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DANS LE THEATRE D'IBSEN *** + + + + +Produced by Marc D'Hooghe + + + + +LA PHILOSOPHIE SOCIALE + +DANS + +LE THÉÂTRE D'IBSEN + +PAR + +OSSIP-LOURIÉ + + +Lauréat de l'Institut. + +Docteur de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, +Membre de la Société de Philosophie de l'Université de Saint-Pétersbourg. + + + _Se posséder pour se donner._ + + +PARIS + + +1900 + + + * * * * * + + +A M. EMILE ZOLA + +TRÈS HONORÉ MAÎTRE, + +Vous avez le premier introduit en France le théâtre d'Henrik Ibsen. +Ce n'est pas la seule raison pour laquelle j'inscris votre nom sur la +première page de mon travail. Il y a deux ans, j'ai eu l'honneur d'être +chargé par un groupe d'écrivains étrangers de vous transmettre +l'expression de leur profonde admiration pour l'oeuvre de justice et +d'équité dont vous veniez de jeter les premiers jalons. Par votre +campagne, terrible et sublime, vous avez prouvé que la conception +générale des drames d'Ibsen n'est point une chimère: La solution du +problème social de l'humanité s'obtient par le réveil de la conscience +et de la volonté individuelles. + +Veuillez me conserver, je vous prie, Maître, votre bienveillance. + + OSSIP-LOURIÉ. + + + + * * * * * + + + +INTRODUCTION + + +I + +Ce n'est pas le théâtre d'Henrik Ibsen que je me propose d'étudier dans +ce volume; mon but, c'est de dégager la philosophie sociale qu'il +renferme. + +Les pièces d'Ibsen sont moins des productions dramatiques que des essais +philosophiques touchant les questions vitales de l'humanité. L'action y +joue une importance secondaire, les incidents sont forcés, inattendus, +brusques; l'intérêt principal réside dans le conflit des idées. L'auteur +ne se soucie guère de l'appareil théâtral, il ne prend même pas la peine +de dessiner nettement les positions réciproques de ses héros. Le +spectateur n'assiste pas aux événements, aux actions des personnages en +scène, mais leurs réflexions, leurs pensées, leurs aspirations sont +toujours présentes et vivantes. Leurs caractères, leurs passions ne se +traduisent pas par des gestes, par des attitudes, par des mouvements, +mais se révèlent par une analyse psycho-philosophique. + +Le théâtre d'Ibsen est une succession de préceptes où la psychologie de +l'individu comme celle de la société fait disparaître le déroulement +progressif de l'action. L'auteur analyse minutieusement les mouvements +d'âme, les crises de conscience, de passion, de pensée; il étudie les +révolutions morales individuelles, l'antagonisme entre l'individu et la +société, les mensonges et les préjugés sociaux. Le théâtre d'Ibsen est, +avant tout, un théâtre d'idées. + +M. Max Nordau, tout en constatant qu'«Ibsen a créé quelques figures +d'une vérité et d'une richesse telles qu'on n'en trouve pas chez un +second poète depuis Shakespeare[1],» prétend que le dramaturge norvégien +est incapable «d'élaborer une seule idée nette, de comprendre un seul +des mots d'ordre qu'il pique çà et là dans ses pièces, de tirer des +prémisses les conséquences justes[2]». + +Certes, «les sots seuls admirent tout dans un écrivain estimé[3]», mais +le savant auteur de la _Psychologie du génie et du talent_[4] force un +peu trop sa plume satirique en affirmant qu' «Ibsen ne comprend pas un +seul des mots d'ordre qu'il pique çà et là dans ses pièces». On peut +considérer certaines de ses pièces comme absolument étrangères à l'art +dramatique; dire qu'elles manquent d'idées, c'est ne pas vouloir les +comprendre. Il se peut que l'idée de telle ou telle pièce soit un peu +embrumée, mais «il faut considérer le théâtre d'Ibsen en bloc. Alors +nous avons devant les yeux un imposant monument de la pensée +moderne».[5] + +Ibsen ne s'impose pas tout de suite. Lorsqu'on voit ou qu'on lit pour la +première fois une de ses pièces, l'impression est puissante, mais +confuse; elle éveille dans le spectateur ou le lecteur des émotions +fortes, mais indécises; ce n'est qu'après une longue analyse qu'on en +détermine l'idée. Quelles que puissent être les erreurs qu'on trouve +dans son oeuvre, comme dans celles de tant d'autres écrivains, +l'impression générale est grande et profonde, l'émotion qui en jaillit +n'est pas affective mais cérébrale; une atmosphère fraîche de pensée +enveloppe ses personnages; ils forment tout un organisme social, toute +une philosophie. Ce n'est pas de la spéculation abstraite, ce n'est pas +de la philosophie construite, c'est de la philosophie _vécue_. Les héros +d'Ibsen ne jettent pas à profusion «les sophismes comme un ciment dans +l'intervalle des vérités, par lesquels on édifie les grands systèmes de +philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique»;[6] +mais si l'esprit de système leur fait défaut et aussi l'art des +ordonnances symétriques, ce ne sont point certes des idées, des pensées +qui leur manquent. Et «les systèmes de philosophie sont des pensées +vivantes»[7] affirme l'un des plus nobles penseurs modernes. + +Nous sommes loin des temps où la philosophie était le domaine d'une +poignée de privilégiés. Aujourd'hui nous admettons qu'il n'y a point de +castes dans l'intelligence humaine. «Il n'y a point des hommes qui sont +le vulgaire, d'autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte +en lui-même le vulgaire et le philosophe.»[8] + +La philosophie n'est pas le fruit d'un syllogisme. Il ne faut faire +dépendre la philosophie d'aucun système, d'aucune méthode. + +«Mon dessein, dit Descartes, n'est pas d'enseigner la méthode que chacun +doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir +en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne.»[9] + +La philosophie n'existe et ne se développe que dans l'esprit de l'homme. +Les idées les plus profondes, les investigations les plus sensées +resteraient lettre morte sans la vivification que leur communique +l'esprit du penseur. C'est lui seul qui crée la valeur des idées +philosophiques. La philosophie n'est que la manifestation de l'esprit +indépendant, aspirant à se faire--par la critique générale--une +conception personnelle de l'Univers. + +Ibsen nous montre, dans son théâtre, quelle est sa contemplation du +Monde, comment il envisage les hommes et les choses, quel est +l'enseignement qu'il tire de la vie, car c'est la vie seule qui +l'intéresse; ce qui le préoccupe, c'est l'éternelle contradiction de la +vie, c'est la lutte entre l'idéal et le réel. + +«Quel est le péché qui mérite l'indulgence? Quelle est la faute qu'on +peut doucement effacer? Jusqu'à quel point la responsabilité, cette +charge qui pèse sur la race entière, obère-t-elle le lot d'un de ses +rejetons? Quelle déposition, quel témoignage admettre quand tout le +monde est au banc des intéressés? Sombre et troublant mystère, qui +pourra jamais t'éclaircir! Toutes les âmes devraient trembler et gémir, +et il n'en est pas une entre mille qui se doute de la dette accumulée, +de l'engagement écrasant né de ce seul petit mot: la Vie.»[10] + + + +II + +Le théâtre est un art qui se propose de peindre la vie humaine. + +Ibsen ne se borne pas à peindre la vie et les hommes, il est aussi un +remueur d'idées. + +Dans une lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser, il s'exprime +ainsi: «Je vous prie de vous rappeler que les Pensées jetées par moi sur +le papier ne proviennent ni en forme ni en contenu de moi-même, mais de +mes personnages dramatiques qui les prononcent.»[11] + +Mais Ibsen a beau dire: «J'ai essayé de dépeindre hommes et femmes; ce +sont eux qui parlent et non pas moi», son âme et sa pensée sont toujours +présentes dans son théâtre. Aucun auteur ne peut faire disparaître sa +personnalité de son oeuvre. + +«Je ne connais pas d'écrivain moderne qui ait pu ou su «se cacher» dans +son oeuvre; Flaubert qui poussait presque jusqu'à la manie le souci de +réserver sa personnalité, y est tout entier.... Dans les oeuvres, en +apparence impersonnelles, on peut découvrir les raisons intimes des +préférences de l'auteur, les motifs pour lesquels entre les mots du +discours, il choisit ceux-ci plutôt que ceux-là.»[12] + +Certes, Ibsen est avant tout artiste, poète, mais «le poète est un monde +enfermé dans un homme.»[13] Le monde dont le poète nous présente les +types, se condense en se réfléchissant dans sa pensée; il emprunte la +marque particulière de son _moi_ et sa physionomie en devient plus +saillante. L'artiste, pur artiste, le poète, exclusivement poète, ne se +rendant aucun compte de lui-même à lui-même, incapable d'analyser le +monde qu'il peint, ses pensées, ses idées, est un être chimérique.... +Il y a longtemps qu'on ne croit plus à ce La Fontaine dont on disait +autrefois qu'il produisait des fables comme les pommiers produisent des +pommes, c'est-à-dire sans effort et par le seul penchant de la nature. +_Le Lac_ immortel de Lamartine n'est point sorti du cerveau du poète +comme Vénus de l'écume des mers. + +L'inspiration ne dispense pas les poètes les plus naïfs d'un travail de +la pensée. Platon qui dit: «Quand le poète est assis sur le trépied de +la muse, il n'est plus maître de lui-même», Platon ajoute: «Lorsque le +poète chante, les grâces et les Muses lui révèlent souvent la +Vérité.»[14] Grâces ou Muses, conscience intérieure ou analyse de +l'esprit, le fait est que l'artiste, le poète sait et comprend ce qu'il +fait; «la vérité se révèle à lui». + +Le poète qui chante la grandeur de l'Univers possède sa manière de le +comprendre; l'homme qui dépeint les crises de la conscience humaine, en +possède certainement une; celui qui nous présente le caractère de deux +individus peut ne pas nous dire où vont ses sympathies; il lui est +impossible de ne pas le faire voir. + +Ibsen a beau dire: «Ai-je réussi à faire une bonne pièce et des +personnages vivants? Voilà la grande question»,[15] son âme et sa +pensée, je le répète, sont présentes dans son oeuvre, et son esprit +aussi. + +Ibsen ne fait que philosopher. Il serait peut-être embarrassé de dire si +la philosophie a pour objet la découverte de l'existence absolue, d'où +les sciences doivent être déduites à leur tour;[16] ou si son objet est +la systématisation et la coordination des sciences.[17] Il n'est pas +philosophe de profession; son génie n'a pas de système. «Le génie, au +sens le plus étendu du mot, c'est la fécondité de l'esprit, c'est la +puissance d'organiser des idées, des images ou des signes, +_spontanément_, sans employer les procédés lents de la pensée +réfléchie, les démarches successives du raisonnement discursif.»[18] +Mais une philosophie ne se compose pas simplement de faits, d'images, +d'idées et d'observations, il faut à ces faits, à ces idées, une +liaison, il faut que l'esprit en saisisse les connexions et les +rapports, d'où se déduit la vérité philosophique, l'unité scientifique. +C'est précisément cette liaison que je m'impose de déterminer dans le +théâtre d'Ibsen. + +Comme l'a si bien dit M. Emile Boutroux[19], à propos de mon ouvrage _La +Philosophie de Tolstoï,_ je «cherche moins les doctrines méthodiquement +déduites par les philosophes de profession que les pensées nées en +quelque sorte spontanément dans les âmes d'élite au contact de la vie et +des réalités; je vise moins à expliquer le détail des doctrines qu'à en +découvrir l'unité et à en marquer l'esprit». + +Le but de cet ouvrage est d'établir une harmonie dans les idées que le +poète norvégien émet dans ses drames, de les développer, de leur donner +une forme synthétique. Ai-je réussi? Feci quod potui. «La conscience de +l'écrivain doit être tranquille dès qu'il a présenté comme certain ce +qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce +qui est possible.»[20] + +Avant de passer aux héros d'Ibsen, jetons un regard sur sa propre vie: +l'homme nous fera mieux comprendre le penseur. + + +NOTES: + +[1] _Dégénérescence_, t. II, p. 176. Traduction française. Paris, F. +Alcan. + +[2] _Ibid_. p. 291. + +[3] Voltaire. _Candide_, p. 100. + +[4] Voir notre analyse de cet ouvrage, _Revue philosophique,_ février +1898. + +[5] Auguste Ehrhard. _Henrik Ibsen et le théâtre contemporain,_ p. 2. + +[6] Anatole France. _L'Abbé Gérôme Coignard_, p. 12. + +[7] Emile Boutroux. _Etudes d'histoire de la philosophie_, p. 9. Paris, +F. Alcan. + +[8] J. Jaurès. _De la réalité du monde sensible_, p. 2. Paris, F. Alcan. + +[9] Oeuvres de Descartes. _Discours de la méthode_, édition de Victor +Cousin, p. 124. + +[10] Ibsen. _Brand_. + +[11] «Kun beder jeg Demerindre, at de i mine Skuespil fremkastede Tanker +hidrörer fra mine dramatiske Personer, der ûdtaler dem, og ikke i Form +eller Indhold ligefrem fra mig.».... Lettre datée de Christiania, 19 +février 1899. + +[12] Edouard Rod. _Nouvelles études sur le XIXe siècle_, p. 145 et 146. + +[13] Victor Hugo, _La Légende des siècles_, XLVII. + +[14] Platon. _Lois_, liv. III et IV. + +[15] M. Prozor. Préface à la trad. fr. du _Petit Eyolf_, p. xxv. + +[16] Hegel. + +[17] Auguste Comte. + +[18] G. Séailles. _Le Génie dans l'art_, p. 2. + +[19] Séance de l'Académie des sciences morales et politiques, 23 juillet +1899. _Travaux de l'Académie_, novembre 1899, p. 486 et suiv. + +[20] Renan. _L'Antéchrist_, préface, p. vii. + + + * * * * * + + +LA VIE D'HENRIK IBSEN + + La philosophie n'est pas une + science comme une autre; il y reste + toujours un élément personnel qu'on + ne saurait négliger. Toute philosophie + porte le nom d'un homme. + + CHALLEMEL-LACOUR, + _Philosophie individualiste_, p. ii. + + +CHAPITRE PREMIER + + + L'enfance d'Ibsen. La pharmacie de Grimstad. La révolution + hongroise. Christiania. L'école de Helmberg. La première pièce + d'Ibsen, _Catilina_. Ibsen, rédacteur d'_Andrimmer_. Ses premières + poésies. Ibsen, metteur en scène du théâtre de Bergen (1851-1857) + et directeur du théâtre de Christiania (1857-1862). Son mariage. + _La comédie de l'Amour_. Le subside, le _Digter gage_, du Storthing + norvégien. La guerre entre le Danemark et la Prusse. L'exil. + 1828-1864. + + +I + +Henrik Ibsen naquit, le 20 mars 1828[1] à Skien, province de Télemarken +où son bisaïeul, d'origine danoise, était venu s'établir en 1726. + +Patrie de Lammers, célèbre orateur protestant dont les prédications +enflammées créèrent un grand mouvement religieux en Norvège, Skien est +considéré comme le foyer du piétisme luthérien. + +Le père du dramaturge, commerçant aisé, avait un caractère expansif; sa +mère était austère, d'humeur silencieuse, taciturne. La famille +jouissait d'une considération particulière dans cette petite ville de +province. «Notre maison, écrit Ibsen, était située près de l'église, +remarquable par sa haute tour, à droite se trouvait une potence; à +gauche, l'hôtel de ville, la prison avec un asile d'aliénés et deux +écoles. Partout des maisons, aucune verdure, aucun horizon libre. Mais +dans l'air, un bruit sourd et formidable mugissait sans cesse; il +ressemblait tantôt â des gémissements, tantôt à de lugubres +lamentations: c'était le murmure des cascades et le chant plaintif des +scieries qui se trouvaient en dehors de la ville. Quand plus tard je +lisais des histoires sur la guillotine, je pensais toujours à ces +scieries. + +«L'église était le plus joli bâtiment de la ville. Ce qui préoccupait +surtout mon imagination, c'était la lucarne, au bas du clocher; elle +avait pour moi un sens mystérieux; la première impression consciente +qu'elle produisit sur moi ne s'efface pas de ma mémoire. Je me rappelle, +un jour, ma bonne me conduisit à l'église et me tenant entre ses mains +me mit dans la lucarne. Ce fut pour moi un éblouissement étrange.... +J'ai vu les passants, j'ai vu notre maison et les stores de nos +fenêtres; j'ai aperçu aussi manière.... Tout à coup un tumulte ... on me +fait des signes de là-bas.... Lorsque je suis descendu, j'ai appris que +ma mère m'apercevant dans la lucarne se mit à crier et tomba sans +connaissance. Dès qu'elle me revit, elle commença à pleurer, à +m'embrasser. Quand plus tard, dans ma jeunesse, je traversais la place, +je levais toujours mon regard vers cette lucarne et il me semblait +qu'un lien mystérieux existait entre elle et moi.» + +En 1836,--le jeune Henrik avait huit ans--ses parents furent ruinés par +une catastrophe commerciale. Cette ruine changea complètement la +situation de la famille Ibsen; elle quitta Skien, une misérable +habitation succéda à la riche demeure. La transformation produisit une +impression profonde sur le futur dramaturge; il s'enfonçait en lui-même, +évitait la société, recherchait la solitude. Tandis que ses frères +cadets jouaient dans la cour, Ibsen, lui, s'enfermait dans un petit +cabinet noir près de la cuisine et y passait seul des heures et des +jours. «Il nous paraissait peu aimable, écrit la soeur d'Ibsen, et nous +faisions tout notre possible pour l'empêcher de s'isoler de nous. Nous +aurions désiré qu'il jouât avec nous. Nous frappions à la porte de son +cabinet noir; lorsque nos gamineries lui faisaient perdre patience, +Henrik ouvrait subitement sa porte et se mettait à nous poursuivre, mais +pas bien fort, car il était de constitution faible. Et immédiatement +après, il s'enfermait de nouveau dans sa solitude.» + +Isolé, il lisait beaucoup de vieux livres de marine, que possédait son +père, il aimait aussi à faire des tours de passe-passe, à peindre ou à +découper avec du papier des figures, des groupes, etc. + +En 1842, la famille d'Ibsen revint à Skien et l'auteur des _Revenants_ +entra dans une école dirigée par des théologiens. Il se passionnait +surtout beaucoup pour l'histoire et la théologie. Il se séparait +rarement de la Bible. «Un jour, raconte un de ses anciens camarades, +Ibsen ayant à préparer un devoir; y rendit compte d'un songe qu'il +avait fait: «J'étais avec des amis; nous venions de traverser des +montagnes et très fatigués nous nous étions couchés, comme jadis Jacob, +sur des pierres. Mes compagnons s'endormirent, moi je ne pouvais fermer +l'oeil. Mais la fatigue prenant enfin le dessus, je me suis endormi et +j'ai fait un rêve; un ange me disait: + +--Lève-toi et suis-moi! + +--Où veux-tu me conduire à travers ces ténèbres? lui dis-je. + +--Marchons, répondit-il, je dois te montrer le spectacle de la vie +humaine, telle qu'elle est, dans toute sa réalité. + +Plein d'épouvanté, je le suivis, et il me conduisit longtemps par des +marches gigantesques.... Tout à coup j'ai vu une grande ville morte +pleine de traces de ruine et de pourriture, c'était tout un monde de +cadavres, les restes de la grandeur fanée, de la puissance flétrie.... +Et une lumière pâle, comme celle des églises, éclairait cette ville +morte.... Et mon âme se remplit de terreur.... Et l'ange me dit tout +bas: Ici, vois-tu, tout est vanité! + +Et j'ai entendu un bruit--bruit d'un orage,--puis des soupirs, des +milliers de voix humaines, puis un rugissement de tempête, rugissement +formidable, et les morts et les cadavres s'agitèrent, et leurs bras se +tendirent vers moi.... Et je me suis réveillé tout couvert de sueur.» + +Orphelin à seize ans, Henrik Ibsen fut obligé pour gagner sa vie de +quitter l'école et d'accepter une place d'élève-commis dans une +pharmacie à Grimstad, petite ville de 800 habitants, sur les bords du +Skager-Rack qui fait communiquer la mer du Nord avec le Cattégat. + +Tout en préparant des pilules et des sirops, il s'abandonnait à la +versification. + +Le frémissement électrique qui parcourait alors l'Europe entière et la +remuait jusque dans ses fondements, ébranla aussi la Scandinavie. +Jusqu'à cette époque la Norvège se trouvait sous l'influence du +Danemark, mais dès 1847 le mouvement nationaliste y devint grand; on +commença à purifier le dialecte norvégien, qui fut adopté par les +écrivains, on ne donna dans les théâtres que des pièces nationales et ce +mouvement eut sa répercussion jusqu'à la pharmacie de Grimstad, où le +jeune poète discutait si la Révolution Française deviendrait la +Révolution Universelle. + +Lorsque, en 1848, la nation hongroise, sortant de la torpeur dans +laquelle l'Autriche l'avait plongée, entama l'oeuvre de la renaissance, +lorsque après trois siècles de luttes contre les usurpations inhumaines, +luttes douloureuses et sanglantes, la Hongrie se révolta; lorsque le +poète de son indépendance, Petoefi, s'écria: Debout, peuple hongrois! +une voix isolée et faible mais enflammée lui répondit des bords du +Skager-Rack, celle d'Ibsen, qui, dans un long poème, surexcita les +hongrois à l'action, à la lutte pour la Liberté. + + + +II + +La boutique de Grimstad devient trop étroite pour le créateur de +_Brand_, il ne veut, pas rester pharmacien, son âme aspire vers d'autres +rives.... + +En 1850, il entre à l'Université de Christiania. En compagnie de +Bjornstjerne-Bjornson, Jonas Lie, Vinje,--tous devenus plus tard +célèbres--il suivit, pendant cinq mois le cours de Helmberg. Dans sa +poésie _le vieux Helmberg_ Bjornstjerne-Bjornson parle aussi de son +camarade d'école: «Pâle, sec et excité, Ibsen est assis cachant sa +figure dans sa longue barbe noire.» + +Les études n'allaient pas trop bien. (Ce n'est que plus tard qu'Ibsen +reçut, _honoris causa_, le titre de docteur en philosophie, dont +l'auteur de l'_Ennemi du peuple_ est très fier). L'étude ne suffit pas +pour développer les germes du talent original, c'est la vie entière +qu'il faut, une vie de combats, de souffrances et d'épreuves. + +Ibsen lisait Shakespeare, Schiller, Goethe, mais le livre qui eut à +cette époque une grande influence sur lui fut _Catilina_ de Salluste. La +figure de Catilina se grava dans son esprit, éveilla en lui une profonde +sympathie pour les révoltés. Il fit une pièce portant ce nom et le 26 +septembre 1850 il la vit représentée sur la scène. La critique fut +sévère. Et pourtant un éloge bien pesé et sincère est souvent plus utile +à une nature délicate que la plus juste des critiques. + +En 1851 Ibsen, Bjornstjerne-Bjornson et Vinje entreprirent, avec un +programme très libéral, la publication d'une revue hebdomadaire: +_Andrimmer_ qui disparut au bout de neuf mois. C'est dans cette revue +que furent publiées les premières poésies d'Henrik Ibsen, une épopée: +_Helge Hundingsbane_ et une pièce satirique _Norma_. + + «Je me rappelle si nettement, comme si cela venait de s'accomplir, + Le soir où je vis dans la feuille mes premiers vers imprimés, + Assis dans ma tannière, lançant des spirales de fumée, + Je rêvais, je songeais, joyeux dans mon bonheur».[2] + +La même année le jeune dramaturge fut nommé régisseur général du théâtre +de Bergen qui venait d'être fondé par Ole Bull, célèbre violoniste +norvégien. Il occupa cette place jusqu'en 1857 et devint alors directeur +du théâtre de Christiania qui fit faillite en 1862. C'est Bjornson qui +le remplaça à Bergen. + +Egalement en 1857, Ibsen épousa Susanne Daae Thoresen, fille du pasteur +de Bergen et de madame Magdalena Thoresen, femme de lettres, d'origine +danoise, dont les ouvrages sont très connus en Scandinavie, notamment +_Studenten_ (Etudiants) et un grand drame _Kristtoffer Valkendorff_. + +Ce fut un mariage d'inclination. L'auteur de la _Comédie de l'Amour_ +aima comme on aime quand on n'aime qu'une seule fois, et d'un sentiment +dont n'est capable qu'une grande âme. + +Madame Henrik Ibsen est une femme supérieure. Elle prend à l'oeuvre de +son mari un très grand intérêt et elle y est pour beaucoup. C'est elle +qui inspire la création de ces femmes fortes et indépendantes qui +peuplent les pièces d'Ibsen. Elle est la première personne à laquelle +son mari communique ses pensées et lit ses drames. Elle aime à les +discuter. Le grand dramaturge a compris combien il gagne à laisser la +parole libre à sa compagne et il lui en sait gré. Dans son volume de +poésies, _Digte,_ on trouve des vers que ses intimes savent être dédiés +à sa femme: «Elle est la vestale qui entretient dans mon âme le feu +sacré jamais éteint. Et c'est parce qu'elle ne veut point être remerciée +que je lui dédie ces vers, et je lui dis: Merci.» + +On éprouve un grand plaisir à entendre madame Ibsen parler de l'oeuvre +de son mari. Avec sa forte intelligence, sa compréhension parfaite, sa +sympathie fervente et enthousiaste, elle en est le juge et le +commentateur le plus clairvoyant. + +Elle n'est pas jolie, mais ses grands yeux noirs rayonnent de bonté et +sa voix de contralto est douce et caressante. On raconte qu'Henrik Ibsen +dit jadis de sa fiancée: «Elle n'est pas jolie, mais intelligente et +gaie.» + +Madame Ibsen était dans sa jeunesse une très intrépide touriste. Elle +est d'une modestie fière et indépendante. Elle se soustrait avec +beaucoup de discrétion aux triomphes de son mari et le laisse seul +cueillir ses lauriers. + +Leur unique fils, M. Sigurd Ibsen, a passé la plus grande partie de sa +vie à l'étranger auprès de ses parents. Il y a à peine trois ans il a +été question de créer pour lui à l'Université de Christiania une chaire +de sociologie, mais le conseil de l'Université déclina ce projet ce qui +causa au vieux poète beaucoup de chagrin. M. Sigurd Ibsen a épousé la +fille aînée de Bjornson. Cette union de leurs enfants a rapproché un +peu, après une longue séparation, les deux grands écrivains norvégiens. +Mais la forte amitié qui les liait, il y a vingt-cinq ans, est brisée; +il n'y a plus un seul point important sur lequel ils sentent et pensent +de même. Leurs idées sont complètement opposées non seulement sur la +politique mais aussi sur certaines questions scientifiques. + +Comme madame Tolstoï, c'est madame Ibsen qui s'occupe du côté matériel +des oeuvres de son mari. «Les philosophes font souvent abstraction, non +pas seulement d'intérêts immédiats, mais de tout intérêt réel; au lieu +que les femmes, toujours placées au point de vue pratique, deviennent +très rarement des rêveurs spéculatifs et n'oublient guère qu'il s'agit +d'êtres réels, de leur bonheur ou de leurs souffrances.»[3] + + + +III + +Christiania, à l'époque où Ibsen prit la direction du théâtre, était une +petite ville avec toutes ses mesquineries. + +«Christiania, le plus assommant et mesquin de tout ce qui est assommant +et mesquin; Christiania, la cité sans style, un trou de petite ville +sans l'intimité d'une petite ville, une capitale sans la vie d'une +grande ville. Partout, un prosaïsme sans espérance: rien que la banalité +la plus usée et la plus pénible.»[4] + +Le conflit entre les partis et les classes différentes de la société y +est encore aujourd'hui très aigu. + +Nous sommes dans un pays où chacun a son titre, où l'on ne s'adresse à +personne sans lui dire «Monsieur le professeur», «Monsieur le docteur», +«Monsieur le négociant_».[5] + +En aucun lieu du monde on n'est enveloppé autant qu'ici de la froide +austérité luthérienne. «Il y a en Norvège, dit Bjornson[6], plus de +Thorbjoern[7] que de Arne[8].» + +Les allures libres d'Ibsen, son caractère toujours en révolte lui +valurent beaucoup d'ennemis. Sa pièce _la Comédie de l'Amour_[9] qui fut +représentée en 1863 fit un tapage considérable. N'étant pourtant qu'un +reflet exact des hypocrisies et des mensonges conventionnels de la +société, elle fut trouvée révoltante. + +«Les médiocres natures éprouvent toujours un sentiment de défiance et +d'effroi à côté des natures puissantes et originales, qu'elles sentent +bien devoir un jour leur échapper.»[10] + +Quand, suivant l'exemple de Bjornson et de Jonas Lie, Ibsen, dont la +situation matérielle était toujours précaire, demanda à la Chambre +norvégienne, le _Storthing_, le Subside, le _Digter gage_, que celle-ci +alloue aux écrivains de promesse, l'un des membres de la commission du +_Digter gage_, professeur à l'Université de Christiana, répondit que «ce +n'était pas le subside que méritait l'auteur de la _Comédie de l'Amour_, +mais une bastonnade.» + +Ce n'est que l'année suivante, avant de s'exiler, qu'Ibsen obtint de la +Diète norvégienne le _Digter gage_. + +En 1864, lorsque éclata la guerre entre le Danemark et la Prusse, Ibsen +adressa un appel chaleureux à ses compatriotes, leur demandant d'aller +au secours d'un peuple-frère, mais la Suède et la Norvège refusèrent de +venir en aide au plus faible, elles le laissèrent démembrer par le plus +fort. + +Ce refus révolta le coeur généreux du poète, il quitta son pays natal, +il alla à Rome demander au soleil d'Italie un peu de répit pour son âme +rebelle.... + + +NOTES: + +[1] La même année que Tolstoï. + +[2] + +Jeg mindes saa grant, som on idag det var hoendt +Den kveld jeg saa i bladet mit förste digt på prent. +Der sad jeg på min hybel og med dampende drag +Jeg rögte og jeg drömte i saligt selvbe hag. + (Henrik Ibsen, _Digte_,4.) + +[3] J.-S. Mill. _Lettres inédites_, p. 240. + +[4] Jonas Lie. _Arne Garborg_, 1893. + +[5] Ibsen lui-même met encore actuellement sur ses cartes de visite: +«Dr» et on ne l'appelle que _Herr Doctor._ + +[6] _Synnaeve Solbakken_. + +[7] Type de bourgeois rangé. + +[8] Type de rêveur. + +[9] _Kjaerlighedens Komedie_. + +[10] Renan. _L'Antéchrist_, p. 190. + + + * * * * * + + +CHAPITRE II + + Ibsen à l'étranger: Italie, Allemagne. L'inauguration du canal de + Suez. Voyage sur le Nil. L'indifférence de la Norvège envers son + grand poète. Les souffrances morales d'Ibsen. 1864-1891. + + +I + +C'est au mois de juin 1864 qu'Henrik Ibsen arriva à Rome. Madame Ibsen +et son fils l'y rejoignirent l'année suivante. La ville éternelle eut +sur l'exilé norvégien une grande influence. «Rome charme par l'intérêt +qu'elle inspire, en excitant à penser. On jouit à Rome d'une existence à +la fois solitaire et animée qui développe en nous tout ce que le ciel y +a mis.»[1] + +Les gigantesques débris d'un monde brisé nous font comprendre la vanité +de l'homme et la grandeur de la pensée; on se sent en communication avec +l'infini, avec l'humanité entière. Le poète révolté du nord visita la +vieille république de Florence, ce véritable berceau et foyer de la +Renaissance, pays d'illustres exilés, spoliés, décapités, de +Michel-Ange, de Machiavel, de Léonard de Vinci, de Dante, ce poète +souverain, ce roi des chants sublimes, qui, comme un aigle plane sur la +tête des autres poètes.[2] + +Ibsen vit Arezzo, la patrie de Pétrarque; il admira la belle cathédrale +de Milan, cette montagne de marbre blanc, sculptée, ciselée, découpée à +jour, d'un symbolisme divin! Il vit Venise, la ville du silence, et la +morne Pise, frappée de la terrible malédiction de Dante: + + Ahi Pisa, vituperio delle genti.[3] + +Le lac de Lugano, ce golfe resserré entre deux monts rappelait au poète +Scandinave un de ces fjords allongés dont sont déchiquetées les côtes de +son pays natal. A Gênes, il aimait marcher par la route fleurie de la +_Corniche_, qui, pleine d'orangers en fleurs, de cédrats, de palmiers, +suit le contour de la rive; au-dessous de soi, à des milliers de pieds, +on voit la mer, la mer immense, qui semble une surface bleue immobile, +mais qu'on sent animée et vers laquelle se porte incessamment le regard +comme vers tout ce qui décèle la vie, la vie que l'homme aspire, la vie +éternelle! + +C'est là qu'Ibsen comprit que, «le monde est, d'un bout à l'autre, une +vision extraordinaire, et qu'il faut être aveugle pour n'en être pas +ébloui.»