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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:51:41 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Simone, by Victor Tissot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Simone
+ Histoire d'une jeune fille moderne
+
+Author: Victor Tissot
+
+Release Date: February 7, 2006 [EBook #17696]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+SIMONE
+
+HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE
+
+
+
+Par VICTOR TISSOT
+
+
+
+Paris
+E. Dentu, Éditeur
+3, Place Du Palais-Royal, 3
+
+ * * * * *
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+«Ça marche! Ça marche! Enfoncées les poupées anglaises! Ce gamin de
+Bamberg est étonnant avec ses trucs. N'a-t-il pas imaginé de remplacer
+les yeux de verre, des yeux fixes, des yeux bêtes par des petites
+sphères, grosses comme des noisettes, qui pivotent sur elles-mêmes dès
+que l'on appuie sur un levier minuscule dissimulé sous le chignon? Une
+pression sur la nuque et hop! les yeux bleus s'enfoncent sous la
+paupière supérieure pendant qu'apparaissent des yeux noirs. Ce petit
+ingénieur est extraordinaire en machinations.
+
+«L'hiver prochain je vais doubler ma vente. Ma petite Simone, qui est
+une habilleuse plus forte que Worth, chiffonnera du satin autour de mes
+princesses. Et allez donc ne pas acheter des bébés qui, vêtus comme des
+princes, ont des yeux de rechange!
+
+«Et allez donc ne pas acheter...» Dans la joie de son triomphe sur les
+fabricants de poupées anglaises, M. Gosselet, gesticulant, avec sa
+canne, faillit casser le bras à un Amour en plâtre qui tirait des
+flèches tout en se tenant en équilibre sur un orteil,--ce qui est une
+bien mauvaise position pour un tireur, même pour un tireur d'arc.
+
+M. Gosselet qui accouchait, bon an mal an, de trois à quatre cent mille
+poupées, se sentait les reins assez robustes pour enfanter un million de
+bébés, maintenant qu'il pouvait leur donner des yeux de rechange.
+
+Brusquement il s'arrêta, se gratta le bout du nez, devint grave et se
+mit à palper tous les doigts de sa main gauche entre le pouce et l'index
+de sa main droite comme pour s'assurer de la souplesse de ses
+articulations.
+
+En réalité M. Gosselet se livrait à un calcul très compliqué et se
+servait de ses phalanges, de ses phalanges seulement, alors que d'autres
+emploient des tables de logarithmes. Il parlait haut puis murmurait,
+puis poussait de petits grognements quand l'opération se brouillait
+comme un quadrille dansé par des jeunes gens frais échappés du collège.
+
+--A cent francs la douzaine, prix de revient... A mille francs la
+douzaine, prix de vente, je gagne...
+
+Le gain prévu par M. Gosselet était si considérable, qu'il enjamba, par
+distraction, les petits arcs en bois qui bordaient l'allée sablée de
+jaune et fit deux ou trois enjambées dans le gazon. Or le gazon de M.
+Gosselet était de ces gazons bourgeois que nul pied ne doit fouler,
+gazons faits pour la joie de l'oeil comme les petits sapins que les
+enfants exhument des boîtes de jouets.
+
+Le marchand de poupées regagna vite l'allée, confus d'avoir été surpris
+en ce mauvais pas par Tant-Seulement, le jardinier.
+
+En effet, à dix mètres de là, Tant-Seulement, qui taillait au cordeau
+des buis de bordure, regardait son patron bouche bée. M. Gosselet lui
+faisait chausser des espadrilles deux fois par an, pour la tondaison de
+la pelouse, prétextant que les sabots de bois du bonhomme creusaient des
+trous dans le sol, et voilà que le fabricant de poupées foulait l'herbe
+haute comme un poulain lâché!
+
+Tant-Seulement--on avait affublé Jean Patard de ce sobriquet, parce
+qu'il avait la manie de mettre beaucoup d'adverbes dans les phrases
+qu'il adressait aux bourgeois, pour cacher son ignorance, comme les
+mauvaises cuisinières prodiguent les oignons dans leurs plats pour
+dissimuler la fadeur de l'apprêt,--Tant-Seulement était stupéfait. M.
+Gosselet vint à lui, souriant:
+
+--Mon pauvre Tant-Seulement, il faut que j'augmente tes gages. Tout
+pousse à souhait, ici. Le gazon--je l'ai mesuré--me monte jusqu'au
+genou! Tes mosaïques de fleurs sont d'une couleur et d'un dessin
+merveilleux. As-tu débarbouillé au papier de verre les deux Neptunes du
+bassin? Ma femme prétend que les teintes sales et les moisissures leur
+siéent bien, mais je veux, moi, que mes statues soient blanches comme
+neige.
+
+--Oui, monsieur. Mais je ne peux plus toucher à l'enfant nu qui lance
+des flèches. La fossette du menton s'en va. Encore un tant-seulement
+petit peu et il va devenir maigre.
+
+--Bien, tu le frotteras moins fort, mon garçon. On a l'habitude de voir
+des enfants un peu mal mouchés: ça n'offusque personne. Soigne la
+toilette des grandes personnes, soigne les pieds surtout. C'est aux
+pieds, vois-tu, que l'on reconnaît les gens chics de ceux qui ne sont
+pas... chics. Mais tu ne connais rien aux choses très compliquées du
+savoir-vivre, Tant-Seulement. Ma femme est extraordinaire là dessus.
+
+--C'est vrai de vrai, et Mlle Simone est quasiment plus forte que
+Madame. Je vous remercie bien, monsieur. Je vous remercie bien. Je
+n'avais pas été augmenté depuis quatre ans... aujourd'hui, c'est-à-dire
+depuis la noyade du petit chien de Madame.
+
+--Je me souviens... Je suis content du gazon. Il est haut, épais; on
+pourrait se rouler dessus comme le font les paysans; il me monte à
+mi-jambe: je l'ai mesuré. Aussi j'augmente tes gages de vingt francs par
+an.
+
+--Je remercie infiniment monsieur.
+
+Courbé sur la bordure de buis, Tant-Seulement se mit à la besogne,
+taillant les ramilles à grands coups de sécateur, peu satisfait de son
+augmentation. Et M. Gosselet se dirigea à petits pas vers son usine, se
+frottant les mains.
+
+Le fabricant de poupées qui avait un nom honorablement connu sur la
+place de Paris avait convaincu son jardinier qu'il n'avait mis le pied
+sur la pelouse que pour mesurer la hauteur du gazon. Un homme qui est
+dans les affaires n'a pas le droit d'être distrait. Le rival de M.
+Gosselet, le fabricant Tuffard aurait fait, s'il l'avait su, des
+réflexions désobligeantes sur les écarts de pensée de M. Gosselet, et,
+dame, la fabrique de bébés aurait périclité. Vingt francs donnés tous
+les ans à ce pauvre Tant-Seulement et la maison était sauvée!
+
+Le fabricant de poupées, tout réjoui par la découverte des yeux de
+rechange, se permit ce matin-là un petit extra de promenade dans le
+parc.
+
+Le parc de M. Gosselet, qui occupait, entre la gare de Bel-Air et la
+place de la Bastille, cinq ou six hectares d'un terrain de banlieue,
+était un parc rectangulaire entouré de murailles en briques rougies
+chaperonnées de larges dalles blanches. Il longeait la rue Michel-Bizot
+et la rue Claude Decaen sur deux faces, le chemin de fer et l'usine sur
+les deux autres côtés.
+
+Malgré son nom prétentieux de parc, l'enclos du fabricant renfermait un
+petit potager que l'architecte avait malencontreusement dessiné le long
+de la voie ferrée. Tous les matins, Tant-Seulement devait épousseter les
+escarbilles de charbon tombées sur ses salades.
+
+A part ce léger inconvénient, le parc de M. Gosselet avait fort bon air.
+Sur la grille, des bébés en or dansaient des farandoles ou se laissaient
+glisser au bas des barreaux en fer. Les grandes allées étaient couvertes
+d'un sable blond à peu près vierge de traces, parce que les
+propriétaires se promenaient de préférence dans les petits sentiers dits
+de service. Les arbres d'ornement étaient taillés en rond, en carrés, en
+pain de sucre, en pyramides, en hexagones. Les arbres à fruit étaient
+crucifiés comme tous les arbres à fruit qui se respectent. Des massifs
+de fusains entourés de sentes en lacis formaient des labyrinthes
+inextricables pour des coccinelles. Des poissons qui n'étaient pas
+rouges nageaient dans des bassins servant de bains-de-pieds à une
+demi-douzaine de dieux aquatiques.
+
+Au milieu du parc s'élevait, en un bouquet d'acacias plantés à la
+diable, une maison d'habitation d'une grande simplicité, percée de
+larges baies à deux glaces. Un balcon de pierre ajourée faisait le tour
+du deuxième étage. Des logettes en fer forgé encadraient toutes les
+fenêtres de l'étage supérieur. Un double escalier en granit conduisait
+au perron dallé de bleu du rez-de chaussée, perron que ne protégeait pas
+une marquise en fer-blanc. Ce chalet, à faces irrégulières, n'était pas
+flanqué de tourelles comme de béquilles. Le toit en tuiles rouges
+n'était pas surchargé de girouettes, le pauvre!
+
+M. Gosselet avait dû se faire violence pour permettre la construction
+d'une maison si humble d'aspect au centre d'un parc si géométriquement
+beau.
+
+Le châlet communiquait avec l'usine par une allée de tilleuls longue de
+deux cents pas, allée close au mur d'enceinte par une porte en chêne
+ornée de têtes de clous grosses comme des soucoupes.
+
+Cette porte avec ses croix en fer, ses gonds énormes, semblait avoir été
+construite pour protéger ce parc bourgeois contre les rébellions
+possibles du monstre ouvrier crachant des pierres et de la fumée.
+Cependant elle n'avait point l'air terrible, encadrée dans le vert de
+lilas en fleur placés près de ses portants comme deux brûle-parfums
+purifiant l'air empuanti d'odeurs de résine et de houille.
+
+Dans l'allée de tilleuls, toujours souriant, M. Gosselet lorgnait la
+grande cheminée de son usine se dressant par-dessus le mur.
+
+Il n'était plus qu'à dix mètres de la porte enferraillée quand un
+gazouillis de voix féminines attira son attention.
+
+--J'ai de quoi faire un bouquet, Berthe! Encore cette grosse branche et
+je descends. Si le père Gosselet m'attrapait, ma chère... Pousse un
+peu... Là, je suis assise sur le mur.
+
+Le fabricant de poupées voulut surprendre les chipeuses de lilas mais le
+gravier craquant sous son pied, il n'aperçut que deux grands yeux noirs
+sous un casque blond. Il entendit:
+
+--Lâche tout, Berthe, voici le père Gosselet.
+
+Il cria:
+
+--Voleuses! Je saurai bien vous reconnaître à l'atelier.
+
+Mais il ne songea pas à les poursuivre. Le temps d'ouvrir la porte
+solidement cadenassée et les petites ouvrières seraient penchées sur
+leur établi, bien sages, coiffant les poupées ou vermillonnant avec un
+pinceau les lèvres exsangues en carton pâte. Pas respectueuses ces
+gamines! Il n'était pour elles que le «père Gosselet».
+
+Brusquement, il revint sur ses pas, la canne levée comme pour châtier
+l'insolence de ces petites filles.
+
+--Tant-Seulement!
+
+--Monsieur!
+
+--Je t'ai promis vingt francs d'augmentation, mon garçon. Ce n'est pas
+tout.
+
+Tant-Seulement, surpris, laissa tomber son sécateur et sourit large.
+
+--Tant-Seulement, mes ouvrières viennent baguenauder dans la cour sous
+toutes sortes de prétextes, puis elles grimpent sur le mur et cassent
+des branches de lilas, le lilas de ma fille.
+
+--Ah! monsieur, c'est des Parisiennes. Et les petites Parisiennes ça
+vous a des nez de millionnaire, quasiment. Mais le lilas de
+mademoiselle, vrai, ce n'est pas pour leurs museaux.
+
+--Aux heures de rentrées et de sorties des ateliers, tu te cacheras le
+long du mur. Tant Seulement. Tu seras armé d'une baguette et taperas sur
+les menottes qui s'accrocheront aux dalles. Tu ne taperas pas trop fort,
+mon garçon. Elles me feraient payer la casse. Connais-tu les
+polisseuses?
+
+--Oh! presque toutes, monsieur. Il y a Fricassée, la Grande-Bobêche, la
+Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux, l'Embaumée... Ça pourrait
+bien être l'Embaumée qui vous vole vos fleurs, monsieur. Quand elle a
+une rose au corsage, elle n'a pas toujours deux sous de petit-noir dans
+l'estomac... Il y a encore...
+
+--Bien, cela suffit.
+
+--C'est que je les connais bien, allez. Je les rencontre tous les soirs,
+vraisemblablement, à la station des tramways... Ce qu'elle est fière,
+cette l'Embaumée, malgré sa bosse!
+
+--Pince les voleuses, Tant-Seulement, et à chaque prise tu toucheras une
+prime de quarante sous.
+
+--Mais si je cogne sur les doigts immédiatement, je ne verrai pas les
+têtes, probablement.
+
+--Prends le signalement et tape ensuite... mais pas trop fort.
+
+--Bien, monsieur. Je connais le métier, je fais ça naturellement.
+
+--Quel métier, mon garçon?
+
+--Pincer les maraudeurs.
+
+--Ah bast!
+
+--Mais, certainement; en été, monsieur me donne congé le dimanche, je
+vais soigner les rosiers du maire de Viroflay. Drôlement taillés les
+rosiers du maire. Ils poussent tous comme des chardons et allongent la
+tête par-dessus le mur de briques qui borde le chemin. Il passe là un
+tas de jeunesses avec des ombrelles rouges et des petits rires qui
+sonnent comme des cornets à piston, venues à la campagne pour manger des
+pissenlits tout crus cueillis dans le fossé. Elles voient les roses,
+passent les menottes par-dessus le mur. Et hop! les voilà prises. Je les
+maintiens par le poignet pendant que le garde champêtre dresse
+procès-verbal. Si elles sont accompagnées par des hommes, on leur fait
+payer une amende. Quand elles sont seules, on plaisante un brin et elles
+griffent le garde champêtre.
+
+--Et que gagnes-tu à ce vilain métier, mon pauvre Tant-Seulement?
+
+--Trois francs par jour, mais je ne touche pas à l'argent des Parisiens.
+
+--Les amendes sont pour les pauvres? Tiens! ton maire a une façon bien
+amusante de faire la charité!
+
+--Oh! monsieur, je crois certainement que le maire partage l'argent avec
+le garde champêtre.
+
+--C'est juste! Tu vas gagner de jolies pièces de quarante sous, mon
+garçon, puisque tu as déjà chassé aux maraudeurs.
+
+--Sûrement, mais je n'ai pas le garde-champêtre pour m'aider. Enfin je
+vous dirai le nom des voleuses. Je pense que Mlle l'Embaumée a déjà son
+corsage tout plein fleuri de votre lilas.
+
+* * * * *
+
+Rassuré sur la conservation de ses arbustes, M. Gosselet se dirigea vers
+son usine pour entretenir le petit Bamberg, le second ingénieur, sur un
+perfectionnement apporté par lui, Gosselet, à l'invention des yeux de
+rechange.
+
+Le fabricant de poupées avait en effet imaginé de peindre sur les
+petites sphères déjà illustrées de prunelles noire et de prunelles
+bleues, des yeux bruns et verts, ce qui lui avait permis de lancer des
+réclames sur le système oculaire «_inventé par l'ingénieux M.
+Gosselet_».
+
+Assis devant son bureau, il parcourait les journaux qu'on lui avait
+adressés pour la justification des annonces. Certaine feuille mondaine
+consacrait à la découverte du fabricant un article, dit scientifique,
+célébrant les mérites du «_patriotique inventeur qui, non content de
+donner la parole aux poupées françaises, les dotait de jolies prunelles
+à nuances changeant au gré des petites mamans_. _Cette découverte_,
+continuait le journaliste, _permettra aux petites filles de créer une
+mode de prunelles à l'usage des bébés en carton. Au printemps, les yeux
+verts seront de mise. L'été on ne portera que des yeux bleus. A
+l'automne les yeux bruns. A l'hiver les yeux noirs_.»
+
+Cet article à cheval sur la _une_ et sur la _deux_, c'est-à-dire
+commencé en première page et terminé en deuxième, avait coûté près de
+cinquante louis au «patriote fabricant». Mais à l'incessante sonnerie du
+téléphone qui mettait l'usine en communication avec la maison de vente
+du faubourg Saint-Denis, M. Gosselet pouvait se rendre compte de l'effet
+produit par cette prose élogieuse sur les revendeurs de jouets
+parisiens.
+
+En entrant à l'usine, il avait fait mander le petit Bamberg pour hâter
+la fabrication de ces prunelles de quatre-saisons. On frappa.
+
+--Entrez, Bamberg! Entrez!
+
+Bamberg, un petit jeune homme blond, aux yeux gris, parut, timide,
+rougissant presque.
+
+--Ça marche, hein! Bamberg? Quand pourrons-nous livrer nos nouvelles
+poupées?
+
+--Dans quinze jours, monsieur, dès que l'outillage sera complètement
+installé. Nous pourrons faire face, alors, à toutes les commandes.
+
+--Lisez donc l'article de Dupont dans le _Cervantès_. Il a oublié
+d'annoncer que l'invention était de vous, mon cher ami, mais peu
+importe, n'est-ce pas! Qu'est cela pour vous? Une machinette! Vous
+inventerez des choses autrement merveilleuses. D'ailleurs, je vous en
+saurai gré, Bamberg, je vous en saurai gré.
+
+Bamberg protesta de la main contre une augmentation possible de ses
+appointements, mais M. Gosselet se contenta de répéter en hochant la
+tête avec obstination:
+
+--Parfaitement, je vous en saurai gré, mon petit Bamberg.
+
+Bamberg rougit beaucoup, salua et retourna à ses sphères à prunelles
+pendant que M. Gosselet consultait sa montre:
+
+--Onze heures déjà! Juste le temps de passer une redingote. Dire que je
+ne peux pas déjeuner en veston chez moi!
+
+En poussant la lourde porte enferraillée, M. Gosselet constata de
+nouvelles déprédations commises par mesdemoiselles les polisseuses.
+Pendant qu'il était à son bureau, les chipeuses avaient dépouillé de
+leurs fleurs tous les rameaux surplombant le mur d'enceinte. Il cria
+comme si elles pouvaient l'entendre:
+
+--Je les chasserai, les gueuses, je les chasserai! Elles n'ont pas la
+première notion du tien et du mien.
+
+Des traces de pas qu'il aperçut sur le sable de l'allée longeant la
+muraille ne firent qu'augmenter sa mauvaise humeur. Les «gueuses»
+osaient-elles donc prendre leurs ébats dans son parc, et cela
+précisément dans l'allée que préférait sa femme! Il examina
+attentivement les empreintes dessinées sur le sol et put se convaincre
+que ses ouvrières étaient innocentes de ce nouveau méfait.
+
+Les traces n'étaient pas de la même grandeur et semblaient avoir été
+faites par des chaussures de sexes différents, des chaussures du
+meilleur monde. Les plus grandes cheminaient à côté des plus petites,
+celles-ci effleurant à peine le gravier, celles-là marquées nettement
+comme à l'emporte-pièce.
+
+Tous les deux mètres, le sable piétiné témoignait que les chaussures
+avaient dû faire là un brin de causette. Brusquement, elles s'arrêtaient
+près d'un banc de pierre placé au-dessous du petit Amour lançant des
+flèches. Elles avaient dû faire une longue halte en cet endroit, le tuf
+étaient zébré d'écorchures mettant à nu la terre végétale.
+
+Cette étude d'empreintes, agréable pour un rêveur ou un poète, n'était
+pas pour satisfaire M. Gosselet.
+
+Il héla le jardinier.
+
+--Quand avez-vous ratissé cette allée, Tant-Seulement?
+
+--Hier soir, monsieur, à nuit tombée, mêmement.
+
+--Ma femme n'est pas venue se promener dans le parc, ce matin?
+
+--Je n'ai pas vu madame.
+
+--Avez-vous aperçu Mlle Simone?
+
+--Je ne l'ai pas vue pareillement.
+
+--Bien!
+
+Tant-Seulement se retira, l'échine courbée comme il avait l'habitude de
+le faire toutes les fois que son maître ne le tutoyait pas.
+
+Assis sur un banc, aux pieds du petit Amour qui lançait ses flèches, M.
+Gosselet se livra à une nouvelle étude des empreintes, étude douloureuse
+mais fructueuse puisqu'il ne tarda pas à être convaincu que seules Mme
+Gosselet et sa fille portaient d'assez mignons souliers pour laisser sur
+le sable d'une allée de semblables traces.
+
+
+
+
+II
+
+
+--Ma femme ou ma fille! répétait M. Gosselet montant l'escalier qui
+conduisait au premier étage. Ma femme ou ma fille, c'est-à-dire une
+femme portant le nom de Gosselet que cinq ou six générations de
+chaudronniers on traîné honnêtement sur les grandes routes d'Issoire à
+Ambert. Ah! ces Parisiennes! Pourtant Simonette doit avoir du bon sang
+rouge d'Auvergne dans les veines quoique née d'une petite marchande de
+la rue Saint-Denis... Parisienne sans doute, mais Auvergnate aussi!
+
+--«Elle ressemble aux Gochelets!»
+
+--«C'est tous le portrait des Gochelets!»
+
+L'année précédente en un voyage triomphal à travers le Mont-Dore, toutes
+les _mères_ à rouliers, toutes les cabaretières avaient proclamé que la
+gente demoiselle était bien l'héritière des «Gochelets rétameurs de
+cacheroles depuis que le monde est le monde.»
+
+Quant à Mme Gosselet, «qui avait bien pour cent francs de drap sur le
+corps», les commères l'avaient jugée un peu fière. Le fabricant de
+poupées avait surpris certains clignements d'yeux sous les coiffes
+enrubannées de rouge qui l'avaient obligé de se disculper de cette
+mésalliance:
+
+--Elle a apporté deux cent mille francs.
+
+--Dame! Si elle vaut ça, mon gars. Mais elle aime pas le travail, sûr!
+
+M. Gosselet mit sa redingote, vite, puis courbé devant la cheminée, sur
+un cadre de peluche fanée, il examina avec soin une photographie
+déteinte qui représentait une large paysanne coiffée d'un bonnet à
+coquilles et revêtue d'une robe noire évasée en cloche. Les mains
+énormes étreignaient le ventre. La face émergeait, molle, de rubans
+fanfreluchés. Menton, joues et nez étaient dessinés par quatre ou cinq
+grandes lignes convergeant vers la bouche amincie, usée. Sous des
+sourcils à peine teintés, de petits yeux gris brillaient en un réseau de
+rides.
+
+--Pauvre mère Jeanneton! Pauvre mère Jeanneton! murmurait le marchand de
+poupées, tu étais une vraie Gosselet, toi. Fille de mon grand-père
+Gosselet, tu épousas mon père, Henri Gosselet. Si Simone te ressemble,
+c'est l'autre, la Parisienne qui est coupable. Ah! l'autre, la
+Parisienne!
+
+Et il fit un geste de menace qui parut amener un sourire approbateur sur
+les lèvres fines de mère Jeanneton.
+
+Quelqu'un heurta à la porte de la chambre, puis une voix:
+
+--Il y a déjà un bon quart d'heure que madame attend monsieur, un bon
+quart d'heure!
+
+--J'y vais, Jenny.
+
+Jenny, la femme de chambre de madame, s'éloigna à petits pas... Jenny!
+encore une invention de la Parisienne. Pourquoi pas Eugénie? Oui, mais
+Eugénie, trop commun, Jenny, genre anglais!
+
+Très raide dans sa redingote mise à la diable, le col relevé, Jean-Marie
+Gosselet fit son entrée dans la salle à manger.
+
+Résolu à observer sa femme et sa fille sans faire montre de son
+inquiétude, il dit d'un ton doucereux:
+
+--Me voilà, ma toute bonne, me voilà!
+
+Puis, après avoir plaqué un baiser sur le front de Simone, il se laissa
+tomber sur une chaise Henri II, dont le haut dossier sculpté en bosses
+rendait plus laborieuses ses digestions, mais qui faisait bien quand il
+y avait quelqu'un à dîner.
+
+--Il ne fallait pas m'attendre, ma toute bonne, dit M. Gosselet après
+avoir palpé ses manchettes comme pour les retrousser: ancienne habitude
+de bon ouvrier qui va se mettre à la besogne.
+
+--On ne vous a pas attendu, mon cher!
+
+Épluchant un radis, Mme Gosselet ne daigna pas lever les yeux sur son
+mari.
+
+Ma _toute bonne_, mon _cher_, c'étaient là des expressions employées
+autrefois par M. et Mme Gosselet pour cacher aux yeux de Simone, petite
+fille, les dissentiments qui obligeaient les époux à faire chambre à
+part. Par habitude, ils se servaient toujours des mêmes locutions
+pot-au-feu, mais avec des intonations de voix variables qui avaient
+surpris Simone grandissante.
+
+Après avoir manœuvré son couteau autour du radis avec l'habileté d'un
+chirurgien qui circonscrit un kyste du bout de son scalpel, Mme
+Gosselet voulut jouir de la grimace que sa réponse impertinente avait dû
+faire naître sur la face du marchand de poupées. Brusquement, les bras
+tendus comme pour repousser une horrible vision, elle laissa choir son
+couteau sur son assiette, puis avec une moue et un tapotement de main
+impatient sur la nappe:
+
+--Habillez-vous, monsieur... Pour les domestiques au moins!
+
+M. Gosselet promena ses doigts tâtonnants sur son gilet, son faux-col,
+puis sur le collet de sa redingote qu'il baissa tranquillement:
+
+--Ce n'est que ça, ma toute bonne! Jenny est à la cuisine, je ne puis
+l'offenser.
+
+--Mais, mon cher, il me semble:--puis d'une voix clairette pour mieux
+glisser sa méchanceté,--il me semble que vous avez beaucoup à faire pour
+ne pas être ridicule, même la tenue aidant.
+
+Et elle le lorgna comme il avait lorgné le portrait de mère Jeanneton.
+
+Il n'était pas beau, M. Gosselet, mais sur les routes d'Auvergne, il
+aurait pu figurer le roulier faraud qui taquine les filles d'auberge. Le
+visage large rasé, les mâchoires fortes, des muscles saillants sur les
+joues, semblant appliqués à la main, le front poli et bombé, il portait
+au dessus de son col haut un entourage de barbe grise qui se tenait
+raide, serrée entre le menton à fossettes et le linge durci par
+l'empois. Les cheveux coupés ras, blancs et noirs, dessinaient toutes
+les courbures du crâne plus large que haut.
+
+De rouge qu'il était autrefois, le teint de M. Gosselet était devenu
+presque blanc, mais d'un blanc strié de petites raies roses qui
+historiaient l'épiderme de losanges, de carrés, de mille figures
+microscopiques. Ses yeux gris gitaient en un fouillis de cils incurvés
+comme des ronces.
+
+Large d'épaules, le cou très court, M. Gosselet portait la redingote de
+telle sorte qu'elle semblait lui être toujours trop étroite ou trop
+large. Quand il marchait, traînant la jambe, les bras lancés en un
+mouvement rythmé de balanciers, les yeux l'habillaient instinctivement
+d'une blouse bleue et le coiffaient d'une casquette de soie.
+
+Mme Gosselet, née Elvire Decambe, n'eut pas la douce joie d'avoir
+exaspéré son mari. Quand le fabricant de poupées était de mauvaise
+humeur, il le témoignait à son insu, par deux petites rides qui, partant
+du coin de la bouche, allaient rejoindre le nez un peu long.
+
+M. Gosselet rit franchement, ce qui mit à nu ses dents larges solidement
+plantées:
+
+--Il est certain, ma toute bonne, que je n'ai pas la tournure d'un
+muscadin,--fort heureusement pour nous.--Qu'en dis-tu, petite Simone?
+
+Petite Simone, qui croquait ses radis sans les éplucher, après les avoir
+tamponnés dans une pincée de sel, répondit en tournant les feuillets
+d'un gros volume posé près de son assiette:
+
+--Vous avez raison, père. Il n'est pas nécessaire d'être très beau pour
+gagner beaucoup d'argent.
+
+Et Mme Gosselet, pour se venger de la réflexion de sa fille:
+
+--Pourquoi lire à table, Simone? Tu es d'un sans-gêne!
+
+--Maman, je n'écoute pas lorsque je lis.
+
+--C'est une leçon, mademoiselle.
+
+Sans confusion, Simone continua sa lecture.
+
+--Voilà un livre qui me semble t'intéresser, dit M. Gosselet en se
+penchant sur l'épaule de Simone.
+
+--Ce n'est pas un roman, soyez-en persuadé, mon cher!
+
+--_Anatomie_... Ma toute bonne, je ne veux pas m'en plaindre.
+
+--J'ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à l'éducation que l'on
+donne aujourd'hui à nos filles, monsieur Gosselet.
+
+Le fabricant de poupées haussa les épaules, puis, bravement, en homme
+décidé à entreprendre une tâche peu agréable:
+
+--Ma toute bonne, c'est entendu! Il vaut mieux, qu'une jeune fille ne
+sache pas un mot de ce qu'apprennent les hommes même ignorants, mais...
+
+--Peuh! des doctoresses... des acrobates... des...
+
+--Permettez, ma toute bonne. On leur apprend aussi pas mal de choses
+utiles...
+
+--Je vous dis bien, mon cher, la gymnastique!
+
+--Et aussi la couture, la cuisine, le prix des légumes au marché.
+Sortant du lycée, elles ne savent guère de piano, il est vrai, mais cela
+vous fait de gentilles petites ménagères débrouillardes qui
+s'intéressent aux occupations de leur mari... et qui l'aiment.
+
+--Vraiment, mon cher, l'éducation laïque vous conduisant tout droit à
+l'amour du monsieur que l'on vous impose parfois!
+
+--Voyons, ma toute bonne. Vous êtes d'un agressif à laisser croire que
+l'on ne distribuait pas de prix de douceur dans votre couvent.
+
+--Votre fille peut tout entendre, monsieur Gosselet. C'est une fille à
+la laïque. Si je dis: «votre fille», c'est que Simone est ce que vous
+l'avez faite. Je l'aime moi aussi, mais comme je la vois, toute petite,
+avec une natte dans le dos et vouée à Marie.
+
+--N'ai-je pas acquis, ma toute bonne, le droit de lui donner telle
+éducation qui me semble préférable?
+
+--Certainement!
+
+Simone continuait à feuilleter son _Anatomie_, nullement émue d'une
+discussion devenue si fréquente qu'elle figurait au menu de tous les
+repas, comme les parlottes sur la pluie et le beau temps.
+
+--Quand on n'est pas une rêveuse, continua M. Gosselet, en fixant ses
+petits yeux gris sur le visage de sa femme, quand on sait, un peu de la
+vie, on ne bâtit pas de châteaux en Espagne, on ne se dérobe pas devant
+les devoirs de la vie de famille, on ne cherche pas le bonheur à côté.
+
+Mme Gosselet leva la tête, surprise, mais non intimidée.
+
+--Vous avez dû apprendre cette tirade-là, mon cher, au temps où vous
+fréquentiez le poulailler du théâtre des Gobelins. Vous n'ignorez pas
+que je ne veux de l'existence que ce qu'elle m'a donné. Je vous l'ai
+prouvé, n'est-ce pas!
+
+«Je vous l'ai prouvé!»
+
+Mme Gosselet, née Elvire Decambe, avait prouvé à son mari combien était
+sincère sa résignation conjugale.
+
+Née en la rue Saint-Denis, elle avait grandi dans un appartement situé
+au premier étage d'une maison occupée bruyamment, au rez-de-chaussée,
+par les ateliers de la maison Decambe et Frist: aux étages supérieurs
+par le dépôt du _Fil au nègre_. Dessus et dessous, c'était un bruit
+continuel de caisses emballées, de heurts de monte-charge, de sonneries,
+de coups de sifflets, de tuyaux acoustiques.
+
+Aussi, petite-fille, avait-elle beaucoup rêvassé, tapie près du feu
+presque toujours allumé, aux pieds de mère-grand qui, venue tard à
+Paris, suppliait Dieu de détourner sa colère de la rue Saint-Denis le
+jour où il voudrait anéantir la Babylone.
+
+Placée dans un couvent près de Paris, elle étudia et pria avec le même
+zèle, jouant peu, écoutant plutôt les babillages des petites amies
+mondaines, apprenant le chic, inscrivant sur un carnet le «ce qui se
+fait» et le «ce qui ne se fait pas.»
+
+A dix-huit ans, après avoir beaucoup lu de romans à l'eau de roses, tous
+empreints de la même tendresse fade et larmoyante, elle crut aimer un
+jeune homme pauvre. Papa Decambe n'eut qu'à lui dire: «Comment, Elvire,
+tu épouserais ce petit jeune homme qui gagne dix-huit cents francs par
+an», pour la guérir de sa grande passion.
+
+Puis vint M. Gosselet qui, à trente-cinq ans, était possesseur de la
+fabrique de bébés inventés par le célèbre Numeau. Elle mit sa menotte
+dans sa grosse patte d'ouvrier en brave petite fille de boutiquiers qui
+sait la valeur de l'argent.
+
+Elle ne fut pas heureuse amante, mais heureuse femme, libre de porter
+toilette, libre d'aménager son nid comme elle l'entendait, tout étonnée
+d'avoir _sa_ voiture.
+
+Malheureusement, les relations de son mari ne lui permirent que de
+goûter aux joies mondaines les plus banales: loges de théâtre et fêtes
+de charité. Elle ne dansa guère qu'en de misérables sauteries
+bourgeoises ou aux bals annuels de l'Hôtel de Ville.
+
+Déçue mais résignée, elle résolut alors de s'habiller pour elle, de
+vivre pour elle, n'ayant d'autre plaisir que de feuilleter le grand
+livre de la maison, devenue âpre au gain, espérant, pour ses enfants, la
+réalisation des rêves faits autrefois, au couvent, en compagnie des
+petites amies mondaines.
+
+Avoir un amant! A quoi bon?
+
+Ni brune, ni blonde, le nez un peu quêteur de sensations nouvelles, mais
+la bouche coupée droit, un nez de Montmartre et une bouche du Marais, le
+torse sans raideur mais sans souplesse aussi, elle était à vingt ans,
+lors de son mariage, de celles qui passent dans la rue sans troubler les
+petits ramoneurs.
+
+Cependant, un employé de son mari, un jeune caissier qui faisait des
+vers, osa lui envoyer un sonnet où il suppliait _la froide beauté_ de
+lui expliquer _le mystère de sa bouche_. Très digne, comme en
+l'accomplissement d'un devoir, elle montra le poulet à son mari.
+
+Dès lors, du haut de sa fidélité conjugale, elle s'amusa à harceler
+l'Auvergnat de moqueries apprises autrefois au couvent. Puis devenue
+mère, elle signifia brusquement à M. Gosselet qu'elle voulait avoir son
+lit, un lit où se dorloterait au chaud son petit égoïsme.
+
+Le marchand de poupées céda en homme d'affaires qui couche toujours avec
+les deux cent mille francs de la dot.
+
+«Je vous l'ai prouvé!» Ainsi Elvire Decambe n'avait jamais promené ses
+petits souliers dans l'allée de lilas fleuris. Coupable, cette femme qui
+portait la tête haute et raide comme le dossier de sa chaise Henri II,
+mangeant son beefsteack bien cuit avec la gravité d'une prêtresse en
+fonctions sacerdotales! Elle ne pouvait pas renoncer à tous les
+privilèges que lui valait sa réputation d'épouse vertueuse pour les
+soucis d'une aventure.
+
+La coupable, si la coupable demeurait sous le toit de M. Gosselet, ne
+pouvait être que l'élève _à la laïque_, Mlle Simone, qui dégustait de
+si bel appétit une large tranche de bœuf saignant, en léchant ses lèvres
+d'un rouge mouillé.
+
+M. Gosselet, penché sur l'épaule de Simonette, feignant de lire un
+passage de l'_Anatomie descriptive_, lui chatouilla du doigt les boucles
+brunes qui fiorituraient son chignon en couronne.
+
+--Père, laissez-moi lire, je vous prie.
+
+Et elle se tourna vers lui, avec un bon rire, le visage éclairé par la
+lumière venant de la baie, puis elle reprit sa lecture pendant que Mme
+Gosselet maugréait contre ces façons de petits bourgeois.
+
+Elle était bien jolie, Mlle Gosselet, penchée sur ce bouquin de science
+rédigé par quelque vieux coupe-les-bras. De ses cheveux relevés en
+petite houppe de clown, le front se dégageait volontaire. Le nez droit,
+très fin, indiscret, querelleur, se reliait à la bouche par une courbe
+presque hardie et pourtant Mlle Simone n'avait pas le nez retroussé. La
+bouche un peu grande se colorait d'un pourpre violent à la commissure
+des lèvres. Le menton droit était d'une grande pureté de lignes malgré
+les petites rondeurs grasses qui disparaissaient sous le col droit de sa
+blouse de surah. Sous les sourcils d'un arc irrégulier, les yeux
+gris-bleu, mirettes de petite fille étonnée, brillaient dans l'ombre des
+paupières un peu fatiguées. Sous la perruque brune tendue en arrière
+comme sous le poids du chignon à la grecque, l'oreille compliquée, ornée
+de petits cartilages en saillie, s'éclairait de petites teintes
+lumineuses. L'épiderme à peine rosé était pimenté d'une couleur brune
+qui donnait à cette jolie petite tête de Parisienne l'aspect d'un camée
+antique.
+
+M. Gosselet, fabricant de poupées, répétait à qui voulait l'entendre que
+sa fille était «ce qu'il avait fait de mieux» en bon père qui ne voit
+pas là matière à féroce plaisanterie.
+
+M. Gosselet, la fourchette dressée en l'air, examinait le visage de sa
+fille, découvrant en elle tous les caractères de sa race. De la face
+large de mère Jeanneton au minois de Simone il y avait loin. Cependant
+le bonhomme mettait tant de bonne volonté à établir des ressemblances
+entre la paysanne et la petite Parisienne, que, l'imagination aidant, il
+finit par conclure que Simone était bien une Gosselet, une Gosselet
+mignonne, mais une vraie Gosselet. Le front volontaire et les yeux gris
+le témoignaient évidemment. Or une Gosselet n'irait pas courir la
+prétentaine la nuit!
+
+Tout à la joie d'avoir découvert que Simone n'était pas coupable, M.
+Gosselet se livra à une nouvelle enquête contre sa femme.
+
+--Avez-vous vu vos lilas en fleurs, ma toute bonne?
+
+--Mon cher, je ne m'aventure pas dans un parc devenu une place publique:
+vous avez la manie d'exhiber vos poiriers même à votre marchand de
+carton.
+
+--Mais le soir, à nuit tombée.
+
+--A nuit tombée? Faire la rencontre de quelque rôdeur de banlieue!
+D'ailleurs les nuits sont encore froides, même sous les lilas.
+
+Mme Gosselet témoignait un tel mépris pour les promenades nocturnes que
+le fabricant de poupées baissa le nez sur son assiette.
+
+--Et toi, fi-fille?
+
+--Moi, père! De quoi s'agit-il? Je lisais une merveilleuse description de
+l'œil. Laissez-moi voir, papa Jean-Marie, si je n'apercevrai pas de
+petits bâtonnets dans vos prunelles.
+
+La taille souple dans sa blouse lâche, elle se leva, et prenant la tête
+de M. Gosselet dans ses deux mains, la renversa en arrière pour mieux
+voir les petits bâtonnets.
+
+Heureux de cette gaminerie, le fabricant de poupées laissa faire, les
+lèvres amincies par un sourire.
+
+--Non, décidément, je ne vois rien, dit-elle en un rire, rien que mes
+yeux... du gris dans du gris.
+
+Puis, après avoir baisé au front papa Jean-Marie, elle reprit sa
+lecture, le cou empourpré d'une rougeur. Mais M. Gosselet, tout à son
+interrogatoire, continua:
+
+--J'espère que tu es contente de cette bonne odeur de lilas dans le
+parc.
+
+--Les lilas fleuris! Oh! oui, père!
+
+Elle dit cela d'une voix si émue, les yeux tournés vers la fenêtre, les
+yeux mouillés, plaqués de clartés blanches comme des gouttes de lait,
+que le fabricant de poupées devenu soupçonneux, oubliant qu'elle était
+une Gosselet, ajouta imprudemment:
+
+--Tu aimerais à te promener sous leur feuillage, au clair de lune?
+
+--Pourquoi cette question, papa Jean-Marie?
+
+--Pourquoi! Pourquoi!... pour savoir.
+
+Elle fit: «Ah!» indifférente, puis tourna plusieurs feuillets du gros
+livre comme pour témoigner qu'elle ne voulait pas être distraite de son
+étude physiologique.
+
+Jenny, la femme de chambre, venant de quitter la salle à manger, M.
+Gosselet continua:
+
+--Quelle gentille petite femme tu feras, Simone! Ah! l'heureux diable
+qui...
+
+Abandonnant l'_Anatomie_, Simone s'enfuit en des battements de jupe
+effarouchés, le visage pourpre, les mains maladroites à tourner le
+bouton de la porte.
+
+Mme Gosselet prit une attitude désespérée:
+
+--Mon cher, vous n'avez jamais rien compris aux femmes.
+
+--Cependant, ma toute bonne, Simonette est en âge de se marier. Elle a
+dix-neuf ans.
+
+--Mais c'est précisément... Que je serais confuse si nous avions des
+invités! Car, mon cher, même dans ces occasions-là, vous êtes d'un
+sans-façon! Mardi dernier, vous nous avez conté une histoire de pruneaux
+d'un goût douteux.
+
+--Oui, ma toute bonne, le jour où vous nous avez amené ce petit
+Sivitgloff... un ingénieur russe, je crois... qui a des espérances...
+une tante au Caucase.
+
+--Je vous l'ai présenté comme un parti sortable. Il a de bonnes
+relations dans la diplomatie... Vous n'avez pas voulu me laisser plaider
+sa cause: cela me suffit! Mariez votre fille, mariez-la au premier
+coffre-fort venu!
+
+--Je sais ce que vaut l'argent. L'alliance russe ne s'escompte qu'en
+politique.
+
+--Pas de sottes plaisanteries. Ce jeune homme est charmant, d'un blond
+distingué: une femme serait heureuse de se montrer à son bras. La fille
+sera tout aussi heureuse que la mère, je le prévois.
+
+Dignement, à pas comptés, Mme Gosselet, née Elvire Decambe, quitta la
+salle à manger, battant en retraite devant le cigare que venait
+d'allumer le fabricant de poupées.
+
+--Ma femme devenue sentimentale, voilà qui m'expliquera, peut-être, les
+traces de pas, pensa M. Gosselet; puis il se leva, poussant un gros
+soupir d'homme chagrin qui a beaucoup mangé. Les affaires de cœur ne
+devaient pas lui faire oublier les affaires sérieuses. Il devait créer
+l'outillage nécessaire à la fabrication du système oculaire. L'honneur
+de la maison voulait qu'il fût prêt à livrer les commandes au jour fixé.
+
+Comme il descendait les marches du perron, il aperçut sous les acacias
+une forme blanche balancée comme en une escarpolette sous un portique de
+gymnastique.
+
+Il approcha, souriant, puis tapant ses grosses mains l'une contre
+l'autre avec la furie d'un maître de claque, il cria:
+
+--Bravo, Momone!
+
+Mlle Simone, suspendue par les jarrets à un trapèze lancé à toute
+volée, venait, d'un saut périlleux, de se laisser choir sur un amas de
+sciure de bois.
+
+Debout maintenant, la taille serrée dans une tunique de flanelle
+blanche, les jambes dessinées en un pantalon bouffant de même étoffe,
+gantée haut de peau de chien, son toupet de clown ébouriffé, Simone
+était d'une robustesse délicieuse.
+
+Elle s'approcha du fabricant de poupées, joyeusement essoufflée:
+
+--C'est la première fois que je le réussis, père. Imaginez-vous que
+j'avais peur.
+
+Embrassant le front moite de sueur de la petite gymnasiarque, M.
+Gosselet oublia ses soupçons.
+
+Restait l'autre, la Parisienne!
+
+
+
+
+III
+
+
+Dix heures du soir!
+
+M. Gosselet se promenait dans son parc aux portes closes.
+
+Coiffé d'un chapeau à bords larges, chaussé de feutre, «vêtu de nuit»,
+le digne fabricant de poupées évitant les allées blanchies par la lune,
+gagnant les bosquets avec les précautions d'un matou en bonne fortune,
+ressemblait à un dévaliseur de villas.
+2928
+Le costume de M. Gosselet était un peu théâtral--il y a dans tout homme
+grave un cabotin qui sommeille--et il était évident que le fabricant de
+poupées ne rimait pas de sonnet aux petites veilleuses, les étoiles,
+tant il jouait bien son rôle de conspirateur. Drapé dans son manteau, il
+tenait à la main une arme aux reflets métalliques qui était tout
+bonnement un chronomètre.
+
+M. Gosselet attendait l'arrivée de deux autres personnages, il ne savait
+lesquels, qui devaient jouer les amoureux et causer de leurs affaires de
+cœur sous les lilas.
+
+Comme décor: la grande cheminée d'usine, le petit pavillon d'un blanc
+pâle et les massifs éclairés à la lumière électrique par la lune.
+
+Minuit, et les amoureux n'arrivaient pas. Or, en l'esprit de M. Gosselet
+minuit devait être l'heure du crime! Au théâtre et dans les romans douze
+coups ne peuvent tinter à une horloge sans que les épées sortent de
+leurs fourreaux, sans que les lèvres roses s'unissent aux lèvres
+moustachues.
+
+Minuit!
+
+La scène était délicieusement embaumée de senteurs traînant des
+mosaïques de fleurs: les amoureux allaient-ils manquer leur entrée?
+
+Dissimulé derrière un portant de gymnastique, le fabricant de poupées
+gagnait à pas furtifs la cachette choisie à l'avance où il pourrait
+entendre le duo amoureux, quand un coup de sifflet retentit sur la voie
+du chemin de fer. Le dernier train de banlieue se dirigeait vers Paris.
+
+La machine passa, haletant, éclairant de ses deux gros yeux rouges les
+massifs du parc, teintant de pourpre les murs du petit chalet endormi.
+
+Presque aussitôt une fenêtre s'ouvrit au deuxième étage de la maison et
+Simone parut, appuyée sur la grille du balcon, explorant le parc du
+regard.
+
+Le fabricant de poupées s'accroupit vivement derrière un fusain,
+pleurant déjà d'avoir découvert la coupable.
+
+Satisfaite sans doute de son examen, Simone quitta la fenêtre, puis
+reparut portant un paquet qu'elle sembla fixer au balcon.
+
+M. Gosselet, qui avait gagné sans bruit l'allée de tilleuls formant une
+charmille obscure, vit sa fille dérouler une longue corde dont
+l'extrémité tomba sur le perron.
+
+Apeuré par le péril qu'allait courir son enfant, il voulut crier:
+
+--Simone, ne descends pas, par pitié!
+
+Mais déjà elle enjambait le balcon et se laissait glisser, à la force du
+poignet, par petits coups, en bonne gymnasiarque amoureuse des exercices
+physiques périlleux. Son joli corps vêtu de noir se balançait avec grâce
+sur la façade blanche. Du pied elle éloignait la corde de la muraille
+pour ne pas se meurtrir les bras aux aspérités de la pierre.
+
+Descendue sur le perron, tenant encore le câble en main, prête à
+commencer l'escalade si quelque danger la menaçait, elle observa de
+nouveau le parc et se dirigea vers la charmille où attendait M.
+Gosselet.
+
+Vite, le marchand de poupées se blottit derrière le socle du petit Amour
+lançant des flèches, écartant les branches de lilas qui formaient un
+retrait où il pourrait tout entendre sans être vu. Les amoureux
+prendraient place sur le banc de pierre si proche de lui qu'il
+devinerait même les mots balbutiés par les lèvres bégayant les serments
+passionnés.
+
+Il entendit un bruit de pas, puis le heurt léger d'un doigt contre la
+lourde porte qui séparait le parc de la cour de l'usine. On chuchota:
+
+--Vous, Simone?
+
+--Moi, André.
+
+Et brusquement la lourde porte cadenassée, verrouillée, s'ouvrit comme
+par enchantement, sans la moindre plainte de ses gonds habituellement
+gémissants.
+
+Les pas se rapprochant de sa cachette, M. Gosselet put apercevoir
+Bamberg et Simone venant vers lui, les mains enlacées.
+
+--Vous n'avez pas froid, mignonne?
+
+--Non, André. J'ai mon caban et aussi mon costume de gymnastique de
+flanelle noir qui est très chaud.
+
+--Causons, voulez-vous?
+
+Soupirant, ils vinrent s'asseoir sur le banc de pierre, ainsi que M.
+Gosselet l'avait prévu, Simone le coude appuyé sur le socle du petit
+dieu, Bamberg penché en avant pour admirer l'aimée.
+
+--Cruelle, qui me refuse un baiser.
+
+--Plus tard, André!
+
+--Quand?
+
+--Je vais vous gronder... je vous ai répété si souvent que cela arrivera
+quand vous m'aurez toute.
+
+--Toute! Depuis un mois, mon adorée, je baise les cinq ongles roses de
+votre menotte. Puis-je espérer que mes lèvres arriveront un jour
+jusqu'au poignet?
+
+--Vous vous lassez.
+
+--Méchante qui n'en croit pas un mot?
+
+--Mon ami, je veux vous donner une petite femme, qui vous sera
+totalement inconnue.
+
+--Donnez-moi, en attendant, vos dix doigts à baiser, au moins.
+
+--Prenez garde et n'allez pas écorcher vos lèvres aux rugosités de
+l'épiderme. J'ai beau mettre des gants très épais, le trapèze ne me
+permet pas de montrer des mains de petite maîtresse.
+
+--M'aimes-tu?
+
+--Pourquoi me tutoyer, André? Plus tard vous me direz: «madame Bamberg,
+vous êtes insupportable... madame Bamberg, vous êtes exaspérante.» Et
+tout cela pour avoir abusé du _tu_ aux nocturnes fiançailles.
+
+--L'originale fiancée!
+
+--Originale, non! Les autres sont originales, moi pas! Qu'une jeune
+fille livre ses yeux, livre sa bouche, livre sa taille et se croie
+toujours vierge: voilà ce que je n'ai jamais pu comprendre. Les
+hommes,--j'ai beaucoup lu,--nous considèrent comme de jolies petites
+places fortes où il fait bon tenir garnison. La place se rend ou ne se
+rend pas: voilà tout. Je ne sache pas que les défenseurs d'une
+forteresse aient jamais engagé les assiégeants à persévérer dans
+l'attaque par des aguicheries et des concessions de tourelles. Ce
+seraient des sièges de convention, ces sièges-là.
+
+--Voilà une petite place qui tonne joliment contre le pauvre André
+Bamberg.
+
+--Vous userez de représailles, mon ami!
+
+--Quand, hélas!
+
+--Affaire à vous. Quel drôle d'assiégeant vous faites! Vous restez là à
+jouer des airs de flûte sous les... remparts espérant qu'on répondra à
+vos bergerades par des baisers à boulets rouges.
+
+--Bien! je prends l'offensive.
+
+Passant le bras autour du caban de Simone, André voulut prendre un
+baiser.
+
+--Prenez garde, mon ami, je me défends. J'ai des ongles acérés de petite
+chatte sauvage et des biceps capables de porter quinze kilos à bras
+tendus.
+
+--Il me serait impossible d'accomplir semblable prouesse... et je
+désespère, Simone, de vous faire partager mon amour.
+
+--C'est-à-dire que vous pensez, mon pauvre André, que si je suis assise
+à côté de vous en ce coin désert du parc, c'est par caprice de jeune
+fille romanesque, amoureuse seulement de clairs de lune.
+
+Dégageant ses mains des menottes de Simone, André Bamberg baissa la tête
+pour cacher à la jeune fille une larme tombée dans les frisons blonds de
+sa moustache. Mais Simone devina la cause du silence de celui qu'elle
+aimait, et, penchée en un joli mouvement de buste, elle attira les
+lèvres d'André vers ses lèvres, le bras passé autour du cou de son
+amant:
+
+--Méchant qui pleure! Méchant qui pleure! Alors, je ne t'aime pas...
+Osez donc répéter, monsieur Bamberg, que je ne vous aime pas! Et cette
+vilaine larme qui me mouille les lèvres... Séchée la larme!... Bue la
+larme, la petite larme salée si bonne, qui me donne soif de nouveaux
+baisers. C'est pour toi, mon aimé, que je ne voulais pas de tes
+caresses. On doit tant aimer ce que l'on a longtemps voulu avec la
+désespérance de ne pas le posséder un jour. Pendant un mois, un long
+mois, j'ai souffert, me gardant de toi, de ta bouche. J'ai pleuré de
+faire de la tristesse à ton front. J'aurais voulu m'offrir à toi au jour
+de la communion, les lèvres vierges de tes lèvres. Je me serais donnée
+peu à peu, pour être certaine de te garder plus longtemps, aussi
+longtemps que mon seigneur aurait pris de nouvelles joies en moi!
+Méchant qui pleure et qui n'a pas vu que je ne voulais pas gaspiller
+notre tendresse, et que je ne suis pas femme à me donner un peu sans me
+donner toute.
+
+André ne pleurait plus, mais écoutait la petite musique de cette voix
+douce chantant près de son oreille, si près, que l'haleine chaude de
+Simone le chatouillait. Il embrassait les mains de celle qui venait de
+lui dire franchement toute sa passion, se servant, jeune fille chaste,
+des mots de vieilles maîtresses qui savent bercer les douleurs d'hommes.
+
+M. Gosselet, surpris de ne plus entendre que des chuchotements, écarta
+de la main une branche qui l'empêchait de voir les amoureux.
+
+Le bruissement des feuilles apeura Simone qui se pressa vers l'aimé,
+l'étreignant de ses deux bras:
+
+--J'ai peur, André.
+
+--Peur, petite folle, peur de quelque insecte qui bourdonne sa tendresse
+à sa fiancée.
+
+--Les feuilles ont remué, je te l'assure.
+
+--Bast! C'est le petit amour qui écarte les grappes de lilas pour voir
+combien tu es belle. Parle... Dis-moi: _tu_... Tu dis si bien: _tu_. Dis
+ce que tu voudras, ce que tu imagineras. Je ne connaissais pas ta voix.
+Quand je te disais mon amour, moqueuse, tu interrompais mes serments de
+mots drôles. J'étais toujours battu, moi qui ne parlais qu'avec mon
+cœur. Tu m'aimes?
+
+--Je vous aime.
+
+--Le vilain _vous_.
+
+--Je t'aime, je t'aime parce que...
+
+--Parce que...
+
+--Tu n'es pas comme ceux qui viennent chez mon père, et, assis à notre
+table, inventorient les meubles, le linge de bouche, les faïences
+accrochées au mur et aussi la fille, qu'ils espèrent emporter avec un
+peu d'argenterie. Je t'aime parce que... je ne sais pas, moi, pourquoi
+je t'aime! Un jour comme tu causais avec papa Jean-Marie des affaires de
+l'usine, j'ai compris que tu me disais des mots que ceux qui étaient là
+n'entendaient pas. «_Il nous faut vingt mètres de courroie, monsieur
+Gosselet!_» Tu m'as dit ça et je ne me suis pas défendue de ton amour et
+j'ai attendu l'aveu que tu devais me faire pour que je vienne à toi; et
+je suis venue sans crainte, vers mon époux... Vous ne pleurez plus,
+monsieur Bamberg!
+
+--Nous sommes de grands coupables, Simone!
+
+--Oui, de grands coupables! Pauvre père!
+
+Et brusquement leur étreinte se relâcha.
+
+--Jamais M. Gosselet ne consentira à notre union, Simone. D'ailleurs, je
+n'oserai jamais moi, le _petit Bamberg_, comme il m'appelle, lui
+demander la main de Mlle Simone, sa fille. Que lui dire pour le gagner
+à notre cause? Que tu m'aimes! Il m'a secouru alors que j'allais, comme
+mon camarade Fortin, solliciter de la compagnie d'Orléans un emploi de
+chauffeur-mécanicien. Et je serais entré dans sa maison pour lui voler
+sa fille!
+
+--Pauvre père, comme il va souffrir!
+
+--Simone, je partirai et... oublierai. Pardonne-moi de t'avoir parlé
+d'amour, mignonne! Je suis pauvre: je devais te fuir, ne pas te tenter
+par l'appât de nouvelles joies. Aimée de ton père, tu étais si gaie
+avant mon arrivée à l'usine. Mes yeux t'ont dit: «Si tu savais combien
+sont heureuses celles qui se donnent toutes», et tu t'es donnée presque
+toute, mon aimée, et mes yeux mentaient, puisque nous sommes malheureux
+de nous aimer tant.
+
+--Tu veux t'en aller où je ne serai pas?
+
+--Où tu ne seras pas... pour oublier.
+
+--Oublier! Sais-tu, mon ami, si des jeunes filles ont pu se donner à un
+autre que celui qui les créa femmes en leur disant le premier: «Je vous
+aime!»
+
+--Je t'assure que l'on oublie très bien. Il y a des proverbes là-dessus.
+
+--Tu oublierais, toi!
+
+--Moi... oui.
+
+--Et tu m'aimes?
+
+--Je t'aime et me souviendrai. Mais j'oublierai Mlle Gosselet, je
+l'espère du moins. Demain... je partirai... avant l'ouverture des
+ateliers. J'irai en Suisse où maman habite seule notre vieille petite
+maison. Je lui dirai tout. Je suis resté petit pour elle. Elle savait si
+bien apaiser mes chagrins d'enfant qu'elle calmera mes douleurs d'homme.
+
+--Moi je n'ai pas de mère à qui je puisse me confesser, monsieur
+Bamberg, vous le savez bien! Si vous avez menti en me promettant les
+joies d'aimer, vous devez réparer le mal que vous m'avez fait. Je suis
+une fiancée _originale_, moi, n'est-ce pas?
+
+--Oh! mignonne, vous m'avez dit vous!
+
+Simone posa sa joue sur l'épaule d'André, et, câline:
+
+--C'est vrai, pardon! Mais un honnête homme n'abandonne pas celle qu'il
+a promis d'aimer. Fuirais-tu, André, si j'étais sur le point de devenir
+mère? Je suis enceinte de ton amour, mon aimé. Méchant, qui oblige sa
+fiancée à se servir de comparaison brutale pour le garder à elle.
+
+--Les petites filles ne savent pas la vie, Simone. Il est des devoirs...
+
+--Des devoirs! Tu m'aimes, je t'aime. Notre devoir est de nous aimer.
+
+--Les jeunes gens pauvres n'épousent des héritières que dans les romans.
+M. Bamberg a épousé le million de M. Gosselet, voilà ce que dirait le
+monde.
+
+--Le monde, nous ne lui demandons rien.
+
+--Sans doute, mais le monde exige.
+
+--De quel droit?
+
+--On ne sait pas.
+
+--Êtes-vous sûr, monsieur Bamberg, que vous n'épouserez pas le million
+de M. Gosselet en m'épousant? Oui, n'est-ce pas! Moi je sais bien que tu
+serais tout heureux de m'emporter bien loin, comme je suis vêtue, en mon
+costume de gymnastique! N'est-ce pas, mon aimé! Le monde n'existe pas
+hors de nous.
+
+--Il existe si bien, mignonne, que tu as un brave homme de père qui me
+chasserait de sa maison le jour où je lui avouerais aimer sa fille. Nous
+vivrons notre vie séparés mais toujours l'un à l'autre. Les hommes ne
+pourront rien contre cet amour caché et les joies du sacrifice!
+
+--Les joies du sacrifice!... mais je ne veux pas me sacrifier, moi!
+
+--Nous ne pouvons cependant nous marier sans le bon vouloir de ton père.
+
+--Mon père! Pourquoi me parler sans cesse de mon père, André! Et tu veux
+t'en aller où je ne serai pas...
+
+--Pauvre adorée que je fais pleurer! Mais tu vois bien qu'il faut que je
+parte. Je suis capable de te prendre un jour et de t'emporter, de te
+voler!...
+
+--Tu ne m'aimes donc pas que tu trouves tant de bons arguments pour me
+convaincre que nous ne devons pas nous aimer. Je vais te prouver, moi,
+que nous ne pouvons pas nous quitter.
+
+Lèvres contre lèvres, les mains enlacées, Simone et André ne
+prononcèrent pas un mot et pourtant, quand M. Gosselet, inquiet d'un
+silence trop prolongé, voulut écarter le feuillage, l'amant se dégageant
+de l'étreinte de Simone dit tout haut:
+
+--Notre amour est plus fort que tout, ma fiancée, ma femme!
+
+--Vrai! je suis donc bien éloquente, mon petit mari. Vois-tu, j'ai
+appris beaucoup de choses dans les livres, on m'a faite si savante.
+
+A voix basse, si basse que le pauvre père aux aguets était désespéré de
+ne plus entendre les propos amoureux, Simone continua:
+
+--On peut nous surprendre ici. On peut nous surprendre... demain
+peut-être! Fuyons tous deux. Quand je ne t'aurai plus à côté de moi, les
+vilaines bonnes raisons vont t'assaillir et tu es trop honnête homme,
+mon aimé, pour ne pas leur céder. Toi parti, je mourrais et je ne veux
+pas mourir. Fuyons tous deux demain! Cela ne te surprend pas trop que je
+te propose de fuir, moi ta fiancée? Je garde mon amour: voilà tout. Et
+tu ne dis rien? Tu ne me remercies pas de cette bonne pensée?
+
+--Te remercier... mais nous ne courons aucun danger ici... et puis tu es
+si éloquente que M. Gosselet se laissera probablement toucher.
+
+--Oh! l'honnête homme! Oh! l'honnête homme! A la rescousse l'amoureux!
+Papa Jean-Marie ne cédera jamais... jamais. Papa Jean-Marie qui est si
+bon ne croit pas aux affaires de cœur. Il se dirait: le petit Bamberg
+_veut me mettre dedans_. Il a toujours peur _d'être mis dedans_, papa
+Jean-Marie! As-tu de l'argent?
+
+--De l'argent!
+
+--Voilà une question qui te surprend.
+
+--Pourquoi parler...
+
+--Mais il nous faut de l'argent pour fuir. Une voiture m'attendra demain
+soir, près de la grande grille. Je me promènerai dans le parc un livre à
+la main. Le père Tant-Seulement, le jardinier, époussettera ses
+artichauts que le train de sept heures couvre toujours d'escarbilles de
+charbon. Je sauterai dans le fiacre--un fiacre par économie--et tu me
+prendras dans tes bras et nous irons à la gare de l'Est. Nous ne nous
+éloignerons guère de Paris pour revenir vite consoler papa Jean-Marie
+qui nous aura pardonné.
+
+--Je suis assez riche pour...
+
+--Tant pis, mon aimé, tant pis! Je voudrais verser dans ta bourse toutes
+mes économies de jeune fille, mais la fierté de M. Bamberg se
+gendarmerait terriblement. Ne fronce pas les sourcils... Voilà que je
+t'ai déplu, déjà. Demain! Sept heures.
+
+--Simone!
+
+--C'est entendu! Je t'en prie, laisse-moi payer le fiacre. Je serais si
+heureuse de donner un louis au cocher qui t'enlèvera, car je t'enlève...
+Je t'enlève! Tu verras quand nous serons dans notre chez nous! J'ai
+appris à cuissoter un tas de petits plats. Mais, mon aimé, les étoiles
+ne brillent plus que faiblement et le Grand Jour, le jour de mon
+bonheur, va paraître. Ne dis pas non! Fais taire en toi le vilain
+honnête homme pour n'écouter que l'amoureux. Ce soir... sept heures!
+Sept heures! Si la voiture n'est pas près de la grille, je m'enfuis
+quand même. Que je t'embrasse avant de faire mon escalade pour la
+dernière fois! à toi, mon aimé!
+
+--A toi, mignonne!
+
+Les deux amoureux disparus, M. Gosselet se leva péniblement de sa
+cachette, les jambes engourdies, les reins courbaturés, la gorge enrouée
+d'une petite toux qu'il avait courageusement refoulée jusqu'à la fin du
+duo amoureux. Ce qu'avait dit le petit Bamberg, il ne le savait guère,
+mais la voix de Simone était arrivée jusqu'à lui distincte, vibrante.
+
+Sa fille voulait prendre la fuite! Sa fille aimait un petit ingénieur
+roublard, sans le sou, et le lui avait dit avec des mots qu'elle n'avait
+jamais appris, des mots que lui avait soufflé quelque esprit du mal
+torturant sa chair d'une passion subite. Lui qui ne croyait pas au
+diable, lui, l'esprit fort, qui se moquait des vieilles légendes
+auvergnates, il ajoutait foi maintenant aux maléfices, aux
+ensorcellements.
+
+Il se disait que les paysanne ont raison de se signer quand les gens qui
+ont le _mauvais œil_ passent sur le _désert_, la petite place du
+village.
+
+Ce petit Bamberg! Quelque Suisse-Allemand, sans doute! Un hypnotiseur
+qui avait jeté son dévolu sur sa fille, héritière, et pouvait en faire
+sa maîtresse par la puissance de l'œil, du mauvais œil.
+
+Il sauverait Simone, l'exorciserait de bons conseils honnêtes qui
+mettraient en fuite l'esprit du mal!
+
+Assis sur le banc que venaient de quitter les amoureux, il pouvait voir
+sa fille grimper le long de la muraille à la force du poignet, puis
+s'arrêter sur le balcon du premier étage pour envoyer de la main des
+baisers au séducteur posté, sans doute, dans la cour de l'usine.
+
+--Pauvre enfant, elle est prise... prise... ensorcelée!
+
+Et il pleura, le front appuyé sur le socle du petit Malin qui lançait
+toujours ses flèches...
+
+
+
+
+IV
+
+
+La Grande Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux et
+l'Embaumée étaient fort distraites à l'atelier de peinture.
+
+Assises sur de hauts tabourets devant une table chargée de petits pots à
+couleurs, le coude droit appuyé sur un support en bois, elles
+promenaient maladroitement leurs pinceaux sur les têtes de kaolin
+qu'elles tenaient de la main gauche.
+
+Après le bavardage accoutumé sur «les types» aperçus la veille en
+omnibus, les petites amies se mettaient chaque jour vaillamment à la
+besogne, l'Embaumée troussant les lèvres d'une touche de carmin, la
+Petite-Souris dessinant des cils en auréole autour des prunelles, la
+Grande-Bobêche enjolivant de mignonnes fossettes, faites en
+trompe-l'œil, les joues de marmot largement lavées de rose par
+Mouron-pour-les-petits-oiseaux.
+
+Le buste corseté d'une blouse bleue maculée de rouge et de brun,
+effilant le bout des pinceaux entre leurs lèvres devenues plus roses,
+elles s'appliquaient, la langue un peu tirée, le visage penché sur
+l'épaule, en des attitudes de contemplation.
+
+Les poupées qu'elles animaient ainsi d'une couleur de vie étaient aussi
+irréprochablement peintes que les grandes poupées qui se fardent
+elles-mêmes. Les petites têtes avaient une individualité, un air à
+elles, qui surprenaient même M. Gosselet; il disait au contre-maître:
+
+--Ça se croit des artistes, et elles feraient des portraits, ma parole?
+
+Le contre-maître, un vieux, venu d'Auvergne, comme le patron, maugréait:
+
+--Très bien! mais nous voulons des têtes de bébés et non des pastels de
+cocottes. Regardez-moi ces yeux.
+
+--Laisse donc faire mon vieux Firmin: ça se vend: c'est parisien, c'est
+parisien! Tu seras toujours de Saint-Flour, mon pauvre vieux!
+
+Le vieux Firmin, ce matin-là, n'eut pas de peine à remarquer que les
+têtes enluminées par les quatre petites amies ressemblaient aux
+frimousses venues des autres tablées comme les masques de carnaval
+ressemblent aux figures de cire posant à la devanture des coiffeurs.
+Tous les bébés barbouillés par la Grande-Bobêche, Petite-Souris,
+Mouron-pour-les-petits-oiseaux et l'Embaumée faisaient la grimace,
+fronçaient les sourcils ou saignaient du nez.
+
+--Ah ça, mesdemoiselles, c'est de la belle ouvrage! Recommencez-moi ces
+horreurs!
+
+Et les petites ouvrières s'appliquaient, rouges sous leurs casques de
+cheveux. Cela ne durait guère et les caquetages recommençaient en un
+rapprochement de frison, pendant que les pinceaux allaient à l'aventure,
+encerclant l'œil gauche de cils bruns, étoilant l'œil droit de cils
+blonds.
+
+--Alors il t'a dit? chuchotait la Grande-Bobêche, une grande à figure
+osseuse sous une mousse de poils rouges. Et la Petite-Souris, toute
+petiote, avec des prunelles tachées au milieu comme par deux gouttes de
+café, et Mouron-pour-les-petits-oiseaux, d'une joliesse maladive, les
+lèvres pâles avancées en bec de pierrot, se penchaient vers l'Embaumée.
+
+--Il m'a dit... Mais vous êtes des bavardes.
+
+--Oh! ma petite l'Embaumée, dis-nous pourquoi M. Bamberg...
+
+--Tais-toi, Mouron, le vieux Firmin va nous attraper. Et puis, Mouron,
+que t'importe que M. Bamberg me dise ceci ou cela. Tu es amoureuse de
+lui, hein?
+
+--Moi! Si on peut dire! C'est toi qui es amoureuse, l'Embaumée. Tu vas
+chiper le lilas du père Gosselet pour lui faire des bouquets que tu mets
+sur sa table pendant le déjeuner. Je t'ai vue, l'Embaumée, je t'ai vue!
+
+--Mademoiselle, je n'aime pas ces plaisanteries... Il y a toujours un
+tas de vieux derrière vous. Avec vos yeux de sainte Nitouche...
+
+--Mademoiselle, je vous défends!... Rendez-moi ma boîte à poudre.
+D'ailleurs je suis assez droite pour que les hommes me suivent. Tandis
+que les mômes vous crient dans le dos: «Hé! la boscotte!»
+
+L'Embaumée d'un coup de pinceau balafra de rouge la frimousse pâle de
+Mouron-pour-les-petits-oiseaux qui laissa rouler à terre la tête du bébé
+qu'elle enluminait, pendant que le vieux Firmin criait du bout de
+l'atelier:
+
+--Hé! mesdemoiselles, cinquante centimes d'amende pour la casse. Et du
+silence ou à la caisse.
+
+Des rires sonnèrent à toutes les tablées.
+
+Et rouges, rouges, un peu d'eau sous leurs cils baissés, hochant la
+tête, les deux petites ouvrières promenèrent leurs pinceaux rageusement
+sur les faces de kaolin.
+
+La Grande-Bobêche riait de la querelle.
+
+Petite-Souris, elle, lorgnait en dessous les deux rivales, craignant
+quelque horion, quelque coup de griffe égarés. Puis, après un silence
+qui apaisa la grande colère des deux voisines de tabouret:
+
+--Voyons, ma petite l'Embaumée, raconte-nous ce qu'il t'a dit, Mouron
+est agaçante.
+
+L'Embaumée, le buste courbé montrant sa bosse qui bombait son gersey
+comme un gros tampon d'ouate amoncelé sous la doublure, l'Embaumée
+essuya du bout du doigt une larme qui allait choir et dit résignée:
+
+--Ma bosse! Je sais que je ne suis pas belle. Mais quand on est
+camarade, on ne devrait pas se reprocher des infirmités. J'aurais voulu
+vivre toute seule, sans personne pour me faire souffrir. Mouron a voulu
+être mon amie. Elle avait bien vu ma bosse quand elle m'a demandé de
+demeurer avec moi à Montrouge.
+
+Attendries, la Grande-Bobêche et Petite-Souris approuvèrent:
+
+--Mouron est méchante comme la gale.
+
+Et Mouron se mit à pleurer dans ses deux menottes, pendant que
+l'Embaumée la poussait du coude, toute consolée déjà, disant à mi-voix:
+
+--Voyons, Ron-Ron! Tu ne l'as pas fait exprès pour me faire du chagrin,
+je le sais bien.
+
+--Attention, voilà M. Bamberg, dit la Grande-Bobêche.
+
+* * * * *
+
+André Bamberg traverse l'atelier, la tête basse, semblant rêveur,
+revient sur ses pas, rôde autour des petites amies, s'arrête derrière
+l'Embaumée devenue pourpre et dit assez haut pour ne point paraître
+faire une confidence:
+
+--Ainsi c'est entendu, mademoiselle, vous voudrez bien passer à mon
+bureau, à midi?
+
+Sans lever les yeux, le pinceau maladroit en ses doigts tremblants,
+l'Embaumée répond:
+
+--Oui, monsieur.
+
+Les petites amies, les yeux allumés de curiosité, se penchant de nouveau
+vers la petite bossue:
+
+--Alors il t'a dit?
+
+--Pourquoi faire à son bureau?
+
+L'Embaumée avoue très vite pour être délivrée des sottes questions qui
+l'obsèdent et font sursauter vite le bouquet de violettes épinglé à son
+corsage:
+
+--M. Bamberg veut me parler de je ne sais quoi.
+
+--Ah! de je ne sait quoi! riposte la Grande-Bobêche. Moi, je me suis
+toujours défiée du petit Bamberg. Les hommes qui se frottent aux robes
+des femmes, sans que ça leur fasse rien, m'épouvantent. Ils veulent
+avoir l'air en bois et puis crac! ça flambe et ça vous prend, parfois,
+malgré vous. Vous connaissez Berthe de chez Pachard, à Saint-Mandé? Le
+patron l'appelle un jour, pendant le déjeuner des ouvrières. «Ma petite,
+qu'il lui fait, si vous êtes bien gentille, je vous augmenterai.» Comme
+elle ne voulait pas être bien gentille, il lui fit comprendre que
+l'usine n'avait guère de commandes... que...--ce qu'ils disent
+tous,--enfin Berthe sait peindre des sourcils sur des têtes de poupées,
+mais elle ne sait que ça. Alors elle fut bien gentille. Ça c'est sale,
+mais ça se fait. Moi, à ta place, l'Embaumée, je n'irais pas.
+
+--Toi, dit Mouron, tu es jalouse!
+
+--Oh! jalouse! Le petit Bamberg, ce n'est pas mon genre. Moi je n'aime
+que les hommes qui portent lorgnon, qui ont six pieds de haut et des
+cheveux frisés. Le petit Bamberg est un bel homme, mais il a des cheveux
+plats, de grands yeux bleus qui ont l'air mort et il porte des cols
+droits. J'aime à voir le cou des gens, moi. Puis il a deux coins de
+moustache si petits qu'il a dû pleurer pour les avoir.
+
+--Si ce n'est pas ton genre, dit Petite-Souris, c'est que tu as des
+goûts communs. Il a l'air distingué.
+
+--Et très bon! ajouta Mouron. Puis, tu n'as pas remarqué ses mains avec
+des ongles tout petits.
+
+--Soit, dit la Grande-Bobêche, pour ce que j'en veux faire. Mais
+l'Embaumée ne nous donne pas son avis.
+
+--Je n'ai rien à répondre, la Grande-Bobêche, ce que tu dis est si bête!
+
+--A ton aise, ma petite. Tu feras comme les autres, mais je ne te
+conseille pas de venir pleurnicher ensuite dans mon tablier. Tu es
+prévenue.
+
+* * * * *
+
+Délicieusement émue, le cœur battant à coups précipités et soulevant le
+bouquet de violettes sur son corsage, l'Embaumée songeait: «Que me
+veut-il?»
+
+Certes elle n'avait point peur d'une accolade brusque dans le petit
+cabinet vitré au milieu de l'usine déserte. Elle se sentait protégé par
+sa bosse contre le désir des hommes. Lui, si beau, devait-il pouvoir se
+lasser de maîtresses qui n'étaient pas contrefaites.
+
+«Que veut-il me dire?»
+
+Avait-il deviné qu'elle l'aimait de très loin, de très bas, sans oser se
+l'avouer, s'efforçant de cacher son amour honteux comme elle s'ingéniait
+toute petite fille à dissimuler son infirmité. Comment avait-elle osé
+l'aimer? Elle se souvenait de l'arrivée du jeune homme à l'usine, du mot
+qu'il lui avait dit un jour:
+
+--Mademoiselle, vous devez être bien heureuse de faire sourire tant de
+petites bouches.
+
+Depuis il l'avait gourmandée tout aussi fort que les autres ouvrières,
+signalant rigoureusement au contre-maître qui tenait le livre de paye
+ses retards du matin. Elle l'avait aimé à son insu, peu à peu, heureuse
+de voir ses yeux, heureuse d'entendre sa voix, honteuse quand il
+s'arrêtait derrière elle à l'atelier et pouvait remarquer la bosse, la
+malencontreuse bosse.
+
+Il n'avait rien fait pour être celui dont on prononce le nom tout bas en
+une vaine caresse des lèvres, mais quand tous, connus et inconnus,
+témoignaient à la pauvre fille, par des sarcasmes ou de bonnes paroles
+attendries, qu'ils s'apercevaient de son infirmité et triomphaient, eux,
+d'être droits, lui, n'avait rien dit. Oh! l'excellent cœur!
+
+Elle l'avait aimé par besoin d'aimer. Les fleurs qu'elle baisait le
+matin se fanaient le soir. Être aimé d'une boscotte cela ne pouvait
+l'humilier puisqu'il ne le saurait jamais. Une autre le prendrait, une
+autre qui ne serait pas contrefaite, mais elle serait si heureuse de
+souffrir, sa souffrance venant de l'Aimé.
+
+Elle avait été imprudente, la veille, en déposant sur sa table une
+branche de lilas chipé au père Gosselet. Quels rires dans l'usine si les
+ouvrières apprenaient que l'Embaumée était amoureuse de M. Bamberg!
+
+--Comment! la Boscotte!
+
+--Oui, ma chère! Elle ne doute de rien.
+
+Amoureuse et bossue! Elle n'oserait plus sortir de sa chambre de
+Montrouge.
+
+--Pourvu qu'il ne devine pas, murmura-t-elle.
+
+Et profitant d'une causerie qui rapprochait les frisons de ses camarades
+de tablée, elle mit un peu de rose au coin de son mouchoir et se farda
+les joues furtivement pour être moins pâle quand il lui dirait:
+«Mademoiselle, je vous aime!» Non, mais: «Mademoiselle, je... je...» Que
+pouvait lui dire M. Bamberg? Peut-être avait-il deviné...
+
+* * * * *
+
+André Bamberg, assis en son bureau de la machinerie, enjolivait de
+fioritures les initiales M.G. qu'il avait dessinées sur une feuille de
+papier blanc. Cet exercice, tout machinal et qui n'était d'aucune
+utilité à la fabrique Gosselet, aidait le jeune ingénieur à ne point
+trop témoigner d'impatience et de nervosité.
+
+André Bamberg avait résolu de prendre une décision à midi sonnant.
+L'honnête homme et l'amoureux s'étaient querellés en lui pendant toute
+la matinée et il s'efforçait de ne songer à rien jusqu'à l'heure où il
+se prononcerait sur son sort. Peut-être sacrifierait-il à Simone tous
+ses scrupules, elle l'aimait tant!
+
+Les bruissements de cette usine point tapageuse comme les autres usines,
+les chuchotements entendus autour des bébés nouveau-nés comme en une
+chambre d'accouchée lui rappelèrent ses débuts dans la maison Gosselet.
+
+Né en Suisse, dans une de ces auberges proprettes où ne descendent plus
+guère que les gens du pays et les étrangers qui voyagent en artistes, il
+avait suivi les cours de l'école polytechnique de Zürich, puis, son
+brevet d'ingénieur en poche, il était venu en France à la conquête d'une
+position sociale. Pendant trois mois, il avait heurté vainement à toutes
+les portes d'industriels grands et petits, quand un ami le présenta au
+fabricant de poupées.
+
+Son entrée en fonctions avait été modeste. En homme pratique qui se
+défie de la science apprise en des livres, M. Gosselet lui avait fait
+étudier tous les petits détails de la fabrication des bébés.
+
+Cela l'avait amusé, d'abord, puis intéressé, et il gardait bon souvenir
+du temps où ouvriers et ouvrières le gourmandaient, malgré son titre,
+quand il gâchait du carton ou des fils d'archal. Devenu bon ouvrier et
+connaissant tous les procédés, tous les secrets du métier, il s'était
+ingénié à rendre plus anatomiquement vrai l'organisme des petits êtres
+en carton.
+
+Le bébé moderne n'a plus de son dans le ventre, il se compose de
+diverses parties en carton creux reliées entre elles par des ressorts et
+des bouts de caoutchouc formant un appareil dont toutes les ficelles se
+rattachent à un crochet qui est le cœur. Il peut mouvoir ses petits yeux
+de verre à droite et à gauche pour dire bonjour aux petites amies de
+maman ou les baisser sous la paupière inférieure pour laisser croire
+qu'il dort bien sage.
+
+Dans la première partie de la fabrication qui consiste à créer les
+parties d'armure en carton que l'on réunit pour former un corps, Bamberg
+fit une découverte importante. Il imagina de remplacer les petites
+menottes fragiles par des mains incassables. Il composa une pâte
+argileuse qu'il pressura et moula en une machine de son invention. Dès
+lors les bébés Gosselet promenèrent de par le monde de jolis petits
+doigts délicatement incurvés résistant à tous les heurts. Cela lui valut
+les bonnes grâces du patron et l'emploi d'ingénieur-constructeur.
+
+Brusquement poussé par le désir de voir ce qu'il allait quitter, Bamberg
+se leva et se mit à errer à travers les ateliers.
+
+Au moulage, une nouvelle création put le distraire un instant de ses
+préoccupations.
+
+Le corps, les jambes et les bras des bébés sont fabriqués économiquement
+en feuilles de carton moulées dans des matrices en fonte de formats
+différents, mais la confection des têtes en kaolin exige une
+main-d'œuvre plus minutieuse. La pâte liquide est versée en des moules
+en plâtre qui ne peuvent guère servir plus d'une vingtaine de fois sans
+se couvrir de petites granulations qui marqueraient le visage des bébés
+des cicatrices de la petite vérole. La tête moulée est confiée ensuite à
+des ouvrières qui, manipulant délicatement la croûte fragile, font avec
+un canif la toilette des lèvres entr'ouvertes et des petits nez.
+
+Or, depuis la veille, la maison fabriquait des poupées rieuses. Les
+polisseuses creusaient des alvéoles sous la lèvre supérieure des bébés
+et plantaient une rangée de quenottes en émail à peine aussi grosses que
+des grains de riz. Très artistes, les petites ouvrières s'acquittaient
+de leur tâche à merveille.
+
+Passant près du four où les petites têtes cuisent à une température de
+huit à douze cents degrés, André Bamberg entra dans l'atelier des
+peintres pour corps qui sont aux peintres pour têtes ce que sont les
+barbouilleurs en bâtiment auprès des grands prix de Rome.
+
+Entièrement vêtues de blanc, comme en chemise, trente ou quarante jeunes
+filles plongeaient les bébés dans un bain de rouge ou de rose et les
+fixaient ensuite à la muraille hérissée de longs piquets. Les petits
+corps nus séchaient là, empalés.
+
+Bamberg parcourut ensuite les salles de réserve, désertes, où
+s'entassaient des bras et des jambes en carton, semblables à d'immenses
+ossuaires, et il fit son entrée dans le salon de coiffure.
+
+Là, les petites ouvrières jacassaient--un vice de profession--tout en
+épinglant des perruques sur les petites têtes d'abord coiffées de
+calottes de liège. Elles frisaient au petit fer ou tressaient des
+nattes, couchant leurs clientes sur de grandes tables encombrées de
+laines fines ou de vraies chevelures achetées aux Creusoises ou aux
+Bretonnes pour quelques mètres de satinette.
+
+Rêvassant, il s'arrêta devant les faiseuses d'yeux, penchées, très
+pâles, sur la flamme du gaz qui leur servait de foyer pour fondre les
+bâtons de verre de différentes couleurs, en cornée et prunelles striées
+de jaune.
+
+La confection des petits souliers mordorés portant sous la semelle la
+marque Gosselet sembla l'intéresser comme une chose qu'il voyait pour la
+première fois. Toc! un coup de balancier: l'empeigne. Toc! un coup de
+balancier: la semelle. Deux tours de roue d'une machine à piquer et la
+chaussure à pointe, à la mode, était aussi gracieuse que les bottines de
+fée mises à l'étalage sur le boulevard.
+
+Dans un autre atelier, cinquante lingères et confectionneuses recevaient
+des hottées de bébés qu'elles empilaient tout nus sur de grandes tables
+et habillaient ensuite de chemisettes fleuries de bouquets bleus...
+
+* * * * *
+
+Midi sonna. Les étoffes froissées, les babillages, les chaises remuées,
+lui rappelèrent que l'Embaumée devait l'attendre en son cabinet de la
+machinerie.
+
+Debout, les cheveux tapotés en hâte, mais frisotant à la diable, trop
+rose, les yeux noirs mouillés, le buste redressé comme pour offrir à
+l'aimé le bouquet de violettes épinglé au corsage, l'Embaumée attendait,
+gentille sous sa petite capote de fausse loutre.
+
+Il entra vite, ferma l'huis vitré, sourit.
+
+--J'ai un service à vous demander, mademoiselle.
+
+--Ah! j'en suis bien heureuse, monsieur Bamberg.
+
+--Allez à Paris et prenez, place de la Bastille, un fiacre que vous
+ramènerez ici près de la grille du parc où il attendra. Tenez, voilà
+vingt francs pour que le cocher prenne patience.
+
+--Mais, monsieur Bamberg, le cocher s'embêtera et s'en ira avec vos
+vingt francs.
+
+--C'est juste, venez me prévenir de l'arrivée du fiacre et je parlerai
+au cocher. Vous êtes toute gentille, mademoiselle, et merci.
+
+Puis, hésitant:
+
+--Vous ne direz rien à vos amies, n'est-ce pas?
+
+--Rien!
+
+--Merci.
+
+
+
+
+V
+
+
+M. Gosselet ne parut pas à l'usine le lendemain matin du jour où il
+surprit Simone tendant ses lèvres à André Bamberg.
+
+Levé dès l'aube après avoir passé une nuit sans sommeil, il entra
+solennellement dans la chambre de Mme Gosselet, avança un fauteuil près
+de son lit, et s'entretint plus d'une heure avec elle.
+
+Il ne prit pas son café au lait, ce qui ne lui était encore jamais
+arrivé de sa vie, et se dirigea, à pied, vers la station voisine, où il
+demanda un billet pour Paris.
+
+Le jardinier Tant-Seulement remarquant les vêtements en désordre de son
+maître, son attitude soucieuse et presque embarrassée au moment où il
+sortait du parc, murmura, malin: «Voilà le patron qui va retrouver des
+connaissances, on dirait qu'il n'a pas dormi. Ah! ces riches, ça se paye
+des noces à casser les assiettes.»
+
+Simone qui avait veillé toute la nuit, empaquetant des bibelots,
+bouleversant des piles de linge, se coucha au petit jour, après avoir
+soudain réfléchi qu'elle ne pouvait prendre la fuite qu'à condition de
+ne rien emporter de la maison paternelle.
+
+Elle se blottit, frileuse, dans un fouillis de dentelles, et ferma les
+yeux, voulant dormir pour arriver vite à l'heure tant désirée où elle
+serait seule avec _lui_ dans leur premier appartement: une vilaine boîte
+soubresautant, remorquée par quelque cheval moribond;--dans leur premier
+nid: un fiacre!
+
+Elle compta jusqu'à mille, se récita un poème de Musset, espérant
+vaincre l'insomnie; rien n'y fit. Ses grands yeux s'ouvraient sans
+cesse, fiévreux, ses menottes fourrageaient dans les oreillers, ses
+lèvres disaient: «André, André!»
+
+Brusquement elle se leva, repoussant d'un coup de genou draps et
+couvertures, et s'assit en chemise devant son secrétaire.
+
+Le poing enfoncé dans le petit toupet de cheveux bruns qui donnait à sa
+physionomie une piquante espièglerie de clown, elle écrivit:
+
+«Bon papa Jean-Marie,
+
+«Je pars avec André Bamberg. C'est moi qui l'enlève. C'est très mal,
+très mal, mais c'est, je crois, la meilleure manière de vous prouver
+combien je l'aime. Vous n'auriez jamais consenti, bon papa, à me le
+donner pour mari: je le prends. Pardonnez-moi! pardonnez-moi!
+
+«J'ai hésité longtemps à vous quitter, vous avez toujours été si bon
+pour votre Momone qui pleure en vous écrivant, mais l'accueil fait au
+candidat de maman m'a prouvé que vous ne céderiez que contre un nombre
+respectable de billets bleus. Je ne veux pas être achetée.
+
+«Vous désirez un gendre riche pour qu'il puisse entourer de gâteries
+votre fille chérie, je le sais bien. Si je prends un mari pauvre, moi,
+c'est pour qu'il me doive tout, et me le témoigne. Je fais mon bonheur.
+Vous me pardonnerez d'assurer mon avenir contre votre volonté.
+
+«Je ne suis pas une petite fille romanesque, vous le savez bien, je suis
+pratique. Affaires de cœur d'abord, affaires d'argent... ensuite.
+N'êtes-vous pas là pour remplir ma bourse quand elle sera vide, papa
+Jean-Marie?
+
+«Ce que j'aime en lui, voyez-vous, c'est qu'il n'osait pas demander ma
+main.
+
+«Je suis de celles qui valent mieux que leur dot et je le prouve en me
+donnant à celui que j'aime.
+
+«Consolez maman! consolez maman! Quand vous le voudrez, nous vous
+reviendrons tous deux, André et moi, résolus à vous faire oublier les
+mauvais jours où vous aurez pleuré l'absente.
+
+«Je ne connais rien aux affaires, papa Jean-Marie, mais il me semble
+que: _Gosselet, Bamberg et Cie_, cela formerait une raison sociale
+sonnant divinement bien à l'oreille. Songez qu'il est très instruit, mon
+mari, et aussi très ingénieux; c'est vous qui me l'avez dit, père.
+
+«Et plus tard, il m'aimerait tant qu'il finirait peut-être par épingler
+un ruban à sa boutonnière. Il inventerait quelque chose. Tout est
+possible aux amoureux, vous le voyez bien, puisque je vous quitte, moi
+qui vous aime.
+
+«Bon papa, bon papa, vous m'avez fait éduquer en brave petit homme, vous
+me pardonnerez de savoir prendre une décision énergique.
+
+«Je vous embrasse bien tendrement et bien longuement pour le temps où je
+ne vous aurai pas. Envoyez-moi votre pardon aux initiales: _A.M. Bureau
+central, Poste restante_, et nous reviendrons vite, vite, vous faire
+tout oublier.
+
+«Simonette.»
+
+La lettre achevée, elle put dormir, souriante, jusqu'au qu'au moment où
+Jenny, la femme de chambre de Mme Gosselet, vint heurter à la porte.
+
+--Mademoiselle! il est midi... le déjeuner est servi... Monsieur et
+madame sont inquiets.
+
+--Je descends, Jenny.
+
+Les cheveux tordus, le visage lavé à grande eau--jamais il n'y eut sur
+la toilette de Simone le plus petit flacon de parfum, la plus minuscule
+boîte de poudre de riz,--vêtue d'un peignoir blanc rayé de rose, la
+fille de M. Gosselet fit son entrée dans la salle à manger, portant la
+main droite à la hauteur de l'oreille, la main gauche ouverte, paume en
+avant, le long de la cuisse.
+
+Madame Gosselet pivota brusquement sur sa chaise:
+
+--Quelles manières, mademoiselle Dumanet! Puis quel sans-gêne! descendre
+en peignoir!
+
+Dans la position du soldat sans armes devant son supérieur, Simone
+attendait un bon sourire de papa Jean-Marie excusant son espièglerie,
+mais le fabricant de poupées, dissimulé derrière un journal qu'il tenait
+grand ouvert, les bras tendus, semblait ne prêter aucune attention à ce
+qui se passait autour de lui.
+
+Le mutisme de son mari encouragea Mme Gosselet à commencer ses
+doléances quotidiennes sur l'éducation déplorable donnée à sa fille et
+les non moins déplorables faiblesses du fabricant de poupées.
+
+Simone, les lèvres délicieusement troussées en moue, courut vers papa
+Jean-Marie et, penchant sa frimousse boudeuse par-dessus le journal
+tendu:
+
+--Nous sommes donc brouillés, père! Vous vous liguez avec maman pour me
+corriger de mes excentricités... Allons! puisque tout le monde m'en
+veut--je ne sais pourquoi--je vais me tenir bien sage dans mon assiette.
+
+«Jenny, passez-moi donc une serviette autour du cou, je pourrais salir
+ma robe. Mais, Jenny, c'est très sérieux, je vous l'assure... surtout ne
+me faites pas de cornes dans le dos.»
+
+Ces plaisanteries ne déridaient pas M. Gosselet. Mme Gosselet tenait sa
+cuiller comme un sceptre, hautaine, dédaigneuse, les yeux levés au ciel
+en guise de protestation.
+
+--Mais vous ne mangez pas, père, vous êtes souffrant?
+
+--Moi, non! Je lis un article très intéressant.
+
+--Plus intéressant que notre conversation, mon cher?
+
+--Quelle conversation? Vous ne dites rien, ma toute bonne.
+
+--Que dire entre une jeune fille--ma fille--qui fait parade de ses
+manières de corps de garde et un mari... mais à votre fantaisie. Je me
+lasse, enfin, de répéter sans cesse les mêmes choses.
+
+--Moi, dans tout cela, j'ai l'air d'avoir commis un gros, gros crime...
+dit Simone d'un ton enjoué. On dirait que le cadavre est caché sous la
+table.
+
+Puis la main posée sur le bras du fabricant de poupées:
+
+--Père, votre visage est fatigué. Vous n'avez pas dormi?
+
+--Moi, pas fatigué... Je lis un article très intéressant.
+
+--Vous avez perdu quelque somme importante, vous avez besoin d'argent,
+mon cher?
+
+--Besoin d'argent! Non!... Vous pouvez être tranquille pour votre petit
+égoïsme, ma toute bonne.
+
+Sa serviette lancée sur la table, Simone se leva et prenant la tête de
+papa Jean-Marie entre ses mains, en un geste qui lui était familier:
+
+--Je veux savoir ce qui vous cause du chagrin. D'abord, je vous embrasse
+pour faire la paix.
+
+Comme il se défendait, baissant le front, les sourcils dessinant une
+ligne de poils gris hérissés:
+
+--Alors, je suis coupable et c'est grave!
+
+--Je te dis que je lis un article très intéressant.
+
+--Bien, père, je vous laisse.
+
+Le déjeuner s'acheva rapidement en un cliquetis solennel de fourchettes
+et de vaisselle remuées, madame Gosselet souriant de la brouille
+survenue entre le fabricant de poupées et sa fille, Simone inquiète du
+silence de son père, M. Gosselet plongé tout entier dans la lecture de
+l'article très intéressant.
+
+Deux heures après, le fabricant de poupées se promenait, songeur, dans
+la grande allée du parc quand un roulement de voiture l'attira vers la
+grille d'honneur ornementée de petits amours dorés. Il entendit:
+
+--Attendez, monsieur le cocher, on viendra vous payer.
+
+M. Gosselet aperçut l'Embaumée descendant d'un fiacre fermé qui
+stationnait sur le trottoir, près de la petite porte de service du parc,
+à quatre ou cinq mètres de la grille.
+
+Peu après, le petit Bamberg vint parler bas au cocher et lui tendit une
+pièce de monnaie.
+
+--A sept heures moins cinq je serai là, bourgeois, fit le cocher.
+
+Et jugeant, sans doute, que la course de Paris à l'usine avait été trop
+dure pour qu'il exigeât de nouveaux efforts de Cocotte, il suspendit au
+cou de sa bête une musette remplie d'avoine et se mit à frotter d'une
+peau de daim les cuivres du harnais.
+
+Le fabricant de poupées se dirigea vers Tant-Seulement qui parait de
+plantes nouvellement fleuries une mosaïque éclatante de couleurs comme
+un tapis d'Orient.
+
+--Va à l'usine, mon garçon, et prie M. Firmin de se rendre ici où je
+l'attends.
+
+Le père Firmin arriva peu après, tout souriant:
+
+--Je vous croyais malade, patron. On ne vous a pas vu à l'usine, ce
+matin.
+
+--Des affaires!... Dis donc, mon vieux Firmin, veux-tu m'aider à jouer
+un bon tour.
+
+--Dame oui! si l'honneur est sauf!
+
+--Tu vois ce fiacre?
+
+--C'est un jaune. Le cocher a un chapeau blanc. C'est une roulante de
+l'Urbaine.
+
+--Ce fiacre, à sept heures précises, doit venir prendre ici le petit
+Bamberg et une jolie femme. Je veux que l'ingénieur manque son
+rendez-vous.
+
+--Comment! le petit Bamberg! Il n'a pas seulement une seule maîtresse
+dans l'usine...
+
+--Il cache son jeu, le sournois! Tu retarderas, sans qu'il s'en
+aperçoive, la grande pendule d'une demi-heure.
+
+--Alors vous voulez la lui souffler, couquinos!
+
+--Comme tu dis. Silence, hein!
+
+--C'est entendu!
+
+Se frottant les mains, dansant la bourrée, le père Firmin répétait
+_Couquinos! couquinos!_ (coquin, coquin). Un Auvergnat jouant un bon
+tour à un Parisien, cela égaudissait son âme de _fouchtra_ dédaigné
+autrefois par les cuisinières alors que des gringalets de rien du tout
+avaient tout de suite bataille gagnée.
+
+Le contre-maître parti, M. Gosselet ouvrit la porte de service et monta
+dans le fiacre jaune.
+
+--Où faut-il vous conduire, bourgeois?
+
+--A Paris. Je vous prends à l'heure.
+
+--A l'heure? Peux pas!
+
+--Pourquoi?
+
+--Faut que je revienne dans cette rue, ce soir, à sept heures précises,
+bourgeois!
+
+--Je le sais pardieu bien. Mon gendre doit emmener sa femme à la gare.
+Mais comme il ne peut sortir, j'accompagnerai madame moi-même. Nous
+serons de retour avant sept heures! Allez!
+
+--Mais où?
+
+--Rue Denfert-Rochereau.
+
+* * * * *
+
+A six heures, Simone qui venait d'exécuter une demi-douzaine de sauts
+périlleux monta dans sa chambre et endossa par-dessus son costume de
+gymnastique un manteau de drap bleu cloué de cabochons. Elle voulait
+faire à l'aimé la bonne surprise de fuir avec lui vêtue comme aux heures
+de nocturnes entrevues.
+
+En petite fille pratique, elle glissa en une pochette de sa tunique une
+petite bourse à mailles d'argent gonflée d'or, puis posa en un
+vide-poche la lettre adressée à papa Jean-Marie et descendit dans le
+parc un livre à la main.
+
+Elle se dirigea vers la grande allée, de l'air le plus naturel du monde,
+sentant son cœur se serrer d'une angoisse délicieuse, à mesure qu'elle
+approchait de l'endroit où André devait l'attendre. De temps en temps,
+elle s'arrêtait pour écouter si personne ne la suivait, et d'un coup
+d'œil rapide, elle passait le parc en revue. Tout y était tranquille
+comme à l'ordinaire, plongé dans le même silence et la même tristesse.
+Le jour baissait brusquement, des nuages d'un gris sale, pareils à des
+paquets de linges mouillés, pendaient au-dessus de l'usine, le vent
+humide qui soufflait dans les marronniers annonçait la pluie.
+
+Comme elle hésitait à se diriger tout de suite vers la petite porte pour
+voir si le fiacre attendait, un bruit de ferrailles remuées sur le pavé
+de la rue lui fit jeter son livre sur un banc et courir vers la grille
+au risque d'éveiller les soupçons de Tant-Seulement.
+
+Le cocher, rênes en mains, semblait prêt à partir au moindre signal.
+Derrière la glace, elle crut apercevoir André lui faisant signe, de la
+main, de venir à lui. Vite elle courut vers la voiture, ouvrit la
+portière et tendit les bras.
+
+--Oh! mon aimé... oh!... mon père!
+
+La rosse, martelant le pavé des quatre fers, partit au galop en un
+gémissement de la lourde caisse jaune tremblant de tous ses ais.
+
+--Oh! mon père, je l'aime tant. Je ne suis pas une mauvaise fille. Mais
+vous ne me l'auriez jamais donné et j'ai voulu le prendre!
+
+--Gueuse! gueuse! Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, le sorcier, pour que tu
+salisses mon nom, misérable! Toi... au couvent, lui... à la porte de
+l'usine. Ah! il en veut aux gros sous de son patron...? Il crevait de
+faim quand je l'ai pris à mon service, j'ai dû lui payer des vêtements
+pour qu'il n'entre pas chez moi en voyou. Et il veut m'enlever ma fille?
+Me voilà récompensé! Ah, petit intriguant d'Allemand, voleur de filles,
+voleur, voleur...!
+
+Simone pleurait silencieusement derrière le masque blanc de son
+mouchoir.
+
+Elle dit d'une voix très douce:
+
+--Il n'est pas Allemand, père, il est Suisse.
+
+--Si tu étais une Gosselet, tu aurais compris son manège, tu n'aurais
+pas donné dans le panneau, grosse bête... Ah! le filou! Ah! le
+coquin!... Tu as du sang de Parisienne dans les veines!... Il t'a fait
+les yeux doux... Il t'a dit qu'il t'aimait bien!... Deux cent mille
+francs de dot: il n'est pas difficile! Il a dû prendre des petits airs
+désintéressés: «Jamais je n'oserai demander votre main, Mademoiselle.»
+Il savait bien ce qui attendait sa demande en mariage... Ah! Ah! le
+petit Bamberg, mon gendre! J'aurais tellement ri que je n'aurais pas eu
+le courage de le mettre à la porte. Mais, toi, toi si crédule, si bête!
+Pas la peine d'apprendre dans tant de livres, alors... Chez moi, chez
+moi, en Auvergne, une paysanne n'épouse son fiancé qu'après avoir
+compté, tu entends, ses draps de lit et ses paires de bas. J'aurais
+travaillé toute ma vie pour offrir un joli petit million à M. André
+Bamberg parce qu'il a une moustache longue comme ça, un grand col qui
+doit le gêner pour manger et des yeux qu'il doit agrandir avec du noir,
+comme les femmes. Ah! non! Ah! non!...
+
+Tapie en un angle de la voiture, les yeux brillant dans le noir, Simone
+consolée par ces hoquets d'indignation, ces bordées d'injures, cette
+bourrasque de gros mots, songeait à l'aimé, au pauvre aimé, l'attendant,
+si seul, si désespéré près de la grille du parc.
+
+--Mais réponds donc, réponds donc, dit M. Gosselet gesticulant avec tant
+de véhémence qu'il brisa d'un coup de coude une glace de la voiture.
+
+Le fiacre s'arrêta brusquement. Et le cocher parut à la portière.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a bourgeois?
+
+--Rien! rien! marche donc, animal.
+
+--Animal! Ah ça, dites donc... Vous allez payer la casse tout de suite
+et le reste... vous payerez le reste...
+
+--Tu veux de l'argent, toi aussi, tiens, en voilà de l'argent, mais
+marche, marche plus vite que ça!
+
+Le fiacre repartit au galop.
+
+--Enfin, qu'as-tu à dire?
+
+--Je l'aime!
+
+--Tu l'aimes, misérable!... Tu n'es pas ma fille, tu n'es pas une
+Gosselet. Vraiment? Tu l'aimes! Tien! il y a trop longtemps que j'ai ce
+soufflet dans la main. Et j'aurais dû l'étrangler quand tu faisais ta
+chatte sous les lilas... J'ai tout entendu, oui tout. Mais j'espérais
+que tu réfléchirais. Et ce matin, ne voulais-tu pas embrasser ce bon
+papa Jean-Marie, hypocrite, sournoise...
+
+--Vous m'avez frappée, père, je ne suis pas une gamine en robe courte.
+Vous n'avez plus de fille!...
+
+--Tu es si bien ma fille, mademoiselle, que je te conduis en retraite
+chez les sœurs Visitandines. Et tu n'en sortiras, tu entends, que le
+jour où tu seras guérie.
+
+--Je ne guérirai jamais.
+
+--Tu changeras d'avis.
+
+--Je le répète une dernière fois: j'aime André Bamberg.
+
+--Ta mère avait raison de me reprocher ma faiblesse. Mais que t'a-t-il
+donc fait, gueuse, pour te prendre comme il t'a prise?
+
+Elle se taisait, froissant ses gants de ses doigts minces et nerveux.
+
+Il lui prit la main et s'approchant tout près:
+
+--Conte-moi tout, ma pauvre Simonette. Tu étais si gentille toute
+petite, quand tu me confiais tes gros chagrins et tes petits dépits.
+J'ai, pour te faire plaisir, mis à la porte plus de vingt gouvernantes
+qui ne voulaient pas te laisser barbouiller le nez du sable des squares.
+Tu n'avais qu'à me tirer la barbe, tyran, pour me gagner à ta cause.
+J'étais ton cheval: tu m'attachais au coude un collier avec des
+grelots... Je te suivais dans le parc, avec ta poupée sur les bras.
+Jamais je n'ai pu te voir pleurer sans pleurer et quand j'étais ennuyé
+par les vilaines affaires d'argent, tes petites mines me faisaient rire
+aux éclats... Conte-moi tout. C'est lui qui...
+
+--Je l'aime. Vous ne comprenez pas... vous ne pouvez pas comprendre.
+
+--J'ai eu tort de te frapper, je te demande pardon, ma petite Momone. Je
+veux te faire une vie douce, honnête... M. Bamberg ne t'aime pas.
+
+--Oh! père!
+
+--S'il t'aimait, il ne t'aurait pas demandé de prendre la fuite.
+
+--C'est moi qui ai voulu, père. C'est moi qui ai exigé...
+
+--Tu le crois, malheureuse enfant... Écoute une histoire d'amour honnête
+que je vais te conter. Ton grand-père qui était, tu le sais, rétameur,
+aimait, jeune homme, la fille de son oncle Gosselet. Il la demanda en
+mariage. On la lui refusa. Comme c'était un brave garçon qui ne songeait
+pas à enlever les filles, lui, il courut les grand'routes, économisant
+sou par sou, se privant de vin alors qu'il ne coûtait que deux sous le
+litre. Il travailla six ans pour acheter une toute petite propriété
+voisine des terres de son oncle. Sa cousine attendit patiemment;
+pourtant, ils s'aimaient bien, va! Le gars, sa journée faite, courait à
+travers champs pour lui donner le bonsoir. Il traversait l'étable à
+vaches pour arriver jusqu'à sa chambre. Des fois, elle ne l'attendait
+plus. Alors, il la regardait dormir à la lueur de sa lanterne. Puis il
+s'en allait sans l'éveiller. Des cœurs honnêtes, des cœurs simples,
+vois-tu!
+
+--Elle ne l'aimait pas... Six ans!... Combien de temps, père,
+faudrait-il à celui que j'aime pour gagner un million?
+
+--Ce n'est pas la même chose!... Mais nous voici arrivés au couvent. Ta
+mère a tenu à t'y mettre. Tu n'es pas la première... Tu n'y seras pas
+seule... Les sœurs seront bonnes pour toi. Elles te consoleront et tu
+oublieras. Dès que tu seras guérie, écris-moi vite, vite... Nous serons
+si heureux, après...
+
+La rougeur de ses joues devint brûlante, elle se redressa comme pour
+repousser une vision terrible, et les yeux enflammés de passion, elle
+répondit d'une voix brève et décidée:
+
+--Je ne puis pas guérir et je ne veux pas!...
+
+
+
+
+VI
+
+
+Après avoir franchi une petite porte percée dans un mur haut de huit
+pieds longeant la rue Denfert, M. Gosselet et sa fille furent reçus au
+parloir par la sœur tourière prévenue de leur arrivée.
+
+Grâce aux relations de madame Gosselet dans le monde des œuvres (elle
+donnait, bon an, mal an, une centaine de bébés détériorés aux enfants
+recueillis par les sœurs de différents ordres), son mari avait pu
+s'entendre pour faire interner, comme en une sorte de prison, sa fille
+au couvent des Visitandines.
+
+C'est encore une des ressources des parents riches désespérés, de
+pouvoir faire enfermer sous le couvert d'une retraite, dans les maisons
+religieuses qui reçoivent des pensionnaires, leurs filles coupables ou
+récalcitrantes.
+
+Sœur Marie-Thérèse, la supérieure, avait accepté la garde de la petite
+laïque, non en l'espoir d'une conversion, mais escomptant la générosité
+de Monsieur et surtout de Madame Gosselet.
+
+La voix mal assurée, papa Jean-Marie fit ses adieux à sa fille, devenu
+faible à l'heure des suprêmes résolutions:
+
+--Ah! si tu avais voulu... si tu avais voulu redevenir ma bonne petite
+Monette!
+
+--Inutile, père, je vous ai dit que je l'aimais.
+
+--Me voilà bien puni de ma faiblesse. Et cela ne te cause pas de chagrin
+de me voir regagner l'usine, seul, tout seul? Ta mère!... que va dire ta
+mère? Embrasse-moi, au moins... Embrasse-moi...
+
+Comme il tendait les bras, elle s'approcha, indifférente:
+
+--Si vous voulez, père.
+
+--Ce qui me désole, vois-tu, c'est que tu vas souffrir par moi, moi qui
+voudrais te voir heureuse. Qu'est-ce que je te demande, en somme! De ne
+pas épouser un jeune homme sans le sou. Cela n'est pas bien difficile!
+Plus tard tu me maudirais d'avoir cédé! Laisse-moi croire que tu
+l'oublieras, je saurai si bien te garder de lui. Je te ferai une bonne
+petite existence qui aidera à ta guérison. Dis-moi ce que tu désires...
+Veux-tu épouser le Russe, un jeune homme très bien, oui, très bien.
+
+--Celui qui a une tante au Caucase, non, mon père! Je vous aime
+beaucoup, mais si vous pouviez abréger ces adieux... qui nous sont
+désagréables, n'est-ce pas?
+
+--Comment, je t'ennuie! Je suis un vieux radoteur!
+
+--Je ne dis pas cela.
+
+--Je te laisse, mais embrasse-moi... Encore!... Tu réfléchiras... Tu
+m'écriras... Je viendrai du reste te voir tous les deux jours, tous les
+jours, si je peux... Je ne suis pas un père barbare... Je te mets
+simplement ici pour que tu réfléchisses, pour que tu fasses une petite
+retraite, pour que tu apprennes à obéir et pour que tu sois protégée
+contre toi-même.
+
+Il l'embrassa encore, et comme il faisait mine de gagner la porte, la
+sœur tourière, qui se tenait à l'écart pendant ces adieux, prit Simone
+par la main et la conduisit vers le tour, sorte de guérite basse
+enfoncée dans le mur et munie d'un banc en demi-cercle.
+
+Il se retourna encore avant de franchir la porte:
+
+--Écris-moi, vite, vite, que tu deviens raisonnable, et je reviendrai
+immédiatement te chercher.
+
+Simone dit en un hochement de tête:
+
+--J'ai grand peur de ne jamais être raisonnable comme vous l'entendez,
+père.
+
+Simone se baissa pour pénétrer dans le tour et prit place sur le siège
+qui, brusquement, évolua de droite à gauche.
+
+Simone Gosselet était prisonnière.
+
+Toutefois l'accueil que lui fit la supérieure, sœur Marie-Thérèse, lui
+prouva que sa réclusion ne serait point trop désagréable.
+
+Sœur Marie-Thérèse portait majestueusement le costume de l'ordre: une
+robe en laine noire, épaisse et drapée en plis raides, des plis en bois,
+une guimpe blanche aussi rigide qu'un gorgerin. Un bandeau noir
+encerclait son front carré. Sous son voile noir, ses yeux trouaient de
+deux points noirs le blanc jauni de son masque osseux. Blanche et noire,
+elle portait une croix épinglée à sa guimpe. Une seconde croix pendait,
+au bout d'un chapelet à gros grains, sur sa jupe.
+
+Un naturaliste l'aurait classée sous cette étiquette: coléoptère blanc
+et noir, le même signe: une croix or, répétée sur blanc et sur noir.
+
+* * * * *
+
+La rigidité des pièces d'armures qui la revêtaient symbolisait assez
+bien le caractère de sœur Marie-Thérèse. N'ayant pu s'anéantir en Dieu,
+après des ennuis communs à bien des mortelles, elle avait résolu de
+s'occuper des intérêts de la communauté.
+
+Nommée économe du couvent peu après son entrée en religion, elle avait
+su défendre contre les notes majorées des fournisseurs les dots
+apportées par les fiancées de Jésus, et économiser deux mille francs en
+l'exercice de son budget. Cette prouesse lui avait valu d'être nommée
+supérieure au scrutin de l'année précédente, en remplacement de sœur
+Jeanne-Madeleine si mystique, la pauvrette, qu'elle ne songeait pas à
+exiger de dot des jeunes filles brûlant de convoler en idéales noces
+avec le divin Crucifié.
+
+Quand une novice se disposait à prononcer les vœux de chasteté, pauvreté
+et obéissance, sœur Marie-Thérèse s'informait de l'appoint pécuniaire
+qu'apporterait à la communauté la nouvelle professe. Si la candidate
+n'avait pas de solides valeurs à déposer dans la corbeille, la
+supérieure lui prouvait aisément, en un quart d'heure d'entretien, que
+sa vocation n'était pas assez robuste, que Dieu lui avait créé des
+devoirs à remplir hors du couvent.
+
+Sœur Marie-Thérèse, au dire de certains notaires parisiens, possédait un
+flair merveilleux pour distinguer le bon grain de l'ivraie, la valeur de
+tout repos, quoique exotique, du titre français mais garanti par le seul
+patronage d'un ex-député et de deux ou trois sénateurs.
+
+Quand sa conscience lui reprochait de rudoyer les amoureuses pauvres,
+elle se disait en guise de consolation que les jeunes femmes éconduites
+n'auraient eu aucun mérite à renoncer aux biens de la terre. D'ailleurs,
+ne fallait-il pas de l'argent, beaucoup d'argent, pour ornementer de
+draperies de soie brochée le lit de Jésus, pour faire toujours blanches
+les guimpes des épousées, pour bâtir quelque nouvelle chapelle de
+rendez-vous spirituels!
+
+Alors que les pauvres énamourées ne songeaient qu'à Jésus, ne
+s'entretenaient que de Jésus, elle veillait, elle, à épargner aux
+tout-en-Dieu les soucis, les exigences de la vie.
+
+A la cloche sonnant les offices répondait de l'autre côté du mur haut de
+huit pieds la corne des tramways sonnant l'heure de la bataille pour
+l'argent.
+
+Quand ses filles quittaient leurs cellules pour aller prier, des
+manœuvres se levaient de leurs grabats, harassés déjà par le labeur de
+la veille, pour apporter à la grande machinerie humaine l'appoint de
+leurs muscles.
+
+Il faut être riche, très riche pour fuir la vie. Sœur Marie-Thérèse
+l'avait compris et guettait les _bons partis_, les dots rondelettes.
+
+Ses filles lui étaient reconnaissantes de leur avoir laissé la meilleure
+part, la part choisie autrefois par Marie-la-Galiléenne,--celle qui
+consiste à aimer par besoin d'aimer, à s'offrir à un amant radieusement
+beau qui, s'il ne les prend pas, ne les abandonne pas non plus, ne les
+dédaigne pas, belles ou laides.
+
+En revanche, sœur Marie-Thérèse possédait toute autorité sur ses
+compagnes. Elle avait sous ses ordres l'assistante (sa doublure),
+l'économe, la maîtresse des novices et la Mère déposée, sœur
+Jeanne-Madeleine, qui, de supérieure qu'elle était autrefois, était
+devenue, selon le règlement, la plus humble, la _dernière_ du chapitre.
+
+De jeunes sœurs, par esprit d'obéissance, venaient demander à la
+supérieure la permission de manger un bonbon. Elles disaient:
+
+--Notre Mère, m'est-il permis de manger _nos_ biscuits?
+
+--J'y autorise Votre Dilection, répondait soeur Marie-Thérèse avec un
+sourire.
+
+On dit chez les Visitandines: «_notre_ chemise, _notre_ robe, _notre_
+cellule.»
+
+«Notre Mère» peut, seule, autoriser une de ses filles à prier
+particulièrement en commun.
+
+Prières et bonbons, tout appartient à la communauté»
+
+* * * * *
+
+--Mon enfant, dit sœur Marie-Thérèse à Simone, votre père vous a confié
+à notre garde, mais n'allez pas croire que vous êtes ici en prison.
+Venez me dire que vous êtes obéissante et je signe votre mise en
+liberté. Nos filles sont de pieuses et saintes geôlières qui vous feront
+douce votre retraite.
+
+--Mais, madame...
+
+--Appelez-moi «Notre Mère», voulez-vous? J'ai si peu l'habitude de
+m'entendre appeler _madame_. Je vous le demande, mon enfant.
+
+--Oui, ma sœur.
+
+--Voilà qui est déjà mieux... Réfléchissez, mon enfant. Il est si doux
+d'obéir. Notre Seigneur a vidé le calice jusqu'à la lie pour faire la
+volonté de son père. Le sacrifice que l'on vous impose est moins
+douloureux. M. Gosselet ne veut pas vous faire épouser un bossu...
+
+--Mais, madame...
+
+--Notre Mère!
+
+--Notre Mère, j'ai résolu fermement d'épouser qui j'aime.
+
+--Bien, mon enfant, je ne vous parlerai pas du monde, je ne le connais
+pas. Mais vous pouvez vous tromper dans votre choix, vous pouvez vous
+laisser prendre à de fausses apparences. Hors de Jésus, tout est vanité.
+Je sais que vous n'avez pas eu le bonheur d'apprendre à l'aimer dans nos
+maisons religieuses, mon enfant, mais vous n'êtes pas une mauvaise
+fille, je le vois bien. Je pense même que nous deviendrons amies.
+
+--Oh! madame! Oh! ma sœur!
+
+--Alors, vous préférez la liberté à notre amitié?
+
+--Je l'avoue, ma mère, bien que...
