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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17707-8.txt b/17707-8.txt new file mode 100644 index 0000000..aecc576 --- /dev/null +++ b/17707-8.txt @@ -0,0 +1,7954 @@ +The Project Gutenberg EBook of Aline et Valcour, tome II, by D.A.F. de SADE + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Aline et Valcour, tome II + Roman philosophique + +Author: D.A.F. de SADE + +Release Date: February 7, 2006 [EBook #17707] +Last Updated: March 3, 2019 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ALINE ET VALCOUR, TOME II *** + + + + +Produced by Marc D'Hooghe. + + + + +ALINE ET VALCOUR, + +ou + +LE ROMAN PHILOSOPHIQUE. + +par + +D.A.F. DE SADE + + + * * * * * + + +TOME II. + +TROISIÈME PARTIE. + + + * * * * * + + +Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France. + +ORNÉ DE SEIZE GRAVURES. + +1795. + + + * * * * * + + + Nam veluti pueris absinthia tetra medentes, + Cum dare conantur prius oras pocula circum + Contingunt mellis dulci flavoque liquore, + Ut puerum aetas improvida ludificetur + Labrorum tenus; interea perpotet amarum + Absinthy lathicem deceptaque non capiatur, + Sed potius tali tacta recreata valescat. + + Luc. Lib. 4. + + + * * * * * + + +LETTRE TRENTE-CINQUIÈME, + +_Déterville à Valcour_. + + + Verfeuille, 16 Novembre. + + +HISTOIRE DE SAINVILLE ET DE LÉONORE[1]. + + +C'est en présentant l'objet qui l'enchaîne, qu'un amant peut se flatter +d'obtenir l'indulgence de ses fautes: daignez jeter les yeux sur +Léonore, et vous y verrez à-la-fois la cause de mes torts, et la raison +qui les excuse. + +Né dans la même ville qu'elle, nos familles unies par les noeuds du sang +et de l'amitié, il me fut difficile de la voir long-tems sans l'aimer; +elle sortait à peine de l'enfance, que ses charmes faisaient déjà le +plus grand bruit, et je joignis à l'orgueil d'être le premier à leur +rendre hommage, le plaisir délicieux d'éprouver qu'aucun objet ne +m'embrâsait avec autant d'ardeur. + +Léonore dans l'âge de la vérité et de l'innocence, n'entendit pas l'aveu +de mon amour sans me laisser voir qu'elle y était sensible, et l'instant +où cette bouche charmante sourit pour m'apprendre que je n'étais point +haï, fut, j'en conviens, le plus doux de mes jours. Nous suivîmes la +marche ordinaire, celle qu'indique le coeur quand il est délicat et +sensible, nous nous jurâmes de nous aimer, de nous le dire, et bientôt +de n'être jamais l'un qu'à l'autre. Mais nous étions loin de prévoir les +obstacles que le sort préparait à nos desseins.--Loin de penser que +quand nous osions nous faire ces promesses, de cruels parens +s'occupaient à les contrarier, l'orage se formait sur nos têtes, et la +famille de Léonore travaillait à un établissement pour elle au même +instant où la mienne allait me contraindre à en accepter un. + +Léonore fut avertie la première; elle m'instruisit de nos malheurs; elle +me jura que si je voulais être ferme, quels que fussent les inconvéniens +que nous éprouvassions, nous serions pour toujours l'un à l'autre; je ne +vous rends point la joie que m'inspira cet aveu, je ne vous peindrai que +l'ivresse avec laquelle j'y répondis. + +Léonore, née riche, fut présentée au Comte de Folange, dont l'état et +les biens devaient la faire jouir à Paris du sort le plus heureux; et +malgré ces avantages de la fortune, malgré tous ceux que la nature avait +prodigués au Comte, Léonore n'accepta point: un couvent paya ses refus. + +Je venais d'éprouver une partie des mêmes malheurs: on m'avait offert +une des plus riches héritières de notre province, et je l'avais refusée +avec une si grande dureté, avec une assurance si positive à mon père, +qu'ou j'épouserais Léonore, ou que je ne me marierais jamais, qu'il +obtint un ordre de me faire joindre mon corps, et de ne le quitter de +deux ans. + +Avant de vous obéir, Monsieur, dis-je alors, en me jettant aux genoux de +ce père irrité, souffrez que je vous demande au moins la cruelle raison +qui vous force à ne vouloir point m'accorder celle qui peut seule faire +le bonheur de ma vie? Il n'y en a point, me répondit mon père, pour ne +pas vous donner Léonore, mais il en existe de puissantes pour vous +contraindre à en épouser une autre. L'alliance de Mademoiselle de Vitri, +ajouta-t-il, est ménagée par moi depuis dix ans; elle réunit des biens +considérables, elle termine un procès qui dure depuis des siècles, et +dont la perte nous ruinerait infailliblement.--Croyez-moi, mon fils, de +telles considérations valent mieux que tous les sophismes de l'amour: on +a toujours besoin de vivre, et l'on n'aime jamais qu'un instant.--Et les +parens de Léonore, mon père, dis-je en évitant de répondre à ce qu'il me +disait, quels motifs allèguent-ils pour me la refuser?--Le désir de +faire un établissement bien meilleur; dussé-je faiblir sur mes +intentions, n'imaginez jamais de voir changer les leurs: ou leur fille +épousera celui qu'on lui destine, ou on la forcera de prendre le voile. +Je m'en tins là, je ne voulais pour l'instant qu'être instruit du genre +des obstacles, afin de me décider au parti qui me resterait pour les +rompre. Je suppliai donc mon père de m'accorder huit jours, et je lui +promis de me rendre incessamment après où il lui plairait de m'exiler. +J'obtins le délai désiré, et vous imaginez facilement que je n'en +profitai que pour travailler à détruire tout ce qui s'opposait au +dessein que Léonore et moi avions de nous réunir à jamais. + +J'avais une tante religieuse au même Couvent où on venait d'enfermer +Léonore; ce hasard me fit concevoir les plus hardis projets: je contai +mes malheurs à cette parente, et fus assez heureux pour l'y trouver +sensible; mais comment faire pour me servir, elle en ignorait les +moyens.--L'amour me les suggère, lui dis-je, et je vais vous les +indiquer.... Vous savez que je ne suis pas mal en fille; je me +déguiserai de cette manière; vous me ferez passer pour une parente qui +vient vous voir de quelques provinces éloignées; vous demanderez la +permission de me faire entrer quelques jours dans votre Couvent.... Vous +l'obtiendrez.--Je verrai Léonore, et je serai le plus heureux des +hommes. + +Ce plan hardi parut d'abord impossible à ma tante; elle y voyait cent +difficultés; mais son esprit ne lui en dictait pas une, que mon coeur ne +la détruisît à l'instant, et je parvins à la déterminer. + +Ce projet adopté, le secret juré de part et d'autre, je déclarai à mon +père que j'allais m'exiler, puisqu'il l'exigeait, et que, quelque dur +que fût pour moi l'ordre où il me forçait de me soumettre, je le +préférais sans doute au mariage de Mademoiselle de Vitri. J'essuyai +encore quelques remontrances; on mit tout en usage pour me +persuader;mais voyant ma résistance inébranlable, mon père m'embrassa, +et nous nous séparâmes. + +Je m'éloignai sans doute; mais il s'en fallait bien que ce fût pour +obéir à mon père. Sachant qu'il avait placé chez un banquier à Paris une +somme très-considérable, destinée à l'établissement qu'il projetait pour +moi, je ne crus pas faire un vol en m'emparant d'avance des fonds qui +devaient m'appartenir, et muni d'une prétendue lettre de lui, forgée par +ma coupable adresse, je me transportai à Paris chez le banquier, je +reçus les fonds qui montaient à cent mille écus, m'habillai promptement +en femme, pris avec moi une soubrette adroite, et repartis sur-le-champ +pour me rendre dans la Ville et dans le Couvent où m'attendait la tante +chérie qui roulait bien favoriser mon amour. Le coup que je venais de +faire était trop sérieux pour que je m'avisasse de lui en faire part; je +ne lui montrai que le simple désir de voir Léonore devant elle, et de me +rendre ensuite au bout de quelques jours aux ordres de mon père.... Mais +comme il me croyait déjà à ma destination, dis-je à ma tante, il +s'agissait de redoubler de prudence; cependant, comme on nous apprit +qu'il venait de partir pour ses biens, nous nous trouvâmes plus +tranquilles, et dès l'instant nos ruses commencèrent. + +Ma tante me reçoit d'abord au parloir, me fait faire adroitement +connoissance avec d'autres religieuses de ses amies, témoigne l'envie +qu'elle a de m'avoir avec elle, au moins pendant quelques jours, le +demande, l'obtient; j'entre, et me voilà sous le même toit que Léonore. + +Il faut aimer, pour connaître l'ivresse de ces situations; mon coeur +suffit pour les sentir, mais mon esprit ne peut les rendre. + +Je ne vis point Léonore le premier jour, trop d'empressement fût devenu +suspect. Nous avions de grands ménagemens à garder; mais le lendemain, +cette charmante fille, invitée à venir prendre du chocolat chez ma +tante, se trouva à côté de moi, sans me reconnaître; déjeuna avec +plusieurs autres de ses compagnes, sans se douter de rien, et ne revint +enfin de son erreur, que lorsqu'après le repas, ma tante l'ayant retenue +la dernière, lui dit, en riant, et me présentant à elle:--Voilà une +parente, ma belle cousine, avec laquelle je veux vous faire faire +connaissance: examinez-la bien, je vous prie, et dites-moi s'il est +vrai, comme elle le prétend, que vous vous êtes déjà vues ailleurs.... +Léonore me fixe, elle se trouble; je me jette à ses pieds, j'exige mon +pardon, et nous nous livrons un instant au doux plaisir d'être sûrs de +passer au moins quelques jours ensemble. + +Ma tante crut d'abord devoir être un peu plus sévère; elle refusa de +nous laisser seuls; mais je la cajolai si bien, je lui dis un si grand +nombre de ces choses douces, qui plaisent tant aux femmes, et sur-tout +aux religieuses, qu'elle m'accorda bientôt de pouvoir entretenir +tête-à-tête le divin objet de mon coeur. + +Léonore, dis-je à ma chère maîtresse, dès qu'il me fut possible de +l'approcher: ô Léonore, me voilà en état de vous presser d'exécuter nos +sermens; j'ai de quoi vivre, et pour vous, et pour moi, le reste de nos +jours. Ne perdons pas un instant, éloignons-nous.--Franchir les murs, me +dit Léonore effrayée; nous ne le pourrons jamais.--Rien n'est impossible +à l'amour, m'écriai-je; laissez-vous diriger par lui, nous serons réunis +demain. Cette aimable fille m'oppose encore quelques scrupules, me fait +entrevoir des difficultés; mais je la conjure de ne se rendre, comme +moi, qu'au sentiment qui nous enflamme.... Elle frémit.... Elle promet, +et nous convenons de nous éviter, et de ne plus nous revoir, qu'au +moment de l'exécution. Je vais y réfléchir, lui dis-je, ma tante vous +remettra un billet; vous exécuterez ce qu'il contiendra; nous nous +verrons encore une fois, pour disposer tout, et nous partirons. + +Je ne voulais point mettre ma tante dans une telle confidence. +Accepterait-elle de nous servir; ne nous trahirait-elle pas? Ces +considérations m'arrêtaient; cependant il fallait agir. Seul, déguisé, +dans une maison vaste dont je connoissais à peine les détours et les +environs; tout cela était fort difficile; rien ne m'arrêta cependant, +et vous allez voir les moyens que je pris. + +Après avoir profondément étudié pendant vingt-quatre heures, tout ce que +la situation pouvait me permettre, je m'aperçus qu'un sculpteur venait +tous les jours dans une chapelle intérieure du couvent, réparer une +grande statue de _Sainte Ultrogote_, patrone de la maison, en laquelle +les religieuses avaient une foi profonde; on lui avait vu faire des +miracles; elle accordait tout ce qu'on lui demandait. Avec quelques +patenôtres, dévotement récitées au bas de son autel, on était sûr de la +béatitude céleste. Résolu de tout hasarder, je m'approchai de l'artiste, +et après quelques génuflexions préliminaires, je demandai à cet homme, +s'il avait autant de foi que ces dames au crédit de la sainte qu'il +rajustait. Je suis étrangère dans cette maison, ajoutai-je, et je serais +bien aise d'entendre raconter par vous quelques hauts faits de cette +bienheureuse.--Bon, dit le sculpteur, en riant, et croyant pouvoir +parler avec plus de franchise, d'après le ton qu'il me voyait prendre +avec lui.--Ne voyez-vous pas bien que ce sont des béguines, qui croyent +tout ce qu'on leur dit. Comment voulez-vous qu'un morceau de bois fasse +des choses extraordinaires? Le premier de tous les miracles devrait être +de se conserver, et vous voyez bien qu'elle n'en a pas là puissance, +puisqu'il faut que je la raccommode. Vous ne croyez pas à toutes ces +momeries là, vous, mademoiselle.--Ma foi, pas trop, répondis-je; mais il +faut bien faire comme les autres. Et m'imaginant que cette ouverture +devait suffir pour le premier jour, je m'en tins là. Le lendemain, la +conversation reprit, et continua sur le même ton. Je fus plus loin; je +lui donnai beau jeu et il s'enflamma, et je crois que si j'eusse +continué de l'émouvoir, l'autel même de la miraculeuse statue, fût +devenu le trône de nos plaisirs.... Quand je le vis là, je lui saisis la +main. Brave homme, lui dis-je, voyez en moi, au lieu d'une fille, un +malheureux amant, dont vous pouvez faire le bonheur.--Oh ciel! monsieur, +vous allez nous perdre tous deux.--Non, écoutez-moi; servez-moi, +secourez-moi, et votre fortune est faite; et en disant cela, pour donner +plus de force à mes discours, je lui glissai un rouleau de vingt-cinq +louis, l'assurant que je n'en resterais pas là, s'il voulait m'être +utile.--Eh bien, qu'exigez-vous?--Il y a ici une jeune pensionnaire que +j'adore, elle m'aime, elle consent à tout, je veux l'enlever, et +l'épouser; mais je ne le puis, sans votre secours.--Et comment puis-je +vous être utile?--Rien de plus simple; brisons les deux bras de cette +statue, dites qu'elle est en mauvais état, que quand vous avez voulu la +réparer, elle s'est démantibulée toute seule, qu'il vous est impossible +de la rajuster ici; qu'il est indispensable qu'elle soit emportée chez +vous.... On y consentira, on y est trop attaché, pour ne pas accepter +tout ce qui peut la conserver.... Je viendrai seul la nuit, achever de +la rompre; j'en absorberai les morceaux, ma maîtresse, enveloppée sous +les attirails qui parent cette statue, viendra se mettre à sa place, +vous la couvrirez d'un grand drap, et aidé d'un de vos garçons, vous +l'emporterez de bon matin dans votre atelier; une femme à nous s'y +trouvera; vous lui remettrez l'objet de mes voeux; je serai chez vous +deux heures après; vous accepterez de nouvelles marques de ma +reconnaissance, vous direz ensuite à vos religieuses, que la statue est +tombée en poussière, quand vous avez voulu y mettre le ciseau, et que +vous allez leur en faire une neuve. Mille difficultés s'offrirent aux +yeux d'un homme qui, moins épris que moi, voyait sans-doute infiniment +mieux. Je n'écoutai rien, je ne cherchai qu'à vaincre; deux nouveaux +rouleaux y réussirent, et nous nous mîmes dès l'instant à l'ouvrage. Les +deux bras furent impitoyablement cassés. Les religieuses appelées, le +projet du transport de la sainte approuvé, il ne fut plus question que +d'agir. + +Ce fut alors que j'écrivis le billet convenu à Léonore; je lui +recommandai de se trouver le soir même à l'entrée de la chapelle de +_Sainte Ultrogote_ avec le moins de vêtemens possible, parce que j'en +avois de sanctifiés à lui fournir, dont la vertu magique seroit de la +faire aussitôt disparoître du couvent. + +Léonore ne me comprenant point, vint aussitôt me trouver chez ma tante. +Comme nous avions ménagé nos rendez-vous, ils n'étonnèrent personne. +On nous laissa seuls un instant, et j'expliquai tout le mystère. + +Le premier mouvement de Léonore fut de rire. L'esprit qu'elle avait ne +s'arrangeant pas avec le bigotisme, elle ne vit d'abord rien que de +très-plaisant au projet de lui faire prendre la place d'une statue +miraculeuse; mais la réflexion refroidit bientôt sa gaîté.... Il fallait +passer la nuit là.... Quelque chose pouvait s'entendre; les Nones.... +Celles, au moins, qui couchaient près de cette chapelle, n'avaient qu'à +s'imaginer que le bruit qui en venait, était occasionné par la Sainte, +furieuse de son changement; elles n'avaient qu'à venir examiner, +découvrir.... Nous étions perdus; dans le transport, pouvait-elle +répondre d'un mouvement?... Et si on levait le drap, dont elle serait +couverte.... Si enfin.... Et mille objections, toutes plus raisonnables +les unes que les autres, et que je détruisis d'un seul mot, en assurant +Léonore qu'il y avait un Dieu pour les amans, et que ce Dieu imploré par +nous, accomplirait infailliblement nos voeux, sans que nul obstacle vint +en troubler l'effet. + +Léonore se rendit, personne ne couchait dans sa chambre; c'était le plus +essentiel. J'avais écrit à la femme qui m'avait accompagné de Paris, de +se trouver le lendemain, de très-grand matin, chez le sculpteur, dont je +lui envoyais l'adresse; d'apporter des habits convenables pour une jeune +personne presque nue, qu'on lui remettrait, et de l'emmener aussi-tôt +à l'auberge où nous étions descendus, de demander des chevaux de poste +pour neuf heures précises du matin; que je serais sans faute, de retour +à cette heure, et que nous partirions de suite. + +Tout allant à merveille de ce côté, je ne m'occupai plus que des projets +intérieurs; c'est-à-dire des plus difficiles, sans-doute. + +Léonore prétexta un mal de tête, afin d'avoir le droit de se retirer de +meilleure heure, et dès qu'on la crut couchée, elle sortit, et vint me +trouver dans la chapelle, où j'avais l'air d'être en méditation. Elle +s'y mit comme moi; nous laissames étendre toutes les nones sur leurs +saintes couches, et dès que nous les supposames ensevelies dans les +bras du sommeil, nous commençames à briser et à réduire en poudre la +miraculeuse statue, ce qui nous fut fort aisé, vu l'état dans lequel +elle était. J'avais un grand sac, tout prêt, au fond duquel étaient +placées quelques grosses pierres. Nous mimes dedans les débris de la +sainte, et j'allai promptement jetter le tout dans un puits. Léonore, +peu vêtue, s'affubla aussi-tôt des parures de Sainte-Ultrogote; je +l'arrangeai dans la situation penchée, où le sculpteur l'avait mise, +pour la travailler. Je lui emmaillotai les bras, je mis à côté d'elle, +ceux de bois, que nous avions cassé la veille, et après lui avoir donné +un baiser.... Baiser délicieux, dont l'effet fut sur moi bien plus +puissant que les miracles de toutes les Saintes du Ciel; je fermai le +temple où reposait ma déesse, et me retirai tout rempli de son culte. + +Le lendemain, de grand matin, le sculpteur entra, suivi d'un de ses +élèves, tous deux munis d'un drap. Ils le jetterent sur Léonore, avec +tant de promptitude et d'adresse, qu'une none qui les éclairait, ne put +rien découvrir; l'artiste aidé de son garçon, emporta la prétendue +Sainte; ils sortirent, et Léonore reçue par la femme qui l'attendait, +se trouva à l'auberge indiquée, sans avoir éprouvé d'obstacle à son +évasion. + +J'avais prévenu de mon départ. Il n'étonna personne. J'affectai, au +milieu de ces dames, d'être surpris de ne point voir Léonore, on me dit +qu'elle était malade. Très en repos sur cette indisposition, je ne +montrai qu'un intérêt médiocre. Ma tante, pleinement persuadée que nous +nous étions fait nos adieux mystérieusement, la veille, ne s'étonna +point de ma froideur, et je ne pensai plus qu'à revoler avec +empressement, où m'attendait l'objet de tous mes voeux. + +Cette chère fille avait passé une nuit cruelle, toujours entre la +crainte et l'espérance; son agitation avait été extrême; pour achever de +l'inquiéter encore plus, une vieille religieuse était venue pendant la +nuit prendre congé de la Sainte; elle avait marmotté plus d'une heure, +ce qui avait presqu'empêché Léonore de respirer; et à la fin des +patenôtres, la vieille bégueule en larmes avait voulu la baiser au +visage; mais mal éclairée, oubliant sans doute le changement d'attitude +de la statue, son acte de tendresse s'était porté vers une partie +absolument opposée à la tête; sentant cette partie couverte, et +imaginant bien qu'elle se trompait, la vieille avait palpé pour se +convaincre encore mieux de son erreur. Léonore extrêmement sensible, +et chatouillée dans un endroit de son corps dont jamais nulle, main ne +s'était approchée, n'avait pu s'empêcher de tressaillir; la none avait +pris le mouvement pour un miracle; elle s'était jettée à genoux, sa +ferveur avait redoublé; mieux guidée dans ses nouvelles recherches, elle +avait réussi à donner un tendre baiser sur le front de l'objet de son +idolâtrie, et s'était enfin retirée. + +Après avoir bien ri de cette aventure, nous partîmes, Léonore, la femme +que j'avais amenée de Paris, un laquais et moi; il s'en fallut de bien +peu que nous ne fissions naufrage dès le premier jour. Léonore fatiguée, +voulut s'arrêter dans une petite ville qui n'était pas à dix lieues de +la nôtre: nous descendîmes dans une auberge; à peine y étions-nous, +qu'une voiture en poste s'arrêta pour y dîner comme nous.... C'était +mon père; il revenait d'un de ses châteaux; il retournait à la ville, +l'esprit bien loin de ce qui s'y passait. Je frémis encore quand je +pense à cette rencontre; il monte; on l'établit dans une chambre +absolument voisine de la nôtre, là, ne croyant plus pouvoir lui +échapper, je fus prêt vingt fois à aller me jeter à ses pieds pour +tâcher d'obtenir le pardon de mes fautes; mais je ne le connaissais pas +assez pour prévoir ses résolutions, je sacrifiais entièrement Léonore +par cette démarche; je trouvai plus à propos de me déguiser et de partir +fort vite. Je fis monter l'hôtesse; je lui dis que le hasard venait de +faire arriver chez elle un homme à qui je devais deux cents louis; que +ne me trouvant ni en état, ni en volonté de le payer à présent, je la +priai de ne rien dire, et de m'aider même au déguisement que j'allais +prendre pour échapper à ce créancier. Cette femme, qui n'avait aucun +intérêt à me trahir, et à laquelle je payai généreusement notre dépense, +se prêta de tout son coeur à la plaisanterie. + +Léonore et moi nous changeâmes d'habit, et nous passâmes ainsi tous deux +effrontément devant mon père, sans qu'il lui fût possible de nous +reconnaître, quelqu'attention qu'il eût l'air de prendre à nous. Le +risque que nous venions de courir décida Léonore à moins écouter l'envie +qu'elle avait de s'arrêter par-tout, et notre projet étant de passer en +Italie, nous gagnâmes Lyon d'une traite. + +Le Ciel m'est témoin que j'avais respecté jusqu'alors la vertu de celle +dont je voulais faire ma femme; j'aurais cru diminuer le prix que +j'attendais de l'hymen, si j'avais permis à l'amour de le cueillir. Une +difficulté bien mal entendue détruisit notre mutuelle délicatesse, et la +grossière imbécillité du refus de ceux que nous fûmes implorer, pour +prévenir le crime, fut positivement ce qui nous y plongea tous deux[2]. +O Ministres du Ciel, ne sentirez-vous donc jamais qu'il y a mille cas où +il vaut mieux se prêter à un petit mal, que d'en occasionner un grand, +et que cette futile approbation de votre part, à laquelle on veut bien +se prêter, est pourtant bien moins importante que tous les dangers qui +peuvent résulter du refus. Un grand Vicaire de l'Archevêque, auquel nous +nous adressâmes, nous renvoya avec dureté; trois Curés de cette ville +nous firent éprouver les mêmes désagrémens, quand Léonore et moi, +justement irrités de cette odieuse rigueur, résolûmes de ne prendre que +Dieu pour témoin de nos sermens, et de nous croire aussi bien mariés en +l'invoquant aux pieds de ses autels, que si tout le sacerdoce romain eût +revêtu notre hymen de ses formalités; c'est l'âme, c'est l'intention que +l'Éternel désire, et quand l'offrande est pure, le médiateur est +inutile. + +Léonore et moi, nous nous transportâmes à la Cathédrale, et là, pendant +le sacrifice de la messe, je pris la main de mon amante, je lui jurai +de n'être jamais qu'à elle, elle en fit autant; nous nous soumîmes tous +deux à la vengeance du Ciel, si nous trahissions nos sermens; nous nous +protestâmes de faire approuver notre hymen dès que nous en aurions le +pouvoir, et dès le même jour la plus charmante des femmes me rendit le +plus heureux des époux. + +Mais ce Dieu que nous venions d'implorer avec tant de zèle, n'avait pas +envie de laisser durer notre bonheur: vous allez bientôt voir par quelle +affreuse catastrophe il lui plut d'en troubler le cours. + +Nous gagnâmes Venise sans qu'il nous arrivât rien d'intéressant; j'avais +quelque envie de me fixer dans cette ville, le nom de _Liberté_, de +_République_, séduit toujours les jeunes gens; mais nous fûmes bientôt à +même de nous convaincre, que si quelque ville dans le monde est digne de +ce titre, ce n'est assurément pas celle-là, à moins qu'on ne l'accorde à +l'État que caractérise la plus affreuse oppression du peuple, et la plus +cruelle tyrannie des grands. + +Nous nous étions logés à Venise sur le grand canal, chez un nommé +_Antonio_, qui tient un assez bon logis, aux armes de France, près le +pont de Rialto; et depuis trois mois, uniquement occupés de visiter les +beautés de cette ville flottante, nous n'avions encore songé qu'aux +plaisirs; hélas! l'instant de la douleur arrivait, et nous ne nous en +doutions point. La foudre grondait déjà sur nos têtes, quand nous ne +croyions marcher que sur des fleurs. + +Venise est entourée d'une grande quantité d'isles charmantes, dans +lesquelles le citadin aquatique quittant ses lagunes empestées, va +respirer de tems en tems quelques atomes un peu moins mal sains. Fidèles +imitateurs de cette conduite, et l'isle de _Malamoco_ plus agréable, +plus fraîche qu'aucune de celles que nous avions vues, nous attirant +davantage, il ne se passait guères de semaines que Léonore et moi +n'allassions y dîner deux ou trois fois. La maison que nous préférions +était celle d'une veuve dont on nous avait vanté la sagesse; pour une +légère somme, elle nous apprêtait un repas honnête, et nous avions de +plus tout le jour la jouissance de son joli jardin. Un superbe figuier +ombrageait une partie de cette charmante promenade; Léonore, +très-friande du fruit de cet arbre, trouvait un plaisir singulier à +aller goûter sous le figuier même, et à choisir là tour-à-tour les +fruits qui lui paraissaient les plus mûrs. + +Un jour... ô fatale époque de ma vie!... Un jour que je la vis dans la +grande ferveur de cette innocente occupation de son âge, séduit par un +motif de curiosité, je lui demandai la permission de la quitter un +moment, pour aller voir, à quelques milles de là, une abbaye célèbre, +par les morceaux fameux du Titien et de Paul Véronese, qui s'y +conservaient avec soin. Émue d'un mouvement dont elle ne parut pas être +maîtresse. Léonore me fixa. Eh bien! me dit-elle, te voilà déjà _mari_; +tu brûles de goûter des plaisirs sans ta _femme_.... Où vas-tu, mon ami; +quel tableau peut donc valoir l'original que tu possèdes?--Aucun +assurément, lui dis-je, et tu en es bien convaincue; mais je sais que +ces objets t'amusent peu; c'est l'affaire d'une heure; et ces présens +superbes de la nature, ajoutai-je, en lui montrant des figues, sont bien +préférables aux subtilités de l'art, que je désire aller admirer un +instant.... Vas, mon ami, me dit cette charmante fille, je saurai être +une heure sans toi, et se rapprochant de son arbre: vas, cours à tes +plaisirs, je vais goûter les miens.... Je l'embrasse, je la trouve en +larmes.... Je veux rester, elle m'en empêche; elle dit que c'est un +léger moment de faiblesse, qu'il lui est impossible de vaincre. Elle +exige que j'aille où la curiosité m'appelle, m'accompagne au bord de la +gondole, m'y voit monter, reste au rivage, pendant que je m'éloigne, +pleure encore, au bruit des premiers coups de rames, et rentre à mes +yeux, dans le jardin. Qui m'eût dit, que tel était l'instant qui allait +nous séparer! et que dans un océan d'infortune, allaient s'abîmer nos +plaisirs....Eh quoi, interrompit ici madame de Blamont; vous ne faites +donc que de vous réunir? Il n'y a que trois semaines que nous le sommes, +madame, répondit Sainville, quoiqu'il y ait trois ans que nous ayons +quitté notre patrie.--Poursuivez, poursuivez, Monsieur; cette +catastrophe annonce deux histoires, qui promettent bien de l'intérêt. + +Ma course ne fut pas longue, reprit Sainville; les pleurs de Léonore +m'avaient tellement inquiété, qu'il me fut impossible de prendre aucun +plaisir à l'examen que j'étais allé faire. Uniquement occupé de ce cher +objet de mon coeur, je ne songeais plus qu'à venir la rejoindre. Nous +atteignons le rivage.... Je m'élance.... Je vole au jardin,... et au +lieu de Léonore, la veuve, la maîtresse du logis, se jette vers moi, +toute en larmes... me dit qu'elle est désolée, qu'elle mérite toute ma +colère.... Qu'à peine ai-je été à cent pas du rivage, qu'une gondole, +remplie de gens qu'elle ne connaît pas, s'est approchée de sa maison, +qu'il en est sorti six hommes masqués, qui ont enlevé Léonore, l'ont +transportée dans leur barque, et se sont éloignés avec rapidité, en +gagnant la haute mer.... Je l'avoue, ma première pensée fut de me +précipiter sur cette malheureuse, et de l'abattre d'un seul coup à mes +pieds. Retenu par la faiblesse de son sexe, je me contentai de la saisir +au col, et de lui dire, en colère, qu'elle eût à me rendre ma femme, ou +que j'allais l'étrangler à l'instant.... Exécrable pays, m'écriai-je, +voilà donc la justice qu'on rend dans cette fameuse république! Puisse +le ciel m'anéantir et m'écraser à l'instant avec elle, si je ne retrouve +pas celle qui m'est chère.... A peine ai-je prononcé ces mots, que je +suis entouré d'une troupe de sbires; l'un d'eux s'avance vers moi; me +demande si j'ignore qu'un étranger ne doit, à Venise, parler du +gouvernement, en quoi que ce puisse être; scélérat, répondis-je, hors de +moi, il en doit dire et penser le plus grand mal, quand il y trouve le +droit des gens et l'hospitalité aussi cruellement violés.... Nous +ignorons ce que vous voulez dire, répondit l'alguasil; mais ayez pour +agréable de remonter dans votre gondole, et de vous rendre sur-le-champ +prisonnier dans votre auberge, jusqu'à ce que la république ait ordonné +de vous. + +Mes efforts devenaient inutiles, et ma colère impuissante; je n'avais +plus pour moi que des pleurs, qui n'attendrissaient personne, et des +cris qui se perdaient dans l'air. On m'entraîne. Quatre de ces vils +fripons m'escortent, me conduisent dans ma chambre, me consignent à +Antonio, et vont rendre compte de leur scélératesse. + +C'est ici où les paroles manquent au tableau de ma situation! Et comment +vous rendre, en effet, ce que j'éprouvai, ce que je devins, quand je +revis cet appartement, duquel je venais de sortir, depuis quelques +heures, libre et avec ma Léonore, et dans lequel je rentrais prisonnier, +et sans elle. Un sentiment pénible et sombre succéda bientôt à ma rage +... Je jetai les yeux sur le lit de mon amante, sur ses robes, sur ses +ajustemens, sur sa toilette; mes pleurs coulaient avec abondance, en +m'approchant de ces différentes choses. Quelquefois, je les observais +avec le calme de la stupidité. L'instant d'après, je me précipitais +dessus avec le délire de l'égarement.... La voilà, me disais-je, elle +est ici.... Elle repose.... Elle va s'habiller.... Je l'entends; mais +trompé par une cruelle illusion, qui ne faisait qu'irriter mon chagrin, +je me roulais au milieu de la chambre; j'arrosais le plancher de mes +larmes, et faisais retentir la voûte de mes cris. O Léonore! Léonore! +c'en est donc fait, je ne te verrai plus.... Puis, sortant, comme un +furieux, je m'élançais sur Antonio, je le conjurais d'abréger ma vie; +je l'attendrissais par ma douleur; je l'effrayais par mon désespoir. + +Cet homme, avec l'air de la bonne foi, me conjura de me calmer; je +rejetai d'abord ses consolations: l'état dans lequel j'étais +permettait-il de rien entendre.... Je consentis enfin à +l'écouter.--Soyez pleinement en repos sur ce qui vous regarde, me dit-il +d'abord; je ne prévois qu'un ordre de vous retirer dans vingt-quatre +heures des terres de la république, elle n'agira sûrement pas plus +sévèrement avec vous.--Eh! Que m'importe ce que je deviendrai; c'est +Léonore que je veux, c'est elle que je vous demande.--Ne vous imaginez +pas qu'elle soit à Venise; le malheur dont elle est victime est arrivé +à plusieurs autres étrangères, et même à des femmes de la ville: il se +glisse souvent dans le canal des barques turques; elles se déguisent, +on ne les reconnaît point; elles enlèvent des proies pour le serrail, +et quelques précautions que prenne la république, il est impossible +d'empêcher cette piraterie. Ne doutez point que ce ne soit là le malheur +de votre Léonore: la veuve du jardin de Malamoco n'est point coupable, +nous la connaissons tous pour une honnête femme; elle vous plaignait de +bonne foi, et peut-être que, sans votre emportement, vous en eussiez +appris davantage. Ces isles, continuellement remplies d'étrangers, le +sont également d'espions, que la République y entretien; vous avez tenu +des propos, voilà la seule raison de vos arrêts.--Ces arrêts ne sont pas +naturels, et votre gouvernement sait bien ce qu'est devenue celle que +j'aime; ô mon ami! faites-là moi rendre, et mon sang est à vous.--Soyez +franc, est-ce une fille enlevée en France? Si cela est, ce qui vient de +se faire pourrait bien être l'ouvrage des deux Cours; cette circonstance +changerait absolument la face des choses.... Et me voyant balbutier:--Ne +me cachez rien, poursuit Antonio, apprenez-moi ce qui en est, je vole à +l'instant m'informer; soyez certain qu'à mon retour je vous apprendrai +si votre femme a été enlevée par ordre pu par surprise.--Eh bien! +répondis-je avec cette noble candeur de la jeunesse, qui, toute +honorable qu'elle est, ne sert pourtant qu'à nous faire tomber dans tous +les pièges qu'il plaît au crime de nous tendre.... Eh bien! je vous +l'avoue, elle est ma femme, mais à l'insçu de nos parens.--Il suffit, +me dit Antonio, dans moins d'une heure vous saurez tout.... Ne sortez +point, cela gâterait vos affaires, cela vous priverait des +éclaircissemens que vous avez droit d'espérer. Mon homme part et ne +tarde pas à reparaître. + +On ne se doute point, me dit-il, du mystère de votre intrigue; +l'Ambassadeur ne sait rien, et notre République nullement fondée à avoir +les yeux sur votre conduite, vous aurait laissé toute votre vie +tranquille sans vos blasphèmes sur son gouvernement; Léonore est donc +sûrement enlevée par une barque turque; elle était guettée depuis un +mois; il y avait dans le canal six petits bâtimens armés qui +l'escortèrent, et qui sont déjà à plus de vingt lieues en mer. Nos gens +ont couru, ils ont vu, mais il leur a été impossible de les atteindre. +On va venir vous apporter les ordres du Gouvernement, obéissez-y; +calmez-vous, et croyez que j'ai fait pour vous tout ce qui pouvait +dépendre de moi. + +A peine Antonio eut-il effectivement cessé de me donner ces cruelles +lumières, que je vis entrer ce même chef des Sbires qui m'avait arrêté; +il me signifia l'ordre de partir dès le lendemain au matin; il m'ajouta +que, sans la raison que j'avais effectivement de me plaindre, on n'en +aurait pas agi avec autant de douceur; qu'on voulait bien pour ma +consolation me certifier que cet enlèvement ne s'était point fait par +aucun malfaiteur de la République, mais uniquement par des barques des +Dardanelles qui se glissaient ainsi dans la mer adriatique, sans qu'il +fût possible d'arrêter leurs désordres, quelques précautions que l'on +pût prendre.... Le compliment fait, mon homme se retira, en me priant de +lui donner quelques sequins pour l'honnêteté qu'il avait eue de ne me +consigner que dans mon hôtel, pendant qu'il pouvait me conduire en +prison. + +J'étais infiniment plus tenté, je l'avoue, d'écraser ce coquin, que de +lui donner pour boire, et j'allai le faire sans doute, quand Antonio me +devinant, s'approcha de moi, et me conjura de satisfaire cet homme. +Je le fis, et chacun s'étant retiré, je me replongeai dans l'affreux +désespoir qui déchirait mon âme.... A peine pouvais-je réfléchir, +jamais un dessein constant ne parvenait à fixer mon imagination; il +s'en présentait vingt à-la-fois, mais aussitôt rejetés que conçus, +ils faisaient à l'instant place à mille autres dont l'exécution était +impossible. Il faut avoir connu une telle situation pour en juger, et +plus d'éloquence que moi pour la peindre. Enfin, je m'arrêtai au projet +de suivre Léonore, de de la devancer si je pouvais à Constantinople, de +la payer de tout mon bien au barbare qui me la ravissait, et de la +soustraire au prix de mon sang, s'il le fallait, à l'affreux sort qui +lui était destiné. Je chargeai Antonio de me fréter une felouque; je +congédiai la femme que nous avions amené, et la récompensai sur le +serment qu'elle me fit que je n'aurais jamais rien à craindre de son +indiscrétion. + +La felouque se trouva prête le lendemain au matin, et vous jugez si +c'est avec joie que je m'éloignai de ces perfides bords. J'avais 15 +hommes d'équipage, le vent était bon; le surlendemain, de bonne heure, +nous aperçûmes la pointe de la fameuse citadelle de Corfou, frère rivale +de Gibraltar, et peut-être aussi imprenable que cette célèbre clef de +l'Europe[3]; le cinquième jour nous doublâmes le Cap de Morée, nous +entrâmes dans l'Archipel, et le septième au soir, nous touchâmes Pera. + +Aucun bâtiment, excepté quelques barques de pêcheurs de Dalmatie, ne +s'était offert à nous durant la traversée; nos yeux avaient eu beau se +tourner de toutes parts, rien d'intéressant ne les avait fixés.... Elle +a trop d'avance, me disais-je, il y a long-tems qu'elle est arrivée.... +O ciel! elle est déjà dans les bras d'un monstre que je redoute ... je +ne parviendrai jamais à l'en arracher. + +Le Comte de Fierval était pour lors Ambassadeur de notre Cour à la +Porte; je n'avais aucune liaison avec lui; en eussé-je eu d'ailleurs, +aurai-je osé me découvrir? C'était pourtant le seul être que je pusse +implorer dans mes malheurs, le seul dont je pusse tirer +quelqu'éclaircissement: je fus le trouver, et lui laissant voir ma +douleur, ne lui cachant aucune circonstance de mon aventure, ne lui +déguisant que mon nom et celui de ma femme, je le conjurai d'avoir +quelque pitié de mes maux, et de vouloir bien m'être utile, ou par ses +actions, ou par ses conseils. + +Le Comte m'écouta avec toute l'honnêteté, avec tout l'intérêt que je +devais attendre d'un homme de ce caractère.... Votre situation est +affreuse, me dit-il; si vous étiez en état de recevoir un conseil sage, +je vous donnerais celui de retourner en France, de faire votre paix avec +vos parens, et de leur apprendre le malheur épouvantable qui vous est +arrivé.--Et le puis-je, Monsieur, lui dis-je; puis-je exister où ne sera +pas ma Léonore! Il faut que je la retrouve, ou que je meure.--Eh bien! +me dit le Comte, je vais faire pour vous tout ce que je pourrai ... +peut-être plus que ne devrait me le permettre ma place.... Avez-vous un +portrait de Léonore?--En voici un assez ressemblant, autant au moins +qu'il est possible à l'art d'atteindre à ce que la nature a de plus +parfait.--Donnez-le moi: demain matin à cette même heure, je vous dirai +si votre femme est dans le serrail. Le Sultan m'honore de ses bontés: +je lui peindrai le désespoir d'un homme de ma nation; il me dira s'il +possède ou non cette femme; mais réfléchissez-y bien, peut-être +allez-vous accroître votre malheur: s'il l'a, je ne vous réponds pas +qu'il me la rende.... Juste ciel! elle serait dans ces murs, et je ne +pourrais l'en arracher.... Oh! Monsieur, que me dites-vous? peut-être +aimerai-je mieux l'incertitude.--Choisissez.--Agissez, Monsieur, puisque +vous voulez bien vous intéresser à mes malheurs; agissez: et si le +Sultan possède Léonore, s'il se refuse à me la rendre, j'irai mourir de +douleur aux pieds des murs de son serrail; vous lui ferez savoir ce que +lui coûte sa conquête; vous lui direz qu'il ne l'achète qu'aux dépends +de la vie d'un infortuné. + +Le Comte me serra la main, partagea ma douleur, la respecta et la +servit, bien différent en cela de ces ministres ordinaires, qui, tout +bouffis d'une vaine gloire, accordent à peine à un homme le tems de +peindre ses malheurs, le repoussent avec dureté, et comptent au rang de +leurs momens perdus ceux que la bienséance les oblige à prêter l'oreille +aux malheureux. + +Gens en place, voilà votre portrait: vous croyez nous en imposer en +alléguant sans cesse une multitude d'affaires, pour prouver +l'impossibilité de vous voir et de vous parler; ces détours, trop +absurdes, trop usés, pour en imposer encore, ne sont bons qu'à vous +faire mépriser; ils ne servent qu'à faire médire de la nation, qu'à +dégrader son gouvernement. O France! tu t'éclaireras un jour, je +l'espère: l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le sceptre du +despotisme et de la tyrannie, et foulant à tes pieds les scélérats qui +servent l'un et l'autre, tu sentiras qu'un peuple libre par la nature et +par son génie, ne doit être gouverné que par lui-même[4]. + +Dès le même soir, le Comte de Fierval me fit dire qu'il avait à me +parler, j'y courus.--Vous pouvez, me dit-il, être parfaitement sûr que +Léonore n'est point au serrail; elle n'est même point à Constantinople. +Les horreurs qu'on a mis à Venise sur le compte de cette Cour n'existent +plus: depuis des siècles on ne fait point ici le métier de corsaire; un +peu plus de réflexion m'aurait fait vous le dire, si j'eusse été occupé +d'autre chose, quand vous m'en avez parlé, que du plaisir de vous être +utile. A supposer que Venise ne vous en a point imposé sur le fait, et +que réellement Léonore ait été enlevée par des barques déguisées, ces +barques appartiennent aux États Barbaresques, qui se permettent +quelquefois ce genre de piraterie; ce n'est donc que là qu'il vous sera +possible d'apprendre quelque chose. Voilà le portrait que vous m'avez +confié; je ne vous retiens pas plus long-tems dans cette Capitale.--Si +vos parens faisaient des recherches, si l'on m'envoyait quelques ordres, +je serais obligé de changer la satisfaction réelle que je viens +d'éprouver en vous servant, contre la douleur de vous faire peut-être +arrêter.... Eloignez-vous.... Si vous poursuivez vos recherches, +dirigez-les sur les cotes d'Afrique.... Si vous voulez mieux faire, +retournez en France, il sera toujours plus avantageux pour vous de faire +la paix avec vos parens, que de continuer à les aigrir par une plus +longue absence. + +Je remerciai sincèrement le Comte, et la fin de son discours m'ayant +fait sentir qu'il serait plus prudent à moi de lui déguiser mes projets, +que de lui en faire part... que peut-être même il désirait que j'agisse +ainsi; je le quittai, le comblant des marques de ma reconnaissance, et +l'assurant que j'allais réfléchir à l'un ou l'autre des plans que son +honnêteté me conseillait. + +Je n'avais ni payé, ni congédié ma felouque; je fis venir le patron, +je lui demandai s'il était en état de me conduire à Tunis. «Assurément, +me dit-il, à Alger, à Maroc, sur toute la côte d'Afrique, _votre +Excellence_ n'a qu'à parler». Trop heureux dans mon malheur de trouver +un tel secours; j'embrassai ce marinier de toute mon âme.--O brave +homme! lui dis-je avec transport... ou il faut que nous périssions +ensemble, ou il faut que nous retrouvions Léonore. + +Il ne fut pourtant pas possible de partir, ni le lendemain, ni le jour +d'après: nous étions dans une saison où ces parages sont incertains; +le tems était affreux: nous attendîmes. Je crus inutile de paraître +davantage chez le Ministre de France.... Que lui dire? Peut-être même le +servais-je en n'y reparaissant plus. Le ciel s'éclaircit enfin, et nous +nous mîmes en mer; mais ce calme n'était que trompeur: la mer ressemble +à la fortune, il ne faut jamais se défier autant d'elle, que quand elle +nous rit le plus. + +A peine eûmes-nous quitté l'Archipel, qu'un vent impétueux troublant la +manoeuvre des rames, nous contraignit à faire de la voile; la légèreté +du bâtiment le rendit bientôt le jouet de la tempête, et nous fûmes trop +heureux de toucher Malte le lendemain sans accident. Nous entrâmes sous +le fort Saint-Elme dans le bassin de la Valette, ville bâtie par le +Commandeur de ce nom en 1566. Si j'avais pu penser à autre chose qu'à +Léonore, j'aurais sans doute remarqué la beauté des fortifications de +cette place, que l'art et la nature rendent absolument imprenables. +Mais je ne m'occupai qu'à prendre vite une logement dans la ville, en +attendant que nous en puissions repartir avec plus de promptitude +encore, et cela devenant impossible pour le même soir, je me résolus à +passer la nuit dans le cabaret où nous étions. + +Il était environ neuf heures du soir, et j'allais essayer de trouver +quelques instans de repos, lorsque j'entendis beaucoup de bruit dans la +chambre à coté de la mienne. Les deux pièces n'étant séparées que par +quelques planches mal jointes, il me fut aisé de tout voir et de tout +entendre. J'écoute... j'observe... quel singulier spectacle s'offre à +mes regards! trois hommes qui me paraissent Vénitiens, placèrent dans +cette chambre une grande caisse couverte de toile cirée; dès que ce +meuble est apporté, celui qui paraît être le chef, s'enferme seul, lève +la toile qui couvre la caisse, et je vois une bière.--O malheureux! +s'écrie cet homme, je suis perdu; elle est morte... elle n'a plus de +mouvement.... Ce personnage est-il fou, me dis-je à moi-même.... Eh +quoi! il s'étonne qu'il y ait un mort dans ce cercueil!... Mais +pourquoi ce meuble funèbre, continue-je. Quelle apparence qu'il fût là, +s'il ne contenait un mort! et mes réflexions font place à la plus grande +surprise, quand je vois celui qui avait parlé, ouvrir la bière, et en +retirer dans ses bras le corps d'une femme; comme elle était habillée, +je reconnus bientôt qu'elle n'était qu'en syncope, et qu'elle avait +sûrement été mise en vie dans ce cercueil. Ah! Je le savais bien, +continua le personnage, je le savais bien qu'elle ne résisterait pas +là-dedans à la tempête; quel besoin de la laisser dans cette position, +dès que nos étions sûrs de n'être pas suivi.... O juste ciel!;... et +pendant ce tems-là, il déposait cette femme sur un lit; il lui tâtait le +poulx,.et s'apercevant sans doute qu'il avait encore du mouvement, il +sauta de joie.--Jour heureux! s'écria-t-il, elle n'est qu'évanouie!... +Fille charmante, je ne serai point privé des plaisirs que j'attends de +toi; je te sommerai de ta parole, tu seras ma femme, et mes peines ne +seront pas perdues.... Cet homme sortit en même-tems d'une petite caisse +des flacons, des lancettes, et se préparait à donner toutes sortes de +secours à cette infortunée, dont la situation où elle avait été placée +m'avait toujours empêché de distinguer les traits. + +[Illustration: _Je savais bien qu'elle n'y résisterait pas_. + +J'en étais là de mon examen, très-curieux de découvrir la suite de cette +aventure, lorsque le patron de ma felouque entra brusquement dans ma +chambre.--_Excellence_, me dit-il, ne vous couchez pas, la lune se lève, +le tems est beau, nous dînons demain à Tunis, si _votre Excellence_ veut +se dépêcher. + +Trop occupé de mon amour, trop rempli du seul désir d'en retrouver +l'objet, pour perdre à une aventure étrangère les momens destinés à +Léonore, je laisse là ma belle évanouie, et vole au plutôt sur mon +bâtiment: les rames gémissent; le tems fraîchit; la lune brille; les +matelots chantent; et nous sommes bientôt loin de Malte.... Malheureux +que j'étais! où ne nous entraîne pas la fatalité de notre étoile.... +Ainsi que le chien infortuné de la fable, je laissais la proie pour +courir après l'omble, j'allais m'exposer à mille nouveaux dangers pour +découvrir celle que le hasard venait de mettre dans mes mains. + +O grand Dieu! s'écria Madame de Blamont, quoi! Monsieur, la belle morte +était votre Léonore?--Oui, Madame, je lui laisse le soin de vous +apprendre elle-même ce qui l'avait conduite là.... Permettez que je +continue; peut-être verrez-vous encore la fortune ennemie se jouer de +moi avec les mêmes caprices; peut-être me verrez-vous encore, toujours +faible, toujours occupé de ma profonde douleur, fuir la prospérité qui +luit un instant, pour voler où m'entraîne malgré moi la sévérité de mon +sort. + +Nous commencions avec l'aurore à découvrir la terre; déjà le Cap _Bon_ +s'offrait à nos regards, quand un vent d'Est s'élevant avec fureur, nous +permit à peine de friser la côte d'Afrique, et nous jeta avec une +impétuosité sans égalé vers le détroit de Gibraltar; la légèreté de +notre bâtiment le rendait avec tant de facilité la proie de la tempête, +que nous ne fûmes pas quarante heures à nous trouver en travers du +détroit. Peu accoutumés à de telles courses sur des barques si frêles, +nos matelots se croyaient perdus; il n'était plus question de +manoeuvres, nous ne pouvions que carguer à la hâte une mauvaise voile +déjà toute déchirée, et nous abandonner à la volonté du Ciel, qui, +s'embarrassant toujours assez peu du voeu des hommes, ne lés sacrifie +pas moins, malgré leurs inutiles prières, à tout ce que lui inspire la +bizarrerie de ses caprices. Nous passâmes ainsi le détroit, non sans +risquer à chaque instant d'échouer contre l'une ou l'autre terre; +semblables à ces débris que l'on voit, errants au hasard et tristes +jouets des vagues, heurter chaque écueil tour-à-tour, si nous échappions +au naufrage sur les côtes d'Afrique, ce n'était que pour le craindre +encore plus sur les rives d'Espagne. + +Le vent changea sitôt que nous eûmes débouqué le détroit; il nous +rabattit sur la côte occidentale de Maroc, et cet empire étant un de +ceux où j'aurais continué mes recherches, à supposer qu'elles se fussent +trouvées infructueuses dans les autres États barbaresques, je résolus +d'y prendre terre. Je n'avais pas besoin de le désirer, mon équipage +était las de courir: le patron m'annonça dès que nous fûmes au port de +Salé, qu'à moins que je ne voulusse revenir en Europe, il ne pouvait pas +me servir plus long-tems; il m'objecta que sa felouque peu faite à +quitter les ports d'Italie, n'était pas en état d'aller plus loin, et +que j'eusse à le payer ou à me décider au retour.--Au retour, +m'écriai-je, eh! ne sais-tu donc pas que je préférerais la mort à la +douleur de reparaître dans ma patrie sans avoir retrouvé celle que +j'aime. Ce raisonnement fait pour un coeur sensible, eut peu d'accès sur +l'âme d'un matelot, et le cher patron, sans en être ému, me signifia +qu'en ce cas il fallait prendre congé l'un de l'autre.--Que devenir! +Était-ce en Barbarie où je devais espérer de trouver justice contre un +marinier Vénitien? Tous ces gens-là, d'ailleurs, se tiennent d'un bout +de l'Europe à l'autre: il fallut se soumettre, payer le patron, et s'en +séparer. + +Bien résolu de ne pas rendre ma course Inutile dans ce royaume, et d'y +poursuivre au moins les recherches que j'avais projetées, je louai des +mulets à Salé, et rendu à Mekinés, lieu de résidence de la Cour, je +descendis chez le Consul de France: je lui exposai ma demande.--Je vous +plains, me répondit cet homme, dès qu'il m'eût entendu, et vous plains +d'autant plus, que votre femme, fût-elle au sérail, il serait +impossible, au roi de France même, de la découvrir; cependant, il n'est +pas vraisemblable que ce malheur ait eu lieu: il est extrêmement rare +que les corsaires de Maroc aillent aujourd'hui dans l'Adriatique; il y a +peut-être plus de trente ans qu'ils n'y ont pris terre: les marchands +qui fournissent le haram ne vont acheter des femmes qu'en Georgie; s'ils +font quelques vols, c'est dans L'Archipel, parce que l'Empereur est +très-porté pour les femmes grecques, et qu'il paie au poids de l'or tout +ce qu'on lui amène au-dessous de 12 ans de ces contrées. Mais il fait +très-peu de cas des autres Européennes, et je pourrais, continuait-il, +vous assurer d'après cela presqu'aussi sûrement que si j'avais visité le +sérail, que votre divinité n'y est point. Quoi qu'il en soit, allez vous +vous reposer, je vous promets de faire des recherches; j'écrirai dans +les ports de l'Empire, et peut-être au moins découvrirons-nous si elle a +côtoyé ces parages. + +Trouvant cet avis raisonnable, je m'y Conformai, et fus essayer de +prendre un peu de repos, s'il était possible que je pusse le trouver au +milieu des agitations de mon coeur. + +Le Consul fut huit jours sans me rien apprendre; il vint enfin me +trouver au commencement du neuvième: votre femme, me dit-il, n'est +sûrement pas venue dans ce pays; j'ai le signalement de toutes celles +qui y ont débarqué depuis l'époque que vous m'avez cité, rien dans tout +ce que j'ai ne ressemble à ce qui vous intéresse. Mais le lendemain de +votre arrivée, un petit bâtiment anglais, battu de la tempête, a relâché +dix heures à _Safie_; il a mis ensuite à la voile pour _le Cap_; il +avait dans son bâtiment une jeune Française de l'âge que vous m'avez +dépeint, brune, de beaux cheveux, et de superbes yeux noirs; elle +paraissait être extrêmement affligée: on n'a pu me dire, ni avec qui +elle était, ni quel paraissait être l'objet de son voyage; ce peu de +circonstances est tout ce que j'ai su, je me hâte de vous en faire part, +ne doutant point que cette Française, si conforme au portrait que vous +m'avez fait voir, ne soit celle que vous cherchez.--Ah! Monsieur, +m'écriai-je, vous me donnez à-la-fois et la vie et la mort; je ne +respirerai plus que je n'aie atteint ce maudit bâtiment; je n'aurai pas +un moment de repos que je ne sois instruit des raisons qui lui font +emporter celle que j'adore au fond de l'univers. Je priai en même-tems +cet homme honnête de me fournir quelques lettres de crédit et de +recommandation pour le Cap. Il le fit, m'indiqua les moyens de trouver +un léger bâtiment à bon prix au port de _Salé_, et nous nous séparâmes. + +Je retournai donc à ce port célèbre de l'Empire de Maroc[5], où je +m'arrangeai assez promptement d'une barque hollandaise de 50 tonneaux: +pour avoir l'air de faire quelque chose, j'achetai une petite cargaison +d'huile, dont on m'a dit que j'aurais facilement le débit au Cap. +J'avais avec moi vingt-cinq matelots, un assez bon pilote, et mon +valet-de-chambre, tel était mon équipage. + +Notre bâtiment n'étant pas, assez bon voilier pour garder la grande mer, +nous courûmes les côtes sans nous en écarter de plus de quinze à vingt +lieues, quelquefois même nous y abordions pour y faire de l'eau ou pour +acheter des vivres aux Portugais de la Guinée. Tout alla le mieux du +monde jusqu'au golfe, et nous avions fait près de la moitié du chemin, +lorsqu'un terrible vent du Nord nous jeta tout-à-coup vers l'isle de +_Saint-Mathieu_. Je n'avais encore jamais vu la mer dans un tel +courroux: la brume était si épaisse, qu'il devenait impossible de nous +distinguer de la proue à la poupe; tantôt enlevé jusqu'aux nues par +la fureur des vagues, tantôt précipité dans l'abîme par leur chûte +impétueuse, quelquefois entièrement inondés par les lames que nous +embarquions malgré nous, effrayés du bouleversement intérieur et du +mugissement épouvantable des eaux, du craquement des couples; fatigués +du roulis violent qu'occasionnait souvent la violence des rafales, et +l'agitation inexprimable des lots, nous voyions la mort nous assaillir +de par-tout, nous l'attendions à tout instant. + +C'est ici qu'un philosophe eût pu se plaire à étudier l'homme, à +observer la rapidité avec laquelle les changemens de l'atmosphère le +font passer d'une situation à l'autre. Une heure avant, nos matelots +s'enivraient en jurant... maintenant, les mains élevées vers le ciel, +ils ne songeaient plus qu'à se recommander à lui. Il est donc vrai que +la crainte est le premier ressort de toutes les religions, et qu'elle +est, comme dit Lucrèce, la mère des cultes. L'homme doué d'une meilleure +constitution, moins de désordres dans la nature, et l'on n'eût jamais +parlé des Dieux sur la terre. + +Cependant le danger pressait; nos matelots redoutaient d'autant plus les +rochers à fleur d'eau, qui environnent l'île Saint-Mathieu, qu'ils +étaient absolument hors d'état de les éviter. Ils y travaillaient +néanmoins avec ardeur, lorsqu'un dernier coup de vent, rendant leurs +soins infructueux, fait toucher la barque avec tant de rudesse sur un de +ces rochers, qu'elle se fend, s'abîme, et s'écroule en débris dans les +flots. + +Dans ce désordre épouvantable; dans ce tumulte affreux des cris des +ondes bouillonnantes, des sifflements de l'air, de l'éclat bruyant de +toutes les différentes parties de ce malheureux navire, sous la faulx de +la mort enfin, élevée pour frapper ma tête, je saisis une planche, et +m'y cramponnant, m'y confiant au gré des flots, je suis assez heureux, +pour y trouver un abri, contre les dangers qui m'environnent. Nul de mes +gens n'ayant été si fortuné que moi, je les vis tous périr sous mes +yeux. Hélas! dans ma cruelle situation, menacé comme je l'étais, de tous +les fléaux qui peuvent assaillir l'homme, le ciel m'est témoin que je ne +lui adressai pas un seul voeu pour moi. Est-ce courage, est-ce défaut de +confiance; je ne sais, mais je ne m'occupai que des malheureux qui +périssaient, pour me servir; je ne pensai qu'à eux, qu'à ma chère +Léonore, qu'à l'état dans lequel elle devait être, privée de son époux +et des secours qu'elle en devait attendre. + +J'avais heureusement sauvé toute ma fortune; les précautions prises de +l'échanger en papier du Cap à Maroc, m'avait facilité les moyens de la +mettre à couvert. Mes billets fermés avec soin dans un portefeuille de +cuir, toujours attaché à ma ceinture, se retrouvaient ainsi tous avec +moi, et nous ne pouvions périr qu'ensemble; mais quelle faible +consolation, dans l'état où j'étais. + +Voguant seul sur ma planche, en bute à la fureur des élémens, je vis un +nouveau danger prêt à m'assaillir, danger affreux, sans doute, et auquel +je n'avais nullement songé; je ne m'étais muni d'aucuns vivres, dans +cette circonstance, où le désir de se conserver, aveugle toujours sur +les vrais moyens d'y parvenir; mais il est un dieu pour les amans; je +l'avais dit à Léonore, et je m'en convainquis. Les Grecs ont eu raison +d'y croire; et quoique dans ce moment terrible, je ne songeai guères +plus à invoquer celui-là, qu'un autre; ce fut pourtant à lui que je dus +ma conservation: je dois le croire au moins, puisqu'il m'a fait sortir +vainqueur de tant de périls, pour me rendre enfin à celle que j'adore. + +Insensiblement le temps se calma; un vent frais fit glisser ma planche +sur une mer tranquille, avec tant d'aisance et de facilité, que je revis +la côte d'Afrique, le soir même; mais je descendais considérablement, +quand je pris terre; le second jour, je me trouvai entre Benguele, et le +royaume des Jagas, sur les côtes de ce dernier empire, aux environs du +Cap-nègre; et ma planche, tout-à-fait jetée sur le rivage, aborda sur +les terres mêmes de ces peuples indomptés et cruels, dont j'ignorais +entièrement les moeurs. Excédé de fatigue et de besoin, mon premier +empressement, dès que je fus à terre, fut de cueillir quelques racines +et quelques fruits sauvages, dont je fis un excellent repas; mon second +soin fut de prendre quelques heures de sommeil. + +Après avoir accordé à la nature, ce qu'elle exigeait si impérieusement, +j'observai le cours du soleil; il me sembla, d'après cet examen, qu'en +dirigeant mes pas, d'abord en avant de moi, puis au midi, je devais +arriver par terre au Cap, en traversant la Cafrerie et le pays des +Hottentots. Je ne me trompais pas; mais quel danger m'offrait ce parti? +Il était clair que je me trouvais dans un pays peuplé d'anthropophages; +plus j'examinais ma position, moins j'en pouvais douter. N'était-ce pas +multiplier mes dangers, que de m'enfoncer encore plus dans les terres. +Les possessions portugaises et hollandaises, qui devaient border la +côte, jusqu'au Cap, se retraçaient bien à mon esprit; mais cette côte +hérissée de rochers, ne m'offrait aucun sentier qui parût m'en frayer la +route, au lieu qu'une belle et vaste plaine se présentait devant moi, et +semblait m'inviter à la suivre. Je m'en tins donc au projet que je viens +de vous dire, bien décidé, quoi qu'il pût arriver, de suivre l'intérieur +des terres, deux ou trois jours à l'occident, puis de rabattre +tout-à-coup au midi. Je le répète, mon calcul était juste; mais que de +périls, pour le vérifier! + +M'étant muni d'un fort gourdin, que je taillai en forme de massue, mes +habits derrière mon dos, l'excessive chaleur m'empêchant de les porter +sur moi; je me mis donc en marche. Il ne m'arriva rien cette première +journée, quoique j'eusse fait près de dix lieues. Excédé de fatigue, +anéanti de la chaleur, les pieds brûlés par les sables ardens, où +j'enfonçais jusqu'au dessus de la cheville, et voyant le soleil prêt +à quitter l'horizon, je résolus de passer la nuit sur un arbre, que +j'aperçus près d'un ruisseau, dont les eaux salutaires venaient de me +rafraîchir. Je grimpe sur ma forteresse, et y ayant trouvé une attitude +assez commode, je m'y attachai, et je dormis plusieurs heures de suite. +Les rayons brûlans qui me dardèrent le lendemain matin, malgré le +feuillage qui m'environnait, m'avertirent enfin qu'il était temps de +poursuivre, et je le fis, toujours avec le même projet de route. Mais la +faim me pressait encore, et je ne trouvais plus rien, pour la +satisfaire. O viles richesses, me dis-je alors m'apercevant que j'en +étais couvert, sans pouvoir me procurer avec, le plus faible secours de +la vie!... quelques légers légumes, dont je verrais cette plaine semée, +ne seraient-ils pas préférables à vous? Il est donc faux que vous soyez +réellement estimables, et celui qui, pour aller vous arracher du sein de +la terre, abandonne le sol bien plus propice qui le nourrirait sans +autant de peine, n'est qu'un extravagant bien digne de mépris. Ridicules +conventions humaines, que de semblables erreurs vous admettez ainsi, +sans en rougir, et sans oser les replonger dans le néant, dont jamais +elles n'eussent dû sortir. + +A peine eus-je fait cinq lieues, cette seconde journée, que je vis +beaucoup de monde devant moi. Ayant un extrême besoin de secours, mon +premier mouvement fut d'aborder ceux que je voyais; le second, ramenant +à mon esprit l'affreuse idée que j'étais dans des terres peuplées de +mangeurs d'hommes, me fit grimper promptement sur un arbre, et attendre +là, ce qu'il plairait au sort de m'envoyer. + +Grand dieu! comment vous peindre ce qui se passa!... Je puis dire avec +raison, que je n'ai vu de ma vie, un spectacle plus effrayant. + +Les Jagas que je venais d'apercevoir, revenaient triomphans d'un combat +qui s'était passé entr'eux et les sauvages du royaume de Butua, avec +lesquels ils confinent. Le détachement s'arrêta sous l'arbre même sur +lequel je venais de choisir ma retraite; ils étaient environ deux cents, +et avaient avec eux une vingtaine de prisonniers, qu'ils conduisaient +enchaînés avec des liens d'écorce d'arbres. + +Arrivé là, le chef examina ses malheureux captifs, il en fit avancer +six, qu'il assomma lui-même de sa massue, se plaisant à les frapper +chacun sur une partie différente, et à prouver son adresse, en les +abattant d'un seul coup. Quatre de ses gens les dépecèrent, et on les +distribua tous sanglans à la troupe; il n'y a point de boucherie où un +boeuf soit partagé avec autant de vitesse, que ces malheureux le furent, +à l'instant, par leurs vainqueurs. Ils déracinèrent un des arbres +voisins de celui sur lequel j'étais, en coupèrent des branches, y mirent +le feu, et firent rôtir à demi, sur des charbons ardens, les pièces de +viande humaine qu'ils venaient de trancher. A peine eurent-elles vu la +flamme, qu'ils les avalèrent avec une voracité qui me fit frémir. Ils +entremêlèrent ce repas de plusieurs traits d'une boisson qui me parut +enivrante, au moins, dois-je le croire à l'espèce de rage et de +frénésie, dont ils furent agités, après ce cruel repas: ils redressèrent +l'arbre qu'ils avaient arraché, le fixèrent dans le sable, y lièrent un +de ces malheureux vaincus, qui leur restait, puis se mirent à danser +autour, en observant à chaque mesure, d'enlever adroitement, d'un fer +dont ils étaient armés, un morceau de chair du corps de ce misérable, +qu'ils firent mourir, en le déchiquetant ainsi en détail.[6] Ce morceau +de chair s'avalait crud, aussitôt qu'il était coupé; mais avant de le +porter à la bouche, il fallait se barbouiller le visage avec le sang qui +en découlait. C'était une preuve de triomphe. Je dois l'avouer, +l'épouvante et l'horreur me saisirent tellement ici, que peu s'en fallut +que mes forces ne m'abandonnassent; mais ma conservation dépendait de +mon courage, je me fis violence, je surmontai cet instant de faiblesse, +et me contins. + +La journée toute entière se passa à ces exécrables cérémonies, et c'est +sans doute une des plus cruelles que j'aie passée s de mes jours. Enfin +nos gens partirent au coucher du soleil, et au bout d'un quart-d'heure, +ne les apercevant plus, je descendis de mon arbre, pour prendre moi-même +un peu de nourriture, que l'abattement dans lequel j'étais, me rendait +presqu'indispensable. + +Assurément, si j'avais eu le même goût que ce peuple féroce, j'aurais +encore trouvé sur l'arène, de quoi faire un excellent repas; mais une +telle idée, quelque fut ma disette, fit naître en moi tant d'horreur, +que je ne voulus même pas cueillir les racines, dont je me nourrissais, +dans les environs de cet horrible endroit; je m'éloignai, et après un +triste et léger repas, je passai la seconde nuit dans la même position +que la première. + +Je commençais à me repentir vivement de la résolution que j'avais prise; +il me semblait que j'aurais beaucoup mieux fait de suivre la côte, +quelqu'impraticable que m'en eût paru la route, que de m'enfoncer ainsi +dans les terres, où il paraissait certain que je devais être dévoré; +mais j'étais déjà trop engagé; il devenait presqu'aussi dangereux pour +moi, de retourner sur mes pas, que de poursuivre; j'avançai donc. Le +lendemain, je traversai le champ du combat de la veille, et je crus voir +qu'il y avait eu sur le lieu même, un repas semblable à celui dont +j'avais été spectateur. Cette idée me fit frissonner de nouveau, et je +hâtai mes pas.... O ciel! ce n'était que pour les voir arrêter bientôt. + +Je devais être à environ vingt-cinq lieues de mon débarquement, lorsque +trois sauvages tombèrent brusquement sur moi au débouché d'un taillis +qui les avait dérobés à mes yeux; ils me parlèrent une langue que +j'étais bien loin de savoir; mais leurs mouvemens et leurs actions se +faisaient assez cruellement entendre, pour qu'il ne pût me rester aucun +doute sur l'affreux destin qui m'était préparé. Me voyant prisonnier, ne +connaissant que trop l'usage barbare qu'ils faisaient de leurs captifs, +je vous laisse à penser ce que je devins.... O Léonore, m'écriai-je, tu +ne reverras plus ton amant; il est à jamais perdu pour toi; il va +devenir la pâture de ces monstres; nous ne nous aimerons plus, Léonore; +nous ne nous reverrons jamais. Mais les expressions de la douleur +étaient loin d'atteindre l'âme de ces barbares; ils ne les comprenaient +seulement pas. Il m'avaient lié si étroitement, qu'à peine m'était-il +possible de marcher. Un moment je me crus déshonoré de ces fers; la +réflexion ranima mon courage: l'ignominie qui n'est pas méritée, me +dis-je, flétrit bien plus celui qui la donne, que celui qui la reçoit; +le tyran a le pouvoir d'enchaîner; l'homme sage et sensible a le droit +bien plus précieux de mépriser celui qui le captive, et tel froissé +qu'il sort de ces fers, souriant au despote qui l'accable, _son front +touche la voûte des cieux, pendant que la tête orgueilleuse de +l'oppresseur s'abaisse et se couvre de fange_.[7] + +Je marchai près de six heures avec ces barbares, dans l'affreuse +position que je viens de vous dire, au bout desquelles, j'aperçus une +espèce de bourgade construite avec régularité, et dont la principale +maison me parut vaste, et assez belle, quoique de branches d'arbres et +de joncs, liés à des pieux. Cette maison était celle du prince, la ville +était sa capitale, et j'étais en un mot, dans le royaume de _Butua_, +habité par des peuples antropophages, dont les moeurs et les cruautés +surpassent en dépravation tout ce qui a été écrit et dit, jusqu'à +présent, sur le compte des peuples les plus féroces. Comme aucun +Européen n'était parvenu dans cette partie, que les Portugais n'y +avaient point encore pénétré pour lors, malgré le désir qu'ils avaient +de s'en emparer, pour établir par là le fil de communication entre leur +colonie de Benguele, et celle qu'ils ont à Zimbaoé, près du Zanguebar et +du Monomotapa. Comme, dis-je, il n'existe aucune relation de ces +contrées, j'imagine que vous ne serez pas fâché d'apprendre quelques +détails sur la manière dont ces peuples se conduisent, j'affaiblirai +sans doute ce que cette relation pourra présenter d'indécent; mais pour +être vrai, je serai pourtant obligé quelquefois de révéler des horreurs +qui vous révolteront. Comment pourrai-je autrement vous peindre le +peuple le plus cruel et le plus dissolu de la terre? + +Aline ici voulut se retirer, mon cher Valcour, et je me flatte que tu +reconnais là cette fille sage, qu'alarme et fait rougir la plus légère +offense à la pudeur. Mais madame de Blamont soupçonnant le chagrin +qu'allait lui causer la perte du récit intéressant de Sainville, lui +ordonna de rester, ajoutant qu'elle comptait assez sur l'honnêteté et la +manière noble de s'exprimer, de son jeune hôte, pour croire qu'il +mettrait dans sa narration, toute la pureté qu'il pourrait, et qu'il +gazerait les choses trop fortes.... Pour de la pureté dans les +expressions, tant qu'il vous plaira, interrompit le comte; mais pour des +gazes, morbleu, mesdames, je m'y oppose; c'est avec toutes ces +délicatesses de femmes, que nous ne savons rien, et si messieurs les +marins eussent voulu parler plus clair, dans leurs dernières relations, +nous connaîtrions aujourd'hui les moeurs des insulaires du Sud, dont +nous n'avons que les plus imparfaits détails; ceci n'est pas une +historiette indécente: monsieur ne va pas nous faire un roman; c'est une +partie de l'histoire humaine, qu'il va peindre; ce sont des +développemens de moeurs; si vous voulez profiter de ces récits, si vous +désirez y apprendre quelque chose, il faut donc qu'ils soient exacts, et +ce qui est gaze, ne l'est jamais. Ce sont les esprits impurs qui +s'offensent de tout. Monsieur, poursuivit le comte, en s'adressant à +Sainville, les dames qui nous entourent ont trop de vertu, pour que des +relations historiques puissent échauffer leur imagination. _Plus +l'infamie du vice est découverte aux gens du monde_, (a écrit quelque +part un homme célèbre,) _et plus est grande l'horreur qu'en conçoit une +âme vertueuse_. Y eut-il même quelques obscénités dans ce que vous allez +nous dire, eh bien, de telles choses révoltent, dégoûtent, instruisent, +mais n'échauffent jamais.... Madame, continua ce vieux et honnête +militaire, en fixant madame de Blamont, souvenez-vous que l'impératrice +Livie, à laquelle je vous ai toujours comparée, disait que _des hommes +nuds étaient des statues pour des femmes chastes_. Parlez, monsieur, +parlez, que vos mots soient décents; tout passe avec de bons termes; +soyez honnête et vrai, et sur-tout ne nous cachez rien; ce qui vous est +arrivé, ce que vous avez vu, nous paraît trop intéressant, pour que nous +en voulions rien perdre. + +Le palais du roi de Butua reprit Sainville, est gardé par des femmes +noires, jaunes, mulâtres et blafardes[8], excepté les dernières, +toujours petites et rabougries. Celles que je pus voir, me parurent +grandes, fortes, et de l'âge de 20 à 30 ans. Elles étaient absolument +nues, dénuées même du pague qui couvre les parties de la pudeur chez les +autres peuples de l'Afrique, toutes étaient armées d'arcs et de flèches; +dès qu'elles nous virent, elles se rangèrent en haye, et nous laissèrent +passer au milieu d'elles. Quoique ce palais n'ait qu'un rez-de-chaussée, +il est extrêmement vaste. Nous traversâmes plusieurs appartemens meublés +de nattes, avant que d'arriver où était le roi. Des troupes de femmes se +tenaient dans les différentes pièces où nous passions. Un dernier poste +de six, infiniment mieux faites, et plus grandes, nous ouvrit enfin une +porte de claye, qui nous introduisit où se tenait le monarque. On le +voyait élevé au fond de cette pièce, dans un gradin, à-demi couché sur +des coussins de feuilles, placées sur des nattes très-artistement +travaillées; il était entouré d'une trentaine de filles, beaucoup plus +jeunes que celles que j'avais vu remplir les fonctions militaires. Il y +en avait encore dans l'enfance, et le plus grand nombre, de douze à +seize ans. En face du trône, se voyait un autel élevé de trois pieds, +sur lequel était une idole, représentant une figure horrible, moitié +homme, moitié serpent, ayant les mamelles d'une femme, et les cornes +d'un bouc; elle était teinte de sang. Tel était le Dieu du pays; sur les +marches de l'autel... le plus affreux spectacle s'offrit bientôt à mes +regards. Le prince venait de faire un sacrifice humain; l'endroit où je +le trouvais, était son temple, et les victimes récemment immolées, +palpitaient encore aux pieds de l'idole.... Les macérations dont le +corps de ces malheureuses hosties étaient encore couverts... le sang +qui ruisselait de tous cotes... ces têtes séparées des troncs,... +achevèrent de glacer mes sens.... Je tressaillis d'horreur. + +Le prince demanda qui j'étais, et quand on l'en eut instruit, il me +montra du doigt un grand homme blanc, sec et basané, d'environ 65 ans, +qui, sur l'ordre du monarque, s'approcha de moi, et me parla +sur-le-champ une langue européenne; je dis en italien à cet interprète, +que je n'entendais point la langue dont il se servait; il me répondit +aussitôt en bon toscan, et nous nous liâmes. Cet homme était portugais; +il se nommait Sarmiento, pris, comme je venais de l'être, il y avait +environ vingt ans. Il s'était attaché à cette cour, depuis cet +intervalle, et n'avait plus pensé à l'Europe. J'appris par son moyen, +mon histoire à _Ben Mâacoro_; (c'était le nom du prince.) Il avait paru +en désirer toutes les circonstances; je ne lui en déguisai aucunes. Il +rit à gorge déployée, quand on lui dit que j'affrontais tant de périls +pour une femme. En voilà deux mille dans ce palais, dit-il, qui ne me +feraient seulement pas bouger de ma place. Vous êtes fous, +continua-t-il, vous autres Européens, d'idolâtrer ce sexe; une femme est +faite pour qu'on en jouisse, et non pour qu'on l'adore; c'est offenser +les Dieux de son pays, que de rendre à de simples créatures, le culte +qui n'est dû qu'à eux. Il est absurde d'accorder de l'autorité aux +femmes, très-dangereux de s'asservir à elles; c'est avilir son sexe, +c'est dégrader la nature, c'est devenir esclaves des êtres au-dessus +desquels elle nous a placés. Sans m'amuser à réfuter ce raisonnement, je +demandai au Portugais où le prince avait acquis ces connaissances sur +nos nations. Il en juge sur ce que je lui ai dit, me répondit Sarmiento; +il n'a jamais vu d'Européen, que vous et moi. Je sollicitai ma liberté; +le prince me fit approcher de lui; j'étais nud: il examina mon corps; il +le toucha par-tout, à-peu-près de la même façon qu'un boucher examine un +boeuf, et il dit à Sarmiento, qu'il me trouvait trop maigre, pour être +mangé, et trop âgé pour ses _plaisirs_.... Pour _ses plaisirs_, +m'écriai-je.... Eh quoi! ne voilà-t-il pas assez de femmes?... C'est +précisément parce qu'il en a de trop, qu'il en est rassasié, me répondit +l'interprète.... O Français! ne connais-tu donc pas les effets de la +satiété; elle déprave, elle corrompt les goûts, et les rapproche de la +nature, en paraissant les en écarter.... Lorsque le grain germe dans la +terre, lorsqu'il se fertilise et se reproduit, est-ce autrement que par +corruption, et la corruption n'est-elle pas la première des loix +génératrices? Quand tu seras resté quelque temps ici, quand tu auras +connu les moeurs de cette nation, tu deviendras peut-être plus +philosophe.--Ami, dis-je au Portugais, tout ce que je vois, et tout ce +que tu m'apprends, ne me donne pas une fort grande envie d'habiter chez +elle; j'aime mieux retourner en Europe, où l'on ne mange pas d'hommes, +où l'on ne sacrifie pas de filles, et où on ne se sert pas de +garçons.--Je vais le demander pour toi, me répondit le Portugais, mais +je doute fort que tu l'obtiennes. Il parla en effet au roi, et la +réponse fut négative. Cependant on ôta mes liens, et le monarque me dit +que celui qui m'expliquait ses pensées, vieillissant, il me destinait à +le remplacer; que j'apprendrais facilement, par son moyen, la langue de +Butua; que le Portugais me mettrait au fait de mes fonctions à la cour, +et qu'on ne me laissait la vie, qu'aux conditions que je les remplirais. +Je m'inclinai, et nous nous retirâmes. + +Sarmiento m'apprit de quelles espèces étaient ces fonctions; mais +préalablement il m'expliqua différentes choses nécessaires à me donner +une idée du pays où j'étais. Il me dit que le royaume de Butua était +beaucoup plus grand qu'il ne paraissait; qu'il s'étendait d'une part, au +midi, jusqu'à la frontière des Hottentots, voisinage qui me séduisit, +par l'espérance que je conçus, de regagner un jour par-là, les +possessions hollandaises, que j'avais tant d'envie d'atteindre. + +Au nord, poursuivit Sarmiento, cet état-ci s'étend jusqu'au royaume de +_Monoe-mugi_; il touche les monts _Lutapa_, vers l'orient, et confine à +l'occident, aux _Jagas_; tout cela, dans une étendue aussi considérable +que le Portugal. De toutes les parties de ce royaume, continua mon +instituteur, il arrive chaque mois des tributs de femmes au monarque; tu +seras l'inspecteur de cette espèce d'impôt; tu les examineras, mais +simplement leur corps; on ne te les montrera jamais que voilées; tu +recevras les mieux faites, tu réformeras les autres. Le tribut monte +ordinairement à cinq mille; tu en maintiendras toujours sur ce nombre, +un complet de deux mille: voilà tes fonctions. Si tu aimes les femmes, +tu souffriras sans-doute, et de ne les pas voir, et d'être obligé de les +céder, sans en jouir. Au reste, réfléchis à ta réponse; tu sais ce que +t'a dit l'empereur: ou cela, ou la mort; il ne ferait peut-être pas la +même grâce à d'autres. Mais, d'où vient, demandai-je au Portugais, +choisit-il un Européen, pour la partie que tu viens de m'expliquer; un +homme de sa nation s'entendrait moins mal, ce me semble, au genre de +beauté qui lui convient? Point du tout; il prétend que nous nous y +connaissons mieux que ses sujets; quelques réflexions que je lui +communiquai sur cela, quand j'arrivai ici, le convainquirent de la +délicatesse de mon goût, et de la justesse de mes idées; il imagina de +me donner l'emploi dont je viens de te parler. Je m'en suis assez bien +acquitté; je vieillis, il veut me remplacer; un Européen se présente à +lui, il lui suppose les mêmes lumières, il le choisît, rien de plus +simple. + +Ma réponse se dictait d'elle-même; pour réussir à l'évasion que je +méditais, je devais d'abord mériter de la confiance; on m'offrait les +moyens de la gagner; devais-je balancer? Je supposais d'ailleurs Léonore +sur les mers d'Afrique; j'étais parti de Maroc. Dans cette opinion; le +hasard ne pouvait-il pas l'amener dans cet empire? Voilée ou non, ne la +reconnaîtrai-je pas; l'amour égare-t-il; se trompe-t-il à de certains +examens?... Mais au moins, dis-je au Portugais, je me flatte que ces +morceaux friands, dont il me paraît que le roi se régale, ne seront pas +soumis à mon inspection: je quitte l'emploi, s'il faut se mêler des +garçons. Ne crains rien, me dit Sarmiento, il ne s'en rapporte qu'à ses +yeux, pour le choix de ce gibier; les tributs moins nombreux, n'arrivent +que dans son palais, et les choix ne sont jamais faits que par lui. Tout +en causant, Sarmiento me promenait de chambre en chambre, et je vis +ainsi la totalité du palais, excepté les harems secrets, composés de ce +qu'il y avait de plus beau dans l'un et l'autre sexe, mais où nul mortel +n'était introduit. + +Toutes les femmes du Prince, continua Sarmiento, au nombre de douze +mille, se divisent en quatre classes; il forme lui-même ces classes à +mesure qu'il reçoit les femmes des mains de celui qui les lui choisit: +les plus grandes, les plus fortes, les mieux constituées se placent dans +le détachement qui garde son palais; ce qu'on appelle les _cinq cens +esclaves_ est formé de l'espèce inférieure à celle dont je viens de +parler: ces femmes sont ordinairement de vingt à trente ans; a elles +appartient le service intérieur du palais, les travaux des jardins, et +généralement toutes les corvées. Il forme la troisième classe depuis +seize ans, jusqu'à vingt ans; celles-là servent aux sacrifices; c'est +parmi elles que se prennent les victimes immolées à son Dieu. La +quatrième classe enfin renferme tout ce qu'il y a de plus délicat et de +plus joli depuis l'enfance jusqu'à seize ans. C'est là ce qui sert plus +particulièrement à ses plaisirs; ce serait là où se placeraient les +blanches, s'il en avait....--En a-t-il eu, interrompis-je avec +empressement?--Pas encore, répondit le Portugais; mais il en désire avec +ardeur, et ne néglige rien de tout ce qui peut lui en procurer... et +l'espérance, à ces paroles, sembla renaître dans mon coeur. + +Malgré ces divisions, reprit le Portugais, toutes ces femmes, de quelque +classe qu'elles soient, n'en satisfont pas moins la brutalité de ce +despote: quand il a envie de l'une d'entr'elles, il envoie un de ses +officiers donner cent coups d'étrivières à la femme désirée; cette +faveur répond au mouchoir du Sultan de Bisance, elle instruit la +favorite de l'honneur qui lui est réservé: dès-lors elle se rend où le +Prince l'attend, et comme il en emploie souvent un grand nombre dans le +même jour, un grand nombre reçoit chaque matin l'avertissement que je +viens de dire.... Ici je frémis: ô Léonore! me dis-je, si tu tombais +dans les mains de ce monstre, si je ne pouvais t'en garantir, serait-il +possible que ces attraits que j'idolâtre fussent aussi indignement +flétris.... Grand Dieu, prive-moi plutôt de la vie que d'exposer Léonore +à un tel malheur; que je rentre plutôt mille fois dans le sein de la +nature avant que de voir tout ce que j'aime aussi cruellement outragé! +Ami repris-je aussi-tôt, tout rempli de l'affreuse idée que le Portugais +venait de jeter dans mon esprit, l'exécution de ce raffinement d'horreur +dont vous venez de me parler, ne me regardera pas, j'espère....--Non, +non, dit Sarmiento, en éclatant de rire, non, tout cela concerne le chef +du sérail, tes fonctions n'ont rien de commun avec les siennes: tu lui +composes par ton choix dans les cinq mille femmes qui arrivent chaque +année, les deux mille sur lesquelles il commande; cela fait, vous n'avez +plus rien à démêler ensemble. Bon, répondis-je; car, s'il fallait faire +répandre une seule larme à quelques unes de ces infortunées... je t'en +préviens... je déserterais le même jour. Je ferai mon devoir avec +exactitude, poursuivis-je; mais uniquement occupé de celle que +j'idolâtre, ces créatures-ci n'auront assurément de moi ni châtiment, ni +faveurs; ainsi, les privations que sa jalousie m'impose, me touche fort +peu, comme tu vois.--Ami, me répondit le Portugais, vous me paraissez un +galant homme, vous aimez encore comme on faisait au dixième siècle: je +crois voir en vous l'un des preux de l'antiquité chevaleresque, et cette +vertu me charme, quoique je sois très-loin de l'adopter.... Nous ne +verrons plus Sa Majesté du jour: il est tard; vous devez avoir faim, +venez vous rafraîchir chez moi, j'achèverai demain de vous instruire. + +Je suivis mon guide: il me fit entrer dans une chaumière construite +à-peu-près dans le goût de celle du Prince, mais infiniment moins +spacieuse. Deux jeunes nègres servirent le souper sur des nattes de +jonc, et nous nous plaçâmes à la manière africaine; car notre Portugais, +totalement dénaturalisé, avait adopté et les moeurs et toutes les +coutumes de la nation chez laquelle il était. On apporta un morceau de +viande rôti, et mon saint homme ayant dît son _Benedicite_, (car la +superstition n'abandonne jamais un Portugais) il m'offrit un filet de la +chair qu'on venait de placer sur la table.--Un mouvement involontaire me +saisit ici malgré moi.--Frère, dis-je avec un trouble qu'il ne m'était +pas possible de déguiser, foi d'Européen, je mets que tu me sers là, ne +serait-il point par hasard une portion de hanche ou de fesse d'une de +ces demoiselles dont le sang inondait tantôt les autels du Dieu de ton +maître?... Eh quoi! me répondit flegmatiquement le Portugais, de telles +minuties t'arrêteraient-elles? T'imagines-tu vivre ici sans te soumettre +à ce régime?--Malheureux! M'écriai-je, en me levant de table, le coeur +sur les lèvres, ton régal me fait frémir... j'expirerais plutôt que d'y +toucher.... C'est donc sur ce plat effroyable que tu osais demander la +bénédiction du Ciel?... Terrible homme! à ce mélange de superstition et +de crime, tu n'as même pas voulu déguiser ta Nation.... Va, je t'aurais +reconnu sans que tu te nommasses.--Et j'allais sortir tout effrayé de sa +maison.... Mais Sarmiento me retenant.--Arrête, me dit-il, je pardonne +ce dégoût à tes habitudes, à tes préjugés nationaux; mais c'est trop s'y +livrer: cesse de faire ici le difficile, et saches te plier aux +situations; les répugnances ne sont que des faiblesses, mon ami, ce sont +de petites maladies ce l'organisation, à la cure desquelles on n'a pas +travaillé jeune, et qui nous maîtrisent quand nous leur avons cédé. Il +en est absolument de ceci comme de beaucoup d'autres choses: +l'imagination séduite par des préjugés nous suggère d'abord des refus +... on essaie... on s'en trouve bien, et le goût se décide quelquefois +avec d'autant plus de violence, que l'éloignement avait plus de force en +nous. Je suis arrivé ici comme toi, entêté de sottes idées nationales; +je blâmais tout... je trouvais tout absurde: les usages de ces peuples +m'effrayaient autant que leurs moeurs, et maintenant je fais tout comme +eux. Nous appartenons encore plus à l'habitude qu'à la nature, mon ami; +celle-ci n'a fait que nous créer, l'autre nous forme; c'est une folie +que de croire qu'il existe une bonté morale: toute manière de se +conduire, absolument indifférente en elle-même, devient bonne ou +mauvaise en raison du pays qui la juge; mais l'homme sage doit adopter, +s'il veut vivre heureux, celle du climat où le sort le jette.... J'eus +peut-être fait comme toi à _Lisbonne_.... A _Butua_ je fais comme les +nègres.... Eh que diable veux-tu que je te donne à souper, dès que tu ne +veux pas te nourrir de ce dont tout le monde mange?... J'ai bien là un +vieux singe, mais il sera dur; je vais ordonner qu'on te le fasse +griller.--Soit, je mangerai sûrement avec moins de dégoût la culotte on +le râble de ton singe, que les carnosités des sultanes de ton roi.--Ce +n'en est pas, morbleu, nous ne mangeons pas la chair des femmes; elle +est filandreuse et fade, et tu n'en verras jamais servir nulle part[9]. +Ce mets succulent que tu dédaignes, est la cuisse d'un Jagas tué au +combat d'hier, jeune, frais, et dont le suc doit être délicieux; je l'ai +fait cuire au four, il est dans son jus... regarde.... Mais qu'à cela +ne tienne, trouve bon seulement pendant que tu mangeras mon singe, que +je puisse avaler quelques morceaux de ceci.--Laisse-là ton singe, dis-je +à mon hôte en apercevant un plat de gâteaux et de fruits qu'on nous +préparait sans doute pour le dessert. Fais ton abominable souper tout +seul, et dans un coin opposé le plus loin que je pourrai de toi; +laisse-moi m'alimenter de ceci, j'en aurai beaucoup plus qu'il ne faut. + +Mon cher compatriote, me dit l'Européen _cannibalisé_, tout en dévorant +son Jagas, tu reviendras de ces chimères: je t'ai déjà vu blâmer +beaucoup de choses ici, dont tu finiras par faire tes délices; il n'y a +rien où l'habitude ne nous ploie; il n'y a pas d'espèce de goût qui ne +puisse nous venir par l'habitude.--A en juger par tes propos, frère, les +plaisirs dépravés de ton maître sont donc déjà devenus les tiens?--Dans +beaucoup de choses, mon ami, jette les yeux sur ces jeunes nègres, voilà +ceux qui, comme chez lui, m'apprennent à me passer de femmes, et je te +réponds qu'avec eux je ne me doute pas des privations.... Si tu n'étais +pas si scrupuleux, je t'en offrirais.... Comme de ceci, dit-il en +montrant la dégoûtante chair dont il se repaissait.... Mais tu refus +rais tout de même.--Cesse d'en douter, vieux pécheur, et convaincs-toi +bien que j'aimerais mieux déserter ton infâme pays, au risque d'être +mangé par ceux qui l'habitent, que d'y rester une minute aux dépens de +la corruption de mes moeurs.--Ne comprends pas dans la corruption morale +l'usage de manger de la chair humaine. Il est aussi simple de se nourrir +d'un homme que d'un boeuf[10]. Dis si tu veux que la guerre, cause de la +destruction de l'espèce, est un fléau; mais cette destruction faite, il +est absolument égal que ce soient les entrailles de la terre ou celles +de l'homme qui servent de sépulcre à des élémens désorganisés.--Soit; +mais s'il est vrai que cette viande excite la gourmandise, comme le +prétendent et toi, et ceux qui en mangent, le besoin de détruire peut +s'ensuivre de la satisfaction de cette sensualité, et voilà dès +l'instant des crimes combinés, et bientôt après des crimes commis. Les +Voyageurs nous apprennent que les sauvages mangent leurs ennemis, et ils +les excusent, en affirmant qu'ils ne mangent jamais que ceux-là; et qui +assurera que les sauvages, qui, à la vérité ne dévorent aujourd'hui que +ceux qu'ils ont pris à la guerre, n'ont pas commencé par faire la guerre +pour avoir le plaisir de manger des hommes? Or, dans, ce cas, y +aurait-il un goût plus condamnable et plus dangereux, puisqu'il serait +devenu la première cause qui eût armé l'homme contre son semblable, et +qui l'eût contraint à s'entre-détruire?--N'en crois rien, mon ami, c'est +l'ambition, c'est la vengeance, la cupidité, la tyrannie; ce sont toutes +ces passions qui mirent les armes à la main de l'homme, qui l'obligèrent +à se détruire; reste à savoir maintenant si cette destruction est un +aussi grand mal que l'on se l'imagine, et si, ressemblant aux fléaux que +la nature envoie dans les mêmes principes, elle ne la sert pas tout +comme eux. Mais ceci nous entraînerait bien loin: il faudrait analyser +d'abord, comment toi, faible et vile créature, qui n'as la force de rien +créer, peux t'imaginer de pouvoir détruire; comment, selon toi, la mort +pourrait être une destruction, puisque la nature n'en admet aucune dans +ses loix, et que ses actes ne sont que des métempsycoses et des +reproductions perpétuelles; il faudrait en venir ensuite à démontrer +comment des changemens de formes, qui ne servent qu'à faciliter ses +créations, peuvent devenir des crimes contre ses loix, et comment la +manière de les aider ou de les servir, peut en même-tems les outrager. +Or, tu vois que de pareilles discussions prendraient trop sur le tems de +ton sommeil, va te coucher, mon ami, prends un de mes nègres, si cela te +convient, ou quelques femmes, si elles te plaisent mieux.--Rien ne me +plaît, qu'un coin pour reposer, dis-je à mon respectable +prédécesseur.--Adieu, je vais dormir en détestant tes opinions, en +abhorrant tes moeurs, et rendant grâce pourtant au ciel du bonheur que +j'ai eu de te rencontrer ici. + +Il faut que j'achève de te mettre au fait de ce qui regarde le maître +que tu vas servir, me dit Sarmiento en venant m'éveiller le lendemain; +suis-moi, nous jaserons tout en parcourant la campagne. + +«Il est impossible de te peindre, mon ami, reprit le Portugais, en quel +avilissement sont les femmes dans ce pays-ci: il est de luxe d'en avoir +beaucoup... d'usage de s'en servir fort peu. Le pauvre et l'opulent, +tout pense ici de même sur cette matière; aussi, ce sexe remplit-il dans +cette contrée les mêmes soins que nos bêtes de somme en Europe: ce sont +les femmes qui ensemencent, qui labourent, qui moissonnent; arrivées à +la maison, ce sont elles qui préparent à manger, qui approprient, qui +servent, et pour comble de maux, toujours elles qu'on immole aux Dieux. +Perpétuellement en butte à la férocité de ce peuple barbare, elles sont +tour-à-tour victimes de sa mauvaise humeur; de son intempérance et de sa +tyrannie; jette les yeux sur ce champ de maïs, vois ces malheureuses +nues courbées dans le sillon, qu'elles entr'ouvrent, et frémissantes +sous le fouet de l'époux qui les y conduit; de retour chez cet époux +cruel, elles lui prépareront son dîner; le lui serviront, et recevront +impitoyablement cent coups de gaules pour la plus légère +négligence.»--La population doit cruellement souffrir de ces odieuses +coutumes?--«Aussi est-elle presqu'anéantie; deux usages singuliers y +contribuent plus que tout encore: le premier est l'opinion où est ce +peuple qu'une femme est impure huit jours avant et huit jours après +l'époque du mois où la nature la purge; ce qui n'en laisse pas huit dans +le mois où il la croie digne de lui servir. Le second usage, également +destructeur de la population, est l'abstinence rigoureuse à laquelle est +condamnée une femme après couches: son mari ne la voit plus de trois +ans. On peut joindre à ces motifs de dépopulation l'ignominie que jette +ce peuple sur cette même femme dès qu'elle est enceinte: de ce moment +elle n'ose plus paraître, on se moque d'elle, on la montre au doigt, les +temples mêmes lui sont fermés[11]. Une population autrefois trop forte +dût autoriser ces anciens usages: un peuple trop nombreux, borné de +manière à ne pouvoir s'étendre ou former des colonies, doit +nécessairement se détruire lui-même, mais ces pratiques meurtrières +deviennent absurdes aujourd'hui dans un royaume qui s'enrichirait du +surplus de ses sujets, s'il voulait communiquer avec nous. Je leur ai +fait cette observation, ils ne la goûtent point; je leur ai dit que leur +nation périrait avant un siècle, ils s'en moquent. Mais cette horreur +pour la propagation de son espèce est empreinte dans l'âme des sujets de +cet empire; elle est bien autrement gravée dans l'âme du monarque qui le +régit: non-seulement ses goûts contrarient les voeux de la nature; mais, +s'il lui arrive même de s'oublier avec une femme, et qu'il soit parvenu +à la rendre sensible, la peine de mort devient la punition de trop +d'ardeur de cette infortunée; elle ne double son exis en ce que pour +perdre aussi-tôt la sienne: aussi, n'y a-t-il sortes de précautions que +ne prennent ces femmes pour empêcher la propagation, ou pour la +détruire. Tu t'étonnais hier de leur quantité, et néanmoins sur ce +nombre immense à peine y en a-t-il quatre cent en état de servir chaque +jour. Enfermées avec exactitude dans une maison particulière tout le +tems de leurs infirmités, reléguées, punies, condamnées à mort pour la +moindre chose,... immolées aux Dieux, leur nombre diminue à chaque +moment; est-ce trop de ce qui reste pour le service des jardins, du +palais, et des plaisirs du souverain?»--Eh quoi! dis-je, parce qu'une +femme accomplit la loi de la nature, elle deviendra de cet instant +impropre au service des jardins de son maître? Il est déjà, ce me semble +assez cruel de l'y faire travailler, sans la juger indigne de ce +fatiguant emploi, parce qu'elle subit le sort qu'attache le ciel à son +humanité.--«Cela est pourtant: l'Empereur ne voudrait pas qu'en cet état +les mains mêmes d'une femme touchassent une feuille de ses +arbres.»--Malheur à une nation assez esclave de ses préjugés pour penser +ainsi; elle doit être fort près de sa ruine.--« Aussi y touche-t-elle, +et tel étendu que soit le royaume, il ne contient pas aujourd'hui trente +mille âmes. Miné de par-tout par le vice et la corruption, il va +s'écrouler de lui-même, et les Jagas en seront bientôt maîtres; +Tributaires aujourd'hui, demain ils seront vainqueurs; il ne leur manque +qu'un chef pour opérer cette révolution.»--Voilà donc le vice dangereux, +et la corruption des moeurs pernicieuse?--Non pas généralement, je ne +l'accorde que relativement à l'individu ou à la nation, je le nie dans +le plan général. Ces inconvéniens sont nuls dans les grands desseins de +la nature; et qu'importe à ses loix qu'un empire soit plus ou moins +puissant, qu'il s'agrandisse par ses vertus, ou se détruise par sa +corruption; cette vicissitude est une des premières loix de cette main +qui nous gouverne; les vices qui l'occasionnent sont donc nécessaires. +La nature ne crée que pour corrompre: or, si elle ne se corrompt que par +des vices, voilà le vice une de ses loix. Les crimes des tyrans de Rome, +si funestes aux particuliers, n'étaient que les moyens dont se servait +la nature pour opérer la chute de l'empire; voilà donc les conventions +sociales opposées à celles de la nature; voilà donc ce que l'homme +punit, utile aux loix du grand tout; voilà donc ce qui détruit l'homme, +essentiel au plan général. Vois en grand, mon ami, ne rapetisse jamais +tes idées; souviens-toi que tout sert à la nature, et qu'il n'y a pas +sur la terre une seule modification dont elle ne retire un profit +réel.--Eh quoi! la plus mauvaise de toutes les actions la servirait donc +autant que la meilleure?--Assurément: l'homme vraiment sage doit voir du +même oeil; il doit être convaincu de l'indifférence de l'un ou l'autre +de ces modes, et n'adopter que celui des deux qui convient le mieux à sa +conservation ou à ses intérêts; et telle est la différence essentielle +qui se trouve entre les vues de la nature et celles du particulier, que +la première gagne presque toujours à ce qui nuit à l'autre; que le vice +devient utile à l'une, pendant que l'autre y trouve souvent sa ruine; +l'homme fait donc mal, si tu veux, en se livrant à la dépravation de ses +moeurs ou a la perversité de ses inclinations; mais le mal qu'il fait +n'est que relatif au climat sous lequel il vit: juges-le d'après l'ordre +général, il n'a fait qu'en accomplir les loix; juges-le d'après +lui-même, tu verras qu'il s'est délecté.--Ce système anéantit toutes les +vertus.--Mais la vertu n'est que relative, encore une fois, c'est une +vérité dont il faut se convaincre avant de faire un pas sous les +portiques du lycée: voilà pourquoi je te disais hier, que je ne serais +pas à Lisbonne ce que je ferais ici; il est faux qu'il y ait d'autres +vertus que celles de convention, toutes sont locales, et la seule qui +soit respectable, la seule qui puisse rendre l'homme content, est celle +du pays où il est; crois-tu que l'habitant de Pékin puisse être heureux +dans son pays d'une vertu française, et réversiblement le vice chinois +donnera-t-il des remords à un Allemand?--C'est une vertu bien +chancelante, que celle dont l'existence n'est point universelle.--Et que +t'importe sa solidité, qu'as-tu besoin d'une vertu universelle, dès que +la nationale suffit à ton bonheur?--Et le Ciel? tu l'invoquais +hier.--Ami, ne confonds pas des pratiques habituelles avec les principes +de l'esprit: j'ai pu me livrer hier à un usage de mon pays, sans croire +qu'il y ait une sorte de vertu qui plaise plus à l'Éternel qu'une +autre.... Mais revenons: nous étions sortis pour politiquer, et tu +m'ériges en moraliste, quand je ne dois être qu'instituteur. + +Il y a long-tems, reprit Sarmiento, que les Portugais désirent d'être +maîtres de ce royaume, afin que leurs colonies puissent se donner la +main d'une cote à l'autre, et que rien, du _Mosa Imbique_ à _Binguelle_, +ne puisse arrêter leur commerce. Mais ces peuples-ci n'ont jamais voulu +s'y prêter.--Pourquoi ne t'a-t-on pas chargé de la négociation, dis-je +au Portugais.--Moi? Apprends à me connaître; ne devines-tu pas à mes +principes, que je n'ai jamais travaillé que pour moi: lorsque j'ai été +conduit comme toi dans cet empire, j'étais exilé sur les côtes d'Afrique +pour des malversations dans les mines de diamans de _Rio-Janeïro_, dont +j'étais intendant; j'avais, comme cela se pratique en Europe, préféré ma +fortune à celle du Roi; j'étais devenu riche de plusieurs millions, je +les dépensais dans le luxe et dans l'abondance: on m'a découvert; je ne +volais pas assez, un peu plus de hardiesse, tout fût resté dans le +silence; il n'y a jamais que les malfaiteurs en sous-ordre qui se +cassent le cou, il est rare que les autres ne réussissent pas; je devais +d'ailleurs user de politique, je devais feindre la réforme, au lieu +d'éblouir par mon faste; je devais comme font quelque fois vos ministres +en France, vendre mes meubles et me dire ruiné[12], je ne l'ai pas fait, +je me suis perdu. Depuis que j'étudie les hommes, je vois qu'avec leurs +sages loix et leurs superbes maximes, ils n'ont réussi qu'à nous faire +voir que le plus coupable était toujours le plus heureux; il n'y a +d'infortuné que celui qui s'imagine faussement devoir compenser par un +peu de bien le mal où son étoile l'entraîne. Quoi qu'il en soit, si +j'étais resté dans mon exil, j'aurais été plus malheureux, ici du moins, +j'ai encore quelqu'autorité: j'y joue un espèce de rôle; j'ai pris la +parti d'être intrigant bas et flatteur, c'est celui de tous les coquins +ruinés; il m'a réussi: j'ai promptement appris la langue de ces peuples, +et quelques affreuses que soient leurs moeurs, je m'y suis conformé; je +te l'ai déjà dit, mon cher, la véritable sagesse de l'homme est +d'adopter la coutume du pays où il vit. Destiné à me remplacer, +puisse-tu penser de même, c'est le voeu le plus sincère que je puisse +faire pour ton repos.--Crois-tu donc que j'aie le dessein de passer +comme toi mes jours ici?--N'en dis mot, si ce n'est pas ton projet; ils +ne souffriraient pas que tu les quittasses après les avoir connus, ils +craindraient que tu n'instruisisse les Portugais de leur faiblesse; ils +te mangeraient plutôt que de te laisser partir.--Achève de m'instruire, +ami, quel besoin tes compatriotes ont-ils de s'emparer de ces +malheureuses contrées?--Ignores-tu donc que nous sommes les courtiers de +l'Europe, que c'est nous qui fournissons de nègres tous les peuples +commerçans de la terre.--Exécrable métier, sans doute, puisqu'il ne +place votre richesse et votre félicité que dans le désespoir et +l'asservissement de vos frères.--O Sainville! je ne te verrai donc +jamais philosophe; où prends-tu que les hommes soient égaux? La +différence de la force et de la faiblesse établie par la nature, prouve +évidemment qu'elle a soumis une espèce d'homme à l'autre, aussi +essentiellement qu'elle a soumis les animaux à tous. Il n'est aucune +nation qui n'ait des castes méprisées: les nègres sont à l'Europe ce +qu'étaient les Ilotes aux Lacédémoniens, ce que sont les Parias aux +peuples du Gange. La chaîne des devoirs universels est une chimère, mon +ami, elle peut s'étendre d'égal à égal, jamais du supérieur à +l'inférieur; la diversité d'intérêt détruit nécessairement la +ressemblance des rapports. Que veux-tu qu'il y ait de commun entre celui +qui peut tout, et celui qui n'ose rien? Il ne s'agit pas de savoir +lequel des deux a raison; il n'est question que d'être persuadé que le +plus faible a toujours tort: tant que l'or, en un mot, sera regardé +comme la richesse d'un État, et que la nature l'enfouira dans les +entrailles de la terre, il faudra des bras pour l'en tirer; ceci posé, +voilà la nécessité de l'esclavage établie; il n'y en avait pas, sans +doute, à ce que les blancs subjuguassent les noirs, ceux-ci pouvaient +également asservir les autres; mais il était indispensable qu'une des +deux nations fût sous le joug, il était dans la nature que ce fût le +plus faible, et les noirs devenaient tels, et par leurs moeurs, et par +leur climat. Quelque objection que tu puisses faire, enfin, il n'est pas +plus étonnant de voir l'Europe enchaîner l'Afrique, qu'il ne l'est de +voir un bouclier assommer le boeuf qui sert à te nourrir; c'est par-tout +la raison du plus fort; en connais-tu de plus éloquente?--Il en est sans +doute de plus sages: formés par la même main, tous les hommes sont +frères, tous se doivent à ce titre des secours mutuels, et si la nature +en a créé de plus faibles, c'est pour préparer aux autres le charme +délicieux de la bienfaisance et de l'humanité.... Mais revenons au fond +de la question, tu rends un continent malheureux pour fournir de l'or +aux trois autres; est-il bien vrai que cet or soit la vraie richesse +d'un État? Ne jetons les yeux que sur ta Patrie: dis-moi Sarmiento, +crois-tu le Portugal, plus florissant depuis qu'il exploite des mines? +Partons d'un point: en 1754, il avait été apporté dans ton Royaume plus +de deux milliards des mines du Brésil depuis leur ouverture, et +cependant à cette époque ta Nation ne possédait pas cinq millions +d'écus: vous deviez aux Anglais cinquante millions, et par conséquent +rien qu'à un seul de vos créanciers trente-cinq fois plus que vous ne +possédiez; si votre or vous appauvrit à ce point, pourquoi +sacrifiez-vous tant au désir de l'arracher du sein de la terre? Mais si +je me trompe, s'il vous enrichit, pourquoi dans ce cas l'Angleterre vous +tient-elle sous sa dépendance?--C'est l'agrandissement de votre +monarchie qui nous a précépité dans les bras de l'Angleterre, d'autres +causes nous y retiennent peut-être; mais voilà la seule qui nous y a +placé. La maison de Bourbon ne fut pas plutôt sur le trône d'Espagne, +qu'au lieu de voir dans vous un appui comme autrefois, nous y redoutâmes +un ennemi puissant; nous crûmes trouver dans les Anglais ce que les +Espagnols avaient en vous, et nous ne rencontrâmes en eux que des +tuteurs despotes, qui abusèrent bientôt de notre faiblesse; nous nous +forgeâmes des fers sans nous en douter. Nous permîmes l'entrée des draps +d'Angleterre sans réfléchir au tort que nous faisions à nos manufactures +par cette tolérance, sans voir que les Anglais ne nous accordaient en +retour d'un tel gain pour eux, et d'une si grande perte pour nous, que +ce qu'avait déjà établi leur intérêt particulier, telle fut l'époque de +notre ruine, non-seulement nos manufactures tombèrent, non-seulement +celles des Anglais anéantirent les nôtres, mais les comestibles que nous +leur fournissions n'équivalant pas à beaucoup près les draps que nous +recevions d'eux, il fallut enfin les payer de l'or que nous arrachions +du Brésil; il fallut que les galions passassent dans leurs ports sans +presque mouiller dans les nôtres.--Et voilà comme l'Angleterre s'empara +de votre commerce, vous trouvâtes plus doux d'être menés, que de +conduire; elle s'éleva sur vos raines, et le ressort de votre ancienne +industrie entièrement rouillé dans vos mains, ne fut plus manié que par +elle. Cependant le luxe continuait de vous miner: vous aviez de l'or, +mais vous le vouliez manufacturé; vous l'envoyiez à Londres pour le +travailler, il vous en coûtait le double, puisque vous ôtiez d'une part +dans la masse de l'or monnoyé celui que vous faisiez façonner pour votre +luxe, et celui dont vous étiez encore obligé de payer la main-d'oeuvre. +Il n'y avait pas jusqu'à vos crucifix, vos reliquaires, vos chapelets, +vos ciboires, tous ces instrumens idolâtres dont la superstition dégrade +le culte pur de l'Éternel, que vous ne fissiez faire aux Anglais; ils +surent enfin vous subjuguer au point de se charger de votre navigation +de l'ancien monde, de vous vendre des vaisseaux et des munitions pour +vos établissemens du nouveau; vous enchaînant toujours de plus en plus, +ils vous ravirent jusqu'à votre propre commerce intérieur: on ne voyait +plus que des magasins anglais à Lisbonne, et cela sans que vous y +fissiez le plus léger profit; il allait tout à leurs commettans; vous +n'aviez dans tout cela que le vain honneur de prêter vos noms; ils +furent plus loin: non-seulement ils ruinèrent votre commerce, mais ils +vous firent perdre votre crédit, en vous contraignant à n'en avoir plus +d'autre que le leur, et ils vous rendirent par ce honteux asservissement +les jouets de toute l'Europe. Une nation tellement avilie doit bientôt +s'anéantir: vous l'avez vu, les arts, la littérature, les sciences se +sont ensevelis sous les ruines de votre commerce, tout s'altère dans un +État quand le commerce languit; il est à la Nation ce qu'est le suc +nourricier aux différentes parties du corps, il ne se dissout pas que +l'entière organisation ne s'en ressente. Vous tirer de cet +engourdissement serait l'ouvrage d'un siècle, dont rien n'annonce +l'aurore; vous auriez besoin d'un Czar Pierre, et ces génies-là ne +naissent pas chez le peuple que dégrade la superstition: Il faudrait +commencer par secouer le joug de cette tyrannie religieuse, qui vous +affaiblit et vous déshonore; peu-à-peu l'activité renaîtrait, les +marchands étrangers reparaîtraient dans vos ports, vous leur vendriez +les productions de vos colonies, dont les Anglais n'enlèvent que l'or; +par ce moyen, vous ne vous apercevriez pas de ce qu'ils vous ôtent, il +vous en resterait autant qu'ils vous en prennent, votre crédit se +rétablirait, et vous vous affranchiriez du joug en dépit d'eux.--C'est +pour arriver là que nous ranimons nos manufactures.--Il faudrait avant +cultiver vos terres, vos manufactures ne seront pour vous des sources de +richesses réelles, que quand vous aurez dans votre propre sol la +première matière qui s'y emploie; quel profit ferez-vous sur vos draps; +si vous êtes obligés d'acheter vos laines? Quel gain retirerez-vous de +vos soies, quand vous ne saurez conduire ni vos mûriers, ni vos cocons? +Que vous rapporteront vos huiles, quand vous ne soignerez pas vos +oliviers? A qui débiterez-vous vos vins, quand d'imbéciles réglemens +vous feront arracher vos seps, sous prétexte de semer du bled à leur +place, et que vous pousserez l'imbécillité au point de ne pas savoir que +le bled ne vient jamais bien dans le terrain propre à la +vigne.--L'inquisition nous enlève les bras auxquels nous avons confié la +plus grande partie de ces détails; ces braves agriculteurs qu'elle +condamne et qu'elle exile, nous avaient appris en cultivant le sol des +terres dont nous nous contentions de fouiller les entrailles, ou pouvait +rendre une colonie plus utile à sa métropole, que par tout l'or que +cette colonie pouvait offrir; la rigueur de ce tribunal de sang est une +des premières causes de notre décadence.--Qui vous empêche de +l'anéantir? Pourquoi n'osez-vous envers lui ce que vous avez osé envers +les Jésuites, qui ne vous avaient jamais fait autant de mal? Détruisez, +anéantissez sans pitié ce ver rongeur qui vous mine insensiblement; +enchaînez de leurs propres fers ces dangereux ennemis de la liberté et +du commerce; qu'on ne voie plus qu'un _auto-da-fè_ à Lisbonne, _et_ que +les victimes consumées soient les corps de ces scélérats; mais si vous +aviez jamais ce courage, il arriverait alors quelque chose de fort +plaisant, c'est que les Anglais, ennemis avec raison de ce tribunal +affreux, en deviendraient pourtant les défenseurs; ils le protégeraient, +parce qu'il sert leurs vues; ils le soutiendraient, parce qu'ils vous +tient dans l'asservissement où ils vous veulent: ce serait l'histoire +des Turcs protégeant autrefois le Pape contre les Vénitiens, tant il est +vrai que la superstition est d'un secours puissant dans les mains du +despotisme, et que notre propre intérêt nous engage souvent à faire +respecter aux autres ce que nous méprisons nous-mêmes. Croyez-moi; +qu'aucune considération secondaire, qu'aucun respect puéril ne vous +fasse négliger votre agriculture; une nation n'est vraiment riche que du +superflu de son entretien, et vous n'avez pas même le nécessaire; ne +vous rejetez pas sur la faiblesse de votre population, elle est assez +nombreuse pour donner à votre sol toute la vigueur dont il est +susceptible; ce ne sont point vos bras qui sont faibles, c'est le génie +de votre administration; sortez de cette inertie qui vous dessèche. +Appauvri, végétant sur votre monceau d'or, vous me donnez l'idée de ces +plantes qui ne s'élèvent un instant au-dessus du sol que pour retomber +l'instant d'après faute de substance; rétablissez sur-tout cette marine, +dont vous tiriez tant de lustre autrefois; rappelez ces tems glorieux où +le pavillon portugais s'ouvrait les portes dorées de l'Orient; où, +doublant le premier avec courage, (le Cap inconnu de l'Afrique) il +enseignait aux Nations de la terre la route de ces Indes précieuses, +dont elles ont tiré tant de richesses.... Aviez-vous besoin des Anglais +alors?... Servaient-ils de pilotes à vos navires? Sont-ce leurs armes +qui chassèrent les Maures du Portugal? Sont-ce eux qui vous aidèrent +jadis dans vos démêlés particuliers? Vous ont-ils établis en Afrique? En +un mot, jusqu'à l'époque de votre faiblesse, sont-ce eux qui vous ont +fait vivre, et n'êtes-vous pas le même peuple? Ayez des alliés enfin; +mais n'ayez jamais de protecteurs.--Pour en venir à ce point, ce n'est +pas seulement à l'inquisition qu'il faudrait s'en prendre, ce devrait +être à la masse entière du clergé: il faudrait retrancher ses membres +des conseils et des délibérations; uniquement occupé de faire des bigots +de nous, il nous empêchera toujours d'être négocians, guerriers ou +cultivateurs, et comment anéantir cette puissance dont notre faiblesse a +nourri l'empire?--Par les moyens qu'Henri VIII prit en Angleterre: il +rejeta le frein qui gênait son peuple; faites de même. Cette inquisition +qui vous fait aujourd'hui frémir, la redoutiez-vous autant lorsque vous +condamnâtes à mort le grand inquisiteur de Lisbonne, pour avoir trempé +dans la conjuration qui se forma contre la maison de Bragance? Ce que +vous avez pu dans un tems, pourquoi ne l'osez-vous pas dans un autre? +Ceux qui conspirent contre l'État ne méritent-ils pas un sort plus +affreux que ceux qui cabalent contre des rois?--N'espérez point un +pareil changement, ce serait risquer de soulever la Nation, que de lui +enlever les hochets religieux dont elle s'amuse depuis tant de siècles. +Elle aime trop les fers dont on l'accable, pour les lui voir briser +jamais; disons mieux, la puissance des Anglais a trop d'activité, sur +nous, pour que rien de tout, cela nous devienne possible. Notre premier +tort est d'avoir plié sous le joug.... Nous n'en sortirons jamais. Nous +sommes comme ces enfans trop accoutumés aux lisières, ils tombent dès +qu'on les leur ôte; peut-être vaut-il mieux pour nous que nous restions +comme nous sommes: toute variation est nuisible dans l'épuisement. + +Nous en étions là de notre conversation, quand nous vîmes arriver à nous +dix ou douze sauvages, conduisant une vingtaine de femmes noires, et +s'avançant vers le palais du Prince.--Ah! dit Sarmiento, voilà le tribut +d'une des provinces, retournons promptement, le Roi voudra sans doute te +faire commencer tout de suite les fonctions de ta charge.--Mais +instruis-moi du moins; comment puis-je deviner le genre de beauté qu'il +désire trouver dans ses femmes, et ne le sachant pas, comment +réussirai-je dans le choix dont il me charge?--D'abord, tu ne les verras +jamais au visage, cette partie sera toujours cachée; je te l'ai dit, +deux nègres, la massue haute, seront près de toi pendant ton examen, et +pour t'ôter l'envie de les voir, et pour prévenir les tentatives. +Cependant, tu reverras après sans difficultés une partie de ces femmes; +une fois reçues, il ne soustrait à nos yeux que celles dont il est le +plus jaloux, mais comme il ignore quand elles arrivent, s'il n'y en a +pas dans le nombre qu'il aura le désir de soustraire, on les voile +toutes. A l'égard de leurs corps, tes yeux n'étant point faits aux appas +de ces négresses, je conçois ta peine à discerner dans elles ceux qui +peuvent les rendre dignes de plaire; mais la couleur ne fait pourtant +rien à la beauté des formes... que ces formes soient bien régulières, +belles et bien prises; rejette absolument tout défaut qui pourrait +atténuer leur délicatesse... que les chairs soient fermes et fraîches; +réalise la virginité, c'est un des points les plus essentiels... de la +sublimité, sur-tout, dans ces masses voluptueuses, qui rendirent la +Venus de Grèce un chef-d'oeuvre, et qui lui valurent un temple chez le +peuple le plus sensible et le plus éclairé de la terre.... D'ailleurs, +je serai là, je guiderai tes premières opérations... tu chercheras mes +yeux; ton choix y sera toujours peint. + +Nous rentrâmes: le monarque s'était déjà informé de nous: on lui annonça +le détachement qui paraissait; il ordonna, comme l'avait prévu +Sarmiento, que je fusses mis sur-le-champ en possession de mon emploi. +Les femmes arrivèrent, et après quelques heures de repos et de +rafraîchissement, entre deux nègres, la massue élevée sur ma tête et +Sarmiento près de moi, dans un appartement reculé du palais, je +commençai mes respectables fonctions. Les plus jeunes m'embarrassèrent. +Il y en avait la moitié sur le total, qui n'avait pas douze ans; comment +trouver le _beau_ dans des formes qui ne sont encore qu'indiquées. Mais +sur un signe de Sarmiento, j'admis sans difficultés ces enfans, dès que +je ne leur trouvai pas de défauts essentiels. L'autre moitié m'offrit +des attraits mieux développés; j'eus moins de peine à fixer mon choix: +j'en réformai, dont la taille et les proportions étaient si grossières, +que je m'étonnai qu'on osât les présenter au monarque. Sarmiento lui +conduisit le résultat de mes premières opérations; il l'attendait avec +impatience. Il fit aussitôt passer ces femmes dans ses appartemens +secrets, et les émissaires furent congédiés avec celles dont je n'avais +pas voulu. + +L'ordre venait d'être donné, de me mettre en possession d'un logis +voisin de celui du Portugais.--Allons-y, me dit mon prédécesseur; le +monarque absorbé dans l'examen de ces nouvelles possessions, ne sera +plus visible du jour. + +Mais conçois tu, dis-je, en marchant, à Sarmiento; conçois-tu qu'il y +ait des êtres à qui la débauche rende sept ou huit cents femmes +nécessaires?--Il n'y a rien dans ces choses-là, que je ne trouve simple, +me répondit Sarmiento.--Homme dissolu!--Tu m'invectives à tort; n'est-il +pas naturel de chercher à multiplier ses jouissances? Quelque belle que +soit une femme, quelque passionné que l'on en soit, il est impossible de +ne pas être fait, au bout de quinze jours, à la monotonie de ses traits, +et comment ce qu'on sait par coeur, peut-il enflammer les désirs?... +Leur irritation n'est-elle pas bien plus sûre, quand les objets qui les +excitent, varient sans-cesse autour de vous? Où vous n'avez qu'une +sensation, l'homme qui change ou qui multiplie, en éprouve mille. Dès +que le désir n'est que l'effet de l'irritation causée par le choc des +atomes de la beauté, sur les esprits animaux[13], que la vibration de +ceux-ci ne peut naître que de la force ou de la multitude de ces chocs. +N'est-il pas clair que plus vous multiplierez la cause de ces chocs, et +plus l'irritation sera violente. Or, qui doute que dix femmes à la fois +sous nos yeux, ne produisent, par l'émanation de la multitude, des chocs +de leurs atomes, sur les esprits animaux, une inflammation plus +violente, que ne pourrait faire une seule? Il n'y a ni principe, ni +délicatesse dans cette débauche; elle n'offre à mes yeux qu'un +abrutissement qui révolte.--Mais faut-il chercher des principes dans un +genre de plaisir qui n'est sûr qu'autant qu'on brise des freins, à +l'égard de la délicatesse, défais-toi de l'idée où tu es, qu'elle ajoute +aux plaisirs des sens. Elle peut être bonne à l'amour, utile à tout ce +qui tient à son métaphysique; mais elle n'apporte rien au reste. +Crois-tu que les Turcs, et en général, tous les Asiatiques, qui +jouissent communément seuls, ne se rendent pas aussi heureux que toi, et +leur vois-tu de la délicatesse? Un sultan commande ses plaisirs, sans se +soucier qu'on les partage[14]. Qui sait même si de certains individus +capricieusement organisés, ne verraient pas cette délicatesse si vantée, +comme nuisible aux plaisirs qu'ils attendent. Toutes ces maximes qui te +paraissent erronées, peuvent être fondées en raison; demande à _Ben +Mâacoro_, pourquoi il punit si sévèrement les femmes qui s'avisent de +partager sa jouissance; il te répondra avec les habitans mal organisés +(selon toi), avec les habitans, dis-je, de trois parties de la terre, +que la femme qui jouit autant que l'homme, s'occupe d'autre chose que +des plaisirs de cet homme, et que cette distraction qui la force de +s'occuper d'elle, nuit au devoir où elle est, de ne songer qu'à l'homme; +que celui qui veut jouir complètement, doit tout attirer à lui; que ce +que la femme distrait de la somme des voluptés, est toujours aux dépens +de celle de l'homme; que l'objet, dans ces momens-là, n'est pas de +donner, mais de recevoir; que le sentiment qu'on tire du bienfait +_accordé_, n'est que moral, et ne peut dès-lors convenir qu'à une +certaine sorte de gens, au lieu que la sensation ressentie du bienfait +_reçu_, est physique et convient nécessairement à tous les individus, +qualité qui la rend préférable à ce qui ne peut être aperçu que de +quelques-uns; qu'en un mot, le plaisir goûté avec l'être inerte ne peut +point ne pas être entier, puisqu'il n'y a que l'agent qui l'éprouve, et +de ce moment, il est donc bien plus vif.--En ce cas, il faut établir que +la jouissance d'une statue sera plus douce que celle d'une femme?--Tu ne +m'entends point; la volupté imaginée par ces gens-là, consiste en ce que +le succube puisse et ne fasse pas, en ce que les facultés qu'il a et +qu'il est nécessaire qu'il ait, ne s'employent qu'à doubler la sensation +de l'incube, sans songer à la ressentir.--Ma foi, mon ami, je ne vois là +que de la tyrannie et des sophismes.