[4] Mais c'est surtout dans la grandeur triste de Rome qu'il se +retrouvait lui-même. Rome établit un accord harmonieux entre la majesté +des ruines du passé et celle de l'avenir de l'âme humaine. Et, dans le +silence pur de la lumière d'Italie, Ibsen écrivit _Brand_[5], en 1866, +après plusieurs drames romantiques, alors que les révoltes grondaient +dans son coeur; puis, en 1867, _Peer Gynt_, qui aspire déjà vers des +temps plus doux. + +Henrik Ibsen resta en Italie jusqu'en 1868; il en emporta avec lui, pour +toujours, l'amour de la nature et des arts. + +De l'Italie, il alla à Munich, à Dresde, à Berlin. + + + +II + +Rien de plus intéressant que le mouvement intellectuel de ces années, en +Europe. Des hommes supérieurs parlent, écrivent et donnent aux esprits +une impulsion merveilleuse; le champ des idées est profondément remué; +de grandes doctrines se formulent, de graves polémiques se soulèvent et +rarement on vit une époque où le mouvement fût plus ardent, plus agité, +plus rempli de promesses et d'espérances. + +Les pensées d'Ibsen s'élargirent de plus en plus et son esprit s'ouvrit +à la contemplation de l'Univers. L'exil est une bonne école pour les +âmes fortes et conscientes, il leur enseigne la valeur morale du +précepte de Socrate: «Connais-toi toi-même»; il leur apprend aussi à +comprendre les autres. + +Partout Ibsen demeurait un observateur fidèle de la vie et des moeurs, +et partout il vivait solitaire, isolé au milieu de ce monde souvent trop +sociable. Son âme sensitive de poète lui disait que la poésie du silence +est plus morale que levain bruit. + +Et son oeuvre augmente toujours.... En 1869, il écrit l'_Union des +jeunes_. La même année Charles XV le nomme délégué à l'inauguration du +canal de Suez. + +Après les fêtes de Port-Saïd, il fit un voyage de six semaines sur le +Nil et retourna à l'étranger, à Munich. Car la Norvège lui resta froide. +«La masse, la foule, la médiocrité, ne comprend pas les isolés, les +élus.»[6] + +Et pourtant l'influence d'Ibsen grandit déjà.[7] Certains hommes ignorés +de la foule exercent en réalité dans la vie une plus grande influence +que ceux dont la popularité est la plus bruyante. Mais la vaine attente +de l'approbation de ses compatriotes aigrit son âme; dans sa fière +misère il reconnaissait vivement l'injustice commise envers lui par les +norvégiens. «Rien n'est plus amer que d'être incompris!» dit +Jean-Gabriel Borckman, l'un des personnages de sa pièce du même nom. + +Le poète cependant ne laisse pas libre cours à sa plainte. Les succès +faciles des médiocres le font sourire. Lent, mais tenace, il écrit livre +sur livre. Les hommes vraiment progressifs s'avancent sans fracas, mais +avec de la suite et de la continuité. A celle marque se reconnaît le +génie qui, lorsqu'il le veut, plie à son obéissance les obstacles mêmes +qui semblent devoir l'entraver. «La vocation, dit Brand[8], est un +torrent qu'on ne peut refouler, ni barrer, ni contredire. Il s'ouvrira +toujours un passage vers l'Océan.» + +Les foudres du clergé et de la cour n'empêchaient guère Descartes de +chercher sa _Méthode_. La petite Hollande était fière de lui offrir +l'hospitalité. + +Les esprits supérieurs suivent les traces glorieuses de leurs +devanciers, ils savent que les maîtres les plus illustres de la Pensée +ont souvent connu et la tristesse de l'exil et la raillerie des méchants +et même les horreurs de la faim.... Leur âme s'imprègne d'une tristesse +amère, mais elle demeure douce et grande, toujours et quand même. La +souffrance vivante vaut mieux que le repos sans vie. Un sourire +d'incrédulité dédaigneuse est leur seule réponse à toutes les +petitesses, à toutes les flatteries. + +«L'homme de génie ose seul contempler sans pâlir le visage étrange des +siècles, défier le temps, raidir contre le flot intarissable de l'oubli +une poitrine libre, et attester devant le jugement des ténèbres, debout +sur d'innombrables cercueils, la noblesse réelle de l'humanité.»[9] + +Le génie ne tâtonne pas, mais embrassant tout d'un coup d'oeil, il va +droit au but, qu'il poursuit avec fermeté, et se rit des sarcasmes de la +foule qui ne comprend rien à ses oeuvres. + +Ibsen erra d'une ville à l'autre, toujours plein d'amertume contre ses +compatriotes et plein de tendresse pour son pays. Jamais on ne sent +mieux combien une chose nous est chère que lorsqu'on se trouve loin +d'elle. On songe plus au sol natal quand on ne voit pas son vague +horizon; on songe à ses blés mouvants, à ses vertes prairies ou à ses +montagnes neigeuses, et plus encore à ses tristesses et à ses douleurs, +car on participe mieux à ses souffrances qu'à ses joies; on a toujours +les mêmes regrets et pas toujours les mêmes espérances. + +Pour bien comprendre et pour bien aimer son pays, il faut souvent en +franchir la frontière. Enivré de tristesse et tourmenté de doute, on +passe, morne et silencieux. On cherche l'oubli sous le ruissellement +intense du soleil étranger; souvent, assoiffé de tendresse, de justice, +d'idéal, on oublie la haine et, dans le frisson d'un soir de printemps +ou dans les rayons pâles de l'aurore, on rêve aux cieux lointains. + +Pendant son exil volontaire de vingt-cinq ans, Ibsen ne cessa de +demeurer un spectateur attentif de la vie norvégienne. Sa langue resta +très pure; on peut en dire ce que Georges Brandès[10] dit de celle de +son compatriote Jacobsen: nul avant lui, n'a su peindre ainsi avec des +mots. «Négliger le style, ce n'est pas aimer assez les idées qu'on veut +faire adopter aux autres»,[11] et c'est là le plus grand désir d'Ibsen. +Même dans ses poésies, qui sont très admirées en Scandinavie, une pensée +profonde est mêlée à un lyrisme sensitif. Loin de la foule, loin des +masses, il cultive sa pensée, il cisèle son style. S'il veut faire +adopter ses idées aux autres, il garde religieusement son _moi_. +«Il est une chose qu'on ne peut sacrifier: c'est son _moi_, son être +intérieur.»[12] La popularité, il la dédaigne. La popularité! que de +gens s'imaginent qu'elle est le couronnement de la gloire! Ils oublient +que la foule ne suit et n'acclame que ceux qui caressent ses passions, +ses colères, ses erreurs! Les hommes forts ne cherchent ni popularité ni +gloire, ils ne cherchent à rivaliser ni avec les uns ni avec les autres. +Ils se créent à eux-mêmes un vaste domaine où ils se trouvent à la fois +le premier venu et le roi. Ils découvrent et révèlent tout un monde de +beautés inconnues et variées à l'infini dans la pensée, dans le +sentiment, dans l'image, dans le contraste des ombres et de la lumière. + +«Le bruit de la foule m'épouvante, dit Ibsen, je veux préserver mes +vêtements de la boue des rues; c'est en habits de fête que je veux +attendre l'aurore de l'avenir.»[13] + +Et cette aurore est déjà arrivée, car «tout cède à la continuité d'un +sentiment énergique. Chaque rêve finit par trouver sa forme; il y a des +ondes pour toutes les soifs, de l'amour pour tous les coeurs.»[14] Le +souffle généreux de l'humanité pensante finit toujours par dissiper les +noirs nuages; les esprits libres finissent toujours par reconnaître leur +erreur. + +«L'homme, dit Pascal, n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, +mais c'est un roseau pensant.» Le solitaire de Port-Royal aurait pu +ajouter _et rayonnant,_ car un homme qui pense a ceci de singulier qu'il +_rayonne_. Son éclatant relief le fait sortir de l'ombre et le fait +distinguer non seulement de la foule, mais des autres princes de la +pensée dont les noms deviennent des symboles. + + +NOTES: + +[1] Madame de Staël. + +[2] Poeta sovrano, Di quel signor dell'altissimo canto, Che sovra gli +altri, com' aquila, vola. + + +[3] Pise, opprobre des nations. + +[4] E. Renan. _Dialogues philosophiques_, p. 109. + +[5] Dans les vieux carnets du cercle scandinave, à Rome, on peut lire la +vive polémique qui exista un certain temps entre Ibsen et Bjornson +relativement aux questions d'art. On découvre dans ces carnets un détail +très curieux. L'écriture d'Ibsen qui fut jusqu'en 1866 d'une forme assez +courante est devenue à partir de cette époque très caractéristique et +très personnelle. + +[6] Ibsen. _John-Gabriel Borckman_. + +[7] M. A. Antoine, directeur du _Théâtre libre_ a, le premier, en +France, joué _Ibsen_; et cela, à l'instigation de M. Emile Zola qui lui +signala les _Revenants_. Surviennent ensuite les représentations du +théâtre de l'_Oeuvre_(Lugné-Poë) et les traductions de MM. de Prozor, de +Colleville et de Zepelin, Trigaut-Geneste, Bertrand et de Nevers, de +Casanove, Chenevière et Johansen, traductions que nous avons consultées +pour cet ouvrage (voir _Bibliographie_, p. 175). + +[8] Pièce d'Ibsen. + +[9] Camille Mauclair. Conférence faite au théâtre de l'Oeuvre, le 3 +avril 1894. + +[10] _Det modern Gjennembruds maend_. Copenhague, 1891. + +[11] P.-J. Bérenger. _Correspondance_, t. II, p. 334. + +[12] _Brand_. + +[13] Poésies. + +[14] Flaubert. _Correspondance_, t. III, p. 73. + + + * * * * * + + +CHAPITRE III + + Le retour d'Ibsen en Norvège.--Son jubilé.--Sa vie actuelle. + 1891-1900. + + +I + +En 1891, Ibsen retourna en Norvège et son retour fut pour lui un +triomphe. Il fut heureux de revoir le paysage baigné de cette +incomparable lumière du Nord, tout à la fois si virginale et si ardente, +et les chaînes de collines intérieures, à peine élevées de quelques +centaines de mètres, et cependant couronnées par la neige, comme si +elles atteignaient l'altitude des sommets de la Suisse; il fut heureux +de revoir le magnifique panorama sur le fjord de Christiania, parsemé +d'îles boisées, égayé par le mouvement continuel de vaisseaux qui vont +se perdre au loin, derrière de grandes montagnes toutes bleues. + +Le voilà revenu de l'exil, le vieux poète! Il touche du pied le sol +sacré du pays aimé; et l'espérance emplit son âme. Moment délicieux! + + S'il est des jours amers, il en est de si doux![15] + +Tous les soucis, tous les chagrins, dont s'enfle si souvent notre +coeur, tout s'oublie; on sourit à tous ... et l'on reste _soi-même_. + +«Place au soleil, place partout à qui veut être vraiment soi-même!»[1] + +Au mois de mars 1898, la Scandinavie entière fêta la soixante-dixième +année d'Henrik Ibsen[2]. Le monde officiel, les penseurs, les hommes de +lettres, la foule, tous s'entendirent dans le même sentiment ému. Et le +héros de la fête,--connaissant les doux plaisirs de la Pensée, «qui, +loin de se borner au moment, promettent des jouissances +continuelles,»[3] demeurait silencieux parmi ces acclamations +d'enthousiasme. Les blessures de jadis lui étaient trop chères pour +qu'il les oubliât; il y a des blessures qui compensent toutes les +amertumes. + +Grand-croix de Saint-Olaf, il songea au cabinet noir de son enfance, à +l'église de sa petite ville natale, aux dures époques de la vie où ses +pièces évoquèrent des colères et des indignations; et les hommages +presque religieux d'aujourd'hui de ses concitoyens amenèrent sur sa +bouche un sourire amer. «Je n'ai point d'illusion sur les hommes, +pensait-il, et, pour ne les point haïr, je les méprise.»[4] + +Les hommes qui ont abrité leur liberté dans le monde intérieur[5], +doivent aussi vivre dans le monde extérieur, se montrer, se laisser +voir; la naissance, la résidence, l'éducation, la patrie, le hasard, +l'indiscrétion du prochain, les rattachent par mille liens aux autres +hommes; on suppose chez eux une foule d'opinions, tout simplement parce +qu'elles sont les opinions régnantes; toute mine qui n'est pas une +négation passe pour un assentiment; tout geste qui ne détruit pas est +interprété comme une approbation. Ils savent, ces solitaires, ces +affranchis de l'esprit, que toujours sur quelque point ils paraissent +autre chose que ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent rien autre +chose que vérité et franchise, ils sont environnés d'un réseau de +malentendus, et, leur intense désir de sincérité ne peut empêcher que +sur toute leur activité il ne se pose comme un brouillard d'opinions +fausses, de compromis, de demi-concessions, de silences complaisants, +d'interprétations erronées. Et un nuage de mélancolie s'amasse sur leur +front, car cette nécessité de «paraître», de telles natures la haïssent +plus que la mort. + + + +II + +Ibsen s'est établi à Christiania où il vit toujours +taciturne, isolé. Il regarde, il observe, et comme +Michel-Ange qu'il aime tant, il «apprend» toujours.[6] +Le vrai sage, le sage du Stoïcisme n'a ni amis, ni +famille, ni patrie; il se met sans trop de peine en +dehors de l'humanité. C'est une sorte de cruauté +héroïque envers soi-même et envers les autres. +Certes, «on peut être indépendant sans devenir sauvage, +et l'on peut diminuer le nombre de ses liens +pour rendre d'autant plus solides et plus étroits +ceux qu'on choisit et qu'on garde[7]». La solitude est +une force dont il ne faut pas abuser. L'auteur de +_Peer Gynt_ est taciturne, mais il n'est point sauvage. +Il demeure toujours isolé de la foule, mais pas de +sa famille. Père et époux, il prouve que l'unité +sociale n'est pas l'Individu, mais la Famille. + +Le penseur norvégien vit très modestement; il +aime beaucoup la peinture; sa salle à manger et son +salon sont ornés de plusieurs toiles de grande valeur +artistique. Il lit fort peu, il n'y a point de livres dans +son cabinet de travail. + +Lorsqu'on le voit une fois, à Karl-Johansgade ou +se rendant au Grand-Hôtel lire les journaux,--on +ne l'oublie plus. D'une taille petite, trapu, avec un +beau visage encadré par d'épais cheveux blancs, des +favoris et un collier de barbe, il a le menton et +les lèvres rasés. Ses yeux ronds, cachés derrière +d'épaisses bésicles, s'enfoncent dans ses sourcils +énormes. L'ensemble est expressif, puissant et fin; +on y voit se réfléter les deux idées-forces de sa vie +et de son oeuvre: la _Volonté_ et le _Moi intérieur_ +enveloppés d'un calme doux et serein. Et l'on comprend +les paroles que le poète a mises dans la +bouche de Maximos[8]: «Victoire et lumière sur celui +qui veut!» et l'on comprend comment ce coeur pur, +brûlant d'amour pour le genre humain, pour la +liberté et la justice, a pu créer la figure terrible et +sublime de Brand dont la devise est: Tout ou rien! +«Quand tu donnerais tout, dit-il, à la réserve de ta +vie, sache que tu n'aurais rien donné.» + +Ses oeuvres attaquent et ruinent les lois morales +et l'ordre social. Elles sont l'objet des critiques les +plus vives et les plus passionnées, et Ibsen continue +sa vie tranquille, dans sa retraite familiale; il +ferme les yeux et les oreilles aux spectacles et aux +bruits du monde extérieur. + +Telle est l'éternelle loi des contrastes. + +Horace, qui chantait le vin, ne buvait que de +l'eau. Épicure, qui professait le culte des plaisirs, +vivait en ascète. + + +NOTES: + +[15] André Chénier. _Jeune captive_. + +[1] _Brand_. + +[2] Voici le programme des fêtes qui commencèrent à Christiania pour +finir à Copenhague: le 20 mars, représentation de gala; le 21, banquet +où assistèrent tous les ministres et grands dignitaires; le 22, fête +populaire, et, au théâtre royal de Copenhague, une représentation de +gala en présence d'Ibsen; le 24, banquet officiel, etc. + +[3] Socrate. _Mémoires_, liv. I, ch. vi. + +[4] Anatole France. _L'abbé Coignard_. + +[5] Nietzsche. _Oeuvres_, I, 404 et suiv. _Fragments_ choisis par +Lichtenberger, p. 17 (Paris, P. Alcan). + +[6] Michel-Ange à quatre-vingts ans est rencontré un jour par un de ses +amis qui lui demande où il va; il lui répond ces paroles admirables dans +la bouche d'un tel maître; «Je vais apprendre.» Lui, qui aurait tant pu +apprendre aux autres, il allait en effet étudier l'anatomie chez un +médecin célèbre. + +[7] Barthélémy Saint-Hilaire. _Morale d'Aristote_, t. I. Préface, p. +ccxliii. + +[8] _L'Empereur et Galiléen_. + + + * * * * * + + +CHAPITRE IV + +IBSEN, HOMME ET PENSEUR + + +Comme homme, Ibsen est bien le fils de la Norvège. Le peuple norvégien, +très peu expansif, offre moins de prise à l'observation qu'un autre. On +lui donne des défauts et des qualités qu'il n'a pas; souvent ceux qu'on +lui attribue sont l'exact contraire de ceux qu'il a réellement. La +Norvège est le pays des contrastes. Son caractère unique, spécial, est +de grouper à quelques toises de distance, les phénomènes les moins +habitués à se trouver ensemble. On y voit le sapin des cimes se marier +au noyer ami des plaines, les blocs du glacier et le gazon de la prairie +échanger, à quelques pas du fjord, un baiser fraternel. + +La lutte constante avec la nature a amené le norvégien à s'identifier +avec elle, à se plier à ses exigences. La pauvreté du sol lui a imposé +le goût des réalités, et la majesté des rochers, la fraîcheur +frémissante du fjord, le soleil de minuit à demi voilé par de légers +flocons errants dans le ciel, lui ont appris la douceur du rêve.... + +Le paysan enseigne à ses enfants à se rendre utiles de très bonne heure. +L'exemple des parents et les dures nécessités de l'existence rurale les +rendent appliqués et graves; les enfants sont sérieux. Les hommes +paraissent lourds, mais c'est une lourdeur apparente qui vient plutôt de +la réflexion. Aucun aubergiste ne se présente, en Norvège, souriant au +voyageur. Le Norvégien est poli, sans servilité; dans toutes les +circonstances de la vie, il sait garder sa dignité. Si l'horizon +physique lui est éternellement fermé, si les blocs de granit, qui de +toutes parts enserrent le regard des Norvégiens, pèsent sur leur vie, +leur horizon intellectuel est large et leur âme morale est rarement +prisonnière,--je parle de ceux qui se sont débarrassés des hypocrisies +conventionnelles de la société: Brand, Rosmer, Dr Stockmann, +Nora, Hélène Alving, Held Wengel et beaucoup d'autres.[1] + +Mais les meilleurs d'entre eux gardent encore des superstitions +extérieures. Ils croient sincèrement que si l'on peut apercevoir neuf +étoiles, neuf jours de suite, on est sûr de voir exaucé le voeu qu'on a +formé en les comptant.[2] + +Les Norvégiens sont très confiants entre eux[3] et vis-à-vis de +l'étranger, mais c'est une confiance digne; le Norvégien n'ouvre jamais +entièrement son âme. C'est par là qu'on peut expliquer le théâtre à demi +voilé d'Ibsen. + +Mais avant d'être norvégien, Ibsen reste _lui-même._ Les grands hommes +ont toujours été _quelqu'un_ dans toute la force du terme; ils sont +_eux-mêmes_ et plus vivants que personne; ils tirent plus des +profondeurs de leur âme que de tout ce qui les entoure; ils savent non +pas se subordonner aux choses extérieures, mais les subjuguer par leur +pensée, par leur volonté; ils dominent leur temps, ils s'imposent à la +postérité, par la réalité énergique, par la puissance et la souveraineté +de leur être individuel; d'autant plus utiles à connaître que leur +exemple nous apprend à devenir virils, à penser, à agir, à nous +affranchir de cette imitation servile de tous par chacun, qui est le +beau idéal des êtres les plus vulgaires. + +Comme poète et penseur, Henrik Ibsen n'appartient «à aucune nation, à +aucune institution, à aucun parti[4]». Son théâtre ne vise pas +uniquement les moeurs de son pays, il vise toujours plus haut; ce n'est +pas l'âme norvégienne, c'est l'âme humaine qu'il dissèque. + +Il y a des hommes qui n'appartiennent pas seulement à la contrée dans +laquelle ils sont nés, à la nation dont ils font partie, mais au trésor +commun de l'humanité. Ces esprits d'élite ne sont pas seulement la +gloire de la France, de la Russie, de l'Allemagne ou de la Norvège, mais +du genre humain tout entier. Certes, ils apportent le cachet de leur +patrie, chacun représente avec ampleur ce qu'a de caractéristique sa +nationalité, souvent même ils deviennent comme un trait d'union entre +leurs concitoyens et le reste du monde, ils servent de lien entre le +peuple au milieu duquel ils sont nés et tout ce qu'il y a d'esprits +cultivés dans l'univers, mais ils portent, ayant tout, en eux, le germe +du _Grand Tout_ de la Terre qu'on nomme Humanité. Elargissant le domaine +du Beau et du Bien, reculant les limites de la Science et de l'Art, +ouvrant à la méditation de nouveaux problèmes et à l'admiration des +horizons nouveaux, ces esprits créateurs, qui font l'histoire +universelle, prouvent que la Pensée humaine n'a point de frontières, +qu'elle est infinie.... + +Nous allons maintenant déterminer la philosophie du théâtre d'Henrik +Ibsen que nous diviserons en deux parties: partie négative: _La société +actuelle_; partie positive: _La société nouvelle_. + + +NOTES: + +[1] Personnages des pièces d'Ibsen. + +[2] Superstition norvégienne. + +[3] A Christiana les tramways n'ont pas de conducteurs; le voyageur met +lui-même 10 öre, prix uniforme du parcours, dans une boîte en verre, +établie derrière le cocher. + +[4] Georges Brandès. + + + + * * * * * + + + +PARTIE NEGATIVE + +LA SOCIÉTÉ ACTUELLE + + + * * * * * + + +CHAPITRE PREMIER + +LE CLERGÉ + + +I + +Ibsen, dans son théâtre, fait le procès de la société actuelle, +il s'attaque à son organisation, à ses préjugés, il démasque les +conventions hypocrites de la morale sociale; il dissèque les grandes +fictions, grandioses en apparence, que les hommes considèrent comme leur +sauvegarde,--religion, autorité, mariage, famille. Tous les éléments, +toutes les classes y ont leurs représentants; nous y rencontrons nos +contemporains aux moeurs de philistins; les traits principaux de leurs +caractères nous dévoilent les mobiles de leur activité et les bases de +leur vie: la lâcheté et le mensonge. + +Le clergé occupe une place très large dans cette hiérarchie sociale. +Nous sommes dans un pays de protestantisme[1], mais les personnages +d'Ibsen nous montrent que tous les prêtres se valent: «Chenilles ou +papillons, c'est toujours la même bête.»[2] + +L'Eglise est partout conservatrice, elle s'obstine partout à placer son +idéal en arrière; cet idéal repose sur le dogme de l'infaillibilité, +c'est-à-dire de l'immobilité; elle est essentiellement rétrograde. Le +cléricalisme est partout une plaie dans laquelle il faut porter le fer +rouge. «Si le catholique fait un bambin du Héros Rédempteur, les +protestants en font un vieillard impotent tout près de tomber en +enfance. Si de tout le domaine de saint Pierre, ce qui reste au Pape, +c'est une double clef, les protestants n'enferment-ils pas, dans +l'enceinte d'une église, le royaume de Dieu, qui va du pôle au pôle? +Ils séparent la vie de la foi et de la doctrine. Aucun d'eux ne songe à +être. Leurs efforts, leurs idées ne tendent pas à vivre d'une vie pleine +et entière. Pour trébucher comme ils font, ils ont besoin d'un Dieu qui +les regarde entre ses doigts.»[3] + +Si la morale protestante est supérieure à celle des jésuites qui +enseigne, entre autres que «quand celui qui nous décrie devant des gens +d'honneur continue, après l'avoir averti de cesser, il nous est permis +de le tuer, non pas véritablement en public, de peur de scandale, mais +en cachette, _sed clam_»[4], les pasteurs protestants ne considèrent +point la tolérance et l'humilité comme «des fleurs rares, aux parfums +subtils et pénétrants». + +Si la divergence des préceptes moraux des Eglises prouve qu'aucune ne +possède les véritables, la concordance de leurs bases et de leurs moyens +d'action prouve également qu'elles cherchent moins à répandre la justice +qu'à gagner le pouvoir sur les âmes de la foule. La religion n'est plus +qu'un prétexte, le but à atteindre, c'est la force sociale. «Prends la +lanterne de Diogène, Basile,--dit Jullien, l'un des personnages de +l'_Empereur et Galiléen_[5],--éclaire cette nuit ténébreuse.... +Où est le christianisme?» + +Le christianisme primitif, proclamant à la fois l'unité de Dieu et +la fraternité humaine a fini par changer ses bases premières, il a +abandonné les petits et les humbles pour se mettre, au nom de Jésus +le Pauvre, au service des riches; c'est lui qui a établi deux morales, +celle du seigneur et celle de l'esclave, qui a divisé les hommes en +maîtres et parias. Il s'est éloigné des idées d'égalité et de justice, +il s'est avili devant le capital, il est arrivé à ce degré de +déconsidération et de dégradation où nous le voyons de nos jours. Le +christianisme est l'auteur de tous les crimes qui ont désolé l'humanité +depuis dix-neuf siècles. «La religion a de tout temps compris une morale +religieuse, consistant dans l'exécution des ordres de la divinité, +seulement ces ordres n'étaient pas guidés par la règle du bien, mais par +le caprice ou l'intérêt de celle-ci, ce qui fait naître des conflits +graves et fréquents entre la morale psychologique et la morale +sociologique, autrement dit le droit. Celle-ci pour rester extérieure et +ne pas devenir inquisitoriale doit parfois se contenter de l'apparence +et arrive ainsi à des décisions qui blessent profondément l'équité.»[6] + +Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui se passe autour de nous +pour reconnaître que l'Eglise, que toutes les Eglises sont des foyers +d'exploitation et d'horreur. Partout les Eglises possèdent de vastes +domaines et d'immenses revenus, partout leurs privilèges les rattachent +à l'organisation politique. Elles sacrifient, pour de l'argent, tout +ce que la religion a de plus grand à des pratiques plus païennes que +chrétiennes. Les cérémonies religieuses sont des actes de féerie, où les +décors sont empruntés à toutes les choses du luxe moderne. Les mariages +et les enterrements religieux sont des scènes de l'opéra-bouffe avec +la différence que les prix sont plus élevés qu'au spectacle, car les +bénédictions et les malédictions de l'Eglise sont toujours payées. Au +nom du ciel, l'Eglise détruit tout ce qu'il y a d'humain sur la terre; +au nom de l'immortalité de l'âme et de la vie future, elle enlève à +l'homme le bonheur de la vie présente. C'est l'Eglise qui a appris aux +hommes que tout peut s'acheter, morale, conscience, même les places dans +un monde meilleur. + +«Que venez-vous faire à l'église? s'écrie Brand[7] Le décor, le décor +seul vous attire, le chant de l'orgue, le sondes cloches, l'envie de +vous tremper dans la flamme d'une éloquence de haut parage, dont les +accents s'enflent ou baissent, qui déborde, tonne ou fouette selon +toutes les règles de l'art.» + +Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs +prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la +fantaisie crédule des hommes non encore arrivés au plein développement +et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. Le ciel +religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par +l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et +renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de +la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont +succédé dans la croyance humaine, n'est rien que le développement de +l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure que, +dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en +eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou +même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, +après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font +ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. +Grâce à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le +ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence +nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la +terre, devenait misérable. + +Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la +cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes +choses; le monde ne fut plus rien, elle fut tout, et l'homme, son vrai +créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant +elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave. + +Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la +vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme +est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la +mort. Dieu étant le maître, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver +par lui-même la justice, la vérité, il ne peut y arriver qu'au moyen +d'une révélation divine. Mais qui dit révélation dit révélateurs, +messies, prophètes, prêtres et législateurs, inspirés par Dieu même; et +ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la +terre, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même +pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un +pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et +illimitée, car, contre la raison divine, dit Bakounine[8], il n'y a +point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n'y a point +de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent +l'être aussi de l'Eglise, c'est-à-dire de ses représentants qui, pour +atteindre leur but, ne négligent aucun moyen. Serviteurs de Dieu, ils +deviennent aussi ceux des puissants de la terre. Le pasteur Manders[9] +trouve qu'on doit se rapporter dans la vie au jugement, aux opinions +autorisées des autres. «C'est un fait et cela est bien.» Que deviendrait +la société s'il en était autrement! + +--«Et qu'entendez-vous par les opinions des autres? demande-t-on au +pasteur Manders. + +--J'entends, répond celui-ci, les gens qui occupent une position assez +indépendante et assez influente pour qu'on ne puisse pas facilement +négliger leur manière de voir.» Pour le pasteur Manders l'opinion +publique est tout: «Nous ne devons pas, dit-il, nous livrer aux mauvais +jugements et nous n'avons nullement le droit de scandaliser l'opinion.» + +Le prêtre est l'ennemi de toute société qui désire le progrès et la +liberté. Il étouffe la morale naturelle pour assurer la domination de sa +caste. Il ne vit que par l'ignorance des masses, écrase la raison sous +la passivité de l'obéissance fataliste. + + Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense; Notre + crédulité fait toute leur science.[10] + +Le pasteur Manders trouve qu'il faut, dans la vie, compter sur une +heureuse étoile, sur la protection spéciale d'en haut. Il s'agit, par +exemple, d'assurer contre l'incendie, un asile. Le pasteur Manders s'y +refuse. «On serait tout disposé à croire que nous n'avons pas confiance +dans les décrets de la Providence,» dit-il. Et lorsque cette protection +manque, lorsque l'asile est détruit par le feu, le pasteur Manders +déclare que c'est la «la main de Dieu pour punir les incrédules.»[11] + +L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice +humaines; elle est la négation la plus décisive de la liberté de l'homme +et aboutit nécessairement à l'esclavage, tant en théorie qu'en pratique. + +Le pasteur Manders reproche à Mme Alving d'avoir été dominée +toute sa vie par une invincible confiance en elle-même, de n'avoir +jamais tendu qu'à l'affranchissement de tout joug et de toute loi, +de n'avoir jamais voulu supporter une chaîne quelle qu'elle fût. La +révolte?--Jamais! «Notre devoir consiste à supporter en toute humilité +la croix que la volonté d'en Haut trouve bon de nous imposer.» Le +bonheur?--Nous n'y avons pas droit. «Chercher le bonheur dans cette vie, +c'est là le véritable esprit de rébellion.»[12] + +La lumière? S'éclairer dans les limites du possible?