+
+--Oui, oui, n'allez pas revenir sur cette parole pleine de
+franchise.--Une de nos bonnes sœurs converses va vous conduire à votre
+chambre et vous vous reposerez de vos fatigues, mon enfant. J'espère que
+vous dormirez bien... Venez causer avec moi, à votre réveil. Je vous
+présenterai à une de mes petites protégées, à une désespérée elle aussi,
+qui commence à oublier. Mais n'allez pas lui communiquer votre bel
+enthousiasme!
+
+«Inutile, mon enfant, de vous lever au premier coup de cloche,
+d'ailleurs vous ne l'entendrez pas.
+
+«Maintenant un conseil, mon enfant. Si votre grand, grand chagrin vous
+empêche de prendre un repos qui vous est nécessaire, agenouillez-vous
+devant le crucifix qui orne votre chambrette.
+
+--Mais, ma mère, j'espère dormir.
+
+--La courageuse enfant!
+
+--Vous mettrez une robe noire, demain: c'est la règle. Toutes les jeunes
+filles ou les jeunes femmes en retraite doivent se vêtir de la sorte.
+
+--Mais, notre Mère, je n'ai pour vêtement que ceux que je porte. Mon
+départ précipité...
+
+--Oui, je sais... Vous rougissez, mon enfant. Vous avez dû vous faire
+belle, si belle, que vous devez attendre en votre chambre que M.
+Gosselet vous envoie... Mais voyons un peu sous ce manteau...
+
+--Non, ma sœur, je ne puis...
+
+--Tout le monde m'obéit ici, mon enfant!
+
+--Au fait je puis bien vous montrer mon costume de gymnastique.
+
+--De gymnastique!
+
+Dégrafant son grand manteau en drap bleu orné de cabochons, Simone
+apparut en pantalon de flanelle blanche plissée et bouffant, en tunique
+moulant ses épaules comme un linge mouillé.
+
+Sœur Marie-Thérèse recula comme éblouie par la blancheur du tissu. Et
+les mains jointes, les yeux baissés:
+
+--Oh! ma fille! oh! ma fille! Comment avez-vous osé aller vers celui que
+vous aimez vêtue si peu décemment?... Il aurait douté de vous, plus
+tard.
+
+--Je venais de faire du trapèze, notre Mère, quand j'ai pris la fuite.
+
+--Du trapèze!
+
+--Je suis presque aussi forte que les professionnels.
+
+--Le démon se sert de toute arme pour vous ravir... En vous inspirant
+l'amour d'exercices peu familiers à notre sexe, il comptait vous perdre
+par l'attrait des mascarades immorales. Votre costume est outrageusement
+immoral, ma chère fille, et votre père permettait...
+
+--On voit bien, notre Mère, que vous ne savez rien de l'éducation
+moderne... et que vous n'avez jamais fait de gymnastique!
+
+Ceci fut dit si gaiement que sœur Marie-Thérèse, oubliant de relever
+l'impertinence, se mordit les lèvres pour ne point rire. D'exsangue
+qu'elle était, sa bouche s'empourpra, carminant d'un trait transversal
+son masque pâle.
+
+Puis, devenu grave:
+
+--Vous avez commis une grande faute, mon enfant, et je devrais vous
+gronder, mais vous êtes si... amusante. Au fait, me voilà réduite à
+faire planter des piques sur les murs de notre couvent. Peut-être
+n'aurais-je pas accepté de veiller sur vous si j'avais su que vous étiez
+gymnasiarque. Évitez, mon enfant, de montrer à la sœur converse qui va
+vous conduire à votre chambre, que vous êtes venue ici en petite
+saltimbanque. Promettez-moi aussi de ne pas scandaliser mes filles par
+le récit trop inconvenant de votre fuite. C'est entendu, n'est-ce pas?
+
+--Oui, notre Mère.
+
+--Dormez bien et récitez les prières que vous apprit votre maman quand
+vous ne faisiez que jouer à la poupée. Les cœurs simples sont à Dieu,
+mon enfant; les autres sont au diable.
+
+* * * * *
+
+Arrivée en sa chambrette, Simone ne put se défendre contre la tristesse
+qui l'envahit brusquement. L'hostilité des choses qui l'entouraient lui
+rappelait le nid bleu et blanc où elle pensait à _lui_, rêvait de _lui_,
+en un cadre riche et coquet.
+
+Blanchie à la chaux, la chambre ou plutôt la cellule n'avait pour tout
+meuble qu'un lit étroit à quatre colonnes, entouré d'épais rideaux
+blancs, une table de bois blanc et un escabeau. Sur une croix noire
+accrochée au mur, un Christ en plâtre neuf se dressait tout pâle
+au-dessus d'un bénitier attristé du rameau de buis qui secoue sur les
+morts des pleurs d'eau bénite.
+
+Une pancarte imprimée en lettres grasses attira le regard de Simone sur
+la sentence: _Vanité des vanités, tout est vanité_.
+
+Elle dit tout haut:--C'est gai, ici!
+
+Posant son chapeau sur la table, elle releva d'un tapotement de main les
+petites boucles de cheveux qui couronnaient son front d'un toupet de
+clown, tira un blocknote de la poche de son manteau et écrivit sur la
+première page:
+
+* * * * *
+
+«Mon André,
+
+«Je suis seule et enfermée dans une cellule de nonne. Mon père vient de
+me traiter de fille. La supérieure des Visitandines, malgré sa bonté ou
+à cause de sa bonté, ne m'a qualifiée que de petite saltimbanque. Tout
+m'est hostile ici, et le Christ qui orne la muraille, devant moi, semble
+me regarder en ennemie. Je crois en toi et je t'aime. Je vais me coucher
+et dormir pour rester forte contre leurs tentations. Je m'évaderai de ce
+couvent. Comment? je ne sais. Mais je m'évaderai.
+
+«Cette résolution bien arrêtée me rend très calme. Je me sens tout à
+fait maîtresse de moi-même et de mes nerfs. Tu verras comme je suis une
+petite femme de courage, de sang-froid et d'énergie.
+
+«Je ne veux pas, mon aimé, écrire un _journal_ de captivité, mais
+j'espère te montrer, un jour, ces notes qui te prouveront que tous mes
+pensers sont à toi. Malgré tout, je reste ta femme, ta petite femme et
+je t'avoue tout bas, à l'oreille, que j'ai grande envie de pleurer loin
+de toi.
+
+«Que fais-tu, mon André? Chassé de l'usine, tu te désespères, sans
+doute. Aie foi en moi, mon aimé.
+
+«Ici je serai presque heureuse au milieu de pauvres femmes qui disent
+des mots de passion à Celui qui ne se révèle jamais à leurs cœurs
+d'amantes. Toi je t'ai vu, je sais ton âme, je sais aussi que nous nous
+aimons.
+
+«Dors bien, mon aimé, et ne te laisse pas abattre par l'adversité;
+d'autres jours nous seront joie.
+
+«Méfie-toi de l'honnête homme, André!
+
+«Je suis presque gaie, tu vois. Joue contre joue, nous lirons ces
+lignes, plus tard, chez nous, chez nous!...
+
+«Pense à moi. Je sentirai très bien ta pensée dans mon cœur. Aime-moi
+bien; je veux être ton cher amour et sentir que je le suis.
+
+«A toi.
+
+Simone GOSSELET, «_la fille, la petite saltimbanque_.»
+
+
+«Ceux qui m'insultent ne savent pas... Père souffre pour de l'argent! Le
+_cœur_ n'est pas un muscle, malheureusement. Les singulières formes
+qu'il prendrait selon les gens! On exhiberait ces monstruosités à la
+foire. Sur ce, je vous embrasse, mon époux.
+
+«SIMONE.»
+
+* * * * *
+
+Très brave, la fille de M. Gosselet ne pleura guère plus de cinq minutes
+dans le petit lit démodé, entouré de rideaux en cretonne rugueuse.
+
+Dans les cellules voisines, les religieuses obsédées d'amour invoquaient
+Jésus.
+
+Simone s'endormit, prononçant un nom profane mais tout aussi doux à ses
+lèvres que celui du Crucifié.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Simone se réveilla toute glacée sous les neiges de ses rideaux qui
+l'enveloppaient comme d'une froide avalanche.
+
+Elle revêtit une robe noire que lui apporta une sœur converse et rendit
+visite à la supérieure.
+
+--Mon enfant, lui dit sœur Marie-Thérèse, je crois que, contrairement à
+la règle, il est inutile que je vous confie à une «maman», à une de mes
+filles qui tenterait en vain de ramener à Dieu un cœur pris tout entier
+par le monde. Je vais vous présenter à Mlle Paule de P... qui a bien
+voulu, sur ma demande, vous prêter ce vêtement de deuil qui sied mieux à
+une jeune fille bien élevée que votre accoutrement d'acrobate.
+
+Mandée par sœur Marie-Thérèse, Paule de P..., blonde et frisée comme un
+petit saint Jean, menue trottinante, le visage délicieusement assombri
+par deux grands yeux à peine teintés de bleu, fit son entrée dans le
+cabinet directorial.
+
+Elle reconnut sa robe sur le dos de l'amie que lui confiait sœur
+Marie-Thérèse, battit des mains et s'écria encouragée par l'attitude
+souriante de Simone:
+
+--Ah! je serai moins seule.
+
+--Voilà, ajouta la supérieure, qui va hâter votre guérison, ma chère
+Paule et vous rendre vite à Mme de P... Je vous autorise à vous
+promener dans le cloître pendant l'office de ce matin.
+
+* * * * *
+
+Simone et Paule descendirent dans le grand cloître, sorte de vestibule à
+colonnade, habité par des statues de saints et de saintes en marbre
+blanc, encerclant un paradis fleuri de corbeilles et planté d'acacias.
+
+--Je ne sais rien de votre vie, j'ignore quelle aventure vous a valu une
+vilaine retraite forcé, ma chère amie, dit Paule, mais je vous aime déjà
+comme une sœur. Les cœurs appartiennent tous ici à Jésus et j'ai si
+grande envie de me confesser que... je vais tout vous dire.
+
+--Déjà!
+
+--Oui, déjà. J'aime mon ancien professeur de piano, un jeune homme qui
+sera célèbre demain. Il a composé une mélodie éditée: _Rêves du matin_.
+Connaissez-vous _Rêves du matin_? Cette œuvre divine m'est dédiée, ma
+chère. Je pleure toutes les fois que je joue son aveu, car c'est l'aveu
+de son amour pour moi.
+
+«Maman était à la recherche de je ne sais quelle partition dans la
+bibliothèque. Ce fut une révélation. Oh! si douce!... Quand mère entra
+brusquement, devinant tout,--il ne jouait plus que d'une main,--j'étais
+assise sur ses genoux et il me baisait les poignets. «Sortez, monsieur!»
+Il partit très digne, et quelque chose de moi s'en alla avec lui.
+
+«Espionnée d'abord par toute la valetaille, puis gardée à vue par maman,
+je fus enfin confiée à sœur Marie-Thérèse.
+
+«Ici, je puis l'aimer tout bas et chantonner aussi tout bas les _Rêves
+du matin_! Voulez-vous que je vous dise la mélodie sans paroles. _Tu_...
+_tu_... _tu..._! C'est aussi énervant que les odeurs d'encens qui me
+donnent la migraine à la chapelle. _Tu_!... _tu_... _tu_...! Il me
+semble que ses doigts jouent dans mes cheveux. Nous échapperons à la
+surveillance de la sœur qui veut me convertir et nous irons dans
+l'oratoire de la supérieure. Il y a là un petit harmonium. _Rêves du
+matin_ fait très bien sur l'harmonium. Je l'aime... je l'aime!
+
+--Et il se nomme?
+
+--Gontran Saint-Patrick.
+
+--Un joli nom de musicien. Moi, ma chère amie--confidences pour
+confidences--j'aime un tout petit employé de mon père qui n'a jamais
+fait la moindre musiquette, qui n'a jamais rimaillé le moindre sonnet.
+Autrefois quand il semblait rêveur, les gens qui l'entouraient pouvaient
+l'entendre murmurer des choses extraordinaire: AX² - 4Tc...
+
+--C'est une manière de savant?
+
+--Oui, mais maintenant quand il rêve, il dit: «Simone.» C'est une
+manière d'amoureux. Il est ingénieur-constructeur et trouvera le moyen
+de me bâtir une maisonnette de bonheur à huis-clos. Mon père s'oppose à
+notre union, ce qui vous explique ma présence en ce couvent.
+
+--Votre fiancé se nomme?
+
+--André.
+
+--André! presque aussi joli que Gontran.
+
+--Presque... vous êtes charmante! Mais pour un ingénieur, c'est
+suffisant, n'est-il pas vrai?
+
+--Vous vous moquez!
+
+--Moi, point, cela vous prouve que vous aimez Gontran autant que j'aime
+André: voilà tout.
+
+--Je l'aime... je l'aime... Mais c'est un amour maudit puisqu'il fait le
+désespoir de ma bonne mère.
+
+--Mon amour donne la migraine à bon papa Gosselet, et je vous assure
+qu'il est, cependant, cet amour, à l'abri de toutes les malédictions.
+
+--Vous êtes donc bien courageuse?
+
+--J'espère l'être assez pour faire mon bonheur.
+
+--Mais vous êtes prisonnière.
+
+--On s'évade.
+
+--Oh!
+
+--Quoi! oh?
+
+--Ce serait très mal et très difficile.
+
+--Par compassion pour Gontran, je serais heureuse de vous prouver que
+cela n'est pas aussi difficile que vous le pensez.
+
+--Je verrai... je réfléchirai... mais ce serait très mal. S'enfuir de la
+maison de Dieu! Il est vrai que je m'ennuie, m'ennuie... m'ennuie!
+Regardez voir si je n'ai pas un cheveu blanc, là sur la tempe gauche?
+
+Simone penchant sur son épaule le front bouclé de sa nouvelle amie,
+souleva du doigt les boucles blondes et dit apitoyée:
+
+--Toute une boucle, ma chère, toute une boucle. Encore huit jours de
+réclusion et vous serez poudrée à la maréchale. Il est vrai que
+semblable parure sied bien aux visages à roseurs.
+
+--J'ai vieilli tant que cela? Des cheveux blancs! Vous avez bien vu? Je
+monte vite dans ma chambre. J'ai pu apporter ici une petite glace de
+poche. Les sœurs prétendent que je possède, seule, cet _instrument de
+péché_.
+
+--Prétendent, c'est possible! mais... elles aiment Jésus. Les femmes se
+font belles pour celui à qui elles veulent plaire.
+
+--Elles sont belles en elles, les pauvres filles. Vous les aimerez quand
+vous les connaîtrez. Mais mes cheveux blancs?
+
+--Inutile de consulter votre petite glace, ma chère Paule, vos cheveux
+sont tous blonds à nuances infiniment variées. Il doit falloir beaucoup
+pleurer pour gagner ses cheveux gris; et vous n'avez guère fait que
+sourire jusqu'à l'audition de _Rêves du soir_.
+
+--Je suis si malheureuse depuis huit jours que je suis ici! Je ne parle
+pas la même langue que les bonnes sœurs. Si je pense Gontran, elles
+disent Jésus. Toujours la même existence grise, calme, endeuillée de
+chants religieux aussi réjouissants que le _Dies iræ_. Tout conspire
+contre mon amour. Mais maintenant que je vous ai, je serai plus forte,
+oui, plus forte. Avez-vous une chambre à vous?
+
+--J'ai une cellule, comme une vraie prisonnière.
+
+--Moi, j'habite une chambre garnie de tous mes bibelots de jeune fille.
+J'étais si désespérée, lors de mon arrivée, que sœur Marie-Thérèse a
+consenti à me laisser mes petits riens.
+
+«Je suis, par distraction, presque tous les exercices des Visitandines.
+Je me lève à cinq heures à l'appel de la cloche du couvent et descends à
+la chapelle où je communie avec toute la communauté le jeudi et le
+dimanche. J'assiste ensuite à une seconde messe et déjeune un peu avant
+les bonnes sœurs. Je prends volontiers du café au lait, le matin. Elles
+ne mangent que de la soupe... A huit heures et demie: office. C'est
+triste, triste! Les Visitandines chantent sur trois notes des psaumes
+qui me font pleurer. On dirait que j'entends le _De profundis_ clamé sur
+mon amour mort.
+
+«... Après le dîner qui a lieu à midi, nous descendons dans le grand
+cloître et je m'amuse à parer de fleurs la statue de sœur Agnès que vous
+voyez là-bas près de la Vierge Marie.
+
+«... A une heure, je brode ou couds des petites brassières pour les bébé
+de pauvres, puis vais pleurer à une nouvel office chanté sur trois notes
+lugubres. J'écris ensuite à ma mère que je m'ennuie... m'ennuie... et
+j'assiste à l'office de cinq heures. Toujours les trois notes, les trois
+notes, les trois notes...
+
+--C'est moins compliqué que _Rêves du matin_!
+
+--Méchante, taisez-vous!... Puis souper, puis promenade, ou travail,
+puis nouveau et dernier office, celui du soir, égayé des trois notes
+désespérées... Alors commence le grand silence ordonné par les règles de
+saint François de Sales, silence si absolu que les pauvres sœurs malades
+ne demandent que par gestes ce dont elles ont besoin. Je n'entends dans
+les cellules voisines de ma chambre que les coups de discipline dont se
+punissent les sœurs tentées.
+
+--Tentées par qui?
+
+--Tentées par quelque souvenir du monde qu'elles ont fui. Elles se
+flagellent aussi pour des causes beaucoup plus futiles, pour avoir, par
+exemple, prêté trop d'attention aux broderies qui ornent le voile du
+sanctuaire. Alors je ferme les yeux, car je suis, moi, une grande
+coupable et je dis, tremblante, ma prière du soir.
+
+--Vous n'avez jamais eu la pensée d'entrer en religion, ma pauvre amie?
+
+--Non, jamais! Je suis trop jeune pour ne pas aimer le monde. J'avoue
+cependant que les lectures à haute voix pendant les heures de travail de
+la communauté m'ont souvent fait envier la félicité des âmes qui ne
+vivent qu'en Dieu. Hier encore, sœur Jeanne-Adèle m'a beaucoup émue en
+déclamant d'une voix mal assurée la _Vie de Anne-Madeleine de Rémuzat_,
+une des saintes glorieuses de l'ordre de la Visitation. Les grosses
+chemises de coton, serrées au cou par un nœud coulant comme des sacs de
+meunier, que portent les bonnes sœurs, me feraient regretter mes
+chemisettes de jeune fille. Puis, sous le voile blanc des novices
+passerait toujours quelque boucle blonde de mes cheveux indisciplinés.
+En outre, il me serait fort désagréable de ne plus voir mère qu'au
+parloir. Je l'aime bien, mère, malgré tout.
+
+--Votre mère vous rend visite souvent?
+
+--Tous les jours. Elle attend ma soumission pour m'emmener chez nous et
+me consoler de tous mes ennuis. Ses visites me font mal. Le parloir est
+si triste! Ceux du monde attendent dans une petite pièce cirée, meublée
+de chaises alignées avec tant de soin qu'elles semblent scellées à la
+muraille. Devant chaque chaise, un carré de tapisserie à fleurs passées.
+La sœur mandée par un _vivant_ arrive escortée de sœur Écoute! Ah! Ah!
+Ah!
+
+--Pourquoi ce rire?
+
+--Sœur Écoute! Sœur Écoute est la plus vieille de la communauté. Elle
+n'a jamais aimé que Jésus et elle l'aime, je crois à sa manière, en
+soupçonneuse et en grondeuse. Sœur Écoute n'y voit presque plus. Quand
+une jeune Visitandine se rend au parloir, vite, Sœur Écoute quitte la
+lingerie où elle taille pour ses compagnes des voiles de formes
+invraisemblables, sans patrons, au seul jugé des ciseaux tremblottant au
+bout de ses vieux doigts. Elle accourt trottinant, regardant la sœur
+qu'elle va accompagner comme si la pauvre fille allait à une entrevue
+avec le diable. Arrivée devant la grille gazée de noir, sœur Écoute
+dévisage le visiteur ou la visiteuse de ses grandes prunelles mortes
+pour leur faire rentrer dans la gorge les futilités qu'ils pourraient
+débiter, puis fait glisser entre ses phalanges noueuses les grains de
+son rosaire.
+
+«... Parfois elle avance d'un pas vers la grille, semblant scandalisée,
+puis continue ses oraisons, les paupières baissées, jusqu'à ce qu'un
+geste un peu trop vif la tire de son extase réparatrice.
+
+«... Si l'entretien dure trop longtemps, elle pousse des soupirs, fait
+cliqueter son chapelet, montre grise mine aux visiteurs. Ce manège ne
+manque pas d'intriguer les vivants qui rient de bon cœur lorsqu'ils
+apprennent que sœur Écoute est sourde, sourde comme un vieux pot depuis
+une bonne douzaine d'années.
+
+--Décidément, je pense ne pas trop m'ennuyer ici, ma chère Paule. Je
+découvre un monde nouveau.
+
+--Vous verrez que les trois notes des offices auront vite raison de
+votre gaieté. Mais voilà les bonnes sœurs qui reviennent de la chapelle.
+
+Par une porte s'ouvrant en un angle du quadrilatère formé par la
+colonnade du cloître, les robes noires, raides, anguleuses, archaïques,
+envahissaient le préau. Les faces émaciées étaient blanches dans
+l'encapuchonnement du voile noir. Les lèvres plates semblaient usées par
+les baisers de cuivre du crucifix. Les yeux, aux pupilles agrandies par
+les contemplations, se voilaient de paupières diaphanes et bleutées,
+aveuglées par la lumière d'un soleil neuf de mai.
+
+Toujours priant, elles longèrent la colonnade, s'inclinant bien bas
+devant les statues de marbre, sans un sourire au jardin nouveau fleuri,
+sans un regard au grand ciel bleu. Elles marchaient en un froissement
+rude d'étoffes, en un heurt des rosaires. Pas un martèlement de
+chaussures sur les dalles de pierre. Effrayés par ce passage silencieux
+d'ombres, les moineaux se réfugiaient dans les massifs.
+
+Quand la procession noire eut disparu, mains jointes, dos voûtés, sous
+une porte de la galerie, Simone dit:
+
+--Le spectacle n'est pas gai.
+
+--Elles sont bien heureuses, ne regrettant rien, ne désirant rien!...
+Voici Sœur Marie-Thérèse!
+
+Sœur Marie-Thérèse quittait, à son tour, la chapelle, moins recueillie
+que ses chères filles à en croire l'aller de ses grands yeux sur les
+choses qui l'entouraient.
+
+Elle semblait heureuse du renouveau, pensait, sans doute, que les saints
+de marbre auraient, le printemps venu, leurs socles toujours fleuris, et
+que les étoiles blanc-rosées des espaliers se changeraient en fruits
+savoureux qui ne coûteraient rien à l'économat.
+
+Elle fit signe aux deux amies d'un geste ample de ses grandes manches:
+
+--Eh bien, ma chère fille, cela ne ressemble pas trop à une prison. Vous
+verrez, nous vous gâterons. Venez que je vous montre nos fleurs avant de
+vous présenter à la communauté.
+
+Tout en cheminant, elle admira Dieu devant les corbeilles de fleurs, se
+signa près des quinconces où des _Ecce homo_ s'élevaient en des
+retraites de verdure, gronda maternellement Paule de P... qui déchirait
+entre ses ongles le calice d'une fleur de pêcher, puis gagna, suivie de
+Simone et de Paule, l'atelier où ses filles travaillaient à enrichir de
+quelques linges rares, de quelques tissus fins, le trousseau de Jésus.
+
+Simone, un peu émue, s'assit à côté d'une vieille Visitandine, la sœur
+robière, qui donnait de grands coups de ciseaux dans une pièce de drap.
+
+Les sœurs lui firent un accueil blanc des lèvres, puis reprirent leur
+couture ou leur broderie, écoutant la lecture de sœur Jeanne-Adèle.
+
+* * * * *
+
+Sœur Jeanne-Adèle lisait:
+
+«Madelaine Rémuzat éprouva, jeune encore, la mystérieuse souffrance de
+l'amour. Le Seigneur, en lui révélant ses charmes, excitait ses désirs
+de l'aimer davantage; mais comblée de faveurs célestes et aspirant à y
+répondre, que peut-elle offrir à un Dieu qui se rend prodigue de
+lui-même? Question complexe, insoluble! Elle jeta la sainte enfant dans
+le supplice douloureux que nous ne pourrions mieux expliquer que par les
+paroles de l'aimable docteur à son Théotime: «Ce n'était pas le désir
+d'une chose absente qui blessait son cœur, car elle sentait que son Dieu
+lui était présent. Il l'avait déjà menée dans son cellier à vin; il
+avait arboré sur son cœur l'étendard de l'amour. Mais quoique déjà il la
+vît toute sienne, il la pressait et décochait de temps en temps mille et
+mille traits de son amour, lui montrant, par de nouveaux moyens, combien
+il était plus aimable qu'il n'était aimé. Et elle, qui n'avait pas tant
+de force pour l'aimer, que d'amour pour s'efforcer, voyant ses efforts
+si imbéciles en comparaison du désir qu'elle avait pour aimer dignement
+Celui que nulle force ne peut assez aimer, hélas! elle se sentait outrée
+d'un tourment incomparable.» Et de plus, elle était accablée par le
+poids de son impuissance, plus vivement aussi se sentait-elle
+sollicitée, poursuivie par les exigences amoureuses de son Maître adoré.
+Que lui demande-t-il donc? Elle ne sait pas[1]...»
+
+Simone écoutait, étonnée, cette phraséologie troubleuse d'âmes.
+
+Toutes ces femmes aimaient donc Jésus d'un amour charnel qu'elles
+soupiraient sur la blancheur des linges quand la lectrice soulignait
+d'un geste de voix: «_elle se sentait outrée d'un tourment
+incomparable_» ou bien: «_poursuivie par les exigences amoureuses de son
+Maître adoré_...»
+
+Paule de P... dit comme à regret:
+
+--Venez, nous nous rendrons au réfectoire, avant la communauté. Cette
+lecture vous a émue, je le vois, c'est si beau! si beau!
+
+Note [1]: Anne-Madeleine Rémuzat, d'après les documents de l'ordre,
+Lyon. Vitte, édit.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+--Comment va Votre Colère, ce matin?
+
+--Elle se porte à merveille, merci, Votre Sérénité. Vous êtes donc bien
+certaine de l'épouser?
+
+--J'ai l'intention de tout faire pour cela et... même plus.
+
+--Même plus!... Voilà un mot qui vous vaudrait une neuvaine de la
+communauté s'il venait aux mignonnes oreilles de sœur Marie-Thérèse,
+notre Supérieure, ma chère Simone. Même plus!... Le vieil abbé
+Fermadand, notre aumônier, vous exorciserait en pleine chapelle. Alors
+vous l'aimez assez pour... Et vous ne rougissez pas! Moi, j'ai des
+roseurs à la nuque, voyez!
+
+--Rougissez pour moi, ma chère Paule, rougissez à votre aise. Je suis
+bien certaine de quitter cette jolie cage à linottes.
+
+Et ce disant, Simone prit place sur un banc de granit à côté de cette
+pauvre petite Paule de P... embastillée pour illicite amour offert à son
+professeur de piano.
+
+Paule, élevée au Sacré-Cœur, aimait le babillage raisonneur de la
+«petite laïque». Elle prenait courage, s'enhardissait au contact de
+cette amie oseuse qui l'effrayait par la non-hypocrisie de son allure et
+ses pensers proclamés tout haut en ce milieu de chuchotements étouffés
+sous les béguins.
+
+Assises robe à robe, les mains tournant les feuillets des livres
+qu'elles ne lisaient pas, elles amusaient leurs yeux de l'aller des
+robes monacales sur le sable blond, par ce matin d'avril.
+
+Dans la petite cour proprette, sous les marronniers déjà feuillus, les
+bonnes sœurs s'abordaient avec des petites mines très dignes, se
+faisaient des révérences mi-cérémonieuses, parlant des lèvres seulement,
+les dents blanches montrées en des rires qui ne sonnaient pas.
+
+Simone singeait leur bonjour matinal, pépiant à chaque rencontre de deux
+nonnettes sous les marronniers:
+
+«--Je salue Votre Douceur!»
+
+«--Votre Charité a bien dormi?»
+
+«--Comment va Votre Humilité?»
+
+«--Bien? je remercie Votre Chasteté.»
+
+Quand les moineaux se roulaient à leurs pieds en des maladresses de vol
+troublé par le besoin d'aimer, les Visitandines faisaient des signes de
+croix à la dérobée ou récitaient quelque oraison jaculatoire en une
+presque immobilité des lèvres.
+
+Toutes ou presque toutes avaient _leur_ prière à Jésus, au doux Jésus, à
+l'Amant Jésus, au Bien-Aimé Jésus, à l'Époux Jésus.
+
+Elles composaient, la nuit, en leurs cellules, des placets d'amour
+qu'elles débitaient le lendemain à la chapelle, regardant les lèvres
+pâles du doux Crucifié, espérant les voir remuer.
+
+* * * * *
+
+Ce jour-là, une à une, discrètement, la bouche entr'ouverte, les yeux
+allumés, elles se dirigeaient vers la petite porte ogivale de «Sa
+Maison.» Il était là et elles allaient Le contempler. Anxieuses, elles
+s'arrêtaient sur le seuil du temple, se cachant le visage en des
+blancheurs de linge, venant au rendez-vous en de fausses pudeurs comme
+sous de doubles voilettes.
+
+Paule de P... dit brusquement, pour expliquer ces fréquentes visites à
+la chapelle:
+
+--Sœur Agnès va mourir.
+
+--Qui, sœur Agnès?
+
+--J'oublie toujours, ma pauvre Simone, que vous êtes loin de nous, tout
+en demeurant au milieu de nous. Vous ne connaissez pas sœur Agnès... la
+religieuse si blanche... qui dort avec Jésus...
+
+--Qui dort avec Jésus! Expliquez-vous. Je ne suis pas élève du
+Sacré-Cœur, moi!
+
+--Vous avez vu à la chapelle, dans le chœur, la religieuse étendue sur
+une chaise longue et si faible et si blanche, avec des yeux si grands?
+
+--Oui, j'ai vu une pauvre femme bien malade!
+
+--Pauvre femme! Elle est l'Heureuse, l'Enviée. Toutes les religieuses
+jalousent son sort. Le Crucifié lui tend les bras et il la prend toute,
+peu à peu, délicieusement. Il l'attire et l'absorbe en lui, il aspire
+son âme comme elle aspire, elle, son cœur divin.
+
+--Une folle mystique!
+
+--Non, une fiancée, et plus heureuse que bien des fiancées de la terre,
+puisqu'elle va vers l'amant céleste des âmes; qu'elle meure pour l'amour
+de son amour aujourd'hui ou demain, dans quelques heures, elle sera dans
+son Paradis de délices, submergée dans sa fontaine d'amour.
+
+Les yeux levés en d'extatiques visions, Paule de P... soupirait. Simone
+lui prit la main doucement, et, moqueuse:
+
+--Je vous assure, ma chère amie, que votre fiancé n'est pas au ciel,
+lui. Un peu de courage! Dans quelques jours les portes de la cage
+s'ouvriront pour vous aussi, et vous volerez à tire-d'ailes... Est-ce
+qu'il a de longs cheveux, votre musicien?
+
+--Mais non... très correct.
+
+--Ce n'est pas une façon de Christ, alors! Vous avez une tendance à le
+confondre avec Jésus. C'est humiliant pour tous les deux...
+
+--Vous blasphémez! Vous me faites de la peine.
+
+--Non! je raisonne. Je crois en Dieu, fermement, je vous l'assure, mais
+pas en un Dieu joli garçon, et je pense avoir assez de l'autre vie pour
+l'aimer comme l'aiment les Visitandines. Elles se noient en Dieu, vous
+le voyez bien.
+
+--Je ne discuterai pas avec vous, petite philosophe. Je vais vous conter
+une simple histoire, celle de Sœur Agnès, et nous verrons si vous rirez
+de cette «noyade».
+
+--Cela débute par une histoire d'amour, n'est-ce pas?
+
+--Oui, mais ne m'interrompez pas, raisonneuse. Autrefois, sœur Agnès
+était une jolie héritière de notre monde. Grande, brune, très belle,
+dissipée, primesautière, elle répondait à des propos de bal, à des
+flirts respectueux mais osés, par de grands éclats de rire qui
+interloquaient les amoureux. Pas facile à prendre celle-là! Les duos,
+les tours de valse, les singeries du cotillon, les émotions au théâtre
+ne lui enlevaient jamais sa belle humeur un peu moqueuse et partant
+redoutée. Elle disait à Roméo quand elle était Juliette: «Monsieur, vous
+êtes d'un demi-ton trop haut.»
+
+Enfin vint celui qui devait triompher d'une si grande assurance: un
+jeune Saint-Cyrien, très embarrassé de son épée et portant son képi
+empenné comme un marguillier porte le dais aux processions du
+Saint-Sacrement.
+
+Elle l'aima tout de suite et ne trouva pas de mots drôles quand il
+s'embrouillait dans les figures de nouvelles danses. Lui, un peu timide,
+n'osait pas lui faire sa petite profession de foi. Elle s'en aperçut et
+l'encouragea même, dit-on. Puis, à la première syllabe d'aveu, elle
+riposta, par habitude de quereller les amoureux ou pour dissimuler son
+émoi:
+
+--Vous êtes le vingt-cinquième, monsieur! Votre petite machine n'est pas
+originale, d'ailleurs. Je puis vous réciter la suite, si vous le voulez!
+
+Le petit Cyrard, confus, fit une belle révérence datant de sa mère-grand
+et ne reparut plus chez la tante d'Agnès.
+
+Elle ne désespéra point trop, comptant le ramener à elle tôt ou tard,
+lorsqu'elle apprit, deux ans après, qu'il se fiançait à une de ses
+amies.
+
+Elle assista très digne à la messe de mariage, puis, le soir même, elle
+vint prier sœur Marie-Thérèse de la recevoir au couvent.
+
+--Morale: Ne désespérez pas celui que vous aimez.
+
+--Taisez-vous, mon amie. Elle fut si malheureuse, sœur Agnès! Celui
+qu'elle aimait, à une autre!
+
+Songez à ce que vous souffririez si André... C'est André, n'est-ce pas?
+
+--Moi je n'ai rien dit.
+
+--Sans vous en douter, dans le laisser-aller de vos confidences, vous
+avez prononcé le nom! Bon! Voilà que vous rougissez.
+
+Les deux petites prisonnières, les mains jointes en un instinctif
+sentiment de crainte, se turent, regardant voleter les moineaux.
+
+* * * * *
+
+--Je continue, dit Paule, souriant de l'émoi causé à son amie, Sœur
+Agnès pria longtemps, longtemps, avant d'oublier l'aimé. Ses actes
+d'amour n'allaient pas toujours à Dieu et elle se jugeait bien coupable,
+jeûnant, usant sa robe sur les dalles de l'église. On parla beaucoup
+d'elle dans le monde, et je me souviens d'avoir copié pendant les
+vacances une prière composée par elle, prière où elle suppliait Jésus
+tout puissant de la délivrer du souvenir du petit Saint-Cyrien. Je
+transcrivis cela, au temps de mes robes courtes, ne sachant trop ce que
+signifiaient ces appels à la clémence divine. Je pensai en ma faible
+jugeotte que la pauvre femme devait être quelque grande criminelle,
+quelque empoisonneuse.
+
+L'amour de Dieu triompha après deux ans de luttes. Elle fit mander
+l'aimé au parloir, sous couleur de lui rappeler ses devoirs de chrétien,
+s'abusant elle-même, la pauvre douloureuse, sur le motif de ce revoir.
+Elle lui apparut endeuillée derrière le crêpe qui partage en deux la
+petite pièce: côté des morts, côté des vivants. Il fut bon, très doux,
+promit de travailler à son salut, sans sourire. Elle l'adjura d'aimer sa
+femme. Il ne répondit pas, par pitié. Quand on l'emporta évanouie, il
+pleura d'avoir perdu cet amour qu'il n'avait pas eu, et cependant, il
+aimait celle qu'il avait épousée.
+
+Dieu pardonna enfin et sœur Agnès n'habilla plus du regard, le corps
+blanc en croix, d'un pantalon rouge à bande bleue et d'une capote à
+boutons d'or. Elle pria avec calme, n'osant dire à Jésus des mots de
+passion, par pudeur, les regrets étant trop récents encore. Elle alla à
+Lui d'une façon correcte, en femme honnête qui ne se jette pas dans les
+bras de l'amoureux numéro deux, parce que l'amoureux numéro un l'a
+dédaignée.
+
+--Comme vous savez bien toutes ces choses, mon amie!
+
+--Je devine... probablement... en femme qui aime. D'ailleurs on commenta
+beaucoup autour de moi, je vous l'ai dit, le roman de sœur Agnès. Il se
+peut aussi que mon éducation au Sacré-Cœur m'ait appris...
+
+--... Comment on flirte avec Dieu... Continuez, je vous prie! Mais ce
+long récit vous fatigue, peut-être. Vos jolies mains reposent si lasses
+dans les plis de votre jupe! Et cet imbécile de médecin qui ne croit pas
+devoir vous ouvrir les portes de la cage!
+
+--Je ne suis pas lasse de conter, je vous assure! C'est si beau ces
+souffrances d'amour! Sœur Agnès devint la bonne sainte de ce couvent.
+Ses yeux qui avaient tant pleuré brillèrent d'un éclat doux, toujours un
+peu mouillés d'eau. L'iris devenu large dans les longues contemplations
+s'agrandit de telle sorte que bleues autrefois les prunelles étaient
+devenues noires. Son visage s'affina, amaigri, mais non décharné.
+
+Souriante, elle accueillit au parloir les anciennes amies qui venaient
+la féliciter de sa guérison, plutôt curieuses que compatissantes.
+
+Elle sut les petits potins du monde, les médisances, les calomnies,
+reçut des confidences, des aveux, et donna des conseils aux désespérées
+d'un jour.
+
+Elle fut, deux ans durant, le médecin pour âmes des petits cercles
+féminins.
+
+Les coupés faisaient queue rue Denfert-Rochereau et la bonne sœur
+Marie-Thérèse ne songea point à interdire, selon la règle, ces
+parlottes, ces five-o'clock chez Jésus.
+
+De temps à autre, les visiteuses faisaient une retraite au couvent,
+comme on va aux eaux, et l'économe de la communauté encaissait les
+présents destinés à ornementer la chapelle du Sacré-Cœur.
+
+Un prédicateur mondain, à la Madeleine, fit allusion à la sainte Mlle
+de G... et pendant huit jours, il fut de bon ton de prendre le voile. La
+mode passée, les pauvres petites filles romanesques regagnèrent la
+maison paternelle mais non sans avoir laissé quelque peu de leur dot
+derrière le crêpe noir. Il en coûte pour passer décemment du côté des
+morts au côté des vivants.
+
+Sœur Agnès joua de bonne foi son rôle de racoleuse. Elle avait l'âme
+trop pleine de Dieu pour songer aux petits bénéfices que procure une
+grande piété habilement exploitée. Elle s'étonna d'abord du vide qui se
+fit brusquement dans le parloir, puis redoubla de ferveur pensant que
+Dieu ne l'avait pas jugée digne de ramener à lui les pauvres brebis
+égarées, les pauvres brebis à tête si légère, paissant n'importe quelle
+herbe, au gré des pasteurs et aussi au hasard des pâturages.
+
+Adèle de G..., sa sœur, mariée depuis peu, venait lui confier les joies
+et les tristesses de son ménage d'amoureux. Elle écoutait les
+confidences avec un bon sourire indulgent de vieille grand'mère qui se
+souvient.
+
+Cette pauvre amoureuse qui n'avait pas su garder son fiancé donnait à la
+jeune femme des conseils qui devaient retenir le mari au logis. Elle dit
+un jour, franchement:
+
+--Ma chère Adèle, il te faudrait un enfant.
+
+Et devenue rouge, la petite mariée:
+
+--Tu as raison, j'en parlerai à...
+
+--Oui, nous le demanderons à Dieu, interrompit sœur Agnès.
+
+Les menottes roses qui devaient retenir par les pans de son habit le
+père toujours sollicité par les distractions du cercle restaient dans
+les limbes...
+
+C'étaient à chaque visite de longs interrogatoires mimés où elles
+s'apitoyaient en gestes vagues. Elle, la petite mariée, en avait parlé
+à...
+
+Sœur Agnès en avait touché mot à Jésus.
+
+Et pas une espérance!
+
+Quand la petite mondaine entrait au parloir en un fouettement de jupes
+impatient, la recluse hochait la tête, désespérée.
+
+Le front volontaire, les lèvres en moue, Adèle frappait du pied en
+fillette qui veut son jouet, malgré tout, na!
+
+Sœur Agnès, toujours prête à s'accuser des maux qui sévissaient autour
+d'elle, pensa que Dieu la punissait en la stérilité de sa sœur, et, en
+une entrevue où Adèle de G... se désespérait de nouveau, elle chuchota,
+les yeux baissés:
+
+--Ma chère Adèle, tu auras un fils et nous le nommerons Dieudonné. Hier,
+à la chapelle, je demandai à Dieu de prendre ma vie pour en faire la vie
+de celui qui naîtra de toi.
+
+--Je ne puis accepter ton dévouement, ton sacrifice, ma bonne Agnès.
+
+--Ne refuse pas, ma chérie, ma Mort c'est ma Vie.
+
+Rougissante, la petite mondaine ne trouva pas d'arguments assez
+affectueux pour empêcher ce suicide. Elle dit même, envoyant un baiser,
+à son départ:
+
+--Il est vrai que tu es comme morte pour nous et qu'un bébé qui serait
+toi... Mais je pense que Jésus ne t'exaucera pas.
+
+--Espère, mon enfant, espère.
+
+Agnès pria Dieu d'accepter son sacrifice. Mystique, par conséquent
+illogique, elle offrit en véritable holocauste pour la réalisation des
+vœux de sa sœur une vie qui lui était odieuse.
+
+Elle en fit la confidence à son confesseur qui se hâta d'informer sœur
+Marie-Thérèse du miracle qui pouvait se produire.
+
+Toute la communauté s'intéressa bientôt à la réussite de l'affaire.
+
+Dès le lever, la pauvre sainte devait écouter les petits papotages
+égoïstes de ses compagnes:
+
+--Comment avez-vous passé la nuit, Votre Douceur?
+
+--Pas le moindre malaise, Votre Bonté!
+
+--Jésus! il me semble que vos yeux brillent, fiévreux, Votre Piété.
+
+Elle souriait, et tristement:
+
+--Pas encore! Dieu ne m'a pas exaucée.
+
+Enfin, l'été dernier, il y a quelque huit mois, la recluse sortit de sa
+cellule fatiguée, les membres mous, comme vidés et délicieusement
+alanguis.
+
+Ce fut une joie, un trémoussement de linges blancs, des balbutiements de
+lèvres remerciant Dieu. Dans la petite chapelle, l'aumônier récita des
+actions de grâce après la lecture du Saint Évangile.
+
+Dans l'après-midi, quand la sœur tourière introduisit Adèle de G... au
+parloir, la jeune mariée aperçut derrière le voile noir le visage
+souriant de sœur Agnès. Elle se précipita vers la grille criant:
+
+--Comment! tu sais... déjà!
+
+--Je sais que Jésus exauce toujours ceux qui eurent foi en lui. A
+genoux, mon enfant.
+
+Des larmes tombèrent lentes des yeux levés des deux mères priant à
+genoux, séparées par le grand voile. Et derrière la gaze noire qui
+endeuillait leurs visions, elles crurent apercevoir, l'une l'enfant
+rose, petit mortel, l'autre bébé Jésus, petit dieu.
+
+De ce jour, elles souffrirent également de leur maternité.
+
+Des symptômes physiologiques surprenants leur donnèrent des joies
+communes et des affres également partagées. Quand la mère, selon la
+nature, élargit ses voiles, la mère selon Dieu vit son pauvre corps
+s'émacier.
+
+La vie fuyait d'elle et elle n'en souffrait pas.
+
+Souvent en leurs rencontres au parloir, la Visitandine disait à Adèle:
+
+--J'ai eu peur, ma chérie. Hier, matin, j'étais comme guérie.
+
+--J'ai pleuré, avouait la mère enceinte. Il ne remuait plus depuis la
+veille.
+
+--Heureusement que cela va mieux, souriait sœur Agnès!
+
+--Oui, heureusement!
+
+Cela continua à aller mieux. Cela continua à aller si bien que sœur
+Agnès dut s'aliter dans sa cellule, seule, mourant d'une maladie
+mystérieuse, sans médecin pour hâter sa délivrance, pendant que la
+grossesse de l'autre était entourée d'attentions capitonnées.
+
+Le couvent triomphait. Des sacristies-boudoirs, les dévotes colportaient
+le récit du miracle dans le monde. Des pèlerinages s'organisaient du
+faubourg à la rue Denfert.
+
+Sœur Agnès, sentant sa fin prochaine,--l'enfant d'Adèle ne pouvait
+tarder à naître,--demanda à être transportée à la chapelle.
+
+En compagnie des vierges lui souriant, elle demeure, depuis quinze
+jours, étendue sur une chaise longue dans le chœur doucement parfumé
+d'encens, silencieux et tiède comme une chambre d'accouchée.
+
+Les yeux fixés sur la divine image de Jésus, elle attend, pâle, les yeux
+cernés, les membres alourdis. Chaque matin elle vit de Jésus. L'hostie
+est le seul viatique qui lui permet d'attendre la délivrance de la
+petite mariée.
+
+La nuit, la lampe du Sacré-Cœur brille d'un éclat doux de veilleuse
+devant le tabernacle drapé d'une étoffe de soie dont les ors en
+fioritures s'éclairent faiblement, et elle sommeille en Dieu, paisible.
+Les chaînettes du luminaire dessinent des ombres d'anneaux gigantesques
+sur les murs de l'église. Les saints et les saintes font des gestes doux
+au gré des vacillations de la petite flammèche nageant sur l'huile
+bénite.
+
+Quand elle s'éveille, elle prie, secouée de frissons, malgré
+l'amoncellement des flanelles, remuant les lèvres, par habitude, quand
+une faiblesse la renverse épuisée sur le mol entassement des coussins.
+
+Une sœur veille près de l'agonisante, une sœur qui s'endort ou qui ferme
+les yeux, effrayée du silence qui met un bourdonnement en ses oreilles.
+Elle se lève de temps à autre et se penche sur le visage blanc pour voir
+si Agnès n'est pas morte.
+
+Sœur Agnès va mourir! Sœur Agnès de ses doigts noueux égrenait, ce
+matin, sur ses genoux, un rosaire imaginaire. C'est signe de délivrance!
+Mais, voyez, Simonne, sœur Agathe, sur le seuil de la petite porte
+ogivale, invite de la main les bonnes sœurs à entrer dans la chapelle.
+Venez vite.
+
+Dans l'église, sœur Agathe récitait les prières des agonissants. Entre
+les réponses, on entendait la voix d'Agnès râlant: Jésus! Jésus!
+
+Les deux amies s'approchèrent. Les yeux en extase, d'une blancheur
+d'hostie, d'une pureté de lis et de colombe, la mourante ressemblait à
+l'Agneau immaculé immolé sur la croix pour le rachat du monde.
+
+Ses mains se joignirent plus étroitement, elle jeta en un cri d'oiseau
+mourant le nom de Jésus. Puis ses lèvres se fermèrent, comme de la cire
+figée, et les religieuses reprirent plus fort leurs oraisons: elle était
+morte.
+
+Un instant auparavant, Adèle de G. avait fait annoncer à sœur Agnès la
+naissance de Henri-Agnès-Dieudonné!
+
+
+
+
+IX
+
+
+Simone, distraite d'abord par l'étrange douceur de sa nouvelle vie,
+commençait à regretter les distractions de l'usine Gosselet. Pas un
+trapèze en ce couvent! Toutes les sœurs s'ingéniaient pourtant à rendre
+sa captivité moins rude. Elle trouvait à sa place, au réfectoire, des
+petits billets d'amies inconnues lui proposant d'extraordinaires amitiés
+en Dieu. A la chapelle, son livre de messe se bourrait d'images
+historiées de colombes, les becs enlacés au pied d'une croix, ou
+d'agneaux cravatés de rose couchés près du Pasteur divin.
+
+Les sœurs cuisinières lui mitonnaient des petits plats qu'elle
+partageait avec Paule de P..., la petite Parisienne toujours résignée,
+toujours partagée aussi, entre ses deux amours: Gontran et Jésus.
+
+Cédant aux instances de sœur Marie-Thérèse, elle avait fait l'aveu de
+ses fautes à l'aumônier de la communauté, un bon vieux curé de province
+mis aux invalides en ce couvent de femmes, choyé et dorloté par toutes
+les sœurs converses. Le prêtre avait entendu ses confidences, somnolent,
+et lui avait donné l'absolution sans lui faire de prône sur l'obéissance
+que doivent les jeunes filles à leurs parents, représentants de Dieu
+dans la famille, comme les vicaires de Jésus sont ses mandataires de par
+le monde.
+
+Le vieux curé n'était pas aussi sourd que sœur Écoute, mais sa religion
+fort peu compliquée n'était pas du goût des grandes amoureuses du
+Sacré-Cœur qui se torturaient, deux fois l'an, en de subtils examens de
+conscience, aux pieds de dominicains prêcheurs de retraites. Quand les
+pauvres filles lui soufflaient derrière leur voile noir: «Ah! mon père,
+je suis une grande pécheresse», il répondait: «Bien, mon
+enfant!»--«Hier, à l'office, je me suis surprise en distraction
+volontaire. Cette distraction a duré deux ou trois minutes. Plutôt trois
+que deux, mon père!--Bien, mon enfant!--Mon père, il m'a semblé que je
+luttais contre une mauvaise pensée. Je ne l'ai peut-être pas repoussée
+assez énergiquement!--Bien, mon enfant!»
+
+Ce curé Tant-Mieux était exaspérant, il ne savait pas imaginer les
+pénitences délicieuses: longues prières sur le carreau de la cellule ou
+privation du Corps de l'Aimé Très Saint. Ses pénitentes, désireuses de
+souffrir quand même, devaient prétexter des migraines pour ne pas
+prendre part aux banquets spirituels, à la commune union dont elles se
+jugeaient indignes de savourer les douceurs ineffables.
+
+* * * * *
+
+Peu de jours après son entrée au couvent, Simone fut mandée au parloir
+par M. Gosselet.
+
+Le fabricant de poupées se montra conciliant, proposa à Simonette, à sa
+petite Simonette, de l'emmener bien vite si elle voulait lui promettre
+d'oublier.
+
+--Père, je vous mentirais, si je vous faisais semblable promesse. Je
+l'aime... je l'aime, je ne pense qu'à lui... Je vis avec lui... Sa
+pensée m'est toujours présente et me soutient...
+
+L'Auvergnat se retira, désespéré, ne comprenant rien à l'amour de sa
+fille pour un gueux... un gueux!
+
+Comme elle gagnait sa chambre à travers le long couloir mal éclairé,
+pour écrire à André le bulletin quotidien d'amour qu'ils liraient plus
+tard, tête contre tête, en une trêve de baisers, Simone fut arrêtée dans
+l'escalier par une jeune fille qui portait le costume des domestiques.
+
+--Mademoiselle Simone!
+
+--Madame!
+
+--Je voudrais vous parler de quelqu'un qui vous est cher.
+
+--Vous!
+
+--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais depuis hier
+seulement.
+
+Un frôlement de robe à l'étage supérieur mit en fuite la petite
+domestique qui descendit les degrés en toute hâte.
+
+Simone, étonnée, s'enferma en sa cellule et écrivit:
+
+«Mon aimé,
+
+«Je ne sais pourquoi je suis si gaie après une entrevue avec bon papa
+Gosselet, entrevue où j'ai pleuré de le voir triste, amaigri. Il m'a dit
+que je _voulais sa mort_. Notre bonheur peut-il nuire à sa santé? Cela
+n'est pas possible, n'est-ce pas?
+
+«Je ne sais pourquoi ma cellule est moins nue, presque agréable. Le
+grand Christ de plâtre qui me faisait peur semble aujourd'hui me sourire
+sous sa couronne d'épines: tu sais que ma religion n'est pas une
+religion d'épouvante et de terreur.
+
+«J'avais grand besoin d'espérer, ma retraite en ce couvent avait presque
+ébranlé ma foi dans les temps où nous nous aimerons. Toutes ces femmes,
+qui souhaitent la mort comme le souverain bien, me gagnaient peu à peu à
+l'ennui, à l'écœurement de tout.
+
+«Un ange est venu me réconforter, non dans ma cellule (jaloux!) mais
+dans l'escalier de service. Cet ange m'a semblé avoir une bosse dans le
+dos (ses ailes repliées sans doute). Il portait l'humble habit des
+domestiques, des petites domestiques qui deviennent plus tard des sœurs
+converses, et qui s'occupent du ménage de Jésus. Cet ange--il avait de
+jolis yeux--m'a dit:
+
+«--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais, je voudrais vous
+parler de celui qui vous est cher.
+
+«A ce langage presque biblique, mais assez clair, j'ai reconnu que
+l'envoyé possédait le secret de la Rose du Liban qui languit en
+l'attente du Bien-Aimé! J'apprends, ici, quelques versets du _Cantique
+des Cantiques_ que je te réciterai plus tard. Ah! le joli livre d'amour!
+
+«Bref, je pense avoir un second entretien avec la petite domestique. En
+attendant ses révélations, je dois assister demain matin à une prise
+d'habit.
+
+«On dit la nouvelle fiancée de Jésus fort jolie, ce qui est rare.
+
+«Moi je suis à toi, mon aimé.
+
+«Simone GOSSELET»
+
+* * * * *
+
+Quand Simone et Paule prirent place, le lendemain, dans une tribune
+aménagée presque sous la voûte de la chapelle, la fiancée de Jésus,
+vêtue de blanc, venait de faire son entrée, suivie de sœur Marie-Thérèse
+et de l'économe, tapotant du plat de la main les plis de la jupe, garant
+la traîne du heurt des stalles de bois.
+
+Tache lumineuse dans les agenouillements noirs des sœurs prosternées,
+vêtue de satin à reflets, coiffée de cheveux blonds à reflets, la jeune
+fille s'agenouilla sur un prie-Dieu, derrière la grille, pendant que le
+prêtre récitait l'_Introït_.
+
+Ses compagnes lui souriaient, envieuses de joies autrefois savourées.
+Elle, le front incliné, pleurait en l'attente de l'Union.
+
+Du haut de leur observatoire, les deux petites amoureuses croyaient
+assister à une féerie. Elles pouvaient voir, de l'autre côté de la
+grille drapée de noir qui sépare la chapelle du couvent de la chapelle
+des étrangers, le prêtre si vieux qu'il semblait coiffé d'argent, vêtu
+d'une chape merveilleusement filigranée portant en relief un triangle de
+clinquants lumineux, les bras levés en des envolements de manches
+évocatrices.
+
+Le sanctuaire où il officiait était ornementé d'ors blonds.
+
+L'autel à colonnettes de marbre, grêles, se détachait blanc sur une
+fresque où Jésus vêtu d'une robe rose offrait son cœur pourpre à une
+bienheureuse au visage de trépassée. Des lis blancs frais cueillis se
+dressaient derrière les fioritures des candélabres à lis de cuivre
+jaune. En des ostensoirs aux lumières d'or épandues en rayons, des
+améthystes, des émeraudes, piquaient des clartés violettes et vertes.
+Des fleurs de soie blanche s'enlaçaient sur la trame de mousseline de
+l'antependium. Sur leurs socles de bois revêtus de dentelles, des
+statues de saintes et de saints, les mains jointes sur la poitrine, ou
+une palme en main, les yeux levés au Ciel, entrevoyaient le Paradis en
+une béatifique extase.
+
+Le prêtre monta en chaire, se recueillit, agenouillé de telle sorte que
+l'on ne voyait de son corps d'homme que les blancs du surplis, des
+mains, des cheveux, puis il se redressa, fit le signe de la croix, se
+pencha sur la rampe de velours rouge et dit d'une voix douce:
+
+--Viens à moi, ma bien-aimée, renonce à ton père, à ta mère et suis-moi.
+
+Involontairement la fiancée de Jésus leva la tête, tressaillant à
+l'appel; et elle écouta bercée par les paroles musicales, goûtant les
+prémices de l'hymen, espérant encore des joies meilleures.
+
+Le vieux prêtre développait le texte d'amour avec des inflexions de voix
+bizarres, cassées, éteintes qui attristaient. Il représentait un Jésus
+humilié, abreuvé d'outrages, et les plus vieilles religieuses,--sœur
+Écoute, elle-même,--pleuraient en des hochements de voiles noirs.
+
+Le sermon achevé, la blonde jeune fille s'étendit sur les dalles,
+maculant sa belle robe aux reflets de moire.
+
+On l'ensevelit sous le drap mortuaire barré d'une croix d'argent.
+
+Quatre cierges furent allumés aux quatre coins de sa couche et le choeur
+chanta sa mort.
+
+_De profundis clamavi_...!
+
+Morte pour le monde, elle demanda à Dieu, en échange de sa vie, des
+grâces qui lui furent accordées. Tous les petits placets déposés en son
+corsage par ses amies furent exaucés.
+
+Enfin elle se leva, toute rouge, quitta la chapelle pour offrir à Dieu,
+en dernier sacrifice, la parure de ses cheveux blonds, puis apparut,
+vêtue comme les religieuses ses sœurs, le front ceint du voile blanc des
+novices.
+
+Modeste, les yeux baissés, elle prit place au dernier rang de la
+communauté, pendant que les Visitandines entonnaient un triomphal _Te
+Deum_.
+
+* * * * *
+
+Après la cérémonie, Simone se promenait avec sa petite amie à travers
+les quinconces, songeant au jour béni où, vêtue de blanc, elle serait
+unie à l'aimé, elle aussi, l'aimé terrestre et palpable, ayant des
+lèvres chaudes et douces pour la communion des baisers.
+
+Paule de P... lui récitait les vers enthousiastes que le grand jour de
+la vêture avait autrefois inspirés à une Visitandine, sœur
+Marie-Catherine.
+
+--Écoutez, c'est intitulé _le Crucifix_. Toutes les sœurs en ont une
+copie dans leur livre de messe et, pieusement, elles récitent cette
+poésie après avoir dit chaque jour, l'office de la sainte Vierge:
+
+
+LE CRUCIFIX
+
+«Cache-le sur ton cœur... c'est moi qui te le donne
+ Ton époux sur la croix!
+Mets tes lèvres d'enfant sur ce cœur qui pardonne
+ Sept fois septante fois.
+
+D'autres pourront choisir, au matin de la vie,
+ Un fugitif amour!
+Mais toi, petite sœur, ton Jésus te convie
+ A l'aurore du jour!
+
+Contre ton cœur... il veut... au fond de ta poitrine,
+ T'appeler par ton nom!
+L'entends-tu? C'est sa voix... Qu'elle est tendre et divine!
+ Il frappe à ta maison!
+
+Bien-aimée, ouvre-moi! je t'aime...et je t'en prie.
+ Colombe de mon cœur!
+Je suis l'Époux Jésus... O ma petite amie
+ Ouvre à ton Rédempteur!
+
+Vois!... ils m'ont sur la croix étendu dans leur haine,
+ Les hommes que j'aimais.
+Mais je viens sur ton cœur pour adoucir ma peine
+ Et pleurer leurs forfaits.
+
+Nous pleurerons à deux! la peine est moins amère,
+ O ma petite sœur,
+Et tu consoleras ton Époux et ton Frère,
+ Ton Christ et ton Seigneur.
+
+Ah! oui... tu veux les voir ces étranges trophées,
+ Ces stigmates d'amour,
+Tu veux mettre en mon cœur des plaintes étouffées:
+ Toute âme souffre un jour
+
+Mais n'est-ce point bonheur, virginale colombe,
+ D'être avec son Époux?
+Et n'ai-je point compris que ton âme succombe,
+ Que ton cœur est jaloux?
+
+Moi! je ne veux savoir qu'une chose sur terre:
+ Et c'est mon crucifix!
+C'est mon livre d'amour, c'est mon lit de prières,
+ C'est mon doux paradis!»
+
+
+* * * * *
+
+--Ah! que c'est beau, ces cœurs blessés! Avez-vous remarqué
+l'expression: _C'est mon lit de prières!_
+
+--Oui, oui, mais que devient votre Gontran, en tout cela?
+
+--Gontran, je suis certaine de l'épouser!
+
+--Et par quel miracle?
+
+--Nos sœurs, vous le savez, ont écrit leurs désirs sur de petits billets
+que la fiancée de Jésus a mis dans son corsage. Moi, j'ai glissé ma
+supplique dans cette charmante et originale boîte aux lettres. Jésus
+comble tous les vœux qui lui sont présentés de la sorte. Voulez-vous que
+je vous lise le brouillon de mon placet:
+
+«O Jésus que j'aime tant, souffrez que j'épouse Gontran.»
+
+--C'est en vers?
+
+--Non, la consonnance n'est pas voulue. Me voilà rassurée et bien
+heureuse. Mère viendra bientôt me délivrer. Songez-vous toujours à vous
+évader?
+
+--Toujours! Je pense même, je ne sais pourquoi, quitter le couvent avant
+peu.
+
+--Que deviendrais-je, toute seule!
+
+--Je vous enlève: laissez-vous faire, ma chère Paule.
+
+--Jésus me viendra bien en aide.
+
+--Soit, je vous laisse!
+
+--Mais vous ne me dites pas adieu! Je vous aime comme j'aimerais une
+sœur.
+
+--Ah! chère petite folle, laissez-moi aller un peu rêver dans mon
+cachot. Cette cérémonie m'a émue.
+
+Un quart d'heure après, Simone introduisait en sa cellule la petite
+domestique qui lui avait promis de l'entretenir du Bien-aimé.
+
+Mais on sonna presque immédiatement l'office du soir. La petite
+domestique se sauva disant:
+
+--Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble; je vous raconterai tout plus
+tard. Prétextez une migraine pour ne pas aller à l'office; attendez-moi,
+prête à me suivre. J'ai combiné mon petit plan. Dans une heure, nous
+serons toutes les deux libres...
+
+Oh! comme elle aurait voulu embrasser l'humble servante! Libre! Hors de
+ce couvent dont les murs l'oppressaient et où il lui semblait parfois
+qu'elle était véritablement morte. Elle pourrait enfin le revoir, lui
+parler, ou lui donner de ses nouvelles; il devait être malheureux et
+souffrir, car il ignorait sans doute ce qu'elle était devenue!
+
+Agitée, fiévreuse (comptant les minutes aux pulsations de son cœur),
+Simone allait de la porte de sa cellule à la fenêtre, marchant sur la
+pointe du pied pour ne pas faire de bruit. A la fenêtre, elle regardait
+le ciel qui s'obscurcissait lentement, le crépuscule qui s'étendait
+pareil à un grand filet gris dans lequel quelques nuages brillaient
+encore comme des poissons d'argent. A la porte, elle collait son oreille
+au trou de la serrure et attendait, anxieuse, la respiration retenue,
+toute sa vie en suspens...
+
+Enfin un presque imperceptible frôlement parvint à son oreille
+attentive; on s'arrêta devant sa cellule, on l'ouvrit avec précaution,
+et la petite domestique lui dit à mi-voix:
+
+--J'ai la clef du tour. Venez! nous sommes libres.
+
+Quand la cloche du couvent sonna le grand silence de la nuit, Simone
+babillait avec la boscotte, l'Embaumée, dans une chambrette de
+Montrouge.
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+Bon! Cela vous étonne de ne plus être enfermée en votre vilaine cellule,
+mademoiselle Simone?
+
+--Vous avouerez, ma sœur...
+
+Simone et l'Embaumée firent un grand éclat de rire.
+
+--Vous voulez des _révélations_, n'est-ce pas? Vous les aurez. Mais pas
+avant d'avoir goûté à...
+
+Des révélations! L'Embaumée était une lectrice assidue des œuvres de
+Montépin.
+
+--J'ai grand faim de nouvelles et voilà tout.
+
+--De qui? De lui?
+
+--De lui, si vous voulez bien.
+
+Assises toutes deux près d'une table ronde, sous la lumière rose d'une
+petite lampe coiffée de papier à dentelle, elles se sourirent puis
+baissèrent les yeux, semblant se recueillir.
+
+Simone, en jeune fille qui ignore les méchants, ne se défiait pas de la
+petite ouvrière qui, brusquement, venait de se révéler à elle complice
+et confidente.
+
+D'ailleurs, la fausse domestique connaissait l'Aimé: pouvait-elle se
+tenir en garde contre qui venait de Lui! L'inconnue semblait toute bonne
+avec ses grands yeux incessamment voilés sous les cils longs, sa bouche
+aux commissures grasses trouées par le sourire.
+
+Simone avait remarqué la bosse qui déformait le buste de sa nouvelle
+amie et qui donnait au port de la tête une allure courbée, humble,
+presque honteuse. Elle l'aimait déjà, d'une amitié protectrice, parce
+qu'elle était moins bien qu'elle et contrefaite.
+
+En petite fille qui ne sait pas la science des gestes, l'Embaumée prit
+un tricot de mitaines et fit marcher longtemps les tiges d'acier en
+l'emmaillement des soies avant de commencer son récit. Elle ne savait
+comment entreprendre ses «révélations». Elle poussa un soupir, jeta le
+tricot sur la table, joignant les mains sur les genoux:
+
+--Enfin, voilà, mademoiselle Simone, je suis ouvrière chez votre père.
+C'est moi qui fais les sourires des bébés-Gosselet. Pas moi toute seule,
+mais...
+
+--Ouvrière chez nous! Vous me connaissez?
+
+--Moi, non! Je vous ai vue une fois assise dans le parc, mais de très
+loin.
+
+Je disais donc que je travaille ou plutôt que je travaillais chez M.
+Gosselet. M. Bamberg était très bon pour moi, comme pour toutes les
+autres, d'ailleurs.
+
+Je remarque vite les gens qui sont réellement bons, parce que les gens
+sont, en général, méchants pour moi. Ils semblent avoir peur que je ne
+m'aperçoive pas de mon infirmité. M. Bamberg était très doux et ne nous
+_attrapait_ pas, comme le contremaître, par exemple. Moi j'aurais voulu
+lui rendre service, mais comme il n'avait pas besoin de moi, je ne
+pouvais rien. Un jour...
+
+--Où est-il?
+
+--C'est vrai, j'oubliais. Il vous attend. Il n'est pas mort.
+
+--Pourquoi voulez-vous qu'il soit mort?
+
+--C'est comme ça dans tous les romans, mademoiselle. Dès que la jeune
+fille disparaît, le jeune homme songe tout de suite à se tuer. Et pour
+un roman, votre amour est un roman. J'ajoute qu'_il_ vous aime toujours.
+
+--Voulez-vous que je vous embrasse, pour cette bonne parole?
+
+--Volontiers.
+
+L'Embaumée quitta sa chaise vite, et baisa Simone sur la joue, disant:
+
+--Vous ne me connaissez pas, mademoiselle, mais je vous aime bien. Je
+crois que j'ai envie de pleurer.
+
+--Quel bon cœur! Nous serons toujours amies, si cela ne vous ennuie pas.
+
+--Amies, toujours, répondit gravement l'Embaumée.
+
+Après avoir promené un coin de son mouchoir à fleurettes sous ses cils
+baissés, elle continua:
+
+--Un jour, M. Bamberg m'envoie...
+
+--Pardon de vous interrompre, mais vous ne m'avez pas dit quand je le
+verrai.
+
+--Mais demain, mademoiselle!
+
+--Demain!
+
+--Demain matin, je cours le prévenir que vous n'êtes plus au couvent et
+je vous l'amène ici.
+
+--Ici!... Vous voulez bien?
+
+--Moi, j'aime tant les amoureux. On dirait que tout le monde se ligue
+contre le bonheur de ceux qui s'aiment. Cela me met dans des colères...
+si vous saviez! C'est comme les bêtes... je ne puis voir souffrir les
+bêtes...
+
+--Alors, vous n'aimez que les amoureux et les bêtes?
+
+--Et aussi les fleurs, parce que les fleurs sont à moi, bien à moi.
+Elles ont de jolies couleurs et des parfums pour moi toute seule. Après,
+elles meurent, mais mortes, d'autres ne les ont pas... Je continue. M.
+Bamberg m'envoie chercher une voiture à Paris,--ce que les ouvrières
+étaient jalouses!...--Place de la Bastille, j'arrête un vieux cocher
+tout rouge avec de gros favoris blancs. Je lui donne l'adresse. «Bien,
+ma petite dame!»
+
+Et je suis venue à l'usine en fiacre; c'était la première fois, j'étais
+fière!
+
+Je descends à la grande grille et je dis au vieux d'attendre. Il me
+donne un bulletin portant le numéro 2904--je me souviens bien, allez!...
+
+M. Bamberg m'attendait dans l'atelier des peintres. Jamais la
+Grande-Bobèche, Petite-Souris et Mouron, mes amies, n'ont aussi peu
+travaillé que ce jour-là, mademoiselle. Deux minutes après, il revient
+tout pâle, les yeux rouges. On disait dans l'atelier: «Le petit Bamberg
+a reçu une mauvaise nouvelle, sûr.»
+
+On me questionnait. «Pourquoi la voiture? Pourquoi ci? Pourquoi ça?» Moi
+je ne comprends rien à son chagrin, mais je le plaignais de tout mon
+cœur. Il fut triste, malade toute la soirée.
+
+--Il avait l'air malade, bien malade?
+
+--Oh! mademoiselle, il avait des yeux qui n'y voyaient pas, et les
+lèvres tirées en bas, et la moustache défrisée. Et il était tout blanc
+comme un moribond.
+
+--Pauvre Aimé!
+
+--Le lendemain, nous venions à peine d'entrer à l'atelier, mes amies et
+moi, qu'une ouvrière du moulage des têtes vint nous dire que M. Bamberg
+était chassé de l'usine.
+
+La Grande-Bobêche se lève pour aller le dire aux coiffeuses qui vont le
+répéter aux habilleuses, qui vont le confier aux emballeuses.
+
+En une minute, toute l'usine savait que M. Bamberg était un Allemand
+venu chez nous pour voler les secrets de fabrique,--vous savez, les
+fameux secrets.--Moi je dis toutes ses vérités à la Grande-Bobêche, mais
+j'étais bien inquiète.
+
+Voilà que le soir, comme je revenais à pied de l'usine, j'aperçois,
+assis sur un banc, le long de la Seine, M. Bamberg, les mains dans les
+poches, et triste, triste, que c'était à faire pleurer.
+
+Je passe derrière le banc, je tousse... Rien! Alors, toute rouge, et le
+cœur faisant toc-toc, je me décide à lui parler.
+
+Brusquement, il se lève, ouvre de grands yeux étonnés, fait:
+
+--Ah! j'oubliais, mademoiselle.
+
+Et voilà qu'il tire une pièce de cent sous de son gousset.
+
+Je sais bien que l'on nous paie nos services en argent à nous autres,
+ouvriers, mais ça m'a fait mal. Il paraît que j'avais l'air fâchée, car
+il m'a dit:
+
+--Je vous demande pardon, mademoiselle.
+
+--Vous voilà surpris, monsieur Bamberg, mais vous avez l'air si fatigué
+que j'ai voulu vous demander si vous n'étiez pas malade.
+
+--Toujours bon cœur, ma petite l'Embaumée.--(Ça me fit oublier les cent
+sous).--Je ne suis nullement indisposé: je rêve, voilà tout.
+
+--Des rêves tristes!
+
+--Oui, tristes. Tenez, voulez-vous que je vous offre mon bras, j'ai
+besoin de promener un peu mes vilaines pensées.
+
+--Oh, monsieur!
+
+Il me prend alors la main et nous marchons très vite, le long des quais,
+moi, les yeux baissés, lui, regardant quelque chose très loin.
+
+Il se mit à parler:
+
+--Mademoiselle, il ne faut jamais aimer... (j'étais étonnée) jamais
+aimer... moi j'aimais et j'aime encore une jeune fille bonne et belle...
+mais elle est trop riche. Il ne faut pas aimer les jeunes filles riches!
+Gardez-vous des jeunes filles riches... Avant d'aimer une jeune fille,
+prenez des informations sur la fortune de ses parents et si elle est
+riche, fuyez, fuyez! Le rêve serait d'épouser une amie qui viendrait à
+vous avec, pour tout bien, son unique robe...
+
+Pauvre M. Bamberg, il était un peu fou!... Me conseiller de ne pas
+épouser une jeune fille riche!... Puis il me conta qu'il aimait la fille
+de son patron, Mlle Gosselet, et que la voiture venue de Paris, la
+veille, devait l'emmener, lui et sa fiancée, à la gare de l'Est où ils
+devaient prendre un billet pour n'importe quelle station où ils
+pourraient s'aimer en toute liberté.
+
+Il continua:
+
+--Je ne sais pourquoi je vous raconte toutes mes petites affaires de
+cœur. Je ne les confierais pas à mon meilleur ami tant j'aurais peur de
+m'entendre féliciter de mon amour de gueux pour une jeune fille riche.
+Peut-être avez-vous le don d'arracher aux désespérés le secret de leurs
+misères. Je connais des humbles qui sont dans la vie, comme d'autres au
+théâtre, condamnés aux éternels rôles de confidents. Ces pauvres gens
+ont, en général, plus de cœur que les premiers rôles d'amoureux.
+
+La voiture qui devait nous emmener à la gare de l'Est avait disparu,
+quand, à l'heure fixée pour notre fuite, j'arrivai devant la grille du
+parc. J'attendis près d'une heure, espérant voir apparaître celle que
+j'aime, puis je m'en fus, stupide, jusqu'à ma chambre louée dans un
+village voisin de l'usine, où je pleurai, doutant d'elle. Au matin, le
+jardinier de M. Gosselet m'apporta la lettre que je vais vous lire.
+
+Asseyons-nous sur ce banc.
+
+Nous étions sur les quais, près de la gare d'Orléans. Des bandes
+d'ouvrières, gagnant les boulevards de la rive gauche, jetaient leurs
+rives en passant. Des voitures découvertes promenaient des jupes
+claires. Paris, derrière Notre-Dame, semblait tout rose. Un marchand
+criait: «Voilà le plaisir, mesdames!» Nous étions tristes et tout petits
+dans le bruit, dans la joie des autres. Un de ses bras passé sur le
+dossier du banc, il lisait, tourné vers moi, d'une voix si faible que
+les sifflements des remorqueurs sur la Seine m'empêchaient d'entendre
+des moitiés de phrase.
+
+Alors, il levait les yeux vers moi, pour me faire comprendre.
+
+J'ai gardé la lettre, la voici:
+
+
+«_Monsieur,
+
+«Votre présence à l'usine est inutile, aujourd'hui et jours suivants. Je
+vous chasse. Je vous chasse parce que vous êtes un malhonnête homme,
+nuisible à mon industrie et à ma vie privée. Je ne vous rappellerai pas
+que je vous ai donné du pain alors que vous étiez chien errant dans la
+rue. Vous n'avez pas assez de cœur pour souffrir de ce simple appel à
+vos souvenirs.
+
+«J'ignore quelle est votre nationalité, voilà pourquoi je vous prie de
+ne plus vous présenter à la porte de mes ateliers où se fabrique un
+jouet national.
+
+«Je sais que vous êtes un larron d'honneur, voilà pourquoi je ne vous
+mettrai pas en état de séduire, par vos propos éhontés, une jeune fille
+pour qui un seul de vos regards est une souillure._
+
+«GOSSELET.»
+
+
+Plus bas, d'une autre écriture:
+
+«_P.-S.--Ma femme fait de longues phrases bien inutiles. On vous chasse
+parce qu'on vous chasse. Moi je vous écris que jamais, tant que je
+vivrai, vous n'aurez ma fille. L'argent, mon cher monsieur, ne se trouve
+pas dans le pas d'une mule._»
+
+--Montrez-moi l'écriture, fit Simone. Oui! les phrases de roman sont de
+ma mère. Et pauvre père aurait bien pu ne pas ajouter ce post-scriptum.
+Vous me donnez cette lettre, n'est-ce pas? André l'offrira à bon papa
+Gosselet le jour de notre mariage.
+
+--La lecture achevée, il me dit: «Que faire, maintenant?» Je ne trouvais
+rien pour le consoler. Il me prit le bras et nous longeâmes les quais
+sous les marronniers tout jolis de feuilles neuves. Tout en marchant, je
+cherchai quelque chose, je ne savais quoi, pour le tirer de peine. Une
+idée me vint. Le fiacre qui devait vous emmener n'avait pas attendu
+jusqu'à sept heures, ainsi que l'avait ordonné M. Bamberg. D'autre part,
+M. Bamberg n'avait pas reçu de vous le plus petit billet d'explications,
+ce qui laissait supposer que vous n'étiez point libre d'agir. Je pensai
+tout haut:
+
+--M. Gosselet a peut-être enlevé Mlle Simone.
+
+Il s'arrêta brusquement, me serra le bras.
+
+--C'est ça. C'est ça. Il aura pris place dans la voiture avant l'arrivée
+de Simone et l'aura conduite en quelque maison de retraite... Moi qui
+accusais Simone de lâcheté. Oh! ma petite l'Embaumée, que je vous
+embrasse!
+
+Il m'embrassa de si bon coeur que cela fit rire deux rien-du-tout en
+cheveux qui passaient.
+
+--Mais où trouver le cocher, l'Embaumée?
+
+--J'ai le numéro de la voiture.
+
+--Vous l'avez gardé?
+
+--Je suis si superstitieuse! J'ai mis l'imprimé dans ma bourse pour
+jouer le numéro à la prochaine loterie.
+
+--Donnez-moi le numéro.
+
+Je fouillai dans mon porte-monnaie et n'y trouvai que des sous.
+
+Nous voilà redevenus tristes, marchant, tête baissée, très vite, lorsque
+je me souvins que j'avais épinglé le bulletin sur ma pelote, à côté de
+la glace.
+
+Il dit:
+
+--Je vous accompagne chez vous.
+
+--Oh! monsieur Bamberg.
+
+--Je vous attendrai en bas.
+
+Nous arrivons rue Mouton-Duvernet. Ma concierge veut m'arrêter pour me
+raconter des histoires, je file sans la saluer. Deux secondes après, je
+remettais le petit papier à votre amoureux, sur le trottoir, en face de
+la fruitière. La concierge m'a vue et a pris un petit air indigné. Ça
+m'était bien égal, allez! Vous devinez le reste. M. Bamberg a déniché le
+collignon qui lui a dit vous avoir conduit chez les Visitandines. Moi,
+qui lui avais juré que je vous retrouverais, je me suis introduite dans
+ce couvent, où l'on n'a de fleurs que pour les saints de pierre. Ce
+qu'il y fait froid! Brrou!»
+
+Et elle raconta à Simone, tout au long, en riant, par quelle ruse et
+quel subterfuge, grâce à la très chaude recommandation d'un vieux
+vicaire qui s'était occupé d'elle à sa première communion, elle avait
+réussi à se faire recevoir dans le couvent comme petite domestique. Sa
+difformité l'avait beaucoup servie. Elle avait raconté un véritable
+roman et on avait eu pitié d'elle. Sa concierge, bonne vieille femme qui
+adorait l'intrigue et qu'elle avait mise au courant de son plan, avait
+donné les meilleurs renseignements: «Ah! celle-là, elle n'avait pas
+besoin de se convertir! Elle avait toujours été sage comme une image!!
+Je ne m'étonnerais pas qu'elle se retirât du monde et s'en allât dans un
+couvent. Elle était faite pour être religieuse.»
+
+Au bout d'une semaine, elle avait gagné la confiance des sœurs qu'elle
+charmait par sa gaité et qui la regardaient déjà comme une excellente
+recrue, une future petite sœur converse, dévouée, vaillante,
+travailleuse. On l'envoyait au marché faire les achats. Ce n'est pas
+elle qui se laissait surfaire! Elle était bien trop maligne.
+
+Elle dit tout à coup à Simone:
+
+--Maintenant, vous allez partager mon souper: _quatre_ de gruyère et
+_cinq_ de charcuterie assortie. Ce n'est pas riche, mais pour une fois,
+mademoiselle.
+
+--Mangez, ma _sœur_! Moi je n'ai faim que de détails. Il était tout
+attristé quand vous l'avez vu sur ce banc?
+
+--Oh! triste!...
+
+Et l'entretien continua, avec des redites, des pourquoi, des
+commentaires, jusqu'à ce que l'Embaumée, son repas achevé, fouetta à
+coups de mouchoir les miettes de pain tombées sur le tapis de la table
+ronde.
+
+--Votre chambre est gentille, dit Simone.
+
+--Gentille... non! Pas autant que je le voudrais! C'est tout ce que j'ai
+pu acheter en quatre ans, et cependant, il n'y a jamais de chômage à
+l'usine. Ce qui me manque, c'est une armoire à glace. Je vais prendre un
+abonnement chez Crespin. J'ai peur de mourir avant d'avoir pu l'acheter.
+
+Elle souleva le bonnet de papier rose qui casquait la lampe, et, le bras
+dressé, éclaira son logis d'une clarté jaune qui faisait plus vastes les
+coins mi-obscurs.
+
+Le front bien en lumière, les yeux tachés de deux lueurs blanches, les
+cheveux semblant plus touffus grâce à l'éclairage net des poils en
+auréole, elle ne figurait plus la «boscotte» humble ouvrière, mais la
+maîtresse du «home» par qui avait été créé cet entourage de choses
+amies, familières.
+
+Autour de la glace plaquée de dartres grises dans le bas, s'étageaient
+en des cartons glacés, ornés de fioritures à filets de cuivre, les
+têtes, toutes rieuses, des amies d'ateliers coiffées de cheveux
+chevauchés par des peignes d'écaille. Brunes et blondes, sous leurs
+perruques à la Vierge, à la chien, à l'accroche-cœur, elles souriaient
+de leurs lèvres avancées en bec, les yeux un peu brouillés. Les pauvres
+filles s'étaient _faites faire_, au retour de quelque vagabondage
+faubourien, en des terrains vagues où la pâquerette fleurit près d'un
+tas de coquilles d'huîtres, le front encore caressé en dedans comme par
+de petites pattes, la bouche encore mouillée de picolo aigre.
+
+Ce n'étaient pas là les petites amies du samedi, les yeux clignotants
+sous les paupières bleues, les bras lourds, les jambes molles, trop
+harassées pour s'amuser au jeu des hanches que suit une rangée de vieux
+et de jeunes sur le trottoir.
+
+Au pied de la glace, sur la table de la cheminée couverte d'andrinople
+rouge, coupée à dents, d'autres photographies reposaient sur des
+chevalets de velours rouge, longs comme la main, passées celles-là, et
+attristées d'un gris d'oubli. Elles représentaient, l'une, un ouvrier à
+moustache cirée. Les yeux durs sous des cheveux plaqués à grand renfort
+de pommade, le gilet barré d'une ligne blanche figurant une chaîne de
+montre; l'autre, une femme rustaude sous un bonnet tuyauté comme une
+fraise de veau, ensevelie dans une robe noire, évasée comme un sac de
+bonbons, à fronçures encerclant la taille. Trônant, face à face, sur le
+petit autel, les images semblaient se regarder, hostiles.
+
+Deux pots, porcelaine et filets d'or, dressaient comme des cierges des
+panaches roux de «queues de renard», de chaque côté de la glace.
+
+Sur les pans du mur étaient accrochés des calendriers du _Bon-Marché_,
+historiés de chromos en couleurs appétissantes--couleur vanille, marron
+glacé, tartre aux cerises,--et une gravure à douze sous du général
+Boulanger à cheval.
+
+En un coin trônait le lit sous une draperie rouge, pauvre lit fait de
+boiseries minces et dont l'acajou s'écaillait sous l'ongle.
+
+Sous une housse également rouge on devinait l'échine d'une machine à
+coudre.
+
+En un angle de la chambre brillaient les vases à facette, les bibelots
+peinturlurés, les boules de cristal rangés sur les planchettes d'une
+étagère à clochetons.
+
+Une armoire à panneaux pleins se dressait, face à la cheminée, ornée du
+cuivre or de la serrure luisant comme un oeil jaune.
+
+Le marbre de la table de marquetterie encombrée de vases multiples, des
+gros, des petits, pots à eau, pots à la mœlle de boeuf, faisait une
+tache blanche en un retrait de la cloison.
+
+Une moquette à coqs claironnants étalait ses franges jaunes sur le
+parquet encombré de la table ronde et de quatre chaises habillées de
+rouge.
+
+Tout cela était propret, coquet, d'un accueil doux, d'un arrangement
+sans effort, sous la lumière faible de la petite lampe à pétrole.
+
+Au chevet du lit, un tout petit Christ était accroché, un de ces pauvres
+petits Christ aux chairs de plâtre modelé sur une ossature de fils de
+fer, que l'on ne décroche qu'aux jours de deuil pour l'étendre sur la
+poitrine des trépassés. Oublié, perdu dans l'arrangement des choses
+confortables, il symbolisait la mort qui attend, qui guette, qui va
+venir...
+
+Sous la lumière de la lampe coiffée, de nouveau, de rose, Simone et
+l'Embaumée causaient ameublement, la fille de M. Gosselet se défendant
+d'avoir une chambre plus gentille que celle de son amie, l'ouvrière
+expliquant comment elle aurait voulu son nid.
+
+--Ce qui me manque, voyez-vous, répétait-elle, c'est une armoire à
+glace. Puis, je voudrais changer l'andrinople aussi.
+
+Après un silence, l'Embaumée dit:
+
+--Il nous faut dormir, maintenant. Je vais mettre un matelas par terre,
+pour moi. Vous, vous prendrez le lit.
+
+--Laissez-moi coucher sur le matelas.
+
+--Je ne veux pas... je ne veux pas! Il faut que vous soyez fraîche et
+toute jolie pour demain. C'est moi qui vous ramène à lui, je le lui ai
+juré... Oh! je suis contente... contente!
+
+Peu après les deux amies dormaient à la lueur faiblote de la lampe
+baissée.
+
+
+
+
+II
+
+
+Onze heures déjà!
+
+Partie dès le matin, l'Embaumée ne revenait pas.
+
+Simone, pleine d'entrain, en jeune fille qui n'a pas peur de mettre les
+mains à la pâte, prépara le déjeuner, désireuse de se surpasser,
+songeant que l'Aimé prendrait place près d'elle et qu'ils pourraient
+s'embrasser à la dérobée, comme deux amoureux, quand la petite ouvrière
+s'ingénierait à ne pas voir.
+
+La batterie de cuisine de l'Embaumée n'était pas luxueuse: une poêle,
+une cocotte, une grande poterie jaune vernissée pour cuire le bœuf, un
+petit plat en émail, douze assiettes dont six creuses et six plates.
+Ajoutons à cet inventaire le filtre en fer battu et un petit moulin à
+café si vieux qu'il n'avait presque plus de dents. Les deux fourchettes
+et les cuillers qui composaient le service de table sortaient de chez
+Christophle. Les verres à initiales, verres _incassables_, n'étaient pas
+en cristal de roche.
+
+Tout cela était rangé sur les planchettes d'un placard mal dissimulé par
+le papier de tenture défraîchi au contact des mains.
+
+Ce placard contenait encore un fourneau que l'ouvrière glissait sous le
+manteau de la cheminée aux jours de gala, c'est-à-dire aux jours de
+cuisine chaude. Le plus souvent, en effet, elle dînait, au retour de
+l'usine, de _quatre_ de charcuterie assaisonnée de petites rondelles de
+cornichon.
+
+Le fourneau posé sur une plaque de zinc, la chambre de l'Embaumée se
+transformait en cuisine.
+
+La petite Parisienne disait d'ailleurs, volontiers, à ses amies: «Viens
+donc voir mon appartement.» De fait, sa chambre se divisait en plusieurs
+pièces: le cabinet de toilette qui était le coin où luisaient les blancs
+de faïence des petits pots, la chambre à coucher occupée par le lit et
+la moquette à coqs secouant leurs crêtes rouges, le salon meublé de la
+table ronde et des chaises pourpres, décoré de l'échelle montante des
+photographies rieuses.
+
+Avec deux sous de carbonate, elle faisait la toilette du parquet,--un
+parquet d'argent, alors que les riches marchent sur un parquet d'or.
+
+Grâce aux pièces sonnantes luisant dans la bourse à mailles de métal
+emportée lors de son évasion de la maison paternelle, Simone crut
+pouvoir préparer une grande dînette de fiançailles. Elle rédigea le
+menu, le front coupé par une vilaine ride tant elle s'absorbait en la
+recherche des mets qui pourraient lui être agréables, puis fit la moue
+devant le fourneau, songeant qu'elle ne pourrait pas exécuter les petits
+plats «si simples», cuisotés autrefois devant elle, par un professeur de
+cuisine décoré qui faisait des effets de manchettes en tournant une
+omelette qu'il avait baptisée du nom de Sarcey.
+
+Maladroite à user de ses doigts pour dresser la table, elle cassa l'un
+des verres _incassables_, descendit six étages pour le remplacer et n'en
+trouva point de semblable, oublia d'acheter du vin, dégringola dans la
+cage de l'escalier si souvent qu'elle finit par ne plus rire de se voir
+dans les glaces des devantures, en petite bonne qui va aux provisions.
+
+Elle rougit du sourire de commisération qui balafra les bajoues grasses
+de la concierge, en passant devant la loge, balbutia chez le boucher, se
+montra si confuse en l'achat d'un quart de beurre que la fruitière lui
+_chipa_ quatre sous. Les fournisseurs chipent mais ne volent pas,
+puisqu'ils rendent aux clients la monnaie étalée sur le comptoir.
+
+Quand elle eut garni de roses blanches les deux pots de la cheminée;
+quand, le couvert mis, elle surveilla, assise, les petits nuages de
+vapeur sortant par bouffées de la cocotte ronronnante comme une chatte,
+Simone était plus lasse qu'aux temps où elle venait d'exécuter une
+demi-douzaine de sauts périlleux au trapèze volant.
+
+Cependant l'espoir du revoir lui mettait aux coins des lèvres le sourire
+de ceux qui se parlent en dedans de choses gaies.
+
+Énervée bientôt par dix nouvelles minutes d'attente, elle se leva,
+visita la chambre de son amie, tambourina aux vitres de la fenêtre, se
+coula derrière le rideau blanc à grands ramages, le front appuyé sur le
+verre.
+
+Brusquement, elle eut la vision du Paris pittoresque, faite pour les
+seuls habitants des mansardes, panorama merveilleux où des toits se
+hérissaient fumant leur brûle-gueule, où des pans de mur semblaient
+d'or, où des vitres incendiées par le soleil plaquaient de taches
+blondes des édifices mauves, violets, roses. Des toits en zinc accroupis
+tachaient de gris-argent des massifs d'un vert-noir. De vieilles tours
+se dressaient grimaçantes. Des cheminées colossales étaient piquées
+comme pour servir de jalons à quelque trace de grand'route dévastatrice.
+
+Un nuage fit une ombre sur une partie de la ville, et Simone vit deux
+Paris, l'un paré de couleurs vives, l'autre estompé, assombri, couvert
+de dés piqués de points noirs. Elle songea qu'en un de ces points noirs
+des êtres mouraient, aimaient, se laissaient vivre. Elle se sentit toute
+petite, toute faible, tourna la tête vers la chambre pour mesurer, du
+regard, la place qu'occupaient les choses autour d'elle.
+
+Un enfant hurla au-dessous, à l'étage inférieur, de ce hurlement continu
+et hoqueteux des bébés qui se révoltent contre la souffrance.
+
+Elle se retira de la fenêtre, vint s'asseoir près du fourneau, enfouit
+son visage dans les roses qui mouraient sur la tablette de la cheminée.
+Elle dit à voix distincte: «Je l'aime! Je l'aime!» pour se rassurer,
+pour se faire plus courageuse contre l'envie de pleurer qui montait de
+ses flancs secoués par des frissons chauds.
+
+* * * * *
+
+On heurta à la porte.
+
+Simone entr'ouvrit l'huis, vit l'Embaumée seule sur le palier, fit:
+«Ah!», les lèvres en moues, les yeux coléreux.
+
+Les deux petites amies rangèrent deux chaises l'une près de l'autre et
+s'assirent, regardant le même objet, la cocotte qui chantonnait sur le
+fourneau.
+
+Silencieuse, l'Embaumée prit les mains de Simone et laissa pleurer son
+amie. Puis, elle la gourmanda, lui caressant les doigts.
+
+Après un hochement de tête de révolte contre le chagrin, Simone
+s'efforça de sourire et dit:
+
+--Voyez, je ne pleure plus!
+
+Une de ses larmes s'attardait encore dans le creux des chairs, à
+l'attache de la narine.
+
+--Vous _le_ verrez demain, aujourd'hui, peut-être, pourquoi pleurer?
+
+--Mais, vous voyez bien que je ne pleure pas Dites-moi tout, tout, je
+veux tout savoir.
+
+--Je devais retrouver M. Bamberg chez lui, dans la petite maisonnette
+qu'il a louée dans le village près de l'usine. J'arrive. La femme qui
+fait son ménage et qui habite le rez-de-chaussée, me dit: «M. Bamberg
+n'y est pas; mais voilà une lettre que je dois remettre à la personne de
+Paris». Je lui réponds: «La personne de Paris, c'est moi!»
+
+--Donnez-moi la lettre, dit brusquement Simone. Vous saviez bien que je
+ne le reverrais plus, puisque vous n'osiez pas me remettre la lettre!
+
+Elle déchira l'enveloppe d'un coup d'ongle, froissa le papier en le
+dépliant et lut tout bas:
+
+«Chère Aimée,
+
+«Je pars, n'ayant pas le courage d'attendre que la petite amie qui veut
+notre bonheur aide à votre délivrance. Je pars et vous demande pardon de
+tout le mal que vous a fait mon amour.
+
+«Je ne puis commettre le vol dont m'accusent déjà M. et Mme Gosselet,
+et pourtant je n'ose vous dire adieu. Quelque chose qui est peut-être ma
+conscience m'oblige à ne pas vous revoir, à vous fuir même, cependant
+j'espère vous revenir plus adorateur que jamais, plus faible aussi, plus
+simplement homme.
+
+«Bourgeois, je souffre d'avoir été élevé dans le respect de principes
+façonnés à la longue par des gens habiles à se créer une domestication
+déguisée.
+
+«Je vous aime, vous ne me détestez point trop: nous nous marions sans
+nous occuper des fluctuations de la rente à 3 p. %. N'est-ce pas
+naturel?
+
+«Sans doute! mais en vous épousant, j'épouse aussi la fortune de M.
+Gosselet qui, mariée à une fortune équivalente, aurait procréé, dans
+quelque dix ans, une troisième fortune,--une fortune mangeuse de
+milliers de petits salaires. C'est une des formes,--et non la moins
+commune,--du Progrès. Je ne dois pas faire mon bonheur en gênant ce M.
+Progrès.
+
+«Je vous dis toutes ces choses parce que vous êtes une originale petite
+fiancée raisonnante et raisonneuse. Je vous le dis aussi pour que vous
+ne doutiez pas de mon besoin de vous, de mon amour d'homme résolu à tout
+pour vous gagner.
+
+«Pourquoi ne pas vous prendre tout de suite, comme vous le vouliez par
+joie du sacrifice, comme je le désirais, par crainte de vous perdre?
+
+«Vous vivrez plus tard au milieu de ces mêmes bourgeois qui courent sus
+à l'amoureux pauvre comme les paysans donnent la chasse au chien enragé.
+
+«Je ne veux pas qu'on accuse ma femme d'avoir cédé à un appétit de
+chair, je ne veux pas que des médecins excusent «sa faute» en invoquant
+le nom de quelque maladie étrange inventée depuis peu. Les femmes, ma
+chère Aimée, ne vous pardonneraient pas d'avoir été une bonne petite
+amoureuse sincère, tout en vous plaignant tout haut d'avoir succombé
+devant la tactique amoureuse d'un jeune homme roublard. Les hommes me
+jalouseraient d'avoir gagné de l'argent si vite, tout en admirant en moi
+ce que l'on nomme «l'absence de préjugés».
+
+«Ah! si j'étais un simple manœuvre, si les miens n'avaient pas,
+autrefois, porté des masques dans le jeu social, je me révolterais
+peut-être, par imprudence, et nous ferions un délicieux ménage montré au
+doigt, mais heureux malgré tout et contre tous.
+
+«Je sais que dans cette comédie qu'est la vie,--comédie montée par des
+habiles,--des acteurs jouent de bonne foi, comme si c'était arrivé,
+selon l'expression populaire. La hautaine Mme Gosselet, le bon papa
+Gosselet souffriraient par nous et pour nous du «mépris public».
+
+«C'est ce que je ne veux pas.
+
+«Que faire pour vous mériter?
+
+«Gagner de l'argent!
+
+«Je n'ai pas d'argent.
+
+«Voici ce que j'ai décidé:
+
+«Je veux être décoré. Je veux pouvoir vous troquer contre un bout de
+ruban grand comme ça, gagné au Dahomey en quelque combat où je tuerai
+peut-être des femmes, non, des amazones. Quand j'aurai du sang à la
+boutonnière de ma redingote, je n'en vaudrai guère mieux, mais M.
+Gosselet pourra mettre une petite croix dans le Bottin derrière la
+raison sociale Gosselet, Bamberg et Cie, et le monde nous saura gré de
+ne pas avoir bravé les préjugés, les bons préjugés...
+
+«Je vous aime. Quelle drôle de lettre de fiancé à fiancée!
+
+«Soyez sans crainte, je vous aime trop pour ne pas vous revenir de chez
+Béhanzin.
+
+«André Bamberg.»
+
+«P. S. Votre réclusion au couvent des Visitandines n'a point trop altéré
+votre bonne santé, mon Aimée? J'espère vous faire oublier plus tard les
+heures d'ennui. Si je ne réussis pas à vous rendre heureuse, je serai un
+grand coupable.
+
+«Je n'ai parlé que de moi dans cette longue lettre: je ne veux pas vous
+dicter de ligne de conduite pour le temps où je serai loin de vous, mais
+il est de votre intérêt de laisser croire à M. Gosselet que vous êtes
+une petite fille obéissante et oublieuse.
+
+«Lettre suivra, mon Aimée, adressée à notre amie l'Embaumée, à cette
+bonne amie que vous devez aimer déjà comme une sœur.
+
+«A vous, chère Aimée.
+
+«A. B.»
+
+
+--Oh! le grand fou! M'abandonner pour ne pas déplaire aux autres. Il dit
+je... je... Il oublie que je lui sacrifiais bien autre chose que le
+respect humain, moi!
+
+--Voyons, mademoiselle. Il faut se faire une raison.
+
+--Et il me conseille de rentrer à la maison paternelle, de désavouer
+notre amour! Il ne m'a jamais assez aimée, pour m'aimer tout bonnement,
+sans phrases, sans faire d'études sur la question sociale... Il a
+raison... mais je ne suis pas une fiancée comme une autre, que
+m'importent les qu'en dira-t-on, les on-dit, les il-paraît!...
+
+--Peut-être est-ce parce que vous n'êtes qu'une femme que vous pensez
+comme ça, Mademoiselle! Il vous quitte!
+
+--Il va se battre au Dahomey.
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Pour revenir.
+
+--Les amoureux font tous comme ça.
+
+--Pour revenir décoré.
+
+--Ça c'est joli d'être décoré. Ce qu'on regarde les hommes qui ont un
+ruban, en omnibus!
+
+--Aller se battre quand il devrait... Ça, c'est une lâcheté!
+
+--Oh! mademoiselle, Bon! voilà que vous allez pleurer. Peut-être que ça
+vous fera du bien.
+
+--Il ne m'aime pas!
+
+--Mais si! mais si!
+
+Cependant le feu s'éteignait dans le fourneau et la cocotte ne
+ronronnait plus en crachant des jets de vapeur. La petite ouvrière dit
+pour faire diversion:
+
+--A table! J'ai grand faim.
+
+Après le repas consommé en toute hâte, l'Embaumée mangeant en heurt
+continuel de fourchettes, de couteaux, d'assiettes, «pour donner de
+l'appétit» à la malheureuse fiancée, Simone dit, résolue:
+
+--Maintenant, mon amie, à vous de me rendre un nouveau service! Puisque
+André me fuit, il faut que je me résigne à l'attendre, seule, loin de ma
+famille, gagnant mon pain... ce qui ne m'a d'ailleurs jamais effrayée...
+
+L'Embaumée posa brusquement sur la table la petite pile d'assiettes
+qu'elle allait enlever:
+
+--Comment! comment! Voilà que vous allez dire des bêtises!
+
+--Mon père m'a traitée de fille, je ne rentrerai chez nous qu'au bras de
+mon mari, au bras du petit ingénieur sans-le-sou.
+
+--Mais, mademoiselle, c'est impossible!
+
+--Impossible! Croyez-vous que je ne suis pas courageuse?
+
+--Mais il faudra travailler! Vous ne savez pas travailler!
+
+--J'ai appris la couture au pensionnat laïque... Je suis capable de
+fanfrelucher mes robes, moi-même. Je sais broder aussi... Je fais un peu
+de tapisserie.
+
+--Je ne dis pas non! Mais travailler pour gagner sa vie, c'est autre
+chose. Travailler, mademoiselle, c'est se battre avec l'ouvrage, c'est
+pousser l'aiguille dans l'étoffe quand on n'y voit plus, quand les
+paupières vous brûlent, quand le poignet vous fait mal, quand des mains
+vous tordent des choses dans l'estomac, quand vous avez comme une boule
+de plomb dans le crâne, une boule qui vous courbe le visage sur la
+besogne enragée. Travailler, c'est se lever à cinq heures, lasse, c'est
+se coucher à onze heures, morte de fatigue. Tout ça, mademoiselle, pour
+quarante sous, si vous faites de la confection chez vous, pour trois
+francs, quatre francs, si vous êtes ouvrière chez un grand couturier!
+Travailler, ce n'est pas chiffonner de la dentelle, par distraction, ou
+dessiner des papillons sur un canevas avec des laines de couleurs
+différentes...
+
+--Alors, ma petite l'Embaumée, j'apprendrai à travailler. J'ai assez
+d'argent pour attendre que je puisse gagner mon pain, grâce à l'habileté
+et à l'activité que j'aurai vite acquises!
+
+--Mademoiselle, je suis votre amie, n'est-ce pas? J'ai fait pour vous
+tout ce que j'ai pu faire, mais je n'ai guère pu. Écoutez un bon
+conseil. Allez dire à M. Gosselet que vous êtes prête à réfléchir sur
+les inconvénients de votre mariage. Demandez du temps! Gagnez du temps!
+M. Bamberg reviendra et alors...
+
+--Je vous assure, mon amie, que je suis bien décidée à gagner ma vie en
+petite ouvrière qui attend son amoureux parti au loin, en campagne!
+D'ailleurs, vous travaillez bien, vous, sans espérer des jours de repos,
+sans entrevoir un horizon de bonheur.
+
+--Moi, mademoiselle, c'est bien différent. Quand je vois comment marche
+le monde, quand je pense aux injustices de la vie, je me console en
+songeant que l'on m'habitua toute petite, à travailler. Le turbin, j'ai
+ça dans le sang! Mon père et ma mère travaillaient dur. J'étais haute
+comme ça que j'aidais ma mère à coudre des sacs, au retour de l'école.
+J'allais au lavoir avec des charges qui écrasaient mes pauvres petites
+épaules... Il le fallait bien, puisque père venait manger tous les soirs
+et qu'il oubliait de nous laisser l'argent de sa paye pour acheter le
+fricot du lendemain.
+
+--Pauvre mignonne!
+
+--Ce que j'ai fait, bien d'autres le font aujourd'hui, bien d'autres le
+feront demain. Quand on mange, en travaillant, on est heureux. Le
+malheur est qu'on n'a pas toujours d'ouvrage.
+
+--Et votre père?
+
+--Père était bon ouvrier et pas buveur quand il vint à Paris avec maman.
+Puis, un jour, on le mena au poste parce que, en passant, il avait
+touché le coude d'un sergot. Ça, voyez-vous, ça lui donna la haine du
+gouvernement. Il se mit à fréquenter les marchands de vin, à faire de la
+politique. Quand il me prenait sur ses genoux, il disait de grandes
+phrases, me promettait des bagues, des bracelets, m'annonçait que je
+serais habillée, plus tard, comme une fille de riche. Maman lui faisait
+de grands yeux sévères quand il nous proposait de partager avec ceux qui
+ont tout l'argent. Il me faisait peur, un peu, mais il n'était pas
+méchant et obéissait de suite quand mère l'envoyait se coucher.
+
+Père fut tué par l'explosion d'une chaudière de son usine. On nous donna
+quatre cents francs. Ce n'était pas beaucoup, mais maman avait trop peur
+de la justice pour faire un procès au patron.
+
+Peu après, mère tomba malade à la suite d'un _chaud et froid_. J'avais
+beau me lever matin, je n'arrivais pas à gagner assez d'argent pour la
+soigner comme j'aurais voulu. A la mairie, on nous donna des bons de
+pain... Des bons de pain, ce n'était pas suffisant pour guérir maman.
+
+Elle mourut juste au moment où on allait la porter à l'hôpital.
+
+L'hôpital! Elle en avait si grand'peur que cela a peut-être hâté sa fin.
+Voyez-vous, mademoiselle, il n'y a que les Parisiens qui demandent à
+aller à l'hôpital. Les ouvriers venus de province n'aiment pas à mourir
+avec les carabins!
+
+Le pharmacien et le propriétaire payés, il ne me resta guère que la
+moitié des meubles de pauvre maman. Je les vendis parce qu'ils me
+rappelaient des souvenirs trop tristes et j'allai habiter avec une amie
+qui travaillait chez votre père.
+
+Depuis je me trouve presque heureuse. J'économise soixante francs par
+an, mademoiselle, soixante francs parce que chez vous il n'y a pas de
+chômage.
+
+--Votre passé est bien triste, mon amie.
+
+--C'est le passé de toutes ou de presque toutes, allez! Vous êtes
+toujours résolue à...
+
+--Toujours! Comme je ne puis pas être une très habile couturière, nous
+travaillerons ensemble à des travaux de confection, si vous le voulez
+bien.
+
+--Soit, à nous deux, nous pourrons peut-être ne pas être trop
+malheureuses. D'ailleurs je tiens à ne pas vous quitter si vous jouez au
+jeu dangereux de petite ouvrière.
+
+--Encore, mon amie!... Voilà mon appoint dans notre maison de commerce.
+
+Ce disant, Simone vida sur la table le contenu de sa bourse à mailles
+d'argent. Elle poussa du doigt les pièces d'or vers l'Embaumée,
+comptant:
+
+--Cent...deux cents...trois cents...quatre cents... quatre cent
+cinquante. Nous sommes riches!
+
+--Riches! Quand nous aurons acheté de quoi vous meubler une toute petite
+chambre sur mon carré, il vous restera bien cent cinquante francs!
+
+--Bast, c'est suffisant pour attendre le travail, ma petite l'Embaumée.
+Et appelez-moi Simone, Simone, tout court, sans mademoiselle. Ne
+sommes-nous pas des amies d'atelier?
+
+
+
+
+III
+
+
+Le sixième étage qu'habitait la petite bossue était semblable à tous les
+sixièmes étages des quartiers ouvriers.
+
+Dix ou douze mansardes ouvraient leurs portes de bois blanc badigeonné
+rouge-brun sur un palier étroit. Près d'un buen-retiro à usage commun,
+sis à l'extrémité du couloir, un robinet de cuivre laissait couler une
+eau grise en une cuvette de plâtre plantée dans la cloison comme une
+écaille d'huître.
+
+Sur le mur, les traînées de peinture figurant des veines de faux marbres
+se maculaient de teintes rousses.
+
+Les degrés de l'escalier s'engluaient des boues apportées en huit jours
+de tous les coins de Paris par les habitants trop gueux pour exiger de
+la concierge un nettoyage quotidien. D'ailleurs, les femmes maugréaient
+quand la «pipelette», se décidant à récurer «ce sale sixième», lançait
+sur le parquet de grands seaux d'eau qui filaient en rigoles, sous les
+portes, baignant les descentes de lit, moisissant les pieds des meubles
+déjà caducs.
+
+Hiver comme été, le buen-retiro dégageait des odeurs malsaines. Il y
+avait de petits enfants dans les mansardes, et aussi de grands enfants
+qui ne souffraient pas trop d'une saleté commune, anonyme.
+
+Un vasistas encadré dans le toit éclairait d'une lumière très nette le
+palier où venaient jouer les petits, où venaient babiller les mères en
+des jabotteries coléreuses contre la pipelette.
+
+Par cette vitre, les mioches regardaient passer les nuages, songeant,
+les yeux vagues, au grand jardin des Plantes qu'habitent les heureuses
+«bébêtes».
+
+Par cette vitre, les femmes voyaient un peu de ciel, évoquant les
+promenades faites, autrefois, sur les bords de la Marne, les
+vagabonderies où elles mangeaient du veau froid, jeunes filles, au
+milieu d'hommes en manches de chemises, ivres sans avoir bu.
+
+Assises toute une journée sous ce carré de bleu, le printemps venu,
+pendant que les hommes travaillaient à l'atelier, elles se contaient les
+propos de la fruitière du coin, se plaignaient du renchérissement des
+oignons, cherchaient des amants aux petites filles sages, commentaient
+les jeux d'ombres chinoises aperçus, la veille, sur les rideaux d'en
+face, se faisaient des confidences, épiaient leurs visages, tissaient
+des cancans à l'aune.
+
+Les doigts peu agiles, mais la langue alerte, elles faisaient mine de
+ravauder des chemisettes d'enfant ou des culottes d'hommes qui servaient
+de prétexte à de fades plaisanteries, tous les jours répétées, et, la
+besogne interrompue, lampaient du café noir en de grands bols déposés
+sur les marches de l'escalier, à l'abri des coups de pied de leurs
+«petits».
+
+Les locataires du sixième étage fournissaient des thèmes inépuisables à
+leurs cancans.
+
+Sur le carré habitaient deux femmes qui n'assistaient jamais aux
+parlottes de l'après-midi et évitaient même d'aller faire leur provision
+d'eau tant que les commères siégeaient sous le vasistas.
+
+L'une, vêtue en petite bourgeoise, d'un peignoir coquet, piquait à la
+machine des jerseys pour le grand magasin: _La Baigneuse_.
+
+L'autre, habillée d'étoffes lâches pour dissimuler sa grossesse, créait
+des fleurs artificielles en un labeur continu, acharné, qui ocrait de
+plus en plus son visage amaigri par une maternité prochaine.
+
+La petite couturière n'avait pas d'amant. La fleuriste recevait les
+visites presque quotidiennes d'un jeune homme, vêtu comme un étudiant,
+qui montait les six étages d'un air ennuyé et donnait un simple bonjour
+à l'ancienne petite amie devenue inutile et presque gênante.
+
+Les commères reprochaient leur «fierté», leur hypocrisie aux deux
+silencieuses et ne se gênaient pas pour crier des plaisanteries obscènes
+derrière les portes minces. Elles engageaient le Bel-Adolphe, le garçon
+épicier qui rentrait chez lui, tous les soirs à dix heures sonnant, à
+aller demander du feu à sa voisine, la petite couturière, et
+escomptaient déjà la défaite de la Sainte-Nitouche.
+
+L'Embaumée trouvait grâce devant ce terrible aréopage de langues
+féminines, parce qu'elle ne gagnait sa chambre qu'à nuit tombée, à
+l'heure où les hommes rudoyaient ou cognaient les ménagères attardées,
+changeant les rires de l'après-midi en des pleurnicheries nerveuses qui
+ameutaient les voisins sur les seuils des mansardes. Elle était la
+«boscotte», l'être insignifiant qui n'excite ni l'envie ni la pitié,
+mais qui _reçoit son paquet_ au hasard des conversations.
+
+Le personnage important du sixième étage, celui dont la vie privée
+occupait le plus souvent les langues en mal de racontars, était un grand
+garçon de vingt-deux ans, brun, barbe en coin, qui sortait de sa
+mansarde, régulièrement, à deux heures de l'après-midi, drapé en un
+manteau noir, chaussé d'escarpins vernis, coiffé d'un feutre à la
+mousquetaire. On savait qu'il écrivait dans les journaux. Par l'huis
+entr'ouvert de son logis, on avait pu inventorier son mobilier: un lit
+de sangle, deux chaises, une malle, des livres jetés en tas.
+
+Comme il semblait pauvre, comme «ça ne sentait jamais le rôti chez lui»,
+les commères se chuchotaient des phrases indignées sur ses moyens
+d'existence. Mais quand sa clef ferraillait dans la serrure, elles
+rangeaient vite les chaises pour lui faire place, devenues muettes,
+cousant leurs loques en des attitudes penchées. Lui, passait, sans
+soulever son feutre superbe, méprisant, fredonnant sous sa moustache
+retroussée un air de musiquette.
+
+Elles lui en voulaient d'être jeune, d'être heureux quoique gueux, de
+porter «des frusques de milord», de travailler avec une plume qui ne
+pèse rien du tout au bout des doigts, alors que leurs hommes maniaient
+des outils qui crevassent l'épiderme.
+
+* * * * *
+
+Quand Simone eut loué une chambre voisine de celle de l'Embaumée, les
+bavardes eurent vite baptisé la nouvelle venue d'un sobriquet. Elles la
+surnommèrent «la princesse» et inventèrent un roman de fille jusqu'alors
+entretenue pour expliquer la blancheur de ses mains et la souplesse de
+sa taille.
+
+Simone ne prit point garde à leurs regards hostiles, ce qui attisa leurs
+rancunes de femelles enlaidies.
+
+L'Embaumée n'exagérait rien en assurant que les frais d'installation
+d'une chambrette diminueraient vite le petit pécule de Mlle Gosselet.
+Les meubles achetés, des meubles en pitchpin, fragiles et anguleux, la
+lingerie installée dans une armoire à glace de quatre-vingt-cinq francs,
+semblant destinée à l'ameublement d'une chambre de poupée, il ne restait
+plus que cent francs dans la petite bourse à mailles d'argent.
+
+La chambre de Simone était bien pauvre, bien banale, mais elle pouvait
+communiquer avec l'_appartement_ de la petite faiseuse de sourires par
+une porte autrefois condamnée.
+
+Il fut décidé, d'un commun accord, que cette porte resterait toujours
+ouverte et que la chambre de Simone servirait d'atelier commun. On
+déjeunerait et on dînerait dans la chambre de la petite bossue.
+
+Ces arrangements déridèrent quelque peu l'Embaumée qui avait conservé un
+mauvais souvenir du temps où elle confectionnait des sacs et tenait la
+profession de couturière pour un métier de «crève-la-faim.»
+
+Le dernier coup de plumeau donné sur les meubles, Simone voulut écrire à
+André Bamberg pour s'assurer en sa résolution de travailler, de souffrir
+pour l'Aimé.
+
+--Et l'adresse, nous n'avons pas l'adresse, objecta l'Embaumée.
+
+--Je lui enverrai ma lettre plus tard.
+
+--Bien! moi je vais chercher de l'ouvrage. Je connais une Mme Blondon
+qui est entrepreneuse pour le Grand-Marché. Je vais vous l'amener.
+
+Simone tira de son buvard une feuille de papier blanc et écrivit:
+
+«Oh! le vilain, le grand vilain, qui est parti, qui a déserté au moment
+où j'allais être à lui!... Vous n'avez donc pas de caractère, vous
+autres hommes?... Mais pardonne-moi ces reproches, André, ce n'est pas
+toi qui es coupable et qui me fais mal, c'est la vie, et Dieu sait si
+elle est cruelle!
+
+«Je comprends ton découragement, ton coup de désespoir. Et puis il y a
+aussi dans ta conduite un fait d'honnêteté qui vient de ta race. Dans
+ton pays rude et encore un peu sauvage, on est droit, on est loyal. Je
+t'aime surtout à cause de ta droiture, de ta conscience d'honnête homme,
+mais je t'aime aussi parce que je t'aime; je t'ai, dans mon amour, fait
+tout petit, tout petit, pour te porter toujours avec moi, en moi, dans
+mon cœur...
+
+«Je voudrais te dire merci de m'avoir appris à aimer comme je t'aime;
+c'est si bon, on se sent vivre!
+
+«Je t'aime, vois-tu, avec tout ce que j'ai de plus douce tendresse. Je
+t'aime dans toute ta vie, depuis tout petit, quand tu étais un bébé
+plein de risettes jusqu'à ce que tu sois devenu un homme plein de
+misère.
+
+«Devine d'où je t'écris? De notre chambre! J'ai loué une chambre à côté
+de celle de l'Embaumée, je l'ai meublée de gentils meubles de sapin qui
+sentent bon les bois et mettront autour de toi le parfum de tes
+montagnes...
+
+«Quand tu m'auras rejointe, ce sera si joli de t'attendre avec la lampe
+allumée, les bras grands ouverts, dans notre chambre à nous, dans notre
+petite chambre remplie de vrais sourires câlins, de bons baisers
+aimants. Comme nous allons nous aimer et nous moquer du monde! Je me
+ferai toute mignonne, toute petite; je me pelotonnerai en toi comme une
+petite chatte qui veut être caressée.
+
+«En fermant les yeux, le soir, sur mon oreiller, je me figure déjà être
+à côté de toi, te sentir tout de ton long contre moi, jusqu'aux pieds;
+et ça fait si drôle, je ne sais plus si tu es loin ou si tu n'es pas là,
+réellement vivant en moi, dans une sorte de rêve continu, tout
+brûlant... Embrasse-moi! Remplis tout mon grand lit blanc de tes
+baisers!
+
+«Pourquoi ne m'as-tu pas emmenée? Pourquoi m'as-tu laissée comme une
+pauvre abandonnée dans ce grand Paris si méchant, si hostile aux simples
+de cœur? Je serais partie avec toi, nous aurions été si forts ensemble!
+Il y a des pays où les hommes savent encore vivre comme des hommes et où
+les sauvages sont les vrais civilisés... Nous aurions été dans ces pays
+de liberté et d'amour...
+
+«Moi, je voudrais t'emporter bien loin de tout et de tous, comme mon
+trésor... Je voudrais, comme un cher petit adoré, te faire reposer à
+l'ombre de grands arbres, sous un ciel tout bleu et sans hiver, et te
+regarder dormir, sans rien te demander pour moi,--seulement te sentir,
+toi, être bien, bien tout à fait,--et te dire merci.