--Point de sophismes; de la +tyrannie, soit; mais qui te dit qu'elle n'ajoute pas à la volupté? +Toutes les sensations se prêtent mutuellement des forces: l'orgueil, qui +est celle de l'esprit, ajoute à celle des sens; or, le despotisme, fils +de l'orgueil, peut donc, comme lui, rendre une jouissance plus vive. +Jette les yeux sur les animaux; regarde s'ils ne conservent pas cette +supériorité si flatteuse, ce despotisme si sensuel, que tu cèdes +imbécilement. Vois la manière impérieuse dont ils jouissent de leurs +femelles. Le peu de désir qu'ils ont de faire partager ce qu'ils +sentent, l'indifférence qu'ils éprouvent, quand le besoin n'existe plus, +et n'est-ce pas toujours chez eux, que la nature nous donne des leçons? +Mais réglons nos idées sur ses opérations: si elle eût voulu de +l'égalité dans le sentiment de ces plaisirs-là, elle en eût mis dans la +construction des créatures qui doivent le ressentir; nous voyons +pourtant le contraire. Or, s'il y a une supériorité établie, décidée de +l'un des deux sexes, sur l'autre, comment ne pas se convaincre qu'elle +est une preuve de l'intention qu'a la nature, que cette force, que cette +autorité, toujours manifestée par celui qui la possède, le soit +également dans l'acte du plaisir, comme dans tous les autres?--Je vois +cela bien différemment, et ces voluptés doivent être bien tristes, +toutes les fois qu'elles ne sont point partagées; l'isolisme m'effraye; +je le regarde comme un fléau; je le vois, comme la punition de l'être +cruel ou méchant, abandonné de toute la terre; il doit l'être de sa +compagne, il n'a pas su répandre le bonheur; il n'est plus fait pour le +sentir.--C'est avec cette pusillanimité de principes, que l'on reste +toujours dans l'enfance, et qu'on ne s'élève jamais à rien; voilà comme +on vit et meurt dans le nuage de ses préjugés, faute de force et +d'énergie, pour en dissiper l'épaisseur.--Qu'a de nécessaire cette +opération, dès qu'elle outrage la vertu?--Mais la vertu, toujours plus +utile aux autres qu'à nous, n'est pas la chose essentielle; c'est la +vérité seule qui nous sert; et s'il est malheureusement vrai qu'on ne la +trouve qu'en s'écartant de la vertu, ne vaut-il pas mieux s'en détourner +un peu, pour arriver à la lumière, que d'être toujours dupe et bon dans +les ténèbres?--J'aime mieux être faible et vertueux, que téméraire et +corrompu. Ton âme s'est dégradée à la dangereuse école du monstre +affreux dont tu habites la cour.--Non, c'est la faute de la Nature; elle +m'a donné une sorte d'organisation vigoureuse, qui semble s'accroître +avec l'âge, et qui ne saurait s'arranger aux préjugés vulgaires; ce que +tu nommais en moi dépravation, n'est qu'une suite de mon existence; j'ai +trouvé le bonheur dans mes systèmes, et n'y ai jamais connu le remord. +C'est de cette tranquillité, dans la route du mal, que je me suis +convaincu de l'indifférence des actions de l'homme. Allumant le flambeau +de la philosophie à l'ardent foyer des passions, j'ai distingué à sa +lueur, qu'une des premières loix de la nature, était de varier toutes +ses oeuvres, et que dans leur seule opposition, se trouvait l'équilibre +qui maintenait l'ordre général; quelle nécessité d'être vertueux, me +suis-je dit, dès que le mal sert autant que le bien? Tout ce que crée la +nature, n'est pas utile, en ne considérant que nous; cependant tout est +nécessaire; il est donc tout simple que je sois méchant, relativement à +mes semblables, sans cesser d'être bon à ses yeux: pourquoi +m'inquiéterai-je alors?--Eh! n'as-tu pas toujours les hommes, qui te +puniront de les outrager.--Qui les craint, ne jouit pas.--Qui les brave, +est sur de les irriter, et comme l'intérêt général combat toujours +l'intérêt particulier, celui qui sacrifie tout à soi, celui qui manque à +ce qu'il doit aux autres, pour n'écouter que ce qui le flatte, doit +nécessairement succomber, il ne doit trouver que des écueils.--Le +politique les évite, le sage apprend à ne les pas craindre. Mets la main +sur ce coeur, mon ami; il y a cinquante ans que le vice y règne, et vois +pourtant comme il est calme.--Ce calme pervers est le fruit de +l'habitude de tes faux principes, ne le mets pas sur le compte de la +nature; elle te punira tôt ou tard de l'outrager.--Soit, ma tête n'est +élevée vers le ciel que pour attendre la foudre; je ne tiens point le +bras qui la lance; mais j'ai la gloire de le braver.--Et nous entrâmes +dans le logis, qui m'était destiné. + +C'était une cabane très-simple, partagée par des clayes, en trois ou +quatre pièces, où je trouvai quelques nègres, que le roi me donnait, +pour me servir. Ils avaient ordre de me demander si je voulais des +femmes, je répondis que non, et les congédiai, ainsi que le Portugais, +en les assurant que je n'avais besoin que d'un peu de repos. + +A peine fus-je seul, que je fis de sérieuses réflexions sur le +malheureux sort dans lequel je me trouvais. La scélératesse de l'âme du +seul Européen, dont j'eus la société, me paraissait aussi dangereuse que +la dent meurtrière des cannibales, dont je dépendais. Et ce rôle +affreux,... ce métier infâme, qu'il me fallait faire, ou mourir, non +qu'il portât la moindre atteinte à mes sentimens pour Léonore,... je le +faisais avec tant de dégoût... je ressentais une telle horreur, +qu'assurément ce que je devais à cette charmante fille, ne pouvait s'y +trouver compromis. Mais n'importe, je l'exerçais, et ce funeste devoir +versait une telle amertume sur ma situation, que je serais parti, dès +l'instant, si, comme je vous l'ai dit, l'espoir que Léonore tomberait +peut-être sur cette côte, où je pouvais la supposer, et qu'alors elle +n'arriverait qu'à moi, si, dis-je, cet espoir n'avait adouci mes +malheurs. Je n'avais point perdu son portrait; les précautions que +j'avais prises de le placer dans mon porte-feuille, avec mes lettres de +change, l'avait entièrement garanti. On n'imagine pas ce qu'est un +portrait, pour une âme sensible; il faut aimer, pour comprendre ce qu'il +adoucit, ce qu'il fait naître. Le charme de contempler à son aise, les +traits divins qui nous enchantent, de fixer ces yeux, qui nous suivent, +d'adresser à cette image adorée, les mêmes mots que si nous serrions +dans nos bras l'objet touchant qu'elle nous peint; de la mouiller +quelquefois de nos larmes, de l'échauffer de nos soupirs, de l'animer +sous nos baisers.... Art sublime et délicieux, c'est l'amour seul qui te +fit naître; le premier pinceau ne fut conduit que par ta main. Je pris +donc ce gage intéressant de l'amour de ma Léonore, et l'invoquant à +genoux: «ô toi que j'idolâtre! m'écriai-je, reçois le serment sincère, +qu'au milieu des horreurs où je me trouve, mon coeur restera toujours +pur; ne crains pas que le temple où tu règnes, soit jamais souillé par +des crimes. Femme adorée, console-moi dans mes tourmens; fortifie-moi +dans mes revers; ah! si jamais l'erreur approchait de mon âme, un seul +des baisers que je cueilles sur tes lèvres de roses, saurait bientôt +l'en éloigner». + +Il était tard, je m'endormis, et je ne me réveillai le lendemain, qu'aux +invitations de Sarmiento, de venir faire avec lui une seconde promenade +vers une partie que je n'avais pas encore vue.--Sais-tu, lui dis-je, si +le roi a été content de mes opérations?--Oui; il m'a chargé de te +l'apprendre, me dit le Portugais en nous mettant en marche; te voilà +maintenant aussi savant que moi; tu n'auras plus besoin de mes leçons. +Il a passé, m'a-t-on dit, toute la nuit en débauche, il va s'en purifier +ce matin, par un sacrifice, où s'immoleront six victimes.... Veux-tu en +être témoin?--Oh! juste ciel, répondis-je alarmé, garantis-moi tant que +tu pourras, de cet effrayant spectacle.--J'ai bien compris que cela te +déplairait, d'autant plus que tu verrais souvent, sous le glaive, les +objets même de ton choix.--Et voilà mon malheur: j'y ai pensé toute la +nuit.... voilà ce qui va me rendre insupportable le métier que l'on me +condamne à faire; quand la victime sera de mon choix, je mourrai du +remord cruel que fera naître en mon esprit, l'affreuse idée de l'avoir +pu sauver, en lui trouvant quelques défauts, et de ne l'avoir pas +fait.--Voilà encore une chimère infantine dont il faudrait te détacher; +si le sort ne fut pas tombé sur celle-là, il serait tombé sur une autre; +il est nécessaire à la tranquillité de se consoler de tous ces petits +malheurs; le général d'armée qui foudroye l'aile gauche de l'ennemi, +a-t-il des remords de ce qu'en écrasant la droite, il eût pu sauver la +première? Dès qu'il faut que le fruit tombe, qu'importe de secouer +l'arbre.--Cesse tes cruelles consolations et reprends les détails qui +doivent achever de m'instruire de tout ce qui concerne l'infâme pays +dans lequel j'ai le malheur d'être obligé de vivre. + +Il faut être né comme moi, dans un climat chaud, reprit le Portugais, +pour s'accoutumer aux brûlantes ardeurs de ce ciel-ci; l'air n'y est +supportable que d'Avril en Septembre; le reste de l'année est d'une si +cruelle ardeur, qu'il n'est pas rare de trouver des animaux dans la +campagne expirer sous les rayons qui les brûlent; c'est à l'extrême +chaleur de ce climat qu'il faut attribuer, sans doute, la corruption +morale de ces peuples; on ne se doute pas du point auquel les influences +de l'air agissent sur le physique de l'homme, combien il peut être +honnête ou vicieux, en raison du plus ou moins d'air qui pèse sur ses +poumons[15], et de la qualité plus ou moins saine, plus ou moins +brûlante de cet air. O vous qui croyez devoir assujettir tous les hommes +aux mêmes loix, quelques soient les variations de l'atmosphère, osez-le +donc après la vérité de ces principes.... Mais ici il faut avouer que +cette corruption est extrême; elle ne saurait être portée plus loin. +Tous les désordres y sont communs, et tous y sont impunis; un père ne +met aucune espèce de différence entre ses filles, ses garçons, ses +esclaves, ou ses femmes; tous servent indistinctement ses débauches +lascives. Le despotisme dont il jouit dans sa maison; le droit absolu de +mort, dont il est revêtu, rendrait fort dure la condition de ceux dont +il éprouverait des refus. Quelque besoin pourtant, que le peuple ait de +femmes, il ne traite pas mieux celles qu'il possède; je t'ai déjà peint +une partie de leur sort; il n'est pas plus doux dans l'intérieur. Jamais +l'épouse ne parle à son mari, qu'à genoux; jamais elle n'est admise à sa +table; elle ne reçoit pour nourriture, que quelques restes qu'il veut +bien lui jeter dans un coin de la maison, comme nous faisons aux +animaux, dans les nôtres. Parvient-elle à lui donner un héritier; +arrive-t-elle à ce point de gloire, qui les rend si intéressantes dans +nos climats, je te l'ai dit, le mépris le plus outré, l'abandon, le +dégoût deviennent ici les récompenses qu'elle reçoit de son cruel mari. +Souvent bien plus féroce encore, il ne la laisse pas venir au terme, +sans détruire son ouvrage, dans le sein même de sa compagne; malgré tant +d'opposition, ce malheureux fruit vient-il à voir le jour, s'il déplaît +au père, il le fait périr à l'instant; mais la mère n'a nul droit sur +lui: elle n'en acquiert pas davantage, quand il atteint l'âge +raisonnable; il arrive souvent alors qu'il se joint à son père, pour +maltraiter celle dont il a reçu la vie[16]. Les femmes du peuple ne sont +pas les seules qui soient ainsi traitées; celles des grands partagent +cette ignominie. On a peine à croire à quel degré d'abaissement et +d'humiliation ceux-ci réduisent leurs épouses, toujours tremblantes, +toujours prêtes à perdre la vie, au plus léger caprice de ces tyrans; le +sort des bêtes féroces est sans doute préférable au leur. + +L'ancien gouvernement féodal de Pologne peut seul donner l'idée de +celui-ci; le royaume est divisé en dix-huit petites provinces, +représentant nos grandes terres seigneuriales, en Europe; chaque +gouvernement a un chef qui habite le district, et qui y jouit à-peu-près +de là même autorité que le roi. Ses sujets lui sont immédiatement +soumis; il peut en disposer à son gré. Ce n'est pas qu'il n'y ait des +loix dans ce royaume: peut-être même y sont-elles trop abondantes; mais +elles ne tendent, toutes, qu'à soumettre le faible au fort, et qu'à +maintenir le despotisme, ce qui rend le peuple d'autant plus malheureux, +que, quoiqu'il puisse réversiblement exercer le même despotisme dans sa +maison, il n'est pourtant dans le fait, absolument le maître de rien. Il +n'a que sa nourriture et celle de sa famille, sur la terre qu'il herse à +la sueur de son corps. Tout le reste appartient à son chef, qui le +possède, en sure et pleine jouissance, aux seules conditions d'une +redevance annuelle en filles, garçons, et comestibles, exactement payée +quatre fois l'an au roi. Mais ces vassaux fournissent ce tribut au chef; +il n'a que la peine de le présenter, et comme il est imposé à proportion +de ce qu'il peut payer, il n'en est jamais surchargé. + +Les crimes du vol et du meurtre, absolument nuls parmi les grands, sont +punis avec la plus extrême rigueur, chez l'homme du peuple, s'il a +commis ces crimes, hors de l'intérieur de sa maison; car s'il est le +chef de sa famille, et que le délit n'ait porté que sur les membres de +cette famille, qui lui sont subordonnés, il est dans le cas de la plus +entière impunité; hors cette circonstance, il est puni de mort. Le +coupable arrêté, est à l'instant conduit chez son chef, qui l'exécute de +sa propre main; ce sont pour ces chefs, des parties de plaisir, +semblables à nos chasses d'Europe; ils gardent communément leurs +criminels jusqu'à ce qu'ils en ayent un certain nombre; ils se +réunissent alors sept ou huit ensemble, et passent plusieurs jours à +maltraiter ces individus, jusqu'à ce qu'enfin ils les achèvent. Leur +chasse alors sert au festin, et la débauche se termine avec leurs +femmes, qu'ils ont de même réunies, et dont ils jouissent en commun. Le +roi agit également dans son apanage, et comme son district est plus +étendu, il a plus d'occasions de multiplier ces horreurs. + +Tous les chefs, malgré leur autorité, relèvent immédiatement de la +couronne; le monarque peut les condamner à mort, et les faire exécuter +sur-le-champ, sans aucune instruction de procès, pour les crimes de +rébellion ou de lèse-majesté; mais il faut que le délit soit +authentique, sans quoi, tous se révolteraient, tous prendraient le parti +de celui qu'on aurait condamné, et travailleraient, de concert, à +détrôner un roi mal affermi par ce despotisme. + +Ce qui rend au monarque de _Butua_ sa postérité indifférente, c'est +qu'elle ne règne point après lui. Il n'en est pas de même de ses +dix-huit grands vassaux; les enfans succèdent au père dans leurs fiefs. +Dès que le chef est mort, le fils aîné s'empare du gouvernement, du +logis, et réduit sa mère et ses soeurs dans la dernière servitude; elles +n'ont plus rang, dans sa maison, qu'après les esclaves de sa femme, à +moins qu'il ne veuille épouser une d'elles; dans ce cas, elle est hors +de cette abjection; mais celle où l'usage la fait retomber, comme +épouse, n'est-elle pas aussi dure? Si la mère est grosse, quand le père +meurt, il faut qu'elle fasse périr son fruit, autrement l'héritier la +tuerait elle-même. + +A l'égard du roi, dès qu'il meurt, les chefs s'assemblent, et les +barbares confondant, à l'exemple des Jagas, leurs voisins, la cruauté +avec la bravoure[17], n'élisent pour leur chef, que le plus féroce +d'entre eux. Pendant neuf jours entiers, ils font des exploits dans ce +genre, soit sur des prisonniers de guerre, soit sur des criminels, soit +sur eux-mêmes, en se battant corps-à-corps, à outrance, et celui qui a +fait paraître le plus de valeur ou d'atrocité, regardé dès-lors comme le +plus grand de la nation, est choisi pour la commander; on le porte en +triomphe dans son palais, où de nouveaux excès succèdent à l'élection, +pendant neuf autres jours. Là, l'intempérance et la débauche se poussent +quelquefois si loin, que le nouveau roi lui-même y succombe, et la +cérémonie recommence. Rarement ces fêtes ne se célèbrent, sans qu'il +n'en coûte la vie à beaucoup de monde. + +Lorsque cette nation est en guerre avec ses voisins, les chefs +fournissent au roi un contingent d'hommes armés de flèches et de piques, +et ce nombre est proportionné aux besoins de l'état. Si les ennemis sont +puissans, les secours envoyés sont considérables; ils le sont moins, +quand il s'agit de légères discussions. La cause de ces discussions est +toujours, ou quelques ravages dans les terres, ou quelques enlevemens de +femmes ou d'esclaves; quelques jours d'hostilités préliminaires et un +combat terminent tout; puis chacun retourne chez soi. + +Malgré le peu de morale de ces peuples; malgré les crimes multipliés où +ils se livrent, il est dévot, crédule, et superstitieux; l'empire de la +religion, sur son esprit, est presqu'aussi violent qu'en Espagne et en +Portugal. Le gouvernement théocratique suit le plan du gouvernement +féodal. Il y a un chef de religion dans chaque province, subordonné au +chef principal, habitant la même ville que le roi. Ce chef, dans chaque +district, est à la tête d'un collège de prêtres secondaires, et habite +avec eux un vaste bâtiment contigu au temple; l'idole est par-tout la +même que celle du palais du roi, qui, seul, a le privilège d'avoir, +indépendamment du temple de sa capitale, une chapelle particulière où il +sacrifie. Le serpent qu'on révère ici, est le reptile le plus +anciennement adoré; il eut des temples en Egypte, en Phénicie, en Grèce +, et son culte passa de-là en Asie et en Afrique, où il fut presque +général[18]. Quant à ces peuples, ils disent que cette idole est l'image +de celui qui a créé le monde; et pour justifier l'usage où ils sont de +le représenter, moitié figure humaine, et moitié figure d'animal, ils +disent que c'est pour montrer qu'il a créé également les hommes et les +animaux. + +Chaque gouverneur de province est obligé d'envoyer seize victimes par +an, de l'un et de l'autre sexe, au chef de la religion qui les immole +avec ses prêtres, à de certains jours prescrits par leur rituel. Cette +idée, que l'immolation de l'homme était le sacrifice le plus pur qu'on +put offrir à la divinité, était le fruit de l'orgueil; l'homme se +croyant l'être le plus parfait qu'il y eût au monde, imagina que rien ne +pouvait mieux apaiser les dieux, que le sacrifice de son semblable; +voilà ce qui multiplia tellement cette coutume, qu'il n'est aucun peuple +de la terre, qui ne l'ait adoptée; les Celtes et les Germains immolaient +des vieillards et des prisonniers de guerre; les Phéniciens, les +Cartaginois, les Perses et les Illiriens, sacrifiaient leurs propres +enfans; les Thraces et les Egyptiens, des vierges, etc. + +Les prêtres, à Butua, sont, chargés de l'éducation entière de la +jeunesse; ils élèvent, à-la-fois, les deux sexes, dans des écoles +séparées, mais toujours dirigées par eux seuls. La vertu principale, et +presque l'unique, qu'ils inspirent aux femmes, est la plus entière +résignation, la soumission la plus profonde aux volontés des hommes; ils +leur persuadent qu'elles sont uniquement créées pour en dépendre, et, à +l'exemple de Mahomet, les damnent impitoyablement à leur mort.--A +l'exemple de Mahomet, dis-je, en interrompant Sarmiento, tu te trompes, +mon ami, et ton injustice envers les femmes, te fait évidemment adopter +une opinion fausse, et que jamais rien n'autorisa. Mahomet ne damne +point les femmes; je suis étonné qu'avec l'érudition que tu nous étales, +tu ne saches pas mieux l'alcoran. _Quiconque croira, et fera de bonnes +moeurs, soit homme, soit femme, il entrera dans le paradis_, dit +expressément le prophète, dans son soixantième chapitre; et dans +plusieurs autres, il établit positivement que l'on trouvera dans le +paradis, non-seulement celles de ses femmes que l'on aura le mieux +aimées sur la terre, mais même de belles filles vierges, ce qui prouve +qu'indépendamment de celles-ci, qui sont les femmes célestes, il en +admettait de terrestres, et qu'il ne lui est jamais venu dans l'esprit +de les exclure des béatitudes éternelles. Pardonne-moi cette digression +en faveur d'un sexe que tu méprises, et que j'idolâtre; et continue tes +intéressans récits.--Que Mahomet damne ou sauve les femmes, dit le +Portugais, ce qu'il y a de bien sûr, c'est que ce ne seraient pas elles +qui me feraient désirer le paradis, si je croyais à cette fable-là, et +fussent-elles toutes anéanties sur le globe, que Lucifer m'écorche tout +vif, si je m'en trouvais plus à plaindre. Malheur à qui ne peut se +passer, dans ses plaisirs ou dans sa société, d'un sexe bas, trompeur et +faux, toujours occupé de nuire ou de teindre, toujours rampant, toujours +perfide, et qui, comme la couleuvre, n'élève un instant la tête +au-dessus du sol, que pour y carder son venin. Mais ne m'interromps +plus, frère, si tu veux que je poursuive. + +A l'égard des hommes, reprit mon instituteur, ils leur inspirent d'être +soumis, d'abord aux prêtres, puis au roi, et définitivement à leurs +chefs particuliers; ils leur recommandent d'être toujours prêts à verser +leur sang pour l'une ou l'autre de ces causes. + +Le danger des écoles, en Europe, est souvent le libertinage; ici, il en +devient une loi. Un époux mépriserait sa femme, si elle lui donnait ses +prémices[19]; ils appartiennent de droit aux prêtres; eux-seuls doivent +flétrir cette fleur imaginaire, où nous avons la folie d'attacher tant +de prix; de cette règle sont pourtant exceptés les sujets qui doivent +être conduits au roi. Resserrés avec soin dans les maisons des +gouverneurs de chaque province, ils n'entrent point dans les écoles; +c'est un droit que les prêtres n'ont jamais osé disputer à leur +souverain qui le possède, comme chef du temporel et du spirituel Toutes +ces roses se cueillent à certains jours de fêtes, prescrits dans leur +calendrier. Alors les temples se ferment; il n'est plus permis qu'aux +seuls prêtres, d'y entrer, le plus grand silence règne aux environs; ou +immolerait impitoyablement quiconque oserait le troubler. La défloration +se fait aux pieds de l'idole. Le chef commence, il est suivi du collège +entier. Les filles sont présentées deux fois, les garçons, une. Des +sacrifices, suivent la cérémonie; à treize ou quatorze ans, les élèves +retournent dans leurs familles; on leur demande s'ils ont été +sanctifiés: s'ils ne l'avaient pas été, les garçons seraient +horriblement méprisés, et les filles ne trouveraient aucun époux. Ce qui +s'opère dans les provinces, se pratique de même dans la capitale; la +seule différence qu'il y ait, lors de ces initiations, consiste dans le +droit qu'a le monarque d'opérer, s'il veut, avant les prêtres. Ici, +comme dans le royaume de Juida, si quelqu'un refusait de placer ses +enfans dans ces écoles, les prêtres pourraient les faire enlever.--Que +d'infamies, m'écriai-je; toutes ces turpitudes me choquent au dernier +point. Mais je ne tiens pas, je l'avoue, a voir la pédérastie érigée en +initiation religieuse; à quel point de corruption doit être parvenu un +peuple, pour instituer ainsi en coutume, le vice le plus affreux, le +plus destructeur de l'humanité, le plus scandaleux, le plus contraire +aux loix de la nature, et le plus dégoûtant de la terre.--Que +d'invectives, me répondit le Portugais, (trop malheureux partisan de +cette intolérable dépravation!) Écoute, ami, je veux bien m'interrompre +un moment, pour te convaincre de tes torts,.au risque de contrarier +quelques uns de mes principes, pour mieux te prouver l'injustice des +tiens. N'imagine pas que cette erreur à laquelle on attache une si +grande importance en Europe, soit aussi conséquente qu'on le croit. De +quelque manière qu'on veuille l'envisager, on ne la trouvera dangereuse, +que dans un seul point. _Le tort qu'elle fait à la population_. Mais ce +tort est-il bien réel? c'est ce qu'il s'agit d'examiner. Qu'arrive-t-il, +en tolérant cet écart? qu'il naît, je le suppose, dans l'état, un petit +nombre d'enfans de moins; est-ce donc un si grand mal, que cette +diminution, et quel est le gouvernement assez faible, pour pouvoir s'en +douter? Faut-il à l'État, un plus grand nombre de citoyens, que celui +qu'il peut nourrir? Au-delà de cette quantité, tous les hommes, dans +l'exacte justice, ne devraient-ils pas être maîtres de produire, ou de +ne pas produire; je ne connais rien de si risible, que d'entendre crier +sans-cesse pour la population. Vos compatriotes, sur-tout, vos chers +Français, qui ne s'aperçoivent pas que si leur gouvernement les traite +avec tant d'indifférence, que si leur fuite, leur mort le touche si peu, +que si leurs loix les sacrifient chaque jour si inhumainement, ce n'est +qu'à cause de leur trop grande population; que si cette population était +moindre, ils deviendraient bien autrement chers à cet État qui se moque +d'eux, et seraient bien autrement épargnés par le glaive atroce de +Thémis; mais laissons ces imbéciles crier tout à leur aise, laissons-les +remplir leurs dégoûtantes compilations de projets fastueux, pour +augmenter des hommes, dont l'excès forme déjà un des plus grands vices +de leur État, et voyons seulement si ce qu'ils désirent est un bien. +J'ose dire que non: j'ose assurer que par-tout où la population et le +luxe seront médiocres, l'égalité, dont tu parais si partisan, sera plus +entière, et par conséquent, le bonheur de l'individu, plus certain. +C'est l'abondance du peuple, et l'accroissement du luxe, qui produit +l'inégalité des conditions, et tous les malheurs qui en résultent. Les +hommes sont tous frères, chez le peuple médiocre et frugal; ils ne se +connaissent plus, quand le luxe les déguise et que la population les +avilit; à mesure qu'augmentent l'un et l'autre de ces choses, les droits +du plus fort naissent insensiblement; ils asservissent le plus faible, +le despotisme s'établit, le peuple se dégrade, et se trouve bientôt +écrasé sous le poids des fers, que sa propre abondance lui forge[20]; ce +qui diminue la population dans un État, sert donc cet État, au lieu de +lui nuire; politiquement considéré, voilà donc ce vice si abominable, +dans la classe des vertus, plutôt que dans celle des crimes, chez toutes +les nations philosophes. L'examinerons-nous du côté de la nature? Ah! si +l'intention de la nature eût été que tous les grains de bleds +germassent, elle eût donné une meilleure constitution à la terre. Cette +terre ne se trouverait pas si long-tems hors d'état de rapporter; +toujours féconde, n'attendant jamais que la semence, on ne lui donnerait +jamais, qu'elle ne rendît. Un coup-d'oeil sur le physique des femmes, et +voyons si cela est. Une femme qui vit 70 ans, je suppose, en passe +d'abord 14 sans pouvoir encore être utile; puis 20, où elle ne peut plus +l'être: reste à 36, sur lesquelles il faut prélever 3 mois par an, où +ses infirmités doivent encore l'empêcher de travailler aux vues de la +nature, si elle est sage, et qu'elle veuille que le fruit produit soit +bon. Reste donc 27 ans, au plus, sur 70, où la nature lui permet de la +servir. Je le demande, est-il raisonnable de penser que si les vues de +la nature tendaient à ce que rien ne fût perdu, elle consentirait à +perdre autant[21], et si cette perte est indiquée par ses propres loix, +pouvons-nous légitimement contraindre les nôtres à punir ce qu'elle +exige elle-même? La propagation n'est certainement pas une loi de la +nature, elle n'en est qu'une tolérance: a-t-elle eu besoin de nous, pour +produire les premières espèces? N'imaginons pas que nous lui soyons plus +nécessaires pour les conserver, si l'existence de ces espèces était +essentielle à ses plans; ce que nous adoptons de contraire à cette +opinion, n'est que le fruit de notre orgueil. + +Quand il n'y aurait pas un seul homme sur la terre, tout n'en irait pas +moins comme il va; nous jouissons de ce que nous trouvons; mais, rien +n'est créé pour nous; misérables créatures que nous sommes, sujets aux +mêmes accidens que les autres animaux, naissant comme eux, mourant comme +eux, ne pouvant vivre, nous conserver et nous multiplier que comme eux, +nous nous avisons d'avoir de l'orgueil, nous nous avisons de croire que +c'est en faveur de notre précieuse espèce que le soleil luit, et que les +plantes croissent. O déplorable aveuglement! convainquons-nous donc que +la nature se passerait aussi bien de nous, que de la classe des fourmis +ou de celle des mouches; et que d'après cela, nous ne sommes nullement +obligés à la servir dans la multiplication d'une espèce qui lui est +indifférente, et dont l'extinction totale n'altérerait aucune de ses +loix. On peut donc perdre, sans l'offenser en quoi que ce soit. Que +dis-je? nous la servons, en n'augmentant pas une sorte de créature, dont +la ruine entière, en lui rendant l'honneur de ses premières créations, +lui ferait reprendre des droits, que sa tolérance nous cède. Le voilà +donc, ce vice dangereux, ce vice épouvantable contre lequel s'arme +imbécilement les loix et la société, le voilà donc démontré utile à +l'État et à la nature, puisqu'il rend à l'un son énergie, en lui ôtant +ce qu'il a de trop, et à l'autre sa puissance, en lui laissant +l'exercice de ces premières opérations. Eh! si ce penchant n'était pas +naturel, en recevrait-on les impressions, dès l'enfance? ne cèderait-il +pas aux efforts de ceux qui dirigent ce premier âge de l'homme. Qu'on +examine pourtant, les êtres qui en son empreints; il se développe; +malgré toutes les digues qu'on lui oppose, il se fortifie avec les +années; il résiste aux avis, aux sollicitations, aux terreurs d'une vie +à venir, aux punitions, aux mépris, aux plus piquans attraits de l'autre +sexe; est-ce donc l'ouvrage de la dépravation, qu'un goût qui s'annonce +ainsi, et que veut-on qu'il soit, si ce n'est l'inspiration la plus +certaine de la nature? Or, si cela est, l'offense-t-il? Inspirerait-elle +ce qui l'outragerait? Permettrait-elle ce qui gênerait ses loix? +Favoriserait-elle des mêmes dons, et ceux qui la servent, et ceux qui la +dégradent? Etudions-la mieux, cette indulgente nature, avant d'oser lui +fixer des limites. Analisons ses loix, scrutons ses intentions, et ne +hasardons jamais de la faire parler sans l'entendre. + +Osons n'en point douter enfin, il n'est pas dans les intentions de cette +mère sage que ce goût s'éteigne jamais; il entre au contraire dans ses +plans qu'il y ait, et des hommes qui ne procréent point, et plus de +quarante ans dans la vie des femmes où elles ne le puissent pas, afin de +nous bien convaincre que la propagation n'est pas dans ses loix, qu'elle +ne l'estime point, qu'elle ne lui sert point, et que nous sommes les +maîtres d'en user sur cet article comme bon nous semble, sans lui +déplaire en quoi que ce soit, sans atténuer en rien sa puissance. + +Cesse donc de te récrier contre le plus simple des travers, contre une +fantaisie où l'homme est entraîné par mille causes physiques que rien ne +peut changer ni détruire, contre une habitude enfin, que l'on tient de +la nature, qui la sert, qui sert à l'État, qui ne fait aucun tort à la +société, qui ne trouve d'antagonistes que parmi le sexe, dont elle +abjure le culte, raison trop faible, sans doute, pour lui dresser des +échafauds. Si tu ne veux pas imiter les philosophes de la Grèce, +respecte au moins leurs opinions: Licurgue et Solon armèrent-ils Thémis +contre ces infortunés? Bien plus adroits, sans doute, ils tournèrent au +bien et à la gloire de la patrie le vice qu'ils y trouvèrent régnant. +Ils en profitèrent pour allumer le patriotisme dans l'âme de leurs +compatriotes: c'était dans le fameux bataillon des _amans et des +aimés_[22] que résidait la valeur de l'État. N'imagine donc pas que ce +qui fit fleurir un peuple, puisse jamais en dégrader un autre. Que le +soin de la cure de ces infidèles regarde uniquement le sexe qu'ils +dépriment; que ce soit avec des chaînes de fleurs que l'amour les ramène +en son temple; mais s'ils les brisent, s'ils résistent au joug de ce +Dieu, ne crois pas que des invectives ou des sarcasmes, que des fers ou +des bourreaux les convertissent plus sûrement: on fait avec les uns des +stupides, et des lâches, des fanatiques avec les autres; on s'est rendu +coupable de bêtises et de cruautés, et on n'a pas un vice de moins[23]. + +Mais reprenons: quel fruit recueilleras-tu de la description que tu me +demandes, si tu en interromps sans cesse le récit? + +Les crimes contre la religion, continue le Portugais, existent ici comme +dans notre Europe, et y sont même plus sévèrement punis[24]; le premier +prêtre en devient le souverain juge et l'exécuteur: un mot contre le +clergé ou contre l'idole, quelques négligences au service public du +temple, l'inobservance de quelques fêtes, le refus de placer ses enfans +dans les écoles, tout cela est puni de mort: on dirait que ce malheureux +peuple, pressé de voir sa fin, imagine avec soin tout ce qui peut +l'accélérer. + +Ignorant absolument l'art de transmettre les faits, soit par l'écriture, +soit par les signes hiérogliphiques, ce peuple n'a conservé aucuns +mémoriaux qui puissent servir à la connaissance de sa généalogie ou de +son histoire; il ne s'en croit pas moins le peuple le plus ancien de la +terre: il dominait autrefois, assure-t-il, tout le continent, et +principalement la mer, qu'il ne connaît pourtant plus aujourd'hui; sa +position dans le milieu des terres, ses perpétuelles dissentions avec +les peuples de l'Orient et de l'Occident, qui l'empêchent de s'étendre +jusques-là, le privera vraisemblablement encore long-tems de connaître +les côtes qui l'avoisinent. Son seul commerce consiste à exporter son +riz, son manioc et son maïs aux Jagas, qui habitant un pays sablonneux, +se trouvent manquer souvent de ces précieuses denrées; ils en importent +des poissons qu'il aime beaucoup et qu'il mange presqu'avec la même +avidité que la chair humaine; les querelles survenues dans ces échanges +sont un de ses fréquens motifs de guerre, et alors il se bat au lieu de +commercer, les comptoirs deviennent des champs de bataille. + +La politique, qui apprend à tromper ses semblables en évitant de l'être +soi-même, cette science née de la fausseté et de l'ambition, dont +l'homme c'était fait une vertu, l'homme social un devoir, et l'honnête +homme un vice.... La politique, dis-je, est entièrement ignorée de ce +peuple; ce n'est pas qu'il ne soit ambitieux et faux, mais il l'est sans +art, et comme ceux auxquels il a affaire ne sont pas plus fins, il en +résulte qu'ils se trompent gauchement les uns et les autres; mais tout +autant que s'ils le faisaient avec plus d'industrie. Le peuple de Butua +tâche d'être le plus fort dans les combats, de gagner le plus qu'il peut +dans ses échanges, voilà où se bornent toutes ses ruses. Il vit +d'ailleurs avec insouciance et sans s'inquiéter du lendemain, jouit du +présent le mieux qu'il peut, ne se rappelle point le passé, et ne +prévoit jamais l'avenir; il ne sait pas mieux l'âge qu'il a; il sait +celui de ses enfans jusqu'à quinze ou vingt ans, puis il l'oublie et +n'en parle plus. + +Ces Africains ont quelques légères connaissances d'astronomie, mais +elles sont mêlées d'une si grande foule d'erreurs et de superstition, +qu'il est difficile d'y rien comprendre; ils connaissent le cours des +astres, prédisent assez bien les variations de l'atmosphère, et divisent +leurs tems par les différentes phases de la lune: quand on leur demande +quelle est la main qui meut les astres dans l'espace, quel est enfin le +plus puissant des êtres, ils répondent que c'est leur idole, que c'est +elle qui a créé tout ce que nous voyons, qui peut le détruire à son gré, +et que c'est pour prévenir cette destruction qu'ils arrosent sans cesse +ses autels de sang. + +Leur nourriture ordinaire est le maïs, quelques poissons quand le +commerce le leur en apporte, et de la chair humaine; ils en ont des +boucheries publiques où l'on s'en fournit en tous tems; quelquefois ils +joignent à cela de la chair de singe, qu'on estime fort dans ces +contrées. Ils tirent du maïs une liqueur très-enivrante, et préférable à +notre eau-de-vie; quelquefois ils la boivent pure, souvent ils la mêlent +avec de l'eau communément mauvaise et saumâtre; ils ont une manière de +confire et de garder l'igname[25], qui le rend délicat et bon. + +Ils n'ont point de monnaie entr'eux, ni signe qui la représente: chacun +vit de ce qu'il a; ceux qui veulent des productions étrangères +rapportées par les commerçans, se les procurent par échange, ou en prêt +d'esclaves, de femmes et d'enfans pour les travaux ou pour les plaisirs. +La table du Roi est servie des prémices de tout ce qui croit dans le +pays, et de tout ce qui s'y apporte; il y a des gens chargés d'aller +retirer ces différens tributs, et sans s'incommoder en rien, la nation +le nourrit ainsi en détail. Il en est de même de la table des chefs et +des prêtes. Rien ne se vend au peuple que ces premières maisons ne +soient fournies. Ce sont les tributs imposés sur le commerce, une fois +acquittés, le marchand tire ce qu'il peut de sa denrée, et s'en fait +payer comme je viens de le dire. + +Les établissemens de ce peuple, aussi médiocres que sa population, ne se +voient guères qu'aux endroits les plus cultivés: on compte là une +douzaine de maisons ensemble, sous l'autorité du plus ancien chef de +famille, et sept ou huit de ces bourgades composent un district, au +Gouverneur duquel les chefs particuliers rendent compte, comme ceux-ci +le font au Roi. Les besoins, les volontés, les caprices des Gouverneurs +sont expliqués aux Lieutenans des bourgades, qui exécutent à l'instant +les ordres de ces petits despotes, autrement, et cela sans que le Roi +pût le blâmer, le Gouverneur ferait brûler la bourgade et exterminer +ceux qui l'habitent. Ce Lieutenant de bourgade ou chef particulier n'a +nulle autorité dans son district, il n'en n'a que dans sa famille comme +tous les autres individus; il n'est en quelque façon que le premier +agent du despote; il n'est point étonnant de voir un de ces petits +souverains faire passer l'ordre à une bourgade de son département de lui +envoyer telle ou telle denrée, telle fille ou tel garçon, et le refus de +cette sommation coûter l'existence entière de la bourgade; moins rare +encore de voir deux ou trois principaux chefs se réunir, pour aller, par +seul principe d'amusement, saccager, détruire, incendier une bourgade, +et en massacrer tous les habitans sans aucune distinction d'âge ou de +sexe; vous voyez alors ces malheureux sortir de leur hutte avec leurs +femmes et leurs enfans, présenter à genoux la tête aux coups qui les +menacent, comme des victimes dévouées, et sans qu'il leur vienne +seulement à l'esprit de se venger ou de se défendre... puissant effet, +d'un côté, de l'abaissement et de l'humiliation de ces peuples, et de +l'autre, preuve bien singulière de l'excès du despotisme et de +l'autorité des grands.... Que de réflexions fait naître cet exemple! +serait-il réellement, comme je le suppose, une partie de l'humanité +subordonnée à l'autre par les décrets de la main qui nous meut? Ne +doit-on pas le croire en voyant ces usages dans l'enfance de toutes nos +sociétés, comme chez ce peuple encore dans le sein de la nature, si +cette nature incompréhensible a soumis à l'homme des animaux bien plus +forts que lui, ne peut-elle pas lui avoir également donné des droits sur +une portion affaiblie de ses semblables? et si cela est, que deviennent +alors les systèmes d'humanité et de bienfaisance de nos associations +policées?--Dusses-tu me gronder de l'interrompre encore, dis-je au +Portugais, je ne te pardonne pas ces principes; ne tire jamais aucune +conséquence, en faveur de la tyrannie, de toutes les horreurs que nous +montre ce peuple; l'homme se corrompt dans le sein même de la nature, +parce qu'il naît avec des passions dont les effets font frémir toutes +les fois que la civilisation ne les enchaîne pas. Mais conclure de là +que c'est chez l'homme sauvage et agreste qu'il faut se choisir des +modèles, ou reconnaître les véritables inspirations de la nature, serait +avancer une opinion fausse: la distance de l'homme à la nature est +égale, puisqu'il peut être aussi-tôt corrompu par ses passions dès le +berceau de cette nature, que dans son plus grand éloignement. C'est donc +dans le calme qu'il faut juger l'homme, ou dans l'état tranquille où le +mettent à la longue les digues de ses passions élevées par le +législateur qui le civilise.--Je poursuivrai, reprit Sarmiento, car il +faudrait, sans cela, discuter si cette main qui élève des digues, a +réellement le droit de les édifier, si c'est un bonheur qu'elle +l'entreprenne, si les passions qu'elle veut subjuguer sont bonnes ou +mauvaises, si, de quelqu'espèce qu'elles puissent être, leurs effets +contrariés les uns par les autres, ne contribueraient pas plus au +bonheur de l'homme que cette civilisation qui le dégrade; or, nous +perdrions un tems énorme dans cette dissertation, et nous aurions +beaucoup parlé tous deux sans nous convaincre.... Je reprends donc. + +Lorsque les prêtres veulent une victime; ils annoncent que leur Dieu +leur est apparu, qu'il a désiré tel ou telle, et dans l'instant il faut +que l'être requis soit remis au temple, loi cruelle sans doute, loi +dictée par les seules passions, puisqu'elle les favorise toutes. + +Sans l'intime union des chefs spirituels et temporels, peut-être ce +peuple serait-il moins foulé; mais l'égalité de leur pouvoir leur a +prouvé la nécessité d'être unis pour se mieux satisfaire, d'où il +résulte que la masse de ces deux autorités despotiques pressant +également de par-tout ce peuple infortuné, le dissout et l'écrase +à-la-fois[26]. + +Les habitans du Royaume de Butua ont un souverain mépris pour tous ceux +qui ne savent pas gagner leur vie; ils disent que chaque individu tenant +à un district quelconque, et devant être nourri par ce district s'il y +remplit sa tâche, ne doit manquer que par sa faute; de ce moment ils +l'abandonnent, ne lui fournissent aucune sorte de secours, et en cet +état de délaissement et d'inaction, il devient bientôt la victime du +riche, qui l'immole, en disant que l'homme mort est moins malheureux que +l'homme souffrant. + +Ici la médecine s'exerce par les prêtres secondaires des temples;. ils +ont quelques teintures de botanique qui les mettent à même d'ordonner +certains remèdes quelque fois assez à propos. Ils n'exercent jamais ce +ministère _gratis_, ils se font payer en prêt de femmes, de garçons ou +d'esclaves, cela regarde la famille du malade; ils n'exigent aucuns +comestibles, qu'en feraient-ils dans une maison plus que suffisamment +entretenue par les revenus de l'idole qu'on y sert. + +Chaque particulier prend en mariage autant de femmes qu'il en peut +nourrir; le chef de chaque district, à l'instar du Roi, a un sérail plus +eu moins considérable, et communément proportionne à l'étendue de son +domaine. Ce sérail, composé comme je l'ai dit, des tributs qu'il retire, +est dirigé par des esclaves qui ne sont point eunuques; mais dans une si +grande dépendance, d'ailleurs, si prêts à tout moment à perdre la vie, +que rien n'est plus rare que leur malversation. Il y a dans ce sérail +une Sultane privilégiée et regardée comme la maîtresse de la maison: +elle change fort souvent; cependant, tant qu'elle règne, les enfans +qu'elle fait, ce qui est fort rare, sont regardés comme légitimes, et +l'aîné de tous ceux que le père a eu pendant sa vie, n'importe de quelle +femme, succède à tous les biens. Tant que cette première Sultane est +regardée comme favorite, elle a une sorte d'inspection sur les autres, +sans qu'elle soit pour cela elle-même dispensée de la subordination +cruelle imposée à son sexe; dès qu'elle a eu des enfans, elle est +communément reléguée dans quelque coin de la maison, où l'on n'entend +plus parler d'elle: ce qui fait que la manière la plus sûre dont elle +puisse conserver son rang, est de ne jamais être enceinte; aussi l'art +de ces femmes est-il inouï sur cet article. + +Indépendamment des lions et des tigres qui se tiennent vers le Nord du +Royaume, dans la partie la plus couverte de bois, on voit ici quelques +quadrupèdes absolument inconnus en Europe: il y a entr'autres un animal +un peu moins gros que le boeuf, qui tient du cheval et du cerf; on +rencontre aussi quelques girafes[27]. Il y a beaucoup d'oiseaux +singuliers, mais qui s'arrêtant peu, et qui n'étant jamais chassés, +deviennent très-difficiles à connaître. + +La nature y est aussi très-variée dans les plantes et dans les reptiles: +il y en a beaucoup de venimeux dans l'un et l'autre genre, et ce peuple, +singulièrement raffiné dans toutes les manières d'être cruel, compose +avec une de ces plantes, qui ne croît que dans ces climats, une sorte de +poison si actif, qu'il donne la mort en une minute[28]; quelquefois ils +en n'imbibent la pointe de leurs flèches, dont les plus légères +blessures alors font tomber dans des convulsions qui entraînent bientôt +la mort après elles; mais ils se gardent bien de manger la chair de ceux +qui meurent de cette manière. + +Essayons maintenant de rapprocher les traits qui caractérisent ce +peuple, par des coups de pinceaux plus rapides: ils sont tous +extrêmement noirs, courts, nerveux, les cheveux crépus, naturellement +sains, bien pris dans leur taille, les dents belles, et vivant +très-vieux, ils sont adonnés à toutes sortes de crimes, principalement à +ceux de la luxure, de la cruauté, de la vengeance et de la superstition, +et d'ailleurs, emportés, traîtres, colères et ignorans. Leurs femmes +sont mieux faites qu'eux: elles ont les formes superbes; elles sont +fraîches, et presque toutes ont de belles dents et de beaux yeux; mais +elles sont si cruellement traitées, si abruties par le despotisme de +leurs époux, que leurs attraits ne se soutiennent pas au-delà de 30 ans, +et qu'elles ne vivent guères au-delà de 50. + +Quant au luxe et aux arts de ces peuples, tu vois jusqu'où ils +s'étendent; quelques poteries qu'ils vernissent assez bien avec le jus +d'une plante indigène de ces climats; quelques claies, quelques paniers +et des nattes délicatement travaillées, mais qui ne sont l'ouvrage que +des femmes. + +Le Roi, qui connaît l'espèce des femmes blanches, et qui en a eu +quelques-unes échouées sur les côtes des Jagas, tient d'elles une petite +quantité d'ouvrages plus précieux, que tu pourras voir dans son palais. +Le peu qu'il a connu de ces femmes l'en a rendu très-friand, et il +paierait d'une partie de son Royaume celles qu'on pourrait lui procurer. + +Entièrement privé de sensibilité, et peut-être en cela plus heureux que +nous, ces sauvages n'imaginent pas qu'on puisse s'affliger de la mort +d'un parent ou d'un ami; ils voient expirer l'un ou l'autre sans la plus +légère marque d'altération, souvent même ils les achèvent, quand ils les +voient sans espérance de guérir, ou parvenus à un âge trop avancé, et +cela sans penser faire le plus petit mal. Il vaut mille fois mieux, +disent-ils, se défaire de gens qui souffrent, ou qui sont inutiles, que +de les laisser dans un monde, dont ils ne connaissent plus que les +horreurs. + +Leur manière d'enterrer les morts, est de placer tout simplement le +cadavre aux pieds d'un arbre, sans nul respect, sans aucune cérémonie, +et sans plus de façon qu'on n'en ferait pour un animal. De quelle +nécessité sont nos usages sur cela? Un homme non n'est plus bon à rien, +il ne sent plus rien; c'est une folie que d'imaginer qu'on lui doive +autre chose que de le placer dans un coin de terre, n'importe où; +quelquefois ils le mangent, quand il n'est pas mort de maladie. Mais, +quelque chose qu'il arrive, les prêtres n'ont rien à faire en cet +instant, et quelque soient leurs vexations sur tout le reste, elle ne +s'étend pas cependant jusqu'à se faire ridiculement payer du droit de +rendre un cadavre aux élémens qui l'ont formé. + +Leurs notions sur le sort des âmes après cette vie, sont fort confuses; +d'abord, ils ne croient pas que l'âme soit une chose distincte du corps; +ils disent qu'elle n'est que le résultat de la sorte d'organisation que +nous avons reçue de la nature, que chaque genre d'organisation nécessite +une âme différente, et que telle est la seule distance qu'il y ait entre +les animaux et nous. Ce système m'a paru bien philosophique pour eux. + +Mais cette étincelle de raison est bientôt étouffée par des +extravagances pitoyables: ils disent que la mort n'est qu'un sommeil, au +bout duquel ils se trouveront tout entiers et tels qu'ils étaient dans +ce monde, sur les bords d'un fleuve charmant, où tout concourra à leurs +désirs, où ils auront des femmes blanches et des poissons en abondance. +Ils ouvrent ce séjour fabuleux également aux bons comme aux méchans, +parce qu'il est égal, selon eux, d'être l'un ou l'autre; que rien ne +dépend d'eux qu'ils ne se sont pas faits, et que l'Être qui a tout créé +peut les punir d'avoir agi suivant ses vues.... Singulière manie des +hommes, de ne pouvoir presque dans aucune de leurs associations se +passer de l'idée absurde d'une vie à venir; il est bien singulier qu'il +leur faille les plus puissans secours de l'étude et de la réflexion pour +réussir à absorber en eux une chimère née de l'orgueil, aussi ridicule à +admettre, et aussi cruellement destructive de toute félicité sur la +terre.--Ami, dis-je à Sarmiento, il me paraît que tes systèmes....--Sont +invariable sur ce point, répondit le Portugais; c'est vouloir s'aveugler +à plaisir, que d'imaginer que quelque chose de nous survive; c'est se +refuser à tous les argumens démonstratifs de la raison et du bon sens, +c'est contrarier toutes les leçons que la nature nous offre, que de +distinguer en nous quelque chose de la matière; c'est en méconnaître les +propriétés, que de ne pas voir qu'elle est susceptible de toutes les +opérations possibles par la seule différence de ses modifications.... +Ah! Si cette âme sublime devait nous survivre, si elle était d'une +substance immatérielle, s'altérerait-elle avec nos organes? +croîtrait-elle avec nos forces, dégénérerait-elle au déclin de notre +âge, serait-elle vigoureuse et saine, quand rien ne souffre en nous? +Triste, abattue, languissante sitôt que se dérange notre santé; une âme +qui suit aussi constamment toutes les variations du physique, ne peut +guère appartenir au moral; mon ami, il faut être fou pour croire un +instant que ce qui nous fait exister, soit autre chose que la +combinaison particulière des élémens qui nous constituent: altérez ces +élémens, vous altérez l'âme, séparez-les, tout s'anéantit; l'âme est +donc dans ces élémens, elle n'en est donc que le résultat, mais n'en est +point une chose distincte; elle est au corps ce que la flamme est à la +matière qui le consume: ces deux choses agiraient-elles l'une sans +l'autre? la flamme existerait-elle sans l'élément qui l'entretient? et +réversiblement, celui-ci se consumerait-il sans la flamme? Ah! mon ami, +sois bien en repos sur le sort de ton âme après cette vie,... elle ne +sera pas plus malheureuse qu'elle l'était avant d'animer ton corps, et +tu ne seras pas plus à plaindre pour avoir végété malgré toi quelques +instans sur le globe, que tu ne l'étais avant d'y paraître.--Sans me +donner le tems de détruire ou de réfuter une opinion si contraire à la +raison et à la délicatesse de l'homme sensible, si injurieuse à la +puissance de l'Être qui ne nous a donné cette âme immortelle que pour +arriver par son moyen à la sublime idée de son existence, d'où découle +naturellement la suite et la nécessité de nos devoirs, tant envers ce +Dieu saint et puissant, que relativement aux autres créatures, au milieu +desquelles il nous a placé; sans, dis-je, me permettre de lui répondre +un mot, le Portugais, qui n'aimait point qu'on le contrariât, reprit +ainsi le fil de sa description. + +La connaissance que tu as des moeurs, des coutumes, des loix et de la +religion des habitans du Royaume de Butua, te fait aisément deviner leur +morale; aucuns de leurs actes de tyrannie et de cruauté, aucuns de leurs +excès de débauche, aucunes de leurs hostilités ne passent pour des +crimes chez eux. Pour légitimer les premiers articles, ils disent que la +nature, en créant des individus inégaux, a prouvé qu'il y en avait +quelques-uns qui devaient être soumis aux autres; elle n'eût mis sans +cela aucune distance entr'eux: voilà l'argument d'après lequel ils +partent pour molester leurs femmes, qui, selon leur manière de penser, +ne sont que des animaux inférieurs à eux, et sur lesquels la nature leur +donne toute espèce de droits; quant à leur égarement de débauche, +l'homme, disent-ils, est conformé de manière à ce que telle chose peut +plaire à l'un, et doit déplaire à l'autre: or, dès que la nature lui a +soumis des êtres, qui, par leur faiblesse, doivent indifféremment +satisfaire ou l'un ou l'autre de ces besoins, ils ne peuvent devenir des +crimes; d'un côté, l'homme reçoit des goûts; de l'autre, il a ce qu'il +faut pour se contenter: quelle apparence que la nature eût réuni ces +deux moyens, si elle était offensée de la manière dont on en use. + +Tout ce que je viens de dire, continua le Portugais en terminant son +récit, va redoubler sans doute l'horreur que tu ressens déjà pour ce +peuple, et d'après l'obligation où te voilà d'y vivre, j'ai peut-être eu +tort de te donner autant de détails.--Sois bien certain, répondis-je, +qu'il n'est aucun principe de ces monstres que je ne mette au rang des +plus affreux écarts de la raison humaine; je ne suis pas plus scrupuleux +qu'on ne doit l'être; tu dois, je crois, t'en être aperçu... mais +favoriser, suivre ou croire des maximes aussi révoltantes, est au-dessus +de mes forces et de mon coeur.... Sarmiento voulut répliquer, je ne lui +répondis plus, bien persuadé que je ne convertirais pas cet homme +endurci, et que c'était une de ces sortes d'âmes dont la perversité rend +la cure d'autant plus impossible, que ne se trouvant point dans un état +de souffrance par cette dépravation, elles ne désirent nullement une +meilleure manière d'être. Je lui témoignai, pour rompre notre dialogue, +l'envie d'entrer dans une cabane où notre course nous avait conduit: +nous y pénétrâmes; c'était l'asyle d'un homme du peuple: nous le +trouvâmes assis sur des nattes, mangeant du maïs bouilli, et sa femme à +genoux devant lui, le servant avec toutes les marques possibles de +respect. Comme le Portugais était connu pour le favori du Prince, le +Paysan se leva et s'agenouilla dès qu'il parut, peu après il lui +présenta sa fille, jeune enfant de 13 ou 14 ans.... Tu vois la politesse +de ces cantons, me dit Sarmiento. Dis-moi, dans quel pays de ton Europe +on recevrait ainsi un étranger?... Il résulte donc quelque chose de bon +de ce despotisme qui t'effraie, et le voilà donc au moins, dans un cas, +d'accord avec la nature.--Ne mets cette coutume qu'au rang des écarts et +des désordres, m'écriai-je, et puisqu'elle ne m'inspire que de +l'éloignement et du dégoût, elle ne peut être dans la nature.--Dis, dans +les moeurs, et ne confonds pas l'usage, le pli donné par l'éducation +avec les loix de la nature.... Et pendant ce tems-là Sarmiento ayant +repoussé durement la jeune fille, demanda du feu, alluma sa pipe, +sortit, et nous regagnâmes la Capitale. + +Il y avait déjà trois mois que j'étais dans ce triste séjour, maudissant +mon malheur et mon existence, désespérant qu'aucun hasard m'y fit jamais +rencontrer Léonore, n'aimant qu'elle, ne pensant qu'à elle, lorsque le +sort, pour calmer un instant mes maux, fit naître au moins pour moi, +l'occasion d'une bonne oeuvre. + +J'étais sorti seul un matin pour aller rêver plus à l'aise à l'objet de +mon coeur; je préférais ces promenades solitaires à celles où Sarmiento +m'empestait de sa morale erronée, et cherchait toujours à combattre ou à +pervertir mes principes, lorsque je découvris un spectacle fait pour +arracher les pleurs de tous autres individus que ceux de ce peuple +féroce, peu faits pour le plaisir touchant de s'attendrir sur les +douleurs d'un sexe délicat et doux, que le ciel forma pour partager nos +maux, pour mêler de roses les épines de la vie, et non pour être +méprisées et traitées comme des bêtes de somme. + +Une de ces malheureuses hersait un champ où son mari voulait semer du +maïs, attelée à une charrue lourde; elle la traînait de toutes ses +forces sur une terre grasse et spongieuse qu'il s'agissait +d'entr'ouvrir. Indépendamment de ce travail pénible où succombait cette +infortunée, elle avait deux enfans attachés devant elle, que nourrissait +chacun de ses seins, elle pliait sous le joug; des sanglots et des cris +s'entendaient malgré elle, sa sueur et ses larmes coulaient à-la-fois +sur le front de ses deux enfans.... Un faux pas la fait chanceler... +elle tombe... je la crus morte... son barbare époux saute sur elle, +armé d'un fouet, et l'accable de coups pour la faire relever.... Je +n'écoute plus que la nature et mon coeur, je m'élance sur ce scélérat +... je le renverse dans le sillon... je brise les liens qui attachent +sa mourante compagne au timon de la charrue... je la relève... la +presse sur ma poitrine, et l'assis sous un arbre à côté de moi... elle +était évanouie, elle serait morte sans ce secours.... Je tenais sur mes +genoux ses enfans froissés de la chute.... Cette malheureuse ouvre enfin +les yeux... elle me regarde... elle ne peut concevoir qu'il existe +dans la nature un être qui peut la secourir et la venger... elle me +fixe avec étonnement; bientôt les larmes de sa reconnaissance arrosent +les mains de son bienfaiteur... elle prend ses enfans, elle les baise +... elle me les donne... elle a l'air de m'engager à leur sauver la vie +comme à elle. Je jouissais délicieusement de cette scène, lorsque +j'aperçois le mari revenir à moi avec un de ses camarades; je me lève, +décidé à les recevoir tous deux comme ils le méritent.... Ma contenance +les effraie: j'emmène la femme, j'emporte les enfans, j'établis chez moi +cette malheureuse famille, et défends au mari d'y paraître. Je fis +demander le soir cette femme au Roi, comme si j'avais eu le dessein de +la destiner à mes plaisirs: le Monarque, qui m'avait déjà beaucoup +reproché le célibat dans lequel je vivais, me l'accorda sans difficulté, +et fît défendre à l'époux d'approcher de ma maison. Je lui proposai +d'être mon esclave: on ne peut peindre la joie qu'elle eut de +l'accepter; je la chargeai donc du soin de mon petit ménage, et je +rendis sa vie si douce, qu'elle voulait se tuer de désespoir quand elle +sut que je songeais à quitter le pays. Il a donc, là comme ailleurs, de +l'âme, de la sensibilité, de la reconnaissance et de la délicatesse, ce +sexe si cruellement outragé dans ces féroces climats; il a donc tout ce +qu'il faut pour rendre ses maîtres heureux, si, renonçant à l'affreux +droit de le maîtriser, ces tyrans préféraient celui bien plus doux de +cultiver des vertus qui feraient aussi bien la douceur de leur vie. + +Sarmiento n'eut pas plutôt appris cette action qu'il la blâma; +non-seulement elle choquait ses indignes maximes, mais elle était même, +prétendait-il, contre les loix du pays, puisqu'elle ravissait à un époux +les droits qu'il avait sur sa femme, et comment, d'ailleurs, avec de +l'esprit, poursuivait ce cruel sophiste, comment l'imaginer avoir fait +une bonne oeuvre, quand de deux êtres qu'intéresse cette action, il en +reste un de malheureux.--Celui qui souffre était criminel.--Non, +puisqu'il agissait d'après les usages de son pays; mais le fût-il, +qu'importe, son crime le rendait heureux; en t'y opposant, tu fais un +infortuné.--Il est juste que le coupable souffre.--Ce qui est juste, +c'est qu'il n'y ait dans l'état de souffrance que l'être faible, créé +par la nature pour végéter dans l'asservissement, et tu déranges cet +ordre en prêtant ton secours à cet être faible, contre le maître qui a +tout droit sur lui; aveuglé par une fausse pitié, dont les mouvemens +sont trompeurs et les principes égoïstes, tu troubles et pervertis les +vues de la nature; mais allons plus loin: supposons les deux êtres +égaux, je n'en soutiens pas moins que si dans l'action à laquelle se +livre l'homme que tu appelles humain, il faut nécessairement que des +deux que cette action touche, il y en ait un de malheureux; l'action +n'est plus vertueuse, elle est indifférente; car une bonne action qui +n'est qu'aux dépens du bonheur d'un homme, une bonne action d'où résulte +une manière d'être désagréable pour un des deux individus qu'elle +touche, en remettant les choses comme elles étaient, ne peut plus être +regardée comme vertueuse, elle n'est plus qu'indifférente, puisqu'elle +n'a fait que changer les situations.--Elle est bonne dès qu'elle venge +le crime.--Elle ne peut être telle, dès qu'elle laisse un individu dans +le malheur, et pour qu'elle pût avoir ce caractère de bonté que tu lui +supposes, il faudrait qu'on fût mieux instruit sur ce qui est crime ou +sur ce qui ne l'est pas; tant que les idées de vice ou de vertu ne +seront pas plus développées, tant qu'on variera, tant qu'on flottera sur +ce qui caractérise l'un ou l'autre, celui qui, pour venger ce qu'il +croit mal, rendra un autre être à plaindre, n'aura sûrement rien fait de +vertueux.--Eh! que m'importent tes raisonnemens, dis-je en colère à ce +maudit homme, il est si doux de se livrer à de telles actions, que +fussent-elles même équivoques, il nous reste toujours au fond du coeur +la jouissance délicieuse de les avoir faites.--D'accord, reprit +Sarmiento, dis que tu as fait cette action parce qu'elle te flattait, +que tu t'es livré, en la faisant, à un genre de plaisir analogue à ton +organisation; que tu as cédé à une sorte de faiblesse flatteuse pour ton +âme sensible; mais ne dis pas que tu as fait une bonne action, et si tu +m'en vois faire une contraire, ne dis pas que j'en fais une mauvaise, +dis que j'ai voulu jouir comme toi, et que nous avons cherché chacun ce +qui convenait le mieux à notre manière de voir et de sentir. + +Enfin la vengeance du Ciel éclata sur ce malheureux Portugais: le +fourbe, en me dévoilant une partie de sa conduite, dont les détails que +je vous cache, vous feraient frémir sans doute, m'avait pourtant déguisé +le crime affreux qu'il méditait pour lors. Cet homme, sans âme, sans +reconnaissance, comme tous ceux que l'ambition dévore, oubliant qu'il +devoit la vie à ce Monarque contre lequel il complotait, osait penser à +le détrôner pour se mettre lui-même à sa place. Avec les seules troupes +de la Couronne, il imaginait forcer les grands vassaux à le reconnaître, +ou les réduire à la servitude. Je pensai être enveloppé dans l'orage: +heureusement le Roi, sûr de mon innocence, et ayant besoin de mes +services, distingua le coupable, le punit seul, et me rendit justice. + +J'ignorais, et le complot de ce scélérat, et la découverte qu'on venait +d'en faire, lorsque, sortis tous deux un jour pour une de nos courses +ordinaires, six nègres embusqués tombèrent sur lui, et l'étendirent à +mes pieds; il respirait encore....--Je meurs, me dit-il, je connais la +main qui me frappe, elle fait bien, dans deux jours je lui en ravissais +la puissance; puisse le traître périr un jour comme moi. Ami, je pars en +paix; ni amendement, ni correction même à cette heure cruelle où le +voile tombe et la vérité perce; et si j'emporte un remords au tombeau, +c'est de n'avoir pas comblé la mesure; tu vois qu'on meurt tranquille +quand on me ressemble. Il n'y a de malheureux que celui qui espère; +celui qui frémit, est celui qui croit encore; celui dont la foi est +éteinte ne peut plus rien avoir à redouter: meurs comme moi si tu le +peux.... Ses yeux se fermèrent, et son âme atroce alla paraître aux +pieds de son Juge, souillée de tous les crimes, et du plus grand sans +doute, l'impénitence finale. + +Je ne perdis pas un instant, pour me rendre chez le roi, et +m'éclaircissant avec lui, il me raconta les odieux desseins du +Portugais, m'assura que je ne devais rien craindre, que mon innocence +lui était connue, et que je pouvais continuer de le servir tranquille. +Je rentrai chez moi, moins agité. Là, tout entier à mes réflexions, je +me convainquis combien il est vrai qu'aucun crime ne reste sans +châtiment, et que la main équitable de la Providence sait tôt ou tard +accabler celui qui la méconnaît ou l'outrage. Cependant je plaignis et +regrettai ce malheureux; je le plaignis, parce que plus un homme est +entraîné au mal, plus il y est porté par des circonstances ou des causes +physiques, et plus, sans-doute, il est à plaindre: je le regrettai, +parce que c'était le seul être avec qui je pus raisonner quelquefois; il +me semblait qu'isolé au milieu de ces barbares, je devenais plus faible +et plus infortuné. + +Depuis que j'y étais, j'avais déjà exercé mon ministère sur cinq troupes +de femmes, sans qu'aucune blanche eût encore paru. Ne me flattant plus +de voir jamais arriver ma chère Léonore sur ces côtes, où l'espoir de la +délivrer et de la ramener en Europe, fixait seul mes destins, je +m'occupais sérieusement de mon secret départ, lorsque le roi me fit dire +qu'il avait quelque chose à me communiquer. Il entendait fort bien le +portugais: je l'avais appris avec Sarmiento, et j'étais, au moyen de +cela, très en état, depuis quelque temps, de m'entretenir avec sa +majesté; elle m'apprit donc qu'elle venait de recevoir des nouvelles +d'une troupe de femmes blanches, actuellement dans un petit fort +portugais, existant sur les frontières du Monomotapa, lesquelles +seraient fort aisées à enlever; que pour parvenir à ce fort, il y avait +à la vérité des montagnes presqu'inaccessibles à traverser, que les +défilés de ces barrières étaient presque toujours gardés par les +Bororès, peuple plus guerrier et plus cruel encore que le sien, mais que +le moment était propice, parce que ces fiers et intraitables voisins se +trouvaient alors très-occupés avec les Cimbas, leurs plus grands +ennemis, et qu'il n'y avait aucun danger à entreprendre la conquête +qu'il méditait. A l'égard des Portugais, je ne les crains pas, continua +le monarque, ils sont d'ailleurs en très-petit nombre dans le fort dont +je parle; ainsi rien ne peut troubler mon projet. + +Il n'est pas besoin de vous dire avec quel empressement je le saisis +moi-même; tout paraissait ici ranimer mon espoir; Léonore pouvait être +au nombre de ces femmes blanches; obtenais-je la permission d'être de ce +détachement, ou de le commander, une fois au fort portugais, j'emmenais +Léonore en Europe, si j'étais assez heureux, pour l'y trouver. N'y +était-elle pas, cette expédition m'ouvrait toujours la route des +établissemens d'Europe, et je quittais ces barbares, dès que je me +retrouvais avec des chrétiens. + +Mais Ben Mâacoro avait autant de politique que moi; il redoutait ma +désertion; il était attaché aux services que je lui rendais, et décidé à +tout, pour me garder chez lui, à quelque prix que ce pût être, moyennant +quoi, non-seulement je ne pus obtenir la conduite des troupes, mais il +me fut même très-défendu d'être de l'expédition. Il ne me communiqua ce +qu'il venait de me dire, que pour me faire part du plaisir qu'il en +recevait, et me prévenir en même temps, d'être moins difficile sur le +choix de ces femmes, parce que leur seule couleur suffisait pour lui +plaire. + +Mon triste espoir déçu aussi-tôt que formé, ma situation me sembla plus +affreuse; je ne pouvais plus que craindre ce que je venais de désirer. +Quel moyen me restait-il, pour ravir Léonore au roi, à supposer qu'elle +fût parmi ces femmes? J'aurais la douleur de la lui livrer moi-même, +sans la connaître. Un instant, je le sais, j'avais cru que le flambeau +de l'amour m'empêcherait de m'égarer; mais cette idée n'était qu'un +fruit de mon ivresse, que détruisait aussi-tôt la raison. De ce moment, +je ne trouvai plus pour moi de tranquillité, qu'à me convaincre qu'il +était impossible que Léonore fût au nombre de ces femmes; je regardai +comme une chimère, ce qui venait de me rendre heureux, peu de temps +avant.... Quelle apparence, me disais-je, que de la côte occidentale +d'Afrique où on la supposait, lorsque je passai à Maroc, elle se trouve +maintenant sur la côte orientale? Pour que cela pût être, il aurait +fallu, ou qu'elle eût traversé les terres, ce qui était presque +incroyable, ou qu'elle eût fait, par mer, le tour du continent, ce qui +me paraissait encore plus difficile. Je chassai donc totalement cette +pensée de mon esprit. Quand l'illusion qui nous a séduit, ne sert plus +qu'à notre supplice, le plus court est de la détruire. + +Je m'affermis si bien, d'après cela, dans l'impossibilité de mes +craintes, que je ne m'occupai pas plus des femmes blanches qui allaient +arriver, que je ne l'avais fait jusqu'alors des noires, et la ferme +résolution de fuir, aussitôt que j'en trouverais le moyen, ne remplit +que plus fortement mon esprit. Dès qu'il devenait impossible que Léonore +parvint jamais dans le royaume, je devais mettre tout en usage pour +aller la chercher ailleurs. + +Le détachement se fit donc. Trente guerriers partirent mystérieusement, +traversèrent les montagnes, sans risque, mirent en fuite les Portugais +du fort de _Tété_, sur la frontière septentrionale du Monomotapa, +prirent quatre femmes blanches, et les amenèrent voilées au roi, avec +aussi peu de danger. On me fit avertir; je me plaçai, suivant l'usage, +entre les deux nègres armés de massues, prêtes à fondre sur ma tête, au +moindre mot, ou à la plus légère démarche qui pût s'éloigner de mon +ministère. + +Rien de moins effrayant pour moi que cette formalité, si j'eusse eu le +moindre soupçon que ma chère Léonore dût être au nombre de ces femmes, +mille morts ne m'eussent pas empêché de la saisir et de l'emporter au +bout du monde. Mais je m'étais tellement affermi dans l'idée que cela ne +pouvait être, que j'examinai ces femmes-ci avec la même indifférence que +les autres; deux me parurent de vingt-cinq à trente ans; l'une +desquelles me sembla mal faite, très-brune de peau, et très-éloignée +d'être comme il les fallait au monarque; l'autre était joliment tournée, +mais plus de prémices. La troisième fixa plus long-tems mes regards; je +dus la soupçonner beaucoup plus jeune que les deux premières. Sa peau +était éblouissante, et toutes les parties de son corps, formées comme +par la main même des grâces. Elle répugnait beaucoup à l'examen, et +quand il fallut constater sa vertu, elle se détendit horriblement. La +manière dont ces femmes étaient voilées, quand on les présentait, +ajoutait beaucoup à la terreur que cette cérémonie jetait dans l'âme de +celles qui n'étaient pas du pays. Non-seulement il n'était pas possible +de les voir; mais elles-mêmes, les yeux bandés sous leurs voiles, ne +pouvaient discerner, ni avec qui elles étaient, ni ce qu'on allait leur +faire. + +[Illustration: _Toutes les parties de ce beau corps étaient formées par +la main des grâces_.] + +Les défenses multipliées de celle-ci, m'embarrassèrent beaucoup, la +force ou la contrainte ne s'arrangeant pas à ma délicatesse, cependant +je devais rendre un compte exact; je me trouvai donc obligé de faire +demander au roi ce qu'il prétendait que je fisse; il m'envoya deux +femmes de sa garde, munies de l'ordre de contenir la jeune fille, et de +l'empêcher de se soustraire aux opérations de mon devoir. Elle fut +saisie, et je poursuivis mes recherches; elles devinrent +très-embarrassantes. Pas assez bon anatomiste, pour décider en dernier +ressort, sur une chose qui me parut douteuse, je me contentai d'établir +sur celle-là, dans mon rapport, que je lui supposais absolument tout ce +qu'il fallait pour plaire à son maître, et que si les choses n'étaient +pas tout-à-fait dans l'_entier_ qu'il leur désirait, il s'en fallait de +si peu, que l'illusion lui serait encore permise. Quant à la quatrième, +c'était une vieille femme, et je la réformai, ainsi que la première; +mais le roi ne s'empara pas moins de toutes les quatre; il était si +enthousiasmé des femmes blanches, qu'il n'en voulut soustraire aucune. +Mon opération faite, les femmes entrèrent au sérail, et je me retirai. + +A peine fus-je seul, que les résistances de cette jeune personne, ses +charmes, la cruauté que j'avais eu d'appeler du secours; tout cela, +dis-je, vint agiter mon coeur en mille sens divers: je voulus chercher +un peu de repos, et cette charmante créature venait s'offrir sans-cesse +à mon imagination: ô toi, que j'idolâtre, m'écriai-je, serais-je donc +coupable envers toi; non, non, épouse adorée, nuls attraits ne +balanceront les tiens, dans l'âme où s'érige ton temple.... Mais +Léonore, si tu m'enflammas; ô Léonore, si tu es belle; hélas! tu ne peux +l'être qu'ainsi, et je l'avoue, mes sens tranquilles jusqu'alors, +s'irritèrent avec impétuosité. Je ne fus plus maître de les contenir; il +me semblait que l'amour même, entr'ouvrant les gazes qui voilaient cette +malheureuse captive, m'offrait les traits chéris de mon coeur; séduit +par cette douce et cruelle illusion, j'osai, pour la première fois de ma +vie être un instant heureux sans Léonore. Je m'endormis, et ces chimères +s'évanouirent avec les ombres de la nuit. + +Je demandai le lendemain à Ben Mâacoro, s'il était content de ses +prisonnières; mais je fus bien étonné de le trouver dans une situation +d'esprit où je ne l'avais jamais vu jusqu'alors. Il était soucieux, +inquiet; à peine me répondit-il: je crus démêler même, qu'il me +regardait avec humeur; je me retirai, sans oser renouveler ma demande, +et m'effrayant un peu, je l'avoue, de ce changement dans l'air de sa +majesté, craignant qu'on ne l'eût prévenu contre moi, et d'être, tôt ou +tard, victime de son injustice ou de sa barbarie, je ne pensai plus qu'à +mon départ. Le sort de ma malheureuse négresse m'inquiétait; je ne +voulais pas la rendre à un époux qui l'aurait infailliblement tuée; je +ne voulais pas m'en charger, quelque désir qu'elle eût eu de me suivre; +affectant d'en être dégoûté, quoique je n'eus jamais eu de commerce avec +elle, je priai un vieux chef des troupes du roi, qui m'avait paru plus +honnête que ses compatriotes, de vouloir bien la recevoir au nombre de +ses esclaves, et de la bien traiter, puis je m'évadai mystérieusement, +vers l'entrée de la troisième nuit qui suivit l'arrivée des Européennes, +dans le royaume de Butua. Triste victime de la fortune, misérable jouet +de ses caprices jusqu'à quand devais-je donc être ainsi ballotté par +elle? Je fuyais, j'allais encore chercher au bout de l'univers, celle +que je venais de livrer moi-même au plus brutal, au plus libertin, au +plus odieux des hommes. + +Oh dieu! vous me faites frissonner, dit la présidente de Blamont, en +interrompant Sainville: Quoi, monsieur, c'était Léonore?... Quoi, +madame, c'était vous?... et vous n'avez pas été... et vous ne fûtes pas +mangée? Toute la société ne put s'empêcher de rire de la vivacité naïve +de la restriction plaisante de madame de Blamont.--Madame, je vous en +conjure, dit le comte de Baulè, n'interrompons-plus monsieur de +Sainville, d'abord, par l'empressement que nous devons tous avoir, de +connaître le dénouement de ses aventures, et en second lieu, pour +apprendre de cette dame charmante, comment elle put se rencontrer là, et +y étant, comme elle put échapper à tous les dangers qui la menaçaient. + +Je dirigeai sur-le-champ mes pas au midi, poursuivit Sainville, et +beaucoup plus près des frontières du pays des Hottentots, que je ne le +croyais. Le lendemain, je me trouvai sur les bords de la rivière de +Berg, qui mouille deux ou trois bourgades hollandaises, dont la chaîne +se prolonge depuis le Cap, jusqu'à cent cinquante lieues, dans +l'intérieur de l'Afrique; je trouvai ces Colons tellement dénaturalisés, +ils y vivaient si bien à la manière du pays, qu'il devenait +très-difficile de les distinguer des indigènes. Il y en a parmi eux, qui +ne sont que les petits enfans des Hollandais du Cap, et qui n'y ont +jamais été de leur vie; fils d'Européens et d'Hottentots, on ne saurait +démêler ce qu'ils sont; on ne peut plus même les entendre. Je fus reçu +néanmoins avec toute sorte d'humanité, dans ces établissemens; ils me +reconnurent pour Européen; mais ce ne fut que par signe, que je pus +démêler leur idée sur cela, et que je parvins à leur faire comprendre +les miennes; il n'y eut jamais moyen de se parler. + +J'avais d'abord eu le projet de suivre le cours du Berg, et de ne point +perdre de vue, la chaîne des monts Lupata, au pied desquels est situé le +Cap; ensuite, je crus plus sur de me régler sur la côte, espérant d'y +trouver un plus grand nombre d'établissemens hollandais, et par +conséquent plus de secours; ce dernier parti me réussit: ces villages, +extrêmement multipliés dans cette partie, m'offrirent presque chaque +soir, un asyle. Je rencontrai plusieurs troupes de sauvages, dont +quelques-unes me parurent appartenir à la nation jaune, nouvellement +découverte dans cette partie, et le dix-huitième jour de mon départ de +Butua, après avoir longé près de 150 lieues de côtes, j'arrivai dans la +ville du Cap, où je trouvai, dans l'instant, tous les secours que +j'aurais pu rencontrer dans la meilleure ville de Hollande; mes lettres +de change furent acceptées, et l'on m'offrit de m'en escompter ce que je +voudrais, ou même le tout, si je le jugeais à propos. Ces premiers soins +remplis, et m'étant vêtu convenablement, j'allai trouver le gouverneur +hollandais. Dès qu'il eut su l'objet de mon voyage, dès qu'il eu vu le +portrait de Léonore, il m'assura qu'une femme absolument semblable à la +miniature que je lui faisais voir, était à bord de la _Découverte_, +second navire anglais, accompagnant Cook, et commandé par le capitaine +Clarke, qui venait de mouiller récemment au Cap. Il m'ajouta que cette +femme, singulièrement aimable et douce, très-attachée au lieutenant de +ce vaisseau, dont elle se disait l'épouse, avait paru sous ce titre chez +lui, et chez les autres officiers de la garnison, et avait emporté +l'estime et la considération générale. Me rappelant tout de suite, qu'à +Maroc on assurait également avoir vu la même femme sur un bâtiment +anglais, j'offre une seconde fois le portrait aux yeux du Gouverneur. +Oh! Monsieur, lui dis-je égaré, ne vous trompez-vous point, est-ce bien +celle-la? est-ce bien là la femme qui peut être l'épouse d'un autre? +Soyez-en sûr, me répondit ce militaire, et présentant alors le portrait +à sa femme et à plusieurs officiers de son état-major, il fut +unanimement reconnu, pour ne pouvoir appartenir qu'à l'épouse du +lieutenant de la _Découverte_. Je me crus donc perdu sans ressource, et +mon malheur s'offrit à moi sous des faces si odieuses, que je ne vis +même rien, qui pût en adoucir l'horreur; j'avais bien voulu douter que +le ciel pût mettre Léonore entre mes mains, chez le roi de Butua; là, je +m'aveuglais sur un fait qui n'était que trop sûr, et lorsque tout ici +pouvait me prouver l'impossibilité de mes craintes, si j'avais mieux +examiné les choses. Je croyais tout aveuglément; je n'avais point eu de +nouvelles de Léonore, depuis Salé; il était possible, ou qu'elle eût +passé de-là, dans quelques colonies anglaises, ou qu'au lieu de venir en +Afrique, comme on le croyait, elle eût été à Londres: on peut +indifféremment de Salé, parvenir à l'un ou à l'autre de ces points, +moyennant quoi, rien de plus simple, en admettant l'inconstance de celle +que j'adorais; rien de plus naturel, qu'elle eût épousé le lieutenant de +la _Découverte_, et qu'elle eût passé avec lui dans la mer du Sud, +destination du troisième voyage de Cook. + +Absolument rempli de ces idées, et sachant qu'il n'y avait pas plus de +six semaines que les Anglais avaient quitté le Cap, je résolus de les +suivre, de m'élancer sur le vaisseau qui emportait Léonore, de +l'arracher des mains de celui qui osait me la ravir, de rappeler à cette +femme perfide, les sermens que nous nous étions faits à la face des +cieux, et de la contraindre à les remplir, ou me précipiter dans les +flots, avec elle. + +Ces résolutions prises, sans annoncer au gouverneur d'autres intentions +que celles de suivre mon infidélité, je le conjurai de me vendre un +petit bâtiment assez bon voilier, pour me permettre d'atteindre +promptement les Anglais. D'abord il rit de mon projet, le trouva digne +de mon âge, et fit tout ce qu'il put, pour m'en dissuader; mais quand il +vit la violence avec laquelle j'y tenais, le désespoir prêt à s'emparer +de moi, s'il me fallait y renoncer; n'ayant aucune raison de me refuser, +dès que je lui proposais de payer tout, il m'accommoda d'un léger navire +hollandais, qu'il m'assura devoir remplir mes intentions; il donna tous +les ordres nécessaires pour la cargaison, pour l'équipement, y plaça des +vivres pour six mois, six petites pièces de canon de fer, pour les +sauvages, en me défendant expressément de tirer sur aucun Européen, à +moins que ce ne fût pour me défendre; il joignit à cela dix soldats de +marine, trente matelots, deux bons officiers marchands, et un excellent +pilote. Je payai tout comptant, et laissai de plus entre ses mains, la +solde de mon équipage, pour six mois. Tout étant prêt, ayant comblé le +gouverneur des marques de ma reconnaissance, je mis à la voile, vers le +milieu de décembre, me dirigeant sur l'isle d'Otaïti, où je savais que +le capitaine Cook devait aller. + +A peine eûmes-nous doublé le Cap, que nous essuyâmes un ouragan +considérable, accident commun dans ces parages, dès qu'on a perdu la +terre de vue. Peu fait encore à la grande mer, n'ayant guères couru que +des côtes, sur de petits bâtimens, où le roulis se fait moins sentir, je +souffrais tout ce qu'il est possible d'exprimer; mais les tourmens du +corps ne sont rien, quand l'âme est vivement affectée: les sensations +morales absorbent entièrement les maux physiques, et tous nos mouvemens +concentrés dans l'âme, n'établissent que là le siège de la douleur. + +Le trente-huitième jour, nous vîmes terre; c'était la pointe de la +nouvelle Hollande, appellée terre de _Diémen_; nous sûmes là, par les +sauvages, qu'il y avait peu de temps que les Anglais en étaient partis; +mais faute d'interprètes, nous ne pûmes prendre aucune autre sorte +d'éclaircissemens. Nous apprîmes seulement, que se dirigeant au Nord, +ils remplissaient toujours le projet établi par eux, de relâcher à +Otaïti. Nous suivîmes leurs traces. + +Vous permettrez, dit Sainville, que je supprime ici les détails +nautiques, et les descriptions d'iles où nous touchâmes; ce qui tient à +cette route, si bien indiquée dans les voyages de Cook, ne vous +apprendrait rien de nouveau; je ne vous arrêterai donc un instant, que +sur la singulière découverte que je fis; l'île que je vous décrirai, +totale ment inconnue aux navigateurs, offerte à mon vaisseau, par le +hasard d'un coup de vent, qui nous y porta malgré nous, est trop +intéressante par elle-même; tout ce qui la concerne la différencie trop +essentiellement des descriptions de Cook; la rencontre enfin que j'y +fis, est trop extraordinaire, pour que vous ne me pardonniez pas d'y +fixer un moment vos regards. + +Le vent était bon, la mer peu agitée; nous venions de doubler la +Nouvelle Zélande, par le travers du canal de la Reine Charlotte, et nous +avancions à pleine voile vers le Tropique; soupçonnant le groupe des +îles de la Société, à peu de distance de nous, sur notre gauche, le +pilote y dirigeait le Cap, lorsqu'un coup de vent d'Occident s'éleva +avec une affreuse impétuosité, or nous éloigna tout-à-coup de ces îles. +La tempête devint effroyable, elle était accompagnée d'une grêle si +grosse, que les grains blessèrent plusieurs matelots. Nous carguâmes à +l'instant nos voiles, nous abattîmes nos vergues de perroquet, et +bientôt nous fûmes obligés de changer nos manoeuvres, et d'aller à mât +et à cordes, jusqu'à ce que nous eussions été portés contre terre, ce +qui devait nous perdre ou nous sauver; enfin cette terre, aussi désirée +que crainte, se fît voir à nous, vers la pointe du jour, le lendemain. +Si le vent, qui nous y jetait avec violence, ne se fût apaisé avec +l'aurore, nous y brisions infailliblement. Il se calma, nous pûmes +gouverner; mais notre vaisseau ayant vraisemblablement touché pendant +l'orage, et faisant près de trois voies d'eau à l'heure, nous fumes +contraints de nous diriger, à tout événement, vers l'île que nous +apercevions, à dessein de nous y radouber. + +Cette île nous paraissait charmante, quoique toute environnée de +rochers, et dans notre horrible état, nous savourions au moins l'espoir +flatteur de pouvoir réparer nos maux, dans une contrée si délicieuse. + +J'envoyai la chaloupe et le lieutenant, pour reconnaître un ancrage, et +sonder les dispositions des habitans; la chaloupe revint trois heures +après, avec deux naturels du pays, qui demandèrent à me saluer, et qui +le firent à l'européenne: je leur parlai tour-à-tour quelqu'une des +langues de ce continent; mais ils ne me comprirent point. Je crus +m'apercevoir cependant, qu'ils redoublaient d'attention, quand je me +servais de la langue française, et que leurs oreilles étaient faites à +en entendre les sons. Quoi qu'il en fût, leurs signes +très-intelligibles, et qui n'avaient rien de sauvage, m'apprirent que +leur chef ne demandait pas mieux que de nous recevoir, si nous arrivions +avec des desseins de paix, et que dans ce cas, nous trouverions chez +eux, tout ce qu'il fallait pour nous secourir. Les ayant assuré de mes +intentions pacifiques, je leur offris quelques présens, ils les +refusèrent avec noblesse, et nous avançâmes. Nous trouvâmes près de la +côte, un bon mouillage par 12 ou 15 brasse, et joli sable rouge; on jeta +l'ancre, et je reconnus avant que de descendre, que la terre où nous +abordions, était située au-dessus du Tropique, entre le 260 et +263e degré de longitude, et entre le 25 et 26e +degré de latitude méridionale, peu-éloignée d'une terre vue autrefois +par _Davis_. + +Un nombre infini d'insulaires des deux sexes, bordait la côte, quand +nous arrivâmes; ils nous reçurent avec des signes de joie, qui ne +pouvaient plus nous laisser douter de leurs sentimens. Quelques uns de +nos matelots, séduits par ces apparences, voulurent cajoler les femmes; +mais ils en furent à l'instant repoussés avec autant de décence, que de +fierté, et nous continuâmes pacifiquement nos opérations, sans que cette +première faute, assez commune aux Européens, nous fît rien perdre de la +bienveillance de ces peuples. A peine eus-je pris terre, que deux +habitans s'avancèrent vers moi avec les plus grandes démonstrations +d'amitié, et me firent comprendre qu'ils étaient là pour me conduire +chez leur chef, si je le trouvais bon. J'acceptai l'offre, je donnai les +ordres nécessaires à mon équipage, je recommandai la plus grande +discrétion, et n'emmenai avec moi que mes deux officiers. Après avoir +observé à la hâte, de superbes fortifications européennes, qui +défendaient le port, et auxquelles nous reviendrons bientôt, nous +entrâmes, en suivant nos guides, dans une superbe avenue de palmiers, à +quatre rangs d'arbres qui conduisait du port à la ville. + +Cette ville, construite sur un plan régulier, nous offrit un coup-d'oeil +charmant. Elle avait plus de deux lieues de circuit sa forme était +exactement ronde; routes les rues en étaient alignées; mais chacune de +ces rues était plutôt une promenade, qu'un passage. Elles étaient +bordées d'arbres, des deux côtés, des trottoirs régnaient le long des +maisons, et le milieu était un sable doux, formant un marcher agréable. +Toutes ces maisons étaient uniformes; il n'y en avait pas une qui fût, +ni plus haute, ni plus grande que l'autre; chacune avait un +rez-de-chaussée, un premier étage, une terrasse à l'italienne, +au-dessus, et présentait de face une porte régulière d'entrée, au milieu +de deux fenêtres, qui, chacune, avait au-dessus d'elle la croisée +servant à donner du jour au premier étage. Toutes ces façades étaient +régulièrement peintes par compartimens symétriques, en couleur de rose +et en vert, ce qui donnait à chacune de ces rues, l'air d'une +décoration. Après en avoir longé quelques-unes, qui nous parurent +d'autant plus riantes, que les insulaires, garnissant en foule le devant +de leurs maisons, pour nous voir, contribuaient encore au mouvement et à +la diversité du spectacle. Nous arrivâmes sur une assez grande place +d'une parfaite rondeur, et environnée d'arbres. Deux seuls bâtimens +circulaires, remplissaient en entier cette place; ils étaient peints +comme les maisons, et n'avaient de plus qu'elles, qu'un peu plus de +grandeur et d'élévation. L'un de ces logis était le palais du chef; +l'autre contenait deux emplacemens publics, dont je vous dirai bientôt +l'usage. + +Bien d'extraordinaire ne nous annonça la maison du chef; nous n'y vîmes +aucuns de ces gardes insultans, qui, par leurs précautions et leurs +armes, semblent dérober le tyran aux yeux de ses peuples, de peur que +l'infortune ne puisse apporter à ses pieds, l'image des maux dont elle +est victime. Cet homme respectable, venu pour nous recevoir lui-même à +la porte de son palais, fut indifféremment abordé par tous ceux qui nous +guidaient ou nous accompagnaient; tous s'empressaient de l'approcher; +tous jouissaient en le voyant, et il fit des gestes d'amitié à tous. + +Grand par ses seules vertus, respecté par sa seule sagesse, gardé par le +seul coeur du peuple, je me crus transporté, en le voyant, dans ces +temps heureux de l'âge d'or. Je crus voir enfin Sésos; tris au milieu de +la ville de Thèbes. + +Zamé, (c'était le nom de cet homme rare), pouvait avoir soixante-dix +ans, à peine en paraissait-il cinquante; il était grand, d'une figure +agréable, le port noble, le sourire gracieux, l'oeil vif, le front orné +des plus beaux cheveux blancs, et réunissant enfin à l'agrément de l'âge +mûr toute la majesté de la vieillesse. + +Dès qu'il nous vit, il nous reconnut pour Européens, et sachant que le +français est l'idiome commun de ce continent, il me demanda tout de +suite dans cette langue, de quelle Nation j'étais?... De celle dont vous +parlez la langue, dis-je en le saluant.--Je la connais, me répondit +Zamé, j'ai habité trois ans votre Patrie, nous en raisonnerons +ensemble.... Mais ceux qui vous suivent n'en paraissent pas.--Non, ils +sont Hollandais.... Et il leur adressa aussi-tôt quelques paroles +flatteuses dans leur langue.--Vous vous étonnez de rencontrer un sauvage +aussi instruit, me dit-il ensuite. Venez, venez, suivez-moi, +j'éclaircirai ce qui vous étonne, je vous raconterai mon histoire. + +Nous entrâmes à sa suite dans le palais: les meubles en étaient simples +et propres, plus à l'asiatique qu'à l'européenne, quoiqu'il y en eût +quelques-uns totalement à l'usage de notre Nation. Six femmes, fort +belles, en entouraient une d'environ 60 ans, et toutes se levèrent à +notre arrivée.--Voilà ma femme, me dit Zamé en me présentant la plus +vieille; ces trois-ci sont mes filles, ces trois autres sont nos amies; +j'ai de plus deux garçons: s'ils vous savaient ici, ils y seraient déjà. +Je suis certain que vous les aimerez; et Zamé s'apercevant de ma +surprise à tant de candeur: je vous étonne, me dit-il, je le vois +bien.... On vous a dit que j'étais le Chef de cette Nation, et vous êtes +tout surpris qu'à l'exemple de vos Souverains d'Europe, je ne fasse pas +consister ma grandeur dans la morgue et dans le silence; et savez-vous +pourquoi je ne leur ressemble point, c'est qu'ils ne savent qu'être Roi, +et que j'ai appris à être homme. Allons, mettez-vous à votre aise, nous +jaserons, je vous instruirai de tout: commencez d'abord par dire vos +besoins; que désirez-vous? Je suis pressé de le savoir, afin de donner +des ordres pour qu'on y pourvoie sur-le-champ. + +Attendri de tant de bontés, je ne cessais d'en marquer ma +reconnaissance, quand Zamé se tournant vers sa femme, lui dit, toujours +dans notre langue: je suis bien aise que vous voyiez un Européen; mais +je suis fâché qu'il vous apprenne qu'une des modes de son pays soit de +remercier le bienfaiteur, comme si ce n'était pas celui qui oblige qui +dût rendre grâce à l'autre. + +Alors, j'établis nos besoins.... Vous aurez tout cela, me dit Zamé, et +même de bons ouvriers pour aider les vôtres; mais vous ne me parlez pas +de provisions, vous devez en manquer: vous avez peut-être cru que je +voulais vous les donner?... point du tout, je vous les vends.... Ou rien +de tout ce que vous demandez, ou la certitude de passer quinze jours +avec moi. Vous voyez bien que je suis plus indiscret que vous. + +Toujours de plus en plus touché de cette franchise si rare dans un +Souverain, je me prosternai à ses genoux.--Eh bien, eh bien! dit-il en +me relevant.... Zoraï, continua-t-il en s'adressant à sa femme, voilà +comme ils sont avec leurs chefs, ils les respectent au lieu de les +aimer. Renvoyez vos gens à leur bord, me dit-il ensuite, ils y +trouveront déjà une partie de ce qu'ils veulent; ils demanderont ce qui +leur manque: s'ils aiment mieux loger dans la ville, ils le peuvent; +mais vous et vos officiers, n'aurez point d'autre logement que ma +maison; elle est commode et vaste: j'y ai quelquefois reçu des amis, je +n'y ai jamais vu de courtisans. + +Zamé donna ses ordres, je donnai les miens, je lui fis voir que la +présence de mes officiers était nécessaire au vaisseau.--Eh bien! me +dit-il, je ne garderai donc que vous; mais demain ils reviendront dîner +avec moi.--Ils saluèrent et prirent congé. + +[Illustration: _J'ai quelquefois ici reçus des amis, je n'y +ai jamais vu de courtisans_. p. 565] + +Peu après, deux citoyens de la même espèce que ceux que nous avions vus +dans la ville, habillés de même; (tous, à la couleur près, l'étaient +également) vinrent avertir Zamé qu'il était servi: nous passâmes dans +une grande pièce où le repas était préparé à l'européenne.--Voici la +seule cérémonie que je ferai pour vous, me dit cet hôte aimable; vous ne +mangeriez pas commodément comme nous, et j'ai ordonné qu'on plaçât des +sièges; nous nous en servons quelquefois, cela ne nous gênera point, et +sans attendre mes remercimens, il s'assit à côté de sa femme, me fit +mettre près de lui, et les six jeunes filles remplirent les autres +places.--Ces jolies personnes, me dit Zamé, en me montrant les trois +amies de sa famille, vont vous faire croire que j'aime le sexe, vous ne +vous tromperez pas, je l'aime beaucoup, non comme vous l'entendez +peut-être: les loix de mon pays permettent le divorce, et cependant, +continua-t-il en prenant la main de Zoraï, je n'ai jamais eu que cette +bonne amie, et n'en aurai sûrement point d'autre. Mais je suis vieux, +les jeunes femmes me font plaisir à voir, ce sexe a tant de qualités! +mon ami, j'ai toujours cru que celui qui ne savait pas aimer les femmes, +n'était pas fait pour commander aux hommes. + +Oh l'excellent homme! s'écria madame de Blamont, je l'aime déjà +passionnément. J'espère que vous n'eûtes pas peur à ce souper de manger +de la chair humaine, comme chez votre vilain portugais.--Il s'en faut +bien, madame, reprit Sainville, il n'y parut même aucune sorte de +viande: tout le repas consistait en une douzaine de jattes d'une superbe +porcelaine bleue du Japon, uniquement remplies de légumes, de +confitures, de fruits et de pâtisserie.--Le plus mauvais petit prince +d'Allemagne fait meilleure chère que moi, n'est-ce pas mon ami, me dit +Zamé. Voulez-vous savoir pourquoi? C'est qu'il nourrit son orgueil +beaucoup plus que son estomac, et qu'il imagine qu'il y a de la grandeur +et de la magnificence à faire assommer vingt bêtes pour en substanter +une. Ma vanité se place à des objets différens: être cher à ses +concitoyens, être aimé de ceux qui l'entourent, faire le bien, empêcher +le mal, rendre tout le monde heureux, voilà les seules choses, mon ami, +qui doivent flatter la vanité de celui que le hasard met un moment +au-dessus des autres. Ce n'est point par aucun principe religieux que +nous nous abstenons de viande, c'est par régime, c'est par humanité: +pourquoi sacrifier nos frères quand la nature nous donne autre chose? +Peut-on croire, d'ailleurs, qu'il soit bon D'engloutir dans ses +entrailles la chair et le sang putréfiés de mille animaux divers; il ne +peut résulter de-là qu'un chile âcre, qui détériore nécessairement nos +organes, qui les affaiblit, qui précipite les infimités et hâte la mort. +Mais les comestibles que je vous offre n'ont aucuns de ces inconvéniens: +les fumées que leur digestion renvoie au cerveau sont légères, et les +fibres n'en sont jamais ébranlées. Vous boirez de l'eau, mon convive, +regardez sa limpidité, savourez sa fraîcheur; vous n'imaginez pas les +soins que j'emploie pour l'avoir bonne. Quelle liqueur peut valoir +celle-là? En peut-il être de plus saine?.... Ne me demandez point +à-présent pourquoi je suis frais malgré mon âge, je n'ai jamais abusé de +mes forces; quoique j'aie beaucoup voyagé, j'ai toujours fui +l'intempérance, et je n'ai jamais goûté de viande.... Vous allez me +prendre pour un disciple de Crotone[29]; vous serez bien surpris, quand +vous saurez que je ne suis rien de tout cela, et que je n'ai adopté dans +ma vie qu'un principe, travailler à réunir autour de soi la plus grande +somme de bonheur possible, en commençant par faire celui des autres. Je +sens bien que je vous devrais encore des excuses sur la manière +bourgeoise dont je vous reçois. Manger avec sa femme et ses enfans, ne +pas soudoyer quatre mille coquins, afin d'avoir une table pour +_monsieur_, une table pour _madame_.... C'est d'une petitesse! d'un +mauvais ton! N'est-ce pas ainsi que l'on dirait en France? Vous voyez +que j'en sais le langage. O mon ami! qu'il' est onéreux selon moi, qu'il +est cruel pour une âme sensible ce luxe intolérable, qui n'est le fruit +que du sang des peuples: croyez-vous que je dînerais, si j'imaginais que +ces plats d'or dans lesquels je serais servi, fussent aux dépens de la +félicité de mes concitoyens, et que les débiles enfans de ceux qui +soutiendraient ce luxe n'auraient, pour conserver leurs tristes jours; +que quelques morceaux de pain brun paitrie sein de la misère, délayé des +larmes de la douleur et du désespoir.... Non, cette idée me ferait +frémir, je ne le supporterais jamais. Ce que vous voyez aujourd'hui sur +ma table, tous les habitans de cette isle peuvent l'avoir sur la leur, +aussi, je le mange avec appétit. Eh bien! Mon cher Français, vous ne +dites mot.--Grand homme, répondis-je dans le plus vif enthousiasme, je +fais bien plus, j'admire et je jouis.--Écoutez, me dit Zamé, vous vous +êtes servi là d'une expression qui me choque: laissons le mot de +_grandeur_ aux despotes qui n'exigent que du respect; la certitude où +ils doivent être de ne pouvoir inspirer d'autres sentimens, fait qu'ils +renoncent à tous ceux qu'ils sont dans l'impossibilité de faire naître, +pour exiger ceux qui ne sont l'ouvrage que de l'or et du trône. Il n'y a +aucun homme sur la terre qui soit plus grand que l'autre, eu égard à +l'état où l'a créé la nature, que ceux qui ont la prétention de +l'inégalité, l'obtiennent par des vertus. Les habitans de ce pays +m'appellent leur père, et je veux que vous me nommiez votre ami: ne +m'avez-vous pas dit que je vous avais rendu service?... Eh bien! j'ai +donc des droits au titre d'ami que je vous demande, et je l'exige. + +La conversation devint générale: les femmes, qui presque toutes +parlaient français, s'en mêlèrent avec autant d'esprit que de grâces et +de naïveté; j'avais déjà remarqué qu'elles étaient absolument vêtues de +la même manière que celles de la ville, et ce costume était aussi simple +qu'élégant; un juste très-serré leur dessine précisément la taille, +qu'elles ont toutes extraordinairement grande et svelte; ensuite un +voile, qui me parut d'une étoffe encore plus fine et plus déliée que nos +gazes, et d'un jaune tendre, après s'être marié agréablement à leurs +cheveux, retombe en molles ondulations autour de leurs hanches, et se +perd dans un gros noeud sur la cuisse gauche. Tous les hommes étaient +vêtus à l'asiatique, la tête couverte d'une espèce de turban léger d'une +forme très-agréable, et de la même couleur que leur vêtement. + +Le gris, le rose et vert sont les trois seules couleurs qu'ils adoptent +pour leurs habits: la première est celle des vieillards, l'âge mûre +emploie le vert, et l'autre est pour la jeunesse. L'étoile de leurs +vêtemens est fine et moelleuse, elle est la même en toutes les saisons, +attendu la douceur et l'égalité du climat; elle ressemble un peu à nos +taffetas de Florence: celle des femmes est la même. Ces étoffes et +celles de leurs voiles sont tissues dans leurs propres manufactures, de +la troisième peau d'un arbre qu'ils me montrèrent, et qui ressemble au +mûrier; Zamé me dit que cette espèce de plante était particulière à son +isle. + +Les deux citoyens qui avaient annoncé le souper, furent les seuls qui le +servirent, tout se passa avec ordre, et fut fini en moins d'une heure. +Mon hôte, me dit Zamé, en se levant, vous êtes fatigué, on va vous +conduire dans votre chambre; demain nous nous lèverons de bonne heure, +et nous jaserons, je vous expliquerai la forme du gouvernement de ce +peuple, je vous convaincrai que celui que vous en croyez le souverain +n'en est que le législateur et l'ami... je vous apprendrai mon +histoire, et j'aurai l'oeil, malgré cela, à ce que rien ne manque aux +besoins que vous m'avez témoignés, ce n'est pas le tout que de parler de +soi à ses amis, l'essentiel est de s'occuper d'eux. Je vous remets entre +les mains d'un de ces fidèles serviteurs, continua-t-il, en parlant d'un +des citoyens qui nous avaient servi, il va vous installer: vous trouvez +tout ceci bien simple, n'est-ce pas? Ne fussiez-vous que chez un +financier, vous auriez deux valets de-chambre dorés pour vous conduire: +ici, vous n'aurez qu'un de mes amis, c'est le nom que je donne à mes +domestiques; le mensonge, l'orgueil et l'égoïsme auraient seuls fait +chez l'un les frais du cérémonial: celui que vous voyez ici n'est +l'ouvrage que de mon coeur. Adieu. + +L'appartement où je me retirai était simple, mais propre et commode +comme tout ce que j'avais observé dans cette charmante maison: trois +matelas remplis de feuilles de palmiers desséchées et préparées avec une +sorte de moelleux qui les rendaient aussi douces que des plumes, +composaient mon lit; ils étaient étendus sur des nattes à terre, un +léger pavillon de cette même étoffe dont les femmes formaient leurs +voiles, était agréablement attaché au mur, et l'on s'en entourait pour +éviter la piqûre d'une petite mouche incommode dans une saison de ce +pays. Je passai dans cette chambre une des meilleures nuits dont j'eusse +encore joui depuis mes infortunes; je me croyais dans le temple de la +vertu, et je déposais tranquille aux pieds de ses autels. + +Le lendemain Zamé envoya savoir si j'étais éveillé, et comme on me vit +debout, on me dit qu'il m'attendait; je le trouvai dans la même salle où +j'avais été reçu la veille. + +Jeune étranger, me dit-il, j'ai cru que vous sériez bien-aise de savoir +quel est celui qui vous reçoit, que vous apprendriez avec plaisir +pourquoi vous trouvez à l'extrémité de la terre un homme qui parle la +même langue que vous, et qui paraît connaître votre Patrie. +Asseyez-yous, et m'écoutez. + + + + +_Fin de la troisième Partie_. + + + + +Notes: + +[1] Le lecteur qui prendrait ceci pour un de ces épisodes placé sans +motif, et qu'on peut lire, ou passer à volonté, commettrait une faute +bien lourde. + +[2] Il est à propos de remarquer ici en passant qu'il n'y a point de +ville en France où le Clergé soit plus détestable qu'à Lyon; on a +toujours dit, et avec raison, que le corps des Curés de Paris composait +l'assemblée des plus honnêtes gens de la Capitale; on peut affirmer +positivement tout le contraire de ceux de Lyon: la fourberie, la +cupidité, l'ignorance et le libertinage, voilà les traits qui le +caractérisent. + +[3] Après les Athéniens, il n'y avait point En Grèce de forces maritimes +égales à celles De l'isle de Corcire, aujourd'hui Corfou, aux Vénitiens. +Homère, dans son Odissée, donne une grande idée des richesses et de la +puissance de cette isle. + +[4] Il ne faut pas s'étonner si de tels principes, manifestés dès +long-tems par notre auteur, le faisaient gémir à la Bastille, où la +révolution le trouva. (_Note de l'Éditeur_.) + +[5] Salé était encore au milieu de ce siècle une république +indépendante, dont les citoyens étaient aussi habiles corsaires que bons +commerçans; elle fut soumise par le monarque actuel sous le règne de son +père. + +[6] On recule d'effroi à ce récit; il est affreux, sans doute; mais si +c'est un crime que d'être vaincu, chez ces barbares, pourquoi ne leur +est-il pas permis de punir alors les criminels par ce supplice, comme +nous punissons les nôtres, par des supplices à-peu-près semblables. Or, +si la même horreur se trouve chez deux Nations, l'une, parce qu'elle y +procède avec un peu plus de cérémonie, n'a pourtant pas le droit +d'invectiver l'autre; il n'y a plus que je philosophe qui admet peu de +crimes et qui ne tue point, qui soit fondé à les invectiver toutes deux. + +[7] Sublimes réflexions du magnifique exorde de l'immortel ouvrage de M. +Rainal, ouvrage qui a fait à la fois la gloire de l'écrivain qui le +composa, et la honte de la nation qui osa le flétrir. O Rainal, ton +siècle et ta patrie ne te méritaient pas. + +[8] C'est un des objets de luxe des monarques nègres, d'avoir de ces +sortes de femmes dans leur palais, quelques affreuses qu'elles soient; +ils en jouissent par raffinement. Tous les hommes ne sont donc pas +également aiguillonnés à l'acte de la jouissance, par des motifs +semblables, il est donc possible que ce qui est singulièrement, beau +comme ce qui est excessivement laid, puisse indifféremment exciter, en +raison, seulement de la différence des organes. Il n'y a aucune règle +certaine sur cet objet, et la beauté n'a rien de réel, rien qui ne +puisse être contesté; elle peut être observée sous tel rapport, dans un +climat, et sous tel autre, dans un climat différent. Or, dès que tous +les habitans de la terre ne s'accordent pas unanimement sur la beauté; +il est donc possible que dans une même nation, les uns pensent qu'une +chose affreuse est fore belle, pendant que d'autres penseront qu'une +chose fort belle, est affreuse. Tout est affaire de goût et +d'organisation; et il n'y a que les sots qui, sur cela, comme sur tout +ce qui y tient, puissent imaginer le pédantisme de la règle. + +[9] La plus délicate, dit-on, est celle des petits garçons: un berger +allemand ayant été contraint par le besoin de se repaître de cet affreux +mets, continua depuis par goût, et certifia que la viande de petit +garçon était la meilleure: une vieille femme, au Brésil, déclara à +Pinto, Gouverneur Portugais, absolument la même chose: Saint-Jérôme +assure le même fait, et dit que dans son voyage en Irlande, il trouva +cette coutume de manger des enfans mâles établie par les bergers; ils en +choisissaient, dit-il, les parties charnues. Voyez pour les deux faits +ci-dessus le second Voyage de Cook, tome II, page 221 et suivantes. + +[10] L'antropophagie n'est certainement pas un crime; elle peut en +occasionner, sans doute, mais elle est, indifférente par elle-même. Il +est impossible de découvrir quelle en a été la première cause: MM. +Meunier, Paw et Cook ont beaucoup écrit sur cette matière sans réussir à +la résoudre; le second paraît être celui qui l'a le mieux analysée dans +ses recherches sur les Américains, tome I, et cependant, quand on en a +lu et relu ce passage, on ne se trouve pas plus instruit qu'on ne +l'était auparavant. Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette coutume a été +générale sur notre planète, et qu'elle est aussi ancienne que le monde; +mais la cause: le premier motif qui fit exposer un quartier d'homme sur +la table d'un autre homme, est absolument indéfinissable; en analysant, +on ne trouve pourtant que quatre raisons qui aient pu légitimer cette +coutume. Superstition ou religion, ce qui est presque toujours synonime; +appétit désordonné, provenant de la même cause que les vapeurs +hystériques des femmes; vengeance, plusieurs traits d'histoire appuient +ces trois motifs; raffinement dépravé de débauche ou besoin, ce que +confirment d'autres traits d'histoire; mais il est impossible de dire +lequel de ces motifs fît naître la coutume: une nation toute entière ne +commença sûrement pas; quelque particulier, par l'un de ces quatre +motifs, rendit compte de ce qu'il avait éprouvé, il se loua de cette +nourriture, et la nation suivit peu à peu cet exemple. Ce ne serait pas, +ce me semble, un sujet indigne des académies, que de proposer un prix +pour celui qui dévoilerait l'incontestable origine de cette coutume. + +[11] Une chose singulière, sans doute, est que cet avilissement des +femmes enceintes ait été retrouvé dans les isles fortunées de la mer du +Sud par le Capitaine Cook: il y a quelques pays en Asie et en Amérique +où cette coutume est la même. + +[12] Le pauvre Sarmiento ignorait combien cette imbécile politique avait +mal réussi en France à quelques-uns des gens dont il parle: on congédia +le sieur Sartine quand il voulut employer ce plat moyen. Il est vrai que +peu de gens en place avaient aussi impunément et mal-adroitement volé. +Arrivé d'Espagne, clerc de Procureur à Paris, s'y trouver six cent mille +livres de rente au bout de trente ans, et oser dire qu'on ne peut plus +être utile au Roi, parce qu'on se ruine à son service, est une +effronterie rare et bien digne du méprisable aventurier dont il s'agit +ici; mais que ces insolens fripons-là n'avoient pas été privés de leur +liberté, ou de leurs biens, et même de leurs jours, tandis qu'on pendait +un malheureux valet pour cinq sols: voilà de ces contradictions bien +faites pour faire mépriser le gouvernement qui les tolérait. + +[13] On appelle Esprits animaux, ce fluide électrique, qui circule dans +lés cavités de nos nerfs; il n'est aucune de nos sensations, qui ne +naissent de l'ébranlement causé à ce fluide; il est le sujet de la +douleur et du plaisir; c'est, en un mot, la seule âme admise par les +philosophes modernes. Lucrèce eut bien mieux raisonné, s'il eût connu ce +fluide, lui dont tous les principes tournaient autour de cette vérité, +sans venir à bout de la saisir. + +[14] «Rien de plus aisé à concevoir, dit Fontenelle, (le plus délicat de +nos poëtes, pourtant,) qu'on puisse être heureux en amour, par une +personne que l'on ne rend point heureuse; il y a des plaisirs +solitaires, qui n'ont nul besoin de se communiquer, et dont on jouit +très-délicieusement, quoi qu'on ne les donne pas; ce n'est qu'un pur +effet de l'amour-propre ou de la vanité, que le désir de faire le +bonheur des autres; c'est une fierté insupportable, de ne consentir â +être heureux, qu'à condition de rendre la pareille.... Un sultan, dans +son sérail, n'est-il pas mille fois plus modeste; il reçoit des plaisirs +sans nombre, et ne se pique d'en rendre aucun.... Que l'on étudie bien +le coeur de l'homme, on y trouvera que cette délicatesse tant estimée, +n'est qu'une dette que l'on paye à l'orgueil; on ne veut rien devoir». +Dialogue des morts, Soliman et Juliette de Gonzagues, page 183 et suiv. + +Ce sentiment se trouve dans Montesquieu, dans Helvétius, dans la +Mettrie, & c. et sera toujours celui des vrais philosophes.] + +[15] Cette différence est portée jusqu'à 3.982 livres d'air, desquels +nous sommes plus ou moins pressés dans les variations du temps. Est-il +étonnant, d'après cela, que nous éprouvions une différence aussi +sensible dans notre organisation d'une saison à l'autre. + +[16] Il est vraisemblable que ce peuple tient cette exécrable coutume, +de ses voisins les Hottentots, où elle est générale; une chose plus +singulière est que le capitaine Cook l'ait trouvée dans plusieurs de ses +découvertes, et particulièrement à la nouvelle Zélande. + +[17] La bravoure et la férocité ont un sens où elles peuvent se +confondre. En quoi consiste la bravoure? à étouffer les sentimens +naturels, qui nous portent à notre conservation; dans la férocité, il +s'agit de la conservation des autres; mais le mouvement est toujours +d'étouffer la loi naturelle, on a donc eu tort de dire, qu'un homme +féroce n'était jamais brave; le courage, à le bien prendre, n'est qu'une +sorte de férocité, et ne peut être compris, philosophiquement parlant, +que dans la classe des vices; nos seuls préjugés en font une vertu; mais +nos préjugés sont toujours bien loin de la nature. + +[18] Le rival de Dieu est peint sous l'emblème du serpent: nous savons +l'histoire du serpent d'airain, chez les juifs; le culte du serpent, en +un mot, est universel; l'instrument que nous employons dans nos églises, +sous cette forme, est un reste de cette idolâtrie. + +[19] Ce peuple n'est pas le seul dominé par cette opinion; un des +personnages de la scène entrera bientôt dans un plus grand détail sur +ces usages. Nous y renvoyons le lecteur. + +[20] Voici sans doute l'endroit où Sarmiento doit, suivant ce qu'il a +dit, contrarier ses principes; car nous avons vu et nous verrons encore +qu'il est bien loin d'être le partisan de l'égalité, il arrive souvent +que pour étayer un système, quand on le discute avec un homme prévenu, +on est obligé de donner entorse à quelqu'un de ses principes, pour mieux +convaincre l'adversaire en parlant de ses moeurs ou des opinions qu'il +a. Il est clair que c'est ici l'histoire du Portugais. + +[21] A combien peu d'années seroit réduit le temps de cette fertilité, +si l'on avoit, en supposant la femme grosse tous les ans, retranché les +neuf mois, où quelque semence que le champ reçoive, il ne peut plus +cependant rapporter; la fertilité de la femme qu'on suppose, ne +s'entendroit plus qu'à 80 mois sur 70 ans. Quelle preuve de plus pour +l'assertion. + +[22] Voyez Plutarque, vie de Solon et de Licurgue. + +[23] «Quant aux peines infligées contre l'ennemi des plaisirs purs et +chastes de la nature, elles doivent dépendre du caractère de la nation +que gouverne le législateur; sans cela, la loi qui protège les moeurs +peut devenir aussi dangereuse que leur infraction.» _Philosophie de la +Nature_, tome I, page 267. + +[24] Les rigueurs théocratiques étayent toujours l'aristocratie; la +religion n'est que le moyen de la tyrannie, elle la soutient, elle lui +prête des forces. Le premier devoir d'un Gouvernement libre, ou qui +recouvre sa liberté, doit être incontestablement le brisement total de +tous les freins religieux; bannir les Rois, sans détruire le culte +religieux, c'est ne couper qu'une des têtes de l'hydre; la retraite du +despotisme est le parvis des temples; persécuté dans un État, c'est-là +qu'il se réfugie, et c'est de là qu'il reparaît pour renchaîner les +hommes quand on a été assez mal-adroit pour ne pas l'y poursuivre en +détruisant et son perfide asyle et les scélérats qui le lui donnent. + +[25] La racine de l'_igname_ est longue d'un pied et demi dans les +bonnes terres; elle se plante en Décembre: on connaît sa maturité +lorsque ses feuilles se flétrissent: on la coupe en morceaux, on la +mange rôtie sur la braise; ou bien on la fait bouillir avec de la chair +salée; elle sert quelque fois de pain: on en fait aussi des bouillies +agréables; les nègres en font du langou et du pain. + +[26] Je le répète, il en sera toujours de même dans tous les +Gouvernemens despotiques, et jamais un peuple sage ne réussira à se +défaire de l'un de ces jougs, s'il ne secoue l'autre. + +[27] Animal de 17 pieds de haut, qu'on trouve aussi chez les Hottentots, +voisins de ces peuples. Voyez les Voyages Bougainville, p. 402, tome II. + +[28] Paw parle de cette même plante comme indigène de l'Amérique. + +[29] Ville d'Italie où enseignait Pithagore. + + + + * * * * * + + + +ALINE ET VALCOUR, + +ou + +LE ROMAN PHILOSOPHIQUE. + +par + +D.A.F. DE SADE + + + * * * * * + +TOME II. + +QUATRIÈME PARTIE. + + + * * * * * + +Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France. + +ORNÉ DE SEIZE GRAVURES. + +1795. + + + * * * * * + + + Nam veluti pueris absinthia tetra medentes, + Cum dare conantur prius oras pocula circum + Contingunt mellis dulci flavoque liquore, + Ut puerum aetas improvida ludificetur + Labrorum tenus; interea perpotet amarum + Absinthy lathicem deceptaque non capiatur, + Sed potius tali tacta recreata valescat. + + Luc. Lib. 4. + + + + * * * * * + +SUITE DE LA LETTRE 35e. + +_Déterville à Valcour_. + + +HISTOIRE DE ZAMÉ. + + +Sur la fin du règne de Louis XIV, dit Zamé, un vaisseau de guerre +français voulant passer de la Chine en Amérique, découvrit cette isle, +qu'aucun navigateur n'avait encore aperçue, et sur laquelle aucun n'a +paru depuis; l'équipage y séjourna près d'un mois, abusa de l'état de +faiblesse et d'innocence dans lequel il trouva ce malheureux peuple, et +y commit beaucoup de désordre. Au moment du départ, un jeune Officier du +vaisseau, devenu éperdument amoureux d'une femme de cette contrée, se +cacha, laissa partir ses compatriotes, et dès qu'il les crut éloignés, +assemblant les chefs de la nation, il leur déclara par le moyen de la +femme qu'il aimait, et avec laquelle il était venu à bout de s'entendre, +qu'il n'était resté dans l'île que par l'excessif attachement qu'un si +bon peuple lui avait inspiré; qu'il voulait le garantir des malheurs que +lui présageait la découverte que sa nation venait d'en faire, puis +montrant aux chefs réunis un canton de cette île où nous sommes assez +malheureux pour avoir une mine d'or: «Mes amis, leur dit-il, voilà ce +qui irrite la soif des gens de ma patrie, ce vil métal, dont vous +ignorez l'usage, que vous foulez aux pieds sans y prendre garde, est le +plus cher objet de leurs désirs; pour l'arracher des entrailles de votre +terre, ils reviendront en force, ils vous subjugueront, ils vous +enchaîneront, ils vous extermineront, et ce qui sera pis peut-être, ils +vous relégueront, comme ils font chaque jour, eux et leurs voisins (les +Espagnols), dans un continent à quelques cents lieues de vous, dont vous +ne connaissez pas la situation, et qui abonde également en ces sortes de +richesses. J'ai cru pouvoir vous sauver de leur rapacité en demeurant +parmi vous, connaissant leur manière de s'emparer d'une île, je pourrai +la prévenir; sachant comme ils viendront vous combattre, je pourrai vous +enseigner à vous défendre, peut-être enfin vous ravirai-je à leur +cupidité: fournissez-moi les moyens d'agir, et pour unique récompense +accordez-moi celle que j'aime.» + +Il n'y eut qu'une voix: sa maîtresse lui fut accordée, et on lui donna +dès l'instant tous les secours qu'il pouvait exiger pour exécuter ce +qu'il annonçait. + +Il parcourut l'île, et la trouvant d'une forme ronde, ayant environ +cinquante lieues de circonférence, entièrement environnée de rochers, +excepté par le seul côté où vous êtes venu, il ne la jugea que dans +cette partie susceptible des défenses de l'art; peut-être n'avez-vous +pas observé la manière dont il a rendu ce port inabordable, nous irons +le visiter tantôt, et je vous convaincrai sur les lieux même, que si +nous n'avions jugé votre faiblesse et votre embarras pour seules causes +de votre arrivée dans notre île; vous n'y seriez pas venu avec tant de +facilité. Cette partie, la seule par laquelle on puisse parvenir à +_Tamoé_, fut donc fortifiée par lui à l'européenne; il, y ménagea des +batteries qui n'ont pu être perfectionnées et remplies que par moi; il +leva une milice, établit une garnison dans un fort construit à l'entrée +de la baye, et plut tellement à la nation enfin, par la sagesse de ses +soins et la supériorité de ses vues, que son beau-père, un de nos +principaux chefs, étant mort, il fut unanimement élu souverain de l'île: +de ce moment il en changea la constitution; il fit sentir que la +perfection de son entreprise exigeait que le gouvernement fût +héréditaire, afin qu'inculquant ses desseins à celui qui lui +succéderait, cet héritier pût être à portée de les suivre et de les +améliorer. On y consentit.... Telle fut l'époque où je vis le jour; je +suis le fruit de l'hymen de cet homme si cher à la nation, ce fut à moi +qu'il confia ses vues, et c'est moi qui suis assez heureux pour les +avoir remplies. + +Je ne vous parlerez point de son administration; il ne put que commencer +ce que j'ai fini; en vous détaillant mes opérations, vous connaîtrez les +siennes: revenons à ce qui les précéda. + +Dès que j'eus atteint l'âge de 15 ans, mon père en passa 5 à m'apprendre +l'histoire, la géographie, les mathématiques, l'astronomie, le dessein, +et l'art de la navigation; puis m'ayant conduit sur le terrain de la +mine dont il craignait que les richesses n'attirassent ses compatriotes: +tirons de ceci, me dit-il, ce qu'il faut pour vous faire voyager avec +autant de magnificence que d'utilité: on ne peut malheureusement sortir +d'ici, saris que ce métal ne devienne nécessaire; mais continuez à le +laisser dans le mépris aux yeux de cette nation simple et heureuse, qui +ne le connaîtrait qu'en se dégradant. Qu'elle ne cesse d'être persuadé +que l'or n'ayant qu'une valeur fictive, il devient nul aux yeux d'un +peuple assez sage pour n'avoir pas admis cette extravagance. Ayant +ensuite fait remplir quelques coffres de ce métal, il fit couvrir et +cultiver l'endroit dont il l'avait tiré, afin d'en faire oublier jusqu'à +la trace; et m'ayant fait embarquer sur un grand bâtiment qu'il avait +fait construire d'après ces desseins, dans la seule vue de ce voyage; il +m'embrassa, et me dit les larmes aux yeux: «O toi que je ne reverrai +peut-être jamais, toi que je sacrifie au bonheur de la nation qui +m'adopte, va connaître l'univers, mon fils, va prendre chez tous les +peuples de la terre ce qui te paraîtra le plus avantageux à la félicité +du tien. Fais comme l'abeille, voltige sur toutes les fleurs, et ne +rapporte chez toi que le miel; tu vas trouver parmi les hommes beaucoup +de folie avec un peu de sagesse, quelques bous principes mêlés à +d'affreuses absurdités.... Instruis-toi, apprends à connaître tes +semblables avant d'oser le gouverner.... Que la pourpre des rois ne +t'éblouisse point, démêle les sous la pompe où se dérobent leur +médiocrité, leur despotisme et leur indolence. Mon ami, j'ai toujours +détesté les rois, et ce n'est pas un trône, que je te destine, je veux +que tu sois le père, l'ami de la nation qui nous adopte; je veux que tu +sois son législateur, son guide, ce sont des vertus qu'il lui faut +donner, en un mot, et non pas des fers. Méprise souverainement ces +tyrans, que l'Europe va dévoiler à les regards, tu les verras par-tout +entourés d'esclaves, qui leur déguisent la vérité, par ce que ces +favoris auraient trop à perdre en la leur montrant; ce qui fait que les +rois ne l'aiment point, c'est qu'ils se mettent presque toujours dans le +cas de la craindre: le seul moyen de ne la pas redouter est d'être +vertueux; celui qui marche à découvert, celui dont la conscience est +pure, ne craint pas qu'on lui parle vrai; mais celui dont le coeur est +souillé, celui qui n'écoute que ses passions, aime l'erreur et la +flatterie, parce qu'elle lui cachent les maux qu'il fait, parce qu'elles +allègent le joug dont il accable, et qu'elles lui montrent toujours ses +sujets dans la joie, quand ils sont noyés dans les larmes. En démêlant +la cause qui engage les courtisans à la flatterie, qui les contraints à +jeter un voile épais sur les yeux de leur maître, tu dévoileras les +vices du gouvernement; étudie-les pour les éviter; l'obligation défaire +la félicité de son peuple est si essentielle, il est si doux d'y +parvenir, si affreux d'échouer, qu'un législateur ne doit avoir +d'instans heureux dans la vie, que ceux où ses efforts réussissent. + +La diversité des cultes va te surprendre; par-tout tu verras l'homme +infatué du sien, s'imaginer que celui-là seul est le bon, que celui-là +seul lui vient d'un Dieu qui n'en a jamais dit plus à l'un qu'à l'autre; +en les examinant philosophiquement tous, songe que le culte n'est utile +à l'homme, qu'autant qu'il prête des forces à la morale, qu'autant qu'il +peut devenir un frein à la perversité; il faut pour cela qu'il soit pur +et simple: s'il n'offre à tes yeux que de vaines cérémonies, que de +monstrueux dogme, et que d'imbéciles mystères, fuis ce culte, il est +faux, il est dangereux, il ne serait dans ta nation qu'une source +intarissable de meurtres et de crimes, et tu deviendrais aussi coupable +en l'apportant dans ce petit coin du monde, que le furent les vils +imposteurs qui le répandirent sur sa surface. Fuis-le, mon fils, +déteste-le ce culte, il n'est l'ouvrage que de la fourberie des uns et +de la stupidité des autres, il ne rendrait pas ce peuple meilleur. Mais +s'il s'en présente un à tes yeux, qui, simple dans sa doctrine, qui, +vertueux dans sa morale, méprisant tout faste, rejetant toutes fables +puériles, n'ait pour objet que l'adoration d'un seul Dieu, saisis +celui-là, c'est le bon; ce ne sont point par des singeries révérées là, +méprisées ici, que l'on peut plaire à l'Éternel, c'est par la pureté de +nos coeurs, c'est par la bienfaisance.... S'il est vrai qu'il y ait un +Dieu, voilà les vertus qui le forment, voilà les seules que l'homme +doive imiter. Tu t'étonneras de même de la diversité des loix: en les +examinant toutes avec l'égale attention que je viens d'exiger de toi +pour les cultes, songe que la seule utilité des loix est de rendre +l'homme heureux; regarde comme faux et atroce tout ce qui s'écarte de ce +principe. + +La vie de l'homme est trop courte pour arriver seul au but que je me +proposais; je n'ai pu que te préparer la voie, c'est à toi d'achever la +carrière; laisse nos principes à tes enfans, et deux ou trois +générations vont placer ce bon peuple au comble de la félicité.... Pars. + +Il dit: me renouvela ses embrassemens... et les flots m'emportèrent. Je +parcourus le monde entier; je fus vingt ans absent de ma patrie; et je +ne les employai qu'à connaître les hommes; me mêlant avec eux sous +toutes sortes de déguisemens, tantôt comme le fameux Empereur de Russie, +compagnon de l'artiste et de l'agriculteur, j'apprenais avec l'un à +construire un vaisseau, à conserver des traits chéris sur la toile, à +modeler la pierre ou le marbre, à édifier un palais, à diriger des +manufactures; avec l'autre, la saison de semer les grains, la +connaissance des terres qui leur sont propres, la manière de cultiver +les plantes, de greffer, de tailler les arbres, de diriger les jeunes +plants, de les fortifier; de moissonner le grain, de l'employer à la +nourriture de l'homme.... M'élevant au-dessus de ces états, le poëte +embellissait mes idées, il leur donnait de la vigueur et du coloris, il +m'enseignait l'art de les peindre; l'historien, celui de transmettre les +faits à la postérité, de faire connaître les moeurs de toutes les +nations; je m'instruisais avec le ministre des autels dans la science +inintelligible des dieux; le suppôt des loix me conduisait à celle plus +chimérique encore, d'enchaîner l'homme pour le rendre meilleur; le +financier me dirigeait dans la levée des impôts, il me développait le +système atroce de n'engraisser que soi de la substance du malheureux, et +de réduire le peuple à la misère, sans rendre l'état plus florissant; le +commerçant, bien plus cher à l'état, m'apprenait à équivaloir les +productions les plus éloignées aux monnaies fictives de la nation, à les +échanger, à se lier par le fil indestructible de correspondance à tous +les peuples du monde, à devenir le frère et l'ami du chrétien comme de +l'Arabe, de l'adorateur de Foé, comme du sectateur d'Ali, à doubler ses +fonds en se rendant utile à ses compatriotes, à se trouver, en un mot, +soi et les siens, riches de tous les dons de l'art et de la nature, +resplendissant du luxe de tous les habitans de la terre, heureux de +toutes leurs félicités, sans avoir quitté ses lambris. Le négociateur, +plus souple, m'initiait dans les intérêts des princes; son oeil perçant +le voile épais des siècles futurs, il calculait, il appréciait avec moi +les révolutions de tous les empires, d'après leur état actuel, d'après +leurs moeurs et leurs opinions, mais en m'ouvrant le cabinet des +princes, il arrachait des larmes de mes yeux, il me montrait dans tous, +l'orgueil et l'intérêt immolant le peuple aux pieds des autels de la +fortune, et le trône de ces ambitieux élevé par-tout sur des fleuves de +sang. L'homme de cour, enfin, plus léger et plus faux, m'apprenait à +tromper les rois, et les rois seuls ne m'apprenaient qu'à me désespérer +d'être né pour le devenir. + +Par-tout je vis beaucoup de vices et peu de vertus; par-tout je vis la +vanité, l'envie, l'avarice et l'intempérance asservir le faible aux +caprices de l'homme puissant; par-tout je pus réduire l'homme en deux +classes, toutes deux également à plaindre: dans l'une, le riche esclave +de ses plaisirs; dans l'autre, l'infortuné, victime du sort; et je +n'aperçus jamais ni dans l'une, l'envie d'être meilleure, ni dans +l'autre, la possibilité de le devenir, comme si toutes deux n'eussent +travaillé qu'à leur malheur commun, n'eussent cherché qu'à multiplier +leurs entraves: je vis toujours la plus opulente augmenter ses fers en +doublant ses désirs; et la plus pauvre, insultée, méprisée par l'autre, +n'en pas même recevoir l'encouragement nécessaire à soutenir le poids du +fardeau: je réclamai l'égalité, on me la soutint chimérique; je +m'aperçus bientôt que ceux qui la rejetaient n'étaient que ceux qui +devaient y perdre, de ce moment je la crus possible... que dis-je! de +ce moment je la crus seule faite pour la félicité d'un peuple[1]; tous +les hommes sortent égaux des mains de la nature, l'opinion qui les +distingue est fausse; par-tout où ils seront égaux, ils peuvent être +heureux; il est impossible qu'ils le soient où les différences +existeront. Ces différences ne peuvent rendre, au plus, qu'une partie de +la nation heureuse, et le législateur doit travailler à ce qu'elles le +soient toutes également. Ne m'objectez point les difficultés de +rapprocher les distances, il ne s'agit que de détruire les opinions et +d'égaliser les fortunes, or cette opération est moins difficile que +l'établissement d'un impôt. + +A la vérité, j'avais moins de peine qu'un autre, j'opérais sur une +nation encore trop près de l'état de nature, pour s'être corrompue par +ce faux système des différences; je dus donc réussir plus facilement. + +Le projet de l'égalité admis, j'étudiai la seconde cause des malheurs de +l'homme, je la trouvai dans ses passions, perpétuellement entr'elles et +des loix, tour-à-tour victime des unes ou des autres, je me convainquis +que la seule manière de le rendre moins malheureux, dans cette partie, +était qu'il eût et moins de passions et moins de loix. Autre opération +plus aisée qu'on ne se l'imagine: en supprimant le luxe, en introduisant +l'égalité, j'anéantissais déjà l'orgueil, la cupidité, l'avarice et +l'ambition. De quoi s'enorgueillir quand tout est égal, si ce n'est de +ses talens ou de ses vertus; que désirer, quelles richesses enfouir, +quel rang ambitionner, quand toutes les fortunes se ressemblent, et que +chacun possède au-delà de ce qui doit satisfaire ses besoins? Les +besoins de l'homme sont égaux: _Appicius_[2] n'avait pas un estomac plus +vaste que _Diogène_, il fallait pourtant vingt cuisiniers à l'un, tandis +que l'autre dînait d'une noix: tous les deux mis au même rang, Diogène +n'eût pas perdu, puisqu'il aurait en plus que les choses simples, dont +il se contentait, et Appicius, qui n'aurait eu que le nécessaire, n'eût +souffert que dans l'imagination: _Si vous voulez vivre suivant la +nature_, disait Épicure, _vous ne serez jamais pauvre; si vous voulez +vivre suivant l'opinion, vous ne serez jamais riche: la nature demanda +peu, l'opinion demande beaucoup_. + +Dès mes premières opérations, me dis-je, j'aurai donc des vices de +moins; or, la multiplicité des loix devient inutile quand les vices +diminuent: ce sont les crimes qui ont nécessité les loix; diminuez la +somme des crimes, convenez que telle chose que vous regardiez comme +criminelle, n'est plus que simple, voilà la loi devenue inutile; or, +combien de fantaisies, de misères, n'entraînent aucune lézion envers la +société, et qui, justement appréciées par un législateur philosophe, +pourraient ne plus être regardées comme dangereuses, et encore moins +comme criminelles. Supprimez encore les loix que les tyrans n'ont faites +que pour prouver leur autorité et pour mieux enchaîner les hommes à +leurs caprices; vous trouverez, tout cela fait, la masse des freins +réduire à-bien peu de choses, et par conséquent l'homme qui souffre du +poids de cette masse, infiniment soulagé. Le grand art serait de +combiner le crime avec la loi, de faire en sorte que le crime quelqu'il +fût, n'offensât que médiocrement la loi, et que la loi, moins rigide, ne +s'appesantit que sur fort peu de crimes, et voilà encore ce qui n'est +pas difficile, et où j'imagine avoir réussi: nous y reviendrons. + +En établissant le divorce, je détruisais presque tous ces vices de +l'intempérance; il n'en resterait plus aucun de cette espèce, si j'eusse +voulu tolérer l'inceste comme chez les Brames, et la pédérastie comme au +Japon; mais je crus y voir de l'inconvénient; non que ces actions en +aient réellement par elles-mêmes, non que les alliances au sein des +familles n'aient une infinité de bons résultats, et que la pédérastie +ait d'autre danger que de diminuer la population, tort d'une bien légère +importance, quand il est manifestement démontré que le véritable bonheur +d'un état consiste moins dans une trop grande population, que dans sa +parfaite relation entre son peuple et ses moyens[3]; si je crus donc ces +vices nuisibles, ce ne fut que relativement à mon plan d'administration, +parce que le premier détruisait l'égalité, que je voulais établir, en +agrandissant et isolant trop les familles; et que le second, formant une +classe d'hommes séparée, qui se suffisait à elle-même, dérangeait +nécessairement l'équilibre qu'il m'était essentiel d'établir. Mais comme +j'avais envie d'anéantir ces écarts, je me gardai bien de les punir; les +autoda-fé de Madrid, les gibets de la Grève m'avaient suffisamment +appris que la véritable façon de propager l'erreur, était de lui dresser +des échafauds; je me servis de l'opinion, vous le savez, c'est la reine +du monde; je semai du dégoût sur le premier de ces vices, je couvris le +second de ridicules, vingt ans les ont anéantis, je les perpétuais si je +me fusse servi de prisons ou de bourreaux. + +Une foule de nouveaux crimes naissaient au sein de la religion, je le +savais; quand j'avais parcouru la France, je l'avais trouvée toute +fumante des bûchers de Merindol et de Cabrières: on distinguait les +potences d'Amboise; on entendait encore dans la capitale l'affreuse +cloche la Saint-Barthélemi; l'Irlande ruisselait du sang des meurtres +ordonnés pour des points de doctrine; il ne s'agissait en Angleterre que +des horribles dissensions des puritains et des non-conformistes. Les +malheureux pères de votre religion (les Juifs) se brûlaient en Espagne +en récitant les mêmes prières que ceux qui les déchiquetaient; on ne me +parlait en Italie que des croisades d'Innocent VI, passé-je en Ecosse, +en Bohême, en Allemagne, on ne me montrait chaque jour que des champs de +bataille où des hommes avaient charitablement égorgé leurs frères pour +leur apprendre à adorer Dieu[4]. Juste ciel! m'écriai-je, sont-ce donc +les furies de l'enfer que ces frénétiques servent? quelle main barbare +les pousse à s'égorger ainsi pour des opinions? est-ce une religion +sainte que celle qui ne s'étaie que sur des monceaux de morts, que celle +qui ne stigmatise ses cathécumènes qu'avec le sang des hommes! Eh que +t'importe, Dieu juste et saint, que t'importe nos systèmes et nos +opinions! Que fait à ta grandeur la manière dont l'homme t'invoque, +c'est que tu veux, c'est qu'il soit juste; ce qui te plaît, c'est qu'il +soit humain:tu n'exiges ni génuflexions, ni cérémonies; tu n'as besoins +ni de dogmes, ni de mystères; tu ne veux que l'effusion des coeurs, tu +n'attends de nous que reconnaissance et qu'amour. + +Dépouillons ce culte, me dis-je alors, de tout ce qui peut être matière +à discussion, que sa simplicité soit telle, qu'aucune secte n'en puisse +naître; je vous ferai voir ce bon peuple adorant Dieu, et vous jugerez +s'il est possible qu'il se partage jamais sur la façon de le servir. +Nous croyons l'Éternel assez grand, assez bon pour nous entendre sans +qu'il soit besoin de médiateur; comme nous ne lui offrons de sacrifices +que ceux de nos âmes, comme nous n'avons aucune cérémonie, comme c'est à +Dieu seul que nous demandons le pardon de nos fautes, et des secours +pour les éviter; que c'est à lui seul que nous avouons mentalement +celles qui troublent notre conscience, les prêtres nous sont devenus +superflus, et nous n'avons plus redouté, en les bannissant à jamais, de +voir massacrer nos frères pour l'orgueil ou l'absurdité d'une espèce +d'individus inutile à l'État, à la nature, et toujours funeste à la +société. + +Oui, dis-je, je donnerai des lois simples à cet excellent peuple, mais +la peine de mort en punira-t-elle l'infracteur? A Dieu ne te plaise. Le +souverain être peut disposer lui seul de la vie des hommes? je me +croirais criminel moi-même à l'instant où j'oserais usurper ces droits. +Accoutumés à vous forger un Dieu barbare et sanguinaire, vous autres +Européens, accoutumés à supposer un lieu de tourmens, où vont tous ceux +que Dieu condamne, vous avez cru imiter sa justice, en inventant de même +des macérations et des meurtres; et vous n'avez pas senti que vous +n'établissiez cette nécessité du plus grand des crimes, (la destruction +de son semblable) que vous ne l'établissiez, dis-je, que sur une chimère +née de vos seules imaginations. Mon ami, continua cet honnête homme, en +me serrant les mains, l'idée que le mal peut jamais amener le bien, est +un des vertiges le plus effrayant de la tête des sots. L'homme est +faible, il a été crée tel par la main de Dieu; ce n'est, ni à moi de +sonder, sur cela, les raisons de la puissance suprême, ni à moi, d'oser +punir l'homme d'être ce qu'il faut nécessairement qu'il soit. Je dois +mettre tous les moyens en usage pour tâcher de le rendre aussi bon qu'il +peut l'être, aucuns pour le punir de n'être pas comme il faudrait qu'il +fût. Je dois l'éclairer, tout homme a ce droit avec ses semblables; mais +il n'appartient à personne de vouloir régler les actions des autres. Le +bonheur du peuple est le premier devoir que m'impose la volonté de +l'Éternel, et je n'y travaille pas en l'égorgeant. Je veux bien donner +mon sang pour épargner le sien, mais je ne veux pas qu'il en perde une +goûte pour ses faiblesses ou pour mes intérêts. Si on l'attaque, il se +défendra, et si son sang coule alors, ce sera pour la seule défense de +ses foyers et non pour mon ambition. La nature l'afflige déjà d'assez de +maux, sans que j'en accumule que je n'ai nuls droits de lui imposer. +J'ai reçu de ces honnêtes citoyens, le pouvoir de leur être utile, je +n'ai pas eu celui de les affliger. Je serai leur soutien et non pas leur +persécuteur; je serai leur père, et non pas leur bourreau, et ces hommes +de sang qui prétendent au triste bonheur de massacrer leurs semblables, +ces vautours altérés de carnage, que je compare à des cannibales, je ne +les souffrirai pas dans cette isle, parce qu'ils y nuisent au lieu d'y +servir, parce qu'à chaque feuille de l'histoire des peuples qui les +souffrent, je vois ces hommes atroces, ou troubler les projets sages +d'un législateur, ou refuser de s'unir à la nation quand il est question +de sa gloire; enchaîner cette même nation si elle est faible, +l'abandonner si elle a de l'énergie, et que de tels monstres, dans un +État, ne sont que fort dangereux. + +Ces projets admis, je m'occupai du commerce; celui de vos colonies +m'effraya. Quelle nécessité, me dis-je, de chercher des établissemens si +éloignés? Notre véritable bonheur, dit un de vos bons écrivains, +exige-t-il la jouissance des choses que nous allons chercher si loin? +Sommes-nous destinés à conserver éternellement des goûts factices? Le +sucre, le tabac, les épices, le café, etc. valent-ils les hommes que +vous sacrifiez pour ces misères? + +Le commerce étranger, selon moi, n'est utile qu'autant qu'une nation a +trop ou trop peu. Si elle a trop, elle peut échanger son superflu contre +des objets d'agrément ou de frivolité; le luxe peut se permettre à +l'opulence: et si elle n'a pas assez, il est tout simple qu'elle aille +chercher ce qu'il lui faut. Mais vous n'êtes dans aucuns de ces cas en +France; vous avez fort peu de superflu et rien ne vous manque. Vous êtes +dans la juste position qui doit rendre un peuple heureux de ce qu'il a, +riche de son sol, sans avoir besoin ni d'acquérir pour être bien, ni +d'échanger pour être mieux. Ce pays abondant ne vous procure-t-il pas +au-delà de vos besoins, sans que vous soyez obligés ou d'établir des +colonies, ou d'envoyer des vaisseaux dans les trois parties du monde +pour ajouter à votre bien-être? Plus avantageusement situé qu'aucun +autre empire de l'Europe, vous auriez avec un peu de soin les +productions de toute la terre. Le midi de la Provence, la Corse, le +voisinage de l'Espagne, vous donneraient aisément du sucre, du tabac et +du café. Voilà dans la classe du superflu ce qu'on peut regarder comme +le moins inutile; et quand vous vous passeriez d'épices, cette privation +où gagnerait votre santé, pourrait-elle vous donner des regrets? +N'avez-vous pas chez vous tout ce qui peut servir à l'aisance du +citoyen, même au luxe de l'homme riche? Vos draps sont aussi beaux que +ceux d'Angleterre: Abbeville fournissait autrefois Rome la plus +magnifique des villes du monde; vos toiles peintes sont superbes, vos +étoffes de soye plus moelleuses qu'aucune de celles de l'Europe; +relativement aux meubles de fantaisie, aux ouvrages de goût, c'est vous +qui en envoyez à toute la terre. Vos Gobelins l'emportent sur Bruxelles, +vos vins se boivent par-tout et ont l'avantage précieux de s'améliorer +dans le passage. Vos bleds sont si abondans que vous êtes souvent +obligés d'en exporter[5]; vos huiles ont plus de finesse que celles +d'Italie, vos fruits sont savoureux et sains, peut-être avec des soins +auriez-vous ceux de l'Amérique; vos bois de chauffage et de construction +seront toujours en abondance quand vous saurez les entretenir. +Qu'avez-vous donc besoin du commerce étranger? Obligez les nations +étrangères à venir chercher dans vos ports le superflu que vous pouvez +avoir, n'ayez d'autre peine que de recevoir ou leur l'argent ou quelques +bagatelles de fantaisie en retour de ce superflu, mais n'équipez plus de +vaisseaux pour l'aller chercher, ne risquez plus sur cet élément +dangereux, un demi tiers de la nation qui expose ses jours pour +satisfaire aux caprices du reste, fatal arrangement qui vous donne des +remords quand vous voyez que vous n'obtenez vos jouissances qu'aux +dépends de la vie de vos semblables, pardon, mon ami, mais cette +considération à laquelle je vois qu'on ne pense jamais assez, entre +toujours dans mes calculs. On vous apportera tout pour obtenir de vous +ce que vous pouvez donner en retour, mais n'ayez point de colonies, +elles sont inutiles, elles sont ruineuses et souvent d'un danger bien +grand. Il est impossible de tenir dans une exacte subordination des +enfans si loin de leur mère. Ici je pris la liberté d'interrompre Zamé +pour lui apprendre l'histoire des colonies anglaises.--Ce que vous me +dites, reprit-il, je l'avais prévu, il en arrivera autant aux espagnols, +ou ce qui est plus vraisemblable encore, la république de Waginston +s'accroîtra peu à peu comme celle de Romulus, elle subjuguera d'abord +l'Amérique, et puis fera trembler la terre. Excepté vous, Français, qui +finirez par secouer le joug du despotisme, et par devenir républicains à +votre tour, parce que ce gouvernement est le seul qui convienne à une +nation aussi franche, aussi remplie d'énergie et de fierté que la +vôtre.[6] + +Quoi qu'il en soit, je le répète, une nation assez heureuse pour avoir +tout ce qu'il lui faut chez elle, doit consommer ce qu'elle a, et ne +permettre l'exportation du superflu qu'aux conditions qu'on vienne le +chercher. En parcourant, un de ces jours, cette isle fortunée, nous +pourrons revenir sur cet objet, reprenons le fil de ce qui me regarde. + +La résolution que je formai après l'étude de cette partie, fut donc de +rapporter dans mon isle, pour ajouter à ses productions naturelles, une +grande quantité de plantes européennes, dont l'usage me parut agréable; +de m'instruire dans l'art de diriger des manufactures, afin d'en établir +ici de relatives aux plantes que nous pourrions employer; de retrancher +tout objet de luxe, de jouir de nos productions améliorées ou augmentées +par nos soins, et de rompre entièrement tout fil de commerce, excepté +celui qui se fait intérieurement par le seul moyen des échanges. Nous +avons peu de voisins, deux ou trois isles au Sud, encore dans +l'incivilisation et dont les habitans viennent nous voir quelquefois; +nous leur donnons ce que nous avons de trop sans jamais rien recevoir +d'eux... ils n'ont rien de plus merveilleux que nous. Un commerce +autrement établi, ne tarderait pas à nous attirer la guerre; ils ne +connaissent pas nos forces; nous les écraserions, et l'épargne du sang +est la première règle de toutes mes démarches. Nous vivons donc en paix +avec ces isles voisines; je suis assez heureux pour leur avoir fait +chérir notre gouvernement: elles s'uniraient infailliblement à nous si +nous avions besoin de secours; mais elles nous seraient inutiles; +attaquées par l'ennemi, tous nos citoyens alors deviendraient soldats: +il n'en est pas un seul qui ne préférât la mort à l'idée de changer de +gouvernement: voilà encore un des fruits de ma politique; c'est en me +faisant aimer d'eux que je les ai rendu militaires; c'est en leur +composant un sort doux, une vie heureuse, c'est en faisant fleurir +l'agriculture, c'est en les mettant dans l'abondance de tout ce qu'ils +peuvent désirer, que je les ai liés par des noeuds indissolubles; en +s'opposant aux usurpateurs, ce sont leurs foyers qu'ils garantissent, +leurs femmes, leurs enfans, le bonheur unique de leur vie; et on se bat +bien pour ces choses là. Si j'ai jamais besoin de cette milice, un seul +mot fera ma harangue: mes enfans, leur dirai-je, voilà vos maisons, +voilà vos biens et voilà ceux qui viennent vous les ravir, marchons. Vos +souverains d'Europe ont-ils de tels intérêts à offrir à leurs +mercenaires qui, sans savoir la cause qui les meut, vont stupidement +verser leur sang pour une discussion qui non seulement leur est +indifférente, mais dont ils ne se doutent même pas. Ayez chez vous une +bonne et solide administration; ne variez pas ceux qui la dirigent au +plus petit caprice de vos souverains ou à la plus légère fantaisie de +leurs maîtresses; un homme qui s'est instruit dans l'art de gouverner, +un homme qui a le secret de la machine, doit être considéré et retenu; +il est imprudent de confier ce secret à tant de citoyens à la fois; +qu'arrive-t-il d'ailleurs quand ils sont sûrs de n'être élevés qu'un +instant? Ils ne s'occupent que de leurs intérêts et négligent +entièrement les vôtres. Fortifiez vos frontières, rendez-vous +respectables à vos voisins. Renoncez à l'esprit de conquêtes, et n'ayant +jamais d'ennemis, ne devant vous occuper qu'à garantir vos limites, vous +n'aurez pas besoin de soudoyer une si grande quantité d'hommes en tout +tems; vous rendrez, en les reformant, cent mille bras à la charrue, bien +mieux placés qu'à porter un fusil qui ne sert pas quatre fois par siècle +et qui ne servirait pas une, par le plan que j'indique. Vous n'enlèverez +plus alors au père de famille des enfans qui lui sont nécessaires, vous +n'introduirez pas l'esprit de licence et de débauche parmi l'élite de +vos citoyens,[7] et tout cela pour le luxe imbécile d'avoir toujours une +armée formidable. Rien de si plaisant que d'entendre vos écrivains +parler tous les jours de population, tandis qu'il n'est pas une seule +opération de votre gouvernement qui ne prouve qu'elle est trop +nombreuse, et si elle ne l'était pas beaucoup trop, enchaînerait-il d'un +coté, par les noeuds du célibat, tous ces militaires pris sur la fleur +de la nation même, et ne rendrait-il pas de l'autre la liberté à cette +multitude de prêtres et de religieuses également liés par les chaînes +absurdes de l'abstinence. Puisque tout va, puisqu'il y a encore du +_trop_, malgré ces digues puissantes offertes à la population, +puisqu'elle est encore trop forte; malgré tout cela, il est donc +ridicule de se récrier toujours sur le même objet: me trompé-je? +Voulez-vous qu'elle soit plus nombreuse, est-il essentiel qu'elle le +soit? A la bonne heure, mais n'allez pas chercher pour l'accroître, les +petits moyens que vous alléguez. Ouvrez vos cloîtres, n'ayez plus de +milice inutile, et vos sujets quadrupleront. + +Je passais un jour à Paris sur cette arène de Thémis, où les prestolets +de son temple, le frac élégant sous le cotillon noir, condamnent si +légèrement à la mort, en venant de souper chez leurs catins, des +infortunés qui valent quelquefois mieux qu'eux. On allait y donner un +spectacle à ces bouchers de chair humaine.... Quel crime a commis ce +malheureux, demandai-je? Il est pédéraste, me répondit-on; vous voyez +bien que c'est un crime affreux, il arrête la population, il la gêne, il +la détruit... ce coquin mérite donc d'être détruit lui-même.--Bien +raisonné, répondis-je à mon philosophe, Monsieur me paraît un génie.... +Et suivant une foule qui s'introduisait non loin de là, dans un +monastère, je vis une pauvre fille de 16 ou 17 ans, fraîche et belle, +qui venait de renoncer au monde, et de jurer de s'ensevelir vive dans la +solitude où elle était.... Ami, dis-je à mon voisin, que fait cette +fille?--C'est une Sainte, me répondit-on, elle renonce au monde, elle va +enterrer dans le fond d'un cloître le germe de vingt enfans dont elle +aurait fait jouir l'État.--Quel sacrifice!--Oh! oui, Monsieur, c'est un +ange, sa place est marquée dans le Ciel.--Insensé, dis-je à mon homme, +ne pouvant tenir à cette inconséquence, tu brûles là un malheureux dont +tu dis que le tort est d'arrêter la propagation, et tu couronnes ici une +fille qui va commettre le même crime; accorde-toi, Français, +accorde-toi, ou ne trouve pas mauvais qu'un étranger raisonnable qui +voyage dans ta Nation, ne la prenne souvent pour le centre de la folie +ou de l'absurdité. + +Je n'ai qu'un ennemi à craindre, poursuivit Zamé, c'est l'Européen +inconstant, vagabond, renonçant à ses jouissances pour aller troubler +celles des autres, supposant ailleurs des richesses plus précieuses que +les siennes, désirant sans cesse un gouvernement meilleur, parce qu'on +ne sait pas lui rendre le sien doux; turbulent, féroce, inquiet, né pour +le malheur du reste de la terre, catéchisant l'Asiatique, enchaînant +l'Africain, exterminant le Citoyen du nouveau monde, et cherchant encore +dans le milieu des mers de malheureuses isles à subjuguer; oui, voilà le +seul ennemi que je craigne, le seul contre lequel je me battrai, s'il +vient; le seul, ou qui nous détruira, ou qui n'abordera jamais dans +cette isle; il ne le peut que d'un côté; je vous l'ai dit, ce côté est +fortifié de la plus sûre manière: vous y verrez les batteries que j'ai +fait établir; l'accomplissement de cet objet fut le dernier soin de mon +voyage, et le dernier emploi de l'or que m'avait donné mon père. Je fis +construire trois vaisseaux de guerre à Cadix, je les fis remplir de +canons, de mortiers, de bombes, de fusils, de balles, de poudre, de +toutes vos effrayantes munitions d'Europe, et fis déposer tout cela dans +le magasin du port qu'avait fait construire mon prédécesseur; les canons +furent mis dans leurs embrasures, cent jeunes gens s'exercent deux fois +le mois aux différentes manoeuvres nécessaires à cette artillerie; mes +Concitoyens savent que ces précautions ne sont prises que contre +l'ennemi qui voudrait nous envahir. Ils ne s'en inquiètent pas, ils ne +cherchent même point à approfondir les effets de ces munitions +infernales dont je leur ai toujours caché les expériences; les jeunes +gens s'exercent sans tirer; si la chose était sérieuse, ils savent ce +qui en résulterait, cela suffit. Avec les peuples doux qui m'entourent, +je n'aurais pas eu besoin de ces précautions; vos barbares compatriotes +m'y forcent, je ne les emploierai jamais qu'à regret. + +Tel fut l'attirail formidable avec lequel, au bout de vingt ans, je +rentrai dans ma Patrie, j'eus le bonheur d'y retrouver mon père, et d'y +recevoir encore ses conseils; il fit briser les vaisseaux que j'amenai, +il craignit que cette facilité d'entreprendre de grands voyages +n'allumât la cupidité de ce bon peuple, et qu'à l'exemple des Européens, +l'espoir de s'enrichir ailleurs ne vint troubler sa tranquillité. Il +voulut que ce peuple aimable et pacifique, heureux de son climat, de ses +productions, de son peu de loix, de la simplicité de son culte, +conservât toujours son innocence en ne correspondant jamais avec des +Nations étrangères, qui ne lui inculqueraient aucune vertu, et qui lui +donneraient beaucoup de vices. J'ai suivi tous les plans de ce +respectable et cher auteur de mes jours, je les ai améliorés quand j'ai +cru le pouvoir: nous avons fait passer cette Nation de l'état le plus +agreste à celui de la civilisation; mais à une civilisation douce, qui +rend plus heureux l'homme naturel qui la reçoit, éloignée des barbares +excès où vous avez porté la vôtre, excès dangereux qui ne servent qu'à +faire maudir votre domination, qu'à faire haïr, qu'à faire détester vos +liens, et qu'à faire regretter à celui que vous y soumettez l'heureuse +indépendance dont vous l'avez cruellement arraché. L'état naturel de +l'homme est la vie sauvage; né comme l'ours et le tigre dans le sein des +bois, ce ne fut qu'en raffinant ses besoins qu'il crut utile de se +réunir pour trouver plus de moyens à les satisfaire. En le prenant de-là +pour le civiliser, songez à son état primitif, à cet état de liberté +pour lequel l'a formé la nature, et n'ajoutez que ce qui peut +perfectionner cet état heureux dans lequel il se trouvait alors, +donnez-lui des facilités, mais ne lui forgez point de chaînes; rendez +l'accomplissement de ses désirs plus aisé, mais ne les asservissez pas; +contenez-le pour son propre bonheur, mais ne l'écrasez point par un +fatras de loix absurdes, que tout votre travail tende à doubler ses +plaisirs en lui ménageant l'art d'en jouir long-tems et avec sûreté; +donnez-lui une religion douce, comme le dieu qu'elle a pour objet; +dégagez-la sur-tout de ce qui ne tient qu'à la foi; faites-la consister +dans les oeuvres, et non dans la croyance. Que votre peuple n'imagine +pas qu'il faille croire aveuglément, tels et tels hommes, qui dans le +fond n'en savent pas plus que lui, mais qu'il soit convaincu que ce +qu'il faut, que ce qui plaît à l'Éternel est de conserver toujours son +âme aussi pure que quand elle émana de ses mains; alors il volera +lui-même adorer le Dieu bon qui n'exige de lui que des vertus +nécessaires au bonheur de l'individu qui les pratique; voilà comme ce +peuple chérira votre administration, voilà comme il s'y assujettira +lui-même, et voilà comme vous aurez dans lui des amis fidèles, qui +périraient plutôt que de vous abandonner, ou que de ne pas travailler +avec vous à tout ce qui peut conserver la Patrie. + +Nous reprendrons demain cette conversation, me dit Zamé; je vous ai +raconté mon histoire, jeune homme, je vous ai dit ce que j'avais fait, +il faut maintenant vous en convaincre: allons dîner, les femmes nous +attendent. + +Tout se passa comme la veille: même frugalité, même aisance, même +attention, même bonté de la part de mes hôtes, nous eûmes de plus ses +deux fils, qu'il était difficile de ne pas aimer dès qu'on avait pu les +entendre et les voir: l'un était âgé de 22 ans, l'autre de 18; ils +avaient tous deux sur leur physionomie les mêmes traits de douceur et +d'aménité qui caractérisaient si bien leurs aimables parens. Ils +m'accablèrent de politesses et de marques d'estime; ils n'eurent point +en me regardant cette curiosité insultante et pleine de mépris, qui +éclatent dans les gestes et dans les regards de nos jeunes gens, la +première fois qu'ils voient un étranger; ils ne m'observèrent que pour +me caresser, ne me parlèrent que pour me louer, ne m'interrogèrent que +pour tirer de mes réponses quelques sujets de m'applaudir[8]. + +L'après-midi, Zamé voulut que nous allassions voir si rien ne manquait à +mon équipage; il était difficile d'avoir donné de meilleurs ordres, +impossible qu'ils usent mieux exécutés; ce fut alors qu'il me fit +observer la difficulté d'aborder dans son port, et la manière dont il +était défendu: deux ouvrages extérieurs l'embrassaient entièrement, et +le dominaient à tel point, qu'aucun bâtiment n'y pouvaient entrer sans +être foudroyé de la nombreuse artillerie qui garnissait ces deux +redoutes; parvenait-on dans la rade, on se retrouvait sous le feu du +fort; échappait-on à des dangers si sûrs, deux vastes boulevards +défendaient l'approche de la ville; ils se garnissaient au besoin de +toute la jeunesse de la Capitale, et l'invasion devenait impraticable. + +Je n'ai jusqu'ici, grâce au ciel, encore nul besoin de tout cela, me dit +Zamé, et j'espère bien que le peuple ne s'en servira jamais. Vous voyez +ces énormes rochers qui commencent d'ici à régner de droite et de +gauche, dès qu'ils se sont entr'ouverts pour former la bouche du port, +ils deviennent inabordables de toutes parts, et ils ont plus de 300 +pieds de hauteur; ils nous entourent ainsi de par-tout, ils nous servent +par-tout de remparts. Nous aurons donc long-tems à faire jouir ce bon +peuple de la félicité que nous lui avons préparée; cette certitude fait +le charme de ma vie, elle me fera mourir content. Nous revînmes. + +Vous êtes jeune, me dit Zamé un peu avant de rentrer au palais, il faut +vous dédommager de l'ennui que je vous ai causé ce matin par un +spectacle de votre goût. + +A peine les portes furent-elles ouvertes, que je vis cent femmes autour +de l'épouse du législateur, toutes uniformément vêtues, et toutes en +rose, parce que c'était la couleur de leur âge: voilà les plus jolies +personnes de la Capitale, me dit Zamé, j'ai voulu les réunir toutes sous +vos yeux, afin que vous puissiez décider entr'elles et vos Françaises. + +Moins occupé de l'idole de mon coeur, peut-être eussé-je mieux discerné +l'assemblage étonnant de jolis traits qui se montraient à moi dans cet +instant; mais je ne vis que ce tendre objet; chaque fois que la beauté +paraissait à mes yeux, quelque fût la forme qu'elle prit, elle ne +m'offrait jamais qu'Éléonore. + +Néanmoins, on réunirait difficilement, je dois le dire, dans quelque +ville d'Europe que ce pût être, un aussi grand nombre de jolies figures; +en général, le sang est superbe à Tamoé; Zilia, que je vais essayer de +vous peindre, vous donnera une idée générale de ce sexe charmant, auquel +il semble que la nature n'ait accordé tant d'appas, que par le dessein +qu'elle avait de lui faire habiter le plus heureux pays de la terre. + +Zilia est grande, sa taille est souple et dégagée, sa peau d'une +blancheur éblouissante; tous ses traits sont l'emblème de la candeur et +de la modestie; ses yeux, plus tendres que vifs, très-grands et d'un +bleu foncé, semblent exprimer à tout instant l'amour le plus délicat et +le sentiment le plus voluptueux; sa bouche, délicieusement coupée, ne +s'ouvre que pour montrer les dents les plus belles et les plus blanches, +elle a peu de couleurs; mais elle s'anime dès qu'on la regarde, et son +teint devient alors comme la plus fraîche des roses; son front est +noble; ses cheveux, très-agréablement plantés, sont d'un blond cendré, +et l'énorme quantité qu'elle en a, se mariant le plus élégamment du +monde aux contours gracieux de son voile, retombant à grands flots, sur +sa gorge d'albâtre, toujours découverte d'après l'usage de sa Nation, +achèvent de donner à cette jolie personne l'air de la déesse même de la +jeunesse; elle venait d'atteindre sa seizième année, et promettait de +croître encore, quoique sa taille légère fut déjà très-élevée; ses bras +sont un peu longs, et ses doigts, d'une élasticité, d'une souplesse et +d'un mince auxquels nos yeux ne se font point.... Ne prenez pas ceci, +pour une fadeur, Mademoiselle, dit Sainville en adressant la parole à +ton Aline; mais j'aurais pu d'un mot peindre cette fille charmante, je +n'avais besoin que de vous montrer.--En vérité, Monsieur, dit Madame de +Blamont, est-il bien vrai? ne nous flattez-vous point? ma fille serait +aussi jolie que Zilia?--J'ose vous protester, Madame, dit Sainville, +qu'il est impossible de se mieux ressembler.--Poursuivez, poursuivez, +Monsieur, dit le Comte à Sainville, vous donneriez de l'amour-propre à +notre chère Aline, et nous ne voulons point la gâter.... Aline rougit.... +Sa mère la baisa, et notre jeune aventurier reprit en ces termes. + +Voilà la femme de mon fils, me dit Zamé en me présentant Zilia, elle ne +sait encore dire que trois mots français, ce sont les premiers que son +mari lui a appris; mais comme il lui trouve des dispositions, il +continuera: prononcez-les donc ces trois mots, ma fille, lui dit ce père +charmant, et la tendre et délicieuse Zilia posant la main sur son coeur, +et regardant son mari avec autant de grâce que de modestie, lui dit en +rougissant: _voilà votre bien_. Toutes les femmes se mirent à rire, et +je vis alors qu'elle était la gaîté, la candeur et la touchante félicité +qui régnait chez cet heureux peuple. + +Je demandai à Zamé pourquoi les maris n'étaient pas avec leurs +femmes?--Pour vous faire juger les sexes à part, me dit-il, demain vous +ne verrez que les jeunes gens, après-demain nous les réunirons; j'ai peu +de plaisirs à vous donner, je les ménage. + +Ces femmes intéressantes animées par la présence de l'adorable épouse de +leur chef, qui les encourageait et qui les aimait, se livrèrent le reste +du jour à mille innocens plaisirs, qui, les plaçant dans nombre +d'attitudes diverses, me développèrent leurs grâces naturelles, et +acheva de me convaincre de la douceur et de l'aménité de leur caractère; +elles exécutèrent plusieurs jeux de leur pays, ainsi que quelques-uns +d'Europe, et furent dans tous, gaies, honnêtes, polies, toujours +modestes et toujours décentes, si vous en exceptez l'usage d'avoir leur +gorge entièrement découverte, (mais tout est habitude) et je n'ai point +vu que ce costume, qui leur est propre, produisît jamais aucune +indécence; les hommes sont faits à voir leurs femmes ainsi; ils +l'étaient avant à les voir nues; les loix de Zamé sur cet objet, ont +donc rétabli, au lieu de détruire. + +On ne s'échauffe point de ce qu'on voit journellement, me répondit cet +aimable homme, quand il s'aperçut de la surprise où cette coutume me +jetait: la pudeur n'est qu'une vertu de convention; la nature nous a +créés nuds, donc il lui plaisait que nous fussions tels; en prenant +d'ailleurs ce peuple dans l'état de nudité, si j'avais voulu encaisser +leurs femmes dans des busqués à l'européenne, elles se seraient +désespérées: il faut, quand on change les usages d'une Nation, toujours +autant qu'il est possible, conserver des anciens ce qui n'a nul +inconvénient; c'est la façon d'accoutumer à tout, et de ne révolter sur +rien. Une collation simple et frugale fut servie à ces femmes adorables; +la même politesse, la même discrétion, la même retenue les suivit +par-tout, et elles se retirèrent. + +Le lendemain il y avait conseil, je ne pus voir Zamé que l'après-midi; +je passai le matin à vaquer aux soins de notre équipage.--Venez, me dit +notre hôte charmant dès qu'il fut libre, il me reste bien des choses à +vous apprendre, pour vous donner une entière connaissance de notre +Patrie et de nos moeurs: je vous ai dit que le divorce était permis dans +mes États, ceci va nous jeter dans quelques détails. + +La nature, en n'accordant aux femmes qu'un petit nombre d'années pour la +reproduction de l'espèce, semble indiquer à l'homme qu'elle lui permet +d'avoir deux compagnes: quand l'épouse cesse de donner des enfans à son +mari, celui-ci a encore quinze ou vingt ans à en désirer, et à jouir de +la possibilité d'en avoir; la loi qui lui permet d'avoir une seconde +femme ne fait qu'aider à ses légitimes désirs, celle qui s'oppose à cet +arrangement contrarie celle de la nature, et par sa rigueur, et par son +injustice. Le divorce a pourtant deux inconvéniens: le premier, que les +enfans de la plus vieille mère peuvent être maltraités par la plus +jeune; le second, que les pères aimeront toujours mieux les derniers +enfans. + +Pour lever ces difficultés, les enfans quittent ici la maison paternelle +dès qu'ils n'ont plus besoin du sein de la mère; l'éducation qu'ils +reçoivent est _nationale_; ils ne sont plus les fils de tel ou tel, ce +sont les enfans de l'État; les parens peuvent les voir dans les maisons +où on les élève, mais les enfans ne rentrent plus dans la maison +paternelle; par ce moyen, plus d'intérêt particulier, plus d'esprit de +famille, toujours fatal à l'égalité, quelquefois dangereux à l'État; +plus de crainte d'avoir des enfans au-delà des biens qu'on peut leur +laisser. Les maisons n'étant habitées que par un ménage, il y en a +souvent de vacantes; sitôt qu'une maison le devient, elle rentre dans la +masse des biens de l'État, dont elle n'a été séparée que pendant la vie +de ceux qui l'occupaient. L'État est seul possesseur de tous les biens, +les sujets ne sont qu'usufruitiers; dès qu'un enfant mâle a atteint sa +quinzième année, il est conduit dans la maison où s'élèvent les filles: +là, il se choisit une épouse de son âge; si la fille consent, le mariage +se fait; si elle n'y consent pas, le jeune homme cherche jusqu'à ce +qu'il soit agréé; de ce moment, on lui donne une des maisons vacantes, +et le fonds de terre annexé à cette maison, qu'elle ait appartenu à sa +famille, ou non, la chose est indifférente, il suffit que le bien soit +libre, pour qu'il en soit mis en possession. Si le jeune ménage a des +parens, ils assistent à son hymen, dont la cérémonie, simple, ne +consiste qu'à faire jurer à l'un et à l'autre époux, au nom de +l'Éternel, qu'ils s'aimeront, qu'ils travailleront de concert à avoir +des enfans, et que le mari ne répudiera sa femme, ou la femme le mari, +que pour des causes légitimes: cela fait, les parens qui ont assisté +comme témoins, se retirent, et les jeunes gens se trouvent maîtres d'eux +sous l'inspection et la direction de leurs voisins, obligés de les +aider, de leur donner des conseils et des secours pendant l'espace de +deux ans, au bout desquels les jeunes époux sortent entièrement de +tutelle. Si les parens veulent prendre le soin de cette direction, ils +en sont les maîtres; alors, ils viennent aider chaque jour les nouveaux +mariés, les deux années prescrites. + +Les causes pour lesquelles l'époux peut demander le divorce, sont au +nombre de trois: il peut répudier sa femme si elle est mal-saine, si +elle ne veut pas, ou ai elle ne peut plus lui donner d'enfans, et s'il +est prouvé qu'elle ait une humeur acariâtre, et qu'elle refuse à son +mari tout ce que celui-ci peut légitimement exiger d'elle. La femme, de +son coté, peut demander à quitter son mari, s'il est mal-sain, s'il ne +veut pas, ou s'il ne peut plus lui faire des enfans lorsqu'elle est +encore en état d'en avoir, et s'il la maltraite, quel qu'en puisse être +le motif. + +Il y a à l'extrémité de toutes les villes de l'État, une rue entière qui +ne contient que des maisons plus petites que celles qui sont destinées +aux ménages; ces maisons sont donnée par l'État aux répudiés de l'un ou +l'autre sexe, et aux célibataires; elles ont, comme les autres, de +petites possessions annexées à elles, de sorte que le célibataire ou le +répudié, de quelque sexe qu'il soit, n'a rien à demander, ni à sa +famille, si c'est le célibataire, ni l'un à l'autre, si ce sont des +époux. + +Un mari qui a répudié sa femme et qui en désire une autre, peut se la +choisir, ou parmi les répudiées, s'il arrivait qu'il s'y en trouvât une +qui lui plût, ou il va la prendre dans la maison d'éducation des filles. +L'épouse qui a répudié son mari, agit absolument de même; elle peut se +choisir un époux parmi les répudiés, s'il en est qui l'accepte, si elle +en trouve qui lui plaise, ou elle va se le choisir parmi les jeunes +gens, s'il en est qui veuille d'elle. Mais si l'un ou l'autre époux +répudié désire vivre à part dans la petite habitation que lui donne +l'État, sans vouloir prendre de nouvelles chaînes, il en est le maître: +on n'est contraint à aucune de ces choses, elles se font toutes de bon +accord; jamais les enfans n'y peuvent mettre d'obstacles, c'est un +fardeau dont l'État soulage les parens, puisqu'à peine les premiers +voient-ils le jour, que ceux-ci s'en trouvent débarrasses. Au-delà de +deux choix, la répudiation n'a plus lieu; alors, il faut prendre +patience, et se souffrir mutuellement. On n'imagine pas combien la loi +qui débarrasse les pères et mères de leurs enfans, évite dans les +familles de divisions et de mésintelligences: les époux n'ont ainsi que +les roses de l'hymen, ils n'en sentent jamais les épines. Rien en cela +ne brise le noeuds de la nature, ils peuvent voir et chérir de même +leurs enfans: ou leur laisse tout ce qui tient à la douceur des +sentimens de l'âme, on ne leur enlève que ce qui pourrait les altérer ou +les détruire. Les enfans, de leur côté, n'en chérissent pas moins leurs +parens; mais accoutumés à voir la Patrie comme une autre mère, sans +cesser d'être enfans plus tendres, ils en deviennent meilleurs Citoyens. + +On a dit, on a écrit que l'éducation nationale ne convenait qu'à une +République, et l'on s'est trompé: cette sorte d'éducation convient à +tout Gouvernement qui voudra faire aimer la Patrie, et tel est le +caractère distinctif du nôtre, si j'adapte d'ailleurs à l'isle de Tamoé +une éducation républicaine, je vous en expliquerai bientôt les raisons. +La facilité des répudiations dont vous venez de voir le détail, évite +tellement l'adultère, que ce crime, si commun parmi vous, est ici de la +plus grande rareté; s'il est prouvé pourtant, il devient un quatrième +cas à la séparation des parties, souvent alors deux ménages changent +réciproquement; mais il y a tant de moyens de se satisfaire en adoptant +les noeuds de l'hymen, les entraves en sont si légères, qu'il est bien +rare que la galanterie vienne souiller ces noeuds. + +Les fonds qui doivent nourrir les époux étant tous de même valeur, le +choix préside seul à la formation de leurs liens. Toutes les filles +étant également riches, tous les garçons ayant la même portion de +fortune, ils n'ont plus que leurs coeurs à écouter pour se prendre. Or, +dès qu'on a toujours mutuellement ce qu'on désire, pourquoi +changerait-on? et si l'on veut changer dès qu'on le peut, quel motif, +dès-lors, engagerait à aller troubler le bonheur des autres? Il y a +pourtant quelques intrigues, ce mal est inévitable; mais elles sont si +rares et si cachées, ceux qui les ont ou qui les souffrent en éprouvent +tous une telle honte, qu'il n'en résulte aucune sorte de trouble dans la +société: point d'imprudences, point de plaintes, fort peu de crimes, +n'est-ce pas là tout ce qu'on peut obtenir sur cette partie? et avec +tous les moyens que vous employez, avec ces maisons scandaleuses, où de +malheureuses victimes sont indécemment dévouées à l'intempérance +publique; avec tout cela, dis-je, obtenez-vous dans votre Europe +seulement la moitié de ce que je gagne par les procédés que je viens de +vous dire[9]. + +Tout ce qui tient aux possessions vient de vous être démontré: ces +détails vous font voir que le sujet n'a rien en propre, ne tient ce +qu'il a que de l'État, qu'à sa mort tout y rentre; mais que comme il en +jouit sa vie durant en pleine et sûre paix, il a le plus grand intérêt a +ne pas laisser son domaine en friche; son aisance dépend du soin qu'il +aura de ce domaine, il est donc forcé de l'entretenir. Quand les deux +époux vieillissent, ou quand l'un des deux vient à manquer, les vieilles +gens ou les gens veufs qui aidèrent autrefois les jeunes, le sont +maintenant par eux, et c'est à ceux-ci que l'on s'en prend alors, si +tout n'est pas géré dans ces cas de vieillesse, d'infirmités ou de +veuvage avec le même ordre que cela l'était auparavant. Ces jeunes gens +n'ont sans doute aucun intérêt bien direct à entretenir les domaines des +vieux, puisqu'ayant déjà ce qu'il leur faut, ils n'en hériteront +sûrement pas; mais ils le font par reconnaissance, par attachement pour +la Patrie, et parce qu'ils sentent bien d'ailleurs que dans leur +caducité ils auront besoin de pareils secours, et qu'on le leur +refuserait, s'ils ne l'avaient pas donné aux autres. + +Je n'ai pas besoin de vous faire observer combien cette égalité de +fortune bannit absolument le luxe: il n'est point, dans un État, de +meilleures loix somptuaires, il n'en est pas de plus sûres. +L'impossibilité d'avoir plus que son voisin, anéantit absolument ce vice +destructeur de toutes les Nations de l'Europe: on peut désirer d'avoir +de meilleurs fruits qu'un autre, des comestibles plus délicats; mais +ceci n'étant que le résultat des soins et des peines qu'on prend pour y +réussir, ce n'est plus faste, c'est émulation; et comme elle ne tourne +qu'au bien des sujets, le Gouvernement doit l'entretenir. + +Jetons maintenant les yeux, mon ami, poursuivit cet homme respectable, +sur la multitude de crimes que ces établissemens préviennent, et si je +vous prouve que j'en diminue la somme sans qu'il en coûte un cheveu, ni +une heure de peine au citoyen, m'avouerez-vous que j'aurai fait de la +meilleure besogne que ces brutaux inventeurs et sectateurs de vos loix +atroces, qui, comme celles de Dracon, ne prononcent jamais que le glaive +à la main? M'accorderez-vous que j'aurai rempli le sage et grand +principe des loix Perses, qui enjoignent au Magistrat de prévenir le +crime, et non de le punir; il ne faut qu'un sot et qu'un bourreau pour +envoyer un homme à la mort, mais beaucoup d'esprit et de soin pour +l'empêcher de la mériter. + +Avec l'égalité de biens, point de vols; le vol n'est que l'envie de +s'approprier ce qu'on n'a pas, et ce qu'on est jaloux de voir à un +autre; mais, dès que chacun possède la même chose, ce désir criminel ne +peut plus exister. + +L'égalité des biens entretenant l'union, la douceur du Gouvernement, +portant tous les sujets à chérir également leur régime, point de crimes +d'État, point de révolution. + +Les enfans éloignés de la maison paternelle, point d'inceste; +soigneusement élevés, toujours sous les yeux d'instituteurs sûrs et +honnêtes... point de viols. + +Peu d'adultère, au moyen du divorce. + +Les divisions intestines prévenues par l'égalité des rangs et des biens, +toutes les sources du meurtre sont éteintes. + +Par l'égalité, plus d'avarice, plus d'ambition, et que de crimes +naissent de ces deux causes! plus de successeurs impatiens de jouir, +puisque c'est l'âge qui donne des biens, et jamais la mort des parens; +cette mort n'étant plus désirée, plus de parricides, de fratricides, et +d'autres crimes si atroces, que le nom seul n'en devrait jamais être +prononcé. + +Peu de suicides, l'infortune seule y conduit: ici, tout le monde étant +heureux, et tous l'étant également, pourquoi chercherait-on à se +détruire? + +Point d'infanticides: pourquoi se déferait-on de ses enfans, quand ils +ne sont jamais à charge, et qu'on n'en peut retirer que des secours? Le +désordre de jeunes gens étant impossible, puisqu'ils n'entrent dans le +monde que pour se marier, la fille de famille n'est plus exposée comme +chez vous au déshonneur ou au crime; faible, séduite et malheureuse, +elle n'existe plus, comme chez vous, entre la flétrissure et l'affreuse +nécessité de détruire le fruit infortuné de son amour. + +Cependant, je l'avoue, toutes les infractions ne sont pas anéanties; il +faudrait être un Dieu, et travailler sur d'autres individus que l'homme, +pour absorber entièrement le crime sur la terre; mais comparez ceux qui +peuvent rester dans la nature de mon Gouvernement, avec ceux où le +Citoyen est nécessairement conduit par la vicieuse composition des +vôtres. Ne le punissez donc pas quand il fait mal, puisque vous le +mettez dans l'impossibilité de faire bien; changez la forme de votre +Gouvernement, et ne vexez pas l'homme, qui, quand cette forme est +mauvaise, ne peut plus y avoir qu'une mauvaise conduite, parce que ce +n'est plus lui qui est coupable, c'est vous... vous, qui pouvant +l'empêcher de faire mal en variant vos loix, les laissez pourtant +subsister, toutes odieuses qu'elles sont, pour avoir le plaisir d'en +punir l'infracteur. Ne prendriez-vous pas pour un homme féroce, celui +qui ferait périr un malheureux pour s'être laissé tomber dans un +précipice où la main même qui le punirait viendrait de le jeter? Soyez +justes: tolérez le crime, puisque le vice de votre Gouvernement y +entraîne; ou si le crime vous nuit, changez la construction du +Gouvernement qui le fait naître; mettez, comme je l'ai fait, le Citoyen +dans l'impossibilité d'en commettre; mais ne le sacrifiez pas à +l'ineptie de vos loix, et à votre entêtement de ne les vouloir pas +changer. + +Soit, dis-je à Zamé; mais il me semble que si vous avez peu de vices, +vous ne devez guères avoir de vertus; et n'est-ce pas un Gouvernement +sans énergie, que celui où les vertus sont enchaînées? + +Premièrement, répondit Zamé, cela fût-il, je le préférerais: j'aimerais +mille fois mieux, sans doute, anéantir tous les vices dans l'homme, que +de faire naître en lui des vertus, si je ne le pouvais qu'en lui donnant +des vices, parce qu'il est reconnu que le vice nuit beaucoup plus à +l'homme, que la vertu ne lui est utile, et que dans vos Gouvernemens +sur-tout, il est bien plus essentiel de n'avoir pas le vice qu'on punit, +que de posséder la vertu qu'on ne récompense point. Mais vous vous êtes +trompé; de l'anéantissement des vices ne résulte point l'impossibilité +des vertus: la vertu n'est pas à ne point commettre de vices, elle est à +faire le mieux possible dans les circonstances données, or, les +circonstances sont également offertes ici à nos Citoyens, qu'aux vôtres: +la bienfaisance ne s'exerce pas comme chez vous, j'en conviens, à des +legs pieux, qui ne servent qu'à engraisser des moines, ou à des aumônes, +qui n'encouragent que des fainéans; mais elle agit en aidant son voisin, +en secourant l'homme infirme, en soignant les vieillards et les malades, +en indiquant quelques bons principes pour l'éducation des enfans, en +prévenant les querelles ou les divisions intestines; le courage se +montre, à supporter patiemment les maux que nous envoie la nature; cette +vertu ainsi exercée, n'est-elle pas d'un plus haut prix que celle qui ne +nous entraîne qu'à la destruction de nos semblables? Mais celle-là même +s'exercerait avec sublimité, s'il s'agissait de défendre la Patrie; +l'amitié qu'on peut mettre au rang des vertus, ne peut-elle pas avoir +ici l'extension la plus douce, et l'empire le plus agréable? Nous aimons +l'hospitalité, nous l'exerçons envers nos amis et nos voisins; malgré +l'égalité, l'émulation n'est point éteinte, je vous ferai voir nos +charpentiers, nos maçons, vous jugerez de leur ardeur à se surpasser +l'un l'autre, soit par le plus de souplesse, soit par la manière +d'équarrir la pierre, de la façonner, d'en composer avec art la forme +légère de nos maisons, d'en disposer les charpentes, etc. + +Mais, continuai-je d'objecter à Zamé, voilà, quoique vous en disiez, une +seconde classe dans l'État; cet ouvrier n'est qu'un mercenaire, le voilà +rabaissé dans l'opinion, le voilà différent du Citoyen qui ne travaille +point. + +Erreur, me dit Zamé, il n'y a aucune différence entre celui que vous +allez voir à l'instant construire une maison, et celui qu'hier vous +vites admis à ma table; leur condition est égale, leur fortune l'est, +leur considération absolument la même; rien, en un mot, ne les +distingue, et cette opinion qui élève l'un chez vous, et qui avilit +l'autre, nous ne l'admettons nullement ici: Zilia, ma bru, Zilia que +vous admirâtes, est la fille d'un de nos plus habiles manufacturiers; +c'est pour récompenser son mérite que je me suis allié avec lui. + +Les dispositions seules de nos jeunes gens établissent la différence de +leurs occupations pendant leur vie: celui-ci n'a de talent que pour +l'agriculture, tout autre ouvrage le dégoûte ou ne s'accorde pas à sa +constitution, il se contente de cultiver la portion de terre que lui +confie l'État, d'aider les autres dans la même partie, de leur donner +des conseils sur ce qui y est relatif: celui-ci manie le rabot avec +adresse, nous en faisons un menuisier; les outils ne nous manquent +point, j'en ai rapporté plusieurs coffres d'Europe; quand le fer en sera +usé, nous les réparerons avec l'or de nos mines; et ainsi ce vil métal +aura une fois au moins servi à des choses utiles: tel autre élève +montrera du goût pour l'architecture, le voilà maçon; mais, ni les uns, +ni les autres, ne sont mercenaires, on les paie des services qu'ils +rendent par d'autres services; c'est pour le bien de l'État qu'ils +travaillent, quel infâme préjugé les avilirait donc? quel motif les +rabaisserait aux yeux de leur compatriotes? Ils ont le même bien, la +même naissance, ils doivent donc être égaux: si j'admettais les +distinctions, assurément ils l'emporteraient sur ceux qui seraient +oisifs; le Citoyen le plus estimé dans un État, ne doit pas être celui +qui ne fait rien, la considération n'est due qu'à celui qui s'occupe le +plus utilement. + +Mais les récompenses que vous accordez au mérite, dis-je à Zamé, +doivent, en distinguant celui qui les obtient, produire des jalousies, +établir malgré vous des différences?--Autre erreur, ces distinctions +excitent l'émulation; mais elles ne font point éclore de jalousies: nous +prévenons ce vice dès l'enfance, en accoutumant nos élèves à désirer +d'égaler ceux qui font bien, à faire mieux, s'il est possible; mais a ne +point les envier, parce que l'envie ne les conduirait qu'à une situation +d'âme affligeante et pénible, au lieu que les efforts qu'ils feront pour +surpasser celui qui mérite des récompenses, les amèneront à cette +jouissance intérieure que nous donne la louange. Ces principes, +inculqués dès le berceau, détruisent toute semence de haine: on aime +mieux imiter, ou surpasser, que haïr, et tous ainsi parviennent +insensiblement à la vertu.--Et vos punitions?--Elles sont légères, +proportionnées aux seuls délits possibles dans notre Nation; elles +humilient, et ne flétrissent jamais, parce qu'on perd un homme en le +flétrissant, et que du moment que la société le rejette, il ne lui reste +plus d'autre parti que le désespoir, ou l'abandon de lui-même, excès +funestes, qui ne produisent rien de bon, et qui conduisent incessamment +ce malheureux au suicide ou à l'échafaud; tandis qu'avec plus de douceur +et des préjugés moins atroces, on le ramènerait à la vertu, et peut-être +un jour à l'héroïsme. Nos punitions ne consistent ici que dans l'opinion +établie: j'ai bien étudié l'esprit de ce peuple; il est sensible et +fier, il aime la gloire; je les humilie lorsqu'ils font mal: quand un +Citoyen a commis une faute grave, il se promène dans toutes les rues +entre deux crieurs publics, qui annoncent à haute voix le forfait dont +il s'est souillé; il est inouï combien cette cérémonie les fâche, +combien ils en sont pénétrés, aussi je la réserve pour les plus grandes +fautes[10]; les légères sont moins châtiées: un ménage nonchalant, par +exemple, qui entretient mal le bien que l'État lui confie, je le change +de maison, je l'établis dans une terre inculte, où il lui faut le double +de soins et de peines pour retirer sa nourriture de la terre; est-il +devenu plus actif, je lui rends son premier domaine. A l'égard des +crimes moraux, si les coupables habitent une autre ville que la mienne, +ils sont punis par une marque dans les habillemens; s'ils habitent la +Capitale, je les punis par la privation de paraître chez moi: je ne +reçois jamais, ni un libertin, ni une femme adultère; ces avilissemens +les mettent au désespoir, ils m'aiment, ils savent que ma maison n'est +ouverte qu'à ceux qui chérissent la vertu; qu'il faut, ou la pratiquer, +ou renoncer à me jamais voir; ils changent, ils se corrigent: vous +n'imagineriez pas les conversions que j'ai faites avec ces petits +moyens; l'honneur est le frein des hommes, on les mène où l'on veut en +sachant les manier à propos: on les humilie, on les décourage, on les +perd, quand on n'a jamais que la verge en main; nous reviendrons +incessamment sur cet article: je vous l'ai dit, je veux vous communiquer +mes idées sur les loix, et vous les approuverez d'autant plus, j'espère, +que c'est par l'exécution de ces idées que je suis parvenu à rendre ce +peuple heureux. + +Quant aux récompenses que j'emploie, continua Zamé, elles consistent en +des grades militaires; quoique tous soient nés soldats pour la défense +de la Patrie, quoique tous soient égaux là comme chez eux, il leur faut +pourtant des officiers pour les exercer, il leur en faut pour les +conduire à l'ennemi: ces grades sont la récompense du mérite et des +talens: je fais un bon maçon lieutenant des phalanges de l'État; un +Citoyen unanimement reconnu pour intelligent et vertueux, deviendra +capitaine; un agriculteur célèbre sera major,ainsi du reste: ce sont des +chimères, mais elles flattent; il ne s'agit, ni de donner trop de +rigueur aux punitions, ni de donner trop de valeur aux récompenses; il +n'est question que de choisir, dans le premier cas, ce qui peut humilier +le plus, et dans le second, ce qui a le plus d'empire sur +l'amour-propre. La manière d'amener l'homme à tout ce qu'on veut, dépend +de ces deux seuls moyens; mais il faut le connaître pour trouver ces +moyens, et voilà pourquoi je ne cesse de dire que cette connaissance, +que cette étude est le premier art du législateur; je sais bien qu'il +est plus commode d'avoir, comme dans votre Europe, des peines et des +récompenses égales, de ces espèces de _pont aux ânes_, où il faut que +passent les petits infracteurs comme les grands, que cela leur soit +convenable au non, sans doute cela est plus commode; mais ce qui est +plus commode, est-il le meilleur? Qu'arrive-t-il chez vous de ces +punitions qui ne corrigent point, et de ces récompenses qui flattent +peu? Que vous avez toujours la même somme de vices, sans acquérir une +seule vertu, et que depuis des siècles que vous opérez, vous n'avez +encore rien changé à la perversité naturelle de l'homme. + +Mais vous avez au moins des prisons, dis-je à Zamé, cette digue +essentielle d'un Gouvernement ne doit pas avoir été oubliée par votre +sagesse?--Jeune homme, répondit le législateur, je suis étonné qu'avec +de l'esprit, vous puissiez une faire une telle demande: ignorez-vous que +la prison, la plus mauvaise et la plus dangereuse des punitions, n'est +qu'un ancien abus de la justice, qu'érigèrent ensuite en coutume le +despotisme et la tyrannie? La nécessité d'avoir sous la main celui qu'il +fallait juger, inventa naturellement, d'abord des fers, que la barbarie +conserva, et cette atrocité, comme tous les actes de rigueur possibles, +naquit au sein de l'ignorance et de l'aveuglement: des juges ineptes, +n'osant ni condamner, ni absoudre dans de certains cas, préférèrent a +laisser l'accusé garder la prison, et crurent par là leur conscience +dégagée, puisqu'ils ne faisaient pas perdre la vie à cet homme, et +qu'ils ne le rendaient pas à la société; le procédé en était-il moins +absurde? Si un homme est coupable, il faut lui faire subir son jugement; +s'il est innocent, il faut l'absoudre: toute opération faite entre ces +deux points ne peut qu'être vicieuse et fausse. Une seule excuse +resterait aux inventeurs de cette abominable institution, l'espoir de +corriger; mais qu'il faut peu connaître l'homme pour imaginer que jamais +la prison puisse produire cet effet sur lui: ce n'est pas en isolant un +malfaiteur qu'on le corrige, c'est en le livrant à la société qu'il a +outragé, c'est d'elle qu'il doit recevoir journellement sa punition, et +ce n'est qu'à cette seule école qu'il peut redevenir meilleur; réduit à +une solitude fatale, à une végétation dangereuse, à un abandon funeste, +ses vices germent, son sang bouillonne, sa tête fermente; +l'impossibilité de satisfaire ses désirs en fortifie la cause +criminelle, et il ne sort de là que plus fourbe et plus dangereux: ce +sont aux bêtes féroces que sont destinés les guichetiers et les chaînes; +l'image du Dieu qui a créé l'univers n'est pas faite pour une telle +abjection. Dès qu'un Citoyen fait une faute, n'ayez jamais qu'un objet; +si vous voulez être juste, que sa punition soie utile à lui ou aux +autres; toute punition qui s'écarte de là n'est plus qu'une infamie; or, +la prison ne peut assurément être utile à celui qu'on y met, puisqu'il +est démontré qu'on ne doit qu'empirer au milieu des dangers sans nombre +de ce genre de vexation. La détention se trouvant secrète, comme le sont +ordinairement celles de France, elle ne peut plus être bonne pour +l'exemple puisque le public l'ignore. Ce n'est donc plus qu'un +impardonnable abus que tout condamne et que rien ne légitime; une arme +empoisonnée dans les mains du tyran ou du prévaricateur; un monopole +indigne entre le distributeur de ces fers et l'indigne fripon qui, +nourrissant ces infortunés, ne néglige ni le mensonge, ni la calomnie +pour prolonger leurs maux; un moyen dangereux indiscrètement accordé aux +familles, pour assouvir sur un de leur membre (coupable ou non) des +haines, des Inimitiés, des jalousies et des vengeances, dans tous les +cas enfin, une horreur gratuite, une action contraire aux constitutions +de tout gouvernement, et que les rois n'ont usurpée que sur la faiblesse +de leur nation. Quand, un homme a fait une faute, faites-la lui réparer +en le rendant utile à la société qu'il osa troubler; qu'il dédommage +cette société du tort qu'il lui a fait par tout ce qui peut être en son +pouvoir; mais ne l'isolez pas, ne le séquestrez pas, parce qu'un homme +enfermé, n'est plus bon ni à lui, ni aux autres, et qu'il n'y a qu'un +pays où les malheureux sont comptés pour rien, et les fripons pour tout; +qu'un pays où l'argent et les femmes sont les premiers motifs des +opérations; qu'un pays où l'humanité, la justice sont foulées aux pieds +par le despotisme et la prévarication, où l'on ose se permettre des +indignités de ce genre. Si pourtant vos prisons, depuis que vous y +faites gémir tant d'individus qui valent mieux que ceux qui les y +mettent ou qui les y tiennent, si, dis-je, ces stupides carcérations +avaient produit, je ne dis pas vingt, je ne dis pas six, mais seulement +une seule conversion, je vous conseillerais de les continuer, et +j'imaginerais alors que c'est la faute du sujet qui ne se corrige pas en +prison et non de la prison qui doit nécessairement corriger. Mais il est +absolument impossible de pouvoir citer l'exemple d'un seul homme amendé +dans les fers. Et le peut-il? Peut-on devenir meilleur dans le sein de +la bassesse et de l'avilissement? Peut-on gagner quelque chose au milieu +des exemples les plus contagieux de l'avarice, de la fourberie et de la +cruauté? on y dégrade son caractère, on y corrompt ses moeurs, on y +devient bas, menteur, féroce, sordide, traître, méchant, sournois, +parjure comme tout ce qui vous entoure; on y change, en un mot, toutes +ses vertus contre tous les vices: et sorti de là, plein d'horreur pour +les hommes, on ne s'occupe plus que de leur nuire ou de s'en venger.[11] + +Mais ce que j'ai à vous dire demain relativement aux loix, vous +développera mieux mes systèmes sur tout ceci; venez, jeune homme, +suivez-moi, je vous ai fait voir hier mes plus belles femmes, je veux +vous donner aujourd'hui un échantillon du corps de troupes que +j'opposerais à l'ennemi qui voudrait essayer une descente. + +Permettez, ô mon bienfaiteur, dis-je à Zamé; avant que de quitter cet +entretien, je voudrais connaître l'étendue de vos arts.--Nous bannissons +tous ceux de luxe, me répondit ce philosophe, nous ne tolérons +absolument ici que l'art utile au citoyen, l'agriculture, l'habillement, +l'architecture et le militaire, voilà les seuls. J'ai proscrit +absolument tous les autres, excepté quelques uns d'amusemens dont +j'aurai peut-être occasion de vous faire voir les effets; ce n'est pas +que je ne les aime tous, et que je ne les cultive dans mon particulier +même encore quelque fois; mais je n'y donne que mes instans de repos.... +Tenez, me dit-il, en ouvrant un cabinet, près de la salle où j'étais +avec lui, voilà un tableau de ma composition, comment le trouvez-vous? +C'est la calomnie traînant l'innocence, par les cheveux, au tribunal de +la justice.--Ah! dis-je, c'est une idée d'Appelles, vous l'avez rendue +d'après lui.--Oui, me répondit Zamé, la _Grèce m'a donné l'idée et la +France m'a fourni le sujet_.[12] + +Sortons, mon ami, notre infanterie nous attend, je suis envieux de vous +la faire voir. + +Trois mille jeunes gens armés à l'européenne, remplissaient la place +publique, ils étaient séparés par pelotons, chacune de ces divisions +avait quelques officiers à leur tête; voilà, me dit Zamé, mes ducs, mes +barons, mes comtes, mes marquis, mes maçons, mes tisserands, mes +charpentiers, mes bourgeois, et pour réunir tout cela d'un seul mot, mes +bons et mes fidèles amis, prêts à défendre la patrie au dépend de leur +sang. Il y a quinze autres villes dans l'isle un peu moins grandes que +la capitale, mais desquelles nous pourrions tirer un corps semblable à +celui-ci, c'est donc à peu-près toujours quarante-cinq mille hommes +prêts à défendre nos côtes..... Avançons, ce serait au port qu'il +faudrait qu'ils se rendissent, s'il nous survenait quelqu'alarme: allons +nous amuser à la leur donner nous-mêmes. + +Il y avait toujours une légère garde aux ouvrages avancés, nous nous +rendîmes à la dernière vedette, et saisissant son drapeau d'alarme, nous +l'exposâmes où il devait être pour être aperçu de la ville. En moins de +six minutes, je n'exagère pas, quoiqu'il y eût un quart de lieue de la +ville au port, l'infanterie que nous avions laissée sur la place, fut +dispersée dans tous les ouvrages, et l'artillerie fut braquée. Pendant +les efforts de ce premier élan, me dit Zamé, en allume des feux sur le +sommet des montagnes qui environnent l'isle et où se tiennent +perpétuellement des postes relayés chaque semaine, les milices désignées +se rassemblent, elles accourent successivement, avec une telle rapidité, +que les détachemens de la ville la plus éloignée, celle située à trente +lieues d'ici, se trouvent au rendez-vous du port en moins de quinze +heures après l'alarme; ainsi notre année grossit à mesure que le danger +croît, et si l'ennemi après de premières tentatives qui demandent bien +les quatorze ou quinze heures dont j'ai besoin pour tout réunir, si +l'ennemi, dis-je, essaye une descente malgré tout ce qui doit l'en +empêcher, il trouve quarante-cinq mille hommes prêts à le recevoir. + +Ces précautions vous assurent la victoire, dis-je a Zamé, les troupes +placées sur nos vaisseaux de découverte sont beaucoup trop faibles pour +lutter contre vous, et j'ose assurer que rien ne troublera jamais la +tranquillité dont vous avez besoin pour achever l'heureuse civilisation +de ce peuple.... Nous n'avons maintenant en course que le célèbre Cook, +anglais,[13] grand homme de mer et qui réunit à ces talens tous ceux +qui composent l'homme d'état et le négociateur. S'il est anglais, je ne +le crains pas, dit Zamé, cette nation, à la fois guerrière et franche +facilitera plutôt mes projets qu'elle ne cherchera à les détruire. + +Nous regagnâmes le chemin de la ville, escorté par le détachement +militaire qui varia mille fois dans la route ses manoeuvres et ses +mouvemens, et toujours avec la plus exacte précision et la légèreté la +plus agréable. + +Cent de ces jeunes hommes, les plus beaux et les mieux faits, furent +invités à une collation chez Zamé, et se livrèrent comme avaient fait +les femmes, la veille, à plusieurs petits jeux auxquels ils joignirent +quelques combats de lutte et de pugilat, où présidèrent toujours +l'adresse et les grâces. + +Ce sexe est à Tamoé généralement beau et bien fait; arrivé à sa plus +grande croissance, il a rarement au-dessous de cinq pieds six pouces, +quelques-uns sont beaucoup plus grands, et rarement l'élévation de leur +taille nuit à la justesse et à la régularité des proportions. Leurs +traits sont délicats et fins, peut-être trop même pour des hommes, leurs +yeux très-vifs, leur bouche un peu grande, mais très-fraîche, leur peau +fine et blanche, leurs cheveux superbes et presque tous du plus beau +brun du monde. En général, tous leurs mouvemens ont de la justesse, leur +maintien est noble, fier, mais leur ton est doux et honnête. La nature +les a bien traités dans tout, me dit Zamé, voyant que je les examinais +avec l'air du contentement... et Sainville n'osant achever ces détails +devant les dames, s'approcha de nous avec leur permission, et nous dit +bas que Zamé l'avait assuré qu'il n'était point de pays dans le monde où +les proportions viriles fussent portées à un tel point de supériorité, +et que par un autre caprice de la nature, les femmes étaient si peu +formées pour de tels miracles, que le dieu d'hymen ne triomphait jamais +sans secours. + +Je vous ai promis de vous parler des loix, mon ami, me dit le lendemain +ce respectable ami de l'homme, allons prendre l'air sous ces peupliers +d'Italie dont j'ai fait former des allées près de la ville, avec des +plants rapportés d'Europe; on cause mieux en se promenant, sous la voûte +du ciel, les idées ont plus d'élévation. + +La rigueur des peines, poursuivit ce vieillard, est une des choses qui +m'a le plus révolté dans vos gouvernemens européens.[14] + +Les Celtes justifiaient leur affreuse coutume d'immoler des victimes +humaines en disant que les Dieux ne pouvaient être apaisés à moins qu'on +ne rachetât la vie d'un homme par celle d'un autre; n'est-ce pas le même +raisonnement qui vous fait égorger chaque jour des victimes aux pieds +des autels de Thémis, et lorsque vous punissez de mort un meurtrier, +n'est-ce pas positivement, comme ces barbares, racheter la vie d'un +homme par celle d'un autre? Quand sentirez-vous donc que doubler le mal +n'est pas le guérir, et que dans la duplicité de ce meurtre, il n'y a +rien à gagner ni pour la vertu que vous faites rougir, ni pour la nature +que vous outragez.--Mais faut-il donc laisser les crimes impunis, dis-je +à Zamé, et comment les anéantir sans cela, dans tout gouvernement qui +n'est pas constitué comme le vôtre?--Je ne vous dis pas qu'il faille +laisser subsister les crimes, mais je prétends qu'il faut mieux +constater, qu'on ne le fait, ce qui véritablement trouble la société, ou +ce qui n'y porte aucun préjudice: ce dol une fois reconnu sans doute, il +faut travailler à le guérir, à l'extirper de la nation, et ce n'est pas +en le punissant qu'on y réussit; jamais la loi, si elle est sage, ne +doit infliger de peines que celle qui tend à la correction du coupable +en le conservant à l'État. Elle est fausse dès qu'elle ne tend qu'à +punir; détestable, dès qu'elle n'a pour objet que dé perdre le criminel +sans l'instruire, d'effrayer l'homme sans le rendre meilleur, et de +commettre une infamie égale à celle de l'infracteur, sans en retirer +aucun fruit. La liberté et la vie sont les deux seuls présens que +l'homme ait reçu du ciel, les deux seules faveurs qui puissent balancer +tous ses maux; or comme il ne les doit qu'à Dieu seul, Dieu seul a le +droit de les lui ravir. + +A mesure que les Celtes se policèrent, et que le commerce des Romains, +en les assouplissant d'un côté, leur enlevait de l'autre cette apprêté +de moeurs qui les rendaient féroces, les victimes destinées aux Dieux, +ne furent plus choisies ni parmi les vieillards, ni parmi les +prisonniers de guerre, on n'immola plus que des criminels toujours dans +l'absurde supposition que rien n'était plus cher que le sang de l'homme, +aux autels de la divinité; en achevant votre civilisation, le motif +changea, mais vous conservâtes l'habitude, ce ne fut plus à des Dieux +altérés de sang humain, que vous sacrifiâtes des victimes, mais à des +loix que vous avez qualifié de sages, parce que vous y trouviez un motif +spécieux pour vous livrer à vos anciennes coutumes, et l'apparence d'une +justice qui n'était autre clans le fond que le désir de conserver des +usages horribles auxquels vous ne pouviez renoncer. + +Examinons un instant ce que c'est qu'une loi et l'utilité dont elle peut +être dans un État. + +Les hommes, dit Montesquieu, considérés dans l'état de pure nature, ne +pouvaient donner d'autres idées que celles de la faiblesse fuyant devant +la force des oppresseurs sans combats et sans résistance des opprimés, +ce fut pour mettre la balance que les loix furent faites, elles devaient +donc établir l'équilibre. L'ont-elles fait? Ont-elles établi cet +équilibre si nécessaire; et qu'a gagné le faible à l'érection des loix? +sinon que les droits du plus fort au lieu d'appartenir à l'être à qui +les assignait la nature, redevenaient l'apanage de celui qu'élevait la +fortune? Le malheureux n'a donc fait que changer de maître et toujours +opprimé comme avant, il n'a donc gagné que de l'être avec un peu plus du +formalité. Ce ne devait plus être comme dans l'état de nature, l'homme +le plus robuste qui serait le plus fort, ce devait être celui dans les +mains duquel le hasard, la naissance ou l'or placerait la balance, et +cette balance toujours prête à pencher vers ceux de la classe de celui +qui la tient, ne devait offrir au malheureux que le côté du mépris, de +l'asservissement ou du glaive.... Qu'a donc gagné l'homme à cet +arrangement? et l'état de guerre franche dans lequel il eût vécu comme +sauvage, est-il de beaucoup inférieur à l'état de fourberie, de lésion, +d'injustice, de vexation et d'esclavage dans lequel vit l'homme policé? + +Le plus bel attribut des loix, dit encore votre célèbre Montesquieu, est +de conserver au citoyen cette espèce de liberté politique par laquelle, +à l'abri des loix, un homme marche à couvert de l'insulte d'un autre; +mais gagne-t-il cet homme s'il ne se met à l'abri des insultes de ses +égaux? qu'en s'exposant à celle de ses supérieurs? Gagne-t-il à +sacrifier une partie de sa liberté pour conserver l'autre, si dans le +fait il vient à les perdre toutes deux; la première des loix est celle +de la nature, c'est la seule dont l'homme ait vraiment besoin. Le +malfaiteur dans l'âme duquel il ne sera pas empreint _de ne point faire +aux autres ce qu'il ne voudrait pas qui lui fût fait_ sera rarement +arrêté par la frayeur des loix. Pour briser dans son coeur ce premier +frein naturel, il faut avoir fait des efforts infiniment plus grands que +ceux qui font braver les loix. L'homme vraiment contenu par la loi de la +nature, n'aura donc pas besoin d'en avoir d'autres, et s'il ne l'est +point par cette première digue, la seconde ne réussira pas mieux; voilà +donc la loi peu nécessaire dans le premier cas, parfaitement inutile +dans le second; réfléchissez maintenant à la quantité de circonstances +qui de peu nécessaire ou d'inutile, peuvent la rendre extrêmement +dangereuse: l'abus de la déposition des témoins, l'extrême facilité de +les corrompre, l'incertitude des aveux du coupable, que la torture même +ne rendait que moins valides encore[15] le plus ou le moins de +partialité du juge, les influences de l'or ou du crédit.... Multiplicité +de conséquences dont je ne vous offre qu'une partie et d'où dépendent la +fortune, l'honneur et la vie du citoyen.... Et combien d'ailleurs la +malheureuse facilité donnée au magistrat, d'interpréter la loi comme il +le veut, ne rend-elle pas cette loi bien plus l'instrument de ses +passions, que le frein de celles des autres? + +Telle pureté que puisse avoir cette loi ne devient-elle pas toujours +très-abusive, dès qu'elle est susceptible d'interprétation par le juge? +L'objet du législateur était-il qu'on pût donner à sa loi autant de sens +que peut en avoir le caprice ou la fantaisie de celui qui la presse; ne +les eût-il pas prévu s'il les eût cru possibles ou nécessaires? Voilà +donc la loi insuffisante aux uns, inutile aux autres, abusive ou +dangereuse presque dans tous les cas, et vous voilà forcé de convenir +que ce que l'homme a pu gagné en se mettant sous la protection de cette +loi, il l'a bien perdu d'ailleurs et par tous les dangers qu'il court en +vivant sous cette protection, et par tous les sacrifices qu'il fait pour +l'acquérir. Mais raisonnons. + +Il y a certainement peu d'hommes au monde qui, d'après l'état actuel des +choses, soient exposés dans une de nos villes policées plus de deux ou +trois fois dans sa vie à l'infraction des loix. Qu'il vive dans une +nation incivilisée, il s'y trouvera peut-être exposé dans le cours de +cette même vie vingt ou trente fois au plus, voilà donc vingt ou trente +fois, et dans le pire état, qu'il regrettera de n'être pas sous la +protection des loix.... Que ce même homme descende un moment au fond de +son coeur, et qu'il se demande combien de fois dans sa vie ces mêmes +loix ont cruellement gêné ses passions; et l'ont par conséquent rendu +fort malheureux, il verra au bout d'un compte bien exact du bonheur +qu'il doit à ces loix et du malheur qu'il a ressenti de leur joug, s'il +ne s'avouera pas, qu'il eût mille fois mieux aimé n'être pas accablé de +leur poids, que de supporter la rigueur de ce poids, pour perdre autant +et gagner si peu. Ne m'accusez pas de ne choisir que des gens mal nés +pour établir mon calcul, je le donne au plus honnête des hommes, et ne +demande de lui que de la franchise. Si donc la loi vexe plus le citoyen +qu'elle ne lui sert, si elle le rend dix, douze, quinze fois plus +malheureux qu'elle ne le défend ou ne le protège, elle est donc non +seulement abusive, inutile et dangereuse comme je viens de le prouver +tout à l'heure, mais elle est même tyrannique et odieuse; et cela posé, +il vaudrait bien mieux, vous me l'avouerez, consentir au peu de mal qui +peut résulter du renversement d'une partie de ces loix, que d'acheter au +prix du bonheur de sa vie, le peu de tranquillité qui résulte +d'elles.[16] + +Mais de toutes ces loix, la plus affreuse sans doute, est celle qui +condamne à la mort un homme qui n'a fait que céder à des inspirations +plus fortes que lui. Sans examiner ici s'il est vrai que l'homme ait le +droit de mort sur ses semblables, sans m'attacher à vous faire voir +qu'il est impossible qu'il ait jamais reçu ce droit ni de Dieu, ni de la +nature, ni de la première assemblée où les loix s'érigèrent, et dans +laquelle l'homme consentit à sacrifier une portion de sa liberté pour +conserver l'autre; sans entrer, dis-je, dans tous ces détails déjà +présentés par tant de bons esprits, de manière à convaincre de +l'injustice et de l'atrocité de cette loi, examinons simplement ici quel +effet elle a produit sur les hommes depuis qu'ils s'y sont assujettis. +Calculons d'une part toutes les victimes innocentes sacrifiées par cette +loi, et de l'autre toutes les victimes égorgées par la main du crime et +de la scélératesse. Confrontons ensuite le nombre des malheureux +vraiment coupables qui ont péri sur l'échafaud, à celui des citoyens +véritablement contenus par l'exemple des criminels condamnés. Si je +trouve beaucoup plus de victimes du scélérat, que d'innocens sacrifiés +par le glaive de Thémis, et de l'autre part que pour cent ou deux cent +mille criminels justement immolés, je trouve des millions d'hommes +contenus, la loi sans doute sera tolérable; mais si je découvre au +contraire comme cela n'est que trop démontré, beaucoup plus de victimes +innocentes chez Thémis, que de meurtres chez les scélérats, et que des +millions d'êtres même justement suppliciés, n'aient pu arrêter un seul +crime, la loi sera non seulement inutile, abusive, dangereuse et +gêdante, ainsi qu'il vient d'être démontré, mais elle sera absurde et +criante, et ne pourra passer, tant qu'elle punira afflictivement, que +pour un genre de scélératesse qui n'aura, de plus que l'autre, pour être +autorisé; que l'usage, l'habitude et la force, toutes raisons qui ne +sont ni naturelles, ni légitimes, ni meilleures que celles de +_Cartouche_. + +Quel sera donc alors le fruit que l'homme aura recueilli du sacrifice +volontaire d'une portion de sa liberté, et que reviendra-t-il au plus +faible d'avoir encore amoindri ses droits, dans l'espoir de +contrebalancer ceux du plus fort, sinon de s'être donné des entraves et +un maître de plus? Puisqu'il a toujours contre lui le plus fort comme il +l'avait auparavant, et encore le juge qui prend communément le parti du +plus fort et pour son intérêt personnel et par ce penchant secret et +invincible qui nous ramène sans cesse vers nos égaux. + +Le pacte fait par le plus faible dans l'origine des sociétés, cette +convention par laquelle, effrayé du pouvoir du plus fort, il consentit à +se lier et à renoncer à une portion de sa liberté, pour jouir en paix de +l'autre, fut donc bien plutôt l'anéantissement total des deux portions +de sa liberté, que la conservation de l'une des deux, ou, pour mieux +dire, un piège de plus dans lequel le plus fort eut l'art, en lui +cédant, d'entraîner le plus faible. + +C'était par une entière égalité des fortunes et des conditions, qu'il +fallait énerver la puissance du plus fort, et non par de vaines loix qui +ne sont, comme le disait Solon, que des _toiles d'araignées où les +moucherons périssent, et desquelles les guêpes trouvent toujours le +moyen de s'échapper_. + +Eh! que d'injustices d'ailleurs, que de contradictions dans vos loix +Européennes? Elles punissent une infinité de crimes qui n'ont aucune +sorte de conséquence, qui n'outraient en rien le bonheur de la société, +tandis que, d'autre part, elles sont sans vigueur sur des forfaits réels +et dont les suites sont infiniment dangereuses. Tels que l'avarice, la +dureté d'âme, le refus de soulager les malheureux, la calomnie, la +gourmandise et la paresse contre lesquels les loix ne disent mot, +quoiqu'ils soient des branches intarissables de crimes et de malheurs. + +Ne m'avouerez-vous pas que cette disproportion, que cette cruelle +indulgence de la loi sur certains objets, et sa farouche sévérité sur +d'autres, rendent bien douteuse la justice des cas sur lesquels elles +prononcent, et sa nécessité bien incertaine. + +L'homme déjà si malheureux par lui-même, déjà si accablé de tous les +maux que lui préparent sa faiblesse et sa sensibilité, ne mérite-t-il +pas un peu d'indulgence de ses semblables? Ne mérite-t-il pas que +ceux-ci ne le surchargent point encore du joug de tant de liens +ridicules, presque tous inutiles, et contraires à la nature. Il me +semble qu'avant d'interdire à l'homme ce que l'on qualifie gratuitement +de crimes, il faudrait bien examiner avant, si cette chose, telle +qu'elle soit, ne peut pas s'accorder avec les règles nécessaires au +véritable maintien de la société: car s'il est démontré que cette chose +n'y fait pas de mal, ou que ce mal est presqu'insensible, la société +plus nombreuse, ayant plus de force que l'homme seul, et pouvant mieux +souffrir ce mal, que l'homme ne supporterait la privation du léger délit +qui le charme, doit sans doute tolérer ce petit mal, plutôt que de le +punir. + +Qu'un législateur philosophe, guidé par cette sage maxime, fasse passer +en revue devant lui, tous les crimes contre lesquels vos loix +prononcent, qu'il les approfondisse tous, et les toise, s'il est permis +d'employer cette expression, au véritable bonheur de la société, quel +retranchement ne fera-t-il pas? + +Solon disait qu'il tempérait ses loix et les accommodait si bien aux +intérêts de ses concitoyens, qu'ils connaîtraient évidemment, qu'il leur +serait plus avantageux de les observer, que de les enfreindre; et en +effet, les hommes ne transgressent ordinairement que ce qui leur nuit; +des loix assez sages, assez douces pour s'accorder avec la nature, ne +seraient jamais violées.--Et pourquoi donc les croire impossibles. +Examinez les miennes et le peuple pour qui je les ai faites, et vous +verrez si elles sont ou non puisées dans la nature. + +La meilleure de toutes les loix, devant être celle qui se transgressera +le moins, sera donc évidemment celle qui s'accordera le mieux et à nos +passions et au génie du climat sous lequel nous sommes nés. Une loi est +un frein: or la meilleure qualité du frein est de ne pouvoir se rompre. +Ce n'est pas la multiplicité des loix qui constitue la force du frein, +c'est l'espèce. Vous avez cru rendre vos peuples heureux en augmentant +la somme des loix, tandis qu'il ne s'agissait que de diminuer celle des +crimes. Et savez-vous qui les multiplie, ces crimes?... C'est l'informe +constitution de votre gouvernement, d'où ils naissent en foule, d'où il +n'est pas possible qu'ils ne fourmillent... et plus que tout, la +ridicule importance que des sots ont attachée aux petites choses. Vous +avez commencé, dans les gouvernemens soumis à la morale chrétienne, par +ériger en délits capitaux tout ce que condamnait cette doctrine; +insensiblement vous avez fait des crimes de vos péchés; vous vous êtes +crus en droit d'imiter la foudre que vous prêtiez à la justice divine, +et vous avez pendu, roué effectivement, parce que vous imaginiez +faussement que Dieu brûlait, noyait et punissait ces mêmes travers, +chimériques au fond, et dont l'immensité de sa grandeur était bien loin +de s'occuper. Presque toutes les loix de Saint-Louis ne sont fondées que +sur ces sophismes.[17] On le sait, et l'on n'en revient pas, parce qu'il +est bien plutôt fait de pendre ou de rouer des hommes, que d'étudier +pourquoi on les condamne; l'un laisse en paix le suppôt de Thémis souper +chez sa Phrinée ou son Antinoüs, l'autre le forcerait à passer dans +l'étude des momens si chers au plaisir; et ne vaut-il pas bien mieux +pendre ou rouer, pour son compte, une douzaine de malheureux dans sa +vie, que de donner trois mois à son métier. Voilà comme vous avez +multiplié les fers de vos citoyens, sans vous occuper jamais de ce qui +pouvait les alléger, sans même réfléchir qu'ils pouvaient vivre exempts +de toutes ces chaînes, et qu'il n'y avait que de la barbarie à les en +charger. + +L'univers entier se conduirait par une seule loi, si cette loi était +bonne. Plus vous inclinez les branches d'un arbre, plus vous donnez de +facilité pour en dérober les fruits; tenez-les droites et élevées, qu'il +n'y ait plus qu'un seul moyen de les atteindre, vous diminuez le nombre +des ravisseurs. Etablissez l'égalité des fortunes et des conditions, +qu'il n'y ait d'unique propriétaire que l'état, qu'il donne à vie à +chaque sujet tout ce qu'il lui faut pour être heureux, et tous les +crimes dangereux disparaîtront, la constitution de Tamoé vous le prouve. +Or, il n'est rien de petit qui ne puisse s'exécuter en grand. Supprimez, +en un mot, la quantité de vos loix et vous amoindrirez nécessairement +celle de vos crimes. N'ayez qu'une loi, il n'y aura plus qu'un seul +crime; que cette loi soit dans la nature, qu'elle soit celle de la +nature, vous aurez fort peu de criminels; regarde maintenant, jeune +homme, considère avec moi lequel vaut mieux ou de chercher le moyen de +punir beaucoup de crimes, ou de trouver celui de n'en faire naître +aucun.--Zamé, dis-je au monarque, cette seule et respectable loi, dont +vous parlez, s'outrage à tout instant; il n'y a pas de jour où, sur la +surface de la terre, un être injuste ne fasse à son semblable ce qu'il +serait bien fâché d'en souffrir.--Oui, me répondit le vieillard, parce +qu'on laisse subsister l'intérêt que l'infracteur a de manquer à la loi; +anéantissez cet intérêt, vous lui enlevez les moyens d'enfreindre; voilà +la grande opération du législateur, voilà celle où je crois avoir +réussi. Tant que Paul aura intérêt de voler Pierre, parce qu'il est +moins riche que ce Pierre, quoiqu'il enfreigne la loi de la nature, en +faisant une chose qu'il serait fâché que l'on lui fît, assurément il la +fera; mais si je rends par mon système d'égalité Paul aussi riche que +Pierre, n'ayant plus d'intérêt à le voler, Pierre ne sera plus troublé +dans sa possession, ou il le sera sans doute beaucoup moins, ainsi du +reste.--Il est, continuai-je d'objecter à Zamé, une sorte de perversité +dans certains coeurs, qui ne se corrige point; beaucoup de gens font le +mal sans intérêt. Il est reconnu aujourd'hui qu'il y a des hommes qui ne +s'y livrent que par le seul charme de l'infraction. Tibère, Héliogabale, +Andronic se souillèrent d'atrocités dont il ne leur revenait que le +barbare plaisir de les commettre.--Ceci est un autre ordre de choses, +dit Zamé; aucune loi ne contiendra les gens dont vous parlez, il faut +même bien se garder d'en faire contre eux. Plus vous leur offrez de +digues plus vous leur préparez de plaisir à les rompre; c'est, comme +vous dites, l'infraction seule qui les amuse; peut-être ne se +plongeraient-ils pas dans cette espèce de mal, s'ils ne le croyaient +défendu.--Quelle loi les retiendra donc?--Voyez cet arbre, poursuivit +Zamé, en m'en montrant un dont le tronc était plein de noeuds, +croyez-vous qu'aucun effort puisse jamais redresser cette +plante.--Non.--Il faut donc la laisser comme elle est; elle fait nombre +et donne de l'ombrage; usons-en, et ne la regardons pas. Les gens dont +vous me parlez sont rares. Ils ne m'inquiètent point, j'emploierais le +sentiment, la délicatesse et l'honneur avec eux, ces freins seraient +plus sûrs que ceux de la loi. J'essaierais encore de faire changer leur +habitude de motifs, l'un ou l'autre de ces moyens réussiraient: +croyez-moi, mon ami, j'ai trop étudié les hommes pour ne pas vous +répondre qu'il n'est aucune sorte d'erreurs que je ne détourne ou +n'anéantisse, sans jamais employer de punitions corporelles. Ce qui gêne +ou moleste le physique n'est fait que pour les animaux; l'homme, ayant +la raison au-dessus d'eux, ne doit être conduit que par elle, et ce +puissant ressort mène à tout, il ne s'agit que de savoir le manier.[18] + +Encore une fois, mon ami, poursuivit Zamé, ce n'est que du bonheur +général qu'il faut que le législateur s'occupe, tel doit être son unique +objet; s'il simplifie ses idées, ou qu'il les rapetisse en ne pensant +qu'au particulier, il ne le fera qu'aux dépens de la chose principale, +qu'il ne doit jamais perdre de vue, et il tombera dans le défaut de ses +prédécesseurs. + +Admettons un instant un État composé de quatre mille sujets, plus ou +moins; il ne s'agit que d'un exemple: nommons-en la moitié les blancs, +l'autre moitié les noirs; supposons à présent que les blancs placent +injustement leur félicité dans une sorte d'oppression imposée aux noirs, +que fera le législateur ordinaire? Il punira les blancs, afin de +délivrer les noirs de l'oppression qu'ils endurent, et vous le verrez +revenir de cette opération, se croyant plus grand qu'un _Licurgue_; il +n'aura pourtant fait qu'une sottise; qu'importe au bien général que ce +soient les noirs plutôt que les blancs qui soient heureux? Avant la +punition que vient d'imposer cet imbécile, les blancs étaient les plus +heureux; depuis sa punition, ce sont les noirs; son opération se réduit +donc à rien, puisqu'il laisse les choses comme elles étaient auparavant. +Ce qu'il faut qu'il fasse, et ce qu'il n'a certainement point fait, +c'est de rendre les uns et les autres également heureux, et non pas les +uns aux dépens des autres; or, pour y réussir, il faut qu'il +approfondisse d'abord l'espèce d'oppression dont les blancs font leur +félicité; et si, dans cette oppression qu'ils se plaisent à exercer, il +n'y a pas, ainsi que cela arrive souvent, beaucoup de choses qui ne +tiennent qu'à l'opinion, afin, si cela est, de conserver aux blancs, le +plus que faire se pourra, de la chose qui les rend heureux; ensuite il +fera comprendre aux noirs tout ce qu'il aura observé de chimérique dans +l'oppression dont ils se plaignent; puis il conviendra avec eux de +l'espèce de dédommagement qui pourrait leur rendre une partie du bonheur +que leur enlève l'oppression des blancs, afin de conserver l'équilibre, +puisque l'union ne peut avoir lieu; de là, il soumettra les blancs au +dédommagement demandé par les noirs, et ne permettra dorénavant aux +premiers cette oppression sur les seconds, qu'en l'acquittant par le +dédommagement demandé; voilà, dès-lors, les quatre mille sujets heureux, +puisque les blancs le sont par l'oppression où ils réduisent les noirs, +et que ceux-là le deviennent par le dédommagement accordé à leur +oppression; voilà donc, dis-je, tout le monde heureux, et personne de +puni; voilà une sorte de malfaiteurs, une sorte de victimes aux +malfaiteurs, et néanmoins tout le monde content. Si quelqu'un manque +maintenant à la loi, la punition doit être égale; c'est-à-dire, que le +noir doit être puni, si pour le dédommagement demandé, et qu'on lui +donne, il ne souffre pas l'oppression du blanc, et celui-ci également +puni, s'il n'accorde pas le dédommagement qui doit équivaloir à +l'oppression dont il jouit; mais cette punition (dont la nécessité ne se +présentera pas deux fois par siècle) n'est plus enjointe alors au +particulier pour avoir grevé le particulier; ce qui est odieux. Il n'y a +pas de justice à établir qu'il faille qu'un individu soit plus heureux +que l'autre; mais la peine est alors portée contre l'infracteur de la +loi qui établissait l'équilibre, et de ce moment elle est juste. + +Il est parfaitement égal, en un mot, qu'un membre de la société soit +plus heureux qu'un autre; ce qui est essentiel au bonheur général, c'est +que tous deux soient aussi heureux qu'ils peuvent l'être; ainsi, le +législateur ne doit pas punir l'un, de ce qu'il cherche à se rendre +heureux aux dépens de l'autre, parce que l'homme, en cela, ne fait que +suivre l'intention de la nature; mais il doit examiner si l'un de ces +hommes ne sera pas également heureux, en cédant une légère portion de sa +félicité à celui qui est tout-à-fait à plaindre; et si cela est, le +législateur doit établir l'égalité mutant qu'il est possible, et +condamner le plus heureux à remettre l'autre dans une situation moins +triste que celle qui l'a forcé au crime. + +Mais, continuons le tableau des injustices de vos loix: un homme, je le +suppose, en maltraite un autre, puis convient avec le lézé d'un +dédommagement; voilà l'égalité: l'un a les coups, l'autre a de moins +l'argent qu'il a donné pour avoir appliqué les coups, les choses sont +égales; chacun doit être content; cependant tout n'est pas fini: on n'en +n'intente pas moins un procès à l'agresseur; et quoiqu'il n'ait plus +aucune espèce de tort, quoiqu'il ait satisfait au seul qu'il ait eu, et +qu'il ait satisfait au gré de l'offensé, on ne l'en poursuit pas moins +sous le scandaleux et vain prétexte d'une réparation à la justice. +N'est-ce donc pas une cruauté inouïe! Cet homme n'a fait qu'une faute, +il ne doit qu'une réparation: ce que doit faire la justice, c'est +d'avoir l'oeil à ce qu'il y satisfasse; dès qu'il l'a fait, les juges +n'ont plus rien à voir; ce qu'ils disent, ce qu'ils font de plus, n'est +qu'une vexation atroce sur le Citoyen, aux dépens de qui ils +s'engraissent impunément, et contre laquelle la Nation entière doit se +révolter[19]. + +Tous les autres délits s'expliqueraient par les mêmes principes, et +peuvent être soumis tous au même examen, de quelque nature qu'ils +soient; le meurtre même, le plus affreux de tous les crimes, celui qui +rend l'homme plus féroce et plus dangereux que les bêtes, le meurtre +s'est racheté chez tous les peuples de la terre, et se rachète encore +dans les trois quarts de l'univers, pour une somme proportionnée à la +qualité du mort[20]; les Nations sages n'imaginaient pas devoir imposer +d'autre peine que celle qui peut être utile; elles rejetaient ce qui +double le mal sans l'arrêter, et sur-tout sans le réparer. + +Ayant soigneusement anéanti tout ce qui peut conduire au meurtre, +poursuivit Zamé, j'ai bien peu d'exemples de ce forfait monstrueux dans +mon isle; la punition où je le soumets est simple; elle remplit l'objet +en séquestrant le coupable de la société, et n'a rien de contraire à la +nature; le signalement du criminel est envoyé dans toutes les villes, +avec défense exacte de l'y recevoir; je lui donne une pirogue où sont +placés des vivres pour un mois; il y monte seul, en recevant l'ordre de +s'éloigner et de ne jamais aborder dans l'isle sous peine de mort; il +devient ce qu'il peut, j'en ai délivré ma patrie, et n'ai pas sa mort à +me reprocher; c'est le seul crime qui soit puni de cette manière: tout +ce qui est au-dessous ne vaut pas le sang d'un Citoyen, et je me garde +bien de le répandre en dédommagement; j'aime mieux corriger que punir: +l'un conserve l'homme et l'améliore, l'autre le perd sans lui être +utile; je vous ai dit mes moyens, ils réussissent presque toujours: +l'amour-propre est le sentiment le plus actif dans l'homme; on gagne +tout en l'intéressant. Un des ressorts de ce sentiment, que j'ose me +flatter d'avoir remué le plus adroitement, est celui qui tend à émouvoir +le coeur de l'homme par la juste compensation des vices et des vertus: +n'est-il pas affreux que, dans votre Europe, un homme qui a fait douze +ou quinze belles actions, doive perdre la vie quand il a eu le malheur +d'en faire une mauvaise, infiniment moins dangereuse souvent que n'ont +été bonnes celles dont vous ne lui tenez aucun compte. Ici, toutes les +belles actions du Citoyen sont récompensées: s'il a le malheur de +devenir faible une fois en sa vie, on examine impartialement le mal et +le bien, on les pèse avec équité, et si le bien l'emporte, il est +absous. Croyez-le, la louange est douce, la récompense est flatteuse; +tant que vous ne vous servirez pas d'elles pour mitiger les peines +énormes qu'imposent vos loix, vous ne réussirez jamais à conduire comme +il faut le Citoyen, et tous ne ferez que des injustices. Une autre +atrocité de vos usages, est de poursuivre le criminel anciennement +condamné pour une mauvaise action, quoiqu'il se soit corrigé, quoiqu'il +ait mené depuis long-tems une vie régulière; cela est d'autant plus +infâme, qu'alors le bien l'emporte sur le mal, que cela est très-rare, +et que vous découragez totalement l'homme en lui apprenant que le +repentir est inutile. + +On me raconta dans mes voyages l'action d'un juge de votre Patrie, dont +j'ai long-tems frémi; il fit, m'assura-t-on, enlever le coupable qu'il +avait condamné, quinze ans après le jugement; ce malheureux, trouvé dans +son asyle, était devenu un saint; le juge barbare ne le fit pas moins +traîner au supplice... et je me dis que ce juge était un scélérat qui +aurait mérité une mort trois fois plus douloureuse que cette victime +infortunée. Je me dis, que si le hasard le faisait prospérer, la +Providence le culbuterait bientôt, et ce que je m'étais dit devint une +prophétie: cet homme a été l'horreur et l'exécration des Français; trop +heureux d'avoir conservé la vie qu'il avait cent fois mérité de perdre +par une multitude de prévarications et d'autres horreurs aisées à +présumer d'un monstre capable de celle que je cite, et dont la plus +éclatante était d'avoir trahi l'État[21]. + +O bon jeune homme! continua Zamé, la science du législateur n'est pas de +mettre un frein au vice; car il ne fait alors que donner plus d'ardeur +au désir qu'on a de le rompre; si ce législateur est sage, il ne doit +s'occuper, au contraire, qu'à en aplanir la route, qu'à la dégager de +ses entraves, puisqu'il n'est malheureusement que trop vrai qu'elles +seules composent une grande partie des charmes que l'homme trouve dans +cette carrière; privé de cet attrait, il finit par s'en dégoûter; qu'on +sème dans le même esprit quelques épines dans les sentiers de la vertu, +l'homme finira par la préférer, par s'y porter naturellement, rien qu'en +raison des difficultés dont on aurait eu l'art de la couvrir, et voilà +ce que sentirent si bien les adroits législateurs de la Grèce; ils +firent tourner au bonheur de leurs Concitoyens les vices qu'ils +trouvèrent établis chez eux, l'attrait disparut avec la chaîne, et les +Grecs devinrent vertueux seulement à cause de la peine qu'ils trouvèrent +à l'être, et des facilités que leur offrait le vice. + +L'art ne consiste donc qu'à bien connaître ses Concitoyens, et qu'à +savoir profiter de leur faiblesse; on les mène alors où l'on veut; si la +religion s'y oppose, le législateur doit en rompre le frein sans +balancer: une religion n'est bonne qu'autant qu'elle s'accorde avec les +loix, qu'autant qu'elle s'unit à elles pour composer le bonheur de +l'homme. Si, pour parvenir à ce but, on se trouve forcé de changer les +loix, et que la religion ne s'allie plus aux nouvelles, il faut rejeter +cette religion[22]. La religion, en politique, n'est qu'un double +emploi, elle n'est que l'étaie de la législation; elle doit lui céder +incontestablement dans tous les cas. Licurgue et Solon faisaient parler +les oracles à leur gré, et toujours à l'appui de leurs loix, aussi +furent-elles long-tems respectées.... N'osant pas faire parler les dieux, +mon ami, je les ai fait taire; je ne leur ai accordé d'autre culte que +celui qui pouvait s'adapter à des loix faites pour le bonheur de ce +peuple. J'ai osé croire inutile ou impie celui qui ne s'allierait pas au +code qui devait constituer sa félicité. Bien éloigné de calquer mes loix +sur les maximes erronées de la plupart des religions reçues, bien +éloigné d'ériger en crimes les faiblesses de l'homme, si ridiculement +menacées par les cultes barbares, j'ai cru que s'il existait réellement +un Dieu, il était impossible qu'il punit ses créatures des défauts +placés par sa main même; que pour composer un code raisonnable, je +devais me régler sur sa justice et sur sa tolérance; que l'athéisme le +plus décidé devenait mille fois préférable à l'admission d'un Dieu, dont +le culte s'opposerait au bonheur de l'humanité, et qu'il y avait moins +de danger à ne point croire à l'existence de ce Dieu, que d'en supposer +un, ennemi de l'homme. + +Mais une considération plus essentielle au législateur, une idée qu'il +ne doit jamais perdre de vue en faisant ses loix, c'est le malheureux +état de liens dans le quel est né l'homme. Avec quelle douceur ne +doit-on pas corriger celui qui n'est pas libre, celui qui n'a fait le +mal que parce qu'il lui devenait impossible de ne le pas faire. Si +toutes nos actions sont une suite nécessaire de la première impulsion, +si toutes dépendent de la construction de nos organes, du cours des +liqueurs, du plus ou moins de ressort des esprits animaux, de l'air que +nous respirons, des alimens qui nous sustentent; si toutes sont +tellement liées au physique, que nous n'ayons pas même la possibilité du +choix, la loi même la plus douce ne deviendra-t-elle pas tyrannique? Et +le législateur, s'il est juste, devra-t-il faire autre chose que +redresser l'infracteur ou l'éloigner de sa société? Quelle justice y +aurait-il à le punir, dès que ce malheureux a été entraîné malgré lui? +N'est-il pas barbare, n'est-il pas atroce de punir un homme d'un mal +qu'il ne pouvait absolument éviter? + +Supposons un oeuf placé sur un billard, et deux billes lancées par un +aveugle: l'une dans sa course évite l'oeuf, l'autre le casse; est-ce la +faute de la bille, est-ce la faute de l'aveugle qui a lancé la bille +destructive de l'oeuf? L'aveugle est la nature, l'homme est la bille, +l'oeuf cassé le crime commis. Regarde à présent, mon ami, de quelle +équité sont les loix de ton Europe, et quelle attention doit avoir le +législateur qui prétendra les réformer. + +N'en doutons point, l'origine de nos passions, Et par conséquent la +cause de tous nos travers, dépendent uniquement de notre constitution +physique, et la différence entre l'honnête homme et le scélérat se +démontrerait par l'anatomie, si cette science était ce qu'elle doit +être; des organes plus ou moins délicats, des fibres plus ou moins +sensibles, plus ou moins d'âcreté dans le fluide nerveux, des causes +extérieures de tel ou tel genre, un régime de vie plus ou moins +irritant; voilà ce qui nous ballotte sans cesse entre le vice et la +vertu, comme un vaisseau sur les flots de la mer, tantôt évitant les +écueils, tantôt échouant sur eux, faute de force pour s'en écarter; nous +sommes comme ces instrumens, qui, formés dans une telle proportion, +doivent rendre un son agréable, ou discord, contournés dans des +proportions différentes, il n'y a rien de nous, rien à nous, tout est à +la nature, et nous ne sommes jamais dans ses mains que l'aveugle +instrument de ses caprices. + +Dans cette différence si légère, eu égard au fond, si peu dépendante de +nous, et qui pourtant, d'après l'opinion reçue, fait éprouver à l'homme +de si grands biens ou de si grands maux, ne serait-il pas plus sage d'en +revenir à l'opinion des philosophes de la secte _ d'Aristippe_, qui +soutenait que celui qui a commis une faute, telle grave qu'elle puisse +être, est digne de pardon, parce que quiconque fait mal, ne l'a pas fait +volontairement, mais y est forcé par la violence de ses passions; et que +dans tel cas on ne doit ni haïr ni punir; qu'il faut se borner à +instruire et à corriger doucement. Un de vos philosophes a dit: _cela ne +suffit pas, il faut des loix, elles sont nécessaires, si elles ne sont +pas justes_; et il n'a avancé qu'un sophisme; ce qui n'est pas juste +n'est nullement nécessaire, il n'y a de vraiment nécessaire que ce qui +est juste; d'ailleurs, l'essence de la loi est d'être juste; toute loi +qui n'est que nécessaire, sans être juste, ne devient plus qu'une +tyrannie.--Mais il faut bien, ô respectable vieillard, pris-je la +liberté de dire, il faut bien cependant retrancher les criminels dès +qu'ils sont reconnus dangereux. + +Soit, répondit Zamé, mais il ne faut pas les punir, parce qu'on ne doit +être puni qu'autant que l'on a été coupable, pouvant s'empêcher de le +devenir, et que les criminels, nécessairement enchaînés par des loix +supérieures de la nature, ont été coupables malgré eux. Retranchez-les +donc en les bannissant, ou rendez-les meilleurs en les contraignant +d'être utiles à ceux qu'ils ont offensés. Mais ne les jetez pas +inhumainement dans ces cloaques empestés, où tout ce qui les entoure est +si gangrené, qu'il devient incertain de savoir lequel achèvera de les +corrompre plus vite, ou des exemples affreux reçus par ceux qui les +dirigent, ou de l'endurcissement et de l'impénitence finale, dont leurs +malheureux compagnons leur offrent le tableau.... Tuez-les encore moins, +parce que le sang ne répare rien, parce qu'au lieu d'un crime commis en +voilà tout d'un coup deux, et qu'il est impossible que ce qui offense la +nature puisse jamais lui servir de réparation. + +Si vous faites tant que d'appesantir sur le citoyen quelque chaîne avec +le projet de le laisser dans la société, évitez bien que cette chaîne +puisse le flétrir: en dégradant l'homme, vous irritez son coeur, vous +aigrissez son esprit, vous avilissez son caractère; le mépris est d'un +poids si cruel à l'homme, qu'il lui est arrivé mille fois de devenir +violateur de la loi pour se venger d'en avoir été la victime; et tel +n'est souvent conduit à l'échafaud que par le désespoir d'une première +injustice[23]. + +Mais,mon ami, poursuivit ce grand homme en me serrant les mains, que de +préjugés à vaincre pour arriver là! que d'opinions chimériques à +détruire! que de systèmes absurdes à rejeter! que de philosophie à +répandre sur les principes de l'administration!... Regarder comme tout +simple une immensité de choses que vous êtes depuis si long-tems en +possession de voir comme des crimes! quel travail! + +O toi, qui tiens dans tes mains le sort de tes compatriotes, magistrat, +prince, législateur, qui que tu sois enfin, n'use de l'autorité que te +donne la loi, que pour en adoucir la rigueur; songe que c'est par la +patience que l'agriculteur vient à bout d'améliorer un fruit sauvage; +songe que la nature n'a rien fait d'inutile, et qu'il n'y a pas un seul +homme sur la terre qui ne soit bon à quelque chose. La sévérité n'est +que l'abus de la loi; c'est mépriser l'espèce humaine que de ne pas +regarder l'honneur comme le seul frein qui doive la conduire, et la +honte comme le seul châtiment qu'elle doive craindre. Vos malheureuses +loix informes et barbares ne servent qu'à punir, et non à corriger; +elles détruisent et ne créent rien; elles révoltent et ne ramènent +point: or, n'espérez jamais avoir fait le moindre progrès dans la +science de connaître et de conduire l'homme, qu'après la découverte des +moyens qui le corrigeront sans le détruire, et qui le rendront meilleur +sans le dégrader. + +Le plus sûr est d'agir comme vous voyez que je l'ai fait; opposez-vous à +ce que le crime puisse naître, et vous n'aurez plus besoin de loix.... +Cessez de punir, autrement que par le ridicule, une foule d'écarts qui +n'offensent en rien la société, et vos loix seront superflues. + +_Les loix_, dit encore quelque part votre Montesquieu, _sont un mauvais +moyen pour changer les manières, les usages, et pour réprimer les +passions; c'est par les exemples et par les récompenses, qu'il faut +tâcher d'y parvenir_. J'ajoute aux idées de ce grand homme, que la +véritable façon de ramener à la vertu est d'en faire sentir tout le +charme, et sur-tout la nécessité; il ne faut pas se contenter de crier +aux hommes, que la vertu est belle, il faut savoir le leur prouver; il +faut faire naître à leurs yeux des exemples qui les convainquent de ce +qu'ils perdent en ne la pratiquant pas. Si vous voulez qu'on respecte +les liens de la société, faites-en sentir et la valeur et la puissance; +mais n'imaginez pas réussir en les brisant. Que ces réflexions doivent +rendre circonspects sur le choix des punitions que l'on impose à celui +qui s'est rendu coupable envers cette société: vos loix, au lieu de l'y +ramener, l'en éloignent ou lui arrachent la vie, point de milieu.... +Quelle intolérante et grossière bêtise! qu'il serait tems de la +détruire! qu'il serait tems de la détester. + +Homme vil et méprisable, Être abhorré de ton espèce, toi qui n'es né que +pour lui servir de bourreau, homme effroyable, enfin, qui prétends que +des chaînes ou des gibets sont des argumens sans réplique; toi qui +ressemble à cet insensé, brûlant sa maison en décadence au lieu de la +réparer, quand cesseras-tu de croire qu'il n'y a rien de si beaux que +tes loix, rien de si sublime que leurs effets! Renonce à ces préjugés +fâcheux qui n'ont encore servi qu'à te souiller inutilement des larmes +et du sang de tes concitoyens; ose livrer la nature à elle-même; t'es-tu +jamais repenti de lui avoir accordé ta confiance? Ce peuplier majestueux +qui élève sa tête orgueilleuse dans les unes, est-il moins beau, moins +fier, que ces chétifs arbustes que ta main courbe sous les règles de +l'art; et ces enfans que tu nommes sauvages, abandonnés comme les autres +animaux, qui se traînent comme eux vers le sein de leur mère, quand se +fait sentir le besoin, sont-ils moins frais, moins vigoureux, moins +sains que ces frêles nourrissons de ta Patrie, auxquels il semble que tu +veuilles faire sentir, dès qu'ils voient le jour, qu'ils ne sont nés que +pour porter des fers? Que gagnes-tu enfin à grever la nature? Elle n'est +jamais ni plus belle, ni plus grande que lorsqu'elle s'échappe de tes +dignes; et ces arts, que tu chéris, que tu recherches, que tu honores, +ces arts ne sont vraiment sublimes, que quand ils imitent mieux les +désordres de cette nature que tes absurdités captivent; laisse-là donc à +ses caprices, et n'imagine pas la retenir par tes vaines loix; elle les +franchira toujours dès que les siennes l'exigeront, et tu deviendras +comme tout ce qui t'enchaîne, le vil jouet de ses savans écarts. + +Grand homme! m'écriai-je dans l'enthousiasme, l'univers devrait être +éclairé par vous; heureux, cent fois heureux les citoyens de cette isle, +et mille fois plus fortunés encore les législateurs qui sauront se +modeler sur vous. Combien Platon avait raison de dire, _que les États ne +pouvaient être heureux qu'autant qu'ils auraient des philosophes pour +rois, ou que les rois seraient philosophes_. Mon ami, me répondit Zamé, +tu me flattes, et je ne veux pas l'être: puisque tu t'es servi pour me +louer du mot d'un philosophe, laisse-moi te prouver ton tort par le mot +d'un autre.... Solon ayant parlé avec fermeté à Crésus, roi de Lidie, qui +avait fait éclater sa magnificence aux yeux de ce législateur, et qui +n'en avait reçu que des avis durs, Solon, dis-je, fut blâmé par Ésope le +fabuliste: _Ami_, lui dit le Poëte, _il faut, ou n'approcher jamais la +personne des rois, ou ne leur dire que des choses flatteuses.--Dis +plutôt_, répondit Solon, _qu'il faut, ou ne les point approcher, ou ne +leur dire que des choses utiles_. + +Nous rentrâmes. Zamé me préparait un nouveau spectacle: venez, me +dit-il, je vous ai fait voir d'abord nos femmes seules, ensuite nos +jeunes hommes, venez les examiner maintenant ensemble. On ouvrit un +vaste salon, et je vis les cinquante plus belles femmes de la capitale +réunies à un pareil nombre de jeunes gens également choisis à la +supériorité de la taille et de la figure. Il n'y a que des époux dans ce +que vous voyez, me dit Zamé, on n'entre jamais dans le monde qu'avec ce +titre, je vous l'ai dit; mais, quoique tout ce qui est ici soit marié, +il n'y a pourtant aucun ménage de réuni, aucun mari n'y a sa femme, +aucune femme n'y voit son époux; j'ai cru qu'ainsi vous jugeriez mieux +nos moeurs. On servit quelques mets simples et frais à cet aimable +cercle, ensuite chacun développa ses talens, on joua de quelques +instrumens inconnus parmi nous, et que ce peuple avait avant sa +civilisation; les uns ressemblaient à la guitare, d'autres à la flûte; +leur musique, peu variée dans ses tons, ne me parut point agréable. Zamé +ne leur avait donné aucune notion de la nôtre: je crains, me dit-il, que +la musique ne soit plus faite pour amollir et corrompre l'âme, que pour +l'élever, et nous évitons avec soin ici tout ce qui peut énerver les +moeurs; je leur ai trouvé ces instrumens, je les leur laisse; je +n'innoverai rien sur cette partie. + +Après le concert, les deux sexes se mêlèrent, exécutèrent ensemble +plusieurs danses et plusieurs jeux, où la pudeur, la retenue la plus +exacte régnèrent constamment. Pas un geste, pas un regard, pas un +mouvement qui pût scandaliser le spectateur même le plus sévère; je +doute qu'une pareille assemblée se fût maintenue en Europe dans des +bornes aussi étroites: point de ces serremens de mains indécens, de ces +oeillades obscènes, de ces mouvemens de genoux, de ces mots bas et à +double entente, de ces éclats de rire, de toutes ces choses enfin si en +usage dans vos sociétés corrompues, qui en prouvent à-la-fois le mauvais +ton, l'impudence, le désordre et la dépravation. + +Avec si peu de liens, dis-je à Zamé, avec des loix si douces, aussi peu +de freins religieux, comment ne règne-t-il pas dans ce cercle plus de +licence que je n'en vois?