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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:51:41 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Simone + Histoire d'une jeune fille moderne + +Author: Victor Tissot + +Release Date: February 7, 2006 [EBook #17696] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +SIMONE + +HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE + + + +Par VICTOR TISSOT + + + +Paris +E. Dentu, Éditeur +3, Place Du Palais-Royal, 3 + + * * * * * + + + +PREMIÈRE PARTIE + + + + +I + + +«Ça marche! Ça marche! Enfoncées les poupées anglaises! Ce gamin de +Bamberg est étonnant avec ses trucs. N'a-t-il pas imaginé de remplacer +les yeux de verre, des yeux fixes, des yeux bêtes par des petites +sphères, grosses comme des noisettes, qui pivotent sur elles-mêmes dès +que l'on appuie sur un levier minuscule dissimulé sous le chignon? Une +pression sur la nuque et hop! les yeux bleus s'enfoncent sous la +paupière supérieure pendant qu'apparaissent des yeux noirs. Ce petit +ingénieur est extraordinaire en machinations. + +«L'hiver prochain je vais doubler ma vente. Ma petite Simone, qui est +une habilleuse plus forte que Worth, chiffonnera du satin autour de mes +princesses. Et allez donc ne pas acheter des bébés qui, vêtus comme des +princes, ont des yeux de rechange! + +«Et allez donc ne pas acheter...» Dans la joie de son triomphe sur les +fabricants de poupées anglaises, M. Gosselet, gesticulant, avec sa +canne, faillit casser le bras à un Amour en plâtre qui tirait des +flèches tout en se tenant en équilibre sur un orteil,--ce qui est une +bien mauvaise position pour un tireur, même pour un tireur d'arc. + +M. Gosselet qui accouchait, bon an mal an, de trois à quatre cent mille +poupées, se sentait les reins assez robustes pour enfanter un million de +bébés, maintenant qu'il pouvait leur donner des yeux de rechange. + +Brusquement il s'arrêta, se gratta le bout du nez, devint grave et se +mit à palper tous les doigts de sa main gauche entre le pouce et l'index +de sa main droite comme pour s'assurer de la souplesse de ses +articulations. + +En réalité M. Gosselet se livrait à un calcul très compliqué et se +servait de ses phalanges, de ses phalanges seulement, alors que d'autres +emploient des tables de logarithmes. Il parlait haut puis murmurait, +puis poussait de petits grognements quand l'opération se brouillait +comme un quadrille dansé par des jeunes gens frais échappés du collège. + +--A cent francs la douzaine, prix de revient... A mille francs la +douzaine, prix de vente, je gagne... + +Le gain prévu par M. Gosselet était si considérable, qu'il enjamba, par +distraction, les petits arcs en bois qui bordaient l'allée sablée de +jaune et fit deux ou trois enjambées dans le gazon. Or le gazon de M. +Gosselet était de ces gazons bourgeois que nul pied ne doit fouler, +gazons faits pour la joie de l'oeil comme les petits sapins que les +enfants exhument des boîtes de jouets. + +Le marchand de poupées regagna vite l'allée, confus d'avoir été surpris +en ce mauvais pas par Tant-Seulement, le jardinier. + +En effet, à dix mètres de là , Tant-Seulement, qui taillait au cordeau +des buis de bordure, regardait son patron bouche bée. M. Gosselet lui +faisait chausser des espadrilles deux fois par an, pour la tondaison de +la pelouse, prétextant que les sabots de bois du bonhomme creusaient des +trous dans le sol, et voilà que le fabricant de poupées foulait l'herbe +haute comme un poulain lâché! + +Tant-Seulement--on avait affublé Jean Patard de ce sobriquet, parce +qu'il avait la manie de mettre beaucoup d'adverbes dans les phrases +qu'il adressait aux bourgeois, pour cacher son ignorance, comme les +mauvaises cuisinières prodiguent les oignons dans leurs plats pour +dissimuler la fadeur de l'apprêt,--Tant-Seulement était stupéfait. M. +Gosselet vint à lui, souriant: + +--Mon pauvre Tant-Seulement, il faut que j'augmente tes gages. Tout +pousse à souhait, ici. Le gazon--je l'ai mesuré--me monte jusqu'au +genou! Tes mosaïques de fleurs sont d'une couleur et d'un dessin +merveilleux. As-tu débarbouillé au papier de verre les deux Neptunes du +bassin? Ma femme prétend que les teintes sales et les moisissures leur +siéent bien, mais je veux, moi, que mes statues soient blanches comme +neige. + +--Oui, monsieur. Mais je ne peux plus toucher à l'enfant nu qui lance +des flèches. La fossette du menton s'en va. Encore un tant-seulement +petit peu et il va devenir maigre. + +--Bien, tu le frotteras moins fort, mon garçon. On a l'habitude de voir +des enfants un peu mal mouchés: ça n'offusque personne. Soigne la +toilette des grandes personnes, soigne les pieds surtout. C'est aux +pieds, vois-tu, que l'on reconnaît les gens chics de ceux qui ne sont +pas... chics. Mais tu ne connais rien aux choses très compliquées du +savoir-vivre, Tant-Seulement. Ma femme est extraordinaire là dessus. + +--C'est vrai de vrai, et Mlle Simone est quasiment plus forte que +Madame. Je vous remercie bien, monsieur. Je vous remercie bien. Je +n'avais pas été augmenté depuis quatre ans... aujourd'hui, c'est-à -dire +depuis la noyade du petit chien de Madame. + +--Je me souviens... Je suis content du gazon. Il est haut, épais; on +pourrait se rouler dessus comme le font les paysans; il me monte à +mi-jambe: je l'ai mesuré. Aussi j'augmente tes gages de vingt francs par +an. + +--Je remercie infiniment monsieur. + +Courbé sur la bordure de buis, Tant-Seulement se mit à la besogne, +taillant les ramilles à grands coups de sécateur, peu satisfait de son +augmentation. Et M. Gosselet se dirigea à petits pas vers son usine, se +frottant les mains. + +Le fabricant de poupées qui avait un nom honorablement connu sur la +place de Paris avait convaincu son jardinier qu'il n'avait mis le pied +sur la pelouse que pour mesurer la hauteur du gazon. Un homme qui est +dans les affaires n'a pas le droit d'être distrait. Le rival de M. +Gosselet, le fabricant Tuffard aurait fait, s'il l'avait su, des +réflexions désobligeantes sur les écarts de pensée de M. Gosselet, et, +dame, la fabrique de bébés aurait périclité. Vingt francs donnés tous +les ans à ce pauvre Tant-Seulement et la maison était sauvée! + +Le fabricant de poupées, tout réjoui par la découverte des yeux de +rechange, se permit ce matin-là un petit extra de promenade dans le +parc. + +Le parc de M. Gosselet, qui occupait, entre la gare de Bel-Air et la +place de la Bastille, cinq ou six hectares d'un terrain de banlieue, +était un parc rectangulaire entouré de murailles en briques rougies +chaperonnées de larges dalles blanches. Il longeait la rue Michel-Bizot +et la rue Claude Decaen sur deux faces, le chemin de fer et l'usine sur +les deux autres côtés. + +Malgré son nom prétentieux de parc, l'enclos du fabricant renfermait un +petit potager que l'architecte avait malencontreusement dessiné le long +de la voie ferrée. Tous les matins, Tant-Seulement devait épousseter les +escarbilles de charbon tombées sur ses salades. + +A part ce léger inconvénient, le parc de M. Gosselet avait fort bon air. +Sur la grille, des bébés en or dansaient des farandoles ou se laissaient +glisser au bas des barreaux en fer. Les grandes allées étaient couvertes +d'un sable blond à peu près vierge de traces, parce que les +propriétaires se promenaient de préférence dans les petits sentiers dits +de service. Les arbres d'ornement étaient taillés en rond, en carrés, en +pain de sucre, en pyramides, en hexagones. Les arbres à fruit étaient +crucifiés comme tous les arbres à fruit qui se respectent. Des massifs +de fusains entourés de sentes en lacis formaient des labyrinthes +inextricables pour des coccinelles. Des poissons qui n'étaient pas +rouges nageaient dans des bassins servant de bains-de-pieds à une +demi-douzaine de dieux aquatiques. + +Au milieu du parc s'élevait, en un bouquet d'acacias plantés à la +diable, une maison d'habitation d'une grande simplicité, percée de +larges baies à deux glaces. Un balcon de pierre ajourée faisait le tour +du deuxième étage. Des logettes en fer forgé encadraient toutes les +fenêtres de l'étage supérieur. Un double escalier en granit conduisait +au perron dallé de bleu du rez-de chaussée, perron que ne protégeait pas +une marquise en fer-blanc. Ce chalet, à faces irrégulières, n'était pas +flanqué de tourelles comme de béquilles. Le toit en tuiles rouges +n'était pas surchargé de girouettes, le pauvre! + +M. Gosselet avait dû se faire violence pour permettre la construction +d'une maison si humble d'aspect au centre d'un parc si géométriquement +beau. + +Le châlet communiquait avec l'usine par une allée de tilleuls longue de +deux cents pas, allée close au mur d'enceinte par une porte en chêne +ornée de têtes de clous grosses comme des soucoupes. + +Cette porte avec ses croix en fer, ses gonds énormes, semblait avoir été +construite pour protéger ce parc bourgeois contre les rébellions +possibles du monstre ouvrier crachant des pierres et de la fumée. +Cependant elle n'avait point l'air terrible, encadrée dans le vert de +lilas en fleur placés près de ses portants comme deux brûle-parfums +purifiant l'air empuanti d'odeurs de résine et de houille. + +Dans l'allée de tilleuls, toujours souriant, M. Gosselet lorgnait la +grande cheminée de son usine se dressant par-dessus le mur. + +Il n'était plus qu'à dix mètres de la porte enferraillée quand un +gazouillis de voix féminines attira son attention. + +--J'ai de quoi faire un bouquet, Berthe! Encore cette grosse branche et +je descends. Si le père Gosselet m'attrapait, ma chère... Pousse un +peu... Là , je suis assise sur le mur. + +Le fabricant de poupées voulut surprendre les chipeuses de lilas mais le +gravier craquant sous son pied, il n'aperçut que deux grands yeux noirs +sous un casque blond. Il entendit: + +--Lâche tout, Berthe, voici le père Gosselet. + +Il cria: + +--Voleuses! Je saurai bien vous reconnaître à l'atelier. + +Mais il ne songea pas à les poursuivre. Le temps d'ouvrir la porte +solidement cadenassée et les petites ouvrières seraient penchées sur +leur établi, bien sages, coiffant les poupées ou vermillonnant avec un +pinceau les lèvres exsangues en carton pâte. Pas respectueuses ces +gamines! Il n'était pour elles que le «père Gosselet». + +Brusquement, il revint sur ses pas, la canne levée comme pour châtier +l'insolence de ces petites filles. + +--Tant-Seulement! + +--Monsieur! + +--Je t'ai promis vingt francs d'augmentation, mon garçon. Ce n'est pas +tout. + +Tant-Seulement, surpris, laissa tomber son sécateur et sourit large. + +--Tant-Seulement, mes ouvrières viennent baguenauder dans la cour sous +toutes sortes de prétextes, puis elles grimpent sur le mur et cassent +des branches de lilas, le lilas de ma fille. + +--Ah! monsieur, c'est des Parisiennes. Et les petites Parisiennes ça +vous a des nez de millionnaire, quasiment. Mais le lilas de +mademoiselle, vrai, ce n'est pas pour leurs museaux. + +--Aux heures de rentrées et de sorties des ateliers, tu te cacheras le +long du mur. Tant Seulement. Tu seras armé d'une baguette et taperas sur +les menottes qui s'accrocheront aux dalles. Tu ne taperas pas trop fort, +mon garçon. Elles me feraient payer la casse. Connais-tu les +polisseuses? + +--Oh! presque toutes, monsieur. Il y a Fricassée, la Grande-Bobêche, la +Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux, l'Embaumée... Ça pourrait +bien être l'Embaumée qui vous vole vos fleurs, monsieur. Quand elle a +une rose au corsage, elle n'a pas toujours deux sous de petit-noir dans +l'estomac... Il y a encore... + +--Bien, cela suffit. + +--C'est que je les connais bien, allez. Je les rencontre tous les soirs, +vraisemblablement, à la station des tramways... Ce qu'elle est fière, +cette l'Embaumée, malgré sa bosse! + +--Pince les voleuses, Tant-Seulement, et à chaque prise tu toucheras une +prime de quarante sous. + +--Mais si je cogne sur les doigts immédiatement, je ne verrai pas les +têtes, probablement. + +--Prends le signalement et tape ensuite... mais pas trop fort. + +--Bien, monsieur. Je connais le métier, je fais ça naturellement. + +--Quel métier, mon garçon? + +--Pincer les maraudeurs. + +--Ah bast! + +--Mais, certainement; en été, monsieur me donne congé le dimanche, je +vais soigner les rosiers du maire de Viroflay. Drôlement taillés les +rosiers du maire. Ils poussent tous comme des chardons et allongent la +tête par-dessus le mur de briques qui borde le chemin. Il passe là un +tas de jeunesses avec des ombrelles rouges et des petits rires qui +sonnent comme des cornets à piston, venues à la campagne pour manger des +pissenlits tout crus cueillis dans le fossé. Elles voient les roses, +passent les menottes par-dessus le mur. Et hop! les voilà prises. Je les +maintiens par le poignet pendant que le garde champêtre dresse +procès-verbal. Si elles sont accompagnées par des hommes, on leur fait +payer une amende. Quand elles sont seules, on plaisante un brin et elles +griffent le garde champêtre. + +--Et que gagnes-tu à ce vilain métier, mon pauvre Tant-Seulement? + +--Trois francs par jour, mais je ne touche pas à l'argent des Parisiens. + +--Les amendes sont pour les pauvres? Tiens! ton maire a une façon bien +amusante de faire la charité! + +--Oh! monsieur, je crois certainement que le maire partage l'argent avec +le garde champêtre. + +--C'est juste! Tu vas gagner de jolies pièces de quarante sous, mon +garçon, puisque tu as déjà chassé aux maraudeurs. + +--Sûrement, mais je n'ai pas le garde-champêtre pour m'aider. Enfin je +vous dirai le nom des voleuses. Je pense que Mlle l'Embaumée a déjà son +corsage tout plein fleuri de votre lilas. + +* * * * * + +Rassuré sur la conservation de ses arbustes, M. Gosselet se dirigea vers +son usine pour entretenir le petit Bamberg, le second ingénieur, sur un +perfectionnement apporté par lui, Gosselet, à l'invention des yeux de +rechange. + +Le fabricant de poupées avait en effet imaginé de peindre sur les +petites sphères déjà illustrées de prunelles noire et de prunelles +bleues, des yeux bruns et verts, ce qui lui avait permis de lancer des +réclames sur le système oculaire «_inventé par l'ingénieux M. +Gosselet_». + +Assis devant son bureau, il parcourait les journaux qu'on lui avait +adressés pour la justification des annonces. Certaine feuille mondaine +consacrait à la découverte du fabricant un article, dit scientifique, +célébrant les mérites du «_patriotique inventeur qui, non content de +donner la parole aux poupées françaises, les dotait de jolies prunelles +à nuances changeant au gré des petites mamans_. _Cette découverte_, +continuait le journaliste, _permettra aux petites filles de créer une +mode de prunelles à l'usage des bébés en carton. Au printemps, les yeux +verts seront de mise. L'été on ne portera que des yeux bleus. A +l'automne les yeux bruns. A l'hiver les yeux noirs_.» + +Cet article à cheval sur la _une_ et sur la _deux_, c'est-à -dire +commencé en première page et terminé en deuxième, avait coûté près de +cinquante louis au «patriote fabricant». Mais à l'incessante sonnerie du +téléphone qui mettait l'usine en communication avec la maison de vente +du faubourg Saint-Denis, M. Gosselet pouvait se rendre compte de l'effet +produit par cette prose élogieuse sur les revendeurs de jouets +parisiens. + +En entrant à l'usine, il avait fait mander le petit Bamberg pour hâter +la fabrication de ces prunelles de quatre-saisons. On frappa. + +--Entrez, Bamberg! Entrez! + +Bamberg, un petit jeune homme blond, aux yeux gris, parut, timide, +rougissant presque. + +--Ça marche, hein! Bamberg? Quand pourrons-nous livrer nos nouvelles +poupées? + +--Dans quinze jours, monsieur, dès que l'outillage sera complètement +installé. Nous pourrons faire face, alors, à toutes les commandes. + +--Lisez donc l'article de Dupont dans le _Cervantès_. Il a oublié +d'annoncer que l'invention était de vous, mon cher ami, mais peu +importe, n'est-ce pas! Qu'est cela pour vous? Une machinette! Vous +inventerez des choses autrement merveilleuses. D'ailleurs, je vous en +saurai gré, Bamberg, je vous en saurai gré. + +Bamberg protesta de la main contre une augmentation possible de ses +appointements, mais M. Gosselet se contenta de répéter en hochant la +tête avec obstination: + +--Parfaitement, je vous en saurai gré, mon petit Bamberg. + +Bamberg rougit beaucoup, salua et retourna à ses sphères à prunelles +pendant que M. Gosselet consultait sa montre: + +--Onze heures déjà ! Juste le temps de passer une redingote. Dire que je +ne peux pas déjeuner en veston chez moi! + +En poussant la lourde porte enferraillée, M. Gosselet constata de +nouvelles déprédations commises par mesdemoiselles les polisseuses. +Pendant qu'il était à son bureau, les chipeuses avaient dépouillé de +leurs fleurs tous les rameaux surplombant le mur d'enceinte. Il cria +comme si elles pouvaient l'entendre: + +--Je les chasserai, les gueuses, je les chasserai! Elles n'ont pas la +première notion du tien et du mien. + +Des traces de pas qu'il aperçut sur le sable de l'allée longeant la +muraille ne firent qu'augmenter sa mauvaise humeur. Les «gueuses» +osaient-elles donc prendre leurs ébats dans son parc, et cela +précisément dans l'allée que préférait sa femme! Il examina +attentivement les empreintes dessinées sur le sol et put se convaincre +que ses ouvrières étaient innocentes de ce nouveau méfait. + +Les traces n'étaient pas de la même grandeur et semblaient avoir été +faites par des chaussures de sexes différents, des chaussures du +meilleur monde. Les plus grandes cheminaient à côté des plus petites, +celles-ci effleurant à peine le gravier, celles-là marquées nettement +comme à l'emporte-pièce. + +Tous les deux mètres, le sable piétiné témoignait que les chaussures +avaient dû faire là un brin de causette. Brusquement, elles s'arrêtaient +près d'un banc de pierre placé au-dessous du petit Amour lançant des +flèches. Elles avaient dû faire une longue halte en cet endroit, le tuf +étaient zébré d'écorchures mettant à nu la terre végétale. + +Cette étude d'empreintes, agréable pour un rêveur ou un poète, n'était +pas pour satisfaire M. Gosselet. + +Il héla le jardinier. + +--Quand avez-vous ratissé cette allée, Tant-Seulement? + +--Hier soir, monsieur, à nuit tombée, mêmement. + +--Ma femme n'est pas venue se promener dans le parc, ce matin? + +--Je n'ai pas vu madame. + +--Avez-vous aperçu Mlle Simone? + +--Je ne l'ai pas vue pareillement. + +--Bien! + +Tant-Seulement se retira, l'échine courbée comme il avait l'habitude de +le faire toutes les fois que son maître ne le tutoyait pas. + +Assis sur un banc, aux pieds du petit Amour qui lançait ses flèches, M. +Gosselet se livra à une nouvelle étude des empreintes, étude douloureuse +mais fructueuse puisqu'il ne tarda pas à être convaincu que seules Mme +Gosselet et sa fille portaient d'assez mignons souliers pour laisser sur +le sable d'une allée de semblables traces. + + + + +II + + +--Ma femme ou ma fille! répétait M. Gosselet montant l'escalier qui +conduisait au premier étage. Ma femme ou ma fille, c'est-à -dire une +femme portant le nom de Gosselet que cinq ou six générations de +chaudronniers on traîné honnêtement sur les grandes routes d'Issoire à +Ambert. Ah! ces Parisiennes! Pourtant Simonette doit avoir du bon sang +rouge d'Auvergne dans les veines quoique née d'une petite marchande de +la rue Saint-Denis... Parisienne sans doute, mais Auvergnate aussi! + +--«Elle ressemble aux Gochelets!» + +--«C'est tous le portrait des Gochelets!» + +L'année précédente en un voyage triomphal à travers le Mont-Dore, toutes +les _mères_ à rouliers, toutes les cabaretières avaient proclamé que la +gente demoiselle était bien l'héritière des «Gochelets rétameurs de +cacheroles depuis que le monde est le monde.» + +Quant à Mme Gosselet, «qui avait bien pour cent francs de drap sur le +corps», les commères l'avaient jugée un peu fière. Le fabricant de +poupées avait surpris certains clignements d'yeux sous les coiffes +enrubannées de rouge qui l'avaient obligé de se disculper de cette +mésalliance: + +--Elle a apporté deux cent mille francs. + +--Dame! Si elle vaut ça, mon gars. Mais elle aime pas le travail, sûr! + +M. Gosselet mit sa redingote, vite, puis courbé devant la cheminée, sur +un cadre de peluche fanée, il examina avec soin une photographie +déteinte qui représentait une large paysanne coiffée d'un bonnet à +coquilles et revêtue d'une robe noire évasée en cloche. Les mains +énormes étreignaient le ventre. La face émergeait, molle, de rubans +fanfreluchés. Menton, joues et nez étaient dessinés par quatre ou cinq +grandes lignes convergeant vers la bouche amincie, usée. Sous des +sourcils à peine teintés, de petits yeux gris brillaient en un réseau de +rides. + +--Pauvre mère Jeanneton! Pauvre mère Jeanneton! murmurait le marchand de +poupées, tu étais une vraie Gosselet, toi. Fille de mon grand-père +Gosselet, tu épousas mon père, Henri Gosselet. Si Simone te ressemble, +c'est l'autre, la Parisienne qui est coupable. Ah! l'autre, la +Parisienne! + +Et il fit un geste de menace qui parut amener un sourire approbateur sur +les lèvres fines de mère Jeanneton. + +Quelqu'un heurta à la porte de la chambre, puis une voix: + +--Il y a déjà un bon quart d'heure que madame attend monsieur, un bon +quart d'heure! + +--J'y vais, Jenny. + +Jenny, la femme de chambre de madame, s'éloigna à petits pas... Jenny! +encore une invention de la Parisienne. Pourquoi pas Eugénie? Oui, mais +Eugénie, trop commun, Jenny, genre anglais! + +Très raide dans sa redingote mise à la diable, le col relevé, Jean-Marie +Gosselet fit son entrée dans la salle à manger. + +Résolu à observer sa femme et sa fille sans faire montre de son +inquiétude, il dit d'un ton doucereux: + +--Me voilà , ma toute bonne, me voilà ! + +Puis, après avoir plaqué un baiser sur le front de Simone, il se laissa +tomber sur une chaise Henri II, dont le haut dossier sculpté en bosses +rendait plus laborieuses ses digestions, mais qui faisait bien quand il +y avait quelqu'un à dîner. + +--Il ne fallait pas m'attendre, ma toute bonne, dit M. Gosselet après +avoir palpé ses manchettes comme pour les retrousser: ancienne habitude +de bon ouvrier qui va se mettre à la besogne. + +--On ne vous a pas attendu, mon cher! + +Épluchant un radis, Mme Gosselet ne daigna pas lever les yeux sur son +mari. + +Ma _toute bonne_, mon _cher_, c'étaient là des expressions employées +autrefois par M. et Mme Gosselet pour cacher aux yeux de Simone, petite +fille, les dissentiments qui obligeaient les époux à faire chambre à +part. Par habitude, ils se servaient toujours des mêmes locutions +pot-au-feu, mais avec des intonations de voix variables qui avaient +surpris Simone grandissante. + +Après avoir manÅ“uvré son couteau autour du radis avec l'habileté d'un +chirurgien qui circonscrit un kyste du bout de son scalpel, Mme +Gosselet voulut jouir de la grimace que sa réponse impertinente avait dû +faire naître sur la face du marchand de poupées. Brusquement, les bras +tendus comme pour repousser une horrible vision, elle laissa choir son +couteau sur son assiette, puis avec une moue et un tapotement de main +impatient sur la nappe: + +--Habillez-vous, monsieur... Pour les domestiques au moins! + +M. Gosselet promena ses doigts tâtonnants sur son gilet, son faux-col, +puis sur le collet de sa redingote qu'il baissa tranquillement: + +--Ce n'est que ça, ma toute bonne! Jenny est à la cuisine, je ne puis +l'offenser. + +--Mais, mon cher, il me semble:--puis d'une voix clairette pour mieux +glisser sa méchanceté,--il me semble que vous avez beaucoup à faire pour +ne pas être ridicule, même la tenue aidant. + +Et elle le lorgna comme il avait lorgné le portrait de mère Jeanneton. + +Il n'était pas beau, M. Gosselet, mais sur les routes d'Auvergne, il +aurait pu figurer le roulier faraud qui taquine les filles d'auberge. Le +visage large rasé, les mâchoires fortes, des muscles saillants sur les +joues, semblant appliqués à la main, le front poli et bombé, il portait +au dessus de son col haut un entourage de barbe grise qui se tenait +raide, serrée entre le menton à fossettes et le linge durci par +l'empois. Les cheveux coupés ras, blancs et noirs, dessinaient toutes +les courbures du crâne plus large que haut. + +De rouge qu'il était autrefois, le teint de M. Gosselet était devenu +presque blanc, mais d'un blanc strié de petites raies roses qui +historiaient l'épiderme de losanges, de carrés, de mille figures +microscopiques. Ses yeux gris gitaient en un fouillis de cils incurvés +comme des ronces. + +Large d'épaules, le cou très court, M. Gosselet portait la redingote de +telle sorte qu'elle semblait lui être toujours trop étroite ou trop +large. Quand il marchait, traînant la jambe, les bras lancés en un +mouvement rythmé de balanciers, les yeux l'habillaient instinctivement +d'une blouse bleue et le coiffaient d'une casquette de soie. + +Mme Gosselet, née Elvire Decambe, n'eut pas la douce joie d'avoir +exaspéré son mari. Quand le fabricant de poupées était de mauvaise +humeur, il le témoignait à son insu, par deux petites rides qui, partant +du coin de la bouche, allaient rejoindre le nez un peu long. + +M. Gosselet rit franchement, ce qui mit à nu ses dents larges solidement +plantées: + +--Il est certain, ma toute bonne, que je n'ai pas la tournure d'un +muscadin,--fort heureusement pour nous.--Qu'en dis-tu, petite Simone? + +Petite Simone, qui croquait ses radis sans les éplucher, après les avoir +tamponnés dans une pincée de sel, répondit en tournant les feuillets +d'un gros volume posé près de son assiette: + +--Vous avez raison, père. Il n'est pas nécessaire d'être très beau pour +gagner beaucoup d'argent. + +Et Mme Gosselet, pour se venger de la réflexion de sa fille: + +--Pourquoi lire à table, Simone? Tu es d'un sans-gêne! + +--Maman, je n'écoute pas lorsque je lis. + +--C'est une leçon, mademoiselle. + +Sans confusion, Simone continua sa lecture. + +--Voilà un livre qui me semble t'intéresser, dit M. Gosselet en se +penchant sur l'épaule de Simone. + +--Ce n'est pas un roman, soyez-en persuadé, mon cher! + +--_Anatomie_... Ma toute bonne, je ne veux pas m'en plaindre. + +--J'ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à l'éducation que l'on +donne aujourd'hui à nos filles, monsieur Gosselet. + +Le fabricant de poupées haussa les épaules, puis, bravement, en homme +décidé à entreprendre une tâche peu agréable: + +--Ma toute bonne, c'est entendu! Il vaut mieux, qu'une jeune fille ne +sache pas un mot de ce qu'apprennent les hommes même ignorants, mais... + +--Peuh! des doctoresses... des acrobates... des... + +--Permettez, ma toute bonne. On leur apprend aussi pas mal de choses +utiles... + +--Je vous dis bien, mon cher, la gymnastique! + +--Et aussi la couture, la cuisine, le prix des légumes au marché. +Sortant du lycée, elles ne savent guère de piano, il est vrai, mais cela +vous fait de gentilles petites ménagères débrouillardes qui +s'intéressent aux occupations de leur mari... et qui l'aiment. + +--Vraiment, mon cher, l'éducation laïque vous conduisant tout droit à +l'amour du monsieur que l'on vous impose parfois! + +--Voyons, ma toute bonne. Vous êtes d'un agressif à laisser croire que +l'on ne distribuait pas de prix de douceur dans votre couvent. + +--Votre fille peut tout entendre, monsieur Gosselet. C'est une fille à +la laïque. Si je dis: «votre fille», c'est que Simone est ce que vous +l'avez faite. Je l'aime moi aussi, mais comme je la vois, toute petite, +avec une natte dans le dos et vouée à Marie. + +--N'ai-je pas acquis, ma toute bonne, le droit de lui donner telle +éducation qui me semble préférable? + +--Certainement! + +Simone continuait à feuilleter son _Anatomie_, nullement émue d'une +discussion devenue si fréquente qu'elle figurait au menu de tous les +repas, comme les parlottes sur la pluie et le beau temps. + +--Quand on n'est pas une rêveuse, continua M. Gosselet, en fixant ses +petits yeux gris sur le visage de sa femme, quand on sait, un peu de la +vie, on ne bâtit pas de châteaux en Espagne, on ne se dérobe pas devant +les devoirs de la vie de famille, on ne cherche pas le bonheur à côté. + +Mme Gosselet leva la tête, surprise, mais non intimidée. + +--Vous avez dû apprendre cette tirade-là , mon cher, au temps où vous +fréquentiez le poulailler du théâtre des Gobelins. Vous n'ignorez pas +que je ne veux de l'existence que ce qu'elle m'a donné. Je vous l'ai +prouvé, n'est-ce pas! + +«Je vous l'ai prouvé!» + +Mme Gosselet, née Elvire Decambe, avait prouvé à son mari combien était +sincère sa résignation conjugale. + +Née en la rue Saint-Denis, elle avait grandi dans un appartement situé +au premier étage d'une maison occupée bruyamment, au rez-de-chaussée, +par les ateliers de la maison Decambe et Frist: aux étages supérieurs +par le dépôt du _Fil au nègre_. Dessus et dessous, c'était un bruit +continuel de caisses emballées, de heurts de monte-charge, de sonneries, +de coups de sifflets, de tuyaux acoustiques. + +Aussi, petite-fille, avait-elle beaucoup rêvassé, tapie près du feu +presque toujours allumé, aux pieds de mère-grand qui, venue tard à +Paris, suppliait Dieu de détourner sa colère de la rue Saint-Denis le +jour où il voudrait anéantir la Babylone. + +Placée dans un couvent près de Paris, elle étudia et pria avec le même +zèle, jouant peu, écoutant plutôt les babillages des petites amies +mondaines, apprenant le chic, inscrivant sur un carnet le «ce qui se +fait» et le «ce qui ne se fait pas.» + +A dix-huit ans, après avoir beaucoup lu de romans à l'eau de roses, tous +empreints de la même tendresse fade et larmoyante, elle crut aimer un +jeune homme pauvre. Papa Decambe n'eut qu'à lui dire: «Comment, Elvire, +tu épouserais ce petit jeune homme qui gagne dix-huit cents francs par +an», pour la guérir de sa grande passion. + +Puis vint M. Gosselet qui, à trente-cinq ans, était possesseur de la +fabrique de bébés inventés par le célèbre Numeau. Elle mit sa menotte +dans sa grosse patte d'ouvrier en brave petite fille de boutiquiers qui +sait la valeur de l'argent. + +Elle ne fut pas heureuse amante, mais heureuse femme, libre de porter +toilette, libre d'aménager son nid comme elle l'entendait, tout étonnée +d'avoir _sa_ voiture. + +Malheureusement, les relations de son mari ne lui permirent que de +goûter aux joies mondaines les plus banales: loges de théâtre et fêtes +de charité. Elle ne dansa guère qu'en de misérables sauteries +bourgeoises ou aux bals annuels de l'Hôtel de Ville. + +Déçue mais résignée, elle résolut alors de s'habiller pour elle, de +vivre pour elle, n'ayant d'autre plaisir que de feuilleter le grand +livre de la maison, devenue âpre au gain, espérant, pour ses enfants, la +réalisation des rêves faits autrefois, au couvent, en compagnie des +petites amies mondaines. + +Avoir un amant! A quoi bon? + +Ni brune, ni blonde, le nez un peu quêteur de sensations nouvelles, mais +la bouche coupée droit, un nez de Montmartre et une bouche du Marais, le +torse sans raideur mais sans souplesse aussi, elle était à vingt ans, +lors de son mariage, de celles qui passent dans la rue sans troubler les +petits ramoneurs. + +Cependant, un employé de son mari, un jeune caissier qui faisait des +vers, osa lui envoyer un sonnet où il suppliait _la froide beauté_ de +lui expliquer _le mystère de sa bouche_. Très digne, comme en +l'accomplissement d'un devoir, elle montra le poulet à son mari. + +Dès lors, du haut de sa fidélité conjugale, elle s'amusa à harceler +l'Auvergnat de moqueries apprises autrefois au couvent. Puis devenue +mère, elle signifia brusquement à M. Gosselet qu'elle voulait avoir son +lit, un lit où se dorloterait au chaud son petit égoïsme. + +Le marchand de poupées céda en homme d'affaires qui couche toujours avec +les deux cent mille francs de la dot. + +«Je vous l'ai prouvé!» Ainsi Elvire Decambe n'avait jamais promené ses +petits souliers dans l'allée de lilas fleuris. Coupable, cette femme qui +portait la tête haute et raide comme le dossier de sa chaise Henri II, +mangeant son beefsteack bien cuit avec la gravité d'une prêtresse en +fonctions sacerdotales! Elle ne pouvait pas renoncer à tous les +privilèges que lui valait sa réputation d'épouse vertueuse pour les +soucis d'une aventure. + +La coupable, si la coupable demeurait sous le toit de M. Gosselet, ne +pouvait être que l'élève _à la laïque_, Mlle Simone, qui dégustait de +si bel appétit une large tranche de bÅ“uf saignant, en léchant ses lèvres +d'un rouge mouillé. + +M. Gosselet, penché sur l'épaule de Simonette, feignant de lire un +passage de l'_Anatomie descriptive_, lui chatouilla du doigt les boucles +brunes qui fiorituraient son chignon en couronne. + +--Père, laissez-moi lire, je vous prie. + +Et elle se tourna vers lui, avec un bon rire, le visage éclairé par la +lumière venant de la baie, puis elle reprit sa lecture pendant que Mme +Gosselet maugréait contre ces façons de petits bourgeois. + +Elle était bien jolie, Mlle Gosselet, penchée sur ce bouquin de science +rédigé par quelque vieux coupe-les-bras. De ses cheveux relevés en +petite houppe de clown, le front se dégageait volontaire. Le nez droit, +très fin, indiscret, querelleur, se reliait à la bouche par une courbe +presque hardie et pourtant Mlle Simone n'avait pas le nez retroussé. La +bouche un peu grande se colorait d'un pourpre violent à la commissure +des lèvres. Le menton droit était d'une grande pureté de lignes malgré +les petites rondeurs grasses qui disparaissaient sous le col droit de sa +blouse de surah. Sous les sourcils d'un arc irrégulier, les yeux +gris-bleu, mirettes de petite fille étonnée, brillaient dans l'ombre des +paupières un peu fatiguées. Sous la perruque brune tendue en arrière +comme sous le poids du chignon à la grecque, l'oreille compliquée, ornée +de petits cartilages en saillie, s'éclairait de petites teintes +lumineuses. L'épiderme à peine rosé était pimenté d'une couleur brune +qui donnait à cette jolie petite tête de Parisienne l'aspect d'un camée +antique. + +M. Gosselet, fabricant de poupées, répétait à qui voulait l'entendre que +sa fille était «ce qu'il avait fait de mieux» en bon père qui ne voit +pas là matière à féroce plaisanterie. + +M. Gosselet, la fourchette dressée en l'air, examinait le visage de sa +fille, découvrant en elle tous les caractères de sa race. De la face +large de mère Jeanneton au minois de Simone il y avait loin. Cependant +le bonhomme mettait tant de bonne volonté à établir des ressemblances +entre la paysanne et la petite Parisienne, que, l'imagination aidant, il +finit par conclure que Simone était bien une Gosselet, une Gosselet +mignonne, mais une vraie Gosselet. Le front volontaire et les yeux gris +le témoignaient évidemment. Or une Gosselet n'irait pas courir la +prétentaine la nuit! + +Tout à la joie d'avoir découvert que Simone n'était pas coupable, M. +Gosselet se livra à une nouvelle enquête contre sa femme. + +--Avez-vous vu vos lilas en fleurs, ma toute bonne? + +--Mon cher, je ne m'aventure pas dans un parc devenu une place publique: +vous avez la manie d'exhiber vos poiriers même à votre marchand de +carton. + +--Mais le soir, à nuit tombée. + +--A nuit tombée? Faire la rencontre de quelque rôdeur de banlieue! +D'ailleurs les nuits sont encore froides, même sous les lilas. + +Mme Gosselet témoignait un tel mépris pour les promenades nocturnes que +le fabricant de poupées baissa le nez sur son assiette. + +--Et toi, fi-fille? + +--Moi, père! De quoi s'agit-il? Je lisais une merveilleuse description de +l'Å“il. Laissez-moi voir, papa Jean-Marie, si je n'apercevrai pas de +petits bâtonnets dans vos prunelles. + +La taille souple dans sa blouse lâche, elle se leva, et prenant la tête +de M. Gosselet dans ses deux mains, la renversa en arrière pour mieux +voir les petits bâtonnets. + +Heureux de cette gaminerie, le fabricant de poupées laissa faire, les +lèvres amincies par un sourire. + +--Non, décidément, je ne vois rien, dit-elle en un rire, rien que mes +yeux... du gris dans du gris. + +Puis, après avoir baisé au front papa Jean-Marie, elle reprit sa +lecture, le cou empourpré d'une rougeur. Mais M. Gosselet, tout à son +interrogatoire, continua: + +--J'espère que tu es contente de cette bonne odeur de lilas dans le +parc. + +--Les lilas fleuris! Oh! oui, père! + +Elle dit cela d'une voix si émue, les yeux tournés vers la fenêtre, les +yeux mouillés, plaqués de clartés blanches comme des gouttes de lait, +que le fabricant de poupées devenu soupçonneux, oubliant qu'elle était +une Gosselet, ajouta imprudemment: + +--Tu aimerais à te promener sous leur feuillage, au clair de lune? + +--Pourquoi cette question, papa Jean-Marie? + +--Pourquoi! Pourquoi!... pour savoir. + +Elle fit: «Ah!» indifférente, puis tourna plusieurs feuillets du gros +livre comme pour témoigner qu'elle ne voulait pas être distraite de son +étude physiologique. + +Jenny, la femme de chambre, venant de quitter la salle à manger, M. +Gosselet continua: + +--Quelle gentille petite femme tu feras, Simone! Ah! l'heureux diable +qui... + +Abandonnant l'_Anatomie_, Simone s'enfuit en des battements de jupe +effarouchés, le visage pourpre, les mains maladroites à tourner le +bouton de la porte. + +Mme Gosselet prit une attitude désespérée: + +--Mon cher, vous n'avez jamais rien compris aux femmes. + +--Cependant, ma toute bonne, Simonette est en âge de se marier. Elle a +dix-neuf ans. + +--Mais c'est précisément... Que je serais confuse si nous avions des +invités! Car, mon cher, même dans ces occasions-là , vous êtes d'un +sans-façon! Mardi dernier, vous nous avez conté une histoire de pruneaux +d'un goût douteux. + +--Oui, ma toute bonne, le jour où vous nous avez amené ce petit +Sivitgloff... un ingénieur russe, je crois... qui a des espérances... +une tante au Caucase. + +--Je vous l'ai présenté comme un parti sortable. Il a de bonnes +relations dans la diplomatie... Vous n'avez pas voulu me laisser plaider +sa cause: cela me suffit! Mariez votre fille, mariez-la au premier +coffre-fort venu! + +--Je sais ce que vaut l'argent. L'alliance russe ne s'escompte qu'en +politique. + +--Pas de sottes plaisanteries. Ce jeune homme est charmant, d'un blond +distingué: une femme serait heureuse de se montrer à son bras. La fille +sera tout aussi heureuse que la mère, je le prévois. + +Dignement, à pas comptés, Mme Gosselet, née Elvire Decambe, quitta la +salle à manger, battant en retraite devant le cigare que venait +d'allumer le fabricant de poupées. + +--Ma femme devenue sentimentale, voilà qui m'expliquera, peut-être, les +traces de pas, pensa M. Gosselet; puis il se leva, poussant un gros +soupir d'homme chagrin qui a beaucoup mangé. Les affaires de cÅ“ur ne +devaient pas lui faire oublier les affaires sérieuses. Il devait créer +l'outillage nécessaire à la fabrication du système oculaire. L'honneur +de la maison voulait qu'il fût prêt à livrer les commandes au jour fixé. + +Comme il descendait les marches du perron, il aperçut sous les acacias +une forme blanche balancée comme en une escarpolette sous un portique de +gymnastique. + +Il approcha, souriant, puis tapant ses grosses mains l'une contre +l'autre avec la furie d'un maître de claque, il cria: + +--Bravo, Momone! + +Mlle Simone, suspendue par les jarrets à un trapèze lancé à toute +volée, venait, d'un saut périlleux, de se laisser choir sur un amas de +sciure de bois. + +Debout maintenant, la taille serrée dans une tunique de flanelle +blanche, les jambes dessinées en un pantalon bouffant de même étoffe, +gantée haut de peau de chien, son toupet de clown ébouriffé, Simone +était d'une robustesse délicieuse. + +Elle s'approcha du fabricant de poupées, joyeusement essoufflée: + +--C'est la première fois que je le réussis, père. Imaginez-vous que +j'avais peur. + +Embrassant le front moite de sueur de la petite gymnasiarque, M. +Gosselet oublia ses soupçons. + +Restait l'autre, la Parisienne! + + + + +III + + +Dix heures du soir! + +M. Gosselet se promenait dans son parc aux portes closes. + +Coiffé d'un chapeau à bords larges, chaussé de feutre, «vêtu de nuit», +le digne fabricant de poupées évitant les allées blanchies par la lune, +gagnant les bosquets avec les précautions d'un matou en bonne fortune, +ressemblait à un dévaliseur de villas. +2928 +Le costume de M. Gosselet était un peu théâtral--il y a dans tout homme +grave un cabotin qui sommeille--et il était évident que le fabricant de +poupées ne rimait pas de sonnet aux petites veilleuses, les étoiles, +tant il jouait bien son rôle de conspirateur. Drapé dans son manteau, il +tenait à la main une arme aux reflets métalliques qui était tout +bonnement un chronomètre. + +M. Gosselet attendait l'arrivée de deux autres personnages, il ne savait +lesquels, qui devaient jouer les amoureux et causer de leurs affaires de +cÅ“ur sous les lilas. + +Comme décor: la grande cheminée d'usine, le petit pavillon d'un blanc +pâle et les massifs éclairés à la lumière électrique par la lune. + +Minuit, et les amoureux n'arrivaient pas. Or, en l'esprit de M. Gosselet +minuit devait être l'heure du crime! Au théâtre et dans les romans douze +coups ne peuvent tinter à une horloge sans que les épées sortent de +leurs fourreaux, sans que les lèvres roses s'unissent aux lèvres +moustachues. + +Minuit! + +La scène était délicieusement embaumée de senteurs traînant des +mosaïques de fleurs: les amoureux allaient-ils manquer leur entrée? + +Dissimulé derrière un portant de gymnastique, le fabricant de poupées +gagnait à pas furtifs la cachette choisie à l'avance où il pourrait +entendre le duo amoureux, quand un coup de sifflet retentit sur la voie +du chemin de fer. Le dernier train de banlieue se dirigeait vers Paris. + +La machine passa, haletant, éclairant de ses deux gros yeux rouges les +massifs du parc, teintant de pourpre les murs du petit chalet endormi. + +Presque aussitôt une fenêtre s'ouvrit au deuxième étage de la maison et +Simone parut, appuyée sur la grille du balcon, explorant le parc du +regard. + +Le fabricant de poupées s'accroupit vivement derrière un fusain, +pleurant déjà d'avoir découvert la coupable. + +Satisfaite sans doute de son examen, Simone quitta la fenêtre, puis +reparut portant un paquet qu'elle sembla fixer au balcon. + +M. Gosselet, qui avait gagné sans bruit l'allée de tilleuls formant une +charmille obscure, vit sa fille dérouler une longue corde dont +l'extrémité tomba sur le perron. + +Apeuré par le péril qu'allait courir son enfant, il voulut crier: + +--Simone, ne descends pas, par pitié! + +Mais déjà elle enjambait le balcon et se laissait glisser, à la force du +poignet, par petits coups, en bonne gymnasiarque amoureuse des exercices +physiques périlleux. Son joli corps vêtu de noir se balançait avec grâce +sur la façade blanche. Du pied elle éloignait la corde de la muraille +pour ne pas se meurtrir les bras aux aspérités de la pierre. + +Descendue sur le perron, tenant encore le câble en main, prête à +commencer l'escalade si quelque danger la menaçait, elle observa de +nouveau le parc et se dirigea vers la charmille où attendait M. +Gosselet. + +Vite, le marchand de poupées se blottit derrière le socle du petit Amour +lançant des flèches, écartant les branches de lilas qui formaient un +retrait où il pourrait tout entendre sans être vu. Les amoureux +prendraient place sur le banc de pierre si proche de lui qu'il +devinerait même les mots balbutiés par les lèvres bégayant les serments +passionnés. + +Il entendit un bruit de pas, puis le heurt léger d'un doigt contre la +lourde porte qui séparait le parc de la cour de l'usine. On chuchota: + +--Vous, Simone? + +--Moi, André. + +Et brusquement la lourde porte cadenassée, verrouillée, s'ouvrit comme +par enchantement, sans la moindre plainte de ses gonds habituellement +gémissants. + +Les pas se rapprochant de sa cachette, M. Gosselet put apercevoir +Bamberg et Simone venant vers lui, les mains enlacées. + +--Vous n'avez pas froid, mignonne? + +--Non, André. J'ai mon caban et aussi mon costume de gymnastique de +flanelle noir qui est très chaud. + +--Causons, voulez-vous? + +Soupirant, ils vinrent s'asseoir sur le banc de pierre, ainsi que M. +Gosselet l'avait prévu, Simone le coude appuyé sur le socle du petit +dieu, Bamberg penché en avant pour admirer l'aimée. + +--Cruelle, qui me refuse un baiser. + +--Plus tard, André! + +--Quand? + +--Je vais vous gronder... je vous ai répété si souvent que cela arrivera +quand vous m'aurez toute. + +--Toute! Depuis un mois, mon adorée, je baise les cinq ongles roses de +votre menotte. Puis-je espérer que mes lèvres arriveront un jour +jusqu'au poignet? + +--Vous vous lassez. + +--Méchante qui n'en croit pas un mot? + +--Mon ami, je veux vous donner une petite femme, qui vous sera +totalement inconnue. + +--Donnez-moi, en attendant, vos dix doigts à baiser, au moins. + +--Prenez garde et n'allez pas écorcher vos lèvres aux rugosités de +l'épiderme. J'ai beau mettre des gants très épais, le trapèze ne me +permet pas de montrer des mains de petite maîtresse. + +--M'aimes-tu? + +--Pourquoi me tutoyer, André? Plus tard vous me direz: «madame Bamberg, +vous êtes insupportable... madame Bamberg, vous êtes exaspérante.» Et +tout cela pour avoir abusé du _tu_ aux nocturnes fiançailles. + +--L'originale fiancée! + +--Originale, non! Les autres sont originales, moi pas! Qu'une jeune +fille livre ses yeux, livre sa bouche, livre sa taille et se croie +toujours vierge: voilà ce que je n'ai jamais pu comprendre. Les +hommes,--j'ai beaucoup lu,--nous considèrent comme de jolies petites +places fortes où il fait bon tenir garnison. La place se rend ou ne se +rend pas: voilà tout. Je ne sache pas que les défenseurs d'une +forteresse aient jamais engagé les assiégeants à persévérer dans +l'attaque par des aguicheries et des concessions de tourelles. Ce +seraient des sièges de convention, ces sièges-là . + +--Voilà une petite place qui tonne joliment contre le pauvre André +Bamberg. + +--Vous userez de représailles, mon ami! + +--Quand, hélas! + +--Affaire à vous. Quel drôle d'assiégeant vous faites! Vous restez là à +jouer des airs de flûte sous les... remparts espérant qu'on répondra à +vos bergerades par des baisers à boulets rouges. + +--Bien! je prends l'offensive. + +Passant le bras autour du caban de Simone, André voulut prendre un +baiser. + +--Prenez garde, mon ami, je me défends. J'ai des ongles acérés de petite +chatte sauvage et des biceps capables de porter quinze kilos à bras +tendus. + +--Il me serait impossible d'accomplir semblable prouesse... et je +désespère, Simone, de vous faire partager mon amour. + +--C'est-à -dire que vous pensez, mon pauvre André, que si je suis assise +à côté de vous en ce coin désert du parc, c'est par caprice de jeune +fille romanesque, amoureuse seulement de clairs de lune. + +Dégageant ses mains des menottes de Simone, André Bamberg baissa la tête +pour cacher à la jeune fille une larme tombée dans les frisons blonds de +sa moustache. Mais Simone devina la cause du silence de celui qu'elle +aimait, et, penchée en un joli mouvement de buste, elle attira les +lèvres d'André vers ses lèvres, le bras passé autour du cou de son +amant: + +--Méchant qui pleure! Méchant qui pleure! Alors, je ne t'aime pas... +Osez donc répéter, monsieur Bamberg, que je ne vous aime pas! Et cette +vilaine larme qui me mouille les lèvres... Séchée la larme!... Bue la +larme, la petite larme salée si bonne, qui me donne soif de nouveaux +baisers. C'est pour toi, mon aimé, que je ne voulais pas de tes +caresses. On doit tant aimer ce que l'on a longtemps voulu avec la +désespérance de ne pas le posséder un jour. Pendant un mois, un long +mois, j'ai souffert, me gardant de toi, de ta bouche. J'ai pleuré de +faire de la tristesse à ton front. J'aurais voulu m'offrir à toi au jour +de la communion, les lèvres vierges de tes lèvres. Je me serais donnée +peu à peu, pour être certaine de te garder plus longtemps, aussi +longtemps que mon seigneur aurait pris de nouvelles joies en moi! +Méchant qui pleure et qui n'a pas vu que je ne voulais pas gaspiller +notre tendresse, et que je ne suis pas femme à me donner un peu sans me +donner toute. + +André ne pleurait plus, mais écoutait la petite musique de cette voix +douce chantant près de son oreille, si près, que l'haleine chaude de +Simone le chatouillait. Il embrassait les mains de celle qui venait de +lui dire franchement toute sa passion, se servant, jeune fille chaste, +des mots de vieilles maîtresses qui savent bercer les douleurs d'hommes. + +M. Gosselet, surpris de ne plus entendre que des chuchotements, écarta +de la main une branche qui l'empêchait de voir les amoureux. + +Le bruissement des feuilles apeura Simone qui se pressa vers l'aimé, +l'étreignant de ses deux bras: + +--J'ai peur, André. + +--Peur, petite folle, peur de quelque insecte qui bourdonne sa tendresse +à sa fiancée. + +--Les feuilles ont remué, je te l'assure. + +--Bast! C'est le petit amour qui écarte les grappes de lilas pour voir +combien tu es belle. Parle... Dis-moi: _tu_... Tu dis si bien: _tu_. Dis +ce que tu voudras, ce que tu imagineras. Je ne connaissais pas ta voix. +Quand je te disais mon amour, moqueuse, tu interrompais mes serments de +mots drôles. J'étais toujours battu, moi qui ne parlais qu'avec mon +cÅ“ur. Tu m'aimes? + +--Je vous aime. + +--Le vilain _vous_. + +--Je t'aime, je t'aime parce que... + +--Parce que... + +--Tu n'es pas comme ceux qui viennent chez mon père, et, assis à notre +table, inventorient les meubles, le linge de bouche, les faïences +accrochées au mur et aussi la fille, qu'ils espèrent emporter avec un +peu d'argenterie. Je t'aime parce que... je ne sais pas, moi, pourquoi +je t'aime! Un jour comme tu causais avec papa Jean-Marie des affaires de +l'usine, j'ai compris que tu me disais des mots que ceux qui étaient là +n'entendaient pas. «_Il nous faut vingt mètres de courroie, monsieur +Gosselet!_» Tu m'as dit ça et je ne me suis pas défendue de ton amour et +j'ai attendu l'aveu que tu devais me faire pour que je vienne à toi; et +je suis venue sans crainte, vers mon époux... Vous ne pleurez plus, +monsieur Bamberg! + +--Nous sommes de grands coupables, Simone! + +--Oui, de grands coupables! Pauvre père! + +Et brusquement leur étreinte se relâcha. + +--Jamais M. Gosselet ne consentira à notre union, Simone. D'ailleurs, je +n'oserai jamais moi, le _petit Bamberg_, comme il m'appelle, lui +demander la main de Mlle Simone, sa fille. Que lui dire pour le gagner +à notre cause? Que tu m'aimes! Il m'a secouru alors que j'allais, comme +mon camarade Fortin, solliciter de la compagnie d'Orléans un emploi de +chauffeur-mécanicien. Et je serais entré dans sa maison pour lui voler +sa fille! + +--Pauvre père, comme il va souffrir! + +--Simone, je partirai et... oublierai. Pardonne-moi de t'avoir parlé +d'amour, mignonne! Je suis pauvre: je devais te fuir, ne pas te tenter +par l'appât de nouvelles joies. Aimée de ton père, tu étais si gaie +avant mon arrivée à l'usine. Mes yeux t'ont dit: «Si tu savais combien +sont heureuses celles qui se donnent toutes», et tu t'es donnée presque +toute, mon aimée, et mes yeux mentaient, puisque nous sommes malheureux +de nous aimer tant. + +--Tu veux t'en aller où je ne serai pas? + +--Où tu ne seras pas... pour oublier. + +--Oublier! Sais-tu, mon ami, si des jeunes filles ont pu se donner à un +autre que celui qui les créa femmes en leur disant le premier: «Je vous +aime!» + +--Je t'assure que l'on oublie très bien. Il y a des proverbes là -dessus. + +--Tu oublierais, toi! + +--Moi... oui. + +--Et tu m'aimes? + +--Je t'aime et me souviendrai. Mais j'oublierai Mlle Gosselet, je +l'espère du moins. Demain... je partirai... avant l'ouverture des +ateliers. J'irai en Suisse où maman habite seule notre vieille petite +maison. Je lui dirai tout. Je suis resté petit pour elle. Elle savait si +bien apaiser mes chagrins d'enfant qu'elle calmera mes douleurs d'homme. + +--Moi je n'ai pas de mère à qui je puisse me confesser, monsieur +Bamberg, vous le savez bien! Si vous avez menti en me promettant les +joies d'aimer, vous devez réparer le mal que vous m'avez fait. Je suis +une fiancée _originale_, moi, n'est-ce pas? + +--Oh! mignonne, vous m'avez dit vous! + +Simone posa sa joue sur l'épaule d'André, et, câline: + +--C'est vrai, pardon! Mais un honnête homme n'abandonne pas celle qu'il +a promis d'aimer. Fuirais-tu, André, si j'étais sur le point de devenir +mère? Je suis enceinte de ton amour, mon aimé. Méchant, qui oblige sa +fiancée à se servir de comparaison brutale pour le garder à elle. + +--Les petites filles ne savent pas la vie, Simone. Il est des devoirs... + +--Des devoirs! Tu m'aimes, je t'aime. Notre devoir est de nous aimer. + +--Les jeunes gens pauvres n'épousent des héritières que dans les romans. +M. Bamberg a épousé le million de M. Gosselet, voilà ce que dirait le +monde. + +--Le monde, nous ne lui demandons rien. + +--Sans doute, mais le monde exige. + +--De quel droit? + +--On ne sait pas. + +--Êtes-vous sûr, monsieur Bamberg, que vous n'épouserez pas le million +de M. Gosselet en m'épousant? Oui, n'est-ce pas! Moi je sais bien que tu +serais tout heureux de m'emporter bien loin, comme je suis vêtue, en mon +costume de gymnastique! N'est-ce pas, mon aimé! Le monde n'existe pas +hors de nous. + +--Il existe si bien, mignonne, que tu as un brave homme de père qui me +chasserait de sa maison le jour où je lui avouerais aimer sa fille. Nous +vivrons notre vie séparés mais toujours l'un à l'autre. Les hommes ne +pourront rien contre cet amour caché et les joies du sacrifice! + +--Les joies du sacrifice!... mais je ne veux pas me sacrifier, moi! + +--Nous ne pouvons cependant nous marier sans le bon vouloir de ton père. + +--Mon père! Pourquoi me parler sans cesse de mon père, André! Et tu veux +t'en aller où je ne serai pas... + +--Pauvre adorée que je fais pleurer! Mais tu vois bien qu'il faut que je +parte. Je suis capable de te prendre un jour et de t'emporter, de te +voler!... + +--Tu ne m'aimes donc pas que tu trouves tant de bons arguments pour me +convaincre que nous ne devons pas nous aimer. Je vais te prouver, moi, +que nous ne pouvons pas nous quitter. + +Lèvres contre lèvres, les mains enlacées, Simone et André ne +prononcèrent pas un mot et pourtant, quand M. Gosselet, inquiet d'un +silence trop prolongé, voulut écarter le feuillage, l'amant se dégageant +de l'étreinte de Simone dit tout haut: + +--Notre amour est plus fort que tout, ma fiancée, ma femme! + +--Vrai! je suis donc bien éloquente, mon petit mari. Vois-tu, j'ai +appris beaucoup de choses dans les livres, on m'a faite si savante. + +A voix basse, si basse que le pauvre père aux aguets était désespéré de +ne plus entendre les propos amoureux, Simone continua: + +--On peut nous surprendre ici. On peut nous surprendre... demain +peut-être! Fuyons tous deux. Quand je ne t'aurai plus à côté de moi, les +vilaines bonnes raisons vont t'assaillir et tu es trop honnête homme, +mon aimé, pour ne pas leur céder. Toi parti, je mourrais et je ne veux +pas mourir. Fuyons tous deux demain! Cela ne te surprend pas trop que je +te propose de fuir, moi ta fiancée? Je garde mon amour: voilà tout. Et +tu ne dis rien? Tu ne me remercies pas de cette bonne pensée? + +--Te remercier... mais nous ne courons aucun danger ici... et puis tu es +si éloquente que M. Gosselet se laissera probablement toucher. + +--Oh! l'honnête homme! Oh! l'honnête homme! A la rescousse l'amoureux! +Papa Jean-Marie ne cédera jamais... jamais. Papa Jean-Marie qui est si +bon ne croit pas aux affaires de cÅ“ur. Il se dirait: le petit Bamberg +_veut me mettre dedans_. Il a toujours peur _d'être mis dedans_, papa +Jean-Marie! As-tu de l'argent? + +--De l'argent! + +--Voilà une question qui te surprend. + +--Pourquoi parler... + +--Mais il nous faut de l'argent pour fuir. Une voiture m'attendra demain +soir, près de la grande grille. Je me promènerai dans le parc un livre à +la main. Le père Tant-Seulement, le jardinier, époussettera ses +artichauts que le train de sept heures couvre toujours d'escarbilles de +charbon. Je sauterai dans le fiacre--un fiacre par économie--et tu me +prendras dans tes bras et nous irons à la gare de l'Est. Nous ne nous +éloignerons guère de Paris pour revenir vite consoler papa Jean-Marie +qui nous aura pardonné. + +--Je suis assez riche pour... + +--Tant pis, mon aimé, tant pis! Je voudrais verser dans ta bourse toutes +mes économies de jeune fille, mais la fierté de M. Bamberg se +gendarmerait terriblement. Ne fronce pas les sourcils... Voilà que je +t'ai déplu, déjà . Demain! Sept heures. + +--Simone! + +--C'est entendu! Je t'en prie, laisse-moi payer le fiacre. Je serais si +heureuse de donner un louis au cocher qui t'enlèvera, car je t'enlève... +Je t'enlève! Tu verras quand nous serons dans notre chez nous! J'ai +appris à cuissoter un tas de petits plats. Mais, mon aimé, les étoiles +ne brillent plus que faiblement et le Grand Jour, le jour de mon +bonheur, va paraître. Ne dis pas non! Fais taire en toi le vilain +honnête homme pour n'écouter que l'amoureux. Ce soir... sept heures! +Sept heures! Si la voiture n'est pas près de la grille, je m'enfuis +quand même. Que je t'embrasse avant de faire mon escalade pour la +dernière fois! à toi, mon aimé! + +--A toi, mignonne! + +Les deux amoureux disparus, M. Gosselet se leva péniblement de sa +cachette, les jambes engourdies, les reins courbaturés, la gorge enrouée +d'une petite toux qu'il avait courageusement refoulée jusqu'à la fin du +duo amoureux. Ce qu'avait dit le petit Bamberg, il ne le savait guère, +mais la voix de Simone était arrivée jusqu'à lui distincte, vibrante. + +Sa fille voulait prendre la fuite! Sa fille aimait un petit ingénieur +roublard, sans le sou, et le lui avait dit avec des mots qu'elle n'avait +jamais appris, des mots que lui avait soufflé quelque esprit du mal +torturant sa chair d'une passion subite. Lui qui ne croyait pas au +diable, lui, l'esprit fort, qui se moquait des vieilles légendes +auvergnates, il ajoutait foi maintenant aux maléfices, aux +ensorcellements. + +Il se disait que les paysanne ont raison de se signer quand les gens qui +ont le _mauvais Å“il_ passent sur le _désert_, la petite place du +village. + +Ce petit Bamberg! Quelque Suisse-Allemand, sans doute! Un hypnotiseur +qui avait jeté son dévolu sur sa fille, héritière, et pouvait en faire +sa maîtresse par la puissance de l'Å“il, du mauvais Å“il. + +Il sauverait Simone, l'exorciserait de bons conseils honnêtes qui +mettraient en fuite l'esprit du mal! + +Assis sur le banc que venaient de quitter les amoureux, il pouvait voir +sa fille grimper le long de la muraille à la force du poignet, puis +s'arrêter sur le balcon du premier étage pour envoyer de la main des +baisers au séducteur posté, sans doute, dans la cour de l'usine. + +--Pauvre enfant, elle est prise... prise... ensorcelée! + +Et il pleura, le front appuyé sur le socle du petit Malin qui lançait +toujours ses flèches... + + + + +IV + + +La Grande Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux et +l'Embaumée étaient fort distraites à l'atelier de peinture. + +Assises sur de hauts tabourets devant une table chargée de petits pots à +couleurs, le coude droit appuyé sur un support en bois, elles +promenaient maladroitement leurs pinceaux sur les têtes de kaolin +qu'elles tenaient de la main gauche. + +Après le bavardage accoutumé sur «les types» aperçus la veille en +omnibus, les petites amies se mettaient chaque jour vaillamment à la +besogne, l'Embaumée troussant les lèvres d'une touche de carmin, la +Petite-Souris dessinant des cils en auréole autour des prunelles, la +Grande-Bobêche enjolivant de mignonnes fossettes, faites en +trompe-l'Å“il, les joues de marmot largement lavées de rose par +Mouron-pour-les-petits-oiseaux. + +Le buste corseté d'une blouse bleue maculée de rouge et de brun, +effilant le bout des pinceaux entre leurs lèvres devenues plus roses, +elles s'appliquaient, la langue un peu tirée, le visage penché sur +l'épaule, en des attitudes de contemplation. + +Les poupées qu'elles animaient ainsi d'une couleur de vie étaient aussi +irréprochablement peintes que les grandes poupées qui se fardent +elles-mêmes. Les petites têtes avaient une individualité, un air à +elles, qui surprenaient même M. Gosselet; il disait au contre-maître: + +--Ça se croit des artistes, et elles feraient des portraits, ma parole? + +Le contre-maître, un vieux, venu d'Auvergne, comme le patron, maugréait: + +--Très bien! mais nous voulons des têtes de bébés et non des pastels de +cocottes. Regardez-moi ces yeux. + +--Laisse donc faire mon vieux Firmin: ça se vend: c'est parisien, c'est +parisien! Tu seras toujours de Saint-Flour, mon pauvre vieux! + +Le vieux Firmin, ce matin-là , n'eut pas de peine à remarquer que les +têtes enluminées par les quatre petites amies ressemblaient aux +frimousses venues des autres tablées comme les masques de carnaval +ressemblent aux figures de cire posant à la devanture des coiffeurs. +Tous les bébés barbouillés par la Grande-Bobêche, Petite-Souris, +Mouron-pour-les-petits-oiseaux et l'Embaumée faisaient la grimace, +fronçaient les sourcils ou saignaient du nez. + +--Ah ça, mesdemoiselles, c'est de la belle ouvrage! Recommencez-moi ces +horreurs! + +Et les petites ouvrières s'appliquaient, rouges sous leurs casques de +cheveux. Cela ne durait guère et les caquetages recommençaient en un +rapprochement de frison, pendant que les pinceaux allaient à l'aventure, +encerclant l'Å“il gauche de cils bruns, étoilant l'Å“il droit de cils +blonds. + +--Alors il t'a dit? chuchotait la Grande-Bobêche, une grande à figure +osseuse sous une mousse de poils rouges. Et la Petite-Souris, toute +petiote, avec des prunelles tachées au milieu comme par deux gouttes de +café, et Mouron-pour-les-petits-oiseaux, d'une joliesse maladive, les +lèvres pâles avancées en bec de pierrot, se penchaient vers l'Embaumée. + +--Il m'a dit... Mais vous êtes des bavardes. + +--Oh! ma petite l'Embaumée, dis-nous pourquoi M. Bamberg... + +--Tais-toi, Mouron, le vieux Firmin va nous attraper. Et puis, Mouron, +que t'importe que M. Bamberg me dise ceci ou cela. Tu es amoureuse de +lui, hein? + +--Moi! Si on peut dire! C'est toi qui es amoureuse, l'Embaumée. Tu vas +chiper le lilas du père Gosselet pour lui faire des bouquets que tu mets +sur sa table pendant le déjeuner. Je t'ai vue, l'Embaumée, je t'ai vue! + +--Mademoiselle, je n'aime pas ces plaisanteries... Il y a toujours un +tas de vieux derrière vous. Avec vos yeux de sainte Nitouche... + +--Mademoiselle, je vous défends!... Rendez-moi ma boîte à poudre. +D'ailleurs je suis assez droite pour que les hommes me suivent. Tandis +que les mômes vous crient dans le dos: «Hé! la boscotte!» + +L'Embaumée d'un coup de pinceau balafra de rouge la frimousse pâle de +Mouron-pour-les-petits-oiseaux qui laissa rouler à terre la tête du bébé +qu'elle enluminait, pendant que le vieux Firmin criait du bout de +l'atelier: + +--Hé! mesdemoiselles, cinquante centimes d'amende pour la casse. Et du +silence ou à la caisse. + +Des rires sonnèrent à toutes les tablées. + +Et rouges, rouges, un peu d'eau sous leurs cils baissés, hochant la +tête, les deux petites ouvrières promenèrent leurs pinceaux rageusement +sur les faces de kaolin. + +La Grande-Bobêche riait de la querelle. + +Petite-Souris, elle, lorgnait en dessous les deux rivales, craignant +quelque horion, quelque coup de griffe égarés. Puis, après un silence +qui apaisa la grande colère des deux voisines de tabouret: + +--Voyons, ma petite l'Embaumée, raconte-nous ce qu'il t'a dit, Mouron +est agaçante. + +L'Embaumée, le buste courbé montrant sa bosse qui bombait son gersey +comme un gros tampon d'ouate amoncelé sous la doublure, l'Embaumée +essuya du bout du doigt une larme qui allait choir et dit résignée: + +--Ma bosse! Je sais que je ne suis pas belle. Mais quand on est +camarade, on ne devrait pas se reprocher des infirmités. J'aurais voulu +vivre toute seule, sans personne pour me faire souffrir. Mouron a voulu +être mon amie. Elle avait bien vu ma bosse quand elle m'a demandé de +demeurer avec moi à Montrouge. + +Attendries, la Grande-Bobêche et Petite-Souris approuvèrent: + +--Mouron est méchante comme la gale. + +Et Mouron se mit à pleurer dans ses deux menottes, pendant que +l'Embaumée la poussait du coude, toute consolée déjà , disant à mi-voix: + +--Voyons, Ron-Ron! Tu ne l'as pas fait exprès pour me faire du chagrin, +je le sais bien. + +--Attention, voilà M. Bamberg, dit la Grande-Bobêche. + +* * * * * + +André Bamberg traverse l'atelier, la tête basse, semblant rêveur, +revient sur ses pas, rôde autour des petites amies, s'arrête derrière +l'Embaumée devenue pourpre et dit assez haut pour ne point paraître +faire une confidence: + +--Ainsi c'est entendu, mademoiselle, vous voudrez bien passer à mon +bureau, à midi? + +Sans lever les yeux, le pinceau maladroit en ses doigts tremblants, +l'Embaumée répond: + +--Oui, monsieur. + +Les petites amies, les yeux allumés de curiosité, se penchant de nouveau +vers la petite bossue: + +--Alors il t'a dit? + +--Pourquoi faire à son bureau? + +L'Embaumée avoue très vite pour être délivrée des sottes questions qui +l'obsèdent et font sursauter vite le bouquet de violettes épinglé à son +corsage: + +--M. Bamberg veut me parler de je ne sais quoi. + +--Ah! de je ne sait quoi! riposte la Grande-Bobêche. Moi, je me suis +toujours défiée du petit Bamberg. Les hommes qui se frottent aux robes +des femmes, sans que ça leur fasse rien, m'épouvantent. Ils veulent +avoir l'air en bois et puis crac! ça flambe et ça vous prend, parfois, +malgré vous. Vous connaissez Berthe de chez Pachard, à Saint-Mandé? Le +patron l'appelle un jour, pendant le déjeuner des ouvrières. «Ma petite, +qu'il lui fait, si vous êtes bien gentille, je vous augmenterai.» Comme +elle ne voulait pas être bien gentille, il lui fit comprendre que +l'usine n'avait guère de commandes... que...--ce qu'ils disent +tous,--enfin Berthe sait peindre des sourcils sur des têtes de poupées, +mais elle ne sait que ça. Alors elle fut bien gentille. Ça c'est sale, +mais ça se fait. Moi, à ta place, l'Embaumée, je n'irais pas. + +--Toi, dit Mouron, tu es jalouse! + +--Oh! jalouse! Le petit Bamberg, ce n'est pas mon genre. Moi je n'aime +que les hommes qui portent lorgnon, qui ont six pieds de haut et des +cheveux frisés. Le petit Bamberg est un bel homme, mais il a des cheveux +plats, de grands yeux bleus qui ont l'air mort et il porte des cols +droits. J'aime à voir le cou des gens, moi. Puis il a deux coins de +moustache si petits qu'il a dû pleurer pour les avoir. + +--Si ce n'est pas ton genre, dit Petite-Souris, c'est que tu as des +goûts communs. Il a l'air distingué. + +--Et très bon! ajouta Mouron. Puis, tu n'as pas remarqué ses mains avec +des ongles tout petits. + +--Soit, dit la Grande-Bobêche, pour ce que j'en veux faire. Mais +l'Embaumée ne nous donne pas son avis. + +--Je n'ai rien à répondre, la Grande-Bobêche, ce que tu dis est si bête! + +--A ton aise, ma petite. Tu feras comme les autres, mais je ne te +conseille pas de venir pleurnicher ensuite dans mon tablier. Tu es +prévenue. + +* * * * * + +Délicieusement émue, le cÅ“ur battant à coups précipités et soulevant le +bouquet de violettes sur son corsage, l'Embaumée songeait: «Que me +veut-il?» + +Certes elle n'avait point peur d'une accolade brusque dans le petit +cabinet vitré au milieu de l'usine déserte. Elle se sentait protégé par +sa bosse contre le désir des hommes. Lui, si beau, devait-il pouvoir se +lasser de maîtresses qui n'étaient pas contrefaites. + +«Que veut-il me dire?» + +Avait-il deviné qu'elle l'aimait de très loin, de très bas, sans oser se +l'avouer, s'efforçant de cacher son amour honteux comme elle s'ingéniait +toute petite fille à dissimuler son infirmité. Comment avait-elle osé +l'aimer? Elle se souvenait de l'arrivée du jeune homme à l'usine, du mot +qu'il lui avait dit un jour: + +--Mademoiselle, vous devez être bien heureuse de faire sourire tant de +petites bouches. + +Depuis il l'avait gourmandée tout aussi fort que les autres ouvrières, +signalant rigoureusement au contre-maître qui tenait le livre de paye +ses retards du matin. Elle l'avait aimé à son insu, peu à peu, heureuse +de voir ses yeux, heureuse d'entendre sa voix, honteuse quand il +s'arrêtait derrière elle à l'atelier et pouvait remarquer la bosse, la +malencontreuse bosse. + +Il n'avait rien fait pour être celui dont on prononce le nom tout bas en +une vaine caresse des lèvres, mais quand tous, connus et inconnus, +témoignaient à la pauvre fille, par des sarcasmes ou de bonnes paroles +attendries, qu'ils s'apercevaient de son infirmité et triomphaient, eux, +d'être droits, lui, n'avait rien dit. Oh! l'excellent cÅ“ur! + +Elle l'avait aimé par besoin d'aimer. Les fleurs qu'elle baisait le +matin se fanaient le soir. Être aimé d'une boscotte cela ne pouvait +l'humilier puisqu'il ne le saurait jamais. Une autre le prendrait, une +autre qui ne serait pas contrefaite, mais elle serait si heureuse de +souffrir, sa souffrance venant de l'Aimé. + +Elle avait été imprudente, la veille, en déposant sur sa table une +branche de lilas chipé au père Gosselet. Quels rires dans l'usine si les +ouvrières apprenaient que l'Embaumée était amoureuse de M. Bamberg! + +--Comment! la Boscotte! + +--Oui, ma chère! Elle ne doute de rien. + +Amoureuse et bossue! Elle n'oserait plus sortir de sa chambre de +Montrouge. + +--Pourvu qu'il ne devine pas, murmura-t-elle. + +Et profitant d'une causerie qui rapprochait les frisons de ses camarades +de tablée, elle mit un peu de rose au coin de son mouchoir et se farda +les joues furtivement pour être moins pâle quand il lui dirait: +«Mademoiselle, je vous aime!» Non, mais: «Mademoiselle, je... je...» Que +pouvait lui dire M. Bamberg? Peut-être avait-il deviné... + +* * * * * + +André Bamberg, assis en son bureau de la machinerie, enjolivait de +fioritures les initiales M.G. qu'il avait dessinées sur une feuille de +papier blanc. Cet exercice, tout machinal et qui n'était d'aucune +utilité à la fabrique Gosselet, aidait le jeune ingénieur à ne point +trop témoigner d'impatience et de nervosité. + +André Bamberg avait résolu de prendre une décision à midi sonnant. +L'honnête homme et l'amoureux s'étaient querellés en lui pendant toute +la matinée et il s'efforçait de ne songer à rien jusqu'à l'heure où il +se prononcerait sur son sort. Peut-être sacrifierait-il à Simone tous +ses scrupules, elle l'aimait tant! + +Les bruissements de cette usine point tapageuse comme les autres usines, +les chuchotements entendus autour des bébés nouveau-nés comme en une +chambre d'accouchée lui rappelèrent ses débuts dans la maison Gosselet. + +Né en Suisse, dans une de ces auberges proprettes où ne descendent plus +guère que les gens du pays et les étrangers qui voyagent en artistes, il +avait suivi les cours de l'école polytechnique de Zürich, puis, son +brevet d'ingénieur en poche, il était venu en France à la conquête d'une +position sociale. Pendant trois mois, il avait heurté vainement à toutes +les portes d'industriels grands et petits, quand un ami le présenta au +fabricant de poupées. + +Son entrée en fonctions avait été modeste. En homme pratique qui se +défie de la science apprise en des livres, M. Gosselet lui avait fait +étudier tous les petits détails de la fabrication des bébés. + +Cela l'avait amusé, d'abord, puis intéressé, et il gardait bon souvenir +du temps où ouvriers et ouvrières le gourmandaient, malgré son titre, +quand il gâchait du carton ou des fils d'archal. Devenu bon ouvrier et +connaissant tous les procédés, tous les secrets du métier, il s'était +ingénié à rendre plus anatomiquement vrai l'organisme des petits êtres +en carton. + +Le bébé moderne n'a plus de son dans le ventre, il se compose de +diverses parties en carton creux reliées entre elles par des ressorts et +des bouts de caoutchouc formant un appareil dont toutes les ficelles se +rattachent à un crochet qui est le cÅ“ur. Il peut mouvoir ses petits yeux +de verre à droite et à gauche pour dire bonjour aux petites amies de +maman ou les baisser sous la paupière inférieure pour laisser croire +qu'il dort bien sage. + +Dans la première partie de la fabrication qui consiste à créer les +parties d'armure en carton que l'on réunit pour former un corps, Bamberg +fit une découverte importante. Il imagina de remplacer les petites +menottes fragiles par des mains incassables. Il composa une pâte +argileuse qu'il pressura et moula en une machine de son invention. Dès +lors les bébés Gosselet promenèrent de par le monde de jolis petits +doigts délicatement incurvés résistant à tous les heurts. Cela lui valut +les bonnes grâces du patron et l'emploi d'ingénieur-constructeur. + +Brusquement poussé par le désir de voir ce qu'il allait quitter, Bamberg +se leva et se mit à errer à travers les ateliers. + +Au moulage, une nouvelle création put le distraire un instant de ses +préoccupations. + +Le corps, les jambes et les bras des bébés sont fabriqués économiquement +en feuilles de carton moulées dans des matrices en fonte de formats +différents, mais la confection des têtes en kaolin exige une +main-d'Å“uvre plus minutieuse. La pâte liquide est versée en des moules +en plâtre qui ne peuvent guère servir plus d'une vingtaine de fois sans +se couvrir de petites granulations qui marqueraient le visage des bébés +des cicatrices de la petite vérole. La tête moulée est confiée ensuite à +des ouvrières qui, manipulant délicatement la croûte fragile, font avec +un canif la toilette des lèvres entr'ouvertes et des petits nez. + +Or, depuis la veille, la maison fabriquait des poupées rieuses. Les +polisseuses creusaient des alvéoles sous la lèvre supérieure des bébés +et plantaient une rangée de quenottes en émail à peine aussi grosses que +des grains de riz. Très artistes, les petites ouvrières s'acquittaient +de leur tâche à merveille. + +Passant près du four où les petites têtes cuisent à une température de +huit à douze cents degrés, André Bamberg entra dans l'atelier des +peintres pour corps qui sont aux peintres pour têtes ce que sont les +barbouilleurs en bâtiment auprès des grands prix de Rome. + +Entièrement vêtues de blanc, comme en chemise, trente ou quarante jeunes +filles plongeaient les bébés dans un bain de rouge ou de rose et les +fixaient ensuite à la muraille hérissée de longs piquets. Les petits +corps nus séchaient là , empalés. + +Bamberg parcourut ensuite les salles de réserve, désertes, où +s'entassaient des bras et des jambes en carton, semblables à d'immenses +ossuaires, et il fit son entrée dans le salon de coiffure. + +Là , les petites ouvrières jacassaient--un vice de profession--tout en +épinglant des perruques sur les petites têtes d'abord coiffées de +calottes de liège. Elles frisaient au petit fer ou tressaient des +nattes, couchant leurs clientes sur de grandes tables encombrées de +laines fines ou de vraies chevelures achetées aux Creusoises ou aux +Bretonnes pour quelques mètres de satinette. + +Rêvassant, il s'arrêta devant les faiseuses d'yeux, penchées, très +pâles, sur la flamme du gaz qui leur servait de foyer pour fondre les +bâtons de verre de différentes couleurs, en cornée et prunelles striées +de jaune. + +La confection des petits souliers mordorés portant sous la semelle la +marque Gosselet sembla l'intéresser comme une chose qu'il voyait pour la +première fois. Toc! un coup de balancier: l'empeigne. Toc! un coup de +balancier: la semelle. Deux tours de roue d'une machine à piquer et la +chaussure à pointe, à la mode, était aussi gracieuse que les bottines de +fée mises à l'étalage sur le boulevard. + +Dans un autre atelier, cinquante lingères et confectionneuses recevaient +des hottées de bébés qu'elles empilaient tout nus sur de grandes tables +et habillaient ensuite de chemisettes fleuries de bouquets bleus... + +* * * * * + +Midi sonna. Les étoffes froissées, les babillages, les chaises remuées, +lui rappelèrent que l'Embaumée devait l'attendre en son cabinet de la +machinerie. + +Debout, les cheveux tapotés en hâte, mais frisotant à la diable, trop +rose, les yeux noirs mouillés, le buste redressé comme pour offrir à +l'aimé le bouquet de violettes épinglé au corsage, l'Embaumée attendait, +gentille sous sa petite capote de fausse loutre. + +Il entra vite, ferma l'huis vitré, sourit. + +--J'ai un service à vous demander, mademoiselle. + +--Ah! j'en suis bien heureuse, monsieur Bamberg. + +--Allez à Paris et prenez, place de la Bastille, un fiacre que vous +ramènerez ici près de la grille du parc où il attendra. Tenez, voilà +vingt francs pour que le cocher prenne patience. + +--Mais, monsieur Bamberg, le cocher s'embêtera et s'en ira avec vos +vingt francs. + +--C'est juste, venez me prévenir de l'arrivée du fiacre et je parlerai +au cocher. Vous êtes toute gentille, mademoiselle, et merci. + +Puis, hésitant: + +--Vous ne direz rien à vos amies, n'est-ce pas? + +--Rien! + +--Merci. + + + + +V + + +M. Gosselet ne parut pas à l'usine le lendemain matin du jour où il +surprit Simone tendant ses lèvres à André Bamberg. + +Levé dès l'aube après avoir passé une nuit sans sommeil, il entra +solennellement dans la chambre de Mme Gosselet, avança un fauteuil près +de son lit, et s'entretint plus d'une heure avec elle. + +Il ne prit pas son café au lait, ce qui ne lui était encore jamais +arrivé de sa vie, et se dirigea, à pied, vers la station voisine, où il +demanda un billet pour Paris. + +Le jardinier Tant-Seulement remarquant les vêtements en désordre de son +maître, son attitude soucieuse et presque embarrassée au moment où il +sortait du parc, murmura, malin: «Voilà le patron qui va retrouver des +connaissances, on dirait qu'il n'a pas dormi. Ah! ces riches, ça se paye +des noces à casser les assiettes.» + +Simone qui avait veillé toute la nuit, empaquetant des bibelots, +bouleversant des piles de linge, se coucha au petit jour, après avoir +soudain réfléchi qu'elle ne pouvait prendre la fuite qu'à condition de +ne rien emporter de la maison paternelle. + +Elle se blottit, frileuse, dans un fouillis de dentelles, et ferma les +yeux, voulant dormir pour arriver vite à l'heure tant désirée où elle +serait seule avec _lui_ dans leur premier appartement: une vilaine boîte +soubresautant, remorquée par quelque cheval moribond;--dans leur premier +nid: un fiacre! + +Elle compta jusqu'à mille, se récita un poème de Musset, espérant +vaincre l'insomnie; rien n'y fit. Ses grands yeux s'ouvraient sans +cesse, fiévreux, ses menottes fourrageaient dans les oreillers, ses +lèvres disaient: «André, André!» + +Brusquement elle se leva, repoussant d'un coup de genou draps et +couvertures, et s'assit en chemise devant son secrétaire. + +Le poing enfoncé dans le petit toupet de cheveux bruns qui donnait à sa +physionomie une piquante espièglerie de clown, elle écrivit: + +«Bon papa Jean-Marie, + +«Je pars avec André Bamberg. C'est moi qui l'enlève. C'est très mal, +très mal, mais c'est, je crois, la meilleure manière de vous prouver +combien je l'aime. Vous n'auriez jamais consenti, bon papa, à me le +donner pour mari: je le prends. Pardonnez-moi! pardonnez-moi! + +«J'ai hésité longtemps à vous quitter, vous avez toujours été si bon +pour votre Momone qui pleure en vous écrivant, mais l'accueil fait au +candidat de maman m'a prouvé que vous ne céderiez que contre un nombre +respectable de billets bleus. Je ne veux pas être achetée. + +«Vous désirez un gendre riche pour qu'il puisse entourer de gâteries +votre fille chérie, je le sais bien. Si je prends un mari pauvre, moi, +c'est pour qu'il me doive tout, et me le témoigne. Je fais mon bonheur. +Vous me pardonnerez d'assurer mon avenir contre votre volonté. + +«Je ne suis pas une petite fille romanesque, vous le savez bien, je suis +pratique. Affaires de cÅ“ur d'abord, affaires d'argent... ensuite. +N'êtes-vous pas là pour remplir ma bourse quand elle sera vide, papa +Jean-Marie? + +«Ce que j'aime en lui, voyez-vous, c'est qu'il n'osait pas demander ma +main. + +«Je suis de celles qui valent mieux que leur dot et je le prouve en me +donnant à celui que j'aime. + +«Consolez maman! consolez maman! Quand vous le voudrez, nous vous +reviendrons tous deux, André et moi, résolus à vous faire oublier les +mauvais jours où vous aurez pleuré l'absente. + +«Je ne connais rien aux affaires, papa Jean-Marie, mais il me semble +que: _Gosselet, Bamberg et Cie_, cela formerait une raison sociale +sonnant divinement bien à l'oreille. Songez qu'il est très instruit, mon +mari, et aussi très ingénieux; c'est vous qui me l'avez dit, père. + +«Et plus tard, il m'aimerait tant qu'il finirait peut-être par épingler +un ruban à sa boutonnière. Il inventerait quelque chose. Tout est +possible aux amoureux, vous le voyez bien, puisque je vous quitte, moi +qui vous aime. + +«Bon papa, bon papa, vous m'avez fait éduquer en brave petit homme, vous +me pardonnerez de savoir prendre une décision énergique. + +«Je vous embrasse bien tendrement et bien longuement pour le temps où je +ne vous aurai pas. Envoyez-moi votre pardon aux initiales: _A.M. Bureau +central, Poste restante_, et nous reviendrons vite, vite, vous faire +tout oublier. + +«Simonette.» + +La lettre achevée, elle put dormir, souriante, jusqu'au qu'au moment où +Jenny, la femme de chambre de Mme Gosselet, vint heurter à la porte. + +--Mademoiselle! il est midi... le déjeuner est servi... Monsieur et +madame sont inquiets. + +--Je descends, Jenny. + +Les cheveux tordus, le visage lavé à grande eau--jamais il n'y eut sur +la toilette de Simone le plus petit flacon de parfum, la plus minuscule +boîte de poudre de riz,--vêtue d'un peignoir blanc rayé de rose, la +fille de M. Gosselet fit son entrée dans la salle à manger, portant la +main droite à la hauteur de l'oreille, la main gauche ouverte, paume en +avant, le long de la cuisse. + +Madame Gosselet pivota brusquement sur sa chaise: + +--Quelles manières, mademoiselle Dumanet! Puis quel sans-gêne! descendre +en peignoir! + +Dans la position du soldat sans armes devant son supérieur, Simone +attendait un bon sourire de papa Jean-Marie excusant son espièglerie, +mais le fabricant de poupées, dissimulé derrière un journal qu'il tenait +grand ouvert, les bras tendus, semblait ne prêter aucune attention à ce +qui se passait autour de lui. + +Le mutisme de son mari encouragea Mme Gosselet à commencer ses +doléances quotidiennes sur l'éducation déplorable donnée à sa fille et +les non moins déplorables faiblesses du fabricant de poupées. + +Simone, les lèvres délicieusement troussées en moue, courut vers papa +Jean-Marie et, penchant sa frimousse boudeuse par-dessus le journal +tendu: + +--Nous sommes donc brouillés, père! Vous vous liguez avec maman pour me +corriger de mes excentricités... Allons! puisque tout le monde m'en +veut--je ne sais pourquoi--je vais me tenir bien sage dans mon assiette. + +«Jenny, passez-moi donc une serviette autour du cou, je pourrais salir +ma robe. Mais, Jenny, c'est très sérieux, je vous l'assure... surtout ne +me faites pas de cornes dans le dos.» + +Ces plaisanteries ne déridaient pas M. Gosselet. Mme Gosselet tenait sa +cuiller comme un sceptre, hautaine, dédaigneuse, les yeux levés au ciel +en guise de protestation. + +--Mais vous ne mangez pas, père, vous êtes souffrant? + +--Moi, non! Je lis un article très intéressant. + +--Plus intéressant que notre conversation, mon cher? + +--Quelle conversation? Vous ne dites rien, ma toute bonne. + +--Que dire entre une jeune fille--ma fille--qui fait parade de ses +manières de corps de garde et un mari... mais à votre fantaisie. Je me +lasse, enfin, de répéter sans cesse les mêmes choses. + +--Moi, dans tout cela, j'ai l'air d'avoir commis un gros, gros crime... +dit Simone d'un ton enjoué. On dirait que le cadavre est caché sous la +table. + +Puis la main posée sur le bras du fabricant de poupées: + +--Père, votre visage est fatigué. Vous n'avez pas dormi? + +--Moi, pas fatigué... Je lis un article très intéressant. + +--Vous avez perdu quelque somme importante, vous avez besoin d'argent, +mon cher? + +--Besoin d'argent! Non!... Vous pouvez être tranquille pour votre petit +égoïsme, ma toute bonne. + +Sa serviette lancée sur la table, Simone se leva et prenant la tête de +papa Jean-Marie entre ses mains, en un geste qui lui était familier: + +--Je veux savoir ce qui vous cause du chagrin. D'abord, je vous embrasse +pour faire la paix. + +Comme il se défendait, baissant le front, les sourcils dessinant une +ligne de poils gris hérissés: + +--Alors, je suis coupable et c'est grave! + +--Je te dis que je lis un article très intéressant. + +--Bien, père, je vous laisse. + +Le déjeuner s'acheva rapidement en un cliquetis solennel de fourchettes +et de vaisselle remuées, madame Gosselet souriant de la brouille +survenue entre le fabricant de poupées et sa fille, Simone inquiète du +silence de son père, M. Gosselet plongé tout entier dans la lecture de +l'article très intéressant. + +Deux heures après, le fabricant de poupées se promenait, songeur, dans +la grande allée du parc quand un roulement de voiture l'attira vers la +grille d'honneur ornementée de petits amours dorés. Il entendit: + +--Attendez, monsieur le cocher, on viendra vous payer. + +M. Gosselet aperçut l'Embaumée descendant d'un fiacre fermé qui +stationnait sur le trottoir, près de la petite porte de service du parc, +à quatre ou cinq mètres de la grille. + +Peu après, le petit Bamberg vint parler bas au cocher et lui tendit une +pièce de monnaie. + +--A sept heures moins cinq je serai là , bourgeois, fit le cocher. + +Et jugeant, sans doute, que la course de Paris à l'usine avait été trop +dure pour qu'il exigeât de nouveaux efforts de Cocotte, il suspendit au +cou de sa bête une musette remplie d'avoine et se mit à frotter d'une +peau de daim les cuivres du harnais. + +Le fabricant de poupées se dirigea vers Tant-Seulement qui parait de +plantes nouvellement fleuries une mosaïque éclatante de couleurs comme +un tapis d'Orient. + +--Va à l'usine, mon garçon, et prie M. Firmin de se rendre ici où je +l'attends. + +Le père Firmin arriva peu après, tout souriant: + +--Je vous croyais malade, patron. On ne vous a pas vu à l'usine, ce +matin. + +--Des affaires!... Dis donc, mon vieux Firmin, veux-tu m'aider à jouer +un bon tour. + +--Dame oui! si l'honneur est sauf! + +--Tu vois ce fiacre? + +--C'est un jaune. Le cocher a un chapeau blanc. C'est une roulante de +l'Urbaine. + +--Ce fiacre, à sept heures précises, doit venir prendre ici le petit +Bamberg et une jolie femme. Je veux que l'ingénieur manque son +rendez-vous. + +--Comment! le petit Bamberg! Il n'a pas seulement une seule maîtresse +dans l'usine... + +--Il cache son jeu, le sournois! Tu retarderas, sans qu'il s'en +aperçoive, la grande pendule d'une demi-heure. + +--Alors vous voulez la lui souffler, couquinos! + +--Comme tu dis. Silence, hein! + +--C'est entendu! + +Se frottant les mains, dansant la bourrée, le père Firmin répétait +_Couquinos! couquinos!_ (coquin, coquin). Un Auvergnat jouant un bon +tour à un Parisien, cela égaudissait son âme de _fouchtra_ dédaigné +autrefois par les cuisinières alors que des gringalets de rien du tout +avaient tout de suite bataille gagnée. + +Le contre-maître parti, M. Gosselet ouvrit la porte de service et monta +dans le fiacre jaune. + +--Où faut-il vous conduire, bourgeois? + +--A Paris. Je vous prends à l'heure. + +--A l'heure? Peux pas! + +--Pourquoi? + +--Faut que je revienne dans cette rue, ce soir, à sept heures précises, +bourgeois! + +--Je le sais pardieu bien. Mon gendre doit emmener sa femme à la gare. +Mais comme il ne peut sortir, j'accompagnerai madame moi-même. Nous +serons de retour avant sept heures! Allez! + +--Mais où? + +--Rue Denfert-Rochereau. + +* * * * * + +A six heures, Simone qui venait d'exécuter une demi-douzaine de sauts +périlleux monta dans sa chambre et endossa par-dessus son costume de +gymnastique un manteau de drap bleu cloué de cabochons. Elle voulait +faire à l'aimé la bonne surprise de fuir avec lui vêtue comme aux heures +de nocturnes entrevues. + +En petite fille pratique, elle glissa en une pochette de sa tunique une +petite bourse à mailles d'argent gonflée d'or, puis posa en un +vide-poche la lettre adressée à papa Jean-Marie et descendit dans le +parc un livre à la main. + +Elle se dirigea vers la grande allée, de l'air le plus naturel du monde, +sentant son cÅ“ur se serrer d'une angoisse délicieuse, à mesure qu'elle +approchait de l'endroit où André devait l'attendre. De temps en temps, +elle s'arrêtait pour écouter si personne ne la suivait, et d'un coup +d'Å“il rapide, elle passait le parc en revue. Tout y était tranquille +comme à l'ordinaire, plongé dans le même silence et la même tristesse. +Le jour baissait brusquement, des nuages d'un gris sale, pareils à des +paquets de linges mouillés, pendaient au-dessus de l'usine, le vent +humide qui soufflait dans les marronniers annonçait la pluie. + +Comme elle hésitait à se diriger tout de suite vers la petite porte pour +voir si le fiacre attendait, un bruit de ferrailles remuées sur le pavé +de la rue lui fit jeter son livre sur un banc et courir vers la grille +au risque d'éveiller les soupçons de Tant-Seulement. + +Le cocher, rênes en mains, semblait prêt à partir au moindre signal. +Derrière la glace, elle crut apercevoir André lui faisant signe, de la +main, de venir à lui. Vite elle courut vers la voiture, ouvrit la +portière et tendit les bras. + +--Oh! mon aimé... oh!... mon père! + +La rosse, martelant le pavé des quatre fers, partit au galop en un +gémissement de la lourde caisse jaune tremblant de tous ses ais. + +--Oh! mon père, je l'aime tant. Je ne suis pas une mauvaise fille. Mais +vous ne me l'auriez jamais donné et j'ai voulu le prendre! + +--Gueuse! gueuse! Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, le sorcier, pour que tu +salisses mon nom, misérable! Toi... au couvent, lui... à la porte de +l'usine. Ah! il en veut aux gros sous de son patron...? Il crevait de +faim quand je l'ai pris à mon service, j'ai dû lui payer des vêtements +pour qu'il n'entre pas chez moi en voyou. Et il veut m'enlever ma fille? +Me voilà récompensé! Ah, petit intriguant d'Allemand, voleur de filles, +voleur, voleur...! + +Simone pleurait silencieusement derrière le masque blanc de son +mouchoir. + +Elle dit d'une voix très douce: + +--Il n'est pas Allemand, père, il est Suisse. + +--Si tu étais une Gosselet, tu aurais compris son manège, tu n'aurais +pas donné dans le panneau, grosse bête... Ah! le filou! Ah! le +coquin!... Tu as du sang de Parisienne dans les veines!... Il t'a fait +les yeux doux... Il t'a dit qu'il t'aimait bien!... Deux cent mille +francs de dot: il n'est pas difficile! Il a dû prendre des petits airs +désintéressés: «Jamais je n'oserai demander votre main, Mademoiselle.» +Il savait bien ce qui attendait sa demande en mariage... Ah! Ah! le +petit Bamberg, mon gendre! J'aurais tellement ri que je n'aurais pas eu +le courage de le mettre à la porte. Mais, toi, toi si crédule, si bête! +Pas la peine d'apprendre dans tant de livres, alors... Chez moi, chez +moi, en Auvergne, une paysanne n'épouse son fiancé qu'après avoir +compté, tu entends, ses draps de lit et ses paires de bas. J'aurais +travaillé toute ma vie pour offrir un joli petit million à M. André +Bamberg parce qu'il a une moustache longue comme ça, un grand col qui +doit le gêner pour manger et des yeux qu'il doit agrandir avec du noir, +comme les femmes. Ah! non! Ah! non!... + +Tapie en un angle de la voiture, les yeux brillant dans le noir, Simone +consolée par ces hoquets d'indignation, ces bordées d'injures, cette +bourrasque de gros mots, songeait à l'aimé, au pauvre aimé, l'attendant, +si seul, si désespéré près de la grille du parc. + +--Mais réponds donc, réponds donc, dit M. Gosselet gesticulant avec tant +de véhémence qu'il brisa d'un coup de coude une glace de la voiture. + +Le fiacre s'arrêta brusquement. Et le cocher parut à la portière. + +--Qu'est-ce qu'il y a bourgeois? + +--Rien! rien! marche donc, animal. + +--Animal! Ah ça, dites donc... Vous allez payer la casse tout de suite +et le reste... vous payerez le reste... + +--Tu veux de l'argent, toi aussi, tiens, en voilà de l'argent, mais +marche, marche plus vite que ça! + +Le fiacre repartit au galop. + +--Enfin, qu'as-tu à dire? + +--Je l'aime! + +--Tu l'aimes, misérable!... Tu n'es pas ma fille, tu n'es pas une +Gosselet. Vraiment? Tu l'aimes! Tien! il y a trop longtemps que j'ai ce +soufflet dans la main. Et j'aurais dû l'étrangler quand tu faisais ta +chatte sous les lilas... J'ai tout entendu, oui tout. Mais j'espérais +que tu réfléchirais. Et ce matin, ne voulais-tu pas embrasser ce bon +papa Jean-Marie, hypocrite, sournoise... + +--Vous m'avez frappée, père, je ne suis pas une gamine en robe courte. +Vous n'avez plus de fille!... + +--Tu es si bien ma fille, mademoiselle, que je te conduis en retraite +chez les sÅ“urs Visitandines. Et tu n'en sortiras, tu entends, que le +jour où tu seras guérie. + +--Je ne guérirai jamais. + +--Tu changeras d'avis. + +--Je le répète une dernière fois: j'aime André Bamberg. + +--Ta mère avait raison de me reprocher ma faiblesse. Mais que t'a-t-il +donc fait, gueuse, pour te prendre comme il t'a prise? + +Elle se taisait, froissant ses gants de ses doigts minces et nerveux. + +Il lui prit la main et s'approchant tout près: + +--Conte-moi tout, ma pauvre Simonette. Tu étais si gentille toute +petite, quand tu me confiais tes gros chagrins et tes petits dépits. +J'ai, pour te faire plaisir, mis à la porte plus de vingt gouvernantes +qui ne voulaient pas te laisser barbouiller le nez du sable des squares. +Tu n'avais qu'à me tirer la barbe, tyran, pour me gagner à ta cause. +J'étais ton cheval: tu m'attachais au coude un collier avec des +grelots... Je te suivais dans le parc, avec ta poupée sur les bras. +Jamais je n'ai pu te voir pleurer sans pleurer et quand j'étais ennuyé +par les vilaines affaires d'argent, tes petites mines me faisaient rire +aux éclats... Conte-moi tout. C'est lui qui... + +--Je l'aime. Vous ne comprenez pas... vous ne pouvez pas comprendre. + +--J'ai eu tort de te frapper, je te demande pardon, ma petite Momone. Je +veux te faire une vie douce, honnête... M. Bamberg ne t'aime pas. + +--Oh! père! + +--S'il t'aimait, il ne t'aurait pas demandé de prendre la fuite. + +--C'est moi qui ai voulu, père. C'est moi qui ai exigé... + +--Tu le crois, malheureuse enfant... Écoute une histoire d'amour honnête +que je vais te conter. Ton grand-père qui était, tu le sais, rétameur, +aimait, jeune homme, la fille de son oncle Gosselet. Il la demanda en +mariage. On la lui refusa. Comme c'était un brave garçon qui ne songeait +pas à enlever les filles, lui, il courut les grand'routes, économisant +sou par sou, se privant de vin alors qu'il ne coûtait que deux sous le +litre. Il travailla six ans pour acheter une toute petite propriété +voisine des terres de son oncle. Sa cousine attendit patiemment; +pourtant, ils s'aimaient bien, va! Le gars, sa journée faite, courait à +travers champs pour lui donner le bonsoir. Il traversait l'étable à +vaches pour arriver jusqu'à sa chambre. Des fois, elle ne l'attendait +plus. Alors, il la regardait dormir à la lueur de sa lanterne. Puis il +s'en allait sans l'éveiller. Des cÅ“urs honnêtes, des cÅ“urs simples, +vois-tu! + +--Elle ne l'aimait pas... Six ans!... Combien de temps, père, +faudrait-il à celui que j'aime pour gagner un million? + +--Ce n'est pas la même chose!... Mais nous voici arrivés au couvent. Ta +mère a tenu à t'y mettre. Tu n'es pas la première... Tu n'y seras pas +seule... Les sÅ“urs seront bonnes pour toi. Elles te consoleront et tu +oublieras. Dès que tu seras guérie, écris-moi vite, vite... Nous serons +si heureux, après... + +La rougeur de ses joues devint brûlante, elle se redressa comme pour +repousser une vision terrible, et les yeux enflammés de passion, elle +répondit d'une voix brève et décidée: + +--Je ne puis pas guérir et je ne veux pas!... + + + + +VI + + +Après avoir franchi une petite porte percée dans un mur haut de huit +pieds longeant la rue Denfert, M. Gosselet et sa fille furent reçus au +parloir par la sÅ“ur tourière prévenue de leur arrivée. + +Grâce aux relations de madame Gosselet dans le monde des Å“uvres (elle +donnait, bon an, mal an, une centaine de bébés détériorés aux enfants +recueillis par les sÅ“urs de différents ordres), son mari avait pu +s'entendre pour faire interner, comme en une sorte de prison, sa fille +au couvent des Visitandines. + +C'est encore une des ressources des parents riches désespérés, de +pouvoir faire enfermer sous le couvert d'une retraite, dans les maisons +religieuses qui reçoivent des pensionnaires, leurs filles coupables ou +récalcitrantes. + +SÅ“ur Marie-Thérèse, la supérieure, avait accepté la garde de la petite +laïque, non en l'espoir d'une conversion, mais escomptant la générosité +de Monsieur et surtout de Madame Gosselet. + +La voix mal assurée, papa Jean-Marie fit ses adieux à sa fille, devenu +faible à l'heure des suprêmes résolutions: + +--Ah! si tu avais voulu... si tu avais voulu redevenir ma bonne petite +Monette! + +--Inutile, père, je vous ai dit que je l'aimais. + +--Me voilà bien puni de ma faiblesse. Et cela ne te cause pas de chagrin +de me voir regagner l'usine, seul, tout seul? Ta mère!... que va dire ta +mère? Embrasse-moi, au moins... Embrasse-moi... + +Comme il tendait les bras, elle s'approcha, indifférente: + +--Si vous voulez, père. + +--Ce qui me désole, vois-tu, c'est que tu vas souffrir par moi, moi qui +voudrais te voir heureuse. Qu'est-ce que je te demande, en somme! De ne +pas épouser un jeune homme sans le sou. Cela n'est pas bien difficile! +Plus tard tu me maudirais d'avoir cédé! Laisse-moi croire que tu +l'oublieras, je saurai si bien te garder de lui. Je te ferai une bonne +petite existence qui aidera à ta guérison. Dis-moi ce que tu désires... +Veux-tu épouser le Russe, un jeune homme très bien, oui, très bien. + +--Celui qui a une tante au Caucase, non, mon père! Je vous aime +beaucoup, mais si vous pouviez abréger ces adieux... qui nous sont +désagréables, n'est-ce pas? + +--Comment, je t'ennuie! Je suis un vieux radoteur! + +--Je ne dis pas cela. + +--Je te laisse, mais embrasse-moi... Encore!... Tu réfléchiras... Tu +m'écriras... Je viendrai du reste te voir tous les deux jours, tous les +jours, si je peux... Je ne suis pas un père barbare... Je te mets +simplement ici pour que tu réfléchisses, pour que tu fasses une petite +retraite, pour que tu apprennes à obéir et pour que tu sois protégée +contre toi-même. + +Il l'embrassa encore, et comme il faisait mine de gagner la porte, la +sÅ“ur tourière, qui se tenait à l'écart pendant ces adieux, prit Simone +par la main et la conduisit vers le tour, sorte de guérite basse +enfoncée dans le mur et munie d'un banc en demi-cercle. + +Il se retourna encore avant de franchir la porte: + +--Écris-moi, vite, vite, que tu deviens raisonnable, et je reviendrai +immédiatement te chercher. + +Simone dit en un hochement de tête: + +--J'ai grand peur de ne jamais être raisonnable comme vous l'entendez, +père. + +Simone se baissa pour pénétrer dans le tour et prit place sur le siège +qui, brusquement, évolua de droite à gauche. + +Simone Gosselet était prisonnière. + +Toutefois l'accueil que lui fit la supérieure, sÅ“ur Marie-Thérèse, lui +prouva que sa réclusion ne serait point trop désagréable. + +SÅ“ur Marie-Thérèse portait majestueusement le costume de l'ordre: une +robe en laine noire, épaisse et drapée en plis raides, des plis en bois, +une guimpe blanche aussi rigide qu'un gorgerin. Un bandeau noir +encerclait son front carré. Sous son voile noir, ses yeux trouaient de +deux points noirs le blanc jauni de son masque osseux. Blanche et noire, +elle portait une croix épinglée à sa guimpe. Une seconde croix pendait, +au bout d'un chapelet à gros grains, sur sa jupe. + +Un naturaliste l'aurait classée sous cette étiquette: coléoptère blanc +et noir, le même signe: une croix or, répétée sur blanc et sur noir. + +* * * * * + +La rigidité des pièces d'armures qui la revêtaient symbolisait assez +bien le caractère de sÅ“ur Marie-Thérèse. N'ayant pu s'anéantir en Dieu, +après des ennuis communs à bien des mortelles, elle avait résolu de +s'occuper des intérêts de la communauté. + +Nommée économe du couvent peu après son entrée en religion, elle avait +su défendre contre les notes majorées des fournisseurs les dots +apportées par les fiancées de Jésus, et économiser deux mille francs en +l'exercice de son budget. Cette prouesse lui avait valu d'être nommée +supérieure au scrutin de l'année précédente, en remplacement de sÅ“ur +Jeanne-Madeleine si mystique, la pauvrette, qu'elle ne songeait pas à +exiger de dot des jeunes filles brûlant de convoler en idéales noces +avec le divin Crucifié. + +Quand une novice se disposait à prononcer les vÅ“ux de chasteté, pauvreté +et obéissance, sÅ“ur Marie-Thérèse s'informait de l'appoint pécuniaire +qu'apporterait à la communauté la nouvelle professe. Si la candidate +n'avait pas de solides valeurs à déposer dans la corbeille, la +supérieure lui prouvait aisément, en un quart d'heure d'entretien, que +sa vocation n'était pas assez robuste, que Dieu lui avait créé des +devoirs à remplir hors du couvent. + +SÅ“ur Marie-Thérèse, au dire de certains notaires parisiens, possédait un +flair merveilleux pour distinguer le bon grain de l'ivraie, la valeur de +tout repos, quoique exotique, du titre français mais garanti par le seul +patronage d'un ex-député et de deux ou trois sénateurs. + +Quand sa conscience lui reprochait de rudoyer les amoureuses pauvres, +elle se disait en guise de consolation que les jeunes femmes éconduites +n'auraient eu aucun mérite à renoncer aux biens de la terre. D'ailleurs, +ne fallait-il pas de l'argent, beaucoup d'argent, pour ornementer de +draperies de soie brochée le lit de Jésus, pour faire toujours blanches +les guimpes des épousées, pour bâtir quelque nouvelle chapelle de +rendez-vous spirituels! + +Alors que les pauvres énamourées ne songeaient qu'à Jésus, ne +s'entretenaient que de Jésus, elle veillait, elle, à épargner aux +tout-en-Dieu les soucis, les exigences de la vie. + +A la cloche sonnant les offices répondait de l'autre côté du mur haut de +huit pieds la corne des tramways sonnant l'heure de la bataille pour +l'argent. + +Quand ses filles quittaient leurs cellules pour aller prier, des +manÅ“uvres se levaient de leurs grabats, harassés déjà par le labeur de +la veille, pour apporter à la grande machinerie humaine l'appoint de +leurs muscles. + +Il faut être riche, très riche pour fuir la vie. SÅ“ur Marie-Thérèse +l'avait compris et guettait les _bons partis_, les dots rondelettes. + +Ses filles lui étaient reconnaissantes de leur avoir laissé la meilleure +part, la part choisie autrefois par Marie-la-Galiléenne,--celle qui +consiste à aimer par besoin d'aimer, à s'offrir à un amant radieusement +beau qui, s'il ne les prend pas, ne les abandonne pas non plus, ne les +dédaigne pas, belles ou laides. + +En revanche, sÅ“ur Marie-Thérèse possédait toute autorité sur ses +compagnes. Elle avait sous ses ordres l'assistante (sa doublure), +l'économe, la maîtresse des novices et la Mère déposée, sÅ“ur +Jeanne-Madeleine, qui, de supérieure qu'elle était autrefois, était +devenue, selon le règlement, la plus humble, la _dernière_ du chapitre. + +De jeunes sÅ“urs, par esprit d'obéissance, venaient demander à la +supérieure la permission de manger un bonbon. Elles disaient: + +--Notre Mère, m'est-il permis de manger _nos_ biscuits? + +--J'y autorise Votre Dilection, répondait soeur Marie-Thérèse avec un +sourire. + +On dit chez les Visitandines: «_notre_ chemise, _notre_ robe, _notre_ +cellule.» + +«Notre Mère» peut, seule, autoriser une de ses filles à prier +particulièrement en commun. + +Prières et bonbons, tout appartient à la communauté» + +* * * * * + +--Mon enfant, dit sÅ“ur Marie-Thérèse à Simone, votre père vous a confié +à notre garde, mais n'allez pas croire que vous êtes ici en prison. +Venez me dire que vous êtes obéissante et je signe votre mise en +liberté. Nos filles sont de pieuses et saintes geôlières qui vous feront +douce votre retraite. + +--Mais, madame... + +--Appelez-moi «Notre Mère», voulez-vous? J'ai si peu l'habitude de +m'entendre appeler _madame_. Je vous le demande, mon enfant. + +--Oui, ma sÅ“ur. + +--Voilà qui est déjà mieux... Réfléchissez, mon enfant. Il est si doux +d'obéir. Notre Seigneur a vidé le calice jusqu'à la lie pour faire la +volonté de son père. Le sacrifice que l'on vous impose est moins +douloureux. M. Gosselet ne veut pas vous faire épouser un bossu... + +--Mais, madame... + +--Notre Mère! + +--Notre Mère, j'ai résolu fermement d'épouser qui j'aime. + +--Bien, mon enfant, je ne vous parlerai pas du monde, je ne le connais +pas. Mais vous pouvez vous tromper dans votre choix, vous pouvez vous +laisser prendre à de fausses apparences. Hors de Jésus, tout est vanité. +Je sais que vous n'avez pas eu le bonheur d'apprendre à l'aimer dans nos +maisons religieuses, mon enfant, mais vous n'êtes pas une mauvaise +fille, je le vois bien. Je pense même que nous deviendrons amies. + +--Oh! madame! Oh! ma sÅ“ur! + +--Alors, vous préférez la liberté à notre amitié? + +--Je l'avoue, ma mère, bien que... + +--Oui, oui, n'allez pas revenir sur cette parole pleine de +franchise.