--Point. La lumière, +la morale, l'honneur sont le monopole de la religion. Elle seule +commande à la terre, au nom du ciel. Dans _Rosmersholm_ le recteur Kroll +cherche à démontrer que les dévots seuls peuvent avoir des principes +moraux. + +ROSMER.--Ainsi tu ne crois pas que des libres-penseurs puissent avoir +des sentiments honnêtes? + +LE RECTEUR.--Non, la religion est le seul fondement solide de la +moralité. + +C'est grâce probablement à cette moralité que l'éternité des peines est +considérée comme un dogme fondamental de la religion chrétienne qui n'a +pas été répudié par le protestantisme. Cette solution donne à cette +religion un aspect de sévérité qui apparaît plus grand encore quand on +songe que l'enfer est encouru pour de simples infractions à la morale +rituelle. + +Pour eux-mêmes, ces prêtres sont moins sévères; eux-mêmes, ils font tout +le contraire de ce qu'ils prêchent; eux-mêmes, ils ne sont point +esclaves prosternés d'aucun symbole, d'aucune morale, car si leur foi +est prospère, leur bonne foi est absente. + +Le vicaire Rorlund[13] prêche une austérité implacable et fait la cour à +la jeune Dina; mais «quand on est, par vocation, un des soutiens moraux +de la société, dit-il, on ne peut être trop circonspect». + +La Bible, l'Evangile d'où ils prétendent tirer leur enseignement, ils +les interprètent à leur manière. Voici comment le pasteur Straamand +explique à un un jeune séminariste le _Ne construis pas sur le sable_ de +l'Evangile. Cela veut dire, d'après lui, que «sans rémunération on ne +peut prêcher ni en Amérique, ni en Europe, ni en Asie, nulle part +enfin».[14] + +La religion n'est plus pour eux un apostolat, mais un métier, un +gagne-pain, un commerce. Ce ne sont pas les problèmes de religion ou de +morale, mais les luttes politiques qui les intéressent; politiciens, +industriels, conférenciers, ils traitent dans les églises et dans les +temples des sujets d'actualité et des questions à la mode. + +Par le mot _charité_ ils trompent et exploitent le peuple qu'ils +devraient éclairer et soutenir. «Il n'y a pas de mot qu'on traîne dans +la boue comme le mot _charité_. Avec une ruse diabolique on en fait un +voile pour masquer le mensonge.»[15] + +«Dieu n'a pas besoin du mensonge, mais le mensonge a souvent besoin de +Dieu, et il n'est jamais si puissant ni si pervers que lorsqu'il +s'impose en son nom!»[16] + + + +II + +Par ses superbes conquêtes la science a dévoilé les sacrifices, les +prières, les puissances occultes, les mystères par lesquels les Eglises +exploitaient les hommes. Lasse d'être trompée sans cesse, la pauvre +humanité commence à ouvrir les yeux et à se rendre compte des crimes des +Eglises dont elle était victime. L'homme, éclairé par la lumière des +sciences, s'aperçoit que les erreurs des Eglises étaient voulues, +conscientes, engendrées parles mensonges des uns, par les intérêts +lucratifs des autres. L'homme, aigri par les injustices, qui souffre +d'inégalité sociale; les âmes tourmentées qui cherchent à apaiser, à la +source qu'on appelle divine, leur soif de justice, d'idéal, d'infini, +trouvent la désillusion auprès des représentants de ce Dieu invisible au +nom duquel ils commettent tant d'horreur. + +«Dix mille poissons partagés au nom d'une idole ne sauveraient pas une +seule âme en détresse<.»[17] + +C'est au nom de ce Dieu, qu'on ne vient jamais en aide à un peuple frère +dont la liberté et même la vie sont menacées. C'est au nom de ce Dieu +que l'on s'arme à outrance pour détruire les peuples amis de la paix. +C'est au nom de ce Dieu que l'on déchaîne des haines populaires contre +ceux qui ne professent pas certaines idées religieuses. C'est au nom de +ce Dieu qu'on laisse mourir de faim et de froid des milliers d'êtres +humains tandis que les églises et les temples restent vides et que leurs +coffres-forts regorgent d'or! + +Les plus crédules commencent à comprendre que ce Dieu agonise et que ses +représentants sont les plus terribles exploiteurs des âmes simples. Où +donc est-il le Dieu infini, universel, vers lequel aspire l'humanité +souffrante? + +Héritiers de toutes les haines et de toutes les erreurs, les prêtres +montent avec une incroyable audace à l'assaut de la société moderne, +mais c'est en vain qu'ils cherchent partout dans le socialisme, dit +chrétien, un _modus vivendi_ pour reprendre leur omnipotence au sein des +masses. Leurs hypocrisies sont déjà trop connues. Toutes les religions +sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang; car toutes reposent +principalement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation +perpétuelle de l'humanité à l'insatiable vengeance de la divinité. «Dans +ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre, +homme aussi, mais homme privilégié, est le divin bourreau. Cela nous +explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, +les plus humains, les plus doux, ont presque toujours quelque chose de +cruel.»[18] + +Le clergé du théâtre d'Ibsen a le visage dur, un vent de sécheresse +passe sur lui.... «Pour avoir la foi, il faut avoir une âme»[19], et ces +marchands de grâces divines n'en ont point. Leur _credo_, c'est le +mensonge.... + + +NOTES: + +[1] La Norvège est divisée en 6 évêchés, 83 doyennés, 441 paroisses et +900 pastorats. L'Église luthérienne est seule religion d'État, et son +clergé a en mains l'état-civil, sauf dans la capitale. L'acte de baptême +est considéré comme acte de naissance. Le seul mariage légal, c'est le +mariage religieux. L'enseignement primaire se trouve sous la direction +du clergé. Il y a en Norvège 7,000 écoles primaires, fost-skol og +omgangs-skol (Christiana possède 16 écoles avec 23,000 élèves). Le +conseil scolaire est composé de quatre membres élus par l'assemblée +paroissiale et le pasteur est de droit président; c'est aussi lui qui +est chargé des inspections. Cinq heures par semaine sont consacrées à +l'enseignement religieux. Les châtiments corporels existent encore +(Prescription de 1889, §65). + +[2] Renan. _Dialogues philosophiques_, p. 294. + +[3] Ibsen. _Brand_. + +[4] Pascal. _Treizième Provinciale_. + +[5] Ibsen. _Keiser og Galilaeer_. + +[6] R. de La Grasserie. _De la psychologie des religions,_ p. 16 (Paris, +F. Alcan). + +[7] Ibsen. _Brand_. + +[8] _L'église et l'Etat_. + +[9] Ibsen. _Gjengangere_ (Revenants). + +[10] Voltaire. _Oedipe_ (Jocaste). + +[11] _Les Revenants_. + +[12] Ibsen. _Revenants_. + +[13] Ibsen. _Samfundets Stötter_ (Les Soutiens de la société). + +[14] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_ (La Comédie de l'amour). + +[15] Ibsen. _Brand_. + +[16] Hyacinthe-Loyson. _Ni Cléricaux ni Athées_, p. 26. + +[17] Ibsen. _Brand_. + +[18] Bakounine. _L'Eglise et l'Etat_, p. 22. + +[19] Ibsen. _Brand_. + + + * * * * * + + +CHAPITRE II + +LES POLITICIENS ET LES CAPITALISTES + + +Le _Credo_ politique et social se façonne et se modèle sur le Credo +religieux,--toujours hypocrite, jamais sincère. «Que se cache-t-il sous +les apparences brillantes et fardées dont la société se montre si fière? +La pourriture et le néant. Toute moralité lui manque. Elle n'est rien +qu'un sépulcre blanchi.»[1] + +Jamais la société n'a atteint un tel degré de décomposition sociale; un +ramollissement effroyable se produit dans les moeurs; on ne pense qu'à +satisfaire ses passions brutales, ses goûts, ses caprices. La fortune +est aux plus audacieux; les honneurs, la gloire, aux plus habiles. +Posséder, jouir, dominer, voilà les vertus d'aujourd'hui. + + Les vertus les plus sublimes + Ne sont que des vices dorés.[2] + +Il y a quelque chose de si faux, de si vide, de si plat et de si mesquin +dans la manière de voir de notre race! dit Brand. Qui donc, même à son +lit de mort, consentirait à faire une offrande en secret? Demande au +héros de cacher son nom et de se contenter de la victoire! Pose la même +condition à un roi, à un empereur, et tu verras s'il accomplira quelque +chose. Demande au poète d'ouvrir en secret la cage à ses beaux oiseaux +chanteurs sans qu'on sache qu'ils lui doivent leur essor et l'éclat de +leur plumage! Non, l'abnégation ne fleurit nulle part ni dans les hautes +futaies ni dans les buissons. Le monde est dominé par des idées +d'esclave. Jusque sur les bords de l'abîme il s'attache avec une âpre +fureur à la poussière de la vie; lorsqu'elle cède et s'effrite, on voit +encore les hommes s'accrocher aux brins d'herbe, enfoncer leurs ongles +dans la boue. + +L'édifice social est construit sur une base oppressive qui paralyse tous +les efforts libres. Toute tendance émancipatrice effraye «les soutiens +de la société»; ils ont peur de la lumière. + +«STOCKMANN.--N'est-ce pas le devoir d'un citoyen de mettre le public au +courant des idées nouvelles? + +LE PRÉFET.--Le public n'a pas du tout besoin de nouvelles idées. Il vaut +mieux pour lui se contenter des bonnes vieilles idées qu'il connaît +déjà.»[3] + +Et lorsqu'un homme fait retentir une voix libre dans ces ténèbres, on le +déclare ennemi de la société. + +«STOCKMANN.--C'est moi qui veux le vrai bien de la ville. Je veux +dévoiler les fautes qui tôt ou tard apparaîtront au grand jour. Oh! on +va bien voir que j'aime ma ville natale. + +LE PRÉFET.--Tu l'aimes! Toi, qui par une aveugle bravade veut supprimer +la principale source de richesse de la ville! + +STOCKMANN.--Cette source est empoisonnée! Nous vivons ici dans les +immondices et la putréfaction! c'est grâce à un odieux mensonge que +notre jeune société suce, pour se nourrir, la richesse des autres. + +LE PRÉFET.--Illusion! Imagination! Pour ne pas dire plus encore! L'homme +qui lance des insinuations aussi offensantes contre sa ville natale est +un _ennemi de la société_.»[4] + +Ibsen démasque ceux qui se chargent de maintenir ce qu'il est convenu +d'appeler l'ordre social, ceux qui prêchent la plus rare des +_vertus_,--la morale sociale. L'homme de sens est pour eux celui qui +agit dans leur sens. Quand le défaut d'un autre leur est profitable, ils +voudraient l'ériger en _vertu_. + +Dans _John-Gabriel Borckman_, le dramaturge norvégien nous montre +comment une conscience peut être obscurcie par le désir trop intense +d'atteindre le pouvoir, comment un homme saisi par la passion du pouvoir +et de l'argent qui le donne, arrive à sacrifier son honneur, ses plus +intimes tendresses, à perdre la pitié pour ceux qui l'entourent et pour +lui-même. Pour conserver sa fortune et son pouvoir, l'un des héros de la +pièce dont l'honorabilité paraît à l'abri de tout soupçon, a eu recours +au vol, il laisse peser l'accusation de son crime sur son ami intime. + +Tous les «soutiens de la société» qu'Ibsen nous présente ont chacun au +moins un point noir qu'il leur faut dissimuler. Ils accumulent les +richesses par tous les moyens, au détriment des autres, et ils veulent +faire croire que la fortune leur a donné une nature supérieure et le +droit de diriger à leur gré le troupeau humain, qu'ils considèrent comme +une classe inférieure à eux. Ils s'érigent en classe dirigeante, ils +prétendent maintenir sous leur tutelle la masse des travailleurs qui les +nourrit par ses travaux pénibles et incessants. Ils généralisent des +idées, ils composent des phrases, des formules, et ils les lancent dans +la foule, comme un dogme religieux ou politique. Les phrases générales +sont devenues une monnaie courante. L'aphorisme de Guizot: «Parler, +c'est gouverner» est devenu la loi conductrice des hommes politiques +dont le consul Bernick[5] est le type autorisé. + +«Notre industrieuse petite ville, dit-il, s'inspire, Dieu merci, d'idées +saines et morales, que nous avons tous contribué à faire germer, et que +nous continuerons à développer de notre mieux, chacun dans notre sphère. +Vous, monsieur le Vicaire, appliquez votre bienfaisante activité à +l'école et à la famille. Nous autres, les hommes du travail pratique, +nous servirons la société en y répandant le bien-être; et nos femmes et +nos filles continueront comme par le passé leurs oeuvres de +bienfaisance.» + +Bernick est l'homme le plus riche et le plus influent de la ville, tout +le monde s'incline devant lui, sa maison passe pour une maison modèle, +sa vie pour une vie modèle, mais cette bonne réputation, ce bonheur, +reposent sur un terrain fangeux, sur des mensonges. Sa fortune, il l'a +volée et a fait croire que c'est un autre, un associé, qui se l'est +appropriée; il a aimé aussi, dans sa jeunesse, une femme qu'il abandonna +pour en épouser une autre plus riche. Pendant toute sa vie il n'a eu que +deux cultes, celui de l'hypocrisie et celui du mensonge, pas d'autre. +Lui, l'homme le plus considéré de la ville, le plus heureux, le plus +riche, le plus puissant et le plus honoré, il a laissé accabler un +innocent sous le poids de sa propre faute, et lorsque quinze ans plus +tard l'innocent, revenu d'Amérique où il avait été obligé de se +réfugier, demande que Bernick dise à tous la vérité, celui-ci s'écrie: +«A l'heure même où j'ai le plus besoin de toute ma considération! c'est +impossible!» + +Et tout le monde lui accorde cette considération, car on ne mesure point +la valeur d'un homme politique à la puissance de ses idées, ni à ses +moyens pour les faire aboutir, mais à son éloquence vide, pleine de +lieux communs et de formules sans fond. Ou se laisse entraîner et +éblouir par des discours ronflants, des déclamations pompeuses et un +verbiage sonore, mais dépourvu d'idées et de sentiments. + +On ne vit que sur des mots, des mots, toujours des mots! On demande à +Monsen[6] s'il renoncerait à s'occuper de ses intérêts privés si les +électeurs portaient leur choix sur lui. «Mes intérêts privés en +souffriraient sûrement; mais, si l'on croit que le bien public l'exige, +je mettrai de côté toute considération personnelle»,--et il s'empare de +la fortune d'un autre et disparaît. + +Les politiciens d'Ibsen prêchent le respect de l'ordre, mais qu'est +donc leur ordre, sinon la sécurité des spéculateurs ne tremblant pas +pour leurs biens mal acquis! + +«Quand on se mêle à la vie publique, dit Bratsberg[7], on se trouve +quelquefois forcé à des compromis et on ne peut pas conserver aussi bien +son indépendance de caractère et de conduite.» + +Et ces gens sont les maîtres de la société! + +Lorsque, il y a dix-neuf siècles, en présence d'une foule où il y avait +certainement des pauvres et des ouvriers, Jésus de Nazareth déclara +qu'il était plus aisé de faire passer un chameau par le trou d'une +aiguille que de voir un riche entrer dans le royaume des cieux, les +riches qui entendirent cette parole durent trouver qu'elle ne servirait +guère à apaiser les haines sociales. Et puisque le royaume des cieux +leur est refusé, ils décidèrent de conquérir celui de la Terre. Ils +tâchent d'imposer leurs principes aux autres. Et on les suit. En les +voyant bien posés dans le monde et entourés de considération, bon nombre +de natures faibles viennent à eux, fières d'être admises en si bonne +compagnie. Celles qui résistent le payent cher. + +Kropp, chef d'usine du consul Bernick, fait avertir Aune, contremaître +dans cette usine, de cesser les conférences qu'il fait chaque samedi aux +ouvriers. + +«AUNE.--Comment! je croyais qu'il m'était permis de consacrer mon temps +libre à être utile à la société. + +KROPP.--Le consul dit que c'est ainsi qu'on la désorganise. + +AUNE.--Ma société n'est pas celle du consul. + +KROPP.--Avant toutes choses vous avez à remplir votre devoir envers la +société du consul Bernick,car c'est lui qui vous fait vivre.»[8] + +Telle est leur justice. _Fiat justitia, percat mundus!_ Et l'on parle de +liberté! + +«Liberté, égalité, fraternité n'ont plus le même sens qu'au temps de la +guillotine. Et les politiciens ne veulent pas le comprendre, et je les +hais. Ils ne désirent que des révolutions politiques, extérieures, et ce +qu'il faut; c'est la révolte de l'esprit humain.»[9] + +Hélas! tout le monde ne peut pas se révolter. L'intolérable situation, +que le consul Bernick crée à son ouvrier Aune, le prouve. Je ne puis ne +pas citer ici le court dialogue qui présente si magistralement tout un +drame social. + +«L'action sociale est faite de drames, comme la pensée est faite de +phrases. Un drame est une phrase qui a pour mots des actes humains.»[10] + +Le consul Bernick, sans vouloir augmenter le nombre de ses ouvriers, +exige d'Aune que le bateau d'Etat, _l'Indian-Girl_, qu'on répare dans +ses usines, soit prêt en quelques jours à prendre la mer: + +AUNE.--Mais c'est impossible. A fond de cale, le bateau est tout pourri, +monsieur le Consul. + +BERNICK.--Il me le faut, autrement, je vous congédie. + +AUNE.--Me congédier? moi dont le père et le grand-père ont travaillé +toute leur vie sur ce chantier! Avez-vous bien réfléchi, monsieur le +Consul, à ce que vous feriez en renvoyant ainsi un vieil ouvrier? +Croyez-vous que tout finisse pour lui avec un changement de maître? Je +voudrais que vous en vissiez un que l'on vient de chasser, rentrer, le +soir, dans sa maison, et poser ses outils derrière la porte.... C'est à +moi que les miens jetteront la pierre au lieu de vous la jeter. Ils ne +me feront pas de reproches, ils n'en auront pas le courage; mais de +temps en temps, je sentirai qu'ils me regardent d'un air interrogateur +et qu'ils se disent: «En somme, il doit bien l'avoir mérité.» + +BERNICK.--C'est ainsi que va le monde. Il faut que le navire soit prêt; +je ne veux pas que la presse m'attaque; je veux qu'elle me soit +favorable et me soutienne pendant que j'élabore une grande affaire. + +AUNE.--Un pauvre ouvrier peut avoir aussi des intérêts à sauvegarder ... +des intérêts de famille.... Ainsi on travaillera ... et _l'Indian Girl_ +pourra prendre la mer après-demain.... Mais je ne réponds de rien.... + +Et le navire prend la mer, et, mal réparé, il coule, et il y a des +victimes.... Le consul Bernick en était averti à temps.... Mais que lui +importe? Il a sa bonne presse.... + +Le fossé qui sépare les hommes et les classes devient comme une immense +tranchée où vont se précipiter, poussés par l'intérêt, par le besoin, +par la haine, tous les membres de notre société malade. Jamais la +question sociale n'a été plus aiguë; dans un siècle où s'entassent +richesses sur richesses, où se reflètent lumière sur lumière, les +hommes, souvent les meilleurs, meurent de faim, les parents tuent leurs +enfants pour ne pas les entendre crier: du pain! Et on appelle cela: +_civilisation_! Honte et horreur! + +L'exploitation du travail par le capital est la règle de notre corps +social, elle amène le paupérisme, cette tache hideuse, cette lèpre de +l'humanité, cette mauvaise conseillère de l'homme. + +Le travail est une loi écrite à la première page de l'histoire de +l'univers, mais personne ne doit échapper à cette loi. Le travail +naturel est un état de félicité; il procure à celui qui s'y livre +une jouissance intime, exquise. Il y a en celui qui travaille un +accroissement de vie saine et forte, dont le sentiment lui est +délicieux. Mais le travail forcé, excessif, est une souffrance. Le +travail est la loi inviolable sous le niveau de laquelle tous doivent +plier; il doit régner du haut en bas de la société. Mais est-il juste +que les uns travaillent à l'excès et que les autres mènent une vie +oiseuse? Est-il juste que la richesse fainéante profite des produits +du travail de ceux qui peinent démesurément? La capital est le lot du +petit nombre, et c'est la foule qui travaille, c'est la foule qui est +exploitée. Les grosses fortunes s'accroissent et la misère se +généralise. L'argent devient le maître, il donne ou refuse du travail, +c'est-à-dire du pain, à l'ouvrier qui est à sa merci. Celui-ci travaille +sans relâche, sans repos, n'ayant jamais de loisir, tant que sa poitrine +a un souffle, tant que ses bras lui obéissent, tant qu'on lui donne du +travail. Et lorsqu'on le lui refuse, il se retrouve sur le pavé de la +rue, sans abri, sans argent; il ne peut attendre de personne ni appui ni +secours; plus malheureux qu'un cheval hors de service qu'on abat par +charité, il est condamné à voir sa femme, ses enfants, lentement, mourir +de faim. N'est-ce pas là le vrai esclavage? L'esclavage n'est pas venu, +comme on se plaît à le croire, de la guerre; il a été l'aliment et même +la cause des guerres. L'esclavage vient du capital ou accumulation des +revenus, car, tant qu'il n'y eut pas excédent de revenus ou lorsque +l'excédent était trop faible, l'esclavage ne pouvait s'établir. Mais au +fur et à mesure du développement du capital marchait à sa suite cette +institution néfaste qui permettait à certains hommes de s'approprier le +travail de leurs semblables en leur donnant en échange un minimum de +subsistance ou, comme aujourd'hui, un minimum de salaire. C'est une +violation et une atteinte injustifiable à la dignité humaine. Cet ordre +de choses permet aux puissants du jour d'accaparer une plus large part +de la fortune commune, il crée le despotisme, il augmente le nombre des +prolétaires, et l'antagonisme des classes en est le fruit inévitable. +Le jour où les hommes ont le droit d'acheter les services d'autrui, +l'esprit de solidarité va en s'affaiblissant et toutes les tendances se +portent vers la possession des richesses. + +Plus les jouissances des uns deviennent bruyantes, plus les souffrances +des autres apparaissent humiliantes. «Le capital est fils du travail; la +propriété est fille du capital», disent les riches. Mais si la propriété +est fille du travail, pourquoi les vrais travailleurs n'arrivent-ils +jamais à la propriété, même par un travail opiniâtre, pénible, qui trop +souvent les tue? Pourquoi les prolétaires, les «déclassés» se +recrutent-ils généralement parmi ceux qui travaillent et non pas parmi +les riches, les oisifs? Demandez à ces travailleurs qui consument leur +vie dans une misère permanente, si leur travail leur vaut jamais des +droits à la propriété? Ceux qui ne meurent pas avant l'âge achèvent leur +misérable existence dans un état épouvantable. Ce n'est pas dans leurs +rangs que se forment des propriétaires contents et satisfaits. + +Et l'exploitation capitaliste tue non seulement les mineurs, les +salariés, les ouvriers de fabriques et d'usines, mais aussi les ouvriers +de la pensée, travailleurs intellectuels, vivant au jour le jour, sans +pouvoir penser au lendemain, à la maladie, au chômage. Ils travaillent +tant qu'ils portent en eux une étincelle de vie; cette étincelle +éteinte, ils tombent, épuisés, cassés. Et les autres, les riches, les +oisifs, les paresseux, les vrais parasites, leur crient: «Déclassés!» + +«Pour que les grands jouissent et prospèrent, disent-ils, il faut que +les petits souffrent et végètent.» Le faut-il? Malheureux, ils ne voient +donc pas que les _petits_ bougent? Leur réveil sera affreux, car l'homme +le plus terrible est celui qui a faim. Ne voient-ils donc pas se former +cette force nouvelle, d'une puissance écrasante, _la grève_, qui se +développe avec une rapidité inouïe? Elle devient de plus en plus +redoutable, elle s'approche et, comme la foudre, elle éclatera le jour +où on l'attendra le moins. + +«D'un coté, les riches et leurs clients s'efforcent de représenter +l'organisation actuelle du travail et la répartition des biens comme un +résultat du libre jeu des lois naturelles, ferment les yeux sur la +misère où croupissent des millions de leurs semblables, déclarent +inévitables les maux qu'il leur est impossible de nier, couvrent d'un +badigeon rose les fissures de la muraille, trouvent tout excellent, tout +délicieux, dans un monde où rien ne leur manque, et pour le reste se +reposent sur la fusillade et sur le canon. D'un autre côté, la classe +ouvrière, sans propriété, dépendant pour son existence immédiate du +travail qu'il plaît à d'autres de lui accorder en s'en appropriant le +bénéfice, est loin d'admirer cet ordre de choses. Ne le jugeant pas +immuable, elle ne veut plus s'en contenter et s'organise à peu près dans +tous les pays pour le transformer par les voies révolutionnaires ou par +des crimes.»[11] + +Car l'ouvrier Aune a commis un crime, mais à qui la faute? Il est las +du travail déprimant auquel le condamne sa misère. La douleur morale et +physique, si patiente qu'elle soit, a des limites. La misère est un +guide terrible; elle mine la raison, la pensée humaine, elle engendre +la haine, elle est ténèbres et chaos. C'est la misère qui conduit les +classes pauvres à ces effrayantes dégradations humaines et sociales. +La souffrance devient convulsion et la compression se transforme en +explosion; l'obéissance passive devient révolte, et lorsque l'effort du +labeur est résolu par l'effort de la colère, de l'exaspération, alors, +c'est horrible, ces hommes doux, qui sont las de souffrir, deviennent +des monstres.... + +Encore une fois, à qui la faute? N'est-ce pas à ceux qui établissent +deux lois, deux morales, les unes pour eux, les autres pour le peuple! +Et on appelle cela: Fraternité! Combien Blanqui[12] a-t-il raison de +dire que «la fraternité n'est que l'impossibilité de tuer son frère». + +La fraternité, aujourd'hui! une hypocrisie, un piège, un poignard! La +fraternité de Caïn!--L'inquisition disait: mon frère! à sa victime sur +le chevalet. Ce mot: _la fraternité_ sera bientôt un sarcasme comme +cette autre parole: pour l'amour de Dieu! devise de charité divine, +devenue l'ironie suprême de l'égoïsme et de l'insensibilité. Faible, +l'homme se laisse réduire à un minimum en raison même de sa faiblesse. +Fort, il empiète et dévore dans la mesure de sa force. Il ne s'arrête +qu'aux barrières infranchissables. _Homo homini lupus_. + +«Aucun homme de sens ne peut soutenir qu'il soit juste qu'une faible +minorité jouisse de tous les avantages de la vie, sans les avoir gagnés +par son travail ou mérités d'une façon quelconque, tandis que l'immense +majorité vient au monde condamnée à une vie de labeur incessant, pour +trouver à grand'peine une substance précaire.»[13] + +Qui donc ne se sent pas pris d'une immense pitié pour ces déshérités de +la vie, pour ces pauvres gens qui peinent et qui souffrent, qui n'ont +pas ici-bas leur part de soleil et de bonheur? ... Oui, l'ouvrier Aune +a commis un crime, mais n'est-ce pas le crime du consul Bernick qui l'a +engendré? Les crimes des hommes qui se disent supérieurs poussent à la +dégradation ces êtres, affaiblis par le travail exagéré, par la misère, +aptes à subir si profondément l'influence extérieure. + +Les riches et les forts n'ont même pas besoin d'entourer leurs vices et +leurs crimes d'ombre et de mystère, ils peuvent les pratiquer au grand +jour; pour les défendre, ils ont tout à leur disposition: l'argent, la +force publique, la presse. + + +NOTES: + +[1] Ibsen. _Samfundets Stötter_ (Les Soutiens de la société). + +[2] Lamartine. _Harmonies_. + +[3] Ibsen. _En Folkefiende_ (Un Ennemi du peuple). + +[4] _Un Ennemi du peuple_. + +[5] Ibsen. _Samfundets Stötter_ (Soutiens de la Société). + +[6] Ibsen. _De unges forbund_ (Union des jeunes). + +[7] Ibsen. _De unges forbund_ (Union des jeunes). + +[8] Ibsen. _Soutiens de la Société_. + +[9] Lettre d'Ibsen à Brandès. G. Brandès. _Moderne Geister,_ p. 431. + +[10] G. Tarde. _Les Transformations du pouvoir_, p. 10. Paris, F. Alcan. + +[11] Charles Secrétan. _Etudes sociales_, p. 5. + +[12] _Critique sociale_, t. II, p. 96. + +[13] Stuart Mill. _La Révolution de 1848_, p. 90-91. + + + * * * * * + + +CHAPITRE III + +LA PRESSE + + +La presse est le représentant attitré des «soutiens de la société». +C'est par sa voix qu'ils répandent leurs mensonges. Le journal joue +aujourd'hui le rôle le plus important qu'il soit possible d'imaginer, +son influence est immense, il dirige en maître incontesté les destinées +des peuples. Ibsen nous montre en quelles mains néfastes se trouve, +généralement, cette force puissante. «Je rédige mon journal, dit +Aslaksen dans l'_Union des jeunes_[1], d'après le principe suivant: +c'est le grand public qui fait vivre les journaux, mais le grand public +est le mauvais public, il lui faut donc un mauvais journal. Tous les +numéros de ma feuille sont conçus dans cet esprit. D'ailleurs, mon +journal est ma seule source dévie.» + +Le _Phare_[2] est l'organe du parti radical. Son rédacteur en chef, +Pierre Mortensgaard, est très content de l'évolution du pasteur Rosmer, +il est convaincu que cette nouvelle recrue est d'une grande importance +pour son parti, mais il déclare à Rosmer que s'il veut servir la cause +libérale, il lui faut garder le silence sur son apostasie, car «des +libres-penseurs, le parti en compte suffisamment, ce qui lui manque, ce +sont des hommes respectables, animés de sentiments chrétiens». + +Autrefois les écrivains, les savants passaient une partie de leur vie à +étudier les moeurs d'une époque avant d'en écrire l'histoire; +aujourd'hui, les _reporters,_ souvent d'intelligence bornée, parlent sur +tous les sujets sans en connaître un mot. Ils débitent des contes +risibles, des scandales navrants, des histoires mensongères. Ce sont eux +qui écrivent l'histoire contemporaine à laquelle ils donnent la couleur +de leur journal, d'où la vérité est bannie: leur seul but est de débiter +leur marchandise. La presse est devenue une institution industrielle. +Le reporter est l'âme du journal, la source la plus féconde de sa +prospérité matérielle. Le public ajoute moins d'importance aux articles +de fond qu'aux nouvelles diverses. Les journaux qui font fortune sont +ceux qui arrivent à avoir la primeur des attentats et des scandales. +Ils ne cherchent que la glorification du vice sous toutes ses formes, +les plus triviales comme les plus raffinées. Quelle triste école +d'inconscience, de légèreté, de servilisme! A quel déplorable spectacle +la presse nous fait assister! L'injure n'a plus de bornes, toutes les +bassesses sont déchaînées, tout est atteint: talent, honneur, probité, +vertu. Souvent cela va jusqu'au crime. L'absurdité de ses polémiques +n'est égale qu'à la valeur morale de ses louanges pompeuses. Oeuvre de +désagrégation et de haine, elle crée un courant de lâcheté et de +bassesse, de délation, de calomnie et de honte. Les reporters ont +remplacé l'étincelle divine des sentiments généreux par la bouffonnerie +et le grotesque. + +Le scepticisme des temps présents est le fruit de ces feuilles qui sont +un poison moral pour les masses. Les oeuvres sérieuses n'ont pas le +temps de mûrir. Chacun mange son blé en herbe et vit pour le moment. On +ne cherche ni la justice ni la vérité, mais le mot drôle; et une +boutade, dite spirituelle, fait accepter les idées les plus absurdes, +les plus révoltantes. + +Petra Stockmann[3] refuse de traduire pour le _Journal du peuple_ une +nouvelle anglaise parce que «c'est une histoire tendant à prouver qu'il +y a une providence surnaturelle qui protège tous les gens soi-disant +bons et qui à la fin leur donne toujours raison, tandis que les gens +soi-disant mauvais reçoivent leur châtiment. + +LE RÉDACTEUR HOVSTAD.--Mais c'est très gentil. C'est justement ce que le +public demande. + +PETRA.--Et c'est cela que vous voulez offrir à votre public? Vous savez +bien que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie réelle. + +HOVSTAD.