--C'est que les loix et les religions gênent +les moeurs, dit Zamé, mais ne les épurent point; il ne faut ni fers, ni +bourreaux, ni dogmes, ni temples, pour faire un honnête homme; ces +moyens donnent des hypocrites et des scélérats; ils n'ont jamais fait +naître une vertu. Les époux de ces femmes, quoiqu'absens, sont les amis +de ces jeunes gens; ils sont heureux avec leurs femmes; ils les adorent, +elles sont de leur choix, pourquoi voudriez-vous que ceux-ci, qui ont +également des femmes qu'ils aiment, allassent troubler la félicité de +leurs frères? Ils se feroient à-la-fois trois ennemis: la femme qu'ils +attaqueraient, la leur qu'ils plongeraient dans le désespoir, et leurs +amis qu'ils outrageraient. J'ai fait entrer ces principes dans +l'éducation; ils les sucent avec le lait; je les meus dans leurs coeurs +par les grands ressorts du sentiment et de la délicatesse. Qu'y feraient +de plus la religion et les loix? Une de vos chimères à vous autres +Européens, est d'imaginer que l'homme, semblable à la bête féroce, ne se +conduit jamais qu'avec des chaînes; aussi êtes-vous parvenus, au moyen +de ces effrayans systèmes, à le rendre aussi méchant qu'il peut l'être, +en ajoutant au désir naturel du vice celui plus vif encore de briser un +frein. Rien ne flatte et n'honore ces jeunes gens comme d'être admis +chez moi; j'ai saisi cette faiblesse, j'en ai profité: tout est à +prendre dans le coeur de l'homme, quand on veut se mêler de le conduire; +ce qui fait que si peu de gens y réussissent, c'est que la moitié de +ceux qui l'entreprennent sont des sots, et que le reste, avec un peu +plus de bon sens, peut-être, ne peut atteindre à cette connaissance +essentielle au coeur humain, sans laquelle on ne fait que des absurdités +ou des choses de règle; car la règle est le grand cheval de bataille des +imbéciles; ils s'imaginent stupidement qu'une même chose doit convenir à +tout le monde, quoiqu'il n'y ait pas deux caractères de semblables, ne +voulant pas prendre la peine d'examiner, de ne prescrire à chacun que ce +qui lui convient; et ils ne réfléchissent pas qu'ils traiteraient +eux-mêmes d'inepte un médecin qui n'ordonnerait comme eux que le même +remède pour toutes sortes de maux; qu'un moyen soit propice ou non, +qu'il; doive ou non réussir, leur épaisse conscience est calme toutes +les fois que _la règle_ est suivie, et qu'ils se sont comportés dans _la +règle_. + +Si un seul de ces jeunes gens, poursuivit Zamé, venait à manquer à ce +qu'il doit, il serait exclus de ma maison, et cette crainte les contient +d'autant plus, que j'ai su me faire aimer d'eux; ils frémiraient de me +déplaire.--Mais lorsque vous ne les voyez pas?--Alors ils sont chez eux, +les époux se retrouvent unis, le soin de leur ménage les occupe, et ils +ne pensent pas à se trahir. Ce n'est pas, continua ce Prince, qu'il n'y +ait quelques exemples d'adultères; mais ils sont rares, ils sont cachés, +ils n'entraînent ni trouble, ni scandale. Si les choses vont plus loin, +si je soupçonne qu'il puisse résulter quelques suites fâcheuses, je +sépare les coupables, je les fais habiter des villes différentes, et, +dans des cas plus graves encore, je les bannis pour quelque tems de +Tamoé; cette punition de l'exil, annexée aux crimes capitaux, les +effraie à tel point qu'ils évitent avec le plus grand soin tout ce qui +peut mettre dans le cas du crime pour lequel elle est imposée. Quand +vous voulez régir une Nation, commencez par infliger des peines douces, +et vous n'aurez pas besoin d'en avoir de sanglantes. + +Après quelques heures d'amusemens honnêtes et chastes, c'en est assez, +me dit Zamé, je vais renvoyer ces époux à leur société, où ils sont +attendus... sans jalousie, j'en suis bien sûr, mais peut-être avec un +peu d'impatience. Il fit un geste accompagné d'un sourire, tout cessa +dès le même instant, on partit... mais on ne s'accompagna point, on +n'offrit point de bras, on ne chercha rien de ce qui peut donner la +moindre atteinte à la décence, les jeunes femmes se retirèrent d'abord; +une heure après les jeunes hommes partirent, et tous en comblant de +remercîmens et de bénédictions le bon père, qui les aimait assez pour +descendre ainsi dans les détails de leurs petits plaisirs. + +Levez-vous demain de bonne heure, me dit Zamé, je veux vous mener dans +mon temple, je veux vous faire voir la magnificence, la pompe, le luxe +même de mes cérémonies religieuses. Je veux que vous voyiez mes prêtres +en fonctions.--Ah! répondis-je, c'est une des choses que j'ai le plus +désiré; la religion d'un tel peuple doit être aussi pure que ses moeurs, +et je brûle déjà d'aller adorer Dieu au milieu de vous. Mais vous +m'annoncez du faste.... O grand homme! je crois vous connaître assez pour +être sûr qu'il en régnera peu dans vos cérémonies.--Vous en jugerez, me +dit Zamé, je vous attends une heure avant le lever du soleil. + +Je me rendis a la porte de la chambre de notre philosophe le lendemain à +l'heure indiquée, il m'attendait; sa femme, ses enfans, et Zilia sa +belle-fille, tout était autour de sa personne chérie. Allons, nous dit +Zamé, l'astre est prêt à paraître, ils doivent nous attendre. Nous +traversâmes la ville; tous les habitans étaient déjà à leurs portes; ils +se joignaient à nous à mesure que nous passions; nous avançâmes ainsi +jusqu'aux maisons où s'élevait la jeunesse, et dont je vous parlerai +bientôt. Les enfans des deux sexes en sortirent en foule; conduits par +des vieillards, ils nous suivirent également; nous marchâmes dans cet +ordre jusqu'au pied d'une montagne qui se trouvait à l'orient derrière +la ville; Zamé monta jusqu'au sommet, je l'y suivis avec sa famille, le +peuple nous environna... le plus grand silence s'observait... enfin +l'astre parut... A l'instant toutes les têtes se prosternèrent, toutes +les mains s'élevèrent aux cieux, on eût dit que leurs âmes y volaient +également. + +«O souverain éternel, dit Zamé, daigne accepter l'hommage profond d'un +peuple qui t'adore... Astre brillant, ce n'est pas à toi que nos voeux +s'adressent, c'est à celui qui te meut, et qui t'a créé; ta beauté nous +rappelle son image... tes sublimes opérations sa puissance... Porte-lui +nos respects et nos voeux; qu'il daigne nous protéger tant que sa bonté +nous laisse ici bas; qu'il veuille nous réunir à lui quand il lui plaira +de nous dissoudre;... qu'il dirige nos pensées, qu'il règle nos actions, +qu'il épure nos coeurs, et que les sentimens de respect et d'amour qu'il +nous inspire, puissent être agrées de sa grandeur, et se déposer au pied +de sa gloire.» + +Alors Zamé, qui s'était tenu droit, les mains élevées, pendant que tous +étaient à genoux, se précipita la face contre terre, adora un instant en +silence, se releva les yeux humides de pleurs, et ramena le peuple dans +sa ville. + +Voilà tout, me dit-il dès que nous fûmes rentrés; croyez-vous que le +Dieu de l'univers puisse exiger davantage de nous? Est-il besoin de +l'enfermer dans des temples pour l'adorer et le servir? Il ne faut +qu'observer une de ses plus belles opérations, afin que cet acte de sa +sublime grandeur développe en nous des sentimens d'amour et de +reconnaissance, voilà pourquoi j'ai choisi l'instant et le lieu que vous +venez de voir... La pompe de la nature, mon ami, voilà la seule que je +me sois permise, cet hommage est le seul qui plaise à l'Éternel; les +cérémonies de la religion ne furent inventées que pour fixer les yeux au +défaut du coeur; celles que je leur substitue fixent le coeur en +charmant les yeux, cela n'est-il pas préférable? J'ai, d'ailleurs, voulu +conserver quelque chose de l'ancien culte, cette politique était +nécessaire: les habitans de Tamoé adoraient le Soleil autrefois, je n'ai +fait que rectifier leur système, en leur prouvant qu'ils se trompaient +de l'ouvrage à l'ouvrier, que le Soleil était la chose mue, et que +c'était au moteur que devait s'adresser le cube. Ils m'ont compris, ils +m'ont goûté, et sans presque rien changer à leur usage, de payens qu'ils +étaient, j'en ai fait un peuple pieux et adorateur de l'Être Suprême. +Crois-tu que tes dogmes absurdes, tes inintelligibles mystères, tes +cérémonies idolâtres, pussent les rendre, ou plus heureux, ou meilleurs +citoyens? T'imagines-tu que l'encens brûlé sur des autels de marbre +vaille l'offrande de ces coeurs droits? A force de défigurer le culte de +l'Éternel, vos religions d'Europe l'ont anéanti. Lorsque j'entre dans +une de vos églises, je la trouve si prodigieusement remplie de saints, +de reliques, de momeries de toute espèce, que la chose du monde que j'ai +le plus de peine à y reconnaître est le Dieu que j'y désire; pour le +trouver, je suis obligé de descendre dans mon coeur: hélas! me dis-je +alors, puisque voilà le lieu qui me le rappelle, ce n'est que là que je +dois le chercher, c'est la seule hostie que je doive mettre à ses pieds; +les beautés de la nature en raniment l'idée dans ce sanctuaire, je les +contemple pour m'édifier, je les observe pour m'attendrir, et je m'en +tiens là; si je n'en ai pas fait assez, la bonté de ce Dieu m'assure +qu'il me pardonnera; c'est pour le mieux servir que je dégage son culte +et son image du fatras d'absurdités que les hommes croient nécessaires. +J'éloigne tout ce qui m'empêcherait de me remplir de sa sublime essence; +je foule aux pieds tout ce qui prétend partager son immensité; je +l'aimerais moins s'il était moins unique et moins grand; si sa puissance +se divisait, si elle se multipliait, si cet être simple, en un mot, +devait s'honorer sous plusieurs, je ne verrais plus dans ce système +effrayant et barbare qu'un assemblage informe d'erreurs et d'impiétés, +dont l'horrible pensée dégradant l'Etre pur où s'adresse mon âme, le +rendrait haïssable à mes yeux, au lieu de me le faire adorer. Quelle +plus intime connaissance de ce bel Etre peuvent donc avoir ces hommes +qui me parlent, et qui tous se donnent à moi pour des illuminés? Hélas! +ils n'eurent de plus que l'envie d'abuser leurs semblables; est-ce un +motif pour que je les écoute, moi, qui déteste la feinte et l'erreur; +moi, qui n'ai travaillé toute ma vie qu'à guider ce bon peuple dans le +chemin de la vertu et de la vérité?... «Souverain des Cieux, si je me +trompe, tu jugeras mon coeur, et non pas mon esprit; tu sais que je suis +faible, et par conséquent sujet à l'erreur; mais tu ne puniras point +cette erreur, dès que sa source est dans la pureté, dans la sensibilité +de mon âme: non, tu ne voudrais pas que celui qui n'a cherché qu'à te +mieux adorer fût puni pour ne t'avoir pas adoré comme il faut.» + +Viens, me dit Zamé, il est de bonne heure, ces braves enfans vont +peut-être se recueillir un moment entr'eux. C'est leur usage dans ces +jours de cérémonie, jours qu'ils désirent tous avec empressement, et que +par cette grande raison je ne leur accorde que deux ou trois fois l'an. +Je veux qu'ils les voient comme des jours de faveurs: plus je leur rends +ces instans rares, plus ils les respectent; on méprise bientôt ce qu'on +fait tous les jours. Suis moi; nous aurons le tems avant l'heure du +repas, d'aller visiter les terres des environs de la ville. + +Voilà leurs possessions, me dit Zamé, en me montrant de petits enclos +séparés par des bayes toujours vertes et couvertes de fleurs: chacun a +sa petite terre à part; c'est médiocre, mais c'est par cette médiocrité +même que j'entretiens leur industrie; moins on en a, plus on est +intéressé à le cultiver avec soin. Chacun a là ce qu'il faut pour +nourrir et sa femme et lui; il est dans l'abondance s'il est bon +travailleur, et les moins laborieux trouvent toujours leur nécessaire. +Les enclos des célibataires, des veufs et des répudiés, sont moins +considérables, et situés dans une autre partie, voisine du quartier +qu'ils habitent. + +Je n'ai qu'un domaine comme eux, poursuivit Zamé, et je n'en suis +qu'usufruitier comme eux; mon territoire, ainsi que le leur, appartient +à l'État. Ce sont parmi les personnes qui vivent seules, que je choisis +ceux qui doivent le cultiver: ce sont les mêmes qui me soignent et me +servent; n'ayant point de ménage, ils s'attachent avec plaisir à ma +maison; ils sont sûrs d'y trouver jusqu'à la fin de leur vie la +nourriture et le logement. + +Des sentiers agréables et joliment bordés communiquaient dans chacune de +ces possessions; je les trouvai toutes richement garnies des plus doux +dons de la nature; j'y vis en abondance l'arbre du fruit à pain, qui +leur donne une nourriture semblable à celle que nous formons avec nos +farines, mais plus délicate et plus savoureuse. J'y observai toutes les +autres productions de ces isles délicieuses du Sud, des cocotiers, des +palmiers, etc.; pour racines, l'igname, une espèce de choux sauvage, +particulière à cette isle, qu'ils apprêtent d'une manière fort agréable, +en le mêlant à des noix de cocos, et plusieurs autres légumes apportés +d'Europe, qui réussissent bien et qu'ils estiment beaucoup. Il y avait +aussi quelques cannes à sucre, et ce même fruit, ressemblant au brugnon +que le capitaine Cook trouva aux isles d'Amsterdam, et que les habitans +de ces isles anglaises nommaient _figheha_. + +Tels sont à-peu-près tous les alimens de ces peuples sages, sobres et +tempérans; il y avait autrefois quelques quadrupèdes dans l'isle, dont +le père de Zamé leur persuada d'éteindre la race, et ils ne touchent +jamais aux oiseaux. + +Avec ces objets et de l'eau excellente, ce peuple vit bien; sa santé est +robuste, les jeunes gens y sont vigoureux et féconds, les vieillards +sains et frais; leur vie se prolonge beaucoup au-delà du terme +ordinaire, et ils sont heureux. + +Tu vois la température de ce climat, me dit Zamé: elle est salubre, +douce, égale; la végétation est forte, abondante et l'air presque +toujours pur: ce que nous appelons nos hivers, consiste en quelques +pluies, qui tombent dans les mois de juillet et d'août, mais qui ne +rafraîchissent jamais l'air au point de nous obliger d'augmenter nos +vêtemens, aussi les rhumes sont-ils absolument inconnus parmi nous: la +nature n'y afflige nos habitans que de très-peu de maladies; la +multitude d'années est le plus grand mal dont elle les accable, c'est +presque la seule manière dont elle les tue. Tu connais nos arts, je ne +t'en parlerai plus; nos sciences se réduisent également à bien peu de +chose; cependant tous savent lire et écrire; ce fut un des soins de mon +père, et comme un grand nombre d'entr'eux entendent et parlent le +français, j'ai rapporté cinquante mille volumes, bien plus pour leur +amusement que pour leur instruction; je les ai dispersés dans chaque +ville et en ai formé des petites bibliothèques publiques, qu'ils +fréquentent avec plaisir lorsque leurs occupations rurales leur en +laissent le tems. Ils ont quelques connaissances d'astronomie, que j'ai +rectifiées, quelques autres de médecine pratique, assez sûres pour +l'usage de la vie, et que j'ai améliorées d'après les plus grands +auteurs;ils connaissent l'architecture; ils ont de bons principes de +maçonnerie, quelques idées de tactique, et de meilleures encore sur +l'art de construire leurs bâtimens de mer. Quelques-uns parmi eux +s'amusent à la poésie en langue du pays, et si tu l'entendais, tu y +trouverais de la douceur, de l'agrément et de l'expression. A l'égard de +la théologie et du droit, ils n'en ont, grâces au Ciel, aucune +connaissance. Ce ne sera jamais que si l'envie me prend de les détruire, +que je leur ouvrirai ce dédale d'erreurs, de platitudes et d'inutilités. +Quand je voudrai qu'ils s'anéantissent, je créerai parmi eux des prêtres +et des gens de robes, je permettrai aux uns de les entretenir de Dieu, +aux autres de leur parler de Farinacius, de dresser des échafauds, d'en +orner même les places de nos villes à demeure, ainsi que je l'ai observé +dans quelques-unes de vos provinces, monumens éternels d'infamie, qui +prouvent à la fois la cruauté des souverains qui le permettent, la +brutale ineptie des magistrats qui l'érigent, et la stupidité du peuple +qui le souffre... Allons dîner, me dit Zamé, je vous ferai jouir ce soir +d'un de leur talent, dont vous n'avez encore nulle idée. + +Cet instant arrivé, Zamé me mena sur la place publique, j'en admirais +les proportions. Tu ne loues pas son plus grand mérite, me dit-il; elle +n'a jamais vu couler de sang, elle n'en sera jamais souillée. Nous +avançâmes; je n'avais point encore connaissance du bâtiment régulier et +parallèle a la maison de Zamé, l'un et l'autre ornant cette place.--Les +deux étages du haut, me dit ce philosophe, sont des greniers publics; +c'est le seul tribut que je leur impose, et j'y contribue comme eux. +Chacun est obligé d'apporter annuellement dans ce magasin une légère +portion du produit de sa terre, du nombre de celles qui se conservent; +ils le retrouvent dans des tems de disette: j'ai toujours là de quoi +nourrir deux ans la capitale; les autres villes en font autant; par ce +moyen nous ne craignons jamais les mauvaises années, et comme nous +n'avons point de monopoleurs, il est vraisemblable que nous ne mourrons +jamais de faim. Le bas de cet édifice est une salle de spectacle. J'ai +cru cet amusement, bien dirigé, nécessaire dans une nation. Les sages +Chinois le pensaient de même; il y a plus de trois mille ans qu'ils le +cultivent: les Grecs ne le connurent qu'après eux. Ce qui me surprend, +c'est que Rome ne l'admît qu'au bout de quatre siècles, et que les +Perses et les Indiens ne le connurent jamais. C'est pour vous fêter que +se donne la pièce de ce soir. Entrons, vous allez voir le fruit que je +recueille de cet honnête et instructif délassement. + +Ce local était vaste, artistement distribué, et l'on voyait que le père +de Zamé, qui l'avait construit, y avait réuni les usages de ces peuples +aux nôtres; car il avait trouvé le goût des spectacles chez cette +nation, quoique sauvage encore; il n'avait fait que l'améliorer et lui +donner, autant qu'il avait pu, le genre d'utilité dont il l'avait cru +susceptible. Tout était simple dans cet édifice; on n'y voyait que de +l'élégance sans luxe, de la propreté sans faste. La salle contenait près +de deux mille personnes; elle était absolument remplie: le théâtre, peu +élevé, n'était occupé que par les acteurs. La belle Zilia, son mari, les +filles de Zamé et quelques jeunes gens de la ville étaient chargés des +differens personnages que nous allions voir en action. Le drame était +dans leur langue, et de la composition même de Zamé, qui avait la bonté +de m'expliquer les scènes à mesure qu'elles se jouaient. Il s'agissait +d'une jeune épouse coupable d'une infidélité envers son mari, et punie +de cette inconduite par tous les malheurs qui peuvent accabler une +adultère. + +Nous avions près de nous une très-jolie femme, dont je remarquai que les +traits s'altéraient à mesure que l'intrigue avançait; tour-à-tour elle +rougissait, elle pâlissait, sa gorge palpitait,... sa respiration +devenait pressée; enfin les larmes coulèrent, et peu-à-peu sa douleur +augmenta à un tel point, les efforts qu'elle fit pour se contenir +l'affectèrent si vivement, que n'y pouvant plus résister,... elle se +lève, donne des marques publiques de désespoir, s'arrache les cheveux et +disparaît. + +Eh bien! me dit Zamé, qui n'avait rien perdu de cette scène; eh bien! +croyez-vous que la leçon agisse? Voilà les seules punitions nécessaires +à un peuple sensible. Une femme également coupable, eût affronté le +public en France: à peine se fut-elle doutée de ce qu'on lui adressait. +A Siam on l'eût livrée à un éléphant. La tolérance de l'une de ces +nations, sur un crime de cette nature, n'est-elle pas aussi dangereuse +que la barbare sévérité de l'autre, et ne trouvez-vous pas ma leçon +meilleure? + +O homme sublime, m'écriai-je, quel usage sacré vous faites et de votre +pouvoir et de votre esprit!... + +Nous sûmes depuis que les suites de cette aventure touchante avaient été +le raccommodement sincère de cette femme avec son mari, l'excuse et +l'aveu de son inconduite, et l'exil volontaire de l'amant. + +Que des moralistes viennent essayer de déclamer contre les spectacles, +quand de tels fruits pourront s'y recueillir. Le but moral est le même +chez vous, me dit Zamé, mais vos âmes émoussées par les répétitions +continuelles de ces mêmes leçons, ne peuvent plus en être émues; vous en +riez comme si elles vous étaient étrangères: votre impudence les +absorbe, votre vanité s'oppose à ce que vous puissiez jamais imaginer +que ce soit à vous qu'elles s'adressent, et vous repoussez ainsi, par +orgueil, les traits dont le censeur ingénieux a voulu corriger vos +moeurs. + +Le lendemain, Zamé me conduisit aux maisons d'éducation: les deux logis +qui les formaient étaient immenses, plus élevés que les autres et +divisés en un grand nombre de chambres. Nous commençâmes par le pavillon +des hommes; il y avait plus de deux mille élèves; ils y entraient à deux +ans et en sortaient toujours à quinze, pour se marier. Cette brillante +jeunesse était divisée en trois classes: on leur continuait jusqu'à six +ans les soins qu'exige ce premier âge débile de l'homme; de six à douze, +on commençait à sonder leurs dispositions; on réglait leurs occupations +sur leurs goûts, en faisant toujours précéder l'étude de l'agriculture, +la plus essentielle au genre de vie auquel ils étaient destinés. La +troisième classe était formée des enfans de douze à quinze ans: +seulement alors on leur apprenait les devoirs de l'homme en société, et +ses rapports ave les êtres dont il tient le jour; ou leur parlait de +Dieu, on leur inspirait de l'amour et de la reconnaissance pour cet être +qui les avait créés, on les prévenait qu'ils approchaient de l'âge où on +allait leur confier le sort d'une femme, ou leur faisait sentir ce +qu'ils devaient à cette chère moitié de leur existence; on leur prouvait +qu'ils ne pouvaient espérer de bonheur dans cette douce et charmante +société, qu'autant qu'ils s'efforceraient d'en répandre sur celle qui la +composait; qu'on n'avait point au monde d'amie plus sincère, de compagne +plus tendre,... d'être, en un mot, plus lié à nous qu'une épouse; qu'il +n'en était donc aucun qui méritât d'être traité avec plus de +complaisance et plus de douceur; que ce sexe, naturellement timide et +craintif, s'attache à l'époux qui l'aime et le protège, autant qu'il +haït invinciblement celui qui abuse de son autorité pour le rendre +malheureux, uniquement parce qu'il est le plus fort; que si nous avons +en main cette autorité qui captive, bien mieux partagé que nous, il a +les grâces et les attraits qui séduisent. Eh! qu'espéreriez-vous, leur +dit-on, d'un coeur ulcéré par le dépit? Quelles mains essuyeraient vos +larmes quand les chagrins vous oppresseraient? De qui recevriez-vous des +secours quand la nature vous ferait sentir tous ses maux? Privé de la +plus douce consolation que l'homme puisse avoir sur la terre, vous +n'auriez plus dans votre maison qu'une esclave effrayée de vos paroles, +intimidée de vos désirs, qu'un court instant peut-être assouplirait au +joug, et qui, dans vos bras par contrainte, n'en sortirait qu'en vous +détestant. + +On leur faisait ensuite exercer sûr le terrain même, leurs connaissances +d'agriculture; cela se trouvait d'ailleurs indispensable, puisque le +domaine de cette grande maison n'était cultivé, n'était entretenu que +par leurs jeunes mains. + +On les occupait ensuite aux évolutions militaires, et on leur permettait +par récréation, la danse, la lutte et généralement tous les jeux qui +fortifient, qui dénouent la jeunesse et qui entretiennent et sa +croissance et sa santé. + +Avaient-ils atteint l'âge de devenir époux, la cérémonie était aussi +simple que naturelle: le père et la mère du jeune homme le conduisaient +à la maison d'éducation des filles, et lui laissait faire, devant tout +le monde, le choix qu'il voulait; ce choix formé, s'il plaisait à la +jeune fille, il avait pendant huit jours la permission de causer +quelques heures avec sa future, devant les institutrices de la maison +des filles; là ils achevaient de se connaître, l'un et l'autre, et de +voir s'ils se conviendraient. S'il arrivait que l'un des deux voulût +rompre, l'autre était obligé d'y consentir, parce qu'il n'est point de +bonheur parfait en ce genre, s'il n'est mutuel; alors le choix se +recommençait. L'accord devenait-il unanime, ils priaient les juges de la +nation de les unir, le consentement accordé, ils levaient les mains au +Ciel, se juraient devant Dieu d'être fidèles l'un à l'autre; de s'aider, +de se secourir mutuellement dans leurs besoins, dans leurs travaux, dans +leurs maladies, et de ne jamais user de la tolérance du divorce, qu'ils +n'y fussent contraints l'un ou l'autre par d'indispensables raisons. Ces +formalités remplies, on met les jeunes gens en possession d'une maison, +ainsi que je l'ai dit, sous l'inspection, pendant deux ans, ou de leurs +parens, ou de leurs voisins, et ils sont heureux. + +Les directeurs du collège des hommes sont pris parmi le nombre des +célibataires, qui, se vouant et s'attachant à cette maison, comme +d'autres d'entr'eux le sont à celle du législateur, y trouvent de mème +leur nourriture et leur logement. On choisit dans cette classe les plus +capables de cette auguste fonction, observant que la plus extrême +régularité de moeurs soit la première de leurs qualités. + +Les femmes qui dirigent la maison des jeunes filles où nous passâmes peu +après, sont choisies parmi les épouses répudiées pour les seules causes +de vieillesse ou d'infirmités; ces deux raisons ne pouvant nuire aux +vertus nécessaires à l'emploi où on les destine. + +Il y avait près de trois mille filles dans la maison que nous visitâmes; +elles étaient de même divisées en trois classes d'âges, semblables à +celles des garçons. L'éducation morale est la même; on retranche +seulement de l'éducation physique des hommes, ce qui n'irait pas au sexe +délicat que l'on élève ici; on y substitue les travaux de l'aiguille, de +l'art de préparer les mets qui sont en usage chez eux, et de +l'habillement. Les femmes seules à Tamoé se mêlent de cette partie; +elles font leurs vêtemens et ceux de leurs époux; les habits de la +maison d'éducation des hommes se font dans celle des filles, les veuves +ou les répudiées font ceux des célibataires. + +C'est une folie d'imaginer qu'il faille plus de choses que vous n'en +voyez à l'éducation des enfans, me dit Zamé; cultivez leur goût et leurs +inclinations, ne leur apprenez sur-tout que ce qui est nécessaire, +n'ayez avec eux d'autre frein que l'honneur, d'autre aiguillon que la +gloire, d'autres peines que quelques privations, par ces sages procédés, +continua-t-il, on ménage, ces plantes délicates et précieuses tout en +les cultivant; on ne les énerve pas, on ne les accoutume pas à se blaser +aux punitions, et on n'éteint pas leur sensibilité. _Les poulains les +plus difficiles et les plus fougueux_, disait Thémistocle, _deviennent +les meilleurs chevaux quand un bon Ecuyer les dresse_. Cette jeune +semence est l'espoir et le soutien de l'État, jugez si nos soins se +tournent vers elle. + +Il y a dans chacune de ces maisons, poursuivit Zamé, cinquante chambres +destinées pour les vieillards, veufs, infirmes ou célibataires. Les +vieux hommes qui ne peuvent plus soigner la portion de bien que leur +confie l'état, qui ne se sont point remariés, ou qui sont devenus veufs +de leur seconde femme, ou ceux qui dans le même cas de vieillesse ne se +sont point mariés du tout, ont dans la maison d'éducation masculine un +logement assuré pour le reste de leurs jours. Ils vivent des fonds de +cette maison, et sont servis par les jeunes élèves, afin d'accoutumer +ceux-ci au respect et aux soins qu'ils doivent à la vieillesse. Le même +arrangement existe pour les femmes. Le surplus de l'un et l'autre sexe, +s'il y en a, trouve un asyle dans ma maison. Mon ami, j'aime mieux cela +qu'une salle de bal ou de concert; je jette sur ces respectables asyles +un coup-d'oeil de satisfaction, bien plus vif que si ces édifices, +ouvrage du luxe et de la magnificence, n'étaient bâtis que pour des +rendez-vous de chasse, des galeries de tableaux ou des muséums. + +Permettez-moi, lui dis-je, une question: je ne vois pas bien comment +vivent vos artisans, vos manufacturiers; comment se fait dans la nation +le commerce intérieur de nécessité. + +Rien de plus simple, me répondit le chef de ce peuple heureux, nous +.avons des ouvriers de deux espèces; ceux qui ne sont que momentanés, +tels que les architectes, les maçons, les menuisiers, etc., et ceux qui +sont toujours en activité, tels que les des manufactures, etc. Les +premiers ont des terres comme les autres citoyens, et pendant que l'État +les employe, il est chargé de faire cultiver leurs biens et de leur en +rassembler les fruits chez eux, afin que ces ouvriers se trouvent +débarrassés de tous soins lors de leurs travaux. Les mains employées à +cela, sont celles des célibataires. Ceci demande quelques +éclaircissemens. + +Il exista dans tous les siècles et dans tous les pays, une classe +d'hommes qui, peu propre aux douceurs de l'hymen, et redoutant ses +noeuds par des raisons ou morales ou physiques, préfèrent de vivre seuls +aux délices d'avoir une compagne; cette classe était si nombreuse à +Rome, qu'Auguste fut obligé de faire, pour l'amoindrir, une loi connue +sous le nom de _Popea_. Tamoé, moins fameuse que la république qui +subjugua l'univers, a pourtant des célibataires comme elle, mais nous +n'avons point fait de loix contr'eux. On obtient aisément ici la +permission de ne point se marier, aux conditions de servir la patrie +dans toutes les corvées publiques. Cléarque, disciple d'Aristote, nous +apprend qu'en Laconie, la punition de ces hommes impropres au mariage, +était d'être fouettés nuds par des femmes, pendant qu'ils tournaient +autour d'un autel; à quoi cela pouvait-il servir[24]? Toujours occupé de +retrancher ce qui me semble inutile, et de le remplacer par des choses +dont il peut résulter quelque bien, je n'impose aux célibataires d'autre +peine que d'aider l'État de leurs bras, puisqu'ils ne le peuvent en lui +donnant des sujets. On leur fournit une maison et un petit bien dans un +quartier qui leur est affecté, et là ils vivent comme ils l'entendent, +seulement obligés à cultiver les terres de ceux que l'État employe, ils +le savent, ils s'y soumettent et ne croyent pas payer trop cher ainsi la +liberté qu'ils désirent. Vous savez que ce sont également eux qui +entretiennent mes domaines, qui soulagent les vieillards, les infirmes, +qui président aux écoles, et qui sont de même chargés de l'entretien, de +la réparation des chemins, des plantations publiques, et généralement de +tous les ouvrages pénibles, indispensables dans une nation, et voilà +comme je tâche de profiter des défauts ou des vices pour les rendre le +plus utile possible au reste des citoyens. J'ai cru que tel était le but +de tout législateur, et j'y vise autant que je peux. + +A l'égard des ouvriers employés aux manufactures, et dont les mains +toujours agissantes, ne peuvent, dans aucun cas, cultiver des terres, +ils sont nourris du produit de leurs oeuvres; celui qui veut l'étoffe +d'un vêtement, porte la matière recueillie dans son bien au +manufacturier, qui l'employe, le rend au propriétaire et en reçoit en +retour une certaine quantité de fruits ou de légumes, prescrite et plus +que suffisante à sa nourriture. + +Il me restait à acquérir quelques notions sur la manière dont les procès +s'arrangeaient entre citoyens. Quelques précautions qu'on eût prises +pour les empêcher de naître, il était difficile qu'il n'y en eût pas +toujours quelques-uns. + +Tous les délits, me dit Zamé, se réduisent ici à trois ou quatre, dont +le principal est le défaut de soins dans l'administration des biens +confiés. La peine, je vous l'ai dit, est d'être placé dans un moins +grand et d'une culture infiniment plus difficile. Je vous ai prouvé que +la constitution de l'État anéantissait absolument le vol, le viol et +l'inceste. Nous n'entendons jamais parler de ces horreurs; elles sont +inconnues pour nous. L'adultère est très-rare dans notre pays: je vous +ai dit mes moyens pour le réprimer; vous avez vu l'effet de l'un d'eux. +Nous avons détruit la pédérastie à force de la ridiculiser: si la honte +dont on couvre ceux qui peuvent s'y livrer encore, ne les ramène pas, on +les rend utiles; on les employe; sur eux seuls retombe tout le faix du +plus rude travail des célibataires; cela les démasque et les corrige +sans les enfermer ou les faire rôtir: ce qui est absurde et barbare, et +ce qui n'en a jamais corrigé un seul. + +Les autres discussions qui peuvent s'élever parmi les citoyens n'ont +donc plus d'autres causes que l'humeur qui peut naître dans les ménages, +et la permission du divorce diminue beaucoup ces motifs: dès qu'il est +prouvé qu'on ne peut plus vivre ensemble, on se sépare. Chacun est sûr +de trouver encore hors de sa maison une subsistance assurée, un autre +hymen s'il le désire, moyennant tout se passe à l'amiable; tout cela +pourtant n'empêche pas de légères discussions; il y en a. Huit +vieillards m'assistent régulièrement dans la fonction de les examiner; +ils s'assemblent chez moi trois fois la semaine: nous voyons les +affaires courantes, nous les décidons entre nous, et l'arrêt se prononce +au nom de l'État. Si on en appelle, nous revoyons deux fois; à la +troisième, on n'en revient plus, et l'État vous oblige à passer +condamnation; car l'État est tout ici; c'est l'État qui nourrit le +citoyen, qui élève ses enfans, qui le soigne, qui le juge, qui le +condamne, et je ne suis, de cet État, que le premier citoyen. + +Nous n'admettons la peine de mort dans aucun cas. Je vous ai dit comme +était traité le meurtre, seul crime qui pourrait être jugé digne de la +mériter. Le coupable est abandonné à la justice du Ciel; lui seul en +dispose à son gré. Il n'y en a encore eu que deux exemples sous la +législature de mon père et la mienne. Cette nation, naturellement douce, +n'aime pas à répandre le sang. + +Notre entretien nous ayant mené à l'heure du dîné, nous revînmes.--Votre +navire est prêt, me dit Zamé au sortir du repas; ses réparations sont +faites, et je l'ai fait approvisionner de tous les rafraîchissemens que +peut fournir notre isle; mais mon ami, poursuivit le philosophe, je vous +ai demandé quinze jours; n'en voilà que cinq d'écoulés, j'exige de vous +de prendre, pendant les dix qui nous restent, une connaissance plus +exacte de notre isle; je voudrais que mon âge et mes affaires me +permissent de vous accompagner... Mon fils me remplacera; il vous +expliquera mes opérations, il vous rendra compte de tout, comme +moi-même. + +Homme généreux, répondis-je, de toutes les obligations que je vous ai, +la plus grande sans doute est la permission que vous voulez bien +m'accorder; il m'est si doux de multiplier les occasions de vous +admirer, que je regarde, comme une jouissance, chacune de celles qu'il +vous plaît de m'offrir.--Zamé m'embrassa avec tendresse... + +L'humanité perce à travers les plus brillantes vertus; l'homme qui a +bien fait veut être loué, et peut-être ferait-il moins bien, s'il +n'était pas certain de l'éloge. + +Nous partîmes le lendemain de bonne-heure, Oraï, son frère, un de mes +officiers et moi. Cette isle délicieuse est agréablement coupée par des +canaux dont les rives sont ombragées de palmiers et de cocotiers, et +l'on se rend, comme en Hollande, d'une ville a l'autre, dans des +pirogues charmantes qui font environ deux lieues à l'heure; il y a de +ces pirogues publiques qui appartiennent à l'État: celles-la sont +conduites par les célibataires; d'autres sont aux familles, elles les +conduisent elles-mêmes; il ne faut qu'une personne pour les gouverner. +Ce fut ainsi que nous parcourûmes les autres villes de Tamoé, toutes, à +fort-peu de choses près, aussi grandes et aussi peuplées que la +capitale, construites toutes dans le même goût, et ayant toutes une +place publique au centre, qui, au lieu de contenir, comme dans la +capitale, le palais du législateur et les greniers, sont ornées de deux +maisons d'éducation. Les magasins sont situés vers les extrémités de la +ville, et simétrisent avec un autre grand édifice servant de retraite à +ce surplus des vieillards que Zamé, dans sa ville, loge à côté de sa +maison. Les autres sont, comme,dans la capitale, établis dans l'es +chambres hautes des maisons des enfans, où ils ont, dans chaque, trente +ou quarante logemens. Les célibataires et les répudiés de l'un et de +l'autre sexe occupent par-tout, comme dans la capitale, un quartier aux +environs duquel se trouvent leurs petites possessions séparées, qui +suffisent à leur entretien, et ils sont également reçus dans les asyles +destinés aux vieillards, quand ils deviennent hors d'état de cultiver la +terre. + +Par-tout enfin je vis un peuple laborieux, agriculteur, doux, sobre, +sain et hospitalier; par-tout je vis des possessions riches et fécondes, +nulle part l'image de la paresse ou de la misère, et par-tout la plus +douce influence d'un gouvernement sage et tempéré. + +Il n'y a ni bourg, ni hameau, ni maison séparée dans l'isle; Zamé a +voulu que toutes les possessions d'une province fussent réunies dans une +même enceinte, afin que l'oeil vigilant du commandant de la ville pût +s'étendre avec moins de peine sur tous les sujets de la contrée. Le +commandant est un vieillard qui répond de sa ville. Dans toutes est un +officier semblable, représentant le chef, et ayant pour assesseurs deux +autres vieillards comme lui, dont un toujours choisi parmi les +célibataires, l'intention du gouvernement n'étant point qu'on regarde +cette castre comme inférieure, mais seulement comme une classe de gens +qui,ne pouvant être utile à la société d'une façon, la sert de son mieux +d'une autre. Ils font corps dans l'État, me disait Oraï; ils en sont +membres comme les autres, et mon père veut qu'ils aient part à +l'administration... Mais, dis-je à ce jeune homme, si le célibataire +n'est dans cette classe que par des causes vicieuses?--Si ces vices sont +publics, me répondit Oraï (car nous ne sévissons jamais que contre +ceux-là); s'ils sont éclatans, sans doute le sujet coupable n'est point +choisi pour régir la ville; mais s'il n'est célibataire que par des +causes légitimes, il n'est point exclus de l'administration, ni de la +direction des écoles, où vous avez vu que les place mon père. Ces +commandans de ville, qui changent tous les ans, décident les affaires +légères, et renvoyent les autres au chef auquel ils écrivent tous les +jours. Ainsi que dans la capitale, la police la plus exacte règne dans +toutes ces villes, sans qu'il soit besoin, pour la maintenir, d'une +foule de scélérats, cent fois plus infectés que ceux qu'ils répriment, +et qui, pour arrêter l'effet du vice, en multiplient la contagion[25]. +Les habitans, toujours occupés, toujours obligés de l'être pour vivre, +ne se livrent à aucuns des désordres où le luxe et la fainéantise les +plongent dans nos villes d'Europe; ils se couchent de bonne-heure, afin +d'être le lendemain au point du jour à la culture de leurs possessions. +La saison n'exige-t-elle d'eux aucun de leurs soins agriculteurs, +d'innocens plaisirs les retiennent alors auprès de leurs foyers. Ils se +réunissent quelques ménages ensemble; ils dansent, ils font un peu de +musique, ils causent de leurs affaires, s'entretiennent de leurs +possessions y chérissent et respectent la vertu, s'excitent au culte +qu'ils lui doivent, glorifient l'Éternel, bénissent leur gouvernement, +et sont heureux. + +Leur spectacle les amuse aussi pendant le tems des pluies; il y a, +par-tout, comme dans la capitale, un endroit ménagé au-dessous des +magasins, où ils se livrent à ce plaisir. Des vieillards composent les +drames avec l'attention d'en rendre toujours la leçon utile au peuple, +et rarement ils quittent la salle sans se sentir plus honnêtes-gens. + +Rien en un mot ne me rappela l'âge d'or comme les moeurs douces et pures +de ce bon peuple. Chacune de leurs maisons charmantes me parut le temple +d'Astrée. Mes éloges, à mon retour, furent lé fruit de l'enthousiasme +que venait de m'inspirer ce délicieux voyage, et j'assurai Zamé que, +sans l'ardente passion dont j'étais dévoré, je lui demanderais, pour +toute grâce, de finir mes jours près de lui. + +Ce fut alors qu'il me demanda le sujet de mon trouble et de mes voyages; +je lui racontai mon histoire, le conjurant de m'aider de ses conseils, +et l'assurant que je ne voulais régler que sur eux le reste de ma +destinée. Cet honnête homme plaignit mon Infortune; il y mit l'intérêt +d'un père, il me fit d'excellentes leçons sur les écarts où m'entraînait +la passion dont je n'étais plus maître, et finit par exiger de moi de +retourner en France. + +Vos recherches sont pénibles et infructueuses, me dit-il, on a pu vous +tromper dans les renseignemens que l'on vous a donnés, il est même +vraisemblable qu'on l'a fait; mais ces renseignemens fussent-ils vrais, +quelle apparence de trouver une seule personne parmi cent millions +d'êtres où vous projetez de la chercher? Vous y perdrez votre +fortune,... votre santé, et vous ne réussirez point. Léonore, moins +légère que vous, aura fait un calcul plus simple; elle aura senti que le +point de réunion le plus naturel devait être dans votre patrie: soyez +certain qu'elle y sera retournée, et que ce n'est qu'en France où vous +devez espérer de la revoir un jour. + +Je me soumis... Je me jetai aux pieds de cet homme divin, et lui jurai +de suivre ses conseils. Viens, me dit-il en me serrant entre ses bras et +me relevant avec tendresse; viens, mon fils; avant de nous quitter, je +veux te procurer un dernier amusément; suis moi. + +C'était le spectacle d'un combat naval que Zamé voulait me donner. La +belle Zilia, magnifiquement vêtue, était assise sur une espèce de trône +placé sur la crête d'un rocher au milieu de la mer; elle était entourée +de plusieurs femmes qui lui formaient un cortège; cent pirogues, chacune +équipée de quatre rameurs, la défendaient, et cent autres de même force +étaient disposées vis-à-vis pour l'enlever: Oraï commandait l'attaque, +et son frère la défense. Toutes les barques fendent les flots au même +signal, elles se mêlent, elles s'attaquent, elles se repoussent avec +autant de grâces que de courage et de légèreté; plusieurs rameurs sont +culbutés, quelques pirogues sont renversées, les défenseurs cèdent +enfin, Oraï triomphe; il s'élance sur la pointe du rocher avec la +rapidité de l'éclair, saisit sa charmante épouse, l'enlève, se précipite +avec elle dans une pirogue, et revient au port, escorté de tous les +combattans, au bruit de leurs éloges et de leurs cris de joie. Il y a +dix jours qu'il n'a vu sa femme, me dit le bon Zamé; j'aiguillonne les +plaisirs de la réunion par cette petite fête... Demain, je suis +grand-père... Eh quoi? dis-je... Non, me répondit le bon vieillard, les +larmes aux yeux... Vous voyez comme elle est jolie, et cependant son +indifférence est extrême... Il ne voulait pas se marier.--Et vous +espérez?--Oui, reprit vivement Zamé, j'emploie le procédé de Lycurgue; +on irrite par des difficultés, on aide à la nature, on la contraint à +inspirer des désirs qui ne seraient jamais nés sans cela. La politique +est certaine; vous avez vu comme il y allait avec ardeur: il ne l'aurait +pas vue de deux mois s'il n'avait pas réussi, et si cette première +victoire ne mène pas à l'autre, je lui rendrai si pénibles les moyens de +la voir, j'enflammerai si bien ses désirs par des combats et des +résistances perpétuelles, qu'il en deviendra amoureux malgré lui.--Mais, +Zamé, un autre peut-être...--Non, si cela était, crois-tu que je ne la +lui eusse pas donnée? Dégoût invincible pour le mariage,... peut-être +d'autres fantaisies... Ne connais-tu donc pas la nature? Ignores-tu ses +caprices et ses inconséquences? Mais il en reviendra: ce qui s'y +opposait est déjà vaincu; il ne s'agit plus que d'améliorer la direction +des penchans, et mes moyens me répondent du succès. Et voilà comme ce +philosophe, dans sa nation, comme dans sa famille, ne travaillant jamais +que sur l'âme, parvenait à épurer ses concitoyens, à faire tourner leurs +défauts même au profit de la société, et à leur inspirer, malgré eux, le +goût des choses honnêtes, quelles que pussent être leurs dispositions +... ou plutôt, voilà comme il faisait naître le bien du sein même du +mal, et comment peu-à-peu, et sans user de punitions, il faisait +triompher la vertu, en n'employant jamais que les ressorts de la gloire +et de la sensibilité. + +Il faut nous séparer, mon ami, me dit le lendemain Zamé, en +m'accompagnant vers mon vaisseau... Je te le dis, pour que tu ne me +l'apprennes pas.--O vénérable vieillard, quel instant affreux!... Après +les sentimens que vous faites naître, il est bien difficile d'en +soutenir l'idée.--Tu te souviendras de moi, me dit cet honnête homme en +me pressant sur son sein;... tu te rappelleras quelquefois que tu +possèdes un ami au bout de la terre... tu te diras: j'ai vu un peuple +doux, sensible, _vertueux sans loix, pieux sans religion_; il est dirigé +par un homme qui m'aime, et j'y trouverai un asyle dans tous les tems de +ma vie... J'embrassai ce respectable ami; il me devenait impossible de +m'arracher de ses bras... Ecoute, me dit Zamé avec l'émotion de +l'enthousiasme, tu es sans doute le dernier français que je verrai de ma +vie... Sainville, je voudrois tenir encore à cette nation qui m'a donné +le jour... O mon ami! écoute un secret que je n'ai voulu dévoiler qu'à +l'époque de notre séparation: l'étude profonde que j'ai faite de tous +les gouvernemens de la terre, et particulièrement de celui sous lequel +tu vis, m'a presque donné l'art de la prophétie. En examinant bien un +peuple, en suivant avec soin son histoire, depuis qu'il joue un rôle sur +la surface du globe, on peut facilement prévoir ce qu'il deviendra. O +Sainville, une grande révolution se prépare dans ta patrie; les crimes +de vos souverains, leurs cruelles exactions, leurs débauches et leur +ineptie ont lassé la France; elle est excédée du despotisme, elle est à +la veille d'en briser les fers. Redevenue libre, cette fière partie de +l'Europe honorera de son alliance tous les peuples qui se gouverneront +comme elle... Mon ami, l'histoire de la dynastie des rois de Tamoé ne +sera pas longue... Mon fils ne me succédera jamais; il ne faut point de +rois à cette nation-ci: les perpétuer dans son sein serait lui préparer +des chaînes; elle a eu besoin d'un législateur, mes devoirs sont +remplis. A ma mort, les habitans de cette isle heureuse jouiront des +douceurs d'un gouvernement libre et républicain. Je les y prépare; ce +que leur destinaient les vertus d'un père que j'ai lâché d'imiter, les +crimes, les atrocités de vos souverains le destinent de même à la +France. Rendus égaux, et rendus tous deux libres, quoique par des moyens +différens, les peuples de ta patrie et ceux de la mienne se +ressembleront; je le demande alors, mon ami, ta médiation près des +Français pour l'alliance que je désire... Me promets-tu d'accomplir mes +voeux...--O respectable ami, je vous le jure, répondis-je en larmes; ces +deux nations sont dignes l'une de l'autre, d'éternels liens doivent les +unir... Je meurs content, s'écria Zamé, et cet heureux espoir va me +faire descendre en paix dans la tombe. Viens, mon fils, viens, +continua-t-il en m'entraînant dans la chambre du vaisseau;... viens, +nous nous ferons là nos derniers adieux... Oh Ciel! qu'aperçois-je, +dis-je en voyant la table couverte de lingots d'or... Zamé, que +voulez-vous faire?... Votre ami n'a besoin que de votre tendresse; il +n'aspire qu'à s'en rendre digne.--Peux-tu m'empêcher de t'offrir de la +terre de Tamoé, me répondit ce mortel tant fait pour être chéri? C'est +pour que tu te souviennes de ses productions.--O grand homme!... et +j'arrosais ses genoux de mes larmes,... et je me précipitais à ses +pieds, en le conjurant de reprendre son or, et de ne me laisser que son +coeur.--Tu garderas l'un et l'autre, reprit Zamé en jetant ses bras +autour de mon cou; tu l'aurais fait à ma place... Il faut que je te +quitte... Mon âme se brise comme la tienne. Mon ami, il n'est pas +vraisemblable que nous nous voyions jamais, mais il est sûr que nous +nous aimerons toujours. Adieu... En prononçant ces dernières paroles, +Zamé s'élance, il disparaît, donne lui-même le signal du départ, et me +laisse, inondé de mes larmes, absorbé de tous les sentimens d'une âme à +la fois oppressée par la douleur et saisie de la plus profonde +admiration[26]. + +Mon dessein étant de suivre le conseil de Zamé, nous réprimes la voûte +que nous venions de faire, le vent servait mes intentions, et nous +perdîmes bientôt Tamoé de vue. + +Ma délicatesse souffrait de l'obligation d'emporter, comme malgré moi, +de si puissans effets de la libéralité d'un ami. Quand je réfléchis +pourtant que ce métal, si précieux pour nous, était nul aux yeux de ce +peuple sage, je crus pouvoir apaiser mes regrets et ne plus m'occuper +que des sentimens de reconnaissance que m'inspirait un bienfaiteur dont +le souvenir ne s'éloignera jamais de ma pensée. + +Notre voyage fut heureux, et nous revîmes Le Cap en assez peu de temps. + +Je demandai à mes officiers, dès que nous l'aperçûmes, s'ils voulaient y +prendre terre, ou s'ils aimaient autant me conduire tout de suite en +France. Quoique le vaisseau fût à moi, je crus leur devoir cette +politesse. Désirant tous de revoir leur patrie, ils préférèrent de me +débarquer sur la côte de Bretagne, pour repasser de-là en Hollande, +moyennant qu'une fois à Nantes, je leur laisserais le bâtiment pour +retourner chez eux, où ils le vendraient à mon compte. Nous convînmes de +tout de part et d'autre, et nous continuâmes de voguer; mais ma santé ne +me permit pas de remplir la totalité du projet. A la hauteur du +Cap-Vert, je me sentis dévoré d'une fièvre ardente, accompagnée de +grands maux de coeur et d'estomac, qui me réduisirent bientôt à ne +pouvoir plus sortir de mon lit. Cet accident me contraignît de relâcher +à Cadix, où totalement dégoûté de la mer, je pris la résolution de +regagner la France par terre, sitôt que je serois rétabli. Me voyant une +fortune assez considérable pour pouvoir me passer de la faible somme que +je pourrais retirer de mon navire, j'en fis présent à mes officiers; ils +me comblèrent de remerciemens. Je n'avais eu qu'à me louer d'eux, ils +devaient être contens de ma conduite à leur égard. Rien donc de ce qui +détruit l'union entre les hommes ne s'étant élevé entre nous, il était +tout simple que nous nous quittassions avec toutes les marques +réciproques de la plus parfaite estime. + +L'état dans lequel j'étais me retint huit à dix jours à Cadix; mais cet +air ne me convenant point, je dirigeai mes pas vers Madrid, avec le +projet d'y séjourner le temps nécessaire à reprendre totalement mes +forces. Je me logeai, en arrivant, à l'hôtel _Saint Sébastien_, dans la +rue de ce nom, chez des Milanais dont on m'avait vanté les soins envers +les étrangers. J'y trouvai à la vérité une partie de ces soins, mais +qu'ils devaient me coûter cher! + +Hors d'état de vaquer à rien par moi-même, je priai l'hôte de me +chercher deux domestiques; Français s'il était possible, et les plus +honnêtes que faire se pourrait. Il m'amena, l'instant d'après, deux +grands drôles bien tournés, dont l'un se dit de Paris et l'autre de +Rouen, passés l'un et l'autre en Espagne avec des maîtres qui les +avaient renvoyés, parce qu'ils avaient refusé de s'embarquer pour aller +avec eux au Mexique, dont ils ne devaient pas revenir de long-tems, et +dans ces tristes circonstances pour eux, ajoutaient-ils; ils cherchaient +avec empressement quelqu'un qui voulût les ramener dans leur patrie. Me +devenant impossible de prendre de plus grandes informations, je les +crus, et les arrêtai sur-le-champ, bien résolu néanmoins à ne leur +donner aucune confiance. Ils me servirent assez bien l'un et l'autre +pendant ma convalescence, c'est-à-dire, environ quinze jours, au bout +desquels mes forces revenant peu à peu, je commençai à m'occuper des +petits détails de ma fortune. Mes yeux se tournèrent sur cette caisse de +lingots, fruits précieux de l'amitié de Zamé, et s'inondèrent des larmes +de ma reconnaissance, en examinant ces trésors. Comme ces lingots me +parurent purs, entièrement dégagés des parties terreuses et fondus en +barre, j'imaginai qu'ils ne pouvaient être le résultat d'une fouille +faite pendant ma course dans l'intérieur des terres, mais bien plutôt le +reste des trésors qui avaient servi à Zamé dans ses vingt années de +voyage. Je n'avais point encore vidé la cassette; je le fis pour compter +les lingots... J'allais les estimer, lorsque je trouvai un papier au +fond, où l'évaluation était faite, et qui m'apprit que j'en avais pour +sept millions cinq cent soixante-dix mille livres, argent de France... +Juste Ciel, m'écriai-je, me voilà le plus riche particulier de l'Europe! +O mon père! Je pourrai donc adoucir votre vieillesse! Je pourrai réparer +le tort que je vous ai fait; je vous rendrai heureux, et je le serai de +votre bonheur! Et toi! unique objet de mes voeux, ô Léonore! si le Ciel +me permet de te retrouver un jour, voilà de quoi enrichir le faible don +de ma main, de quoi satisfaire à tous tes désirs, de quoi me procurer le +charme de les prévenir tous; mais que les calculs de l'homme sont +incertains, quand il ne les soumet pas aux caprices du sort! O Léonore! +Léonore, dit Sainville en s'interrompant et se jetant en pleurs sur le +sein de sa chère femme, j'avais ce qu'il fallait pour ta fortune, tout +ce qui pouvait te dédommager de tes souffrances, et je n'ai plus à +t'offrir que mon coeur. Ciel, dit Madame de Blamont, cette grande +richesse?...--Elle est perdue pour moi, Madame; différence essentielle +entre les sentimens du coeur et les biens du hasard; ceux-ci se sont +évanouis, et la tendresse, que je dois à celui de qui je les tenais, ne +s'effacera jamais de mon âme; mais reprenons le fil des évènemens. + +Quoiqu'il me restât encore près de vingt-cinq mille livres, dont moitié +en or, heureusement cousus dans une ceinture qui ne me quitta jamais, +j'eus la fantaisie de me faire échanger un de mes lingots en quadruples +d'Espagne[27]; je me fis conduire à cet effet chez un directeur de la +monnaie que m'avait indiqué mon hôte. Je lui présente mon or, il +l'examine, et découvre bientôt qu'il n'est pas du Pérou. Sa curiosité +s'en éveille; ses questions deviennent aussi nombreuses que pressantes; +et sans qu'il me soit possible d'être maître de moi, un frémissement +universel me saisit. Je vois que je viens de faire une sottise; et +l'embarras, que ce mouvement imprime sur ma physionomie, redouble +aussitôt la curiosité de mon homme; il prend un air sévère, et +renouvelle ses questions du ton de l'insolence et de l'effronterie... Ma +figure se remet pourtant, elle reprend le calme que doit lui prêter +celui de mon coeur, et je réponds sans me troubler, que je rapporte cet +or d'Afrique; que je l'ai eu par des échanges avec les colonies +portugaises. Ici mon questionneur m'examinant de plus prés encore, +m'assure que les Portugais n'emploient en Afrique que de l'or du nouveau +monde, et que celui que je lui présente n'en est sûrement pas. Pour le +coup, la patience m'échappe: je déclare net que je suis las des +interrogations, que le métal que je lui offre est bon ou mauvais, que +s'il est bon, il ait à me l'échanger sans difficulté; que s'il le croit +mauvais, il en fasse à l'instant l'épreuve devant moi; ce dernier parti +fut celui qu'il prît, et l'expérience n'ayant que mieux confirmé la +pureté au métal, il lui devînt impossible de ne me point satisfaire; il +le fit avec un peu d'humeur, et en me demandant si j'avais beaucoup de +lingots à changer ainsi: non, répondis-je sèchement, voilà tout; et +faisant prendre mes sacs à mes gens, je regagnai mon hôtellerie, où je +passai la journée, non sans un peu d'inquiétude sur la quantité des +questions de ce directeur. + +Je me couchai... Mais quel épouvantable réveil! Il n'y avait pas deux +heures que j'étais endormi, lorsque ma porte, s'ouvrant avec fracas, me +fait voir ma chambre remplie d'une trentaine de crispins[28], tous +familiers ou valets de l'inquisition[29]. Avec la permission de _votre +excellence_, me dit un de ces illustres scélérats, vous plairait-il de +vous lever, et de venir à l'instant parler au très-révérend père +inquisiteur qui vous attend dans son appartement... Je voulus, pour +réponse, me jeter sur mon épée; mais on ne m'en laissa pas le tems... On +ne me lia point; c'est un des privilèges particuliers à ce tribunal, de +n'employer, pour saisir leurs prisonniers, que la seule force du nombre, +et jamais celle des liens; on ne me lia donc point; mais je fus +tellement environné, tellement serré par-tout, qu'il me devint +impossible de faire aucun mouvement; il fallut obéir: nous descendîmes; +une voiture m'attendait au coin de la rue, et je fus transporté ainsi au +milieu de ce tas de coquins dans le palais de l'inquisition: là, nous +fûmes reçus par le secrétaire du saint-office, qui, sans dire une seule +parole, me remit à l'alcaïde et à deux gardes, qui me conduisirent dans +un cachot fermé de trois portes de fer, d'une obscurité et d'une +humidité d'autant plus grandes, que jamais encore le soleil n'y avait +pénétré. Ce fut là qu'on me déposa sans me dire un mot, et sans qu'il me +fût permis, ni de parler, ni de me plaindre, ni de donner aucun ordre +chez moi. + +Anéanti, absorbé dans les plus douloureuses réflexions, vous imaginez +facilement quelle fut la nuit que je passai: hélas! Me disais-je, j'ai +parcouru le monde entier; je me suis trouvé au milieu d'un peuple +d'antropophages; il a daigné respecter et ma vie et ma liberté; mon +étoile me porte au sein des mers les plus reculées, j'y trouve une +fortune immense et des amis... J'arrive en Europe... je touche à ma +patrie... c'est pour n'y rencontrer que des persécuteurs! Et comme si +j'eusse pris plaisir à accroître l'horreur de mon sort, je ne me +repaissais a chaque instant que de ces fatales idées, lorsqu'au bout +d'une semaine de mon séjour dans cet horrible lieu, l'alcaïde parut +escorté de ses deux mêmes gardes, et m'ayant ordonné de découvrir ma +tête, il me conduisit ainsi à la salle d'audience. On me fit signe de +m'asseoir; un siége étroit et dur se présentait â moi au bout d'une +table auprès de laquelle étaient deux moines, dont l'un devait +m'interroger, et l'autre écrire mes réponses; je me plaçai. En face +était l'image de ce Dieu bon, de ce rédempteur de l'univers, exposé dans +un lieu où l'on ne travaille qu'à perdre ceux qu'il est venu racheter. +J'avais sous mes yeux un juge équitable, et des hommes méchans; le +symbole de la douceur et de la vertu à côté de celui des crimes et de la +férocité; _j'étais devant un Dieu de paix et des hommes de sang_, et +c'était au nom du premier, que les seconds osaient me sacrifier à leur +infâme cupidité. + +[Illustration: _J'étais devant un dieu de paix et des Hommes méchans_.] + +On m'interrogea d'abord sur mon nom, sur ma Patrie et sur ma profession; +ayant satisfait à ces premières demandes, on exigea de moi des +éclaircissemens sur les motifs de mes voyages... Je ne les cachai point; +lorsque je dis que je quittais une isle, où j'avais trouvé le plus grand +des hommes pour législateur... on me demanda s'il était chrétien? Il +est bien plus, dis-je avec enthousiasme; il est juste, il est bon, il +est libéral, il est hospitalier, et n'enferme pas les infortunés que le +hasard jette sur ses côtes; cette réponse, traitée d'impie, fut aussitôt +inscrite comme blasphématoire. L'inquisiteur me demanda si j'avais +baptisé ce payen?--Pourquoi faire, répondis-je outré? Si le Ciel est +destiné pour la vertu, il y sera plutôt placé que ceux qui, soumis à ces +vains usages, n'en reçoivent que la caractère du crime et de +l'atrocité.--Autre blasphème! le moine, me montrant le crucifix, me +demanda si je songeais que mon Sauveur était là?--Oui, lui dis-je, et si +quelque chose le révolte ici, croyez que c'est bien plutôt la conduite +du tyran qui impose les fers, que celle de l'esclave qui les reçois. Le +Dieu que vous m'offrez a été malheureux comme moi,... et comme moi, +victime de la calomnie et de la scélératesse des hommes, il doit me +plaindre et vous condamner. Sur cette réponse, l'inquisiteur, palpitant +de rage, dit au greffier d'écrire que j'étais _athée_.--Vous écrivez un +mensonge, m'écriai-je; j'affirme que je crois à un Dieu, que je le +crains, que je l'adore, et que je ne hais que ceux qui abusent de son +nom, pour accabler l'innocence. Le greffier arrêté par cette réponse, +fixa inquisiteur... + +Écrivez, dit celui-ci, qu'il invective les officiers du tribunal... Que +votre éminence réfléchisse, dit le greffier en espagnol, croyant que je +ne l'entendais pas... Écrivez donc, que c'est un calomniateur, dit le +moine toujours furieux.--Je croyais, dis-je alors à ce juge atroce, +qu'il s'agissait moins de constater ce qui se passe ainsi à huis-clos, +que de m'interroger sur les faits qu'on me suppose, et de me confronter +aux témoins.--Il n'y a jamais de telles confrontations dans un tribunal +dirigé par l'esprit de Dieu; où règne cet esprit sacré, les formalités +deviennent inutiles; à qui est l'or que vous changeâtes hier chez le +directeur des monnaies?--A moi.--D'où vous vient-il?--Des bontés d'un +ami qui craint Dieu, qui aime les hommes, qui leur rend service, et qui +ne les tourmente jamais.--Il y a donc des mines d'or dans son +isle?--Non, dis-je affirmativement, (aurais-je pu me pardonner, par une +réponse contraire, d'attirer de tels ennemis au meilleur des humains.) +Non, il a reçu des lingots en paiement des différens objets d'un +commerce fait avec les Anglais.--Et il vous a fait un tel présent?--Il +ne s'en sert plus, il a renoncé à tout négoce étranger, cet or lui +devient inutile.--Inutile? Pour près de huit millions!... Et alors, je +vis que toute ma fortune était déjà dans les mains de ces scélérats... + +L'Inquisiteur redoubla ses questions, il y mit tout l'art qu'il put pour +me faire contredire ou couper, art profond, qui n'est possédé nulle part +comme par les ministres de ce tribunal de sang; mais je ne sortis jamais +du cercle de mes réponses, toujours elles furent les mêmes, et son +infâme talent échoua devant elles. Il voulut des détails géographiques +sur _Tamoé_, je les embrouillai tellement, qu'il lui fut impossible de +deviner dans quelle partie de la mer cette isle était située. + +L'interrogatoire se rompit. Je demandai mon bien, on me dit qu'il +fallait d'autres éclaircissemens avant que de savoir seulement s'il +m'appartenait; que dons le cas où il deviendrait certain que je n'en +imposais pas, il faudrait toujours défalquer de ces richesses les frais +de la procédure; que le roi aimerait un navire pour vérifier la solidité +de mes aveux; que je devais juger de la longueur et des sommes que +coûteraient ces informations, et sentir combien, d'après cela, il +devenait essentielle dire la vérité pour abréger toutes ces démarches; +je me gardai bien de tomber dans ce piège, et changeant de propos pour +ne plus même donner lieu d'y revenir une seconde fois, je me plaignis de +la chambre où l'on m'avait mis, et demandai si pour les fonds que l'on +avait à moi, on ne pouvait pas au moins me loger plus commodément. +L'alcaïde interrogé par l'inquisiteur, répondit alors qu'il n'y avait de +bonnes chambres vacantes pour le moment que dans le quartier des +femmes;... qu'on lui en donne une, dit le révérend, et vous lui ferez, +en l'y enfermant, les recommandations d'usage. + +Cet appartement, situé dans la cour des femmes, était infiniment +meilleur que le mien; c'est par un excès de faveur que l'on vous accorde +cette chambre, me dit celui qui m'y conduisait, songez à vous y conduire +avec toute la prudence et toute la circonspection imaginables; la plus +légère indiscrétion vous ferait remettre dans un cachot, dont vous ne +sortiriez jamais; au-dessus et à côté de cette chambre, continua +l'alcaïde, sont les juives et des Bohémiennes; le plus grand silence, si +elles vous interrogent, et gardez-vous de leur parler le premier; je +promis tout ce qu'on voulut, et les portes se fermèrent. + +J'avais déjà passé cinq jours dans cette nouvelle position, lorsqu'un de +mes geôliers m'invita à demander une autre audience, tel est l'usage de +ce tribunal plein de ruse et de fausseté, quand les juges veulent +interroger une seconde fois le coupable, il faut que cette audience soit +comme l'effet d'une pressante sollicitation de la part de ce malheureux, +qui, sans cela, gémirait des siècles, et sans qu'on le soulageât, et +sans qu'on l'entendit; je demandai donc à revoir mes juges... je +l'obtins. + +L'inquisiteur me demanda ce que je voulais.--Mon bien et ma liberté, +répondis-je.--Avez-vous réfléchi, me dit-il en éludant ma réponse, sur +l'extrême importance dont il est pour vous de donner les lumières qu'on +désire.--J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi, satisfaites de même +à ce que j'attens de vous.--Tout est enfermé maintenant dans les coffres +du saint office, et rien n'en peut plus sortir qu'au retour du vaisseau +d'information que sa majesté va faire partir; pressez-vous donc de +donner les éclaircissemens qu'on vous demande, votre liberté tient à +leur promptitude, vos jours à leur sincérité.--Mais, dès qu'on vit que +mes réponses étaient toujours les mêmes, on me dit alors avec humeur, +que quand on n'avait rien à dire, il ne fallait pas faire demander des +audiences, que le tribunal accablé d'affaires, ne pouvait pas être +journellement importuné pour de telles minuties; que j'eusse à retourner +dans ma prison, et à ne pas demander d'en sortir, si je n'étais pas +décidé à plus de vérité et de soumission. + +Je rentrai... ce fut alors, je l'avoue, que je me sentis bien près du +désespoir... Eh! qu'ai-je donc fait, me dis-je, en quoi puis-je mériter +une punition si sévère? J'étais né honnête et sensible, et me voilà +traité comme un scélérat!... Je possédai quelques vertus, et me voilà +confondu avec le crime!... A quoi m'ont servi les qualités de mon +coeur?... En suis-je moins devenu la victime des hommes?... Hélas! +quelque mérite de plus m'a attiré toute leur haine; avec des vices et de +la médiocrité, je n'aurais trouvé que du bonheur; il ne faut qu'être bas +et rampant pour être sûr de leur estime... Mais si des talens vous +décorent, si la fortune vous rit, si la nature vous sert, leur orgueil +humilié ne vous préparé plus que des pièges; et la méchanceté qu'il +arme, et la calomnie qu'il envenime, toujours prêtes à vous écraser, +vous puniront bientôt d'être bon et vous feront repentir de vos vertus. +Puis revenant sur la première origine de mes erreurs, mon plus grand +crime, ajouté-je, est d'avoir aimé Léonore; à cette première faiblesse +tient la chaîne de toutes mes infortunes; sans cela, je n'aurais pas +quitté la France: que de maux ont suivi cette première faute! Que dis +je, hélas! Plus malheureuse que moi, que fait-elle isolée sur la terre? +En l'enlevant à sa famille, n'ai-je pas détruit son bonheur? En +l'arrachant à son devoir, n'ai-je pas flétri ses beaux jours? Ne lui +ai-je pas ravi, par cette coupable imprudence, toute la félicité qu'elle +avait droit d'attendre? Ce n'est donc que sur elle que mes larmes +doivent couler, ce n'est donc qu'elle que je dois plaindre; mon malheur +est mérité dès qu'il put attirer le sien... O Léonore, Léonore! tes +revers sont mon seul ouvrage, et les étincelles de plaisir, que mon +amour fit naître en toi, ressemblaient à ces lueurs mensongères, qui, +trompant le voyageur égaré, l'engloutissent à jamais dans l'abyme!... Et +toi, mon bienfaiteur, continue-je en larmes, pourquoi t'ai-je quitté? +Pourquoi n'ai-je pas retrouvé Léonore dans ton isle, et pourquoi ce +séjour enchanteur n'est-il pas devenu notre patrie à tous les deux?... +Tribunal odieux, nation subjuguée par l'imposture et la superstition, +quels droits avez-vous sur moi! qui vous donne ceux de me retenir et de +me rendre le plus malheureux des hommes! + +Huit jours se passèrent encore ainsi, lorsqu'on vint me chercher pour +une troisième audience; mais on ne m'avait pas fait solliciter celle-là: +les scélérats commençaient à voir que je soupçonnais leur piège; ils +désespéraient de m'y prendre, et ne pouvant plus avoir recours qu'à +l'effroi et à la calomnie, ils espéraient, en usant de ces deux moyens, +obtenir le moi quelques aveux, qui, me rendant imaginairement coupable, +apaisassent au moins les remords qu'ils commençaient, sans doute, à +sentir, de me voler aussi impunément. + +Je fus reçu cette fois-ci dans ce qu'on appelle _le lieu des tourmens_; +c'est un souterrain effroyable, dans lequel on descend par un nombre +infini de marches, et tellement reculé, qu'aucun cri n'en peut être +entendu... C'est là que, sans respect, ni pour la pudeur, ni pour +l'humanité; que, sans distinction d'âge, de condition ou de sexe, ces +infernaux vautours viennent se repaître de barbaries et d'atrocités: +c'est là que la jeune fille timide et honnête, mise nue sous les yeux de +ces monstres, pincée, brûlée, tenaillée, vit éveiller dans ces coeurs +pervers le sentiment de la luxure par l'aiguillon de la férocité; et +c'est pour y multiplier les victimes de leur exécrable infamie, qu'ils +corrompent annuellement cinquante mille âmes dans le royaume, afin +d'obtenir plus de coupables. Là tous les instrumens de la torture se +présentèrent à mes yeux effrayés, il n'y manquait que les bourreaux. Les +mêmes moines assis dans de vastes fauteuils, m'ordonnèrent de me placer +sur une escabelle de bois, posée en face d'eux. + +Vous voyez, me dit celui qui m'avait interrogé jusqu'alors, quels sont +les moyens dont nous allons nous servir pour obtenir de vous la +vérité.--Ces moyens sont inutiles, répondis-je avec courage; ils peuvent +effrayer le coupable, mais l'innocent les voit sans frémir: que vos +bourreaux paraissent, je saurai à-la-fois soutenir leurs tortures, vous +plaindre et me consoler. + +Cette fierté, hors de saison, cet entêtement à nous cacher la vérité va +peut-être vous coûter bien cher, reprit l'inquisiteur; est-il besoin de +feindre lorsque nous avons tout appris: votre hôte, vos gens +emprisonnés, comme vous, (cette circonstance était fausse) tout ce qui +vous entourait enfin, vient de déposer contre vous. On a surpris vos +opérations; on vous a vu invoquer le Diable... En un mois, vous êtes +chymiste et sorcier, ce que nous regardons comme synonyme[30]. + +Par-tout ailleurs, j'avoue que le rire eût été ma seule réponse à des +balourdises de cette espèce; on n'imagine pas le mépris qu'inspire un +juge quelconque, quand renonçant à la sage austérité de son ministère, +il en descend par libertinage ou bêtise, pour s'occuper de détails ou +déshonnêtes, ou hors de bon sens; on ne voit plus dès-lors en lui qu'un +crapuleux ou qu'un imbécile, conduit par la débauche ou l'absurdité, et +qui n'est plus digue que de la rigueur des loix et de l'indignation +publique. + +Quoi qu'il en fût, je me contins; mais les mouvemens de pitié que +m'inspiraient de pareils fourbes, éclatèrent si énergiquement sur mon +visage, qu'ils se regardèrent tous deux, sans trop savoir que dire, pour +appuyer leur stupide accusation. Leur adressant la parole enfin: si +j'avais, dis-je, la puissance du Diable, croyez que le premier emploi +que j'en ferais, serait assurément de me sortir de la main de ses +satellites.--Mais s'il est certain, dit l'inquisiteur en ne prenant pas +garde à ma réponse, s'il est évident que cet or est composé par vous, il +ne peut l'être que par la chymie; or, la chymie est un art diabolique +que nous regardons...--On ne fait de l'or par aucuns procédés chymiques, +dis-je en interrompant cet imbécile avec vivacité, ceux qui répandent +ces sottises sont aussi bêtes que ceux qui les croient; la seule matrice +de l'or est la terre, et on ne l'imite point: je vous ai dit d'où +venaient ces lingots; je ne les ai acquis par aucune voie qui puisse +alarmer ma conscience; vous m'arracheriez la vie, que je ne vous en +dirais pas davantage. Gardez mon or, si c'est lui qui vous tente; je +vivais avant de l'avoir, je ne mourrai pas pour l'avoir perdu; mais +rendez-moi la liberté que vous m'avez ravie sans droits, et que votre +seule cupidité vous force à m'enlever.--Vous reconnaissez donc, ajouta +ce suborneur, que cet or est le fruit de vos oeuvres?--Je reconnais +qu'il m'a été donné, qu'il m'appartient, et que vous voulez me faire +mourir pour me le voler.--On ne porta jamais l'impudence plus loin, dit +le moine en se levant furieux, et sonnant une petite clochette d'argent +qu'il avait près de lui, nous allons voir si elle se soutiendra aux +portes du tombeau. Quatre assassins masqués comme le sont les pénitens +dans nos provinces du Midi, parurent alors, et s'apprêtèrent à me +saisir; ô Dieu! m'écriai-je, pardonnez à mes bourreaux, et donnez-moi la +force d'endurer les tourmens que leur stupide rage apprête à +l'innocence. + +A ces mots, l'inquisiteur sonna une seconde fois, et l'alcaïde parut... +Remettez cet homme en prison, lui dit le moine, il y finira ses jours, +puisqu'il ne veut rien avouer; qu'il entende bien que sa liberté tient à +ses aveux, et qu'il les fasse maintenant quand il voudra. + +Je sortis, et vous laisse à penser dans quels sentimens j'étais contre +d'infâmes coquins, dont il était clair que le vol et le meurtre étaient +les seules intentions. + +Mon trouble seul me soutint cette première journée; mais je tombai le +lendemain dans des réflexions sombres, dans une mélancolie, qui me +firent naître le dessein de finir mon sort. + +Un accès de douleur effroyable qui survint peu après, en mettant mon âme +dans une situation plus violente, la sortît de ces funestes projets. + +Oui, me dis-je dans l'excès de mon désespoir, un tribunal qui ne +pardonne jamais, qui corrompt la probité des citoyens, la vertu des +femmes, l'innocence des enfans; qui, comme ces tyrans de l'ancienne +Rome, ose faire un crime de la compassion et des larmes... aux yeux +duquel le soupçon est un tort, la délation une preuve, la richesse un +délit;... qui, foulant aux pieds toutes les loix divines et humaines, +couvre son impudence, sa luxure et sa cupidité du voile hypocrite de +l'amour divin et des bonnes moeurs; qui pardonne tous les forfaits de +ceux qui le servent; qui assure l'impunité à ses satellites; qui, pour +comble d'horreur et d'impudence, condamne et flétrit des héros[31], +immole des ministres d'État[32], fait perdre à la nation ses plus +brillans domaines[33], dépeuple le gouvernement: un tel tribunal, +dis-je, est la preuve la plus authentique de la faiblesse de l'État qui +le souffre, le signe le plus certain du danger de la religion qui le +protège, et l'avertissement le plus sûr de la vengeance de Dieu[34]. + +Malheur aux rois, ou qui le tolèreront dans leurs États, ou qui, même en +le rejetant, consentiront à souiller les tribunaux de la nation des +atroces maximes de cette assemblée de brigands; le citoyen barbare, +inepte et frénétique, qui abuserait de sa place pour introduire de +telles opinions, serait l'instrument infernal qu'emploierait la colère +céleste pour ébranler la puissance de cet empire, et si ce scélérat, +moins imaginaire qu'on ne le croira peut-être, parvenait à force de +bassesses à s'élever un instant au-dessus de l'état vil où la nature le +réduit, le ciel ne l'aurait permis que pour lui préparer la honte +d'avoir à tomber de plus haut[35]. + +Ce fiel lancé, de nouvelles idées m'occupèrent: mes 25,000 liv. en or +placées dans ma ceinture, me restaient intactes; comme cette ceinture +était extrêmement serrée sur mes reins, j'étais assez heureux pour +qu'elle eût échappé à ceux qui m'avaient fouillé en entrant; cette +circonstance heureuse me fit voir que je n'étais pas tout-à-fait +abandonné de la fortune, et qu'elle me tendait encore la main pour +m'affranchir de mon malheureux sort... L'espoir se ranima; si peu de +chose le sourient dans le coeur navré du misérable! Je ne vis plus les +murs de ma prison comme les parois de mon sépulcre; l'oeil qui me les +fit mesurer de nouveau, n'était plus dirigé que par l'idée de les +franchir; je les examinai avec exactitude... j'en sondai l'épaisseur +... j'observai la fenêtre; moins élevée qu'elles ne le sont dans les +autres chambres, je crus qu'avec un peu de patience et du travail, il me +deviendrait peut-être possible d'échapper par-là: sa clôture, ou plutôt +ses grillages étaient doubles et très-épais, je ne m'en effrayai point; +je regardai où donnait cette fenêtre; il me parut que c'était dans une +petite cour isolée, n'ayant plus qu'un mur de vingt pieds devant elle, +qui la séparait de la rue; je résolus de me mettre à l'ouvrage dès +l'instant même; le fer d'un briquet, meuble d'usage dans ces sortes +d'endroits, me parut devoir servir au mieux mes desseins; à force de +l'ébrécher contre une pierre, j'en fis une sorte de lime, et dès le même +soir, j'avais déjà mordu un de mes barreaux de plus de trois lignes de +profondeur... Courage, me dis-je... O Léonore! j'embrasserai encore tes +genoux... Non, ce n'est point ici que la mort est préparée pour moi, +elle ne peut me frapper qu'à tes pieds... Travaillons... + +Afin que mes geôliers ne se doutassent de rien, j'affectai devant eux la +plus profonde douleur; je portai la ruse au point de refuser même les +alimens qui m'étaient présentés, et les contraignant ainsi à un peu de +pitié, j'éloignai tout soupçon de leur esprit. Cependant leurs +consolations furent médiocres: l'art, de répandre du baume sur les +plaies d'une âme désolée, n'est jamais connu d'êtres assez vils, pour +accepter l'emploi déshonorant de fermer des portes de prison. Quoi qu'il +en soit, je les trompai, et c'était tout ce que je désirais; leur +aveuglement m'était plus utile que leurs larmes, et j'avais bien plus +envie de fasciner leurs yeux, que d'attendrir leurs coeurs. + +Mon ouvrage se perfectionnait; déjà ma tête passait entièrement par les +ouvertures que j'avais pratiquées; j'avais soin de remettre les choses +en ordre le soir, pour qu'on ne s'aperçût de rien; tout répondait enfin +au gré de mes désirs, lorsqu'un jour, vers les trois heures après-midi, +j'entendis frapper au-dessus de ma tête en un endroit de la voûte qui me +parut plus faible que le comble, et qui l'était suffisamment pour +laisser pénétrer la voix. + +J'écoutai: on refrappa.--_Pouvez-vous m'entendre_? me dit une voix de +femme en mauvais français.--_Au mieux_, répondis-je; _que désirez-vous +d'un malheureux compagnon d'infortune_?--_Le plaindre et me consoler +avec lui_, me répondit-on; _je suis prisonnière et innocente comme vous: +depuis 8 jours je vous écoute, et crois deviner vos projets.--Je n'en ai +aucun_, répondis-je, craignant que ce ne fût ici quelque piège, et +connaissant cette ruse basse et vile qui place à côté d'un malheureux un +espion déguisé sous la même chaîne, dont le but est d'entrouvrir le +coeur de son infortuné camarade, afin d'en arracher un secret qu'il +trahit dans le même instant; artifice exécrable, prouvant bien plutôt +l'affreux désir de trouver des criminels, que l'envie honnête et +légitime de ne supposer que l'innocence[36]. _Vous me trompez_, reprit +la compagne de mon sort, _je démêle au mieux vos soupçons; ils sont +déplacés vis-à-vis de moi: si nous pouvions nous voir, je vous +convaincrais de ma franchise: voulez-vous m'aider_, continua-t-on, +_perçons chacun de notre côté à cet endroit où je vous parle, nous nous +entendrons mieux, nous nous verrons, et j'ose croire qu'après un peu +plus d'entretien, nous nous convaincrons qu'il n'est rien à craindre à +nous confier l'un à l'autre_. + +Ici ma position devenait très embarrassante: j'étais découvert, cela +était évident, et dans une telle circonstance peut-être il y avait moins +de danger à accorder à cette femme ce qu'elle désirait, qu'à l'irriter +par des refus. Si elle était fausse, elle me trahissait assurément; si +elle ne l'était pas, mon impolitesse la déterminait à le devenir. +J'acceptai donc sans balancer; mais comme nous approchions de l'heure où +les geôliers faisaient leur ronde, je conseillai à ma voisine de +remettre le travail au lendemain... elle y consentit.--Ah! dit-elle +encore en me souhaitant le bonsoir, que d'obligations nous allons vous +avoir.--Que veut dire ce _nous_, répartis-je au plus vite, n'êtes-vous +donc pas seule?--Je suis seule, me répondit-on; mais j'ai près de moi +une compagne, avec laquelle je cause très à l'aise par une ouverture que +nous avons faite, et qui va lui faciliter le moyen de se rendre dans ma +chambre, pour passer ensuite toutes les deux dans la vôtre, quand le +travail, que nous allons entreprendre vous et moi, sera fait; ce service +que j'implore, j'en conviens, c'est bien plutôt pour cette infortunée, +que pour moi: si vous la connaissiez, elle vous intéresserait +assurément; elle est jeune, innocente et belle; elle est de votre +patrie; il est impossible de la voir sans l'aimer. Ah! si la pitié ne +vous parle pas en ma faveur, qu'elle se fasse entendre au moins pour +elle!...--Quoi! celle dont vous me parlez est française, répliquai-je +avec empressement, et par quel hasard?... Mais nous n'eûmes pas le tems +d'en dire davantage, et le bruit que nous entendîmes nous força de +cesser notre entretien. + +Dès que j'eus soupé, je m'enfonçai dans les plus sérieuses réflexions +sur le parti à prendre dans cette circonstance. Ma délicatesse était +flattée, sans doute, d'arracher au joug des scélérats qui nous +retenaient, deux infortunées comme moi; mais, d'un autre côté, que de +risque à me charger d'elles, et comment entreprendre, avec deux femmes, +une opération si dangereuse, et dont le succès était aussi incertain: si +elle manquait, je redoublais leurs chaînes, et me précipitais avec elles +dans de plus grands malheurs, peut-être, que ceux qui nous attendaient. +Seul, tout me semblait possible; tout me paraissait échouer avec +elles... Je ne balançai donc plus; je fermai mon coeur à toute +considération, et me déterminai à partir sur-le-champ, afin de ne plus +même entendre les regrets intérieurs que j'éprouvais à refuser aussi +cruellement mes services à ces deux malheureuses compagnes de mon sort. + +J'attendis minuit: visitant alors mes ouvertures, et les trouvant +suffisamment élargies pour y passer le corps, je liai un de mes draps +aux barreaux qui n'étaient point endommagés, et me laissai par leur +moyen glisser dans la cour... nouvel embarras dès que j'y fus; je +tombais dans une espèce de gouffre dont l'obscurité était d'autant plus +affreuse, que l'enceinte en était étroite et haute; j'avais vingt pieds +de mur à franchir, sans qu'aucun moyen s'offrît à moi pour m'en +faciliter l'entreprise; alors, je me repentis vivement de ce que je +venais de faire; la mort, sous mille formes, s'offrit à moi pour +punition de mon imprudence; un regret amer de tromper aussi durement +l'espoir des deux femmes que j'abandonnais, vint achever de déchirer mon +coeur; et j'étais prêt à remonter, lorsqu'en tâtonnant dans cette cour, +une échelle vint s'offrir à moi. O ciel! me dis-je, je suis sauvé, n'en +doutons pas, la Providence me sert mieux que moi-même, elle veut +absolument m'arracher de ces lieux; suivons sa voix, et reprenons +courage: je saisis cette échelle précieuse, je l'appliquai au mur, mais +il s'en fallait bien qu'elle en atteignît le haut, à peine arrivait-elle +a la moitié; quelle nouvelle détresse!... Mon heureuse étoile ne +m'abandonna pourtant point encore; à force d'examiner, je découvre un +petit toit dans cette cour, dont l'élévation est semblable à celle de +mon échelle; je l'y applique, je monte; une fois sur ce parapet, je +rapporte l'échelle à moi, et la repose contre le mur, me voilà sur la +crête; mais en étais-je plus avancé: il fallait descendre d'aussi haut +que je m'étais élevé, et nul moyen de ce côté ne se présentait pour y +réussir; le mur étant assez large pour me permettre de marcher dessus, +j'en fis le tour, observant avec le plus grand soin tout ce qui pouvait +l'environner, et me permettre d'en descendre avec un peu plus de +facilité; enfin, j'aperçois au coin d'une petite rue aboutissant à ce +mur, un tas de fumier appuyé contre lui à la hauteur de près d'une +toise; je me précipite sans réfléchir davantage, je m'élance dans la +rue, et assez heureux pour ne m'être fait aucun mal dans toutes ces +diverses opérations, me voilà, comme vous l'imaginez bien, à faire de +mes jambes le plus prompt et le meilleur usage possible. + +Un fuyard de l'inquisition ne trouve de ressources nulle part en +Espagne: le royaume est rempli des satellites de ce tribunal, toujours +prêts à vous ressaisir en quelques lieux que vous puissiez être. Rien de +plus vigilans que les soins de la _Sainte-Hermandad_; c'est une chaîne +de fripons qui se donnent la main d'un bout de l'Espagne à l'autre, et +qui n'épargnent ni frais, ni tromperies, ni soins, ou pour arrêter celui +que le tribunal poursuit, ou pour lui rendre celui qui s'en échappe; je +le savais, et je sentais parfaitement, d'après cela, que le seul parti +qui me restait à prendre, était de m'éloigner à l'instant d'Espagne, et +de gagner si je pouvais, sans aucun repos, les frontières de France. + +Je me mis donc à fuir... A fuir! qui, grand Dieu! quel était donc +l'objet dont je venais de tromper la confiance!... quelle était cette +fille charmante pour laquelle une tendre amie venait d'intéresser ma +pitié!... qui trahissai-je, qui fuyai-je, en un mot!... Léonore, ma +chère Léonore: c'était-elle que la fortune venait de mettre une +troisième fois dans mes mains; elle dont je refusais de briser les fers, +et que je laissais au pouvoir d'un monstre bien plus dangereux encore +que les Vénitiens et que les antropophages; elle, enfin, dont je +m'éloignais tant que mes forces pouvaient me le permettre. + +Oh! pour le coup, dit Madame de Blamont, c'est être aussi par trop +malheureux, et je crois qu'après ceci on ne doit plus croire aux, +pressentimens de l'amour. O Madame! continua-t-elle en embrassant cette +aimable personne, combien tout ceci redouble l'envie que nous avons tous +d'apprendre vos aventures, et de quel intérêt elles doivent être! + +Au moins, laissons finir celle de Mr. De Sainville, dit le comte de +Beaulé; c'est une terrible chose que d'avoir affaire à des femmes: on +s'imagine que la curiosité est leur démangeaison la plus cuisante... +vous le voyez, Mr., on se trompe, c'est l'envie de parler.--Mais qui +nous retarde à présent, dit Aline avec gentillesse en s'adressant au +comté... il me semble que ce n'est que vous seul.--Soit, reprit Mr. De +Beaulé; mais si vous interrompez encore une fois, ou l'une, ou l'autre, +j'emmène Sainville et Léonore à Paris, et vous prive de savoir le reste +de leur histoire. Allons, allons, dit Madame de Senneval, il faut +écouter et se taire: notre général le ferait comme il le dit; continuez, +Mr. De Sainville, continuez, je vous en supplie, car j'ai bien envie de +savoir comment vous vous réunirez à ce cher objet de tous vos soins. + +Hélas! Madame, reprit Sainville, il me reste peu de choses intéressantes +à vous dire entre cette dernière circonstance de mon histoire et notre +heureuse réunion; et l'impatience que je lis en vous d'écouter à présent +plutôt Léonore que moi, va me faire abréger les détails. + +Je marchai avec la plus grande vitesse; j'évitais les villes et les +bourgs, je couchais en rase campagne: si je rencontrais quelqu'un, je me +faisais passer pour déserteur français, et six jours de marche excessive +me rendirent enfin au-delà des monts: j'arrivai à Pau dans un état qui +vous eût attendri; j'y trouvai au moins de la tranquillité, et il me +restait assez d'argent pour m'y mettre à mon aise. Mais le calme décida +la maladie que tant d'agitations faisaient germer dans mon sang; à peine +fus-je dans une maison bourgeoise, que j'avais louée pour quelque tems à +dessein de m'y refaire, qu'une fièvre ardente se déclara, et me mit en +huit jours aux portes du tombeau. J'étais pour mon bonheur, chez +d'honnêtes gens; ils eurent pour moi des soins que je n'oublierai +jamais; mais ma convalescence ayant duré quatre mois, je ne pensai plus +à me rendre dans ma patrie. Vers la fin de l'Été, j'achetai une voiture, +je pris des domestiques, et je fus en poste à Bayonne; ne me trouvant +pas encore assez bien pour soutenir cette fatigante manière de voyager, +j'y renonçai, et vins à petites journées à Bordeaux, où je résolus de me +rafraîchir une quinzaine de jours; j'y étais aussi tranquille que l'état +de mon coeur pouvait me le permettre, lorsqu'un soir, ne cherchant qu'à +me distraire ou à me dissiper, je fus à la comédie attiré par _le Père +de Famille_, que j'ai toujours aimé, et plus encore par l'annonce d'une +jeune débutante aux rôles de Sophie dans la première pièce, et de Julie +dans la _Pupille_, qui devait suivre: c'était, assurait-on, ne fille +pleine de grâces, de talens, et qui venait de faire les délices de +Bayonne, où elle avait passé pour se rendre à Bordeaux, lieu de son +engagement. Il était d'usage alors qu'un peu avant le pièce, les jeunes +gens se rendissent sur le théâtre pour y causer avec les actrices, j'y +fus dans le dessein d'examiner d'un peu plus près si cette jeune +personne, dont la figure s'exaltait autant, méritait les éloges qu'on +lui prodiguait; ayant rencontré là par hasard un nommé _Sainclair_, que +j'avais vu autrefois tenant le premier emploi à Metz et qui le +remplissant de même à Bordeaux allait représenter le tendre et fougueux +_Saint-Albin_; je le priai de me montrer la déesse qu'il allait +adorer.--Elle s'habille, me dit-il, elle va descendre à l'instant; je +vous la ferai voir dès qu'elle paraîtra; c'est la première fois que je +joue avec elle; je ne l'ai vue qu'un moment ce matin... elle n'est ici +que d'hier... nous avons répété _les situations_; elle est en vérité du +_dernier intérêt_. Une jolie taille, un son de voix flatteur, et je lui +crois _de l'âme_.--Eh vous n'en êtes pas amoureux, dis-je en +plaisantant?--Oh bon! me répondit _Sainclair_, ne savez-vous donc pas +que nous sommes comme les confesseurs, nous autres, nous ne chassons +jamais sur nos terres; cela nuit au talent; _l'illusion_ est au diable +quand on a couché avec une femme, et pour l'adorer sur la scène, ne +faut-il pas que cette illusion soit entière. Cette fille est d'ailleurs +aussi sage que belle... En vérité, tous nos camarades le disent... Mais +tenez, parbleu, la voilà, vos yeux vont vous servir infiniment mieux que +mes tableaux... Hein! comment la trouvez-vous?... Ciel! étais-je en état +de répondre!... Mes membres frémissent... une angoisse cruelle enchaîne +à l'instant tous mes sens, et revenant comme un trait de cette +situation, je vole aux genoux de cette fille chérie.... O Léonore! +m'écriai-je, _et je tombe à ses pieds sans connaissance_. + +Je ne sais ce que je devins, ce qu'on fit, ce qui se passa; mais je ne +repris connaissance que dans les foyers, et quand mes yeux se +rouvrirent, je me retrouvai soigné par _Sainclair_, plusieurs femmes de +la comédie, et _Léonore_ à genoux devant moi, une main appuyée sur mon +coeur,m'appelant et fondant en larmes... Nos embrassemens... notre +délire... nos questions coupées, reprises cent et cent fois, et jamais +répondues, l'excès de notre tendresse mutuelle, et du bonheur que nous +sentions à nous retrouver enfin après tant de traverses, arrachaient des +larmes à tout ce qui nous entourait. On avait annoncé la débutante +évanouie; l'impossibilité de donner _le Père de Famille_, et toute la +troupe s'était renfermée avec nous dans les foyers. Léonore +avait déclaré qui j'étais; elle avait dit par quels noeuds nous étions liés +l'un à l'autre, et l'impossibilité où elle se trouvait de jouer dorénavant la +comédie. Je m'offris de payer les frais... les comédiens ne voulurent jamais +l'accepter. Peu de gens savent combien on trouve de procédés et de +délicatesse dans les personnes de ce talent. Eh! comment ne seraient pas +honnêtes et sensibles, ceux qui doivent être ainsi, par état, la moitié de +leur vie ! On rend mal ce qu'on ne sent point, et n'eût-on pas même un +certain penchant à la vertu, l'habitude des sentimens qu'on emprunte, +accoutume insensiblement l'âme à ne se plus mouvoir que par eux[37]. + +On revint annoncer l'indisposition totale de la débutante, et prendre en +même-tems les ordres du public; il exigea les _Trois Fermiers_, et tout fut +calme; je ne voulus quitter la salle qu'après cette décision... Partons +maintenant, dis-je à Léonore, allons nous livrer en paix au doux charme de +nous être réunis. O ma chère âme, allons célébrer le plus heureux jour de +notre vie.--Un moment, je ne le puis sans témoigner ma reconnaissance aux +deux personnes que vous voyez, dit cette fille adorable, en me montrant un +homme et une femme de la troupe, dont nous avions également reçu des soins +dans cette circonstance; leurs bontés me les rendent aussi chers que mes +propres parens, ils m'en ont tenu lieu.... El fut les embrasser, elle en +reçut les + +[37] Ceci, sans doute, doit s'entendre avec quelques exceptions; car sans les +supposer, les comédiens qui remplissent les rôles faux et traîtres, devraient +donc ressembler aux personnages qu'ils peignent, c'est ce qui n'est pourtant +pas; mais ces rôles sont rares. Il y a en général plus d'honnêtes gens dans +les personnages d'une pièce, que de scélérats; et voilà ce qui peut seul +étayer l'assertion de Sainville. + +plus tendres caresses; je me joignis à elle pour donner à ces deux +honnêtes personnes les marques de l'effusion de mon coeur, et tous nos +adieux faits, nous quittâmes Bordeaux dès le même soir, pour Aller +coucher à Livourne, où nous nous établîmes pour quelques jours... Après +avoir témoigné à cette chère épouse l'ivresse où j'étais de retrouver +après avoir passé vingt-quatre heures à ne nous occuper que de notre +amour et du bonheur dont nous jouissions de pouvoir nous en donner mille +preuves, je la suppliai de me faire part des évènemens de sa vie, depuis +l'instant fatal qui nous avait séparés. + +Mais ces aventures, Mesdames, dit Sainville en finissant les siennes, +auront je crois plus d'agrémens racontées par elle, que par moi; +permettez-vous que nous lui en laissions le soin.--Assurément, dit +Madame de Blamont au nom de toute la société, nous serons ravis de +l'entendre, et... + +Juste ciel! qui m'empêche moi-même de poursuivre; quel bruit affreux +vient ébranler soudain jusqu'aux fondemens de la maison; ô Valcour! les +cieux seront-ils toujours conjurés contre nous?... On enfonce les +portes, les fenêtres se hérissent de bayonnettes... Les femmes +s'évanouissent... Adieu, adieu, trop malheureux ami... Ah!... +N'aurais-je donc jamais que des malheurs à t'apprendre! + + + + +FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE. + + + +Notes: + +[1] N'oublions jamais que cet ouvrage est fait un an avant la révolution +française. + +[2] Le plus gourmand et le plus débauché des romains; intempérant dans +tout, il avait long-tems entretenu Séjau comme une maîtresse; il avait +dépensé la valeur de plus de quinze millions à ses seules débauches de +lit et de table; on lui annonça enfin qu'il était ruiné; il fit ses +comptes, ce ne se trouvant plus que cent mille livres de rentes, il +s'empoisonna de désespoir. + +[3] Un grand empire et une grande population (dit M. Raynal, tome VI) +peuvent être deux grands maux; peu d'hommes, mais heureux; peu d'espace, +mais bien gouverné. + +[4] On s'est battu en Bohême pendant vingt ans, et il en a coûté la vie +à plus de deux millions d'hommes pour décider s'il fallait communier +sous les deux espèces, ou simplement sous une. Les animaux qui se +battent pour leurs femelles ont une excuse au moins dans la nature; mais +quelle peut être celle des hommes qui s'égorgent pour un peu de farine +et quelques gouttes de vin. + +[5] On compte en France 23 millions d'habitans; il s'y recueille 50 +millions de septiers de bleds, c'est-à-dire, environ par an de quoi +nourrir 13 mois, tous les habitans, et c'est avec cette richesse; que +la nation, sans fléaux de la nature, est quelque fois à la veille de +mourir de faim! + +[6] Conviens, lecteur, qu'il fallait les grâces d'état d'un homme +embastillé, pour faire en 1788 une telle prédiction. + +[7] Cette vérité est d'autant plus grande, qu'il est assurément peu de +plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu; ou un jeune homme +corrompe plutôt et son ton, et ses moeurs. + +[8] Un philosophe français qui voyage, trouve, il en faut convenir, dans +les individus de sa Nation qu'il rencontre, des sujets d'étude pour le +moins aussi intéressans que ceux que lui offre les étrangers chez +lesquels il est. On ne rend point l'excès de la fatuité, de +l'impertinence avec lequel nos élégans voyagent; ce ton de dénigrement +avec lequel ils parlent de tout ce qu'ils ne conçoivent pas, ou de tout +ce qu'ils ne trouvent pas chez eux; cet air insultant et plein de +mépris, dont ils considèrent tout ce qui n'a pas leur sotte légèreté, le +ridicule, en un mot, dont ils se couvrent universellement, est sans +contredit un des plus certains motifs de l'antipathie qu'ont pour nous +les autres peuples; il en devrait résulter, ce me semble, une attention +plus particulière aux ministres, à n'accorder l'agrément de voyager qu'à +des gens faits pour ne pas achever de dégrader la Nation dans l'esprit +de l'Europe, pour ne pas étendre et porter au-delà des frontières les +vices qui nous sont si familiers.--Une voiture arrivant fort tard dans +une auberge d'Italie qui se trouvait pleine, on balança à ouvrir les +portes, l'hôte se montre à une fenêtre, et demande au voyageur quelle +est sa Nation? Français, répondent insolemment quelques +domestiques.--Allez plus loin, dit l'hôte, je n'ai point de place.--Mes +gens se trompent, reprend le maître adroitement, ce sont des valets de +louage qui ne sont à moi que d'hier; je suis Anglais, Monsieur l'hôte, +ouvre-moi, et dans l'instant tout accourt, tout reçoit le voyageur avec +empressement. N'est-il donc pas affreux que le discrédit de la Nation +ait été tel, qu'il ait fallu la déguiser, la renier pour s'introduire +chez l'étranger, non pas seulement dans le monde, mais même dans un +cabaret: eh! pourquoi donc ne pas se faire aimer, quand il n'en +coûterait pour y réussir, que d'abjurer des torts qui nous déshonorent +même chez nous au yeux du sage qui nous examine de sang-froid; mais la +révolution en changeant nos moeurs, élaguera nos ridicules. Croyons-le +au moins pour notre bonheur. + +[9] Ne dit-on pas pour excuse de la tolérance de ces maisons, que c'est +pour empêcher de plus grands maux, et que l'homme intempérant, au lieu +de séduire la femme de son voisin, va se satisfaire dans ces cloaques +infects? N'est-ce pas une chose extrêmement singulière, qu'un +Gouvernement ne soit pas honteux de rester quinze cents ans dans une +erreur aussi lourde, que celle d'imaginer qu'il vaut mieux tolérer le +débordement le plus infâme, que de changer les loix? Mais, qui compose +les victimes de ces lieux horribles, les sujets qu'on y trouve ne +sont-ils pas des femmes ou des filles primitivement séduites par +l'avarice ou l'intempérance? Ainsi, l'État permet donc qu'une partie des +femmes ou des filles de sa Nation se corrompe pour conserver l'autre; il +faut l'avouer, voilà un grand profit, un calcul singulièrement sage! +Lecteur philosophe et calme, avoue-le, Zamé ne raisonne-t-il pas +beaucoup mieux quand il ne veut rien perdre, quand par la belle +disposition de ses loix, aucune portion ne se trouve sacrifiée à +l'autre, et que toutes se conservent également pures? + +[10] Excepté cependant pour le meurtre, plus sévèrement puni, et dont +Zamé parlera plus bas. + +[11] Heureux Français, vous l'avez senti en pulvérisant ces monumens +d'horreur, ces bastilles infâmes d'où la philosophie dans les fers vous +criait ceci, avant que de se douter de l'énergie qui vous ferait briser +les chaînes par lesquelles sa voix était étouffée. + +[12] On ne peut présumer de qui l'auteur veut parler ici, mais il ne +faut chercher que dans les annales du commencement de ce siècle. + +[13] Ces lettres s'écrivaient alors, leurs date le prouvent, et voilà ce +qui fait que Zamé se trompe sur les Anglais. + +[14] On attendait quelque chose d'humain sur cette partie de notre +première législature, et elle ne nous a offert que des hommes de sang, +se disputant seulement sur la manière d'égorger leurs semblables. Plus +féroces que des cannibales, un d'eux a osé offrir une machine infernale +pour trancher des têtes et plus vite et plus cruellement. Voilà les +hommes que la nation a payé, qu'elle a admiré, et qu'elle a cru. + +[15] Il est vrai que pour éviter l'incertitude, cette foule de scélérats +absurdes qui se sont mêlés d'interpréter ce qu'ils ne comprenaient pas +eux-mêmes, ont décidé que dans les délits les moins probables, les plus +légères conjectures suffisent; et, continuent ces bourreaux de légistes, +il est permis alors aux juges d'outrepasser la loi, c'est-à-dire que +moins une chose est probable, et plus il faut la croire. Peut-on ne pas +voir dans des décisions de cette atrocité, que ces misérables poliçons +dont on devrait brûler les inepties, n'ont eu en vue que de soulager le +juge aux dépends de la vie des hommes: et on suit encore ces infernales +maximes dans ce siècle de philosophie, et tous les jours le sang coule +en vertu de ce précepte dangereux.] + +[16] «Pourquoi voit-on le peuple si souvent impatient du joug des loix? +c'est que la rigueur est toute du côté des loix qui le gêne, la mollesse +et la négligence du côté des loix qui le favorisent et qui devraient le +protéger.» _Bélisaire_. + +[17] C'est une chose vraiment singulière que l'extravagante manie qui a +fait louer par plusieurs écrivains, depuis quelque tems, ce roi cruel et +imbécile, dont toutes les démarches sont fausses, ridicules ou barbares; +qu'on lise avec attention l'histoire de son règne, et on verra si ce +n'est pas avec justice que l'on peut affirmer que la France eut peu de +souverains plus faits pour le mépris et l'indignation, quels que soient +les efforts du marguillier Darnaud, pour faire révérer à ses +compatriotes un fou, un fanatique qui, non content de faire des loix +absurdes et intolérantes, abandonne le soin de diriger ses états pour +aller conquérir sur les Turcs, au prix du sang de ses sujets, un tombeau +qu'il faudrait se presser de faire abattre s'il était malheureusement +dans notre pays. + +[18] Il serait à souhaiter, dit quelque part un homme de génie, que les +loix eussent plus de simplicité, qu'elles pussent parler au coeur que, +liées davantage à la morale, elles eussent de la douceur et de +l'onction; que leur objet, en un mot, fût de nous rendre meilleurs, sans +employer la crainte, et par le seul charme attaché à l'amour de l'ordre +et du bien public: tel est l'esprit dans lequel il faudrait que toutes +les loix fussent composées, et alors, ce ne serait plus un despote, un +juge sévère qui ordonnerait, ce serait un père tendre qui +représenterait; et combien les loix envisagées sous cet aspect +auraient-elles moins à punir! Le précepte aurait tout l'intérêt du +sentiment. + +Croirait-on que le même homme qui parle ainsi, soit le panégyriste de +Saint-Louis, c'est-à-dire du Dacon de la France, de celui qui a rempli +le code du royaume d'un fatras d'inepties et de cruautés. + +[19] De toutes les injustices des suppôts de Thémis, celle-là est une +des plus criantes, sans doute: «Un tribunal qui commet des injustices, +disait le feu roi de Prusse dans sa sentence portée contre les juges +prévaricateurs du meunier Arnold, est plus dangereux qu'une bande de +voleurs; l'on peur se mettre en défense contre ceux-ci; mais personne +ne saurait se garantir de coquins qui emploient le manteau de la justice +pour lâcher la bride à leurs mauvaises passions; ils sont plus méchans +que les brigands les plus infâmes qui soient au monde, et méritent une +double punition.» + +[20] Les loix des Francs et des Germains taxent le meurtre à raison de +la victime: on tuait un cerf pour 30 liv. tournois, un évêque pour 400; +l'individu qui coûtait le moins était une fille publique, tant à cause +de l'abjection, que de l'inutilité de son état. + +[21] Zamé pèche ici contre l'ordre du tems, nous sommes nécessairement +obligés d'en prévenir nos lecteurs; il ne peut parler que des évènemens +du commencement de ce siècle, et ceci est (c'est-à-dire la retraite de +l'homme) de 1778 à 1780. Peut-être exigerait-on de nous de le nommer; +mais qui ne nous devine? et dès qu'on parle d'un scélérat, qui ne voit +aussi-tôt qu'il ne peut s'agir que de Sartine? C'est à lui qu'est bien +sûrement arrivée l'exécrable histoire que nous raconte ici Zamé. (_Note +ajoutée_.) + +[22] Français, pénétrez-vous de cette grande vérité; sentez donc que +votre culte catholique plein de ridicules et d'absurdités, que ce culte +atroce, dont vos ennemis profitent avec tant d'art contre vous, ne peut +être celui d'un peuple libre; non, jamais les adorateurs d'un esclave +crucifié n'atteindront aux vertus de Brucus. (_Note ajoutée_.) + +[23] O vous qui punissez, dit un homme d'esprit, prenez garde de ne pas +réduire l'amour-propre au désespoir en l'humiliant, car autrement vous +briserez le grand ressort des vertus, au lieu de le tendre. + +[24] Une raison purement physique devint sans doute la cause de cette +loi singulière. On croyait les célibataires impuissans, et l'on lâchait +de leur faire retrouver, par cette cérémonie, les forces dont ils +paraissaient manquer; mais la chose était mal vue: l'impuissance, qui +souvent même ne se restaure point par ce moyen violent, n'est pas +toujours la raison majeure du célibat. Si des goûts ou des habitudes +différentes éloignent invinciblement un individu quelconque des chaînes +du mariage, les moyens de restauration agiront au profit des caprices +irréguliers de cet individu, sans le rapprocher davantage de ce qui lui +répugne; donc le remède était mal trouve. Mais cette citation, tirée de +l'histoire des moeurs antiques, qu'on pourrait étayer de beaucoup +d'autres, s'il s'agissait d'une dissertation, sert à nous prouver que de +tous temps l'homme eut recours à ces véhicules puissans pour rétablir sa +vigueur endormie, et que ce que beaucoup de sots blâment ou persiflent, +était article de religion chez des peuples qui valaient bien autant que +ces sots. On n'ignore plus aujourd'hui que l'âme tirée de la langueur, +agitée, dit Saint-Lambert, mise en mouvement par des douleurs factices +ou réelles, est plus sensibles de toutes les manières de l'être, et +jouit mieux du plaisir des sensations agréables.--Le célèbre Cardan nous +dit, dans l'histoire de sa vie, que si la nature ne lui faisait pas +sentir quelques douleurs, il s'en procurerait à lui-même, en se mordant +les lèvres, en se tiraillant les doigts jusqu'à ce qu'il en pleurât. + +[25] On demandait à M. Bertin pourquoi tant de mauvais sujets lui +étaient nécessaires à la police de Paris. Trouvez-moi, répondit-il, un +honnête-homme qui veuille faire ce métier-là.--Soit, mais un honnête +homme prend la liberté de répliquer à cela: 1°. S'il est bien nécessaire +de corrompre une moitié des citoyens pour policer l'autre? 2°. S'il est +bien démontré que ce ne soit qu'en faisant le mal qu'on puisse réussir +au bien? 3°. Ce que gagne l'État et la vertu, à multiplier le nombre des +coquins, pour un total très-inférieur de conversions? 4°. S'il n'y a pas +à craindre que cette partie gangrenée ne corrompe l'autre, au lieu de la +redresser? 5°. Si les moyens que prennent ces gens infâmes en tendant +des embûches à l'innocence, la confondant avec le crime pour la démêler; +si ces moyens, dis-je, ne sont pas d'autant plus dangereux, que cette +innocence alors ne se trouve plus corrompue que par ces gens-là, et que +tous les crimes où elle peut tomber après, instruite à cette école, ne +sont plus l'ouvrage que de ces suborneurs: est-il donc permis de +corrompre, de suborner pour corriger et pour punir? 6°. Enfin, s'il n'y +a pas, de la part de ceux qui régissent cette partie, un intérêt +puissant à vouloir persuader au roi et à la nation, qu'il est essentiel +qu'un million se dépense à soudoyer cent mille fripons qui ne méritent +que la corde et les galères. Jusqu'à ce que ces questions soient +résolues, il sera permis de former des doutes sur l'excellence de +l'ancienne police française. + +[26] L'instant de calme, où se trouve maintenant le lecteur, nous permet +de lui communiquer des réflexions par lesquelles nous n'avons pas voulu +l'interrompre. + +On a objecté que le peuple, qui vient d'être peint, n'avait qu'un +bonheur illusoire; que foncièrement il était esclave, puisqu'il ne +possédait rien en propre. Cette objection nous a parue fausse; il +vaudrait alors autant dire que le père de famille, propriétaire d'un +bien substitué, est esclave, parce qu'il n'est qu'usufruitier de son +bien, et que le fonds appartient à ses enfans. On appelle esclave celui +qui dépend d'un maître qui a tout, et qui ne fournit à cet homme servile +que ce qu'il faut à peine pour sa subsistance; mais ici il n'y a point +d'autre maître que l'État, le chef en dépend comme les autres; c'est à +l'État que sont tous les biens, ce n'est pas au chef.--Mais le citoyen, +continue-t-on, ne peut ni vendre, ni engager Eh! qu'a-t-il besoin de +l'un ou de l'autre? C'est pour vivre ou pour changer, qu'on vend ou +qu'on engage; si ces choses sont prouvées inutiles ici, quel regret peut +avoir celui qui ne peut les faire? Ce n'est pas être esclave, que de ne +pouvoir pas faire une chose inutile; on n'est tel, que quand on ne peut +pas faire une chose utile ou agréable. A quoi servirait ici de vendre ou +d'acheter, puisque chacun possède ce qu'il lui faut pour vivre, et que +c'est tout ce qui est nécessaire au bonheur.--Mais on ne peut rien +laisser à ses enfans.--Dès que l'État pourvoit à leur subsistance et +leur donne un bien égal au vôtre, qu'avez-vous besoin de leur laisser? +C'est assurément un grand bonheur pour les époux, d'être sûrs que leur +postérité, destinée à être aussi riche qu'eux, ne peut jamais leur être +à charge et ne désirera jamais leur mort pour devenir riche à son tour. +Non, certes, ce peuple n'est point esclave; il est le plus heureux, le +plus riche et le plus libre de la terre, puisqu'il est toujours sûr +d'une subsistance égale, ce qui n'existe dans aucune nation. Il est donc +plus heureux qu'aucune de celles qu'on puisse lui comparer. Il faudrait +plutôt dire que c'est l'État qui se rend volontairement esclave, afin +d'assurer la plus grande liberté à ses membres et c'est dans ce cas le +plus beau modèle de gouvernement qu'il soit possible de méditer. + +[27] A-peu-près 84 livres de France: la pistole simple vaut 21 livres; +il y en a des doubles et des quadruples. + +[28] L'habit du personnage de ce nom est l'uniforme de ces drôles-là. + +[29] Innocent III, à dessein de mettre l'inquisition en faveur, accorda +des privilèges et des indulgences à ceux qui prêteraient main-forte au +tribunal pour chercher et punir les coupables: il est aisé de voir, +d'après une aussi sage institution, combien leur nombre dut augmenter; +ce sont ces infâmes délateurs que l'on appelle _familiers_, comme s'ils +étaient en quelque sorte de la famille de l'inquisiteur. Les plus grands +seigneurs acquérant l'impunité de leurs crimes au moyen de cette +fonction, s'empressent tous d'entrer dans ce noble corps. Le tribunal de +l'inquisition n'est pas le seul qui ait des familiers, et l'Espagne +n'est pas la seule partie de l'Europe où l'administration soit viciée au +point de corrompre ou de tolérer la corruption de la moitié des citoyens +pour tourmenter inutilement l'autre. + +[30] Il ne faut pas que l'accusation de sorcellerie, de chymie, étonne +dans le siècle où fut fait le fameux procès du curé de Blenac: ce +malheureux prêtre fut accusé au parlement de Toulouse, en 1712 ou 1715, +d'avoir commerce avec le Diable; en conséquence, il fut scandaleusement +dépouillé en pleine salle, pour voir s'il ne portait pas sur le corps +des marques de ce commerce; et comme on lui trouva plusieurs seings, on +ne douta plus du fait: on le piqua, on le brûla sur chacun de ces +seings, pour voir s'ils étaient l'ouvrage du Démon ou de la nature; +telle était la spirituelle école où se formaient les meurtriers de Calas +& de Labarre. + +[31] Charles-Quint. + +[32] Le comte d'Olivarès: il avait fait la fortune de plus de 4.000 +personnes, quand ce tribunal atroce le somma de comparaître devant lui; +il ne trouva pas un seul ami qui osa lui donner du secours. + +[33] Les Provinces-Unies, & c. + +[34] La maxime de ce tribunal est: nous te ferons plutôt brûler comme +coupable, que de laisser croire au public que nous t'ayons enfermé comme +innocent. + +[35] On peut et on doit reprocher à l'ancien ministre dont il s'agit +ici, d'avoir dans tous les tems écouté les soupçons, la commune +renommée, et favorisé les délations secrètes] or, voilà ce qui s'appelle +agir inquisitoirement. Il vaut mieux se tromper en pensant +avantageusement de celui qui ne le mérite pas, que de concevoir des +soupçons défavorable de l'homme de bien, parce qu'on ne fait aucun tort +au premier en le soupçonnant meilleur qu'il n'est, et qu'on fait injure +au second en le soupçonnant mal-à-propos. Saint-Augustin consent qu'on +présume le bien tant qu'on n'a point de preuves du mal; mais pour +appuyer un jugement désavantageux, il demande des preuves indubitables. + +[36] C'est cette affreuse habitude où sont les juges, de ne jamais +regarder qu'un coupable dans l'accusé, qui leur font commettre de si +sanglantes méprises: tant de causes, pourtant, peuvent avoir attiré des +ennemis à un homme; la médisance, la calomnie sont si fort en usage, +qu'il paraîtrait que dans toute âme honnête, le premier mouvement +devrait toujours être à la décharge de l'accusé; mais où y a-t-il +aujourd'hui des juges de cette vertu! et la morgue, et la sévérité, et +l'insolent et stupide rigorisme, que deviendrait tout cela, si au lieu +de pendre et rouer, on passait sa vie à innocenter ou absoudre; un +coupable, tel ou non, un homme à pendre, enfin, est un être aussi +essentiel à des robins, que la mouche à l'araignée, la brebis au lion +féroce, et la fièvre aux médecins. + + + + + + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Aline et Valcour, tome II, by D.A.F. de SADE + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ALINE ET VALCOUR, TOME II *** + +***** This file should be named 17707-8.txt or 17707-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/7/0/17707/ + +Produced by Marc D'Hooghe. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Aline et Valcour, tome II + Roman philosophique + +Author: D.A.F. de SADE + +Release Date: February 7, 2006 [EBook #17707] +Last Updated: March 3, 2019 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ALINE ET VALCOUR, TOME II *** + + + + +Produced by Marc D'Hooghe. + + + + + +</pre> + + + +<!-- Autogenerated TOC. Modify or delete as required. --> + +<!-- End Autogenerated TOC. --> + +<h1>ALINE ET VALCOUR,</h1> + +<h2><i>ou</i></h2> + +<h2>LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.</h2> + +<h4>par</h4> + +<h2>D.A.F. DE SADE</h2> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3>TOME II.</h3> + +<h4>TROISIÈME PARTIE.</h4> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h5>Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.</h5> + +<h5>ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.</h5> + +<h5>1795.</h5> + + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p class="center">Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,<br /> +Cum dare conantur prius oras pocula circum<br /> +Contingunt mellis dulci flavoque liquore,<br /> +Ut puerum aetas improvida ludificetur<br /> +Labrorum tenus; interea perpotet amarum<br /> +Absinthy lathicem deceptaque non capiatur,<br /> +Sed potius tali tacta recreata valescat.<br /> +<br /> + Luc. Lib. 4. +</p> +<hr style='width: 65%;' /> + + +<h3>LETTRE TRENTE-CINQUIÈME,</h3> + +<h5><i>Déterville à Valcour</i>.</h5> + + +<p class="date">Verfeuille, 16 Novembre.</p> + + +<h4>HISTOIRE DE SAINVILLE ET DE LÉONORE. +<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a> +</h4> + +<p>C'est en présentant l'objet qui l'enchaîne, qu'un amant peut se flatter +d'obtenir l'indulgence de ses fautes: daignez jeter les yeux sur +Léonore, et vous y verrez à-la-fois la cause de mes torts, et la raison +qui les excuse.</p> + +<p>Né dans la même ville qu'elle, nos familles unies par les noeuds du sang +et de l'amitié, il me fut difficile de la voir long-tems sans l'aimer; +elle sortait à peine de l'enfance, que ses charmes faisaient déjà le +plus grand bruit, et je joignis à l'orgueil d'être le premier à leur +rendre hommage, le plaisir délicieux d'éprouver qu'aucun objet ne +m'embrâsait avec autant d'ardeur.</p> + +<p>Léonore dans l'âge de la vérité et de l'innocence, n'entendit pas l'aveu +de mon amour sans me laisser voir qu'elle y était sensible, et l'instant +où cette bouche charmante sourit pour m'apprendre que je n'étais point +haï, fut, j'en conviens, le plus doux de mes jours. Nous suivîmes la +marche ordinaire, celle qu'indique le coeur quand il est délicat et +sensible, nous nous jurâmes de nous aimer, de nous le dire, et bientôt +de n'être jamais l'un qu'à l'autre. Mais nous étions loin de prévoir les +obstacles que le sort préparait à nos desseins.—Loin de penser que +quand nous osions nous faire ces promesses, de cruels parens +s'occupaient à les contrarier, l'orage se formait sur nos têtes, et la +famille de Léonore travaillait à un établissement pour elle au même +instant où la mienne allait me contraindre à en accepter un.</p> + +<p>Léonore fut avertie la première; elle m'instruisit de nos malheurs; elle +me jura que si je voulais être ferme, quels que fussent les inconvéniens +que nous éprouvassions, nous serions pour toujours l'un à l'autre; je ne +vous rends point la joie que m'inspira cet aveu, je ne vous peindrai que +l'ivresse avec laquelle j'y répondis.</p> + +<p>Léonore, née riche, fut présentée au Comte de Folange, dont l'état et +les biens devaient la faire jouir à Paris du sort le plus heureux; et +malgré ces avantages de la fortune, malgré tous ceux que la nature avait +prodigués au Comte, Léonore n'accepta point: un couvent paya ses refus.</p> + +<p>Je venais d'éprouver une partie des mêmes malheurs: on m'avait offert +une des plus riches héritières de notre province, et je l'avais refusée +avec une si grande dureté, avec une assurance si positive à mon père, +qu'ou j'épouserais Léonore, ou que je ne me marierais jamais, qu'il +obtint un ordre de me faire joindre mon corps, et de ne le quitter de +deux ans.</p> + +<p>Avant de vous obéir, Monsieur, dis-je alors, en me jettant aux genoux de +ce père irrité, souffrez que je vous demande au moins la cruelle raison +qui vous force à ne vouloir point m'accorder celle qui peut seule faire +le bonheur de ma vie? Il n'y en a point, me répondit mon père, pour ne +pas vous donner Léonore, mais il en existe de puissantes pour vous +contraindre à en épouser une autre. L'alliance de Mademoiselle de Vitri, +ajouta-t-il, est ménagée par moi depuis dix ans; elle réunit des biens +considérables, elle termine un procès qui dure depuis des siècles, et +dont la perte nous ruinerait infailliblement.—Croyez-moi, mon fils, de +telles considérations valent mieux que tous les sophismes de l'amour: on +a toujours besoin de vivre, et l'on n'aime jamais qu'un instant.—Et les +parens de Léonore, mon père, dis-je en évitant de répondre à ce qu'il me +disait, quels motifs allèguent-ils pour me la refuser?—Le désir de +faire un établissement bien meilleur; dussé-je faiblir sur mes +intentions, n'imaginez jamais de voir changer les leurs: ou leur fille +épousera celui qu'on lui destine, ou on la forcera de prendre le voile. +Je m'en tins là, je ne voulais pour l'instant qu'être instruit du genre +des obstacles, afin de me décider au parti qui me resterait pour les +rompre. Je suppliai donc mon père de m'accorder huit jours, et je lui +promis de me rendre incessamment après où il lui plairait de m'exiler. +J'obtins le délai désiré, et vous imaginez facilement que je n'en +profitai que pour travailler à détruire tout ce qui s'opposait au +dessein que Léonore et moi avions de nous réunir à jamais.</p> + +<p>J'avais une tante religieuse au même Couvent où on venait d'enfermer +Léonore; ce hasard me fit concevoir les plus hardis projets: je contai +mes malheurs à cette parente, et fus assez heureux pour l'y trouver +sensible; mais comment faire pour me servir, elle en ignorait les +moyens.—L'amour me les suggère, lui dis-je, et je vais vous les +indiquer.... Vous savez que je ne suis pas mal en fille; je me +déguiserai de cette manière; vous me ferez passer pour une parente qui +vient vous voir de quelques provinces éloignées; vous demanderez la +permission de me faire entrer quelques jours dans votre Couvent.... Vous +l'obtiendrez.—Je verrai Léonore, et je serai le plus heureux des +hommes.</p> + +<p>Ce plan hardi parut d'abord impossible à ma tante; elle y voyait cent +difficultés; mais son esprit ne lui en dictait pas une, que mon coeur ne +la détruisît à l'instant, et je parvins à la déterminer.</p> + +<p>Ce projet adopté, le secret juré de part et d'autre, je déclarai à mon +père que j'allais m'exiler, puisqu'il l'exigeait, et que, quelque dur +que fût pour moi l'ordre où il me forçait de me soumettre, je le +préférais sans doute au mariage de Mademoiselle de Vitri. J'essuyai +encore quelques remontrances; on mit tout en usage pour me +persuader; mais voyant ma résistance inébranlable, mon père m'embrassa, +et nous nous séparâmes.</p> + +<p>Je m'éloignai sans doute; mais il s'en fallait bien que ce fût pour +obéir à mon père. Sachant qu'il avait placé chez un banquier à Paris une +somme très-considérable, destinée à l'établissement qu'il projetait pour +moi, je ne crus pas faire un vol en m'emparant d'avance des fonds qui +devaient m'appartenir, et muni d'une prétendue lettre de lui, forgée par +ma coupable adresse, je me transportai à Paris chez le banquier, je +reçus les fonds qui montaient à cent mille écus, m'habillai promptement +en femme, pris avec moi une soubrette adroite, et repartis sur-le-champ +pour me rendre dans la Ville et dans le Couvent où m'attendait la tante +chérie qui roulait bien favoriser mon amour. Le coup que je venais de +faire était trop sérieux pour que je m'avisasse de lui en faire part; je +ne lui montrai que le simple désir de voir Léonore devant elle, et de me +rendre ensuite au bout de quelques jours aux ordres de mon père.... Mais +comme il me croyait déjà à ma destination, dis-je à ma tante, il +s'agissait de redoubler de prudence; cependant, comme on nous apprit +qu'il venait de partir pour ses biens, nous nous trouvâmes plus +tranquilles, et dès l'instant nos ruses commencèrent.