--Une de nos bonnes sÅ“urs converses va vous conduire à votre +chambre et vous vous reposerez de vos fatigues, mon enfant. J'espère que +vous dormirez bien... Venez causer avec moi, à votre réveil. Je vous +présenterai à une de mes petites protégées, à une désespérée elle aussi, +qui commence à oublier. Mais n'allez pas lui communiquer votre bel +enthousiasme! + +«Inutile, mon enfant, de vous lever au premier coup de cloche, +d'ailleurs vous ne l'entendrez pas. + +«Maintenant un conseil, mon enfant. Si votre grand, grand chagrin vous +empêche de prendre un repos qui vous est nécessaire, agenouillez-vous +devant le crucifix qui orne votre chambrette. + +--Mais, ma mère, j'espère dormir. + +--La courageuse enfant! + +--Vous mettrez une robe noire, demain: c'est la règle. Toutes les jeunes +filles ou les jeunes femmes en retraite doivent se vêtir de la sorte. + +--Mais, notre Mère, je n'ai pour vêtement que ceux que je porte. Mon +départ précipité... + +--Oui, je sais... Vous rougissez, mon enfant. Vous avez dû vous faire +belle, si belle, que vous devez attendre en votre chambre que M. +Gosselet vous envoie... Mais voyons un peu sous ce manteau... + +--Non, ma sÅ“ur, je ne puis... + +--Tout le monde m'obéit ici, mon enfant! + +--Au fait je puis bien vous montrer mon costume de gymnastique. + +--De gymnastique! + +Dégrafant son grand manteau en drap bleu orné de cabochons, Simone +apparut en pantalon de flanelle blanche plissée et bouffant, en tunique +moulant ses épaules comme un linge mouillé. + +SÅ“ur Marie-Thérèse recula comme éblouie par la blancheur du tissu. Et +les mains jointes, les yeux baissés: + +--Oh! ma fille! oh! ma fille! Comment avez-vous osé aller vers celui que +vous aimez vêtue si peu décemment?... Il aurait douté de vous, plus +tard. + +--Je venais de faire du trapèze, notre Mère, quand j'ai pris la fuite. + +--Du trapèze! + +--Je suis presque aussi forte que les professionnels. + +--Le démon se sert de toute arme pour vous ravir... En vous inspirant +l'amour d'exercices peu familiers à notre sexe, il comptait vous perdre +par l'attrait des mascarades immorales. Votre costume est outrageusement +immoral, ma chère fille, et votre père permettait... + +--On voit bien, notre Mère, que vous ne savez rien de l'éducation +moderne... et que vous n'avez jamais fait de gymnastique! + +Ceci fut dit si gaiement que sÅ“ur Marie-Thérèse, oubliant de relever +l'impertinence, se mordit les lèvres pour ne point rire. D'exsangue +qu'elle était, sa bouche s'empourpra, carminant d'un trait transversal +son masque pâle. + +Puis, devenu grave: + +--Vous avez commis une grande faute, mon enfant, et je devrais vous +gronder, mais vous êtes si... amusante. Au fait, me voilà réduite à +faire planter des piques sur les murs de notre couvent. Peut-être +n'aurais-je pas accepté de veiller sur vous si j'avais su que vous étiez +gymnasiarque. Évitez, mon enfant, de montrer à la sÅ“ur converse qui va +vous conduire à votre chambre, que vous êtes venue ici en petite +saltimbanque. Promettez-moi aussi de ne pas scandaliser mes filles par +le récit trop inconvenant de votre fuite. C'est entendu, n'est-ce pas? + +--Oui, notre Mère. + +--Dormez bien et récitez les prières que vous apprit votre maman quand +vous ne faisiez que jouer à la poupée. Les cÅ“urs simples sont à Dieu, +mon enfant; les autres sont au diable. + +* * * * * + +Arrivée en sa chambrette, Simone ne put se défendre contre la tristesse +qui l'envahit brusquement. L'hostilité des choses qui l'entouraient lui +rappelait le nid bleu et blanc où elle pensait à _lui_, rêvait de _lui_, +en un cadre riche et coquet. + +Blanchie à la chaux, la chambre ou plutôt la cellule n'avait pour tout +meuble qu'un lit étroit à quatre colonnes, entouré d'épais rideaux +blancs, une table de bois blanc et un escabeau. Sur une croix noire +accrochée au mur, un Christ en plâtre neuf se dressait tout pâle +au-dessus d'un bénitier attristé du rameau de buis qui secoue sur les +morts des pleurs d'eau bénite. + +Une pancarte imprimée en lettres grasses attira le regard de Simone sur +la sentence: _Vanité des vanités, tout est vanité_. + +Elle dit tout haut:--C'est gai, ici! + +Posant son chapeau sur la table, elle releva d'un tapotement de main les +petites boucles de cheveux qui couronnaient son front d'un toupet de +clown, tira un blocknote de la poche de son manteau et écrivit sur la +première page: + +* * * * * + +«Mon André, + +«Je suis seule et enfermée dans une cellule de nonne. Mon père vient de +me traiter de fille. La supérieure des Visitandines, malgré sa bonté ou +à cause de sa bonté, ne m'a qualifiée que de petite saltimbanque. Tout +m'est hostile ici, et le Christ qui orne la muraille, devant moi, semble +me regarder en ennemie. Je crois en toi et je t'aime. Je vais me coucher +et dormir pour rester forte contre leurs tentations. Je m'évaderai de ce +couvent. Comment? je ne sais. Mais je m'évaderai. + +«Cette résolution bien arrêtée me rend très calme. Je me sens tout à +fait maîtresse de moi-même et de mes nerfs. Tu verras comme je suis une +petite femme de courage, de sang-froid et d'énergie. + +«Je ne veux pas, mon aimé, écrire un _journal_ de captivité, mais +j'espère te montrer, un jour, ces notes qui te prouveront que tous mes +pensers sont à toi. Malgré tout, je reste ta femme, ta petite femme et +je t'avoue tout bas, à l'oreille, que j'ai grande envie de pleurer loin +de toi. + +«Que fais-tu, mon André? Chassé de l'usine, tu te désespères, sans +doute. Aie foi en moi, mon aimé. + +«Ici je serai presque heureuse au milieu de pauvres femmes qui disent +des mots de passion à Celui qui ne se révèle jamais à leurs cÅ“urs +d'amantes. Toi je t'ai vu, je sais ton âme, je sais aussi que nous nous +aimons. + +«Dors bien, mon aimé, et ne te laisse pas abattre par l'adversité; +d'autres jours nous seront joie. + +«Méfie-toi de l'honnête homme, André! + +«Je suis presque gaie, tu vois. Joue contre joue, nous lirons ces +lignes, plus tard, chez nous, chez nous!... + +«Pense à moi. Je sentirai très bien ta pensée dans mon cÅ“ur. Aime-moi +bien; je veux être ton cher amour et sentir que je le suis. + +«A toi. + +Simone GOSSELET, «_la fille, la petite saltimbanque_.» + + +«Ceux qui m'insultent ne savent pas... Père souffre pour de l'argent! Le +_cÅ“ur_ n'est pas un muscle, malheureusement. Les singulières formes +qu'il prendrait selon les gens! On exhiberait ces monstruosités à la +foire. Sur ce, je vous embrasse, mon époux. + +«SIMONE.» + +* * * * * + +Très brave, la fille de M. Gosselet ne pleura guère plus de cinq minutes +dans le petit lit démodé, entouré de rideaux en cretonne rugueuse. + +Dans les cellules voisines, les religieuses obsédées d'amour invoquaient +Jésus. + +Simone s'endormit, prononçant un nom profane mais tout aussi doux à ses +lèvres que celui du Crucifié. + + + + +VII + + +Simone se réveilla toute glacée sous les neiges de ses rideaux qui +l'enveloppaient comme d'une froide avalanche. + +Elle revêtit une robe noire que lui apporta une sÅ“ur converse et rendit +visite à la supérieure. + +--Mon enfant, lui dit sÅ“ur Marie-Thérèse, je crois que, contrairement à +la règle, il est inutile que je vous confie à une «maman», à une de mes +filles qui tenterait en vain de ramener à Dieu un cÅ“ur pris tout entier +par le monde. Je vais vous présenter à Mlle Paule de P... qui a bien +voulu, sur ma demande, vous prêter ce vêtement de deuil qui sied mieux à +une jeune fille bien élevée que votre accoutrement d'acrobate. + +Mandée par sÅ“ur Marie-Thérèse, Paule de P..., blonde et frisée comme un +petit saint Jean, menue trottinante, le visage délicieusement assombri +par deux grands yeux à peine teintés de bleu, fit son entrée dans le +cabinet directorial. + +Elle reconnut sa robe sur le dos de l'amie que lui confiait sÅ“ur +Marie-Thérèse, battit des mains et s'écria encouragée par l'attitude +souriante de Simone: + +--Ah! je serai moins seule. + +--Voilà , ajouta la supérieure, qui va hâter votre guérison, ma chère +Paule et vous rendre vite à Mme de P... Je vous autorise à vous +promener dans le cloître pendant l'office de ce matin. + +* * * * * + +Simone et Paule descendirent dans le grand cloître, sorte de vestibule à +colonnade, habité par des statues de saints et de saintes en marbre +blanc, encerclant un paradis fleuri de corbeilles et planté d'acacias. + +--Je ne sais rien de votre vie, j'ignore quelle aventure vous a valu une +vilaine retraite forcé, ma chère amie, dit Paule, mais je vous aime déjà +comme une sÅ“ur. Les cÅ“urs appartiennent tous ici à Jésus et j'ai si +grande envie de me confesser que... je vais tout vous dire. + +--Déjà ! + +--Oui, déjà . J'aime mon ancien professeur de piano, un jeune homme qui +sera célèbre demain. Il a composé une mélodie éditée: _Rêves du matin_. +Connaissez-vous _Rêves du matin_? Cette Å“uvre divine m'est dédiée, ma +chère. Je pleure toutes les fois que je joue son aveu, car c'est l'aveu +de son amour pour moi. + +«Maman était à la recherche de je ne sais quelle partition dans la +bibliothèque. Ce fut une révélation. Oh! si douce!... Quand mère entra +brusquement, devinant tout,--il ne jouait plus que d'une main,--j'étais +assise sur ses genoux et il me baisait les poignets. «Sortez, monsieur!» +Il partit très digne, et quelque chose de moi s'en alla avec lui. + +«Espionnée d'abord par toute la valetaille, puis gardée à vue par maman, +je fus enfin confiée à sÅ“ur Marie-Thérèse. + +«Ici, je puis l'aimer tout bas et chantonner aussi tout bas les _Rêves +du matin_! Voulez-vous que je vous dise la mélodie sans paroles. _Tu_... +_tu_... _tu..._! C'est aussi énervant que les odeurs d'encens qui me +donnent la migraine à la chapelle. _Tu_!... _tu_... _tu_...! Il me +semble que ses doigts jouent dans mes cheveux. Nous échapperons à la +surveillance de la sÅ“ur qui veut me convertir et nous irons dans +l'oratoire de la supérieure. Il y a là un petit harmonium. _Rêves du +matin_ fait très bien sur l'harmonium. Je l'aime... je l'aime! + +--Et il se nomme? + +--Gontran Saint-Patrick. + +--Un joli nom de musicien. Moi, ma chère amie--confidences pour +confidences--j'aime un tout petit employé de mon père qui n'a jamais +fait la moindre musiquette, qui n'a jamais rimaillé le moindre sonnet. +Autrefois quand il semblait rêveur, les gens qui l'entouraient pouvaient +l'entendre murmurer des choses extraordinaire: AX² - 4Tc... + +--C'est une manière de savant? + +--Oui, mais maintenant quand il rêve, il dit: «Simone.» C'est une +manière d'amoureux. Il est ingénieur-constructeur et trouvera le moyen +de me bâtir une maisonnette de bonheur à huis-clos. Mon père s'oppose à +notre union, ce qui vous explique ma présence en ce couvent. + +--Votre fiancé se nomme? + +--André. + +--André! presque aussi joli que Gontran. + +--Presque... vous êtes charmante! Mais pour un ingénieur, c'est +suffisant, n'est-il pas vrai? + +--Vous vous moquez! + +--Moi, point, cela vous prouve que vous aimez Gontran autant que j'aime +André: voilà tout. + +--Je l'aime... je l'aime... Mais c'est un amour maudit puisqu'il fait le +désespoir de ma bonne mère. + +--Mon amour donne la migraine à bon papa Gosselet, et je vous assure +qu'il est, cependant, cet amour, à l'abri de toutes les malédictions. + +--Vous êtes donc bien courageuse? + +--J'espère l'être assez pour faire mon bonheur. + +--Mais vous êtes prisonnière. + +--On s'évade. + +--Oh! + +--Quoi! oh? + +--Ce serait très mal et très difficile. + +--Par compassion pour Gontran, je serais heureuse de vous prouver que +cela n'est pas aussi difficile que vous le pensez. + +--Je verrai... je réfléchirai... mais ce serait très mal. S'enfuir de la +maison de Dieu! Il est vrai que je m'ennuie, m'ennuie... m'ennuie! +Regardez voir si je n'ai pas un cheveu blanc, là sur la tempe gauche? + +Simone penchant sur son épaule le front bouclé de sa nouvelle amie, +souleva du doigt les boucles blondes et dit apitoyée: + +--Toute une boucle, ma chère, toute une boucle. Encore huit jours de +réclusion et vous serez poudrée à la maréchale. Il est vrai que +semblable parure sied bien aux visages à roseurs. + +--J'ai vieilli tant que cela? Des cheveux blancs! Vous avez bien vu? Je +monte vite dans ma chambre. J'ai pu apporter ici une petite glace de +poche. Les sÅ“urs prétendent que je possède, seule, cet _instrument de +péché_. + +--Prétendent, c'est possible! mais... elles aiment Jésus. Les femmes se +font belles pour celui à qui elles veulent plaire. + +--Elles sont belles en elles, les pauvres filles. Vous les aimerez quand +vous les connaîtrez. Mais mes cheveux blancs? + +--Inutile de consulter votre petite glace, ma chère Paule, vos cheveux +sont tous blonds à nuances infiniment variées. Il doit falloir beaucoup +pleurer pour gagner ses cheveux gris; et vous n'avez guère fait que +sourire jusqu'à l'audition de _Rêves du soir_. + +--Je suis si malheureuse depuis huit jours que je suis ici! Je ne parle +pas la même langue que les bonnes sÅ“urs. Si je pense Gontran, elles +disent Jésus. Toujours la même existence grise, calme, endeuillée de +chants religieux aussi réjouissants que le _Dies iræ_. Tout conspire +contre mon amour. Mais maintenant que je vous ai, je serai plus forte, +oui, plus forte. Avez-vous une chambre à vous? + +--J'ai une cellule, comme une vraie prisonnière. + +--Moi, j'habite une chambre garnie de tous mes bibelots de jeune fille. +J'étais si désespérée, lors de mon arrivée, que sÅ“ur Marie-Thérèse a +consenti à me laisser mes petits riens. + +«Je suis, par distraction, presque tous les exercices des Visitandines. +Je me lève à cinq heures à l'appel de la cloche du couvent et descends à +la chapelle où je communie avec toute la communauté le jeudi et le +dimanche. J'assiste ensuite à une seconde messe et déjeune un peu avant +les bonnes sÅ“urs. Je prends volontiers du café au lait, le matin. Elles +ne mangent que de la soupe... A huit heures et demie: office. C'est +triste, triste! Les Visitandines chantent sur trois notes des psaumes +qui me font pleurer. On dirait que j'entends le _De profundis_ clamé sur +mon amour mort. + +«... Après le dîner qui a lieu à midi, nous descendons dans le grand +cloître et je m'amuse à parer de fleurs la statue de sÅ“ur Agnès que vous +voyez là -bas près de la Vierge Marie. + +«... A une heure, je brode ou couds des petites brassières pour les bébé +de pauvres, puis vais pleurer à une nouvel office chanté sur trois notes +lugubres. J'écris ensuite à ma mère que je m'ennuie... m'ennuie... et +j'assiste à l'office de cinq heures. Toujours les trois notes, les trois +notes, les trois notes... + +--C'est moins compliqué que _Rêves du matin_! + +--Méchante, taisez-vous!... Puis souper, puis promenade, ou travail, +puis nouveau et dernier office, celui du soir, égayé des trois notes +désespérées... Alors commence le grand silence ordonné par les règles de +saint François de Sales, silence si absolu que les pauvres sÅ“urs malades +ne demandent que par gestes ce dont elles ont besoin. Je n'entends dans +les cellules voisines de ma chambre que les coups de discipline dont se +punissent les sÅ“urs tentées. + +--Tentées par qui? + +--Tentées par quelque souvenir du monde qu'elles ont fui. Elles se +flagellent aussi pour des causes beaucoup plus futiles, pour avoir, par +exemple, prêté trop d'attention aux broderies qui ornent le voile du +sanctuaire. Alors je ferme les yeux, car je suis, moi, une grande +coupable et je dis, tremblante, ma prière du soir. + +--Vous n'avez jamais eu la pensée d'entrer en religion, ma pauvre amie? + +--Non, jamais! Je suis trop jeune pour ne pas aimer le monde. J'avoue +cependant que les lectures à haute voix pendant les heures de travail de +la communauté m'ont souvent fait envier la félicité des âmes qui ne +vivent qu'en Dieu. Hier encore, sÅ“ur Jeanne-Adèle m'a beaucoup émue en +déclamant d'une voix mal assurée la _Vie de Anne-Madeleine de Rémuzat_, +une des saintes glorieuses de l'ordre de la Visitation. Les grosses +chemises de coton, serrées au cou par un nÅ“ud coulant comme des sacs de +meunier, que portent les bonnes sÅ“urs, me feraient regretter mes +chemisettes de jeune fille. Puis, sous le voile blanc des novices +passerait toujours quelque boucle blonde de mes cheveux indisciplinés. +En outre, il me serait fort désagréable de ne plus voir mère qu'au +parloir. Je l'aime bien, mère, malgré tout. + +--Votre mère vous rend visite souvent? + +--Tous les jours. Elle attend ma soumission pour m'emmener chez nous et +me consoler de tous mes ennuis. Ses visites me font mal. Le parloir est +si triste! Ceux du monde attendent dans une petite pièce cirée, meublée +de chaises alignées avec tant de soin qu'elles semblent scellées à la +muraille. Devant chaque chaise, un carré de tapisserie à fleurs passées. +La sÅ“ur mandée par un _vivant_ arrive escortée de sÅ“ur Écoute! Ah! Ah! +Ah! + +--Pourquoi ce rire? + +--SÅ“ur Écoute! SÅ“ur Écoute est la plus vieille de la communauté. Elle +n'a jamais aimé que Jésus et elle l'aime, je crois à sa manière, en +soupçonneuse et en grondeuse. SÅ“ur Écoute n'y voit presque plus. Quand +une jeune Visitandine se rend au parloir, vite, SÅ“ur Écoute quitte la +lingerie où elle taille pour ses compagnes des voiles de formes +invraisemblables, sans patrons, au seul jugé des ciseaux tremblottant au +bout de ses vieux doigts. Elle accourt trottinant, regardant la sÅ“ur +qu'elle va accompagner comme si la pauvre fille allait à une entrevue +avec le diable. Arrivée devant la grille gazée de noir, sÅ“ur Écoute +dévisage le visiteur ou la visiteuse de ses grandes prunelles mortes +pour leur faire rentrer dans la gorge les futilités qu'ils pourraient +débiter, puis fait glisser entre ses phalanges noueuses les grains de +son rosaire. + +«... Parfois elle avance d'un pas vers la grille, semblant scandalisée, +puis continue ses oraisons, les paupières baissées, jusqu'à ce qu'un +geste un peu trop vif la tire de son extase réparatrice. + +«... Si l'entretien dure trop longtemps, elle pousse des soupirs, fait +cliqueter son chapelet, montre grise mine aux visiteurs. Ce manège ne +manque pas d'intriguer les vivants qui rient de bon cÅ“ur lorsqu'ils +apprennent que sÅ“ur Écoute est sourde, sourde comme un vieux pot depuis +une bonne douzaine d'années. + +--Décidément, je pense ne pas trop m'ennuyer ici, ma chère Paule. Je +découvre un monde nouveau. + +--Vous verrez que les trois notes des offices auront vite raison de +votre gaieté. Mais voilà les bonnes sÅ“urs qui reviennent de la chapelle. + +Par une porte s'ouvrant en un angle du quadrilatère formé par la +colonnade du cloître, les robes noires, raides, anguleuses, archaïques, +envahissaient le préau. Les faces émaciées étaient blanches dans +l'encapuchonnement du voile noir. Les lèvres plates semblaient usées par +les baisers de cuivre du crucifix. Les yeux, aux pupilles agrandies par +les contemplations, se voilaient de paupières diaphanes et bleutées, +aveuglées par la lumière d'un soleil neuf de mai. + +Toujours priant, elles longèrent la colonnade, s'inclinant bien bas +devant les statues de marbre, sans un sourire au jardin nouveau fleuri, +sans un regard au grand ciel bleu. Elles marchaient en un froissement +rude d'étoffes, en un heurt des rosaires. Pas un martèlement de +chaussures sur les dalles de pierre. Effrayés par ce passage silencieux +d'ombres, les moineaux se réfugiaient dans les massifs. + +Quand la procession noire eut disparu, mains jointes, dos voûtés, sous +une porte de la galerie, Simone dit: + +--Le spectacle n'est pas gai. + +--Elles sont bien heureuses, ne regrettant rien, ne désirant rien!... +Voici SÅ“ur Marie-Thérèse! + +SÅ“ur Marie-Thérèse quittait, à son tour, la chapelle, moins recueillie +que ses chères filles à en croire l'aller de ses grands yeux sur les +choses qui l'entouraient. + +Elle semblait heureuse du renouveau, pensait, sans doute, que les saints +de marbre auraient, le printemps venu, leurs socles toujours fleuris, et +que les étoiles blanc-rosées des espaliers se changeraient en fruits +savoureux qui ne coûteraient rien à l'économat. + +Elle fit signe aux deux amies d'un geste ample de ses grandes manches: + +--Eh bien, ma chère fille, cela ne ressemble pas trop à une prison. Vous +verrez, nous vous gâterons. Venez que je vous montre nos fleurs avant de +vous présenter à la communauté. + +Tout en cheminant, elle admira Dieu devant les corbeilles de fleurs, se +signa près des quinconces où des _Ecce homo_ s'élevaient en des +retraites de verdure, gronda maternellement Paule de P... qui déchirait +entre ses ongles le calice d'une fleur de pêcher, puis gagna, suivie de +Simone et de Paule, l'atelier où ses filles travaillaient à enrichir de +quelques linges rares, de quelques tissus fins, le trousseau de Jésus. + +Simone, un peu émue, s'assit à côté d'une vieille Visitandine, la sÅ“ur +robière, qui donnait de grands coups de ciseaux dans une pièce de drap. + +Les sÅ“urs lui firent un accueil blanc des lèvres, puis reprirent leur +couture ou leur broderie, écoutant la lecture de sÅ“ur Jeanne-Adèle. + +* * * * * + +SÅ“ur Jeanne-Adèle lisait: + +«Madelaine Rémuzat éprouva, jeune encore, la mystérieuse souffrance de +l'amour. Le Seigneur, en lui révélant ses charmes, excitait ses désirs +de l'aimer davantage; mais comblée de faveurs célestes et aspirant à y +répondre, que peut-elle offrir à un Dieu qui se rend prodigue de +lui-même? Question complexe, insoluble! Elle jeta la sainte enfant dans +le supplice douloureux que nous ne pourrions mieux expliquer que par les +paroles de l'aimable docteur à son Théotime: «Ce n'était pas le désir +d'une chose absente qui blessait son cÅ“ur, car elle sentait que son Dieu +lui était présent. Il l'avait déjà menée dans son cellier à vin; il +avait arboré sur son cÅ“ur l'étendard de l'amour. Mais quoique déjà il la +vît toute sienne, il la pressait et décochait de temps en temps mille et +mille traits de son amour, lui montrant, par de nouveaux moyens, combien +il était plus aimable qu'il n'était aimé. Et elle, qui n'avait pas tant +de force pour l'aimer, que d'amour pour s'efforcer, voyant ses efforts +si imbéciles en comparaison du désir qu'elle avait pour aimer dignement +Celui que nulle force ne peut assez aimer, hélas! elle se sentait outrée +d'un tourment incomparable.» Et de plus, elle était accablée par le +poids de son impuissance, plus vivement aussi se sentait-elle +sollicitée, poursuivie par les exigences amoureuses de son Maître adoré. +Que lui demande-t-il donc? Elle ne sait pas[1]...» + +Simone écoutait, étonnée, cette phraséologie troubleuse d'âmes. + +Toutes ces femmes aimaient donc Jésus d'un amour charnel qu'elles +soupiraient sur la blancheur des linges quand la lectrice soulignait +d'un geste de voix: «_elle se sentait outrée d'un tourment +incomparable_» ou bien: «_poursuivie par les exigences amoureuses de son +Maître adoré_...» + +Paule de P... dit comme à regret: + +--Venez, nous nous rendrons au réfectoire, avant la communauté. Cette +lecture vous a émue, je le vois, c'est si beau! si beau! + +Note [1]: Anne-Madeleine Rémuzat, d'après les documents de l'ordre, +Lyon. Vitte, édit. + + + + +VIII + + +--Comment va Votre Colère, ce matin? + +--Elle se porte à merveille, merci, Votre Sérénité. Vous êtes donc bien +certaine de l'épouser? + +--J'ai l'intention de tout faire pour cela et... même plus. + +--Même plus!... Voilà un mot qui vous vaudrait une neuvaine de la +communauté s'il venait aux mignonnes oreilles de sÅ“ur Marie-Thérèse, +notre Supérieure, ma chère Simone. Même plus!... Le vieil abbé +Fermadand, notre aumônier, vous exorciserait en pleine chapelle. Alors +vous l'aimez assez pour... Et vous ne rougissez pas! Moi, j'ai des +roseurs à la nuque, voyez! + +--Rougissez pour moi, ma chère Paule, rougissez à votre aise. Je suis +bien certaine de quitter cette jolie cage à linottes. + +Et ce disant, Simone prit place sur un banc de granit à côté de cette +pauvre petite Paule de P... embastillée pour illicite amour offert à son +professeur de piano. + +Paule, élevée au Sacré-CÅ“ur, aimait le babillage raisonneur de la +«petite laïque». Elle prenait courage, s'enhardissait au contact de +cette amie oseuse qui l'effrayait par la non-hypocrisie de son allure et +ses pensers proclamés tout haut en ce milieu de chuchotements étouffés +sous les béguins. + +Assises robe à robe, les mains tournant les feuillets des livres +qu'elles ne lisaient pas, elles amusaient leurs yeux de l'aller des +robes monacales sur le sable blond, par ce matin d'avril. + +Dans la petite cour proprette, sous les marronniers déjà feuillus, les +bonnes sÅ“urs s'abordaient avec des petites mines très dignes, se +faisaient des révérences mi-cérémonieuses, parlant des lèvres seulement, +les dents blanches montrées en des rires qui ne sonnaient pas. + +Simone singeait leur bonjour matinal, pépiant à chaque rencontre de deux +nonnettes sous les marronniers: + +«--Je salue Votre Douceur!» + +«--Votre Charité a bien dormi?» + +«--Comment va Votre Humilité?» + +«--Bien? je remercie Votre Chasteté.» + +Quand les moineaux se roulaient à leurs pieds en des maladresses de vol +troublé par le besoin d'aimer, les Visitandines faisaient des signes de +croix à la dérobée ou récitaient quelque oraison jaculatoire en une +presque immobilité des lèvres. + +Toutes ou presque toutes avaient _leur_ prière à Jésus, au doux Jésus, à +l'Amant Jésus, au Bien-Aimé Jésus, à l'Époux Jésus. + +Elles composaient, la nuit, en leurs cellules, des placets d'amour +qu'elles débitaient le lendemain à la chapelle, regardant les lèvres +pâles du doux Crucifié, espérant les voir remuer. + +* * * * * + +Ce jour-là , une à une, discrètement, la bouche entr'ouverte, les yeux +allumés, elles se dirigeaient vers la petite porte ogivale de «Sa +Maison.» Il était là et elles allaient Le contempler. Anxieuses, elles +s'arrêtaient sur le seuil du temple, se cachant le visage en des +blancheurs de linge, venant au rendez-vous en de fausses pudeurs comme +sous de doubles voilettes. + +Paule de P... dit brusquement, pour expliquer ces fréquentes visites à +la chapelle: + +--SÅ“ur Agnès va mourir. + +--Qui, sÅ“ur Agnès? + +--J'oublie toujours, ma pauvre Simone, que vous êtes loin de nous, tout +en demeurant au milieu de nous. Vous ne connaissez pas sÅ“ur Agnès... la +religieuse si blanche... qui dort avec Jésus... + +--Qui dort avec Jésus! Expliquez-vous. Je ne suis pas élève du +Sacré-CÅ“ur, moi! + +--Vous avez vu à la chapelle, dans le chÅ“ur, la religieuse étendue sur +une chaise longue et si faible et si blanche, avec des yeux si grands? + +--Oui, j'ai vu une pauvre femme bien malade! + +--Pauvre femme! Elle est l'Heureuse, l'Enviée. Toutes les religieuses +jalousent son sort. Le Crucifié lui tend les bras et il la prend toute, +peu à peu, délicieusement. Il l'attire et l'absorbe en lui, il aspire +son âme comme elle aspire, elle, son cÅ“ur divin. + +--Une folle mystique! + +--Non, une fiancée, et plus heureuse que bien des fiancées de la terre, +puisqu'elle va vers l'amant céleste des âmes; qu'elle meure pour l'amour +de son amour aujourd'hui ou demain, dans quelques heures, elle sera dans +son Paradis de délices, submergée dans sa fontaine d'amour. + +Les yeux levés en d'extatiques visions, Paule de P... soupirait. Simone +lui prit la main doucement, et, moqueuse: + +--Je vous assure, ma chère amie, que votre fiancé n'est pas au ciel, +lui. Un peu de courage! Dans quelques jours les portes de la cage +s'ouvriront pour vous aussi, et vous volerez à tire-d'ailes... Est-ce +qu'il a de longs cheveux, votre musicien? + +--Mais non... très correct. + +--Ce n'est pas une façon de Christ, alors! Vous avez une tendance à le +confondre avec Jésus. C'est humiliant pour tous les deux... + +--Vous blasphémez! Vous me faites de la peine. + +--Non! je raisonne. Je crois en Dieu, fermement, je vous l'assure, mais +pas en un Dieu joli garçon, et je pense avoir assez de l'autre vie pour +l'aimer comme l'aiment les Visitandines. Elles se noient en Dieu, vous +le voyez bien. + +--Je ne discuterai pas avec vous, petite philosophe. Je vais vous conter +une simple histoire, celle de SÅ“ur Agnès, et nous verrons si vous rirez +de cette «noyade». + +--Cela débute par une histoire d'amour, n'est-ce pas? + +--Oui, mais ne m'interrompez pas, raisonneuse. Autrefois, sÅ“ur Agnès +était une jolie héritière de notre monde. Grande, brune, très belle, +dissipée, primesautière, elle répondait à des propos de bal, à des +flirts respectueux mais osés, par de grands éclats de rire qui +interloquaient les amoureux. Pas facile à prendre celle-là ! Les duos, +les tours de valse, les singeries du cotillon, les émotions au théâtre +ne lui enlevaient jamais sa belle humeur un peu moqueuse et partant +redoutée. Elle disait à Roméo quand elle était Juliette: «Monsieur, vous +êtes d'un demi-ton trop haut.» + +Enfin vint celui qui devait triompher d'une si grande assurance: un +jeune Saint-Cyrien, très embarrassé de son épée et portant son képi +empenné comme un marguillier porte le dais aux processions du +Saint-Sacrement. + +Elle l'aima tout de suite et ne trouva pas de mots drôles quand il +s'embrouillait dans les figures de nouvelles danses. Lui, un peu timide, +n'osait pas lui faire sa petite profession de foi. Elle s'en aperçut et +l'encouragea même, dit-on. Puis, à la première syllabe d'aveu, elle +riposta, par habitude de quereller les amoureux ou pour dissimuler son +émoi: + +--Vous êtes le vingt-cinquième, monsieur! Votre petite machine n'est pas +originale, d'ailleurs. Je puis vous réciter la suite, si vous le voulez! + +Le petit Cyrard, confus, fit une belle révérence datant de sa mère-grand +et ne reparut plus chez la tante d'Agnès. + +Elle ne désespéra point trop, comptant le ramener à elle tôt ou tard, +lorsqu'elle apprit, deux ans après, qu'il se fiançait à une de ses +amies. + +Elle assista très digne à la messe de mariage, puis, le soir même, elle +vint prier sÅ“ur Marie-Thérèse de la recevoir au couvent. + +--Morale: Ne désespérez pas celui que vous aimez. + +--Taisez-vous, mon amie. Elle fut si malheureuse, sÅ“ur Agnès! Celui +qu'elle aimait, à une autre! + +Songez à ce que vous souffririez si André... C'est André, n'est-ce pas? + +--Moi je n'ai rien dit. + +--Sans vous en douter, dans le laisser-aller de vos confidences, vous +avez prononcé le nom! Bon! Voilà que vous rougissez. + +Les deux petites prisonnières, les mains jointes en un instinctif +sentiment de crainte, se turent, regardant voleter les moineaux. + +* * * * * + +--Je continue, dit Paule, souriant de l'émoi causé à son amie, SÅ“ur +Agnès pria longtemps, longtemps, avant d'oublier l'aimé. Ses actes +d'amour n'allaient pas toujours à Dieu et elle se jugeait bien coupable, +jeûnant, usant sa robe sur les dalles de l'église. On parla beaucoup +d'elle dans le monde, et je me souviens d'avoir copié pendant les +vacances une prière composée par elle, prière où elle suppliait Jésus +tout puissant de la délivrer du souvenir du petit Saint-Cyrien. Je +transcrivis cela, au temps de mes robes courtes, ne sachant trop ce que +signifiaient ces appels à la clémence divine. Je pensai en ma faible +jugeotte que la pauvre femme devait être quelque grande criminelle, +quelque empoisonneuse. + +L'amour de Dieu triompha après deux ans de luttes. Elle fit mander +l'aimé au parloir, sous couleur de lui rappeler ses devoirs de chrétien, +s'abusant elle-même, la pauvre douloureuse, sur le motif de ce revoir. +Elle lui apparut endeuillée derrière le crêpe qui partage en deux la +petite pièce: côté des morts, côté des vivants. Il fut bon, très doux, +promit de travailler à son salut, sans sourire. Elle l'adjura d'aimer sa +femme. Il ne répondit pas, par pitié. Quand on l'emporta évanouie, il +pleura d'avoir perdu cet amour qu'il n'avait pas eu, et cependant, il +aimait celle qu'il avait épousée. + +Dieu pardonna enfin et sÅ“ur Agnès n'habilla plus du regard, le corps +blanc en croix, d'un pantalon rouge à bande bleue et d'une capote à +boutons d'or. Elle pria avec calme, n'osant dire à Jésus des mots de +passion, par pudeur, les regrets étant trop récents encore. Elle alla à +Lui d'une façon correcte, en femme honnête qui ne se jette pas dans les +bras de l'amoureux numéro deux, parce que l'amoureux numéro un l'a +dédaignée. + +--Comme vous savez bien toutes ces choses, mon amie! + +--Je devine... probablement... en femme qui aime. D'ailleurs on commenta +beaucoup autour de moi, je vous l'ai dit, le roman de sÅ“ur Agnès. Il se +peut aussi que mon éducation au Sacré-CÅ“ur m'ait appris... + +--... Comment on flirte avec Dieu... Continuez, je vous prie! Mais ce +long récit vous fatigue, peut-être. Vos jolies mains reposent si lasses +dans les plis de votre jupe! Et cet imbécile de médecin qui ne croit pas +devoir vous ouvrir les portes de la cage! + +--Je ne suis pas lasse de conter, je vous assure! C'est si beau ces +souffrances d'amour! SÅ“ur Agnès devint la bonne sainte de ce couvent. +Ses yeux qui avaient tant pleuré brillèrent d'un éclat doux, toujours un +peu mouillés d'eau. L'iris devenu large dans les longues contemplations +s'agrandit de telle sorte que bleues autrefois les prunelles étaient +devenues noires. Son visage s'affina, amaigri, mais non décharné. + +Souriante, elle accueillit au parloir les anciennes amies qui venaient +la féliciter de sa guérison, plutôt curieuses que compatissantes. + +Elle sut les petits potins du monde, les médisances, les calomnies, +reçut des confidences, des aveux, et donna des conseils aux désespérées +d'un jour. + +Elle fut, deux ans durant, le médecin pour âmes des petits cercles +féminins. + +Les coupés faisaient queue rue Denfert-Rochereau et la bonne sÅ“ur +Marie-Thérèse ne songea point à interdire, selon la règle, ces +parlottes, ces five-o'clock chez Jésus. + +De temps à autre, les visiteuses faisaient une retraite au couvent, +comme on va aux eaux, et l'économe de la communauté encaissait les +présents destinés à ornementer la chapelle du Sacré-CÅ“ur. + +Un prédicateur mondain, à la Madeleine, fit allusion à la sainte Mlle +de G... et pendant huit jours, il fut de bon ton de prendre le voile. La +mode passée, les pauvres petites filles romanesques regagnèrent la +maison paternelle mais non sans avoir laissé quelque peu de leur dot +derrière le crêpe noir. Il en coûte pour passer décemment du côté des +morts au côté des vivants. + +SÅ“ur Agnès joua de bonne foi son rôle de racoleuse. Elle avait l'âme +trop pleine de Dieu pour songer aux petits bénéfices que procure une +grande piété habilement exploitée. Elle s'étonna d'abord du vide qui se +fit brusquement dans le parloir, puis redoubla de ferveur pensant que +Dieu ne l'avait pas jugée digne de ramener à lui les pauvres brebis +égarées, les pauvres brebis à tête si légère, paissant n'importe quelle +herbe, au gré des pasteurs et aussi au hasard des pâturages. + +Adèle de G..., sa sÅ“ur, mariée depuis peu, venait lui confier les joies +et les tristesses de son ménage d'amoureux. Elle écoutait les +confidences avec un bon sourire indulgent de vieille grand'mère qui se +souvient. + +Cette pauvre amoureuse qui n'avait pas su garder son fiancé donnait à la +jeune femme des conseils qui devaient retenir le mari au logis. Elle dit +un jour, franchement: + +--Ma chère Adèle, il te faudrait un enfant. + +Et devenue rouge, la petite mariée: + +--Tu as raison, j'en parlerai à ... + +--Oui, nous le demanderons à Dieu, interrompit sÅ“ur Agnès. + +Les menottes roses qui devaient retenir par les pans de son habit le +père toujours sollicité par les distractions du cercle restaient dans +les limbes... + +C'étaient à chaque visite de longs interrogatoires mimés où elles +s'apitoyaient en gestes vagues. Elle, la petite mariée, en avait parlé +à ... + +SÅ“ur Agnès en avait touché mot à Jésus. + +Et pas une espérance! + +Quand la petite mondaine entrait au parloir en un fouettement de jupes +impatient, la recluse hochait la tête, désespérée. + +Le front volontaire, les lèvres en moue, Adèle frappait du pied en +fillette qui veut son jouet, malgré tout, na! + +SÅ“ur Agnès, toujours prête à s'accuser des maux qui sévissaient autour +d'elle, pensa que Dieu la punissait en la stérilité de sa sÅ“ur, et, en +une entrevue où Adèle de G... se désespérait de nouveau, elle chuchota, +les yeux baissés: + +--Ma chère Adèle, tu auras un fils et nous le nommerons Dieudonné. Hier, +à la chapelle, je demandai à Dieu de prendre ma vie pour en faire la vie +de celui qui naîtra de toi. + +--Je ne puis accepter ton dévouement, ton sacrifice, ma bonne Agnès. + +--Ne refuse pas, ma chérie, ma Mort c'est ma Vie. + +Rougissante, la petite mondaine ne trouva pas d'arguments assez +affectueux pour empêcher ce suicide. Elle dit même, envoyant un baiser, +à son départ: + +--Il est vrai que tu es comme morte pour nous et qu'un bébé qui serait +toi... Mais je pense que Jésus ne t'exaucera pas. + +--Espère, mon enfant, espère. + +Agnès pria Dieu d'accepter son sacrifice. Mystique, par conséquent +illogique, elle offrit en véritable holocauste pour la réalisation des +vÅ“ux de sa sÅ“ur une vie qui lui était odieuse. + +Elle en fit la confidence à son confesseur qui se hâta d'informer sÅ“ur +Marie-Thérèse du miracle qui pouvait se produire. + +Toute la communauté s'intéressa bientôt à la réussite de l'affaire. + +Dès le lever, la pauvre sainte devait écouter les petits papotages +égoïstes de ses compagnes: + +--Comment avez-vous passé la nuit, Votre Douceur? + +--Pas le moindre malaise, Votre Bonté! + +--Jésus! il me semble que vos yeux brillent, fiévreux, Votre Piété. + +Elle souriait, et tristement: + +--Pas encore! Dieu ne m'a pas exaucée. + +Enfin, l'été dernier, il y a quelque huit mois, la recluse sortit de sa +cellule fatiguée, les membres mous, comme vidés et délicieusement +alanguis. + +Ce fut une joie, un trémoussement de linges blancs, des balbutiements de +lèvres remerciant Dieu. Dans la petite chapelle, l'aumônier récita des +actions de grâce après la lecture du Saint Évangile. + +Dans l'après-midi, quand la sÅ“ur tourière introduisit Adèle de G... au +parloir, la jeune mariée aperçut derrière le voile noir le visage +souriant de sÅ“ur Agnès. Elle se précipita vers la grille criant: + +--Comment! tu sais... déjà ! + +--Je sais que Jésus exauce toujours ceux qui eurent foi en lui. A +genoux, mon enfant. + +Des larmes tombèrent lentes des yeux levés des deux mères priant à +genoux, séparées par le grand voile. Et derrière la gaze noire qui +endeuillait leurs visions, elles crurent apercevoir, l'une l'enfant +rose, petit mortel, l'autre bébé Jésus, petit dieu. + +De ce jour, elles souffrirent également de leur maternité. + +Des symptômes physiologiques surprenants leur donnèrent des joies +communes et des affres également partagées. Quand la mère, selon la +nature, élargit ses voiles, la mère selon Dieu vit son pauvre corps +s'émacier. + +La vie fuyait d'elle et elle n'en souffrait pas. + +Souvent en leurs rencontres au parloir, la Visitandine disait à Adèle: + +--J'ai eu peur, ma chérie. Hier, matin, j'étais comme guérie. + +--J'ai pleuré, avouait la mère enceinte. Il ne remuait plus depuis la +veille. + +--Heureusement que cela va mieux, souriait sÅ“ur Agnès! + +--Oui, heureusement! + +Cela continua à aller mieux. Cela continua à aller si bien que sÅ“ur +Agnès dut s'aliter dans sa cellule, seule, mourant d'une maladie +mystérieuse, sans médecin pour hâter sa délivrance, pendant que la +grossesse de l'autre était entourée d'attentions capitonnées. + +Le couvent triomphait. Des sacristies-boudoirs, les dévotes colportaient +le récit du miracle dans le monde. Des pèlerinages s'organisaient du +faubourg à la rue Denfert. + +SÅ“ur Agnès, sentant sa fin prochaine,--l'enfant d'Adèle ne pouvait +tarder à naître,--demanda à être transportée à la chapelle. + +En compagnie des vierges lui souriant, elle demeure, depuis quinze +jours, étendue sur une chaise longue dans le chÅ“ur doucement parfumé +d'encens, silencieux et tiède comme une chambre d'accouchée. + +Les yeux fixés sur la divine image de Jésus, elle attend, pâle, les yeux +cernés, les membres alourdis. Chaque matin elle vit de Jésus. L'hostie +est le seul viatique qui lui permet d'attendre la délivrance de la +petite mariée. + +La nuit, la lampe du Sacré-CÅ“ur brille d'un éclat doux de veilleuse +devant le tabernacle drapé d'une étoffe de soie dont les ors en +fioritures s'éclairent faiblement, et elle sommeille en Dieu, paisible. +Les chaînettes du luminaire dessinent des ombres d'anneaux gigantesques +sur les murs de l'église. Les saints et les saintes font des gestes doux +au gré des vacillations de la petite flammèche nageant sur l'huile +bénite. + +Quand elle s'éveille, elle prie, secouée de frissons, malgré +l'amoncellement des flanelles, remuant les lèvres, par habitude, quand +une faiblesse la renverse épuisée sur le mol entassement des coussins. + +Une sÅ“ur veille près de l'agonisante, une sÅ“ur qui s'endort ou qui ferme +les yeux, effrayée du silence qui met un bourdonnement en ses oreilles. +Elle se lève de temps à autre et se penche sur le visage blanc pour voir +si Agnès n'est pas morte. + +SÅ“ur Agnès va mourir! SÅ“ur Agnès de ses doigts noueux égrenait, ce +matin, sur ses genoux, un rosaire imaginaire. C'est signe de délivrance! +Mais, voyez, Simonne, sÅ“ur Agathe, sur le seuil de la petite porte +ogivale, invite de la main les bonnes sÅ“urs à entrer dans la chapelle. +Venez vite. + +Dans l'église, sÅ“ur Agathe récitait les prières des agonissants. Entre +les réponses, on entendait la voix d'Agnès râlant: Jésus! Jésus! + +Les deux amies s'approchèrent. Les yeux en extase, d'une blancheur +d'hostie, d'une pureté de lis et de colombe, la mourante ressemblait à +l'Agneau immaculé immolé sur la croix pour le rachat du monde. + +Ses mains se joignirent plus étroitement, elle jeta en un cri d'oiseau +mourant le nom de Jésus. Puis ses lèvres se fermèrent, comme de la cire +figée, et les religieuses reprirent plus fort leurs oraisons: elle était +morte. + +Un instant auparavant, Adèle de G. avait fait annoncer à sÅ“ur Agnès la +naissance de Henri-Agnès-Dieudonné! + + + + +IX + + +Simone, distraite d'abord par l'étrange douceur de sa nouvelle vie, +commençait à regretter les distractions de l'usine Gosselet. Pas un +trapèze en ce couvent! Toutes les sÅ“urs s'ingéniaient pourtant à rendre +sa captivité moins rude. Elle trouvait à sa place, au réfectoire, des +petits billets d'amies inconnues lui proposant d'extraordinaires amitiés +en Dieu. A la chapelle, son livre de messe se bourrait d'images +historiées de colombes, les becs enlacés au pied d'une croix, ou +d'agneaux cravatés de rose couchés près du Pasteur divin. + +Les sÅ“urs cuisinières lui mitonnaient des petits plats qu'elle +partageait avec Paule de P..., la petite Parisienne toujours résignée, +toujours partagée aussi, entre ses deux amours: Gontran et Jésus. + +Cédant aux instances de sÅ“ur Marie-Thérèse, elle avait fait l'aveu de +ses fautes à l'aumônier de la communauté, un bon vieux curé de province +mis aux invalides en ce couvent de femmes, choyé et dorloté par toutes +les sÅ“urs converses. Le prêtre avait entendu ses confidences, somnolent, +et lui avait donné l'absolution sans lui faire de prône sur l'obéissance +que doivent les jeunes filles à leurs parents, représentants de Dieu +dans la famille, comme les vicaires de Jésus sont ses mandataires de par +le monde. + +Le vieux curé n'était pas aussi sourd que sÅ“ur Écoute, mais sa religion +fort peu compliquée n'était pas du goût des grandes amoureuses du +Sacré-CÅ“ur qui se torturaient, deux fois l'an, en de subtils examens de +conscience, aux pieds de dominicains prêcheurs de retraites. Quand les +pauvres filles lui soufflaient derrière leur voile noir: «Ah! mon père, +je suis une grande pécheresse», il répondait: «Bien, mon +enfant!»--«Hier, à l'office, je me suis surprise en distraction +volontaire. Cette distraction a duré deux ou trois minutes. Plutôt trois +que deux, mon père!--Bien, mon enfant!--Mon père, il m'a semblé que je +luttais contre une mauvaise pensée. Je ne l'ai peut-être pas repoussée +assez énergiquement!--Bien, mon enfant!» + +Ce curé Tant-Mieux était exaspérant, il ne savait pas imaginer les +pénitences délicieuses: longues prières sur le carreau de la cellule ou +privation du Corps de l'Aimé Très Saint. Ses pénitentes, désireuses de +souffrir quand même, devaient prétexter des migraines pour ne pas +prendre part aux banquets spirituels, à la commune union dont elles se +jugeaient indignes de savourer les douceurs ineffables. + +* * * * * + +Peu de jours après son entrée au couvent, Simone fut mandée au parloir +par M. Gosselet. + +Le fabricant de poupées se montra conciliant, proposa à Simonette, à sa +petite Simonette, de l'emmener bien vite si elle voulait lui promettre +d'oublier. + +--Père, je vous mentirais, si je vous faisais semblable promesse. Je +l'aime... je l'aime, je ne pense qu'à lui... Je vis avec lui... Sa +pensée m'est toujours présente et me soutient... + +L'Auvergnat se retira, désespéré, ne comprenant rien à l'amour de sa +fille pour un gueux... un gueux! + +Comme elle gagnait sa chambre à travers le long couloir mal éclairé, +pour écrire à André le bulletin quotidien d'amour qu'ils liraient plus +tard, tête contre tête, en une trêve de baisers, Simone fut arrêtée dans +l'escalier par une jeune fille qui portait le costume des domestiques. + +--Mademoiselle Simone! + +--Madame! + +--Je voudrais vous parler de quelqu'un qui vous est cher. + +--Vous! + +--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais depuis hier +seulement. + +Un frôlement de robe à l'étage supérieur mit en fuite la petite +domestique qui descendit les degrés en toute hâte. + +Simone, étonnée, s'enferma en sa cellule et écrivit: + +«Mon aimé, + +«Je ne sais pourquoi je suis si gaie après une entrevue avec bon papa +Gosselet, entrevue où j'ai pleuré de le voir triste, amaigri. Il m'a dit +que je _voulais sa mort_. Notre bonheur peut-il nuire à sa santé? Cela +n'est pas possible, n'est-ce pas? + +«Je ne sais pourquoi ma cellule est moins nue, presque agréable. Le +grand Christ de plâtre qui me faisait peur semble aujourd'hui me sourire +sous sa couronne d'épines: tu sais que ma religion n'est pas une +religion d'épouvante et de terreur. + +«J'avais grand besoin d'espérer, ma retraite en ce couvent avait presque +ébranlé ma foi dans les temps où nous nous aimerons. Toutes ces femmes, +qui souhaitent la mort comme le souverain bien, me gagnaient peu à peu à +l'ennui, à l'écÅ“urement de tout. + +«Un ange est venu me réconforter, non dans ma cellule (jaloux!) mais +dans l'escalier de service. Cet ange m'a semblé avoir une bosse dans le +dos (ses ailes repliées sans doute). Il portait l'humble habit des +domestiques, des petites domestiques qui deviennent plus tard des sÅ“urs +converses, et qui s'occupent du ménage de Jésus. Cet ange--il avait de +jolis yeux--m'a dit: + +«--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais, je voudrais vous +parler de celui qui vous est cher. + +«A ce langage presque biblique, mais assez clair, j'ai reconnu que +l'envoyé possédait le secret de la Rose du Liban qui languit en +l'attente du Bien-Aimé! J'apprends, ici, quelques versets du _Cantique +des Cantiques_ que je te réciterai plus tard. Ah! le joli livre d'amour! + +«Bref, je pense avoir un second entretien avec la petite domestique. En +attendant ses révélations, je dois assister demain matin à une prise +d'habit. + +«On dit la nouvelle fiancée de Jésus fort jolie, ce qui est rare. + +«Moi je suis à toi, mon aimé. + +«Simone GOSSELET» + +* * * * * + +Quand Simone et Paule prirent place, le lendemain, dans une tribune +aménagée presque sous la voûte de la chapelle, la fiancée de Jésus, +vêtue de blanc, venait de faire son entrée, suivie de sÅ“ur Marie-Thérèse +et de l'économe, tapotant du plat de la main les plis de la jupe, garant +la traîne du heurt des stalles de bois. + +Tache lumineuse dans les agenouillements noirs des sÅ“urs prosternées, +vêtue de satin à reflets, coiffée de cheveux blonds à reflets, la jeune +fille s'agenouilla sur un prie-Dieu, derrière la grille, pendant que le +prêtre récitait l'_Introït_. + +Ses compagnes lui souriaient, envieuses de joies autrefois savourées. +Elle, le front incliné, pleurait en l'attente de l'Union. + +Du haut de leur observatoire, les deux petites amoureuses croyaient +assister à une féerie. Elles pouvaient voir, de l'autre côté de la +grille drapée de noir qui sépare la chapelle du couvent de la chapelle +des étrangers, le prêtre si vieux qu'il semblait coiffé d'argent, vêtu +d'une chape merveilleusement filigranée portant en relief un triangle de +clinquants lumineux, les bras levés en des envolements de manches +évocatrices. + +Le sanctuaire où il officiait était ornementé d'ors blonds. + +L'autel à colonnettes de marbre, grêles, se détachait blanc sur une +fresque où Jésus vêtu d'une robe rose offrait son cÅ“ur pourpre à une +bienheureuse au visage de trépassée. Des lis blancs frais cueillis se +dressaient derrière les fioritures des candélabres à lis de cuivre +jaune. En des ostensoirs aux lumières d'or épandues en rayons, des +améthystes, des émeraudes, piquaient des clartés violettes et vertes. +Des fleurs de soie blanche s'enlaçaient sur la trame de mousseline de +l'antependium. Sur leurs socles de bois revêtus de dentelles, des +statues de saintes et de saints, les mains jointes sur la poitrine, ou +une palme en main, les yeux levés au Ciel, entrevoyaient le Paradis en +une béatifique extase. + +Le prêtre monta en chaire, se recueillit, agenouillé de telle sorte que +l'on ne voyait de son corps d'homme que les blancs du surplis, des +mains, des cheveux, puis il se redressa, fit le signe de la croix, se +pencha sur la rampe de velours rouge et dit d'une voix douce: + +--Viens à moi, ma bien-aimée, renonce à ton père, à ta mère et suis-moi. + +Involontairement la fiancée de Jésus leva la tête, tressaillant à +l'appel; et elle écouta bercée par les paroles musicales, goûtant les +prémices de l'hymen, espérant encore des joies meilleures. + +Le vieux prêtre développait le texte d'amour avec des inflexions de voix +bizarres, cassées, éteintes qui attristaient. Il représentait un Jésus +humilié, abreuvé d'outrages, et les plus vieilles religieuses,--sÅ“ur +Écoute, elle-même,--pleuraient en des hochements de voiles noirs. + +Le sermon achevé, la blonde jeune fille s'étendit sur les dalles, +maculant sa belle robe aux reflets de moire. + +On l'ensevelit sous le drap mortuaire barré d'une croix d'argent. + +Quatre cierges furent allumés aux quatre coins de sa couche et le choeur +chanta sa mort. + +_De profundis clamavi_...! + +Morte pour le monde, elle demanda à Dieu, en échange de sa vie, des +grâces qui lui furent accordées. Tous les petits placets déposés en son +corsage par ses amies furent exaucés. + +Enfin elle se leva, toute rouge, quitta la chapelle pour offrir à Dieu, +en dernier sacrifice, la parure de ses cheveux blonds, puis apparut, +vêtue comme les religieuses ses sÅ“urs, le front ceint du voile blanc des +novices. + +Modeste, les yeux baissés, elle prit place au dernier rang de la +communauté, pendant que les Visitandines entonnaient un triomphal _Te +Deum_. + +* * * * * + +Après la cérémonie, Simone se promenait avec sa petite amie à travers +les quinconces, songeant au jour béni où, vêtue de blanc, elle serait +unie à l'aimé, elle aussi, l'aimé terrestre et palpable, ayant des +lèvres chaudes et douces pour la communion des baisers. + +Paule de P... lui récitait les vers enthousiastes que le grand jour de +la vêture avait autrefois inspirés à une Visitandine, sÅ“ur +Marie-Catherine. + +--Écoutez, c'est intitulé _le Crucifix_. Toutes les sÅ“urs en ont une +copie dans leur livre de messe et, pieusement, elles récitent cette +poésie après avoir dit chaque jour, l'office de la sainte Vierge: + + +LE CRUCIFIX + +«Cache-le sur ton cÅ“ur... c'est moi qui te le donne + Ton époux sur la croix! +Mets tes lèvres d'enfant sur ce cÅ“ur qui pardonne + Sept fois septante fois. + +D'autres pourront choisir, au matin de la vie, + Un fugitif amour! +Mais toi, petite sÅ“ur, ton Jésus te convie + A l'aurore du jour! + +Contre ton cÅ“ur... il veut... au fond de ta poitrine, + T'appeler par ton nom! +L'entends-tu? C'est sa voix... Qu'elle est tendre et divine! + Il frappe à ta maison! + +Bien-aimée, ouvre-moi! je t'aime...et je t'en prie. + Colombe de mon cÅ“ur! +Je suis l'Époux Jésus... O ma petite amie + Ouvre à ton Rédempteur! + +Vois!... ils m'ont sur la croix étendu dans leur haine, + Les hommes que j'aimais. +Mais je viens sur ton cÅ“ur pour adoucir ma peine + Et pleurer leurs forfaits. + +Nous pleurerons à deux! la peine est moins amère, + O ma petite sÅ“ur, +Et tu consoleras ton Époux et ton Frère, + Ton Christ et ton Seigneur. + +Ah! oui... tu veux les voir ces étranges trophées, + Ces stigmates d'amour, +Tu veux mettre en mon cÅ“ur des plaintes étouffées: + Toute âme souffre un jour + +Mais n'est-ce point bonheur, virginale colombe, + D'être avec son Époux? +Et n'ai-je point compris que ton âme succombe, + Que ton cÅ“ur est jaloux? + +Moi! je ne veux savoir qu'une chose sur terre: + Et c'est mon crucifix! +C'est mon livre d'amour, c'est mon lit de prières, + C'est mon doux paradis!» + + +* * * * * + +--Ah! que c'est beau, ces cÅ“urs blessés! Avez-vous remarqué +l'expression: _C'est mon lit de prières!_ + +--Oui, oui, mais que devient votre Gontran, en tout cela? + +--Gontran, je suis certaine de l'épouser! + +--Et par quel miracle? + +--Nos sÅ“urs, vous le savez, ont écrit leurs désirs sur de petits billets +que la fiancée de Jésus a mis dans son corsage. Moi, j'ai glissé ma +supplique dans cette charmante et originale boîte aux lettres. Jésus +comble tous les vÅ“ux qui lui sont présentés de la sorte. Voulez-vous que +je vous lise le brouillon de mon placet: + +«O Jésus que j'aime tant, souffrez que j'épouse Gontran.» + +--C'est en vers? + +--Non, la consonnance n'est pas voulue. Me voilà rassurée et bien +heureuse. Mère viendra bientôt me délivrer. Songez-vous toujours à vous +évader? + +--Toujours! Je pense même, je ne sais pourquoi, quitter le couvent avant +peu. + +--Que deviendrais-je, toute seule! + +--Je vous enlève: laissez-vous faire, ma chère Paule. + +--Jésus me viendra bien en aide. + +--Soit, je vous laisse! + +--Mais vous ne me dites pas adieu! Je vous aime comme j'aimerais une +sÅ“ur. + +--Ah! chère petite folle, laissez-moi aller un peu rêver dans mon +cachot. Cette cérémonie m'a émue. + +Un quart d'heure après, Simone introduisait en sa cellule la petite +domestique qui lui avait promis de l'entretenir du Bien-aimé. + +Mais on sonna presque immédiatement l'office du soir. La petite +domestique se sauva disant: + +--Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble; je vous raconterai tout plus +tard. Prétextez une migraine pour ne pas aller à l'office; attendez-moi, +prête à me suivre. J'ai combiné mon petit plan. Dans une heure, nous +serons toutes les deux libres... + +Oh! comme elle aurait voulu embrasser l'humble servante! Libre! Hors de +ce couvent dont les murs l'oppressaient et où il lui semblait parfois +qu'elle était véritablement morte. Elle pourrait enfin le revoir, lui +parler, ou lui donner de ses nouvelles; il devait être malheureux et +souffrir, car il ignorait sans doute ce qu'elle était devenue! + +Agitée, fiévreuse (comptant les minutes aux pulsations de son cÅ“ur), +Simone allait de la porte de sa cellule à la fenêtre, marchant sur la +pointe du pied pour ne pas faire de bruit. A la fenêtre, elle regardait +le ciel qui s'obscurcissait lentement, le crépuscule qui s'étendait +pareil à un grand filet gris dans lequel quelques nuages brillaient +encore comme des poissons d'argent. A la porte, elle collait son oreille +au trou de la serrure et attendait, anxieuse, la respiration retenue, +toute sa vie en suspens... + +Enfin un presque imperceptible frôlement parvint à son oreille +attentive; on s'arrêta devant sa cellule, on l'ouvrit avec précaution, +et la petite domestique lui dit à mi-voix: + +--J'ai la clef du tour. Venez! nous sommes libres. + +Quand la cloche du couvent sonna le grand silence de la nuit, Simone +babillait avec la boscotte, l'Embaumée, dans une chambrette de +Montrouge. + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +DEUXIÈME PARTIE + + + + +I + + +Bon! Cela vous étonne de ne plus être enfermée en votre vilaine cellule, +mademoiselle Simone? + +--Vous avouerez, ma sÅ“ur... + +Simone et l'Embaumée firent un grand éclat de rire. + +--Vous voulez des _révélations_, n'est-ce pas? Vous les aurez. Mais pas +avant d'avoir goûté à ... + +Des révélations! L'Embaumée était une lectrice assidue des Å“uvres de +Montépin. + +--J'ai grand faim de nouvelles et voilà tout. + +--De qui? De lui? + +--De lui, si vous voulez bien. + +Assises toutes deux près d'une table ronde, sous la lumière rose d'une +petite lampe coiffée de papier à dentelle, elles se sourirent puis +baissèrent les yeux, semblant se recueillir. + +Simone, en jeune fille qui ignore les méchants, ne se défiait pas de la +petite ouvrière qui, brusquement, venait de se révéler à elle complice +et confidente. + +D'ailleurs, la fausse domestique connaissait l'Aimé: pouvait-elle se +tenir en garde contre qui venait de Lui! L'inconnue semblait toute bonne +avec ses grands yeux incessamment voilés sous les cils longs, sa bouche +aux commissures grasses trouées par le sourire. + +Simone avait remarqué la bosse qui déformait le buste de sa nouvelle +amie et qui donnait au port de la tête une allure courbée, humble, +presque honteuse. Elle l'aimait déjà , d'une amitié protectrice, parce +qu'elle était moins bien qu'elle et contrefaite. + +En petite fille qui ne sait pas la science des gestes, l'Embaumée prit +un tricot de mitaines et fit marcher longtemps les tiges d'acier en +l'emmaillement des soies avant de commencer son récit. Elle ne savait +comment entreprendre ses «révélations». Elle poussa un soupir, jeta le +tricot sur la table, joignant les mains sur les genoux: + +--Enfin, voilà , mademoiselle Simone, je suis ouvrière chez votre père. +C'est moi qui fais les sourires des bébés-Gosselet. Pas moi toute seule, +mais... + +--Ouvrière chez nous! Vous me connaissez? + +--Moi, non! Je vous ai vue une fois assise dans le parc, mais de très +loin. + +Je disais donc que je travaille ou plutôt que je travaillais chez M. +Gosselet. M. Bamberg était très bon pour moi, comme pour toutes les +autres, d'ailleurs. + +Je remarque vite les gens qui sont réellement bons, parce que les gens +sont, en général, méchants pour moi. Ils semblent avoir peur que je ne +m'aperçoive pas de mon infirmité. M. Bamberg était très doux et ne nous +_attrapait_ pas, comme le contremaître, par exemple. Moi j'aurais voulu +lui rendre service, mais comme il n'avait pas besoin de moi, je ne +pouvais rien. Un jour... + +--Où est-il? + +--C'est vrai, j'oubliais. Il vous attend. Il n'est pas mort. + +--Pourquoi voulez-vous qu'il soit mort? + +--C'est comme ça dans tous les romans, mademoiselle. Dès que la jeune +fille disparaît, le jeune homme songe tout de suite à se tuer. Et pour +un roman, votre amour est un roman. J'ajoute qu'_il_ vous aime toujours. + +--Voulez-vous que je vous embrasse, pour cette bonne parole? + +--Volontiers. + +L'Embaumée quitta sa chaise vite, et baisa Simone sur la joue, disant: + +--Vous ne me connaissez pas, mademoiselle, mais je vous aime bien. Je +crois que j'ai envie de pleurer. + +--Quel bon cÅ“ur! Nous serons toujours amies, si cela ne vous ennuie pas. + +--Amies, toujours, répondit gravement l'Embaumée. + +Après avoir promené un coin de son mouchoir à fleurettes sous ses cils +baissés, elle continua: + +--Un jour, M. Bamberg m'envoie... + +--Pardon de vous interrompre, mais vous ne m'avez pas dit quand je le +verrai. + +--Mais demain, mademoiselle! + +--Demain! + +--Demain matin, je cours le prévenir que vous n'êtes plus au couvent et +je vous l'amène ici. + +--Ici!... Vous voulez bien? + +--Moi, j'aime tant les amoureux. On dirait que tout le monde se ligue +contre le bonheur de ceux qui s'aiment. Cela me met dans des colères... +si vous saviez! C'est comme les bêtes... je ne puis voir souffrir les +bêtes... + +--Alors, vous n'aimez que les amoureux et les bêtes? + +--Et aussi les fleurs, parce que les fleurs sont à moi, bien à moi. +Elles ont de jolies couleurs et des parfums pour moi toute seule. Après, +elles meurent, mais mortes, d'autres ne les ont pas... Je continue. M. +Bamberg m'envoie chercher une voiture à Paris,--ce que les ouvrières +étaient jalouses!...--Place de la Bastille, j'arrête un vieux cocher +tout rouge avec de gros favoris blancs. Je lui donne l'adresse. «Bien, +ma petite dame!» + +Et je suis venue à l'usine en fiacre; c'était la première fois, j'étais +fière! + +Je descends à la grande grille et je dis au vieux d'attendre. Il me +donne un bulletin portant le numéro 2904--je me souviens bien, allez!... + +M. Bamberg m'attendait dans l'atelier des peintres. Jamais la +Grande-Bobèche, Petite-Souris et Mouron, mes amies, n'ont aussi peu +travaillé que ce jour-là , mademoiselle. Deux minutes après, il revient +tout pâle, les yeux rouges. On disait dans l'atelier: «Le petit Bamberg +a reçu une mauvaise nouvelle, sûr.» + +On me questionnait. «Pourquoi la voiture? Pourquoi ci? Pourquoi ça?» Moi +je ne comprends rien à son chagrin, mais je le plaignais de tout mon +cÅ“ur. Il fut triste, malade toute la soirée. + +--Il avait l'air malade, bien malade? + +--Oh! mademoiselle, il avait des yeux qui n'y voyaient pas, et les +lèvres tirées en bas, et la moustache défrisée. Et il était tout blanc +comme un moribond. + +--Pauvre Aimé! + +--Le lendemain, nous venions à peine d'entrer à l'atelier, mes amies et +moi, qu'une ouvrière du moulage des têtes vint nous dire que M. Bamberg +était chassé de l'usine. + +La Grande-Bobêche se lève pour aller le dire aux coiffeuses qui vont le +répéter aux habilleuses, qui vont le confier aux emballeuses. + +En une minute, toute l'usine savait que M. Bamberg était un Allemand +venu chez nous pour voler les secrets de fabrique,--vous savez, les +fameux secrets.--Moi je dis toutes ses vérités à la Grande-Bobêche, mais +j'étais bien inquiète. + +Voilà que le soir, comme je revenais à pied de l'usine, j'aperçois, +assis sur un banc, le long de la Seine, M. Bamberg, les mains dans les +poches, et triste, triste, que c'était à faire pleurer. + +Je passe derrière le banc, je tousse... Rien! Alors, toute rouge, et le +cÅ“ur faisant toc-toc, je me décide à lui parler. + +Brusquement, il se lève, ouvre de grands yeux étonnés, fait: + +--Ah! j'oubliais, mademoiselle. + +Et voilà qu'il tire une pièce de cent sous de son gousset. + +Je sais bien que l'on nous paie nos services en argent à nous autres, +ouvriers, mais ça m'a fait mal. Il paraît que j'avais l'air fâchée, car +il m'a dit: + +--Je vous demande pardon, mademoiselle. + +--Vous voilà surpris, monsieur Bamberg, mais vous avez l'air si fatigué +que j'ai voulu vous demander si vous n'étiez pas malade. + +--Toujours bon cÅ“ur, ma petite l'Embaumée.--(Ça me fit oublier les cent +sous).--Je ne suis nullement indisposé: je rêve, voilà tout. + +--Des rêves tristes! + +--Oui, tristes. Tenez, voulez-vous que je vous offre mon bras, j'ai +besoin de promener un peu mes vilaines pensées. + +--Oh, monsieur! + +Il me prend alors la main et nous marchons très vite, le long des quais, +moi, les yeux baissés, lui, regardant quelque chose très loin. + +Il se mit à parler: + +--Mademoiselle, il ne faut jamais aimer... (j'étais étonnée) jamais +aimer... moi j'aimais et j'aime encore une jeune fille bonne et belle... +mais elle est trop riche. Il ne faut pas aimer les jeunes filles riches! +Gardez-vous des jeunes filles riches... Avant d'aimer une jeune fille, +prenez des informations sur la fortune de ses parents et si elle est +riche, fuyez, fuyez! Le rêve serait d'épouser une amie qui viendrait à +vous avec, pour tout bien, son unique robe... + +Pauvre M. Bamberg, il était un peu fou!... Me conseiller de ne pas +épouser une jeune fille riche!... Puis il me conta qu'il aimait la fille +de son patron, Mlle Gosselet, et que la voiture venue de Paris, la +veille, devait l'emmener, lui et sa fiancée, à la gare de l'Est où ils +devaient prendre un billet pour n'importe quelle station où ils +pourraient s'aimer en toute liberté. + +Il continua: + +--Je ne sais pourquoi je vous raconte toutes mes petites affaires de +cÅ“ur. Je ne les confierais pas à mon meilleur ami tant j'aurais peur de +m'entendre féliciter de mon amour de gueux pour une jeune fille riche. +Peut-être avez-vous le don d'arracher aux désespérés le secret de leurs +misères. Je connais des humbles qui sont dans la vie, comme d'autres au +théâtre, condamnés aux éternels rôles de confidents. Ces pauvres gens +ont, en général, plus de cÅ“ur que les premiers rôles d'amoureux. + +La voiture qui devait nous emmener à la gare de l'Est avait disparu, +quand, à l'heure fixée pour notre fuite, j'arrivai devant la grille du +parc. J'attendis près d'une heure, espérant voir apparaître celle que +j'aime, puis je m'en fus, stupide, jusqu'à ma chambre louée dans un +village voisin de l'usine, où je pleurai, doutant d'elle. Au matin, le +jardinier de M. Gosselet m'apporta la lettre que je vais vous lire. + +Asseyons-nous sur ce banc. + +Nous étions sur les quais, près de la gare d'Orléans. Des bandes +d'ouvrières, gagnant les boulevards de la rive gauche, jetaient leurs +rives en passant. Des voitures découvertes promenaient des jupes +claires. Paris, derrière Notre-Dame, semblait tout rose. Un marchand +criait: «Voilà le plaisir, mesdames!» Nous étions tristes et tout petits +dans le bruit, dans la joie des autres. Un de ses bras passé sur le +dossier du banc, il lisait, tourné vers moi, d'une voix si faible que +les sifflements des remorqueurs sur la Seine m'empêchaient d'entendre +des moitiés de phrase. + +Alors, il levait les yeux vers moi, pour me faire comprendre. + +J'ai gardé la lettre, la voici: + + +«_Monsieur, + +«Votre présence à l'usine est inutile, aujourd'hui et jours suivants. Je +vous chasse. Je vous chasse parce que vous êtes un malhonnête homme, +nuisible à mon industrie et à ma vie privée. Je ne vous rappellerai pas +que je vous ai donné du pain alors que vous étiez chien errant dans la +rue. Vous n'avez pas assez de cÅ“ur pour souffrir de ce simple appel à +vos souvenirs. + +«J'ignore quelle est votre nationalité, voilà pourquoi je vous prie de +ne plus vous présenter à la porte de mes ateliers où se fabrique un +jouet national. + +«Je sais que vous êtes un larron d'honneur, voilà pourquoi je ne vous +mettrai pas en état de séduire, par vos propos éhontés, une jeune fille +pour qui un seul de vos regards est une souillure._ + +«GOSSELET.» + + +Plus bas, d'une autre écriture: + +«_P.-S.--Ma femme fait de longues phrases bien inutiles. On vous chasse +parce qu'on vous chasse. Moi je vous écris que jamais, tant que je +vivrai, vous n'aurez ma fille. L'argent, mon cher monsieur, ne se trouve +pas dans le pas d'une mule._» + +--Montrez-moi l'écriture, fit Simone. Oui! les phrases de roman sont de +ma mère. Et pauvre père aurait bien pu ne pas ajouter ce post-scriptum. +Vous me donnez cette lettre, n'est-ce pas? André l'offrira à bon papa +Gosselet le jour de notre mariage. + +--La lecture achevée, il me dit: «Que faire, maintenant?» Je ne trouvais +rien pour le consoler. Il me prit le bras et nous longeâmes les quais +sous les marronniers tout jolis de feuilles neuves. Tout en marchant, je +cherchai quelque chose, je ne savais quoi, pour le tirer de peine. Une +idée me vint. Le fiacre qui devait vous emmener n'avait pas attendu +jusqu'à sept heures, ainsi que l'avait ordonné M. Bamberg. D'autre part, +M. Bamberg n'avait pas reçu de vous le plus petit billet d'explications, +ce qui laissait supposer que vous n'étiez point libre d'agir. Je pensai +tout haut: + +--M. Gosselet a peut-être enlevé Mlle Simone. + +Il s'arrêta brusquement, me serra le bras. + +--C'est ça. C'est ça. Il aura pris place dans la voiture avant l'arrivée +de Simone et l'aura conduite en quelque maison de retraite... Moi qui +accusais Simone de lâcheté. Oh! ma petite l'Embaumée, que je vous +embrasse! + +Il m'embrassa de si bon coeur que cela fit rire deux rien-du-tout en +cheveux qui passaient. + +--Mais où trouver le cocher, l'Embaumée? + +--J'ai le numéro de la voiture. + +--Vous l'avez gardé? + +--Je suis si superstitieuse! J'ai mis l'imprimé dans ma bourse pour +jouer le numéro à la prochaine loterie. + +--Donnez-moi le numéro. + +Je fouillai dans mon porte-monnaie et n'y trouvai que des sous. + +Nous voilà redevenus tristes, marchant, tête baissée, très vite, lorsque +je me souvins que j'avais épinglé le bulletin sur ma pelote, à côté de +la glace. + +Il dit: + +--Je vous accompagne chez vous. + +--Oh! monsieur Bamberg. + +--Je vous attendrai en bas. + +Nous arrivons rue Mouton-Duvernet. Ma concierge veut m'arrêter pour me +raconter des histoires, je file sans la saluer. Deux secondes après, je +remettais le petit papier à votre amoureux, sur le trottoir, en face de +la fruitière. La concierge m'a vue et a pris un petit air indigné. Ça +m'était bien égal, allez! Vous devinez le reste. M. Bamberg a déniché le +collignon qui lui a dit vous avoir conduit chez les Visitandines. Moi, +qui lui avais juré que je vous retrouverais, je me suis introduite dans +ce couvent, où l'on n'a de fleurs que pour les saints de pierre. Ce +qu'il y fait froid! Brrou!» + +Et elle raconta à Simone, tout au long, en riant, par quelle ruse et +quel subterfuge, grâce à la très chaude recommandation d'un vieux +vicaire qui s'était occupé d'elle à sa première communion, elle avait +réussi à se faire recevoir dans le couvent comme petite domestique. Sa +difformité l'avait beaucoup servie. Elle avait raconté un véritable +roman et on avait eu pitié d'elle. Sa concierge, bonne vieille femme qui +adorait l'intrigue et qu'elle avait mise au courant de son plan, avait +donné les meilleurs renseignements: «Ah! celle-là , elle n'avait pas +besoin de se convertir! Elle avait toujours été sage comme une image!! +Je ne m'étonnerais pas qu'elle se retirât du monde et s'en allât dans un +couvent. Elle était faite pour être religieuse.» + +Au bout d'une semaine, elle avait gagné la confiance des sÅ“urs qu'elle +charmait par sa gaité et qui la regardaient déjà comme une excellente +recrue, une future petite sÅ“ur converse, dévouée, vaillante, +travailleuse. On l'envoyait au marché faire les achats. Ce n'est pas +elle qui se laissait surfaire! Elle était bien trop maligne. + +Elle dit tout à coup à Simone: + +--Maintenant, vous allez partager mon souper: _quatre_ de gruyère et +_cinq_ de charcuterie assortie. Ce n'est pas riche, mais pour une fois, +mademoiselle. + +--Mangez, ma _sÅ“ur_! Moi je n'ai faim que de détails. Il était tout +attristé quand vous l'avez vu sur ce banc? + +--Oh! triste!... + +Et l'entretien continua, avec des redites, des pourquoi, des +commentaires, jusqu'à ce que l'Embaumée, son repas achevé, fouetta à +coups de mouchoir les miettes de pain tombées sur le tapis de la table +ronde. + +--Votre chambre est gentille, dit Simone. + +--Gentille... non! Pas autant que je le voudrais! C'est tout ce que j'ai +pu acheter en quatre ans, et cependant, il n'y a jamais de chômage à +l'usine. Ce qui me manque, c'est une armoire à glace. Je vais prendre un +abonnement chez Crespin. J'ai peur de mourir avant d'avoir pu l'acheter. + +Elle souleva le bonnet de papier rose qui casquait la lampe, et, le bras +dressé, éclaira son logis d'une clarté jaune qui faisait plus vastes les +coins mi-obscurs. + +Le front bien en lumière, les yeux tachés de deux lueurs blanches, les +cheveux semblant plus touffus grâce à l'éclairage net des poils en +auréole, elle ne figurait plus la «boscotte» humble ouvrière, mais la +maîtresse du «home» par qui avait été créé cet entourage de choses +amies, familières. + +Autour de la glace plaquée de dartres grises dans le bas, s'étageaient +en des cartons glacés, ornés de fioritures à filets de cuivre, les +têtes, toutes rieuses, des amies d'ateliers coiffées de cheveux +chevauchés par des peignes d'écaille. Brunes et blondes, sous leurs +perruques à la Vierge, à la chien, à l'accroche-cÅ“ur, elles souriaient +de leurs lèvres avancées en bec, les yeux un peu brouillés. Les pauvres +filles s'étaient _faites faire_, au retour de quelque vagabondage +faubourien, en des terrains vagues où la pâquerette fleurit près d'un +tas de coquilles d'huîtres, le front encore caressé en dedans comme par +de petites pattes, la bouche encore mouillée de picolo aigre. + +Ce n'étaient pas là les petites amies du samedi, les yeux clignotants +sous les paupières bleues, les bras lourds, les jambes molles, trop +harassées pour s'amuser au jeu des hanches que suit une rangée de vieux +et de jeunes sur le trottoir. + +Au pied de la glace, sur la table de la cheminée couverte d'andrinople +rouge, coupée à dents, d'autres photographies reposaient sur des +chevalets de velours rouge, longs comme la main, passées celles-là , et +attristées d'un gris d'oubli. Elles représentaient, l'une, un ouvrier à +moustache cirée. Les yeux durs sous des cheveux plaqués à grand renfort +de pommade, le gilet barré d'une ligne blanche figurant une chaîne de +montre; l'autre, une femme rustaude sous un bonnet tuyauté comme une +fraise de veau, ensevelie dans une robe noire, évasée comme un sac de +bonbons, à fronçures encerclant la taille. Trônant, face à face, sur le +petit autel, les images semblaient se regarder, hostiles. + +Deux pots, porcelaine et filets d'or, dressaient comme des cierges des +panaches roux de «queues de renard», de chaque côté de la glace. + +Sur les pans du mur étaient accrochés des calendriers du _Bon-Marché_, +historiés de chromos en couleurs appétissantes--couleur vanille, marron +glacé, tartre aux cerises,--et une gravure à douze sous du général +Boulanger à cheval. + +En un coin trônait le lit sous une draperie rouge, pauvre lit fait de +boiseries minces et dont l'acajou s'écaillait sous l'ongle. + +Sous une housse également rouge on devinait l'échine d'une machine à +coudre. + +En un angle de la chambre brillaient les vases à facette, les bibelots +peinturlurés, les boules de cristal rangés sur les planchettes d'une +étagère à clochetons. + +Une armoire à panneaux pleins se dressait, face à la cheminée, ornée du +cuivre or de la serrure luisant comme un oeil jaune. + +Le marbre de la table de marquetterie encombrée de vases multiples, des +gros, des petits, pots à eau, pots à la mÅ“lle de boeuf, faisait une +tache blanche en un retrait de la cloison. + +Une moquette à coqs claironnants étalait ses franges jaunes sur le +parquet encombré de la table ronde et de quatre chaises habillées de +rouge. + +Tout cela était propret, coquet, d'un accueil doux, d'un arrangement +sans effort, sous la lumière faible de la petite lampe à pétrole. + +Au chevet du lit, un tout petit Christ était accroché, un de ces pauvres +petits Christ aux chairs de plâtre modelé sur une ossature de fils de +fer, que l'on ne décroche qu'aux jours de deuil pour l'étendre sur la +poitrine des trépassés. Oublié, perdu dans l'arrangement des choses +confortables, il symbolisait la mort qui attend, qui guette, qui va +venir... + +Sous la lumière de la lampe coiffée, de nouveau, de rose, Simone et +l'Embaumée causaient ameublement, la fille de M. Gosselet se défendant +d'avoir une chambre plus gentille que celle de son amie, l'ouvrière +expliquant comment elle aurait voulu son nid. + +--Ce qui me manque, voyez-vous, répétait-elle, c'est une armoire à +glace. Puis, je voudrais changer l'andrinople aussi. + +Après un silence, l'Embaumée dit: + +--Il nous faut dormir, maintenant. Je vais mettre un matelas par terre, +pour moi. Vous, vous prendrez le lit. + +--Laissez-moi coucher sur le matelas. + +--Je ne veux pas... je ne veux pas! Il faut que vous soyez fraîche et +toute jolie pour demain. C'est moi qui vous ramène à lui, je le lui ai +juré... Oh! je suis contente... contente! + +Peu après les deux amies dormaient à la lueur faiblote de la lampe +baissée. + + + + +II + + +Onze heures déjà ! + +Partie dès le matin, l'Embaumée ne revenait pas. + +Simone, pleine d'entrain, en jeune fille qui n'a pas peur de mettre les +mains à la pâte, prépara le déjeuner, désireuse de se surpasser, +songeant que l'Aimé prendrait place près d'elle et qu'ils pourraient +s'embrasser à la dérobée, comme deux amoureux, quand la petite ouvrière +s'ingénierait à ne pas voir. + +La batterie de cuisine de l'Embaumée n'était pas luxueuse: une poêle, +une cocotte, une grande poterie jaune vernissée pour cuire le bÅ“uf, un +petit plat en émail, douze assiettes dont six creuses et six plates. +Ajoutons à cet inventaire le filtre en fer battu et un petit moulin à +café si vieux qu'il n'avait presque plus de dents. Les deux fourchettes +et les cuillers qui composaient le service de table sortaient de chez +Christophle. Les verres à initiales, verres _incassables_, n'étaient pas +en cristal de roche. + +Tout cela était rangé sur les planchettes d'un placard mal dissimulé par +le papier de tenture défraîchi au contact des mains. + +Ce placard contenait encore un fourneau que l'ouvrière glissait sous le +manteau de la cheminée aux jours de gala, c'est-à -dire aux jours de +cuisine chaude. Le plus souvent, en effet, elle dînait, au retour de +l'usine, de _quatre_ de charcuterie assaisonnée de petites rondelles de +cornichon. + +Le fourneau posé sur une plaque de zinc, la chambre de l'Embaumée se +transformait en cuisine. + +La petite Parisienne disait d'ailleurs, volontiers, à ses amies: «Viens +donc voir mon appartement.» De fait, sa chambre se divisait en plusieurs +pièces: le cabinet de toilette qui était le coin où luisaient les blancs +de faïence des petits pots, la chambre à coucher occupée par le lit et +la moquette à coqs secouant leurs crêtes rouges, le salon meublé de la +table ronde et des chaises pourpres, décoré de l'échelle montante des +photographies rieuses. + +Avec deux sous de carbonate, elle faisait la toilette du parquet,--un +parquet d'argent, alors que les riches marchent sur un parquet d'or. + +Grâce aux pièces sonnantes luisant dans la bourse à mailles de métal +emportée lors de son évasion de la maison paternelle, Simone crut +pouvoir préparer une grande dînette de fiançailles. Elle rédigea le +menu, le front coupé par une vilaine ride tant elle s'absorbait en la +recherche des mets qui pourraient lui être agréables, puis fit la moue +devant le fourneau, songeant qu'elle ne pourrait pas exécuter les petits +plats «si simples», cuisotés autrefois devant elle, par un professeur de +cuisine décoré qui faisait des effets de manchettes en tournant une +omelette qu'il avait baptisée du nom de Sarcey. + +Maladroite à user de ses doigts pour dresser la table, elle cassa l'un +des verres _incassables_, descendit six étages pour le remplacer et n'en +trouva point de semblable, oublia d'acheter du vin, dégringola dans la +cage de l'escalier si souvent qu'elle finit par ne plus rire de se voir +dans les glaces des devantures, en petite bonne qui va aux provisions. + +Elle rougit du sourire de commisération qui balafra les bajoues grasses +de la concierge, en passant devant la loge, balbutia chez le boucher, se +montra si confuse en l'achat d'un quart de beurre que la fruitière lui +_chipa_ quatre sous. Les fournisseurs chipent mais ne volent pas, +puisqu'ils rendent aux clients la monnaie étalée sur le comptoir. + +Quand elle eut garni de roses blanches les deux pots de la cheminée; +quand, le couvert mis, elle surveilla, assise, les petits nuages de +vapeur sortant par bouffées de la cocotte ronronnante comme une chatte, +Simone était plus lasse qu'aux temps où elle venait d'exécuter une +demi-douzaine de sauts périlleux au trapèze volant. + +Cependant l'espoir du revoir lui mettait aux coins des lèvres le sourire +de ceux qui se parlent en dedans de choses gaies. + +Énervée bientôt par dix nouvelles minutes d'attente, elle se leva, +visita la chambre de son amie, tambourina aux vitres de la fenêtre, se +coula derrière le rideau blanc à grands ramages, le front appuyé sur le +verre. + +Brusquement, elle eut la vision du Paris pittoresque, faite pour les +seuls habitants des mansardes, panorama merveilleux où des toits se +hérissaient fumant leur brûle-gueule, où des pans de mur semblaient +d'or, où des vitres incendiées par le soleil plaquaient de taches +blondes des édifices mauves, violets, roses. Des toits en zinc accroupis +tachaient de gris-argent des massifs d'un vert-noir. De vieilles tours +se dressaient grimaçantes. Des cheminées colossales étaient piquées +comme pour servir de jalons à quelque trace de grand'route dévastatrice. + +Un nuage fit une ombre sur une partie de la ville, et Simone vit deux +Paris, l'un paré de couleurs vives, l'autre estompé, assombri, couvert +de dés piqués de points noirs. Elle songea qu'en un de ces points noirs +des êtres mouraient, aimaient, se laissaient vivre. Elle se sentit toute +petite, toute faible, tourna la tête vers la chambre pour mesurer, du +regard, la place qu'occupaient les choses autour d'elle. + +Un enfant hurla au-dessous, à l'étage inférieur, de ce hurlement continu +et hoqueteux des bébés qui se révoltent contre la souffrance. + +Elle se retira de la fenêtre, vint s'asseoir près du fourneau, enfouit +son visage dans les roses qui mouraient sur la tablette de la cheminée. +Elle dit à voix distincte: «Je l'aime! Je l'aime!» pour se rassurer, +pour se faire plus courageuse contre l'envie de pleurer qui montait de +ses flancs secoués par des frissons chauds. + +* * * * * + +On heurta à la porte. + +Simone entr'ouvrit l'huis, vit l'Embaumée seule sur le palier, fit: +«Ah!», les lèvres en moues, les yeux coléreux. + +Les deux petites amies rangèrent deux chaises l'une près de l'autre et +s'assirent, regardant le même objet, la cocotte qui chantonnait sur le +fourneau. + +Silencieuse, l'Embaumée prit les mains de Simone et laissa pleurer son +amie. Puis, elle la gourmanda, lui caressant les doigts. + +Après un hochement de tête de révolte contre le chagrin, Simone +s'efforça de sourire et dit: + +--Voyez, je ne pleure plus! + +Une de ses larmes s'attardait encore dans le creux des chairs, à +l'attache de la narine. + +--Vous _le_ verrez demain, aujourd'hui, peut-être, pourquoi pleurer? + +--Mais, vous voyez bien que je ne pleure pas Dites-moi tout, tout, je +veux tout savoir. + +--Je devais retrouver M. Bamberg chez lui, dans la petite maisonnette +qu'il a louée dans le village près de l'usine. J'arrive. La femme qui +fait son ménage et qui habite le rez-de-chaussée, me dit: «M. Bamberg +n'y est pas; mais voilà une lettre que je dois remettre à la personne de +Paris». Je lui réponds: «La personne de Paris, c'est moi!» + +--Donnez-moi la lettre, dit brusquement Simone. Vous saviez bien que je +ne le reverrais plus, puisque vous n'osiez pas me remettre la lettre! + +Elle déchira l'enveloppe d'un coup d'ongle, froissa le papier en le +dépliant et lut tout bas: + +«Chère Aimée, + +«Je pars, n'ayant pas le courage d'attendre que la petite amie qui veut +notre bonheur aide à votre délivrance. Je pars et vous demande pardon de +tout le mal que vous a fait mon amour. + +«Je ne puis commettre le vol dont m'accusent déjà M. et Mme Gosselet, +et pourtant je n'ose vous dire adieu. Quelque chose qui est peut-être ma +conscience m'oblige à ne pas vous revoir, à vous fuir même, cependant +j'espère vous revenir plus adorateur que jamais, plus faible aussi, plus +simplement homme. + +«Bourgeois, je souffre d'avoir été élevé dans le respect de principes +façonnés à la longue par des gens habiles à se créer une domestication +déguisée. + +«Je vous aime, vous ne me détestez point trop: nous nous marions sans +nous occuper des fluctuations de la rente à 3 p. %. N'est-ce pas +naturel? + +«Sans doute! mais en vous épousant, j'épouse aussi la fortune de M. +Gosselet qui, mariée à une fortune équivalente, aurait procréé, dans +quelque dix ans, une troisième fortune,--une fortune mangeuse de +milliers de petits salaires. C'est une des formes,--et non la moins +commune,--du Progrès. Je ne dois pas faire mon bonheur en gênant ce M. +Progrès. + +«Je vous dis toutes ces choses parce que vous êtes une originale petite +fiancée raisonnante et raisonneuse. Je vous le dis aussi pour que vous +ne doutiez pas de mon besoin de vous, de mon amour d'homme résolu à tout +pour vous gagner. + +«Pourquoi ne pas vous prendre tout de suite, comme vous le vouliez par +joie du sacrifice, comme je le désirais, par crainte de vous perdre? + +«Vous vivrez plus tard au milieu de ces mêmes bourgeois qui courent sus +à l'amoureux pauvre comme les paysans donnent la chasse au chien enragé. + +«Je ne veux pas qu'on accuse ma femme d'avoir cédé à un appétit de +chair, je ne veux pas que des médecins excusent «sa faute» en invoquant +le nom de quelque maladie étrange inventée depuis peu. Les femmes, ma +chère Aimée, ne vous pardonneraient pas d'avoir été une bonne petite +amoureuse sincère, tout en vous plaignant tout haut d'avoir succombé +devant la tactique amoureuse d'un jeune homme roublard. Les hommes me +jalouseraient d'avoir gagné de l'argent si vite, tout en admirant en moi +ce que l'on nomme «l'absence de préjugés». + +«Ah! si j'étais un simple manÅ“uvre, si les miens n'avaient pas, +autrefois, porté des masques dans le jeu social, je me révolterais +peut-être, par imprudence, et nous ferions un délicieux ménage montré au +doigt, mais heureux malgré tout et contre tous. + +«Je sais que dans cette comédie qu'est la vie,--comédie montée par des +habiles,--des acteurs jouent de bonne foi, comme si c'était arrivé, +selon l'expression populaire. La hautaine Mme Gosselet, le bon papa +Gosselet souffriraient par nous et pour nous du «mépris public». + +«C'est ce que je ne veux pas. + +«Que faire pour vous mériter? + +«Gagner de l'argent! + +«Je n'ai pas d'argent. + +«Voici ce que j'ai décidé: + +«Je veux être décoré. Je veux pouvoir vous troquer contre un bout de +ruban grand comme ça, gagné au Dahomey en quelque combat où je tuerai +peut-être des femmes, non, des amazones. Quand j'aurai du sang à la +boutonnière de ma redingote, je n'en vaudrai guère mieux, mais M. +Gosselet pourra mettre une petite croix dans le Bottin derrière la +raison sociale Gosselet, Bamberg et Cie, et le monde nous saura gré de +ne pas avoir bravé les préjugés, les bons préjugés... + +«Je vous aime. Quelle drôle de lettre de fiancé à fiancée! + +«Soyez sans crainte, je vous aime trop pour ne pas vous revenir de chez +Béhanzin. + +«André Bamberg.» + +«P. S. Votre réclusion au couvent des Visitandines n'a point trop altéré +votre bonne santé, mon Aimée? J'espère vous faire oublier plus tard les +heures d'ennui. Si je ne réussis pas à vous rendre heureuse, je serai un +grand coupable. + +«Je n'ai parlé que de moi dans cette longue lettre: je ne veux pas vous +dicter de ligne de conduite pour le temps où je serai loin de vous, mais +il est de votre intérêt de laisser croire à M. Gosselet que vous êtes +une petite fille obéissante et oublieuse. + +«Lettre suivra, mon Aimée, adressée à notre amie l'Embaumée, à cette +bonne amie que vous devez aimer déjà comme une sÅ“ur. + +«A vous, chère Aimée. + +«A. B.» + + +--Oh! le grand fou! M'abandonner pour ne pas déplaire aux autres. Il dit +je... je... Il oublie que je lui sacrifiais bien autre chose que le +respect humain, moi! + +--Voyons, mademoiselle. Il faut se faire une raison. + +--Et il me conseille de rentrer à la maison paternelle, de désavouer +notre amour! Il ne m'a jamais assez aimée, pour m'aimer tout bonnement, +sans phrases, sans faire d'études sur la question sociale... Il a +raison... mais je ne suis pas une fiancée comme une autre, que +m'importent les qu'en dira-t-on, les on-dit, les il-paraît!... + +--Peut-être est-ce parce que vous n'êtes qu'une femme que vous pensez +comme ça, Mademoiselle! Il vous quitte! + +--Il va se battre au Dahomey. + +--Pourquoi faire? + +--Pour revenir. + +--Les amoureux font tous comme ça. + +--Pour revenir décoré. + +--Ça c'est joli d'être décoré. Ce qu'on regarde les hommes qui ont un +ruban, en omnibus! + +--Aller se battre quand il devrait... Ça, c'est une lâcheté! + +--Oh! mademoiselle, Bon! voilà que vous allez pleurer. Peut-être que ça +vous fera du bien. + +--Il ne m'aime pas! + +--Mais si! mais si! + +Cependant le feu s'éteignait dans le fourneau et la cocotte ne +ronronnait plus en crachant des jets de vapeur. La petite ouvrière dit +pour faire diversion: + +--A table! J'ai grand faim. + +Après le repas consommé en toute hâte, l'Embaumée mangeant en heurt +continuel de fourchettes, de couteaux, d'assiettes, «pour donner de +l'appétit» à la malheureuse fiancée, Simone dit, résolue: + +--Maintenant, mon amie, à vous de me rendre un nouveau service! Puisque +André me fuit, il faut que je me résigne à l'attendre, seule, loin de ma +famille, gagnant mon pain... ce qui ne m'a d'ailleurs jamais effrayée... + +L'Embaumée posa brusquement sur la table la petite pile d'assiettes +qu'elle allait enlever: + +--Comment! comment! Voilà que vous allez dire des bêtises! + +--Mon père m'a traitée de fille, je ne rentrerai chez nous qu'au bras de +mon mari, au bras du petit ingénieur sans-le-sou. + +--Mais, mademoiselle, c'est impossible! + +--Impossible! Croyez-vous que je ne suis pas courageuse? + +--Mais il faudra travailler! Vous ne savez pas travailler! + +--J'ai appris la couture au pensionnat laïque... Je suis capable de +fanfrelucher mes robes, moi-même. Je sais broder aussi... Je fais un peu +de tapisserie. + +--Je ne dis pas non! Mais travailler pour gagner sa vie, c'est autre +chose. Travailler, mademoiselle, c'est se battre avec l'ouvrage, c'est +pousser l'aiguille dans l'étoffe quand on n'y voit plus, quand les +paupières vous brûlent, quand le poignet vous fait mal, quand des mains +vous tordent des choses dans l'estomac, quand vous avez comme une boule +de plomb dans le crâne, une boule qui vous courbe le visage sur la +besogne enragée. Travailler, c'est se lever à cinq heures, lasse, c'est +se coucher à onze heures, morte de fatigue. Tout ça, mademoiselle, pour +quarante sous, si vous faites de la confection chez vous, pour trois +francs, quatre francs, si vous êtes ouvrière chez un grand couturier! +Travailler, ce n'est pas chiffonner de la dentelle, par distraction, ou +dessiner des papillons sur un canevas avec des laines de couleurs +différentes... + +--Alors, ma petite l'Embaumée, j'apprendrai à travailler. J'ai assez +d'argent pour attendre que je puisse gagner mon pain, grâce à l'habileté +et à l'activité que j'aurai vite acquises! + +--Mademoiselle, je suis votre amie, n'est-ce pas? J'ai fait pour vous +tout ce que j'ai pu faire, mais je n'ai guère pu. Écoutez un bon +conseil. Allez dire à M. Gosselet que vous êtes prête à réfléchir sur +les inconvénients de votre mariage. Demandez du temps! Gagnez du temps! +M. Bamberg reviendra et alors... + +--Je vous assure, mon amie, que je suis bien décidée à gagner ma vie en +petite ouvrière qui attend son amoureux parti au loin, en campagne! +D'ailleurs, vous travaillez bien, vous, sans espérer des jours de repos, +sans entrevoir un horizon de bonheur. + +--Moi, mademoiselle, c'est bien différent. Quand je vois comment marche +le monde, quand je pense aux injustices de la vie, je me console en +songeant que l'on m'habitua toute petite, à travailler. Le turbin, j'ai +ça dans le sang! Mon père et ma mère travaillaient dur. J'étais haute +comme ça que j'aidais ma mère à coudre des sacs, au retour de l'école. +J'allais au lavoir avec des charges qui écrasaient mes pauvres petites +épaules... Il le fallait bien, puisque père venait manger tous les soirs +et qu'il oubliait de nous laisser l'argent de sa paye pour acheter le +fricot du lendemain. + +--Pauvre mignonne! + +--Ce que j'ai fait, bien d'autres le font aujourd'hui, bien d'autres le +feront demain. Quand on mange, en travaillant, on est heureux. Le +malheur est qu'on n'a pas toujours d'ouvrage. + +--Et votre père? + +--Père était bon ouvrier et pas buveur quand il vint à Paris avec maman. +Puis, un jour, on le mena au poste parce que, en passant, il avait +touché le coude d'un sergot. Ça, voyez-vous, ça lui donna la haine du +gouvernement. Il se mit à fréquenter les marchands de vin, à faire de la +politique. Quand il me prenait sur ses genoux, il disait de grandes +phrases, me promettait des bagues, des bracelets, m'annonçait que je +serais habillée, plus tard, comme une fille de riche. Maman lui faisait +de grands yeux sévères quand il nous proposait de partager avec ceux qui +ont tout l'argent. Il me faisait peur, un peu, mais il n'était pas +méchant et obéissait de suite quand mère l'envoyait se coucher. + +Père fut tué par l'explosion d'une chaudière de son usine. On nous donna +quatre cents francs. Ce n'était pas beaucoup, mais maman avait trop peur +de la justice pour faire un procès au patron. + +Peu après, mère tomba malade à la suite d'un _chaud et froid_. J'avais +beau me lever matin, je n'arrivais pas à gagner assez d'argent pour la +soigner comme j'aurais voulu. A la mairie, on nous donna des bons de +pain... Des bons de pain, ce n'était pas suffisant pour guérir maman. + +Elle mourut juste au moment où on allait la porter à l'hôpital. + +L'hôpital! Elle en avait si grand'peur que cela a peut-être hâté sa fin. +Voyez-vous, mademoiselle, il n'y a que les Parisiens qui demandent à +aller à l'hôpital. Les ouvriers venus de province n'aiment pas à mourir +avec les carabins! + +Le pharmacien et le propriétaire payés, il ne me resta guère que la +moitié des meubles de pauvre maman. Je les vendis parce qu'ils me +rappelaient des souvenirs trop tristes et j'allai habiter avec une amie +qui travaillait chez votre père. + +Depuis je me trouve presque heureuse. J'économise soixante francs par +an, mademoiselle, soixante francs parce que chez vous il n'y a pas de +chômage. + +--Votre passé est bien triste, mon amie. + +--C'est le passé de toutes ou de presque toutes, allez! Vous êtes +toujours résolue à ... + +--Toujours! Comme je ne puis pas être une très habile couturière, nous +travaillerons ensemble à des travaux de confection, si vous le voulez +bien. + +--Soit, à nous deux, nous pourrons peut-être ne pas être trop +malheureuses. D'ailleurs je tiens à ne pas vous quitter si vous jouez au +jeu dangereux de petite ouvrière. + +--Encore, mon amie!... Voilà mon appoint dans notre maison de commerce. + +Ce disant, Simone vida sur la table le contenu de sa bourse à mailles +d'argent. Elle poussa du doigt les pièces d'or vers l'Embaumée, +comptant: + +--Cent...deux cents...trois cents...quatre cents... quatre cent +cinquante. Nous sommes riches! + +--Riches! Quand nous aurons acheté de quoi vous meubler une toute petite +chambre sur mon carré, il vous restera bien cent cinquante francs! + +--Bast, c'est suffisant pour attendre le travail, ma petite l'Embaumée. +Et appelez-moi Simone, Simone, tout court, sans mademoiselle. Ne +sommes-nous pas des amies d'atelier? + + + + +III + + +Le sixième étage qu'habitait la petite bossue était semblable à tous les +sixièmes étages des quartiers ouvriers. + +Dix ou douze mansardes ouvraient leurs portes de bois blanc badigeonné +rouge-brun sur un palier étroit. Près d'un buen-retiro à usage commun, +sis à l'extrémité du couloir, un robinet de cuivre laissait couler une +eau grise en une cuvette de plâtre plantée dans la cloison comme une +écaille d'huître. + +Sur le mur, les traînées de peinture figurant des veines de faux marbres +se maculaient de teintes rousses. + +Les degrés de l'escalier s'engluaient des boues apportées en huit jours +de tous les coins de Paris par les habitants trop gueux pour exiger de +la concierge un nettoyage quotidien. D'ailleurs, les femmes maugréaient +quand la «pipelette», se décidant à récurer «ce sale sixième», lançait +sur le parquet de grands seaux d'eau qui filaient en rigoles, sous les +portes, baignant les descentes de lit, moisissant les pieds des meubles +déjà caducs. + +Hiver comme été, le buen-retiro dégageait des odeurs malsaines. Il y +avait de petits enfants dans les mansardes, et aussi de grands enfants +qui ne souffraient pas trop d'une saleté commune, anonyme. + +Un vasistas encadré dans le toit éclairait d'une lumière très nette le +palier où venaient jouer les petits, où venaient babiller les mères en +des jabotteries coléreuses contre la pipelette. + +Par cette vitre, les mioches regardaient passer les nuages, songeant, +les yeux vagues, au grand jardin des Plantes qu'habitent les heureuses +«bébêtes». + +Par cette vitre, les femmes voyaient un peu de ciel, évoquant les +promenades faites, autrefois, sur les bords de la Marne, les +vagabonderies où elles mangeaient du veau froid, jeunes filles, au +milieu d'hommes en manches de chemises, ivres sans avoir bu. + +Assises toute une journée sous ce carré de bleu, le printemps venu, +pendant que les hommes travaillaient à l'atelier, elles se contaient les +propos de la fruitière du coin, se plaignaient du renchérissement des +oignons, cherchaient des amants aux petites filles sages, commentaient +les jeux d'ombres chinoises aperçus, la veille, sur les rideaux d'en +face, se faisaient des confidences, épiaient leurs visages, tissaient +des cancans à l'aune. + +Les doigts peu agiles, mais la langue alerte, elles faisaient mine de +ravauder des chemisettes d'enfant ou des culottes d'hommes qui servaient +de prétexte à de fades plaisanteries, tous les jours répétées, et, la +besogne interrompue, lampaient du café noir en de grands bols déposés +sur les marches de l'escalier, à l'abri des coups de pied de leurs +«petits». + +Les locataires du sixième étage fournissaient des thèmes inépuisables à +leurs cancans. + +Sur le carré habitaient deux femmes qui n'assistaient jamais aux +parlottes de l'après-midi et évitaient même d'aller faire leur provision +d'eau tant que les commères siégeaient sous le vasistas. + +L'une, vêtue en petite bourgeoise, d'un peignoir coquet, piquait à la +machine des jerseys pour le grand magasin: _La Baigneuse_. + +L'autre, habillée d'étoffes lâches pour dissimuler sa grossesse, créait +des fleurs artificielles en un labeur continu, acharné, qui ocrait de +plus en plus son visage amaigri par une maternité prochaine. + +La petite couturière n'avait pas d'amant. La fleuriste recevait les +visites presque quotidiennes d'un jeune homme, vêtu comme un étudiant, +qui montait les six étages d'un air ennuyé et donnait un simple bonjour +à l'ancienne petite amie devenue inutile et presque gênante. + +Les commères reprochaient leur «fierté», leur hypocrisie aux deux +silencieuses et ne se gênaient pas pour crier des plaisanteries obscènes +derrière les portes minces. Elles engageaient le Bel-Adolphe, le garçon +épicier qui rentrait chez lui, tous les soirs à dix heures sonnant, à +aller demander du feu à sa voisine, la petite couturière, et +escomptaient déjà la défaite de la Sainte-Nitouche. + +L'Embaumée trouvait grâce devant ce terrible aréopage de langues +féminines, parce qu'elle ne gagnait sa chambre qu'à nuit tombée, à +l'heure où les hommes rudoyaient ou cognaient les ménagères attardées, +changeant les rires de l'après-midi en des pleurnicheries nerveuses qui +ameutaient les voisins sur les seuils des mansardes. Elle était la +«boscotte», l'être insignifiant qui n'excite ni l'envie ni la pitié, +mais qui _reçoit son paquet_ au hasard des conversations. + +Le personnage important du sixième étage, celui dont la vie privée +occupait le plus souvent les langues en mal de racontars, était un grand +garçon de vingt-deux ans, brun, barbe en coin, qui sortait de sa +mansarde, régulièrement, à deux heures de l'après-midi, drapé en un +manteau noir, chaussé d'escarpins vernis, coiffé d'un feutre à la +mousquetaire. On savait qu'il écrivait dans les journaux. Par l'huis +entr'ouvert de son logis, on avait pu inventorier son mobilier: un lit +de sangle, deux chaises, une malle, des livres jetés en tas. + +Comme il semblait pauvre, comme «ça ne sentait jamais le rôti chez lui», +les commères se chuchotaient des phrases indignées sur ses moyens +d'existence. Mais quand sa clef ferraillait dans la serrure, elles +rangeaient vite les chaises pour lui faire place, devenues muettes, +cousant leurs loques en des attitudes penchées. Lui, passait, sans +soulever son feutre superbe, méprisant, fredonnant sous sa moustache +retroussée un air de musiquette. + +Elles lui en voulaient d'être jeune, d'être heureux quoique gueux, de +porter «des frusques de milord», de travailler avec une plume qui ne +pèse rien du tout au bout des doigts, alors que leurs hommes maniaient +des outils qui crevassent l'épiderme. + +* * * * * + +Quand Simone eut loué une chambre voisine de celle de l'Embaumée, les +bavardes eurent vite baptisé la nouvelle venue d'un sobriquet. Elles la +surnommèrent «la princesse» et inventèrent un roman de fille jusqu'alors +entretenue pour expliquer la blancheur de ses mains et la souplesse de +sa taille. + +Simone ne prit point garde à leurs regards hostiles, ce qui attisa leurs +rancunes de femelles enlaidies. + +L'Embaumée n'exagérait rien en assurant que les frais d'installation +d'une chambrette diminueraient vite le petit pécule de Mlle Gosselet. +Les meubles achetés, des meubles en pitchpin, fragiles et anguleux, la +lingerie installée dans une armoire à glace de quatre-vingt-cinq francs, +semblant destinée à l'ameublement d'une chambre de poupée, il ne restait +plus que cent francs dans la petite bourse à mailles d'argent. + +La chambre de Simone était bien pauvre, bien banale, mais elle pouvait +communiquer avec l'_appartement_ de la petite faiseuse de sourires par +une porte autrefois condamnée. + +Il fut décidé, d'un commun accord, que cette porte resterait toujours +ouverte et que la chambre de Simone servirait d'atelier commun. On +déjeunerait et on dînerait dans la chambre de la petite bossue. + +Ces arrangements déridèrent quelque peu l'Embaumée qui avait conservé un +mauvais souvenir du temps où elle confectionnait des sacs et tenait la +profession de couturière pour un métier de «crève-la-faim.» + +Le dernier coup de plumeau donné sur les meubles, Simone voulut écrire à +André Bamberg pour s'assurer en sa résolution de travailler, de souffrir +pour l'Aimé. + +--Et l'adresse, nous n'avons pas l'adresse, objecta l'Embaumée. + +--Je lui enverrai ma lettre plus tard. + +--Bien! moi je vais chercher de l'ouvrage. Je connais une Mme Blondon +qui est entrepreneuse pour le Grand-Marché. Je vais vous l'amener. + +Simone tira de son buvard une feuille de papier blanc et écrivit: + +«Oh! le vilain, le grand vilain, qui est parti, qui a déserté au moment +où j'allais être à lui!... Vous n'avez donc pas de caractère, vous +autres hommes?... Mais pardonne-moi ces reproches, André, ce n'est pas +toi qui es coupable et qui me fais mal, c'est la vie, et Dieu sait si +elle est cruelle! + +«Je comprends ton découragement, ton coup de désespoir. Et puis il y a +aussi dans ta conduite un fait d'honnêteté qui vient de ta race. Dans +ton pays rude et encore un peu sauvage, on est droit, on est loyal. Je +t'aime surtout à cause de ta droiture, de ta conscience d'honnête homme, +mais je t'aime aussi parce que je t'aime; je t'ai, dans mon amour, fait +tout petit, tout petit, pour te porter toujours avec moi, en moi, dans +mon cÅ“ur... + +«Je voudrais te dire merci de m'avoir appris à aimer comme je t'aime; +c'est si bon, on se sent vivre! + +«Je t'aime, vois-tu, avec tout ce que j'ai de plus douce tendresse. Je +t'aime dans toute ta vie, depuis tout petit, quand tu étais un bébé +plein de risettes jusqu'à ce que tu sois devenu un homme plein de +misère. + +«Devine d'où je t'écris? De notre chambre! J'ai loué une chambre à côté +de celle de l'Embaumée, je l'ai meublée de gentils meubles de sapin qui +sentent bon les bois et mettront autour de toi le parfum de tes +montagnes... + +«Quand tu m'auras rejointe, ce sera si joli de t'attendre avec la lampe +allumée, les bras grands ouverts, dans notre chambre à nous, dans notre +petite chambre remplie de vrais sourires câlins, de bons baisers +aimants. Comme nous allons nous aimer et nous moquer du monde! Je me +ferai toute mignonne, toute petite; je me pelotonnerai en toi comme une +petite chatte qui veut être caressée. + +«En fermant les yeux, le soir, sur mon oreiller, je me figure déjà être +à côté de toi, te sentir tout de ton long contre moi, jusqu'aux pieds; +et ça fait si drôle, je ne sais plus si tu es loin ou si tu n'es pas là , +réellement vivant en moi, dans une sorte de rêve continu, tout +brûlant... Embrasse-moi! Remplis tout mon grand lit blanc de tes +baisers! + +«Pourquoi ne m'as-tu pas emmenée? Pourquoi m'as-tu laissée comme une +pauvre abandonnée dans ce grand Paris si méchant, si hostile aux simples +de cÅ“ur? Je serais partie avec toi, nous aurions été si forts ensemble! +Il y a des pays où les hommes savent encore vivre comme des hommes et où +les sauvages sont les vrais civilisés... Nous aurions été dans ces pays +de liberté et d'amour... + +«Moi, je voudrais t'emporter bien loin de tout et de tous, comme mon +trésor... Je voudrais, comme un cher petit adoré, te faire reposer à +l'ombre de grands arbres, sous un ciel tout bleu et sans hiver, et te +regarder dormir, sans rien te demander pour moi,--seulement te sentir, +toi, être bien, bien tout à fait,--et te dire merci. + +«Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi; je t'aime.» + +Simone écrivait avec une rapidité fébrile; elle pouvait à peine suivre +le flux de ses pensées qui, trop longtemps contenues, débordaient en un +ruisseau d'amour. + +L'Embaumée l'interrompit en revenant avec Mme Blondon, une ex-jolie +femme, bien en chair, parlant haut, vêtue de noir, les brides de velours +de sa capote attachées sous son menton en un gros nÅ“ud qui l'obligeait à +dresser la tête. + +Mme Blondon avait quarante-cinq ans, des yeux jaunes qu'elle savait +rendre très doux, ou très sévères, un nez bien campé sur deux grosses +joues ravagées par la poudre de riz, une bouche sans cesse entr'ouverte +pour l'exhibition de petites dents triangulaires et d'un bout de langue +toujours en mouvement. + +Ses vêtements n'étaient point de coupe élégante, destinés à endiguer les +chairs plutôt qu'à parer la femme. + +Étalée sur la chaise que lui avait présentée Simone, les deux mains +jointes sur le ventre, elle se mit à parler très vite: + +--C'est du travail que vous voulez, mes enfants? J'en ai. Là ! Êtes-vous +contentes? J'en ai, mais pas beaucoup. Ce n'est pas encore la saison +d'été et les vêtements d'hiver ne se vendent plus. Voilà trois jours que +je vais au Grand-Marché sans obtenir seulement une douzaine de corsages. +Ah! ça ne va pas! ça ne va pas! On me donne toujours la préférence au +Grand-Marché. Ce que je livre est si soigné! + +«Mes enfants je vous donnerai vingt sous par corsage. Le corsage est +coupé, bâti, vous n'avez qu'à le coudre à la machine et à faire les +boutonnières. Les fournitures sont à votre charge naturellement! Des +vêtements si simples! Une...deux...trois! C'est fait!...» + +_Une... deux..., trois_! Ce disant, Mme Blondon ne fit pas un geste +de ses grosses mains aux anneaux d'or torturant la chair, mais ses yeux +marrons roulaient dans leurs orbites. + +--J'ai gagné ma vie à piquer des corsages, mais aujourd'hui, je ne peux +plus travailler. + +Ici, les yeux de Mme Blondon s'inclinèrent vers les paupières +inférieures pour lorgner les sommets de son corsage gardés par une ligne +hérissée de boutons comme par une rangée de fantassins. + +--Je me contente d'aller chercher des commandes. + +«Autrefois, j'envoyais au Grand-Marché une des ouvrières de mon +atelier--toujours la plus gamine pour ne pas tenter ces messieurs de la +manutention. + +«Elles y restaient des journées entières, les gueuses! Ce que j'en ai +chassé à cause de ça! Maintenant je n'ai plus d'ouvrières. Elles +empêchaient de travailler Joseph. Je vais à la manutention moi-même. +C'est tout en haut du Grand-Marché: il faut en monter des marches! Les +autres entrepreneuses attendent leur tour. Moi, ces messieurs me +connaissent bien. «Ah! c'est vous, madame Blondon!» On me donne mes +étoffes toute de suite. + +«Quand je porte ma marchandise à la réception, on est toujours très +aimable aussi: «Ah! c'est vous, madame Blondon.» On ne me refuse pas de +vêtements. Je fais de petits cadeaux. Et les plaisanteries ne me font +pas peur... Mais Joseph peut être tranquille... + +«Ah! ça coûte! Ça coûte! Toujours prendre des omnibus! Toujours six sous +à la main, sans compter les deux sous que je donne au conducteur pour +qu'il me laisse mettre mon paquet à l'intérieur. Je ne gagne pas gros, +allez. On me paye mes corsages vingt-deux sous, je le jure! Les deux +sous de bénéfice ont vite levé la queue. + +«Ainsi, mes enfants, c'est entendu. Venez chercher une douzaine de +corsages pour essayer, je vous paierai quand le Grand-Marché aura +accepté votre ouvrage. C'est juste, n'est-ce pas? + +«Je ne dis pas que l'on peut gagner une maison de campagne, avec un jet +d'eau devant, en piquant des corsages, mais ça fait manger tout de même. +J'ai des ouvrières qui travaillent pour moi depuis cinq ans. Puis le +travail c'est la santé! Ah! si je pouvais travailler... c'est ce que je +dis à Joseph. + +«Il y a des ouvrières qui essayent d'aller prendre les commandes, +elles-mêmes au Grand-Marché. Elles savent ce que ça leur coûte! Moi, ça +ne risque rien. + +Joseph peut être bien tranquille... Je suis une femme de tête, moi. + +«Ah! les temps sont durs! Joseph...» + +Les deux petites amies souriaient à la nouvelle intervention du +mystérieux Joseph. + +Mme Blondon voulut bien expliquer ce qu'était Joseph: + +«Joseph, c'est mon mari, un homme qui a toujours des chiffres dans le +cerveau. Il tient un livre de pari aux courses. Quand il faisait ses +calculs, le bruit des machines à coudre l'agaçait... Joseph le sait +bien, lui, que les temps sont durs, très durs... Au revoir, mes +enfants.» + +Très digne, Mme Blondon salua des yeux, du rire et disparut dans +l'escalier, cramponnée à la rampe, le pied s'assurant de la solidité des +marches. + +--Elle marche si vite que vous n'avez pu lui dire que nous acceptions +ses offres, dit Simone. Elle est drôle. + +--Ce qui n'est pas drôle, c'est de piquer des corsages à vingt sous +pièce! + +--Allons, mademoiselle Rabat-joie! moi qui vous croyais gaie... + +--Des corsages qu'on lui paye de trente-deux à trente-cinq sous! + +--Allez chercher les corsages, ma petite l'Embaumée, et au travail, +vite! vite! Simone commença dès le lendemain son apprentissage de petite +couturière. + +A six heures du matin, elle se mit à la besogne, assise à côté de +l'Embaumée qui pédalait sa machine à coudre avec l'acharnement d'un +bicycliste courant quelque championnat. + +La petite bossue assemblait les différentes parties du corsage pendant +que la fille de M. Gosselet cousait les ourlets et bordait les +boutonnières. + +Le travail se faisait vite malgré les retards apportés par la machine +qui, n'ayant pas roulé depuis longtemps, cassait le fil ou rejetait la +courroie de transmission, malgré les morsures de l'aiguille qui +ensanglantaient de points rouges les doigts de la petite bourgeoise. + +L'Embaumée, tout en poussant l'étoffe le long du guide-âne, surveillait +de la queue-de-l'Å“il le travail de son associée. Elle interrompait le +tac-tac-tac de la machine, pour encourager Simone un peu étonnée de +l'activité de sa nouvelle amie: + +--Voilà qui va bien. C'est suffisant pour un corsage à vingt sous. On +dirait que vous faites ce travail depuis longtemps. + +Simone, les cheveux en désordre, la bouche contractée par l'impatience, +par l'effort, se hâtait de plus belle, semblant jouer à pigeon-vole, +tant elle tirait vite le fil passé au travers de l'étoffe. Elle riait +nerveusement à chaque morsure de l'aiguille et disait pour expliquer son +rire: + +--Nous travaillons pour Joseph! + +* * * * * + +Quand la machine s'arrêtait en des trépidations irrégulières, la pendule +tictaquait très fort. Des froissements d'étoffe, des soupirs d'ennui ou +de lassitude, des bâillements, des craquements de chaise éclataient +sonores dans le silence brusque. Les petites amies songeaient. +L'Embaumée admirait le courage de Simone, un peu dépitée en fille du +peuple de voir que cette fille de riche travaillait comme une ancienne +de l'atelier. Simone pensait à l'Aimé, au cruel Aimé qui la condamnait +par sa fuite à cette rude besogne, s'admirait, se félicitait, se +comparait aux héroïnes de roman qui lui avaient paru si peu vraies en +ses lectures d'autrefois. + +Tac-tac-tac! La machine recommençait son bourdonnement pendant que, sur +le palier, les mioches pleurnichaient, les femmes babillaient, heurtant +les cloisons du manche de leur balai, traînant sur le parquet leurs +seaux ferrailleux. + +Simone pouvait entendre leurs bonjours échangés, le glissement de leurs +savates devant sa porte, leurs rires gras et leurs rires maigres. Elles +disaient: + +«--Ça n'est pas encore venu? + +--Oh! ça tiendra bien jusqu'à la fin du mois. + +--Et l'autre, avec ses airs de Sainte-Vierge! + +--Un jour ou l'autre, ça lui pend au nez. + +--Dites donc, vous avez entendu la machine à coudre, à côté? Ça veut +faire croire que ça sait travailler.» + +L'Embaumée piquait vite, vite, pour couvrir les voix injurieuses du +bruit de sa machine et Simone, avant compris, devenue pâle, murmurait: + +--Oh! les sales femmes! Oh! le sale peuple! + +Quand midi sonna à la petite pendule figurant un clocheton du chalet +suisse, les deux associées étaient si lasses qu'elles ne voulurent pas +descendre six étages pour acheter leurs provisions de bouche. Elles +mangèrent un morceau de viande cuite depuis la veille, se partagèrent un +carré de gruyère et vidèrent d'un trait une tasse de café noir. + +Tac-tac-tac! L'étoffe filait de nouveau sous la patte de la machine +pendant que l'Embaumée chantait une romance pleurnicharde: + +* * * * * + +Sentinelles, ne tirez pas, C'est un oiseau qui vient de France! + +Les doigts engourdis, la tête lourde, Simone, assise près de la fenêtre, +cousait, rageuse, pestant contre les rires des commères bavardant sous +le vasistas. Distraite, elle contempla Paris ensoleillé, regarda au loin +des silhouettes bleues de cheminée et s'endormit, les lèvres en moue, +les paupières mouillées, aux coins, de deux larmes qui ne tombaient pas. + +L'Embaumée quitta sa machine et saisit le corsage étalé sur les genoux +de l'endormie. + +En sa bonté, elle était heureuse, sans oser se l'avouer, de la +défaillance de sa nouvelle amie, les labeurs anciens qui étaient en elle +semblant se réjouir de la fatigue dont souffraient les muscles de cette +riche. + +--Comment! j'ai dormi! + +--C'est que vous n'avez pas l'habitude des travaux qui durent tout le +temps. + +--J'ai dormi pendant une heure, au moins, n'est-ce pas? + +--Un quart d'heure, à peine. + +Simone se leva, se frotta les yeux du poing, se tâta l'épaule endolorie +par le dossier de la chaise et s'approcha de la pendule. + +--Quatre heures, déjà ! + +Et, toute rouge, elle s'excusait: + +--J'ai été surprise par le sommeil. Vous n'êtes pas gentille. Pourquoi +ne m'avez-vous pas secouée par la manche? + +--Vous dormiez si bien! Voulez-vous piquer à la machine, cela vous +éveillera tout à fait? + +La machine tactoqua de nouveau, assourdissant les rires qui éclataient +sur le palier pendant que la petite bossue reprenait sa chanson d'une +voie nasillarde: + + + Et l'enfant disait aux soldats: + Sentinelles, ne tirez pas (_bis_), + C'est un oiseau qui vient de France! + + +A neuf heures du soir, Simone et l'Embaumée croquèrent deux sous de +cornichons et se couchèrent très lasses dans leurs petits lits retapés à +la hâte. + +Après trois jours de travail, les deux petites amies purent livrer la +douzaine de corsages à Mme Blondon. + +L'entrepreneuse se montra satisfaite de la confection, mais elle annonça +à la petite bossue qu'elle allait se rendre en Angleterre, avec Joseph, +pour parier au Derby, et qu'elle n'aurait pas de commandes avant trois +semaines. + +--Et l'argent? dit Simone à son amie ennuyée de ce contre-temps. + +--Elle nous paiera quand le Grand-Marché aura accepté l'ouvrage. + +--Je crains fort d'avoir travaillé pour Joseph... Je ne voudrais pas que +l'on me vole le premier argent que je gagne... si difficilement. + + + + +IV + + +Que d'espérances font naître au cÅ“ur des petites ouvrières sans travail +les affiches manuscrites collées sur la muraille, au coin des rues, +entre les gigantesques lithographies qui évoquent les halls somptueux où +l'on s'amuse, et les placards répandus pour la plus grande gloire de la +moutarde A... ou de la pilule B... + +_On demande «une petite main»_. _S'adresser chez Madame... rue... n°..._ + +La suscription fait sourire les flâneurs en quête de ce qui amusera +leurs yeux. Cependant des fillettes se haussent sur le bout de leurs +chaussures déjetées pour lire le nom et l'adresse de celle qui peut leur +donner du pain et s'en vont, le chef baissé, répétant tout bas les +chiffres du numéro, pour ne pas oublier. + +Le lendemain, quarante, cinquante «petites mains» sonnent à la porte de +la patronne. Mais la couturière n'a besoin que d'une «petite main», une +toute petite main, celle qui sera le plus tôt remplie de gros sous, le +samedi de paye venu. + +La place est vite prise et la bénéficiaire, tout heureuse de gagner un +franc cinquante par jour, travaille déjà au milieu de ses nouvelles +amies pendant que les miséreuses défilent devant le cordon de sonnette. + +L'Embaumée, qui savait, par des camarades, que seuls, les grands +couturiers peuvent employer une ouvrière huit à dix mois sur douze, +conseilla à Simone d'aller offrir ses services aux Work, Plisson, Riff +et autres grands chiffonneurs connus. + +Simone, au grand scandale de l'Embaumée, voulut prendre l'omnibus pour +se rendre au centre de Paris, à la chasse au travail. + +La petite bossue dut céder au caprice de son amie et monter dans une +voiture de Montrouge-Gare de l'Est. + +D'une joliesse toute fraîche en sa robe beige à fleurettes bleues, +coiffée d'une petite capote garçonnière, les yeux brillant de leur éclat +matutinal, l'oreille rosée, les cheveux encore un peu humides des primes +ablutions, Simone prit place entre une vieille dame à cache-poussière +gris et un vieux monsieur vêtu d'un journal déplié et d'un chapeau haut +de forme penché sur le front. + +L'Embaumée s'assit en face de son amie, l'air très digne, affectant de +lorgner, à travers les vitres, le défilé des piétons sur le trottoir. + +Simone assise, la vieille dame releva un pan de son cache-poussière +comme pour ne pas le salir au contact d'indignes vêtements, le vieux +monsieur baissa son journal et tourna son nez à lunettes, semblant +continuer sa lecture sur le visage de sa voisine. + +Après un petit instant de trouble, Simone s'amusa du spectacle nouveau +pour elle, que lui offraient les attitudes, les gestes des voyageurs. La +voiture, au complet, filait vite en un tangage qui secouait les têtes. +Les yeux cherchaient les yeux, les femmes regardant à la dérobée, les +hommes examinant les femmes comme des êtres bizarres et très compliqués. + +Il y avait là des maraîchers de la banlieue, accompagnés de leurs +_fifilles_ qui jouaient d'un air ingénu avec un rouleau de papier de +musique, ou un petit buvard. Les paysans engraissés, majestueux, +exhibaient leurs têtes de chanoines sons des casquettes de soie raides +comme des barrettes. Les _fifilles_ se tenaient «à la demoiselle bien +élevée», les yeux fixés sur le bout de leur petit soulier verni, ou +levés sur les affiches plafonnant l'omnibus. Elles disaient: «_papa_,» +d'un petit air câlin. Ils répondaient: «Ma chérie,» et posaient une main +énorme sur les genoux fragiles de leurs progénitures. + +Assise sur le strapontin, tout au fond de la voiture, une jeune fille +rougissait, pâlissait, enrayée des gestes brusques d'un monsieur, qui, +le nez collé aux vitres de l'avant, criait: _Alloh! Alloh!