--Vous avez parfaitement raison, seulement un rédacteur ne peut +pas toujours agir comme il veut. On est souvent forcé de s'incliner +devant l'opinion du public dans les questions de peu d'importance. La +politique est au fond la cause principale de la vie, du moins pour un +journal; et, pour gagner le public aux idées politiques, il ne faut pas +l'effrayer. Quand les lecteurs trouvent une histoire morale dans le +rez-de-chaussée du journal; ils sont plus disposés à avaler et à +digérer ce que nous publions au-dessus; ils se rassurent.» + +Le journal s'est acquis, sur les esprits les plus éclairés comme sur les +couches profondes une puissance sans pareille. Les réclames éhontées, +dissimulées sous forme d'articles sont rédigées dans le but de tromper +le public et causent la ruine des honnêtes travailleurs qui amassent +péniblement un petit pécule. + +Le peuple qui n'a ni les loisirs ni les moyens d'analyser sa volonté, +ses désirs, ses idées, de les émettre librement, puise ses jugements +dans le journal. C'est lui qui plie et façonne à son gré l'opinion +publique, c'est lui qui la remue ou l'endort.[4] Le journal est, pour +les esprits simples, un oracle infaillible, ils croient ce qu'il +propage, ils répètent ses raisonnements. On est trop pressé pour penser +soi-même, on accepte et on fait siennes les appréciations les plus +erronées, les opinions toutes faites sans examen ni analyse. On ne se +demande pas si les jugements qu'on adopte ont été inspirés par la vérité +ou le mensonge, par l'équité ou la passion. + +Et dire que la presse pourrait être pour la société la source de toutes +les vertus! La presse est ce qu'il y a de meilleur au monde lorsqu'elle +vibre à l'unisson des grandes et nobles émotions, lorsqu'elle rend +lucides les problèmes importants et combat les abus, lorsqu'elle sert la +vérité et la justice. Malheureusement elle est mise souvent au service +des ambitions personnelles les moins avouables et des cupidités les plus +affreuses. Chaque jour, le poison est répandu par torrents, tandis que +le remède se distribue goutte à goutte. Ah! certes, ce n'est pas la +presse qu'il faut accuser, mais ses représentants, les hommes, les +individus, les «soutiens de la société» qui la dirigent, les +Aslaksen[5], les Hovstad[6], les Mortensgaard[7]. + +«Pierre Mortensgaard, dit le précepteur Brendel, est maître de l'avenir. +Pierre Mortensgaard a en lui le don de la toute-puissance. Il peut faire +tout ce qu'il veut ... car il ne fait jamais plus qu'il peut. Pierre +Mortensgaard est capable de vivre sans idéal. Et cela, c'est précisément +le grand secret de la conduite et de la victoire. C'est le résumé de +toute la sagesse du monde.» + +Le journal pourrait être le gardien le plus sûr du progrès, +l'avant-garde de la justice, marchant à la conquête de la lumière, +c'est lui qui pourrait arracher la foule aux suggestions funestes, lui +dévoilant les desseins pervers de ses vrais ennemis, c'est lui qui +pourrait l'affranchir du joug moral et matériel qui pèse sur sa tête +depuis des siècles. Quelle noble mission pour celui qui se l'impose! il +est beau le rôle que peut jouer chez un peuple libre, une institution +comme la presse, mais il faut que le peuple, que ceux qui dirigent la +presse aient une conception juste de la liberté; hélas, ne comprennent +pas toujours la liberté ceux qui la possèdent! + +Faut-il restreindre la liberté de la presse? Jamais! «C'est un grand +péché que de tuer une pensée libre.»[8] La liberté peut dégénérer et +devenir licence, mais la liberté n'est pas et ne sera jamais la licence. +D'ailleurs, on ne supprime pas le mal par le mal. Personne ne peut ni +donner ni restreindre la liberté. Quand la presse deviendra digne de la +liberté, elle la prendra elle-même, si elle ne l'a pas; en tous cas, +elle saura en user. Aucune atteinte juridique à la presse ne peut être +tolérée. «Dans un état social vraiment assis, l'action de la presse est +très utile comme contrôle; sans la presse, des abus extrêmement graves +sont inévitables. C'est aux classes honnêtes à décourager par leur +mépris, la presse scandaleuse.»[9] La parole et la pensée doivent être +libres. L'homme ne serait pas l'homme, s'il ne parlait librement. +Arrêter l'essor de la pensée, c'est rabaisser la dignité humaine. +«Ce qu'il y a de mieux en nous, c'est la pensée.»[10] + +La liberté de la presse est sacrée, il faut qu'elle puisse toujours se +produire librement, c'est l'un des biens de la civilisation, mais si + + «Penser librement est beau + Penser juste est encore plus beau.»[11] + +Et c'est par la justice qu'on acquiert souvent la liberté, car elle ne +s'octroie pas, il faut la conquérir. La liberté de parler et +d'écrire,--lorsqu'on ne la comprend pas, c'est-à-dire lorsqu'on ne la +porte pas dans son âme,--ne sert aux moralement faibles qu'a manifester +leur jalousie pour les moralement supérieurs, en déversant sur eux leur +malfaisante raillerie sinon leurs mensonges diffamatoires. + +Le jour où l'on comprendra que l'invective ne remplace jamais la libre +discussion, que les impuissants seuls substituent l'injure à la raison, +que l'on combat mieux ses adversaires par des arguments solides que par +des insultes, qu'on flagelle mieux les hypocrites avec la vérité, la +justice, qu'avec la violence, la calomnie; le jour où l'on comprendra +que la liberté de tout homme s'arrête là où elle viole la liberté +d'autrui, la presse, comme toutes les autres institutions, deviendra +libre, et sa langue barbare et indécente sera purifée. La corruption du +langage amène la corruption des idées; elle fausse l'esprit qui devient +incapable de distinguer la vérité de l'erreur. Le coupable n'est pas le +lecteur, mais l'écrivain qui manque à la première condition de son +apostolat. + +En attendant cet âge d'or, n'oublions point que «la liberté de propager +l'erreur et le mal par la parole et la presse a pour correctif naturel +la liberté de propager par les mêmes moyens la vérité et le bien».[12] +Que les honnêtes gens en usent. + +Passons à la famille. + + +NOTES: + +[1] Ibsen. _De unges forbund_. + +[2] Ibsen. _Rosmersholm_. + +[3] Ibsen. _En folkefiende_ (Un ennemi du peuple). + +[4] Les journaux sont très répandus en Norvège. Tout paysan reçoit un +journal. + +[5] _Union des jeunes_. + +[6] _Ennemi du peuple_. + +[7] _Rosmersholm_. + +[8] Ibsen. _Kongsemmerne_(Les Prétendants à la couronne). + +[9] Renan. _La réforme intellectuelle et morale_, p. 91. + +[10] Ibsen. _Le petit Eyolf_, Allmers. + +[11] Inscription placée au fronton de l'Université d'Upsal. + +[12] Le Play. _Réforme sociale_. + + + * * * * * + + +CHAPITRE IV + +LA FAMILLE + + +La famille a la plus grande part dans la corruption et dans la +dégradation de la société actuelle. Le véritable mal est là, il faut +avoir le courage de se l'avouer. Dans la _Comédie de l'amour_, dans le +_Canard sauvage_, dans les _Revenants_, dans la _Maison de poupée_, +Ibsen nous le dit avec une force et une franchise stoïciennes. «Votre +mariage, crie Falk,[1] mais c'est l'accord de deux positions +convenables, ce n'est point de l'amour!» L'amour qui seul devrait former +les unions, en est banni; c'est le code qui y préside. Le notaire rédige +le contrat où chacun stipule ses intérêts, où le mari discute le chiffre +de la dot, où la femme fait ses calculs, où l'on cherche à se tromper +mutuellement. «L'amour a cessé d'être une passion, c'est une science +cataloguée, une profession, avec ses corporations, son drapeau; les +fiancés et les époux en forment les cadres et les remplissent avec une +cohésion semblable à celle des plantes de la mer.»[2] L'amour n'est plus +un sentiment divin, c'est un vice. D'après les règles de la +civilisation moderne, ce n'est pas la femme que l'homme épouse, c'est sa +dot, son bien, sa fortune. Les mariages, pour la plupart, ne sont qu'un +marché immoral où deux jeunes gens se vendent à prix d'or. + +«Le mariage[3] doit constituer une union que deux êtres n'accomplissent +que par amour réciproque et pour atteindre leurs fins naturelles. Mais +ce motif n'existe à proprement parler que très rarement de nos jours. Au +contraire, le mariage est considéré par la plupart des femmes comme une +sorte de refuge dans lequel elles doivent entrer à tout prix, tandis que +l'homme, de son côté, en pèse et en calcule minutieusement les avantages +matériels. Et la brutale réalité apporte même dans les mariages où les +motifs égoïstes et vils n'ont eu aucune action, tant de troubles et +d'éléments de désorganisation que ceux-ci ne comblent que rarement les +espérances que les époux caressaient dans leur jeune enthousiasme et +dans tout le feu de leur premier amour.» + +Or, le mariage actuel n'est qu'une forme légale de la prostitution qui +amène la diminution graduelle de la fécondité et l'accroissement de la +dépopulation. + +La cause de l'affaiblissement de la natalité est connue: la volonté de +l'homme la détermine. «Nous ne sommes pas assez riches pour nous donner +ce luxe-là.» Les enfants sont une charge qui diminue les jouissances +égoïstes des parents. Les riches ne veulent pas laisser trop de +copartageants de leur fortune; les moins riches craignent de succomber +sous le poids d'une famille nombreuse. Seules, les familles misérables +ont beaucoup d'enfants. Plus la richesse et l'aisance s'accroissent, +plus le nombre des enfants diminue. Les pauvres sont moins +abstentionnistes que les riches parce qu'ils n'ont pas le soin de +l'héritage à laisser en partage, et parce que les classes travailleuses +étant plus dépourvues de plaisir que la classe, dite supérieure, se +laissent aller au besoin génésique. D'ailleurs, les unions se font plus +librement parmi les ouvriers. + +L'union libre, la société dirigeante la repousse et la flétrit. + +Le pasteur Manders[4] appelle foyer, le foyer domestique où un homme vit +avec sa femme et ses enfants. + +«OSWALD, peintre.--Oui, ou avec ses enfants et la mère de ses enfants. + +LE PASTEUR.--? Mais ... miséricorde! + +OSWALD.--Quoi? + +LE PASTEUR.--Vivre avec ... la mère de ses enfants? + +OSWALD.--Oui ... préféreriez-vous qu'on la repoussât? + +LE PASTEUR.--Mais comment se peut-il qu'un homme ou une jeune femme qui +ont ... ne fût-ce qu'un peu d'éducation, s'accommodent d'une existence +de ce genre, aux yeux de _tout le monde_? + +OSWALD.--Eh! que voulez-vous qu'ils fassent? Une jeune fille pauvre.... +Il faut beaucoup d'argent pour se marier. Que voulez-vous qu'ils +fassent? + +LE PASTEUR.--Ce que je veux qu'ils fassent? Je vais vous dire, moi, ce +qu'il faut qu'ils fassent. Ils doivent vivre loin l'un de l'autre! + +OSWALD.--Ce discours ne vous servirait pas à grand'chose auprès de nous +autres, jeunes hommes, passionnés, amoureux. + +LE PASTEUR.--Et les autorités qui tolèrent de telles choses, qui les +laissent s'accomplir en plein jour! Et cette immoralité s'étale +effrontément, elle acquiert, pour ainsi dire, droit de cité!...» + +Les pasteurs Manders exaltent la famille. «Elle est la base de l'État,» +disent-ils. «Est-ce que la famille n'est pas la base de la société? Un +agréable chez soi, des amis fidèles, un petit cercle bien choisi, dans +lequel nul élément discordant ne vient apporter le trouble?»[5] + +Oui, la famille est un des éléments les plus puissants de la société, +mais si la famille antique présentait vraiment une unité sociale, la +famille d'aujourd'hui en est moins qu'un reflet faible et pâle: elle +n'est plus qu'un centre de corruption. + +Le vieux fêtard Werlé[6], après avoir constitué sa richesse sur les +ruines d'Ekdal, après une vie de débauche, cause de la mort de sa femme, +a l'idée de régulariser sa fausse position et de se remarier avec +Mme Sverby, femme digne de lui sous tous les rapports. Pour +éviter les «mauvaises langues et les méchants propos», il fait appel à +son fils Grégoire qui vit, solitaire, dans les usines. + +GRÉGOIRE.--Ah! c'est comme cela! Madame Sverby étant en jeu, on avait +besoin d'un joli tableau de famille dans la maison, quelques scènes +attendrissantes entre le père et le fils. La vie de famille! + +Quand l'avons-nous menée ici? Jamais, aussi loin que vont mes souvenirs. +Mais aujourd'hui il en faut un peu, cela aurait si bonne façon, si l'on +pouvait dire qu'entraîné par la piété filiale, le fils est rentré à la +maison pour assister aux noces de son vieux père! Que resterait-il de +tous ces bruits qui représentent la pauvre défunte succombant aux +chagrins et aux souffrances? Pas un écho, le fils les aurait fait +évanouir. + +WERLÉ.--Grégoire!... Ah! je le vois bien: il n'est personne au monde que +tu respectes moins que moi. + +GRÉGOIRE.--Je t'ai vu de trop près. + +WERLÉ.--Tu m'as vu par les yeux de ta mère. + +GRÉGOIRE.--Cette nature confiante était prise dans un filet de +perfidies, habitant sous le même toit ... que d'autres femmes ... ses +servantes ... sans se douter que son foyer reposait sur un mensonge! Ton +existence m'apparaît, quand je la regarde, comme un champ de carnage +jonché de cadavres.... + +Dans le même drame Hialmar interroge sa femme sur son passé. Elle finit +par reconnaître sa liaison avec Werlé, dévoilée à son mari par Grégoire. + +HIALMAR.--Comment as-tu pu me cacher une pareille chose? + +GINA.--Oui, ça n'est pas bien à moi; j'aurais dû te l'avouer depuis +longtemps. + +HIALMAR.--Tu aurais dû me le dire tout de suite. Au moins j'aurais su +qui tu étais. + +GINA.--M'aurais-tu épousée tout de même, dis? + +HIALMAR.--Comment peux-tu le supposer? + +GINA.--Voilà pourquoi je n'ai rien osé dire. Je ne pouvais pourtant pas +faire mon propre malheur! + +Telles sont les bases de la famille actuelle: mensonge et corruption; +instrument de profit comme pour Gina,[7] pour Stensgard[8] ou instrument +de plaisir égoïste comme pour Helmer[9]. + +L'homme et la femme souffrent de cet état de choses, mais la femme en +souffre davantage. L'homme, dit Bebel[10], de qui provient le plus +souvent le scandale dans le mariage, sait, grâce à sa situation +prépondérante, se dédommager ailleurs. + +La femme ne peut que bien rarement prendre aussi les chemins de +traverse, d'abord parce que s'y lancer est plus dangereux pour elle, en +sa qualité de partie prenante, et ensuite parce que chaque pas fait en +dehors du mariage lui est compté comme un crime que ni l'homme ni la +société ne pardonnent. La femme est obligée de considérer le mariage +comme un asile, car en dehors du mariage la société lui fait une +situation qui n'a rien d'enviable. + +L'intérêt matériel enchaîne l'un à l'autre des êtres humains. L'une des +parties devient l'esclave de l'autre et est contrainte, par «devoir +conjugal», de se soumettre à ses caresses les plus intimes, qu'elle a +peut-être plus en horreur que ses injures et ses mauvais traitements. +Un pareil mariage n'est-il pas pire que la prostitution? La prostituée +est encore jusqu'à un certain point libre de se soustraire à son honteux +métier, elle a le droit de se refuser à vendre ses caresses à un homme +qui, pour une raison ou pour une autre, ne lui plaît pas. Mais une +femme vendue par le mariage est tenue de subir les caresses de son +mari, quand bien même elle a cent raisons de le haïr et de le mépriser. + +Considérer la femme comme leur égale répugne aux préjugés des hommes. +La femme, pour eux, doit être soumise, obéissante, confinée exclusivement +dans son ménage; elle doit comprimer ses pensées, ses aspirations +personnelles, dût-elle périr intellectuellement de cette situation +opprimée. Que de souffrances morales, que de pleurs, de nuits sans +sommeil, brisant pour toujours l'organisme de ces pauvres êtres, +anéantissant leurs espérances! + +Mme Alving[11] est l'une de ces admirables et malheureuses +figures. Elle a reçu dans sa jeunesse «quelques renseignements où il ne +s'agissait que de devoirs et d'obligations». Pendant vingt ans elle a +vécu là-dessus, souffrant silencieusement auprès de son mari malade et +débauché. Une seule fois seulement, lasse de vivre auprès d'un fou +qu'elle n'aimait pas, elle se précipite chez le jeune pasteur qu'elle +aime et dont elle se sent aimée. «Me voici, prends-moi!» «Femme, répond +le faux disciple de Jésus, retournez chez celui qui est votre époux +devant la loi!» + +L'élan qui l'a poussée vers le bonheur et la liberté a été vite réfréné; +elle est redevenue la femme austère pour qui la vie est une vallée de +larmes et qui ne peut répandre autour d'elle la lumière et la gaîté +d'une âme heureuse. Durant vingt ans cette femme admirable eut le +courage de cacher à tous les misères de sa vie domestique. «J'ai +supporté bien des choses dans cette maison, avoue-t-elle plus tard. Pour +retenir mon mari les soirs et les nuits j'ai dû me faire le camarade de +ses orgies secrètes. J'ai dû m'attabler avec lui en tête-à-tête, +trinquer et boire avec lui, écouter ses insanités, j'ai dû lutter corps +à corps avec lui pour le mettre au lit. J'avais mon fils, c'est pour lui +que je souffrais tout. Mais lorsque j'ai reçu le dernier outrage, quand +j'ai vu dans les bras de mon mari ma propre bonne ... alors....» Alors, +elle se révolte, elle veut apprendre à son fils «la vraie vie....» +Nora[12], révoltée également par le mensonge de sa vie conjugale, +abandonne tout à fait et la maison et ses enfants.... + +Et c'est cette famille qui est appelée à former la jeune génération! + +«La famille doit être un arbre puissant dont les racines plongent à une +grande profondeur dans le sol, tandis que les cimes montent haut vers le +ciel et que les branches protectrices couvrent un large espace. Or, elle +est réduite à l'état d'un maigre arbuste sans racines, dont le pauvre +feuillage est impuissant à donner un abri.»[13] + +Les rejetons vigoureux et multipliés ne sortent que d'une famille forte. +Ceux qui ont été élevés d'une manière absurde ne peuvent pas élever les +autres d'une manière sensée. Une multitude d'aveugles ne donnera jamais +un voyant, une réunion de malades ne fera jamais un homme bien portant. + +Quand on songe à la jeune génération qui s'élève au sein de ce milieu +corrompu et déséquilibré, une douleur, une épouvante, vous étreint +l'âme.... + + +NOTES: + +[1] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_(Comédie de l'amour). + +[2] _Ibid._ + +[3] Bebel. _La femme_, p. 68. + +[4] Ibsen. _Gjengangere_ (Revenants). + +[5] Ibsen. _Samfundets stötter_ (Soutiens de la société). + +[6] Ibsen. _Vildanden_(Canard sauvage). + +[7] _Canard sauvage_. + +[8] _Union des jeunes_. + +[9] _Maison de Poupée._ + +[10] _La Femme_. + +[11] _Revenants_. + +[12] Ibsen. _Et Dukkehejem_(Maison de poupée). + +[13] M. Guérin. _Evolution sociale_, p. 323. + + + * * * * * + + +CHAPITRE V + +LA JEUNE GÉNÉRATION + + +La décadence, la désorganisation de la famille porte vite +ses fruits et la jeune génération trouve le moyen de surpasser ses +créateurs et ses maîtres. + +L'éducation qu'on lui donne a pour but de fortifier en elle les vues, +les aspirations, les idées des a soutiens de la société», et, par là, +de perpétuer les mensonges conventionnels. Au foyer domestique ou à +l'école, la méthode est toujours la même. «On fait autant de mensonges +à l'école qu'à la maison; partout on ne fait que mentir aux enfants.»[1] + +Sachant que l'enfant n'est pas sensible aux calculs d'intérêt et de +parti, que la pureté de sa jeune âme ne lui permet pas encore de se +méfier des maîtres trop complaisants, ces derniers se pressent de +remplir son cerveau, sa mémoire de fausses notions et d'idées absurdes. + +Transmettre aux enfants leurs maladies physiques et morales ne suffit +pas aux parents, ils leur enseignent, dès leur enfance, que le Dieu +invisible a tout prévu ici-bas,--la nécessité de la propriété et de +la misère, du luxe et de la faim, de l'oisiveté des uns et du travail +démesuré des autres. On leur enseigne que tout dans la société est +parfait et qu'ils n'ont qu'à continuer l'oeuvre de leurs ancêtres. On +détruit en eux tout: la promptitude et la franchise de l'esprit, la +puissance de la volonté individuelle, l'intelligence et la conscience +virginales. + +L'éducation a pour but de tuer dans l'enfant tout germe d'initiative +personnelle: on ne lui apprend ni à penser, ni à vouloir, ni à vivre par +lui-même. On travaille sur l'enfant, sur l'élève, comme sur une chose, +ou comme sur un animal dont on veut dompter les énergies. Et cet état de +chose n'est pas particulier à tel ou tel pays, il est général, il est +universel. + +«Demandez à cent jeunes français, sortant du collège, à quelles +carrières ils se destinent; les trois quarts vous répondront qu'ils sont +candidats aux fonctions du gouvernement. La plupart ont pour ambition +d'entrer dans l'armée, la magistrature, les ministères, +l'administration, les finances, les consulats, les ponts et chaussées, +les mines, les tabacs, les eaux et forêts, l'université, les +bibliothèques et archives, etc., etc. Les professions indépendantes ne +se recrutent, en général, que parmi les jeunes gens qui n'ont pas réussi +à entrer dans une de ces carrières.»[2] + +Dès l'enfance on a tué dans l'homme toute initiative, toute volonté, +tout respect pour sa personnalité, pour son individualité. «Les moeurs +n'ont guère permis jusqu'à maintenant qu'on respectât l'individualité +de l'enfant comme celle d'un égal futur, et peut-être d'un supérieur en +développement intellectuel et moral. Rares sont les parents qui voient +dans leur fils un être dont les idées et la volonté sont destinées à +grandir d'une manière originale, et rare l'instituteur qui ne cherche à +dicter aux élèves ses opinions, sa morale particulière, et n'essaie de +faciliter sa besogne en imposant l'obéissance.»[3] + +Et lorsque plus tard la vie leur dévoile la vraie lumière, leurs âmes +sont déjà trop imprégnées d'impressions, d'idées fausses. Ce ne sont pas +des hommes, ce sont des machines faites pour être dirigées par un +mécanisme extérieur et artificiel. Il faut être fort, il faut porter en +soi des germes d'une individualité puissante, pour pouvoir se +débarrasser de toutes les erreurs, de tous les mensonges, de toutes les +souillures morales qu'on a si soigneusement entretenus en nous pendant +nos jeunes années. La majorité constitue cette légion de dégénérés dont +Ibsen nous présente quelques types caractéristiques. + +Le Dr Raak dans la _Maison de poupée_, Ulrik Brendel dans +_Rosmersholm_, Laevborg dans _Hedda Gabler,_ Oswald dans les +_Revenants_, la bohémienne Gerd dans _Brand_, tous ces êtres +ne se dominent guère, maladies héréditaires, folie, ivresse, il y a quelque +chose qui les obsède, des souvenirs qui les hantent, des _revenants_ +dont ils ne peuvent pas se défaire. «Nous sommes tous des revenants. Ce +n'est pas seulement le sang de nos père et mère qui coule en nous, c'est +encore une espèce d'idée détruite, une sorte de croyance morte, et tout +ce qui en résulte. Cela ne vit pas, mais ce n'en est pas moins là, au +fond de nous-mêmes et jamais nous ne parvenons à nous en délivrer. Et +puis, tous, tant que nous sommes, nous avons une si misérable peur de la +lumière!»[4] + +«Je vous connais à fond, dit Brand, âmes lâches, esprits inertes! Il +vous manque ce battement d'ailes de la volonté, ce frémissement anxieux +qui élève les cantiques jusqu'au ciel.» L'esprit morne, le pas traînant, +ils s'avancent lourds et fatigués. A leur air sombre, on dirait qu'ils +sentent un fouet derrière eux. Leurs fronts portent le voile du vice. +Leurs regards plongent dans les ténèbres. C'est l'image du péché, ce +n'est plus l'image de Dieu. Qui donc leur criera: «Je sens courir dans +mes veines le fleuve brillant de la jeunesse. Vigoureux rejeton, je suis +né de l'amour de deux êtres beaux, jeunes, ardents, tandis que toi, +fragile créature sans énergie, sans vie, tu es né de l'union morne et +glacée de deux êtres liés par un contrat qui ne peut exciter en eux la +flamme des sens!»[5] + +Ils sont tous malades, physiquement et moralement. «Mon épine dorsale, +la pauvre innocente, se plaint le docteur Raak[6], doit souffrir à cause +de la joyeuse vie qu'a menée mon père quand il était lieutenant.» + +Oswald[7], peintre, n'a jamais mené une vie orageuse sous aucun rapport +et pourtant «il se sent brisé d'esprit», il ne peut plus travailler, il +est comme «un mort-vivant». Il a de très violentes douleurs à la tête, +spécialement à l'occiput, comme s'il avait le crâne dans un cercle de +fer, de la nuque au sommet. Toute sa force est paralysée, il ne peut pas +se concentrer et arriver à des images fixes. Sa maladie s'explique: son +père fut alcoolique tout en étant chambellan. + +Tous ces êtres sont las, fatigués de vivre, à peine entrés dans la vie. +Leur moral est égal à leur physique. «Les désirs, sentiments, passions, +qui donnent au caractère son ton fondamental, ont leurs racines dans +l'organisme, sont prédéterminés par lui.»[8] Quel abaissement des +caractères et de la volonté! + +Jamais le sens moral n'eut une voix moins puissante, jamais la +conscience ne parla moins dans le monde. La soif des jouissances +matérielles paraît avoir étouffé tout sentiment supérieur. La loi du +plaisir exclusif engendre fatalement tous les égoïsmes et tarit dans +leur source tous les sentiments élevés de l'âme. La dégénérescence des +moeurs ne consiste pas seulement dans l'accomplissement des actes +immoraux, elle existe aussi dans la _pensée_ corrompue, dans +l'imagination malade. On ne croit qu'à la force brutale, à l'argent, aux +impulsions extérieures; on ne croit plus à la conscience, à la volonté, +à l'amitié. + +Borckman[9] regrette amèrement de s'être confié à un ami qui l'a trahi. +Cette trahison le fait maudire L'amitié: «Savoir tromper, c'est en cela +que consiste l'amitié», dit-il.[10] + +Et comment en serait-il autrement? _Hoc sentio, nisi in bonis amicitiam +esse non posse_. L'amitié réelle ne peut exister que dans le bien. Et le +bien leur est étranger! Les larges horizons se rétrécissent, on ne sait +plus aimer, on ne connaît même plus les haines vigoureuses, le +_caractère_ s'efface, le _caractère_ disparaît. «Un caractère bien fade +est celui de n'en avoir aucun.»[11] On n'a plus le respect de soi-même, +il n'y a pas de sentiments généreux, ni dévouement, ni désintéressement. + +Cabotins, arrivistes, ils sont envieux, fats, vaniteux, sans principes, +sans bases. L'un de ces «jeunes», l'avocat Stensgard[12], est le type +admirable de l'arriviste moderne. Il fonde l'_Union des jeunes_ pour +combattre le vieux parti politique et particulièrement le vieux +chambellan, mais il suffit d'une simple invitation à dîner de la part de +celui-ci pour qu'il oublie tous ses discours enflammés, toutes ses +promesses, même son désir d'épouser Mlle Monsen, car il +s'aperçoit que la fille du chambellan même est beaucoup plus riche et +que c'est un parti plus avantageux. + +Et lorsqu'il apprend qu'elle est ruinée et que Mlle Monsen ne +veut plus de lui, il se décide à épouser--également trop tard--une +riche aubergiste, à laquelle, étant très prévoyant, il faisait aussi une +cour assidue. + +On fonde des Unions, des Cercles, des Ecoles, des Ligues, pour mieux +masquer, dans l'anonymat, le vide de ceux qui s'y réfugient. Que de +nullités peuvent abriter des noms pompeux comme _Union des jeunes_! +Toute leur morale, c'est celle du succès. _Honesta quaedam scelera +successus facit_.[13] + +Et dès qu'un esprit indépendant s'éloigne de ces _Unions_ pour ne suivre +qu'un chemin droit et librement choisi, les médisances, les calomnies, +les perfidies, les hostilités basses, les intrigues le poursuivent de +toutes parts. + +Seuls, les forts continuent le combat, n'écoutent que la voix de leur +conscience, sans se laisser décourager, et ne prêtent qu'un sourire de +pitié aux parasites, qui en médisent. Les autres, les faibles, perdent +leur foi en eux-mêmes et tombent empoisonnés. + +La véritable valeur morale n'a besoin ni d'insignes, ni d'écoles, ni de +ligues pour se révéler, elle se trahit, même quand on la cache, comme la +misère morale se trahit même quand on la dissimule. Pratiques jusqu'à +l'excès, les «jeunes» d'aujourd'hui ne font que prostituer chaque jour +les forces de leurs pensées et de leurs affections. Le champ de leurs +exploits est la vie dite mondaine dont la haute science consiste pour +eux dans l'art de laisser deviner avec élégance les mérites qu'ils n'ont +pas. Et ils plaisent.... + +On plaît souvent plus par ses défauts que par ses qualités. Toute leur +phraséologie, tous leurs beaux discours ne servent qu'à eux-mêmes, à +leur carrière. Ce qu'ils cherchent, c'est à jeter de la poudre aux yeux, +c'est à faire quelque chose. Peu importe ce qu'on fait--jouer aux +courses ou fonder des _Unions_--l'essentiel est de faire. «Du haut en +bas, si l'on nous prend tous en bloc, on peut nous appeler une race de +faiseurs,» dit le maître d'école dans _Brand_. + +La seule, la vraie Union de tous ces êtres atteints d'anémie morale, le +seul point sur lequel ils sont tous d'accord, c'est _l'argent_, cause de +lâchetés, de suicides, de la démoralisation, de toutes les horreurs. +«L'argent est un maître abominable, il ne doit être que le +serviteur.»[14] + +Ce maître abominable règne aujourd'hui en toute liberté, et sa +domination est un des caractères saillants de notre société. Le nom de +ce métal a pris dans la vie sociale une signification qui fait de lui le +maître de la vie. L'argent a supprimé le travail individuel, il +pervertit celui dont le coeur était pur, le rend égoïste, incapable de +nobles élans d'âmes, il divise la famille, il pousse le jeune homme à +épouser non pas celle qu'il aime mais celle qui est riche, il pousse la +mère à sacrifier le bonheur de sa fille en la donnant au plus riche +épouseur. Aucune branche de la société n'échappe à l'adoration +universelle de la Bête d'Or: «Jeunes mariés dont les rêves d'amour sont +des rêves dorés et qui avouent sans vergogne qu'ils aiment non pas telle +ou telle personne, mais telle ou telle dot, comme si la famille n'avait +d'autre but que d'unir et de procréer des sacs d'écus; époux, dont la +crainte de diminuer leur bien-être arrête les élans de la passion; +financiers qui, froidement, par leurs coups de bourse, prennent +l'épargne de pauvres gens, les condamnent à la misère, préparent leurs +suicides, mais dont on exalte le bon coeur parce qu'ils donnent quelques +francs dans une souscription publique, bourgeois qui vivent chichement, +se refusant tout plaisir, afin d'entasser quelques pièces d'or de plus; +rentiers dont l'existence se passe à toucher les intérêts, à les mettre +de côté, à en toucher de nouveaux, à supputer les chances de hausse ou +de baisse et dont la pensée rabougrie ne s'élève pas au-dessus de cet +étroit horizon; écrivains qui, sous couleur d'art, débitent des romans +pornographiques, afin de réaliser de plus gros bénéfices; magistrats +condamnant sans pitié de pauvres malheureux qui ont «tondu un pré de la +largeur de leur langue», mais pleins d'indulgence pour les agioteurs +ayant dérobé des millions et dont l'appui leur paraît promettre des +jours fortunés; politiciens dont l'hostilité se laisse attendrir à +propos, quand il s'agit de questions dans lesquelles se trouvent +intéressées de puissantes sociétés financières; catholiques, +protestants, juifs, tous, se roulant aux pieds du Veau d'or, attendent +de lui un sourire.»