</p> + +<p>Ma tante me reçoit d'abord au parloir, me fait faire adroitement +connoissance avec d'autres religieuses de ses amies, témoigne l'envie +qu'elle a de m'avoir avec elle, au moins pendant quelques jours, le +demande, l'obtient; j'entre, et me voilà sous le même toit que Léonore.</p> + +<p>Il faut aimer, pour connaître l'ivresse de ces situations; mon coeur +suffit pour les sentir, mais mon esprit ne peut les rendre.</p> + +<p>Je ne vis point Léonore le premier jour, trop d'empressement fût devenu +suspect. Nous avions de grands ménagemens à garder; mais le lendemain, +cette charmante fille, invitée à venir prendre du chocolat chez ma +tante, se trouva à côté de moi, sans me reconnaître; déjeuna avec +plusieurs autres de ses compagnes, sans se douter de rien, et ne revint +enfin de son erreur, que lorsqu'après le repas, ma tante l'ayant retenue +la dernière, lui dit, en riant, et me présentant à elle:—Voilà une +parente, ma belle cousine, avec laquelle je veux vous faire faire +connaissance: examinez-la bien, je vous prie, et dites-moi s'il est +vrai, comme elle le prétend, que vous vous êtes déjà vues ailleurs.... +Léonore me fixe, elle se trouble; je me jette à ses pieds, j'exige mon +pardon, et nous nous livrons un instant au doux plaisir d'être sûrs de +passer au moins quelques jours ensemble.</p> + +<p>Ma tante crut d'abord devoir être un peu plus sévère; elle refusa de +nous laisser seuls; mais je la cajolai si bien, je lui dis un si grand +nombre de ces choses douces, qui plaisent tant aux femmes, et sur-tout +aux religieuses, qu'elle m'accorda bientôt de pouvoir entretenir +tête-à-tête le divin objet de mon coeur.</p> + +<p>Léonore, dis-je à ma chère maîtresse, dès qu'il me fut possible de +l'approcher: ô Léonore, me voilà en état de vous presser d'exécuter nos +sermens; j'ai de quoi vivre, et pour vous, et pour moi, le reste de nos +jours. Ne perdons pas un instant, éloignons-nous.—Franchir les murs, me +dit Léonore effrayée; nous ne le pourrons jamais.—Rien n'est impossible +à l'amour, m'écriai-je; laissez-vous diriger par lui, nous serons réunis +demain. Cette aimable fille m'oppose encore quelques scrupules, me fait +entrevoir des difficultés; mais je la conjure de ne se rendre, comme +moi, qu'au sentiment qui nous enflamme.... Elle frémit.... Elle promet, +et nous convenons de nous éviter, et de ne plus nous revoir, qu'au +moment de l'exécution. Je vais y réfléchir, lui dis-je, ma tante vous +remettra un billet; vous exécuterez ce qu'il contiendra; nous nous +verrons encore une fois, pour disposer tout, et nous partirons.</p> + +<p>Je ne voulais point mettre ma tante dans une telle confidence. +Accepterait-elle de nous servir; ne nous trahirait-elle pas? Ces +considérations m'arrêtaient; cependant il fallait agir. Seul, déguisé, +dans une maison vaste dont je connoissais à peine les détours et les +environs; tout cela était fort difficile; rien ne m'arrêta cependant, +et vous allez voir les moyens que je pris.</p> + +<p>Après avoir profondément étudié pendant vingt-quatre heures, tout ce que +la situation pouvait me permettre, je m'aperçus qu'un sculpteur venait +tous les jours dans une chapelle intérieure du couvent, réparer une +grande statue de <i>Sainte Ultrogote</i>, patrone de la maison, en laquelle +les religieuses avaient une foi profonde; on lui avait vu faire des +miracles; elle accordait tout ce qu'on lui demandait. Avec quelques +patenôtres, dévotement récitées au bas de son autel, on était sûr de la +béatitude céleste. Résolu de tout hasarder, je m'approchai de l'artiste, +et après quelques génuflexions préliminaires, je demandai à cet homme, +s'il avait autant de foi que ces dames au crédit de la sainte qu'il +rajustait. Je suis étrangère dans cette maison, ajoutai-je, et je serais +bien aise d'entendre raconter par vous quelques hauts faits de cette +bienheureuse.—Bon, dit le sculpteur, en riant, et croyant pouvoir +parler avec plus de franchise, d'après le ton qu'il me voyait prendre +avec lui.—Ne voyez-vous pas bien que ce sont des béguines, qui croyent +tout ce qu'on leur dit. Comment voulez-vous qu'un morceau de bois fasse +des choses extraordinaires? Le premier de tous les miracles devrait être +de se conserver, et vous voyez bien qu'elle n'en a pas là puissance, +puisqu'il faut que je la raccommode. Vous ne croyez pas à toutes ces +momeries là, vous, mademoiselle.—Ma foi, pas trop, répondis-je; mais il +faut bien faire comme les autres. Et m'imaginant que cette ouverture +devait suffir pour le premier jour, je m'en tins là. Le lendemain, la +conversation reprit, et continua sur le même ton. Je fus plus loin; je +lui donnai beau jeu et il s'enflamma, et je crois que si j'eusse +continué de l'émouvoir, l'autel même de la miraculeuse statue, fût +devenu le trône de nos plaisirs.... Quand je le vis là, je lui saisis la +main. Brave homme, lui dis-je, voyez en moi, au lieu d'une fille, un +malheureux amant, dont vous pouvez faire le bonheur.—Oh ciel! monsieur, +vous allez nous perdre tous deux.—Non, écoutez-moi; servez-moi, +secourez-moi, et votre fortune est faite; et en disant cela, pour donner +plus de force à mes discours, je lui glissai un rouleau de vingt-cinq +louis, l'assurant que je n'en resterais pas là, s'il voulait m'être +utile.—Eh bien, qu'exigez-vous?—Il y a ici une jeune pensionnaire que +j'adore, elle m'aime, elle consent à tout, je veux l'enlever, et +l'épouser; mais je ne le puis, sans votre secours.—Et comment puis-je +vous être utile?—Rien de plus simple; brisons les deux bras de cette +statue, dites qu'elle est en mauvais état, que quand vous avez voulu la +réparer, elle s'est démantibulée toute seule, qu'il vous est impossible +de la rajuster ici; qu'il est indispensable qu'elle soit emportée chez +vous.... On y consentira, on y est trop attaché, pour ne pas accepter +tout ce qui peut la conserver.... Je viendrai seul la nuit, achever de +la rompre; j'en absorberai les morceaux, ma maîtresse, enveloppée sous +les attirails qui parent cette statue, viendra se mettre à sa place, +vous la couvrirez d'un grand drap, et aidé d'un de vos garçons, vous +l'emporterez de bon matin dans votre atelier; une femme à nous s'y +trouvera; vous lui remettrez l'objet de mes voeux; je serai chez vous +deux heures après; vous accepterez de nouvelles marques de ma +reconnaissance, vous direz ensuite à vos religieuses, que la statue est +tombée en poussière, quand vous avez voulu y mettre le ciseau, et que +vous allez leur en faire une neuve. Mille difficultés s'offrirent aux +yeux d'un homme qui, moins épris que moi, voyait sans-doute infiniment +mieux. Je n'écoutai rien, je ne cherchai qu'à vaincre; deux nouveaux +rouleaux y réussirent, et nous nous mîmes dès l'instant à l'ouvrage. Les +deux bras furent impitoyablement cassés. Les religieuses appelées, le +projet du transport de la sainte approuvé, il ne fut plus question que +d'agir.</p> + +<p>Ce fut alors que j'écrivis le billet convenu à Léonore; je lui +recommandai de se trouver le soir même à l'entrée de la chapelle de +<i>Sainte Ultrogote</i> avec le moins de vêtemens possible, parce que j'en +avois de sanctifiés à lui fournir, dont la vertu magique seroit de la +faire aussitôt disparoître du couvent.</p> + +<p>Léonore ne me comprenant point, vint aussitôt me trouver chez ma tante. +Comme nous avions ménagé nos rendez-vous, ils n'étonnèrent personne. On +nous laissa seuls un instant, et j'expliquai tout le mystère.</p> + +<p>Le premier mouvement de Léonore fut de rire. L'esprit qu'elle avait ne +s'arrangeant pas avec le bigotisme, elle ne vit d'abord rien que de +très-plaisant au projet de lui faire prendre la place d'une statue +miraculeuse; mais la réflexion refroidit bientôt sa gaîté.... Il fallait +passer la nuit là.... Quelque chose pouvait s'entendre; les Nones.... +Celles, au moins, qui couchaient près de cette chapelle, n'avaient qu'à +s'imaginer que le bruit qui en venait, était occasionné par la Sainte, +furieuse de son changement; elles n'avaient qu'à venir examiner, +découvrir.... Nous étions perdus; dans le transport, pouvait-elle +répondre d'un mouvement?... Et si on levait le drap, dont elle serait +couverte.... Si enfin.... Et mille objections, toutes plus raisonnables +les unes que les autres, et que je détruisis d'un seul mot, en assurant +Léonore qu'il y avait un Dieu pour les amans, et que ce Dieu imploré par +nous, accomplirait infailliblement nos voeux, sans que nul obstacle vint +en troubler l'effet.</p> + +<p>Léonore se rendit, personne ne couchait dans sa chambre; c'était le plus +essentiel. J'avais écrit à la femme qui m'avait accompagné de Paris, de +se trouver le lendemain, de très-grand matin, chez le sculpteur, dont je +lui envoyais l'adresse; d'apporter des habits convenables pour une jeune +personne presque nue, qu'on lui remettrait, et de l'emmener aussi-tôt à +l'auberge où nous étions descendus, de demander des chevaux de poste +pour neuf heures précises du matin; que je serais sans faute, de retour +à cette heure, et que nous partirions de suite.</p> + +<p>Tout allant à merveille de ce côté, je ne m'occupai plus que des projets +intérieurs; c'est-à-dire des plus difficiles, sans-doute.</p> + +<p>Léonore prétexta un mal de tête, afin d'avoir le droit de se retirer de +meilleure heure, et dès qu'on la crut couchée, elle sortit, et vint me +trouver dans la chapelle, où j'avais l'air d'être en méditation. Elle +s'y mit comme moi; nous laissames étendre toutes les nones sur leurs +saintes couches, et dès que nous les supposames ensevelies dans les bras +du sommeil, nous commençames à briser et à réduire en poudre la +miraculeuse statue, ce qui nous fut fort aisé, vu l'état dans lequel +elle était. J'avais un grand sac, tout prêt, au fond duquel étaient +placées quelques grosses pierres. Nous mimes dedans les débris de la +sainte, et j'allai promptement jetter le tout dans un puits. Léonore, +peu vêtue, s'affubla aussi-tôt des parures de Sainte-Ultrogote; je +l'arrangeai dans la situation penchée, où le sculpteur l'avait mise, +pour la travailler. Je lui emmaillotai les bras, je mis à côté d'elle, +ceux de bois, que nous avions cassé la veille, et après lui avoir donné +un baiser.... Baiser délicieux, dont l'effet fut sur moi bien plus +puissant que les miracles de toutes les Saintes du Ciel; je fermai le +temple où reposait ma déesse, et me retirai tout rempli de son culte.</p> + +<p>Le lendemain, de grand matin, le sculpteur entra, suivi d'un de ses +élèves, tous deux munis d'un drap. Ils le jetterent sur Léonore, avec +tant de promptitude et d'adresse, qu'une none qui les éclairait, ne put +rien découvrir; l'artiste aidé de son garçon, emporta la prétendue +Sainte; ils sortirent, et Léonore reçue par la femme qui l'attendait, +se trouva à l'auberge indiquée, sans avoir éprouvé d'obstacle à son +évasion.</p> + +<p>J'avais prévenu de mon départ. Il n'étonna personne. J'affectai, au +milieu de ces dames, d'être surpris de ne point voir Léonore, on me dit +qu'elle était malade. Très en repos sur cette indisposition, je ne +montrai qu'un intérêt médiocre. Ma tante, pleinement persuadée que nous +nous étions fait nos adieux mystérieusement, la veille, ne s'étonna +point de ma froideur, et je ne pensai plus qu'à revoler avec +empressement, où m'attendait l'objet de tous mes voeux.</p> + +<p>Cette chère fille avait passé une nuit cruelle, toujours entre la +crainte et l'espérance; son agitation avait été extrême; pour achever de +l'inquiéter encore plus, une vieille religieuse était venue pendant la +nuit prendre congé de la Sainte; elle avait marmotté plus d'une heure, +ce qui avait presqu'empêché Léonore de respirer; et à la fin des +patenôtres, la vieille bégueule en larmes avait voulu la baiser au +visage; mais mal éclairée, oubliant sans doute le changement d'attitude +de la statue, son acte de tendresse s'était porté vers une partie +absolument opposée à la tête; sentant cette partie couverte, et +imaginant bien qu'elle se trompait, la vieille avait palpé pour se +convaincre encore mieux de son erreur. Léonore extrêmement sensible, et +chatouillée dans un endroit de son corps dont jamais nulle, main ne +s'était approchée, n'avait pu s'empêcher de tressaillir ; la none avait +pris le mouvement pour un miracle; elle s'était jettée à genoux, sa +ferveur avait redoublé; mieux guidée dans ses nouvelles recherches, elle +avait réussi à donner un tendre baiser sur le front de l'objet de son +idolâtrie, et s'était enfin retirée.</p> + +<p>Après avoir bien ri de cette aventure, nous partîmes, Léonore, la femme +que j'avais amenée de Paris, un laquais et moi; il s'en fallut de bien +peu que nous ne fissions naufrage dès le premier jour. Léonore fatiguée, +voulut s'arrêter dans une petite ville qui n'était pas à dix lieues de +la nôtre: nous descendîmes dans une auberge; à peine y étions-nous, +qu'une voiture en poste s'arrêta pour y dîner comme nous.... C'était mon +père; il revenait d'un de ses châteaux; il retournait à la ville, +l'esprit bien loin de ce qui s'y passait. Je frémis encore quand je +pense à cette rencontre; il monte; on l'établit dans une chambre +absolument voisine de la nôtre, là, ne croyant plus pouvoir lui +échapper, je fus prêt vingt fois à aller me jeter à ses pieds pour +tâcher d'obtenir le pardon de mes fautes; mais je ne le connaissais pas +assez pour prévoir ses résolutions, je sacrifiais entièrement Léonore +par cette démarche; je trouvai plus à propos de me déguiser et de partir +fort vite. Je fis monter l'hôtesse; je lui dis que le hasard venait de +faire arriver chez elle un homme à qui je devais deux cents louis; que +ne me trouvant ni en état, ni en volonté de le payer à présent, je la +priai de ne rien dire, et de m'aider même au déguisement que j'allais +prendre pour échapper à ce créancier. Cette femme, qui n'avait aucun +intérêt à me trahir, et à laquelle je payai généreusement notre dépense, +se prêta de tout son coeur à la plaisanterie.</p> + +<p>Léonore et moi nous changeâmes d'habit, et nous passâmes ainsi tous deux +effrontément devant mon père, sans qu'il lui fût possible de nous +reconnaître, quelqu'attention qu'il eût l'air de prendre à nous. Le +risque que nous venions de courir décida Léonore à moins écouter l'envie +qu'elle avait de s'arrêter par-tout, et notre projet étant de passer en +Italie, nous gagnâmes Lyon d'une traite.</p> + +<p>Le Ciel m'est témoin que j'avais respecté jusqu'alors la vertu de celle +dont je voulais faire ma femme; j'aurais cru diminuer le prix que +j'attendais de l'hymen, si j'avais permis à l'amour de le cueillir. Une +difficulté bien mal entendue détruisit notre mutuelle délicatesse, et la +grossière imbécillité du refus de ceux que nous fûmes implorer, pour +prévenir le crime, fut positivement ce qui nous y plongea tous deux<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>. +O Ministres du Ciel, ne sentirez-vous donc jamais qu'il y a mille cas où +il vaut mieux se prêter à un petit mal, que d'en occasionner un grand, +et que cette futile approbation de votre part, à laquelle on veut bien +se prêter, est pourtant bien moins importante que tous les dangers qui +peuvent résulter du refus. Un grand Vicaire de l'Archevêque, auquel nous +nous adressâmes, nous renvoya avec dureté; trois Curés de cette ville +nous firent éprouver les mêmes désagrémens, quand Léonore et moi, +justement irrités de cette odieuse rigueur, résolûmes de ne prendre que +Dieu pour témoin de nos sermens, et de nous croire aussi bien mariés en +l'invoquant aux pieds de ses autels, que si tout le sacerdoce romain eût +revêtu notre hymen de ses formalités; c'est l'âme, c'est l'intention que +l'Éternel désire, et quand l'offrande est pure, le médiateur est +inutile.</p> + +<p>Léonore et moi, nous nous transportâmes à la Cathédrale, et là, pendant +le sacrifice de la messe, je pris la main de mon amante, je lui jurai de +n'être jamais qu'à elle, elle en fit autant; nous nous soumîmes tous +deux à la vengeance du Ciel, si nous trahissions nos sermens; nous nous +protestâmes de faire approuver notre hymen dès que nous en aurions le +pouvoir, et dès le même jour la plus charmante des femmes me rendit le +plus heureux des époux.</p> + +<p>Mais ce Dieu que nous venions d'implorer avec tant de zèle, n'avait pas +envie de laisser durer notre bonheur: vous allez bientôt voir par quelle +affreuse catastrophe il lui plut d'en troubler le cours.</p> + +<p>Nous gagnâmes Venise sans qu'il nous arrivât rien d'intéressant; j'avais +quelque envie de me fixer dans cette ville, le nom de <i>Liberté</i>, de +<i>République</i>, séduit toujours les jeunes gens; mais nous fûmes bientôt à +même de nous convaincre, que si quelque ville dans le monde est digne de +ce titre, ce n'est assurément pas celle-là, à moins qu'on ne l'accorde à +l'État que caractérise la plus affreuse oppression du peuple, et la plus +cruelle tyrannie des grands.</p> + +<p>Nous nous étions logés à Venise sur le grand canal, chez un nommé +<i>Antonio</i>, qui tient un assez bon logis, aux armes de France, près le +pont de Rialto; et depuis trois mois, uniquement occupés de visiter les +beautés de cette ville flottante, nous n'avions encore songé qu'aux +plaisirs; hélas! l'instant de la douleur arrivait, et nous ne nous en +doutions point. La foudre grondait déjà sur nos têtes, quand nous ne +croyions marcher que sur des fleurs.</p> + +<p>Venise est entourée d'une grande quantité d'isles charmantes, dans +lesquelles le citadin aquatique quittant ses lagunes empestées, va +respirer de tems en tems quelques atomes un peu moins mal sains. Fidèles +imitateurs de cette conduite, et l'isle de <i>Malamoco</i> plus agréable, +plus fraîche qu'aucune de celles que nous avions vues, nous attirant +davantage, il ne se passait guères de semaines que Léonore et moi +n'allassions y dîner deux ou trois fois. La maison que nous préférions +était celle d'une veuve dont on nous avait vanté la sagesse; pour une +légère somme, elle nous apprêtait un repas honnête, et nous avions de +plus tout le jour la jouissance de son joli jardin. Un superbe figuier +ombrageait une partie de cette charmante promenade; Léonore, +très-friande du fruit de cet arbre, trouvait un plaisir singulier à +aller goûter sous le figuier même, et à choisir là tour-à-tour les +fruits qui lui paraissaient les plus mûrs.</p> + +<p>Un jour ... ô fatale époque de ma vie!... Un jour que je la vis dans la +grande ferveur de cette innocente occupation de son âge, séduit par un +motif de curiosité, je lui demandai la permission de la quitter un +moment, pour aller voir, à quelques milles de là, une abbaye célèbre, +par les morceaux fameux du Titien et de Paul Véronese, qui s'y +conservaient avec soin. Émue d'un mouvement dont elle ne parut pas être +maîtresse. Léonore me fixa. Eh bien! me dit-elle, te voilà déjà <i>mari</i>; +tu brûles de goûter des plaisirs sans ta <i>femme</i>.... Où vas-tu, mon ami; +quel tableau peut donc valoir l'original que tu possèdes?—Aucun +assurément, lui dis-je, et tu en es bien convaincue; mais je sais que +ces objets t'amusent peu; c'est l'affaire d'une heure; et ces présens +superbes de la nature, ajoutai-je, en lui montrant des figues, sont bien +préférables aux subtilités de l'art, que je désire aller admirer un +instant.... Vas, mon ami, me dit cette charmante fille, je saurai être +une heure sans toi, et se rapprochant de son arbre: vas, cours à tes +plaisirs, je vais goûter les miens.... Je l'embrasse, je la trouve en +larmes.... Je veux rester, elle m'en empêche; elle dit que c'est un +léger moment de faiblesse, qu'il lui est impossible de vaincre. Elle +exige que j'aille où la curiosité m'appelle, m'accompagne au bord de la +gondole, m'y voit monter, reste au rivage, pendant que je m'éloigne, +pleure encore, au bruit des premiers coups de rames, et rentre à mes +yeux, dans le jardin. Qui m'eût dit, que tel était l'instant qui allait +nous séparer! et que dans un océan d'infortune, allaient s'abîmer nos +plaisirs....Eh quoi, interrompit ici madame de Blamont; vous ne faites +donc que de vous réunir? Il n'y a que trois semaines que nous le sommes, +madame, répondit Sainville, quoiqu'il y ait trois ans que nous ayons +quitté notre patrie.—Poursuivez, poursuivez, Monsieur; cette +catastrophe annonce deux histoires, qui promettent bien de l'intérêt.</p> + +<p>Ma course ne fut pas longue, reprit Sainville; les pleurs de Léonore +m'avaient tellement inquiété, qu'il me fut impossible de prendre aucun +plaisir à l'examen que j'étais allé faire. Uniquement occupé de ce cher +objet de mon coeur, je ne songeais plus qu'à venir la rejoindre. Nous +atteignons le rivage.... Je m'élance.... Je vole au jardin,... et au +lieu de Léonore, la veuve, la maîtresse du logis, se jette vers moi, +toute en larmes ... me dit qu'elle est désolée, qu'elle mérite toute ma +colère.... Qu'à peine ai-je été à cent pas du rivage, qu'une gondole, +remplie de gens qu'elle ne connaît pas, s'est approchée de sa maison, +qu'il en est sorti six hommes masqués, qui ont enlevé Léonore, l'ont +transportée dans leur barque, et se sont éloignés avec rapidité, en +gagnant la haute mer.... Je l'avoue, ma première pensée fut de me +précipiter sur cette malheureuse, et de l'abattre d'un seul coup à mes +pieds. Retenu par la faiblesse de son sexe, je me contentai de la saisir +au col, et de lui dire, en colère, qu'elle eût à me rendre ma femme, ou +que j'allais l'étrangler à l'instant.... Exécrable pays, m'écriai-je, +voilà donc la justice qu'on rend dans cette fameuse république! Puisse +le ciel m'anéantir et m'écraser à l'instant avec elle, si je ne retrouve +pas celle qui m'est chère.... A peine ai-je prononcé ces mots, que je +suis entouré d'une troupe de sbires; l'un d'eux s'avance vers moi; me +demande si j'ignore qu'un étranger ne doit, à Venise, parler du +gouvernement, en quoi que ce puisse être; scélérat, répondis-je, hors de +moi, il en doit dire et penser le plus grand mal, quand il y trouve le +droit des gens et l'hospitalité aussi cruellement violés.... Nous +ignorons ce que vous voulez dire, répondit l'alguasil; mais ayez pour +agréable de remonter dans votre gondole, et de vous rendre sur-le-champ +prisonnier dans votre auberge, jusqu'à ce que la république ait ordonné +de vous.</p> + +<p>Mes efforts devenaient inutiles, et ma colère impuissante; je n'avais +plus pour moi que des pleurs, qui n'attendrissaient personne, et des +cris qui se perdaient dans l'air. On m'entraîne. Quatre de ces vils +fripons m'escortent, me conduisent dans ma chambre, me consignent à +Antonio, et vont rendre compte de leur scélératesse.</p> + +<p>C'est ici où les paroles manquent au tableau de ma situation! Et comment +vous rendre, en effet, ce que j'éprouvai, ce que je devins, quand je +revis cet appartement, duquel je venais de sortir, depuis quelques +heures, libre et avec ma Léonore, et dans lequel je rentrais prisonnier, +et sans elle. Un sentiment pénible et sombre succéda bientôt à ma rage +... Je jetai les yeux sur le lit de mon amante, sur ses robes, sur ses +ajustemens, sur sa toilette; mes pleurs coulaient avec abondance, en +m'approchant de ces différentes choses. Quelquefois, je les observais +avec le calme de la stupidité. L'instant d'après, je me précipitais +dessus avec le délire de l'égarement.... La voilà, me disais-je, elle +est ici.... Elle repose.... Elle va s'habiller.... Je l'entends; mais +trompé par une cruelle illusion, qui ne faisait qu'irriter mon chagrin, +je me roulais au milieu de la chambre; j'arrosais le plancher de mes +larmes, et faisais retentir la voûte de mes cris. O Léonore! Léonore! +c'en est donc fait, je ne te verrai plus.... Puis, sortant, comme un +furieux, je m'élançais sur Antonio, je le conjurais d'abréger ma vie; +je l'attendrissais par ma douleur; je l'effrayais par mon désespoir.</p> + +<p>Cet homme, avec l'air de la bonne foi, me conjura de me calmer; je +rejetai d'abord ses consolations: l'état dans lequel j'étais +permettait-il de rien entendre.... Je consentis enfin à +l'écouter.—Soyez pleinement en repos sur ce qui vous regarde, me dit-il +d'abord; je ne prévois qu'un ordre de vous retirer dans vingt-quatre +heures des terres de la république, elle n'agira sûrement pas plus +sévèrement avec vous.—Eh! Que m'importe ce que je deviendrai; c'est +Léonore que je veux, c'est elle que je vous demande.—Ne vous imaginez +pas qu'elle soit à Venise; le malheur dont elle est victime est arrivé +à plusieurs autres étrangères, et même à des femmes de la ville: il se +glisse souvent dans le canal des barques turques; elles se déguisent, +on ne les reconnaît point; elles enlèvent des proies pour le serrail, +et quelques précautions que prenne la république, il est impossible +d'empêcher cette piraterie. Ne doutez point que ce ne soit là le malheur +de votre Léonore: la veuve du jardin de Malamoco n'est point coupable, +nous la connaissons tous pour une honnête femme; elle vous plaignait de +bonne foi, et peut-être que, sans votre emportement, vous en eussiez +appris davantage. Ces isles, continuellement remplies d'étrangers, le +sont également d'espions, que la République y entretien; vous avez tenu +des propos, voilà la seule raison de vos arrêts.—Ces arrêts ne sont pas +naturels, et votre gouvernement sait bien ce qu'est devenue celle que +j'aime; ô mon ami! faites-là moi rendre, et mon sang est à vous.—Soyez +franc, est-ce une fille enlevée en France? Si cela est, ce qui vient de +se faire pourrait bien être l'ouvrage des deux Cours; cette circonstance +changerait absolument la face des choses.... Et me voyant balbutier:—Ne +me cachez rien, poursuit Antonio, apprenez-moi ce qui en est, je vole à +l'instant m'informer; soyez certain qu'à mon retour je vous apprendrai +si votre femme a été enlevée par ordre pu par surprise.—Eh bien! +répondis-je avec cette noble candeur de la jeunesse, qui, toute +honorable qu'elle est, ne sert pourtant qu'à nous faire tomber dans tous +les pièges qu'il plaît au crime de nous tendre.... Eh bien! je vous +l'avoue, elle est ma femme, mais à l'insçu de nos parens.—Il suffit, +me dit Antonio, dans moins d'une heure vous saurez tout.... Ne sortez +point, cela gâterait vos affaires, cela vous priverait des +éclaircissemens que vous avez droit d'espérer. Mon homme part et ne +tarde pas à reparaître.</p> + +<p>On ne se doute point, me dit-il, du mystère de votre intrigue; +l'Ambassadeur ne sait rien, et notre République nullement fondée à avoir +les yeux sur votre conduite, vous aurait laissé toute votre vie +tranquille sans vos blasphèmes sur son gouvernement; Léonore est donc +sûrement enlevée par une barque turque; elle était guettée depuis un +mois; il y avait dans le canal six petits bâtimens armés qui +l'escortèrent, et qui sont déjà à plus de vingt lieues en mer. Nos gens +ont couru, ils ont vu, mais il leur a été impossible de les atteindre. +On va venir vous apporter les ordres du Gouvernement, obéissez-y; +calmez-vous, et croyez que j'ai fait pour vous tout ce qui pouvait +dépendre de moi.</p> + +<p>A peine Antonio eut-il effectivement cessé de me donner ces cruelles +lumières, que je vis entrer ce même chef des Sbires qui m'avait arrêté; +il me signifia l'ordre de partir dès le lendemain au matin; il m'ajouta +que, sans la raison que j'avais effectivement de me plaindre, on n'en +aurait pas agi avec autant de douceur; qu'on voulait bien pour ma +consolation me certifier que cet enlèvement ne s'était point fait par +aucun malfaiteur de la République, mais uniquement par des barques des +Dardanelles qui se glissaient ainsi dans la mer adriatique, sans qu'il +fût possible d'arrêter leurs désordres, quelques précautions que l'on +pût prendre.... Le compliment fait, mon homme se retira, en me priant de +lui donner quelques sequins pour l'honnêteté qu'il avait eue de ne me +consigner que dans mon hôtel, pendant qu'il pouvait me conduire en +prison.</p> + +<p>J'étais infiniment plus tenté, je l'avoue, d'écraser ce coquin, que de +lui donner pour boire, et j'allai le faire sans doute, quand Antonio me +devinant, s'approcha de moi, et me conjura de satisfaire cet homme. Je +le fis, et chacun s'étant retiré, je me replongeai dans l'affreux +désespoir qui déchirait mon âme.... A peine pouvais-je réfléchir, jamais +un dessein constant ne parvenait à fixer mon imagination; il s'en +présentait vingt à-la-fois, mais aussitôt rejetés que conçus, ils +faisaient à l'instant place à mille autres dont l'exécution était +impossible. Il faut avoir connu une telle situation pour en juger, et +plus d'éloquence que moi pour la peindre. Enfin, je m'arrêtai au projet +de suivre Léonore, de de la devancer si je pouvais à Constantinople, de +la payer de tout mon bien au barbare qui me la ravissait, et de la +soustraire au prix de mon sang, s'il le fallait, à l'affreux sort qui +lui était destiné. Je chargeai Antonio de me fréter une felouque; je +congédiai la femme que nous avions amené, et la récompensai sur le +serment qu'elle me fit que je n'aurais jamais rien à craindre de son +indiscrétion.</p> + +<p>La felouque se trouva prête le lendemain au matin, et vous jugez si +c'est avec joie que je m'éloignai de ces perfides bords. J'avais 15 +hommes d'équipage, le vent était bon; le surlendemain, de bonne heure, +nous aperçûmes la pointe de la fameuse citadelle de Corfou, frère rivale +de Gibraltar, et peut-être aussi imprenable que cette célèbre clef de +l'Europe<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>; le cinquième jour nous doublâmes le Cap de Morée, nous +entrâmes dans l'Archipel, et le septième au soir, nous touchâmes Pera.</p> + +<p>Aucun bâtiment, excepté quelques barques de pêcheurs de Dalmatie, ne +s'était offert à nous durant la traversée; nos yeux avaient eu beau se +tourner de toutes parts, rien d'intéressant ne les avait fixés.... Elle +a trop d'avance, me disais-je, il y a long-tems qu'elle est arrivée.... +O ciel! elle est déjà dans les bras d'un monstre que je redoute ... je +ne parviendrai jamais à l'en arracher.</p> + +<p>Le Comte de Fierval était pour lors Ambassadeur de notre Cour à la +Porte; je n'avais aucune liaison avec lui; en eussé-je eu d'ailleurs, +aurai-je osé me découvrir? C'était pourtant le seul être que je pusse +implorer dans mes malheurs, le seul dont je pusse tirer +quelqu'éclaircissement: je fus le trouver, et lui laissant voir ma +douleur, ne lui cachant aucune circonstance de mon aventure, ne lui +déguisant que mon nom et celui de ma femme, je le conjurai d'avoir +quelque pitié de mes maux, et de vouloir bien m'être utile, ou par ses +actions, ou par ses conseils.</p> + +<p>Le Comte m'écouta avec toute l'honnêteté, avec tout l'intérêt que je +devais attendre d'un homme de ce caractère.... Votre situation est +affreuse, me dit-il; si vous étiez en état de recevoir un conseil sage, +je vous donnerais celui de retourner en France, de faire votre paix avec +vos parens, et de leur apprendre le malheur épouvantable qui vous est +arrivé.—Et le puis-je, Monsieur, lui dis-je; puis-je exister où ne sera +pas ma Léonore! Il faut que je la retrouve, ou que je meure.—Eh bien! +me dit le Comte, je vais faire pour vous tout ce que je pourrai ... +peut-être plus que ne devrait me le permettre ma place.... Avez-vous un +portrait de Léonore?—En voici un assez ressemblant, autant au moins +qu'il est possible à l'art d'atteindre à ce que la nature a de plus +parfait.—Donnez-le moi: demain matin à cette même heure, je vous dirai +si votre femme est dans le serrail. Le Sultan m'honore de ses bontés: je +lui peindrai le désespoir d'un homme de ma nation; il me dira s'il +possède ou non cette femme; mais réfléchissez-y bien, peut-être +allez-vous accroître votre malheur: s'il l'a, je ne vous réponds pas +qu'il me la rende.... Juste ciel! elle serait dans ces murs, et je ne +pourrais l'en arracher.... Oh! Monsieur, que me dites-vous? peut-être +aimerai-je mieux l'incertitude.—Choisissez.—Agissez, Monsieur, puisque +vous voulez bien vous intéresser à mes malheurs; agissez: et si le +Sultan possède Léonore, s'il se refuse à me la rendre, j'irai mourir de +douleur aux pieds des murs de son serrail; vous lui ferez savoir ce que +lui coûte sa conquête; vous lui direz qu'il ne l'achète qu'aux dépends +de la vie d'un infortuné.</p> + +<p>Le Comte me serra la main, partagea ma douleur, la respecta et la +servit, bien différent en cela de ces ministres ordinaires, qui, tout +bouffis d'une vaine gloire, accordent à peine à un homme le tems de +peindre ses malheurs, le repoussent avec dureté, et comptent au rang de +leurs momens perdus ceux que la bienséance les oblige à prêter l'oreille +aux malheureux.</p> + +<p>Gens en place, voilà votre portrait: vous croyez nous en imposer en +alléguant sans cesse une multitude d'affaires, pour prouver +l'impossibilité de vous voir et de vous parler; ces détours, trop +absurdes, trop usés, pour en imposer encore, ne sont bons qu'à vous +faire mépriser; ils ne servent qu'à faire médire de la nation, qu'à +dégrader son gouvernement. O France! tu t'éclaireras un jour, je +l'espère: l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le sceptre du +despotisme et de la tyrannie, et foulant à tes pieds les scélérats qui +servent l'un et l'autre, tu sentiras qu'un peuple libre par la nature et +par son génie, ne doit être gouverné que par lui-même<a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> + +<p>Dès le même soir, le Comte de Fierval me fit dire qu'il avait à me +parler, j'y courus.—Vous pouvez, me dit-il, être parfaitement sûr que +Léonore n'est point au serrail; elle n'est même point à Constantinople. +Les horreurs qu'on a mis à Venise sur le compte de cette Cour n'existent +plus: depuis des siècles on ne fait point ici le métier de corsaire; un +peu plus de réflexion m'aurait fait vous le dire, si j'eusse été occupé +d'autre chose, quand vous m'en avez parlé, que du plaisir de vous être +utile. A supposer que Venise ne vous en a point imposé sur le fait, et +que réellement Léonore ait été enlevée par des barques déguisées, ces +barques appartiennent aux États Barbaresques, qui se permettent +quelquefois ce genre de piraterie; ce n'est donc que là qu'il vous sera +possible d'apprendre quelque chose. Voilà le portrait que vous m'avez +confié; je ne vous retiens pas plus long-tems dans cette Capitale.—Si +vos parens faisaient des recherches, si l'on m'envoyait quelques ordres, +je serais obligé de changer la satisfaction réelle que je viens +d'éprouver en vous servant, contre la douleur de vous faire peut-être +arrêter.... Eloignez-vous.... Si vous poursuivez vos recherches, +dirigez-les sur les cotes d'Afrique.... Si vous voulez mieux faire, +retournez en France, il sera toujours plus avantageux pour vous de faire +la paix avec vos parens, que de continuer à les aigrir par une plus +longue absence.</p> + +<p>Je remerciai sincèrement le Comte, et la fin de son discours m'ayant +fait sentir qu'il serait plus prudent à moi de lui déguiser mes projets, +que de lui en faire part ... que peut-être même il désirait que j'agisse +ainsi; je le quittai, le comblant des marques de ma reconnaissance, et +l'assurant que j'allais réfléchir à l'un ou l'autre des plans que son +honnêteté me conseillait.</p> + +<p>Je n'avais ni payé, ni congédié ma felouque; je fis venir le patron, +je lui demandai s'il était en état de me conduire à Tunis. «Assurément, +me dit-il, à Alger, à Maroc, sur toute la côte d'Afrique, <i>votre +Excellence</i> n'a qu'à parler». Trop heureux dans mon malheur de trouver +un tel secours; j'embrassai ce marinier de toute mon âme.—O brave +homme! lui dis-je avec transport ... ou il faut que nous périssions +ensemble, ou il faut que nous retrouvions Léonore.</p> + +<p>Il ne fut pourtant pas possible de partir, ni le lendemain, ni le jour +d'après: nous étions dans une saison où ces parages sont incertains; le +tems était affreux: nous attendîmes. Je crus inutile de paraître +davantage chez le Ministre de France.... Que lui dire? Peut-être même le +servais-je en n'y reparaissant plus. Le ciel s'éclaircit enfin, et nous +nous mîmes en mer; mais ce calme n'était que trompeur: la mer ressemble +à la fortune, il ne faut jamais se défier autant d'elle, que quand elle +nous rit le plus.</p> + +<p>A peine eûmes-nous quitté l'Archipel, qu'un vent impétueux troublant la +manoeuvre des rames, nous contraignit à faire de la voile; la légèreté +du bâtiment le rendit bientôt le jouet de la tempête, et nous fûmes trop +heureux de toucher Malte le lendemain sans accident. Nous entrâmes sous +le fort Saint-Elme dans le bassin de la Valette, ville bâtie par le +Commandeur de ce nom en 1566. Si j'avais pu penser à autre chose qu'à +Léonore, j'aurais sans doute remarqué la beauté des fortifications de +cette place, que l'art et la nature rendent absolument imprenables. Mais +je ne m'occupai qu'à prendre vite une logement dans la ville, en +attendant que nous en puissions repartir avec plus de promptitude +encore, et cela devenant impossible pour le même soir, je me résolus à +passer la nuit dans le cabaret où nous étions.</p> + +<p>Il était environ neuf heures du soir, et j'allais essayer de trouver +quelques instans de repos, lorsque j'entendis beaucoup de bruit dans la +chambre à coté de la mienne. Les deux pièces n'étant séparées que par +quelques planches mal jointes, il me fut aisé de tout voir et de tout +entendre. J'écoute ... j'observe ... quel singulier spectacle s'offre à +mes regards! trois hommes qui me paraissent Vénitiens, placèrent dans +cette chambre une grande caisse couverte de toile cirée; dès que ce +meuble est apporté, celui qui paraît être le chef, s'enferme seul, lève +la toile qui couvre la caisse, et je vois une bière.—O malheureux! +s'écrie cet homme, je suis perdu; elle est morte ... elle n'a plus de +mouvement.... Ce personnage est-il fou, me dis-je à moi-même.... Eh +quoi! il s'étonne qu'il y ait un mort dans ce cercueil!... Mais +pourquoi ce meuble funèbre, continue-je. Quelle apparence qu'il fût là, +s'il ne contenait un mort! et mes réflexions font place à la plus grande +surprise, quand je vois celui qui avait parlé, ouvrir la bière, et en +retirer dans ses bras le corps d'une femme; comme elle était habillée, +je reconnus bientôt qu'elle n'était qu'en syncope, et qu'elle avait +sûrement été mise en vie dans ce cercueil. Ah! Je le savais bien, +continua le personnage, je le savais bien qu'elle ne résisterait pas +là-dedans à la tempête; quel besoin de la laisser dans cette position, +dès que nos étions sûrs de n'être pas suivi.... O juste ciel!;... et +pendant ce tems-là, il déposait cette femme sur un lit; il lui tâtait le +poulx,.et s'apercevant sans doute qu'il avait encore du mouvement, il +sauta de joie.—Jour heureux! s'écria-t-il, elle n'est qu'évanouie!... +Fille charmante, je ne serai point privé des plaisirs que j'attends de +toi; je te sommerai de ta parole, tu seras ma femme, et mes peines ne +seront pas perdues.... Cet homme sortit en même-tems d'une petite caisse +des flacons, des lancettes, et se préparait à donner toutes sortes de +secours à cette infortunée, dont la situation où elle avait été placée +m'avait toujours empêché de distinguer les traits.</p> + + +<div class="figcenter" style="width: 444px;"> +<img src="images/sade-t2-1.jpg" width="444" height="768" +alt="Illustration: Je savais bien qu'elle n'y résisterait pas." /> +</div> + +<p>J'en étais là de mon examen, très-curieux de découvrir la suite de cette +aventure, lorsque le patron de ma felouque entra brusquement dans ma +chambre.—<i>Excellence</i>, me dit-il, ne vous couchez pas, la lune se lève, +le tems est beau, nous dînons demain à Tunis, si <i>votre Excellence</i> veut +se dépêcher.</p> + +<p>Trop occupé de mon amour, trop rempli du seul désir d'en retrouver +l'objet, pour perdre à une aventure étrangère les momens destinés à +Léonore, je laisse là ma belle évanouie, et vole au plutôt sur mon +bâtiment: les rames gémissent; le tems fraîchit; la lune brille; les +matelots chantent; et nous sommes bientôt loin de Malte.... Malheureux +que j'étais! où ne nous entraîne pas la fatalité de notre étoile.... +Ainsi que le chien infortuné de la fable, je laissais la proie pour +courir après l'omble, j'allais m'exposer à mille nouveaux dangers pour +découvrir celle que le hasard venait de mettre dans mes mains.</p> + +<p>O grand Dieu! s'écria Madame de Blamont, quoi! Monsieur, la belle morte +était votre Léonore?—Oui, Madame, je lui laisse le soin de vous +apprendre elle-même ce qui l'avait conduite là.... Permettez que je +continue; peut-être verrez-vous encore la fortune ennemie se jouer de +moi avec les mêmes caprices; peut-être me verrez-vous encore, toujours +faible, toujours occupé de ma profonde douleur, fuir la prospérité qui +luit un instant, pour voler où m'entraîne malgré moi la sévérité de mon +sort.</p> + +<p>Nous commencions avec l'aurore à découvrir la terre; déjà le Cap <i>Bon</i> +s'offrait à nos regards, quand un vent d'Est s'élevant avec fureur, nous +permit à peine de friser la côte d'Afrique, et nous jeta avec une +impétuosité sans égalé vers le détroit de Gibraltar; la légèreté de +notre bâtiment le rendait avec tant de facilité la proie de la tempête, +que nous ne fûmes pas quarante heures à nous trouver en travers du +détroit. Peu accoutumés à de telles courses sur des barques si frêles, +nos matelots se croyaient perdus; il n'était plus question de +manoeuvres, nous ne pouvions que carguer à la hâte une mauvaise voile +déjà toute déchirée, et nous abandonner à la volonté du Ciel, qui, +s'embarrassant toujours assez peu du voeu des hommes, ne lés sacrifie +pas moins, malgré leurs inutiles prières, à tout ce que lui inspire la +bizarrerie de ses caprices. Nous passâmes ainsi le détroit, non sans +risquer à chaque instant d'échouer contre l'une ou l'autre terre; +semblables à ces débris que l'on voit, errants au hasard et tristes +jouets des vagues, heurter chaque écueil tour-à-tour, si nous échappions +au naufrage sur les côtes d'Afrique, ce n'était que pour le craindre +encore plus sur les rives d'Espagne.</p> + +<p>Le vent changea sitôt que nous eûmes débouqué le détroit; il nous +rabattit sur la côte occidentale de Maroc, et cet empire étant un de +ceux où j'aurais continué mes recherches, à supposer qu'elles se fussent +trouvées infructueuses dans les autres États barbaresques, je résolus +d'y prendre terre. Je n'avais pas besoin de le désirer, mon équipage +était las de courir: le patron m'annonça dès que nous fûmes au port de +Salé, qu'à moins que je ne voulusse revenir en Europe, il ne pouvait pas +me servir plus long-tems; il m'objecta que sa felouque peu faite à +quitter les ports d'Italie, n'était pas en état d'aller plus loin, et +que j'eusse à le payer ou à me décider au retour.—Au retour, +m'écriai-je, eh! ne sais-tu donc pas que je préférerais la mort à la +douleur de reparaître dans ma patrie sans avoir retrouvé celle que +j'aime. Ce raisonnement fait pour un coeur sensible, eut peu d'accès sur +l'âme d'un matelot, et le cher patron, sans en être ému, me signifia +qu'en ce cas il fallait prendre congé l'un de l'autre.—Que devenir! +Était-ce en Barbarie où je devais espérer de trouver justice contre un +marinier Vénitien? Tous ces gens-là, d'ailleurs, se tiennent d'un bout +de l'Europe à l'autre: il fallut se soumettre, payer le patron, et s'en +séparer.</p> + +<p>Bien résolu de ne pas rendre ma course Inutile dans ce royaume, et d'y +poursuivre au moins les recherches que j'avais projetées, je louai des +mulets à Salé, et rendu à Mekinés, lieu de résidence de la Cour, je +descendis chez le Consul de France: je lui exposai ma demande.—Je vous +plains, me répondit cet homme, dès qu'il m'eût entendu, et vous plains +d'autant plus, que votre femme, fût-elle au sérail, il serait +impossible, au roi de France même, de la découvrir; cependant, il n'est +pas vraisemblable que ce malheur ait eu lieu: il est extrêmement rare +que les corsaires de Maroc aillent aujourd'hui dans l'Adriatique; il y a +peut-être plus de trente ans qu'ils n'y ont pris terre: les marchands +qui fournissent le haram ne vont acheter des femmes qu'en Georgie; s'ils +font quelques vols, c'est dans L'Archipel, parce que l'Empereur est +très-porté pour les femmes grecques, et qu'il paie au poids de l'or tout +ce qu'on lui amène au-dessous de 12 ans de ces contrées. Mais il fait +très-peu de cas des autres Européennes, et je pourrais, continuait-il, +vous assurer d'après cela presqu'aussi sûrement que si j'avais visité le +sérail, que votre divinité n'y est point. Quoi qu'il en soit, allez vous +vous reposer, je vous promets de faire des recherches; j'écrirai dans +les ports de l'Empire, et peut-être au moins découvrirons-nous si elle a +côtoyé ces parages.</p> + +<p>Trouvant cet avis raisonnable, je m'y Conformai, et fus essayer de +prendre un peu de repos, s'il était possible que je pusse le trouver au +milieu des agitations de mon coeur.</p> + +<p>Le Consul fut huit jours sans me rien apprendre; il vint enfin me +trouver au commencement du neuvième: votre femme, me dit-il, n'est +sûrement pas venue dans ce pays; j'ai le signalement de toutes celles +qui y ont débarqué depuis l'époque que vous m'avez cité, rien dans tout +ce que j'ai ne ressemble à ce qui vous intéresse. Mais le lendemain de +votre arrivée, un petit bâtiment anglais, battu de la tempête, a relâché +dix heures à <i>Safie</i>; il a mis ensuite à la voile pour <i>le Cap</i>; il +avait dans son bâtiment une jeune Française de l'âge que vous m'avez +dépeint, brune, de beaux cheveux, et de superbes yeux noirs; elle +paraissait être extrêmement affligée: on n'a pu me dire, ni avec qui +elle était, ni quel paraissait être l'objet de son voyage; ce peu de +circonstances est tout ce que j'ai su, je me hâte de vous en faire part, +ne doutant point que cette Française, si conforme au portrait que vous +m'avez fait voir, ne soit celle que vous cherchez.—Ah! Monsieur, +m'écriai-je, vous me donnez à-la-fois et la vie et la mort; je ne +respirerai plus que je n'aie atteint ce maudit bâtiment; je n'aurai pas +un moment de repos que je ne sois instruit des raisons qui lui font +emporter celle que j'adore au fond de l'univers. Je priai en même-tems +cet homme honnête de me fournir quelques lettres de crédit et de +recommandation pour le Cap. Il le fit, m'indiqua les moyens de trouver +un léger bâtiment à bon prix au port de <i>Salé</i>, et nous nous séparâmes.</p> + +<p>Je retournai donc à ce port célèbre de l'Empire de Maroc<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, où je +m'arrangeai assez promptement d'une barque hollandaise de 50 tonneaux: +pour avoir l'air de faire quelque chose, j'achetai une petite cargaison +d'huile, dont on m'a dit que j'aurais facilement le débit au Cap. +J'avais avec moi vingt-cinq matelots, un assez bon pilote, et mon +valet-de-chambre, tel était mon équipage.</p> + +<p>Notre bâtiment n'étant pas, assez bon voilier pour garder la grande mer, +nous courûmes les côtes sans nous en écarter de plus de quinze à vingt +lieues, quelquefois même nous y abordions pour y faire de l'eau ou pour +acheter des vivres aux Portugais de la Guinée. Tout alla le mieux du +monde jusqu'au golfe, et nous avions fait près de la moitié du chemin, +lorsqu'un terrible vent du Nord nous jeta tout-à-coup vers l'isle de +<i>Saint-Mathieu</i>. Je n'avais encore jamais vu la mer dans un tel +courroux: la brume était si épaisse, qu'il devenait impossible de nous +distinguer de la proue à la poupe; tantôt enlevé jusqu'aux nues par +la fureur des vagues, tantôt précipité dans l'abîme par leur chûte +impétueuse, quelquefois entièrement inondés par les lames que nous +embarquions malgré nous, effrayés du bouleversement intérieur et du +mugissement épouvantable des eaux, du craquement des couples; fatigués +du roulis violent qu'occasionnait souvent la violence des rafales, et +l'agitation inexprimable des lots, nous voyions la mort nous assaillir +de par-tout, nous l'attendions à tout instant.</p> + +<p>C'est ici qu'un philosophe eût pu se plaire à étudier l'homme, à +observer la rapidité avec laquelle les changemens de l'atmosphère le +font passer d'une situation à l'autre. Une heure avant, nos matelots +s'enivraient en jurant ... maintenant, les mains élevées vers le ciel, +ils ne songeaient plus qu'à se recommander à lui. Il est donc vrai que +la crainte est le premier ressort de toutes les religions, et qu'elle +est, comme dit Lucrèce, la mère des cultes. L'homme doué d'une meilleure +constitution, moins de désordres dans la nature, et l'on n'eût jamais +parlé des Dieux sur la terre.</p> + +<p>Cependant le danger pressait; nos matelots redoutaient d'autant plus les +rochers à fleur d'eau, qui environnent l'île Saint-Mathieu, qu'ils +étaient absolument hors d'état de les éviter. Ils y travaillaient +néanmoins avec ardeur, lorsqu'un dernier coup de vent, rendant leurs +soins infructueux, fait toucher la barque avec tant de rudesse sur un de +ces rochers, qu'elle se fend, s'abîme, et s'écroule en débris dans les +flots.</p> + +<p>Dans ce désordre épouvantable; dans ce tumulte affreux des cris des +ondes bouillonnantes, des sifflements de l'air, de l'éclat bruyant de +toutes les différentes parties de ce malheureux navire, sous la faulx de +la mort enfin, élevée pour frapper ma tête, je saisis une planche, et +m'y cramponnant, m'y confiant au gré des flots, je suis assez heureux, +pour y trouver un abri, contre les dangers qui m'environnent. Nul de mes +gens n'ayant été si fortuné que moi, je les vis tous périr sous mes +yeux. Hélas! dans ma cruelle situation, menacé comme je l'étais, de tous +les fléaux qui peuvent assaillir l'homme, le ciel m'est témoin que je ne +lui adressai pas un seul voeu pour moi. Est-ce courage, est-ce défaut de +confiance; je ne sais, mais je ne m'occupai que des malheureux qui +périssaient, pour me servir; je ne pensai qu'à eux, qu'à ma chère +Léonore, qu'à l'état dans lequel elle devait être, privée de son époux +et des secours qu'elle en devait attendre.</p> + +<p>J'avais heureusement sauvé toute ma fortune; les précautions prises de +l'échanger en papier du Cap à Maroc, m'avait facilité les moyens de la +mettre à couvert. Mes billets fermés avec soin dans un portefeuille de +cuir, toujours attaché à ma ceinture, se retrouvaient ainsi tous avec +moi, et nous ne pouvions périr qu'ensemble; mais quelle faible +consolation, dans l'état où j'étais.</p> + +<p>Voguant seul sur ma planche, en bute à la fureur des élémens, je vis un +nouveau danger prêt à m'assaillir, danger affreux, sans doute, et auquel +je n'avais nullement songé; je ne m'étais muni d'aucuns vivres, dans +cette circonstance, où le désir de se conserver, aveugle toujours sur +les vrais moyens d'y parvenir; mais il est un dieu pour les amans; je +l'avais dit à Léonore, et je m'en convainquis. Les Grecs ont eu raison +d'y croire; et quoique dans ce moment terrible, je ne songeai guères +plus à invoquer celui-là, qu'un autre; ce fut pourtant à lui que je dus +ma conservation: je dois le croire au moins, puisqu'il m'a fait sortir +vainqueur de tant de périls, pour me rendre enfin à celle que j'adore.</p> + +<p>Insensiblement le temps se calma; un vent frais fit glisser ma planche +sur une mer tranquille, avec tant d'aisance et de facilité, que je revis +la côte d'Afrique, le soir même; mais je descendais considérablement, +quand je pris terre; le second jour, je me trouvai entre Benguele, et le +royaume des Jagas, sur les côtes de ce dernier empire, aux environs du +Cap-nègre; et ma planche, tout-à-fait jetée sur le rivage, aborda sur +les terres mêmes de ces peuples indomptés et cruels, dont j'ignorais +entièrement les moeurs. Excédé de fatigue et de besoin, mon premier +empressement, dès que je fus à terre, fut de cueillir quelques racines +et quelques fruits sauvages, dont je fis un excellent repas; mon second +soin fut de prendre quelques heures de sommeil.</p> + +<p>Après avoir accordé à la nature, ce qu'elle exigeait si impérieusement, +j'observai le cours du soleil; il me sembla, d'après cet examen, qu'en +dirigeant mes pas, d'abord en avant de moi, puis au midi, je devais +arriver par terre au Cap, en traversant la Cafrerie et le pays des +Hottentots. Je ne me trompais pas; mais quel danger m'offrait ce parti? +Il était clair que je me trouvais dans un pays peuplé d'anthropophages; +plus j'examinais ma position, moins j'en pouvais douter. N'était-ce pas +multiplier mes dangers, que de m'enfoncer encore plus dans les terres. +Les possessions portugaises et hollandaises, qui devaient border la +côte, jusqu'au Cap, se retraçaient bien à mon esprit; mais cette côte +hérissée de rochers, ne m'offrait aucun sentier qui parût m'en frayer la +route, au lieu qu'une belle et vaste plaine se présentait devant moi, et +semblait m'inviter à la suivre. Je m'en tins donc au projet que je viens +de vous dire, bien décidé, quoi qu'il pût arriver, de suivre l'intérieur +des terres, deux ou trois jours à l'occident, puis de rabattre +tout-à-coup au midi. Je le répète, mon calcul était juste; mais que de +périls, pour le vérifier!</p> + +<p>M'étant muni d'un fort gourdin, que je taillai en forme de massue, mes +habits derrière mon dos, l'excessive chaleur m'empêchant de les porter +sur moi; je me mis donc en marche. Il ne m'arriva rien cette première +journée, quoique j'eusse fait près de dix lieues. Excédé de fatigue, +anéanti de la chaleur, les pieds brûlés par les sables ardens, où +j'enfonçais jusqu'au dessus de la cheville, et voyant le soleil prêt +à quitter l'horizon, je résolus de passer la nuit sur un arbre, que +j'aperçus près d'un ruisseau, dont les eaux salutaires venaient de me +rafraîchir. Je grimpe sur ma forteresse, et y ayant trouvé une attitude +assez commode, je m'y attachai, et je dormis plusieurs heures de suite. +Les rayons brûlans qui me dardèrent le lendemain matin, malgré le +feuillage qui m'environnait, m'avertirent enfin qu'il était temps de +poursuivre, et je le fis, toujours avec le même projet de route. Mais la +faim me pressait encore, et je ne trouvais plus rien, pour la +satisfaire. O viles richesses, me dis-je alors m'apercevant que j'en +étais couvert, sans pouvoir me procurer avec, le plus faible secours de +la vie!... quelques légers légumes, dont je verrais cette plaine semée, +ne seraient-ils pas préférables à vous? Il est donc faux que vous soyez +réellement estimables, et celui qui, pour aller vous arracher du sein de +la terre, abandonne le sol bien plus propice qui le nourrirait sans +autant de peine, n'est qu'un extravagant bien digne de mépris. Ridicules +conventions humaines, que de semblables erreurs vous admettez ainsi, +sans en rougir, et sans oser les replonger dans le néant, dont jamais +elles n'eussent dû sortir.</p> + +<p>A peine eus-je fait cinq lieues, cette seconde journée, que je vis +beaucoup de monde devant moi. Ayant un extrême besoin de secours, mon +premier mouvement fut d'aborder ceux que je voyais; le second, ramenant +à mon esprit l'affreuse idée que j'étais dans des terres peuplées de +mangeurs d'hommes, me fit grimper promptement sur un arbre, et attendre +là, ce qu'il plairait au sort de m'envoyer.</p> + +<p>Grand dieu! comment vous peindre ce qui se passa!... Je puis dire avec +raison, que je n'ai vu de ma vie, un spectacle plus effrayant.</p> + +<p>Les Jagas que je venais d'apercevoir, revenaient triomphans d'un combat +qui s'était passé entr'eux et les sauvages du royaume de Butua, avec +lesquels ils confinent. Le détachement s'arrêta sous l'arbre même sur +lequel je venais de choisir ma retraite; ils étaient environ deux cents, +et avaient avec eux une vingtaine de prisonniers, qu'ils conduisaient +enchaînés avec des liens d'écorce d'arbres.</p> + +<p>Arrivé là, le chef examina ses malheureux captifs, il en fit avancer +six, qu'il assomma lui-même de sa massue, se plaisant à les frapper +chacun sur une partie différente, et à prouver son adresse, en les +abattant d'un seul coup. Quatre de ses gens les dépecèrent, et on les +distribua tous sanglans à la troupe; il n'y a point de boucherie où un +boeuf soit partagé avec autant de vitesse, que ces malheureux le furent, +à l'instant, par leurs vainqueurs. Ils déracinèrent un des arbres +voisins de celui sur lequel j'étais, en coupèrent des branches, y mirent +le feu, et firent rôtir à demi, sur des charbons ardens, les pièces de +viande humaine qu'ils venaient de trancher. A peine eurent-elles vu la +flamme, qu'ils les avalèrent avec une voracité qui me fit frémir. Ils +entremêlèrent ce repas de plusieurs traits d'une boisson qui me parut +enivrante, au moins, dois-je le croire à l'espèce de rage et de +frénésie, dont ils furent agités, après ce cruel repas: ils redressèrent +l'arbre qu'ils avaient arraché, le fixèrent dans le sable, y lièrent un +de ces malheureux vaincus, qui leur restait, puis se mirent à danser +autour, en observant à chaque mesure, d'enlever adroitement, d'un fer +dont ils étaient armés, un morceau de chair du corps de ce misérable, +qu'ils firent mourir, en le déchiquetant ainsi en détail.<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a> Ce morceau +de chair s'avalait crud, aussitôt qu'il était coupé; mais avant de le +porter à la bouche, il fallait se barbouiller le visage avec le sang qui +en découlait. C'était une preuve de triomphe. Je dois l'avouer, +l'épouvante et l'horreur me saisirent tellement ici, que peu s'en fallut +que mes forces ne m'abandonnassent; mais ma conservation dépendait de +mon courage, je me fis violence, je surmontai cet instant de faiblesse, +et me contins.</p> + +<p>La journée toute entière se passa à ces exécrables cérémonies, et c'est +sans doute une des plus cruelles que j'aie passée s de mes jours. Enfin +nos gens partirent au coucher du soleil, et au bout d'un quart-d'heure, +ne les apercevant plus, je descendis de mon arbre, pour prendre moi-même +un peu de nourriture, que l'abattement dans lequel j'étais, me rendait +presqu'indispensable.</p> + +<p>Assurément, si j'avais eu le même goût que ce peuple féroce, j'aurais +encore trouvé sur l'arène, de quoi faire un excellent repas; mais une +telle idée, quelque fut ma disette, fit naître en moi tant d'horreur, +que je ne voulus même pas cueillir les racines, dont je me nourrissais, +dans les environs de cet horrible endroit; je m'éloignai, et après un +triste et léger repas, je passai la seconde nuit dans la même position +que la première.</p> + +<p>Je commençais à me repentir vivement de la résolution que j'avais prise; +il me semblait que j'aurais beaucoup mieux fait de suivre la côte, +quelqu'impraticable que m'en eût paru la route, que de m'enfoncer ainsi +dans les terres, où il paraissait certain que je devais être dévoré; +mais j'étais déjà trop engagé; il devenait presqu'aussi dangereux pour +moi, de retourner sur mes pas, que de poursuivre; j'avançai donc. Le +lendemain, je traversai le champ du combat de la veille, et je crus voir +qu'il y avait eu sur le lieu même, un repas semblable à celui dont +j'avais été spectateur. Cette idée me fit frissonner de nouveau, et je +hâtai mes pas.... O ciel! ce n'était que pour les voir arrêter bientôt.</p> + +<p>Je devais être à environ vingt-cinq lieues de mon débarquement, lorsque +trois sauvages tombèrent brusquement sur moi au débouché d'un taillis +qui les avait dérobés à mes yeux; ils me parlèrent une langue que +j'étais bien loin de savoir; mais leurs mouvemens et leurs actions se +faisaient assez cruellement entendre, pour qu'il ne pût me rester aucun +doute sur l'affreux destin qui m'était préparé. Me voyant prisonnier, ne +connaissant que trop l'usage barbare qu'ils faisaient de leurs captifs, +je vous laisse à penser ce que je devins.... O Léonore, m'écriai-je, tu +ne reverras plus ton amant; il est à jamais perdu pour toi; il va +devenir la pâture de ces monstres; nous ne nous aimerons plus, Léonore; +nous ne nous reverrons jamais. Mais les expressions de la douleur +étaient loin d'atteindre l'âme de ces barbares; ils ne les comprenaient +seulement pas. Il m'avaient lié si étroitement, qu'à peine m'était-il +possible de marcher. Un moment je me crus déshonoré de ces fers; la +réflexion ranima mon courage: l'ignominie qui n'est pas méritée, me +dis-je, flétrit bien plus celui qui la donne, que celui qui la reçoit; +le tyran a le pouvoir d'enchaîner; l'homme sage et sensible a le droit +bien plus précieux de mépriser celui qui le captive, et tel froissé +qu'il sort de ces fers, souriant au despote qui l'accable, <i>son front +touche la voûte des cieux, pendant que la tête orgueilleuse de +l'oppresseur s'abaisse et se couvre de fange</i>.<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a></p> + +<p>Je marchai près de six heures avec ces barbares, dans l'affreuse +position que je viens de vous dire, au bout desquelles, j'aperçus une +espèce de bourgade construite avec régularité, et dont la principale +maison me parut vaste, et assez belle, quoique de branches d'arbres et +de joncs, liés à des pieux. Cette maison était celle du prince, la ville +était sa capitale, et j'étais en un mot, dans le royaume de <i>Butua</i>, +habité par des peuples antropophages, dont les moeurs et les cruautés +surpassent en dépravation tout ce qui a été écrit et dit, jusqu'à +présent, sur le compte des peuples les plus féroces. Comme aucun +Européen n'était parvenu dans cette partie, que les Portugais n'y +avaient point encore pénétré pour lors, malgré le désir qu'ils avaient +de s'en emparer, pour établir par là le fil de communication entre leur +colonie de Benguele, et celle qu'ils ont à Zimbaoé, près du Zanguebar et +du Monomotapa. Comme, dis-je, il n'existe aucune relation de ces +contrées, j'imagine que vous ne serez pas fâché d'apprendre quelques +détails sur la manière dont ces peuples se conduisent, j'affaiblirai +sans doute ce que cette relation pourra présenter d'indécent; mais pour +être vrai, je serai pourtant obligé quelquefois de révéler des horreurs +qui vous révolteront. Comment pourrai-je autrement vous peindre le +peuple le plus cruel et le plus dissolu de la terre?</p> + +<p>Aline ici voulut se retirer, mon cher Valcour, et je me flatte que tu +reconnais là cette fille sage, qu'alarme et fait rougir la plus légère +offense à la pudeur. Mais madame de Blamont soupçonnant le chagrin +qu'allait lui causer la perte du récit intéressant de Sainville, lui +ordonna de rester, ajoutant qu'elle comptait assez sur l'honnêteté et la +manière noble de s'exprimer, de son jeune hôte, pour croire qu'il +mettrait dans sa narration, toute la pureté qu'il pourrait, et qu'il +gazerait les choses trop fortes.... Pour de la pureté dans les +expressions, tant qu'il vous plaira, interrompit le comte; mais pour des +gazes, morbleu, mesdames, je m'y oppose; c'est avec toutes ces +délicatesses de femmes, que nous ne savons rien, et si messieurs les +marins eussent voulu parler plus clair, dans leurs dernières relations, +nous connaîtrions aujourd'hui les moeurs des insulaires du Sud, dont +nous n'avons que les plus imparfaits détails; ceci n'est pas une +historiette indécente: monsieur ne va pas nous faire un roman; c'est une +partie de l'histoire humaine, qu'il va peindre; ce sont des +développemens de moeurs; si vous voulez profiter de ces récits, si vous +désirez y apprendre quelque chose, il faut donc qu'ils soient exacts, et +ce qui est gaze, ne l'est jamais. Ce sont les esprits impurs qui +s'offensent de tout. Monsieur, poursuivit le comte, en s'adressant à +Sainville, les dames qui nous entourent ont trop de vertu, pour que des +relations historiques puissent échauffer leur imagination. <i>Plus +l'infamie du vice est découverte aux gens du monde</i>, (a écrit quelque +part un homme célèbre,) <i>et plus est grande l'horreur qu'en conçoit une +âme vertueuse</i>. Y eut-il même quelques obscénités dans ce que vous allez +nous dire, eh bien, de telles choses révoltent, dégoûtent, instruisent, +mais n'échauffent jamais.... Madame, continua ce vieux et honnête +militaire, en fixant madame de Blamont, souvenez-vous que l'impératrice +Livie, à laquelle je vous ai toujours comparée, disait que <i>des hommes +nuds étaient des statues pour des femmes chastes</i>. Parlez, monsieur, +parlez, que vos mots soient décents; tout passe avec de bons termes; +soyez honnête et vrai, et sur-tout ne nous cachez rien; ce qui vous est +arrivé, ce que vous avez vu, nous paraît trop intéressant, pour que nous +en voulions rien perdre.</p> + +<p>Le palais du roi de Butua reprit Sainville, est gardé par des femmes +noires, jaunes, mulâtres et blafardes<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>, excepté les dernières, +toujours petites et rabougries. Celles que je pus voir, me parurent +grandes, fortes, et de l'âge de 20 à 30 ans. Elles étaient absolument +nues, dénuées même du pague qui couvre les parties de la pudeur chez les +autres peuples de l'Afrique, toutes étaient armées d'arcs et de flèches; +dès qu'elles nous virent, elles se rangèrent en haye, et nous laissèrent +passer au milieu d'elles. Quoique ce palais n'ait qu'un rez-de-chaussée, +il est extrêmement vaste. Nous traversâmes plusieurs appartemens meublés +de nattes, avant que d'arriver où était le roi. Des troupes de femmes se +tenaient dans les différentes pièces où nous passions. Un dernier poste +de six, infiniment mieux faites, et plus grandes, nous ouvrit enfin une +porte de claye, qui nous introduisit où se tenait le monarque. On le +voyait élevé au fond de cette pièce, dans un gradin, à-demi couché sur +des coussins de feuilles, placées sur des nattes très-artistement +travaillées; il était entouré d'une trentaine de filles, beaucoup plus +jeunes que celles que j'avais vu remplir les fonctions militaires. Il y +en avait encore dans l'enfance, et le plus grand nombre, de douze à +seize ans. En face du trône, se voyait un autel élevé de trois pieds, +sur lequel était une idole, représentant une figure horrible, moitié +homme, moitié serpent, ayant les mamelles d'une femme, et les cornes +d'un bouc; elle était teinte de sang. Tel était le Dieu du pays; sur les +marches de l'autel ... le plus affreux spectacle s'offrit bientôt à mes +regards. Le prince venait de faire un sacrifice humain; l'endroit où je +le trouvais, était son temple, et les victimes récemment immolées, +palpitaient encore aux pieds de l'idole.... Les macérations dont le +corps de ces malheureuses hosties étaient encore couverts ... le sang +qui ruisselait de tous cotes ... ces têtes séparées des troncs,... +achevèrent de glacer mes sens.... Je tressaillis d'horreur.</p> + +<p>Le prince demanda qui j'étais, et quand on l'en eut instruit, il me +montra du doigt un grand homme blanc, sec et basané, d'environ 65 ans, +qui, sur l'ordre du monarque, s'approcha de moi, et me parla +sur-le-champ une langue européenne; je dis en italien à cet interprète, +que je n'entendais point la langue dont il se servait; il me répondit +aussitôt en bon toscan, et nous nous liâmes. Cet homme était portugais; +il se nommait Sarmiento, pris, comme je venais de l'être, il y avait +environ vingt ans. Il s'était attaché à cette cour, depuis cet +intervalle, et n'avait plus pensé à l'Europe. J'appris par son moyen, +mon histoire à <i>Ben Mâacoro</i>; (c'était le nom du prince.) Il avait paru +en désirer toutes les circonstances; je ne lui en déguisai aucunes. Il +rit à gorge déployée, quand on lui dit que j'affrontais tant de périls +pour une femme. En voilà deux mille dans ce palais, dit-il, qui ne me +feraient seulement pas bouger de ma place. Vous êtes fous, +continua-t-il, vous autres Européens, d'idolâtrer ce sexe; une femme est +faite pour qu'on en jouisse, et non pour qu'on l'adore; c'est offenser +les Dieux de son pays, que de rendre à de simples créatures, le culte +qui n'est dû qu'à eux. Il est absurde d'accorder de l'autorité aux +femmes, très-dangereux de s'asservir à elles; c'est avilir son sexe, +c'est dégrader la nature, c'est devenir esclaves des êtres au-dessus +desquels elle nous a placés. Sans m'amuser à réfuter ce raisonnement, je +demandai au Portugais où le prince avait acquis ces connaissances sur +nos nations. Il en juge sur ce que je lui ai dit, me répondit Sarmiento; +il n'a jamais vu d'Européen, que vous et moi. Je sollicitai ma liberté; +le prince me fit approcher de lui; j'étais nud: il examina mon corps; il +le toucha par-tout, à-peu-près de la même façon qu'un boucher examine un +boeuf, et il dit à Sarmiento, qu'il me trouvait trop maigre, pour être +mangé, et trop âgé pour ses <i>plaisirs</i>.... Pour <i>ses plaisirs</i>, +m'écriai-je.... Eh quoi! ne voilà-t-il pas assez de femmes?... C'est +précisément parce qu'il en a de trop, qu'il en est rassasié, me répondit +l'interprète.... O Français! ne connais-tu donc pas les effets de la +satiété; elle déprave, elle corrompt les goûts, et les rapproche de la +nature, en paraissant les en écarter.... Lorsque le grain germe dans la +terre, lorsqu'il se fertilise et se reproduit, est-ce autrement que par +corruption, et la corruption n'est-elle pas la première des loix +génératrices? Quand tu seras resté quelque temps ici, quand tu auras +connu les moeurs de cette nation, tu deviendras peut-être plus +philosophe.—Ami, dis-je au Portugais, tout ce que je vois, et tout ce +que tu m'apprends, ne me donne pas une fort grande envie d'habiter chez +elle; j'aime mieux retourner en Europe, où l'on ne mange pas d'hommes, +où l'on ne sacrifie pas de filles, et où on ne se sert pas de +garçons.—Je vais le demander pour toi, me répondit le Portugais, mais +je doute fort que tu l'obtiennes. Il parla en effet au roi, et la +réponse fut négative. Cependant on ôta mes liens, et le monarque me dit +que celui qui m'expliquait ses pensées, vieillissant, il me destinait à +le remplacer; que j'apprendrais facilement, par son moyen, la langue de +Butua; que le Portugais me mettrait au fait de mes fonctions à la cour, +et qu'on ne me laissait la vie, qu'aux conditions que je les remplirais. +Je m'inclinai, et nous nous retirâmes.</p> + +<p>Sarmiento m'apprit de quelles espèces étaient ces fonctions; mais +préalablement il m'expliqua différentes choses nécessaires à me donner +une idée du pays où j'étais. Il me dit que le royaume de Butua était +beaucoup plus grand qu'il ne paraissait; qu'il s'étendait d'une part, au +midi, jusqu'à la frontière des Hottentots, voisinage qui me séduisit, +par l'espérance que je conçus, de regagner un jour par-là, les +possessions hollandaises, que j'avais tant d'envie d'atteindre.</p> + +<p>Au nord, poursuivit Sarmiento, cet état-ci s'étend jusqu'au royaume de +<i>Monoe-mugi</i>; il touche les monts <i>Lutapa</i>, vers l'orient, et confine à +l'occident, aux <i>Jagas</i>; tout cela, dans une étendue aussi considérable +que le Portugal. De toutes les parties de ce royaume, continua mon +instituteur, il arrive chaque mois des tributs de femmes au monarque; tu +seras l'inspecteur de cette espèce d'impôt; tu les examineras, mais +simplement leur corps; on ne te les montrera jamais que voilées; tu +recevras les mieux faites, tu réformeras les autres. Le tribut monte +ordinairement à cinq mille; tu en maintiendras toujours sur ce nombre, +un complet de deux mille: voilà tes fonctions. Si tu aimes les femmes, +tu souffriras sans-doute, et de ne les pas voir, et d'être obligé de les +céder, sans en jouir. Au reste, réfléchis à ta réponse; tu sais ce que +t'a dit l'empereur: ou cela, ou la mort; il ne ferait peut-être pas la +même grâce à d'autres. Mais, d'où vient, demandai-je au Portugais, +choisit-il un Européen, pour la partie que tu viens de m'expliquer; un +homme de sa nation s'entendrait moins mal, ce me semble, au genre de +beauté qui lui convient? Point du tout; il prétend que nous nous y +connaissons mieux que ses sujets; quelques réflexions que je lui +communiquai sur cela, quand j'arrivai ici, le convainquirent de la +délicatesse de mon goût, et de la justesse de mes idées; il imagina de +me donner l'emploi dont je viens de te parler. Je m'en suis assez bien +acquitté; je vieillis, il veut me remplacer; un Européen se présente à +lui, il lui suppose les mêmes lumières, il le choisît, rien de plus +simple.</p> + +<p>Ma réponse se dictait d'elle-même; pour réussir à l'évasion que je +méditais, je devais d'abord mériter de la confiance; on m'offrait les +moyens de la gagner; devais-je balancer? Je supposais d'ailleurs Léonore +sur les mers d'Afrique; j'étais parti de Maroc. Dans cette opinion; le +hasard ne pouvait-il pas l'amener dans cet empire? Voilée ou non, ne la +reconnaîtrai-je pas; l'amour égare-t-il; se trompe-t-il à de certains +examens?... Mais au moins, dis-je au Portugais, je me flatte que ces +morceaux friands, dont il me paraît que le roi se régale, ne seront pas +soumis à mon inspection: je quitte l'emploi, s'il faut se mêler des +garçons. Ne crains rien, me dit Sarmiento, il ne s'en rapporte qu'à ses +yeux, pour le choix de ce gibier; les tributs moins nombreux, n'arrivent +que dans son palais, et les choix ne sont jamais faits que par lui. Tout +en causant, Sarmiento me promenait de chambre en chambre, et je vis +ainsi la totalité du palais, excepté les harems secrets, composés de ce +qu'il y avait de plus beau dans l'un et l'autre sexe, mais où nul mortel +n'était introduit.</p> + +<p>Toutes les femmes du Prince, continua Sarmiento, au nombre de douze +mille, se divisent en quatre classes; il forme lui-même ces classes à +mesure qu'il reçoit les femmes des mains de celui qui les lui choisit: +les plus grandes, les plus fortes, les mieux constituées se placent dans +le détachement qui garde son palais; ce qu'on appelle les <i>cinq cens +esclaves</i> est formé de l'espèce inférieure à celle dont je viens de +parler: ces femmes sont ordinairement de vingt à trente ans; a elles +appartient le service intérieur du palais, les travaux des jardins, et +généralement toutes les corvées. Il forme la troisième classe depuis +seize ans, jusqu'à vingt ans; celles-là servent aux sacrifices; c'est +parmi elles que se prennent les victimes immolées à son Dieu. La +quatrième classe enfin renferme tout ce qu'il y a de plus délicat et de +plus joli depuis l'enfance jusqu'à seize ans. C'est là ce qui sert plus +particulièrement à ses plaisirs; ce serait là où se placeraient les +blanches, s'il en avait....—En a-t-il eu, interrompis-je avec +empressement?—Pas encore, répondit le Portugais; mais il en désire avec +ardeur, et ne néglige rien de tout ce qui peut lui en procurer ... et +l'espérance, à ces paroles, sembla renaître dans mon coeur.</p> + +<p>Malgré ces divisions, reprit le Portugais, toutes ces femmes, de quelque +classe qu'elles soient, n'en satisfont pas moins la brutalité de ce +despote: quand il a envie de l'une d'entr'elles, il envoie un de ses +officiers donner cent coups d'étrivières à la femme désirée; cette +faveur répond au mouchoir du Sultan de Bisance, elle instruit la +favorite de l'honneur qui lui est réservé: dès-lors elle se rend où le +Prince l'attend, et comme il en emploie souvent un grand nombre dans le +même jour, un grand nombre reçoit chaque matin l'avertissement que je +viens de dire.... Ici je frémis: ô Léonore! me dis-je, si tu tombais +dans les mains de ce monstre, si je ne pouvais t'en garantir, serait-il +possible que ces attraits que j'idolâtre fussent aussi indignement +flétris.... Grand Dieu, prive-moi plutôt de la vie que d'exposer Léonore +à un tel malheur; que je rentre plutôt mille fois dans le sein de la +nature avant que de voir tout ce que j'aime aussi cruellement outragé! +Ami repris-je aussi-tôt, tout rempli de l'affreuse idée que le Portugais +venait de jeter dans mon esprit, l'exécution de ce raffinement d'horreur +dont vous venez de me parler, ne me regardera pas, j'espère....—Non, +non, dit Sarmiento, en éclatant de rire, non, tout cela concerne le chef +du sérail, tes fonctions n'ont rien de commun avec les siennes: tu lui +composes par ton choix dans les cinq mille femmes qui arrivent chaque +année, les deux mille sur lesquelles il commande; cela fait, vous n'avez +plus rien à démêler ensemble. Bon, répondis-je; car, s'il fallait faire +répandre une seule larme à quelques unes de ces infortunées ... je t'en +préviens ... je déserterais le même jour. Je ferai mon devoir avec +exactitude, poursuivis-je; mais uniquement occupé de celle que +j'idolâtre, ces créatures-ci n'auront assurément de moi ni châtiment, ni +faveurs; ainsi, les privations que sa jalousie m'impose, me touche fort +peu, comme tu vois.—Ami, me répondit le Portugais, vous me paraissez un +galant homme, vous aimez encore comme on faisait au dixième siècle: je +crois voir en vous l'un des preux de l'antiquité chevaleresque, et cette +vertu me charme, quoique je sois très-loin de l'adopter.... Nous ne +verrons plus Sa Majesté du jour: il est tard; vous devez avoir faim, +venez vous rafraîchir chez moi, j'achèverai demain de vous instruire.</p> + +<p>Je suivis mon guide: il me fit entrer dans une chaumière construite +à-peu-près dans le goût de celle du Prince, mais infiniment moins +spacieuse. Deux jeunes nègres servirent le souper sur des nattes de +jonc, et nous nous plaçâmes à la manière africaine; car notre Portugais, +totalement dénaturalisé, avait adopté et les moeurs et toutes les +coutumes de la nation chez laquelle il était. On apporta un morceau de +viande rôti, et mon saint homme ayant dît son <i>Benedicite</i>, (car la +superstition n'abandonne jamais un Portugais) il m'offrit un filet de la +chair qu'on venait de placer sur la table.—Un mouvement involontaire me +saisit ici malgré moi.—Frère, dis-je avec un trouble qu'il ne m'était +pas possible de déguiser, foi d'Européen, je mets que tu me sers là, ne +serait-il point par hasard une portion de hanche ou de fesse d'une de +ces demoiselles dont le sang inondait tantôt les autels du Dieu de ton +maître?... Eh quoi! me répondit flegmatiquement le Portugais, de telles +minuties t'arrêteraient-elles? T'imagines-tu vivre ici sans te soumettre +à ce régime?—Malheureux! M'écriai-je, en me levant de table, le coeur +sur les lèvres, ton régal me fait frémir ... j'expirerais plutôt que d'y +toucher.... C'est donc sur ce plat effroyable que tu osais demander la +bénédiction du Ciel?... Terrible homme! à ce mélange de superstition et +de crime, tu n'as même pas voulu déguiser ta Nation.... Va, je t'aurais +reconnu sans que tu te nommasses.—Et j'allais sortir tout effrayé de sa +maison.... Mais Sarmiento me retenant.—Arrête, me dit-il, je pardonne +ce dégoût à tes habitudes, à tes préjugés nationaux; mais c'est trop s'y +livrer: cesse de faire ici le difficile, et saches te plier aux +situations; les répugnances ne sont que des faiblesses, mon ami, ce sont +de petites maladies ce l'organisation, à la cure desquelles on n'a pas +travaillé jeune, et qui nous maîtrisent quand nous leur avons cédé. Il +en est absolument de ceci comme de beaucoup d'autres choses: +l'imagination séduite par des préjugés nous suggère d'abord des refus +... on essaie ... on s'en trouve bien, et le goût se décide quelquefois +avec d'autant plus de violence, que l'éloignement avait plus de force en +nous. Je suis arrivé ici comme toi, entêté de sottes idées nationales; +je blâmais tout ... je trouvais tout absurde: les usages de ces peuples +m'effrayaient autant que leurs moeurs, et maintenant je fais tout comme +eux. Nous appartenons encore plus à l'habitude qu'à la nature, mon ami; +celle-ci n'a fait que nous créer, l'autre nous forme; c'est une folie +que de croire qu'il existe une bonté morale: toute manière de se +conduire, absolument indifférente en elle-même, devient bonne ou +mauvaise en raison du pays qui la juge; mais l'homme sage doit adopter, +s'il veut vivre heureux, celle du climat où le sort le jette.... J'eus +peut-être fait comme toi à <i>Lisbonne</i>.... A <i>Butua</i> je fais comme les +nègres.... Eh que diable veux-tu que je te donne à souper, dès que tu ne +veux pas te nourrir de ce dont tout le monde mange?... J'ai bien là un +vieux singe, mais il sera dur; je vais ordonner qu'on te le fasse +griller.—Soit, je mangerai sûrement avec moins de dégoût la culotte on +le râble de ton singe, que les carnosités des sultanes de ton roi.—Ce +n'en est pas, morbleu, nous ne mangeons pas la chair des femmes; elle +est filandreuse et fade, et tu n'en verras jamais servir nulle part<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>. +Ce mets succulent que tu dédaignes, est la cuisse d'un Jagas tué au +combat d'hier, jeune, frais, et dont le suc doit être délicieux; je l'ai +fait cuire au four, il est dans son jus ... regarde.... Mais qu'à cela +ne tienne, trouve bon seulement pendant que tu mangeras mon singe, que +je puisse avaler quelques morceaux de ceci.—Laisse-là ton singe, dis-je +à mon hôte en apercevant un plat de gâteaux et de fruits qu'on nous +préparait sans doute pour le dessert. Fais ton abominable souper tout +seul, et dans un coin opposé le plus loin que je pourrai de toi; +laisse-moi m'alimenter de ceci, j'en aurai beaucoup plus qu'il ne faut.</p> + +<p>Mon cher compatriote, me dit l'Européen <i>cannibalisé</i>, tout en dévorant +son Jagas, tu reviendras de ces chimères: je t'ai déjà vu blâmer +beaucoup de choses ici, dont tu finiras par faire tes délices; il n'y a +rien où l'habitude ne nous ploie; il n'y a pas d'espèce de goût qui ne +puisse nous venir par l'habitude.—A en juger par tes propos, frère, les +plaisirs dépravés de ton maître sont donc déjà devenus les tiens?—Dans +beaucoup de choses, mon ami, jette les yeux sur ces jeunes nègres, voilà +ceux qui, comme chez lui, m'apprennent à me passer de femmes, et je te +réponds qu'avec eux je ne me doute pas des privations.... Si tu n'étais +pas si scrupuleux, je t'en offrirais.... Comme de ceci, dit-il en +montrant la dégoûtante chair dont il se repaissait.... Mais tu refus +rais tout de même.—Cesse d'en douter, vieux pécheur, et convaincs-toi +bien que j'aimerais mieux déserter ton infâme pays, au risque d'être +mangé par ceux qui l'habitent, que d'y rester une minute aux dépens de +la corruption de mes moeurs.—Ne comprends pas dans la corruption morale +l'usage de manger de la chair humaine. Il est aussi simple de se nourrir +d'un homme que d'un boeuf<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>. Dis si tu veux que la guerre, cause de la +destruction de l'espèce, est un fléau; mais cette destruction faite, il +est absolument égal que ce soient les entrailles de la terre ou celles +de l'homme qui servent de sépulcre à des élémens désorganisés.—Soit; +mais s'il est vrai que cette viande excite la gourmandise, comme le +prétendent et toi, et ceux qui en mangent, le besoin de détruire peut +s'ensuivre de la satisfaction de cette sensualité, et voilà dès +l'instant des crimes combinés, et bientôt après des crimes commis. Les +Voyageurs nous apprennent que les sauvages mangent leurs ennemis, et ils +les excusent, en affirmant qu'ils ne mangent jamais que ceux-là; et qui +assurera que les sauvages, qui, à la vérité ne dévorent aujourd'hui que +ceux qu'ils ont pris à la guerre, n'ont pas commencé par faire la guerre +pour avoir le plaisir de manger des hommes? Or, dans, ce cas, y +aurait-il un goût plus condamnable et plus dangereux, puisqu'il serait +devenu la première cause qui eût armé l'homme contre son semblable, et +qui l'eût contraint à s'entre-détruire?—N'en crois rien, mon ami, c'est +l'ambition, c'est la vengeance, la cupidité, la tyrannie; ce sont toutes +ces passions qui mirent les armes à la main de l'homme, qui l'obligèrent +à se détruire; reste à savoir maintenant si cette destruction est un +aussi grand mal que l'on se l'imagine, et si, ressemblant aux fléaux que +la nature envoie dans les mêmes principes, elle ne la sert pas tout +comme eux. Mais ceci nous entraînerait bien loin: il faudrait analyser +d'abord, comment toi, faible et vile créature, qui n'as la force de rien +créer, peux t'imaginer de pouvoir détruire; comment, selon toi, la mort +pourrait être une destruction, puisque la nature n'en admet aucune dans +ses loix, et que ses actes ne sont que des métempsycoses et des +reproductions perpétuelles; il faudrait en venir ensuite à démontrer +comment des changemens de formes, qui ne servent qu'à faciliter ses +créations, peuvent devenir des crimes contre ses loix, et comment la +manière de les aider ou de les servir, peut en même-tems les outrager. +Or, tu vois que de pareilles discussions prendraient trop sur le tems de +ton sommeil, va te coucher, mon ami, prends un de mes nègres, si cela te +convient, ou quelques femmes, si elles te plaisent mieux.—Rien ne me +plaît, qu'un coin pour reposer, dis-je à mon respectable +prédécesseur.—Adieu, je vais dormir en détestant tes opinions, en +abhorrant tes moeurs, et rendant grâce pourtant au ciel du bonheur que +j'ai eu de te rencontrer ici.</p> + +<p>Il faut que j'achève de te mettre au fait de ce qui regarde le maître +que tu vas servir, me dit Sarmiento en venant m'éveiller le lendemain; +suis-moi, nous jaserons tout en parcourant la campagne.</p> + +<p>«Il est impossible de te peindre, mon ami, reprit le Portugais, en quel +avilissement sont les femmes dans ce pays-ci: il est de luxe d'en avoir +beaucoup ... d'usage de s'en servir fort peu. Le pauvre et l'opulent, +tout pense ici de même sur cette matière; aussi, ce sexe remplit-il dans +cette contrée les mêmes soins que nos bêtes de somme en Europe: ce sont +les femmes qui ensemencent, qui labourent, qui moissonnent; arrivées à +la maison, ce sont elles qui préparent à manger, qui approprient, qui +servent, et pour comble de maux, toujours elles qu'on immole aux Dieux. +Perpétuellement en butte à la férocité de ce peuple barbare, elles sont +tour-à-tour victimes de sa mauvaise humeur; de son intempérance et de sa +tyrannie; jette les yeux sur ce champ de maïs, vois ces malheureuses +nues courbées dans le sillon, qu'elles entr'ouvrent, et frémissantes +sous le fouet de l'époux qui les y conduit; de retour chez cet époux +cruel, elles lui prépareront son dîner; le lui serviront, et recevront +impitoyablement cent coups de gaules pour la plus légère +négligence.»—La population doit cruellement souffrir de ces odieuses +coutumes?—«Aussi est-elle presqu'anéantie; deux usages singuliers y +contribuent plus que tout encore: le premier est l'opinion où est ce +peuple qu'une femme est impure huit jours avant et huit jours après +l'époque du mois où la nature la purge; ce qui n'en laisse pas huit dans +le mois où il la croie digne de lui servir. Le second usage, également +destructeur de la population, est l'abstinence rigoureuse à laquelle est +condamnée une femme après couches: son mari ne la voit plus de trois +ans. On peut joindre à ces motifs de dépopulation l'ignominie que jette +ce peuple sur cette même femme dès qu'elle est enceinte: de ce moment +elle n'ose plus paraître, on se moque d'elle, on la montre au doigt, les +temples mêmes lui sont fermés<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>. Une population autrefois trop forte +dût autoriser ces anciens usages: un peuple trop nombreux, borné de +manière à ne pouvoir s'étendre ou former des colonies, doit +nécessairement se détruire lui-même, mais ces pratiques meurtrières +deviennent absurdes aujourd'hui dans un royaume qui s'enrichirait du +surplus de ses sujets, s'il voulait communiquer avec nous. Je leur ai +fait cette observation, ils ne la goûtent point; je leur ai dit que leur +nation périrait avant un siècle, ils s'en moquent. Mais cette horreur +pour la propagation de son espèce est empreinte dans l'âme des sujets de +cet empire; elle est bien autrement gravée dans l'âme du monarque qui le +régit: non-seulement ses goûts contrarient les voeux de la nature; mais, +s'il lui arrive même de s'oublier avec une femme, et qu'il soit parvenu +à la rendre sensible, la peine de mort devient la punition de trop +d'ardeur de cette infortunée; elle ne double son exis en ce que pour +perdre aussi-tôt la sienne: aussi, n'y a-t-il sortes de précautions que +ne prennent ces femmes pour empêcher la propagation, ou pour la +détruire. Tu t'étonnais hier de leur quantité, et néanmoins sur ce +nombre immense à peine y en a-t-il quatre cent en état de servir chaque +jour. Enfermées avec exactitude dans une maison particulière tout le +tems de leurs infirmités, reléguées, punies, condamnées à mort pour la +moindre chose,... immolées aux Dieux, leur nombre diminue à chaque +moment; est-ce trop de ce qui reste pour le service des jardins, du +palais, et des plaisirs du souverain?»—Eh quoi! dis-je, parce qu'une +femme accomplit la loi de la nature, elle deviendra de cet instant +impropre au service des jardins de son maître? Il est déjà, ce me semble +assez cruel de l'y faire travailler, sans la juger indigne de ce +fatiguant emploi, parce qu'elle subit le sort qu'attache le ciel à son +humanité.—«Cela est pourtant: l'Empereur ne voudrait pas qu'en cet état +les mains mêmes d'une femme touchassent une feuille de ses +arbres.»—Malheur à une nation assez esclave de ses préjugés pour penser +ainsi; elle doit être fort près de sa ruine.—« Aussi y touche-t-elle, +et tel étendu que soit le royaume, il ne contient pas aujourd'hui trente +mille âmes. Miné de par-tout par le vice et la corruption, il va +s'écrouler de lui-même, et les Jagas en seront bientôt maîtres; +Tributaires aujourd'hui, demain ils seront vainqueurs; il ne leur manque +qu'un chef pour opérer cette révolution.»—Voilà donc le vice dangereux, +et la corruption des moeurs pernicieuse?—Non pas généralement, je ne +l'accorde que relativement à l'individu ou à la nation, je le nie dans +le plan général. Ces inconvéniens sont nuls dans les grands desseins de +la nature; et qu'importe à ses loix qu'un empire soit plus ou moins +puissant, qu'il s'agrandisse par ses vertus, ou se détruise par sa +corruption; cette vicissitude est une des premières loix de cette main +qui nous gouverne; les vices qui l'occasionnent sont donc nécessaires. +La nature ne crée que pour corrompre: or, si elle ne se corrompt que par +des vices, voilà le vice une de ses loix. Les crimes des tyrans de Rome, +si funestes aux particuliers, n'étaient que les moyens dont se servait +la nature pour opérer la chute de l'empire; voilà donc les conventions +sociales opposées à celles de la nature; voilà donc ce que l'homme +punit, utile aux loix du grand tout; voilà donc ce qui détruit l'homme, +essentiel au plan général. Vois en grand, mon ami, ne rapetisse jamais +tes idées; souviens-toi que tout sert à la nature, et qu'il n'y a pas +sur la terre une seule modification dont elle ne retire un profit +réel.—Eh quoi! la plus mauvaise de toutes les actions la servirait donc +autant que la meilleure?—Assurément: l'homme vraiment sage doit voir du +même oeil; il doit être convaincu de l'indifférence de l'un ou l'autre +de ces modes, et n'adopter que celui des deux qui convient le mieux à sa +conservation ou à ses intérêts; et telle est la différence essentielle +qui se trouve entre les vues de la nature et celles du particulier, que +la première gagne presque toujours à ce qui nuit à l'autre; que le vice +devient utile à l'une, pendant que l'autre y trouve souvent sa ruine; +l'homme fait donc mal, si tu veux, en se livrant à la dépravation de ses +moeurs ou a la perversité de ses inclinations; mais le mal qu'il fait +n'est que relatif au climat sous lequel il vit: juges-le d'après l'ordre +général, il n'a fait qu'en accomplir les loix; juges-le d'après +lui-même, tu verras qu'il s'est délecté.—Ce système anéantit toutes les +vertus.—Mais la vertu n'est que relative, encore une fois, c'est une +vérité dont il faut se convaincre avant de faire un pas sous les +portiques du lycée: voilà pourquoi je te disais hier, que je ne serais +pas à Lisbonne ce que je ferais ici; il est faux qu'il y ait d'autres +vertus que celles de convention, toutes sont locales, et la seule qui +soit respectable, la seule qui puisse rendre l'homme content, est celle +du pays où il est; crois-tu que l'habitant de Pékin puisse être heureux +dans son pays d'une vertu française, et réversiblement le vice chinois +donnera-t-il des remords à un Allemand?—C'est une vertu bien +chancelante, que celle dont l'existence n'est point universelle.—Et que +t'importe sa solidité, qu'as-tu besoin d'une vertu universelle, dès que +la nationale suffit à ton bonheur?—Et le Ciel? tu l'invoquais +hier.—Ami, ne confonds pas des pratiques habituelles avec les principes +de l'esprit: j'ai pu me livrer hier à un usage de mon pays, sans croire +qu'il y ait une sorte de vertu qui plaise plus à l'Éternel qu'une +autre.... Mais revenons: nous étions sortis pour politiquer, et tu +m'ériges en moraliste, quand je ne dois être qu'instituteur.</p> + +<p>Il y a long-tems, reprit Sarmiento, que les Portugais désirent d'être +maîtres de ce royaume, afin que leurs colonies puissent se donner la +main d'une cote à l'autre, et que rien, du <i>Mosa Imbique</i> à <i>Binguelle</i>, +ne puisse arrêter leur commerce. Mais ces peuples-ci n'ont jamais voulu +s'y prêter.—Pourquoi ne t'a-t-on pas chargé de la négociation, dis-je +au Portugais.—Moi? Apprends à me connaître; ne devines-tu pas à mes +principes, que je n'ai jamais travaillé que pour moi: lorsque j'ai été +conduit comme toi dans cet empire, j'étais exilé sur les côtes d'Afrique +pour des malversations dans les mines de diamans de <i>Rio-Janeïro</i>, dont +j'étais intendant; j'avais, comme cela se pratique en Europe, préféré ma +fortune à celle du Roi; j'étais devenu riche de plusieurs millions, je +les dépensais dans le luxe et dans l'abondance: on m'a découvert; je ne +volais pas assez, un peu plus de hardiesse, tout fût resté dans le +silence; il n'y a jamais que les malfaiteurs en sous-ordre qui se +cassent le cou, il est rare que les autres ne réussissent pas; je devais +d'ailleurs user de politique, je devais feindre la réforme, au lieu +d'éblouir par mon faste; je devais comme font quelque fois vos ministres +en France, vendre mes meubles et me dire ruiné<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a>, je ne l'ai pas fait, +je me suis perdu. Depuis que j'étudie les hommes, je vois qu'avec leurs +sages loix et leurs superbes maximes, ils n'ont réussi qu'à nous faire +voir que le plus coupable était toujours le plus heureux; il n'y a +d'infortuné que celui qui s'imagine faussement devoir compenser par un +peu de bien le mal où son étoile l'entraîne. Quoi qu'il en soit, si +j'étais resté dans mon exil, j'aurais été plus malheureux, ici du moins, +j'ai encore quelqu'autorité: j'y joue un espèce de rôle; j'ai pris la +parti d'être intrigant bas et flatteur, c'est celui de tous les coquins +ruinés; il m'a réussi: j'ai promptement appris la langue de ces peuples, +et quelques affreuses que soient leurs moeurs, je m'y suis conformé; je +te l'ai déjà dit, mon cher, la véritable sagesse de l'homme est +d'adopter la coutume du pays où il vit. Destiné à me remplacer, +puisse-tu penser de même, c'est le voeu le plus sincère que je puisse +faire pour ton repos.—Crois-tu donc que j'aie le dessein de passer +comme toi mes jours ici?—N'en dis mot, si ce n'est pas ton projet; ils +ne souffriraient pas que tu les quittasses après les avoir connus, ils +craindraient que tu n'instruisisse les Portugais de leur faiblesse; ils +te mangeraient plutôt que de te laisser partir.—Achève de m'instruire, +ami, quel besoin tes compatriotes ont-ils de s'emparer de ces +malheureuses contrées?—Ignores-tu donc que nous sommes les courtiers de +l'Europe, que c'est nous qui fournissons de nègres tous les peuples +commerçans de la terre.—Exécrable métier, sans doute, puisqu'il ne +place votre richesse et votre félicité que dans le désespoir et +l'asservissement de vos frères.—O Sainville! je ne te verrai donc +jamais philosophe; où prends-tu que les hommes soient égaux? La +différence de la force et de la faiblesse établie par la nature, prouve +évidemment qu'elle a soumis une espèce d'homme à l'autre, aussi +essentiellement qu'elle a soumis les animaux à tous. Il n'est aucune +nation qui n'ait des castes méprisées: les nègres sont à l'Europe ce +qu'étaient les Ilotes aux Lacédémoniens, ce que sont les Parias aux +peuples du Gange. La chaîne des devoirs universels est une chimère, mon +ami, elle peut s'étendre d'égal à égal, jamais du supérieur à +l'inférieur; la diversité d'intérêt détruit nécessairement la +ressemblance des rapports. Que veux-tu qu'il y ait de commun entre celui +qui peut tout, et celui qui n'ose rien? Il ne s'agit pas de savoir +lequel des deux a raison; il n'est question que d'être persuadé que le +plus faible a toujours tort: tant que l'or, en un mot, sera regardé +comme la richesse d'un État, et que la nature l'enfouira dans les +entrailles de la terre, il faudra des bras pour l'en tirer; ceci posé, +voilà la nécessité de l'esclavage établie; il n'y en avait pas, sans +doute, à ce que les blancs subjuguassent les noirs, ceux-ci pouvaient +également asservir les autres; mais il était indispensable qu'une des +deux nations fût sous le joug, il était dans la nature que ce fût le +plus faible, et les noirs devenaient tels, et par leurs moeurs, et par +leur climat. Quelque objection que tu puisses faire, enfin, il n'est pas +plus étonnant de voir l'Europe enchaîner l'Afrique, qu'il ne l'est de +voir un bouclier assommer le boeuf qui sert à te nourrir; c'est par-tout +la raison du plus fort; en connais-tu de plus éloquente?—Il en est sans +doute de plus sages: formés par la même main, tous les hommes sont +frères, tous se doivent à ce titre des secours mutuels, et si la nature +en a créé de plus faibles, c'est pour préparer aux autres le charme +délicieux de la bienfaisance et de l'humanité.... Mais revenons au fond +de la question, tu rends un continent malheureux pour fournir de l'or +aux trois autres; est-il bien vrai que cet or soit la vraie richesse +d'un État? Ne jetons les yeux que sur ta Patrie: dis-moi Sarmiento, +crois-tu le Portugal, plus florissant depuis qu'il exploite des mines? +Partons d'un point: en 1754, il avait été apporté dans ton Royaume plus +de deux milliards des mines du Brésil depuis leur ouverture, et +cependant à cette époque ta Nation ne possédait pas cinq millions +d'écus: vous deviez aux Anglais cinquante millions, et par conséquent +rien qu'à un seul de vos créanciers trente-cinq fois plus que vous ne +possédiez; si votre or vous appauvrit à ce point, pourquoi +sacrifiez-vous tant au désir de l'arracher du sein de la terre? Mais si +je me trompe, s'il vous enrichit, pourquoi dans ce cas l'Angleterre vous +tient-elle sous sa dépendance?—C'est l'agrandissement de votre +monarchie qui nous a précépité dans les bras de l'Angleterre, d'autres +causes nous y retiennent peut-être; mais voilà la seule qui nous y a +placé. La maison de Bourbon ne fut pas plutôt sur le trône d'Espagne, +qu'au lieu de voir dans vous un appui comme autrefois, nous y redoutâmes +un ennemi puissant; nous crûmes trouver dans les Anglais ce que les +Espagnols avaient en vous, et nous ne rencontrâmes en eux que des +tuteurs despotes, qui abusèrent bientôt de notre faiblesse; nous nous +forgeâmes des fers sans nous en douter. Nous permîmes l'entrée des draps +d'Angleterre sans réfléchir au tort que nous faisions à nos manufactures +par cette tolérance, sans voir que les Anglais ne nous accordaient en +retour d'un tel gain pour eux, et d'une si grande perte pour nous, que +ce qu'avait déjà établi leur intérêt particulier, telle fut l'époque de +notre ruine, non-seulement nos manufactures tombèrent, non-seulement +celles des Anglais anéantirent les nôtres, mais les comestibles que nous +leur fournissions n'équivalant pas à beaucoup près les draps que nous +recevions d'eux, il fallut enfin les payer de l'or que nous arrachions +du Brésil; il fallut que les galions passassent dans leurs ports sans +presque mouiller dans les nôtres.—Et voilà comme l'Angleterre s'empara +de votre commerce, vous trouvâtes plus doux d'être menés, que de +conduire; elle s'éleva sur vos raines, et le ressort de votre ancienne +industrie entièrement rouillé dans vos mains, ne fut plus manié que par +elle. Cependant le luxe continuait de vous miner: vous aviez de l'or, +mais vous le vouliez manufacturé; vous l'envoyiez à Londres pour le +travailler, il vous en coûtait le double, puisque vous ôtiez d'une part +dans la masse de l'or monnoyé celui que vous faisiez façonner pour votre +luxe, et celui dont vous étiez encore obligé de payer la main-d'oeuvre. +Il n'y avait pas jusqu'à vos crucifix, vos reliquaires, vos chapelets, +vos ciboires, tous ces instrumens idolâtres dont la superstition dégrade +le culte pur de l'Éternel, que vous ne fissiez faire aux Anglais; ils +surent enfin vous subjuguer au point de se charger de votre navigation +de l'ancien monde, de vous vendre des vaisseaux et des munitions pour +vos établissemens du nouveau; vous enchaînant toujours de plus en plus, +ils vous ravirent jusqu'à votre propre commerce intérieur: on ne voyait +plus que des magasins anglais à Lisbonne, et cela sans que vous y +fissiez le plus léger profit; il allait tout à leurs commettans; vous +n'aviez dans tout cela que le vain honneur de prêter vos noms; ils +furent plus loin: non-seulement ils ruinèrent votre commerce, mais ils +vous firent perdre votre crédit, en vous contraignant à n'en avoir plus +d'autre que le leur, et ils vous rendirent par ce honteux asservissement +les jouets de toute l'Europe. Une nation tellement avilie doit bientôt +s'anéantir: vous l'avez vu, les arts, la littérature, les sciences se +sont ensevelis sous les ruines de votre commerce, tout s'altère dans un +État quand le commerce languit; il est à la Nation ce qu'est le suc +nourricier aux différentes parties du corps, il ne se dissout pas que +l'entière organisation ne s'en ressente. Vous tirer de cet +engourdissement serait l'ouvrage d'un siècle, dont rien n'annonce +l'aurore; vous auriez besoin d'un Czar Pierre, et ces génies-là ne +naissent pas chez le peuple que dégrade la superstition: Il faudrait +commencer par secouer le joug de cette tyrannie religieuse, qui vous +affaiblit et vous déshonore; peu-à-peu l'activité renaîtrait, les +marchands étrangers reparaîtraient dans vos ports, vous leur vendriez +les productions de vos colonies, dont les Anglais n'enlèvent que l'or; +par ce moyen, vous ne vous apercevriez pas de ce qu'ils vous ôtent, il +vous en resterait autant qu'ils vous en prennent, votre crédit se +rétablirait, et vous vous affranchiriez du joug en dépit d'eux.—C'est +pour arriver là que nous ranimons nos manufactures.—Il faudrait avant +cultiver vos terres, vos manufactures ne seront pour vous des sources de +richesses réelles, que quand vous aurez dans votre propre sol la +première matière qui s'y emploie; quel profit ferez-vous sur vos draps; +si vous êtes obligés d'acheter vos laines? Quel gain retirerez-vous de +vos soies, quand vous ne saurez conduire ni vos mûriers, ni vos cocons? +Que vous rapporteront vos huiles, quand vous ne soignerez pas vos +oliviers? A qui débiterez-vous vos vins, quand d'imbéciles réglemens +vous feront arracher vos seps, sous prétexte de semer du bled à leur +place, et que vous pousserez l'imbécillité au point de ne pas savoir que +le bled ne vient jamais bien dans le terrain propre à la +vigne.—L'inquisition nous enlève les bras auxquels nous avons confié la +plus grande partie de ces détails; ces braves agriculteurs qu'elle +condamne et qu'elle exile, nous avaient appris en cultivant le sol des +terres dont nous nous contentions de fouiller les entrailles, ou pouvait +rendre une colonie plus utile à sa métropole, que par tout l'or que +cette colonie pouvait offrir; la rigueur de ce tribunal de sang est une +des premières causes de notre décadence.—Qui vous empêche de +l'anéantir? Pourquoi n'osez-vous envers lui ce que vous avez osé envers +les Jésuites, qui ne vous avaient jamais fait autant de mal? Détruisez, +anéantissez sans pitié ce ver rongeur qui vous mine insensiblement; +enchaînez de leurs propres fers ces dangereux ennemis de la liberté et +du commerce; qu'on ne voie plus qu'un <i>auto-da-fè</i> à Lisbonne, <i>et</i> que +les victimes consumées soient les corps de ces scélérats; mais si vous +aviez jamais ce courage, il arriverait alors quelque chose de fort +plaisant, c'est que les Anglais, ennemis avec raison de ce tribunal +affreux, en deviendraient pourtant les défenseurs; ils le protégeraient, +parce qu'il sert leurs vues; ils le soutiendraient, parce qu'ils vous +tient dans l'asservissement où ils vous veulent: ce serait l'histoire +des Turcs protégeant autrefois le Pape contre les Vénitiens, tant il est +vrai que la superstition est d'un secours puissant dans les mains du +despotisme, et que notre propre intérêt nous engage souvent à faire +respecter aux autres ce que nous méprisons nous-mêmes. Croyez-moi; +qu'aucune considération secondaire, qu'aucun respect puéril ne vous +fasse négliger votre agriculture; une nation n'est vraiment riche que du +superflu de son entretien, et vous n'avez pas même le nécessaire; ne +vous rejetez pas sur la faiblesse de votre population, elle est assez +nombreuse pour donner à votre sol toute la vigueur dont il est +susceptible; ce ne sont point vos bras qui sont faibles, c'est le génie +de votre administration; sortez de cette inertie qui vous dessèche. +Appauvri, végétant sur votre monceau d'or, vous me donnez l'idée de ces +plantes qui ne s'élèvent un instant au-dessus du sol que pour retomber +l'instant d'après faute de substance; rétablissez sur-tout cette marine, +dont vous tiriez tant de lustre autrefois; rappelez ces tems glorieux où +le pavillon portugais s'ouvrait les portes dorées de l'Orient; où, +doublant le premier avec courage, (le Cap inconnu de l'Afrique) il +enseignait aux Nations de la terre la route de ces Indes précieuses, +dont elles ont tiré tant de richesses.... Aviez-vous besoin des Anglais +alors?... Servaient-ils de pilotes à vos navires? Sont-ce leurs armes +qui chassèrent les Maures du Portugal? Sont-ce eux qui vous aidèrent +jadis dans vos démêlés particuliers? Vous ont-ils établis en Afrique? En +un mot, jusqu'à l'époque de votre faiblesse, sont-ce eux qui vous ont +fait vivre, et n'êtes-vous pas le même peuple? Ayez des alliés enfin; +mais n'ayez jamais de protecteurs.—Pour en venir à ce point, ce n'est +pas seulement à l'inquisition qu'il faudrait s'en prendre, ce devrait +être à la masse entière du clergé: il faudrait retrancher ses membres +des conseils et des délibérations; uniquement occupé de faire des bigots +de nous, il nous empêchera toujours d'être négocians, guerriers ou +cultivateurs, et comment anéantir cette puissance dont notre faiblesse a +nourri l'empire?—Par les moyens qu'Henri VIII prit en Angleterre: il +rejeta le frein qui gênait son peuple; faites de même. Cette inquisition +qui vous fait aujourd'hui frémir, la redoutiez-vous autant lorsque vous +condamnâtes à mort le grand inquisiteur de Lisbonne, pour avoir trempé +dans la conjuration qui se forma contre la maison de Bragance? Ce que +vous avez pu dans un tems, pourquoi ne l'osez-vous pas dans un autre? +Ceux qui conspirent contre l'État ne méritent-ils pas un sort plus +affreux que ceux qui cabalent contre des rois?—N'espérez point un +pareil changement, ce serait risquer de soulever la Nation, que de lui +enlever les hochets religieux dont elle s'amuse depuis tant de siècles. +Elle aime trop les fers dont on l'accable, pour les lui voir briser +jamais; disons mieux, la puissance des Anglais a trop d'activité, sur +nous, pour que rien de tout, cela nous devienne possible. Notre premier +tort est d'avoir plié sous le joug.... Nous n'en sortirons jamais. Nous +sommes comme ces enfans trop accoutumés aux lisières, ils tombent dès +qu'on les leur ôte; peut-être vaut-il mieux pour nous que nous restions +comme nous sommes: toute variation est nuisible dans l'épuisement.</p> + +<p>Nous en étions là de notre conversation, quand nous vîmes arriver à nous +dix ou douze sauvages, conduisant une vingtaine de femmes noires, et +s'avançant vers le palais du Prince.—Ah! dit Sarmiento, voilà le tribut +d'une des provinces, retournons promptement, le Roi voudra sans doute te +faire commencer tout de suite les fonctions de ta charge.—Mais +instruis-moi du moins; comment puis-je deviner le genre de beauté qu'il +désire trouver dans ses femmes, et ne le sachant pas, comment +réussirai-je dans le choix dont il me charge?—D'abord, tu ne les verras +jamais au visage, cette partie sera toujours cachée; je te l'ai dit, +deux nègres, la massue haute, seront près de toi pendant ton examen, et +pour t'ôter l'envie de les voir, et pour prévenir les tentatives. +Cependant, tu reverras après sans difficultés une partie de ces femmes; +une fois reçues, il ne soustrait à nos yeux que celles dont il est le +plus jaloux, mais comme il ignore quand elles arrivent, s'il n'y en a +pas dans le nombre qu'il aura le désir de soustraire, on les voile +toutes. A l'égard de leurs corps, tes yeux n'étant point faits aux appas +de ces négresses, je conçois ta peine à discerner dans elles ceux qui +peuvent les rendre dignes de plaire; mais la couleur ne fait pourtant +rien à la beauté des formes ... que ces formes soient bien régulières, +belles et bien prises; rejette absolument tout défaut qui pourrait +atténuer leur délicatesse ... que les chairs soient fermes et fraîches; +réalise la virginité, c'est un des points les plus essentiels ... de la +sublimité, sur-tout, dans ces masses voluptueuses, qui rendirent la +Venus de Grèce un chef-d'oeuvre, et qui lui valurent un temple chez le +peuple le plus sensible et le plus éclairé de la terre.... D'ailleurs, +je serai là, je guiderai tes premières opérations ... tu chercheras mes +yeux; ton choix y sera toujours peint.</p> + +<p>Nous rentrâmes: le monarque s'était déjà informé de nous: on lui annonça +le détachement qui paraissait; il ordonna, comme l'avait prévu +Sarmiento, que je fusses mis sur-le-champ en possession de mon emploi. +Les femmes arrivèrent, et après quelques heures de repos et de +rafraîchissement, entre deux nègres, la massue élevée sur ma tête et +Sarmiento près de moi, dans un appartement reculé du palais, je +commençai mes respectables fonctions. Les plus jeunes m'embarrassèrent. +Il y en avait la moitié sur le total, qui n'avait pas douze ans; comment +trouver le <i>beau</i> dans des formes qui ne sont encore qu'indiquées. Mais +sur un signe de Sarmiento, j'admis sans difficultés ces enfans, dès que +je ne leur trouvai pas de défauts essentiels. L'autre moitié m'offrit +des attraits mieux développés; j'eus moins de peine à fixer mon choix: +j'en réformai, dont la taille et les proportions étaient si grossières, +que je m'étonnai qu'on osât les présenter au monarque. Sarmiento lui +conduisit le résultat de mes premières opérations; il l'attendait avec +impatience. Il fit aussitôt passer ces femmes dans ses appartemens +secrets, et les émissaires furent congédiés avec celles dont je n'avais +pas voulu.</p> + +<p>L'ordre venait d'être donné, de me mettre en possession d'un logis +voisin de celui du Portugais.—Allons-y, me dit mon prédécesseur; le +monarque absorbé dans l'examen de ces nouvelles possessions, ne sera +plus visible du jour.</p> + +<p>Mais conçois tu, dis-je, en marchant, à Sarmiento; conçois-tu qu'il y +ait des êtres à qui la débauche rende sept ou huit cents femmes +nécessaires?—Il n'y a rien dans ces choses-là, que je ne trouve simple, +me répondit Sarmiento.—Homme dissolu!—Tu m'invectives à tort; n'est-il +pas naturel de chercher à multiplier ses jouissances? Quelque belle que +soit une femme, quelque passionné que l'on en soit, il est impossible de +ne pas être fait, au bout de quinze jours, à la monotonie de ses traits, +et comment ce qu'on sait par coeur, peut-il enflammer les désirs?... +Leur irritation n'est-elle pas bien plus sûre, quand les objets qui les +excitent, varient sans-cesse autour de vous? Où vous n'avez qu'une +sensation, l'homme qui change ou qui multiplie, en éprouve mille. Dès +que le désir n'est que l'effet de l'irritation causée par le choc des +atomes de la beauté, sur les esprits animaux<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>, que la vibration de +ceux-ci ne peut naître que de la force ou de la multitude de ces chocs. +N'est-il pas clair que plus vous multiplierez la cause de ces chocs, et +plus l'irritation sera violente. Or, qui doute que dix femmes à la fois +sous nos yeux, ne produisent, par l'émanation de la multitude, des chocs +de leurs atomes, sur les esprits animaux, une inflammation plus +violente, que ne pourrait faire une seule? Il n'y a ni principe, ni +délicatesse dans cette débauche; elle n'offre à mes yeux qu'un +abrutissement qui révolte.—Mais faut-il chercher des principes dans un +genre de plaisir qui n'est sûr qu'autant qu'on brise des freins, à +l'égard de la délicatesse, défais-toi de l'idée où tu es, qu'elle ajoute +aux plaisirs des sens. Elle peut être bonne à l'amour, utile à tout ce +qui tient à son métaphysique; mais elle n'apporte rien au reste. +Crois-tu que les Turcs, et en général, tous les Asiatiques, qui +jouissent communément seuls, ne se rendent pas aussi heureux que toi, et +leur vois-tu de la délicatesse? Un sultan commande ses plaisirs, sans se +soucier qu'on les partage<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a>. Qui sait même si de certains individus +capricieusement organisés, ne verraient pas cette délicatesse si vantée, +comme nuisible aux plaisirs qu'ils attendent. Toutes ces maximes qui te +paraissent erronées, peuvent être fondées en raison; demande à <i>Ben +Mâacoro</i>, pourquoi il punit si sévèrement les femmes qui s'avisent de +partager sa jouissance; il te répondra avec les habitans mal organisés +(selon toi), avec les habitans, dis-je, de trois parties de la terre, +que la femme qui jouit autant que l'homme, s'occupe d'autre chose que +des plaisirs de cet homme, et que cette distraction qui la force de +s'occuper d'elle, nuit au devoir où elle est, de ne songer qu'à l'homme; +que celui qui veut jouir complètement, doit tout attirer à lui; que ce +que la femme distrait de la somme des voluptés, est toujours aux dépens +de celle de l'homme; que l'objet, dans ces momens-là, n'est pas de +donner, mais de recevoir; que le sentiment qu'on tire du bienfait +<i>accordé</i>, n'est que moral, et ne peut dès-lors convenir qu'à une +certaine sorte de gens, au lieu que la sensation ressentie du bienfait +<i>reçu</i>, est physique et convient nécessairement à tous les individus, +qualité qui la rend préférable à ce qui ne peut être aperçu que de +quelques-uns; qu'en un mot, le plaisir goûté avec l'être inerte ne peut +point ne pas être entier, puisqu'il n'y a que l'agent qui l'éprouve, et +de ce moment, il est donc bien plus vif.—En ce cas, il faut établir que +la jouissance d'une statue sera plus douce que celle d'une femme?—Tu ne +m'entends point; la volupté imaginée par ces gens-là, consiste en ce que +le succube puisse et ne fasse pas, en ce que les facultés qu'il a et +qu'il est nécessaire qu'il ait, ne s'employent qu'à doubler la sensation +de l'incube, sans songer à la ressentir.—Ma foi, mon ami, je ne vois là +que de la tyrannie et des sophismes.—Point de sophismes; de la +tyrannie, soit; mais qui te dit qu'elle n'ajoute pas à la volupté? +Toutes les sensations se prêtent mutuellement des forces: l'orgueil, qui +est celle de l'esprit, ajoute à celle des sens; or, le despotisme, fils +de l'orgueil, peut donc, comme lui, rendre une jouissance plus vive. +Jette les yeux sur les animaux; regarde s'ils ne conservent pas cette +supériorité si flatteuse, ce despotisme si sensuel, que tu cèdes +imbécilement. Vois la manière impérieuse dont ils jouissent de leurs +femelles. Le peu de désir qu'ils ont de faire partager ce qu'ils +sentent, l'indifférence qu'ils éprouvent, quand le besoin n'existe plus, +et n'est-ce pas toujours chez eux, que la nature nous donne des leçons? +Mais réglons nos idées sur ses opérations: si elle eût voulu de +l'égalité dans le sentiment de ces plaisirs-là, elle en eût mis dans la +construction des créatures qui doivent le ressentir; nous voyons +pourtant le contraire. Or, s'il y a une supériorité établie, décidée de +l'un des deux sexes, sur l'autre, comment ne pas se convaincre qu'elle +est une preuve de l'intention qu'a la nature, que cette force, que cette +autorité, toujours manifestée par celui qui la possède, le soit +également dans l'acte du plaisir, comme dans tous les autres?—Je vois +cela bien différemment, et ces voluptés doivent être bien tristes, +toutes les fois qu'elles ne sont point partagées; l'isolisme m'effraye; +je le regarde comme un fléau; je le vois, comme la punition de l'être +cruel ou méchant, abandonné de toute la terre; il doit l'être de sa +compagne, il n'a pas su répandre le bonheur; il n'est plus fait pour le +sentir.—C'est avec cette pusillanimité de principes, que l'on reste +toujours dans l'enfance, et qu'on ne s'élève jamais à rien; voilà comme +on vit et meurt dans le nuage de ses préjugés, faute de force et +d'énergie, pour en dissiper l'épaisseur.—Qu'a de nécessaire cette +opération, dès qu'elle outrage la vertu?—Mais la vertu, toujours plus +utile aux autres qu'à nous, n'est pas la chose essentielle; c'est la +vérité seule qui nous sert; et s'il est malheureusement vrai qu'on ne la +trouve qu'en s'écartant de la vertu, ne vaut-il pas mieux s'en détourner +un peu, pour arriver à la lumière, que d'être toujours dupe et bon dans +les ténèbres?—J'aime mieux être faible et vertueux, que téméraire et +corrompu. Ton âme s'est dégradée à la dangereuse école du monstre +affreux dont tu habites la cour.—Non, c'est la faute de la Nature; elle +m'a donné une sorte d'organisation vigoureuse, qui semble s'accroître +avec l'âge, et qui ne saurait s'arranger aux préjugés vulgaires; ce que +tu nommais en moi dépravation, n'est qu'une suite de mon existence; j'ai +trouvé le bonheur dans mes systèmes, et n'y ai jamais connu le remord. +C'est de cette tranquillité, dans la route du mal, que je me suis +convaincu de l'indifférence des actions de l'homme. Allumant le flambeau +de la philosophie à l'ardent foyer des passions, j'ai distingué à sa +lueur, qu'une des premières loix de la nature, était de varier toutes +ses oeuvres, et que dans leur seule opposition, se trouvait l'équilibre +qui maintenait l'ordre général; quelle nécessité d'être vertueux, me +suis-je dit, dès que le mal sert autant que le bien? Tout ce que crée la +nature, n'est pas utile, en ne considérant que nous; cependant tout est +nécessaire; il est donc tout simple que je sois méchant, relativement à +mes semblables, sans cesser d'être bon à ses yeux: pourquoi +m'inquiéterai-je alors?—Eh! n'as-tu pas toujours les hommes, qui te +puniront de les outrager.—Qui les craint, ne jouit pas.—Qui les brave, +est sur de les irriter, et comme l'intérêt général combat toujours +l'intérêt particulier, celui qui sacrifie tout à soi, celui qui manque à +ce qu'il doit aux autres, pour n'écouter que ce qui le flatte, doit +nécessairement succomber, il ne doit trouver que des écueils.—Le +politique les évite, le sage apprend à ne les pas craindre. Mets la main +sur ce coeur, mon ami; il y a cinquante ans que le vice y règne, et vois +pourtant comme il est calme.—Ce calme pervers est le fruit de +l'habitude de tes faux principes, ne le mets pas sur le compte de la +nature; elle te punira tôt ou tard de l'outrager.—Soit, ma tête n'est +élevée vers le ciel que pour attendre la foudre; je ne tiens point le +bras qui la lance; mais j'ai la gloire de le braver.—Et nous entrâmes +dans le logis, qui m'était destiné.</p> + +<p>C'était une cabane très-simple, partagée par des clayes, en trois ou +quatre pièces, où je trouvai quelques nègres, que le roi me donnait, +pour me servir. Ils avaient ordre de me demander si je voulais des +femmes, je répondis que non, et les congédiai, ainsi que le Portugais, +en les assurant que je n'avais besoin que d'un peu de repos.</p> + +<p>A peine fus-je seul, que je fis de sérieuses réflexions sur le +malheureux sort dans lequel je me trouvais. La scélératesse de l'âme du +seul Européen, dont j'eus la société, me paraissait aussi dangereuse que +la dent meurtrière des cannibales, dont je dépendais. Et ce rôle +affreux,... ce métier infâme, qu'il me fallait faire, ou mourir, non +qu'il portât la moindre atteinte à mes sentimens pour Léonore,... je le +faisais avec tant de dégoût ... je ressentais une telle horreur, +qu'assurément ce que je devais à cette charmante fille, ne pouvait s'y +trouver compromis. Mais n'importe, je l'exerçais, et ce funeste devoir +versait une telle amertume sur ma situation, que je serais parti, dès +l'instant, si, comme je vous l'ai dit, l'espoir que Léonore tomberait +peut-être sur cette côte, où je pouvais la supposer, et qu'alors elle +n'arriverait qu'à moi, si, dis-je, cet espoir n'avait adouci mes +malheurs. Je n'avais point perdu son portrait; les précautions que +j'avais prises de le placer dans mon porte-feuille, avec mes lettres de +change, l'avait entièrement garanti. On n'imagine pas ce qu'est un +portrait, pour une âme sensible; il faut aimer, pour comprendre ce qu'il +adoucit, ce qu'il fait naître. Le charme de contempler à son aise, les +traits divins qui nous enchantent, de fixer ces yeux, qui nous suivent, +d'adresser à cette image adorée, les mêmes mots que si nous serrions +dans nos bras l'objet touchant qu'elle nous peint; de la mouiller +quelquefois de nos larmes, de l'échauffer de nos soupirs, de l'animer +sous nos baisers.... Art sublime et délicieux, c'est l'amour seul qui te +fit naître; le premier pinceau ne fut conduit que par ta main. Je pris +donc ce gage intéressant de l'amour de ma Léonore, et l'invoquant à +genoux: «ô toi que j'idolâtre! m'écriai-je, reçois le serment sincère, +qu'au milieu des horreurs où je me trouve, mon coeur restera toujours +pur; ne crains pas que le temple où tu règnes, soit jamais souillé par +des crimes. Femme adorée, console-moi dans mes tourmens; fortifie-moi +dans mes revers; ah! si jamais l'erreur approchait de mon âme, un seul +des baisers que je cueilles sur tes lèvres de roses, saurait bientôt +l'en éloigner».