_ pour modérer +l'allure des chevaux et secouait la tête d'un petit air indigné quand le +fouet du cocher tombait sur les croupes des bêtes en sueur. + +En un coin, serrés l'un près de l'autre, une couple de provinciaux +tendaient le cou, tendaient le doigt, se bourrant les côtes du coude +pour se témoigner leur admiration pour ce coquin de Paris. + +Un ouvrier voulait expliquer quelque chose à un bureaucrate qui tournait +la tête, très absorbé par la lecture d'une brochure. + +Une Parisienne boutonnait ses gants, le buste penché, les mains dressées +en l'air en un joli geste précieux, les yeux promenés sur l'assistance +et évoquant l'image de deux aumônières de velours noir tendues en la +mendicité des admirations. + +Deux jeunes gens causaient gaiement en petites phrases mystérieuses, +mordillant la poire d'argent de leur canne tenue comme un cierge de la +main gauche, fouettant leurs cuisses de tapotements de leurs gants neufs +bien rangés dans la main droite. Ils lorgnaient les femmes, la lèvre +souriante de vanité bébête, amusés de la roseur d'un front ou de la +disposition des plis d'une jupe, insolents et vainqueurs. + +Le conducteur, un vieux à moustaches de gendarme, cria: + +--Places! + +Les provinciaux se regardèrent, étonnés, pendant que les maraîchers +soulevaient leurs blouses et plongeaient leurs bras jusqu'au coude dans +les goussets de leurs pantalons. La Parisienne tira cinquante centimes +de la fente de son gant enfin boutonné. L'ouvrier pécha des sous, un à +un, dans la poche de son gilet. La vieille dame à cache-poussière gris +dit d'une voix aigre: + +--Moi, j'avais une correspondance. + +Les deux jeunes gens exhibèrent de mignonnes pochettes en cuir jaune +bourrées de billon et le monsieur qui _conduisait_ les chevaux tendit +ses six sous, le nez toujours collé à la vitre. + +La voiture stoppa. L'Embaumée dit à son amie: + +--Le Châtelet! Nous descendons! + +Le vieux monsieur à chapeau planté sur le front descendit aussi et +suivit les petites ouvrières qui traversèrent la place du Châtelet, +l'Embaumée filant vite, la nuque baissée, entre les voitures lancées au +grand trot, Simone se garant, hésitant, les jupes serrées en un geste +précautionneux. + +Arrivées devant la _Redingote grise_, les amies s'arrêtèrent, tenant +conciliabule, et le vieux monsieur se hâta de les rejoindre, la canne +battant le pavé. + +--Eh bien, où allez-vous? dit Simone. + +--Chez Plisson, rue de la Paix. + +Le vieux monsieur s'arrêta devant elles, un sourire prometteur aux +lèvres: + +--Une voiture, mesdemoiselles? + +--Mais, monsieur, dit Simone je n'ai pas l'honneur... + +L'Embaumée la saisit par le bras: + +--Venez! + +Puis au vieux monsieur, d'un ton sec et fâché: + +--Vous vous trompez, mon bonhomme! + +--Désolé! Désolé! Vraiment charmantes! Vraiment charmantes! + +Un peu émues de cet incident, elles longèrent le trottoir, vite. + +L'Embaumée entraînait son amie maladroite à se garer des promeneurs. +Simone tournait la tête pour voir le vieux monsieur qui faisait: _fou... +ou! fou... ou_! et semblait souffler devant lui, tout en se hâtant de +suivre la délicieuse apparition qui lui faisait tirer la langue. + +Derrière lui, des jeunes gens s'amusaient de son dos voûté, du pli de +chair grasse qui formait bourrelet entre la toile raide de son faux col +et ses petits cheveux blancs plantés sur sa nuque rouge comme des soies +sur le dos d'un petit cochon. + +Des femmes lui barraient le chemin, provocantes. Lui, de temps à autre, +levait son nez à lunettes, apercevait les petites amies par-dessus les +enlacements des couples et pestait contre sa goutte, contre les becs de +gaz, contre les camelots, contre les marchandes de lacets. + +Simone pensa tout haut: + +--Enfin! qu'est-ce qu'il veut, ce monsieur. Je ne le connais pas. + +L'Embaumée répondit, confuse: + +--Il veut! Il veut!... C'est un amoureux... + +Simone fit un éclat de rire et le vieux qui s'épongeait le front, las de +sa poursuite, reprit courage. + +--A son âge? Des jeunes filles peuvent aimer ce vieux? + +--Oui, pour de l'argent. + +--Je ne comprends pas que l'on puisse... + +Elle se tut, indignée, les yeux luisants de colère... Elle se rappelait +des regards d'hommes surpris, autrefois, au théâtre, en flagrant délit +de viol de sa peau, de sa nuque, elle sentait pour la première fois +l'injure de ces admirations fortuites, se méprisait d'être femme. Un +sentiment de faiblesse très doux lui fit prendre le bras de son amie, +une femme, une pauvre femme, elle aussi, et elle baissa les yeux devant +les yeux chercheurs de désirs des hommes qui passaient, songeant à +l'Aimé qui la marquerait de son nom pour la garder des vouloirs +outrageants. + +L'Embaumée disait d'une voix douce, miséricordieuse: + +--Celles qui cèdent, cèdent par lassitude, parce que la vie les +écrase... Quand le travail ne veut pas d'elles, elles se donnent au +plaisir. Elles se livrent, parfois, pour acheter du pain aux gosses, +parfois, aussi, parce qu'elles ont faim de ce que d'autres mangent sous +leur nez, avec des airs de moquerie... Oh! il faut avoir pitié +d'elles... Tenez, pourquoi ne pas demander de l'ouvrage, ici? + +La petite bossue montrait du doigt un magasin somptueux à grandes portes +de chêne ciré ornementées de cuivres luisants. Dans les vitrines +aménagées de chaque côté des portes cochères, se tenaient raides des +jaquettes colletées de fourrures, des manchons doublés de soie rose +comme des bonbonnières, des toques de loutre piquées sur des supports de +bois semblables à des poings. + +--Soit, entrons. + +--Moi, j'attends sur le trottoir, objecta l'Embaumée, parce qu'il peut y +avoir du travail pour une et non pour deux. A deux, nous nous ferions +éconduire. + +Simone pénétra dans le grand magasin résolument. Un inspecteur blond, +décoré de quelque chose, la barbe étalée sur le plastron piqué de jaune, +s'avança vers elle, souriant: + +--Madame désire! + +--Monsieur, je suis couturière et... + +--Et vous venez me demander une petite place. Veuillez me suivre, +mademoiselle. + +Il traversa le rez-de-chaussée à grands pas, suivi de Simone qui +baissait les yeux, pendant que les employés, plantés en file derrière +les comptoirs, se faisaient des signes d'intelligence. + +Il ouvrit une porte et dit d'une voix un peu glorioleuse: + +--Entrez, mademoiselle. + +Le cabinet de M. l'inspecteur éclairé par une fenêtre donnant sur la +cour était meublé d'un grand bureau à paperasses, d'un fauteuil et d'un +canapé habillés de moleskine verte et de cartons également verts ornés +de petites poignées de cuivre. Les tuyaux acoustiques pendaient le long +du mur tendu de papier gris. A des patères piquées dans la cloison, un +chapeau de soie miroitait comme une glace en métal, un pardessus +bleu-gendarme s'étalait sans un pli. + +Simone rougit quand, la porte fermée, l'inspecteur blond lui montra le +canapé, d'un geste qu'il voulut rendre tentateur. Le meuble ne +l'effrayait guère--sainte ignorance!--mais les petites rides +malicieuses qui plissaient le coin des yeux de l'homme la rendaient +méfiante, instinctivement. + +--Vous voulez du travail, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Il souffla dans un tuyau acoustique et, souriant, tourné vers Simone, il +attendit. Au coup de sifflet, il chantonna dans l'embouchure: «Avez-vous +une toute petite place dans vos ateliers?» Et tourné de profil, toujours +souriant, il écouta la réponse. + +Il approcha son fauteuil du canapé, s'assit, croisant les jambes, les +doigts enroulés autour du cordonnet à minuscules mailles d'or de sa +montre: + +--Que savez-vous faire, mademoiselle? + +--Mais, monsieur, ce que savent faire toutes les couturières ou à peu +près. J'ai appris un peu de broderie, autrefois, en pension... + +--En pension! Vraiment! Au Sacré-Coeur, sans doute! + +--Non, monsieur, chez les laïques. + +--Ah! + +Un peu étonné de ne pas la sentir prête--comme tant d'autres qui étaient +venues--pour le farniente laborieux de la galanterie, il la dévisagea +minutieusement, lorgna l'arrangement des plis de sa jupe, puis, toujours +souriant: + +--Pas de travail ici, croyez que je regrette! Mais avec votre beauté et +aussi votre éducation, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous +avez fait choix d'une singulière profession... Couturière! Voilà qui est +incroyable. Votre miroir est donc bien faux qu'il ne vous donne pas de +meilleurs conseils. Vous voulez devenir bossue, hein? + +--Oui, monsieur, j'y tiens, dit Simone, railleuse. + +--Du travail! Du travail! Comment diable pouvez-vous tant aimer le +travail? Je ne vous conseille pas de lancer votre jolie petite capote +par-dessus les ailes du Moulin-Rouge, mais, tenez... + +--Puisque vous n'avez pas besoin d'une ouvrière, interrompit Simone en +se levant. + +Il se leva aussi et les mains tendues, conciliatrices: + +--Voyons! ne soyez donc pas si nerveuse, mon enfant! J'ai votre affaire. +Un peintre de mes amis m'a chargé de lui dénicher un modèle,--il vient +tant de jolies filles, ici,--pour un tableau de rêve, un tableau +d'apparition. Vous lui poserez les mains, puis la tête. Le reste viendra +peu à peu, par habitude. Métier honnête, très honnête... + +La gorge serrée, les paupières lourdes, Simone se dirigea vers la porte, +tourna le bouton brusquement, ramassa ses jupes dans sa main gantée +collant, et traversa le hall en un claquement rythmé de ses bottines sur +le grès. + +Le monsieur blond suivait, ne comprenant rien à sa défaite. Et les +commis, derrière les comptoirs, ricanaient, vengés des airs vainqueurs +qu'il arborait à la fin de ses entrevues avec les petites femmes +complaisantes. + +--Eh bien? dit l'Embaumée. + +--Il m'a proposé d'aller poser chez des peintres!... Allons-nous-en, +vite, vite. J'ai du dégoût dans la gorge. J'ai hâte d'être seule, +délivrée de tous ces yeux qui regardent. + +--Cela prouve que vous êtes jolie, voilà tout. Vous vous habituerez à +l'admiration des gens, comme on s'habitue à éviter les voitures. Voyons, +du courage, cherchons encore du travail. + +* * * * * + +Comme les petites amies traversaient les rues qui montent de la rue de +Rivoli aux grands boulevards, l'Embaumée lut près de la Banque de France +une petite affiche ainsi libellée: + +OUVRIÈRES POUR ÉTALAGE + +MAISON D'EXPORTATION + +_S'adresser bureau de placement, rue Vide-Gousset_. + +La rue Vide-Gousset est entre la Banque et la Bourse. + +Simone se laissa entraîner par son amie. + +Au bureau de placement, un vieillard vint ouvrir aux deux ouvrières. Il +leur sourit paternellement en bon petit vieux qui aime les visages +jeunes. + +--Vous voulez du travail, mesdemoiselles, attendez! + +Il s'assit derrière une petite table, feuilleta un grand livre, lut: + +«Grottmann, rue de la Banque; + +Vériton, rue Poissonnière; + +Patard, rue du Cherche-Midi; + +Chanoin, rue Montmartre. + +Il ajouta: «Je vais vous donner copie des adresses de ces maisons et +vous pourrez vous y présenter de ma part. Je n'exige aucune commission. +Je traite de gré à gré avec les patrons. Vous, mademoiselle, dit-il à +Simone--après l'avoir considérée par-dessus ses lunettes--vous êtes un +49. Très estimés les 49! Quant à votre amie, il est inutile qu'elle se +présente, je crois. + +--Il s'agit bien de maisons de couture? interrogea Simone. + +--Oui, mon enfant, de maisons de vente pour l'exportation qui demandent +des mannequins. Ils ne sont pas nombreux, les beaux mannequins. Vous, +mademoiselle, vous êtes un superbe mannequin; le plus beau mannequin... +Ne vous offensez pas, mademoiselle, de mes appréciations, je parle en +professionnel, en professionnel seulement. + +--Mais, monsieur, dit Simone, je suis couturière et non... mannequin, +comme vous dites. + +Sachez, mon enfant, qu'il faut être excellente couturière pour faire un +bon mannequin. Il faut savoir donner du chic à la marchandise qu'on +endosse. Voici en quoi consistera votre travail quotidien: lorsque les +commissionnaires se présenteront à votre comptoir, accompagnés du patron +ou de la patronne de la maison, vous devrez étaler les costumes-types, +en faire miroiter les teintes, en glorifier la façon parisienne, +exquise, de haut goût, de haute mode. Puis, quand l'acheteur sera déjà +séduit par vos petits gestes en rond, vous revêtirez le costume pour +enlever le marché. Une jolie fille donne cent pour cent de valeur à un +corsage médiocre. La maison vous fournira du linge dont vous n'aurez pas +à rougir devant ces messieurs. Vous pourrez montrer vos épaules +émergeant des dentelles de votre chemisette comme d'une fraîche corolle. +C'est gentil ça, hein! + +«Cet essayage aura lieu dans une grande salle où travailleront aussi +d'autres mannequins, moins belles que vous, mademoiselle: mais autour de +cette pièce seront disposés de minuscules salons où le commissionnaire +pourra, s'il le désire, étudier d'un peu plus près le costume!... Oh! en +tout bien, tout honneur! Il est vrai que si vous n'êtes pas ennemie des +petits soupers, la maison qui vous emploiera saura reconnaître vos bons +offices. + +Simone écoutait, résistait aux efforts que faisait l'Embaumée pour +l'entraîner vers la porte, la tirant par le bras, la tirant par la jupe. + +«Vous serez vêtue comme une mondaine, toute la journée, vous gagnerez +deux cents francs par mois, vous mangerez à la maison et aurez droit à +un superbe costume de satin, tous les ans... C'est tentant. Pas de +fatigues. Beaucoup de sourires, par exemple, mais les femmes peuvent +sourire pendant des années entières sans effort, n'est-ce pas? + +Le vieux placeur, espérant une bonne commission pour la trouvaille d'un +mannequin si distingué, continuait en gestes doux, en penchements de +tête persuasifs: + +--Mes clientes sont heureuses, bien heureuses. Hier, j'ai reçu la visite +d'une belle fille que je plaçai, autrefois, chez Grottmann. Elle venait +me remercier, oui, me remercier. Elle était comme une folle. Elle me +disait: «Si vous saviez comme j'étais belle en reine. C'est moi qui ai +essayé le grand manteau de Sa Majesté la reine de Serbie, devant le +fournisseur de la cour. Je me regardais dans les glaces, je me souriais, +j'avais pour deux cent mille francs de toilette sur le dos. Quelle +gloire, mes enfants! On m'avait posé un petit diadème de cuivre dans les +cheveux pour juger de l'effet. C'était superbe! Les autres mannequins me +contemplaient, les mains jointes. Les hommes chuchotaient autour de moi: +«Elle est plus belle que la reine». Moi, je voyais bien que c'était +vrai. J'étais si majestueuse avec mes cheveux relevés sous la petite +couronne! Pendant deux heures, j'ai été reine, oui, reine: j'ai même +donné une claque à une essayeuse parce qu'elle m'avait pincée en +effaçant un pli de la doublure!» + +«Eh bien! c'est entendu, mon enfant. Vous voyez que le métier n'a rien +de désagréable. D'ailleurs, deux cent... + +Simone se laissa tomber sur une chaise, sanglotant: + +--Que je suis malheureuse! malheureuse! + +Comme le vieux se levait de son fauteuil, la mine faussement contrite, +l'Embaumée se précipita à sa rencontre, les mains tendues, prêtes à +griffer: + +--Vieux grigou! oh! le sale vieux! Faire un métier comme ça quand on a +déjà une patte au cimetière. + +Cependant Simone se tamponnait les yeux avec son mouchoir roulé +nerveusement en boule, se soulevait de son siège et se dirigeait vers la +porte pendant que le placeur grognait: + +--Il faut qu'elle vienne de sa province, pour faire des scènes à un +vieil honnête homme comme moi. Ma parole! on dirait qu'elle a cinquante +mille francs de rentes, cette princesse! + +Dans la rue, les deux petites amies filaient le long du trottoir, les +bras ballants, la nuque baissée. + +Elles gagnaient Montrouge par des ruelles écartées dans la crainte de +nouvelles rencontres d'hommes partis à la chasse des petites femmes sous +le soleil gaillard de mai. + +L'Embaumée, gardée par sa bosse des galanteries masculines, songeait au +sort réservé aux accortes petites femelles parisiennes. + +Simone rédigeait, tout en marchant, la petite lettre bien affectueuse, +bien soumise, qu'elle adresserait à papa Gosselet, dès son retour au +logis. + + + + +V + + +Depuis une semaine déjà , Simone restait enfermée en sa chambre, ne +voulant pas regagner l'usine de papa Gosselet, raccrochée à l'espoir +d'avoir des nouvelles d'André. + +Elle attendait le retour de l'Embaumée, partie à la recherche de +travail, rêvant, écrivant à l'Aimé des lettres passionnées qui lui +rendaient sa solitude plus triste. + +Elle lui disait: «Comme c'est mal fait, le chemin de la vie, et dur à +gravir.» Et pour ne pas l'attrister elle ajoutait: «Je ne me plains pas, +mais je me débats sous des révoltes constantes.» + +Elle lui écrivait encore: + +«Si seulement c'était toi le Bon Dieu, dis? tu ne ferais pas de pauvres +petites qui ont froid, des enfants qui ont faim, des vieux qui se tuent, +ni un tas de malheureux qui ont mal de tout... Moi, je ne peux pas +comprendre ça!...» + +Puis son cÅ“ur gonflé s'épanchait en tendresses exquises: + +«Oh! comme tout de même c'est là tout: _aimer_! Ça remplit mes journées, +mes longues nuits, comme si mon âme tout le temps t'enveloppait, te +caressait... Oh! comme c'est bon!... Dans mes pensées d'amour, je ne +t'appelle jamais d'aucun nom; tu es Lui, Lui, le seul, celui que +j'attends et que j'attendais depuis longtemps, celui pour qui j'ai dû +être créée. Et pour toi, sans cesse exposé au danger, à la mort, je +retrouve parfois des bouts de prières ardentes et douces comme en font +ces religieuses au milieu desquelles j'étais, pour ce Lui bien-aimé et +ineffable, céleste nourriture de leur âme, amant mystique de leur +cÅ“ur... Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi... Je t'aime!» + +La petite bossue rentrait au logis le soir, toujours plus lasse, +toujours plus attristée de ses courses inutiles à travers les ateliers. +Elle disait ses ennuis, ses dégoûts, conseillait à son amie la +résignation. + +Simone répondait: + +--Bast! Tout n'est pas perdu! Je réfléchirai... je verrai... je prendrai +une décision demain ou après. D'ailleurs, il nous reste encore de +l'argent. + +Les têtes penchées sous l'abat-jour rose de la lampe, les petites amies +rangeaient les pièces blanches par piles, les doigts emmêlés à la +cueillette des gros sous sur le tapis de la table, semblables à deux +vieilles avares heureuses de caresser les métaux précieux. + +Le petit pécule diminuait vite, malgré l'économie de l'Embaumée qui, +plus experte dans l'art de se servir de l'argent, avait été nommée +trésorière de la communauté. La faiseuse de sourires avait cependant +renoncé à l'une de ses plus coûteuses habitudes de luxe: elle oubliait +d'épingler un bouquet de violettes à son corsage quand, le matin, elle +descendait six étages, en savates, en camisole, les cheveux tout +embrouillés, pour acheter le _Petit Quotidien_. + +Elle était si curieuse, dès l'aube venue, de savoir si l'héroïne du +feuilleton: _Herminie l'Abandonnée_, avait enfin triomphé de ses +bourreaux, qu'elle arrivait parfois chez la libraire, bien avant la +distribution du journal. + +_Herminie l'Abandonnée_! Quelle jolie fille, pure, aimante, spirituelle, +gaie! Elle promenait sa vertu de par le monde, comme une précieuse +douzaine d'Å“ufs. Elle savait arracher sa robe de mousseline des mains du +petit vicomte sans y faire le moindre accroc! Elle buvait les poisons +des Indiens comme d'autres ingurgitent des saladiers de vin chaud. Les +coups de couteau n'égratignaient jamais sa charmante peau. Elle sortait +d'une demi-douzaine de cercueils comme on sort d'armoires à double fond. + +Son amoureux, le beau sculpteur de la Roche-Cassée, était sublime de +générosité bébête, fort comme un Tartarin à doubles muscles, courageux +comme d'Artagnan, artiste comme Michel-Ange, tout simplement! Doué de +ces belles qualités, il courait le monde, lui aussi, à la recherche +d'Herminie l'Abandonnée, mais avait grand soin d'arriver toujours trop +tard, en carabinier d'Offenbach. + +_Herminie l'Abandonnée_, feuilleton en six parties, par Oscar de Machin, +était d'une cocasserie dangereuse pour les lecteurs atteints +d'affections de la rate, ce qui n'empêchait pas l'Embaumée de verser son +petit pleur sincère à tous les _Oh!_ et les _Ah!_ qui coûtaient un franc +vingt-cinq centimes chaque aux actionnaires du _Petit Quotidien_. + +Tous les matins, l'Embaumée racontait à son amie les _malheurs_ de cette +pauvre Herminie. Elle montrait le poing à Fripouillet, le faux policier, +injuriait le méchant petit vicomte, appelait à la rescousse le beau +Sylvain de la Roche-Cassée, empêtré dans quelque vilaine histoire de +fausse-monnaie. + +Simone souriait, indulgente, étonnée de voir son amie épouser si +chaudement les querelles de personnages invraisemblables. Elle pensait +confusément que manÅ“uvriers et manÅ“uvrières gaspillent leurs justes +haines en maudissant les forts, les mauvais des romans ou des drames de +cape et d'épée. + +Il ne restait plus qu'un louis dans les caisses de la communauté quand +la petite bossue rentra un soir au logis le teint rose, les cheveux +défrisés, le corsage fleuri de violettes de Parme. + +--Ouf! ça y est! ce que j'ai couru pour t'annoncer la bonne nouvelle! + +--Tu m'as tutoyée, enfin! + +--Puisque c'est fait, c'est fait. Je n'osais pas. Il me semble que nous +serons plus amies qu'avant. + +--Bien! Et ta bonne nouvelle? + +--Une amie que j'ai rencontrée ce matin m'a conseillé de me présenter +chez une couturière de la rue du Havre, madame... un drôle de nom!... +madame Freudburg! au numéro 309. J'y vais et demande à la concierge à +quel étage se trouve l'atelier de couture. Elle me grogne du fond de la +loge: «Sonnez au troisième!» + +«Arrivée sur le palier du troisième étage, je vois une grande plaque de +cuivre sur une porte. Je m'approche, j'entends des rires derrière. J'ai +été étonnée parce qu'on ne rit pas si fort que ça dans les ateliers de +couture bien tenus. Enfin, je sonne. On ouvre. + +«--Qu'est-ce que vous voulez, mademoiselle? + +«--Je suis couturière, madame. + +«--Ah! vous êtes couturière. + +«C'était la patronne qui était venue m'ouvrir: une grande brune, trente +ans, l'air pas trop comme il faut. Elle m'a lorgnée, examinée, puis, +souriant: + +«--Adressez-vous donc chez Mme Freudburg, en face. + +«Comme elle poussait la porte, j'ai entendu: + +«--Elle est très bonne pour la vieille, celle-là . + +«Une douzaine de rires lui ont répondu dans les pièces voisines de +l'antichambre. + +«Chez Mme Freudburg où je sonne, c'est la patronne qui me reçoit: une +vieille patronne qui, avec ses bandeaux gris et son serre-tête noir, +ressemble aux bonnes femmes de ma province. Elle a, dans son visage de +Vendredi-Saint, deux petits yeux piqués comme deux clous usés par la +marche. Elle me regarde avec ses petits clous: + +«--Vous avez sonné à côté? + +«--Oui, madame. + +«--Qu'avez-vous vu? + +«--La patronne qui m'a conseillé... + +«--C'est tout? Et vous veniez chez moi? + +«--Je venais chez vous. + +«--Vous savez qu'il faut travailler, ici? + +«J'étais tout étonnée de l'accueil et j'allais m'en aller quand la +vieille m'a fait asseoir et m'a donné tout de suite une jupe à ourler. + +«Le travail achevé, elle a paru satisfaite et m'a dit: + +«--Je vous donnerai trois francs cinquante par jour, cela est-il +suffisant? + +«--Oui, madame. + +«--Et je vous augmenterai samedi prochain, si je suis contente de vous. + +«Décidément, elle avait envie de me garder. J'étais joliment heureuse. + +«Son atelier n'est pas gai. + +«Elle a une vingtaine d'ouvrières, plutôt maladroites qu'habiles, +occupées à la confection de toilettes simples en étoffe commune. Jamais +d'essayage chez elle. Elle livre des vêtements à une société +protestante, je crois. On bâille tout le temps. Les petites apprenties +ont l'air d'écolières mises en pénitence. + +«Dès que Mme Freudburg fait une remontrance à une des ouvrières, les +autres soupirent: «Ah! ce qu'on s'amuse à côté!» Ça la fait taire tout +de suite, la pauvre vieille. + +«Ah! nous voilà sauvées! nous voilà sauvées! tu pourras attendre le +retour de M. Bamberg, mon amie.» + +--J'irai chez la bonne couturière, moi aussi. + +--Chez celle où l'on rit? + +--Non, chez celle où l'on bâille. + +La soirée s'acheva en babillages et les deux petites amies burent deux +tasses de café noir pour fêter la reprise du travail et aussi le bonheur +d'_Herminie l'Abandonnée_ qui venait d'épouser, le matin même, le beau +peintre Sylvain de la Roche-Cassée. + +Simone, un peu fatiguée, ne put se rendre, dès le lendemain, chez la +vieille dame à serre-tête noir. Ce contre-temps lui valut de recevoir, à +la première distribution, une lettre adressée à son amie l'Embaumée, +mais qu'elle décacheta vite, ayant reconnu l'écriture d'André. Il lui +disait: + +«Chère Aimée, + +«Je t'écris de la vallée du Cotto, une jolie petite vallée située à +quelques kilomètres de Kana, la ville où est né Béhanzin (Laisse-moi te +dire _tu_: il m'est si doux de te parler comme au temps où nous +devisions sous la bonne garde du petit Amour en plâtre qui a son socle +sous les lilas). + +«Je ne suis plus dans le parc, si bien ratissé de bon papa Gosselet. De +l'autre côté du ruisseau qui nous sépare du camp de sa Majesté s'étagent +de formidables batteries, des retranchements, des abris que nous +enlèverons à la baïonnette dès que cela pourra être agréable au colonel +Dodds qui aime tant sa légion étrangère! + +«Nous autres, les légionnaires, nous sommes de toutes les fêtes. Nous +nous battons à la diable et de telle sorte que les perfectionnements des +armes modernes semblent ne pas devoir être d'une grande utilité en face +d'un ennemi tel que nous. + +«Les Dahoméens sont bien armés et ne se sauvent pas du tout comme on +l'avait fait espérer aux bonnes têtes qui nous fabriquent des lois. La +guerre au Dahomey! Bast! une chasse au lapin. Le lapin se défend. Je +crois même que c'est lui qui a commencé. + +«C'est lui qui a commencé puisque je suis arrivé ici juste à temps pour +franchir la frontière dahoméenne, juste à temps, aussi, pour prendre +part au combat de Dogba où nous nous sommes tous distingués--y compris +les amazones. + +«Battues, les troupes de Béhanzin s'étaient retranchées derrière un +petit ruisseau, le Zou. C'est la légion étrangère qui, la première, a eu +l'honneur d'aborder l'ennemi. Nous avons, je crois, fait plus de la +moitié de la besogne puisque les troupes composées d'éléments européens +n'ont eu qu'à passer sur le pont que nous avions enlevé de haute lutte. +Quelques amis ont été blessés près de moi qui n'ai reçu qu'un joli petit +coup de crosse asséné par une amazone. + +«Comment sont les amazones? Très jolies, ma petite Parisienne. Sois +jalouse! Toutefois je ne crois pas que l'on puisse baptiser: frimousse +ce qui leur sert de visage. Elles ont une figure accidentée de creux et +de bosses comme leur sacré pays. (Je dis _sacré_ pour te prouver que je +suis déjà un très vieux brisquard). Mais elles ont un torse agréablement +bosselé puisque je parle bosse. Elles font hou! hou! espérant nous +intimider comme de simples petit Chaperon-Rouge. On a beau dire qu'elles +se battent en guerriers, elles nous griffent et nous mordent le nez, si +bien que quelques épisodes de nos combats ressemblent à des scènes de +ménage ouvrier ou tout simplement bourgeois. + +«Elles se coiffent de petites capotes qui ne viennent pas de la rue de +la Paix, mais qui sont d'un effet très belliqueux sur leurs faces +amaigries et bronzées. Ce sont des semblants de petits bonnets de feutre +ornés d'oreillettes de poils et de grands yeux jaunes. Tigresses, elles +semblent casquées de têtes de chat. + +«Mon voisin de bivouac a fait main basse sur le couvre-chef d'une de ses +ennemies. Il a rangé ce colifichet tout au fond de son sac, sans doute +pour en faire cadeau à quelque Aimée. Il y a un peu de sang au fond de +la coiffe et aussi une petite déchirure dans l'étoffe par où a passé la +balle d'un fusil Lebel. + +«Tu ne trouveras rien de semblable dans ta corbeille de noce, ma chérie. +Le rouge, si rouge il y a, sera le rouge tout neuf d'un bout de ruban +gagné avec peine. Je ne puis pas me distinguer dans mon entourage de +braves gens qui se font tuer le plus simplement du monde. Je compte sur +quelque mission particulièrement difficile d'où je reviendrai ton mari +ou ne reviendrai pas. + +«Pardon, mignonne, de faire pleurer tes grands yeux! Ma lettre était si +gaie jusque-là . J'ai peur, vois-tu, peur non de la mort, peur de ne plus +pouvoir te redire combien tu es aimée. Mais je me sens protégé par le +bon petit dieu de plâtre qui lance des flèches. + +«Si je mourais... Je n'achève pas et j'embrasse ton front pieusement, +dévotement. J'embrasse aussi notre bonne petite amie l'Embaumée. + +«Je t'aime et te reviendrai, mon Aimée! Je t'embrasse, mais de si loin, +je t'embrasse chaque soir, en arrivant à l'étape. Si tu savais ce que je +donnerais pour un seul baiser; et toi? + +«Conserve mon cÅ“ur. + +«André Bamberg, + +_de la Légion étrangère_. + + + +«P.-S. D'autres amoureux se reposent à côté de moi, de notre marche +périlleuse, en écrivant aux jolies filles laissées au pays de France. +Ils leur demandent: «M'aimes-tu _encore_?» Je les plains de tout mon +cÅ“ur. Ah! s'ils avaient une Simone aimée, comme ils douteraient peu! + +«Sois bonne pour papa Gosselet, mon amie, il a raison de défendre son +argent... Au revoir. Je t'aime. Veux-tu m'embrasser? + +«A toi. + +«A. B.» + + + +--M. Bamberg embrasse sa bonne petite amie l'Embaumée, dit Simone à la +petite bossue revenue de l'atelier. + +L'Embaumée rougit. + +--Il t'a écrit? + +--Une longue lettre qui m'attriste. Il joue sa vie là -bas. Elles vont +l'assassiner dans quelque embuscade. + +--Qui, elles? + +--Les amazones. + +--Oh! il parle des amazones. Je puis voir la lettre? + +--Mais certainement. + +L'Embaumée lut la lettre à haute voix pendant que Simone rêvait, +évoquant la petite vallée où André campait dans la brousse, en l'attente +d'un combat où il pouvait être tué. + +Elle pensa tout haut: + +--Enfin, pourquoi cette guerre? + +--Moi, je ne sais pas. + +--Il est singulier que nos maris, nos fiancés aillent à la mort sans que +nous sachions pourquoi, nous, femmes. + +--Ça, c'est de la politique. C'est très difficile à comprendre cette +machine-là . Papa disait qu'en France il n'y a pas plus de deux ou trois +hommes qui savent pourquoi on se bat quand on déclare une guerre. + +Simone dit: + +--C'est un peu un héros, mon pauvre aimé. Il accomplit des choses +extraordinaires. Et quand je pense qu'il n'avait qu'à me prendre, à +m'aimer beaucoup jusqu'au jour de la grande réconciliation avec papa +Gosselet... + +Enfin sa lettre me rend courageuse. Je serai une bonne petite ouvrière +toute simple, toute franche. Les propos des hommes grossiers me feront +sourire, à peine, au lieu de m'indigner, comme autrefois. Ce sera ma +guerre et je suis bien certaine d'en revenir saine et sauve. D'ailleurs, +si les amazones n'étaient pas plus à craindre que les très vieux +messieurs et les inspecteurs à plastrons rehaussés d'or, je ne +craindrais pas tant pour la vie d'André. Demain nous irons toutes deux +chez la vieille où l'on bâille... + +--Tu n'iras pas. + +--Et pourquoi, mademoiselle? + +--La lettre de M. Bamberg m'a fait oublier de te raconter que l'atelier +où l'on rit est supprimé. Écoute et tu verras que tu ne peux pas aller +travailler rue du Havre. Pour moi, c'est bien différent. Tout le monde +sait bien que je suis bossue et que... + +--Taratata! tout le monde sait que tu as un brave petit cÅ“ur toujours +prêt à se dévouer. + +--Ce matin, chez la protestante, ma voisine d'atelier me dit à +l'oreille: «Vous n'avez pas voulu entrer dans la boîte?--Quelle boîte +que je lui fais!--La boîte à côté!»--J'avais l'air si bête qu'elle m'a +expliqué pourquoi on s'amuse tant dans ce drôle d'atelier. + +Il y a trois couturières établies au n° 309 de la rue du Havre. C'est +chez la belle patronne brune qu'on travaille le moins et qu'on gagne le +plus. Les ouvrières y touchent des six francs par jour et elles n'ont +qu'à croquer des bonbons, à boire des liqueurs très chères avec des +messieurs venus pour causer. Elles chantent, elles se font des niches ou +dansent autour de deux mannequins en carton supportant une robe bleue et +une robe rose, des robes commencées depuis six mois et qui ne seront +jamais achevées. + +Quand une cliente se présente, les ouvrières sautent sur un bout de +chiffon grand comme ça et font mine de coudre. Quand la dame est +partie--sans avoir fait de commande--elles envoient tout ballader et +rigolent. + +A l'heure du déjeuner, la patronne les lâche pour ne pas éveiller les +soupçons de la police. Elles descendent par bandes, sans mettre leurs +chapeaux et vont flâner devant les étalages des bijoutiers. Elles +portent toutes un ruban mauve épingle au corsage: c'est l'insigne de la +maison. Naturellement, les jeunes gens qui s'amusent n'hésitent pas à +leur offrir à déjeuner. C'est du propre! + +--Les parents qui envoient leurs filles dans cet atelier savent ce qui +s'y passe? + +--Non. Ils n'ont pas le temps de s'occuper de ces choses-là . Ça les +étonne quand la gamine, qui gagnait quarante sous par jour avant +d'entrer chez cette couturière, arrive à la maison avec des semaines de +quarante francs, mais comme ils en profitent, ils ne songent pas à +douter de la pauvre petite qui assure «avoir tant travaillé aux heures +de veillée.» + +Ma voisine achevait de m'expliquer ce qu'était la «boîte», quand on a +sonné à la porte. + +--Entrez, dit la vieille. + +Nous levons toutes la tête, naturellement, et nous voyons un monsieur en +redingote, ceint d'une écharpe, accompagné de deux hommes vêtus de sales +habits. + +L'un de ces deux dit: + +--C'est la police! + +--Que personne ne sorte, ajoute le commissaire. Les jeunes filles +mineures qui sont ici vont être emmenées au dépôt où leurs parents +pourront les réclamer... + +Au dépôt! Nous ne comprenions pas. + +Une petite apprentie, qui a bien douze ans, court se jeter aux pieds du +commissaire criant: + +«--Ah! Monsieur, laissez-moi partir, laissez-moi partir.» + +La patronne qui cousait se lève, toute raide, toute pâle. Les ouvrières +ont des crises de nerfs ou marchent à quatre pattes sous les tables, +pendant que toutes les apprenties hurlent à l'unisson. + +La vieille protestante veut, de ses doigts tremblants, mettre à la porte +les hommes de la police. Elle bégaye: + +--Vous vous trompez, messieurs, messieurs! + +--Madame, des plaintes nombreuses... assure le commissaire. + +--Mais, monsieur, il y a d'autres ateliers dans la maison. En face, par +exemple! + +--En face! Je suis bien ici chez Mme H...? + +--Non, monsieur, non, monsieur, dit la patronne, toute joyeuse, vous +êtes chez Mme Freudburg, chez moi. Je vais vous montrer mes en-têtes +de lettres, mes factures et aussi mes quittances de loyer, si vous +voulez. + +--Je regrette de vous avoir «dérangée», madame. Confusion... regrettable +confusion! + +Les policiers partis, Mme Freudburg nous dit, grave comme un curé au +prône: + +--Vous voyez que rires et chansons vont conduire les pauvres filles en +prison. La paix est aux humbles. + +--On a arrêté les ouvrières? demanda Simone. + +--Non, elles ont filé, prévenues par le concierge. Quand la police a pu +pénétrer dans l'atelier, elle n'a trouvé que les robes bleue et rose +accrochées aux mannequins. + +Maintenant la maison a mauvaise renommée dans le quartier et je ne veux +pas que tu viennes avec moi. Je ne veux pas pour ton fiancé...» + + + + +VI + + +Malgré ses recherches, l'Embaumée ne trouvait pas de travail pour +Simone. + +Elle résolut, de guerre lasse, de demander conseil à la petite couseuse +de jerseys, sa voisine du sixième étage. Les ouvrières n'avaient jamais +échangé que des souhaits de politesse au hasard des rencontres dans +l'escalier: + +--Bonjour, mademoiselle! + +--Après vous, mademoiselle! + +--Pardon, mademoiselle! + +Mais l'Embaumée savait que la petite «sainte-nitouche» serait tout +heureuse de bavarder un peu et de lui rendre service. + +Son arrivée interrompit le ronronnement de la machine à coudre. + +--C'est vous, mademoiselle! + +--C'est moi, mademoiselle Berthe. + +--Tiens! vous savez mon nom! + +--Je l'ai entendu sur le palier. + +La conversation s'engagea tout de suite sur les locataires du sixième. +Berthe conta, indignée, «toutes les crasses que lui faisaient les +commères», puis parla à mi-voix de Jeanne, la fleuriste, pauvre Jeanne +qui s'éreintait au travail, abandonnée par l'amant quand elle avait +besoin de gros sous. Elle ajouta: «Moi, je la console; je fais ce que je +peux, mais elle ne veut rien accepter. Elle mange du fromage et de la +salade. En voilà une nourriture pour une femme qui va être mère! Et elle +frotte encore son parquet, la pauvre, pour que sa chambre ait l'air +gentille, espérant qu'_il_ reviendra peut-être, un soir, après avoir +trop bu dans les brasseries du Quartier Latin... Nous ne sommes donc que +de pauvres chairs à aimer et à souffrir, nous! Et les autres femmes qui +se moquent de la pauvre Jeanne ne devraient-elles pas avoir pitié des +malheureux... les gueuses! Ça va mendier des secours, l'hiver. L'été, +elles traînent l'espadrille sur le carré, dépenaillées, dépoitraillées, +ou boivent du café, assises sur les marches de l'escalier, les mains sur +les genoux, bâillant: «Ah! qu'y fait chaud!» Les hommes, saoûls, leur +_sonnent_ la tête sur le parquet, le samedi soir, mais je ne les plains +pas... Je plains les petits, les petits, hauts comme ça, qui traînent +des seaux de charbon dans l'escalier pendant que les mères inventent des +sottises sur le compte des gens.» + +L'indignation rosait un peu les joues brunes de Mlle Berthe, une +petite Parisienne qui avait beaucoup lu et aussi beaucoup vu en ses dix +ans de pérégrination à travers les ateliers de couture. + +Les cheveux lissés à plat sur le front tout uni, le nez fin, les lèvres +fortes, les yeux noirs et veloutés sous des sourcils droits, Mlle +Berthe avait cette beauté élégante et un peu mièvre de la Parisienne, +d'un charme si attirant, même chez les filles du peuple. Son visage +semblait éclairé par une lumière blanche, qui mettait sur lui comme un +reflet de tristesse et de douleur. + +Née d'une famille de bureaucrate, elle avait appris la couture, parce +que ses sÅ“urs qui _savaient le piano_ avaient toutes _mal tourné_. + +A la mort de son père, elle avait été fière de gagner le pain de sa +maman, ce qui n'avait pas peu contribué à la rendre victorieuse des +tentations que lui offrait tous les jours la vie parisienne. De seize à +vingt-deux ans, elle avait pu travailler, sans accident, chez des +couturières établies sur les grands boulevards: ce qui donnait une jolie +valeur à sa vertu! + +En province, le vice est difficile; à Paris, il est si appétissant! +C'est une mignonne galette fleurant bon, offert à toutes les filles +belles ou laides. Quand elles refusent de la prendre, elles la +retrouvent, le soir, dans leur poche, de retour en la chambre si vide, +sous la forme d'un billet doux ou de quelque carte de visite. + +Mlle Berthe _était payée_, disait-elle, pour savoir ce que valent les +idylles. Les pleurs, la souffrance, la faim, voilà ce que les petites +amoureuses vont cueillir, le printemps venu, dans le bois de Meudon, +voilà ce qu'elles apportent dans les plis de leurs jupes au lieu des +petites fleurs qu'on ne connaît pas, mais qu'on embrasse parce qu'elles +n'ont pas été cueillies par des mains de marchande! + +Quand on proposait un mariage à Mlle Berthe, elle riait blanc, disait +bien haut: «Je suis bien heureuse comme ça, toute seule.» Cependant, +Mlle Berthe pleurait souvent, à nuit tombante, parce qu'il y avait +des choses tristes autour d'elle et pas d'aimé pour chasser les visions +grises qui traînaient comme de l'ouate impalpable sur la cheminée, sur +le lit et aussi sur les barreaux de la cage de son pinson qui se +taisait. Alors elle se levait, brusquement, ouvrait la fenêtre, allumait +la lampe et flûtait un couplet de café-concert. Sa voix, âpre d'abord, +s'affermissait peu à peu et elle mettait tant de courage à chasser les +mauvais souvenirs que l'oiseau applaudissait d'un hochement de queue. La +fatigue aidant, elle oubliait, puis se surprenait, le lendemain, +chantant langoureusement des romances de cÅ“ur. + +Lors d'un accès de fièvre qui l'avait étendue sur le petit lit, le +médecin lui avait dit en une intonation brutale: + +--Faudra vous marier! + +Mlle Berthe se marier! Avec un ouvrier? Elle aimait mieux rester +fille. + +Elle ne dédaignait pas ceux qui travaillent avec leurs mains, elle, +ouvrière. La maternité presque animale de la femme du peuple ne +l'effrayait pas. Elle aimait tant les petits! Mais elle ne voulait pas +se montrer dans la rue, liée par le bras, à un homme qui porterait un +pardessus bosselé dans le dos, parlerait gras, ferait des gestes avec +ses doigts noueux. Elle avait créé tant d'élégances qu'elle ne pouvait +pas consentir à traîner du ridicule, derrière elle, sur le trottoir. + +Devenir la femme d'un petit employé ne la tentait pas davantage. La +redingote trop neuve ou trop rapetassée du dimanche affiche tout aussi +bien que le pardessus mal coupé. + +N'osant espérer la rencontre du Prince Charmant personnifié dans les +contes parisiens par l'Anglais riche et bébête, M. Milord,--elle se +laissait vieillir sans répondre aux avances des amoureux. Quand ses +amies lui disaient malicieusement: «Tu n'aimes donc pas les hommes, +Berthe?», elle répondait: + +«J'espère aimer, le plus tard possible.» + +--Tu feras comme les autres, ma petite. + +--C'est bien possible, ripostait-elle doucement résignée, je ne suis pas +d'une autre pâte que celles qui se laissent prendre, mais je me garde. + +Mlle Berthe se gardait, et si bien, qu'à la suite d'une rencontre, +faite un matin, en allant chez le grand couturier Jabson, elle avait +résolu de travailler chez elle. + +Le jeune homme qui l'avait abordée, ce jour-là , demandant la charité +d'un coin de parapluie contre l'averse, avait été si éloquent, si +amusant aussi, qu'elle avait craint de prêter l'oreille aux doux propos. + +Si Mlle Berthe ne confia pas tous ses petits secrets à sa visiteuse, +elle causa du moins, longuement, des habitants du sixième étage, +approuvée en ses rancunes par la petite bossue qui lui exposa l'embarras +où elle se trouvait. + +--C'est une ouvrière cette jeune fille que j'ai rencontrée dans +l'escalier! + +--Oui, une ouvrière. + +--Elle a l'air tout étonnée. + +--Elle arrive de province. + +--Voyons! en province, on ne s'habille pas comme ça. Il y a quelque +chose là -dessous. Enfin, cela ne me regarde pas. + +--Il n'y a rien, je vous assure. C'est-à -dire que... je puis bien vous +l'avouer--c'est la fille d'un officier. Le père est mort et... + +--Comment l'avez-vous connue? + +--Oh! vous êtes trop curieuse! dit l'Embaumée, riant aux éclats. Faut-il +que je vous montre son acte de naissance, aussi? + +Mlle Berthe s'excusa: + +--J'ai toujours été un peu... indiscrète. Vous ne m'en voulez pas? + +--Mais non. + +--C'est entendu. Amenez-moi votre amie, demain matin. Nous irons +ensemble demander si Jabson a besoin d'ouvrières. J'ai une ancienne +camarade qui est _seconde_ dans l'atelier de Mme Mily, une english, +Mme Mily, et drôle... Elle pourra nous aider. + +Le lendemain, quand Simone et l'Embaumée heurtèrent à la porte de Mlle +Berthe, elles la trouvèrent en grande toilette. + +Sous sa jaquette bleue à larges revers, un plastron de flanelle blanche +tout unie formait un triangle lumineux sur la poitrine, évoquant des +blancheurs de chair. Un grand chapeau de paille, en auréole, à la miss +Helyett, laissait son front à découvert, presque nu, malgré les deux ou +trois boucles de cheveux qui semblaient être des points d'interrogation +peints sur ivoire à l'encre de Chine. Elle était chaussée de deux nÅ“uds +de ruban. Une légère broderie--point d'épine--courait sur le bas de sa +jupe en cheviot. + +Elle se déclara très heureuse d'obliger Mlle Simone et la félicita +d'avoir mis une simple robe à fleurettes. «Inutile de se mettre comme +pour aller chez le photographe quand on veut entrer dans un atelier.» + +--C'est que je n'en ai pas d'autre, objecta Simonne. + +Alors, Mlle Berthe se montra presque honteuse d'avoir arboré son +plastron crème. Elle chuchota en guise d'explication: + +--J'ai travaillé chez Jabson, autrefois. Je vais retrouver là des amies +et je ne veux pas qu'elles me croient dans la débine. + +En route, Mlle Berthe fut très gaie. Elle s'amusa des passants, des +passantes, conta son histoire, celle d'une douzaine de ses amies et +commenta la dernière pièce qu'elle avait vu jouer au théâtre +Montparnasse. + +Elles traversèrent les Tuileries et arrivèrent devant la maison Jabson. + +La maison Jabson, fournisseur attitré des élégances féminines mondaines, +boulevardières, théâtrales et sportiques, ne se recommandait pas à +l'attention du passant par des dehors somptueux. Des lettres d'or +au-dessous de la devanture vitrée, un étalage sobre, des armoiries +collées sur un panneau comme un cachet de cire rouge. C'était tout. + +Une horloge pneumatique plantée au coin de la terrasse de l'Orangerie +marquait huit heures un quart. + +--Bon, dit Mlle Berthe, nous avons un quart d'heure d'avance. Nous +allons les voir arriver. Jabson emploie plus de quatre cents ouvrières +et j'en connais bien cent cinquante. Elles vont déchirer mes gants. +«Comment vas-tu! Tutu-tu-tu, tutututu!» Je les connais les bonnes amies, +allez! Pas une qui vienne voir si je suis pas en train de claquer sous +mon toit.» + +Sous les arcades, les jolies filles passaient par groupes, les jupes +retroussées haut, hâtant le pas, sans un regard jeté aux vitrines pour +ne pas manquer l'heure de la rentrée à l'atelier. Des employés, gagnant +leur bureau, suivaient dans le sillage blanc des jupons, le nez planté +dans un journal du matin. + +Des Anglais coiffés de moitiés d'orange encadraient des rangées de +misses très laides ou très belles, bosselant leurs jupes longues de +coups de genoux, pour trotter à l'allure de leurs fiancés. Sorties de la +cage dorée des grands hôtels voisins, elles pépiaient aigre, secouaient +les pans de leurs manteaux comme des ailes, dansaient sur un pied devant +l'étalage de quelque _english library_. + +Des mitrons passaient, coiffes de mannes, promenant du blanc, dans cette +foule empressée, astiquée, vernie. + +--Tenez! voilà une de mes anciennes connaissances, chuchota l'ancienne +ouvrière de Jabson... Là -bas, devant les bibelots du marchand de +curiosités... le monsieur qui examine une pipe turque. Vous croyez qu'il +s'intéresse à la pipe: il a le nez dessus. Vous vous trompez! Il attend +Judith, une grande rosse qui en fait tout ce qu'elle veut. Dam! ça ne va +pas sans effort, mais elle fiche le camp quand il ne veut pas lui payer +de chapeaux, de robes, etc. Lui, vient l'attendre à la porte de +l'atelier. Ça dure depuis trois ans. Elle le retrouve toujours devant la +pipe turque. Le marchand le connaît bien. + +Une petite fille passa, courant tout essoufflée, sa natte lancée sur le +dos comme un balancier de pendule. Elle cria sans s'arrêter: «Bonjour, +mademoiselle Berthe. Je suis en retard. Gare à l'amende.» + +--C'est une apprentie, explique Mlle Berthe. Elle gagne vingt-cinq sous +par jour. Elle vient de Belleville tous les matins, et quand elle n'est +pas là à huit heures précises, on lui marque cinquante centimes +d'amende. + +Les ouvrières de Jabson arrivaient par petits groupes, gantées de frais, +les jupes collantes, l'en-cas posé précieusement sur le coude, un +bouquet piqué à la ceinture. Elles s'arrêtaient sur le seuil de la +boutique, jetaient des bonjours du bout des doigts aux amies aperçues, +au loin, sur le trottoir, et entraient, tête haute. + +--Vous allez compter les embrassades. Le défilé commence. + +«Tiens, Berthe!... Comment vas-tu,-Berthe?... Oh! ma petite Berthe... ma +gentille Berthe!...» Elles l'embrassaient, caressaient son plastron, +tâtaient les revers de sa jaquette, relevaient les ailes de son grand +chapeau. «Je te croyais morte... Tu ne reviens pas à l'atelier?... Tu as +hérité?... Tu as mis la main dessus...? Qu'est-ce qu'il fait?»... Elles +formaient un cercle de plus en plus épais, barraient le trottoir. + +Un domestique sortit de la boutique, vêtu d'une livrée bleue à petites +soucoupes de métal doré, et cria, rogue: + +--Je vais enlever la boîte. + +Elles prirent la fuite, s'ébrouant comme une bande de moineaux arrachés +aux douceurs du crottin par le passage d'un omnibus. + +Toutes les ouvrières de Jabson ont un jeton de cuivre portant un numéro +d'ordre qu'elles doivent déposer, le matin, dans une cassette accrochée +près de la porte d'entrée. A neuf heures sonnant, le garçon de bureau +enlève la boîte et les retardataires payent une amende de vingt-cinq ou +de cinquante centimes selon l'importance de leur inexactitude. + +--Voilà le défilé achevé, dit Simone. + +--Non, les tailleurs pour dames, genre anglais ne sont pas encore +arrivés. Puis restent encore les amoureuses. + +Les ouvriers tailleurs pénétrèrent à leur tour, un à un, dans la +boutique, vêtus de costumes à la mode, lourds, bossus ou dejetés par les +postures gehenneuses de leur profession. + +--Tenez, voilà enfin les amoureuses. Toujours en retard les +amoureuses... + +Des couples survenaient, les lèvres rouges des baisers échangés au petit +bonheur de la marche, les yeux alanguis, les bras enlacés. Elles +voulaient fuir, espérant ne pas «attraper d'amende». Eux, les retenaient +un peu et elles n'osaient pas dégager leurs menottes, caressées au cou +par les choses qu'ils disaient si près de l'oreille. Elles prenaient les +plis de leur jupe d'une main et couraient... Eux les rappelaient d'un +mot bref et elles s'arrêtaient, les attendant. Puis, à la porte de +l'atelier, ils leur prenaient les mains. «A ce soir!.--A ce soir!» + +Ah! les amoureuses! Mlle Berthe les reconnaissait toutes au passage: la +petite Antoinette, si blonde, les yeux levés sur la belle barbe brune de +son jeune amoureux, secrétaire d'un commissaire de police; Jenny, très +pâle et serrant le bras de l'étudiant en médecine qui la regardait +tristement; Marthe, grasse et bébête, suspendue au bras de son grand +commis de magasin; Mary, l'ancien mannequin, qui avait pris pour amant +un bookmaker aussi haut que son pari de courses. + +L'année précédente tous ces hommes se cachaient derrière les pilastres, +se faisaient éconduire, puis obtenaient le droit d'accompagner, le droit +de presser la main, le droit de baiser la joue. Aujourd'hui, ils avaient +tout pris et avaient gardé le droit de rompre. + +--Bonjour, ma grande Maria! + +--Bonjour, Berthe! + +Maria était la _seconde_ de Mme Mily. De jolies dents et de jolis yeux, +Mlle Maria, ce qui expliquait un peu son avancement dans les troupes de +Jabson. + +--Tu viens me voir? + +--Oui, et aussi te demander un service. Tu serais très... très gentille +de faire entrer mon amie Simone que voici, dans l'atelier de Mme Mily. + +--Tu ne serais pas venue sans ça? + +--Mais si... mais si... je t'assure. + +--Nous allons demander ça au père Planty, l'inspecteur. + +Le père Planty, inspecteur de la maison Jabson, ancien clergyman, voulut +bien, sur la recommandation de la seconde, Mlle Maria, inscrire Simone +sur le grand livre du personnel et lui confier un jeton portant le +numéro 445. + +Il ne manqua pas de faire un petit speech sur la bonne tenue qu'il +exigeait de ses ouvrières et annonça que les habiles couturières +gagnaient jusqu'à cinq francs par jour, chez Jabson: «_Iounique_ maison, +mademoiselle, _Iounique_ maison!» + + + + +VII + + +N° 445! Mlle Gosselet, fille du grand fabricant de poupées, n'était +plus dans la maison Jabson qu'une unité ouvrière, une machine à plisser, +ourler, broder. + +A son arrivée dans l'atelier de Mme Mily, la seconde, Maria, la fit +asseoir près d'une «première», un ténor de la couture, une belle fille +blonde, habile à étager des dentelles en coquilles sur les devants de +corsage, à étaler des revers de satin, à échafauder des manches à +«gigots». + +--Vous voudrez bien surveiller votre nouvelle «associée», mademoiselle +Léonie. + +Mlle Léonie approuva d'un mouvement de tête qui éparpilla ses frisons +sur son nez. Elle continua à draper un corsage de surah sur le mannequin +debout devant elle. Des épingles entre les lèvres, elle tiraillait +l'étoffe de ses doigts fins, les sourcils froncés, les joues rouges. + +Mme Mily cria de sa place: + +--Ça ne va pas, ma petite Nini? + +--Madame, je n'ai pas assez d'étoffe. + +--Comment! pas assez d'étoffe! La manutention vous a livré tout ce qu'il +fallait! + +Des rires s'élevèrent d'un coin de l'atelier et Mlle Léonie dit, +rageuse: + +--Celles qui rient ne sont pas capables de le draper. + +Mme Mily, conciliante: + +--Vous avez raison, ma petite Nini. Mais qu'est-ce qu'il a donc votre +corsage? + +--Le surah a dû se retirer. + +--C'est bien possible, mon enfant, bien possible! Enfin, essayez de +nouveau. + +La «première main» réussit enfin à rassembler les sous-bras, à grand +renfort d'épingles. Elle s'essuya le front, triomphante, dit tout bas à +sa voisine: + +--Tu sais! Ton Charles peut se fouiller s'il compte porter des cravates +taillées dans l'étoffe que j'emploierai. S'il n'y avait pas de doublure +solide sous le surah, ce que ça craquerait! + +Mme Mily, une vieille Anglaise qui gagnait cinq cents francs par mois à +tracasser les quarante ouvrières qui travaillaient sous ses ordres, vint +examiner le corsage. + +--Très bien! ma petite Nini. Jo Palmer en sera contente. Votre vêtement +a le chic anglais et la grâce parisienne. Elle vous estime beaucoup, Jo +Palmer, mon enfant. Moi aussi, je vous estime beaucoup. A propos, venez +donc me voir dimanche, à Asnières, je vous ferai retoucher ma jaquette. +Oh! un simple point! + +Puis, se tournant vers Simone: + +--Tiens! je n'avais pas vu cette petite. C'est votre associée, Léonie? + +--Oui, madame. + +--Quel est votre prénom, mademoiselle? + +--Simone. + +--Simone! Oh! impossible! impossible! + +--Mais, madame. + +--Nous avons déjà deux Simone ici! Deux c'est beaucoup... trois ce +serait trop! On ne s'y reconnaît plus, ma parole! Vous vous +appellerez... + +La main posée à plat sur le front, Mme Mily chercha dans ses souvenirs +littéraires le nom de quelque héroïne particulièrement aimée. Elle +essaya des prénoms à voix basse: «Amanda... Yolande... Gertrude...» + +Simone qui, d'abord, avait cru à une plaisanterie, attendait, angoissée, +la décision de la vieille Anglaise, rougissant sous tous les regards +fixés sur elle. Brusquement, Mme Mily dit, s'applaudissant en une +sonnaille de ses bagues heurtées: + +--On vous nommera Magdeleine... avec un g. + +Simone détourna la tête pour dissimuler les larmes qui allaient tomber +de ses paupières alourdies. Ce voyant, Léonie la caressa d'un regard +très doux de ses yeux teintés gris, et chuchota: + +--Soyez courageuse, mademoiselle. Nos camarades se moquent si +facilement. Cette vieille folle de Mme Mily a la manie de baptiser +presque toutes ses ouvrières. Vous resterez Simone, pour moi et aussi +pour d'autres qui ont bon cÅ“ur. + +La matinée s'écoula d'abord monotone, en un demi-silence fait de +chuchotements, de réprimandes lancées par la première, de glissement de +pas des petites apprenties envoyées en course à travers les ateliers. + +Simone travaillait vite, sans lever les yeux sur les yeux qui lorgnaient +son costume, son visage, ses mains. De temps à autre, Mlle Léonie +murmurait: + +--Dépêchons! Jo Palmer doit venir ce soir. Elle est capable de casser +son éventail sur le «genou» du père Jabson, si son corsage n'est pas +prêt à l'essayage. + +Quatre ou cinq machines à coudre unissaient leur bourdon en un +ronflement assourdissant qui obligeait les ouvrières à rapprocher leurs +tabourets pour causer de leurs affaires de cÅ“ur. + +Mlle Mily s'irritait de ces confidences: + +--Ah ça, voyons! vous n'êtes pas venues ici pour faire la causette. M. +Planty se plaindra certainement du travail de l'atelier, cette semaine! +Nous avons déjà quatre corsages à recommencer! On ne peut pas songer à +tout en même temps. Laissez vos amoureux tranquilles, que diable! +D'ailleurs, ce qu'ils se fichent de vous! + +Par les fenêtres ouvertes sur une cour intérieure, une lumière grise +pénétrait dans l'atelier, blêmissant les visages. Les poudres de +toilette se roulaient en granules sur les dermes desséchés par la +température lourde. Des débris de ouate s'accrochaient aux cheveux +lâchés par des peignes d'écaille. L'odeur fade des chairs assemblées en +tas montait aux narines. Les fronts se penchaient sur l'étoffe, alourdis +par la migraine. + +Se voyant devenir laides, les ouvrières de Mme Mily tirèrent de leurs +tiroirs des boîtes minuscules, des flacons à facettes, des bâtons de +cosmétiques chemisés d'argent. Des odeurs de parfums à base de musc +envahirent la petite salle, mêlées aux relents d'eau de mélisse que +buvaient de pauvres filles griffant leurs corsages pour calmer leurs +douleurs d'estomac. + +Les plus souffrantes quittaient vite leur tabouret, se dressaient, le +buste penché en arrière, les mains posées sur les hanches, et marchaient +à grands pas dans l'atelier, suivies dans leur aller par les yeux émus, +des gamines qui ne s'expliquaient pas ces douleurs subites. + +Mme Mily grommela: + +«Elles sont toutes malades, toutes. Elles boivent tellement de vinaigre +pour s'amincir la taille!» + +De l'atelier voisin, séparé de l'atelier de Mme Mily, par une cloison, +une apprentie vint donner l'alarme: + +--L'inspecteur! Planty! + +Ce fut un heurt de petits bancs, un froissement d'étoffes, un +cliquètement de machines à coudre. + +Quand M. Planty fit son entrée, solennel, encerclé dans sa redingote +raide comme une armure, Mme Mily avait fait disparaître le volume +d'_Anna Radcliffe_ qu'elle lisait, ouvert sur sa table à ouvrage; Mlle +Maria, la seconde, avait glissé dans sa poche les jarretières rose et +crème qu'elle enjolivait de bouffettes en satin. Les ouvrières +travaillaient en petites filles bien sages, leurs cheveux effleurant +l'étoffe. Les apprenties balbutiaient des boutonnières sur des bouts de +chiffon, mordant leurs lèvres à pleine dent pour ne pas rire. + +M. Planty traversa l'atelier, souriant en homme que satisfont les +apparences. + +Midi sonna. + +Le grand couturier Jabson mettait à la disposition de ses ouvrières un +réfectoire où elles pouvaient cuire leurs aliments, mais les petites +couturières préféraient manger au restaurant. Elles ne voulaient pas +s'embarrasser, au départ, du petit panier révélateur qui ameute derrière +les trottins, dans la rue, et les chiens et les hommes, les bêtes à +quatre pattes suivant, attirées par l'odeur du beefsteack, les hommes, +emboîtant le pas, alléchés par la bonne petite chair fraîche lâchée en +liberté sur le trottoir. + +Simone suivit Mlle Léonie dans l'arrière-boutique d'un marchand de vins +où elles prirent place sur une banquette de cuir rouge avachie, devant +la table de marbre occupée déjà par deux employés d'une banque voisine. +Sous les yeux ruminant d'un grand jeune homme bien peigné qui semblait +s'intéresser au jeu de sa fourchette, la fille de M. Gosselet mangea une +demi-portion de ragoût arrosé d'un demi-setier de vin. + +Dans la salle basse tout enfumée par les cigares des hommes qui +prolongeaient leur sieste pour «embêter» les ouvrières de Jabson, les +couturières étaient rangées, en file, le long des murs. Les clients +arrivés avant midi avaient eu soin de s'emparer des chaises, laissant +libre la banquette pour se procurer un vis-à -vis, pour se donner +l'illusion d'un tête-à -tête, au dessert. + +Le palais chatouillé par les picotements du petit verre de marc, les +yeux clignotants, le ventre lourd de mangeaille, ils bégayaient des +plaisanteries, essayaient des attitudes de pacha bon garçon, souriaient, +léchaient leurs babines engluées d'alcool. Ils feignaient de ne pas +entendre les rires lâchés comme des feux de peloton au signal donné par +quelque intrépide vieille fille aguerrie dans cette lutte perpétuelle du +mâle contre la femelle. Ils s'attardaient en leurs rêves, puis, la +montre consultée, hélaient le garçon, laissant deux sous sur l'ardoise +où figurait l'addition recommandant de «garder la place, la bonne place» +pour le lendemain. + +Ils s'en allaient, un à un, sans hâte, comme à regret, se retournaient +sur le seuil de la porte, pour sourire à la jolie fille désirée dans la +tiédeur calme de la digestion, dans l'Olympe à nuées grises machiné par +les spirales de la fumée. + +Le monsieur bien peigné resta seul, la nuque posée sur le dossier de sa +chaise, les yeux fixés sur Simone en une insistance provocante. + +La fille de M. Gosselet, le geste embarrassé, le regard levé vers le +plafond, puis baissé sur son assiette, supporta d'abord assez +vaillamment l'inspection de l'inconnu. + +Mlle Léonie lui expliquait quelle était la clientèle de Jabson, et elle +feignait d'écouter. Soudain, un sang chaud lui colora les joues, elle +jeta sa serviette sur la banquette, repoussa son assiette et fixa +l'homme d'un air de défi. + +Le monsieur bien peigné murmura très calme, sans changer de position: + +--Pas mal! + +--Monsieur, je ne vous connais pas, mais vous me semblez être fort mal +élevé. + +--Vous ne me connaissez pas: c'est ce que je regrette. Je serais trop +heureux si vous me connaissiez. + +--Monsieur, vous voulez m'obliger à abandonner la place. + +Les causeries, les papotages des ouvrières avaient cessé. Toutes +écoutaient, amusées, jouissant, le poing sous le menton, le coude sur la +table, de cette querelle où leur cause était en jeu. + +--Je suis désolé, mademoiselle, mais vous oubliez que nous sommes au +restaurant... dans un lieu public. + +--C'est-à -dire, monsieur, que vous vous permettez en public ce que vous +ne vous permettriez pas chez mon père, par exemple. + +--Votre père est un bien heureux père, de posséder une aussi jolie +fille... mais je ne puis cependant pas fermer les yeux pour ne point +voir. + +--Monsieur, vous êtes insolent! + +--Voyons! des injures, parce que je vous trouve belle! C'est exagéré. + +--Il est grossier de regarder une jeune fille avec tant de persistance, +tant de fatuité, et... je regrette que mon fiancé ne soit pas là pour +vous corriger comme vous le méritez. + +--Ah! vous m'en direz tant. Dam! si la place est prise... vous avez beau +mérite à vous gendarmer. + +--Prise ou non, monsieur, il est lâche de ne pas respecter une femme +seule. + +--Continuez! vous oubliez que nous sommes au restaurant... + +--Je ne l'oublie pas, monsieur, et je vous prie de considérer que je ne +fais pas partie du menu. + +Sa houppe de cheveux dressée comme une crête, les doigts tendus, Simone +évoquait assez exactement l'image d'un petit coq de combat prêt à +s'élancer. + +Son adversaire, toujours calme, toujours souriant en homme habitué à ces +escarmouches, continua: + +--J'ai toujours pensé que la colère rendait les femmes plus désirables. + +La fille de M. Gosselet haussa les épaules, méprisante, et pria Mlle +Léonie de demander l'addition. Mais la «première main» voulut prendre la +défense de son associée. Elle regarda le monsieur bien peigné et dit +d'une petite voix calme: + +--Monsieur, nous pensons toutes ce que mademoiselle vient de vous dire +et nous mettrons le patron de l'établissement en demeure de choisir +entre... + +--Je vous gêne aussi, mademoiselle? + +--Moi! non. Vous me dégoûtez, tout simplement. Vous avez une trop jolie +raie sur le crâne. Vos faux-cols sont trop hauts. Votre moustache a +toujours l'air de vouloir éborgner les gens. Un caporal en retraite! Un +si joli garçon, vous êtes dangereux... très dangereux. On voit que les +femmes vous ont gâté. Eh bien! malgré tous ces avantages, vous me +dégoûtez... + +Le monsieur bien peigné ne souriait plus que pour faire bonne +contenance. Il voulut répondre, mais les quolibets couvrirent sa voix: + +--Oh! le beau garçon! + +--On en mangerait! + +--C'est Rodolphe des _Mystères de Paris_! + +--Oh! qu'il est bath! + +--Il a peut-être besoin d'argent, le pauvre! + +Il se leva, renonçant à tenir tête à la tempête des langues déchaînées. +Comme il arrivait près de la porte, une ouvrière de Ménilmontant lui +cria, la bouche tordue: + +--Eh! va donc, _purotin_, on t'en fichera des _gerces_! + +Les ouvrières la félicitant, Simone dit: + +--Je ne vois pas pourquoi les ouvrières n'exigeraient pas le respect qui +leur est dû. + +Elles se regardèrent un peu étonnées de la façon dont la nouvelle venue +avait prononcé le mot respect, et mademoiselle Léonie répondit, +soulignant ces paroles d'un geste las: + +--On prend la mouche, une fois... deux fois... puis on se fatigue. Mais +vous n'avez donc jamais travaillé dans un atelier, mademoiselle? + +--J'aidais maman qui était couturière, répondit Simone embarrassée. + +A l'atelier, la soirée s'écoula calme. Sous les becs de gaz allumés dès +quatre heures, les ouvrières de Jobson travaillaient, la nuque brûlée +par les petites flammes papillotant au-dessus de leurs casques de +cheveux à reflets métalliques comme des insectes ailés prêts à se poser +sur des fleurs pâles,--des fleurs de serre. Les corsages dégrafés +bâillaient, laissant voir des blancheurs de chemisette. Dans l'ombre, +les yeux se cerclaient de violet. + +Malgré la lassitude, malgré la migraine, les petites couturières +souriaient. Elles souriaient, songeant à la délivrance prochaine, aux +amoureux qui les attendraient à la sortie de l'atelier et baiseraient +leurs souffrances, leurs labeurs, sur leur bouche, blanche. + +Une fillette descendue des salons d'essayage vint annoncer, essoufflée: + +--Jo Palmer! venez vite! + +Mme Mily qui sommeillait, Mlle Maria qui essayait ses jarretières rose +et crème, Léonie qui achevait de poser un _américain_--un tampon d'ouate +sous les entournures du corsage de surah,--se levèrent brusquement. + +--Venez avec nous, mademoiselle Simone, dit Léonie. Jo Palmer est +toujours heureuse d'avoir beaucoup de monde à ses essayages. L'habitude +du public, sans doute. + +Dans le grand salon meublé de psychés et de sièges bas, Jo Palmer +causait avec le grand couturier Jabson. + +Jo Palmer, à la ville, portait des gants laissant le poignet à nu, des +corsages à col haut, des jupes très étoffées. + +Ce n'était plus la Jo Palmer des affiches, la Jo Palmer à tignasse +rousse, à pattes noires, à corsage vert échancré en V. Jo Palmer +s'habillait de façon discrète, mais bourrait les doublures de ses +vêtements de sachets de musc, d'héliotrope, bien capables de tenir ses +admirateurs à distance respectueuse. + +Debout, devant le couturier, elle babillait: + +--Je ne suis pas contente, mais pas... pas... J'ai des robes de ville +affreuses... Ah! dites donc, je veux apprendre à monter à cheval. Il me +faut une amazone. Je porterai bien une amazone: j'ai la taille fine et +la selle large! Hein! n'est-ce pas que j'ai la selle large? Vous êtes +mon couturier, Jabson, vous devez savoir ça. + +Avisant le cheval de bois qui servait aux essayages des costumes de +cheval, Jo Palmer sauta en croupe de la bête, lui caressant l'encolure +de petits tapotements de main. + +Jabson applaudit: + +--Toujours adorable, mademoiselle. + +--Monsieur Jabson, vous avez l'adoration compromettante. Vous êtes trop +gros, trop chauve, trop _english_ avec votre ceinture noire étalée sur +le plastron de votre chemise. Vôs ne trôvez pas, vôs! Mais voilà ces +dames venues pour l'essayage. + +Ces «dames» attendaient depuis dix minutes et ne s'étonnaient point +trop, habituées aux excentricités de Jo Palmer. Simone dissimulait son +trouble, prévoyant quelque nouvelle injure dont souffrirait son orgueil +de femme. + +Mme Mily et Maria souriaient. Léonie tenait le corsage tendu au bout +de ses deux poings. Deux employées à livrée noire et à col blanc +portaient des sébiles remplies d'épingles. + +Jo Palmer s'approcha d'une psyché, examina son visage, longuement, puis +enleva sa jaquette avec l'aide de Jabson. + +Mme Mily, Maria, Léonie et Simone l'entouraient cérémonieusement, +attendant ses ordres. + +Jo, les yeux toujours fixés sur la glace, dit, faisant la moue: + +--Encore un nouveau visage: je n'aime pas ça. Vous entendez, Jabson, je +n'aime pas les nouvelles têtes. Comment vous nomme-t-on, petite? + +La fille de M. Gosselet hésita, puis répondit: + +--Simone! madame. + +--Mais non! Mais non... vous vous nommez Magdeleine... avec un g. + +--Allons bon! dit Jo. Voilà encore un tour de cette vieille folle de +Mme Mily... Voyons, madame Mily, mademoiselle sait mieux que vous à +quoi s'en tenir sur ce sujet. + +La vieille Anglaise riposta, triomphante: + +--Mais non, madame, c'est moi qui l'ai baptisée. + +--Comment! vous l'avez baptisée? + +--Madame, j'avais déjà deux Simone dans mon atelier, alors... + +--Bien! Bien! Quand il vous viendra la fantaisie de faire teindre vos +ouvrières, je vous demanderai d'assister à l'opération. + +S'apercevant de la confusion de Simone, Jo Palmer, qui était bonne, +voulut bien lui tendre la main: + +--Il faut pardonner à cette vieille folle de Mme Mily, mademoiselle. +Je regrette d'avoir renouvelé l'ennui qu'a dû causer ce singulier +baptême. + +Puis la divette se tourna vers l'Anglaise: + +--J'ai été ouvrière, moi, madame Mily. Je vous jure que vous n'auriez +pas touché à une syllabe de mon prénom, si vous aviez eu le moindre +souci de votre perruque. + +Mme Mily fit un mouvement de recul pendant que Jabson applaudissait: + +--Toujours charmante! + +--Ceci dit, j'attends qu'on m'essaye ce fameux corsage. + +Comme l'Anglaise se précipitait, espérant rentrer dans les bonnes grâces +de la chanteuse, Jo Palmer lui dit, en une torsion de cou souverainement +dédaigneuse: + +--Ne me touchez pas! + +Et avec des gestes solennels de grand-prêtre, le couturier à la mode +ajusta le corsage de Jo Palmer, l'annota, le corrigea, jusqu'à ce qu'il +allât «comme un gant». + +La chanteuse continuait de rire, de plaisanter pendant cette opération +exécutée au milieu d'un silence religieux. Elle disait à Jabson qu'il +avait la main si légère, si délicate, le toucher si habile et si savant, +que c'était un plaisir dont il n'avait pas idée que de se faire +manipuler par lui. + +Il sourit et répondit, avec une de ces belles révérences dont il avait +la spécialité: + +--Oh! mademoiselle... J'opère comme un médecin... + +--Jabson, couturier-médecin! Quel titre à prendre, mon cher! Et quelle +réclame à faire là -dessus!... + +Jo Palmer parlait, parlait, tandis que Jabson, toujours très grave, +achevait son travail d'auscultation et d'ajustage en faisant courir +comme sur un clavier ses grands doigts minces et polis, le long de la +taille de la chanteuse. + +Trop fatiguée pour gagner sa chambre à pied, Simone, à la sortie de +l'atelier, longea la rue de Rivoli jusqu'au Châtelet, et attendit le +tramway de Montrouge. + +Elle monta dans une voiture où des fillettes sommeillaient, exsangues et +frêles, la tête posée sur une épaule amie. L'usine, l'atelier les +avaient façonnées, peu à peu, en cadavres, les avaient préparées, de +jour en jour, pour la terre grasse des cimetières de banlieue. + +Malgré la lassitude de leur chair, elles levaient vers le visage de +l'homme aimé leurs yeux souriants, doux dans l'ombre des paupières +meurtries. Elles semblaient avoir hâte d'user leur machine humaine pour +arriver vite au repos. + +Ses doigts effleurant dans sa poche le jeton de cuivre qu'on lui avait +délivré chez Jabson, Simone songea qu'elle avait pris place dans le +grand régiment des pauvres, des humbles et des sacrifiées. + +Elle ferma les yeux pour ne plus songer qu'à son fiancé qui la sauverait +des humiliations et des besognes mangeuses de vie. + + + + +VIII + + +«Mon aimée, + +«Je t'écris d'Abomey, sous une hutte que nous venons de transformer en +Grand Café Carnot, au milieu de spahis hurleurs affublés de jupons; et +de «légions étrangères» empêtrés dans de grands voiles blancs abandonnés +par les féticheurs dahoméens. Les palais de Béhanzin flambent, les +bouteilles de champagne pétaradent. + +«Sous une cabane de pissé, trois femmes du roi dépossédé, effrayées de +nos chants et de nos airs, baisent les amulettes protectrices pendues à +leur cou, sous la garde d'une demi-douzaine de marsouins. + +«Notre allié, le roi Toffa à qui on vient de donner le fameux trône du +roi Béhanzin, un simple fauteuil doré,--fait des gambades derrière les +officiers du colonel Dodds. Les noirs embrassent leurs frères blancs. + +«Dans toute cette joie, une petite déception. Nous n'avons pu découvrir +le trésor du fils de Glé-Glé. + +«J'ai pris part aux fouilles faites dans les caves du palais, à la lueur +des torches, sous la conduite d'un lieutenant qui se montrait fort +sceptique touchant l'existence des fameux millions économisés, pour les +besoins de la guerre, par les prédécesseurs de Béhanzin. Entouré +d'Allemands et d'agents européens, âpres à la curée, le roi a dû, +disait-il, convertir lingots et pièces monnayées en superbes +marchandises de pacotille. + +«Comme nous allions à la recherche des mystérieuses cachettes, +j'observai mes compagnons sondant à coups de crosses les parois du +souterrain. + +«Pâles et maigres, le visage sali de barbes en mousses, les yeux +luisants, ils ressemblaient à des aventuriers en quête de butin. Je ne +reconnaissais plus mes braves camarades enlevant le pont sur le Zou en +une ruée de leurs corps grandis sous les balles, en une course à la mort +derrière le lambeau d'étoffe, drapeau de France. + +«Ils grimaçaient déjà de dépit quand un sous-officier heurta une porte +du bout de son fusil. Sous les coups de hache, le bois se fendilla, puis +s'effrita en escarbilles, laissant voir un retrait où s'étaient +réfugiées trois dahoméennes. Elles nous suppliaient, accroupies. Le +sous-officier dit: + +«--Ce n'est que des femmes! + +«--En tout cas, ce n'est pas le trésor, ajouta le lieutenant. +Emmenez-les et que personne n'y touche. + +«Il y eut un «oh!» de protestation générale. + +«--Ici, ici... j'ai trouvé, cria un spahis. + +«Sous sa botte le sol résonnait comme un tam-tam. Les pioches +crevassèrent la terre battue et mirent bientôt à jour une excavation +encombrée d'une demi-douzaine de caisses. Enfin! c'était le trésor! + +«Enfoncées presque toutes en même temps, les cassettes royales nous +livrèrent une riche collection de parapluies, ombrelles, en-cas, de +toutes les couleurs et toutes les dimensions. Il y avait là des +parapluies de forain rutilants, larges comme des tentes, et aussi nombre +d'auréoles de soie gorge de pigeon, qui préservent le teint des +Européennes du soleil d'août. + +«Un ex-titi du théâtre Montparnasse grasseya: + +«--Ben! ou'squ'est le riflard de l'escouade? + +«Un accès de rire calma un peu la fièvre de l'or, puis les recherches +continuèrent amenant la découverte de bouteilles de Champagne que l'on +décoiffa un brin, de pagnes bariolés, de rouleaux de cotonnades, de +glaces de poche à étui en zinc, de peignes et de... strapontins. + +«Le titi se roula sur le sol, criant: + +«--Je me tords! je me tords! C'est donc ça qu'on trouvait pus de nuages, +de volapuks, de sous-lieutenants, de l'Observatoire à Ménilmontant. +C'est le petit Becenzine qu'avait refait tout ça pour ses tripotées de +femmes. Gros malin, va! + +«En une large galerie servant de remises royales étaient rangés quatre +affreux carrosses achetés à quelque roi en déconfiture. + +«--Allons, bon, dit le faubourien, les guimbardes du sacre, maintenant! + +«Des ornements dorés se dressaient en arabesques aux quatre angles des +caisses peintes bleu de Prusse portant des armes que le Parisien +traduisit de la sorte: «_Gueules de caïman sur champ d'ébène avec poires +semées à droite, à gauche, sous la couronne de la gracieuse quouine +Victoria, surmontées de licornes qu'ont des chaînes au ventre! Quel +blason, mon Empereur!_» + +«Les perquisitions achevées, mes camarades emportèrent les caisses de +Champagne devant les huttes où ils boivent maintenant, criant à tue-tête +les _scies_ de régiment. + +«Le peu de vin que j'ai pris m'a presque grisé, mignonne, et je t'écris +des choses gaies, d'une façon un peu décousue. Puis je souffre un peu de +ma blessure. Oui, je suis blessé! Si peu! Une éraflure des chairs, à +l'épaule. Mais je ne suis pas atteint assez grièvement pour obtenir le +bout de ruban que je voulais. + +«Je n'ai pas l'air vainqueur, moi! Je dois ressembler aux pauvres femmes +que gardent les marsouins. J'ai, je crois, un peu de fièvre... Je +t'embrasse, mon aimée, je t'embrasse, et mets vite ma lettre sous +enveloppe de peur, oui... + +«Je t'embrasse. A toi... toujours! + +André Bamberg, + +_de la Légion étrangère_. + + +* * * * * + +«J'ai eu beaucoup de fièvre, mais cela va mieux. Le bras gauche maintenu +par une écharpe, je t'écris difficilement, en invalide. La convalescence +maquille de blanc, peu à peu, ma peau autrefois brune et les paupières +pèsent moins sur mes pauvres yeux encore brouillés des terribles visions +du cauchemar. Je te voyais, costumée de flanelle blanche, luttant contre +les amazones. Elles t'entraînaient dans la brousse. Tu m'appelais et je +ne pouvais rien. Oh! l'horrible chose! Tes cris! Tes yeux qui me +reprochaient ma lâcheté. Cela me tuait, me tuait! J'ai prononcé ton nom, +paraît-il, dans la nuit de ma pauvre cervelle détraquée et le major m'a +soigné en excellent homme qui ne veut pas de larmes sur les joues d'une +petite amoureuse... Il vient près de mon lit et m'ordonne de ne plus +écrire: j'obéis. A demain. J'ai retrouvé dans ma poche la lettre que je +t'écrivais, il y a huit jours, après la prise d'Abomey. Je t'enverrai +tous mes griffonnages en même temps. + +André. + +* * * * * + +«Le major a demandé et obtenu mon retour en France. Je suis heureux! Mon +capitaine qui m'a rendu visite à l'ambulance m'a assuré que je m'étais +distingué pendant la campagne. Le colonel, a-t-il dit, a demandé +_quelque chose_ pour moi. + +«Je n'ai pas fait davantage que la plupart de mes camarades. Si je suis +un des rares blessés de la Légion étrangère, c'est que les autres sont +morts d'estafilades plus graves que la mienne. + +«J'ai reçu une des dernières balles tirées par les Dahoméens, une de ces +balles que l'on nomme «balles perdues» précisément parce qu'elles +atteignent toujours quelque pauvre diable. + +«Je te reviens, mignonne, plus aimant qu'à mon départ de France, ou +plutôt sachant mieux combien tu mérites d'être aimée. Ne crains rien +pour ma santé. J'arriverai à Paris encore hâlé, mais guéri.