[15] Il faut leur crier leurs vérités en face, à tous +ces inutiles, à l'intelligence vide, au coeur sec, infatués d'eux-mêmes, +orgueilleux sans grandeur, égoïstes sans esprit, traînant à la remorque +de leurs passions une existence factice et déprimante, sans but, sans +volonté, sans idéal, sans foi! + +Le luxe immédiat est le souverain bien, l'argent est la seule idole de +ces humains dits civilisés. Les parlements, les chancelleries, les +rédactions, sont des succursales de la Bourse. L'argent mène la +religion, l'argent mène la politique, l'argent mène la presse, l'argent +mène la famille, l'argent mène tout et tous. Toute leur volonté étant +dirigée vers l'argent, il ne leur en reste rien pour la vie. Ils n'ont +même pas la volonté d'être heureux. «Êtres incomplets, ils n'ont que le +désir, sans avoir la pensée; ils imaginent, mais ils ne savent point +vouloir.»[16] + +Dans _la Comédie de l'amour_, le poète Falk et Svanhild se déclarent +leur amour. + +FALK.--Dans ma barque naviguant vers l'avenir, il y a place pour deux. +Si vous avez du courage, marchons côte à côte dans le combat. Côte à +côte nous marcherons et notre existence sera un long cantique +d'adoration et d'actions de grâce. + +SVANHILD.--La lutte est facile quand on est deux à combattre et que l'un +des combattants est un homme vaillant. + +FALK.--Et que l'autre est une femme généreuse; il est impossible que +deux êtres semblables succombent. + +SVANHILD.--Prends-moi donc tout entière. Les fleurs s'épanouissent, mon +printemps est venu. Et maintenant, luttons contre la misère et la +douleur! + +Croyez-vous que Falk et Svanhild tenteront le bonheur? Point. Un +négociant leur fait comprendre que si + + «L'honneur sans argent n'est qu'une maladie.»[17] + +l'amour sans écus est une folie. L'amour disparaît, la position demeure. +Et les jeunes gens se séparent. Svanhild épouse le riche négociant qui +lui a découvert le sens de la vie; quant à Falk, il se met, je crois, à +étudier la théologie. Ils prennent pour prétexte de leur séparation le +désir de rester en plein rêve et de ne pas voir _sombrer_ sous les coups +de la réalité les splendeurs de leur songe, mais le fait est qu'ils +brisent leur bonheur, ils le brisent eux-mêmes de leurs propres mains. +Et la cause? Leur volonté est abolie. Ils n'ont pas de volonté d'agir, +de tenter le bonheur. + +Gina, la femme de Hialmar, est l'ancienne maîtresse de Werlé, riche +industrie[18]. Hialmar, confiant, ignore qu'il y a de la boue à +l'origine de son mariage, et que son foyer repose sur un mensonge. Le +fils de Werlé, Grégoire, ancien ami de Hialmar, atteint d'une maladie +qu'un des personnages de la pièce désigne sous le nom de «fièvre de +justice aiguë», se décide à apprendre au mari le passé de sa femme. +«Hialmar, connaissant la faute de Gina, pourra la lui pardonner; il n'y +aura plus de mensonge entre eux, ils seront parfaitement heureux, et +leur bonheur, fondé sur la vérité, sera solide autant qu'ineffable.» + +Après l'explication entre les époux, Grégoire entre, leur tendant les +mains: + +GRÉGOIRE.--Eh bien, mes chers amis, est-ce fait? + +HIALMAR.--C'est fait. J'ai vécu l'heure la plus amère de ma vie, + +GRÉGOIRE.--Mais aussi la plus pure, n'est-ce pas? + +HIALMAR.--Enfin, pour le moment c'est fini. + +GINA.--Que Dieu vous pardonne, monsieur Werlé! + +GRÉGOIRE (avec un profond étonnement).--Je n'y comprends rien. + +HIALMAR.--Qu'est-ce que tu ne comprends pas? + +GRÉGOIRE.--Cette grande liquidation qui devait servir de point de départ +à une existence nouvelle, à une vie, à une communauté basée sur la +vérité délivrée de tout mensonge? + +HIALMAR.--Je sais, je sais très bien. + +GRÉGOIRE.--J'étais si intimement persuadé qu'à mon entrée je serais +frappé par une lumière de transfiguration illuminant l'époux et +l'épouse. Et voici que devant moi tout est morne, sombre, triste. + +Ils n'ont même pas le courage de leur rénovation! La moindre lutte +morale brise ces malades. «L'état physique de l'individu doit être en +rapport avec ce qu'il aura à supporter, sans cela une émotion contraire +serait un obstacle fatal.»[19] Tout leur tapage étourdissant n'est fait +que pour cacher la faiblesse de leurs convictions, de leur foi. «Le +doute et le trouble sont dans toutes les âmes; la défiance est dans tous +les esprits.»[20] Le doute pénètre partout, il porte le découragement; +jusqu'au fond de l'être, là où se puisent les grands élans, là où +l'homme entend la voix mystérieuse et puissante qui le sollicite à être +lui-même. Il vaut mieux que l'âme humaine se berce de rêves; chimériques +en s'avançant toujours que de végéter dans l'inaction et le doute. Si le +doute amène les âmes fortes vers la lumière, il anéantit complètement +les faibles, les dégénérés, les infirmes moraux, les déformés par la +société. La folie du doute perpétuel n'est que l'exagération de cette +perplexité continuelle qui amène les hommes à ne plus oser rien faire, +rien désirer, rien vouloir, rien tenter. Pascal a dit quelque part que +«le dessein de Dieu sur nous est plus de perfectionner la volonté que +l'esprit». Vérité, hélas, trop oubliée de nos jours. Les meilleurs +esprits n'osent pas seulement agir, ils n'osent rien affirmer, rien +nier, rien vouloir avec énergie. + +Le doute porte sur tout. Même ceux qui aspirent vers quelque chose de +supérieur, vers la liberté, vers la lumière «qui pensent et croient ne +veulent pas s'en rendre compte, ne veulent pas s'y arrêter».[21] Dans un +moment de crise, ils crient comme Oswald[22]: «Le soleil!... Le +soleil!...» et ils ne font rien pour dissiper les ténèbres où ils +végètent! + +«Vous voulez bien croire un peu, mais sans y regarder de trop près, et +faire peser tout le fardeau sur celui qui, vous a-t-on dit, s'est chargé +de l'expiation. Puisqu'il s'est laissé couronner d'épines pour vous, il +ne vous reste plus qu'à danser. Mais il s'agit de savoir où cette danse +vous mène.»[23] Ce ne sont pas eux qui régénéreront l'humanité. «Les +dégénérés ne changent pas l'histoire; ils la subissent.»[24] L'avenir +n'est pas à eux. L'avenir est à ceux qui sont désabusés. + + +NOTES: + +[1] Ibsen. _Un ennemi du peuple_. + +[2] Edmond Demolins. _A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons_, p. +3. + +[3] Elisée Reclus. _L'Idéal de la jeunesse_, p. 8. + +[4] Ibsen. _Gjengangere_ (Les Revenants), Madame Alving. + +[5] Shakspeare. _Roi Lear_, paroles que le fils naturel adresse au fils +légitime. + +[6] _Et Dukkehjem_ (Maison de poupée). + +[7] Ibsen. _Gjengangere_ (Revenants). + +[8] Th. Ribot. _Maladies de la personnalité_, p. 39 (Paris, F. Alcan). + +[9] Ibsen. _John-Gabriel Borckman_. + +[10] «Dans l'adversité de nos meilleurs amis, dit La Rochefoucauld +(_Maximes_, 241), nous trouvons toujours quelque chose qui ne déplaît +pas», mais il ne va pas jusqu'à dire que «l'amitié, c'est savoir +tromper». + +[11] La Bruyère. _Les caractères_, édition Garnier frères, p. 131. + +[12] Ibsen. _De Unges forbund_ (L'union des jeunes). + +[13] Senèque. _Phèdre_. + +[14] Charles de Rible. _La Famille et la Société en France, avant la +Révolution_, t. I, p. 80. + +[15] Urbain Guérin. _L'Evolution sociale_, p. 193. + +[16] Elisée Reclus. _Evolution et Révolution_, p. 6. + +[17] Boileau. + +[18] Ibsen. _Canard sauvage_. + +[19] Bain. _Emotions et volonté_, p. 17. + +[20] Ibsen. _Samfundets stötter_ (Soutiens de la société). + +[21] Ibsen. _Gjengangere_ (Les Revenants). + +[22] _Ibid._ + +[23] Ibsen. _Brand_. + +[24] Kropotkine. _L'Anarchie, sa philosophie, son idéal_, p. 25. + + + * * * * * + + +CHAPITRE VI + +GERMES TRANSITIFS + + +Si l'anthropologie moderne a prouvé la transmission des vices et des +maladies par les parents à leurs enfants, la psychologie n'a pas moins +démontré que parmi la médiocrité des êtres apparaissent quelques +individus mieux doués qui, après avoir traversé une période d'évolution +et de crise, triomphent, deviennent des types plus parfaits et +obtiennent de nouvelles victoires et de nouveaux progrès. «L'humanité, +en se débattant dans une lutte séculaire pour améliorer ses institutions +sociales, atteint involontairement à quelque chose de bien différent et +de bien plus grand: sa propre réforme, l'ennoblissement de son caractère +moral, le couronnement de l'évolution biologique grâce à la création +d'un type plus élevé et plus pur.»[1] + +Ces êtres souffrent dans la société actuelle, leurs droits sont +méconnus. Ces âmes étouffent sous le poids des préjugés et des +mensonges, elles ne peuvent aisément s'enlever et prendre leur vol; +elles n'ont ni liberté, ni indépendance pour assurer leur existence, +elles doivent s'incliner sous la volonté des seigneurs de la finance, +de la politique, de la pensée. «Le manque d'oxygène affaiblit la +conscience, et l'oxygène manque presque absolument dans notre société, +puisque toute la majorité compacte est assez dénuée de sens moral pour +ne pas vouloir comprendre que l'on n'édifie rien sur une fondrière de +mensonge et de fourberie.»[2] + +«On étouffe ici, dit Brand; un air de sépulcre s'élève de cet étroit +vallon. En vain on y déploierait un drapeau, aucun souffle frais et +libre ne le ferait flotter. «Tout ce qu'il y a de bon au fond des hommes +sera étouffé si on laisse subsister cet état de choses. Mais cela ne +doit pas durer! Oh! quel bonheur ce serait, quel bonheur de pouvoir +apporter un peu de lumière dans cet abîme de ténèbres et de méchanceté. + +«Si j'avais le pouvoir, se lamente Rosmer[3], de leur faire avouer leurs +torts, de réveiller la honte et le repentir dans leurs coeurs, de les +amener à se rapprocher de leurs semblables avec confiance, avec amour! +Il me semble qu'on pourrait y arriver. Que la vie deviendrait belle +alors! Plus de combats haineux, rien que des luttes d'émulation, tous +les regards fixés sur un même but, toutes les volontés, tous les esprits +tendant sans cesse plus loin, toujours plus haut, chacun suivant le +chemin qui convient à son individualité. Du bonheur pour tous, créé par +tous.» + +La corruption des moeurs, la dégradation actuelle de la société n'est +que le signe d'une nécessité absolue de sa transformation morale. De +tous côtés s'élève une plainte immense qui monte confuse. Au sein de +l'ivresse générale, du bien-être, de jouissances innombrables; au sein +de cet énervement, de ce mal qui ronge, on entend le bruit du réveil, +le murmure des volontés et des espérances. + +Des idées nouvelles germent partout, elles cherchent à se faire jour, +à trouver une application dans la vie, mais elles se heurtent +continuellement à la force d'inertie de ceux qui ont intérêt à maintenir +le régime actuel, elles étouffent dans l'atmosphère suffocante des +anciens préjugés et des traditions. Les idées reçues sur la constitution +des États, sur les lois de l'équilibre social, sur les relations +politiques et économiques des citoyens entre eux, ne tiennent plus +devant la critique sévère qui les sape chaque jour, à chaque occasion, +dans le salon comme au cabaret, dans les ouvrages du philosophe comme +dans la conversation quotidienne. + +«Les institutions politiques, économiques et sociales tombent en ruines; +elles gênent, elles empêchent le développement des germes qui se +produisent dans leurs murs lézardés et naissent autour d'elles. Un +besoin de vie nouvelle se fait sentir. Le code de moralité établie, +celui qui gouverne la plupart des hommes dans leur vie quotidienne, +ne paraît plus suffisant. On s'aperçoit que telle chose, considérée +auparavant comme équitable n'est qu'une criante injustice; la moralité +d'hier est reconnue aujourd'hui comme étant d'une immoralité révoltante. +Le conflit entre les idées nouvelles et les vieilles traditions éclate +dans toutes les classes, de la société, dans tous les milieux, jusque +dans le sein de la famille.»[4] + +Et c'est le réveil. On a beau vouloir arrêter le courant: on n'a pas la +force de le détourner. Le courant suit son chemin, marche à +l'accomplissement de sa mission, dissipant l'atmosphère étouffante qui +l'environne. Il faut changer cette atmosphère sépulcrale. Il faut qu'un +beau soleil entre ici. + +«Que venez-vous faire dans notre société? demande Rorlund à Lona, qui +revient d'Amérique. + +--Lui donner de l'air, monsieur le pasteur![5] lui répond celle-ci. Mais +lorsqu'un édifice est resté trop longtemps fermé, on a de la peine à +l'aérer, les fenêtres ne s'ouvrent pas facilement, souvent même on est +obligé de les briser.... + +--Que voulez-vous édifier? + +--Édifier? Il s'agit d'abord de démolir.[6]» + +«Et cela n'a aucune importance, dit Stockmann[7], qu'une société +mensongère soit démolie! Il faut l'anéantir, il faut faire disparaître, +comme des animaux nuisibles, tous ceux qui vivent dans le mensonge. +J'aime tant ma ville natale, ajoute-t-il, que je préférerais la ruiner +que de la voir prospérer sur un mensonge.» + +Mais on ne détruit que ce qu'on remplace. «Si les vieux mots sont usés, +il ne faut pas les enlever de la langue avant d'en avoir créé +d'autres.»[8] + +Dans les pages qui vont suivre nous chercherons les mots que les +personnages d'Ibsen substituent à ceux qu'ils veulent enlever de la +langue actuelle; nous chercherons à déterminer les bases sur lesquelles +ils comptent édifier la Société nouvelle. Car toute phase sociale est +poussée par une phase future qui se prépare à la remplacer. C'est la loi +de l'évolution universelle de tous les phénomènes: physiques, moraux et +sociaux. La société actuelle doit céder sa place à une société nouvelle, +sinon la loi d'évolution se trouverait suspendue, hypothèse +anti-scientifique. Si l'évolution condamne toute transformation +arbitraire, elle condamne aussi toute immobilité, toute inertie; loin +d'exclure la possibilité des réformes pacifiques, elle ne veut pas +laisser l'humanité s'endormir, elle l'engage à l'activité consciente, +à la marche vers une ère nouvelle. + +--Ils ont eu leur aurore,--dit Brand au seuil de l'Église nouvelle qu'il +a fait construire,--pourquoi ne verraient-ils pas leur déclin? L'ordre +universel veut de la place pour les formes à naître.... Ce qui ne périt +pas, c'est l'esprit incréé, c'est l'âme, dissoute dans l'éclosion +printanière du monde, l'âme qui, d'audace et de foi virile, a construit +une arche allant de la matière à la source de l'être. Cette âme est +maintenant partagée en petites portions qui se débitent en détail. + +De cette mutilation, de ces tronçons d'âme, de ces membres détachés, +épars, il faut qu'_un tout_ surgisse.... Hommes, vous êtes au croisement +des chemins! Avec votre volonté entière, vous devez vouloir le nouveau, +l'anéantissement de toutes les constructions pourries, pour que le grand +sanctuaire ait la place qui lui revient.... + + +NOTES: + +[1] A. Loria. _Problèmes sociaux contemporains_, p. 174. + +[2] Ibsen. _En Folkefiende_ (Un Ennemi du peuple). + +[3] Ibsen. _Rosmersholm_. + +[4] Pierre Kropotkine. _Paroles d'un révolté_, p. 275. + +[5] Ibsen. _Samfundets stötter_ (Soutiens de la société). + +[6] _Le unges forbund_ (L'Union des jeunes). + +[7] _ Un Ennemi du peuple_. + +[8] _Brand_ (Eynor). + + + * * * * * + + +PARTIE POSITIVE + +LA SOCIÉTÉ NOUVELLE + + + * * * * * + + +CHAPITRE PREMIER + +LA RÉGÉNÉRATION INDIVIDUELLE ET SOCIALE EST POSSIBLE + +L'AMOUR EN EST LA PREMIÈRE BASE + + +«Qui n'a pas été renversé une fois dans sa vie! Il faut se relever et ne +faire semblant de rien. Seuls le présent d'un homme et son avenir +peuvent racheter son passé.» + +Borckman[1], qui dit ces paroles, semble indiquer par là que la +rénovation est possible, qu'il n'est jamais tard de renaître, mais que +seuls le présent et l'avenir sont capables de racheter le passé. Des +hommes forts et intelligents peuvent toujours réagir et se refuser à +être plus longtemps serfs du mensonge. Mais non seulement l'homme est +perfectible, la société l'est aussi. «Si quelque esclave de ce monde +fait une brèche au grand capital humain, un autre, par son travail, peut +toujours réparer le dommage.»[2] Un individu, comme une nation, peut se +tromper, s'égarer, mais aussi le reconnaître, se repentir et réparer le +mal. + +Ibsen ne se contente pas de faire exprimer à ses héros l'idée de la +possibilité de la régénération morale de l'individu et de la société, il +leur fait indiquer la base même de cette rénovation: l'Amour. + +«Notre coeur est ce jeune univers créé pour recevoir l'esprit divin. +C'est là qu'il faut tuer le vautour de la convoitise. C'est là que le +nouvel Adam doit naître.»[3] + +C'est grâce à l'Amour de Lona que Bernick[4] se repent, avoue à tous ses +torts et commence une vie nouvelle. Mais c'est surtout _Peer Gynt_ qui +nous offre la démonstration éclatante que l'Amour est le premier jalon +de tout relèvement moral. + +Peer Gynt, après avoir gâché sa vie dans bien des aventures, revient, +tête blanche, dans son pays natal où, dans sa jeunesse, il fut aimé par +une jeune fille, Solveig. Il éprouve des remords d'avoir toujours fui la +voie droite, la vie sérieuse. La nuit vient; il court dans la forêt où +il connut, dans son enfance, des heures délicieuses, et il lui semble +entendre autour de lui des voix s'élever: des bobines de fil qui roulent +à ses pieds murmurent: «Nous sommes des questions que tu devais +résoudre»; le vent gémit: «Nous sommes des chants que tu devais +chanter»; et des gouttes de rosée tombent des branches en soupirant: +«Nous sommes des larmes que tu n'as pas répandues»; et des brins de +paille lui disent: «Nous sommes les oeuvres que tu devais accomplir, +nous sommes les forces que tu n'as pas voulu aimer.» + +Peer Gynt veut se persuader qu'en gâchant sa vie, il est resté +_lui-même_, qu'il a vécu suivant son _moi,_ mais le vide qui se fait +autour de lui, lui prouve qu'il n'a été qu'un égoïste. Peer Gynt est +seul. Sa conscience se réveille. «Terre splendide, prie-t-il, ne +t'offense pas parce que j'ai foulé ton herbe inutilement! Soleil +magnifique, tu as versé tes rayons sur une hutte inhabitée--le +propriétaire n'était jamais chez lui.... Oh! je veux monter jusqu'au +plus haut sommet, je veux voir encore une fois le soleil se lever, je +veux contempler la terre promise....» + +Il arrive devant la maison de Solveig au moment où celle-ci, vieillie, +sort de la hutte, un bâton et un livre de cantiques à la main. + +PEER GYNT.--Un pécheur est devant toi. A toi de le juger. + +SOLVEIG.--C'est lui. Loué soit Dieu! + +PEER GYNT.--Accuse-moi, dis combien j'ai péché envers toi! + +SOLVEIG.--Tu n'as commis aucun péché! + +PEER GYNT.--Dis-moi mon crime. + +SOLVEIG.--Tu as fait de ma vie un poème. Bénie soit notre rencontre! Le +vrai Peer Gynt qui avait au front un sceau le marquant pour une haute +destinée, a vécu dans ma conscience, dans mon espoir, dans mon amour! + +Une clarté illumine la figure de Peer Gynt. Il pose sa tête sur les +genoux de Solveig qui chante: «Dors, mon ami, je te bercerai, je te +veillerai ... dors et rêve!» Solveig chante et le soleil se lève.... + +«Faire un homme heureux, c'est mériter de l'être», dit Jean-Jacques[5]. +Dans _Peer Gynt_, Ibsen prouve que l'homme, apte à faire jaillir de son +coeur dans celui d'un autre être humain les rayons ardents de l'amour, +est capable de se relever moralement. L'amour, c'est le soleil qui +vivifie; il ennoblit, il régénère. «L'amour possède une force surhumaine +qui élève au-dessus de la fange de la vie quotidienne, et le fait +briller de toute sa magnificence aux yeux de tous.»[6] + +C'est la richesse du coeur qui seule donne du prix aux richesses de +toutes nos facultés; même la science n'est vivante et complète que par +l'amour. Les hommes ne font rien avec une idée, quand un sentiment ne +s'y joint pas. On regrette moins d'avoir eu du coeur que de l'esprit. + +L'amour féconde, agrandit et élève toutes les facultés intellectuelles +et morales. Par lui le sentiment proprement dit, qui n'est d'abord que +le produit d'une sensation, devient affectif, manifeste des préférences, +éveille l'activité et agit ainsi sur la volonté avec une puissance de +plus en plus grande. Que de crimes seraient évités si nous étions +entourés de plus de sympathie, si la solidarité était plus chaude et +plus réconfortante! C'est ce manque de fraternité et d'amour qui rend la +lutte pour la vie si terrible et si acharnée. Sans amour tout changement +du régime actuel ne sera qu'une substitution d'une classe à une autre, +un changement de noms pour les maux qui demeurent. + +Le mal de l'humanité ne vient pas de la nature, il vient, il grandit +parce que les hommes ne savent plus aimer. Aucun mécanisme ne donnera à +l'humanité le bonheur, si elle ne veut pas comprendre qu'il y a ici-bas +un moyen capable d'adoucir toutes les misères et toutes les souffrances, +et c'est l'Amour. L'être humain à l'instant où bat son coeur, se +transfigure et s'illumine comme une aurore. + +Seul l'amour établit une harmonie entre les individus. Cette harmonie +peut être aperçue par l'intelligence, mais elle n'est sentie et réalisée +que par le coeur. L'amour est l'intelligence descendue dans les fonds +mêmes de l'âme. L'intelligence qui n'arrive point à l'amour, à la +volonté, manque de puissance pour le développement de la vérité, elle +n'en atteint point la vaste et sublime profondeur. La science, les lois, +les institutions les plus sages, sont une lettre morte que l'amour seul +peut transformer en parole vivante. C'est que l'intelligence n'est que +le reflet du foyer d'amour, et à mesure que le foyer est plus actif, la +lumière est plus vive. Des plus intimes profondeurs de l'amour jaillit +la lumière de l'intelligence. Le génie, l'héroïsme, la morale, sont dus +à l'amour, c'est par amour qu'il peut être compris, c'est par amour +qu'il peut être régénéré, car l'amour seul crée l'amour. + + +NOTES: + +[1] _John-Gabriel Borckman_. + +[2] Ibsen. _Brand_. + +[3] Ibsen. _Brand_. + +[4] Ibsen. _Samfundets Stötter_ (Soutiens de la société). + +[5] J.-.J. Rousseau. _Correspondance_. Lettre à Hume, t. IV, p. 597. +Paris, MDCCCLII. + +[6] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_ (La Comédie de l'amour). + + + * * * * * + + +CHAPITRE II + +LA VERITE ET LA LUMIERE + + +«Un homme est condamné dans son oeuvre, s'il fait les choses à demi et +ne songe qu'aux apparences, s'il ne traduit pas ses idées par des actes +et non seulement par des paroles ou des sentiments.»[1] + +Cela veut dire: parler est bien, agir est mieux. Une société ne se bâtit +pas avec des mots, des sentiments ou des idées, elle ne se compose pas +d'abstractions, mais d'hommes en chair et en os, qui, même pour aimer, +se posent toujours la question de Faust: «Par où commencer?» + +Par où doit-il commencer, l'individu qui désire s'affranchir des +servitudes sociales et devenir un être libre et conscient? «Par briser +la chaîne des moeurs et des coutumes», répond Falk dans la _Comédie de +l'Amour_. Plus de mensonges, plus d'hypocrisies, plus de conventions +fausses. C'est la philosophie du _Canard Sauvage_. Les critiques qui +prétendent qu'Ibsen a voulu dire dans cette pièce: «N'enlevez pas le +mensonge au vulgaire, vous lui enlèveriez le bonheur en même temps», +n'ont pas saisi l'esprit de l'oeuvre du penseur norvégien. L'idée +fondamentale du _Canard Sauvage_ est celle-ci: «Il vaut mieux détruire +le bonheur que de le laisser subsister sur un mensonge.» + +L'esprit puissant de l'auteur de _Brand_ a parfaitement compris quel +rôle considérable, prépondérant et néfaste, les préjugés et les +mensonges jouent dans la société actuelle. Son théâtre est un cri de +révolte contre cet état de choses. Malgré les progrès de la +civilisation, malgré la diffusion de plus en plus grande des lumières +scientifiques, le préjugé et le mensonge règnent encore en maîtres dans +la société. Ils s'exercent de tous côtés. Il y a des préjugés de +religions, des préjugés de nations, de classes, de conditions sociales. +Il suffit qu'un de nos semblables appartienne à telle classe, à telle +famille, à telle corporation, pour qu'on lui attribue d'avance tel +défaut, tel travers. + +Et ce qu'il y a de plus déplorable dans ces erreurs de jugement, c'est +que nul ne peut s'en déclarer absolument exempt. + +Le mensonge suppose un désordre dans la vie. Si l'on était ce qu'on +devrait être, on n'éprouverait nullement le besoin de dissimuler ce +qu'on est. Ah! les préjugés et les mensonges! ce sont eux qui causent +tous les malheurs de ce monde! + +On peut tromper non seulement les autres, mais soi-même, et non pas par +erreur, mais volontairement. Il faut distinguer le mensonge de l'erreur. +L'erreur est inconsciente, tandis que le mensonge sait ce qu'il fait +quand il abuse les autres. «On peut nuire à la vérité sans mentir, +lorsqu'on ignore l'inexactitude qu'on commet; on peut dire une chose +vraie en mentant, lorsque, la croyant fausse, on cherche à égarer le +prochain par caprice ou dans un but égoïste.»[2] L'intention positive de +tromper est le trait caractéristique du mensonge. Mentir, c'est abuser +les hommes le sachant et le voulant, qu'on le fasse en actes ou en +paroles, par le silence ou par d'insidieux discours. + +«C'est une chimère de croire que l'esprit aille de lui-même au vrai. +L'erreur lui est aussi naturelle que la vérité; il n'est pas bon en +sortant des mains de la nature. S'il est fait pour la vérité, il ne +l'atteint qu'en la cherchant péniblement; elle est une récompense plutôt +qu'un privilège. Il ne peut, s'il pense, éviter l'erreur, et les +exigences de la vie, son propre intérêt, les lois mêmes de la morale, +exigent qu'il agisse et qu'il pense. + +Pourtant, il faut se garder de tomber dans un autre excès; le pessimisme +n'est pas plus vrai que l'optimisme, même dans la théorie de la +connaissance. _L'erreur peut être corrigée, si elle ne peut être +évitée_.»[3] + +Le mensonge, lui, peut être évité. + +Les hommes, dit Tolstoï[4], qui ignorent la vérité et qui font le mal, +provoquent chez les autres la pitié pour leurs victimes et le dégoût +pour eux, ils ne font du mal qu'à ceux qu'ils attaquent; mais les hommes +qui connaissent la vérité et qui font le mal sous le masque de +l'hypocrisie, le font à eux-mêmes et à leurs victimes, et encore à des +milliers d'autres hommes, tentés par le mensonge qui cache le mal. + +«Nulle société ne peut vivre sainement en se nourrissant de +mensonge.»[5] + +«La fin de l'homme est d'être sincère.»[6] + +Il faut donc chercher la vérité. + +Croire en la Vérité, c'est avoir la foi qui nous permet d'ordonner +toutes choses par rapport à elle. Aimer la Vérité, c'est s'y soumettre +dans ce qu'elle a d'absolu et d'irrésistible, la rechercher toujours +dans l'ordre changeant des circonstances et n'agir jamais que +conformément à elle. Si l'amour de la vérité est par lui-même +l'expression la plus pure de notre foi, nous devons irrévocablement +condamner le mensonge et tout ce qui s'y rapporte. La vérité dans la +connaissance des lois morales a déjà supprimé l'iniquité de l'esclavage, +les tortures judiciaires, les persécutions barbares; espérons qu'elle +élargira toujours ses limites. Toutes les erreurs, tous les symboles qui +ont été l'objet du culte des hommes n'ont produit quelque bien que par +suite de la parcelle de vérité qu'ils renfermaient. Il faut poursuivre +la vérité partout et toujours. + +Dans les _Soutiens de la Société_, Dina, voulant aller en Amérique, +demande à Johann qui en revient, si les gens de là-bas sont moraux. + +JOHANN.--Moraux? + +DINA.--C'est-à-dire s'ils sont aussi convenables, aussi honnêtes qu'ici. + +JOHANN.--Dans tous les cas, ils ne sont pas aussi mauvais qu'on le +pense. N'ayez aucune crainte à ce sujet. + +DINA.--Vous ne comprenez pas. Au contraire, je voudrais qu'ils ne +fussent pas si nobles et si vertueux. + +JOHANN.--Et comment les voudriez-vous? + +DINA.--Je voudrais qu'ils fussent ... nature. Nature, franchise, vérité +en tout. Végéter dans cette vie pour les bienfaits illusoires de la vie +future?--C'est un mensonge qui en engendre bien d'autres. + +A force de s'inquiéter de l'avenir on oublie le présent. «Le passé ne +nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir regret de +nos fautes; mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il +n'est point du tout à notre égard, et que nous n'y arriverons peut-être +jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et +dont nous devons user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être +principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu'on ne +pense jamais à la vie présente et à l'instant où l'on vit, mais à celui +où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en état de vivre à l'avenir, +et jamais de vivre maintenant. Notre-Seigneur n'a pas voulu que notre +prévoyance s'étendît plus loin que le jour où nous sommes. Ce sont les +bornes qu'il faut garder et pour notre salut et pour notre repos.»[7] + +«Le _mot futur_, dit Falk[8], assombrit pour nous le jour lumineux: +Notre _prochain_ amour! Notre _future_ femme, notre _seconde_ vie! La +préoccupation de cette idée fait un mendiant de l'homme le plus +fortuné. Aussi loin que vous regardez devant vous, ce mot enlaidit +votre existence en détruisant la joie du moment. Vous ne sauriez vous +arrêter un instant tranquillement en votre bonheur sans vous embarquer +vers d'autres rives, et ce rivage atteint, vous reposez-vous un instant? +Non, il faut vous hâter de fuir, et toujours ainsi jusqu'à la mort.» + +Et cela vient du mensonge que nous nous forgeons de notre existence, +voulant nous persuader que cette vie n'est rien et que la vie future, la +vie d'outre-tombe est tout. «La souffrance ne nous atteint point, car +rien ne nous touche en ce monde, sinon le désir d'en sortir.»[9] +L'homme, disent ces prêcheurs, doit être tout entier dans l'attente des +biens futurs; il ne doit considérer la vie présente que comme un rapide +voyage dont la seule importance est de préparer notre éternel avenir. +Or, il n'y a qu'une seule vie: celle que nous vivons. «Le bonheur que +nous comprenons, nous ne le trouvons qu'ici-bas.»[10] «Il faut chercher +la vie, pour la faire passer avant toute chose.»[11] + +Il faut vivre, car quand l'esprit commence à peine à s'éveiller, les +forces physiques commencent déjà à décliner. Cette heure est à toi, tout +le reste est folie! + +Il n'y a rien de mystique dans la vie. La vie est une force de vérité et +de lumière. + +Dans les _Revenants_, Mme Alving discute avec son fils le +sentiment filial: + +Mme ALVING.--Un enfant ne doit-il pas de l'amour à son père, +malgré tout? + +OSWALD.--Quand ce père n'a aucun titre à sa reconnaissance? Quand +l'enfant ne l'a jamais connu? Et toi, si éclairée sur tout autre point, +tu croirais vraiment à ce vieux préjugé? + +Mme ALVING.--Il n'y aurait donc là rien qu'un préjugé? + +OSWALD.