+
+«Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi; je t'aime.»
+
+Simone écrivait avec une rapidité fébrile; elle pouvait à peine suivre
+le flux de ses pensées qui, trop longtemps contenues, débordaient en un
+ruisseau d'amour.
+
+L'Embaumée l'interrompit en revenant avec Mme Blondon, une ex-jolie
+femme, bien en chair, parlant haut, vêtue de noir, les brides de velours
+de sa capote attachées sous son menton en un gros nœud qui l'obligeait à
+dresser la tête.
+
+Mme Blondon avait quarante-cinq ans, des yeux jaunes qu'elle savait
+rendre très doux, ou très sévères, un nez bien campé sur deux grosses
+joues ravagées par la poudre de riz, une bouche sans cesse entr'ouverte
+pour l'exhibition de petites dents triangulaires et d'un bout de langue
+toujours en mouvement.
+
+Ses vêtements n'étaient point de coupe élégante, destinés à endiguer les
+chairs plutôt qu'à parer la femme.
+
+Étalée sur la chaise que lui avait présentée Simone, les deux mains
+jointes sur le ventre, elle se mit à parler très vite:
+
+--C'est du travail que vous voulez, mes enfants? J'en ai. Là! Êtes-vous
+contentes? J'en ai, mais pas beaucoup. Ce n'est pas encore la saison
+d'été et les vêtements d'hiver ne se vendent plus. Voilà trois jours que
+je vais au Grand-Marché sans obtenir seulement une douzaine de corsages.
+Ah! ça ne va pas! ça ne va pas! On me donne toujours la préférence au
+Grand-Marché. Ce que je livre est si soigné!
+
+«Mes enfants je vous donnerai vingt sous par corsage. Le corsage est
+coupé, bâti, vous n'avez qu'à le coudre à la machine et à faire les
+boutonnières. Les fournitures sont à votre charge naturellement! Des
+vêtements si simples! Une...deux...trois! C'est fait!...»
+
+_Une... deux..., trois_! Ce disant, Mme Blondon ne fit pas un geste
+de ses grosses mains aux anneaux d'or torturant la chair, mais ses yeux
+marrons roulaient dans leurs orbites.
+
+--J'ai gagné ma vie à piquer des corsages, mais aujourd'hui, je ne peux
+plus travailler.
+
+Ici, les yeux de Mme Blondon s'inclinèrent vers les paupières
+inférieures pour lorgner les sommets de son corsage gardés par une ligne
+hérissée de boutons comme par une rangée de fantassins.
+
+--Je me contente d'aller chercher des commandes.
+
+«Autrefois, j'envoyais au Grand-Marché une des ouvrières de mon
+atelier--toujours la plus gamine pour ne pas tenter ces messieurs de la
+manutention.
+
+«Elles y restaient des journées entières, les gueuses! Ce que j'en ai
+chassé à cause de ça! Maintenant je n'ai plus d'ouvrières. Elles
+empêchaient de travailler Joseph. Je vais à la manutention moi-même.
+C'est tout en haut du Grand-Marché: il faut en monter des marches! Les
+autres entrepreneuses attendent leur tour. Moi, ces messieurs me
+connaissent bien. «Ah! c'est vous, madame Blondon!» On me donne mes
+étoffes toute de suite.
+
+«Quand je porte ma marchandise à la réception, on est toujours très
+aimable aussi: «Ah! c'est vous, madame Blondon.» On ne me refuse pas de
+vêtements. Je fais de petits cadeaux. Et les plaisanteries ne me font
+pas peur... Mais Joseph peut être tranquille...
+
+«Ah! ça coûte! Ça coûte! Toujours prendre des omnibus! Toujours six sous
+à la main, sans compter les deux sous que je donne au conducteur pour
+qu'il me laisse mettre mon paquet à l'intérieur. Je ne gagne pas gros,
+allez. On me paye mes corsages vingt-deux sous, je le jure! Les deux
+sous de bénéfice ont vite levé la queue.
+
+«Ainsi, mes enfants, c'est entendu. Venez chercher une douzaine de
+corsages pour essayer, je vous paierai quand le Grand-Marché aura
+accepté votre ouvrage. C'est juste, n'est-ce pas?
+
+«Je ne dis pas que l'on peut gagner une maison de campagne, avec un jet
+d'eau devant, en piquant des corsages, mais ça fait manger tout de même.
+J'ai des ouvrières qui travaillent pour moi depuis cinq ans. Puis le
+travail c'est la santé! Ah! si je pouvais travailler... c'est ce que je
+dis à Joseph.
+
+«Il y a des ouvrières qui essayent d'aller prendre les commandes,
+elles-mêmes au Grand-Marché. Elles savent ce que ça leur coûte! Moi, ça
+ne risque rien.
+
+Joseph peut être bien tranquille... Je suis une femme de tête, moi.
+
+«Ah! les temps sont durs! Joseph...»
+
+Les deux petites amies souriaient à la nouvelle intervention du
+mystérieux Joseph.
+
+Mme Blondon voulut bien expliquer ce qu'était Joseph:
+
+«Joseph, c'est mon mari, un homme qui a toujours des chiffres dans le
+cerveau. Il tient un livre de pari aux courses. Quand il faisait ses
+calculs, le bruit des machines à coudre l'agaçait... Joseph le sait
+bien, lui, que les temps sont durs, très durs... Au revoir, mes
+enfants.»
+
+Très digne, Mme Blondon salua des yeux, du rire et disparut dans
+l'escalier, cramponnée à la rampe, le pied s'assurant de la solidité des
+marches.
+
+--Elle marche si vite que vous n'avez pu lui dire que nous acceptions
+ses offres, dit Simone. Elle est drôle.
+
+--Ce qui n'est pas drôle, c'est de piquer des corsages à vingt sous
+pièce!
+
+--Allons, mademoiselle Rabat-joie! moi qui vous croyais gaie...
+
+--Des corsages qu'on lui paye de trente-deux à trente-cinq sous!
+
+--Allez chercher les corsages, ma petite l'Embaumée, et au travail,
+vite! vite! Simone commença dès le lendemain son apprentissage de petite
+couturière.
+
+A six heures du matin, elle se mit à la besogne, assise à côté de
+l'Embaumée qui pédalait sa machine à coudre avec l'acharnement d'un
+bicycliste courant quelque championnat.
+
+La petite bossue assemblait les différentes parties du corsage pendant
+que la fille de M. Gosselet cousait les ourlets et bordait les
+boutonnières.
+
+Le travail se faisait vite malgré les retards apportés par la machine
+qui, n'ayant pas roulé depuis longtemps, cassait le fil ou rejetait la
+courroie de transmission, malgré les morsures de l'aiguille qui
+ensanglantaient de points rouges les doigts de la petite bourgeoise.
+
+L'Embaumée, tout en poussant l'étoffe le long du guide-âne, surveillait
+de la queue-de-l'œil le travail de son associée. Elle interrompait le
+tac-tac-tac de la machine, pour encourager Simone un peu étonnée de
+l'activité de sa nouvelle amie:
+
+--Voilà qui va bien. C'est suffisant pour un corsage à vingt sous. On
+dirait que vous faites ce travail depuis longtemps.
+
+Simone, les cheveux en désordre, la bouche contractée par l'impatience,
+par l'effort, se hâtait de plus belle, semblant jouer à pigeon-vole,
+tant elle tirait vite le fil passé au travers de l'étoffe. Elle riait
+nerveusement à chaque morsure de l'aiguille et disait pour expliquer son
+rire:
+
+--Nous travaillons pour Joseph!
+
+* * * * *
+
+Quand la machine s'arrêtait en des trépidations irrégulières, la pendule
+tictaquait très fort. Des froissements d'étoffe, des soupirs d'ennui ou
+de lassitude, des bâillements, des craquements de chaise éclataient
+sonores dans le silence brusque. Les petites amies songeaient.
+L'Embaumée admirait le courage de Simone, un peu dépitée en fille du
+peuple de voir que cette fille de riche travaillait comme une ancienne
+de l'atelier. Simone pensait à l'Aimé, au cruel Aimé qui la condamnait
+par sa fuite à cette rude besogne, s'admirait, se félicitait, se
+comparait aux héroïnes de roman qui lui avaient paru si peu vraies en
+ses lectures d'autrefois.
+
+Tac-tac-tac! La machine recommençait son bourdonnement pendant que, sur
+le palier, les mioches pleurnichaient, les femmes babillaient, heurtant
+les cloisons du manche de leur balai, traînant sur le parquet leurs
+seaux ferrailleux.
+
+Simone pouvait entendre leurs bonjours échangés, le glissement de leurs
+savates devant sa porte, leurs rires gras et leurs rires maigres. Elles
+disaient:
+
+«--Ça n'est pas encore venu?
+
+--Oh! ça tiendra bien jusqu'à la fin du mois.
+
+--Et l'autre, avec ses airs de Sainte-Vierge!
+
+--Un jour ou l'autre, ça lui pend au nez.
+
+--Dites donc, vous avez entendu la machine à coudre, à côté? Ça veut
+faire croire que ça sait travailler.»
+
+L'Embaumée piquait vite, vite, pour couvrir les voix injurieuses du
+bruit de sa machine et Simone, avant compris, devenue pâle, murmurait:
+
+--Oh! les sales femmes! Oh! le sale peuple!
+
+Quand midi sonna à la petite pendule figurant un clocheton du chalet
+suisse, les deux associées étaient si lasses qu'elles ne voulurent pas
+descendre six étages pour acheter leurs provisions de bouche. Elles
+mangèrent un morceau de viande cuite depuis la veille, se partagèrent un
+carré de gruyère et vidèrent d'un trait une tasse de café noir.
+
+Tac-tac-tac! L'étoffe filait de nouveau sous la patte de la machine
+pendant que l'Embaumée chantait une romance pleurnicharde:
+
+* * * * *
+
+Sentinelles, ne tirez pas, C'est un oiseau qui vient de France!
+
+Les doigts engourdis, la tête lourde, Simone, assise près de la fenêtre,
+cousait, rageuse, pestant contre les rires des commères bavardant sous
+le vasistas. Distraite, elle contempla Paris ensoleillé, regarda au loin
+des silhouettes bleues de cheminée et s'endormit, les lèvres en moue,
+les paupières mouillées, aux coins, de deux larmes qui ne tombaient pas.
+
+L'Embaumée quitta sa machine et saisit le corsage étalé sur les genoux
+de l'endormie.
+
+En sa bonté, elle était heureuse, sans oser se l'avouer, de la
+défaillance de sa nouvelle amie, les labeurs anciens qui étaient en elle
+semblant se réjouir de la fatigue dont souffraient les muscles de cette
+riche.
+
+--Comment! j'ai dormi!
+
+--C'est que vous n'avez pas l'habitude des travaux qui durent tout le
+temps.
+
+--J'ai dormi pendant une heure, au moins, n'est-ce pas?
+
+--Un quart d'heure, à peine.
+
+Simone se leva, se frotta les yeux du poing, se tâta l'épaule endolorie
+par le dossier de la chaise et s'approcha de la pendule.
+
+--Quatre heures, déjà!
+
+Et, toute rouge, elle s'excusait:
+
+--J'ai été surprise par le sommeil. Vous n'êtes pas gentille. Pourquoi
+ne m'avez-vous pas secouée par la manche?
+
+--Vous dormiez si bien! Voulez-vous piquer à la machine, cela vous
+éveillera tout à fait?
+
+La machine tactoqua de nouveau, assourdissant les rires qui éclataient
+sur le palier pendant que la petite bossue reprenait sa chanson d'une
+voie nasillarde:
+
+
+ Et l'enfant disait aux soldats:
+ Sentinelles, ne tirez pas (_bis_),
+ C'est un oiseau qui vient de France!
+
+
+A neuf heures du soir, Simone et l'Embaumée croquèrent deux sous de
+cornichons et se couchèrent très lasses dans leurs petits lits retapés à
+la hâte.
+
+Après trois jours de travail, les deux petites amies purent livrer la
+douzaine de corsages à Mme Blondon.
+
+L'entrepreneuse se montra satisfaite de la confection, mais elle annonça
+à la petite bossue qu'elle allait se rendre en Angleterre, avec Joseph,
+pour parier au Derby, et qu'elle n'aurait pas de commandes avant trois
+semaines.
+
+--Et l'argent? dit Simone à son amie ennuyée de ce contre-temps.
+
+--Elle nous paiera quand le Grand-Marché aura accepté l'ouvrage.
+
+--Je crains fort d'avoir travaillé pour Joseph... Je ne voudrais pas que
+l'on me vole le premier argent que je gagne... si difficilement.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Que d'espérances font naître au cœur des petites ouvrières sans travail
+les affiches manuscrites collées sur la muraille, au coin des rues,
+entre les gigantesques lithographies qui évoquent les halls somptueux où
+l'on s'amuse, et les placards répandus pour la plus grande gloire de la
+moutarde A... ou de la pilule B...
+
+_On demande «une petite main»_. _S'adresser chez Madame... rue... n°..._
+
+La suscription fait sourire les flâneurs en quête de ce qui amusera
+leurs yeux. Cependant des fillettes se haussent sur le bout de leurs
+chaussures déjetées pour lire le nom et l'adresse de celle qui peut leur
+donner du pain et s'en vont, le chef baissé, répétant tout bas les
+chiffres du numéro, pour ne pas oublier.
+
+Le lendemain, quarante, cinquante «petites mains» sonnent à la porte de
+la patronne. Mais la couturière n'a besoin que d'une «petite main», une
+toute petite main, celle qui sera le plus tôt remplie de gros sous, le
+samedi de paye venu.
+
+La place est vite prise et la bénéficiaire, tout heureuse de gagner un
+franc cinquante par jour, travaille déjà au milieu de ses nouvelles
+amies pendant que les miséreuses défilent devant le cordon de sonnette.
+
+L'Embaumée, qui savait, par des camarades, que seuls, les grands
+couturiers peuvent employer une ouvrière huit à dix mois sur douze,
+conseilla à Simone d'aller offrir ses services aux Work, Plisson, Riff
+et autres grands chiffonneurs connus.
+
+Simone, au grand scandale de l'Embaumée, voulut prendre l'omnibus pour
+se rendre au centre de Paris, à la chasse au travail.
+
+La petite bossue dut céder au caprice de son amie et monter dans une
+voiture de Montrouge-Gare de l'Est.
+
+D'une joliesse toute fraîche en sa robe beige à fleurettes bleues,
+coiffée d'une petite capote garçonnière, les yeux brillant de leur éclat
+matutinal, l'oreille rosée, les cheveux encore un peu humides des primes
+ablutions, Simone prit place entre une vieille dame à cache-poussière
+gris et un vieux monsieur vêtu d'un journal déplié et d'un chapeau haut
+de forme penché sur le front.
+
+L'Embaumée s'assit en face de son amie, l'air très digne, affectant de
+lorgner, à travers les vitres, le défilé des piétons sur le trottoir.
+
+Simone assise, la vieille dame releva un pan de son cache-poussière
+comme pour ne pas le salir au contact d'indignes vêtements, le vieux
+monsieur baissa son journal et tourna son nez à lunettes, semblant
+continuer sa lecture sur le visage de sa voisine.
+
+Après un petit instant de trouble, Simone s'amusa du spectacle nouveau
+pour elle, que lui offraient les attitudes, les gestes des voyageurs. La
+voiture, au complet, filait vite en un tangage qui secouait les têtes.
+Les yeux cherchaient les yeux, les femmes regardant à la dérobée, les
+hommes examinant les femmes comme des êtres bizarres et très compliqués.
+
+Il y avait là des maraîchers de la banlieue, accompagnés de leurs
+_fifilles_ qui jouaient d'un air ingénu avec un rouleau de papier de
+musique, ou un petit buvard. Les paysans engraissés, majestueux,
+exhibaient leurs têtes de chanoines sons des casquettes de soie raides
+comme des barrettes. Les _fifilles_ se tenaient «à la demoiselle bien
+élevée», les yeux fixés sur le bout de leur petit soulier verni, ou
+levés sur les affiches plafonnant l'omnibus. Elles disaient: «_papa_,»
+d'un petit air câlin. Ils répondaient: «Ma chérie,» et posaient une main
+énorme sur les genoux fragiles de leurs progénitures.
+
+Assise sur le strapontin, tout au fond de la voiture, une jeune fille
+rougissait, pâlissait, enrayée des gestes brusques d'un monsieur, qui,
+le nez collé aux vitres de l'avant, criait: _Alloh! Alloh!_ pour modérer
+l'allure des chevaux et secouait la tête d'un petit air indigné quand le
+fouet du cocher tombait sur les croupes des bêtes en sueur.
+
+En un coin, serrés l'un près de l'autre, une couple de provinciaux
+tendaient le cou, tendaient le doigt, se bourrant les côtes du coude
+pour se témoigner leur admiration pour ce coquin de Paris.
+
+Un ouvrier voulait expliquer quelque chose à un bureaucrate qui tournait
+la tête, très absorbé par la lecture d'une brochure.
+
+Une Parisienne boutonnait ses gants, le buste penché, les mains dressées
+en l'air en un joli geste précieux, les yeux promenés sur l'assistance
+et évoquant l'image de deux aumônières de velours noir tendues en la
+mendicité des admirations.
+
+Deux jeunes gens causaient gaiement en petites phrases mystérieuses,
+mordillant la poire d'argent de leur canne tenue comme un cierge de la
+main gauche, fouettant leurs cuisses de tapotements de leurs gants neufs
+bien rangés dans la main droite. Ils lorgnaient les femmes, la lèvre
+souriante de vanité bébête, amusés de la roseur d'un front ou de la
+disposition des plis d'une jupe, insolents et vainqueurs.
+
+Le conducteur, un vieux à moustaches de gendarme, cria:
+
+--Places!
+
+Les provinciaux se regardèrent, étonnés, pendant que les maraîchers
+soulevaient leurs blouses et plongeaient leurs bras jusqu'au coude dans
+les goussets de leurs pantalons. La Parisienne tira cinquante centimes
+de la fente de son gant enfin boutonné. L'ouvrier pécha des sous, un à
+un, dans la poche de son gilet. La vieille dame à cache-poussière gris
+dit d'une voix aigre:
+
+--Moi, j'avais une correspondance.
+
+Les deux jeunes gens exhibèrent de mignonnes pochettes en cuir jaune
+bourrées de billon et le monsieur qui _conduisait_ les chevaux tendit
+ses six sous, le nez toujours collé à la vitre.
+
+La voiture stoppa. L'Embaumée dit à son amie:
+
+--Le Châtelet! Nous descendons!
+
+Le vieux monsieur à chapeau planté sur le front descendit aussi et
+suivit les petites ouvrières qui traversèrent la place du Châtelet,
+l'Embaumée filant vite, la nuque baissée, entre les voitures lancées au
+grand trot, Simone se garant, hésitant, les jupes serrées en un geste
+précautionneux.
+
+Arrivées devant la _Redingote grise_, les amies s'arrêtèrent, tenant
+conciliabule, et le vieux monsieur se hâta de les rejoindre, la canne
+battant le pavé.
+
+--Eh bien, où allez-vous? dit Simone.
+
+--Chez Plisson, rue de la Paix.
+
+Le vieux monsieur s'arrêta devant elles, un sourire prometteur aux
+lèvres:
+
+--Une voiture, mesdemoiselles?
+
+--Mais, monsieur, dit Simone je n'ai pas l'honneur...
+
+L'Embaumée la saisit par le bras:
+
+--Venez!
+
+Puis au vieux monsieur, d'un ton sec et fâché:
+
+--Vous vous trompez, mon bonhomme!
+
+--Désolé! Désolé! Vraiment charmantes! Vraiment charmantes!
+
+Un peu émues de cet incident, elles longèrent le trottoir, vite.
+
+L'Embaumée entraînait son amie maladroite à se garer des promeneurs.
+Simone tournait la tête pour voir le vieux monsieur qui faisait: _fou...
+ou! fou... ou_! et semblait souffler devant lui, tout en se hâtant de
+suivre la délicieuse apparition qui lui faisait tirer la langue.
+
+Derrière lui, des jeunes gens s'amusaient de son dos voûté, du pli de
+chair grasse qui formait bourrelet entre la toile raide de son faux col
+et ses petits cheveux blancs plantés sur sa nuque rouge comme des soies
+sur le dos d'un petit cochon.
+
+Des femmes lui barraient le chemin, provocantes. Lui, de temps à autre,
+levait son nez à lunettes, apercevait les petites amies par-dessus les
+enlacements des couples et pestait contre sa goutte, contre les becs de
+gaz, contre les camelots, contre les marchandes de lacets.
+
+Simone pensa tout haut:
+
+--Enfin! qu'est-ce qu'il veut, ce monsieur. Je ne le connais pas.
+
+L'Embaumée répondit, confuse:
+
+--Il veut! Il veut!... C'est un amoureux...
+
+Simone fit un éclat de rire et le vieux qui s'épongeait le front, las de
+sa poursuite, reprit courage.
+
+--A son âge? Des jeunes filles peuvent aimer ce vieux?
+
+--Oui, pour de l'argent.
+
+--Je ne comprends pas que l'on puisse...
+
+Elle se tut, indignée, les yeux luisants de colère... Elle se rappelait
+des regards d'hommes surpris, autrefois, au théâtre, en flagrant délit
+de viol de sa peau, de sa nuque, elle sentait pour la première fois
+l'injure de ces admirations fortuites, se méprisait d'être femme. Un
+sentiment de faiblesse très doux lui fit prendre le bras de son amie,
+une femme, une pauvre femme, elle aussi, et elle baissa les yeux devant
+les yeux chercheurs de désirs des hommes qui passaient, songeant à
+l'Aimé qui la marquerait de son nom pour la garder des vouloirs
+outrageants.
+
+L'Embaumée disait d'une voix douce, miséricordieuse:
+
+--Celles qui cèdent, cèdent par lassitude, parce que la vie les
+écrase... Quand le travail ne veut pas d'elles, elles se donnent au
+plaisir. Elles se livrent, parfois, pour acheter du pain aux gosses,
+parfois, aussi, parce qu'elles ont faim de ce que d'autres mangent sous
+leur nez, avec des airs de moquerie... Oh! il faut avoir pitié
+d'elles... Tenez, pourquoi ne pas demander de l'ouvrage, ici?
+
+La petite bossue montrait du doigt un magasin somptueux à grandes portes
+de chêne ciré ornementées de cuivres luisants. Dans les vitrines
+aménagées de chaque côté des portes cochères, se tenaient raides des
+jaquettes colletées de fourrures, des manchons doublés de soie rose
+comme des bonbonnières, des toques de loutre piquées sur des supports de
+bois semblables à des poings.
+
+--Soit, entrons.
+
+--Moi, j'attends sur le trottoir, objecta l'Embaumée, parce qu'il peut y
+avoir du travail pour une et non pour deux. A deux, nous nous ferions
+éconduire.
+
+Simone pénétra dans le grand magasin résolument. Un inspecteur blond,
+décoré de quelque chose, la barbe étalée sur le plastron piqué de jaune,
+s'avança vers elle, souriant:
+
+--Madame désire!
+
+--Monsieur, je suis couturière et...
+
+--Et vous venez me demander une petite place. Veuillez me suivre,
+mademoiselle.
+
+Il traversa le rez-de-chaussée à grands pas, suivi de Simone qui
+baissait les yeux, pendant que les employés, plantés en file derrière
+les comptoirs, se faisaient des signes d'intelligence.
+
+Il ouvrit une porte et dit d'une voix un peu glorioleuse:
+
+--Entrez, mademoiselle.
+
+Le cabinet de M. l'inspecteur éclairé par une fenêtre donnant sur la
+cour était meublé d'un grand bureau à paperasses, d'un fauteuil et d'un
+canapé habillés de moleskine verte et de cartons également verts ornés
+de petites poignées de cuivre. Les tuyaux acoustiques pendaient le long
+du mur tendu de papier gris. A des patères piquées dans la cloison, un
+chapeau de soie miroitait comme une glace en métal, un pardessus
+bleu-gendarme s'étalait sans un pli.
+
+Simone rougit quand, la porte fermée, l'inspecteur blond lui montra le
+canapé, d'un geste qu'il voulut rendre tentateur. Le meuble ne
+l'effrayait guère--sainte ignorance!--mais les petites rides
+malicieuses qui plissaient le coin des yeux de l'homme la rendaient
+méfiante, instinctivement.
+
+--Vous voulez du travail, mademoiselle?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Il souffla dans un tuyau acoustique et, souriant, tourné vers Simone, il
+attendit. Au coup de sifflet, il chantonna dans l'embouchure: «Avez-vous
+une toute petite place dans vos ateliers?» Et tourné de profil, toujours
+souriant, il écouta la réponse.
+
+Il approcha son fauteuil du canapé, s'assit, croisant les jambes, les
+doigts enroulés autour du cordonnet à minuscules mailles d'or de sa
+montre:
+
+--Que savez-vous faire, mademoiselle?
+
+--Mais, monsieur, ce que savent faire toutes les couturières ou à peu
+près. J'ai appris un peu de broderie, autrefois, en pension...
+
+--En pension! Vraiment! Au Sacré-Coeur, sans doute!
+
+--Non, monsieur, chez les laïques.
+
+--Ah!
+
+Un peu étonné de ne pas la sentir prête--comme tant d'autres qui étaient
+venues--pour le farniente laborieux de la galanterie, il la dévisagea
+minutieusement, lorgna l'arrangement des plis de sa jupe, puis, toujours
+souriant:
+
+--Pas de travail ici, croyez que je regrette! Mais avec votre beauté et
+aussi votre éducation, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous
+avez fait choix d'une singulière profession... Couturière! Voilà qui est
+incroyable. Votre miroir est donc bien faux qu'il ne vous donne pas de
+meilleurs conseils. Vous voulez devenir bossue, hein?
+
+--Oui, monsieur, j'y tiens, dit Simone, railleuse.
+
+--Du travail! Du travail! Comment diable pouvez-vous tant aimer le
+travail? Je ne vous conseille pas de lancer votre jolie petite capote
+par-dessus les ailes du Moulin-Rouge, mais, tenez...
+
+--Puisque vous n'avez pas besoin d'une ouvrière, interrompit Simone en
+se levant.
+
+Il se leva aussi et les mains tendues, conciliatrices:
+
+--Voyons! ne soyez donc pas si nerveuse, mon enfant! J'ai votre affaire.
+Un peintre de mes amis m'a chargé de lui dénicher un modèle,--il vient
+tant de jolies filles, ici,--pour un tableau de rêve, un tableau
+d'apparition. Vous lui poserez les mains, puis la tête. Le reste viendra
+peu à peu, par habitude. Métier honnête, très honnête...
+
+La gorge serrée, les paupières lourdes, Simone se dirigea vers la porte,
+tourna le bouton brusquement, ramassa ses jupes dans sa main gantée
+collant, et traversa le hall en un claquement rythmé de ses bottines sur
+le grès.
+
+Le monsieur blond suivait, ne comprenant rien à sa défaite. Et les
+commis, derrière les comptoirs, ricanaient, vengés des airs vainqueurs
+qu'il arborait à la fin de ses entrevues avec les petites femmes
+complaisantes.
+
+--Eh bien? dit l'Embaumée.
+
+--Il m'a proposé d'aller poser chez des peintres!... Allons-nous-en,
+vite, vite. J'ai du dégoût dans la gorge. J'ai hâte d'être seule,
+délivrée de tous ces yeux qui regardent.
+
+--Cela prouve que vous êtes jolie, voilà tout. Vous vous habituerez à
+l'admiration des gens, comme on s'habitue à éviter les voitures. Voyons,
+du courage, cherchons encore du travail.
+
+* * * * *
+
+Comme les petites amies traversaient les rues qui montent de la rue de
+Rivoli aux grands boulevards, l'Embaumée lut près de la Banque de France
+une petite affiche ainsi libellée:
+
+OUVRIÈRES POUR ÉTALAGE
+
+MAISON D'EXPORTATION
+
+_S'adresser bureau de placement, rue Vide-Gousset_.
+
+La rue Vide-Gousset est entre la Banque et la Bourse.
+
+Simone se laissa entraîner par son amie.
+
+Au bureau de placement, un vieillard vint ouvrir aux deux ouvrières. Il
+leur sourit paternellement en bon petit vieux qui aime les visages
+jeunes.
+
+--Vous voulez du travail, mesdemoiselles, attendez!
+
+Il s'assit derrière une petite table, feuilleta un grand livre, lut:
+
+«Grottmann, rue de la Banque;
+
+Vériton, rue Poissonnière;
+
+Patard, rue du Cherche-Midi;
+
+Chanoin, rue Montmartre.
+
+Il ajouta: «Je vais vous donner copie des adresses de ces maisons et
+vous pourrez vous y présenter de ma part. Je n'exige aucune commission.
+Je traite de gré à gré avec les patrons. Vous, mademoiselle, dit-il à
+Simone--après l'avoir considérée par-dessus ses lunettes--vous êtes un
+49. Très estimés les 49! Quant à votre amie, il est inutile qu'elle se
+présente, je crois.
+
+--Il s'agit bien de maisons de couture? interrogea Simone.
+
+--Oui, mon enfant, de maisons de vente pour l'exportation qui demandent
+des mannequins. Ils ne sont pas nombreux, les beaux mannequins. Vous,
+mademoiselle, vous êtes un superbe mannequin; le plus beau mannequin...
+Ne vous offensez pas, mademoiselle, de mes appréciations, je parle en
+professionnel, en professionnel seulement.
+
+--Mais, monsieur, dit Simone, je suis couturière et non... mannequin,
+comme vous dites.
+
+Sachez, mon enfant, qu'il faut être excellente couturière pour faire un
+bon mannequin. Il faut savoir donner du chic à la marchandise qu'on
+endosse. Voici en quoi consistera votre travail quotidien: lorsque les
+commissionnaires se présenteront à votre comptoir, accompagnés du patron
+ou de la patronne de la maison, vous devrez étaler les costumes-types,
+en faire miroiter les teintes, en glorifier la façon parisienne,
+exquise, de haut goût, de haute mode. Puis, quand l'acheteur sera déjà
+séduit par vos petits gestes en rond, vous revêtirez le costume pour
+enlever le marché. Une jolie fille donne cent pour cent de valeur à un
+corsage médiocre. La maison vous fournira du linge dont vous n'aurez pas
+à rougir devant ces messieurs. Vous pourrez montrer vos épaules
+émergeant des dentelles de votre chemisette comme d'une fraîche corolle.
+C'est gentil ça, hein!
+
+«Cet essayage aura lieu dans une grande salle où travailleront aussi
+d'autres mannequins, moins belles que vous, mademoiselle: mais autour de
+cette pièce seront disposés de minuscules salons où le commissionnaire
+pourra, s'il le désire, étudier d'un peu plus près le costume!... Oh! en
+tout bien, tout honneur! Il est vrai que si vous n'êtes pas ennemie des
+petits soupers, la maison qui vous emploiera saura reconnaître vos bons
+offices.
+
+Simone écoutait, résistait aux efforts que faisait l'Embaumée pour
+l'entraîner vers la porte, la tirant par le bras, la tirant par la jupe.
+
+«Vous serez vêtue comme une mondaine, toute la journée, vous gagnerez
+deux cents francs par mois, vous mangerez à la maison et aurez droit à
+un superbe costume de satin, tous les ans... C'est tentant. Pas de
+fatigues. Beaucoup de sourires, par exemple, mais les femmes peuvent
+sourire pendant des années entières sans effort, n'est-ce pas?
+
+Le vieux placeur, espérant une bonne commission pour la trouvaille d'un
+mannequin si distingué, continuait en gestes doux, en penchements de
+tête persuasifs:
+
+--Mes clientes sont heureuses, bien heureuses. Hier, j'ai reçu la visite
+d'une belle fille que je plaçai, autrefois, chez Grottmann. Elle venait
+me remercier, oui, me remercier. Elle était comme une folle. Elle me
+disait: «Si vous saviez comme j'étais belle en reine. C'est moi qui ai
+essayé le grand manteau de Sa Majesté la reine de Serbie, devant le
+fournisseur de la cour. Je me regardais dans les glaces, je me souriais,
+j'avais pour deux cent mille francs de toilette sur le dos. Quelle
+gloire, mes enfants! On m'avait posé un petit diadème de cuivre dans les
+cheveux pour juger de l'effet. C'était superbe! Les autres mannequins me
+contemplaient, les mains jointes. Les hommes chuchotaient autour de moi:
+«Elle est plus belle que la reine». Moi, je voyais bien que c'était
+vrai. J'étais si majestueuse avec mes cheveux relevés sous la petite
+couronne! Pendant deux heures, j'ai été reine, oui, reine: j'ai même
+donné une claque à une essayeuse parce qu'elle m'avait pincée en
+effaçant un pli de la doublure!»
+
+«Eh bien! c'est entendu, mon enfant. Vous voyez que le métier n'a rien
+de désagréable. D'ailleurs, deux cent...
+
+Simone se laissa tomber sur une chaise, sanglotant:
+
+--Que je suis malheureuse! malheureuse!
+
+Comme le vieux se levait de son fauteuil, la mine faussement contrite,
+l'Embaumée se précipita à sa rencontre, les mains tendues, prêtes à
+griffer:
+
+--Vieux grigou! oh! le sale vieux! Faire un métier comme ça quand on a
+déjà une patte au cimetière.
+
+Cependant Simone se tamponnait les yeux avec son mouchoir roulé
+nerveusement en boule, se soulevait de son siège et se dirigeait vers la
+porte pendant que le placeur grognait:
+
+--Il faut qu'elle vienne de sa province, pour faire des scènes à un
+vieil honnête homme comme moi. Ma parole! on dirait qu'elle a cinquante
+mille francs de rentes, cette princesse!
+
+Dans la rue, les deux petites amies filaient le long du trottoir, les
+bras ballants, la nuque baissée.
+
+Elles gagnaient Montrouge par des ruelles écartées dans la crainte de
+nouvelles rencontres d'hommes partis à la chasse des petites femmes sous
+le soleil gaillard de mai.
+
+L'Embaumée, gardée par sa bosse des galanteries masculines, songeait au
+sort réservé aux accortes petites femelles parisiennes.
+
+Simone rédigeait, tout en marchant, la petite lettre bien affectueuse,
+bien soumise, qu'elle adresserait à papa Gosselet, dès son retour au
+logis.
+
+
+
+
+V
+
+
+Depuis une semaine déjà, Simone restait enfermée en sa chambre, ne
+voulant pas regagner l'usine de papa Gosselet, raccrochée à l'espoir
+d'avoir des nouvelles d'André.
+
+Elle attendait le retour de l'Embaumée, partie à la recherche de
+travail, rêvant, écrivant à l'Aimé des lettres passionnées qui lui
+rendaient sa solitude plus triste.
+
+Elle lui disait: «Comme c'est mal fait, le chemin de la vie, et dur à
+gravir.» Et pour ne pas l'attrister elle ajoutait: «Je ne me plains pas,
+mais je me débats sous des révoltes constantes.»
+
+Elle lui écrivait encore:
+
+«Si seulement c'était toi le Bon Dieu, dis? tu ne ferais pas de pauvres
+petites qui ont froid, des enfants qui ont faim, des vieux qui se tuent,
+ni un tas de malheureux qui ont mal de tout... Moi, je ne peux pas
+comprendre ça!...»
+
+Puis son cœur gonflé s'épanchait en tendresses exquises:
+
+«Oh! comme tout de même c'est là tout: _aimer_! Ça remplit mes journées,
+mes longues nuits, comme si mon âme tout le temps t'enveloppait, te
+caressait... Oh! comme c'est bon!... Dans mes pensées d'amour, je ne
+t'appelle jamais d'aucun nom; tu es Lui, Lui, le seul, celui que
+j'attends et que j'attendais depuis longtemps, celui pour qui j'ai dû
+être créée. Et pour toi, sans cesse exposé au danger, à la mort, je
+retrouve parfois des bouts de prières ardentes et douces comme en font
+ces religieuses au milieu desquelles j'étais, pour ce Lui bien-aimé et
+ineffable, céleste nourriture de leur âme, amant mystique de leur
+cœur... Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi... Je t'aime!»
+
+La petite bossue rentrait au logis le soir, toujours plus lasse,
+toujours plus attristée de ses courses inutiles à travers les ateliers.
+Elle disait ses ennuis, ses dégoûts, conseillait à son amie la
+résignation.
+
+Simone répondait:
+
+--Bast! Tout n'est pas perdu! Je réfléchirai... je verrai... je prendrai
+une décision demain ou après. D'ailleurs, il nous reste encore de
+l'argent.
+
+Les têtes penchées sous l'abat-jour rose de la lampe, les petites amies
+rangeaient les pièces blanches par piles, les doigts emmêlés à la
+cueillette des gros sous sur le tapis de la table, semblables à deux
+vieilles avares heureuses de caresser les métaux précieux.
+
+Le petit pécule diminuait vite, malgré l'économie de l'Embaumée qui,
+plus experte dans l'art de se servir de l'argent, avait été nommée
+trésorière de la communauté. La faiseuse de sourires avait cependant
+renoncé à l'une de ses plus coûteuses habitudes de luxe: elle oubliait
+d'épingler un bouquet de violettes à son corsage quand, le matin, elle
+descendait six étages, en savates, en camisole, les cheveux tout
+embrouillés, pour acheter le _Petit Quotidien_.
+
+Elle était si curieuse, dès l'aube venue, de savoir si l'héroïne du
+feuilleton: _Herminie l'Abandonnée_, avait enfin triomphé de ses
+bourreaux, qu'elle arrivait parfois chez la libraire, bien avant la
+distribution du journal.
+
+_Herminie l'Abandonnée_! Quelle jolie fille, pure, aimante, spirituelle,
+gaie! Elle promenait sa vertu de par le monde, comme une précieuse
+douzaine d'œufs. Elle savait arracher sa robe de mousseline des mains du
+petit vicomte sans y faire le moindre accroc! Elle buvait les poisons
+des Indiens comme d'autres ingurgitent des saladiers de vin chaud. Les
+coups de couteau n'égratignaient jamais sa charmante peau. Elle sortait
+d'une demi-douzaine de cercueils comme on sort d'armoires à double fond.
+
+Son amoureux, le beau sculpteur de la Roche-Cassée, était sublime de
+générosité bébête, fort comme un Tartarin à doubles muscles, courageux
+comme d'Artagnan, artiste comme Michel-Ange, tout simplement! Doué de
+ces belles qualités, il courait le monde, lui aussi, à la recherche
+d'Herminie l'Abandonnée, mais avait grand soin d'arriver toujours trop
+tard, en carabinier d'Offenbach.
+
+_Herminie l'Abandonnée_, feuilleton en six parties, par Oscar de Machin,
+était d'une cocasserie dangereuse pour les lecteurs atteints
+d'affections de la rate, ce qui n'empêchait pas l'Embaumée de verser son
+petit pleur sincère à tous les _Oh!_ et les _Ah!_ qui coûtaient un franc
+vingt-cinq centimes chaque aux actionnaires du _Petit Quotidien_.
+
+Tous les matins, l'Embaumée racontait à son amie les _malheurs_ de cette
+pauvre Herminie. Elle montrait le poing à Fripouillet, le faux policier,
+injuriait le méchant petit vicomte, appelait à la rescousse le beau
+Sylvain de la Roche-Cassée, empêtré dans quelque vilaine histoire de
+fausse-monnaie.
+
+Simone souriait, indulgente, étonnée de voir son amie épouser si
+chaudement les querelles de personnages invraisemblables. Elle pensait
+confusément que manœuvriers et manœuvrières gaspillent leurs justes
+haines en maudissant les forts, les mauvais des romans ou des drames de
+cape et d'épée.
+
+Il ne restait plus qu'un louis dans les caisses de la communauté quand
+la petite bossue rentra un soir au logis le teint rose, les cheveux
+défrisés, le corsage fleuri de violettes de Parme.
+
+--Ouf! ça y est! ce que j'ai couru pour t'annoncer la bonne nouvelle!
+
+--Tu m'as tutoyée, enfin!
+
+--Puisque c'est fait, c'est fait. Je n'osais pas. Il me semble que nous
+serons plus amies qu'avant.
+
+--Bien! Et ta bonne nouvelle?
+
+--Une amie que j'ai rencontrée ce matin m'a conseillé de me présenter
+chez une couturière de la rue du Havre, madame... un drôle de nom!...
+madame Freudburg! au numéro 309. J'y vais et demande à la concierge à
+quel étage se trouve l'atelier de couture. Elle me grogne du fond de la
+loge: «Sonnez au troisième!»
+
+«Arrivée sur le palier du troisième étage, je vois une grande plaque de
+cuivre sur une porte. Je m'approche, j'entends des rires derrière. J'ai
+été étonnée parce qu'on ne rit pas si fort que ça dans les ateliers de
+couture bien tenus. Enfin, je sonne. On ouvre.
+
+«--Qu'est-ce que vous voulez, mademoiselle?
+
+«--Je suis couturière, madame.
+
+«--Ah! vous êtes couturière.
+
+«C'était la patronne qui était venue m'ouvrir: une grande brune, trente
+ans, l'air pas trop comme il faut. Elle m'a lorgnée, examinée, puis,
+souriant:
+
+«--Adressez-vous donc chez Mme Freudburg, en face.
+
+«Comme elle poussait la porte, j'ai entendu:
+
+«--Elle est très bonne pour la vieille, celle-là.
+
+«Une douzaine de rires lui ont répondu dans les pièces voisines de
+l'antichambre.
+
+«Chez Mme Freudburg où je sonne, c'est la patronne qui me reçoit: une
+vieille patronne qui, avec ses bandeaux gris et son serre-tête noir,
+ressemble aux bonnes femmes de ma province. Elle a, dans son visage de
+Vendredi-Saint, deux petits yeux piqués comme deux clous usés par la
+marche. Elle me regarde avec ses petits clous:
+
+«--Vous avez sonné à côté?
+
+«--Oui, madame.
+
+«--Qu'avez-vous vu?
+
+«--La patronne qui m'a conseillé...
+
+«--C'est tout? Et vous veniez chez moi?
+
+«--Je venais chez vous.
+
+«--Vous savez qu'il faut travailler, ici?
+
+«J'étais tout étonnée de l'accueil et j'allais m'en aller quand la
+vieille m'a fait asseoir et m'a donné tout de suite une jupe à ourler.
+
+«Le travail achevé, elle a paru satisfaite et m'a dit:
+
+«--Je vous donnerai trois francs cinquante par jour, cela est-il
+suffisant?
+
+«--Oui, madame.
+
+«--Et je vous augmenterai samedi prochain, si je suis contente de vous.
+
+«Décidément, elle avait envie de me garder. J'étais joliment heureuse.
+
+«Son atelier n'est pas gai.
+
+«Elle a une vingtaine d'ouvrières, plutôt maladroites qu'habiles,
+occupées à la confection de toilettes simples en étoffe commune. Jamais
+d'essayage chez elle. Elle livre des vêtements à une société
+protestante, je crois. On bâille tout le temps. Les petites apprenties
+ont l'air d'écolières mises en pénitence.
+
+«Dès que Mme Freudburg fait une remontrance à une des ouvrières, les
+autres soupirent: «Ah! ce qu'on s'amuse à côté!» Ça la fait taire tout
+de suite, la pauvre vieille.
+
+«Ah! nous voilà sauvées! nous voilà sauvées! tu pourras attendre le
+retour de M. Bamberg, mon amie.»
+
+--J'irai chez la bonne couturière, moi aussi.
+
+--Chez celle où l'on rit?
+
+--Non, chez celle où l'on bâille.
+
+La soirée s'acheva en babillages et les deux petites amies burent deux
+tasses de café noir pour fêter la reprise du travail et aussi le bonheur
+d'_Herminie l'Abandonnée_ qui venait d'épouser, le matin même, le beau
+peintre Sylvain de la Roche-Cassée.
+
+Simone, un peu fatiguée, ne put se rendre, dès le lendemain, chez la
+vieille dame à serre-tête noir. Ce contre-temps lui valut de recevoir, à
+la première distribution, une lettre adressée à son amie l'Embaumée,
+mais qu'elle décacheta vite, ayant reconnu l'écriture d'André. Il lui
+disait:
+
+«Chère Aimée,
+
+«Je t'écris de la vallée du Cotto, une jolie petite vallée située à
+quelques kilomètres de Kana, la ville où est né Béhanzin (Laisse-moi te
+dire _tu_: il m'est si doux de te parler comme au temps où nous
+devisions sous la bonne garde du petit Amour en plâtre qui a son socle
+sous les lilas).
+
+«Je ne suis plus dans le parc, si bien ratissé de bon papa Gosselet. De
+l'autre côté du ruisseau qui nous sépare du camp de sa Majesté s'étagent
+de formidables batteries, des retranchements, des abris que nous
+enlèverons à la baïonnette dès que cela pourra être agréable au colonel
+Dodds qui aime tant sa légion étrangère!
+
+«Nous autres, les légionnaires, nous sommes de toutes les fêtes. Nous
+nous battons à la diable et de telle sorte que les perfectionnements des
+armes modernes semblent ne pas devoir être d'une grande utilité en face
+d'un ennemi tel que nous.
+
+«Les Dahoméens sont bien armés et ne se sauvent pas du tout comme on
+l'avait fait espérer aux bonnes têtes qui nous fabriquent des lois. La
+guerre au Dahomey! Bast! une chasse au lapin. Le lapin se défend. Je
+crois même que c'est lui qui a commencé.
+
+«C'est lui qui a commencé puisque je suis arrivé ici juste à temps pour
+franchir la frontière dahoméenne, juste à temps, aussi, pour prendre
+part au combat de Dogba où nous nous sommes tous distingués--y compris
+les amazones.
+
+«Battues, les troupes de Béhanzin s'étaient retranchées derrière un
+petit ruisseau, le Zou. C'est la légion étrangère qui, la première, a eu
+l'honneur d'aborder l'ennemi. Nous avons, je crois, fait plus de la
+moitié de la besogne puisque les troupes composées d'éléments européens
+n'ont eu qu'à passer sur le pont que nous avions enlevé de haute lutte.
+Quelques amis ont été blessés près de moi qui n'ai reçu qu'un joli petit
+coup de crosse asséné par une amazone.
+
+«Comment sont les amazones? Très jolies, ma petite Parisienne. Sois
+jalouse! Toutefois je ne crois pas que l'on puisse baptiser: frimousse
+ce qui leur sert de visage. Elles ont une figure accidentée de creux et
+de bosses comme leur sacré pays. (Je dis _sacré_ pour te prouver que je
+suis déjà un très vieux brisquard). Mais elles ont un torse agréablement
+bosselé puisque je parle bosse. Elles font hou! hou! espérant nous
+intimider comme de simples petit Chaperon-Rouge. On a beau dire qu'elles
+se battent en guerriers, elles nous griffent et nous mordent le nez, si
+bien que quelques épisodes de nos combats ressemblent à des scènes de
+ménage ouvrier ou tout simplement bourgeois.
+
+«Elles se coiffent de petites capotes qui ne viennent pas de la rue de
+la Paix, mais qui sont d'un effet très belliqueux sur leurs faces
+amaigries et bronzées. Ce sont des semblants de petits bonnets de feutre
+ornés d'oreillettes de poils et de grands yeux jaunes. Tigresses, elles
+semblent casquées de têtes de chat.
+
+«Mon voisin de bivouac a fait main basse sur le couvre-chef d'une de ses
+ennemies. Il a rangé ce colifichet tout au fond de son sac, sans doute
+pour en faire cadeau à quelque Aimée. Il y a un peu de sang au fond de
+la coiffe et aussi une petite déchirure dans l'étoffe par où a passé la
+balle d'un fusil Lebel.
+
+«Tu ne trouveras rien de semblable dans ta corbeille de noce, ma chérie.
+Le rouge, si rouge il y a, sera le rouge tout neuf d'un bout de ruban
+gagné avec peine. Je ne puis pas me distinguer dans mon entourage de
+braves gens qui se font tuer le plus simplement du monde. Je compte sur
+quelque mission particulièrement difficile d'où je reviendrai ton mari
+ou ne reviendrai pas.
+
+«Pardon, mignonne, de faire pleurer tes grands yeux! Ma lettre était si
+gaie jusque-là. J'ai peur, vois-tu, peur non de la mort, peur de ne plus
+pouvoir te redire combien tu es aimée. Mais je me sens protégé par le
+bon petit dieu de plâtre qui lance des flèches.
+
+«Si je mourais... Je n'achève pas et j'embrasse ton front pieusement,
+dévotement. J'embrasse aussi notre bonne petite amie l'Embaumée.
+
+«Je t'aime et te reviendrai, mon Aimée! Je t'embrasse, mais de si loin,
+je t'embrasse chaque soir, en arrivant à l'étape. Si tu savais ce que je
+donnerais pour un seul baiser; et toi?
+
+«Conserve mon cœur.
+
+«André Bamberg,
+
+_de la Légion étrangère_.
+
+
+
+«P.-S. D'autres amoureux se reposent à côté de moi, de notre marche
+périlleuse, en écrivant aux jolies filles laissées au pays de France.
+Ils leur demandent: «M'aimes-tu _encore_?» Je les plains de tout mon
+cœur. Ah! s'ils avaient une Simone aimée, comme ils douteraient peu!
+
+«Sois bonne pour papa Gosselet, mon amie, il a raison de défendre son
+argent... Au revoir. Je t'aime. Veux-tu m'embrasser?
+
+«A toi.
+
+«A. B.»
+
+
+
+--M. Bamberg embrasse sa bonne petite amie l'Embaumée, dit Simone à la
+petite bossue revenue de l'atelier.
+
+L'Embaumée rougit.
+
+--Il t'a écrit?
+
+--Une longue lettre qui m'attriste. Il joue sa vie là-bas. Elles vont
+l'assassiner dans quelque embuscade.
+
+--Qui, elles?
+
+--Les amazones.
+
+--Oh! il parle des amazones. Je puis voir la lettre?
+
+--Mais certainement.
+
+L'Embaumée lut la lettre à haute voix pendant que Simone rêvait,
+évoquant la petite vallée où André campait dans la brousse, en l'attente
+d'un combat où il pouvait être tué.
+
+Elle pensa tout haut:
+
+--Enfin, pourquoi cette guerre?
+
+--Moi, je ne sais pas.
+
+--Il est singulier que nos maris, nos fiancés aillent à la mort sans que
+nous sachions pourquoi, nous, femmes.
+
+--Ça, c'est de la politique. C'est très difficile à comprendre cette
+machine-là. Papa disait qu'en France il n'y a pas plus de deux ou trois
+hommes qui savent pourquoi on se bat quand on déclare une guerre.
+
+Simone dit:
+
+--C'est un peu un héros, mon pauvre aimé. Il accomplit des choses
+extraordinaires. Et quand je pense qu'il n'avait qu'à me prendre, à
+m'aimer beaucoup jusqu'au jour de la grande réconciliation avec papa
+Gosselet...
+
+Enfin sa lettre me rend courageuse. Je serai une bonne petite ouvrière
+toute simple, toute franche. Les propos des hommes grossiers me feront
+sourire, à peine, au lieu de m'indigner, comme autrefois. Ce sera ma
+guerre et je suis bien certaine d'en revenir saine et sauve. D'ailleurs,
+si les amazones n'étaient pas plus à craindre que les très vieux
+messieurs et les inspecteurs à plastrons rehaussés d'or, je ne
+craindrais pas tant pour la vie d'André. Demain nous irons toutes deux
+chez la vieille où l'on bâille...
+
+--Tu n'iras pas.
+
+--Et pourquoi, mademoiselle?
+
+--La lettre de M. Bamberg m'a fait oublier de te raconter que l'atelier
+où l'on rit est supprimé. Écoute et tu verras que tu ne peux pas aller
+travailler rue du Havre. Pour moi, c'est bien différent. Tout le monde
+sait bien que je suis bossue et que...
+
+--Taratata! tout le monde sait que tu as un brave petit cœur toujours
+prêt à se dévouer.
+
+--Ce matin, chez la protestante, ma voisine d'atelier me dit à
+l'oreille: «Vous n'avez pas voulu entrer dans la boîte?--Quelle boîte
+que je lui fais!--La boîte à côté!»--J'avais l'air si bête qu'elle m'a
+expliqué pourquoi on s'amuse tant dans ce drôle d'atelier.
+
+Il y a trois couturières établies au n° 309 de la rue du Havre. C'est
+chez la belle patronne brune qu'on travaille le moins et qu'on gagne le
+plus. Les ouvrières y touchent des six francs par jour et elles n'ont
+qu'à croquer des bonbons, à boire des liqueurs très chères avec des
+messieurs venus pour causer. Elles chantent, elles se font des niches ou
+dansent autour de deux mannequins en carton supportant une robe bleue et
+une robe rose, des robes commencées depuis six mois et qui ne seront
+jamais achevées.
+
+Quand une cliente se présente, les ouvrières sautent sur un bout de
+chiffon grand comme ça et font mine de coudre. Quand la dame est
+partie--sans avoir fait de commande--elles envoient tout ballader et
+rigolent.
+
+A l'heure du déjeuner, la patronne les lâche pour ne pas éveiller les
+soupçons de la police. Elles descendent par bandes, sans mettre leurs
+chapeaux et vont flâner devant les étalages des bijoutiers. Elles
+portent toutes un ruban mauve épingle au corsage: c'est l'insigne de la
+maison. Naturellement, les jeunes gens qui s'amusent n'hésitent pas à
+leur offrir à déjeuner. C'est du propre!
+
+--Les parents qui envoient leurs filles dans cet atelier savent ce qui
+s'y passe?
+
+--Non. Ils n'ont pas le temps de s'occuper de ces choses-là. Ça les
+étonne quand la gamine, qui gagnait quarante sous par jour avant
+d'entrer chez cette couturière, arrive à la maison avec des semaines de
+quarante francs, mais comme ils en profitent, ils ne songent pas à
+douter de la pauvre petite qui assure «avoir tant travaillé aux heures
+de veillée.»
+
+Ma voisine achevait de m'expliquer ce qu'était la «boîte», quand on a
+sonné à la porte.
+
+--Entrez, dit la vieille.
+
+Nous levons toutes la tête, naturellement, et nous voyons un monsieur en
+redingote, ceint d'une écharpe, accompagné de deux hommes vêtus de sales
+habits.
+
+L'un de ces deux dit:
+
+--C'est la police!
+
+--Que personne ne sorte, ajoute le commissaire. Les jeunes filles
+mineures qui sont ici vont être emmenées au dépôt où leurs parents
+pourront les réclamer...
+
+Au dépôt! Nous ne comprenions pas.
+
+Une petite apprentie, qui a bien douze ans, court se jeter aux pieds du
+commissaire criant:
+
+«--Ah! Monsieur, laissez-moi partir, laissez-moi partir.»
+
+La patronne qui cousait se lève, toute raide, toute pâle. Les ouvrières
+ont des crises de nerfs ou marchent à quatre pattes sous les tables,
+pendant que toutes les apprenties hurlent à l'unisson.
+
+La vieille protestante veut, de ses doigts tremblants, mettre à la porte
+les hommes de la police. Elle bégaye:
+
+--Vous vous trompez, messieurs, messieurs!
+
+--Madame, des plaintes nombreuses... assure le commissaire.
+
+--Mais, monsieur, il y a d'autres ateliers dans la maison. En face, par
+exemple!
+
+--En face! Je suis bien ici chez Mme H...?
+
+--Non, monsieur, non, monsieur, dit la patronne, toute joyeuse, vous
+êtes chez Mme Freudburg, chez moi. Je vais vous montrer mes en-têtes
+de lettres, mes factures et aussi mes quittances de loyer, si vous
+voulez.
+
+--Je regrette de vous avoir «dérangée», madame. Confusion... regrettable
+confusion!
+
+Les policiers partis, Mme Freudburg nous dit, grave comme un curé au
+prône:
+
+--Vous voyez que rires et chansons vont conduire les pauvres filles en
+prison. La paix est aux humbles.
+
+--On a arrêté les ouvrières? demanda Simone.
+
+--Non, elles ont filé, prévenues par le concierge. Quand la police a pu
+pénétrer dans l'atelier, elle n'a trouvé que les robes bleue et rose
+accrochées aux mannequins.
+
+Maintenant la maison a mauvaise renommée dans le quartier et je ne veux
+pas que tu viennes avec moi. Je ne veux pas pour ton fiancé...»
+
+
+
+
+VI
+
+
+Malgré ses recherches, l'Embaumée ne trouvait pas de travail pour
+Simone.
+
+Elle résolut, de guerre lasse, de demander conseil à la petite couseuse
+de jerseys, sa voisine du sixième étage. Les ouvrières n'avaient jamais
+échangé que des souhaits de politesse au hasard des rencontres dans
+l'escalier:
+
+--Bonjour, mademoiselle!
+
+--Après vous, mademoiselle!
+
+--Pardon, mademoiselle!
+
+Mais l'Embaumée savait que la petite «sainte-nitouche» serait tout
+heureuse de bavarder un peu et de lui rendre service.
+
+Son arrivée interrompit le ronronnement de la machine à coudre.
+
+--C'est vous, mademoiselle!
+
+--C'est moi, mademoiselle Berthe.
+
+--Tiens! vous savez mon nom!
+
+--Je l'ai entendu sur le palier.
+
+La conversation s'engagea tout de suite sur les locataires du sixième.
+Berthe conta, indignée, «toutes les crasses que lui faisaient les
+commères», puis parla à mi-voix de Jeanne, la fleuriste, pauvre Jeanne
+qui s'éreintait au travail, abandonnée par l'amant quand elle avait
+besoin de gros sous. Elle ajouta: «Moi, je la console; je fais ce que je
+peux, mais elle ne veut rien accepter. Elle mange du fromage et de la
+salade. En voilà une nourriture pour une femme qui va être mère! Et elle
+frotte encore son parquet, la pauvre, pour que sa chambre ait l'air
+gentille, espérant qu'_il_ reviendra peut-être, un soir, après avoir
+trop bu dans les brasseries du Quartier Latin... Nous ne sommes donc que
+de pauvres chairs à aimer et à souffrir, nous! Et les autres femmes qui
+se moquent de la pauvre Jeanne ne devraient-elles pas avoir pitié des
+malheureux... les gueuses! Ça va mendier des secours, l'hiver. L'été,
+elles traînent l'espadrille sur le carré, dépenaillées, dépoitraillées,
+ou boivent du café, assises sur les marches de l'escalier, les mains sur
+les genoux, bâillant: «Ah! qu'y fait chaud!» Les hommes, saoûls, leur
+_sonnent_ la tête sur le parquet, le samedi soir, mais je ne les plains
+pas... Je plains les petits, les petits, hauts comme ça, qui traînent
+des seaux de charbon dans l'escalier pendant que les mères inventent des
+sottises sur le compte des gens.»
+
+L'indignation rosait un peu les joues brunes de Mlle Berthe, une
+petite Parisienne qui avait beaucoup lu et aussi beaucoup vu en ses dix
+ans de pérégrination à travers les ateliers de couture.
+
+Les cheveux lissés à plat sur le front tout uni, le nez fin, les lèvres
+fortes, les yeux noirs et veloutés sous des sourcils droits, Mlle
+Berthe avait cette beauté élégante et un peu mièvre de la Parisienne,
+d'un charme si attirant, même chez les filles du peuple. Son visage
+semblait éclairé par une lumière blanche, qui mettait sur lui comme un
+reflet de tristesse et de douleur.
+
+Née d'une famille de bureaucrate, elle avait appris la couture, parce
+que ses sœurs qui _savaient le piano_ avaient toutes _mal tourné_.
+
+A la mort de son père, elle avait été fière de gagner le pain de sa
+maman, ce qui n'avait pas peu contribué à la rendre victorieuse des
+tentations que lui offrait tous les jours la vie parisienne. De seize à
+vingt-deux ans, elle avait pu travailler, sans accident, chez des
+couturières établies sur les grands boulevards: ce qui donnait une jolie
+valeur à sa vertu!
+
+En province, le vice est difficile; à Paris, il est si appétissant!
+C'est une mignonne galette fleurant bon, offert à toutes les filles
+belles ou laides. Quand elles refusent de la prendre, elles la
+retrouvent, le soir, dans leur poche, de retour en la chambre si vide,
+sous la forme d'un billet doux ou de quelque carte de visite.
+
+Mlle Berthe _était payée_, disait-elle, pour savoir ce que valent les
+idylles. Les pleurs, la souffrance, la faim, voilà ce que les petites
+amoureuses vont cueillir, le printemps venu, dans le bois de Meudon,
+voilà ce qu'elles apportent dans les plis de leurs jupes au lieu des
+petites fleurs qu'on ne connaît pas, mais qu'on embrasse parce qu'elles
+n'ont pas été cueillies par des mains de marchande!
+
+Quand on proposait un mariage à Mlle Berthe, elle riait blanc, disait
+bien haut: «Je suis bien heureuse comme ça, toute seule.» Cependant,
+Mlle Berthe pleurait souvent, à nuit tombante, parce qu'il y avait
+des choses tristes autour d'elle et pas d'aimé pour chasser les visions
+grises qui traînaient comme de l'ouate impalpable sur la cheminée, sur
+le lit et aussi sur les barreaux de la cage de son pinson qui se
+taisait. Alors elle se levait, brusquement, ouvrait la fenêtre, allumait
+la lampe et flûtait un couplet de café-concert. Sa voix, âpre d'abord,
+s'affermissait peu à peu et elle mettait tant de courage à chasser les
+mauvais souvenirs que l'oiseau applaudissait d'un hochement de queue. La
+fatigue aidant, elle oubliait, puis se surprenait, le lendemain,
+chantant langoureusement des romances de cœur.
+
+Lors d'un accès de fièvre qui l'avait étendue sur le petit lit, le
+médecin lui avait dit en une intonation brutale:
+
+--Faudra vous marier!
+
+Mlle Berthe se marier! Avec un ouvrier? Elle aimait mieux rester
+fille.
+
+Elle ne dédaignait pas ceux qui travaillent avec leurs mains, elle,
+ouvrière. La maternité presque animale de la femme du peuple ne
+l'effrayait pas. Elle aimait tant les petits! Mais elle ne voulait pas
+se montrer dans la rue, liée par le bras, à un homme qui porterait un
+pardessus bosselé dans le dos, parlerait gras, ferait des gestes avec
+ses doigts noueux. Elle avait créé tant d'élégances qu'elle ne pouvait
+pas consentir à traîner du ridicule, derrière elle, sur le trottoir.
+
+Devenir la femme d'un petit employé ne la tentait pas davantage. La
+redingote trop neuve ou trop rapetassée du dimanche affiche tout aussi
+bien que le pardessus mal coupé.
+
+N'osant espérer la rencontre du Prince Charmant personnifié dans les
+contes parisiens par l'Anglais riche et bébête, M. Milord,--elle se
+laissait vieillir sans répondre aux avances des amoureux. Quand ses
+amies lui disaient malicieusement: «Tu n'aimes donc pas les hommes,
+Berthe?», elle répondait:
+
+«J'espère aimer, le plus tard possible.»
+
+--Tu feras comme les autres, ma petite.
+
+--C'est bien possible, ripostait-elle doucement résignée, je ne suis pas
+d'une autre pâte que celles qui se laissent prendre, mais je me garde.
+
+Mlle Berthe se gardait, et si bien, qu'à la suite d'une rencontre,
+faite un matin, en allant chez le grand couturier Jabson, elle avait
+résolu de travailler chez elle.
+
+Le jeune homme qui l'avait abordée, ce jour-là, demandant la charité
+d'un coin de parapluie contre l'averse, avait été si éloquent, si
+amusant aussi, qu'elle avait craint de prêter l'oreille aux doux propos.
+
+Si Mlle Berthe ne confia pas tous ses petits secrets à sa visiteuse,
+elle causa du moins, longuement, des habitants du sixième étage,
+approuvée en ses rancunes par la petite bossue qui lui exposa l'embarras
+où elle se trouvait.
+
+--C'est une ouvrière cette jeune fille que j'ai rencontrée dans
+l'escalier!
+
+--Oui, une ouvrière.
+
+--Elle a l'air tout étonnée.
+
+--Elle arrive de province.
+
+--Voyons! en province, on ne s'habille pas comme ça. Il y a quelque
+chose là-dessous. Enfin, cela ne me regarde pas.
+
+--Il n'y a rien, je vous assure. C'est-à-dire que... je puis bien vous
+l'avouer--c'est la fille d'un officier. Le père est mort et...
+
+--Comment l'avez-vous connue?
+
+--Oh! vous êtes trop curieuse! dit l'Embaumée, riant aux éclats. Faut-il
+que je vous montre son acte de naissance, aussi?
+
+Mlle Berthe s'excusa:
+
+--J'ai toujours été un peu... indiscrète. Vous ne m'en voulez pas?
+
+--Mais non.
+
+--C'est entendu. Amenez-moi votre amie, demain matin. Nous irons
+ensemble demander si Jabson a besoin d'ouvrières. J'ai une ancienne
+camarade qui est _seconde_ dans l'atelier de Mme Mily, une english,
+Mme Mily, et drôle... Elle pourra nous aider.
+
+Le lendemain, quand Simone et l'Embaumée heurtèrent à la porte de Mlle
+Berthe, elles la trouvèrent en grande toilette.
+
+Sous sa jaquette bleue à larges revers, un plastron de flanelle blanche
+tout unie formait un triangle lumineux sur la poitrine, évoquant des
+blancheurs de chair. Un grand chapeau de paille, en auréole, à la miss
+Helyett, laissait son front à découvert, presque nu, malgré les deux ou
+trois boucles de cheveux qui semblaient être des points d'interrogation
+peints sur ivoire à l'encre de Chine. Elle était chaussée de deux nœuds
+de ruban. Une légère broderie--point d'épine--courait sur le bas de sa
+jupe en cheviot.
+
+Elle se déclara très heureuse d'obliger Mlle Simone et la félicita
+d'avoir mis une simple robe à fleurettes. «Inutile de se mettre comme
+pour aller chez le photographe quand on veut entrer dans un atelier.»
+
+--C'est que je n'en ai pas d'autre, objecta Simonne.
+
+Alors, Mlle Berthe se montra presque honteuse d'avoir arboré son
+plastron crème. Elle chuchota en guise d'explication:
+
+--J'ai travaillé chez Jabson, autrefois. Je vais retrouver là des amies
+et je ne veux pas qu'elles me croient dans la débine.
+
+En route, Mlle Berthe fut très gaie. Elle s'amusa des passants, des
+passantes, conta son histoire, celle d'une douzaine de ses amies et
+commenta la dernière pièce qu'elle avait vu jouer au théâtre
+Montparnasse.
+
+Elles traversèrent les Tuileries et arrivèrent devant la maison Jabson.
+
+La maison Jabson, fournisseur attitré des élégances féminines mondaines,
+boulevardières, théâtrales et sportiques, ne se recommandait pas à
+l'attention du passant par des dehors somptueux. Des lettres d'or
+au-dessous de la devanture vitrée, un étalage sobre, des armoiries
+collées sur un panneau comme un cachet de cire rouge. C'était tout.
+
+Une horloge pneumatique plantée au coin de la terrasse de l'Orangerie
+marquait huit heures un quart.
+
+--Bon, dit Mlle Berthe, nous avons un quart d'heure d'avance. Nous
+allons les voir arriver. Jabson emploie plus de quatre cents ouvrières
+et j'en connais bien cent cinquante. Elles vont déchirer mes gants.
+«Comment vas-tu! Tutu-tu-tu, tutututu!» Je les connais les bonnes amies,
+allez! Pas une qui vienne voir si je suis pas en train de claquer sous
+mon toit.»
+
+Sous les arcades, les jolies filles passaient par groupes, les jupes
+retroussées haut, hâtant le pas, sans un regard jeté aux vitrines pour
+ne pas manquer l'heure de la rentrée à l'atelier. Des employés, gagnant
+leur bureau, suivaient dans le sillage blanc des jupons, le nez planté
+dans un journal du matin.
+
+Des Anglais coiffés de moitiés d'orange encadraient des rangées de
+misses très laides ou très belles, bosselant leurs jupes longues de
+coups de genoux, pour trotter à l'allure de leurs fiancés. Sorties de la
+cage dorée des grands hôtels voisins, elles pépiaient aigre, secouaient
+les pans de leurs manteaux comme des ailes, dansaient sur un pied devant
+l'étalage de quelque _english library_.
+
+Des mitrons passaient, coiffes de mannes, promenant du blanc, dans cette
+foule empressée, astiquée, vernie.
+
+--Tenez! voilà une de mes anciennes connaissances, chuchota l'ancienne
+ouvrière de Jabson... Là-bas, devant les bibelots du marchand de
+curiosités... le monsieur qui examine une pipe turque. Vous croyez qu'il
+s'intéresse à la pipe: il a le nez dessus. Vous vous trompez! Il attend
+Judith, une grande rosse qui en fait tout ce qu'elle veut. Dam! ça ne va
+pas sans effort, mais elle fiche le camp quand il ne veut pas lui payer
+de chapeaux, de robes, etc. Lui, vient l'attendre à la porte de
+l'atelier. Ça dure depuis trois ans. Elle le retrouve toujours devant la
+pipe turque. Le marchand le connaît bien.
+
+Une petite fille passa, courant tout essoufflée, sa natte lancée sur le
+dos comme un balancier de pendule. Elle cria sans s'arrêter: «Bonjour,
+mademoiselle Berthe. Je suis en retard. Gare à l'amende.»
+
+--C'est une apprentie, explique Mlle Berthe. Elle gagne vingt-cinq sous
+par jour. Elle vient de Belleville tous les matins, et quand elle n'est
+pas là à huit heures précises, on lui marque cinquante centimes
+d'amende.
+
+Les ouvrières de Jabson arrivaient par petits groupes, gantées de frais,
+les jupes collantes, l'en-cas posé précieusement sur le coude, un
+bouquet piqué à la ceinture. Elles s'arrêtaient sur le seuil de la
+boutique, jetaient des bonjours du bout des doigts aux amies aperçues,
+au loin, sur le trottoir, et entraient, tête haute.
+
+--Vous allez compter les embrassades. Le défilé commence.
+
+«Tiens, Berthe!... Comment vas-tu,-Berthe?... Oh! ma petite Berthe... ma
+gentille Berthe!...» Elles l'embrassaient, caressaient son plastron,
+tâtaient les revers de sa jaquette, relevaient les ailes de son grand
+chapeau. «Je te croyais morte... Tu ne reviens pas à l'atelier?... Tu as
+hérité?... Tu as mis la main dessus...? Qu'est-ce qu'il fait?»... Elles
+formaient un cercle de plus en plus épais, barraient le trottoir.
+
+Un domestique sortit de la boutique, vêtu d'une livrée bleue à petites
+soucoupes de métal doré, et cria, rogue:
+
+--Je vais enlever la boîte.
+
+Elles prirent la fuite, s'ébrouant comme une bande de moineaux arrachés
+aux douceurs du crottin par le passage d'un omnibus.
+
+Toutes les ouvrières de Jabson ont un jeton de cuivre portant un numéro
+d'ordre qu'elles doivent déposer, le matin, dans une cassette accrochée
+près de la porte d'entrée. A neuf heures sonnant, le garçon de bureau
+enlève la boîte et les retardataires payent une amende de vingt-cinq ou
+de cinquante centimes selon l'importance de leur inexactitude.
+
+--Voilà le défilé achevé, dit Simone.
+
+--Non, les tailleurs pour dames, genre anglais ne sont pas encore
+arrivés. Puis restent encore les amoureuses.
+
+Les ouvriers tailleurs pénétrèrent à leur tour, un à un, dans la
+boutique, vêtus de costumes à la mode, lourds, bossus ou dejetés par les
+postures gehenneuses de leur profession.
+
+--Tenez, voilà enfin les amoureuses. Toujours en retard les
+amoureuses...
+
+Des couples survenaient, les lèvres rouges des baisers échangés au petit
+bonheur de la marche, les yeux alanguis, les bras enlacés. Elles
+voulaient fuir, espérant ne pas «attraper d'amende». Eux, les retenaient
+un peu et elles n'osaient pas dégager leurs menottes, caressées au cou
+par les choses qu'ils disaient si près de l'oreille. Elles prenaient les
+plis de leur jupe d'une main et couraient... Eux les rappelaient d'un
+mot bref et elles s'arrêtaient, les attendant. Puis, à la porte de
+l'atelier, ils leur prenaient les mains. «A ce soir!.--A ce soir!»
+
+Ah! les amoureuses! Mlle Berthe les reconnaissait toutes au passage: la
+petite Antoinette, si blonde, les yeux levés sur la belle barbe brune de
+son jeune amoureux, secrétaire d'un commissaire de police; Jenny, très
+pâle et serrant le bras de l'étudiant en médecine qui la regardait
+tristement; Marthe, grasse et bébête, suspendue au bras de son grand
+commis de magasin; Mary, l'ancien mannequin, qui avait pris pour amant
+un bookmaker aussi haut que son pari de courses.
+
+L'année précédente tous ces hommes se cachaient derrière les pilastres,
+se faisaient éconduire, puis obtenaient le droit d'accompagner, le droit
+de presser la main, le droit de baiser la joue. Aujourd'hui, ils avaient
+tout pris et avaient gardé le droit de rompre.
+
+--Bonjour, ma grande Maria!
+
+--Bonjour, Berthe!
+
+Maria était la _seconde_ de Mme Mily. De jolies dents et de jolis yeux,
+Mlle Maria, ce qui expliquait un peu son avancement dans les troupes de
+Jabson.
+
+--Tu viens me voir?
+
+--Oui, et aussi te demander un service. Tu serais très... très gentille
+de faire entrer mon amie Simone que voici, dans l'atelier de Mme Mily.
+
+--Tu ne serais pas venue sans ça?
+
+--Mais si... mais si... je t'assure.
+
+--Nous allons demander ça au père Planty, l'inspecteur.
+
+Le père Planty, inspecteur de la maison Jabson, ancien clergyman, voulut
+bien, sur la recommandation de la seconde, Mlle Maria, inscrire Simone
+sur le grand livre du personnel et lui confier un jeton portant le
+numéro 445.
+
+Il ne manqua pas de faire un petit speech sur la bonne tenue qu'il
+exigeait de ses ouvrières et annonça que les habiles couturières
+gagnaient jusqu'à cinq francs par jour, chez Jabson: «_Iounique_ maison,
+mademoiselle, _Iounique_ maison!»
+
+
+
+
+VII
+
+
+N° 445! Mlle Gosselet, fille du grand fabricant de poupées, n'était
+plus dans la maison Jabson qu'une unité ouvrière, une machine à plisser,
+ourler, broder.
+
+A son arrivée dans l'atelier de Mme Mily, la seconde, Maria, la fit
+asseoir près d'une «première», un ténor de la couture, une belle fille
+blonde, habile à étager des dentelles en coquilles sur les devants de
+corsage, à étaler des revers de satin, à échafauder des manches à
+«gigots».
+
+--Vous voudrez bien surveiller votre nouvelle «associée», mademoiselle
+Léonie.
+
+Mlle Léonie approuva d'un mouvement de tête qui éparpilla ses frisons
+sur son nez. Elle continua à draper un corsage de surah sur le mannequin
+debout devant elle. Des épingles entre les lèvres, elle tiraillait
+l'étoffe de ses doigts fins, les sourcils froncés, les joues rouges.
+
+Mme Mily cria de sa place:
+
+--Ça ne va pas, ma petite Nini?
+
+--Madame, je n'ai pas assez d'étoffe.
+
+--Comment! pas assez d'étoffe! La manutention vous a livré tout ce qu'il
+fallait!
+
+Des rires s'élevèrent d'un coin de l'atelier et Mlle Léonie dit,
+rageuse:
+
+--Celles qui rient ne sont pas capables de le draper.
+
+Mme Mily, conciliante:
+
+--Vous avez raison, ma petite Nini. Mais qu'est-ce qu'il a donc votre
+corsage?
+
+--Le surah a dû se retirer.
+
+--C'est bien possible, mon enfant, bien possible! Enfin, essayez de
+nouveau.
+
+La «première main» réussit enfin à rassembler les sous-bras, à grand
+renfort d'épingles. Elle s'essuya le front, triomphante, dit tout bas à
+sa voisine:
+
+--Tu sais! Ton Charles peut se fouiller s'il compte porter des cravates
+taillées dans l'étoffe que j'emploierai. S'il n'y avait pas de doublure
+solide sous le surah, ce que ça craquerait!
+
+Mme Mily, une vieille Anglaise qui gagnait cinq cents francs par mois à
+tracasser les quarante ouvrières qui travaillaient sous ses ordres, vint
+examiner le corsage.
+
+--Très bien! ma petite Nini. Jo Palmer en sera contente. Votre vêtement
+a le chic anglais et la grâce parisienne. Elle vous estime beaucoup, Jo
+Palmer, mon enfant. Moi aussi, je vous estime beaucoup. A propos, venez
+donc me voir dimanche, à Asnières, je vous ferai retoucher ma jaquette.
+Oh! un simple point!
+
+Puis, se tournant vers Simone:
+
+--Tiens! je n'avais pas vu cette petite. C'est votre associée, Léonie?
+
+--Oui, madame.
+
+--Quel est votre prénom, mademoiselle?
+
+--Simone.
+
+--Simone! Oh! impossible! impossible!
+
+--Mais, madame.
+
+--Nous avons déjà deux Simone ici! Deux c'est beaucoup... trois ce
+serait trop! On ne s'y reconnaît plus, ma parole! Vous vous
+appellerez...
+
+La main posée à plat sur le front, Mme Mily chercha dans ses souvenirs
+littéraires le nom de quelque héroïne particulièrement aimée. Elle
+essaya des prénoms à voix basse: «Amanda... Yolande... Gertrude...»
+
+Simone qui, d'abord, avait cru à une plaisanterie, attendait, angoissée,
+la décision de la vieille Anglaise, rougissant sous tous les regards
+fixés sur elle. Brusquement, Mme Mily dit, s'applaudissant en une
+sonnaille de ses bagues heurtées:
+
+--On vous nommera Magdeleine... avec un g.
+
+Simone détourna la tête pour dissimuler les larmes qui allaient tomber
+de ses paupières alourdies. Ce voyant, Léonie la caressa d'un regard
+très doux de ses yeux teintés gris, et chuchota:
+
+--Soyez courageuse, mademoiselle. Nos camarades se moquent si
+facilement. Cette vieille folle de Mme Mily a la manie de baptiser
+presque toutes ses ouvrières. Vous resterez Simone, pour moi et aussi
+pour d'autres qui ont bon cœur.
+
+La matinée s'écoula d'abord monotone, en un demi-silence fait de
+chuchotements, de réprimandes lancées par la première, de glissement de
+pas des petites apprenties envoyées en course à travers les ateliers.
+
+Simone travaillait vite, sans lever les yeux sur les yeux qui lorgnaient
+son costume, son visage, ses mains. De temps à autre, Mlle Léonie
+murmurait:
+
+--Dépêchons! Jo Palmer doit venir ce soir. Elle est capable de casser
+son éventail sur le «genou» du père Jabson, si son corsage n'est pas
+prêt à l'essayage.
+
+Quatre ou cinq machines à coudre unissaient leur bourdon en un
+ronflement assourdissant qui obligeait les ouvrières à rapprocher leurs
+tabourets pour causer de leurs affaires de cœur.
+
+Mlle Mily s'irritait de ces confidences:
+
+--Ah ça, voyons! vous n'êtes pas venues ici pour faire la causette. M.
+Planty se plaindra certainement du travail de l'atelier, cette semaine!
+Nous avons déjà quatre corsages à recommencer! On ne peut pas songer à
+tout en même temps. Laissez vos amoureux tranquilles, que diable!
+D'ailleurs, ce qu'ils se fichent de vous!
+
+Par les fenêtres ouvertes sur une cour intérieure, une lumière grise
+pénétrait dans l'atelier, blêmissant les visages. Les poudres de
+toilette se roulaient en granules sur les dermes desséchés par la
+température lourde. Des débris de ouate s'accrochaient aux cheveux
+lâchés par des peignes d'écaille. L'odeur fade des chairs assemblées en
+tas montait aux narines. Les fronts se penchaient sur l'étoffe, alourdis
+par la migraine.
+
+Se voyant devenir laides, les ouvrières de Mme Mily tirèrent de leurs
+tiroirs des boîtes minuscules, des flacons à facettes, des bâtons de
+cosmétiques chemisés d'argent. Des odeurs de parfums à base de musc
+envahirent la petite salle, mêlées aux relents d'eau de mélisse que
+buvaient de pauvres filles griffant leurs corsages pour calmer leurs
+douleurs d'estomac.
+
+Les plus souffrantes quittaient vite leur tabouret, se dressaient, le
+buste penché en arrière, les mains posées sur les hanches, et marchaient
+à grands pas dans l'atelier, suivies dans leur aller par les yeux émus,
+des gamines qui ne s'expliquaient pas ces douleurs subites.
+
+Mme Mily grommela:
+
+«Elles sont toutes malades, toutes. Elles boivent tellement de vinaigre
+pour s'amincir la taille!»
+
+De l'atelier voisin, séparé de l'atelier de Mme Mily, par une cloison,
+une apprentie vint donner l'alarme:
+
+--L'inspecteur! Planty!
+
+Ce fut un heurt de petits bancs, un froissement d'étoffes, un
+cliquètement de machines à coudre.
+
+Quand M. Planty fit son entrée, solennel, encerclé dans sa redingote
+raide comme une armure, Mme Mily avait fait disparaître le volume
+d'_Anna Radcliffe_ qu'elle lisait, ouvert sur sa table à ouvrage; Mlle
+Maria, la seconde, avait glissé dans sa poche les jarretières rose et
+crème qu'elle enjolivait de bouffettes en satin. Les ouvrières
+travaillaient en petites filles bien sages, leurs cheveux effleurant
+l'étoffe. Les apprenties balbutiaient des boutonnières sur des bouts de
+chiffon, mordant leurs lèvres à pleine dent pour ne pas rire.
+
+M. Planty traversa l'atelier, souriant en homme que satisfont les
+apparences.
+
+Midi sonna.
+
+Le grand couturier Jabson mettait à la disposition de ses ouvrières un
+réfectoire où elles pouvaient cuire leurs aliments, mais les petites
+couturières préféraient manger au restaurant. Elles ne voulaient pas
+s'embarrasser, au départ, du petit panier révélateur qui ameute derrière
+les trottins, dans la rue, et les chiens et les hommes, les bêtes à
+quatre pattes suivant, attirées par l'odeur du beefsteack, les hommes,
+emboîtant le pas, alléchés par la bonne petite chair fraîche lâchée en
+liberté sur le trottoir.
+
+Simone suivit Mlle Léonie dans l'arrière-boutique d'un marchand de vins
+où elles prirent place sur une banquette de cuir rouge avachie, devant
+la table de marbre occupée déjà par deux employés d'une banque voisine.
+Sous les yeux ruminant d'un grand jeune homme bien peigné qui semblait
+s'intéresser au jeu de sa fourchette, la fille de M. Gosselet mangea une
+demi-portion de ragoût arrosé d'un demi-setier de vin.
+
+Dans la salle basse tout enfumée par les cigares des hommes qui
+prolongeaient leur sieste pour «embêter» les ouvrières de Jabson, les
+couturières étaient rangées, en file, le long des murs. Les clients
+arrivés avant midi avaient eu soin de s'emparer des chaises, laissant
+libre la banquette pour se procurer un vis-à-vis, pour se donner
+l'illusion d'un tête-à-tête, au dessert.
+
+Le palais chatouillé par les picotements du petit verre de marc, les
+yeux clignotants, le ventre lourd de mangeaille, ils bégayaient des
+plaisanteries, essayaient des attitudes de pacha bon garçon, souriaient,
+léchaient leurs babines engluées d'alcool. Ils feignaient de ne pas
+entendre les rires lâchés comme des feux de peloton au signal donné par
+quelque intrépide vieille fille aguerrie dans cette lutte perpétuelle du
+mâle contre la femelle. Ils s'attardaient en leurs rêves, puis, la
+montre consultée, hélaient le garçon, laissant deux sous sur l'ardoise
+où figurait l'addition recommandant de «garder la place, la bonne place»
+pour le lendemain.
+
+Ils s'en allaient, un à un, sans hâte, comme à regret, se retournaient
+sur le seuil de la porte, pour sourire à la jolie fille désirée dans la
+tiédeur calme de la digestion, dans l'Olympe à nuées grises machiné par
+les spirales de la fumée.
+
+Le monsieur bien peigné resta seul, la nuque posée sur le dossier de sa
+chaise, les yeux fixés sur Simone en une insistance provocante.
+
+La fille de M. Gosselet, le geste embarrassé, le regard levé vers le
+plafond, puis baissé sur son assiette, supporta d'abord assez
+vaillamment l'inspection de l'inconnu.
+
+Mlle Léonie lui expliquait quelle était la clientèle de Jabson, et elle
+feignait d'écouter. Soudain, un sang chaud lui colora les joues, elle
+jeta sa serviette sur la banquette, repoussa son assiette et fixa
+l'homme d'un air de défi.
+
+Le monsieur bien peigné murmura très calme, sans changer de position:
+
+--Pas mal!
+
+--Monsieur, je ne vous connais pas, mais vous me semblez être fort mal
+élevé.
+
+--Vous ne me connaissez pas: c'est ce que je regrette. Je serais trop
+heureux si vous me connaissiez.
+
+--Monsieur, vous voulez m'obliger à abandonner la place.
+
+Les causeries, les papotages des ouvrières avaient cessé. Toutes
+écoutaient, amusées, jouissant, le poing sous le menton, le coude sur la
+table, de cette querelle où leur cause était en jeu.
+
+--Je suis désolé, mademoiselle, mais vous oubliez que nous sommes au
+restaurant... dans un lieu public.
+
+--C'est-à-dire, monsieur, que vous vous permettez en public ce que vous
+ne vous permettriez pas chez mon père, par exemple.
+
+--Votre père est un bien heureux père, de posséder une aussi jolie
+fille... mais je ne puis cependant pas fermer les yeux pour ne point
+voir.
+
+--Monsieur, vous êtes insolent!
+
+--Voyons! des injures, parce que je vous trouve belle! C'est exagéré.
+
+--Il est grossier de regarder une jeune fille avec tant de persistance,
+tant de fatuité, et... je regrette que mon fiancé ne soit pas là pour
+vous corriger comme vous le méritez.
+
+--Ah! vous m'en direz tant. Dam! si la place est prise... vous avez beau
+mérite à vous gendarmer.
+
+--Prise ou non, monsieur, il est lâche de ne pas respecter une femme
+seule.
+
+--Continuez! vous oubliez que nous sommes au restaurant...
+
+--Je ne l'oublie pas, monsieur, et je vous prie de considérer que je ne
+fais pas partie du menu.
+
+Sa houppe de cheveux dressée comme une crête, les doigts tendus, Simone
+évoquait assez exactement l'image d'un petit coq de combat prêt à
+s'élancer.
+
+Son adversaire, toujours calme, toujours souriant en homme habitué à ces
+escarmouches, continua:
+
+--J'ai toujours pensé que la colère rendait les femmes plus désirables.
+
+La fille de M. Gosselet haussa les épaules, méprisante, et pria Mlle
+Léonie de demander l'addition. Mais la «première main» voulut prendre la
+défense de son associée. Elle regarda le monsieur bien peigné et dit
+d'une petite voix calme:
+
+--Monsieur, nous pensons toutes ce que mademoiselle vient de vous dire
+et nous mettrons le patron de l'établissement en demeure de choisir
+entre...
+
+--Je vous gêne aussi, mademoiselle?
+
+--Moi! non. Vous me dégoûtez, tout simplement. Vous avez une trop jolie
+raie sur le crâne. Vos faux-cols sont trop hauts. Votre moustache a
+toujours l'air de vouloir éborgner les gens. Un caporal en retraite! Un
+si joli garçon, vous êtes dangereux... très dangereux. On voit que les
+femmes vous ont gâté. Eh bien! malgré tous ces avantages, vous me
+dégoûtez...
+
+Le monsieur bien peigné ne souriait plus que pour faire bonne
+contenance. Il voulut répondre, mais les quolibets couvrirent sa voix:
+
+--Oh! le beau garçon!
+
+--On en mangerait!
+
+--C'est Rodolphe des _Mystères de Paris_!
+
+--Oh! qu'il est bath!
+
+--Il a peut-être besoin d'argent, le pauvre!
+
+Il se leva, renonçant à tenir tête à la tempête des langues déchaînées.
+Comme il arrivait près de la porte, une ouvrière de Ménilmontant lui
+cria, la bouche tordue:
+
+--Eh! va donc, _purotin_, on t'en fichera des _gerces_!
+
+Les ouvrières la félicitant, Simone dit:
+
+--Je ne vois pas pourquoi les ouvrières n'exigeraient pas le respect qui
+leur est dû.
+
+Elles se regardèrent un peu étonnées de la façon dont la nouvelle venue
+avait prononcé le mot respect, et mademoiselle Léonie répondit,
+soulignant ces paroles d'un geste las:
+
+--On prend la mouche, une fois... deux fois... puis on se fatigue. Mais
+vous n'avez donc jamais travaillé dans un atelier, mademoiselle?
+
+--J'aidais maman qui était couturière, répondit Simone embarrassée.
+
+A l'atelier, la soirée s'écoula calme. Sous les becs de gaz allumés dès
+quatre heures, les ouvrières de Jobson travaillaient, la nuque brûlée
+par les petites flammes papillotant au-dessus de leurs casques de
+cheveux à reflets métalliques comme des insectes ailés prêts à se poser
+sur des fleurs pâles,--des fleurs de serre. Les corsages dégrafés
+bâillaient, laissant voir des blancheurs de chemisette. Dans l'ombre,
+les yeux se cerclaient de violet.
+
+Malgré la lassitude, malgré la migraine, les petites couturières
+souriaient. Elles souriaient, songeant à la délivrance prochaine, aux
+amoureux qui les attendraient à la sortie de l'atelier et baiseraient
+leurs souffrances, leurs labeurs, sur leur bouche, blanche.
+
+Une fillette descendue des salons d'essayage vint annoncer, essoufflée:
+
+--Jo Palmer! venez vite!
+
+Mme Mily qui sommeillait, Mlle Maria qui essayait ses jarretières rose
+et crème, Léonie qui achevait de poser un _américain_--un tampon d'ouate
+sous les entournures du corsage de surah,--se levèrent brusquement.
+
+--Venez avec nous, mademoiselle Simone, dit Léonie. Jo Palmer est
+toujours heureuse d'avoir beaucoup de monde à ses essayages. L'habitude
+du public, sans doute.
+
+Dans le grand salon meublé de psychés et de sièges bas, Jo Palmer
+causait avec le grand couturier Jabson.
+
+Jo Palmer, à la ville, portait des gants laissant le poignet à nu, des
+corsages à col haut, des jupes très étoffées.
+
+Ce n'était plus la Jo Palmer des affiches, la Jo Palmer à tignasse
+rousse, à pattes noires, à corsage vert échancré en V. Jo Palmer
+s'habillait de façon discrète, mais bourrait les doublures de ses
+vêtements de sachets de musc, d'héliotrope, bien capables de tenir ses
+admirateurs à distance respectueuse.
+
+Debout, devant le couturier, elle babillait:
+
+--Je ne suis pas contente, mais pas... pas... J'ai des robes de ville
+affreuses... Ah! dites donc, je veux apprendre à monter à cheval. Il me
+faut une amazone. Je porterai bien une amazone: j'ai la taille fine et
+la selle large! Hein! n'est-ce pas que j'ai la selle large? Vous êtes
+mon couturier, Jabson, vous devez savoir ça.
+
+Avisant le cheval de bois qui servait aux essayages des costumes de
+cheval, Jo Palmer sauta en croupe de la bête, lui caressant l'encolure
+de petits tapotements de main.
+
+Jabson applaudit:
+
+--Toujours adorable, mademoiselle.
+
+--Monsieur Jabson, vous avez l'adoration compromettante. Vous êtes trop
+gros, trop chauve, trop _english_ avec votre ceinture noire étalée sur
+le plastron de votre chemise. Vôs ne trôvez pas, vôs! Mais voilà ces
+dames venues pour l'essayage.
+
+Ces «dames» attendaient depuis dix minutes et ne s'étonnaient point
+trop, habituées aux excentricités de Jo Palmer. Simone dissimulait son
+trouble, prévoyant quelque nouvelle injure dont souffrirait son orgueil
+de femme.
+
+Mme Mily et Maria souriaient. Léonie tenait le corsage tendu au bout
+de ses deux poings. Deux employées à livrée noire et à col blanc
+portaient des sébiles remplies d'épingles.
+
+Jo Palmer s'approcha d'une psyché, examina son visage, longuement, puis
+enleva sa jaquette avec l'aide de Jabson.
+
+Mme Mily, Maria, Léonie et Simone l'entouraient cérémonieusement,
+attendant ses ordres.
+
+Jo, les yeux toujours fixés sur la glace, dit, faisant la moue:
+
+--Encore un nouveau visage: je n'aime pas ça. Vous entendez, Jabson, je
+n'aime pas les nouvelles têtes. Comment vous nomme-t-on, petite?
+
+La fille de M. Gosselet hésita, puis répondit:
+
+--Simone! madame.
+
+--Mais non! Mais non... vous vous nommez Magdeleine... avec un g.
+
+--Allons bon! dit Jo. Voilà encore un tour de cette vieille folle de
+Mme Mily... Voyons, madame Mily, mademoiselle sait mieux que vous à
+quoi s'en tenir sur ce sujet.
+
+La vieille Anglaise riposta, triomphante:
+
+--Mais non, madame, c'est moi qui l'ai baptisée.
+
+--Comment! vous l'avez baptisée?
+
+--Madame, j'avais déjà deux Simone dans mon atelier, alors...
+
+--Bien! Bien! Quand il vous viendra la fantaisie de faire teindre vos
+ouvrières, je vous demanderai d'assister à l'opération.
+
+S'apercevant de la confusion de Simone, Jo Palmer, qui était bonne,
+voulut bien lui tendre la main:
+
+--Il faut pardonner à cette vieille folle de Mme Mily, mademoiselle.
+Je regrette d'avoir renouvelé l'ennui qu'a dû causer ce singulier
+baptême.
+
+Puis la divette se tourna vers l'Anglaise:
+
+--J'ai été ouvrière, moi, madame Mily. Je vous jure que vous n'auriez
+pas touché à une syllabe de mon prénom, si vous aviez eu le moindre
+souci de votre perruque.
+
+Mme Mily fit un mouvement de recul pendant que Jabson applaudissait:
+
+--Toujours charmante!
+
+--Ceci dit, j'attends qu'on m'essaye ce fameux corsage.
+
+Comme l'Anglaise se précipitait, espérant rentrer dans les bonnes grâces
+de la chanteuse, Jo Palmer lui dit, en une torsion de cou souverainement
+dédaigneuse:
+
+--Ne me touchez pas!
+
+Et avec des gestes solennels de grand-prêtre, le couturier à la mode
+ajusta le corsage de Jo Palmer, l'annota, le corrigea, jusqu'à ce qu'il
+allât «comme un gant».
+
+La chanteuse continuait de rire, de plaisanter pendant cette opération
+exécutée au milieu d'un silence religieux. Elle disait à Jabson qu'il
+avait la main si légère, si délicate, le toucher si habile et si savant,
+que c'était un plaisir dont il n'avait pas idée que de se faire
+manipuler par lui.
+
+Il sourit et répondit, avec une de ces belles révérences dont il avait
+la spécialité:
+
+--Oh! mademoiselle... J'opère comme un médecin...
+
+--Jabson, couturier-médecin! Quel titre à prendre, mon cher! Et quelle
+réclame à faire là-dessus!...
+
+Jo Palmer parlait, parlait, tandis que Jabson, toujours très grave,
+achevait son travail d'auscultation et d'ajustage en faisant courir
+comme sur un clavier ses grands doigts minces et polis, le long de la
+taille de la chanteuse.
+
+Trop fatiguée pour gagner sa chambre à pied, Simone, à la sortie de
+l'atelier, longea la rue de Rivoli jusqu'au Châtelet, et attendit le
+tramway de Montrouge.
+
+Elle monta dans une voiture où des fillettes sommeillaient, exsangues et
+frêles, la tête posée sur une épaule amie. L'usine, l'atelier les
+avaient façonnées, peu à peu, en cadavres, les avaient préparées, de
+jour en jour, pour la terre grasse des cimetières de banlieue.
+
+Malgré la lassitude de leur chair, elles levaient vers le visage de
+l'homme aimé leurs yeux souriants, doux dans l'ombre des paupières
+meurtries. Elles semblaient avoir hâte d'user leur machine humaine pour
+arriver vite au repos.
+
+Ses doigts effleurant dans sa poche le jeton de cuivre qu'on lui avait
+délivré chez Jabson, Simone songea qu'elle avait pris place dans le
+grand régiment des pauvres, des humbles et des sacrifiées.
+
+Elle ferma les yeux pour ne plus songer qu'à son fiancé qui la sauverait
+des humiliations et des besognes mangeuses de vie.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+«Mon aimée,
+
+«Je t'écris d'Abomey, sous une hutte que nous venons de transformer en
+Grand Café Carnot, au milieu de spahis hurleurs affublés de jupons; et
+de «légions étrangères» empêtrés dans de grands voiles blancs abandonnés
+par les féticheurs dahoméens. Les palais de Béhanzin flambent, les
+bouteilles de champagne pétaradent.
+
+«Sous une cabane de pissé, trois femmes du roi dépossédé, effrayées de
+nos chants et de nos airs, baisent les amulettes protectrices pendues à
+leur cou, sous la garde d'une demi-douzaine de marsouins.
+
+«Notre allié, le roi Toffa à qui on vient de donner le fameux trône du
+roi Béhanzin, un simple fauteuil doré,--fait des gambades derrière les
+officiers du colonel Dodds. Les noirs embrassent leurs frères blancs.
+
+«Dans toute cette joie, une petite déception. Nous n'avons pu découvrir
+le trésor du fils de Glé-Glé.
+
+«J'ai pris part aux fouilles faites dans les caves du palais, à la lueur
+des torches, sous la conduite d'un lieutenant qui se montrait fort
+sceptique touchant l'existence des fameux millions économisés, pour les
+besoins de la guerre, par les prédécesseurs de Béhanzin. Entouré
+d'Allemands et d'agents européens, âpres à la curée, le roi a dû,
+disait-il, convertir lingots et pièces monnayées en superbes
+marchandises de pacotille.
+
+«Comme nous allions à la recherche des mystérieuses cachettes,
+j'observai mes compagnons sondant à coups de crosses les parois du
+souterrain.
+
+«Pâles et maigres, le visage sali de barbes en mousses, les yeux
+luisants, ils ressemblaient à des aventuriers en quête de butin. Je ne
+reconnaissais plus mes braves camarades enlevant le pont sur le Zou en
+une ruée de leurs corps grandis sous les balles, en une course à la mort
+derrière le lambeau d'étoffe, drapeau de France.
+
+«Ils grimaçaient déjà de dépit quand un sous-officier heurta une porte
+du bout de son fusil. Sous les coups de hache, le bois se fendilla, puis
+s'effrita en escarbilles, laissant voir un retrait où s'étaient
+réfugiées trois dahoméennes. Elles nous suppliaient, accroupies. Le
+sous-officier dit:
+
+«--Ce n'est que des femmes!
+
+«--En tout cas, ce n'est pas le trésor, ajouta le lieutenant.
+Emmenez-les et que personne n'y touche.
+
+«Il y eut un «oh!» de protestation générale.
+
+«--Ici, ici... j'ai trouvé, cria un spahis.
+
+«Sous sa botte le sol résonnait comme un tam-tam. Les pioches
+crevassèrent la terre battue et mirent bientôt à jour une excavation
+encombrée d'une demi-douzaine de caisses. Enfin! c'était le trésor!
+
+«Enfoncées presque toutes en même temps, les cassettes royales nous
+livrèrent une riche collection de parapluies, ombrelles, en-cas, de
+toutes les couleurs et toutes les dimensions. Il y avait là des
+parapluies de forain rutilants, larges comme des tentes, et aussi nombre
+d'auréoles de soie gorge de pigeon, qui préservent le teint des
+Européennes du soleil d'août.
+
+«Un ex-titi du théâtre Montparnasse grasseya:
+
+«--Ben! ou'squ'est le riflard de l'escouade?
+
+«Un accès de rire calma un peu la fièvre de l'or, puis les recherches
+continuèrent amenant la découverte de bouteilles de Champagne que l'on
+décoiffa un brin, de pagnes bariolés, de rouleaux de cotonnades, de
+glaces de poche à étui en zinc, de peignes et de... strapontins.
+
+«Le titi se roula sur le sol, criant:
+
+«--Je me tords! je me tords! C'est donc ça qu'on trouvait pus de nuages,
+de volapuks, de sous-lieutenants, de l'Observatoire à Ménilmontant.
+C'est le petit Becenzine qu'avait refait tout ça pour ses tripotées de
+femmes. Gros malin, va!
+
+«En une large galerie servant de remises royales étaient rangés quatre
+affreux carrosses achetés à quelque roi en déconfiture.
+
+«--Allons, bon, dit le faubourien, les guimbardes du sacre, maintenant!
+
+«Des ornements dorés se dressaient en arabesques aux quatre angles des
+caisses peintes bleu de Prusse portant des armes que le Parisien
+traduisit de la sorte: «_Gueules de caïman sur champ d'ébène avec poires
+semées à droite, à gauche, sous la couronne de la gracieuse quouine
+Victoria, surmontées de licornes qu'ont des chaînes au ventre! Quel
+blason, mon Empereur!_»
+
+«Les perquisitions achevées, mes camarades emportèrent les caisses de
+Champagne devant les huttes où ils boivent maintenant, criant à tue-tête
+les _scies_ de régiment.
+
+«Le peu de vin que j'ai pris m'a presque grisé, mignonne, et je t'écris
+des choses gaies, d'une façon un peu décousue. Puis je souffre un peu de
+ma blessure. Oui, je suis blessé! Si peu! Une éraflure des chairs, à
+l'épaule. Mais je ne suis pas atteint assez grièvement pour obtenir le
+bout de ruban que je voulais.
+
+«Je n'ai pas l'air vainqueur, moi! Je dois ressembler aux pauvres femmes
+que gardent les marsouins. J'ai, je crois, un peu de fièvre... Je
+t'embrasse, mon aimée, je t'embrasse, et mets vite ma lettre sous
+enveloppe de peur, oui...
+
+«Je t'embrasse. A toi... toujours!
+
+André Bamberg,
+
+_de la Légion étrangère_.
+
+
+* * * * *
+
+«J'ai eu beaucoup de fièvre, mais cela va mieux. Le bras gauche maintenu
+par une écharpe, je t'écris difficilement, en invalide. La convalescence
+maquille de blanc, peu à peu, ma peau autrefois brune et les paupières
+pèsent moins sur mes pauvres yeux encore brouillés des terribles visions
+du cauchemar. Je te voyais, costumée de flanelle blanche, luttant contre
+les amazones. Elles t'entraînaient dans la brousse. Tu m'appelais et je
+ne pouvais rien. Oh! l'horrible chose! Tes cris! Tes yeux qui me
+reprochaient ma lâcheté. Cela me tuait, me tuait! J'ai prononcé ton nom,
+paraît-il, dans la nuit de ma pauvre cervelle détraquée et le major m'a
+soigné en excellent homme qui ne veut pas de larmes sur les joues d'une
+petite amoureuse... Il vient près de mon lit et m'ordonne de ne plus
+écrire: j'obéis. A demain. J'ai retrouvé dans ma poche la lettre que je
+t'écrivais, il y a huit jours, après la prise d'Abomey. Je t'enverrai
+tous mes griffonnages en même temps.
+
+André.
+
+* * * * *
+
+«Le major a demandé et obtenu mon retour en France. Je suis heureux! Mon
+capitaine qui m'a rendu visite à l'ambulance m'a assuré que je m'étais
+distingué pendant la campagne. Le colonel, a-t-il dit, a demandé
+_quelque chose_ pour moi.
+
+«Je n'ai pas fait davantage que la plupart de mes camarades. Si je suis
+un des rares blessés de la Légion étrangère, c'est que les autres sont
+morts d'estafilades plus graves que la mienne.
+
+«J'ai reçu une des dernières balles tirées par les Dahoméens, une de ces
+balles que l'on nomme «balles perdues» précisément parce qu'elles
+atteignent toujours quelque pauvre diable.
+
+«Je te reviens, mignonne, plus aimant qu'à mon départ de France, ou
+plutôt sachant mieux combien tu mérites d'être aimée. Ne crains rien
+pour ma santé. J'arriverai à Paris encore hâlé, mais guéri.--«Et la
+fièvre, et la vilaine fièvre,» diras-tu! Bast, la fièvre ne m'effraye
+plus. J'ai une autre fièvre en moi--la fièvre de te revoir,--qui va
+l'expulser tambours battants.
+
+«Tous mes souhaits pour la bonne petite l'Embaumée qui te remettra cette
+lettre.
+
+«Que faire pour te gagner, mon aimée! J'ai un tas de projets en tête qui
+me semblent facilement réalisables. Amoureux et convalescent, j'espère.
+
+«Bientôt à toi, mon aimée.
+
+André Bamberg.
+
+* * * * *
+
+Cette lettre arriva au moment où Simone inquiète et cédant aux instances
+de la petite bossue, allait consulter une tireuse de cartes sur le sort
+de son fiancé. L'Embaumée, superstitieuse, interprétait les songes de
+Mlle Gosselet avec une assurance qui en imposait à la pauvre
+amoureuse. Elle disait:
+
+--Tu rêves de dents, c'est mauvais signe, très mauvais signe! Et puis
+ces chevaux noirs qui mordent ces chevaux blancs... on voit bien ce que
+ça signifie. A ta place, je ne serais pas rassurée.
+
+Simone, d'abord sceptique, commençait à prêter l'oreille aux propos de
+son amie qui lui vantait le savoir d'une ex-cuisinière experte en l'art
+d'éplucher la destinée des pauvres humains.
+
+--Tu verras! C'est amusant chez elle! Elle habite, près de quais, un
+grand appartement toujours encombré de vieux messieurs qui ne veulent
+pas mourir; de bonnes qui espèrent gagner le gros lot à la loterie, de
+dames très chic.. qui attendent la venue de celui qui paiera le terme.
+J'y accompagnai un jour la Grande Bobêche. La Grande Bobêche venait lui
+demander si son amoureux était toujours fidèle. Pour quarante sous, nous
+avons eu _le petit jeu_. La sorcière a battu les cartes et a prédit à
+mon amie qu'une reine blonde _lui mangerait le cœur_. Manger le cœur,
+c'est une façon de parler! Pour cent sous, la vieille nous aurait
+préparé _le grand jeu_ et nous aurions pu savoir si Adolphe épouserait
+la reine blonde. Malheureusement, la Grande Bobêche n'avait pas assez
+d'argent. Alors, la sorcière lui a dit: «Il y a un moyen plus sûr de
+savoir si vous êtes toujours aimée, mais il me faudrait un objet ayant
+appartenu à la personne: un mouchoir sale, par exemple!»
+
+--Pourquoi sale?
+
+--Dam! je ne sais pas. Peut-être pour y lire l'avenir comme dans un
+livre.
+
+Cette interprétation des événements futurs d'après les données fournies
+par un linge sale avait provoqué un rire fou chez Mlle Gosselet, au
+grand scandale de la petite bossue:
+
+--Je ne vois pas ce qui peut te faire rire. Je t'assure qu'_il_ n'est
+pas bien portant. Je le devine. D'ailleurs, tu ne l'aimes pas assez.
+
+--Comment, je ne l'aime pas assez!
+
+Ce fut une querelle, puis une brouille de dix minutes suivie d'une
+réconciliation.
+
+André revenait en France. Il guérirait vite, retrouvant l'aimée prête à
+se donner comme au jour où ils avaient préparé leur fuite.
+
+Simone pensa, une roseur aux joues, que papa Gosselet ne pourrait, cette
+fois, retarder l'offrande de tout son corps à celui qu'elle avait choisi
+pour époux.
+
+L'Embaumée triompha à la lecture de la lettre:
+
+--J'avais raison, tu le vois bien! Rêver de dents c'est signe de maladie
+grave ou de mort.
+
+* * * * *
+
+Simone répondit aussitôt à André:
+
+«Mon cher aimé, qui a bobo sans que je puisse le soigner comme on soigne
+un tout petit que l'on adore!... C'est drôle, mais je t'aime d'une
+tendresse si infinie, si profondément douce quand je te sens avoir mal,
+que tu ne me sembles plus du tout un grand, mais un tout petit que je
+pourrais tenir en mes bras pour le bercer, en le couvrant et
+l'enveloppant d'un amour fou...
+
+«Pauvre mignon qui as bobo!
+
+«Pense que je t'aime de toute mon âme! J'adore tout ce qui est de toi,
+je cherche dans la figure des mots que tu m'écris ce que tu as pensé...
+
+«Oh oui, je serai à toi pour toujours! Tu as emporté mon âme, mon
+cœur...
+
+«Si je t'avais ici, quels bons et beaux dodos je te ferais faire! Je
+serais ta petite maman... Comme je te soignerais!
+
+«Je t'embrasse, les deux bras autour du cou, très doucement, très fort,
+très tendrement.
+
+«Tu vas bientôt m'envoyer mon baiser du soir; je le sens presque
+d'avance; quand je le sentirai en moi, je rêverai du paradis,--de toi!
+
+«N'oublie jamais de m'envoyer le baiser promis, envoies-en même
+beaucoup, beaucoup, je les sens tous, ils ne se perdent jamais en
+route...
+
+«Moi je t'envoie aussi un baiser, un de ces longs baisers qui me font
+des airs de petite morte, à force que c'est bon!...»
+
+* * * * *
+
+Quinze jours s'écoulèrent dans la monotonie des mêmes occupations, des
+mêmes pensers. Les deux amies, au retour de l'atelier, se racontaient
+les menus faits de leur journée et cousaient les robes neuves qu'elles
+mettraient le jour où elles iraient _l_'attendre à la gare de Lyon.
+Elles disaient _lui_ simplement.
+
+L'Embaumée changerait l'andrinople de sa chambre pour _lui_ faire fête.
+Simone achèterait une grande bergère, parce que ses petites chaises de
+velours rouge à bâtons dorés ne seraient pas assez confortables pour
+_lui_, un convalescent.
+
+--Nous serons deux pour l'aimer, le soigner, le dorloter, pensa un jour
+tout haut l'Embaumée.
+
+Simone leva les yeux sur son amie et rit franchement de sa confusion.
+Une bossue, ça n'aime pas!
+
+Le dimanche, Mlle Berthe venait en amie et en voisine partager le
+pot-au-feu.
+
+Mlle Berthe n'était plus la petite ouvrière babillarde et moqueuse
+d'autrefois. Le ronronnement de sa machine à coudre l'agaçait. Son serin
+sifflotait toujours les mêmes airs bébêtes. Le papier de tenture de sa
+chambre lui semblait d'un gris attristant. Elle se frottait le nez à
+toutes les glaces et demandait:
+
+--N'est-ce pas que je vieillis!
+
+Simone et l'Embaumée lui répondaient en la complimentant sur la
+fraîcheur de son teint et l'éclat de ses mirettes.
+
+--C'est bien ce qui m'ennuie, cet éclat des yeux! Ce n'est pas naturel.
+
+--Mariez-vous, ma chère Berthe, conseillait Simone.
+
+--J'ai peur du mariage.
+
+--Alors prenez un amoureux, répliquait la petite bossue impatientée.
+
+--Un amant, jamais!
+
+Un jour, elle ajouta, éprouvant sans doute le besoin de se défendre
+contre quelque vouloir dissimulé:
+
+--Les hommes sont si lâches! si lâches! Si je prêtais l'oreille aux
+jolies paroles embusquées au coin de quelque moustache, je n'aurais qu'à
+penser à «pauvre Jeanne» pour me reprendre toute.
+
+Vous étiez à l'atelier quand deux hommes l'ont presque portée jusqu'au
+fiacre qui attendait, en bas.
+
+Aux premiers cris de douleur, j'ai couru à la recherche d'un médecin du
+quartier. Il est venu et m'a avoué que l'accouchement serait difficile,
+qu'il faudrait peut-être écraser l'enfant avec des fers pour sauver la
+mère. Il a regardé autour de lui, a évalué le prix des meubles, a pensé
+que la malade était trop pauvre pour payer les frais d'une opération
+coûteuse, et a dit:
+
+--Conduisez-la à la Maternité!
+
+Elle pleurait. Je l'ai aidée à mettre une jupe, puis le grand manteau à
+bordures de plumes qu'elle avait acheté quand _il_ la connut. Elle ne
+prononçait pas son nom, mais tournait les yeux vers la porte quand les
+voisines venaient voir curieuses et aussi apitoyées.
+
+Avant de sortir de sa chambre, elle a regardé les portraits accrochés à
+la cheminée,--son père et sa mère,--puis a essayé de faire marcher ses
+pauvres jambes.
+
+Elle disait:--«Jamais je ne pourrai arriver en bas. Je mourrai dans
+l'escalier.»
+
+Accrochée des deux mains à la rampe, soutenue par deux locataires, elle
+a descendu les six étages, degré par degré, soufflant et geignant. Les
+commères, qui se moquaient autrefois de son gros ventre, se penchaient,
+pleurant, sur la cage de l'escalier d'où les plaintes montaient, de plus
+en plus faibles.
+
+Dans la voiture qui allait au pas, elle regardait par la portière les
+gens qui passaient sur le trottoir, espérant encore qu'_il_ viendrait.
+Des filles ont passé, en courant, les jupes troussées, sous le nez du
+cheval de fiacre. Elle a dit dans un hoquet douloureux:
+
+--Elles sont bien heureuses d'être toujours jolies, elles.»
+
+Elle m'a embrassée et nous avons pleuré dans la salle d'attente de
+l'hôpital. Elle m'a remerciée, m'a pris la main. Je voyais qu'elle
+voulait me demander quelque chose, mais qu'elle n'osait pas. Alors, pour
+lui épargner un peu de honte:
+
+--Il saura où vous êtes. Je l'en informerai, s'il vient.
+
+--Vous ne pouvez pas comprendre, pourquoi je ne lui en veux pas, ma
+chère Berthe! Vous ne pouvez pas comprendre, vous n'aimez personne. Je
+sais qu'il viendra, mais il viendra peut-être... après... Je veux qu'il
+sache que... je l'aimais bien.
+
+On l'a emportée. Moi j'ai pris la fuite pour ne pas pleurer devant les
+infirmières.
+
+Oh! le lâche! Oh! le lâche!
+
+--Et qu'est devenue pauvre Jeanne? demanda Simone.
+
+--Elle est morte.
+
+Huit jours après Mlle Berthe chantonnait sur le palier, accoudée à la
+rampe, attendant le retour du jeune homme qui «écrivait des choses» dans
+les journaux.
+
+Simone, revenant de l'atelier, lui tendit la main. La petite couseuse de
+jerseys l'emmena dans sa chambre, la fit asseoir, puis bredouilla:
+
+--Ce n'est pas ma faute, je vous assure. Mais j'étais si seule, puis il
+est si gentil!
+
+Simone écoutait, surprise.
+
+--Ah! vous ne savez pas! On en cause cependant à tous les étages de la
+maison. J'aime Fernand, Fernand le poète. Et Fernand m'aime! Il ne faut
+pas m'en vouloir! Je commençais à devenir vieille: la veille, j'avais
+trouvé un cheveu blanc sur la tempe. Puis... Fernand n'est pas comme les
+autres. Je me fais beaucoup de reproches, mais... Vous ne me méprisez
+pas trop?
+
+--Il a promis de vous épouser, M. Fernand?
+
+--Non! je ne pouvais pas lui demander ça!... Un poète!
+
+--Vous êtes bien à plaindre, ma pauvre Berthe, voilà tout.
+
+--Mais il n'est pas comme les autres, du tout, du tout. D'ailleurs il
+dit que les femmes l'ont beaucoup fait souffrir, j'essaye de le
+consoler.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Les journaux annonçaient que le transport le _Taygète_ arriverait
+bientôt en rade de Marseille, ramenant en France les blessés et les
+convalescents du corps expéditionnaire du Dahomey.
+
+L'attente du bonheur prochain rendait Simone insensible aux grossièretés
+de Mme Mily et aux taquineries de ses camarades d'atelier.
+
+Léonie, son associée, très délicate, lui savait gré de son attitude et
+la chaperonnait dans ce milieu de faubouriennes habituées à changer
+d'ami, au début de chaque saison, comme elles changeaient de corsage.
+
+L'atelier de Mme Mily était divisé en deux camps qui se mesuraient
+quotidiennement en des tournois de langue quand les adversaires n'en
+arrivaient pas aux bousculades de chignons. Le parti de la «pose» était
+représenté là par une douzaine de jeunes filles vivant de la vie de
+famille le soir et par quelques solitaires gardées de l'amour par le
+culte de leur peau blonde de jolies femmes.
+
+Le parti de la «noce», de beaucoup plus nombreux, comptait dans ses
+rangs les vieilles filles, lancées tard dans une demi-galanterie
+besoigneuse, les ouvrières nées à Paris et les petites personnes de
+beauté régulière qui avaient pris un «ami» pour attendre plus patiemment
+un mari.
+
+Deux ou trois demoiselles, d'attitude et de toilette dignes, prenaient
+part à la discussion avec toute l'autorité que leur valaient des
+demi-mariages.
+
+D'ailleurs les querelles étaient suscitées, le plus souvent, par quelque
+_poseuse_, choquée d'une expression.
+
+Une jeune Anglaise, fiancée depuis six ans à un de ses compatriotes,
+employé dans une banque parisienne, arrivée en France depuis trois mois,
+demandait tout haut, sur les mots d'argot employés par ces demoiselles,
+des explications qui ameutaient l'atelier. Elle disait d'une voix
+fluette:
+
+--Rigoler! Qu'est-ce que c'est que ça: _Rigoler_. Pas trouvé le mot dans
+les livres, moi!
+
+On lui expliquait le sens faubourien du mot rigoler, et elle tendait les
+mains, miaulant: _Shoking_!
+
+Mme Mily lui répondait:
+
+--Il ne faut pas faire votre sainte Nitouche, ma petite! Les Anglaises
+ne valent pas bien cher.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça: _Sainte Nitouche_! Connaissé pas, moâ!