--«Et la +fièvre, et la vilaine fièvre,» diras-tu! Bast, la fièvre ne m'effraye +plus. J'ai une autre fièvre en moi--la fièvre de te revoir,--qui va +l'expulser tambours battants. + +«Tous mes souhaits pour la bonne petite l'Embaumée qui te remettra cette +lettre. + +«Que faire pour te gagner, mon aimée! J'ai un tas de projets en tête qui +me semblent facilement réalisables. Amoureux et convalescent, j'espère. + +«Bientôt à toi, mon aimée. + +André Bamberg. + +* * * * * + +Cette lettre arriva au moment où Simone inquiète et cédant aux instances +de la petite bossue, allait consulter une tireuse de cartes sur le sort +de son fiancé. L'Embaumée, superstitieuse, interprétait les songes de +Mlle Gosselet avec une assurance qui en imposait à la pauvre +amoureuse. Elle disait: + +--Tu rêves de dents, c'est mauvais signe, très mauvais signe! Et puis +ces chevaux noirs qui mordent ces chevaux blancs... on voit bien ce que +ça signifie. A ta place, je ne serais pas rassurée. + +Simone, d'abord sceptique, commençait à prêter l'oreille aux propos de +son amie qui lui vantait le savoir d'une ex-cuisinière experte en l'art +d'éplucher la destinée des pauvres humains. + +--Tu verras! C'est amusant chez elle! Elle habite, près de quais, un +grand appartement toujours encombré de vieux messieurs qui ne veulent +pas mourir; de bonnes qui espèrent gagner le gros lot à la loterie, de +dames très chic.. qui attendent la venue de celui qui paiera le terme. +J'y accompagnai un jour la Grande Bobêche. La Grande Bobêche venait lui +demander si son amoureux était toujours fidèle. Pour quarante sous, nous +avons eu _le petit jeu_. La sorcière a battu les cartes et a prédit à +mon amie qu'une reine blonde _lui mangerait le cÅ“ur_. Manger le cÅ“ur, +c'est une façon de parler! Pour cent sous, la vieille nous aurait +préparé _le grand jeu_ et nous aurions pu savoir si Adolphe épouserait +la reine blonde. Malheureusement, la Grande Bobêche n'avait pas assez +d'argent. Alors, la sorcière lui a dit: «Il y a un moyen plus sûr de +savoir si vous êtes toujours aimée, mais il me faudrait un objet ayant +appartenu à la personne: un mouchoir sale, par exemple!» + +--Pourquoi sale? + +--Dam! je ne sais pas. Peut-être pour y lire l'avenir comme dans un +livre. + +Cette interprétation des événements futurs d'après les données fournies +par un linge sale avait provoqué un rire fou chez Mlle Gosselet, au +grand scandale de la petite bossue: + +--Je ne vois pas ce qui peut te faire rire. Je t'assure qu'_il_ n'est +pas bien portant. Je le devine. D'ailleurs, tu ne l'aimes pas assez. + +--Comment, je ne l'aime pas assez! + +Ce fut une querelle, puis une brouille de dix minutes suivie d'une +réconciliation. + +André revenait en France. Il guérirait vite, retrouvant l'aimée prête à +se donner comme au jour où ils avaient préparé leur fuite. + +Simone pensa, une roseur aux joues, que papa Gosselet ne pourrait, cette +fois, retarder l'offrande de tout son corps à celui qu'elle avait choisi +pour époux. + +L'Embaumée triompha à la lecture de la lettre: + +--J'avais raison, tu le vois bien! Rêver de dents c'est signe de maladie +grave ou de mort. + +* * * * * + +Simone répondit aussitôt à André: + +«Mon cher aimé, qui a bobo sans que je puisse le soigner comme on soigne +un tout petit que l'on adore!... C'est drôle, mais je t'aime d'une +tendresse si infinie, si profondément douce quand je te sens avoir mal, +que tu ne me sembles plus du tout un grand, mais un tout petit que je +pourrais tenir en mes bras pour le bercer, en le couvrant et +l'enveloppant d'un amour fou... + +«Pauvre mignon qui as bobo! + +«Pense que je t'aime de toute mon âme! J'adore tout ce qui est de toi, +je cherche dans la figure des mots que tu m'écris ce que tu as pensé... + +«Oh oui, je serai à toi pour toujours! Tu as emporté mon âme, mon +cÅ“ur... + +«Si je t'avais ici, quels bons et beaux dodos je te ferais faire! Je +serais ta petite maman... Comme je te soignerais! + +«Je t'embrasse, les deux bras autour du cou, très doucement, très fort, +très tendrement. + +«Tu vas bientôt m'envoyer mon baiser du soir; je le sens presque +d'avance; quand je le sentirai en moi, je rêverai du paradis,--de toi! + +«N'oublie jamais de m'envoyer le baiser promis, envoies-en même +beaucoup, beaucoup, je les sens tous, ils ne se perdent jamais en +route... + +«Moi je t'envoie aussi un baiser, un de ces longs baisers qui me font +des airs de petite morte, à force que c'est bon!...» + +* * * * * + +Quinze jours s'écoulèrent dans la monotonie des mêmes occupations, des +mêmes pensers. Les deux amies, au retour de l'atelier, se racontaient +les menus faits de leur journée et cousaient les robes neuves qu'elles +mettraient le jour où elles iraient _l_'attendre à la gare de Lyon. +Elles disaient _lui_ simplement. + +L'Embaumée changerait l'andrinople de sa chambre pour _lui_ faire fête. +Simone achèterait une grande bergère, parce que ses petites chaises de +velours rouge à bâtons dorés ne seraient pas assez confortables pour +_lui_, un convalescent. + +--Nous serons deux pour l'aimer, le soigner, le dorloter, pensa un jour +tout haut l'Embaumée. + +Simone leva les yeux sur son amie et rit franchement de sa confusion. +Une bossue, ça n'aime pas! + +Le dimanche, Mlle Berthe venait en amie et en voisine partager le +pot-au-feu. + +Mlle Berthe n'était plus la petite ouvrière babillarde et moqueuse +d'autrefois. Le ronronnement de sa machine à coudre l'agaçait. Son serin +sifflotait toujours les mêmes airs bébêtes. Le papier de tenture de sa +chambre lui semblait d'un gris attristant. Elle se frottait le nez à +toutes les glaces et demandait: + +--N'est-ce pas que je vieillis! + +Simone et l'Embaumée lui répondaient en la complimentant sur la +fraîcheur de son teint et l'éclat de ses mirettes. + +--C'est bien ce qui m'ennuie, cet éclat des yeux! Ce n'est pas naturel. + +--Mariez-vous, ma chère Berthe, conseillait Simone. + +--J'ai peur du mariage. + +--Alors prenez un amoureux, répliquait la petite bossue impatientée. + +--Un amant, jamais! + +Un jour, elle ajouta, éprouvant sans doute le besoin de se défendre +contre quelque vouloir dissimulé: + +--Les hommes sont si lâches! si lâches! Si je prêtais l'oreille aux +jolies paroles embusquées au coin de quelque moustache, je n'aurais qu'à +penser à «pauvre Jeanne» pour me reprendre toute. + +Vous étiez à l'atelier quand deux hommes l'ont presque portée jusqu'au +fiacre qui attendait, en bas. + +Aux premiers cris de douleur, j'ai couru à la recherche d'un médecin du +quartier. Il est venu et m'a avoué que l'accouchement serait difficile, +qu'il faudrait peut-être écraser l'enfant avec des fers pour sauver la +mère. Il a regardé autour de lui, a évalué le prix des meubles, a pensé +que la malade était trop pauvre pour payer les frais d'une opération +coûteuse, et a dit: + +--Conduisez-la à la Maternité! + +Elle pleurait. Je l'ai aidée à mettre une jupe, puis le grand manteau à +bordures de plumes qu'elle avait acheté quand _il_ la connut. Elle ne +prononçait pas son nom, mais tournait les yeux vers la porte quand les +voisines venaient voir curieuses et aussi apitoyées. + +Avant de sortir de sa chambre, elle a regardé les portraits accrochés à +la cheminée,--son père et sa mère,--puis a essayé de faire marcher ses +pauvres jambes. + +Elle disait:--«Jamais je ne pourrai arriver en bas. Je mourrai dans +l'escalier.» + +Accrochée des deux mains à la rampe, soutenue par deux locataires, elle +a descendu les six étages, degré par degré, soufflant et geignant. Les +commères, qui se moquaient autrefois de son gros ventre, se penchaient, +pleurant, sur la cage de l'escalier d'où les plaintes montaient, de plus +en plus faibles. + +Dans la voiture qui allait au pas, elle regardait par la portière les +gens qui passaient sur le trottoir, espérant encore qu'_il_ viendrait. +Des filles ont passé, en courant, les jupes troussées, sous le nez du +cheval de fiacre. Elle a dit dans un hoquet douloureux: + +--Elles sont bien heureuses d'être toujours jolies, elles.» + +Elle m'a embrassée et nous avons pleuré dans la salle d'attente de +l'hôpital. Elle m'a remerciée, m'a pris la main. Je voyais qu'elle +voulait me demander quelque chose, mais qu'elle n'osait pas. Alors, pour +lui épargner un peu de honte: + +--Il saura où vous êtes. Je l'en informerai, s'il vient. + +--Vous ne pouvez pas comprendre, pourquoi je ne lui en veux pas, ma +chère Berthe! Vous ne pouvez pas comprendre, vous n'aimez personne. Je +sais qu'il viendra, mais il viendra peut-être... après... Je veux qu'il +sache que... je l'aimais bien. + +On l'a emportée. Moi j'ai pris la fuite pour ne pas pleurer devant les +infirmières. + +Oh! le lâche! Oh! le lâche! + +--Et qu'est devenue pauvre Jeanne? demanda Simone. + +--Elle est morte. + +Huit jours après Mlle Berthe chantonnait sur le palier, accoudée à la +rampe, attendant le retour du jeune homme qui «écrivait des choses» dans +les journaux. + +Simone, revenant de l'atelier, lui tendit la main. La petite couseuse de +jerseys l'emmena dans sa chambre, la fit asseoir, puis bredouilla: + +--Ce n'est pas ma faute, je vous assure. Mais j'étais si seule, puis il +est si gentil! + +Simone écoutait, surprise. + +--Ah! vous ne savez pas! On en cause cependant à tous les étages de la +maison. J'aime Fernand, Fernand le poète. Et Fernand m'aime! Il ne faut +pas m'en vouloir! Je commençais à devenir vieille: la veille, j'avais +trouvé un cheveu blanc sur la tempe. Puis... Fernand n'est pas comme les +autres. Je me fais beaucoup de reproches, mais... Vous ne me méprisez +pas trop? + +--Il a promis de vous épouser, M. Fernand? + +--Non! je ne pouvais pas lui demander ça!... Un poète! + +--Vous êtes bien à plaindre, ma pauvre Berthe, voilà tout. + +--Mais il n'est pas comme les autres, du tout, du tout. D'ailleurs il +dit que les femmes l'ont beaucoup fait souffrir, j'essaye de le +consoler. + + + + +IX + + +Les journaux annonçaient que le transport le _Taygète_ arriverait +bientôt en rade de Marseille, ramenant en France les blessés et les +convalescents du corps expéditionnaire du Dahomey. + +L'attente du bonheur prochain rendait Simone insensible aux grossièretés +de Mme Mily et aux taquineries de ses camarades d'atelier. + +Léonie, son associée, très délicate, lui savait gré de son attitude et +la chaperonnait dans ce milieu de faubouriennes habituées à changer +d'ami, au début de chaque saison, comme elles changeaient de corsage. + +L'atelier de Mme Mily était divisé en deux camps qui se mesuraient +quotidiennement en des tournois de langue quand les adversaires n'en +arrivaient pas aux bousculades de chignons. Le parti de la «pose» était +représenté là par une douzaine de jeunes filles vivant de la vie de +famille le soir et par quelques solitaires gardées de l'amour par le +culte de leur peau blonde de jolies femmes. + +Le parti de la «noce», de beaucoup plus nombreux, comptait dans ses +rangs les vieilles filles, lancées tard dans une demi-galanterie +besoigneuse, les ouvrières nées à Paris et les petites personnes de +beauté régulière qui avaient pris un «ami» pour attendre plus patiemment +un mari. + +Deux ou trois demoiselles, d'attitude et de toilette dignes, prenaient +part à la discussion avec toute l'autorité que leur valaient des +demi-mariages. + +D'ailleurs les querelles étaient suscitées, le plus souvent, par quelque +_poseuse_, choquée d'une expression. + +Une jeune Anglaise, fiancée depuis six ans à un de ses compatriotes, +employé dans une banque parisienne, arrivée en France depuis trois mois, +demandait tout haut, sur les mots d'argot employés par ces demoiselles, +des explications qui ameutaient l'atelier. Elle disait d'une voix +fluette: + +--Rigoler! Qu'est-ce que c'est que ça: _Rigoler_. Pas trouvé le mot dans +les livres, moi! + +On lui expliquait le sens faubourien du mot rigoler, et elle tendait les +mains, miaulant: _Shoking_! + +Mme Mily lui répondait: + +--Il ne faut pas faire votre sainte Nitouche, ma petite! Les Anglaises +ne valent pas bien cher. + +--Qu'est-ce que c'est que ça: _Sainte Nitouche_! Connaissé pas, moâ! + +Indignée des commentaires dont ses camarades affublaient cette +expression, la _Fiancée du Père Lachaise_,--on l'avait ainsi surnommée +l'Anglaise à cause de ses éternelles fiançailles «rances de six +ans»,--menaçait de se plaindre à l'inspecteur, M. Planchy, de +l'_irrespectabilité_ des petites Françaises. + +Les heures de travail sous les flammes dansantes du gaz,--l'hiver venu, +l'atelier était éclairé à deux heures de l'après-midi,--semblaient plus +courtes grâce à ces querelles de tabouret à tabouret. + +Simone ne prenait jamais part à la discussion, mais écoutait volontiers +Mlle Léonie, son associée, qui lui disait ses rêves de jeune fille et +esquissait le portrait de son futur mari: + +--Il n'est pas beau, mais il a les lèvres toujours rosées et des mains +longues et blanches. Il est sérieux, très sérieux. Je serai heureuse, je +crois! Quand on a seize ans, on rêve un mari comme on rêve une robe. +Plus tard, on l'accepte tout fait, c'est-à -dire commun. + +Mariée, je ne travaillerai plus chez Jabson. Jean,--c'est le nom de mon +fiancé,--gagne deux cent cinquante francs par mois. Je n'ai pas de goûts +coûteux et je m'habillerai d'un rien joli. Oh! ce que j'ai hâte d'être +chez moi!... chez moi! Ce que je déteste la rue! Ce que je déteste +l'atelier! Si père ne frappait pas à ma porte, le matin, en allant à son +bureau, je serais lâche, je consentirais volontiers à faire grasse +matinée, tout au creux de mon lit, rêvant. Mon fiancé n'est pas un +ouvrier, heureusement! Épouser un ouvrier! J'aimerais mieux... + +--Vous aimeriez mieux?... demandait Simone surprise. + +--J'aimerais mieux rester vieille fille! + +Quand l'atelier de Mme Mily était consigné jusqu'à dix heures du soir, +à la suite de quelques commandes imprévues, Léonie priait Simone de +l'accompagner jusqu'à la rue Gay-Lussac, tant elle avait peur des gens +qui suivent les jeunes filles, la nuit. + +--Moi je ne sais pas comment m'en débarrasser. Je me mets en colère et +ça les fait rire. + +--Mais, prenez l'omnibus! + +--Il faut bien faire des économies quand on est sur le point de se +marier. + +Les deux amies traversaient le Carrousel, le pont des Arts, puis les +petites ruelles qui vont des quais au boulevard Saint Germain, marchant +d'une allure sautillante et vive beaucoup plus provocante que l'aller +lent et le dandinement de hanches des beautés professionnelles. + +L'ouvrière parisienne joue merveilleusement de sa jupe tombant derrière +en longs plis droits comme un éventail presque fermé dont on ne voit que +les lamelles. + +Un tour de main et l'étoffe se drape, moule les chairs en ronde-bosse, +relevée d'un côté pour laisser voir un blanc de linge, aile voletant au +ras du sol et montrant un dessous de duvet blanc. Sous le tiraillement +des doigts, elle zigzague, fait des grimaces, fait des signes, puis +retombe raide pour recommencer à mimer des choses suggestives pour les +passants. Elle prend mille physionomies diverses au gré de la petite +main gantée qui semble mettre en mouvement des ficelles de marionnettes. +Plus la jupe va vite, plus elle est agaçante, effrontée et narquoise. +Suivez la jupe jusque sous une porte cochère et vous la verrez devenir +grave, austère, en passant devant la loge du pipelet. + +La jupe n'a d'esprit que dans la rue. + +Mlle Léonie, bien que très honnête fille, jouait de la jupe en +virtuose, quand elle revenait seule de l'atelier. Les étudiants +noctambules hâtaient le pas au rappel battu par ses petits souliers sur +le macadam, la suivaient sans mot dire, la devançaient pour l'examiner à +la clarté jaune d'un bec de gaz, puis commençaient l'attaque. + +Mlle Léonie marchait vite, vite, tête baissée, apeurée mais amusée. Ses +yeux, à peine teintés gris, souriaient, encourageants. Brusquement, d'un +mouvement d'épaules, elle semblait vouloir écarter le gêneur, puis, +colère disait très haut: + +--Ah! laissez-moi, vous m'ennuyez! + +Et elle fuyait, croyant entendre des pas derrière elle, croyant sentir +un souffle dans les frisons blonds de sa nuque, persuadée qu'elle +n'avait rien fait pour s'attirer cette désagréable rencontre. Elle +montait son escalier, haletant, arrivait chez elle, en sueur, était +d'humeur grise, mangeait peu, avait des cauchemars, la nuit. + +Lorsque Mlle Léonie gagnait la rue Gay-Lussac sans avoir été +inquiétée, elle se regardait longuement dans la glace, avait peur +d'avoir vieilli, d'être devenue laide. + +Accompagnée de Simone, Mlle Léonie tenait tête aux suiveurs tantôt +insolents, tantôt timides. + +Des voyous leur débitaient, clignant de l'oeil pour se rendre +irrésistibles: «Elles sont rien _girondes les mômes_!» + +Des jeunes gens bien mis, après un salut correct, grasseyaient: +«Permettez-nous de nous présenter nous-mêmes, mesdemoiselles.» Des +oseurs se campaient devant elles sur le trottoir, la main tendue: + +--Comment allez-vous? Mlle Jeanne est toujours en beauté! + +Elles se récriaient: «Vous vous trompez!» + +Eux jouaient la surprise: + +--Mais un ami nous a présentés au Luxembourg! Faites appel à vos +souvenirs, mademoiselle Jeanne! + +--Nous ne sommes Jeanne ni l'une ni l'autre! + +--Parfaitement, mademoiselle Marie. C'est Marie, n'est-ce pas! + +Simone et Léonie se débarrassaient vite des suiveurs bavards, mais des +amoureux aussi obstinés que silencieux, marchant aussi vite qu'elles +quand elles redoublaient le pas, les suivant comme leurs ombres, d'un +trottoir à l'autre, sans les quitter d'une semelle, les accompagnaient +souvent jusqu'à leur porte. Ils allaient ensuite se camper au milieu de +la rue, le nez levé vers les mansardes pour savoir à l'éclairage brusque +de quelque fenêtre quelle chambre occupait l'adorée. Ils attendaient +pour la voir paraître à son balcon, comme dans les romances, puis +partaient furieux contre leur timidité, se promettant de revenir, d'être +éloquents... Ils surgissaient le lendemain de quelque retrait, +continuant leur cour silencieuse, n'osant pas davantage que la veille, +ou risquant un salut embarrassé. + +* * * * * + +Un soir, comme Simone allait quitter son associée, rue Gay-Lussac, Mlle +Léonie la pria de monter chez elle. + +Elle hésitait. + +--Venez donc, vous verrez mon fiancé. Il a dîné à la maison ce soir. + +--Je serai gênante ou ridicule en tiers dans votre petit manège. + +--Mais mon père vous connaît. Les petites sÅ“urs savent votre nom, elles +aussi. Quant à Jean, il est beaucoup trop grave pour qu'un nouveau +visage vienne le distraire de la cour très discrète qu'il me fait depuis +six mois. + +--C'est-à -dire que vous ne craignez point de rivale. + +--Non pas. Mais il ne se mettra pas en frais pour vous. C'est l'homme de +toutes les habitudes. Il a pris, je crois, l'habitude de ma personne. Il +m'aime un peu comme il doit aimer un type de plumes ou une variété de +crayons. + +Au troisième étage, les deux amies trouvèrent M. Jean moulant des +lettres sur une belle feuille de papier blanc. Assise près de lui, +Zézette, la plus petite des sÅ“urs de Léonie, surveillait l'allure lente +et majestueuse de la plume, poussant des soupirs, mais n'osant remuer +sur sa chaise haute. + +M. Jean tendit la main à Léonie, salua Simone et annonça: + +--Je vous emmène au théâtre. + +--Quand cela? + +--Mais tout de suite. + +--Vous eussiez pu m'avertir hier. Je suis trop lasse pour changer de +robe. D'ailleurs, mon amie... + +--Mademoiselle voudra bien nous accompagner. Il est inutile de se mettre +en frais de toilette. + +Il expliqua que l'un de ses amis venait de lui remettre trois billets de +première galerie au théâtre des Gobelins, un théâtre de boutiquiers et +d'ouvriers où l'on pouvait se montrer en camisole et en gilet à manche. +Il n'aurait pas osé offrir pareil spectacle, mais puisque cela ne +coûtait rien, il fallait en profiter. + +--Voyons, puisque ça ne coûte rien! dit le père de Léonie. + +Simone voulut s'esquiver, mais Léonie lui chuchota à l'oreille: + +--Venez! Je m'ennuierais tant, seule avec lui. Ce sera peut-être +amusant. + +* * * * * + +Une demi-heure après, les deux amies précédées de M. Jean qui +s'ingéniait à ne pas crotter le bas de son pantalon, longeaient l'avenue +des Gobelins. + +--C'est là , dit le fiancé. + +Ils s'arrêtèrent devant une grille en fer peinturlurée rouge, ornée de +grands écriteaux portant le titre de la pièce: _La Belle Gabrielle_. +Au-dessus de la rampe de gaz une enseigne flamboyait de l'or neuf de ses +lettres majuscules. Des mioches du quartier ramassaient, à quatre +pattes, les bouts de cigarettes jetés sur le trottoir. Des bambines +rousses se promenaient bras-dessus, bras-dessous, devant des charretées +d'oranges qu'éclairaient deux bougies encolorées de papier rose. + +Derrière les boules d'or dressées en pyramide, les têtes des marchandes +rutilaient sous des mouchoirs à carreaux. Les pieds sur la chaufferette, +les pauvres vieilles restaient là immobiles, mais leurs petits yeux +inquiets surveillaient l'étalage et la cohue grouilleuse des petits +rôdeurs. Près de la grille, une barrière en bois coupant le trottoir +maintenait de grands garçons blêmes attendant la contre-marque qui +permettrait à petite amie d'applaudir Espérance, «l'homme» de la _Belle +Gabrielle_. La petite amie, corsage déteint, tablier collant aux +cuisses, les cheveux ébouriffés sous une capeline de laine, faisait la +moue, impatiente. Des applaudissements arrivaient de la salle jusqu'à +elle, avivant son désir de voir les maillots des jeunes seigneurs, les +robes de velours raides et les cols empesés des maîtresses du roi +galant. + +M. Jean hésitait à entrer, craignant de fourvoyer sa fiancée dans une +salle de spectacle trop populacière. Léonie le tira par le coude vers le +bureau de contrôle où trônaient trois ou quatre redingotes fripées. + +La pièce tenait attentifs deux ou trois cents spectateurs venus au +théâtre après dîner, en vestons ou en matinées, en pantoufles ou en +savates. Les femmes avaient oublié de poser un chapeau sur leurs +chignons mal échafaudés. Les hommes étalaient des sous-ventrières en +laine rouge ou bleue sur des chemises de flanelle. Seules, des dames +peintes comme des décors, exhibaient des lorgnettes en des loges +d'avant-scène. Dans les galeries supérieures, les tricots pourpres et +les casquettes multicolores étaient piqués comme des bluets et des +coquelicots dans les blés roux ou jaunes,--tignasses des gigolettes. + +Les habitués du poulailler assis sur des marches usées par les +godillots, écoutaient la pièce, le poing aux dents, la tête penchée. Les +petites filles accroupies près d'eux oubliaient de faire leurs grâces +maigriottes pour écouter les propos amoureux du chevaleresque Espérance. +Des amies se serraient les mains, caressées par des mots qu'on ne leur +avait jamais dit, qu'on ne leur dirait jamais, amoureuses du grand +cabotin à longues bottes jaunes qui récitait ses déclarations d'amour. + +Aux places «chics», aux places à quarante-cinq sous, petits bourgeois ou +boutiquiers pleuraient ou riaient, tout à leur admiration bon enfant, le +buste renversé ou le bras accoudé au dossier du fauteuil voisin. Seules, +les jeunes filles à marier surveillaient leur rire ou retapaient du +doigt les frisons qui se détendaient comme des ressorts à boudin dans +l'atmosphère lourde. + +Simone et Léonie, assises en face de la scène, s'amusaient des toilettes +d'actrices cent fois retapées et balafrées de coutures que l'on +apercevait des deuxième-galerie. + +M. Jean trouvait que les costumes n'étaient pas entièrement de l'époque, +que les figurants n'étaient pas assez nombreux, que le cheval d'Henri IV +avait l'air d'un cheval de fiacre. Il disait son mécontentement tout +haut, au grand scandale des voisins qui voulaient jouir du spectacle, +pour leur argent. + +Le public était amusé malgré l'insuffisance de la mise en scène, malgré +le jeu hostile des cabotins trop bêtes pour comprendre que les triomphes +obtenus près des simples valent mieux que les petits brouhahas +d'admiration dédaigneuse qui soulignent, au Théâtre Français, une +diction prétentieuse à claquer, ou un envolement de cotillon exécuté par +quelque soubrette grande dame. + +Les commères de ce théâtre de faubourg, rouges d'admiration, n'avaient +pas peur de déchirer leurs gants en applaudissant leur héros. Les hommes +ne songeaient pas à la chute possible d'un gardénia piqué au revers d'un +habit. + +L'actrice qui tenait le rôle de la _Belle Gabrielle_ se montrait +nerveuse, impatiente. Elle était laide et grosse, lourde et empêtrée +dans sa traîne de velours vert. + +Dans ses répons à la litanie amoureuse débitée par Espérance, elle +disait les plus jolies choses du monde d'un ton condescendant ou +dédaigneux qui exaspérait les galeries supérieures. + +Après un entr'acte consacré à l'absorption des petites douceurs en usage +dans ce théâtre faubourien: saucisson, pommes frites et marrons, le +poulailler salua la venue de la _Belle Gabrielle_ de quelques coups de +ces sifflets stridents, sinistres, qui annoncent, la nuit au coin d'une +rue déserte, l'exécution de quelque passant attardé. L'actrice tourna la +tête, eut un haussement d'épaules, puis continua à chantonner son rôle, +virant et voltant sur la scène. + +Comme elle étalait sa traîne, minutieusement, pour s'agenouiller et dire +à l'Espérance qu'elle restait fidèle amante malgré les faveurs du roi, +des pommes pourries et des boules de glaise éclaboussèrent le velours +vert de sa jupe. Elle se leva, cria: + +--Salauds! + +Le rideau baissé, un jeune homme, embusqué derrière les femmes peintes +d'une avant-scène, se dressa au-dessus de leurs chapeaux empanachés et, +le poing tendu, lança des injures qui, dans le monde des boulevards +extérieurs, valent des coups de couteau. + +Le poulailler riposta: + +--C'est sa femme! Elle est rien laide! + +Alors, penché sur l'accotoir, le vengeur de la _Belle Gabrielle_ parut, +mis à la dernière mode, les cheveux luisants coupés en pointe sur le +front et collés sur le crâne comme un bonnet du temps de Louis XI. Le +doigt tendu, il désigna les interrupteurs aux gardes municipaux qui +gravirent au pas de charge les galeries supérieures et se colletèrent +avec les coupables, les poussant vers l'escalier de sortie. Le +poulailler protesta, le parterre applaudit. + +Les yeux fixés vers la loge où gesticulait le dénonciateur, Simone dit +tout haut: + +--Mais, c'est elle! + +--Qui? demanda Mlle Léonie. + +--Jenny, la femme de chambre de maman. + +--La femme de chambre de votre mère! Vous nous avez dit à l'atelier que +vous étiez orpheline. + +--Oui, mais autrefois... répondit Simone embarrassée... Jenny est celle +qui a un collet de fourrure, un grand chapeau avec des piquets de +plumes, comme un dessus de corbillard, et un corsage rose à ruche. + +La dame ainsi désignée dirigea vers les deux amies les yeux de verre de +sa lorgnette, sourit, envoya un bonjour de la main. + +--Allons-nous-en, dit Simone, feignant de ne point voir le salut. + +--Allons-nous-en, approuva M. Jean. Bien fin qui me repincera dans un +pareil bouis-bouis. La police ne devrait tolérer que des gens bien mis +au théâtre. + +Cette réflexion fit sourire dédaigneusement mademoiselle Léonie qui, +décidément, ne professait pas une grande admiration pour son fiancé, +mais elle voulut bien quitter le spectacle. + +* * * * * + +--Bonjour, mademoiselle. Je vous croyais morte... + +Jenny attendait dans le couloir la fille de M. Gosselet. + +--Pourquoi, morte? Je suis en excellente santé, comme vous voyez! + +--Monsieur est désespéré. Il n'a pu vous retrouver depuis votre fuite du +couvent. Madame, qui ne vous aime pas beaucoup, je crois, lui fait des +scènes continuelles. Ah! la maison n'est plus drôle depuis que vous êtes +partie. Je n'ai pas pu y rester. Je cherche une nouvelle place. Je suis +dans ma famille! + +--Père n'est pas malade? demanda Simone, inquiète. + +--Monsieur est très fatigué, très soucieux. Il voulait faire mettre des +notes dans les journaux sur votre disparition, mais madame n'a pas voulu +à cause de sa famille qui est si honorable, si honorable! Enfin vous +êtes bien portante. M. Bamberg va bien? + +--Mais je n'en sais rien! + +--Ah!... Enfin, mademoiselle, je suis bien heureuse de vous voir. J'ai +toujours eu beaucoup d'estime pour vous et ce n'est pas à cause de... +de... mais je vous ennuie, mademoiselle. + +--Non! mais je dois me coucher de bonne heure pour me rendre à mon +atelier, demain. + +--Comment! Vous travaillez, mademoiselle! + +--Pourquoi pas? Adieu, Jenny. + +--Bonsoir, mademoiselle! + +Dans la rue, Simone, pour expliquer la familiarité condescendante de +l'ancienne femme de chambre, conta à Léonie et à M. Jean son amour pour +un jeune homme pauvre, sa séquestration au couvent des Visitandines, sa +fuite, puis sa vie de travail. + +Léonie l'embrassait, pleurait d'admiration. + +Le bureaucrate roulait des yeux étonnés, regardant à la lueur des becs +de gaz comment était faite une héroïne de roman. + + + + +X + + +--Prépare-toi à une toute petite surprise, dit à Simone la petite bossue +qui venait de descendre six étages pour acheter le _Petit Quotidien_. La +pipelette vient de me remettre une dépêche... + +--Oh! vous venez d'hériter d'une bonne tante de province, mademoiselle +l'Embaumée? Tu vas fonder un atelier de couture? + +--Non pas! Si j'avais de l'argent, j'achèterais une petite maison avec +un toit qui aurait de la mousse dessus. Puis... Mais tu ne devines pas? +C'est signé: Bamberg! + +--Donne vite, dit Simone, plantant de travers sur ses cheveux un bout de +paillasson fleuri de primevères. Et moi qui allais sortir! + +--Non! Je veux te lire ça. C'est court, mais si éloquent! + +_Arrive ce soir, neuf heures, gare de Lyon_. + +_Bamberg_. + +--Oh! ma petite l'Embaumée, que je t'aime! + +--Parbleu! + +Le visage penché sur l'épaule de son amie, mademoiselle Gosselet lut le +petit bleu, puis s'en empara le caressa des doigts, le baisa, +rougissant. + +--Oh! ma petite l'Embaumée. C'est aujourd'hui dimanche, heureusement! Si +la dépêche était arrivée, hier! Toute une bonne journée de joie perdue! +Étant de corvée, le soir, à l'atelier, je n'aurais pu lui sourire, la +première! Oh! ma petite l'Embaumée, je vais le revoir, ce soir, dans +quelques heures. Je t'aime bien! + +--C'est entendu! + +--Tu vas voir. Il sera pâle avec de grands yeux tout battus. Moi, je me +cacherai près de la porte qui donne sur le quai. Il t'embrassera, te +demandera si je suis heureuse, si père m'a pardonné, si je n'épouse pas +le Russe qui a une tante au Caucase, si... Alors je m'approcherai, +doucement, puis lui mettrai mes bras autour du cou. Mais il doit être si +faible, mon André. Pourra-t-il supporter pareille joie? + +--Qu'un homme qui vient de faire deux cents lieues en chemin de fer se +trouve mal parce qu'une jolie fille se jette à sa tête! Voilà qui serait +fort. + +--Comme tu dis ça! Je ne suis pas une jolie fille pour lui. Je suis sa +fiancée, sa femme. Ce n'est pas moi qu'il tiendra dans ses bras. Il +embrassera, il aura tout le bonheur rêvé, toute la vie telle qu'il l'a +voulue. Pourquoi pleures-tu, ma bonne petite amie? + +--Parce que... + +--... Tu es heureuse pour moi! + +--Oui, et aussi parce que c'est comme dans le feuilleton de mon journal. + +--Oui, mais dans les romans, la félicité de l'héroïne est faite de +souffrances subies par d'autres. Tandis que dans la vie... + +--Dans la vie, c'est la même chose, mademoiselle... Il y a dans votre +roman monsieur Gosselet et aussi madame Gosselet. + +--Oh! des souffrances d'argent. Voilà tout! + +--C'est vrai, mademoiselle. + +--Tu te permets de me dire vous, de m'appeler mademoiselle. Ce n'est pas +gentil. Tu ne veux pas que je sois tout à fait heureuse? + +--Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg. + +Madame Bamberg! Ces cinq syllabes firent plus roses les joues de +mademoiselle Gosselet. Elles sonnèrent si délicieusement à ses oreilles +qu'elle les répéta, tout bas, plusieurs fois, avec des intonations +diverses. Madame Bamberg! Bamberg allait bien à sa beauté faite de +demi-perfections assemblées en un tout presque harmonieux. Le mot avait +une personnalité fière, élancée. Elle était heureuse du pavillon qui +couvrirait et peut-être excuserait sa manière d'être, de penser. Elle +sentait en elle toutes les qualités de la femme: la pitié, la pudeur, +qui n'est qu'une forme délicieuse de faiblesse, le besoin d'aimer et de +protéger, mais l'éducation qu'elle avait reçue l'obligeait à manifester +les désirs de son être sous une forme indépendante, personnelle et même +un peu querelleuse. Madame Bamberg! Elle se coifferait d'un petit feutre +mou un peu campé sur l'oreille--si peu!--porterait des lainages sans +fioritures, serait vaillante dans la vie comme un petit homme, ne +deviendrait femme qu'en son «home». Elle garderait à son mari toute la +séduction féminine que d'autres dépensaient en menue-monnaie, dans la +rue, au spectacle, en soirée! + +«Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg», avait dit la +petite bossue. + +Devant l'attitude boudeuse et faussement humiliée de son amie, Simone +sourit: + +--Pourquoi ne plus me tutoyer? Devenue madame Bamberg, je resterai +Simone. + +--Si je ne le fais pas pour vous, je le ferai pour monsieur Bamberg! + +--Et tu en veux à «monsieur» Bamberg? + +--Non. Mais je continuerai à dire _vous_, je vous avertis. + +--A votre aise, mademoiselle! Mais vous continuerez aussi à m'aimer, +mademoiselle... l'Embaumée. J'ai oublié votre nom de famille. + +--Oh! cela n'a pas d'importance! + +--C'est une brouille que vous voulez? Je sais que l'Embaumée est un +surnom d'atelier, mais le surnom est joli, voilà pourquoi je l'ai +adopté. + +Simone relut le télégramme tout haut: «_Arriverai ce soir, neuf +heures_»; ... regarda la pendule, puis demanda: + +--Mais, qu'est-ce que nous allons faire jusque-là ? Vous êtes certaine +que votre pendule ne retarde pas, mademoiselle? + +L'Embaumée sourit, déridée par l'impatience de Simone, et répondit +malicieuse: + +--Je crois même qu'elle avance un peu. + +--Si j'avais du travail, un corsage à achever, quelque chose de... Que +vas-tu faire... Pardon! Qu'allez-vous faire? + +--Ce que je fais tous les dimanches: nettoyer ma chambre à fond, et +frotter mon parquet avec «de la carbonade.» + +--On ne dit pas «de la carbonade», mais du carbonate. + +--Oh! Allez donc demander ça à l'épicier qui sait bien comment cela se +prononce, puisqu'il en vend! + +Simone, un peu étonnée de la mine bourrue et du ton agressif de son +amie, si douce d'habitude, n'essaya pas de faire comprendre à la petite +ouvrière que les épiciers n'avaient jamais fait loi ès-langue. + +Elle imagina, pour gagner du temps, un nouvel arrangement de ses +éventails japonais qui semblaient être groupés deux à deux, d'immenses +papillons posés sur les bouquets de fleurettes du papier de tenture. + +Elle rendit visite à toutes les pauvres fleuristes de son quartier pour +trouver une botte de lilas blanc qu'elle éparpilla dans deux aiguières +de faïence achetées chez un bric-à -brac et drapa les vieilles indiennes +imprimées qui servaient de doubles rideaux à la fenêtre. + +Elle profita de l'absence de l'Embaumée, partie à l'achat des +provisions, pour enchemiser de fine toile les deux oreillers de sa +couchette et étaler sur le lit tous les blancs de la toilette qu'elle +mettrait le soir pour aller au-devant de l'aimé. Elle était si heureuse +de pouvoir se donner déjà , l'huis-clos, en faisant plus accueillante, +plus blanche et plus fraîche sa chambre de fiancée. + +Le déjeuner fut silencieux, les deux amies vivaient sous les frisons de +leurs fronts penchés en des pensers bien différents. + +La petite bossue songeait que la venue brusque d'un homme allait changer +sa vie, que cet homme la ferait souffrir en lui prenant son amie, qu'il +ne saurait jamais ses tristesses d'amoureuse dédaignée. Et pourtant elle +était heureuse de souffrir pour André, heureuse aussi de souffrir pour +Simone. Les pauvres femmes contrefaites comme elles ne pouvaient et ne +devaient que se dévouer. Ses fleurs la consoleraient, ses fleurs qui se +sacrifiaient, elles aussi, dormant tout le parfum, toute la coloration, +tout le velours de leurs pétales à une pauvre bossue. + +Simone se promettait d'écrire à bon papa Gosselet, de lui conter ce +qu'avait fait le petit ingénieur «sans-le-sou» pour la mériter, rêvant +un retour triomphal à l'usine. + +Le soir venu, elles gagnèrent à pied la gare de Lyon. Dans la salle +d'attente, une pendule marquait huit heures et demie. Elles prirent +place sur une banquette, voulant attendre patiemment le défilé des +voyageurs, mais à chaque coup de sifflet des locomotives de service sur +la voie, elles se précipitaient vers la grande porte vitrée donnant sur +le grand hall d'arrivée, puis, déçues, revenaient s'asseoir, les yeux +fixés sur le cadran dont les aiguilles se mouvaient par soubresauts +semblant impatientes, elles aussi. + +* * * * * + +Neuf heures enfin! Près du quai une machine s'arrêta, respirant +bruyamment de tous ses poumons d'acier, essoufflée. La porte claqua. Des +têtes parurent inquiètes, puis des corps habillés burlesquement de +plaids et de couvertures de voyage. + +Les débarqués se précipitèrent dans la salle, maugréant, se bousculant. +Des sacs de nuits, des valises pendaient au bout de leurs bras longs +donnant aux hommes affairés des allures tortillardes, obligeant les +femmes à marcher lourdement comme des cannes qui vont à l'eau. + +Sous les feutres mous, les visages masculins se masquaient d'une ombre. + +Les femmes avaient sous leurs voilettes la même physionomie mystérieuse. + +Debout près de la porte, Simone et l'Embaumée cherchaient des yeux, +inquiètes. + +Une voix dit, soudain, derrière elles: + +--Eh bien! mademoiselle l'Embaumée! J'ai donc bien vieilli? Vous ne +m'avez pas reconnu. + +Elles se retournèrent. Simone se jeta dans les bras d'un complet gris. + +André Bamberg baisa le front de l'aimée, les lèvres de l'aimée, +répétant: + +--Comment! c'est toi! c'est toi! + +Simone, les bras noués autour du cou de son fiancé, restait muette, les +yeux levés très doux, très grands. Ils pleurèrent, puis se sourirent et +leurs lèvres dirent des choses banales. + +--Je ne m'attendais pas à te voir. C'est gentil! + +--Tu n'es pas fatigué? + +La petite bossue attendait, tournant presque le dos aux amoureux +enlacés. Des groupes se formaient autour d'eux. Des femmes disaient +haut: + +--Ben! ils ne se gênent pas. + +André se dégagea de l'étreinte de Simone et tendit la main à l'Embaumée +qui murmura: + +--Vous allez bien? + +--Très bien! Allons-nous-en vite, vite. Prenons une voiture. Il y a trop +de monde autour de mon bonheur. + +Un cocher hélé, André ouvrit la portière du fiacre, aida Simone à +prendre place sur les coussins, puis, monta sur le marchepied, oubliant +l'Embaumée. + +Il s'aperçut de l'attitude interdite de la petite bossue, voulut +redescendre, pour lui permettre de monter dans la voiture, mais la +petite faiseuse de sourires s'excusa: + +--Non! non! Je veux prendre l'air. Je serai bien sur le siège. + +Elle ajouta: «Cocher! 104, rue Mouton-Duvernet!» + +La voiture partit en un gémissement de sa caisse disjointe au petit trot +d'un cheval boiteux qui heurtait tous les pavés de sa patte malade. + +Simone, le front posé sur l'épaule d'André, dit à mi-voix: + +--Ne parle pas, mon aimé... si tu veux! Plus tard nous causerons de +tout. + +Elle ferma les yeux pendant qu'André lui baisait les cheveux, doucement. + +Brusquement elle s'éloigna de lui, d'un écart du buste: + +--Je ne repose pas sur l'épaule blessée, dis? + +--Mais non. Je suis tout à fait guéri... maintenant. Mais où +allons-nous? + +Elle leva sur lui ses yeux mouillés de larmes douces, puis dit, +triomphante, câline: + +--Chez nous, mon André! + +Sur le siège, le cocher faisait la cour à l'Embaumée. + + + + + + + +TROISIÈME PARTIE + + + + +I + + +--Et puis?... + +--Mais c'est tout, mignonne. Lors du passage du Zou, j'étais à côté du +capitaine qui a demandé la croix pour ton mari. + +--C'est que je veux connaître tous tes exploits, mon aimé, toutes tes +fatigues, toutes tes souffrances. Je veux savoir ce que mon amour doit à +ton amour. D'ailleurs, je n'ai jamais cru au prétexte que tu as invoqué +pour me fuir. Gagner la croix! Tu m'avais! N'était-ce pas suffisant pour +fléchir papa Gosselet! Tu as voulu m'oublier? Avoue! Tu as cru que je +céderais, que je me laisserais traiter en petite fille que l'on ramène à +ce qu'ils nomment la raison, par la privation d'une robe, d'un bijou, +d'un spectacle... + +--Ton amour ne me doit rien. Tu as fait preuve de courage, de... + +--Je t'en veux! Je t'en veux! Je te ferai expier ton manque de +confiance. + +--Des menaces déjà ! Et nous ne sommes pas encore mariés! + +--Oh! le reste, des formules. Je me laisserai vivre avec toi, toujours, +sans l'approbation des autres. Les autres! nous avons assez fait pour +qu'ils nous laissent en paix. Il est grand temps de songer à nous, +_pas_? + +--Que veut dire ce _pas_? + +--C'est à l'atelier que j'ai appris _pas_. C'est un diminutif de +n'est-ce-pas. C'est gentil et tout plein aimant, ce _pas_? Tu fais la +moue? + +--J'espère que tu ne te serviras pas de cette expression plus tard. + +--Plus tard! Je voudrais que plus tard n'arrive jamais. Nous serions si +heureux tous deux, toujours tous deux, nous adorant. Je te +regarderais... tu me regarderais. + +--Tu te lasseras vite de cette contemplation, pauvre mignonne. + +--Non, je t'assure! On ne se voit pas vieillir quand on se contemple +sans cesse avec des yeux aimants... Et puis, on finit par apercevoir +derrière la figure un peu de l'âme. Tu me reviens de ces vilains pays, +mon aimé, avec une petite moustache brave, de grands yeux qui ont +souffert, un peu de hâle sur ton teint de blond. Tu es très beau! + +--C'est vrai! J'ai le cou noir et les épaules blanches. C'est très +pittoresque! + +--Tu es un peu confus parce que je t'aime trop. + +--J'aurais mauvaise grâce à me plaindre de ce «trop». Mais si tu +recommences à te moquer du pauvre blessé, je te dirai des fadaises sur +tes cheveux, sur ta bouche, sur tes yeux, sur... + +--Assez! Assez!... Je perdrais au change: tu ne pourrais embrasser ce +que tu complimenterais. D'ailleurs, je serais tout attristée d'être +aimée en détail. + +--Si nous nous levions! + +* * * * * + +--Il est dix heures! Le soleil fait un fond d'or aux fleurettes rouges +des indiennes qui servent de doubles rideaux à ta chambrette d'ouvrière. + +--Je suis si paresseuse, maintenant. Cause! je t'écouterai les yeux +fermés. + +--J'ouvre la fenêtre? + +--Non! Il monte de la rue un tas de vilains cris qui nous feraient moins +seuls. Je voudrais vivre dans un crépuscule bleu continu, ou à la +lumière moribonde d'une veilleuse. + +--Enfant! + +--Je hais tout ce qui te distrait de moi. + +--Alors, tu veux que je t'adore? Quelle prétention! + +--Je veux surtout que tu te laisses aimer. J'éprouve un grand bonheur à +n'exister que pour toi. Veux-tu me permettre de te dire quelque chose +d'un peu... d'un peu fou? + +--Tu ne fais guère que cela. + +--Méchant! Je ne dirai rien. + +--Allons! j'écoute. + +--Eh bien! depuis que je t'aime, je me sens comme délivrée de tout ce +qui était moi. Je suis presque morte. + +--Je tire les rideaux. Le soleil va te chasser du lit. + +--Ma folle franchise t'épouvante un peu. Bast! dans la vie tu seras +sage pour nous deux, _pas_? + +--Encore ce _pas_? + +--Veux-tu que je te dise comment je rêve notre chez nous? + +--Oui, mais j'ai grand'faim. Il serait temps de songer au déjeuner. + +--Je ne proteste pas contre cette vilaine répartie. Je vois bien que tu +l'as faite pour te moquer de ton bonheur. Voilà près d'une heure que tu +me reproches d'être paresseuse, et tu l'es autant que moi. Prêchez +d'exemple, mon Seigneur et Maître. Je sais par une amie de pension que +les jeunes mariées écoutent, au petit lever, les propos musqués et +encensés de l'époux, avec une nonchalance hiératique. Elles se font très +dissimulées, les pauvrettes. Moi je t'aime tout naturellement. Si je dis +des sottises, c'est que je t'aime assez pour être sotte! Tu n'oses plus +m'interrompre. + +--J'ai pris le parti d'écouter. J'ai pour fiancée, je puis bien dire +pour femme, une jeune fille qui a des théories originales sur le +mariage. + +--Pourquoi me répondre comme tu le fais? C'est très mal de me causer du +chagrin pour le seul plaisir d'être sarcastique. Personne ne nous +entend, mon aimé. Nous sommes seuls. + +--Je te promets d'être très... très... sérieux! + +--Voici comment je veux notre vie. Tu travailleras, tu dirigeras l'usine +de papa Gosselet, tu auras des ennuis d'affaires, des soucis d'argent. +Par moi, ta vie privée sera comme une nuit de repos dans la tiédeur des +draps. Ton rire sera mon rire. Tes larmes seront mes larmes. Quand je +serai mère, nos enfants t'aimeront de tout leur petit cÅ“ur fait à +l'image du mien. Devenue vieille... + +--Fi! tu ne vieilliras jamais! + +--Je voudrais que tu meures avant moi! + +--Pour te remarier? + +--Parce que cela te ferait trop souffrir de ne m'avoir plus! + +--Ça c'est gentil! Voyons, ne pleure pas... J'embrasse ma vaillante +petite femme. + +Dans leur chambre du sixième étage, Simone et André vivaient en eux, en +un tel oubli des choses extérieures que les propos envieux des femelles +aboyant sur le palier ne parvenaient pas à les distraire de leur +quiétude. Ils éprouvaient un plaisir toujours nouveau, elle à dire sa +captivité chez les Visitandines et sa vie de petite ouvrière, lui à +conter la guerre d'aventure menée dans les hautes herbes. Simone +répétait sans cesse: + +--Nous serions joliment bêtes de gâter un bonheur si chèrement acheté. + +La blessure d'André était cicatrisée depuis longtemps, mais le jeune +homme se laissait vivre dans une oisiveté où il se complaisait. L'amour +de Simone le prenait tout, le gardait des vouloirs courageux. Il s'en +étonnait, s'en inquiétait, puis finissait par goûter son bonheur, sans +évoquer le «plus tard» qui effrayait Mlle Gosselet. + +Simone aimait d'un amour chaste et violent, sans calcul, sans +considération. + +Après le déjeuner, elle disait à son fiancé, au cours de la causerie: +«Quand tu parles, _j'apprends_ mon mari.»--Simone travaillait à quelque +lingerie pendant que l'ingénieur s'asseyait devant une feuille de papier +blanc et... rêvait. + +Mlle Gosselet guettait du coin de l'oeil les gestes impatients du +jeune homme, souriait de sa nervosité, puis disait, consolatrice: + +--Tu n'es pas en train, mon aimé! Tu as toujours un peu de fièvre. Et +moi, égoïste, qui te garde dans cette vilaine mansarde! Veux-tu aller te +promener? + +--Tout seul! Où aller? + +--Je t'accompagne. Je n'ai qu'à mettre mon chapeau. + +--Sortir avec ta petite robe à fleurettes! Et la coquetterie? + +--A quoi bon, puisque... Mais si tu le désires, je me ferai belle pour +toi. + +Ils descendaient dans la rue, longeaient des boulevards, traversaient +des jardins publics et des paysages parisiens, ne voyant qu'eux. + +Tous les soirs, après dîner, ils se promettaient d'écrire, lui, à Mme +Bamberg, elle, à M. Gosselet. + +Ils ne recevaient pas de visites. L'Embaumée était venue, le lendemain +de l'arrivée d'André, au retour de son atelier. Ils l'avaient embrassée, +choyée, cajolée, puis l'avaient oubliée sur sa chaise, ne s'apercevant +de sa présence qu'au moment où elle avait chuchoté d'une voix timide: +«Faut que je m'en aille.» Depuis, la petite faiseuse de sourires n'avait +plus heurté à la porte de communication autrefois toujours entr'ouverte. +Dans son égoïsme de femme heureuse, Simone disait parfois: + +--Dimanche, l'Embaumée viendra dîner avec nous. + +--Mais, certainement. + +Et le dimanche soir venu, confuse, Simone s'écriait: + +--Nous avons oublié que l'Embaumée... + +--Nous avons oublié... + +La petite amoureuse dissimulait sa rougeur derrière sa serviette pendant +que M. Bamberg, d'un geste évasif, semblait s'excuser de ne pouvoir +songer à tout. + +Rue Mouton-Duvernet, les fournisseurs savaient que Simone _était avec +quelqu'un_. Le boucher et l'épicier lui rendaient la monnaie avec de +petits sourires approbateurs. La concierge la saluait d'un bonjour ami. +Mlle Gosselet ne s'apercevait pas des égards injurieux que le +commerçant parisien témoigne toujours à la femme qui vit avec un homme +saluable. + +* * * * * + +Les deux amoureux n'étaient pas riches; cent francs qu'avait économisés +Simone pendant son séjour chez Jabson, quinze louis retirés de la caisse +d'épargne par l'ancien employé de M. Gosselet composaient tout leur +avoir déposé dans l'armoire à glace, en un petit coffret de bois sculpté +où la ménagère puisait chaque matin. + +Simone s'ingéniait à restreindre les dépenses quotidiennes par des +calculs ingénieux et maladroits qui amusaient son mari. + +--Aujourd'hui nous allons faire des économies. Tu vas voir. Il nous faut +d'abord dix sous de mimosa... + +André souriant, elle répliquait: + +--Nos bouquets de violettes sont fanés. J'en achèterai d'autres, mais ça +n'orne pas. Mes aiguières ont l'air coiffées de petites capotes grosses +comme ça. La mimosa s'étale mieux, j'en prendrais volontiers une +demi-botte, mais elle coûte six sous, tandis que la botte se vend dix +sous. En achetant la botte entière, je gagne deux sous. + +Et, triomphante, elle continuait l'énumération des achats qu'elle +comptait faire, priant Bamberg d'additionner sous sa dictée. + +--Combien cela te fait-il? + +--Dix francs. + +--Pas possible. Tu as dû te tromper. Quand nous faisions bourse commune, +l'Embaumée et moi, je dépensais un franc vingt-cinq par jour, pas plus! + +--Et qui s'occupait des fournisseurs? + +--L'Embaumée! + +--Alors tout s'explique! + +--Tu m'en veux de ce que je ne sais pas acheter moins cher? + +--Mais non, mon Aimée. Je te trouve amusante et adorable avec ta dépense +annuelle de cent quatre-vingt-deux francs cinquante de mimosa! Voilà une +économie qui fleure joliment bon. + +--Tu as raison. Il nous faut supprimer les fleurs. + +--Je ne veux pas nous priver de fleurs... je ne fais que protester +contre ton économie ainsi pratiquée. C'est une toute petite querelle. + +--Alors... tu te moques de mon inexpérience. Ce n'est pas charitable. + +--Achète le mimosa, je t'en prie. + +--Je ne veux pas. + +--Voilà qui n'est pas gentil. Une petite femme ne doit jamais dire au +mari qu'elle aime: «Je ne veux pas.» C'est au mari à vouloir. + +Ce fut leur première brouille à propos de fleurs, brouille vite fanée... +Simone pardonna au «tyran». André consola la «victime». Ils pleurèrent +un peu, s'embrassèrent beaucoup. Et la symbolique lune de miel brilla +plus douce après le passage de ce nuage qui, crevant en pluie tiède et +douce sur leur félicité lasse et un peu nerveuse, fit germer en eux un +projet d'existence plus active. + + + + +II + + +Simone écrivit au fabricant de poupées: + +«Me pardonnez-vous d'avoir assuré mon bonheur à l'encontre de votre +volonté, bon papa? Vous aimez tant Simonette que vous ne pouvez haïr +Simone. + +«Après trois mois de campagne au Dahomey, mon fiancé est revenu en +France, blessé. J'aide à sa guérison. J'ai travaillé comme la plus +humble de vos ouvrières pour attendre le retour de celui que j'aime. + +«Je ne vous écris toutes ces choses que pour vous prouver la sincérité +de mon amour pour André, et, par cela même, gagner mon pardon. + +«Vous le savez, père, j'ai le cÅ“ur trop bien placé--je suis votre +fille!--pour solliciter ma rentrée immédiate sous votre toit. Revenir en +petite fille repentante et humiliée... Non! D'ailleurs, André n'y +consentirait pas. + +«Mon fiancé va travailler, beaucoup travailler pour que je puisse +bientôt vous embrasser, père. + +André--vous avez pu en juger--est un ingénieur de mérite. Il +perfectionne en ce moment un nouvel appareil d'éclairage électrique qui, +nous l'espérons, va obtenir un grand succès. Connu et honoré, sinon +riche, peut-être osera-t-il vous demander ma main, la main que j'ai mise +loyalement dans la sienne, dès le jour où je l'ai aimé. + +«Je sais combien ma conduite semble prêter au blâme, mon père; mais je +ne crois pas avoir commis d'autre faute que celle de vous alarmer sur +mon sort. + +«Une jeune fille «bien élevée»--ceci n'est pas un reproche,--aurait +attendu, aurait feint une hypocrite soumission, au risque de perdre le +bonheur entrevu. Vous m'avez faite femme d'action, vous n'avez pas voulu +que je regarde la vie à travers les lunettes roses que l'on campe sur le +nez des petites filles «comme il faut». J'espère vous en témoigner, plus +tard, toute ma reconnaissance. + +«Vous m'avez appris à vouloir. J'ai voulu. + +«Ce dont je me repens--avec sincérité--c'est de vous avoir caché ma +retraite après mon évasion du couvent des Visitandines, c'est de vous +avoir livré à l'inquiétude, à l'anxiété, à l'angoisse qui mordent au +flanc les mères qui ont perdu, dans la foule, leur enfant, leur «petit». +Vous avez toujours été un peu mère, pour moi, bon papa. + +«Excusez ma franchise,--vous m'avez habituée à être franche.--Ce que +vous reprochiez surtout à M. Bamberg, sans le formuler, bien entendu, +c'était d'arriver trop vite à la fortune. Vous aviez tant peiné pour +faire ce grand Å’uvre: Un _million_, que vous en vouliez à l'homme qui, +par le seul fait qu'il était jeune, aimant et aimé, se trouvait, à +vingt-deux ans, avoir presque autant de droits que vous à la jouissance, +à la possession de votre gain. Il y avait en vous, bon papa, les +rancunes de l'ancien manÅ“uvrier contre l'homme qui gagne de l'argent en +maniant la plume ou le crayon. + +«Bientôt nous serons riches ou en passe de le devenir, mais je tiens à +vous mettre en garde contre les sentiments qui animèrent, autrefois, le +patron contre l'employé. + +«Je veux vous convertir à mon mari, bon papa. + +«Toute petite fille, j'étais fière de vous quand, en Auvergne, les +rémouleurs vous tiraient leur chapeau sur les grand'routes, fière de +vous, aussi, quand les cabaretières vous rappelaient vos débuts si +humbles. + +«Aujourd'hui, je suis fière de mon fiancé, et je crois en lui. + +«Ma lettre est longue, longue. Je n'ai pas causé avec vous depuis des +mois, presque un an, et je rattrape un peu du temps perdu... Vous +souvenez-vous de nos discussions dans la salle à manger? Nous étions +toujours du même avis, bon papa, en tout et sur tout. Nous avions formé +une petite ligue contre maman qui professait des théories correctes, +implacables de sens commun. Ses phrases sur l'organisation de la société +nous prenaient au collet comme des gendarmes. Nous avions un peu l'air +de deux coupables. + +«Je ripostais à mi-voix et vous partiez en guerre, et vous renversiez +tout. Il est vrai que vous sembliez un peu confus, que vous aviez le +triomphe modeste, après. + +«Dites à maman que je l'aime bien. + +«Elle me reprochait avec raison d'être irrévérencieuse. Malgré les +apparences, j'ai toujours professé un grand respect pour ma mère. + +«Bon papa, je compte sur toute l'affection que vous m'avez autrefois +prodiguée pour que vous excusiez ce que vous croyez être «ma faute». +Dites-vous bien que Monette était trop raisonnable et trop honnête, pour +obéir, en vous quittant, à un entraînement des sens. Vous m'avez si +douloureusement humiliée avant mon entrée au couvent que je suis réduite +à tout dire. Oh! les vilains mots dont vous m'avez accablée, père! + +«Votre Simonette, qui vous a écrit une lettre tout émue, et qui ne +voulait que dissiper votre inquiétude en donnant son adresse! + +«Votre Simonette, qui vous embrasse, père, et de si loin que vous ne +pouvez lui refuser votre joue. + +«Simone Bamberg, + +«40, rue Nansouty. + + +«P. S. Je prends le nom de mon fiancé, par respect pour le nom de +Gosselet dont vous me croyez peut-être indigne, père.» + +* * * * * + +Rue Nansouty, 40! Simone et André avaient quitté la rue Mouton-Duvernet. +Un inventeur sérieux ne doit pas habiter un sixième étage sous peine de +passer pour un détraqué ou un monomane. On ne prête du mérite qu'aux +gens qui semblent ne pas en avoir besoin. + +Mlle Gosselet regretta la mansarde où elle avait vécu sa vie +d'ouvrière. Ses adieux à la petite bossue furent perlés de jolis rires +et mouillés de bonnes larmes sincères. Elle lui dit: «Tu viendras chez +nous, souvent, souvent. Nous causerons du temps où j'allais à la +recherche du travail et où le vieux placeur me vantait, en termes si +dignes, les joies du cabinet particulier. Tu viendras, _pas_? Tu as été +si bonne, si bonne! Presque une grande sÅ“ur!» + +L'Embaumée approuva de petits hochements de tête, les yeux brouillés, +sachant bien que tout était fini, qu'elle n'oserait pas sonner à la +porte de Mme Bamberg. Tout ce qu'avait aimé la pauvre bossue s'en était +allé: son père, sa mère, ses camarades d'atelier! Les gens semblaient +avoir hâte de se soustraire à son affection. Elle se figurait son amitié +difforme, et bossue, elle aussi. + +Les meubles de pitchpin hissés sur une voiture de déménagement, Simone +et André avaient regardé longuement les murs nus, les déchirures du +papier de tenture, et, la porte close sur la chambre vide, ils avaient +senti en eux une inquiétude vague, un indéfinissable sentiment de +tristesse. Ils laissaient quelque chose dans cette mansarde, quelque +chose d'immatériel, d'impalpable. Graves, ils s'embrassèrent sur le +palier. Une femme d'ouvrier les regardait, sans sourire, par +l'entrebâillement de sa porte, comprenant. + +Ils descendirent l'escalier, se retournant pour revoir les visages des +choses. + +La clef remise à la concierge, ils marchèrent sur le trottoir, +silencieux, puis Simone, la tête un peu renversée sur l'épaule +d'André,--en un geste qui lui était familier,--demanda: + +--Tu ne souffres pas de quitter notre chambre? + +--Tu vois bien que j'en suis tout attristé, mignonne. + +--Plus tard... Je vais dire quelque chose d'un peu fou, mais je suis +certaine que tu ne gronderas pas..., plus tard, quand nous serons +riches, nous achèterons la maison. + +--Oui... Ah! Si M. Gosselet nous entendait! + +--Cela m'a fait mal de quitter les choses qui vivaient de ma vie +heureuse. Le papier était semé de petites fleurettes roses nouées par un +ruban bleu sur fond quadrillé. Cela ressemblait aux vieilles robes, +aujourd'hui passées, que portaient nos grand'mères. Sur la cheminée, +écrit avec une pointe dans le plâtre, était gravé un nom: _Louisette_. +Je me souviendrai de tout cela longtemps, mon aimé. + +--D'autres avaient aimé dans cette chambre, avant nous... + +--D'autres y vivront maintenant. J'aurais voulu pouvoir la garder telle +que nous l'avons laissée pour y retrouver un peu de nous, le jour où +nous achèterons la maison. + +--Nous allons habiter un petit appartement neuf, dit machinalement +André. + +Le jeune ingénieur avait loué, rue Nansouty, un logement composé de +trois pièces et d'une antichambre. Un marchand de meubles lui avait +fourni un salon d'occasion, six chaises, un canapé et une commode, le +tout, pour trois cent cinquante francs payables par mois. + +* * * * * + +La rue Nansouty, perpendiculaire aux fortifications, longe le parc +Montsouris. Montante et mal pavée, elle est la plus ignorée et peut-être +la plus agréable des rues de Paris. + +Quand Simone eut pris possession de son logis, elle oublia vite sa +mansarde du sixième. Du balcon sur lequel s'ouvraient les deux fenêtres +de son _salon_, elle apercevait, à gauche, Paris avec les bosselures de +ses dômes, les élancements de ses clochetons barbelés, les +enchevêtrements de ses pignons. + +A droite s'étendait la terre rouge et grasse de banlieue semblant encore +labourée par les obus du siège. Les fossés herbeux des fortifications +ceinturaient de vert toute la grisaille des faubourgs. + +A ses pieds chantait le parc Montsouris. + +Le parc Montsouris est le refuge de toute la gent ailée parisienne. Les +hommes n'ont pas assez fardé sa physionomie primitive pour que les +oiseaux ne se croient pas là chez eux. Il est cependant balafré, ce +grand parc solitaire, avec son lac dormant, ses cascades vivantes, ses +forêts de pins alpestres,--il est affreusement balafré, par deux voies +de chemin de fer et affublé, en guise de toque, d'une construction +polychrome d'architecture barbaresque, le Bardo. + +Le Bardo est une splendide pièce montée. Il est bleu, vert, rouge et +gris. Voir le Bardo sous la pluie est une des plus douces joies que +Paris réserve aux amateurs de monstruosités. Le Bardo est percé en +façade d'un tas de petites meurtrières qui permettent aux astronomes de +montrer leur nez, leur nez seulement. Jamais édifice ne fut mieux +approprié aux besoins de ses habitants. Ah! la bonne plaisanterie faite +aux savants graves qui prétendent s'intéresser aux seuls phénomènes +célestes! Le Bardo, sous la pluie, avec ses coupoles et ses terrasses +vert, bleu, rouge et gris!! + +Simone, son installation achevée, disait volontiers. + +--Allons faire un tour dans _notre_ parc. + +* * * * * + +Le matin, le parc était leur propriété presque exclusive. Les ouvriers +et les vieux rentiers qui sont les habitués de ce jardin de Paris ne +commencent pas leurs promenades avant deux heures de l'après-midi. + +Fuyant la vue du Bardo astronomique, les amants descendaient au bord du +lac sillonné de cygnes et d'oies blanches frisées flottant sur l'eau +comme d'énormes bouffettes de rubans, puis ils longeaient un sentier qui +grimpe dans le vert sombre d'une sapinière. + +Au sommet d'un monticule, ils s'arrêtaient devant une gorge, hérissée de +pins, sauvage, peuplée de merles courant sur les aiguillettes tombées, à +l'allure trottinante d'un mulot qui regagne son trou. Au fond de la +tranchée, les rails du chemin de fer de ceinture s'étiraient en des +circonvolutions lumineuses. Derrière un pont noirci par les locomotives, +luisait un cottage anglais, blanc et brique, dans l'encadrement verni +des bois de charpente sculptés supportant l'accent circonflexe de son +toit. + +Un parapet de roches longeait le précipice, un parapet de roches +lustrées par le fond de culotte des visiteurs qui avaient fait halte +devant ce trou de verdure. + +A un coup de sifflet inattendu, la gorge étroite roulait des flocons de +fumée qui s'accrochait en écharpes trouées aux aiguilles des sapins. Un +train passait sous leurs pieds, grondant. + +Simone avait surnommé l'_asile des merles_ ce coin de Paris sauvage sis +à l'intersection de deux lignes de chemin de fer. + +Les dimanches cependant, le parc Montsouris est tout aussi inhospitalier +aux amoureux que le Jardin des Plantes ou le Luxembourg. Toute la +population ouvrière de la Glacière et de Montrouge y vient entendre les +polkas qu'exécute une musique militaire. Essoufflés par plusieurs +kilomètres de marche,hommes et femmes se couchent sur le gazon pendant +que les bébés se roulent en bordure des allées. Ces braves gens, mis au +vert, par faveur exceptionnelle (le parc de Montsouris est le seul +jardin où le Parisien puisse rêver, le nez dans l'herbe) peuvent se +croire chez eux. Les gardiens montrent une bonhomie souriante de +propriétaire heureux d'avoir réuni tant d'invités. + +Il ne vient pas là de toilettes tapageuses. Les officiers du bastion +voisin ne s'y montrent qu'en la compagnie de jeunes veuves jalousées, +roses d'émotion sous leur voile de deuil un peu écarté. + +Un million de Parisiens ignorent le parc Montsouris. + +* * * * * + +Deux jours après avoir envoyé sa lettre,--un mardi, Simone rentrant avec +André de sa petite promenade habituelle dans _leur parc_, trouva sous la +porte ce billet de Mme Gosselet, que la concierge avait glissé en +montant éteindre le gaz: + +«Mon enfant, M. Gosselet vous pardonne. Je suis mère et par conséquent +indulgente pour votre faute. + +Toutefois, nous estimons, mon mari et moi, que vous devez regagner +l'estime des honnêtes gens en vivant de l'existence souvent difficile +qui fut celle de presque tous les inventeurs connus. + +Vous nous reviendrez repentante, mon enfant. + +Je vous embrasse, + +Elvire Gosselet, née Decambe.» + + + + +III + + +André reçut le lendemain une missive non moins décourageante que la +lettre adressée à Simone par Mme Gosselet. Son ancien capitaine lui +écrivait: + +«Mon cher Bamberg, + +«J'ai eu tort de vous laisser espérer la récompense que vous méritez. Le +général Dodds vient de m'informer officieusement que nos simples soldats +proposés pour la croix n'obtiendront que la médaille militaire. J'ai cru +devoir refuser pour vous cette distinction, quoique glorieuse, mortifié +de ce marchandage de bouts de rubans alors que ma légion, elle, n'a pas +marchandé son sang. + +«Soldat, je pense que les services exceptionnels des civils nommés +récemment chevaliers de la Légion d'honneur ne valent pas les fatigues +endurées par le plus humble de nos guides ou de nos porteurs. + +«J'aime mon pays et estime son gouvernement, mais j'ai toujours pensé +que seules doivent fleurir rouge les redingotes qui recouvrent des +plaies par où coula le sang rouge versé pour la patrie. + +«Laissez-moi vous féliciter d'avoir été le plus brave et le plus +industrieux de ma superbe compagnie. Entre soldats, semblable témoignage +vaut bien une mention de l'_Officiel_. + +«Capitaine Monard.» + +* * * * * + +--Bast! dit Simone à la lecture de cette épître, je suis presque +contente de notre malechance. Le ruban pourpre attire trop l'attention +des gens lorsque ceux qui le portent sont de beaux jeunes hommes à +visage romanesque. Je te garderai mieux de celles qui ont l'admiration +trop prompte. + +--Alors tu te sens disposée à m'honorer d'un peu de jalousie? Avoue +plutôt que donner le bras à un homme décoré n'était pas pour te +déplaire. + +--Le témoignage du capitaine me suffit. + +--Sans doute: mais je ne puis porter la lettre du capitaine épinglée à +ma boutonnière. + +--Ta découverte nous revaudra ce que nous perdons, mon aimé. + +--Ma découverte! je n'y crois plus! + +--Et pourquoi? + +--Je suis las de faire dix visites par jour à des gens qui m'écoutent le +plus poliment du monde, mais qui m'éconduisent avec un sourire de pitié. +Mes anciens camarades ou mes collègues jugent mon projet très pratique, +très économique. Les bailleurs de fonds, eux, me reprochent de ne +pouvoir l'expérimenter à mes propres frais. Mon nom n'est pas assez +connu, disent-ils, pour que l'on puisse lancer l'affaire avec quelques +chances de réussite. Ah! si j'étais Gifel! j'ai le tort de ne pas être +Gifel. J'ai le tort aussi, de ne pas prendre un brevet, faute d'argent. + +Simone s'assit sur le vieux canapé à damas rouge qui faisait partie du +«meuble de salon» vendu par le marchand de bric-à -brac, et, de la main, +fit signe à André de prendre place auprès d'elle. + +Son bras sorti nu de la manche large du peignoir de flanelle enlaça +d'une caresse fraîche le cou de son amant. André, d'un mouvement +brusque, se dégagea. + +--Tu es mécontent de moi? dit-elle, le front levé vers le jeune homme, +ses grands yeux quêteurs devenus d'un gris plus pâle sous l'eau qui, +glissant sur la cornée, se massait en traînée lumineuse au-dessus de la +paupière inférieure.--Qu'ai-je donc fait pour te déplaire? Je voudrais +être la consolatrice, c'est mon droit. + +--Je ne veux pas être consolé, voilà tout. Je suis malheureux. J'ai +parlé d'argent. Je ne dois pas te parler d'argent. Nous ne devons pas +manquer d'argent. + +--Mais, mon ami, tu n'es pas responsable de l'indifférence des autres. +Si tu étais bien bon et aussi beaucoup aimant, je te proposerais un +moyen de nous tirer d'affaire; tu ne veux pas, petit mari? + +Il tourna la tête vers la fenêtre qui faisait un cadre rectangulaire aux +cimes des arbres et dit d'un ton brusque, presque impatienté: + +--Voyons, parle! + +--Je ne veux pas. J'ai besoin de voir mes yeux dans tes yeux pour te +présenter ma requête. + +--Quel enfantillage! J'écoute. + +Simone chuchota: + +--Je serais bien heureuse de travailler chez Jabson pour gagner un peu +d'argent. + +--Argent!... encore!... + +Le sang montant, en roseur, de ses joues jusque sous les premières +touffes de ses cheveux blonds, il se leva, marcha à grands pas, se +pencha sur l'accotoir de la fenêtre, puis revint s'asseoir près de +Simone. + +--Je te pardonne, dit-il, tu ne sais pas ce que je souffre en mon +orgueil d'homme. Prends garde, je haïrai ton amour... La femme qui aime +est celle qui se laisse aimer comme l'entend son mari. Pas de travail, +pas de soucis, voilà ce que je veux pour toi. Le jour où je mangerai du +pain que tu auras gagné, je serai ton associé, je ne serai plus ton +«_homme_.» + +Simone répondit: + +--Il ne me plaît pas d'être la femme telle que vous la désirez. Je ne +suis pas née pour être une petite bête de prix, fringante dans son +harnais toujours neuf, toujours à la mode. Je serai l'épouse et non la +femme, ou je ne serai rien pour vous, monsieur Bamberg. Je veux avoir +une part de vos peines ainsi que de vos joies, je ne veux pas être la +chair refuge, la chair consolation. Vous me connaissiez assez quand vous +m'avez prise. + +--Quand je t'ai prise! + +--Vous avez raison, c'est moi qui vous ai pris. Je vous en demande +infiniment pardon et... je m'en vais. + +--Puis-je savoir où? + +--Que vous importe! Mais vous pensez: elle m'a pris, elle pourrait en +prendre... J'ai deviné, n'est-ce pas? + +--Oh! Simone... + +--J'irai demander à l'Embaumée un peu de son amitié. + +--Tu habiteras notre chambre! + +--Non. + +Mlle Gosselet se dirigea lentement vers la chambre à coucher, fit un +paquet de ses robes qu'elle enveloppa dans un carré de lustrine qui +servait autrefois à la livraison des jerseys. + +André, debout sur le seuil de la porte, la regardait fourrager devant +l'armoire, espérant rentrer en grâce, à la faveur d'une larme tombée des +paupières alourdies. Sans un geste d'impatience, Simone tapotait du plat +de la main l'étoffe des jupes ou pliait les corsages avec l'élégance +coutumière aux demoiselles de magasin. + +André dit d'une voix mal assurée: + +--Mais les meubles sont à toi, ici. + +Elle se tourna vers lui, et, très douce: + +--Vous voudrez bien les garder jusqu'à ... + +--Jusqu'à ce que tu reviennes! + +--Je ne reviendrai pas, monsieur Bamberg! Je veux dire jusqu'à ce que +vous en ayez acheté d'autres. + +--Mais je ne veux pas de vos cadeaux, mademoiselle, riposta Bamberg en +riant. Je vais faire mes malles, moi aussi. Je vous assure que je ne +comptais pas déménager aujourd'hui. + +--Je vais vous aider, dit Simone, d'un ton enjoué. + +Hissé sur une chaise, André allait dévaliser les placards quand le +drelin din din de la sonnette d'antichambre résonna dans l'appartement +comme un mugissement de gros bourdon. + +--C'est la mère Pinson, dit Simone. + +--Va lui ouvrir, pria Bamberg. + +--Je n'ose pas, avoua Simone, les lèvres en moue. + +--Soit, j'y vais. + +Peu après, la mère Pinson parut sur l'huis, roulant son ventre, roulant +ses yeux de verre blanc sous des bandeaux à la Vierge couronnés d'un +bonnet à fraise. + +La mère Pinson, femme de ménage de «Madame» Bamberg, avait servi «chez +des bourgeois» pendant quarante ans de sa rougeaude et commune +existence. Moyennant vingt francs par mois, elle consentait à faire la +vaisselle et à cuissoter le déjeuner des jeunes gens, de l'air supérieur +d'un cordon-bleu qui a commandé autrefois à toute une compagnie de culs +d'or de casseroles. Elle parlait sans cesse de ses anciens maîtres, +disait avoir vu des choses... des choses... et affirmait dix fois par +heure n'avoir jamais trompé son mari, elle. + +Elle dit, comprenant aux poses embarrassées des jeunes gens qu'elle +mettait fin à une petite scène de ménage: + +--Madame va p't-être aux eaux? + +--Précisément, madame Pinson, sourit Bamberg, tout heureux de cette +diversion. + +--Alors, je ne viendrai pas demain, ni après. + +André consulta du regard le visage impassible de Simone. + +Mme Pinson continua: + +--Je vois que monsieur n'est encore tout à fait décidé. Je vais faire ma +vaisselle. + +Elle s'éloigna, laissant André et Simone, en tête-à -tête devant les +valises entr'ouvertes. + +Le jeune ingénieur proposa alors, conciliant: + +--Nous pouvons feindre de nous aimer comme autrefois, devant la mère +Pinson. Cela ne te coûtera pas trop? + +--Comme vous voudrez! mais je me soucie peu des jugements de ma +cuisinière. + +--Alors il faut que tu te résignes à me tutoyer, si cela est possible. + +--Nous pouvons nous passer de ses services, aujourd'hui. Renvoyez-la. + +--La renvoyer! Mais que lui dire si elle me demande quand et si nous +reviendrons, décide. + +Une explosion, un cri: «Ah! mon Dieu!» et la mère Pinson, parut sur le +seuil, les bras en croix, le torse enveloppé de flammèches minuscules +qui couvraient d'une mousse d'or son caraco de pilou. + +Simone, d'abord effrayée, éteignit, avec une serviette qui se trouvait +là , le commencement d'incendie de Mme Pinson. + +La vieille se laissa choir sur une chaise et clama, les mains ceinturant +sa bedaine: + +--C'est le gaz! C'est le fourneau à gaz! J'ai voulu allumer. Floc! Voilà +les flammes qui me lèchent la figure. Mon sang n'a fait qu'un tour. Ah! +mon Dieu! inventer des machines dont on n'est pas maître. Y a des +robinets qu'une mouche, en se posant dessus, ferait tourner. Il y a pas +de bon sens à faire la cuisine sur ces manigances. D'ailleurs, les +médecins disent qu'on mange du gaz dans les plats. C'est pas bon pour la +santé. Quand j'étais rue Richelieu... + +--Oui, interrompit Bamberg impatienté de son verbiage, chez cette dame +qui tenait un magasin de chaussures, qui avait un mari très gros, qui +mourut huit ans après, qui... Vous nous en avez déjà parlé, madame +Pinson. + +--Je disais donc que, rue Richelieu... + +--Madame Pinson, intervint Simone, allez donc acheter les provisions. Je +vais vous dresser la liste de ce qu'il nous faut. + +--Mais, madame, je n'ai pas de lunettes. + +--Alors, écoutez et comptez sur vos doigts. + +Mme Pinson descendit les trois étages, son panier sous le bras, +maugréant de n'avoir pu compter l'histoire de la dame qui demeurait rue +Richelieu. Le triomphe qu'elle allait obtenir chez les fournisseurs en +montrant les traces de l'_incendie_, sur les belles rayures blanches et +noires de son caraco, la consolait cependant, un peu, de sa mésaventure. + +La porte fermée, le jeune ingénieur dit: + +--Causons gentiment. + +--Pourquoi causer... gentiment? Je souffre beaucoup de suivre la +détermination que j'ai prise, détermination que vous avez rendue +nécessaire en m'exposant franchement le rôle que devra jouer votre +femme. Je ne puis pas être cette femme-là . Séparons-nous bons amis. + +--Bons amis! + +--Pourquoi pas? Mieux vaut que je m'en aille maintenant. Je suis +certaine que vous me regretterez un peu... pas comme je le voudrais +peut-être, mais vous me regretterez. + +--Qui sait? + +--En tout cas, j'aurai des regrets, moi. Je l'avoue. Je ne mentirai pas +pour le sot plaisir de sembler brave, de jouer... + +--La bonne petite petite femme que j'ai là ! + +Simone sourit, triste: + +--N'essayez pas de m'attendrir. Vous me feriez croire que vous regrettez +aussi un peu les meubles. + +L'amant dit, outragé; + +--Nous avons prononcé les paroles qui délient plus sûrement que des +formules de magistrat, mais je vous aimerai toujours comme la jeune +fille honnête et courageuse qui, n'écoutant que son amour, abandonna son +père et travailla de ses mains d'oisive pour gagner son mari. + +Puis il pensa tout haut avec l'espoir inavoué d'attendrir Simone: + +--Je n'ai pas su garder mon bonheur. Vous valez mieux que les autres +femmes, je l'ai oublié un instant. Tant pis pour moi. C'est fini. + +--Vous n'espérez pas me fléchir par une menace de suicide, riposta +Mlle Gosselet, inquiète malgré son ton railleur. + +--Je vous prie de croire que je n'emploierai jamais semblable subterfuge +pour vous ramener à moi. Je n'aime pas jouer la comédie. Il faut faire +un effort pour se tuer. Je suis incapable de cet effort. Je dédaigne +tout, même la mort. Je suis las, je suis vieux. Je marcherai dans la vie +comme une rosse prise entre les brancards d'un tombereau et traînant le +sabot sous les coups de fouet de l'homme. + +--Vous oubliez votre mère! + +--Peuh! + +--Voilà qui n'est pas bien, André. + +--Je veux dire que... je ne sais pas... Je suis fatigué et je me couche. + +Le jeune homme se laissa tomber sur le lit, les bras étendus, pendant +que Simone dépliait le morceau de lustrine qui enveloppait les robes +claires cousues au temps où, l'aimé absent, elle espérait des promenades +à deux sous un soleil neuf. + +A un mouvement brusque que fit André pour sauter hors du lit, elle se +tourna vers l'aimé, le vit pâle et faible comme aux jours de sa +convalescence. Elle alla vers lui, tendit les bras et, le front sur +l'épaule du désespéré, pleura. + +André murmura dans ses cheveux: + +--Tu reviens à moi parce que tu es bonne. + +--Non, parce que je t'aime, parce que je veux être ta femme comme tu +l'entendras. Je suis plus amoureuse qu'orgueilleuse, vois-tu! + +Simone disait vrai. + +Jamais l'absence de Mme Pinson qui, chaque matin, racontait à tous +les fournisseurs l'histoire de la dame de la rue Richelieu, ne parut +aussi courte aux amants réconciliés. Ils firent de nouveaux projets +d'existence pestant contre l'argent, cause de la querelle. + +--Je renonce à mettre en pratique ma découverte, déclara l'ingénieur. Je +travaillerai dorénavant à gagner le pain du lendemain. Un inventeur n'a +pas le droit d'être marié. + +--C'est un reproche, dit Simone souriant. Puisque tu ne veux pas que je +travaille chez Jabson, laisse-moi faire des économies. + +--J'y consens. Mais pas d'économies de fleurs. + +--Ce que je supprimerai de notre menu train de maison ne nous laissera +aucun regret, je t'assure. + +--Dis vite. + +--C'est une surprise. + +Quand, le déjeuner achevé, la mère Pinson demanda, étonnée de la bonne +humeur de ses maîtres: + +--Madame n'ira pas aux eaux? + +--Vous vous trompez, madame Pinson, nous partons ce soir. + +--Ah! + +Bamberg surpris, allait intervenir quand une pression de genoux lui +recommanda le silence. + +--Nous vous payerons le mois commencé, madame Pinson, et nous vous +écrirons lors de notre retour. + +--Je ne crois pas avoir manqué d'égards... + +--Pas du tout, madame Pinson, pas du tout. Je vous dis que nous allons +en villégiature. + +La mère Pinson partit, très digne, convaincue que les maîtres sont tous +des ingrats et que Mme Bamberg lui devait une pension viagère en +indemnité de son corsage roussi. + +Bamberg voulut protester contre le renvoi de la femme de ménage, mais +Simone répliqua avec la moue drôle des aimées qui prennent des airs +gamins pour se faire pardonner leurs fantaisies: + +--Je serai au moins votre servante, mon Seigneur et Maître... Nous +étions moins nous avec cette vieille dans notre vie. + + + + +IV + + +Après quinze jours de courses à la recherche d'un travail intelligent, +André finit par accepter, de guerre lasse, les offres d'un éditeur qui +lançait les premiers fascicules d'une _Mécanique populaire_. Il +s'engagea à dessiner toutes les figures illustrant le texte, à raison de +six francs pièce. + +Un ami lui avait proposé, ce jour-là , une place de contre-maître dans +une usine qu'il dirigeait pour le compte d'une compagnie parisienne. Il +avait refusé, avait même paru surpris de cette proposition. L'autre +avait dit: + +--Alors, tu ne veux pas être contre-maître? C'est le titre qui t'ennuie. +Mon cher, on accepte ce que l'on trouve quand on est sans le sou. + +--Ce n'est pas le titre... C'est... + +Il hésita, balbutia: + +--C'est beaucoup trop loin de chez moi. D'ailleurs, je voudrais pouvoir +travailler à la maison. + +--Ah! une femme! Une maîtresse à surveiller, hein! Pauvre vieux... + +--Ma maîtresse n'est pas à surveiller, je te le jure. + +--Alors, c'est pis. Tu as besoin d'entendre claquer ses jupes autour de +toi pour travailler. Pauvre ami, pauvre vieille rosse qui ne s'excite +que sous le fouet. Et ton invention! + +--Peuh! + +--Abandonnée! En voilà une qui te fera beaucoup de mal tout en t'aimant +bien. Elles sont toutes comme ça, vois-tu! Une femme qui est à soi, +réellement à soi, c'est bien embêtant. On va dans la vie avec +l'inquiétude trembleuse d'un jeune couple qui visite une machinerie. Il +y a des courroies, il y a des engrenages à éviter. L'homme passe sans +encombre. La femme, elle, a tant d'étoffe autour d'elle qu'elle peut se +laisser prendre. Quand elle sort de là , saine et sauve, les machines ont +bavé sur sa robe claire. + +--Et ta morale? + +--Ma morale! On ne conduit pas une jolie femme dans une machinerie. + +--Sans doute! Mais si la jolie femme ne veut pas quitter qui elle aime. + +--Tant pis pour elle, tant pis pour qui elle aime. + +--Je me sauve, tu m'effrayes. + +--Alors, tu refuses? + +--Je refuse et te remercie. + +--Enfin, bonne chance! Si vous trouvez des charmes à votre suicide, j'ai +tort de prêcher. Il est des amoureux qui rêvent d'une chambre meublée, +d'un petit lit et de mignons réchauds à charbon! Moi, je suis pratique. +A l'usine, je mets des vestons solides. Hors l'usine, j'use de +maîtresses plutôt communes. Je ne suis qu'employé. Quand je serai +patron, j'aimerai peut-être un petit être très fragile et très précieux. + +De retour au logis, le jeune ingénieur fit part à Simone des +propositions de son ami. + +--C'était tentant! Il me promettait vingt francs par jour. Mais il +allait être loin de toi, et... + +--Tu n'as pas pu, vrai? + +--Si vrai, que, pour te revoir plus vite, j'ai failli renverser, dans la +rue, une vieille marchande qui occupait tout le trottoir avec ses deux +paniers d'anguilles de mer. Tiens! voilà du travail. + +Il jeta sur la table un rouleau de papier qu'il déficela, étala des +carrés de bristol, expliquant: + +--Chapelle, l'éditeur, me donne des modèles de machine à simplifier. Je +dois indiquer par des traits le mécanisme alourdi par les fioritures et +le clinquant des constructeurs. C'est un travail un peu monotone... + +--Un travail de manÅ“uvre, mon André! + +--En attendant mieux, j'ai accepté. + +--C'est humiliant! + +--Humiliant! Ne resté-je pas près de toi, tout le jour? Chapelle me paie +six francs chaque figure. Je puis gagner mes dix ou douze francs par +jour. C'est peu, bien peu, mais, de temps à autre, je continuerai mes +démarches près des capitalistes. Nous trouverons quelque banquier +intelligent, un jour ou l'autre. D'ailleurs nous nous aimons et s'aimer, +n'est-ce pas le but, n'est-ce pas la fin de tout? + +* * * * * + +Dès six heures du matin, André s'asseyait près de la table où étaient +rangés ses outils de dessinateur industriel: tirelignes, compas, +équerres, petits flacons minuscules d'encre de Chine, banderoles d'or, +godets de porcelaine. Par la fenêtre ouverte sur le parc Montsouris, des +bouffées d'air soufflaient à sa face une fraîcheur embaumée et +reposante, pendant que les enfantelets d'oiseaux s'égosillaient en des +pépiements neufs. + +Il oubliait toutes ses ambitions, ne souffrant plus du besoin de créer, +d'attacher son nom à une découverte utile. Il se rappelait, souriant, +les heures d'ennui passées au temps où il remettait, autrefois, au net, +les épures de ses problèmes de mécanique. + +Le labeur machinal qui l'agaçait jadis lui semblait maintenant +réconfortant. + +D'ailleurs, comment imaginer, quand tous ses pensers, tous ses besoins, +tous ses désirs tendaient vers _elle_. + +Il regardait la porte de faux chêne verni qui le séparait de l'aimée et +la voyait dormir, le bras étendu sur l'oreiller, la tête lasse tombée +sur l'épaule, la gorge émergeant des cassures changeantes des linges que +son souffle animait. + +Elle reposait très calme, très confiante, le sourire satisfait aux +lèvres. + +Il se levait, poussait vers la porte, se promettant de ne pas +l'éveiller, de ne pas trop s'approcher de sa chair attirante. Les jupes +étalées sur la moquette, les bas souples, les petits souliers +spirituels, gamins, tout le vêtement léger du corps aimé, tombé la +veille, en la hâte du coucher, lui semblaient devoir être des choses +très précieuses, lui appartenant par droit de conquête. Il les aimait de +la faire désirable en la cachant si peu. Il se baissait, et, à genoux, +maniait les étoffes, maniait les batistes, maniait les dentelles, les +doigts s'accrochant aux agrafes, se piquant aux épingles traîtresses. Il +posait les mignonnes chaussures en équilibre sur sa main ouverte, +attendri de les voir si petites, leur souriait. + +Brusquement, la crainte d'être surpris en l'adoration des escarpins lui +faisait jeter un coup d'Å“il inquiet sur l'amante endormie. + +Et, debout, le coude appuyé sur la tablette de la cheminée, il la +contemplait heureux de la quiétude du corps, émerveillé par le dessin si +pur des lèvres entr'ouvertes par un souffle calme. + +Les cils, tombés longs sur la paupière inférieure un peu meurtrie, +étaient agités bientôt par des tremblotements nerveux. Les lèvres +s'arquaient en moue. Le bras se contractait légèrement sur l'oreiller. + +Le jeune homme se penchait sur le lit, inquiet, craignant d'avoir +éveillé Simone, voulant fuir. + +Les yeux de l'aimée s'ouvraient grands, rieurs. Lui, se penchait, la +baisait au front, disait, honteux: + +--Dors, dors, ma chérie. Moi, je vais travailler. Je t'ai éveillée +malgré moi... Un canif que j'avais oublié sur la cheminée... + +Simone ripostait: + +--Ce n'est pas bien de profiter de mon sommeil pour voir si je suis +laide. Mais, même endormie, je sens, je devine que tu es là . Alors je me +réveille. + +La porte fermée, courbé sur ses dessins, il attendait presque avec +impatience que Simone vînt se pencher sur son épaule. + +Ils vivaient en un besoin incessant de huis-clos, oublieux du monde +extérieur. + +André ne songeait plus aux rêves ébauchés au temps où il voulait du +luxe, beaucoup de luxe autour de sa vieille mère. + +Simone oubliait bon papa Gosselet et s'accusait d'être ingrate quand +elle pensait aux petites joies de son enfance. Mais elle y pensait si +peu! + +Chaque soir, au crépuscule, les amoureux allaient s'asseoir dans le parc +près de l'étendue d'eau profonde de dix centimètres, dénommée lac. Elle, +en amoureuse, suivait d'un regard ami les couples d'ouvriers qui +passaient devant leur banc, ombres enlacées, anonymes, laides peut-être, +mais attirantes par le mystère des propos chuchotés, par le marcher lent +sur le gravier qui criait. Des mots nus prononcés haut blessaient +parfois sa pudeur de jeune fille, mais elle souriait, devinant aux +petits cris des femmes les hardiesses des grosses mains masculines. +Quand les formes noires disparaissaient au loin sous les saules, elle +éprouvait un regret singulier de ne pas savoir ce qui adviendrait de ces +idylles simples. + +Lui, le col renversé, suivait l'aller de taches blanches sur les eaux, +la chair de l'aimée près de sa chair, satisfait. + +A travers les feuillages des peupliers, les lumières de maisons proches +luisaient, très douces comme des veilleuses. + +Les cygnes et les canards se pourchassaient avec des cris comiques sous +les arbustes de l'île qui faisait une tache brune sur le lac plaqué de +lueurs sanglantes qui n'étaient que les reflets de la suspension voilée +de rose aperçue à la fenêtre d'une maison voisine. + +Les vieux gardiens marchaient très raides, devenus jeunes, la nuit +venue. + +Une tristesse douce envahissait les amants et ils se prenaient les mains +pour ne pas effaroucher le grand silence berceur de leur félicité. + +* * * * * + +Un soir qu'ils se dirigeaient vers une allée déserte où ils pensaient +être plus seuls, un gardien les rejoignit à grandes enjambées, et, tout +essoufflé, appuyé sur sa canne: + +--Pas par là , monsieur. Il y a trop de vilain monde du côté de la +cascade. Un mauvais coup est si vite fait. Les gens comme il faut +s'asseoient près du lac. Il y a des drôles et des drôlesses dans les +coins, monsieur. + +André, impatienté, allait passer outre, quand Simone, d'une pression de +coude, lui conseilla de regagner leur banc. Après avoir remercié le +vieux gardien qui salua, s'excusa, André dit d'un ton de reproche: + +--Comment! tu es peureuse! Avec moi! + +--Moi, peureuse, non. + +Elle posa son front sur l'épaule de l'aimé et chuchota: + +--Je suis bien heureuse! + +--Ne sommes-nous pas toujours heureux? + +--Si! mais aujourd'hui, je t'aime mieux que les autres jours. + +--Et pourquoi, Monette. Dis vite ton petit secret. + +--Je crois que... + +Elle pencha la tête vers l'aimé, et haussant les lèvres, avoua sa grande +joie: + +--Je n'osais pas te le dire. Je craignais de me tromper, vois-tu! Mais, +maintenant, je sais que je suis mère. J'ai eu peur pour _lui_, peur pour +celui qui viendra de nous. Oh! mon ami, que je suis heureuse! Que je +suis heureuse! + +Elle pleurait. André baisait ses cheveux, doucement, l'enlaçant d'une +étreinte protectrice. A un frisselis des peupliers bordant le lac, le +jeune homme s'alarma: + +--Tu vas avoir froid. Rentrons, mon aimée. Il ne faut pas faire +d'imprudences. + +Simone dit, souriant: + +--Je crois que je te serai plus chère quand je t'aurai donné un fils. +Que de petits soins déjà ! + +Alanguie, elle s'appuya fortement sur le bras d'André et se laissa +conduire vers leur nid. Lui marchait à petits pas, pris d'un respect +religieux pour sa jolie compagne de vie, inconsciemment heureux d'avoir +perpétué l'espèce, continué l'humanité. + + + + +V + + +En la tiédeur de l'été finissant, ils s'aiment d'un amour inquiet. +Simone n'est plus toute à André. Sa bouche se lasse peu à peu des +baisers de l'aimé. Elle s'accuse d'indifférence. Lui n'ose plus tendre +les bras à sa maîtresse. L'hostilité ancienne, l'hostilité animale qui, +aux primes âges, garda des intentions du mâle, la femelle humaine +devenue mère se traduit en eux par une gêne insensible dont ils +souffrent. + +La jeune fille sourit quand il la caresse du verbe, n'osant se servir du +geste qui peut être brutal. + +Simone en une impatience d'être mère rallonge ses jupes; André reste +penché durant de longues heures sur sa table de travail, levant de temps +à autre de grands yeux caressants sur le visage de l'aimée. + +Ils sont graves, tous deux, songeant aux devoirs qui leur viendront avec +la venue de l'être, Simone d'une gravité silencieuse et douce, André +d'une gravité protectrice, loquace. Quand la jeune fille heurte un +meuble ou fait une glissade sur le parquet, André bouscule sa chaise, +bouscule sa table, accourt, anxieux, offrant le refuge de ses bras +tendus. Et assise près de lui sur le canapé, sa nuque posée sur l'épaule +de son mari, elle parle de son fils: + +--Je le veux comme toi, un peu nerveux, un peu féminin, mais armé d'un +cÅ“ur généreux, aimant et fier. + +Et elle avoue, hésitante, que le matin venu, le coude posé sur +l'oreiller, elle contemple André pour créer l'enfant à son image. + +--Je veux qu'il ait ta bouche, surtout, tes yeux aussi, mais surtout ta +bouche. + +Lui, flatté en sa vanité d'amant, gronde: «petite folle!» puis il +énumère toutes les qualités d'homme qu'il saura donner à l'enfant. + +Peu à peu, déshabitués des transports passionnels, ils deviennent +seulement père et mère de celui qui vit d'une vie latente au milieu +d'eux, de celui dont ils rêvent, de celui qu'ils se promettent +mutuellement l'un à l'autre, beau et fier. + +Quand le soleil bas, Simone et André se promènent au bord du lac, sous +les saules pleureurs aux verdeurs frisselantes tombant en cascades dans +l'eau, la vue des mioches d'ouvriers mal mouchés, mal culottés, les +attendrit. Mlle Gosselet distribue des morceaux de sucre aux petites +tignasses rousses qui fouissent le sable de leurs mains rougeaudes. +L'ingénieur s'intéresse aux retranchements qu'édifient les bébés armés +de pelles en bois. Ils passent devant les bancs qu'occupent les mères +sales de ces amours crottés, elle, marchant d'un pas attardé et lourd, +lui, précautionneux, attentif. + +André a voulu que Simone se promène dans le parc, tous les jours, après +déjeuner, le laissant attelé à la vilaine besogne. + +Elle rencontre là de vieilles grand'mères gardeuses de petits, tricotant +leurs bas, pendant que les enfants poursuivent les canards. Elle +surveille les jeux des bébés, sourit aux grand'mamans, remet sur pied +les tout petits tombés, les bras en croix, le museau dans le gravier. +Les ouvrières la remercient d'un mot, d'un geste, mais ne viennent pas +prendre place sur ce banc où elle assemble des pièces minuscules de +flanelle blanche. Elle pense tristement: «On ne voit pas encore que je +suis mère.» + +Un soir, bravement, elle va s'asseoir près d'une vieille qui a une +demi-douzaine de poussins autour de ses cottes. Elle vante la grâce des +amours qui lancent de la terre sur la jupe, puis ajoute: + +--Vous devez être bien heureuse? + +Bien heureuse! Ah! non! La vieille mère a élevé ses quatre enfants et +maintenant voilà que ces quatre enfants lui donnent leurs gosses à +garder. On la prend donc pour une couveuse. Pendant ce temps-là , les +jeunes couples vont se ballader! + +Un peu interdite, Simone balbutie: + +--On les aime quand même, ces petits! + +L'autre riposte: + +--Un ou deux! je ne dis pas. Mais six, ça donne trop de train-train. + +La tête basse, le front rosé, Simone en un besoin subit de sa maternité, +chuchote: + +--Moi je suis enceinte de quatre mois. + +La vieille la regarde, amusée, riant d'un rire sans dent: + +--C'est donc ça que vous aimez tant les gosses? + +Puis elle raconte sa première grossesse de gueuse abandonnée par +l'homme, les longues stations faites sur les bancs des boulevards +extérieurs, les «faiblesses» qui lui «coupaient les jambes» quand elle +montait à son sixième étage, la délivrance terrible en un hôpital +d'autrefois. Elle ajoute: + +--Aujourd'hui, les riches aident les malheureuses quand elles vont faire +leurs petits. Ils ont besoin de beaucoup d'enfants pour leurs usines et +aussi pour les choses de la guerre. Quand ils ont vu que les pauvres +filles tuaient leurs enfants pour les sauver de la faim et des autres +misères, ils ont vite construit de belles salles où les mères trouvent +ce qu'il faut. Ils ont peur que le pauvre monde se détruise. Ils +seraient bien embarrassés s'ils restaient seuls sur la terre. + +Simone songe pour la première lois aux précautions matérielles que va +lui imposer la maternité, à la visite qu'elle devra faire pour choisir +la femme diplômée, patentée, qui préparera sa délivrance. Elle se +réfugie en sa chambre, inquiète, ne sachant à qui demander conseil. +Brusquement, elle ouvre la porte de la salle à manger où le jeune +ingénieur dessine ses machines et dit, détournant les yeux: + +--Si nous écrivions à l'Embaumée? + +Lui, surpris: + +--Mais pourquoi faire? + +--Pour la voir, pour qu'elle vienne dîner avec nous. Nous lui devons +bien ça. Nous avons été si égoïstes! + +André avoue: + +--Egoïstes comme des amoureux. C'est vrai! + +Et ils se regardent, souriants, n'osent s'avouer que s'ils font appel à +l'amitié de la petite bossue c'est qu'ils ont besoin de la faiseuse de +sourires. + +Le dimanche suivant Simone et son amie quittèrent la rue Nansouty sous +prétexte de faire une petite promenade dans le parc. Resté seul au +logis, inquiet de leurs allures mystérieuses, André pensa que les heures +grises étaient venues. + +Le soir, l'Embaumée partie, Simone avoua au jeune homme qu'elle avait +consulté une sage-femme établie en une rue voisine. La matrone, Mme +Coquardeau, avait déclaré que «tout irait bien» et lui avait proposé de +la prendre en pension dans son établissement. + +--C'est une personne sérieuse, cette Mme Coquardeau? + +--L'Embaumée prétend qu'elle a heureusement délivré une de ses amies +d'atelier, voilà tout ce que je sais d'elle. C'est une petite maigre, +sèche et noire, qui a bien quarante ans et qui prise. + +André fit la moue. + +--Que veux-tu! Nous ne sommes pas riches. Ça ne coûtera que cent vingt +francs chez elle. + +--Et tu as vu son «établissement»? + +--Non! Elle nous a reçues dans une petite pièce, la salle à manger, je +crois. C'est propre. J'ai presque accepté sa proposition. Tout serait en +désordre, ici. D'ailleurs, nous n'avons pas tout ce qu'il faut. + +* * * * * + +Les mois se succédèrent trop lentement au gré de la jeune mère. + +Le masque blêmi, maculé de taches jaunes, Simone souffrait, enfermée +dans sa chambre pour ne pas inquiéter son amant. André travaillait sans +répit, effrayé des conséquences des propos tenus autrefois sous les +lilas, apitoyé d'avoir fait laide celle qui était tout fraîcheur et tout +grâces. La nuit, il rêvait Simone étendue blanche dans son costume blanc +de gymnastique, sur un lit entouré d'ombres qui ouvraient la bouche pour +dire des choses qu'il n'entendait pas. Au réveil, quand il tendait les +bras vers sa maîtresse, en un besoin de savoir qu'elle vivait, il +apercevait le visage exsangue de la jeune fille et pleurait, baisant la +souffrance de l'aimée sur son front jauni. + +Elle, s'éveillait, les lèvres encore contractées par quelques mauvais +rêves, essayant un sourire. Ses yeux gris, ses grands yeux tristes +contemplaient doucement le cher bourreau de sa beauté. Pour chasser les +soucis d'André, elle se disait très forte et très vaillante, faisait des +projets pour après. Lui, approuvait, regardait les yeux... les grands +yeux tristes de l'aimée, craignant de les voir disparaître peu à peu +dans le crépuscule des choses mortes. Des mots de passion folle lui +venaient aux lèvres, tant il voulait le pardon de sa faute. Elle, +comprenait son inquiétude et répondait après de longs silences pendant +lesquels l'amant suivait des yeux l'aller de ses grands yeux sur les +choses familières de leur nid. + +--Tu es trop imaginatif, mon André, trop facile à abattre. On dirait que +tu regrettes de m'avoir aimée. Pourquoi? Même morte, je serai heureuse +de... + +Elle s'attendrissait à son tour, jetait ses bras autour du cou du jeune +homme et ils pleuraient, baisant leurs larmes, unis en une étreinte qui +leur faisait mal et qu'ils auraient voulue éternelle. + +Les rideaux tirés, les fenêtres ouvertes, les pensers de nuit +s'envolaient et l'amant se courbait sur son insipide besogne pendant que +Simone s'employait aux soins du ménage. + +André n'osait plus quitter le logis où sa maîtresse s'enfermait par +coquetterie et aussi par crainte d'une défaillance soudaine l'exposant, +dans le parc, aux sollicitudes indiscrètes des commères. + +Il était inquiet, quand il rentrait, chaque matin, de ses courses chez +des fournisseurs, dédaigneux des sourires de la pipelette qui, debout, +devant sa loge, le regardait passer embarrassé de victuailles. + +Au retour des visites qu'il rendait tous les huit jours à l'éditeur de +la _Mécanique populaire_, il remontait le boulevard Saint-Michel à +rapides enjambées, puis, dans sa hâte de revoir la chère malade, courait +sur le trottoir à la grande stupéfaction des conducteurs d'omnibus qui +arrêtaient leur voiture pour voir ce singulier piéton lutter de vitesse +avec les gros chevaux du Perche, suant et soufflant comme eux. + +L'escalier monté vite, la clef tournée brusquement dans la serrure, il +se précipitait dans la chambre où elle lisait étendue dans un fauteuil +rouge. L'entourage de l'étoffe pourpre rosait les joues de l'aimée. Il +était tout heureux de la retrouver calme, reposée. + +Elle souriait, essuyait de sa main longue la sueur qui mouillait le +front de l'aimé. + +--Voyons! grand fou! grand fou! tu veux donc te rendre malade, toi +aussi. + +Un soir, après de longues heures de travail sous le cercle de la lampe +dont la clarté faiblissait, il entr'ouvrit la porte de la chambre, +doucement, pour épier le sommeil de la malade. + +Les bras nus allongés sur les couvertures, la tête renversée, les lèvres +amincies l'une contre l'autre, la mâchoire inférieure tendue en avant, +elle était si pâle qu'il lui prit les mains, vite, appelant: + +--Simone! Simone! + +Elle ne répondait pas. Sa face longue avait l'hostilité froide et +dédaigneuse des visages de trépassés. + +Effrayé, il supplia: + +--Je t'aime bien. Tu sais que je t'aime bien. Réponds-moi, Simonette. + +Comme elle restait immobile, il souleva du doigt les paupières qui +retombèrent sur les yeux sans regard, entr'ouvrit les lèvres qui se +refermèrent sur les dents serrées. Pour la rendre à la vie, il la baisa +sur la bouche, appelant de nouveau: + +--Simonette! Simonette! + +Sa maîtresse restait insensible à ses caresses. + +Il eut peur, saisit la lampe qu'il avait posée sur la cheminée, se +précipita vers la cuisine, revint tenant entre ses mains tremblantes une +bouteille dont il vida le contenu sur le front de l'inanimée. D'un coin +du drap il lui frictionna les tempes. + +Elle détourna la tête faiblement pour éviter le contact rude de la +toile. + +Et il se mit à rire, et il souleva le voile de chair qui cachait les +yeux de l'aimée et il lui baisa les poignets. + +Elle, le regarda étonnée. Elle essuya d'un revers de main une goutte de +liquide rouge qui dévalait de sa joue, elle comprit ce qui était arrivé, +dit d'une voix affaiblie, très douce: + +--Tu as eu beaucoup de chagrin, mon ami. + +André pensa tout haut: + +--Oh! que je t'aime de ne pas être morte. J'ai eu peur, peur. + +Leur grande joie fut égayée par la méprise qu'avait faite André en sa +hâte de la secourir. Croyant se servir de vinaigre, le jeune homme avait +versé près d'un demi-litre de vin sur le visage de Simone. + +André Bamberg vécut dès lors en l'attente d'événements malheureux. +Lorsqu'au retour d'une seconde visite chez Mme Coquardeau, Simone lui +annonça que la délivrance était proche, il s'enfuit dans le parc, +rêvassant sous la tombée lente des feuilles mortes que sa maîtresse +resterait peut-être, un jour, insensible à ses supplications, lasse +enfin d'ouvrir ses grands yeux gris sur ce monde où elle avait souffert +par ceux qu'elle aimait, par son père, par son amant. + + + + +VI + + +Quinze jours avant la date fixée par Mme Coquardeau, Simone dut +s'aliter, à la nuit tombante. + +André était absent. + +L'éditeur de la _Mécanique populaire_ l'avait prié de passer à ses +bureaux pour lui proposer une nouvelle affaire. + +Étendue sur le lit, n'ayant pas la force de se dévêtir de son peignoir, +elle attendit le retour de son amant, apeurée du noir qui était autour +d'elle. + +Devenue tout enfant, elle appela en ses hoquets douloureux: «Oh! papa! +papa! papa Gosselet!» + +André ne venait pas. Il aurait dû être là , puisqu'il disait l'aimer! En +son esprit affaibli, une pensée mauvaise grandit vite qui apaisa bientôt +ses gémissements et calma sa souffrance. Si l'amant était absent, c'est +que l'amant l'avait quittée, fuyant à l'heure des devoirs et des +responsabilités. + +Les yeux grands ouverts comme pour lire dans les ténèbres ce qui était, +elle échafauda ce raisonnement, étourdie par l'assaut rythmé du sang qui +gonflait les veines de son front: «Autrefois, il restait près de moi, +parce qu'en m'épousant, il pouvait devenir riche. S'il s'en va, c'est +qu'il n'espère plus, c'est que je suis condamnée, c'est que je vais +mourir. Je le croyais bon. Il est lâche.» + +Puis la douleur la mordant, la mordant de nouveau au ventre, elle +appela: + +--Papa! Papa! Bon papa Gosselet! + +Elle se vit abandonnée de tous et de tout. + +Elle pensa: + +--J'ai mérité de mourir seule, puisque j'ai voulu faire ma vie, seule. +Seule aussi, je m'en irai. + +Elle pleura sur sa jeunesse, sur le besoin d'aimer qui était en elle, et +se tourna vers le mur, en un effort douloureux des hanches, pour mourir +silencieusement, dignement. + +La porte s'ouvrit sous une poussée violente, heurtant la muraille. Dans +le noir, la voix aimée dit: + +--Monette! Malade? + +A la lueur de la lampe vite allumée, elle l'aperçut, inquiet, très pâle, +mais il lui sembla fort robuste. Elle lui tendit les bras, comprenant +qu'il était résolu à la défendre, à la garder. Elle se réfugia en lui, +la tête appuyée sur son épaule large d'homme et sourit péniblement +pendant que ses lèvres disaient: + +--Bien malade! bien malade! + +Elle expliqua d'une voix plaintive comment la douleur l'avait prise et +couchée sur le lit. Lui, la déshabilla, le geste maternel, la rassurant +avec des mots enfantins et doux: + +--Es-tu bien comme ça? Avec cet oreiller sous ta petite tête? + +Le dos tourné pour cacher à l'aimée les larmes qui refluaient, lourdes, +au coin de ses paupières, il parlait vite et sa voix semblait secouée de +petits rires. + +Comme elle geignait plus fort, maintenant qu'elle pouvait être secourue, +il proposa: + +--Je t'assure qu'un docteur calmerait un peu tes souffrances... si tu +voulais. + +Les mains jointes, elle supplia: + +--Je t'en prie! Je t'en prie! pas de médecin. Ce n'est qu'un malaise... +avant. Mme Coquardeau m'a assuré que je ne serai pas mère avant trois +semaines. + +--Elle peut se tromper, Mme Coquardeau! + +--Oh! de trois semaines! Je suis assez malade pour que tu ne me causes +pas de chagrin... Je ferais ce que tu voudrais si tu étais malade... +Donne-moi à boire, j'ai soif! Oh! j'ai soif! + +Il fit tiédir de l'eau qu'il versa dans une tasse, avec un peu de sirop. +Elle dit, volontaire: + +--Je veux boire frais! + +--Non, ma mignonne. Froide, l'eau te ferait mal. + +Pleurant comme une petite fille, elle répliqua: + +--Ah! si père était là ... Père ferait ce que je voudrais, lui! + +Il ne répondit pas, heureux de souffrir puisqu'elle souffrait tant par +lui. + +Il la souleva, lui prit le buste en l'enlacement de son bras et de ses +doigts tremblants, tendit le breuvage aux lèvres exsangues et rugueuses. +Puis il s'assit au chevet du lit, la contemplant, les yeux mouillés, +attentif au moindre signe de vouloir. + +En une trêve de ses souffrances, elle lui dit gentiment: + +--Comme tu es là , mon aimé, tu me rappelles un bon gros chien que +j'avais quand j'étais petite. Son regard était toujours fixé sur moi, +tant il voulait deviner mes caprices. Ça ne te fâche pas, ce que je dis +là ? + +Il sourit: + +--Je trouve ta comparaison gentille. + +Elle ajouta: + +--Je l'appelais Fidèle. + +La nuit fut longue. + +A l'aube, Simone pouvait à peine geindre sa souffrance. Inquiet, André +descendit vite l'escalier, éprouvant le besoin de se rassurer par +l'intervention d'un homme diplômé et patenté pour assister les +souffrants. + +Un médecin vint, mal éveillé, porta ses mains rudement sur le corps de +l'aimée et diagnostiqua d'une voix indifférente: + +--Rien à faire! Attendre! Les premières douleurs!... La délivrance +n'arrivera pas avant vingt-quatre-heures... Prévenir la sage-femme. + +Il bâilla, accepta cent sous et s'en alla. + +* * * * * + +André, très las, restait assis auprès du lit, faible et désarmé devant +la souffrance de l'aimée. Il avait envoyé un télégramme à Mme +Coquardeau et il attendait, tête basse. Quand il surprenait les yeux de +la malade fixés sur lui, il croyait lire en son regard vague un reproche +à son inaction, à son impuissance. + +Simone proposa à mi-voix: + +--Envoie chercher l'Embaumée. J'ai besoin d'elle. Tu ne sais pas ce +qu'il faut faire, toi. Tu as des gestes brusques. Tu me fais mal quand +tu me touches, bien mal. + +Il se leva, se dirigea vers la fenêtre, se cacha derrière les rideaux +pour pleurer. + +Elle, devinant son chagrin, appela: + +--André! André! + +Il accourut, se pencha sur elle, essayant de sourire. + +--Que veux-tu, mon aimée? + +--Je suis très méchante, des fois, il ne faut pas m'en vouloir. C'est +malgré moi que je suis méchante... Je souffre tant. + +La petite bossue arriva toute rosée par la marche, le visage comme verni +par les ablutions matutinales, les cheveux un peu lâches sous sa capote +rajeunie d'un nouveau bout de ruban. + +Elle embrassa son amie, rangea les couvertures, tapota les oreillers, +mit en ordre la table de toilette, puis tendit les doigts, simplement, à +l'homme qu'elle avait aimé autrefois. Comme André la remerciait d'être +venue, Simone sanglota: + +--Tu es toujours jolie et toujours fraîche, toi! + +Ils la grondèrent doucement. Elle demanda une glace et examina son +visage complaisamment, le doigt posé sur les marbrures jaunes qui +plaquaient la peau au grain desséché. Elle conclut: + +--Je suis assez belle pour mourir. + +Mourir! L'Embaumée et André l'entouraient le rire à fleur de lèvres. +L'amant lui promit tout une nouvelle vie dont elle serait reine. L'amie +lui assura qu'elle serait belle, beaucoup plus belle, après, d'une +beauté entièrement éclose, d'une beauté calme et un peu majestueuse de +vierge-mère. + +Malheureusement, l'arrivée de Mme Coquardeau vint alarmer de nouveau +la pauvre malade. Mme Coquardeau, femme d'un garde municipal, était +vêtue d'une vieille robe noire fripée et coiffée d'un paillasson +empanaché de trois pauvres marguerites, oscillant sur leur tige. Dès +l'entrée, elle cria: + +--Comment! comment! déjà ! Ça ne devait pas arriver avant trois semaines: +je n'y comprends rien. Et mes quatre chambres qui sont toutes occupées +maintenant. + +Mme Coquardeau était indignée! Celui qui allait venir osait faire son +apparition avant l'époque prévue par Mme Coquardeau, de la Faculté de +Paris! + +Elle ajouta, l'air sévère: + +--Vous avez dû commettre quelque imprudence, ma petite dame... + +--Mais non, madame. + +La matrone fouilla dans sa poche, sortit sa tabatière de corne et jouit +de sa prise, songeuse. + +André demanda à quelle heure Mme Coquardeau serait en état de +recevoir sa pensionnaire. + +Mme Coquardeau tendit le cou en avant, ouvrit les bras: + +--Je ne sais pas comment faire! Enfin! Je donnerai ma chambre à coucher +à madame, ma propre chambre. Nous nous arrangerons pour le prix. Un +petit supplément, peut-être! Nous verrons... nous verrons... Amenez +madame, vers six heures, ce soir. + +Mme Coquardeau partie, André, honteux de confier à cette répugnante +vieille le soin de délivrer l'aimée, voulut aller à la recherche d'une +nouvelle sage-femme. Simone, hoquetant de douleur, le supplia de rester +près d'elle. L'Embaumée assura que Mme Coquardeau était très habile, +qu'elle gagnait beaucoup d'argent, mais que son mari, le garde +municipal, «mangeait tout». Et le jeune homme n'eut pas la force de +vouloir, affaibli par la nuit de veille, par le chagrin, par la crainte +de ce qui arriverait. + +A six heures, Simone descendit l'escalier soutenue par son amant et son +amie. On la hissa dans un fiacre qui partit au petit pas à une allure +d'enterrement. + +L'Embaumée prit place sur la banquette, près d'elle. André suivit, le +front bas. + +Les voisins, les fournisseurs, regardaient, debout sur le seuil des +portes, ayant envie de se découvrir comme au passage d'un corbillard. + +L'aimée abandonnée chez l'étrangère, André regagna la rue Nansouty. Dans +le désarroi des choses familières de la salle à manger, il dévora du +pain sec, but de grands verres d'eau et s'endormit du sommeil des +hommes-bêtes fatigués. + + + + +VII + + +Arrivé en face de la maison où habitait Mme Coquardeau, André +s'arrêta. + +Autour des boîtes à ordures alignées en file sur le trottoir, des chiens +et des vieilles femmes se mouvaient dans le gris sale d'un matin de +novembre. Bêtes et gens semblaient fouir du groin les détritus dont ils +voulaient vivre. + +Il contempla, la porte entrebâillée, les murs, le numéro de la vieille +bâtisse, cherchant à deviner ce qui s'était passé dans la nuit. L'aspect +des choses était plutôt sévère qu'accueillant. + +Au-dessus du panneau sur lequel un peintre en bâtiment avait représenté +la naissance d'un bébé brisant une coquille d'oeuf de poule, les +fenêtres de l'appartement occupé par Mme Coquardeau étaient fermées. +Derrière les vitres, les rideaux tombaient raides. + +Hésitant, saisi de la crainte d'apprendre, il traversa la chaussée, +poussa la porte, monta l'escalier sombre, tira un cordon de sonnette. + +Mme Coquardeau vint ouvrir, les yeux rouges, vêtue d'un jupon et +d'une matinée. + +--Eh bien? + +--Entrez donc! + +--Alors... + +--Mais oui! Tout va bien! Ils ont toujours peur, ces jeunes mariés. Vous +voilà père d'une jolie petite fille. C'est ici! + +André, qui avait gardé son chapeau sur la tête pendant cet entretien +rapide, se découvrit avant de tourner le bouton de la porte. + +Dès le seuil il vit les grands yeux de l'aimée, ses grands yeux las. Il +vit son sourire de triomphe. + +Il vit sur un canapé l'Embaumée enveloppant de langes l'être né, l'être +rouge. + +Il se dirigea vers la mère, lui baisa les mains respectueusement. Elle, +d'un mouvement de tête un peu lent, lui tendit ses lèvres, puis elle +ferma les yeux, bien heureuse. + +Devant l'enfant, son enfant, André n'éprouva aucune joie. L'Embaumée +vantait les grâces, vantait la robustesse du nouveau-né. Lui, disait: +oui, tout étonné de ne pas se sentir père. + +La petite bossue proposa: + +--Prenez-le dans vos bras, mais pas trop fort. + +Il tendit les mains, saisit le petit paquet de couvertures blanches et, +le front penché vers les chairs si délicatement ridées, il s'extasia sur +la gracilité des ongles-bijoux. + +L'être ouvrit les yeux à peine, puis, de sa menotte délicate, saisit un +doigt du jeune homme. + +André crut sentir l'étreinte d'une griffe d'oiseau. Il dit +machinalement: «Ma fille! Ma Momone!» + +Levant les yeux, il aperçut les grands yeux de la blessée qui lui +souriaient. Il était devenu père. + +* * * * * + +Mandés par dépêche, Mme Gosselet, M. Gosselet, arrivèrent dans +l'après-midi, apitoyés et attristés par la malpropreté de l'escalier. + +Le marchand de poupées chuchota longuement avec la délivrée, baisant le +front blanc de sa Monette. + +Puis, dans sa joie d'être grand-père, après avoir examiné l'enfant avec +son adresse de manieur de petites poupées fragiles, il embrassa son +gendre au grand mécontentement de Mme Gosselet, née Elvire Decambe. +Il voulut même faire de l'esprit: + +--Les fabricants anglais ne pourront jamais lutter avec vous, Bamberg. + +André sourit, modestement. + +Mme Gosselet, enlevant sa petite-fille des bras de l'Embaumée, dit, +agressive: + +--Celle-là , vous ne me l'enlèverez pas, monsieur Gosselet. + +Simone tendit la main à papa, à bon papa Gosselet pour le remercier +silencieusement de l'avoir sauvée, un peu malgré lui, des préjugés que +l'on serine aux petites filles. Et comme Mme Gosselet, née Elvire +Decambe, maugréait: + +--Monsieur Bamberg, vous auriez pu nous prévenir de la grossesse de +notre enfant... c'est un oubli extraordinaire! + +Simone répondit pour venger André et bon papa: + +--Nous craignions de vous apitoyer sur notre sort, maman. Nous voulions +entrer chez vous par la grande porte, par la grande grille à petits +amours dorés. Mon mari et moi, nous avons des principes, nous aussi. + +--Qui est mademoiselle? interrompit Mme Gosselet, montrant d'un petit +signe de tête dédaigneux la petite bossue rougissante. + +--Je la reconnais! C'est ma voleuse de lilas, dit en riant le fabricant +de poupées. Vous me ferez le plaisir de revenir à l'usine, mademoiselle, +et je vous autorise à bouleverser le parc de fond en comble, si bon vous +semble. + +* * * * * + +Il tendit la main à la petite bossue, prit place près d'elle sur le +canapé et dit, orgueilleux, se souvenant des labeurs passés: + +--Elle devait être une crâne ouvrière, ma Simonette! Ah! quand nous +voulons quelque chose, nous, les Gosselet!... + +L'Embaumée approuva d'un hochement de tête, pensant que les riches +peuvent beaucoup _quand ils veulent_. + + + + + +Dijon, Imprimerie Darantiere + + +OUVRAGES DU MÊME AUTEUR + +Voyage au pays des milliards, 56e édition. +Les Prussiens en Allemagne, 34e édition. +Voyage aux pays annexés, 27e édition. +Russes et Allemands, 7e édition. +La Russie et les Russes, 16e édition. +De Sadowa à Sedan, 10e édition. +La Société et les mÅ“urs allemandes, 15e édition. +La Suisse inconnue, 16e édition. +Vienne et la Vie viennoise, 22e édition. +Voyage au pays des Tziganes, 16e édition. +La Police secrète prussienne, 14e édition. +Voyage à la recherche du bonheur. + + +Les Aventures de Gaspard van der Gomm (en collaboration +avec M. Amero); 1 vol. +La Comtesse de Montretout, 1 vol. +Les trois Fugitifs, 1 vol. +La Russie Rouge, 1 vol. + + +OUVRAGES ILLUSTRÉS + +La Suisse inconnue, 1 vol. +L'Hiver à Vienne, 1 vol. +Meyer Isaac, 1 vol. +La Russie et les Russes, 1 vol. +De l'Adriatique au Danube, 1 vol. +Histoires militaires, 1 vol. +L'Allemagne amoureuse, 1 vol. + + +POUR PARAÃŽTRE PROCHAINEMENT + +_Les Jeunes Filles_ + +Petite Princesse. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Simone, by Victor Tissot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE *** + +***** This file should be named 17696-0.txt or 17696-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/6/9/17696/ + +Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Simone + Histoire d'une jeune fille moderne + +Author: Victor Tissot + +Release Date: February 7, 2006 [EBook #17696] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + +SIMONE + +HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE + + + +Par VICTOR TISSOT + + + +Paris +E. Dentu, Éditeur +3, Place Du Palais-Royal, 3 + + * * * * * + + + +PREMIÈRE PARTIE + + + + +I + + +«Ça marche! Ça marche! Enfoncées les poupées anglaises! Ce gamin de +Bamberg est étonnant avec ses trucs. N'a-t-il pas imaginé de remplacer +les yeux de verre, des yeux fixes, des yeux bêtes par des petites +sphères, grosses comme des noisettes, qui pivotent sur elles-mêmes dès +que l'on appuie sur un levier minuscule dissimulé sous le chignon? Une +pression sur la nuque et hop! les yeux bleus s'enfoncent sous la +paupière supérieure pendant qu'apparaissent des yeux noirs. Ce petit +ingénieur est extraordinaire en machinations. + +«L'hiver prochain je vais doubler ma vente. Ma petite Simone, qui est +une habilleuse plus forte que Worth, chiffonnera du satin autour de mes +princesses. Et allez donc ne pas acheter des bébés qui, vêtus comme des +princes, ont des yeux de rechange! + +«Et allez donc ne pas acheter...» Dans la joie de son triomphe sur les +fabricants de poupées anglaises, M. Gosselet, gesticulant, avec sa +canne, faillit casser le bras à un Amour en plâtre qui tirait des +flèches tout en se tenant en équilibre sur un orteil,--ce qui est une +bien mauvaise position pour un tireur, même pour un tireur d'arc. + +M. Gosselet qui accouchait, bon an mal an, de trois à quatre cent mille +poupées, se sentait les reins assez robustes pour enfanter un million de +bébés, maintenant qu'il pouvait leur donner des yeux de rechange. + +Brusquement il s'arrêta, se gratta le bout du nez, devint grave et se +mit à palper tous les doigts de sa main gauche entre le pouce et l'index +de sa main droite comme pour s'assurer de la souplesse de ses +articulations. + +En réalité M. Gosselet se livrait à un calcul très compliqué et se +servait de ses phalanges, de ses phalanges seulement, alors que d'autres +emploient des tables de logarithmes. Il parlait haut puis murmurait, +puis poussait de petits grognements quand l'opération se brouillait +comme un quadrille dansé par des jeunes gens frais échappés du collège. + +--A cent francs la douzaine, prix de revient... A mille francs la +douzaine, prix de vente, je gagne... + +Le gain prévu par M. Gosselet était si considérable, qu'il enjamba, par +distraction, les petits arcs en bois qui bordaient l'allée sablée de +jaune et fit deux ou trois enjambées dans le gazon. Or le gazon de M. +Gosselet était de ces gazons bourgeois que nul pied ne doit fouler, +gazons faits pour la joie de l'oeil comme les petits sapins que les +enfants exhument des boîtes de jouets. + +Le marchand de poupées regagna vite l'allée, confus d'avoir été surpris +en ce mauvais pas par Tant-Seulement, le jardinier. + +En effet, à dix mètres de là, Tant-Seulement, qui taillait au cordeau +des buis de bordure, regardait son patron bouche bée. M. Gosselet lui +faisait chausser des espadrilles deux fois par an, pour la tondaison de +la pelouse, prétextant que les sabots de bois du bonhomme creusaient des +trous dans le sol, et voilà que le fabricant de poupées foulait l'herbe +haute comme un poulain lâché! + +Tant-Seulement--on avait affublé Jean Patard de ce sobriquet, parce +qu'il avait la manie de mettre beaucoup d'adverbes dans les phrases +qu'il adressait aux bourgeois, pour cacher son ignorance, comme les +mauvaises cuisinières prodiguent les oignons dans leurs plats pour +dissimuler la fadeur de l'apprêt,--Tant-Seulement était stupéfait. M. +Gosselet vint à lui, souriant: + +--Mon pauvre Tant-Seulement, il faut que j'augmente tes gages. Tout +pousse à souhait, ici. Le gazon--je l'ai mesuré--me monte jusqu'au +genou! Tes mosaïques de fleurs sont d'une couleur et d'un dessin +merveilleux. As-tu débarbouillé au papier de verre les deux Neptunes du +bassin? Ma femme prétend que les teintes sales et les moisissures leur +siéent bien, mais je veux, moi, que mes statues soient blanches comme +neige. + +--Oui, monsieur. Mais je ne peux plus toucher à l'enfant nu qui lance +des flèches. La fossette du menton s'en va. Encore un tant-seulement +petit peu et il va devenir maigre. + +--Bien, tu le frotteras moins fort, mon garçon. On a l'habitude de voir +des enfants un peu mal mouchés: ça n'offusque personne. Soigne la +toilette des grandes personnes, soigne les pieds surtout. C'est aux +pieds, vois-tu, que l'on reconnaît les gens chics de ceux qui ne sont +pas... chics. Mais tu ne connais rien aux choses très compliquées du +savoir-vivre, Tant-Seulement. Ma femme est extraordinaire là dessus. + +--C'est vrai de vrai, et Mlle Simone est quasiment plus forte que +Madame. Je vous remercie bien, monsieur. Je vous remercie bien. Je +n'avais pas été augmenté depuis quatre ans... aujourd'hui, c'est-à-dire +depuis la noyade du petit chien de Madame. + +--Je me souviens... Je suis content du gazon. Il est haut, épais; on +pourrait se rouler dessus comme le font les paysans; il me monte à +mi-jambe: je l'ai mesuré. Aussi j'augmente tes gages de vingt francs par +an. + +--Je remercie infiniment monsieur. + +Courbé sur la bordure de buis, Tant-Seulement se mit à la besogne, +taillant les ramilles à grands coups de sécateur, peu satisfait de son +augmentation. Et M. Gosselet se dirigea à petits pas vers son usine, se +frottant les mains. + +Le fabricant de poupées qui avait un nom honorablement connu sur la +place de Paris avait convaincu son jardinier qu'il n'avait mis le pied +sur la pelouse que pour mesurer la hauteur du gazon. Un homme qui est +dans les affaires n'a pas le droit d'être distrait. Le rival de M. +Gosselet, le fabricant Tuffard aurait fait, s'il l'avait su, des +réflexions désobligeantes sur les écarts de pensée de M. Gosselet, et, +dame, la fabrique de bébés aurait périclité. Vingt francs donnés tous +les ans à ce pauvre Tant-Seulement et la maison était sauvée! + +Le fabricant de poupées, tout réjoui par la découverte des yeux de +rechange, se permit ce matin-là un petit extra de promenade dans le +parc. + +Le parc de M. Gosselet, qui occupait, entre la gare de Bel-Air et la +place de la Bastille, cinq ou six hectares d'un terrain de banlieue, +était un parc rectangulaire entouré de murailles en briques rougies +chaperonnées de larges dalles blanches. Il longeait la rue Michel-Bizot +et la rue Claude Decaen sur deux faces, le chemin de fer et l'usine sur +les deux autres côtés. + +Malgré son nom prétentieux de parc, l'enclos du fabricant renfermait un +petit potager que l'architecte avait malencontreusement dessiné le long +de la voie ferrée. Tous les matins, Tant-Seulement devait épousseter les +escarbilles de charbon tombées sur ses salades. + +A part ce léger inconvénient, le parc de M. Gosselet avait fort bon air. +Sur la grille, des bébés en or dansaient des farandoles ou se laissaient +glisser au bas des barreaux en fer. Les grandes allées étaient couvertes +d'un sable blond à peu près vierge de traces, parce que les +propriétaires se promenaient de préférence dans les petits sentiers dits +de service. Les arbres d'ornement étaient taillés en rond, en carrés, en +pain de sucre, en pyramides, en hexagones. Les arbres à fruit étaient +crucifiés comme tous les arbres à fruit qui se respectent. Des massifs +de fusains entourés de sentes en lacis formaient des labyrinthes +inextricables pour des coccinelles. Des poissons qui n'étaient pas +rouges nageaient dans des bassins servant de bains-de-pieds à une +demi-douzaine de dieux aquatiques. + +Au milieu du parc s'élevait, en un bouquet d'acacias plantés à la +diable, une maison d'habitation d'une grande simplicité, percée de +larges baies à deux glaces. Un balcon de pierre ajourée faisait le tour +du deuxième étage. Des logettes en fer forgé encadraient toutes les +fenêtres de l'étage supérieur. Un double escalier en granit conduisait +au perron dallé de bleu du rez-de chaussée, perron que ne protégeait pas +une marquise en fer-blanc. Ce chalet, à faces irrégulières, n'était pas +flanqué de tourelles comme de béquilles. Le toit en tuiles rouges +n'était pas surchargé de girouettes, le pauvre! + +M. Gosselet avait dû se faire violence pour permettre la construction +d'une maison si humble d'aspect au centre d'un parc si géométriquement +beau. + +Le châlet communiquait avec l'usine par une allée de tilleuls longue de +deux cents pas, allée close au mur d'enceinte par une porte en chêne +ornée de têtes de clous grosses comme des soucoupes. + +Cette porte avec ses croix en fer, ses gonds énormes, semblait avoir été +construite pour protéger ce parc bourgeois contre les rébellions +possibles du monstre ouvrier crachant des pierres et de la fumée. +Cependant elle n'avait point l'air terrible, encadrée dans le vert de +lilas en fleur placés près de ses portants comme deux brûle-parfums +purifiant l'air empuanti d'odeurs de résine et de houille. + +Dans l'allée de tilleuls, toujours souriant, M. Gosselet lorgnait la +grande cheminée de son usine se dressant par-dessus le mur. + +Il n'était plus qu'à dix mètres de la porte enferraillée quand un +gazouillis de voix féminines attira son attention. + +--J'ai de quoi faire un bouquet, Berthe! Encore cette grosse branche et +je descends. Si le père Gosselet m'attrapait, ma chère... Pousse un +peu... Là, je suis assise sur le mur. + +Le fabricant de poupées voulut surprendre les chipeuses de lilas mais le +gravier craquant sous son pied, il n'aperçut que deux grands yeux noirs +sous un casque blond. Il entendit: + +--Lâche tout, Berthe, voici le père Gosselet. + +Il cria: + +--Voleuses! Je saurai bien vous reconnaître à l'atelier. + +Mais il ne songea pas à les poursuivre. Le temps d'ouvrir la porte +solidement cadenassée et les petites ouvrières seraient penchées sur +leur établi, bien sages, coiffant les poupées ou vermillonnant avec un +pinceau les lèvres exsangues en carton pâte. Pas respectueuses ces +gamines! Il n'était pour elles que le «père Gosselet». + +Brusquement, il revint sur ses pas, la canne levée comme pour châtier +l'insolence de ces petites filles. + +--Tant-Seulement! + +--Monsieur! + +--Je t'ai promis vingt francs d'augmentation, mon garçon. Ce n'est pas +tout. + +Tant-Seulement, surpris, laissa tomber son sécateur et sourit large. + +--Tant-Seulement, mes ouvrières viennent baguenauder dans la cour sous +toutes sortes de prétextes, puis elles grimpent sur le mur et cassent +des branches de lilas, le lilas de ma fille. + +--Ah! monsieur, c'est des Parisiennes. Et les petites Parisiennes ça +vous a des nez de millionnaire, quasiment. Mais le lilas de +mademoiselle, vrai, ce n'est pas pour leurs museaux. + +--Aux heures de rentrées et de sorties des ateliers, tu te cacheras le +long du mur. Tant Seulement. Tu seras armé d'une baguette et taperas sur +les menottes qui s'accrocheront aux dalles. Tu ne taperas pas trop fort, +mon garçon. Elles me feraient payer la casse. Connais-tu les +polisseuses? + +--Oh! presque toutes, monsieur. Il y a Fricassée, la Grande-Bobêche, la +Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux, l'Embaumée... Ça pourrait +bien être l'Embaumée qui vous vole vos fleurs, monsieur. Quand elle a +une rose au corsage, elle n'a pas toujours deux sous de petit-noir dans +l'estomac... Il y a encore... + +--Bien, cela suffit. + +--C'est que je les connais bien, allez. Je les rencontre tous les soirs, +vraisemblablement, à la station des tramways... Ce qu'elle est fière, +cette l'Embaumée, malgré sa bosse! + +--Pince les voleuses, Tant-Seulement, et à chaque prise tu toucheras une +prime de quarante sous. + +--Mais si je cogne sur les doigts immédiatement, je ne verrai pas les +têtes, probablement. + +--Prends le signalement et tape ensuite... mais pas trop fort. + +--Bien, monsieur. Je connais le métier, je fais ça naturellement. + +--Quel métier, mon garçon? + +--Pincer les maraudeurs. + +--Ah bast! + +--Mais, certainement; en été, monsieur me donne congé le dimanche, je +vais soigner les rosiers du maire de Viroflay. Drôlement taillés les +rosiers du maire. Ils poussent tous comme des chardons et allongent la +tête par-dessus le mur de briques qui borde le chemin. Il passe là un +tas de jeunesses avec des ombrelles rouges et des petits rires qui +sonnent comme des cornets à piston, venues à la campagne pour manger des +pissenlits tout crus cueillis dans le fossé. Elles voient les roses, +passent les menottes par-dessus le mur. Et hop! les voilà prises. Je les +maintiens par le poignet pendant que le garde champêtre dresse +procès-verbal. Si elles sont accompagnées par des hommes, on leur fait +payer une amende. Quand elles sont seules, on plaisante un brin et elles +griffent le garde champêtre. + +--Et que gagnes-tu à ce vilain métier, mon pauvre Tant-Seulement? + +--Trois francs par jour, mais je ne touche pas à l'argent des Parisiens. + +--Les amendes sont pour les pauvres? Tiens! ton maire a une façon bien +amusante de faire la charité! + +--Oh! monsieur, je crois certainement que le maire partage l'argent avec +le garde champêtre. + +--C'est juste! Tu vas gagner de jolies pièces de quarante sous, mon +garçon, puisque tu as déjà chassé aux maraudeurs. + +--Sûrement, mais je n'ai pas le garde-champêtre pour m'aider. Enfin je +vous dirai le nom des voleuses. Je pense que Mlle l'Embaumée a déjà son +corsage tout plein fleuri de votre lilas. + +* * * * * + +Rassuré sur la conservation de ses arbustes, M. Gosselet se dirigea vers +son usine pour entretenir le petit Bamberg, le second ingénieur, sur un +perfectionnement apporté par lui, Gosselet, à l'invention des yeux de +rechange. + +Le fabricant de poupées avait en effet imaginé de peindre sur les +petites sphères déjà illustrées de prunelles noire et de prunelles +bleues, des yeux bruns et verts, ce qui lui avait permis de lancer des +réclames sur le système oculaire «_inventé par l'ingénieux M. +Gosselet_». + +Assis devant son bureau, il parcourait les journaux qu'on lui avait +adressés pour la justification des annonces. Certaine feuille mondaine +consacrait à la découverte du fabricant un article, dit scientifique, +célébrant les mérites du «_patriotique inventeur qui, non content de +donner la parole aux poupées françaises, les dotait de jolies prunelles +à nuances changeant au gré des petites mamans_. _Cette découverte_, +continuait le journaliste, _permettra aux petites filles de créer une +mode de prunelles à l'usage des bébés en carton. Au printemps, les yeux +verts seront de mise. L'été on ne portera que des yeux bleus. A +l'automne les yeux bruns. A l'hiver les yeux noirs_.» + +Cet article à cheval sur la _une_ et sur la _deux_, c'est-à-dire +commencé en première page et terminé en deuxième, avait coûté près de +cinquante louis au «patriote fabricant». Mais à l'incessante sonnerie du +téléphone qui mettait l'usine en communication avec la maison de vente +du faubourg Saint-Denis, M. Gosselet pouvait se rendre compte de l'effet +produit par cette prose élogieuse sur les revendeurs de jouets +parisiens. + +En entrant à l'usine, il avait fait mander le petit Bamberg pour hâter +la fabrication de ces prunelles de quatre-saisons. On frappa. + +--Entrez, Bamberg! Entrez! + +Bamberg, un petit jeune homme blond, aux yeux gris, parut, timide, +rougissant presque. + +--Ça marche, hein! Bamberg? Quand pourrons-nous livrer nos nouvelles +poupées? + +--Dans quinze jours, monsieur, dès que l'outillage sera complètement +installé. Nous pourrons faire face, alors, à toutes les commandes. + +--Lisez donc l'article de Dupont dans le _Cervantès_. Il a oublié +d'annoncer que l'invention était de vous, mon cher ami, mais peu +importe, n'est-ce pas! Qu'est cela pour vous? Une machinette! Vous +inventerez des choses autrement merveilleuses. D'ailleurs, je vous en +saurai gré, Bamberg, je vous en saurai gré. + +Bamberg protesta de la main contre une augmentation possible de ses +appointements, mais M. Gosselet se contenta de répéter en hochant la +tête avec obstination: + +--Parfaitement, je vous en saurai gré, mon petit Bamberg. + +Bamberg rougit beaucoup, salua et retourna à ses sphères à prunelles +pendant que M. Gosselet consultait sa montre: + +--Onze heures déjà! Juste le temps de passer une redingote. Dire que je +ne peux pas déjeuner en veston chez moi! + +En poussant la lourde porte enferraillée, M. Gosselet constata de +nouvelles déprédations commises par mesdemoiselles les polisseuses. +Pendant qu'il était à son bureau, les chipeuses avaient dépouillé de +leurs fleurs tous les rameaux surplombant le mur d'enceinte. Il cria +comme si elles pouvaient l'entendre: + +--Je les chasserai, les gueuses, je les chasserai! Elles n'ont pas la +première notion du tien et du mien. + +Des traces de pas qu'il aperçut sur le sable de l'allée longeant la +muraille ne firent qu'augmenter sa mauvaise humeur. Les «gueuses» +osaient-elles donc prendre leurs ébats dans son parc, et cela +précisément dans l'allée que préférait sa femme! Il examina +attentivement les empreintes dessinées sur le sol et put se convaincre +que ses ouvrières étaient innocentes de ce nouveau méfait. + +Les traces n'étaient pas de la même grandeur et semblaient avoir été +faites par des chaussures de sexes différents, des chaussures du +meilleur monde. Les plus grandes cheminaient à côté des plus petites, +celles-ci effleurant à peine le gravier, celles-là marquées nettement +comme à l'emporte-pièce. + +Tous les deux mètres, le sable piétiné témoignait que les chaussures +avaient dû faire là un brin de causette. Brusquement, elles s'arrêtaient +près d'un banc de pierre placé au-dessous du petit Amour lançant des +flèches. Elles avaient dû faire une longue halte en cet endroit, le tuf +étaient zébré d'écorchures mettant à nu la terre végétale. + +Cette étude d'empreintes, agréable pour un rêveur ou un poète, n'était +pas pour satisfaire M. Gosselet. + +Il héla le jardinier. + +--Quand avez-vous ratissé cette allée, Tant-Seulement? + +--Hier soir, monsieur, à nuit tombée, mêmement. + +--Ma femme n'est pas venue se promener dans le parc, ce matin? + +--Je n'ai pas vu madame. + +--Avez-vous aperçu Mlle Simone? + +--Je ne l'ai pas vue pareillement. + +--Bien! + +Tant-Seulement se retira, l'échine courbée comme il avait l'habitude de +le faire toutes les fois que son maître ne le tutoyait pas. + +Assis sur un banc, aux pieds du petit Amour qui lançait ses flèches, M. +Gosselet se livra à une nouvelle étude des empreintes, étude douloureuse +mais fructueuse puisqu'il ne tarda pas à être convaincu que seules Mme +Gosselet et sa fille portaient d'assez mignons souliers pour laisser sur +le sable d'une allée de semblables traces. + + + + +II + + +--Ma femme ou ma fille! répétait M. Gosselet montant l'escalier qui +conduisait au premier étage. Ma femme ou ma fille, c'est-à-dire une +femme portant le nom de Gosselet que cinq ou six générations de +chaudronniers on traîné honnêtement sur les grandes routes d'Issoire à +Ambert. Ah! ces Parisiennes! Pourtant Simonette doit avoir du bon sang +rouge d'Auvergne dans les veines quoique née d'une petite marchande de +la rue Saint-Denis... Parisienne sans doute, mais Auvergnate aussi! + +--«Elle ressemble aux Gochelets!» + +--«C'est tous le portrait des Gochelets!» + +L'année précédente en un voyage triomphal à travers le Mont-Dore, toutes +les _mères_ à rouliers, toutes les cabaretières avaient proclamé que la +gente demoiselle était bien l'héritière des «Gochelets rétameurs de +cacheroles depuis que le monde est le monde.» + +Quant à Mme Gosselet, «qui avait bien pour cent francs de drap sur le +corps», les commères l'avaient jugée un peu fière. Le fabricant de +poupées avait surpris certains clignements d'yeux sous les coiffes +enrubannées de rouge qui l'avaient obligé de se disculper de cette +mésalliance: + +--Elle a apporté deux cent mille francs. + +--Dame! Si elle vaut ça, mon gars. Mais elle aime pas le travail, sûr! + +M. Gosselet mit sa redingote, vite, puis courbé devant la cheminée, sur +un cadre de peluche fanée, il examina avec soin une photographie +déteinte qui représentait une large paysanne coiffée d'un bonnet à +coquilles et revêtue d'une robe noire évasée en cloche. Les mains +énormes étreignaient le ventre. La face émergeait, molle, de rubans +fanfreluchés. Menton, joues et nez étaient dessinés par quatre ou cinq +grandes lignes convergeant vers la bouche amincie, usée. Sous des +sourcils à peine teintés, de petits yeux gris brillaient en un réseau de +rides. + +--Pauvre mère Jeanneton! Pauvre mère Jeanneton! murmurait le marchand de +poupées, tu étais une vraie Gosselet, toi. Fille de mon grand-père +Gosselet, tu épousas mon père, Henri Gosselet. Si Simone te ressemble, +c'est l'autre, la Parisienne qui est coupable. Ah! l'autre, la +Parisienne! + +Et il fit un geste de menace qui parut amener un sourire approbateur sur +les lèvres fines de mère Jeanneton. + +Quelqu'un heurta à la porte de la chambre, puis une voix: + +--Il y a déjà un bon quart d'heure que madame attend monsieur, un bon +quart d'heure! + +--J'y vais, Jenny. + +Jenny, la femme de chambre de madame, s'éloigna à petits pas... Jenny! +encore une invention de la Parisienne. Pourquoi pas Eugénie? Oui, mais +Eugénie, trop commun, Jenny, genre anglais! + +Très raide dans sa redingote mise à la diable, le col relevé, Jean-Marie +Gosselet fit son entrée dans la salle à manger. + +Résolu à observer sa femme et sa fille sans faire montre de son +inquiétude, il dit d'un ton doucereux: + +--Me voilà, ma toute bonne, me voilà! + +Puis, après avoir plaqué un baiser sur le front de Simone, il se laissa +tomber sur une chaise Henri II, dont le haut dossier sculpté en bosses +rendait plus laborieuses ses digestions, mais qui faisait bien quand il +y avait quelqu'un à dîner. + +--Il ne fallait pas m'attendre, ma toute bonne, dit M. Gosselet après +avoir palpé ses manchettes comme pour les retrousser: ancienne habitude +de bon ouvrier qui va se mettre à la besogne. + +--On ne vous a pas attendu, mon cher! + +Épluchant un radis, Mme Gosselet ne daigna pas lever les yeux sur son +mari. + +Ma _toute bonne_, mon _cher_, c'étaient là des expressions employées +autrefois par M. et Mme Gosselet pour cacher aux yeux de Simone, petite +fille, les dissentiments qui obligeaient les époux à faire chambre à +part. Par habitude, ils se servaient toujours des mêmes locutions +pot-au-feu, mais avec des intonations de voix variables qui avaient +surpris Simone grandissante. + +Après avoir manoeuvré son couteau autour du radis avec l'habileté d'un +chirurgien qui circonscrit un kyste du bout de son scalpel, Mme +Gosselet voulut jouir de la grimace que sa réponse impertinente avait dû +faire naître sur la face du marchand de poupées. Brusquement, les bras +tendus comme pour repousser une horrible vision, elle laissa choir son +couteau sur son assiette, puis avec une moue et un tapotement de main +impatient sur la nappe: + +--Habillez-vous, monsieur... Pour les domestiques au moins! + +M. Gosselet promena ses doigts tâtonnants sur son gilet, son faux-col, +puis sur le collet de sa redingote qu'il baissa tranquillement: + +--Ce n'est que ça, ma toute bonne! Jenny est à la cuisine, je ne puis +l'offenser. + +--Mais, mon cher, il me semble:--puis d'une voix clairette pour mieux +glisser sa méchanceté,--il me semble que vous avez beaucoup à faire pour +ne pas être ridicule, même la tenue aidant. + +Et elle le lorgna comme il avait lorgné le portrait de mère Jeanneton. + +Il n'était pas beau, M. Gosselet, mais sur les routes d'Auvergne, il +aurait pu figurer le roulier faraud qui taquine les filles d'auberge. Le +visage large rasé, les mâchoires fortes, des muscles saillants sur les +joues, semblant appliqués à la main, le front poli et bombé, il portait +au dessus de son col haut un entourage de barbe grise qui se tenait +raide, serrée entre le menton à fossettes et le linge durci par +l'empois. Les cheveux coupés ras, blancs et noirs, dessinaient toutes +les courbures du crâne plus large que haut. + +De rouge qu'il était autrefois, le teint de M. Gosselet était devenu +presque blanc, mais d'un blanc strié de petites raies roses qui +historiaient l'épiderme de losanges, de carrés, de mille figures +microscopiques. Ses yeux gris gitaient en un fouillis de cils incurvés +comme des ronces. + +Large d'épaules, le cou très court, M. Gosselet portait la redingote de +telle sorte qu'elle semblait lui être toujours trop étroite ou trop +large. Quand il marchait, traînant la jambe, les bras lancés en un +mouvement rythmé de balanciers, les yeux l'habillaient instinctivement +d'une blouse bleue et le coiffaient d'une casquette de soie. + +Mme Gosselet, née Elvire Decambe, n'eut pas la douce joie d'avoir +exaspéré son mari. Quand le fabricant de poupées était de mauvaise +humeur, il le témoignait à son insu, par deux petites rides qui, partant +du coin de la bouche, allaient rejoindre le nez un peu long. + +M. Gosselet rit franchement, ce qui mit à nu ses dents larges solidement +plantées: + +--Il est certain, ma toute bonne, que je n'ai pas la tournure d'un +muscadin,--fort heureusement pour nous.--Qu'en dis-tu, petite Simone? + +Petite Simone, qui croquait ses radis sans les éplucher, après les avoir +tamponnés dans une pincée de sel, répondit en tournant les feuillets +d'un gros volume posé près de son assiette: + +--Vous avez raison, père. Il n'est pas nécessaire d'être très beau pour +gagner beaucoup d'argent. + +Et Mme Gosselet, pour se venger de la réflexion de sa fille: + +--Pourquoi lire à table, Simone? Tu es d'un sans-gêne! + +--Maman, je n'écoute pas lorsque je lis. + +--C'est une leçon, mademoiselle. + +Sans confusion, Simone continua sa lecture. + +--Voilà un livre qui me semble t'intéresser, dit M. Gosselet en se +penchant sur l'épaule de Simone. + +--Ce n'est pas un roman, soyez-en persuadé, mon cher! + +--_Anatomie_... Ma toute bonne, je ne veux pas m'en plaindre. + +--J'ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à l'éducation que l'on +donne aujourd'hui à nos filles, monsieur Gosselet. + +Le fabricant de poupées haussa les épaules, puis, bravement, en homme +décidé à entreprendre une tâche peu agréable: + +--Ma toute bonne, c'est entendu! Il vaut mieux, qu'une jeune fille ne +sache pas un mot de ce qu'apprennent les hommes même ignorants, mais... + +--Peuh! des doctoresses... des acrobates... des... + +--Permettez, ma toute bonne. On leur apprend aussi pas mal de choses +utiles... + +--Je vous dis bien, mon cher, la gymnastique! + +--Et aussi la couture, la cuisine, le prix des légumes au marché. +Sortant du lycée, elles ne savent guère de piano, il est vrai, mais cela +vous fait de gentilles petites ménagères débrouillardes qui +s'intéressent aux occupations de leur mari... et qui l'aiment. + +--Vraiment, mon cher, l'éducation laïque vous conduisant tout droit à +l'amour du monsieur que l'on vous impose parfois! + +--Voyons, ma toute bonne. Vous êtes d'un agressif à laisser croire que +l'on ne distribuait pas de prix de douceur dans votre couvent. + +--Votre fille peut tout entendre, monsieur Gosselet. C'est une fille à +la laïque. Si je dis: «votre fille», c'est que Simone est ce que vous +l'avez faite. Je l'aime moi aussi, mais comme je la vois, toute petite, +avec une natte dans le dos et vouée à Marie. + +--N'ai-je pas acquis, ma toute bonne, le droit de lui donner telle +éducation qui me semble préférable? + +--Certainement! + +Simone continuait à feuilleter son _Anatomie_, nullement émue d'une +discussion devenue si fréquente qu'elle figurait au menu de tous les +repas, comme les parlottes sur la pluie et le beau temps. + +--Quand on n'est pas une rêveuse, continua M. Gosselet, en fixant ses +petits yeux gris sur le visage de sa femme, quand on sait, un peu de la +vie, on ne bâtit pas de châteaux en Espagne, on ne se dérobe pas devant +les devoirs de la vie de famille, on ne cherche pas le bonheur à côté. + +Mme Gosselet leva la tête, surprise, mais non intimidée. + +--Vous avez dû apprendre cette tirade-là, mon cher, au temps où vous +fréquentiez le poulailler du théâtre des Gobelins. Vous n'ignorez pas +que je ne veux de l'existence que ce qu'elle m'a donné. Je vous l'ai +prouvé, n'est-ce pas! + +«Je vous l'ai prouvé!» + +Mme Gosselet, née Elvire Decambe, avait prouvé à son mari combien était +sincère sa résignation conjugale. + +Née en la rue Saint-Denis, elle avait grandi dans un appartement situé +au premier étage d'une maison occupée bruyamment, au rez-de-chaussée, +par les ateliers de la maison Decambe et Frist: aux étages supérieurs +par le dépôt du _Fil au nègre_. Dessus et dessous, c'était un bruit +continuel de caisses emballées, de heurts de monte-charge, de sonneries, +de coups de sifflets, de tuyaux acoustiques. + +Aussi, petite-fille, avait-elle beaucoup rêvassé, tapie près du feu +presque toujours allumé, aux pieds de mère-grand qui, venue tard à +Paris, suppliait Dieu de détourner sa colère de la rue Saint-Denis le +jour où il voudrait anéantir la Babylone. + +Placée dans un couvent près de Paris, elle étudia et pria avec le même +zèle, jouant peu, écoutant plutôt les babillages des petites amies +mondaines, apprenant le chic, inscrivant sur un carnet le «ce qui se +fait» et le «ce qui ne se fait pas.» + +A dix-huit ans, après avoir beaucoup lu de romans à l'eau de roses, tous +empreints de la même tendresse fade et larmoyante, elle crut aimer un +jeune homme pauvre. Papa Decambe n'eut qu'à lui dire: «Comment, Elvire, +tu épouserais ce petit jeune homme qui gagne dix-huit cents francs par +an», pour la guérir de sa grande passion. + +Puis vint M. Gosselet qui, à trente-cinq ans, était possesseur de la +fabrique de bébés inventés par le célèbre Numeau. Elle mit sa menotte +dans sa grosse patte d'ouvrier en brave petite fille de boutiquiers qui +sait la valeur de l'argent. + +Elle ne fut pas heureuse amante, mais heureuse femme, libre de porter +toilette, libre d'aménager son nid comme elle l'entendait, tout étonnée +d'avoir _sa_ voiture. + +Malheureusement, les relations de son mari ne lui permirent que de +goûter aux joies mondaines les plus banales: loges de théâtre et fêtes +de charité. Elle ne dansa guère qu'en de misérables sauteries +bourgeoises ou aux bals annuels de l'Hôtel de Ville. + +Déçue mais résignée, elle résolut alors de s'habiller pour elle, de +vivre pour elle, n'ayant d'autre plaisir que de feuilleter le grand +livre de la maison, devenue âpre au gain, espérant, pour ses enfants, la +réalisation des rêves faits autrefois, au couvent, en compagnie des +petites amies mondaines. + +Avoir un amant! A quoi bon? + +Ni brune, ni blonde, le nez un peu quêteur de sensations nouvelles, mais +la bouche coupée droit, un nez de Montmartre et une bouche du Marais, le +torse sans raideur mais sans souplesse aussi, elle était à vingt ans, +lors de son mariage, de celles qui passent dans la rue sans troubler les +petits ramoneurs. + +Cependant, un employé de son mari, un jeune caissier qui faisait des +vers, osa lui envoyer un sonnet où il suppliait _la froide beauté_ de +lui expliquer _le mystère de sa bouche_. Très digne, comme en +l'accomplissement d'un devoir, elle montra le poulet à son mari. + +Dès lors, du haut de sa fidélité conjugale, elle s'amusa à harceler +l'Auvergnat de moqueries apprises autrefois au couvent. Puis devenue +mère, elle signifia brusquement à M. Gosselet qu'elle voulait avoir son +lit, un lit où se dorloterait au chaud son petit égoïsme. + +Le marchand de poupées céda en homme d'affaires qui couche toujours avec +les deux cent mille francs de la dot. + +«Je vous l'ai prouvé!» Ainsi Elvire Decambe n'avait jamais promené ses +petits souliers dans l'allée de lilas fleuris. Coupable, cette femme qui +portait la tête haute et raide comme le dossier de sa chaise Henri II, +mangeant son beefsteack bien cuit avec la gravité d'une prêtresse en +fonctions sacerdotales! Elle ne pouvait pas renoncer à tous les +privilèges que lui valait sa réputation d'épouse vertueuse pour les +soucis d'une aventure. + +La coupable, si la coupable demeurait sous le toit de M. Gosselet, ne +pouvait être que l'élève _à la laïque_, Mlle Simone, qui dégustait de +si bel appétit une large tranche de boeuf saignant, en léchant ses lèvres +d'un rouge mouillé. + +M. Gosselet, penché sur l'épaule de Simonette, feignant de lire un +passage de l'_Anatomie descriptive_, lui chatouilla du doigt les boucles +brunes qui fiorituraient son chignon en couronne. + +--Père, laissez-moi lire, je vous prie. + +Et elle se tourna vers lui, avec un bon rire, le visage éclairé par la +lumière venant de la baie, puis elle reprit sa lecture pendant que Mme +Gosselet maugréait contre ces façons de petits bourgeois. + +Elle était bien jolie, Mlle Gosselet, penchée sur ce bouquin de science +rédigé par quelque vieux coupe-les-bras. De ses cheveux relevés en +petite houppe de clown, le front se dégageait volontaire. Le nez droit, +très fin, indiscret, querelleur, se reliait à la bouche par une courbe +presque hardie et pourtant Mlle Simone n'avait pas le nez retroussé. La +bouche un peu grande se colorait d'un pourpre violent à la commissure +des lèvres. Le menton droit était d'une grande pureté de lignes malgré +les petites rondeurs grasses qui disparaissaient sous le col droit de sa +blouse de surah. Sous les sourcils d'un arc irrégulier, les yeux +gris-bleu, mirettes de petite fille étonnée, brillaient dans l'ombre des +paupières un peu fatiguées. Sous la perruque brune tendue en arrière +comme sous le poids du chignon à la grecque, l'oreille compliquée, ornée +de petits cartilages en saillie, s'éclairait de petites teintes +lumineuses. L'épiderme à peine rosé était pimenté d'une couleur brune +qui donnait à cette jolie petite tête de Parisienne l'aspect d'un camée +antique. + +M. Gosselet, fabricant de poupées, répétait à qui voulait l'entendre que +sa fille était «ce qu'il avait fait de mieux» en bon père qui ne voit +pas là matière à féroce plaisanterie. + +M. Gosselet, la fourchette dressée en l'air, examinait le visage de sa +fille, découvrant en elle tous les caractères de sa race. De la face +large de mère Jeanneton au minois de Simone il y avait loin. Cependant +le bonhomme mettait tant de bonne volonté à établir des ressemblances +entre la paysanne et la petite Parisienne, que, l'imagination aidant, il +finit par conclure que Simone était bien une Gosselet, une Gosselet +mignonne, mais une vraie Gosselet. Le front volontaire et les yeux gris +le témoignaient évidemment. Or une Gosselet n'irait pas courir la +prétentaine la nuit! + +Tout à la joie d'avoir découvert que Simone n'était pas coupable, M. +Gosselet se livra à une nouvelle enquête contre sa femme. + +--Avez-vous vu vos lilas en fleurs, ma toute bonne? + +--Mon cher, je ne m'aventure pas dans un parc devenu une place publique: +vous avez la manie d'exhiber vos poiriers même à votre marchand de +carton. + +--Mais le soir, à nuit tombée. + +--A nuit tombée? Faire la rencontre de quelque rôdeur de banlieue! +D'ailleurs les nuits sont encore froides, même sous les lilas. + +Mme Gosselet témoignait un tel mépris pour les promenades nocturnes que +le fabricant de poupées baissa le nez sur son assiette. + +--Et toi, fi-fille? + +--Moi, père! De quoi s'agit-il? Je lisais une merveilleuse description de +l'oeil. Laissez-moi voir, papa Jean-Marie, si je n'apercevrai pas de +petits bâtonnets dans vos prunelles. + +La taille souple dans sa blouse lâche, elle se leva, et prenant la tête +de M. Gosselet dans ses deux mains, la renversa en arrière pour mieux +voir les petits bâtonnets. + +Heureux de cette gaminerie, le fabricant de poupées laissa faire, les +lèvres amincies par un sourire. + +--Non, décidément, je ne vois rien, dit-elle en un rire, rien que mes +yeux... du gris dans du gris. + +Puis, après avoir baisé au front papa Jean-Marie, elle reprit sa +lecture, le cou empourpré d'une rougeur. Mais M. Gosselet, tout à son +interrogatoire, continua: + +--J'espère que tu es contente de cette bonne odeur de lilas dans le +parc. + +--Les lilas fleuris! Oh! oui, père! + +Elle dit cela d'une voix si émue, les yeux tournés vers la fenêtre, les +yeux mouillés, plaqués de clartés blanches comme des gouttes de lait, +que le fabricant de poupées devenu soupçonneux, oubliant qu'elle était +une Gosselet, ajouta imprudemment: + +--Tu aimerais à te promener sous leur feuillage, au clair de lune? + +--Pourquoi cette question, papa Jean-Marie? + +--Pourquoi! Pourquoi!... pour savoir. + +Elle fit: «Ah!» indifférente, puis tourna plusieurs feuillets du gros +livre comme pour témoigner qu'elle ne voulait pas être distraite de son +étude physiologique. + +Jenny, la femme de chambre, venant de quitter la salle à manger, M. +Gosselet continua: + +--Quelle gentille petite femme tu feras, Simone! Ah! l'heureux diable +qui... + +Abandonnant l'_Anatomie_, Simone s'enfuit en des battements de jupe +effarouchés, le visage pourpre, les mains maladroites à tourner le +bouton de la porte. + +Mme Gosselet prit une attitude désespérée: + +--Mon cher, vous n'avez jamais rien compris aux femmes. + +--Cependant, ma toute bonne, Simonette est en âge de se marier. Elle a +dix-neuf ans. + +--Mais c'est précisément... Que je serais confuse si nous avions des +invités! Car, mon cher, même dans ces occasions-là, vous êtes d'un +sans-façon! Mardi dernier, vous nous avez conté une histoire de pruneaux +d'un goût douteux. + +--Oui, ma toute bonne, le jour où vous nous avez amené ce petit +Sivitgloff... un ingénieur russe, je crois... qui a des espérances... +une tante au Caucase. + +--Je vous l'ai présenté comme un parti sortable. Il a de bonnes +relations dans la diplomatie... Vous n'avez pas voulu me laisser plaider +sa cause: cela me suffit! Mariez votre fille, mariez-la au premier +coffre-fort venu! + +--Je sais ce que vaut l'argent. L'alliance russe ne s'escompte qu'en +politique. + +--Pas de sottes plaisanteries. Ce jeune homme est charmant, d'un blond +distingué: une femme serait heureuse de se montrer à son bras. La fille +sera tout aussi heureuse que la mère, je le prévois. + +Dignement, à pas comptés, Mme Gosselet, née Elvire Decambe, quitta la +salle à manger, battant en retraite devant le cigare que venait +d'allumer le fabricant de poupées. + +--Ma femme devenue sentimentale, voilà qui m'expliquera, peut-être, les +traces de pas, pensa M. Gosselet; puis il se leva, poussant un gros +soupir d'homme chagrin qui a beaucoup mangé. Les affaires de coeur ne +devaient pas lui faire oublier les affaires sérieuses. Il devait créer +l'outillage nécessaire à la fabrication du système oculaire. L'honneur +de la maison voulait qu'il fût prêt à livrer les commandes au jour fixé. + +Comme il descendait les marches du perron, il aperçut sous les acacias +une forme blanche balancée comme en une escarpolette sous un portique de +gymnastique. + +Il approcha, souriant, puis tapant ses grosses mains l'une contre +l'autre avec la furie d'un maître de claque, il cria: + +--Bravo, Momone! + +Mlle Simone, suspendue par les jarrets à un trapèze lancé à toute +volée, venait, d'un saut périlleux, de se laisser choir sur un amas de +sciure de bois. + +Debout maintenant, la taille serrée dans une tunique de flanelle +blanche, les jambes dessinées en un pantalon bouffant de même étoffe, +gantée haut de peau de chien, son toupet de clown ébouriffé, Simone +était d'une robustesse délicieuse. + +Elle s'approcha du fabricant de poupées, joyeusement essoufflée: + +--C'est la première fois que je le réussis, père. Imaginez-vous que +j'avais peur. + +Embrassant le front moite de sueur de la petite gymnasiarque, M. +Gosselet oublia ses soupçons. + +Restait l'autre, la Parisienne! + + + + +III + + +Dix heures du soir! + +M. Gosselet se promenait dans son parc aux portes closes. + +Coiffé d'un chapeau à bords larges, chaussé de feutre, «vêtu de nuit», +le digne fabricant de poupées évitant les allées blanchies par la lune, +gagnant les bosquets avec les précautions d'un matou en bonne fortune, +ressemblait à un dévaliseur de villas. +2928 +Le costume de M. Gosselet était un peu théâtral--il y a dans tout homme +grave un cabotin qui sommeille--et il était évident que le fabricant de +poupées ne rimait pas de sonnet aux petites veilleuses, les étoiles, +tant il jouait bien son rôle de conspirateur. Drapé dans son manteau, il +tenait à la main une arme aux reflets métalliques qui était tout +bonnement un chronomètre. + +M. Gosselet attendait l'arrivée de deux autres personnages, il ne savait +lesquels, qui devaient jouer les amoureux et causer de leurs affaires de +coeur sous les lilas. + +Comme décor: la grande cheminée d'usine, le petit pavillon d'un blanc +pâle et les massifs éclairés à la lumière électrique par la lune. + +Minuit, et les amoureux n'arrivaient pas. Or, en l'esprit de M. Gosselet +minuit devait être l'heure du crime! Au théâtre et dans les romans douze +coups ne peuvent tinter à une horloge sans que les épées sortent de +leurs fourreaux, sans que les lèvres roses s'unissent aux lèvres +moustachues. + +Minuit! + +La scène était délicieusement embaumée de senteurs traînant des +mosaïques de fleurs: les amoureux allaient-ils manquer leur entrée? + +Dissimulé derrière un portant de gymnastique, le fabricant de poupées +gagnait à pas furtifs la cachette choisie à l'avance où il pourrait +entendre le duo amoureux, quand un coup de sifflet retentit sur la voie +du chemin de fer. Le dernier train de banlieue se dirigeait vers Paris. + +La machine passa, haletant, éclairant de ses deux gros yeux rouges les +massifs du parc, teintant de pourpre les murs du petit chalet endormi. + +Presque aussitôt une fenêtre s'ouvrit au deuxième étage de la maison et +Simone parut, appuyée sur la grille du balcon, explorant le parc du +regard. + +Le fabricant de poupées s'accroupit vivement derrière un fusain, +pleurant déjà d'avoir découvert la coupable. + +Satisfaite sans doute de son examen, Simone quitta la fenêtre, puis +reparut portant un paquet qu'elle sembla fixer au balcon. + +M. Gosselet, qui avait gagné sans bruit l'allée de tilleuls formant une +charmille obscure, vit sa fille dérouler une longue corde dont +l'extrémité tomba sur le perron. + +Apeuré par le péril qu'allait courir son enfant, il voulut crier: + +--Simone, ne descends pas, par pitié! + +Mais déjà elle enjambait le balcon et se laissait glisser, à la force du +poignet, par petits coups, en bonne gymnasiarque amoureuse des exercices +physiques périlleux. Son joli corps vêtu de noir se balançait avec grâce +sur la façade blanche. Du pied elle éloignait la corde de la muraille +pour ne pas se meurtrir les bras aux aspérités de la pierre. + +Descendue sur le perron, tenant encore le câble en main, prête à +commencer l'escalade si quelque danger la menaçait, elle observa de +nouveau le parc et se dirigea vers la charmille où attendait M. +Gosselet. + +Vite, le marchand de poupées se blottit derrière le socle du petit Amour +lançant des flèches, écartant les branches de lilas qui formaient un +retrait où il pourrait tout entendre sans être vu. Les amoureux +prendraient place sur le banc de pierre si proche de lui qu'il +devinerait même les mots balbutiés par les lèvres bégayant les serments +passionnés. + +Il entendit un bruit de pas, puis le heurt léger d'un doigt contre la +lourde porte qui séparait le parc de la cour de l'usine. On chuchota: + +--Vous, Simone? + +--Moi, André. + +Et brusquement la lourde porte cadenassée, verrouillée, s'ouvrit comme +par enchantement, sans la moindre plainte de ses gonds habituellement +gémissants. + +Les pas se rapprochant de sa cachette, M. Gosselet put apercevoir +Bamberg et Simone venant vers lui, les mains enlacées. + +--Vous n'avez pas froid, mignonne? + +--Non, André. J'ai mon caban et aussi mon costume de gymnastique de +flanelle noir qui est très chaud. + +--Causons, voulez-vous? + +Soupirant, ils vinrent s'asseoir sur le banc de pierre, ainsi que M. +Gosselet l'avait prévu, Simone le coude appuyé sur le socle du petit +dieu, Bamberg penché en avant pour admirer l'aimée. + +--Cruelle, qui me refuse un baiser. + +--Plus tard, André! + +--Quand? + +--Je vais vous gronder... je vous ai répété si souvent que cela arrivera +quand vous m'aurez toute. + +--Toute! Depuis un mois, mon adorée, je baise les cinq ongles roses de +votre menotte. Puis-je espérer que mes lèvres arriveront un jour +jusqu'au poignet? + +--Vous vous lassez. + +--Méchante qui n'en croit pas un mot? + +--Mon ami, je veux vous donner une petite femme, qui vous sera +totalement inconnue. + +--Donnez-moi, en attendant, vos dix doigts à baiser, au moins. + +--Prenez garde et n'allez pas écorcher vos lèvres aux rugosités de +l'épiderme. J'ai beau mettre des gants très épais, le trapèze ne me +permet pas de montrer des mains de petite maîtresse. + +--M'aimes-tu? + +--Pourquoi me tutoyer, André? Plus tard vous me direz: «madame Bamberg, +vous êtes insupportable... madame Bamberg, vous êtes exaspérante.» Et +tout cela pour avoir abusé du _tu_ aux nocturnes fiançailles. + +--L'originale fiancée! + +--Originale, non! Les autres sont originales, moi pas! Qu'une jeune +fille livre ses yeux, livre sa bouche, livre sa taille et se croie +toujours vierge: voilà ce que je n'ai jamais pu comprendre. Les +hommes,--j'ai beaucoup lu,--nous considèrent comme de jolies petites +places fortes où il fait bon tenir garnison. La place se rend ou ne se +rend pas: voilà tout. Je ne sache pas que les défenseurs d'une +forteresse aient jamais engagé les assiégeants à persévérer dans +l'attaque par des aguicheries et des concessions de tourelles. Ce +seraient des sièges de convention, ces sièges-là. + +--Voilà une petite place qui tonne joliment contre le pauvre André +Bamberg. + +--Vous userez de représailles, mon ami! + +--Quand, hélas! + +--Affaire à vous. Quel drôle d'assiégeant vous faites! Vous restez là à +jouer des airs de flûte sous les... remparts espérant qu'on répondra à +vos bergerades par des baisers à boulets rouges. + +--Bien! je prends l'offensive. + +Passant le bras autour du caban de Simone, André voulut prendre un +baiser. + +--Prenez garde, mon ami, je me défends. J'ai des ongles acérés de petite +chatte sauvage et des biceps capables de porter quinze kilos à bras +tendus. + +--Il me serait impossible d'accomplir semblable prouesse... et je +désespère, Simone, de vous faire partager mon amour. + +--C'est-à-dire que vous pensez, mon pauvre André, que si je suis assise +à côté de vous en ce coin désert du parc, c'est par caprice de jeune +fille romanesque, amoureuse seulement de clairs de lune. + +Dégageant ses mains des menottes de Simone, André Bamberg baissa la tête +pour cacher à la jeune fille une larme tombée dans les frisons blonds de +sa moustache. Mais Simone devina la cause du silence de celui qu'elle +aimait, et, penchée en un joli mouvement de buste, elle attira les +lèvres d'André vers ses lèvres, le bras passé autour du cou de son +amant: + +--Méchant qui pleure! Méchant qui pleure! Alors, je ne t'aime pas... +Osez donc répéter, monsieur Bamberg, que je ne vous aime pas! Et cette +vilaine larme qui me mouille les lèvres... Séchée la larme!... Bue la +larme, la petite larme salée si bonne, qui me donne soif de nouveaux +baisers. C'est pour toi, mon aimé, que je ne voulais pas de tes +caresses. On doit tant aimer ce que l'on a longtemps voulu avec la +désespérance de ne pas le posséder un jour. Pendant un mois, un long +mois, j'ai souffert, me gardant de toi, de ta bouche. J'ai pleuré de +faire de la tristesse à ton front. J'aurais voulu m'offrir à toi au jour +de la communion, les lèvres vierges de tes lèvres. Je me serais donnée +peu à peu, pour être certaine de te garder plus longtemps, aussi +longtemps que mon seigneur aurait pris de nouvelles joies en moi! +Méchant qui pleure et qui n'a pas vu que je ne voulais pas gaspiller +notre tendresse, et que je ne suis pas femme à me donner un peu sans me +donner toute. + +André ne pleurait plus, mais écoutait la petite musique de cette voix +douce chantant près de son oreille, si près, que l'haleine chaude de +Simone le chatouillait. Il embrassait les mains de celle qui venait de +lui dire franchement toute sa passion, se servant, jeune fille chaste, +des mots de vieilles maîtresses qui savent bercer les douleurs d'hommes. + +M. Gosselet, surpris de ne plus entendre que des chuchotements, écarta +de la main une branche qui l'empêchait de voir les amoureux. + +Le bruissement des feuilles apeura Simone qui se pressa vers l'aimé, +l'étreignant de ses deux bras: + +--J'ai peur, André. + +--Peur, petite folle, peur de quelque insecte qui bourdonne sa tendresse +à sa fiancée. + +--Les feuilles ont remué, je te l'assure. + +--Bast! C'est le petit amour qui écarte les grappes de lilas pour voir +combien tu es belle. Parle... Dis-moi: _tu_... Tu dis si bien: _tu_. Dis +ce que tu voudras, ce que tu imagineras. Je ne connaissais pas ta voix. +Quand je te disais mon amour, moqueuse, tu interrompais mes serments de +mots drôles. J'étais toujours battu, moi qui ne parlais qu'avec mon +coeur. Tu m'aimes? + +--Je vous aime. + +--Le vilain _vous_. + +--Je t'aime, je t'aime parce que... + +--Parce que... + +--Tu n'es pas comme ceux qui viennent chez mon père, et, assis à notre +table, inventorient les meubles, le linge de bouche, les faïences +accrochées au mur et aussi la fille, qu'ils espèrent emporter avec un +peu d'argenterie. Je t'aime parce que... je ne sais pas, moi, pourquoi +je t'aime! Un jour comme tu causais avec papa Jean-Marie des affaires de +l'usine, j'ai compris que tu me disais des mots que ceux qui étaient là +n'entendaient pas. «_Il nous faut vingt mètres de courroie, monsieur +Gosselet!_» Tu m'as dit ça et je ne me suis pas défendue de ton amour et +j'ai attendu l'aveu que tu devais me faire pour que je vienne à toi; et +je suis venue sans crainte, vers mon époux... Vous ne pleurez plus, +monsieur Bamberg! + +--Nous sommes de grands coupables, Simone! + +--Oui, de grands coupables! Pauvre père! + +Et brusquement leur étreinte se relâcha. + +--Jamais M. Gosselet ne consentira à notre union, Simone. D'ailleurs, je +n'oserai jamais moi, le _petit Bamberg_, comme il m'appelle, lui +demander la main de Mlle Simone, sa fille. Que lui dire pour le gagner +à notre cause? Que tu m'aimes! Il m'a secouru alors que j'allais, comme +mon camarade Fortin, solliciter de la compagnie d'Orléans un emploi de +chauffeur-mécanicien. Et je serais entré dans sa maison pour lui voler +sa fille! + +--Pauvre père, comme il va souffrir! + +--Simone, je partirai et... oublierai. Pardonne-moi de t'avoir parlé +d'amour, mignonne! Je suis pauvre: je devais te fuir, ne pas te tenter +par l'appât de nouvelles joies. Aimée de ton père, tu étais si gaie +avant mon arrivée à l'usine. Mes yeux t'ont dit: «Si tu savais combien +sont heureuses celles qui se donnent toutes», et tu t'es donnée presque +toute, mon aimée, et mes yeux mentaient, puisque nous sommes malheureux +de nous aimer tant. + +--Tu veux t'en aller où je ne serai pas? + +--Où tu ne seras pas... pour oublier. + +--Oublier! Sais-tu, mon ami, si des jeunes filles ont pu se donner à un +autre que celui qui les créa femmes en leur disant le premier: «Je vous +aime!» + +--Je t'assure que l'on oublie très bien. Il y a des proverbes là-dessus. + +--Tu oublierais, toi! + +--Moi... oui. + +--Et tu m'aimes? + +--Je t'aime et me souviendrai. Mais j'oublierai Mlle Gosselet, je +l'espère du moins. Demain... je partirai... avant l'ouverture des +ateliers. J'irai en Suisse où maman habite seule notre vieille petite +maison. Je lui dirai tout. Je suis resté petit pour elle. Elle savait si +bien apaiser mes chagrins d'enfant qu'elle calmera mes douleurs d'homme. + +--Moi je n'ai pas de mère à qui je puisse me confesser, monsieur +Bamberg, vous le savez bien! Si vous avez menti en me promettant les +joies d'aimer, vous devez réparer le mal que vous m'avez fait. Je suis +une fiancée _originale_, moi, n'est-ce pas? + +--Oh! mignonne, vous m'avez dit vous! + +Simone posa sa joue sur l'épaule d'André, et, câline: + +--C'est vrai, pardon! Mais un honnête homme n'abandonne pas celle qu'il +a promis d'aimer. Fuirais-tu, André, si j'étais sur le point de devenir +mère? Je suis enceinte de ton amour, mon aimé. Méchant, qui oblige sa +fiancée à se servir de comparaison brutale pour le garder à elle. + +--Les petites filles ne savent pas la vie, Simone. Il est des devoirs... + +--Des devoirs! Tu m'aimes, je t'aime. Notre devoir est de nous aimer. + +--Les jeunes gens pauvres n'épousent des héritières que dans les romans. +M. Bamberg a épousé le million de M. Gosselet, voilà ce que dirait le +monde. + +--Le monde, nous ne lui demandons rien. + +--Sans doute, mais le monde exige. + +--De quel droit? + +--On ne sait pas. + +--Êtes-vous sûr, monsieur Bamberg, que vous n'épouserez pas le million +de M. Gosselet en m'épousant? Oui, n'est-ce pas! Moi je sais bien que tu +serais tout heureux de m'emporter bien loin, comme je suis vêtue, en mon +costume de gymnastique! N'est-ce pas, mon aimé! Le monde n'existe pas +hors de nous. + +--Il existe si bien, mignonne, que tu as un brave homme de père qui me +chasserait de sa maison le jour où je lui avouerais aimer sa fille. Nous +vivrons notre vie séparés mais toujours l'un à l'autre. Les hommes ne +pourront rien contre cet amour caché et les joies du sacrifice! + +--Les joies du sacrifice!... mais je ne veux pas me sacrifier, moi! + +--Nous ne pouvons cependant nous marier sans le bon vouloir de ton père. + +--Mon père! Pourquoi me parler sans cesse de mon père, André! Et tu veux +t'en aller où je ne serai pas... + +--Pauvre adorée que je fais pleurer! Mais tu vois bien qu'il faut que je +parte. Je suis capable de te prendre un jour et de t'emporter, de te +voler!... + +--Tu ne m'aimes donc pas que tu trouves tant de bons arguments pour me +convaincre que nous ne devons pas nous aimer. Je vais te prouver, moi, +que nous ne pouvons pas nous quitter. + +Lèvres contre lèvres, les mains enlacées, Simone et André ne +prononcèrent pas un mot et pourtant, quand M. Gosselet, inquiet d'un +silence trop prolongé, voulut écarter le feuillage, l'amant se dégageant +de l'étreinte de Simone dit tout haut: + +--Notre amour est plus fort que tout, ma fiancée, ma femme! + +--Vrai! je suis donc bien éloquente, mon petit mari. Vois-tu, j'ai +appris beaucoup de choses dans les livres, on m'a faite si savante. + +A voix basse, si basse que le pauvre père aux aguets était désespéré de +ne plus entendre les propos amoureux, Simone continua: + +--On peut nous surprendre ici. On peut nous surprendre... demain +peut-être! Fuyons tous deux. Quand je ne t'aurai plus à côté de moi, les +vilaines bonnes raisons vont t'assaillir et tu es trop honnête homme, +mon aimé, pour ne pas leur céder. Toi parti, je mourrais et je ne veux +pas mourir. Fuyons tous deux demain! Cela ne te surprend pas trop que je +te propose de fuir, moi ta fiancée? Je garde mon amour: voilà tout. Et +tu ne dis rien? Tu ne me remercies pas de cette bonne pensée? + +--Te remercier... mais nous ne courons aucun danger ici... et puis tu es +si éloquente que M. Gosselet se laissera probablement toucher. + +--Oh! l'honnête homme! Oh! l'honnête homme! A la rescousse l'amoureux! +Papa Jean-Marie ne cédera jamais... jamais. Papa Jean-Marie qui est si +bon ne croit pas aux affaires de coeur. Il se dirait: le petit Bamberg +_veut me mettre dedans_. Il a toujours peur _d'être mis dedans_, papa +Jean-Marie! As-tu de l'argent? + +--De l'argent! + +--Voilà une question qui te surprend. + +--Pourquoi parler... + +--Mais il nous faut de l'argent pour fuir. Une voiture m'attendra demain +soir, près de la grande grille. Je me promènerai dans le parc un livre à +la main. Le père Tant-Seulement, le jardinier, époussettera ses +artichauts que le train de sept heures couvre toujours d'escarbilles de +charbon. Je sauterai dans le fiacre--un fiacre par économie--et tu me +prendras dans tes bras et nous irons à la gare de l'Est. Nous ne nous +éloignerons guère de Paris pour revenir vite consoler papa Jean-Marie +qui nous aura pardonné. + +--Je suis assez riche pour... + +--Tant pis, mon aimé, tant pis! Je voudrais verser dans ta bourse toutes +mes économies de jeune fille, mais la fierté de M. Bamberg se +gendarmerait terriblement. Ne fronce pas les sourcils... Voilà que je +t'ai déplu, déjà. Demain! Sept heures. + +--Simone! + +--C'est entendu! Je t'en prie, laisse-moi payer le fiacre. Je serais si +heureuse de donner un louis au cocher qui t'enlèvera, car je t'enlève... +Je t'enlève! Tu verras quand nous serons dans notre chez nous! J'ai +appris à cuissoter un tas de petits plats. Mais, mon aimé, les étoiles +ne brillent plus que faiblement et le Grand Jour, le jour de mon +bonheur, va paraître. Ne dis pas non! Fais taire en toi le vilain +honnête homme pour n'écouter que l'amoureux. Ce soir... sept heures! +Sept heures! Si la voiture n'est pas près de la grille, je m'enfuis +quand même. Que je t'embrasse avant de faire mon escalade pour la +dernière fois! à toi, mon aimé! + +--A toi, mignonne! + +Les deux amoureux disparus, M. Gosselet se leva péniblement de sa +cachette, les jambes engourdies, les reins courbaturés, la gorge enrouée +d'une petite toux qu'il avait courageusement refoulée jusqu'à la fin du +duo amoureux. Ce qu'avait dit le petit Bamberg, il ne le savait guère, +mais la voix de Simone était arrivée jusqu'à lui distincte, vibrante. + +Sa fille voulait prendre la fuite! Sa fille aimait un petit ingénieur +roublard, sans le sou, et le lui avait dit avec des mots qu'elle n'avait +jamais appris, des mots que lui avait soufflé quelque esprit du mal +torturant sa chair d'une passion subite. Lui qui ne croyait pas au +diable, lui, l'esprit fort, qui se moquait des vieilles légendes +auvergnates, il ajoutait foi maintenant aux maléfices, aux +ensorcellements. + +Il se disait que les paysanne ont raison de se signer quand les gens qui +ont le _mauvais oeil_ passent sur le _désert_, la petite place du +village. + +Ce petit Bamberg! Quelque Suisse-Allemand, sans doute! Un hypnotiseur +qui avait jeté son dévolu sur sa fille, héritière, et pouvait en faire +sa maîtresse par la puissance de l'oeil, du mauvais oeil. + +Il sauverait Simone, l'exorciserait de bons conseils honnêtes qui +mettraient en fuite l'esprit du mal! + +Assis sur le banc que venaient de quitter les amoureux, il pouvait voir +sa fille grimper le long de la muraille à la force du poignet, puis +s'arrêter sur le balcon du premier étage pour envoyer de la main des +baisers au séducteur posté, sans doute, dans la cour de l'usine. + +--Pauvre enfant, elle est prise... prise... ensorcelée! + +Et il pleura, le front appuyé sur le socle du petit Malin qui lançait +toujours ses flèches... + + + + +IV + + +La Grande Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux et +l'Embaumée étaient fort distraites à l'atelier de peinture. + +Assises sur de hauts tabourets devant une table chargée de petits pots à +couleurs, le coude droit appuyé sur un support en bois, elles +promenaient maladroitement leurs pinceaux sur les têtes de kaolin +qu'elles tenaient de la main gauche. + +Après le bavardage accoutumé sur «les types» aperçus la veille en +omnibus, les petites amies se mettaient chaque jour vaillamment à la +besogne, l'Embaumée troussant les lèvres d'une touche de carmin, la +Petite-Souris dessinant des cils en auréole autour des prunelles, la +Grande-Bobêche enjolivant de mignonnes fossettes, faites en +trompe-l'oeil, les joues de marmot largement lavées de rose par +Mouron-pour-les-petits-oiseaux. + +Le buste corseté d'une blouse bleue maculée de rouge et de brun, +effilant le bout des pinceaux entre leurs lèvres devenues plus roses, +elles s'appliquaient, la langue un peu tirée, le visage penché sur +l'épaule, en des attitudes de contemplation. + +Les poupées qu'elles animaient ainsi d'une couleur de vie étaient aussi +irréprochablement peintes que les grandes poupées qui se fardent +elles-mêmes. Les petites têtes avaient une individualité, un air à +elles, qui surprenaient même M. Gosselet; il disait au contre-maître: + +--Ça se croit des artistes, et elles feraient des portraits, ma parole? + +Le contre-maître, un vieux, venu d'Auvergne, comme le patron, maugréait: + +--Très bien! mais nous voulons des têtes de bébés et non des pastels de +cocottes. Regardez-moi ces yeux. + +--Laisse donc faire mon vieux Firmin: ça se vend: c'est parisien, c'est +parisien! Tu seras toujours de Saint-Flour, mon pauvre vieux! + +Le vieux Firmin, ce matin-là, n'eut pas de peine à remarquer que les +têtes enluminées par les quatre petites amies ressemblaient aux +frimousses venues des autres tablées comme les masques de carnaval +ressemblent aux figures de cire posant à la devanture des coiffeurs. +Tous les bébés barbouillés par la Grande-Bobêche, Petite-Souris, +Mouron-pour-les-petits-oiseaux et l'Embaumée faisaient la grimace, +fronçaient les sourcils ou saignaient du nez. + +--Ah ça, mesdemoiselles, c'est de la belle ouvrage! Recommencez-moi ces +horreurs! + +Et les petites ouvrières s'appliquaient, rouges sous leurs casques de +cheveux. Cela ne durait guère et les caquetages recommençaient en un +rapprochement de frison, pendant que les pinceaux allaient à l'aventure, +encerclant l'oeil gauche de cils bruns, étoilant l'oeil droit de cils +blonds. + +--Alors il t'a dit? chuchotait la Grande-Bobêche, une grande à figure +osseuse sous une mousse de poils rouges. Et la Petite-Souris, toute +petiote, avec des prunelles tachées au milieu comme par deux gouttes de +café, et Mouron-pour-les-petits-oiseaux, d'une joliesse maladive, les +lèvres pâles avancées en bec de pierrot, se penchaient vers l'Embaumée. + +--Il m'a dit... Mais vous êtes des bavardes. + +--Oh! ma petite l'Embaumée, dis-nous pourquoi M. Bamberg... + +--Tais-toi, Mouron, le vieux Firmin va nous attraper. Et puis, Mouron, +que t'importe que M. Bamberg me dise ceci ou cela. Tu es amoureuse de +lui, hein? + +--Moi! Si on peut dire! C'est toi qui es amoureuse, l'Embaumée. Tu vas +chiper le lilas du père Gosselet pour lui faire des bouquets que tu mets +sur sa table pendant le déjeuner. Je t'ai vue, l'Embaumée, je t'ai vue! + +--Mademoiselle, je n'aime pas ces plaisanteries... Il y a toujours un +tas de vieux derrière vous. Avec vos yeux de sainte Nitouche... + +--Mademoiselle, je vous défends!... Rendez-moi ma boîte à poudre. +D'ailleurs je suis assez droite pour que les hommes me suivent. Tandis +que les mômes vous crient dans le dos: «Hé! la boscotte!» + +L'Embaumée d'un coup de pinceau balafra de rouge la frimousse pâle de +Mouron-pour-les-petits-oiseaux qui laissa rouler à terre la tête du bébé +qu'elle enluminait, pendant que le vieux Firmin criait du bout de +l'atelier: + +--Hé! mesdemoiselles, cinquante centimes d'amende pour la casse. Et du +silence ou à la caisse. + +Des rires sonnèrent à toutes les tablées. + +Et rouges, rouges, un peu d'eau sous leurs cils baissés, hochant la +tête, les deux petites ouvrières promenèrent leurs pinceaux rageusement +sur les faces de kaolin. + +La Grande-Bobêche riait de la querelle. + +Petite-Souris, elle, lorgnait en dessous les deux rivales, craignant +quelque horion, quelque coup de griffe égarés. Puis, après un silence +qui apaisa la grande colère des deux voisines de tabouret: + +--Voyons, ma petite l'Embaumée, raconte-nous ce qu'il t'a dit, Mouron +est agaçante. + +L'Embaumée, le buste courbé montrant sa bosse qui bombait son gersey +comme un gros tampon d'ouate amoncelé sous la doublure, l'Embaumée +essuya du bout du doigt une larme qui allait choir et dit résignée: + +--Ma bosse! Je sais que je ne suis pas belle. Mais quand on est +camarade, on ne devrait pas se reprocher des infirmités. J'aurais voulu +vivre toute seule, sans personne pour me faire souffrir. Mouron a voulu +être mon amie. Elle avait bien vu ma bosse quand elle m'a demandé de +demeurer avec moi à Montrouge. + +Attendries, la Grande-Bobêche et Petite-Souris approuvèrent: + +--Mouron est méchante comme la gale. + +Et Mouron se mit à pleurer dans ses deux menottes, pendant que +l'Embaumée la poussait du coude, toute consolée déjà, disant à mi-voix: + +--Voyons, Ron-Ron! Tu ne l'as pas fait exprès pour me faire du chagrin, +je le sais bien. + +--Attention, voilà M. Bamberg, dit la Grande-Bobêche. + +* * * * * + +André Bamberg traverse l'atelier, la tête basse, semblant rêveur, +revient sur ses pas, rôde autour des petites amies, s'arrête derrière +l'Embaumée devenue pourpre et dit assez haut pour ne point paraître +faire une confidence: + +--Ainsi c'est entendu, mademoiselle, vous voudrez bien passer à mon +bureau, à midi? + +Sans lever les yeux, le pinceau maladroit en ses doigts tremblants, +l'Embaumée répond: + +--Oui, monsieur. + +Les petites amies, les yeux allumés de curiosité, se penchant de nouveau +vers la petite bossue: + +--Alors il t'a dit? + +--Pourquoi faire à son bureau? + +L'Embaumée avoue très vite pour être délivrée des sottes questions qui +l'obsèdent et font sursauter vite le bouquet de violettes épinglé à son +corsage: + +--M. Bamberg veut me parler de je ne sais quoi. + +--Ah! de je ne sait quoi! riposte la Grande-Bobêche. Moi, je me suis +toujours défiée du petit Bamberg. Les hommes qui se frottent aux robes +des femmes, sans que ça leur fasse rien, m'épouvantent. Ils veulent +avoir l'air en bois et puis crac! ça flambe et ça vous prend, parfois, +malgré vous. Vous connaissez Berthe de chez Pachard, à Saint-Mandé? Le +patron l'appelle un jour, pendant le déjeuner des ouvrières. «Ma petite, +qu'il lui fait, si vous êtes bien gentille, je vous augmenterai.» Comme +elle ne voulait pas être bien gentille, il lui fit comprendre que +l'usine n'avait guère de commandes... que...--ce qu'ils disent +tous,--enfin Berthe sait peindre des sourcils sur des têtes de poupées, +mais elle ne sait que ça. Alors elle fut bien gentille. Ça c'est sale, +mais ça se fait. Moi, à ta place, l'Embaumée, je n'irais pas. + +--Toi, dit Mouron, tu es jalouse! + +--Oh! jalouse! Le petit Bamberg, ce n'est pas mon genre. Moi je n'aime +que les hommes qui portent lorgnon, qui ont six pieds de haut et des +cheveux frisés. Le petit Bamberg est un bel homme, mais il a des cheveux +plats, de grands yeux bleus qui ont l'air mort et il porte des cols +droits. J'aime à voir le cou des gens, moi. Puis il a deux coins de +moustache si petits qu'il a dû pleurer pour les avoir. + +--Si ce n'est pas ton genre, dit Petite-Souris, c'est que tu as des +goûts communs. Il a l'air distingué. + +--Et très bon! ajouta Mouron. Puis, tu n'as pas remarqué ses mains avec +des ongles tout petits. + +--Soit, dit la Grande-Bobêche, pour ce que j'en veux faire. Mais +l'Embaumée ne nous donne pas son avis. + +--Je n'ai rien à répondre, la Grande-Bobêche, ce que tu dis est si bête! + +--A ton aise, ma petite. Tu feras comme les autres, mais je ne te +conseille pas de venir pleurnicher ensuite dans mon tablier. Tu es +prévenue. + +* * * * * + +Délicieusement émue, le coeur battant à coups précipités et soulevant le +bouquet de violettes sur son corsage, l'Embaumée songeait: «Que me +veut-il?» + +Certes elle n'avait point peur d'une accolade brusque dans le petit +cabinet vitré au milieu de l'usine déserte. Elle se sentait protégé par +sa bosse contre le désir des hommes. Lui, si beau, devait-il pouvoir se +lasser de maîtresses qui n'étaient pas contrefaites. + +«Que veut-il me dire?» + +Avait-il deviné qu'elle l'aimait de très loin, de très bas, sans oser se +l'avouer, s'efforçant de cacher son amour honteux comme elle s'ingéniait +toute petite fille à dissimuler son infirmité. Comment avait-elle osé +l'aimer? Elle se souvenait de l'arrivée du jeune homme à l'usine, du mot +qu'il lui avait dit un jour: + +--Mademoiselle, vous devez être bien heureuse de faire sourire tant de +petites bouches. + +Depuis il l'avait gourmandée tout aussi fort que les autres ouvrières, +signalant rigoureusement au contre-maître qui tenait le livre de paye +ses retards du matin. Elle l'avait aimé à son insu, peu à peu, heureuse +de voir ses yeux, heureuse d'entendre sa voix, honteuse quand il +s'arrêtait derrière elle à l'atelier et pouvait remarquer la bosse, la +malencontreuse bosse. + +Il n'avait rien fait pour être celui dont on prononce le nom tout bas en +une vaine caresse des lèvres, mais quand tous, connus et inconnus, +témoignaient à la pauvre fille, par des sarcasmes ou de bonnes paroles +attendries, qu'ils s'apercevaient de son infirmité et triomphaient, eux, +d'être droits, lui, n'avait rien dit. Oh! l'excellent coeur! + +Elle l'avait aimé par besoin d'aimer. Les fleurs qu'elle baisait le +matin se fanaient le soir. Être aimé d'une boscotte cela ne pouvait +l'humilier puisqu'il ne le saurait jamais. Une autre le prendrait, une +autre qui ne serait pas contrefaite, mais elle serait si heureuse de +souffrir, sa souffrance venant de l'Aimé. + +Elle avait été imprudente, la veille, en déposant sur sa table une +branche de lilas chipé au père Gosselet. Quels rires dans l'usine si les +ouvrières apprenaient que l'Embaumée était amoureuse de M. Bamberg! + +--Comment! la Boscotte! + +--Oui, ma chère! Elle ne doute de rien. + +Amoureuse et bossue! Elle n'oserait plus sortir de sa chambre de +Montrouge. + +--Pourvu qu'il ne devine pas, murmura-t-elle. + +Et profitant d'une causerie qui rapprochait les frisons de ses camarades +de tablée, elle mit un peu de rose au coin de son mouchoir et se farda +les joues furtivement pour être moins pâle quand il lui dirait: +«Mademoiselle, je vous aime!» Non, mais: «Mademoiselle, je... je...» Que +pouvait lui dire M. Bamberg? Peut-être avait-il deviné... + +* * * * * + +André Bamberg, assis en son bureau de la machinerie, enjolivait de +fioritures les initiales M.G. qu'il avait dessinées sur une feuille de +papier blanc. Cet exercice, tout machinal et qui n'était d'aucune +utilité à la fabrique Gosselet, aidait le jeune ingénieur à ne point +trop témoigner d'impatience et de nervosité. + +André Bamberg avait résolu de prendre une décision à midi sonnant. +L'honnête homme et l'amoureux s'étaient querellés en lui pendant toute +la matinée et il s'efforçait de ne songer à rien jusqu'à l'heure où il +se prononcerait sur son sort. Peut-être sacrifierait-il à Simone tous +ses scrupules, elle l'aimait tant! + +Les bruissements de cette usine point tapageuse comme les autres usines, +les chuchotements entendus autour des bébés nouveau-nés comme en une +chambre d'accouchée lui rappelèrent ses débuts dans la maison Gosselet. + +Né en Suisse, dans une de ces auberges proprettes où ne descendent plus +guère que les gens du pays et les étrangers qui voyagent en artistes, il +avait suivi les cours de l'école polytechnique de Zürich, puis, son +brevet d'ingénieur en poche, il était venu en France à la conquête d'une +position sociale. Pendant trois mois, il avait heurté vainement à toutes +les portes d'industriels grands et petits, quand un ami le présenta au +fabricant de poupées. + +Son entrée en fonctions avait été modeste. En homme pratique qui se +défie de la science apprise en des livres, M. Gosselet lui avait fait +étudier tous les petits détails de la fabrication des bébés. + +Cela l'avait amusé, d'abord, puis intéressé, et il gardait bon souvenir +du temps où ouvriers et ouvrières le gourmandaient, malgré son titre, +quand il gâchait du carton ou des fils d'archal. Devenu bon ouvrier et +connaissant tous les procédés, tous les secrets du métier, il s'était +ingénié à rendre plus anatomiquement vrai l'organisme des petits êtres +en carton. + +Le bébé moderne n'a plus de son dans le ventre, il se compose de +diverses parties en carton creux reliées entre elles par des ressorts et +des bouts de caoutchouc formant un appareil dont toutes les ficelles se +rattachent à un crochet qui est le coeur. Il peut mouvoir ses petits yeux +de verre à droite et à gauche pour dire bonjour aux petites amies de +maman ou les baisser sous la paupière inférieure pour laisser croire +qu'il dort bien sage. + +Dans la première partie de la fabrication qui consiste à créer les +parties d'armure en carton que l'on réunit pour former un corps, Bamberg +fit une découverte importante. Il imagina de remplacer les petites +menottes fragiles par des mains incassables. Il composa une pâte +argileuse qu'il pressura et moula en une machine de son invention. Dès +lors les bébés Gosselet promenèrent de par le monde de jolis petits +doigts délicatement incurvés résistant à tous les heurts. Cela lui valut +les bonnes grâces du patron et l'emploi d'ingénieur-constructeur. + +Brusquement poussé par le désir de voir ce qu'il allait quitter, Bamberg +se leva et se mit à errer à travers les ateliers. + +Au moulage, une nouvelle création put le distraire un instant de ses +préoccupations. + +Le corps, les jambes et les bras des bébés sont fabriqués économiquement +en feuilles de carton moulées dans des matrices en fonte de formats +différents, mais la confection des têtes en kaolin exige une +main-d'oeuvre plus minutieuse. La pâte liquide est versée en des moules +en plâtre qui ne peuvent guère servir plus d'une vingtaine de fois sans +se couvrir de petites granulations qui marqueraient le visage des bébés +des cicatrices de la petite vérole. La tête moulée est confiée ensuite à +des ouvrières qui, manipulant délicatement la croûte fragile, font avec +un canif la toilette des lèvres entr'ouvertes et des petits nez. + +Or, depuis la veille, la maison fabriquait des poupées rieuses. Les +polisseuses creusaient des alvéoles sous la lèvre supérieure des bébés +et plantaient une rangée de quenottes en émail à peine aussi grosses que +des grains de riz. Très artistes, les petites ouvrières s'acquittaient +de leur tâche à merveille. + +Passant près du four où les petites têtes cuisent à une température de +huit à douze cents degrés, André Bamberg entra dans l'atelier des +peintres pour corps qui sont aux peintres pour têtes ce que sont les +barbouilleurs en bâtiment auprès des grands prix de Rome. + +Entièrement vêtues de blanc, comme en chemise, trente ou quarante jeunes +filles plongeaient les bébés dans un bain de rouge ou de rose et les +fixaient ensuite à la muraille hérissée de longs piquets. Les petits +corps nus séchaient là, empalés. + +Bamberg parcourut ensuite les salles de réserve, désertes, où +s'entassaient des bras et des jambes en carton, semblables à d'immenses +ossuaires, et il fit son entrée dans le salon de coiffure. + +Là, les petites ouvrières jacassaient--un vice de profession--tout en +épinglant des perruques sur les petites têtes d'abord coiffées de +calottes de liège. Elles frisaient au petit fer ou tressaient des +nattes, couchant leurs clientes sur de grandes tables encombrées de +laines fines ou de vraies chevelures achetées aux Creusoises ou aux +Bretonnes pour quelques mètres de satinette. + +Rêvassant, il s'arrêta devant les faiseuses d'yeux, penchées, très +pâles, sur la flamme du gaz qui leur servait de foyer pour fondre les +bâtons de verre de différentes couleurs, en cornée et prunelles striées +de jaune. + +La confection des petits souliers mordorés portant sous la semelle la +marque Gosselet sembla l'intéresser comme une chose qu'il voyait pour la +première fois. Toc! un coup de balancier: l'empeigne. Toc! un coup de +balancier: la semelle. Deux tours de roue d'une machine à piquer et la +chaussure à pointe, à la mode, était aussi gracieuse que les bottines de +fée mises à l'étalage sur le boulevard. + +Dans un autre atelier, cinquante lingères et confectionneuses recevaient +des hottées de bébés qu'elles empilaient tout nus sur de grandes tables +et habillaient ensuite de chemisettes fleuries de bouquets bleus... + +* * * * * + +Midi sonna. Les étoffes froissées, les babillages, les chaises remuées, +lui rappelèrent que l'Embaumée devait l'attendre en son cabinet de la +machinerie. + +Debout, les cheveux tapotés en hâte, mais frisotant à la diable, trop +rose, les yeux noirs mouillés, le buste redressé comme pour offrir à +l'aimé le bouquet de violettes épinglé au corsage, l'Embaumée attendait, +gentille sous sa petite capote de fausse loutre. + +Il entra vite, ferma l'huis vitré, sourit. + +--J'ai un service à vous demander, mademoiselle. + +--Ah! j'en suis bien heureuse, monsieur Bamberg. + +--Allez à Paris et prenez, place de la Bastille, un fiacre que vous +ramènerez ici près de la grille du parc où il attendra. Tenez, voilà +vingt francs pour que le cocher prenne patience. + +--Mais, monsieur Bamberg, le cocher s'embêtera et s'en ira avec vos +vingt francs. + +--C'est juste, venez me prévenir de l'arrivée du fiacre et je parlerai +au cocher. Vous êtes toute gentille, mademoiselle, et merci. + +Puis, hésitant: + +--Vous ne direz rien à vos amies, n'est-ce pas? + +--Rien! + +--Merci. + + + + +V + + +M. Gosselet ne parut pas à l'usine le lendemain matin du jour où il +surprit Simone tendant ses lèvres à André Bamberg. + +Levé dès l'aube après avoir passé une nuit sans sommeil, il entra +solennellement dans la chambre de Mme Gosselet, avança un fauteuil près +de son lit, et s'entretint plus d'une heure avec elle. + +Il ne prit pas son café au lait, ce qui ne lui était encore jamais +arrivé de sa vie, et se dirigea, à pied, vers la station voisine, où il +demanda un billet pour Paris. + +Le jardinier Tant-Seulement remarquant les vêtements en désordre de son +maître, son attitude soucieuse et presque embarrassée au moment où il +sortait du parc, murmura, malin: «Voilà le patron qui va retrouver des +connaissances, on dirait qu'il n'a pas dormi. Ah! ces riches, ça se paye +des noces à casser les assiettes.» + +Simone qui avait veillé toute la nuit, empaquetant des bibelots, +bouleversant des piles de linge, se coucha au petit jour, après avoir +soudain réfléchi qu'elle ne pouvait prendre la fuite qu'à condition de +ne rien emporter de la maison paternelle. + +Elle se blottit, frileuse, dans un fouillis de dentelles, et ferma les +yeux, voulant dormir pour arriver vite à l'heure tant désirée où elle +serait seule avec _lui_ dans leur premier appartement: une vilaine boîte +soubresautant, remorquée par quelque cheval moribond;--dans leur premier +nid: un fiacre! + +Elle compta jusqu'à mille, se récita un poème de Musset, espérant +vaincre l'insomnie; rien n'y fit. Ses grands yeux s'ouvraient sans +cesse, fiévreux, ses menottes fourrageaient dans les oreillers, ses +lèvres disaient: «André, André!» + +Brusquement elle se leva, repoussant d'un coup de genou draps et +couvertures, et s'assit en chemise devant son secrétaire. + +Le poing enfoncé dans le petit toupet de cheveux bruns qui donnait à sa +physionomie une piquante espièglerie de clown, elle écrivit: + +«Bon papa Jean-Marie, + +«Je pars avec André Bamberg. C'est moi qui l'enlève. C'est très mal, +très mal, mais c'est, je crois, la meilleure manière de vous prouver +combien je l'aime. Vous n'auriez jamais consenti, bon papa, à me le +donner pour mari: je le prends. Pardonnez-moi! pardonnez-moi! + +«J'ai hésité longtemps à vous quitter, vous avez toujours été si bon +pour votre Momone qui pleure en vous écrivant, mais l'accueil fait au +candidat de maman m'a prouvé que vous ne céderiez que contre un nombre +respectable de billets bleus. Je ne veux pas être achetée. + +«Vous désirez un gendre riche pour qu'il puisse entourer de gâteries +votre fille chérie, je le sais bien. Si je prends un mari pauvre, moi, +c'est pour qu'il me doive tout, et me le témoigne. Je fais mon bonheur. +Vous me pardonnerez d'assurer mon avenir contre votre volonté. + +«Je ne suis pas une petite fille romanesque, vous le savez bien, je suis +pratique. Affaires de coeur d'abord, affaires d'argent... ensuite. +N'êtes-vous pas là pour remplir ma bourse quand elle sera vide, papa +Jean-Marie? + +«Ce que j'aime en lui, voyez-vous, c'est qu'il n'osait pas demander ma +main. + +«Je suis de celles qui valent mieux que leur dot et je le prouve en me +donnant à celui que j'aime. + +«Consolez maman! consolez maman! Quand vous le voudrez, nous vous +reviendrons tous deux, André et moi, résolus à vous faire oublier les +mauvais jours où vous aurez pleuré l'absente. + +«Je ne connais rien aux affaires, papa Jean-Marie, mais il me semble +que: _Gosselet, Bamberg et Cie_, cela formerait une raison sociale +sonnant divinement bien à l'oreille. Songez qu'il est très instruit, mon +mari, et aussi très ingénieux; c'est vous qui me l'avez dit, père. + +«Et plus tard, il m'aimerait tant qu'il finirait peut-être par épingler +un ruban à sa boutonnière. Il inventerait quelque chose. Tout est +possible aux amoureux, vous le voyez bien, puisque je vous quitte, moi +qui vous aime. + +«Bon papa, bon papa, vous m'avez fait éduquer en brave petit homme, vous +me pardonnerez de savoir prendre une décision énergique. + +«Je vous embrasse bien tendrement et bien longuement pour le temps où je +ne vous aurai pas. Envoyez-moi votre pardon aux initiales: _A.M. Bureau +central, Poste restante_, et nous reviendrons vite, vite, vous faire +tout oublier. + +«Simonette.» + +La lettre achevée, elle put dormir, souriante, jusqu'au qu'au moment où +Jenny, la femme de chambre de Mme Gosselet, vint heurter à la porte. + +--Mademoiselle! il est midi... le déjeuner est servi... Monsieur et +madame sont inquiets. + +--Je descends, Jenny. + +Les cheveux tordus, le visage lavé à grande eau--jamais il n'y eut sur +la toilette de Simone le plus petit flacon de parfum, la plus minuscule +boîte de poudre de riz,--vêtue d'un peignoir blanc rayé de rose, la +fille de M. Gosselet fit son entrée dans la salle à manger, portant la +main droite à la hauteur de l'oreille, la main gauche ouverte, paume en +avant, le long de la cuisse. + +Madame Gosselet pivota brusquement sur sa chaise: + +--Quelles manières, mademoiselle Dumanet! Puis quel sans-gêne! descendre +en peignoir! + +Dans la position du soldat sans armes devant son supérieur, Simone +attendait un bon sourire de papa Jean-Marie excusant son espièglerie, +mais le fabricant de poupées, dissimulé derrière un journal qu'il tenait +grand ouvert, les bras tendus, semblait ne prêter aucune attention à ce +qui se passait autour de lui. + +Le mutisme de son mari encouragea Mme Gosselet à commencer ses +doléances quotidiennes sur l'éducation déplorable donnée à sa fille et +les non moins déplorables faiblesses du fabricant de poupées. + +Simone, les lèvres délicieusement troussées en moue, courut vers papa +Jean-Marie et, penchant sa frimousse boudeuse par-dessus le journal +tendu: + +--Nous sommes donc brouillés, père! Vous vous liguez avec maman pour me +corriger de mes excentricités... Allons! puisque tout le monde m'en +veut--je ne sais pourquoi--je vais me tenir bien sage dans mon assiette. + +«Jenny, passez-moi donc une serviette autour du cou, je pourrais salir +ma robe. Mais, Jenny, c'est très sérieux, je vous l'assure... surtout ne +me faites pas de cornes dans le dos.» + +Ces plaisanteries ne déridaient pas M. Gosselet. Mme Gosselet tenait sa +cuiller comme un sceptre, hautaine, dédaigneuse, les yeux levés au ciel +en guise de protestation. + +--Mais vous ne mangez pas, père, vous êtes souffrant? + +--Moi, non! Je lis un article très intéressant. + +--Plus intéressant que notre conversation, mon cher? + +--Quelle conversation? Vous ne dites rien, ma toute bonne. + +--Que dire entre une jeune fille--ma fille--qui fait parade de ses +manières de corps de garde et un mari... mais à votre fantaisie. Je me +lasse, enfin, de répéter sans cesse les mêmes choses. + +--Moi, dans tout cela, j'ai l'air d'avoir commis un gros, gros crime... +dit Simone d'un ton enjoué. On dirait que le cadavre est caché sous la +table. + +Puis la main posée sur le bras du fabricant de poupées: + +--Père, votre visage est fatigué. Vous n'avez pas dormi? + +--Moi, pas fatigué... Je lis un article très intéressant. + +--Vous avez perdu quelque somme importante, vous avez besoin d'argent, +mon cher? + +--Besoin d'argent! Non!... Vous pouvez être tranquille pour votre petit +égoïsme, ma toute bonne. + +Sa serviette lancée sur la table, Simone se leva et prenant la tête de +papa Jean-Marie entre ses mains, en un geste qui lui était familier: + +--Je veux savoir ce qui vous cause du chagrin. D'abord, je vous embrasse +pour faire la paix. + +Comme il se défendait, baissant le front, les sourcils dessinant une +ligne de poils gris hérissés: + +--Alors, je suis coupable et c'est grave! + +--Je te dis que je lis un article très intéressant. + +--Bien, père, je vous laisse. + +Le déjeuner s'acheva rapidement en un cliquetis solennel de fourchettes +et de vaisselle remuées, madame Gosselet souriant de la brouille +survenue entre le fabricant de poupées et sa fille, Simone inquiète du +silence de son père, M. Gosselet plongé tout entier dans la lecture de +l'article très intéressant. + +Deux heures après, le fabricant de poupées se promenait, songeur, dans +la grande allée du parc quand un roulement de voiture l'attira vers la +grille d'honneur ornementée de petits amours dorés. Il entendit: + +--Attendez, monsieur le cocher, on viendra vous payer. + +M. Gosselet aperçut l'Embaumée descendant d'un fiacre fermé qui +stationnait sur le trottoir, près de la petite porte de service du parc, +à quatre ou cinq mètres de la grille. + +Peu après, le petit Bamberg vint parler bas au cocher et lui tendit une +pièce de monnaie. + +--A sept heures moins cinq je serai là, bourgeois, fit le cocher. + +Et jugeant, sans doute, que la course de Paris à l'usine avait été trop +dure pour qu'il exigeât de nouveaux efforts de Cocotte, il suspendit au +cou de sa bête une musette remplie d'avoine et se mit à frotter d'une +peau de daim les cuivres du harnais. + +Le fabricant de poupées se dirigea vers Tant-Seulement qui parait de +plantes nouvellement fleuries une mosaïque éclatante de couleurs comme +un tapis d'Orient. + +--Va à l'usine, mon garçon, et prie M. Firmin de se rendre ici où je +l'attends. + +Le père Firmin arriva peu après, tout souriant: + +--Je vous croyais malade, patron. On ne vous a pas vu à l'usine, ce +matin. + +--Des affaires!... Dis donc, mon vieux Firmin, veux-tu m'aider à jouer +un bon tour. + +--Dame oui! si l'honneur est sauf! + +--Tu vois ce fiacre? + +--C'est un jaune. Le cocher a un chapeau blanc. C'est une roulante de +l'Urbaine. + +--Ce fiacre, à sept heures précises, doit venir prendre ici le petit +Bamberg et une jolie femme. Je veux que l'ingénieur manque son +rendez-vous. + +--Comment! le petit Bamberg! Il n'a pas seulement une seule maîtresse +dans l'usine... + +--Il cache son jeu, le sournois! Tu retarderas, sans qu'il s'en +aperçoive, la grande pendule d'une demi-heure. + +--Alors vous voulez la lui souffler, couquinos! + +--Comme tu dis. Silence, hein! + +--C'est entendu! + +Se frottant les mains, dansant la bourrée, le père Firmin répétait +_Couquinos! couquinos!_ (coquin, coquin). Un Auvergnat jouant un bon +tour à un Parisien, cela égaudissait son âme de _fouchtra_ dédaigné +autrefois par les cuisinières alors que des gringalets de rien du tout +avaient tout de suite bataille gagnée. + +Le contre-maître parti, M. Gosselet ouvrit la porte de service et monta +dans le fiacre jaune. + +--Où faut-il vous conduire, bourgeois? + +--A Paris. Je vous prends à l'heure. + +--A l'heure? Peux pas! + +--Pourquoi? + +--Faut que je revienne dans cette rue, ce soir, à sept heures précises, +bourgeois! + +--Je le sais pardieu bien. Mon gendre doit emmener sa femme à la gare. +Mais comme il ne peut sortir, j'accompagnerai madame moi-même. Nous +serons de retour avant sept heures! Allez! + +--Mais où? + +--Rue Denfert-Rochereau. + +* * * * * + +A six heures, Simone qui venait d'exécuter une demi-douzaine de sauts +périlleux monta dans sa chambre et endossa par-dessus son costume de +gymnastique un manteau de drap bleu cloué de cabochons. Elle voulait +faire à l'aimé la bonne surprise de fuir avec lui vêtue comme aux heures +de nocturnes entrevues. + +En petite fille pratique, elle glissa en une pochette de sa tunique une +petite bourse à mailles d'argent gonflée d'or, puis posa en un +vide-poche la lettre adressée à papa Jean-Marie et descendit dans le +parc un livre à la main. + +Elle se dirigea vers la grande allée, de l'air le plus naturel du monde, +sentant son coeur se serrer d'une angoisse délicieuse, à mesure qu'elle +approchait de l'endroit où André devait l'attendre. De temps en temps, +elle s'arrêtait pour écouter si personne ne la suivait, et d'un coup +d'oeil rapide, elle passait le parc en revue. Tout y était tranquille +comme à l'ordinaire, plongé dans le même silence et la même tristesse. +Le jour baissait brusquement, des nuages d'un gris sale, pareils à des +paquets de linges mouillés, pendaient au-dessus de l'usine, le vent +humide qui soufflait dans les marronniers annonçait la pluie. + +Comme elle hésitait à se diriger tout de suite vers la petite porte pour +voir si le fiacre attendait, un bruit de ferrailles remuées sur le pavé +de la rue lui fit jeter son livre sur un banc et courir vers la grille +au risque d'éveiller les soupçons de Tant-Seulement. + +Le cocher, rênes en mains, semblait prêt à partir au moindre signal. +Derrière la glace, elle crut apercevoir André lui faisant signe, de la +main, de venir à lui. Vite elle courut vers la voiture, ouvrit la +portière et tendit les bras. + +--Oh! mon aimé... oh!... mon père! + +La rosse, martelant le pavé des quatre fers, partit au galop en un +gémissement de la lourde caisse jaune tremblant de tous ses ais. + +--Oh! mon père, je l'aime tant. Je ne suis pas une mauvaise fille. Mais +vous ne me l'auriez jamais donné et j'ai voulu le prendre! + +--Gueuse! gueuse! Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, le sorcier, pour que tu +salisses mon nom, misérable! Toi... au couvent, lui... à la porte de +l'usine. Ah! il en veut aux gros sous de son patron...? Il crevait de +faim quand je l'ai pris à mon service, j'ai dû lui payer des vêtements +pour qu'il n'entre pas chez moi en voyou. Et il veut m'enlever ma fille? +Me voilà récompensé! Ah, petit intriguant d'Allemand, voleur de filles, +voleur, voleur...! + +Simone pleurait silencieusement derrière le masque blanc de son +mouchoir. + +Elle dit d'une voix très douce: + +--Il n'est pas Allemand, père, il est Suisse. + +--Si tu étais une Gosselet, tu aurais compris son manège, tu n'aurais +pas donné dans le panneau, grosse bête... Ah! le filou! Ah! le +coquin!... Tu as du sang de Parisienne dans les veines!... Il t'a fait +les yeux doux... Il t'a dit qu'il t'aimait bien!... Deux cent mille +francs de dot: il n'est pas difficile! Il a dû prendre des petits airs +désintéressés: «Jamais je n'oserai demander votre main, Mademoiselle.» +Il savait bien ce qui attendait sa demande en mariage... Ah! Ah! le +petit Bamberg, mon gendre! J'aurais tellement ri que je n'aurais pas eu +le courage de le mettre à la porte. Mais, toi, toi si crédule, si bête! +Pas la peine d'apprendre dans tant de livres, alors... Chez moi, chez +moi, en Auvergne, une paysanne n'épouse son fiancé qu'après avoir +compté, tu entends, ses draps de lit et ses paires de bas. J'aurais +travaillé toute ma vie pour offrir un joli petit million à M. André +Bamberg parce qu'il a une moustache longue comme ça, un grand col qui +doit le gêner pour manger et des yeux qu'il doit agrandir avec du noir, +comme les femmes. Ah! non! Ah! non!... + +Tapie en un angle de la voiture, les yeux brillant dans le noir, Simone +consolée par ces hoquets d'indignation, ces bordées d'injures, cette +bourrasque de gros mots, songeait à l'aimé, au pauvre aimé, l'attendant, +si seul, si désespéré près de la grille du parc. + +--Mais réponds donc, réponds donc, dit M. Gosselet gesticulant avec tant +de véhémence qu'il brisa d'un coup de coude une glace de la voiture. + +Le fiacre s'arrêta brusquement. Et le cocher parut à la portière. + +--Qu'est-ce qu'il y a bourgeois? + +--Rien! rien! marche donc, animal. + +--Animal! Ah ça, dites donc... Vous allez payer la casse tout de suite +et le reste... vous payerez le reste... + +--Tu veux de l'argent, toi aussi, tiens, en voilà de l'argent, mais +marche, marche plus vite que ça! + +Le fiacre repartit au galop. + +--Enfin, qu'as-tu à dire? + +--Je l'aime! + +--Tu l'aimes, misérable!... Tu n'es pas ma fille, tu n'es pas une +Gosselet. Vraiment? Tu l'aimes! Tien! il y a trop longtemps que j'ai ce +soufflet dans la main. Et j'aurais dû l'étrangler quand tu faisais ta +chatte sous les lilas... J'ai tout entendu, oui tout. Mais j'espérais +que tu réfléchirais. Et ce matin, ne voulais-tu pas embrasser ce bon +papa Jean-Marie, hypocrite, sournoise... + +--Vous m'avez frappée, père, je ne suis pas une gamine en robe courte. +Vous n'avez plus de fille!... + +--Tu es si bien ma fille, mademoiselle, que je te conduis en retraite +chez les soeurs Visitandines. Et tu n'en sortiras, tu entends, que le +jour où tu seras guérie. + +--Je ne guérirai jamais. + +--Tu changeras d'avis. + +--Je le répète une dernière fois: j'aime André Bamberg. + +--Ta mère avait raison de me reprocher ma faiblesse. Mais que t'a-t-il +donc fait, gueuse, pour te prendre comme il t'a prise? + +Elle se taisait, froissant ses gants de ses doigts minces et nerveux. + +Il lui prit la main et s'approchant tout près: + +--Conte-moi tout, ma pauvre Simonette. Tu étais si gentille toute +petite, quand tu me confiais tes gros chagrins et tes petits dépits. +J'ai, pour te faire plaisir, mis à la porte plus de vingt gouvernantes +qui ne voulaient pas te laisser barbouiller le nez du sable des squares. +Tu n'avais qu'à me tirer la barbe, tyran, pour me gagner à ta cause. +J'étais ton cheval: tu m'attachais au coude un collier avec des +grelots... Je te suivais dans le parc, avec ta poupée sur les bras. +Jamais je n'ai pu te voir pleurer sans pleurer et quand j'étais ennuyé +par les vilaines affaires d'argent, tes petites mines me faisaient rire +aux éclats... Conte-moi tout. C'est lui qui... + +--Je l'aime. Vous ne comprenez pas... vous ne pouvez pas comprendre. + +--J'ai eu tort de te frapper, je te demande pardon, ma petite Momone. Je +veux te faire une vie douce, honnête... M. Bamberg ne t'aime pas. + +--Oh! père! + +--S'il t'aimait, il ne t'aurait pas demandé de prendre la fuite. + +--C'est moi qui ai voulu, père. C'est moi qui ai exigé... + +--Tu le crois, malheureuse enfant... Écoute une histoire d'amour honnête +que je vais te conter. Ton grand-père qui était, tu le sais, rétameur, +aimait, jeune homme, la fille de son oncle Gosselet. Il la demanda en +mariage. On la lui refusa. Comme c'était un brave garçon qui ne songeait +pas à enlever les filles, lui, il courut les grand'routes, économisant +sou par sou, se privant de vin alors qu'il ne coûtait que deux sous le +litre. Il travailla six ans pour acheter une toute petite propriété +voisine des terres de son oncle. Sa cousine attendit patiemment; +pourtant, ils s'aimaient bien, va! Le gars, sa journée faite, courait à +travers champs pour lui donner le bonsoir. Il traversait l'étable à +vaches pour arriver jusqu'à sa chambre. Des fois, elle ne l'attendait +plus. Alors, il la regardait dormir à la lueur de sa lanterne. Puis il +s'en allait sans l'éveiller. Des coeurs honnêtes, des coeurs simples, +vois-tu! + +--Elle ne l'aimait pas... Six ans!... Combien de temps, père, +faudrait-il à celui que j'aime pour gagner un million? + +--Ce n'est pas la même chose!... Mais nous voici arrivés au couvent. Ta +mère a tenu à t'y mettre. Tu n'es pas la première... Tu n'y seras pas +seule... Les soeurs seront bonnes pour toi. Elles te consoleront et tu +oublieras. Dès que tu seras guérie, écris-moi vite, vite... Nous serons +si heureux, après... + +La rougeur de ses joues devint brûlante, elle se redressa comme pour +repousser une vision terrible, et les yeux enflammés de passion, elle +répondit d'une voix brève et décidée: + +--Je ne puis pas guérir et je ne veux pas!... + + + + +VI + + +Après avoir franchi une petite porte percée dans un mur haut de huit +pieds longeant la rue Denfert, M. Gosselet et sa fille furent reçus au +parloir par la soeur tourière prévenue de leur arrivée. + +Grâce aux relations de madame Gosselet dans le monde des oeuvres (elle +donnait, bon an, mal an, une centaine de bébés détériorés aux enfants +recueillis par les soeurs de différents ordres), son mari avait pu +s'entendre pour faire interner, comme en une sorte de prison, sa fille +au couvent des Visitandines. + +C'est encore une des ressources des parents riches désespérés, de +pouvoir faire enfermer sous le couvert d'une retraite, dans les maisons +religieuses qui reçoivent des pensionnaires, leurs filles coupables ou +récalcitrantes. + +Soeur Marie-Thérèse, la supérieure, avait accepté la garde de la petite +laïque, non en l'espoir d'une conversion, mais escomptant la générosité +de Monsieur et surtout de Madame Gosselet. + +La voix mal assurée, papa Jean-Marie fit ses adieux à sa fille, devenu +faible à l'heure des suprêmes résolutions: + +--Ah! si tu avais voulu... si tu avais voulu redevenir ma bonne petite +Monette! + +--Inutile, père, je vous ai dit que je l'aimais. + +--Me voilà bien puni de ma faiblesse. Et cela ne te cause pas de chagrin +de me voir regagner l'usine, seul, tout seul? Ta mère!... que va dire ta +mère? Embrasse-moi, au moins... Embrasse-moi... + +Comme il tendait les bras, elle s'approcha, indifférente: + +--Si vous voulez, père. + +--Ce qui me désole, vois-tu, c'est que tu vas souffrir par moi, moi qui +voudrais te voir heureuse. Qu'est-ce que je te demande, en somme! De ne +pas épouser un jeune homme sans le sou. Cela n'est pas bien difficile! +Plus tard tu me maudirais d'avoir cédé! Laisse-moi croire que tu +l'oublieras, je saurai si bien te garder de lui. Je te ferai une bonne +petite existence qui aidera à ta guérison. Dis-moi ce que tu désires... +Veux-tu épouser le Russe, un jeune homme très bien, oui, très bien. + +--Celui qui a une tante au Caucase, non, mon père! Je vous aime +beaucoup, mais si vous pouviez abréger ces adieux... qui nous sont +désagréables, n'est-ce pas? + +--Comment, je t'ennuie! Je suis un vieux radoteur! + +--Je ne dis pas cela. + +--Je te laisse, mais embrasse-moi... Encore!... Tu réfléchiras... Tu +m'écriras... Je viendrai du reste te voir tous les deux jours, tous les +jours, si je peux... Je ne suis pas un père barbare... Je te mets +simplement ici pour que tu réfléchisses, pour que tu fasses une petite +retraite, pour que tu apprennes à obéir et pour que tu sois protégée +contre toi-même. + +Il l'embrassa encore, et comme il faisait mine de gagner la porte, la +soeur tourière, qui se tenait à l'écart pendant ces adieux, prit Simone +par la main et la conduisit vers le tour, sorte de guérite basse +enfoncée dans le mur et munie d'un banc en demi-cercle. + +Il se retourna encore avant de franchir la porte: + +--Écris-moi, vite, vite, que tu deviens raisonnable, et je reviendrai +immédiatement te chercher. + +Simone dit en un hochement de tête: + +--J'ai grand peur de ne jamais être raisonnable comme vous l'entendez, +père. + +Simone se baissa pour pénétrer dans le tour et prit place sur le siège +qui, brusquement, évolua de droite à gauche. + +Simone Gosselet était prisonnière. + +Toutefois l'accueil que lui fit la supérieure, soeur Marie-Thérèse, lui +prouva que sa réclusion ne serait point trop désagréable. + +Soeur Marie-Thérèse portait majestueusement le costume de l'ordre: une +robe en laine noire, épaisse et drapée en plis raides, des plis en bois, +une guimpe blanche aussi rigide qu'un gorgerin. Un bandeau noir +encerclait son front carré. Sous son voile noir, ses yeux trouaient de +deux points noirs le blanc jauni de son masque osseux. Blanche et noire, +elle portait une croix épinglée à sa guimpe. Une seconde croix pendait, +au bout d'un chapelet à gros grains, sur sa jupe. + +Un naturaliste l'aurait classée sous cette étiquette: coléoptère blanc +et noir, le même signe: une croix or, répétée sur blanc et sur noir. + +* * * * * + +La rigidité des pièces d'armures qui la revêtaient symbolisait assez +bien le caractère de soeur Marie-Thérèse. N'ayant pu s'anéantir en Dieu, +après des ennuis communs à bien des mortelles, elle avait résolu de +s'occuper des intérêts de la communauté. + +Nommée économe du couvent peu après son entrée en religion, elle avait +su défendre contre les notes majorées des fournisseurs les dots +apportées par les fiancées de Jésus, et économiser deux mille francs en +l'exercice de son budget. Cette prouesse lui avait valu d'être nommée +supérieure au scrutin de l'année précédente, en remplacement de soeur +Jeanne-Madeleine si mystique, la pauvrette, qu'elle ne songeait pas à +exiger de dot des jeunes filles brûlant de convoler en idéales noces +avec le divin Crucifié. + +Quand une novice se disposait à prononcer les voeux de chasteté, pauvreté +et obéissance, soeur Marie-Thérèse s'informait de l'appoint pécuniaire +qu'apporterait à la communauté la nouvelle professe. Si la candidate +n'avait pas de solides valeurs à déposer dans la corbeille, la +supérieure lui prouvait aisément, en un quart d'heure d'entretien, que +sa vocation n'était pas assez robuste, que Dieu lui avait créé des +devoirs à remplir hors du couvent. + +Soeur Marie-Thérèse, au dire de certains notaires parisiens, possédait un +flair merveilleux pour distinguer le bon grain de l'ivraie, la valeur de +tout repos, quoique exotique, du titre français mais garanti par le seul +patronage d'un ex-député et de deux ou trois sénateurs. + +Quand sa conscience lui reprochait de rudoyer les amoureuses pauvres, +elle se disait en guise de consolation que les jeunes femmes éconduites +n'auraient eu aucun mérite à renoncer aux biens de la terre. D'ailleurs, +ne fallait-il pas de l'argent, beaucoup d'argent, pour ornementer de +draperies de soie brochée le lit de Jésus, pour faire toujours blanches +les guimpes des épousées, pour bâtir quelque nouvelle chapelle de +rendez-vous spirituels! + +Alors que les pauvres énamourées ne songeaient qu'à Jésus, ne +s'entretenaient que de Jésus, elle veillait, elle, à épargner aux +tout-en-Dieu les soucis, les exigences de la vie. + +A la cloche sonnant les offices répondait de l'autre côté du mur haut de +huit pieds la corne des tramways sonnant l'heure de la bataille pour +l'argent. + +Quand ses filles quittaient leurs cellules pour aller prier, des +manoeuvres se levaient de leurs grabats, harassés déjà par le labeur de +la veille, pour apporter à la grande machinerie humaine l'appoint de +leurs muscles. + +Il faut être riche, très riche pour fuir la vie. Soeur Marie-Thérèse +l'avait compris et guettait les _bons partis_, les dots rondelettes. + +Ses filles lui étaient reconnaissantes de leur avoir laissé la meilleure +part, la part choisie autrefois par Marie-la-Galiléenne,--celle qui +consiste à aimer par besoin d'aimer, à s'offrir à un amant radieusement +beau qui, s'il ne les prend pas, ne les abandonne pas non plus, ne les +dédaigne pas, belles ou laides. + +En revanche, soeur Marie-Thérèse possédait toute autorité sur ses +compagnes. Elle avait sous ses ordres l'assistante (sa doublure), +l'économe, la maîtresse des novices et la Mère déposée, soeur +Jeanne-Madeleine, qui, de supérieure qu'elle était autrefois, était +devenue, selon le règlement, la plus humble, la _dernière_ du chapitre. + +De jeunes soeurs, par esprit d'obéissance, venaient demander à la +supérieure la permission de manger un bonbon. Elles disaient: + +--Notre Mère, m'est-il permis de manger _nos_ biscuits? + +--J'y autorise Votre Dilection, répondait soeur Marie-Thérèse avec un +sourire. + +On dit chez les Visitandines: «_notre_ chemise, _notre_ robe, _notre_ +cellule.» + +«Notre Mère» peut, seule, autoriser une de ses filles à prier +particulièrement en commun. + +Prières et bonbons, tout appartient à la communauté» + +* * * * * + +--Mon enfant, dit soeur Marie-Thérèse à Simone, votre père vous a confié +à notre garde, mais n'allez pas croire que vous êtes ici en prison. +Venez me dire que vous êtes obéissante et je signe votre mise en +liberté. Nos filles sont de pieuses et saintes geôlières qui vous feront +douce votre retraite. + +--Mais, madame... + +--Appelez-moi «Notre Mère», voulez-vous? J'ai si peu l'habitude de +m'entendre appeler _madame_. Je vous le demande, mon enfant. + +--Oui, ma soeur. + +--Voilà qui est déjà mieux... Réfléchissez, mon enfant. Il est si doux +d'obéir. Notre Seigneur a vidé le calice jusqu'à la lie pour faire la +volonté de son père. Le sacrifice que l'on vous impose est moins +douloureux. M. Gosselet ne veut pas vous faire épouser un bossu... + +--Mais, madame... + +--Notre Mère! + +--Notre Mère, j'ai résolu fermement d'épouser qui j'aime. + +--Bien, mon enfant, je ne vous parlerai pas du monde, je ne le connais +pas. Mais vous pouvez vous tromper dans votre choix, vous pouvez vous +laisser prendre à de fausses apparences. Hors de Jésus, tout est vanité. +Je sais que vous n'avez pas eu le bonheur d'apprendre à l'aimer dans nos +maisons religieuses, mon enfant, mais vous n'êtes pas une mauvaise +fille, je le vois bien. Je pense même que nous deviendrons amies. + +--Oh! madame! Oh! ma soeur! + +--Alors, vous préférez la liberté à notre amitié? + +--Je l'avoue, ma mère, bien que... + +--Oui, oui, n'allez pas revenir sur cette parole pleine de +franchise.