</p> + +<p>Il était tard, je m'endormis, et je ne me réveillai le lendemain, qu'aux +invitations de Sarmiento, de venir faire avec lui une seconde promenade +vers une partie que je n'avais pas encore vue.—Sais-tu, lui dis-je, si +le roi a été content de mes opérations?—Oui; il m'a chargé de te +l'apprendre, me dit le Portugais en nous mettant en marche; te voilà +maintenant aussi savant que moi; tu n'auras plus besoin de mes leçons. +Il a passé, m'a-t-on dit, toute la nuit en débauche, il va s'en purifier +ce matin, par un sacrifice, où s'immoleront six victimes.... Veux-tu en +être témoin?—Oh! juste ciel, répondis-je alarmé, garantis-moi tant que +tu pourras, de cet effrayant spectacle.—J'ai bien compris que cela te +déplairait, d'autant plus que tu verrais souvent, sous le glaive, les +objets même de ton choix.—Et voilà mon malheur: j'y ai pensé toute la +nuit.... voilà ce qui va me rendre insupportable le métier que l'on me +condamne à faire; quand la victime sera de mon choix, je mourrai du +remord cruel que fera naître en mon esprit, l'affreuse idée de l'avoir +pu sauver, en lui trouvant quelques défauts, et de ne l'avoir pas +fait.—Voilà encore une chimère infantine dont il faudrait te détacher; +si le sort ne fut pas tombé sur celle-là, il serait tombé sur une autre; +il est nécessaire à la tranquillité de se consoler de tous ces petits +malheurs; le général d'armée qui foudroye l'aile gauche de l'ennemi, +a-t-il des remords de ce qu'en écrasant la droite, il eût pu sauver la +première? Dès qu'il faut que le fruit tombe, qu'importe de secouer +l'arbre.—Cesse tes cruelles consolations et reprends les détails qui +doivent achever de m'instruire de tout ce qui concerne l'infâme pays +dans lequel j'ai le malheur d'être obligé de vivre.</p> + +<p>Il faut être né comme moi, dans un climat chaud, reprit le Portugais, +pour s'accoutumer aux brûlantes ardeurs de ce ciel-ci; l'air n'y est +supportable que d'Avril en Septembre; le reste de l'année est d'une si +cruelle ardeur, qu'il n'est pas rare de trouver des animaux dans la +campagne expirer sous les rayons qui les brûlent; c'est à l'extrême +chaleur de ce climat qu'il faut attribuer, sans doute, la corruption +morale de ces peuples; on ne se doute pas du point auquel les influences +de l'air agissent sur le physique de l'homme, combien il peut être +honnête ou vicieux, en raison du plus ou moins d'air qui pèse sur ses +poumons<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a>, et de la qualité plus ou moins saine, plus ou moins +brûlante de cet air. O vous qui croyez devoir assujettir tous les hommes +aux mêmes loix, quelques soient les variations de l'atmosphère, osez-le +donc après la vérité de ces principes.... Mais ici il faut avouer que +cette corruption est extrême; elle ne saurait être portée plus loin. +Tous les désordres y sont communs, et tous y sont impunis; un père ne +met aucune espèce de différence entre ses filles, ses garçons, ses +esclaves, ou ses femmes; tous servent indistinctement ses débauches +lascives. Le despotisme dont il jouit dans sa maison; le droit absolu de +mort, dont il est revêtu, rendrait fort dure la condition de ceux dont +il éprouverait des refus. Quelque besoin pourtant, que le peuple ait de +femmes, il ne traite pas mieux celles qu'il possède; je t'ai déjà peint +une partie de leur sort; il n'est pas plus doux dans l'intérieur. Jamais +l'épouse ne parle à son mari, qu'à genoux; jamais elle n'est admise à sa +table; elle ne reçoit pour nourriture, que quelques restes qu'il veut +bien lui jeter dans un coin de la maison, comme nous faisons aux +animaux, dans les nôtres. Parvient-elle à lui donner un héritier; +arrive-t-elle à ce point de gloire, qui les rend si intéressantes dans +nos climats, je te l'ai dit, le mépris le plus outré, l'abandon, le +dégoût deviennent ici les récompenses qu'elle reçoit de son cruel mari. +Souvent bien plus féroce encore, il ne la laisse pas venir au terme, +sans détruire son ouvrage, dans le sein même de sa compagne; malgré tant +d'opposition, ce malheureux fruit vient-il à voir le jour, s'il déplaît +au père, il le fait périr à l'instant; mais la mère n'a nul droit sur +lui: elle n'en acquiert pas davantage, quand il atteint l'âge +raisonnable; il arrive souvent alors qu'il se joint à son père, pour +maltraiter celle dont il a reçu la vie<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>. Les femmes du peuple ne sont +pas les seules qui soient ainsi traitées; celles des grands partagent +cette ignominie. On a peine à croire à quel degré d'abaissement et +d'humiliation ceux-ci réduisent leurs épouses, toujours tremblantes, +toujours prêtes à perdre la vie, au plus léger caprice de ces tyrans; le +sort des bêtes féroces est sans doute préférable au leur.</p> + +<p>L'ancien gouvernement féodal de Pologne peut seul donner l'idée de +celui-ci; le royaume est divisé en dix-huit petites provinces, +représentant nos grandes terres seigneuriales, en Europe; chaque +gouvernement a un chef qui habite le district, et qui y jouit à-peu-près +de là même autorité que le roi. Ses sujets lui sont immédiatement +soumis; il peut en disposer à son gré. Ce n'est pas qu'il n'y ait des +loix dans ce royaume: peut-être même y sont-elles trop abondantes; mais +elles ne tendent, toutes, qu'à soumettre le faible au fort, et qu'à +maintenir le despotisme, ce qui rend le peuple d'autant plus malheureux, +que, quoiqu'il puisse réversiblement exercer le même despotisme dans sa +maison, il n'est pourtant dans le fait, absolument le maître de rien. Il +n'a que sa nourriture et celle de sa famille, sur la terre qu'il herse à +la sueur de son corps. Tout le reste appartient à son chef, qui le +possède, en sure et pleine jouissance, aux seules conditions d'une +redevance annuelle en filles, garçons, et comestibles, exactement payée +quatre fois l'an au roi. Mais ces vassaux fournissent ce tribut au chef; +il n'a que la peine de le présenter, et comme il est imposé à proportion +de ce qu'il peut payer, il n'en est jamais surchargé.</p> + +<p>Les crimes du vol et du meurtre, absolument nuls parmi les grands, sont +punis avec la plus extrême rigueur, chez l'homme du peuple, s'il a +commis ces crimes, hors de l'intérieur de sa maison; car s'il est le +chef de sa famille, et que le délit n'ait porté que sur les membres de +cette famille, qui lui sont subordonnés, il est dans le cas de la plus +entière impunité; hors cette circonstance, il est puni de mort. Le +coupable arrêté, est à l'instant conduit chez son chef, qui l'exécute de +sa propre main; ce sont pour ces chefs, des parties de plaisir, +semblables à nos chasses d'Europe; ils gardent communément leurs +criminels jusqu'à ce qu'ils en ayent un certain nombre; ils se +réunissent alors sept ou huit ensemble, et passent plusieurs jours à +maltraiter ces individus, jusqu'à ce qu'enfin ils les achèvent. Leur +chasse alors sert au festin, et la débauche se termine avec leurs +femmes, qu'ils ont de même réunies, et dont ils jouissent en commun. Le +roi agit également dans son apanage, et comme son district est plus +étendu, il a plus d'occasions de multiplier ces horreurs.</p> + +<p>Tous les chefs, malgré leur autorité, relèvent immédiatement de la +couronne; le monarque peut les condamner à mort, et les faire exécuter +sur-le-champ, sans aucune instruction de procès, pour les crimes de +rébellion ou de lèse-majesté; mais il faut que le délit soit +authentique, sans quoi, tous se révolteraient, tous prendraient le parti +de celui qu'on aurait condamné, et travailleraient, de concert, à +détrôner un roi mal affermi par ce despotisme.</p> + +<p>Ce qui rend au monarque de <i>Butua</i> sa postérité indifférente, c'est +qu'elle ne règne point après lui. Il n'en est pas de même de ses +dix-huit grands vassaux; les enfans succèdent au père dans leurs fiefs. +Dès que le chef est mort, le fils aîné s'empare du gouvernement, du +logis, et réduit sa mère et ses soeurs dans la dernière servitude; elles +n'ont plus rang, dans sa maison, qu'après les esclaves de sa femme, à +moins qu'il ne veuille épouser une d'elles; dans ce cas, elle est hors +de cette abjection; mais celle où l'usage la fait retomber, comme +épouse, n'est-elle pas aussi dure? Si la mère est grosse, quand le père +meurt, il faut qu'elle fasse périr son fruit, autrement l'héritier la +tuerait elle-même.</p> + +<p>A l'égard du roi, dès qu'il meurt, les chefs s'assemblent, et les +barbares confondant, à l'exemple des Jagas, leurs voisins, la cruauté +avec la bravoure<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>, n'élisent pour leur chef, que le plus féroce +d'entre eux. Pendant neuf jours entiers, ils font des exploits dans ce +genre, soit sur des prisonniers de guerre, soit sur des criminels, soit +sur eux-mêmes, en se battant corps-à-corps, à outrance, et celui qui a +fait paraître le plus de valeur ou d'atrocité, regardé dès-lors comme le +plus grand de la nation, est choisi pour la commander; on le porte en +triomphe dans son palais, où de nouveaux excès succèdent à l'élection, +pendant neuf autres jours. Là, l'intempérance et la débauche se poussent +quelquefois si loin, que le nouveau roi lui-même y succombe, et la +cérémonie recommence. Rarement ces fêtes ne se célèbrent, sans qu'il +n'en coûte la vie à beaucoup de monde.</p> + +<p>Lorsque cette nation est en guerre avec ses voisins, les chefs +fournissent au roi un contingent d'hommes armés de flèches et de piques, +et ce nombre est proportionné aux besoins de l'état. Si les ennemis sont +puissans, les secours envoyés sont considérables; ils le sont moins, +quand il s'agit de légères discussions. La cause de ces discussions est +toujours, ou quelques ravages dans les terres, ou quelques enlevemens de +femmes ou d'esclaves; quelques jours d'hostilités préliminaires et un +combat terminent tout; puis chacun retourne chez soi.</p> + +<p>Malgré le peu de morale de ces peuples; malgré les crimes multipliés où +ils se livrent, il est dévot, crédule, et superstitieux; l'empire de la +religion, sur son esprit, est presqu'aussi violent qu'en Espagne et en +Portugal. Le gouvernement théocratique suit le plan du gouvernement +féodal. Il y a un chef de religion dans chaque province, subordonné au +chef principal, habitant la même ville que le roi. Ce chef, dans chaque +district, est à la tête d'un collège de prêtres secondaires, et habite +avec eux un vaste bâtiment contigu au temple; l'idole est par-tout la +même que celle du palais du roi, qui, seul, a le privilège d'avoir, +indépendamment du temple de sa capitale, une chapelle particulière où il +sacrifie. Le serpent qu'on révère ici, est le reptile le plus +anciennement adoré; il eut des temples en Egypte, en Phénicie, en Grèce +, et son culte passa de-là en Asie et en Afrique, où il fut presque +général<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a>. Quant à ces peuples, ils disent que cette idole est l'image +de celui qui a créé le monde; et pour justifier l'usage où ils sont de +le représenter, moitié figure humaine, et moitié figure d'animal, ils +disent que c'est pour montrer qu'il a créé également les hommes et les +animaux.</p> + +<p>Chaque gouverneur de province est obligé d'envoyer seize victimes par +an, de l'un et de l'autre sexe, au chef de la religion qui les immole +avec ses prêtres, à de certains jours prescrits par leur rituel. Cette +idée, que l'immolation de l'homme était le sacrifice le plus pur qu'on +put offrir à la divinité, était le fruit de l'orgueil; l'homme se +croyant l'être le plus parfait qu'il y eût au monde, imagina que rien ne +pouvait mieux apaiser les dieux, que le sacrifice de son semblable; +voilà ce qui multiplia tellement cette coutume, qu'il n'est aucun peuple +de la terre, qui ne l'ait adoptée; les Celtes et les Germains immolaient +des vieillards et des prisonniers de guerre; les Phéniciens, les +Cartaginois, les Perses et les Illiriens, sacrifiaient leurs propres +enfans; les Thraces et les Egyptiens, des vierges, etc.</p> + +<p>Les prêtres, à Butua, sont, chargés de l'éducation entière de la +jeunesse; ils élèvent, à-la-fois, les deux sexes, dans des écoles +séparées, mais toujours dirigées par eux seuls. La vertu principale, et +presque l'unique, qu'ils inspirent aux femmes, est la plus entière +résignation, la soumission la plus profonde aux volontés des hommes; ils +leur persuadent qu'elles sont uniquement créées pour en dépendre, et, à +l'exemple de Mahomet, les damnent impitoyablement à leur mort.—A +l'exemple de Mahomet, dis-je, en interrompant Sarmiento, tu te trompes, +mon ami, et ton injustice envers les femmes, te fait évidemment adopter +une opinion fausse, et que jamais rien n'autorisa. Mahomet ne damne +point les femmes; je suis étonné qu'avec l'érudition que tu nous étales, +tu ne saches pas mieux l'alcoran. <i>Quiconque croira, et fera de bonnes +moeurs, soit homme, soit femme, il entrera dans le paradis</i>, dit +expressément le prophète, dans son soixantième chapitre; et dans +plusieurs autres, il établit positivement que l'on trouvera dans le +paradis, non-seulement celles de ses femmes que l'on aura le mieux +aimées sur la terre, mais même de belles filles vierges, ce qui prouve +qu'indépendamment de celles-ci, qui sont les femmes célestes, il en +admettait de terrestres, et qu'il ne lui est jamais venu dans l'esprit +de les exclure des béatitudes éternelles. Pardonne-moi cette digression +en faveur d'un sexe que tu méprises, et que j'idolâtre; et continue tes +intéressans récits.—Que Mahomet damne ou sauve les femmes, dit le +Portugais, ce qu'il y a de bien sûr, c'est que ce ne seraient pas elles +qui me feraient désirer le paradis, si je croyais à cette fable-là, et +fussent-elles toutes anéanties sur le globe, que Lucifer m'écorche tout +vif, si je m'en trouvais plus à plaindre. Malheur à qui ne peut se +passer, dans ses plaisirs ou dans sa société, d'un sexe bas, trompeur et +faux, toujours occupé de nuire ou de teindre, toujours rampant, toujours +perfide, et qui, comme la couleuvre, n'élève un instant la tête +au-dessus du sol, que pour y carder son venin. Mais ne m'interromps +plus, frère, si tu veux que je poursuive.</p> + +<p>A l'égard des hommes, reprit mon instituteur, ils leur inspirent d'être +soumis, d'abord aux prêtres, puis au roi, et définitivement à leurs +chefs particuliers; ils leur recommandent d'être toujours prêts à verser +leur sang pour l'une ou l'autre de ces causes.</p> + +<p>Le danger des écoles, en Europe, est souvent le libertinage; ici, il en +devient une loi. Un époux mépriserait sa femme, si elle lui donnait ses +prémices<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a>; ils appartiennent de droit aux prêtres; eux-seuls doivent +flétrir cette fleur imaginaire, où nous avons la folie d'attacher tant +de prix; de cette règle sont pourtant exceptés les sujets qui doivent +être conduits au roi. Resserrés avec soin dans les maisons des +gouverneurs de chaque province, ils n'entrent point dans les écoles; +c'est un droit que les prêtres n'ont jamais osé disputer à leur +souverain qui le possède, comme chef du temporel et du spirituel Toutes +ces roses se cueillent à certains jours de fêtes, prescrits dans leur +calendrier. Alors les temples se ferment; il n'est plus permis qu'aux +seuls prêtres, d'y entrer, le plus grand silence règne aux environs; ou +immolerait impitoyablement quiconque oserait le troubler. La défloration +se fait aux pieds de l'idole. Le chef commence, il est suivi du collège +entier. Les filles sont présentées deux fois, les garçons, une. Des +sacrifices, suivent la cérémonie; à treize ou quatorze ans, les élèves +retournent dans leurs familles; on leur demande s'ils ont été +sanctifiés: s'ils ne l'avaient pas été, les garçons seraient +horriblement méprisés, et les filles ne trouveraient aucun époux. Ce qui +s'opère dans les provinces, se pratique de même dans la capitale; la +seule différence qu'il y ait, lors de ces initiations, consiste dans le +droit qu'a le monarque d'opérer, s'il veut, avant les prêtres. Ici, +comme dans le royaume de Juida, si quelqu'un refusait de placer ses +enfans dans ces écoles, les prêtres pourraient les faire enlever.—Que +d'infamies, m'écriai-je; toutes ces turpitudes me choquent au dernier +point. Mais je ne tiens pas, je l'avoue, a voir la pédérastie érigée en +initiation religieuse; à quel point de corruption doit être parvenu un +peuple, pour instituer ainsi en coutume, le vice le plus affreux, le +plus destructeur de l'humanité, le plus scandaleux, le plus contraire +aux loix de la nature, et le plus dégoûtant de la terre.—Que +d'invectives, me répondit le Portugais, (trop malheureux partisan de +cette intolérable dépravation!) Écoute, ami, je veux bien m'interrompre +un moment, pour te convaincre de tes torts, .au risque de contrarier +quelques uns de mes principes, pour mieux te prouver l'injustice des +tiens. N'imagine pas que cette erreur à laquelle on attache une si +grande importance en Europe, soit aussi conséquente qu'on le croit. De +quelque manière qu'on veuille l'envisager, on ne la trouvera dangereuse, +que dans un seul point. <i>Le tort qu'elle fait à la population</i>. Mais ce +tort est-il bien réel? c'est ce qu'il s'agit d'examiner. Qu'arrive-t-il, +en tolérant cet écart? qu'il naît, je le suppose, dans l'état, un petit +nombre d'enfans de moins; est-ce donc un si grand mal, que cette +diminution, et quel est le gouvernement assez faible, pour pouvoir s'en +douter? Faut-il à l'État, un plus grand nombre de citoyens, que celui +qu'il peut nourrir? Au-delà de cette quantité, tous les hommes, dans +l'exacte justice, ne devraient-ils pas être maîtres de produire, ou de +ne pas produire; je ne connais rien de si risible, que d'entendre crier +sans-cesse pour la population. Vos compatriotes, sur-tout, vos chers +Français, qui ne s'aperçoivent pas que si leur gouvernement les traite +avec tant d'indifférence, que si leur fuite, leur mort le touche si peu, +que si leurs loix les sacrifient chaque jour si inhumainement, ce n'est +qu'à cause de leur trop grande population; que si cette population était +moindre, ils deviendraient bien autrement chers à cet État qui se moque +d'eux, et seraient bien autrement épargnés par le glaive atroce de +Thémis; mais laissons ces imbéciles crier tout à leur aise, laissons-les +remplir leurs dégoûtantes compilations de projets fastueux, pour +augmenter des hommes, dont l'excès forme déjà un des plus grands vices +de leur État, et voyons seulement si ce qu'ils désirent est un bien. +J'ose dire que non: j'ose assurer que par-tout où la population et le +luxe seront médiocres, l'égalité, dont tu parais si partisan, sera plus +entière, et par conséquent, le bonheur de l'individu, plus certain. +C'est l'abondance du peuple, et l'accroissement du luxe, qui produit +l'inégalité des conditions, et tous les malheurs qui en résultent. Les +hommes sont tous frères, chez le peuple médiocre et frugal; ils ne se +connaissent plus, quand le luxe les déguise et que la population les +avilit; à mesure qu'augmentent l'un et l'autre de ces choses, les droits +du plus fort naissent insensiblement; ils asservissent le plus faible, +le despotisme s'établit, le peuple se dégrade, et se trouve bientôt +écrasé sous le poids des fers, que sa propre abondance lui forge<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a>; ce +qui diminue la population dans un État, sert donc cet État, au lieu de +lui nuire; politiquement considéré, voilà donc ce vice si abominable, +dans la classe des vertus, plutôt que dans celle des crimes, chez toutes +les nations philosophes. L'examinerons-nous du côté de la nature? Ah! si +l'intention de la nature eût été que tous les grains de bleds +germassent, elle eût donné une meilleure constitution à la terre. Cette +terre ne se trouverait pas si long-tems hors d'état de rapporter; +toujours féconde, n'attendant jamais que la semence, on ne lui donnerait +jamais, qu'elle ne rendît. Un coup-d'oeil sur le physique des femmes, et +voyons si cela est. Une femme qui vit 70 ans, je suppose, en passe +d'abord 14 sans pouvoir encore être utile; puis 20, où elle ne peut plus +l'être: reste à 36, sur lesquelles il faut prélever 3 mois par an, où +ses infirmités doivent encore l'empêcher de travailler aux vues de la +nature, si elle est sage, et qu'elle veuille que le fruit produit soit +bon. Reste donc 27 ans, au plus, sur 70, où la nature lui permet de la +servir. Je le demande, est-il raisonnable de penser que si les vues de +la nature tendaient à ce que rien ne fût perdu, elle consentirait à +perdre autant<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a>, et si cette perte est indiquée par ses propres loix, +pouvons-nous légitimement contraindre les nôtres à punir ce qu'elle +exige elle-même? La propagation n'est certainement pas une loi de la +nature, elle n'en est qu'une tolérance: a-t-elle eu besoin de nous, pour +produire les premières espèces? N'imaginons pas que nous lui soyons plus +nécessaires pour les conserver, si l'existence de ces espèces était +essentielle à ses plans; ce que nous adoptons de contraire à cette +opinion, n'est que le fruit de notre orgueil.</p> + +<p>Quand il n'y aurait pas un seul homme sur la terre, tout n'en irait pas +moins comme il va; nous jouissons de ce que nous trouvons; mais, rien +n'est créé pour nous; misérables créatures que nous sommes, sujets aux +mêmes accidens que les autres animaux, naissant comme eux, mourant comme +eux, ne pouvant vivre, nous conserver et nous multiplier que comme eux, +nous nous avisons d'avoir de l'orgueil, nous nous avisons de croire que +c'est en faveur de notre précieuse espèce que le soleil luit, et que les +plantes croissent. O déplorable aveuglement! convainquons-nous donc que +la nature se passerait aussi bien de nous, que de la classe des fourmis +ou de celle des mouches; et que d'après cela, nous ne sommes nullement +obligés à la servir dans la multiplication d'une espèce qui lui est +indifférente, et dont l'extinction totale n'altérerait aucune de ses +loix. On peut donc perdre, sans l'offenser en quoi que ce soit. Que +dis-je? nous la servons, en n'augmentant pas une sorte de créature, dont +la ruine entière, en lui rendant l'honneur de ses premières créations, +lui ferait reprendre des droits, que sa tolérance nous cède. Le voilà +donc, ce vice dangereux, ce vice épouvantable contre lequel s'arme +imbécilement les loix et la société, le voilà donc démontré utile à +l'État et à la nature, puisqu'il rend à l'un son énergie, en lui ôtant +ce qu'il a de trop, et à l'autre sa puissance, en lui laissant +l'exercice de ces premières opérations. Eh! si ce penchant n'était pas +naturel, en recevrait-on les impressions, dès l'enfance? ne cèderait-il +pas aux efforts de ceux qui dirigent ce premier âge de l'homme. Qu'on +examine pourtant, les êtres qui en son empreints; il se développe; +malgré toutes les digues qu'on lui oppose, il se fortifie avec les +années; il résiste aux avis, aux sollicitations, aux terreurs d'une vie +à venir, aux punitions, aux mépris, aux plus piquans attraits de l'autre +sexe; est-ce donc l'ouvrage de la dépravation, qu'un goût qui s'annonce +ainsi, et que veut-on qu'il soit, si ce n'est l'inspiration la plus +certaine de la nature? Or, si cela est, l'offense-t-il? Inspirerait-elle +ce qui l'outragerait? Permettrait-elle ce qui gênerait ses loix? +Favoriserait-elle des mêmes dons, et ceux qui la servent, et ceux qui la +dégradent? Etudions-la mieux, cette indulgente nature, avant d'oser lui +fixer des limites. Analisons ses loix, scrutons ses intentions, et ne +hasardons jamais de la faire parler sans l'entendre.</p> + +<p>Osons n'en point douter enfin, il n'est pas dans les intentions de cette +mère sage que ce goût s'éteigne jamais; il entre au contraire dans ses +plans qu'il y ait, et des hommes qui ne procréent point, et plus de +quarante ans dans la vie des femmes où elles ne le puissent pas, afin de +nous bien convaincre que la propagation n'est pas dans ses loix, qu'elle +ne l'estime point, qu'elle ne lui sert point, et que nous sommes les +maîtres d'en user sur cet article comme bon nous semble, sans lui +déplaire en quoi que ce soit, sans atténuer en rien sa puissance.</p> + +<p>Cesse donc de te récrier contre le plus simple des travers, contre une +fantaisie où l'homme est entraîné par mille causes physiques que rien ne +peut changer ni détruire, contre une habitude enfin, que l'on tient de +la nature, qui la sert, qui sert à l'État, qui ne fait aucun tort à la +société, qui ne trouve d'antagonistes que parmi le sexe, dont elle +abjure le culte, raison trop faible, sans doute, pour lui dresser des +échafauds. Si tu ne veux pas imiter les philosophes de la Grèce, +respecte au moins leurs opinions: Licurgue et Solon armèrent-ils Thémis +contre ces infortunés? Bien plus adroits, sans doute, ils tournèrent au +bien et à la gloire de la patrie le vice qu'ils y trouvèrent régnant. +Ils en profitèrent pour allumer le patriotisme dans l'âme de leurs +compatriotes: c'était dans le fameux bataillon des <i>amans et des +aimés</i><a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a> que résidait la valeur de l'État. N'imagine donc pas que ce +qui fit fleurir un peuple, puisse jamais en dégrader un autre. Que le +soin de la cure de ces infidèles regarde uniquement le sexe qu'ils +dépriment; que ce soit avec des chaînes de fleurs que l'amour les ramène +en son temple; mais s'ils les brisent, s'ils résistent au joug de ce +Dieu, ne crois pas que des invectives ou des sarcasmes, que des fers ou +des bourreaux les convertissent plus sûrement: on fait avec les uns des +stupides, et des lâches, des fanatiques avec les autres; on s'est rendu +coupable de bêtises et de cruautés, et on n'a pas un vice de moins<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p> + +<p>Mais reprenons: quel fruit recueilleras-tu de la description que tu me +demandes, si tu en interromps sans cesse le récit?</p> + +<p>Les crimes contre la religion, continue le Portugais, existent ici comme +dans notre Europe, et y sont même plus sévèrement punis<a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>; le premier +prêtre en devient le souverain juge et l'exécuteur: un mot contre le +clergé ou contre l'idole, quelques négligences au service public du +temple, l'inobservance de quelques fêtes, le refus de placer ses enfans +dans les écoles, tout cela est puni de mort: on dirait que ce malheureux +peuple, pressé de voir sa fin, imagine avec soin tout ce qui peut +l'accélérer.</p> + +<p>Ignorant absolument l'art de transmettre les faits, soit par l'écriture, +soit par les signes hiérogliphiques, ce peuple n'a conservé aucuns +mémoriaux qui puissent servir à la connaissance de sa généalogie ou de +son histoire; il ne s'en croit pas moins le peuple le plus ancien de la +terre: il dominait autrefois, assure-t-il, tout le continent, et +principalement la mer, qu'il ne connaît pourtant plus aujourd'hui; sa +position dans le milieu des terres, ses perpétuelles dissentions avec +les peuples de l'Orient et de l'Occident, qui l'empêchent de s'étendre +jusques-là, le privera vraisemblablement encore long-tems de connaître +les côtes qui l'avoisinent. Son seul commerce consiste à exporter son +riz, son manioc et son maïs aux Jagas, qui habitant un pays sablonneux, +se trouvent manquer souvent de ces précieuses denrées; ils en importent +des poissons qu'il aime beaucoup et qu'il mange presqu'avec la même +avidité que la chair humaine; les querelles survenues dans ces échanges +sont un de ses fréquens motifs de guerre, et alors il se bat au lieu de +commercer, les comptoirs deviennent des champs de bataille.</p> + +<p>La politique, qui apprend à tromper ses semblables en évitant de l'être +soi-même, cette science née de la fausseté et de l'ambition, dont +l'homme c'était fait une vertu, l'homme social un devoir, et l'honnête +homme un vice.... La politique, dis-je, est entièrement ignorée de ce +peuple; ce n'est pas qu'il ne soit ambitieux et faux, mais il l'est sans +art, et comme ceux auxquels il a affaire ne sont pas plus fins, il en +résulte qu'ils se trompent gauchement les uns et les autres; mais tout +autant que s'ils le faisaient avec plus d'industrie. Le peuple de Butua +tâche d'être le plus fort dans les combats, de gagner le plus qu'il peut +dans ses échanges, voilà où se bornent toutes ses ruses. Il vit +d'ailleurs avec insouciance et sans s'inquiéter du lendemain, jouit du +présent le mieux qu'il peut, ne se rappelle point le passé, et ne +prévoit jamais l'avenir; il ne sait pas mieux l'âge qu'il a; il sait +celui de ses enfans jusqu'à quinze ou vingt ans, puis il l'oublie et +n'en parle plus.</p> + +<p>Ces Africains ont quelques légères connaissances d'astronomie, mais +elles sont mêlées d'une si grande foule d'erreurs et de superstition, +qu'il est difficile d'y rien comprendre; ils connaissent le cours des +astres, prédisent assez bien les variations de l'atmosphère, et divisent +leurs tems par les différentes phases de la lune: quand on leur demande +quelle est la main qui meut les astres dans l'espace, quel est enfin le +plus puissant des êtres, ils répondent que c'est leur idole, que c'est +elle qui a créé tout ce que nous voyons, qui peut le détruire à son gré, +et que c'est pour prévenir cette destruction qu'ils arrosent sans cesse +ses autels de sang.</p> + +<p>Leur nourriture ordinaire est le maïs, quelques poissons quand le +commerce le leur en apporte, et de la chair humaine; ils en ont des +boucheries publiques où l'on s'en fournit en tous tems; quelquefois ils +joignent à cela de la chair de singe, qu'on estime fort dans ces +contrées. Ils tirent du maïs une liqueur très-enivrante, et préférable à +notre eau-de-vie; quelquefois ils la boivent pure, souvent ils la mêlent +avec de l'eau communément mauvaise et saumâtre; ils ont une manière de +confire et de garder l'igname<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a>, qui le rend délicat et bon.</p> + +<p>Ils n'ont point de monnaie entr'eux, ni signe qui la représente: chacun +vit de ce qu'il a; ceux qui veulent des productions étrangères +rapportées par les commerçans, se les procurent par échange, ou en prêt +d'esclaves, de femmes et d'enfans pour les travaux ou pour les plaisirs. +La table du Roi est servie des prémices de tout ce qui croit dans le +pays, et de tout ce qui s'y apporte; il y a des gens chargés d'aller +retirer ces différens tributs, et sans s'incommoder en rien, la nation +le nourrit ainsi en détail. Il en est de même de la table des chefs et +des prêtes. Rien ne se vend au peuple que ces premières maisons ne +soient fournies. Ce sont les tributs imposés sur le commerce, une fois +acquittés, le marchand tire ce qu'il peut de sa denrée, et s'en fait +payer comme je viens de le dire.</p> + +<p>Les établissemens de ce peuple, aussi médiocres que sa population, ne se +voient guères qu'aux endroits les plus cultivés: on compte là une +douzaine de maisons ensemble, sous l'autorité du plus ancien chef de +famille, et sept ou huit de ces bourgades composent un district, au +Gouverneur duquel les chefs particuliers rendent compte, comme ceux-ci +le font au Roi. Les besoins, les volontés, les caprices des Gouverneurs +sont expliqués aux Lieutenans des bourgades, qui exécutent à l'instant +les ordres de ces petits despotes, autrement, et cela sans que le Roi +pût le blâmer, le Gouverneur ferait brûler la bourgade et exterminer +ceux qui l'habitent. Ce Lieutenant de bourgade ou chef particulier n'a +nulle autorité dans son district, il n'en n'a que dans sa famille comme +tous les autres individus; il n'est en quelque façon que le premier +agent du despote; il n'est point étonnant de voir un de ces petits +souverains faire passer l'ordre à une bourgade de son département de lui +envoyer telle ou telle denrée, telle fille ou tel garçon, et le refus de +cette sommation coûter l'existence entière de la bourgade; moins rare +encore de voir deux ou trois principaux chefs se réunir, pour aller, par +seul principe d'amusement, saccager, détruire, incendier une bourgade, +et en massacrer tous les habitans sans aucune distinction d'âge ou de +sexe; vous voyez alors ces malheureux sortir de leur hutte avec leurs +femmes et leurs enfans, présenter à genoux la tête aux coups qui les +menacent, comme des victimes dévouées, et sans qu'il leur vienne +seulement à l'esprit de se venger ou de se défendre ... puissant effet, +d'un côté, de l'abaissement et de l'humiliation de ces peuples, et de +l'autre, preuve bien singulière de l'excès du despotisme et de +l'autorité des grands.... Que de réflexions fait naître cet exemple! +serait-il réellement, comme je le suppose, une partie de l'humanité +subordonnée à l'autre par les décrets de la main qui nous meut? Ne +doit-on pas le croire en voyant ces usages dans l'enfance de toutes nos +sociétés, comme chez ce peuple encore dans le sein de la nature, si +cette nature incompréhensible a soumis à l'homme des animaux bien plus +forts que lui, ne peut-elle pas lui avoir également donné des droits sur +une portion affaiblie de ses semblables? et si cela est, que deviennent +alors les systèmes d'humanité et de bienfaisance de nos associations +policées?—Dusses-tu me gronder de l'interrompre encore, dis-je au +Portugais, je ne te pardonne pas ces principes; ne tire jamais aucune +conséquence, en faveur de la tyrannie, de toutes les horreurs que nous +montre ce peuple; l'homme se corrompt dans le sein même de la nature, +parce qu'il naît avec des passions dont les effets font frémir toutes +les fois que la civilisation ne les enchaîne pas. Mais conclure de là +que c'est chez l'homme sauvage et agreste qu'il faut se choisir des +modèles, ou reconnaître les véritables inspirations de la nature, serait +avancer une opinion fausse: la distance de l'homme à la nature est +égale, puisqu'il peut être aussi-tôt corrompu par ses passions dès le +berceau de cette nature, que dans son plus grand éloignement. C'est donc +dans le calme qu'il faut juger l'homme, ou dans l'état tranquille où le +mettent à la longue les digues de ses passions élevées par le +législateur qui le civilise.—Je poursuivrai, reprit Sarmiento, car il +faudrait, sans cela, discuter si cette main qui élève des digues, a +réellement le droit de les édifier, si c'est un bonheur qu'elle +l'entreprenne, si les passions qu'elle veut subjuguer sont bonnes ou +mauvaises, si, de quelqu'espèce qu'elles puissent être, leurs effets +contrariés les uns par les autres, ne contribueraient pas plus au +bonheur de l'homme que cette civilisation qui le dégrade; or, nous +perdrions un tems énorme dans cette dissertation, et nous aurions +beaucoup parlé tous deux sans nous convaincre.... Je reprends donc.</p> + +<p>Lorsque les prêtres veulent une victime; ils annoncent que leur Dieu +leur est apparu, qu'il a désiré tel ou telle, et dans l'instant il faut +que l'être requis soit remis au temple, loi cruelle sans doute, loi +dictée par les seules passions, puisqu'elle les favorise toutes.</p> + +<p>Sans l'intime union des chefs spirituels et temporels, peut-être ce +peuple serait-il moins foulé; mais l'égalité de leur pouvoir leur a +prouvé la nécessité d'être unis pour se mieux satisfaire, d'où il +résulte que la masse de ces deux autorités despotiques pressant +également de par-tout ce peuple infortuné, le dissout et l'écrase +à-la-fois<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p> + +<p>Les habitans du Royaume de Butua ont un souverain mépris pour tous ceux +qui ne savent pas gagner leur vie; ils disent que chaque individu tenant +à un district quelconque, et devant être nourri par ce district s'il y +remplit sa tâche, ne doit manquer que par sa faute; de ce moment ils +l'abandonnent, ne lui fournissent aucune sorte de secours, et en cet +état de délaissement et d'inaction, il devient bientôt la victime du +riche, qui l'immole, en disant que l'homme mort est moins malheureux que +l'homme souffrant.</p> + +<p>Ici la médecine s'exerce par les prêtres secondaires des temples;. ils +ont quelques teintures de botanique qui les mettent à même d'ordonner +certains remèdes quelque fois assez à propos. Ils n'exercent jamais ce +ministère <i>gratis</i>, ils se font payer en prêt de femmes, de garçons ou +d'esclaves, cela regarde la famille du malade; ils n'exigent aucuns +comestibles, qu'en feraient-ils dans une maison plus que suffisamment +entretenue par les revenus de l'idole qu'on y sert.</p> + +<p>Chaque particulier prend en mariage autant de femmes qu'il en peut +nourrir; le chef de chaque district, à l'instar du Roi, a un sérail plus +eu moins considérable, et communément proportionne à l'étendue de son +domaine. Ce sérail, composé comme je l'ai dit, des tributs qu'il retire, +est dirigé par des esclaves qui ne sont point eunuques; mais dans une si +grande dépendance, d'ailleurs, si prêts à tout moment à perdre la vie, +que rien n'est plus rare que leur malversation. Il y a dans ce sérail +une Sultane privilégiée et regardée comme la maîtresse de la maison: +elle change fort souvent; cependant, tant qu'elle règne, les enfans +qu'elle fait, ce qui est fort rare, sont regardés comme légitimes, et +l'aîné de tous ceux que le père a eu pendant sa vie, n'importe de quelle +femme, succède à tous les biens. Tant que cette première Sultane est +regardée comme favorite, elle a une sorte d'inspection sur les autres, +sans qu'elle soit pour cela elle-même dispensée de la subordination +cruelle imposée à son sexe; dès qu'elle a eu des enfans, elle est +communément reléguée dans quelque coin de la maison, où l'on n'entend +plus parler d'elle: ce qui fait que la manière la plus sûre dont elle +puisse conserver son rang, est de ne jamais être enceinte; aussi l'art +de ces femmes est-il inouï sur cet article.</p> + +<p>Indépendamment des lions et des tigres qui se tiennent vers le Nord du +Royaume, dans la partie la plus couverte de bois, on voit ici quelques +quadrupèdes absolument inconnus en Europe: il y a entr'autres un animal +un peu moins gros que le boeuf, qui tient du cheval et du cerf; on +rencontre aussi quelques girafes<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>. Il y a beaucoup d'oiseaux +singuliers, mais qui s'arrêtant peu, et qui n'étant jamais chassés, +deviennent très-difficiles à connaître.</p> + +<p>La nature y est aussi très-variée dans les plantes et dans les reptiles: +il y en a beaucoup de venimeux dans l'un et l'autre genre, et ce peuple, +singulièrement raffiné dans toutes les manières d'être cruel, compose +avec une de ces plantes, qui ne croît que dans ces climats, une sorte de +poison si actif, qu'il donne la mort en une minute<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a>; quelquefois ils +en n'imbibent la pointe de leurs flèches, dont les plus légères +blessures alors font tomber dans des convulsions qui entraînent bientôt +la mort après elles; mais ils se gardent bien de manger la chair de ceux +qui meurent de cette manière.</p> + +<p>Essayons maintenant de rapprocher les traits qui caractérisent ce +peuple, par des coups de pinceaux plus rapides: ils sont tous +extrêmement noirs, courts, nerveux, les cheveux crépus, naturellement +sains, bien pris dans leur taille, les dents belles, et vivant +très-vieux, ils sont adonnés à toutes sortes de crimes, principalement à +ceux de la luxure, de la cruauté, de la vengeance et de la superstition, +et d'ailleurs, emportés, traîtres, colères et ignorans. Leurs femmes +sont mieux faites qu'eux: elles ont les formes superbes; elles sont +fraîches, et presque toutes ont de belles dents et de beaux yeux; mais +elles sont si cruellement traitées, si abruties par le despotisme de +leurs époux, que leurs attraits ne se soutiennent pas au-delà de 30 ans, +et qu'elles ne vivent guères au-delà de 50.</p> + +<p>Quant au luxe et aux arts de ces peuples, tu vois jusqu'où ils +s'étendent; quelques poteries qu'ils vernissent assez bien avec le jus +d'une plante indigène de ces climats; quelques claies, quelques paniers +et des nattes délicatement travaillées, mais qui ne sont l'ouvrage que +des femmes.</p> + +<p>Le Roi, qui connaît l'espèce des femmes blanches, et qui en a eu +quelques-unes échouées sur les côtes des Jagas, tient d'elles une petite +quantité d'ouvrages plus précieux, que tu pourras voir dans son palais. +Le peu qu'il a connu de ces femmes l'en a rendu très-friand, et il +paierait d'une partie de son Royaume celles qu'on pourrait lui procurer.</p> + +<p>Entièrement privé de sensibilité, et peut-être en cela plus heureux que +nous, ces sauvages n'imaginent pas qu'on puisse s'affliger de la mort +d'un parent ou d'un ami; ils voient expirer l'un ou l'autre sans la plus +légère marque d'altération, souvent même ils les achèvent, quand ils les +voient sans espérance de guérir, ou parvenus à un âge trop avancé, et +cela sans penser faire le plus petit mal. Il vaut mille fois mieux, +disent-ils, se défaire de gens qui souffrent, ou qui sont inutiles, que +de les laisser dans un monde, dont ils ne connaissent plus que les +horreurs.</p> + +<p>Leur manière d'enterrer les morts, est de placer tout simplement le +cadavre aux pieds d'un arbre, sans nul respect, sans aucune cérémonie, +et sans plus de façon qu'on n'en ferait pour un animal. De quelle +nécessité sont nos usages sur cela? Un homme non n'est plus bon à rien, +il ne sent plus rien; c'est une folie que d'imaginer qu'on lui doive +autre chose que de le placer dans un coin de terre, n'importe où; +quelquefois ils le mangent, quand il n'est pas mort de maladie. Mais, +quelque chose qu'il arrive, les prêtres n'ont rien à faire en cet +instant, et quelque soient leurs vexations sur tout le reste, elle ne +s'étend pas cependant jusqu'à se faire ridiculement payer du droit de +rendre un cadavre aux élémens qui l'ont formé.</p> + +<p>Leurs notions sur le sort des âmes après cette vie, sont fort confuses; +d'abord, ils ne croient pas que l'âme soit une chose distincte du corps; +ils disent qu'elle n'est que le résultat de la sorte d'organisation que +nous avons reçue de la nature, que chaque genre d'organisation nécessite +une âme différente, et que telle est la seule distance qu'il y ait entre +les animaux et nous. Ce système m'a paru bien philosophique pour eux.</p> + +<p>Mais cette étincelle de raison est bientôt étouffée par des +extravagances pitoyables: ils disent que la mort n'est qu'un sommeil, au +bout duquel ils se trouveront tout entiers et tels qu'ils étaient dans +ce monde, sur les bords d'un fleuve charmant, où tout concourra à leurs +désirs, où ils auront des femmes blanches et des poissons en abondance. +Ils ouvrent ce séjour fabuleux également aux bons comme aux méchans, +parce qu'il est égal, selon eux, d'être l'un ou l'autre; que rien ne +dépend d'eux qu'ils ne se sont pas faits, et que l'Être qui a tout créé +peut les punir d'avoir agi suivant ses vues.... Singulière manie des +hommes, de ne pouvoir presque dans aucune de leurs associations se +passer de l'idée absurde d'une vie à venir; il est bien singulier qu'il +leur faille les plus puissans secours de l'étude et de la réflexion pour +réussir à absorber en eux une chimère née de l'orgueil, aussi ridicule à +admettre, et aussi cruellement destructive de toute félicité sur la +terre.—Ami, dis-je à Sarmiento, il me paraît que tes systèmes....—Sont +invariable sur ce point, répondit le Portugais; c'est vouloir s'aveugler +à plaisir, que d'imaginer que quelque chose de nous survive; c'est se +refuser à tous les argumens démonstratifs de la raison et du bon sens, +c'est contrarier toutes les leçons que la nature nous offre, que de +distinguer en nous quelque chose de la matière; c'est en méconnaître les +propriétés, que de ne pas voir qu'elle est susceptible de toutes les +opérations possibles par la seule différence de ses modifications.... +Ah! Si cette âme sublime devait nous survivre, si elle était d'une +substance immatérielle, s'altérerait-elle avec nos organes? +croîtrait-elle avec nos forces, dégénérerait-elle au déclin de notre +âge, serait-elle vigoureuse et saine, quand rien ne souffre en nous? +Triste, abattue, languissante sitôt que se dérange notre santé; une âme +qui suit aussi constamment toutes les variations du physique, ne peut +guère appartenir au moral; mon ami, il faut être fou pour croire un +instant que ce qui nous fait exister, soit autre chose que la +combinaison particulière des élémens qui nous constituent: altérez ces +élémens, vous altérez l'âme, séparez-les, tout s'anéantit; l'âme est +donc dans ces élémens, elle n'en est donc que le résultat, mais n'en est +point une chose distincte; elle est au corps ce que la flamme est à la +matière qui le consume: ces deux choses agiraient-elles l'une sans +l'autre? la flamme existerait-elle sans l'élément qui l'entretient? et +réversiblement, celui-ci se consumerait-il sans la flamme? Ah! mon ami, +sois bien en repos sur le sort de ton âme après cette vie,... elle ne +sera pas plus malheureuse qu'elle l'était avant d'animer ton corps, et +tu ne seras pas plus à plaindre pour avoir végété malgré toi quelques +instans sur le globe, que tu ne l'étais avant d'y paraître.—Sans me +donner le tems de détruire ou de réfuter une opinion si contraire à la +raison et à la délicatesse de l'homme sensible, si injurieuse à la +puissance de l'Être qui ne nous a donné cette âme immortelle que pour +arriver par son moyen à la sublime idée de son existence, d'où découle +naturellement la suite et la nécessité de nos devoirs, tant envers ce +Dieu saint et puissant, que relativement aux autres créatures, au milieu +desquelles il nous a placé; sans, dis-je, me permettre de lui répondre +un mot, le Portugais, qui n'aimait point qu'on le contrariât, reprit +ainsi le fil de sa description.</p> + +<p>La connaissance que tu as des moeurs, des coutumes, des loix et de la +religion des habitans du Royaume de Butua, te fait aisément deviner leur +morale; aucuns de leurs actes de tyrannie et de cruauté, aucuns de leurs +excès de débauche, aucunes de leurs hostilités ne passent pour des +crimes chez eux. Pour légitimer les premiers articles, ils disent que la +nature, en créant des individus inégaux, a prouvé qu'il y en avait +quelques-uns qui devaient être soumis aux autres; elle n'eût mis sans +cela aucune distance entr'eux: voilà l'argument d'après lequel ils +partent pour molester leurs femmes, qui, selon leur manière de penser, +ne sont que des animaux inférieurs à eux, et sur lesquels la nature leur +donne toute espèce de droits; quant à leur égarement de débauche, +l'homme, disent-ils, est conformé de manière à ce que telle chose peut +plaire à l'un, et doit déplaire à l'autre: or, dès que la nature lui a +soumis des êtres, qui, par leur faiblesse, doivent indifféremment +satisfaire ou l'un ou l'autre de ces besoins, ils ne peuvent devenir des +crimes; d'un côté, l'homme reçoit des goûts; de l'autre, il a ce qu'il +faut pour se contenter: quelle apparence que la nature eût réuni ces +deux moyens, si elle était offensée de la manière dont on en use.</p> + +<p>Tout ce que je viens de dire, continua le Portugais en terminant son +récit, va redoubler sans doute l'horreur que tu ressens déjà pour ce +peuple, et d'après l'obligation où te voilà d'y vivre, j'ai peut-être eu +tort de te donner autant de détails.—Sois bien certain, répondis-je, +qu'il n'est aucun principe de ces monstres que je ne mette au rang des +plus affreux écarts de la raison humaine; je ne suis pas plus scrupuleux +qu'on ne doit l'être; tu dois, je crois, t'en être aperçu ... mais +favoriser, suivre ou croire des maximes aussi révoltantes, est au-dessus +de mes forces et de mon coeur.... Sarmiento voulut répliquer, je ne lui +répondis plus, bien persuadé que je ne convertirais pas cet homme +endurci, et que c'était une de ces sortes d'âmes dont la perversité rend +la cure d'autant plus impossible, que ne se trouvant point dans un état +de souffrance par cette dépravation, elles ne désirent nullement une +meilleure manière d'être. Je lui témoignai, pour rompre notre dialogue, +l'envie d'entrer dans une cabane où notre course nous avait conduit: +nous y pénétrâmes; c'était l'asyle d'un homme du peuple: nous le +trouvâmes assis sur des nattes, mangeant du maïs bouilli, et sa femme à +genoux devant lui, le servant avec toutes les marques possibles de +respect. Comme le Portugais était connu pour le favori du Prince, le +Paysan se leva et s'agenouilla dès qu'il parut, peu après il lui +présenta sa fille, jeune enfant de 13 ou 14 ans.... Tu vois la politesse +de ces cantons, me dit Sarmiento. Dis-moi, dans quel pays de ton Europe +on recevrait ainsi un étranger?... Il résulte donc quelque chose de bon +de ce despotisme qui t'effraie, et le voilà donc au moins, dans un cas, +d'accord avec la nature.—Ne mets cette coutume qu'au rang des écarts et +des désordres, m'écriai-je, et puisqu'elle ne m'inspire que de +l'éloignement et du dégoût, elle ne peut être dans la nature.—Dis, dans +les moeurs, et ne confonds pas l'usage, le pli donné par l'éducation +avec les loix de la nature.... Et pendant ce tems-là Sarmiento ayant +repoussé durement la jeune fille, demanda du feu, alluma sa pipe, +sortit, et nous regagnâmes la Capitale.</p> + +<p>Il y avait déjà trois mois que j'étais dans ce triste séjour, maudissant +mon malheur et mon existence, désespérant qu'aucun hasard m'y fit jamais +rencontrer Léonore, n'aimant qu'elle, ne pensant qu'à elle, lorsque le +sort, pour calmer un instant mes maux, fit naître au moins pour moi, +l'occasion d'une bonne oeuvre.</p> + +<p>J'étais sorti seul un matin pour aller rêver plus à l'aise à l'objet de +mon coeur; je préférais ces promenades solitaires à celles où Sarmiento +m'empestait de sa morale erronée, et cherchait toujours à combattre ou à +pervertir mes principes, lorsque je découvris un spectacle fait pour +arracher les pleurs de tous autres individus que ceux de ce peuple +féroce, peu faits pour le plaisir touchant de s'attendrir sur les +douleurs d'un sexe délicat et doux, que le ciel forma pour partager nos +maux, pour mêler de roses les épines de la vie, et non pour être +méprisées et traitées comme des bêtes de somme.</p> + +<p>Une de ces malheureuses hersait un champ où son mari voulait semer du +maïs, attelée à une charrue lourde; elle la traînait de toutes ses +forces sur une terre grasse et spongieuse qu'il s'agissait +d'entr'ouvrir. Indépendamment de ce travail pénible où succombait cette +infortunée, elle avait deux enfans attachés devant elle, que nourrissait +chacun de ses seins, elle pliait sous le joug; des sanglots et des cris +s'entendaient malgré elle, sa sueur et ses larmes coulaient à-la-fois +sur le front de ses deux enfans.... Un faux pas la fait chanceler ... +elle tombe ... je la crus morte ... son barbare époux saute sur elle, +armé d'un fouet, et l'accable de coups pour la faire relever.... Je +n'écoute plus que la nature et mon coeur, je m'élance sur ce scélérat +... je le renverse dans le sillon ... je brise les liens qui attachent +sa mourante compagne au timon de la charrue ... je la relève ... la +presse sur ma poitrine, et l'assis sous un arbre à côté de moi ... elle +était évanouie, elle serait morte sans ce secours.... Je tenais sur mes +genoux ses enfans froissés de la chute.... Cette malheureuse ouvre enfin +les yeux ... elle me regarde ... elle ne peut concevoir qu'il existe +dans la nature un être qui peut la secourir et la venger ... elle me +fixe avec étonnement; bientôt les larmes de sa reconnaissance arrosent +les mains de son bienfaiteur ... elle prend ses enfans, elle les baise +... elle me les donne ... elle a l'air de m'engager à leur sauver la vie +comme à elle. Je jouissais délicieusement de cette scène, lorsque +j'aperçois le mari revenir à moi avec un de ses camarades; je me lève, +décidé à les recevoir tous deux comme ils le méritent.... Ma contenance +les effraie: j'emmène la femme, j'emporte les enfans, j'établis chez moi +cette malheureuse famille, et défends au mari d'y paraître. Je fis +demander le soir cette femme au Roi, comme si j'avais eu le dessein de +la destiner à mes plaisirs: le Monarque, qui m'avait déjà beaucoup +reproché le célibat dans lequel je vivais, me l'accorda sans difficulté, +et fît défendre à l'époux d'approcher de ma maison. Je lui proposai +d'être mon esclave: on ne peut peindre la joie qu'elle eut de +l'accepter; je la chargeai donc du soin de mon petit ménage, et je +rendis sa vie si douce, qu'elle voulait se tuer de désespoir quand elle +sut que je songeais à quitter le pays. Il a donc, là comme ailleurs, de +l'âme, de la sensibilité, de la reconnaissance et de la délicatesse, ce +sexe si cruellement outragé dans ces féroces climats; il a donc tout ce +qu'il faut pour rendre ses maîtres heureux, si, renonçant à l'affreux +droit de le maîtriser, ces tyrans préféraient celui bien plus doux de +cultiver des vertus qui feraient aussi bien la douceur de leur vie.</p> + +<p>Sarmiento n'eut pas plutôt appris cette action qu'il la blâma; +non-seulement elle choquait ses indignes maximes, mais elle était même, +prétendait-il, contre les loix du pays, puisqu'elle ravissait à un époux +les droits qu'il avait sur sa femme, et comment, d'ailleurs, avec de +l'esprit, poursuivait ce cruel sophiste, comment l'imaginer avoir fait +une bonne oeuvre, quand de deux êtres qu'intéresse cette action, il en +reste un de malheureux.—Celui qui souffre était criminel.—Non, +puisqu'il agissait d'après les usages de son pays; mais le fût-il, +qu'importe, son crime le rendait heureux; en t'y opposant, tu fais un +infortuné.—Il est juste que le coupable souffre.—Ce qui est juste, +c'est qu'il n'y ait dans l'état de souffrance que l'être faible, créé +par la nature pour végéter dans l'asservissement, et tu déranges cet +ordre en prêtant ton secours à cet être faible, contre le maître qui a +tout droit sur lui; aveuglé par une fausse pitié, dont les mouvemens +sont trompeurs et les principes égoïstes, tu troubles et pervertis les +vues de la nature; mais allons plus loin: supposons les deux êtres +égaux, je n'en soutiens pas moins que si dans l'action à laquelle se +livre l'homme que tu appelles humain, il faut nécessairement que des +deux que cette action touche, il y en ait un de malheureux; l'action +n'est plus vertueuse, elle est indifférente; car une bonne action qui +n'est qu'aux dépens du bonheur d'un homme, une bonne action d'où résulte +une manière d'être désagréable pour un des deux individus qu'elle +touche, en remettant les choses comme elles étaient, ne peut plus être +regardée comme vertueuse, elle n'est plus qu'indifférente, puisqu'elle +n'a fait que changer les situations.—Elle est bonne dès qu'elle venge +le crime.—Elle ne peut être telle, dès qu'elle laisse un individu dans +le malheur, et pour qu'elle pût avoir ce caractère de bonté que tu lui +supposes, il faudrait qu'on fût mieux instruit sur ce qui est crime ou +sur ce qui ne l'est pas; tant que les idées de vice ou de vertu ne +seront pas plus développées, tant qu'on variera, tant qu'on flottera sur +ce qui caractérise l'un ou l'autre, celui qui, pour venger ce qu'il +croit mal, rendra un autre être à plaindre, n'aura sûrement rien fait de +vertueux.—Eh! que m'importent tes raisonnemens, dis-je en colère à ce +maudit homme, il est si doux de se livrer à de telles actions, que +fussent-elles même équivoques, il nous reste toujours au fond du coeur +la jouissance délicieuse de les avoir faites.—D'accord, reprit +Sarmiento, dis que tu as fait cette action parce qu'elle te flattait, +que tu t'es livré, en la faisant, à un genre de plaisir analogue à ton +organisation; que tu as cédé à une sorte de faiblesse flatteuse pour ton +âme sensible; mais ne dis pas que tu as fait une bonne action, et si tu +m'en vois faire une contraire, ne dis pas que j'en fais une mauvaise, +dis que j'ai voulu jouir comme toi, et que nous avons cherché chacun ce +qui convenait le mieux à notre manière de voir et de sentir.</p> + +<p>Enfin la vengeance du Ciel éclata sur ce malheureux Portugais: le +fourbe, en me dévoilant une partie de sa conduite, dont les détails que +je vous cache, vous feraient frémir sans doute, m'avait pourtant déguisé +le crime affreux qu'il méditait pour lors. Cet homme, sans âme, sans +reconnaissance, comme tous ceux que l'ambition dévore, oubliant qu'il +devoit la vie à ce Monarque contre lequel il complotait, osait penser à +le détrôner pour se mettre lui-même à sa place. Avec les seules troupes +de la Couronne, il imaginait forcer les grands vassaux à le reconnaître, +ou les réduire à la servitude. Je pensai être enveloppé dans l'orage: +heureusement le Roi, sûr de mon innocence, et ayant besoin de mes +services, distingua le coupable, le punit seul, et me rendit justice.</p> + +<p>J'ignorais, et le complot de ce scélérat, et la découverte qu'on venait +d'en faire, lorsque, sortis tous deux un jour pour une de nos courses +ordinaires, six nègres embusqués tombèrent sur lui, et l'étendirent à +mes pieds; il respirait encore....—Je meurs, me dit-il, je connais la +main qui me frappe, elle fait bien, dans deux jours je lui en ravissais +la puissance; puisse le traître périr un jour comme moi. Ami, je pars en +paix; ni amendement, ni correction même à cette heure cruelle où le +voile tombe et la vérité perce; et si j'emporte un remords au tombeau, +c'est de n'avoir pas comblé la mesure; tu vois qu'on meurt tranquille +quand on me ressemble. Il n'y a de malheureux que celui qui espère; +celui qui frémit, est celui qui croit encore; celui dont la foi est +éteinte ne peut plus rien avoir à redouter: meurs comme moi si tu le +peux.... Ses yeux se fermèrent, et son âme atroce alla paraître aux +pieds de son Juge, souillée de tous les crimes, et du plus grand sans +doute, l'impénitence finale.</p> + +<p>Je ne perdis pas un instant, pour me rendre chez le roi, et +m'éclaircissant avec lui, il me raconta les odieux desseins du +Portugais, m'assura que je ne devais rien craindre, que mon innocence +lui était connue, et que je pouvais continuer de le servir tranquille. +Je rentrai chez moi, moins agité. Là, tout entier à mes réflexions, je +me convainquis combien il est vrai qu'aucun crime ne reste sans +châtiment, et que la main équitable de la Providence sait tôt ou tard +accabler celui qui la méconnaît ou l'outrage. Cependant je plaignis et +regrettai ce malheureux; je le plaignis, parce que plus un homme est +entraîné au mal, plus il y est porté par des circonstances ou des causes +physiques, et plus, sans-doute, il est à plaindre: je le regrettai, +parce que c'était le seul être avec qui je pus raisonner quelquefois; il +me semblait qu'isolé au milieu de ces barbares, je devenais plus faible +et plus infortuné.</p> + +<p>Depuis que j'y étais, j'avais déjà exercé mon ministère sur cinq troupes +de femmes, sans qu'aucune blanche eût encore paru. Ne me flattant plus +de voir jamais arriver ma chère Léonore sur ces côtes, où l'espoir de la +délivrer et de la ramener en Europe, fixait seul mes destins, je +m'occupais sérieusement de mon secret départ, lorsque le roi me fit dire +qu'il avait quelque chose à me communiquer. Il entendait fort bien le +portugais: je l'avais appris avec Sarmiento, et j'étais, au moyen de +cela, très en état, depuis quelque temps, de m'entretenir avec sa +majesté; elle m'apprit donc qu'elle venait de recevoir des nouvelles +d'une troupe de femmes blanches, actuellement dans un petit fort +portugais, existant sur les frontières du Monomotapa, lesquelles +seraient fort aisées à enlever; que pour parvenir à ce fort, il y avait +à la vérité des montagnes presqu'inaccessibles à traverser, que les +défilés de ces barrières étaient presque toujours gardés par les +Bororès, peuple plus guerrier et plus cruel encore que le sien, mais que +le moment était propice, parce que ces fiers et intraitables voisins se +trouvaient alors très-occupés avec les Cimbas, leurs plus grands +ennemis, et qu'il n'y avait aucun danger à entreprendre la conquête +qu'il méditait. A l'égard des Portugais, je ne les crains pas, continua +le monarque, ils sont d'ailleurs en très-petit nombre dans le fort dont +je parle; ainsi rien ne peut troubler mon projet.</p> + +<p>Il n'est pas besoin de vous dire avec quel empressement je le saisis +moi-même; tout paraissait ici ranimer mon espoir; Léonore pouvait être +au nombre de ces femmes blanches; obtenais-je la permission d'être de ce +détachement, ou de le commander, une fois au fort portugais, j'emmenais +Léonore en Europe, si j'étais assez heureux, pour l'y trouver. N'y +était-elle pas, cette expédition m'ouvrait toujours la route des +établissemens d'Europe, et je quittais ces barbares, dès que je me +retrouvais avec des chrétiens.</p> + +<p>Mais Ben Mâacoro avait autant de politique que moi; il redoutait ma +désertion; il était attaché aux services que je lui rendais, et décidé à +tout, pour me garder chez lui, à quelque prix que ce pût être, moyennant +quoi, non-seulement je ne pus obtenir la conduite des troupes, mais il +me fut même très-défendu d'être de l'expédition. Il ne me communiqua ce +qu'il venait de me dire, que pour me faire part du plaisir qu'il en +recevait, et me prévenir en même temps, d'être moins difficile sur le +choix de ces femmes, parce que leur seule couleur suffisait pour lui +plaire.</p> + +<p>Mon triste espoir déçu aussi-tôt que formé, ma situation me sembla plus +affreuse; je ne pouvais plus que craindre ce que je venais de désirer. +Quel moyen me restait-il, pour ravir Léonore au roi, à supposer qu'elle +fût parmi ces femmes? J'aurais la douleur de la lui livrer moi-même, +sans la connaître. Un instant, je le sais, j'avais cru que le flambeau +de l'amour m'empêcherait de m'égarer; mais cette idée n'était qu'un +fruit de mon ivresse, que détruisait aussi-tôt la raison. De ce moment, +je ne trouvai plus pour moi de tranquillité, qu'à me convaincre qu'il +était impossible que Léonore fût au nombre de ces femmes; je regardai +comme une chimère, ce qui venait de me rendre heureux, peu de temps +avant.... Quelle apparence, me disais-je, que de la côte occidentale +d'Afrique où on la supposait, lorsque je passai à Maroc, elle se trouve +maintenant sur la côte orientale? Pour que cela pût être, il aurait +fallu, ou qu'elle eût traversé les terres, ce qui était presque +incroyable, ou qu'elle eût fait, par mer, le tour du continent, ce qui +me paraissait encore plus difficile. Je chassai donc totalement cette +pensée de mon esprit. Quand l'illusion qui nous a séduit, ne sert plus +qu'à notre supplice, le plus court est de la détruire.</p> + +<p>Je m'affermis si bien, d'après cela, dans l'impossibilité de mes +craintes, que je ne m'occupai pas plus des femmes blanches qui allaient +arriver, que je ne l'avais fait jusqu'alors des noires, et la ferme +résolution de fuir, aussitôt que j'en trouverais le moyen, ne remplit +que plus fortement mon esprit. Dès qu'il devenait impossible que Léonore +parvint jamais dans le royaume, je devais mettre tout en usage pour +aller la chercher ailleurs.</p> + +<p>Le détachement se fit donc. Trente guerriers partirent mystérieusement, +traversèrent les montagnes, sans risque, mirent en fuite les Portugais +du fort de <i>Tété</i>, sur la frontière septentrionale du Monomotapa, +prirent quatre femmes blanches, et les amenèrent voilées au roi, avec +aussi peu de danger. On me fit avertir; je me plaçai, suivant l'usage, +entre les deux nègres armés de massues, prêtes à fondre sur ma tête, au +moindre mot, ou à la plus légère démarche qui pût s'éloigner de mon +ministère.</p> + +<p>Rien de moins effrayant pour moi que cette formalité, si j'eusse eu le +moindre soupçon que ma chère Léonore dût être au nombre de ces femmes, +mille morts ne m'eussent pas empêché de la saisir et de l'emporter au +bout du monde. Mais je m'étais tellement affermi dans l'idée que cela ne +pouvait être, que j'examinai ces femmes-ci avec la même indifférence que +les autres; deux me parurent de vingt-cinq à trente ans; l'une +desquelles me sembla mal faite, très-brune de peau, et très-éloignée +d'être comme il les fallait au monarque; l'autre était joliment tournée, +mais plus de prémices. La troisième fixa plus long-tems mes regards; je +dus la soupçonner beaucoup plus jeune que les deux premières. Sa peau +était éblouissante, et toutes les parties de son corps, formées comme +par la main même des grâces. Elle répugnait beaucoup à l'examen, et +quand il fallut constater sa vertu, elle se détendit horriblement. La +manière dont ces femmes étaient voilées, quand on les présentait, +ajoutait beaucoup à la terreur que cette cérémonie jetait dans l'âme de +celles qui n'étaient pas du pays. Non-seulement il n'était pas possible +de les voir; mais elles-mêmes, les yeux bandés sous leurs voiles, ne +pouvaient discerner, ni avec qui elles étaient, ni ce qu'on allait leur +faire.</p> + +<div class="figcenter" style="width: 444px;"> +<img src="images/sade-t2-2.jpg" width="444" height="768" +alt="Illustration: Toutes les parties de ce beau corps étaient formées par +la main des grâces" /> +</div> + +<p>Les défenses multipliées de celle-ci, m'embarrassèrent beaucoup, la +force ou la contrainte ne s'arrangeant pas à ma délicatesse, cependant +je devais rendre un compte exact; je me trouvai donc obligé de faire +demander au roi ce qu'il prétendait que je fisse; il m'envoya deux +femmes de sa garde, munies de l'ordre de contenir la jeune fille, et de +l'empêcher de se soustraire aux opérations de mon devoir. Elle fut +saisie, et je poursuivis mes recherches; elles devinrent +très-embarrassantes. Pas assez bon anatomiste, pour décider en dernier +ressort, sur une chose qui me parut douteuse, je me contentai d'établir +sur celle-là, dans mon rapport, que je lui supposais absolument tout ce +qu'il fallait pour plaire à son maître, et que si les choses n'étaient +pas tout-à-fait dans l'<i>entier</i> qu'il leur désirait, il s'en fallait de +si peu, que l'illusion lui serait encore permise. Quant à la quatrième, +c'était une vieille femme, et je la réformai, ainsi que la première; +mais le roi ne s'empara pas moins de toutes les quatre; il était si +enthousiasmé des femmes blanches, qu'il n'en voulut soustraire aucune. +Mon opération faite, les femmes entrèrent au sérail, et je me retirai.</p> + +<p>A peine fus-je seul, que les résistances de cette jeune personne, ses +charmes, la cruauté que j'avais eu d'appeler du secours; tout cela, +dis-je, vint agiter mon coeur en mille sens divers: je voulus chercher +un peu de repos, et cette charmante créature venait s'offrir sans-cesse +à mon imagination: ô toi, que j'idolâtre, m'écriai-je, serais-je donc +coupable envers toi; non, non, épouse adorée, nuls attraits ne +balanceront les tiens, dans l'âme où s'érige ton temple.... Mais +Léonore, si tu m'enflammas; ô Léonore, si tu es belle; hélas! tu ne peux +l'être qu'ainsi, et je l'avoue, mes sens tranquilles jusqu'alors, +s'irritèrent avec impétuosité. Je ne fus plus maître de les contenir; il +me semblait que l'amour même, entr'ouvrant les gazes qui voilaient cette +malheureuse captive, m'offrait les traits chéris de mon coeur; séduit +par cette douce et cruelle illusion, j'osai, pour la première fois de ma +vie être un instant heureux sans Léonore. Je m'endormis, et ces chimères +s'évanouirent avec les ombres de la nuit.</p> + +<p>Je demandai le lendemain à Ben Mâacoro, s'il était content de ses +prisonnières; mais je fus bien étonné de le trouver dans une situation +d'esprit où je ne l'avais jamais vu jusqu'alors. Il était soucieux, +inquiet; à peine me répondit-il: je crus démêler même, qu'il me +regardait avec humeur; je me retirai, sans oser renouveler ma demande, +et m'effrayant un peu, je l'avoue, de ce changement dans l'air de sa +majesté, craignant qu'on ne l'eût prévenu contre moi, et d'être, tôt ou +tard, victime de son injustice ou de sa barbarie, je ne pensai plus qu'à +mon départ. Le sort de ma malheureuse négresse m'inquiétait; je ne +voulais pas la rendre à un époux qui l'aurait infailliblement tuée; je +ne voulais pas m'en charger, quelque désir qu'elle eût eu de me suivre; +affectant d'en être dégoûté, quoique je n'eus jamais eu de commerce avec +elle, je priai un vieux chef des troupes du roi, qui m'avait paru plus +honnête que ses compatriotes, de vouloir bien la recevoir au nombre de +ses esclaves, et de la bien traiter, puis je m'évadai mystérieusement, +vers l'entrée de la troisième nuit qui suivit l'arrivée des Européennes, +dans le royaume de Butua. Triste victime de la fortune, misérable jouet +de ses caprices jusqu'à quand devais-je donc être ainsi ballotté par +elle? Je fuyais, j'allais encore chercher au bout de l'univers, celle +que je venais de livrer moi-même au plus brutal, au plus libertin, au +plus odieux des hommes.</p> + +<p>Oh dieu! vous me faites frissonner, dit la présidente de Blamont, en +interrompant Sainville: Quoi, monsieur, c'était Léonore?... Quoi, +madame, c'était vous?... et vous n'avez pas été ... et vous ne fûtes pas +mangée? Toute la société ne put s'empêcher de rire de la vivacité naïve +de la restriction plaisante de madame de Blamont.—Madame, je vous en +conjure, dit le comte de Baulè, n'interrompons-plus monsieur de +Sainville, d'abord, par l'empressement que nous devons tous avoir, de +connaître le dénouement de ses aventures, et en second lieu, pour +apprendre de cette dame charmante, comment elle put se rencontrer là, et +y étant, comme elle put échapper à tous les dangers qui la menaçaient.</p> + +<p>Je dirigeai sur-le-champ mes pas au midi, poursuivit Sainville, et +beaucoup plus près des frontières du pays des Hottentots, que je ne le +croyais. Le lendemain, je me trouvai sur les bords de la rivière de +Berg, qui mouille deux ou trois bourgades hollandaises, dont la chaîne +se prolonge depuis le Cap, jusqu'à cent cinquante lieues, dans +l'intérieur de l'Afrique; je trouvai ces Colons tellement dénaturalisés, +ils y vivaient si bien à la manière du pays, qu'il devenait +très-difficile de les distinguer des indigènes. Il y en a parmi eux, qui +ne sont que les petits enfans des Hollandais du Cap, et qui n'y ont +jamais été de leur vie; fils d'Européens et d'Hottentots, on ne saurait +démêler ce qu'ils sont; on ne peut plus même les entendre. Je fus reçu +néanmoins avec toute sorte d'humanité, dans ces établissemens; ils me +reconnurent pour Européen; mais ce ne fut que par signe, que je pus +démêler leur idée sur cela, et que je parvins à leur faire comprendre +les miennes; il n'y eut jamais moyen de se parler.</p> + +<p>J'avais d'abord eu le projet de suivre le cours du Berg, et de ne point +perdre de vue, la chaîne des monts Lupata, au pied desquels est situé le +Cap; ensuite, je crus plus sur de me régler sur la côte, espérant d'y +trouver un plus grand nombre d'établissemens hollandais, et par +conséquent plus de secours; ce dernier parti me réussit: ces villages, +extrêmement multipliés dans cette partie, m'offrirent presque chaque +soir, un asyle. Je rencontrai plusieurs troupes de sauvages, dont +quelques-unes me parurent appartenir à la nation jaune, nouvellement +découverte dans cette partie, et le dix-huitième jour de mon départ de +Butua, après avoir longé près de 150 lieues de côtes, j'arrivai dans la +ville du Cap, où je trouvai, dans l'instant, tous les secours que +j'aurais pu rencontrer dans la meilleure ville de Hollande; mes lettres +de change furent acceptées, et l'on m'offrit de m'en escompter ce que je +voudrais, ou même le tout, si je le jugeais à propos. Ces premiers soins +remplis, et m'étant vêtu convenablement, j'allai trouver le gouverneur +hollandais. Dès qu'il eut su l'objet de mon voyage, dès qu'il eu vu le +portrait de Léonore, il m'assura qu'une femme absolument semblable à la +miniature que je lui faisais voir, était à bord de la <i>Découverte</i>, +second navire anglais, accompagnant Cook, et commandé par le capitaine +Clarke, qui venait de mouiller récemment au Cap. Il m'ajouta que cette +femme, singulièrement aimable et douce, très-attachée au lieutenant de +ce vaisseau, dont elle se disait l'épouse, avait paru sous ce titre chez +lui, et chez les autres officiers de la garnison, et avait emporté +l'estime et la considération générale. Me rappelant tout de suite, qu'à +Maroc on assurait également avoir vu la même femme sur un bâtiment +anglais, j'offre une seconde fois le portrait aux yeux du Gouverneur. +Oh! Monsieur, lui dis-je égaré, ne vous trompez-vous point, est-ce bien +celle-la? est-ce bien là la femme qui peut être l'épouse d'un autre? +Soyez-en sûr, me répondit ce militaire, et présentant alors le portrait +à sa femme et à plusieurs officiers de son état-major, il fut +unanimement reconnu, pour ne pouvoir appartenir qu'à l'épouse du +lieutenant de la <i>Découverte</i>. Je me crus donc perdu sans ressource, et +mon malheur s'offrit à moi sous des faces si odieuses, que je ne vis +même rien, qui pût en adoucir l'horreur; j'avais bien voulu douter que +le ciel pût mettre Léonore entre mes mains, chez le roi de Butua; là, je +m'aveuglais sur un fait qui n'était que trop sûr, et lorsque tout ici +pouvait me prouver l'impossibilité de mes craintes, si j'avais mieux +examiné les choses. Je croyais tout aveuglément; je n'avais point eu de +nouvelles de Léonore, depuis Salé; il était possible, ou qu'elle eût +passé de-là, dans quelques colonies anglaises, ou qu'au lieu de venir en +Afrique, comme on le croyait, elle eût été à Londres: on peut +indifféremment de Salé, parvenir à l'un ou à l'autre de ces points, +moyennant quoi, rien de plus simple, en admettant l'inconstance de celle +que j'adorais; rien de plus naturel, qu'elle eût épousé le lieutenant de +la <i>Découverte</i>, et qu'elle eût passé avec lui dans la mer du Sud, +destination du troisième voyage de Cook.</p> + +<p>Absolument rempli de ces idées, et sachant qu'il n'y avait pas plus de +six semaines que les Anglais avaient quitté le Cap, je résolus de les +suivre, de m'élancer sur le vaisseau qui emportait Léonore, de +l'arracher des mains de celui qui osait me la ravir, de rappeler à cette +femme perfide, les sermens que nous nous étions faits à la face des +cieux, et de la contraindre à les remplir, ou me précipiter dans les +flots, avec elle.</p> + +<p>Ces résolutions prises, sans annoncer au gouverneur d'autres intentions +que celles de suivre mon infidélité, je le conjurai de me vendre un +petit bâtiment assez bon voilier, pour me permettre d'atteindre +promptement les Anglais. D'abord il rit de mon projet, le trouva digne +de mon âge, et fit tout ce qu'il put, pour m'en dissuader; mais quand il +vit la violence avec laquelle j'y tenais, le désespoir prêt à s'emparer +de moi, s'il me fallait y renoncer; n'ayant aucune raison de me refuser, +dès que je lui proposais de payer tout, il m'accommoda d'un léger navire +hollandais, qu'il m'assura devoir remplir mes intentions; il donna tous +les ordres nécessaires pour la cargaison, pour l'équipement, y plaça des +vivres pour six mois, six petites pièces de canon de fer, pour les +sauvages, en me défendant expressément de tirer sur aucun Européen, à +moins que ce ne fût pour me défendre; il joignit à cela dix soldats de +marine, trente matelots, deux bons officiers marchands, et un excellent +pilote. Je payai tout comptant, et laissai de plus entre ses mains, la +solde de mon équipage, pour six mois. Tout étant prêt, ayant comblé le +gouverneur des marques de ma reconnaissance, je mis à la voile, vers le +milieu de décembre, me dirigeant sur l'isle d'Otaïti, où je savais que +le capitaine Cook devait aller.</p> + +<p>A peine eûmes-nous doublé le Cap, que nous essuyâmes un ouragan +considérable, accident commun dans ces parages, dès qu'on a perdu la +terre de vue. Peu fait encore à la grande mer, n'ayant guères couru que +des côtes, sur de petits bâtimens, où le roulis se fait moins sentir, je +souffrais tout ce qu'il est possible d'exprimer; mais les tourmens du +corps ne sont rien, quand l'âme est vivement affectée: les sensations +morales absorbent entièrement les maux physiques, et tous nos mouvemens +concentrés dans l'âme, n'établissent que là le siège de la douleur.</p> + +<p>Le trente-huitième jour, nous vîmes terre; c'était la pointe de la +nouvelle Hollande, appellée terre de <i>Diémen</i>; nous sûmes là, par les +sauvages, qu'il y avait peu de temps que les Anglais en étaient partis; +mais faute d'interprètes, nous ne pûmes prendre aucune autre sorte +d'éclaircissemens. Nous apprîmes seulement, que se dirigeant au Nord, +ils remplissaient toujours le projet établi par eux, de relâcher à +Otaïti. Nous suivîmes leurs traces.</p> + +<p>Vous permettrez, dit Sainville, que je supprime ici les détails +nautiques, et les descriptions d'iles où nous touchâmes; ce qui tient à +cette route, si bien indiquée dans les voyages de Cook, ne vous +apprendrait rien de nouveau; je ne vous arrêterai donc un instant, que +sur la singulière découverte que je fis; l'île que je vous décrirai, +totale ment inconnue aux navigateurs, offerte à mon vaisseau, par le +hasard d'un coup de vent, qui nous y porta malgré nous, est trop +intéressante par elle-même; tout ce qui la concerne la différencie trop +essentiellement des descriptions de Cook; la rencontre enfin que j'y +fis, est trop extraordinaire, pour que vous ne me pardonniez pas d'y +fixer un moment vos regards.</p> + +<p>Le vent était bon, la mer peu agitée; nous venions de doubler la +Nouvelle Zélande, par le travers du canal de la Reine Charlotte, et nous +avancions à pleine voile vers le Tropique; soupçonnant le groupe des +îles de la Société, à peu de distance de nous, sur notre gauche, le +pilote y dirigeait le Cap, lorsqu'un coup de vent d'Occident s'éleva +avec une affreuse impétuosité, or nous éloigna tout-à-coup de ces îles. +La tempête devint effroyable, elle était accompagnée d'une grêle si +grosse, que les grains blessèrent plusieurs matelots. Nous carguâmes à +l'instant nos voiles, nous abattîmes nos vergues de perroquet, et +bientôt nous fûmes obligés de changer nos manoeuvres, et d'aller à mât +et à cordes, jusqu'à ce que nous eussions été portés contre terre, ce +qui devait nous perdre ou nous sauver; enfin cette terre, aussi désirée +que crainte, se fît voir à nous, vers la pointe du jour, le lendemain. +Si le vent, qui nous y jetait avec violence, ne se fût apaisé avec +l'aurore, nous y brisions infailliblement. Il se calma, nous pûmes +gouverner; mais notre vaisseau ayant vraisemblablement touché pendant +l'orage, et faisant près de trois voies d'eau à l'heure, nous fumes +contraints de nous diriger, à tout événement, vers l'île que nous +apercevions, à dessein de nous y radouber.</p> + +<p>Cette île nous paraissait charmante, quoique toute environnée de +rochers, et dans notre horrible état, nous savourions au moins l'espoir +flatteur de pouvoir réparer nos maux, dans une contrée si délicieuse.</p> + +<p>J'envoyai la chaloupe et le lieutenant, pour reconnaître un ancrage, et +sonder les dispositions des habitans; la chaloupe revint trois heures +après, avec deux naturels du pays, qui demandèrent à me saluer, et qui +le firent à l'européenne: je leur parlai tour-à-tour quelqu'une des +langues de ce continent; mais ils ne me comprirent point. Je crus +m'apercevoir cependant, qu'ils redoublaient d'attention, quand je me +servais de la langue française, et que leurs oreilles étaient faites à +en entendre les sons. Quoi qu'il en fût, leurs signes +très-intelligibles, et qui n'avaient rien de sauvage, m'apprirent que +leur chef ne demandait pas mieux que de nous recevoir, si nous arrivions +avec des desseins de paix, et que dans ce cas, nous trouverions chez +eux, tout ce qu'il fallait pour nous secourir. Les ayant assuré de mes +intentions pacifiques, je leur offris quelques présens, ils les +refusèrent avec noblesse, et nous avançâmes. Nous trouvâmes près de la +côte, un bon mouillage par 12 ou 15 brasse, et joli sable rouge; on jeta +l'ancre, et je reconnus avant que de descendre, que la terre où nous +abordions, était située au-dessus du Tropique, entre le 260 et +263<sup>e</sup> degré de longitude, et entre le 25 et 26<sup>e</sup> +degré de latitude méridionale, peu-éloignée d'une terre vue autrefois +par <i>Davis</i>.</p> + +<p>Un nombre infini d'insulaires des deux sexes, bordait la côte, quand +nous arrivâmes; ils nous reçurent avec des signes de joie, qui ne +pouvaient plus nous laisser douter de leurs sentimens. Quelques uns de +nos matelots, séduits par ces apparences, voulurent cajoler les femmes; +mais ils en furent à l'instant repoussés avec autant de décence, que de +fierté, et nous continuâmes pacifiquement nos opérations, sans que cette +première faute, assez commune aux Européens, nous fît rien perdre de la +bienveillance de ces peuples. A peine eus-je pris terre, que deux +habitans s'avancèrent vers moi avec les plus grandes démonstrations +d'amitié, et me firent comprendre qu'ils étaient là pour me conduire +chez leur chef, si je le trouvais bon. J'acceptai l'offre, je donnai les +ordres nécessaires à mon équipage, je recommandai la plus grande +discrétion, et n'emmenai avec moi que mes deux officiers. Après avoir +observé à la hâte, de superbes fortifications européennes, qui +défendaient le port, et auxquelles nous reviendrons bientôt, nous +entrâmes, en suivant nos guides, dans une superbe avenue de palmiers, à +quatre rangs d'arbres qui conduisait du port à la ville.</p> + +<p>Cette ville, construite sur un plan régulier, nous offrit un coup-d'oeil +charmant. Elle avait plus de deux lieues de circuit sa forme était +exactement ronde; routes les rues en étaient alignées; mais chacune de +ces rues était plutôt une promenade, qu'un passage. Elles étaient +bordées d'arbres, des deux côtés, des trottoirs régnaient le long des +maisons, et le milieu était un sable doux, formant un marcher agréable. +Toutes ces maisons étaient uniformes; il n'y en avait pas une qui fût, +ni plus haute, ni plus grande que l'autre; chacune avait un +rez-de-chaussée, un premier étage, une terrasse à l'italienne, +au-dessus, et présentait de face une porte régulière d'entrée, au milieu +de deux fenêtres, qui, chacune, avait au-dessus d'elle la croisée +servant à donner du jour au premier étage. Toutes ces façades étaient +régulièrement peintes par compartimens symétriques, en couleur de rose +et en vert, ce qui donnait à chacune de ces rues, l'air d'une +décoration. Après en avoir longé quelques-unes, qui nous parurent +d'autant plus riantes, que les insulaires, garnissant en foule le devant +de leurs maisons, pour nous voir, contribuaient encore au mouvement et à +la diversité du spectacle. Nous arrivâmes sur une assez grande place +d'une parfaite rondeur, et environnée d'arbres. Deux seuls bâtimens +circulaires, remplissaient en entier cette place; ils étaient peints +comme les maisons, et n'avaient de plus qu'elles, qu'un peu plus de +grandeur et d'élévation. L'un de ces logis était le palais du chef; +l'autre contenait deux emplacemens publics, dont je vous dirai bientôt +l'usage.</p> + +<p>Bien d'extraordinaire ne nous annonça la maison du chef; nous n'y vîmes +aucuns de ces gardes insultans, qui, par leurs précautions et leurs +armes, semblent dérober le tyran aux yeux de ses peuples, de peur que +l'infortune ne puisse apporter à ses pieds, l'image des maux dont elle +est victime. Cet homme respectable, venu pour nous recevoir lui-même à +la porte de son palais, fut indifféremment abordé par tous ceux qui nous +guidaient ou nous accompagnaient; tous s'empressaient de l'approcher; +tous jouissaient en le voyant, et il fit des gestes d'amitié à tous.</p> + +<p>Grand par ses seules vertus, respecté par sa seule sagesse, gardé par le +seul coeur du peuple, je me crus transporté, en le voyant, dans ces +temps heureux de l'âge d'or. Je crus voir enfin Sésos; tris au milieu de +la ville de Thèbes.</p> + +<p>Zamé, (c'était le nom de cet homme rare), pouvait avoir soixante-dix +ans, à peine en paraissait-il cinquante; il était grand, d'une figure +agréable, le port noble, le sourire gracieux, l'oeil vif, le front orné +des plus beaux cheveux blancs, et réunissant enfin à l'agrément de l'âge +mûr toute la majesté de la vieillesse.</p> + +<p>Dès qu'il nous vit, il nous reconnut pour Européens, et sachant que le +français est l'idiome commun de ce continent, il me demanda tout de +suite dans cette langue, de quelle Nation j'étais?... De celle dont vous +parlez la langue, dis-je en le saluant.—Je la connais, me répondit +Zamé, j'ai habité trois ans votre Patrie, nous en raisonnerons +ensemble.... Mais ceux qui vous suivent n'en paraissent pas.—Non, ils +sont Hollandais.... Et il leur adressa aussi-tôt quelques paroles +flatteuses dans leur langue.—Vous vous étonnez de rencontrer un sauvage +aussi instruit, me dit-il ensuite. Venez, venez, suivez-moi, +j'éclaircirai ce qui vous étonne, je vous raconterai mon histoire.</p> + +<p>Nous entrâmes à sa suite dans le palais: les meubles en étaient simples +et propres, plus à l'asiatique qu'à l'européenne, quoiqu'il y en eût +quelques-uns totalement à l'usage de notre Nation. Six femmes, fort +belles, en entouraient une d'environ 60 ans, et toutes se levèrent à +notre arrivée.—Voilà ma femme, me dit Zamé en me présentant la plus +vieille; ces trois-ci sont mes filles, ces trois autres sont nos amies; +j'ai de plus deux garçons: s'ils vous savaient ici, ils y seraient déjà. +Je suis certain que vous les aimerez; et Zamé s'apercevant de ma +surprise à tant de candeur: je vous étonne, me dit-il, je le vois +bien.... On vous a dit que j'étais le Chef de cette Nation, et vous êtes +tout surpris qu'à l'exemple de vos Souverains d'Europe, je ne fasse pas +consister ma grandeur dans la morgue et dans le silence; et savez-vous +pourquoi je ne leur ressemble point, c'est qu'ils ne savent qu'être Roi, +et que j'ai appris à être homme. Allons, mettez-vous à votre aise, nous +jaserons, je vous instruirai de tout: commencez d'abord par dire vos +besoins; que désirez-vous? Je suis pressé de le savoir, afin de donner +des ordres pour qu'on y pourvoie sur-le-champ.</p> + +<p>Attendri de tant de bontés, je ne cessais d'en marquer ma +reconnaissance, quand Zamé se tournant vers sa femme, lui dit, toujours +dans notre langue: je suis bien aise que vous voyiez un Européen; mais +je suis fâché qu'il vous apprenne qu'une des modes de son pays soit de +remercier le bienfaiteur, comme si ce n'était pas celui qui oblige qui +dût rendre grâce à l'autre.</p> + +<p>Alors, j'établis nos besoins.... Vous aurez tout cela, me dit Zamé, et +même de bons ouvriers pour aider les vôtres; mais vous ne me parlez pas +de provisions, vous devez en manquer: vous avez peut-être cru que je +voulais vous les donner?... point du tout, je vous les vends.... Ou rien +de tout ce que vous demandez, ou la certitude de passer quinze jours +avec moi. Vous voyez bien que je suis plus indiscret que vous.</p> + +<p>Toujours de plus en plus touché de cette franchise si rare dans un +Souverain, je me prosternai à ses genoux.—Eh bien, eh bien! dit-il en +me relevant.... Zoraï, continua-t-il en s'adressant à sa femme, voilà +comme ils sont avec leurs chefs, ils les respectent au lieu de les +aimer. Renvoyez vos gens à leur bord, me dit-il ensuite, ils y +trouveront déjà une partie de ce qu'ils veulent; ils demanderont ce qui +leur manque: s'ils aiment mieux loger dans la ville, ils le peuvent; +mais vous et vos officiers, n'aurez point d'autre logement que ma +maison; elle est commode et vaste: j'y ai quelquefois reçu des amis, je +n'y ai jamais vu de courtisans.</p> + +<p>Zamé donna ses ordres, je donnai les miens, je lui fis voir que la +présence de mes officiers était nécessaire au vaisseau.—Eh bien! me +dit-il, je ne garderai donc que vous; mais demain ils reviendront dîner +avec moi.—Ils saluèrent et prirent congé.</p> + +<p>[Illustration: <i>J'ai quelquefois ici reçus des amis, je n'y +ai jamais vu de courtisans</i>. p. 565]</p> + +<div class="figcenter" style="width: 444px;"> +<img src="images/sade-t2-3.jpg" width="444" height="768" +alt="[Illustration: J'ai quelquefois ici reçus des amis, je n'y +ai jamais vu de courtisans" /> +</div> +<p>Peu après, deux citoyens de la même espèce que ceux que nous avions vus +dans la ville, habillés de même; (tous, à la couleur près, l'étaient +également) vinrent avertir Zamé qu'il était servi: nous passâmes dans +une grande pièce où le repas était préparé à l'européenne.—Voici la +seule cérémonie que je ferai pour vous, me dit cet hôte aimable; vous ne +mangeriez pas commodément comme nous, et j'ai ordonné qu'on plaçât des +sièges; nous nous en servons quelquefois, cela ne nous gênera point, et +sans attendre mes remercimens, il s'assit à côté de sa femme, me fit +mettre près de lui, et les six jeunes filles remplirent les autres +places.—Ces jolies personnes, me dit Zamé, en me montrant les trois +amies de sa famille, vont vous faire croire que j'aime le sexe, vous ne +vous tromperez pas, je l'aime beaucoup, non comme vous l'entendez +peut-être: les loix de mon pays permettent le divorce, et cependant, +continua-t-il en prenant la main de Zoraï, je n'ai jamais eu que cette +bonne amie, et n'en aurai sûrement point d'autre. Mais je suis vieux, +les jeunes femmes me font plaisir à voir, ce sexe a tant de qualités! +mon ami, j'ai toujours cru que celui qui ne savait pas aimer les femmes, +n'était pas fait pour commander aux hommes.</p> + +<p>Oh l'excellent homme! s'écria madame de Blamont, je l'aime déjà +passionnément. J'espère que vous n'eûtes pas peur à ce souper de manger +de la chair humaine, comme chez votre vilain portugais.—Il s'en faut +bien, madame, reprit Sainville, il n'y parut même aucune sorte de +viande: tout le repas consistait en une douzaine de jattes d'une superbe +porcelaine bleue du Japon, uniquement remplies de légumes, de +confitures, de fruits et de pâtisserie.—Le plus mauvais petit prince +d'Allemagne fait meilleure chère que moi, n'est-ce pas mon ami, me dit +Zamé. Voulez-vous savoir pourquoi? C'est qu'il nourrit son orgueil +beaucoup plus que son estomac, et qu'il imagine qu'il y a de la grandeur +et de la magnificence à faire assommer vingt bêtes pour en substanter +une. Ma vanité se place à des objets différens: être cher à ses +concitoyens, être aimé de ceux qui l'entourent, faire le bien, empêcher +le mal, rendre tout le monde heureux, voilà les seules choses, mon ami, +qui doivent flatter la vanité de celui que le hasard met un moment +au-dessus des autres. Ce n'est point par aucun principe religieux que +nous nous abstenons de viande, c'est par régime, c'est par humanité: +pourquoi sacrifier nos frères quand la nature nous donne autre chose? +Peut-on croire, d'ailleurs, qu'il soit bon D'engloutir dans ses +entrailles la chair et le sang putréfiés de mille animaux divers; il ne +peut résulter de-là qu'un chile âcre, qui détériore nécessairement nos +organes, qui les affaiblit, qui précipite les infimités et hâte la mort. +Mais les comestibles que je vous offre n'ont aucuns de ces inconvéniens: +les fumées que leur digestion renvoie au cerveau sont légères, et les +fibres n'en sont jamais ébranlées. Vous boirez de l'eau, mon convive, +regardez sa limpidité, savourez sa fraîcheur; vous n'imaginez pas les +soins que j'emploie pour l'avoir bonne. Quelle liqueur peut valoir +celle-là? En peut-il être de plus saine?.... Ne me demandez point +à-présent pourquoi je suis frais malgré mon âge, je n'ai jamais abusé de +mes forces; quoique j'aie beaucoup voyagé, j'ai toujours fui +l'intempérance, et je n'ai jamais goûté de viande.... Vous allez me +prendre pour un disciple de Crotone<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>; vous serez bien surpris, quand +vous saurez que je ne suis rien de tout cela, et que je n'ai adopté dans +ma vie qu'un principe, travailler à réunir autour de soi la plus grande +somme de bonheur possible, en commençant par faire celui des autres. Je +sens bien que je vous devrais encore des excuses sur la manière +bourgeoise dont je vous reçois. Manger avec sa femme et ses enfans, ne +pas soudoyer quatre mille coquins, afin d'avoir une table pour +<i>monsieur</i>, une table pour <i>madame</i>.... C'est d'une petitesse! d'un +mauvais ton! N'est-ce pas ainsi que l'on dirait en France? Vous voyez +que j'en sais le langage. O mon ami! qu'il' est onéreux selon moi, qu'il +est cruel pour une âme sensible ce luxe intolérable, qui n'est le fruit +que du sang des peuples: croyez-vous que je dînerais, si j'imaginais que +ces plats d'or dans lesquels je serais servi, fussent aux dépens de la +félicité de mes concitoyens, et que les débiles enfans de ceux qui +soutiendraient ce luxe n'auraient, pour conserver leurs tristes jours; +que quelques morceaux de pain brun paitrie sein de la misère, délayé des +larmes de la douleur et du désespoir.... Non, cette idée me ferait +frémir, je ne le supporterais jamais. Ce que vous voyez aujourd'hui sur +ma table, tous les habitans de cette isle peuvent l'avoir sur la leur, +aussi, je le mange avec appétit. Eh bien! Mon cher Français, vous ne +dites mot.—Grand homme, répondis-je dans le plus vif enthousiasme, je +fais bien plus, j'admire et je jouis.—Écoutez, me dit Zamé, vous vous +êtes servi là d'une expression qui me choque: laissons le mot de +<i>grandeur</i> aux despotes qui n'exigent que du respect; la certitude où +ils doivent être de ne pouvoir inspirer d'autres sentimens, fait qu'ils +renoncent à tous ceux qu'ils sont dans l'impossibilité de faire naître, +pour exiger ceux qui ne sont l'ouvrage que de l'or et du trône. Il n'y a +aucun homme sur la terre qui soit plus grand que l'autre, eu égard à +l'état où l'a créé la nature, que ceux qui ont la prétention de +l'inégalité, l'obtiennent par des vertus. Les habitans de ce pays +m'appellent leur père, et je veux que vous me nommiez votre ami: ne +m'avez-vous pas dit que je vous avais rendu service?... Eh bien! j'ai +donc des droits au titre d'ami que je vous demande, et je l'exige.</p> + +<p>La conversation devint générale: les femmes, qui presque toutes +parlaient français, s'en mêlèrent avec autant d'esprit que de grâces et +de naïveté; j'avais déjà remarqué qu'elles étaient absolument vêtues de +la même manière que celles de la ville, et ce costume était aussi simple +qu'élégant; un juste très-serré leur dessine précisément la taille, +qu'elles ont toutes extraordinairement grande et svelte; ensuite un +voile, qui me parut d'une étoffe encore plus fine et plus déliée que nos +gazes, et d'un jaune tendre, après s'être marié agréablement à leurs +cheveux, retombe en molles ondulations autour de leurs hanches, et se +perd dans un gros noeud sur la cuisse gauche. Tous les hommes étaient +vêtus à l'asiatique, la tête couverte d'une espèce de turban léger d'une +forme très-agréable, et de la même couleur que leur vêtement.</p> + +<p>Le gris, le rose et vert sont les trois seules couleurs qu'ils adoptent +pour leurs habits: la première est celle des vieillards, l'âge mûre +emploie le vert, et l'autre est pour la jeunesse. L'étoile de leurs +vêtemens est fine et moelleuse, elle est la même en toutes les saisons, +attendu la douceur et l'égalité du climat; elle ressemble un peu à nos +taffetas de Florence: celle des femmes est la même. Ces étoffes et +celles de leurs voiles sont tissues dans leurs propres manufactures, de +la troisième peau d'un arbre qu'ils me montrèrent, et qui ressemble au +mûrier; Zamé me dit que cette espèce de plante était particulière à son +isle.</p> + +<p>Les deux citoyens qui avaient annoncé le souper, furent les seuls qui le +servirent, tout se passa avec ordre, et fut fini en moins d'une heure. +Mon hôte, me dit Zamé, en se levant, vous êtes fatigué, on va vous +conduire dans votre chambre; demain nous nous lèverons de bonne heure, +et nous jaserons, je vous expliquerai la forme du gouvernement de ce +peuple, je vous convaincrai que celui que vous en croyez le souverain +n'en est que le législateur et l'ami ... je vous apprendrai mon +histoire, et j'aurai l'oeil, malgré cela, à ce que rien ne manque aux +besoins que vous m'avez témoignés, ce n'est pas le tout que de parler de +soi à ses amis, l'essentiel est de s'occuper d'eux. Je vous remets entre +les mains d'un de ces fidèles serviteurs, continua-t-il, en parlant d'un +des citoyens qui nous avaient servi, il va vous installer: vous trouvez +tout ceci bien simple, n'est-ce pas? Ne fussiez-vous que chez un +financier, vous auriez deux valets de-chambre dorés pour vous conduire: +ici, vous n'aurez qu'un de mes amis, c'est le nom que je donne à mes +domestiques; le mensonge, l'orgueil et l'égoïsme auraient seuls fait +chez l'un les frais du cérémonial: celui que vous voyez ici n'est +l'ouvrage que de mon coeur. Adieu.</p> + +<p>L'appartement où je me retirai était simple, mais propre et commode +comme tout ce que j'avais observé dans cette charmante maison: trois +matelas remplis de feuilles de palmiers desséchées et préparées avec une +sorte de moelleux qui les rendaient aussi douces que des plumes, +composaient mon lit; ils étaient étendus sur des nattes à terre, un +léger pavillon de cette même étoffe dont les femmes formaient leurs +voiles, était agréablement attaché au mur, et l'on s'en entourait pour +éviter la piqûre d'une petite mouche incommode dans une saison de ce +pays. Je passai dans cette chambre une des meilleures nuits dont j'eusse +encore joui depuis mes infortunes; je me croyais dans le temple de la +vertu, et je déposais tranquille aux pieds de ses autels.</p> + +<p>Le lendemain Zamé envoya savoir si j'étais éveillé, et comme on me vit +debout, on me dit qu'il m'attendait; je le trouvai dans la même salle où +j'avais été reçu la veille.</p> + +<p>Jeune étranger, me dit-il, j'ai cru que vous sériez bien-aise de savoir +quel est celui qui vous reçoit, que vous apprendriez avec plaisir +pourquoi vous trouvez à l'extrémité de la terre un homme qui parle la +même langue que vous, et qui paraît connaître votre Patrie. +Asseyez-yous, et m'écoutez.</p> + + + +<hr style="width: 45%;" /> +<h2><i>Fin de la troisième Partie</i>.</h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h4>Notes:</h4> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Le lecteur qui prendrait ceci pour un de ces épisodes placé sans +motif, et qu'on peut lire, ou passer à volonté, commettrait une faute +bien lourde.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Il est à propos de remarquer ici en passant qu'il n'y a point de +ville en France où le Clergé soit plus détestable qu'à Lyon; on a +toujours dit, et avec raison, que le corps des Curés de Paris composait +l'assemblée des plus honnêtes gens de la Capitale; on peut affirmer +positivement tout le contraire de ceux de Lyon: la fourberie, la +cupidité, l'ignorance et le libertinage, voilà les traits qui le +caractérisent.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Après les Athéniens, il n'y avait point En Grèce de forces maritimes +égales à celles De l'isle de Corcire, aujourd'hui Corfou, aux Vénitiens. +Homère, dans son Odissée, donne une grande idée des richesses et de la +puissance de cette isle.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Il ne faut pas s'étonner si de tels principes, manifestés dès +long-tems par notre auteur, le faisaient gémir à la Bastille, où la +révolution le trouva. (<i>Note de l'Éditeur</i>.)</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Salé était encore au milieu de ce siècle une république +indépendante, dont les citoyens étaient aussi habiles corsaires que bons +commerçans; elle fut soumise par le monarque actuel sous le règne de son +père.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> On recule d'effroi à ce récit; il est affreux, sans doute; mais si +c'est un crime que d'être vaincu, chez ces barbares, pourquoi ne leur +est-il pas permis de punir alors les criminels par ce supplice, comme +nous punissons les nôtres, par des supplices à-peu-près semblables. Or, +si la même horreur se trouve chez deux Nations, l'une, parce qu'elle y +procède avec un peu plus de cérémonie, n'a pourtant pas le droit +d'invectiver l'autre; il n'y a plus que je philosophe qui admet peu de +crimes et qui ne tue point, qui soit fondé à les invectiver toutes deux.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Sublimes réflexions du magnifique exorde de l'immortel ouvrage de M. +Rainal, ouvrage qui a fait à la fois la gloire de l'écrivain qui le +composa, et la honte de la nation qui osa le flétrir. O Rainal, ton +siècle et ta patrie ne te méritaient pas.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> C'est un des objets de luxe des monarques nègres, d'avoir de ces +sortes de femmes dans leur palais, quelques affreuses qu'elles soient; +ils en jouissent par raffinement. Tous les hommes ne sont donc pas +également aiguillonnés à l'acte de la jouissance, par des motifs +semblables, il est donc possible que ce qui est singulièrement, beau +comme ce qui est excessivement laid, puisse indifféremment exciter, en +raison, seulement de la différence des organes. Il n'y a aucune règle +certaine sur cet objet, et la beauté n'a rien de réel, rien qui ne +puisse être contesté; elle peut être observée sous tel rapport, dans un +climat, et sous tel autre, dans un climat différent. Or, dès que tous +les habitans de la terre ne s'accordent pas unanimement sur la beauté; +il est donc possible que dans une même nation, les uns pensent qu'une +chose affreuse est fore belle, pendant que d'autres penseront qu'une +chose fort belle, est affreuse. Tout est affaire de goût et +d'organisation; et il n'y a que les sots qui, sur cela, comme sur tout +ce qui y tient, puissent imaginer le pédantisme de la règle.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> La plus délicate, dit-on, est celle des petits garçons: un berger +allemand ayant été contraint par le besoin de se repaître de cet affreux +mets, continua depuis par goût, et certifia que la viande de petit +garçon était la meilleure: une vieille femme, au Brésil, déclara à +Pinto, Gouverneur Portugais, absolument la même chose: Saint-Jérôme +assure le même fait, et dit que dans son voyage en Irlande, il trouva +cette coutume de manger des enfans mâles établie par les bergers; ils en +choisissaient, dit-il, les parties charnues. Voyez pour les deux faits +ci-dessus le second Voyage de Cook, tome II, page 221 et suivantes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> L'antropophagie n'est certainement pas un crime; elle peut en +occasionner, sans doute, mais elle est, indifférente par elle-même. Il +est impossible de découvrir quelle en a été la première cause: MM. +Meunier, Paw et Cook ont beaucoup écrit sur cette matière sans réussir à +la résoudre; le second paraît être celui qui l'a le mieux analysée dans +ses recherches sur les Américains, tome I, et cependant, quand on en a +lu et relu ce passage, on ne se trouve pas plus instruit qu'on ne +l'était auparavant. Ce qu'il y a de sûr, c'est que cette coutume a été +générale sur notre planète, et qu'elle est aussi ancienne que le monde; +mais la cause: le premier motif qui fit exposer un quartier d'homme sur +la table d'un autre homme, est absolument indéfinissable; en analysant, +on ne trouve pourtant que quatre raisons qui aient pu légitimer cette +coutume. Superstition ou religion, ce qui est presque toujours synonime; +appétit désordonné, provenant de la même cause que les vapeurs +hystériques des femmes; vengeance, plusieurs traits d'histoire appuient +ces trois motifs; raffinement dépravé de débauche ou besoin, ce que +confirment d'autres traits d'histoire; mais il est impossible de dire +lequel de ces motifs fît naître la coutume: une nation toute entière ne +commença sûrement pas; quelque particulier, par l'un de ces quatre +motifs, rendit compte de ce qu'il avait éprouvé, il se loua de cette +nourriture, et la nation suivit peu à peu cet exemple. Ce ne serait pas, +ce me semble, un sujet indigne des académies, que de proposer un prix +pour celui qui dévoilerait l'incontestable origine de cette coutume.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Une chose singulière, sans doute, est que cet avilissement des +femmes enceintes ait été retrouvé dans les isles fortunées de la mer du +Sud par le Capitaine Cook: il y a quelques pays en Asie et en Amérique +où cette coutume est la même.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Le pauvre Sarmiento ignorait combien cette imbécile politique avait +mal réussi en France à quelques-uns des gens dont il parle: on congédia +le sieur Sartine quand il voulut employer ce plat moyen. Il est vrai que +peu de gens en place avaient aussi impunément et mal-adroitement volé. +Arrivé d'Espagne, clerc de Procureur à Paris, s'y trouver six cent mille +livres de rente au bout de trente ans, et oser dire qu'on ne peut plus +être utile au Roi, parce qu'on se ruine à son service, est une +effronterie rare et bien digne du méprisable aventurier dont il s'agit +ici; mais que ces insolens fripons-là n'avoient pas été privés de leur +liberté, ou de leurs biens, et même de leurs jours, tandis qu'on pendait +un malheureux valet pour cinq sols: voilà de ces contradictions bien +faites pour faire mépriser le gouvernement qui les tolérait.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> On appelle Esprits animaux, ce fluide électrique, qui circule dans +lés cavités de nos nerfs; il n'est aucune de nos sensations, qui ne +naissent de l'ébranlement causé à ce fluide; il est le sujet de la +douleur et du plaisir; c'est, en un mot, la seule âme admise par les +philosophes modernes. Lucrèce eut bien mieux raisonné, s'il eût connu ce +fluide, lui dont tous les principes tournaient autour de cette vérité, +sans venir à bout de la saisir.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> «Rien de plus aisé à concevoir, dit Fontenelle, (le plus délicat de +nos poëtes, pourtant,) qu'on puisse être heureux en amour, par une +personne que l'on ne rend point heureuse; il y a des plaisirs +solitaires, qui n'ont nul besoin de se communiquer, et dont on jouit +très-délicieusement, quoi qu'on ne les donne pas; ce n'est qu'un pur +effet de l'amour-propre ou de la vanité, que le désir de faire le +bonheur des autres; c'est une fierté insupportable, de ne consentir â +être heureux, qu'à condition de rendre la pareille.... Un sultan, dans +son sérail, n'est-il pas mille fois plus modeste; il reçoit des plaisirs +sans nombre, et ne se pique d'en rendre aucun.... Que l'on étudie bien +le coeur de l'homme, on y trouvera que cette délicatesse tant estimée, +n'est qu'une dette que l'on paye à l'orgueil; on ne veut rien devoir». +Dialogue des morts, Soliman et Juliette de Gonzagues, page 183 et suiv.<br /> +Ce sentiment se trouve dans Montesquieu, dans Helvétius, dans la +Mettrie, & c. et sera toujours celui des vrais philosophes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> Cette différence est portée jusqu'à 3.982 livres d'air, desquels +nous sommes plus ou moins pressés dans les variations du temps. Est-il +étonnant, d'après cela, que nous éprouvions une différence aussi +sensible dans notre organisation d'une saison à l'autre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Il est vraisemblable que ce peuple tient cette exécrable coutume, +de ses voisins les Hottentots, où elle est générale; une chose plus +singulière est que le capitaine Cook l'ait trouvée dans plusieurs de ses +découvertes, et particulièrement à la nouvelle Zélande.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> La bravoure et la férocité ont un sens où elles peuvent se +confondre. En quoi consiste la bravoure? à étouffer les sentimens +naturels, qui nous portent à notre conservation; dans la férocité, il +s'agit de la conservation des autres; mais le mouvement est toujours +d'étouffer la loi naturelle, on a donc eu tort de dire, qu'un homme +féroce n'était jamais brave; le courage, à le bien prendre, n'est qu'une +sorte de férocité, et ne peut être compris, philosophiquement parlant, +que dans la classe des vices; nos seuls préjugés en font une vertu; mais +nos préjugés sont toujours bien loin de la nature.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Le rival de Dieu est peint sous l'emblème du serpent: nous savons +l'histoire du serpent d'airain, chez les juifs; le culte du serpent, en +un mot, est universel; l'instrument que nous employons dans nos églises, +sous cette forme, est un reste de cette idolâtrie.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Ce peuple n'est pas le seul dominé par cette opinion; un des +personnages de la scène entrera bientôt dans un plus grand détail sur +ces usages. Nous y renvoyons le lecteur.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Voici sans doute l'endroit où Sarmiento doit, suivant ce qu'il a +dit, contrarier ses principes; car nous avons vu et nous verrons encore +qu'il est bien loin d'être le partisan de l'égalité, il arrive souvent +que pour étayer un système, quand on le discute avec un homme prévenu, +on est obligé de donner entorse à quelqu'un de ses principes, pour mieux +convaincre l'adversaire en parlant de ses moeurs ou des opinions qu'il +a. Il est clair que c'est ici l'histoire du Portugais.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> A combien peu d'années seroit réduit le temps de cette fertilité, +si l'on avoit, en supposant la femme grosse tous les ans, retranché les +neuf mois, où quelque semence que le champ reçoive, il ne peut plus +cependant rapporter; la fertilité de la femme qu'on suppose, ne +s'entendroit plus qu'à 80 mois sur 70 ans. Quelle preuve de plus pour +l'assertion.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> Voyez Plutarque, vie de Solon et de Licurgue.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> «Quant aux peines infligées contre l'ennemi des plaisirs purs et +chastes de la nature, elles doivent dépendre du caractère de la nation +que gouverne le législateur; sans cela, la loi qui protège les moeurs +peut devenir aussi dangereuse que leur infraction.» <i>Philosophie de la +Nature</i>, tome I, page 267.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> Les rigueurs théocratiques étayent toujours l'aristocratie; la +religion n'est que le moyen de la tyrannie, elle la soutient, elle lui +prête des forces. Le premier devoir d'un Gouvernement libre, ou qui +recouvre sa liberté, doit être incontestablement le brisement total de +tous les freins religieux; bannir les Rois, sans détruire le culte +religieux, c'est ne couper qu'une des têtes de l'hydre; la retraite du +despotisme est le parvis des temples; persécuté dans un État, c'est-là +qu'il se réfugie, et c'est de là qu'il reparaît pour renchaîner les +hommes quand on a été assez mal-adroit pour ne pas l'y poursuivre en +détruisant et son perfide asyle et les scélérats qui le lui donnent.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> La racine de l'<i>igname</i> est longue d'un pied et demi dans les +bonnes terres; elle se plante en Décembre: on connaît sa maturité +lorsque ses feuilles se flétrissent: on la coupe en morceaux, on la +mange rôtie sur la braise; ou bien on la fait bouillir avec de la chair +salée; elle sert quelque fois de pain: on en fait aussi des bouillies +agréables; les nègres en font du langou et du pain.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Je le répète, il en sera toujours de même dans tous les +Gouvernemens despotiques, et jamais un peuple sage ne réussira à se +défaire de l'un de ces jougs, s'il ne secoue l'autre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Animal de 17 pieds de haut, qu'on trouve aussi chez les Hottentots, +voisins de ces peuples. Voyez les Voyages Bougainville, p. 402, tome II.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Paw parle de cette même plante comme indigène de l'Amérique.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> Ville d'Italie où enseignait Pithagore.</p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<hr style='width: 65%;' /> + + +<h1>ALINE ET VALCOUR,</h1> + +<h2><i>ou</i></h2> + +<h2>LE ROMAN PHILOSOPHIQUE.</h2> + +<h3>par</h3> + +<h2>D.A.F. DE SADE</h2> + + +<hr style='width: 45%;' /> + +<h3>TOME II.</h3> + +<h4>QUATRIÈME PARTIE.</h4> + + +<hr style='width: 45%;' /> + +<h5>Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.</h5> + +<h5>ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.</h5> + +<h5>1795.</h5> + + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p class="center">Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,<br /> +Cum dare conantur prius oras pocula circum<br /> +Contingunt mellis dulci flavoque liquore,<br /> +Ut puerum aetas improvida ludificetur<br /> +Labrorum tenus; interea perpotet amarum<br /> +Absinthy lathicem deceptaque non capiatur,<br /> +Sed potius tali tacta recreata valescat.<br /> +<br /> + Luc. Lib. 4. +</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<h3>SUITE DE LA LETTRE 35<sup>e</sup>.</h3> + +<h4><i>Déterville à Valcour</i>.</h4> + + +<h3>HISTOIRE DE ZAMÉ.</h3> + + +<p>Sur la fin du règne de Louis XIV, dit Zamé, un vaisseau de guerre +français voulant passer de la Chine en Amérique, découvrit cette isle, +qu'aucun navigateur n'avait encore aperçue, et sur laquelle aucun n'a +paru depuis; l'équipage y séjourna près d'un mois, abusa de l'état de +faiblesse et d'innocence dans lequel il trouva ce malheureux peuple, et +y commit beaucoup de désordre. Au moment du départ, un jeune Officier du +vaisseau, devenu éperdument amoureux d'une femme de cette contrée, se +cacha, laissa partir ses compatriotes, et dès qu'il les crut éloignés, +assemblant les chefs de la nation, il leur déclara par le moyen de la +femme qu'il aimait, et avec laquelle il était venu à bout de s'entendre, +qu'il n'était resté dans l'île que par l'excessif attachement qu'un si +bon peuple lui avait inspiré; qu'il voulait le garantir des malheurs que +lui présageait la découverte que sa nation venait d'en faire, puis +montrant aux chefs réunis un canton de cette île où nous sommes assez +malheureux pour avoir une mine d'or: «Mes amis, leur dit-il, voilà ce +qui irrite la soif des gens de ma patrie, ce vil métal, dont vous +ignorez l'usage, que vous foulez aux pieds sans y prendre garde, est le +plus cher objet de leurs désirs; pour l'arracher des entrailles de votre +terre, ils reviendront en force, ils vous subjugueront, ils vous +enchaîneront, ils vous extermineront, et ce qui sera pis peut-être, ils +vous relégueront, comme ils font chaque jour, eux et leurs voisins (les +Espagnols), dans un continent à quelques cents lieues de vous, dont vous +ne connaissez pas la situation, et qui abonde également en ces sortes de +richesses. J'ai cru pouvoir vous sauver de leur rapacité en demeurant +parmi vous, connaissant leur manière de s'emparer d'une île, je pourrai +la prévenir; sachant comme ils viendront vous combattre, je pourrai vous +enseigner à vous défendre, peut-être enfin vous ravirai-je à leur +cupidité: fournissez-moi les moyens d'agir, et pour unique récompense +accordez-moi celle que j'aime.»</p> + +<p>Il n'y eut qu'une voix: sa maîtresse lui fut accordée, et on lui donna +dès l'instant tous les secours qu'il pouvait exiger pour exécuter ce +qu'il annonçait.</p> + +<p>Il parcourut l'île, et la trouvant d'une forme ronde, ayant environ +cinquante lieues de circonférence, entièrement environnée de rochers, +excepté par le seul côté où vous êtes venu, il ne la jugea que dans +cette partie susceptible des défenses de l'art; peut-être n'avez-vous +pas observé la manière dont il a rendu ce port inabordable, nous irons +le visiter tantôt, et je vous convaincrai sur les lieux même, que si +nous n'avions jugé votre faiblesse et votre embarras pour seules causes +de votre arrivée dans notre île; vous n'y seriez pas venu avec tant de +facilité. Cette partie, la seule par laquelle on puisse parvenir à +<i>Tamoé</i>, fut donc fortifiée par lui à l'européenne; il, y ménagea des +batteries qui n'ont pu être perfectionnées et remplies que par moi; il +leva une milice, établit une garnison dans un fort construit à l'entrée +de la baye, et plut tellement à la nation enfin, par la sagesse de ses +soins et la supériorité de ses vues, que son beau-père, un de nos +principaux chefs, étant mort, il fut unanimement élu souverain de l'île: +de ce moment il en changea la constitution; il fit sentir que la +perfection de son entreprise exigeait que le gouvernement fût +héréditaire, afin qu'inculquant ses desseins à celui qui lui +succéderait, cet héritier pût être à portée de les suivre et de les +améliorer. On y consentit.... Telle fut l'époque où je vis le jour; je +suis le fruit de l'hymen de cet homme si cher à la nation, ce fut à moi +qu'il confia ses vues, et c'est moi qui suis assez heureux pour les +avoir remplies.</p> + +<p>Je ne vous parlerez point de son administration; il ne put que commencer +ce que j'ai fini; en vous détaillant mes opérations, vous connaîtrez les +siennes: revenons à ce qui les précéda.</p> + +<p>Dès que j'eus atteint l'âge de 15 ans, mon père en passa 5 à m'apprendre +l'histoire, la géographie, les mathématiques, l'astronomie, le dessein, +et l'art de la navigation; puis m'ayant conduit sur le terrain de la +mine dont il craignait que les richesses n'attirassent ses compatriotes: +tirons de ceci, me dit-il, ce qu'il faut pour vous faire voyager avec +autant de magnificence que d'utilité: on ne peut malheureusement sortir +d'ici, saris que ce métal ne devienne nécessaire; mais continuez à le +laisser dans le mépris aux yeux de cette nation simple et heureuse, qui +ne le connaîtrait qu'en se dégradant. Qu'elle ne cesse d'être persuadé +que l'or n'ayant qu'une valeur fictive, il devient nul aux yeux d'un +peuple assez sage pour n'avoir pas admis cette extravagance. Ayant +ensuite fait remplir quelques coffres de ce métal, il fit couvrir et +cultiver l'endroit dont il l'avait tiré, afin d'en faire oublier jusqu'à +la trace; et m'ayant fait embarquer sur un grand bâtiment qu'il avait +fait construire d'après ces desseins, dans la seule vue de ce voyage; il +m'embrassa, et me dit les larmes aux yeux: «O toi que je ne reverrai +peut-être jamais, toi que je sacrifie au bonheur de la nation qui +m'adopte, va connaître l'univers, mon fils, va prendre chez tous les +peuples de la terre ce qui te paraîtra le plus avantageux à la félicité +du tien. Fais comme l'abeille, voltige sur toutes les fleurs, et ne +rapporte chez toi que le miel; tu vas trouver parmi les hommes beaucoup +de folie avec un peu de sagesse, quelques bous principes mêlés à +d'affreuses absurdités.... Instruis-toi, apprends à connaître tes +semblables avant d'oser le gouverner.... Que la pourpre des rois ne +t'éblouisse point, démêle les sous la pompe où se dérobent leur +médiocrité, leur despotisme et leur indolence. Mon ami, j'ai toujours +détesté les rois, et ce n'est pas un trône, que je te destine, je veux +que tu sois le père, l'ami de la nation qui nous adopte; je veux que tu +sois son législateur, son guide, ce sont des vertus qu'il lui faut +donner, en un mot, et non pas des fers. Méprise souverainement ces +tyrans, que l'Europe va dévoiler à les regards, tu les verras par-tout +entourés d'esclaves, qui leur déguisent la vérité, par ce que ces +favoris auraient trop à perdre en la leur montrant; ce qui fait que les +rois ne l'aiment point, c'est qu'ils se mettent presque toujours dans le +cas de la craindre: le seul moyen de ne la pas redouter est d'être +vertueux; celui qui marche à découvert, celui dont la conscience est +pure, ne craint pas qu'on lui parle vrai; mais celui dont le coeur est +souillé, celui qui n'écoute que ses passions, aime l'erreur et la +flatterie, parce qu'elle lui cachent les maux qu'il fait, parce qu'elles +allègent le joug dont il accable, et qu'elles lui montrent toujours ses +sujets dans la joie, quand ils sont noyés dans les larmes. En démêlant +la cause qui engage les courtisans à la flatterie, qui les contraints à +jeter un voile épais sur les yeux de leur maître, tu dévoileras les +vices du gouvernement; étudie-les pour les éviter; l'obligation défaire +la félicité de son peuple est si essentielle, il est si doux d'y +parvenir, si affreux d'échouer, qu'un législateur ne doit avoir +d'instans heureux dans la vie, que ceux où ses efforts réussissent.</p> + +<p>La diversité des cultes va te surprendre; par-tout tu verras l'homme +infatué du sien, s'imaginer que celui-là seul est le bon, que celui-là +seul lui vient d'un Dieu qui n'en a jamais dit plus à l'un qu'à l'autre; +en les examinant philosophiquement tous, songe que le culte n'est utile +à l'homme, qu'autant qu'il prête des forces à la morale, qu'autant qu'il +peut devenir un frein à la perversité; il faut pour cela qu'il soit pur +et simple: s'il n'offre à tes yeux que de vaines cérémonies, que de +monstrueux dogme, et que d'imbéciles mystères, fuis ce culte, il est +faux, il est dangereux, il ne serait dans ta nation qu'une source +intarissable de meurtres et de crimes, et tu deviendrais aussi coupable +en l'apportant dans ce petit coin du monde, que le furent les vils +imposteurs qui le répandirent sur sa surface. Fuis-le, mon fils, +déteste-le ce culte, il n'est l'ouvrage que de la fourberie des uns et +de la stupidité des autres, il ne rendrait pas ce peuple meilleur. Mais +s'il s'en présente un à tes yeux, qui, simple dans sa doctrine, qui, +vertueux dans sa morale, méprisant tout faste, rejetant toutes fables +puériles, n'ait pour objet que l'adoration d'un seul Dieu, saisis +celui-là, c'est le bon; ce ne sont point par des singeries révérées là, +méprisées ici, que l'on peut plaire à l'Éternel, c'est par la pureté de +nos coeurs, c'est par la bienfaisance.... S'il est vrai qu'il y ait un +Dieu, voilà les vertus qui le forment, voilà les seules que l'homme +doive imiter. Tu t'étonneras de même de la diversité des loix: en les +examinant toutes avec l'égale attention que je viens d'exiger de toi +pour les cultes, songe que la seule utilité des loix est de rendre +l'homme heureux; regarde comme faux et atroce tout ce qui s'écarte de ce +principe.