+
+Indignée des commentaires dont ses camarades affublaient cette
+expression, la _Fiancée du Père Lachaise_,--on l'avait ainsi surnommée
+l'Anglaise à cause de ses éternelles fiançailles «rances de six
+ans»,--menaçait de se plaindre à l'inspecteur, M. Planchy, de
+l'_irrespectabilité_ des petites Françaises.
+
+Les heures de travail sous les flammes dansantes du gaz,--l'hiver venu,
+l'atelier était éclairé à deux heures de l'après-midi,--semblaient plus
+courtes grâce à ces querelles de tabouret à tabouret.
+
+Simone ne prenait jamais part à la discussion, mais écoutait volontiers
+Mlle Léonie, son associée, qui lui disait ses rêves de jeune fille et
+esquissait le portrait de son futur mari:
+
+--Il n'est pas beau, mais il a les lèvres toujours rosées et des mains
+longues et blanches. Il est sérieux, très sérieux. Je serai heureuse, je
+crois! Quand on a seize ans, on rêve un mari comme on rêve une robe.
+Plus tard, on l'accepte tout fait, c'est-à-dire commun.
+
+Mariée, je ne travaillerai plus chez Jabson. Jean,--c'est le nom de mon
+fiancé,--gagne deux cent cinquante francs par mois. Je n'ai pas de goûts
+coûteux et je m'habillerai d'un rien joli. Oh! ce que j'ai hâte d'être
+chez moi!... chez moi! Ce que je déteste la rue! Ce que je déteste
+l'atelier! Si père ne frappait pas à ma porte, le matin, en allant à son
+bureau, je serais lâche, je consentirais volontiers à faire grasse
+matinée, tout au creux de mon lit, rêvant. Mon fiancé n'est pas un
+ouvrier, heureusement! Épouser un ouvrier! J'aimerais mieux...
+
+--Vous aimeriez mieux?... demandait Simone surprise.
+
+--J'aimerais mieux rester vieille fille!
+
+Quand l'atelier de Mme Mily était consigné jusqu'à dix heures du soir,
+à la suite de quelques commandes imprévues, Léonie priait Simone de
+l'accompagner jusqu'à la rue Gay-Lussac, tant elle avait peur des gens
+qui suivent les jeunes filles, la nuit.
+
+--Moi je ne sais pas comment m'en débarrasser. Je me mets en colère et
+ça les fait rire.
+
+--Mais, prenez l'omnibus!
+
+--Il faut bien faire des économies quand on est sur le point de se
+marier.
+
+Les deux amies traversaient le Carrousel, le pont des Arts, puis les
+petites ruelles qui vont des quais au boulevard Saint Germain, marchant
+d'une allure sautillante et vive beaucoup plus provocante que l'aller
+lent et le dandinement de hanches des beautés professionnelles.
+
+L'ouvrière parisienne joue merveilleusement de sa jupe tombant derrière
+en longs plis droits comme un éventail presque fermé dont on ne voit que
+les lamelles.
+
+Un tour de main et l'étoffe se drape, moule les chairs en ronde-bosse,
+relevée d'un côté pour laisser voir un blanc de linge, aile voletant au
+ras du sol et montrant un dessous de duvet blanc. Sous le tiraillement
+des doigts, elle zigzague, fait des grimaces, fait des signes, puis
+retombe raide pour recommencer à mimer des choses suggestives pour les
+passants. Elle prend mille physionomies diverses au gré de la petite
+main gantée qui semble mettre en mouvement des ficelles de marionnettes.
+Plus la jupe va vite, plus elle est agaçante, effrontée et narquoise.
+Suivez la jupe jusque sous une porte cochère et vous la verrez devenir
+grave, austère, en passant devant la loge du pipelet.
+
+La jupe n'a d'esprit que dans la rue.
+
+Mlle Léonie, bien que très honnête fille, jouait de la jupe en
+virtuose, quand elle revenait seule de l'atelier. Les étudiants
+noctambules hâtaient le pas au rappel battu par ses petits souliers sur
+le macadam, la suivaient sans mot dire, la devançaient pour l'examiner à
+la clarté jaune d'un bec de gaz, puis commençaient l'attaque.
+
+Mlle Léonie marchait vite, vite, tête baissée, apeurée mais amusée. Ses
+yeux, à peine teintés gris, souriaient, encourageants. Brusquement, d'un
+mouvement d'épaules, elle semblait vouloir écarter le gêneur, puis,
+colère disait très haut:
+
+--Ah! laissez-moi, vous m'ennuyez!
+
+Et elle fuyait, croyant entendre des pas derrière elle, croyant sentir
+un souffle dans les frisons blonds de sa nuque, persuadée qu'elle
+n'avait rien fait pour s'attirer cette désagréable rencontre. Elle
+montait son escalier, haletant, arrivait chez elle, en sueur, était
+d'humeur grise, mangeait peu, avait des cauchemars, la nuit.
+
+Lorsque Mlle Léonie gagnait la rue Gay-Lussac sans avoir été
+inquiétée, elle se regardait longuement dans la glace, avait peur
+d'avoir vieilli, d'être devenue laide.
+
+Accompagnée de Simone, Mlle Léonie tenait tête aux suiveurs tantôt
+insolents, tantôt timides.
+
+Des voyous leur débitaient, clignant de l'oeil pour se rendre
+irrésistibles: «Elles sont rien _girondes les mômes_!»
+
+Des jeunes gens bien mis, après un salut correct, grasseyaient:
+«Permettez-nous de nous présenter nous-mêmes, mesdemoiselles.» Des
+oseurs se campaient devant elles sur le trottoir, la main tendue:
+
+--Comment allez-vous? Mlle Jeanne est toujours en beauté!
+
+Elles se récriaient: «Vous vous trompez!»
+
+Eux jouaient la surprise:
+
+--Mais un ami nous a présentés au Luxembourg! Faites appel à vos
+souvenirs, mademoiselle Jeanne!
+
+--Nous ne sommes Jeanne ni l'une ni l'autre!
+
+--Parfaitement, mademoiselle Marie. C'est Marie, n'est-ce pas!
+
+Simone et Léonie se débarrassaient vite des suiveurs bavards, mais des
+amoureux aussi obstinés que silencieux, marchant aussi vite qu'elles
+quand elles redoublaient le pas, les suivant comme leurs ombres, d'un
+trottoir à l'autre, sans les quitter d'une semelle, les accompagnaient
+souvent jusqu'à leur porte. Ils allaient ensuite se camper au milieu de
+la rue, le nez levé vers les mansardes pour savoir à l'éclairage brusque
+de quelque fenêtre quelle chambre occupait l'adorée. Ils attendaient
+pour la voir paraître à son balcon, comme dans les romances, puis
+partaient furieux contre leur timidité, se promettant de revenir, d'être
+éloquents... Ils surgissaient le lendemain de quelque retrait,
+continuant leur cour silencieuse, n'osant pas davantage que la veille,
+ou risquant un salut embarrassé.
+
+* * * * *
+
+Un soir, comme Simone allait quitter son associée, rue Gay-Lussac, Mlle
+Léonie la pria de monter chez elle.
+
+Elle hésitait.
+
+--Venez donc, vous verrez mon fiancé. Il a dîné à la maison ce soir.
+
+--Je serai gênante ou ridicule en tiers dans votre petit manège.
+
+--Mais mon père vous connaît. Les petites sœurs savent votre nom, elles
+aussi. Quant à Jean, il est beaucoup trop grave pour qu'un nouveau
+visage vienne le distraire de la cour très discrète qu'il me fait depuis
+six mois.
+
+--C'est-à-dire que vous ne craignez point de rivale.
+
+--Non pas. Mais il ne se mettra pas en frais pour vous. C'est l'homme de
+toutes les habitudes. Il a pris, je crois, l'habitude de ma personne. Il
+m'aime un peu comme il doit aimer un type de plumes ou une variété de
+crayons.
+
+Au troisième étage, les deux amies trouvèrent M. Jean moulant des
+lettres sur une belle feuille de papier blanc. Assise près de lui,
+Zézette, la plus petite des sœurs de Léonie, surveillait l'allure lente
+et majestueuse de la plume, poussant des soupirs, mais n'osant remuer
+sur sa chaise haute.
+
+M. Jean tendit la main à Léonie, salua Simone et annonça:
+
+--Je vous emmène au théâtre.
+
+--Quand cela?
+
+--Mais tout de suite.
+
+--Vous eussiez pu m'avertir hier. Je suis trop lasse pour changer de
+robe. D'ailleurs, mon amie...
+
+--Mademoiselle voudra bien nous accompagner. Il est inutile de se mettre
+en frais de toilette.
+
+Il expliqua que l'un de ses amis venait de lui remettre trois billets de
+première galerie au théâtre des Gobelins, un théâtre de boutiquiers et
+d'ouvriers où l'on pouvait se montrer en camisole et en gilet à manche.
+Il n'aurait pas osé offrir pareil spectacle, mais puisque cela ne
+coûtait rien, il fallait en profiter.
+
+--Voyons, puisque ça ne coûte rien! dit le père de Léonie.
+
+Simone voulut s'esquiver, mais Léonie lui chuchota à l'oreille:
+
+--Venez! Je m'ennuierais tant, seule avec lui. Ce sera peut-être
+amusant.
+
+* * * * *
+
+Une demi-heure après, les deux amies précédées de M. Jean qui
+s'ingéniait à ne pas crotter le bas de son pantalon, longeaient l'avenue
+des Gobelins.
+
+--C'est là, dit le fiancé.
+
+Ils s'arrêtèrent devant une grille en fer peinturlurée rouge, ornée de
+grands écriteaux portant le titre de la pièce: _La Belle Gabrielle_.
+Au-dessus de la rampe de gaz une enseigne flamboyait de l'or neuf de ses
+lettres majuscules. Des mioches du quartier ramassaient, à quatre
+pattes, les bouts de cigarettes jetés sur le trottoir. Des bambines
+rousses se promenaient bras-dessus, bras-dessous, devant des charretées
+d'oranges qu'éclairaient deux bougies encolorées de papier rose.
+
+Derrière les boules d'or dressées en pyramide, les têtes des marchandes
+rutilaient sous des mouchoirs à carreaux. Les pieds sur la chaufferette,
+les pauvres vieilles restaient là immobiles, mais leurs petits yeux
+inquiets surveillaient l'étalage et la cohue grouilleuse des petits
+rôdeurs. Près de la grille, une barrière en bois coupant le trottoir
+maintenait de grands garçons blêmes attendant la contre-marque qui
+permettrait à petite amie d'applaudir Espérance, «l'homme» de la _Belle
+Gabrielle_. La petite amie, corsage déteint, tablier collant aux
+cuisses, les cheveux ébouriffés sous une capeline de laine, faisait la
+moue, impatiente. Des applaudissements arrivaient de la salle jusqu'à
+elle, avivant son désir de voir les maillots des jeunes seigneurs, les
+robes de velours raides et les cols empesés des maîtresses du roi
+galant.
+
+M. Jean hésitait à entrer, craignant de fourvoyer sa fiancée dans une
+salle de spectacle trop populacière. Léonie le tira par le coude vers le
+bureau de contrôle où trônaient trois ou quatre redingotes fripées.
+
+La pièce tenait attentifs deux ou trois cents spectateurs venus au
+théâtre après dîner, en vestons ou en matinées, en pantoufles ou en
+savates. Les femmes avaient oublié de poser un chapeau sur leurs
+chignons mal échafaudés. Les hommes étalaient des sous-ventrières en
+laine rouge ou bleue sur des chemises de flanelle. Seules, des dames
+peintes comme des décors, exhibaient des lorgnettes en des loges
+d'avant-scène. Dans les galeries supérieures, les tricots pourpres et
+les casquettes multicolores étaient piqués comme des bluets et des
+coquelicots dans les blés roux ou jaunes,--tignasses des gigolettes.
+
+Les habitués du poulailler assis sur des marches usées par les
+godillots, écoutaient la pièce, le poing aux dents, la tête penchée. Les
+petites filles accroupies près d'eux oubliaient de faire leurs grâces
+maigriottes pour écouter les propos amoureux du chevaleresque Espérance.
+Des amies se serraient les mains, caressées par des mots qu'on ne leur
+avait jamais dit, qu'on ne leur dirait jamais, amoureuses du grand
+cabotin à longues bottes jaunes qui récitait ses déclarations d'amour.
+
+Aux places «chics», aux places à quarante-cinq sous, petits bourgeois ou
+boutiquiers pleuraient ou riaient, tout à leur admiration bon enfant, le
+buste renversé ou le bras accoudé au dossier du fauteuil voisin. Seules,
+les jeunes filles à marier surveillaient leur rire ou retapaient du
+doigt les frisons qui se détendaient comme des ressorts à boudin dans
+l'atmosphère lourde.
+
+Simone et Léonie, assises en face de la scène, s'amusaient des toilettes
+d'actrices cent fois retapées et balafrées de coutures que l'on
+apercevait des deuxième-galerie.
+
+M. Jean trouvait que les costumes n'étaient pas entièrement de l'époque,
+que les figurants n'étaient pas assez nombreux, que le cheval d'Henri IV
+avait l'air d'un cheval de fiacre. Il disait son mécontentement tout
+haut, au grand scandale des voisins qui voulaient jouir du spectacle,
+pour leur argent.
+
+Le public était amusé malgré l'insuffisance de la mise en scène, malgré
+le jeu hostile des cabotins trop bêtes pour comprendre que les triomphes
+obtenus près des simples valent mieux que les petits brouhahas
+d'admiration dédaigneuse qui soulignent, au Théâtre Français, une
+diction prétentieuse à claquer, ou un envolement de cotillon exécuté par
+quelque soubrette grande dame.
+
+Les commères de ce théâtre de faubourg, rouges d'admiration, n'avaient
+pas peur de déchirer leurs gants en applaudissant leur héros. Les hommes
+ne songeaient pas à la chute possible d'un gardénia piqué au revers d'un
+habit.
+
+L'actrice qui tenait le rôle de la _Belle Gabrielle_ se montrait
+nerveuse, impatiente. Elle était laide et grosse, lourde et empêtrée
+dans sa traîne de velours vert.
+
+Dans ses répons à la litanie amoureuse débitée par Espérance, elle
+disait les plus jolies choses du monde d'un ton condescendant ou
+dédaigneux qui exaspérait les galeries supérieures.
+
+Après un entr'acte consacré à l'absorption des petites douceurs en usage
+dans ce théâtre faubourien: saucisson, pommes frites et marrons, le
+poulailler salua la venue de la _Belle Gabrielle_ de quelques coups de
+ces sifflets stridents, sinistres, qui annoncent, la nuit au coin d'une
+rue déserte, l'exécution de quelque passant attardé. L'actrice tourna la
+tête, eut un haussement d'épaules, puis continua à chantonner son rôle,
+virant et voltant sur la scène.
+
+Comme elle étalait sa traîne, minutieusement, pour s'agenouiller et dire
+à l'Espérance qu'elle restait fidèle amante malgré les faveurs du roi,
+des pommes pourries et des boules de glaise éclaboussèrent le velours
+vert de sa jupe. Elle se leva, cria:
+
+--Salauds!
+
+Le rideau baissé, un jeune homme, embusqué derrière les femmes peintes
+d'une avant-scène, se dressa au-dessus de leurs chapeaux empanachés et,
+le poing tendu, lança des injures qui, dans le monde des boulevards
+extérieurs, valent des coups de couteau.
+
+Le poulailler riposta:
+
+--C'est sa femme! Elle est rien laide!
+
+Alors, penché sur l'accotoir, le vengeur de la _Belle Gabrielle_ parut,
+mis à la dernière mode, les cheveux luisants coupés en pointe sur le
+front et collés sur le crâne comme un bonnet du temps de Louis XI. Le
+doigt tendu, il désigna les interrupteurs aux gardes municipaux qui
+gravirent au pas de charge les galeries supérieures et se colletèrent
+avec les coupables, les poussant vers l'escalier de sortie. Le
+poulailler protesta, le parterre applaudit.
+
+Les yeux fixés vers la loge où gesticulait le dénonciateur, Simone dit
+tout haut:
+
+--Mais, c'est elle!
+
+--Qui? demanda Mlle Léonie.
+
+--Jenny, la femme de chambre de maman.
+
+--La femme de chambre de votre mère! Vous nous avez dit à l'atelier que
+vous étiez orpheline.
+
+--Oui, mais autrefois... répondit Simone embarrassée... Jenny est celle
+qui a un collet de fourrure, un grand chapeau avec des piquets de
+plumes, comme un dessus de corbillard, et un corsage rose à ruche.
+
+La dame ainsi désignée dirigea vers les deux amies les yeux de verre de
+sa lorgnette, sourit, envoya un bonjour de la main.
+
+--Allons-nous-en, dit Simone, feignant de ne point voir le salut.
+
+--Allons-nous-en, approuva M. Jean. Bien fin qui me repincera dans un
+pareil bouis-bouis. La police ne devrait tolérer que des gens bien mis
+au théâtre.
+
+Cette réflexion fit sourire dédaigneusement mademoiselle Léonie qui,
+décidément, ne professait pas une grande admiration pour son fiancé,
+mais elle voulut bien quitter le spectacle.
+
+* * * * *
+
+--Bonjour, mademoiselle. Je vous croyais morte...
+
+Jenny attendait dans le couloir la fille de M. Gosselet.
+
+--Pourquoi, morte? Je suis en excellente santé, comme vous voyez!
+
+--Monsieur est désespéré. Il n'a pu vous retrouver depuis votre fuite du
+couvent. Madame, qui ne vous aime pas beaucoup, je crois, lui fait des
+scènes continuelles. Ah! la maison n'est plus drôle depuis que vous êtes
+partie. Je n'ai pas pu y rester. Je cherche une nouvelle place. Je suis
+dans ma famille!
+
+--Père n'est pas malade? demanda Simone, inquiète.
+
+--Monsieur est très fatigué, très soucieux. Il voulait faire mettre des
+notes dans les journaux sur votre disparition, mais madame n'a pas voulu
+à cause de sa famille qui est si honorable, si honorable! Enfin vous
+êtes bien portante. M. Bamberg va bien?
+
+--Mais je n'en sais rien!
+
+--Ah!... Enfin, mademoiselle, je suis bien heureuse de vous voir. J'ai
+toujours eu beaucoup d'estime pour vous et ce n'est pas à cause de...
+de... mais je vous ennuie, mademoiselle.
+
+--Non! mais je dois me coucher de bonne heure pour me rendre à mon
+atelier, demain.
+
+--Comment! Vous travaillez, mademoiselle!
+
+--Pourquoi pas? Adieu, Jenny.
+
+--Bonsoir, mademoiselle!
+
+Dans la rue, Simone, pour expliquer la familiarité condescendante de
+l'ancienne femme de chambre, conta à Léonie et à M. Jean son amour pour
+un jeune homme pauvre, sa séquestration au couvent des Visitandines, sa
+fuite, puis sa vie de travail.
+
+Léonie l'embrassait, pleurait d'admiration.
+
+Le bureaucrate roulait des yeux étonnés, regardant à la lueur des becs
+de gaz comment était faite une héroïne de roman.
+
+
+
+
+X
+
+
+--Prépare-toi à une toute petite surprise, dit à Simone la petite bossue
+qui venait de descendre six étages pour acheter le _Petit Quotidien_. La
+pipelette vient de me remettre une dépêche...
+
+--Oh! vous venez d'hériter d'une bonne tante de province, mademoiselle
+l'Embaumée? Tu vas fonder un atelier de couture?
+
+--Non pas! Si j'avais de l'argent, j'achèterais une petite maison avec
+un toit qui aurait de la mousse dessus. Puis... Mais tu ne devines pas?
+C'est signé: Bamberg!
+
+--Donne vite, dit Simone, plantant de travers sur ses cheveux un bout de
+paillasson fleuri de primevères. Et moi qui allais sortir!
+
+--Non! Je veux te lire ça. C'est court, mais si éloquent!
+
+_Arrive ce soir, neuf heures, gare de Lyon_.
+
+_Bamberg_.
+
+--Oh! ma petite l'Embaumée, que je t'aime!
+
+--Parbleu!
+
+Le visage penché sur l'épaule de son amie, mademoiselle Gosselet lut le
+petit bleu, puis s'en empara le caressa des doigts, le baisa,
+rougissant.
+
+--Oh! ma petite l'Embaumée. C'est aujourd'hui dimanche, heureusement! Si
+la dépêche était arrivée, hier! Toute une bonne journée de joie perdue!
+Étant de corvée, le soir, à l'atelier, je n'aurais pu lui sourire, la
+première! Oh! ma petite l'Embaumée, je vais le revoir, ce soir, dans
+quelques heures. Je t'aime bien!
+
+--C'est entendu!
+
+--Tu vas voir. Il sera pâle avec de grands yeux tout battus. Moi, je me
+cacherai près de la porte qui donne sur le quai. Il t'embrassera, te
+demandera si je suis heureuse, si père m'a pardonné, si je n'épouse pas
+le Russe qui a une tante au Caucase, si... Alors je m'approcherai,
+doucement, puis lui mettrai mes bras autour du cou. Mais il doit être si
+faible, mon André. Pourra-t-il supporter pareille joie?
+
+--Qu'un homme qui vient de faire deux cents lieues en chemin de fer se
+trouve mal parce qu'une jolie fille se jette à sa tête! Voilà qui serait
+fort.
+
+--Comme tu dis ça! Je ne suis pas une jolie fille pour lui. Je suis sa
+fiancée, sa femme. Ce n'est pas moi qu'il tiendra dans ses bras. Il
+embrassera, il aura tout le bonheur rêvé, toute la vie telle qu'il l'a
+voulue. Pourquoi pleures-tu, ma bonne petite amie?
+
+--Parce que...
+
+--... Tu es heureuse pour moi!
+
+--Oui, et aussi parce que c'est comme dans le feuilleton de mon journal.
+
+--Oui, mais dans les romans, la félicité de l'héroïne est faite de
+souffrances subies par d'autres. Tandis que dans la vie...
+
+--Dans la vie, c'est la même chose, mademoiselle... Il y a dans votre
+roman monsieur Gosselet et aussi madame Gosselet.
+
+--Oh! des souffrances d'argent. Voilà tout!
+
+--C'est vrai, mademoiselle.
+
+--Tu te permets de me dire vous, de m'appeler mademoiselle. Ce n'est pas
+gentil. Tu ne veux pas que je sois tout à fait heureuse?
+
+--Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg.
+
+Madame Bamberg! Ces cinq syllabes firent plus roses les joues de
+mademoiselle Gosselet. Elles sonnèrent si délicieusement à ses oreilles
+qu'elle les répéta, tout bas, plusieurs fois, avec des intonations
+diverses. Madame Bamberg! Bamberg allait bien à sa beauté faite de
+demi-perfections assemblées en un tout presque harmonieux. Le mot avait
+une personnalité fière, élancée. Elle était heureuse du pavillon qui
+couvrirait et peut-être excuserait sa manière d'être, de penser. Elle
+sentait en elle toutes les qualités de la femme: la pitié, la pudeur,
+qui n'est qu'une forme délicieuse de faiblesse, le besoin d'aimer et de
+protéger, mais l'éducation qu'elle avait reçue l'obligeait à manifester
+les désirs de son être sous une forme indépendante, personnelle et même
+un peu querelleuse. Madame Bamberg! Elle se coifferait d'un petit feutre
+mou un peu campé sur l'oreille--si peu!--porterait des lainages sans
+fioritures, serait vaillante dans la vie comme un petit homme, ne
+deviendrait femme qu'en son «home». Elle garderait à son mari toute la
+séduction féminine que d'autres dépensaient en menue-monnaie, dans la
+rue, au spectacle, en soirée!
+
+«Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg», avait dit la
+petite bossue.
+
+Devant l'attitude boudeuse et faussement humiliée de son amie, Simone
+sourit:
+
+--Pourquoi ne plus me tutoyer? Devenue madame Bamberg, je resterai
+Simone.
+
+--Si je ne le fais pas pour vous, je le ferai pour monsieur Bamberg!
+
+--Et tu en veux à «monsieur» Bamberg?
+
+--Non. Mais je continuerai à dire _vous_, je vous avertis.
+
+--A votre aise, mademoiselle! Mais vous continuerez aussi à m'aimer,
+mademoiselle... l'Embaumée. J'ai oublié votre nom de famille.
+
+--Oh! cela n'a pas d'importance!
+
+--C'est une brouille que vous voulez? Je sais que l'Embaumée est un
+surnom d'atelier, mais le surnom est joli, voilà pourquoi je l'ai
+adopté.
+
+Simone relut le télégramme tout haut: «_Arriverai ce soir, neuf
+heures_»; ... regarda la pendule, puis demanda:
+
+--Mais, qu'est-ce que nous allons faire jusque-là? Vous êtes certaine
+que votre pendule ne retarde pas, mademoiselle?
+
+L'Embaumée sourit, déridée par l'impatience de Simone, et répondit
+malicieuse:
+
+--Je crois même qu'elle avance un peu.
+
+--Si j'avais du travail, un corsage à achever, quelque chose de... Que
+vas-tu faire... Pardon! Qu'allez-vous faire?
+
+--Ce que je fais tous les dimanches: nettoyer ma chambre à fond, et
+frotter mon parquet avec «de la carbonade.»
+
+--On ne dit pas «de la carbonade», mais du carbonate.
+
+--Oh! Allez donc demander ça à l'épicier qui sait bien comment cela se
+prononce, puisqu'il en vend!
+
+Simone, un peu étonnée de la mine bourrue et du ton agressif de son
+amie, si douce d'habitude, n'essaya pas de faire comprendre à la petite
+ouvrière que les épiciers n'avaient jamais fait loi ès-langue.
+
+Elle imagina, pour gagner du temps, un nouvel arrangement de ses
+éventails japonais qui semblaient être groupés deux à deux, d'immenses
+papillons posés sur les bouquets de fleurettes du papier de tenture.
+
+Elle rendit visite à toutes les pauvres fleuristes de son quartier pour
+trouver une botte de lilas blanc qu'elle éparpilla dans deux aiguières
+de faïence achetées chez un bric-à-brac et drapa les vieilles indiennes
+imprimées qui servaient de doubles rideaux à la fenêtre.
+
+Elle profita de l'absence de l'Embaumée, partie à l'achat des
+provisions, pour enchemiser de fine toile les deux oreillers de sa
+couchette et étaler sur le lit tous les blancs de la toilette qu'elle
+mettrait le soir pour aller au-devant de l'aimé. Elle était si heureuse
+de pouvoir se donner déjà, l'huis-clos, en faisant plus accueillante,
+plus blanche et plus fraîche sa chambre de fiancée.
+
+Le déjeuner fut silencieux, les deux amies vivaient sous les frisons de
+leurs fronts penchés en des pensers bien différents.
+
+La petite bossue songeait que la venue brusque d'un homme allait changer
+sa vie, que cet homme la ferait souffrir en lui prenant son amie, qu'il
+ne saurait jamais ses tristesses d'amoureuse dédaignée. Et pourtant elle
+était heureuse de souffrir pour André, heureuse aussi de souffrir pour
+Simone. Les pauvres femmes contrefaites comme elles ne pouvaient et ne
+devaient que se dévouer. Ses fleurs la consoleraient, ses fleurs qui se
+sacrifiaient, elles aussi, dormant tout le parfum, toute la coloration,
+tout le velours de leurs pétales à une pauvre bossue.
+
+Simone se promettait d'écrire à bon papa Gosselet, de lui conter ce
+qu'avait fait le petit ingénieur «sans-le-sou» pour la mériter, rêvant
+un retour triomphal à l'usine.
+
+Le soir venu, elles gagnèrent à pied la gare de Lyon. Dans la salle
+d'attente, une pendule marquait huit heures et demie. Elles prirent
+place sur une banquette, voulant attendre patiemment le défilé des
+voyageurs, mais à chaque coup de sifflet des locomotives de service sur
+la voie, elles se précipitaient vers la grande porte vitrée donnant sur
+le grand hall d'arrivée, puis, déçues, revenaient s'asseoir, les yeux
+fixés sur le cadran dont les aiguilles se mouvaient par soubresauts
+semblant impatientes, elles aussi.
+
+* * * * *
+
+Neuf heures enfin! Près du quai une machine s'arrêta, respirant
+bruyamment de tous ses poumons d'acier, essoufflée. La porte claqua. Des
+têtes parurent inquiètes, puis des corps habillés burlesquement de
+plaids et de couvertures de voyage.
+
+Les débarqués se précipitèrent dans la salle, maugréant, se bousculant.
+Des sacs de nuits, des valises pendaient au bout de leurs bras longs
+donnant aux hommes affairés des allures tortillardes, obligeant les
+femmes à marcher lourdement comme des cannes qui vont à l'eau.
+
+Sous les feutres mous, les visages masculins se masquaient d'une ombre.
+
+Les femmes avaient sous leurs voilettes la même physionomie mystérieuse.
+
+Debout près de la porte, Simone et l'Embaumée cherchaient des yeux,
+inquiètes.
+
+Une voix dit, soudain, derrière elles:
+
+--Eh bien! mademoiselle l'Embaumée! J'ai donc bien vieilli? Vous ne
+m'avez pas reconnu.
+
+Elles se retournèrent. Simone se jeta dans les bras d'un complet gris.
+
+André Bamberg baisa le front de l'aimée, les lèvres de l'aimée,
+répétant:
+
+--Comment! c'est toi! c'est toi!
+
+Simone, les bras noués autour du cou de son fiancé, restait muette, les
+yeux levés très doux, très grands. Ils pleurèrent, puis se sourirent et
+leurs lèvres dirent des choses banales.
+
+--Je ne m'attendais pas à te voir. C'est gentil!
+
+--Tu n'es pas fatigué?
+
+La petite bossue attendait, tournant presque le dos aux amoureux
+enlacés. Des groupes se formaient autour d'eux. Des femmes disaient
+haut:
+
+--Ben! ils ne se gênent pas.
+
+André se dégagea de l'étreinte de Simone et tendit la main à l'Embaumée
+qui murmura:
+
+--Vous allez bien?
+
+--Très bien! Allons-nous-en vite, vite. Prenons une voiture. Il y a trop
+de monde autour de mon bonheur.
+
+Un cocher hélé, André ouvrit la portière du fiacre, aida Simone à
+prendre place sur les coussins, puis, monta sur le marchepied, oubliant
+l'Embaumée.
+
+Il s'aperçut de l'attitude interdite de la petite bossue, voulut
+redescendre, pour lui permettre de monter dans la voiture, mais la
+petite faiseuse de sourires s'excusa:
+
+--Non! non! Je veux prendre l'air. Je serai bien sur le siège.
+
+Elle ajouta: «Cocher! 104, rue Mouton-Duvernet!»
+
+La voiture partit en un gémissement de sa caisse disjointe au petit trot
+d'un cheval boiteux qui heurtait tous les pavés de sa patte malade.
+
+Simone, le front posé sur l'épaule d'André, dit à mi-voix:
+
+--Ne parle pas, mon aimé... si tu veux! Plus tard nous causerons de
+tout.
+
+Elle ferma les yeux pendant qu'André lui baisait les cheveux, doucement.
+
+Brusquement elle s'éloigna de lui, d'un écart du buste:
+
+--Je ne repose pas sur l'épaule blessée, dis?
+
+--Mais non. Je suis tout à fait guéri... maintenant. Mais où
+allons-nous?
+
+Elle leva sur lui ses yeux mouillés de larmes douces, puis dit,
+triomphante, câline:
+
+--Chez nous, mon André!
+
+Sur le siège, le cocher faisait la cour à l'Embaumée.
+
+
+
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+--Et puis?...
+
+--Mais c'est tout, mignonne. Lors du passage du Zou, j'étais à côté du
+capitaine qui a demandé la croix pour ton mari.
+
+--C'est que je veux connaître tous tes exploits, mon aimé, toutes tes
+fatigues, toutes tes souffrances. Je veux savoir ce que mon amour doit à
+ton amour. D'ailleurs, je n'ai jamais cru au prétexte que tu as invoqué
+pour me fuir. Gagner la croix! Tu m'avais! N'était-ce pas suffisant pour
+fléchir papa Gosselet! Tu as voulu m'oublier? Avoue! Tu as cru que je
+céderais, que je me laisserais traiter en petite fille que l'on ramène à
+ce qu'ils nomment la raison, par la privation d'une robe, d'un bijou,
+d'un spectacle...
+
+--Ton amour ne me doit rien. Tu as fait preuve de courage, de...
+
+--Je t'en veux! Je t'en veux! Je te ferai expier ton manque de
+confiance.
+
+--Des menaces déjà! Et nous ne sommes pas encore mariés!
+
+--Oh! le reste, des formules. Je me laisserai vivre avec toi, toujours,
+sans l'approbation des autres. Les autres! nous avons assez fait pour
+qu'ils nous laissent en paix. Il est grand temps de songer à nous,
+_pas_?
+
+--Que veut dire ce _pas_?
+
+--C'est à l'atelier que j'ai appris _pas_. C'est un diminutif de
+n'est-ce-pas. C'est gentil et tout plein aimant, ce _pas_? Tu fais la
+moue?
+
+--J'espère que tu ne te serviras pas de cette expression plus tard.
+
+--Plus tard! Je voudrais que plus tard n'arrive jamais. Nous serions si
+heureux tous deux, toujours tous deux, nous adorant. Je te
+regarderais... tu me regarderais.
+
+--Tu te lasseras vite de cette contemplation, pauvre mignonne.
+
+--Non, je t'assure! On ne se voit pas vieillir quand on se contemple
+sans cesse avec des yeux aimants... Et puis, on finit par apercevoir
+derrière la figure un peu de l'âme. Tu me reviens de ces vilains pays,
+mon aimé, avec une petite moustache brave, de grands yeux qui ont
+souffert, un peu de hâle sur ton teint de blond. Tu es très beau!
+
+--C'est vrai! J'ai le cou noir et les épaules blanches. C'est très
+pittoresque!
+
+--Tu es un peu confus parce que je t'aime trop.
+
+--J'aurais mauvaise grâce à me plaindre de ce «trop». Mais si tu
+recommences à te moquer du pauvre blessé, je te dirai des fadaises sur
+tes cheveux, sur ta bouche, sur tes yeux, sur...
+
+--Assez! Assez!... Je perdrais au change: tu ne pourrais embrasser ce
+que tu complimenterais. D'ailleurs, je serais tout attristée d'être
+aimée en détail.
+
+--Si nous nous levions!
+
+* * * * *
+
+--Il est dix heures! Le soleil fait un fond d'or aux fleurettes rouges
+des indiennes qui servent de doubles rideaux à ta chambrette d'ouvrière.
+
+--Je suis si paresseuse, maintenant. Cause! je t'écouterai les yeux
+fermés.
+
+--J'ouvre la fenêtre?
+
+--Non! Il monte de la rue un tas de vilains cris qui nous feraient moins
+seuls. Je voudrais vivre dans un crépuscule bleu continu, ou à la
+lumière moribonde d'une veilleuse.
+
+--Enfant!
+
+--Je hais tout ce qui te distrait de moi.
+
+--Alors, tu veux que je t'adore? Quelle prétention!
+
+--Je veux surtout que tu te laisses aimer. J'éprouve un grand bonheur à
+n'exister que pour toi. Veux-tu me permettre de te dire quelque chose
+d'un peu... d'un peu fou?
+
+--Tu ne fais guère que cela.
+
+--Méchant! Je ne dirai rien.
+
+--Allons! j'écoute.
+
+--Eh bien! depuis que je t'aime, je me sens comme délivrée de tout ce
+qui était moi. Je suis presque morte.
+
+--Je tire les rideaux. Le soleil va te chasser du lit.
+
+--Ma folle franchise t'épouvante un peu. Bast! dans la vie tu seras
+sage pour nous deux, _pas_?
+
+--Encore ce _pas_?
+
+--Veux-tu que je te dise comment je rêve notre chez nous?
+
+--Oui, mais j'ai grand'faim. Il serait temps de songer au déjeuner.
+
+--Je ne proteste pas contre cette vilaine répartie. Je vois bien que tu
+l'as faite pour te moquer de ton bonheur. Voilà près d'une heure que tu
+me reproches d'être paresseuse, et tu l'es autant que moi. Prêchez
+d'exemple, mon Seigneur et Maître. Je sais par une amie de pension que
+les jeunes mariées écoutent, au petit lever, les propos musqués et
+encensés de l'époux, avec une nonchalance hiératique. Elles se font très
+dissimulées, les pauvrettes. Moi je t'aime tout naturellement. Si je dis
+des sottises, c'est que je t'aime assez pour être sotte! Tu n'oses plus
+m'interrompre.
+
+--J'ai pris le parti d'écouter. J'ai pour fiancée, je puis bien dire
+pour femme, une jeune fille qui a des théories originales sur le
+mariage.
+
+--Pourquoi me répondre comme tu le fais? C'est très mal de me causer du
+chagrin pour le seul plaisir d'être sarcastique. Personne ne nous
+entend, mon aimé. Nous sommes seuls.
+
+--Je te promets d'être très... très... sérieux!
+
+--Voici comment je veux notre vie. Tu travailleras, tu dirigeras l'usine
+de papa Gosselet, tu auras des ennuis d'affaires, des soucis d'argent.
+Par moi, ta vie privée sera comme une nuit de repos dans la tiédeur des
+draps. Ton rire sera mon rire. Tes larmes seront mes larmes. Quand je
+serai mère, nos enfants t'aimeront de tout leur petit cœur fait à
+l'image du mien. Devenue vieille...
+
+--Fi! tu ne vieilliras jamais!
+
+--Je voudrais que tu meures avant moi!
+
+--Pour te remarier?
+
+--Parce que cela te ferait trop souffrir de ne m'avoir plus!
+
+--Ça c'est gentil! Voyons, ne pleure pas... J'embrasse ma vaillante
+petite femme.
+
+Dans leur chambre du sixième étage, Simone et André vivaient en eux, en
+un tel oubli des choses extérieures que les propos envieux des femelles
+aboyant sur le palier ne parvenaient pas à les distraire de leur
+quiétude. Ils éprouvaient un plaisir toujours nouveau, elle à dire sa
+captivité chez les Visitandines et sa vie de petite ouvrière, lui à
+conter la guerre d'aventure menée dans les hautes herbes. Simone
+répétait sans cesse:
+
+--Nous serions joliment bêtes de gâter un bonheur si chèrement acheté.
+
+La blessure d'André était cicatrisée depuis longtemps, mais le jeune
+homme se laissait vivre dans une oisiveté où il se complaisait. L'amour
+de Simone le prenait tout, le gardait des vouloirs courageux. Il s'en
+étonnait, s'en inquiétait, puis finissait par goûter son bonheur, sans
+évoquer le «plus tard» qui effrayait Mlle Gosselet.
+
+Simone aimait d'un amour chaste et violent, sans calcul, sans
+considération.
+
+Après le déjeuner, elle disait à son fiancé, au cours de la causerie:
+«Quand tu parles, _j'apprends_ mon mari.»--Simone travaillait à quelque
+lingerie pendant que l'ingénieur s'asseyait devant une feuille de papier
+blanc et... rêvait.
+
+Mlle Gosselet guettait du coin de l'oeil les gestes impatients du
+jeune homme, souriait de sa nervosité, puis disait, consolatrice:
+
+--Tu n'es pas en train, mon aimé! Tu as toujours un peu de fièvre. Et
+moi, égoïste, qui te garde dans cette vilaine mansarde! Veux-tu aller te
+promener?
+
+--Tout seul! Où aller?
+
+--Je t'accompagne. Je n'ai qu'à mettre mon chapeau.
+
+--Sortir avec ta petite robe à fleurettes! Et la coquetterie?
+
+--A quoi bon, puisque... Mais si tu le désires, je me ferai belle pour
+toi.
+
+Ils descendaient dans la rue, longeaient des boulevards, traversaient
+des jardins publics et des paysages parisiens, ne voyant qu'eux.
+
+Tous les soirs, après dîner, ils se promettaient d'écrire, lui, à Mme
+Bamberg, elle, à M. Gosselet.
+
+Ils ne recevaient pas de visites. L'Embaumée était venue, le lendemain
+de l'arrivée d'André, au retour de son atelier. Ils l'avaient embrassée,
+choyée, cajolée, puis l'avaient oubliée sur sa chaise, ne s'apercevant
+de sa présence qu'au moment où elle avait chuchoté d'une voix timide:
+«Faut que je m'en aille.» Depuis, la petite faiseuse de sourires n'avait
+plus heurté à la porte de communication autrefois toujours entr'ouverte.
+Dans son égoïsme de femme heureuse, Simone disait parfois:
+
+--Dimanche, l'Embaumée viendra dîner avec nous.
+
+--Mais, certainement.
+
+Et le dimanche soir venu, confuse, Simone s'écriait:
+
+--Nous avons oublié que l'Embaumée...
+
+--Nous avons oublié...
+
+La petite amoureuse dissimulait sa rougeur derrière sa serviette pendant
+que M. Bamberg, d'un geste évasif, semblait s'excuser de ne pouvoir
+songer à tout.
+
+Rue Mouton-Duvernet, les fournisseurs savaient que Simone _était avec
+quelqu'un_. Le boucher et l'épicier lui rendaient la monnaie avec de
+petits sourires approbateurs. La concierge la saluait d'un bonjour ami.
+Mlle Gosselet ne s'apercevait pas des égards injurieux que le
+commerçant parisien témoigne toujours à la femme qui vit avec un homme
+saluable.
+
+* * * * *
+
+Les deux amoureux n'étaient pas riches; cent francs qu'avait économisés
+Simone pendant son séjour chez Jabson, quinze louis retirés de la caisse
+d'épargne par l'ancien employé de M. Gosselet composaient tout leur
+avoir déposé dans l'armoire à glace, en un petit coffret de bois sculpté
+où la ménagère puisait chaque matin.
+
+Simone s'ingéniait à restreindre les dépenses quotidiennes par des
+calculs ingénieux et maladroits qui amusaient son mari.
+
+--Aujourd'hui nous allons faire des économies. Tu vas voir. Il nous faut
+d'abord dix sous de mimosa...
+
+André souriant, elle répliquait:
+
+--Nos bouquets de violettes sont fanés. J'en achèterai d'autres, mais ça
+n'orne pas. Mes aiguières ont l'air coiffées de petites capotes grosses
+comme ça. La mimosa s'étale mieux, j'en prendrais volontiers une
+demi-botte, mais elle coûte six sous, tandis que la botte se vend dix
+sous. En achetant la botte entière, je gagne deux sous.
+
+Et, triomphante, elle continuait l'énumération des achats qu'elle
+comptait faire, priant Bamberg d'additionner sous sa dictée.
+
+--Combien cela te fait-il?
+
+--Dix francs.
+
+--Pas possible. Tu as dû te tromper. Quand nous faisions bourse commune,
+l'Embaumée et moi, je dépensais un franc vingt-cinq par jour, pas plus!
+
+--Et qui s'occupait des fournisseurs?
+
+--L'Embaumée!
+
+--Alors tout s'explique!
+
+--Tu m'en veux de ce que je ne sais pas acheter moins cher?
+
+--Mais non, mon Aimée. Je te trouve amusante et adorable avec ta dépense
+annuelle de cent quatre-vingt-deux francs cinquante de mimosa! Voilà une
+économie qui fleure joliment bon.
+
+--Tu as raison. Il nous faut supprimer les fleurs.
+
+--Je ne veux pas nous priver de fleurs... je ne fais que protester
+contre ton économie ainsi pratiquée. C'est une toute petite querelle.
+
+--Alors... tu te moques de mon inexpérience. Ce n'est pas charitable.
+
+--Achète le mimosa, je t'en prie.
+
+--Je ne veux pas.
+
+--Voilà qui n'est pas gentil. Une petite femme ne doit jamais dire au
+mari qu'elle aime: «Je ne veux pas.» C'est au mari à vouloir.
+
+Ce fut leur première brouille à propos de fleurs, brouille vite fanée...
+Simone pardonna au «tyran». André consola la «victime». Ils pleurèrent
+un peu, s'embrassèrent beaucoup. Et la symbolique lune de miel brilla
+plus douce après le passage de ce nuage qui, crevant en pluie tiède et
+douce sur leur félicité lasse et un peu nerveuse, fit germer en eux un
+projet d'existence plus active.
+
+
+
+
+II
+
+
+Simone écrivit au fabricant de poupées:
+
+«Me pardonnez-vous d'avoir assuré mon bonheur à l'encontre de votre
+volonté, bon papa? Vous aimez tant Simonette que vous ne pouvez haïr
+Simone.
+
+«Après trois mois de campagne au Dahomey, mon fiancé est revenu en
+France, blessé. J'aide à sa guérison. J'ai travaillé comme la plus
+humble de vos ouvrières pour attendre le retour de celui que j'aime.
+
+«Je ne vous écris toutes ces choses que pour vous prouver la sincérité
+de mon amour pour André, et, par cela même, gagner mon pardon.
+
+«Vous le savez, père, j'ai le cœur trop bien placé--je suis votre
+fille!--pour solliciter ma rentrée immédiate sous votre toit. Revenir en
+petite fille repentante et humiliée... Non! D'ailleurs, André n'y
+consentirait pas.
+
+«Mon fiancé va travailler, beaucoup travailler pour que je puisse
+bientôt vous embrasser, père.
+
+André--vous avez pu en juger--est un ingénieur de mérite. Il
+perfectionne en ce moment un nouvel appareil d'éclairage électrique qui,
+nous l'espérons, va obtenir un grand succès. Connu et honoré, sinon
+riche, peut-être osera-t-il vous demander ma main, la main que j'ai mise
+loyalement dans la sienne, dès le jour où je l'ai aimé.
+
+«Je sais combien ma conduite semble prêter au blâme, mon père; mais je
+ne crois pas avoir commis d'autre faute que celle de vous alarmer sur
+mon sort.
+
+«Une jeune fille «bien élevée»--ceci n'est pas un reproche,--aurait
+attendu, aurait feint une hypocrite soumission, au risque de perdre le
+bonheur entrevu. Vous m'avez faite femme d'action, vous n'avez pas voulu
+que je regarde la vie à travers les lunettes roses que l'on campe sur le
+nez des petites filles «comme il faut». J'espère vous en témoigner, plus
+tard, toute ma reconnaissance.
+
+«Vous m'avez appris à vouloir. J'ai voulu.
+
+«Ce dont je me repens--avec sincérité--c'est de vous avoir caché ma
+retraite après mon évasion du couvent des Visitandines, c'est de vous
+avoir livré à l'inquiétude, à l'anxiété, à l'angoisse qui mordent au
+flanc les mères qui ont perdu, dans la foule, leur enfant, leur «petit».
+Vous avez toujours été un peu mère, pour moi, bon papa.
+
+«Excusez ma franchise,--vous m'avez habituée à être franche.--Ce que
+vous reprochiez surtout à M. Bamberg, sans le formuler, bien entendu,
+c'était d'arriver trop vite à la fortune. Vous aviez tant peiné pour
+faire ce grand Œuvre: Un _million_, que vous en vouliez à l'homme qui,
+par le seul fait qu'il était jeune, aimant et aimé, se trouvait, à
+vingt-deux ans, avoir presque autant de droits que vous à la jouissance,
+à la possession de votre gain. Il y avait en vous, bon papa, les
+rancunes de l'ancien manœuvrier contre l'homme qui gagne de l'argent en
+maniant la plume ou le crayon.
+
+«Bientôt nous serons riches ou en passe de le devenir, mais je tiens à
+vous mettre en garde contre les sentiments qui animèrent, autrefois, le
+patron contre l'employé.
+
+«Je veux vous convertir à mon mari, bon papa.
+
+«Toute petite fille, j'étais fière de vous quand, en Auvergne, les
+rémouleurs vous tiraient leur chapeau sur les grand'routes, fière de
+vous, aussi, quand les cabaretières vous rappelaient vos débuts si
+humbles.
+
+«Aujourd'hui, je suis fière de mon fiancé, et je crois en lui.
+
+«Ma lettre est longue, longue. Je n'ai pas causé avec vous depuis des
+mois, presque un an, et je rattrape un peu du temps perdu... Vous
+souvenez-vous de nos discussions dans la salle à manger? Nous étions
+toujours du même avis, bon papa, en tout et sur tout. Nous avions formé
+une petite ligue contre maman qui professait des théories correctes,
+implacables de sens commun. Ses phrases sur l'organisation de la société
+nous prenaient au collet comme des gendarmes. Nous avions un peu l'air
+de deux coupables.
+
+«Je ripostais à mi-voix et vous partiez en guerre, et vous renversiez
+tout. Il est vrai que vous sembliez un peu confus, que vous aviez le
+triomphe modeste, après.
+
+«Dites à maman que je l'aime bien.
+
+«Elle me reprochait avec raison d'être irrévérencieuse. Malgré les
+apparences, j'ai toujours professé un grand respect pour ma mère.
+
+«Bon papa, je compte sur toute l'affection que vous m'avez autrefois
+prodiguée pour que vous excusiez ce que vous croyez être «ma faute».
+Dites-vous bien que Monette était trop raisonnable et trop honnête, pour
+obéir, en vous quittant, à un entraînement des sens. Vous m'avez si
+douloureusement humiliée avant mon entrée au couvent que je suis réduite
+à tout dire. Oh! les vilains mots dont vous m'avez accablée, père!
+
+«Votre Simonette, qui vous a écrit une lettre tout émue, et qui ne
+voulait que dissiper votre inquiétude en donnant son adresse!
+
+«Votre Simonette, qui vous embrasse, père, et de si loin que vous ne
+pouvez lui refuser votre joue.
+
+«Simone Bamberg,
+
+«40, rue Nansouty.
+
+
+«P. S. Je prends le nom de mon fiancé, par respect pour le nom de
+Gosselet dont vous me croyez peut-être indigne, père.»
+
+* * * * *
+
+Rue Nansouty, 40! Simone et André avaient quitté la rue Mouton-Duvernet.
+Un inventeur sérieux ne doit pas habiter un sixième étage sous peine de
+passer pour un détraqué ou un monomane. On ne prête du mérite qu'aux
+gens qui semblent ne pas en avoir besoin.
+
+Mlle Gosselet regretta la mansarde où elle avait vécu sa vie
+d'ouvrière. Ses adieux à la petite bossue furent perlés de jolis rires
+et mouillés de bonnes larmes sincères. Elle lui dit: «Tu viendras chez
+nous, souvent, souvent. Nous causerons du temps où j'allais à la
+recherche du travail et où le vieux placeur me vantait, en termes si
+dignes, les joies du cabinet particulier. Tu viendras, _pas_? Tu as été
+si bonne, si bonne! Presque une grande sœur!»
+
+L'Embaumée approuva de petits hochements de tête, les yeux brouillés,
+sachant bien que tout était fini, qu'elle n'oserait pas sonner à la
+porte de Mme Bamberg. Tout ce qu'avait aimé la pauvre bossue s'en était
+allé: son père, sa mère, ses camarades d'atelier! Les gens semblaient
+avoir hâte de se soustraire à son affection. Elle se figurait son amitié
+difforme, et bossue, elle aussi.
+
+Les meubles de pitchpin hissés sur une voiture de déménagement, Simone
+et André avaient regardé longuement les murs nus, les déchirures du
+papier de tenture, et, la porte close sur la chambre vide, ils avaient
+senti en eux une inquiétude vague, un indéfinissable sentiment de
+tristesse. Ils laissaient quelque chose dans cette mansarde, quelque
+chose d'immatériel, d'impalpable. Graves, ils s'embrassèrent sur le
+palier. Une femme d'ouvrier les regardait, sans sourire, par
+l'entrebâillement de sa porte, comprenant.
+
+Ils descendirent l'escalier, se retournant pour revoir les visages des
+choses.
+
+La clef remise à la concierge, ils marchèrent sur le trottoir,
+silencieux, puis Simone, la tête un peu renversée sur l'épaule
+d'André,--en un geste qui lui était familier,--demanda:
+
+--Tu ne souffres pas de quitter notre chambre?
+
+--Tu vois bien que j'en suis tout attristé, mignonne.
+
+--Plus tard... Je vais dire quelque chose d'un peu fou, mais je suis
+certaine que tu ne gronderas pas..., plus tard, quand nous serons
+riches, nous achèterons la maison.
+
+--Oui... Ah! Si M. Gosselet nous entendait!
+
+--Cela m'a fait mal de quitter les choses qui vivaient de ma vie
+heureuse. Le papier était semé de petites fleurettes roses nouées par un
+ruban bleu sur fond quadrillé. Cela ressemblait aux vieilles robes,
+aujourd'hui passées, que portaient nos grand'mères. Sur la cheminée,
+écrit avec une pointe dans le plâtre, était gravé un nom: _Louisette_.
+Je me souviendrai de tout cela longtemps, mon aimé.
+
+--D'autres avaient aimé dans cette chambre, avant nous...
+
+--D'autres y vivront maintenant. J'aurais voulu pouvoir la garder telle
+que nous l'avons laissée pour y retrouver un peu de nous, le jour où
+nous achèterons la maison.
+
+--Nous allons habiter un petit appartement neuf, dit machinalement
+André.
+
+Le jeune ingénieur avait loué, rue Nansouty, un logement composé de
+trois pièces et d'une antichambre. Un marchand de meubles lui avait
+fourni un salon d'occasion, six chaises, un canapé et une commode, le
+tout, pour trois cent cinquante francs payables par mois.
+
+* * * * *
+
+La rue Nansouty, perpendiculaire aux fortifications, longe le parc
+Montsouris. Montante et mal pavée, elle est la plus ignorée et peut-être
+la plus agréable des rues de Paris.
+
+Quand Simone eut pris possession de son logis, elle oublia vite sa
+mansarde du sixième. Du balcon sur lequel s'ouvraient les deux fenêtres
+de son _salon_, elle apercevait, à gauche, Paris avec les bosselures de
+ses dômes, les élancements de ses clochetons barbelés, les
+enchevêtrements de ses pignons.
+
+A droite s'étendait la terre rouge et grasse de banlieue semblant encore
+labourée par les obus du siège. Les fossés herbeux des fortifications
+ceinturaient de vert toute la grisaille des faubourgs.
+
+A ses pieds chantait le parc Montsouris.
+
+Le parc Montsouris est le refuge de toute la gent ailée parisienne. Les
+hommes n'ont pas assez fardé sa physionomie primitive pour que les
+oiseaux ne se croient pas là chez eux. Il est cependant balafré, ce
+grand parc solitaire, avec son lac dormant, ses cascades vivantes, ses
+forêts de pins alpestres,--il est affreusement balafré, par deux voies
+de chemin de fer et affublé, en guise de toque, d'une construction
+polychrome d'architecture barbaresque, le Bardo.
+
+Le Bardo est une splendide pièce montée. Il est bleu, vert, rouge et
+gris. Voir le Bardo sous la pluie est une des plus douces joies que
+Paris réserve aux amateurs de monstruosités. Le Bardo est percé en
+façade d'un tas de petites meurtrières qui permettent aux astronomes de
+montrer leur nez, leur nez seulement. Jamais édifice ne fut mieux
+approprié aux besoins de ses habitants. Ah! la bonne plaisanterie faite
+aux savants graves qui prétendent s'intéresser aux seuls phénomènes
+célestes! Le Bardo, sous la pluie, avec ses coupoles et ses terrasses
+vert, bleu, rouge et gris!!
+
+Simone, son installation achevée, disait volontiers.
+
+--Allons faire un tour dans _notre_ parc.
+
+* * * * *
+
+Le matin, le parc était leur propriété presque exclusive. Les ouvriers
+et les vieux rentiers qui sont les habitués de ce jardin de Paris ne
+commencent pas leurs promenades avant deux heures de l'après-midi.
+
+Fuyant la vue du Bardo astronomique, les amants descendaient au bord du
+lac sillonné de cygnes et d'oies blanches frisées flottant sur l'eau
+comme d'énormes bouffettes de rubans, puis ils longeaient un sentier qui
+grimpe dans le vert sombre d'une sapinière.
+
+Au sommet d'un monticule, ils s'arrêtaient devant une gorge, hérissée de
+pins, sauvage, peuplée de merles courant sur les aiguillettes tombées, à
+l'allure trottinante d'un mulot qui regagne son trou. Au fond de la
+tranchée, les rails du chemin de fer de ceinture s'étiraient en des
+circonvolutions lumineuses. Derrière un pont noirci par les locomotives,
+luisait un cottage anglais, blanc et brique, dans l'encadrement verni
+des bois de charpente sculptés supportant l'accent circonflexe de son
+toit.
+
+Un parapet de roches longeait le précipice, un parapet de roches
+lustrées par le fond de culotte des visiteurs qui avaient fait halte
+devant ce trou de verdure.
+
+A un coup de sifflet inattendu, la gorge étroite roulait des flocons de
+fumée qui s'accrochait en écharpes trouées aux aiguilles des sapins. Un
+train passait sous leurs pieds, grondant.
+
+Simone avait surnommé l'_asile des merles_ ce coin de Paris sauvage sis
+à l'intersection de deux lignes de chemin de fer.
+
+Les dimanches cependant, le parc Montsouris est tout aussi inhospitalier
+aux amoureux que le Jardin des Plantes ou le Luxembourg. Toute la
+population ouvrière de la Glacière et de Montrouge y vient entendre les
+polkas qu'exécute une musique militaire. Essoufflés par plusieurs
+kilomètres de marche,hommes et femmes se couchent sur le gazon pendant
+que les bébés se roulent en bordure des allées. Ces braves gens, mis au
+vert, par faveur exceptionnelle (le parc de Montsouris est le seul
+jardin où le Parisien puisse rêver, le nez dans l'herbe) peuvent se
+croire chez eux. Les gardiens montrent une bonhomie souriante de
+propriétaire heureux d'avoir réuni tant d'invités.
+
+Il ne vient pas là de toilettes tapageuses. Les officiers du bastion
+voisin ne s'y montrent qu'en la compagnie de jeunes veuves jalousées,
+roses d'émotion sous leur voile de deuil un peu écarté.
+
+Un million de Parisiens ignorent le parc Montsouris.
+
+* * * * *
+
+Deux jours après avoir envoyé sa lettre,--un mardi, Simone rentrant avec
+André de sa petite promenade habituelle dans _leur parc_, trouva sous la
+porte ce billet de Mme Gosselet, que la concierge avait glissé en
+montant éteindre le gaz:
+
+«Mon enfant, M. Gosselet vous pardonne. Je suis mère et par conséquent
+indulgente pour votre faute.
+
+Toutefois, nous estimons, mon mari et moi, que vous devez regagner
+l'estime des honnêtes gens en vivant de l'existence souvent difficile
+qui fut celle de presque tous les inventeurs connus.
+
+Vous nous reviendrez repentante, mon enfant.
+
+Je vous embrasse,
+
+Elvire Gosselet, née Decambe.»
+
+
+
+
+III
+
+
+André reçut le lendemain une missive non moins décourageante que la
+lettre adressée à Simone par Mme Gosselet. Son ancien capitaine lui
+écrivait:
+
+«Mon cher Bamberg,
+
+«J'ai eu tort de vous laisser espérer la récompense que vous méritez. Le
+général Dodds vient de m'informer officieusement que nos simples soldats
+proposés pour la croix n'obtiendront que la médaille militaire. J'ai cru
+devoir refuser pour vous cette distinction, quoique glorieuse, mortifié
+de ce marchandage de bouts de rubans alors que ma légion, elle, n'a pas
+marchandé son sang.
+
+«Soldat, je pense que les services exceptionnels des civils nommés
+récemment chevaliers de la Légion d'honneur ne valent pas les fatigues
+endurées par le plus humble de nos guides ou de nos porteurs.
+
+«J'aime mon pays et estime son gouvernement, mais j'ai toujours pensé
+que seules doivent fleurir rouge les redingotes qui recouvrent des
+plaies par où coula le sang rouge versé pour la patrie.
+
+«Laissez-moi vous féliciter d'avoir été le plus brave et le plus
+industrieux de ma superbe compagnie. Entre soldats, semblable témoignage
+vaut bien une mention de l'_Officiel_.
+
+«Capitaine Monard.»
+
+* * * * *
+
+--Bast! dit Simone à la lecture de cette épître, je suis presque
+contente de notre malechance. Le ruban pourpre attire trop l'attention
+des gens lorsque ceux qui le portent sont de beaux jeunes hommes à
+visage romanesque. Je te garderai mieux de celles qui ont l'admiration
+trop prompte.
+
+--Alors tu te sens disposée à m'honorer d'un peu de jalousie? Avoue
+plutôt que donner le bras à un homme décoré n'était pas pour te
+déplaire.
+
+--Le témoignage du capitaine me suffit.
+
+--Sans doute: mais je ne puis porter la lettre du capitaine épinglée à
+ma boutonnière.
+
+--Ta découverte nous revaudra ce que nous perdons, mon aimé.
+
+--Ma découverte! je n'y crois plus!
+
+--Et pourquoi?
+
+--Je suis las de faire dix visites par jour à des gens qui m'écoutent le
+plus poliment du monde, mais qui m'éconduisent avec un sourire de pitié.
+Mes anciens camarades ou mes collègues jugent mon projet très pratique,
+très économique. Les bailleurs de fonds, eux, me reprochent de ne
+pouvoir l'expérimenter à mes propres frais. Mon nom n'est pas assez
+connu, disent-ils, pour que l'on puisse lancer l'affaire avec quelques
+chances de réussite. Ah! si j'étais Gifel! j'ai le tort de ne pas être
+Gifel. J'ai le tort aussi, de ne pas prendre un brevet, faute d'argent.
+
+Simone s'assit sur le vieux canapé à damas rouge qui faisait partie du
+«meuble de salon» vendu par le marchand de bric-à-brac, et, de la main,
+fit signe à André de prendre place auprès d'elle.
+
+Son bras sorti nu de la manche large du peignoir de flanelle enlaça
+d'une caresse fraîche le cou de son amant. André, d'un mouvement
+brusque, se dégagea.
+
+--Tu es mécontent de moi? dit-elle, le front levé vers le jeune homme,
+ses grands yeux quêteurs devenus d'un gris plus pâle sous l'eau qui,
+glissant sur la cornée, se massait en traînée lumineuse au-dessus de la
+paupière inférieure.--Qu'ai-je donc fait pour te déplaire? Je voudrais
+être la consolatrice, c'est mon droit.
+
+--Je ne veux pas être consolé, voilà tout. Je suis malheureux. J'ai
+parlé d'argent. Je ne dois pas te parler d'argent. Nous ne devons pas
+manquer d'argent.
+
+--Mais, mon ami, tu n'es pas responsable de l'indifférence des autres.
+Si tu étais bien bon et aussi beaucoup aimant, je te proposerais un
+moyen de nous tirer d'affaire; tu ne veux pas, petit mari?
+
+Il tourna la tête vers la fenêtre qui faisait un cadre rectangulaire aux
+cimes des arbres et dit d'un ton brusque, presque impatienté:
+
+--Voyons, parle!
+
+--Je ne veux pas. J'ai besoin de voir mes yeux dans tes yeux pour te
+présenter ma requête.
+
+--Quel enfantillage! J'écoute.
+
+Simone chuchota:
+
+--Je serais bien heureuse de travailler chez Jabson pour gagner un peu
+d'argent.
+
+--Argent!... encore!...
+
+Le sang montant, en roseur, de ses joues jusque sous les premières
+touffes de ses cheveux blonds, il se leva, marcha à grands pas, se
+pencha sur l'accotoir de la fenêtre, puis revint s'asseoir près de
+Simone.
+
+--Je te pardonne, dit-il, tu ne sais pas ce que je souffre en mon
+orgueil d'homme. Prends garde, je haïrai ton amour... La femme qui aime
+est celle qui se laisse aimer comme l'entend son mari. Pas de travail,
+pas de soucis, voilà ce que je veux pour toi. Le jour où je mangerai du
+pain que tu auras gagné, je serai ton associé, je ne serai plus ton
+«_homme_.»
+
+Simone répondit:
+
+--Il ne me plaît pas d'être la femme telle que vous la désirez. Je ne
+suis pas née pour être une petite bête de prix, fringante dans son
+harnais toujours neuf, toujours à la mode. Je serai l'épouse et non la
+femme, ou je ne serai rien pour vous, monsieur Bamberg. Je veux avoir
+une part de vos peines ainsi que de vos joies, je ne veux pas être la
+chair refuge, la chair consolation. Vous me connaissiez assez quand vous
+m'avez prise.
+
+--Quand je t'ai prise!
+
+--Vous avez raison, c'est moi qui vous ai pris. Je vous en demande
+infiniment pardon et... je m'en vais.
+
+--Puis-je savoir où?
+
+--Que vous importe! Mais vous pensez: elle m'a pris, elle pourrait en
+prendre... J'ai deviné, n'est-ce pas?
+
+--Oh! Simone...
+
+--J'irai demander à l'Embaumée un peu de son amitié.
+
+--Tu habiteras notre chambre!
+
+--Non.
+
+Mlle Gosselet se dirigea lentement vers la chambre à coucher, fit un
+paquet de ses robes qu'elle enveloppa dans un carré de lustrine qui
+servait autrefois à la livraison des jerseys.
+
+André, debout sur le seuil de la porte, la regardait fourrager devant
+l'armoire, espérant rentrer en grâce, à la faveur d'une larme tombée des
+paupières alourdies. Sans un geste d'impatience, Simone tapotait du plat
+de la main l'étoffe des jupes ou pliait les corsages avec l'élégance
+coutumière aux demoiselles de magasin.
+
+André dit d'une voix mal assurée:
+
+--Mais les meubles sont à toi, ici.
+
+Elle se tourna vers lui, et, très douce:
+
+--Vous voudrez bien les garder jusqu'à...
+
+--Jusqu'à ce que tu reviennes!
+
+--Je ne reviendrai pas, monsieur Bamberg! Je veux dire jusqu'à ce que
+vous en ayez acheté d'autres.
+
+--Mais je ne veux pas de vos cadeaux, mademoiselle, riposta Bamberg en
+riant. Je vais faire mes malles, moi aussi. Je vous assure que je ne
+comptais pas déménager aujourd'hui.
+
+--Je vais vous aider, dit Simone, d'un ton enjoué.
+
+Hissé sur une chaise, André allait dévaliser les placards quand le
+drelin din din de la sonnette d'antichambre résonna dans l'appartement
+comme un mugissement de gros bourdon.
+
+--C'est la mère Pinson, dit Simone.
+
+--Va lui ouvrir, pria Bamberg.
+
+--Je n'ose pas, avoua Simone, les lèvres en moue.
+
+--Soit, j'y vais.
+
+Peu après, la mère Pinson parut sur l'huis, roulant son ventre, roulant
+ses yeux de verre blanc sous des bandeaux à la Vierge couronnés d'un
+bonnet à fraise.
+
+La mère Pinson, femme de ménage de «Madame» Bamberg, avait servi «chez
+des bourgeois» pendant quarante ans de sa rougeaude et commune
+existence. Moyennant vingt francs par mois, elle consentait à faire la
+vaisselle et à cuissoter le déjeuner des jeunes gens, de l'air supérieur
+d'un cordon-bleu qui a commandé autrefois à toute une compagnie de culs
+d'or de casseroles. Elle parlait sans cesse de ses anciens maîtres,
+disait avoir vu des choses... des choses... et affirmait dix fois par
+heure n'avoir jamais trompé son mari, elle.
+
+Elle dit, comprenant aux poses embarrassées des jeunes gens qu'elle
+mettait fin à une petite scène de ménage:
+
+--Madame va p't-être aux eaux?
+
+--Précisément, madame Pinson, sourit Bamberg, tout heureux de cette
+diversion.
+
+--Alors, je ne viendrai pas demain, ni après.
+
+André consulta du regard le visage impassible de Simone.
+
+Mme Pinson continua:
+
+--Je vois que monsieur n'est encore tout à fait décidé. Je vais faire ma
+vaisselle.
+
+Elle s'éloigna, laissant André et Simone, en tête-à-tête devant les
+valises entr'ouvertes.
+
+Le jeune ingénieur proposa alors, conciliant:
+
+--Nous pouvons feindre de nous aimer comme autrefois, devant la mère
+Pinson. Cela ne te coûtera pas trop?
+
+--Comme vous voudrez! mais je me soucie peu des jugements de ma
+cuisinière.
+
+--Alors il faut que tu te résignes à me tutoyer, si cela est possible.
+
+--Nous pouvons nous passer de ses services, aujourd'hui. Renvoyez-la.
+
+--La renvoyer! Mais que lui dire si elle me demande quand et si nous
+reviendrons, décide.
+
+Une explosion, un cri: «Ah! mon Dieu!» et la mère Pinson, parut sur le
+seuil, les bras en croix, le torse enveloppé de flammèches minuscules
+qui couvraient d'une mousse d'or son caraco de pilou.
+
+Simone, d'abord effrayée, éteignit, avec une serviette qui se trouvait
+là, le commencement d'incendie de Mme Pinson.
+
+La vieille se laissa choir sur une chaise et clama, les mains ceinturant
+sa bedaine:
+
+--C'est le gaz! C'est le fourneau à gaz! J'ai voulu allumer. Floc! Voilà
+les flammes qui me lèchent la figure. Mon sang n'a fait qu'un tour. Ah!
+mon Dieu! inventer des machines dont on n'est pas maître. Y a des
+robinets qu'une mouche, en se posant dessus, ferait tourner. Il y a pas
+de bon sens à faire la cuisine sur ces manigances. D'ailleurs, les
+médecins disent qu'on mange du gaz dans les plats. C'est pas bon pour la
+santé. Quand j'étais rue Richelieu...
+
+--Oui, interrompit Bamberg impatienté de son verbiage, chez cette dame
+qui tenait un magasin de chaussures, qui avait un mari très gros, qui
+mourut huit ans après, qui... Vous nous en avez déjà parlé, madame
+Pinson.
+
+--Je disais donc que, rue Richelieu...
+
+--Madame Pinson, intervint Simone, allez donc acheter les provisions. Je
+vais vous dresser la liste de ce qu'il nous faut.
+
+--Mais, madame, je n'ai pas de lunettes.
+
+--Alors, écoutez et comptez sur vos doigts.
+
+Mme Pinson descendit les trois étages, son panier sous le bras,
+maugréant de n'avoir pu compter l'histoire de la dame qui demeurait rue
+Richelieu. Le triomphe qu'elle allait obtenir chez les fournisseurs en
+montrant les traces de l'_incendie_, sur les belles rayures blanches et
+noires de son caraco, la consolait cependant, un peu, de sa mésaventure.
+
+La porte fermée, le jeune ingénieur dit:
+
+--Causons gentiment.
+
+--Pourquoi causer... gentiment? Je souffre beaucoup de suivre la
+détermination que j'ai prise, détermination que vous avez rendue
+nécessaire en m'exposant franchement le rôle que devra jouer votre
+femme. Je ne puis pas être cette femme-là. Séparons-nous bons amis.
+
+--Bons amis!
+
+--Pourquoi pas? Mieux vaut que je m'en aille maintenant. Je suis
+certaine que vous me regretterez un peu... pas comme je le voudrais
+peut-être, mais vous me regretterez.
+
+--Qui sait?
+
+--En tout cas, j'aurai des regrets, moi. Je l'avoue. Je ne mentirai pas
+pour le sot plaisir de sembler brave, de jouer...
+
+--La bonne petite petite femme que j'ai là!
+
+Simone sourit, triste:
+
+--N'essayez pas de m'attendrir. Vous me feriez croire que vous regrettez
+aussi un peu les meubles.
+
+L'amant dit, outragé;
+
+--Nous avons prononcé les paroles qui délient plus sûrement que des
+formules de magistrat, mais je vous aimerai toujours comme la jeune
+fille honnête et courageuse qui, n'écoutant que son amour, abandonna son
+père et travailla de ses mains d'oisive pour gagner son mari.
+
+Puis il pensa tout haut avec l'espoir inavoué d'attendrir Simone:
+
+--Je n'ai pas su garder mon bonheur. Vous valez mieux que les autres
+femmes, je l'ai oublié un instant. Tant pis pour moi. C'est fini.
+
+--Vous n'espérez pas me fléchir par une menace de suicide, riposta
+Mlle Gosselet, inquiète malgré son ton railleur.
+
+--Je vous prie de croire que je n'emploierai jamais semblable subterfuge
+pour vous ramener à moi. Je n'aime pas jouer la comédie. Il faut faire
+un effort pour se tuer. Je suis incapable de cet effort. Je dédaigne
+tout, même la mort. Je suis las, je suis vieux. Je marcherai dans la vie
+comme une rosse prise entre les brancards d'un tombereau et traînant le
+sabot sous les coups de fouet de l'homme.
+
+--Vous oubliez votre mère!
+
+--Peuh!
+
+--Voilà qui n'est pas bien, André.
+
+--Je veux dire que... je ne sais pas... Je suis fatigué et je me couche.
+
+Le jeune homme se laissa tomber sur le lit, les bras étendus, pendant
+que Simone dépliait le morceau de lustrine qui enveloppait les robes
+claires cousues au temps où, l'aimé absent, elle espérait des promenades
+à deux sous un soleil neuf.
+
+A un mouvement brusque que fit André pour sauter hors du lit, elle se
+tourna vers l'aimé, le vit pâle et faible comme aux jours de sa
+convalescence. Elle alla vers lui, tendit les bras et, le front sur
+l'épaule du désespéré, pleura.
+
+André murmura dans ses cheveux:
+
+--Tu reviens à moi parce que tu es bonne.
+
+--Non, parce que je t'aime, parce que je veux être ta femme comme tu
+l'entendras. Je suis plus amoureuse qu'orgueilleuse, vois-tu!
+
+Simone disait vrai.
+
+Jamais l'absence de Mme Pinson qui, chaque matin, racontait à tous
+les fournisseurs l'histoire de la dame de la rue Richelieu, ne parut
+aussi courte aux amants réconciliés. Ils firent de nouveaux projets
+d'existence pestant contre l'argent, cause de la querelle.
+
+--Je renonce à mettre en pratique ma découverte, déclara l'ingénieur. Je
+travaillerai dorénavant à gagner le pain du lendemain. Un inventeur n'a
+pas le droit d'être marié.
+
+--C'est un reproche, dit Simone souriant. Puisque tu ne veux pas que je
+travaille chez Jabson, laisse-moi faire des économies.
+
+--J'y consens. Mais pas d'économies de fleurs.
+
+--Ce que je supprimerai de notre menu train de maison ne nous laissera
+aucun regret, je t'assure.
+
+--Dis vite.
+
+--C'est une surprise.
+
+Quand, le déjeuner achevé, la mère Pinson demanda, étonnée de la bonne
+humeur de ses maîtres:
+
+--Madame n'ira pas aux eaux?
+
+--Vous vous trompez, madame Pinson, nous partons ce soir.
+
+--Ah!
+
+Bamberg surpris, allait intervenir quand une pression de genoux lui
+recommanda le silence.
+
+--Nous vous payerons le mois commencé, madame Pinson, et nous vous
+écrirons lors de notre retour.
+
+--Je ne crois pas avoir manqué d'égards...
+
+--Pas du tout, madame Pinson, pas du tout. Je vous dis que nous allons
+en villégiature.
+
+La mère Pinson partit, très digne, convaincue que les maîtres sont tous
+des ingrats et que Mme Bamberg lui devait une pension viagère en
+indemnité de son corsage roussi.
+
+Bamberg voulut protester contre le renvoi de la femme de ménage, mais
+Simone répliqua avec la moue drôle des aimées qui prennent des airs
+gamins pour se faire pardonner leurs fantaisies:
+
+--Je serai au moins votre servante, mon Seigneur et Maître... Nous
+étions moins nous avec cette vieille dans notre vie.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Après quinze jours de courses à la recherche d'un travail intelligent,
+André finit par accepter, de guerre lasse, les offres d'un éditeur qui
+lançait les premiers fascicules d'une _Mécanique populaire_. Il
+s'engagea à dessiner toutes les figures illustrant le texte, à raison de
+six francs pièce.
+
+Un ami lui avait proposé, ce jour-là, une place de contre-maître dans
+une usine qu'il dirigeait pour le compte d'une compagnie parisienne. Il
+avait refusé, avait même paru surpris de cette proposition. L'autre
+avait dit:
+
+--Alors, tu ne veux pas être contre-maître? C'est le titre qui t'ennuie.
+Mon cher, on accepte ce que l'on trouve quand on est sans le sou.
+
+--Ce n'est pas le titre... C'est...
+
+Il hésita, balbutia:
+
+--C'est beaucoup trop loin de chez moi. D'ailleurs, je voudrais pouvoir
+travailler à la maison.
+
+--Ah! une femme! Une maîtresse à surveiller, hein! Pauvre vieux...
+
+--Ma maîtresse n'est pas à surveiller, je te le jure.
+
+--Alors, c'est pis. Tu as besoin d'entendre claquer ses jupes autour de
+toi pour travailler. Pauvre ami, pauvre vieille rosse qui ne s'excite
+que sous le fouet. Et ton invention!
+
+--Peuh!
+
+--Abandonnée! En voilà une qui te fera beaucoup de mal tout en t'aimant
+bien. Elles sont toutes comme ça, vois-tu! Une femme qui est à soi,
+réellement à soi, c'est bien embêtant. On va dans la vie avec
+l'inquiétude trembleuse d'un jeune couple qui visite une machinerie. Il
+y a des courroies, il y a des engrenages à éviter. L'homme passe sans
+encombre. La femme, elle, a tant d'étoffe autour d'elle qu'elle peut se
+laisser prendre. Quand elle sort de là, saine et sauve, les machines ont
+bavé sur sa robe claire.
+
+--Et ta morale?
+
+--Ma morale! On ne conduit pas une jolie femme dans une machinerie.
+
+--Sans doute! Mais si la jolie femme ne veut pas quitter qui elle aime.
+
+--Tant pis pour elle, tant pis pour qui elle aime.
+
+--Je me sauve, tu m'effrayes.
+
+--Alors, tu refuses?
+
+--Je refuse et te remercie.
+
+--Enfin, bonne chance! Si vous trouvez des charmes à votre suicide, j'ai
+tort de prêcher. Il est des amoureux qui rêvent d'une chambre meublée,
+d'un petit lit et de mignons réchauds à charbon! Moi, je suis pratique.
+A l'usine, je mets des vestons solides. Hors l'usine, j'use de
+maîtresses plutôt communes. Je ne suis qu'employé. Quand je serai
+patron, j'aimerai peut-être un petit être très fragile et très précieux.
+
+De retour au logis, le jeune ingénieur fit part à Simone des
+propositions de son ami.
+
+--C'était tentant! Il me promettait vingt francs par jour. Mais il
+allait être loin de toi, et...
+
+--Tu n'as pas pu, vrai?
+
+--Si vrai, que, pour te revoir plus vite, j'ai failli renverser, dans la
+rue, une vieille marchande qui occupait tout le trottoir avec ses deux
+paniers d'anguilles de mer. Tiens! voilà du travail.
+
+Il jeta sur la table un rouleau de papier qu'il déficela, étala des
+carrés de bristol, expliquant:
+
+--Chapelle, l'éditeur, me donne des modèles de machine à simplifier. Je
+dois indiquer par des traits le mécanisme alourdi par les fioritures et
+le clinquant des constructeurs. C'est un travail un peu monotone...
+
+--Un travail de manœuvre, mon André!
+
+--En attendant mieux, j'ai accepté.
+
+--C'est humiliant!
+
+--Humiliant! Ne resté-je pas près de toi, tout le jour? Chapelle me paie
+six francs chaque figure. Je puis gagner mes dix ou douze francs par
+jour. C'est peu, bien peu, mais, de temps à autre, je continuerai mes
+démarches près des capitalistes. Nous trouverons quelque banquier
+intelligent, un jour ou l'autre. D'ailleurs nous nous aimons et s'aimer,
+n'est-ce pas le but, n'est-ce pas la fin de tout?
+
+* * * * *
+
+Dès six heures du matin, André s'asseyait près de la table où étaient
+rangés ses outils de dessinateur industriel: tirelignes, compas,
+équerres, petits flacons minuscules d'encre de Chine, banderoles d'or,
+godets de porcelaine. Par la fenêtre ouverte sur le parc Montsouris, des
+bouffées d'air soufflaient à sa face une fraîcheur embaumée et
+reposante, pendant que les enfantelets d'oiseaux s'égosillaient en des
+pépiements neufs.
+
+Il oubliait toutes ses ambitions, ne souffrant plus du besoin de créer,
+d'attacher son nom à une découverte utile. Il se rappelait, souriant,
+les heures d'ennui passées au temps où il remettait, autrefois, au net,
+les épures de ses problèmes de mécanique.
+
+Le labeur machinal qui l'agaçait jadis lui semblait maintenant
+réconfortant.
+
+D'ailleurs, comment imaginer, quand tous ses pensers, tous ses besoins,
+tous ses désirs tendaient vers _elle_.
+
+Il regardait la porte de faux chêne verni qui le séparait de l'aimée et
+la voyait dormir, le bras étendu sur l'oreiller, la tête lasse tombée
+sur l'épaule, la gorge émergeant des cassures changeantes des linges que
+son souffle animait.
+
+Elle reposait très calme, très confiante, le sourire satisfait aux
+lèvres.
+
+Il se levait, poussait vers la porte, se promettant de ne pas
+l'éveiller, de ne pas trop s'approcher de sa chair attirante. Les jupes
+étalées sur la moquette, les bas souples, les petits souliers
+spirituels, gamins, tout le vêtement léger du corps aimé, tombé la
+veille, en la hâte du coucher, lui semblaient devoir être des choses
+très précieuses, lui appartenant par droit de conquête. Il les aimait de
+la faire désirable en la cachant si peu. Il se baissait, et, à genoux,
+maniait les étoffes, maniait les batistes, maniait les dentelles, les
+doigts s'accrochant aux agrafes, se piquant aux épingles traîtresses. Il
+posait les mignonnes chaussures en équilibre sur sa main ouverte,
+attendri de les voir si petites, leur souriait.
+
+Brusquement, la crainte d'être surpris en l'adoration des escarpins lui
+faisait jeter un coup d'œil inquiet sur l'amante endormie.
+
+Et, debout, le coude appuyé sur la tablette de la cheminée, il la
+contemplait heureux de la quiétude du corps, émerveillé par le dessin si
+pur des lèvres entr'ouvertes par un souffle calme.
+
+Les cils, tombés longs sur la paupière inférieure un peu meurtrie,
+étaient agités bientôt par des tremblotements nerveux. Les lèvres
+s'arquaient en moue. Le bras se contractait légèrement sur l'oreiller.
+
+Le jeune homme se penchait sur le lit, inquiet, craignant d'avoir
+éveillé Simone, voulant fuir.
+
+Les yeux de l'aimée s'ouvraient grands, rieurs. Lui, se penchait, la
+baisait au front, disait, honteux:
+
+--Dors, dors, ma chérie. Moi, je vais travailler. Je t'ai éveillée
+malgré moi... Un canif que j'avais oublié sur la cheminée...
+
+Simone ripostait:
+
+--Ce n'est pas bien de profiter de mon sommeil pour voir si je suis
+laide. Mais, même endormie, je sens, je devine que tu es là. Alors je me
+réveille.
+
+La porte fermée, courbé sur ses dessins, il attendait presque avec
+impatience que Simone vînt se pencher sur son épaule.
+
+Ils vivaient en un besoin incessant de huis-clos, oublieux du monde
+extérieur.
+
+André ne songeait plus aux rêves ébauchés au temps où il voulait du
+luxe, beaucoup de luxe autour de sa vieille mère.
+
+Simone oubliait bon papa Gosselet et s'accusait d'être ingrate quand
+elle pensait aux petites joies de son enfance. Mais elle y pensait si
+peu!
+
+Chaque soir, au crépuscule, les amoureux allaient s'asseoir dans le parc
+près de l'étendue d'eau profonde de dix centimètres, dénommée lac. Elle,
+en amoureuse, suivait d'un regard ami les couples d'ouvriers qui
+passaient devant leur banc, ombres enlacées, anonymes, laides peut-être,
+mais attirantes par le mystère des propos chuchotés, par le marcher lent
+sur le gravier qui criait. Des mots nus prononcés haut blessaient
+parfois sa pudeur de jeune fille, mais elle souriait, devinant aux
+petits cris des femmes les hardiesses des grosses mains masculines.
+Quand les formes noires disparaissaient au loin sous les saules, elle
+éprouvait un regret singulier de ne pas savoir ce qui adviendrait de ces
+idylles simples.
+
+Lui, le col renversé, suivait l'aller de taches blanches sur les eaux,
+la chair de l'aimée près de sa chair, satisfait.
+
+A travers les feuillages des peupliers, les lumières de maisons proches
+luisaient, très douces comme des veilleuses.
+
+Les cygnes et les canards se pourchassaient avec des cris comiques sous
+les arbustes de l'île qui faisait une tache brune sur le lac plaqué de
+lueurs sanglantes qui n'étaient que les reflets de la suspension voilée
+de rose aperçue à la fenêtre d'une maison voisine.
+
+Les vieux gardiens marchaient très raides, devenus jeunes, la nuit
+venue.
+
+Une tristesse douce envahissait les amants et ils se prenaient les mains
+pour ne pas effaroucher le grand silence berceur de leur félicité.
+
+* * * * *
+
+Un soir qu'ils se dirigeaient vers une allée déserte où ils pensaient
+être plus seuls, un gardien les rejoignit à grandes enjambées, et, tout
+essoufflé, appuyé sur sa canne:
+
+--Pas par là, monsieur. Il y a trop de vilain monde du côté de la
+cascade. Un mauvais coup est si vite fait. Les gens comme il faut
+s'asseoient près du lac. Il y a des drôles et des drôlesses dans les
+coins, monsieur.
+
+André, impatienté, allait passer outre, quand Simone, d'une pression de
+coude, lui conseilla de regagner leur banc. Après avoir remercié le
+vieux gardien qui salua, s'excusa, André dit d'un ton de reproche:
+
+--Comment! tu es peureuse! Avec moi!
+
+--Moi, peureuse, non.
+
+Elle posa son front sur l'épaule de l'aimé et chuchota:
+
+--Je suis bien heureuse!
+
+--Ne sommes-nous pas toujours heureux?
+
+--Si! mais aujourd'hui, je t'aime mieux que les autres jours.
+
+--Et pourquoi, Monette. Dis vite ton petit secret.
+
+--Je crois que...
+
+Elle pencha la tête vers l'aimé, et haussant les lèvres, avoua sa grande
+joie:
+
+--Je n'osais pas te le dire. Je craignais de me tromper, vois-tu! Mais,
+maintenant, je sais que je suis mère. J'ai eu peur pour _lui_, peur pour
+celui qui viendra de nous. Oh! mon ami, que je suis heureuse! Que je
+suis heureuse!
+
+Elle pleurait. André baisait ses cheveux, doucement, l'enlaçant d'une
+étreinte protectrice. A un frisselis des peupliers bordant le lac, le
+jeune homme s'alarma:
+
+--Tu vas avoir froid. Rentrons, mon aimée. Il ne faut pas faire
+d'imprudences.
+
+Simone dit, souriant:
+
+--Je crois que je te serai plus chère quand je t'aurai donné un fils.
+Que de petits soins déjà!
+
+Alanguie, elle s'appuya fortement sur le bras d'André et se laissa
+conduire vers leur nid. Lui marchait à petits pas, pris d'un respect
+religieux pour sa jolie compagne de vie, inconsciemment heureux d'avoir
+perpétué l'espèce, continué l'humanité.
+
+
+
+
+V
+
+
+En la tiédeur de l'été finissant, ils s'aiment d'un amour inquiet.
+Simone n'est plus toute à André. Sa bouche se lasse peu à peu des
+baisers de l'aimé. Elle s'accuse d'indifférence. Lui n'ose plus tendre
+les bras à sa maîtresse. L'hostilité ancienne, l'hostilité animale qui,
+aux primes âges, garda des intentions du mâle, la femelle humaine
+devenue mère se traduit en eux par une gêne insensible dont ils
+souffrent.
+
+La jeune fille sourit quand il la caresse du verbe, n'osant se servir du
+geste qui peut être brutal.
+
+Simone en une impatience d'être mère rallonge ses jupes; André reste
+penché durant de longues heures sur sa table de travail, levant de temps
+à autre de grands yeux caressants sur le visage de l'aimée.
+
+Ils sont graves, tous deux, songeant aux devoirs qui leur viendront avec
+la venue de l'être, Simone d'une gravité silencieuse et douce, André
+d'une gravité protectrice, loquace. Quand la jeune fille heurte un
+meuble ou fait une glissade sur le parquet, André bouscule sa chaise,
+bouscule sa table, accourt, anxieux, offrant le refuge de ses bras
+tendus. Et assise près de lui sur le canapé, sa nuque posée sur l'épaule
+de son mari, elle parle de son fils:
+
+--Je le veux comme toi, un peu nerveux, un peu féminin, mais armé d'un
+cœur généreux, aimant et fier.
+
+Et elle avoue, hésitante, que le matin venu, le coude posé sur
+l'oreiller, elle contemple André pour créer l'enfant à son image.
+
+--Je veux qu'il ait ta bouche, surtout, tes yeux aussi, mais surtout ta
+bouche.
+
+Lui, flatté en sa vanité d'amant, gronde: «petite folle!» puis il
+énumère toutes les qualités d'homme qu'il saura donner à l'enfant.
+
+Peu à peu, déshabitués des transports passionnels, ils deviennent
+seulement père et mère de celui qui vit d'une vie latente au milieu
+d'eux, de celui dont ils rêvent, de celui qu'ils se promettent
+mutuellement l'un à l'autre, beau et fier.
+
+Quand le soleil bas, Simone et André se promènent au bord du lac, sous
+les saules pleureurs aux verdeurs frisselantes tombant en cascades dans
+l'eau, la vue des mioches d'ouvriers mal mouchés, mal culottés, les
+attendrit. Mlle Gosselet distribue des morceaux de sucre aux petites
+tignasses rousses qui fouissent le sable de leurs mains rougeaudes.
+L'ingénieur s'intéresse aux retranchements qu'édifient les bébés armés
+de pelles en bois. Ils passent devant les bancs qu'occupent les mères
+sales de ces amours crottés, elle, marchant d'un pas attardé et lourd,
+lui, précautionneux, attentif.
+
+André a voulu que Simone se promène dans le parc, tous les jours, après
+déjeuner, le laissant attelé à la vilaine besogne.
+
+Elle rencontre là de vieilles grand'mères gardeuses de petits, tricotant
+leurs bas, pendant que les enfants poursuivent les canards. Elle
+surveille les jeux des bébés, sourit aux grand'mamans, remet sur pied
+les tout petits tombés, les bras en croix, le museau dans le gravier.
+Les ouvrières la remercient d'un mot, d'un geste, mais ne viennent pas
+prendre place sur ce banc où elle assemble des pièces minuscules de
+flanelle blanche. Elle pense tristement: «On ne voit pas encore que je
+suis mère.»
+
+Un soir, bravement, elle va s'asseoir près d'une vieille qui a une
+demi-douzaine de poussins autour de ses cottes. Elle vante la grâce des
+amours qui lancent de la terre sur la jupe, puis ajoute:
+
+--Vous devez être bien heureuse?
+
+Bien heureuse! Ah! non! La vieille mère a élevé ses quatre enfants et
+maintenant voilà que ces quatre enfants lui donnent leurs gosses à
+garder. On la prend donc pour une couveuse. Pendant ce temps-là, les
+jeunes couples vont se ballader!
+
+Un peu interdite, Simone balbutie:
+
+--On les aime quand même, ces petits!
+
+L'autre riposte:
+
+--Un ou deux! je ne dis pas. Mais six, ça donne trop de train-train.
+
+La tête basse, le front rosé, Simone en un besoin subit de sa maternité,
+chuchote:
+
+--Moi je suis enceinte de quatre mois.
+
+La vieille la regarde, amusée, riant d'un rire sans dent:
+
+--C'est donc ça que vous aimez tant les gosses?
+
+Puis elle raconte sa première grossesse de gueuse abandonnée par
+l'homme, les longues stations faites sur les bancs des boulevards
+extérieurs, les «faiblesses» qui lui «coupaient les jambes» quand elle
+montait à son sixième étage, la délivrance terrible en un hôpital
+d'autrefois. Elle ajoute:
+
+--Aujourd'hui, les riches aident les malheureuses quand elles vont faire
+leurs petits. Ils ont besoin de beaucoup d'enfants pour leurs usines et
+aussi pour les choses de la guerre. Quand ils ont vu que les pauvres
+filles tuaient leurs enfants pour les sauver de la faim et des autres
+misères, ils ont vite construit de belles salles où les mères trouvent
+ce qu'il faut. Ils ont peur que le pauvre monde se détruise. Ils
+seraient bien embarrassés s'ils restaient seuls sur la terre.
+
+Simone songe pour la première lois aux précautions matérielles que va
+lui imposer la maternité, à la visite qu'elle devra faire pour choisir
+la femme diplômée, patentée, qui préparera sa délivrance. Elle se
+réfugie en sa chambre, inquiète, ne sachant à qui demander conseil.
+Brusquement, elle ouvre la porte de la salle à manger où le jeune
+ingénieur dessine ses machines et dit, détournant les yeux:
+
+--Si nous écrivions à l'Embaumée?
+
+Lui, surpris:
+
+--Mais pourquoi faire?
+
+--Pour la voir, pour qu'elle vienne dîner avec nous. Nous lui devons
+bien ça. Nous avons été si égoïstes!
+
+André avoue:
+
+--Egoïstes comme des amoureux. C'est vrai!
+
+Et ils se regardent, souriants, n'osent s'avouer que s'ils font appel à
+l'amitié de la petite bossue c'est qu'ils ont besoin de la faiseuse de
+sourires.
+
+Le dimanche suivant Simone et son amie quittèrent la rue Nansouty sous
+prétexte de faire une petite promenade dans le parc. Resté seul au
+logis, inquiet de leurs allures mystérieuses, André pensa que les heures
+grises étaient venues.
+
+Le soir, l'Embaumée partie, Simone avoua au jeune homme qu'elle avait
+consulté une sage-femme établie en une rue voisine. La matrone, Mme
+Coquardeau, avait déclaré que «tout irait bien» et lui avait proposé de
+la prendre en pension dans son établissement.
+
+--C'est une personne sérieuse, cette Mme Coquardeau?
+
+--L'Embaumée prétend qu'elle a heureusement délivré une de ses amies
+d'atelier, voilà tout ce que je sais d'elle. C'est une petite maigre,
+sèche et noire, qui a bien quarante ans et qui prise.
+
+André fit la moue.
+
+--Que veux-tu! Nous ne sommes pas riches. Ça ne coûtera que cent vingt
+francs chez elle.
+
+--Et tu as vu son «établissement»?
+
+--Non! Elle nous a reçues dans une petite pièce, la salle à manger, je
+crois. C'est propre. J'ai presque accepté sa proposition. Tout serait en
+désordre, ici. D'ailleurs, nous n'avons pas tout ce qu'il faut.
+
+* * * * *
+
+Les mois se succédèrent trop lentement au gré de la jeune mère.
+
+Le masque blêmi, maculé de taches jaunes, Simone souffrait, enfermée
+dans sa chambre pour ne pas inquiéter son amant. André travaillait sans
+répit, effrayé des conséquences des propos tenus autrefois sous les
+lilas, apitoyé d'avoir fait laide celle qui était tout fraîcheur et tout
+grâces. La nuit, il rêvait Simone étendue blanche dans son costume blanc
+de gymnastique, sur un lit entouré d'ombres qui ouvraient la bouche pour
+dire des choses qu'il n'entendait pas. Au réveil, quand il tendait les
+bras vers sa maîtresse, en un besoin de savoir qu'elle vivait, il
+apercevait le visage exsangue de la jeune fille et pleurait, baisant la
+souffrance de l'aimée sur son front jauni.
+
+Elle, s'éveillait, les lèvres encore contractées par quelques mauvais
+rêves, essayant un sourire. Ses yeux gris, ses grands yeux tristes
+contemplaient doucement le cher bourreau de sa beauté. Pour chasser les
+soucis d'André, elle se disait très forte et très vaillante, faisait des
+projets pour après. Lui, approuvait, regardait les yeux... les grands
+yeux tristes de l'aimée, craignant de les voir disparaître peu à peu
+dans le crépuscule des choses mortes. Des mots de passion folle lui
+venaient aux lèvres, tant il voulait le pardon de sa faute. Elle,
+comprenait son inquiétude et répondait après de longs silences pendant
+lesquels l'amant suivait des yeux l'aller de ses grands yeux sur les
+choses familières de leur nid.
+
+--Tu es trop imaginatif, mon André, trop facile à abattre. On dirait que
+tu regrettes de m'avoir aimée. Pourquoi? Même morte, je serai heureuse
+de...
+
+Elle s'attendrissait à son tour, jetait ses bras autour du cou du jeune
+homme et ils pleuraient, baisant leurs larmes, unis en une étreinte qui
+leur faisait mal et qu'ils auraient voulue éternelle.
+
+Les rideaux tirés, les fenêtres ouvertes, les pensers de nuit
+s'envolaient et l'amant se courbait sur son insipide besogne pendant que
+Simone s'employait aux soins du ménage.
+
+André n'osait plus quitter le logis où sa maîtresse s'enfermait par
+coquetterie et aussi par crainte d'une défaillance soudaine l'exposant,
+dans le parc, aux sollicitudes indiscrètes des commères.
+
+Il était inquiet, quand il rentrait, chaque matin, de ses courses chez
+des fournisseurs, dédaigneux des sourires de la pipelette qui, debout,
+devant sa loge, le regardait passer embarrassé de victuailles.
+
+Au retour des visites qu'il rendait tous les huit jours à l'éditeur de
+la _Mécanique populaire_, il remontait le boulevard Saint-Michel à
+rapides enjambées, puis, dans sa hâte de revoir la chère malade, courait
+sur le trottoir à la grande stupéfaction des conducteurs d'omnibus qui
+arrêtaient leur voiture pour voir ce singulier piéton lutter de vitesse
+avec les gros chevaux du Perche, suant et soufflant comme eux.
+
+L'escalier monté vite, la clef tournée brusquement dans la serrure, il
+se précipitait dans la chambre où elle lisait étendue dans un fauteuil
+rouge. L'entourage de l'étoffe pourpre rosait les joues de l'aimée. Il
+était tout heureux de la retrouver calme, reposée.
+
+Elle souriait, essuyait de sa main longue la sueur qui mouillait le
+front de l'aimé.
+
+--Voyons! grand fou! grand fou! tu veux donc te rendre malade, toi
+aussi.
+
+Un soir, après de longues heures de travail sous le cercle de la lampe
+dont la clarté faiblissait, il entr'ouvrit la porte de la chambre,
+doucement, pour épier le sommeil de la malade.
+
+Les bras nus allongés sur les couvertures, la tête renversée, les lèvres
+amincies l'une contre l'autre, la mâchoire inférieure tendue en avant,
+elle était si pâle qu'il lui prit les mains, vite, appelant:
+
+--Simone! Simone!
+
+Elle ne répondait pas. Sa face longue avait l'hostilité froide et
+dédaigneuse des visages de trépassés.
+
+Effrayé, il supplia:
+
+--Je t'aime bien. Tu sais que je t'aime bien. Réponds-moi, Simonette.
+
+Comme elle restait immobile, il souleva du doigt les paupières qui
+retombèrent sur les yeux sans regard, entr'ouvrit les lèvres qui se
+refermèrent sur les dents serrées. Pour la rendre à la vie, il la baisa
+sur la bouche, appelant de nouveau:
+
+--Simonette! Simonette!
+
+Sa maîtresse restait insensible à ses caresses.
+
+Il eut peur, saisit la lampe qu'il avait posée sur la cheminée, se
+précipita vers la cuisine, revint tenant entre ses mains tremblantes une
+bouteille dont il vida le contenu sur le front de l'inanimée. D'un coin
+du drap il lui frictionna les tempes.
+
+Elle détourna la tête faiblement pour éviter le contact rude de la
+toile.
+
+Et il se mit à rire, et il souleva le voile de chair qui cachait les
+yeux de l'aimée et il lui baisa les poignets.
+
+Elle, le regarda étonnée. Elle essuya d'un revers de main une goutte de
+liquide rouge qui dévalait de sa joue, elle comprit ce qui était arrivé,
+dit d'une voix affaiblie, très douce:
+
+--Tu as eu beaucoup de chagrin, mon ami.
+
+André pensa tout haut:
+
+--Oh! que je t'aime de ne pas être morte. J'ai eu peur, peur.
+
+Leur grande joie fut égayée par la méprise qu'avait faite André en sa
+hâte de la secourir. Croyant se servir de vinaigre, le jeune homme avait
+versé près d'un demi-litre de vin sur le visage de Simone.
+
+André Bamberg vécut dès lors en l'attente d'événements malheureux.
+Lorsqu'au retour d'une seconde visite chez Mme Coquardeau, Simone lui
+annonça que la délivrance était proche, il s'enfuit dans le parc,
+rêvassant sous la tombée lente des feuilles mortes que sa maîtresse
+resterait peut-être, un jour, insensible à ses supplications, lasse
+enfin d'ouvrir ses grands yeux gris sur ce monde où elle avait souffert
+par ceux qu'elle aimait, par son père, par son amant.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Quinze jours avant la date fixée par Mme Coquardeau, Simone dut
+s'aliter, à la nuit tombante.
+
+André était absent.
+
+L'éditeur de la _Mécanique populaire_ l'avait prié de passer à ses
+bureaux pour lui proposer une nouvelle affaire.
+
+Étendue sur le lit, n'ayant pas la force de se dévêtir de son peignoir,
+elle attendit le retour de son amant, apeurée du noir qui était autour
+d'elle.
+
+Devenue tout enfant, elle appela en ses hoquets douloureux: «Oh! papa!
+papa! papa Gosselet!»
+
+André ne venait pas. Il aurait dû être là, puisqu'il disait l'aimer! En
+son esprit affaibli, une pensée mauvaise grandit vite qui apaisa bientôt
+ses gémissements et calma sa souffrance. Si l'amant était absent, c'est
+que l'amant l'avait quittée, fuyant à l'heure des devoirs et des
+responsabilités.
+
+Les yeux grands ouverts comme pour lire dans les ténèbres ce qui était,
+elle échafauda ce raisonnement, étourdie par l'assaut rythmé du sang qui
+gonflait les veines de son front: «Autrefois, il restait près de moi,
+parce qu'en m'épousant, il pouvait devenir riche. S'il s'en va, c'est
+qu'il n'espère plus, c'est que je suis condamnée, c'est que je vais
+mourir. Je le croyais bon. Il est lâche.»
+
+Puis la douleur la mordant, la mordant de nouveau au ventre, elle
+appela:
+
+--Papa! Papa! Bon papa Gosselet!
+
+Elle se vit abandonnée de tous et de tout.
+
+Elle pensa:
+
+--J'ai mérité de mourir seule, puisque j'ai voulu faire ma vie, seule.
+Seule aussi, je m'en irai.
+
+Elle pleura sur sa jeunesse, sur le besoin d'aimer qui était en elle, et
+se tourna vers le mur, en un effort douloureux des hanches, pour mourir
+silencieusement, dignement.
+
+La porte s'ouvrit sous une poussée violente, heurtant la muraille. Dans
+le noir, la voix aimée dit:
+
+--Monette! Malade?
+
+A la lueur de la lampe vite allumée, elle l'aperçut, inquiet, très pâle,
+mais il lui sembla fort robuste. Elle lui tendit les bras, comprenant
+qu'il était résolu à la défendre, à la garder. Elle se réfugia en lui,
+la tête appuyée sur son épaule large d'homme et sourit péniblement
+pendant que ses lèvres disaient:
+
+--Bien malade! bien malade!
+
+Elle expliqua d'une voix plaintive comment la douleur l'avait prise et
+couchée sur le lit. Lui, la déshabilla, le geste maternel, la rassurant
+avec des mots enfantins et doux:
+
+--Es-tu bien comme ça? Avec cet oreiller sous ta petite tête?
+
+Le dos tourné pour cacher à l'aimée les larmes qui refluaient, lourdes,
+au coin de ses paupières, il parlait vite et sa voix semblait secouée de
+petits rires.
+
+Comme elle geignait plus fort, maintenant qu'elle pouvait être secourue,
+il proposa:
+
+--Je t'assure qu'un docteur calmerait un peu tes souffrances... si tu
+voulais.
+
+Les mains jointes, elle supplia:
+
+--Je t'en prie! Je t'en prie! pas de médecin. Ce n'est qu'un malaise...
+avant. Mme Coquardeau m'a assuré que je ne serai pas mère avant trois
+semaines.
+
+--Elle peut se tromper, Mme Coquardeau!
+
+--Oh! de trois semaines! Je suis assez malade pour que tu ne me causes
+pas de chagrin... Je ferais ce que tu voudrais si tu étais malade...
+Donne-moi à boire, j'ai soif! Oh! j'ai soif!
+
+Il fit tiédir de l'eau qu'il versa dans une tasse, avec un peu de sirop.
+Elle dit, volontaire:
+
+--Je veux boire frais!
+
+--Non, ma mignonne. Froide, l'eau te ferait mal.
+
+Pleurant comme une petite fille, elle répliqua:
+
+--Ah! si père était là... Père ferait ce que je voudrais, lui!
+
+Il ne répondit pas, heureux de souffrir puisqu'elle souffrait tant par
+lui.
+
+Il la souleva, lui prit le buste en l'enlacement de son bras et de ses
+doigts tremblants, tendit le breuvage aux lèvres exsangues et rugueuses.
+Puis il s'assit au chevet du lit, la contemplant, les yeux mouillés,
+attentif au moindre signe de vouloir.
+
+En une trêve de ses souffrances, elle lui dit gentiment:
+
+--Comme tu es là, mon aimé, tu me rappelles un bon gros chien que
+j'avais quand j'étais petite. Son regard était toujours fixé sur moi,
+tant il voulait deviner mes caprices. Ça ne te fâche pas, ce que je dis
+là?
+
+Il sourit:
+
+--Je trouve ta comparaison gentille.
+
+Elle ajouta:
+
+--Je l'appelais Fidèle.
+
+La nuit fut longue.
+
+A l'aube, Simone pouvait à peine geindre sa souffrance. Inquiet, André
+descendit vite l'escalier, éprouvant le besoin de se rassurer par
+l'intervention d'un homme diplômé et patenté pour assister les
+souffrants.
+
+Un médecin vint, mal éveillé, porta ses mains rudement sur le corps de
+l'aimée et diagnostiqua d'une voix indifférente:
+
+--Rien à faire! Attendre! Les premières douleurs!... La délivrance
+n'arrivera pas avant vingt-quatre-heures... Prévenir la sage-femme.
+
+Il bâilla, accepta cent sous et s'en alla.
+
+* * * * *
+
+André, très las, restait assis auprès du lit, faible et désarmé devant
+la souffrance de l'aimée. Il avait envoyé un télégramme à Mme
+Coquardeau et il attendait, tête basse. Quand il surprenait les yeux de
+la malade fixés sur lui, il croyait lire en son regard vague un reproche
+à son inaction, à son impuissance.
+
+Simone proposa à mi-voix:
+
+--Envoie chercher l'Embaumée. J'ai besoin d'elle. Tu ne sais pas ce
+qu'il faut faire, toi. Tu as des gestes brusques. Tu me fais mal quand
+tu me touches, bien mal.
+
+Il se leva, se dirigea vers la fenêtre, se cacha derrière les rideaux
+pour pleurer.
+
+Elle, devinant son chagrin, appela:
+
+--André! André!
+
+Il accourut, se pencha sur elle, essayant de sourire.
+
+--Que veux-tu, mon aimée?
+
+--Je suis très méchante, des fois, il ne faut pas m'en vouloir. C'est
+malgré moi que je suis méchante... Je souffre tant.
+
+La petite bossue arriva toute rosée par la marche, le visage comme verni
+par les ablutions matutinales, les cheveux un peu lâches sous sa capote
+rajeunie d'un nouveau bout de ruban.
+
+Elle embrassa son amie, rangea les couvertures, tapota les oreillers,
+mit en ordre la table de toilette, puis tendit les doigts, simplement, à
+l'homme qu'elle avait aimé autrefois. Comme André la remerciait d'être
+venue, Simone sanglota:
+
+--Tu es toujours jolie et toujours fraîche, toi!
+
+Ils la grondèrent doucement. Elle demanda une glace et examina son
+visage complaisamment, le doigt posé sur les marbrures jaunes qui
+plaquaient la peau au grain desséché. Elle conclut:
+
+--Je suis assez belle pour mourir.
+
+Mourir! L'Embaumée et André l'entouraient le rire à fleur de lèvres.
+L'amant lui promit tout une nouvelle vie dont elle serait reine. L'amie
+lui assura qu'elle serait belle, beaucoup plus belle, après, d'une
+beauté entièrement éclose, d'une beauté calme et un peu majestueuse de
+vierge-mère.
+
+Malheureusement, l'arrivée de Mme Coquardeau vint alarmer de nouveau
+la pauvre malade. Mme Coquardeau, femme d'un garde municipal, était
+vêtue d'une vieille robe noire fripée et coiffée d'un paillasson
+empanaché de trois pauvres marguerites, oscillant sur leur tige. Dès
+l'entrée, elle cria:
+
+--Comment! comment! déjà! Ça ne devait pas arriver avant trois semaines:
+je n'y comprends rien. Et mes quatre chambres qui sont toutes occupées
+maintenant.
+
+Mme Coquardeau était indignée! Celui qui allait venir osait faire son
+apparition avant l'époque prévue par Mme Coquardeau, de la Faculté de
+Paris!
+
+Elle ajouta, l'air sévère:
+
+--Vous avez dû commettre quelque imprudence, ma petite dame...
+
+--Mais non, madame.
+
+La matrone fouilla dans sa poche, sortit sa tabatière de corne et jouit
+de sa prise, songeuse.
+
+André demanda à quelle heure Mme Coquardeau serait en état de
+recevoir sa pensionnaire.
+
+Mme Coquardeau tendit le cou en avant, ouvrit les bras:
+
+--Je ne sais pas comment faire! Enfin! Je donnerai ma chambre à coucher
+à madame, ma propre chambre. Nous nous arrangerons pour le prix. Un
+petit supplément, peut-être! Nous verrons... nous verrons... Amenez
+madame, vers six heures, ce soir.
+
+Mme Coquardeau partie, André, honteux de confier à cette répugnante
+vieille le soin de délivrer l'aimée, voulut aller à la recherche d'une
+nouvelle sage-femme. Simone, hoquetant de douleur, le supplia de rester
+près d'elle. L'Embaumée assura que Mme Coquardeau était très habile,
+qu'elle gagnait beaucoup d'argent, mais que son mari, le garde
+municipal, «mangeait tout». Et le jeune homme n'eut pas la force de
+vouloir, affaibli par la nuit de veille, par le chagrin, par la crainte
+de ce qui arriverait.
+
+A six heures, Simone descendit l'escalier soutenue par son amant et son
+amie. On la hissa dans un fiacre qui partit au petit pas à une allure
+d'enterrement.
+
+L'Embaumée prit place sur la banquette, près d'elle. André suivit, le
+front bas.
+
+Les voisins, les fournisseurs, regardaient, debout sur le seuil des
+portes, ayant envie de se découvrir comme au passage d'un corbillard.
+
+L'aimée abandonnée chez l'étrangère, André regagna la rue Nansouty. Dans
+le désarroi des choses familières de la salle à manger, il dévora du
+pain sec, but de grands verres d'eau et s'endormit du sommeil des
+hommes-bêtes fatigués.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Arrivé en face de la maison où habitait Mme Coquardeau, André
+s'arrêta.
+
+Autour des boîtes à ordures alignées en file sur le trottoir, des chiens
+et des vieilles femmes se mouvaient dans le gris sale d'un matin de
+novembre. Bêtes et gens semblaient fouir du groin les détritus dont ils
+voulaient vivre.
+
+Il contempla, la porte entrebâillée, les murs, le numéro de la vieille
+bâtisse, cherchant à deviner ce qui s'était passé dans la nuit. L'aspect
+des choses était plutôt sévère qu'accueillant.
+
+Au-dessus du panneau sur lequel un peintre en bâtiment avait représenté
+la naissance d'un bébé brisant une coquille d'oeuf de poule, les
+fenêtres de l'appartement occupé par Mme Coquardeau étaient fermées.
+Derrière les vitres, les rideaux tombaient raides.
+
+Hésitant, saisi de la crainte d'apprendre, il traversa la chaussée,
+poussa la porte, monta l'escalier sombre, tira un cordon de sonnette.
+
+Mme Coquardeau vint ouvrir, les yeux rouges, vêtue d'un jupon et
+d'une matinée.
+
+--Eh bien?
+
+--Entrez donc!
+
+--Alors...
+
+--Mais oui! Tout va bien! Ils ont toujours peur, ces jeunes mariés. Vous
+voilà père d'une jolie petite fille. C'est ici!
+
+André, qui avait gardé son chapeau sur la tête pendant cet entretien
+rapide, se découvrit avant de tourner le bouton de la porte.
+
+Dès le seuil il vit les grands yeux de l'aimée, ses grands yeux las. Il
+vit son sourire de triomphe.
+
+Il vit sur un canapé l'Embaumée enveloppant de langes l'être né, l'être
+rouge.
+
+Il se dirigea vers la mère, lui baisa les mains respectueusement. Elle,
+d'un mouvement de tête un peu lent, lui tendit ses lèvres, puis elle
+ferma les yeux, bien heureuse.
+
+Devant l'enfant, son enfant, André n'éprouva aucune joie. L'Embaumée
+vantait les grâces, vantait la robustesse du nouveau-né. Lui, disait:
+oui, tout étonné de ne pas se sentir père.
+
+La petite bossue proposa:
+
+--Prenez-le dans vos bras, mais pas trop fort.
+
+Il tendit les mains, saisit le petit paquet de couvertures blanches et,
+le front penché vers les chairs si délicatement ridées, il s'extasia sur
+la gracilité des ongles-bijoux.
+
+L'être ouvrit les yeux à peine, puis, de sa menotte délicate, saisit un
+doigt du jeune homme.
+
+André crut sentir l'étreinte d'une griffe d'oiseau. Il dit
+machinalement: «Ma fille! Ma Momone!»
+
+Levant les yeux, il aperçut les grands yeux de la blessée qui lui
+souriaient. Il était devenu père.
+
+* * * * *
+
+Mandés par dépêche, Mme Gosselet, M. Gosselet, arrivèrent dans
+l'après-midi, apitoyés et attristés par la malpropreté de l'escalier.
+
+Le marchand de poupées chuchota longuement avec la délivrée, baisant le
+front blanc de sa Monette.
+
+Puis, dans sa joie d'être grand-père, après avoir examiné l'enfant avec
+son adresse de manieur de petites poupées fragiles, il embrassa son
+gendre au grand mécontentement de Mme Gosselet, née Elvire Decambe.
+Il voulut même faire de l'esprit:
+
+--Les fabricants anglais ne pourront jamais lutter avec vous, Bamberg.
+
+André sourit, modestement.
+
+Mme Gosselet, enlevant sa petite-fille des bras de l'Embaumée, dit,
+agressive:
+
+--Celle-là, vous ne me l'enlèverez pas, monsieur Gosselet.
+
+Simone tendit la main à papa, à bon papa Gosselet pour le remercier
+silencieusement de l'avoir sauvée, un peu malgré lui, des préjugés que
+l'on serine aux petites filles. Et comme Mme Gosselet, née Elvire
+Decambe, maugréait:
+
+--Monsieur Bamberg, vous auriez pu nous prévenir de la grossesse de
+notre enfant... c'est un oubli extraordinaire!
+
+Simone répondit pour venger André et bon papa:
+
+--Nous craignions de vous apitoyer sur notre sort, maman. Nous voulions
+entrer chez vous par la grande porte, par la grande grille à petits
+amours dorés. Mon mari et moi, nous avons des principes, nous aussi.
+
+--Qui est mademoiselle? interrompit Mme Gosselet, montrant d'un petit
+signe de tête dédaigneux la petite bossue rougissante.
+
+--Je la reconnais! C'est ma voleuse de lilas, dit en riant le fabricant
+de poupées. Vous me ferez le plaisir de revenir à l'usine, mademoiselle,
+et je vous autorise à bouleverser le parc de fond en comble, si bon vous
+semble.
+
+* * * * *
+
+Il tendit la main à la petite bossue, prit place près d'elle sur le
+canapé et dit, orgueilleux, se souvenant des labeurs passés:
+
+--Elle devait être une crâne ouvrière, ma Simonette! Ah! quand nous
+voulons quelque chose, nous, les Gosselet!...
+
+L'Embaumée approuva d'un hochement de tête, pensant que les riches
+peuvent beaucoup _quand ils veulent_.
+
+
+
+
+
+Dijon, Imprimerie Darantiere
+
+
+OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
+
+Voyage au pays des milliards, 56e édition.
+Les Prussiens en Allemagne, 34e édition.
+Voyage aux pays annexés, 27e édition.
+Russes et Allemands, 7e édition.
+La Russie et les Russes, 16e édition.
+De Sadowa à Sedan, 10e édition.
+La Société et les mœurs allemandes, 15e édition.
+La Suisse inconnue, 16e édition.
+Vienne et la Vie viennoise, 22e édition.
+Voyage au pays des Tziganes, 16e édition.
+La Police secrète prussienne, 14e édition.
+Voyage à la recherche du bonheur.
+
+
+Les Aventures de Gaspard van der Gomm (en collaboration
+avec M. Amero); 1 vol.
+La Comtesse de Montretout, 1 vol.
+Les trois Fugitifs, 1 vol.
+La Russie Rouge, 1 vol.
+
+
+OUVRAGES ILLUSTRÉS
+
+La Suisse inconnue, 1 vol.
+L'Hiver à Vienne, 1 vol.
+Meyer Isaac, 1 vol.
+La Russie et les Russes, 1 vol.
+De l'Adriatique au Danube, 1 vol.
+Histoires militaires, 1 vol.
+L'Allemagne amoureuse, 1 vol.
+
+
+POUR PARAÃŽTRE PROCHAINEMENT
+
+_Les Jeunes Filles_
+
+Petite Princesse.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Simone, by Victor Tissot
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE ***
+
+***** This file should be named 17696-0.txt or 17696-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+works. See paragraph 1.E below.