--Une de nos bonnes soeurs converses va vous conduire à votre +chambre et vous vous reposerez de vos fatigues, mon enfant. J'espère que +vous dormirez bien... Venez causer avec moi, à votre réveil. Je vous +présenterai à une de mes petites protégées, à une désespérée elle aussi, +qui commence à oublier. Mais n'allez pas lui communiquer votre bel +enthousiasme! + +«Inutile, mon enfant, de vous lever au premier coup de cloche, +d'ailleurs vous ne l'entendrez pas. + +«Maintenant un conseil, mon enfant. Si votre grand, grand chagrin vous +empêche de prendre un repos qui vous est nécessaire, agenouillez-vous +devant le crucifix qui orne votre chambrette. + +--Mais, ma mère, j'espère dormir. + +--La courageuse enfant! + +--Vous mettrez une robe noire, demain: c'est la règle. Toutes les jeunes +filles ou les jeunes femmes en retraite doivent se vêtir de la sorte. + +--Mais, notre Mère, je n'ai pour vêtement que ceux que je porte. Mon +départ précipité... + +--Oui, je sais... Vous rougissez, mon enfant. Vous avez dû vous faire +belle, si belle, que vous devez attendre en votre chambre que M. +Gosselet vous envoie... Mais voyons un peu sous ce manteau... + +--Non, ma soeur, je ne puis... + +--Tout le monde m'obéit ici, mon enfant! + +--Au fait je puis bien vous montrer mon costume de gymnastique. + +--De gymnastique! + +Dégrafant son grand manteau en drap bleu orné de cabochons, Simone +apparut en pantalon de flanelle blanche plissée et bouffant, en tunique +moulant ses épaules comme un linge mouillé. + +Soeur Marie-Thérèse recula comme éblouie par la blancheur du tissu. Et +les mains jointes, les yeux baissés: + +--Oh! ma fille! oh! ma fille! Comment avez-vous osé aller vers celui que +vous aimez vêtue si peu décemment?... Il aurait douté de vous, plus +tard. + +--Je venais de faire du trapèze, notre Mère, quand j'ai pris la fuite. + +--Du trapèze! + +--Je suis presque aussi forte que les professionnels. + +--Le démon se sert de toute arme pour vous ravir... En vous inspirant +l'amour d'exercices peu familiers à notre sexe, il comptait vous perdre +par l'attrait des mascarades immorales. Votre costume est outrageusement +immoral, ma chère fille, et votre père permettait... + +--On voit bien, notre Mère, que vous ne savez rien de l'éducation +moderne... et que vous n'avez jamais fait de gymnastique! + +Ceci fut dit si gaiement que soeur Marie-Thérèse, oubliant de relever +l'impertinence, se mordit les lèvres pour ne point rire. D'exsangue +qu'elle était, sa bouche s'empourpra, carminant d'un trait transversal +son masque pâle. + +Puis, devenu grave: + +--Vous avez commis une grande faute, mon enfant, et je devrais vous +gronder, mais vous êtes si... amusante. Au fait, me voilà réduite à +faire planter des piques sur les murs de notre couvent. Peut-être +n'aurais-je pas accepté de veiller sur vous si j'avais su que vous étiez +gymnasiarque. Évitez, mon enfant, de montrer à la soeur converse qui va +vous conduire à votre chambre, que vous êtes venue ici en petite +saltimbanque. Promettez-moi aussi de ne pas scandaliser mes filles par +le récit trop inconvenant de votre fuite. C'est entendu, n'est-ce pas? + +--Oui, notre Mère. + +--Dormez bien et récitez les prières que vous apprit votre maman quand +vous ne faisiez que jouer à la poupée. Les coeurs simples sont à Dieu, +mon enfant; les autres sont au diable. + +* * * * * + +Arrivée en sa chambrette, Simone ne put se défendre contre la tristesse +qui l'envahit brusquement. L'hostilité des choses qui l'entouraient lui +rappelait le nid bleu et blanc où elle pensait à _lui_, rêvait de _lui_, +en un cadre riche et coquet. + +Blanchie à la chaux, la chambre ou plutôt la cellule n'avait pour tout +meuble qu'un lit étroit à quatre colonnes, entouré d'épais rideaux +blancs, une table de bois blanc et un escabeau. Sur une croix noire +accrochée au mur, un Christ en plâtre neuf se dressait tout pâle +au-dessus d'un bénitier attristé du rameau de buis qui secoue sur les +morts des pleurs d'eau bénite. + +Une pancarte imprimée en lettres grasses attira le regard de Simone sur +la sentence: _Vanité des vanités, tout est vanité_. + +Elle dit tout haut:--C'est gai, ici! + +Posant son chapeau sur la table, elle releva d'un tapotement de main les +petites boucles de cheveux qui couronnaient son front d'un toupet de +clown, tira un blocknote de la poche de son manteau et écrivit sur la +première page: + +* * * * * + +«Mon André, + +«Je suis seule et enfermée dans une cellule de nonne. Mon père vient de +me traiter de fille. La supérieure des Visitandines, malgré sa bonté ou +à cause de sa bonté, ne m'a qualifiée que de petite saltimbanque. Tout +m'est hostile ici, et le Christ qui orne la muraille, devant moi, semble +me regarder en ennemie. Je crois en toi et je t'aime. Je vais me coucher +et dormir pour rester forte contre leurs tentations. Je m'évaderai de ce +couvent. Comment? je ne sais. Mais je m'évaderai. + +«Cette résolution bien arrêtée me rend très calme. Je me sens tout à +fait maîtresse de moi-même et de mes nerfs. Tu verras comme je suis une +petite femme de courage, de sang-froid et d'énergie. + +«Je ne veux pas, mon aimé, écrire un _journal_ de captivité, mais +j'espère te montrer, un jour, ces notes qui te prouveront que tous mes +pensers sont à toi. Malgré tout, je reste ta femme, ta petite femme et +je t'avoue tout bas, à l'oreille, que j'ai grande envie de pleurer loin +de toi. + +«Que fais-tu, mon André? Chassé de l'usine, tu te désespères, sans +doute. Aie foi en moi, mon aimé. + +«Ici je serai presque heureuse au milieu de pauvres femmes qui disent +des mots de passion à Celui qui ne se révèle jamais à leurs coeurs +d'amantes. Toi je t'ai vu, je sais ton âme, je sais aussi que nous nous +aimons. + +«Dors bien, mon aimé, et ne te laisse pas abattre par l'adversité; +d'autres jours nous seront joie. + +«Méfie-toi de l'honnête homme, André! + +«Je suis presque gaie, tu vois. Joue contre joue, nous lirons ces +lignes, plus tard, chez nous, chez nous!... + +«Pense à moi. Je sentirai très bien ta pensée dans mon coeur. Aime-moi +bien; je veux être ton cher amour et sentir que je le suis. + +«A toi. + +Simone GOSSELET, «_la fille, la petite saltimbanque_.» + + +«Ceux qui m'insultent ne savent pas... Père souffre pour de l'argent! Le +_coeur_ n'est pas un muscle, malheureusement. Les singulières formes +qu'il prendrait selon les gens! On exhiberait ces monstruosités à la +foire. Sur ce, je vous embrasse, mon époux. + +«SIMONE.» + +* * * * * + +Très brave, la fille de M. Gosselet ne pleura guère plus de cinq minutes +dans le petit lit démodé, entouré de rideaux en cretonne rugueuse. + +Dans les cellules voisines, les religieuses obsédées d'amour invoquaient +Jésus. + +Simone s'endormit, prononçant un nom profane mais tout aussi doux à ses +lèvres que celui du Crucifié. + + + + +VII + + +Simone se réveilla toute glacée sous les neiges de ses rideaux qui +l'enveloppaient comme d'une froide avalanche. + +Elle revêtit une robe noire que lui apporta une soeur converse et rendit +visite à la supérieure. + +--Mon enfant, lui dit soeur Marie-Thérèse, je crois que, contrairement à +la règle, il est inutile que je vous confie à une «maman», à une de mes +filles qui tenterait en vain de ramener à Dieu un coeur pris tout entier +par le monde. Je vais vous présenter à Mlle Paule de P... qui a bien +voulu, sur ma demande, vous prêter ce vêtement de deuil qui sied mieux à +une jeune fille bien élevée que votre accoutrement d'acrobate. + +Mandée par soeur Marie-Thérèse, Paule de P..., blonde et frisée comme un +petit saint Jean, menue trottinante, le visage délicieusement assombri +par deux grands yeux à peine teintés de bleu, fit son entrée dans le +cabinet directorial. + +Elle reconnut sa robe sur le dos de l'amie que lui confiait soeur +Marie-Thérèse, battit des mains et s'écria encouragée par l'attitude +souriante de Simone: + +--Ah! je serai moins seule. + +--Voilà, ajouta la supérieure, qui va hâter votre guérison, ma chère +Paule et vous rendre vite à Mme de P... Je vous autorise à vous +promener dans le cloître pendant l'office de ce matin. + +* * * * * + +Simone et Paule descendirent dans le grand cloître, sorte de vestibule à +colonnade, habité par des statues de saints et de saintes en marbre +blanc, encerclant un paradis fleuri de corbeilles et planté d'acacias. + +--Je ne sais rien de votre vie, j'ignore quelle aventure vous a valu une +vilaine retraite forcé, ma chère amie, dit Paule, mais je vous aime déjà +comme une soeur. Les coeurs appartiennent tous ici à Jésus et j'ai si +grande envie de me confesser que... je vais tout vous dire. + +--Déjà! + +--Oui, déjà. J'aime mon ancien professeur de piano, un jeune homme qui +sera célèbre demain. Il a composé une mélodie éditée: _Rêves du matin_. +Connaissez-vous _Rêves du matin_? Cette oeuvre divine m'est dédiée, ma +chère. Je pleure toutes les fois que je joue son aveu, car c'est l'aveu +de son amour pour moi. + +«Maman était à la recherche de je ne sais quelle partition dans la +bibliothèque. Ce fut une révélation. Oh! si douce!... Quand mère entra +brusquement, devinant tout,--il ne jouait plus que d'une main,--j'étais +assise sur ses genoux et il me baisait les poignets. «Sortez, monsieur!» +Il partit très digne, et quelque chose de moi s'en alla avec lui. + +«Espionnée d'abord par toute la valetaille, puis gardée à vue par maman, +je fus enfin confiée à soeur Marie-Thérèse. + +«Ici, je puis l'aimer tout bas et chantonner aussi tout bas les _Rêves +du matin_! Voulez-vous que je vous dise la mélodie sans paroles. _Tu_... +_tu_... _tu..._! C'est aussi énervant que les odeurs d'encens qui me +donnent la migraine à la chapelle. _Tu_!... _tu_... _tu_...! Il me +semble que ses doigts jouent dans mes cheveux. Nous échapperons à la +surveillance de la soeur qui veut me convertir et nous irons dans +l'oratoire de la supérieure. Il y a là un petit harmonium. _Rêves du +matin_ fait très bien sur l'harmonium. Je l'aime... je l'aime! + +--Et il se nomme? + +--Gontran Saint-Patrick. + +--Un joli nom de musicien. Moi, ma chère amie--confidences pour +confidences--j'aime un tout petit employé de mon père qui n'a jamais +fait la moindre musiquette, qui n'a jamais rimaillé le moindre sonnet. +Autrefois quand il semblait rêveur, les gens qui l'entouraient pouvaient +l'entendre murmurer des choses extraordinaire: AX² - 4Tc... + +--C'est une manière de savant? + +--Oui, mais maintenant quand il rêve, il dit: «Simone.» C'est une +manière d'amoureux. Il est ingénieur-constructeur et trouvera le moyen +de me bâtir une maisonnette de bonheur à huis-clos. Mon père s'oppose à +notre union, ce qui vous explique ma présence en ce couvent. + +--Votre fiancé se nomme? + +--André. + +--André! presque aussi joli que Gontran. + +--Presque... vous êtes charmante! Mais pour un ingénieur, c'est +suffisant, n'est-il pas vrai? + +--Vous vous moquez! + +--Moi, point, cela vous prouve que vous aimez Gontran autant que j'aime +André: voilà tout. + +--Je l'aime... je l'aime... Mais c'est un amour maudit puisqu'il fait le +désespoir de ma bonne mère. + +--Mon amour donne la migraine à bon papa Gosselet, et je vous assure +qu'il est, cependant, cet amour, à l'abri de toutes les malédictions. + +--Vous êtes donc bien courageuse? + +--J'espère l'être assez pour faire mon bonheur. + +--Mais vous êtes prisonnière. + +--On s'évade. + +--Oh! + +--Quoi! oh? + +--Ce serait très mal et très difficile. + +--Par compassion pour Gontran, je serais heureuse de vous prouver que +cela n'est pas aussi difficile que vous le pensez. + +--Je verrai... je réfléchirai... mais ce serait très mal. S'enfuir de la +maison de Dieu! Il est vrai que je m'ennuie, m'ennuie... m'ennuie! +Regardez voir si je n'ai pas un cheveu blanc, là sur la tempe gauche? + +Simone penchant sur son épaule le front bouclé de sa nouvelle amie, +souleva du doigt les boucles blondes et dit apitoyée: + +--Toute une boucle, ma chère, toute une boucle. Encore huit jours de +réclusion et vous serez poudrée à la maréchale. Il est vrai que +semblable parure sied bien aux visages à roseurs. + +--J'ai vieilli tant que cela? Des cheveux blancs! Vous avez bien vu? Je +monte vite dans ma chambre. J'ai pu apporter ici une petite glace de +poche. Les soeurs prétendent que je possède, seule, cet _instrument de +péché_. + +--Prétendent, c'est possible! mais... elles aiment Jésus. Les femmes se +font belles pour celui à qui elles veulent plaire. + +--Elles sont belles en elles, les pauvres filles. Vous les aimerez quand +vous les connaîtrez. Mais mes cheveux blancs? + +--Inutile de consulter votre petite glace, ma chère Paule, vos cheveux +sont tous blonds à nuances infiniment variées. Il doit falloir beaucoup +pleurer pour gagner ses cheveux gris; et vous n'avez guère fait que +sourire jusqu'à l'audition de _Rêves du soir_. + +--Je suis si malheureuse depuis huit jours que je suis ici! Je ne parle +pas la même langue que les bonnes soeurs. Si je pense Gontran, elles +disent Jésus. Toujours la même existence grise, calme, endeuillée de +chants religieux aussi réjouissants que le _Dies iræ_. Tout conspire +contre mon amour. Mais maintenant que je vous ai, je serai plus forte, +oui, plus forte. Avez-vous une chambre à vous? + +--J'ai une cellule, comme une vraie prisonnière. + +--Moi, j'habite une chambre garnie de tous mes bibelots de jeune fille. +J'étais si désespérée, lors de mon arrivée, que soeur Marie-Thérèse a +consenti à me laisser mes petits riens. + +«Je suis, par distraction, presque tous les exercices des Visitandines. +Je me lève à cinq heures à l'appel de la cloche du couvent et descends à +la chapelle où je communie avec toute la communauté le jeudi et le +dimanche. J'assiste ensuite à une seconde messe et déjeune un peu avant +les bonnes soeurs. Je prends volontiers du café au lait, le matin. Elles +ne mangent que de la soupe... A huit heures et demie: office. C'est +triste, triste! Les Visitandines chantent sur trois notes des psaumes +qui me font pleurer. On dirait que j'entends le _De profundis_ clamé sur +mon amour mort. + +«... Après le dîner qui a lieu à midi, nous descendons dans le grand +cloître et je m'amuse à parer de fleurs la statue de soeur Agnès que vous +voyez là-bas près de la Vierge Marie. + +«... A une heure, je brode ou couds des petites brassières pour les bébé +de pauvres, puis vais pleurer à une nouvel office chanté sur trois notes +lugubres. J'écris ensuite à ma mère que je m'ennuie... m'ennuie... et +j'assiste à l'office de cinq heures. Toujours les trois notes, les trois +notes, les trois notes... + +--C'est moins compliqué que _Rêves du matin_! + +--Méchante, taisez-vous!... Puis souper, puis promenade, ou travail, +puis nouveau et dernier office, celui du soir, égayé des trois notes +désespérées... Alors commence le grand silence ordonné par les règles de +saint François de Sales, silence si absolu que les pauvres soeurs malades +ne demandent que par gestes ce dont elles ont besoin. Je n'entends dans +les cellules voisines de ma chambre que les coups de discipline dont se +punissent les soeurs tentées. + +--Tentées par qui? + +--Tentées par quelque souvenir du monde qu'elles ont fui. Elles se +flagellent aussi pour des causes beaucoup plus futiles, pour avoir, par +exemple, prêté trop d'attention aux broderies qui ornent le voile du +sanctuaire. Alors je ferme les yeux, car je suis, moi, une grande +coupable et je dis, tremblante, ma prière du soir. + +--Vous n'avez jamais eu la pensée d'entrer en religion, ma pauvre amie? + +--Non, jamais! Je suis trop jeune pour ne pas aimer le monde. J'avoue +cependant que les lectures à haute voix pendant les heures de travail de +la communauté m'ont souvent fait envier la félicité des âmes qui ne +vivent qu'en Dieu. Hier encore, soeur Jeanne-Adèle m'a beaucoup émue en +déclamant d'une voix mal assurée la _Vie de Anne-Madeleine de Rémuzat_, +une des saintes glorieuses de l'ordre de la Visitation. Les grosses +chemises de coton, serrées au cou par un noeud coulant comme des sacs de +meunier, que portent les bonnes soeurs, me feraient regretter mes +chemisettes de jeune fille. Puis, sous le voile blanc des novices +passerait toujours quelque boucle blonde de mes cheveux indisciplinés. +En outre, il me serait fort désagréable de ne plus voir mère qu'au +parloir. Je l'aime bien, mère, malgré tout. + +--Votre mère vous rend visite souvent? + +--Tous les jours. Elle attend ma soumission pour m'emmener chez nous et +me consoler de tous mes ennuis. Ses visites me font mal. Le parloir est +si triste! Ceux du monde attendent dans une petite pièce cirée, meublée +de chaises alignées avec tant de soin qu'elles semblent scellées à la +muraille. Devant chaque chaise, un carré de tapisserie à fleurs passées. +La soeur mandée par un _vivant_ arrive escortée de soeur Écoute! Ah! Ah! +Ah! + +--Pourquoi ce rire? + +--Soeur Écoute! Soeur Écoute est la plus vieille de la communauté. Elle +n'a jamais aimé que Jésus et elle l'aime, je crois à sa manière, en +soupçonneuse et en grondeuse. Soeur Écoute n'y voit presque plus. Quand +une jeune Visitandine se rend au parloir, vite, Soeur Écoute quitte la +lingerie où elle taille pour ses compagnes des voiles de formes +invraisemblables, sans patrons, au seul jugé des ciseaux tremblottant au +bout de ses vieux doigts. Elle accourt trottinant, regardant la soeur +qu'elle va accompagner comme si la pauvre fille allait à une entrevue +avec le diable. Arrivée devant la grille gazée de noir, soeur Écoute +dévisage le visiteur ou la visiteuse de ses grandes prunelles mortes +pour leur faire rentrer dans la gorge les futilités qu'ils pourraient +débiter, puis fait glisser entre ses phalanges noueuses les grains de +son rosaire. + +«... Parfois elle avance d'un pas vers la grille, semblant scandalisée, +puis continue ses oraisons, les paupières baissées, jusqu'à ce qu'un +geste un peu trop vif la tire de son extase réparatrice. + +«... Si l'entretien dure trop longtemps, elle pousse des soupirs, fait +cliqueter son chapelet, montre grise mine aux visiteurs. Ce manège ne +manque pas d'intriguer les vivants qui rient de bon coeur lorsqu'ils +apprennent que soeur Écoute est sourde, sourde comme un vieux pot depuis +une bonne douzaine d'années. + +--Décidément, je pense ne pas trop m'ennuyer ici, ma chère Paule. Je +découvre un monde nouveau. + +--Vous verrez que les trois notes des offices auront vite raison de +votre gaieté. Mais voilà les bonnes soeurs qui reviennent de la chapelle. + +Par une porte s'ouvrant en un angle du quadrilatère formé par la +colonnade du cloître, les robes noires, raides, anguleuses, archaïques, +envahissaient le préau. Les faces émaciées étaient blanches dans +l'encapuchonnement du voile noir. Les lèvres plates semblaient usées par +les baisers de cuivre du crucifix. Les yeux, aux pupilles agrandies par +les contemplations, se voilaient de paupières diaphanes et bleutées, +aveuglées par la lumière d'un soleil neuf de mai. + +Toujours priant, elles longèrent la colonnade, s'inclinant bien bas +devant les statues de marbre, sans un sourire au jardin nouveau fleuri, +sans un regard au grand ciel bleu. Elles marchaient en un froissement +rude d'étoffes, en un heurt des rosaires. Pas un martèlement de +chaussures sur les dalles de pierre. Effrayés par ce passage silencieux +d'ombres, les moineaux se réfugiaient dans les massifs. + +Quand la procession noire eut disparu, mains jointes, dos voûtés, sous +une porte de la galerie, Simone dit: + +--Le spectacle n'est pas gai. + +--Elles sont bien heureuses, ne regrettant rien, ne désirant rien!... +Voici Soeur Marie-Thérèse! + +Soeur Marie-Thérèse quittait, à son tour, la chapelle, moins recueillie +que ses chères filles à en croire l'aller de ses grands yeux sur les +choses qui l'entouraient. + +Elle semblait heureuse du renouveau, pensait, sans doute, que les saints +de marbre auraient, le printemps venu, leurs socles toujours fleuris, et +que les étoiles blanc-rosées des espaliers se changeraient en fruits +savoureux qui ne coûteraient rien à l'économat. + +Elle fit signe aux deux amies d'un geste ample de ses grandes manches: + +--Eh bien, ma chère fille, cela ne ressemble pas trop à une prison. Vous +verrez, nous vous gâterons. Venez que je vous montre nos fleurs avant de +vous présenter à la communauté. + +Tout en cheminant, elle admira Dieu devant les corbeilles de fleurs, se +signa près des quinconces où des _Ecce homo_ s'élevaient en des +retraites de verdure, gronda maternellement Paule de P... qui déchirait +entre ses ongles le calice d'une fleur de pêcher, puis gagna, suivie de +Simone et de Paule, l'atelier où ses filles travaillaient à enrichir de +quelques linges rares, de quelques tissus fins, le trousseau de Jésus. + +Simone, un peu émue, s'assit à côté d'une vieille Visitandine, la soeur +robière, qui donnait de grands coups de ciseaux dans une pièce de drap. + +Les soeurs lui firent un accueil blanc des lèvres, puis reprirent leur +couture ou leur broderie, écoutant la lecture de soeur Jeanne-Adèle. + +* * * * * + +Soeur Jeanne-Adèle lisait: + +«Madelaine Rémuzat éprouva, jeune encore, la mystérieuse souffrance de +l'amour. Le Seigneur, en lui révélant ses charmes, excitait ses désirs +de l'aimer davantage; mais comblée de faveurs célestes et aspirant à y +répondre, que peut-elle offrir à un Dieu qui se rend prodigue de +lui-même? Question complexe, insoluble! Elle jeta la sainte enfant dans +le supplice douloureux que nous ne pourrions mieux expliquer que par les +paroles de l'aimable docteur à son Théotime: «Ce n'était pas le désir +d'une chose absente qui blessait son coeur, car elle sentait que son Dieu +lui était présent. Il l'avait déjà menée dans son cellier à vin; il +avait arboré sur son coeur l'étendard de l'amour. Mais quoique déjà il la +vît toute sienne, il la pressait et décochait de temps en temps mille et +mille traits de son amour, lui montrant, par de nouveaux moyens, combien +il était plus aimable qu'il n'était aimé. Et elle, qui n'avait pas tant +de force pour l'aimer, que d'amour pour s'efforcer, voyant ses efforts +si imbéciles en comparaison du désir qu'elle avait pour aimer dignement +Celui que nulle force ne peut assez aimer, hélas! elle se sentait outrée +d'un tourment incomparable.» Et de plus, elle était accablée par le +poids de son impuissance, plus vivement aussi se sentait-elle +sollicitée, poursuivie par les exigences amoureuses de son Maître adoré. +Que lui demande-t-il donc? Elle ne sait pas[1]...» + +Simone écoutait, étonnée, cette phraséologie troubleuse d'âmes. + +Toutes ces femmes aimaient donc Jésus d'un amour charnel qu'elles +soupiraient sur la blancheur des linges quand la lectrice soulignait +d'un geste de voix: «_elle se sentait outrée d'un tourment +incomparable_» ou bien: «_poursuivie par les exigences amoureuses de son +Maître adoré_...» + +Paule de P... dit comme à regret: + +--Venez, nous nous rendrons au réfectoire, avant la communauté. Cette +lecture vous a émue, je le vois, c'est si beau! si beau! + +Note [1]: Anne-Madeleine Rémuzat, d'après les documents de l'ordre, +Lyon. Vitte, édit. + + + + +VIII + + +--Comment va Votre Colère, ce matin? + +--Elle se porte à merveille, merci, Votre Sérénité. Vous êtes donc bien +certaine de l'épouser? + +--J'ai l'intention de tout faire pour cela et... même plus. + +--Même plus!... Voilà un mot qui vous vaudrait une neuvaine de la +communauté s'il venait aux mignonnes oreilles de soeur Marie-Thérèse, +notre Supérieure, ma chère Simone. Même plus!... Le vieil abbé +Fermadand, notre aumônier, vous exorciserait en pleine chapelle. Alors +vous l'aimez assez pour... Et vous ne rougissez pas! Moi, j'ai des +roseurs à la nuque, voyez! + +--Rougissez pour moi, ma chère Paule, rougissez à votre aise. Je suis +bien certaine de quitter cette jolie cage à linottes. + +Et ce disant, Simone prit place sur un banc de granit à côté de cette +pauvre petite Paule de P... embastillée pour illicite amour offert à son +professeur de piano. + +Paule, élevée au Sacré-Coeur, aimait le babillage raisonneur de la +«petite laïque». Elle prenait courage, s'enhardissait au contact de +cette amie oseuse qui l'effrayait par la non-hypocrisie de son allure et +ses pensers proclamés tout haut en ce milieu de chuchotements étouffés +sous les béguins. + +Assises robe à robe, les mains tournant les feuillets des livres +qu'elles ne lisaient pas, elles amusaient leurs yeux de l'aller des +robes monacales sur le sable blond, par ce matin d'avril. + +Dans la petite cour proprette, sous les marronniers déjà feuillus, les +bonnes soeurs s'abordaient avec des petites mines très dignes, se +faisaient des révérences mi-cérémonieuses, parlant des lèvres seulement, +les dents blanches montrées en des rires qui ne sonnaient pas. + +Simone singeait leur bonjour matinal, pépiant à chaque rencontre de deux +nonnettes sous les marronniers: + +«--Je salue Votre Douceur!» + +«--Votre Charité a bien dormi?» + +«--Comment va Votre Humilité?» + +«--Bien? je remercie Votre Chasteté.» + +Quand les moineaux se roulaient à leurs pieds en des maladresses de vol +troublé par le besoin d'aimer, les Visitandines faisaient des signes de +croix à la dérobée ou récitaient quelque oraison jaculatoire en une +presque immobilité des lèvres. + +Toutes ou presque toutes avaient _leur_ prière à Jésus, au doux Jésus, à +l'Amant Jésus, au Bien-Aimé Jésus, à l'Époux Jésus. + +Elles composaient, la nuit, en leurs cellules, des placets d'amour +qu'elles débitaient le lendemain à la chapelle, regardant les lèvres +pâles du doux Crucifié, espérant les voir remuer. + +* * * * * + +Ce jour-là, une à une, discrètement, la bouche entr'ouverte, les yeux +allumés, elles se dirigeaient vers la petite porte ogivale de «Sa +Maison.» Il était là et elles allaient Le contempler. Anxieuses, elles +s'arrêtaient sur le seuil du temple, se cachant le visage en des +blancheurs de linge, venant au rendez-vous en de fausses pudeurs comme +sous de doubles voilettes. + +Paule de P... dit brusquement, pour expliquer ces fréquentes visites à +la chapelle: + +--Soeur Agnès va mourir. + +--Qui, soeur Agnès? + +--J'oublie toujours, ma pauvre Simone, que vous êtes loin de nous, tout +en demeurant au milieu de nous. Vous ne connaissez pas soeur Agnès... la +religieuse si blanche... qui dort avec Jésus... + +--Qui dort avec Jésus! Expliquez-vous. Je ne suis pas élève du +Sacré-Coeur, moi! + +--Vous avez vu à la chapelle, dans le choeur, la religieuse étendue sur +une chaise longue et si faible et si blanche, avec des yeux si grands? + +--Oui, j'ai vu une pauvre femme bien malade! + +--Pauvre femme! Elle est l'Heureuse, l'Enviée. Toutes les religieuses +jalousent son sort. Le Crucifié lui tend les bras et il la prend toute, +peu à peu, délicieusement. Il l'attire et l'absorbe en lui, il aspire +son âme comme elle aspire, elle, son coeur divin. + +--Une folle mystique! + +--Non, une fiancée, et plus heureuse que bien des fiancées de la terre, +puisqu'elle va vers l'amant céleste des âmes; qu'elle meure pour l'amour +de son amour aujourd'hui ou demain, dans quelques heures, elle sera dans +son Paradis de délices, submergée dans sa fontaine d'amour. + +Les yeux levés en d'extatiques visions, Paule de P... soupirait. Simone +lui prit la main doucement, et, moqueuse: + +--Je vous assure, ma chère amie, que votre fiancé n'est pas au ciel, +lui. Un peu de courage! Dans quelques jours les portes de la cage +s'ouvriront pour vous aussi, et vous volerez à tire-d'ailes... Est-ce +qu'il a de longs cheveux, votre musicien? + +--Mais non... très correct. + +--Ce n'est pas une façon de Christ, alors! Vous avez une tendance à le +confondre avec Jésus. C'est humiliant pour tous les deux... + +--Vous blasphémez! Vous me faites de la peine. + +--Non! je raisonne. Je crois en Dieu, fermement, je vous l'assure, mais +pas en un Dieu joli garçon, et je pense avoir assez de l'autre vie pour +l'aimer comme l'aiment les Visitandines. Elles se noient en Dieu, vous +le voyez bien. + +--Je ne discuterai pas avec vous, petite philosophe. Je vais vous conter +une simple histoire, celle de Soeur Agnès, et nous verrons si vous rirez +de cette «noyade». + +--Cela débute par une histoire d'amour, n'est-ce pas? + +--Oui, mais ne m'interrompez pas, raisonneuse. Autrefois, soeur Agnès +était une jolie héritière de notre monde. Grande, brune, très belle, +dissipée, primesautière, elle répondait à des propos de bal, à des +flirts respectueux mais osés, par de grands éclats de rire qui +interloquaient les amoureux. Pas facile à prendre celle-là! Les duos, +les tours de valse, les singeries du cotillon, les émotions au théâtre +ne lui enlevaient jamais sa belle humeur un peu moqueuse et partant +redoutée. Elle disait à Roméo quand elle était Juliette: «Monsieur, vous +êtes d'un demi-ton trop haut.» + +Enfin vint celui qui devait triompher d'une si grande assurance: un +jeune Saint-Cyrien, très embarrassé de son épée et portant son képi +empenné comme un marguillier porte le dais aux processions du +Saint-Sacrement. + +Elle l'aima tout de suite et ne trouva pas de mots drôles quand il +s'embrouillait dans les figures de nouvelles danses. Lui, un peu timide, +n'osait pas lui faire sa petite profession de foi. Elle s'en aperçut et +l'encouragea même, dit-on. Puis, à la première syllabe d'aveu, elle +riposta, par habitude de quereller les amoureux ou pour dissimuler son +émoi: + +--Vous êtes le vingt-cinquième, monsieur! Votre petite machine n'est pas +originale, d'ailleurs. Je puis vous réciter la suite, si vous le voulez! + +Le petit Cyrard, confus, fit une belle révérence datant de sa mère-grand +et ne reparut plus chez la tante d'Agnès. + +Elle ne désespéra point trop, comptant le ramener à elle tôt ou tard, +lorsqu'elle apprit, deux ans après, qu'il se fiançait à une de ses +amies. + +Elle assista très digne à la messe de mariage, puis, le soir même, elle +vint prier soeur Marie-Thérèse de la recevoir au couvent. + +--Morale: Ne désespérez pas celui que vous aimez. + +--Taisez-vous, mon amie. Elle fut si malheureuse, soeur Agnès! Celui +qu'elle aimait, à une autre! + +Songez à ce que vous souffririez si André... C'est André, n'est-ce pas? + +--Moi je n'ai rien dit. + +--Sans vous en douter, dans le laisser-aller de vos confidences, vous +avez prononcé le nom! Bon! Voilà que vous rougissez. + +Les deux petites prisonnières, les mains jointes en un instinctif +sentiment de crainte, se turent, regardant voleter les moineaux. + +* * * * * + +--Je continue, dit Paule, souriant de l'émoi causé à son amie, Soeur +Agnès pria longtemps, longtemps, avant d'oublier l'aimé. Ses actes +d'amour n'allaient pas toujours à Dieu et elle se jugeait bien coupable, +jeûnant, usant sa robe sur les dalles de l'église. On parla beaucoup +d'elle dans le monde, et je me souviens d'avoir copié pendant les +vacances une prière composée par elle, prière où elle suppliait Jésus +tout puissant de la délivrer du souvenir du petit Saint-Cyrien. Je +transcrivis cela, au temps de mes robes courtes, ne sachant trop ce que +signifiaient ces appels à la clémence divine. Je pensai en ma faible +jugeotte que la pauvre femme devait être quelque grande criminelle, +quelque empoisonneuse. + +L'amour de Dieu triompha après deux ans de luttes. Elle fit mander +l'aimé au parloir, sous couleur de lui rappeler ses devoirs de chrétien, +s'abusant elle-même, la pauvre douloureuse, sur le motif de ce revoir. +Elle lui apparut endeuillée derrière le crêpe qui partage en deux la +petite pièce: côté des morts, côté des vivants. Il fut bon, très doux, +promit de travailler à son salut, sans sourire. Elle l'adjura d'aimer sa +femme. Il ne répondit pas, par pitié. Quand on l'emporta évanouie, il +pleura d'avoir perdu cet amour qu'il n'avait pas eu, et cependant, il +aimait celle qu'il avait épousée. + +Dieu pardonna enfin et soeur Agnès n'habilla plus du regard, le corps +blanc en croix, d'un pantalon rouge à bande bleue et d'une capote à +boutons d'or. Elle pria avec calme, n'osant dire à Jésus des mots de +passion, par pudeur, les regrets étant trop récents encore. Elle alla à +Lui d'une façon correcte, en femme honnête qui ne se jette pas dans les +bras de l'amoureux numéro deux, parce que l'amoureux numéro un l'a +dédaignée. + +--Comme vous savez bien toutes ces choses, mon amie! + +--Je devine... probablement... en femme qui aime. D'ailleurs on commenta +beaucoup autour de moi, je vous l'ai dit, le roman de soeur Agnès. Il se +peut aussi que mon éducation au Sacré-Coeur m'ait appris... + +--... Comment on flirte avec Dieu... Continuez, je vous prie! Mais ce +long récit vous fatigue, peut-être. Vos jolies mains reposent si lasses +dans les plis de votre jupe! Et cet imbécile de médecin qui ne croit pas +devoir vous ouvrir les portes de la cage! + +--Je ne suis pas lasse de conter, je vous assure! C'est si beau ces +souffrances d'amour! Soeur Agnès devint la bonne sainte de ce couvent. +Ses yeux qui avaient tant pleuré brillèrent d'un éclat doux, toujours un +peu mouillés d'eau. L'iris devenu large dans les longues contemplations +s'agrandit de telle sorte que bleues autrefois les prunelles étaient +devenues noires. Son visage s'affina, amaigri, mais non décharné. + +Souriante, elle accueillit au parloir les anciennes amies qui venaient +la féliciter de sa guérison, plutôt curieuses que compatissantes. + +Elle sut les petits potins du monde, les médisances, les calomnies, +reçut des confidences, des aveux, et donna des conseils aux désespérées +d'un jour. + +Elle fut, deux ans durant, le médecin pour âmes des petits cercles +féminins. + +Les coupés faisaient queue rue Denfert-Rochereau et la bonne soeur +Marie-Thérèse ne songea point à interdire, selon la règle, ces +parlottes, ces five-o'clock chez Jésus. + +De temps à autre, les visiteuses faisaient une retraite au couvent, +comme on va aux eaux, et l'économe de la communauté encaissait les +présents destinés à ornementer la chapelle du Sacré-Coeur. + +Un prédicateur mondain, à la Madeleine, fit allusion à la sainte Mlle +de G... et pendant huit jours, il fut de bon ton de prendre le voile. La +mode passée, les pauvres petites filles romanesques regagnèrent la +maison paternelle mais non sans avoir laissé quelque peu de leur dot +derrière le crêpe noir. Il en coûte pour passer décemment du côté des +morts au côté des vivants. + +Soeur Agnès joua de bonne foi son rôle de racoleuse. Elle avait l'âme +trop pleine de Dieu pour songer aux petits bénéfices que procure une +grande piété habilement exploitée. Elle s'étonna d'abord du vide qui se +fit brusquement dans le parloir, puis redoubla de ferveur pensant que +Dieu ne l'avait pas jugée digne de ramener à lui les pauvres brebis +égarées, les pauvres brebis à tête si légère, paissant n'importe quelle +herbe, au gré des pasteurs et aussi au hasard des pâturages. + +Adèle de G..., sa soeur, mariée depuis peu, venait lui confier les joies +et les tristesses de son ménage d'amoureux. Elle écoutait les +confidences avec un bon sourire indulgent de vieille grand'mère qui se +souvient. + +Cette pauvre amoureuse qui n'avait pas su garder son fiancé donnait à la +jeune femme des conseils qui devaient retenir le mari au logis. Elle dit +un jour, franchement: + +--Ma chère Adèle, il te faudrait un enfant. + +Et devenue rouge, la petite mariée: + +--Tu as raison, j'en parlerai à... + +--Oui, nous le demanderons à Dieu, interrompit soeur Agnès. + +Les menottes roses qui devaient retenir par les pans de son habit le +père toujours sollicité par les distractions du cercle restaient dans +les limbes... + +C'étaient à chaque visite de longs interrogatoires mimés où elles +s'apitoyaient en gestes vagues. Elle, la petite mariée, en avait parlé +à... + +Soeur Agnès en avait touché mot à Jésus. + +Et pas une espérance! + +Quand la petite mondaine entrait au parloir en un fouettement de jupes +impatient, la recluse hochait la tête, désespérée. + +Le front volontaire, les lèvres en moue, Adèle frappait du pied en +fillette qui veut son jouet, malgré tout, na! + +Soeur Agnès, toujours prête à s'accuser des maux qui sévissaient autour +d'elle, pensa que Dieu la punissait en la stérilité de sa soeur, et, en +une entrevue où Adèle de G... se désespérait de nouveau, elle chuchota, +les yeux baissés: + +--Ma chère Adèle, tu auras un fils et nous le nommerons Dieudonné. Hier, +à la chapelle, je demandai à Dieu de prendre ma vie pour en faire la vie +de celui qui naîtra de toi. + +--Je ne puis accepter ton dévouement, ton sacrifice, ma bonne Agnès. + +--Ne refuse pas, ma chérie, ma Mort c'est ma Vie. + +Rougissante, la petite mondaine ne trouva pas d'arguments assez +affectueux pour empêcher ce suicide. Elle dit même, envoyant un baiser, +à son départ: + +--Il est vrai que tu es comme morte pour nous et qu'un bébé qui serait +toi... Mais je pense que Jésus ne t'exaucera pas. + +--Espère, mon enfant, espère. + +Agnès pria Dieu d'accepter son sacrifice. Mystique, par conséquent +illogique, elle offrit en véritable holocauste pour la réalisation des +voeux de sa soeur une vie qui lui était odieuse. + +Elle en fit la confidence à son confesseur qui se hâta d'informer soeur +Marie-Thérèse du miracle qui pouvait se produire. + +Toute la communauté s'intéressa bientôt à la réussite de l'affaire. + +Dès le lever, la pauvre sainte devait écouter les petits papotages +égoïstes de ses compagnes: + +--Comment avez-vous passé la nuit, Votre Douceur? + +--Pas le moindre malaise, Votre Bonté! + +--Jésus! il me semble que vos yeux brillent, fiévreux, Votre Piété. + +Elle souriait, et tristement: + +--Pas encore! Dieu ne m'a pas exaucée. + +Enfin, l'été dernier, il y a quelque huit mois, la recluse sortit de sa +cellule fatiguée, les membres mous, comme vidés et délicieusement +alanguis. + +Ce fut une joie, un trémoussement de linges blancs, des balbutiements de +lèvres remerciant Dieu. Dans la petite chapelle, l'aumônier récita des +actions de grâce après la lecture du Saint Évangile. + +Dans l'après-midi, quand la soeur tourière introduisit Adèle de G... au +parloir, la jeune mariée aperçut derrière le voile noir le visage +souriant de soeur Agnès. Elle se précipita vers la grille criant: + +--Comment! tu sais... déjà! + +--Je sais que Jésus exauce toujours ceux qui eurent foi en lui. A +genoux, mon enfant. + +Des larmes tombèrent lentes des yeux levés des deux mères priant à +genoux, séparées par le grand voile. Et derrière la gaze noire qui +endeuillait leurs visions, elles crurent apercevoir, l'une l'enfant +rose, petit mortel, l'autre bébé Jésus, petit dieu. + +De ce jour, elles souffrirent également de leur maternité. + +Des symptômes physiologiques surprenants leur donnèrent des joies +communes et des affres également partagées. Quand la mère, selon la +nature, élargit ses voiles, la mère selon Dieu vit son pauvre corps +s'émacier. + +La vie fuyait d'elle et elle n'en souffrait pas. + +Souvent en leurs rencontres au parloir, la Visitandine disait à Adèle: + +--J'ai eu peur, ma chérie. Hier, matin, j'étais comme guérie. + +--J'ai pleuré, avouait la mère enceinte. Il ne remuait plus depuis la +veille. + +--Heureusement que cela va mieux, souriait soeur Agnès! + +--Oui, heureusement! + +Cela continua à aller mieux. Cela continua à aller si bien que soeur +Agnès dut s'aliter dans sa cellule, seule, mourant d'une maladie +mystérieuse, sans médecin pour hâter sa délivrance, pendant que la +grossesse de l'autre était entourée d'attentions capitonnées. + +Le couvent triomphait. Des sacristies-boudoirs, les dévotes colportaient +le récit du miracle dans le monde. Des pèlerinages s'organisaient du +faubourg à la rue Denfert. + +Soeur Agnès, sentant sa fin prochaine,--l'enfant d'Adèle ne pouvait +tarder à naître,--demanda à être transportée à la chapelle. + +En compagnie des vierges lui souriant, elle demeure, depuis quinze +jours, étendue sur une chaise longue dans le choeur doucement parfumé +d'encens, silencieux et tiède comme une chambre d'accouchée. + +Les yeux fixés sur la divine image de Jésus, elle attend, pâle, les yeux +cernés, les membres alourdis. Chaque matin elle vit de Jésus. L'hostie +est le seul viatique qui lui permet d'attendre la délivrance de la +petite mariée. + +La nuit, la lampe du Sacré-Coeur brille d'un éclat doux de veilleuse +devant le tabernacle drapé d'une étoffe de soie dont les ors en +fioritures s'éclairent faiblement, et elle sommeille en Dieu, paisible. +Les chaînettes du luminaire dessinent des ombres d'anneaux gigantesques +sur les murs de l'église. Les saints et les saintes font des gestes doux +au gré des vacillations de la petite flammèche nageant sur l'huile +bénite. + +Quand elle s'éveille, elle prie, secouée de frissons, malgré +l'amoncellement des flanelles, remuant les lèvres, par habitude, quand +une faiblesse la renverse épuisée sur le mol entassement des coussins. + +Une soeur veille près de l'agonisante, une soeur qui s'endort ou qui ferme +les yeux, effrayée du silence qui met un bourdonnement en ses oreilles. +Elle se lève de temps à autre et se penche sur le visage blanc pour voir +si Agnès n'est pas morte. + +Soeur Agnès va mourir! Soeur Agnès de ses doigts noueux égrenait, ce +matin, sur ses genoux, un rosaire imaginaire. C'est signe de délivrance! +Mais, voyez, Simonne, soeur Agathe, sur le seuil de la petite porte +ogivale, invite de la main les bonnes soeurs à entrer dans la chapelle. +Venez vite. + +Dans l'église, soeur Agathe récitait les prières des agonissants. Entre +les réponses, on entendait la voix d'Agnès râlant: Jésus! Jésus! + +Les deux amies s'approchèrent. Les yeux en extase, d'une blancheur +d'hostie, d'une pureté de lis et de colombe, la mourante ressemblait à +l'Agneau immaculé immolé sur la croix pour le rachat du monde. + +Ses mains se joignirent plus étroitement, elle jeta en un cri d'oiseau +mourant le nom de Jésus. Puis ses lèvres se fermèrent, comme de la cire +figée, et les religieuses reprirent plus fort leurs oraisons: elle était +morte. + +Un instant auparavant, Adèle de G. avait fait annoncer à soeur Agnès la +naissance de Henri-Agnès-Dieudonné! + + + + +IX + + +Simone, distraite d'abord par l'étrange douceur de sa nouvelle vie, +commençait à regretter les distractions de l'usine Gosselet. Pas un +trapèze en ce couvent! Toutes les soeurs s'ingéniaient pourtant à rendre +sa captivité moins rude. Elle trouvait à sa place, au réfectoire, des +petits billets d'amies inconnues lui proposant d'extraordinaires amitiés +en Dieu. A la chapelle, son livre de messe se bourrait d'images +historiées de colombes, les becs enlacés au pied d'une croix, ou +d'agneaux cravatés de rose couchés près du Pasteur divin. + +Les soeurs cuisinières lui mitonnaient des petits plats qu'elle +partageait avec Paule de P..., la petite Parisienne toujours résignée, +toujours partagée aussi, entre ses deux amours: Gontran et Jésus. + +Cédant aux instances de soeur Marie-Thérèse, elle avait fait l'aveu de +ses fautes à l'aumônier de la communauté, un bon vieux curé de province +mis aux invalides en ce couvent de femmes, choyé et dorloté par toutes +les soeurs converses. Le prêtre avait entendu ses confidences, somnolent, +et lui avait donné l'absolution sans lui faire de prône sur l'obéissance +que doivent les jeunes filles à leurs parents, représentants de Dieu +dans la famille, comme les vicaires de Jésus sont ses mandataires de par +le monde. + +Le vieux curé n'était pas aussi sourd que soeur Écoute, mais sa religion +fort peu compliquée n'était pas du goût des grandes amoureuses du +Sacré-Coeur qui se torturaient, deux fois l'an, en de subtils examens de +conscience, aux pieds de dominicains prêcheurs de retraites. Quand les +pauvres filles lui soufflaient derrière leur voile noir: «Ah! mon père, +je suis une grande pécheresse», il répondait: «Bien, mon +enfant!»--«Hier, à l'office, je me suis surprise en distraction +volontaire. Cette distraction a duré deux ou trois minutes. Plutôt trois +que deux, mon père!--Bien, mon enfant!--Mon père, il m'a semblé que je +luttais contre une mauvaise pensée. Je ne l'ai peut-être pas repoussée +assez énergiquement!--Bien, mon enfant!» + +Ce curé Tant-Mieux était exaspérant, il ne savait pas imaginer les +pénitences délicieuses: longues prières sur le carreau de la cellule ou +privation du Corps de l'Aimé Très Saint. Ses pénitentes, désireuses de +souffrir quand même, devaient prétexter des migraines pour ne pas +prendre part aux banquets spirituels, à la commune union dont elles se +jugeaient indignes de savourer les douceurs ineffables. + +* * * * * + +Peu de jours après son entrée au couvent, Simone fut mandée au parloir +par M. Gosselet. + +Le fabricant de poupées se montra conciliant, proposa à Simonette, à sa +petite Simonette, de l'emmener bien vite si elle voulait lui promettre +d'oublier. + +--Père, je vous mentirais, si je vous faisais semblable promesse. Je +l'aime... je l'aime, je ne pense qu'à lui... Je vis avec lui... Sa +pensée m'est toujours présente et me soutient... + +L'Auvergnat se retira, désespéré, ne comprenant rien à l'amour de sa +fille pour un gueux... un gueux! + +Comme elle gagnait sa chambre à travers le long couloir mal éclairé, +pour écrire à André le bulletin quotidien d'amour qu'ils liraient plus +tard, tête contre tête, en une trêve de baisers, Simone fut arrêtée dans +l'escalier par une jeune fille qui portait le costume des domestiques. + +--Mademoiselle Simone! + +--Madame! + +--Je voudrais vous parler de quelqu'un qui vous est cher. + +--Vous! + +--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais depuis hier +seulement. + +Un frôlement de robe à l'étage supérieur mit en fuite la petite +domestique qui descendit les degrés en toute hâte. + +Simone, étonnée, s'enferma en sa cellule et écrivit: + +«Mon aimé, + +«Je ne sais pourquoi je suis si gaie après une entrevue avec bon papa +Gosselet, entrevue où j'ai pleuré de le voir triste, amaigri. Il m'a dit +que je _voulais sa mort_. Notre bonheur peut-il nuire à sa santé? Cela +n'est pas possible, n'est-ce pas? + +«Je ne sais pourquoi ma cellule est moins nue, presque agréable. Le +grand Christ de plâtre qui me faisait peur semble aujourd'hui me sourire +sous sa couronne d'épines: tu sais que ma religion n'est pas une +religion d'épouvante et de terreur. + +«J'avais grand besoin d'espérer, ma retraite en ce couvent avait presque +ébranlé ma foi dans les temps où nous nous aimerons. Toutes ces femmes, +qui souhaitent la mort comme le souverain bien, me gagnaient peu à peu à +l'ennui, à l'écoeurement de tout. + +«Un ange est venu me réconforter, non dans ma cellule (jaloux!) mais +dans l'escalier de service. Cet ange m'a semblé avoir une bosse dans le +dos (ses ailes repliées sans doute). Il portait l'humble habit des +domestiques, des petites domestiques qui deviennent plus tard des soeurs +converses, et qui s'occupent du ménage de Jésus. Cet ange--il avait de +jolis yeux--m'a dit: + +«--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais, je voudrais vous +parler de celui qui vous est cher. + +«A ce langage presque biblique, mais assez clair, j'ai reconnu que +l'envoyé possédait le secret de la Rose du Liban qui languit en +l'attente du Bien-Aimé! J'apprends, ici, quelques versets du _Cantique +des Cantiques_ que je te réciterai plus tard. Ah! le joli livre d'amour! + +«Bref, je pense avoir un second entretien avec la petite domestique. En +attendant ses révélations, je dois assister demain matin à une prise +d'habit. + +«On dit la nouvelle fiancée de Jésus fort jolie, ce qui est rare. + +«Moi je suis à toi, mon aimé. + +«Simone GOSSELET» + +* * * * * + +Quand Simone et Paule prirent place, le lendemain, dans une tribune +aménagée presque sous la voûte de la chapelle, la fiancée de Jésus, +vêtue de blanc, venait de faire son entrée, suivie de soeur Marie-Thérèse +et de l'économe, tapotant du plat de la main les plis de la jupe, garant +la traîne du heurt des stalles de bois. + +Tache lumineuse dans les agenouillements noirs des soeurs prosternées, +vêtue de satin à reflets, coiffée de cheveux blonds à reflets, la jeune +fille s'agenouilla sur un prie-Dieu, derrière la grille, pendant que le +prêtre récitait l'_Introït_. + +Ses compagnes lui souriaient, envieuses de joies autrefois savourées. +Elle, le front incliné, pleurait en l'attente de l'Union. + +Du haut de leur observatoire, les deux petites amoureuses croyaient +assister à une féerie. Elles pouvaient voir, de l'autre côté de la +grille drapée de noir qui sépare la chapelle du couvent de la chapelle +des étrangers, le prêtre si vieux qu'il semblait coiffé d'argent, vêtu +d'une chape merveilleusement filigranée portant en relief un triangle de +clinquants lumineux, les bras levés en des envolements de manches +évocatrices. + +Le sanctuaire où il officiait était ornementé d'ors blonds. + +L'autel à colonnettes de marbre, grêles, se détachait blanc sur une +fresque où Jésus vêtu d'une robe rose offrait son coeur pourpre à une +bienheureuse au visage de trépassée. Des lis blancs frais cueillis se +dressaient derrière les fioritures des candélabres à lis de cuivre +jaune. En des ostensoirs aux lumières d'or épandues en rayons, des +améthystes, des émeraudes, piquaient des clartés violettes et vertes. +Des fleurs de soie blanche s'enlaçaient sur la trame de mousseline de +l'antependium. Sur leurs socles de bois revêtus de dentelles, des +statues de saintes et de saints, les mains jointes sur la poitrine, ou +une palme en main, les yeux levés au Ciel, entrevoyaient le Paradis en +une béatifique extase. + +Le prêtre monta en chaire, se recueillit, agenouillé de telle sorte que +l'on ne voyait de son corps d'homme que les blancs du surplis, des +mains, des cheveux, puis il se redressa, fit le signe de la croix, se +pencha sur la rampe de velours rouge et dit d'une voix douce: + +--Viens à moi, ma bien-aimée, renonce à ton père, à ta mère et suis-moi. + +Involontairement la fiancée de Jésus leva la tête, tressaillant à +l'appel; et elle écouta bercée par les paroles musicales, goûtant les +prémices de l'hymen, espérant encore des joies meilleures. + +Le vieux prêtre développait le texte d'amour avec des inflexions de voix +bizarres, cassées, éteintes qui attristaient. Il représentait un Jésus +humilié, abreuvé d'outrages, et les plus vieilles religieuses,--soeur +Écoute, elle-même,--pleuraient en des hochements de voiles noirs. + +Le sermon achevé, la blonde jeune fille s'étendit sur les dalles, +maculant sa belle robe aux reflets de moire. + +On l'ensevelit sous le drap mortuaire barré d'une croix d'argent. + +Quatre cierges furent allumés aux quatre coins de sa couche et le choeur +chanta sa mort. + +_De profundis clamavi_...! + +Morte pour le monde, elle demanda à Dieu, en échange de sa vie, des +grâces qui lui furent accordées. Tous les petits placets déposés en son +corsage par ses amies furent exaucés. + +Enfin elle se leva, toute rouge, quitta la chapelle pour offrir à Dieu, +en dernier sacrifice, la parure de ses cheveux blonds, puis apparut, +vêtue comme les religieuses ses soeurs, le front ceint du voile blanc des +novices. + +Modeste, les yeux baissés, elle prit place au dernier rang de la +communauté, pendant que les Visitandines entonnaient un triomphal _Te +Deum_. + +* * * * * + +Après la cérémonie, Simone se promenait avec sa petite amie à travers +les quinconces, songeant au jour béni où, vêtue de blanc, elle serait +unie à l'aimé, elle aussi, l'aimé terrestre et palpable, ayant des +lèvres chaudes et douces pour la communion des baisers. + +Paule de P... lui récitait les vers enthousiastes que le grand jour de +la vêture avait autrefois inspirés à une Visitandine, soeur +Marie-Catherine. + +--Écoutez, c'est intitulé _le Crucifix_. Toutes les soeurs en ont une +copie dans leur livre de messe et, pieusement, elles récitent cette +poésie après avoir dit chaque jour, l'office de la sainte Vierge: + + +LE CRUCIFIX + +«Cache-le sur ton coeur... c'est moi qui te le donne + Ton époux sur la croix! +Mets tes lèvres d'enfant sur ce coeur qui pardonne + Sept fois septante fois. + +D'autres pourront choisir, au matin de la vie, + Un fugitif amour! +Mais toi, petite soeur, ton Jésus te convie + A l'aurore du jour! + +Contre ton coeur... il veut... au fond de ta poitrine, + T'appeler par ton nom! +L'entends-tu? C'est sa voix... Qu'elle est tendre et divine! + Il frappe à ta maison! + +Bien-aimée, ouvre-moi! je t'aime...et je t'en prie. + Colombe de mon coeur! +Je suis l'Époux Jésus... O ma petite amie + Ouvre à ton Rédempteur! + +Vois!... ils m'ont sur la croix étendu dans leur haine, + Les hommes que j'aimais. +Mais je viens sur ton coeur pour adoucir ma peine + Et pleurer leurs forfaits. + +Nous pleurerons à deux! la peine est moins amère, + O ma petite soeur, +Et tu consoleras ton Époux et ton Frère, + Ton Christ et ton Seigneur. + +Ah! oui... tu veux les voir ces étranges trophées, + Ces stigmates d'amour, +Tu veux mettre en mon coeur des plaintes étouffées: + Toute âme souffre un jour + +Mais n'est-ce point bonheur, virginale colombe, + D'être avec son Époux? +Et n'ai-je point compris que ton âme succombe, + Que ton coeur est jaloux? + +Moi! je ne veux savoir qu'une chose sur terre: + Et c'est mon crucifix! +C'est mon livre d'amour, c'est mon lit de prières, + C'est mon doux paradis!» + + +* * * * * + +--Ah! que c'est beau, ces coeurs blessés! Avez-vous remarqué +l'expression: _C'est mon lit de prières!_ + +--Oui, oui, mais que devient votre Gontran, en tout cela? + +--Gontran, je suis certaine de l'épouser! + +--Et par quel miracle? + +--Nos soeurs, vous le savez, ont écrit leurs désirs sur de petits billets +que la fiancée de Jésus a mis dans son corsage. Moi, j'ai glissé ma +supplique dans cette charmante et originale boîte aux lettres. Jésus +comble tous les voeux qui lui sont présentés de la sorte. Voulez-vous que +je vous lise le brouillon de mon placet: + +«O Jésus que j'aime tant, souffrez que j'épouse Gontran.» + +--C'est en vers? + +--Non, la consonnance n'est pas voulue. Me voilà rassurée et bien +heureuse. Mère viendra bientôt me délivrer. Songez-vous toujours à vous +évader? + +--Toujours! Je pense même, je ne sais pourquoi, quitter le couvent avant +peu. + +--Que deviendrais-je, toute seule! + +--Je vous enlève: laissez-vous faire, ma chère Paule. + +--Jésus me viendra bien en aide. + +--Soit, je vous laisse! + +--Mais vous ne me dites pas adieu! Je vous aime comme j'aimerais une +soeur. + +--Ah! chère petite folle, laissez-moi aller un peu rêver dans mon +cachot. Cette cérémonie m'a émue. + +Un quart d'heure après, Simone introduisait en sa cellule la petite +domestique qui lui avait promis de l'entretenir du Bien-aimé. + +Mais on sonna presque immédiatement l'office du soir. La petite +domestique se sauva disant: + +--Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble; je vous raconterai tout plus +tard. Prétextez une migraine pour ne pas aller à l'office; attendez-moi, +prête à me suivre. J'ai combiné mon petit plan. Dans une heure, nous +serons toutes les deux libres... + +Oh! comme elle aurait voulu embrasser l'humble servante! Libre! Hors de +ce couvent dont les murs l'oppressaient et où il lui semblait parfois +qu'elle était véritablement morte. Elle pourrait enfin le revoir, lui +parler, ou lui donner de ses nouvelles; il devait être malheureux et +souffrir, car il ignorait sans doute ce qu'elle était devenue! + +Agitée, fiévreuse (comptant les minutes aux pulsations de son coeur), +Simone allait de la porte de sa cellule à la fenêtre, marchant sur la +pointe du pied pour ne pas faire de bruit. A la fenêtre, elle regardait +le ciel qui s'obscurcissait lentement, le crépuscule qui s'étendait +pareil à un grand filet gris dans lequel quelques nuages brillaient +encore comme des poissons d'argent. A la porte, elle collait son oreille +au trou de la serrure et attendait, anxieuse, la respiration retenue, +toute sa vie en suspens... + +Enfin un presque imperceptible frôlement parvint à son oreille +attentive; on s'arrêta devant sa cellule, on l'ouvrit avec précaution, +et la petite domestique lui dit à mi-voix: + +--J'ai la clef du tour. Venez! nous sommes libres. + +Quand la cloche du couvent sonna le grand silence de la nuit, Simone +babillait avec la boscotte, l'Embaumée, dans une chambrette de +Montrouge. + +[Illustration] + + + + +[Illustration] + +DEUXIÈME PARTIE + + + + +I + + +Bon! Cela vous étonne de ne plus être enfermée en votre vilaine cellule, +mademoiselle Simone? + +--Vous avouerez, ma soeur... + +Simone et l'Embaumée firent un grand éclat de rire. + +--Vous voulez des _révélations_, n'est-ce pas? Vous les aurez. Mais pas +avant d'avoir goûté à... + +Des révélations! L'Embaumée était une lectrice assidue des oeuvres de +Montépin. + +--J'ai grand faim de nouvelles et voilà tout. + +--De qui? De lui? + +--De lui, si vous voulez bien. + +Assises toutes deux près d'une table ronde, sous la lumière rose d'une +petite lampe coiffée de papier à dentelle, elles se sourirent puis +baissèrent les yeux, semblant se recueillir. + +Simone, en jeune fille qui ignore les méchants, ne se défiait pas de la +petite ouvrière qui, brusquement, venait de se révéler à elle complice +et confidente. + +D'ailleurs, la fausse domestique connaissait l'Aimé: pouvait-elle se +tenir en garde contre qui venait de Lui! L'inconnue semblait toute bonne +avec ses grands yeux incessamment voilés sous les cils longs, sa bouche +aux commissures grasses trouées par le sourire. + +Simone avait remarqué la bosse qui déformait le buste de sa nouvelle +amie et qui donnait au port de la tête une allure courbée, humble, +presque honteuse. Elle l'aimait déjà, d'une amitié protectrice, parce +qu'elle était moins bien qu'elle et contrefaite. + +En petite fille qui ne sait pas la science des gestes, l'Embaumée prit +un tricot de mitaines et fit marcher longtemps les tiges d'acier en +l'emmaillement des soies avant de commencer son récit. Elle ne savait +comment entreprendre ses «révélations». Elle poussa un soupir, jeta le +tricot sur la table, joignant les mains sur les genoux: + +--Enfin, voilà, mademoiselle Simone, je suis ouvrière chez votre père. +C'est moi qui fais les sourires des bébés-Gosselet. Pas moi toute seule, +mais... + +--Ouvrière chez nous! Vous me connaissez? + +--Moi, non! Je vous ai vue une fois assise dans le parc, mais de très +loin. + +Je disais donc que je travaille ou plutôt que je travaillais chez M. +Gosselet. M. Bamberg était très bon pour moi, comme pour toutes les +autres, d'ailleurs. + +Je remarque vite les gens qui sont réellement bons, parce que les gens +sont, en général, méchants pour moi. Ils semblent avoir peur que je ne +m'aperçoive pas de mon infirmité. M. Bamberg était très doux et ne nous +_attrapait_ pas, comme le contremaître, par exemple. Moi j'aurais voulu +lui rendre service, mais comme il n'avait pas besoin de moi, je ne +pouvais rien. Un jour... + +--Où est-il? + +--C'est vrai, j'oubliais. Il vous attend. Il n'est pas mort. + +--Pourquoi voulez-vous qu'il soit mort? + +--C'est comme ça dans tous les romans, mademoiselle. Dès que la jeune +fille disparaît, le jeune homme songe tout de suite à se tuer. Et pour +un roman, votre amour est un roman. J'ajoute qu'_il_ vous aime toujours. + +--Voulez-vous que je vous embrasse, pour cette bonne parole? + +--Volontiers. + +L'Embaumée quitta sa chaise vite, et baisa Simone sur la joue, disant: + +--Vous ne me connaissez pas, mademoiselle, mais je vous aime bien. Je +crois que j'ai envie de pleurer. + +--Quel bon coeur! Nous serons toujours amies, si cela ne vous ennuie pas. + +--Amies, toujours, répondit gravement l'Embaumée. + +Après avoir promené un coin de son mouchoir à fleurettes sous ses cils +baissés, elle continua: + +--Un jour, M. Bamberg m'envoie... + +--Pardon de vous interrompre, mais vous ne m'avez pas dit quand je le +verrai. + +--Mais demain, mademoiselle! + +--Demain! + +--Demain matin, je cours le prévenir que vous n'êtes plus au couvent et +je vous l'amène ici. + +--Ici!... Vous voulez bien? + +--Moi, j'aime tant les amoureux. On dirait que tout le monde se ligue +contre le bonheur de ceux qui s'aiment. Cela me met dans des colères... +si vous saviez! C'est comme les bêtes... je ne puis voir souffrir les +bêtes... + +--Alors, vous n'aimez que les amoureux et les bêtes? + +--Et aussi les fleurs, parce que les fleurs sont à moi, bien à moi. +Elles ont de jolies couleurs et des parfums pour moi toute seule. Après, +elles meurent, mais mortes, d'autres ne les ont pas... Je continue. M. +Bamberg m'envoie chercher une voiture à Paris,--ce que les ouvrières +étaient jalouses!...--Place de la Bastille, j'arrête un vieux cocher +tout rouge avec de gros favoris blancs. Je lui donne l'adresse. «Bien, +ma petite dame!» + +Et je suis venue à l'usine en fiacre; c'était la première fois, j'étais +fière! + +Je descends à la grande grille et je dis au vieux d'attendre. Il me +donne un bulletin portant le numéro 2904--je me souviens bien, allez!... + +M. Bamberg m'attendait dans l'atelier des peintres. Jamais la +Grande-Bobèche, Petite-Souris et Mouron, mes amies, n'ont aussi peu +travaillé que ce jour-là, mademoiselle. Deux minutes après, il revient +tout pâle, les yeux rouges. On disait dans l'atelier: «Le petit Bamberg +a reçu une mauvaise nouvelle, sûr.» + +On me questionnait. «Pourquoi la voiture? Pourquoi ci? Pourquoi ça?» Moi +je ne comprends rien à son chagrin, mais je le plaignais de tout mon +coeur. Il fut triste, malade toute la soirée. + +--Il avait l'air malade, bien malade? + +--Oh! mademoiselle, il avait des yeux qui n'y voyaient pas, et les +lèvres tirées en bas, et la moustache défrisée. Et il était tout blanc +comme un moribond. + +--Pauvre Aimé! + +--Le lendemain, nous venions à peine d'entrer à l'atelier, mes amies et +moi, qu'une ouvrière du moulage des têtes vint nous dire que M. Bamberg +était chassé de l'usine. + +La Grande-Bobêche se lève pour aller le dire aux coiffeuses qui vont le +répéter aux habilleuses, qui vont le confier aux emballeuses. + +En une minute, toute l'usine savait que M. Bamberg était un Allemand +venu chez nous pour voler les secrets de fabrique,--vous savez, les +fameux secrets.--Moi je dis toutes ses vérités à la Grande-Bobêche, mais +j'étais bien inquiète. + +Voilà que le soir, comme je revenais à pied de l'usine, j'aperçois, +assis sur un banc, le long de la Seine, M. Bamberg, les mains dans les +poches, et triste, triste, que c'était à faire pleurer. + +Je passe derrière le banc, je tousse... Rien! Alors, toute rouge, et le +coeur faisant toc-toc, je me décide à lui parler. + +Brusquement, il se lève, ouvre de grands yeux étonnés, fait: + +--Ah! j'oubliais, mademoiselle. + +Et voilà qu'il tire une pièce de cent sous de son gousset. + +Je sais bien que l'on nous paie nos services en argent à nous autres, +ouvriers, mais ça m'a fait mal. Il paraît que j'avais l'air fâchée, car +il m'a dit: + +--Je vous demande pardon, mademoiselle. + +--Vous voilà surpris, monsieur Bamberg, mais vous avez l'air si fatigué +que j'ai voulu vous demander si vous n'étiez pas malade. + +--Toujours bon coeur, ma petite l'Embaumée.--(Ça me fit oublier les cent +sous).--Je ne suis nullement indisposé: je rêve, voilà tout. + +--Des rêves tristes! + +--Oui, tristes. Tenez, voulez-vous que je vous offre mon bras, j'ai +besoin de promener un peu mes vilaines pensées. + +--Oh, monsieur! + +Il me prend alors la main et nous marchons très vite, le long des quais, +moi, les yeux baissés, lui, regardant quelque chose très loin. + +Il se mit à parler: + +--Mademoiselle, il ne faut jamais aimer... (j'étais étonnée) jamais +aimer... moi j'aimais et j'aime encore une jeune fille bonne et belle... +mais elle est trop riche. Il ne faut pas aimer les jeunes filles riches! +Gardez-vous des jeunes filles riches... Avant d'aimer une jeune fille, +prenez des informations sur la fortune de ses parents et si elle est +riche, fuyez, fuyez! Le rêve serait d'épouser une amie qui viendrait à +vous avec, pour tout bien, son unique robe... + +Pauvre M. Bamberg, il était un peu fou!... Me conseiller de ne pas +épouser une jeune fille riche!... Puis il me conta qu'il aimait la fille +de son patron, Mlle Gosselet, et que la voiture venue de Paris, la +veille, devait l'emmener, lui et sa fiancée, à la gare de l'Est où ils +devaient prendre un billet pour n'importe quelle station où ils +pourraient s'aimer en toute liberté. + +Il continua: + +--Je ne sais pourquoi je vous raconte toutes mes petites affaires de +coeur. Je ne les confierais pas à mon meilleur ami tant j'aurais peur de +m'entendre féliciter de mon amour de gueux pour une jeune fille riche. +Peut-être avez-vous le don d'arracher aux désespérés le secret de leurs +misères. Je connais des humbles qui sont dans la vie, comme d'autres au +théâtre, condamnés aux éternels rôles de confidents. Ces pauvres gens +ont, en général, plus de coeur que les premiers rôles d'amoureux. + +La voiture qui devait nous emmener à la gare de l'Est avait disparu, +quand, à l'heure fixée pour notre fuite, j'arrivai devant la grille du +parc. J'attendis près d'une heure, espérant voir apparaître celle que +j'aime, puis je m'en fus, stupide, jusqu'à ma chambre louée dans un +village voisin de l'usine, où je pleurai, doutant d'elle. Au matin, le +jardinier de M. Gosselet m'apporta la lettre que je vais vous lire. + +Asseyons-nous sur ce banc. + +Nous étions sur les quais, près de la gare d'Orléans. Des bandes +d'ouvrières, gagnant les boulevards de la rive gauche, jetaient leurs +rives en passant. Des voitures découvertes promenaient des jupes +claires. Paris, derrière Notre-Dame, semblait tout rose. Un marchand +criait: «Voilà le plaisir, mesdames!» Nous étions tristes et tout petits +dans le bruit, dans la joie des autres. Un de ses bras passé sur le +dossier du banc, il lisait, tourné vers moi, d'une voix si faible que +les sifflements des remorqueurs sur la Seine m'empêchaient d'entendre +des moitiés de phrase. + +Alors, il levait les yeux vers moi, pour me faire comprendre. + +J'ai gardé la lettre, la voici: + + +«_Monsieur, + +«Votre présence à l'usine est inutile, aujourd'hui et jours suivants. Je +vous chasse. Je vous chasse parce que vous êtes un malhonnête homme, +nuisible à mon industrie et à ma vie privée. Je ne vous rappellerai pas +que je vous ai donné du pain alors que vous étiez chien errant dans la +rue. Vous n'avez pas assez de coeur pour souffrir de ce simple appel à +vos souvenirs. + +«J'ignore quelle est votre nationalité, voilà pourquoi je vous prie de +ne plus vous présenter à la porte de mes ateliers où se fabrique un +jouet national. + +«Je sais que vous êtes un larron d'honneur, voilà pourquoi je ne vous +mettrai pas en état de séduire, par vos propos éhontés, une jeune fille +pour qui un seul de vos regards est une souillure._ + +«GOSSELET.» + + +Plus bas, d'une autre écriture: + +«_P.-S.--Ma femme fait de longues phrases bien inutiles. On vous chasse +parce qu'on vous chasse. Moi je vous écris que jamais, tant que je +vivrai, vous n'aurez ma fille. L'argent, mon cher monsieur, ne se trouve +pas dans le pas d'une mule._» + +--Montrez-moi l'écriture, fit Simone. Oui! les phrases de roman sont de +ma mère. Et pauvre père aurait bien pu ne pas ajouter ce post-scriptum. +Vous me donnez cette lettre, n'est-ce pas? André l'offrira à bon papa +Gosselet le jour de notre mariage. + +--La lecture achevée, il me dit: «Que faire, maintenant?» Je ne trouvais +rien pour le consoler. Il me prit le bras et nous longeâmes les quais +sous les marronniers tout jolis de feuilles neuves. Tout en marchant, je +cherchai quelque chose, je ne savais quoi, pour le tirer de peine. Une +idée me vint. Le fiacre qui devait vous emmener n'avait pas attendu +jusqu'à sept heures, ainsi que l'avait ordonné M. Bamberg. D'autre part, +M. Bamberg n'avait pas reçu de vous le plus petit billet d'explications, +ce qui laissait supposer que vous n'étiez point libre d'agir. Je pensai +tout haut: + +--M. Gosselet a peut-être enlevé Mlle Simone. + +Il s'arrêta brusquement, me serra le bras. + +--C'est ça. C'est ça. Il aura pris place dans la voiture avant l'arrivée +de Simone et l'aura conduite en quelque maison de retraite... Moi qui +accusais Simone de lâcheté. Oh! ma petite l'Embaumée, que je vous +embrasse! + +Il m'embrassa de si bon coeur que cela fit rire deux rien-du-tout en +cheveux qui passaient. + +--Mais où trouver le cocher, l'Embaumée? + +--J'ai le numéro de la voiture. + +--Vous l'avez gardé? + +--Je suis si superstitieuse! J'ai mis l'imprimé dans ma bourse pour +jouer le numéro à la prochaine loterie. + +--Donnez-moi le numéro. + +Je fouillai dans mon porte-monnaie et n'y trouvai que des sous. + +Nous voilà redevenus tristes, marchant, tête baissée, très vite, lorsque +je me souvins que j'avais épinglé le bulletin sur ma pelote, à côté de +la glace. + +Il dit: + +--Je vous accompagne chez vous. + +--Oh! monsieur Bamberg. + +--Je vous attendrai en bas. + +Nous arrivons rue Mouton-Duvernet. Ma concierge veut m'arrêter pour me +raconter des histoires, je file sans la saluer. Deux secondes après, je +remettais le petit papier à votre amoureux, sur le trottoir, en face de +la fruitière. La concierge m'a vue et a pris un petit air indigné. Ça +m'était bien égal, allez! Vous devinez le reste. M. Bamberg a déniché le +collignon qui lui a dit vous avoir conduit chez les Visitandines. Moi, +qui lui avais juré que je vous retrouverais, je me suis introduite dans +ce couvent, où l'on n'a de fleurs que pour les saints de pierre. Ce +qu'il y fait froid! Brrou!» + +Et elle raconta à Simone, tout au long, en riant, par quelle ruse et +quel subterfuge, grâce à la très chaude recommandation d'un vieux +vicaire qui s'était occupé d'elle à sa première communion, elle avait +réussi à se faire recevoir dans le couvent comme petite domestique. Sa +difformité l'avait beaucoup servie. Elle avait raconté un véritable +roman et on avait eu pitié d'elle. Sa concierge, bonne vieille femme qui +adorait l'intrigue et qu'elle avait mise au courant de son plan, avait +donné les meilleurs renseignements: «Ah! celle-là, elle n'avait pas +besoin de se convertir! Elle avait toujours été sage comme une image!! +Je ne m'étonnerais pas qu'elle se retirât du monde et s'en allât dans un +couvent. Elle était faite pour être religieuse.» + +Au bout d'une semaine, elle avait gagné la confiance des soeurs qu'elle +charmait par sa gaité et qui la regardaient déjà comme une excellente +recrue, une future petite soeur converse, dévouée, vaillante, +travailleuse. On l'envoyait au marché faire les achats. Ce n'est pas +elle qui se laissait surfaire! Elle était bien trop maligne. + +Elle dit tout à coup à Simone: + +--Maintenant, vous allez partager mon souper: _quatre_ de gruyère et +_cinq_ de charcuterie assortie. Ce n'est pas riche, mais pour une fois, +mademoiselle. + +--Mangez, ma _soeur_! Moi je n'ai faim que de détails. Il était tout +attristé quand vous l'avez vu sur ce banc? + +--Oh! triste!... + +Et l'entretien continua, avec des redites, des pourquoi, des +commentaires, jusqu'à ce que l'Embaumée, son repas achevé, fouetta à +coups de mouchoir les miettes de pain tombées sur le tapis de la table +ronde. + +--Votre chambre est gentille, dit Simone. + +--Gentille... non! Pas autant que je le voudrais! C'est tout ce que j'ai +pu acheter en quatre ans, et cependant, il n'y a jamais de chômage à +l'usine. Ce qui me manque, c'est une armoire à glace. Je vais prendre un +abonnement chez Crespin. J'ai peur de mourir avant d'avoir pu l'acheter. + +Elle souleva le bonnet de papier rose qui casquait la lampe, et, le bras +dressé, éclaira son logis d'une clarté jaune qui faisait plus vastes les +coins mi-obscurs. + +Le front bien en lumière, les yeux tachés de deux lueurs blanches, les +cheveux semblant plus touffus grâce à l'éclairage net des poils en +auréole, elle ne figurait plus la «boscotte» humble ouvrière, mais la +maîtresse du «home» par qui avait été créé cet entourage de choses +amies, familières. + +Autour de la glace plaquée de dartres grises dans le bas, s'étageaient +en des cartons glacés, ornés de fioritures à filets de cuivre, les +têtes, toutes rieuses, des amies d'ateliers coiffées de cheveux +chevauchés par des peignes d'écaille. Brunes et blondes, sous leurs +perruques à la Vierge, à la chien, à l'accroche-coeur, elles souriaient +de leurs lèvres avancées en bec, les yeux un peu brouillés. Les pauvres +filles s'étaient _faites faire_, au retour de quelque vagabondage +faubourien, en des terrains vagues où la pâquerette fleurit près d'un +tas de coquilles d'huîtres, le front encore caressé en dedans comme par +de petites pattes, la bouche encore mouillée de picolo aigre. + +Ce n'étaient pas là les petites amies du samedi, les yeux clignotants +sous les paupières bleues, les bras lourds, les jambes molles, trop +harassées pour s'amuser au jeu des hanches que suit une rangée de vieux +et de jeunes sur le trottoir. + +Au pied de la glace, sur la table de la cheminée couverte d'andrinople +rouge, coupée à dents, d'autres photographies reposaient sur des +chevalets de velours rouge, longs comme la main, passées celles-là, et +attristées d'un gris d'oubli. Elles représentaient, l'une, un ouvrier à +moustache cirée. Les yeux durs sous des cheveux plaqués à grand renfort +de pommade, le gilet barré d'une ligne blanche figurant une chaîne de +montre; l'autre, une femme rustaude sous un bonnet tuyauté comme une +fraise de veau, ensevelie dans une robe noire, évasée comme un sac de +bonbons, à fronçures encerclant la taille. Trônant, face à face, sur le +petit autel, les images semblaient se regarder, hostiles. + +Deux pots, porcelaine et filets d'or, dressaient comme des cierges des +panaches roux de «queues de renard», de chaque côté de la glace. + +Sur les pans du mur étaient accrochés des calendriers du _Bon-Marché_, +historiés de chromos en couleurs appétissantes--couleur vanille, marron +glacé, tartre aux cerises,--et une gravure à douze sous du général +Boulanger à cheval. + +En un coin trônait le lit sous une draperie rouge, pauvre lit fait de +boiseries minces et dont l'acajou s'écaillait sous l'ongle. + +Sous une housse également rouge on devinait l'échine d'une machine à +coudre. + +En un angle de la chambre brillaient les vases à facette, les bibelots +peinturlurés, les boules de cristal rangés sur les planchettes d'une +étagère à clochetons. + +Une armoire à panneaux pleins se dressait, face à la cheminée, ornée du +cuivre or de la serrure luisant comme un oeil jaune. + +Le marbre de la table de marquetterie encombrée de vases multiples, des +gros, des petits, pots à eau, pots à la moelle de boeuf, faisait une +tache blanche en un retrait de la cloison. + +Une moquette à coqs claironnants étalait ses franges jaunes sur le +parquet encombré de la table ronde et de quatre chaises habillées de +rouge. + +Tout cela était propret, coquet, d'un accueil doux, d'un arrangement +sans effort, sous la lumière faible de la petite lampe à pétrole. + +Au chevet du lit, un tout petit Christ était accroché, un de ces pauvres +petits Christ aux chairs de plâtre modelé sur une ossature de fils de +fer, que l'on ne décroche qu'aux jours de deuil pour l'étendre sur la +poitrine des trépassés. Oublié, perdu dans l'arrangement des choses +confortables, il symbolisait la mort qui attend, qui guette, qui va +venir... + +Sous la lumière de la lampe coiffée, de nouveau, de rose, Simone et +l'Embaumée causaient ameublement, la fille de M. Gosselet se défendant +d'avoir une chambre plus gentille que celle de son amie, l'ouvrière +expliquant comment elle aurait voulu son nid. + +--Ce qui me manque, voyez-vous, répétait-elle, c'est une armoire à +glace. Puis, je voudrais changer l'andrinople aussi. + +Après un silence, l'Embaumée dit: + +--Il nous faut dormir, maintenant. Je vais mettre un matelas par terre, +pour moi. Vous, vous prendrez le lit. + +--Laissez-moi coucher sur le matelas. + +--Je ne veux pas... je ne veux pas! Il faut que vous soyez fraîche et +toute jolie pour demain. C'est moi qui vous ramène à lui, je le lui ai +juré... Oh! je suis contente... contente! + +Peu après les deux amies dormaient à la lueur faiblote de la lampe +baissée. + + + + +II + + +Onze heures déjà! + +Partie dès le matin, l'Embaumée ne revenait pas. + +Simone, pleine d'entrain, en jeune fille qui n'a pas peur de mettre les +mains à la pâte, prépara le déjeuner, désireuse de se surpasser, +songeant que l'Aimé prendrait place près d'elle et qu'ils pourraient +s'embrasser à la dérobée, comme deux amoureux, quand la petite ouvrière +s'ingénierait à ne pas voir. + +La batterie de cuisine de l'Embaumée n'était pas luxueuse: une poêle, +une cocotte, une grande poterie jaune vernissée pour cuire le boeuf, un +petit plat en émail, douze assiettes dont six creuses et six plates. +Ajoutons à cet inventaire le filtre en fer battu et un petit moulin à +café si vieux qu'il n'avait presque plus de dents. Les deux fourchettes +et les cuillers qui composaient le service de table sortaient de chez +Christophle. Les verres à initiales, verres _incassables_, n'étaient pas +en cristal de roche. + +Tout cela était rangé sur les planchettes d'un placard mal dissimulé par +le papier de tenture défraîchi au contact des mains. + +Ce placard contenait encore un fourneau que l'ouvrière glissait sous le +manteau de la cheminée aux jours de gala, c'est-à-dire aux jours de +cuisine chaude. Le plus souvent, en effet, elle dînait, au retour de +l'usine, de _quatre_ de charcuterie assaisonnée de petites rondelles de +cornichon. + +Le fourneau posé sur une plaque de zinc, la chambre de l'Embaumée se +transformait en cuisine. + +La petite Parisienne disait d'ailleurs, volontiers, à ses amies: «Viens +donc voir mon appartement.» De fait, sa chambre se divisait en plusieurs +pièces: le cabinet de toilette qui était le coin où luisaient les blancs +de faïence des petits pots, la chambre à coucher occupée par le lit et +la moquette à coqs secouant leurs crêtes rouges, le salon meublé de la +table ronde et des chaises pourpres, décoré de l'échelle montante des +photographies rieuses. + +Avec deux sous de carbonate, elle faisait la toilette du parquet,--un +parquet d'argent, alors que les riches marchent sur un parquet d'or. + +Grâce aux pièces sonnantes luisant dans la bourse à mailles de métal +emportée lors de son évasion de la maison paternelle, Simone crut +pouvoir préparer une grande dînette de fiançailles. Elle rédigea le +menu, le front coupé par une vilaine ride tant elle s'absorbait en la +recherche des mets qui pourraient lui être agréables, puis fit la moue +devant le fourneau, songeant qu'elle ne pourrait pas exécuter les petits +plats «si simples», cuisotés autrefois devant elle, par un professeur de +cuisine décoré qui faisait des effets de manchettes en tournant une +omelette qu'il avait baptisée du nom de Sarcey. + +Maladroite à user de ses doigts pour dresser la table, elle cassa l'un +des verres _incassables_, descendit six étages pour le remplacer et n'en +trouva point de semblable, oublia d'acheter du vin, dégringola dans la +cage de l'escalier si souvent qu'elle finit par ne plus rire de se voir +dans les glaces des devantures, en petite bonne qui va aux provisions. + +Elle rougit du sourire de commisération qui balafra les bajoues grasses +de la concierge, en passant devant la loge, balbutia chez le boucher, se +montra si confuse en l'achat d'un quart de beurre que la fruitière lui +_chipa_ quatre sous. Les fournisseurs chipent mais ne volent pas, +puisqu'ils rendent aux clients la monnaie étalée sur le comptoir. + +Quand elle eut garni de roses blanches les deux pots de la cheminée; +quand, le couvert mis, elle surveilla, assise, les petits nuages de +vapeur sortant par bouffées de la cocotte ronronnante comme une chatte, +Simone était plus lasse qu'aux temps où elle venait d'exécuter une +demi-douzaine de sauts périlleux au trapèze volant. + +Cependant l'espoir du revoir lui mettait aux coins des lèvres le sourire +de ceux qui se parlent en dedans de choses gaies. + +Énervée bientôt par dix nouvelles minutes d'attente, elle se leva, +visita la chambre de son amie, tambourina aux vitres de la fenêtre, se +coula derrière le rideau blanc à grands ramages, le front appuyé sur le +verre. + +Brusquement, elle eut la vision du Paris pittoresque, faite pour les +seuls habitants des mansardes, panorama merveilleux où des toits se +hérissaient fumant leur brûle-gueule, où des pans de mur semblaient +d'or, où des vitres incendiées par le soleil plaquaient de taches +blondes des édifices mauves, violets, roses. Des toits en zinc accroupis +tachaient de gris-argent des massifs d'un vert-noir. De vieilles tours +se dressaient grimaçantes. Des cheminées colossales étaient piquées +comme pour servir de jalons à quelque trace de grand'route dévastatrice. + +Un nuage fit une ombre sur une partie de la ville, et Simone vit deux +Paris, l'un paré de couleurs vives, l'autre estompé, assombri, couvert +de dés piqués de points noirs. Elle songea qu'en un de ces points noirs +des êtres mouraient, aimaient, se laissaient vivre. Elle se sentit toute +petite, toute faible, tourna la tête vers la chambre pour mesurer, du +regard, la place qu'occupaient les choses autour d'elle. + +Un enfant hurla au-dessous, à l'étage inférieur, de ce hurlement continu +et hoqueteux des bébés qui se révoltent contre la souffrance. + +Elle se retira de la fenêtre, vint s'asseoir près du fourneau, enfouit +son visage dans les roses qui mouraient sur la tablette de la cheminée. +Elle dit à voix distincte: «Je l'aime! Je l'aime!» pour se rassurer, +pour se faire plus courageuse contre l'envie de pleurer qui montait de +ses flancs secoués par des frissons chauds. + +* * * * * + +On heurta à la porte. + +Simone entr'ouvrit l'huis, vit l'Embaumée seule sur le palier, fit: +«Ah!», les lèvres en moues, les yeux coléreux. + +Les deux petites amies rangèrent deux chaises l'une près de l'autre et +s'assirent, regardant le même objet, la cocotte qui chantonnait sur le +fourneau. + +Silencieuse, l'Embaumée prit les mains de Simone et laissa pleurer son +amie. Puis, elle la gourmanda, lui caressant les doigts. + +Après un hochement de tête de révolte contre le chagrin, Simone +s'efforça de sourire et dit: + +--Voyez, je ne pleure plus! + +Une de ses larmes s'attardait encore dans le creux des chairs, à +l'attache de la narine. + +--Vous _le_ verrez demain, aujourd'hui, peut-être, pourquoi pleurer? + +--Mais, vous voyez bien que je ne pleure pas Dites-moi tout, tout, je +veux tout savoir. + +--Je devais retrouver M. Bamberg chez lui, dans la petite maisonnette +qu'il a louée dans le village près de l'usine. J'arrive. La femme qui +fait son ménage et qui habite le rez-de-chaussée, me dit: «M. Bamberg +n'y est pas; mais voilà une lettre que je dois remettre à la personne de +Paris». Je lui réponds: «La personne de Paris, c'est moi!» + +--Donnez-moi la lettre, dit brusquement Simone. Vous saviez bien que je +ne le reverrais plus, puisque vous n'osiez pas me remettre la lettre! + +Elle déchira l'enveloppe d'un coup d'ongle, froissa le papier en le +dépliant et lut tout bas: + +«Chère Aimée, + +«Je pars, n'ayant pas le courage d'attendre que la petite amie qui veut +notre bonheur aide à votre délivrance. Je pars et vous demande pardon de +tout le mal que vous a fait mon amour. + +«Je ne puis commettre le vol dont m'accusent déjà M. et Mme Gosselet, +et pourtant je n'ose vous dire adieu. Quelque chose qui est peut-être ma +conscience m'oblige à ne pas vous revoir, à vous fuir même, cependant +j'espère vous revenir plus adorateur que jamais, plus faible aussi, plus +simplement homme. + +«Bourgeois, je souffre d'avoir été élevé dans le respect de principes +façonnés à la longue par des gens habiles à se créer une domestication +déguisée. + +«Je vous aime, vous ne me détestez point trop: nous nous marions sans +nous occuper des fluctuations de la rente à 3 p. %. N'est-ce pas +naturel? + +«Sans doute! mais en vous épousant, j'épouse aussi la fortune de M. +Gosselet qui, mariée à une fortune équivalente, aurait procréé, dans +quelque dix ans, une troisième fortune,--une fortune mangeuse de +milliers de petits salaires. C'est une des formes,--et non la moins +commune,--du Progrès. Je ne dois pas faire mon bonheur en gênant ce M. +Progrès. + +«Je vous dis toutes ces choses parce que vous êtes une originale petite +fiancée raisonnante et raisonneuse. Je vous le dis aussi pour que vous +ne doutiez pas de mon besoin de vous, de mon amour d'homme résolu à tout +pour vous gagner. + +«Pourquoi ne pas vous prendre tout de suite, comme vous le vouliez par +joie du sacrifice, comme je le désirais, par crainte de vous perdre? + +«Vous vivrez plus tard au milieu de ces mêmes bourgeois qui courent sus +à l'amoureux pauvre comme les paysans donnent la chasse au chien enragé. + +«Je ne veux pas qu'on accuse ma femme d'avoir cédé à un appétit de +chair, je ne veux pas que des médecins excusent «sa faute» en invoquant +le nom de quelque maladie étrange inventée depuis peu. Les femmes, ma +chère Aimée, ne vous pardonneraient pas d'avoir été une bonne petite +amoureuse sincère, tout en vous plaignant tout haut d'avoir succombé +devant la tactique amoureuse d'un jeune homme roublard. Les hommes me +jalouseraient d'avoir gagné de l'argent si vite, tout en admirant en moi +ce que l'on nomme «l'absence de préjugés». + +«Ah! si j'étais un simple manoeuvre, si les miens n'avaient pas, +autrefois, porté des masques dans le jeu social, je me révolterais +peut-être, par imprudence, et nous ferions un délicieux ménage montré au +doigt, mais heureux malgré tout et contre tous. + +«Je sais que dans cette comédie qu'est la vie,--comédie montée par des +habiles,--des acteurs jouent de bonne foi, comme si c'était arrivé, +selon l'expression populaire. La hautaine Mme Gosselet, le bon papa +Gosselet souffriraient par nous et pour nous du «mépris public». + +«C'est ce que je ne veux pas. + +«Que faire pour vous mériter? + +«Gagner de l'argent! + +«Je n'ai pas d'argent. + +«Voici ce que j'ai décidé: + +«Je veux être décoré. Je veux pouvoir vous troquer contre un bout de +ruban grand comme ça, gagné au Dahomey en quelque combat où je tuerai +peut-être des femmes, non, des amazones. Quand j'aurai du sang à la +boutonnière de ma redingote, je n'en vaudrai guère mieux, mais M. +Gosselet pourra mettre une petite croix dans le Bottin derrière la +raison sociale Gosselet, Bamberg et Cie, et le monde nous saura gré de +ne pas avoir bravé les préjugés, les bons préjugés... + +«Je vous aime. Quelle drôle de lettre de fiancé à fiancée! + +«Soyez sans crainte, je vous aime trop pour ne pas vous revenir de chez +Béhanzin. + +«André Bamberg.» + +«P. S. Votre réclusion au couvent des Visitandines n'a point trop altéré +votre bonne santé, mon Aimée? J'espère vous faire oublier plus tard les +heures d'ennui. Si je ne réussis pas à vous rendre heureuse, je serai un +grand coupable. + +«Je n'ai parlé que de moi dans cette longue lettre: je ne veux pas vous +dicter de ligne de conduite pour le temps où je serai loin de vous, mais +il est de votre intérêt de laisser croire à M. Gosselet que vous êtes +une petite fille obéissante et oublieuse. + +«Lettre suivra, mon Aimée, adressée à notre amie l'Embaumée, à cette +bonne amie que vous devez aimer déjà comme une soeur. + +«A vous, chère Aimée. + +«A. B.» + + +--Oh! le grand fou! M'abandonner pour ne pas déplaire aux autres. Il dit +je... je... Il oublie que je lui sacrifiais bien autre chose que le +respect humain, moi! + +--Voyons, mademoiselle. Il faut se faire une raison. + +--Et il me conseille de rentrer à la maison paternelle, de désavouer +notre amour! Il ne m'a jamais assez aimée, pour m'aimer tout bonnement, +sans phrases, sans faire d'études sur la question sociale... Il a +raison... mais je ne suis pas une fiancée comme une autre, que +m'importent les qu'en dira-t-on, les on-dit, les il-paraît!... + +--Peut-être est-ce parce que vous n'êtes qu'une femme que vous pensez +comme ça, Mademoiselle! Il vous quitte! + +--Il va se battre au Dahomey. + +--Pourquoi faire? + +--Pour revenir. + +--Les amoureux font tous comme ça. + +--Pour revenir décoré. + +--Ça c'est joli d'être décoré. Ce qu'on regarde les hommes qui ont un +ruban, en omnibus! + +--Aller se battre quand il devrait... Ça, c'est une lâcheté! + +--Oh! mademoiselle, Bon! voilà que vous allez pleurer. Peut-être que ça +vous fera du bien. + +--Il ne m'aime pas! + +--Mais si! mais si! + +Cependant le feu s'éteignait dans le fourneau et la cocotte ne +ronronnait plus en crachant des jets de vapeur. La petite ouvrière dit +pour faire diversion: + +--A table! J'ai grand faim. + +Après le repas consommé en toute hâte, l'Embaumée mangeant en heurt +continuel de fourchettes, de couteaux, d'assiettes, «pour donner de +l'appétit» à la malheureuse fiancée, Simone dit, résolue: + +--Maintenant, mon amie, à vous de me rendre un nouveau service! Puisque +André me fuit, il faut que je me résigne à l'attendre, seule, loin de ma +famille, gagnant mon pain... ce qui ne m'a d'ailleurs jamais effrayée... + +L'Embaumée posa brusquement sur la table la petite pile d'assiettes +qu'elle allait enlever: + +--Comment! comment! Voilà que vous allez dire des bêtises! + +--Mon père m'a traitée de fille, je ne rentrerai chez nous qu'au bras de +mon mari, au bras du petit ingénieur sans-le-sou. + +--Mais, mademoiselle, c'est impossible! + +--Impossible! Croyez-vous que je ne suis pas courageuse? + +--Mais il faudra travailler! Vous ne savez pas travailler! + +--J'ai appris la couture au pensionnat laïque... Je suis capable de +fanfrelucher mes robes, moi-même. Je sais broder aussi... Je fais un peu +de tapisserie. + +--Je ne dis pas non! Mais travailler pour gagner sa vie, c'est autre +chose. Travailler, mademoiselle, c'est se battre avec l'ouvrage, c'est +pousser l'aiguille dans l'étoffe quand on n'y voit plus, quand les +paupières vous brûlent, quand le poignet vous fait mal, quand des mains +vous tordent des choses dans l'estomac, quand vous avez comme une boule +de plomb dans le crâne, une boule qui vous courbe le visage sur la +besogne enragée. Travailler, c'est se lever à cinq heures, lasse, c'est +se coucher à onze heures, morte de fatigue. Tout ça, mademoiselle, pour +quarante sous, si vous faites de la confection chez vous, pour trois +francs, quatre francs, si vous êtes ouvrière chez un grand couturier! +Travailler, ce n'est pas chiffonner de la dentelle, par distraction, ou +dessiner des papillons sur un canevas avec des laines de couleurs +différentes... + +--Alors, ma petite l'Embaumée, j'apprendrai à travailler. J'ai assez +d'argent pour attendre que je puisse gagner mon pain, grâce à l'habileté +et à l'activité que j'aurai vite acquises! + +--Mademoiselle, je suis votre amie, n'est-ce pas? J'ai fait pour vous +tout ce que j'ai pu faire, mais je n'ai guère pu. Écoutez un bon +conseil. Allez dire à M. Gosselet que vous êtes prête à réfléchir sur +les inconvénients de votre mariage. Demandez du temps! Gagnez du temps! +M. Bamberg reviendra et alors... + +--Je vous assure, mon amie, que je suis bien décidée à gagner ma vie en +petite ouvrière qui attend son amoureux parti au loin, en campagne! +D'ailleurs, vous travaillez bien, vous, sans espérer des jours de repos, +sans entrevoir un horizon de bonheur. + +--Moi, mademoiselle, c'est bien différent. Quand je vois comment marche +le monde, quand je pense aux injustices de la vie, je me console en +songeant que l'on m'habitua toute petite, à travailler. Le turbin, j'ai +ça dans le sang! Mon père et ma mère travaillaient dur. J'étais haute +comme ça que j'aidais ma mère à coudre des sacs, au retour de l'école. +J'allais au lavoir avec des charges qui écrasaient mes pauvres petites +épaules... Il le fallait bien, puisque père venait manger tous les soirs +et qu'il oubliait de nous laisser l'argent de sa paye pour acheter le +fricot du lendemain. + +--Pauvre mignonne! + +--Ce que j'ai fait, bien d'autres le font aujourd'hui, bien d'autres le +feront demain. Quand on mange, en travaillant, on est heureux. Le +malheur est qu'on n'a pas toujours d'ouvrage. + +--Et votre père? + +--Père était bon ouvrier et pas buveur quand il vint à Paris avec maman. +Puis, un jour, on le mena au poste parce que, en passant, il avait +touché le coude d'un sergot. Ça, voyez-vous, ça lui donna la haine du +gouvernement. Il se mit à fréquenter les marchands de vin, à faire de la +politique. Quand il me prenait sur ses genoux, il disait de grandes +phrases, me promettait des bagues, des bracelets, m'annonçait que je +serais habillée, plus tard, comme une fille de riche. Maman lui faisait +de grands yeux sévères quand il nous proposait de partager avec ceux qui +ont tout l'argent. Il me faisait peur, un peu, mais il n'était pas +méchant et obéissait de suite quand mère l'envoyait se coucher. + +Père fut tué par l'explosion d'une chaudière de son usine. On nous donna +quatre cents francs. Ce n'était pas beaucoup, mais maman avait trop peur +de la justice pour faire un procès au patron. + +Peu après, mère tomba malade à la suite d'un _chaud et froid_. J'avais +beau me lever matin, je n'arrivais pas à gagner assez d'argent pour la +soigner comme j'aurais voulu. A la mairie, on nous donna des bons de +pain... Des bons de pain, ce n'était pas suffisant pour guérir maman. + +Elle mourut juste au moment où on allait la porter à l'hôpital. + +L'hôpital! Elle en avait si grand'peur que cela a peut-être hâté sa fin. +Voyez-vous, mademoiselle, il n'y a que les Parisiens qui demandent à +aller à l'hôpital. Les ouvriers venus de province n'aiment pas à mourir +avec les carabins! + +Le pharmacien et le propriétaire payés, il ne me resta guère que la +moitié des meubles de pauvre maman. Je les vendis parce qu'ils me +rappelaient des souvenirs trop tristes et j'allai habiter avec une amie +qui travaillait chez votre père. + +Depuis je me trouve presque heureuse. J'économise soixante francs par +an, mademoiselle, soixante francs parce que chez vous il n'y a pas de +chômage. + +--Votre passé est bien triste, mon amie. + +--C'est le passé de toutes ou de presque toutes, allez! Vous êtes +toujours résolue à... + +--Toujours! Comme je ne puis pas être une très habile couturière, nous +travaillerons ensemble à des travaux de confection, si vous le voulez +bien. + +--Soit, à nous deux, nous pourrons peut-être ne pas être trop +malheureuses. D'ailleurs je tiens à ne pas vous quitter si vous jouez au +jeu dangereux de petite ouvrière. + +--Encore, mon amie!... Voilà mon appoint dans notre maison de commerce. + +Ce disant, Simone vida sur la table le contenu de sa bourse à mailles +d'argent. Elle poussa du doigt les pièces d'or vers l'Embaumée, +comptant: + +--Cent...deux cents...trois cents...quatre cents... quatre cent +cinquante. Nous sommes riches! + +--Riches! Quand nous aurons acheté de quoi vous meubler une toute petite +chambre sur mon carré, il vous restera bien cent cinquante francs! + +--Bast, c'est suffisant pour attendre le travail, ma petite l'Embaumée. +Et appelez-moi Simone, Simone, tout court, sans mademoiselle. Ne +sommes-nous pas des amies d'atelier? + + + + +III + + +Le sixième étage qu'habitait la petite bossue était semblable à tous les +sixièmes étages des quartiers ouvriers. + +Dix ou douze mansardes ouvraient leurs portes de bois blanc badigeonné +rouge-brun sur un palier étroit. Près d'un buen-retiro à usage commun, +sis à l'extrémité du couloir, un robinet de cuivre laissait couler une +eau grise en une cuvette de plâtre plantée dans la cloison comme une +écaille d'huître. + +Sur le mur, les traînées de peinture figurant des veines de faux marbres +se maculaient de teintes rousses. + +Les degrés de l'escalier s'engluaient des boues apportées en huit jours +de tous les coins de Paris par les habitants trop gueux pour exiger de +la concierge un nettoyage quotidien. D'ailleurs, les femmes maugréaient +quand la «pipelette», se décidant à récurer «ce sale sixième», lançait +sur le parquet de grands seaux d'eau qui filaient en rigoles, sous les +portes, baignant les descentes de lit, moisissant les pieds des meubles +déjà caducs. + +Hiver comme été, le buen-retiro dégageait des odeurs malsaines. Il y +avait de petits enfants dans les mansardes, et aussi de grands enfants +qui ne souffraient pas trop d'une saleté commune, anonyme. + +Un vasistas encadré dans le toit éclairait d'une lumière très nette le +palier où venaient jouer les petits, où venaient babiller les mères en +des jabotteries coléreuses contre la pipelette. + +Par cette vitre, les mioches regardaient passer les nuages, songeant, +les yeux vagues, au grand jardin des Plantes qu'habitent les heureuses +«bébêtes». + +Par cette vitre, les femmes voyaient un peu de ciel, évoquant les +promenades faites, autrefois, sur les bords de la Marne, les +vagabonderies où elles mangeaient du veau froid, jeunes filles, au +milieu d'hommes en manches de chemises, ivres sans avoir bu. + +Assises toute une journée sous ce carré de bleu, le printemps venu, +pendant que les hommes travaillaient à l'atelier, elles se contaient les +propos de la fruitière du coin, se plaignaient du renchérissement des +oignons, cherchaient des amants aux petites filles sages, commentaient +les jeux d'ombres chinoises aperçus, la veille, sur les rideaux d'en +face, se faisaient des confidences, épiaient leurs visages, tissaient +des cancans à l'aune. + +Les doigts peu agiles, mais la langue alerte, elles faisaient mine de +ravauder des chemisettes d'enfant ou des culottes d'hommes qui servaient +de prétexte à de fades plaisanteries, tous les jours répétées, et, la +besogne interrompue, lampaient du café noir en de grands bols déposés +sur les marches de l'escalier, à l'abri des coups de pied de leurs +«petits». + +Les locataires du sixième étage fournissaient des thèmes inépuisables à +leurs cancans. + +Sur le carré habitaient deux femmes qui n'assistaient jamais aux +parlottes de l'après-midi et évitaient même d'aller faire leur provision +d'eau tant que les commères siégeaient sous le vasistas. + +L'une, vêtue en petite bourgeoise, d'un peignoir coquet, piquait à la +machine des jerseys pour le grand magasin: _La Baigneuse_. + +L'autre, habillée d'étoffes lâches pour dissimuler sa grossesse, créait +des fleurs artificielles en un labeur continu, acharné, qui ocrait de +plus en plus son visage amaigri par une maternité prochaine. + +La petite couturière n'avait pas d'amant. La fleuriste recevait les +visites presque quotidiennes d'un jeune homme, vêtu comme un étudiant, +qui montait les six étages d'un air ennuyé et donnait un simple bonjour +à l'ancienne petite amie devenue inutile et presque gênante. + +Les commères reprochaient leur «fierté», leur hypocrisie aux deux +silencieuses et ne se gênaient pas pour crier des plaisanteries obscènes +derrière les portes minces. Elles engageaient le Bel-Adolphe, le garçon +épicier qui rentrait chez lui, tous les soirs à dix heures sonnant, à +aller demander du feu à sa voisine, la petite couturière, et +escomptaient déjà la défaite de la Sainte-Nitouche. + +L'Embaumée trouvait grâce devant ce terrible aréopage de langues +féminines, parce qu'elle ne gagnait sa chambre qu'à nuit tombée, à +l'heure où les hommes rudoyaient ou cognaient les ménagères attardées, +changeant les rires de l'après-midi en des pleurnicheries nerveuses qui +ameutaient les voisins sur les seuils des mansardes. Elle était la +«boscotte», l'être insignifiant qui n'excite ni l'envie ni la pitié, +mais qui _reçoit son paquet_ au hasard des conversations. + +Le personnage important du sixième étage, celui dont la vie privée +occupait le plus souvent les langues en mal de racontars, était un grand +garçon de vingt-deux ans, brun, barbe en coin, qui sortait de sa +mansarde, régulièrement, à deux heures de l'après-midi, drapé en un +manteau noir, chaussé d'escarpins vernis, coiffé d'un feutre à la +mousquetaire. On savait qu'il écrivait dans les journaux. Par l'huis +entr'ouvert de son logis, on avait pu inventorier son mobilier: un lit +de sangle, deux chaises, une malle, des livres jetés en tas. + +Comme il semblait pauvre, comme «ça ne sentait jamais le rôti chez lui», +les commères se chuchotaient des phrases indignées sur ses moyens +d'existence. Mais quand sa clef ferraillait dans la serrure, elles +rangeaient vite les chaises pour lui faire place, devenues muettes, +cousant leurs loques en des attitudes penchées. Lui, passait, sans +soulever son feutre superbe, méprisant, fredonnant sous sa moustache +retroussée un air de musiquette. + +Elles lui en voulaient d'être jeune, d'être heureux quoique gueux, de +porter «des frusques de milord», de travailler avec une plume qui ne +pèse rien du tout au bout des doigts, alors que leurs hommes maniaient +des outils qui crevassent l'épiderme. + +* * * * * + +Quand Simone eut loué une chambre voisine de celle de l'Embaumée, les +bavardes eurent vite baptisé la nouvelle venue d'un sobriquet. Elles la +surnommèrent «la princesse» et inventèrent un roman de fille jusqu'alors +entretenue pour expliquer la blancheur de ses mains et la souplesse de +sa taille. + +Simone ne prit point garde à leurs regards hostiles, ce qui attisa leurs +rancunes de femelles enlaidies. + +L'Embaumée n'exagérait rien en assurant que les frais d'installation +d'une chambrette diminueraient vite le petit pécule de Mlle Gosselet. +Les meubles achetés, des meubles en pitchpin, fragiles et anguleux, la +lingerie installée dans une armoire à glace de quatre-vingt-cinq francs, +semblant destinée à l'ameublement d'une chambre de poupée, il ne restait +plus que cent francs dans la petite bourse à mailles d'argent. + +La chambre de Simone était bien pauvre, bien banale, mais elle pouvait +communiquer avec l'_appartement_ de la petite faiseuse de sourires par +une porte autrefois condamnée. + +Il fut décidé, d'un commun accord, que cette porte resterait toujours +ouverte et que la chambre de Simone servirait d'atelier commun. On +déjeunerait et on dînerait dans la chambre de la petite bossue. + +Ces arrangements déridèrent quelque peu l'Embaumée qui avait conservé un +mauvais souvenir du temps où elle confectionnait des sacs et tenait la +profession de couturière pour un métier de «crève-la-faim.» + +Le dernier coup de plumeau donné sur les meubles, Simone voulut écrire à +André Bamberg pour s'assurer en sa résolution de travailler, de souffrir +pour l'Aimé. + +--Et l'adresse, nous n'avons pas l'adresse, objecta l'Embaumée. + +--Je lui enverrai ma lettre plus tard. + +--Bien! moi je vais chercher de l'ouvrage. Je connais une Mme Blondon +qui est entrepreneuse pour le Grand-Marché. Je vais vous l'amener. + +Simone tira de son buvard une feuille de papier blanc et écrivit: + +«Oh! le vilain, le grand vilain, qui est parti, qui a déserté au moment +où j'allais être à lui!... Vous n'avez donc pas de caractère, vous +autres hommes?... Mais pardonne-moi ces reproches, André, ce n'est pas +toi qui es coupable et qui me fais mal, c'est la vie, et Dieu sait si +elle est cruelle! + +«Je comprends ton découragement, ton coup de désespoir. Et puis il y a +aussi dans ta conduite un fait d'honnêteté qui vient de ta race. Dans +ton pays rude et encore un peu sauvage, on est droit, on est loyal. Je +t'aime surtout à cause de ta droiture, de ta conscience d'honnête homme, +mais je t'aime aussi parce que je t'aime; je t'ai, dans mon amour, fait +tout petit, tout petit, pour te porter toujours avec moi, en moi, dans +mon coeur... + +«Je voudrais te dire merci de m'avoir appris à aimer comme je t'aime; +c'est si bon, on se sent vivre! + +«Je t'aime, vois-tu, avec tout ce que j'ai de plus douce tendresse. Je +t'aime dans toute ta vie, depuis tout petit, quand tu étais un bébé +plein de risettes jusqu'à ce que tu sois devenu un homme plein de +misère. + +«Devine d'où je t'écris? De notre chambre! J'ai loué une chambre à côté +de celle de l'Embaumée, je l'ai meublée de gentils meubles de sapin qui +sentent bon les bois et mettront autour de toi le parfum de tes +montagnes... + +«Quand tu m'auras rejointe, ce sera si joli de t'attendre avec la lampe +allumée, les bras grands ouverts, dans notre chambre à nous, dans notre +petite chambre remplie de vrais sourires câlins, de bons baisers +aimants. Comme nous allons nous aimer et nous moquer du monde! Je me +ferai toute mignonne, toute petite; je me pelotonnerai en toi comme une +petite chatte qui veut être caressée. + +«En fermant les yeux, le soir, sur mon oreiller, je me figure déjà être +à côté de toi, te sentir tout de ton long contre moi, jusqu'aux pieds; +et ça fait si drôle, je ne sais plus si tu es loin ou si tu n'es pas là, +réellement vivant en moi, dans une sorte de rêve continu, tout +brûlant... Embrasse-moi! Remplis tout mon grand lit blanc de tes +baisers! + +«Pourquoi ne m'as-tu pas emmenée? Pourquoi m'as-tu laissée comme une +pauvre abandonnée dans ce grand Paris si méchant, si hostile aux simples +de coeur? Je serais partie avec toi, nous aurions été si forts ensemble! +Il y a des pays où les hommes savent encore vivre comme des hommes et où +les sauvages sont les vrais civilisés... Nous aurions été dans ces pays +de liberté et d'amour... + +«Moi, je voudrais t'emporter bien loin de tout et de tous, comme mon +trésor... Je voudrais, comme un cher petit adoré, te faire reposer à +l'ombre de grands arbres, sous un ciel tout bleu et sans hiver, et te +regarder dormir, sans rien te demander pour moi,--seulement te sentir, +toi, être bien, bien tout à fait,--et te dire merci. + +«Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi; je t'aime.» + +Simone écrivait avec une rapidité fébrile; elle pouvait à peine suivre +le flux de ses pensées qui, trop longtemps contenues, débordaient en un +ruisseau d'amour. + +L'Embaumée l'interrompit en revenant avec Mme Blondon, une ex-jolie +femme, bien en chair, parlant haut, vêtue de noir, les brides de velours +de sa capote attachées sous son menton en un gros noeud qui l'obligeait à +dresser la tête. + +Mme Blondon avait quarante-cinq ans, des yeux jaunes qu'elle savait +rendre très doux, ou très sévères, un nez bien campé sur deux grosses +joues ravagées par la poudre de riz, une bouche sans cesse entr'ouverte +pour l'exhibition de petites dents triangulaires et d'un bout de langue +toujours en mouvement. + +Ses vêtements n'étaient point de coupe élégante, destinés à endiguer les +chairs plutôt qu'à parer la femme. + +Étalée sur la chaise que lui avait présentée Simone, les deux mains +jointes sur le ventre, elle se mit à parler très vite: + +--C'est du travail que vous voulez, mes enfants? J'en ai. Là! Êtes-vous +contentes? J'en ai, mais pas beaucoup. Ce n'est pas encore la saison +d'été et les vêtements d'hiver ne se vendent plus. Voilà trois jours que +je vais au Grand-Marché sans obtenir seulement une douzaine de corsages. +Ah! ça ne va pas! ça ne va pas! On me donne toujours la préférence au +Grand-Marché. Ce que je livre est si soigné! + +«Mes enfants je vous donnerai vingt sous par corsage. Le corsage est +coupé, bâti, vous n'avez qu'à le coudre à la machine et à faire les +boutonnières. Les fournitures sont à votre charge naturellement! Des +vêtements si simples! Une...deux...trois! C'est fait!...» + +_Une... deux..., trois_! Ce disant, Mme Blondon ne fit pas un geste +de ses grosses mains aux anneaux d'or torturant la chair, mais ses yeux +marrons roulaient dans leurs orbites. + +--J'ai gagné ma vie à piquer des corsages, mais aujourd'hui, je ne peux +plus travailler. + +Ici, les yeux de Mme Blondon s'inclinèrent vers les paupières +inférieures pour lorgner les sommets de son corsage gardés par une ligne +hérissée de boutons comme par une rangée de fantassins. + +--Je me contente d'aller chercher des commandes. + +«Autrefois, j'envoyais au Grand-Marché une des ouvrières de mon +atelier--toujours la plus gamine pour ne pas tenter ces messieurs de la +manutention. + +«Elles y restaient des journées entières, les gueuses! Ce que j'en ai +chassé à cause de ça! Maintenant je n'ai plus d'ouvrières. Elles +empêchaient de travailler Joseph. Je vais à la manutention moi-même. +C'est tout en haut du Grand-Marché: il faut en monter des marches! Les +autres entrepreneuses attendent leur tour. Moi, ces messieurs me +connaissent bien. «Ah! c'est vous, madame Blondon!» On me donne mes +étoffes toute de suite. + +«Quand je porte ma marchandise à la réception, on est toujours très +aimable aussi: «Ah! c'est vous, madame Blondon.» On ne me refuse pas de +vêtements. Je fais de petits cadeaux. Et les plaisanteries ne me font +pas peur... Mais Joseph peut être tranquille... + +«Ah! ça coûte! Ça coûte! Toujours prendre des omnibus! Toujours six sous +à la main, sans compter les deux sous que je donne au conducteur pour +qu'il me laisse mettre mon paquet à l'intérieur. Je ne gagne pas gros, +allez. On me paye mes corsages vingt-deux sous, je le jure! Les deux +sous de bénéfice ont vite levé la queue. + +«Ainsi, mes enfants, c'est entendu. Venez chercher une douzaine de +corsages pour essayer, je vous paierai quand le Grand-Marché aura +accepté votre ouvrage. C'est juste, n'est-ce pas? + +«Je ne dis pas que l'on peut gagner une maison de campagne, avec un jet +d'eau devant, en piquant des corsages, mais ça fait manger tout de même. +J'ai des ouvrières qui travaillent pour moi depuis cinq ans. Puis le +travail c'est la santé! Ah! si je pouvais travailler... c'est ce que je +dis à Joseph. + +«Il y a des ouvrières qui essayent d'aller prendre les commandes, +elles-mêmes au Grand-Marché. Elles savent ce que ça leur coûte! Moi, ça +ne risque rien. + +Joseph peut être bien tranquille... Je suis une femme de tête, moi. + +«Ah! les temps sont durs! Joseph...» + +Les deux petites amies souriaient à la nouvelle intervention du +mystérieux Joseph. + +Mme Blondon voulut bien expliquer ce qu'était Joseph: + +«Joseph, c'est mon mari, un homme qui a toujours des chiffres dans le +cerveau. Il tient un livre de pari aux courses. Quand il faisait ses +calculs, le bruit des machines à coudre l'agaçait... Joseph le sait +bien, lui, que les temps sont durs, très durs... Au revoir, mes +enfants.» + +Très digne, Mme Blondon salua des yeux, du rire et disparut dans +l'escalier, cramponnée à la rampe, le pied s'assurant de la solidité des +marches. + +--Elle marche si vite que vous n'avez pu lui dire que nous acceptions +ses offres, dit Simone. Elle est drôle. + +--Ce qui n'est pas drôle, c'est de piquer des corsages à vingt sous +pièce! + +--Allons, mademoiselle Rabat-joie! moi qui vous croyais gaie... + +--Des corsages qu'on lui paye de trente-deux à trente-cinq sous! + +--Allez chercher les corsages, ma petite l'Embaumée, et au travail, +vite! vite! Simone commença dès le lendemain son apprentissage de petite +couturière. + +A six heures du matin, elle se mit à la besogne, assise à côté de +l'Embaumée qui pédalait sa machine à coudre avec l'acharnement d'un +bicycliste courant quelque championnat. + +La petite bossue assemblait les différentes parties du corsage pendant +que la fille de M. Gosselet cousait les ourlets et bordait les +boutonnières. + +Le travail se faisait vite malgré les retards apportés par la machine +qui, n'ayant pas roulé depuis longtemps, cassait le fil ou rejetait la +courroie de transmission, malgré les morsures de l'aiguille qui +ensanglantaient de points rouges les doigts de la petite bourgeoise. + +L'Embaumée, tout en poussant l'étoffe le long du guide-âne, surveillait +de la queue-de-l'oeil le travail de son associée. Elle interrompait le +tac-tac-tac de la machine, pour encourager Simone un peu étonnée de +l'activité de sa nouvelle amie: + +--Voilà qui va bien. C'est suffisant pour un corsage à vingt sous. On +dirait que vous faites ce travail depuis longtemps. + +Simone, les cheveux en désordre, la bouche contractée par l'impatience, +par l'effort, se hâtait de plus belle, semblant jouer à pigeon-vole, +tant elle tirait vite le fil passé au travers de l'étoffe. Elle riait +nerveusement à chaque morsure de l'aiguille et disait pour expliquer son +rire: + +--Nous travaillons pour Joseph! + +* * * * * + +Quand la machine s'arrêtait en des trépidations irrégulières, la pendule +tictaquait très fort. Des froissements d'étoffe, des soupirs d'ennui ou +de lassitude, des bâillements, des craquements de chaise éclataient +sonores dans le silence brusque. Les petites amies songeaient. +L'Embaumée admirait le courage de Simone, un peu dépitée en fille du +peuple de voir que cette fille de riche travaillait comme une ancienne +de l'atelier. Simone pensait à l'Aimé, au cruel Aimé qui la condamnait +par sa fuite à cette rude besogne, s'admirait, se félicitait, se +comparait aux héroïnes de roman qui lui avaient paru si peu vraies en +ses lectures d'autrefois. + +Tac-tac-tac! La machine recommençait son bourdonnement pendant que, sur +le palier, les mioches pleurnichaient, les femmes babillaient, heurtant +les cloisons du manche de leur balai, traînant sur le parquet leurs +seaux ferrailleux. + +Simone pouvait entendre leurs bonjours échangés, le glissement de leurs +savates devant sa porte, leurs rires gras et leurs rires maigres. Elles +disaient: + +«--Ça n'est pas encore venu? + +--Oh! ça tiendra bien jusqu'à la fin du mois. + +--Et l'autre, avec ses airs de Sainte-Vierge! + +--Un jour ou l'autre, ça lui pend au nez. + +--Dites donc, vous avez entendu la machine à coudre, à côté? Ça veut +faire croire que ça sait travailler.» + +L'Embaumée piquait vite, vite, pour couvrir les voix injurieuses du +bruit de sa machine et Simone, avant compris, devenue pâle, murmurait: + +--Oh! les sales femmes! Oh! le sale peuple! + +Quand midi sonna à la petite pendule figurant un clocheton du chalet +suisse, les deux associées étaient si lasses qu'elles ne voulurent pas +descendre six étages pour acheter leurs provisions de bouche. Elles +mangèrent un morceau de viande cuite depuis la veille, se partagèrent un +carré de gruyère et vidèrent d'un trait une tasse de café noir. + +Tac-tac-tac! L'étoffe filait de nouveau sous la patte de la machine +pendant que l'Embaumée chantait une romance pleurnicharde: + +* * * * * + +Sentinelles, ne tirez pas, C'est un oiseau qui vient de France! + +Les doigts engourdis, la tête lourde, Simone, assise près de la fenêtre, +cousait, rageuse, pestant contre les rires des commères bavardant sous +le vasistas. Distraite, elle contempla Paris ensoleillé, regarda au loin +des silhouettes bleues de cheminée et s'endormit, les lèvres en moue, +les paupières mouillées, aux coins, de deux larmes qui ne tombaient pas. + +L'Embaumée quitta sa machine et saisit le corsage étalé sur les genoux +de l'endormie. + +En sa bonté, elle était heureuse, sans oser se l'avouer, de la +défaillance de sa nouvelle amie, les labeurs anciens qui étaient en elle +semblant se réjouir de la fatigue dont souffraient les muscles de cette +riche. + +--Comment! j'ai dormi! + +--C'est que vous n'avez pas l'habitude des travaux qui durent tout le +temps. + +--J'ai dormi pendant une heure, au moins, n'est-ce pas? + +--Un quart d'heure, à peine. + +Simone se leva, se frotta les yeux du poing, se tâta l'épaule endolorie +par le dossier de la chaise et s'approcha de la pendule. + +--Quatre heures, déjà! + +Et, toute rouge, elle s'excusait: + +--J'ai été surprise par le sommeil. Vous n'êtes pas gentille. Pourquoi +ne m'avez-vous pas secouée par la manche? + +--Vous dormiez si bien! Voulez-vous piquer à la machine, cela vous +éveillera tout à fait? + +La machine tactoqua de nouveau, assourdissant les rires qui éclataient +sur le palier pendant que la petite bossue reprenait sa chanson d'une +voie nasillarde: + + + Et l'enfant disait aux soldats: + Sentinelles, ne tirez pas (_bis_), + C'est un oiseau qui vient de France! + + +A neuf heures du soir, Simone et l'Embaumée croquèrent deux sous de +cornichons et se couchèrent très lasses dans leurs petits lits retapés à +la hâte. + +Après trois jours de travail, les deux petites amies purent livrer la +douzaine de corsages à Mme Blondon. + +L'entrepreneuse se montra satisfaite de la confection, mais elle annonça +à la petite bossue qu'elle allait se rendre en Angleterre, avec Joseph, +pour parier au Derby, et qu'elle n'aurait pas de commandes avant trois +semaines. + +--Et l'argent? dit Simone à son amie ennuyée de ce contre-temps. + +--Elle nous paiera quand le Grand-Marché aura accepté l'ouvrage. + +--Je crains fort d'avoir travaillé pour Joseph... Je ne voudrais pas que +l'on me vole le premier argent que je gagne... si difficilement. + + + + +IV + + +Que d'espérances font naître au coeur des petites ouvrières sans travail +les affiches manuscrites collées sur la muraille, au coin des rues, +entre les gigantesques lithographies qui évoquent les halls somptueux où +l'on s'amuse, et les placards répandus pour la plus grande gloire de la +moutarde A... ou de la pilule B... + +_On demande «une petite main»_. _S'adresser chez Madame... rue... n°..._ + +La suscription fait sourire les flâneurs en quête de ce qui amusera +leurs yeux. Cependant des fillettes se haussent sur le bout de leurs +chaussures déjetées pour lire le nom et l'adresse de celle qui peut leur +donner du pain et s'en vont, le chef baissé, répétant tout bas les +chiffres du numéro, pour ne pas oublier. + +Le lendemain, quarante, cinquante «petites mains» sonnent à la porte de +la patronne. Mais la couturière n'a besoin que d'une «petite main», une +toute petite main, celle qui sera le plus tôt remplie de gros sous, le +samedi de paye venu. + +La place est vite prise et la bénéficiaire, tout heureuse de gagner un +franc cinquante par jour, travaille déjà au milieu de ses nouvelles +amies pendant que les miséreuses défilent devant le cordon de sonnette. + +L'Embaumée, qui savait, par des camarades, que seuls, les grands +couturiers peuvent employer une ouvrière huit à dix mois sur douze, +conseilla à Simone d'aller offrir ses services aux Work, Plisson, Riff +et autres grands chiffonneurs connus. + +Simone, au grand scandale de l'Embaumée, voulut prendre l'omnibus pour +se rendre au centre de Paris, à la chasse au travail. + +La petite bossue dut céder au caprice de son amie et monter dans une +voiture de Montrouge-Gare de l'Est. + +D'une joliesse toute fraîche en sa robe beige à fleurettes bleues, +coiffée d'une petite capote garçonnière, les yeux brillant de leur éclat +matutinal, l'oreille rosée, les cheveux encore un peu humides des primes +ablutions, Simone prit place entre une vieille dame à cache-poussière +gris et un vieux monsieur vêtu d'un journal déplié et d'un chapeau haut +de forme penché sur le front. + +L'Embaumée s'assit en face de son amie, l'air très digne, affectant de +lorgner, à travers les vitres, le défilé des piétons sur le trottoir. + +Simone assise, la vieille dame releva un pan de son cache-poussière +comme pour ne pas le salir au contact d'indignes vêtements, le vieux +monsieur baissa son journal et tourna son nez à lunettes, semblant +continuer sa lecture sur le visage de sa voisine. + +Après un petit instant de trouble, Simone s'amusa du spectacle nouveau +pour elle, que lui offraient les attitudes, les gestes des voyageurs. La +voiture, au complet, filait vite en un tangage qui secouait les têtes. +Les yeux cherchaient les yeux, les femmes regardant à la dérobée, les +hommes examinant les femmes comme des êtres bizarres et très compliqués. + +Il y avait là des maraîchers de la banlieue, accompagnés de leurs +_fifilles_ qui jouaient d'un air ingénu avec un rouleau de papier de +musique, ou un petit buvard. Les paysans engraissés, majestueux, +exhibaient leurs têtes de chanoines sons des casquettes de soie raides +comme des barrettes. Les _fifilles_ se tenaient «à la demoiselle bien +élevée», les yeux fixés sur le bout de leur petit soulier verni, ou +levés sur les affiches plafonnant l'omnibus. Elles disaient: «_papa_,» +d'un petit air câlin. Ils répondaient: «Ma chérie,» et posaient une main +énorme sur les genoux fragiles de leurs progénitures. + +Assise sur le strapontin, tout au fond de la voiture, une jeune fille +rougissait, pâlissait, enrayée des gestes brusques d'un monsieur, qui, +le nez collé aux vitres de l'avant, criait: _Alloh! Alloh!