</p> + +<p>La vie de l'homme est trop courte pour arriver seul au but que je me +proposais; je n'ai pu que te préparer la voie, c'est à toi d'achever la +carrière; laisse nos principes à tes enfans, et deux ou trois +générations vont placer ce bon peuple au comble de la félicité.... Pars.</p> + +<p>Il dit: me renouvela ses embrassemens ... et les flots m'emportèrent. Je +parcourus le monde entier; je fus vingt ans absent de ma patrie; et je +ne les employai qu'à connaître les hommes; me mêlant avec eux sous +toutes sortes de déguisemens, tantôt comme le fameux Empereur de Russie, +compagnon de l'artiste et de l'agriculteur, j'apprenais avec l'un à +construire un vaisseau, à conserver des traits chéris sur la toile, à +modeler la pierre ou le marbre, à édifier un palais, à diriger des +manufactures; avec l'autre, la saison de semer les grains, la +connaissance des terres qui leur sont propres, la manière de cultiver +les plantes, de greffer, de tailler les arbres, de diriger les jeunes +plants, de les fortifier; de moissonner le grain, de l'employer à la +nourriture de l'homme.... M'élevant au-dessus de ces états, le poëte +embellissait mes idées, il leur donnait de la vigueur et du coloris, il +m'enseignait l'art de les peindre; l'historien, celui de transmettre les +faits à la postérité, de faire connaître les moeurs de toutes les +nations; je m'instruisais avec le ministre des autels dans la science +inintelligible des dieux; le suppôt des loix me conduisait à celle plus +chimérique encore, d'enchaîner l'homme pour le rendre meilleur; le +financier me dirigeait dans la levée des impôts, il me développait le +système atroce de n'engraisser que soi de la substance du malheureux, et +de réduire le peuple à la misère, sans rendre l'état plus florissant; le +commerçant, bien plus cher à l'état, m'apprenait à équivaloir les +productions les plus éloignées aux monnaies fictives de la nation, à les +échanger, à se lier par le fil indestructible de correspondance à tous +les peuples du monde, à devenir le frère et l'ami du chrétien comme de +l'Arabe, de l'adorateur de Foé, comme du sectateur d'Ali, à doubler ses +fonds en se rendant utile à ses compatriotes, à se trouver, en un mot, +soi et les siens, riches de tous les dons de l'art et de la nature, +resplendissant du luxe de tous les habitans de la terre, heureux de +toutes leurs félicités, sans avoir quitté ses lambris. Le négociateur, +plus souple, m'initiait dans les intérêts des princes; son oeil perçant +le voile épais des siècles futurs, il calculait, il appréciait avec moi +les révolutions de tous les empires, d'après leur état actuel, d'après +leurs moeurs et leurs opinions, mais en m'ouvrant le cabinet des +princes, il arrachait des larmes de mes yeux, il me montrait dans tous, +l'orgueil et l'intérêt immolant le peuple aux pieds des autels de la +fortune, et le trône de ces ambitieux élevé par-tout sur des fleuves de +sang. L'homme de cour, enfin, plus léger et plus faux, m'apprenait à +tromper les rois, et les rois seuls ne m'apprenaient qu'à me désespérer +d'être né pour le devenir.</p> + +<p>Par-tout je vis beaucoup de vices et peu de vertus; par-tout je vis la +vanité, l'envie, l'avarice et l'intempérance asservir le faible aux +caprices de l'homme puissant; par-tout je pus réduire l'homme en deux +classes, toutes deux également à plaindre: dans l'une, le riche esclave +de ses plaisirs; dans l'autre, l'infortuné, victime du sort; et je +n'aperçus jamais ni dans l'une, l'envie d'être meilleure, ni dans +l'autre, la possibilité de le devenir, comme si toutes deux n'eussent +travaillé qu'à leur malheur commun, n'eussent cherché qu'à multiplier +leurs entraves: je vis toujours la plus opulente augmenter ses fers en +doublant ses désirs; et la plus pauvre, insultée, méprisée par l'autre, +n'en pas même recevoir l'encouragement nécessaire à soutenir le poids du +fardeau: je réclamai l'égalité, on me la soutint chimérique; je +m'aperçus bientôt que ceux qui la rejetaient n'étaient que ceux qui +devaient y perdre, de ce moment je la crus possible ... que dis-je! de +ce moment je la crus seule faite pour la félicité d'un peuple<a name="FNanchor_1_30" id="FNanchor_1_30"></a><a href="#Footnote_1_30" class="fnanchor">[1]</a>; tous +les hommes sortent égaux des mains de la nature, l'opinion qui les +distingue est fausse; par-tout où ils seront égaux, ils peuvent être +heureux; il est impossible qu'ils le soient où les différences +existeront. Ces différences ne peuvent rendre, au plus, qu'une partie de +la nation heureuse, et le législateur doit travailler à ce qu'elles le +soient toutes également. Ne m'objectez point les difficultés de +rapprocher les distances, il ne s'agit que de détruire les opinions et +d'égaliser les fortunes, or cette opération est moins difficile que +l'établissement d'un impôt.</p> + +<p>A la vérité, j'avais moins de peine qu'un autre, j'opérais sur une +nation encore trop près de l'état de nature, pour s'être corrompue par +ce faux système des différences; je dus donc réussir plus facilement.</p> + +<p>Le projet de l'égalité admis, j'étudiai la seconde cause des malheurs de +l'homme, je la trouvai dans ses passions, perpétuellement entr'elles et +des loix, tour-à-tour victime des unes ou des autres, je me convainquis +que la seule manière de le rendre moins malheureux, dans cette partie, +était qu'il eût et moins de passions et moins de loix. Autre opération +plus aisée qu'on ne se l'imagine: en supprimant le luxe, en introduisant +l'égalité, j'anéantissais déjà l'orgueil, la cupidité, l'avarice et +l'ambition. De quoi s'enorgueillir quand tout est égal, si ce n'est de +ses talens ou de ses vertus; que désirer, quelles richesses enfouir, +quel rang ambitionner, quand toutes les fortunes se ressemblent, et que +chacun possède au-delà de ce qui doit satisfaire ses besoins? Les +besoins de l'homme sont égaux: <i>Appicius</i><a name="FNanchor_2_31" id="FNanchor_2_31"></a><a href="#Footnote_2_31" class="fnanchor">[2]</a> n'avait pas un estomac plus +vaste que <i>Diogène</i>, il fallait pourtant vingt cuisiniers à l'un, tandis +que l'autre dînait d'une noix: tous les deux mis au même rang, Diogène +n'eût pas perdu, puisqu'il aurait en plus que les choses simples, dont +il se contentait, et Appicius, qui n'aurait eu que le nécessaire, n'eût +souffert que dans l'imagination: <i>Si vous voulez vivre suivant la +nature</i>, disait Épicure, <i>vous ne serez jamais pauvre; si vous voulez +vivre suivant l'opinion, vous ne serez jamais riche: la nature demanda +peu, l'opinion demande beaucoup</i>.</p> + +<p>Dès mes premières opérations, me dis-je, j'aurai donc des vices de +moins; or, la multiplicité des loix devient inutile quand les vices +diminuent: ce sont les crimes qui ont nécessité les loix; diminuez la +somme des crimes, convenez que telle chose que vous regardiez comme +criminelle, n'est plus que simple, voilà la loi devenue inutile; or, +combien de fantaisies, de misères, n'entraînent aucune lézion envers la +société, et qui, justement appréciées par un législateur philosophe, +pourraient ne plus être regardées comme dangereuses, et encore moins +comme criminelles. Supprimez encore les loix que les tyrans n'ont faites +que pour prouver leur autorité et pour mieux enchaîner les hommes à +leurs caprices; vous trouverez, tout cela fait, la masse des freins +réduire à-bien peu de choses, et par conséquent l'homme qui souffre du +poids de cette masse, infiniment soulagé. Le grand art serait de +combiner le crime avec la loi, de faire en sorte que le crime quelqu'il +fût, n'offensât que médiocrement la loi, et que la loi, moins rigide, ne +s'appesantit que sur fort peu de crimes, et voilà encore ce qui n'est +pas difficile, et où j'imagine avoir réussi: nous y reviendrons.</p> + +<p>En établissant le divorce, je détruisais presque tous ces vices de +l'intempérance; il n'en resterait plus aucun de cette espèce, si j'eusse +voulu tolérer l'inceste comme chez les Brames, et la pédérastie comme au +Japon; mais je crus y voir de l'inconvénient; non que ces actions en +aient réellement par elles-mêmes, non que les alliances au sein des +familles n'aient une infinité de bons résultats, et que la pédérastie +ait d'autre danger que de diminuer la population, tort d'une bien légère +importance, quand il est manifestement démontré que le véritable bonheur +d'un état consiste moins dans une trop grande population, que dans sa +parfaite relation entre son peuple et ses moyens<a name="FNanchor_3_32" id="FNanchor_3_32"></a><a href="#Footnote_3_32" class="fnanchor">[3]</a>; si je crus donc ces +vices nuisibles, ce ne fut que relativement à mon plan d'administration, +parce que le premier détruisait l'égalité, que je voulais établir, en +agrandissant et isolant trop les familles; et que le second, formant une +classe d'hommes séparée, qui se suffisait à elle-même, dérangeait +nécessairement l'équilibre qu'il m'était essentiel d'établir. Mais comme +j'avais envie d'anéantir ces écarts, je me gardai bien de les punir; les +autoda-fé de Madrid, les gibets de la Grève m'avaient suffisamment +appris que la véritable façon de propager l'erreur, était de lui dresser +des échafauds; je me servis de l'opinion, vous le savez, c'est la reine +du monde; je semai du dégoût sur le premier de ces vices, je couvris le +second de ridicules, vingt ans les ont anéantis, je les perpétuais si je +me fusse servi de prisons ou de bourreaux.</p> + +<p>Une foule de nouveaux crimes naissaient au sein de la religion, je le +savais; quand j'avais parcouru la France, je l'avais trouvée toute +fumante des bûchers de Merindol et de Cabrières: on distinguait les +potences d'Amboise; on entendait encore dans la capitale l'affreuse +cloche la Saint-Barthélemi; l'Irlande ruisselait du sang des meurtres +ordonnés pour des points de doctrine; il ne s'agissait en Angleterre que +des horribles dissensions des puritains et des non-conformistes. Les +malheureux pères de votre religion (les Juifs) se brûlaient en Espagne +en récitant les mêmes prières que ceux qui les déchiquetaient; on ne me +parlait en Italie que des croisades d'Innocent VI, passé-je en Ecosse, +en Bohême, en Allemagne, on ne me montrait chaque jour que des champs de +bataille où des hommes avaient charitablement égorgé leurs frères pour +leur apprendre à adorer Dieu<a name="FNanchor_4_33" id="FNanchor_4_33"></a><a href="#Footnote_4_33" class="fnanchor">[4]</a>. Juste ciel! m'écriai-je, sont-ce donc +les furies de l'enfer que ces frénétiques servent? quelle main barbare +les pousse à s'égorger ainsi pour des opinions? est-ce une religion +sainte que celle qui ne s'étaie que sur des monceaux de morts, que celle +qui ne stigmatise ses cathécumènes qu'avec le sang des hommes! Eh que +t'importe, Dieu juste et saint, que t'importe nos systèmes et nos +opinions! Que fait à ta grandeur la manière dont l'homme t'invoque, +c'est que tu veux, c'est qu'il soit juste; ce qui te plaît, c'est qu'il +soit humain:tu n'exiges ni génuflexions, ni cérémonies; tu n'as besoins +ni de dogmes, ni de mystères; tu ne veux que l'effusion des coeurs, tu +n'attends de nous que reconnaissance et qu'amour.</p> + +<p>Dépouillons ce culte, me dis-je alors, de tout ce qui peut être matière +à discussion, que sa simplicité soit telle, qu'aucune secte n'en puisse +naître; je vous ferai voir ce bon peuple adorant Dieu, et vous jugerez +s'il est possible qu'il se partage jamais sur la façon de le servir. +Nous croyons l'Éternel assez grand, assez bon pour nous entendre sans +qu'il soit besoin de médiateur; comme nous ne lui offrons de sacrifices +que ceux de nos âmes, comme nous n'avons aucune cérémonie, comme c'est à +Dieu seul que nous demandons le pardon de nos fautes, et des secours +pour les éviter; que c'est à lui seul que nous avouons mentalement +celles qui troublent notre conscience, les prêtres nous sont devenus +superflus, et nous n'avons plus redouté, en les bannissant à jamais, de +voir massacrer nos frères pour l'orgueil ou l'absurdité d'une espèce +d'individus inutile à l'État, à la nature, et toujours funeste à la +société.</p> + +<p>Oui, dis-je, je donnerai des lois simples à cet excellent peuple, mais +la peine de mort en punira-t-elle l'infracteur? A Dieu ne te plaise. Le +souverain être peut disposer lui seul de la vie des hommes? je me +croirais criminel moi-même à l'instant où j'oserais usurper ces droits. +Accoutumés à vous forger un Dieu barbare et sanguinaire, vous autres +Européens, accoutumés à supposer un lieu de tourmens, où vont tous ceux +que Dieu condamne, vous avez cru imiter sa justice, en inventant de même +des macérations et des meurtres; et vous n'avez pas senti que vous +n'établissiez cette nécessité du plus grand des crimes, (la destruction +de son semblable) que vous ne l'établissiez, dis-je, que sur une chimère +née de vos seules imaginations. Mon ami, continua cet honnête homme, en +me serrant les mains, l'idée que le mal peut jamais amener le bien, est +un des vertiges le plus effrayant de la tête des sots. L'homme est +faible, il a été crée tel par la main de Dieu; ce n'est, ni à moi de +sonder, sur cela, les raisons de la puissance suprême, ni à moi, d'oser +punir l'homme d'être ce qu'il faut nécessairement qu'il soit. Je dois +mettre tous les moyens en usage pour tâcher de le rendre aussi bon qu'il +peut l'être, aucuns pour le punir de n'être pas comme il faudrait qu'il +fût. Je dois l'éclairer, tout homme a ce droit avec ses semblables; mais +il n'appartient à personne de vouloir régler les actions des autres. Le +bonheur du peuple est le premier devoir que m'impose la volonté de +l'Éternel, et je n'y travaille pas en l'égorgeant. Je veux bien donner +mon sang pour épargner le sien, mais je ne veux pas qu'il en perde une +goûte pour ses faiblesses ou pour mes intérêts. Si on l'attaque, il se +défendra, et si son sang coule alors, ce sera pour la seule défense de +ses foyers et non pour mon ambition. La nature l'afflige déjà d'assez de +maux, sans que j'en accumule que je n'ai nuls droits de lui imposer. +J'ai reçu de ces honnêtes citoyens, le pouvoir de leur être utile, je +n'ai pas eu celui de les affliger. Je serai leur soutien et non pas leur +persécuteur; je serai leur père, et non pas leur bourreau, et ces hommes +de sang qui prétendent au triste bonheur de massacrer leurs semblables, +ces vautours altérés de carnage, que je compare à des cannibales, je ne +les souffrirai pas dans cette isle, parce qu'ils y nuisent au lieu d'y +servir, parce qu'à chaque feuille de l'histoire des peuples qui les +souffrent, je vois ces hommes atroces, ou troubler les projets sages +d'un législateur, ou refuser de s'unir à la nation quand il est question +de sa gloire; enchaîner cette même nation si elle est faible, +l'abandonner si elle a de l'énergie, et que de tels monstres, dans un +État, ne sont que fort dangereux.</p> + +<p>Ces projets admis, je m'occupai du commerce; celui de vos colonies +m'effraya. Quelle nécessité, me dis-je, de chercher des établissemens si +éloignés? Notre véritable bonheur, dit un de vos bons écrivains, +exige-t-il la jouissance des choses que nous allons chercher si loin? +Sommes-nous destinés à conserver éternellement des goûts factices? Le +sucre, le tabac, les épices, le café, etc. valent-ils les hommes que +vous sacrifiez pour ces misères?</p> + +<p>Le commerce étranger, selon moi, n'est utile qu'autant qu'une nation a +trop ou trop peu. Si elle a trop, elle peut échanger son superflu contre +des objets d'agrément ou de frivolité; le luxe peut se permettre à +l'opulence: et si elle n'a pas assez, il est tout simple qu'elle aille +chercher ce qu'il lui faut. Mais vous n'êtes dans aucuns de ces cas en +France; vous avez fort peu de superflu et rien ne vous manque. Vous êtes +dans la juste position qui doit rendre un peuple heureux de ce qu'il a, +riche de son sol, sans avoir besoin ni d'acquérir pour être bien, ni +d'échanger pour être mieux. Ce pays abondant ne vous procure-t-il pas +au-delà de vos besoins, sans que vous soyez obligés ou d'établir des +colonies, ou d'envoyer des vaisseaux dans les trois parties du monde +pour ajouter à votre bien-être? Plus avantageusement situé qu'aucun +autre empire de l'Europe, vous auriez avec un peu de soin les +productions de toute la terre. Le midi de la Provence, la Corse, le +voisinage de l'Espagne, vous donneraient aisément du sucre, du tabac et +du café. Voilà dans la classe du superflu ce qu'on peut regarder comme +le moins inutile; et quand vous vous passeriez d'épices, cette privation +où gagnerait votre santé, pourrait-elle vous donner des regrets? +N'avez-vous pas chez vous tout ce qui peut servir à l'aisance du +citoyen, même au luxe de l'homme riche? Vos draps sont aussi beaux que +ceux d'Angleterre: Abbeville fournissait autrefois Rome la plus +magnifique des villes du monde; vos toiles peintes sont superbes, vos +étoffes de soye plus moelleuses qu'aucune de celles de l'Europe; +relativement aux meubles de fantaisie, aux ouvrages de goût, c'est vous +qui en envoyez à toute la terre. Vos Gobelins l'emportent sur Bruxelles, +vos vins se boivent par-tout et ont l'avantage précieux de s'améliorer +dans le passage. Vos bleds sont si abondans que vous êtes souvent +obligés d'en exporter<a name="FNanchor_5_34" id="FNanchor_5_34"></a><a href="#Footnote_5_34" class="fnanchor">[5]</a>; vos huiles ont plus de finesse que celles +d'Italie, vos fruits sont savoureux et sains, peut-être avec des soins +auriez-vous ceux de l'Amérique; vos bois de chauffage et de construction +seront toujours en abondance quand vous saurez les entretenir. +Qu'avez-vous donc besoin du commerce étranger? Obligez les nations +étrangères à venir chercher dans vos ports le superflu que vous pouvez +avoir, n'ayez d'autre peine que de recevoir ou leur l'argent ou quelques +bagatelles de fantaisie en retour de ce superflu, mais n'équipez plus de +vaisseaux pour l'aller chercher, ne risquez plus sur cet élément +dangereux, un demi tiers de la nation qui expose ses jours pour +satisfaire aux caprices du reste, fatal arrangement qui vous donne des +remords quand vous voyez que vous n'obtenez vos jouissances qu'aux +dépends de la vie de vos semblables, pardon, mon ami, mais cette +considération à laquelle je vois qu'on ne pense jamais assez, entre +toujours dans mes calculs. On vous apportera tout pour obtenir de vous +ce que vous pouvez donner en retour, mais n'ayez point de colonies, +elles sont inutiles, elles sont ruineuses et souvent d'un danger bien +grand. Il est impossible de tenir dans une exacte subordination des +enfans si loin de leur mère. Ici je pris la liberté d'interrompre Zamé +pour lui apprendre l'histoire des colonies anglaises.—Ce que vous me +dites, reprit-il, je l'avais prévu, il en arrivera autant aux espagnols, +ou ce qui est plus vraisemblable encore, la république de Waginston +s'accroîtra peu à peu comme celle de Romulus, elle subjuguera d'abord +l'Amérique, et puis fera trembler la terre. Excepté vous, Français, qui +finirez par secouer le joug du despotisme, et par devenir républicains à +votre tour, parce que ce gouvernement est le seul qui convienne à une +nation aussi franche, aussi remplie d'énergie et de fierté que la +vôtre.<a name="FNanchor_6_35" id="FNanchor_6_35"></a><a href="#Footnote_6_35" class="fnanchor">[6]</a></p> + +<p>Quoi qu'il en soit, je le répète, une nation assez heureuse pour avoir +tout ce qu'il lui faut chez elle, doit consommer ce qu'elle a, et ne +permettre l'exportation du superflu qu'aux conditions qu'on vienne le +chercher. En parcourant, un de ces jours, cette isle fortunée, nous +pourrons revenir sur cet objet, reprenons le fil de ce qui me regarde.</p> + +<p>La résolution que je formai après l'étude de cette partie, fut donc de +rapporter dans mon isle, pour ajouter à ses productions naturelles, une +grande quantité de plantes européennes, dont l'usage me parut agréable; +de m'instruire dans l'art de diriger des manufactures, afin d'en établir +ici de relatives aux plantes que nous pourrions employer; de retrancher +tout objet de luxe, de jouir de nos productions améliorées ou augmentées +par nos soins, et de rompre entièrement tout fil de commerce, excepté +celui qui se fait intérieurement par le seul moyen des échanges. Nous +avons peu de voisins, deux ou trois isles au Sud, encore dans +l'incivilisation et dont les habitans viennent nous voir quelquefois; +nous leur donnons ce que nous avons de trop sans jamais rien recevoir +d'eux ... ils n'ont rien de plus merveilleux que nous. Un commerce +autrement établi, ne tarderait pas à nous attirer la guerre; ils ne +connaissent pas nos forces; nous les écraserions, et l'épargne du sang +est la première règle de toutes mes démarches. Nous vivons donc en paix +avec ces isles voisines; je suis assez heureux pour leur avoir fait +chérir notre gouvernement: elles s'uniraient infailliblement à nous si +nous avions besoin de secours; mais elles nous seraient inutiles; +attaquées par l'ennemi, tous nos citoyens alors deviendraient soldats: +il n'en est pas un seul qui ne préférât la mort à l'idée de changer de +gouvernement: voilà encore un des fruits de ma politique; c'est en me +faisant aimer d'eux que je les ai rendu militaires; c'est en leur +composant un sort doux, une vie heureuse, c'est en faisant fleurir +l'agriculture, c'est en les mettant dans l'abondance de tout ce qu'ils +peuvent désirer, que je les ai liés par des noeuds indissolubles; en +s'opposant aux usurpateurs, ce sont leurs foyers qu'ils garantissent, +leurs femmes, leurs enfans, le bonheur unique de leur vie; et on se bat +bien pour ces choses là. Si j'ai jamais besoin de cette milice, un seul +mot fera ma harangue: mes enfans, leur dirai-je, voilà vos maisons, +voilà vos biens et voilà ceux qui viennent vous les ravir, marchons. Vos +souverains d'Europe ont-ils de tels intérêts à offrir à leurs +mercenaires qui, sans savoir la cause qui les meut, vont stupidement +verser leur sang pour une discussion qui non seulement leur est +indifférente, mais dont ils ne se doutent même pas. Ayez chez vous une +bonne et solide administration; ne variez pas ceux qui la dirigent au +plus petit caprice de vos souverains ou à la plus légère fantaisie de +leurs maîtresses; un homme qui s'est instruit dans l'art de gouverner, +un homme qui a le secret de la machine, doit être considéré et retenu; +il est imprudent de confier ce secret à tant de citoyens à la fois; +qu'arrive-t-il d'ailleurs quand ils sont sûrs de n'être élevés qu'un +instant? Ils ne s'occupent que de leurs intérêts et négligent +entièrement les vôtres. Fortifiez vos frontières, rendez-vous +respectables à vos voisins. Renoncez à l'esprit de conquêtes, et n'ayant +jamais d'ennemis, ne devant vous occuper qu'à garantir vos limites, vous +n'aurez pas besoin de soudoyer une si grande quantité d'hommes en tout +tems; vous rendrez, en les reformant, cent mille bras à la charrue, bien +mieux placés qu'à porter un fusil qui ne sert pas quatre fois par siècle +et qui ne servirait pas une, par le plan que j'indique. Vous n'enlèverez +plus alors au père de famille des enfans qui lui sont nécessaires, vous +n'introduirez pas l'esprit de licence et de débauche parmi l'élite de +vos citoyens,<a name="FNanchor_7_36" id="FNanchor_7_36"></a><a href="#Footnote_7_36" class="fnanchor">[7]</a> et tout cela pour le luxe imbécile d'avoir toujours une +armée formidable. Rien de si plaisant que d'entendre vos écrivains +parler tous les jours de population, tandis qu'il n'est pas une seule +opération de votre gouvernement qui ne prouve qu'elle est trop +nombreuse, et si elle ne l'était pas beaucoup trop, enchaînerait-il d'un +coté, par les noeuds du célibat, tous ces militaires pris sur la fleur +de la nation même, et ne rendrait-il pas de l'autre la liberté à cette +multitude de prêtres et de religieuses également liés par les chaînes +absurdes de l'abstinence. Puisque tout va, puisqu'il y a encore du +<i>trop</i>, malgré ces digues puissantes offertes à la population, +puisqu'elle est encore trop forte; malgré tout cela, il est donc +ridicule de se récrier toujours sur le même objet: me trompé-je? +Voulez-vous qu'elle soit plus nombreuse, est-il essentiel qu'elle le +soit? A la bonne heure, mais n'allez pas chercher pour l'accroître, les +petits moyens que vous alléguez. Ouvrez vos cloîtres, n'ayez plus de +milice inutile, et vos sujets quadrupleront.</p> + +<p>Je passais un jour à Paris sur cette arène de Thémis, où les prestolets +de son temple, le frac élégant sous le cotillon noir, condamnent si +légèrement à la mort, en venant de souper chez leurs catins, des +infortunés qui valent quelquefois mieux qu'eux. On allait y donner un +spectacle à ces bouchers de chair humaine.... Quel crime a commis ce +malheureux, demandai-je? Il est pédéraste, me répondit-on; vous voyez +bien que c'est un crime affreux, il arrête la population, il la gêne, il +la détruit ... ce coquin mérite donc d'être détruit lui-même.—Bien +raisonné, répondis-je à mon philosophe, Monsieur me paraît un génie.... +Et suivant une foule qui s'introduisait non loin de là, dans un +monastère, je vis une pauvre fille de 16 ou 17 ans, fraîche et belle, +qui venait de renoncer au monde, et de jurer de s'ensevelir vive dans la +solitude où elle était.... Ami, dis-je à mon voisin, que fait cette +fille?—C'est une Sainte, me répondit-on, elle renonce au monde, elle va +enterrer dans le fond d'un cloître le germe de vingt enfans dont elle +aurait fait jouir l'État.—Quel sacrifice!—Oh! oui, Monsieur, c'est un +ange, sa place est marquée dans le Ciel.—Insensé, dis-je à mon homme, +ne pouvant tenir à cette inconséquence, tu brûles là un malheureux dont +tu dis que le tort est d'arrêter la propagation, et tu couronnes ici une +fille qui va commettre le même crime; accorde-toi, Français, +accorde-toi, ou ne trouve pas mauvais qu'un étranger raisonnable qui +voyage dans ta Nation, ne la prenne souvent pour le centre de la folie +ou de l'absurdité.</p> + +<p>Je n'ai qu'un ennemi à craindre, poursuivit Zamé, c'est l'Européen +inconstant, vagabond, renonçant à ses jouissances pour aller troubler +celles des autres, supposant ailleurs des richesses plus précieuses que +les siennes, désirant sans cesse un gouvernement meilleur, parce qu'on +ne sait pas lui rendre le sien doux; turbulent, féroce, inquiet, né pour +le malheur du reste de la terre, catéchisant l'Asiatique, enchaînant +l'Africain, exterminant le Citoyen du nouveau monde, et cherchant encore +dans le milieu des mers de malheureuses isles à subjuguer; oui, voilà le +seul ennemi que je craigne, le seul contre lequel je me battrai, s'il +vient; le seul, ou qui nous détruira, ou qui n'abordera jamais dans +cette isle; il ne le peut que d'un côté; je vous l'ai dit, ce côté est +fortifié de la plus sûre manière: vous y verrez les batteries que j'ai +fait établir; l'accomplissement de cet objet fut le dernier soin de mon +voyage, et le dernier emploi de l'or que m'avait donné mon père. Je fis +construire trois vaisseaux de guerre à Cadix, je les fis remplir de +canons, de mortiers, de bombes, de fusils, de balles, de poudre, de +toutes vos effrayantes munitions d'Europe, et fis déposer tout cela dans +le magasin du port qu'avait fait construire mon prédécesseur; les canons +furent mis dans leurs embrasures, cent jeunes gens s'exercent deux fois +le mois aux différentes manoeuvres nécessaires à cette artillerie; mes +Concitoyens savent que ces précautions ne sont prises que contre +l'ennemi qui voudrait nous envahir. Ils ne s'en inquiètent pas, ils ne +cherchent même point à approfondir les effets de ces munitions +infernales dont je leur ai toujours caché les expériences; les jeunes +gens s'exercent sans tirer; si la chose était sérieuse, ils savent ce +qui en résulterait, cela suffit. Avec les peuples doux qui m'entourent, +je n'aurais pas eu besoin de ces précautions; vos barbares compatriotes +m'y forcent, je ne les emploierai jamais qu'à regret.</p> + +<p>Tel fut l'attirail formidable avec lequel, au bout de vingt ans, je +rentrai dans ma Patrie, j'eus le bonheur d'y retrouver mon père, et d'y +recevoir encore ses conseils; il fit briser les vaisseaux que j'amenai, +il craignit que cette facilité d'entreprendre de grands voyages +n'allumât la cupidité de ce bon peuple, et qu'à l'exemple des Européens, +l'espoir de s'enrichir ailleurs ne vint troubler sa tranquillité. Il +voulut que ce peuple aimable et pacifique, heureux de son climat, de ses +productions, de son peu de loix, de la simplicité de son culte, +conservât toujours son innocence en ne correspondant jamais avec des +Nations étrangères, qui ne lui inculqueraient aucune vertu, et qui lui +donneraient beaucoup de vices. J'ai suivi tous les plans de ce +respectable et cher auteur de mes jours, je les ai améliorés quand j'ai +cru le pouvoir: nous avons fait passer cette Nation de l'état le plus +agreste à celui de la civilisation; mais à une civilisation douce, qui +rend plus heureux l'homme naturel qui la reçoit, éloignée des barbares +excès où vous avez porté la vôtre, excès dangereux qui ne servent qu'à +faire maudir votre domination, qu'à faire haïr, qu'à faire détester vos +liens, et qu'à faire regretter à celui que vous y soumettez l'heureuse +indépendance dont vous l'avez cruellement arraché. L'état naturel de +l'homme est la vie sauvage; né comme l'ours et le tigre dans le sein des +bois, ce ne fut qu'en raffinant ses besoins qu'il crut utile de se +réunir pour trouver plus de moyens à les satisfaire. En le prenant de-là +pour le civiliser, songez à son état primitif, à cet état de liberté +pour lequel l'a formé la nature, et n'ajoutez que ce qui peut +perfectionner cet état heureux dans lequel il se trouvait alors, +donnez-lui des facilités, mais ne lui forgez point de chaînes; rendez +l'accomplissement de ses désirs plus aisé, mais ne les asservissez pas; +contenez-le pour son propre bonheur, mais ne l'écrasez point par un +fatras de loix absurdes, que tout votre travail tende à doubler ses +plaisirs en lui ménageant l'art d'en jouir long-tems et avec sûreté; +donnez-lui une religion douce, comme le dieu qu'elle a pour objet; +dégagez-la sur-tout de ce qui ne tient qu'à la foi; faites-la consister +dans les oeuvres, et non dans la croyance. Que votre peuple n'imagine +pas qu'il faille croire aveuglément, tels et tels hommes, qui dans le +fond n'en savent pas plus que lui, mais qu'il soit convaincu que ce +qu'il faut, que ce qui plaît à l'Éternel est de conserver toujours son +âme aussi pure que quand elle émana de ses mains; alors il volera +lui-même adorer le Dieu bon qui n'exige de lui que des vertus +nécessaires au bonheur de l'individu qui les pratique; voilà comme ce +peuple chérira votre administration, voilà comme il s'y assujettira +lui-même, et voilà comme vous aurez dans lui des amis fidèles, qui +périraient plutôt que de vous abandonner, ou que de ne pas travailler +avec vous à tout ce qui peut conserver la Patrie.</p> + +<p>Nous reprendrons demain cette conversation, me dit Zamé; je vous ai +raconté mon histoire, jeune homme, je vous ai dit ce que j'avais fait, +il faut maintenant vous en convaincre: allons dîner, les femmes nous +attendent.</p> + +<p>Tout se passa comme la veille: même frugalité, même aisance, même +attention, même bonté de la part de mes hôtes, nous eûmes de plus ses +deux fils, qu'il était difficile de ne pas aimer dès qu'on avait pu les +entendre et les voir: l'un était âgé de 22 ans, l'autre de 18; ils +avaient tous deux sur leur physionomie les mêmes traits de douceur et +d'aménité qui caractérisaient si bien leurs aimables parens. Ils +m'accablèrent de politesses et de marques d'estime; ils n'eurent point +en me regardant cette curiosité insultante et pleine de mépris, qui +éclatent dans les gestes et dans les regards de nos jeunes gens, la +première fois qu'ils voient un étranger; ils ne m'observèrent que pour +me caresser, ne me parlèrent que pour me louer, ne m'interrogèrent que +pour tirer de mes réponses quelques sujets de m'applaudir<a name="FNanchor_8_37" id="FNanchor_8_37"></a><a href="#Footnote_8_37" class="fnanchor">[8]</a>.</p> + +<p>L'après-midi, Zamé voulut que nous allassions voir si rien ne manquait à +mon équipage; il était difficile d'avoir donné de meilleurs ordres, +impossible qu'ils usent mieux exécutés; ce fut alors qu'il me fit +observer la difficulté d'aborder dans son port, et la manière dont il +était défendu: deux ouvrages extérieurs l'embrassaient entièrement, et +le dominaient à tel point, qu'aucun bâtiment n'y pouvaient entrer sans +être foudroyé de la nombreuse artillerie qui garnissait ces deux +redoutes; parvenait-on dans la rade, on se retrouvait sous le feu du +fort; échappait-on à des dangers si sûrs, deux vastes boulevards +défendaient l'approche de la ville; ils se garnissaient au besoin de +toute la jeunesse de la Capitale, et l'invasion devenait impraticable.</p> + +<p>Je n'ai jusqu'ici, grâce au ciel, encore nul besoin de tout cela, me dit +Zamé, et j'espère bien que le peuple ne s'en servira jamais. Vous voyez +ces énormes rochers qui commencent d'ici à régner de droite et de +gauche, dès qu'ils se sont entr'ouverts pour former la bouche du port, +ils deviennent inabordables de toutes parts, et ils ont plus de 300 +pieds de hauteur; ils nous entourent ainsi de par-tout, ils nous servent +par-tout de remparts. Nous aurons donc long-tems à faire jouir ce bon +peuple de la félicité que nous lui avons préparée; cette certitude fait +le charme de ma vie, elle me fera mourir content. Nous revînmes.</p> + +<p>Vous êtes jeune, me dit Zamé un peu avant de rentrer au palais, il faut +vous dédommager de l'ennui que je vous ai causé ce matin par un +spectacle de votre goût.</p> + +<p>A peine les portes furent-elles ouvertes, que je vis cent femmes autour +de l'épouse du législateur, toutes uniformément vêtues, et toutes en +rose, parce que c'était la couleur de leur âge: voilà les plus jolies +personnes de la Capitale, me dit Zamé, j'ai voulu les réunir toutes sous +vos yeux, afin que vous puissiez décider entr'elles et vos Françaises.</p> + +<p>Moins occupé de l'idole de mon coeur, peut-être eussé-je mieux discerné +l'assemblage étonnant de jolis traits qui se montraient à moi dans cet +instant; mais je ne vis que ce tendre objet; chaque fois que la beauté +paraissait à mes yeux, quelque fût la forme qu'elle prit, elle ne +m'offrait jamais qu'Éléonore.</p> + +<p>Néanmoins, on réunirait difficilement, je dois le dire, dans quelque +ville d'Europe que ce pût être, un aussi grand nombre de jolies figures; +en général, le sang est superbe à Tamoé; Zilia, que je vais essayer de +vous peindre, vous donnera une idée générale de ce sexe charmant, auquel +il semble que la nature n'ait accordé tant d'appas, que par le dessein +qu'elle avait de lui faire habiter le plus heureux pays de la terre.</p> + +<p>Zilia est grande, sa taille est souple et dégagée, sa peau d'une +blancheur éblouissante; tous ses traits sont l'emblème de la candeur et +de la modestie; ses yeux, plus tendres que vifs, très-grands et d'un +bleu foncé, semblent exprimer à tout instant l'amour le plus délicat et +le sentiment le plus voluptueux; sa bouche, délicieusement coupée, ne +s'ouvre que pour montrer les dents les plus belles et les plus blanches, +elle a peu de couleurs; mais elle s'anime dès qu'on la regarde, et son +teint devient alors comme la plus fraîche des roses; son front est +noble; ses cheveux, très-agréablement plantés, sont d'un blond cendré, +et l'énorme quantité qu'elle en a, se mariant le plus élégamment du +monde aux contours gracieux de son voile, retombant à grands flots, sur +sa gorge d'albâtre, toujours découverte d'après l'usage de sa Nation, +achèvent de donner à cette jolie personne l'air de la déesse même de la +jeunesse; elle venait d'atteindre sa seizième année, et promettait de +croître encore, quoique sa taille légère fut déjà très-élevée; ses bras +sont un peu longs, et ses doigts, d'une élasticité, d'une souplesse et +d'un mince auxquels nos yeux ne se font point.... Ne prenez pas ceci, +pour une fadeur, Mademoiselle, dit Sainville en adressant la parole à +ton Aline; mais j'aurais pu d'un mot peindre cette fille charmante, je +n'avais besoin que de vous montrer.—En vérité, Monsieur, dit Madame de +Blamont, est-il bien vrai? ne nous flattez-vous point? ma fille serait +aussi jolie que Zilia?—J'ose vous protester, Madame, dit Sainville, +qu'il est impossible de se mieux ressembler.—Poursuivez, poursuivez, +Monsieur, dit le Comte à Sainville, vous donneriez de l'amour-propre à +notre chère Aline, et nous ne voulons point la gâter.... Aline rougit.... +Sa mère la baisa, et notre jeune aventurier reprit en ces termes.</p> + +<p>Voilà la femme de mon fils, me dit Zamé en me présentant Zilia, elle ne +sait encore dire que trois mots français, ce sont les premiers que son +mari lui a appris; mais comme il lui trouve des dispositions, il +continuera: prononcez-les donc ces trois mots, ma fille, lui dit ce père +charmant, et la tendre et délicieuse Zilia posant la main sur son coeur, +et regardant son mari avec autant de grâce que de modestie, lui dit en +rougissant: <i>voilà votre bien</i>. Toutes les femmes se mirent à rire, et +je vis alors qu'elle était la gaîté, la candeur et la touchante félicité +qui régnait chez cet heureux peuple.</p> + +<p>Je demandai à Zamé pourquoi les maris n'étaient pas avec leurs +femmes?—Pour vous faire juger les sexes à part, me dit-il, demain vous +ne verrez que les jeunes gens, après-demain nous les réunirons; j'ai peu +de plaisirs à vous donner, je les ménage.</p> + +<p>Ces femmes intéressantes animées par la présence de l'adorable épouse de +leur chef, qui les encourageait et qui les aimait, se livrèrent le reste +du jour à mille innocens plaisirs, qui, les plaçant dans nombre +d'attitudes diverses, me développèrent leurs grâces naturelles, et +acheva de me convaincre de la douceur et de l'aménité de leur caractère; +elles exécutèrent plusieurs jeux de leur pays, ainsi que quelques-uns +d'Europe, et furent dans tous, gaies, honnêtes, polies, toujours +modestes et toujours décentes, si vous en exceptez l'usage d'avoir leur +gorge entièrement découverte, (mais tout est habitude) et je n'ai point +vu que ce costume, qui leur est propre, produisît jamais aucune +indécence; les hommes sont faits à voir leurs femmes ainsi; ils +l'étaient avant à les voir nues; les loix de Zamé sur cet objet, ont +donc rétabli, au lieu de détruire.</p> + +<p>On ne s'échauffe point de ce qu'on voit journellement, me répondit cet +aimable homme, quand il s'aperçut de la surprise où cette coutume me +jetait: la pudeur n'est qu'une vertu de convention; la nature nous a +créés nuds, donc il lui plaisait que nous fussions tels; en prenant +d'ailleurs ce peuple dans l'état de nudité, si j'avais voulu encaisser +leurs femmes dans des busqués à l'européenne, elles se seraient +désespérées: il faut, quand on change les usages d'une Nation, toujours +autant qu'il est possible, conserver des anciens ce qui n'a nul +inconvénient; c'est la façon d'accoutumer à tout, et de ne révolter sur +rien. Une collation simple et frugale fut servie à ces femmes adorables; +la même politesse, la même discrétion, la même retenue les suivit +par-tout, et elles se retirèrent.</p> + +<p>Le lendemain il y avait conseil, je ne pus voir Zamé que l'après-midi; +je passai le matin à vaquer aux soins de notre équipage.—Venez, me dit +notre hôte charmant dès qu'il fut libre, il me reste bien des choses à +vous apprendre, pour vous donner une entière connaissance de notre +Patrie et de nos moeurs: je vous ai dit que le divorce était permis dans +mes États, ceci va nous jeter dans quelques détails.</p> + +<p>La nature, en n'accordant aux femmes qu'un petit nombre d'années pour la +reproduction de l'espèce, semble indiquer à l'homme qu'elle lui permet +d'avoir deux compagnes: quand l'épouse cesse de donner des enfans à son +mari, celui-ci a encore quinze ou vingt ans à en désirer, et à jouir de +la possibilité d'en avoir; la loi qui lui permet d'avoir une seconde +femme ne fait qu'aider à ses légitimes désirs, celle qui s'oppose à cet +arrangement contrarie celle de la nature, et par sa rigueur, et par son +injustice. Le divorce a pourtant deux inconvéniens: le premier, que les +enfans de la plus vieille mère peuvent être maltraités par la plus +jeune; le second, que les pères aimeront toujours mieux les derniers +enfans.</p> + +<p>Pour lever ces difficultés, les enfans quittent ici la maison paternelle +dès qu'ils n'ont plus besoin du sein de la mère; l'éducation qu'ils +reçoivent est <i>nationale</i>; ils ne sont plus les fils de tel ou tel, ce +sont les enfans de l'État; les parens peuvent les voir dans les maisons +où on les élève, mais les enfans ne rentrent plus dans la maison +paternelle; par ce moyen, plus d'intérêt particulier, plus d'esprit de +famille, toujours fatal à l'égalité, quelquefois dangereux à l'État; +plus de crainte d'avoir des enfans au-delà des biens qu'on peut leur +laisser. Les maisons n'étant habitées que par un ménage, il y en a +souvent de vacantes; sitôt qu'une maison le devient, elle rentre dans la +masse des biens de l'État, dont elle n'a été séparée que pendant la vie +de ceux qui l'occupaient. L'État est seul possesseur de tous les biens, +les sujets ne sont qu'usufruitiers; dès qu'un enfant mâle a atteint sa +quinzième année, il est conduit dans la maison où s'élèvent les filles: +là, il se choisit une épouse de son âge; si la fille consent, le mariage +se fait; si elle n'y consent pas, le jeune homme cherche jusqu'à ce +qu'il soit agréé; de ce moment, on lui donne une des maisons vacantes, +et le fonds de terre annexé à cette maison, qu'elle ait appartenu à sa +famille, ou non, la chose est indifférente, il suffit que le bien soit +libre, pour qu'il en soit mis en possession. Si le jeune ménage a des +parens, ils assistent à son hymen, dont la cérémonie, simple, ne +consiste qu'à faire jurer à l'un et à l'autre époux, au nom de +l'Éternel, qu'ils s'aimeront, qu'ils travailleront de concert à avoir +des enfans, et que le mari ne répudiera sa femme, ou la femme le mari, +que pour des causes légitimes: cela fait, les parens qui ont assisté +comme témoins, se retirent, et les jeunes gens se trouvent maîtres d'eux +sous l'inspection et la direction de leurs voisins, obligés de les +aider, de leur donner des conseils et des secours pendant l'espace de +deux ans, au bout desquels les jeunes époux sortent entièrement de +tutelle. Si les parens veulent prendre le soin de cette direction, ils +en sont les maîtres; alors, ils viennent aider chaque jour les nouveaux +mariés, les deux années prescrites.</p> + +<p>Les causes pour lesquelles l'époux peut demander le divorce, sont au +nombre de trois: il peut répudier sa femme si elle est mal-saine, si +elle ne veut pas, ou ai elle ne peut plus lui donner d'enfans, et s'il +est prouvé qu'elle ait une humeur acariâtre, et qu'elle refuse à son +mari tout ce que celui-ci peut légitimement exiger d'elle. La femme, de +son coté, peut demander à quitter son mari, s'il est mal-sain, s'il ne +veut pas, ou s'il ne peut plus lui faire des enfans lorsqu'elle est +encore en état d'en avoir, et s'il la maltraite, quel qu'en puisse être +le motif.</p> + +<p>Il y a à l'extrémité de toutes les villes de l'État, une rue entière qui +ne contient que des maisons plus petites que celles qui sont destinées +aux ménages; ces maisons sont donnée par l'État aux répudiés de l'un ou +l'autre sexe, et aux célibataires; elles ont, comme les autres, de +petites possessions annexées à elles, de sorte que le célibataire ou le +répudié, de quelque sexe qu'il soit, n'a rien à demander, ni à sa +famille, si c'est le célibataire, ni l'un à l'autre, si ce sont des +époux.</p> + +<p>Un mari qui a répudié sa femme et qui en désire une autre, peut se la +choisir, ou parmi les répudiées, s'il arrivait qu'il s'y en trouvât une +qui lui plût, ou il va la prendre dans la maison d'éducation des filles. +L'épouse qui a répudié son mari, agit absolument de même; elle peut se +choisir un époux parmi les répudiés, s'il en est qui l'accepte, si elle +en trouve qui lui plaise, ou elle va se le choisir parmi les jeunes +gens, s'il en est qui veuille d'elle. Mais si l'un ou l'autre époux +répudié désire vivre à part dans la petite habitation que lui donne +l'État, sans vouloir prendre de nouvelles chaînes, il en est le maître: +on n'est contraint à aucune de ces choses, elles se font toutes de bon +accord; jamais les enfans n'y peuvent mettre d'obstacles, c'est un +fardeau dont l'État soulage les parens, puisqu'à peine les premiers +voient-ils le jour, que ceux-ci s'en trouvent débarrasses. Au-delà de +deux choix, la répudiation n'a plus lieu; alors, il faut prendre +patience, et se souffrir mutuellement. On n'imagine pas combien la loi +qui débarrasse les pères et mères de leurs enfans, évite dans les +familles de divisions et de mésintelligences: les époux n'ont ainsi que +les roses de l'hymen, ils n'en sentent jamais les épines. Rien en cela +ne brise le noeuds de la nature, ils peuvent voir et chérir de même +leurs enfans: ou leur laisse tout ce qui tient à la douceur des +sentimens de l'âme, on ne leur enlève que ce qui pourrait les altérer ou +les détruire. Les enfans, de leur côté, n'en chérissent pas moins leurs +parens; mais accoutumés à voir la Patrie comme une autre mère, sans +cesser d'être enfans plus tendres, ils en deviennent meilleurs Citoyens.</p> + +<p>On a dit, on a écrit que l'éducation nationale ne convenait qu'à une +République, et l'on s'est trompé: cette sorte d'éducation convient à +tout Gouvernement qui voudra faire aimer la Patrie, et tel est le +caractère distinctif du nôtre, si j'adapte d'ailleurs à l'isle de Tamoé +une éducation républicaine, je vous en expliquerai bientôt les raisons. +La facilité des répudiations dont vous venez de voir le détail, évite +tellement l'adultère, que ce crime, si commun parmi vous, est ici de la +plus grande rareté; s'il est prouvé pourtant, il devient un quatrième +cas à la séparation des parties, souvent alors deux ménages changent +réciproquement; mais il y a tant de moyens de se satisfaire en adoptant +les noeuds de l'hymen, les entraves en sont si légères, qu'il est bien +rare que la galanterie vienne souiller ces noeuds.</p> + +<p>Les fonds qui doivent nourrir les époux étant tous de même valeur, le +choix préside seul à la formation de leurs liens. Toutes les filles +étant également riches, tous les garçons ayant la même portion de +fortune, ils n'ont plus que leurs coeurs à écouter pour se prendre. Or, +dès qu'on a toujours mutuellement ce qu'on désire, pourquoi +changerait-on? et si l'on veut changer dès qu'on le peut, quel motif, +dès-lors, engagerait à aller troubler le bonheur des autres? Il y a +pourtant quelques intrigues, ce mal est inévitable; mais elles sont si +rares et si cachées, ceux qui les ont ou qui les souffrent en éprouvent +tous une telle honte, qu'il n'en résulte aucune sorte de trouble dans la +société: point d'imprudences, point de plaintes, fort peu de crimes, +n'est-ce pas là tout ce qu'on peut obtenir sur cette partie? et avec +tous les moyens que vous employez, avec ces maisons scandaleuses, où de +malheureuses victimes sont indécemment dévouées à l'intempérance +publique; avec tout cela, dis-je, obtenez-vous dans votre Europe +seulement la moitié de ce que je gagne par les procédés que je viens de +vous dire<a name="FNanchor_9_38" id="FNanchor_9_38"></a><a href="#Footnote_9_38" class="fnanchor">[9]</a>.</p> + +<p>Tout ce qui tient aux possessions vient de vous être démontré: ces +détails vous font voir que le sujet n'a rien en propre, ne tient ce +qu'il a que de l'État, qu'à sa mort tout y rentre; mais que comme il en +jouit sa vie durant en pleine et sûre paix, il a le plus grand intérêt a +ne pas laisser son domaine en friche; son aisance dépend du soin qu'il +aura de ce domaine, il est donc forcé de l'entretenir. Quand les deux +époux vieillissent, ou quand l'un des deux vient à manquer, les vieilles +gens ou les gens veufs qui aidèrent autrefois les jeunes, le sont +maintenant par eux, et c'est à ceux-ci que l'on s'en prend alors, si +tout n'est pas géré dans ces cas de vieillesse, d'infirmités ou de +veuvage avec le même ordre que cela l'était auparavant. Ces jeunes gens +n'ont sans doute aucun intérêt bien direct à entretenir les domaines des +vieux, puisqu'ayant déjà ce qu'il leur faut, ils n'en hériteront +sûrement pas; mais ils le font par reconnaissance, par attachement pour +la Patrie, et parce qu'ils sentent bien d'ailleurs que dans leur +caducité ils auront besoin de pareils secours, et qu'on le leur +refuserait, s'ils ne l'avaient pas donné aux autres.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de vous faire observer combien cette égalité de +fortune bannit absolument le luxe: il n'est point, dans un État, de +meilleures loix somptuaires, il n'en est pas de plus sûres. +L'impossibilité d'avoir plus que son voisin, anéantit absolument ce vice +destructeur de toutes les Nations de l'Europe: on peut désirer d'avoir +de meilleurs fruits qu'un autre, des comestibles plus délicats; mais +ceci n'étant que le résultat des soins et des peines qu'on prend pour y +réussir, ce n'est plus faste, c'est émulation; et comme elle ne tourne +qu'au bien des sujets, le Gouvernement doit l'entretenir.</p> + +<p>Jetons maintenant les yeux, mon ami, poursuivit cet homme respectable, +sur la multitude de crimes que ces établissemens préviennent, et si je +vous prouve que j'en diminue la somme sans qu'il en coûte un cheveu, ni +une heure de peine au citoyen, m'avouerez-vous que j'aurai fait de la +meilleure besogne que ces brutaux inventeurs et sectateurs de vos loix +atroces, qui, comme celles de Dracon, ne prononcent jamais que le glaive +à la main? M'accorderez-vous que j'aurai rempli le sage et grand +principe des loix Perses, qui enjoignent au Magistrat de prévenir le +crime, et non de le punir; il ne faut qu'un sot et qu'un bourreau pour +envoyer un homme à la mort, mais beaucoup d'esprit et de soin pour +l'empêcher de la mériter.</p> + +<p>Avec l'égalité de biens, point de vols; le vol n'est que l'envie de +s'approprier ce qu'on n'a pas, et ce qu'on est jaloux de voir à un +autre; mais, dès que chacun possède la même chose, ce désir criminel ne +peut plus exister.</p> + +<p>L'égalité des biens entretenant l'union, la douceur du Gouvernement, +portant tous les sujets à chérir également leur régime, point de crimes +d'État, point de révolution.</p> + +<p>Les enfans éloignés de la maison paternelle, point d'inceste; +soigneusement élevés, toujours sous les yeux d'instituteurs sûrs et +honnêtes ... point de viols.</p> + +<p>Peu d'adultère, au moyen du divorce.</p> + +<p>Les divisions intestines prévenues par l'égalité des rangs et des biens, +toutes les sources du meurtre sont éteintes.</p> + +<p>Par l'égalité, plus d'avarice, plus d'ambition, et que de crimes +naissent de ces deux causes! plus de successeurs impatiens de jouir, +puisque c'est l'âge qui donne des biens, et jamais la mort des parens; +cette mort n'étant plus désirée, plus de parricides, de fratricides, et +d'autres crimes si atroces, que le nom seul n'en devrait jamais être +prononcé.</p> + +<p>Peu de suicides, l'infortune seule y conduit: ici, tout le monde étant +heureux, et tous l'étant également, pourquoi chercherait-on à se +détruire?</p> + +<p>Point d'infanticides: pourquoi se déferait-on de ses enfans, quand ils +ne sont jamais à charge, et qu'on n'en peut retirer que des secours? Le +désordre de jeunes gens étant impossible, puisqu'ils n'entrent dans le +monde que pour se marier, la fille de famille n'est plus exposée comme +chez vous au déshonneur ou au crime; faible, séduite et malheureuse, +elle n'existe plus, comme chez vous, entre la flétrissure et l'affreuse +nécessité de détruire le fruit infortuné de son amour.</p> + +<p>Cependant, je l'avoue, toutes les infractions ne sont pas anéanties; il +faudrait être un Dieu, et travailler sur d'autres individus que l'homme, +pour absorber entièrement le crime sur la terre; mais comparez ceux qui +peuvent rester dans la nature de mon Gouvernement, avec ceux où le +Citoyen est nécessairement conduit par la vicieuse composition des +vôtres. Ne le punissez donc pas quand il fait mal, puisque vous le +mettez dans l'impossibilité de faire bien; changez la forme de votre +Gouvernement, et ne vexez pas l'homme, qui, quand cette forme est +mauvaise, ne peut plus y avoir qu'une mauvaise conduite, parce que ce +n'est plus lui qui est coupable, c'est vous ... vous, qui pouvant +l'empêcher de faire mal en variant vos loix, les laissez pourtant +subsister, toutes odieuses qu'elles sont, pour avoir le plaisir d'en +punir l'infracteur. Ne prendriez-vous pas pour un homme féroce, celui +qui ferait périr un malheureux pour s'être laissé tomber dans un +précipice où la main même qui le punirait viendrait de le jeter? Soyez +justes: tolérez le crime, puisque le vice de votre Gouvernement y +entraîne; ou si le crime vous nuit, changez la construction du +Gouvernement qui le fait naître; mettez, comme je l'ai fait, le Citoyen +dans l'impossibilité d'en commettre; mais ne le sacrifiez pas à +l'ineptie de vos loix, et à votre entêtement de ne les vouloir pas +changer.</p> + +<p>Soit, dis-je à Zamé; mais il me semble que si vous avez peu de vices, +vous ne devez guères avoir de vertus; et n'est-ce pas un Gouvernement +sans énergie, que celui où les vertus sont enchaînées?</p> + +<p>Premièrement, répondit Zamé, cela fût-il, je le préférerais: j'aimerais +mille fois mieux, sans doute, anéantir tous les vices dans l'homme, que +de faire naître en lui des vertus, si je ne le pouvais qu'en lui donnant +des vices, parce qu'il est reconnu que le vice nuit beaucoup plus à +l'homme, que la vertu ne lui est utile, et que dans vos Gouvernemens +sur-tout, il est bien plus essentiel de n'avoir pas le vice qu'on punit, +que de posséder la vertu qu'on ne récompense point. Mais vous vous êtes +trompé; de l'anéantissement des vices ne résulte point l'impossibilité +des vertus: la vertu n'est pas à ne point commettre de vices, elle est à +faire le mieux possible dans les circonstances données, or, les +circonstances sont également offertes ici à nos Citoyens, qu'aux vôtres: +la bienfaisance ne s'exerce pas comme chez vous, j'en conviens, à des +legs pieux, qui ne servent qu'à engraisser des moines, ou à des aumônes, +qui n'encouragent que des fainéans; mais elle agit en aidant son voisin, +en secourant l'homme infirme, en soignant les vieillards et les malades, +en indiquant quelques bons principes pour l'éducation des enfans, en +prévenant les querelles ou les divisions intestines; le courage se +montre, à supporter patiemment les maux que nous envoie la nature; cette +vertu ainsi exercée, n'est-elle pas d'un plus haut prix que celle qui ne +nous entraîne qu'à la destruction de nos semblables? Mais celle-là même +s'exercerait avec sublimité, s'il s'agissait de défendre la Patrie; +l'amitié qu'on peut mettre au rang des vertus, ne peut-elle pas avoir +ici l'extension la plus douce, et l'empire le plus agréable? Nous aimons +l'hospitalité, nous l'exerçons envers nos amis et nos voisins; malgré +l'égalité, l'émulation n'est point éteinte, je vous ferai voir nos +charpentiers, nos maçons, vous jugerez de leur ardeur à se surpasser +l'un l'autre, soit par le plus de souplesse, soit par la manière +d'équarrir la pierre, de la façonner, d'en composer avec art la forme +légère de nos maisons, d'en disposer les charpentes, etc.</p> + +<p>Mais, continuai-je d'objecter à Zamé, voilà, quoique vous en disiez, une +seconde classe dans l'État; cet ouvrier n'est qu'un mercenaire, le voilà +rabaissé dans l'opinion, le voilà différent du Citoyen qui ne travaille +point.</p> + +<p>Erreur, me dit Zamé, il n'y a aucune différence entre celui que vous +allez voir à l'instant construire une maison, et celui qu'hier vous +vites admis à ma table; leur condition est égale, leur fortune l'est, +leur considération absolument la même; rien, en un mot, ne les +distingue, et cette opinion qui élève l'un chez vous, et qui avilit +l'autre, nous ne l'admettons nullement ici: Zilia, ma bru, Zilia que +vous admirâtes, est la fille d'un de nos plus habiles manufacturiers; +c'est pour récompenser son mérite que je me suis allié avec lui.</p> + +<p>Les dispositions seules de nos jeunes gens établissent la différence de +leurs occupations pendant leur vie: celui-ci n'a de talent que pour +l'agriculture, tout autre ouvrage le dégoûte ou ne s'accorde pas à sa +constitution, il se contente de cultiver la portion de terre que lui +confie l'État, d'aider les autres dans la même partie, de leur donner +des conseils sur ce qui y est relatif: celui-ci manie le rabot avec +adresse, nous en faisons un menuisier; les outils ne nous manquent +point, j'en ai rapporté plusieurs coffres d'Europe; quand le fer en sera +usé, nous les réparerons avec l'or de nos mines; et ainsi ce vil métal +aura une fois au moins servi à des choses utiles: tel autre élève +montrera du goût pour l'architecture, le voilà maçon; mais, ni les uns, +ni les autres, ne sont mercenaires, on les paie des services qu'ils +rendent par d'autres services; c'est pour le bien de l'État qu'ils +travaillent, quel infâme préjugé les avilirait donc? quel motif les +rabaisserait aux yeux de leur compatriotes? Ils ont le même bien, la +même naissance, ils doivent donc être égaux: si j'admettais les +distinctions, assurément ils l'emporteraient sur ceux qui seraient +oisifs; le Citoyen le plus estimé dans un État, ne doit pas être celui +qui ne fait rien, la considération n'est due qu'à celui qui s'occupe le +plus utilement.</p> + +<p>Mais les récompenses que vous accordez au mérite, dis-je à Zamé, +doivent, en distinguant celui qui les obtient, produire des jalousies, +établir malgré vous des différences?—Autre erreur, ces distinctions +excitent l'émulation; mais elles ne font point éclore de jalousies: nous +prévenons ce vice dès l'enfance, en accoutumant nos élèves à désirer +d'égaler ceux qui font bien, à faire mieux, s'il est possible; mais a ne +point les envier, parce que l'envie ne les conduirait qu'à une situation +d'âme affligeante et pénible, au lieu que les efforts qu'ils feront pour +surpasser celui qui mérite des récompenses, les amèneront à cette +jouissance intérieure que nous donne la louange. Ces principes, +inculqués dès le berceau, détruisent toute semence de haine: on aime +mieux imiter, ou surpasser, que haïr, et tous ainsi parviennent +insensiblement à la vertu.—Et vos punitions?—Elles sont légères, +proportionnées aux seuls délits possibles dans notre Nation; elles +humilient, et ne flétrissent jamais, parce qu'on perd un homme en le +flétrissant, et que du moment que la société le rejette, il ne lui reste +plus d'autre parti que le désespoir, ou l'abandon de lui-même, excès +funestes, qui ne produisent rien de bon, et qui conduisent incessamment +ce malheureux au suicide ou à l'échafaud; tandis qu'avec plus de douceur +et des préjugés moins atroces, on le ramènerait à la vertu, et peut-être +un jour à l'héroïsme. Nos punitions ne consistent ici que dans l'opinion +établie: j'ai bien étudié l'esprit de ce peuple; il est sensible et +fier, il aime la gloire; je les humilie lorsqu'ils font mal: quand un +Citoyen a commis une faute grave, il se promène dans toutes les rues +entre deux crieurs publics, qui annoncent à haute voix le forfait dont +il s'est souillé; il est inouï combien cette cérémonie les fâche, +combien ils en sont pénétrés, aussi je la réserve pour les plus grandes +fautes<a name="FNanchor_10_39" id="FNanchor_10_39"></a><a href="#Footnote_10_39" class="fnanchor">[10]</a>; les légères sont moins châtiées: un ménage nonchalant, par +exemple, qui entretient mal le bien que l'État lui confie, je le change +de maison, je l'établis dans une terre inculte, où il lui faut le double +de soins et de peines pour retirer sa nourriture de la terre; est-il +devenu plus actif, je lui rends son premier domaine. A l'égard des +crimes moraux, si les coupables habitent une autre ville que la mienne, +ils sont punis par une marque dans les habillemens; s'ils habitent la +Capitale, je les punis par la privation de paraître chez moi: je ne +reçois jamais, ni un libertin, ni une femme adultère; ces avilissemens +les mettent au désespoir, ils m'aiment, ils savent que ma maison n'est +ouverte qu'à ceux qui chérissent la vertu; qu'il faut, ou la pratiquer, +ou renoncer à me jamais voir; ils changent, ils se corrigent: vous +n'imagineriez pas les conversions que j'ai faites avec ces petits +moyens; l'honneur est le frein des hommes, on les mène où l'on veut en +sachant les manier à propos: on les humilie, on les décourage, on les +perd, quand on n'a jamais que la verge en main; nous reviendrons +incessamment sur cet article: je vous l'ai dit, je veux vous communiquer +mes idées sur les loix, et vous les approuverez d'autant plus, j'espère, +que c'est par l'exécution de ces idées que je suis parvenu à rendre ce +peuple heureux.</p> + +<p>Quant aux récompenses que j'emploie, continua Zamé, elles consistent en +des grades militaires; quoique tous soient nés soldats pour la défense +de la Patrie, quoique tous soient égaux là comme chez eux, il leur faut +pourtant des officiers pour les exercer, il leur en faut pour les +conduire à l'ennemi: ces grades sont la récompense du mérite et des +talens: je fais un bon maçon lieutenant des phalanges de l'État; un +Citoyen unanimement reconnu pour intelligent et vertueux, deviendra +capitaine; un agriculteur célèbre sera major,ainsi du reste: ce sont des +chimères, mais elles flattent; il ne s'agit, ni de donner trop de +rigueur aux punitions, ni de donner trop de valeur aux récompenses; il +n'est question que de choisir, dans le premier cas, ce qui peut humilier +le plus, et dans le second, ce qui a le plus d'empire sur +l'amour-propre. La manière d'amener l'homme à tout ce qu'on veut, dépend +de ces deux seuls moyens; mais il faut le connaître pour trouver ces +moyens, et voilà pourquoi je ne cesse de dire que cette connaissance, +que cette étude est le premier art du législateur; je sais bien qu'il +est plus commode d'avoir, comme dans votre Europe, des peines et des +récompenses égales, de ces espèces de <i>pont aux ânes</i>, où il faut que +passent les petits infracteurs comme les grands, que cela leur soit +convenable au non, sans doute cela est plus commode; mais ce qui est +plus commode, est-il le meilleur? Qu'arrive-t-il chez vous de ces +punitions qui ne corrigent point, et de ces récompenses qui flattent +peu? Que vous avez toujours la même somme de vices, sans acquérir une +seule vertu, et que depuis des siècles que vous opérez, vous n'avez +encore rien changé à la perversité naturelle de l'homme.</p> + +<p>Mais vous avez au moins des prisons, dis-je à Zamé, cette digue +essentielle d'un Gouvernement ne doit pas avoir été oubliée par votre +sagesse?—Jeune homme, répondit le législateur, je suis étonné qu'avec +de l'esprit, vous puissiez une faire une telle demande: ignorez-vous que +la prison, la plus mauvaise et la plus dangereuse des punitions, n'est +qu'un ancien abus de la justice, qu'érigèrent ensuite en coutume le +despotisme et la tyrannie? La nécessité d'avoir sous la main celui qu'il +fallait juger, inventa naturellement, d'abord des fers, que la barbarie +conserva, et cette atrocité, comme tous les actes de rigueur possibles, +naquit au sein de l'ignorance et de l'aveuglement: des juges ineptes, +n'osant ni condamner, ni absoudre dans de certains cas, préférèrent a +laisser l'accusé garder la prison, et crurent par là leur conscience +dégagée, puisqu'ils ne faisaient pas perdre la vie à cet homme, et +qu'ils ne le rendaient pas à la société; le procédé en était-il moins +absurde? Si un homme est coupable, il faut lui faire subir son jugement; +s'il est innocent, il faut l'absoudre: toute opération faite entre ces +deux points ne peut qu'être vicieuse et fausse. Une seule excuse +resterait aux inventeurs de cette abominable institution, l'espoir de +corriger; mais qu'il faut peu connaître l'homme pour imaginer que jamais +la prison puisse produire cet effet sur lui: ce n'est pas en isolant un +malfaiteur qu'on le corrige, c'est en le livrant à la société qu'il a +outragé, c'est d'elle qu'il doit recevoir journellement sa punition, et +ce n'est qu'à cette seule école qu'il peut redevenir meilleur; réduit à +une solitude fatale, à une végétation dangereuse, à un abandon funeste, +ses vices germent, son sang bouillonne, sa tête fermente; +l'impossibilité de satisfaire ses désirs en fortifie la cause +criminelle, et il ne sort de là que plus fourbe et plus dangereux: ce +sont aux bêtes féroces que sont destinés les guichetiers et les chaînes; +l'image du Dieu qui a créé l'univers n'est pas faite pour une telle +abjection. Dès qu'un Citoyen fait une faute, n'ayez jamais qu'un objet; +si vous voulez être juste, que sa punition soie utile à lui ou aux +autres; toute punition qui s'écarte de là n'est plus qu'une infamie; or, +la prison ne peut assurément être utile à celui qu'on y met, puisqu'il +est démontré qu'on ne doit qu'empirer au milieu des dangers sans nombre +de ce genre de vexation. La détention se trouvant secrète, comme le sont +ordinairement celles de France, elle ne peut plus être bonne pour +l'exemple puisque le public l'ignore. Ce n'est donc plus qu'un +impardonnable abus que tout condamne et que rien ne légitime; une arme +empoisonnée dans les mains du tyran ou du prévaricateur; un monopole +indigne entre le distributeur de ces fers et l'indigne fripon qui, +nourrissant ces infortunés, ne néglige ni le mensonge, ni la calomnie +pour prolonger leurs maux; un moyen dangereux indiscrètement accordé aux +familles, pour assouvir sur un de leur membre (coupable ou non) des +haines, des Inimitiés, des jalousies et des vengeances, dans tous les +cas enfin, une horreur gratuite, une action contraire aux constitutions +de tout gouvernement, et que les rois n'ont usurpée que sur la faiblesse +de leur nation. Quand, un homme a fait une faute, faites-la lui réparer +en le rendant utile à la société qu'il osa troubler; qu'il dédommage +cette société du tort qu'il lui a fait par tout ce qui peut être en son +pouvoir; mais ne l'isolez pas, ne le séquestrez pas, parce qu'un homme +enfermé, n'est plus bon ni à lui, ni aux autres, et qu'il n'y a qu'un +pays où les malheureux sont comptés pour rien, et les fripons pour tout; +qu'un pays où l'argent et les femmes sont les premiers motifs des +opérations; qu'un pays où l'humanité, la justice sont foulées aux pieds +par le despotisme et la prévarication, où l'on ose se permettre des +indignités de ce genre. Si pourtant vos prisons, depuis que vous y +faites gémir tant d'individus qui valent mieux que ceux qui les y +mettent ou qui les y tiennent, si, dis-je, ces stupides carcérations +avaient produit, je ne dis pas vingt, je ne dis pas six, mais seulement +une seule conversion, je vous conseillerais de les continuer, et +j'imaginerais alors que c'est la faute du sujet qui ne se corrige pas en +prison et non de la prison qui doit nécessairement corriger. Mais il est +absolument impossible de pouvoir citer l'exemple d'un seul homme amendé +dans les fers. Et le peut-il? Peut-on devenir meilleur dans le sein de +la bassesse et de l'avilissement? Peut-on gagner quelque chose au milieu +des exemples les plus contagieux de l'avarice, de la fourberie et de la +cruauté? on y dégrade son caractère, on y corrompt ses moeurs, on y +devient bas, menteur, féroce, sordide, traître, méchant, sournois, +parjure comme tout ce qui vous entoure; on y change, en un mot, toutes +ses vertus contre tous les vices: et sorti de là, plein d'horreur pour +les hommes, on ne s'occupe plus que de leur nuire ou de s'en venger.<a name="FNanchor_11_40" id="FNanchor_11_40"></a><a href="#Footnote_11_40" class="fnanchor">[11]</a></p> + +<p>Mais ce que j'ai à vous dire demain relativement aux loix, vous +développera mieux mes systèmes sur tout ceci; venez, jeune homme, +suivez-moi, je vous ai fait voir hier mes plus belles femmes, je veux +vous donner aujourd'hui un échantillon du corps de troupes que +j'opposerais à l'ennemi qui voudrait essayer une descente.</p> + +<p>Permettez, ô mon bienfaiteur, dis-je à Zamé; avant que de quitter cet +entretien, je voudrais connaître l'étendue de vos arts.—Nous bannissons +tous ceux de luxe, me répondit ce philosophe, nous ne tolérons +absolument ici que l'art utile au citoyen, l'agriculture, l'habillement, +l'architecture et le militaire, voilà les seuls. J'ai proscrit +absolument tous les autres, excepté quelques uns d'amusemens dont +j'aurai peut-être occasion de vous faire voir les effets; ce n'est pas +que je ne les aime tous, et que je ne les cultive dans mon particulier +même encore quelque fois; mais je n'y donne que mes instans de repos.... +Tenez, me dit-il, en ouvrant un cabinet, près de la salle où j'étais +avec lui, voilà un tableau de ma composition, comment le trouvez-vous? +C'est la calomnie traînant l'innocence, par les cheveux, au tribunal de +la justice.—Ah! dis-je, c'est une idée d'Appelles, vous l'avez rendue +d'après lui.—Oui, me répondit Zamé, la <i>Grèce m'a donné l'idée et la +France m'a fourni le sujet</i>.<a name="FNanchor_12_41" id="FNanchor_12_41"></a><a href="#Footnote_12_41" class="fnanchor">[12]</a></p> + +<p>Sortons, mon ami, notre infanterie nous attend, je suis envieux de vous +la faire voir.</p> + +<p>Trois mille jeunes gens armés à l'européenne, remplissaient la place +publique, ils étaient séparés par pelotons, chacune de ces divisions +avait quelques officiers à leur tête; voilà, me dit Zamé, mes ducs, mes +barons, mes comtes, mes marquis, mes maçons, mes tisserands, mes +charpentiers, mes bourgeois, et pour réunir tout cela d'un seul mot, mes +bons et mes fidèles amis, prêts à défendre la patrie au dépend de leur +sang. Il y a quinze autres villes dans l'isle un peu moins grandes que +la capitale, mais desquelles nous pourrions tirer un corps semblable à +celui-ci, c'est donc à peu-près toujours quarante-cinq mille hommes +prêts à défendre nos côtes..... Avançons, ce serait au port qu'il +faudrait qu'ils se rendissent, s'il nous survenait quelqu'alarme: allons +nous amuser à la leur donner nous-mêmes.</p> + +<p>Il y avait toujours une légère garde aux ouvrages avancés, nous nous +rendîmes à la dernière vedette, et saisissant son drapeau d'alarme, nous +l'exposâmes où il devait être pour être aperçu de la ville. En moins de +six minutes, je n'exagère pas, quoiqu'il y eût un quart de lieue de la +ville au port, l'infanterie que nous avions laissée sur la place, fut +dispersée dans tous les ouvrages, et l'artillerie fut braquée. Pendant +les efforts de ce premier élan, me dit Zamé, en allume des feux sur le +sommet des montagnes qui environnent l'isle et où se tiennent +perpétuellement des postes relayés chaque semaine, les milices désignées +se rassemblent, elles accourent successivement, avec une telle rapidité, +que les détachemens de la ville la plus éloignée, celle située à trente +lieues d'ici, se trouvent au rendez-vous du port en moins de quinze +heures après l'alarme; ainsi notre année grossit à mesure que le danger +croît, et si l'ennemi après de premières tentatives qui demandent bien +les quatorze ou quinze heures dont j'ai besoin pour tout réunir, si +l'ennemi, dis-je, essaye une descente malgré tout ce qui doit l'en +empêcher, il trouve quarante-cinq mille hommes prêts à le recevoir.</p> + +<p>Ces précautions vous assurent la victoire, dis-je a Zamé, les troupes +placées sur nos vaisseaux de découverte sont beaucoup trop faibles pour +lutter contre vous, et j'ose assurer que rien ne troublera jamais la +tranquillité dont vous avez besoin pour achever l'heureuse civilisation +de ce peuple.... Nous n'avons maintenant en course que le célèbre Cook, +anglais,<a name="FNanchor_13_42" id="FNanchor_13_42"></a><a href="#Footnote_13_42" class="fnanchor">[13]</a> grand homme de mer et qui réunit à ces talens tous ceux +qui composent l'homme d'état et le négociateur. S'il est anglais, je ne +le crains pas, dit Zamé, cette nation, à la fois guerrière et franche +facilitera plutôt mes projets qu'elle ne cherchera à les détruire.</p> + +<p>Nous regagnâmes le chemin de la ville, escorté par le détachement +militaire qui varia mille fois dans la route ses manoeuvres et ses +mouvemens, et toujours avec la plus exacte précision et la légèreté la +plus agréable.</p> + +<p>Cent de ces jeunes hommes, les plus beaux et les mieux faits, furent +invités à une collation chez Zamé, et se livrèrent comme avaient fait +les femmes, la veille, à plusieurs petits jeux auxquels ils joignirent +quelques combats de lutte et de pugilat, où présidèrent toujours +l'adresse et les grâces.</p> + +<p>Ce sexe est à Tamoé généralement beau et bien fait; arrivé à sa plus +grande croissance, il a rarement au-dessous de cinq pieds six pouces, +quelques-uns sont beaucoup plus grands, et rarement l'élévation de leur +taille nuit à la justesse et à la régularité des proportions. Leurs +traits sont délicats et fins, peut-être trop même pour des hommes, leurs +yeux très-vifs, leur bouche un peu grande, mais très-fraîche, leur peau +fine et blanche, leurs cheveux superbes et presque tous du plus beau +brun du monde. En général, tous leurs mouvemens ont de la justesse, leur +maintien est noble, fier, mais leur ton est doux et honnête. La nature +les a bien traités dans tout, me dit Zamé, voyant que je les examinais +avec l'air du contentement ... et Sainville n'osant achever ces détails +devant les dames, s'approcha de nous avec leur permission, et nous dit +bas que Zamé l'avait assuré qu'il n'était point de pays dans le monde où +les proportions viriles fussent portées à un tel point de supériorité, +et que par un autre caprice de la nature, les femmes étaient si peu +formées pour de tels miracles, que le dieu d'hymen ne triomphait jamais +sans secours.</p> + +<p>Je vous ai promis de vous parler des loix, mon ami, me dit le lendemain +ce respectable ami de l'homme, allons prendre l'air sous ces peupliers +d'Italie dont j'ai fait former des allées près de la ville, avec des +plants rapportés d'Europe; on cause mieux en se promenant, sous la voûte +du ciel, les idées ont plus d'élévation.</p> + +<p>La rigueur des peines, poursuivit ce vieillard, est une des choses qui +m'a le plus révolté dans vos gouvernemens européens.<a name="FNanchor_14_43" id="FNanchor_14_43"></a><a href="#Footnote_14_43" class="fnanchor">[14]</a></p> + +<p>Les Celtes justifiaient leur affreuse coutume d'immoler des victimes +humaines en disant que les Dieux ne pouvaient être apaisés à moins qu'on +ne rachetât la vie d'un homme par celle d'un autre; n'est-ce pas le même +raisonnement qui vous fait égorger chaque jour des victimes aux pieds +des autels de Thémis, et lorsque vous punissez de mort un meurtrier, +n'est-ce pas positivement, comme ces barbares, racheter la vie d'un +homme par celle d'un autre? Quand sentirez-vous donc que doubler le mal +n'est pas le guérir, et que dans la duplicité de ce meurtre, il n'y a +rien à gagner ni pour la vertu que vous faites rougir, ni pour la nature +que vous outragez.—Mais faut-il donc laisser les crimes impunis, dis-je +à Zamé, et comment les anéantir sans cela, dans tout gouvernement qui +n'est pas constitué comme le vôtre?—Je ne vous dis pas qu'il faille +laisser subsister les crimes, mais je prétends qu'il faut mieux +constater, qu'on ne le fait, ce qui véritablement trouble la société, ou +ce qui n'y porte aucun préjudice: ce dol une fois reconnu sans doute, il +faut travailler à le guérir, à l'extirper de la nation, et ce n'est pas +en le punissant qu'on y réussit; jamais la loi, si elle est sage, ne +doit infliger de peines que celle qui tend à la correction du coupable +en le conservant à l'État. Elle est fausse dès qu'elle ne tend qu'à +punir; détestable, dès qu'elle n'a pour objet que dé perdre le criminel +sans l'instruire, d'effrayer l'homme sans le rendre meilleur, et de +commettre une infamie égale à celle de l'infracteur, sans en retirer +aucun fruit. La liberté et la vie sont les deux seuls présens que +l'homme ait reçu du ciel, les deux seules faveurs qui puissent balancer +tous ses maux; or comme il ne les doit qu'à Dieu seul, Dieu seul a le +droit de les lui ravir.</p> + +<p>A mesure que les Celtes se policèrent, et que le commerce des Romains, +en les assouplissant d'un côté, leur enlevait de l'autre cette apprêté +de moeurs qui les rendaient féroces, les victimes destinées aux Dieux, +ne furent plus choisies ni parmi les vieillards, ni parmi les +prisonniers de guerre, on n'immola plus que des criminels toujours dans +l'absurde supposition que rien n'était plus cher que le sang de l'homme, +aux autels de la divinité; en achevant votre civilisation, le motif +changea, mais vous conservâtes l'habitude, ce ne fut plus à des Dieux +altérés de sang humain, que vous sacrifiâtes des victimes, mais à des +loix que vous avez qualifié de sages, parce que vous y trouviez un motif +spécieux pour vous livrer à vos anciennes coutumes, et l'apparence d'une +justice qui n'était autre clans le fond que le désir de conserver des +usages horribles auxquels vous ne pouviez renoncer.</p> + +<p>Examinons un instant ce que c'est qu'une loi et l'utilité dont elle peut +être dans un État.</p> + +<p>Les hommes, dit Montesquieu, considérés dans l'état de pure nature, ne +pouvaient donner d'autres idées que celles de la faiblesse fuyant devant +la force des oppresseurs sans combats et sans résistance des opprimés, +ce fut pour mettre la balance que les loix furent faites, elles devaient +donc établir l'équilibre. L'ont-elles fait? Ont-elles établi cet +équilibre si nécessaire; et qu'a gagné le faible à l'érection des loix? +sinon que les droits du plus fort au lieu d'appartenir à l'être à qui +les assignait la nature, redevenaient l'apanage de celui qu'élevait la +fortune? Le malheureux n'a donc fait que changer de maître et toujours +opprimé comme avant, il n'a donc gagné que de l'être avec un peu plus du +formalité. Ce ne devait plus être comme dans l'état de nature, l'homme +le plus robuste qui serait le plus fort, ce devait être celui dans les +mains duquel le hasard, la naissance ou l'or placerait la balance, et +cette balance toujours prête à pencher vers ceux de la classe de celui +qui la tient, ne devait offrir au malheureux que le côté du mépris, de +l'asservissement ou du glaive.... Qu'a donc gagné l'homme à cet +arrangement? et l'état de guerre franche dans lequel il eût vécu comme +sauvage, est-il de beaucoup inférieur à l'état de fourberie, de lésion, +d'injustice, de vexation et d'esclavage dans lequel vit l'homme policé?</p> + +<p>Le plus bel attribut des loix, dit encore votre célèbre Montesquieu, est +de conserver au citoyen cette espèce de liberté politique par laquelle, +à l'abri des loix, un homme marche à couvert de l'insulte d'un autre; +mais gagne-t-il cet homme s'il ne se met à l'abri des insultes de ses +égaux? qu'en s'exposant à celle de ses supérieurs? Gagne-t-il à +sacrifier une partie de sa liberté pour conserver l'autre, si dans le +fait il vient à les perdre toutes deux; la première des loix est celle +de la nature, c'est la seule dont l'homme ait vraiment besoin. Le +malfaiteur dans l'âme duquel il ne sera pas empreint <i>de ne point faire +aux autres ce qu'il ne voudrait pas qui lui fût fait</i> sera rarement +arrêté par la frayeur des loix. Pour briser dans son coeur ce premier +frein naturel, il faut avoir fait des efforts infiniment plus grands que +ceux qui font braver les loix. L'homme vraiment contenu par la loi de la +nature, n'aura donc pas besoin d'en avoir d'autres, et s'il ne l'est +point par cette première digue, la seconde ne réussira pas mieux; voilà +donc la loi peu nécessaire dans le premier cas, parfaitement inutile +dans le second; réfléchissez maintenant à la quantité de circonstances +qui de peu nécessaire ou d'inutile, peuvent la rendre extrêmement +dangereuse: l'abus de la déposition des témoins, l'extrême facilité de +les corrompre, l'incertitude des aveux du coupable, que la torture même +ne rendait que moins valides encore<a name="FNanchor_15_44" id="FNanchor_15_44"></a><a href="#Footnote_15_44" class="fnanchor">[15]</a> le plus ou le moins de +partialité du juge, les influences de l'or ou du crédit.... Multiplicité +de conséquences dont je ne vous offre qu'une partie et d'où dépendent la +fortune, l'honneur et la vie du citoyen.... Et combien d'ailleurs la +malheureuse facilité donnée au magistrat, d'interpréter la loi comme il +le veut, ne rend-elle pas cette loi bien plus l'instrument de ses +passions, que le frein de celles des autres?</p> + +<p>Telle pureté que puisse avoir cette loi ne devient-elle pas toujours +très-abusive, dès qu'elle est susceptible d'interprétation par le juge? +L'objet du législateur était-il qu'on pût donner à sa loi autant de sens +que peut en avoir le caprice ou la fantaisie de celui qui la presse; ne +les eût-il pas prévu s'il les eût cru possibles ou nécessaires? Voilà +donc la loi insuffisante aux uns, inutile aux autres, abusive ou +dangereuse presque dans tous les cas, et vous voilà forcé de convenir +que ce que l'homme a pu gagné en se mettant sous la protection de cette +loi, il l'a bien perdu d'ailleurs et par tous les dangers qu'il court en +vivant sous cette protection, et par tous les sacrifices qu'il fait pour +l'acquérir. Mais raisonnons.</p> + +<p>Il y a certainement peu d'hommes au monde qui, d'après l'état actuel des +choses, soient exposés dans une de nos villes policées plus de deux ou +trois fois dans sa vie à l'infraction des loix. Qu'il vive dans une +nation incivilisée, il s'y trouvera peut-être exposé dans le cours de +cette même vie vingt ou trente fois au plus, voilà donc vingt ou trente +fois, et dans le pire état, qu'il regrettera de n'être pas sous la +protection des loix.... Que ce même homme descende un moment au fond de +son coeur, et qu'il se demande combien de fois dans sa vie ces mêmes +loix ont cruellement gêné ses passions; et l'ont par conséquent rendu +fort malheureux, il verra au bout d'un compte bien exact du bonheur +qu'il doit à ces loix et du malheur qu'il a ressenti de leur joug, s'il +ne s'avouera pas, qu'il eût mille fois mieux aimé n'être pas accablé de +leur poids, que de supporter la rigueur de ce poids, pour perdre autant +et gagner si peu. Ne m'accusez pas de ne choisir que des gens mal nés +pour établir mon calcul, je le donne au plus honnête des hommes, et ne +demande de lui que de la franchise. Si donc la loi vexe plus le citoyen +qu'elle ne lui sert, si elle le rend dix, douze, quinze fois plus +malheureux qu'elle ne le défend ou ne le protège, elle est donc non +seulement abusive, inutile et dangereuse comme je viens de le prouver +tout à l'heure, mais elle est même tyrannique et odieuse; et cela posé, +il vaudrait bien mieux, vous me l'avouerez, consentir au peu de mal qui +peut résulter du renversement d'une partie de ces loix, que d'acheter au +prix du bonheur de sa vie, le peu de tranquillité qui résulte +d'elles.<a name="FNanchor_16_45" id="FNanchor_16_45"></a><a href="#Footnote_16_45" class="fnanchor">[16]</a></p> + +<p>Mais de toutes ces loix, la plus affreuse sans doute, est celle qui +condamne à la mort un homme qui n'a fait que céder à des inspirations +plus fortes que lui. Sans examiner ici s'il est vrai que l'homme ait le +droit de mort sur ses semblables, sans m'attacher à vous faire voir +qu'il est impossible qu'il ait jamais reçu ce droit ni de Dieu, ni de la +nature, ni de la première assemblée où les loix s'érigèrent, et dans +laquelle l'homme consentit à sacrifier une portion de sa liberté pour +conserver l'autre; sans entrer, dis-je, dans tous ces détails déjà +présentés par tant de bons esprits, de manière à convaincre de +l'injustice et de l'atrocité de cette loi, examinons simplement ici quel +effet elle a produit sur les hommes depuis qu'ils s'y sont assujettis. +Calculons d'une part toutes les victimes innocentes sacrifiées par cette +loi, et de l'autre toutes les victimes égorgées par la main du crime et +de la scélératesse. Confrontons ensuite le nombre des malheureux +vraiment coupables qui ont péri sur l'échafaud, à celui des citoyens +véritablement contenus par l'exemple des criminels condamnés. Si je +trouve beaucoup plus de victimes du scélérat, que d'innocens sacrifiés +par le glaive de Thémis, et de l'autre part que pour cent ou deux cent +mille criminels justement immolés, je trouve des millions d'hommes +contenus, la loi sans doute sera tolérable; mais si je découvre au +contraire comme cela n'est que trop démontré, beaucoup plus de victimes +innocentes chez Thémis, que de meurtres chez les scélérats, et que des +millions d'êtres même justement suppliciés, n'aient pu arrêter un seul +crime, la loi sera non seulement inutile, abusive, dangereuse et +gêdante, ainsi qu'il vient d'être démontré, mais elle sera absurde et +criante, et ne pourra passer, tant qu'elle punira afflictivement, que +pour un genre de scélératesse qui n'aura, de plus que l'autre, pour être +autorisé; que l'usage, l'habitude et la force, toutes raisons qui ne +sont ni naturelles, ni légitimes, ni meilleures que celles de +<i>Cartouche</i>.</p> + +<p>Quel sera donc alors le fruit que l'homme aura recueilli du sacrifice +volontaire d'une portion de sa liberté, et que reviendra-t-il au plus +faible d'avoir encore amoindri ses droits, dans l'espoir de +contrebalancer ceux du plus fort, sinon de s'être donné des entraves et +un maître de plus? Puisqu'il a toujours contre lui le plus fort comme il +l'avait auparavant, et encore le juge qui prend communément le parti du +plus fort et pour son intérêt personnel et par ce penchant secret et +invincible qui nous ramène sans cesse vers nos égaux.</p> + +<p>Le pacte fait par le plus faible dans l'origine des sociétés, cette +convention par laquelle, effrayé du pouvoir du plus fort, il consentit à +se lier et à renoncer à une portion de sa liberté, pour jouir en paix de +l'autre, fut donc bien plutôt l'anéantissement total des deux portions +de sa liberté, que la conservation de l'une des deux, ou, pour mieux +dire, un piège de plus dans lequel le plus fort eut l'art, en lui +cédant, d'entraîner le plus faible.</p> + +<p>C'était par une entière égalité des fortunes et des conditions, qu'il +fallait énerver la puissance du plus fort, et non par de vaines loix qui +ne sont, comme le disait Solon, que des <i>toiles d'araignées où les +moucherons périssent, et desquelles les guêpes trouvent toujours le +moyen de s'échapper</i>.</p> + +<p>Eh! que d'injustices d'ailleurs, que de contradictions dans vos loix +Européennes? Elles punissent une infinité de crimes qui n'ont aucune +sorte de conséquence, qui n'outraient en rien le bonheur de la société, +tandis que, d'autre part, elles sont sans vigueur sur des forfaits réels +et dont les suites sont infiniment dangereuses. Tels que l'avarice, la +dureté d'âme, le refus de soulager les malheureux, la calomnie, la +gourmandise et la paresse contre lesquels les loix ne disent mot, +quoiqu'ils soient des branches intarissables de crimes et de malheurs.</p> + +<p>Ne m'avouerez-vous pas que cette disproportion, que cette cruelle +indulgence de la loi sur certains objets, et sa farouche sévérité sur +d'autres, rendent bien douteuse la justice des cas sur lesquels elles +prononcent, et sa nécessité bien incertaine.</p> + +<p>L'homme déjà si malheureux par lui-même, déjà si accablé de tous les +maux que lui préparent sa faiblesse et sa sensibilité, ne mérite-t-il +pas un peu d'indulgence de ses semblables? Ne mérite-t-il pas que +ceux-ci ne le surchargent point encore du joug de tant de liens +ridicules, presque tous inutiles, et contraires à la nature. Il me +semble qu'avant d'interdire à l'homme ce que l'on qualifie gratuitement +de crimes, il faudrait bien examiner avant, si cette chose, telle +qu'elle soit, ne peut pas s'accorder avec les règles nécessaires au +véritable maintien de la société: car s'il est démontré que cette chose +n'y fait pas de mal, ou que ce mal est presqu'insensible, la société +plus nombreuse, ayant plus de force que l'homme seul, et pouvant mieux +souffrir ce mal, que l'homme ne supporterait la privation du léger délit +qui le charme, doit sans doute tolérer ce petit mal, plutôt que de le +punir.</p> + +<p>Qu'un législateur philosophe, guidé par cette sage maxime, fasse passer +en revue devant lui, tous les crimes contre lesquels vos loix +prononcent, qu'il les approfondisse tous, et les toise, s'il est permis +d'employer cette expression, au véritable bonheur de la société, quel +retranchement ne fera-t-il pas?</p> + +<p>Solon disait qu'il tempérait ses loix et les accommodait si bien aux +intérêts de ses concitoyens, qu'ils connaîtraient évidemment, qu'il leur +serait plus avantageux de les observer, que de les enfreindre; et en +effet, les hommes ne transgressent ordinairement que ce qui leur nuit; +des loix assez sages, assez douces pour s'accorder avec la nature, ne +seraient jamais violées.—Et pourquoi donc les croire impossibles. +Examinez les miennes et le peuple pour qui je les ai faites, et vous +verrez si elles sont ou non puisées dans la nature.</p> + +<p>La meilleure de toutes les loix, devant être celle qui se transgressera +le moins, sera donc évidemment celle qui s'accordera le mieux et à nos +passions et au génie du climat sous lequel nous sommes nés. Une loi est +un frein: or la meilleure qualité du frein est de ne pouvoir se rompre. +Ce n'est pas la multiplicité des loix qui constitue la force du frein, +c'est l'espèce. Vous avez cru rendre vos peuples heureux en augmentant +la somme des loix, tandis qu'il ne s'agissait que de diminuer celle des +crimes. Et savez-vous qui les multiplie, ces crimes?... C'est l'informe +constitution de votre gouvernement, d'où ils naissent en foule, d'où il +n'est pas possible qu'ils ne fourmillent ... et plus que tout, la +ridicule importance que des sots ont attachée aux petites choses. Vous +avez commencé, dans les gouvernemens soumis à la morale chrétienne, par +ériger en délits capitaux tout ce que condamnait cette doctrine; +insensiblement vous avez fait des crimes de vos péchés; vous vous êtes +crus en droit d'imiter la foudre que vous prêtiez à la justice divine, +et vous avez pendu, roué effectivement, parce que vous imaginiez +faussement que Dieu brûlait, noyait et punissait ces mêmes travers, +chimériques au fond, et dont l'immensité de sa grandeur était bien loin +de s'occuper. Presque toutes les loix de Saint-Louis ne sont fondées que +sur ces sophismes.<a name="FNanchor_17_46" id="FNanchor_17_46"></a><a href="#Footnote_17_46" class="fnanchor">[17]</a> On le sait, et l'on n'en revient pas, parce qu'il +est bien plutôt fait de pendre ou de rouer des hommes, que d'étudier +pourquoi on les condamne; l'un laisse en paix le suppôt de Thémis souper +chez sa Phrinée ou son Antinoüs, l'autre le forcerait à passer dans +l'étude des momens si chers au plaisir; et ne vaut-il pas bien mieux +pendre ou rouer, pour son compte, une douzaine de malheureux dans sa +vie, que de donner trois mois à son métier. Voilà comme vous avez +multiplié les fers de vos citoyens, sans vous occuper jamais de ce qui +pouvait les alléger, sans même réfléchir qu'ils pouvaient vivre exempts +de toutes ces chaînes, et qu'il n'y avait que de la barbarie à les en +charger.</p> + +<p>L'univers entier se conduirait par une seule loi, si cette loi était +bonne. Plus vous inclinez les branches d'un arbre, plus vous donnez de +facilité pour en dérober les fruits; tenez-les droites et élevées, qu'il +n'y ait plus qu'un seul moyen de les atteindre, vous diminuez le nombre +des ravisseurs. Etablissez l'égalité des fortunes et des conditions, +qu'il n'y ait d'unique propriétaire que l'état, qu'il donne à vie à +chaque sujet tout ce qu'il lui faut pour être heureux, et tous les +crimes dangereux disparaîtront, la constitution de Tamoé vous le prouve. +Or, il n'est rien de petit qui ne puisse s'exécuter en grand. Supprimez, +en un mot, la quantité de vos loix et vous amoindrirez nécessairement +celle de vos crimes. N'ayez qu'une loi, il n'y aura plus qu'un seul +crime; que cette loi soit dans la nature, qu'elle soit celle de la +nature, vous aurez fort peu de criminels; regarde maintenant, jeune +homme, considère avec moi lequel vaut mieux ou de chercher le moyen de +punir beaucoup de crimes, ou de trouver celui de n'en faire naître +aucun.—Zamé, dis-je au monarque, cette seule et respectable loi, dont +vous parlez, s'outrage à tout instant; il n'y a pas de jour où, sur la +surface de la terre, un être injuste ne fasse à son semblable ce qu'il +serait bien fâché d'en souffrir.—Oui, me répondit le vieillard, parce +qu'on laisse subsister l'intérêt que l'infracteur a de manquer à la loi; +anéantissez cet intérêt, vous lui enlevez les moyens d'enfreindre; voilà +la grande opération du législateur, voilà celle où je crois avoir +réussi. Tant que Paul aura intérêt de voler Pierre, parce qu'il est +moins riche que ce Pierre, quoiqu'il enfreigne la loi de la nature, en +faisant une chose qu'il serait fâché que l'on lui fît, assurément il la +fera; mais si je rends par mon système d'égalité Paul aussi riche que +Pierre, n'ayant plus d'intérêt à le voler, Pierre ne sera plus troublé +dans sa possession, ou il le sera sans doute beaucoup moins, ainsi du +reste.—Il est, continuai-je d'objecter à Zamé, une sorte de perversité +dans certains coeurs, qui ne se corrige point; beaucoup de gens font le +mal sans intérêt. Il est reconnu aujourd'hui qu'il y a des hommes qui ne +s'y livrent que par le seul charme de l'infraction. Tibère, Héliogabale, +Andronic se souillèrent d'atrocités dont il ne leur revenait que le +barbare plaisir de les commettre.—Ceci est un autre ordre de choses, +dit Zamé; aucune loi ne contiendra les gens dont vous parlez, il faut +même bien se garder d'en faire contre eux. Plus vous leur offrez de +digues plus vous leur préparez de plaisir à les rompre; c'est, comme +vous dites, l'infraction seule qui les amuse; peut-être ne se +plongeraient-ils pas dans cette espèce de mal, s'ils ne le croyaient +défendu.—Quelle loi les retiendra donc?—Voyez cet arbre, poursuivit +Zamé, en m'en montrant un dont le tronc était plein de noeuds, +croyez-vous qu'aucun effort puisse jamais redresser cette +plante.—Non.—Il faut donc la laisser comme elle est; elle fait nombre +et donne de l'ombrage; usons-en, et ne la regardons pas. Les gens dont +vous me parlez sont rares. Ils ne m'inquiètent point, j'emploierais le +sentiment, la délicatesse et l'honneur avec eux, ces freins seraient +plus sûrs que ceux de la loi. J'essaierais encore de faire changer leur +habitude de motifs, l'un ou l'autre de ces moyens réussiraient: +croyez-moi, mon ami, j'ai trop étudié les hommes pour ne pas vous +répondre qu'il n'est aucune sorte d'erreurs que je ne détourne ou +n'anéantisse, sans jamais employer de punitions corporelles. Ce qui gêne +ou moleste le physique n'est fait que pour les animaux; l'homme, ayant +la raison au-dessus d'eux, ne doit être conduit que par elle, et ce +puissant ressort mène à tout, il ne s'agit que de savoir le manier.<a name="FNanchor_18_47" id="FNanchor_18_47"></a><a href="#Footnote_18_47" class="fnanchor">[18]</a></p> + +<p>Encore une fois, mon ami, poursuivit Zamé, ce n'est que du bonheur +général qu'il faut que le législateur s'occupe, tel doit être son unique +objet; s'il simplifie ses idées, ou qu'il les rapetisse en ne pensant +qu'au particulier, il ne le fera qu'aux dépens de la chose principale, +qu'il ne doit jamais perdre de vue, et il tombera dans le défaut de ses +prédécesseurs.</p> + +<p>Admettons un instant un État composé de quatre mille sujets, plus ou +moins; il ne s'agit que d'un exemple: nommons-en la moitié les blancs, +l'autre moitié les noirs; supposons à présent que les blancs placent +injustement leur félicité dans une sorte d'oppression imposée aux noirs, +que fera le législateur ordinaire? Il punira les blancs, afin de +délivrer les noirs de l'oppression qu'ils endurent, et vous le verrez +revenir de cette opération, se croyant plus grand qu'un <i>Licurgue</i>; il +n'aura pourtant fait qu'une sottise; qu'importe au bien général que ce +soient les noirs plutôt que les blancs qui soient heureux? Avant la +punition que vient d'imposer cet imbécile, les blancs étaient les plus +heureux; depuis sa punition, ce sont les noirs; son opération se réduit +donc à rien, puisqu'il laisse les choses comme elles étaient auparavant. +Ce qu'il faut qu'il fasse, et ce qu'il n'a certainement point fait, +c'est de rendre les uns et les autres également heureux, et non pas les +uns aux dépens des autres; or, pour y réussir, il faut qu'il +approfondisse d'abord l'espèce d'oppression dont les blancs font leur +félicité; et si, dans cette oppression qu'ils se plaisent à exercer, il +n'y a pas, ainsi que cela arrive souvent, beaucoup de choses qui ne +tiennent qu'à l'opinion, afin, si cela est, de conserver aux blancs, le +plus que faire se pourra, de la chose qui les rend heureux; ensuite il +fera comprendre aux noirs tout ce qu'il aura observé de chimérique dans +l'oppression dont ils se plaignent; puis il conviendra avec eux de +l'espèce de dédommagement qui pourrait leur rendre une partie du bonheur +que leur enlève l'oppression des blancs, afin de conserver l'équilibre, +puisque l'union ne peut avoir lieu; de là, il soumettra les blancs au +dédommagement demandé par les noirs, et ne permettra dorénavant aux +premiers cette oppression sur les seconds, qu'en l'acquittant par le +dédommagement demandé; voilà, dès-lors, les quatre mille sujets heureux, +puisque les blancs le sont par l'oppression où ils réduisent les noirs, +et que ceux-là le deviennent par le dédommagement accordé à leur +oppression; voilà donc, dis-je, tout le monde heureux, et personne de +puni; voilà une sorte de malfaiteurs, une sorte de victimes aux +malfaiteurs, et néanmoins tout le monde content. Si quelqu'un manque +maintenant à la loi, la punition doit être égale; c'est-à-dire, que le +noir doit être puni, si pour le dédommagement demandé, et qu'on lui +donne, il ne souffre pas l'oppression du blanc, et celui-ci également +puni, s'il n'accorde pas le dédommagement qui doit équivaloir à +l'oppression dont il jouit; mais cette punition (dont la nécessité ne se +présentera pas deux fois par siècle) n'est plus enjointe alors au +particulier pour avoir grevé le particulier; ce qui est odieux. Il n'y a +pas de justice à établir qu'il faille qu'un individu soit plus heureux +que l'autre; mais la peine est alors portée contre l'infracteur de la +loi qui établissait l'équilibre, et de ce moment elle est juste.</p> + +<p>Il est parfaitement égal, en un mot, qu'un membre de la société soit +plus heureux qu'un autre; ce qui est essentiel au bonheur général, c'est +que tous deux soient aussi heureux qu'ils peuvent l'être; ainsi, le +législateur ne doit pas punir l'un, de ce qu'il cherche à se rendre +heureux aux dépens de l'autre, parce que l'homme, en cela, ne fait que +suivre l'intention de la nature; mais il doit examiner si l'un de ces +hommes ne sera pas également heureux, en cédant une légère portion de sa +félicité à celui qui est tout-à-fait à plaindre; et si cela est, le +législateur doit établir l'égalité mutant qu'il est possible, et +condamner le plus heureux à remettre l'autre dans une situation moins +triste que celle qui l'a forcé au crime.</p> + +<p>Mais, continuons le tableau des injustices de vos loix: un homme, je le +suppose, en maltraite un autre, puis convient avec le lézé d'un +dédommagement; voilà l'égalité: l'un a les coups, l'autre a de moins +l'argent qu'il a donné pour avoir appliqué les coups, les choses sont +égales; chacun doit être content; cependant tout n'est pas fini: on n'en +n'intente pas moins un procès à l'agresseur; et quoiqu'il n'ait plus +aucune espèce de tort, quoiqu'il ait satisfait au seul qu'il ait eu, et +qu'il ait satisfait au gré de l'offensé, on ne l'en poursuit pas moins +sous le scandaleux et vain prétexte d'une réparation à la justice. +N'est-ce donc pas une cruauté inouïe! Cet homme n'a fait qu'une faute, +il ne doit qu'une réparation: ce que doit faire la justice, c'est +d'avoir l'oeil à ce qu'il y satisfasse; dès qu'il l'a fait, les juges +n'ont plus rien à voir; ce qu'ils disent, ce qu'ils font de plus, n'est +qu'une vexation atroce sur le Citoyen, aux dépens de qui ils +s'engraissent impunément, et contre laquelle la Nation entière doit se +révolter<a name="FNanchor_19_48" id="FNanchor_19_48"></a><a href="#Footnote_19_48" class="fnanchor">[19]</a>.</p> + +<p>Tous les autres délits s'expliqueraient par les mêmes principes, et +peuvent être soumis tous au même examen, de quelque nature qu'ils +soient; le meurtre même, le plus affreux de tous les crimes, celui qui +rend l'homme plus féroce et plus dangereux que les bêtes, le meurtre +s'est racheté chez tous les peuples de la terre, et se rachète encore +dans les trois quarts de l'univers, pour une somme proportionnée à la +qualité du mort<a name="FNanchor_20_49" id="FNanchor_20_49"></a><a href="#Footnote_20_49" class="fnanchor">[20]</a>; les Nations sages n'imaginaient pas devoir imposer +d'autre peine que celle qui peut être utile; elles rejetaient ce qui +double le mal sans l'arrêter, et sur-tout sans le réparer.</p> + +<p>Ayant soigneusement anéanti tout ce qui peut conduire au meurtre, +poursuivit Zamé, j'ai bien peu d'exemples de ce forfait monstrueux dans +mon isle; la punition où je le soumets est simple; elle remplit l'objet +en séquestrant le coupable de la société, et n'a rien de contraire à la +nature; le signalement du criminel est envoyé dans toutes les villes, +avec défense exacte de l'y recevoir; je lui donne une pirogue où sont +placés des vivres pour un mois; il y monte seul, en recevant l'ordre de +s'éloigner et de ne jamais aborder dans l'isle sous peine de mort; il +devient ce qu'il peut, j'en ai délivré ma patrie, et n'ai pas sa mort à +me reprocher; c'est le seul crime qui soit puni de cette manière: tout +ce qui est au-dessous ne vaut pas le sang d'un Citoyen, et je me garde +bien de le répandre en dédommagement; j'aime mieux corriger que punir: +l'un conserve l'homme et l'améliore, l'autre le perd sans lui être +utile; je vous ai dit mes moyens, ils réussissent presque toujours: +l'amour-propre est le sentiment le plus actif dans l'homme; on gagne +tout en l'intéressant. Un des ressorts de ce sentiment, que j'ose me +flatter d'avoir remué le plus adroitement, est celui qui tend à émouvoir +le coeur de l'homme par la juste compensation des vices et des vertus: +n'est-il pas affreux que, dans votre Europe, un homme qui a fait douze +ou quinze belles actions, doive perdre la vie quand il a eu le malheur +d'en faire une mauvaise, infiniment moins dangereuse souvent que n'ont +été bonnes celles dont vous ne lui tenez aucun compte. Ici, toutes les +belles actions du Citoyen sont récompensées: s'il a le malheur de +devenir faible une fois en sa vie, on examine impartialement le mal et +le bien, on les pèse avec équité, et si le bien l'emporte, il est +absous. Croyez-le, la louange est douce, la récompense est flatteuse; +tant que vous ne vous servirez pas d'elles pour mitiger les peines +énormes qu'imposent vos loix, vous ne réussirez jamais à conduire comme +il faut le Citoyen, et tous ne ferez que des injustices. Une autre +atrocité de vos usages, est de poursuivre le criminel anciennement +condamné pour une mauvaise action, quoiqu'il se soit corrigé, quoiqu'il +ait mené depuis long-tems une vie régulière; cela est d'autant plus +infâme, qu'alors le bien l'emporte sur le mal, que cela est très-rare, +et que vous découragez totalement l'homme en lui apprenant que le +repentir est inutile.</p> + +<p>On me raconta dans mes voyages l'action d'un juge de votre Patrie, dont +j'ai long-tems frémi; il fit, m'assura-t-on, enlever le coupable qu'il +avait condamné, quinze ans après le jugement; ce malheureux, trouvé dans +son asyle, était devenu un saint; le juge barbare ne le fit pas moins +traîner au supplice ... et je me dis que ce juge était un scélérat qui +aurait mérité une mort trois fois plus douloureuse que cette victime +infortunée. Je me dis, que si le hasard le faisait prospérer, la +Providence le culbuterait bientôt, et ce que je m'étais dit devint une +prophétie: cet homme a été l'horreur et l'exécration des Français; trop +heureux d'avoir conservé la vie qu'il avait cent fois mérité de perdre +par une multitude de prévarications et d'autres horreurs aisées à +présumer d'un monstre capable de celle que je cite, et dont la plus +éclatante était d'avoir trahi l'État<a name="FNanchor_21_50" id="FNanchor_21_50"></a><a href="#Footnote_21_50" class="fnanchor">[21]</a>.</p> + +<p>O bon jeune homme! continua Zamé, la science du législateur n'est pas de +mettre un frein au vice; car il ne fait alors que donner plus d'ardeur +au désir qu'on a de le rompre; si ce législateur est sage, il ne doit +s'occuper, au contraire, qu'à en aplanir la route, qu'à la dégager de +ses entraves, puisqu'il n'est malheureusement que trop vrai qu'elles +seules composent une grande partie des charmes que l'homme trouve dans +cette carrière; privé de cet attrait, il finit par s'en dégoûter; qu'on +sème dans le même esprit quelques épines dans les sentiers de la vertu, +l'homme finira par la préférer, par s'y porter naturellement, rien qu'en +raison des difficultés dont on aurait eu l'art de la couvrir, et voilà +ce que sentirent si bien les adroits législateurs de la Grèce; ils +firent tourner au bonheur de leurs Concitoyens les vices qu'ils +trouvèrent établis chez eux, l'attrait disparut avec la chaîne, et les +Grecs devinrent vertueux seulement à cause de la peine qu'ils trouvèrent +à l'être, et des facilités que leur offrait le vice.</p> + +<p>L'art ne consiste donc qu'à bien connaître ses Concitoyens, et qu'à +savoir profiter de leur faiblesse; on les mène alors où l'on veut; si la +religion s'y oppose, le législateur doit en rompre le frein sans +balancer: une religion n'est bonne qu'autant qu'elle s'accorde avec les +loix, qu'autant qu'elle s'unit à elles pour composer le bonheur de +l'homme. Si, pour parvenir à ce but, on se trouve forcé de changer les +loix, et que la religion ne s'allie plus aux nouvelles, il faut rejeter +cette religion<a name="FNanchor_22_51" id="FNanchor_22_51"></a><a href="#Footnote_22_51" class="fnanchor">[22]</a>. La religion, en politique, n'est qu'un double +emploi, elle n'est que l'étaie de la législation; elle doit lui céder +incontestablement dans tous les cas. Licurgue et Solon faisaient parler +les oracles à leur gré, et toujours à l'appui de leurs loix, aussi +furent-elles long-tems respectées.... N'osant pas faire parler les dieux, +mon ami, je les ai fait taire; je ne leur ai accordé d'autre culte que +celui qui pouvait s'adapter à des loix faites pour le bonheur de ce +peuple. J'ai osé croire inutile ou impie celui qui ne s'allierait pas au +code qui devait constituer sa félicité. Bien éloigné de calquer mes loix +sur les maximes erronées de la plupart des religions reçues, bien +éloigné d'ériger en crimes les faiblesses de l'homme, si ridiculement +menacées par les cultes barbares, j'ai cru que s'il existait réellement +un Dieu, il était impossible qu'il punit ses créatures des défauts +placés par sa main même; que pour composer un code raisonnable, je +devais me régler sur sa justice et sur sa tolérance; que l'athéisme le +plus décidé devenait mille fois préférable à l'admission d'un Dieu, dont +le culte s'opposerait au bonheur de l'humanité, et qu'il y avait moins +de danger à ne point croire à l'existence de ce Dieu, que d'en supposer +un, ennemi de l'homme.</p> + +<p>Mais une considération plus essentielle au législateur, une idée qu'il +ne doit jamais perdre de vue en faisant ses loix, c'est le malheureux +état de liens dans le quel est né l'homme. Avec quelle douceur ne +doit-on pas corriger celui qui n'est pas libre, celui qui n'a fait le +mal que parce qu'il lui devenait impossible de ne le pas faire. Si +toutes nos actions sont une suite nécessaire de la première impulsion, +si toutes dépendent de la construction de nos organes, du cours des +liqueurs, du plus ou moins de ressort des esprits animaux, de l'air que +nous respirons, des alimens qui nous sustentent; si toutes sont +tellement liées au physique, que nous n'ayons pas même la possibilité du +choix, la loi même la plus douce ne deviendra-t-elle pas tyrannique? Et +le législateur, s'il est juste, devra-t-il faire autre chose que +redresser l'infracteur ou l'éloigner de sa société? Quelle justice y +aurait-il à le punir, dès que ce malheureux a été entraîné malgré lui? +N'est-il pas barbare, n'est-il pas atroce de punir un homme d'un mal +qu'il ne pouvait absolument éviter?</p> + +<p>Supposons un oeuf placé sur un billard, et deux billes lancées par un +aveugle: l'une dans sa course évite l'oeuf, l'autre le casse; est-ce la +faute de la bille, est-ce la faute de l'aveugle qui a lancé la bille +destructive de l'oeuf? L'aveugle est la nature, l'homme est la bille, +l'oeuf cassé le crime commis. Regarde à présent, mon ami, de quelle +équité sont les loix de ton Europe, et quelle attention doit avoir le +législateur qui prétendra les réformer.</p> + +<p>N'en doutons point, l'origine de nos passions, Et par conséquent la +cause de tous nos travers, dépendent uniquement de notre constitution +physique, et la différence entre l'honnête homme et le scélérat se +démontrerait par l'anatomie, si cette science était ce qu'elle doit +être; des organes plus ou moins délicats, des fibres plus ou moins +sensibles, plus ou moins d'âcreté dans le fluide nerveux, des causes +extérieures de tel ou tel genre, un régime de vie plus ou moins +irritant; voilà ce qui nous ballotte sans cesse entre le vice et la +vertu, comme un vaisseau sur les flots de la mer, tantôt évitant les +écueils, tantôt échouant sur eux, faute de force pour s'en écarter; nous +sommes comme ces instrumens, qui, formés dans une telle proportion, +doivent rendre un son agréable, ou discord, contournés dans des +proportions différentes, il n'y a rien de nous, rien à nous, tout est à +la nature, et nous ne sommes jamais dans ses mains que l'aveugle +instrument de ses caprices.</p> + +<p>Dans cette différence si légère, eu égard au fond, si peu dépendante de +nous, et qui pourtant, d'après l'opinion reçue, fait éprouver à l'homme +de si grands biens ou de si grands maux, ne serait-il pas plus sage d'en +revenir à l'opinion des philosophes de la secte <i> d'Aristippe</i>, qui +soutenait que celui qui a commis une faute, telle grave qu'elle puisse +être, est digne de pardon, parce que quiconque fait mal, ne l'a pas fait +volontairement, mais y est forcé par la violence de ses passions; et que +dans tel cas on ne doit ni haïr ni punir; qu'il faut se borner à +instruire et à corriger doucement. Un de vos philosophes a dit: <i>cela ne +suffit pas, il faut des loix, elles sont nécessaires, si elles ne sont +pas justes</i>; et il n'a avancé qu'un sophisme; ce qui n'est pas juste +n'est nullement nécessaire, il n'y a de vraiment nécessaire que ce qui +est juste; d'ailleurs, l'essence de la loi est d'être juste; toute loi +qui n'est que nécessaire, sans être juste, ne devient plus qu'une +tyrannie.—Mais il faut bien, ô respectable vieillard, pris-je la +liberté de dire, il faut bien cependant retrancher les criminels dès +qu'ils sont reconnus dangereux.</p> + +<p>Soit, répondit Zamé, mais il ne faut pas les punir, parce qu'on ne doit +être puni qu'autant que l'on a été coupable, pouvant s'empêcher de le +devenir, et que les criminels, nécessairement enchaînés par des loix +supérieures de la nature, ont été coupables malgré eux. Retranchez-les +donc en les bannissant, ou rendez-les meilleurs en les contraignant +d'être utiles à ceux qu'ils ont offensés. Mais ne les jetez pas +inhumainement dans ces cloaques empestés, où tout ce qui les entoure est +si gangrené, qu'il devient incertain de savoir lequel achèvera de les +corrompre plus vite, ou des exemples affreux reçus par ceux qui les +dirigent, ou de l'endurcissement et de l'impénitence finale, dont leurs +malheureux compagnons leur offrent le tableau.... Tuez-les encore moins, +parce que le sang ne répare rien, parce qu'au lieu d'un crime commis en +voilà tout d'un coup deux, et qu'il est impossible que ce qui offense la +nature puisse jamais lui servir de réparation.</p> + +<p>Si vous faites tant que d'appesantir sur le citoyen quelque chaîne avec +le projet de le laisser dans la société, évitez bien que cette chaîne +puisse le flétrir: en dégradant l'homme, vous irritez son coeur, vous +aigrissez son esprit, vous avilissez son caractère; le mépris est d'un +poids si cruel à l'homme, qu'il lui est arrivé mille fois de devenir +violateur de la loi pour se venger d'en avoir été la victime; et tel +n'est souvent conduit à l'échafaud que par le désespoir d'une première +injustice<a name="FNanchor_23_52" id="FNanchor_23_52"></a><a href="#Footnote_23_52" class="fnanchor">[23]</a>.</p> + +<p>Mais,mon ami, poursuivit ce grand homme en me serrant les mains, que de +préjugés à vaincre pour arriver là! que d'opinions chimériques à +détruire! que de systèmes absurdes à rejeter! que de philosophie à +répandre sur les principes de l'administration!... Regarder comme tout +simple une immensité de choses que vous êtes depuis si long-tems en +possession de voir comme des crimes! quel travail!</p> + +<p>O toi, qui tiens dans tes mains le sort de tes compatriotes, magistrat, +prince, législateur, qui que tu sois enfin, n'use de l'autorité que te +donne la loi, que pour en adoucir la rigueur; songe que c'est par la +patience que l'agriculteur vient à bout d'améliorer un fruit sauvage; +songe que la nature n'a rien fait d'inutile, et qu'il n'y a pas un seul +homme sur la terre qui ne soit bon à quelque chose. La sévérité n'est +que l'abus de la loi; c'est mépriser l'espèce humaine que de ne pas +regarder l'honneur comme le seul frein qui doive la conduire, et la +honte comme le seul châtiment qu'elle doive craindre. Vos malheureuses +loix informes et barbares ne servent qu'à punir, et non à corriger; +elles détruisent et ne créent rien; elles révoltent et ne ramènent +point: or, n'espérez jamais avoir fait le moindre progrès dans la +science de connaître et de conduire l'homme, qu'après la découverte des +moyens qui le corrigeront sans le détruire, et qui le rendront meilleur +sans le dégrader.</p> + +<p>Le plus sûr est d'agir comme vous voyez que je l'ai fait; opposez-vous à +ce que le crime puisse naître, et vous n'aurez plus besoin de loix.... +Cessez de punir, autrement que par le ridicule, une foule d'écarts qui +n'offensent en rien la société, et vos loix seront superflues.</p> + +<p><i>Les loix</i>, dit encore quelque part votre Montesquieu, <i>sont un mauvais +moyen pour changer les manières, les usages, et pour réprimer les +passions; c'est par les exemples et par les récompenses, qu'il faut +tâcher d'y parvenir</i>. J'ajoute aux idées de ce grand homme, que la +véritable façon de ramener à la vertu est d'en faire sentir tout le +charme, et sur-tout la nécessité; il ne faut pas se contenter de crier +aux hommes, que la vertu est belle, il faut savoir le leur prouver; il +faut faire naître à leurs yeux des exemples qui les convainquent de ce +qu'ils perdent en ne la pratiquant pas. Si vous voulez qu'on respecte +les liens de la société, faites-en sentir et la valeur et la puissance; +mais n'imaginez pas réussir en les brisant. Que ces réflexions doivent +rendre circonspects sur le choix des punitions que l'on impose à celui +qui s'est rendu coupable envers cette société: vos loix, au lieu de l'y +ramener, l'en éloignent ou lui arrachent la vie, point de milieu.... +Quelle intolérante et grossière bêtise! qu'il serait tems de la +détruire! qu'il serait tems de la détester.</p> + +<p>Homme vil et méprisable, Être abhorré de ton espèce, toi qui n'es né que +pour lui servir de bourreau, homme effroyable, enfin, qui prétends que +des chaînes ou des gibets sont des argumens sans réplique; toi qui +ressemble à cet insensé, brûlant sa maison en décadence au lieu de la +réparer, quand cesseras-tu de croire qu'il n'y a rien de si beaux que +tes loix, rien de si sublime que leurs effets! Renonce à ces préjugés +fâcheux qui n'ont encore servi qu'à te souiller inutilement des larmes +et du sang de tes concitoyens; ose livrer la nature à elle-même; t'es-tu +jamais repenti de lui avoir accordé ta confiance? Ce peuplier majestueux +qui élève sa tête orgueilleuse dans les unes, est-il moins beau, moins +fier, que ces chétifs arbustes que ta main courbe sous les règles de +l'art; et ces enfans que tu nommes sauvages, abandonnés comme les autres +animaux, qui se traînent comme eux vers le sein de leur mère, quand se +fait sentir le besoin, sont-ils moins frais, moins vigoureux, moins +sains que ces frêles nourrissons de ta Patrie, auxquels il semble que tu +veuilles faire sentir, dès qu'ils voient le jour, qu'ils ne sont nés que +pour porter des fers? Que gagnes-tu enfin à grever la nature? Elle n'est +jamais ni plus belle, ni plus grande que lorsqu'elle s'échappe de tes +dignes; et ces arts, que tu chéris, que tu recherches, que tu honores, +ces arts ne sont vraiment sublimes, que quand ils imitent mieux les +désordres de cette nature que tes absurdités captivent; laisse-là donc à +ses caprices, et n'imagine pas la retenir par tes vaines loix; elle les +franchira toujours dès que les siennes l'exigeront, et tu deviendras +comme tout ce qui t'enchaîne, le vil jouet de ses savans écarts.</p> + +<p>Grand homme! m'écriai-je dans l'enthousiasme, l'univers devrait être +éclairé par vous; heureux, cent fois heureux les citoyens de cette isle, +et mille fois plus fortunés encore les législateurs qui sauront se +modeler sur vous. Combien Platon avait raison de dire, <i>que les États ne +pouvaient être heureux qu'autant qu'ils auraient des philosophes pour +rois, ou que les rois seraient philosophes</i>. Mon ami, me répondit Zamé, +tu me flattes, et je ne veux pas l'être: puisque tu t'es servi pour me +louer du mot d'un philosophe, laisse-moi te prouver ton tort par le mot +d'un autre.... Solon ayant parlé avec fermeté à Crésus, roi de Lidie, qui +avait fait éclater sa magnificence aux yeux de ce législateur, et qui +n'en avait reçu que des avis durs, Solon, dis-je, fut blâmé par Ésope le +fabuliste: <i>Ami</i>, lui dit le Poëte, <i>il faut, ou n'approcher jamais la +personne des rois, ou ne leur dire que des choses flatteuses.—Dis +plutôt</i>, répondit Solon, <i>qu'il faut, ou ne les point approcher, ou ne +leur dire que des choses utiles</i>.</p> + +<p>Nous rentrâmes. Zamé me préparait un nouveau spectacle: venez, me +dit-il, je vous ai fait voir d'abord nos femmes seules, ensuite nos +jeunes hommes, venez les examiner maintenant ensemble. On ouvrit un +vaste salon, et je vis les cinquante plus belles femmes de la capitale +réunies à un pareil nombre de jeunes gens également choisis à la +supériorité de la taille et de la figure. Il n'y a que des époux dans ce +que vous voyez, me dit Zamé, on n'entre jamais dans le monde qu'avec ce +titre, je vous l'ai dit; mais, quoique tout ce qui est ici soit marié, +il n'y a pourtant aucun ménage de réuni, aucun mari n'y a sa femme, +aucune femme n'y voit son époux; j'ai cru qu'ainsi vous jugeriez mieux +nos moeurs. On servit quelques mets simples et frais à cet aimable +cercle, ensuite chacun développa ses talens, on joua de quelques +instrumens inconnus parmi nous, et que ce peuple avait avant sa +civilisation; les uns ressemblaient à la guitare, d'autres à la flûte; +leur musique, peu variée dans ses tons, ne me parut point agréable. Zamé +ne leur avait donné aucune notion de la nôtre: je crains, me dit-il, que +la musique ne soit plus faite pour amollir et corrompre l'âme, que pour +l'élever, et nous évitons avec soin ici tout ce qui peut énerver les +moeurs; je leur ai trouvé ces instrumens, je les leur laisse; je +n'innoverai rien sur cette partie.</p> + +<p>Après le concert, les deux sexes se mêlèrent, exécutèrent ensemble +plusieurs danses et plusieurs jeux, où la pudeur, la retenue la plus +exacte régnèrent constamment. Pas un geste, pas un regard, pas un +mouvement qui pût scandaliser le spectateur même le plus sévère; je +doute qu'une pareille assemblée se fût maintenue en Europe dans des +bornes aussi étroites: point de ces serremens de mains indécens, de ces +oeillades obscènes, de ces mouvemens de genoux, de ces mots bas et à +double entente, de ces éclats de rire, de toutes ces choses enfin si en +usage dans vos sociétés corrompues, qui en prouvent à-la-fois le mauvais +ton, l'impudence, le désordre et la dépravation.</p> + +<p>Avec si peu de liens, dis-je à Zamé, avec des loix si douces, aussi peu +de freins religieux, comment ne règne-t-il pas dans ce cercle plus de +licence que je n'en vois?