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+collection are in the public domain in the United States. If an
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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@@ -0,0 +1,10380 @@
+The Project Gutenberg EBook of Simone, by Victor Tissot
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Simone
+ Histoire d'une jeune fille moderne
+
+Author: Victor Tissot
+
+Release Date: February 7, 2006 [EBook #17696]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+SIMONE
+
+HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE
+
+
+
+Par VICTOR TISSOT
+
+
+
+Paris
+E. Dentu, Éditeur
+3, Place Du Palais-Royal, 3
+
+ * * * * *
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+«Ça marche! Ça marche! Enfoncées les poupées anglaises! Ce gamin de
+Bamberg est étonnant avec ses trucs. N'a-t-il pas imaginé de remplacer
+les yeux de verre, des yeux fixes, des yeux bêtes par des petites
+sphères, grosses comme des noisettes, qui pivotent sur elles-mêmes dès
+que l'on appuie sur un levier minuscule dissimulé sous le chignon? Une
+pression sur la nuque et hop! les yeux bleus s'enfoncent sous la
+paupière supérieure pendant qu'apparaissent des yeux noirs. Ce petit
+ingénieur est extraordinaire en machinations.
+
+«L'hiver prochain je vais doubler ma vente. Ma petite Simone, qui est
+une habilleuse plus forte que Worth, chiffonnera du satin autour de mes
+princesses. Et allez donc ne pas acheter des bébés qui, vêtus comme des
+princes, ont des yeux de rechange!
+
+«Et allez donc ne pas acheter...» Dans la joie de son triomphe sur les
+fabricants de poupées anglaises, M. Gosselet, gesticulant, avec sa
+canne, faillit casser le bras à un Amour en plâtre qui tirait des
+flèches tout en se tenant en équilibre sur un orteil,--ce qui est une
+bien mauvaise position pour un tireur, même pour un tireur d'arc.
+
+M. Gosselet qui accouchait, bon an mal an, de trois à quatre cent mille
+poupées, se sentait les reins assez robustes pour enfanter un million de
+bébés, maintenant qu'il pouvait leur donner des yeux de rechange.
+
+Brusquement il s'arrêta, se gratta le bout du nez, devint grave et se
+mit à palper tous les doigts de sa main gauche entre le pouce et l'index
+de sa main droite comme pour s'assurer de la souplesse de ses
+articulations.
+
+En réalité M. Gosselet se livrait à un calcul très compliqué et se
+servait de ses phalanges, de ses phalanges seulement, alors que d'autres
+emploient des tables de logarithmes. Il parlait haut puis murmurait,
+puis poussait de petits grognements quand l'opération se brouillait
+comme un quadrille dansé par des jeunes gens frais échappés du collège.
+
+--A cent francs la douzaine, prix de revient... A mille francs la
+douzaine, prix de vente, je gagne...
+
+Le gain prévu par M. Gosselet était si considérable, qu'il enjamba, par
+distraction, les petits arcs en bois qui bordaient l'allée sablée de
+jaune et fit deux ou trois enjambées dans le gazon. Or le gazon de M.
+Gosselet était de ces gazons bourgeois que nul pied ne doit fouler,
+gazons faits pour la joie de l'oeil comme les petits sapins que les
+enfants exhument des boîtes de jouets.
+
+Le marchand de poupées regagna vite l'allée, confus d'avoir été surpris
+en ce mauvais pas par Tant-Seulement, le jardinier.
+
+En effet, à dix mètres de là, Tant-Seulement, qui taillait au cordeau
+des buis de bordure, regardait son patron bouche bée. M. Gosselet lui
+faisait chausser des espadrilles deux fois par an, pour la tondaison de
+la pelouse, prétextant que les sabots de bois du bonhomme creusaient des
+trous dans le sol, et voilà que le fabricant de poupées foulait l'herbe
+haute comme un poulain lâché!
+
+Tant-Seulement--on avait affublé Jean Patard de ce sobriquet, parce
+qu'il avait la manie de mettre beaucoup d'adverbes dans les phrases
+qu'il adressait aux bourgeois, pour cacher son ignorance, comme les
+mauvaises cuisinières prodiguent les oignons dans leurs plats pour
+dissimuler la fadeur de l'apprêt,--Tant-Seulement était stupéfait. M.
+Gosselet vint à lui, souriant:
+
+--Mon pauvre Tant-Seulement, il faut que j'augmente tes gages. Tout
+pousse à souhait, ici. Le gazon--je l'ai mesuré--me monte jusqu'au
+genou! Tes mosaïques de fleurs sont d'une couleur et d'un dessin
+merveilleux. As-tu débarbouillé au papier de verre les deux Neptunes du
+bassin? Ma femme prétend que les teintes sales et les moisissures leur
+siéent bien, mais je veux, moi, que mes statues soient blanches comme
+neige.
+
+--Oui, monsieur. Mais je ne peux plus toucher à l'enfant nu qui lance
+des flèches. La fossette du menton s'en va. Encore un tant-seulement
+petit peu et il va devenir maigre.
+
+--Bien, tu le frotteras moins fort, mon garçon. On a l'habitude de voir
+des enfants un peu mal mouchés: ça n'offusque personne. Soigne la
+toilette des grandes personnes, soigne les pieds surtout. C'est aux
+pieds, vois-tu, que l'on reconnaît les gens chics de ceux qui ne sont
+pas... chics. Mais tu ne connais rien aux choses très compliquées du
+savoir-vivre, Tant-Seulement. Ma femme est extraordinaire là dessus.
+
+--C'est vrai de vrai, et Mlle Simone est quasiment plus forte que
+Madame. Je vous remercie bien, monsieur. Je vous remercie bien. Je
+n'avais pas été augmenté depuis quatre ans... aujourd'hui, c'est-à-dire
+depuis la noyade du petit chien de Madame.
+
+--Je me souviens... Je suis content du gazon. Il est haut, épais; on
+pourrait se rouler dessus comme le font les paysans; il me monte à
+mi-jambe: je l'ai mesuré. Aussi j'augmente tes gages de vingt francs par
+an.
+
+--Je remercie infiniment monsieur.
+
+Courbé sur la bordure de buis, Tant-Seulement se mit à la besogne,
+taillant les ramilles à grands coups de sécateur, peu satisfait de son
+augmentation. Et M. Gosselet se dirigea à petits pas vers son usine, se
+frottant les mains.
+
+Le fabricant de poupées qui avait un nom honorablement connu sur la
+place de Paris avait convaincu son jardinier qu'il n'avait mis le pied
+sur la pelouse que pour mesurer la hauteur du gazon. Un homme qui est
+dans les affaires n'a pas le droit d'être distrait. Le rival de M.
+Gosselet, le fabricant Tuffard aurait fait, s'il l'avait su, des
+réflexions désobligeantes sur les écarts de pensée de M. Gosselet, et,
+dame, la fabrique de bébés aurait périclité. Vingt francs donnés tous
+les ans à ce pauvre Tant-Seulement et la maison était sauvée!
+
+Le fabricant de poupées, tout réjoui par la découverte des yeux de
+rechange, se permit ce matin-là un petit extra de promenade dans le
+parc.
+
+Le parc de M. Gosselet, qui occupait, entre la gare de Bel-Air et la
+place de la Bastille, cinq ou six hectares d'un terrain de banlieue,
+était un parc rectangulaire entouré de murailles en briques rougies
+chaperonnées de larges dalles blanches. Il longeait la rue Michel-Bizot
+et la rue Claude Decaen sur deux faces, le chemin de fer et l'usine sur
+les deux autres côtés.
+
+Malgré son nom prétentieux de parc, l'enclos du fabricant renfermait un
+petit potager que l'architecte avait malencontreusement dessiné le long
+de la voie ferrée. Tous les matins, Tant-Seulement devait épousseter les
+escarbilles de charbon tombées sur ses salades.
+
+A part ce léger inconvénient, le parc de M. Gosselet avait fort bon air.
+Sur la grille, des bébés en or dansaient des farandoles ou se laissaient
+glisser au bas des barreaux en fer. Les grandes allées étaient couvertes
+d'un sable blond à peu près vierge de traces, parce que les
+propriétaires se promenaient de préférence dans les petits sentiers dits
+de service. Les arbres d'ornement étaient taillés en rond, en carrés, en
+pain de sucre, en pyramides, en hexagones. Les arbres à fruit étaient
+crucifiés comme tous les arbres à fruit qui se respectent. Des massifs
+de fusains entourés de sentes en lacis formaient des labyrinthes
+inextricables pour des coccinelles. Des poissons qui n'étaient pas
+rouges nageaient dans des bassins servant de bains-de-pieds à une
+demi-douzaine de dieux aquatiques.
+
+Au milieu du parc s'élevait, en un bouquet d'acacias plantés à la
+diable, une maison d'habitation d'une grande simplicité, percée de
+larges baies à deux glaces. Un balcon de pierre ajourée faisait le tour
+du deuxième étage. Des logettes en fer forgé encadraient toutes les
+fenêtres de l'étage supérieur. Un double escalier en granit conduisait
+au perron dallé de bleu du rez-de chaussée, perron que ne protégeait pas
+une marquise en fer-blanc. Ce chalet, à faces irrégulières, n'était pas
+flanqué de tourelles comme de béquilles. Le toit en tuiles rouges
+n'était pas surchargé de girouettes, le pauvre!
+
+M. Gosselet avait dû se faire violence pour permettre la construction
+d'une maison si humble d'aspect au centre d'un parc si géométriquement
+beau.
+
+Le châlet communiquait avec l'usine par une allée de tilleuls longue de
+deux cents pas, allée close au mur d'enceinte par une porte en chêne
+ornée de têtes de clous grosses comme des soucoupes.
+
+Cette porte avec ses croix en fer, ses gonds énormes, semblait avoir été
+construite pour protéger ce parc bourgeois contre les rébellions
+possibles du monstre ouvrier crachant des pierres et de la fumée.
+Cependant elle n'avait point l'air terrible, encadrée dans le vert de
+lilas en fleur placés près de ses portants comme deux brûle-parfums
+purifiant l'air empuanti d'odeurs de résine et de houille.
+
+Dans l'allée de tilleuls, toujours souriant, M. Gosselet lorgnait la
+grande cheminée de son usine se dressant par-dessus le mur.
+
+Il n'était plus qu'à dix mètres de la porte enferraillée quand un
+gazouillis de voix féminines attira son attention.
+
+--J'ai de quoi faire un bouquet, Berthe! Encore cette grosse branche et
+je descends. Si le père Gosselet m'attrapait, ma chère... Pousse un
+peu... Là, je suis assise sur le mur.
+
+Le fabricant de poupées voulut surprendre les chipeuses de lilas mais le
+gravier craquant sous son pied, il n'aperçut que deux grands yeux noirs
+sous un casque blond. Il entendit:
+
+--Lâche tout, Berthe, voici le père Gosselet.
+
+Il cria:
+
+--Voleuses! Je saurai bien vous reconnaître à l'atelier.
+
+Mais il ne songea pas à les poursuivre. Le temps d'ouvrir la porte
+solidement cadenassée et les petites ouvrières seraient penchées sur
+leur établi, bien sages, coiffant les poupées ou vermillonnant avec un
+pinceau les lèvres exsangues en carton pâte. Pas respectueuses ces
+gamines! Il n'était pour elles que le «père Gosselet».
+
+Brusquement, il revint sur ses pas, la canne levée comme pour châtier
+l'insolence de ces petites filles.
+
+--Tant-Seulement!
+
+--Monsieur!
+
+--Je t'ai promis vingt francs d'augmentation, mon garçon. Ce n'est pas
+tout.
+
+Tant-Seulement, surpris, laissa tomber son sécateur et sourit large.
+
+--Tant-Seulement, mes ouvrières viennent baguenauder dans la cour sous
+toutes sortes de prétextes, puis elles grimpent sur le mur et cassent
+des branches de lilas, le lilas de ma fille.
+
+--Ah! monsieur, c'est des Parisiennes. Et les petites Parisiennes ça
+vous a des nez de millionnaire, quasiment. Mais le lilas de
+mademoiselle, vrai, ce n'est pas pour leurs museaux.
+
+--Aux heures de rentrées et de sorties des ateliers, tu te cacheras le
+long du mur. Tant Seulement. Tu seras armé d'une baguette et taperas sur
+les menottes qui s'accrocheront aux dalles. Tu ne taperas pas trop fort,
+mon garçon. Elles me feraient payer la casse. Connais-tu les
+polisseuses?
+
+--Oh! presque toutes, monsieur. Il y a Fricassée, la Grande-Bobêche, la
+Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux, l'Embaumée... Ça pourrait
+bien être l'Embaumée qui vous vole vos fleurs, monsieur. Quand elle a
+une rose au corsage, elle n'a pas toujours deux sous de petit-noir dans
+l'estomac... Il y a encore...
+
+--Bien, cela suffit.
+
+--C'est que je les connais bien, allez. Je les rencontre tous les soirs,
+vraisemblablement, à la station des tramways... Ce qu'elle est fière,
+cette l'Embaumée, malgré sa bosse!
+
+--Pince les voleuses, Tant-Seulement, et à chaque prise tu toucheras une
+prime de quarante sous.
+
+--Mais si je cogne sur les doigts immédiatement, je ne verrai pas les
+têtes, probablement.
+
+--Prends le signalement et tape ensuite... mais pas trop fort.
+
+--Bien, monsieur. Je connais le métier, je fais ça naturellement.
+
+--Quel métier, mon garçon?
+
+--Pincer les maraudeurs.
+
+--Ah bast!
+
+--Mais, certainement; en été, monsieur me donne congé le dimanche, je
+vais soigner les rosiers du maire de Viroflay. Drôlement taillés les
+rosiers du maire. Ils poussent tous comme des chardons et allongent la
+tête par-dessus le mur de briques qui borde le chemin. Il passe là un
+tas de jeunesses avec des ombrelles rouges et des petits rires qui
+sonnent comme des cornets à piston, venues à la campagne pour manger des
+pissenlits tout crus cueillis dans le fossé. Elles voient les roses,
+passent les menottes par-dessus le mur. Et hop! les voilà prises. Je les
+maintiens par le poignet pendant que le garde champêtre dresse
+procès-verbal. Si elles sont accompagnées par des hommes, on leur fait
+payer une amende. Quand elles sont seules, on plaisante un brin et elles
+griffent le garde champêtre.
+
+--Et que gagnes-tu à ce vilain métier, mon pauvre Tant-Seulement?
+
+--Trois francs par jour, mais je ne touche pas à l'argent des Parisiens.
+
+--Les amendes sont pour les pauvres? Tiens! ton maire a une façon bien
+amusante de faire la charité!
+
+--Oh! monsieur, je crois certainement que le maire partage l'argent avec
+le garde champêtre.
+
+--C'est juste! Tu vas gagner de jolies pièces de quarante sous, mon
+garçon, puisque tu as déjà chassé aux maraudeurs.
+
+--Sûrement, mais je n'ai pas le garde-champêtre pour m'aider. Enfin je
+vous dirai le nom des voleuses. Je pense que Mlle l'Embaumée a déjà son
+corsage tout plein fleuri de votre lilas.
+
+* * * * *
+
+Rassuré sur la conservation de ses arbustes, M. Gosselet se dirigea vers
+son usine pour entretenir le petit Bamberg, le second ingénieur, sur un
+perfectionnement apporté par lui, Gosselet, à l'invention des yeux de
+rechange.
+
+Le fabricant de poupées avait en effet imaginé de peindre sur les
+petites sphères déjà illustrées de prunelles noire et de prunelles
+bleues, des yeux bruns et verts, ce qui lui avait permis de lancer des
+réclames sur le système oculaire «_inventé par l'ingénieux M.
+Gosselet_».
+
+Assis devant son bureau, il parcourait les journaux qu'on lui avait
+adressés pour la justification des annonces. Certaine feuille mondaine
+consacrait à la découverte du fabricant un article, dit scientifique,
+célébrant les mérites du «_patriotique inventeur qui, non content de
+donner la parole aux poupées françaises, les dotait de jolies prunelles
+à nuances changeant au gré des petites mamans_. _Cette découverte_,
+continuait le journaliste, _permettra aux petites filles de créer une
+mode de prunelles à l'usage des bébés en carton. Au printemps, les yeux
+verts seront de mise. L'été on ne portera que des yeux bleus. A
+l'automne les yeux bruns. A l'hiver les yeux noirs_.»
+
+Cet article à cheval sur la _une_ et sur la _deux_, c'est-à-dire
+commencé en première page et terminé en deuxième, avait coûté près de
+cinquante louis au «patriote fabricant». Mais à l'incessante sonnerie du
+téléphone qui mettait l'usine en communication avec la maison de vente
+du faubourg Saint-Denis, M. Gosselet pouvait se rendre compte de l'effet
+produit par cette prose élogieuse sur les revendeurs de jouets
+parisiens.
+
+En entrant à l'usine, il avait fait mander le petit Bamberg pour hâter
+la fabrication de ces prunelles de quatre-saisons. On frappa.
+
+--Entrez, Bamberg! Entrez!
+
+Bamberg, un petit jeune homme blond, aux yeux gris, parut, timide,
+rougissant presque.
+
+--Ça marche, hein! Bamberg? Quand pourrons-nous livrer nos nouvelles
+poupées?
+
+--Dans quinze jours, monsieur, dès que l'outillage sera complètement
+installé. Nous pourrons faire face, alors, à toutes les commandes.
+
+--Lisez donc l'article de Dupont dans le _Cervantès_. Il a oublié
+d'annoncer que l'invention était de vous, mon cher ami, mais peu
+importe, n'est-ce pas! Qu'est cela pour vous? Une machinette! Vous
+inventerez des choses autrement merveilleuses. D'ailleurs, je vous en
+saurai gré, Bamberg, je vous en saurai gré.
+
+Bamberg protesta de la main contre une augmentation possible de ses
+appointements, mais M. Gosselet se contenta de répéter en hochant la
+tête avec obstination:
+
+--Parfaitement, je vous en saurai gré, mon petit Bamberg.
+
+Bamberg rougit beaucoup, salua et retourna à ses sphères à prunelles
+pendant que M. Gosselet consultait sa montre:
+
+--Onze heures déjà! Juste le temps de passer une redingote. Dire que je
+ne peux pas déjeuner en veston chez moi!
+
+En poussant la lourde porte enferraillée, M. Gosselet constata de
+nouvelles déprédations commises par mesdemoiselles les polisseuses.
+Pendant qu'il était à son bureau, les chipeuses avaient dépouillé de
+leurs fleurs tous les rameaux surplombant le mur d'enceinte. Il cria
+comme si elles pouvaient l'entendre:
+
+--Je les chasserai, les gueuses, je les chasserai! Elles n'ont pas la
+première notion du tien et du mien.
+
+Des traces de pas qu'il aperçut sur le sable de l'allée longeant la
+muraille ne firent qu'augmenter sa mauvaise humeur. Les «gueuses»
+osaient-elles donc prendre leurs ébats dans son parc, et cela
+précisément dans l'allée que préférait sa femme! Il examina
+attentivement les empreintes dessinées sur le sol et put se convaincre
+que ses ouvrières étaient innocentes de ce nouveau méfait.
+
+Les traces n'étaient pas de la même grandeur et semblaient avoir été
+faites par des chaussures de sexes différents, des chaussures du
+meilleur monde. Les plus grandes cheminaient à côté des plus petites,
+celles-ci effleurant à peine le gravier, celles-là marquées nettement
+comme à l'emporte-pièce.
+
+Tous les deux mètres, le sable piétiné témoignait que les chaussures
+avaient dû faire là un brin de causette. Brusquement, elles s'arrêtaient
+près d'un banc de pierre placé au-dessous du petit Amour lançant des
+flèches. Elles avaient dû faire une longue halte en cet endroit, le tuf
+étaient zébré d'écorchures mettant à nu la terre végétale.
+
+Cette étude d'empreintes, agréable pour un rêveur ou un poète, n'était
+pas pour satisfaire M. Gosselet.
+
+Il héla le jardinier.
+
+--Quand avez-vous ratissé cette allée, Tant-Seulement?
+
+--Hier soir, monsieur, à nuit tombée, mêmement.
+
+--Ma femme n'est pas venue se promener dans le parc, ce matin?
+
+--Je n'ai pas vu madame.
+
+--Avez-vous aperçu Mlle Simone?
+
+--Je ne l'ai pas vue pareillement.
+
+--Bien!
+
+Tant-Seulement se retira, l'échine courbée comme il avait l'habitude de
+le faire toutes les fois que son maître ne le tutoyait pas.
+
+Assis sur un banc, aux pieds du petit Amour qui lançait ses flèches, M.
+Gosselet se livra à une nouvelle étude des empreintes, étude douloureuse
+mais fructueuse puisqu'il ne tarda pas à être convaincu que seules Mme
+Gosselet et sa fille portaient d'assez mignons souliers pour laisser sur
+le sable d'une allée de semblables traces.
+
+
+
+
+II
+
+
+--Ma femme ou ma fille! répétait M. Gosselet montant l'escalier qui
+conduisait au premier étage. Ma femme ou ma fille, c'est-à-dire une
+femme portant le nom de Gosselet que cinq ou six générations de
+chaudronniers on traîné honnêtement sur les grandes routes d'Issoire à
+Ambert. Ah! ces Parisiennes! Pourtant Simonette doit avoir du bon sang
+rouge d'Auvergne dans les veines quoique née d'une petite marchande de
+la rue Saint-Denis... Parisienne sans doute, mais Auvergnate aussi!
+
+--«Elle ressemble aux Gochelets!»
+
+--«C'est tous le portrait des Gochelets!»
+
+L'année précédente en un voyage triomphal à travers le Mont-Dore, toutes
+les _mères_ à rouliers, toutes les cabaretières avaient proclamé que la
+gente demoiselle était bien l'héritière des «Gochelets rétameurs de
+cacheroles depuis que le monde est le monde.»
+
+Quant à Mme Gosselet, «qui avait bien pour cent francs de drap sur le
+corps», les commères l'avaient jugée un peu fière. Le fabricant de
+poupées avait surpris certains clignements d'yeux sous les coiffes
+enrubannées de rouge qui l'avaient obligé de se disculper de cette
+mésalliance:
+
+--Elle a apporté deux cent mille francs.
+
+--Dame! Si elle vaut ça, mon gars. Mais elle aime pas le travail, sûr!
+
+M. Gosselet mit sa redingote, vite, puis courbé devant la cheminée, sur
+un cadre de peluche fanée, il examina avec soin une photographie
+déteinte qui représentait une large paysanne coiffée d'un bonnet à
+coquilles et revêtue d'une robe noire évasée en cloche. Les mains
+énormes étreignaient le ventre. La face émergeait, molle, de rubans
+fanfreluchés. Menton, joues et nez étaient dessinés par quatre ou cinq
+grandes lignes convergeant vers la bouche amincie, usée. Sous des
+sourcils à peine teintés, de petits yeux gris brillaient en un réseau de
+rides.
+
+--Pauvre mère Jeanneton! Pauvre mère Jeanneton! murmurait le marchand de
+poupées, tu étais une vraie Gosselet, toi. Fille de mon grand-père
+Gosselet, tu épousas mon père, Henri Gosselet. Si Simone te ressemble,
+c'est l'autre, la Parisienne qui est coupable. Ah! l'autre, la
+Parisienne!
+
+Et il fit un geste de menace qui parut amener un sourire approbateur sur
+les lèvres fines de mère Jeanneton.
+
+Quelqu'un heurta à la porte de la chambre, puis une voix:
+
+--Il y a déjà un bon quart d'heure que madame attend monsieur, un bon
+quart d'heure!
+
+--J'y vais, Jenny.
+
+Jenny, la femme de chambre de madame, s'éloigna à petits pas... Jenny!
+encore une invention de la Parisienne. Pourquoi pas Eugénie? Oui, mais
+Eugénie, trop commun, Jenny, genre anglais!
+
+Très raide dans sa redingote mise à la diable, le col relevé, Jean-Marie
+Gosselet fit son entrée dans la salle à manger.
+
+Résolu à observer sa femme et sa fille sans faire montre de son
+inquiétude, il dit d'un ton doucereux:
+
+--Me voilà, ma toute bonne, me voilà!
+
+Puis, après avoir plaqué un baiser sur le front de Simone, il se laissa
+tomber sur une chaise Henri II, dont le haut dossier sculpté en bosses
+rendait plus laborieuses ses digestions, mais qui faisait bien quand il
+y avait quelqu'un à dîner.
+
+--Il ne fallait pas m'attendre, ma toute bonne, dit M. Gosselet après
+avoir palpé ses manchettes comme pour les retrousser: ancienne habitude
+de bon ouvrier qui va se mettre à la besogne.
+
+--On ne vous a pas attendu, mon cher!
+
+Épluchant un radis, Mme Gosselet ne daigna pas lever les yeux sur son
+mari.
+
+Ma _toute bonne_, mon _cher_, c'étaient là des expressions employées
+autrefois par M. et Mme Gosselet pour cacher aux yeux de Simone, petite
+fille, les dissentiments qui obligeaient les époux à faire chambre à
+part. Par habitude, ils se servaient toujours des mêmes locutions
+pot-au-feu, mais avec des intonations de voix variables qui avaient
+surpris Simone grandissante.
+
+Après avoir manoeuvré son couteau autour du radis avec l'habileté d'un
+chirurgien qui circonscrit un kyste du bout de son scalpel, Mme
+Gosselet voulut jouir de la grimace que sa réponse impertinente avait dû
+faire naître sur la face du marchand de poupées. Brusquement, les bras
+tendus comme pour repousser une horrible vision, elle laissa choir son
+couteau sur son assiette, puis avec une moue et un tapotement de main
+impatient sur la nappe:
+
+--Habillez-vous, monsieur... Pour les domestiques au moins!
+
+M. Gosselet promena ses doigts tâtonnants sur son gilet, son faux-col,
+puis sur le collet de sa redingote qu'il baissa tranquillement:
+
+--Ce n'est que ça, ma toute bonne! Jenny est à la cuisine, je ne puis
+l'offenser.
+
+--Mais, mon cher, il me semble:--puis d'une voix clairette pour mieux
+glisser sa méchanceté,--il me semble que vous avez beaucoup à faire pour
+ne pas être ridicule, même la tenue aidant.
+
+Et elle le lorgna comme il avait lorgné le portrait de mère Jeanneton.
+
+Il n'était pas beau, M. Gosselet, mais sur les routes d'Auvergne, il
+aurait pu figurer le roulier faraud qui taquine les filles d'auberge. Le
+visage large rasé, les mâchoires fortes, des muscles saillants sur les
+joues, semblant appliqués à la main, le front poli et bombé, il portait
+au dessus de son col haut un entourage de barbe grise qui se tenait
+raide, serrée entre le menton à fossettes et le linge durci par
+l'empois. Les cheveux coupés ras, blancs et noirs, dessinaient toutes
+les courbures du crâne plus large que haut.
+
+De rouge qu'il était autrefois, le teint de M. Gosselet était devenu
+presque blanc, mais d'un blanc strié de petites raies roses qui
+historiaient l'épiderme de losanges, de carrés, de mille figures
+microscopiques. Ses yeux gris gitaient en un fouillis de cils incurvés
+comme des ronces.
+
+Large d'épaules, le cou très court, M. Gosselet portait la redingote de
+telle sorte qu'elle semblait lui être toujours trop étroite ou trop
+large. Quand il marchait, traînant la jambe, les bras lancés en un
+mouvement rythmé de balanciers, les yeux l'habillaient instinctivement
+d'une blouse bleue et le coiffaient d'une casquette de soie.
+
+Mme Gosselet, née Elvire Decambe, n'eut pas la douce joie d'avoir
+exaspéré son mari. Quand le fabricant de poupées était de mauvaise
+humeur, il le témoignait à son insu, par deux petites rides qui, partant
+du coin de la bouche, allaient rejoindre le nez un peu long.
+
+M. Gosselet rit franchement, ce qui mit à nu ses dents larges solidement
+plantées:
+
+--Il est certain, ma toute bonne, que je n'ai pas la tournure d'un
+muscadin,--fort heureusement pour nous.--Qu'en dis-tu, petite Simone?
+
+Petite Simone, qui croquait ses radis sans les éplucher, après les avoir
+tamponnés dans une pincée de sel, répondit en tournant les feuillets
+d'un gros volume posé près de son assiette:
+
+--Vous avez raison, père. Il n'est pas nécessaire d'être très beau pour
+gagner beaucoup d'argent.
+
+Et Mme Gosselet, pour se venger de la réflexion de sa fille:
+
+--Pourquoi lire à table, Simone? Tu es d'un sans-gêne!
+
+--Maman, je n'écoute pas lorsque je lis.
+
+--C'est une leçon, mademoiselle.
+
+Sans confusion, Simone continua sa lecture.
+
+--Voilà un livre qui me semble t'intéresser, dit M. Gosselet en se
+penchant sur l'épaule de Simone.
+
+--Ce n'est pas un roman, soyez-en persuadé, mon cher!
+
+--_Anatomie_... Ma toute bonne, je ne veux pas m'en plaindre.
+
+--J'ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à l'éducation que l'on
+donne aujourd'hui à nos filles, monsieur Gosselet.
+
+Le fabricant de poupées haussa les épaules, puis, bravement, en homme
+décidé à entreprendre une tâche peu agréable:
+
+--Ma toute bonne, c'est entendu! Il vaut mieux, qu'une jeune fille ne
+sache pas un mot de ce qu'apprennent les hommes même ignorants, mais...
+
+--Peuh! des doctoresses... des acrobates... des...
+
+--Permettez, ma toute bonne. On leur apprend aussi pas mal de choses
+utiles...
+
+--Je vous dis bien, mon cher, la gymnastique!
+
+--Et aussi la couture, la cuisine, le prix des légumes au marché.
+Sortant du lycée, elles ne savent guère de piano, il est vrai, mais cela
+vous fait de gentilles petites ménagères débrouillardes qui
+s'intéressent aux occupations de leur mari... et qui l'aiment.
+
+--Vraiment, mon cher, l'éducation laïque vous conduisant tout droit à
+l'amour du monsieur que l'on vous impose parfois!
+
+--Voyons, ma toute bonne. Vous êtes d'un agressif à laisser croire que
+l'on ne distribuait pas de prix de douceur dans votre couvent.
+
+--Votre fille peut tout entendre, monsieur Gosselet. C'est une fille à
+la laïque. Si je dis: «votre fille», c'est que Simone est ce que vous
+l'avez faite. Je l'aime moi aussi, mais comme je la vois, toute petite,
+avec une natte dans le dos et vouée à Marie.
+
+--N'ai-je pas acquis, ma toute bonne, le droit de lui donner telle
+éducation qui me semble préférable?
+
+--Certainement!
+
+Simone continuait à feuilleter son _Anatomie_, nullement émue d'une
+discussion devenue si fréquente qu'elle figurait au menu de tous les
+repas, comme les parlottes sur la pluie et le beau temps.
+
+--Quand on n'est pas une rêveuse, continua M. Gosselet, en fixant ses
+petits yeux gris sur le visage de sa femme, quand on sait, un peu de la
+vie, on ne bâtit pas de châteaux en Espagne, on ne se dérobe pas devant
+les devoirs de la vie de famille, on ne cherche pas le bonheur à côté.
+
+Mme Gosselet leva la tête, surprise, mais non intimidée.
+
+--Vous avez dû apprendre cette tirade-là, mon cher, au temps où vous
+fréquentiez le poulailler du théâtre des Gobelins. Vous n'ignorez pas
+que je ne veux de l'existence que ce qu'elle m'a donné. Je vous l'ai
+prouvé, n'est-ce pas!
+
+«Je vous l'ai prouvé!»
+
+Mme Gosselet, née Elvire Decambe, avait prouvé à son mari combien était
+sincère sa résignation conjugale.
+
+Née en la rue Saint-Denis, elle avait grandi dans un appartement situé
+au premier étage d'une maison occupée bruyamment, au rez-de-chaussée,
+par les ateliers de la maison Decambe et Frist: aux étages supérieurs
+par le dépôt du _Fil au nègre_. Dessus et dessous, c'était un bruit
+continuel de caisses emballées, de heurts de monte-charge, de sonneries,
+de coups de sifflets, de tuyaux acoustiques.
+
+Aussi, petite-fille, avait-elle beaucoup rêvassé, tapie près du feu
+presque toujours allumé, aux pieds de mère-grand qui, venue tard à
+Paris, suppliait Dieu de détourner sa colère de la rue Saint-Denis le
+jour où il voudrait anéantir la Babylone.
+
+Placée dans un couvent près de Paris, elle étudia et pria avec le même
+zèle, jouant peu, écoutant plutôt les babillages des petites amies
+mondaines, apprenant le chic, inscrivant sur un carnet le «ce qui se
+fait» et le «ce qui ne se fait pas.»
+
+A dix-huit ans, après avoir beaucoup lu de romans à l'eau de roses, tous
+empreints de la même tendresse fade et larmoyante, elle crut aimer un
+jeune homme pauvre. Papa Decambe n'eut qu'à lui dire: «Comment, Elvire,
+tu épouserais ce petit jeune homme qui gagne dix-huit cents francs par
+an», pour la guérir de sa grande passion.
+
+Puis vint M. Gosselet qui, à trente-cinq ans, était possesseur de la
+fabrique de bébés inventés par le célèbre Numeau. Elle mit sa menotte
+dans sa grosse patte d'ouvrier en brave petite fille de boutiquiers qui
+sait la valeur de l'argent.
+
+Elle ne fut pas heureuse amante, mais heureuse femme, libre de porter
+toilette, libre d'aménager son nid comme elle l'entendait, tout étonnée
+d'avoir _sa_ voiture.
+
+Malheureusement, les relations de son mari ne lui permirent que de
+goûter aux joies mondaines les plus banales: loges de théâtre et fêtes
+de charité. Elle ne dansa guère qu'en de misérables sauteries
+bourgeoises ou aux bals annuels de l'Hôtel de Ville.
+
+Déçue mais résignée, elle résolut alors de s'habiller pour elle, de
+vivre pour elle, n'ayant d'autre plaisir que de feuilleter le grand
+livre de la maison, devenue âpre au gain, espérant, pour ses enfants, la
+réalisation des rêves faits autrefois, au couvent, en compagnie des
+petites amies mondaines.
+
+Avoir un amant! A quoi bon?
+
+Ni brune, ni blonde, le nez un peu quêteur de sensations nouvelles, mais
+la bouche coupée droit, un nez de Montmartre et une bouche du Marais, le
+torse sans raideur mais sans souplesse aussi, elle était à vingt ans,
+lors de son mariage, de celles qui passent dans la rue sans troubler les
+petits ramoneurs.
+
+Cependant, un employé de son mari, un jeune caissier qui faisait des
+vers, osa lui envoyer un sonnet où il suppliait _la froide beauté_ de
+lui expliquer _le mystère de sa bouche_. Très digne, comme en
+l'accomplissement d'un devoir, elle montra le poulet à son mari.
+
+Dès lors, du haut de sa fidélité conjugale, elle s'amusa à harceler
+l'Auvergnat de moqueries apprises autrefois au couvent. Puis devenue
+mère, elle signifia brusquement à M. Gosselet qu'elle voulait avoir son
+lit, un lit où se dorloterait au chaud son petit égoïsme.
+
+Le marchand de poupées céda en homme d'affaires qui couche toujours avec
+les deux cent mille francs de la dot.
+
+«Je vous l'ai prouvé!» Ainsi Elvire Decambe n'avait jamais promené ses
+petits souliers dans l'allée de lilas fleuris. Coupable, cette femme qui
+portait la tête haute et raide comme le dossier de sa chaise Henri II,
+mangeant son beefsteack bien cuit avec la gravité d'une prêtresse en
+fonctions sacerdotales! Elle ne pouvait pas renoncer à tous les
+privilèges que lui valait sa réputation d'épouse vertueuse pour les
+soucis d'une aventure.
+
+La coupable, si la coupable demeurait sous le toit de M. Gosselet, ne
+pouvait être que l'élève _à la laïque_, Mlle Simone, qui dégustait de
+si bel appétit une large tranche de boeuf saignant, en léchant ses lèvres
+d'un rouge mouillé.
+
+M. Gosselet, penché sur l'épaule de Simonette, feignant de lire un
+passage de l'_Anatomie descriptive_, lui chatouilla du doigt les boucles
+brunes qui fiorituraient son chignon en couronne.
+
+--Père, laissez-moi lire, je vous prie.
+
+Et elle se tourna vers lui, avec un bon rire, le visage éclairé par la
+lumière venant de la baie, puis elle reprit sa lecture pendant que Mme
+Gosselet maugréait contre ces façons de petits bourgeois.
+
+Elle était bien jolie, Mlle Gosselet, penchée sur ce bouquin de science
+rédigé par quelque vieux coupe-les-bras. De ses cheveux relevés en
+petite houppe de clown, le front se dégageait volontaire. Le nez droit,
+très fin, indiscret, querelleur, se reliait à la bouche par une courbe
+presque hardie et pourtant Mlle Simone n'avait pas le nez retroussé. La
+bouche un peu grande se colorait d'un pourpre violent à la commissure
+des lèvres. Le menton droit était d'une grande pureté de lignes malgré
+les petites rondeurs grasses qui disparaissaient sous le col droit de sa
+blouse de surah. Sous les sourcils d'un arc irrégulier, les yeux
+gris-bleu, mirettes de petite fille étonnée, brillaient dans l'ombre des
+paupières un peu fatiguées. Sous la perruque brune tendue en arrière
+comme sous le poids du chignon à la grecque, l'oreille compliquée, ornée
+de petits cartilages en saillie, s'éclairait de petites teintes
+lumineuses. L'épiderme à peine rosé était pimenté d'une couleur brune
+qui donnait à cette jolie petite tête de Parisienne l'aspect d'un camée
+antique.
+
+M. Gosselet, fabricant de poupées, répétait à qui voulait l'entendre que
+sa fille était «ce qu'il avait fait de mieux» en bon père qui ne voit
+pas là matière à féroce plaisanterie.
+
+M. Gosselet, la fourchette dressée en l'air, examinait le visage de sa
+fille, découvrant en elle tous les caractères de sa race. De la face
+large de mère Jeanneton au minois de Simone il y avait loin. Cependant
+le bonhomme mettait tant de bonne volonté à établir des ressemblances
+entre la paysanne et la petite Parisienne, que, l'imagination aidant, il
+finit par conclure que Simone était bien une Gosselet, une Gosselet
+mignonne, mais une vraie Gosselet. Le front volontaire et les yeux gris
+le témoignaient évidemment. Or une Gosselet n'irait pas courir la
+prétentaine la nuit!
+
+Tout à la joie d'avoir découvert que Simone n'était pas coupable, M.
+Gosselet se livra à une nouvelle enquête contre sa femme.
+
+--Avez-vous vu vos lilas en fleurs, ma toute bonne?
+
+--Mon cher, je ne m'aventure pas dans un parc devenu une place publique:
+vous avez la manie d'exhiber vos poiriers même à votre marchand de
+carton.
+
+--Mais le soir, à nuit tombée.
+
+--A nuit tombée? Faire la rencontre de quelque rôdeur de banlieue!
+D'ailleurs les nuits sont encore froides, même sous les lilas.
+
+Mme Gosselet témoignait un tel mépris pour les promenades nocturnes que
+le fabricant de poupées baissa le nez sur son assiette.
+
+--Et toi, fi-fille?
+
+--Moi, père! De quoi s'agit-il? Je lisais une merveilleuse description de
+l'oeil. Laissez-moi voir, papa Jean-Marie, si je n'apercevrai pas de
+petits bâtonnets dans vos prunelles.
+
+La taille souple dans sa blouse lâche, elle se leva, et prenant la tête
+de M. Gosselet dans ses deux mains, la renversa en arrière pour mieux
+voir les petits bâtonnets.
+
+Heureux de cette gaminerie, le fabricant de poupées laissa faire, les
+lèvres amincies par un sourire.
+
+--Non, décidément, je ne vois rien, dit-elle en un rire, rien que mes
+yeux... du gris dans du gris.
+
+Puis, après avoir baisé au front papa Jean-Marie, elle reprit sa
+lecture, le cou empourpré d'une rougeur. Mais M. Gosselet, tout à son
+interrogatoire, continua:
+
+--J'espère que tu es contente de cette bonne odeur de lilas dans le
+parc.
+
+--Les lilas fleuris! Oh! oui, père!
+
+Elle dit cela d'une voix si émue, les yeux tournés vers la fenêtre, les
+yeux mouillés, plaqués de clartés blanches comme des gouttes de lait,
+que le fabricant de poupées devenu soupçonneux, oubliant qu'elle était
+une Gosselet, ajouta imprudemment:
+
+--Tu aimerais à te promener sous leur feuillage, au clair de lune?
+
+--Pourquoi cette question, papa Jean-Marie?
+
+--Pourquoi! Pourquoi!... pour savoir.
+
+Elle fit: «Ah!» indifférente, puis tourna plusieurs feuillets du gros
+livre comme pour témoigner qu'elle ne voulait pas être distraite de son
+étude physiologique.
+
+Jenny, la femme de chambre, venant de quitter la salle à manger, M.
+Gosselet continua:
+
+--Quelle gentille petite femme tu feras, Simone! Ah! l'heureux diable
+qui...
+
+Abandonnant l'_Anatomie_, Simone s'enfuit en des battements de jupe
+effarouchés, le visage pourpre, les mains maladroites à tourner le
+bouton de la porte.
+
+Mme Gosselet prit une attitude désespérée:
+
+--Mon cher, vous n'avez jamais rien compris aux femmes.
+
+--Cependant, ma toute bonne, Simonette est en âge de se marier. Elle a
+dix-neuf ans.
+
+--Mais c'est précisément... Que je serais confuse si nous avions des
+invités! Car, mon cher, même dans ces occasions-là, vous êtes d'un
+sans-façon! Mardi dernier, vous nous avez conté une histoire de pruneaux
+d'un goût douteux.
+
+--Oui, ma toute bonne, le jour où vous nous avez amené ce petit
+Sivitgloff... un ingénieur russe, je crois... qui a des espérances...
+une tante au Caucase.
+
+--Je vous l'ai présenté comme un parti sortable. Il a de bonnes
+relations dans la diplomatie... Vous n'avez pas voulu me laisser plaider
+sa cause: cela me suffit! Mariez votre fille, mariez-la au premier
+coffre-fort venu!
+
+--Je sais ce que vaut l'argent. L'alliance russe ne s'escompte qu'en
+politique.
+
+--Pas de sottes plaisanteries. Ce jeune homme est charmant, d'un blond
+distingué: une femme serait heureuse de se montrer à son bras. La fille
+sera tout aussi heureuse que la mère, je le prévois.
+
+Dignement, à pas comptés, Mme Gosselet, née Elvire Decambe, quitta la
+salle à manger, battant en retraite devant le cigare que venait
+d'allumer le fabricant de poupées.
+
+--Ma femme devenue sentimentale, voilà qui m'expliquera, peut-être, les
+traces de pas, pensa M. Gosselet; puis il se leva, poussant un gros
+soupir d'homme chagrin qui a beaucoup mangé. Les affaires de coeur ne
+devaient pas lui faire oublier les affaires sérieuses. Il devait créer
+l'outillage nécessaire à la fabrication du système oculaire. L'honneur
+de la maison voulait qu'il fût prêt à livrer les commandes au jour fixé.
+
+Comme il descendait les marches du perron, il aperçut sous les acacias
+une forme blanche balancée comme en une escarpolette sous un portique de
+gymnastique.
+
+Il approcha, souriant, puis tapant ses grosses mains l'une contre
+l'autre avec la furie d'un maître de claque, il cria:
+
+--Bravo, Momone!
+
+Mlle Simone, suspendue par les jarrets à un trapèze lancé à toute
+volée, venait, d'un saut périlleux, de se laisser choir sur un amas de
+sciure de bois.
+
+Debout maintenant, la taille serrée dans une tunique de flanelle
+blanche, les jambes dessinées en un pantalon bouffant de même étoffe,
+gantée haut de peau de chien, son toupet de clown ébouriffé, Simone
+était d'une robustesse délicieuse.
+
+Elle s'approcha du fabricant de poupées, joyeusement essoufflée:
+
+--C'est la première fois que je le réussis, père. Imaginez-vous que
+j'avais peur.
+
+Embrassant le front moite de sueur de la petite gymnasiarque, M.
+Gosselet oublia ses soupçons.
+
+Restait l'autre, la Parisienne!
+
+
+
+
+III
+
+
+Dix heures du soir!
+
+M. Gosselet se promenait dans son parc aux portes closes.
+
+Coiffé d'un chapeau à bords larges, chaussé de feutre, «vêtu de nuit»,
+le digne fabricant de poupées évitant les allées blanchies par la lune,
+gagnant les bosquets avec les précautions d'un matou en bonne fortune,
+ressemblait à un dévaliseur de villas.
+2928
+Le costume de M. Gosselet était un peu théâtral--il y a dans tout homme
+grave un cabotin qui sommeille--et il était évident que le fabricant de
+poupées ne rimait pas de sonnet aux petites veilleuses, les étoiles,
+tant il jouait bien son rôle de conspirateur. Drapé dans son manteau, il
+tenait à la main une arme aux reflets métalliques qui était tout
+bonnement un chronomètre.
+
+M. Gosselet attendait l'arrivée de deux autres personnages, il ne savait
+lesquels, qui devaient jouer les amoureux et causer de leurs affaires de
+coeur sous les lilas.
+
+Comme décor: la grande cheminée d'usine, le petit pavillon d'un blanc
+pâle et les massifs éclairés à la lumière électrique par la lune.
+
+Minuit, et les amoureux n'arrivaient pas. Or, en l'esprit de M. Gosselet
+minuit devait être l'heure du crime! Au théâtre et dans les romans douze
+coups ne peuvent tinter à une horloge sans que les épées sortent de
+leurs fourreaux, sans que les lèvres roses s'unissent aux lèvres
+moustachues.
+
+Minuit!
+
+La scène était délicieusement embaumée de senteurs traînant des
+mosaïques de fleurs: les amoureux allaient-ils manquer leur entrée?
+
+Dissimulé derrière un portant de gymnastique, le fabricant de poupées
+gagnait à pas furtifs la cachette choisie à l'avance où il pourrait
+entendre le duo amoureux, quand un coup de sifflet retentit sur la voie
+du chemin de fer. Le dernier train de banlieue se dirigeait vers Paris.
+
+La machine passa, haletant, éclairant de ses deux gros yeux rouges les
+massifs du parc, teintant de pourpre les murs du petit chalet endormi.
+
+Presque aussitôt une fenêtre s'ouvrit au deuxième étage de la maison et
+Simone parut, appuyée sur la grille du balcon, explorant le parc du
+regard.
+
+Le fabricant de poupées s'accroupit vivement derrière un fusain,
+pleurant déjà d'avoir découvert la coupable.
+
+Satisfaite sans doute de son examen, Simone quitta la fenêtre, puis
+reparut portant un paquet qu'elle sembla fixer au balcon.
+
+M. Gosselet, qui avait gagné sans bruit l'allée de tilleuls formant une
+charmille obscure, vit sa fille dérouler une longue corde dont
+l'extrémité tomba sur le perron.
+
+Apeuré par le péril qu'allait courir son enfant, il voulut crier:
+
+--Simone, ne descends pas, par pitié!
+
+Mais déjà elle enjambait le balcon et se laissait glisser, à la force du
+poignet, par petits coups, en bonne gymnasiarque amoureuse des exercices
+physiques périlleux. Son joli corps vêtu de noir se balançait avec grâce
+sur la façade blanche. Du pied elle éloignait la corde de la muraille
+pour ne pas se meurtrir les bras aux aspérités de la pierre.
+
+Descendue sur le perron, tenant encore le câble en main, prête à
+commencer l'escalade si quelque danger la menaçait, elle observa de
+nouveau le parc et se dirigea vers la charmille où attendait M.
+Gosselet.
+
+Vite, le marchand de poupées se blottit derrière le socle du petit Amour
+lançant des flèches, écartant les branches de lilas qui formaient un
+retrait où il pourrait tout entendre sans être vu. Les amoureux
+prendraient place sur le banc de pierre si proche de lui qu'il
+devinerait même les mots balbutiés par les lèvres bégayant les serments
+passionnés.
+
+Il entendit un bruit de pas, puis le heurt léger d'un doigt contre la
+lourde porte qui séparait le parc de la cour de l'usine. On chuchota:
+
+--Vous, Simone?
+
+--Moi, André.
+
+Et brusquement la lourde porte cadenassée, verrouillée, s'ouvrit comme
+par enchantement, sans la moindre plainte de ses gonds habituellement
+gémissants.
+
+Les pas se rapprochant de sa cachette, M. Gosselet put apercevoir
+Bamberg et Simone venant vers lui, les mains enlacées.
+
+--Vous n'avez pas froid, mignonne?
+
+--Non, André. J'ai mon caban et aussi mon costume de gymnastique de
+flanelle noir qui est très chaud.
+
+--Causons, voulez-vous?
+
+Soupirant, ils vinrent s'asseoir sur le banc de pierre, ainsi que M.
+Gosselet l'avait prévu, Simone le coude appuyé sur le socle du petit
+dieu, Bamberg penché en avant pour admirer l'aimée.
+
+--Cruelle, qui me refuse un baiser.
+
+--Plus tard, André!
+
+--Quand?
+
+--Je vais vous gronder... je vous ai répété si souvent que cela arrivera
+quand vous m'aurez toute.
+
+--Toute! Depuis un mois, mon adorée, je baise les cinq ongles roses de
+votre menotte. Puis-je espérer que mes lèvres arriveront un jour
+jusqu'au poignet?
+
+--Vous vous lassez.
+
+--Méchante qui n'en croit pas un mot?
+
+--Mon ami, je veux vous donner une petite femme, qui vous sera
+totalement inconnue.
+
+--Donnez-moi, en attendant, vos dix doigts à baiser, au moins.
+
+--Prenez garde et n'allez pas écorcher vos lèvres aux rugosités de
+l'épiderme. J'ai beau mettre des gants très épais, le trapèze ne me
+permet pas de montrer des mains de petite maîtresse.
+
+--M'aimes-tu?
+
+--Pourquoi me tutoyer, André? Plus tard vous me direz: «madame Bamberg,
+vous êtes insupportable... madame Bamberg, vous êtes exaspérante.» Et
+tout cela pour avoir abusé du _tu_ aux nocturnes fiançailles.
+
+--L'originale fiancée!
+
+--Originale, non! Les autres sont originales, moi pas! Qu'une jeune
+fille livre ses yeux, livre sa bouche, livre sa taille et se croie
+toujours vierge: voilà ce que je n'ai jamais pu comprendre. Les
+hommes,--j'ai beaucoup lu,--nous considèrent comme de jolies petites
+places fortes où il fait bon tenir garnison. La place se rend ou ne se
+rend pas: voilà tout. Je ne sache pas que les défenseurs d'une
+forteresse aient jamais engagé les assiégeants à persévérer dans
+l'attaque par des aguicheries et des concessions de tourelles. Ce
+seraient des sièges de convention, ces sièges-là.
+
+--Voilà une petite place qui tonne joliment contre le pauvre André
+Bamberg.
+
+--Vous userez de représailles, mon ami!
+
+--Quand, hélas!
+
+--Affaire à vous. Quel drôle d'assiégeant vous faites! Vous restez là à
+jouer des airs de flûte sous les... remparts espérant qu'on répondra à
+vos bergerades par des baisers à boulets rouges.
+
+--Bien! je prends l'offensive.
+
+Passant le bras autour du caban de Simone, André voulut prendre un
+baiser.
+
+--Prenez garde, mon ami, je me défends. J'ai des ongles acérés de petite
+chatte sauvage et des biceps capables de porter quinze kilos à bras
+tendus.
+
+--Il me serait impossible d'accomplir semblable prouesse... et je
+désespère, Simone, de vous faire partager mon amour.
+
+--C'est-à-dire que vous pensez, mon pauvre André, que si je suis assise
+à côté de vous en ce coin désert du parc, c'est par caprice de jeune
+fille romanesque, amoureuse seulement de clairs de lune.
+
+Dégageant ses mains des menottes de Simone, André Bamberg baissa la tête
+pour cacher à la jeune fille une larme tombée dans les frisons blonds de
+sa moustache. Mais Simone devina la cause du silence de celui qu'elle
+aimait, et, penchée en un joli mouvement de buste, elle attira les
+lèvres d'André vers ses lèvres, le bras passé autour du cou de son
+amant:
+
+--Méchant qui pleure! Méchant qui pleure! Alors, je ne t'aime pas...
+Osez donc répéter, monsieur Bamberg, que je ne vous aime pas! Et cette
+vilaine larme qui me mouille les lèvres... Séchée la larme!... Bue la
+larme, la petite larme salée si bonne, qui me donne soif de nouveaux
+baisers. C'est pour toi, mon aimé, que je ne voulais pas de tes
+caresses. On doit tant aimer ce que l'on a longtemps voulu avec la
+désespérance de ne pas le posséder un jour. Pendant un mois, un long
+mois, j'ai souffert, me gardant de toi, de ta bouche. J'ai pleuré de
+faire de la tristesse à ton front. J'aurais voulu m'offrir à toi au jour
+de la communion, les lèvres vierges de tes lèvres. Je me serais donnée
+peu à peu, pour être certaine de te garder plus longtemps, aussi
+longtemps que mon seigneur aurait pris de nouvelles joies en moi!
+Méchant qui pleure et qui n'a pas vu que je ne voulais pas gaspiller
+notre tendresse, et que je ne suis pas femme à me donner un peu sans me
+donner toute.
+
+André ne pleurait plus, mais écoutait la petite musique de cette voix
+douce chantant près de son oreille, si près, que l'haleine chaude de
+Simone le chatouillait. Il embrassait les mains de celle qui venait de
+lui dire franchement toute sa passion, se servant, jeune fille chaste,
+des mots de vieilles maîtresses qui savent bercer les douleurs d'hommes.
+
+M. Gosselet, surpris de ne plus entendre que des chuchotements, écarta
+de la main une branche qui l'empêchait de voir les amoureux.
+
+Le bruissement des feuilles apeura Simone qui se pressa vers l'aimé,
+l'étreignant de ses deux bras:
+
+--J'ai peur, André.
+
+--Peur, petite folle, peur de quelque insecte qui bourdonne sa tendresse
+à sa fiancée.
+
+--Les feuilles ont remué, je te l'assure.
+
+--Bast! C'est le petit amour qui écarte les grappes de lilas pour voir
+combien tu es belle. Parle... Dis-moi: _tu_... Tu dis si bien: _tu_. Dis
+ce que tu voudras, ce que tu imagineras. Je ne connaissais pas ta voix.
+Quand je te disais mon amour, moqueuse, tu interrompais mes serments de
+mots drôles. J'étais toujours battu, moi qui ne parlais qu'avec mon
+coeur. Tu m'aimes?
+
+--Je vous aime.
+
+--Le vilain _vous_.
+
+--Je t'aime, je t'aime parce que...
+
+--Parce que...
+
+--Tu n'es pas comme ceux qui viennent chez mon père, et, assis à notre
+table, inventorient les meubles, le linge de bouche, les faïences
+accrochées au mur et aussi la fille, qu'ils espèrent emporter avec un
+peu d'argenterie. Je t'aime parce que... je ne sais pas, moi, pourquoi
+je t'aime! Un jour comme tu causais avec papa Jean-Marie des affaires de
+l'usine, j'ai compris que tu me disais des mots que ceux qui étaient là
+n'entendaient pas. «_Il nous faut vingt mètres de courroie, monsieur
+Gosselet!_» Tu m'as dit ça et je ne me suis pas défendue de ton amour et
+j'ai attendu l'aveu que tu devais me faire pour que je vienne à toi; et
+je suis venue sans crainte, vers mon époux... Vous ne pleurez plus,
+monsieur Bamberg!
+
+--Nous sommes de grands coupables, Simone!
+
+--Oui, de grands coupables! Pauvre père!
+
+Et brusquement leur étreinte se relâcha.
+
+--Jamais M. Gosselet ne consentira à notre union, Simone. D'ailleurs, je
+n'oserai jamais moi, le _petit Bamberg_, comme il m'appelle, lui
+demander la main de Mlle Simone, sa fille. Que lui dire pour le gagner
+à notre cause? Que tu m'aimes! Il m'a secouru alors que j'allais, comme
+mon camarade Fortin, solliciter de la compagnie d'Orléans un emploi de
+chauffeur-mécanicien. Et je serais entré dans sa maison pour lui voler
+sa fille!
+
+--Pauvre père, comme il va souffrir!
+
+--Simone, je partirai et... oublierai. Pardonne-moi de t'avoir parlé
+d'amour, mignonne! Je suis pauvre: je devais te fuir, ne pas te tenter
+par l'appât de nouvelles joies. Aimée de ton père, tu étais si gaie
+avant mon arrivée à l'usine. Mes yeux t'ont dit: «Si tu savais combien
+sont heureuses celles qui se donnent toutes», et tu t'es donnée presque
+toute, mon aimée, et mes yeux mentaient, puisque nous sommes malheureux
+de nous aimer tant.
+
+--Tu veux t'en aller où je ne serai pas?
+
+--Où tu ne seras pas... pour oublier.
+
+--Oublier! Sais-tu, mon ami, si des jeunes filles ont pu se donner à un
+autre que celui qui les créa femmes en leur disant le premier: «Je vous
+aime!»
+
+--Je t'assure que l'on oublie très bien. Il y a des proverbes là-dessus.
+
+--Tu oublierais, toi!
+
+--Moi... oui.
+
+--Et tu m'aimes?
+
+--Je t'aime et me souviendrai. Mais j'oublierai Mlle Gosselet, je
+l'espère du moins. Demain... je partirai... avant l'ouverture des
+ateliers. J'irai en Suisse où maman habite seule notre vieille petite
+maison. Je lui dirai tout. Je suis resté petit pour elle. Elle savait si
+bien apaiser mes chagrins d'enfant qu'elle calmera mes douleurs d'homme.
+
+--Moi je n'ai pas de mère à qui je puisse me confesser, monsieur
+Bamberg, vous le savez bien! Si vous avez menti en me promettant les
+joies d'aimer, vous devez réparer le mal que vous m'avez fait. Je suis
+une fiancée _originale_, moi, n'est-ce pas?
+
+--Oh! mignonne, vous m'avez dit vous!
+
+Simone posa sa joue sur l'épaule d'André, et, câline:
+
+--C'est vrai, pardon! Mais un honnête homme n'abandonne pas celle qu'il
+a promis d'aimer. Fuirais-tu, André, si j'étais sur le point de devenir
+mère? Je suis enceinte de ton amour, mon aimé. Méchant, qui oblige sa
+fiancée à se servir de comparaison brutale pour le garder à elle.
+
+--Les petites filles ne savent pas la vie, Simone. Il est des devoirs...
+
+--Des devoirs! Tu m'aimes, je t'aime. Notre devoir est de nous aimer.
+
+--Les jeunes gens pauvres n'épousent des héritières que dans les romans.
+M. Bamberg a épousé le million de M. Gosselet, voilà ce que dirait le
+monde.
+
+--Le monde, nous ne lui demandons rien.
+
+--Sans doute, mais le monde exige.
+
+--De quel droit?
+
+--On ne sait pas.
+
+--Êtes-vous sûr, monsieur Bamberg, que vous n'épouserez pas le million
+de M. Gosselet en m'épousant? Oui, n'est-ce pas! Moi je sais bien que tu
+serais tout heureux de m'emporter bien loin, comme je suis vêtue, en mon
+costume de gymnastique! N'est-ce pas, mon aimé! Le monde n'existe pas
+hors de nous.
+
+--Il existe si bien, mignonne, que tu as un brave homme de père qui me
+chasserait de sa maison le jour où je lui avouerais aimer sa fille. Nous
+vivrons notre vie séparés mais toujours l'un à l'autre. Les hommes ne
+pourront rien contre cet amour caché et les joies du sacrifice!
+
+--Les joies du sacrifice!... mais je ne veux pas me sacrifier, moi!
+
+--Nous ne pouvons cependant nous marier sans le bon vouloir de ton père.
+
+--Mon père! Pourquoi me parler sans cesse de mon père, André! Et tu veux
+t'en aller où je ne serai pas...
+
+--Pauvre adorée que je fais pleurer! Mais tu vois bien qu'il faut que je
+parte. Je suis capable de te prendre un jour et de t'emporter, de te
+voler!...
+
+--Tu ne m'aimes donc pas que tu trouves tant de bons arguments pour me
+convaincre que nous ne devons pas nous aimer. Je vais te prouver, moi,
+que nous ne pouvons pas nous quitter.
+
+Lèvres contre lèvres, les mains enlacées, Simone et André ne
+prononcèrent pas un mot et pourtant, quand M. Gosselet, inquiet d'un
+silence trop prolongé, voulut écarter le feuillage, l'amant se dégageant
+de l'étreinte de Simone dit tout haut:
+
+--Notre amour est plus fort que tout, ma fiancée, ma femme!
+
+--Vrai! je suis donc bien éloquente, mon petit mari. Vois-tu, j'ai
+appris beaucoup de choses dans les livres, on m'a faite si savante.
+
+A voix basse, si basse que le pauvre père aux aguets était désespéré de
+ne plus entendre les propos amoureux, Simone continua:
+
+--On peut nous surprendre ici. On peut nous surprendre... demain
+peut-être! Fuyons tous deux. Quand je ne t'aurai plus à côté de moi, les
+vilaines bonnes raisons vont t'assaillir et tu es trop honnête homme,
+mon aimé, pour ne pas leur céder. Toi parti, je mourrais et je ne veux
+pas mourir. Fuyons tous deux demain! Cela ne te surprend pas trop que je
+te propose de fuir, moi ta fiancée? Je garde mon amour: voilà tout. Et
+tu ne dis rien? Tu ne me remercies pas de cette bonne pensée?
+
+--Te remercier... mais nous ne courons aucun danger ici... et puis tu es
+si éloquente que M. Gosselet se laissera probablement toucher.
+
+--Oh! l'honnête homme! Oh! l'honnête homme! A la rescousse l'amoureux!
+Papa Jean-Marie ne cédera jamais... jamais. Papa Jean-Marie qui est si
+bon ne croit pas aux affaires de coeur. Il se dirait: le petit Bamberg
+_veut me mettre dedans_. Il a toujours peur _d'être mis dedans_, papa
+Jean-Marie! As-tu de l'argent?
+
+--De l'argent!
+
+--Voilà une question qui te surprend.
+
+--Pourquoi parler...
+
+--Mais il nous faut de l'argent pour fuir. Une voiture m'attendra demain
+soir, près de la grande grille. Je me promènerai dans le parc un livre à
+la main. Le père Tant-Seulement, le jardinier, époussettera ses
+artichauts que le train de sept heures couvre toujours d'escarbilles de
+charbon. Je sauterai dans le fiacre--un fiacre par économie--et tu me
+prendras dans tes bras et nous irons à la gare de l'Est. Nous ne nous
+éloignerons guère de Paris pour revenir vite consoler papa Jean-Marie
+qui nous aura pardonné.
+
+--Je suis assez riche pour...
+
+--Tant pis, mon aimé, tant pis! Je voudrais verser dans ta bourse toutes
+mes économies de jeune fille, mais la fierté de M. Bamberg se
+gendarmerait terriblement. Ne fronce pas les sourcils... Voilà que je
+t'ai déplu, déjà. Demain! Sept heures.
+
+--Simone!
+
+--C'est entendu! Je t'en prie, laisse-moi payer le fiacre. Je serais si
+heureuse de donner un louis au cocher qui t'enlèvera, car je t'enlève...
+Je t'enlève! Tu verras quand nous serons dans notre chez nous! J'ai
+appris à cuissoter un tas de petits plats. Mais, mon aimé, les étoiles
+ne brillent plus que faiblement et le Grand Jour, le jour de mon
+bonheur, va paraître. Ne dis pas non! Fais taire en toi le vilain
+honnête homme pour n'écouter que l'amoureux. Ce soir... sept heures!
+Sept heures! Si la voiture n'est pas près de la grille, je m'enfuis
+quand même. Que je t'embrasse avant de faire mon escalade pour la
+dernière fois! à toi, mon aimé!
+
+--A toi, mignonne!
+
+Les deux amoureux disparus, M. Gosselet se leva péniblement de sa
+cachette, les jambes engourdies, les reins courbaturés, la gorge enrouée
+d'une petite toux qu'il avait courageusement refoulée jusqu'à la fin du
+duo amoureux. Ce qu'avait dit le petit Bamberg, il ne le savait guère,
+mais la voix de Simone était arrivée jusqu'à lui distincte, vibrante.
+
+Sa fille voulait prendre la fuite! Sa fille aimait un petit ingénieur
+roublard, sans le sou, et le lui avait dit avec des mots qu'elle n'avait
+jamais appris, des mots que lui avait soufflé quelque esprit du mal
+torturant sa chair d'une passion subite. Lui qui ne croyait pas au
+diable, lui, l'esprit fort, qui se moquait des vieilles légendes
+auvergnates, il ajoutait foi maintenant aux maléfices, aux
+ensorcellements.
+
+Il se disait que les paysanne ont raison de se signer quand les gens qui
+ont le _mauvais oeil_ passent sur le _désert_, la petite place du
+village.
+
+Ce petit Bamberg! Quelque Suisse-Allemand, sans doute! Un hypnotiseur
+qui avait jeté son dévolu sur sa fille, héritière, et pouvait en faire
+sa maîtresse par la puissance de l'oeil, du mauvais oeil.
+
+Il sauverait Simone, l'exorciserait de bons conseils honnêtes qui
+mettraient en fuite l'esprit du mal!
+
+Assis sur le banc que venaient de quitter les amoureux, il pouvait voir
+sa fille grimper le long de la muraille à la force du poignet, puis
+s'arrêter sur le balcon du premier étage pour envoyer de la main des
+baisers au séducteur posté, sans doute, dans la cour de l'usine.
+
+--Pauvre enfant, elle est prise... prise... ensorcelée!
+
+Et il pleura, le front appuyé sur le socle du petit Malin qui lançait
+toujours ses flèches...
+
+
+
+
+IV
+
+
+La Grande Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux et
+l'Embaumée étaient fort distraites à l'atelier de peinture.
+
+Assises sur de hauts tabourets devant une table chargée de petits pots à
+couleurs, le coude droit appuyé sur un support en bois, elles
+promenaient maladroitement leurs pinceaux sur les têtes de kaolin
+qu'elles tenaient de la main gauche.
+
+Après le bavardage accoutumé sur «les types» aperçus la veille en
+omnibus, les petites amies se mettaient chaque jour vaillamment à la
+besogne, l'Embaumée troussant les lèvres d'une touche de carmin, la
+Petite-Souris dessinant des cils en auréole autour des prunelles, la
+Grande-Bobêche enjolivant de mignonnes fossettes, faites en
+trompe-l'oeil, les joues de marmot largement lavées de rose par
+Mouron-pour-les-petits-oiseaux.
+
+Le buste corseté d'une blouse bleue maculée de rouge et de brun,
+effilant le bout des pinceaux entre leurs lèvres devenues plus roses,
+elles s'appliquaient, la langue un peu tirée, le visage penché sur
+l'épaule, en des attitudes de contemplation.
+
+Les poupées qu'elles animaient ainsi d'une couleur de vie étaient aussi
+irréprochablement peintes que les grandes poupées qui se fardent
+elles-mêmes. Les petites têtes avaient une individualité, un air à
+elles, qui surprenaient même M. Gosselet; il disait au contre-maître:
+
+--Ça se croit des artistes, et elles feraient des portraits, ma parole?
+
+Le contre-maître, un vieux, venu d'Auvergne, comme le patron, maugréait:
+
+--Très bien! mais nous voulons des têtes de bébés et non des pastels de
+cocottes. Regardez-moi ces yeux.
+
+--Laisse donc faire mon vieux Firmin: ça se vend: c'est parisien, c'est
+parisien! Tu seras toujours de Saint-Flour, mon pauvre vieux!
+
+Le vieux Firmin, ce matin-là, n'eut pas de peine à remarquer que les
+têtes enluminées par les quatre petites amies ressemblaient aux
+frimousses venues des autres tablées comme les masques de carnaval
+ressemblent aux figures de cire posant à la devanture des coiffeurs.
+Tous les bébés barbouillés par la Grande-Bobêche, Petite-Souris,
+Mouron-pour-les-petits-oiseaux et l'Embaumée faisaient la grimace,
+fronçaient les sourcils ou saignaient du nez.
+
+--Ah ça, mesdemoiselles, c'est de la belle ouvrage! Recommencez-moi ces
+horreurs!
+
+Et les petites ouvrières s'appliquaient, rouges sous leurs casques de
+cheveux. Cela ne durait guère et les caquetages recommençaient en un
+rapprochement de frison, pendant que les pinceaux allaient à l'aventure,
+encerclant l'oeil gauche de cils bruns, étoilant l'oeil droit de cils
+blonds.
+
+--Alors il t'a dit? chuchotait la Grande-Bobêche, une grande à figure
+osseuse sous une mousse de poils rouges. Et la Petite-Souris, toute
+petiote, avec des prunelles tachées au milieu comme par deux gouttes de
+café, et Mouron-pour-les-petits-oiseaux, d'une joliesse maladive, les
+lèvres pâles avancées en bec de pierrot, se penchaient vers l'Embaumée.
+
+--Il m'a dit... Mais vous êtes des bavardes.
+
+--Oh! ma petite l'Embaumée, dis-nous pourquoi M. Bamberg...
+
+--Tais-toi, Mouron, le vieux Firmin va nous attraper. Et puis, Mouron,
+que t'importe que M. Bamberg me dise ceci ou cela. Tu es amoureuse de
+lui, hein?
+
+--Moi! Si on peut dire! C'est toi qui es amoureuse, l'Embaumée. Tu vas
+chiper le lilas du père Gosselet pour lui faire des bouquets que tu mets
+sur sa table pendant le déjeuner. Je t'ai vue, l'Embaumée, je t'ai vue!
+
+--Mademoiselle, je n'aime pas ces plaisanteries... Il y a toujours un
+tas de vieux derrière vous. Avec vos yeux de sainte Nitouche...
+
+--Mademoiselle, je vous défends!... Rendez-moi ma boîte à poudre.
+D'ailleurs je suis assez droite pour que les hommes me suivent. Tandis
+que les mômes vous crient dans le dos: «Hé! la boscotte!»
+
+L'Embaumée d'un coup de pinceau balafra de rouge la frimousse pâle de
+Mouron-pour-les-petits-oiseaux qui laissa rouler à terre la tête du bébé
+qu'elle enluminait, pendant que le vieux Firmin criait du bout de
+l'atelier:
+
+--Hé! mesdemoiselles, cinquante centimes d'amende pour la casse. Et du
+silence ou à la caisse.
+
+Des rires sonnèrent à toutes les tablées.
+
+Et rouges, rouges, un peu d'eau sous leurs cils baissés, hochant la
+tête, les deux petites ouvrières promenèrent leurs pinceaux rageusement
+sur les faces de kaolin.
+
+La Grande-Bobêche riait de la querelle.
+
+Petite-Souris, elle, lorgnait en dessous les deux rivales, craignant
+quelque horion, quelque coup de griffe égarés. Puis, après un silence
+qui apaisa la grande colère des deux voisines de tabouret:
+
+--Voyons, ma petite l'Embaumée, raconte-nous ce qu'il t'a dit, Mouron
+est agaçante.
+
+L'Embaumée, le buste courbé montrant sa bosse qui bombait son gersey
+comme un gros tampon d'ouate amoncelé sous la doublure, l'Embaumée
+essuya du bout du doigt une larme qui allait choir et dit résignée:
+
+--Ma bosse! Je sais que je ne suis pas belle. Mais quand on est
+camarade, on ne devrait pas se reprocher des infirmités. J'aurais voulu
+vivre toute seule, sans personne pour me faire souffrir. Mouron a voulu
+être mon amie. Elle avait bien vu ma bosse quand elle m'a demandé de
+demeurer avec moi à Montrouge.
+
+Attendries, la Grande-Bobêche et Petite-Souris approuvèrent:
+
+--Mouron est méchante comme la gale.
+
+Et Mouron se mit à pleurer dans ses deux menottes, pendant que
+l'Embaumée la poussait du coude, toute consolée déjà, disant à mi-voix:
+
+--Voyons, Ron-Ron! Tu ne l'as pas fait exprès pour me faire du chagrin,
+je le sais bien.
+
+--Attention, voilà M. Bamberg, dit la Grande-Bobêche.
+
+* * * * *
+
+André Bamberg traverse l'atelier, la tête basse, semblant rêveur,
+revient sur ses pas, rôde autour des petites amies, s'arrête derrière
+l'Embaumée devenue pourpre et dit assez haut pour ne point paraître
+faire une confidence:
+
+--Ainsi c'est entendu, mademoiselle, vous voudrez bien passer à mon
+bureau, à midi?
+
+Sans lever les yeux, le pinceau maladroit en ses doigts tremblants,
+l'Embaumée répond:
+
+--Oui, monsieur.
+
+Les petites amies, les yeux allumés de curiosité, se penchant de nouveau
+vers la petite bossue:
+
+--Alors il t'a dit?
+
+--Pourquoi faire à son bureau?
+
+L'Embaumée avoue très vite pour être délivrée des sottes questions qui
+l'obsèdent et font sursauter vite le bouquet de violettes épinglé à son
+corsage:
+
+--M. Bamberg veut me parler de je ne sais quoi.
+
+--Ah! de je ne sait quoi! riposte la Grande-Bobêche. Moi, je me suis
+toujours défiée du petit Bamberg. Les hommes qui se frottent aux robes
+des femmes, sans que ça leur fasse rien, m'épouvantent. Ils veulent
+avoir l'air en bois et puis crac! ça flambe et ça vous prend, parfois,
+malgré vous. Vous connaissez Berthe de chez Pachard, à Saint-Mandé? Le
+patron l'appelle un jour, pendant le déjeuner des ouvrières. «Ma petite,
+qu'il lui fait, si vous êtes bien gentille, je vous augmenterai.» Comme
+elle ne voulait pas être bien gentille, il lui fit comprendre que
+l'usine n'avait guère de commandes... que...--ce qu'ils disent
+tous,--enfin Berthe sait peindre des sourcils sur des têtes de poupées,
+mais elle ne sait que ça. Alors elle fut bien gentille. Ça c'est sale,
+mais ça se fait. Moi, à ta place, l'Embaumée, je n'irais pas.
+
+--Toi, dit Mouron, tu es jalouse!
+
+--Oh! jalouse! Le petit Bamberg, ce n'est pas mon genre. Moi je n'aime
+que les hommes qui portent lorgnon, qui ont six pieds de haut et des
+cheveux frisés. Le petit Bamberg est un bel homme, mais il a des cheveux
+plats, de grands yeux bleus qui ont l'air mort et il porte des cols
+droits. J'aime à voir le cou des gens, moi. Puis il a deux coins de
+moustache si petits qu'il a dû pleurer pour les avoir.
+
+--Si ce n'est pas ton genre, dit Petite-Souris, c'est que tu as des
+goûts communs. Il a l'air distingué.
+
+--Et très bon! ajouta Mouron. Puis, tu n'as pas remarqué ses mains avec
+des ongles tout petits.
+
+--Soit, dit la Grande-Bobêche, pour ce que j'en veux faire. Mais
+l'Embaumée ne nous donne pas son avis.
+
+--Je n'ai rien à répondre, la Grande-Bobêche, ce que tu dis est si bête!
+
+--A ton aise, ma petite. Tu feras comme les autres, mais je ne te
+conseille pas de venir pleurnicher ensuite dans mon tablier. Tu es
+prévenue.
+
+* * * * *
+
+Délicieusement émue, le coeur battant à coups précipités et soulevant le
+bouquet de violettes sur son corsage, l'Embaumée songeait: «Que me
+veut-il?»
+
+Certes elle n'avait point peur d'une accolade brusque dans le petit
+cabinet vitré au milieu de l'usine déserte. Elle se sentait protégé par
+sa bosse contre le désir des hommes. Lui, si beau, devait-il pouvoir se
+lasser de maîtresses qui n'étaient pas contrefaites.
+
+«Que veut-il me dire?»
+
+Avait-il deviné qu'elle l'aimait de très loin, de très bas, sans oser se
+l'avouer, s'efforçant de cacher son amour honteux comme elle s'ingéniait
+toute petite fille à dissimuler son infirmité. Comment avait-elle osé
+l'aimer? Elle se souvenait de l'arrivée du jeune homme à l'usine, du mot
+qu'il lui avait dit un jour:
+
+--Mademoiselle, vous devez être bien heureuse de faire sourire tant de
+petites bouches.
+
+Depuis il l'avait gourmandée tout aussi fort que les autres ouvrières,
+signalant rigoureusement au contre-maître qui tenait le livre de paye
+ses retards du matin. Elle l'avait aimé à son insu, peu à peu, heureuse
+de voir ses yeux, heureuse d'entendre sa voix, honteuse quand il
+s'arrêtait derrière elle à l'atelier et pouvait remarquer la bosse, la
+malencontreuse bosse.
+
+Il n'avait rien fait pour être celui dont on prononce le nom tout bas en
+une vaine caresse des lèvres, mais quand tous, connus et inconnus,
+témoignaient à la pauvre fille, par des sarcasmes ou de bonnes paroles
+attendries, qu'ils s'apercevaient de son infirmité et triomphaient, eux,
+d'être droits, lui, n'avait rien dit. Oh! l'excellent coeur!
+
+Elle l'avait aimé par besoin d'aimer. Les fleurs qu'elle baisait le
+matin se fanaient le soir. Être aimé d'une boscotte cela ne pouvait
+l'humilier puisqu'il ne le saurait jamais. Une autre le prendrait, une
+autre qui ne serait pas contrefaite, mais elle serait si heureuse de
+souffrir, sa souffrance venant de l'Aimé.
+
+Elle avait été imprudente, la veille, en déposant sur sa table une
+branche de lilas chipé au père Gosselet. Quels rires dans l'usine si les
+ouvrières apprenaient que l'Embaumée était amoureuse de M. Bamberg!
+
+--Comment! la Boscotte!
+
+--Oui, ma chère! Elle ne doute de rien.
+
+Amoureuse et bossue! Elle n'oserait plus sortir de sa chambre de
+Montrouge.
+
+--Pourvu qu'il ne devine pas, murmura-t-elle.
+
+Et profitant d'une causerie qui rapprochait les frisons de ses camarades
+de tablée, elle mit un peu de rose au coin de son mouchoir et se farda
+les joues furtivement pour être moins pâle quand il lui dirait:
+«Mademoiselle, je vous aime!» Non, mais: «Mademoiselle, je... je...» Que
+pouvait lui dire M. Bamberg? Peut-être avait-il deviné...
+
+* * * * *
+
+André Bamberg, assis en son bureau de la machinerie, enjolivait de
+fioritures les initiales M.G. qu'il avait dessinées sur une feuille de
+papier blanc. Cet exercice, tout machinal et qui n'était d'aucune
+utilité à la fabrique Gosselet, aidait le jeune ingénieur à ne point
+trop témoigner d'impatience et de nervosité.
+
+André Bamberg avait résolu de prendre une décision à midi sonnant.
+L'honnête homme et l'amoureux s'étaient querellés en lui pendant toute
+la matinée et il s'efforçait de ne songer à rien jusqu'à l'heure où il
+se prononcerait sur son sort. Peut-être sacrifierait-il à Simone tous
+ses scrupules, elle l'aimait tant!
+
+Les bruissements de cette usine point tapageuse comme les autres usines,
+les chuchotements entendus autour des bébés nouveau-nés comme en une
+chambre d'accouchée lui rappelèrent ses débuts dans la maison Gosselet.
+
+Né en Suisse, dans une de ces auberges proprettes où ne descendent plus
+guère que les gens du pays et les étrangers qui voyagent en artistes, il
+avait suivi les cours de l'école polytechnique de Zürich, puis, son
+brevet d'ingénieur en poche, il était venu en France à la conquête d'une
+position sociale. Pendant trois mois, il avait heurté vainement à toutes
+les portes d'industriels grands et petits, quand un ami le présenta au
+fabricant de poupées.
+
+Son entrée en fonctions avait été modeste. En homme pratique qui se
+défie de la science apprise en des livres, M. Gosselet lui avait fait
+étudier tous les petits détails de la fabrication des bébés.
+
+Cela l'avait amusé, d'abord, puis intéressé, et il gardait bon souvenir
+du temps où ouvriers et ouvrières le gourmandaient, malgré son titre,
+quand il gâchait du carton ou des fils d'archal. Devenu bon ouvrier et
+connaissant tous les procédés, tous les secrets du métier, il s'était
+ingénié à rendre plus anatomiquement vrai l'organisme des petits êtres
+en carton.
+
+Le bébé moderne n'a plus de son dans le ventre, il se compose de
+diverses parties en carton creux reliées entre elles par des ressorts et
+des bouts de caoutchouc formant un appareil dont toutes les ficelles se
+rattachent à un crochet qui est le coeur. Il peut mouvoir ses petits yeux
+de verre à droite et à gauche pour dire bonjour aux petites amies de
+maman ou les baisser sous la paupière inférieure pour laisser croire
+qu'il dort bien sage.
+
+Dans la première partie de la fabrication qui consiste à créer les
+parties d'armure en carton que l'on réunit pour former un corps, Bamberg
+fit une découverte importante. Il imagina de remplacer les petites
+menottes fragiles par des mains incassables. Il composa une pâte
+argileuse qu'il pressura et moula en une machine de son invention. Dès
+lors les bébés Gosselet promenèrent de par le monde de jolis petits
+doigts délicatement incurvés résistant à tous les heurts. Cela lui valut
+les bonnes grâces du patron et l'emploi d'ingénieur-constructeur.
+
+Brusquement poussé par le désir de voir ce qu'il allait quitter, Bamberg
+se leva et se mit à errer à travers les ateliers.
+
+Au moulage, une nouvelle création put le distraire un instant de ses
+préoccupations.
+
+Le corps, les jambes et les bras des bébés sont fabriqués économiquement
+en feuilles de carton moulées dans des matrices en fonte de formats
+différents, mais la confection des têtes en kaolin exige une
+main-d'oeuvre plus minutieuse. La pâte liquide est versée en des moules
+en plâtre qui ne peuvent guère servir plus d'une vingtaine de fois sans
+se couvrir de petites granulations qui marqueraient le visage des bébés
+des cicatrices de la petite vérole. La tête moulée est confiée ensuite à
+des ouvrières qui, manipulant délicatement la croûte fragile, font avec
+un canif la toilette des lèvres entr'ouvertes et des petits nez.
+
+Or, depuis la veille, la maison fabriquait des poupées rieuses. Les
+polisseuses creusaient des alvéoles sous la lèvre supérieure des bébés
+et plantaient une rangée de quenottes en émail à peine aussi grosses que
+des grains de riz. Très artistes, les petites ouvrières s'acquittaient
+de leur tâche à merveille.
+
+Passant près du four où les petites têtes cuisent à une température de
+huit à douze cents degrés, André Bamberg entra dans l'atelier des
+peintres pour corps qui sont aux peintres pour têtes ce que sont les
+barbouilleurs en bâtiment auprès des grands prix de Rome.
+
+Entièrement vêtues de blanc, comme en chemise, trente ou quarante jeunes
+filles plongeaient les bébés dans un bain de rouge ou de rose et les
+fixaient ensuite à la muraille hérissée de longs piquets. Les petits
+corps nus séchaient là, empalés.
+
+Bamberg parcourut ensuite les salles de réserve, désertes, où
+s'entassaient des bras et des jambes en carton, semblables à d'immenses
+ossuaires, et il fit son entrée dans le salon de coiffure.
+
+Là, les petites ouvrières jacassaient--un vice de profession--tout en
+épinglant des perruques sur les petites têtes d'abord coiffées de
+calottes de liège. Elles frisaient au petit fer ou tressaient des
+nattes, couchant leurs clientes sur de grandes tables encombrées de
+laines fines ou de vraies chevelures achetées aux Creusoises ou aux
+Bretonnes pour quelques mètres de satinette.
+
+Rêvassant, il s'arrêta devant les faiseuses d'yeux, penchées, très
+pâles, sur la flamme du gaz qui leur servait de foyer pour fondre les
+bâtons de verre de différentes couleurs, en cornée et prunelles striées
+de jaune.
+
+La confection des petits souliers mordorés portant sous la semelle la
+marque Gosselet sembla l'intéresser comme une chose qu'il voyait pour la
+première fois. Toc! un coup de balancier: l'empeigne. Toc! un coup de
+balancier: la semelle. Deux tours de roue d'une machine à piquer et la
+chaussure à pointe, à la mode, était aussi gracieuse que les bottines de
+fée mises à l'étalage sur le boulevard.
+
+Dans un autre atelier, cinquante lingères et confectionneuses recevaient
+des hottées de bébés qu'elles empilaient tout nus sur de grandes tables
+et habillaient ensuite de chemisettes fleuries de bouquets bleus...
+
+* * * * *
+
+Midi sonna. Les étoffes froissées, les babillages, les chaises remuées,
+lui rappelèrent que l'Embaumée devait l'attendre en son cabinet de la
+machinerie.
+
+Debout, les cheveux tapotés en hâte, mais frisotant à la diable, trop
+rose, les yeux noirs mouillés, le buste redressé comme pour offrir à
+l'aimé le bouquet de violettes épinglé au corsage, l'Embaumée attendait,
+gentille sous sa petite capote de fausse loutre.
+
+Il entra vite, ferma l'huis vitré, sourit.
+
+--J'ai un service à vous demander, mademoiselle.
+
+--Ah! j'en suis bien heureuse, monsieur Bamberg.
+
+--Allez à Paris et prenez, place de la Bastille, un fiacre que vous
+ramènerez ici près de la grille du parc où il attendra. Tenez, voilà
+vingt francs pour que le cocher prenne patience.
+
+--Mais, monsieur Bamberg, le cocher s'embêtera et s'en ira avec vos
+vingt francs.
+
+--C'est juste, venez me prévenir de l'arrivée du fiacre et je parlerai
+au cocher. Vous êtes toute gentille, mademoiselle, et merci.
+
+Puis, hésitant:
+
+--Vous ne direz rien à vos amies, n'est-ce pas?
+
+--Rien!
+
+--Merci.
+
+
+
+
+V
+
+
+M. Gosselet ne parut pas à l'usine le lendemain matin du jour où il
+surprit Simone tendant ses lèvres à André Bamberg.
+
+Levé dès l'aube après avoir passé une nuit sans sommeil, il entra
+solennellement dans la chambre de Mme Gosselet, avança un fauteuil près
+de son lit, et s'entretint plus d'une heure avec elle.
+
+Il ne prit pas son café au lait, ce qui ne lui était encore jamais
+arrivé de sa vie, et se dirigea, à pied, vers la station voisine, où il
+demanda un billet pour Paris.
+
+Le jardinier Tant-Seulement remarquant les vêtements en désordre de son
+maître, son attitude soucieuse et presque embarrassée au moment où il
+sortait du parc, murmura, malin: «Voilà le patron qui va retrouver des
+connaissances, on dirait qu'il n'a pas dormi. Ah! ces riches, ça se paye
+des noces à casser les assiettes.»
+
+Simone qui avait veillé toute la nuit, empaquetant des bibelots,
+bouleversant des piles de linge, se coucha au petit jour, après avoir
+soudain réfléchi qu'elle ne pouvait prendre la fuite qu'à condition de
+ne rien emporter de la maison paternelle.
+
+Elle se blottit, frileuse, dans un fouillis de dentelles, et ferma les
+yeux, voulant dormir pour arriver vite à l'heure tant désirée où elle
+serait seule avec _lui_ dans leur premier appartement: une vilaine boîte
+soubresautant, remorquée par quelque cheval moribond;--dans leur premier
+nid: un fiacre!
+
+Elle compta jusqu'à mille, se récita un poème de Musset, espérant
+vaincre l'insomnie; rien n'y fit. Ses grands yeux s'ouvraient sans
+cesse, fiévreux, ses menottes fourrageaient dans les oreillers, ses
+lèvres disaient: «André, André!»
+
+Brusquement elle se leva, repoussant d'un coup de genou draps et
+couvertures, et s'assit en chemise devant son secrétaire.
+
+Le poing enfoncé dans le petit toupet de cheveux bruns qui donnait à sa
+physionomie une piquante espièglerie de clown, elle écrivit:
+
+«Bon papa Jean-Marie,
+
+«Je pars avec André Bamberg. C'est moi qui l'enlève. C'est très mal,
+très mal, mais c'est, je crois, la meilleure manière de vous prouver
+combien je l'aime. Vous n'auriez jamais consenti, bon papa, à me le
+donner pour mari: je le prends. Pardonnez-moi! pardonnez-moi!
+
+«J'ai hésité longtemps à vous quitter, vous avez toujours été si bon
+pour votre Momone qui pleure en vous écrivant, mais l'accueil fait au
+candidat de maman m'a prouvé que vous ne céderiez que contre un nombre
+respectable de billets bleus. Je ne veux pas être achetée.
+
+«Vous désirez un gendre riche pour qu'il puisse entourer de gâteries
+votre fille chérie, je le sais bien. Si je prends un mari pauvre, moi,
+c'est pour qu'il me doive tout, et me le témoigne. Je fais mon bonheur.
+Vous me pardonnerez d'assurer mon avenir contre votre volonté.
+
+«Je ne suis pas une petite fille romanesque, vous le savez bien, je suis
+pratique. Affaires de coeur d'abord, affaires d'argent... ensuite.
+N'êtes-vous pas là pour remplir ma bourse quand elle sera vide, papa
+Jean-Marie?
+
+«Ce que j'aime en lui, voyez-vous, c'est qu'il n'osait pas demander ma
+main.
+
+«Je suis de celles qui valent mieux que leur dot et je le prouve en me
+donnant à celui que j'aime.
+
+«Consolez maman! consolez maman! Quand vous le voudrez, nous vous
+reviendrons tous deux, André et moi, résolus à vous faire oublier les
+mauvais jours où vous aurez pleuré l'absente.
+
+«Je ne connais rien aux affaires, papa Jean-Marie, mais il me semble
+que: _Gosselet, Bamberg et Cie_, cela formerait une raison sociale
+sonnant divinement bien à l'oreille. Songez qu'il est très instruit, mon
+mari, et aussi très ingénieux; c'est vous qui me l'avez dit, père.
+
+«Et plus tard, il m'aimerait tant qu'il finirait peut-être par épingler
+un ruban à sa boutonnière. Il inventerait quelque chose. Tout est
+possible aux amoureux, vous le voyez bien, puisque je vous quitte, moi
+qui vous aime.
+
+«Bon papa, bon papa, vous m'avez fait éduquer en brave petit homme, vous
+me pardonnerez de savoir prendre une décision énergique.
+
+«Je vous embrasse bien tendrement et bien longuement pour le temps où je
+ne vous aurai pas. Envoyez-moi votre pardon aux initiales: _A.M. Bureau
+central, Poste restante_, et nous reviendrons vite, vite, vous faire
+tout oublier.
+
+«Simonette.»
+
+La lettre achevée, elle put dormir, souriante, jusqu'au qu'au moment où
+Jenny, la femme de chambre de Mme Gosselet, vint heurter à la porte.
+
+--Mademoiselle! il est midi... le déjeuner est servi... Monsieur et
+madame sont inquiets.
+
+--Je descends, Jenny.
+
+Les cheveux tordus, le visage lavé à grande eau--jamais il n'y eut sur
+la toilette de Simone le plus petit flacon de parfum, la plus minuscule
+boîte de poudre de riz,--vêtue d'un peignoir blanc rayé de rose, la
+fille de M. Gosselet fit son entrée dans la salle à manger, portant la
+main droite à la hauteur de l'oreille, la main gauche ouverte, paume en
+avant, le long de la cuisse.
+
+Madame Gosselet pivota brusquement sur sa chaise:
+
+--Quelles manières, mademoiselle Dumanet! Puis quel sans-gêne! descendre
+en peignoir!
+
+Dans la position du soldat sans armes devant son supérieur, Simone
+attendait un bon sourire de papa Jean-Marie excusant son espièglerie,
+mais le fabricant de poupées, dissimulé derrière un journal qu'il tenait
+grand ouvert, les bras tendus, semblait ne prêter aucune attention à ce
+qui se passait autour de lui.
+
+Le mutisme de son mari encouragea Mme Gosselet à commencer ses
+doléances quotidiennes sur l'éducation déplorable donnée à sa fille et
+les non moins déplorables faiblesses du fabricant de poupées.
+
+Simone, les lèvres délicieusement troussées en moue, courut vers papa
+Jean-Marie et, penchant sa frimousse boudeuse par-dessus le journal
+tendu:
+
+--Nous sommes donc brouillés, père! Vous vous liguez avec maman pour me
+corriger de mes excentricités... Allons! puisque tout le monde m'en
+veut--je ne sais pourquoi--je vais me tenir bien sage dans mon assiette.
+
+«Jenny, passez-moi donc une serviette autour du cou, je pourrais salir
+ma robe. Mais, Jenny, c'est très sérieux, je vous l'assure... surtout ne
+me faites pas de cornes dans le dos.»
+
+Ces plaisanteries ne déridaient pas M. Gosselet. Mme Gosselet tenait sa
+cuiller comme un sceptre, hautaine, dédaigneuse, les yeux levés au ciel
+en guise de protestation.
+
+--Mais vous ne mangez pas, père, vous êtes souffrant?
+
+--Moi, non! Je lis un article très intéressant.
+
+--Plus intéressant que notre conversation, mon cher?
+
+--Quelle conversation? Vous ne dites rien, ma toute bonne.
+
+--Que dire entre une jeune fille--ma fille--qui fait parade de ses
+manières de corps de garde et un mari... mais à votre fantaisie. Je me
+lasse, enfin, de répéter sans cesse les mêmes choses.
+
+--Moi, dans tout cela, j'ai l'air d'avoir commis un gros, gros crime...
+dit Simone d'un ton enjoué. On dirait que le cadavre est caché sous la
+table.
+
+Puis la main posée sur le bras du fabricant de poupées:
+
+--Père, votre visage est fatigué. Vous n'avez pas dormi?
+
+--Moi, pas fatigué... Je lis un article très intéressant.
+
+--Vous avez perdu quelque somme importante, vous avez besoin d'argent,
+mon cher?
+
+--Besoin d'argent! Non!... Vous pouvez être tranquille pour votre petit
+égoïsme, ma toute bonne.
+
+Sa serviette lancée sur la table, Simone se leva et prenant la tête de
+papa Jean-Marie entre ses mains, en un geste qui lui était familier:
+
+--Je veux savoir ce qui vous cause du chagrin. D'abord, je vous embrasse
+pour faire la paix.
+
+Comme il se défendait, baissant le front, les sourcils dessinant une
+ligne de poils gris hérissés:
+
+--Alors, je suis coupable et c'est grave!
+
+--Je te dis que je lis un article très intéressant.
+
+--Bien, père, je vous laisse.
+
+Le déjeuner s'acheva rapidement en un cliquetis solennel de fourchettes
+et de vaisselle remuées, madame Gosselet souriant de la brouille
+survenue entre le fabricant de poupées et sa fille, Simone inquiète du
+silence de son père, M. Gosselet plongé tout entier dans la lecture de
+l'article très intéressant.
+
+Deux heures après, le fabricant de poupées se promenait, songeur, dans
+la grande allée du parc quand un roulement de voiture l'attira vers la
+grille d'honneur ornementée de petits amours dorés. Il entendit:
+
+--Attendez, monsieur le cocher, on viendra vous payer.
+
+M. Gosselet aperçut l'Embaumée descendant d'un fiacre fermé qui
+stationnait sur le trottoir, près de la petite porte de service du parc,
+à quatre ou cinq mètres de la grille.
+
+Peu après, le petit Bamberg vint parler bas au cocher et lui tendit une
+pièce de monnaie.
+
+--A sept heures moins cinq je serai là, bourgeois, fit le cocher.
+
+Et jugeant, sans doute, que la course de Paris à l'usine avait été trop
+dure pour qu'il exigeât de nouveaux efforts de Cocotte, il suspendit au
+cou de sa bête une musette remplie d'avoine et se mit à frotter d'une
+peau de daim les cuivres du harnais.
+
+Le fabricant de poupées se dirigea vers Tant-Seulement qui parait de
+plantes nouvellement fleuries une mosaïque éclatante de couleurs comme
+un tapis d'Orient.
+
+--Va à l'usine, mon garçon, et prie M. Firmin de se rendre ici où je
+l'attends.
+
+Le père Firmin arriva peu après, tout souriant:
+
+--Je vous croyais malade, patron. On ne vous a pas vu à l'usine, ce
+matin.
+
+--Des affaires!... Dis donc, mon vieux Firmin, veux-tu m'aider à jouer
+un bon tour.
+
+--Dame oui! si l'honneur est sauf!
+
+--Tu vois ce fiacre?
+
+--C'est un jaune. Le cocher a un chapeau blanc. C'est une roulante de
+l'Urbaine.
+
+--Ce fiacre, à sept heures précises, doit venir prendre ici le petit
+Bamberg et une jolie femme. Je veux que l'ingénieur manque son
+rendez-vous.
+
+--Comment! le petit Bamberg! Il n'a pas seulement une seule maîtresse
+dans l'usine...
+
+--Il cache son jeu, le sournois! Tu retarderas, sans qu'il s'en
+aperçoive, la grande pendule d'une demi-heure.
+
+--Alors vous voulez la lui souffler, couquinos!
+
+--Comme tu dis. Silence, hein!
+
+--C'est entendu!
+
+Se frottant les mains, dansant la bourrée, le père Firmin répétait
+_Couquinos! couquinos!_ (coquin, coquin). Un Auvergnat jouant un bon
+tour à un Parisien, cela égaudissait son âme de _fouchtra_ dédaigné
+autrefois par les cuisinières alors que des gringalets de rien du tout
+avaient tout de suite bataille gagnée.
+
+Le contre-maître parti, M. Gosselet ouvrit la porte de service et monta
+dans le fiacre jaune.
+
+--Où faut-il vous conduire, bourgeois?
+
+--A Paris. Je vous prends à l'heure.
+
+--A l'heure? Peux pas!
+
+--Pourquoi?
+
+--Faut que je revienne dans cette rue, ce soir, à sept heures précises,
+bourgeois!
+
+--Je le sais pardieu bien. Mon gendre doit emmener sa femme à la gare.
+Mais comme il ne peut sortir, j'accompagnerai madame moi-même. Nous
+serons de retour avant sept heures! Allez!
+
+--Mais où?
+
+--Rue Denfert-Rochereau.
+
+* * * * *
+
+A six heures, Simone qui venait d'exécuter une demi-douzaine de sauts
+périlleux monta dans sa chambre et endossa par-dessus son costume de
+gymnastique un manteau de drap bleu cloué de cabochons. Elle voulait
+faire à l'aimé la bonne surprise de fuir avec lui vêtue comme aux heures
+de nocturnes entrevues.
+
+En petite fille pratique, elle glissa en une pochette de sa tunique une
+petite bourse à mailles d'argent gonflée d'or, puis posa en un
+vide-poche la lettre adressée à papa Jean-Marie et descendit dans le
+parc un livre à la main.
+
+Elle se dirigea vers la grande allée, de l'air le plus naturel du monde,
+sentant son coeur se serrer d'une angoisse délicieuse, à mesure qu'elle
+approchait de l'endroit où André devait l'attendre. De temps en temps,
+elle s'arrêtait pour écouter si personne ne la suivait, et d'un coup
+d'oeil rapide, elle passait le parc en revue. Tout y était tranquille
+comme à l'ordinaire, plongé dans le même silence et la même tristesse.
+Le jour baissait brusquement, des nuages d'un gris sale, pareils à des
+paquets de linges mouillés, pendaient au-dessus de l'usine, le vent
+humide qui soufflait dans les marronniers annonçait la pluie.
+
+Comme elle hésitait à se diriger tout de suite vers la petite porte pour
+voir si le fiacre attendait, un bruit de ferrailles remuées sur le pavé
+de la rue lui fit jeter son livre sur un banc et courir vers la grille
+au risque d'éveiller les soupçons de Tant-Seulement.
+
+Le cocher, rênes en mains, semblait prêt à partir au moindre signal.
+Derrière la glace, elle crut apercevoir André lui faisant signe, de la
+main, de venir à lui. Vite elle courut vers la voiture, ouvrit la
+portière et tendit les bras.
+
+--Oh! mon aimé... oh!... mon père!
+
+La rosse, martelant le pavé des quatre fers, partit au galop en un
+gémissement de la lourde caisse jaune tremblant de tous ses ais.
+
+--Oh! mon père, je l'aime tant. Je ne suis pas une mauvaise fille. Mais
+vous ne me l'auriez jamais donné et j'ai voulu le prendre!
+
+--Gueuse! gueuse! Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, le sorcier, pour que tu
+salisses mon nom, misérable! Toi... au couvent, lui... à la porte de
+l'usine. Ah! il en veut aux gros sous de son patron...? Il crevait de
+faim quand je l'ai pris à mon service, j'ai dû lui payer des vêtements
+pour qu'il n'entre pas chez moi en voyou. Et il veut m'enlever ma fille?
+Me voilà récompensé! Ah, petit intriguant d'Allemand, voleur de filles,
+voleur, voleur...!
+
+Simone pleurait silencieusement derrière le masque blanc de son
+mouchoir.
+
+Elle dit d'une voix très douce:
+
+--Il n'est pas Allemand, père, il est Suisse.
+
+--Si tu étais une Gosselet, tu aurais compris son manège, tu n'aurais
+pas donné dans le panneau, grosse bête... Ah! le filou! Ah! le
+coquin!... Tu as du sang de Parisienne dans les veines!... Il t'a fait
+les yeux doux... Il t'a dit qu'il t'aimait bien!... Deux cent mille
+francs de dot: il n'est pas difficile! Il a dû prendre des petits airs
+désintéressés: «Jamais je n'oserai demander votre main, Mademoiselle.»
+Il savait bien ce qui attendait sa demande en mariage... Ah! Ah! le
+petit Bamberg, mon gendre! J'aurais tellement ri que je n'aurais pas eu
+le courage de le mettre à la porte. Mais, toi, toi si crédule, si bête!
+Pas la peine d'apprendre dans tant de livres, alors... Chez moi, chez
+moi, en Auvergne, une paysanne n'épouse son fiancé qu'après avoir
+compté, tu entends, ses draps de lit et ses paires de bas. J'aurais
+travaillé toute ma vie pour offrir un joli petit million à M. André
+Bamberg parce qu'il a une moustache longue comme ça, un grand col qui
+doit le gêner pour manger et des yeux qu'il doit agrandir avec du noir,
+comme les femmes. Ah! non! Ah! non!...
+
+Tapie en un angle de la voiture, les yeux brillant dans le noir, Simone
+consolée par ces hoquets d'indignation, ces bordées d'injures, cette
+bourrasque de gros mots, songeait à l'aimé, au pauvre aimé, l'attendant,
+si seul, si désespéré près de la grille du parc.
+
+--Mais réponds donc, réponds donc, dit M. Gosselet gesticulant avec tant
+de véhémence qu'il brisa d'un coup de coude une glace de la voiture.
+
+Le fiacre s'arrêta brusquement. Et le cocher parut à la portière.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a bourgeois?
+
+--Rien! rien! marche donc, animal.
+
+--Animal! Ah ça, dites donc... Vous allez payer la casse tout de suite
+et le reste... vous payerez le reste...
+
+--Tu veux de l'argent, toi aussi, tiens, en voilà de l'argent, mais
+marche, marche plus vite que ça!
+
+Le fiacre repartit au galop.
+
+--Enfin, qu'as-tu à dire?
+
+--Je l'aime!
+
+--Tu l'aimes, misérable!... Tu n'es pas ma fille, tu n'es pas une
+Gosselet. Vraiment? Tu l'aimes! Tien! il y a trop longtemps que j'ai ce
+soufflet dans la main. Et j'aurais dû l'étrangler quand tu faisais ta
+chatte sous les lilas... J'ai tout entendu, oui tout. Mais j'espérais
+que tu réfléchirais. Et ce matin, ne voulais-tu pas embrasser ce bon
+papa Jean-Marie, hypocrite, sournoise...
+
+--Vous m'avez frappée, père, je ne suis pas une gamine en robe courte.
+Vous n'avez plus de fille!...
+
+--Tu es si bien ma fille, mademoiselle, que je te conduis en retraite
+chez les soeurs Visitandines. Et tu n'en sortiras, tu entends, que le
+jour où tu seras guérie.
+
+--Je ne guérirai jamais.
+
+--Tu changeras d'avis.
+
+--Je le répète une dernière fois: j'aime André Bamberg.
+
+--Ta mère avait raison de me reprocher ma faiblesse. Mais que t'a-t-il
+donc fait, gueuse, pour te prendre comme il t'a prise?
+
+Elle se taisait, froissant ses gants de ses doigts minces et nerveux.
+
+Il lui prit la main et s'approchant tout près:
+
+--Conte-moi tout, ma pauvre Simonette. Tu étais si gentille toute
+petite, quand tu me confiais tes gros chagrins et tes petits dépits.
+J'ai, pour te faire plaisir, mis à la porte plus de vingt gouvernantes
+qui ne voulaient pas te laisser barbouiller le nez du sable des squares.
+Tu n'avais qu'à me tirer la barbe, tyran, pour me gagner à ta cause.
+J'étais ton cheval: tu m'attachais au coude un collier avec des
+grelots... Je te suivais dans le parc, avec ta poupée sur les bras.
+Jamais je n'ai pu te voir pleurer sans pleurer et quand j'étais ennuyé
+par les vilaines affaires d'argent, tes petites mines me faisaient rire
+aux éclats... Conte-moi tout. C'est lui qui...
+
+--Je l'aime. Vous ne comprenez pas... vous ne pouvez pas comprendre.
+
+--J'ai eu tort de te frapper, je te demande pardon, ma petite Momone. Je
+veux te faire une vie douce, honnête... M. Bamberg ne t'aime pas.
+
+--Oh! père!
+
+--S'il t'aimait, il ne t'aurait pas demandé de prendre la fuite.
+
+--C'est moi qui ai voulu, père. C'est moi qui ai exigé...
+
+--Tu le crois, malheureuse enfant... Écoute une histoire d'amour honnête
+que je vais te conter. Ton grand-père qui était, tu le sais, rétameur,
+aimait, jeune homme, la fille de son oncle Gosselet. Il la demanda en
+mariage. On la lui refusa. Comme c'était un brave garçon qui ne songeait
+pas à enlever les filles, lui, il courut les grand'routes, économisant
+sou par sou, se privant de vin alors qu'il ne coûtait que deux sous le
+litre. Il travailla six ans pour acheter une toute petite propriété
+voisine des terres de son oncle. Sa cousine attendit patiemment;
+pourtant, ils s'aimaient bien, va! Le gars, sa journée faite, courait à
+travers champs pour lui donner le bonsoir. Il traversait l'étable à
+vaches pour arriver jusqu'à sa chambre. Des fois, elle ne l'attendait
+plus. Alors, il la regardait dormir à la lueur de sa lanterne. Puis il
+s'en allait sans l'éveiller. Des coeurs honnêtes, des coeurs simples,
+vois-tu!
+
+--Elle ne l'aimait pas... Six ans!... Combien de temps, père,
+faudrait-il à celui que j'aime pour gagner un million?
+
+--Ce n'est pas la même chose!... Mais nous voici arrivés au couvent. Ta
+mère a tenu à t'y mettre. Tu n'es pas la première... Tu n'y seras pas
+seule... Les soeurs seront bonnes pour toi. Elles te consoleront et tu
+oublieras. Dès que tu seras guérie, écris-moi vite, vite... Nous serons
+si heureux, après...
+
+La rougeur de ses joues devint brûlante, elle se redressa comme pour
+repousser une vision terrible, et les yeux enflammés de passion, elle
+répondit d'une voix brève et décidée:
+
+--Je ne puis pas guérir et je ne veux pas!...
+
+
+
+
+VI
+
+
+Après avoir franchi une petite porte percée dans un mur haut de huit
+pieds longeant la rue Denfert, M. Gosselet et sa fille furent reçus au
+parloir par la soeur tourière prévenue de leur arrivée.
+
+Grâce aux relations de madame Gosselet dans le monde des oeuvres (elle
+donnait, bon an, mal an, une centaine de bébés détériorés aux enfants
+recueillis par les soeurs de différents ordres), son mari avait pu
+s'entendre pour faire interner, comme en une sorte de prison, sa fille
+au couvent des Visitandines.
+
+C'est encore une des ressources des parents riches désespérés, de
+pouvoir faire enfermer sous le couvert d'une retraite, dans les maisons
+religieuses qui reçoivent des pensionnaires, leurs filles coupables ou
+récalcitrantes.
+
+Soeur Marie-Thérèse, la supérieure, avait accepté la garde de la petite
+laïque, non en l'espoir d'une conversion, mais escomptant la générosité
+de Monsieur et surtout de Madame Gosselet.
+
+La voix mal assurée, papa Jean-Marie fit ses adieux à sa fille, devenu
+faible à l'heure des suprêmes résolutions:
+
+--Ah! si tu avais voulu... si tu avais voulu redevenir ma bonne petite
+Monette!
+
+--Inutile, père, je vous ai dit que je l'aimais.
+
+--Me voilà bien puni de ma faiblesse. Et cela ne te cause pas de chagrin
+de me voir regagner l'usine, seul, tout seul? Ta mère!... que va dire ta
+mère? Embrasse-moi, au moins... Embrasse-moi...
+
+Comme il tendait les bras, elle s'approcha, indifférente:
+
+--Si vous voulez, père.
+
+--Ce qui me désole, vois-tu, c'est que tu vas souffrir par moi, moi qui
+voudrais te voir heureuse. Qu'est-ce que je te demande, en somme! De ne
+pas épouser un jeune homme sans le sou. Cela n'est pas bien difficile!
+Plus tard tu me maudirais d'avoir cédé! Laisse-moi croire que tu
+l'oublieras, je saurai si bien te garder de lui. Je te ferai une bonne
+petite existence qui aidera à ta guérison. Dis-moi ce que tu désires...
+Veux-tu épouser le Russe, un jeune homme très bien, oui, très bien.
+
+--Celui qui a une tante au Caucase, non, mon père! Je vous aime
+beaucoup, mais si vous pouviez abréger ces adieux... qui nous sont
+désagréables, n'est-ce pas?
+
+--Comment, je t'ennuie! Je suis un vieux radoteur!
+
+--Je ne dis pas cela.
+
+--Je te laisse, mais embrasse-moi... Encore!... Tu réfléchiras... Tu
+m'écriras... Je viendrai du reste te voir tous les deux jours, tous les
+jours, si je peux... Je ne suis pas un père barbare... Je te mets
+simplement ici pour que tu réfléchisses, pour que tu fasses une petite
+retraite, pour que tu apprennes à obéir et pour que tu sois protégée
+contre toi-même.
+
+Il l'embrassa encore, et comme il faisait mine de gagner la porte, la
+soeur tourière, qui se tenait à l'écart pendant ces adieux, prit Simone
+par la main et la conduisit vers le tour, sorte de guérite basse
+enfoncée dans le mur et munie d'un banc en demi-cercle.
+
+Il se retourna encore avant de franchir la porte:
+
+--Écris-moi, vite, vite, que tu deviens raisonnable, et je reviendrai
+immédiatement te chercher.
+
+Simone dit en un hochement de tête:
+
+--J'ai grand peur de ne jamais être raisonnable comme vous l'entendez,
+père.
+
+Simone se baissa pour pénétrer dans le tour et prit place sur le siège
+qui, brusquement, évolua de droite à gauche.
+
+Simone Gosselet était prisonnière.
+
+Toutefois l'accueil que lui fit la supérieure, soeur Marie-Thérèse, lui
+prouva que sa réclusion ne serait point trop désagréable.
+
+Soeur Marie-Thérèse portait majestueusement le costume de l'ordre: une
+robe en laine noire, épaisse et drapée en plis raides, des plis en bois,
+une guimpe blanche aussi rigide qu'un gorgerin. Un bandeau noir
+encerclait son front carré. Sous son voile noir, ses yeux trouaient de
+deux points noirs le blanc jauni de son masque osseux. Blanche et noire,
+elle portait une croix épinglée à sa guimpe. Une seconde croix pendait,
+au bout d'un chapelet à gros grains, sur sa jupe.
+
+Un naturaliste l'aurait classée sous cette étiquette: coléoptère blanc
+et noir, le même signe: une croix or, répétée sur blanc et sur noir.
+
+* * * * *
+
+La rigidité des pièces d'armures qui la revêtaient symbolisait assez
+bien le caractère de soeur Marie-Thérèse. N'ayant pu s'anéantir en Dieu,
+après des ennuis communs à bien des mortelles, elle avait résolu de
+s'occuper des intérêts de la communauté.
+
+Nommée économe du couvent peu après son entrée en religion, elle avait
+su défendre contre les notes majorées des fournisseurs les dots
+apportées par les fiancées de Jésus, et économiser deux mille francs en
+l'exercice de son budget. Cette prouesse lui avait valu d'être nommée
+supérieure au scrutin de l'année précédente, en remplacement de soeur
+Jeanne-Madeleine si mystique, la pauvrette, qu'elle ne songeait pas à
+exiger de dot des jeunes filles brûlant de convoler en idéales noces
+avec le divin Crucifié.
+
+Quand une novice se disposait à prononcer les voeux de chasteté, pauvreté
+et obéissance, soeur Marie-Thérèse s'informait de l'appoint pécuniaire
+qu'apporterait à la communauté la nouvelle professe. Si la candidate
+n'avait pas de solides valeurs à déposer dans la corbeille, la
+supérieure lui prouvait aisément, en un quart d'heure d'entretien, que
+sa vocation n'était pas assez robuste, que Dieu lui avait créé des
+devoirs à remplir hors du couvent.
+
+Soeur Marie-Thérèse, au dire de certains notaires parisiens, possédait un
+flair merveilleux pour distinguer le bon grain de l'ivraie, la valeur de
+tout repos, quoique exotique, du titre français mais garanti par le seul
+patronage d'un ex-député et de deux ou trois sénateurs.
+
+Quand sa conscience lui reprochait de rudoyer les amoureuses pauvres,
+elle se disait en guise de consolation que les jeunes femmes éconduites
+n'auraient eu aucun mérite à renoncer aux biens de la terre. D'ailleurs,
+ne fallait-il pas de l'argent, beaucoup d'argent, pour ornementer de
+draperies de soie brochée le lit de Jésus, pour faire toujours blanches
+les guimpes des épousées, pour bâtir quelque nouvelle chapelle de
+rendez-vous spirituels!
+
+Alors que les pauvres énamourées ne songeaient qu'à Jésus, ne
+s'entretenaient que de Jésus, elle veillait, elle, à épargner aux
+tout-en-Dieu les soucis, les exigences de la vie.
+
+A la cloche sonnant les offices répondait de l'autre côté du mur haut de
+huit pieds la corne des tramways sonnant l'heure de la bataille pour
+l'argent.
+
+Quand ses filles quittaient leurs cellules pour aller prier, des
+manoeuvres se levaient de leurs grabats, harassés déjà par le labeur de
+la veille, pour apporter à la grande machinerie humaine l'appoint de
+leurs muscles.
+
+Il faut être riche, très riche pour fuir la vie. Soeur Marie-Thérèse
+l'avait compris et guettait les _bons partis_, les dots rondelettes.
+
+Ses filles lui étaient reconnaissantes de leur avoir laissé la meilleure
+part, la part choisie autrefois par Marie-la-Galiléenne,--celle qui
+consiste à aimer par besoin d'aimer, à s'offrir à un amant radieusement
+beau qui, s'il ne les prend pas, ne les abandonne pas non plus, ne les
+dédaigne pas, belles ou laides.
+
+En revanche, soeur Marie-Thérèse possédait toute autorité sur ses
+compagnes. Elle avait sous ses ordres l'assistante (sa doublure),
+l'économe, la maîtresse des novices et la Mère déposée, soeur
+Jeanne-Madeleine, qui, de supérieure qu'elle était autrefois, était
+devenue, selon le règlement, la plus humble, la _dernière_ du chapitre.
+
+De jeunes soeurs, par esprit d'obéissance, venaient demander à la
+supérieure la permission de manger un bonbon. Elles disaient:
+
+--Notre Mère, m'est-il permis de manger _nos_ biscuits?
+
+--J'y autorise Votre Dilection, répondait soeur Marie-Thérèse avec un
+sourire.
+
+On dit chez les Visitandines: «_notre_ chemise, _notre_ robe, _notre_
+cellule.»
+
+«Notre Mère» peut, seule, autoriser une de ses filles à prier
+particulièrement en commun.
+
+Prières et bonbons, tout appartient à la communauté»
+
+* * * * *
+
+--Mon enfant, dit soeur Marie-Thérèse à Simone, votre père vous a confié
+à notre garde, mais n'allez pas croire que vous êtes ici en prison.
+Venez me dire que vous êtes obéissante et je signe votre mise en
+liberté. Nos filles sont de pieuses et saintes geôlières qui vous feront
+douce votre retraite.
+
+--Mais, madame...
+
+--Appelez-moi «Notre Mère», voulez-vous? J'ai si peu l'habitude de
+m'entendre appeler _madame_. Je vous le demande, mon enfant.
+
+--Oui, ma soeur.
+
+--Voilà qui est déjà mieux... Réfléchissez, mon enfant. Il est si doux
+d'obéir. Notre Seigneur a vidé le calice jusqu'à la lie pour faire la
+volonté de son père. Le sacrifice que l'on vous impose est moins
+douloureux. M. Gosselet ne veut pas vous faire épouser un bossu...
+
+--Mais, madame...
+
+--Notre Mère!
+
+--Notre Mère, j'ai résolu fermement d'épouser qui j'aime.
+
+--Bien, mon enfant, je ne vous parlerai pas du monde, je ne le connais
+pas. Mais vous pouvez vous tromper dans votre choix, vous pouvez vous
+laisser prendre à de fausses apparences. Hors de Jésus, tout est vanité.
+Je sais que vous n'avez pas eu le bonheur d'apprendre à l'aimer dans nos
+maisons religieuses, mon enfant, mais vous n'êtes pas une mauvaise
+fille, je le vois bien. Je pense même que nous deviendrons amies.
+
+--Oh! madame! Oh! ma soeur!
+
+--Alors, vous préférez la liberté à notre amitié?