_ pour modérer +l'allure des chevaux et secouait la tête d'un petit air indigné quand le +fouet du cocher tombait sur les croupes des bêtes en sueur. + +En un coin, serrés l'un près de l'autre, une couple de provinciaux +tendaient le cou, tendaient le doigt, se bourrant les côtes du coude +pour se témoigner leur admiration pour ce coquin de Paris. + +Un ouvrier voulait expliquer quelque chose à un bureaucrate qui tournait +la tête, très absorbé par la lecture d'une brochure. + +Une Parisienne boutonnait ses gants, le buste penché, les mains dressées +en l'air en un joli geste précieux, les yeux promenés sur l'assistance +et évoquant l'image de deux aumônières de velours noir tendues en la +mendicité des admirations. + +Deux jeunes gens causaient gaiement en petites phrases mystérieuses, +mordillant la poire d'argent de leur canne tenue comme un cierge de la +main gauche, fouettant leurs cuisses de tapotements de leurs gants neufs +bien rangés dans la main droite. Ils lorgnaient les femmes, la lèvre +souriante de vanité bébête, amusés de la roseur d'un front ou de la +disposition des plis d'une jupe, insolents et vainqueurs. + +Le conducteur, un vieux à moustaches de gendarme, cria: + +--Places! + +Les provinciaux se regardèrent, étonnés, pendant que les maraîchers +soulevaient leurs blouses et plongeaient leurs bras jusqu'au coude dans +les goussets de leurs pantalons. La Parisienne tira cinquante centimes +de la fente de son gant enfin boutonné. L'ouvrier pécha des sous, un à +un, dans la poche de son gilet. La vieille dame à cache-poussière gris +dit d'une voix aigre: + +--Moi, j'avais une correspondance. + +Les deux jeunes gens exhibèrent de mignonnes pochettes en cuir jaune +bourrées de billon et le monsieur qui _conduisait_ les chevaux tendit +ses six sous, le nez toujours collé à la vitre. + +La voiture stoppa. L'Embaumée dit à son amie: + +--Le Châtelet! Nous descendons! + +Le vieux monsieur à chapeau planté sur le front descendit aussi et +suivit les petites ouvrières qui traversèrent la place du Châtelet, +l'Embaumée filant vite, la nuque baissée, entre les voitures lancées au +grand trot, Simone se garant, hésitant, les jupes serrées en un geste +précautionneux. + +Arrivées devant la _Redingote grise_, les amies s'arrêtèrent, tenant +conciliabule, et le vieux monsieur se hâta de les rejoindre, la canne +battant le pavé. + +--Eh bien, où allez-vous? dit Simone. + +--Chez Plisson, rue de la Paix. + +Le vieux monsieur s'arrêta devant elles, un sourire prometteur aux +lèvres: + +--Une voiture, mesdemoiselles? + +--Mais, monsieur, dit Simone je n'ai pas l'honneur... + +L'Embaumée la saisit par le bras: + +--Venez! + +Puis au vieux monsieur, d'un ton sec et fâché: + +--Vous vous trompez, mon bonhomme! + +--Désolé! Désolé! Vraiment charmantes! Vraiment charmantes! + +Un peu émues de cet incident, elles longèrent le trottoir, vite. + +L'Embaumée entraînait son amie maladroite à se garer des promeneurs. +Simone tournait la tête pour voir le vieux monsieur qui faisait: _fou... +ou! fou... ou_! et semblait souffler devant lui, tout en se hâtant de +suivre la délicieuse apparition qui lui faisait tirer la langue. + +Derrière lui, des jeunes gens s'amusaient de son dos voûté, du pli de +chair grasse qui formait bourrelet entre la toile raide de son faux col +et ses petits cheveux blancs plantés sur sa nuque rouge comme des soies +sur le dos d'un petit cochon. + +Des femmes lui barraient le chemin, provocantes. Lui, de temps à autre, +levait son nez à lunettes, apercevait les petites amies par-dessus les +enlacements des couples et pestait contre sa goutte, contre les becs de +gaz, contre les camelots, contre les marchandes de lacets. + +Simone pensa tout haut: + +--Enfin! qu'est-ce qu'il veut, ce monsieur. Je ne le connais pas. + +L'Embaumée répondit, confuse: + +--Il veut! Il veut!... C'est un amoureux... + +Simone fit un éclat de rire et le vieux qui s'épongeait le front, las de +sa poursuite, reprit courage. + +--A son âge? Des jeunes filles peuvent aimer ce vieux? + +--Oui, pour de l'argent. + +--Je ne comprends pas que l'on puisse... + +Elle se tut, indignée, les yeux luisants de colère... Elle se rappelait +des regards d'hommes surpris, autrefois, au théâtre, en flagrant délit +de viol de sa peau, de sa nuque, elle sentait pour la première fois +l'injure de ces admirations fortuites, se méprisait d'être femme. Un +sentiment de faiblesse très doux lui fit prendre le bras de son amie, +une femme, une pauvre femme, elle aussi, et elle baissa les yeux devant +les yeux chercheurs de désirs des hommes qui passaient, songeant à +l'Aimé qui la marquerait de son nom pour la garder des vouloirs +outrageants. + +L'Embaumée disait d'une voix douce, miséricordieuse: + +--Celles qui cèdent, cèdent par lassitude, parce que la vie les +écrase... Quand le travail ne veut pas d'elles, elles se donnent au +plaisir. Elles se livrent, parfois, pour acheter du pain aux gosses, +parfois, aussi, parce qu'elles ont faim de ce que d'autres mangent sous +leur nez, avec des airs de moquerie... Oh! il faut avoir pitié +d'elles... Tenez, pourquoi ne pas demander de l'ouvrage, ici? + +La petite bossue montrait du doigt un magasin somptueux à grandes portes +de chêne ciré ornementées de cuivres luisants. Dans les vitrines +aménagées de chaque côté des portes cochères, se tenaient raides des +jaquettes colletées de fourrures, des manchons doublés de soie rose +comme des bonbonnières, des toques de loutre piquées sur des supports de +bois semblables à des poings. + +--Soit, entrons. + +--Moi, j'attends sur le trottoir, objecta l'Embaumée, parce qu'il peut y +avoir du travail pour une et non pour deux. A deux, nous nous ferions +éconduire. + +Simone pénétra dans le grand magasin résolument. Un inspecteur blond, +décoré de quelque chose, la barbe étalée sur le plastron piqué de jaune, +s'avança vers elle, souriant: + +--Madame désire! + +--Monsieur, je suis couturière et... + +--Et vous venez me demander une petite place. Veuillez me suivre, +mademoiselle. + +Il traversa le rez-de-chaussée à grands pas, suivi de Simone qui +baissait les yeux, pendant que les employés, plantés en file derrière +les comptoirs, se faisaient des signes d'intelligence. + +Il ouvrit une porte et dit d'une voix un peu glorioleuse: + +--Entrez, mademoiselle. + +Le cabinet de M. l'inspecteur éclairé par une fenêtre donnant sur la +cour était meublé d'un grand bureau à paperasses, d'un fauteuil et d'un +canapé habillés de moleskine verte et de cartons également verts ornés +de petites poignées de cuivre. Les tuyaux acoustiques pendaient le long +du mur tendu de papier gris. A des patères piquées dans la cloison, un +chapeau de soie miroitait comme une glace en métal, un pardessus +bleu-gendarme s'étalait sans un pli. + +Simone rougit quand, la porte fermée, l'inspecteur blond lui montra le +canapé, d'un geste qu'il voulut rendre tentateur. Le meuble ne +l'effrayait guère--sainte ignorance!--mais les petites rides +malicieuses qui plissaient le coin des yeux de l'homme la rendaient +méfiante, instinctivement. + +--Vous voulez du travail, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Il souffla dans un tuyau acoustique et, souriant, tourné vers Simone, il +attendit. Au coup de sifflet, il chantonna dans l'embouchure: «Avez-vous +une toute petite place dans vos ateliers?» Et tourné de profil, toujours +souriant, il écouta la réponse. + +Il approcha son fauteuil du canapé, s'assit, croisant les jambes, les +doigts enroulés autour du cordonnet à minuscules mailles d'or de sa +montre: + +--Que savez-vous faire, mademoiselle? + +--Mais, monsieur, ce que savent faire toutes les couturières ou à peu +près. J'ai appris un peu de broderie, autrefois, en pension... + +--En pension! Vraiment! Au Sacré-Coeur, sans doute! + +--Non, monsieur, chez les laïques. + +--Ah! + +Un peu étonné de ne pas la sentir prête--comme tant d'autres qui étaient +venues--pour le farniente laborieux de la galanterie, il la dévisagea +minutieusement, lorgna l'arrangement des plis de sa jupe, puis, toujours +souriant: + +--Pas de travail ici, croyez que je regrette! Mais avec votre beauté et +aussi votre éducation, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous +avez fait choix d'une singulière profession... Couturière! Voilà qui est +incroyable. Votre miroir est donc bien faux qu'il ne vous donne pas de +meilleurs conseils. Vous voulez devenir bossue, hein? + +--Oui, monsieur, j'y tiens, dit Simone, railleuse. + +--Du travail! Du travail! Comment diable pouvez-vous tant aimer le +travail? Je ne vous conseille pas de lancer votre jolie petite capote +par-dessus les ailes du Moulin-Rouge, mais, tenez... + +--Puisque vous n'avez pas besoin d'une ouvrière, interrompit Simone en +se levant. + +Il se leva aussi et les mains tendues, conciliatrices: + +--Voyons! ne soyez donc pas si nerveuse, mon enfant! J'ai votre affaire. +Un peintre de mes amis m'a chargé de lui dénicher un modèle,--il vient +tant de jolies filles, ici,--pour un tableau de rêve, un tableau +d'apparition. Vous lui poserez les mains, puis la tête. Le reste viendra +peu à peu, par habitude. Métier honnête, très honnête... + +La gorge serrée, les paupières lourdes, Simone se dirigea vers la porte, +tourna le bouton brusquement, ramassa ses jupes dans sa main gantée +collant, et traversa le hall en un claquement rythmé de ses bottines sur +le grès. + +Le monsieur blond suivait, ne comprenant rien à sa défaite. Et les +commis, derrière les comptoirs, ricanaient, vengés des airs vainqueurs +qu'il arborait à la fin de ses entrevues avec les petites femmes +complaisantes. + +--Eh bien? dit l'Embaumée. + +--Il m'a proposé d'aller poser chez des peintres!... Allons-nous-en, +vite, vite. J'ai du dégoût dans la gorge. J'ai hâte d'être seule, +délivrée de tous ces yeux qui regardent. + +--Cela prouve que vous êtes jolie, voilà tout. Vous vous habituerez à +l'admiration des gens, comme on s'habitue à éviter les voitures. Voyons, +du courage, cherchons encore du travail. + +* * * * * + +Comme les petites amies traversaient les rues qui montent de la rue de +Rivoli aux grands boulevards, l'Embaumée lut près de la Banque de France +une petite affiche ainsi libellée: + +OUVRIÈRES POUR ÉTALAGE + +MAISON D'EXPORTATION + +_S'adresser bureau de placement, rue Vide-Gousset_. + +La rue Vide-Gousset est entre la Banque et la Bourse. + +Simone se laissa entraîner par son amie. + +Au bureau de placement, un vieillard vint ouvrir aux deux ouvrières. Il +leur sourit paternellement en bon petit vieux qui aime les visages +jeunes. + +--Vous voulez du travail, mesdemoiselles, attendez! + +Il s'assit derrière une petite table, feuilleta un grand livre, lut: + +«Grottmann, rue de la Banque; + +Vériton, rue Poissonnière; + +Patard, rue du Cherche-Midi; + +Chanoin, rue Montmartre. + +Il ajouta: «Je vais vous donner copie des adresses de ces maisons et +vous pourrez vous y présenter de ma part. Je n'exige aucune commission. +Je traite de gré à gré avec les patrons. Vous, mademoiselle, dit-il à +Simone--après l'avoir considérée par-dessus ses lunettes--vous êtes un +49. Très estimés les 49! Quant à votre amie, il est inutile qu'elle se +présente, je crois. + +--Il s'agit bien de maisons de couture? interrogea Simone. + +--Oui, mon enfant, de maisons de vente pour l'exportation qui demandent +des mannequins. Ils ne sont pas nombreux, les beaux mannequins. Vous, +mademoiselle, vous êtes un superbe mannequin; le plus beau mannequin... +Ne vous offensez pas, mademoiselle, de mes appréciations, je parle en +professionnel, en professionnel seulement. + +--Mais, monsieur, dit Simone, je suis couturière et non... mannequin, +comme vous dites. + +Sachez, mon enfant, qu'il faut être excellente couturière pour faire un +bon mannequin. Il faut savoir donner du chic à la marchandise qu'on +endosse. Voici en quoi consistera votre travail quotidien: lorsque les +commissionnaires se présenteront à votre comptoir, accompagnés du patron +ou de la patronne de la maison, vous devrez étaler les costumes-types, +en faire miroiter les teintes, en glorifier la façon parisienne, +exquise, de haut goût, de haute mode. Puis, quand l'acheteur sera déjà +séduit par vos petits gestes en rond, vous revêtirez le costume pour +enlever le marché. Une jolie fille donne cent pour cent de valeur à un +corsage médiocre. La maison vous fournira du linge dont vous n'aurez pas +à rougir devant ces messieurs. Vous pourrez montrer vos épaules +émergeant des dentelles de votre chemisette comme d'une fraîche corolle. +C'est gentil ça, hein! + +«Cet essayage aura lieu dans une grande salle où travailleront aussi +d'autres mannequins, moins belles que vous, mademoiselle: mais autour de +cette pièce seront disposés de minuscules salons où le commissionnaire +pourra, s'il le désire, étudier d'un peu plus près le costume!... Oh! en +tout bien, tout honneur! Il est vrai que si vous n'êtes pas ennemie des +petits soupers, la maison qui vous emploiera saura reconnaître vos bons +offices. + +Simone écoutait, résistait aux efforts que faisait l'Embaumée pour +l'entraîner vers la porte, la tirant par le bras, la tirant par la jupe. + +«Vous serez vêtue comme une mondaine, toute la journée, vous gagnerez +deux cents francs par mois, vous mangerez à la maison et aurez droit à +un superbe costume de satin, tous les ans... C'est tentant. Pas de +fatigues. Beaucoup de sourires, par exemple, mais les femmes peuvent +sourire pendant des années entières sans effort, n'est-ce pas? + +Le vieux placeur, espérant une bonne commission pour la trouvaille d'un +mannequin si distingué, continuait en gestes doux, en penchements de +tête persuasifs: + +--Mes clientes sont heureuses, bien heureuses. Hier, j'ai reçu la visite +d'une belle fille que je plaçai, autrefois, chez Grottmann. Elle venait +me remercier, oui, me remercier. Elle était comme une folle. Elle me +disait: «Si vous saviez comme j'étais belle en reine. C'est moi qui ai +essayé le grand manteau de Sa Majesté la reine de Serbie, devant le +fournisseur de la cour. Je me regardais dans les glaces, je me souriais, +j'avais pour deux cent mille francs de toilette sur le dos. Quelle +gloire, mes enfants! On m'avait posé un petit diadème de cuivre dans les +cheveux pour juger de l'effet. C'était superbe! Les autres mannequins me +contemplaient, les mains jointes. Les hommes chuchotaient autour de moi: +«Elle est plus belle que la reine». Moi, je voyais bien que c'était +vrai. J'étais si majestueuse avec mes cheveux relevés sous la petite +couronne! Pendant deux heures, j'ai été reine, oui, reine: j'ai même +donné une claque à une essayeuse parce qu'elle m'avait pincée en +effaçant un pli de la doublure!» + +«Eh bien! c'est entendu, mon enfant. Vous voyez que le métier n'a rien +de désagréable. D'ailleurs, deux cent... + +Simone se laissa tomber sur une chaise, sanglotant: + +--Que je suis malheureuse! malheureuse! + +Comme le vieux se levait de son fauteuil, la mine faussement contrite, +l'Embaumée se précipita à sa rencontre, les mains tendues, prêtes à +griffer: + +--Vieux grigou! oh! le sale vieux! Faire un métier comme ça quand on a +déjà une patte au cimetière. + +Cependant Simone se tamponnait les yeux avec son mouchoir roulé +nerveusement en boule, se soulevait de son siège et se dirigeait vers la +porte pendant que le placeur grognait: + +--Il faut qu'elle vienne de sa province, pour faire des scènes à un +vieil honnête homme comme moi. Ma parole! on dirait qu'elle a cinquante +mille francs de rentes, cette princesse! + +Dans la rue, les deux petites amies filaient le long du trottoir, les +bras ballants, la nuque baissée. + +Elles gagnaient Montrouge par des ruelles écartées dans la crainte de +nouvelles rencontres d'hommes partis à la chasse des petites femmes sous +le soleil gaillard de mai. + +L'Embaumée, gardée par sa bosse des galanteries masculines, songeait au +sort réservé aux accortes petites femelles parisiennes. + +Simone rédigeait, tout en marchant, la petite lettre bien affectueuse, +bien soumise, qu'elle adresserait à papa Gosselet, dès son retour au +logis. + + + + +V + + +Depuis une semaine déjà, Simone restait enfermée en sa chambre, ne +voulant pas regagner l'usine de papa Gosselet, raccrochée à l'espoir +d'avoir des nouvelles d'André. + +Elle attendait le retour de l'Embaumée, partie à la recherche de +travail, rêvant, écrivant à l'Aimé des lettres passionnées qui lui +rendaient sa solitude plus triste. + +Elle lui disait: «Comme c'est mal fait, le chemin de la vie, et dur à +gravir.» Et pour ne pas l'attrister elle ajoutait: «Je ne me plains pas, +mais je me débats sous des révoltes constantes.» + +Elle lui écrivait encore: + +«Si seulement c'était toi le Bon Dieu, dis? tu ne ferais pas de pauvres +petites qui ont froid, des enfants qui ont faim, des vieux qui se tuent, +ni un tas de malheureux qui ont mal de tout... Moi, je ne peux pas +comprendre ça!...» + +Puis son coeur gonflé s'épanchait en tendresses exquises: + +«Oh! comme tout de même c'est là tout: _aimer_! Ça remplit mes journées, +mes longues nuits, comme si mon âme tout le temps t'enveloppait, te +caressait... Oh! comme c'est bon!... Dans mes pensées d'amour, je ne +t'appelle jamais d'aucun nom; tu es Lui, Lui, le seul, celui que +j'attends et que j'attendais depuis longtemps, celui pour qui j'ai dû +être créée. Et pour toi, sans cesse exposé au danger, à la mort, je +retrouve parfois des bouts de prières ardentes et douces comme en font +ces religieuses au milieu desquelles j'étais, pour ce Lui bien-aimé et +ineffable, céleste nourriture de leur âme, amant mystique de leur +coeur... Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi... Je t'aime!» + +La petite bossue rentrait au logis le soir, toujours plus lasse, +toujours plus attristée de ses courses inutiles à travers les ateliers. +Elle disait ses ennuis, ses dégoûts, conseillait à son amie la +résignation. + +Simone répondait: + +--Bast! Tout n'est pas perdu! Je réfléchirai... je verrai... je prendrai +une décision demain ou après. D'ailleurs, il nous reste encore de +l'argent. + +Les têtes penchées sous l'abat-jour rose de la lampe, les petites amies +rangeaient les pièces blanches par piles, les doigts emmêlés à la +cueillette des gros sous sur le tapis de la table, semblables à deux +vieilles avares heureuses de caresser les métaux précieux. + +Le petit pécule diminuait vite, malgré l'économie de l'Embaumée qui, +plus experte dans l'art de se servir de l'argent, avait été nommée +trésorière de la communauté. La faiseuse de sourires avait cependant +renoncé à l'une de ses plus coûteuses habitudes de luxe: elle oubliait +d'épingler un bouquet de violettes à son corsage quand, le matin, elle +descendait six étages, en savates, en camisole, les cheveux tout +embrouillés, pour acheter le _Petit Quotidien_. + +Elle était si curieuse, dès l'aube venue, de savoir si l'héroïne du +feuilleton: _Herminie l'Abandonnée_, avait enfin triomphé de ses +bourreaux, qu'elle arrivait parfois chez la libraire, bien avant la +distribution du journal. + +_Herminie l'Abandonnée_! Quelle jolie fille, pure, aimante, spirituelle, +gaie! Elle promenait sa vertu de par le monde, comme une précieuse +douzaine d'oeufs. Elle savait arracher sa robe de mousseline des mains du +petit vicomte sans y faire le moindre accroc! Elle buvait les poisons +des Indiens comme d'autres ingurgitent des saladiers de vin chaud. Les +coups de couteau n'égratignaient jamais sa charmante peau. Elle sortait +d'une demi-douzaine de cercueils comme on sort d'armoires à double fond. + +Son amoureux, le beau sculpteur de la Roche-Cassée, était sublime de +générosité bébête, fort comme un Tartarin à doubles muscles, courageux +comme d'Artagnan, artiste comme Michel-Ange, tout simplement! Doué de +ces belles qualités, il courait le monde, lui aussi, à la recherche +d'Herminie l'Abandonnée, mais avait grand soin d'arriver toujours trop +tard, en carabinier d'Offenbach. + +_Herminie l'Abandonnée_, feuilleton en six parties, par Oscar de Machin, +était d'une cocasserie dangereuse pour les lecteurs atteints +d'affections de la rate, ce qui n'empêchait pas l'Embaumée de verser son +petit pleur sincère à tous les _Oh!_ et les _Ah!_ qui coûtaient un franc +vingt-cinq centimes chaque aux actionnaires du _Petit Quotidien_. + +Tous les matins, l'Embaumée racontait à son amie les _malheurs_ de cette +pauvre Herminie. Elle montrait le poing à Fripouillet, le faux policier, +injuriait le méchant petit vicomte, appelait à la rescousse le beau +Sylvain de la Roche-Cassée, empêtré dans quelque vilaine histoire de +fausse-monnaie. + +Simone souriait, indulgente, étonnée de voir son amie épouser si +chaudement les querelles de personnages invraisemblables. Elle pensait +confusément que manoeuvriers et manoeuvrières gaspillent leurs justes +haines en maudissant les forts, les mauvais des romans ou des drames de +cape et d'épée. + +Il ne restait plus qu'un louis dans les caisses de la communauté quand +la petite bossue rentra un soir au logis le teint rose, les cheveux +défrisés, le corsage fleuri de violettes de Parme. + +--Ouf! ça y est! ce que j'ai couru pour t'annoncer la bonne nouvelle! + +--Tu m'as tutoyée, enfin! + +--Puisque c'est fait, c'est fait. Je n'osais pas. Il me semble que nous +serons plus amies qu'avant. + +--Bien! Et ta bonne nouvelle? + +--Une amie que j'ai rencontrée ce matin m'a conseillé de me présenter +chez une couturière de la rue du Havre, madame... un drôle de nom!... +madame Freudburg! au numéro 309. J'y vais et demande à la concierge à +quel étage se trouve l'atelier de couture. Elle me grogne du fond de la +loge: «Sonnez au troisième!» + +«Arrivée sur le palier du troisième étage, je vois une grande plaque de +cuivre sur une porte. Je m'approche, j'entends des rires derrière. J'ai +été étonnée parce qu'on ne rit pas si fort que ça dans les ateliers de +couture bien tenus. Enfin, je sonne. On ouvre. + +«--Qu'est-ce que vous voulez, mademoiselle? + +«--Je suis couturière, madame. + +«--Ah! vous êtes couturière. + +«C'était la patronne qui était venue m'ouvrir: une grande brune, trente +ans, l'air pas trop comme il faut. Elle m'a lorgnée, examinée, puis, +souriant: + +«--Adressez-vous donc chez Mme Freudburg, en face. + +«Comme elle poussait la porte, j'ai entendu: + +«--Elle est très bonne pour la vieille, celle-là. + +«Une douzaine de rires lui ont répondu dans les pièces voisines de +l'antichambre. + +«Chez Mme Freudburg où je sonne, c'est la patronne qui me reçoit: une +vieille patronne qui, avec ses bandeaux gris et son serre-tête noir, +ressemble aux bonnes femmes de ma province. Elle a, dans son visage de +Vendredi-Saint, deux petits yeux piqués comme deux clous usés par la +marche. Elle me regarde avec ses petits clous: + +«--Vous avez sonné à côté? + +«--Oui, madame. + +«--Qu'avez-vous vu? + +«--La patronne qui m'a conseillé... + +«--C'est tout? Et vous veniez chez moi? + +«--Je venais chez vous. + +«--Vous savez qu'il faut travailler, ici? + +«J'étais tout étonnée de l'accueil et j'allais m'en aller quand la +vieille m'a fait asseoir et m'a donné tout de suite une jupe à ourler. + +«Le travail achevé, elle a paru satisfaite et m'a dit: + +«--Je vous donnerai trois francs cinquante par jour, cela est-il +suffisant? + +«--Oui, madame. + +«--Et je vous augmenterai samedi prochain, si je suis contente de vous. + +«Décidément, elle avait envie de me garder. J'étais joliment heureuse. + +«Son atelier n'est pas gai. + +«Elle a une vingtaine d'ouvrières, plutôt maladroites qu'habiles, +occupées à la confection de toilettes simples en étoffe commune. Jamais +d'essayage chez elle. Elle livre des vêtements à une société +protestante, je crois. On bâille tout le temps. Les petites apprenties +ont l'air d'écolières mises en pénitence. + +«Dès que Mme Freudburg fait une remontrance à une des ouvrières, les +autres soupirent: «Ah! ce qu'on s'amuse à côté!» Ça la fait taire tout +de suite, la pauvre vieille. + +«Ah! nous voilà sauvées! nous voilà sauvées! tu pourras attendre le +retour de M. Bamberg, mon amie.» + +--J'irai chez la bonne couturière, moi aussi. + +--Chez celle où l'on rit? + +--Non, chez celle où l'on bâille. + +La soirée s'acheva en babillages et les deux petites amies burent deux +tasses de café noir pour fêter la reprise du travail et aussi le bonheur +d'_Herminie l'Abandonnée_ qui venait d'épouser, le matin même, le beau +peintre Sylvain de la Roche-Cassée. + +Simone, un peu fatiguée, ne put se rendre, dès le lendemain, chez la +vieille dame à serre-tête noir. Ce contre-temps lui valut de recevoir, à +la première distribution, une lettre adressée à son amie l'Embaumée, +mais qu'elle décacheta vite, ayant reconnu l'écriture d'André. Il lui +disait: + +«Chère Aimée, + +«Je t'écris de la vallée du Cotto, une jolie petite vallée située à +quelques kilomètres de Kana, la ville où est né Béhanzin (Laisse-moi te +dire _tu_: il m'est si doux de te parler comme au temps où nous +devisions sous la bonne garde du petit Amour en plâtre qui a son socle +sous les lilas). + +«Je ne suis plus dans le parc, si bien ratissé de bon papa Gosselet. De +l'autre côté du ruisseau qui nous sépare du camp de sa Majesté s'étagent +de formidables batteries, des retranchements, des abris que nous +enlèverons à la baïonnette dès que cela pourra être agréable au colonel +Dodds qui aime tant sa légion étrangère! + +«Nous autres, les légionnaires, nous sommes de toutes les fêtes. Nous +nous battons à la diable et de telle sorte que les perfectionnements des +armes modernes semblent ne pas devoir être d'une grande utilité en face +d'un ennemi tel que nous. + +«Les Dahoméens sont bien armés et ne se sauvent pas du tout comme on +l'avait fait espérer aux bonnes têtes qui nous fabriquent des lois. La +guerre au Dahomey! Bast! une chasse au lapin. Le lapin se défend. Je +crois même que c'est lui qui a commencé. + +«C'est lui qui a commencé puisque je suis arrivé ici juste à temps pour +franchir la frontière dahoméenne, juste à temps, aussi, pour prendre +part au combat de Dogba où nous nous sommes tous distingués--y compris +les amazones. + +«Battues, les troupes de Béhanzin s'étaient retranchées derrière un +petit ruisseau, le Zou. C'est la légion étrangère qui, la première, a eu +l'honneur d'aborder l'ennemi. Nous avons, je crois, fait plus de la +moitié de la besogne puisque les troupes composées d'éléments européens +n'ont eu qu'à passer sur le pont que nous avions enlevé de haute lutte. +Quelques amis ont été blessés près de moi qui n'ai reçu qu'un joli petit +coup de crosse asséné par une amazone. + +«Comment sont les amazones? Très jolies, ma petite Parisienne. Sois +jalouse! Toutefois je ne crois pas que l'on puisse baptiser: frimousse +ce qui leur sert de visage. Elles ont une figure accidentée de creux et +de bosses comme leur sacré pays. (Je dis _sacré_ pour te prouver que je +suis déjà un très vieux brisquard). Mais elles ont un torse agréablement +bosselé puisque je parle bosse. Elles font hou! hou! espérant nous +intimider comme de simples petit Chaperon-Rouge. On a beau dire qu'elles +se battent en guerriers, elles nous griffent et nous mordent le nez, si +bien que quelques épisodes de nos combats ressemblent à des scènes de +ménage ouvrier ou tout simplement bourgeois. + +«Elles se coiffent de petites capotes qui ne viennent pas de la rue de +la Paix, mais qui sont d'un effet très belliqueux sur leurs faces +amaigries et bronzées. Ce sont des semblants de petits bonnets de feutre +ornés d'oreillettes de poils et de grands yeux jaunes. Tigresses, elles +semblent casquées de têtes de chat. + +«Mon voisin de bivouac a fait main basse sur le couvre-chef d'une de ses +ennemies. Il a rangé ce colifichet tout au fond de son sac, sans doute +pour en faire cadeau à quelque Aimée. Il y a un peu de sang au fond de +la coiffe et aussi une petite déchirure dans l'étoffe par où a passé la +balle d'un fusil Lebel. + +«Tu ne trouveras rien de semblable dans ta corbeille de noce, ma chérie. +Le rouge, si rouge il y a, sera le rouge tout neuf d'un bout de ruban +gagné avec peine. Je ne puis pas me distinguer dans mon entourage de +braves gens qui se font tuer le plus simplement du monde. Je compte sur +quelque mission particulièrement difficile d'où je reviendrai ton mari +ou ne reviendrai pas. + +«Pardon, mignonne, de faire pleurer tes grands yeux! Ma lettre était si +gaie jusque-là. J'ai peur, vois-tu, peur non de la mort, peur de ne plus +pouvoir te redire combien tu es aimée. Mais je me sens protégé par le +bon petit dieu de plâtre qui lance des flèches. + +«Si je mourais... Je n'achève pas et j'embrasse ton front pieusement, +dévotement. J'embrasse aussi notre bonne petite amie l'Embaumée. + +«Je t'aime et te reviendrai, mon Aimée! Je t'embrasse, mais de si loin, +je t'embrasse chaque soir, en arrivant à l'étape. Si tu savais ce que je +donnerais pour un seul baiser; et toi? + +«Conserve mon coeur. + +«André Bamberg, + +_de la Légion étrangère_. + + + +«P.-S. D'autres amoureux se reposent à côté de moi, de notre marche +périlleuse, en écrivant aux jolies filles laissées au pays de France. +Ils leur demandent: «M'aimes-tu _encore_?» Je les plains de tout mon +coeur. Ah! s'ils avaient une Simone aimée, comme ils douteraient peu! + +«Sois bonne pour papa Gosselet, mon amie, il a raison de défendre son +argent... Au revoir. Je t'aime. Veux-tu m'embrasser? + +«A toi. + +«A. B.» + + + +--M. Bamberg embrasse sa bonne petite amie l'Embaumée, dit Simone à la +petite bossue revenue de l'atelier. + +L'Embaumée rougit. + +--Il t'a écrit? + +--Une longue lettre qui m'attriste. Il joue sa vie là-bas. Elles vont +l'assassiner dans quelque embuscade. + +--Qui, elles? + +--Les amazones. + +--Oh! il parle des amazones. Je puis voir la lettre? + +--Mais certainement. + +L'Embaumée lut la lettre à haute voix pendant que Simone rêvait, +évoquant la petite vallée où André campait dans la brousse, en l'attente +d'un combat où il pouvait être tué. + +Elle pensa tout haut: + +--Enfin, pourquoi cette guerre? + +--Moi, je ne sais pas. + +--Il est singulier que nos maris, nos fiancés aillent à la mort sans que +nous sachions pourquoi, nous, femmes. + +--Ça, c'est de la politique. C'est très difficile à comprendre cette +machine-là. Papa disait qu'en France il n'y a pas plus de deux ou trois +hommes qui savent pourquoi on se bat quand on déclare une guerre. + +Simone dit: + +--C'est un peu un héros, mon pauvre aimé. Il accomplit des choses +extraordinaires. Et quand je pense qu'il n'avait qu'à me prendre, à +m'aimer beaucoup jusqu'au jour de la grande réconciliation avec papa +Gosselet... + +Enfin sa lettre me rend courageuse. Je serai une bonne petite ouvrière +toute simple, toute franche. Les propos des hommes grossiers me feront +sourire, à peine, au lieu de m'indigner, comme autrefois. Ce sera ma +guerre et je suis bien certaine d'en revenir saine et sauve. D'ailleurs, +si les amazones n'étaient pas plus à craindre que les très vieux +messieurs et les inspecteurs à plastrons rehaussés d'or, je ne +craindrais pas tant pour la vie d'André. Demain nous irons toutes deux +chez la vieille où l'on bâille... + +--Tu n'iras pas. + +--Et pourquoi, mademoiselle? + +--La lettre de M. Bamberg m'a fait oublier de te raconter que l'atelier +où l'on rit est supprimé. Écoute et tu verras que tu ne peux pas aller +travailler rue du Havre. Pour moi, c'est bien différent. Tout le monde +sait bien que je suis bossue et que... + +--Taratata! tout le monde sait que tu as un brave petit coeur toujours +prêt à se dévouer. + +--Ce matin, chez la protestante, ma voisine d'atelier me dit à +l'oreille: «Vous n'avez pas voulu entrer dans la boîte?--Quelle boîte +que je lui fais!--La boîte à côté!»--J'avais l'air si bête qu'elle m'a +expliqué pourquoi on s'amuse tant dans ce drôle d'atelier. + +Il y a trois couturières établies au n° 309 de la rue du Havre. C'est +chez la belle patronne brune qu'on travaille le moins et qu'on gagne le +plus. Les ouvrières y touchent des six francs par jour et elles n'ont +qu'à croquer des bonbons, à boire des liqueurs très chères avec des +messieurs venus pour causer. Elles chantent, elles se font des niches ou +dansent autour de deux mannequins en carton supportant une robe bleue et +une robe rose, des robes commencées depuis six mois et qui ne seront +jamais achevées. + +Quand une cliente se présente, les ouvrières sautent sur un bout de +chiffon grand comme ça et font mine de coudre. Quand la dame est +partie--sans avoir fait de commande--elles envoient tout ballader et +rigolent. + +A l'heure du déjeuner, la patronne les lâche pour ne pas éveiller les +soupçons de la police. Elles descendent par bandes, sans mettre leurs +chapeaux et vont flâner devant les étalages des bijoutiers. Elles +portent toutes un ruban mauve épingle au corsage: c'est l'insigne de la +maison. Naturellement, les jeunes gens qui s'amusent n'hésitent pas à +leur offrir à déjeuner. C'est du propre! + +--Les parents qui envoient leurs filles dans cet atelier savent ce qui +s'y passe? + +--Non. Ils n'ont pas le temps de s'occuper de ces choses-là. Ça les +étonne quand la gamine, qui gagnait quarante sous par jour avant +d'entrer chez cette couturière, arrive à la maison avec des semaines de +quarante francs, mais comme ils en profitent, ils ne songent pas à +douter de la pauvre petite qui assure «avoir tant travaillé aux heures +de veillée.» + +Ma voisine achevait de m'expliquer ce qu'était la «boîte», quand on a +sonné à la porte. + +--Entrez, dit la vieille. + +Nous levons toutes la tête, naturellement, et nous voyons un monsieur en +redingote, ceint d'une écharpe, accompagné de deux hommes vêtus de sales +habits. + +L'un de ces deux dit: + +--C'est la police! + +--Que personne ne sorte, ajoute le commissaire. Les jeunes filles +mineures qui sont ici vont être emmenées au dépôt où leurs parents +pourront les réclamer... + +Au dépôt! Nous ne comprenions pas. + +Une petite apprentie, qui a bien douze ans, court se jeter aux pieds du +commissaire criant: + +«--Ah! Monsieur, laissez-moi partir, laissez-moi partir.» + +La patronne qui cousait se lève, toute raide, toute pâle. Les ouvrières +ont des crises de nerfs ou marchent à quatre pattes sous les tables, +pendant que toutes les apprenties hurlent à l'unisson. + +La vieille protestante veut, de ses doigts tremblants, mettre à la porte +les hommes de la police. Elle bégaye: + +--Vous vous trompez, messieurs, messieurs! + +--Madame, des plaintes nombreuses... assure le commissaire. + +--Mais, monsieur, il y a d'autres ateliers dans la maison. En face, par +exemple! + +--En face! Je suis bien ici chez Mme H...? + +--Non, monsieur, non, monsieur, dit la patronne, toute joyeuse, vous +êtes chez Mme Freudburg, chez moi. Je vais vous montrer mes en-têtes +de lettres, mes factures et aussi mes quittances de loyer, si vous +voulez. + +--Je regrette de vous avoir «dérangée», madame. Confusion... regrettable +confusion! + +Les policiers partis, Mme Freudburg nous dit, grave comme un curé au +prône: + +--Vous voyez que rires et chansons vont conduire les pauvres filles en +prison. La paix est aux humbles. + +--On a arrêté les ouvrières? demanda Simone. + +--Non, elles ont filé, prévenues par le concierge. Quand la police a pu +pénétrer dans l'atelier, elle n'a trouvé que les robes bleue et rose +accrochées aux mannequins. + +Maintenant la maison a mauvaise renommée dans le quartier et je ne veux +pas que tu viennes avec moi. Je ne veux pas pour ton fiancé...» + + + + +VI + + +Malgré ses recherches, l'Embaumée ne trouvait pas de travail pour +Simone. + +Elle résolut, de guerre lasse, de demander conseil à la petite couseuse +de jerseys, sa voisine du sixième étage. Les ouvrières n'avaient jamais +échangé que des souhaits de politesse au hasard des rencontres dans +l'escalier: + +--Bonjour, mademoiselle! + +--Après vous, mademoiselle! + +--Pardon, mademoiselle! + +Mais l'Embaumée savait que la petite «sainte-nitouche» serait tout +heureuse de bavarder un peu et de lui rendre service. + +Son arrivée interrompit le ronronnement de la machine à coudre. + +--C'est vous, mademoiselle! + +--C'est moi, mademoiselle Berthe. + +--Tiens! vous savez mon nom! + +--Je l'ai entendu sur le palier. + +La conversation s'engagea tout de suite sur les locataires du sixième. +Berthe conta, indignée, «toutes les crasses que lui faisaient les +commères», puis parla à mi-voix de Jeanne, la fleuriste, pauvre Jeanne +qui s'éreintait au travail, abandonnée par l'amant quand elle avait +besoin de gros sous. Elle ajouta: «Moi, je la console; je fais ce que je +peux, mais elle ne veut rien accepter. Elle mange du fromage et de la +salade. En voilà une nourriture pour une femme qui va être mère! Et elle +frotte encore son parquet, la pauvre, pour que sa chambre ait l'air +gentille, espérant qu'_il_ reviendra peut-être, un soir, après avoir +trop bu dans les brasseries du Quartier Latin... Nous ne sommes donc que +de pauvres chairs à aimer et à souffrir, nous! Et les autres femmes qui +se moquent de la pauvre Jeanne ne devraient-elles pas avoir pitié des +malheureux... les gueuses! Ça va mendier des secours, l'hiver. L'été, +elles traînent l'espadrille sur le carré, dépenaillées, dépoitraillées, +ou boivent du café, assises sur les marches de l'escalier, les mains sur +les genoux, bâillant: «Ah! qu'y fait chaud!» Les hommes, saoûls, leur +_sonnent_ la tête sur le parquet, le samedi soir, mais je ne les plains +pas... Je plains les petits, les petits, hauts comme ça, qui traînent +des seaux de charbon dans l'escalier pendant que les mères inventent des +sottises sur le compte des gens.» + +L'indignation rosait un peu les joues brunes de Mlle Berthe, une +petite Parisienne qui avait beaucoup lu et aussi beaucoup vu en ses dix +ans de pérégrination à travers les ateliers de couture. + +Les cheveux lissés à plat sur le front tout uni, le nez fin, les lèvres +fortes, les yeux noirs et veloutés sous des sourcils droits, Mlle +Berthe avait cette beauté élégante et un peu mièvre de la Parisienne, +d'un charme si attirant, même chez les filles du peuple. Son visage +semblait éclairé par une lumière blanche, qui mettait sur lui comme un +reflet de tristesse et de douleur. + +Née d'une famille de bureaucrate, elle avait appris la couture, parce +que ses soeurs qui _savaient le piano_ avaient toutes _mal tourné_. + +A la mort de son père, elle avait été fière de gagner le pain de sa +maman, ce qui n'avait pas peu contribué à la rendre victorieuse des +tentations que lui offrait tous les jours la vie parisienne. De seize à +vingt-deux ans, elle avait pu travailler, sans accident, chez des +couturières établies sur les grands boulevards: ce qui donnait une jolie +valeur à sa vertu! + +En province, le vice est difficile; à Paris, il est si appétissant! +C'est une mignonne galette fleurant bon, offert à toutes les filles +belles ou laides. Quand elles refusent de la prendre, elles la +retrouvent, le soir, dans leur poche, de retour en la chambre si vide, +sous la forme d'un billet doux ou de quelque carte de visite. + +Mlle Berthe _était payée_, disait-elle, pour savoir ce que valent les +idylles. Les pleurs, la souffrance, la faim, voilà ce que les petites +amoureuses vont cueillir, le printemps venu, dans le bois de Meudon, +voilà ce qu'elles apportent dans les plis de leurs jupes au lieu des +petites fleurs qu'on ne connaît pas, mais qu'on embrasse parce qu'elles +n'ont pas été cueillies par des mains de marchande! + +Quand on proposait un mariage à Mlle Berthe, elle riait blanc, disait +bien haut: «Je suis bien heureuse comme ça, toute seule.» Cependant, +Mlle Berthe pleurait souvent, à nuit tombante, parce qu'il y avait +des choses tristes autour d'elle et pas d'aimé pour chasser les visions +grises qui traînaient comme de l'ouate impalpable sur la cheminée, sur +le lit et aussi sur les barreaux de la cage de son pinson qui se +taisait. Alors elle se levait, brusquement, ouvrait la fenêtre, allumait +la lampe et flûtait un couplet de café-concert. Sa voix, âpre d'abord, +s'affermissait peu à peu et elle mettait tant de courage à chasser les +mauvais souvenirs que l'oiseau applaudissait d'un hochement de queue. La +fatigue aidant, elle oubliait, puis se surprenait, le lendemain, +chantant langoureusement des romances de coeur. + +Lors d'un accès de fièvre qui l'avait étendue sur le petit lit, le +médecin lui avait dit en une intonation brutale: + +--Faudra vous marier! + +Mlle Berthe se marier! Avec un ouvrier? Elle aimait mieux rester +fille. + +Elle ne dédaignait pas ceux qui travaillent avec leurs mains, elle, +ouvrière. La maternité presque animale de la femme du peuple ne +l'effrayait pas. Elle aimait tant les petits! Mais elle ne voulait pas +se montrer dans la rue, liée par le bras, à un homme qui porterait un +pardessus bosselé dans le dos, parlerait gras, ferait des gestes avec +ses doigts noueux. Elle avait créé tant d'élégances qu'elle ne pouvait +pas consentir à traîner du ridicule, derrière elle, sur le trottoir. + +Devenir la femme d'un petit employé ne la tentait pas davantage. La +redingote trop neuve ou trop rapetassée du dimanche affiche tout aussi +bien que le pardessus mal coupé. + +N'osant espérer la rencontre du Prince Charmant personnifié dans les +contes parisiens par l'Anglais riche et bébête, M. Milord,--elle se +laissait vieillir sans répondre aux avances des amoureux. Quand ses +amies lui disaient malicieusement: «Tu n'aimes donc pas les hommes, +Berthe?», elle répondait: + +«J'espère aimer, le plus tard possible.» + +--Tu feras comme les autres, ma petite. + +--C'est bien possible, ripostait-elle doucement résignée, je ne suis pas +d'une autre pâte que celles qui se laissent prendre, mais je me garde. + +Mlle Berthe se gardait, et si bien, qu'à la suite d'une rencontre, +faite un matin, en allant chez le grand couturier Jabson, elle avait +résolu de travailler chez elle. + +Le jeune homme qui l'avait abordée, ce jour-là, demandant la charité +d'un coin de parapluie contre l'averse, avait été si éloquent, si +amusant aussi, qu'elle avait craint de prêter l'oreille aux doux propos. + +Si Mlle Berthe ne confia pas tous ses petits secrets à sa visiteuse, +elle causa du moins, longuement, des habitants du sixième étage, +approuvée en ses rancunes par la petite bossue qui lui exposa l'embarras +où elle se trouvait. + +--C'est une ouvrière cette jeune fille que j'ai rencontrée dans +l'escalier! + +--Oui, une ouvrière. + +--Elle a l'air tout étonnée. + +--Elle arrive de province. + +--Voyons! en province, on ne s'habille pas comme ça. Il y a quelque +chose là-dessous. Enfin, cela ne me regarde pas. + +--Il n'y a rien, je vous assure. C'est-à-dire que... je puis bien vous +l'avouer--c'est la fille d'un officier. Le père est mort et... + +--Comment l'avez-vous connue? + +--Oh! vous êtes trop curieuse! dit l'Embaumée, riant aux éclats. Faut-il +que je vous montre son acte de naissance, aussi? + +Mlle Berthe s'excusa: + +--J'ai toujours été un peu... indiscrète. Vous ne m'en voulez pas? + +--Mais non. + +--C'est entendu. Amenez-moi votre amie, demain matin. Nous irons +ensemble demander si Jabson a besoin d'ouvrières. J'ai une ancienne +camarade qui est _seconde_ dans l'atelier de Mme Mily, une english, +Mme Mily, et drôle... Elle pourra nous aider. + +Le lendemain, quand Simone et l'Embaumée heurtèrent à la porte de Mlle +Berthe, elles la trouvèrent en grande toilette. + +Sous sa jaquette bleue à larges revers, un plastron de flanelle blanche +tout unie formait un triangle lumineux sur la poitrine, évoquant des +blancheurs de chair. Un grand chapeau de paille, en auréole, à la miss +Helyett, laissait son front à découvert, presque nu, malgré les deux ou +trois boucles de cheveux qui semblaient être des points d'interrogation +peints sur ivoire à l'encre de Chine. Elle était chaussée de deux noeuds +de ruban. Une légère broderie--point d'épine--courait sur le bas de sa +jupe en cheviot. + +Elle se déclara très heureuse d'obliger Mlle Simone et la félicita +d'avoir mis une simple robe à fleurettes. «Inutile de se mettre comme +pour aller chez le photographe quand on veut entrer dans un atelier.» + +--C'est que je n'en ai pas d'autre, objecta Simonne. + +Alors, Mlle Berthe se montra presque honteuse d'avoir arboré son +plastron crème. Elle chuchota en guise d'explication: + +--J'ai travaillé chez Jabson, autrefois. Je vais retrouver là des amies +et je ne veux pas qu'elles me croient dans la débine. + +En route, Mlle Berthe fut très gaie. Elle s'amusa des passants, des +passantes, conta son histoire, celle d'une douzaine de ses amies et +commenta la dernière pièce qu'elle avait vu jouer au théâtre +Montparnasse. + +Elles traversèrent les Tuileries et arrivèrent devant la maison Jabson. + +La maison Jabson, fournisseur attitré des élégances féminines mondaines, +boulevardières, théâtrales et sportiques, ne se recommandait pas à +l'attention du passant par des dehors somptueux. Des lettres d'or +au-dessous de la devanture vitrée, un étalage sobre, des armoiries +collées sur un panneau comme un cachet de cire rouge. C'était tout. + +Une horloge pneumatique plantée au coin de la terrasse de l'Orangerie +marquait huit heures un quart. + +--Bon, dit Mlle Berthe, nous avons un quart d'heure d'avance. Nous +allons les voir arriver. Jabson emploie plus de quatre cents ouvrières +et j'en connais bien cent cinquante. Elles vont déchirer mes gants. +«Comment vas-tu! Tutu-tu-tu, tutututu!» Je les connais les bonnes amies, +allez! Pas une qui vienne voir si je suis pas en train de claquer sous +mon toit.» + +Sous les arcades, les jolies filles passaient par groupes, les jupes +retroussées haut, hâtant le pas, sans un regard jeté aux vitrines pour +ne pas manquer l'heure de la rentrée à l'atelier. Des employés, gagnant +leur bureau, suivaient dans le sillage blanc des jupons, le nez planté +dans un journal du matin. + +Des Anglais coiffés de moitiés d'orange encadraient des rangées de +misses très laides ou très belles, bosselant leurs jupes longues de +coups de genoux, pour trotter à l'allure de leurs fiancés. Sorties de la +cage dorée des grands hôtels voisins, elles pépiaient aigre, secouaient +les pans de leurs manteaux comme des ailes, dansaient sur un pied devant +l'étalage de quelque _english library_. + +Des mitrons passaient, coiffes de mannes, promenant du blanc, dans cette +foule empressée, astiquée, vernie. + +--Tenez! voilà une de mes anciennes connaissances, chuchota l'ancienne +ouvrière de Jabson... Là-bas, devant les bibelots du marchand de +curiosités... le monsieur qui examine une pipe turque. Vous croyez qu'il +s'intéresse à la pipe: il a le nez dessus. Vous vous trompez! Il attend +Judith, une grande rosse qui en fait tout ce qu'elle veut. Dam! ça ne va +pas sans effort, mais elle fiche le camp quand il ne veut pas lui payer +de chapeaux, de robes, etc. Lui, vient l'attendre à la porte de +l'atelier. Ça dure depuis trois ans. Elle le retrouve toujours devant la +pipe turque. Le marchand le connaît bien. + +Une petite fille passa, courant tout essoufflée, sa natte lancée sur le +dos comme un balancier de pendule. Elle cria sans s'arrêter: «Bonjour, +mademoiselle Berthe. Je suis en retard. Gare à l'amende.» + +--C'est une apprentie, explique Mlle Berthe. Elle gagne vingt-cinq sous +par jour. Elle vient de Belleville tous les matins, et quand elle n'est +pas là à huit heures précises, on lui marque cinquante centimes +d'amende. + +Les ouvrières de Jabson arrivaient par petits groupes, gantées de frais, +les jupes collantes, l'en-cas posé précieusement sur le coude, un +bouquet piqué à la ceinture. Elles s'arrêtaient sur le seuil de la +boutique, jetaient des bonjours du bout des doigts aux amies aperçues, +au loin, sur le trottoir, et entraient, tête haute. + +--Vous allez compter les embrassades. Le défilé commence. + +«Tiens, Berthe!... Comment vas-tu,-Berthe?... Oh! ma petite Berthe... ma +gentille Berthe!...» Elles l'embrassaient, caressaient son plastron, +tâtaient les revers de sa jaquette, relevaient les ailes de son grand +chapeau. «Je te croyais morte... Tu ne reviens pas à l'atelier?... Tu as +hérité?... Tu as mis la main dessus...? Qu'est-ce qu'il fait?»... Elles +formaient un cercle de plus en plus épais, barraient le trottoir. + +Un domestique sortit de la boutique, vêtu d'une livrée bleue à petites +soucoupes de métal doré, et cria, rogue: + +--Je vais enlever la boîte. + +Elles prirent la fuite, s'ébrouant comme une bande de moineaux arrachés +aux douceurs du crottin par le passage d'un omnibus. + +Toutes les ouvrières de Jabson ont un jeton de cuivre portant un numéro +d'ordre qu'elles doivent déposer, le matin, dans une cassette accrochée +près de la porte d'entrée. A neuf heures sonnant, le garçon de bureau +enlève la boîte et les retardataires payent une amende de vingt-cinq ou +de cinquante centimes selon l'importance de leur inexactitude. + +--Voilà le défilé achevé, dit Simone. + +--Non, les tailleurs pour dames, genre anglais ne sont pas encore +arrivés. Puis restent encore les amoureuses. + +Les ouvriers tailleurs pénétrèrent à leur tour, un à un, dans la +boutique, vêtus de costumes à la mode, lourds, bossus ou dejetés par les +postures gehenneuses de leur profession. + +--Tenez, voilà enfin les amoureuses. Toujours en retard les +amoureuses... + +Des couples survenaient, les lèvres rouges des baisers échangés au petit +bonheur de la marche, les yeux alanguis, les bras enlacés. Elles +voulaient fuir, espérant ne pas «attraper d'amende». Eux, les retenaient +un peu et elles n'osaient pas dégager leurs menottes, caressées au cou +par les choses qu'ils disaient si près de l'oreille. Elles prenaient les +plis de leur jupe d'une main et couraient... Eux les rappelaient d'un +mot bref et elles s'arrêtaient, les attendant. Puis, à la porte de +l'atelier, ils leur prenaient les mains. «A ce soir!.--A ce soir!» + +Ah! les amoureuses! Mlle Berthe les reconnaissait toutes au passage: la +petite Antoinette, si blonde, les yeux levés sur la belle barbe brune de +son jeune amoureux, secrétaire d'un commissaire de police; Jenny, très +pâle et serrant le bras de l'étudiant en médecine qui la regardait +tristement; Marthe, grasse et bébête, suspendue au bras de son grand +commis de magasin; Mary, l'ancien mannequin, qui avait pris pour amant +un bookmaker aussi haut que son pari de courses. + +L'année précédente tous ces hommes se cachaient derrière les pilastres, +se faisaient éconduire, puis obtenaient le droit d'accompagner, le droit +de presser la main, le droit de baiser la joue. Aujourd'hui, ils avaient +tout pris et avaient gardé le droit de rompre. + +--Bonjour, ma grande Maria! + +--Bonjour, Berthe! + +Maria était la _seconde_ de Mme Mily. De jolies dents et de jolis yeux, +Mlle Maria, ce qui expliquait un peu son avancement dans les troupes de +Jabson. + +--Tu viens me voir? + +--Oui, et aussi te demander un service. Tu serais très... très gentille +de faire entrer mon amie Simone que voici, dans l'atelier de Mme Mily. + +--Tu ne serais pas venue sans ça? + +--Mais si... mais si... je t'assure. + +--Nous allons demander ça au père Planty, l'inspecteur. + +Le père Planty, inspecteur de la maison Jabson, ancien clergyman, voulut +bien, sur la recommandation de la seconde, Mlle Maria, inscrire Simone +sur le grand livre du personnel et lui confier un jeton portant le +numéro 445. + +Il ne manqua pas de faire un petit speech sur la bonne tenue qu'il +exigeait de ses ouvrières et annonça que les habiles couturières +gagnaient jusqu'à cinq francs par jour, chez Jabson: «_Iounique_ maison, +mademoiselle, _Iounique_ maison!» + + + + +VII + + +N° 445! Mlle Gosselet, fille du grand fabricant de poupées, n'était +plus dans la maison Jabson qu'une unité ouvrière, une machine à plisser, +ourler, broder. + +A son arrivée dans l'atelier de Mme Mily, la seconde, Maria, la fit +asseoir près d'une «première», un ténor de la couture, une belle fille +blonde, habile à étager des dentelles en coquilles sur les devants de +corsage, à étaler des revers de satin, à échafauder des manches à +«gigots». + +--Vous voudrez bien surveiller votre nouvelle «associée», mademoiselle +Léonie. + +Mlle Léonie approuva d'un mouvement de tête qui éparpilla ses frisons +sur son nez. Elle continua à draper un corsage de surah sur le mannequin +debout devant elle. Des épingles entre les lèvres, elle tiraillait +l'étoffe de ses doigts fins, les sourcils froncés, les joues rouges. + +Mme Mily cria de sa place: + +--Ça ne va pas, ma petite Nini? + +--Madame, je n'ai pas assez d'étoffe. + +--Comment! pas assez d'étoffe! La manutention vous a livré tout ce qu'il +fallait! + +Des rires s'élevèrent d'un coin de l'atelier et Mlle Léonie dit, +rageuse: + +--Celles qui rient ne sont pas capables de le draper. + +Mme Mily, conciliante: + +--Vous avez raison, ma petite Nini. Mais qu'est-ce qu'il a donc votre +corsage? + +--Le surah a dû se retirer. + +--C'est bien possible, mon enfant, bien possible! Enfin, essayez de +nouveau. + +La «première main» réussit enfin à rassembler les sous-bras, à grand +renfort d'épingles. Elle s'essuya le front, triomphante, dit tout bas à +sa voisine: + +--Tu sais! Ton Charles peut se fouiller s'il compte porter des cravates +taillées dans l'étoffe que j'emploierai. S'il n'y avait pas de doublure +solide sous le surah, ce que ça craquerait! + +Mme Mily, une vieille Anglaise qui gagnait cinq cents francs par mois à +tracasser les quarante ouvrières qui travaillaient sous ses ordres, vint +examiner le corsage. + +--Très bien! ma petite Nini. Jo Palmer en sera contente. Votre vêtement +a le chic anglais et la grâce parisienne. Elle vous estime beaucoup, Jo +Palmer, mon enfant. Moi aussi, je vous estime beaucoup. A propos, venez +donc me voir dimanche, à Asnières, je vous ferai retoucher ma jaquette. +Oh! un simple point! + +Puis, se tournant vers Simone: + +--Tiens! je n'avais pas vu cette petite. C'est votre associée, Léonie? + +--Oui, madame. + +--Quel est votre prénom, mademoiselle? + +--Simone. + +--Simone! Oh! impossible! impossible! + +--Mais, madame. + +--Nous avons déjà deux Simone ici! Deux c'est beaucoup... trois ce +serait trop! On ne s'y reconnaît plus, ma parole! Vous vous +appellerez... + +La main posée à plat sur le front, Mme Mily chercha dans ses souvenirs +littéraires le nom de quelque héroïne particulièrement aimée. Elle +essaya des prénoms à voix basse: «Amanda... Yolande... Gertrude...» + +Simone qui, d'abord, avait cru à une plaisanterie, attendait, angoissée, +la décision de la vieille Anglaise, rougissant sous tous les regards +fixés sur elle. Brusquement, Mme Mily dit, s'applaudissant en une +sonnaille de ses bagues heurtées: + +--On vous nommera Magdeleine... avec un g. + +Simone détourna la tête pour dissimuler les larmes qui allaient tomber +de ses paupières alourdies. Ce voyant, Léonie la caressa d'un regard +très doux de ses yeux teintés gris, et chuchota: + +--Soyez courageuse, mademoiselle. Nos camarades se moquent si +facilement. Cette vieille folle de Mme Mily a la manie de baptiser +presque toutes ses ouvrières. Vous resterez Simone, pour moi et aussi +pour d'autres qui ont bon coeur. + +La matinée s'écoula d'abord monotone, en un demi-silence fait de +chuchotements, de réprimandes lancées par la première, de glissement de +pas des petites apprenties envoyées en course à travers les ateliers. + +Simone travaillait vite, sans lever les yeux sur les yeux qui lorgnaient +son costume, son visage, ses mains. De temps à autre, Mlle Léonie +murmurait: + +--Dépêchons! Jo Palmer doit venir ce soir. Elle est capable de casser +son éventail sur le «genou» du père Jabson, si son corsage n'est pas +prêt à l'essayage. + +Quatre ou cinq machines à coudre unissaient leur bourdon en un +ronflement assourdissant qui obligeait les ouvrières à rapprocher leurs +tabourets pour causer de leurs affaires de coeur. + +Mlle Mily s'irritait de ces confidences: + +--Ah ça, voyons! vous n'êtes pas venues ici pour faire la causette. M. +Planty se plaindra certainement du travail de l'atelier, cette semaine! +Nous avons déjà quatre corsages à recommencer! On ne peut pas songer à +tout en même temps. Laissez vos amoureux tranquilles, que diable! +D'ailleurs, ce qu'ils se fichent de vous! + +Par les fenêtres ouvertes sur une cour intérieure, une lumière grise +pénétrait dans l'atelier, blêmissant les visages. Les poudres de +toilette se roulaient en granules sur les dermes desséchés par la +température lourde. Des débris de ouate s'accrochaient aux cheveux +lâchés par des peignes d'écaille. L'odeur fade des chairs assemblées en +tas montait aux narines. Les fronts se penchaient sur l'étoffe, alourdis +par la migraine. + +Se voyant devenir laides, les ouvrières de Mme Mily tirèrent de leurs +tiroirs des boîtes minuscules, des flacons à facettes, des bâtons de +cosmétiques chemisés d'argent. Des odeurs de parfums à base de musc +envahirent la petite salle, mêlées aux relents d'eau de mélisse que +buvaient de pauvres filles griffant leurs corsages pour calmer leurs +douleurs d'estomac. + +Les plus souffrantes quittaient vite leur tabouret, se dressaient, le +buste penché en arrière, les mains posées sur les hanches, et marchaient +à grands pas dans l'atelier, suivies dans leur aller par les yeux émus, +des gamines qui ne s'expliquaient pas ces douleurs subites. + +Mme Mily grommela: + +«Elles sont toutes malades, toutes. Elles boivent tellement de vinaigre +pour s'amincir la taille!» + +De l'atelier voisin, séparé de l'atelier de Mme Mily, par une cloison, +une apprentie vint donner l'alarme: + +--L'inspecteur! Planty! + +Ce fut un heurt de petits bancs, un froissement d'étoffes, un +cliquètement de machines à coudre. + +Quand M. Planty fit son entrée, solennel, encerclé dans sa redingote +raide comme une armure, Mme Mily avait fait disparaître le volume +d'_Anna Radcliffe_ qu'elle lisait, ouvert sur sa table à ouvrage; Mlle +Maria, la seconde, avait glissé dans sa poche les jarretières rose et +crème qu'elle enjolivait de bouffettes en satin. Les ouvrières +travaillaient en petites filles bien sages, leurs cheveux effleurant +l'étoffe. Les apprenties balbutiaient des boutonnières sur des bouts de +chiffon, mordant leurs lèvres à pleine dent pour ne pas rire. + +M. Planty traversa l'atelier, souriant en homme que satisfont les +apparences. + +Midi sonna. + +Le grand couturier Jabson mettait à la disposition de ses ouvrières un +réfectoire où elles pouvaient cuire leurs aliments, mais les petites +couturières préféraient manger au restaurant. Elles ne voulaient pas +s'embarrasser, au départ, du petit panier révélateur qui ameute derrière +les trottins, dans la rue, et les chiens et les hommes, les bêtes à +quatre pattes suivant, attirées par l'odeur du beefsteack, les hommes, +emboîtant le pas, alléchés par la bonne petite chair fraîche lâchée en +liberté sur le trottoir. + +Simone suivit Mlle Léonie dans l'arrière-boutique d'un marchand de vins +où elles prirent place sur une banquette de cuir rouge avachie, devant +la table de marbre occupée déjà par deux employés d'une banque voisine. +Sous les yeux ruminant d'un grand jeune homme bien peigné qui semblait +s'intéresser au jeu de sa fourchette, la fille de M. Gosselet mangea une +demi-portion de ragoût arrosé d'un demi-setier de vin. + +Dans la salle basse tout enfumée par les cigares des hommes qui +prolongeaient leur sieste pour «embêter» les ouvrières de Jabson, les +couturières étaient rangées, en file, le long des murs. Les clients +arrivés avant midi avaient eu soin de s'emparer des chaises, laissant +libre la banquette pour se procurer un vis-à-vis, pour se donner +l'illusion d'un tête-à-tête, au dessert. + +Le palais chatouillé par les picotements du petit verre de marc, les +yeux clignotants, le ventre lourd de mangeaille, ils bégayaient des +plaisanteries, essayaient des attitudes de pacha bon garçon, souriaient, +léchaient leurs babines engluées d'alcool. Ils feignaient de ne pas +entendre les rires lâchés comme des feux de peloton au signal donné par +quelque intrépide vieille fille aguerrie dans cette lutte perpétuelle du +mâle contre la femelle. Ils s'attardaient en leurs rêves, puis, la +montre consultée, hélaient le garçon, laissant deux sous sur l'ardoise +où figurait l'addition recommandant de «garder la place, la bonne place» +pour le lendemain. + +Ils s'en allaient, un à un, sans hâte, comme à regret, se retournaient +sur le seuil de la porte, pour sourire à la jolie fille désirée dans la +tiédeur calme de la digestion, dans l'Olympe à nuées grises machiné par +les spirales de la fumée. + +Le monsieur bien peigné resta seul, la nuque posée sur le dossier de sa +chaise, les yeux fixés sur Simone en une insistance provocante. + +La fille de M. Gosselet, le geste embarrassé, le regard levé vers le +plafond, puis baissé sur son assiette, supporta d'abord assez +vaillamment l'inspection de l'inconnu. + +Mlle Léonie lui expliquait quelle était la clientèle de Jabson, et elle +feignait d'écouter. Soudain, un sang chaud lui colora les joues, elle +jeta sa serviette sur la banquette, repoussa son assiette et fixa +l'homme d'un air de défi. + +Le monsieur bien peigné murmura très calme, sans changer de position: + +--Pas mal! + +--Monsieur, je ne vous connais pas, mais vous me semblez être fort mal +élevé. + +--Vous ne me connaissez pas: c'est ce que je regrette. Je serais trop +heureux si vous me connaissiez. + +--Monsieur, vous voulez m'obliger à abandonner la place. + +Les causeries, les papotages des ouvrières avaient cessé. Toutes +écoutaient, amusées, jouissant, le poing sous le menton, le coude sur la +table, de cette querelle où leur cause était en jeu. + +--Je suis désolé, mademoiselle, mais vous oubliez que nous sommes au +restaurant... dans un lieu public. + +--C'est-à-dire, monsieur, que vous vous permettez en public ce que vous +ne vous permettriez pas chez mon père, par exemple. + +--Votre père est un bien heureux père, de posséder une aussi jolie +fille... mais je ne puis cependant pas fermer les yeux pour ne point +voir. + +--Monsieur, vous êtes insolent! + +--Voyons! des injures, parce que je vous trouve belle! C'est exagéré. + +--Il est grossier de regarder une jeune fille avec tant de persistance, +tant de fatuité, et... je regrette que mon fiancé ne soit pas là pour +vous corriger comme vous le méritez. + +--Ah! vous m'en direz tant. Dam! si la place est prise... vous avez beau +mérite à vous gendarmer. + +--Prise ou non, monsieur, il est lâche de ne pas respecter une femme +seule. + +--Continuez! vous oubliez que nous sommes au restaurant... + +--Je ne l'oublie pas, monsieur, et je vous prie de considérer que je ne +fais pas partie du menu. + +Sa houppe de cheveux dressée comme une crête, les doigts tendus, Simone +évoquait assez exactement l'image d'un petit coq de combat prêt à +s'élancer. + +Son adversaire, toujours calme, toujours souriant en homme habitué à ces +escarmouches, continua: + +--J'ai toujours pensé que la colère rendait les femmes plus désirables. + +La fille de M. Gosselet haussa les épaules, méprisante, et pria Mlle +Léonie de demander l'addition. Mais la «première main» voulut prendre la +défense de son associée. Elle regarda le monsieur bien peigné et dit +d'une petite voix calme: + +--Monsieur, nous pensons toutes ce que mademoiselle vient de vous dire +et nous mettrons le patron de l'établissement en demeure de choisir +entre... + +--Je vous gêne aussi, mademoiselle? + +--Moi! non. Vous me dégoûtez, tout simplement. Vous avez une trop jolie +raie sur le crâne. Vos faux-cols sont trop hauts. Votre moustache a +toujours l'air de vouloir éborgner les gens. Un caporal en retraite! Un +si joli garçon, vous êtes dangereux... très dangereux. On voit que les +femmes vous ont gâté. Eh bien! malgré tous ces avantages, vous me +dégoûtez... + +Le monsieur bien peigné ne souriait plus que pour faire bonne +contenance. Il voulut répondre, mais les quolibets couvrirent sa voix: + +--Oh! le beau garçon! + +--On en mangerait! + +--C'est Rodolphe des _Mystères de Paris_! + +--Oh! qu'il est bath! + +--Il a peut-être besoin d'argent, le pauvre! + +Il se leva, renonçant à tenir tête à la tempête des langues déchaînées. +Comme il arrivait près de la porte, une ouvrière de Ménilmontant lui +cria, la bouche tordue: + +--Eh! va donc, _purotin_, on t'en fichera des _gerces_! + +Les ouvrières la félicitant, Simone dit: + +--Je ne vois pas pourquoi les ouvrières n'exigeraient pas le respect qui +leur est dû. + +Elles se regardèrent un peu étonnées de la façon dont la nouvelle venue +avait prononcé le mot respect, et mademoiselle Léonie répondit, +soulignant ces paroles d'un geste las: + +--On prend la mouche, une fois... deux fois... puis on se fatigue. Mais +vous n'avez donc jamais travaillé dans un atelier, mademoiselle? + +--J'aidais maman qui était couturière, répondit Simone embarrassée. + +A l'atelier, la soirée s'écoula calme. Sous les becs de gaz allumés dès +quatre heures, les ouvrières de Jobson travaillaient, la nuque brûlée +par les petites flammes papillotant au-dessus de leurs casques de +cheveux à reflets métalliques comme des insectes ailés prêts à se poser +sur des fleurs pâles,--des fleurs de serre. Les corsages dégrafés +bâillaient, laissant voir des blancheurs de chemisette. Dans l'ombre, +les yeux se cerclaient de violet. + +Malgré la lassitude, malgré la migraine, les petites couturières +souriaient. Elles souriaient, songeant à la délivrance prochaine, aux +amoureux qui les attendraient à la sortie de l'atelier et baiseraient +leurs souffrances, leurs labeurs, sur leur bouche, blanche. + +Une fillette descendue des salons d'essayage vint annoncer, essoufflée: + +--Jo Palmer! venez vite! + +Mme Mily qui sommeillait, Mlle Maria qui essayait ses jarretières rose +et crème, Léonie qui achevait de poser un _américain_--un tampon d'ouate +sous les entournures du corsage de surah,--se levèrent brusquement. + +--Venez avec nous, mademoiselle Simone, dit Léonie. Jo Palmer est +toujours heureuse d'avoir beaucoup de monde à ses essayages. L'habitude +du public, sans doute. + +Dans le grand salon meublé de psychés et de sièges bas, Jo Palmer +causait avec le grand couturier Jabson. + +Jo Palmer, à la ville, portait des gants laissant le poignet à nu, des +corsages à col haut, des jupes très étoffées. + +Ce n'était plus la Jo Palmer des affiches, la Jo Palmer à tignasse +rousse, à pattes noires, à corsage vert échancré en V. Jo Palmer +s'habillait de façon discrète, mais bourrait les doublures de ses +vêtements de sachets de musc, d'héliotrope, bien capables de tenir ses +admirateurs à distance respectueuse. + +Debout, devant le couturier, elle babillait: + +--Je ne suis pas contente, mais pas... pas... J'ai des robes de ville +affreuses... Ah! dites donc, je veux apprendre à monter à cheval. Il me +faut une amazone. Je porterai bien une amazone: j'ai la taille fine et +la selle large! Hein! n'est-ce pas que j'ai la selle large? Vous êtes +mon couturier, Jabson, vous devez savoir ça. + +Avisant le cheval de bois qui servait aux essayages des costumes de +cheval, Jo Palmer sauta en croupe de la bête, lui caressant l'encolure +de petits tapotements de main. + +Jabson applaudit: + +--Toujours adorable, mademoiselle. + +--Monsieur Jabson, vous avez l'adoration compromettante. Vous êtes trop +gros, trop chauve, trop _english_ avec votre ceinture noire étalée sur +le plastron de votre chemise. Vôs ne trôvez pas, vôs! Mais voilà ces +dames venues pour l'essayage. + +Ces «dames» attendaient depuis dix minutes et ne s'étonnaient point +trop, habituées aux excentricités de Jo Palmer. Simone dissimulait son +trouble, prévoyant quelque nouvelle injure dont souffrirait son orgueil +de femme. + +Mme Mily et Maria souriaient. Léonie tenait le corsage tendu au bout +de ses deux poings. Deux employées à livrée noire et à col blanc +portaient des sébiles remplies d'épingles. + +Jo Palmer s'approcha d'une psyché, examina son visage, longuement, puis +enleva sa jaquette avec l'aide de Jabson. + +Mme Mily, Maria, Léonie et Simone l'entouraient cérémonieusement, +attendant ses ordres. + +Jo, les yeux toujours fixés sur la glace, dit, faisant la moue: + +--Encore un nouveau visage: je n'aime pas ça. Vous entendez, Jabson, je +n'aime pas les nouvelles têtes. Comment vous nomme-t-on, petite? + +La fille de M. Gosselet hésita, puis répondit: + +--Simone! madame. + +--Mais non! Mais non... vous vous nommez Magdeleine... avec un g. + +--Allons bon! dit Jo. Voilà encore un tour de cette vieille folle de +Mme Mily... Voyons, madame Mily, mademoiselle sait mieux que vous à +quoi s'en tenir sur ce sujet. + +La vieille Anglaise riposta, triomphante: + +--Mais non, madame, c'est moi qui l'ai baptisée. + +--Comment! vous l'avez baptisée? + +--Madame, j'avais déjà deux Simone dans mon atelier, alors... + +--Bien! Bien! Quand il vous viendra la fantaisie de faire teindre vos +ouvrières, je vous demanderai d'assister à l'opération. + +S'apercevant de la confusion de Simone, Jo Palmer, qui était bonne, +voulut bien lui tendre la main: + +--Il faut pardonner à cette vieille folle de Mme Mily, mademoiselle. +Je regrette d'avoir renouvelé l'ennui qu'a dû causer ce singulier +baptême. + +Puis la divette se tourna vers l'Anglaise: + +--J'ai été ouvrière, moi, madame Mily. Je vous jure que vous n'auriez +pas touché à une syllabe de mon prénom, si vous aviez eu le moindre +souci de votre perruque. + +Mme Mily fit un mouvement de recul pendant que Jabson applaudissait: + +--Toujours charmante! + +--Ceci dit, j'attends qu'on m'essaye ce fameux corsage. + +Comme l'Anglaise se précipitait, espérant rentrer dans les bonnes grâces +de la chanteuse, Jo Palmer lui dit, en une torsion de cou souverainement +dédaigneuse: + +--Ne me touchez pas! + +Et avec des gestes solennels de grand-prêtre, le couturier à la mode +ajusta le corsage de Jo Palmer, l'annota, le corrigea, jusqu'à ce qu'il +allât «comme un gant». + +La chanteuse continuait de rire, de plaisanter pendant cette opération +exécutée au milieu d'un silence religieux. Elle disait à Jabson qu'il +avait la main si légère, si délicate, le toucher si habile et si savant, +que c'était un plaisir dont il n'avait pas idée que de se faire +manipuler par lui. + +Il sourit et répondit, avec une de ces belles révérences dont il avait +la spécialité: + +--Oh! mademoiselle... J'opère comme un médecin... + +--Jabson, couturier-médecin! Quel titre à prendre, mon cher! Et quelle +réclame à faire là-dessus!... + +Jo Palmer parlait, parlait, tandis que Jabson, toujours très grave, +achevait son travail d'auscultation et d'ajustage en faisant courir +comme sur un clavier ses grands doigts minces et polis, le long de la +taille de la chanteuse. + +Trop fatiguée pour gagner sa chambre à pied, Simone, à la sortie de +l'atelier, longea la rue de Rivoli jusqu'au Châtelet, et attendit le +tramway de Montrouge. + +Elle monta dans une voiture où des fillettes sommeillaient, exsangues et +frêles, la tête posée sur une épaule amie. L'usine, l'atelier les +avaient façonnées, peu à peu, en cadavres, les avaient préparées, de +jour en jour, pour la terre grasse des cimetières de banlieue. + +Malgré la lassitude de leur chair, elles levaient vers le visage de +l'homme aimé leurs yeux souriants, doux dans l'ombre des paupières +meurtries. Elles semblaient avoir hâte d'user leur machine humaine pour +arriver vite au repos. + +Ses doigts effleurant dans sa poche le jeton de cuivre qu'on lui avait +délivré chez Jabson, Simone songea qu'elle avait pris place dans le +grand régiment des pauvres, des humbles et des sacrifiées. + +Elle ferma les yeux pour ne plus songer qu'à son fiancé qui la sauverait +des humiliations et des besognes mangeuses de vie. + + + + +VIII + + +«Mon aimée, + +«Je t'écris d'Abomey, sous une hutte que nous venons de transformer en +Grand Café Carnot, au milieu de spahis hurleurs affublés de jupons; et +de «légions étrangères» empêtrés dans de grands voiles blancs abandonnés +par les féticheurs dahoméens. Les palais de Béhanzin flambent, les +bouteilles de champagne pétaradent. + +«Sous une cabane de pissé, trois femmes du roi dépossédé, effrayées de +nos chants et de nos airs, baisent les amulettes protectrices pendues à +leur cou, sous la garde d'une demi-douzaine de marsouins. + +«Notre allié, le roi Toffa à qui on vient de donner le fameux trône du +roi Béhanzin, un simple fauteuil doré,--fait des gambades derrière les +officiers du colonel Dodds. Les noirs embrassent leurs frères blancs. + +«Dans toute cette joie, une petite déception. Nous n'avons pu découvrir +le trésor du fils de Glé-Glé. + +«J'ai pris part aux fouilles faites dans les caves du palais, à la lueur +des torches, sous la conduite d'un lieutenant qui se montrait fort +sceptique touchant l'existence des fameux millions économisés, pour les +besoins de la guerre, par les prédécesseurs de Béhanzin. Entouré +d'Allemands et d'agents européens, âpres à la curée, le roi a dû, +disait-il, convertir lingots et pièces monnayées en superbes +marchandises de pacotille. + +«Comme nous allions à la recherche des mystérieuses cachettes, +j'observai mes compagnons sondant à coups de crosses les parois du +souterrain. + +«Pâles et maigres, le visage sali de barbes en mousses, les yeux +luisants, ils ressemblaient à des aventuriers en quête de butin. Je ne +reconnaissais plus mes braves camarades enlevant le pont sur le Zou en +une ruée de leurs corps grandis sous les balles, en une course à la mort +derrière le lambeau d'étoffe, drapeau de France. + +«Ils grimaçaient déjà de dépit quand un sous-officier heurta une porte +du bout de son fusil. Sous les coups de hache, le bois se fendilla, puis +s'effrita en escarbilles, laissant voir un retrait où s'étaient +réfugiées trois dahoméennes. Elles nous suppliaient, accroupies. Le +sous-officier dit: + +«--Ce n'est que des femmes! + +«--En tout cas, ce n'est pas le trésor, ajouta le lieutenant. +Emmenez-les et que personne n'y touche. + +«Il y eut un «oh!» de protestation générale. + +«--Ici, ici... j'ai trouvé, cria un spahis. + +«Sous sa botte le sol résonnait comme un tam-tam. Les pioches +crevassèrent la terre battue et mirent bientôt à jour une excavation +encombrée d'une demi-douzaine de caisses. Enfin! c'était le trésor! + +«Enfoncées presque toutes en même temps, les cassettes royales nous +livrèrent une riche collection de parapluies, ombrelles, en-cas, de +toutes les couleurs et toutes les dimensions. Il y avait là des +parapluies de forain rutilants, larges comme des tentes, et aussi nombre +d'auréoles de soie gorge de pigeon, qui préservent le teint des +Européennes du soleil d'août. + +«Un ex-titi du théâtre Montparnasse grasseya: + +«--Ben! ou'squ'est le riflard de l'escouade? + +«Un accès de rire calma un peu la fièvre de l'or, puis les recherches +continuèrent amenant la découverte de bouteilles de Champagne que l'on +décoiffa un brin, de pagnes bariolés, de rouleaux de cotonnades, de +glaces de poche à étui en zinc, de peignes et de... strapontins. + +«Le titi se roula sur le sol, criant: + +«--Je me tords! je me tords! C'est donc ça qu'on trouvait pus de nuages, +de volapuks, de sous-lieutenants, de l'Observatoire à Ménilmontant. +C'est le petit Becenzine qu'avait refait tout ça pour ses tripotées de +femmes. Gros malin, va! + +«En une large galerie servant de remises royales étaient rangés quatre +affreux carrosses achetés à quelque roi en déconfiture. + +«--Allons, bon, dit le faubourien, les guimbardes du sacre, maintenant! + +«Des ornements dorés se dressaient en arabesques aux quatre angles des +caisses peintes bleu de Prusse portant des armes que le Parisien +traduisit de la sorte: «_Gueules de caïman sur champ d'ébène avec poires +semées à droite, à gauche, sous la couronne de la gracieuse quouine +Victoria, surmontées de licornes qu'ont des chaînes au ventre! Quel +blason, mon Empereur!_» + +«Les perquisitions achevées, mes camarades emportèrent les caisses de +Champagne devant les huttes où ils boivent maintenant, criant à tue-tête +les _scies_ de régiment. + +«Le peu de vin que j'ai pris m'a presque grisé, mignonne, et je t'écris +des choses gaies, d'une façon un peu décousue. Puis je souffre un peu de +ma blessure. Oui, je suis blessé! Si peu! Une éraflure des chairs, à +l'épaule. Mais je ne suis pas atteint assez grièvement pour obtenir le +bout de ruban que je voulais. + +«Je n'ai pas l'air vainqueur, moi! Je dois ressembler aux pauvres femmes +que gardent les marsouins. J'ai, je crois, un peu de fièvre... Je +t'embrasse, mon aimée, je t'embrasse, et mets vite ma lettre sous +enveloppe de peur, oui... + +«Je t'embrasse. A toi... toujours! + +André Bamberg, + +_de la Légion étrangère_. + + +* * * * * + +«J'ai eu beaucoup de fièvre, mais cela va mieux. Le bras gauche maintenu +par une écharpe, je t'écris difficilement, en invalide. La convalescence +maquille de blanc, peu à peu, ma peau autrefois brune et les paupières +pèsent moins sur mes pauvres yeux encore brouillés des terribles visions +du cauchemar. Je te voyais, costumée de flanelle blanche, luttant contre +les amazones. Elles t'entraînaient dans la brousse. Tu m'appelais et je +ne pouvais rien. Oh! l'horrible chose! Tes cris! Tes yeux qui me +reprochaient ma lâcheté. Cela me tuait, me tuait! J'ai prononcé ton nom, +paraît-il, dans la nuit de ma pauvre cervelle détraquée et le major m'a +soigné en excellent homme qui ne veut pas de larmes sur les joues d'une +petite amoureuse... Il vient près de mon lit et m'ordonne de ne plus +écrire: j'obéis. A demain. J'ai retrouvé dans ma poche la lettre que je +t'écrivais, il y a huit jours, après la prise d'Abomey. Je t'enverrai +tous mes griffonnages en même temps. + +André. + +* * * * * + +«Le major a demandé et obtenu mon retour en France. Je suis heureux! Mon +capitaine qui m'a rendu visite à l'ambulance m'a assuré que je m'étais +distingué pendant la campagne. Le colonel, a-t-il dit, a demandé +_quelque chose_ pour moi. + +«Je n'ai pas fait davantage que la plupart de mes camarades. Si je suis +un des rares blessés de la Légion étrangère, c'est que les autres sont +morts d'estafilades plus graves que la mienne. + +«J'ai reçu une des dernières balles tirées par les Dahoméens, une de ces +balles que l'on nomme «balles perdues» précisément parce qu'elles +atteignent toujours quelque pauvre diable. + +«Je te reviens, mignonne, plus aimant qu'à mon départ de France, ou +plutôt sachant mieux combien tu mérites d'être aimée. Ne crains rien +pour ma santé. J'arriverai à Paris encore hâlé, mais guéri.