—C'est que les loix et les religions gênent +les moeurs, dit Zamé, mais ne les épurent point; il ne faut ni fers, ni +bourreaux, ni dogmes, ni temples, pour faire un honnête homme; ces +moyens donnent des hypocrites et des scélérats; ils n'ont jamais fait +naître une vertu. Les époux de ces femmes, quoiqu'absens, sont les amis +de ces jeunes gens; ils sont heureux avec leurs femmes; ils les adorent, +elles sont de leur choix, pourquoi voudriez-vous que ceux-ci, qui ont +également des femmes qu'ils aiment, allassent troubler la félicité de +leurs frères? Ils se feroient à-la-fois trois ennemis: la femme qu'ils +attaqueraient, la leur qu'ils plongeraient dans le désespoir, et leurs +amis qu'ils outrageraient. J'ai fait entrer ces principes dans +l'éducation; ils les sucent avec le lait; je les meus dans leurs coeurs +par les grands ressorts du sentiment et de la délicatesse. Qu'y feraient +de plus la religion et les loix? Une de vos chimères à vous autres +Européens, est d'imaginer que l'homme, semblable à la bête féroce, ne se +conduit jamais qu'avec des chaînes; aussi êtes-vous parvenus, au moyen +de ces effrayans systèmes, à le rendre aussi méchant qu'il peut l'être, +en ajoutant au désir naturel du vice celui plus vif encore de briser un +frein. Rien ne flatte et n'honore ces jeunes gens comme d'être admis +chez moi; j'ai saisi cette faiblesse, j'en ai profité: tout est à +prendre dans le coeur de l'homme, quand on veut se mêler de le conduire; +ce qui fait que si peu de gens y réussissent, c'est que la moitié de +ceux qui l'entreprennent sont des sots, et que le reste, avec un peu +plus de bon sens, peut-être, ne peut atteindre à cette connaissance +essentielle au coeur humain, sans laquelle on ne fait que des absurdités +ou des choses de règle; car la règle est le grand cheval de bataille des +imbéciles; ils s'imaginent stupidement qu'une même chose doit convenir à +tout le monde, quoiqu'il n'y ait pas deux caractères de semblables, ne +voulant pas prendre la peine d'examiner, de ne prescrire à chacun que ce +qui lui convient; et ils ne réfléchissent pas qu'ils traiteraient +eux-mêmes d'inepte un médecin qui n'ordonnerait comme eux que le même +remède pour toutes sortes de maux; qu'un moyen soit propice ou non, +qu'il; doive ou non réussir, leur épaisse conscience est calme toutes +les fois que <i>la règle</i> est suivie, et qu'ils se sont comportés dans <i>la +règle</i>.</p> + +<p>Si un seul de ces jeunes gens, poursuivit Zamé, venait à manquer à ce +qu'il doit, il serait exclus de ma maison, et cette crainte les contient +d'autant plus, que j'ai su me faire aimer d'eux; ils frémiraient de me +déplaire.—Mais lorsque vous ne les voyez pas?—Alors ils sont chez eux, +les époux se retrouvent unis, le soin de leur ménage les occupe, et ils +ne pensent pas à se trahir. Ce n'est pas, continua ce Prince, qu'il n'y +ait quelques exemples d'adultères; mais ils sont rares, ils sont cachés, +ils n'entraînent ni trouble, ni scandale. Si les choses vont plus loin, +si je soupçonne qu'il puisse résulter quelques suites fâcheuses, je +sépare les coupables, je les fais habiter des villes différentes, et, +dans des cas plus graves encore, je les bannis pour quelque tems de +Tamoé; cette punition de l'exil, annexée aux crimes capitaux, les +effraie à tel point qu'ils évitent avec le plus grand soin tout ce qui +peut mettre dans le cas du crime pour lequel elle est imposée. Quand +vous voulez régir une Nation, commencez par infliger des peines douces, +et vous n'aurez pas besoin d'en avoir de sanglantes.</p> + +<p>Après quelques heures d'amusemens honnêtes et chastes, c'en est assez, +me dit Zamé, je vais renvoyer ces époux à leur société, où ils sont +attendus ... sans jalousie, j'en suis bien sûr, mais peut-être avec un +peu d'impatience. Il fit un geste accompagné d'un sourire, tout cessa +dès le même instant, on partit ... mais on ne s'accompagna point, on +n'offrit point de bras, on ne chercha rien de ce qui peut donner la +moindre atteinte à la décence, les jeunes femmes se retirèrent d'abord; +une heure après les jeunes hommes partirent, et tous en comblant de +remercîmens et de bénédictions le bon père, qui les aimait assez pour +descendre ainsi dans les détails de leurs petits plaisirs.</p> + +<p>Levez-vous demain de bonne heure, me dit Zamé, je veux vous mener dans +mon temple, je veux vous faire voir la magnificence, la pompe, le luxe +même de mes cérémonies religieuses. Je veux que vous voyiez mes prêtres +en fonctions.—Ah! répondis-je, c'est une des choses que j'ai le plus +désiré; la religion d'un tel peuple doit être aussi pure que ses moeurs, +et je brûle déjà d'aller adorer Dieu au milieu de vous. Mais vous +m'annoncez du faste.... O grand homme! je crois vous connaître assez pour +être sûr qu'il en régnera peu dans vos cérémonies.—Vous en jugerez, me +dit Zamé, je vous attends une heure avant le lever du soleil.</p> + +<p>Je me rendis a la porte de la chambre de notre philosophe le lendemain à +l'heure indiquée, il m'attendait; sa femme, ses enfans, et Zilia sa +belle-fille, tout était autour de sa personne chérie. Allons, nous dit +Zamé, l'astre est prêt à paraître, ils doivent nous attendre. Nous +traversâmes la ville; tous les habitans étaient déjà à leurs portes; ils +se joignaient à nous à mesure que nous passions; nous avançâmes ainsi +jusqu'aux maisons où s'élevait la jeunesse, et dont je vous parlerai +bientôt. Les enfans des deux sexes en sortirent en foule; conduits par +des vieillards, ils nous suivirent également; nous marchâmes dans cet +ordre jusqu'au pied d'une montagne qui se trouvait à l'orient derrière +la ville; Zamé monta jusqu'au sommet, je l'y suivis avec sa famille, le +peuple nous environna ... le plus grand silence s'observait ... enfin +l'astre parut.... A l'instant toutes les têtes se prosternèrent, toutes +les mains s'élevèrent aux cieux, on eût dit que leurs âmes y volaient +également.</p> + +<p>«O souverain éternel, dit Zamé, daigne accepter l'hommage profond d'un +peuple qui t'adore.... Astre brillant, ce n'est pas à toi que nos voeux +s'adressent, c'est à celui qui te meut, et qui t'a créé; ta beauté nous +rappelle son image ... tes sublimes opérations sa puissance.... Porte-lui +nos respects et nos voeux; qu'il daigne nous protéger tant que sa bonté +nous laisse ici bas; qu'il veuille nous réunir à lui quand il lui plaira +de nous dissoudre;... qu'il dirige nos pensées, qu'il règle nos actions, +qu'il épure nos coeurs, et que les sentimens de respect et d'amour qu'il +nous inspire, puissent être agrées de sa grandeur, et se déposer au pied +de sa gloire.»</p> + +<p>Alors Zamé, qui s'était tenu droit, les mains élevées, pendant que tous +étaient à genoux, se précipita la face contre terre, adora un instant en +silence, se releva les yeux humides de pleurs, et ramena le peuple dans +sa ville.</p> + +<p>Voilà tout, me dit-il dès que nous fûmes rentrés; croyez-vous que le +Dieu de l'univers puisse exiger davantage de nous? Est-il besoin de +l'enfermer dans des temples pour l'adorer et le servir? Il ne faut +qu'observer une de ses plus belles opérations, afin que cet acte de sa +sublime grandeur développe en nous des sentimens d'amour et de +reconnaissance, voilà pourquoi j'ai choisi l'instant et le lieu que vous +venez de voir.... La pompe de la nature, mon ami, voilà la seule que je +me sois permise, cet hommage est le seul qui plaise à l'Éternel; les +cérémonies de la religion ne furent inventées que pour fixer les yeux au +défaut du coeur; celles que je leur substitue fixent le coeur en +charmant les yeux, cela n'est-il pas préférable? J'ai, d'ailleurs, voulu +conserver quelque chose de l'ancien culte, cette politique était +nécessaire: les habitans de Tamoé adoraient le Soleil autrefois, je n'ai +fait que rectifier leur système, en leur prouvant qu'ils se trompaient +de l'ouvrage à l'ouvrier, que le Soleil était la chose mue, et que +c'était au moteur que devait s'adresser le cube. Ils m'ont compris, ils +m'ont goûté, et sans presque rien changer à leur usage, de payens qu'ils +étaient, j'en ai fait un peuple pieux et adorateur de l'Être Suprême. +Crois-tu que tes dogmes absurdes, tes inintelligibles mystères, tes +cérémonies idolâtres, pussent les rendre, ou plus heureux, ou meilleurs +citoyens? T'imagines-tu que l'encens brûlé sur des autels de marbre +vaille l'offrande de ces coeurs droits? A force de défigurer le culte de +l'Éternel, vos religions d'Europe l'ont anéanti. Lorsque j'entre dans +une de vos églises, je la trouve si prodigieusement remplie de saints, +de reliques, de momeries de toute espèce, que la chose du monde que j'ai +le plus de peine à y reconnaître est le Dieu que j'y désire; pour le +trouver, je suis obligé de descendre dans mon coeur: hélas! me dis-je +alors, puisque voilà le lieu qui me le rappelle, ce n'est que là que je +dois le chercher, c'est la seule hostie que je doive mettre à ses pieds; +les beautés de la nature en raniment l'idée dans ce sanctuaire, je les +contemple pour m'édifier, je les observe pour m'attendrir, et je m'en +tiens là; si je n'en ai pas fait assez, la bonté de ce Dieu m'assure +qu'il me pardonnera; c'est pour le mieux servir que je dégage son culte +et son image du fatras d'absurdités que les hommes croient nécessaires. +J'éloigne tout ce qui m'empêcherait de me remplir de sa sublime essence; +je foule aux pieds tout ce qui prétend partager son immensité; je +l'aimerais moins s'il était moins unique et moins grand; si sa puissance +se divisait, si elle se multipliait, si cet être simple, en un mot, +devait s'honorer sous plusieurs, je ne verrais plus dans ce système +effrayant et barbare qu'un assemblage informe d'erreurs et d'impiétés, +dont l'horrible pensée dégradant l'Etre pur où s'adresse mon âme, le +rendrait haïssable à mes yeux, au lieu de me le faire adorer. Quelle +plus intime connaissance de ce bel Etre peuvent donc avoir ces hommes +qui me parlent, et qui tous se donnent à moi pour des illuminés? Hélas! +ils n'eurent de plus que l'envie d'abuser leurs semblables; est-ce un +motif pour que je les écoute, moi, qui déteste la feinte et l'erreur; +moi, qui n'ai travaillé toute ma vie qu'à guider ce bon peuple dans le +chemin de la vertu et de la vérité?... «Souverain des Cieux, si je me +trompe, tu jugeras mon coeur, et non pas mon esprit; tu sais que je suis +faible, et par conséquent sujet à l'erreur; mais tu ne puniras point +cette erreur, dès que sa source est dans la pureté, dans la sensibilité +de mon âme: non, tu ne voudrais pas que celui qui n'a cherché qu'à te +mieux adorer fût puni pour ne t'avoir pas adoré comme il faut.»</p> + +<p>Viens, me dit Zamé, il est de bonne heure, ces braves enfans vont +peut-être se recueillir un moment entr'eux. C'est leur usage dans ces +jours de cérémonie, jours qu'ils désirent tous avec empressement, et que +par cette grande raison je ne leur accorde que deux ou trois fois l'an. +Je veux qu'ils les voient comme des jours de faveurs: plus je leur rends +ces instans rares, plus ils les respectent; on méprise bientôt ce qu'on +fait tous les jours. Suis moi; nous aurons le tems avant l'heure du +repas, d'aller visiter les terres des environs de la ville.</p> + +<p>Voilà leurs possessions, me dit Zamé, en me montrant de petits enclos +séparés par des bayes toujours vertes et couvertes de fleurs: chacun a +sa petite terre à part; c'est médiocre, mais c'est par cette médiocrité +même que j'entretiens leur industrie; moins on en a, plus on est +intéressé à le cultiver avec soin. Chacun a là ce qu'il faut pour +nourrir et sa femme et lui; il est dans l'abondance s'il est bon +travailleur, et les moins laborieux trouvent toujours leur nécessaire. +Les enclos des célibataires, des veufs et des répudiés, sont moins +considérables, et situés dans une autre partie, voisine du quartier +qu'ils habitent.</p> + +<p>Je n'ai qu'un domaine comme eux, poursuivit Zamé, et je n'en suis +qu'usufruitier comme eux; mon territoire, ainsi que le leur, appartient +à l'État. Ce sont parmi les personnes qui vivent seules, que je choisis +ceux qui doivent le cultiver: ce sont les mêmes qui me soignent et me +servent; n'ayant point de ménage, ils s'attachent avec plaisir à ma +maison; ils sont sûrs d'y trouver jusqu'à la fin de leur vie la +nourriture et le logement.</p> + +<p>Des sentiers agréables et joliment bordés communiquaient dans chacune de +ces possessions; je les trouvai toutes richement garnies des plus doux +dons de la nature; j'y vis en abondance l'arbre du fruit à pain, qui +leur donne une nourriture semblable à celle que nous formons avec nos +farines, mais plus délicate et plus savoureuse. J'y observai toutes les +autres productions de ces isles délicieuses du Sud, des cocotiers, des +palmiers, etc.; pour racines, l'igname, une espèce de choux sauvage, +particulière à cette isle, qu'ils apprêtent d'une manière fort agréable, +en le mêlant à des noix de cocos, et plusieurs autres légumes apportés +d'Europe, qui réussissent bien et qu'ils estiment beaucoup. Il y avait +aussi quelques cannes à sucre, et ce même fruit, ressemblant au brugnon +que le capitaine Cook trouva aux isles d'Amsterdam, et que les habitans +de ces isles anglaises nommaient <i>figheha</i>.</p> + +<p>Tels sont à-peu-près tous les alimens de ces peuples sages, sobres et +tempérans; il y avait autrefois quelques quadrupèdes dans l'isle, dont +le père de Zamé leur persuada d'éteindre la race, et ils ne touchent +jamais aux oiseaux.</p> + +<p>Avec ces objets et de l'eau excellente, ce peuple vit bien; sa santé est +robuste, les jeunes gens y sont vigoureux et féconds, les vieillards +sains et frais; leur vie se prolonge beaucoup au-delà du terme +ordinaire, et ils sont heureux.</p> + +<p>Tu vois la température de ce climat, me dit Zamé: elle est salubre, +douce, égale; la végétation est forte, abondante et l'air presque +toujours pur: ce que nous appelons nos hivers, consiste en quelques +pluies, qui tombent dans les mois de juillet et d'août, mais qui ne +rafraîchissent jamais l'air au point de nous obliger d'augmenter nos +vêtemens, aussi les rhumes sont-ils absolument inconnus parmi nous: la +nature n'y afflige nos habitans que de très-peu de maladies; la +multitude d'années est le plus grand mal dont elle les accable, c'est +presque la seule manière dont elle les tue. Tu connais nos arts, je ne +t'en parlerai plus; nos sciences se réduisent également à bien peu de +chose; cependant tous savent lire et écrire; ce fut un des soins de mon +père, et comme un grand nombre d'entr'eux entendent et parlent le +français, j'ai rapporté cinquante mille volumes, bien plus pour leur +amusement que pour leur instruction; je les ai dispersés dans chaque +ville et en ai formé des petites bibliothèques publiques, qu'ils +fréquentent avec plaisir lorsque leurs occupations rurales leur en +laissent le tems. Ils ont quelques connaissances d'astronomie, que j'ai +rectifiées, quelques autres de médecine pratique, assez sûres pour +l'usage de la vie, et que j'ai améliorées d'après les plus grands +auteurs;ils connaissent l'architecture; ils ont de bons principes de +maçonnerie, quelques idées de tactique, et de meilleures encore sur +l'art de construire leurs bâtimens de mer. Quelques-uns parmi eux +s'amusent à la poésie en langue du pays, et si tu l'entendais, tu y +trouverais de la douceur, de l'agrément et de l'expression. A l'égard de +la théologie et du droit, ils n'en ont, grâces au Ciel, aucune +connaissance. Ce ne sera jamais que si l'envie me prend de les détruire, +que je leur ouvrirai ce dédale d'erreurs, de platitudes et d'inutilités. +Quand je voudrai qu'ils s'anéantissent, je créerai parmi eux des prêtres +et des gens de robes, je permettrai aux uns de les entretenir de Dieu, +aux autres de leur parler de Farinacius, de dresser des échafauds, d'en +orner même les places de nos villes à demeure, ainsi que je l'ai observé +dans quelques-unes de vos provinces, monumens éternels d'infamie, qui +prouvent à la fois la cruauté des souverains qui le permettent, la +brutale ineptie des magistrats qui l'érigent, et la stupidité du peuple +qui le souffre.... Allons dîner, me dit Zamé, je vous ferai jouir ce soir +d'un de leur talent, dont vous n'avez encore nulle idée.</p> + +<p>Cet instant arrivé, Zamé me mena sur la place publique, j'en admirais +les proportions. Tu ne loues pas son plus grand mérite, me dit-il; elle +n'a jamais vu couler de sang, elle n'en sera jamais souillée. Nous +avançâmes; je n'avais point encore connaissance du bâtiment régulier et +parallèle a la maison de Zamé, l'un et l'autre ornant cette place.—Les +deux étages du haut, me dit ce philosophe, sont des greniers publics; +c'est le seul tribut que je leur impose, et j'y contribue comme eux. +Chacun est obligé d'apporter annuellement dans ce magasin une légère +portion du produit de sa terre, du nombre de celles qui se conservent; +ils le retrouvent dans des tems de disette: j'ai toujours là de quoi +nourrir deux ans la capitale; les autres villes en font autant; par ce +moyen nous ne craignons jamais les mauvaises années, et comme nous +n'avons point de monopoleurs, il est vraisemblable que nous ne mourrons +jamais de faim. Le bas de cet édifice est une salle de spectacle. J'ai +cru cet amusement, bien dirigé, nécessaire dans une nation. Les sages +Chinois le pensaient de même; il y a plus de trois mille ans qu'ils le +cultivent: les Grecs ne le connurent qu'après eux. Ce qui me surprend, +c'est que Rome ne l'admît qu'au bout de quatre siècles, et que les +Perses et les Indiens ne le connurent jamais. C'est pour vous fêter que +se donne la pièce de ce soir. Entrons, vous allez voir le fruit que je +recueille de cet honnête et instructif délassement.</p> + +<p>Ce local était vaste, artistement distribué, et l'on voyait que le père +de Zamé, qui l'avait construit, y avait réuni les usages de ces peuples +aux nôtres; car il avait trouvé le goût des spectacles chez cette +nation, quoique sauvage encore; il n'avait fait que l'améliorer et lui +donner, autant qu'il avait pu, le genre d'utilité dont il l'avait cru +susceptible. Tout était simple dans cet édifice; on n'y voyait que de +l'élégance sans luxe, de la propreté sans faste. La salle contenait près +de deux mille personnes; elle était absolument remplie: le théâtre, peu +élevé, n'était occupé que par les acteurs. La belle Zilia, son mari, les +filles de Zamé et quelques jeunes gens de la ville étaient chargés des +differens personnages que nous allions voir en action. Le drame était +dans leur langue, et de la composition même de Zamé, qui avait la bonté +de m'expliquer les scènes à mesure qu'elles se jouaient. Il s'agissait +d'une jeune épouse coupable d'une infidélité envers son mari, et punie +de cette inconduite par tous les malheurs qui peuvent accabler une +adultère.</p> + +<p>Nous avions près de nous une très-jolie femme, dont je remarquai que les +traits s'altéraient à mesure que l'intrigue avançait; tour-à-tour elle +rougissait, elle pâlissait, sa gorge palpitait,... sa respiration +devenait pressée; enfin les larmes coulèrent, et peu-à-peu sa douleur +augmenta à un tel point, les efforts qu'elle fit pour se contenir +l'affectèrent si vivement, que n'y pouvant plus résister,... elle se +lève, donne des marques publiques de désespoir, s'arrache les cheveux et +disparaît.</p> + +<p>Eh bien! me dit Zamé, qui n'avait rien perdu de cette scène; eh bien! +croyez-vous que la leçon agisse? Voilà les seules punitions nécessaires +à un peuple sensible. Une femme également coupable, eût affronté le +public en France: à peine se fut-elle doutée de ce qu'on lui adressait. +A Siam on l'eût livrée à un éléphant. La tolérance de l'une de ces +nations, sur un crime de cette nature, n'est-elle pas aussi dangereuse +que la barbare sévérité de l'autre, et ne trouvez-vous pas ma leçon +meilleure?</p> + +<p>O homme sublime, m'écriai-je, quel usage sacré vous faites et de votre +pouvoir et de votre esprit!...</p> + +<p>Nous sûmes depuis que les suites de cette aventure touchante avaient été +le raccommodement sincère de cette femme avec son mari, l'excuse et +l'aveu de son inconduite, et l'exil volontaire de l'amant.</p> + +<p>Que des moralistes viennent essayer de déclamer contre les spectacles, +quand de tels fruits pourront s'y recueillir. Le but moral est le même +chez vous, me dit Zamé, mais vos âmes émoussées par les répétitions +continuelles de ces mêmes leçons, ne peuvent plus en être émues; vous en +riez comme si elles vous étaient étrangères: votre impudence les +absorbe, votre vanité s'oppose à ce que vous puissiez jamais imaginer +que ce soit à vous qu'elles s'adressent, et vous repoussez ainsi, par +orgueil, les traits dont le censeur ingénieux a voulu corriger vos +moeurs.</p> + +<p>Le lendemain, Zamé me conduisit aux maisons d'éducation: les deux logis +qui les formaient étaient immenses, plus élevés que les autres et +divisés en un grand nombre de chambres. Nous commençâmes par le pavillon +des hommes; il y avait plus de deux mille élèves; ils y entraient à deux +ans et en sortaient toujours à quinze, pour se marier. Cette brillante +jeunesse était divisée en trois classes: on leur continuait jusqu'à six +ans les soins qu'exige ce premier âge débile de l'homme; de six à douze, +on commençait à sonder leurs dispositions; on réglait leurs occupations +sur leurs goûts, en faisant toujours précéder l'étude de l'agriculture, +la plus essentielle au genre de vie auquel ils étaient destinés. La +troisième classe était formée des enfans de douze à quinze ans: +seulement alors on leur apprenait les devoirs de l'homme en société, et +ses rapports ave les êtres dont il tient le jour; ou leur parlait de +Dieu, on leur inspirait de l'amour et de la reconnaissance pour cet être +qui les avait créés, on les prévenait qu'ils approchaient de l'âge où on +allait leur confier le sort d'une femme, ou leur faisait sentir ce +qu'ils devaient à cette chère moitié de leur existence; on leur prouvait +qu'ils ne pouvaient espérer de bonheur dans cette douce et charmante +société, qu'autant qu'ils s'efforceraient d'en répandre sur celle qui la +composait; qu'on n'avait point au monde d'amie plus sincère, de compagne +plus tendre,... d'être, en un mot, plus lié à nous qu'une épouse; qu'il +n'en était donc aucun qui méritât d'être traité avec plus de +complaisance et plus de douceur; que ce sexe, naturellement timide et +craintif, s'attache à l'époux qui l'aime et le protège, autant qu'il +haït invinciblement celui qui abuse de son autorité pour le rendre +malheureux, uniquement parce qu'il est le plus fort; que si nous avons +en main cette autorité qui captive, bien mieux partagé que nous, il a +les grâces et les attraits qui séduisent. Eh! qu'espéreriez-vous, leur +dit-on, d'un coeur ulcéré par le dépit? Quelles mains essuyeraient vos +larmes quand les chagrins vous oppresseraient? De qui recevriez-vous des +secours quand la nature vous ferait sentir tous ses maux? Privé de la +plus douce consolation que l'homme puisse avoir sur la terre, vous +n'auriez plus dans votre maison qu'une esclave effrayée de vos paroles, +intimidée de vos désirs, qu'un court instant peut-être assouplirait au +joug, et qui, dans vos bras par contrainte, n'en sortirait qu'en vous +détestant.</p> + +<p>On leur faisait ensuite exercer sûr le terrain même, leurs connaissances +d'agriculture; cela se trouvait d'ailleurs indispensable, puisque le +domaine de cette grande maison n'était cultivé, n'était entretenu que +par leurs jeunes mains.</p> + +<p>On les occupait ensuite aux évolutions militaires, et on leur permettait +par récréation, la danse, la lutte et généralement tous les jeux qui +fortifient, qui dénouent la jeunesse et qui entretiennent et sa +croissance et sa santé.</p> + +<p>Avaient-ils atteint l'âge de devenir époux, la cérémonie était aussi +simple que naturelle: le père et la mère du jeune homme le conduisaient +à la maison d'éducation des filles, et lui laissait faire, devant tout +le monde, le choix qu'il voulait; ce choix formé, s'il plaisait à la +jeune fille, il avait pendant huit jours la permission de causer +quelques heures avec sa future, devant les institutrices de la maison +des filles; là ils achevaient de se connaître, l'un et l'autre, et de +voir s'ils se conviendraient. S'il arrivait que l'un des deux voulût +rompre, l'autre était obligé d'y consentir, parce qu'il n'est point de +bonheur parfait en ce genre, s'il n'est mutuel; alors le choix se +recommençait. L'accord devenait-il unanime, ils priaient les juges de la +nation de les unir, le consentement accordé, ils levaient les mains au +Ciel, se juraient devant Dieu d'être fidèles l'un à l'autre; de s'aider, +de se secourir mutuellement dans leurs besoins, dans leurs travaux, dans +leurs maladies, et de ne jamais user de la tolérance du divorce, qu'ils +n'y fussent contraints l'un ou l'autre par d'indispensables raisons. Ces +formalités remplies, on met les jeunes gens en possession d'une maison, +ainsi que je l'ai dit, sous l'inspection, pendant deux ans, ou de leurs +parens, ou de leurs voisins, et ils sont heureux.</p> + +<p>Les directeurs du collège des hommes sont pris parmi le nombre des +célibataires, qui, se vouant et s'attachant à cette maison, comme +d'autres d'entr'eux le sont à celle du législateur, y trouvent de mème +leur nourriture et leur logement. On choisit dans cette classe les plus +capables de cette auguste fonction, observant que la plus extrême +régularité de moeurs soit la première de leurs qualités.</p> + +<p>Les femmes qui dirigent la maison des jeunes filles où nous passâmes peu +après, sont choisies parmi les épouses répudiées pour les seules causes +de vieillesse ou d'infirmités; ces deux raisons ne pouvant nuire aux +vertus nécessaires à l'emploi où on les destine.</p> + +<p>Il y avait près de trois mille filles dans la maison que nous visitâmes; +elles étaient de même divisées en trois classes d'âges, semblables à +celles des garçons. L'éducation morale est la même; on retranche +seulement de l'éducation physique des hommes, ce qui n'irait pas au sexe +délicat que l'on élève ici; on y substitue les travaux de l'aiguille, de +l'art de préparer les mets qui sont en usage chez eux, et de +l'habillement. Les femmes seules à Tamoé se mêlent de cette partie; +elles font leurs vêtemens et ceux de leurs époux; les habits de la +maison d'éducation des hommes se font dans celle des filles, les veuves +ou les répudiées font ceux des célibataires.</p> + +<p>C'est une folie d'imaginer qu'il faille plus de choses que vous n'en +voyez à l'éducation des enfans, me dit Zamé; cultivez leur goût et leurs +inclinations, ne leur apprenez sur-tout que ce qui est nécessaire, +n'ayez avec eux d'autre frein que l'honneur, d'autre aiguillon que la +gloire, d'autres peines que quelques privations, par ces sages procédés, +continua-t-il, on ménage, ces plantes délicates et précieuses tout en +les cultivant; on ne les énerve pas, on ne les accoutume pas à se blaser +aux punitions, et on n'éteint pas leur sensibilité. <i>Les poulains les +plus difficiles et les plus fougueux</i>, disait Thémistocle, <i>deviennent +les meilleurs chevaux quand un bon Ecuyer les dresse</i>. Cette jeune +semence est l'espoir et le soutien de l'État, jugez si nos soins se +tournent vers elle.</p> + +<p>Il y a dans chacune de ces maisons, poursuivit Zamé, cinquante chambres +destinées pour les vieillards, veufs, infirmes ou célibataires. Les +vieux hommes qui ne peuvent plus soigner la portion de bien que leur +confie l'état, qui ne se sont point remariés, ou qui sont devenus veufs +de leur seconde femme, ou ceux qui dans le même cas de vieillesse ne se +sont point mariés du tout, ont dans la maison d'éducation masculine un +logement assuré pour le reste de leurs jours. Ils vivent des fonds de +cette maison, et sont servis par les jeunes élèves, afin d'accoutumer +ceux-ci au respect et aux soins qu'ils doivent à la vieillesse. Le même +arrangement existe pour les femmes. Le surplus de l'un et l'autre sexe, +s'il y en a, trouve un asyle dans ma maison. Mon ami, j'aime mieux cela +qu'une salle de bal ou de concert; je jette sur ces respectables asyles +un coup-d'oeil de satisfaction, bien plus vif que si ces édifices, +ouvrage du luxe et de la magnificence, n'étaient bâtis que pour des +rendez-vous de chasse, des galeries de tableaux ou des muséums.</p> + +<p>Permettez-moi, lui dis-je, une question: je ne vois pas bien comment +vivent vos artisans, vos manufacturiers; comment se fait dans la nation +le commerce intérieur de nécessité.</p> + +<p>Rien de plus simple, me répondit le chef de ce peuple heureux, nous +.avons des ouvriers de deux espèces; ceux qui ne sont que momentanés, +tels que les architectes, les maçons, les menuisiers, etc., et ceux qui +sont toujours en activité, tels que les des manufactures, etc. Les +premiers ont des terres comme les autres citoyens, et pendant que l'État +les employe, il est chargé de faire cultiver leurs biens et de leur en +rassembler les fruits chez eux, afin que ces ouvriers se trouvent +débarrassés de tous soins lors de leurs travaux. Les mains employées à +cela, sont celles des célibataires. Ceci demande quelques +éclaircissemens.</p> + +<p>Il exista dans tous les siècles et dans tous les pays, une classe +d'hommes qui, peu propre aux douceurs de l'hymen, et redoutant ses +noeuds par des raisons ou morales ou physiques, préfèrent de vivre seuls +aux délices d'avoir une compagne; cette classe était si nombreuse à +Rome, qu'Auguste fut obligé de faire, pour l'amoindrir, une loi connue +sous le nom de <i>Popea</i>. Tamoé, moins fameuse que la république qui +subjugua l'univers, a pourtant des célibataires comme elle, mais nous +n'avons point fait de loix contr'eux. On obtient aisément ici la +permission de ne point se marier, aux conditions de servir la patrie +dans toutes les corvées publiques. Cléarque, disciple d'Aristote, nous +apprend qu'en Laconie, la punition de ces hommes impropres au mariage, +était d'être fouettés nuds par des femmes, pendant qu'ils tournaient +autour d'un autel; à quoi cela pouvait-il servir<a name="FNanchor_24_53" id="FNanchor_24_53"></a><a href="#Footnote_24_53" class="fnanchor">[24]</a>? Toujours occupé de +retrancher ce qui me semble inutile, et de le remplacer par des choses +dont il peut résulter quelque bien, je n'impose aux célibataires d'autre +peine que d'aider l'État de leurs bras, puisqu'ils ne le peuvent en lui +donnant des sujets. On leur fournit une maison et un petit bien dans un +quartier qui leur est affecté, et là ils vivent comme ils l'entendent, +seulement obligés à cultiver les terres de ceux que l'État employe, ils +le savent, ils s'y soumettent et ne croyent pas payer trop cher ainsi la +liberté qu'ils désirent. Vous savez que ce sont également eux qui +entretiennent mes domaines, qui soulagent les vieillards, les infirmes, +qui président aux écoles, et qui sont de même chargés de l'entretien, de +la réparation des chemins, des plantations publiques, et généralement de +tous les ouvrages pénibles, indispensables dans une nation, et voilà +comme je tâche de profiter des défauts ou des vices pour les rendre le +plus utile possible au reste des citoyens. J'ai cru que tel était le but +de tout législateur, et j'y vise autant que je peux.</p> + +<p>A l'égard des ouvriers employés aux manufactures, et dont les mains +toujours agissantes, ne peuvent, dans aucun cas, cultiver des terres, +ils sont nourris du produit de leurs oeuvres; celui qui veut l'étoffe +d'un vêtement, porte la matière recueillie dans son bien au +manufacturier, qui l'employe, le rend au propriétaire et en reçoit en +retour une certaine quantité de fruits ou de légumes, prescrite et plus +que suffisante à sa nourriture.</p> + +<p>Il me restait à acquérir quelques notions sur la manière dont les procès +s'arrangeaient entre citoyens. Quelques précautions qu'on eût prises +pour les empêcher de naître, il était difficile qu'il n'y en eût pas +toujours quelques-uns.</p> + +<p>Tous les délits, me dit Zamé, se réduisent ici à trois ou quatre, dont +le principal est le défaut de soins dans l'administration des biens +confiés. La peine, je vous l'ai dit, est d'être placé dans un moins +grand et d'une culture infiniment plus difficile. Je vous ai prouvé que +la constitution de l'État anéantissait absolument le vol, le viol et +l'inceste. Nous n'entendons jamais parler de ces horreurs; elles sont +inconnues pour nous. L'adultère est très-rare dans notre pays: je vous +ai dit mes moyens pour le réprimer; vous avez vu l'effet de l'un d'eux. +Nous avons détruit la pédérastie à force de la ridiculiser: si la honte +dont on couvre ceux qui peuvent s'y livrer encore, ne les ramène pas, on +les rend utiles; on les employe; sur eux seuls retombe tout le faix du +plus rude travail des célibataires; cela les démasque et les corrige +sans les enfermer ou les faire rôtir: ce qui est absurde et barbare, et +ce qui n'en a jamais corrigé un seul.</p> + +<p>Les autres discussions qui peuvent s'élever parmi les citoyens n'ont +donc plus d'autres causes que l'humeur qui peut naître dans les ménages, +et la permission du divorce diminue beaucoup ces motifs: dès qu'il est +prouvé qu'on ne peut plus vivre ensemble, on se sépare. Chacun est sûr +de trouver encore hors de sa maison une subsistance assurée, un autre +hymen s'il le désire, moyennant tout se passe à l'amiable; tout cela +pourtant n'empêche pas de légères discussions; il y en a. Huit +vieillards m'assistent régulièrement dans la fonction de les examiner; +ils s'assemblent chez moi trois fois la semaine: nous voyons les +affaires courantes, nous les décidons entre nous, et l'arrêt se prononce +au nom de l'État. Si on en appelle, nous revoyons deux fois; à la +troisième, on n'en revient plus, et l'État vous oblige à passer +condamnation; car l'État est tout ici; c'est l'État qui nourrit le +citoyen, qui élève ses enfans, qui le soigne, qui le juge, qui le +condamne, et je ne suis, de cet État, que le premier citoyen.</p> + +<p>Nous n'admettons la peine de mort dans aucun cas. Je vous ai dit comme +était traité le meurtre, seul crime qui pourrait être jugé digne de la +mériter. Le coupable est abandonné à la justice du Ciel; lui seul en +dispose à son gré. Il n'y en a encore eu que deux exemples sous la +législature de mon père et la mienne. Cette nation, naturellement douce, +n'aime pas à répandre le sang.</p> + +<p>Notre entretien nous ayant mené à l'heure du dîné, nous revînmes.—Votre +navire est prêt, me dit Zamé au sortir du repas; ses réparations sont +faites, et je l'ai fait approvisionner de tous les rafraîchissemens que +peut fournir notre isle; mais mon ami, poursuivit le philosophe, je vous +ai demandé quinze jours; n'en voilà que cinq d'écoulés, j'exige de vous +de prendre, pendant les dix qui nous restent, une connaissance plus +exacte de notre isle; je voudrais que mon âge et mes affaires me +permissent de vous accompagner.... Mon fils me remplacera; il vous +expliquera mes opérations, il vous rendra compte de tout, comme +moi-même.</p> + +<p>Homme généreux, répondis-je, de toutes les obligations que je vous ai, +la plus grande sans doute est la permission que vous voulez bien +m'accorder; il m'est si doux de multiplier les occasions de vous +admirer, que je regarde, comme une jouissance, chacune de celles qu'il +vous plaît de m'offrir.—Zamé m'embrassa avec tendresse....</p> + +<p>L'humanité perce à travers les plus brillantes vertus; l'homme qui a +bien fait veut être loué, et peut-être ferait-il moins bien, s'il +n'était pas certain de l'éloge.</p> + +<p>Nous partîmes le lendemain de bonne-heure, Oraï, son frère, un de mes +officiers et moi. Cette isle délicieuse est agréablement coupée par des +canaux dont les rives sont ombragées de palmiers et de cocotiers, et +l'on se rend, comme en Hollande, d'une ville a l'autre, dans des +pirogues charmantes qui font environ deux lieues à l'heure; il y a de +ces pirogues publiques qui appartiennent à l'État: celles-la sont +conduites par les célibataires; d'autres sont aux familles, elles les +conduisent elles-mêmes; il ne faut qu'une personne pour les gouverner. +Ce fut ainsi que nous parcourûmes les autres villes de Tamoé, toutes, à +fort-peu de choses près, aussi grandes et aussi peuplées que la +capitale, construites toutes dans le même goût, et ayant toutes une +place publique au centre, qui, au lieu de contenir, comme dans la +capitale, le palais du législateur et les greniers, sont ornées de deux +maisons d'éducation. Les magasins sont situés vers les extrémités de la +ville, et simétrisent avec un autre grand édifice servant de retraite à +ce surplus des vieillards que Zamé, dans sa ville, loge à côté de sa +maison. Les autres sont, comme,dans la capitale, établis dans l'es +chambres hautes des maisons des enfans, où ils ont, dans chaque, trente +ou quarante logemens. Les célibataires et les répudiés de l'un et de +l'autre sexe occupent par-tout, comme dans la capitale, un quartier aux +environs duquel se trouvent leurs petites possessions séparées, qui +suffisent à leur entretien, et ils sont également reçus dans les asyles +destinés aux vieillards, quand ils deviennent hors d'état de cultiver la +terre.</p> + +<p>Par-tout enfin je vis un peuple laborieux, agriculteur, doux, sobre, +sain et hospitalier; par-tout je vis des possessions riches et fécondes, +nulle part l'image de la paresse ou de la misère, et par-tout la plus +douce influence d'un gouvernement sage et tempéré.</p> + +<p>Il n'y a ni bourg, ni hameau, ni maison séparée dans l'isle; Zamé a +voulu que toutes les possessions d'une province fussent réunies dans une +même enceinte, afin que l'oeil vigilant du commandant de la ville pût +s'étendre avec moins de peine sur tous les sujets de la contrée. Le +commandant est un vieillard qui répond de sa ville. Dans toutes est un +officier semblable, représentant le chef, et ayant pour assesseurs deux +autres vieillards comme lui, dont un toujours choisi parmi les +célibataires, l'intention du gouvernement n'étant point qu'on regarde +cette castre comme inférieure, mais seulement comme une classe de gens +qui,ne pouvant être utile à la société d'une façon, la sert de son mieux +d'une autre. Ils font corps dans l'État, me disait Oraï; ils en sont +membres comme les autres, et mon père veut qu'ils aient part à +l'administration.... Mais, dis-je à ce jeune homme, si le célibataire +n'est dans cette classe que par des causes vicieuses?—Si ces vices sont +publics, me répondit Oraï (car nous ne sévissons jamais que contre +ceux-là); s'ils sont éclatans, sans doute le sujet coupable n'est point +choisi pour régir la ville; mais s'il n'est célibataire que par des +causes légitimes, il n'est point exclus de l'administration, ni de la +direction des écoles, où vous avez vu que les place mon père. Ces +commandans de ville, qui changent tous les ans, décident les affaires +légères, et renvoyent les autres au chef auquel ils écrivent tous les +jours. Ainsi que dans la capitale, la police la plus exacte règne dans +toutes ces villes, sans qu'il soit besoin, pour la maintenir, d'une +foule de scélérats, cent fois plus infectés que ceux qu'ils répriment, +et qui, pour arrêter l'effet du vice, en multiplient la contagion<a name="FNanchor_25_54" id="FNanchor_25_54"></a><a href="#Footnote_25_54" class="fnanchor">[25]</a>. +Les habitans, toujours occupés, toujours obligés de l'être pour vivre, +ne se livrent à aucuns des désordres où le luxe et la fainéantise les +plongent dans nos villes d'Europe; ils se couchent de bonne-heure, afin +d'être le lendemain au point du jour à la culture de leurs possessions. +La saison n'exige-t-elle d'eux aucun de leurs soins agriculteurs, +d'innocens plaisirs les retiennent alors auprès de leurs foyers. Ils se +réunissent quelques ménages ensemble; ils dansent, ils font un peu de +musique, ils causent de leurs affaires, s'entretiennent de leurs +possessions y chérissent et respectent la vertu, s'excitent au culte +qu'ils lui doivent, glorifient l'Éternel, bénissent leur gouvernement, +et sont heureux.</p> + +<p>Leur spectacle les amuse aussi pendant le tems des pluies; il y a, +par-tout, comme dans la capitale, un endroit ménagé au-dessous des +magasins, où ils se livrent à ce plaisir. Des vieillards composent les +drames avec l'attention d'en rendre toujours la leçon utile au peuple, +et rarement ils quittent la salle sans se sentir plus honnêtes-gens.</p> + +<p>Rien en un mot ne me rappela l'âge d'or comme les moeurs douces et pures +de ce bon peuple. Chacune de leurs maisons charmantes me parut le temple +d'Astrée. Mes éloges, à mon retour, furent lé fruit de l'enthousiasme +que venait de m'inspirer ce délicieux voyage, et j'assurai Zamé que, +sans l'ardente passion dont j'étais dévoré, je lui demanderais, pour +toute grâce, de finir mes jours près de lui.</p> + +<p>Ce fut alors qu'il me demanda le sujet de mon trouble et de mes voyages; +je lui racontai mon histoire, le conjurant de m'aider de ses conseils, +et l'assurant que je ne voulais régler que sur eux le reste de ma +destinée. Cet honnête homme plaignit mon Infortune; il y mit l'intérêt +d'un père, il me fit d'excellentes leçons sur les écarts où m'entraînait +la passion dont je n'étais plus maître, et finit par exiger de moi de +retourner en France.</p> + +<p>Vos recherches sont pénibles et infructueuses, me dit-il, on a pu vous +tromper dans les renseignemens que l'on vous a donnés, il est même +vraisemblable qu'on l'a fait; mais ces renseignemens fussent-ils vrais, +quelle apparence de trouver une seule personne parmi cent millions +d'êtres où vous projetez de la chercher? Vous y perdrez votre +fortune,... votre santé, et vous ne réussirez point. Léonore, moins +légère que vous, aura fait un calcul plus simple; elle aura senti que le +point de réunion le plus naturel devait être dans votre patrie: soyez +certain qu'elle y sera retournée, et que ce n'est qu'en France où vous +devez espérer de la revoir un jour.</p> + +<p>Je me soumis.... Je me jetai aux pieds de cet homme divin, et lui jurai +de suivre ses conseils. Viens, me dit-il en me serrant entre ses bras et +me relevant avec tendresse; viens, mon fils; avant de nous quitter, je +veux te procurer un dernier amusément; suis moi.</p> + +<p>C'était le spectacle d'un combat naval que Zamé voulait me donner. La +belle Zilia, magnifiquement vêtue, était assise sur une espèce de trône +placé sur la crête d'un rocher au milieu de la mer; elle était entourée +de plusieurs femmes qui lui formaient un cortège; cent pirogues, chacune +équipée de quatre rameurs, la défendaient, et cent autres de même force +étaient disposées vis-à-vis pour l'enlever: Oraï commandait l'attaque, +et son frère la défense. Toutes les barques fendent les flots au même +signal, elles se mêlent, elles s'attaquent, elles se repoussent avec +autant de grâces que de courage et de légèreté; plusieurs rameurs sont +culbutés, quelques pirogues sont renversées, les défenseurs cèdent +enfin, Oraï triomphe; il s'élance sur la pointe du rocher avec la +rapidité de l'éclair, saisit sa charmante épouse, l'enlève, se précipite +avec elle dans une pirogue, et revient au port, escorté de tous les +combattans, au bruit de leurs éloges et de leurs cris de joie. Il y a +dix jours qu'il n'a vu sa femme, me dit le bon Zamé; j'aiguillonne les +plaisirs de la réunion par cette petite fête.... Demain, je suis +grand-père.... Eh quoi? dis-je.... Non, me répondit le bon vieillard, les +larmes aux yeux.... Vous voyez comme elle est jolie, et cependant son +indifférence est extrême.... Il ne voulait pas se marier.—Et vous +espérez?—Oui, reprit vivement Zamé, j'emploie le procédé de Lycurgue; +on irrite par des difficultés, on aide à la nature, on la contraint à +inspirer des désirs qui ne seraient jamais nés sans cela. La politique +est certaine; vous avez vu comme il y allait avec ardeur: il ne l'aurait +pas vue de deux mois s'il n'avait pas réussi, et si cette première +victoire ne mène pas à l'autre, je lui rendrai si pénibles les moyens de +la voir, j'enflammerai si bien ses désirs par des combats et des +résistances perpétuelles, qu'il en deviendra amoureux malgré lui.—Mais, +Zamé, un autre peut-être....—Non, si cela était, crois-tu que je ne la +lui eusse pas donnée? Dégoût invincible pour le mariage,... peut-être +d'autres fantaisies.... Ne connais-tu donc pas la nature? Ignores-tu ses +caprices et ses inconséquences? Mais il en reviendra: ce qui s'y +opposait est déjà vaincu; il ne s'agit plus que d'améliorer la direction +des penchans, et mes moyens me répondent du succès. Et voilà comme ce +philosophe, dans sa nation, comme dans sa famille, ne travaillant jamais +que sur l'âme, parvenait à épurer ses concitoyens, à faire tourner leurs +défauts même au profit de la société, et à leur inspirer, malgré eux, le +goût des choses honnêtes, quelles que pussent être leurs dispositions +... ou plutôt, voilà comme il faisait naître le bien du sein même du +mal, et comment peu-à-peu, et sans user de punitions, il faisait +triompher la vertu, en n'employant jamais que les ressorts de la gloire +et de la sensibilité.</p> + +<p>Il faut nous séparer, mon ami, me dit le lendemain Zamé, en +m'accompagnant vers mon vaisseau.... Je te le dis, pour que tu ne me +l'apprennes pas.—O vénérable vieillard, quel instant affreux!... Après +les sentimens que vous faites naître, il est bien difficile d'en +soutenir l'idée.—Tu te souviendras de moi, me dit cet honnête homme en +me pressant sur son sein;... tu te rappelleras quelquefois que tu +possèdes un ami au bout de la terre ... tu te diras: j'ai vu un peuple +doux, sensible, <i>vertueux sans loix, pieux sans religion</i>; il est dirigé +par un homme qui m'aime, et j'y trouverai un asyle dans tous les tems de +ma vie.... J'embrassai ce respectable ami; il me devenait impossible de +m'arracher de ses bras.... Ecoute, me dit Zamé avec l'émotion de +l'enthousiasme, tu es sans doute le dernier français que je verrai de ma +vie.... Sainville, je voudrois tenir encore à cette nation qui m'a donné +le jour.... O mon ami! écoute un secret que je n'ai voulu dévoiler qu'à +l'époque de notre séparation: l'étude profonde que j'ai faite de tous +les gouvernemens de la terre, et particulièrement de celui sous lequel +tu vis, m'a presque donné l'art de la prophétie. En examinant bien un +peuple, en suivant avec soin son histoire, depuis qu'il joue un rôle sur +la surface du globe, on peut facilement prévoir ce qu'il deviendra. O +Sainville, une grande révolution se prépare dans ta patrie; les crimes +de vos souverains, leurs cruelles exactions, leurs débauches et leur +ineptie ont lassé la France; elle est excédée du despotisme, elle est à +la veille d'en briser les fers. Redevenue libre, cette fière partie de +l'Europe honorera de son alliance tous les peuples qui se gouverneront +comme elle.... Mon ami, l'histoire de la dynastie des rois de Tamoé ne +sera pas longue.... Mon fils ne me succédera jamais; il ne faut point de +rois à cette nation-ci: les perpétuer dans son sein serait lui préparer +des chaînes; elle a eu besoin d'un législateur, mes devoirs sont +remplis. A ma mort, les habitans de cette isle heureuse jouiront des +douceurs d'un gouvernement libre et républicain. Je les y prépare; ce +que leur destinaient les vertus d'un père que j'ai lâché d'imiter, les +crimes, les atrocités de vos souverains le destinent de même à la +France. Rendus égaux, et rendus tous deux libres, quoique par des moyens +différens, les peuples de ta patrie et ceux de la mienne se +ressembleront; je le demande alors, mon ami, ta médiation près des +Français pour l'alliance que je désire.... Me promets-tu d'accomplir mes +voeux....—O respectable ami, je vous le jure, répondis-je en larmes; ces +deux nations sont dignes l'une de l'autre, d'éternels liens doivent les +unir.... Je meurs content, s'écria Zamé, et cet heureux espoir va me +faire descendre en paix dans la tombe. Viens, mon fils, viens, +continua-t-il en m'entraînant dans la chambre du vaisseau;... viens, +nous nous ferons là nos derniers adieux.... Oh Ciel! qu'aperçois-je, +dis-je en voyant la table couverte de lingots d'or.... Zamé, que +voulez-vous faire?... Votre ami n'a besoin que de votre tendresse; il +n'aspire qu'à s'en rendre digne.—Peux-tu m'empêcher de t'offrir de la +terre de Tamoé, me répondit ce mortel tant fait pour être chéri? C'est +pour que tu te souviennes de ses productions.—O grand homme!... et +j'arrosais ses genoux de mes larmes,... et je me précipitais à ses +pieds, en le conjurant de reprendre son or, et de ne me laisser que son +coeur.—Tu garderas l'un et l'autre, reprit Zamé en jetant ses bras +autour de mon cou; tu l'aurais fait à ma place.... Il faut que je te +quitte.... Mon âme se brise comme la tienne. Mon ami, il n'est pas +vraisemblable que nous nous voyions jamais, mais il est sûr que nous +nous aimerons toujours. Adieu.... En prononçant ces dernières paroles, +Zamé s'élance, il disparaît, donne lui-même le signal du départ, et me +laisse, inondé de mes larmes, absorbé de tous les sentimens d'une âme à +la fois oppressée par la douleur et saisie de la plus profonde +admiration<a name="FNanchor_26_55" id="FNanchor_26_55"></a><a href="#Footnote_26_55" class="fnanchor">[26]</a>.</p> + +<p>Mon dessein étant de suivre le conseil de Zamé, nous réprimes la voûte +que nous venions de faire, le vent servait mes intentions, et nous +perdîmes bientôt Tamoé de vue.</p> + +<p>Ma délicatesse souffrait de l'obligation d'emporter, comme malgré moi, +de si puissans effets de la libéralité d'un ami. Quand je réfléchis +pourtant que ce métal, si précieux pour nous, était nul aux yeux de ce +peuple sage, je crus pouvoir apaiser mes regrets et ne plus m'occuper +que des sentimens de reconnaissance que m'inspirait un bienfaiteur dont +le souvenir ne s'éloignera jamais de ma pensée.</p> + +<p>Notre voyage fut heureux, et nous revîmes Le Cap en assez peu de temps.</p> + +<p>Je demandai à mes officiers, dès que nous l'aperçûmes, s'ils voulaient y +prendre terre, ou s'ils aimaient autant me conduire tout de suite en +France. Quoique le vaisseau fût à moi, je crus leur devoir cette +politesse. Désirant tous de revoir leur patrie, ils préférèrent de me +débarquer sur la côte de Bretagne, pour repasser de-là en Hollande, +moyennant qu'une fois à Nantes, je leur laisserais le bâtiment pour +retourner chez eux, où ils le vendraient à mon compte. Nous convînmes de +tout de part et d'autre, et nous continuâmes de voguer; mais ma santé ne +me permit pas de remplir la totalité du projet. A la hauteur du +Cap-Vert, je me sentis dévoré d'une fièvre ardente, accompagnée de +grands maux de coeur et d'estomac, qui me réduisirent bientôt à ne +pouvoir plus sortir de mon lit. Cet accident me contraignît de relâcher +à Cadix, où totalement dégoûté de la mer, je pris la résolution de +regagner la France par terre, sitôt que je serois rétabli. Me voyant une +fortune assez considérable pour pouvoir me passer de la faible somme que +je pourrais retirer de mon navire, j'en fis présent à mes officiers; ils +me comblèrent de remerciemens. Je n'avais eu qu'à me louer d'eux, ils +devaient être contens de ma conduite à leur égard. Rien donc de ce qui +détruit l'union entre les hommes ne s'étant élevé entre nous, il était +tout simple que nous nous quittassions avec toutes les marques +réciproques de la plus parfaite estime.</p> + +<p>L'état dans lequel j'étais me retint huit à dix jours à Cadix; mais cet +air ne me convenant point, je dirigeai mes pas vers Madrid, avec le +projet d'y séjourner le temps nécessaire à reprendre totalement mes +forces. Je me logeai, en arrivant, à l'hôtel <i>Saint Sébastien</i>, dans la +rue de ce nom, chez des Milanais dont on m'avait vanté les soins envers +les étrangers. J'y trouvai à la vérité une partie de ces soins, mais +qu'ils devaient me coûter cher!</p> + +<p>Hors d'état de vaquer à rien par moi-même, je priai l'hôte de me +chercher deux domestiques; Français s'il était possible, et les plus +honnêtes que faire se pourrait. Il m'amena, l'instant d'après, deux +grands drôles bien tournés, dont l'un se dit de Paris et l'autre de +Rouen, passés l'un et l'autre en Espagne avec des maîtres qui les +avaient renvoyés, parce qu'ils avaient refusé de s'embarquer pour aller +avec eux au Mexique, dont ils ne devaient pas revenir de long-tems, et +dans ces tristes circonstances pour eux, ajoutaient-ils; ils cherchaient +avec empressement quelqu'un qui voulût les ramener dans leur patrie. Me +devenant impossible de prendre de plus grandes informations, je les +crus, et les arrêtai sur-le-champ, bien résolu néanmoins à ne leur +donner aucune confiance. Ils me servirent assez bien l'un et l'autre +pendant ma convalescence, c'est-à-dire, environ quinze jours, au bout +desquels mes forces revenant peu à peu, je commençai à m'occuper des +petits détails de ma fortune. Mes yeux se tournèrent sur cette caisse de +lingots, fruits précieux de l'amitié de Zamé, et s'inondèrent des larmes +de ma reconnaissance, en examinant ces trésors. Comme ces lingots me +parurent purs, entièrement dégagés des parties terreuses et fondus en +barre, j'imaginai qu'ils ne pouvaient être le résultat d'une fouille +faite pendant ma course dans l'intérieur des terres, mais bien plutôt le +reste des trésors qui avaient servi à Zamé dans ses vingt années de +voyage. Je n'avais point encore vidé la cassette; je le fis pour compter +les lingots.... J'allais les estimer, lorsque je trouvai un papier au +fond, où l'évaluation était faite, et qui m'apprit que j'en avais pour +sept millions cinq cent soixante-dix mille livres, argent de France.... +Juste Ciel, m'écriai-je, me voilà le plus riche particulier de l'Europe! +O mon père! Je pourrai donc adoucir votre vieillesse! Je pourrai réparer +le tort que je vous ai fait; je vous rendrai heureux, et je le serai de +votre bonheur! Et toi! unique objet de mes voeux, ô Léonore! si le Ciel +me permet de te retrouver un jour, voilà de quoi enrichir le faible don +de ma main, de quoi satisfaire à tous tes désirs, de quoi me procurer le +charme de les prévenir tous; mais que les calculs de l'homme sont +incertains, quand il ne les soumet pas aux caprices du sort! O Léonore! +Léonore, dit Sainville en s'interrompant et se jetant en pleurs sur le +sein de sa chère femme, j'avais ce qu'il fallait pour ta fortune, tout +ce qui pouvait te dédommager de tes souffrances, et je n'ai plus à +t'offrir que mon coeur. Ciel, dit Madame de Blamont, cette grande +richesse?...—Elle est perdue pour moi, Madame; différence essentielle +entre les sentimens du coeur et les biens du hasard; ceux-ci se sont +évanouis, et la tendresse, que je dois à celui de qui je les tenais, ne +s'effacera jamais de mon âme; mais reprenons le fil des évènemens.</p> + +<p>Quoiqu'il me restât encore près de vingt-cinq mille livres, dont moitié +en or, heureusement cousus dans une ceinture qui ne me quitta jamais, +j'eus la fantaisie de me faire échanger un de mes lingots en quadruples +d'Espagne<a name="FNanchor_27_56" id="FNanchor_27_56"></a><a href="#Footnote_27_56" class="fnanchor">[27]</a>; je me fis conduire à cet effet chez un directeur de la +monnaie que m'avait indiqué mon hôte. Je lui présente mon or, il +l'examine, et découvre bientôt qu'il n'est pas du Pérou. Sa curiosité +s'en éveille; ses questions deviennent aussi nombreuses que pressantes; +et sans qu'il me soit possible d'être maître de moi, un frémissement +universel me saisit. Je vois que je viens de faire une sottise; et +l'embarras, que ce mouvement imprime sur ma physionomie, redouble +aussitôt la curiosité de mon homme; il prend un air sévère, et +renouvelle ses questions du ton de l'insolence et de l'effronterie.... Ma +figure se remet pourtant, elle reprend le calme que doit lui prêter +celui de mon coeur, et je réponds sans me troubler, que je rapporte cet +or d'Afrique; que je l'ai eu par des échanges avec les colonies +portugaises. Ici mon questionneur m'examinant de plus prés encore, +m'assure que les Portugais n'emploient en Afrique que de l'or du nouveau +monde, et que celui que je lui présente n'en est sûrement pas. Pour le +coup, la patience m'échappe: je déclare net que je suis las des +interrogations, que le métal que je lui offre est bon ou mauvais, que +s'il est bon, il ait à me l'échanger sans difficulté; que s'il le croit +mauvais, il en fasse à l'instant l'épreuve devant moi; ce dernier parti +fut celui qu'il prît, et l'expérience n'ayant que mieux confirmé la +pureté au métal, il lui devînt impossible de ne me point satisfaire; il +le fit avec un peu d'humeur, et en me demandant si j'avais beaucoup de +lingots à changer ainsi: non, répondis-je sèchement, voilà tout; et +faisant prendre mes sacs à mes gens, je regagnai mon hôtellerie, où je +passai la journée, non sans un peu d'inquiétude sur la quantité des +questions de ce directeur.</p> + +<p>Je me couchai.... Mais quel épouvantable réveil! Il n'y avait pas deux +heures que j'étais endormi, lorsque ma porte, s'ouvrant avec fracas, me +fait voir ma chambre remplie d'une trentaine de crispins<a name="FNanchor_28_57" id="FNanchor_28_57"></a><a href="#Footnote_28_57" class="fnanchor">[28]</a>, tous +familiers ou valets de l'inquisition<a name="FNanchor_29_58" id="FNanchor_29_58"></a><a href="#Footnote_29_58" class="fnanchor">[29]</a>. Avec la permission de <i>votre +excellence</i>, me dit un de ces illustres scélérats, vous plairait-il de +vous lever, et de venir à l'instant parler au très-révérend père +inquisiteur qui vous attend dans son appartement.... Je voulus, pour +réponse, me jeter sur mon épée; mais on ne m'en laissa pas le tems.... On +ne me lia point; c'est un des privilèges particuliers à ce tribunal, de +n'employer, pour saisir leurs prisonniers, que la seule force du nombre, +et jamais celle des liens; on ne me lia donc point; mais je fus +tellement environné, tellement serré par-tout, qu'il me devint +impossible de faire aucun mouvement; il fallut obéir: nous descendîmes; +une voiture m'attendait au coin de la rue, et je fus transporté ainsi au +milieu de ce tas de coquins dans le palais de l'inquisition: là, nous +fûmes reçus par le secrétaire du saint-office, qui, sans dire une seule +parole, me remit à l'alcaïde et à deux gardes, qui me conduisirent dans +un cachot fermé de trois portes de fer, d'une obscurité et d'une +humidité d'autant plus grandes, que jamais encore le soleil n'y avait +pénétré. Ce fut là qu'on me déposa sans me dire un mot, et sans qu'il me +fût permis, ni de parler, ni de me plaindre, ni de donner aucun ordre +chez moi.</p> + +<p>Anéanti, absorbé dans les plus douloureuses réflexions, vous imaginez +facilement quelle fut la nuit que je passai: hélas! Me disais-je, j'ai +parcouru le monde entier; je me suis trouvé au milieu d'un peuple +d'antropophages; il a daigné respecter et ma vie et ma liberté; mon +étoile me porte au sein des mers les plus reculées, j'y trouve une +fortune immense et des amis.... J'arrive en Europe ... je touche à ma +patrie ... c'est pour n'y rencontrer que des persécuteurs! Et comme si +j'eusse pris plaisir à accroître l'horreur de mon sort, je ne me +repaissais a chaque instant que de ces fatales idées, lorsqu'au bout +d'une semaine de mon séjour dans cet horrible lieu, l'alcaïde parut +escorté de ses deux mêmes gardes, et m'ayant ordonné de découvrir ma +tête, il me conduisit ainsi à la salle d'audience. On me fit signe de +m'asseoir; un siége étroit et dur se présentait â moi au bout d'une +table auprès de laquelle étaient deux moines, dont l'un devait +m'interroger, et l'autre écrire mes réponses; je me plaçai. En face +était l'image de ce Dieu bon, de ce rédempteur de l'univers, exposé dans +un lieu où l'on ne travaille qu'à perdre ceux qu'il est venu racheter. +J'avais sous mes yeux un juge équitable, et des hommes méchans; le +symbole de la douceur et de la vertu à côté de celui des crimes et de la +férocité; <i>j'étais devant un Dieu de paix et des hommes de sang</i>, et +c'était au nom du premier, que les seconds osaient me sacrifier à leur +infâme cupidité.</p> + + +<div class="figcenter" style="width: 425px;"> +<img src="images/sade-t2-4.jpg" width="425" height="768" +alt="Illustration: J'étais devant un dieu de paix et des Hommes méchans." /> +</div> + +<p>On m'interrogea d'abord sur mon nom, sur ma Patrie et sur ma profession; +ayant satisfait à ces premières demandes, on exigea de moi des +éclaircissemens sur les motifs de mes voyages.... Je ne les cachai point; +lorsque je dis que je quittais une isle, où j'avais trouvé le plus grand +des hommes pour législateur ... on me demanda s'il était chrétien? Il +est bien plus, dis-je avec enthousiasme; il est juste, il est bon, il +est libéral, il est hospitalier, et n'enferme pas les infortunés que le +hasard jette sur ses côtes; cette réponse, traitée d'impie, fut aussitôt +inscrite comme blasphématoire. L'inquisiteur me demanda si j'avais +baptisé ce payen?—Pourquoi faire, répondis-je outré? Si le Ciel est +destiné pour la vertu, il y sera plutôt placé que ceux qui, soumis à ces +vains usages, n'en reçoivent que la caractère du crime et de +l'atrocité.—Autre blasphème! le moine, me montrant le crucifix, me +demanda si je songeais que mon Sauveur était là?—Oui, lui dis-je, et si +quelque chose le révolte ici, croyez que c'est bien plutôt la conduite +du tyran qui impose les fers, que celle de l'esclave qui les reçois. Le +Dieu que vous m'offrez a été malheureux comme moi,... et comme moi, +victime de la calomnie et de la scélératesse des hommes, il doit me +plaindre et vous condamner. Sur cette réponse, l'inquisiteur, palpitant +de rage, dit au greffier d'écrire que j'étais <i>athée</i>.—Vous écrivez un +mensonge, m'écriai-je; j'affirme que je crois à un Dieu, que je le +crains, que je l'adore, et que je ne hais que ceux qui abusent de son +nom, pour accabler l'innocence. Le greffier arrêté par cette réponse, +fixa inquisiteur....</p> + +<p>Écrivez, dit celui-ci, qu'il invective les officiers du tribunal.... Que +votre éminence réfléchisse, dit le greffier en espagnol, croyant que je +ne l'entendais pas.... Écrivez donc, que c'est un calomniateur, dit le +moine toujours furieux.—Je croyais, dis-je alors à ce juge atroce, +qu'il s'agissait moins de constater ce qui se passe ainsi à huis-clos, +que de m'interroger sur les faits qu'on me suppose, et de me confronter +aux témoins.—Il n'y a jamais de telles confrontations dans un tribunal +dirigé par l'esprit de Dieu; où règne cet esprit sacré, les formalités +deviennent inutiles; à qui est l'or que vous changeâtes hier chez le +directeur des monnaies?—A moi.—D'où vous vient-il?—Des bontés d'un +ami qui craint Dieu, qui aime les hommes, qui leur rend service, et qui +ne les tourmente jamais.—Il y a donc des mines d'or dans son +isle?—Non, dis-je affirmativement, (aurais-je pu me pardonner, par une +réponse contraire, d'attirer de tels ennemis au meilleur des humains.) +Non, il a reçu des lingots en paiement des différens objets d'un +commerce fait avec les Anglais.—Et il vous a fait un tel présent?—Il +ne s'en sert plus, il a renoncé à tout négoce étranger, cet or lui +devient inutile.—Inutile? Pour près de huit millions!... Et alors, je +vis que toute ma fortune était déjà dans les mains de ces scélérats....</p> + +<p>L'Inquisiteur redoubla ses questions, il y mit tout l'art qu'il put pour +me faire contredire ou couper, art profond, qui n'est possédé nulle part +comme par les ministres de ce tribunal de sang; mais je ne sortis jamais +du cercle de mes réponses, toujours elles furent les mêmes, et son +infâme talent échoua devant elles. Il voulut des détails géographiques +sur <i>Tamoé</i>, je les embrouillai tellement, qu'il lui fut impossible de +deviner dans quelle partie de la mer cette isle était située.</p> + +<p>L'interrogatoire se rompit. Je demandai mon bien, on me dit qu'il +fallait d'autres éclaircissemens avant que de savoir seulement s'il +m'appartenait; que dons le cas où il deviendrait certain que je n'en +imposais pas, il faudrait toujours défalquer de ces richesses les frais +de la procédure; que le roi aimerait un navire pour vérifier la solidité +de mes aveux; que je devais juger de la longueur et des sommes que +coûteraient ces informations, et sentir combien, d'après cela, il +devenait essentielle dire la vérité pour abréger toutes ces démarches; +je me gardai bien de tomber dans ce piège, et changeant de propos pour +ne plus même donner lieu d'y revenir une seconde fois, je me plaignis de +la chambre où l'on m'avait mis, et demandai si pour les fonds que l'on +avait à moi, on ne pouvait pas au moins me loger plus commodément. +L'alcaïde interrogé par l'inquisiteur, répondit alors qu'il n'y avait de +bonnes chambres vacantes pour le moment que dans le quartier des +femmes;... qu'on lui en donne une, dit le révérend, et vous lui ferez, +en l'y enfermant, les recommandations d'usage.</p> + +<p>Cet appartement, situé dans la cour des femmes, était infiniment +meilleur que le mien; c'est par un excès de faveur que l'on vous accorde +cette chambre, me dit celui qui m'y conduisait, songez à vous y conduire +avec toute la prudence et toute la circonspection imaginables; la plus +légère indiscrétion vous ferait remettre dans un cachot, dont vous ne +sortiriez jamais; au-dessus et à côté de cette chambre, continua +l'alcaïde, sont les juives et des Bohémiennes; le plus grand silence, si +elles vous interrogent, et gardez-vous de leur parler le premier; je +promis tout ce qu'on voulut, et les portes se fermèrent.</p> + +<p>J'avais déjà passé cinq jours dans cette nouvelle position, lorsqu'un de +mes geôliers m'invita à demander une autre audience, tel est l'usage de +ce tribunal plein de ruse et de fausseté, quand les juges veulent +interroger une seconde fois le coupable, il faut que cette audience soit +comme l'effet d'une pressante sollicitation de la part de ce malheureux, +qui, sans cela, gémirait des siècles, et sans qu'on le soulageât, et +sans qu'on l'entendit; je demandai donc à revoir mes juges ... je +l'obtins.</p> + +<p>L'inquisiteur me demanda ce que je voulais.—Mon bien et ma liberté, +répondis-je.—Avez-vous réfléchi, me dit-il en éludant ma réponse, sur +l'extrême importance dont il est pour vous de donner les lumières qu'on +désire.—J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi, satisfaites de même +à ce que j'attens de vous.—Tout est enfermé maintenant dans les coffres +du saint office, et rien n'en peut plus sortir qu'au retour du vaisseau +d'information que sa majesté va faire partir; pressez-vous donc de +donner les éclaircissemens qu'on vous demande, votre liberté tient à +leur promptitude, vos jours à leur sincérité.—Mais, dès qu'on vit que +mes réponses étaient toujours les mêmes, on me dit alors avec humeur, +que quand on n'avait rien à dire, il ne fallait pas faire demander des +audiences, que le tribunal accablé d'affaires, ne pouvait pas être +journellement importuné pour de telles minuties; que j'eusse à retourner +dans ma prison, et à ne pas demander d'en sortir, si je n'étais pas +décidé à plus de vérité et de soumission.</p> + +<p>Je rentrai ... ce fut alors, je l'avoue, que je me sentis bien près du +désespoir.... Eh! qu'ai-je donc fait, me dis-je, en quoi puis-je mériter +une punition si sévère? J'étais né honnête et sensible, et me voilà +traité comme un scélérat!... Je possédai quelques vertus, et me voilà +confondu avec le crime!... A quoi m'ont servi les qualités de mon +coeur?... En suis-je moins devenu la victime des hommes?... Hélas! +quelque mérite de plus m'a attiré toute leur haine; avec des vices et de +la médiocrité, je n'aurais trouvé que du bonheur; il ne faut qu'être bas +et rampant pour être sûr de leur estime.... Mais si des talens vous +décorent, si la fortune vous rit, si la nature vous sert, leur orgueil +humilié ne vous préparé plus que des pièges; et la méchanceté qu'il +arme, et la calomnie qu'il envenime, toujours prêtes à vous écraser, +vous puniront bientôt d'être bon et vous feront repentir de vos vertus. +Puis revenant sur la première origine de mes erreurs, mon plus grand +crime, ajouté-je, est d'avoir aimé Léonore; à cette première faiblesse +tient la chaîne de toutes mes infortunes; sans cela, je n'aurais pas +quitté la France: que de maux ont suivi cette première faute! Que dis +je, hélas! Plus malheureuse que moi, que fait-elle isolée sur la terre? +En l'enlevant à sa famille, n'ai-je pas détruit son bonheur? En +l'arrachant à son devoir, n'ai-je pas flétri ses beaux jours? Ne lui +ai-je pas ravi, par cette coupable imprudence, toute la félicité qu'elle +avait droit d'attendre? Ce n'est donc que sur elle que mes larmes +doivent couler, ce n'est donc qu'elle que je dois plaindre; mon malheur +est mérité dès qu'il put attirer le sien.... O Léonore, Léonore! tes +revers sont mon seul ouvrage, et les étincelles de plaisir, que mon +amour fit naître en toi, ressemblaient à ces lueurs mensongères, qui, +trompant le voyageur égaré, l'engloutissent à jamais dans l'abyme!... Et +toi, mon bienfaiteur, continue-je en larmes, pourquoi t'ai-je quitté? +Pourquoi n'ai-je pas retrouvé Léonore dans ton isle, et pourquoi ce +séjour enchanteur n'est-il pas devenu notre patrie à tous les deux?... +Tribunal odieux, nation subjuguée par l'imposture et la superstition, +quels droits avez-vous sur moi! qui vous donne ceux de me retenir et de +me rendre le plus malheureux des hommes!</p> + +<p>Huit jours se passèrent encore ainsi, lorsqu'on vint me chercher pour +une troisième audience; mais on ne m'avait pas fait solliciter celle-là: +les scélérats commençaient à voir que je soupçonnais leur piège; ils +désespéraient de m'y prendre, et ne pouvant plus avoir recours qu'à +l'effroi et à la calomnie, ils espéraient, en usant de ces deux moyens, +obtenir le moi quelques aveux, qui, me rendant imaginairement coupable, +apaisassent au moins les remords qu'ils commençaient, sans doute, à +sentir, de me voler aussi impunément.</p> + +<p>Je fus reçu cette fois-ci dans ce qu'on appelle <i>le lieu des tourmens</i>; +c'est un souterrain effroyable, dans lequel on descend par un nombre +infini de marches, et tellement reculé, qu'aucun cri n'en peut être +entendu.... C'est là que, sans respect, ni pour la pudeur, ni pour +l'humanité; que, sans distinction d'âge, de condition ou de sexe, ces +infernaux vautours viennent se repaître de barbaries et d'atrocités: +c'est là que la jeune fille timide et honnête, mise nue sous les yeux de +ces monstres, pincée, brûlée, tenaillée, vit éveiller dans ces coeurs +pervers le sentiment de la luxure par l'aiguillon de la férocité; et +c'est pour y multiplier les victimes de leur exécrable infamie, qu'ils +corrompent annuellement cinquante mille âmes dans le royaume, afin +d'obtenir plus de coupables. Là tous les instrumens de la torture se +présentèrent à mes yeux effrayés, il n'y manquait que les bourreaux. Les +mêmes moines assis dans de vastes fauteuils, m'ordonnèrent de me placer +sur une escabelle de bois, posée en face d'eux.</p> + +<p>Vous voyez, me dit celui qui m'avait interrogé jusqu'alors, quels sont +les moyens dont nous allons nous servir pour obtenir de vous la +vérité.—Ces moyens sont inutiles, répondis-je avec courage; ils peuvent +effrayer le coupable, mais l'innocent les voit sans frémir: que vos +bourreaux paraissent, je saurai à-la-fois soutenir leurs tortures, vous +plaindre et me consoler.</p> + +<p>Cette fierté, hors de saison, cet entêtement à nous cacher la vérité va +peut-être vous coûter bien cher, reprit l'inquisiteur; est-il besoin de +feindre lorsque nous avons tout appris: votre hôte, vos gens +emprisonnés, comme vous, (cette circonstance était fausse) tout ce qui +vous entourait enfin, vient de déposer contre vous. On a surpris vos +opérations; on vous a vu invoquer le Diable.... En un mois, vous êtes +chymiste et sorcier, ce que nous regardons comme synonyme<a name="FNanchor_30_59" id="FNanchor_30_59"></a><a href="#Footnote_30_59" class="fnanchor">[30]</a>.</p> + +<p>Par-tout ailleurs, j'avoue que le rire eût été ma seule réponse à des +balourdises de cette espèce; on n'imagine pas le mépris qu'inspire un +juge quelconque, quand renonçant à la sage austérité de son ministère, +il en descend par libertinage ou bêtise, pour s'occuper de détails ou +déshonnêtes, ou hors de bon sens; on ne voit plus dès-lors en lui qu'un +crapuleux ou qu'un imbécile, conduit par la débauche ou l'absurdité, et +qui n'est plus digue que de la rigueur des loix et de l'indignation +publique.</p> + +<p>Quoi qu'il en fût, je me contins; mais les mouvemens de pitié que +m'inspiraient de pareils fourbes, éclatèrent si énergiquement sur mon +visage, qu'ils se regardèrent tous deux, sans trop savoir que dire, pour +appuyer leur stupide accusation. Leur adressant la parole enfin: si +j'avais, dis-je, la puissance du Diable, croyez que le premier emploi +que j'en ferais, serait assurément de me sortir de la main de ses +satellites.—Mais s'il est certain, dit l'inquisiteur en ne prenant pas +garde à ma réponse, s'il est évident que cet or est composé par vous, il +ne peut l'être que par la chymie; or, la chymie est un art diabolique +que nous regardons....—On ne fait de l'or par aucuns procédés chymiques, +dis-je en interrompant cet imbécile avec vivacité, ceux qui répandent +ces sottises sont aussi bêtes que ceux qui les croient; la seule matrice +de l'or est la terre, et on ne l'imite point: je vous ai dit d'où +venaient ces lingots; je ne les ai acquis par aucune voie qui puisse +alarmer ma conscience; vous m'arracheriez la vie, que je ne vous en +dirais pas davantage. Gardez mon or, si c'est lui qui vous tente; je +vivais avant de l'avoir, je ne mourrai pas pour l'avoir perdu; mais +rendez-moi la liberté que vous m'avez ravie sans droits, et que votre +seule cupidité vous force à m'enlever.—Vous reconnaissez donc, ajouta +ce suborneur, que cet or est le fruit de vos oeuvres?—Je reconnais +qu'il m'a été donné, qu'il m'appartient, et que vous voulez me faire +mourir pour me le voler.—On ne porta jamais l'impudence plus loin, dit +le moine en se levant furieux, et sonnant une petite clochette d'argent +qu'il avait près de lui, nous allons voir si elle se soutiendra aux +portes du tombeau. Quatre assassins masqués comme le sont les pénitens +dans nos provinces du Midi, parurent alors, et s'apprêtèrent à me +saisir; ô Dieu! m'écriai-je, pardonnez à mes bourreaux, et donnez-moi la +force d'endurer les tourmens que leur stupide rage apprête à +l'innocence.</p> + +<p>A ces mots, l'inquisiteur sonna une seconde fois, et l'alcaïde parut.... +Remettez cet homme en prison, lui dit le moine, il y finira ses jours, +puisqu'il ne veut rien avouer; qu'il entende bien que sa liberté tient à +ses aveux, et qu'il les fasse maintenant quand il voudra.</p> + +<p>Je sortis, et vous laisse à penser dans quels sentimens j'étais contre +d'infâmes coquins, dont il était clair que le vol et le meurtre étaient +les seules intentions.</p> + +<p>Mon trouble seul me soutint cette première journée; mais je tombai le +lendemain dans des réflexions sombres, dans une mélancolie, qui me +firent naître le dessein de finir mon sort.</p> + +<p>Un accès de douleur effroyable qui survint peu après, en mettant mon âme +dans une situation plus violente, la sortît de ces funestes projets.</p> + +<p>Oui, me dis-je dans l'excès de mon désespoir, un tribunal qui ne +pardonne jamais, qui corrompt la probité des citoyens, la vertu des +femmes, l'innocence des enfans; qui, comme ces tyrans de l'ancienne +Rome, ose faire un crime de la compassion et des larmes ... aux yeux +duquel le soupçon est un tort, la délation une preuve, la richesse un +délit;... qui, foulant aux pieds toutes les loix divines et humaines, +couvre son impudence, sa luxure et sa cupidité du voile hypocrite de +l'amour divin et des bonnes moeurs; qui pardonne tous les forfaits de +ceux qui le servent; qui assure l'impunité à ses satellites; qui, pour +comble d'horreur et d'impudence, condamne et flétrit des héros<a name="FNanchor_31_60" id="FNanchor_31_60"></a><a href="#Footnote_31_60" class="fnanchor">[31]</a>, +immole des ministres d'État<a name="FNanchor_32_61" id="FNanchor_32_61"></a><a href="#Footnote_32_61" class="fnanchor">[32]</a>, fait perdre à la nation ses plus +brillans domaines<a name="FNanchor_33_62" id="FNanchor_33_62"></a><a href="#Footnote_33_62" class="fnanchor">[33]</a>, dépeuple le gouvernement: un tel tribunal, +dis-je, est la preuve la plus authentique de la faiblesse de l'État qui +le souffre, le signe le plus certain du danger de la religion qui le +protège, et l'avertissement le plus sûr de la vengeance de Dieu<a name="FNanchor_34_63" id="FNanchor_34_63"></a><a href="#Footnote_34_63" class="fnanchor">[34]</a>.</p> + +<p>Malheur aux rois, ou qui le tolèreront dans leurs États, ou qui, même en +le rejetant, consentiront à souiller les tribunaux de la nation des +atroces maximes de cette assemblée de brigands; le citoyen barbare, +inepte et frénétique, qui abuserait de sa place pour introduire de +telles opinions, serait l'instrument infernal qu'emploierait la colère +céleste pour ébranler la puissance de cet empire, et si ce scélérat, +moins imaginaire qu'on ne le croira peut-être, parvenait à force de +bassesses à s'élever un instant au-dessus de l'état vil où la nature le +réduit, le ciel ne l'aurait permis que pour lui préparer la honte +d'avoir à tomber de plus haut<a name="FNanchor_35_64" id="FNanchor_35_64"></a><a href="#Footnote_35_64" class="fnanchor">[35]</a>.</p> + +<p>Ce fiel lancé, de nouvelles idées m'occupèrent: mes 25,000 liv. en or +placées dans ma ceinture, me restaient intactes; comme cette ceinture +était extrêmement serrée sur mes reins, j'étais assez heureux pour +qu'elle eût échappé à ceux qui m'avaient fouillé en entrant; cette +circonstance heureuse me fit voir que je n'étais pas tout-à-fait +abandonné de la fortune, et qu'elle me tendait encore la main pour +m'affranchir de mon malheureux sort.... L'espoir se ranima; si peu de +chose le sourient dans le coeur navré du misérable! Je ne vis plus les +murs de ma prison comme les parois de mon sépulcre; l'oeil qui me les +fit mesurer de nouveau, n'était plus dirigé que par l'idée de les +franchir; je les examinai avec exactitude ... j'en sondai l'épaisseur +... j'observai la fenêtre; moins élevée qu'elles ne le sont dans les +autres chambres, je crus qu'avec un peu de patience et du travail, il me +deviendrait peut-être possible d'échapper par-là: sa clôture, ou plutôt +ses grillages étaient doubles et très-épais, je ne m'en effrayai point; +je regardai où donnait cette fenêtre; il me parut que c'était dans une +petite cour isolée, n'ayant plus qu'un mur de vingt pieds devant elle, +qui la séparait de la rue; je résolus de me mettre à l'ouvrage dès +l'instant même; le fer d'un briquet, meuble d'usage dans ces sortes +d'endroits, me parut devoir servir au mieux mes desseins; à force de +l'ébrécher contre une pierre, j'en fis une sorte de lime, et dès le même +soir, j'avais déjà mordu un de mes barreaux de plus de trois lignes de +profondeur.... Courage, me dis-je.... O Léonore! j'embrasserai encore tes +genoux.... Non, ce n'est point ici que la mort est préparée pour moi, +elle ne peut me frapper qu'à tes pieds.... Travaillons....</p> + +<p>Afin que mes geôliers ne se doutassent de rien, j'affectai devant eux la +plus profonde douleur; je portai la ruse au point de refuser même les +alimens qui m'étaient présentés, et les contraignant ainsi à un peu de +pitié, j'éloignai tout soupçon de leur esprit. Cependant leurs +consolations furent médiocres: l'art, de répandre du baume sur les +plaies d'une âme désolée, n'est jamais connu d'êtres assez vils, pour +accepter l'emploi déshonorant de fermer des portes de prison. Quoi qu'il +en soit, je les trompai, et c'était tout ce que je désirais; leur +aveuglement m'était plus utile que leurs larmes, et j'avais bien plus +envie de fasciner leurs yeux, que d'attendrir leurs coeurs.</p> + +<p>Mon ouvrage se perfectionnait; déjà ma tête passait entièrement par les +ouvertures que j'avais pratiquées; j'avais soin de remettre les choses +en ordre le soir, pour qu'on ne s'aperçût de rien; tout répondait enfin +au gré de mes désirs, lorsqu'un jour, vers les trois heures après-midi, +j'entendis frapper au-dessus de ma tête en un endroit de la voûte qui me +parut plus faible que le comble, et qui l'était suffisamment pour +laisser pénétrer la voix.</p> + +<p>J'écoutai: on refrappa.—<i>Pouvez-vous m'entendre</i>? me dit une voix de +femme en mauvais français.—<i>Au mieux</i>, répondis-je; <i>que désirez-vous +d'un malheureux compagnon d'infortune</i>?—<i>Le plaindre et me consoler +avec lui</i>, me répondit-on; <i>je suis prisonnière et innocente comme vous: +depuis 8 jours je vous écoute, et crois deviner vos projets.—Je n'en ai +aucun</i>, répondis-je, craignant que ce ne fût ici quelque piège, et +connaissant cette ruse basse et vile qui place à côté d'un malheureux un +espion déguisé sous la même chaîne, dont le but est d'entrouvrir le +coeur de son infortuné camarade, afin d'en arracher un secret qu'il +trahit dans le même instant; artifice exécrable, prouvant bien plutôt +l'affreux désir de trouver des criminels, que l'envie honnête et +légitime de ne supposer que l'innocence<a name="FNanchor_36_65" id="FNanchor_36_65"></a><a href="#Footnote_36_65" class="fnanchor">[36]</a>. <i>Vous me trompez</i>, reprit +la compagne de mon sort, <i>je démêle au mieux vos soupçons; ils sont +déplacés vis-à-vis de moi: si nous pouvions nous voir, je vous +convaincrais de ma franchise: voulez-vous m'aider</i>, continua-t-on, +<i>perçons chacun de notre côté à cet endroit où je vous parle, nous nous +entendrons mieux, nous nous verrons, et j'ose croire qu'après un peu +plus d'entretien, nous nous convaincrons qu'il n'est rien à craindre à +nous confier l'un à l'autre</i>.</p> + +<p>Ici ma position devenait très embarrassante: j'étais découvert, cela +était évident, et dans une telle circonstance peut-être il y avait moins +de danger à accorder à cette femme ce qu'elle désirait, qu'à l'irriter +par des refus. Si elle était fausse, elle me trahissait assurément; si +elle ne l'était pas, mon impolitesse la déterminait à le devenir. +J'acceptai donc sans balancer; mais comme nous approchions de l'heure où +les geôliers faisaient leur ronde, je conseillai à ma voisine de +remettre le travail au lendemain ... elle y consentit.—Ah! dit-elle +encore en me souhaitant le bonsoir, que d'obligations nous allons vous +avoir.—Que veut dire ce <i>nous</i>, répartis-je au plus vite, n'êtes-vous +donc pas seule?—Je suis seule, me répondit-on; mais j'ai près de moi +une compagne, avec laquelle je cause très à l'aise par une ouverture que +nous avons faite, et qui va lui faciliter le moyen de se rendre dans ma +chambre, pour passer ensuite toutes les deux dans la vôtre, quand le +travail, que nous allons entreprendre vous et moi, sera fait; ce service +que j'implore, j'en conviens, c'est bien plutôt pour cette infortunée, +que pour moi: si vous la connaissiez, elle vous intéresserait +assurément; elle est jeune, innocente et belle; elle est de votre +patrie; il est impossible de la voir sans l'aimer. Ah! si la pitié ne +vous parle pas en ma faveur, qu'elle se fasse entendre au moins pour +elle!...—Quoi! celle dont vous me parlez est française, répliquai-je +avec empressement, et par quel hasard?... Mais nous n'eûmes pas le tems +d'en dire davantage, et le bruit que nous entendîmes nous força de +cesser notre entretien.</p> + +<p>Dès que j'eus soupé, je m'enfonçai dans les plus sérieuses réflexions +sur le parti à prendre dans cette circonstance. Ma délicatesse était +flattée, sans doute, d'arracher au joug des scélérats qui nous +retenaient, deux infortunées comme moi; mais, d'un autre côté, que de +risque à me charger d'elles, et comment entreprendre, avec deux femmes, +une opération si dangereuse, et dont le succès était aussi incertain: si +elle manquait, je redoublais leurs chaînes, et me précipitais avec elles +dans de plus grands malheurs, peut-être, que ceux qui nous attendaient. +Seul, tout me semblait possible; tout me paraissait échouer avec +elles ... Je ne balançai donc plus; je fermai mon coeur à toute +considération, et me déterminai à partir sur-le-champ, afin de ne plus +même entendre les regrets intérieurs que j'éprouvais à refuser aussi +cruellement mes services à ces deux malheureuses compagnes de mon sort.</p> + +<p>J'attendis minuit: visitant alors mes ouvertures, et les trouvant +suffisamment élargies pour y passer le corps, je liai un de mes draps +aux barreaux qui n'étaient point endommagés, et me laissai par leur +moyen glisser dans la cour ... nouvel embarras dès que j'y fus; je +tombais dans une espèce de gouffre dont l'obscurité était d'autant plus +affreuse, que l'enceinte en était étroite et haute; j'avais vingt pieds +de mur à franchir, sans qu'aucun moyen s'offrît à moi pour m'en +faciliter l'entreprise; alors, je me repentis vivement de ce que je +venais de faire; la mort, sous mille formes, s'offrit à moi pour +punition de mon imprudence; un regret amer de tromper aussi durement +l'espoir des deux femmes que j'abandonnais, vint achever de déchirer mon +coeur; et j'étais prêt à remonter, lorsqu'en tâtonnant dans cette cour, +une échelle vint s'offrir à moi. O ciel! me dis-je, je suis sauvé, n'en +doutons pas, la Providence me sert mieux que moi-même, elle veut +absolument m'arracher de ces lieux; suivons sa voix, et reprenons +courage: je saisis cette échelle précieuse, je l'appliquai au mur, mais +il s'en fallait bien qu'elle en atteignît le haut, à peine arrivait-elle +a la moitié; quelle nouvelle détresse!... Mon heureuse étoile ne +m'abandonna pourtant point encore; à force d'examiner, je découvre un +petit toit dans cette cour, dont l'élévation est semblable à celle de +mon échelle; je l'y applique, je monte; une fois sur ce parapet, je +rapporte l'échelle à moi, et la repose contre le mur, me voilà sur la +crête; mais en étais-je plus avancé: il fallait descendre d'aussi haut +que je m'étais élevé, et nul moyen de ce côté ne se présentait pour y +réussir; le mur étant assez large pour me permettre de marcher dessus, +j'en fis le tour, observant avec le plus grand soin tout ce qui pouvait +l'environner, et me permettre d'en descendre avec un peu plus de +facilité; enfin, j'aperçois au coin d'une petite rue aboutissant à ce +mur, un tas de fumier appuyé contre lui à la hauteur de près d'une +toise; je me précipite sans réfléchir davantage, je m'élance dans la +rue, et assez heureux pour ne m'être fait aucun mal dans toutes ces +diverses opérations, me voilà, comme vous l'imaginez bien, à faire de +mes jambes le plus prompt et le meilleur usage possible.</p> + +<p>Un fuyard de l'inquisition ne trouve de ressources nulle part en +Espagne: le royaume est rempli des satellites de ce tribunal, toujours +prêts à vous ressaisir en quelques lieux que vous puissiez être. Rien de +plus vigilans que les soins de la <i>Sainte-Hermandad</i>; c'est une chaîne +de fripons qui se donnent la main d'un bout de l'Espagne à l'autre, et +qui n'épargnent ni frais, ni tromperies, ni soins, ou pour arrêter celui +que le tribunal poursuit, ou pour lui rendre celui qui s'en échappe; je +le savais, et je sentais parfaitement, d'après cela, que le seul parti +qui me restait à prendre, était de m'éloigner à l'instant d'Espagne, et +de gagner si je pouvais, sans aucun repos, les frontières de France.</p> + +<p>Je me mis donc à fuir.... A fuir! qui, grand Dieu! quel était donc +l'objet dont je venais de tromper la confiance!... quelle était cette +fille charmante pour laquelle une tendre amie venait d'intéresser ma +pitié!... qui trahissai-je, qui fuyai-je, en un mot!... Léonore, ma +chère Léonore: c'était-elle que la fortune venait de mettre une +troisième fois dans mes mains; elle dont je refusais de briser les fers, +et que je laissais au pouvoir d'un monstre bien plus dangereux encore +que les Vénitiens et que les antropophages; elle, enfin, dont je +m'éloignais tant que mes forces pouvaient me le permettre.</p> + +<p>Oh! pour le coup, dit Madame de Blamont, c'est être aussi par trop +malheureux, et je crois qu'après ceci on ne doit plus croire aux, +pressentimens de l'amour. O Madame! continua-t-elle en embrassant cette +aimable personne, combien tout ceci redouble l'envie que nous avons tous +d'apprendre vos aventures, et de quel intérêt elles doivent être!</p> + +<p>Au moins, laissons finir celle de Mr. De Sainville, dit le comte de +Beaulé; c'est une terrible chose que d'avoir affaire à des femmes: on +s'imagine que la curiosité est leur démangeaison la plus cuisante ... +vous le voyez, Mr., on se trompe, c'est l'envie de parler.—Mais qui +nous retarde à présent, dit Aline avec gentillesse en s'adressant au +comté ... il me semble que ce n'est que vous seul.—Soit, reprit Mr. De +Beaulé; mais si vous interrompez encore une fois, ou l'une, ou l'autre, +j'emmène Sainville et Léonore à Paris, et vous prive de savoir le reste +de leur histoire. Allons, allons, dit Madame de Senneval, il faut +écouter et se taire: notre général le ferait comme il le dit; continuez, +Mr. De Sainville, continuez, je vous en supplie, car j'ai bien envie de +savoir comment vous vous réunirez à ce cher objet de tous vos soins.</p> + +<p>Hélas! Madame, reprit Sainville, il me reste peu de choses intéressantes +à vous dire entre cette dernière circonstance de mon histoire et notre +heureuse réunion; et l'impatience que je lis en vous d'écouter à présent +plutôt Léonore que moi, va me faire abréger les détails.</p> + +<p>Je marchai avec la plus grande vitesse; j'évitais les villes et les +bourgs, je couchais en rase campagne: si je rencontrais quelqu'un, je me +faisais passer pour déserteur français, et six jours de marche excessive +me rendirent enfin au-delà des monts: j'arrivai à Pau dans un état qui +vous eût attendri; j'y trouvai au moins de la tranquillité, et il me +restait assez d'argent pour m'y mettre à mon aise. Mais le calme décida +la maladie que tant d'agitations faisaient germer dans mon sang; à peine +fus-je dans une maison bourgeoise, que j'avais louée pour quelque tems à +dessein de m'y refaire, qu'une fièvre ardente se déclara, et me mit en +huit jours aux portes du tombeau. J'étais pour mon bonheur, chez +d'honnêtes gens; ils eurent pour moi des soins que je n'oublierai +jamais; mais ma convalescence ayant duré quatre mois, je ne pensai plus +à me rendre dans ma patrie. Vers la fin de l'Été, j'achetai une voiture, +je pris des domestiques, et je fus en poste à Bayonne; ne me trouvant +pas encore assez bien pour soutenir cette fatigante manière de voyager, +j'y renonçai, et vins à petites journées à Bordeaux, où je résolus de me +rafraîchir une quinzaine de jours; j'y étais aussi tranquille que l'état +de mon coeur pouvait me le permettre, lorsqu'un soir, ne cherchant qu'à +me distraire ou à me dissiper, je fus à la comédie attiré par <i>le Père +de Famille</i>, que j'ai toujours aimé, et plus encore par l'annonce d'une +jeune débutante aux rôles de Sophie dans la première pièce, et de Julie +dans la <i>Pupille</i>, qui devait suivre: c'était, assurait-on, ne fille +pleine de grâces, de talens, et qui venait de faire les délices de +Bayonne, où elle avait passé pour se rendre à Bordeaux, lieu de son +engagement. Il était d'usage alors qu'un peu avant le pièce, les jeunes +gens se rendissent sur le théâtre pour y causer avec les actrices, j'y +fus dans le dessein d'examiner d'un peu plus près si cette jeune +personne, dont la figure s'exaltait autant, méritait les éloges qu'on +lui prodiguait; ayant rencontré là par hasard un nommé <i>Sainclair</i>, que +j'avais vu autrefois tenant le premier emploi à Metz et qui le +remplissant de même à Bordeaux allait représenter le tendre et fougueux +<i>Saint-Albin</i>; je le priai de me montrer la déesse qu'il allait +adorer.—Elle s'habille, me dit-il, elle va descendre à l'instant; je +vous la ferai voir dès qu'elle paraîtra; c'est la première fois que je +joue avec elle; je ne l'ai vue qu'un moment ce matin ... elle n'est ici +que d'hier ... nous avons répété <i>les situations</i>; elle est en vérité du +<i>dernier intérêt</i>. Une jolie taille, un son de voix flatteur, et je lui +crois <i>de l'âme</i>.—Eh vous n'en êtes pas amoureux, dis-je en +plaisantant?—Oh bon! me répondit <i>Sainclair</i>, ne savez-vous donc pas +que nous sommes comme les confesseurs, nous autres, nous ne chassons +jamais sur nos terres; cela nuit au talent; <i>l'illusion</i> est au diable +quand on a couché avec une femme, et pour l'adorer sur la scène, ne +faut-il pas que cette illusion soit entière. Cette fille est d'ailleurs +aussi sage que belle.... En vérité, tous nos camarades le disent.... Mais +tenez, parbleu, la voilà, vos yeux vont vous servir infiniment mieux que +mes tableaux.... Hein! comment la trouvez-vous?... Ciel! étais-je en état +de répondre!... Mes membres frémissent ... une angoisse cruelle enchaîne +à l'instant tous mes sens, et revenant comme un trait de cette +situation, je vole aux genoux de cette fille chérie.... O Léonore! +m'écriai-je, <i>et je tombe à ses pieds sans connaissance</i>.</p> + +<p>Je ne sais ce que je devins, ce qu'on fit, ce qui se passa; mais je ne +repris connaissance que dans les foyers, et quand mes yeux se +rouvrirent, je me retrouvai soigné par <i>Sainclair</i>, plusieurs femmes de +la comédie, et <i>Léonore</i> à genoux devant moi, une main appuyée sur mon +coeur,m'appelant et fondant en larmes.... Nos embrassemens ... notre +délire ... nos questions coupées, reprises cent et cent fois, et jamais +répondues, l'excès de notre tendresse mutuelle, et du bonheur que nous +sentions à nous retrouver enfin après tant de traverses, arrachaient des +larmes à tout ce qui nous entourait. On avait annoncé la débutante +évanouie; l'impossibilité de donner <i>le Père de Famille</i>, et toute la +troupe s'était renfermée avec nous dans les foyers. Léonore</p> +avait déclaré qui j'étais; elle avait dit par quels noeuds nous étions liés +l'un à l'autre, et l'impossibilité où elle se trouvait de jouer dorénavant la +comédie. Je m'offris de payer les frais... les comédiens ne voulurent jamais +l'accepter. Peu de gens savent combien on trouve de procédés et de +délicatesse dans les personnes de ce talent. Eh! comment ne seraient pas +honnêtes et sensibles, ceux qui doivent être ainsi, par état, la moitié de +leur vie ! On rend mal ce qu'on ne sent point, et n'eût-on pas même un +certain penchant à la vertu, l'habitude des sentimens qu'on emprunte, +accoutume insensiblement l'âme à ne se plus mouvoir que par eux[37]. + +On revint annoncer l'indisposition totale de la débutante, et prendre en +même-tems les ordres du public; il exigea les _Trois Fermiers_, et tout fut +calme; je ne voulus quitter la salle qu'après cette décision... Partons +maintenant, dis-je à Léonore, allons nous livrer en paix au doux charme de +nous être réunis. O ma chère âme, allons célébrer le plus heureux jour de +notre vie.--Un moment, je ne le puis sans témoigner ma reconnaissance aux +deux personnes que vous voyez, dit cette fille adorable, en me montrant un +homme et une femme de la troupe, dont nous avions également reçu des soins +dans cette circonstance; leurs bontés me les rendent aussi chers que mes +propres parens, ils m'en ont tenu lieu.... El fut les embrasser, elle en +reçut les + +[37] Ceci, sans doute, doit s'entendre avec quelques exceptions; car sans les +supposer, les comédiens qui remplissent les rôles faux et traîtres, devraient +donc ressembler aux personnages qu'ils peignent, c'est ce qui n'est pourtant +pas; mais ces rôles sont rares. Il y a en général plus d'honnêtes gens dans +les personnages d'une pièce, que de scélérats; et voilà ce qui peut seul +étayer l'assertion de Sainville. + +<p>plus tendres caresses; je me joignis à elle pour donner à ces deux +honnêtes personnes les marques de l'effusion de mon coeur, et tous nos +adieux faits, nous quittâmes Bordeaux dès le même soir, pour Aller +coucher à Livourne, où nous nous établîmes pour quelques jours.... Après +avoir témoigné à cette chère épouse l'ivresse où j'étais de retrouver +après avoir passé vingt-quatre heures à ne nous occuper que de notre +amour et du bonheur dont nous jouissions de pouvoir nous en donner mille +preuves, je la suppliai de me faire part des évènemens de sa vie, depuis +l'instant fatal qui nous avait séparés.</p> + +<p>Mais ces aventures, Mesdames, dit Sainville en finissant les siennes, +auront je crois plus d'agrémens racontées par elle, que par moi; +permettez-vous que nous lui en laissions le soin.—Assurément, dit +Madame de Blamont au nom de toute la société, nous serons ravis de +l'entendre, et....</p> + +<p>Juste ciel! qui m'empêche moi-même de poursuivre; quel bruit affreux +vient ébranler soudain jusqu'aux fondemens de la maison; ô Valcour! les +cieux seront-ils toujours conjurés contre nous?... On enfonce les +portes, les fenêtres se hérissent de bayonnettes.... Les femmes +s'évanouissent.... Adieu, adieu, trop malheureux ami.... Ah!... +N'aurais-je donc jamais que des malheurs à t'apprendre!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h5>FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.</h5> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h4>Notes:</h4> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_30" id="Footnote_1_30"></a><a href="#FNanchor_1_30"><span class="label">[1]</span></a> N'oublions jamais que cet ouvrage est fait un an avant la révolution +française.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_31" id="Footnote_2_31"></a><a href="#FNanchor_2_31"><span class="label">[2]</span></a> Le plus gourmand et le plus débauché des romains; intempérant dans +tout, il avait long-tems entretenu Séjau comme une maîtresse; il avait +dépensé la valeur de plus de quinze millions à ses seules débauches de +lit et de table; on lui annonça enfin qu'il était ruiné; il fit ses +comptes, ce ne se trouvant plus que cent mille livres de rentes, il +s'empoisonna de désespoir.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_32" id="Footnote_3_32"></a><a href="#FNanchor_3_32"><span class="label">[3]</span></a> Un grand empire et une grande population (dit M. Raynal, tome VI) +peuvent être deux grands maux; peu d'hommes, mais heureux; peu d'espace, +mais bien gouverné.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_33" id="Footnote_4_33"></a><a href="#FNanchor_4_33"><span class="label">[4]</span></a> On s'est battu en Bohême pendant vingt ans, et il en a coûté la vie +à plus de deux millions d'hommes pour décider s'il fallait communier +sous les deux espèces, ou simplement sous une. Les animaux qui se +battent pour leurs femelles ont une excuse au moins dans la nature; mais +quelle peut être celle des hommes qui s'égorgent pour un peu de farine +et quelques gouttes de vin.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_34" id="Footnote_5_34"></a><a href="#FNanchor_5_34"><span class="label">[5]</span></a> On compte en France 23 millions d'habitans; il s'y recueille 50 +millions de septiers de bleds, c'est-à-dire, environ par an de quoi +nourrir 13 mois, tous les habitans, et c'est avec cette richesse; que +la nation, sans fléaux de la nature, est quelque fois à la veille de +mourir de faim!</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_35" id="Footnote_6_35"></a><a href="#FNanchor_6_35"><span class="label">[6]</span></a> Conviens, lecteur, qu'il fallait les grâces d'état d'un homme +embastillé, pour faire en 1788 une telle prédiction.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_36" id="Footnote_7_36"></a><a href="#FNanchor_7_36"><span class="label">[7]</span></a> Cette vérité est d'autant plus grande, qu'il est assurément peu de +plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu; ou un jeune homme +corrompe plutôt et son ton, et ses moeurs.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_37" id="Footnote_8_37"></a><a href="#FNanchor_8_37"><span class="label">[8]</span></a> Un philosophe français qui voyage, trouve, il en faut convenir, dans +les individus de sa Nation qu'il rencontre, des sujets d'étude pour le +moins aussi intéressans que ceux que lui offre les étrangers chez +lesquels il est. On ne rend point l'excès de la fatuité, de +l'impertinence avec lequel nos élégans voyagent; ce ton de dénigrement +avec lequel ils parlent de tout ce qu'ils ne conçoivent pas, ou de tout +ce qu'ils ne trouvent pas chez eux; cet air insultant et plein de +mépris, dont ils considèrent tout ce qui n'a pas leur sotte légèreté, le +ridicule, en un mot, dont ils se couvrent universellement, est sans +contredit un des plus certains motifs de l'antipathie qu'ont pour nous +les autres peuples; il en devrait résulter, ce me semble, une attention +plus particulière aux ministres, à n'accorder l'agrément de voyager qu'à +des gens faits pour ne pas achever de dégrader la Nation dans l'esprit +de l'Europe, pour ne pas étendre et porter au-delà des frontières les +vices qui nous sont si familiers.—Une voiture arrivant fort tard dans +une auberge d'Italie qui se trouvait pleine, on balança à ouvrir les +portes, l'hôte se montre à une fenêtre, et demande au voyageur quelle +est sa Nation? Français, répondent insolemment quelques +domestiques.—Allez plus loin, dit l'hôte, je n'ai point de place.—Mes +gens se trompent, reprend le maître adroitement, ce sont des valets de +louage qui ne sont à moi que d'hier; je suis Anglais, Monsieur l'hôte, +ouvre-moi, et dans l'instant tout accourt, tout reçoit le voyageur avec +empressement. N'est-il donc pas affreux que le discrédit de la Nation +ait été tel, qu'il ait fallu la déguiser, la renier pour s'introduire +chez l'étranger, non pas seulement dans le monde, mais même dans un +cabaret: eh! pourquoi donc ne pas se faire aimer, quand il n'en +coûterait pour y réussir, que d'abjurer des torts qui nous déshonorent +même chez nous au yeux du sage qui nous examine de sang-froid; mais la +révolution en changeant nos moeurs, élaguera nos ridicules. Croyons-le +au moins pour notre bonheur.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_38" id="Footnote_9_38"></a><a href="#FNanchor_9_38"><span class="label">[9]</span></a> Ne dit-on pas pour excuse de la tolérance de ces maisons, que c'est +pour empêcher de plus grands maux, et que l'homme intempérant, au lieu +de séduire la femme de son voisin, va se satisfaire dans ces cloaques +infects? N'est-ce pas une chose extrêmement singulière, qu'un +Gouvernement ne soit pas honteux de rester quinze cents ans dans une +erreur aussi lourde, que celle d'imaginer qu'il vaut mieux tolérer le +débordement le plus infâme, que de changer les loix? Mais, qui compose +les victimes de ces lieux horribles, les sujets qu'on y trouve ne +sont-ils pas des femmes ou des filles primitivement séduites par +l'avarice ou l'intempérance? Ainsi, l'État permet donc qu'une partie des +femmes ou des filles de sa Nation se corrompe pour conserver l'autre; il +faut l'avouer, voilà un grand profit, un calcul singulièrement sage! +Lecteur philosophe et calme, avoue-le, Zamé ne raisonne-t-il pas +beaucoup mieux quand il ne veut rien perdre, quand par la belle +disposition de ses loix, aucune portion ne se trouve sacrifiée à +l'autre, et que toutes se conservent également pures?</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_39" id="Footnote_10_39"></a><a href="#FNanchor_10_39"><span class="label">[10]</span></a> Excepté cependant pour le meurtre, plus sévèrement puni, et dont +Zamé parlera plus bas.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_40" id="Footnote_11_40"></a><a href="#FNanchor_11_40"><span class="label">[11]</span></a> Heureux Français, vous l'avez senti en pulvérisant ces monumens +d'horreur, ces bastilles infâmes d'où la philosophie dans les fers vous +criait ceci, avant que de se douter de l'énergie qui vous ferait briser +les chaînes par lesquelles sa voix était étouffée.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_41" id="Footnote_12_41"></a><a href="#FNanchor_12_41"><span class="label">[12]</span></a> On ne peut présumer de qui l'auteur veut parler ici, mais il ne +faut chercher que dans les annales du commencement de ce siècle.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_42" id="Footnote_13_42"></a><a href="#FNanchor_13_42"><span class="label">[13]</span></a> Ces lettres s'écrivaient alors, leurs date le prouvent, et voilà ce +qui fait que Zamé se trompe sur les Anglais.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_43" id="Footnote_14_43"></a><a href="#FNanchor_14_43"><span class="label">[14]</span></a> On attendait quelque chose d'humain sur cette partie de notre +première législature, et elle ne nous a offert que des hommes de sang, +se disputant seulement sur la manière d'égorger leurs semblables. Plus +féroces que des cannibales, un d'eux a osé offrir une machine infernale +pour trancher des têtes et plus vite et plus cruellement. Voilà les +hommes que la nation a payé, qu'elle a admiré, et qu'elle a cru.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_44" id="Footnote_15_44"></a><a href="#FNanchor_15_44"><span class="label">[15]</span></a> Il est vrai que pour éviter l'incertitude, cette foule de scélérats +absurdes qui se sont mêlés d'interpréter ce qu'ils ne comprenaient pas +eux-mêmes, ont décidé que dans les délits les moins probables, les plus +légères conjectures suffisent; et, continuent ces bourreaux de légistes, +il est permis alors aux juges d'outrepasser la loi, c'est-à-dire que +moins une chose est probable, et plus il faut la croire. Peut-on ne pas +voir dans des décisions de cette atrocité, que ces misérables poliçons +dont on devrait brûler les inepties, n'ont eu en vue que de soulager le +juge aux dépends de la vie des hommes: et on suit encore ces infernales +maximes dans ce siècle de philosophie, et tous les jours le sang coule +en vertu de ce précepte dangereux.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_45" id="Footnote_16_45"></a><a href="#FNanchor_16_45"><span class="label">[16]</span></a> «Pourquoi voit-on le peuple si souvent impatient du joug des loix? +c'est que la rigueur est toute du côté des loix qui le gêne, la mollesse +et la négligence du côté des loix qui le favorisent et qui devraient le +protéger.» <i>Bélisaire</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_46" id="Footnote_17_46"></a><a href="#FNanchor_17_46"><span class="label">[17]</span></a> C'est une chose vraiment singulière que l'extravagante manie qui a +fait louer par plusieurs écrivains, depuis quelque tems, ce roi cruel et +imbécile, dont toutes les démarches sont fausses, ridicules ou barbares; +qu'on lise avec attention l'histoire de son règne, et on verra si ce +n'est pas avec justice que l'on peut affirmer que la France eut peu de +souverains plus faits pour le mépris et l'indignation, quels que soient +les efforts du marguillier Darnaud, pour faire révérer à ses +compatriotes un fou, un fanatique qui, non content de faire des loix +absurdes et intolérantes, abandonne le soin de diriger ses états pour +aller conquérir sur les Turcs, au prix du sang de ses sujets, un tombeau +qu'il faudrait se presser de faire abattre s'il était malheureusement +dans notre pays.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_47" id="Footnote_18_47"></a><a href="#FNanchor_18_47"><span class="label">[18]</span></a> Il serait à souhaiter, dit quelque part un homme de génie, que les +loix eussent plus de simplicité, qu'elles pussent parler au coeur que, +liées davantage à la morale, elles eussent de la douceur et de +l'onction; que leur objet, en un mot, fût de nous rendre meilleurs, sans +employer la crainte, et par le seul charme attaché à l'amour de l'ordre +et du bien public: tel est l'esprit dans lequel il faudrait que toutes +les loix fussent composées, et alors, ce ne serait plus un despote, un +juge sévère qui ordonnerait, ce serait un père tendre qui +représenterait; et combien les loix envisagées sous cet aspect +auraient-elles moins à punir! Le précepte aurait tout l'intérêt du +sentiment. +<br /><br /> +Croirait-on que le même homme qui parle ainsi, soit le panégyriste de +Saint-Louis, c'est-à-dire du Dacon de la France, de celui qui a rempli +le code du royaume d'un fatras d'inepties et de cruautés.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_48" id="Footnote_19_48"></a><a href="#FNanchor_19_48"><span class="label">[19]</span></a> De toutes les injustices des suppôts de Thémis, celle-là est une +des plus criantes, sans doute: «Un tribunal qui commet des injustices, +disait le feu roi de Prusse dans sa sentence portée contre les juges +prévaricateurs du meunier Arnold, est plus dangereux qu'une bande de +voleurs; l'on peur se mettre en défense contre ceux-ci; mais personne ne +saurait se garantir de coquins qui emploient le manteau de la justice +pour lâcher la bride à leurs mauvaises passions; ils sont plus méchans +que les brigands les plus infâmes qui soient au monde, et méritent une +double punition.»</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_49" id="Footnote_20_49"></a><a href="#FNanchor_20_49"><span class="label">[20]</span></a> Les loix des Francs et des Germains taxent le meurtre à raison de +la victime: on tuait un cerf pour 30 liv. tournois, un évêque pour 400; +l'individu qui coûtait le moins était une fille publique, tant à cause +de l'abjection, que de l'inutilité de son état.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_50" id="Footnote_21_50"></a><a href="#FNanchor_21_50"><span class="label">[21]</span></a> Zamé pèche ici contre l'ordre du tems, nous sommes nécessairement +obligés d'en prévenir nos lecteurs; il ne peut parler que des évènemens +du commencement de ce siècle, et ceci est (c'est-à-dire la retraite de +l'homme) de 1778 à 1780. Peut-être exigerait-on de nous de le nommer; +mais qui ne nous devine? et dès qu'on parle d'un scélérat, qui ne voit +aussi-tôt qu'il ne peut s'agir que de Sartine? C'est à lui qu'est bien +sûrement arrivée l'exécrable histoire que nous raconte ici Zamé. (<i>Note +ajoutée</i>.)</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_51" id="Footnote_22_51"></a><a href="#FNanchor_22_51"><span class="label">[22]</span></a> Français, pénétrez-vous de cette grande vérité; sentez donc que +votre culte catholique plein de ridicules et d'absurdités, que ce culte +atroce, dont vos ennemis profitent avec tant d'art contre vous, ne peut +être celui d'un peuple libre; non, jamais les adorateurs d'un esclave +crucifié n'atteindront aux vertus de Brucus. (<i>Note ajoutée</i>.)</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_52" id="Footnote_23_52"></a><a href="#FNanchor_23_52"><span class="label">[23]</span></a> O vous qui punissez, dit un homme d'esprit, prenez garde de ne pas +réduire l'amour-propre au désespoir en l'humiliant, car autrement vous +briserez le grand ressort des vertus, au lieu de le tendre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_53" id="Footnote_24_53"></a><a href="#FNanchor_24_53"><span class="label">[24]</span></a> Une raison purement physique devint sans doute la cause de cette +loi singulière. On croyait les célibataires impuissans, et l'on lâchait +de leur faire retrouver, par cette cérémonie, les forces dont ils +paraissaient manquer; mais la chose était mal vue: l'impuissance, qui +souvent même ne se restaure point par ce moyen violent, n'est pas +toujours la raison majeure du célibat. Si des goûts ou des habitudes +différentes éloignent invinciblement un individu quelconque des chaînes +du mariage, les moyens de restauration agiront au profit des caprices +irréguliers de cet individu, sans le rapprocher davantage de ce qui lui +répugne; donc le remède était mal trouve. Mais cette citation, tirée de +l'histoire des moeurs antiques, qu'on pourrait étayer de beaucoup +d'autres, s'il s'agissait d'une dissertation, sert à nous prouver que de +tous temps l'homme eut recours à ces véhicules puissans pour rétablir sa +vigueur endormie, et que ce que beaucoup de sots blâment ou persiflent, +était article de religion chez des peuples qui valaient bien autant que +ces sots. On n'ignore plus aujourd'hui que l'âme tirée de la langueur, +agitée, dit Saint-Lambert, mise en mouvement par des douleurs factices +ou réelles, est plus sensibles de toutes les manières de l'être, et +jouit mieux du plaisir des sensations agréables.—Le célèbre Cardan nous +dit, dans l'histoire de sa vie, que si la nature ne lui faisait pas +sentir quelques douleurs, il s'en procurerait à lui-même, en se mordant +les lèvres, en se tiraillant les doigts jusqu'à ce qu'il en pleurât.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_54" id="Footnote_25_54"></a><a href="#FNanchor_25_54"><span class="label">[25]</span></a> On demandait à M. Bertin pourquoi tant de mauvais sujets lui +étaient nécessaires à la police de Paris. Trouvez-moi, répondit-il, un +honnête-homme qui veuille faire ce métier-là.—Soit, mais un honnête +homme prend la liberté de répliquer à cela: 1°. S'il est bien nécessaire +de corrompre une moitié des citoyens pour policer l'autre? 2°. S'il est +bien démontré que ce ne soit qu'en faisant le mal qu'on puisse réussir +au bien? 3°. Ce que gagne l'État et la vertu, à multiplier le nombre des +coquins, pour un total très-inférieur de conversions? 4°. S'il n'y a pas +à craindre que cette partie gangrenée ne corrompe l'autre, au lieu de la +redresser? 5°. Si les moyens que prennent ces gens infâmes en tendant +des embûches à l'innocence, la confondant avec le crime pour la démêler; +si ces moyens, dis-je, ne sont pas d'autant plus dangereux, que cette +innocence alors ne se trouve plus corrompue que par ces gens-là, et que +tous les crimes où elle peut tomber après, instruite à cette école, ne +sont plus l'ouvrage que de ces suborneurs: est-il donc permis de +corrompre, de suborner pour corriger et pour punir? 6°. Enfin, s'il n'y +a pas, de la part de ceux qui régissent cette partie, un intérêt +puissant à vouloir persuader au roi et à la nation, qu'il est essentiel +qu'un million se dépense à soudoyer cent mille fripons qui ne méritent +que la corde et les galères. Jusqu'à ce que ces questions soient +résolues, il sera permis de former des doutes sur l'excellence de +l'ancienne police française.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_55" id="Footnote_26_55"></a><a href="#FNanchor_26_55"><span class="label">[26]</span></a> L'instant de calme, où se trouve maintenant le lecteur, nous permet +de lui communiquer des réflexions par lesquelles nous n'avons pas voulu +l'interrompre. +<br /><br /> +On a objecté que le peuple, qui vient d'être peint, n'avait qu'un +bonheur illusoire; que foncièrement il était esclave, puisqu'il ne +possédait rien en propre. Cette objection nous a parue fausse; il +vaudrait alors autant dire que le père de famille, propriétaire d'un +bien substitué, est esclave, parce qu'il n'est qu'usufruitier de son +bien, et que le fonds appartient à ses enfans. On appelle esclave celui +qui dépend d'un maître qui a tout, et qui ne fournit à cet homme servile +que ce qu'il faut à peine pour sa subsistance; mais ici il n'y a point +d'autre maître que l'État, le chef en dépend comme les autres; c'est à +l'État que sont tous les biens, ce n'est pas au chef.—Mais le citoyen, +continue-t-on, ne peut ni vendre, ni engager Eh! qu'a-t-il besoin de +l'un ou de l'autre? C'est pour vivre ou pour changer, qu'on vend ou +qu'on engage; si ces choses sont prouvées inutiles ici, quel regret peut +avoir celui qui ne peut les faire? Ce n'est pas être esclave, que de ne +pouvoir pas faire une chose inutile; on n'est tel, que quand on ne peut +pas faire une chose utile ou agréable. A quoi servirait ici de vendre ou +d'acheter, puisque chacun possède ce qu'il lui faut pour vivre, et que +c'est tout ce qui est nécessaire au bonheur.—Mais on ne peut rien +laisser à ses enfans.—Dès que l'État pourvoit à leur subsistance et +leur donne un bien égal au vôtre, qu'avez-vous besoin de leur laisser? +C'est assurément un grand bonheur pour les époux, d'être sûrs que leur +postérité, destinée à être aussi riche qu'eux, ne peut jamais leur être +à charge et ne désirera jamais leur mort pour devenir riche à son tour. +Non, certes, ce peuple n'est point esclave; il est le plus heureux, le +plus riche et le plus libre de la terre, puisqu'il est toujours sûr +d'une subsistance égale, ce qui n'existe dans aucune nation. Il est donc +plus heureux qu'aucune de celles qu'on puisse lui comparer. Il faudrait +plutôt dire que c'est l'État qui se rend volontairement esclave, afin +d'assurer la plus grande liberté à ses membres et c'est dans ce cas le +plus beau modèle de gouvernement qu'il soit possible de méditer.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_56" id="Footnote_27_56"></a><a href="#FNanchor_27_56"><span class="label">[27]</span></a> A-peu-près 84 livres de France: la pistole simple vaut 21 livres; +il y en a des doubles et des quadruples.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_57" id="Footnote_28_57"></a><a href="#FNanchor_28_57"><span class="label">[28]</span></a> L'habit du personnage de ce nom est l'uniforme de ces drôles-là.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_58" id="Footnote_29_58"></a><a href="#FNanchor_29_58"><span class="label">[29]</span></a> Innocent III, à dessein de mettre l'inquisition en faveur, accorda +des privilèges et des indulgences à ceux qui prêteraient main-forte au +tribunal pour chercher et punir les coupables: il est aisé de voir, +d'après une aussi sage institution, combien leur nombre dut augmenter; +ce sont ces infâmes délateurs que l'on appelle <i>familiers</i>, comme s'ils +étaient en quelque sorte de la famille de l'inquisiteur. Les plus grands +seigneurs acquérant l'impunité de leurs crimes au moyen de cette +fonction, s'empressent tous d'entrer dans ce noble corps. Le tribunal de +l'inquisition n'est pas le seul qui ait des familiers, et l'Espagne +n'est pas la seule partie de l'Europe où l'administration soit viciée au +point de corrompre ou de tolérer la corruption de la moitié des citoyens +pour tourmenter inutilement l'autre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_59" id="Footnote_30_59"></a><a href="#FNanchor_30_59"><span class="label">[30]</span></a> Il ne faut pas que l'accusation de sorcellerie, de chymie, étonne +dans le siècle où fut fait le fameux procès du curé de Blenac: ce +malheureux prêtre fut accusé au parlement de Toulouse, en 1712 ou 1715, +d'avoir commerce avec le Diable; en conséquence, il fut scandaleusement +dépouillé en pleine salle, pour voir s'il ne portait pas sur le corps +des marques de ce commerce; et comme on lui trouva plusieurs seings, on +ne douta plus du fait: on le piqua, on le brûla sur chacun de ces +seings, pour voir s'ils étaient l'ouvrage du Démon ou de la nature; +telle était la spirituelle école où se formaient les meurtriers de Calas +& de Labarre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_60" id="Footnote_31_60"></a><a href="#FNanchor_31_60"><span class="label">[31]</span></a> Charles-Quint.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_61" id="Footnote_32_61"></a><a href="#FNanchor_32_61"><span class="label">[32]</span></a> Le comte d'Olivarès: il avait fait la fortune de plus de 4.000 +personnes, quand ce tribunal atroce le somma de comparaître devant lui; +il ne trouva pas un seul ami qui osa lui donner du secours.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_62" id="Footnote_33_62"></a><a href="#FNanchor_33_62"><span class="label">[33]</span></a> Les Provinces-Unies, & c.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_63" id="Footnote_34_63"></a><a href="#FNanchor_34_63"><span class="label">[34]</span></a> La maxime de ce tribunal est: nous te ferons plutôt brûler comme +coupable, que de laisser croire au public que nous t'ayons enfermé comme +innocent.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_64" id="Footnote_35_64"></a><a href="#FNanchor_35_64"><span class="label">[35]</span></a> On peut et on doit reprocher à l'ancien ministre dont il s'agit +ici, d'avoir dans tous les tems écouté les soupçons, la commune +renommée, et favorisé les délations secrètes: or, voilà ce qui s'appelle +agir inquisitoirement. Il vaut mieux se tromper en pensant +avantageusement de celui qui ne le mérite pas, que de concevoir des +soupçons défavorable de l'homme de bien, parce qu'on ne fait aucun tort +au premier en le soupçonnant meilleur qu'il n'est, et qu'on fait injure +au second en le soupçonnant mal-à-propos. Saint-Augustin consent qu'on +présume le bien tant qu'on n'a point de preuves du mal; mais pour +appuyer un jugement désavantageux, il demande des preuves indubitables.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_65" id="Footnote_36_65"></a><a href="#FNanchor_36_65"><span class="label">[36]</span></a> C'est cette affreuse habitude où sont les juges, de ne jamais +regarder qu'un coupable dans l'accusé, qui leur font commettre de si +sanglantes méprises: tant de causes, pourtant, peuvent avoir attiré des +ennemis à un homme; la médisance, la calomnie sont si fort en usage, +qu'il paraîtrait que dans toute âme honnête, le premier mouvement +devrait toujours être à la décharge de l'accusé; mais où y a-t-il +aujourd'hui des juges de cette vertu! et la morgue, et la sévérité, et +l'insolent et stupide rigorisme, que deviendrait tout cela, si au lieu +de pendre et rouer, on passait sa vie à innocenter ou absoudre; un +coupable, tel ou non, un homme à pendre, enfin, est un être aussi +essentiel à des robins, que la mouche à l'araignée, la brebis au lion +féroce, et la fièvre aux médecins.</p></div> + + + + + + + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Aline et Valcour, tome II, by D.A.F. de SADE + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ALINE ET VALCOUR, TOME II *** + +***** This file should be named 17707-h.htm or 17707-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/7/0/17707/ + +Produced by Marc D'Hooghe. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/17707-h/images/sade-t2-1.jpg b/17707-h/images/sade-t2-1.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e229e5b --- /dev/null +++ b/17707-h/images/sade-t2-1.jpg diff --git a/17707-h/images/sade-t2-2.jpg b/17707-h/images/sade-t2-2.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..2b21daa --- /dev/null +++ b/17707-h/images/sade-t2-2.jpg diff --git a/17707-h/images/sade-t2-3.jpg b/17707-h/images/sade-t2-3.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3b57598 --- /dev/null +++ b/17707-h/images/sade-t2-3.jpg diff --git a/17707-h/images/sade-t2-4.jpg b/17707-h/images/sade-t2-4.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8f23878 --- /dev/null +++ b/17707-h/images/sade-t2-4.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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