+
+--Je l'avoue, ma mère, bien que...
+
+--Oui, oui, n'allez pas revenir sur cette parole pleine de
+franchise.--Une de nos bonnes soeurs converses va vous conduire à votre
+chambre et vous vous reposerez de vos fatigues, mon enfant. J'espère que
+vous dormirez bien... Venez causer avec moi, à votre réveil. Je vous
+présenterai à une de mes petites protégées, à une désespérée elle aussi,
+qui commence à oublier. Mais n'allez pas lui communiquer votre bel
+enthousiasme!
+
+«Inutile, mon enfant, de vous lever au premier coup de cloche,
+d'ailleurs vous ne l'entendrez pas.
+
+«Maintenant un conseil, mon enfant. Si votre grand, grand chagrin vous
+empêche de prendre un repos qui vous est nécessaire, agenouillez-vous
+devant le crucifix qui orne votre chambrette.
+
+--Mais, ma mère, j'espère dormir.
+
+--La courageuse enfant!
+
+--Vous mettrez une robe noire, demain: c'est la règle. Toutes les jeunes
+filles ou les jeunes femmes en retraite doivent se vêtir de la sorte.
+
+--Mais, notre Mère, je n'ai pour vêtement que ceux que je porte. Mon
+départ précipité...
+
+--Oui, je sais... Vous rougissez, mon enfant. Vous avez dû vous faire
+belle, si belle, que vous devez attendre en votre chambre que M.
+Gosselet vous envoie... Mais voyons un peu sous ce manteau...
+
+--Non, ma soeur, je ne puis...
+
+--Tout le monde m'obéit ici, mon enfant!
+
+--Au fait je puis bien vous montrer mon costume de gymnastique.
+
+--De gymnastique!
+
+Dégrafant son grand manteau en drap bleu orné de cabochons, Simone
+apparut en pantalon de flanelle blanche plissée et bouffant, en tunique
+moulant ses épaules comme un linge mouillé.
+
+Soeur Marie-Thérèse recula comme éblouie par la blancheur du tissu. Et
+les mains jointes, les yeux baissés:
+
+--Oh! ma fille! oh! ma fille! Comment avez-vous osé aller vers celui que
+vous aimez vêtue si peu décemment?... Il aurait douté de vous, plus
+tard.
+
+--Je venais de faire du trapèze, notre Mère, quand j'ai pris la fuite.
+
+--Du trapèze!
+
+--Je suis presque aussi forte que les professionnels.
+
+--Le démon se sert de toute arme pour vous ravir... En vous inspirant
+l'amour d'exercices peu familiers à notre sexe, il comptait vous perdre
+par l'attrait des mascarades immorales. Votre costume est outrageusement
+immoral, ma chère fille, et votre père permettait...
+
+--On voit bien, notre Mère, que vous ne savez rien de l'éducation
+moderne... et que vous n'avez jamais fait de gymnastique!
+
+Ceci fut dit si gaiement que soeur Marie-Thérèse, oubliant de relever
+l'impertinence, se mordit les lèvres pour ne point rire. D'exsangue
+qu'elle était, sa bouche s'empourpra, carminant d'un trait transversal
+son masque pâle.
+
+Puis, devenu grave:
+
+--Vous avez commis une grande faute, mon enfant, et je devrais vous
+gronder, mais vous êtes si... amusante. Au fait, me voilà réduite à
+faire planter des piques sur les murs de notre couvent. Peut-être
+n'aurais-je pas accepté de veiller sur vous si j'avais su que vous étiez
+gymnasiarque. Évitez, mon enfant, de montrer à la soeur converse qui va
+vous conduire à votre chambre, que vous êtes venue ici en petite
+saltimbanque. Promettez-moi aussi de ne pas scandaliser mes filles par
+le récit trop inconvenant de votre fuite. C'est entendu, n'est-ce pas?
+
+--Oui, notre Mère.
+
+--Dormez bien et récitez les prières que vous apprit votre maman quand
+vous ne faisiez que jouer à la poupée. Les coeurs simples sont à Dieu,
+mon enfant; les autres sont au diable.
+
+* * * * *
+
+Arrivée en sa chambrette, Simone ne put se défendre contre la tristesse
+qui l'envahit brusquement. L'hostilité des choses qui l'entouraient lui
+rappelait le nid bleu et blanc où elle pensait à _lui_, rêvait de _lui_,
+en un cadre riche et coquet.
+
+Blanchie à la chaux, la chambre ou plutôt la cellule n'avait pour tout
+meuble qu'un lit étroit à quatre colonnes, entouré d'épais rideaux
+blancs, une table de bois blanc et un escabeau. Sur une croix noire
+accrochée au mur, un Christ en plâtre neuf se dressait tout pâle
+au-dessus d'un bénitier attristé du rameau de buis qui secoue sur les
+morts des pleurs d'eau bénite.
+
+Une pancarte imprimée en lettres grasses attira le regard de Simone sur
+la sentence: _Vanité des vanités, tout est vanité_.
+
+Elle dit tout haut:--C'est gai, ici!
+
+Posant son chapeau sur la table, elle releva d'un tapotement de main les
+petites boucles de cheveux qui couronnaient son front d'un toupet de
+clown, tira un blocknote de la poche de son manteau et écrivit sur la
+première page:
+
+* * * * *
+
+«Mon André,
+
+«Je suis seule et enfermée dans une cellule de nonne. Mon père vient de
+me traiter de fille. La supérieure des Visitandines, malgré sa bonté ou
+à cause de sa bonté, ne m'a qualifiée que de petite saltimbanque. Tout
+m'est hostile ici, et le Christ qui orne la muraille, devant moi, semble
+me regarder en ennemie. Je crois en toi et je t'aime. Je vais me coucher
+et dormir pour rester forte contre leurs tentations. Je m'évaderai de ce
+couvent. Comment? je ne sais. Mais je m'évaderai.
+
+«Cette résolution bien arrêtée me rend très calme. Je me sens tout à
+fait maîtresse de moi-même et de mes nerfs. Tu verras comme je suis une
+petite femme de courage, de sang-froid et d'énergie.
+
+«Je ne veux pas, mon aimé, écrire un _journal_ de captivité, mais
+j'espère te montrer, un jour, ces notes qui te prouveront que tous mes
+pensers sont à toi. Malgré tout, je reste ta femme, ta petite femme et
+je t'avoue tout bas, à l'oreille, que j'ai grande envie de pleurer loin
+de toi.
+
+«Que fais-tu, mon André? Chassé de l'usine, tu te désespères, sans
+doute. Aie foi en moi, mon aimé.
+
+«Ici je serai presque heureuse au milieu de pauvres femmes qui disent
+des mots de passion à Celui qui ne se révèle jamais à leurs coeurs
+d'amantes. Toi je t'ai vu, je sais ton âme, je sais aussi que nous nous
+aimons.
+
+«Dors bien, mon aimé, et ne te laisse pas abattre par l'adversité;
+d'autres jours nous seront joie.
+
+«Méfie-toi de l'honnête homme, André!
+
+«Je suis presque gaie, tu vois. Joue contre joue, nous lirons ces
+lignes, plus tard, chez nous, chez nous!...
+
+«Pense à moi. Je sentirai très bien ta pensée dans mon coeur. Aime-moi
+bien; je veux être ton cher amour et sentir que je le suis.
+
+«A toi.
+
+Simone GOSSELET, «_la fille, la petite saltimbanque_.»
+
+
+«Ceux qui m'insultent ne savent pas... Père souffre pour de l'argent! Le
+_coeur_ n'est pas un muscle, malheureusement. Les singulières formes
+qu'il prendrait selon les gens! On exhiberait ces monstruosités à la
+foire. Sur ce, je vous embrasse, mon époux.
+
+«SIMONE.»
+
+* * * * *
+
+Très brave, la fille de M. Gosselet ne pleura guère plus de cinq minutes
+dans le petit lit démodé, entouré de rideaux en cretonne rugueuse.
+
+Dans les cellules voisines, les religieuses obsédées d'amour invoquaient
+Jésus.
+
+Simone s'endormit, prononçant un nom profane mais tout aussi doux à ses
+lèvres que celui du Crucifié.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Simone se réveilla toute glacée sous les neiges de ses rideaux qui
+l'enveloppaient comme d'une froide avalanche.
+
+Elle revêtit une robe noire que lui apporta une soeur converse et rendit
+visite à la supérieure.
+
+--Mon enfant, lui dit soeur Marie-Thérèse, je crois que, contrairement à
+la règle, il est inutile que je vous confie à une «maman», à une de mes
+filles qui tenterait en vain de ramener à Dieu un coeur pris tout entier
+par le monde. Je vais vous présenter à Mlle Paule de P... qui a bien
+voulu, sur ma demande, vous prêter ce vêtement de deuil qui sied mieux à
+une jeune fille bien élevée que votre accoutrement d'acrobate.
+
+Mandée par soeur Marie-Thérèse, Paule de P..., blonde et frisée comme un
+petit saint Jean, menue trottinante, le visage délicieusement assombri
+par deux grands yeux à peine teintés de bleu, fit son entrée dans le
+cabinet directorial.
+
+Elle reconnut sa robe sur le dos de l'amie que lui confiait soeur
+Marie-Thérèse, battit des mains et s'écria encouragée par l'attitude
+souriante de Simone:
+
+--Ah! je serai moins seule.
+
+--Voilà, ajouta la supérieure, qui va hâter votre guérison, ma chère
+Paule et vous rendre vite à Mme de P... Je vous autorise à vous
+promener dans le cloître pendant l'office de ce matin.
+
+* * * * *
+
+Simone et Paule descendirent dans le grand cloître, sorte de vestibule à
+colonnade, habité par des statues de saints et de saintes en marbre
+blanc, encerclant un paradis fleuri de corbeilles et planté d'acacias.
+
+--Je ne sais rien de votre vie, j'ignore quelle aventure vous a valu une
+vilaine retraite forcé, ma chère amie, dit Paule, mais je vous aime déjà
+comme une soeur. Les coeurs appartiennent tous ici à Jésus et j'ai si
+grande envie de me confesser que... je vais tout vous dire.
+
+--Déjà!
+
+--Oui, déjà. J'aime mon ancien professeur de piano, un jeune homme qui
+sera célèbre demain. Il a composé une mélodie éditée: _Rêves du matin_.
+Connaissez-vous _Rêves du matin_? Cette oeuvre divine m'est dédiée, ma
+chère. Je pleure toutes les fois que je joue son aveu, car c'est l'aveu
+de son amour pour moi.
+
+«Maman était à la recherche de je ne sais quelle partition dans la
+bibliothèque. Ce fut une révélation. Oh! si douce!... Quand mère entra
+brusquement, devinant tout,--il ne jouait plus que d'une main,--j'étais
+assise sur ses genoux et il me baisait les poignets. «Sortez, monsieur!»
+Il partit très digne, et quelque chose de moi s'en alla avec lui.
+
+«Espionnée d'abord par toute la valetaille, puis gardée à vue par maman,
+je fus enfin confiée à soeur Marie-Thérèse.
+
+«Ici, je puis l'aimer tout bas et chantonner aussi tout bas les _Rêves
+du matin_! Voulez-vous que je vous dise la mélodie sans paroles. _Tu_...
+_tu_... _tu..._! C'est aussi énervant que les odeurs d'encens qui me
+donnent la migraine à la chapelle. _Tu_!... _tu_... _tu_...! Il me
+semble que ses doigts jouent dans mes cheveux. Nous échapperons à la
+surveillance de la soeur qui veut me convertir et nous irons dans
+l'oratoire de la supérieure. Il y a là un petit harmonium. _Rêves du
+matin_ fait très bien sur l'harmonium. Je l'aime... je l'aime!
+
+--Et il se nomme?
+
+--Gontran Saint-Patrick.
+
+--Un joli nom de musicien. Moi, ma chère amie--confidences pour
+confidences--j'aime un tout petit employé de mon père qui n'a jamais
+fait la moindre musiquette, qui n'a jamais rimaillé le moindre sonnet.
+Autrefois quand il semblait rêveur, les gens qui l'entouraient pouvaient
+l'entendre murmurer des choses extraordinaire: AX² - 4Tc...
+
+--C'est une manière de savant?
+
+--Oui, mais maintenant quand il rêve, il dit: «Simone.» C'est une
+manière d'amoureux. Il est ingénieur-constructeur et trouvera le moyen
+de me bâtir une maisonnette de bonheur à huis-clos. Mon père s'oppose à
+notre union, ce qui vous explique ma présence en ce couvent.
+
+--Votre fiancé se nomme?
+
+--André.
+
+--André! presque aussi joli que Gontran.
+
+--Presque... vous êtes charmante! Mais pour un ingénieur, c'est
+suffisant, n'est-il pas vrai?
+
+--Vous vous moquez!
+
+--Moi, point, cela vous prouve que vous aimez Gontran autant que j'aime
+André: voilà tout.
+
+--Je l'aime... je l'aime... Mais c'est un amour maudit puisqu'il fait le
+désespoir de ma bonne mère.
+
+--Mon amour donne la migraine à bon papa Gosselet, et je vous assure
+qu'il est, cependant, cet amour, à l'abri de toutes les malédictions.
+
+--Vous êtes donc bien courageuse?
+
+--J'espère l'être assez pour faire mon bonheur.
+
+--Mais vous êtes prisonnière.
+
+--On s'évade.
+
+--Oh!
+
+--Quoi! oh?
+
+--Ce serait très mal et très difficile.
+
+--Par compassion pour Gontran, je serais heureuse de vous prouver que
+cela n'est pas aussi difficile que vous le pensez.
+
+--Je verrai... je réfléchirai... mais ce serait très mal. S'enfuir de la
+maison de Dieu! Il est vrai que je m'ennuie, m'ennuie... m'ennuie!
+Regardez voir si je n'ai pas un cheveu blanc, là sur la tempe gauche?
+
+Simone penchant sur son épaule le front bouclé de sa nouvelle amie,
+souleva du doigt les boucles blondes et dit apitoyée:
+
+--Toute une boucle, ma chère, toute une boucle. Encore huit jours de
+réclusion et vous serez poudrée à la maréchale. Il est vrai que
+semblable parure sied bien aux visages à roseurs.
+
+--J'ai vieilli tant que cela? Des cheveux blancs! Vous avez bien vu? Je
+monte vite dans ma chambre. J'ai pu apporter ici une petite glace de
+poche. Les soeurs prétendent que je possède, seule, cet _instrument de
+péché_.
+
+--Prétendent, c'est possible! mais... elles aiment Jésus. Les femmes se
+font belles pour celui à qui elles veulent plaire.
+
+--Elles sont belles en elles, les pauvres filles. Vous les aimerez quand
+vous les connaîtrez. Mais mes cheveux blancs?
+
+--Inutile de consulter votre petite glace, ma chère Paule, vos cheveux
+sont tous blonds à nuances infiniment variées. Il doit falloir beaucoup
+pleurer pour gagner ses cheveux gris; et vous n'avez guère fait que
+sourire jusqu'à l'audition de _Rêves du soir_.
+
+--Je suis si malheureuse depuis huit jours que je suis ici! Je ne parle
+pas la même langue que les bonnes soeurs. Si je pense Gontran, elles
+disent Jésus. Toujours la même existence grise, calme, endeuillée de
+chants religieux aussi réjouissants que le _Dies iræ_. Tout conspire
+contre mon amour. Mais maintenant que je vous ai, je serai plus forte,
+oui, plus forte. Avez-vous une chambre à vous?
+
+--J'ai une cellule, comme une vraie prisonnière.
+
+--Moi, j'habite une chambre garnie de tous mes bibelots de jeune fille.
+J'étais si désespérée, lors de mon arrivée, que soeur Marie-Thérèse a
+consenti à me laisser mes petits riens.
+
+«Je suis, par distraction, presque tous les exercices des Visitandines.
+Je me lève à cinq heures à l'appel de la cloche du couvent et descends à
+la chapelle où je communie avec toute la communauté le jeudi et le
+dimanche. J'assiste ensuite à une seconde messe et déjeune un peu avant
+les bonnes soeurs. Je prends volontiers du café au lait, le matin. Elles
+ne mangent que de la soupe... A huit heures et demie: office. C'est
+triste, triste! Les Visitandines chantent sur trois notes des psaumes
+qui me font pleurer. On dirait que j'entends le _De profundis_ clamé sur
+mon amour mort.
+
+«... Après le dîner qui a lieu à midi, nous descendons dans le grand
+cloître et je m'amuse à parer de fleurs la statue de soeur Agnès que vous
+voyez là-bas près de la Vierge Marie.
+
+«... A une heure, je brode ou couds des petites brassières pour les bébé
+de pauvres, puis vais pleurer à une nouvel office chanté sur trois notes
+lugubres. J'écris ensuite à ma mère que je m'ennuie... m'ennuie... et
+j'assiste à l'office de cinq heures. Toujours les trois notes, les trois
+notes, les trois notes...
+
+--C'est moins compliqué que _Rêves du matin_!
+
+--Méchante, taisez-vous!... Puis souper, puis promenade, ou travail,
+puis nouveau et dernier office, celui du soir, égayé des trois notes
+désespérées... Alors commence le grand silence ordonné par les règles de
+saint François de Sales, silence si absolu que les pauvres soeurs malades
+ne demandent que par gestes ce dont elles ont besoin. Je n'entends dans
+les cellules voisines de ma chambre que les coups de discipline dont se
+punissent les soeurs tentées.
+
+--Tentées par qui?
+
+--Tentées par quelque souvenir du monde qu'elles ont fui. Elles se
+flagellent aussi pour des causes beaucoup plus futiles, pour avoir, par
+exemple, prêté trop d'attention aux broderies qui ornent le voile du
+sanctuaire. Alors je ferme les yeux, car je suis, moi, une grande
+coupable et je dis, tremblante, ma prière du soir.
+
+--Vous n'avez jamais eu la pensée d'entrer en religion, ma pauvre amie?
+
+--Non, jamais! Je suis trop jeune pour ne pas aimer le monde. J'avoue
+cependant que les lectures à haute voix pendant les heures de travail de
+la communauté m'ont souvent fait envier la félicité des âmes qui ne
+vivent qu'en Dieu. Hier encore, soeur Jeanne-Adèle m'a beaucoup émue en
+déclamant d'une voix mal assurée la _Vie de Anne-Madeleine de Rémuzat_,
+une des saintes glorieuses de l'ordre de la Visitation. Les grosses
+chemises de coton, serrées au cou par un noeud coulant comme des sacs de
+meunier, que portent les bonnes soeurs, me feraient regretter mes
+chemisettes de jeune fille. Puis, sous le voile blanc des novices
+passerait toujours quelque boucle blonde de mes cheveux indisciplinés.
+En outre, il me serait fort désagréable de ne plus voir mère qu'au
+parloir. Je l'aime bien, mère, malgré tout.
+
+--Votre mère vous rend visite souvent?
+
+--Tous les jours. Elle attend ma soumission pour m'emmener chez nous et
+me consoler de tous mes ennuis. Ses visites me font mal. Le parloir est
+si triste! Ceux du monde attendent dans une petite pièce cirée, meublée
+de chaises alignées avec tant de soin qu'elles semblent scellées à la
+muraille. Devant chaque chaise, un carré de tapisserie à fleurs passées.
+La soeur mandée par un _vivant_ arrive escortée de soeur Écoute! Ah! Ah!
+Ah!
+
+--Pourquoi ce rire?
+
+--Soeur Écoute! Soeur Écoute est la plus vieille de la communauté. Elle
+n'a jamais aimé que Jésus et elle l'aime, je crois à sa manière, en
+soupçonneuse et en grondeuse. Soeur Écoute n'y voit presque plus. Quand
+une jeune Visitandine se rend au parloir, vite, Soeur Écoute quitte la
+lingerie où elle taille pour ses compagnes des voiles de formes
+invraisemblables, sans patrons, au seul jugé des ciseaux tremblottant au
+bout de ses vieux doigts. Elle accourt trottinant, regardant la soeur
+qu'elle va accompagner comme si la pauvre fille allait à une entrevue
+avec le diable. Arrivée devant la grille gazée de noir, soeur Écoute
+dévisage le visiteur ou la visiteuse de ses grandes prunelles mortes
+pour leur faire rentrer dans la gorge les futilités qu'ils pourraient
+débiter, puis fait glisser entre ses phalanges noueuses les grains de
+son rosaire.
+
+«... Parfois elle avance d'un pas vers la grille, semblant scandalisée,
+puis continue ses oraisons, les paupières baissées, jusqu'à ce qu'un
+geste un peu trop vif la tire de son extase réparatrice.
+
+«... Si l'entretien dure trop longtemps, elle pousse des soupirs, fait
+cliqueter son chapelet, montre grise mine aux visiteurs. Ce manège ne
+manque pas d'intriguer les vivants qui rient de bon coeur lorsqu'ils
+apprennent que soeur Écoute est sourde, sourde comme un vieux pot depuis
+une bonne douzaine d'années.
+
+--Décidément, je pense ne pas trop m'ennuyer ici, ma chère Paule. Je
+découvre un monde nouveau.
+
+--Vous verrez que les trois notes des offices auront vite raison de
+votre gaieté. Mais voilà les bonnes soeurs qui reviennent de la chapelle.
+
+Par une porte s'ouvrant en un angle du quadrilatère formé par la
+colonnade du cloître, les robes noires, raides, anguleuses, archaïques,
+envahissaient le préau. Les faces émaciées étaient blanches dans
+l'encapuchonnement du voile noir. Les lèvres plates semblaient usées par
+les baisers de cuivre du crucifix. Les yeux, aux pupilles agrandies par
+les contemplations, se voilaient de paupières diaphanes et bleutées,
+aveuglées par la lumière d'un soleil neuf de mai.
+
+Toujours priant, elles longèrent la colonnade, s'inclinant bien bas
+devant les statues de marbre, sans un sourire au jardin nouveau fleuri,
+sans un regard au grand ciel bleu. Elles marchaient en un froissement
+rude d'étoffes, en un heurt des rosaires. Pas un martèlement de
+chaussures sur les dalles de pierre. Effrayés par ce passage silencieux
+d'ombres, les moineaux se réfugiaient dans les massifs.
+
+Quand la procession noire eut disparu, mains jointes, dos voûtés, sous
+une porte de la galerie, Simone dit:
+
+--Le spectacle n'est pas gai.
+
+--Elles sont bien heureuses, ne regrettant rien, ne désirant rien!...
+Voici Soeur Marie-Thérèse!
+
+Soeur Marie-Thérèse quittait, à son tour, la chapelle, moins recueillie
+que ses chères filles à en croire l'aller de ses grands yeux sur les
+choses qui l'entouraient.
+
+Elle semblait heureuse du renouveau, pensait, sans doute, que les saints
+de marbre auraient, le printemps venu, leurs socles toujours fleuris, et
+que les étoiles blanc-rosées des espaliers se changeraient en fruits
+savoureux qui ne coûteraient rien à l'économat.
+
+Elle fit signe aux deux amies d'un geste ample de ses grandes manches:
+
+--Eh bien, ma chère fille, cela ne ressemble pas trop à une prison. Vous
+verrez, nous vous gâterons. Venez que je vous montre nos fleurs avant de
+vous présenter à la communauté.
+
+Tout en cheminant, elle admira Dieu devant les corbeilles de fleurs, se
+signa près des quinconces où des _Ecce homo_ s'élevaient en des
+retraites de verdure, gronda maternellement Paule de P... qui déchirait
+entre ses ongles le calice d'une fleur de pêcher, puis gagna, suivie de
+Simone et de Paule, l'atelier où ses filles travaillaient à enrichir de
+quelques linges rares, de quelques tissus fins, le trousseau de Jésus.
+
+Simone, un peu émue, s'assit à côté d'une vieille Visitandine, la soeur
+robière, qui donnait de grands coups de ciseaux dans une pièce de drap.
+
+Les soeurs lui firent un accueil blanc des lèvres, puis reprirent leur
+couture ou leur broderie, écoutant la lecture de soeur Jeanne-Adèle.
+
+* * * * *
+
+Soeur Jeanne-Adèle lisait:
+
+«Madelaine Rémuzat éprouva, jeune encore, la mystérieuse souffrance de
+l'amour. Le Seigneur, en lui révélant ses charmes, excitait ses désirs
+de l'aimer davantage; mais comblée de faveurs célestes et aspirant à y
+répondre, que peut-elle offrir à un Dieu qui se rend prodigue de
+lui-même? Question complexe, insoluble! Elle jeta la sainte enfant dans
+le supplice douloureux que nous ne pourrions mieux expliquer que par les
+paroles de l'aimable docteur à son Théotime: «Ce n'était pas le désir
+d'une chose absente qui blessait son coeur, car elle sentait que son Dieu
+lui était présent. Il l'avait déjà menée dans son cellier à vin; il
+avait arboré sur son coeur l'étendard de l'amour. Mais quoique déjà il la
+vît toute sienne, il la pressait et décochait de temps en temps mille et
+mille traits de son amour, lui montrant, par de nouveaux moyens, combien
+il était plus aimable qu'il n'était aimé. Et elle, qui n'avait pas tant
+de force pour l'aimer, que d'amour pour s'efforcer, voyant ses efforts
+si imbéciles en comparaison du désir qu'elle avait pour aimer dignement
+Celui que nulle force ne peut assez aimer, hélas! elle se sentait outrée
+d'un tourment incomparable.» Et de plus, elle était accablée par le
+poids de son impuissance, plus vivement aussi se sentait-elle
+sollicitée, poursuivie par les exigences amoureuses de son Maître adoré.
+Que lui demande-t-il donc? Elle ne sait pas[1]...»
+
+Simone écoutait, étonnée, cette phraséologie troubleuse d'âmes.
+
+Toutes ces femmes aimaient donc Jésus d'un amour charnel qu'elles
+soupiraient sur la blancheur des linges quand la lectrice soulignait
+d'un geste de voix: «_elle se sentait outrée d'un tourment
+incomparable_» ou bien: «_poursuivie par les exigences amoureuses de son
+Maître adoré_...»
+
+Paule de P... dit comme à regret:
+
+--Venez, nous nous rendrons au réfectoire, avant la communauté. Cette
+lecture vous a émue, je le vois, c'est si beau! si beau!
+
+Note [1]: Anne-Madeleine Rémuzat, d'après les documents de l'ordre,
+Lyon. Vitte, édit.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+--Comment va Votre Colère, ce matin?
+
+--Elle se porte à merveille, merci, Votre Sérénité. Vous êtes donc bien
+certaine de l'épouser?
+
+--J'ai l'intention de tout faire pour cela et... même plus.
+
+--Même plus!... Voilà un mot qui vous vaudrait une neuvaine de la
+communauté s'il venait aux mignonnes oreilles de soeur Marie-Thérèse,
+notre Supérieure, ma chère Simone. Même plus!... Le vieil abbé
+Fermadand, notre aumônier, vous exorciserait en pleine chapelle. Alors
+vous l'aimez assez pour... Et vous ne rougissez pas! Moi, j'ai des
+roseurs à la nuque, voyez!
+
+--Rougissez pour moi, ma chère Paule, rougissez à votre aise. Je suis
+bien certaine de quitter cette jolie cage à linottes.
+
+Et ce disant, Simone prit place sur un banc de granit à côté de cette
+pauvre petite Paule de P... embastillée pour illicite amour offert à son
+professeur de piano.
+
+Paule, élevée au Sacré-Coeur, aimait le babillage raisonneur de la
+«petite laïque». Elle prenait courage, s'enhardissait au contact de
+cette amie oseuse qui l'effrayait par la non-hypocrisie de son allure et
+ses pensers proclamés tout haut en ce milieu de chuchotements étouffés
+sous les béguins.
+
+Assises robe à robe, les mains tournant les feuillets des livres
+qu'elles ne lisaient pas, elles amusaient leurs yeux de l'aller des
+robes monacales sur le sable blond, par ce matin d'avril.
+
+Dans la petite cour proprette, sous les marronniers déjà feuillus, les
+bonnes soeurs s'abordaient avec des petites mines très dignes, se
+faisaient des révérences mi-cérémonieuses, parlant des lèvres seulement,
+les dents blanches montrées en des rires qui ne sonnaient pas.
+
+Simone singeait leur bonjour matinal, pépiant à chaque rencontre de deux
+nonnettes sous les marronniers:
+
+«--Je salue Votre Douceur!»
+
+«--Votre Charité a bien dormi?»
+
+«--Comment va Votre Humilité?»
+
+«--Bien? je remercie Votre Chasteté.»
+
+Quand les moineaux se roulaient à leurs pieds en des maladresses de vol
+troublé par le besoin d'aimer, les Visitandines faisaient des signes de
+croix à la dérobée ou récitaient quelque oraison jaculatoire en une
+presque immobilité des lèvres.
+
+Toutes ou presque toutes avaient _leur_ prière à Jésus, au doux Jésus, à
+l'Amant Jésus, au Bien-Aimé Jésus, à l'Époux Jésus.
+
+Elles composaient, la nuit, en leurs cellules, des placets d'amour
+qu'elles débitaient le lendemain à la chapelle, regardant les lèvres
+pâles du doux Crucifié, espérant les voir remuer.
+
+* * * * *
+
+Ce jour-là, une à une, discrètement, la bouche entr'ouverte, les yeux
+allumés, elles se dirigeaient vers la petite porte ogivale de «Sa
+Maison.» Il était là et elles allaient Le contempler. Anxieuses, elles
+s'arrêtaient sur le seuil du temple, se cachant le visage en des
+blancheurs de linge, venant au rendez-vous en de fausses pudeurs comme
+sous de doubles voilettes.
+
+Paule de P... dit brusquement, pour expliquer ces fréquentes visites à
+la chapelle:
+
+--Soeur Agnès va mourir.
+
+--Qui, soeur Agnès?
+
+--J'oublie toujours, ma pauvre Simone, que vous êtes loin de nous, tout
+en demeurant au milieu de nous. Vous ne connaissez pas soeur Agnès... la
+religieuse si blanche... qui dort avec Jésus...
+
+--Qui dort avec Jésus! Expliquez-vous. Je ne suis pas élève du
+Sacré-Coeur, moi!
+
+--Vous avez vu à la chapelle, dans le choeur, la religieuse étendue sur
+une chaise longue et si faible et si blanche, avec des yeux si grands?
+
+--Oui, j'ai vu une pauvre femme bien malade!
+
+--Pauvre femme! Elle est l'Heureuse, l'Enviée. Toutes les religieuses
+jalousent son sort. Le Crucifié lui tend les bras et il la prend toute,
+peu à peu, délicieusement. Il l'attire et l'absorbe en lui, il aspire
+son âme comme elle aspire, elle, son coeur divin.
+
+--Une folle mystique!
+
+--Non, une fiancée, et plus heureuse que bien des fiancées de la terre,
+puisqu'elle va vers l'amant céleste des âmes; qu'elle meure pour l'amour
+de son amour aujourd'hui ou demain, dans quelques heures, elle sera dans
+son Paradis de délices, submergée dans sa fontaine d'amour.
+
+Les yeux levés en d'extatiques visions, Paule de P... soupirait. Simone
+lui prit la main doucement, et, moqueuse:
+
+--Je vous assure, ma chère amie, que votre fiancé n'est pas au ciel,
+lui. Un peu de courage! Dans quelques jours les portes de la cage
+s'ouvriront pour vous aussi, et vous volerez à tire-d'ailes... Est-ce
+qu'il a de longs cheveux, votre musicien?
+
+--Mais non... très correct.
+
+--Ce n'est pas une façon de Christ, alors! Vous avez une tendance à le
+confondre avec Jésus. C'est humiliant pour tous les deux...
+
+--Vous blasphémez! Vous me faites de la peine.
+
+--Non! je raisonne. Je crois en Dieu, fermement, je vous l'assure, mais
+pas en un Dieu joli garçon, et je pense avoir assez de l'autre vie pour
+l'aimer comme l'aiment les Visitandines. Elles se noient en Dieu, vous
+le voyez bien.
+
+--Je ne discuterai pas avec vous, petite philosophe. Je vais vous conter
+une simple histoire, celle de Soeur Agnès, et nous verrons si vous rirez
+de cette «noyade».
+
+--Cela débute par une histoire d'amour, n'est-ce pas?
+
+--Oui, mais ne m'interrompez pas, raisonneuse. Autrefois, soeur Agnès
+était une jolie héritière de notre monde. Grande, brune, très belle,
+dissipée, primesautière, elle répondait à des propos de bal, à des
+flirts respectueux mais osés, par de grands éclats de rire qui
+interloquaient les amoureux. Pas facile à prendre celle-là! Les duos,
+les tours de valse, les singeries du cotillon, les émotions au théâtre
+ne lui enlevaient jamais sa belle humeur un peu moqueuse et partant
+redoutée. Elle disait à Roméo quand elle était Juliette: «Monsieur, vous
+êtes d'un demi-ton trop haut.»
+
+Enfin vint celui qui devait triompher d'une si grande assurance: un
+jeune Saint-Cyrien, très embarrassé de son épée et portant son képi
+empenné comme un marguillier porte le dais aux processions du
+Saint-Sacrement.
+
+Elle l'aima tout de suite et ne trouva pas de mots drôles quand il
+s'embrouillait dans les figures de nouvelles danses. Lui, un peu timide,
+n'osait pas lui faire sa petite profession de foi. Elle s'en aperçut et
+l'encouragea même, dit-on. Puis, à la première syllabe d'aveu, elle
+riposta, par habitude de quereller les amoureux ou pour dissimuler son
+émoi:
+
+--Vous êtes le vingt-cinquième, monsieur! Votre petite machine n'est pas
+originale, d'ailleurs. Je puis vous réciter la suite, si vous le voulez!
+
+Le petit Cyrard, confus, fit une belle révérence datant de sa mère-grand
+et ne reparut plus chez la tante d'Agnès.
+
+Elle ne désespéra point trop, comptant le ramener à elle tôt ou tard,
+lorsqu'elle apprit, deux ans après, qu'il se fiançait à une de ses
+amies.
+
+Elle assista très digne à la messe de mariage, puis, le soir même, elle
+vint prier soeur Marie-Thérèse de la recevoir au couvent.
+
+--Morale: Ne désespérez pas celui que vous aimez.
+
+--Taisez-vous, mon amie. Elle fut si malheureuse, soeur Agnès! Celui
+qu'elle aimait, à une autre!
+
+Songez à ce que vous souffririez si André... C'est André, n'est-ce pas?
+
+--Moi je n'ai rien dit.
+
+--Sans vous en douter, dans le laisser-aller de vos confidences, vous
+avez prononcé le nom! Bon! Voilà que vous rougissez.
+
+Les deux petites prisonnières, les mains jointes en un instinctif
+sentiment de crainte, se turent, regardant voleter les moineaux.
+
+* * * * *
+
+--Je continue, dit Paule, souriant de l'émoi causé à son amie, Soeur
+Agnès pria longtemps, longtemps, avant d'oublier l'aimé. Ses actes
+d'amour n'allaient pas toujours à Dieu et elle se jugeait bien coupable,
+jeûnant, usant sa robe sur les dalles de l'église. On parla beaucoup
+d'elle dans le monde, et je me souviens d'avoir copié pendant les
+vacances une prière composée par elle, prière où elle suppliait Jésus
+tout puissant de la délivrer du souvenir du petit Saint-Cyrien. Je
+transcrivis cela, au temps de mes robes courtes, ne sachant trop ce que
+signifiaient ces appels à la clémence divine. Je pensai en ma faible
+jugeotte que la pauvre femme devait être quelque grande criminelle,
+quelque empoisonneuse.
+
+L'amour de Dieu triompha après deux ans de luttes. Elle fit mander
+l'aimé au parloir, sous couleur de lui rappeler ses devoirs de chrétien,
+s'abusant elle-même, la pauvre douloureuse, sur le motif de ce revoir.
+Elle lui apparut endeuillée derrière le crêpe qui partage en deux la
+petite pièce: côté des morts, côté des vivants. Il fut bon, très doux,
+promit de travailler à son salut, sans sourire. Elle l'adjura d'aimer sa
+femme. Il ne répondit pas, par pitié. Quand on l'emporta évanouie, il
+pleura d'avoir perdu cet amour qu'il n'avait pas eu, et cependant, il
+aimait celle qu'il avait épousée.
+
+Dieu pardonna enfin et soeur Agnès n'habilla plus du regard, le corps
+blanc en croix, d'un pantalon rouge à bande bleue et d'une capote à
+boutons d'or. Elle pria avec calme, n'osant dire à Jésus des mots de
+passion, par pudeur, les regrets étant trop récents encore. Elle alla à
+Lui d'une façon correcte, en femme honnête qui ne se jette pas dans les
+bras de l'amoureux numéro deux, parce que l'amoureux numéro un l'a
+dédaignée.
+
+--Comme vous savez bien toutes ces choses, mon amie!
+
+--Je devine... probablement... en femme qui aime. D'ailleurs on commenta
+beaucoup autour de moi, je vous l'ai dit, le roman de soeur Agnès. Il se
+peut aussi que mon éducation au Sacré-Coeur m'ait appris...
+
+--... Comment on flirte avec Dieu... Continuez, je vous prie! Mais ce
+long récit vous fatigue, peut-être. Vos jolies mains reposent si lasses
+dans les plis de votre jupe! Et cet imbécile de médecin qui ne croit pas
+devoir vous ouvrir les portes de la cage!
+
+--Je ne suis pas lasse de conter, je vous assure! C'est si beau ces
+souffrances d'amour! Soeur Agnès devint la bonne sainte de ce couvent.
+Ses yeux qui avaient tant pleuré brillèrent d'un éclat doux, toujours un
+peu mouillés d'eau. L'iris devenu large dans les longues contemplations
+s'agrandit de telle sorte que bleues autrefois les prunelles étaient
+devenues noires. Son visage s'affina, amaigri, mais non décharné.
+
+Souriante, elle accueillit au parloir les anciennes amies qui venaient
+la féliciter de sa guérison, plutôt curieuses que compatissantes.
+
+Elle sut les petits potins du monde, les médisances, les calomnies,
+reçut des confidences, des aveux, et donna des conseils aux désespérées
+d'un jour.
+
+Elle fut, deux ans durant, le médecin pour âmes des petits cercles
+féminins.
+
+Les coupés faisaient queue rue Denfert-Rochereau et la bonne soeur
+Marie-Thérèse ne songea point à interdire, selon la règle, ces
+parlottes, ces five-o'clock chez Jésus.
+
+De temps à autre, les visiteuses faisaient une retraite au couvent,
+comme on va aux eaux, et l'économe de la communauté encaissait les
+présents destinés à ornementer la chapelle du Sacré-Coeur.
+
+Un prédicateur mondain, à la Madeleine, fit allusion à la sainte Mlle
+de G... et pendant huit jours, il fut de bon ton de prendre le voile. La
+mode passée, les pauvres petites filles romanesques regagnèrent la
+maison paternelle mais non sans avoir laissé quelque peu de leur dot
+derrière le crêpe noir. Il en coûte pour passer décemment du côté des
+morts au côté des vivants.
+
+Soeur Agnès joua de bonne foi son rôle de racoleuse. Elle avait l'âme
+trop pleine de Dieu pour songer aux petits bénéfices que procure une
+grande piété habilement exploitée. Elle s'étonna d'abord du vide qui se
+fit brusquement dans le parloir, puis redoubla de ferveur pensant que
+Dieu ne l'avait pas jugée digne de ramener à lui les pauvres brebis
+égarées, les pauvres brebis à tête si légère, paissant n'importe quelle
+herbe, au gré des pasteurs et aussi au hasard des pâturages.
+
+Adèle de G..., sa soeur, mariée depuis peu, venait lui confier les joies
+et les tristesses de son ménage d'amoureux. Elle écoutait les
+confidences avec un bon sourire indulgent de vieille grand'mère qui se
+souvient.
+
+Cette pauvre amoureuse qui n'avait pas su garder son fiancé donnait à la
+jeune femme des conseils qui devaient retenir le mari au logis. Elle dit
+un jour, franchement:
+
+--Ma chère Adèle, il te faudrait un enfant.
+
+Et devenue rouge, la petite mariée:
+
+--Tu as raison, j'en parlerai à...
+
+--Oui, nous le demanderons à Dieu, interrompit soeur Agnès.
+
+Les menottes roses qui devaient retenir par les pans de son habit le
+père toujours sollicité par les distractions du cercle restaient dans
+les limbes...
+
+C'étaient à chaque visite de longs interrogatoires mimés où elles
+s'apitoyaient en gestes vagues. Elle, la petite mariée, en avait parlé
+à...
+
+Soeur Agnès en avait touché mot à Jésus.
+
+Et pas une espérance!
+
+Quand la petite mondaine entrait au parloir en un fouettement de jupes
+impatient, la recluse hochait la tête, désespérée.
+
+Le front volontaire, les lèvres en moue, Adèle frappait du pied en
+fillette qui veut son jouet, malgré tout, na!
+
+Soeur Agnès, toujours prête à s'accuser des maux qui sévissaient autour
+d'elle, pensa que Dieu la punissait en la stérilité de sa soeur, et, en
+une entrevue où Adèle de G... se désespérait de nouveau, elle chuchota,
+les yeux baissés:
+
+--Ma chère Adèle, tu auras un fils et nous le nommerons Dieudonné. Hier,
+à la chapelle, je demandai à Dieu de prendre ma vie pour en faire la vie
+de celui qui naîtra de toi.
+
+--Je ne puis accepter ton dévouement, ton sacrifice, ma bonne Agnès.
+
+--Ne refuse pas, ma chérie, ma Mort c'est ma Vie.
+
+Rougissante, la petite mondaine ne trouva pas d'arguments assez
+affectueux pour empêcher ce suicide. Elle dit même, envoyant un baiser,
+à son départ:
+
+--Il est vrai que tu es comme morte pour nous et qu'un bébé qui serait
+toi... Mais je pense que Jésus ne t'exaucera pas.
+
+--Espère, mon enfant, espère.
+
+Agnès pria Dieu d'accepter son sacrifice. Mystique, par conséquent
+illogique, elle offrit en véritable holocauste pour la réalisation des
+voeux de sa soeur une vie qui lui était odieuse.
+
+Elle en fit la confidence à son confesseur qui se hâta d'informer soeur
+Marie-Thérèse du miracle qui pouvait se produire.
+
+Toute la communauté s'intéressa bientôt à la réussite de l'affaire.
+
+Dès le lever, la pauvre sainte devait écouter les petits papotages
+égoïstes de ses compagnes:
+
+--Comment avez-vous passé la nuit, Votre Douceur?
+
+--Pas le moindre malaise, Votre Bonté!
+
+--Jésus! il me semble que vos yeux brillent, fiévreux, Votre Piété.
+
+Elle souriait, et tristement:
+
+--Pas encore! Dieu ne m'a pas exaucée.
+
+Enfin, l'été dernier, il y a quelque huit mois, la recluse sortit de sa
+cellule fatiguée, les membres mous, comme vidés et délicieusement
+alanguis.
+
+Ce fut une joie, un trémoussement de linges blancs, des balbutiements de
+lèvres remerciant Dieu. Dans la petite chapelle, l'aumônier récita des
+actions de grâce après la lecture du Saint Évangile.
+
+Dans l'après-midi, quand la soeur tourière introduisit Adèle de G... au
+parloir, la jeune mariée aperçut derrière le voile noir le visage
+souriant de soeur Agnès. Elle se précipita vers la grille criant:
+
+--Comment! tu sais... déjà!
+
+--Je sais que Jésus exauce toujours ceux qui eurent foi en lui. A
+genoux, mon enfant.
+
+Des larmes tombèrent lentes des yeux levés des deux mères priant à
+genoux, séparées par le grand voile. Et derrière la gaze noire qui
+endeuillait leurs visions, elles crurent apercevoir, l'une l'enfant
+rose, petit mortel, l'autre bébé Jésus, petit dieu.
+
+De ce jour, elles souffrirent également de leur maternité.
+
+Des symptômes physiologiques surprenants leur donnèrent des joies
+communes et des affres également partagées. Quand la mère, selon la
+nature, élargit ses voiles, la mère selon Dieu vit son pauvre corps
+s'émacier.
+
+La vie fuyait d'elle et elle n'en souffrait pas.
+
+Souvent en leurs rencontres au parloir, la Visitandine disait à Adèle:
+
+--J'ai eu peur, ma chérie. Hier, matin, j'étais comme guérie.
+
+--J'ai pleuré, avouait la mère enceinte. Il ne remuait plus depuis la
+veille.
+
+--Heureusement que cela va mieux, souriait soeur Agnès!
+
+--Oui, heureusement!
+
+Cela continua à aller mieux. Cela continua à aller si bien que soeur
+Agnès dut s'aliter dans sa cellule, seule, mourant d'une maladie
+mystérieuse, sans médecin pour hâter sa délivrance, pendant que la
+grossesse de l'autre était entourée d'attentions capitonnées.
+
+Le couvent triomphait. Des sacristies-boudoirs, les dévotes colportaient
+le récit du miracle dans le monde. Des pèlerinages s'organisaient du
+faubourg à la rue Denfert.
+
+Soeur Agnès, sentant sa fin prochaine,--l'enfant d'Adèle ne pouvait
+tarder à naître,--demanda à être transportée à la chapelle.
+
+En compagnie des vierges lui souriant, elle demeure, depuis quinze
+jours, étendue sur une chaise longue dans le choeur doucement parfumé
+d'encens, silencieux et tiède comme une chambre d'accouchée.
+
+Les yeux fixés sur la divine image de Jésus, elle attend, pâle, les yeux
+cernés, les membres alourdis. Chaque matin elle vit de Jésus. L'hostie
+est le seul viatique qui lui permet d'attendre la délivrance de la
+petite mariée.
+
+La nuit, la lampe du Sacré-Coeur brille d'un éclat doux de veilleuse
+devant le tabernacle drapé d'une étoffe de soie dont les ors en
+fioritures s'éclairent faiblement, et elle sommeille en Dieu, paisible.
+Les chaînettes du luminaire dessinent des ombres d'anneaux gigantesques
+sur les murs de l'église. Les saints et les saintes font des gestes doux
+au gré des vacillations de la petite flammèche nageant sur l'huile
+bénite.
+
+Quand elle s'éveille, elle prie, secouée de frissons, malgré
+l'amoncellement des flanelles, remuant les lèvres, par habitude, quand
+une faiblesse la renverse épuisée sur le mol entassement des coussins.
+
+Une soeur veille près de l'agonisante, une soeur qui s'endort ou qui ferme
+les yeux, effrayée du silence qui met un bourdonnement en ses oreilles.
+Elle se lève de temps à autre et se penche sur le visage blanc pour voir
+si Agnès n'est pas morte.
+
+Soeur Agnès va mourir! Soeur Agnès de ses doigts noueux égrenait, ce
+matin, sur ses genoux, un rosaire imaginaire. C'est signe de délivrance!
+Mais, voyez, Simonne, soeur Agathe, sur le seuil de la petite porte
+ogivale, invite de la main les bonnes soeurs à entrer dans la chapelle.
+Venez vite.
+
+Dans l'église, soeur Agathe récitait les prières des agonissants. Entre
+les réponses, on entendait la voix d'Agnès râlant: Jésus! Jésus!
+
+Les deux amies s'approchèrent. Les yeux en extase, d'une blancheur
+d'hostie, d'une pureté de lis et de colombe, la mourante ressemblait à
+l'Agneau immaculé immolé sur la croix pour le rachat du monde.
+
+Ses mains se joignirent plus étroitement, elle jeta en un cri d'oiseau
+mourant le nom de Jésus. Puis ses lèvres se fermèrent, comme de la cire
+figée, et les religieuses reprirent plus fort leurs oraisons: elle était
+morte.
+
+Un instant auparavant, Adèle de G. avait fait annoncer à soeur Agnès la
+naissance de Henri-Agnès-Dieudonné!
+
+
+
+
+IX
+
+
+Simone, distraite d'abord par l'étrange douceur de sa nouvelle vie,
+commençait à regretter les distractions de l'usine Gosselet. Pas un
+trapèze en ce couvent! Toutes les soeurs s'ingéniaient pourtant à rendre
+sa captivité moins rude. Elle trouvait à sa place, au réfectoire, des
+petits billets d'amies inconnues lui proposant d'extraordinaires amitiés
+en Dieu. A la chapelle, son livre de messe se bourrait d'images
+historiées de colombes, les becs enlacés au pied d'une croix, ou
+d'agneaux cravatés de rose couchés près du Pasteur divin.
+
+Les soeurs cuisinières lui mitonnaient des petits plats qu'elle
+partageait avec Paule de P..., la petite Parisienne toujours résignée,
+toujours partagée aussi, entre ses deux amours: Gontran et Jésus.
+
+Cédant aux instances de soeur Marie-Thérèse, elle avait fait l'aveu de
+ses fautes à l'aumônier de la communauté, un bon vieux curé de province
+mis aux invalides en ce couvent de femmes, choyé et dorloté par toutes
+les soeurs converses. Le prêtre avait entendu ses confidences, somnolent,
+et lui avait donné l'absolution sans lui faire de prône sur l'obéissance
+que doivent les jeunes filles à leurs parents, représentants de Dieu
+dans la famille, comme les vicaires de Jésus sont ses mandataires de par
+le monde.
+
+Le vieux curé n'était pas aussi sourd que soeur Écoute, mais sa religion
+fort peu compliquée n'était pas du goût des grandes amoureuses du
+Sacré-Coeur qui se torturaient, deux fois l'an, en de subtils examens de
+conscience, aux pieds de dominicains prêcheurs de retraites. Quand les
+pauvres filles lui soufflaient derrière leur voile noir: «Ah! mon père,
+je suis une grande pécheresse», il répondait: «Bien, mon
+enfant!»--«Hier, à l'office, je me suis surprise en distraction
+volontaire. Cette distraction a duré deux ou trois minutes. Plutôt trois
+que deux, mon père!--Bien, mon enfant!--Mon père, il m'a semblé que je
+luttais contre une mauvaise pensée. Je ne l'ai peut-être pas repoussée
+assez énergiquement!--Bien, mon enfant!»
+
+Ce curé Tant-Mieux était exaspérant, il ne savait pas imaginer les
+pénitences délicieuses: longues prières sur le carreau de la cellule ou
+privation du Corps de l'Aimé Très Saint. Ses pénitentes, désireuses de
+souffrir quand même, devaient prétexter des migraines pour ne pas
+prendre part aux banquets spirituels, à la commune union dont elles se
+jugeaient indignes de savourer les douceurs ineffables.
+
+* * * * *
+
+Peu de jours après son entrée au couvent, Simone fut mandée au parloir
+par M. Gosselet.
+
+Le fabricant de poupées se montra conciliant, proposa à Simonette, à sa
+petite Simonette, de l'emmener bien vite si elle voulait lui promettre
+d'oublier.
+
+--Père, je vous mentirais, si je vous faisais semblable promesse. Je
+l'aime... je l'aime, je ne pense qu'à lui... Je vis avec lui... Sa
+pensée m'est toujours présente et me soutient...
+
+L'Auvergnat se retira, désespéré, ne comprenant rien à l'amour de sa
+fille pour un gueux... un gueux!
+
+Comme elle gagnait sa chambre à travers le long couloir mal éclairé,
+pour écrire à André le bulletin quotidien d'amour qu'ils liraient plus
+tard, tête contre tête, en une trêve de baisers, Simone fut arrêtée dans
+l'escalier par une jeune fille qui portait le costume des domestiques.
+
+--Mademoiselle Simone!
+
+--Madame!
+
+--Je voudrais vous parler de quelqu'un qui vous est cher.
+
+--Vous!
+
+--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais depuis hier
+seulement.
+
+Un frôlement de robe à l'étage supérieur mit en fuite la petite
+domestique qui descendit les degrés en toute hâte.
+
+Simone, étonnée, s'enferma en sa cellule et écrivit:
+
+«Mon aimé,
+
+«Je ne sais pourquoi je suis si gaie après une entrevue avec bon papa
+Gosselet, entrevue où j'ai pleuré de le voir triste, amaigri. Il m'a dit
+que je _voulais sa mort_. Notre bonheur peut-il nuire à sa santé? Cela
+n'est pas possible, n'est-ce pas?
+
+«Je ne sais pourquoi ma cellule est moins nue, presque agréable. Le
+grand Christ de plâtre qui me faisait peur semble aujourd'hui me sourire
+sous sa couronne d'épines: tu sais que ma religion n'est pas une
+religion d'épouvante et de terreur.
+
+«J'avais grand besoin d'espérer, ma retraite en ce couvent avait presque
+ébranlé ma foi dans les temps où nous nous aimerons. Toutes ces femmes,
+qui souhaitent la mort comme le souverain bien, me gagnaient peu à peu à
+l'ennui, à l'écoeurement de tout.
+
+«Un ange est venu me réconforter, non dans ma cellule (jaloux!) mais
+dans l'escalier de service. Cet ange m'a semblé avoir une bosse dans le
+dos (ses ailes repliées sans doute). Il portait l'humble habit des
+domestiques, des petites domestiques qui deviennent plus tard des soeurs
+converses, et qui s'occupent du ménage de Jésus. Cet ange--il avait de
+jolis yeux--m'a dit:
+
+«--Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais, je voudrais vous
+parler de celui qui vous est cher.
+
+«A ce langage presque biblique, mais assez clair, j'ai reconnu que
+l'envoyé possédait le secret de la Rose du Liban qui languit en
+l'attente du Bien-Aimé! J'apprends, ici, quelques versets du _Cantique
+des Cantiques_ que je te réciterai plus tard. Ah! le joli livre d'amour!
+
+«Bref, je pense avoir un second entretien avec la petite domestique. En
+attendant ses révélations, je dois assister demain matin à une prise
+d'habit.
+
+«On dit la nouvelle fiancée de Jésus fort jolie, ce qui est rare.
+
+«Moi je suis à toi, mon aimé.
+
+«Simone GOSSELET»
+
+* * * * *
+
+Quand Simone et Paule prirent place, le lendemain, dans une tribune
+aménagée presque sous la voûte de la chapelle, la fiancée de Jésus,
+vêtue de blanc, venait de faire son entrée, suivie de soeur Marie-Thérèse
+et de l'économe, tapotant du plat de la main les plis de la jupe, garant
+la traîne du heurt des stalles de bois.
+
+Tache lumineuse dans les agenouillements noirs des soeurs prosternées,
+vêtue de satin à reflets, coiffée de cheveux blonds à reflets, la jeune
+fille s'agenouilla sur un prie-Dieu, derrière la grille, pendant que le
+prêtre récitait l'_Introït_.
+
+Ses compagnes lui souriaient, envieuses de joies autrefois savourées.
+Elle, le front incliné, pleurait en l'attente de l'Union.
+
+Du haut de leur observatoire, les deux petites amoureuses croyaient
+assister à une féerie. Elles pouvaient voir, de l'autre côté de la
+grille drapée de noir qui sépare la chapelle du couvent de la chapelle
+des étrangers, le prêtre si vieux qu'il semblait coiffé d'argent, vêtu
+d'une chape merveilleusement filigranée portant en relief un triangle de
+clinquants lumineux, les bras levés en des envolements de manches
+évocatrices.
+
+Le sanctuaire où il officiait était ornementé d'ors blonds.
+
+L'autel à colonnettes de marbre, grêles, se détachait blanc sur une
+fresque où Jésus vêtu d'une robe rose offrait son coeur pourpre à une
+bienheureuse au visage de trépassée. Des lis blancs frais cueillis se
+dressaient derrière les fioritures des candélabres à lis de cuivre
+jaune. En des ostensoirs aux lumières d'or épandues en rayons, des
+améthystes, des émeraudes, piquaient des clartés violettes et vertes.
+Des fleurs de soie blanche s'enlaçaient sur la trame de mousseline de
+l'antependium. Sur leurs socles de bois revêtus de dentelles, des
+statues de saintes et de saints, les mains jointes sur la poitrine, ou
+une palme en main, les yeux levés au Ciel, entrevoyaient le Paradis en
+une béatifique extase.
+
+Le prêtre monta en chaire, se recueillit, agenouillé de telle sorte que
+l'on ne voyait de son corps d'homme que les blancs du surplis, des
+mains, des cheveux, puis il se redressa, fit le signe de la croix, se
+pencha sur la rampe de velours rouge et dit d'une voix douce:
+
+--Viens à moi, ma bien-aimée, renonce à ton père, à ta mère et suis-moi.
+
+Involontairement la fiancée de Jésus leva la tête, tressaillant à
+l'appel; et elle écouta bercée par les paroles musicales, goûtant les
+prémices de l'hymen, espérant encore des joies meilleures.
+
+Le vieux prêtre développait le texte d'amour avec des inflexions de voix
+bizarres, cassées, éteintes qui attristaient. Il représentait un Jésus
+humilié, abreuvé d'outrages, et les plus vieilles religieuses,--soeur
+Écoute, elle-même,--pleuraient en des hochements de voiles noirs.
+
+Le sermon achevé, la blonde jeune fille s'étendit sur les dalles,
+maculant sa belle robe aux reflets de moire.
+
+On l'ensevelit sous le drap mortuaire barré d'une croix d'argent.
+
+Quatre cierges furent allumés aux quatre coins de sa couche et le choeur
+chanta sa mort.
+
+_De profundis clamavi_...!
+
+Morte pour le monde, elle demanda à Dieu, en échange de sa vie, des
+grâces qui lui furent accordées. Tous les petits placets déposés en son
+corsage par ses amies furent exaucés.
+
+Enfin elle se leva, toute rouge, quitta la chapelle pour offrir à Dieu,
+en dernier sacrifice, la parure de ses cheveux blonds, puis apparut,
+vêtue comme les religieuses ses soeurs, le front ceint du voile blanc des
+novices.
+
+Modeste, les yeux baissés, elle prit place au dernier rang de la
+communauté, pendant que les Visitandines entonnaient un triomphal _Te
+Deum_.
+
+* * * * *
+
+Après la cérémonie, Simone se promenait avec sa petite amie à travers
+les quinconces, songeant au jour béni où, vêtue de blanc, elle serait
+unie à l'aimé, elle aussi, l'aimé terrestre et palpable, ayant des
+lèvres chaudes et douces pour la communion des baisers.
+
+Paule de P... lui récitait les vers enthousiastes que le grand jour de
+la vêture avait autrefois inspirés à une Visitandine, soeur
+Marie-Catherine.
+
+--Écoutez, c'est intitulé _le Crucifix_. Toutes les soeurs en ont une
+copie dans leur livre de messe et, pieusement, elles récitent cette
+poésie après avoir dit chaque jour, l'office de la sainte Vierge:
+
+
+LE CRUCIFIX
+
+«Cache-le sur ton coeur... c'est moi qui te le donne
+ Ton époux sur la croix!
+Mets tes lèvres d'enfant sur ce coeur qui pardonne
+ Sept fois septante fois.
+
+D'autres pourront choisir, au matin de la vie,
+ Un fugitif amour!
+Mais toi, petite soeur, ton Jésus te convie
+ A l'aurore du jour!
+
+Contre ton coeur... il veut... au fond de ta poitrine,
+ T'appeler par ton nom!
+L'entends-tu? C'est sa voix... Qu'elle est tendre et divine!
+ Il frappe à ta maison!
+
+Bien-aimée, ouvre-moi! je t'aime...et je t'en prie.
+ Colombe de mon coeur!
+Je suis l'Époux Jésus... O ma petite amie
+ Ouvre à ton Rédempteur!
+
+Vois!... ils m'ont sur la croix étendu dans leur haine,
+ Les hommes que j'aimais.
+Mais je viens sur ton coeur pour adoucir ma peine
+ Et pleurer leurs forfaits.
+
+Nous pleurerons à deux! la peine est moins amère,
+ O ma petite soeur,
+Et tu consoleras ton Époux et ton Frère,
+ Ton Christ et ton Seigneur.
+
+Ah! oui... tu veux les voir ces étranges trophées,
+ Ces stigmates d'amour,
+Tu veux mettre en mon coeur des plaintes étouffées:
+ Toute âme souffre un jour
+
+Mais n'est-ce point bonheur, virginale colombe,
+ D'être avec son Époux?
+Et n'ai-je point compris que ton âme succombe,
+ Que ton coeur est jaloux?
+
+Moi! je ne veux savoir qu'une chose sur terre:
+ Et c'est mon crucifix!
+C'est mon livre d'amour, c'est mon lit de prières,
+ C'est mon doux paradis!»
+
+
+* * * * *
+
+--Ah! que c'est beau, ces coeurs blessés! Avez-vous remarqué
+l'expression: _C'est mon lit de prières!_
+
+--Oui, oui, mais que devient votre Gontran, en tout cela?
+
+--Gontran, je suis certaine de l'épouser!
+
+--Et par quel miracle?
+
+--Nos soeurs, vous le savez, ont écrit leurs désirs sur de petits billets
+que la fiancée de Jésus a mis dans son corsage. Moi, j'ai glissé ma
+supplique dans cette charmante et originale boîte aux lettres. Jésus
+comble tous les voeux qui lui sont présentés de la sorte. Voulez-vous que
+je vous lise le brouillon de mon placet:
+
+«O Jésus que j'aime tant, souffrez que j'épouse Gontran.»
+
+--C'est en vers?
+
+--Non, la consonnance n'est pas voulue. Me voilà rassurée et bien
+heureuse. Mère viendra bientôt me délivrer. Songez-vous toujours à vous
+évader?
+
+--Toujours! Je pense même, je ne sais pourquoi, quitter le couvent avant
+peu.
+
+--Que deviendrais-je, toute seule!
+
+--Je vous enlève: laissez-vous faire, ma chère Paule.
+
+--Jésus me viendra bien en aide.
+
+--Soit, je vous laisse!
+
+--Mais vous ne me dites pas adieu! Je vous aime comme j'aimerais une
+soeur.
+
+--Ah! chère petite folle, laissez-moi aller un peu rêver dans mon
+cachot. Cette cérémonie m'a émue.
+
+Un quart d'heure après, Simone introduisait en sa cellule la petite
+domestique qui lui avait promis de l'entretenir du Bien-aimé.
+
+Mais on sonna presque immédiatement l'office du soir. La petite
+domestique se sauva disant:
+
+--Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble; je vous raconterai tout plus
+tard. Prétextez une migraine pour ne pas aller à l'office; attendez-moi,
+prête à me suivre. J'ai combiné mon petit plan. Dans une heure, nous
+serons toutes les deux libres...
+
+Oh! comme elle aurait voulu embrasser l'humble servante! Libre! Hors de
+ce couvent dont les murs l'oppressaient et où il lui semblait parfois
+qu'elle était véritablement morte. Elle pourrait enfin le revoir, lui
+parler, ou lui donner de ses nouvelles; il devait être malheureux et
+souffrir, car il ignorait sans doute ce qu'elle était devenue!
+
+Agitée, fiévreuse (comptant les minutes aux pulsations de son coeur),
+Simone allait de la porte de sa cellule à la fenêtre, marchant sur la
+pointe du pied pour ne pas faire de bruit. A la fenêtre, elle regardait
+le ciel qui s'obscurcissait lentement, le crépuscule qui s'étendait
+pareil à un grand filet gris dans lequel quelques nuages brillaient
+encore comme des poissons d'argent. A la porte, elle collait son oreille
+au trou de la serrure et attendait, anxieuse, la respiration retenue,
+toute sa vie en suspens...
+
+Enfin un presque imperceptible frôlement parvint à son oreille
+attentive; on s'arrêta devant sa cellule, on l'ouvrit avec précaution,
+et la petite domestique lui dit à mi-voix:
+
+--J'ai la clef du tour. Venez! nous sommes libres.
+
+Quand la cloche du couvent sonna le grand silence de la nuit, Simone
+babillait avec la boscotte, l'Embaumée, dans une chambrette de
+Montrouge.
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+Bon! Cela vous étonne de ne plus être enfermée en votre vilaine cellule,
+mademoiselle Simone?
+
+--Vous avouerez, ma soeur...
+
+Simone et l'Embaumée firent un grand éclat de rire.
+
+--Vous voulez des _révélations_, n'est-ce pas? Vous les aurez. Mais pas
+avant d'avoir goûté à...
+
+Des révélations! L'Embaumée était une lectrice assidue des oeuvres de
+Montépin.
+
+--J'ai grand faim de nouvelles et voilà tout.
+
+--De qui? De lui?
+
+--De lui, si vous voulez bien.
+
+Assises toutes deux près d'une table ronde, sous la lumière rose d'une
+petite lampe coiffée de papier à dentelle, elles se sourirent puis
+baissèrent les yeux, semblant se recueillir.
+
+Simone, en jeune fille qui ignore les méchants, ne se défiait pas de la
+petite ouvrière qui, brusquement, venait de se révéler à elle complice
+et confidente.
+
+D'ailleurs, la fausse domestique connaissait l'Aimé: pouvait-elle se
+tenir en garde contre qui venait de Lui! L'inconnue semblait toute bonne
+avec ses grands yeux incessamment voilés sous les cils longs, sa bouche
+aux commissures grasses trouées par le sourire.
+
+Simone avait remarqué la bosse qui déformait le buste de sa nouvelle
+amie et qui donnait au port de la tête une allure courbée, humble,
+presque honteuse. Elle l'aimait déjà, d'une amitié protectrice, parce
+qu'elle était moins bien qu'elle et contrefaite.
+
+En petite fille qui ne sait pas la science des gestes, l'Embaumée prit
+un tricot de mitaines et fit marcher longtemps les tiges d'acier en
+l'emmaillement des soies avant de commencer son récit. Elle ne savait
+comment entreprendre ses «révélations». Elle poussa un soupir, jeta le
+tricot sur la table, joignant les mains sur les genoux:
+
+--Enfin, voilà, mademoiselle Simone, je suis ouvrière chez votre père.
+C'est moi qui fais les sourires des bébés-Gosselet. Pas moi toute seule,
+mais...
+
+--Ouvrière chez nous! Vous me connaissez?
+
+--Moi, non! Je vous ai vue une fois assise dans le parc, mais de très
+loin.
+
+Je disais donc que je travaille ou plutôt que je travaillais chez M.
+Gosselet. M. Bamberg était très bon pour moi, comme pour toutes les
+autres, d'ailleurs.
+
+Je remarque vite les gens qui sont réellement bons, parce que les gens
+sont, en général, méchants pour moi. Ils semblent avoir peur que je ne
+m'aperçoive pas de mon infirmité. M. Bamberg était très doux et ne nous
+_attrapait_ pas, comme le contremaître, par exemple. Moi j'aurais voulu
+lui rendre service, mais comme il n'avait pas besoin de moi, je ne
+pouvais rien. Un jour...
+
+--Où est-il?
+
+--C'est vrai, j'oubliais. Il vous attend. Il n'est pas mort.
+
+--Pourquoi voulez-vous qu'il soit mort?
+
+--C'est comme ça dans tous les romans, mademoiselle. Dès que la jeune
+fille disparaît, le jeune homme songe tout de suite à se tuer. Et pour
+un roman, votre amour est un roman. J'ajoute qu'_il_ vous aime toujours.
+
+--Voulez-vous que je vous embrasse, pour cette bonne parole?
+
+--Volontiers.
+
+L'Embaumée quitta sa chaise vite, et baisa Simone sur la joue, disant:
+
+--Vous ne me connaissez pas, mademoiselle, mais je vous aime bien. Je
+crois que j'ai envie de pleurer.
+
+--Quel bon coeur! Nous serons toujours amies, si cela ne vous ennuie pas.
+
+--Amies, toujours, répondit gravement l'Embaumée.
+
+Après avoir promené un coin de son mouchoir à fleurettes sous ses cils
+baissés, elle continua:
+
+--Un jour, M. Bamberg m'envoie...
+
+--Pardon de vous interrompre, mais vous ne m'avez pas dit quand je le
+verrai.
+
+--Mais demain, mademoiselle!
+
+--Demain!
+
+--Demain matin, je cours le prévenir que vous n'êtes plus au couvent et
+je vous l'amène ici.
+
+--Ici!... Vous voulez bien?
+
+--Moi, j'aime tant les amoureux. On dirait que tout le monde se ligue
+contre le bonheur de ceux qui s'aiment. Cela me met dans des colères...
+si vous saviez! C'est comme les bêtes... je ne puis voir souffrir les
+bêtes...
+
+--Alors, vous n'aimez que les amoureux et les bêtes?
+
+--Et aussi les fleurs, parce que les fleurs sont à moi, bien à moi.
+Elles ont de jolies couleurs et des parfums pour moi toute seule. Après,
+elles meurent, mais mortes, d'autres ne les ont pas... Je continue. M.
+Bamberg m'envoie chercher une voiture à Paris,--ce que les ouvrières
+étaient jalouses!...--Place de la Bastille, j'arrête un vieux cocher
+tout rouge avec de gros favoris blancs. Je lui donne l'adresse. «Bien,
+ma petite dame!»
+
+Et je suis venue à l'usine en fiacre; c'était la première fois, j'étais
+fière!
+
+Je descends à la grande grille et je dis au vieux d'attendre. Il me
+donne un bulletin portant le numéro 2904--je me souviens bien, allez!...
+
+M. Bamberg m'attendait dans l'atelier des peintres. Jamais la
+Grande-Bobèche, Petite-Souris et Mouron, mes amies, n'ont aussi peu
+travaillé que ce jour-là, mademoiselle. Deux minutes après, il revient
+tout pâle, les yeux rouges. On disait dans l'atelier: «Le petit Bamberg
+a reçu une mauvaise nouvelle, sûr.»
+
+On me questionnait. «Pourquoi la voiture? Pourquoi ci? Pourquoi ça?» Moi
+je ne comprends rien à son chagrin, mais je le plaignais de tout mon
+coeur. Il fut triste, malade toute la soirée.
+
+--Il avait l'air malade, bien malade?
+
+--Oh! mademoiselle, il avait des yeux qui n'y voyaient pas, et les
+lèvres tirées en bas, et la moustache défrisée. Et il était tout blanc
+comme un moribond.
+
+--Pauvre Aimé!
+
+--Le lendemain, nous venions à peine d'entrer à l'atelier, mes amies et
+moi, qu'une ouvrière du moulage des têtes vint nous dire que M. Bamberg
+était chassé de l'usine.
+
+La Grande-Bobêche se lève pour aller le dire aux coiffeuses qui vont le
+répéter aux habilleuses, qui vont le confier aux emballeuses.
+
+En une minute, toute l'usine savait que M. Bamberg était un Allemand
+venu chez nous pour voler les secrets de fabrique,--vous savez, les
+fameux secrets.--Moi je dis toutes ses vérités à la Grande-Bobêche, mais
+j'étais bien inquiète.
+
+Voilà que le soir, comme je revenais à pied de l'usine, j'aperçois,
+assis sur un banc, le long de la Seine, M. Bamberg, les mains dans les
+poches, et triste, triste, que c'était à faire pleurer.
+
+Je passe derrière le banc, je tousse... Rien! Alors, toute rouge, et le
+coeur faisant toc-toc, je me décide à lui parler.
+
+Brusquement, il se lève, ouvre de grands yeux étonnés, fait:
+
+--Ah! j'oubliais, mademoiselle.
+
+Et voilà qu'il tire une pièce de cent sous de son gousset.
+
+Je sais bien que l'on nous paie nos services en argent à nous autres,
+ouvriers, mais ça m'a fait mal. Il paraît que j'avais l'air fâchée, car
+il m'a dit:
+
+--Je vous demande pardon, mademoiselle.
+
+--Vous voilà surpris, monsieur Bamberg, mais vous avez l'air si fatigué
+que j'ai voulu vous demander si vous n'étiez pas malade.
+
+--Toujours bon coeur, ma petite l'Embaumée.--(Ça me fit oublier les cent
+sous).--Je ne suis nullement indisposé: je rêve, voilà tout.
+
+--Des rêves tristes!
+
+--Oui, tristes. Tenez, voulez-vous que je vous offre mon bras, j'ai
+besoin de promener un peu mes vilaines pensées.
+
+--Oh, monsieur!
+
+Il me prend alors la main et nous marchons très vite, le long des quais,
+moi, les yeux baissés, lui, regardant quelque chose très loin.
+
+Il se mit à parler:
+
+--Mademoiselle, il ne faut jamais aimer... (j'étais étonnée) jamais
+aimer... moi j'aimais et j'aime encore une jeune fille bonne et belle...
+mais elle est trop riche. Il ne faut pas aimer les jeunes filles riches!
+Gardez-vous des jeunes filles riches... Avant d'aimer une jeune fille,
+prenez des informations sur la fortune de ses parents et si elle est
+riche, fuyez, fuyez! Le rêve serait d'épouser une amie qui viendrait à
+vous avec, pour tout bien, son unique robe...
+
+Pauvre M. Bamberg, il était un peu fou!... Me conseiller de ne pas
+épouser une jeune fille riche!... Puis il me conta qu'il aimait la fille
+de son patron, Mlle Gosselet, et que la voiture venue de Paris, la
+veille, devait l'emmener, lui et sa fiancée, à la gare de l'Est où ils
+devaient prendre un billet pour n'importe quelle station où ils
+pourraient s'aimer en toute liberté.
+
+Il continua:
+
+--Je ne sais pourquoi je vous raconte toutes mes petites affaires de
+coeur. Je ne les confierais pas à mon meilleur ami tant j'aurais peur de
+m'entendre féliciter de mon amour de gueux pour une jeune fille riche.
+Peut-être avez-vous le don d'arracher aux désespérés le secret de leurs
+misères. Je connais des humbles qui sont dans la vie, comme d'autres au
+théâtre, condamnés aux éternels rôles de confidents. Ces pauvres gens
+ont, en général, plus de coeur que les premiers rôles d'amoureux.
+
+La voiture qui devait nous emmener à la gare de l'Est avait disparu,
+quand, à l'heure fixée pour notre fuite, j'arrivai devant la grille du
+parc. J'attendis près d'une heure, espérant voir apparaître celle que
+j'aime, puis je m'en fus, stupide, jusqu'à ma chambre louée dans un
+village voisin de l'usine, où je pleurai, doutant d'elle. Au matin, le
+jardinier de M. Gosselet m'apporta la lettre que je vais vous lire.
+
+Asseyons-nous sur ce banc.
+
+Nous étions sur les quais, près de la gare d'Orléans. Des bandes
+d'ouvrières, gagnant les boulevards de la rive gauche, jetaient leurs
+rives en passant. Des voitures découvertes promenaient des jupes
+claires. Paris, derrière Notre-Dame, semblait tout rose. Un marchand
+criait: «Voilà le plaisir, mesdames!» Nous étions tristes et tout petits
+dans le bruit, dans la joie des autres. Un de ses bras passé sur le
+dossier du banc, il lisait, tourné vers moi, d'une voix si faible que
+les sifflements des remorqueurs sur la Seine m'empêchaient d'entendre
+des moitiés de phrase.
+
+Alors, il levait les yeux vers moi, pour me faire comprendre.
+
+J'ai gardé la lettre, la voici:
+
+
+«_Monsieur,
+
+«Votre présence à l'usine est inutile, aujourd'hui et jours suivants. Je
+vous chasse. Je vous chasse parce que vous êtes un malhonnête homme,
+nuisible à mon industrie et à ma vie privée. Je ne vous rappellerai pas
+que je vous ai donné du pain alors que vous étiez chien errant dans la
+rue. Vous n'avez pas assez de coeur pour souffrir de ce simple appel à
+vos souvenirs.
+
+«J'ignore quelle est votre nationalité, voilà pourquoi je vous prie de
+ne plus vous présenter à la porte de mes ateliers où se fabrique un
+jouet national.
+
+«Je sais que vous êtes un larron d'honneur, voilà pourquoi je ne vous
+mettrai pas en état de séduire, par vos propos éhontés, une jeune fille
+pour qui un seul de vos regards est une souillure._
+
+«GOSSELET.»
+
+
+Plus bas, d'une autre écriture:
+
+«_P.-S.--Ma femme fait de longues phrases bien inutiles. On vous chasse
+parce qu'on vous chasse. Moi je vous écris que jamais, tant que je
+vivrai, vous n'aurez ma fille. L'argent, mon cher monsieur, ne se trouve
+pas dans le pas d'une mule._»
+
+--Montrez-moi l'écriture, fit Simone. Oui! les phrases de roman sont de
+ma mère. Et pauvre père aurait bien pu ne pas ajouter ce post-scriptum.
+Vous me donnez cette lettre, n'est-ce pas? André l'offrira à bon papa
+Gosselet le jour de notre mariage.
+
+--La lecture achevée, il me dit: «Que faire, maintenant?» Je ne trouvais
+rien pour le consoler. Il me prit le bras et nous longeâmes les quais
+sous les marronniers tout jolis de feuilles neuves. Tout en marchant, je
+cherchai quelque chose, je ne savais quoi, pour le tirer de peine. Une
+idée me vint. Le fiacre qui devait vous emmener n'avait pas attendu
+jusqu'à sept heures, ainsi que l'avait ordonné M. Bamberg. D'autre part,
+M. Bamberg n'avait pas reçu de vous le plus petit billet d'explications,
+ce qui laissait supposer que vous n'étiez point libre d'agir. Je pensai
+tout haut:
+
+--M. Gosselet a peut-être enlevé Mlle Simone.
+
+Il s'arrêta brusquement, me serra le bras.
+
+--C'est ça. C'est ça. Il aura pris place dans la voiture avant l'arrivée
+de Simone et l'aura conduite en quelque maison de retraite... Moi qui
+accusais Simone de lâcheté. Oh! ma petite l'Embaumée, que je vous
+embrasse!
+
+Il m'embrassa de si bon coeur que cela fit rire deux rien-du-tout en
+cheveux qui passaient.
+
+--Mais où trouver le cocher, l'Embaumée?
+
+--J'ai le numéro de la voiture.
+
+--Vous l'avez gardé?
+
+--Je suis si superstitieuse! J'ai mis l'imprimé dans ma bourse pour
+jouer le numéro à la prochaine loterie.
+
+--Donnez-moi le numéro.
+
+Je fouillai dans mon porte-monnaie et n'y trouvai que des sous.
+
+Nous voilà redevenus tristes, marchant, tête baissée, très vite, lorsque
+je me souvins que j'avais épinglé le bulletin sur ma pelote, à côté de
+la glace.
+
+Il dit:
+
+--Je vous accompagne chez vous.
+
+--Oh! monsieur Bamberg.
+
+--Je vous attendrai en bas.
+
+Nous arrivons rue Mouton-Duvernet. Ma concierge veut m'arrêter pour me
+raconter des histoires, je file sans la saluer. Deux secondes après, je
+remettais le petit papier à votre amoureux, sur le trottoir, en face de
+la fruitière. La concierge m'a vue et a pris un petit air indigné. Ça
+m'était bien égal, allez! Vous devinez le reste. M. Bamberg a déniché le
+collignon qui lui a dit vous avoir conduit chez les Visitandines. Moi,
+qui lui avais juré que je vous retrouverais, je me suis introduite dans
+ce couvent, où l'on n'a de fleurs que pour les saints de pierre. Ce
+qu'il y fait froid! Brrou!»
+
+Et elle raconta à Simone, tout au long, en riant, par quelle ruse et
+quel subterfuge, grâce à la très chaude recommandation d'un vieux
+vicaire qui s'était occupé d'elle à sa première communion, elle avait
+réussi à se faire recevoir dans le couvent comme petite domestique. Sa
+difformité l'avait beaucoup servie. Elle avait raconté un véritable
+roman et on avait eu pitié d'elle. Sa concierge, bonne vieille femme qui
+adorait l'intrigue et qu'elle avait mise au courant de son plan, avait
+donné les meilleurs renseignements: «Ah! celle-là, elle n'avait pas
+besoin de se convertir! Elle avait toujours été sage comme une image!!
+Je ne m'étonnerais pas qu'elle se retirât du monde et s'en allât dans un
+couvent. Elle était faite pour être religieuse.»
+
+Au bout d'une semaine, elle avait gagné la confiance des soeurs qu'elle
+charmait par sa gaité et qui la regardaient déjà comme une excellente
+recrue, une future petite soeur converse, dévouée, vaillante,
+travailleuse. On l'envoyait au marché faire les achats. Ce n'est pas
+elle qui se laissait surfaire! Elle était bien trop maligne.
+
+Elle dit tout à coup à Simone:
+
+--Maintenant, vous allez partager mon souper: _quatre_ de gruyère et
+_cinq_ de charcuterie assortie. Ce n'est pas riche, mais pour une fois,
+mademoiselle.
+
+--Mangez, ma _soeur_! Moi je n'ai faim que de détails. Il était tout
+attristé quand vous l'avez vu sur ce banc?
+
+--Oh! triste!...
+
+Et l'entretien continua, avec des redites, des pourquoi, des
+commentaires, jusqu'à ce que l'Embaumée, son repas achevé, fouetta à
+coups de mouchoir les miettes de pain tombées sur le tapis de la table
+ronde.
+
+--Votre chambre est gentille, dit Simone.
+
+--Gentille... non! Pas autant que je le voudrais! C'est tout ce que j'ai
+pu acheter en quatre ans, et cependant, il n'y a jamais de chômage à
+l'usine. Ce qui me manque, c'est une armoire à glace. Je vais prendre un
+abonnement chez Crespin. J'ai peur de mourir avant d'avoir pu l'acheter.
+
+Elle souleva le bonnet de papier rose qui casquait la lampe, et, le bras
+dressé, éclaira son logis d'une clarté jaune qui faisait plus vastes les
+coins mi-obscurs.
+
+Le front bien en lumière, les yeux tachés de deux lueurs blanches, les
+cheveux semblant plus touffus grâce à l'éclairage net des poils en
+auréole, elle ne figurait plus la «boscotte» humble ouvrière, mais la
+maîtresse du «home» par qui avait été créé cet entourage de choses
+amies, familières.
+
+Autour de la glace plaquée de dartres grises dans le bas, s'étageaient
+en des cartons glacés, ornés de fioritures à filets de cuivre, les
+têtes, toutes rieuses, des amies d'ateliers coiffées de cheveux
+chevauchés par des peignes d'écaille. Brunes et blondes, sous leurs
+perruques à la Vierge, à la chien, à l'accroche-coeur, elles souriaient
+de leurs lèvres avancées en bec, les yeux un peu brouillés. Les pauvres
+filles s'étaient _faites faire_, au retour de quelque vagabondage
+faubourien, en des terrains vagues où la pâquerette fleurit près d'un
+tas de coquilles d'huîtres, le front encore caressé en dedans comme par
+de petites pattes, la bouche encore mouillée de picolo aigre.
+
+Ce n'étaient pas là les petites amies du samedi, les yeux clignotants
+sous les paupières bleues, les bras lourds, les jambes molles, trop
+harassées pour s'amuser au jeu des hanches que suit une rangée de vieux
+et de jeunes sur le trottoir.
+
+Au pied de la glace, sur la table de la cheminée couverte d'andrinople
+rouge, coupée à dents, d'autres photographies reposaient sur des
+chevalets de velours rouge, longs comme la main, passées celles-là, et
+attristées d'un gris d'oubli. Elles représentaient, l'une, un ouvrier à
+moustache cirée. Les yeux durs sous des cheveux plaqués à grand renfort
+de pommade, le gilet barré d'une ligne blanche figurant une chaîne de
+montre; l'autre, une femme rustaude sous un bonnet tuyauté comme une
+fraise de veau, ensevelie dans une robe noire, évasée comme un sac de
+bonbons, à fronçures encerclant la taille. Trônant, face à face, sur le
+petit autel, les images semblaient se regarder, hostiles.
+
+Deux pots, porcelaine et filets d'or, dressaient comme des cierges des
+panaches roux de «queues de renard», de chaque côté de la glace.
+
+Sur les pans du mur étaient accrochés des calendriers du _Bon-Marché_,
+historiés de chromos en couleurs appétissantes--couleur vanille, marron
+glacé, tartre aux cerises,--et une gravure à douze sous du général
+Boulanger à cheval.
+
+En un coin trônait le lit sous une draperie rouge, pauvre lit fait de
+boiseries minces et dont l'acajou s'écaillait sous l'ongle.
+
+Sous une housse également rouge on devinait l'échine d'une machine à
+coudre.
+
+En un angle de la chambre brillaient les vases à facette, les bibelots
+peinturlurés, les boules de cristal rangés sur les planchettes d'une
+étagère à clochetons.
+
+Une armoire à panneaux pleins se dressait, face à la cheminée, ornée du
+cuivre or de la serrure luisant comme un oeil jaune.
+
+Le marbre de la table de marquetterie encombrée de vases multiples, des
+gros, des petits, pots à eau, pots à la moelle de boeuf, faisait une
+tache blanche en un retrait de la cloison.
+
+Une moquette à coqs claironnants étalait ses franges jaunes sur le
+parquet encombré de la table ronde et de quatre chaises habillées de
+rouge.
+
+Tout cela était propret, coquet, d'un accueil doux, d'un arrangement
+sans effort, sous la lumière faible de la petite lampe à pétrole.
+
+Au chevet du lit, un tout petit Christ était accroché, un de ces pauvres
+petits Christ aux chairs de plâtre modelé sur une ossature de fils de
+fer, que l'on ne décroche qu'aux jours de deuil pour l'étendre sur la
+poitrine des trépassés. Oublié, perdu dans l'arrangement des choses
+confortables, il symbolisait la mort qui attend, qui guette, qui va
+venir...
+
+Sous la lumière de la lampe coiffée, de nouveau, de rose, Simone et
+l'Embaumée causaient ameublement, la fille de M. Gosselet se défendant
+d'avoir une chambre plus gentille que celle de son amie, l'ouvrière
+expliquant comment elle aurait voulu son nid.
+
+--Ce qui me manque, voyez-vous, répétait-elle, c'est une armoire à
+glace. Puis, je voudrais changer l'andrinople aussi.
+
+Après un silence, l'Embaumée dit:
+
+--Il nous faut dormir, maintenant. Je vais mettre un matelas par terre,
+pour moi. Vous, vous prendrez le lit.
+
+--Laissez-moi coucher sur le matelas.
+
+--Je ne veux pas... je ne veux pas! Il faut que vous soyez fraîche et
+toute jolie pour demain. C'est moi qui vous ramène à lui, je le lui ai
+juré... Oh! je suis contente... contente!
+
+Peu après les deux amies dormaient à la lueur faiblote de la lampe
+baissée.
+
+
+
+
+II
+
+
+Onze heures déjà!
+
+Partie dès le matin, l'Embaumée ne revenait pas.
+
+Simone, pleine d'entrain, en jeune fille qui n'a pas peur de mettre les
+mains à la pâte, prépara le déjeuner, désireuse de se surpasser,
+songeant que l'Aimé prendrait place près d'elle et qu'ils pourraient
+s'embrasser à la dérobée, comme deux amoureux, quand la petite ouvrière
+s'ingénierait à ne pas voir.
+
+La batterie de cuisine de l'Embaumée n'était pas luxueuse: une poêle,
+une cocotte, une grande poterie jaune vernissée pour cuire le boeuf, un
+petit plat en émail, douze assiettes dont six creuses et six plates.
+Ajoutons à cet inventaire le filtre en fer battu et un petit moulin à
+café si vieux qu'il n'avait presque plus de dents. Les deux fourchettes
+et les cuillers qui composaient le service de table sortaient de chez
+Christophle. Les verres à initiales, verres _incassables_, n'étaient pas
+en cristal de roche.
+
+Tout cela était rangé sur les planchettes d'un placard mal dissimulé par
+le papier de tenture défraîchi au contact des mains.
+
+Ce placard contenait encore un fourneau que l'ouvrière glissait sous le
+manteau de la cheminée aux jours de gala, c'est-à-dire aux jours de
+cuisine chaude. Le plus souvent, en effet, elle dînait, au retour de
+l'usine, de _quatre_ de charcuterie assaisonnée de petites rondelles de
+cornichon.
+
+Le fourneau posé sur une plaque de zinc, la chambre de l'Embaumée se
+transformait en cuisine.
+
+La petite Parisienne disait d'ailleurs, volontiers, à ses amies: «Viens
+donc voir mon appartement.» De fait, sa chambre se divisait en plusieurs
+pièces: le cabinet de toilette qui était le coin où luisaient les blancs
+de faïence des petits pots, la chambre à coucher occupée par le lit et
+la moquette à coqs secouant leurs crêtes rouges, le salon meublé de la
+table ronde et des chaises pourpres, décoré de l'échelle montante des
+photographies rieuses.
+
+Avec deux sous de carbonate, elle faisait la toilette du parquet,--un
+parquet d'argent, alors que les riches marchent sur un parquet d'or.
+
+Grâce aux pièces sonnantes luisant dans la bourse à mailles de métal
+emportée lors de son évasion de la maison paternelle, Simone crut
+pouvoir préparer une grande dînette de fiançailles. Elle rédigea le
+menu, le front coupé par une vilaine ride tant elle s'absorbait en la
+recherche des mets qui pourraient lui être agréables, puis fit la moue
+devant le fourneau, songeant qu'elle ne pourrait pas exécuter les petits
+plats «si simples», cuisotés autrefois devant elle, par un professeur de
+cuisine décoré qui faisait des effets de manchettes en tournant une
+omelette qu'il avait baptisée du nom de Sarcey.
+
+Maladroite à user de ses doigts pour dresser la table, elle cassa l'un
+des verres _incassables_, descendit six étages pour le remplacer et n'en
+trouva point de semblable, oublia d'acheter du vin, dégringola dans la
+cage de l'escalier si souvent qu'elle finit par ne plus rire de se voir
+dans les glaces des devantures, en petite bonne qui va aux provisions.
+
+Elle rougit du sourire de commisération qui balafra les bajoues grasses
+de la concierge, en passant devant la loge, balbutia chez le boucher, se
+montra si confuse en l'achat d'un quart de beurre que la fruitière lui
+_chipa_ quatre sous. Les fournisseurs chipent mais ne volent pas,
+puisqu'ils rendent aux clients la monnaie étalée sur le comptoir.
+
+Quand elle eut garni de roses blanches les deux pots de la cheminée;
+quand, le couvert mis, elle surveilla, assise, les petits nuages de
+vapeur sortant par bouffées de la cocotte ronronnante comme une chatte,
+Simone était plus lasse qu'aux temps où elle venait d'exécuter une
+demi-douzaine de sauts périlleux au trapèze volant.
+
+Cependant l'espoir du revoir lui mettait aux coins des lèvres le sourire
+de ceux qui se parlent en dedans de choses gaies.
+
+Énervée bientôt par dix nouvelles minutes d'attente, elle se leva,
+visita la chambre de son amie, tambourina aux vitres de la fenêtre, se
+coula derrière le rideau blanc à grands ramages, le front appuyé sur le
+verre.
+
+Brusquement, elle eut la vision du Paris pittoresque, faite pour les
+seuls habitants des mansardes, panorama merveilleux où des toits se
+hérissaient fumant leur brûle-gueule, où des pans de mur semblaient
+d'or, où des vitres incendiées par le soleil plaquaient de taches
+blondes des édifices mauves, violets, roses. Des toits en zinc accroupis
+tachaient de gris-argent des massifs d'un vert-noir. De vieilles tours
+se dressaient grimaçantes. Des cheminées colossales étaient piquées
+comme pour servir de jalons à quelque trace de grand'route dévastatrice.
+
+Un nuage fit une ombre sur une partie de la ville, et Simone vit deux
+Paris, l'un paré de couleurs vives, l'autre estompé, assombri, couvert
+de dés piqués de points noirs. Elle songea qu'en un de ces points noirs
+des êtres mouraient, aimaient, se laissaient vivre. Elle se sentit toute
+petite, toute faible, tourna la tête vers la chambre pour mesurer, du
+regard, la place qu'occupaient les choses autour d'elle.
+
+Un enfant hurla au-dessous, à l'étage inférieur, de ce hurlement continu
+et hoqueteux des bébés qui se révoltent contre la souffrance.
+
+Elle se retira de la fenêtre, vint s'asseoir près du fourneau, enfouit
+son visage dans les roses qui mouraient sur la tablette de la cheminée.
+Elle dit à voix distincte: «Je l'aime! Je l'aime!» pour se rassurer,
+pour se faire plus courageuse contre l'envie de pleurer qui montait de
+ses flancs secoués par des frissons chauds.
+
+* * * * *
+
+On heurta à la porte.
+
+Simone entr'ouvrit l'huis, vit l'Embaumée seule sur le palier, fit:
+«Ah!», les lèvres en moues, les yeux coléreux.
+
+Les deux petites amies rangèrent deux chaises l'une près de l'autre et
+s'assirent, regardant le même objet, la cocotte qui chantonnait sur le
+fourneau.
+
+Silencieuse, l'Embaumée prit les mains de Simone et laissa pleurer son
+amie. Puis, elle la gourmanda, lui caressant les doigts.
+
+Après un hochement de tête de révolte contre le chagrin, Simone
+s'efforça de sourire et dit:
+
+--Voyez, je ne pleure plus!
+
+Une de ses larmes s'attardait encore dans le creux des chairs, à
+l'attache de la narine.
+
+--Vous _le_ verrez demain, aujourd'hui, peut-être, pourquoi pleurer?
+
+--Mais, vous voyez bien que je ne pleure pas Dites-moi tout, tout, je
+veux tout savoir.
+
+--Je devais retrouver M. Bamberg chez lui, dans la petite maisonnette
+qu'il a louée dans le village près de l'usine. J'arrive. La femme qui
+fait son ménage et qui habite le rez-de-chaussée, me dit: «M. Bamberg
+n'y est pas; mais voilà une lettre que je dois remettre à la personne de
+Paris». Je lui réponds: «La personne de Paris, c'est moi!»
+
+--Donnez-moi la lettre, dit brusquement Simone. Vous saviez bien que je
+ne le reverrais plus, puisque vous n'osiez pas me remettre la lettre!
+
+Elle déchira l'enveloppe d'un coup d'ongle, froissa le papier en le
+dépliant et lut tout bas:
+
+«Chère Aimée,
+
+«Je pars, n'ayant pas le courage d'attendre que la petite amie qui veut
+notre bonheur aide à votre délivrance. Je pars et vous demande pardon de
+tout le mal que vous a fait mon amour.
+
+«Je ne puis commettre le vol dont m'accusent déjà M. et Mme Gosselet,
+et pourtant je n'ose vous dire adieu. Quelque chose qui est peut-être ma
+conscience m'oblige à ne pas vous revoir, à vous fuir même, cependant
+j'espère vous revenir plus adorateur que jamais, plus faible aussi, plus
+simplement homme.
+
+«Bourgeois, je souffre d'avoir été élevé dans le respect de principes
+façonnés à la longue par des gens habiles à se créer une domestication
+déguisée.
+
+«Je vous aime, vous ne me détestez point trop: nous nous marions sans
+nous occuper des fluctuations de la rente à 3 p. %. N'est-ce pas
+naturel?
+
+«Sans doute! mais en vous épousant, j'épouse aussi la fortune de M.
+Gosselet qui, mariée à une fortune équivalente, aurait procréé, dans
+quelque dix ans, une troisième fortune,--une fortune mangeuse de
+milliers de petits salaires. C'est une des formes,--et non la moins
+commune,--du Progrès. Je ne dois pas faire mon bonheur en gênant ce M.
+Progrès.
+
+«Je vous dis toutes ces choses parce que vous êtes une originale petite
+fiancée raisonnante et raisonneuse. Je vous le dis aussi pour que vous
+ne doutiez pas de mon besoin de vous, de mon amour d'homme résolu à tout
+pour vous gagner.
+
+«Pourquoi ne pas vous prendre tout de suite, comme vous le vouliez par
+joie du sacrifice, comme je le désirais, par crainte de vous perdre?
+
+«Vous vivrez plus tard au milieu de ces mêmes bourgeois qui courent sus
+à l'amoureux pauvre comme les paysans donnent la chasse au chien enragé.
+
+«Je ne veux pas qu'on accuse ma femme d'avoir cédé à un appétit de
+chair, je ne veux pas que des médecins excusent «sa faute» en invoquant
+le nom de quelque maladie étrange inventée depuis peu. Les femmes, ma
+chère Aimée, ne vous pardonneraient pas d'avoir été une bonne petite
+amoureuse sincère, tout en vous plaignant tout haut d'avoir succombé
+devant la tactique amoureuse d'un jeune homme roublard. Les hommes me
+jalouseraient d'avoir gagné de l'argent si vite, tout en admirant en moi
+ce que l'on nomme «l'absence de préjugés».
+
+«Ah! si j'étais un simple manoeuvre, si les miens n'avaient pas,
+autrefois, porté des masques dans le jeu social, je me révolterais
+peut-être, par imprudence, et nous ferions un délicieux ménage montré au
+doigt, mais heureux malgré tout et contre tous.
+
+«Je sais que dans cette comédie qu'est la vie,--comédie montée par des
+habiles,--des acteurs jouent de bonne foi, comme si c'était arrivé,
+selon l'expression populaire. La hautaine Mme Gosselet, le bon papa
+Gosselet souffriraient par nous et pour nous du «mépris public».
+
+«C'est ce que je ne veux pas.
+
+«Que faire pour vous mériter?
+
+«Gagner de l'argent!
+
+«Je n'ai pas d'argent.
+
+«Voici ce que j'ai décidé:
+
+«Je veux être décoré. Je veux pouvoir vous troquer contre un bout de
+ruban grand comme ça, gagné au Dahomey en quelque combat où je tuerai
+peut-être des femmes, non, des amazones. Quand j'aurai du sang à la
+boutonnière de ma redingote, je n'en vaudrai guère mieux, mais M.
+Gosselet pourra mettre une petite croix dans le Bottin derrière la
+raison sociale Gosselet, Bamberg et Cie, et le monde nous saura gré de
+ne pas avoir bravé les préjugés, les bons préjugés...
+
+«Je vous aime. Quelle drôle de lettre de fiancé à fiancée!
+
+«Soyez sans crainte, je vous aime trop pour ne pas vous revenir de chez
+Béhanzin.
+
+«André Bamberg.»
+
+«P. S. Votre réclusion au couvent des Visitandines n'a point trop altéré
+votre bonne santé, mon Aimée? J'espère vous faire oublier plus tard les
+heures d'ennui. Si je ne réussis pas à vous rendre heureuse, je serai un
+grand coupable.
+
+«Je n'ai parlé que de moi dans cette longue lettre: je ne veux pas vous
+dicter de ligne de conduite pour le temps où je serai loin de vous, mais
+il est de votre intérêt de laisser croire à M. Gosselet que vous êtes
+une petite fille obéissante et oublieuse.
+
+«Lettre suivra, mon Aimée, adressée à notre amie l'Embaumée, à cette
+bonne amie que vous devez aimer déjà comme une soeur.
+
+«A vous, chère Aimée.
+
+«A. B.»
+
+
+--Oh! le grand fou! M'abandonner pour ne pas déplaire aux autres. Il dit
+je... je... Il oublie que je lui sacrifiais bien autre chose que le
+respect humain, moi!
+
+--Voyons, mademoiselle. Il faut se faire une raison.
+
+--Et il me conseille de rentrer à la maison paternelle, de désavouer
+notre amour! Il ne m'a jamais assez aimée, pour m'aimer tout bonnement,
+sans phrases, sans faire d'études sur la question sociale... Il a
+raison... mais je ne suis pas une fiancée comme une autre, que
+m'importent les qu'en dira-t-on, les on-dit, les il-paraît!...
+
+--Peut-être est-ce parce que vous n'êtes qu'une femme que vous pensez
+comme ça, Mademoiselle! Il vous quitte!
+
+--Il va se battre au Dahomey.
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Pour revenir.
+
+--Les amoureux font tous comme ça.
+
+--Pour revenir décoré.
+
+--Ça c'est joli d'être décoré. Ce qu'on regarde les hommes qui ont un
+ruban, en omnibus!
+
+--Aller se battre quand il devrait... Ça, c'est une lâcheté!
+
+--Oh! mademoiselle, Bon! voilà que vous allez pleurer. Peut-être que ça
+vous fera du bien.
+
+--Il ne m'aime pas!
+
+--Mais si! mais si!
+
+Cependant le feu s'éteignait dans le fourneau et la cocotte ne
+ronronnait plus en crachant des jets de vapeur. La petite ouvrière dit
+pour faire diversion:
+
+--A table! J'ai grand faim.
+
+Après le repas consommé en toute hâte, l'Embaumée mangeant en heurt
+continuel de fourchettes, de couteaux, d'assiettes, «pour donner de
+l'appétit» à la malheureuse fiancée, Simone dit, résolue:
+
+--Maintenant, mon amie, à vous de me rendre un nouveau service! Puisque
+André me fuit, il faut que je me résigne à l'attendre, seule, loin de ma
+famille, gagnant mon pain... ce qui ne m'a d'ailleurs jamais effrayée...
+
+L'Embaumée posa brusquement sur la table la petite pile d'assiettes
+qu'elle allait enlever:
+
+--Comment! comment! Voilà que vous allez dire des bêtises!
+
+--Mon père m'a traitée de fille, je ne rentrerai chez nous qu'au bras de
+mon mari, au bras du petit ingénieur sans-le-sou.
+
+--Mais, mademoiselle, c'est impossible!
+
+--Impossible! Croyez-vous que je ne suis pas courageuse?
+
+--Mais il faudra travailler! Vous ne savez pas travailler!
+
+--J'ai appris la couture au pensionnat laïque... Je suis capable de
+fanfrelucher mes robes, moi-même. Je sais broder aussi... Je fais un peu
+de tapisserie.
+
+--Je ne dis pas non! Mais travailler pour gagner sa vie, c'est autre
+chose. Travailler, mademoiselle, c'est se battre avec l'ouvrage, c'est
+pousser l'aiguille dans l'étoffe quand on n'y voit plus, quand les
+paupières vous brûlent, quand le poignet vous fait mal, quand des mains
+vous tordent des choses dans l'estomac, quand vous avez comme une boule
+de plomb dans le crâne, une boule qui vous courbe le visage sur la
+besogne enragée. Travailler, c'est se lever à cinq heures, lasse, c'est
+se coucher à onze heures, morte de fatigue. Tout ça, mademoiselle, pour
+quarante sous, si vous faites de la confection chez vous, pour trois
+francs, quatre francs, si vous êtes ouvrière chez un grand couturier!
+Travailler, ce n'est pas chiffonner de la dentelle, par distraction, ou
+dessiner des papillons sur un canevas avec des laines de couleurs
+différentes...
+
+--Alors, ma petite l'Embaumée, j'apprendrai à travailler. J'ai assez
+d'argent pour attendre que je puisse gagner mon pain, grâce à l'habileté
+et à l'activité que j'aurai vite acquises!
+
+--Mademoiselle, je suis votre amie, n'est-ce pas? J'ai fait pour vous
+tout ce que j'ai pu faire, mais je n'ai guère pu. Écoutez un bon
+conseil. Allez dire à M. Gosselet que vous êtes prête à réfléchir sur
+les inconvénients de votre mariage. Demandez du temps! Gagnez du temps!
+M. Bamberg reviendra et alors...
+
+--Je vous assure, mon amie, que je suis bien décidée à gagner ma vie en
+petite ouvrière qui attend son amoureux parti au loin, en campagne!
+D'ailleurs, vous travaillez bien, vous, sans espérer des jours de repos,
+sans entrevoir un horizon de bonheur.
+
+--Moi, mademoiselle, c'est bien différent. Quand je vois comment marche
+le monde, quand je pense aux injustices de la vie, je me console en
+songeant que l'on m'habitua toute petite, à travailler. Le turbin, j'ai
+ça dans le sang! Mon père et ma mère travaillaient dur. J'étais haute
+comme ça que j'aidais ma mère à coudre des sacs, au retour de l'école.
+J'allais au lavoir avec des charges qui écrasaient mes pauvres petites
+épaules... Il le fallait bien, puisque père venait manger tous les soirs
+et qu'il oubliait de nous laisser l'argent de sa paye pour acheter le
+fricot du lendemain.
+
+--Pauvre mignonne!
+
+--Ce que j'ai fait, bien d'autres le font aujourd'hui, bien d'autres le
+feront demain. Quand on mange, en travaillant, on est heureux. Le
+malheur est qu'on n'a pas toujours d'ouvrage.
+
+--Et votre père?
+
+--Père était bon ouvrier et pas buveur quand il vint à Paris avec maman.
+Puis, un jour, on le mena au poste parce que, en passant, il avait
+touché le coude d'un sergot. Ça, voyez-vous, ça lui donna la haine du
+gouvernement. Il se mit à fréquenter les marchands de vin, à faire de la
+politique. Quand il me prenait sur ses genoux, il disait de grandes
+phrases, me promettait des bagues, des bracelets, m'annonçait que je
+serais habillée, plus tard, comme une fille de riche. Maman lui faisait
+de grands yeux sévères quand il nous proposait de partager avec ceux qui
+ont tout l'argent. Il me faisait peur, un peu, mais il n'était pas
+méchant et obéissait de suite quand mère l'envoyait se coucher.
+
+Père fut tué par l'explosion d'une chaudière de son usine. On nous donna
+quatre cents francs. Ce n'était pas beaucoup, mais maman avait trop peur
+de la justice pour faire un procès au patron.
+
+Peu après, mère tomba malade à la suite d'un _chaud et froid_. J'avais
+beau me lever matin, je n'arrivais pas à gagner assez d'argent pour la
+soigner comme j'aurais voulu. A la mairie, on nous donna des bons de
+pain... Des bons de pain, ce n'était pas suffisant pour guérir maman.
+
+Elle mourut juste au moment où on allait la porter à l'hôpital.
+
+L'hôpital! Elle en avait si grand'peur que cela a peut-être hâté sa fin.
+Voyez-vous, mademoiselle, il n'y a que les Parisiens qui demandent à
+aller à l'hôpital. Les ouvriers venus de province n'aiment pas à mourir
+avec les carabins!
+
+Le pharmacien et le propriétaire payés, il ne me resta guère que la
+moitié des meubles de pauvre maman. Je les vendis parce qu'ils me
+rappelaient des souvenirs trop tristes et j'allai habiter avec une amie
+qui travaillait chez votre père.
+
+Depuis je me trouve presque heureuse. J'économise soixante francs par
+an, mademoiselle, soixante francs parce que chez vous il n'y a pas de
+chômage.
+
+--Votre passé est bien triste, mon amie.
+
+--C'est le passé de toutes ou de presque toutes, allez! Vous êtes
+toujours résolue à...
+
+--Toujours! Comme je ne puis pas être une très habile couturière, nous
+travaillerons ensemble à des travaux de confection, si vous le voulez
+bien.
+
+--Soit, à nous deux, nous pourrons peut-être ne pas être trop
+malheureuses. D'ailleurs je tiens à ne pas vous quitter si vous jouez au
+jeu dangereux de petite ouvrière.
+
+--Encore, mon amie!... Voilà mon appoint dans notre maison de commerce.
+
+Ce disant, Simone vida sur la table le contenu de sa bourse à mailles
+d'argent. Elle poussa du doigt les pièces d'or vers l'Embaumée,
+comptant:
+
+--Cent...deux cents...trois cents...quatre cents... quatre cent
+cinquante. Nous sommes riches!
+
+--Riches! Quand nous aurons acheté de quoi vous meubler une toute petite
+chambre sur mon carré, il vous restera bien cent cinquante francs!
+
+--Bast, c'est suffisant pour attendre le travail, ma petite l'Embaumée.
+Et appelez-moi Simone, Simone, tout court, sans mademoiselle. Ne
+sommes-nous pas des amies d'atelier?
+
+
+
+
+III
+
+
+Le sixième étage qu'habitait la petite bossue était semblable à tous les
+sixièmes étages des quartiers ouvriers.
+
+Dix ou douze mansardes ouvraient leurs portes de bois blanc badigeonné
+rouge-brun sur un palier étroit. Près d'un buen-retiro à usage commun,
+sis à l'extrémité du couloir, un robinet de cuivre laissait couler une
+eau grise en une cuvette de plâtre plantée dans la cloison comme une
+écaille d'huître.
+
+Sur le mur, les traînées de peinture figurant des veines de faux marbres
+se maculaient de teintes rousses.
+
+Les degrés de l'escalier s'engluaient des boues apportées en huit jours
+de tous les coins de Paris par les habitants trop gueux pour exiger de
+la concierge un nettoyage quotidien. D'ailleurs, les femmes maugréaient
+quand la «pipelette», se décidant à récurer «ce sale sixième», lançait
+sur le parquet de grands seaux d'eau qui filaient en rigoles, sous les
+portes, baignant les descentes de lit, moisissant les pieds des meubles
+déjà caducs.
+
+Hiver comme été, le buen-retiro dégageait des odeurs malsaines. Il y
+avait de petits enfants dans les mansardes, et aussi de grands enfants
+qui ne souffraient pas trop d'une saleté commune, anonyme.
+
+Un vasistas encadré dans le toit éclairait d'une lumière très nette le
+palier où venaient jouer les petits, où venaient babiller les mères en
+des jabotteries coléreuses contre la pipelette.
+
+Par cette vitre, les mioches regardaient passer les nuages, songeant,
+les yeux vagues, au grand jardin des Plantes qu'habitent les heureuses
+«bébêtes».
+
+Par cette vitre, les femmes voyaient un peu de ciel, évoquant les
+promenades faites, autrefois, sur les bords de la Marne, les
+vagabonderies où elles mangeaient du veau froid, jeunes filles, au
+milieu d'hommes en manches de chemises, ivres sans avoir bu.
+
+Assises toute une journée sous ce carré de bleu, le printemps venu,
+pendant que les hommes travaillaient à l'atelier, elles se contaient les
+propos de la fruitière du coin, se plaignaient du renchérissement des
+oignons, cherchaient des amants aux petites filles sages, commentaient
+les jeux d'ombres chinoises aperçus, la veille, sur les rideaux d'en
+face, se faisaient des confidences, épiaient leurs visages, tissaient
+des cancans à l'aune.
+
+Les doigts peu agiles, mais la langue alerte, elles faisaient mine de
+ravauder des chemisettes d'enfant ou des culottes d'hommes qui servaient
+de prétexte à de fades plaisanteries, tous les jours répétées, et, la
+besogne interrompue, lampaient du café noir en de grands bols déposés
+sur les marches de l'escalier, à l'abri des coups de pied de leurs
+«petits».
+
+Les locataires du sixième étage fournissaient des thèmes inépuisables à
+leurs cancans.
+
+Sur le carré habitaient deux femmes qui n'assistaient jamais aux
+parlottes de l'après-midi et évitaient même d'aller faire leur provision
+d'eau tant que les commères siégeaient sous le vasistas.
+
+L'une, vêtue en petite bourgeoise, d'un peignoir coquet, piquait à la
+machine des jerseys pour le grand magasin: _La Baigneuse_.
+
+L'autre, habillée d'étoffes lâches pour dissimuler sa grossesse, créait
+des fleurs artificielles en un labeur continu, acharné, qui ocrait de
+plus en plus son visage amaigri par une maternité prochaine.
+
+La petite couturière n'avait pas d'amant. La fleuriste recevait les
+visites presque quotidiennes d'un jeune homme, vêtu comme un étudiant,
+qui montait les six étages d'un air ennuyé et donnait un simple bonjour
+à l'ancienne petite amie devenue inutile et presque gênante.
+
+Les commères reprochaient leur «fierté», leur hypocrisie aux deux
+silencieuses et ne se gênaient pas pour crier des plaisanteries obscènes
+derrière les portes minces. Elles engageaient le Bel-Adolphe, le garçon
+épicier qui rentrait chez lui, tous les soirs à dix heures sonnant, à
+aller demander du feu à sa voisine, la petite couturière, et
+escomptaient déjà la défaite de la Sainte-Nitouche.
+
+L'Embaumée trouvait grâce devant ce terrible aréopage de langues
+féminines, parce qu'elle ne gagnait sa chambre qu'à nuit tombée, à
+l'heure où les hommes rudoyaient ou cognaient les ménagères attardées,
+changeant les rires de l'après-midi en des pleurnicheries nerveuses qui
+ameutaient les voisins sur les seuils des mansardes. Elle était la
+«boscotte», l'être insignifiant qui n'excite ni l'envie ni la pitié,
+mais qui _reçoit son paquet_ au hasard des conversations.
+
+Le personnage important du sixième étage, celui dont la vie privée
+occupait le plus souvent les langues en mal de racontars, était un grand
+garçon de vingt-deux ans, brun, barbe en coin, qui sortait de sa
+mansarde, régulièrement, à deux heures de l'après-midi, drapé en un
+manteau noir, chaussé d'escarpins vernis, coiffé d'un feutre à la
+mousquetaire. On savait qu'il écrivait dans les journaux. Par l'huis
+entr'ouvert de son logis, on avait pu inventorier son mobilier: un lit
+de sangle, deux chaises, une malle, des livres jetés en tas.
+
+Comme il semblait pauvre, comme «ça ne sentait jamais le rôti chez lui»,
+les commères se chuchotaient des phrases indignées sur ses moyens
+d'existence. Mais quand sa clef ferraillait dans la serrure, elles
+rangeaient vite les chaises pour lui faire place, devenues muettes,
+cousant leurs loques en des attitudes penchées. Lui, passait, sans
+soulever son feutre superbe, méprisant, fredonnant sous sa moustache
+retroussée un air de musiquette.
+
+Elles lui en voulaient d'être jeune, d'être heureux quoique gueux, de
+porter «des frusques de milord», de travailler avec une plume qui ne
+pèse rien du tout au bout des doigts, alors que leurs hommes maniaient
+des outils qui crevassent l'épiderme.
+
+* * * * *
+
+Quand Simone eut loué une chambre voisine de celle de l'Embaumée, les
+bavardes eurent vite baptisé la nouvelle venue d'un sobriquet. Elles la
+surnommèrent «la princesse» et inventèrent un roman de fille jusqu'alors
+entretenue pour expliquer la blancheur de ses mains et la souplesse de
+sa taille.
+
+Simone ne prit point garde à leurs regards hostiles, ce qui attisa leurs
+rancunes de femelles enlaidies.
+
+L'Embaumée n'exagérait rien en assurant que les frais d'installation
+d'une chambrette diminueraient vite le petit pécule de Mlle Gosselet.
+Les meubles achetés, des meubles en pitchpin, fragiles et anguleux, la
+lingerie installée dans une armoire à glace de quatre-vingt-cinq francs,
+semblant destinée à l'ameublement d'une chambre de poupée, il ne restait
+plus que cent francs dans la petite bourse à mailles d'argent.
+
+La chambre de Simone était bien pauvre, bien banale, mais elle pouvait
+communiquer avec l'_appartement_ de la petite faiseuse de sourires par
+une porte autrefois condamnée.
+
+Il fut décidé, d'un commun accord, que cette porte resterait toujours
+ouverte et que la chambre de Simone servirait d'atelier commun. On
+déjeunerait et on dînerait dans la chambre de la petite bossue.
+
+Ces arrangements déridèrent quelque peu l'Embaumée qui avait conservé un
+mauvais souvenir du temps où elle confectionnait des sacs et tenait la
+profession de couturière pour un métier de «crève-la-faim.»
+
+Le dernier coup de plumeau donné sur les meubles, Simone voulut écrire à
+André Bamberg pour s'assurer en sa résolution de travailler, de souffrir
+pour l'Aimé.
+
+--Et l'adresse, nous n'avons pas l'adresse, objecta l'Embaumée.
+
+--Je lui enverrai ma lettre plus tard.
+
+--Bien! moi je vais chercher de l'ouvrage. Je connais une Mme Blondon
+qui est entrepreneuse pour le Grand-Marché. Je vais vous l'amener.
+
+Simone tira de son buvard une feuille de papier blanc et écrivit:
+
+«Oh! le vilain, le grand vilain, qui est parti, qui a déserté au moment
+où j'allais être à lui!... Vous n'avez donc pas de caractère, vous
+autres hommes?... Mais pardonne-moi ces reproches, André, ce n'est pas
+toi qui es coupable et qui me fais mal, c'est la vie, et Dieu sait si
+elle est cruelle!
+
+«Je comprends ton découragement, ton coup de désespoir. Et puis il y a
+aussi dans ta conduite un fait d'honnêteté qui vient de ta race. Dans
+ton pays rude et encore un peu sauvage, on est droit, on est loyal. Je
+t'aime surtout à cause de ta droiture, de ta conscience d'honnête homme,
+mais je t'aime aussi parce que je t'aime; je t'ai, dans mon amour, fait
+tout petit, tout petit, pour te porter toujours avec moi, en moi, dans
+mon coeur...
+
+«Je voudrais te dire merci de m'avoir appris à aimer comme je t'aime;
+c'est si bon, on se sent vivre!
+
+«Je t'aime, vois-tu, avec tout ce que j'ai de plus douce tendresse. Je
+t'aime dans toute ta vie, depuis tout petit, quand tu étais un bébé
+plein de risettes jusqu'à ce que tu sois devenu un homme plein de
+misère.
+
+«Devine d'où je t'écris? De notre chambre! J'ai loué une chambre à côté
+de celle de l'Embaumée, je l'ai meublée de gentils meubles de sapin qui
+sentent bon les bois et mettront autour de toi le parfum de tes
+montagnes...
+
+«Quand tu m'auras rejointe, ce sera si joli de t'attendre avec la lampe
+allumée, les bras grands ouverts, dans notre chambre à nous, dans notre
+petite chambre remplie de vrais sourires câlins, de bons baisers
+aimants. Comme nous allons nous aimer et nous moquer du monde! Je me
+ferai toute mignonne, toute petite; je me pelotonnerai en toi comme une
+petite chatte qui veut être caressée.
+
+«En fermant les yeux, le soir, sur mon oreiller, je me figure déjà être
+à côté de toi, te sentir tout de ton long contre moi, jusqu'aux pieds;
+et ça fait si drôle, je ne sais plus si tu es loin ou si tu n'es pas là,
+réellement vivant en moi, dans une sorte de rêve continu, tout
+brûlant... Embrasse-moi! Remplis tout mon grand lit blanc de tes
+baisers!
+
+«Pourquoi ne m'as-tu pas emmenée? Pourquoi m'as-tu laissée comme une
+pauvre abandonnée dans ce grand Paris si méchant, si hostile aux simples
+de coeur? Je serais partie avec toi, nous aurions été si forts ensemble!
+Il y a des pays où les hommes savent encore vivre comme des hommes et où
+les sauvages sont les vrais civilisés... Nous aurions été dans ces pays
+de liberté et d'amour...
+
+«Moi, je voudrais t'emporter bien loin de tout et de tous, comme mon
+trésor... Je voudrais, comme un cher petit adoré, te faire reposer à
+l'ombre de grands arbres, sous un ciel tout bleu et sans hiver, et te
+regarder dormir, sans rien te demander pour moi,--seulement te sentir,
+toi, être bien, bien tout à fait,--et te dire merci.