--«Et la +fièvre, et la vilaine fièvre,» diras-tu! Bast, la fièvre ne m'effraye +plus. J'ai une autre fièvre en moi--la fièvre de te revoir,--qui va +l'expulser tambours battants. + +«Tous mes souhaits pour la bonne petite l'Embaumée qui te remettra cette +lettre. + +«Que faire pour te gagner, mon aimée! J'ai un tas de projets en tête qui +me semblent facilement réalisables. Amoureux et convalescent, j'espère. + +«Bientôt à toi, mon aimée. + +André Bamberg. + +* * * * * + +Cette lettre arriva au moment où Simone inquiète et cédant aux instances +de la petite bossue, allait consulter une tireuse de cartes sur le sort +de son fiancé. L'Embaumée, superstitieuse, interprétait les songes de +Mlle Gosselet avec une assurance qui en imposait à la pauvre +amoureuse. Elle disait: + +--Tu rêves de dents, c'est mauvais signe, très mauvais signe! Et puis +ces chevaux noirs qui mordent ces chevaux blancs... on voit bien ce que +ça signifie. A ta place, je ne serais pas rassurée. + +Simone, d'abord sceptique, commençait à prêter l'oreille aux propos de +son amie qui lui vantait le savoir d'une ex-cuisinière experte en l'art +d'éplucher la destinée des pauvres humains. + +--Tu verras! C'est amusant chez elle! Elle habite, près de quais, un +grand appartement toujours encombré de vieux messieurs qui ne veulent +pas mourir; de bonnes qui espèrent gagner le gros lot à la loterie, de +dames très chic.. qui attendent la venue de celui qui paiera le terme. +J'y accompagnai un jour la Grande Bobêche. La Grande Bobêche venait lui +demander si son amoureux était toujours fidèle. Pour quarante sous, nous +avons eu _le petit jeu_. La sorcière a battu les cartes et a prédit à +mon amie qu'une reine blonde _lui mangerait le coeur_. Manger le coeur, +c'est une façon de parler! Pour cent sous, la vieille nous aurait +préparé _le grand jeu_ et nous aurions pu savoir si Adolphe épouserait +la reine blonde. Malheureusement, la Grande Bobêche n'avait pas assez +d'argent. Alors, la sorcière lui a dit: «Il y a un moyen plus sûr de +savoir si vous êtes toujours aimée, mais il me faudrait un objet ayant +appartenu à la personne: un mouchoir sale, par exemple!» + +--Pourquoi sale? + +--Dam! je ne sais pas. Peut-être pour y lire l'avenir comme dans un +livre. + +Cette interprétation des événements futurs d'après les données fournies +par un linge sale avait provoqué un rire fou chez Mlle Gosselet, au +grand scandale de la petite bossue: + +--Je ne vois pas ce qui peut te faire rire. Je t'assure qu'_il_ n'est +pas bien portant. Je le devine. D'ailleurs, tu ne l'aimes pas assez. + +--Comment, je ne l'aime pas assez! + +Ce fut une querelle, puis une brouille de dix minutes suivie d'une +réconciliation. + +André revenait en France. Il guérirait vite, retrouvant l'aimée prête à +se donner comme au jour où ils avaient préparé leur fuite. + +Simone pensa, une roseur aux joues, que papa Gosselet ne pourrait, cette +fois, retarder l'offrande de tout son corps à celui qu'elle avait choisi +pour époux. + +L'Embaumée triompha à la lecture de la lettre: + +--J'avais raison, tu le vois bien! Rêver de dents c'est signe de maladie +grave ou de mort. + +* * * * * + +Simone répondit aussitôt à André: + +«Mon cher aimé, qui a bobo sans que je puisse le soigner comme on soigne +un tout petit que l'on adore!... C'est drôle, mais je t'aime d'une +tendresse si infinie, si profondément douce quand je te sens avoir mal, +que tu ne me sembles plus du tout un grand, mais un tout petit que je +pourrais tenir en mes bras pour le bercer, en le couvrant et +l'enveloppant d'un amour fou... + +«Pauvre mignon qui as bobo! + +«Pense que je t'aime de toute mon âme! J'adore tout ce qui est de toi, +je cherche dans la figure des mots que tu m'écris ce que tu as pensé... + +«Oh oui, je serai à toi pour toujours! Tu as emporté mon âme, mon +coeur... + +«Si je t'avais ici, quels bons et beaux dodos je te ferais faire! Je +serais ta petite maman... Comme je te soignerais! + +«Je t'embrasse, les deux bras autour du cou, très doucement, très fort, +très tendrement. + +«Tu vas bientôt m'envoyer mon baiser du soir; je le sens presque +d'avance; quand je le sentirai en moi, je rêverai du paradis,--de toi! + +«N'oublie jamais de m'envoyer le baiser promis, envoies-en même +beaucoup, beaucoup, je les sens tous, ils ne se perdent jamais en +route... + +«Moi je t'envoie aussi un baiser, un de ces longs baisers qui me font +des airs de petite morte, à force que c'est bon!...» + +* * * * * + +Quinze jours s'écoulèrent dans la monotonie des mêmes occupations, des +mêmes pensers. Les deux amies, au retour de l'atelier, se racontaient +les menus faits de leur journée et cousaient les robes neuves qu'elles +mettraient le jour où elles iraient _l_'attendre à la gare de Lyon. +Elles disaient _lui_ simplement. + +L'Embaumée changerait l'andrinople de sa chambre pour _lui_ faire fête. +Simone achèterait une grande bergère, parce que ses petites chaises de +velours rouge à bâtons dorés ne seraient pas assez confortables pour +_lui_, un convalescent. + +--Nous serons deux pour l'aimer, le soigner, le dorloter, pensa un jour +tout haut l'Embaumée. + +Simone leva les yeux sur son amie et rit franchement de sa confusion. +Une bossue, ça n'aime pas! + +Le dimanche, Mlle Berthe venait en amie et en voisine partager le +pot-au-feu. + +Mlle Berthe n'était plus la petite ouvrière babillarde et moqueuse +d'autrefois. Le ronronnement de sa machine à coudre l'agaçait. Son serin +sifflotait toujours les mêmes airs bébêtes. Le papier de tenture de sa +chambre lui semblait d'un gris attristant. Elle se frottait le nez à +toutes les glaces et demandait: + +--N'est-ce pas que je vieillis! + +Simone et l'Embaumée lui répondaient en la complimentant sur la +fraîcheur de son teint et l'éclat de ses mirettes. + +--C'est bien ce qui m'ennuie, cet éclat des yeux! Ce n'est pas naturel. + +--Mariez-vous, ma chère Berthe, conseillait Simone. + +--J'ai peur du mariage. + +--Alors prenez un amoureux, répliquait la petite bossue impatientée. + +--Un amant, jamais! + +Un jour, elle ajouta, éprouvant sans doute le besoin de se défendre +contre quelque vouloir dissimulé: + +--Les hommes sont si lâches! si lâches! Si je prêtais l'oreille aux +jolies paroles embusquées au coin de quelque moustache, je n'aurais qu'à +penser à «pauvre Jeanne» pour me reprendre toute. + +Vous étiez à l'atelier quand deux hommes l'ont presque portée jusqu'au +fiacre qui attendait, en bas. + +Aux premiers cris de douleur, j'ai couru à la recherche d'un médecin du +quartier. Il est venu et m'a avoué que l'accouchement serait difficile, +qu'il faudrait peut-être écraser l'enfant avec des fers pour sauver la +mère. Il a regardé autour de lui, a évalué le prix des meubles, a pensé +que la malade était trop pauvre pour payer les frais d'une opération +coûteuse, et a dit: + +--Conduisez-la à la Maternité! + +Elle pleurait. Je l'ai aidée à mettre une jupe, puis le grand manteau à +bordures de plumes qu'elle avait acheté quand _il_ la connut. Elle ne +prononçait pas son nom, mais tournait les yeux vers la porte quand les +voisines venaient voir curieuses et aussi apitoyées. + +Avant de sortir de sa chambre, elle a regardé les portraits accrochés à +la cheminée,--son père et sa mère,--puis a essayé de faire marcher ses +pauvres jambes. + +Elle disait:--«Jamais je ne pourrai arriver en bas. Je mourrai dans +l'escalier.» + +Accrochée des deux mains à la rampe, soutenue par deux locataires, elle +a descendu les six étages, degré par degré, soufflant et geignant. Les +commères, qui se moquaient autrefois de son gros ventre, se penchaient, +pleurant, sur la cage de l'escalier d'où les plaintes montaient, de plus +en plus faibles. + +Dans la voiture qui allait au pas, elle regardait par la portière les +gens qui passaient sur le trottoir, espérant encore qu'_il_ viendrait. +Des filles ont passé, en courant, les jupes troussées, sous le nez du +cheval de fiacre. Elle a dit dans un hoquet douloureux: + +--Elles sont bien heureuses d'être toujours jolies, elles.» + +Elle m'a embrassée et nous avons pleuré dans la salle d'attente de +l'hôpital. Elle m'a remerciée, m'a pris la main. Je voyais qu'elle +voulait me demander quelque chose, mais qu'elle n'osait pas. Alors, pour +lui épargner un peu de honte: + +--Il saura où vous êtes. Je l'en informerai, s'il vient. + +--Vous ne pouvez pas comprendre, pourquoi je ne lui en veux pas, ma +chère Berthe! Vous ne pouvez pas comprendre, vous n'aimez personne. Je +sais qu'il viendra, mais il viendra peut-être... après... Je veux qu'il +sache que... je l'aimais bien. + +On l'a emportée. Moi j'ai pris la fuite pour ne pas pleurer devant les +infirmières. + +Oh! le lâche! Oh! le lâche! + +--Et qu'est devenue pauvre Jeanne? demanda Simone. + +--Elle est morte. + +Huit jours après Mlle Berthe chantonnait sur le palier, accoudée à la +rampe, attendant le retour du jeune homme qui «écrivait des choses» dans +les journaux. + +Simone, revenant de l'atelier, lui tendit la main. La petite couseuse de +jerseys l'emmena dans sa chambre, la fit asseoir, puis bredouilla: + +--Ce n'est pas ma faute, je vous assure. Mais j'étais si seule, puis il +est si gentil! + +Simone écoutait, surprise. + +--Ah! vous ne savez pas! On en cause cependant à tous les étages de la +maison. J'aime Fernand, Fernand le poète. Et Fernand m'aime! Il ne faut +pas m'en vouloir! Je commençais à devenir vieille: la veille, j'avais +trouvé un cheveu blanc sur la tempe. Puis... Fernand n'est pas comme les +autres. Je me fais beaucoup de reproches, mais... Vous ne me méprisez +pas trop? + +--Il a promis de vous épouser, M. Fernand? + +--Non! je ne pouvais pas lui demander ça!... Un poète! + +--Vous êtes bien à plaindre, ma pauvre Berthe, voilà tout. + +--Mais il n'est pas comme les autres, du tout, du tout. D'ailleurs il +dit que les femmes l'ont beaucoup fait souffrir, j'essaye de le +consoler. + + + + +IX + + +Les journaux annonçaient que le transport le _Taygète_ arriverait +bientôt en rade de Marseille, ramenant en France les blessés et les +convalescents du corps expéditionnaire du Dahomey. + +L'attente du bonheur prochain rendait Simone insensible aux grossièretés +de Mme Mily et aux taquineries de ses camarades d'atelier. + +Léonie, son associée, très délicate, lui savait gré de son attitude et +la chaperonnait dans ce milieu de faubouriennes habituées à changer +d'ami, au début de chaque saison, comme elles changeaient de corsage. + +L'atelier de Mme Mily était divisé en deux camps qui se mesuraient +quotidiennement en des tournois de langue quand les adversaires n'en +arrivaient pas aux bousculades de chignons. Le parti de la «pose» était +représenté là par une douzaine de jeunes filles vivant de la vie de +famille le soir et par quelques solitaires gardées de l'amour par le +culte de leur peau blonde de jolies femmes. + +Le parti de la «noce», de beaucoup plus nombreux, comptait dans ses +rangs les vieilles filles, lancées tard dans une demi-galanterie +besoigneuse, les ouvrières nées à Paris et les petites personnes de +beauté régulière qui avaient pris un «ami» pour attendre plus patiemment +un mari. + +Deux ou trois demoiselles, d'attitude et de toilette dignes, prenaient +part à la discussion avec toute l'autorité que leur valaient des +demi-mariages. + +D'ailleurs les querelles étaient suscitées, le plus souvent, par quelque +_poseuse_, choquée d'une expression. + +Une jeune Anglaise, fiancée depuis six ans à un de ses compatriotes, +employé dans une banque parisienne, arrivée en France depuis trois mois, +demandait tout haut, sur les mots d'argot employés par ces demoiselles, +des explications qui ameutaient l'atelier. Elle disait d'une voix +fluette: + +--Rigoler! Qu'est-ce que c'est que ça: _Rigoler_. Pas trouvé le mot dans +les livres, moi! + +On lui expliquait le sens faubourien du mot rigoler, et elle tendait les +mains, miaulant: _Shoking_! + +Mme Mily lui répondait: + +--Il ne faut pas faire votre sainte Nitouche, ma petite! Les Anglaises +ne valent pas bien cher. + +--Qu'est-ce que c'est que ça: _Sainte Nitouche_! Connaissé pas, moâ! + +Indignée des commentaires dont ses camarades affublaient cette +expression, la _Fiancée du Père Lachaise_,--on l'avait ainsi surnommée +l'Anglaise à cause de ses éternelles fiançailles «rances de six +ans»,--menaçait de se plaindre à l'inspecteur, M. Planchy, de +l'_irrespectabilité_ des petites Françaises. + +Les heures de travail sous les flammes dansantes du gaz,--l'hiver venu, +l'atelier était éclairé à deux heures de l'après-midi,--semblaient plus +courtes grâce à ces querelles de tabouret à tabouret. + +Simone ne prenait jamais part à la discussion, mais écoutait volontiers +Mlle Léonie, son associée, qui lui disait ses rêves de jeune fille et +esquissait le portrait de son futur mari: + +--Il n'est pas beau, mais il a les lèvres toujours rosées et des mains +longues et blanches. Il est sérieux, très sérieux. Je serai heureuse, je +crois! Quand on a seize ans, on rêve un mari comme on rêve une robe. +Plus tard, on l'accepte tout fait, c'est-à-dire commun. + +Mariée, je ne travaillerai plus chez Jabson. Jean,--c'est le nom de mon +fiancé,--gagne deux cent cinquante francs par mois. Je n'ai pas de goûts +coûteux et je m'habillerai d'un rien joli. Oh! ce que j'ai hâte d'être +chez moi!... chez moi! Ce que je déteste la rue! Ce que je déteste +l'atelier! Si père ne frappait pas à ma porte, le matin, en allant à son +bureau, je serais lâche, je consentirais volontiers à faire grasse +matinée, tout au creux de mon lit, rêvant. Mon fiancé n'est pas un +ouvrier, heureusement! Épouser un ouvrier! J'aimerais mieux... + +--Vous aimeriez mieux?... demandait Simone surprise. + +--J'aimerais mieux rester vieille fille! + +Quand l'atelier de Mme Mily était consigné jusqu'à dix heures du soir, +à la suite de quelques commandes imprévues, Léonie priait Simone de +l'accompagner jusqu'à la rue Gay-Lussac, tant elle avait peur des gens +qui suivent les jeunes filles, la nuit. + +--Moi je ne sais pas comment m'en débarrasser. Je me mets en colère et +ça les fait rire. + +--Mais, prenez l'omnibus! + +--Il faut bien faire des économies quand on est sur le point de se +marier. + +Les deux amies traversaient le Carrousel, le pont des Arts, puis les +petites ruelles qui vont des quais au boulevard Saint Germain, marchant +d'une allure sautillante et vive beaucoup plus provocante que l'aller +lent et le dandinement de hanches des beautés professionnelles. + +L'ouvrière parisienne joue merveilleusement de sa jupe tombant derrière +en longs plis droits comme un éventail presque fermé dont on ne voit que +les lamelles. + +Un tour de main et l'étoffe se drape, moule les chairs en ronde-bosse, +relevée d'un côté pour laisser voir un blanc de linge, aile voletant au +ras du sol et montrant un dessous de duvet blanc. Sous le tiraillement +des doigts, elle zigzague, fait des grimaces, fait des signes, puis +retombe raide pour recommencer à mimer des choses suggestives pour les +passants. Elle prend mille physionomies diverses au gré de la petite +main gantée qui semble mettre en mouvement des ficelles de marionnettes. +Plus la jupe va vite, plus elle est agaçante, effrontée et narquoise. +Suivez la jupe jusque sous une porte cochère et vous la verrez devenir +grave, austère, en passant devant la loge du pipelet. + +La jupe n'a d'esprit que dans la rue. + +Mlle Léonie, bien que très honnête fille, jouait de la jupe en +virtuose, quand elle revenait seule de l'atelier. Les étudiants +noctambules hâtaient le pas au rappel battu par ses petits souliers sur +le macadam, la suivaient sans mot dire, la devançaient pour l'examiner à +la clarté jaune d'un bec de gaz, puis commençaient l'attaque. + +Mlle Léonie marchait vite, vite, tête baissée, apeurée mais amusée. Ses +yeux, à peine teintés gris, souriaient, encourageants. Brusquement, d'un +mouvement d'épaules, elle semblait vouloir écarter le gêneur, puis, +colère disait très haut: + +--Ah! laissez-moi, vous m'ennuyez! + +Et elle fuyait, croyant entendre des pas derrière elle, croyant sentir +un souffle dans les frisons blonds de sa nuque, persuadée qu'elle +n'avait rien fait pour s'attirer cette désagréable rencontre. Elle +montait son escalier, haletant, arrivait chez elle, en sueur, était +d'humeur grise, mangeait peu, avait des cauchemars, la nuit. + +Lorsque Mlle Léonie gagnait la rue Gay-Lussac sans avoir été +inquiétée, elle se regardait longuement dans la glace, avait peur +d'avoir vieilli, d'être devenue laide. + +Accompagnée de Simone, Mlle Léonie tenait tête aux suiveurs tantôt +insolents, tantôt timides. + +Des voyous leur débitaient, clignant de l'oeil pour se rendre +irrésistibles: «Elles sont rien _girondes les mômes_!» + +Des jeunes gens bien mis, après un salut correct, grasseyaient: +«Permettez-nous de nous présenter nous-mêmes, mesdemoiselles.» Des +oseurs se campaient devant elles sur le trottoir, la main tendue: + +--Comment allez-vous? Mlle Jeanne est toujours en beauté! + +Elles se récriaient: «Vous vous trompez!» + +Eux jouaient la surprise: + +--Mais un ami nous a présentés au Luxembourg! Faites appel à vos +souvenirs, mademoiselle Jeanne! + +--Nous ne sommes Jeanne ni l'une ni l'autre! + +--Parfaitement, mademoiselle Marie. C'est Marie, n'est-ce pas! + +Simone et Léonie se débarrassaient vite des suiveurs bavards, mais des +amoureux aussi obstinés que silencieux, marchant aussi vite qu'elles +quand elles redoublaient le pas, les suivant comme leurs ombres, d'un +trottoir à l'autre, sans les quitter d'une semelle, les accompagnaient +souvent jusqu'à leur porte. Ils allaient ensuite se camper au milieu de +la rue, le nez levé vers les mansardes pour savoir à l'éclairage brusque +de quelque fenêtre quelle chambre occupait l'adorée. Ils attendaient +pour la voir paraître à son balcon, comme dans les romances, puis +partaient furieux contre leur timidité, se promettant de revenir, d'être +éloquents... Ils surgissaient le lendemain de quelque retrait, +continuant leur cour silencieuse, n'osant pas davantage que la veille, +ou risquant un salut embarrassé. + +* * * * * + +Un soir, comme Simone allait quitter son associée, rue Gay-Lussac, Mlle +Léonie la pria de monter chez elle. + +Elle hésitait. + +--Venez donc, vous verrez mon fiancé. Il a dîné à la maison ce soir. + +--Je serai gênante ou ridicule en tiers dans votre petit manège. + +--Mais mon père vous connaît. Les petites soeurs savent votre nom, elles +aussi. Quant à Jean, il est beaucoup trop grave pour qu'un nouveau +visage vienne le distraire de la cour très discrète qu'il me fait depuis +six mois. + +--C'est-à-dire que vous ne craignez point de rivale. + +--Non pas. Mais il ne se mettra pas en frais pour vous. C'est l'homme de +toutes les habitudes. Il a pris, je crois, l'habitude de ma personne. Il +m'aime un peu comme il doit aimer un type de plumes ou une variété de +crayons. + +Au troisième étage, les deux amies trouvèrent M. Jean moulant des +lettres sur une belle feuille de papier blanc. Assise près de lui, +Zézette, la plus petite des soeurs de Léonie, surveillait l'allure lente +et majestueuse de la plume, poussant des soupirs, mais n'osant remuer +sur sa chaise haute. + +M. Jean tendit la main à Léonie, salua Simone et annonça: + +--Je vous emmène au théâtre. + +--Quand cela? + +--Mais tout de suite. + +--Vous eussiez pu m'avertir hier. Je suis trop lasse pour changer de +robe. D'ailleurs, mon amie... + +--Mademoiselle voudra bien nous accompagner. Il est inutile de se mettre +en frais de toilette. + +Il expliqua que l'un de ses amis venait de lui remettre trois billets de +première galerie au théâtre des Gobelins, un théâtre de boutiquiers et +d'ouvriers où l'on pouvait se montrer en camisole et en gilet à manche. +Il n'aurait pas osé offrir pareil spectacle, mais puisque cela ne +coûtait rien, il fallait en profiter. + +--Voyons, puisque ça ne coûte rien! dit le père de Léonie. + +Simone voulut s'esquiver, mais Léonie lui chuchota à l'oreille: + +--Venez! Je m'ennuierais tant, seule avec lui. Ce sera peut-être +amusant. + +* * * * * + +Une demi-heure après, les deux amies précédées de M. Jean qui +s'ingéniait à ne pas crotter le bas de son pantalon, longeaient l'avenue +des Gobelins. + +--C'est là, dit le fiancé. + +Ils s'arrêtèrent devant une grille en fer peinturlurée rouge, ornée de +grands écriteaux portant le titre de la pièce: _La Belle Gabrielle_. +Au-dessus de la rampe de gaz une enseigne flamboyait de l'or neuf de ses +lettres majuscules. Des mioches du quartier ramassaient, à quatre +pattes, les bouts de cigarettes jetés sur le trottoir. Des bambines +rousses se promenaient bras-dessus, bras-dessous, devant des charretées +d'oranges qu'éclairaient deux bougies encolorées de papier rose. + +Derrière les boules d'or dressées en pyramide, les têtes des marchandes +rutilaient sous des mouchoirs à carreaux. Les pieds sur la chaufferette, +les pauvres vieilles restaient là immobiles, mais leurs petits yeux +inquiets surveillaient l'étalage et la cohue grouilleuse des petits +rôdeurs. Près de la grille, une barrière en bois coupant le trottoir +maintenait de grands garçons blêmes attendant la contre-marque qui +permettrait à petite amie d'applaudir Espérance, «l'homme» de la _Belle +Gabrielle_. La petite amie, corsage déteint, tablier collant aux +cuisses, les cheveux ébouriffés sous une capeline de laine, faisait la +moue, impatiente. Des applaudissements arrivaient de la salle jusqu'à +elle, avivant son désir de voir les maillots des jeunes seigneurs, les +robes de velours raides et les cols empesés des maîtresses du roi +galant. + +M. Jean hésitait à entrer, craignant de fourvoyer sa fiancée dans une +salle de spectacle trop populacière. Léonie le tira par le coude vers le +bureau de contrôle où trônaient trois ou quatre redingotes fripées. + +La pièce tenait attentifs deux ou trois cents spectateurs venus au +théâtre après dîner, en vestons ou en matinées, en pantoufles ou en +savates. Les femmes avaient oublié de poser un chapeau sur leurs +chignons mal échafaudés. Les hommes étalaient des sous-ventrières en +laine rouge ou bleue sur des chemises de flanelle. Seules, des dames +peintes comme des décors, exhibaient des lorgnettes en des loges +d'avant-scène. Dans les galeries supérieures, les tricots pourpres et +les casquettes multicolores étaient piqués comme des bluets et des +coquelicots dans les blés roux ou jaunes,--tignasses des gigolettes. + +Les habitués du poulailler assis sur des marches usées par les +godillots, écoutaient la pièce, le poing aux dents, la tête penchée. Les +petites filles accroupies près d'eux oubliaient de faire leurs grâces +maigriottes pour écouter les propos amoureux du chevaleresque Espérance. +Des amies se serraient les mains, caressées par des mots qu'on ne leur +avait jamais dit, qu'on ne leur dirait jamais, amoureuses du grand +cabotin à longues bottes jaunes qui récitait ses déclarations d'amour. + +Aux places «chics», aux places à quarante-cinq sous, petits bourgeois ou +boutiquiers pleuraient ou riaient, tout à leur admiration bon enfant, le +buste renversé ou le bras accoudé au dossier du fauteuil voisin. Seules, +les jeunes filles à marier surveillaient leur rire ou retapaient du +doigt les frisons qui se détendaient comme des ressorts à boudin dans +l'atmosphère lourde. + +Simone et Léonie, assises en face de la scène, s'amusaient des toilettes +d'actrices cent fois retapées et balafrées de coutures que l'on +apercevait des deuxième-galerie. + +M. Jean trouvait que les costumes n'étaient pas entièrement de l'époque, +que les figurants n'étaient pas assez nombreux, que le cheval d'Henri IV +avait l'air d'un cheval de fiacre. Il disait son mécontentement tout +haut, au grand scandale des voisins qui voulaient jouir du spectacle, +pour leur argent. + +Le public était amusé malgré l'insuffisance de la mise en scène, malgré +le jeu hostile des cabotins trop bêtes pour comprendre que les triomphes +obtenus près des simples valent mieux que les petits brouhahas +d'admiration dédaigneuse qui soulignent, au Théâtre Français, une +diction prétentieuse à claquer, ou un envolement de cotillon exécuté par +quelque soubrette grande dame. + +Les commères de ce théâtre de faubourg, rouges d'admiration, n'avaient +pas peur de déchirer leurs gants en applaudissant leur héros. Les hommes +ne songeaient pas à la chute possible d'un gardénia piqué au revers d'un +habit. + +L'actrice qui tenait le rôle de la _Belle Gabrielle_ se montrait +nerveuse, impatiente. Elle était laide et grosse, lourde et empêtrée +dans sa traîne de velours vert. + +Dans ses répons à la litanie amoureuse débitée par Espérance, elle +disait les plus jolies choses du monde d'un ton condescendant ou +dédaigneux qui exaspérait les galeries supérieures. + +Après un entr'acte consacré à l'absorption des petites douceurs en usage +dans ce théâtre faubourien: saucisson, pommes frites et marrons, le +poulailler salua la venue de la _Belle Gabrielle_ de quelques coups de +ces sifflets stridents, sinistres, qui annoncent, la nuit au coin d'une +rue déserte, l'exécution de quelque passant attardé. L'actrice tourna la +tête, eut un haussement d'épaules, puis continua à chantonner son rôle, +virant et voltant sur la scène. + +Comme elle étalait sa traîne, minutieusement, pour s'agenouiller et dire +à l'Espérance qu'elle restait fidèle amante malgré les faveurs du roi, +des pommes pourries et des boules de glaise éclaboussèrent le velours +vert de sa jupe. Elle se leva, cria: + +--Salauds! + +Le rideau baissé, un jeune homme, embusqué derrière les femmes peintes +d'une avant-scène, se dressa au-dessus de leurs chapeaux empanachés et, +le poing tendu, lança des injures qui, dans le monde des boulevards +extérieurs, valent des coups de couteau. + +Le poulailler riposta: + +--C'est sa femme! Elle est rien laide! + +Alors, penché sur l'accotoir, le vengeur de la _Belle Gabrielle_ parut, +mis à la dernière mode, les cheveux luisants coupés en pointe sur le +front et collés sur le crâne comme un bonnet du temps de Louis XI. Le +doigt tendu, il désigna les interrupteurs aux gardes municipaux qui +gravirent au pas de charge les galeries supérieures et se colletèrent +avec les coupables, les poussant vers l'escalier de sortie. Le +poulailler protesta, le parterre applaudit. + +Les yeux fixés vers la loge où gesticulait le dénonciateur, Simone dit +tout haut: + +--Mais, c'est elle! + +--Qui? demanda Mlle Léonie. + +--Jenny, la femme de chambre de maman. + +--La femme de chambre de votre mère! Vous nous avez dit à l'atelier que +vous étiez orpheline. + +--Oui, mais autrefois... répondit Simone embarrassée... Jenny est celle +qui a un collet de fourrure, un grand chapeau avec des piquets de +plumes, comme un dessus de corbillard, et un corsage rose à ruche. + +La dame ainsi désignée dirigea vers les deux amies les yeux de verre de +sa lorgnette, sourit, envoya un bonjour de la main. + +--Allons-nous-en, dit Simone, feignant de ne point voir le salut. + +--Allons-nous-en, approuva M. Jean. Bien fin qui me repincera dans un +pareil bouis-bouis. La police ne devrait tolérer que des gens bien mis +au théâtre. + +Cette réflexion fit sourire dédaigneusement mademoiselle Léonie qui, +décidément, ne professait pas une grande admiration pour son fiancé, +mais elle voulut bien quitter le spectacle. + +* * * * * + +--Bonjour, mademoiselle. Je vous croyais morte... + +Jenny attendait dans le couloir la fille de M. Gosselet. + +--Pourquoi, morte? Je suis en excellente santé, comme vous voyez! + +--Monsieur est désespéré. Il n'a pu vous retrouver depuis votre fuite du +couvent. Madame, qui ne vous aime pas beaucoup, je crois, lui fait des +scènes continuelles. Ah! la maison n'est plus drôle depuis que vous êtes +partie. Je n'ai pas pu y rester. Je cherche une nouvelle place. Je suis +dans ma famille! + +--Père n'est pas malade? demanda Simone, inquiète. + +--Monsieur est très fatigué, très soucieux. Il voulait faire mettre des +notes dans les journaux sur votre disparition, mais madame n'a pas voulu +à cause de sa famille qui est si honorable, si honorable! Enfin vous +êtes bien portante. M. Bamberg va bien? + +--Mais je n'en sais rien! + +--Ah!... Enfin, mademoiselle, je suis bien heureuse de vous voir. J'ai +toujours eu beaucoup d'estime pour vous et ce n'est pas à cause de... +de... mais je vous ennuie, mademoiselle. + +--Non! mais je dois me coucher de bonne heure pour me rendre à mon +atelier, demain. + +--Comment! Vous travaillez, mademoiselle! + +--Pourquoi pas? Adieu, Jenny. + +--Bonsoir, mademoiselle! + +Dans la rue, Simone, pour expliquer la familiarité condescendante de +l'ancienne femme de chambre, conta à Léonie et à M. Jean son amour pour +un jeune homme pauvre, sa séquestration au couvent des Visitandines, sa +fuite, puis sa vie de travail. + +Léonie l'embrassait, pleurait d'admiration. + +Le bureaucrate roulait des yeux étonnés, regardant à la lueur des becs +de gaz comment était faite une héroïne de roman. + + + + +X + + +--Prépare-toi à une toute petite surprise, dit à Simone la petite bossue +qui venait de descendre six étages pour acheter le _Petit Quotidien_. La +pipelette vient de me remettre une dépêche... + +--Oh! vous venez d'hériter d'une bonne tante de province, mademoiselle +l'Embaumée? Tu vas fonder un atelier de couture? + +--Non pas! Si j'avais de l'argent, j'achèterais une petite maison avec +un toit qui aurait de la mousse dessus. Puis... Mais tu ne devines pas? +C'est signé: Bamberg! + +--Donne vite, dit Simone, plantant de travers sur ses cheveux un bout de +paillasson fleuri de primevères. Et moi qui allais sortir! + +--Non! Je veux te lire ça. C'est court, mais si éloquent! + +_Arrive ce soir, neuf heures, gare de Lyon_. + +_Bamberg_. + +--Oh! ma petite l'Embaumée, que je t'aime! + +--Parbleu! + +Le visage penché sur l'épaule de son amie, mademoiselle Gosselet lut le +petit bleu, puis s'en empara le caressa des doigts, le baisa, +rougissant. + +--Oh! ma petite l'Embaumée. C'est aujourd'hui dimanche, heureusement! Si +la dépêche était arrivée, hier! Toute une bonne journée de joie perdue! +Étant de corvée, le soir, à l'atelier, je n'aurais pu lui sourire, la +première! Oh! ma petite l'Embaumée, je vais le revoir, ce soir, dans +quelques heures. Je t'aime bien! + +--C'est entendu! + +--Tu vas voir. Il sera pâle avec de grands yeux tout battus. Moi, je me +cacherai près de la porte qui donne sur le quai. Il t'embrassera, te +demandera si je suis heureuse, si père m'a pardonné, si je n'épouse pas +le Russe qui a une tante au Caucase, si... Alors je m'approcherai, +doucement, puis lui mettrai mes bras autour du cou. Mais il doit être si +faible, mon André. Pourra-t-il supporter pareille joie? + +--Qu'un homme qui vient de faire deux cents lieues en chemin de fer se +trouve mal parce qu'une jolie fille se jette à sa tête! Voilà qui serait +fort. + +--Comme tu dis ça! Je ne suis pas une jolie fille pour lui. Je suis sa +fiancée, sa femme. Ce n'est pas moi qu'il tiendra dans ses bras. Il +embrassera, il aura tout le bonheur rêvé, toute la vie telle qu'il l'a +voulue. Pourquoi pleures-tu, ma bonne petite amie? + +--Parce que... + +--... Tu es heureuse pour moi! + +--Oui, et aussi parce que c'est comme dans le feuilleton de mon journal. + +--Oui, mais dans les romans, la félicité de l'héroïne est faite de +souffrances subies par d'autres. Tandis que dans la vie... + +--Dans la vie, c'est la même chose, mademoiselle... Il y a dans votre +roman monsieur Gosselet et aussi madame Gosselet. + +--Oh! des souffrances d'argent. Voilà tout! + +--C'est vrai, mademoiselle. + +--Tu te permets de me dire vous, de m'appeler mademoiselle. Ce n'est pas +gentil. Tu ne veux pas que je sois tout à fait heureuse? + +--Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg. + +Madame Bamberg! Ces cinq syllabes firent plus roses les joues de +mademoiselle Gosselet. Elles sonnèrent si délicieusement à ses oreilles +qu'elle les répéta, tout bas, plusieurs fois, avec des intonations +diverses. Madame Bamberg! Bamberg allait bien à sa beauté faite de +demi-perfections assemblées en un tout presque harmonieux. Le mot avait +une personnalité fière, élancée. Elle était heureuse du pavillon qui +couvrirait et peut-être excuserait sa manière d'être, de penser. Elle +sentait en elle toutes les qualités de la femme: la pitié, la pudeur, +qui n'est qu'une forme délicieuse de faiblesse, le besoin d'aimer et de +protéger, mais l'éducation qu'elle avait reçue l'obligeait à manifester +les désirs de son être sous une forme indépendante, personnelle et même +un peu querelleuse. Madame Bamberg! Elle se coifferait d'un petit feutre +mou un peu campé sur l'oreille--si peu!--porterait des lainages sans +fioritures, serait vaillante dans la vie comme un petit homme, ne +deviendrait femme qu'en son «home». Elle garderait à son mari toute la +séduction féminine que d'autres dépensaient en menue-monnaie, dans la +rue, au spectacle, en soirée! + +«Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg», avait dit la +petite bossue. + +Devant l'attitude boudeuse et faussement humiliée de son amie, Simone +sourit: + +--Pourquoi ne plus me tutoyer? Devenue madame Bamberg, je resterai +Simone. + +--Si je ne le fais pas pour vous, je le ferai pour monsieur Bamberg! + +--Et tu en veux à «monsieur» Bamberg? + +--Non. Mais je continuerai à dire _vous_, je vous avertis. + +--A votre aise, mademoiselle! Mais vous continuerez aussi à m'aimer, +mademoiselle... l'Embaumée. J'ai oublié votre nom de famille. + +--Oh! cela n'a pas d'importance! + +--C'est une brouille que vous voulez? Je sais que l'Embaumée est un +surnom d'atelier, mais le surnom est joli, voilà pourquoi je l'ai +adopté. + +Simone relut le télégramme tout haut: «_Arriverai ce soir, neuf +heures_»; ... regarda la pendule, puis demanda: + +--Mais, qu'est-ce que nous allons faire jusque-là? Vous êtes certaine +que votre pendule ne retarde pas, mademoiselle? + +L'Embaumée sourit, déridée par l'impatience de Simone, et répondit +malicieuse: + +--Je crois même qu'elle avance un peu. + +--Si j'avais du travail, un corsage à achever, quelque chose de... Que +vas-tu faire... Pardon! Qu'allez-vous faire? + +--Ce que je fais tous les dimanches: nettoyer ma chambre à fond, et +frotter mon parquet avec «de la carbonade.» + +--On ne dit pas «de la carbonade», mais du carbonate. + +--Oh! Allez donc demander ça à l'épicier qui sait bien comment cela se +prononce, puisqu'il en vend! + +Simone, un peu étonnée de la mine bourrue et du ton agressif de son +amie, si douce d'habitude, n'essaya pas de faire comprendre à la petite +ouvrière que les épiciers n'avaient jamais fait loi ès-langue. + +Elle imagina, pour gagner du temps, un nouvel arrangement de ses +éventails japonais qui semblaient être groupés deux à deux, d'immenses +papillons posés sur les bouquets de fleurettes du papier de tenture. + +Elle rendit visite à toutes les pauvres fleuristes de son quartier pour +trouver une botte de lilas blanc qu'elle éparpilla dans deux aiguières +de faïence achetées chez un bric-à-brac et drapa les vieilles indiennes +imprimées qui servaient de doubles rideaux à la fenêtre. + +Elle profita de l'absence de l'Embaumée, partie à l'achat des +provisions, pour enchemiser de fine toile les deux oreillers de sa +couchette et étaler sur le lit tous les blancs de la toilette qu'elle +mettrait le soir pour aller au-devant de l'aimé. Elle était si heureuse +de pouvoir se donner déjà, l'huis-clos, en faisant plus accueillante, +plus blanche et plus fraîche sa chambre de fiancée. + +Le déjeuner fut silencieux, les deux amies vivaient sous les frisons de +leurs fronts penchés en des pensers bien différents. + +La petite bossue songeait que la venue brusque d'un homme allait changer +sa vie, que cet homme la ferait souffrir en lui prenant son amie, qu'il +ne saurait jamais ses tristesses d'amoureuse dédaignée. Et pourtant elle +était heureuse de souffrir pour André, heureuse aussi de souffrir pour +Simone. Les pauvres femmes contrefaites comme elles ne pouvaient et ne +devaient que se dévouer. Ses fleurs la consoleraient, ses fleurs qui se +sacrifiaient, elles aussi, dormant tout le parfum, toute la coloration, +tout le velours de leurs pétales à une pauvre bossue. + +Simone se promettait d'écrire à bon papa Gosselet, de lui conter ce +qu'avait fait le petit ingénieur «sans-le-sou» pour la mériter, rêvant +un retour triomphal à l'usine. + +Le soir venu, elles gagnèrent à pied la gare de Lyon. Dans la salle +d'attente, une pendule marquait huit heures et demie. Elles prirent +place sur une banquette, voulant attendre patiemment le défilé des +voyageurs, mais à chaque coup de sifflet des locomotives de service sur +la voie, elles se précipitaient vers la grande porte vitrée donnant sur +le grand hall d'arrivée, puis, déçues, revenaient s'asseoir, les yeux +fixés sur le cadran dont les aiguilles se mouvaient par soubresauts +semblant impatientes, elles aussi. + +* * * * * + +Neuf heures enfin! Près du quai une machine s'arrêta, respirant +bruyamment de tous ses poumons d'acier, essoufflée. La porte claqua. Des +têtes parurent inquiètes, puis des corps habillés burlesquement de +plaids et de couvertures de voyage. + +Les débarqués se précipitèrent dans la salle, maugréant, se bousculant. +Des sacs de nuits, des valises pendaient au bout de leurs bras longs +donnant aux hommes affairés des allures tortillardes, obligeant les +femmes à marcher lourdement comme des cannes qui vont à l'eau. + +Sous les feutres mous, les visages masculins se masquaient d'une ombre. + +Les femmes avaient sous leurs voilettes la même physionomie mystérieuse. + +Debout près de la porte, Simone et l'Embaumée cherchaient des yeux, +inquiètes. + +Une voix dit, soudain, derrière elles: + +--Eh bien! mademoiselle l'Embaumée! J'ai donc bien vieilli? Vous ne +m'avez pas reconnu. + +Elles se retournèrent. Simone se jeta dans les bras d'un complet gris. + +André Bamberg baisa le front de l'aimée, les lèvres de l'aimée, +répétant: + +--Comment! c'est toi! c'est toi! + +Simone, les bras noués autour du cou de son fiancé, restait muette, les +yeux levés très doux, très grands. Ils pleurèrent, puis se sourirent et +leurs lèvres dirent des choses banales. + +--Je ne m'attendais pas à te voir. C'est gentil! + +--Tu n'es pas fatigué? + +La petite bossue attendait, tournant presque le dos aux amoureux +enlacés. Des groupes se formaient autour d'eux. Des femmes disaient +haut: + +--Ben! ils ne se gênent pas. + +André se dégagea de l'étreinte de Simone et tendit la main à l'Embaumée +qui murmura: + +--Vous allez bien? + +--Très bien! Allons-nous-en vite, vite. Prenons une voiture. Il y a trop +de monde autour de mon bonheur. + +Un cocher hélé, André ouvrit la portière du fiacre, aida Simone à +prendre place sur les coussins, puis, monta sur le marchepied, oubliant +l'Embaumée. + +Il s'aperçut de l'attitude interdite de la petite bossue, voulut +redescendre, pour lui permettre de monter dans la voiture, mais la +petite faiseuse de sourires s'excusa: + +--Non! non! Je veux prendre l'air. Je serai bien sur le siège. + +Elle ajouta: «Cocher! 104, rue Mouton-Duvernet!» + +La voiture partit en un gémissement de sa caisse disjointe au petit trot +d'un cheval boiteux qui heurtait tous les pavés de sa patte malade. + +Simone, le front posé sur l'épaule d'André, dit à mi-voix: + +--Ne parle pas, mon aimé... si tu veux! Plus tard nous causerons de +tout. + +Elle ferma les yeux pendant qu'André lui baisait les cheveux, doucement. + +Brusquement elle s'éloigna de lui, d'un écart du buste: + +--Je ne repose pas sur l'épaule blessée, dis? + +--Mais non. Je suis tout à fait guéri... maintenant. Mais où +allons-nous? + +Elle leva sur lui ses yeux mouillés de larmes douces, puis dit, +triomphante, câline: + +--Chez nous, mon André! + +Sur le siège, le cocher faisait la cour à l'Embaumée. + + + + + + + +TROISIÈME PARTIE + + + + +I + + +--Et puis?... + +--Mais c'est tout, mignonne. Lors du passage du Zou, j'étais à côté du +capitaine qui a demandé la croix pour ton mari. + +--C'est que je veux connaître tous tes exploits, mon aimé, toutes tes +fatigues, toutes tes souffrances. Je veux savoir ce que mon amour doit à +ton amour. D'ailleurs, je n'ai jamais cru au prétexte que tu as invoqué +pour me fuir. Gagner la croix! Tu m'avais! N'était-ce pas suffisant pour +fléchir papa Gosselet! Tu as voulu m'oublier? Avoue! Tu as cru que je +céderais, que je me laisserais traiter en petite fille que l'on ramène à +ce qu'ils nomment la raison, par la privation d'une robe, d'un bijou, +d'un spectacle... + +--Ton amour ne me doit rien. Tu as fait preuve de courage, de... + +--Je t'en veux! Je t'en veux! Je te ferai expier ton manque de +confiance. + +--Des menaces déjà! Et nous ne sommes pas encore mariés! + +--Oh! le reste, des formules. Je me laisserai vivre avec toi, toujours, +sans l'approbation des autres. Les autres! nous avons assez fait pour +qu'ils nous laissent en paix. Il est grand temps de songer à nous, +_pas_? + +--Que veut dire ce _pas_? + +--C'est à l'atelier que j'ai appris _pas_. C'est un diminutif de +n'est-ce-pas. C'est gentil et tout plein aimant, ce _pas_? Tu fais la +moue? + +--J'espère que tu ne te serviras pas de cette expression plus tard. + +--Plus tard! Je voudrais que plus tard n'arrive jamais. Nous serions si +heureux tous deux, toujours tous deux, nous adorant. Je te +regarderais... tu me regarderais. + +--Tu te lasseras vite de cette contemplation, pauvre mignonne. + +--Non, je t'assure! On ne se voit pas vieillir quand on se contemple +sans cesse avec des yeux aimants... Et puis, on finit par apercevoir +derrière la figure un peu de l'âme. Tu me reviens de ces vilains pays, +mon aimé, avec une petite moustache brave, de grands yeux qui ont +souffert, un peu de hâle sur ton teint de blond. Tu es très beau! + +--C'est vrai! J'ai le cou noir et les épaules blanches. C'est très +pittoresque! + +--Tu es un peu confus parce que je t'aime trop. + +--J'aurais mauvaise grâce à me plaindre de ce «trop». Mais si tu +recommences à te moquer du pauvre blessé, je te dirai des fadaises sur +tes cheveux, sur ta bouche, sur tes yeux, sur... + +--Assez! Assez!... Je perdrais au change: tu ne pourrais embrasser ce +que tu complimenterais. D'ailleurs, je serais tout attristée d'être +aimée en détail. + +--Si nous nous levions! + +* * * * * + +--Il est dix heures! Le soleil fait un fond d'or aux fleurettes rouges +des indiennes qui servent de doubles rideaux à ta chambrette d'ouvrière. + +--Je suis si paresseuse, maintenant. Cause! je t'écouterai les yeux +fermés. + +--J'ouvre la fenêtre? + +--Non! Il monte de la rue un tas de vilains cris qui nous feraient moins +seuls. Je voudrais vivre dans un crépuscule bleu continu, ou à la +lumière moribonde d'une veilleuse. + +--Enfant! + +--Je hais tout ce qui te distrait de moi. + +--Alors, tu veux que je t'adore? Quelle prétention! + +--Je veux surtout que tu te laisses aimer. J'éprouve un grand bonheur à +n'exister que pour toi. Veux-tu me permettre de te dire quelque chose +d'un peu... d'un peu fou? + +--Tu ne fais guère que cela. + +--Méchant! Je ne dirai rien. + +--Allons! j'écoute. + +--Eh bien! depuis que je t'aime, je me sens comme délivrée de tout ce +qui était moi. Je suis presque morte. + +--Je tire les rideaux. Le soleil va te chasser du lit. + +--Ma folle franchise t'épouvante un peu. Bast! dans la vie tu seras +sage pour nous deux, _pas_? + +--Encore ce _pas_? + +--Veux-tu que je te dise comment je rêve notre chez nous? + +--Oui, mais j'ai grand'faim. Il serait temps de songer au déjeuner. + +--Je ne proteste pas contre cette vilaine répartie. Je vois bien que tu +l'as faite pour te moquer de ton bonheur. Voilà près d'une heure que tu +me reproches d'être paresseuse, et tu l'es autant que moi. Prêchez +d'exemple, mon Seigneur et Maître. Je sais par une amie de pension que +les jeunes mariées écoutent, au petit lever, les propos musqués et +encensés de l'époux, avec une nonchalance hiératique. Elles se font très +dissimulées, les pauvrettes. Moi je t'aime tout naturellement. Si je dis +des sottises, c'est que je t'aime assez pour être sotte! Tu n'oses plus +m'interrompre. + +--J'ai pris le parti d'écouter. J'ai pour fiancée, je puis bien dire +pour femme, une jeune fille qui a des théories originales sur le +mariage. + +--Pourquoi me répondre comme tu le fais? C'est très mal de me causer du +chagrin pour le seul plaisir d'être sarcastique. Personne ne nous +entend, mon aimé. Nous sommes seuls. + +--Je te promets d'être très... très... sérieux! + +--Voici comment je veux notre vie. Tu travailleras, tu dirigeras l'usine +de papa Gosselet, tu auras des ennuis d'affaires, des soucis d'argent. +Par moi, ta vie privée sera comme une nuit de repos dans la tiédeur des +draps. Ton rire sera mon rire. Tes larmes seront mes larmes. Quand je +serai mère, nos enfants t'aimeront de tout leur petit coeur fait à +l'image du mien. Devenue vieille... + +--Fi! tu ne vieilliras jamais! + +--Je voudrais que tu meures avant moi! + +--Pour te remarier? + +--Parce que cela te ferait trop souffrir de ne m'avoir plus! + +--Ça c'est gentil! Voyons, ne pleure pas... J'embrasse ma vaillante +petite femme. + +Dans leur chambre du sixième étage, Simone et André vivaient en eux, en +un tel oubli des choses extérieures que les propos envieux des femelles +aboyant sur le palier ne parvenaient pas à les distraire de leur +quiétude. Ils éprouvaient un plaisir toujours nouveau, elle à dire sa +captivité chez les Visitandines et sa vie de petite ouvrière, lui à +conter la guerre d'aventure menée dans les hautes herbes. Simone +répétait sans cesse: + +--Nous serions joliment bêtes de gâter un bonheur si chèrement acheté. + +La blessure d'André était cicatrisée depuis longtemps, mais le jeune +homme se laissait vivre dans une oisiveté où il se complaisait. L'amour +de Simone le prenait tout, le gardait des vouloirs courageux. Il s'en +étonnait, s'en inquiétait, puis finissait par goûter son bonheur, sans +évoquer le «plus tard» qui effrayait Mlle Gosselet. + +Simone aimait d'un amour chaste et violent, sans calcul, sans +considération. + +Après le déjeuner, elle disait à son fiancé, au cours de la causerie: +«Quand tu parles, _j'apprends_ mon mari.»--Simone travaillait à quelque +lingerie pendant que l'ingénieur s'asseyait devant une feuille de papier +blanc et... rêvait. + +Mlle Gosselet guettait du coin de l'oeil les gestes impatients du +jeune homme, souriait de sa nervosité, puis disait, consolatrice: + +--Tu n'es pas en train, mon aimé! Tu as toujours un peu de fièvre. Et +moi, égoïste, qui te garde dans cette vilaine mansarde! Veux-tu aller te +promener? + +--Tout seul! Où aller? + +--Je t'accompagne. Je n'ai qu'à mettre mon chapeau. + +--Sortir avec ta petite robe à fleurettes! Et la coquetterie? + +--A quoi bon, puisque... Mais si tu le désires, je me ferai belle pour +toi. + +Ils descendaient dans la rue, longeaient des boulevards, traversaient +des jardins publics et des paysages parisiens, ne voyant qu'eux. + +Tous les soirs, après dîner, ils se promettaient d'écrire, lui, à Mme +Bamberg, elle, à M. Gosselet. + +Ils ne recevaient pas de visites. L'Embaumée était venue, le lendemain +de l'arrivée d'André, au retour de son atelier. Ils l'avaient embrassée, +choyée, cajolée, puis l'avaient oubliée sur sa chaise, ne s'apercevant +de sa présence qu'au moment où elle avait chuchoté d'une voix timide: +«Faut que je m'en aille.» Depuis, la petite faiseuse de sourires n'avait +plus heurté à la porte de communication autrefois toujours entr'ouverte. +Dans son égoïsme de femme heureuse, Simone disait parfois: + +--Dimanche, l'Embaumée viendra dîner avec nous. + +--Mais, certainement. + +Et le dimanche soir venu, confuse, Simone s'écriait: + +--Nous avons oublié que l'Embaumée... + +--Nous avons oublié... + +La petite amoureuse dissimulait sa rougeur derrière sa serviette pendant +que M. Bamberg, d'un geste évasif, semblait s'excuser de ne pouvoir +songer à tout. + +Rue Mouton-Duvernet, les fournisseurs savaient que Simone _était avec +quelqu'un_. Le boucher et l'épicier lui rendaient la monnaie avec de +petits sourires approbateurs. La concierge la saluait d'un bonjour ami. +Mlle Gosselet ne s'apercevait pas des égards injurieux que le +commerçant parisien témoigne toujours à la femme qui vit avec un homme +saluable. + +* * * * * + +Les deux amoureux n'étaient pas riches; cent francs qu'avait économisés +Simone pendant son séjour chez Jabson, quinze louis retirés de la caisse +d'épargne par l'ancien employé de M. Gosselet composaient tout leur +avoir déposé dans l'armoire à glace, en un petit coffret de bois sculpté +où la ménagère puisait chaque matin. + +Simone s'ingéniait à restreindre les dépenses quotidiennes par des +calculs ingénieux et maladroits qui amusaient son mari. + +--Aujourd'hui nous allons faire des économies. Tu vas voir. Il nous faut +d'abord dix sous de mimosa... + +André souriant, elle répliquait: + +--Nos bouquets de violettes sont fanés. J'en achèterai d'autres, mais ça +n'orne pas. Mes aiguières ont l'air coiffées de petites capotes grosses +comme ça. La mimosa s'étale mieux, j'en prendrais volontiers une +demi-botte, mais elle coûte six sous, tandis que la botte se vend dix +sous. En achetant la botte entière, je gagne deux sous. + +Et, triomphante, elle continuait l'énumération des achats qu'elle +comptait faire, priant Bamberg d'additionner sous sa dictée. + +--Combien cela te fait-il? + +--Dix francs. + +--Pas possible. Tu as dû te tromper. Quand nous faisions bourse commune, +l'Embaumée et moi, je dépensais un franc vingt-cinq par jour, pas plus! + +--Et qui s'occupait des fournisseurs? + +--L'Embaumée! + +--Alors tout s'explique! + +--Tu m'en veux de ce que je ne sais pas acheter moins cher? + +--Mais non, mon Aimée. Je te trouve amusante et adorable avec ta dépense +annuelle de cent quatre-vingt-deux francs cinquante de mimosa! Voilà une +économie qui fleure joliment bon. + +--Tu as raison. Il nous faut supprimer les fleurs. + +--Je ne veux pas nous priver de fleurs... je ne fais que protester +contre ton économie ainsi pratiquée. C'est une toute petite querelle. + +--Alors... tu te moques de mon inexpérience. Ce n'est pas charitable. + +--Achète le mimosa, je t'en prie. + +--Je ne veux pas. + +--Voilà qui n'est pas gentil. Une petite femme ne doit jamais dire au +mari qu'elle aime: «Je ne veux pas.» C'est au mari à vouloir. + +Ce fut leur première brouille à propos de fleurs, brouille vite fanée... +Simone pardonna au «tyran». André consola la «victime». Ils pleurèrent +un peu, s'embrassèrent beaucoup. Et la symbolique lune de miel brilla +plus douce après le passage de ce nuage qui, crevant en pluie tiède et +douce sur leur félicité lasse et un peu nerveuse, fit germer en eux un +projet d'existence plus active. + + + + +II + + +Simone écrivit au fabricant de poupées: + +«Me pardonnez-vous d'avoir assuré mon bonheur à l'encontre de votre +volonté, bon papa? Vous aimez tant Simonette que vous ne pouvez haïr +Simone. + +«Après trois mois de campagne au Dahomey, mon fiancé est revenu en +France, blessé. J'aide à sa guérison. J'ai travaillé comme la plus +humble de vos ouvrières pour attendre le retour de celui que j'aime. + +«Je ne vous écris toutes ces choses que pour vous prouver la sincérité +de mon amour pour André, et, par cela même, gagner mon pardon. + +«Vous le savez, père, j'ai le coeur trop bien placé--je suis votre +fille!--pour solliciter ma rentrée immédiate sous votre toit. Revenir en +petite fille repentante et humiliée... Non! D'ailleurs, André n'y +consentirait pas. + +«Mon fiancé va travailler, beaucoup travailler pour que je puisse +bientôt vous embrasser, père. + +André--vous avez pu en juger--est un ingénieur de mérite. Il +perfectionne en ce moment un nouvel appareil d'éclairage électrique qui, +nous l'espérons, va obtenir un grand succès. Connu et honoré, sinon +riche, peut-être osera-t-il vous demander ma main, la main que j'ai mise +loyalement dans la sienne, dès le jour où je l'ai aimé. + +«Je sais combien ma conduite semble prêter au blâme, mon père; mais je +ne crois pas avoir commis d'autre faute que celle de vous alarmer sur +mon sort. + +«Une jeune fille «bien élevée»--ceci n'est pas un reproche,--aurait +attendu, aurait feint une hypocrite soumission, au risque de perdre le +bonheur entrevu. Vous m'avez faite femme d'action, vous n'avez pas voulu +que je regarde la vie à travers les lunettes roses que l'on campe sur le +nez des petites filles «comme il faut». J'espère vous en témoigner, plus +tard, toute ma reconnaissance. + +«Vous m'avez appris à vouloir. J'ai voulu. + +«Ce dont je me repens--avec sincérité--c'est de vous avoir caché ma +retraite après mon évasion du couvent des Visitandines, c'est de vous +avoir livré à l'inquiétude, à l'anxiété, à l'angoisse qui mordent au +flanc les mères qui ont perdu, dans la foule, leur enfant, leur «petit». +Vous avez toujours été un peu mère, pour moi, bon papa. + +«Excusez ma franchise,--vous m'avez habituée à être franche.--Ce que +vous reprochiez surtout à M. Bamberg, sans le formuler, bien entendu, +c'était d'arriver trop vite à la fortune. Vous aviez tant peiné pour +faire ce grand OEuvre: Un _million_, que vous en vouliez à l'homme qui, +par le seul fait qu'il était jeune, aimant et aimé, se trouvait, à +vingt-deux ans, avoir presque autant de droits que vous à la jouissance, +à la possession de votre gain. Il y avait en vous, bon papa, les +rancunes de l'ancien manoeuvrier contre l'homme qui gagne de l'argent en +maniant la plume ou le crayon. + +«Bientôt nous serons riches ou en passe de le devenir, mais je tiens à +vous mettre en garde contre les sentiments qui animèrent, autrefois, le +patron contre l'employé. + +«Je veux vous convertir à mon mari, bon papa. + +«Toute petite fille, j'étais fière de vous quand, en Auvergne, les +rémouleurs vous tiraient leur chapeau sur les grand'routes, fière de +vous, aussi, quand les cabaretières vous rappelaient vos débuts si +humbles. + +«Aujourd'hui, je suis fière de mon fiancé, et je crois en lui. + +«Ma lettre est longue, longue. Je n'ai pas causé avec vous depuis des +mois, presque un an, et je rattrape un peu du temps perdu... Vous +souvenez-vous de nos discussions dans la salle à manger? Nous étions +toujours du même avis, bon papa, en tout et sur tout. Nous avions formé +une petite ligue contre maman qui professait des théories correctes, +implacables de sens commun. Ses phrases sur l'organisation de la société +nous prenaient au collet comme des gendarmes. Nous avions un peu l'air +de deux coupables. + +«Je ripostais à mi-voix et vous partiez en guerre, et vous renversiez +tout. Il est vrai que vous sembliez un peu confus, que vous aviez le +triomphe modeste, après. + +«Dites à maman que je l'aime bien. + +«Elle me reprochait avec raison d'être irrévérencieuse. Malgré les +apparences, j'ai toujours professé un grand respect pour ma mère. + +«Bon papa, je compte sur toute l'affection que vous m'avez autrefois +prodiguée pour que vous excusiez ce que vous croyez être «ma faute». +Dites-vous bien que Monette était trop raisonnable et trop honnête, pour +obéir, en vous quittant, à un entraînement des sens. Vous m'avez si +douloureusement humiliée avant mon entrée au couvent que je suis réduite +à tout dire. Oh! les vilains mots dont vous m'avez accablée, père! + +«Votre Simonette, qui vous a écrit une lettre tout émue, et qui ne +voulait que dissiper votre inquiétude en donnant son adresse! + +«Votre Simonette, qui vous embrasse, père, et de si loin que vous ne +pouvez lui refuser votre joue. + +«Simone Bamberg, + +«40, rue Nansouty. + + +«P. S. Je prends le nom de mon fiancé, par respect pour le nom de +Gosselet dont vous me croyez peut-être indigne, père.» + +* * * * * + +Rue Nansouty, 40! Simone et André avaient quitté la rue Mouton-Duvernet. +Un inventeur sérieux ne doit pas habiter un sixième étage sous peine de +passer pour un détraqué ou un monomane. On ne prête du mérite qu'aux +gens qui semblent ne pas en avoir besoin. + +Mlle Gosselet regretta la mansarde où elle avait vécu sa vie +d'ouvrière. Ses adieux à la petite bossue furent perlés de jolis rires +et mouillés de bonnes larmes sincères. Elle lui dit: «Tu viendras chez +nous, souvent, souvent. Nous causerons du temps où j'allais à la +recherche du travail et où le vieux placeur me vantait, en termes si +dignes, les joies du cabinet particulier. Tu viendras, _pas_? Tu as été +si bonne, si bonne! Presque une grande soeur!» + +L'Embaumée approuva de petits hochements de tête, les yeux brouillés, +sachant bien que tout était fini, qu'elle n'oserait pas sonner à la +porte de Mme Bamberg. Tout ce qu'avait aimé la pauvre bossue s'en était +allé: son père, sa mère, ses camarades d'atelier! Les gens semblaient +avoir hâte de se soustraire à son affection. Elle se figurait son amitié +difforme, et bossue, elle aussi. + +Les meubles de pitchpin hissés sur une voiture de déménagement, Simone +et André avaient regardé longuement les murs nus, les déchirures du +papier de tenture, et, la porte close sur la chambre vide, ils avaient +senti en eux une inquiétude vague, un indéfinissable sentiment de +tristesse. Ils laissaient quelque chose dans cette mansarde, quelque +chose d'immatériel, d'impalpable. Graves, ils s'embrassèrent sur le +palier. Une femme d'ouvrier les regardait, sans sourire, par +l'entrebâillement de sa porte, comprenant. + +Ils descendirent l'escalier, se retournant pour revoir les visages des +choses. + +La clef remise à la concierge, ils marchèrent sur le trottoir, +silencieux, puis Simone, la tête un peu renversée sur l'épaule +d'André,--en un geste qui lui était familier,--demanda: + +--Tu ne souffres pas de quitter notre chambre? + +--Tu vois bien que j'en suis tout attristé, mignonne. + +--Plus tard... Je vais dire quelque chose d'un peu fou, mais je suis +certaine que tu ne gronderas pas..., plus tard, quand nous serons +riches, nous achèterons la maison. + +--Oui... Ah! Si M. Gosselet nous entendait! + +--Cela m'a fait mal de quitter les choses qui vivaient de ma vie +heureuse. Le papier était semé de petites fleurettes roses nouées par un +ruban bleu sur fond quadrillé. Cela ressemblait aux vieilles robes, +aujourd'hui passées, que portaient nos grand'mères. Sur la cheminée, +écrit avec une pointe dans le plâtre, était gravé un nom: _Louisette_. +Je me souviendrai de tout cela longtemps, mon aimé. + +--D'autres avaient aimé dans cette chambre, avant nous... + +--D'autres y vivront maintenant. J'aurais voulu pouvoir la garder telle +que nous l'avons laissée pour y retrouver un peu de nous, le jour où +nous achèterons la maison. + +--Nous allons habiter un petit appartement neuf, dit machinalement +André. + +Le jeune ingénieur avait loué, rue Nansouty, un logement composé de +trois pièces et d'une antichambre. Un marchand de meubles lui avait +fourni un salon d'occasion, six chaises, un canapé et une commode, le +tout, pour trois cent cinquante francs payables par mois. + +* * * * * + +La rue Nansouty, perpendiculaire aux fortifications, longe le parc +Montsouris. Montante et mal pavée, elle est la plus ignorée et peut-être +la plus agréable des rues de Paris. + +Quand Simone eut pris possession de son logis, elle oublia vite sa +mansarde du sixième. Du balcon sur lequel s'ouvraient les deux fenêtres +de son _salon_, elle apercevait, à gauche, Paris avec les bosselures de +ses dômes, les élancements de ses clochetons barbelés, les +enchevêtrements de ses pignons. + +A droite s'étendait la terre rouge et grasse de banlieue semblant encore +labourée par les obus du siège. Les fossés herbeux des fortifications +ceinturaient de vert toute la grisaille des faubourgs. + +A ses pieds chantait le parc Montsouris. + +Le parc Montsouris est le refuge de toute la gent ailée parisienne. Les +hommes n'ont pas assez fardé sa physionomie primitive pour que les +oiseaux ne se croient pas là chez eux. Il est cependant balafré, ce +grand parc solitaire, avec son lac dormant, ses cascades vivantes, ses +forêts de pins alpestres,--il est affreusement balafré, par deux voies +de chemin de fer et affublé, en guise de toque, d'une construction +polychrome d'architecture barbaresque, le Bardo. + +Le Bardo est une splendide pièce montée. Il est bleu, vert, rouge et +gris. Voir le Bardo sous la pluie est une des plus douces joies que +Paris réserve aux amateurs de monstruosités. Le Bardo est percé en +façade d'un tas de petites meurtrières qui permettent aux astronomes de +montrer leur nez, leur nez seulement. Jamais édifice ne fut mieux +approprié aux besoins de ses habitants. Ah! la bonne plaisanterie faite +aux savants graves qui prétendent s'intéresser aux seuls phénomènes +célestes! Le Bardo, sous la pluie, avec ses coupoles et ses terrasses +vert, bleu, rouge et gris!! + +Simone, son installation achevée, disait volontiers. + +--Allons faire un tour dans _notre_ parc. + +* * * * * + +Le matin, le parc était leur propriété presque exclusive. Les ouvriers +et les vieux rentiers qui sont les habitués de ce jardin de Paris ne +commencent pas leurs promenades avant deux heures de l'après-midi. + +Fuyant la vue du Bardo astronomique, les amants descendaient au bord du +lac sillonné de cygnes et d'oies blanches frisées flottant sur l'eau +comme d'énormes bouffettes de rubans, puis ils longeaient un sentier qui +grimpe dans le vert sombre d'une sapinière. + +Au sommet d'un monticule, ils s'arrêtaient devant une gorge, hérissée de +pins, sauvage, peuplée de merles courant sur les aiguillettes tombées, à +l'allure trottinante d'un mulot qui regagne son trou. Au fond de la +tranchée, les rails du chemin de fer de ceinture s'étiraient en des +circonvolutions lumineuses. Derrière un pont noirci par les locomotives, +luisait un cottage anglais, blanc et brique, dans l'encadrement verni +des bois de charpente sculptés supportant l'accent circonflexe de son +toit. + +Un parapet de roches longeait le précipice, un parapet de roches +lustrées par le fond de culotte des visiteurs qui avaient fait halte +devant ce trou de verdure. + +A un coup de sifflet inattendu, la gorge étroite roulait des flocons de +fumée qui s'accrochait en écharpes trouées aux aiguilles des sapins. Un +train passait sous leurs pieds, grondant. + +Simone avait surnommé l'_asile des merles_ ce coin de Paris sauvage sis +à l'intersection de deux lignes de chemin de fer. + +Les dimanches cependant, le parc Montsouris est tout aussi inhospitalier +aux amoureux que le Jardin des Plantes ou le Luxembourg. Toute la +population ouvrière de la Glacière et de Montrouge y vient entendre les +polkas qu'exécute une musique militaire. Essoufflés par plusieurs +kilomètres de marche,hommes et femmes se couchent sur le gazon pendant +que les bébés se roulent en bordure des allées. Ces braves gens, mis au +vert, par faveur exceptionnelle (le parc de Montsouris est le seul +jardin où le Parisien puisse rêver, le nez dans l'herbe) peuvent se +croire chez eux. Les gardiens montrent une bonhomie souriante de +propriétaire heureux d'avoir réuni tant d'invités. + +Il ne vient pas là de toilettes tapageuses. Les officiers du bastion +voisin ne s'y montrent qu'en la compagnie de jeunes veuves jalousées, +roses d'émotion sous leur voile de deuil un peu écarté. + +Un million de Parisiens ignorent le parc Montsouris. + +* * * * * + +Deux jours après avoir envoyé sa lettre,--un mardi, Simone rentrant avec +André de sa petite promenade habituelle dans _leur parc_, trouva sous la +porte ce billet de Mme Gosselet, que la concierge avait glissé en +montant éteindre le gaz: + +«Mon enfant, M. Gosselet vous pardonne. Je suis mère et par conséquent +indulgente pour votre faute. + +Toutefois, nous estimons, mon mari et moi, que vous devez regagner +l'estime des honnêtes gens en vivant de l'existence souvent difficile +qui fut celle de presque tous les inventeurs connus. + +Vous nous reviendrez repentante, mon enfant. + +Je vous embrasse, + +Elvire Gosselet, née Decambe.» + + + + +III + + +André reçut le lendemain une missive non moins décourageante que la +lettre adressée à Simone par Mme Gosselet. Son ancien capitaine lui +écrivait: + +«Mon cher Bamberg, + +«J'ai eu tort de vous laisser espérer la récompense que vous méritez. Le +général Dodds vient de m'informer officieusement que nos simples soldats +proposés pour la croix n'obtiendront que la médaille militaire. J'ai cru +devoir refuser pour vous cette distinction, quoique glorieuse, mortifié +de ce marchandage de bouts de rubans alors que ma légion, elle, n'a pas +marchandé son sang. + +«Soldat, je pense que les services exceptionnels des civils nommés +récemment chevaliers de la Légion d'honneur ne valent pas les fatigues +endurées par le plus humble de nos guides ou de nos porteurs. + +«J'aime mon pays et estime son gouvernement, mais j'ai toujours pensé +que seules doivent fleurir rouge les redingotes qui recouvrent des +plaies par où coula le sang rouge versé pour la patrie. + +«Laissez-moi vous féliciter d'avoir été le plus brave et le plus +industrieux de ma superbe compagnie. Entre soldats, semblable témoignage +vaut bien une mention de l'_Officiel_. + +«Capitaine Monard.» + +* * * * * + +--Bast! dit Simone à la lecture de cette épître, je suis presque +contente de notre malechance. Le ruban pourpre attire trop l'attention +des gens lorsque ceux qui le portent sont de beaux jeunes hommes à +visage romanesque. Je te garderai mieux de celles qui ont l'admiration +trop prompte. + +--Alors tu te sens disposée à m'honorer d'un peu de jalousie? Avoue +plutôt que donner le bras à un homme décoré n'était pas pour te +déplaire. + +--Le témoignage du capitaine me suffit. + +--Sans doute: mais je ne puis porter la lettre du capitaine épinglée à +ma boutonnière. + +--Ta découverte nous revaudra ce que nous perdons, mon aimé. + +--Ma découverte! je n'y crois plus! + +--Et pourquoi? + +--Je suis las de faire dix visites par jour à des gens qui m'écoutent le +plus poliment du monde, mais qui m'éconduisent avec un sourire de pitié. +Mes anciens camarades ou mes collègues jugent mon projet très pratique, +très économique. Les bailleurs de fonds, eux, me reprochent de ne +pouvoir l'expérimenter à mes propres frais. Mon nom n'est pas assez +connu, disent-ils, pour que l'on puisse lancer l'affaire avec quelques +chances de réussite. Ah! si j'étais Gifel! j'ai le tort de ne pas être +Gifel. J'ai le tort aussi, de ne pas prendre un brevet, faute d'argent. + +Simone s'assit sur le vieux canapé à damas rouge qui faisait partie du +«meuble de salon» vendu par le marchand de bric-à-brac, et, de la main, +fit signe à André de prendre place auprès d'elle. + +Son bras sorti nu de la manche large du peignoir de flanelle enlaça +d'une caresse fraîche le cou de son amant. André, d'un mouvement +brusque, se dégagea. + +--Tu es mécontent de moi? dit-elle, le front levé vers le jeune homme, +ses grands yeux quêteurs devenus d'un gris plus pâle sous l'eau qui, +glissant sur la cornée, se massait en traînée lumineuse au-dessus de la +paupière inférieure.--Qu'ai-je donc fait pour te déplaire? Je voudrais +être la consolatrice, c'est mon droit. + +--Je ne veux pas être consolé, voilà tout. Je suis malheureux. J'ai +parlé d'argent. Je ne dois pas te parler d'argent. Nous ne devons pas +manquer d'argent. + +--Mais, mon ami, tu n'es pas responsable de l'indifférence des autres. +Si tu étais bien bon et aussi beaucoup aimant, je te proposerais un +moyen de nous tirer d'affaire; tu ne veux pas, petit mari? + +Il tourna la tête vers la fenêtre qui faisait un cadre rectangulaire aux +cimes des arbres et dit d'un ton brusque, presque impatienté: + +--Voyons, parle! + +--Je ne veux pas. J'ai besoin de voir mes yeux dans tes yeux pour te +présenter ma requête. + +--Quel enfantillage! J'écoute. + +Simone chuchota: + +--Je serais bien heureuse de travailler chez Jabson pour gagner un peu +d'argent. + +--Argent!... encore!... + +Le sang montant, en roseur, de ses joues jusque sous les premières +touffes de ses cheveux blonds, il se leva, marcha à grands pas, se +pencha sur l'accotoir de la fenêtre, puis revint s'asseoir près de +Simone. + +--Je te pardonne, dit-il, tu ne sais pas ce que je souffre en mon +orgueil d'homme. Prends garde, je haïrai ton amour... La femme qui aime +est celle qui se laisse aimer comme l'entend son mari. Pas de travail, +pas de soucis, voilà ce que je veux pour toi. Le jour où je mangerai du +pain que tu auras gagné, je serai ton associé, je ne serai plus ton +«_homme_.» + +Simone répondit: + +--Il ne me plaît pas d'être la femme telle que vous la désirez. Je ne +suis pas née pour être une petite bête de prix, fringante dans son +harnais toujours neuf, toujours à la mode. Je serai l'épouse et non la +femme, ou je ne serai rien pour vous, monsieur Bamberg. Je veux avoir +une part de vos peines ainsi que de vos joies, je ne veux pas être la +chair refuge, la chair consolation. Vous me connaissiez assez quand vous +m'avez prise. + +--Quand je t'ai prise! + +--Vous avez raison, c'est moi qui vous ai pris. Je vous en demande +infiniment pardon et... je m'en vais. + +--Puis-je savoir où? + +--Que vous importe! Mais vous pensez: elle m'a pris, elle pourrait en +prendre... J'ai deviné, n'est-ce pas? + +--Oh! Simone... + +--J'irai demander à l'Embaumée un peu de son amitié. + +--Tu habiteras notre chambre! + +--Non. + +Mlle Gosselet se dirigea lentement vers la chambre à coucher, fit un +paquet de ses robes qu'elle enveloppa dans un carré de lustrine qui +servait autrefois à la livraison des jerseys. + +André, debout sur le seuil de la porte, la regardait fourrager devant +l'armoire, espérant rentrer en grâce, à la faveur d'une larme tombée des +paupières alourdies. Sans un geste d'impatience, Simone tapotait du plat +de la main l'étoffe des jupes ou pliait les corsages avec l'élégance +coutumière aux demoiselles de magasin. + +André dit d'une voix mal assurée: + +--Mais les meubles sont à toi, ici. + +Elle se tourna vers lui, et, très douce: + +--Vous voudrez bien les garder jusqu'à... + +--Jusqu'à ce que tu reviennes! + +--Je ne reviendrai pas, monsieur Bamberg! Je veux dire jusqu'à ce que +vous en ayez acheté d'autres. + +--Mais je ne veux pas de vos cadeaux, mademoiselle, riposta Bamberg en +riant. Je vais faire mes malles, moi aussi. Je vous assure que je ne +comptais pas déménager aujourd'hui. + +--Je vais vous aider, dit Simone, d'un ton enjoué. + +Hissé sur une chaise, André allait dévaliser les placards quand le +drelin din din de la sonnette d'antichambre résonna dans l'appartement +comme un mugissement de gros bourdon. + +--C'est la mère Pinson, dit Simone. + +--Va lui ouvrir, pria Bamberg. + +--Je n'ose pas, avoua Simone, les lèvres en moue. + +--Soit, j'y vais. + +Peu après, la mère Pinson parut sur l'huis, roulant son ventre, roulant +ses yeux de verre blanc sous des bandeaux à la Vierge couronnés d'un +bonnet à fraise. + +La mère Pinson, femme de ménage de «Madame» Bamberg, avait servi «chez +des bourgeois» pendant quarante ans de sa rougeaude et commune +existence. Moyennant vingt francs par mois, elle consentait à faire la +vaisselle et à cuissoter le déjeuner des jeunes gens, de l'air supérieur +d'un cordon-bleu qui a commandé autrefois à toute une compagnie de culs +d'or de casseroles. Elle parlait sans cesse de ses anciens maîtres, +disait avoir vu des choses... des choses... et affirmait dix fois par +heure n'avoir jamais trompé son mari, elle. + +Elle dit, comprenant aux poses embarrassées des jeunes gens qu'elle +mettait fin à une petite scène de ménage: + +--Madame va p't-être aux eaux? + +--Précisément, madame Pinson, sourit Bamberg, tout heureux de cette +diversion. + +--Alors, je ne viendrai pas demain, ni après. + +André consulta du regard le visage impassible de Simone. + +Mme Pinson continua: + +--Je vois que monsieur n'est encore tout à fait décidé. Je vais faire ma +vaisselle. + +Elle s'éloigna, laissant André et Simone, en tête-à-tête devant les +valises entr'ouvertes. + +Le jeune ingénieur proposa alors, conciliant: + +--Nous pouvons feindre de nous aimer comme autrefois, devant la mère +Pinson. Cela ne te coûtera pas trop? + +--Comme vous voudrez! mais je me soucie peu des jugements de ma +cuisinière. + +--Alors il faut que tu te résignes à me tutoyer, si cela est possible. + +--Nous pouvons nous passer de ses services, aujourd'hui. Renvoyez-la. + +--La renvoyer! Mais que lui dire si elle me demande quand et si nous +reviendrons, décide. + +Une explosion, un cri: «Ah! mon Dieu!» et la mère Pinson, parut sur le +seuil, les bras en croix, le torse enveloppé de flammèches minuscules +qui couvraient d'une mousse d'or son caraco de pilou. + +Simone, d'abord effrayée, éteignit, avec une serviette qui se trouvait +là, le commencement d'incendie de Mme Pinson. + +La vieille se laissa choir sur une chaise et clama, les mains ceinturant +sa bedaine: + +--C'est le gaz! C'est le fourneau à gaz! J'ai voulu allumer. Floc! Voilà +les flammes qui me lèchent la figure. Mon sang n'a fait qu'un tour. Ah! +mon Dieu! inventer des machines dont on n'est pas maître. Y a des +robinets qu'une mouche, en se posant dessus, ferait tourner. Il y a pas +de bon sens à faire la cuisine sur ces manigances. D'ailleurs, les +médecins disent qu'on mange du gaz dans les plats. C'est pas bon pour la +santé. Quand j'étais rue Richelieu... + +--Oui, interrompit Bamberg impatienté de son verbiage, chez cette dame +qui tenait un magasin de chaussures, qui avait un mari très gros, qui +mourut huit ans après, qui... Vous nous en avez déjà parlé, madame +Pinson. + +--Je disais donc que, rue Richelieu... + +--Madame Pinson, intervint Simone, allez donc acheter les provisions. Je +vais vous dresser la liste de ce qu'il nous faut. + +--Mais, madame, je n'ai pas de lunettes. + +--Alors, écoutez et comptez sur vos doigts. + +Mme Pinson descendit les trois étages, son panier sous le bras, +maugréant de n'avoir pu compter l'histoire de la dame qui demeurait rue +Richelieu. Le triomphe qu'elle allait obtenir chez les fournisseurs en +montrant les traces de l'_incendie_, sur les belles rayures blanches et +noires de son caraco, la consolait cependant, un peu, de sa mésaventure. + +La porte fermée, le jeune ingénieur dit: + +--Causons gentiment. + +--Pourquoi causer... gentiment? Je souffre beaucoup de suivre la +détermination que j'ai prise, détermination que vous avez rendue +nécessaire en m'exposant franchement le rôle que devra jouer votre +femme. Je ne puis pas être cette femme-là. Séparons-nous bons amis. + +--Bons amis! + +--Pourquoi pas? Mieux vaut que je m'en aille maintenant. Je suis +certaine que vous me regretterez un peu... pas comme je le voudrais +peut-être, mais vous me regretterez. + +--Qui sait? + +--En tout cas, j'aurai des regrets, moi. Je l'avoue. Je ne mentirai pas +pour le sot plaisir de sembler brave, de jouer... + +--La bonne petite petite femme que j'ai là! + +Simone sourit, triste: + +--N'essayez pas de m'attendrir. Vous me feriez croire que vous regrettez +aussi un peu les meubles. + +L'amant dit, outragé; + +--Nous avons prononcé les paroles qui délient plus sûrement que des +formules de magistrat, mais je vous aimerai toujours comme la jeune +fille honnête et courageuse qui, n'écoutant que son amour, abandonna son +père et travailla de ses mains d'oisive pour gagner son mari. + +Puis il pensa tout haut avec l'espoir inavoué d'attendrir Simone: + +--Je n'ai pas su garder mon bonheur. Vous valez mieux que les autres +femmes, je l'ai oublié un instant. Tant pis pour moi. C'est fini. + +--Vous n'espérez pas me fléchir par une menace de suicide, riposta +Mlle Gosselet, inquiète malgré son ton railleur. + +--Je vous prie de croire que je n'emploierai jamais semblable subterfuge +pour vous ramener à moi. Je n'aime pas jouer la comédie. Il faut faire +un effort pour se tuer. Je suis incapable de cet effort. Je dédaigne +tout, même la mort. Je suis las, je suis vieux. Je marcherai dans la vie +comme une rosse prise entre les brancards d'un tombereau et traînant le +sabot sous les coups de fouet de l'homme. + +--Vous oubliez votre mère! + +--Peuh! + +--Voilà qui n'est pas bien, André. + +--Je veux dire que... je ne sais pas... Je suis fatigué et je me couche. + +Le jeune homme se laissa tomber sur le lit, les bras étendus, pendant +que Simone dépliait le morceau de lustrine qui enveloppait les robes +claires cousues au temps où, l'aimé absent, elle espérait des promenades +à deux sous un soleil neuf. + +A un mouvement brusque que fit André pour sauter hors du lit, elle se +tourna vers l'aimé, le vit pâle et faible comme aux jours de sa +convalescence. Elle alla vers lui, tendit les bras et, le front sur +l'épaule du désespéré, pleura. + +André murmura dans ses cheveux: + +--Tu reviens à moi parce que tu es bonne. + +--Non, parce que je t'aime, parce que je veux être ta femme comme tu +l'entendras. Je suis plus amoureuse qu'orgueilleuse, vois-tu! + +Simone disait vrai. + +Jamais l'absence de Mme Pinson qui, chaque matin, racontait à tous +les fournisseurs l'histoire de la dame de la rue Richelieu, ne parut +aussi courte aux amants réconciliés. Ils firent de nouveaux projets +d'existence pestant contre l'argent, cause de la querelle. + +--Je renonce à mettre en pratique ma découverte, déclara l'ingénieur. Je +travaillerai dorénavant à gagner le pain du lendemain. Un inventeur n'a +pas le droit d'être marié. + +--C'est un reproche, dit Simone souriant. Puisque tu ne veux pas que je +travaille chez Jabson, laisse-moi faire des économies. + +--J'y consens. Mais pas d'économies de fleurs. + +--Ce que je supprimerai de notre menu train de maison ne nous laissera +aucun regret, je t'assure. + +--Dis vite. + +--C'est une surprise. + +Quand, le déjeuner achevé, la mère Pinson demanda, étonnée de la bonne +humeur de ses maîtres: + +--Madame n'ira pas aux eaux? + +--Vous vous trompez, madame Pinson, nous partons ce soir. + +--Ah! + +Bamberg surpris, allait intervenir quand une pression de genoux lui +recommanda le silence. + +--Nous vous payerons le mois commencé, madame Pinson, et nous vous +écrirons lors de notre retour. + +--Je ne crois pas avoir manqué d'égards... + +--Pas du tout, madame Pinson, pas du tout. Je vous dis que nous allons +en villégiature. + +La mère Pinson partit, très digne, convaincue que les maîtres sont tous +des ingrats et que Mme Bamberg lui devait une pension viagère en +indemnité de son corsage roussi. + +Bamberg voulut protester contre le renvoi de la femme de ménage, mais +Simone répliqua avec la moue drôle des aimées qui prennent des airs +gamins pour se faire pardonner leurs fantaisies: + +--Je serai au moins votre servante, mon Seigneur et Maître... Nous +étions moins nous avec cette vieille dans notre vie. + + + + +IV + + +Après quinze jours de courses à la recherche d'un travail intelligent, +André finit par accepter, de guerre lasse, les offres d'un éditeur qui +lançait les premiers fascicules d'une _Mécanique populaire_. Il +s'engagea à dessiner toutes les figures illustrant le texte, à raison de +six francs pièce. + +Un ami lui avait proposé, ce jour-là, une place de contre-maître dans +une usine qu'il dirigeait pour le compte d'une compagnie parisienne. Il +avait refusé, avait même paru surpris de cette proposition. L'autre +avait dit: + +--Alors, tu ne veux pas être contre-maître? C'est le titre qui t'ennuie. +Mon cher, on accepte ce que l'on trouve quand on est sans le sou. + +--Ce n'est pas le titre... C'est... + +Il hésita, balbutia: + +--C'est beaucoup trop loin de chez moi. D'ailleurs, je voudrais pouvoir +travailler à la maison. + +--Ah! une femme! Une maîtresse à surveiller, hein! Pauvre vieux... + +--Ma maîtresse n'est pas à surveiller, je te le jure. + +--Alors, c'est pis. Tu as besoin d'entendre claquer ses jupes autour de +toi pour travailler. Pauvre ami, pauvre vieille rosse qui ne s'excite +que sous le fouet. Et ton invention! + +--Peuh! + +--Abandonnée! En voilà une qui te fera beaucoup de mal tout en t'aimant +bien. Elles sont toutes comme ça, vois-tu! Une femme qui est à soi, +réellement à soi, c'est bien embêtant. On va dans la vie avec +l'inquiétude trembleuse d'un jeune couple qui visite une machinerie. Il +y a des courroies, il y a des engrenages à éviter. L'homme passe sans +encombre. La femme, elle, a tant d'étoffe autour d'elle qu'elle peut se +laisser prendre. Quand elle sort de là, saine et sauve, les machines ont +bavé sur sa robe claire. + +--Et ta morale? + +--Ma morale! On ne conduit pas une jolie femme dans une machinerie. + +--Sans doute! Mais si la jolie femme ne veut pas quitter qui elle aime. + +--Tant pis pour elle, tant pis pour qui elle aime. + +--Je me sauve, tu m'effrayes. + +--Alors, tu refuses? + +--Je refuse et te remercie. + +--Enfin, bonne chance! Si vous trouvez des charmes à votre suicide, j'ai +tort de prêcher. Il est des amoureux qui rêvent d'une chambre meublée, +d'un petit lit et de mignons réchauds à charbon! Moi, je suis pratique. +A l'usine, je mets des vestons solides. Hors l'usine, j'use de +maîtresses plutôt communes. Je ne suis qu'employé. Quand je serai +patron, j'aimerai peut-être un petit être très fragile et très précieux. + +De retour au logis, le jeune ingénieur fit part à Simone des +propositions de son ami. + +--C'était tentant! Il me promettait vingt francs par jour. Mais il +allait être loin de toi, et... + +--Tu n'as pas pu, vrai? + +--Si vrai, que, pour te revoir plus vite, j'ai failli renverser, dans la +rue, une vieille marchande qui occupait tout le trottoir avec ses deux +paniers d'anguilles de mer. Tiens! voilà du travail. + +Il jeta sur la table un rouleau de papier qu'il déficela, étala des +carrés de bristol, expliquant: + +--Chapelle, l'éditeur, me donne des modèles de machine à simplifier. Je +dois indiquer par des traits le mécanisme alourdi par les fioritures et +le clinquant des constructeurs. C'est un travail un peu monotone... + +--Un travail de manoeuvre, mon André! + +--En attendant mieux, j'ai accepté. + +--C'est humiliant! + +--Humiliant! Ne resté-je pas près de toi, tout le jour? Chapelle me paie +six francs chaque figure. Je puis gagner mes dix ou douze francs par +jour. C'est peu, bien peu, mais, de temps à autre, je continuerai mes +démarches près des capitalistes. Nous trouverons quelque banquier +intelligent, un jour ou l'autre. D'ailleurs nous nous aimons et s'aimer, +n'est-ce pas le but, n'est-ce pas la fin de tout? + +* * * * * + +Dès six heures du matin, André s'asseyait près de la table où étaient +rangés ses outils de dessinateur industriel: tirelignes, compas, +équerres, petits flacons minuscules d'encre de Chine, banderoles d'or, +godets de porcelaine. Par la fenêtre ouverte sur le parc Montsouris, des +bouffées d'air soufflaient à sa face une fraîcheur embaumée et +reposante, pendant que les enfantelets d'oiseaux s'égosillaient en des +pépiements neufs. + +Il oubliait toutes ses ambitions, ne souffrant plus du besoin de créer, +d'attacher son nom à une découverte utile. Il se rappelait, souriant, +les heures d'ennui passées au temps où il remettait, autrefois, au net, +les épures de ses problèmes de mécanique. + +Le labeur machinal qui l'agaçait jadis lui semblait maintenant +réconfortant. + +D'ailleurs, comment imaginer, quand tous ses pensers, tous ses besoins, +tous ses désirs tendaient vers _elle_. + +Il regardait la porte de faux chêne verni qui le séparait de l'aimée et +la voyait dormir, le bras étendu sur l'oreiller, la tête lasse tombée +sur l'épaule, la gorge émergeant des cassures changeantes des linges que +son souffle animait. + +Elle reposait très calme, très confiante, le sourire satisfait aux +lèvres. + +Il se levait, poussait vers la porte, se promettant de ne pas +l'éveiller, de ne pas trop s'approcher de sa chair attirante. Les jupes +étalées sur la moquette, les bas souples, les petits souliers +spirituels, gamins, tout le vêtement léger du corps aimé, tombé la +veille, en la hâte du coucher, lui semblaient devoir être des choses +très précieuses, lui appartenant par droit de conquête. Il les aimait de +la faire désirable en la cachant si peu. Il se baissait, et, à genoux, +maniait les étoffes, maniait les batistes, maniait les dentelles, les +doigts s'accrochant aux agrafes, se piquant aux épingles traîtresses. Il +posait les mignonnes chaussures en équilibre sur sa main ouverte, +attendri de les voir si petites, leur souriait. + +Brusquement, la crainte d'être surpris en l'adoration des escarpins lui +faisait jeter un coup d'oeil inquiet sur l'amante endormie. + +Et, debout, le coude appuyé sur la tablette de la cheminée, il la +contemplait heureux de la quiétude du corps, émerveillé par le dessin si +pur des lèvres entr'ouvertes par un souffle calme. + +Les cils, tombés longs sur la paupière inférieure un peu meurtrie, +étaient agités bientôt par des tremblotements nerveux. Les lèvres +s'arquaient en moue. Le bras se contractait légèrement sur l'oreiller. + +Le jeune homme se penchait sur le lit, inquiet, craignant d'avoir +éveillé Simone, voulant fuir. + +Les yeux de l'aimée s'ouvraient grands, rieurs. Lui, se penchait, la +baisait au front, disait, honteux: + +--Dors, dors, ma chérie. Moi, je vais travailler. Je t'ai éveillée +malgré moi... Un canif que j'avais oublié sur la cheminée... + +Simone ripostait: + +--Ce n'est pas bien de profiter de mon sommeil pour voir si je suis +laide. Mais, même endormie, je sens, je devine que tu es là. Alors je me +réveille. + +La porte fermée, courbé sur ses dessins, il attendait presque avec +impatience que Simone vînt se pencher sur son épaule. + +Ils vivaient en un besoin incessant de huis-clos, oublieux du monde +extérieur. + +André ne songeait plus aux rêves ébauchés au temps où il voulait du +luxe, beaucoup de luxe autour de sa vieille mère. + +Simone oubliait bon papa Gosselet et s'accusait d'être ingrate quand +elle pensait aux petites joies de son enfance. Mais elle y pensait si +peu! + +Chaque soir, au crépuscule, les amoureux allaient s'asseoir dans le parc +près de l'étendue d'eau profonde de dix centimètres, dénommée lac. Elle, +en amoureuse, suivait d'un regard ami les couples d'ouvriers qui +passaient devant leur banc, ombres enlacées, anonymes, laides peut-être, +mais attirantes par le mystère des propos chuchotés, par le marcher lent +sur le gravier qui criait. Des mots nus prononcés haut blessaient +parfois sa pudeur de jeune fille, mais elle souriait, devinant aux +petits cris des femmes les hardiesses des grosses mains masculines. +Quand les formes noires disparaissaient au loin sous les saules, elle +éprouvait un regret singulier de ne pas savoir ce qui adviendrait de ces +idylles simples. + +Lui, le col renversé, suivait l'aller de taches blanches sur les eaux, +la chair de l'aimée près de sa chair, satisfait. + +A travers les feuillages des peupliers, les lumières de maisons proches +luisaient, très douces comme des veilleuses. + +Les cygnes et les canards se pourchassaient avec des cris comiques sous +les arbustes de l'île qui faisait une tache brune sur le lac plaqué de +lueurs sanglantes qui n'étaient que les reflets de la suspension voilée +de rose aperçue à la fenêtre d'une maison voisine. + +Les vieux gardiens marchaient très raides, devenus jeunes, la nuit +venue. + +Une tristesse douce envahissait les amants et ils se prenaient les mains +pour ne pas effaroucher le grand silence berceur de leur félicité. + +* * * * * + +Un soir qu'ils se dirigeaient vers une allée déserte où ils pensaient +être plus seuls, un gardien les rejoignit à grandes enjambées, et, tout +essoufflé, appuyé sur sa canne: + +--Pas par là, monsieur. Il y a trop de vilain monde du côté de la +cascade. Un mauvais coup est si vite fait. Les gens comme il faut +s'asseoient près du lac. Il y a des drôles et des drôlesses dans les +coins, monsieur. + +André, impatienté, allait passer outre, quand Simone, d'une pression de +coude, lui conseilla de regagner leur banc. Après avoir remercié le +vieux gardien qui salua, s'excusa, André dit d'un ton de reproche: + +--Comment! tu es peureuse! Avec moi! + +--Moi, peureuse, non. + +Elle posa son front sur l'épaule de l'aimé et chuchota: + +--Je suis bien heureuse! + +--Ne sommes-nous pas toujours heureux? + +--Si! mais aujourd'hui, je t'aime mieux que les autres jours. + +--Et pourquoi, Monette. Dis vite ton petit secret. + +--Je crois que... + +Elle pencha la tête vers l'aimé, et haussant les lèvres, avoua sa grande +joie: + +--Je n'osais pas te le dire. Je craignais de me tromper, vois-tu! Mais, +maintenant, je sais que je suis mère. J'ai eu peur pour _lui_, peur pour +celui qui viendra de nous. Oh! mon ami, que je suis heureuse! Que je +suis heureuse! + +Elle pleurait. André baisait ses cheveux, doucement, l'enlaçant d'une +étreinte protectrice. A un frisselis des peupliers bordant le lac, le +jeune homme s'alarma: + +--Tu vas avoir froid. Rentrons, mon aimée. Il ne faut pas faire +d'imprudences. + +Simone dit, souriant: + +--Je crois que je te serai plus chère quand je t'aurai donné un fils. +Que de petits soins déjà! + +Alanguie, elle s'appuya fortement sur le bras d'André et se laissa +conduire vers leur nid. Lui marchait à petits pas, pris d'un respect +religieux pour sa jolie compagne de vie, inconsciemment heureux d'avoir +perpétué l'espèce, continué l'humanité. + + + + +V + + +En la tiédeur de l'été finissant, ils s'aiment d'un amour inquiet. +Simone n'est plus toute à André. Sa bouche se lasse peu à peu des +baisers de l'aimé. Elle s'accuse d'indifférence. Lui n'ose plus tendre +les bras à sa maîtresse. L'hostilité ancienne, l'hostilité animale qui, +aux primes âges, garda des intentions du mâle, la femelle humaine +devenue mère se traduit en eux par une gêne insensible dont ils +souffrent. + +La jeune fille sourit quand il la caresse du verbe, n'osant se servir du +geste qui peut être brutal. + +Simone en une impatience d'être mère rallonge ses jupes; André reste +penché durant de longues heures sur sa table de travail, levant de temps +à autre de grands yeux caressants sur le visage de l'aimée. + +Ils sont graves, tous deux, songeant aux devoirs qui leur viendront avec +la venue de l'être, Simone d'une gravité silencieuse et douce, André +d'une gravité protectrice, loquace. Quand la jeune fille heurte un +meuble ou fait une glissade sur le parquet, André bouscule sa chaise, +bouscule sa table, accourt, anxieux, offrant le refuge de ses bras +tendus. Et assise près de lui sur le canapé, sa nuque posée sur l'épaule +de son mari, elle parle de son fils: + +--Je le veux comme toi, un peu nerveux, un peu féminin, mais armé d'un +coeur généreux, aimant et fier. + +Et elle avoue, hésitante, que le matin venu, le coude posé sur +l'oreiller, elle contemple André pour créer l'enfant à son image. + +--Je veux qu'il ait ta bouche, surtout, tes yeux aussi, mais surtout ta +bouche. + +Lui, flatté en sa vanité d'amant, gronde: «petite folle!» puis il +énumère toutes les qualités d'homme qu'il saura donner à l'enfant. + +Peu à peu, déshabitués des transports passionnels, ils deviennent +seulement père et mère de celui qui vit d'une vie latente au milieu +d'eux, de celui dont ils rêvent, de celui qu'ils se promettent +mutuellement l'un à l'autre, beau et fier. + +Quand le soleil bas, Simone et André se promènent au bord du lac, sous +les saules pleureurs aux verdeurs frisselantes tombant en cascades dans +l'eau, la vue des mioches d'ouvriers mal mouchés, mal culottés, les +attendrit. Mlle Gosselet distribue des morceaux de sucre aux petites +tignasses rousses qui fouissent le sable de leurs mains rougeaudes. +L'ingénieur s'intéresse aux retranchements qu'édifient les bébés armés +de pelles en bois. Ils passent devant les bancs qu'occupent les mères +sales de ces amours crottés, elle, marchant d'un pas attardé et lourd, +lui, précautionneux, attentif. + +André a voulu que Simone se promène dans le parc, tous les jours, après +déjeuner, le laissant attelé à la vilaine besogne. + +Elle rencontre là de vieilles grand'mères gardeuses de petits, tricotant +leurs bas, pendant que les enfants poursuivent les canards. Elle +surveille les jeux des bébés, sourit aux grand'mamans, remet sur pied +les tout petits tombés, les bras en croix, le museau dans le gravier. +Les ouvrières la remercient d'un mot, d'un geste, mais ne viennent pas +prendre place sur ce banc où elle assemble des pièces minuscules de +flanelle blanche. Elle pense tristement: «On ne voit pas encore que je +suis mère.» + +Un soir, bravement, elle va s'asseoir près d'une vieille qui a une +demi-douzaine de poussins autour de ses cottes. Elle vante la grâce des +amours qui lancent de la terre sur la jupe, puis ajoute: + +--Vous devez être bien heureuse? + +Bien heureuse! Ah! non! La vieille mère a élevé ses quatre enfants et +maintenant voilà que ces quatre enfants lui donnent leurs gosses à +garder. On la prend donc pour une couveuse. Pendant ce temps-là, les +jeunes couples vont se ballader! + +Un peu interdite, Simone balbutie: + +--On les aime quand même, ces petits! + +L'autre riposte: + +--Un ou deux! je ne dis pas. Mais six, ça donne trop de train-train. + +La tête basse, le front rosé, Simone en un besoin subit de sa maternité, +chuchote: + +--Moi je suis enceinte de quatre mois. + +La vieille la regarde, amusée, riant d'un rire sans dent: + +--C'est donc ça que vous aimez tant les gosses? + +Puis elle raconte sa première grossesse de gueuse abandonnée par +l'homme, les longues stations faites sur les bancs des boulevards +extérieurs, les «faiblesses» qui lui «coupaient les jambes» quand elle +montait à son sixième étage, la délivrance terrible en un hôpital +d'autrefois. Elle ajoute: + +--Aujourd'hui, les riches aident les malheureuses quand elles vont faire +leurs petits. Ils ont besoin de beaucoup d'enfants pour leurs usines et +aussi pour les choses de la guerre. Quand ils ont vu que les pauvres +filles tuaient leurs enfants pour les sauver de la faim et des autres +misères, ils ont vite construit de belles salles où les mères trouvent +ce qu'il faut. Ils ont peur que le pauvre monde se détruise. Ils +seraient bien embarrassés s'ils restaient seuls sur la terre. + +Simone songe pour la première lois aux précautions matérielles que va +lui imposer la maternité, à la visite qu'elle devra faire pour choisir +la femme diplômée, patentée, qui préparera sa délivrance. Elle se +réfugie en sa chambre, inquiète, ne sachant à qui demander conseil. +Brusquement, elle ouvre la porte de la salle à manger où le jeune +ingénieur dessine ses machines et dit, détournant les yeux: + +--Si nous écrivions à l'Embaumée? + +Lui, surpris: + +--Mais pourquoi faire? + +--Pour la voir, pour qu'elle vienne dîner avec nous. Nous lui devons +bien ça. Nous avons été si égoïstes! + +André avoue: + +--Egoïstes comme des amoureux. C'est vrai! + +Et ils se regardent, souriants, n'osent s'avouer que s'ils font appel à +l'amitié de la petite bossue c'est qu'ils ont besoin de la faiseuse de +sourires. + +Le dimanche suivant Simone et son amie quittèrent la rue Nansouty sous +prétexte de faire une petite promenade dans le parc. Resté seul au +logis, inquiet de leurs allures mystérieuses, André pensa que les heures +grises étaient venues. + +Le soir, l'Embaumée partie, Simone avoua au jeune homme qu'elle avait +consulté une sage-femme établie en une rue voisine. La matrone, Mme +Coquardeau, avait déclaré que «tout irait bien» et lui avait proposé de +la prendre en pension dans son établissement. + +--C'est une personne sérieuse, cette Mme Coquardeau? + +--L'Embaumée prétend qu'elle a heureusement délivré une de ses amies +d'atelier, voilà tout ce que je sais d'elle. C'est une petite maigre, +sèche et noire, qui a bien quarante ans et qui prise. + +André fit la moue. + +--Que veux-tu! Nous ne sommes pas riches. Ça ne coûtera que cent vingt +francs chez elle. + +--Et tu as vu son «établissement»? + +--Non! Elle nous a reçues dans une petite pièce, la salle à manger, je +crois. C'est propre. J'ai presque accepté sa proposition. Tout serait en +désordre, ici. D'ailleurs, nous n'avons pas tout ce qu'il faut. + +* * * * * + +Les mois se succédèrent trop lentement au gré de la jeune mère. + +Le masque blêmi, maculé de taches jaunes, Simone souffrait, enfermée +dans sa chambre pour ne pas inquiéter son amant. André travaillait sans +répit, effrayé des conséquences des propos tenus autrefois sous les +lilas, apitoyé d'avoir fait laide celle qui était tout fraîcheur et tout +grâces. La nuit, il rêvait Simone étendue blanche dans son costume blanc +de gymnastique, sur un lit entouré d'ombres qui ouvraient la bouche pour +dire des choses qu'il n'entendait pas. Au réveil, quand il tendait les +bras vers sa maîtresse, en un besoin de savoir qu'elle vivait, il +apercevait le visage exsangue de la jeune fille et pleurait, baisant la +souffrance de l'aimée sur son front jauni. + +Elle, s'éveillait, les lèvres encore contractées par quelques mauvais +rêves, essayant un sourire. Ses yeux gris, ses grands yeux tristes +contemplaient doucement le cher bourreau de sa beauté. Pour chasser les +soucis d'André, elle se disait très forte et très vaillante, faisait des +projets pour après. Lui, approuvait, regardait les yeux... les grands +yeux tristes de l'aimée, craignant de les voir disparaître peu à peu +dans le crépuscule des choses mortes. Des mots de passion folle lui +venaient aux lèvres, tant il voulait le pardon de sa faute. Elle, +comprenait son inquiétude et répondait après de longs silences pendant +lesquels l'amant suivait des yeux l'aller de ses grands yeux sur les +choses familières de leur nid. + +--Tu es trop imaginatif, mon André, trop facile à abattre. On dirait que +tu regrettes de m'avoir aimée. Pourquoi? Même morte, je serai heureuse +de... + +Elle s'attendrissait à son tour, jetait ses bras autour du cou du jeune +homme et ils pleuraient, baisant leurs larmes, unis en une étreinte qui +leur faisait mal et qu'ils auraient voulue éternelle. + +Les rideaux tirés, les fenêtres ouvertes, les pensers de nuit +s'envolaient et l'amant se courbait sur son insipide besogne pendant que +Simone s'employait aux soins du ménage. + +André n'osait plus quitter le logis où sa maîtresse s'enfermait par +coquetterie et aussi par crainte d'une défaillance soudaine l'exposant, +dans le parc, aux sollicitudes indiscrètes des commères. + +Il était inquiet, quand il rentrait, chaque matin, de ses courses chez +des fournisseurs, dédaigneux des sourires de la pipelette qui, debout, +devant sa loge, le regardait passer embarrassé de victuailles. + +Au retour des visites qu'il rendait tous les huit jours à l'éditeur de +la _Mécanique populaire_, il remontait le boulevard Saint-Michel à +rapides enjambées, puis, dans sa hâte de revoir la chère malade, courait +sur le trottoir à la grande stupéfaction des conducteurs d'omnibus qui +arrêtaient leur voiture pour voir ce singulier piéton lutter de vitesse +avec les gros chevaux du Perche, suant et soufflant comme eux. + +L'escalier monté vite, la clef tournée brusquement dans la serrure, il +se précipitait dans la chambre où elle lisait étendue dans un fauteuil +rouge. L'entourage de l'étoffe pourpre rosait les joues de l'aimée. Il +était tout heureux de la retrouver calme, reposée. + +Elle souriait, essuyait de sa main longue la sueur qui mouillait le +front de l'aimé. + +--Voyons! grand fou! grand fou! tu veux donc te rendre malade, toi +aussi. + +Un soir, après de longues heures de travail sous le cercle de la lampe +dont la clarté faiblissait, il entr'ouvrit la porte de la chambre, +doucement, pour épier le sommeil de la malade. + +Les bras nus allongés sur les couvertures, la tête renversée, les lèvres +amincies l'une contre l'autre, la mâchoire inférieure tendue en avant, +elle était si pâle qu'il lui prit les mains, vite, appelant: + +--Simone! Simone! + +Elle ne répondait pas. Sa face longue avait l'hostilité froide et +dédaigneuse des visages de trépassés. + +Effrayé, il supplia: + +--Je t'aime bien. Tu sais que je t'aime bien. Réponds-moi, Simonette. + +Comme elle restait immobile, il souleva du doigt les paupières qui +retombèrent sur les yeux sans regard, entr'ouvrit les lèvres qui se +refermèrent sur les dents serrées. Pour la rendre à la vie, il la baisa +sur la bouche, appelant de nouveau: + +--Simonette! Simonette! + +Sa maîtresse restait insensible à ses caresses. + +Il eut peur, saisit la lampe qu'il avait posée sur la cheminée, se +précipita vers la cuisine, revint tenant entre ses mains tremblantes une +bouteille dont il vida le contenu sur le front de l'inanimée. D'un coin +du drap il lui frictionna les tempes. + +Elle détourna la tête faiblement pour éviter le contact rude de la +toile. + +Et il se mit à rire, et il souleva le voile de chair qui cachait les +yeux de l'aimée et il lui baisa les poignets. + +Elle, le regarda étonnée. Elle essuya d'un revers de main une goutte de +liquide rouge qui dévalait de sa joue, elle comprit ce qui était arrivé, +dit d'une voix affaiblie, très douce: + +--Tu as eu beaucoup de chagrin, mon ami. + +André pensa tout haut: + +--Oh! que je t'aime de ne pas être morte. J'ai eu peur, peur. + +Leur grande joie fut égayée par la méprise qu'avait faite André en sa +hâte de la secourir. Croyant se servir de vinaigre, le jeune homme avait +versé près d'un demi-litre de vin sur le visage de Simone. + +André Bamberg vécut dès lors en l'attente d'événements malheureux. +Lorsqu'au retour d'une seconde visite chez Mme Coquardeau, Simone lui +annonça que la délivrance était proche, il s'enfuit dans le parc, +rêvassant sous la tombée lente des feuilles mortes que sa maîtresse +resterait peut-être, un jour, insensible à ses supplications, lasse +enfin d'ouvrir ses grands yeux gris sur ce monde où elle avait souffert +par ceux qu'elle aimait, par son père, par son amant. + + + + +VI + + +Quinze jours avant la date fixée par Mme Coquardeau, Simone dut +s'aliter, à la nuit tombante. + +André était absent. + +L'éditeur de la _Mécanique populaire_ l'avait prié de passer à ses +bureaux pour lui proposer une nouvelle affaire. + +Étendue sur le lit, n'ayant pas la force de se dévêtir de son peignoir, +elle attendit le retour de son amant, apeurée du noir qui était autour +d'elle. + +Devenue tout enfant, elle appela en ses hoquets douloureux: «Oh! papa! +papa! papa Gosselet!» + +André ne venait pas. Il aurait dû être là, puisqu'il disait l'aimer! En +son esprit affaibli, une pensée mauvaise grandit vite qui apaisa bientôt +ses gémissements et calma sa souffrance. Si l'amant était absent, c'est +que l'amant l'avait quittée, fuyant à l'heure des devoirs et des +responsabilités. + +Les yeux grands ouverts comme pour lire dans les ténèbres ce qui était, +elle échafauda ce raisonnement, étourdie par l'assaut rythmé du sang qui +gonflait les veines de son front: «Autrefois, il restait près de moi, +parce qu'en m'épousant, il pouvait devenir riche. S'il s'en va, c'est +qu'il n'espère plus, c'est que je suis condamnée, c'est que je vais +mourir. Je le croyais bon. Il est lâche.» + +Puis la douleur la mordant, la mordant de nouveau au ventre, elle +appela: + +--Papa! Papa! Bon papa Gosselet! + +Elle se vit abandonnée de tous et de tout. + +Elle pensa: + +--J'ai mérité de mourir seule, puisque j'ai voulu faire ma vie, seule. +Seule aussi, je m'en irai. + +Elle pleura sur sa jeunesse, sur le besoin d'aimer qui était en elle, et +se tourna vers le mur, en un effort douloureux des hanches, pour mourir +silencieusement, dignement. + +La porte s'ouvrit sous une poussée violente, heurtant la muraille. Dans +le noir, la voix aimée dit: + +--Monette! Malade? + +A la lueur de la lampe vite allumée, elle l'aperçut, inquiet, très pâle, +mais il lui sembla fort robuste. Elle lui tendit les bras, comprenant +qu'il était résolu à la défendre, à la garder. Elle se réfugia en lui, +la tête appuyée sur son épaule large d'homme et sourit péniblement +pendant que ses lèvres disaient: + +--Bien malade! bien malade! + +Elle expliqua d'une voix plaintive comment la douleur l'avait prise et +couchée sur le lit. Lui, la déshabilla, le geste maternel, la rassurant +avec des mots enfantins et doux: + +--Es-tu bien comme ça? Avec cet oreiller sous ta petite tête? + +Le dos tourné pour cacher à l'aimée les larmes qui refluaient, lourdes, +au coin de ses paupières, il parlait vite et sa voix semblait secouée de +petits rires. + +Comme elle geignait plus fort, maintenant qu'elle pouvait être secourue, +il proposa: + +--Je t'assure qu'un docteur calmerait un peu tes souffrances... si tu +voulais. + +Les mains jointes, elle supplia: + +--Je t'en prie! Je t'en prie! pas de médecin. Ce n'est qu'un malaise... +avant. Mme Coquardeau m'a assuré que je ne serai pas mère avant trois +semaines. + +--Elle peut se tromper, Mme Coquardeau! + +--Oh! de trois semaines! Je suis assez malade pour que tu ne me causes +pas de chagrin... Je ferais ce que tu voudrais si tu étais malade... +Donne-moi à boire, j'ai soif! Oh! j'ai soif! + +Il fit tiédir de l'eau qu'il versa dans une tasse, avec un peu de sirop. +Elle dit, volontaire: + +--Je veux boire frais! + +--Non, ma mignonne. Froide, l'eau te ferait mal. + +Pleurant comme une petite fille, elle répliqua: + +--Ah! si père était là... Père ferait ce que je voudrais, lui! + +Il ne répondit pas, heureux de souffrir puisqu'elle souffrait tant par +lui. + +Il la souleva, lui prit le buste en l'enlacement de son bras et de ses +doigts tremblants, tendit le breuvage aux lèvres exsangues et rugueuses. +Puis il s'assit au chevet du lit, la contemplant, les yeux mouillés, +attentif au moindre signe de vouloir. + +En une trêve de ses souffrances, elle lui dit gentiment: + +--Comme tu es là, mon aimé, tu me rappelles un bon gros chien que +j'avais quand j'étais petite. Son regard était toujours fixé sur moi, +tant il voulait deviner mes caprices. Ça ne te fâche pas, ce que je dis +là? + +Il sourit: + +--Je trouve ta comparaison gentille. + +Elle ajouta: + +--Je l'appelais Fidèle. + +La nuit fut longue. + +A l'aube, Simone pouvait à peine geindre sa souffrance. Inquiet, André +descendit vite l'escalier, éprouvant le besoin de se rassurer par +l'intervention d'un homme diplômé et patenté pour assister les +souffrants. + +Un médecin vint, mal éveillé, porta ses mains rudement sur le corps de +l'aimée et diagnostiqua d'une voix indifférente: + +--Rien à faire! Attendre! Les premières douleurs!... La délivrance +n'arrivera pas avant vingt-quatre-heures... Prévenir la sage-femme. + +Il bâilla, accepta cent sous et s'en alla. + +* * * * * + +André, très las, restait assis auprès du lit, faible et désarmé devant +la souffrance de l'aimée. Il avait envoyé un télégramme à Mme +Coquardeau et il attendait, tête basse. Quand il surprenait les yeux de +la malade fixés sur lui, il croyait lire en son regard vague un reproche +à son inaction, à son impuissance. + +Simone proposa à mi-voix: + +--Envoie chercher l'Embaumée. J'ai besoin d'elle. Tu ne sais pas ce +qu'il faut faire, toi. Tu as des gestes brusques. Tu me fais mal quand +tu me touches, bien mal. + +Il se leva, se dirigea vers la fenêtre, se cacha derrière les rideaux +pour pleurer. + +Elle, devinant son chagrin, appela: + +--André! André! + +Il accourut, se pencha sur elle, essayant de sourire. + +--Que veux-tu, mon aimée? + +--Je suis très méchante, des fois, il ne faut pas m'en vouloir. C'est +malgré moi que je suis méchante... Je souffre tant. + +La petite bossue arriva toute rosée par la marche, le visage comme verni +par les ablutions matutinales, les cheveux un peu lâches sous sa capote +rajeunie d'un nouveau bout de ruban. + +Elle embrassa son amie, rangea les couvertures, tapota les oreillers, +mit en ordre la table de toilette, puis tendit les doigts, simplement, à +l'homme qu'elle avait aimé autrefois. Comme André la remerciait d'être +venue, Simone sanglota: + +--Tu es toujours jolie et toujours fraîche, toi! + +Ils la grondèrent doucement. Elle demanda une glace et examina son +visage complaisamment, le doigt posé sur les marbrures jaunes qui +plaquaient la peau au grain desséché. Elle conclut: + +--Je suis assez belle pour mourir. + +Mourir! L'Embaumée et André l'entouraient le rire à fleur de lèvres. +L'amant lui promit tout une nouvelle vie dont elle serait reine. L'amie +lui assura qu'elle serait belle, beaucoup plus belle, après, d'une +beauté entièrement éclose, d'une beauté calme et un peu majestueuse de +vierge-mère. + +Malheureusement, l'arrivée de Mme Coquardeau vint alarmer de nouveau +la pauvre malade. Mme Coquardeau, femme d'un garde municipal, était +vêtue d'une vieille robe noire fripée et coiffée d'un paillasson +empanaché de trois pauvres marguerites, oscillant sur leur tige. Dès +l'entrée, elle cria: + +--Comment! comment! déjà! Ça ne devait pas arriver avant trois semaines: +je n'y comprends rien. Et mes quatre chambres qui sont toutes occupées +maintenant. + +Mme Coquardeau était indignée! Celui qui allait venir osait faire son +apparition avant l'époque prévue par Mme Coquardeau, de la Faculté de +Paris! + +Elle ajouta, l'air sévère: + +--Vous avez dû commettre quelque imprudence, ma petite dame... + +--Mais non, madame. + +La matrone fouilla dans sa poche, sortit sa tabatière de corne et jouit +de sa prise, songeuse. + +André demanda à quelle heure Mme Coquardeau serait en état de +recevoir sa pensionnaire. + +Mme Coquardeau tendit le cou en avant, ouvrit les bras: + +--Je ne sais pas comment faire! Enfin! Je donnerai ma chambre à coucher +à madame, ma propre chambre. Nous nous arrangerons pour le prix. Un +petit supplément, peut-être! Nous verrons... nous verrons... Amenez +madame, vers six heures, ce soir. + +Mme Coquardeau partie, André, honteux de confier à cette répugnante +vieille le soin de délivrer l'aimée, voulut aller à la recherche d'une +nouvelle sage-femme. Simone, hoquetant de douleur, le supplia de rester +près d'elle. L'Embaumée assura que Mme Coquardeau était très habile, +qu'elle gagnait beaucoup d'argent, mais que son mari, le garde +municipal, «mangeait tout». Et le jeune homme n'eut pas la force de +vouloir, affaibli par la nuit de veille, par le chagrin, par la crainte +de ce qui arriverait. + +A six heures, Simone descendit l'escalier soutenue par son amant et son +amie. On la hissa dans un fiacre qui partit au petit pas à une allure +d'enterrement. + +L'Embaumée prit place sur la banquette, près d'elle. André suivit, le +front bas. + +Les voisins, les fournisseurs, regardaient, debout sur le seuil des +portes, ayant envie de se découvrir comme au passage d'un corbillard. + +L'aimée abandonnée chez l'étrangère, André regagna la rue Nansouty. Dans +le désarroi des choses familières de la salle à manger, il dévora du +pain sec, but de grands verres d'eau et s'endormit du sommeil des +hommes-bêtes fatigués. + + + + +VII + + +Arrivé en face de la maison où habitait Mme Coquardeau, André +s'arrêta. + +Autour des boîtes à ordures alignées en file sur le trottoir, des chiens +et des vieilles femmes se mouvaient dans le gris sale d'un matin de +novembre. Bêtes et gens semblaient fouir du groin les détritus dont ils +voulaient vivre. + +Il contempla, la porte entrebâillée, les murs, le numéro de la vieille +bâtisse, cherchant à deviner ce qui s'était passé dans la nuit. L'aspect +des choses était plutôt sévère qu'accueillant. + +Au-dessus du panneau sur lequel un peintre en bâtiment avait représenté +la naissance d'un bébé brisant une coquille d'oeuf de poule, les +fenêtres de l'appartement occupé par Mme Coquardeau étaient fermées. +Derrière les vitres, les rideaux tombaient raides. + +Hésitant, saisi de la crainte d'apprendre, il traversa la chaussée, +poussa la porte, monta l'escalier sombre, tira un cordon de sonnette. + +Mme Coquardeau vint ouvrir, les yeux rouges, vêtue d'un jupon et +d'une matinée. + +--Eh bien? + +--Entrez donc! + +--Alors... + +--Mais oui! Tout va bien! Ils ont toujours peur, ces jeunes mariés. Vous +voilà père d'une jolie petite fille. C'est ici! + +André, qui avait gardé son chapeau sur la tête pendant cet entretien +rapide, se découvrit avant de tourner le bouton de la porte. + +Dès le seuil il vit les grands yeux de l'aimée, ses grands yeux las. Il +vit son sourire de triomphe. + +Il vit sur un canapé l'Embaumée enveloppant de langes l'être né, l'être +rouge. + +Il se dirigea vers la mère, lui baisa les mains respectueusement. Elle, +d'un mouvement de tête un peu lent, lui tendit ses lèvres, puis elle +ferma les yeux, bien heureuse. + +Devant l'enfant, son enfant, André n'éprouva aucune joie. L'Embaumée +vantait les grâces, vantait la robustesse du nouveau-né. Lui, disait: +oui, tout étonné de ne pas se sentir père. + +La petite bossue proposa: + +--Prenez-le dans vos bras, mais pas trop fort. + +Il tendit les mains, saisit le petit paquet de couvertures blanches et, +le front penché vers les chairs si délicatement ridées, il s'extasia sur +la gracilité des ongles-bijoux. + +L'être ouvrit les yeux à peine, puis, de sa menotte délicate, saisit un +doigt du jeune homme. + +André crut sentir l'étreinte d'une griffe d'oiseau. Il dit +machinalement: «Ma fille! Ma Momone!» + +Levant les yeux, il aperçut les grands yeux de la blessée qui lui +souriaient. Il était devenu père. + +* * * * * + +Mandés par dépêche, Mme Gosselet, M. Gosselet, arrivèrent dans +l'après-midi, apitoyés et attristés par la malpropreté de l'escalier. + +Le marchand de poupées chuchota longuement avec la délivrée, baisant le +front blanc de sa Monette. + +Puis, dans sa joie d'être grand-père, après avoir examiné l'enfant avec +son adresse de manieur de petites poupées fragiles, il embrassa son +gendre au grand mécontentement de Mme Gosselet, née Elvire Decambe. +Il voulut même faire de l'esprit: + +--Les fabricants anglais ne pourront jamais lutter avec vous, Bamberg. + +André sourit, modestement. + +Mme Gosselet, enlevant sa petite-fille des bras de l'Embaumée, dit, +agressive: + +--Celle-là, vous ne me l'enlèverez pas, monsieur Gosselet. + +Simone tendit la main à papa, à bon papa Gosselet pour le remercier +silencieusement de l'avoir sauvée, un peu malgré lui, des préjugés que +l'on serine aux petites filles. Et comme Mme Gosselet, née Elvire +Decambe, maugréait: + +--Monsieur Bamberg, vous auriez pu nous prévenir de la grossesse de +notre enfant... c'est un oubli extraordinaire! + +Simone répondit pour venger André et bon papa: + +--Nous craignions de vous apitoyer sur notre sort, maman. Nous voulions +entrer chez vous par la grande porte, par la grande grille à petits +amours dorés. Mon mari et moi, nous avons des principes, nous aussi. + +--Qui est mademoiselle? interrompit Mme Gosselet, montrant d'un petit +signe de tête dédaigneux la petite bossue rougissante. + +--Je la reconnais! C'est ma voleuse de lilas, dit en riant le fabricant +de poupées. Vous me ferez le plaisir de revenir à l'usine, mademoiselle, +et je vous autorise à bouleverser le parc de fond en comble, si bon vous +semble. + +* * * * * + +Il tendit la main à la petite bossue, prit place près d'elle sur le +canapé et dit, orgueilleux, se souvenant des labeurs passés: + +--Elle devait être une crâne ouvrière, ma Simonette! Ah! quand nous +voulons quelque chose, nous, les Gosselet!... + +L'Embaumée approuva d'un hochement de tête, pensant que les riches +peuvent beaucoup _quand ils veulent_. + + + + + +Dijon, Imprimerie Darantiere + + +OUVRAGES DU MÊME AUTEUR + +Voyage au pays des milliards, 56e édition. +Les Prussiens en Allemagne, 34e édition. +Voyage aux pays annexés, 27e édition. +Russes et Allemands, 7e édition. +La Russie et les Russes, 16e édition. +De Sadowa à Sedan, 10e édition. +La Société et les moeurs allemandes, 15e édition. +La Suisse inconnue, 16e édition. +Vienne et la Vie viennoise, 22e édition. +Voyage au pays des Tziganes, 16e édition. +La Police secrète prussienne, 14e édition. +Voyage à la recherche du bonheur. + + +Les Aventures de Gaspard van der Gomm (en collaboration +avec M. Amero); 1 vol. +La Comtesse de Montretout, 1 vol. +Les trois Fugitifs, 1 vol. +La Russie Rouge, 1 vol. + + +OUVRAGES ILLUSTRÉS + +La Suisse inconnue, 1 vol. +L'Hiver à Vienne, 1 vol. +Meyer Isaac, 1 vol. +La Russie et les Russes, 1 vol. +De l'Adriatique au Danube, 1 vol. +Histoires militaires, 1 vol. +L'Allemagne amoureuse, 1 vol. + + +POUR PARAÎTRE PROCHAINEMENT + +_Les Jeunes Filles_ + +Petite Princesse. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Simone, by Victor Tissot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE *** + +***** This file should be named 17696-8.txt or 17696-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/6/9/17696/ + +Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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