--Oui, tu peux en convenir, mère. C'est une de ces idées +courantes que le monde admet sans contrôle. C'est un mensonge. + +Et Mme Alving, ne poursuivant que la vérité, finit par être +d'accord avec son fils. + +L'enfant ne doit pas plus être à la discrétion de l'autorité familiale +que l'homme à la discrétion de l'autorité gouvernementale. Il faut à +l'enfant, comme au chêne, pour croître et devenir homme dans son +individualité forte, l'espace et la liberté. + +Dans la _Maison de Poupée_, Nora apprend que la société a le droit +romain, le droit international, le droit administratif, le droit +policier, et que seul le Droit humain lui manque; elle, qui considérait +la justice comme un sentiment qui fait partie intégrante de notre âme, +elle apprend que la justice n'est qu'une fiction, une loi créée par la +société pour garantir ses mensonges et que c'est la loi qui crée souvent +le délit,--et elle déclare nettement que «ce sont de bien mauvaises +lois». + +NORA.--J'apprends que les lois ne sont pas ce que je croyais; mais que +ces lois soient justes, c'est ce qui ne peut m'entrer dans la tête. + +HELMER.--Tu parles en enfant: tu ne comprends rien à la société dont tu +fais partie. + +NORA.--Non, je n'y comprends rien. Mais je veux y arriver et m'assurer +qui des deux a raison, de la société ou de moi. + +Et Nora quitte le foyer domestique, elle ne veut plus accepter aucune +idée toute faite sans l'avoir examinée, elle s'en va chercher la vérité, +la lumière. + +Lorsque le docteur Stockmann[12] est déclaré ennemi de la société pour +lui avoir voulu du bien, il ne se rend pas aux mensonges du milieu qui +l'environne, mais, fort dans la vérité, il le quitte, il l'abandonne, il +s'isole, il reste seul. Partout où il y a lutte entre les «soutiens de +la société» et les indépendants, Ibsen prend toujours parti pour ces +derniers. Apôtre du «moi individuel», il semble nous dire: Pour changer +la société, il faut commencer par l'individu. + +L'individu qui désire reconquérir la totalité de sa personnalité +originale, doit se soustraire plus ou moins complètement à l'influence +générale, s'isoler du groupe social, redevenir lui-même, abandonner +toutes les conventions mensongères, rechercher la vérité et la lumière, +reconquérir sa puissance, sa force individuelle, qu'il mettra plus tard +au service de la société. + +Nora et Stockmann peuvent devenir les membres les plus éclairés et les +plus dévoués de la société. «Les affections sociales ne se développent +en nous qu'avec nos lumières.»[13] + +C'est surtout dans _Brand_ que s'exprime la puissance morale de +l'individu. + + +NOTES: + +[1] Ibsen. _Brand_. + +[2] J. Bovon. _Morale chrétienne_, t, II, p. 9. + +[3] Brochard. _De l'Erreur_, p. 280. Paris, F. Alcan. + +[4] Voir notre ouvrage: _Pensées de Tolstoï_, p. 143. + +[5] Ibsen. _En Folkefiende_ (Un Ennemi du peuple). + +[6] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_ (La Comédie de l'amour). + +[7] Pascal. _Lettre à Mademoiselle de Roanney_. Voir M. de Lescure. +_Discours sur les passions de l'amour de Pascal_, p. 47. + +[8] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_(Comédie de l'amour). + +[9] Tertullien. _Apol_., p. 41. + +[10] Ibsen. _Lille Eyolf_ (Le petit Eyolf). + +[11] Ibsen. _Quand nous nous réveillerons d'entre les morts._ (Naar vi +Döde Vaagner). + +[12] Ibsen. _En Folkefiende_ (Un ennemi du peuple). + +[13] J.-J. Rousseau. _Oeuvres complètes_, t. III, p. 505. + + + * * * * * + + +CHAPITRE III + +L'EFFORT INDIVIDUEL +LA VOLONTÉ, L'ACTION, LA LIBERTÉ, LA JUSTICE + + +I + +Brand[1], c'est la conception, vivante que la question sociale est avant +tout une question de force, de volonté, d'énergie, de lumière et de +morale individuelles. + +On n'a le droit d'accuser qui que ce soit qu'après s'être jugé soi-même, +de dresser le bilan de la société qu'après avoir dressé celui de sa +propre vie. Brand, après avoir fait son examen de conscience, rejette +les mensonges dans lesquels il a été élevé, il devient _lui-même_ et +n'écoutant que la voix impérative de sa conscience, il se met à +régénérer les âmes des autres. + +Il n'accepte aucun compromis. Il refuse les derniers sacrements à sa +mère, qui a toujours servi deux maîtres: Dieu et Mammon. Il sacrifie son +enfant unique à qui il faudrait le soleil du midi. Il perd sa mère, il +perd son enfant, sa femme, et il poursuit toujours sa tâche de +réformateur; il fait construire une _Eglise nouvelle_, mais le jour de +son inauguration il découvre qu'il va remplacer l'ancien mensonge par +un mensonge nouveau ... il jette à la mer les clefs de l'église, il +entraîne le peuple dans les montagnes, vers la Nature.... + +On pourrait peut-être reprocher à Brand de refouler en lui les attaches +les plus chères, si nous ne savions que «certains hommes ont le droit, +non pas officiellement, mais par eux-mêmes, d'autoriser leur conscience +à franchir certains obstacles, dans le cas seulement où l'exige la +réalisation de leur idée. Tous ceux qui s'élèvent tant soit peu +au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de +nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement +des criminels,--plus ou moins, bien entendu. Autrement il leur serait +difficile de sortir de l'ornière; quant à y rester, ils ne peuvent +certainement pas y consentir et leur devoir même le leur défend.»[2] + +Accablé par la responsabilité de la mission qu'il a juré d'accomplir, +Brand ne voit qu'une chose: le but sacré auquel il doit aboutir. Le but +lui fait oublier sa propre douleur, car celui qui dit: «On ne possède +éternellement que ce qu'on a perdu»[3] souffre cruellement. Et cette +souffrance est d'autant plus grande que Brand jouit d'une vaste +intelligence par laquelle il embrasse les dangers du champ de bataille +où il veut combattre. «La douleur est une fonction intellectuelle, +d'autant plus parfaite que l'intelligence est plus développée.»[4] + +Ibsen qui connaît la grandeur de la souffrance humaine, fait dire à +Rébecca[5] que la douleur n'endurcit pas, mais ennoblit le caractère. + +ROSMER.--C'est la joie qui ennoblit l'esprit. + +RÉBECCA.--Et la douleur aussi, ne crois-tu pas? La grande douleur? + +ROSMER.--Oui, quand on peut la traverser, la surmonter, la vaincre. + +C'est dans la douleur morale que les âmes fortes puisent leur +consolation, leurs forces, leurs vertus. La grandeur et la beauté des +âmes sont graduées sur la douleur. Ceux qui ont sur le front la flamme +du génie ont connu le baiser divin de la douleur. A mesure qu'on descend +l'échelle de la vie, le rire inconscient augmente; à mesure qu'on monte, +on voit régner la beauté grave de la douleur. Elle embellit l'image de +l'homme, elle grandit son coeur, elle élève sa pensée. + +Ceux qui ne savent que se plaindre et gémir ne connaissent point la +souffrance; la vraie douleur est discrète, c'est dans le silence qu'elle +s'épanouit, c'est dans la solitude qu'elle se transforme en Force. Celui +qui porte en lui une capacité infinie de souffrir, ne connaît jamais le +désespoir; c'est la pénétrante lumière de la douleur qui lui éclaire le +chemin de la vie. La douleur n'est pas une humiliation; comme l'amour, +elle est le tressaillement des âmes fortes, des esprits intelligents. Si +l'amour ne va jamais sans douleur, la douleur engendre toujours l'amour. +L'amour et la douleur enseignent la bonté, la tendresse, la grâce; si +l'amour purifie, la douleur morale rend l'homme meilleur. «De même +qu'une oreille musicale est nécessaire pour partager le plaisir que +procure la musique, de même la sympathie pour la douleur d'autrui ne +peut naître que chez celui qui a éprouvé la douleur.»[6] + +Les âmes fortes et viriles portent en elles un trésor inépuisable +d'amour et de douleur. L'amour et la douleur ont illuminé l'âme de +Brand. Brand souffre, mais il cache ses douleurs, il ne cherche pas de +consolation. Il est doux, par moments, d'être consolé par une âme +tendre, mais personne n'aime à consoler. Pour consoler, il faut avoir +beaucoup de coeur. Ne cherchons point de consolation, ne nous +appesantissons jamais sur nos propres tristesses: la douleur discrète +prépare aux nobles causes, elle sacre ceux qui savent souffrir +silencieusement. + +Ni les imbécillités rieuses, ni les flétrissures, ne font courber le +front des Brand. On devient peut-être un peu dur, mais les Brand ne sont +pas des hommes aimables. Etre aimable est facile à ceux qui se plient +volontiers, par nonchalance ou par calcul égoïste, aux travers, aux +erreurs, aux mensonges du monde. Ce qui importe, avant d'être aimable, +c'est d'être vrai, d'être juste, soi-même, c'est d'avoir du caractère. + +Brand est rude et souvent dur: il comprend que celui qui donne beaucoup, +a aussi le droit de demander autant. Brand sacrifie son bonheur et sa +vie, et il peut dire: «Qui ne sacrifie pas tout, jette son offrande à la +mer.» Une loi supérieure de justice, inscrite au fond du coeur de +l'homme, lui fait sentir que lorsque le sacrifice est exigible d'un +côté, il doit en être de même du côté opposé. Brand nous prouve que +c'est dans la volonté du sacrifice conscient que gît la force qui +ressuscite. Brand demande _Tout ou Rien_. «Si tu donnais tout en +réservant ta vie, sache que tu n'aurais rien donné.» Et il ajoute +amèrement: La vie! la vie! quel prix ce bon peuple y attache. Il n'y a +pas d'infirme qui ne tienne à l'existence comme si le salut du monde et +des âmes reposait sur ses chétives épaules! + +Lorsqu'on demande à Brand: Combien durera la lutte?--il répond: Elle +durera jusqu'à votre dernier jour, jusqu'au sacrifice suprême, jusqu'à +ce que vous soyez libres de compromis, maîtres de votre volonté entière, +et que vous n'hésitiez plus lâchement devant cet ordre: _tout ou rien_! +Quelles seront vos pertes? tous vos désirs, toutes les réserves que vous +apportez au serment solennel; toutes les chaînes polies, dorées, qui +vous font esclaves de la terre, tous les somnifères qui vous endorment! +Ce que vous rapportera la victoire? Une volonté pure, une foi élevée une +âme entière et cet esprit de sacrifice qui donne tout avec joie, jusqu'à +la vie, enfin une couronne d'épines sur chaque front: le voilà votre +gain. + +Si Brand indique le chemin du sacrifice, c'est qu'il l'a pris le +premier. «Il y a longtemps qu'on nous parle du bon chemin, qu'on nous +l'indique du doigt; plus d'un nous l'a montré, mais tu es le premier qui +l'aies pris toi-même,»[7] lui dit un homme du peuple. + +Si Brand demande _tout_, c'est qu'il a assez de force et de volonté pour +_tout_ donner + + +II + +Brand est l'incarnation de la force et de la volonté. Brand appartient à +cette catégorie d'élus «qui ont reçu la grâce, la faculté, le pouvoir, +de _souhaiter_ une chose, de _la désirer_, de _la vouloir_, avec tant +d'âpreté, si impitoyablement, qu'à la fin, ils l'obtiennent»[8] ou ils +succombent. + +Ce n'est pas en réveillant de brillantes qualités qu'on guérira des âmes +estropiées, _c'est de volonté qu'il s'agit_. C'est la volonté qui rend +libre..., ou qui tue. Elle est toujours la même, chez le petit comme +chez le grand, toujours entière au milieu de l'éparpillement de toutes +choses! + +«Venez à moi, dit Brand, hommes, qui vous traînez lourdement dans cette +vie. Ame contre âme, dans une communion intime, nous allons tenter +l'oeuvre de purification, abattre l'indécision, imposer silence au +mensonge et réveiller enfin le jeune lion de la volonté!» + +Il ne s'agit pas de gémir et de pleurer platoniquement sur la triste +condition de la nature humaine, sur les misères du monde, il faut agir. +«Là où se trouve l'action, se trouve la force.»[9] + +L'activité maladroite produit toujours plus de résultats que la mollesse +prudente. Si l'oisiveté peut tuer à la longue une volonté saine, +l'action peut sauver une volonté malade. _Homines sunt voluntates_, a +dit saint Augustin. La volonté c'est l'homme même. + +Au milieu de ce tourbillon d'images, de désirs, de passions qui s'agite +en nous, nous démêlons clairement une force irréductible, capable de +régler tout ce mouvement: la volonté. «Je veux, je ne veux pas», ces +mots gouvernent notre intelligence, notre sensibilité, notre esprit, +tout notre être. Il ne suffit plus de dire avec Descartes: _Cogito, ergo +sum_; il faut dire: J'agis, donc je vis. Je ne suis _moi_ qu'autant que +j'agis. Pour qu'une âme d'homme ait de la dignité, de la beauté morale, +il faut que la volonté y règne en souveraine. La volonté, qui est la +faculté essentiellement active de l'homme, concentre la puissance de +toutes les autres facultés en vue de l'action qui est la manifestation +suprême de la vie humaine. La destinée de l'homme, qui est le total de +ses actes, est d'autant plus élevée, d'autant plus noble, d'autant plus +utile, qu'elle se compose d'actes plus conformes au vrai, au bien, au +juste, au beau, c'est-à-dire de manifestations plus pures de l'emploi de +la volonté. La volonté, c'est la _pensée voulue_.«La pensée _voulue_, la +pensée réfléchie, la véritable pensée humaine en un mot, ne saurait +exister sans que se produise une de ces _volitions_ toujours +_intentionnelles_ qu'on nomme idées-motrices[10]. «Vivre, c'est vouloir; +vivre, c'est agir; mais agir réellement, c'est agir avec conscience, +avec la décision de dominer ses propres actes, de leur imposer une +unité, de leur imprimer la forme de l'idéal que l'on porte en soi. La +conscience, c'est l'âme dans la plénitude de ses facultés et de ses +forces. La volonté est le principe de notre activité consciente, c'est +elle qui donne le rayonnement et la valeur à notre vie. Sans volonté, il +n'y a pas de caractère et sans caractère, il n'y a pas d'homme. + +«Voici ce qui est écrit en caractères de feu par une main éternelle, dit +Brand: Sois ferme jusqu'à la fin, on ne marchande pas la couronne de +vie. Pour te purifier, ce n'est pas assez des sueurs de l'angoisse, il +faut encore le feu du martyre; si tu ne _peux_ pas, tu seras certes +pardonné; mais si tu ne _veux_ pas, jamais!» + +«Délivrer la volonté ou succomber!» crie-t-il de toutes les fibres de +son âme. L'homme capable de pousser ce cri sublime, dira et fera ce +qu'il a à dire et à faire, malgré tous les obstacles, toutes les +montagnes. «Réduites par la montagne, les paroles résonnent longtemps +quand on parle à voix forte et pleine.»[11] + +Quand donc l'humanité guérie des mensonges s'élèvera-t-elle jusqu'à la +volonté consciente! Brand nous fait voir que la volonté consciente +engendre la liberté et la justice. «Au-dessus de la volonté, dit-il, +règne un Dieu de liberté et de justice.» + +Ce n'est pas ici le lieu de discuter la question: l'homme est-il libre? +«La question du libre arbitre est du domaine de la métaphysique et +insoluble.»[12] «Libres ou non, nous tendons à la liberté, à +l'indépendance absolue dont nous avons l'idée.»[13] + +La liberté n'est pas une faculté que nous apportons en venant au monde +et que nous ne courons pas risque de perdre: nous ne la possédons que si +nous nous la donnons à nous-mêmes. «Nous ne naissons pas libres, mais +capables de devenir libres et soumis à l'obligation de le devenir. C'est +là le privilège de l'homme et sa dignité propre, qu'il ne reçoit pas de +la Nature un caractère tout fait et une destinée immuable: il est +lui-même l'artisan de sa grandeur.»[14] + +Brand nous montre que la volonté fait naître la liberté qui engendre la +justice. «Accourez, natures fraîches et jeunes; qu'un souffle de justice +balaye la poussière qui vous couvre dans cette sombre impasse!» Car la +liberté sans la justice est une chimère. «La justice n'est pas une +convention humaine. Quelle que soit sa nature, elle est éternelle et +immuable.»[15] Ceux qui disent: «La justice n'est pas de ce monde» +mentent. La justice n'est pas un attribut divin inaccessible à l'homme; +la justice est le droit de l'individu et de l'humanité. + +«La vérité et la justice ne sont pas des hasards; elles sont au fond +même des âmes humaines; elles en sont la loi idéale; et ce n'est point +par leurs manifestations mutilées et débiles qu'il faut juger de leur +force, mais par la promesse d'avenir qu'elles portent en elles, par la +secrète vertu qui, tôt ou tard, ici ou là, doit aboutira de belles +révélations.[16] «Nous préférons tous la justice à l'injustice. Ce qu'il +nous manque, c'est le courage d'être juste. La justice suprême, la +justice sincère, la justice se jugeant elle-même et jugeant selon ses +propres maximes, nous ne la trouverons nulle part, si nous ne parvenons +pas à la faire naître, croître et fleurir en nous-mêmes. C'est en +nous-mêmes, dans les profondeurs de notre âme, de notre conscience, que +nous devons puiser l'amour, la volonté, la liberté, la justice. + + +III + +Brand est le type de l'homme fort, conscient, il a du courage, de la +force, de l'audace, il aime le combat: la lutte a peur des courageux. +«La lumière plane sur les champions .»[17] On puise du courage à les +suivre. Ah! certes, Brand n'arrive pas à réaliser ses rêves, il ne +parvient pas à construire sa Nouvelle Eglise, il est lapidé par la foule +qui demande des jouissances immédiates. + +--«Quelle sera notre récompense?» gronde-t-elle. «La pureté de la +volonté! La pureté de la conscience!» répond l'apôtre. + +Mais la populace préfère ses misères. Brand est frappé, il expire pour +avoir voulu aimer l'Idéal. Et qu'importe! «Il est doux d'être le martyr +d'une grande idée.»[18] + +Brand n'est qu'un symbole, un rayon qui nous éclaire le chemin à suivre. +Comme _Solness le Constructeur_, Brand est «un homme de génie qui rêve ; +trop haut, tombe du haut de son rêve et en meurt».[19] Qu'importe! +Qu'importe! D'autres viendront, continueront et achèveront peut être +l'oeuvre commencée. Toute idée porte son fruit tôt ou tard. Lorsque +Danton, près de s'incliner sous le couperet, dit à son bourreau: «Tu +montreras ma tête au peuple: elle en vaut la peine,» ce ne fut pas la +vanité qui lui arracha ses terribles paroles. Le grand tribun de la +liberté sentit au moment suprême que rien ne vivifie les idées comme les +supplices des martyrs. + +Si Brand, par sa vie, nous apprend à vivre, à vouloir, il nous enseigne, +par sa mort, à savoir mourir. Oui, il y a toujours quelque lâcheté à se +laisser vaincre, lorsqu'on peut être victorieux. Mais Brand a lutté. +L'homme fort ne se laisse jamais abattre. Le danger ne l'arrête point, +quand sa conscience l'appelle à l'affronter, il ne cède qu'à la +nécessité à laquelle il serait inutile de faire résistance; les +difficultés l'animent, loin de le rebuter; il ne craint ni ne recherche +la mort; toujours prêt à la recevoir, il se contente de l'attendre de +pied ferme. Nous devons oser également vivre et mourir, tenir ferme +contre les calamités de la vie, voir la mort sans faiblesse, lorsqu'on +ne peut l'éviter, et nous y exposer sans crainte toutes les fois que le +devoir véritable nous y appelle. + +Les dernières paroles de Brand sont: «Chaque race envoie un de ses fils +à la mort pour expier les crimes de tous.» Ce ne sont pas là les paroles +d'un égoïste! Lorsque Brand meurt, une voix s'élève et murmure: «Dieu +est charité.» + +Charité ici ne désigne point le mensonge par lequel les «Soutiens de la +Société actuelle» nourrissent les misérables en leur jetant parfois des +os desséchés de leurs somptueux festins. La _Charité_ ici veut dire +_Amour_. Dieu, c'est l'Amour. + +Quand la Sorbonne condamna la traduction de l'_Axiochus_ de Platon et +que le Parlement condamna le traducteur, Etienne Dolet, à être brûlé +«dans un lieu commode et convenable», celui-ci, voué au bourreau pour +athéisme répondit par un chant d'immortalité: + + Si au besoin le monde m'abandonne.... + Dois-je en mon coeur pour cela mener deuil? + Non, pour certain, mais au ciel lever oeil + Sans autre égard....[20] + +Ces cantiques sont plus utiles à la foule ingrate que tous les +blasphèmes,--à la foule qui tue ceux qui lui veulent du bien. Aristote +et Sénèque sont condamnés, comme impies, à la mort; le grand et vertueux +Socrate est condamné à mort en prêchant l'unité de Dieu, afin d'éteindre +les haines religieuses entre nations; Christophe Colomb, après avoir +découvert l'Amérique, est jeté dans les fers; Spinoza est flétri par la +synagogue.... Les siècles passent et l'on s'agenouille devant ces +surhumains considérés par leurs contemporains comme fous et criminels! +Il y a des époques où savoir être fou, c'est faire acte de sagesse! Ce +sont ces fous, «ces martyrs qui tirent l'humanité de ses impasses, qui +affirment, quand elle ne sait comment sortir du doute».[21] + +C'est la flamme épique de ces grands enthousiasmes, c'est le soc de fer +de ces mâles volontés qui font l'histoire, qui jettent à l'univers de +nouveaux principes, qui construisent des Eglises nouvelles. + +«Des millions s'occupent à perpétuer l'espèce; c'est par quelques-uns +seulement que se propage l'humanité.»[22] + +On ne fera jamais rien avec la foule. L'esclavage des siècles l'a trop +avilie. La foule désire la récompense avant la peine, elle veut des +miracles même mensongers. L'idée, la conviction désintéressée, le +courage qui ne veut d'autre récompense que celle du devoir accompli, le +sacrifice qui ne cherche d'autre satisfaction qu'en lui-même, toutes ces +chimères lumineuses dépassent trop le niveau ordinaire de la vie pour ne +pas prêter à des soupçons malins,--et l'on accuse ceux qui ne cherchent +que la vérité et la justice, et on les condamne en les déclarant ennemis +de la société. + +Aimons la foule, aimons le peuple, mais ne le lui disons jamais! surtout +ne cherchons pas à lui plaire. Si nous voulons tôt ou tard lui faire +comprendre et adopter nos idées, ne cherchons pas à avoir l'air +d'accepter les siennes. Montrons-nous tels que nous sommes, +dévoilons-lui la vérité, la vérité entière, la vérité toute nue, +fût-elle dure. Ce n'est pas eu flattant la foule, en lui répétant +qu'elle a toujours raison que nous la réveillerons. Si la foule voulait +avoir raison, elle serait déjà libre à l'heure actuelle! Non, la foule +n'a pas toujours raison. + +«La majorité n'a jamais raison, dit Stockmann[23], jamais! C'est un de +ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre de ses actes et de +ses pensées doit se révolter. Qui forme la majorité des habitants d'un +pays? Est-ce les gens intelligents ou les imbéciles? Je suppose que nous +serons d'accord qu'il y a des imbéciles partout, sur toute la terre, et +qu'ils forment une majorité horriblement écrasante. La majorité a la +force, malheureusement, mais elle n'a pas la raison. L'ennemi le plus +dangereux de la vérité et de l'affranchissement intellectuel, c'est la +majorité compacte.... Les vérités de la majorité, les vérités de la +foule, de la masse sont celles qui sont en passe de devenir des +mensonges....» «Bjornson dit que la majorité a toujours raison, et c'est +ce qu'un politique pratique doit dire. Moi, au contraire, je suis obligé +de dire: La minorité a toujours raison. Je parle de cette minorité de +gens qui marchent à l'avant-garde vers un but que la majorité n'est pas +encore en état d'atteindre.»[24] + +_L'idée des minorités_, défendue par les héros d'Ibsen, renferme une +pensée de justice et d'équité bien opposée à la primauté de la force. Si +même les minorités n'arrivent pas à réaliser leurs idées, elles sont +utiles: elles ne laissent pas les majorités s'endormir; elles sont un +contrôle nécessaire, elles sont un guide, toujours utile, jamais +nuisible. + +Toute vérité nouvelle, dit Tolstoï, qui change les moeurs et qui fait +marcher l'humanité en avant n'est acceptée tout d'abord que par un petit +nombre d'hommes qui ont parfaitement conscience de celte vérité. Les +autres, qui ont accepté par confiance la vérité précédente, celle sur +laquelle est basé le régime existant, s'opposent toujours à l'extension +de la nouvelle. Mais plus il y a d'hommes qui se pénètrent de toute +vérité nouvelle, plus cette vérité est assimilable, plus elle provoque +de confiance chez les hommes d'une culture inférieure. Ainsi le +mouvement s'accélère, s'élargit comme celui d'une boule de neige, +jusqu'au moment où toute la masse passe d'un coup du côté de la vérité +nouvelle et établit un nouveau régime.[25] + +Si Ibsen donne toujours raison à la minorité, il ne dit nulle part qu'il +faut dédaigner la majorité. «Les millions d'êtres humains qui composent +une grande nation se réduisent pour elle-même et pour les autres à +quelques milliers d'hommes qui sont sa conscience claire, qui résument +son activité sociale sous toutes ses faces: politique, industrie, +commerce, culture intellectuelle. Pourtant ce sont ces millions d'êtres +ignorés, à existence bornée et locale, vivant et mourant sans bruit, qui +font tout le reste: sans eux, rien n'est.»[26] + +Oui, sans la majorité rien n'est, Ibsen nous fait seulement voir que +c'est l'individu, la minorité qui a toujours raison. Stockmann, Brand, +Solness, nous répètent maintes fois: Tout être est une force, il faut +que cette force s'exprime. «Chacun est le gardien naturel de sa propre +santé, physique, mentale et spirituelle; les intérêts de l'homme +n'autorisent la soumission de la spontanéité individuelle à un contrôle +extérieur qu'au sujet de ces actions d'un chacun qui touchent les +intérêts d'autrui.»[27] + +Respecter la liberté d'autrui n'est possible qu'à l'homme libre, et pour +devenir libre, dit Brand, l'homme n'a à compter que sur lui-même. Il ne +doit pas être esclave de la majorité, il ne doit être esclave de +personne. «Faut-il, demande Elisée Reclus, que nous, les ennemis du +christianisme, nous rappelions à toute une société qui se prétend +chrétienne ces mots d'un homme dont elle a fait un Dieu: «Ne dites à +personne: Maître,maître!» Que chacun reste le maître de soi-même. Ne +vous tournez point vers les chaires officielles, ni vers de bruyantes +tribunes, dans la vaine attente d'une parole de liberté.»[28] Prenez la +liberté vous-même, restez toujours vous-même! «Ce que tues, sois-le +pleinement, pas à demi.... Place au soleil, place partout à qui veut +être vraiment soi-même!»[29] Que l'homme dans un élan de fierté et +d'énergie devienne son propre Maître, que la Conscience devienne son +dieu, la Justice son prêtre, l'Humanité son autel! + + +NOTES: + +[1] Ibsen. _Brand_. + +[2] Dostoïevsky. _Le crime et le châtiment_. Paroles de Raskolnikov. + +[3] Brand à la mort de son fils. + +[4] Ch. Richet. _L'homme et l'intelligence_, p. 22. + +[5] _Rosmersholm_. + +[6] Spencer. _Justice_, p. 34. + +[7] Ibsen. _Brand_. + +[8] Ibsen. _Bygmester Solnaes_ (Solness le constructeur). + +[9] A. Fouillée. _Liberté et déterminisme_, p. 98. Paris, F. Alcan. + +[10] Sergnéyeff. _Physiologie de la veille et du sommeil_ t. II, p. 720. + +[11] _Brand_. + +[12] Th. Ribot. _Maladies de la volonté_, introduction. Paris, F. Alcan. + +[13] A. Fouillée. _Liberté et déterminisme_, p. 12. + +[14] Joyau. _Essai sur la liberté morale_, introduction, p. ix. + +[15] Jules Simon. _La femme au_ XXe _siècle_, p. 6. + +[16] Jean Jaurès. _La réalité du monde sensible_, p. 324. + +[17] Ibsen. _Empereur et Galiléen_. + +[18] Ibsen. _Comédie de l'amour_. + +[19] C. Mauclair. Conférence sur _Solness le constructeur,_ faite au +théâtre de l'Oeuvre, le 2 avril 1894. + +[20] Cantique d'Etienne Dolet, 1546. + +[21] E. Renan. _Histoire d'Israël_, t. IV, p. 332. + +[22] Schiller. + +[23] Ibsen. _Un ennemi du peuple_. + +[24] Ibsen. _Lettre privée datée de_ 1882. + +[25] Voir notre ouvrage, _Pensées de Tolstoï_, p. 145. + +[26] Th. Ribot. _Maladies de la personnalité_, p. 22. Paris, F. Alcan. + +[27] Stuart-Mill. _La liberté_, p. 125, 129, trad. franç. + +[28] Elisée Reclus. Préface au livre de Pierre Kropotkine. _Paroles d'un +révolté_, p. x. + +[29] _Brand_. + + + * * * * * + + +CHAPITRE IV + +CE N'EST PAS L'INDIVIDU, MAIS LA FAMILLE QUI CONSTITUE L'UNITÉ SOCIALE + + +On a souvent dépeint Ibsen comme n'ayant à coeur que les intérêts de +l'individu et considérant ce dernier comme l'unité sociale. M. A. +Leroy-Beaulieu dans un discours prononcé à l'Hôtel des Sociétés Savantes +le 24 janvier 1896 s'écria en s'adressant à son auditoire: «N'écoutez +pas les faux prophètes qui osent diviniser l'individu, et ne vous +laissez point séduire par l'éloquence des grands prêtres, français ou +exotiques, de l'individualisme. Ne prenez pas pour modèles les héros ou +les héroïnes du Scandinave Ibsen dans leur révolte contre la loi morale +et contre la loi sociale.... Ils s'attaquent aux groupements les plus +anciens, les plus légitimes et je dirai les plus sacrés de l'humanité, +et ici je n'entends pas seulement la religion, mais la famille.... Nous +pensons que l'unité sociale, la molécule sociale, ce n'est pas +l'individu, c'est la famille.»[1] + +Ibsen n'a jamais soutenu le contraire. S'il défend partout la personne +humaine contre les mensonges de la société, s'il défend la libre +activité et l'énergie individuelles, il ne dit nulle part dans son +oeuvre qu'il faut sacrifier la société à l'individu, que l'individu doit +se renfermer à jamais dans l'enceinte de sa personnalité. Il veut +régénérer l'individu pour reconstituer une société composée d'individus +sains. Son idéal est plutôt social qu'individuel. «Un nouvel édifice +appelle une âme régénérée, un esprit purifié.»[2] + +L'individu et la société ne doivent pas être opposés l'un à l'autre. + +Le droit individuel ne doit jamais être en antagonisme avec le droit +social. Si la société ne peut pas exister sans l'individu, l'individu, +lui, est directement intéressé à la conservation de la société. +«L'individu est la réalité concrète de l'humanité, la société en est la +forme naturelle et nécessaire. Donc, ce qu'il faut chercher, c'est la +fin supérieure, dans la poursuite de laquelle l'individu et la société, +en même temps que chacun d'eux développera ses vertus propres, se +sentiront de plus en plus solidaires.»[3] + +Qu'est-ce que la société, sinon la collection des individus? Si le tout +est défectueux, c'est que les parties sont gâtées; si la société est +mauvaise, c'est que l'individu est vicié. Si le mal est dans la société, +c'est qu'il a été, tout d'abord, dans l'individu. Ce n'est donc pas la +société qu'il faut détruire, c'est l'individu qu'il faut réformer. + +«On a peine à croire que l'idée de l'indépendance et de la +responsabilité morales individuelles soit le fruit de longs siècles de +développement moral. La tribu ou la famille est l'unité éthique des +temps primitifs; puis, vient l'état, plus tard c'est la caste et enfin, +c'est l'individu. Le progrès moral, c'est la découverte progressive de +l'individu. La vraie nature de l'individu répond à la vraie nature de la +société, c'est la découverte de la première qui amène celle de la +seconde.»