+
+«Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi; je t'aime.»
+
+Simone écrivait avec une rapidité fébrile; elle pouvait à peine suivre
+le flux de ses pensées qui, trop longtemps contenues, débordaient en un
+ruisseau d'amour.
+
+L'Embaumée l'interrompit en revenant avec Mme Blondon, une ex-jolie
+femme, bien en chair, parlant haut, vêtue de noir, les brides de velours
+de sa capote attachées sous son menton en un gros noeud qui l'obligeait à
+dresser la tête.
+
+Mme Blondon avait quarante-cinq ans, des yeux jaunes qu'elle savait
+rendre très doux, ou très sévères, un nez bien campé sur deux grosses
+joues ravagées par la poudre de riz, une bouche sans cesse entr'ouverte
+pour l'exhibition de petites dents triangulaires et d'un bout de langue
+toujours en mouvement.
+
+Ses vêtements n'étaient point de coupe élégante, destinés à endiguer les
+chairs plutôt qu'à parer la femme.
+
+Étalée sur la chaise que lui avait présentée Simone, les deux mains
+jointes sur le ventre, elle se mit à parler très vite:
+
+--C'est du travail que vous voulez, mes enfants? J'en ai. Là! Êtes-vous
+contentes? J'en ai, mais pas beaucoup. Ce n'est pas encore la saison
+d'été et les vêtements d'hiver ne se vendent plus. Voilà trois jours que
+je vais au Grand-Marché sans obtenir seulement une douzaine de corsages.
+Ah! ça ne va pas! ça ne va pas! On me donne toujours la préférence au
+Grand-Marché. Ce que je livre est si soigné!
+
+«Mes enfants je vous donnerai vingt sous par corsage. Le corsage est
+coupé, bâti, vous n'avez qu'à le coudre à la machine et à faire les
+boutonnières. Les fournitures sont à votre charge naturellement! Des
+vêtements si simples! Une...deux...trois! C'est fait!...»
+
+_Une... deux..., trois_! Ce disant, Mme Blondon ne fit pas un geste
+de ses grosses mains aux anneaux d'or torturant la chair, mais ses yeux
+marrons roulaient dans leurs orbites.
+
+--J'ai gagné ma vie à piquer des corsages, mais aujourd'hui, je ne peux
+plus travailler.
+
+Ici, les yeux de Mme Blondon s'inclinèrent vers les paupières
+inférieures pour lorgner les sommets de son corsage gardés par une ligne
+hérissée de boutons comme par une rangée de fantassins.
+
+--Je me contente d'aller chercher des commandes.
+
+«Autrefois, j'envoyais au Grand-Marché une des ouvrières de mon
+atelier--toujours la plus gamine pour ne pas tenter ces messieurs de la
+manutention.
+
+«Elles y restaient des journées entières, les gueuses! Ce que j'en ai
+chassé à cause de ça! Maintenant je n'ai plus d'ouvrières. Elles
+empêchaient de travailler Joseph. Je vais à la manutention moi-même.
+C'est tout en haut du Grand-Marché: il faut en monter des marches! Les
+autres entrepreneuses attendent leur tour. Moi, ces messieurs me
+connaissent bien. «Ah! c'est vous, madame Blondon!» On me donne mes
+étoffes toute de suite.
+
+«Quand je porte ma marchandise à la réception, on est toujours très
+aimable aussi: «Ah! c'est vous, madame Blondon.» On ne me refuse pas de
+vêtements. Je fais de petits cadeaux. Et les plaisanteries ne me font
+pas peur... Mais Joseph peut être tranquille...
+
+«Ah! ça coûte! Ça coûte! Toujours prendre des omnibus! Toujours six sous
+à la main, sans compter les deux sous que je donne au conducteur pour
+qu'il me laisse mettre mon paquet à l'intérieur. Je ne gagne pas gros,
+allez. On me paye mes corsages vingt-deux sous, je le jure! Les deux
+sous de bénéfice ont vite levé la queue.
+
+«Ainsi, mes enfants, c'est entendu. Venez chercher une douzaine de
+corsages pour essayer, je vous paierai quand le Grand-Marché aura
+accepté votre ouvrage. C'est juste, n'est-ce pas?
+
+«Je ne dis pas que l'on peut gagner une maison de campagne, avec un jet
+d'eau devant, en piquant des corsages, mais ça fait manger tout de même.
+J'ai des ouvrières qui travaillent pour moi depuis cinq ans. Puis le
+travail c'est la santé! Ah! si je pouvais travailler... c'est ce que je
+dis à Joseph.
+
+«Il y a des ouvrières qui essayent d'aller prendre les commandes,
+elles-mêmes au Grand-Marché. Elles savent ce que ça leur coûte! Moi, ça
+ne risque rien.
+
+Joseph peut être bien tranquille... Je suis une femme de tête, moi.
+
+«Ah! les temps sont durs! Joseph...»
+
+Les deux petites amies souriaient à la nouvelle intervention du
+mystérieux Joseph.
+
+Mme Blondon voulut bien expliquer ce qu'était Joseph:
+
+«Joseph, c'est mon mari, un homme qui a toujours des chiffres dans le
+cerveau. Il tient un livre de pari aux courses. Quand il faisait ses
+calculs, le bruit des machines à coudre l'agaçait... Joseph le sait
+bien, lui, que les temps sont durs, très durs... Au revoir, mes
+enfants.»
+
+Très digne, Mme Blondon salua des yeux, du rire et disparut dans
+l'escalier, cramponnée à la rampe, le pied s'assurant de la solidité des
+marches.
+
+--Elle marche si vite que vous n'avez pu lui dire que nous acceptions
+ses offres, dit Simone. Elle est drôle.
+
+--Ce qui n'est pas drôle, c'est de piquer des corsages à vingt sous
+pièce!
+
+--Allons, mademoiselle Rabat-joie! moi qui vous croyais gaie...
+
+--Des corsages qu'on lui paye de trente-deux à trente-cinq sous!
+
+--Allez chercher les corsages, ma petite l'Embaumée, et au travail,
+vite! vite! Simone commença dès le lendemain son apprentissage de petite
+couturière.
+
+A six heures du matin, elle se mit à la besogne, assise à côté de
+l'Embaumée qui pédalait sa machine à coudre avec l'acharnement d'un
+bicycliste courant quelque championnat.
+
+La petite bossue assemblait les différentes parties du corsage pendant
+que la fille de M. Gosselet cousait les ourlets et bordait les
+boutonnières.
+
+Le travail se faisait vite malgré les retards apportés par la machine
+qui, n'ayant pas roulé depuis longtemps, cassait le fil ou rejetait la
+courroie de transmission, malgré les morsures de l'aiguille qui
+ensanglantaient de points rouges les doigts de la petite bourgeoise.
+
+L'Embaumée, tout en poussant l'étoffe le long du guide-âne, surveillait
+de la queue-de-l'oeil le travail de son associée. Elle interrompait le
+tac-tac-tac de la machine, pour encourager Simone un peu étonnée de
+l'activité de sa nouvelle amie:
+
+--Voilà qui va bien. C'est suffisant pour un corsage à vingt sous. On
+dirait que vous faites ce travail depuis longtemps.
+
+Simone, les cheveux en désordre, la bouche contractée par l'impatience,
+par l'effort, se hâtait de plus belle, semblant jouer à pigeon-vole,
+tant elle tirait vite le fil passé au travers de l'étoffe. Elle riait
+nerveusement à chaque morsure de l'aiguille et disait pour expliquer son
+rire:
+
+--Nous travaillons pour Joseph!
+
+* * * * *
+
+Quand la machine s'arrêtait en des trépidations irrégulières, la pendule
+tictaquait très fort. Des froissements d'étoffe, des soupirs d'ennui ou
+de lassitude, des bâillements, des craquements de chaise éclataient
+sonores dans le silence brusque. Les petites amies songeaient.
+L'Embaumée admirait le courage de Simone, un peu dépitée en fille du
+peuple de voir que cette fille de riche travaillait comme une ancienne
+de l'atelier. Simone pensait à l'Aimé, au cruel Aimé qui la condamnait
+par sa fuite à cette rude besogne, s'admirait, se félicitait, se
+comparait aux héroïnes de roman qui lui avaient paru si peu vraies en
+ses lectures d'autrefois.
+
+Tac-tac-tac! La machine recommençait son bourdonnement pendant que, sur
+le palier, les mioches pleurnichaient, les femmes babillaient, heurtant
+les cloisons du manche de leur balai, traînant sur le parquet leurs
+seaux ferrailleux.
+
+Simone pouvait entendre leurs bonjours échangés, le glissement de leurs
+savates devant sa porte, leurs rires gras et leurs rires maigres. Elles
+disaient:
+
+«--Ça n'est pas encore venu?
+
+--Oh! ça tiendra bien jusqu'à la fin du mois.
+
+--Et l'autre, avec ses airs de Sainte-Vierge!
+
+--Un jour ou l'autre, ça lui pend au nez.
+
+--Dites donc, vous avez entendu la machine à coudre, à côté? Ça veut
+faire croire que ça sait travailler.»
+
+L'Embaumée piquait vite, vite, pour couvrir les voix injurieuses du
+bruit de sa machine et Simone, avant compris, devenue pâle, murmurait:
+
+--Oh! les sales femmes! Oh! le sale peuple!
+
+Quand midi sonna à la petite pendule figurant un clocheton du chalet
+suisse, les deux associées étaient si lasses qu'elles ne voulurent pas
+descendre six étages pour acheter leurs provisions de bouche. Elles
+mangèrent un morceau de viande cuite depuis la veille, se partagèrent un
+carré de gruyère et vidèrent d'un trait une tasse de café noir.
+
+Tac-tac-tac! L'étoffe filait de nouveau sous la patte de la machine
+pendant que l'Embaumée chantait une romance pleurnicharde:
+
+* * * * *
+
+Sentinelles, ne tirez pas, C'est un oiseau qui vient de France!
+
+Les doigts engourdis, la tête lourde, Simone, assise près de la fenêtre,
+cousait, rageuse, pestant contre les rires des commères bavardant sous
+le vasistas. Distraite, elle contempla Paris ensoleillé, regarda au loin
+des silhouettes bleues de cheminée et s'endormit, les lèvres en moue,
+les paupières mouillées, aux coins, de deux larmes qui ne tombaient pas.
+
+L'Embaumée quitta sa machine et saisit le corsage étalé sur les genoux
+de l'endormie.
+
+En sa bonté, elle était heureuse, sans oser se l'avouer, de la
+défaillance de sa nouvelle amie, les labeurs anciens qui étaient en elle
+semblant se réjouir de la fatigue dont souffraient les muscles de cette
+riche.
+
+--Comment! j'ai dormi!
+
+--C'est que vous n'avez pas l'habitude des travaux qui durent tout le
+temps.
+
+--J'ai dormi pendant une heure, au moins, n'est-ce pas?
+
+--Un quart d'heure, à peine.
+
+Simone se leva, se frotta les yeux du poing, se tâta l'épaule endolorie
+par le dossier de la chaise et s'approcha de la pendule.
+
+--Quatre heures, déjà!
+
+Et, toute rouge, elle s'excusait:
+
+--J'ai été surprise par le sommeil. Vous n'êtes pas gentille. Pourquoi
+ne m'avez-vous pas secouée par la manche?
+
+--Vous dormiez si bien! Voulez-vous piquer à la machine, cela vous
+éveillera tout à fait?
+
+La machine tactoqua de nouveau, assourdissant les rires qui éclataient
+sur le palier pendant que la petite bossue reprenait sa chanson d'une
+voie nasillarde:
+
+
+ Et l'enfant disait aux soldats:
+ Sentinelles, ne tirez pas (_bis_),
+ C'est un oiseau qui vient de France!
+
+
+A neuf heures du soir, Simone et l'Embaumée croquèrent deux sous de
+cornichons et se couchèrent très lasses dans leurs petits lits retapés à
+la hâte.
+
+Après trois jours de travail, les deux petites amies purent livrer la
+douzaine de corsages à Mme Blondon.
+
+L'entrepreneuse se montra satisfaite de la confection, mais elle annonça
+à la petite bossue qu'elle allait se rendre en Angleterre, avec Joseph,
+pour parier au Derby, et qu'elle n'aurait pas de commandes avant trois
+semaines.
+
+--Et l'argent? dit Simone à son amie ennuyée de ce contre-temps.
+
+--Elle nous paiera quand le Grand-Marché aura accepté l'ouvrage.
+
+--Je crains fort d'avoir travaillé pour Joseph... Je ne voudrais pas que
+l'on me vole le premier argent que je gagne... si difficilement.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Que d'espérances font naître au coeur des petites ouvrières sans travail
+les affiches manuscrites collées sur la muraille, au coin des rues,
+entre les gigantesques lithographies qui évoquent les halls somptueux où
+l'on s'amuse, et les placards répandus pour la plus grande gloire de la
+moutarde A... ou de la pilule B...
+
+_On demande «une petite main»_. _S'adresser chez Madame... rue... n°..._
+
+La suscription fait sourire les flâneurs en quête de ce qui amusera
+leurs yeux. Cependant des fillettes se haussent sur le bout de leurs
+chaussures déjetées pour lire le nom et l'adresse de celle qui peut leur
+donner du pain et s'en vont, le chef baissé, répétant tout bas les
+chiffres du numéro, pour ne pas oublier.
+
+Le lendemain, quarante, cinquante «petites mains» sonnent à la porte de
+la patronne. Mais la couturière n'a besoin que d'une «petite main», une
+toute petite main, celle qui sera le plus tôt remplie de gros sous, le
+samedi de paye venu.
+
+La place est vite prise et la bénéficiaire, tout heureuse de gagner un
+franc cinquante par jour, travaille déjà au milieu de ses nouvelles
+amies pendant que les miséreuses défilent devant le cordon de sonnette.
+
+L'Embaumée, qui savait, par des camarades, que seuls, les grands
+couturiers peuvent employer une ouvrière huit à dix mois sur douze,
+conseilla à Simone d'aller offrir ses services aux Work, Plisson, Riff
+et autres grands chiffonneurs connus.
+
+Simone, au grand scandale de l'Embaumée, voulut prendre l'omnibus pour
+se rendre au centre de Paris, à la chasse au travail.
+
+La petite bossue dut céder au caprice de son amie et monter dans une
+voiture de Montrouge-Gare de l'Est.
+
+D'une joliesse toute fraîche en sa robe beige à fleurettes bleues,
+coiffée d'une petite capote garçonnière, les yeux brillant de leur éclat
+matutinal, l'oreille rosée, les cheveux encore un peu humides des primes
+ablutions, Simone prit place entre une vieille dame à cache-poussière
+gris et un vieux monsieur vêtu d'un journal déplié et d'un chapeau haut
+de forme penché sur le front.
+
+L'Embaumée s'assit en face de son amie, l'air très digne, affectant de
+lorgner, à travers les vitres, le défilé des piétons sur le trottoir.
+
+Simone assise, la vieille dame releva un pan de son cache-poussière
+comme pour ne pas le salir au contact d'indignes vêtements, le vieux
+monsieur baissa son journal et tourna son nez à lunettes, semblant
+continuer sa lecture sur le visage de sa voisine.
+
+Après un petit instant de trouble, Simone s'amusa du spectacle nouveau
+pour elle, que lui offraient les attitudes, les gestes des voyageurs. La
+voiture, au complet, filait vite en un tangage qui secouait les têtes.
+Les yeux cherchaient les yeux, les femmes regardant à la dérobée, les
+hommes examinant les femmes comme des êtres bizarres et très compliqués.
+
+Il y avait là des maraîchers de la banlieue, accompagnés de leurs
+_fifilles_ qui jouaient d'un air ingénu avec un rouleau de papier de
+musique, ou un petit buvard. Les paysans engraissés, majestueux,
+exhibaient leurs têtes de chanoines sons des casquettes de soie raides
+comme des barrettes. Les _fifilles_ se tenaient «à la demoiselle bien
+élevée», les yeux fixés sur le bout de leur petit soulier verni, ou
+levés sur les affiches plafonnant l'omnibus. Elles disaient: «_papa_,»
+d'un petit air câlin. Ils répondaient: «Ma chérie,» et posaient une main
+énorme sur les genoux fragiles de leurs progénitures.
+
+Assise sur le strapontin, tout au fond de la voiture, une jeune fille
+rougissait, pâlissait, enrayée des gestes brusques d'un monsieur, qui,
+le nez collé aux vitres de l'avant, criait: _Alloh! Alloh!_ pour modérer
+l'allure des chevaux et secouait la tête d'un petit air indigné quand le
+fouet du cocher tombait sur les croupes des bêtes en sueur.
+
+En un coin, serrés l'un près de l'autre, une couple de provinciaux
+tendaient le cou, tendaient le doigt, se bourrant les côtes du coude
+pour se témoigner leur admiration pour ce coquin de Paris.
+
+Un ouvrier voulait expliquer quelque chose à un bureaucrate qui tournait
+la tête, très absorbé par la lecture d'une brochure.
+
+Une Parisienne boutonnait ses gants, le buste penché, les mains dressées
+en l'air en un joli geste précieux, les yeux promenés sur l'assistance
+et évoquant l'image de deux aumônières de velours noir tendues en la
+mendicité des admirations.
+
+Deux jeunes gens causaient gaiement en petites phrases mystérieuses,
+mordillant la poire d'argent de leur canne tenue comme un cierge de la
+main gauche, fouettant leurs cuisses de tapotements de leurs gants neufs
+bien rangés dans la main droite. Ils lorgnaient les femmes, la lèvre
+souriante de vanité bébête, amusés de la roseur d'un front ou de la
+disposition des plis d'une jupe, insolents et vainqueurs.
+
+Le conducteur, un vieux à moustaches de gendarme, cria:
+
+--Places!
+
+Les provinciaux se regardèrent, étonnés, pendant que les maraîchers
+soulevaient leurs blouses et plongeaient leurs bras jusqu'au coude dans
+les goussets de leurs pantalons. La Parisienne tira cinquante centimes
+de la fente de son gant enfin boutonné. L'ouvrier pécha des sous, un à
+un, dans la poche de son gilet. La vieille dame à cache-poussière gris
+dit d'une voix aigre:
+
+--Moi, j'avais une correspondance.
+
+Les deux jeunes gens exhibèrent de mignonnes pochettes en cuir jaune
+bourrées de billon et le monsieur qui _conduisait_ les chevaux tendit
+ses six sous, le nez toujours collé à la vitre.
+
+La voiture stoppa. L'Embaumée dit à son amie:
+
+--Le Châtelet! Nous descendons!
+
+Le vieux monsieur à chapeau planté sur le front descendit aussi et
+suivit les petites ouvrières qui traversèrent la place du Châtelet,
+l'Embaumée filant vite, la nuque baissée, entre les voitures lancées au
+grand trot, Simone se garant, hésitant, les jupes serrées en un geste
+précautionneux.
+
+Arrivées devant la _Redingote grise_, les amies s'arrêtèrent, tenant
+conciliabule, et le vieux monsieur se hâta de les rejoindre, la canne
+battant le pavé.
+
+--Eh bien, où allez-vous? dit Simone.
+
+--Chez Plisson, rue de la Paix.
+
+Le vieux monsieur s'arrêta devant elles, un sourire prometteur aux
+lèvres:
+
+--Une voiture, mesdemoiselles?
+
+--Mais, monsieur, dit Simone je n'ai pas l'honneur...
+
+L'Embaumée la saisit par le bras:
+
+--Venez!
+
+Puis au vieux monsieur, d'un ton sec et fâché:
+
+--Vous vous trompez, mon bonhomme!
+
+--Désolé! Désolé! Vraiment charmantes! Vraiment charmantes!
+
+Un peu émues de cet incident, elles longèrent le trottoir, vite.
+
+L'Embaumée entraînait son amie maladroite à se garer des promeneurs.
+Simone tournait la tête pour voir le vieux monsieur qui faisait: _fou...
+ou! fou... ou_! et semblait souffler devant lui, tout en se hâtant de
+suivre la délicieuse apparition qui lui faisait tirer la langue.
+
+Derrière lui, des jeunes gens s'amusaient de son dos voûté, du pli de
+chair grasse qui formait bourrelet entre la toile raide de son faux col
+et ses petits cheveux blancs plantés sur sa nuque rouge comme des soies
+sur le dos d'un petit cochon.
+
+Des femmes lui barraient le chemin, provocantes. Lui, de temps à autre,
+levait son nez à lunettes, apercevait les petites amies par-dessus les
+enlacements des couples et pestait contre sa goutte, contre les becs de
+gaz, contre les camelots, contre les marchandes de lacets.
+
+Simone pensa tout haut:
+
+--Enfin! qu'est-ce qu'il veut, ce monsieur. Je ne le connais pas.
+
+L'Embaumée répondit, confuse:
+
+--Il veut! Il veut!... C'est un amoureux...
+
+Simone fit un éclat de rire et le vieux qui s'épongeait le front, las de
+sa poursuite, reprit courage.
+
+--A son âge? Des jeunes filles peuvent aimer ce vieux?
+
+--Oui, pour de l'argent.
+
+--Je ne comprends pas que l'on puisse...
+
+Elle se tut, indignée, les yeux luisants de colère... Elle se rappelait
+des regards d'hommes surpris, autrefois, au théâtre, en flagrant délit
+de viol de sa peau, de sa nuque, elle sentait pour la première fois
+l'injure de ces admirations fortuites, se méprisait d'être femme. Un
+sentiment de faiblesse très doux lui fit prendre le bras de son amie,
+une femme, une pauvre femme, elle aussi, et elle baissa les yeux devant
+les yeux chercheurs de désirs des hommes qui passaient, songeant à
+l'Aimé qui la marquerait de son nom pour la garder des vouloirs
+outrageants.
+
+L'Embaumée disait d'une voix douce, miséricordieuse:
+
+--Celles qui cèdent, cèdent par lassitude, parce que la vie les
+écrase... Quand le travail ne veut pas d'elles, elles se donnent au
+plaisir. Elles se livrent, parfois, pour acheter du pain aux gosses,
+parfois, aussi, parce qu'elles ont faim de ce que d'autres mangent sous
+leur nez, avec des airs de moquerie... Oh! il faut avoir pitié
+d'elles... Tenez, pourquoi ne pas demander de l'ouvrage, ici?
+
+La petite bossue montrait du doigt un magasin somptueux à grandes portes
+de chêne ciré ornementées de cuivres luisants. Dans les vitrines
+aménagées de chaque côté des portes cochères, se tenaient raides des
+jaquettes colletées de fourrures, des manchons doublés de soie rose
+comme des bonbonnières, des toques de loutre piquées sur des supports de
+bois semblables à des poings.
+
+--Soit, entrons.
+
+--Moi, j'attends sur le trottoir, objecta l'Embaumée, parce qu'il peut y
+avoir du travail pour une et non pour deux. A deux, nous nous ferions
+éconduire.
+
+Simone pénétra dans le grand magasin résolument. Un inspecteur blond,
+décoré de quelque chose, la barbe étalée sur le plastron piqué de jaune,
+s'avança vers elle, souriant:
+
+--Madame désire!
+
+--Monsieur, je suis couturière et...
+
+--Et vous venez me demander une petite place. Veuillez me suivre,
+mademoiselle.
+
+Il traversa le rez-de-chaussée à grands pas, suivi de Simone qui
+baissait les yeux, pendant que les employés, plantés en file derrière
+les comptoirs, se faisaient des signes d'intelligence.
+
+Il ouvrit une porte et dit d'une voix un peu glorioleuse:
+
+--Entrez, mademoiselle.
+
+Le cabinet de M. l'inspecteur éclairé par une fenêtre donnant sur la
+cour était meublé d'un grand bureau à paperasses, d'un fauteuil et d'un
+canapé habillés de moleskine verte et de cartons également verts ornés
+de petites poignées de cuivre. Les tuyaux acoustiques pendaient le long
+du mur tendu de papier gris. A des patères piquées dans la cloison, un
+chapeau de soie miroitait comme une glace en métal, un pardessus
+bleu-gendarme s'étalait sans un pli.
+
+Simone rougit quand, la porte fermée, l'inspecteur blond lui montra le
+canapé, d'un geste qu'il voulut rendre tentateur. Le meuble ne
+l'effrayait guère--sainte ignorance!--mais les petites rides
+malicieuses qui plissaient le coin des yeux de l'homme la rendaient
+méfiante, instinctivement.
+
+--Vous voulez du travail, mademoiselle?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Il souffla dans un tuyau acoustique et, souriant, tourné vers Simone, il
+attendit. Au coup de sifflet, il chantonna dans l'embouchure: «Avez-vous
+une toute petite place dans vos ateliers?» Et tourné de profil, toujours
+souriant, il écouta la réponse.
+
+Il approcha son fauteuil du canapé, s'assit, croisant les jambes, les
+doigts enroulés autour du cordonnet à minuscules mailles d'or de sa
+montre:
+
+--Que savez-vous faire, mademoiselle?
+
+--Mais, monsieur, ce que savent faire toutes les couturières ou à peu
+près. J'ai appris un peu de broderie, autrefois, en pension...
+
+--En pension! Vraiment! Au Sacré-Coeur, sans doute!
+
+--Non, monsieur, chez les laïques.
+
+--Ah!
+
+Un peu étonné de ne pas la sentir prête--comme tant d'autres qui étaient
+venues--pour le farniente laborieux de la galanterie, il la dévisagea
+minutieusement, lorgna l'arrangement des plis de sa jupe, puis, toujours
+souriant:
+
+--Pas de travail ici, croyez que je regrette! Mais avec votre beauté et
+aussi votre éducation, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous
+avez fait choix d'une singulière profession... Couturière! Voilà qui est
+incroyable. Votre miroir est donc bien faux qu'il ne vous donne pas de
+meilleurs conseils. Vous voulez devenir bossue, hein?
+
+--Oui, monsieur, j'y tiens, dit Simone, railleuse.
+
+--Du travail! Du travail! Comment diable pouvez-vous tant aimer le
+travail? Je ne vous conseille pas de lancer votre jolie petite capote
+par-dessus les ailes du Moulin-Rouge, mais, tenez...
+
+--Puisque vous n'avez pas besoin d'une ouvrière, interrompit Simone en
+se levant.
+
+Il se leva aussi et les mains tendues, conciliatrices:
+
+--Voyons! ne soyez donc pas si nerveuse, mon enfant! J'ai votre affaire.
+Un peintre de mes amis m'a chargé de lui dénicher un modèle,--il vient
+tant de jolies filles, ici,--pour un tableau de rêve, un tableau
+d'apparition. Vous lui poserez les mains, puis la tête. Le reste viendra
+peu à peu, par habitude. Métier honnête, très honnête...
+
+La gorge serrée, les paupières lourdes, Simone se dirigea vers la porte,
+tourna le bouton brusquement, ramassa ses jupes dans sa main gantée
+collant, et traversa le hall en un claquement rythmé de ses bottines sur
+le grès.
+
+Le monsieur blond suivait, ne comprenant rien à sa défaite. Et les
+commis, derrière les comptoirs, ricanaient, vengés des airs vainqueurs
+qu'il arborait à la fin de ses entrevues avec les petites femmes
+complaisantes.
+
+--Eh bien? dit l'Embaumée.
+
+--Il m'a proposé d'aller poser chez des peintres!... Allons-nous-en,
+vite, vite. J'ai du dégoût dans la gorge. J'ai hâte d'être seule,
+délivrée de tous ces yeux qui regardent.
+
+--Cela prouve que vous êtes jolie, voilà tout. Vous vous habituerez à
+l'admiration des gens, comme on s'habitue à éviter les voitures. Voyons,
+du courage, cherchons encore du travail.
+
+* * * * *
+
+Comme les petites amies traversaient les rues qui montent de la rue de
+Rivoli aux grands boulevards, l'Embaumée lut près de la Banque de France
+une petite affiche ainsi libellée:
+
+OUVRIÈRES POUR ÉTALAGE
+
+MAISON D'EXPORTATION
+
+_S'adresser bureau de placement, rue Vide-Gousset_.
+
+La rue Vide-Gousset est entre la Banque et la Bourse.
+
+Simone se laissa entraîner par son amie.
+
+Au bureau de placement, un vieillard vint ouvrir aux deux ouvrières. Il
+leur sourit paternellement en bon petit vieux qui aime les visages
+jeunes.
+
+--Vous voulez du travail, mesdemoiselles, attendez!
+
+Il s'assit derrière une petite table, feuilleta un grand livre, lut:
+
+«Grottmann, rue de la Banque;
+
+Vériton, rue Poissonnière;
+
+Patard, rue du Cherche-Midi;
+
+Chanoin, rue Montmartre.
+
+Il ajouta: «Je vais vous donner copie des adresses de ces maisons et
+vous pourrez vous y présenter de ma part. Je n'exige aucune commission.
+Je traite de gré à gré avec les patrons. Vous, mademoiselle, dit-il à
+Simone--après l'avoir considérée par-dessus ses lunettes--vous êtes un
+49. Très estimés les 49! Quant à votre amie, il est inutile qu'elle se
+présente, je crois.
+
+--Il s'agit bien de maisons de couture? interrogea Simone.
+
+--Oui, mon enfant, de maisons de vente pour l'exportation qui demandent
+des mannequins. Ils ne sont pas nombreux, les beaux mannequins. Vous,
+mademoiselle, vous êtes un superbe mannequin; le plus beau mannequin...
+Ne vous offensez pas, mademoiselle, de mes appréciations, je parle en
+professionnel, en professionnel seulement.
+
+--Mais, monsieur, dit Simone, je suis couturière et non... mannequin,
+comme vous dites.
+
+Sachez, mon enfant, qu'il faut être excellente couturière pour faire un
+bon mannequin. Il faut savoir donner du chic à la marchandise qu'on
+endosse. Voici en quoi consistera votre travail quotidien: lorsque les
+commissionnaires se présenteront à votre comptoir, accompagnés du patron
+ou de la patronne de la maison, vous devrez étaler les costumes-types,
+en faire miroiter les teintes, en glorifier la façon parisienne,
+exquise, de haut goût, de haute mode. Puis, quand l'acheteur sera déjà
+séduit par vos petits gestes en rond, vous revêtirez le costume pour
+enlever le marché. Une jolie fille donne cent pour cent de valeur à un
+corsage médiocre. La maison vous fournira du linge dont vous n'aurez pas
+à rougir devant ces messieurs. Vous pourrez montrer vos épaules
+émergeant des dentelles de votre chemisette comme d'une fraîche corolle.
+C'est gentil ça, hein!
+
+«Cet essayage aura lieu dans une grande salle où travailleront aussi
+d'autres mannequins, moins belles que vous, mademoiselle: mais autour de
+cette pièce seront disposés de minuscules salons où le commissionnaire
+pourra, s'il le désire, étudier d'un peu plus près le costume!... Oh! en
+tout bien, tout honneur! Il est vrai que si vous n'êtes pas ennemie des
+petits soupers, la maison qui vous emploiera saura reconnaître vos bons
+offices.
+
+Simone écoutait, résistait aux efforts que faisait l'Embaumée pour
+l'entraîner vers la porte, la tirant par le bras, la tirant par la jupe.
+
+«Vous serez vêtue comme une mondaine, toute la journée, vous gagnerez
+deux cents francs par mois, vous mangerez à la maison et aurez droit à
+un superbe costume de satin, tous les ans... C'est tentant. Pas de
+fatigues. Beaucoup de sourires, par exemple, mais les femmes peuvent
+sourire pendant des années entières sans effort, n'est-ce pas?
+
+Le vieux placeur, espérant une bonne commission pour la trouvaille d'un
+mannequin si distingué, continuait en gestes doux, en penchements de
+tête persuasifs:
+
+--Mes clientes sont heureuses, bien heureuses. Hier, j'ai reçu la visite
+d'une belle fille que je plaçai, autrefois, chez Grottmann. Elle venait
+me remercier, oui, me remercier. Elle était comme une folle. Elle me
+disait: «Si vous saviez comme j'étais belle en reine. C'est moi qui ai
+essayé le grand manteau de Sa Majesté la reine de Serbie, devant le
+fournisseur de la cour. Je me regardais dans les glaces, je me souriais,
+j'avais pour deux cent mille francs de toilette sur le dos. Quelle
+gloire, mes enfants! On m'avait posé un petit diadème de cuivre dans les
+cheveux pour juger de l'effet. C'était superbe! Les autres mannequins me
+contemplaient, les mains jointes. Les hommes chuchotaient autour de moi:
+«Elle est plus belle que la reine». Moi, je voyais bien que c'était
+vrai. J'étais si majestueuse avec mes cheveux relevés sous la petite
+couronne! Pendant deux heures, j'ai été reine, oui, reine: j'ai même
+donné une claque à une essayeuse parce qu'elle m'avait pincée en
+effaçant un pli de la doublure!»
+
+«Eh bien! c'est entendu, mon enfant. Vous voyez que le métier n'a rien
+de désagréable. D'ailleurs, deux cent...
+
+Simone se laissa tomber sur une chaise, sanglotant:
+
+--Que je suis malheureuse! malheureuse!
+
+Comme le vieux se levait de son fauteuil, la mine faussement contrite,
+l'Embaumée se précipita à sa rencontre, les mains tendues, prêtes à
+griffer:
+
+--Vieux grigou! oh! le sale vieux! Faire un métier comme ça quand on a
+déjà une patte au cimetière.
+
+Cependant Simone se tamponnait les yeux avec son mouchoir roulé
+nerveusement en boule, se soulevait de son siège et se dirigeait vers la
+porte pendant que le placeur grognait:
+
+--Il faut qu'elle vienne de sa province, pour faire des scènes à un
+vieil honnête homme comme moi. Ma parole! on dirait qu'elle a cinquante
+mille francs de rentes, cette princesse!
+
+Dans la rue, les deux petites amies filaient le long du trottoir, les
+bras ballants, la nuque baissée.
+
+Elles gagnaient Montrouge par des ruelles écartées dans la crainte de
+nouvelles rencontres d'hommes partis à la chasse des petites femmes sous
+le soleil gaillard de mai.
+
+L'Embaumée, gardée par sa bosse des galanteries masculines, songeait au
+sort réservé aux accortes petites femelles parisiennes.
+
+Simone rédigeait, tout en marchant, la petite lettre bien affectueuse,
+bien soumise, qu'elle adresserait à papa Gosselet, dès son retour au
+logis.
+
+
+
+
+V
+
+
+Depuis une semaine déjà, Simone restait enfermée en sa chambre, ne
+voulant pas regagner l'usine de papa Gosselet, raccrochée à l'espoir
+d'avoir des nouvelles d'André.
+
+Elle attendait le retour de l'Embaumée, partie à la recherche de
+travail, rêvant, écrivant à l'Aimé des lettres passionnées qui lui
+rendaient sa solitude plus triste.
+
+Elle lui disait: «Comme c'est mal fait, le chemin de la vie, et dur à
+gravir.» Et pour ne pas l'attrister elle ajoutait: «Je ne me plains pas,
+mais je me débats sous des révoltes constantes.»
+
+Elle lui écrivait encore:
+
+«Si seulement c'était toi le Bon Dieu, dis? tu ne ferais pas de pauvres
+petites qui ont froid, des enfants qui ont faim, des vieux qui se tuent,
+ni un tas de malheureux qui ont mal de tout... Moi, je ne peux pas
+comprendre ça!...»
+
+Puis son coeur gonflé s'épanchait en tendresses exquises:
+
+«Oh! comme tout de même c'est là tout: _aimer_! Ça remplit mes journées,
+mes longues nuits, comme si mon âme tout le temps t'enveloppait, te
+caressait... Oh! comme c'est bon!... Dans mes pensées d'amour, je ne
+t'appelle jamais d'aucun nom; tu es Lui, Lui, le seul, celui que
+j'attends et que j'attendais depuis longtemps, celui pour qui j'ai dû
+être créée. Et pour toi, sans cesse exposé au danger, à la mort, je
+retrouve parfois des bouts de prières ardentes et douces comme en font
+ces religieuses au milieu desquelles j'étais, pour ce Lui bien-aimé et
+ineffable, céleste nourriture de leur âme, amant mystique de leur
+coeur... Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi... Je t'aime!»
+
+La petite bossue rentrait au logis le soir, toujours plus lasse,
+toujours plus attristée de ses courses inutiles à travers les ateliers.
+Elle disait ses ennuis, ses dégoûts, conseillait à son amie la
+résignation.
+
+Simone répondait:
+
+--Bast! Tout n'est pas perdu! Je réfléchirai... je verrai... je prendrai
+une décision demain ou après. D'ailleurs, il nous reste encore de
+l'argent.
+
+Les têtes penchées sous l'abat-jour rose de la lampe, les petites amies
+rangeaient les pièces blanches par piles, les doigts emmêlés à la
+cueillette des gros sous sur le tapis de la table, semblables à deux
+vieilles avares heureuses de caresser les métaux précieux.
+
+Le petit pécule diminuait vite, malgré l'économie de l'Embaumée qui,
+plus experte dans l'art de se servir de l'argent, avait été nommée
+trésorière de la communauté. La faiseuse de sourires avait cependant
+renoncé à l'une de ses plus coûteuses habitudes de luxe: elle oubliait
+d'épingler un bouquet de violettes à son corsage quand, le matin, elle
+descendait six étages, en savates, en camisole, les cheveux tout
+embrouillés, pour acheter le _Petit Quotidien_.
+
+Elle était si curieuse, dès l'aube venue, de savoir si l'héroïne du
+feuilleton: _Herminie l'Abandonnée_, avait enfin triomphé de ses
+bourreaux, qu'elle arrivait parfois chez la libraire, bien avant la
+distribution du journal.
+
+_Herminie l'Abandonnée_! Quelle jolie fille, pure, aimante, spirituelle,
+gaie! Elle promenait sa vertu de par le monde, comme une précieuse
+douzaine d'oeufs. Elle savait arracher sa robe de mousseline des mains du
+petit vicomte sans y faire le moindre accroc! Elle buvait les poisons
+des Indiens comme d'autres ingurgitent des saladiers de vin chaud. Les
+coups de couteau n'égratignaient jamais sa charmante peau. Elle sortait
+d'une demi-douzaine de cercueils comme on sort d'armoires à double fond.
+
+Son amoureux, le beau sculpteur de la Roche-Cassée, était sublime de
+générosité bébête, fort comme un Tartarin à doubles muscles, courageux
+comme d'Artagnan, artiste comme Michel-Ange, tout simplement! Doué de
+ces belles qualités, il courait le monde, lui aussi, à la recherche
+d'Herminie l'Abandonnée, mais avait grand soin d'arriver toujours trop
+tard, en carabinier d'Offenbach.
+
+_Herminie l'Abandonnée_, feuilleton en six parties, par Oscar de Machin,
+était d'une cocasserie dangereuse pour les lecteurs atteints
+d'affections de la rate, ce qui n'empêchait pas l'Embaumée de verser son
+petit pleur sincère à tous les _Oh!_ et les _Ah!_ qui coûtaient un franc
+vingt-cinq centimes chaque aux actionnaires du _Petit Quotidien_.
+
+Tous les matins, l'Embaumée racontait à son amie les _malheurs_ de cette
+pauvre Herminie. Elle montrait le poing à Fripouillet, le faux policier,
+injuriait le méchant petit vicomte, appelait à la rescousse le beau
+Sylvain de la Roche-Cassée, empêtré dans quelque vilaine histoire de
+fausse-monnaie.
+
+Simone souriait, indulgente, étonnée de voir son amie épouser si
+chaudement les querelles de personnages invraisemblables. Elle pensait
+confusément que manoeuvriers et manoeuvrières gaspillent leurs justes
+haines en maudissant les forts, les mauvais des romans ou des drames de
+cape et d'épée.
+
+Il ne restait plus qu'un louis dans les caisses de la communauté quand
+la petite bossue rentra un soir au logis le teint rose, les cheveux
+défrisés, le corsage fleuri de violettes de Parme.
+
+--Ouf! ça y est! ce que j'ai couru pour t'annoncer la bonne nouvelle!
+
+--Tu m'as tutoyée, enfin!
+
+--Puisque c'est fait, c'est fait. Je n'osais pas. Il me semble que nous
+serons plus amies qu'avant.
+
+--Bien! Et ta bonne nouvelle?
+
+--Une amie que j'ai rencontrée ce matin m'a conseillé de me présenter
+chez une couturière de la rue du Havre, madame... un drôle de nom!...
+madame Freudburg! au numéro 309. J'y vais et demande à la concierge à
+quel étage se trouve l'atelier de couture. Elle me grogne du fond de la
+loge: «Sonnez au troisième!»
+
+«Arrivée sur le palier du troisième étage, je vois une grande plaque de
+cuivre sur une porte. Je m'approche, j'entends des rires derrière. J'ai
+été étonnée parce qu'on ne rit pas si fort que ça dans les ateliers de
+couture bien tenus. Enfin, je sonne. On ouvre.
+
+«--Qu'est-ce que vous voulez, mademoiselle?
+
+«--Je suis couturière, madame.
+
+«--Ah! vous êtes couturière.
+
+«C'était la patronne qui était venue m'ouvrir: une grande brune, trente
+ans, l'air pas trop comme il faut. Elle m'a lorgnée, examinée, puis,
+souriant:
+
+«--Adressez-vous donc chez Mme Freudburg, en face.
+
+«Comme elle poussait la porte, j'ai entendu:
+
+«--Elle est très bonne pour la vieille, celle-là.
+
+«Une douzaine de rires lui ont répondu dans les pièces voisines de
+l'antichambre.
+
+«Chez Mme Freudburg où je sonne, c'est la patronne qui me reçoit: une
+vieille patronne qui, avec ses bandeaux gris et son serre-tête noir,
+ressemble aux bonnes femmes de ma province. Elle a, dans son visage de
+Vendredi-Saint, deux petits yeux piqués comme deux clous usés par la
+marche. Elle me regarde avec ses petits clous:
+
+«--Vous avez sonné à côté?
+
+«--Oui, madame.
+
+«--Qu'avez-vous vu?
+
+«--La patronne qui m'a conseillé...
+
+«--C'est tout? Et vous veniez chez moi?
+
+«--Je venais chez vous.
+
+«--Vous savez qu'il faut travailler, ici?
+
+«J'étais tout étonnée de l'accueil et j'allais m'en aller quand la
+vieille m'a fait asseoir et m'a donné tout de suite une jupe à ourler.
+
+«Le travail achevé, elle a paru satisfaite et m'a dit:
+
+«--Je vous donnerai trois francs cinquante par jour, cela est-il
+suffisant?
+
+«--Oui, madame.
+
+«--Et je vous augmenterai samedi prochain, si je suis contente de vous.
+
+«Décidément, elle avait envie de me garder. J'étais joliment heureuse.
+
+«Son atelier n'est pas gai.
+
+«Elle a une vingtaine d'ouvrières, plutôt maladroites qu'habiles,
+occupées à la confection de toilettes simples en étoffe commune. Jamais
+d'essayage chez elle. Elle livre des vêtements à une société
+protestante, je crois. On bâille tout le temps. Les petites apprenties
+ont l'air d'écolières mises en pénitence.
+
+«Dès que Mme Freudburg fait une remontrance à une des ouvrières, les
+autres soupirent: «Ah! ce qu'on s'amuse à côté!» Ça la fait taire tout
+de suite, la pauvre vieille.
+
+«Ah! nous voilà sauvées! nous voilà sauvées! tu pourras attendre le
+retour de M. Bamberg, mon amie.»
+
+--J'irai chez la bonne couturière, moi aussi.
+
+--Chez celle où l'on rit?
+
+--Non, chez celle où l'on bâille.
+
+La soirée s'acheva en babillages et les deux petites amies burent deux
+tasses de café noir pour fêter la reprise du travail et aussi le bonheur
+d'_Herminie l'Abandonnée_ qui venait d'épouser, le matin même, le beau
+peintre Sylvain de la Roche-Cassée.
+
+Simone, un peu fatiguée, ne put se rendre, dès le lendemain, chez la
+vieille dame à serre-tête noir. Ce contre-temps lui valut de recevoir, à
+la première distribution, une lettre adressée à son amie l'Embaumée,
+mais qu'elle décacheta vite, ayant reconnu l'écriture d'André. Il lui
+disait:
+
+«Chère Aimée,
+
+«Je t'écris de la vallée du Cotto, une jolie petite vallée située à
+quelques kilomètres de Kana, la ville où est né Béhanzin (Laisse-moi te
+dire _tu_: il m'est si doux de te parler comme au temps où nous
+devisions sous la bonne garde du petit Amour en plâtre qui a son socle
+sous les lilas).
+
+«Je ne suis plus dans le parc, si bien ratissé de bon papa Gosselet. De
+l'autre côté du ruisseau qui nous sépare du camp de sa Majesté s'étagent
+de formidables batteries, des retranchements, des abris que nous
+enlèverons à la baïonnette dès que cela pourra être agréable au colonel
+Dodds qui aime tant sa légion étrangère!
+
+«Nous autres, les légionnaires, nous sommes de toutes les fêtes. Nous
+nous battons à la diable et de telle sorte que les perfectionnements des
+armes modernes semblent ne pas devoir être d'une grande utilité en face
+d'un ennemi tel que nous.
+
+«Les Dahoméens sont bien armés et ne se sauvent pas du tout comme on
+l'avait fait espérer aux bonnes têtes qui nous fabriquent des lois. La
+guerre au Dahomey! Bast! une chasse au lapin. Le lapin se défend. Je
+crois même que c'est lui qui a commencé.
+
+«C'est lui qui a commencé puisque je suis arrivé ici juste à temps pour
+franchir la frontière dahoméenne, juste à temps, aussi, pour prendre
+part au combat de Dogba où nous nous sommes tous distingués--y compris
+les amazones.
+
+«Battues, les troupes de Béhanzin s'étaient retranchées derrière un
+petit ruisseau, le Zou. C'est la légion étrangère qui, la première, a eu
+l'honneur d'aborder l'ennemi. Nous avons, je crois, fait plus de la
+moitié de la besogne puisque les troupes composées d'éléments européens
+n'ont eu qu'à passer sur le pont que nous avions enlevé de haute lutte.
+Quelques amis ont été blessés près de moi qui n'ai reçu qu'un joli petit
+coup de crosse asséné par une amazone.
+
+«Comment sont les amazones? Très jolies, ma petite Parisienne. Sois
+jalouse! Toutefois je ne crois pas que l'on puisse baptiser: frimousse
+ce qui leur sert de visage. Elles ont une figure accidentée de creux et
+de bosses comme leur sacré pays. (Je dis _sacré_ pour te prouver que je
+suis déjà un très vieux brisquard). Mais elles ont un torse agréablement
+bosselé puisque je parle bosse. Elles font hou! hou! espérant nous
+intimider comme de simples petit Chaperon-Rouge. On a beau dire qu'elles
+se battent en guerriers, elles nous griffent et nous mordent le nez, si
+bien que quelques épisodes de nos combats ressemblent à des scènes de
+ménage ouvrier ou tout simplement bourgeois.
+
+«Elles se coiffent de petites capotes qui ne viennent pas de la rue de
+la Paix, mais qui sont d'un effet très belliqueux sur leurs faces
+amaigries et bronzées. Ce sont des semblants de petits bonnets de feutre
+ornés d'oreillettes de poils et de grands yeux jaunes. Tigresses, elles
+semblent casquées de têtes de chat.
+
+«Mon voisin de bivouac a fait main basse sur le couvre-chef d'une de ses
+ennemies. Il a rangé ce colifichet tout au fond de son sac, sans doute
+pour en faire cadeau à quelque Aimée. Il y a un peu de sang au fond de
+la coiffe et aussi une petite déchirure dans l'étoffe par où a passé la
+balle d'un fusil Lebel.
+
+«Tu ne trouveras rien de semblable dans ta corbeille de noce, ma chérie.
+Le rouge, si rouge il y a, sera le rouge tout neuf d'un bout de ruban
+gagné avec peine. Je ne puis pas me distinguer dans mon entourage de
+braves gens qui se font tuer le plus simplement du monde. Je compte sur
+quelque mission particulièrement difficile d'où je reviendrai ton mari
+ou ne reviendrai pas.
+
+«Pardon, mignonne, de faire pleurer tes grands yeux! Ma lettre était si
+gaie jusque-là. J'ai peur, vois-tu, peur non de la mort, peur de ne plus
+pouvoir te redire combien tu es aimée. Mais je me sens protégé par le
+bon petit dieu de plâtre qui lance des flèches.
+
+«Si je mourais... Je n'achève pas et j'embrasse ton front pieusement,
+dévotement. J'embrasse aussi notre bonne petite amie l'Embaumée.
+
+«Je t'aime et te reviendrai, mon Aimée! Je t'embrasse, mais de si loin,
+je t'embrasse chaque soir, en arrivant à l'étape. Si tu savais ce que je
+donnerais pour un seul baiser; et toi?
+
+«Conserve mon coeur.
+
+«André Bamberg,
+
+_de la Légion étrangère_.
+
+
+
+«P.-S. D'autres amoureux se reposent à côté de moi, de notre marche
+périlleuse, en écrivant aux jolies filles laissées au pays de France.
+Ils leur demandent: «M'aimes-tu _encore_?» Je les plains de tout mon
+coeur. Ah! s'ils avaient une Simone aimée, comme ils douteraient peu!
+
+«Sois bonne pour papa Gosselet, mon amie, il a raison de défendre son
+argent... Au revoir. Je t'aime. Veux-tu m'embrasser?
+
+«A toi.
+
+«A. B.»
+
+
+
+--M. Bamberg embrasse sa bonne petite amie l'Embaumée, dit Simone à la
+petite bossue revenue de l'atelier.
+
+L'Embaumée rougit.
+
+--Il t'a écrit?
+
+--Une longue lettre qui m'attriste. Il joue sa vie là-bas. Elles vont
+l'assassiner dans quelque embuscade.
+
+--Qui, elles?
+
+--Les amazones.
+
+--Oh! il parle des amazones. Je puis voir la lettre?
+
+--Mais certainement.
+
+L'Embaumée lut la lettre à haute voix pendant que Simone rêvait,
+évoquant la petite vallée où André campait dans la brousse, en l'attente
+d'un combat où il pouvait être tué.
+
+Elle pensa tout haut:
+
+--Enfin, pourquoi cette guerre?
+
+--Moi, je ne sais pas.
+
+--Il est singulier que nos maris, nos fiancés aillent à la mort sans que
+nous sachions pourquoi, nous, femmes.
+
+--Ça, c'est de la politique. C'est très difficile à comprendre cette
+machine-là. Papa disait qu'en France il n'y a pas plus de deux ou trois
+hommes qui savent pourquoi on se bat quand on déclare une guerre.
+
+Simone dit:
+
+--C'est un peu un héros, mon pauvre aimé. Il accomplit des choses
+extraordinaires. Et quand je pense qu'il n'avait qu'à me prendre, à
+m'aimer beaucoup jusqu'au jour de la grande réconciliation avec papa
+Gosselet...
+
+Enfin sa lettre me rend courageuse. Je serai une bonne petite ouvrière
+toute simple, toute franche. Les propos des hommes grossiers me feront
+sourire, à peine, au lieu de m'indigner, comme autrefois. Ce sera ma
+guerre et je suis bien certaine d'en revenir saine et sauve. D'ailleurs,
+si les amazones n'étaient pas plus à craindre que les très vieux
+messieurs et les inspecteurs à plastrons rehaussés d'or, je ne
+craindrais pas tant pour la vie d'André. Demain nous irons toutes deux
+chez la vieille où l'on bâille...
+
+--Tu n'iras pas.
+
+--Et pourquoi, mademoiselle?
+
+--La lettre de M. Bamberg m'a fait oublier de te raconter que l'atelier
+où l'on rit est supprimé. Écoute et tu verras que tu ne peux pas aller
+travailler rue du Havre. Pour moi, c'est bien différent. Tout le monde
+sait bien que je suis bossue et que...
+
+--Taratata! tout le monde sait que tu as un brave petit coeur toujours
+prêt à se dévouer.
+
+--Ce matin, chez la protestante, ma voisine d'atelier me dit à
+l'oreille: «Vous n'avez pas voulu entrer dans la boîte?--Quelle boîte
+que je lui fais!--La boîte à côté!»--J'avais l'air si bête qu'elle m'a
+expliqué pourquoi on s'amuse tant dans ce drôle d'atelier.
+
+Il y a trois couturières établies au n° 309 de la rue du Havre. C'est
+chez la belle patronne brune qu'on travaille le moins et qu'on gagne le
+plus. Les ouvrières y touchent des six francs par jour et elles n'ont
+qu'à croquer des bonbons, à boire des liqueurs très chères avec des
+messieurs venus pour causer. Elles chantent, elles se font des niches ou
+dansent autour de deux mannequins en carton supportant une robe bleue et
+une robe rose, des robes commencées depuis six mois et qui ne seront
+jamais achevées.
+
+Quand une cliente se présente, les ouvrières sautent sur un bout de
+chiffon grand comme ça et font mine de coudre. Quand la dame est
+partie--sans avoir fait de commande--elles envoient tout ballader et
+rigolent.
+
+A l'heure du déjeuner, la patronne les lâche pour ne pas éveiller les
+soupçons de la police. Elles descendent par bandes, sans mettre leurs
+chapeaux et vont flâner devant les étalages des bijoutiers. Elles
+portent toutes un ruban mauve épingle au corsage: c'est l'insigne de la
+maison. Naturellement, les jeunes gens qui s'amusent n'hésitent pas à
+leur offrir à déjeuner. C'est du propre!
+
+--Les parents qui envoient leurs filles dans cet atelier savent ce qui
+s'y passe?
+
+--Non. Ils n'ont pas le temps de s'occuper de ces choses-là. Ça les
+étonne quand la gamine, qui gagnait quarante sous par jour avant
+d'entrer chez cette couturière, arrive à la maison avec des semaines de
+quarante francs, mais comme ils en profitent, ils ne songent pas à
+douter de la pauvre petite qui assure «avoir tant travaillé aux heures
+de veillée.»
+
+Ma voisine achevait de m'expliquer ce qu'était la «boîte», quand on a
+sonné à la porte.
+
+--Entrez, dit la vieille.
+
+Nous levons toutes la tête, naturellement, et nous voyons un monsieur en
+redingote, ceint d'une écharpe, accompagné de deux hommes vêtus de sales
+habits.
+
+L'un de ces deux dit:
+
+--C'est la police!
+
+--Que personne ne sorte, ajoute le commissaire. Les jeunes filles
+mineures qui sont ici vont être emmenées au dépôt où leurs parents
+pourront les réclamer...
+
+Au dépôt! Nous ne comprenions pas.
+
+Une petite apprentie, qui a bien douze ans, court se jeter aux pieds du
+commissaire criant:
+
+«--Ah! Monsieur, laissez-moi partir, laissez-moi partir.»
+
+La patronne qui cousait se lève, toute raide, toute pâle. Les ouvrières
+ont des crises de nerfs ou marchent à quatre pattes sous les tables,
+pendant que toutes les apprenties hurlent à l'unisson.
+
+La vieille protestante veut, de ses doigts tremblants, mettre à la porte
+les hommes de la police. Elle bégaye:
+
+--Vous vous trompez, messieurs, messieurs!
+
+--Madame, des plaintes nombreuses... assure le commissaire.
+
+--Mais, monsieur, il y a d'autres ateliers dans la maison. En face, par
+exemple!
+
+--En face! Je suis bien ici chez Mme H...?
+
+--Non, monsieur, non, monsieur, dit la patronne, toute joyeuse, vous
+êtes chez Mme Freudburg, chez moi. Je vais vous montrer mes en-têtes
+de lettres, mes factures et aussi mes quittances de loyer, si vous
+voulez.
+
+--Je regrette de vous avoir «dérangée», madame. Confusion... regrettable
+confusion!
+
+Les policiers partis, Mme Freudburg nous dit, grave comme un curé au
+prône:
+
+--Vous voyez que rires et chansons vont conduire les pauvres filles en
+prison. La paix est aux humbles.
+
+--On a arrêté les ouvrières? demanda Simone.
+
+--Non, elles ont filé, prévenues par le concierge. Quand la police a pu
+pénétrer dans l'atelier, elle n'a trouvé que les robes bleue et rose
+accrochées aux mannequins.
+
+Maintenant la maison a mauvaise renommée dans le quartier et je ne veux
+pas que tu viennes avec moi. Je ne veux pas pour ton fiancé...»
+
+
+
+
+VI
+
+
+Malgré ses recherches, l'Embaumée ne trouvait pas de travail pour
+Simone.
+
+Elle résolut, de guerre lasse, de demander conseil à la petite couseuse
+de jerseys, sa voisine du sixième étage. Les ouvrières n'avaient jamais
+échangé que des souhaits de politesse au hasard des rencontres dans
+l'escalier:
+
+--Bonjour, mademoiselle!
+
+--Après vous, mademoiselle!
+
+--Pardon, mademoiselle!
+
+Mais l'Embaumée savait que la petite «sainte-nitouche» serait tout
+heureuse de bavarder un peu et de lui rendre service.
+
+Son arrivée interrompit le ronronnement de la machine à coudre.
+
+--C'est vous, mademoiselle!
+
+--C'est moi, mademoiselle Berthe.
+
+--Tiens! vous savez mon nom!
+
+--Je l'ai entendu sur le palier.
+
+La conversation s'engagea tout de suite sur les locataires du sixième.
+Berthe conta, indignée, «toutes les crasses que lui faisaient les
+commères», puis parla à mi-voix de Jeanne, la fleuriste, pauvre Jeanne
+qui s'éreintait au travail, abandonnée par l'amant quand elle avait
+besoin de gros sous. Elle ajouta: «Moi, je la console; je fais ce que je
+peux, mais elle ne veut rien accepter. Elle mange du fromage et de la
+salade. En voilà une nourriture pour une femme qui va être mère! Et elle
+frotte encore son parquet, la pauvre, pour que sa chambre ait l'air
+gentille, espérant qu'_il_ reviendra peut-être, un soir, après avoir
+trop bu dans les brasseries du Quartier Latin... Nous ne sommes donc que
+de pauvres chairs à aimer et à souffrir, nous! Et les autres femmes qui
+se moquent de la pauvre Jeanne ne devraient-elles pas avoir pitié des
+malheureux... les gueuses! Ça va mendier des secours, l'hiver. L'été,
+elles traînent l'espadrille sur le carré, dépenaillées, dépoitraillées,
+ou boivent du café, assises sur les marches de l'escalier, les mains sur
+les genoux, bâillant: «Ah! qu'y fait chaud!» Les hommes, saoûls, leur
+_sonnent_ la tête sur le parquet, le samedi soir, mais je ne les plains
+pas... Je plains les petits, les petits, hauts comme ça, qui traînent
+des seaux de charbon dans l'escalier pendant que les mères inventent des
+sottises sur le compte des gens.»
+
+L'indignation rosait un peu les joues brunes de Mlle Berthe, une
+petite Parisienne qui avait beaucoup lu et aussi beaucoup vu en ses dix
+ans de pérégrination à travers les ateliers de couture.
+
+Les cheveux lissés à plat sur le front tout uni, le nez fin, les lèvres
+fortes, les yeux noirs et veloutés sous des sourcils droits, Mlle
+Berthe avait cette beauté élégante et un peu mièvre de la Parisienne,
+d'un charme si attirant, même chez les filles du peuple. Son visage
+semblait éclairé par une lumière blanche, qui mettait sur lui comme un
+reflet de tristesse et de douleur.
+
+Née d'une famille de bureaucrate, elle avait appris la couture, parce
+que ses soeurs qui _savaient le piano_ avaient toutes _mal tourné_.
+
+A la mort de son père, elle avait été fière de gagner le pain de sa
+maman, ce qui n'avait pas peu contribué à la rendre victorieuse des
+tentations que lui offrait tous les jours la vie parisienne. De seize à
+vingt-deux ans, elle avait pu travailler, sans accident, chez des
+couturières établies sur les grands boulevards: ce qui donnait une jolie
+valeur à sa vertu!
+
+En province, le vice est difficile; à Paris, il est si appétissant!
+C'est une mignonne galette fleurant bon, offert à toutes les filles
+belles ou laides. Quand elles refusent de la prendre, elles la
+retrouvent, le soir, dans leur poche, de retour en la chambre si vide,
+sous la forme d'un billet doux ou de quelque carte de visite.
+
+Mlle Berthe _était payée_, disait-elle, pour savoir ce que valent les
+idylles. Les pleurs, la souffrance, la faim, voilà ce que les petites
+amoureuses vont cueillir, le printemps venu, dans le bois de Meudon,
+voilà ce qu'elles apportent dans les plis de leurs jupes au lieu des
+petites fleurs qu'on ne connaît pas, mais qu'on embrasse parce qu'elles
+n'ont pas été cueillies par des mains de marchande!
+
+Quand on proposait un mariage à Mlle Berthe, elle riait blanc, disait
+bien haut: «Je suis bien heureuse comme ça, toute seule.» Cependant,
+Mlle Berthe pleurait souvent, à nuit tombante, parce qu'il y avait
+des choses tristes autour d'elle et pas d'aimé pour chasser les visions
+grises qui traînaient comme de l'ouate impalpable sur la cheminée, sur
+le lit et aussi sur les barreaux de la cage de son pinson qui se
+taisait. Alors elle se levait, brusquement, ouvrait la fenêtre, allumait
+la lampe et flûtait un couplet de café-concert. Sa voix, âpre d'abord,
+s'affermissait peu à peu et elle mettait tant de courage à chasser les
+mauvais souvenirs que l'oiseau applaudissait d'un hochement de queue. La
+fatigue aidant, elle oubliait, puis se surprenait, le lendemain,
+chantant langoureusement des romances de coeur.
+
+Lors d'un accès de fièvre qui l'avait étendue sur le petit lit, le
+médecin lui avait dit en une intonation brutale:
+
+--Faudra vous marier!
+
+Mlle Berthe se marier! Avec un ouvrier? Elle aimait mieux rester
+fille.
+
+Elle ne dédaignait pas ceux qui travaillent avec leurs mains, elle,
+ouvrière. La maternité presque animale de la femme du peuple ne
+l'effrayait pas. Elle aimait tant les petits! Mais elle ne voulait pas
+se montrer dans la rue, liée par le bras, à un homme qui porterait un
+pardessus bosselé dans le dos, parlerait gras, ferait des gestes avec
+ses doigts noueux. Elle avait créé tant d'élégances qu'elle ne pouvait
+pas consentir à traîner du ridicule, derrière elle, sur le trottoir.
+
+Devenir la femme d'un petit employé ne la tentait pas davantage. La
+redingote trop neuve ou trop rapetassée du dimanche affiche tout aussi
+bien que le pardessus mal coupé.
+
+N'osant espérer la rencontre du Prince Charmant personnifié dans les
+contes parisiens par l'Anglais riche et bébête, M. Milord,--elle se
+laissait vieillir sans répondre aux avances des amoureux. Quand ses
+amies lui disaient malicieusement: «Tu n'aimes donc pas les hommes,
+Berthe?», elle répondait:
+
+«J'espère aimer, le plus tard possible.»
+
+--Tu feras comme les autres, ma petite.
+
+--C'est bien possible, ripostait-elle doucement résignée, je ne suis pas
+d'une autre pâte que celles qui se laissent prendre, mais je me garde.
+
+Mlle Berthe se gardait, et si bien, qu'à la suite d'une rencontre,
+faite un matin, en allant chez le grand couturier Jabson, elle avait
+résolu de travailler chez elle.
+
+Le jeune homme qui l'avait abordée, ce jour-là, demandant la charité
+d'un coin de parapluie contre l'averse, avait été si éloquent, si
+amusant aussi, qu'elle avait craint de prêter l'oreille aux doux propos.
+
+Si Mlle Berthe ne confia pas tous ses petits secrets à sa visiteuse,
+elle causa du moins, longuement, des habitants du sixième étage,
+approuvée en ses rancunes par la petite bossue qui lui exposa l'embarras
+où elle se trouvait.
+
+--C'est une ouvrière cette jeune fille que j'ai rencontrée dans
+l'escalier!
+
+--Oui, une ouvrière.
+
+--Elle a l'air tout étonnée.
+
+--Elle arrive de province.
+
+--Voyons! en province, on ne s'habille pas comme ça. Il y a quelque
+chose là-dessous. Enfin, cela ne me regarde pas.
+
+--Il n'y a rien, je vous assure. C'est-à-dire que... je puis bien vous
+l'avouer--c'est la fille d'un officier. Le père est mort et...
+
+--Comment l'avez-vous connue?
+
+--Oh! vous êtes trop curieuse! dit l'Embaumée, riant aux éclats. Faut-il
+que je vous montre son acte de naissance, aussi?
+
+Mlle Berthe s'excusa:
+
+--J'ai toujours été un peu... indiscrète. Vous ne m'en voulez pas?
+
+--Mais non.
+
+--C'est entendu. Amenez-moi votre amie, demain matin. Nous irons
+ensemble demander si Jabson a besoin d'ouvrières. J'ai une ancienne
+camarade qui est _seconde_ dans l'atelier de Mme Mily, une english,
+Mme Mily, et drôle... Elle pourra nous aider.
+
+Le lendemain, quand Simone et l'Embaumée heurtèrent à la porte de Mlle
+Berthe, elles la trouvèrent en grande toilette.
+
+Sous sa jaquette bleue à larges revers, un plastron de flanelle blanche
+tout unie formait un triangle lumineux sur la poitrine, évoquant des
+blancheurs de chair. Un grand chapeau de paille, en auréole, à la miss
+Helyett, laissait son front à découvert, presque nu, malgré les deux ou
+trois boucles de cheveux qui semblaient être des points d'interrogation
+peints sur ivoire à l'encre de Chine. Elle était chaussée de deux noeuds
+de ruban. Une légère broderie--point d'épine--courait sur le bas de sa
+jupe en cheviot.
+
+Elle se déclara très heureuse d'obliger Mlle Simone et la félicita
+d'avoir mis une simple robe à fleurettes. «Inutile de se mettre comme
+pour aller chez le photographe quand on veut entrer dans un atelier.»
+
+--C'est que je n'en ai pas d'autre, objecta Simonne.
+
+Alors, Mlle Berthe se montra presque honteuse d'avoir arboré son
+plastron crème. Elle chuchota en guise d'explication:
+
+--J'ai travaillé chez Jabson, autrefois. Je vais retrouver là des amies
+et je ne veux pas qu'elles me croient dans la débine.
+
+En route, Mlle Berthe fut très gaie. Elle s'amusa des passants, des
+passantes, conta son histoire, celle d'une douzaine de ses amies et
+commenta la dernière pièce qu'elle avait vu jouer au théâtre
+Montparnasse.
+
+Elles traversèrent les Tuileries et arrivèrent devant la maison Jabson.
+
+La maison Jabson, fournisseur attitré des élégances féminines mondaines,
+boulevardières, théâtrales et sportiques, ne se recommandait pas à
+l'attention du passant par des dehors somptueux. Des lettres d'or
+au-dessous de la devanture vitrée, un étalage sobre, des armoiries
+collées sur un panneau comme un cachet de cire rouge. C'était tout.
+
+Une horloge pneumatique plantée au coin de la terrasse de l'Orangerie
+marquait huit heures un quart.
+
+--Bon, dit Mlle Berthe, nous avons un quart d'heure d'avance. Nous
+allons les voir arriver. Jabson emploie plus de quatre cents ouvrières
+et j'en connais bien cent cinquante. Elles vont déchirer mes gants.
+«Comment vas-tu! Tutu-tu-tu, tutututu!» Je les connais les bonnes amies,
+allez! Pas une qui vienne voir si je suis pas en train de claquer sous
+mon toit.»
+
+Sous les arcades, les jolies filles passaient par groupes, les jupes
+retroussées haut, hâtant le pas, sans un regard jeté aux vitrines pour
+ne pas manquer l'heure de la rentrée à l'atelier. Des employés, gagnant
+leur bureau, suivaient dans le sillage blanc des jupons, le nez planté
+dans un journal du matin.
+
+Des Anglais coiffés de moitiés d'orange encadraient des rangées de
+misses très laides ou très belles, bosselant leurs jupes longues de
+coups de genoux, pour trotter à l'allure de leurs fiancés. Sorties de la
+cage dorée des grands hôtels voisins, elles pépiaient aigre, secouaient
+les pans de leurs manteaux comme des ailes, dansaient sur un pied devant
+l'étalage de quelque _english library_.
+
+Des mitrons passaient, coiffes de mannes, promenant du blanc, dans cette
+foule empressée, astiquée, vernie.
+
+--Tenez! voilà une de mes anciennes connaissances, chuchota l'ancienne
+ouvrière de Jabson... Là-bas, devant les bibelots du marchand de
+curiosités... le monsieur qui examine une pipe turque. Vous croyez qu'il
+s'intéresse à la pipe: il a le nez dessus. Vous vous trompez! Il attend
+Judith, une grande rosse qui en fait tout ce qu'elle veut. Dam! ça ne va
+pas sans effort, mais elle fiche le camp quand il ne veut pas lui payer
+de chapeaux, de robes, etc. Lui, vient l'attendre à la porte de
+l'atelier. Ça dure depuis trois ans. Elle le retrouve toujours devant la
+pipe turque. Le marchand le connaît bien.
+
+Une petite fille passa, courant tout essoufflée, sa natte lancée sur le
+dos comme un balancier de pendule. Elle cria sans s'arrêter: «Bonjour,
+mademoiselle Berthe. Je suis en retard. Gare à l'amende.»
+
+--C'est une apprentie, explique Mlle Berthe. Elle gagne vingt-cinq sous
+par jour. Elle vient de Belleville tous les matins, et quand elle n'est
+pas là à huit heures précises, on lui marque cinquante centimes
+d'amende.
+
+Les ouvrières de Jabson arrivaient par petits groupes, gantées de frais,
+les jupes collantes, l'en-cas posé précieusement sur le coude, un
+bouquet piqué à la ceinture. Elles s'arrêtaient sur le seuil de la
+boutique, jetaient des bonjours du bout des doigts aux amies aperçues,
+au loin, sur le trottoir, et entraient, tête haute.
+
+--Vous allez compter les embrassades. Le défilé commence.
+
+«Tiens, Berthe!... Comment vas-tu,-Berthe?... Oh! ma petite Berthe... ma
+gentille Berthe!...» Elles l'embrassaient, caressaient son plastron,
+tâtaient les revers de sa jaquette, relevaient les ailes de son grand
+chapeau. «Je te croyais morte... Tu ne reviens pas à l'atelier?... Tu as
+hérité?... Tu as mis la main dessus...? Qu'est-ce qu'il fait?»... Elles
+formaient un cercle de plus en plus épais, barraient le trottoir.
+
+Un domestique sortit de la boutique, vêtu d'une livrée bleue à petites
+soucoupes de métal doré, et cria, rogue:
+
+--Je vais enlever la boîte.
+
+Elles prirent la fuite, s'ébrouant comme une bande de moineaux arrachés
+aux douceurs du crottin par le passage d'un omnibus.
+
+Toutes les ouvrières de Jabson ont un jeton de cuivre portant un numéro
+d'ordre qu'elles doivent déposer, le matin, dans une cassette accrochée
+près de la porte d'entrée. A neuf heures sonnant, le garçon de bureau
+enlève la boîte et les retardataires payent une amende de vingt-cinq ou
+de cinquante centimes selon l'importance de leur inexactitude.
+
+--Voilà le défilé achevé, dit Simone.
+
+--Non, les tailleurs pour dames, genre anglais ne sont pas encore
+arrivés. Puis restent encore les amoureuses.
+
+Les ouvriers tailleurs pénétrèrent à leur tour, un à un, dans la
+boutique, vêtus de costumes à la mode, lourds, bossus ou dejetés par les
+postures gehenneuses de leur profession.
+
+--Tenez, voilà enfin les amoureuses. Toujours en retard les
+amoureuses...
+
+Des couples survenaient, les lèvres rouges des baisers échangés au petit
+bonheur de la marche, les yeux alanguis, les bras enlacés. Elles
+voulaient fuir, espérant ne pas «attraper d'amende». Eux, les retenaient
+un peu et elles n'osaient pas dégager leurs menottes, caressées au cou
+par les choses qu'ils disaient si près de l'oreille. Elles prenaient les
+plis de leur jupe d'une main et couraient... Eux les rappelaient d'un
+mot bref et elles s'arrêtaient, les attendant. Puis, à la porte de
+l'atelier, ils leur prenaient les mains. «A ce soir!.--A ce soir!»
+
+Ah! les amoureuses! Mlle Berthe les reconnaissait toutes au passage: la
+petite Antoinette, si blonde, les yeux levés sur la belle barbe brune de
+son jeune amoureux, secrétaire d'un commissaire de police; Jenny, très
+pâle et serrant le bras de l'étudiant en médecine qui la regardait
+tristement; Marthe, grasse et bébête, suspendue au bras de son grand
+commis de magasin; Mary, l'ancien mannequin, qui avait pris pour amant
+un bookmaker aussi haut que son pari de courses.
+
+L'année précédente tous ces hommes se cachaient derrière les pilastres,
+se faisaient éconduire, puis obtenaient le droit d'accompagner, le droit
+de presser la main, le droit de baiser la joue. Aujourd'hui, ils avaient
+tout pris et avaient gardé le droit de rompre.
+
+--Bonjour, ma grande Maria!
+
+--Bonjour, Berthe!
+
+Maria était la _seconde_ de Mme Mily. De jolies dents et de jolis yeux,
+Mlle Maria, ce qui expliquait un peu son avancement dans les troupes de
+Jabson.
+
+--Tu viens me voir?
+
+--Oui, et aussi te demander un service. Tu serais très... très gentille
+de faire entrer mon amie Simone que voici, dans l'atelier de Mme Mily.
+
+--Tu ne serais pas venue sans ça?
+
+--Mais si... mais si... je t'assure.
+
+--Nous allons demander ça au père Planty, l'inspecteur.
+
+Le père Planty, inspecteur de la maison Jabson, ancien clergyman, voulut
+bien, sur la recommandation de la seconde, Mlle Maria, inscrire Simone
+sur le grand livre du personnel et lui confier un jeton portant le
+numéro 445.
+
+Il ne manqua pas de faire un petit speech sur la bonne tenue qu'il
+exigeait de ses ouvrières et annonça que les habiles couturières
+gagnaient jusqu'à cinq francs par jour, chez Jabson: «_Iounique_ maison,
+mademoiselle, _Iounique_ maison!»
+
+
+
+
+VII
+
+
+N° 445! Mlle Gosselet, fille du grand fabricant de poupées, n'était
+plus dans la maison Jabson qu'une unité ouvrière, une machine à plisser,
+ourler, broder.
+
+A son arrivée dans l'atelier de Mme Mily, la seconde, Maria, la fit
+asseoir près d'une «première», un ténor de la couture, une belle fille
+blonde, habile à étager des dentelles en coquilles sur les devants de
+corsage, à étaler des revers de satin, à échafauder des manches à
+«gigots».
+
+--Vous voudrez bien surveiller votre nouvelle «associée», mademoiselle
+Léonie.
+
+Mlle Léonie approuva d'un mouvement de tête qui éparpilla ses frisons
+sur son nez. Elle continua à draper un corsage de surah sur le mannequin
+debout devant elle. Des épingles entre les lèvres, elle tiraillait
+l'étoffe de ses doigts fins, les sourcils froncés, les joues rouges.
+
+Mme Mily cria de sa place:
+
+--Ça ne va pas, ma petite Nini?
+
+--Madame, je n'ai pas assez d'étoffe.
+
+--Comment! pas assez d'étoffe! La manutention vous a livré tout ce qu'il
+fallait!
+
+Des rires s'élevèrent d'un coin de l'atelier et Mlle Léonie dit,
+rageuse:
+
+--Celles qui rient ne sont pas capables de le draper.
+
+Mme Mily, conciliante:
+
+--Vous avez raison, ma petite Nini. Mais qu'est-ce qu'il a donc votre
+corsage?
+
+--Le surah a dû se retirer.
+
+--C'est bien possible, mon enfant, bien possible! Enfin, essayez de
+nouveau.
+
+La «première main» réussit enfin à rassembler les sous-bras, à grand
+renfort d'épingles. Elle s'essuya le front, triomphante, dit tout bas à
+sa voisine:
+
+--Tu sais! Ton Charles peut se fouiller s'il compte porter des cravates
+taillées dans l'étoffe que j'emploierai. S'il n'y avait pas de doublure
+solide sous le surah, ce que ça craquerait!
+
+Mme Mily, une vieille Anglaise qui gagnait cinq cents francs par mois à
+tracasser les quarante ouvrières qui travaillaient sous ses ordres, vint
+examiner le corsage.
+
+--Très bien! ma petite Nini. Jo Palmer en sera contente. Votre vêtement
+a le chic anglais et la grâce parisienne. Elle vous estime beaucoup, Jo
+Palmer, mon enfant. Moi aussi, je vous estime beaucoup. A propos, venez
+donc me voir dimanche, à Asnières, je vous ferai retoucher ma jaquette.
+Oh! un simple point!
+
+Puis, se tournant vers Simone:
+
+--Tiens! je n'avais pas vu cette petite. C'est votre associée, Léonie?
+
+--Oui, madame.
+
+--Quel est votre prénom, mademoiselle?
+
+--Simone.
+
+--Simone! Oh! impossible! impossible!
+
+--Mais, madame.
+
+--Nous avons déjà deux Simone ici! Deux c'est beaucoup... trois ce
+serait trop! On ne s'y reconnaît plus, ma parole! Vous vous
+appellerez...
+
+La main posée à plat sur le front, Mme Mily chercha dans ses souvenirs
+littéraires le nom de quelque héroïne particulièrement aimée. Elle
+essaya des prénoms à voix basse: «Amanda... Yolande... Gertrude...»
+
+Simone qui, d'abord, avait cru à une plaisanterie, attendait, angoissée,
+la décision de la vieille Anglaise, rougissant sous tous les regards
+fixés sur elle. Brusquement, Mme Mily dit, s'applaudissant en une
+sonnaille de ses bagues heurtées:
+
+--On vous nommera Magdeleine... avec un g.
+
+Simone détourna la tête pour dissimuler les larmes qui allaient tomber
+de ses paupières alourdies. Ce voyant, Léonie la caressa d'un regard
+très doux de ses yeux teintés gris, et chuchota:
+
+--Soyez courageuse, mademoiselle. Nos camarades se moquent si
+facilement. Cette vieille folle de Mme Mily a la manie de baptiser
+presque toutes ses ouvrières. Vous resterez Simone, pour moi et aussi
+pour d'autres qui ont bon coeur.
+
+La matinée s'écoula d'abord monotone, en un demi-silence fait de
+chuchotements, de réprimandes lancées par la première, de glissement de
+pas des petites apprenties envoyées en course à travers les ateliers.
+
+Simone travaillait vite, sans lever les yeux sur les yeux qui lorgnaient
+son costume, son visage, ses mains. De temps à autre, Mlle Léonie
+murmurait:
+
+--Dépêchons! Jo Palmer doit venir ce soir. Elle est capable de casser
+son éventail sur le «genou» du père Jabson, si son corsage n'est pas
+prêt à l'essayage.
+
+Quatre ou cinq machines à coudre unissaient leur bourdon en un
+ronflement assourdissant qui obligeait les ouvrières à rapprocher leurs
+tabourets pour causer de leurs affaires de coeur.
+
+Mlle Mily s'irritait de ces confidences:
+
+--Ah ça, voyons! vous n'êtes pas venues ici pour faire la causette. M.
+Planty se plaindra certainement du travail de l'atelier, cette semaine!
+Nous avons déjà quatre corsages à recommencer! On ne peut pas songer à
+tout en même temps. Laissez vos amoureux tranquilles, que diable!
+D'ailleurs, ce qu'ils se fichent de vous!
+
+Par les fenêtres ouvertes sur une cour intérieure, une lumière grise
+pénétrait dans l'atelier, blêmissant les visages. Les poudres de
+toilette se roulaient en granules sur les dermes desséchés par la
+température lourde. Des débris de ouate s'accrochaient aux cheveux
+lâchés par des peignes d'écaille. L'odeur fade des chairs assemblées en
+tas montait aux narines. Les fronts se penchaient sur l'étoffe, alourdis
+par la migraine.
+
+Se voyant devenir laides, les ouvrières de Mme Mily tirèrent de leurs
+tiroirs des boîtes minuscules, des flacons à facettes, des bâtons de
+cosmétiques chemisés d'argent. Des odeurs de parfums à base de musc
+envahirent la petite salle, mêlées aux relents d'eau de mélisse que
+buvaient de pauvres filles griffant leurs corsages pour calmer leurs
+douleurs d'estomac.
+
+Les plus souffrantes quittaient vite leur tabouret, se dressaient, le
+buste penché en arrière, les mains posées sur les hanches, et marchaient
+à grands pas dans l'atelier, suivies dans leur aller par les yeux émus,
+des gamines qui ne s'expliquaient pas ces douleurs subites.
+
+Mme Mily grommela:
+
+«Elles sont toutes malades, toutes. Elles boivent tellement de vinaigre
+pour s'amincir la taille!»
+
+De l'atelier voisin, séparé de l'atelier de Mme Mily, par une cloison,
+une apprentie vint donner l'alarme:
+
+--L'inspecteur! Planty!
+
+Ce fut un heurt de petits bancs, un froissement d'étoffes, un
+cliquètement de machines à coudre.
+
+Quand M. Planty fit son entrée, solennel, encerclé dans sa redingote
+raide comme une armure, Mme Mily avait fait disparaître le volume
+d'_Anna Radcliffe_ qu'elle lisait, ouvert sur sa table à ouvrage; Mlle
+Maria, la seconde, avait glissé dans sa poche les jarretières rose et
+crème qu'elle enjolivait de bouffettes en satin. Les ouvrières
+travaillaient en petites filles bien sages, leurs cheveux effleurant
+l'étoffe. Les apprenties balbutiaient des boutonnières sur des bouts de
+chiffon, mordant leurs lèvres à pleine dent pour ne pas rire.
+
+M. Planty traversa l'atelier, souriant en homme que satisfont les
+apparences.
+
+Midi sonna.
+
+Le grand couturier Jabson mettait à la disposition de ses ouvrières un
+réfectoire où elles pouvaient cuire leurs aliments, mais les petites
+couturières préféraient manger au restaurant. Elles ne voulaient pas
+s'embarrasser, au départ, du petit panier révélateur qui ameute derrière
+les trottins, dans la rue, et les chiens et les hommes, les bêtes à
+quatre pattes suivant, attirées par l'odeur du beefsteack, les hommes,
+emboîtant le pas, alléchés par la bonne petite chair fraîche lâchée en
+liberté sur le trottoir.
+
+Simone suivit Mlle Léonie dans l'arrière-boutique d'un marchand de vins
+où elles prirent place sur une banquette de cuir rouge avachie, devant
+la table de marbre occupée déjà par deux employés d'une banque voisine.
+Sous les yeux ruminant d'un grand jeune homme bien peigné qui semblait
+s'intéresser au jeu de sa fourchette, la fille de M. Gosselet mangea une
+demi-portion de ragoût arrosé d'un demi-setier de vin.
+
+Dans la salle basse tout enfumée par les cigares des hommes qui
+prolongeaient leur sieste pour «embêter» les ouvrières de Jabson, les
+couturières étaient rangées, en file, le long des murs. Les clients
+arrivés avant midi avaient eu soin de s'emparer des chaises, laissant
+libre la banquette pour se procurer un vis-à-vis, pour se donner
+l'illusion d'un tête-à-tête, au dessert.
+
+Le palais chatouillé par les picotements du petit verre de marc, les
+yeux clignotants, le ventre lourd de mangeaille, ils bégayaient des
+plaisanteries, essayaient des attitudes de pacha bon garçon, souriaient,
+léchaient leurs babines engluées d'alcool. Ils feignaient de ne pas
+entendre les rires lâchés comme des feux de peloton au signal donné par
+quelque intrépide vieille fille aguerrie dans cette lutte perpétuelle du
+mâle contre la femelle. Ils s'attardaient en leurs rêves, puis, la
+montre consultée, hélaient le garçon, laissant deux sous sur l'ardoise
+où figurait l'addition recommandant de «garder la place, la bonne place»
+pour le lendemain.
+
+Ils s'en allaient, un à un, sans hâte, comme à regret, se retournaient
+sur le seuil de la porte, pour sourire à la jolie fille désirée dans la
+tiédeur calme de la digestion, dans l'Olympe à nuées grises machiné par
+les spirales de la fumée.
+
+Le monsieur bien peigné resta seul, la nuque posée sur le dossier de sa
+chaise, les yeux fixés sur Simone en une insistance provocante.
+
+La fille de M. Gosselet, le geste embarrassé, le regard levé vers le
+plafond, puis baissé sur son assiette, supporta d'abord assez
+vaillamment l'inspection de l'inconnu.
+
+Mlle Léonie lui expliquait quelle était la clientèle de Jabson, et elle
+feignait d'écouter. Soudain, un sang chaud lui colora les joues, elle
+jeta sa serviette sur la banquette, repoussa son assiette et fixa
+l'homme d'un air de défi.
+
+Le monsieur bien peigné murmura très calme, sans changer de position:
+
+--Pas mal!
+
+--Monsieur, je ne vous connais pas, mais vous me semblez être fort mal
+élevé.
+
+--Vous ne me connaissez pas: c'est ce que je regrette. Je serais trop
+heureux si vous me connaissiez.
+
+--Monsieur, vous voulez m'obliger à abandonner la place.
+
+Les causeries, les papotages des ouvrières avaient cessé. Toutes
+écoutaient, amusées, jouissant, le poing sous le menton, le coude sur la
+table, de cette querelle où leur cause était en jeu.
+
+--Je suis désolé, mademoiselle, mais vous oubliez que nous sommes au
+restaurant... dans un lieu public.
+
+--C'est-à-dire, monsieur, que vous vous permettez en public ce que vous
+ne vous permettriez pas chez mon père, par exemple.
+
+--Votre père est un bien heureux père, de posséder une aussi jolie
+fille... mais je ne puis cependant pas fermer les yeux pour ne point
+voir.
+
+--Monsieur, vous êtes insolent!
+
+--Voyons! des injures, parce que je vous trouve belle! C'est exagéré.
+
+--Il est grossier de regarder une jeune fille avec tant de persistance,
+tant de fatuité, et... je regrette que mon fiancé ne soit pas là pour
+vous corriger comme vous le méritez.
+
+--Ah! vous m'en direz tant. Dam! si la place est prise... vous avez beau
+mérite à vous gendarmer.
+
+--Prise ou non, monsieur, il est lâche de ne pas respecter une femme
+seule.
+
+--Continuez! vous oubliez que nous sommes au restaurant...
+
+--Je ne l'oublie pas, monsieur, et je vous prie de considérer que je ne
+fais pas partie du menu.
+
+Sa houppe de cheveux dressée comme une crête, les doigts tendus, Simone
+évoquait assez exactement l'image d'un petit coq de combat prêt à
+s'élancer.
+
+Son adversaire, toujours calme, toujours souriant en homme habitué à ces
+escarmouches, continua:
+
+--J'ai toujours pensé que la colère rendait les femmes plus désirables.
+
+La fille de M. Gosselet haussa les épaules, méprisante, et pria Mlle
+Léonie de demander l'addition. Mais la «première main» voulut prendre la
+défense de son associée. Elle regarda le monsieur bien peigné et dit
+d'une petite voix calme:
+
+--Monsieur, nous pensons toutes ce que mademoiselle vient de vous dire
+et nous mettrons le patron de l'établissement en demeure de choisir
+entre...
+
+--Je vous gêne aussi, mademoiselle?
+
+--Moi! non. Vous me dégoûtez, tout simplement. Vous avez une trop jolie
+raie sur le crâne. Vos faux-cols sont trop hauts. Votre moustache a
+toujours l'air de vouloir éborgner les gens. Un caporal en retraite! Un
+si joli garçon, vous êtes dangereux... très dangereux. On voit que les
+femmes vous ont gâté. Eh bien! malgré tous ces avantages, vous me
+dégoûtez...
+
+Le monsieur bien peigné ne souriait plus que pour faire bonne
+contenance. Il voulut répondre, mais les quolibets couvrirent sa voix:
+
+--Oh! le beau garçon!
+
+--On en mangerait!
+
+--C'est Rodolphe des _Mystères de Paris_!
+
+--Oh! qu'il est bath!
+
+--Il a peut-être besoin d'argent, le pauvre!
+
+Il se leva, renonçant à tenir tête à la tempête des langues déchaînées.
+Comme il arrivait près de la porte, une ouvrière de Ménilmontant lui
+cria, la bouche tordue:
+
+--Eh! va donc, _purotin_, on t'en fichera des _gerces_!
+
+Les ouvrières la félicitant, Simone dit:
+
+--Je ne vois pas pourquoi les ouvrières n'exigeraient pas le respect qui
+leur est dû.
+
+Elles se regardèrent un peu étonnées de la façon dont la nouvelle venue
+avait prononcé le mot respect, et mademoiselle Léonie répondit,
+soulignant ces paroles d'un geste las:
+
+--On prend la mouche, une fois... deux fois... puis on se fatigue. Mais
+vous n'avez donc jamais travaillé dans un atelier, mademoiselle?
+
+--J'aidais maman qui était couturière, répondit Simone embarrassée.
+
+A l'atelier, la soirée s'écoula calme. Sous les becs de gaz allumés dès
+quatre heures, les ouvrières de Jobson travaillaient, la nuque brûlée
+par les petites flammes papillotant au-dessus de leurs casques de
+cheveux à reflets métalliques comme des insectes ailés prêts à se poser
+sur des fleurs pâles,--des fleurs de serre. Les corsages dégrafés
+bâillaient, laissant voir des blancheurs de chemisette. Dans l'ombre,
+les yeux se cerclaient de violet.
+
+Malgré la lassitude, malgré la migraine, les petites couturières
+souriaient. Elles souriaient, songeant à la délivrance prochaine, aux
+amoureux qui les attendraient à la sortie de l'atelier et baiseraient
+leurs souffrances, leurs labeurs, sur leur bouche, blanche.
+
+Une fillette descendue des salons d'essayage vint annoncer, essoufflée:
+
+--Jo Palmer! venez vite!
+
+Mme Mily qui sommeillait, Mlle Maria qui essayait ses jarretières rose
+et crème, Léonie qui achevait de poser un _américain_--un tampon d'ouate
+sous les entournures du corsage de surah,--se levèrent brusquement.
+
+--Venez avec nous, mademoiselle Simone, dit Léonie. Jo Palmer est
+toujours heureuse d'avoir beaucoup de monde à ses essayages. L'habitude
+du public, sans doute.
+
+Dans le grand salon meublé de psychés et de sièges bas, Jo Palmer
+causait avec le grand couturier Jabson.
+
+Jo Palmer, à la ville, portait des gants laissant le poignet à nu, des
+corsages à col haut, des jupes très étoffées.
+
+Ce n'était plus la Jo Palmer des affiches, la Jo Palmer à tignasse
+rousse, à pattes noires, à corsage vert échancré en V. Jo Palmer
+s'habillait de façon discrète, mais bourrait les doublures de ses
+vêtements de sachets de musc, d'héliotrope, bien capables de tenir ses
+admirateurs à distance respectueuse.
+
+Debout, devant le couturier, elle babillait:
+
+--Je ne suis pas contente, mais pas... pas... J'ai des robes de ville
+affreuses... Ah! dites donc, je veux apprendre à monter à cheval. Il me
+faut une amazone. Je porterai bien une amazone: j'ai la taille fine et
+la selle large! Hein! n'est-ce pas que j'ai la selle large? Vous êtes
+mon couturier, Jabson, vous devez savoir ça.
+
+Avisant le cheval de bois qui servait aux essayages des costumes de
+cheval, Jo Palmer sauta en croupe de la bête, lui caressant l'encolure
+de petits tapotements de main.
+
+Jabson applaudit:
+
+--Toujours adorable, mademoiselle.
+
+--Monsieur Jabson, vous avez l'adoration compromettante. Vous êtes trop
+gros, trop chauve, trop _english_ avec votre ceinture noire étalée sur
+le plastron de votre chemise. Vôs ne trôvez pas, vôs! Mais voilà ces
+dames venues pour l'essayage.
+
+Ces «dames» attendaient depuis dix minutes et ne s'étonnaient point
+trop, habituées aux excentricités de Jo Palmer. Simone dissimulait son
+trouble, prévoyant quelque nouvelle injure dont souffrirait son orgueil
+de femme.
+
+Mme Mily et Maria souriaient. Léonie tenait le corsage tendu au bout
+de ses deux poings. Deux employées à livrée noire et à col blanc
+portaient des sébiles remplies d'épingles.
+
+Jo Palmer s'approcha d'une psyché, examina son visage, longuement, puis
+enleva sa jaquette avec l'aide de Jabson.
+
+Mme Mily, Maria, Léonie et Simone l'entouraient cérémonieusement,
+attendant ses ordres.
+
+Jo, les yeux toujours fixés sur la glace, dit, faisant la moue:
+
+--Encore un nouveau visage: je n'aime pas ça. Vous entendez, Jabson, je
+n'aime pas les nouvelles têtes. Comment vous nomme-t-on, petite?
+
+La fille de M. Gosselet hésita, puis répondit:
+
+--Simone! madame.
+
+--Mais non! Mais non... vous vous nommez Magdeleine... avec un g.
+
+--Allons bon! dit Jo. Voilà encore un tour de cette vieille folle de
+Mme Mily... Voyons, madame Mily, mademoiselle sait mieux que vous à
+quoi s'en tenir sur ce sujet.
+
+La vieille Anglaise riposta, triomphante:
+
+--Mais non, madame, c'est moi qui l'ai baptisée.
+
+--Comment! vous l'avez baptisée?
+
+--Madame, j'avais déjà deux Simone dans mon atelier, alors...
+
+--Bien! Bien! Quand il vous viendra la fantaisie de faire teindre vos
+ouvrières, je vous demanderai d'assister à l'opération.
+
+S'apercevant de la confusion de Simone, Jo Palmer, qui était bonne,
+voulut bien lui tendre la main:
+
+--Il faut pardonner à cette vieille folle de Mme Mily, mademoiselle.
+Je regrette d'avoir renouvelé l'ennui qu'a dû causer ce singulier
+baptême.
+
+Puis la divette se tourna vers l'Anglaise:
+
+--J'ai été ouvrière, moi, madame Mily. Je vous jure que vous n'auriez
+pas touché à une syllabe de mon prénom, si vous aviez eu le moindre
+souci de votre perruque.
+
+Mme Mily fit un mouvement de recul pendant que Jabson applaudissait:
+
+--Toujours charmante!
+
+--Ceci dit, j'attends qu'on m'essaye ce fameux corsage.
+
+Comme l'Anglaise se précipitait, espérant rentrer dans les bonnes grâces
+de la chanteuse, Jo Palmer lui dit, en une torsion de cou souverainement
+dédaigneuse:
+
+--Ne me touchez pas!
+
+Et avec des gestes solennels de grand-prêtre, le couturier à la mode
+ajusta le corsage de Jo Palmer, l'annota, le corrigea, jusqu'à ce qu'il
+allât «comme un gant».
+
+La chanteuse continuait de rire, de plaisanter pendant cette opération
+exécutée au milieu d'un silence religieux. Elle disait à Jabson qu'il
+avait la main si légère, si délicate, le toucher si habile et si savant,
+que c'était un plaisir dont il n'avait pas idée que de se faire
+manipuler par lui.
+
+Il sourit et répondit, avec une de ces belles révérences dont il avait
+la spécialité:
+
+--Oh! mademoiselle... J'opère comme un médecin...
+
+--Jabson, couturier-médecin! Quel titre à prendre, mon cher! Et quelle
+réclame à faire là-dessus!...
+
+Jo Palmer parlait, parlait, tandis que Jabson, toujours très grave,
+achevait son travail d'auscultation et d'ajustage en faisant courir
+comme sur un clavier ses grands doigts minces et polis, le long de la
+taille de la chanteuse.
+
+Trop fatiguée pour gagner sa chambre à pied, Simone, à la sortie de
+l'atelier, longea la rue de Rivoli jusqu'au Châtelet, et attendit le
+tramway de Montrouge.
+
+Elle monta dans une voiture où des fillettes sommeillaient, exsangues et
+frêles, la tête posée sur une épaule amie. L'usine, l'atelier les
+avaient façonnées, peu à peu, en cadavres, les avaient préparées, de
+jour en jour, pour la terre grasse des cimetières de banlieue.
+
+Malgré la lassitude de leur chair, elles levaient vers le visage de
+l'homme aimé leurs yeux souriants, doux dans l'ombre des paupières
+meurtries. Elles semblaient avoir hâte d'user leur machine humaine pour
+arriver vite au repos.
+
+Ses doigts effleurant dans sa poche le jeton de cuivre qu'on lui avait
+délivré chez Jabson, Simone songea qu'elle avait pris place dans le
+grand régiment des pauvres, des humbles et des sacrifiées.
+
+Elle ferma les yeux pour ne plus songer qu'à son fiancé qui la sauverait
+des humiliations et des besognes mangeuses de vie.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+«Mon aimée,
+
+«Je t'écris d'Abomey, sous une hutte que nous venons de transformer en
+Grand Café Carnot, au milieu de spahis hurleurs affublés de jupons; et
+de «légions étrangères» empêtrés dans de grands voiles blancs abandonnés
+par les féticheurs dahoméens. Les palais de Béhanzin flambent, les
+bouteilles de champagne pétaradent.
+
+«Sous une cabane de pissé, trois femmes du roi dépossédé, effrayées de
+nos chants et de nos airs, baisent les amulettes protectrices pendues à
+leur cou, sous la garde d'une demi-douzaine de marsouins.
+
+«Notre allié, le roi Toffa à qui on vient de donner le fameux trône du
+roi Béhanzin, un simple fauteuil doré,--fait des gambades derrière les
+officiers du colonel Dodds. Les noirs embrassent leurs frères blancs.
+
+«Dans toute cette joie, une petite déception. Nous n'avons pu découvrir
+le trésor du fils de Glé-Glé.
+
+«J'ai pris part aux fouilles faites dans les caves du palais, à la lueur
+des torches, sous la conduite d'un lieutenant qui se montrait fort
+sceptique touchant l'existence des fameux millions économisés, pour les
+besoins de la guerre, par les prédécesseurs de Béhanzin. Entouré
+d'Allemands et d'agents européens, âpres à la curée, le roi a dû,
+disait-il, convertir lingots et pièces monnayées en superbes
+marchandises de pacotille.
+
+«Comme nous allions à la recherche des mystérieuses cachettes,
+j'observai mes compagnons sondant à coups de crosses les parois du
+souterrain.
+
+«Pâles et maigres, le visage sali de barbes en mousses, les yeux
+luisants, ils ressemblaient à des aventuriers en quête de butin. Je ne
+reconnaissais plus mes braves camarades enlevant le pont sur le Zou en
+une ruée de leurs corps grandis sous les balles, en une course à la mort
+derrière le lambeau d'étoffe, drapeau de France.
+
+«Ils grimaçaient déjà de dépit quand un sous-officier heurta une porte
+du bout de son fusil. Sous les coups de hache, le bois se fendilla, puis
+s'effrita en escarbilles, laissant voir un retrait où s'étaient
+réfugiées trois dahoméennes. Elles nous suppliaient, accroupies. Le
+sous-officier dit:
+
+«--Ce n'est que des femmes!
+
+«--En tout cas, ce n'est pas le trésor, ajouta le lieutenant.
+Emmenez-les et que personne n'y touche.
+
+«Il y eut un «oh!» de protestation générale.
+
+«--Ici, ici... j'ai trouvé, cria un spahis.
+
+«Sous sa botte le sol résonnait comme un tam-tam. Les pioches
+crevassèrent la terre battue et mirent bientôt à jour une excavation
+encombrée d'une demi-douzaine de caisses. Enfin! c'était le trésor!
+
+«Enfoncées presque toutes en même temps, les cassettes royales nous
+livrèrent une riche collection de parapluies, ombrelles, en-cas, de
+toutes les couleurs et toutes les dimensions. Il y avait là des
+parapluies de forain rutilants, larges comme des tentes, et aussi nombre
+d'auréoles de soie gorge de pigeon, qui préservent le teint des
+Européennes du soleil d'août.
+
+«Un ex-titi du théâtre Montparnasse grasseya:
+
+«--Ben! ou'squ'est le riflard de l'escouade?
+
+«Un accès de rire calma un peu la fièvre de l'or, puis les recherches
+continuèrent amenant la découverte de bouteilles de Champagne que l'on
+décoiffa un brin, de pagnes bariolés, de rouleaux de cotonnades, de
+glaces de poche à étui en zinc, de peignes et de... strapontins.
+
+«Le titi se roula sur le sol, criant:
+
+«--Je me tords! je me tords! C'est donc ça qu'on trouvait pus de nuages,
+de volapuks, de sous-lieutenants, de l'Observatoire à Ménilmontant.
+C'est le petit Becenzine qu'avait refait tout ça pour ses tripotées de
+femmes. Gros malin, va!
+
+«En une large galerie servant de remises royales étaient rangés quatre
+affreux carrosses achetés à quelque roi en déconfiture.
+
+«--Allons, bon, dit le faubourien, les guimbardes du sacre, maintenant!
+
+«Des ornements dorés se dressaient en arabesques aux quatre angles des
+caisses peintes bleu de Prusse portant des armes que le Parisien
+traduisit de la sorte: «_Gueules de caïman sur champ d'ébène avec poires
+semées à droite, à gauche, sous la couronne de la gracieuse quouine
+Victoria, surmontées de licornes qu'ont des chaînes au ventre! Quel
+blason, mon Empereur!_»
+
+«Les perquisitions achevées, mes camarades emportèrent les caisses de
+Champagne devant les huttes où ils boivent maintenant, criant à tue-tête
+les _scies_ de régiment.
+
+«Le peu de vin que j'ai pris m'a presque grisé, mignonne, et je t'écris
+des choses gaies, d'une façon un peu décousue. Puis je souffre un peu de
+ma blessure. Oui, je suis blessé! Si peu! Une éraflure des chairs, à
+l'épaule. Mais je ne suis pas atteint assez grièvement pour obtenir le
+bout de ruban que je voulais.
+
+«Je n'ai pas l'air vainqueur, moi! Je dois ressembler aux pauvres femmes
+que gardent les marsouins. J'ai, je crois, un peu de fièvre... Je
+t'embrasse, mon aimée, je t'embrasse, et mets vite ma lettre sous
+enveloppe de peur, oui...
+
+«Je t'embrasse. A toi... toujours!
+
+André Bamberg,
+
+_de la Légion étrangère_.
+
+
+* * * * *
+
+«J'ai eu beaucoup de fièvre, mais cela va mieux. Le bras gauche maintenu
+par une écharpe, je t'écris difficilement, en invalide. La convalescence
+maquille de blanc, peu à peu, ma peau autrefois brune et les paupières
+pèsent moins sur mes pauvres yeux encore brouillés des terribles visions
+du cauchemar. Je te voyais, costumée de flanelle blanche, luttant contre
+les amazones. Elles t'entraînaient dans la brousse. Tu m'appelais et je
+ne pouvais rien. Oh! l'horrible chose! Tes cris! Tes yeux qui me
+reprochaient ma lâcheté. Cela me tuait, me tuait! J'ai prononcé ton nom,
+paraît-il, dans la nuit de ma pauvre cervelle détraquée et le major m'a
+soigné en excellent homme qui ne veut pas de larmes sur les joues d'une
+petite amoureuse... Il vient près de mon lit et m'ordonne de ne plus
+écrire: j'obéis. A demain. J'ai retrouvé dans ma poche la lettre que je
+t'écrivais, il y a huit jours, après la prise d'Abomey. Je t'enverrai
+tous mes griffonnages en même temps.
+
+André.
+
+* * * * *
+
+«Le major a demandé et obtenu mon retour en France. Je suis heureux! Mon
+capitaine qui m'a rendu visite à l'ambulance m'a assuré que je m'étais
+distingué pendant la campagne. Le colonel, a-t-il dit, a demandé
+_quelque chose_ pour moi.
+
+«Je n'ai pas fait davantage que la plupart de mes camarades. Si je suis
+un des rares blessés de la Légion étrangère, c'est que les autres sont
+morts d'estafilades plus graves que la mienne.
+
+«J'ai reçu une des dernières balles tirées par les Dahoméens, une de ces
+balles que l'on nomme «balles perdues» précisément parce qu'elles
+atteignent toujours quelque pauvre diable.
+
+«Je te reviens, mignonne, plus aimant qu'à mon départ de France, ou
+plutôt sachant mieux combien tu mérites d'être aimée. Ne crains rien
+pour ma santé. J'arriverai à Paris encore hâlé, mais guéri.--«Et la
+fièvre, et la vilaine fièvre,» diras-tu! Bast, la fièvre ne m'effraye
+plus. J'ai une autre fièvre en moi--la fièvre de te revoir,--qui va
+l'expulser tambours battants.
+
+«Tous mes souhaits pour la bonne petite l'Embaumée qui te remettra cette
+lettre.
+
+«Que faire pour te gagner, mon aimée! J'ai un tas de projets en tête qui
+me semblent facilement réalisables. Amoureux et convalescent, j'espère.
+
+«Bientôt à toi, mon aimée.
+
+André Bamberg.
+
+* * * * *
+
+Cette lettre arriva au moment où Simone inquiète et cédant aux instances
+de la petite bossue, allait consulter une tireuse de cartes sur le sort
+de son fiancé. L'Embaumée, superstitieuse, interprétait les songes de
+Mlle Gosselet avec une assurance qui en imposait à la pauvre
+amoureuse. Elle disait:
+
+--Tu rêves de dents, c'est mauvais signe, très mauvais signe! Et puis
+ces chevaux noirs qui mordent ces chevaux blancs... on voit bien ce que
+ça signifie. A ta place, je ne serais pas rassurée.
+
+Simone, d'abord sceptique, commençait à prêter l'oreille aux propos de
+son amie qui lui vantait le savoir d'une ex-cuisinière experte en l'art
+d'éplucher la destinée des pauvres humains.
+
+--Tu verras! C'est amusant chez elle! Elle habite, près de quais, un
+grand appartement toujours encombré de vieux messieurs qui ne veulent
+pas mourir; de bonnes qui espèrent gagner le gros lot à la loterie, de
+dames très chic.. qui attendent la venue de celui qui paiera le terme.
+J'y accompagnai un jour la Grande Bobêche. La Grande Bobêche venait lui
+demander si son amoureux était toujours fidèle. Pour quarante sous, nous
+avons eu _le petit jeu_. La sorcière a battu les cartes et a prédit à
+mon amie qu'une reine blonde _lui mangerait le coeur_. Manger le coeur,
+c'est une façon de parler! Pour cent sous, la vieille nous aurait
+préparé _le grand jeu_ et nous aurions pu savoir si Adolphe épouserait
+la reine blonde. Malheureusement, la Grande Bobêche n'avait pas assez
+d'argent. Alors, la sorcière lui a dit: «Il y a un moyen plus sûr de
+savoir si vous êtes toujours aimée, mais il me faudrait un objet ayant
+appartenu à la personne: un mouchoir sale, par exemple!»
+
+--Pourquoi sale?
+
+--Dam! je ne sais pas. Peut-être pour y lire l'avenir comme dans un
+livre.
+
+Cette interprétation des événements futurs d'après les données fournies
+par un linge sale avait provoqué un rire fou chez Mlle Gosselet, au
+grand scandale de la petite bossue:
+
+--Je ne vois pas ce qui peut te faire rire. Je t'assure qu'_il_ n'est
+pas bien portant. Je le devine. D'ailleurs, tu ne l'aimes pas assez.
+
+--Comment, je ne l'aime pas assez!
+
+Ce fut une querelle, puis une brouille de dix minutes suivie d'une
+réconciliation.
+
+André revenait en France. Il guérirait vite, retrouvant l'aimée prête à
+se donner comme au jour où ils avaient préparé leur fuite.
+
+Simone pensa, une roseur aux joues, que papa Gosselet ne pourrait, cette
+fois, retarder l'offrande de tout son corps à celui qu'elle avait choisi
+pour époux.
+
+L'Embaumée triompha à la lecture de la lettre:
+
+--J'avais raison, tu le vois bien! Rêver de dents c'est signe de maladie
+grave ou de mort.
+
+* * * * *
+
+Simone répondit aussitôt à André:
+
+«Mon cher aimé, qui a bobo sans que je puisse le soigner comme on soigne
+un tout petit que l'on adore!... C'est drôle, mais je t'aime d'une
+tendresse si infinie, si profondément douce quand je te sens avoir mal,
+que tu ne me sembles plus du tout un grand, mais un tout petit que je
+pourrais tenir en mes bras pour le bercer, en le couvrant et
+l'enveloppant d'un amour fou...
+
+«Pauvre mignon qui as bobo!
+
+«Pense que je t'aime de toute mon âme! J'adore tout ce qui est de toi,
+je cherche dans la figure des mots que tu m'écris ce que tu as pensé...
+
+«Oh oui, je serai à toi pour toujours! Tu as emporté mon âme, mon
+coeur...
+
+«Si je t'avais ici, quels bons et beaux dodos je te ferais faire! Je
+serais ta petite maman... Comme je te soignerais!
+
+«Je t'embrasse, les deux bras autour du cou, très doucement, très fort,
+très tendrement.
+
+«Tu vas bientôt m'envoyer mon baiser du soir; je le sens presque
+d'avance; quand je le sentirai en moi, je rêverai du paradis,--de toi!
+
+«N'oublie jamais de m'envoyer le baiser promis, envoies-en même
+beaucoup, beaucoup, je les sens tous, ils ne se perdent jamais en
+route...
+
+«Moi je t'envoie aussi un baiser, un de ces longs baisers qui me font
+des airs de petite morte, à force que c'est bon!...»
+
+* * * * *
+
+Quinze jours s'écoulèrent dans la monotonie des mêmes occupations, des
+mêmes pensers. Les deux amies, au retour de l'atelier, se racontaient
+les menus faits de leur journée et cousaient les robes neuves qu'elles
+mettraient le jour où elles iraient _l_'attendre à la gare de Lyon.
+Elles disaient _lui_ simplement.
+
+L'Embaumée changerait l'andrinople de sa chambre pour _lui_ faire fête.
+Simone achèterait une grande bergère, parce que ses petites chaises de
+velours rouge à bâtons dorés ne seraient pas assez confortables pour
+_lui_, un convalescent.
+
+--Nous serons deux pour l'aimer, le soigner, le dorloter, pensa un jour
+tout haut l'Embaumée.
+
+Simone leva les yeux sur son amie et rit franchement de sa confusion.
+Une bossue, ça n'aime pas!
+
+Le dimanche, Mlle Berthe venait en amie et en voisine partager le
+pot-au-feu.
+
+Mlle Berthe n'était plus la petite ouvrière babillarde et moqueuse
+d'autrefois. Le ronronnement de sa machine à coudre l'agaçait. Son serin
+sifflotait toujours les mêmes airs bébêtes. Le papier de tenture de sa
+chambre lui semblait d'un gris attristant. Elle se frottait le nez à
+toutes les glaces et demandait:
+
+--N'est-ce pas que je vieillis!
+
+Simone et l'Embaumée lui répondaient en la complimentant sur la
+fraîcheur de son teint et l'éclat de ses mirettes.
+
+--C'est bien ce qui m'ennuie, cet éclat des yeux! Ce n'est pas naturel.
+
+--Mariez-vous, ma chère Berthe, conseillait Simone.
+
+--J'ai peur du mariage.
+
+--Alors prenez un amoureux, répliquait la petite bossue impatientée.
+
+--Un amant, jamais!
+
+Un jour, elle ajouta, éprouvant sans doute le besoin de se défendre
+contre quelque vouloir dissimulé:
+
+--Les hommes sont si lâches! si lâches! Si je prêtais l'oreille aux
+jolies paroles embusquées au coin de quelque moustache, je n'aurais qu'à
+penser à «pauvre Jeanne» pour me reprendre toute.
+
+Vous étiez à l'atelier quand deux hommes l'ont presque portée jusqu'au
+fiacre qui attendait, en bas.
+
+Aux premiers cris de douleur, j'ai couru à la recherche d'un médecin du
+quartier. Il est venu et m'a avoué que l'accouchement serait difficile,
+qu'il faudrait peut-être écraser l'enfant avec des fers pour sauver la
+mère. Il a regardé autour de lui, a évalué le prix des meubles, a pensé
+que la malade était trop pauvre pour payer les frais d'une opération
+coûteuse, et a dit:
+
+--Conduisez-la à la Maternité!
+
+Elle pleurait. Je l'ai aidée à mettre une jupe, puis le grand manteau à
+bordures de plumes qu'elle avait acheté quand _il_ la connut. Elle ne
+prononçait pas son nom, mais tournait les yeux vers la porte quand les
+voisines venaient voir curieuses et aussi apitoyées.
+
+Avant de sortir de sa chambre, elle a regardé les portraits accrochés à
+la cheminée,--son père et sa mère,--puis a essayé de faire marcher ses
+pauvres jambes.
+
+Elle disait:--«Jamais je ne pourrai arriver en bas. Je mourrai dans
+l'escalier.»
+
+Accrochée des deux mains à la rampe, soutenue par deux locataires, elle
+a descendu les six étages, degré par degré, soufflant et geignant. Les
+commères, qui se moquaient autrefois de son gros ventre, se penchaient,
+pleurant, sur la cage de l'escalier d'où les plaintes montaient, de plus
+en plus faibles.
+
+Dans la voiture qui allait au pas, elle regardait par la portière les
+gens qui passaient sur le trottoir, espérant encore qu'_il_ viendrait.
+Des filles ont passé, en courant, les jupes troussées, sous le nez du
+cheval de fiacre. Elle a dit dans un hoquet douloureux:
+
+--Elles sont bien heureuses d'être toujours jolies, elles.»
+
+Elle m'a embrassée et nous avons pleuré dans la salle d'attente de
+l'hôpital. Elle m'a remerciée, m'a pris la main. Je voyais qu'elle
+voulait me demander quelque chose, mais qu'elle n'osait pas. Alors, pour
+lui épargner un peu de honte:
+
+--Il saura où vous êtes. Je l'en informerai, s'il vient.
+
+--Vous ne pouvez pas comprendre, pourquoi je ne lui en veux pas, ma
+chère Berthe! Vous ne pouvez pas comprendre, vous n'aimez personne. Je
+sais qu'il viendra, mais il viendra peut-être... après... Je veux qu'il
+sache que... je l'aimais bien.
+
+On l'a emportée. Moi j'ai pris la fuite pour ne pas pleurer devant les
+infirmières.
+
+Oh! le lâche! Oh! le lâche!
+
+--Et qu'est devenue pauvre Jeanne? demanda Simone.
+
+--Elle est morte.
+
+Huit jours après Mlle Berthe chantonnait sur le palier, accoudée à la
+rampe, attendant le retour du jeune homme qui «écrivait des choses» dans
+les journaux.
+
+Simone, revenant de l'atelier, lui tendit la main. La petite couseuse de
+jerseys l'emmena dans sa chambre, la fit asseoir, puis bredouilla:
+
+--Ce n'est pas ma faute, je vous assure. Mais j'étais si seule, puis il
+est si gentil!
+
+Simone écoutait, surprise.
+
+--Ah! vous ne savez pas! On en cause cependant à tous les étages de la
+maison. J'aime Fernand, Fernand le poète. Et Fernand m'aime! Il ne faut
+pas m'en vouloir! Je commençais à devenir vieille: la veille, j'avais
+trouvé un cheveu blanc sur la tempe. Puis... Fernand n'est pas comme les
+autres. Je me fais beaucoup de reproches, mais... Vous ne me méprisez
+pas trop?
+
+--Il a promis de vous épouser, M. Fernand?
+
+--Non! je ne pouvais pas lui demander ça!... Un poète!
+
+--Vous êtes bien à plaindre, ma pauvre Berthe, voilà tout.
+
+--Mais il n'est pas comme les autres, du tout, du tout. D'ailleurs il
+dit que les femmes l'ont beaucoup fait souffrir, j'essaye de le
+consoler.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Les journaux annonçaient que le transport le _Taygète_ arriverait
+bientôt en rade de Marseille, ramenant en France les blessés et les
+convalescents du corps expéditionnaire du Dahomey.
+
+L'attente du bonheur prochain rendait Simone insensible aux grossièretés
+de Mme Mily et aux taquineries de ses camarades d'atelier.
+
+Léonie, son associée, très délicate, lui savait gré de son attitude et
+la chaperonnait dans ce milieu de faubouriennes habituées à changer
+d'ami, au début de chaque saison, comme elles changeaient de corsage.
+
+L'atelier de Mme Mily était divisé en deux camps qui se mesuraient
+quotidiennement en des tournois de langue quand les adversaires n'en
+arrivaient pas aux bousculades de chignons. Le parti de la «pose» était
+représenté là par une douzaine de jeunes filles vivant de la vie de
+famille le soir et par quelques solitaires gardées de l'amour par le
+culte de leur peau blonde de jolies femmes.
+
+Le parti de la «noce», de beaucoup plus nombreux, comptait dans ses
+rangs les vieilles filles, lancées tard dans une demi-galanterie
+besoigneuse, les ouvrières nées à Paris et les petites personnes de
+beauté régulière qui avaient pris un «ami» pour attendre plus patiemment
+un mari.
+
+Deux ou trois demoiselles, d'attitude et de toilette dignes, prenaient
+part à la discussion avec toute l'autorité que leur valaient des
+demi-mariages.
+
+D'ailleurs les querelles étaient suscitées, le plus souvent, par quelque
+_poseuse_, choquée d'une expression.
+
+Une jeune Anglaise, fiancée depuis six ans à un de ses compatriotes,
+employé dans une banque parisienne, arrivée en France depuis trois mois,
+demandait tout haut, sur les mots d'argot employés par ces demoiselles,
+des explications qui ameutaient l'atelier. Elle disait d'une voix
+fluette:
+
+--Rigoler! Qu'est-ce que c'est que ça: _Rigoler_. Pas trouvé le mot dans
+les livres, moi!
+
+On lui expliquait le sens faubourien du mot rigoler, et elle tendait les
+mains, miaulant: _Shoking_!