[4] + +Etre riches en bonnes pensées, en bons sentiments et en bonnes oeuvres +portant pleinement notre empreinte, à nous, ne nous empêche point d'en +faire profiter la société. Si Ibsen glorifie la puissance du _moi_ +individuel, c'est pour le mettre au service de la société. Pour lui ce +n'est pas la société qui transformera l'individu, c'est l'individu qui +transformera la société. + +L'individu doit se relever lui-même, il doit fonder une famille saine +qui servira de base à la société nouvelle. S'il réclame la liberté +individuelle, la liberté entière, absolue, de faire tout ce qui est dans +la nature de l'être humain, c'est pour que ce dernier l'emploie à la +régénération de la société. L'individu, c'est le germe fécond, le rayon +vivifiant, le régénérateur qui amènera la purification de la vie +sociale, la vraie liberté, la vraie justice, la vraie solidarité +humaine. + +Pour Ibsen, la véritable unité sociale n'est pas l'individu, mais la +famille. «Il n'y a pas côte si rude qu'on ne puisse la gravir à deux,» +dit Brand. «Près de toi, avoue-t-il à Agnès, je n'ai jamais senti mon +courage faiblir. J'avais accepté ma vocation comme un martyre. Mais, +depuis ce temps, quelle transformation! Comme j'ai été heureux dans mes +efforts! Avec toi, l'amour est entré dans mon âme comme un doux rayon de +printemps. Ah! l'on dirait que toute la somme de tendresse amassée dans +mon coeur s'est faite auréole pour ceindre mon front et le tien, ô ma +chère épouse! L'esprit de douceur qui m'a pénétré, cet arc céleste, est +ton oeuvre. Pour qu'une âme embrasse tous les êtres, il faut d'abord +qu'elle en chérisse un seul». + +Dans _Le Petit Eyolf_, l'ingénieur Borgheim qui a des flaells à +traverser, d'incroyables difficultés à vaincre, qui trouve le monde beau +et le métier de _frayeur des chemins_, admirable, Borgheim ne veut pas +rester seul, il demande à Asta de l'aider, de partager ses joies. + +ASTA.--Vous avez un grand travail devant vous, une nouvelle voie à +frayer. + +BORGHEIM.--Mais je n'ai personne pour m'aider. Personne avec qui +partager mes joies. Ah! c'est là le plus dur. + +ASTA.--N'est-ce pas plutôt d'être seul à supporter les peines et les +fatigues? + +BORGHEIM.--Ces choses-là, on en vient à bout sans aide. + +ASTA.--Mais la joie selon vous ... demande à être partagée? + +BORGHEIM.--Oui. Où serait sans cela le bonheur. + +ASTA.--Vous avez peut-être raison. + +BORGHEIM.--On peut rester quelque temps avec sa joie dans son coeur.... +Mais cela ne suffit pas à la longue.... Non, non, on ne peut être +joyeux qu'à deux. + +Et Asta va accompagner Borgheim pour _frayer les chemins_. + +Même le docteur Stockmann[5] celui qui prononce cette phrase terrible: +«L'homme le plus puissant, c'est celui qui est le plus seul», _le +docteur Stockmann reste avec sa famille_. Il dit à ses enfants: «Je veux +vous élever moi-même, je veux faire de vous des hommes libres et +nobles.» + +C'est avec le concours moral d'Agnès que Brand se met à construire sa +_Nouvelle Eglise_; c'est pour Hild que Solness le Constructeur bâtit sa +tour gigantesque; l'ingénieur Borgheim fonde une famille avant de partir +_frayer les chemins_; le docteur Stockmann se consacre à sa famille et à +l'éducation de ses enfants. Qui donc peut dire que l'Unité sociale pour +Ibsen n'est pas la famille, mais l'individu? Ibsen est d'accord avec +Auguste Comte: «Ce n'est pas l'individu, c'est la famille qui constitue +la molécule sociale.» + +Si l'on trouve de l'égoïsme dans les héros d'Ibsen, c'est chez «les +soutiens de la Société actuelle» et non pas chez les champions de la +Société nouvelle. Ce n'est pas pour eux-mêmes que ceux-ci deviennent +eux-mêmes, qu'ils s'élèvent jusqu'à leur _moi moral_. Il y a dans la +nature humaine deux grands courants qui se rapportent à deux points de +vue distincts: égoïsme et altruisme. Le soin de la conservation +individuelle., cet argument suprême de la vie matérielle, crée +l'égoïsme. Mais l'homme ne peut pas vivre seul, sous peine de +disparaître tout entier de la surface du globe. Les intérêts de +l'individu se heurtent à ceux de ses semblables. L'union des sexes est +le premier pas vers l'altruisme. Aussitôt que l'homme et la femme +s'unissent pour fonder une famille, c'est-à-dire pour constituer le +premier terme de toute société, la morale altruiste naît avec ce +commencement d'état social. + +Comme Tolstoï[6], Ibsen ne proteste point contre l'institution même de +la famille, mais contre ses conditions actuelles. La famille a conservé +à travers les âges, et malgré ses transformations successives, le +stigmate de son origine. Elle est restée au patriarchat ce que le +gouvernement représentatif est à l'autorité absolue. La famille est un +petit état, où l'homme est souverain, la femme et les enfants sujets, où +l'intérêt matériel est en hostilité avec la conscience. Elle est la +profanation de tous les sentiments vrais, de toutes les pures et suaves +aspirations de l'amour. + +Ibsen veut la famille forte, basée sur l'égalité des sexes. A l'homme +libre, il faut une femme libre. + + +NOTES: + +[1] A. Leroy-Beaulieu. _L'individualisme et le socialisme_, p. 7 et +suiv. Edition du Comité de défense et de progrès social. Brochure n° 11. + +[2] Ibsen. _Brand_. + +[3] Emile Boutroux. _Morale sociale_. Préface, p. viii. Paris, F. Alcan. + +[4] James Seth. _A Study of ethical principles_, p. 323. + +[5] _Un ennemi du peuple_. + +[6] Voir notre ouvrage: _La Philosophie de Tolstoï_, p. 149-153 (Paris, +F. Alcan). + + + * * * * * + + +CHAPITRE V + +L'EMANCIPATION DE LA FEMME.--LE MARIAGE LIBRE.--LA SOCIÉTÉ NOUVELLE. + + +I + +Il y a un peu plus d'un quart de siècle que John Stuart-Mill posa le +problème de l'émancipation de la femme.[1] Depuis ce moment les idées du +penseur anglais se sont frayé un passage dans tous les pays. + +Défenseur de l'être humain, Ibsen ne pouvait pas ne pas songer a +l'amélioration de la condition de la femme qui est non seulement esclave +de la société, mais aussi du mari ou du père. Il ne pouvait pas ne pas +voir que le monde traite l'homme et la femme avec la plus monstrueuse +inégalité, que dans toutes les conditions de la vie la femme est +infériorisée, et dans le mariage même asservie. Son bon sens, son grand +coeur de poète lui disait que celle qui porte la moitié du fardeau de la +vie doit aussi participer à la moitié des droits qu'elle donne. Et, +comme beaucoup d'autres esprits supérieurs, Ibsen a consacré la +puissance de sa plume à la défense de la femme. + +Car la division en deux de l'unité humaine n'est pas rationnelle. Cette +division blesse la nature, offense la raison et la morale. La question +féminine agite et révolutionne actuellement le monde moderne. Les +philistins des deux sexes qui n'osent pas s'arracher au cercle étroit +des préjugés, appellent ce mouvement «la folie du siècle». «Ils sont de +l'espèce des chouettes qui se trouvent partout ou règne la nuit et qui +poussent des cris d'effroi quand un rayon de lumière tombe dans leur +commode obscurité.»[2] Ils évoquent la prétendue inégalité des sexes, +mais ils oublient que l'égalité n'implique pas l'idée de ressemblance, +elle n'exige pas même extérieur, même force, elle comprend la justice +_immanente_ pour tous les êtres, faibles ou forts; elle met en présence +des êtres humains qui se respectent les uns les autres. + +La grandeur des individus vient non de leurs muscles, mais de leur +intellectualité et de leur morale. La condition différente des sexes est +la suite d'une évolution fausse. L'homme a usurpé graduellement la +responsabilité pour la pensée et l'action de la femme, la femme lui a +cédé graduellement sa liberté de corps et d'âme. + +La femme moderne a déjà prouvé qu'elle possède les mêmes capacités +intellectuelles que l'homme et qu'il n'y a pas de branche d'activité +humaine où elle ne puisse remplacer et souvent même dépasser l'homme. +L'histoire et nos relations particulières fourmillent d'exemples sur la +valeur intellectuelle et morale d'un très grand nombre de femmes, +valeur qui sera encore mieux développée quand nous jouirons d'un tout +autre mode d'éducation qu'aujourd'hui. «L'opinion générale accorde aux +femmes une conscience ordinairement plus scrupuleuse que celle des +hommes; or, qu'est-ce que la conscience si ce n'est pas la soumission +des passions à la raison?»[3] + +L'âme féminine possède plus souvent que celle de l'homme les nobles +vertus de générosité et de bonté, car le rôle du féminisme est tout de +pacification: la femme se jette dans la mêlée sociale pour en atténuer +le choc, adoucir la douleur des vaincus et grandir le coeur des +vainqueurs. + +Il ne s'agit pas de la protection à accorder aux femmes, mais de leurs +droits à la liberté. La protection et la liberté sont deux termes qui +s'excluent. Vouloir établir une supériorité ou une infériorité de sexes, +c'est fausser les plateaux de la balance, en violenter l'équilibre, +c'est forfaire à la nature. La sujétion de la femme est un legs de la +sauvagerie primitive et aussi longtemps que l'égalité des sexes ne sera +pas complète, le règne de la raison humaine sera une fiction. + +Que celui qui veut l'homme libre réclame l'affranchissement de la femme. +Il faut élever les femmes jusqu'à nous, leur donner autant de droits +qu'à nous; ni esclaves, ni courtisanes, il faut en faire des compagnes +libres, capables de travailler avec nous à la transformation de la +société. Travailler à l'émancipation de la femme, c'est améliorer le +bien-être général. Il faut que l'homme et la femme unissent leurs +intelligences comme ils unissent leurs coeurs. «L'homme et la femme, dit +Kant, ne constituent l'être humain entier et complet que réunis; un sexe +complète l'autre.» La famille doit être composée de deux êtres qui +respectent la dignité individuelle réciproque. Fille, épouse ou libre, +il n'y a pas de différence au point de vue du droit et de la morale +entre l'homme et la femme. Libres tous deux, nul n'est le maître.[4] +C'est l'homme libre de toute tyrannie sociale; c'est la femme affranchie +de tout joug, égale à l'homme en droits et en devoirs, ayant reçu la +même éducation que lui, indépendants tous les deux et sans préjugés, qui +formeront la famille nouvelle. + + +II + +Comme Platon, Ibsen représente les deux sexes, deux parties d'un même +tout, séparées jadis par quelque douloureux déchirement et aspirant à +reconstituer leur primitive unité. + +De quelles femmes admirables a-t-il peuplé son théâtre! On prétend que +ce sont des fictions, des rêves, que dans la vie ces femmes sont des +phénomènes. + +BORCKMAN.--Ah! ces femmes! Elles nous gâtent et nous déforment +l'existence! Elles brisent nos destinées, elles nous dérobent la +victoire. + +FOLDAL.--Pas toutes, Jean Gabriel! + +BORCKMAN.--Vraiment! En connais-tu une seule qui vaille quelque chose? + +FOLDAL.--Hélas! non! Le peu que j'en connais n'est pas à citer. + +BORCKMAN.--Eh bien! qu'importe qu'il y en ait d'autres si on ne les +connaît pas! + +FOLDAL.--Si, Jean Gabriel! cela importe quand même. Il est si bon, il +est si doux de penser que là-bas, au loin, tout autour de nous ... la +vraie femme existe quoi qu'il en soit. + +BORCKMAN.--Ah! laisse-moi donc tranquille avec ces poétiques +sornettes!»[5] + +Fictions? rêves? Peut-être. Mais nous n'avons pas à nous plaindre: nous +avons élevé la femme d'après notre image. Fiction ou réalité, les femmes +d'Ibsen sont des êtres supérieurs. Et l'homme est ainsi fait qu'il aime +prendre souvent ses désirs pour des réalités, il est porté à vouloir ce +qu'il ne possède pas. + +L'homme qui ne rencontre pas une femme qui le comprend périt sans avoir +rien fait. Celui qui a le bonheur, comme Brand, de trouver sur son +chemin une Agnès, peut fièrement aller bâtir des Eglises nouvelles. La +merveilleuse figure d'Agnès![6] Pour suivre Brand elle quitte tout. +«Salue ma mère et mes soeurs, dit-elle. Je leur écrirai si je trouve des +paroles à leur dire. Je ne quitterai plus celui qui est mon frère et mon +ami.» C'est en vain que Brand lui dit qu'elle prenne garde à ce qu'elle +fait: «Désormais étouffée entre deux flaells, sous un humble toit, au +pied d'une montagne qui me fermera le jour, ma vie s'écoulera comme un +triste soir d'octobre.» + +AGNÈS.--Je n'ai plus peur des ténèbres. A travers les nuages, je vois +une étoile qui brille. + +BRAND.--Sache que mes exigences sont dures, je demande tout ou rien. Une +défaillance et tu aurais jeté ta vie à la mer. Pas de concession à +attendre dans les instants difficiles, pas d'indulgence pour le mal! Et +si la vie ne suffisait pas, il faudrait librement accepter la mort. + +AGNÈS.--Derrière la nuit, derrière la mort, là-bas je vois l'aube! + +Et lorsque trois ans plus tard il lui dit: «Agnès, cet air est âpre et +froid. Il chasse les roses de tes joues. Il glace ton âme délicate. +C'est une triste maison que la nôtre. Avalanches et tempêtes sévissent +autour de nous. Je t'ai prévenu que le chemin était rude.» Agnès lui +répond souriant: «Tu m'as trompée. Il ne l'est pas.» + +Et elle est morte, «en espérant, en attendant l'aurore, riche de coeur, +ferme de volonté jusqu'à l'heure suprême, reconnaissante pour tout ce +que la vie avait donné, pour tout ce qu'elle avait ôté: c'est ainsi +qu'elle descendit au tombeau». + +Dans Mme Elvsted[7], dans Rita[8] et dans Irène[9], Ibsen +nous montre le type des femmes qui exercent une influence intellectuelle +sur l'esprit de l'homme. L'esprit droit et le coeur bon sont comme la +santé et le bonheur: celui qui les possède le plus est celui qui s'en +doute le moins. Mme Elvsted n'a pas la moindre idée que c'est +elle qui a inspiré à Loevborg, les _Puissances civilisatrices de +l'Avenir_. Dans le _Petit Eyolf_, Allmers travaille à un gros livre: _De +la responsabilité humaine_; mais il commence à douter de lui-même, de sa +vocation, et l'idée toujours impérieuse de grands devoirs à accomplir le +pousse à chercher un nouveau but de la vie; il croit le trouver dans +l'amour de son enfant Eyolf, petit infirme que son livre lui faisait +négliger. Et lorsque l'enfant se noie, cet homme plein de force trouve +la vie, l'existence, le destin, vides de sens, il aspire vers la +solitude des montagnes et des grands plateaux, il veut goûter la douceur +et la paix que donne la sensation de la mort, et c'est sa femme, Rita, +qui par la force de sa passion, indique à Allmers son vrai devoir: +soulager la misère de l'humanité souffrante. Elle lui fait comprendre +qu'occupé de son travail: _De la responsabilité humaine_, il a oublié sa +vraie responsabilité envers «les pauvres gens d'en bas». Dans _Quand +nous nous réveillerons d'entre les morts_, c'est Irène qui fait créer au +sculpteur Rubeck son chef-d'oeuvre _Le Jour de la Résurrection_. Irène a +abandonné tout pour Rubeck, famille, foyer, pour le suivre et lui servir +de modèle. Elle lui a donné «son âme jeune et vivante, et reste avec un +grand vide», car si le sculpteur était _tout_ pour Irène, celle-ci +n'était, suivant l'expression de Rubeck, «qu'un épisode béni» dans sa +vie d'artiste. De ses mains légères et insouciantes il a pris un corps +palpitant de jeunesse et de vie et l'a dépouillé de son âme afin de s'en +mieux servir pour créer une oeuvre d'art. Il s'aperçoit trop tard +qu'elle était pour lui non seulement un modèle, mais la source même de +son talent. Il a tenu le bonheur entre ses mains et l'a laissé échapper, +considérant, d'après la raillerie d'Irène, «l'oeuvre d'abord ... l'être +vivant ensuite». L'homme ne croit qu'en soi; la femme en celui qu'elle +aime. La femme supérieure est capable d'inspirer à l'homme aimé les +idées les plus grandes et les plus nobles. Elles sont admirables, ces +femmes fortes, ces femmes vaillantes qui luttent à côté de l'homme pour +ramener l'humanité vers les hauteurs de l'intellectualité et de la +raison. Elles répandent autour d'elles cette lumière douce qui éclaire +sans éblouir, qui ouvre des horizons nouveaux, qui éveille la pensée, la +volonté, l'action, la vie. + + +III + +Ibsen a soin de nous faire comprendre que dans l'oeuvre de son +affranchissement la femme doit avant tout compter sur elle-même, car +l'homme est encore ennemi de la femme libre; il ne voit pas, le +malheureux, l'avantage qu'il tirera lui-même de la liberté morale de la +femme. L'idée que la femme ne doit compter que sur ses propres forces +est exprimée dans _La Dame à la Mer_[10]. Une jeune fille porte en elle +un rêve d'amour. Elle fait un mariage de raison, mais elle garde +toujours le désir du bonheur. Toutes les contraintes ne sauront +qu'exaspérer ce désir. Tous les remèdes ne l'aideront qu'à se perdre. +Mais si elle regarde en face le danger, si elle porte en elle assez de +volonté, elle peut être sauvée, elle peut devenir libre. + +Nora[11] le prouve d'une manière éclatante. Nora est considérée par son +mari comme une charmante petite poupée, mais cette poupée est une femme, +elle porte en elle le vrai sens moral qui est au-dessus de la morale +conventionnelle et hypocrite du milieu qui l'entoure. Nora aime son mari +et pour le sauver quand il tombe malade, elle emprunte furtivement une +certaine somme d'argent et emmène son mari dans le Midi. Mais Nora, +ignorant les lois juridiques qui sont toujours en contradiction avec les +lois humaines, pour son emprunt ne s'est pas conformée à toutes les +prescriptions du Code. Le mari l'apprend. Il l'accable d'injures, de +malédictions, et c'est l'homme qui prétendait l'aimer! Lui, qui devrait +tressaillir d'admiration et d'orgueil pour l'acte de Nora, preuve +palpitante de son amour, il n'éprouve même aucune pitié pour la pauvre +ignorante des lois de la société, anéantie qu'elle est par la révélation +subite de la misère morale de l'homme! C'est entendu, la petite Nora a +très mal agi, c'est une coupable, et encore, peut-être simplement une +étourdie, un être faible, mais à qui la faute? N'avait-elle pas été +élevée et traitée comme une poupée? Quel est le tribunal qui +n'accorderait pas à Nora un peu d'indulgence? + +Lorsque le mari apprend que son «honneur» n'est plus menacé, il +pardonne à sa femme. Mais la conscience de Nora s'est éveillée, elle +commence à voir clair en elle-même, elle considère déjà autrement les +hommes et les choses. Elle déclare à son mari qu'elle va le quitter. + +HELMER.--C'est révoltant. Ainsi tu trahiras les devoirs les plus sacrés? + +NORA.--Que considères-tu comme mes devoirs les plus sacrés? + +HELMER.--Ai-je besoin de te le dire? Ne sont-ce pas tes devoirs envers +ton mari et tes enfants? + +NORA.--J'en ai d'autres tout aussi sacrés. + +HELMER.--Tu n'en as pas. Quels seraient ces devoirs? + +NORA.--Mes devoirs envers moi-même. + +HELMER.--Avant tout, tu es épouse et mère. + +NORA.--Je ne crois plus à cela. Je crois qu'avant tout je suis un être +humain au même titre que toi ... ou au moins que je dois essayer de le +devenir. + +Nora est le personnage d'Ibsen qui est le plus accablé par les «gens +honnêtes». Quitter le mari et les enfants! D'abord n'oublions pas que +Nora n'est qu'une idée, un Symbole révolutionnaire. Dans la vie comme +dans le théâtre les actes révolutionnaires sont parfois nécessaires. Si +Ibsen n'avait pas suggéré à Nora d'abandonner son foyer domestique, on +n'aurait peut-être pas fait grande attention à cette petite poupée qui +pense et qui sent. C'est cet acte de révolte qui attire nos regards et +nous oblige à méditer un peu sur l'état d'âme de Nora. + +N'a-t-elle pas raison, cette fière révoltée, de dire qu'elle ne se sent +plus capable d'élever ses enfants, elle qui apprend qu'elle ne sait rien +elle-même? La famille ne pourra être vraiment digne que lorsque la +femme aura acquis l'égalité et l'indépendance morales indispensables +pour remplir sa mission d'épouse et de mère. Reprendre la vie conjugale? +Mais qu'y a-t-il de plus immoral et de dangereux comme l'union forcée à +perpétuité entre gens qui se méprisent, se haïssent ou simplement ne se +comprennent pas? + +Si Nora avait été élevée comme Rébecca West[12], elle n'aurait pas +épousé Helmer, ce banquier sans coeur. Rébecca West est une volonté +âpre, une imagination libre, un esprit indépendant et émancipé. Après +avoir arraché Rosmer aux hypocrisies de la société, elle préfère se +jeter avec lui dans un torrent que de vivre dans le mensonge. + +Hedda Gabler est aussi une figure originale, belle et forte. Elle se +reproche, comme une lâcheté, d'avoir épousé Tesman, honnête imbécile et +spécialiste froid, et non pas Loevborg, esprit libre, auteur d'un bel +ouvrage de philosophie. Quand Hedda apprend que Loevborg s'est donné la +mort, elle s'écrie: C'est une délivrance de savoir qu'il y a tout de +même quelque chose d'indépendant et de courageux en ce monde, quelque +chose qu'illumine un rayon de beauté absolue.... Loevborg a eu le +courage d'arranger sa vie à son idée. Et voici maintenant qu'il a fait +quelque chose de grand où il y a un reflet de beauté. Il a eu la force +et la volonté de quitter si tôt le banquet de la vie.» Mais quand on lui +dit que Loevborg s'est tué chez une danseuse et que son coup de pistolet +a été dirigé non pas dans la poitrine, mais dans le bas ventre, Hedda +Gabler s'écrie: «Ah! le ridicule et la bassesse atteignent comme une +malédiction tout le monde.» Elle se tire un coup de pistolet à la tempe. +Pour elle, c'est un rayon de force, de volonté, de beauté. + +Rébecca West et Hedda Gabler préfèrent mourir que de traîner une +existence vide de grandeur.[13] + + + +IV + +C'est le mariage actuel qui est la cause des souffrances de +Mme Alving, de la révolte de Nora, du suicide de Rébecca West +et d'Hedda Gabier. + +Le mariage qui crée la famille est une chose sainte, c'est un +sanctuaire, où l'homme et la femme, constituant un être complet, +adoucissent les misères morales et physiques de chacun, apaisent les +amertumes, calment les souffrances, purifient les aspirations; c'est une +source d'actions généreuses et altruistes. Ibsen ne conteste point le +mariage, mais la manière dont il se forme. Les relations conjugales sont +pour lui une question de confiance, d'intimité et d'amour, et il +n'appartient pas à la société de s'y immiscer. <c Peu importe l'opinion +des autres quand nous sommes sûrs nous-mêmes de n'avoir rien à nous +reprocher!»[14] + +Les lois, dites humaines, n'ont rien à voir dans les unions des sexes. +Elles ne peuvent ni les épurer ni les ennoblir. Ce n'est pas la loi qui +crée la morale, c'est la morale qui crée la loi. Le mariage doit être +au-dessus de toutes les conventions humaines, la loi ne fait que violer +la liberté des sentiments. Le contrat de mariage est un acte de défiance +réciproque. + +«Le bonheur a-t-il donc besoin de s'appuyer sur un serment pour ne pas +se briser?»[15] + +«Elevons-nous au-dessus d'une loi qui n'est pas l'oeuvre de la nature +mais toute conventionnelle.»[16] + +Le mariage doit toujours être l'union librement contractée de deux +esprits et de deux coeurs; une telle union ne saurait se former qu'entre +deux êtres dont l'éducation morale et intellectuelle est achevée, qui +ont chacun pleine conscience et possession d'eux-mêmes et qui ont pu +s'étudier mutuellement. + +«L'union libre de deux coeurs, qui peut se rompre et qui subsiste +cependant des années, est le témoignage le plus probant d'un véritable +amour.»[17] + +Ce mot, le mot des dieux et des hommes: «Je t'aime!» n'a besoin d'aucune +autorisation pour être dit. + +Le mariage d'aujourd'hui est la cause de la débauche de l'homme. On unit +la pureté avec l'impureté. Est-ce juste, est-ce sain, est-ce humain? + + Le coeur de l'homme vierge est un vase profond: + Lorsque la première eau qu'on y verse est impure, + La mer y passerait sans laver la souillure, + Car l'abîme est immense et la tache est au fond.[18] + +La liberté d'amour et de mariage amènera la fin de ces monstruosités. +Lorsque la femme sera aussi libre que l'homme, légalement et moralement, +la débauche de la moitié du genre humain disparaîtra, car l'homme et la +femme pourront librement s'unir d'une manière permanente. Il faut +proclamer résolument et hautement le grand principe de l'égalité absolue +de l'homme et de la femme devant la morale. Il faut que la loi, que la +morale soit une, et que ce qui est permis à l'homme le soit également à +la femme. _La liberté d'amour_ fait tressaillir les «soutiens de la +société actuelle», ils y voient des débauches extravagantes. Rien de +plus faux. C'est la liberté d'amour qui établira l'équilibre passionnel. +«Quand nous avons prononcé le mot d'_ union libre,_ on a protesté. +Scientifiquement pourtant, et en allant aux extrêmes tant dans le groupe +familial animal, qu'humain, les sociétés polygames sont plus nombreuses +que les sociétés monogames. Loin de nous l'idée de propager la +polygamie; _l'union libre n'est pas de la polygamie_. Le résultat de ces +modifications serait la disparition de la prostitution.»[19] + +Le mariage libre, c'est-à-dire le mariage librement contracté, n'amène +pas l'amour désordonné; au contraire, il chasse l'hypocrisie. Deux êtres +humains se donnant l'un à l'autre librement n'ont pas d'intérêt à mentir +et à tromper, ils peuvent se garder l'un à l'autre une fidélité +intégrale. Nous entendons par fidélité intégrale, absolue, l'union de +deux personnes qui s'aiment toujours et toujours jusqu'à leurs derniers +moments, et le survivant conservant même sa fidélité par delà la tombe, +fidélité non seulement au physique mais aussi au moral. C'est là le vrai +mariage qu'on ne saurait assez préconiser, et comme il ne devrait jamais +y en avoir d'autres, tout autre est plus ou moins impur! «Une promesse +volontaire est un lien bien plus fort qu'un acte de notaire.»[20] Dans +une union formée librement entre deux êtres conscients, sans la +contrainte d'aucune influence étrangère, la jalousie est impossible et +l'adultère une traîtrise odieuse. La jalousie est un état égoïste, qu'on +trouve plus souvent chez l'homme que chez la femme. Cela vient que +l'homme considère la femme comme une _propriété_ et qu'il aime tout +rapporter à lui-même. + +Le véritable amour, libre, volontaire et conscient, n'admet pas de +jalousie, car il rapporte tout à l'objet aimé, se réjouit de tout ce qui +lui est favorable, s'afflige de tout ce qui lui est contraire, et est +toujours prêt à se sacrifier à lui. L'amour véritable ignore la +jalousie. Hélas! combien y a-t-il d'êtres qui comprennent la puissance +divine de l'amour? Combien y a-t-il d'hommes qui se servent du +magnétisme puissant d'un coeur passionné pour élever et agrandir l'âme +de celles qu'ils aiment? combien y a-t-il de femmes qui se servent de la +sublimité que porte leur regard pour ennoblir l'homme qui s'agenouille +devant elles en son coeur? + + + +V + +Quand les hommes comprendront la puissance divine de l'amour, la vraie +famille, la Famille Nouvelle sera constituée. «Dans les phases +primitives, pendant lesquelles la monogamie permanente se développait, +l'union de par la loi, c'est-à-dire originairement l'acte d'achat, était +censée la partie essentielle du mariage, et l'union de par l'affection +était négligeable. + +A présent, l'union de par la loi est censée la plus importante et +l'union par l'affection la moins importante. Un temps viendra où l'union +par affection sera censée la plus importante et l'union de par la loi la +moins importante, ce qui vouera à la réprobation les unions conjugales +où l'union par affection sera dissoute.»[21] + +La femme, dans la société nouvelle, jouira d'une indépendance complète; +elle ne sera plus soumise même à un semblant de domination ou +d'exploitation; elle sera placée vis-à-vis de l'homme sur un pied de +liberté et d'égalité absolues. Son éducation sera la même que celle de +l'homme, sauf dans les cas où la différence des sexes rendra inévitable +une exception à cette règle et exigera une méthode particulière de +développement; elle pourra, dans des conditions d'existence vraiment +conformes à la nature, développer toutes ses formes et toutes ses +aptitudes physiques, intellectuelles et morales; elle sera libre de +choisir, pour exercer son activité, le terrain qui plaira le plus à ses +voeux, à ses inclinations, à ses dispositions. Placée dans les mêmes +conditions que l'homme, elle sera aussi active que lui. «Elle jouira de +même que l'homme d'une entière liberté dans le choix de son amour.»[22] +Elle aspirera au mariage, se laissera rechercher et conclura son, union +sans avoir à considérer autre chose que son inclination. L'intelligence, +l'éducation, l'indépendance rendront le choix plus facile et le +dirigeront. + +Je ne puis ne pas reproduire ici cette page de Stuart Mill, page de +vérité et de sagesse: + +«Que serait le mariage de deux personnes instruites, ayant les mêmes +opinions, les mêmes visées, égales par la meilleure espèce d'égalité, +celle que donne la ressemblance des facultés et des aptitudes, inégales +seulement par le degré de développement de ces facultés; l'une +l'emportant par celle-ci, l'autre par celle-là; qui pourraient savourer +la volupté de lever l'une vers l'autre des yeux pleins d'admiration et +goûter tour à tour le plaisir de se guider et de se suivre dans la voie +du perfectionnement? Je n'essaierai pas d'en faire le tableau. Les +esprits capables de se le représenter n'ont pas besoin de mes couleurs, +et les autres n'y verraient que le rêve d'un enthousiaste. Mais je +soutiens avec la conviction la plus profonde que là, et là seulement est +l'idéal du mariage, et que toutes les opinions, toutes les coutumes, +toutes les institutions, qui en entretiennent un autre, ou tournent les +idées et les aspirations qui s'y rattachent, dans une autre direction, +quel que soit le prétexte dont elles se colorent, sont des restes de la +barbarie originelle. La régénération morale de l'humanité ne commencera +réellement que le jour où la relation sociale la plus fondamentale sera +mise sous la règle de l'égalité, et lorsque les membres de l'humanité +apprendront à prendre pour objet de leurs plus vives sympathies un égal +en droit et en lumières.» + +C'est l'homme et la femme libres qui fonderont la Famille Nouvelle; +c'est la Famille Nouvelle basée sur l'égalité et l'amour qui établira la +Société Nouvelle. Il ne faut pas se borner à l'amour étroit de la +patrie, il faut être attaché à l'humanité tout entière dans laquelle +nous sommes tous compris. On croit que, dès qu'on a servi son pays, on a +fait un acte méritoire, comme si la justice absolue en elle-même devait +se plier à nos exigences de clocher plus ou moins étendu: la justice est +en son essence universelle et inaltérable. + +«L'Eglise n'a ni limites ni enceinte. Son plancher est la terre +verdoyante, les bruyères, les pins, le fjord et la mer.»[23] + +La famille nouvelle rendra la société cosmopolite et internationale +parce que la solidarité humaine n'a pas de frontières et, ce qui +s'appelle justice dans le nord ne peut pas se nommer infamie dans le +midi; les frontières sont un obstacle à la marche des idées, au +développement des sentiments humanitaires. Elle détruira la guerre et +anéantira la production des canons, elle supprimera le paupérisme, honte +de l'humanité civilisée, elle fera disparaître les parasites, ceux qui +vivent du travail d'autrui, elle décrétera l'inviolabilité de la vie +humaine et abolira la peine de mort. Le coupable est souvent un malade +qu'il faut guérir, un malheureux qu'il faut moraliser, instruire ou +consoler. La peine de mort est un acte immoral préjudiciable à la +société; il faut le rappeler sans cesse à la conscience publique. Le +bien ne résulte pas de la répétition du mal. «La peine de mort est un +meurtre, un meurtre absolu, c'est-à-dire la négation souveraine des +rapports moraux entre les hommes.»