+
+Mme Mily lui répondait:
+
+--Il ne faut pas faire votre sainte Nitouche, ma petite! Les Anglaises
+ne valent pas bien cher.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça: _Sainte Nitouche_! Connaissé pas, moâ!
+
+Indignée des commentaires dont ses camarades affublaient cette
+expression, la _Fiancée du Père Lachaise_,--on l'avait ainsi surnommée
+l'Anglaise à cause de ses éternelles fiançailles «rances de six
+ans»,--menaçait de se plaindre à l'inspecteur, M. Planchy, de
+l'_irrespectabilité_ des petites Françaises.
+
+Les heures de travail sous les flammes dansantes du gaz,--l'hiver venu,
+l'atelier était éclairé à deux heures de l'après-midi,--semblaient plus
+courtes grâce à ces querelles de tabouret à tabouret.
+
+Simone ne prenait jamais part à la discussion, mais écoutait volontiers
+Mlle Léonie, son associée, qui lui disait ses rêves de jeune fille et
+esquissait le portrait de son futur mari:
+
+--Il n'est pas beau, mais il a les lèvres toujours rosées et des mains
+longues et blanches. Il est sérieux, très sérieux. Je serai heureuse, je
+crois! Quand on a seize ans, on rêve un mari comme on rêve une robe.
+Plus tard, on l'accepte tout fait, c'est-à-dire commun.
+
+Mariée, je ne travaillerai plus chez Jabson. Jean,--c'est le nom de mon
+fiancé,--gagne deux cent cinquante francs par mois. Je n'ai pas de goûts
+coûteux et je m'habillerai d'un rien joli. Oh! ce que j'ai hâte d'être
+chez moi!... chez moi! Ce que je déteste la rue! Ce que je déteste
+l'atelier! Si père ne frappait pas à ma porte, le matin, en allant à son
+bureau, je serais lâche, je consentirais volontiers à faire grasse
+matinée, tout au creux de mon lit, rêvant. Mon fiancé n'est pas un
+ouvrier, heureusement! Épouser un ouvrier! J'aimerais mieux...
+
+--Vous aimeriez mieux?... demandait Simone surprise.
+
+--J'aimerais mieux rester vieille fille!
+
+Quand l'atelier de Mme Mily était consigné jusqu'à dix heures du soir,
+à la suite de quelques commandes imprévues, Léonie priait Simone de
+l'accompagner jusqu'à la rue Gay-Lussac, tant elle avait peur des gens
+qui suivent les jeunes filles, la nuit.
+
+--Moi je ne sais pas comment m'en débarrasser. Je me mets en colère et
+ça les fait rire.
+
+--Mais, prenez l'omnibus!
+
+--Il faut bien faire des économies quand on est sur le point de se
+marier.
+
+Les deux amies traversaient le Carrousel, le pont des Arts, puis les
+petites ruelles qui vont des quais au boulevard Saint Germain, marchant
+d'une allure sautillante et vive beaucoup plus provocante que l'aller
+lent et le dandinement de hanches des beautés professionnelles.
+
+L'ouvrière parisienne joue merveilleusement de sa jupe tombant derrière
+en longs plis droits comme un éventail presque fermé dont on ne voit que
+les lamelles.
+
+Un tour de main et l'étoffe se drape, moule les chairs en ronde-bosse,
+relevée d'un côté pour laisser voir un blanc de linge, aile voletant au
+ras du sol et montrant un dessous de duvet blanc. Sous le tiraillement
+des doigts, elle zigzague, fait des grimaces, fait des signes, puis
+retombe raide pour recommencer à mimer des choses suggestives pour les
+passants. Elle prend mille physionomies diverses au gré de la petite
+main gantée qui semble mettre en mouvement des ficelles de marionnettes.
+Plus la jupe va vite, plus elle est agaçante, effrontée et narquoise.
+Suivez la jupe jusque sous une porte cochère et vous la verrez devenir
+grave, austère, en passant devant la loge du pipelet.
+
+La jupe n'a d'esprit que dans la rue.
+
+Mlle Léonie, bien que très honnête fille, jouait de la jupe en
+virtuose, quand elle revenait seule de l'atelier. Les étudiants
+noctambules hâtaient le pas au rappel battu par ses petits souliers sur
+le macadam, la suivaient sans mot dire, la devançaient pour l'examiner à
+la clarté jaune d'un bec de gaz, puis commençaient l'attaque.
+
+Mlle Léonie marchait vite, vite, tête baissée, apeurée mais amusée. Ses
+yeux, à peine teintés gris, souriaient, encourageants. Brusquement, d'un
+mouvement d'épaules, elle semblait vouloir écarter le gêneur, puis,
+colère disait très haut:
+
+--Ah! laissez-moi, vous m'ennuyez!
+
+Et elle fuyait, croyant entendre des pas derrière elle, croyant sentir
+un souffle dans les frisons blonds de sa nuque, persuadée qu'elle
+n'avait rien fait pour s'attirer cette désagréable rencontre. Elle
+montait son escalier, haletant, arrivait chez elle, en sueur, était
+d'humeur grise, mangeait peu, avait des cauchemars, la nuit.
+
+Lorsque Mlle Léonie gagnait la rue Gay-Lussac sans avoir été
+inquiétée, elle se regardait longuement dans la glace, avait peur
+d'avoir vieilli, d'être devenue laide.
+
+Accompagnée de Simone, Mlle Léonie tenait tête aux suiveurs tantôt
+insolents, tantôt timides.
+
+Des voyous leur débitaient, clignant de l'oeil pour se rendre
+irrésistibles: «Elles sont rien _girondes les mômes_!»
+
+Des jeunes gens bien mis, après un salut correct, grasseyaient:
+«Permettez-nous de nous présenter nous-mêmes, mesdemoiselles.» Des
+oseurs se campaient devant elles sur le trottoir, la main tendue:
+
+--Comment allez-vous? Mlle Jeanne est toujours en beauté!
+
+Elles se récriaient: «Vous vous trompez!»
+
+Eux jouaient la surprise:
+
+--Mais un ami nous a présentés au Luxembourg! Faites appel à vos
+souvenirs, mademoiselle Jeanne!
+
+--Nous ne sommes Jeanne ni l'une ni l'autre!
+
+--Parfaitement, mademoiselle Marie. C'est Marie, n'est-ce pas!
+
+Simone et Léonie se débarrassaient vite des suiveurs bavards, mais des
+amoureux aussi obstinés que silencieux, marchant aussi vite qu'elles
+quand elles redoublaient le pas, les suivant comme leurs ombres, d'un
+trottoir à l'autre, sans les quitter d'une semelle, les accompagnaient
+souvent jusqu'à leur porte. Ils allaient ensuite se camper au milieu de
+la rue, le nez levé vers les mansardes pour savoir à l'éclairage brusque
+de quelque fenêtre quelle chambre occupait l'adorée. Ils attendaient
+pour la voir paraître à son balcon, comme dans les romances, puis
+partaient furieux contre leur timidité, se promettant de revenir, d'être
+éloquents... Ils surgissaient le lendemain de quelque retrait,
+continuant leur cour silencieuse, n'osant pas davantage que la veille,
+ou risquant un salut embarrassé.
+
+* * * * *
+
+Un soir, comme Simone allait quitter son associée, rue Gay-Lussac, Mlle
+Léonie la pria de monter chez elle.
+
+Elle hésitait.
+
+--Venez donc, vous verrez mon fiancé. Il a dîné à la maison ce soir.
+
+--Je serai gênante ou ridicule en tiers dans votre petit manège.
+
+--Mais mon père vous connaît. Les petites soeurs savent votre nom, elles
+aussi. Quant à Jean, il est beaucoup trop grave pour qu'un nouveau
+visage vienne le distraire de la cour très discrète qu'il me fait depuis
+six mois.
+
+--C'est-à-dire que vous ne craignez point de rivale.
+
+--Non pas. Mais il ne se mettra pas en frais pour vous. C'est l'homme de
+toutes les habitudes. Il a pris, je crois, l'habitude de ma personne. Il
+m'aime un peu comme il doit aimer un type de plumes ou une variété de
+crayons.
+
+Au troisième étage, les deux amies trouvèrent M. Jean moulant des
+lettres sur une belle feuille de papier blanc. Assise près de lui,
+Zézette, la plus petite des soeurs de Léonie, surveillait l'allure lente
+et majestueuse de la plume, poussant des soupirs, mais n'osant remuer
+sur sa chaise haute.
+
+M. Jean tendit la main à Léonie, salua Simone et annonça:
+
+--Je vous emmène au théâtre.
+
+--Quand cela?
+
+--Mais tout de suite.
+
+--Vous eussiez pu m'avertir hier. Je suis trop lasse pour changer de
+robe. D'ailleurs, mon amie...
+
+--Mademoiselle voudra bien nous accompagner. Il est inutile de se mettre
+en frais de toilette.
+
+Il expliqua que l'un de ses amis venait de lui remettre trois billets de
+première galerie au théâtre des Gobelins, un théâtre de boutiquiers et
+d'ouvriers où l'on pouvait se montrer en camisole et en gilet à manche.
+Il n'aurait pas osé offrir pareil spectacle, mais puisque cela ne
+coûtait rien, il fallait en profiter.
+
+--Voyons, puisque ça ne coûte rien! dit le père de Léonie.
+
+Simone voulut s'esquiver, mais Léonie lui chuchota à l'oreille:
+
+--Venez! Je m'ennuierais tant, seule avec lui. Ce sera peut-être
+amusant.
+
+* * * * *
+
+Une demi-heure après, les deux amies précédées de M. Jean qui
+s'ingéniait à ne pas crotter le bas de son pantalon, longeaient l'avenue
+des Gobelins.
+
+--C'est là, dit le fiancé.
+
+Ils s'arrêtèrent devant une grille en fer peinturlurée rouge, ornée de
+grands écriteaux portant le titre de la pièce: _La Belle Gabrielle_.
+Au-dessus de la rampe de gaz une enseigne flamboyait de l'or neuf de ses
+lettres majuscules. Des mioches du quartier ramassaient, à quatre
+pattes, les bouts de cigarettes jetés sur le trottoir. Des bambines
+rousses se promenaient bras-dessus, bras-dessous, devant des charretées
+d'oranges qu'éclairaient deux bougies encolorées de papier rose.
+
+Derrière les boules d'or dressées en pyramide, les têtes des marchandes
+rutilaient sous des mouchoirs à carreaux. Les pieds sur la chaufferette,
+les pauvres vieilles restaient là immobiles, mais leurs petits yeux
+inquiets surveillaient l'étalage et la cohue grouilleuse des petits
+rôdeurs. Près de la grille, une barrière en bois coupant le trottoir
+maintenait de grands garçons blêmes attendant la contre-marque qui
+permettrait à petite amie d'applaudir Espérance, «l'homme» de la _Belle
+Gabrielle_. La petite amie, corsage déteint, tablier collant aux
+cuisses, les cheveux ébouriffés sous une capeline de laine, faisait la
+moue, impatiente. Des applaudissements arrivaient de la salle jusqu'à
+elle, avivant son désir de voir les maillots des jeunes seigneurs, les
+robes de velours raides et les cols empesés des maîtresses du roi
+galant.
+
+M. Jean hésitait à entrer, craignant de fourvoyer sa fiancée dans une
+salle de spectacle trop populacière. Léonie le tira par le coude vers le
+bureau de contrôle où trônaient trois ou quatre redingotes fripées.
+
+La pièce tenait attentifs deux ou trois cents spectateurs venus au
+théâtre après dîner, en vestons ou en matinées, en pantoufles ou en
+savates. Les femmes avaient oublié de poser un chapeau sur leurs
+chignons mal échafaudés. Les hommes étalaient des sous-ventrières en
+laine rouge ou bleue sur des chemises de flanelle. Seules, des dames
+peintes comme des décors, exhibaient des lorgnettes en des loges
+d'avant-scène. Dans les galeries supérieures, les tricots pourpres et
+les casquettes multicolores étaient piqués comme des bluets et des
+coquelicots dans les blés roux ou jaunes,--tignasses des gigolettes.
+
+Les habitués du poulailler assis sur des marches usées par les
+godillots, écoutaient la pièce, le poing aux dents, la tête penchée. Les
+petites filles accroupies près d'eux oubliaient de faire leurs grâces
+maigriottes pour écouter les propos amoureux du chevaleresque Espérance.
+Des amies se serraient les mains, caressées par des mots qu'on ne leur
+avait jamais dit, qu'on ne leur dirait jamais, amoureuses du grand
+cabotin à longues bottes jaunes qui récitait ses déclarations d'amour.
+
+Aux places «chics», aux places à quarante-cinq sous, petits bourgeois ou
+boutiquiers pleuraient ou riaient, tout à leur admiration bon enfant, le
+buste renversé ou le bras accoudé au dossier du fauteuil voisin. Seules,
+les jeunes filles à marier surveillaient leur rire ou retapaient du
+doigt les frisons qui se détendaient comme des ressorts à boudin dans
+l'atmosphère lourde.
+
+Simone et Léonie, assises en face de la scène, s'amusaient des toilettes
+d'actrices cent fois retapées et balafrées de coutures que l'on
+apercevait des deuxième-galerie.
+
+M. Jean trouvait que les costumes n'étaient pas entièrement de l'époque,
+que les figurants n'étaient pas assez nombreux, que le cheval d'Henri IV
+avait l'air d'un cheval de fiacre. Il disait son mécontentement tout
+haut, au grand scandale des voisins qui voulaient jouir du spectacle,
+pour leur argent.
+
+Le public était amusé malgré l'insuffisance de la mise en scène, malgré
+le jeu hostile des cabotins trop bêtes pour comprendre que les triomphes
+obtenus près des simples valent mieux que les petits brouhahas
+d'admiration dédaigneuse qui soulignent, au Théâtre Français, une
+diction prétentieuse à claquer, ou un envolement de cotillon exécuté par
+quelque soubrette grande dame.
+
+Les commères de ce théâtre de faubourg, rouges d'admiration, n'avaient
+pas peur de déchirer leurs gants en applaudissant leur héros. Les hommes
+ne songeaient pas à la chute possible d'un gardénia piqué au revers d'un
+habit.
+
+L'actrice qui tenait le rôle de la _Belle Gabrielle_ se montrait
+nerveuse, impatiente. Elle était laide et grosse, lourde et empêtrée
+dans sa traîne de velours vert.
+
+Dans ses répons à la litanie amoureuse débitée par Espérance, elle
+disait les plus jolies choses du monde d'un ton condescendant ou
+dédaigneux qui exaspérait les galeries supérieures.
+
+Après un entr'acte consacré à l'absorption des petites douceurs en usage
+dans ce théâtre faubourien: saucisson, pommes frites et marrons, le
+poulailler salua la venue de la _Belle Gabrielle_ de quelques coups de
+ces sifflets stridents, sinistres, qui annoncent, la nuit au coin d'une
+rue déserte, l'exécution de quelque passant attardé. L'actrice tourna la
+tête, eut un haussement d'épaules, puis continua à chantonner son rôle,
+virant et voltant sur la scène.
+
+Comme elle étalait sa traîne, minutieusement, pour s'agenouiller et dire
+à l'Espérance qu'elle restait fidèle amante malgré les faveurs du roi,
+des pommes pourries et des boules de glaise éclaboussèrent le velours
+vert de sa jupe. Elle se leva, cria:
+
+--Salauds!
+
+Le rideau baissé, un jeune homme, embusqué derrière les femmes peintes
+d'une avant-scène, se dressa au-dessus de leurs chapeaux empanachés et,
+le poing tendu, lança des injures qui, dans le monde des boulevards
+extérieurs, valent des coups de couteau.
+
+Le poulailler riposta:
+
+--C'est sa femme! Elle est rien laide!
+
+Alors, penché sur l'accotoir, le vengeur de la _Belle Gabrielle_ parut,
+mis à la dernière mode, les cheveux luisants coupés en pointe sur le
+front et collés sur le crâne comme un bonnet du temps de Louis XI. Le
+doigt tendu, il désigna les interrupteurs aux gardes municipaux qui
+gravirent au pas de charge les galeries supérieures et se colletèrent
+avec les coupables, les poussant vers l'escalier de sortie. Le
+poulailler protesta, le parterre applaudit.
+
+Les yeux fixés vers la loge où gesticulait le dénonciateur, Simone dit
+tout haut:
+
+--Mais, c'est elle!
+
+--Qui? demanda Mlle Léonie.
+
+--Jenny, la femme de chambre de maman.
+
+--La femme de chambre de votre mère! Vous nous avez dit à l'atelier que
+vous étiez orpheline.
+
+--Oui, mais autrefois... répondit Simone embarrassée... Jenny est celle
+qui a un collet de fourrure, un grand chapeau avec des piquets de
+plumes, comme un dessus de corbillard, et un corsage rose à ruche.
+
+La dame ainsi désignée dirigea vers les deux amies les yeux de verre de
+sa lorgnette, sourit, envoya un bonjour de la main.
+
+--Allons-nous-en, dit Simone, feignant de ne point voir le salut.
+
+--Allons-nous-en, approuva M. Jean. Bien fin qui me repincera dans un
+pareil bouis-bouis. La police ne devrait tolérer que des gens bien mis
+au théâtre.
+
+Cette réflexion fit sourire dédaigneusement mademoiselle Léonie qui,
+décidément, ne professait pas une grande admiration pour son fiancé,
+mais elle voulut bien quitter le spectacle.
+
+* * * * *
+
+--Bonjour, mademoiselle. Je vous croyais morte...
+
+Jenny attendait dans le couloir la fille de M. Gosselet.
+
+--Pourquoi, morte? Je suis en excellente santé, comme vous voyez!
+
+--Monsieur est désespéré. Il n'a pu vous retrouver depuis votre fuite du
+couvent. Madame, qui ne vous aime pas beaucoup, je crois, lui fait des
+scènes continuelles. Ah! la maison n'est plus drôle depuis que vous êtes
+partie. Je n'ai pas pu y rester. Je cherche une nouvelle place. Je suis
+dans ma famille!
+
+--Père n'est pas malade? demanda Simone, inquiète.
+
+--Monsieur est très fatigué, très soucieux. Il voulait faire mettre des
+notes dans les journaux sur votre disparition, mais madame n'a pas voulu
+à cause de sa famille qui est si honorable, si honorable! Enfin vous
+êtes bien portante. M. Bamberg va bien?
+
+--Mais je n'en sais rien!
+
+--Ah!... Enfin, mademoiselle, je suis bien heureuse de vous voir. J'ai
+toujours eu beaucoup d'estime pour vous et ce n'est pas à cause de...
+de... mais je vous ennuie, mademoiselle.
+
+--Non! mais je dois me coucher de bonne heure pour me rendre à mon
+atelier, demain.
+
+--Comment! Vous travaillez, mademoiselle!
+
+--Pourquoi pas? Adieu, Jenny.
+
+--Bonsoir, mademoiselle!
+
+Dans la rue, Simone, pour expliquer la familiarité condescendante de
+l'ancienne femme de chambre, conta à Léonie et à M. Jean son amour pour
+un jeune homme pauvre, sa séquestration au couvent des Visitandines, sa
+fuite, puis sa vie de travail.
+
+Léonie l'embrassait, pleurait d'admiration.
+
+Le bureaucrate roulait des yeux étonnés, regardant à la lueur des becs
+de gaz comment était faite une héroïne de roman.
+
+
+
+
+X
+
+
+--Prépare-toi à une toute petite surprise, dit à Simone la petite bossue
+qui venait de descendre six étages pour acheter le _Petit Quotidien_. La
+pipelette vient de me remettre une dépêche...
+
+--Oh! vous venez d'hériter d'une bonne tante de province, mademoiselle
+l'Embaumée? Tu vas fonder un atelier de couture?
+
+--Non pas! Si j'avais de l'argent, j'achèterais une petite maison avec
+un toit qui aurait de la mousse dessus. Puis... Mais tu ne devines pas?
+C'est signé: Bamberg!
+
+--Donne vite, dit Simone, plantant de travers sur ses cheveux un bout de
+paillasson fleuri de primevères. Et moi qui allais sortir!
+
+--Non! Je veux te lire ça. C'est court, mais si éloquent!
+
+_Arrive ce soir, neuf heures, gare de Lyon_.
+
+_Bamberg_.
+
+--Oh! ma petite l'Embaumée, que je t'aime!
+
+--Parbleu!
+
+Le visage penché sur l'épaule de son amie, mademoiselle Gosselet lut le
+petit bleu, puis s'en empara le caressa des doigts, le baisa,
+rougissant.
+
+--Oh! ma petite l'Embaumée. C'est aujourd'hui dimanche, heureusement! Si
+la dépêche était arrivée, hier! Toute une bonne journée de joie perdue!
+Étant de corvée, le soir, à l'atelier, je n'aurais pu lui sourire, la
+première! Oh! ma petite l'Embaumée, je vais le revoir, ce soir, dans
+quelques heures. Je t'aime bien!
+
+--C'est entendu!
+
+--Tu vas voir. Il sera pâle avec de grands yeux tout battus. Moi, je me
+cacherai près de la porte qui donne sur le quai. Il t'embrassera, te
+demandera si je suis heureuse, si père m'a pardonné, si je n'épouse pas
+le Russe qui a une tante au Caucase, si... Alors je m'approcherai,
+doucement, puis lui mettrai mes bras autour du cou. Mais il doit être si
+faible, mon André. Pourra-t-il supporter pareille joie?
+
+--Qu'un homme qui vient de faire deux cents lieues en chemin de fer se
+trouve mal parce qu'une jolie fille se jette à sa tête! Voilà qui serait
+fort.
+
+--Comme tu dis ça! Je ne suis pas une jolie fille pour lui. Je suis sa
+fiancée, sa femme. Ce n'est pas moi qu'il tiendra dans ses bras. Il
+embrassera, il aura tout le bonheur rêvé, toute la vie telle qu'il l'a
+voulue. Pourquoi pleures-tu, ma bonne petite amie?
+
+--Parce que...
+
+--... Tu es heureuse pour moi!
+
+--Oui, et aussi parce que c'est comme dans le feuilleton de mon journal.
+
+--Oui, mais dans les romans, la félicité de l'héroïne est faite de
+souffrances subies par d'autres. Tandis que dans la vie...
+
+--Dans la vie, c'est la même chose, mademoiselle... Il y a dans votre
+roman monsieur Gosselet et aussi madame Gosselet.
+
+--Oh! des souffrances d'argent. Voilà tout!
+
+--C'est vrai, mademoiselle.
+
+--Tu te permets de me dire vous, de m'appeler mademoiselle. Ce n'est pas
+gentil. Tu ne veux pas que je sois tout à fait heureuse?
+
+--Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg.
+
+Madame Bamberg! Ces cinq syllabes firent plus roses les joues de
+mademoiselle Gosselet. Elles sonnèrent si délicieusement à ses oreilles
+qu'elle les répéta, tout bas, plusieurs fois, avec des intonations
+diverses. Madame Bamberg! Bamberg allait bien à sa beauté faite de
+demi-perfections assemblées en un tout presque harmonieux. Le mot avait
+une personnalité fière, élancée. Elle était heureuse du pavillon qui
+couvrirait et peut-être excuserait sa manière d'être, de penser. Elle
+sentait en elle toutes les qualités de la femme: la pitié, la pudeur,
+qui n'est qu'une forme délicieuse de faiblesse, le besoin d'aimer et de
+protéger, mais l'éducation qu'elle avait reçue l'obligeait à manifester
+les désirs de son être sous une forme indépendante, personnelle et même
+un peu querelleuse. Madame Bamberg! Elle se coifferait d'un petit feutre
+mou un peu campé sur l'oreille--si peu!--porterait des lainages sans
+fioritures, serait vaillante dans la vie comme un petit homme, ne
+deviendrait femme qu'en son «home». Elle garderait à son mari toute la
+séduction féminine que d'autres dépensaient en menue-monnaie, dans la
+rue, au spectacle, en soirée!
+
+«Je veux m'habituer à ne plus tutoyer madame Bamberg», avait dit la
+petite bossue.
+
+Devant l'attitude boudeuse et faussement humiliée de son amie, Simone
+sourit:
+
+--Pourquoi ne plus me tutoyer? Devenue madame Bamberg, je resterai
+Simone.
+
+--Si je ne le fais pas pour vous, je le ferai pour monsieur Bamberg!
+
+--Et tu en veux à «monsieur» Bamberg?
+
+--Non. Mais je continuerai à dire _vous_, je vous avertis.
+
+--A votre aise, mademoiselle! Mais vous continuerez aussi à m'aimer,
+mademoiselle... l'Embaumée. J'ai oublié votre nom de famille.
+
+--Oh! cela n'a pas d'importance!
+
+--C'est une brouille que vous voulez? Je sais que l'Embaumée est un
+surnom d'atelier, mais le surnom est joli, voilà pourquoi je l'ai
+adopté.
+
+Simone relut le télégramme tout haut: «_Arriverai ce soir, neuf
+heures_»; ... regarda la pendule, puis demanda:
+
+--Mais, qu'est-ce que nous allons faire jusque-là? Vous êtes certaine
+que votre pendule ne retarde pas, mademoiselle?
+
+L'Embaumée sourit, déridée par l'impatience de Simone, et répondit
+malicieuse:
+
+--Je crois même qu'elle avance un peu.
+
+--Si j'avais du travail, un corsage à achever, quelque chose de... Que
+vas-tu faire... Pardon! Qu'allez-vous faire?
+
+--Ce que je fais tous les dimanches: nettoyer ma chambre à fond, et
+frotter mon parquet avec «de la carbonade.»
+
+--On ne dit pas «de la carbonade», mais du carbonate.
+
+--Oh! Allez donc demander ça à l'épicier qui sait bien comment cela se
+prononce, puisqu'il en vend!
+
+Simone, un peu étonnée de la mine bourrue et du ton agressif de son
+amie, si douce d'habitude, n'essaya pas de faire comprendre à la petite
+ouvrière que les épiciers n'avaient jamais fait loi ès-langue.
+
+Elle imagina, pour gagner du temps, un nouvel arrangement de ses
+éventails japonais qui semblaient être groupés deux à deux, d'immenses
+papillons posés sur les bouquets de fleurettes du papier de tenture.
+
+Elle rendit visite à toutes les pauvres fleuristes de son quartier pour
+trouver une botte de lilas blanc qu'elle éparpilla dans deux aiguières
+de faïence achetées chez un bric-à-brac et drapa les vieilles indiennes
+imprimées qui servaient de doubles rideaux à la fenêtre.
+
+Elle profita de l'absence de l'Embaumée, partie à l'achat des
+provisions, pour enchemiser de fine toile les deux oreillers de sa
+couchette et étaler sur le lit tous les blancs de la toilette qu'elle
+mettrait le soir pour aller au-devant de l'aimé. Elle était si heureuse
+de pouvoir se donner déjà, l'huis-clos, en faisant plus accueillante,
+plus blanche et plus fraîche sa chambre de fiancée.
+
+Le déjeuner fut silencieux, les deux amies vivaient sous les frisons de
+leurs fronts penchés en des pensers bien différents.
+
+La petite bossue songeait que la venue brusque d'un homme allait changer
+sa vie, que cet homme la ferait souffrir en lui prenant son amie, qu'il
+ne saurait jamais ses tristesses d'amoureuse dédaignée. Et pourtant elle
+était heureuse de souffrir pour André, heureuse aussi de souffrir pour
+Simone. Les pauvres femmes contrefaites comme elles ne pouvaient et ne
+devaient que se dévouer. Ses fleurs la consoleraient, ses fleurs qui se
+sacrifiaient, elles aussi, dormant tout le parfum, toute la coloration,
+tout le velours de leurs pétales à une pauvre bossue.
+
+Simone se promettait d'écrire à bon papa Gosselet, de lui conter ce
+qu'avait fait le petit ingénieur «sans-le-sou» pour la mériter, rêvant
+un retour triomphal à l'usine.
+
+Le soir venu, elles gagnèrent à pied la gare de Lyon. Dans la salle
+d'attente, une pendule marquait huit heures et demie. Elles prirent
+place sur une banquette, voulant attendre patiemment le défilé des
+voyageurs, mais à chaque coup de sifflet des locomotives de service sur
+la voie, elles se précipitaient vers la grande porte vitrée donnant sur
+le grand hall d'arrivée, puis, déçues, revenaient s'asseoir, les yeux
+fixés sur le cadran dont les aiguilles se mouvaient par soubresauts
+semblant impatientes, elles aussi.
+
+* * * * *
+
+Neuf heures enfin! Près du quai une machine s'arrêta, respirant
+bruyamment de tous ses poumons d'acier, essoufflée. La porte claqua. Des
+têtes parurent inquiètes, puis des corps habillés burlesquement de
+plaids et de couvertures de voyage.
+
+Les débarqués se précipitèrent dans la salle, maugréant, se bousculant.
+Des sacs de nuits, des valises pendaient au bout de leurs bras longs
+donnant aux hommes affairés des allures tortillardes, obligeant les
+femmes à marcher lourdement comme des cannes qui vont à l'eau.
+
+Sous les feutres mous, les visages masculins se masquaient d'une ombre.
+
+Les femmes avaient sous leurs voilettes la même physionomie mystérieuse.
+
+Debout près de la porte, Simone et l'Embaumée cherchaient des yeux,
+inquiètes.
+
+Une voix dit, soudain, derrière elles:
+
+--Eh bien! mademoiselle l'Embaumée! J'ai donc bien vieilli? Vous ne
+m'avez pas reconnu.
+
+Elles se retournèrent. Simone se jeta dans les bras d'un complet gris.
+
+André Bamberg baisa le front de l'aimée, les lèvres de l'aimée,
+répétant:
+
+--Comment! c'est toi! c'est toi!
+
+Simone, les bras noués autour du cou de son fiancé, restait muette, les
+yeux levés très doux, très grands. Ils pleurèrent, puis se sourirent et
+leurs lèvres dirent des choses banales.
+
+--Je ne m'attendais pas à te voir. C'est gentil!
+
+--Tu n'es pas fatigué?
+
+La petite bossue attendait, tournant presque le dos aux amoureux
+enlacés. Des groupes se formaient autour d'eux. Des femmes disaient
+haut:
+
+--Ben! ils ne se gênent pas.
+
+André se dégagea de l'étreinte de Simone et tendit la main à l'Embaumée
+qui murmura:
+
+--Vous allez bien?
+
+--Très bien! Allons-nous-en vite, vite. Prenons une voiture. Il y a trop
+de monde autour de mon bonheur.
+
+Un cocher hélé, André ouvrit la portière du fiacre, aida Simone à
+prendre place sur les coussins, puis, monta sur le marchepied, oubliant
+l'Embaumée.
+
+Il s'aperçut de l'attitude interdite de la petite bossue, voulut
+redescendre, pour lui permettre de monter dans la voiture, mais la
+petite faiseuse de sourires s'excusa:
+
+--Non! non! Je veux prendre l'air. Je serai bien sur le siège.
+
+Elle ajouta: «Cocher! 104, rue Mouton-Duvernet!»
+
+La voiture partit en un gémissement de sa caisse disjointe au petit trot
+d'un cheval boiteux qui heurtait tous les pavés de sa patte malade.
+
+Simone, le front posé sur l'épaule d'André, dit à mi-voix:
+
+--Ne parle pas, mon aimé... si tu veux! Plus tard nous causerons de
+tout.
+
+Elle ferma les yeux pendant qu'André lui baisait les cheveux, doucement.
+
+Brusquement elle s'éloigna de lui, d'un écart du buste:
+
+--Je ne repose pas sur l'épaule blessée, dis?
+
+--Mais non. Je suis tout à fait guéri... maintenant. Mais où
+allons-nous?
+
+Elle leva sur lui ses yeux mouillés de larmes douces, puis dit,
+triomphante, câline:
+
+--Chez nous, mon André!
+
+Sur le siège, le cocher faisait la cour à l'Embaumée.
+
+
+
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+
+
+I
+
+
+--Et puis?...
+
+--Mais c'est tout, mignonne. Lors du passage du Zou, j'étais à côté du
+capitaine qui a demandé la croix pour ton mari.
+
+--C'est que je veux connaître tous tes exploits, mon aimé, toutes tes
+fatigues, toutes tes souffrances. Je veux savoir ce que mon amour doit à
+ton amour. D'ailleurs, je n'ai jamais cru au prétexte que tu as invoqué
+pour me fuir. Gagner la croix! Tu m'avais! N'était-ce pas suffisant pour
+fléchir papa Gosselet! Tu as voulu m'oublier? Avoue! Tu as cru que je
+céderais, que je me laisserais traiter en petite fille que l'on ramène à
+ce qu'ils nomment la raison, par la privation d'une robe, d'un bijou,
+d'un spectacle...
+
+--Ton amour ne me doit rien. Tu as fait preuve de courage, de...
+
+--Je t'en veux! Je t'en veux! Je te ferai expier ton manque de
+confiance.
+
+--Des menaces déjà! Et nous ne sommes pas encore mariés!
+
+--Oh! le reste, des formules. Je me laisserai vivre avec toi, toujours,
+sans l'approbation des autres. Les autres! nous avons assez fait pour
+qu'ils nous laissent en paix. Il est grand temps de songer à nous,
+_pas_?
+
+--Que veut dire ce _pas_?
+
+--C'est à l'atelier que j'ai appris _pas_. C'est un diminutif de
+n'est-ce-pas. C'est gentil et tout plein aimant, ce _pas_? Tu fais la
+moue?
+
+--J'espère que tu ne te serviras pas de cette expression plus tard.
+
+--Plus tard! Je voudrais que plus tard n'arrive jamais. Nous serions si
+heureux tous deux, toujours tous deux, nous adorant. Je te
+regarderais... tu me regarderais.
+
+--Tu te lasseras vite de cette contemplation, pauvre mignonne.
+
+--Non, je t'assure! On ne se voit pas vieillir quand on se contemple
+sans cesse avec des yeux aimants... Et puis, on finit par apercevoir
+derrière la figure un peu de l'âme. Tu me reviens de ces vilains pays,
+mon aimé, avec une petite moustache brave, de grands yeux qui ont
+souffert, un peu de hâle sur ton teint de blond. Tu es très beau!
+
+--C'est vrai! J'ai le cou noir et les épaules blanches. C'est très
+pittoresque!
+
+--Tu es un peu confus parce que je t'aime trop.
+
+--J'aurais mauvaise grâce à me plaindre de ce «trop». Mais si tu
+recommences à te moquer du pauvre blessé, je te dirai des fadaises sur
+tes cheveux, sur ta bouche, sur tes yeux, sur...
+
+--Assez! Assez!... Je perdrais au change: tu ne pourrais embrasser ce
+que tu complimenterais. D'ailleurs, je serais tout attristée d'être
+aimée en détail.
+
+--Si nous nous levions!
+
+* * * * *
+
+--Il est dix heures! Le soleil fait un fond d'or aux fleurettes rouges
+des indiennes qui servent de doubles rideaux à ta chambrette d'ouvrière.
+
+--Je suis si paresseuse, maintenant. Cause! je t'écouterai les yeux
+fermés.
+
+--J'ouvre la fenêtre?
+
+--Non! Il monte de la rue un tas de vilains cris qui nous feraient moins
+seuls. Je voudrais vivre dans un crépuscule bleu continu, ou à la
+lumière moribonde d'une veilleuse.
+
+--Enfant!
+
+--Je hais tout ce qui te distrait de moi.
+
+--Alors, tu veux que je t'adore? Quelle prétention!
+
+--Je veux surtout que tu te laisses aimer. J'éprouve un grand bonheur à
+n'exister que pour toi. Veux-tu me permettre de te dire quelque chose
+d'un peu... d'un peu fou?
+
+--Tu ne fais guère que cela.
+
+--Méchant! Je ne dirai rien.
+
+--Allons! j'écoute.
+
+--Eh bien! depuis que je t'aime, je me sens comme délivrée de tout ce
+qui était moi. Je suis presque morte.
+
+--Je tire les rideaux. Le soleil va te chasser du lit.
+
+--Ma folle franchise t'épouvante un peu. Bast! dans la vie tu seras
+sage pour nous deux, _pas_?
+
+--Encore ce _pas_?
+
+--Veux-tu que je te dise comment je rêve notre chez nous?
+
+--Oui, mais j'ai grand'faim. Il serait temps de songer au déjeuner.
+
+--Je ne proteste pas contre cette vilaine répartie. Je vois bien que tu
+l'as faite pour te moquer de ton bonheur. Voilà près d'une heure que tu
+me reproches d'être paresseuse, et tu l'es autant que moi. Prêchez
+d'exemple, mon Seigneur et Maître. Je sais par une amie de pension que
+les jeunes mariées écoutent, au petit lever, les propos musqués et
+encensés de l'époux, avec une nonchalance hiératique. Elles se font très
+dissimulées, les pauvrettes. Moi je t'aime tout naturellement. Si je dis
+des sottises, c'est que je t'aime assez pour être sotte! Tu n'oses plus
+m'interrompre.
+
+--J'ai pris le parti d'écouter. J'ai pour fiancée, je puis bien dire
+pour femme, une jeune fille qui a des théories originales sur le
+mariage.
+
+--Pourquoi me répondre comme tu le fais? C'est très mal de me causer du
+chagrin pour le seul plaisir d'être sarcastique. Personne ne nous
+entend, mon aimé. Nous sommes seuls.
+
+--Je te promets d'être très... très... sérieux!
+
+--Voici comment je veux notre vie. Tu travailleras, tu dirigeras l'usine
+de papa Gosselet, tu auras des ennuis d'affaires, des soucis d'argent.
+Par moi, ta vie privée sera comme une nuit de repos dans la tiédeur des
+draps. Ton rire sera mon rire. Tes larmes seront mes larmes. Quand je
+serai mère, nos enfants t'aimeront de tout leur petit coeur fait à
+l'image du mien. Devenue vieille...
+
+--Fi! tu ne vieilliras jamais!
+
+--Je voudrais que tu meures avant moi!
+
+--Pour te remarier?
+
+--Parce que cela te ferait trop souffrir de ne m'avoir plus!
+
+--Ça c'est gentil! Voyons, ne pleure pas... J'embrasse ma vaillante
+petite femme.
+
+Dans leur chambre du sixième étage, Simone et André vivaient en eux, en
+un tel oubli des choses extérieures que les propos envieux des femelles
+aboyant sur le palier ne parvenaient pas à les distraire de leur
+quiétude. Ils éprouvaient un plaisir toujours nouveau, elle à dire sa
+captivité chez les Visitandines et sa vie de petite ouvrière, lui à
+conter la guerre d'aventure menée dans les hautes herbes. Simone
+répétait sans cesse:
+
+--Nous serions joliment bêtes de gâter un bonheur si chèrement acheté.
+
+La blessure d'André était cicatrisée depuis longtemps, mais le jeune
+homme se laissait vivre dans une oisiveté où il se complaisait. L'amour
+de Simone le prenait tout, le gardait des vouloirs courageux. Il s'en
+étonnait, s'en inquiétait, puis finissait par goûter son bonheur, sans
+évoquer le «plus tard» qui effrayait Mlle Gosselet.
+
+Simone aimait d'un amour chaste et violent, sans calcul, sans
+considération.
+
+Après le déjeuner, elle disait à son fiancé, au cours de la causerie:
+«Quand tu parles, _j'apprends_ mon mari.»--Simone travaillait à quelque
+lingerie pendant que l'ingénieur s'asseyait devant une feuille de papier
+blanc et... rêvait.
+
+Mlle Gosselet guettait du coin de l'oeil les gestes impatients du
+jeune homme, souriait de sa nervosité, puis disait, consolatrice:
+
+--Tu n'es pas en train, mon aimé! Tu as toujours un peu de fièvre. Et
+moi, égoïste, qui te garde dans cette vilaine mansarde! Veux-tu aller te
+promener?
+
+--Tout seul! Où aller?
+
+--Je t'accompagne. Je n'ai qu'à mettre mon chapeau.
+
+--Sortir avec ta petite robe à fleurettes! Et la coquetterie?
+
+--A quoi bon, puisque... Mais si tu le désires, je me ferai belle pour
+toi.
+
+Ils descendaient dans la rue, longeaient des boulevards, traversaient
+des jardins publics et des paysages parisiens, ne voyant qu'eux.
+
+Tous les soirs, après dîner, ils se promettaient d'écrire, lui, à Mme
+Bamberg, elle, à M. Gosselet.
+
+Ils ne recevaient pas de visites. L'Embaumée était venue, le lendemain
+de l'arrivée d'André, au retour de son atelier. Ils l'avaient embrassée,
+choyée, cajolée, puis l'avaient oubliée sur sa chaise, ne s'apercevant
+de sa présence qu'au moment où elle avait chuchoté d'une voix timide:
+«Faut que je m'en aille.» Depuis, la petite faiseuse de sourires n'avait
+plus heurté à la porte de communication autrefois toujours entr'ouverte.
+Dans son égoïsme de femme heureuse, Simone disait parfois:
+
+--Dimanche, l'Embaumée viendra dîner avec nous.
+
+--Mais, certainement.
+
+Et le dimanche soir venu, confuse, Simone s'écriait:
+
+--Nous avons oublié que l'Embaumée...
+
+--Nous avons oublié...
+
+La petite amoureuse dissimulait sa rougeur derrière sa serviette pendant
+que M. Bamberg, d'un geste évasif, semblait s'excuser de ne pouvoir
+songer à tout.
+
+Rue Mouton-Duvernet, les fournisseurs savaient que Simone _était avec
+quelqu'un_. Le boucher et l'épicier lui rendaient la monnaie avec de
+petits sourires approbateurs. La concierge la saluait d'un bonjour ami.
+Mlle Gosselet ne s'apercevait pas des égards injurieux que le
+commerçant parisien témoigne toujours à la femme qui vit avec un homme
+saluable.
+
+* * * * *
+
+Les deux amoureux n'étaient pas riches; cent francs qu'avait économisés
+Simone pendant son séjour chez Jabson, quinze louis retirés de la caisse
+d'épargne par l'ancien employé de M. Gosselet composaient tout leur
+avoir déposé dans l'armoire à glace, en un petit coffret de bois sculpté
+où la ménagère puisait chaque matin.
+
+Simone s'ingéniait à restreindre les dépenses quotidiennes par des
+calculs ingénieux et maladroits qui amusaient son mari.
+
+--Aujourd'hui nous allons faire des économies. Tu vas voir. Il nous faut
+d'abord dix sous de mimosa...
+
+André souriant, elle répliquait:
+
+--Nos bouquets de violettes sont fanés. J'en achèterai d'autres, mais ça
+n'orne pas. Mes aiguières ont l'air coiffées de petites capotes grosses
+comme ça. La mimosa s'étale mieux, j'en prendrais volontiers une
+demi-botte, mais elle coûte six sous, tandis que la botte se vend dix
+sous. En achetant la botte entière, je gagne deux sous.
+
+Et, triomphante, elle continuait l'énumération des achats qu'elle
+comptait faire, priant Bamberg d'additionner sous sa dictée.
+
+--Combien cela te fait-il?
+
+--Dix francs.
+
+--Pas possible. Tu as dû te tromper. Quand nous faisions bourse commune,
+l'Embaumée et moi, je dépensais un franc vingt-cinq par jour, pas plus!
+
+--Et qui s'occupait des fournisseurs?
+
+--L'Embaumée!
+
+--Alors tout s'explique!
+
+--Tu m'en veux de ce que je ne sais pas acheter moins cher?
+
+--Mais non, mon Aimée. Je te trouve amusante et adorable avec ta dépense
+annuelle de cent quatre-vingt-deux francs cinquante de mimosa! Voilà une
+économie qui fleure joliment bon.
+
+--Tu as raison. Il nous faut supprimer les fleurs.
+
+--Je ne veux pas nous priver de fleurs... je ne fais que protester
+contre ton économie ainsi pratiquée. C'est une toute petite querelle.
+
+--Alors... tu te moques de mon inexpérience. Ce n'est pas charitable.
+
+--Achète le mimosa, je t'en prie.
+
+--Je ne veux pas.
+
+--Voilà qui n'est pas gentil. Une petite femme ne doit jamais dire au
+mari qu'elle aime: «Je ne veux pas.» C'est au mari à vouloir.
+
+Ce fut leur première brouille à propos de fleurs, brouille vite fanée...
+Simone pardonna au «tyran». André consola la «victime». Ils pleurèrent
+un peu, s'embrassèrent beaucoup. Et la symbolique lune de miel brilla
+plus douce après le passage de ce nuage qui, crevant en pluie tiède et
+douce sur leur félicité lasse et un peu nerveuse, fit germer en eux un
+projet d'existence plus active.
+
+
+
+
+II
+
+
+Simone écrivit au fabricant de poupées:
+
+«Me pardonnez-vous d'avoir assuré mon bonheur à l'encontre de votre
+volonté, bon papa? Vous aimez tant Simonette que vous ne pouvez haïr
+Simone.
+
+«Après trois mois de campagne au Dahomey, mon fiancé est revenu en
+France, blessé. J'aide à sa guérison. J'ai travaillé comme la plus
+humble de vos ouvrières pour attendre le retour de celui que j'aime.
+
+«Je ne vous écris toutes ces choses que pour vous prouver la sincérité
+de mon amour pour André, et, par cela même, gagner mon pardon.
+
+«Vous le savez, père, j'ai le coeur trop bien placé--je suis votre
+fille!--pour solliciter ma rentrée immédiate sous votre toit. Revenir en
+petite fille repentante et humiliée... Non! D'ailleurs, André n'y
+consentirait pas.
+
+«Mon fiancé va travailler, beaucoup travailler pour que je puisse
+bientôt vous embrasser, père.
+
+André--vous avez pu en juger--est un ingénieur de mérite. Il
+perfectionne en ce moment un nouvel appareil d'éclairage électrique qui,
+nous l'espérons, va obtenir un grand succès. Connu et honoré, sinon
+riche, peut-être osera-t-il vous demander ma main, la main que j'ai mise
+loyalement dans la sienne, dès le jour où je l'ai aimé.
+
+«Je sais combien ma conduite semble prêter au blâme, mon père; mais je
+ne crois pas avoir commis d'autre faute que celle de vous alarmer sur
+mon sort.
+
+«Une jeune fille «bien élevée»--ceci n'est pas un reproche,--aurait
+attendu, aurait feint une hypocrite soumission, au risque de perdre le
+bonheur entrevu. Vous m'avez faite femme d'action, vous n'avez pas voulu
+que je regarde la vie à travers les lunettes roses que l'on campe sur le
+nez des petites filles «comme il faut». J'espère vous en témoigner, plus
+tard, toute ma reconnaissance.
+
+«Vous m'avez appris à vouloir. J'ai voulu.
+
+«Ce dont je me repens--avec sincérité--c'est de vous avoir caché ma
+retraite après mon évasion du couvent des Visitandines, c'est de vous
+avoir livré à l'inquiétude, à l'anxiété, à l'angoisse qui mordent au
+flanc les mères qui ont perdu, dans la foule, leur enfant, leur «petit».
+Vous avez toujours été un peu mère, pour moi, bon papa.
+
+«Excusez ma franchise,--vous m'avez habituée à être franche.--Ce que
+vous reprochiez surtout à M. Bamberg, sans le formuler, bien entendu,
+c'était d'arriver trop vite à la fortune. Vous aviez tant peiné pour
+faire ce grand OEuvre: Un _million_, que vous en vouliez à l'homme qui,
+par le seul fait qu'il était jeune, aimant et aimé, se trouvait, à
+vingt-deux ans, avoir presque autant de droits que vous à la jouissance,
+à la possession de votre gain. Il y avait en vous, bon papa, les
+rancunes de l'ancien manoeuvrier contre l'homme qui gagne de l'argent en
+maniant la plume ou le crayon.
+
+«Bientôt nous serons riches ou en passe de le devenir, mais je tiens à
+vous mettre en garde contre les sentiments qui animèrent, autrefois, le
+patron contre l'employé.
+
+«Je veux vous convertir à mon mari, bon papa.
+
+«Toute petite fille, j'étais fière de vous quand, en Auvergne, les
+rémouleurs vous tiraient leur chapeau sur les grand'routes, fière de
+vous, aussi, quand les cabaretières vous rappelaient vos débuts si
+humbles.
+
+«Aujourd'hui, je suis fière de mon fiancé, et je crois en lui.
+
+«Ma lettre est longue, longue. Je n'ai pas causé avec vous depuis des
+mois, presque un an, et je rattrape un peu du temps perdu... Vous
+souvenez-vous de nos discussions dans la salle à manger? Nous étions
+toujours du même avis, bon papa, en tout et sur tout. Nous avions formé
+une petite ligue contre maman qui professait des théories correctes,
+implacables de sens commun. Ses phrases sur l'organisation de la société
+nous prenaient au collet comme des gendarmes. Nous avions un peu l'air
+de deux coupables.
+
+«Je ripostais à mi-voix et vous partiez en guerre, et vous renversiez
+tout. Il est vrai que vous sembliez un peu confus, que vous aviez le
+triomphe modeste, après.
+
+«Dites à maman que je l'aime bien.
+
+«Elle me reprochait avec raison d'être irrévérencieuse. Malgré les
+apparences, j'ai toujours professé un grand respect pour ma mère.
+
+«Bon papa, je compte sur toute l'affection que vous m'avez autrefois
+prodiguée pour que vous excusiez ce que vous croyez être «ma faute».
+Dites-vous bien que Monette était trop raisonnable et trop honnête, pour
+obéir, en vous quittant, à un entraînement des sens. Vous m'avez si
+douloureusement humiliée avant mon entrée au couvent que je suis réduite
+à tout dire. Oh! les vilains mots dont vous m'avez accablée, père!
+
+«Votre Simonette, qui vous a écrit une lettre tout émue, et qui ne
+voulait que dissiper votre inquiétude en donnant son adresse!
+
+«Votre Simonette, qui vous embrasse, père, et de si loin que vous ne
+pouvez lui refuser votre joue.
+
+«Simone Bamberg,
+
+«40, rue Nansouty.
+
+
+«P. S. Je prends le nom de mon fiancé, par respect pour le nom de
+Gosselet dont vous me croyez peut-être indigne, père.»
+
+* * * * *
+
+Rue Nansouty, 40! Simone et André avaient quitté la rue Mouton-Duvernet.
+Un inventeur sérieux ne doit pas habiter un sixième étage sous peine de
+passer pour un détraqué ou un monomane. On ne prête du mérite qu'aux
+gens qui semblent ne pas en avoir besoin.
+
+Mlle Gosselet regretta la mansarde où elle avait vécu sa vie
+d'ouvrière. Ses adieux à la petite bossue furent perlés de jolis rires
+et mouillés de bonnes larmes sincères. Elle lui dit: «Tu viendras chez
+nous, souvent, souvent. Nous causerons du temps où j'allais à la
+recherche du travail et où le vieux placeur me vantait, en termes si
+dignes, les joies du cabinet particulier. Tu viendras, _pas_? Tu as été
+si bonne, si bonne! Presque une grande soeur!»
+
+L'Embaumée approuva de petits hochements de tête, les yeux brouillés,
+sachant bien que tout était fini, qu'elle n'oserait pas sonner à la
+porte de Mme Bamberg. Tout ce qu'avait aimé la pauvre bossue s'en était
+allé: son père, sa mère, ses camarades d'atelier! Les gens semblaient
+avoir hâte de se soustraire à son affection. Elle se figurait son amitié
+difforme, et bossue, elle aussi.
+
+Les meubles de pitchpin hissés sur une voiture de déménagement, Simone
+et André avaient regardé longuement les murs nus, les déchirures du
+papier de tenture, et, la porte close sur la chambre vide, ils avaient
+senti en eux une inquiétude vague, un indéfinissable sentiment de
+tristesse. Ils laissaient quelque chose dans cette mansarde, quelque
+chose d'immatériel, d'impalpable. Graves, ils s'embrassèrent sur le
+palier. Une femme d'ouvrier les regardait, sans sourire, par
+l'entrebâillement de sa porte, comprenant.
+
+Ils descendirent l'escalier, se retournant pour revoir les visages des
+choses.
+
+La clef remise à la concierge, ils marchèrent sur le trottoir,
+silencieux, puis Simone, la tête un peu renversée sur l'épaule
+d'André,--en un geste qui lui était familier,--demanda:
+
+--Tu ne souffres pas de quitter notre chambre?
+
+--Tu vois bien que j'en suis tout attristé, mignonne.
+
+--Plus tard... Je vais dire quelque chose d'un peu fou, mais je suis
+certaine que tu ne gronderas pas..., plus tard, quand nous serons
+riches, nous achèterons la maison.
+
+--Oui... Ah! Si M. Gosselet nous entendait!
+
+--Cela m'a fait mal de quitter les choses qui vivaient de ma vie
+heureuse. Le papier était semé de petites fleurettes roses nouées par un
+ruban bleu sur fond quadrillé. Cela ressemblait aux vieilles robes,
+aujourd'hui passées, que portaient nos grand'mères. Sur la cheminée,
+écrit avec une pointe dans le plâtre, était gravé un nom: _Louisette_.
+Je me souviendrai de tout cela longtemps, mon aimé.
+
+--D'autres avaient aimé dans cette chambre, avant nous...
+
+--D'autres y vivront maintenant. J'aurais voulu pouvoir la garder telle
+que nous l'avons laissée pour y retrouver un peu de nous, le jour où
+nous achèterons la maison.
+
+--Nous allons habiter un petit appartement neuf, dit machinalement
+André.
+
+Le jeune ingénieur avait loué, rue Nansouty, un logement composé de
+trois pièces et d'une antichambre. Un marchand de meubles lui avait
+fourni un salon d'occasion, six chaises, un canapé et une commode, le
+tout, pour trois cent cinquante francs payables par mois.
+
+* * * * *
+
+La rue Nansouty, perpendiculaire aux fortifications, longe le parc
+Montsouris. Montante et mal pavée, elle est la plus ignorée et peut-être
+la plus agréable des rues de Paris.
+
+Quand Simone eut pris possession de son logis, elle oublia vite sa
+mansarde du sixième. Du balcon sur lequel s'ouvraient les deux fenêtres
+de son _salon_, elle apercevait, à gauche, Paris avec les bosselures de
+ses dômes, les élancements de ses clochetons barbelés, les
+enchevêtrements de ses pignons.
+
+A droite s'étendait la terre rouge et grasse de banlieue semblant encore
+labourée par les obus du siège. Les fossés herbeux des fortifications
+ceinturaient de vert toute la grisaille des faubourgs.
+
+A ses pieds chantait le parc Montsouris.
+
+Le parc Montsouris est le refuge de toute la gent ailée parisienne. Les
+hommes n'ont pas assez fardé sa physionomie primitive pour que les
+oiseaux ne se croient pas là chez eux. Il est cependant balafré, ce
+grand parc solitaire, avec son lac dormant, ses cascades vivantes, ses
+forêts de pins alpestres,--il est affreusement balafré, par deux voies
+de chemin de fer et affublé, en guise de toque, d'une construction
+polychrome d'architecture barbaresque, le Bardo.
+
+Le Bardo est une splendide pièce montée. Il est bleu, vert, rouge et
+gris. Voir le Bardo sous la pluie est une des plus douces joies que
+Paris réserve aux amateurs de monstruosités. Le Bardo est percé en
+façade d'un tas de petites meurtrières qui permettent aux astronomes de
+montrer leur nez, leur nez seulement. Jamais édifice ne fut mieux
+approprié aux besoins de ses habitants. Ah! la bonne plaisanterie faite
+aux savants graves qui prétendent s'intéresser aux seuls phénomènes
+célestes! Le Bardo, sous la pluie, avec ses coupoles et ses terrasses
+vert, bleu, rouge et gris!!
+
+Simone, son installation achevée, disait volontiers.
+
+--Allons faire un tour dans _notre_ parc.
+
+* * * * *
+
+Le matin, le parc était leur propriété presque exclusive. Les ouvriers
+et les vieux rentiers qui sont les habitués de ce jardin de Paris ne
+commencent pas leurs promenades avant deux heures de l'après-midi.
+
+Fuyant la vue du Bardo astronomique, les amants descendaient au bord du
+lac sillonné de cygnes et d'oies blanches frisées flottant sur l'eau
+comme d'énormes bouffettes de rubans, puis ils longeaient un sentier qui
+grimpe dans le vert sombre d'une sapinière.
+
+Au sommet d'un monticule, ils s'arrêtaient devant une gorge, hérissée de
+pins, sauvage, peuplée de merles courant sur les aiguillettes tombées, à
+l'allure trottinante d'un mulot qui regagne son trou. Au fond de la
+tranchée, les rails du chemin de fer de ceinture s'étiraient en des
+circonvolutions lumineuses. Derrière un pont noirci par les locomotives,
+luisait un cottage anglais, blanc et brique, dans l'encadrement verni
+des bois de charpente sculptés supportant l'accent circonflexe de son
+toit.
+
+Un parapet de roches longeait le précipice, un parapet de roches
+lustrées par le fond de culotte des visiteurs qui avaient fait halte
+devant ce trou de verdure.
+
+A un coup de sifflet inattendu, la gorge étroite roulait des flocons de
+fumée qui s'accrochait en écharpes trouées aux aiguilles des sapins. Un
+train passait sous leurs pieds, grondant.
+
+Simone avait surnommé l'_asile des merles_ ce coin de Paris sauvage sis
+à l'intersection de deux lignes de chemin de fer.
+
+Les dimanches cependant, le parc Montsouris est tout aussi inhospitalier
+aux amoureux que le Jardin des Plantes ou le Luxembourg. Toute la
+population ouvrière de la Glacière et de Montrouge y vient entendre les
+polkas qu'exécute une musique militaire. Essoufflés par plusieurs
+kilomètres de marche,hommes et femmes se couchent sur le gazon pendant
+que les bébés se roulent en bordure des allées. Ces braves gens, mis au
+vert, par faveur exceptionnelle (le parc de Montsouris est le seul
+jardin où le Parisien puisse rêver, le nez dans l'herbe) peuvent se
+croire chez eux. Les gardiens montrent une bonhomie souriante de
+propriétaire heureux d'avoir réuni tant d'invités.
+
+Il ne vient pas là de toilettes tapageuses. Les officiers du bastion
+voisin ne s'y montrent qu'en la compagnie de jeunes veuves jalousées,
+roses d'émotion sous leur voile de deuil un peu écarté.
+
+Un million de Parisiens ignorent le parc Montsouris.
+
+* * * * *
+
+Deux jours après avoir envoyé sa lettre,--un mardi, Simone rentrant avec
+André de sa petite promenade habituelle dans _leur parc_, trouva sous la
+porte ce billet de Mme Gosselet, que la concierge avait glissé en
+montant éteindre le gaz:
+
+«Mon enfant, M. Gosselet vous pardonne. Je suis mère et par conséquent
+indulgente pour votre faute.
+
+Toutefois, nous estimons, mon mari et moi, que vous devez regagner
+l'estime des honnêtes gens en vivant de l'existence souvent difficile
+qui fut celle de presque tous les inventeurs connus.
+
+Vous nous reviendrez repentante, mon enfant.
+
+Je vous embrasse,
+
+Elvire Gosselet, née Decambe.»
+
+
+
+
+III
+
+
+André reçut le lendemain une missive non moins décourageante que la
+lettre adressée à Simone par Mme Gosselet. Son ancien capitaine lui
+écrivait:
+
+«Mon cher Bamberg,
+
+«J'ai eu tort de vous laisser espérer la récompense que vous méritez. Le
+général Dodds vient de m'informer officieusement que nos simples soldats
+proposés pour la croix n'obtiendront que la médaille militaire. J'ai cru
+devoir refuser pour vous cette distinction, quoique glorieuse, mortifié
+de ce marchandage de bouts de rubans alors que ma légion, elle, n'a pas
+marchandé son sang.
+
+«Soldat, je pense que les services exceptionnels des civils nommés
+récemment chevaliers de la Légion d'honneur ne valent pas les fatigues
+endurées par le plus humble de nos guides ou de nos porteurs.
+
+«J'aime mon pays et estime son gouvernement, mais j'ai toujours pensé
+que seules doivent fleurir rouge les redingotes qui recouvrent des
+plaies par où coula le sang rouge versé pour la patrie.
+
+«Laissez-moi vous féliciter d'avoir été le plus brave et le plus
+industrieux de ma superbe compagnie. Entre soldats, semblable témoignage
+vaut bien une mention de l'_Officiel_.
+
+«Capitaine Monard.»
+
+* * * * *
+
+--Bast! dit Simone à la lecture de cette épître, je suis presque
+contente de notre malechance. Le ruban pourpre attire trop l'attention
+des gens lorsque ceux qui le portent sont de beaux jeunes hommes à
+visage romanesque. Je te garderai mieux de celles qui ont l'admiration
+trop prompte.
+
+--Alors tu te sens disposée à m'honorer d'un peu de jalousie? Avoue
+plutôt que donner le bras à un homme décoré n'était pas pour te
+déplaire.
+
+--Le témoignage du capitaine me suffit.
+
+--Sans doute: mais je ne puis porter la lettre du capitaine épinglée à
+ma boutonnière.
+
+--Ta découverte nous revaudra ce que nous perdons, mon aimé.
+
+--Ma découverte! je n'y crois plus!
+
+--Et pourquoi?
+
+--Je suis las de faire dix visites par jour à des gens qui m'écoutent le
+plus poliment du monde, mais qui m'éconduisent avec un sourire de pitié.
+Mes anciens camarades ou mes collègues jugent mon projet très pratique,
+très économique. Les bailleurs de fonds, eux, me reprochent de ne
+pouvoir l'expérimenter à mes propres frais. Mon nom n'est pas assez
+connu, disent-ils, pour que l'on puisse lancer l'affaire avec quelques
+chances de réussite. Ah! si j'étais Gifel! j'ai le tort de ne pas être
+Gifel. J'ai le tort aussi, de ne pas prendre un brevet, faute d'argent.
+
+Simone s'assit sur le vieux canapé à damas rouge qui faisait partie du
+«meuble de salon» vendu par le marchand de bric-à-brac, et, de la main,
+fit signe à André de prendre place auprès d'elle.
+
+Son bras sorti nu de la manche large du peignoir de flanelle enlaça
+d'une caresse fraîche le cou de son amant. André, d'un mouvement
+brusque, se dégagea.
+
+--Tu es mécontent de moi? dit-elle, le front levé vers le jeune homme,
+ses grands yeux quêteurs devenus d'un gris plus pâle sous l'eau qui,
+glissant sur la cornée, se massait en traînée lumineuse au-dessus de la
+paupière inférieure.--Qu'ai-je donc fait pour te déplaire? Je voudrais
+être la consolatrice, c'est mon droit.
+
+--Je ne veux pas être consolé, voilà tout. Je suis malheureux. J'ai
+parlé d'argent. Je ne dois pas te parler d'argent. Nous ne devons pas
+manquer d'argent.
+
+--Mais, mon ami, tu n'es pas responsable de l'indifférence des autres.
+Si tu étais bien bon et aussi beaucoup aimant, je te proposerais un
+moyen de nous tirer d'affaire; tu ne veux pas, petit mari?
+
+Il tourna la tête vers la fenêtre qui faisait un cadre rectangulaire aux
+cimes des arbres et dit d'un ton brusque, presque impatienté:
+
+--Voyons, parle!
+
+--Je ne veux pas. J'ai besoin de voir mes yeux dans tes yeux pour te
+présenter ma requête.
+
+--Quel enfantillage! J'écoute.
+
+Simone chuchota:
+
+--Je serais bien heureuse de travailler chez Jabson pour gagner un peu
+d'argent.
+
+--Argent!... encore!...
+
+Le sang montant, en roseur, de ses joues jusque sous les premières
+touffes de ses cheveux blonds, il se leva, marcha à grands pas, se
+pencha sur l'accotoir de la fenêtre, puis revint s'asseoir près de
+Simone.
+
+--Je te pardonne, dit-il, tu ne sais pas ce que je souffre en mon
+orgueil d'homme. Prends garde, je haïrai ton amour... La femme qui aime
+est celle qui se laisse aimer comme l'entend son mari. Pas de travail,
+pas de soucis, voilà ce que je veux pour toi. Le jour où je mangerai du
+pain que tu auras gagné, je serai ton associé, je ne serai plus ton
+«_homme_.»
+
+Simone répondit:
+
+--Il ne me plaît pas d'être la femme telle que vous la désirez. Je ne
+suis pas née pour être une petite bête de prix, fringante dans son
+harnais toujours neuf, toujours à la mode. Je serai l'épouse et non la
+femme, ou je ne serai rien pour vous, monsieur Bamberg. Je veux avoir
+une part de vos peines ainsi que de vos joies, je ne veux pas être la
+chair refuge, la chair consolation. Vous me connaissiez assez quand vous
+m'avez prise.
+
+--Quand je t'ai prise!
+
+--Vous avez raison, c'est moi qui vous ai pris. Je vous en demande
+infiniment pardon et... je m'en vais.
+
+--Puis-je savoir où?
+
+--Que vous importe! Mais vous pensez: elle m'a pris, elle pourrait en
+prendre... J'ai deviné, n'est-ce pas?
+
+--Oh! Simone...
+
+--J'irai demander à l'Embaumée un peu de son amitié.
+
+--Tu habiteras notre chambre!
+
+--Non.
+
+Mlle Gosselet se dirigea lentement vers la chambre à coucher, fit un
+paquet de ses robes qu'elle enveloppa dans un carré de lustrine qui
+servait autrefois à la livraison des jerseys.
+
+André, debout sur le seuil de la porte, la regardait fourrager devant
+l'armoire, espérant rentrer en grâce, à la faveur d'une larme tombée des
+paupières alourdies. Sans un geste d'impatience, Simone tapotait du plat
+de la main l'étoffe des jupes ou pliait les corsages avec l'élégance
+coutumière aux demoiselles de magasin.
+
+André dit d'une voix mal assurée:
+
+--Mais les meubles sont à toi, ici.
+
+Elle se tourna vers lui, et, très douce:
+
+--Vous voudrez bien les garder jusqu'à...
+
+--Jusqu'à ce que tu reviennes!
+
+--Je ne reviendrai pas, monsieur Bamberg! Je veux dire jusqu'à ce que
+vous en ayez acheté d'autres.
+
+--Mais je ne veux pas de vos cadeaux, mademoiselle, riposta Bamberg en
+riant. Je vais faire mes malles, moi aussi. Je vous assure que je ne
+comptais pas déménager aujourd'hui.
+
+--Je vais vous aider, dit Simone, d'un ton enjoué.
+
+Hissé sur une chaise, André allait dévaliser les placards quand le
+drelin din din de la sonnette d'antichambre résonna dans l'appartement
+comme un mugissement de gros bourdon.
+
+--C'est la mère Pinson, dit Simone.
+
+--Va lui ouvrir, pria Bamberg.
+
+--Je n'ose pas, avoua Simone, les lèvres en moue.
+
+--Soit, j'y vais.
+
+Peu après, la mère Pinson parut sur l'huis, roulant son ventre, roulant
+ses yeux de verre blanc sous des bandeaux à la Vierge couronnés d'un
+bonnet à fraise.
+
+La mère Pinson, femme de ménage de «Madame» Bamberg, avait servi «chez
+des bourgeois» pendant quarante ans de sa rougeaude et commune
+existence. Moyennant vingt francs par mois, elle consentait à faire la
+vaisselle et à cuissoter le déjeuner des jeunes gens, de l'air supérieur
+d'un cordon-bleu qui a commandé autrefois à toute une compagnie de culs
+d'or de casseroles. Elle parlait sans cesse de ses anciens maîtres,
+disait avoir vu des choses... des choses... et affirmait dix fois par
+heure n'avoir jamais trompé son mari, elle.
+
+Elle dit, comprenant aux poses embarrassées des jeunes gens qu'elle
+mettait fin à une petite scène de ménage:
+
+--Madame va p't-être aux eaux?
+
+--Précisément, madame Pinson, sourit Bamberg, tout heureux de cette
+diversion.
+
+--Alors, je ne viendrai pas demain, ni après.
+
+André consulta du regard le visage impassible de Simone.
+
+Mme Pinson continua:
+
+--Je vois que monsieur n'est encore tout à fait décidé. Je vais faire ma
+vaisselle.
+
+Elle s'éloigna, laissant André et Simone, en tête-à-tête devant les
+valises entr'ouvertes.
+
+Le jeune ingénieur proposa alors, conciliant:
+
+--Nous pouvons feindre de nous aimer comme autrefois, devant la mère
+Pinson. Cela ne te coûtera pas trop?
+
+--Comme vous voudrez! mais je me soucie peu des jugements de ma
+cuisinière.
+
+--Alors il faut que tu te résignes à me tutoyer, si cela est possible.
+
+--Nous pouvons nous passer de ses services, aujourd'hui. Renvoyez-la.
+
+--La renvoyer! Mais que lui dire si elle me demande quand et si nous
+reviendrons, décide.
+
+Une explosion, un cri: «Ah! mon Dieu!» et la mère Pinson, parut sur le
+seuil, les bras en croix, le torse enveloppé de flammèches minuscules
+qui couvraient d'une mousse d'or son caraco de pilou.
+
+Simone, d'abord effrayée, éteignit, avec une serviette qui se trouvait
+là, le commencement d'incendie de Mme Pinson.
+
+La vieille se laissa choir sur une chaise et clama, les mains ceinturant
+sa bedaine:
+
+--C'est le gaz! C'est le fourneau à gaz! J'ai voulu allumer. Floc! Voilà
+les flammes qui me lèchent la figure. Mon sang n'a fait qu'un tour. Ah!
+mon Dieu! inventer des machines dont on n'est pas maître. Y a des
+robinets qu'une mouche, en se posant dessus, ferait tourner. Il y a pas
+de bon sens à faire la cuisine sur ces manigances. D'ailleurs, les
+médecins disent qu'on mange du gaz dans les plats. C'est pas bon pour la
+santé. Quand j'étais rue Richelieu...
+
+--Oui, interrompit Bamberg impatienté de son verbiage, chez cette dame
+qui tenait un magasin de chaussures, qui avait un mari très gros, qui
+mourut huit ans après, qui... Vous nous en avez déjà parlé, madame
+Pinson.
+
+--Je disais donc que, rue Richelieu...
+
+--Madame Pinson, intervint Simone, allez donc acheter les provisions. Je
+vais vous dresser la liste de ce qu'il nous faut.
+
+--Mais, madame, je n'ai pas de lunettes.
+
+--Alors, écoutez et comptez sur vos doigts.
+
+Mme Pinson descendit les trois étages, son panier sous le bras,
+maugréant de n'avoir pu compter l'histoire de la dame qui demeurait rue
+Richelieu. Le triomphe qu'elle allait obtenir chez les fournisseurs en
+montrant les traces de l'_incendie_, sur les belles rayures blanches et
+noires de son caraco, la consolait cependant, un peu, de sa mésaventure.
+
+La porte fermée, le jeune ingénieur dit:
+
+--Causons gentiment.
+
+--Pourquoi causer... gentiment? Je souffre beaucoup de suivre la
+détermination que j'ai prise, détermination que vous avez rendue
+nécessaire en m'exposant franchement le rôle que devra jouer votre
+femme. Je ne puis pas être cette femme-là. Séparons-nous bons amis.
+
+--Bons amis!
+
+--Pourquoi pas? Mieux vaut que je m'en aille maintenant. Je suis
+certaine que vous me regretterez un peu... pas comme je le voudrais
+peut-être, mais vous me regretterez.
+
+--Qui sait?
+
+--En tout cas, j'aurai des regrets, moi. Je l'avoue. Je ne mentirai pas
+pour le sot plaisir de sembler brave, de jouer...
+
+--La bonne petite petite femme que j'ai là!
+
+Simone sourit, triste:
+
+--N'essayez pas de m'attendrir. Vous me feriez croire que vous regrettez
+aussi un peu les meubles.
+
+L'amant dit, outragé;
+
+--Nous avons prononcé les paroles qui délient plus sûrement que des
+formules de magistrat, mais je vous aimerai toujours comme la jeune
+fille honnête et courageuse qui, n'écoutant que son amour, abandonna son
+père et travailla de ses mains d'oisive pour gagner son mari.
+
+Puis il pensa tout haut avec l'espoir inavoué d'attendrir Simone:
+
+--Je n'ai pas su garder mon bonheur. Vous valez mieux que les autres
+femmes, je l'ai oublié un instant. Tant pis pour moi. C'est fini.
+
+--Vous n'espérez pas me fléchir par une menace de suicide, riposta
+Mlle Gosselet, inquiète malgré son ton railleur.
+
+--Je vous prie de croire que je n'emploierai jamais semblable subterfuge
+pour vous ramener à moi. Je n'aime pas jouer la comédie. Il faut faire
+un effort pour se tuer. Je suis incapable de cet effort. Je dédaigne
+tout, même la mort. Je suis las, je suis vieux. Je marcherai dans la vie
+comme une rosse prise entre les brancards d'un tombereau et traînant le
+sabot sous les coups de fouet de l'homme.
+
+--Vous oubliez votre mère!
+
+--Peuh!
+
+--Voilà qui n'est pas bien, André.
+
+--Je veux dire que... je ne sais pas... Je suis fatigué et je me couche.
+
+Le jeune homme se laissa tomber sur le lit, les bras étendus, pendant
+que Simone dépliait le morceau de lustrine qui enveloppait les robes
+claires cousues au temps où, l'aimé absent, elle espérait des promenades
+à deux sous un soleil neuf.
+
+A un mouvement brusque que fit André pour sauter hors du lit, elle se
+tourna vers l'aimé, le vit pâle et faible comme aux jours de sa
+convalescence. Elle alla vers lui, tendit les bras et, le front sur
+l'épaule du désespéré, pleura.
+
+André murmura dans ses cheveux:
+
+--Tu reviens à moi parce que tu es bonne.
+
+--Non, parce que je t'aime, parce que je veux être ta femme comme tu
+l'entendras. Je suis plus amoureuse qu'orgueilleuse, vois-tu!
+
+Simone disait vrai.
+
+Jamais l'absence de Mme Pinson qui, chaque matin, racontait à tous
+les fournisseurs l'histoire de la dame de la rue Richelieu, ne parut
+aussi courte aux amants réconciliés. Ils firent de nouveaux projets
+d'existence pestant contre l'argent, cause de la querelle.
+
+--Je renonce à mettre en pratique ma découverte, déclara l'ingénieur. Je
+travaillerai dorénavant à gagner le pain du lendemain. Un inventeur n'a
+pas le droit d'être marié.
+
+--C'est un reproche, dit Simone souriant. Puisque tu ne veux pas que je
+travaille chez Jabson, laisse-moi faire des économies.
+
+--J'y consens. Mais pas d'économies de fleurs.
+
+--Ce que je supprimerai de notre menu train de maison ne nous laissera
+aucun regret, je t'assure.
+
+--Dis vite.
+
+--C'est une surprise.
+
+Quand, le déjeuner achevé, la mère Pinson demanda, étonnée de la bonne
+humeur de ses maîtres:
+
+--Madame n'ira pas aux eaux?
+
+--Vous vous trompez, madame Pinson, nous partons ce soir.
+
+--Ah!
+
+Bamberg surpris, allait intervenir quand une pression de genoux lui
+recommanda le silence.
+
+--Nous vous payerons le mois commencé, madame Pinson, et nous vous
+écrirons lors de notre retour.
+
+--Je ne crois pas avoir manqué d'égards...
+
+--Pas du tout, madame Pinson, pas du tout. Je vous dis que nous allons
+en villégiature.
+
+La mère Pinson partit, très digne, convaincue que les maîtres sont tous
+des ingrats et que Mme Bamberg lui devait une pension viagère en
+indemnité de son corsage roussi.
+
+Bamberg voulut protester contre le renvoi de la femme de ménage, mais
+Simone répliqua avec la moue drôle des aimées qui prennent des airs
+gamins pour se faire pardonner leurs fantaisies:
+
+--Je serai au moins votre servante, mon Seigneur et Maître... Nous
+étions moins nous avec cette vieille dans notre vie.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Après quinze jours de courses à la recherche d'un travail intelligent,
+André finit par accepter, de guerre lasse, les offres d'un éditeur qui
+lançait les premiers fascicules d'une _Mécanique populaire_. Il
+s'engagea à dessiner toutes les figures illustrant le texte, à raison de
+six francs pièce.
+
+Un ami lui avait proposé, ce jour-là, une place de contre-maître dans
+une usine qu'il dirigeait pour le compte d'une compagnie parisienne. Il
+avait refusé, avait même paru surpris de cette proposition. L'autre
+avait dit:
+
+--Alors, tu ne veux pas être contre-maître? C'est le titre qui t'ennuie.
+Mon cher, on accepte ce que l'on trouve quand on est sans le sou.
+
+--Ce n'est pas le titre... C'est...
+
+Il hésita, balbutia:
+
+--C'est beaucoup trop loin de chez moi. D'ailleurs, je voudrais pouvoir
+travailler à la maison.
+
+--Ah! une femme! Une maîtresse à surveiller, hein! Pauvre vieux...
+
+--Ma maîtresse n'est pas à surveiller, je te le jure.
+
+--Alors, c'est pis. Tu as besoin d'entendre claquer ses jupes autour de
+toi pour travailler. Pauvre ami, pauvre vieille rosse qui ne s'excite
+que sous le fouet. Et ton invention!
+
+--Peuh!
+
+--Abandonnée! En voilà une qui te fera beaucoup de mal tout en t'aimant
+bien. Elles sont toutes comme ça, vois-tu! Une femme qui est à soi,
+réellement à soi, c'est bien embêtant. On va dans la vie avec
+l'inquiétude trembleuse d'un jeune couple qui visite une machinerie. Il
+y a des courroies, il y a des engrenages à éviter. L'homme passe sans
+encombre. La femme, elle, a tant d'étoffe autour d'elle qu'elle peut se
+laisser prendre. Quand elle sort de là, saine et sauve, les machines ont
+bavé sur sa robe claire.
+
+--Et ta morale?
+
+--Ma morale! On ne conduit pas une jolie femme dans une machinerie.
+
+--Sans doute! Mais si la jolie femme ne veut pas quitter qui elle aime.
+
+--Tant pis pour elle, tant pis pour qui elle aime.
+
+--Je me sauve, tu m'effrayes.
+
+--Alors, tu refuses?
+
+--Je refuse et te remercie.
+
+--Enfin, bonne chance! Si vous trouvez des charmes à votre suicide, j'ai
+tort de prêcher. Il est des amoureux qui rêvent d'une chambre meublée,
+d'un petit lit et de mignons réchauds à charbon! Moi, je suis pratique.
+A l'usine, je mets des vestons solides. Hors l'usine, j'use de
+maîtresses plutôt communes. Je ne suis qu'employé. Quand je serai
+patron, j'aimerai peut-être un petit être très fragile et très précieux.
+
+De retour au logis, le jeune ingénieur fit part à Simone des
+propositions de son ami.
+
+--C'était tentant! Il me promettait vingt francs par jour. Mais il
+allait être loin de toi, et...
+
+--Tu n'as pas pu, vrai?
+
+--Si vrai, que, pour te revoir plus vite, j'ai failli renverser, dans la
+rue, une vieille marchande qui occupait tout le trottoir avec ses deux
+paniers d'anguilles de mer. Tiens! voilà du travail.
+
+Il jeta sur la table un rouleau de papier qu'il déficela, étala des
+carrés de bristol, expliquant:
+
+--Chapelle, l'éditeur, me donne des modèles de machine à simplifier. Je
+dois indiquer par des traits le mécanisme alourdi par les fioritures et
+le clinquant des constructeurs. C'est un travail un peu monotone...
+
+--Un travail de manoeuvre, mon André!
+
+--En attendant mieux, j'ai accepté.
+
+--C'est humiliant!
+
+--Humiliant! Ne resté-je pas près de toi, tout le jour? Chapelle me paie
+six francs chaque figure. Je puis gagner mes dix ou douze francs par
+jour. C'est peu, bien peu, mais, de temps à autre, je continuerai mes
+démarches près des capitalistes. Nous trouverons quelque banquier
+intelligent, un jour ou l'autre. D'ailleurs nous nous aimons et s'aimer,
+n'est-ce pas le but, n'est-ce pas la fin de tout?
+
+* * * * *
+
+Dès six heures du matin, André s'asseyait près de la table où étaient
+rangés ses outils de dessinateur industriel: tirelignes, compas,
+équerres, petits flacons minuscules d'encre de Chine, banderoles d'or,
+godets de porcelaine. Par la fenêtre ouverte sur le parc Montsouris, des
+bouffées d'air soufflaient à sa face une fraîcheur embaumée et
+reposante, pendant que les enfantelets d'oiseaux s'égosillaient en des
+pépiements neufs.
+
+Il oubliait toutes ses ambitions, ne souffrant plus du besoin de créer,
+d'attacher son nom à une découverte utile. Il se rappelait, souriant,
+les heures d'ennui passées au temps où il remettait, autrefois, au net,
+les épures de ses problèmes de mécanique.
+
+Le labeur machinal qui l'agaçait jadis lui semblait maintenant
+réconfortant.
+
+D'ailleurs, comment imaginer, quand tous ses pensers, tous ses besoins,
+tous ses désirs tendaient vers _elle_.
+
+Il regardait la porte de faux chêne verni qui le séparait de l'aimée et
+la voyait dormir, le bras étendu sur l'oreiller, la tête lasse tombée
+sur l'épaule, la gorge émergeant des cassures changeantes des linges que
+son souffle animait.
+
+Elle reposait très calme, très confiante, le sourire satisfait aux
+lèvres.
+
+Il se levait, poussait vers la porte, se promettant de ne pas
+l'éveiller, de ne pas trop s'approcher de sa chair attirante. Les jupes
+étalées sur la moquette, les bas souples, les petits souliers
+spirituels, gamins, tout le vêtement léger du corps aimé, tombé la
+veille, en la hâte du coucher, lui semblaient devoir être des choses
+très précieuses, lui appartenant par droit de conquête. Il les aimait de
+la faire désirable en la cachant si peu. Il se baissait, et, à genoux,
+maniait les étoffes, maniait les batistes, maniait les dentelles, les
+doigts s'accrochant aux agrafes, se piquant aux épingles traîtresses. Il
+posait les mignonnes chaussures en équilibre sur sa main ouverte,
+attendri de les voir si petites, leur souriait.
+
+Brusquement, la crainte d'être surpris en l'adoration des escarpins lui
+faisait jeter un coup d'oeil inquiet sur l'amante endormie.
+
+Et, debout, le coude appuyé sur la tablette de la cheminée, il la
+contemplait heureux de la quiétude du corps, émerveillé par le dessin si
+pur des lèvres entr'ouvertes par un souffle calme.
+
+Les cils, tombés longs sur la paupière inférieure un peu meurtrie,
+étaient agités bientôt par des tremblotements nerveux. Les lèvres
+s'arquaient en moue. Le bras se contractait légèrement sur l'oreiller.
+
+Le jeune homme se penchait sur le lit, inquiet, craignant d'avoir
+éveillé Simone, voulant fuir.
+
+Les yeux de l'aimée s'ouvraient grands, rieurs. Lui, se penchait, la
+baisait au front, disait, honteux:
+
+--Dors, dors, ma chérie. Moi, je vais travailler. Je t'ai éveillée
+malgré moi... Un canif que j'avais oublié sur la cheminée...
+
+Simone ripostait:
+
+--Ce n'est pas bien de profiter de mon sommeil pour voir si je suis
+laide. Mais, même endormie, je sens, je devine que tu es là. Alors je me
+réveille.
+
+La porte fermée, courbé sur ses dessins, il attendait presque avec
+impatience que Simone vînt se pencher sur son épaule.
+
+Ils vivaient en un besoin incessant de huis-clos, oublieux du monde
+extérieur.
+
+André ne songeait plus aux rêves ébauchés au temps où il voulait du
+luxe, beaucoup de luxe autour de sa vieille mère.
+
+Simone oubliait bon papa Gosselet et s'accusait d'être ingrate quand
+elle pensait aux petites joies de son enfance. Mais elle y pensait si
+peu!
+
+Chaque soir, au crépuscule, les amoureux allaient s'asseoir dans le parc
+près de l'étendue d'eau profonde de dix centimètres, dénommée lac. Elle,
+en amoureuse, suivait d'un regard ami les couples d'ouvriers qui
+passaient devant leur banc, ombres enlacées, anonymes, laides peut-être,
+mais attirantes par le mystère des propos chuchotés, par le marcher lent
+sur le gravier qui criait. Des mots nus prononcés haut blessaient
+parfois sa pudeur de jeune fille, mais elle souriait, devinant aux
+petits cris des femmes les hardiesses des grosses mains masculines.
+Quand les formes noires disparaissaient au loin sous les saules, elle
+éprouvait un regret singulier de ne pas savoir ce qui adviendrait de ces
+idylles simples.
+
+Lui, le col renversé, suivait l'aller de taches blanches sur les eaux,
+la chair de l'aimée près de sa chair, satisfait.
+
+A travers les feuillages des peupliers, les lumières de maisons proches
+luisaient, très douces comme des veilleuses.
+
+Les cygnes et les canards se pourchassaient avec des cris comiques sous
+les arbustes de l'île qui faisait une tache brune sur le lac plaqué de
+lueurs sanglantes qui n'étaient que les reflets de la suspension voilée
+de rose aperçue à la fenêtre d'une maison voisine.
+
+Les vieux gardiens marchaient très raides, devenus jeunes, la nuit
+venue.
+
+Une tristesse douce envahissait les amants et ils se prenaient les mains
+pour ne pas effaroucher le grand silence berceur de leur félicité.
+
+* * * * *
+
+Un soir qu'ils se dirigeaient vers une allée déserte où ils pensaient
+être plus seuls, un gardien les rejoignit à grandes enjambées, et, tout
+essoufflé, appuyé sur sa canne:
+
+--Pas par là, monsieur. Il y a trop de vilain monde du côté de la
+cascade. Un mauvais coup est si vite fait. Les gens comme il faut
+s'asseoient près du lac. Il y a des drôles et des drôlesses dans les
+coins, monsieur.
+
+André, impatienté, allait passer outre, quand Simone, d'une pression de
+coude, lui conseilla de regagner leur banc. Après avoir remercié le
+vieux gardien qui salua, s'excusa, André dit d'un ton de reproche:
+
+--Comment! tu es peureuse! Avec moi!
+
+--Moi, peureuse, non.
+
+Elle posa son front sur l'épaule de l'aimé et chuchota:
+
+--Je suis bien heureuse!
+
+--Ne sommes-nous pas toujours heureux?
+
+--Si! mais aujourd'hui, je t'aime mieux que les autres jours.
+
+--Et pourquoi, Monette. Dis vite ton petit secret.
+
+--Je crois que...
+
+Elle pencha la tête vers l'aimé, et haussant les lèvres, avoua sa grande
+joie:
+
+--Je n'osais pas te le dire. Je craignais de me tromper, vois-tu! Mais,
+maintenant, je sais que je suis mère. J'ai eu peur pour _lui_, peur pour
+celui qui viendra de nous. Oh! mon ami, que je suis heureuse! Que je
+suis heureuse!
+
+Elle pleurait. André baisait ses cheveux, doucement, l'enlaçant d'une
+étreinte protectrice. A un frisselis des peupliers bordant le lac, le
+jeune homme s'alarma:
+
+--Tu vas avoir froid. Rentrons, mon aimée. Il ne faut pas faire
+d'imprudences.
+
+Simone dit, souriant:
+
+--Je crois que je te serai plus chère quand je t'aurai donné un fils.
+Que de petits soins déjà!
+
+Alanguie, elle s'appuya fortement sur le bras d'André et se laissa
+conduire vers leur nid. Lui marchait à petits pas, pris d'un respect
+religieux pour sa jolie compagne de vie, inconsciemment heureux d'avoir
+perpétué l'espèce, continué l'humanité.
+
+
+
+
+V
+
+
+En la tiédeur de l'été finissant, ils s'aiment d'un amour inquiet.
+Simone n'est plus toute à André. Sa bouche se lasse peu à peu des
+baisers de l'aimé. Elle s'accuse d'indifférence. Lui n'ose plus tendre
+les bras à sa maîtresse. L'hostilité ancienne, l'hostilité animale qui,
+aux primes âges, garda des intentions du mâle, la femelle humaine
+devenue mère se traduit en eux par une gêne insensible dont ils
+souffrent.
+
+La jeune fille sourit quand il la caresse du verbe, n'osant se servir du
+geste qui peut être brutal.
+
+Simone en une impatience d'être mère rallonge ses jupes; André reste
+penché durant de longues heures sur sa table de travail, levant de temps
+à autre de grands yeux caressants sur le visage de l'aimée.
+
+Ils sont graves, tous deux, songeant aux devoirs qui leur viendront avec
+la venue de l'être, Simone d'une gravité silencieuse et douce, André
+d'une gravité protectrice, loquace. Quand la jeune fille heurte un
+meuble ou fait une glissade sur le parquet, André bouscule sa chaise,
+bouscule sa table, accourt, anxieux, offrant le refuge de ses bras
+tendus. Et assise près de lui sur le canapé, sa nuque posée sur l'épaule
+de son mari, elle parle de son fils:
+
+--Je le veux comme toi, un peu nerveux, un peu féminin, mais armé d'un
+coeur généreux, aimant et fier.
+
+Et elle avoue, hésitante, que le matin venu, le coude posé sur
+l'oreiller, elle contemple André pour créer l'enfant à son image.
+
+--Je veux qu'il ait ta bouche, surtout, tes yeux aussi, mais surtout ta
+bouche.
+
+Lui, flatté en sa vanité d'amant, gronde: «petite folle!» puis il
+énumère toutes les qualités d'homme qu'il saura donner à l'enfant.
+
+Peu à peu, déshabitués des transports passionnels, ils deviennent
+seulement père et mère de celui qui vit d'une vie latente au milieu
+d'eux, de celui dont ils rêvent, de celui qu'ils se promettent
+mutuellement l'un à l'autre, beau et fier.
+
+Quand le soleil bas, Simone et André se promènent au bord du lac, sous
+les saules pleureurs aux verdeurs frisselantes tombant en cascades dans
+l'eau, la vue des mioches d'ouvriers mal mouchés, mal culottés, les
+attendrit. Mlle Gosselet distribue des morceaux de sucre aux petites
+tignasses rousses qui fouissent le sable de leurs mains rougeaudes.
+L'ingénieur s'intéresse aux retranchements qu'édifient les bébés armés
+de pelles en bois. Ils passent devant les bancs qu'occupent les mères
+sales de ces amours crottés, elle, marchant d'un pas attardé et lourd,
+lui, précautionneux, attentif.
+
+André a voulu que Simone se promène dans le parc, tous les jours, après
+déjeuner, le laissant attelé à la vilaine besogne.
+
+Elle rencontre là de vieilles grand'mères gardeuses de petits, tricotant
+leurs bas, pendant que les enfants poursuivent les canards. Elle
+surveille les jeux des bébés, sourit aux grand'mamans, remet sur pied
+les tout petits tombés, les bras en croix, le museau dans le gravier.
+Les ouvrières la remercient d'un mot, d'un geste, mais ne viennent pas
+prendre place sur ce banc où elle assemble des pièces minuscules de
+flanelle blanche. Elle pense tristement: «On ne voit pas encore que je
+suis mère.»
+
+Un soir, bravement, elle va s'asseoir près d'une vieille qui a une
+demi-douzaine de poussins autour de ses cottes. Elle vante la grâce des
+amours qui lancent de la terre sur la jupe, puis ajoute:
+
+--Vous devez être bien heureuse?
+
+Bien heureuse! Ah! non! La vieille mère a élevé ses quatre enfants et
+maintenant voilà que ces quatre enfants lui donnent leurs gosses à
+garder. On la prend donc pour une couveuse. Pendant ce temps-là, les
+jeunes couples vont se ballader!
+
+Un peu interdite, Simone balbutie:
+
+--On les aime quand même, ces petits!
+
+L'autre riposte:
+
+--Un ou deux! je ne dis pas. Mais six, ça donne trop de train-train.
+
+La tête basse, le front rosé, Simone en un besoin subit de sa maternité,
+chuchote:
+
+--Moi je suis enceinte de quatre mois.
+
+La vieille la regarde, amusée, riant d'un rire sans dent:
+
+--C'est donc ça que vous aimez tant les gosses?
+
+Puis elle raconte sa première grossesse de gueuse abandonnée par
+l'homme, les longues stations faites sur les bancs des boulevards
+extérieurs, les «faiblesses» qui lui «coupaient les jambes» quand elle
+montait à son sixième étage, la délivrance terrible en un hôpital
+d'autrefois. Elle ajoute:
+
+--Aujourd'hui, les riches aident les malheureuses quand elles vont faire
+leurs petits. Ils ont besoin de beaucoup d'enfants pour leurs usines et
+aussi pour les choses de la guerre. Quand ils ont vu que les pauvres
+filles tuaient leurs enfants pour les sauver de la faim et des autres
+misères, ils ont vite construit de belles salles où les mères trouvent
+ce qu'il faut. Ils ont peur que le pauvre monde se détruise. Ils
+seraient bien embarrassés s'ils restaient seuls sur la terre.
+
+Simone songe pour la première lois aux précautions matérielles que va
+lui imposer la maternité, à la visite qu'elle devra faire pour choisir
+la femme diplômée, patentée, qui préparera sa délivrance. Elle se
+réfugie en sa chambre, inquiète, ne sachant à qui demander conseil.
+Brusquement, elle ouvre la porte de la salle à manger où le jeune
+ingénieur dessine ses machines et dit, détournant les yeux:
+
+--Si nous écrivions à l'Embaumée?
+
+Lui, surpris:
+
+--Mais pourquoi faire?
+
+--Pour la voir, pour qu'elle vienne dîner avec nous. Nous lui devons
+bien ça. Nous avons été si égoïstes!
+
+André avoue:
+
+--Egoïstes comme des amoureux. C'est vrai!
+
+Et ils se regardent, souriants, n'osent s'avouer que s'ils font appel à
+l'amitié de la petite bossue c'est qu'ils ont besoin de la faiseuse de
+sourires.
+
+Le dimanche suivant Simone et son amie quittèrent la rue Nansouty sous
+prétexte de faire une petite promenade dans le parc. Resté seul au
+logis, inquiet de leurs allures mystérieuses, André pensa que les heures
+grises étaient venues.
+
+Le soir, l'Embaumée partie, Simone avoua au jeune homme qu'elle avait
+consulté une sage-femme établie en une rue voisine. La matrone, Mme
+Coquardeau, avait déclaré que «tout irait bien» et lui avait proposé de
+la prendre en pension dans son établissement.
+
+--C'est une personne sérieuse, cette Mme Coquardeau?
+
+--L'Embaumée prétend qu'elle a heureusement délivré une de ses amies
+d'atelier, voilà tout ce que je sais d'elle. C'est une petite maigre,
+sèche et noire, qui a bien quarante ans et qui prise.
+
+André fit la moue.
+
+--Que veux-tu! Nous ne sommes pas riches. Ça ne coûtera que cent vingt
+francs chez elle.
+
+--Et tu as vu son «établissement»?
+
+--Non! Elle nous a reçues dans une petite pièce, la salle à manger, je
+crois. C'est propre. J'ai presque accepté sa proposition. Tout serait en
+désordre, ici. D'ailleurs, nous n'avons pas tout ce qu'il faut.
+
+* * * * *
+
+Les mois se succédèrent trop lentement au gré de la jeune mère.
+
+Le masque blêmi, maculé de taches jaunes, Simone souffrait, enfermée
+dans sa chambre pour ne pas inquiéter son amant. André travaillait sans
+répit, effrayé des conséquences des propos tenus autrefois sous les
+lilas, apitoyé d'avoir fait laide celle qui était tout fraîcheur et tout
+grâces. La nuit, il rêvait Simone étendue blanche dans son costume blanc
+de gymnastique, sur un lit entouré d'ombres qui ouvraient la bouche pour
+dire des choses qu'il n'entendait pas. Au réveil, quand il tendait les
+bras vers sa maîtresse, en un besoin de savoir qu'elle vivait, il
+apercevait le visage exsangue de la jeune fille et pleurait, baisant la
+souffrance de l'aimée sur son front jauni.
+
+Elle, s'éveillait, les lèvres encore contractées par quelques mauvais
+rêves, essayant un sourire. Ses yeux gris, ses grands yeux tristes
+contemplaient doucement le cher bourreau de sa beauté. Pour chasser les
+soucis d'André, elle se disait très forte et très vaillante, faisait des
+projets pour après. Lui, approuvait, regardait les yeux... les grands
+yeux tristes de l'aimée, craignant de les voir disparaître peu à peu
+dans le crépuscule des choses mortes. Des mots de passion folle lui
+venaient aux lèvres, tant il voulait le pardon de sa faute. Elle,
+comprenait son inquiétude et répondait après de longs silences pendant
+lesquels l'amant suivait des yeux l'aller de ses grands yeux sur les
+choses familières de leur nid.
+
+--Tu es trop imaginatif, mon André, trop facile à abattre. On dirait que
+tu regrettes de m'avoir aimée. Pourquoi? Même morte, je serai heureuse
+de...
+
+Elle s'attendrissait à son tour, jetait ses bras autour du cou du jeune
+homme et ils pleuraient, baisant leurs larmes, unis en une étreinte qui
+leur faisait mal et qu'ils auraient voulue éternelle.
+
+Les rideaux tirés, les fenêtres ouvertes, les pensers de nuit
+s'envolaient et l'amant se courbait sur son insipide besogne pendant que
+Simone s'employait aux soins du ménage.
+
+André n'osait plus quitter le logis où sa maîtresse s'enfermait par
+coquetterie et aussi par crainte d'une défaillance soudaine l'exposant,
+dans le parc, aux sollicitudes indiscrètes des commères.
+
+Il était inquiet, quand il rentrait, chaque matin, de ses courses chez
+des fournisseurs, dédaigneux des sourires de la pipelette qui, debout,
+devant sa loge, le regardait passer embarrassé de victuailles.
+
+Au retour des visites qu'il rendait tous les huit jours à l'éditeur de
+la _Mécanique populaire_, il remontait le boulevard Saint-Michel à
+rapides enjambées, puis, dans sa hâte de revoir la chère malade, courait
+sur le trottoir à la grande stupéfaction des conducteurs d'omnibus qui
+arrêtaient leur voiture pour voir ce singulier piéton lutter de vitesse
+avec les gros chevaux du Perche, suant et soufflant comme eux.
+
+L'escalier monté vite, la clef tournée brusquement dans la serrure, il
+se précipitait dans la chambre où elle lisait étendue dans un fauteuil
+rouge. L'entourage de l'étoffe pourpre rosait les joues de l'aimée. Il
+était tout heureux de la retrouver calme, reposée.
+
+Elle souriait, essuyait de sa main longue la sueur qui mouillait le
+front de l'aimé.
+
+--Voyons! grand fou! grand fou! tu veux donc te rendre malade, toi
+aussi.
+
+Un soir, après de longues heures de travail sous le cercle de la lampe
+dont la clarté faiblissait, il entr'ouvrit la porte de la chambre,
+doucement, pour épier le sommeil de la malade.
+
+Les bras nus allongés sur les couvertures, la tête renversée, les lèvres
+amincies l'une contre l'autre, la mâchoire inférieure tendue en avant,
+elle était si pâle qu'il lui prit les mains, vite, appelant:
+
+--Simone! Simone!
+
+Elle ne répondait pas. Sa face longue avait l'hostilité froide et
+dédaigneuse des visages de trépassés.
+
+Effrayé, il supplia:
+
+--Je t'aime bien. Tu sais que je t'aime bien. Réponds-moi, Simonette.
+
+Comme elle restait immobile, il souleva du doigt les paupières qui
+retombèrent sur les yeux sans regard, entr'ouvrit les lèvres qui se
+refermèrent sur les dents serrées. Pour la rendre à la vie, il la baisa
+sur la bouche, appelant de nouveau:
+
+--Simonette! Simonette!
+
+Sa maîtresse restait insensible à ses caresses.
+
+Il eut peur, saisit la lampe qu'il avait posée sur la cheminée, se
+précipita vers la cuisine, revint tenant entre ses mains tremblantes une
+bouteille dont il vida le contenu sur le front de l'inanimée. D'un coin
+du drap il lui frictionna les tempes.
+
+Elle détourna la tête faiblement pour éviter le contact rude de la
+toile.
+
+Et il se mit à rire, et il souleva le voile de chair qui cachait les
+yeux de l'aimée et il lui baisa les poignets.
+
+Elle, le regarda étonnée. Elle essuya d'un revers de main une goutte de
+liquide rouge qui dévalait de sa joue, elle comprit ce qui était arrivé,
+dit d'une voix affaiblie, très douce:
+
+--Tu as eu beaucoup de chagrin, mon ami.
+
+André pensa tout haut:
+
+--Oh! que je t'aime de ne pas être morte. J'ai eu peur, peur.
+
+Leur grande joie fut égayée par la méprise qu'avait faite André en sa
+hâte de la secourir. Croyant se servir de vinaigre, le jeune homme avait
+versé près d'un demi-litre de vin sur le visage de Simone.
+
+André Bamberg vécut dès lors en l'attente d'événements malheureux.
+Lorsqu'au retour d'une seconde visite chez Mme Coquardeau, Simone lui
+annonça que la délivrance était proche, il s'enfuit dans le parc,
+rêvassant sous la tombée lente des feuilles mortes que sa maîtresse
+resterait peut-être, un jour, insensible à ses supplications, lasse
+enfin d'ouvrir ses grands yeux gris sur ce monde où elle avait souffert
+par ceux qu'elle aimait, par son père, par son amant.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Quinze jours avant la date fixée par Mme Coquardeau, Simone dut
+s'aliter, à la nuit tombante.
+
+André était absent.
+
+L'éditeur de la _Mécanique populaire_ l'avait prié de passer à ses
+bureaux pour lui proposer une nouvelle affaire.
+
+Étendue sur le lit, n'ayant pas la force de se dévêtir de son peignoir,
+elle attendit le retour de son amant, apeurée du noir qui était autour
+d'elle.
+
+Devenue tout enfant, elle appela en ses hoquets douloureux: «Oh! papa!
+papa! papa Gosselet!»
+
+André ne venait pas. Il aurait dû être là, puisqu'il disait l'aimer! En
+son esprit affaibli, une pensée mauvaise grandit vite qui apaisa bientôt
+ses gémissements et calma sa souffrance. Si l'amant était absent, c'est
+que l'amant l'avait quittée, fuyant à l'heure des devoirs et des
+responsabilités.
+
+Les yeux grands ouverts comme pour lire dans les ténèbres ce qui était,
+elle échafauda ce raisonnement, étourdie par l'assaut rythmé du sang qui
+gonflait les veines de son front: «Autrefois, il restait près de moi,
+parce qu'en m'épousant, il pouvait devenir riche. S'il s'en va, c'est
+qu'il n'espère plus, c'est que je suis condamnée, c'est que je vais
+mourir. Je le croyais bon. Il est lâche.»
+
+Puis la douleur la mordant, la mordant de nouveau au ventre, elle
+appela:
+
+--Papa! Papa! Bon papa Gosselet!
+
+Elle se vit abandonnée de tous et de tout.
+
+Elle pensa:
+
+--J'ai mérité de mourir seule, puisque j'ai voulu faire ma vie, seule.
+Seule aussi, je m'en irai.
+
+Elle pleura sur sa jeunesse, sur le besoin d'aimer qui était en elle, et
+se tourna vers le mur, en un effort douloureux des hanches, pour mourir
+silencieusement, dignement.
+
+La porte s'ouvrit sous une poussée violente, heurtant la muraille. Dans
+le noir, la voix aimée dit:
+
+--Monette! Malade?
+
+A la lueur de la lampe vite allumée, elle l'aperçut, inquiet, très pâle,
+mais il lui sembla fort robuste. Elle lui tendit les bras, comprenant
+qu'il était résolu à la défendre, à la garder. Elle se réfugia en lui,
+la tête appuyée sur son épaule large d'homme et sourit péniblement
+pendant que ses lèvres disaient:
+
+--Bien malade! bien malade!
+
+Elle expliqua d'une voix plaintive comment la douleur l'avait prise et
+couchée sur le lit. Lui, la déshabilla, le geste maternel, la rassurant
+avec des mots enfantins et doux:
+
+--Es-tu bien comme ça? Avec cet oreiller sous ta petite tête?
+
+Le dos tourné pour cacher à l'aimée les larmes qui refluaient, lourdes,
+au coin de ses paupières, il parlait vite et sa voix semblait secouée de
+petits rires.
+
+Comme elle geignait plus fort, maintenant qu'elle pouvait être secourue,
+il proposa:
+
+--Je t'assure qu'un docteur calmerait un peu tes souffrances... si tu
+voulais.
+
+Les mains jointes, elle supplia:
+
+--Je t'en prie! Je t'en prie! pas de médecin. Ce n'est qu'un malaise...
+avant. Mme Coquardeau m'a assuré que je ne serai pas mère avant trois
+semaines.
+
+--Elle peut se tromper, Mme Coquardeau!
+
+--Oh! de trois semaines! Je suis assez malade pour que tu ne me causes
+pas de chagrin... Je ferais ce que tu voudrais si tu étais malade...
+Donne-moi à boire, j'ai soif! Oh! j'ai soif!
+
+Il fit tiédir de l'eau qu'il versa dans une tasse, avec un peu de sirop.
+Elle dit, volontaire:
+
+--Je veux boire frais!
+
+--Non, ma mignonne. Froide, l'eau te ferait mal.
+
+Pleurant comme une petite fille, elle répliqua:
+
+--Ah! si père était là... Père ferait ce que je voudrais, lui!
+
+Il ne répondit pas, heureux de souffrir puisqu'elle souffrait tant par
+lui.
+
+Il la souleva, lui prit le buste en l'enlacement de son bras et de ses
+doigts tremblants, tendit le breuvage aux lèvres exsangues et rugueuses.
+Puis il s'assit au chevet du lit, la contemplant, les yeux mouillés,
+attentif au moindre signe de vouloir.
+
+En une trêve de ses souffrances, elle lui dit gentiment:
+
+--Comme tu es là, mon aimé, tu me rappelles un bon gros chien que
+j'avais quand j'étais petite. Son regard était toujours fixé sur moi,
+tant il voulait deviner mes caprices. Ça ne te fâche pas, ce que je dis
+là?
+
+Il sourit:
+
+--Je trouve ta comparaison gentille.
+
+Elle ajouta:
+
+--Je l'appelais Fidèle.
+
+La nuit fut longue.
+
+A l'aube, Simone pouvait à peine geindre sa souffrance. Inquiet, André
+descendit vite l'escalier, éprouvant le besoin de se rassurer par
+l'intervention d'un homme diplômé et patenté pour assister les
+souffrants.
+
+Un médecin vint, mal éveillé, porta ses mains rudement sur le corps de
+l'aimée et diagnostiqua d'une voix indifférente:
+
+--Rien à faire! Attendre! Les premières douleurs!... La délivrance
+n'arrivera pas avant vingt-quatre-heures... Prévenir la sage-femme.
+
+Il bâilla, accepta cent sous et s'en alla.
+
+* * * * *
+
+André, très las, restait assis auprès du lit, faible et désarmé devant
+la souffrance de l'aimée. Il avait envoyé un télégramme à Mme
+Coquardeau et il attendait, tête basse. Quand il surprenait les yeux de
+la malade fixés sur lui, il croyait lire en son regard vague un reproche
+à son inaction, à son impuissance.
+
+Simone proposa à mi-voix:
+
+--Envoie chercher l'Embaumée. J'ai besoin d'elle. Tu ne sais pas ce
+qu'il faut faire, toi. Tu as des gestes brusques. Tu me fais mal quand
+tu me touches, bien mal.
+
+Il se leva, se dirigea vers la fenêtre, se cacha derrière les rideaux
+pour pleurer.
+
+Elle, devinant son chagrin, appela:
+
+--André! André!
+
+Il accourut, se pencha sur elle, essayant de sourire.
+
+--Que veux-tu, mon aimée?
+
+--Je suis très méchante, des fois, il ne faut pas m'en vouloir. C'est
+malgré moi que je suis méchante... Je souffre tant.
+
+La petite bossue arriva toute rosée par la marche, le visage comme verni
+par les ablutions matutinales, les cheveux un peu lâches sous sa capote
+rajeunie d'un nouveau bout de ruban.
+
+Elle embrassa son amie, rangea les couvertures, tapota les oreillers,
+mit en ordre la table de toilette, puis tendit les doigts, simplement, à
+l'homme qu'elle avait aimé autrefois. Comme André la remerciait d'être
+venue, Simone sanglota:
+
+--Tu es toujours jolie et toujours fraîche, toi!
+
+Ils la grondèrent doucement. Elle demanda une glace et examina son
+visage complaisamment, le doigt posé sur les marbrures jaunes qui
+plaquaient la peau au grain desséché. Elle conclut:
+
+--Je suis assez belle pour mourir.
+
+Mourir! L'Embaumée et André l'entouraient le rire à fleur de lèvres.
+L'amant lui promit tout une nouvelle vie dont elle serait reine. L'amie
+lui assura qu'elle serait belle, beaucoup plus belle, après, d'une
+beauté entièrement éclose, d'une beauté calme et un peu majestueuse de
+vierge-mère.
+
+Malheureusement, l'arrivée de Mme Coquardeau vint alarmer de nouveau
+la pauvre malade. Mme Coquardeau, femme d'un garde municipal, était
+vêtue d'une vieille robe noire fripée et coiffée d'un paillasson
+empanaché de trois pauvres marguerites, oscillant sur leur tige. Dès
+l'entrée, elle cria:
+
+--Comment! comment! déjà! Ça ne devait pas arriver avant trois semaines:
+je n'y comprends rien. Et mes quatre chambres qui sont toutes occupées
+maintenant.
+
+Mme Coquardeau était indignée! Celui qui allait venir osait faire son
+apparition avant l'époque prévue par Mme Coquardeau, de la Faculté de
+Paris!
+
+Elle ajouta, l'air sévère:
+
+--Vous avez dû commettre quelque imprudence, ma petite dame...
+
+--Mais non, madame.
+
+La matrone fouilla dans sa poche, sortit sa tabatière de corne et jouit
+de sa prise, songeuse.
+
+André demanda à quelle heure Mme Coquardeau serait en état de
+recevoir sa pensionnaire.
+
+Mme Coquardeau tendit le cou en avant, ouvrit les bras:
+
+--Je ne sais pas comment faire! Enfin! Je donnerai ma chambre à coucher
+à madame, ma propre chambre. Nous nous arrangerons pour le prix. Un
+petit supplément, peut-être! Nous verrons... nous verrons... Amenez
+madame, vers six heures, ce soir.
+
+Mme Coquardeau partie, André, honteux de confier à cette répugnante
+vieille le soin de délivrer l'aimée, voulut aller à la recherche d'une
+nouvelle sage-femme. Simone, hoquetant de douleur, le supplia de rester
+près d'elle. L'Embaumée assura que Mme Coquardeau était très habile,
+qu'elle gagnait beaucoup d'argent, mais que son mari, le garde
+municipal, «mangeait tout». Et le jeune homme n'eut pas la force de
+vouloir, affaibli par la nuit de veille, par le chagrin, par la crainte
+de ce qui arriverait.
+
+A six heures, Simone descendit l'escalier soutenue par son amant et son
+amie. On la hissa dans un fiacre qui partit au petit pas à une allure
+d'enterrement.
+
+L'Embaumée prit place sur la banquette, près d'elle. André suivit, le
+front bas.
+
+Les voisins, les fournisseurs, regardaient, debout sur le seuil des
+portes, ayant envie de se découvrir comme au passage d'un corbillard.
+
+L'aimée abandonnée chez l'étrangère, André regagna la rue Nansouty. Dans
+le désarroi des choses familières de la salle à manger, il dévora du
+pain sec, but de grands verres d'eau et s'endormit du sommeil des
+hommes-bêtes fatigués.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Arrivé en face de la maison où habitait Mme Coquardeau, André
+s'arrêta.
+
+Autour des boîtes à ordures alignées en file sur le trottoir, des chiens
+et des vieilles femmes se mouvaient dans le gris sale d'un matin de
+novembre. Bêtes et gens semblaient fouir du groin les détritus dont ils
+voulaient vivre.
+
+Il contempla, la porte entrebâillée, les murs, le numéro de la vieille
+bâtisse, cherchant à deviner ce qui s'était passé dans la nuit. L'aspect
+des choses était plutôt sévère qu'accueillant.
+
+Au-dessus du panneau sur lequel un peintre en bâtiment avait représenté
+la naissance d'un bébé brisant une coquille d'oeuf de poule, les
+fenêtres de l'appartement occupé par Mme Coquardeau étaient fermées.
+Derrière les vitres, les rideaux tombaient raides.
+
+Hésitant, saisi de la crainte d'apprendre, il traversa la chaussée,
+poussa la porte, monta l'escalier sombre, tira un cordon de sonnette.
+
+Mme Coquardeau vint ouvrir, les yeux rouges, vêtue d'un jupon et
+d'une matinée.
+
+--Eh bien?
+
+--Entrez donc!
+
+--Alors...
+
+--Mais oui! Tout va bien! Ils ont toujours peur, ces jeunes mariés. Vous
+voilà père d'une jolie petite fille. C'est ici!
+
+André, qui avait gardé son chapeau sur la tête pendant cet entretien
+rapide, se découvrit avant de tourner le bouton de la porte.
+
+Dès le seuil il vit les grands yeux de l'aimée, ses grands yeux las. Il
+vit son sourire de triomphe.
+
+Il vit sur un canapé l'Embaumée enveloppant de langes l'être né, l'être
+rouge.
+
+Il se dirigea vers la mère, lui baisa les mains respectueusement. Elle,
+d'un mouvement de tête un peu lent, lui tendit ses lèvres, puis elle
+ferma les yeux, bien heureuse.
+
+Devant l'enfant, son enfant, André n'éprouva aucune joie. L'Embaumée
+vantait les grâces, vantait la robustesse du nouveau-né. Lui, disait:
+oui, tout étonné de ne pas se sentir père.
+
+La petite bossue proposa:
+
+--Prenez-le dans vos bras, mais pas trop fort.
+
+Il tendit les mains, saisit le petit paquet de couvertures blanches et,
+le front penché vers les chairs si délicatement ridées, il s'extasia sur
+la gracilité des ongles-bijoux.
+
+L'être ouvrit les yeux à peine, puis, de sa menotte délicate, saisit un
+doigt du jeune homme.
+
+André crut sentir l'étreinte d'une griffe d'oiseau. Il dit
+machinalement: «Ma fille! Ma Momone!»
+
+Levant les yeux, il aperçut les grands yeux de la blessée qui lui
+souriaient. Il était devenu père.
+
+* * * * *
+
+Mandés par dépêche, Mme Gosselet, M. Gosselet, arrivèrent dans
+l'après-midi, apitoyés et attristés par la malpropreté de l'escalier.
+
+Le marchand de poupées chuchota longuement avec la délivrée, baisant le
+front blanc de sa Monette.
+
+Puis, dans sa joie d'être grand-père, après avoir examiné l'enfant avec
+son adresse de manieur de petites poupées fragiles, il embrassa son
+gendre au grand mécontentement de Mme Gosselet, née Elvire Decambe.
+Il voulut même faire de l'esprit:
+
+--Les fabricants anglais ne pourront jamais lutter avec vous, Bamberg.
+
+André sourit, modestement.
+
+Mme Gosselet, enlevant sa petite-fille des bras de l'Embaumée, dit,
+agressive:
+
+--Celle-là, vous ne me l'enlèverez pas, monsieur Gosselet.
+
+Simone tendit la main à papa, à bon papa Gosselet pour le remercier
+silencieusement de l'avoir sauvée, un peu malgré lui, des préjugés que
+l'on serine aux petites filles. Et comme Mme Gosselet, née Elvire
+Decambe, maugréait:
+
+--Monsieur Bamberg, vous auriez pu nous prévenir de la grossesse de
+notre enfant... c'est un oubli extraordinaire!
+
+Simone répondit pour venger André et bon papa:
+
+--Nous craignions de vous apitoyer sur notre sort, maman. Nous voulions
+entrer chez vous par la grande porte, par la grande grille à petits
+amours dorés. Mon mari et moi, nous avons des principes, nous aussi.
+
+--Qui est mademoiselle? interrompit Mme Gosselet, montrant d'un petit
+signe de tête dédaigneux la petite bossue rougissante.
+
+--Je la reconnais! C'est ma voleuse de lilas, dit en riant le fabricant
+de poupées. Vous me ferez le plaisir de revenir à l'usine, mademoiselle,
+et je vous autorise à bouleverser le parc de fond en comble, si bon vous
+semble.
+
+* * * * *
+
+Il tendit la main à la petite bossue, prit place près d'elle sur le
+canapé et dit, orgueilleux, se souvenant des labeurs passés:
+
+--Elle devait être une crâne ouvrière, ma Simonette! Ah! quand nous
+voulons quelque chose, nous, les Gosselet!...
+
+L'Embaumée approuva d'un hochement de tête, pensant que les riches
+peuvent beaucoup _quand ils veulent_.
+
+
+
+
+
+Dijon, Imprimerie Darantiere
+
+
+OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
+
+Voyage au pays des milliards, 56e édition.
+Les Prussiens en Allemagne, 34e édition.
+Voyage aux pays annexés, 27e édition.
+Russes et Allemands, 7e édition.
+La Russie et les Russes, 16e édition.
+De Sadowa à Sedan, 10e édition.
+La Société et les moeurs allemandes, 15e édition.
+La Suisse inconnue, 16e édition.
+Vienne et la Vie viennoise, 22e édition.
+Voyage au pays des Tziganes, 16e édition.
+La Police secrète prussienne, 14e édition.
+Voyage à la recherche du bonheur.
+
+
+Les Aventures de Gaspard van der Gomm (en collaboration
+avec M. Amero); 1 vol.
+La Comtesse de Montretout, 1 vol.
+Les trois Fugitifs, 1 vol.
+La Russie Rouge, 1 vol.
+
+
+OUVRAGES ILLUSTRÉS
+
+La Suisse inconnue, 1 vol.
+L'Hiver à Vienne, 1 vol.
+Meyer Isaac, 1 vol.
+La Russie et les Russes, 1 vol.
+De l'Adriatique au Danube, 1 vol.
+Histoires militaires, 1 vol.
+L'Allemagne amoureuse, 1 vol.
+
+
+POUR PARAÎTRE PROCHAINEMENT
+
+_Les Jeunes Filles_
+
+Petite Princesse.
+
+
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+
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+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
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+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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