[24] La peine de mort est non +seulement contraire aux principes de la morale, elle est aussi la +négation même du droit humain. + +C'est la Famille Nouvelle qui établira l'équilibre social, elle +réveillera les peuples, elle leur fera comprendre leur force, leur +mission. + +ROSMER.--Je veux faire comprendre au peuple sa vraie mission. + +KROLL.--Quelle mission? + +ROSMER.--Celle d'ennoblir tous les hommes. + +KROLL.--Tous! + +ROSMER.--Du moins, un aussi grand nombre que possible. + +KROLL.--Par quels moyens? + +ROSMER.--En affranchissant les esprits et en purifiant les volontés. + +KROLL.--Tu veux les affranchir? Tu veux les purifier? + +ROSMER.--Non, je veux seulement les réveiller. C'est à eux d'agir +ensuite. + +KROLL.--Et tu les crois en état de le faire? + +ROSMER.--Oui. + +KROLL.--Par leur propre force? + +ROSMER.--Oui, par leur propre force. Il n'en existe pas d'autre; je veux +faire appel à tous, tâcher d'unir les hommes en aussi grand nombre que +possible. Je veux vivre et employer toutes les forces de mon être à ce +but unique: l'avènement de la vraie souveraineté populaire.[25] + +Et c'est par amour qu'on réveillera les peuples! Car le sens moral du +genre humain, c'est l'amour. Une seule larme de tendresse au bord de la +paupière mi-close suffit pour purifier le coeur d'un homme. L'amour, +c'est non point l'union des sexes, mais l'union des âmes; toute autre +idée de l'amour en fausse la nature, l'affaiblit, la déprave. + +L'âme humaine individuelle est complète par elle-même et n'a nul besoin +d'un complément extérieur pour constituer sa personnalité. Mais à cause +même de sa grandeur, elle est appelée à rayonner dans toutes les +directions de la vie, à s'universaliser au moyen de l'amour. C'est par +amour que tout être humain est appelé à conserver et à épurer, à +multiplier et à répandre les trésors de grâce et de tendresse déposés +par la nature au coeur de chacun et destinés à atteindre de nouveaux +développements. L'esprit de famille est la force créatrice de +l'affection pure qui, établie entre les êtres de sexe différent, s'étend +à tous les êtres humains. + +C'est la toute-puissance de l'amour de la famille, âme éternelle de +l'univers, qui conduit à l'amour de l'humanité. + + +NOTES: + +[1] Le 20 mai 1867, J.-S. Mill demanda, en plein Parlement, la +substitution du mot _personne_ au mot _homme_. + +[2] Bebel. _La femme dans le passé, le présent, l'avenir._ Préface. + +[3] J.-S. Mill. _Lettres inédites_, p. 266. + +[4] La loi norvégienne du 29 juin 1888 «sur le régime des biens entre +époux», est un remaniement complet et hardi de l'ancienne législation +matrimoniale, c'est une véritable révolution dans la condition générale +de la femme mariée. Le principe de cette loi est la liberté des +conventions matrimoniales, il donne à la femme mariée la même capacité +qu'à la femme non mariée. La femme a le droit juridique, même lorsqu'il +y a communauté, de disposer exclusivement de ce qu'elle gagne. Ses biens +sont soustraits à l'extinction des dettes contractées par le mari, sans +son consentement. Cette innovation a introduit un peu plus de justice +dans la communauté, qui, bien entendu, reste la même dans sa composition +et continue à comprendre les profits du mari comme ceux de la femme. + +[5] Ibsen. _John-Gabriel Borckman_. + +[6] Ibsen. _Brand_. + +[7] _Hedda Gabler_. + +[8] _Le petit Eyolf_. + +[9] _Quand nous nous réveillerons d'entre les morts_. + +[10] Ibsen. + +[11] Ibsen, _Maison de poupée_. + +[12] Ibsen. _Rosmersholm_. + +[13] On reproche à Ibsen d'abuser, dans ses pièces, des suicides. Dans +le théâtre, le suicide est un moyen banal pour se débarrasser des +personnages qui gênent. Mais il faut remarquer que le nombre des +suicides est fort élevé en Scandinavie. Le Danemark présente le chiffre +de 264 suicides, la Norvège de 74,5 et la Suède de 84, par million +(Emile Durkheim, _le Suicide_). Après la première d'Hedda Gabler à +Christiania, une jeune fiancée de dix-huit printemps se donna la mort +pour «mourir en beauté». Les Scandinaves aiment à citer les vers de +Shelley: + + «The good die first + and those whose hearts are dry as summer dust, + Burn to the socket!» + +Les bons meurent les premiers et ceux dont le coeur est sec comme la +poussière d'été se consument jusqu'au bout _(Alastor ou le génie de la +solitude_). + +Les anciens Scandinaves avaient horreur de la mort naturelle, la mort +sur la paille, _Stvaadaed_, suivant l'énergique expression de leur +langue. D'après leur dogme religieux, nul n'était admis dans le +Valhalla, s'il n'était mort de mort violente. Ceux qui n'avaient pu +succomber glorieusement sur le champ de bataille se tuaient ou se +faisaient tuer. Un genre de mort qu'ils choisissaient volontiers, +c'était la pendaison, Hadding se pend en présence du peuple assemble. +Signé se pend avec les jeunes vierges, ses compagnes, pour suivre +Hagbart, son fiancé, dans la tombe. D'autres se précipitaient du haut +d'un rocher. On montre encore aujourd'hui, en Suède, quelques-uns de ces +rochers que d'antiques suicides ont rendus célèbres. Certains héros, +surtout ceux qui s'étaient illustrés dans les expéditions maritimes, +comme Sigurd King, par exemple, montaient sur leur vaisseau après y +avoir mis le feu et le lançaient à pleines voiles à travers les flots. +Le culte des morts et les soins donnés aux tombes sont très touchants en +Norvège: lors des enterrements tout le voisinage se réunit dans la +maison mortuaire pour chanter des cantiques et accompagner le corps au +champ de repos. + +[14] Ibsen. _Rosmersholm_: Rébecca West. + +[15] Ibsen. _Comédie de l'amour_: Svanhild. + +[16] Ibsen. _La Comédie de l'amour_. + +[17] _Ibid_. + +[18] Alfred de Musset. + +[19] Diamandy. _Dépopulation et repeuplement_. Bulletin de la Société +d'Anthropologie. Séance du 4 juin 1891. + +[20] Ibsen. _La Dame de la mer_, Ellida. + +[21] Herbert Spencer. _Sociologie_, t. II, p. 410, trad. française. +Paris, F. Alcan. + +[22] Bebel. Ouvrage cité. + +[23] Brand. + +[24] V. Soloviov. _Pravo i nravstvennoste_, p. 83. St-Pétersbourg, 1897. + +[25] Ibsen, _Rosmersholm_. + + + * * * * * + + +CONCLUSION + + +I + +Les idées d'Ibsen sont-elles originales, sont-elles bien à lui? En +France, on veut voir les origines et les racines de son théâtre dans le +romantisme français. M. Jules Lemaître revendique nettement pour George +Sand la paternité des idées du poète norvégien. D'ailleurs, le très +subtil auteur des _Contemporains,_ avec une franchise que l'on +souhaiterait souvent voir appliquée aux autres domaines, avoue qu'il +critique et compare les auteurs d'après «des lectures forcément un peu +lointaines et sur les images simplifiées qui, d'elles-mêmes, à la suite +de ces lectures, se sont déposées en lui».[1] + +M. G. Larroumet ne nie pas l'influence du romantisme français sur +l'auteur de _Brand_, mais plus bienveillant pour lui que M. Jules +Lemaître, il constate que «le caractère de l'homme, l'état intellectuel +et moral de son pays, la marche de la littérature européenne semblent +avoir contribué à cette oeuvre dans des proportions à peu près +égales».[2] + +Or, pour avoir le coeur net, M. Georges Brandès demanda à Ibsen s'il +avait subi l'influence de George Sand: «Je déclare sur mon honneur et +ma conscience, répondit celui-ci, que jamais de ma vie, ni dans ma +jeunesse, ni plus tard, je n'ai lu un seul livre de George Sand. J'ai +commencé une fois la lecture de _Consuelo_ en traduction[3], mais l'ai +mis tout de suite de côté, parce que ce roman me parut le produit d'un +dilettantisme philosophique. Il est possible qu'en cela je me sois +trompé, mais je n'en avais lu que quelques pages.»[4] + +Cela ne diminue point l'influence de l'auteur d'_Indiana_ sur les +écrivains européens. Elle fut immense. A certaine époque on disait: «le +siècle de George Sand» comme on disait: «le siècle de Byron ou de Hugo.» +Henri Heine trouve que les écrits de Sand «incendièrent le inonde +entier, illuminant bien des prisons, où ne pénétrait nulle consolation; +mais, en même temps, leurs feux pernicieux dévorèrent les temples +paisibles de l'innocence».[5] + +Le biographe russe de George Sand, Mme Tsebrikov, prétend que +toute la génération russe des années 1830-1840 a grandi sous l'influence +de Sand.[6] + +«George Sand, écrivit en 1876 Dostoïevsky[7], est l'un des esprits qui +prévoient un meilleur avenir pour l'humanité. J'eus pour elle une grande +admiration dans ma jeunesse, ses romans me servaient d'école +démocratique. Son influence sur mon développement intellectuel fut +énorme.» + +M. Emile Faguet[8], pour trancher le grave problème de l'influence de +Sand sur Ibsen, remarque avec beaucoup de justesse que si le poète +Scandinave n'a pas lu l'auteur de _Lélia_, cela ne prouve pas qu'il n'en +ait pas connu l'esprit. Il est certain qu'on peut connaître, subir et +répéter les idées de penseurs dont on ignore les oeuvres. C'est une des +manifestations de la loi générale des choses que M. Tarde appelle +_Répétition universelle_.[9] La science de la vie se compose de la +répétition incessante des mêmes cellules, se groupant sous diverses +apparences et se reproduisant à l'infini, depuis le jour où la vie est +apparue dans le monde. Cette répétition se réalise dans tous les ordres +de faits. Dans le monde purement physique, ce sont les vibrations +lumineuses, calorifiques, etc., qui se répètent. Dans le monde +organique, il y a la répétition héréditaire et dans le monde social, la +répétition imitative. Les lois de cette _Répétition universelle_ que +Tarde applique surtout aux phénomènes sociaux peuvent absolument être +appliquées au monde des idées. Tout se répète dans la vie, dans le +domaine des abstractions comme dans le domaine des réalités, dans le +monde des faits comme dans celui des pensées. Cependant, pour adapter +une idée, la répéter et la faire sienne, il faut en avoir déjà porté en +soi les germes. La matière capable de développer ces germes est puisée +généralement à la source la plus proche. Or, le penseur danois Soren +Kjerkegaard[10] offrait à Ibsen une source d'idées qui répondait à +merveille à son propre tempérament, à ses tendances, à ses aspirations. +Si Ibsen a subi l'influence de quelqu'un, c'est à coup sûr celle de +Kjerkegaard. + +«Le monde nouveau découvert par Kjerkegaard était une idée: l'individu. +Ce fut le diamant précieux qu'il offrit à son temps. En une époque où +régnait la doctrine du juste milieu, c'était grand et noble de lancer le +mot «l'individu» et de vouloir convaincre le monde que la race dégénérée +pouvait, grâce à l'individu, redevenir une humanité sincère.»[11] + +Cette théorie est la base même de l'oeuvre d'Ibsen. Mais s'il a pris +chez Kjerkegaard le principe de ses drames, il ne l'a pas répété +servilement, il l'a élargi, l'a développé, l'a vivifié, lui a communiqué +la forte originalité de son esprit, la vivacité de son imagination +poétique et la profondeur de son _moi_. + +«Il n'arrive rien de nouveau dans le monde et pourtant rien ne s'y +répète, car notre vision change et modifie le sens de nos actes. Un même +acte se transfigure quand notre oeil régénéré s'ouvre à une vision +nouvelle.»[12] Nous ignorons les origines de l'univers, nous ne pouvons +jamais savoir au juste à quel champ d'idées nous avons glané, à qui +attribuer la paternité de telle ou de telle pensée, ni qui de qui subit +l'influence. Qui jamais nous dirait sur quel point du globe la pensée +s'est montrée pour la première fois et à quelle distance de nous dans +la suite des siècles! La pensée, c'est l'âme humaine à travers la +sublime grandeur de la nature et des âges. + +Il est aussi impossible de rechercher les influences sous lesquelles +Ibsen a conçu son théâtre, s'il dérive de George Sand ou de Kjerkegaard, +qu'il serait téméraire de déterminer l'école à laquelle il appartient. +A force de classer les écrivains, les penseurs, les artistes, les hommes +politiques, par groupes, écoles, partis, chapelles, on oublie souvent +d'étudier leurs idées, leurs oeuvres. Qu'importe aux ouvriers, aux +misérables qui meurent de faim, que les ministres soient pris dans le +centre ou dans l'extrême-gauche, si leur condition reste la même? Que +nous importe à quelles écoles appartenaient les Platon, les Spinoza, les +Michel-Ange, si l'influence de leurs oeuvres est immense? «Qu'est-ce que +des écoles en comparaison des peuples! Elles ne comptent pas, pour ainsi +dire, dans l'histoire de l'humanité, et c'est une délicate affaire +d'érudition que de constater leurs noms et les phases de leur existence. +Une doctrine philosophique n'a de valeur réelle que pour celui qui se +l'est faite, et pour ceux qui veulent bien la lui emprunter. Ils sont +toujours en une minorité imperceptible, parce que la gloire de la +philosophie est ailleurs que dans la multitude de ses adhérents.»[13] +Il est tout à fait impossible de classer Ibsen au point de vue de ses +idées. L'homme étrange qui exerce une influence puissante sur la pensée +moderne et sur la vie morale de l'Europe entière, n'appartient à aucune +école; comme Brand, il est _lui-même_. La philosophie de son théâtre +est bien sienne. D'après Sénèque, philosopher, c'est apprendre à +mourir.[14] Pour Ibsen, philosopher, c'est apprendre à vivre. Vie, rêve, +réalité, désir, vision, amour, joie, souffrance, tous les ressorts de +l'âme humaine sont synthétisés chez lui en: Volonté, Idéal, Bonheur. + +Qu'est-ce que le bonheur? Bien des gens ne savent pas distinguer le +plaisir du bonheur; le plaisir n'est pas un élément essentiel du +bonheur. «Le bonheur, dit Rosmer[15], c'est la pureté de conscience, ce +sentiment qui donne à la vie un charme inexprimable, le plus calme, le +plus joyeux de tous.» + +«Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix, +guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; +juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu! +C'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses +actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des +bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide +d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.»[16] + +Le bonheur vrai et durable est un état permanent de l'âme, résultant +d'une conscience pure, dépendant en grande partie de la volonté et plus +indépendant des circonstances que ne le croit le vulgaire. Le bonheur +existe; comme la pensée, il n'a pas besoin de palais: l'âme humaine lui +suffit. L'homme le plus heureux est celui qui ne se rend pas compte de +son bonheur. + + + +II + +«Si savantes et si profondes que puissent être les spéculations morales, +elles ne sont vraiment dignes de ce nom que si elles aboutissent à des +conclusions très simples, propres à être offertes à toutes les +intelligences et à toutes les volontés.»[17] + +_Se posséder pour se donner_, telle est la formule simple qui ressort de +l'oeuvre d'Ibsen. L'homme le plus pauvre est celui qui ne se possède +pas. Se posséder pour se donner, telle est la loi morale et sociale de +l'activité humaine. Ce n'est pas là le principe de l'individualisme. Il +serait donc faux de dire qu'Ibsen est individualiste. Le mot +«individualisme» ne peut être appliqué à sa façon de comprendre la vie, +les hommes et les choses. Seul le mot allemand «Selbstbewusstsein» +l'exprime peut-être assez exactement. Ibsen ne défend pas +l'individualisme, mais l'individualité; ce sont là deux termes presque +opposés l'un à l'autre. L'individualisme rapporte tout à soi; +l'individualité consiste seulement à vouloir être soi afin d'être +quelque chose, à réaliser, sous une forme individuelle et par là même +avec plus d'énergie, les caractères généraux de l'humanité. Être +individuel, c'est être _soi-même_, c'est être propriétaire de ses +opinions, de ses sentiments, de tout son être, au lieu d'en être +simplement locataire. + +D'après Ibsen, pour affronter l'orage dont le grondement se rapproche +d'heure en heure, pour résoudre plusieurs de ces innombrables questions +qui se posent toujours plus impérieusement à l'homme qui veut le bien de +tous, autant que son bien propre, il est de plus en plus évident qu'il +faut commencer par l'individu; c'est l'individu affranchi, libre, ayant +conscience de sa volonté, de ses droits et de ses devoirs, qui +entreprendra une réforme profonde de la société. + +Le poète Scandinave peut dire avec Vinet: «C'est dans l'intérêt de la +société que je plaide pour l'individualité. Je veux l'homme complet, +spontané, individuel, pour qu'il se soumette en homme à l'intérêt +général. Je le veux maître de lui-même, afin qu'il soit mieux le +serviteur de tous. Je réclame sa liberté intérieure au bénéfice de la +puissance qui prétend s'imposer à elle. La justice et la raison, lois +universelles, sont les souveraines dont l'individualité doit assurer et +relever le triomphe.»[18] + +Nous sommes non seulement des exemplaires de l'humanité, d'une nation, +d'une famille, nous sommes, avant tout, _des hommes_; chacun de nous a +son individualité non seulement native, mais voulue, acquise, morale et +intellectuelle. L'homme n'est pas tout entier dans l'individu, il n'est +complet que dans l'individu associé à la grande famille humaine. Mais +l'homme, ayant conscience de lui-même, s'associe plus consciemment à +l'humanité. Plus notre individualité se précise, s'accroît, plus elle +profite non seulement à nous, mais à tous. Plus il y a dans une société +d'hommes libres, instruits et moraux, plus cette société est libre, +instruite et morale. Une société, d'où l'individualité est bannie, n'est +pas sociale, n'est pas humaine: elle ignore les principes mêmes du +Souverain Bien. «Le bien général n'est _général_ que parce qu'il +embrasse le bien de tous les individus sans exception,--autrement il ne +serait que le bien d'une majorité. Certes, il ne s'ensuit pas que le +bien général soit la simple somme arithmétique de tous les intérêts +particuliers pris séparément, ni qu'il embrasse la sphère de liberté +illimitée de chaque individu, ce qui, à son tour, serait une +contradiction, car ces sphères pourraient s'entrenier et le font +effectivement.»[19] + +Or, en limitant, fidèle à son principe, les tendances et intérêts +individuels, le bien général ne peut supprimer l'homme libre, sujet du +droit souverain, en lui enlevant la possibilité d'agir librement. Par +son idée même le bien général embrasse aussi le bien de l'individu, et +quand il le prive de la liberté d'action, ce bien général fictif cesse +d'être un bien pour lui et, descendant du général au particulier, il +perd le droit d'entraver la liberté personnelle. + +La personnalité humaine doit être sacrée. «Quiconque, dit Lacordaire, +excepte un seul homme dans la réclamation du droit, quiconque consent à +la servitude d'un seul homme blanc ou noir, ne fût-ce que par un seul +cheveu de sa tête injustement lié, celui-là n'est pas un homme sincère +et ne mérite pas de combattre pour la cause sacrée du genre humain.» + +Non moins sacrée est la liberté de l'individu. Il a le droit de dire: +«Je veux m'associer à la société non parce qu'elle me l'ordonne, mais +parce que ma conscience, ma volonté, mon intelligence, ma pensée, me le +commandent.» + +Comme la science, les aspirations humaines n'ont pas de limites; comme +toute découverte scientifique en engendre une nouvelle, toute aspiration +humaine satisfaite en appelle une autre; savoir toujours davantage, +pouvoir toujours davantage, c'est là la grandeur de l'homme, c'est là la +source du vrai progrès, c'est là l'idéal, et personne n'a le droit de le +limiter. Si la morale prescrit souvent à l'homme de se vaincre, elle ne +lui ordonne jamais de se mutiler. Il faut que l'homme reste lui-même. +«Plus l'individu se perfectionne, plus il est lui-même, plus étroitement +il s'unit à l'humanité. Chacun de nous doit en réfléchir en lui-même les +douleurs, les progrès, les espérances. Au terme, chacun de nous +retrouvera dans sa propre conscience l'histoire entière de l'humanité. +Aussi dans la nature, l'individualité semble être une forme suprême, +dans l'histoire, une transition et un moyen. Elle est la manière de +passer de l'unité abstraite, inorganique, purement naturelle, à une +unité concrète, organique et libre. L'unité sentie et voulue, l'unité +sociale en un mot, telle est la seule forme de vie qui convienne à la +créature dont l'essence est liberté. Obstacle et moyen à la fois, parce +que le mal l'a souillée, dans sa signification primitive et pure, +l'individualité est un moyen d'atteindre l'unité libre, l'unité vraie, +l'unité voulue, l'unité morale, l'unité de la communion, et pour tout +dire en un mot: l'amour!»[20] + +Tant que les consciences individuelles ne seront pas prêtes à recevoir +la Vérité, à comprendre la Justice, aucun renversement de gouvernement, +aucun changement d'écoles, d'idées, ne servira à rien. C'est la +conscience individuelle qu'il faut délivrer, c'est la conscience +individuelle qu'il faut rendre apte à concevoir l'Idée de la solidarité +humaine. + +L'oeuvre d'Ibsen n'est pas anti-sociale. Elle se résume dans les paroles +de Kant: «N'agis que selon la maxime qui puisse devenir règle +universelle. Agis de sorte que soit en toi, soit chez les autres, tu +traites l'humanité comme but et jamais comme moyen.»[21] + +Toucher aux mensonges, démontrer leurs effets désastreux et en chercher +le remède ne peut pas être considéré comme oeuvre anti-sociale. La lutte +du pauvre contre le riche, du faible contre le fort n'est pas la lutte +du droit individuel contre le droit social, mais la revendication du +droit à l'existence contre l'usurpation de ce droit. + +-A son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur +de cette oeuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains +révolutionnaires. Il va droit au but. Il saisit corps à corps la société +moderne; il arrache à tous quelque chose, à ceux-ci un cri, à ceux-là un +masque; il fouaille le vice, il dissèque la passion; il creuse et sonde +l'homme, l'âme, le coeur, les entrailles, le cerveau, l'abîme que chacun +a en soi....[22] + +Et tout cela au nom de la Vérité. Ibsen ne défend aucun parti. Il sert +les adversaires de l'ordre social actuel autant que ses adhérents. Il ne +cherche pas à faire prévaloir telle ou telle solution, mais à provoquer +loyalement le libre jugement du lecteur. «Avec l'admirable honnêteté de +son esprit et de son art, Ibsen laisse à chacun de nous la liberté de +conclure selon la nature de son âme et de son intelligence, heureux +seulement s'il fait vivre et travailler l'une et l'autre.»[23] Farouche +ou railleur, qu'il fasse saigner le ridicule, qu'il détruise un +mensonge, qu'il dénonce une injustice, c'est toujours un cri franc et +brave, plein de sentiments altruistes, plein aussi d'espérances de temps +meilleurs. + +Car Ibsen n'est pas pessimiste. «Ma pensée est amère quand elle n'est +pas triste,»[24] dit-il, mais cette amertume et cette tristesse sont des +gouttes cristallisées dans l'atmosphère de l'exil. «Chaque goutte qui +tombe de lui est lourde et forte comme une goutte d'élixir ou de +poison,»[25] mais toujours enivrante comme une goutte de parfum. Ibsen +ne laisse jamais le spectateur ou le lecteur sous l'impression d'idées +pessimistes. L'oeuvre du Solitaire Scandinave dit: «Il ne faut pas +broyer du noir. Si la vie est mauvaise, il ne dépend que de nous de +l'améliorer,» et elle nous en indique les moyens: la Liberté, la +Volonté. + +«JULIEN.--Pourquoi ai-je été créé? + +LA VOIX.--Pour servir l'esprit. + +JULIEN.--Quel est mon rôle? + +LA VOIX.---Tu dois fonder le règne universel. + +JULIEN.--Et par quel chemin? + +LA VOIX.--Par celui de la liberté. + +JULIEN.--Et par quel pouvoir? + +LA VOIX.--Par la volonté.»[26] + +Montrer aux hommes un avenir meilleur, c'est leur inspirer la volonté de +le réaliser: c'est là la gloire d'Ibsen. + + + +III + +La société actuelle, malgré tous les progrès accomplis, n'est qu'un +chaos où l'harmonie fait défaut; l'humanité est encore dans les limbes +et à l'état rudimentaire, dans un état social incomplet et faux où la +liberté et la justice n'existent pas. Des hommes y meurent de faim à +côté des élégances portées à un raffinement de luxe inouï, le nombre des +suicides et des victimes sociales, dits criminels, va en augmentant. +Tout le monde sent que cet état de choses ne peut plus durer longtemps: +un changement devient de plus en plus urgent. Dans son appel éloquent +adressé à la bourgeoisie, Louis Blanc disait: «Une révolution sociale +doit être tentée. L'ordre social actuel est trop rempli d'iniquités, de +misères et de servitudes pour pouvoir durer longtemps. Il n'est personne +qui n'ait intérêt, quelle que soit sa position, son rang, sa fortune, à +l'inauguration d'un nouvel ordre social. Il est possible, il est facile +même d'établir cette révolution pacifiquement.»[27] + +La vérité, même dure et pénible, est toujours plus salutaire qu'une +erreur ou un mensonge agréable; jetée dans le courant des opinions et +des moeurs, elle est discutée, propagée, vulgarisée, finit à la longue +par pénétrer insensiblement les masses. Les vérités grandissent, se +répètent et se complètent chaque jour; on finit par les entendre et les +comprendre. L'appel de Louis Blanc, après plus d'un demi-siècle, +commence à réveiller des consciences. Partout, dans tous les pays, dans +toutes les classes, on sent le besoin de renouveler et d'élargir les +principes dont on était depuis trop longtemps prisonnier. La société +actuelle, existant encore sous le nom de civilisation, s'écroule de +toutes parts: un cataclysme social devient inévitable. Les plus +réfractaires eux-mêmes sont entraînés dans le tourbillon que soulève et +agite le problème social. Pour secouer l'indifférence générale, il a +fallu que la perception du péril devint claire et saisissante. Tout le +monde comprend aujourd'hui qu'il ne suffit pas d'ignorer un danger pour +le conjurer et que le meilleur moyen de s'y soustraire est de le +regarder en face et de prendre les mesures que suggère la raison. Une +profonde révolution se prépare, elle est lente mais irrésistible, elle +ronge les édifices déjà prêts à tomber. + +Certes, les individus comme les nations croient toujours vivre à la fin +d'un monde ancien et au commencement d'un monde nouveau. + +Le présent pour chaque homme est une époque de transition. Mais nous +assistons aujourd'hui effectivement à une de ces phases de +transformation si rares dans l'histoire du monde. «Il n'a pas été donné +à beaucoup de philosophes, durant le courant des âges, de vivre au +moment précis où se formait une idée nouvelle et de pouvoir, comme +aujourd'hui, étudier les degrés successifs de sa cristallisation.»[28] + +Le dénouement du grand drame social qui se joue sous nos yeux est +peut-être prochain. Les vieilles formes n'existent plus, et le retour +aux Religions du passé est impossible.... Loin, à l'horizon, on voit +déjà poindre l'aube d'une Religion Nouvelle: _le Socialisme._ Les petits +et les humbles, les déshérités et les victimes de la société actuelle, +tous ceux qui peinent et souffrent, tournent leurs regards vers cette +aube lointaine, et ils croient y voir des rayons d'Espoir.... Et l'aube +grandit, et sa lumière augmente.... + +La religion définitive de l'humanité sera la conscience individuelle: +nul besoin de Gouvernement ni d'Etat.[29] Le socialisme n'est qu'une +étape très avancée, nous conduisant vers cet Idéal. Son rôle n'en est +pas moins très grand. Il est impossible à l'heure actuelle de ne pas se +rendre compte des proportions immenses de son développement. + +Les idées socialistes sont discutées maintenant comme dignes de +considération, non seulement dans les cercles politiques, mais dans tous +les milieux. + +Et le socialisme, comme toute Vérité Nouvelle, s'avance encore +lentement: «La vérité ne peut faire vite son chemin; ses pas seraient +trop peu sûrs s'ils étaient rapides. Tout est faible à l'origine. Le +nombre des apôtres est toujours bien petit, non pas seulement parce que +les apôtres sont exposés à être des martyrs, mais parce que la lumière, +quand elle se lève, n'est jamais aperçue que par quelques yeux.»[30] + +En Allemagne, le parti socialiste comptait, en 1894, 1 600 000 voix; en +1898, il en réunit 2 600 000. En France, les socialistes avaient obtenu +en 1889, 91 000 voix; en 1893, ils en ont réuni 600 000 et en 1898 près +de 800 000. + +Au moment même où nous écrivons ces lignes une union profonde, franche +et solide succède aux dissentiments qui divisaient divers groupes +socialistes. Cette union rendra le socialisme français plus fort, plus +puissant. Sans décider si le socialisme est ou non la solution des +problèmes urgents de l'humanité souffrante, il faut être aveugle pour ne +pas voir que les idées socialistes qui montent, sont des forces +vivantes, appelées à jouer un rôle considérable dans la transformation +de la société qui se prépare. + +L'idée sociale pénètre partout, elle éveille, elle fortifie les +aspirations. Les espérances qu'on fonde sur le socialisme font naître de +grands devoirs pour ceux qui le mènent. L'heure est décisive. Il faut +qu'ils évitent, dès leur premier pas, toute équivoque. C'est une erreur +que de se dire: il faut aimer ce qu'on a quand on n'a pas ce qu'on aime. +Il faut que les socialistes rejettent la vieille formule qui gouvernait +jusqu'à présent le monde: «Ote-toi, que je m'y mette», et que tout dans +leur action soit franc, net et clair. La science de la répression est au +bout de son rouleau, et ce n'est pas la Force que les socialistes +doivent considérer, comme «accoucheuse des sociétés», mais la +Solidarité. La solidarité n'est possible qu'entre égaux. Ni préjugés, ni +passions, mais la Raison, la Justice et l'Egalité doivent être les armes +du socialisme. Il ne doit être ni une formule, ni un parti, mais un +principe. Il ne doit être ni Allemand, ni Français, ni Russe, mais +simplement humanitaire. Son rôle, c'est d'établir l'égalité sociale de +tous les êtres, quelle que soit leur origine, leur race, leur sexe. +«Tant que le cosmopolitisme ne sera pas, le régime socialiste est +impossible à établir.»[31] C'est vers le cosmopolitisme, vers +l'universalisme que le socialisme doit viser. Qu'il se dépouille de son +caractère étroit de secte ou de parti, qu'il apparaisse à tous comme le +réveil de l'humanité souffrante. + +Si le socialisme est l'opposé de l'individualisme, il ne doit pas +exclure _l'individualité_. Ne rejetons pas de la conception sociale de +la vie humaine l'idée de l'individualité consciente. Si l'objet de la +conscience est l'unité, la société, l'humanité; l'individualité est la +forme de la conscience, la forme de la volonté, la forme de l'homme. + +La suppression de la personnalité implique la suppression de la +conscience individuelle, sans laquelle il n'y a point de conscience +nationale, de conscience humaine. + +Laissons l'homme évoluer indépendamment. La perte de la personnalité est +plus grave que la perte de la vie. + +La justice du socialisme doit être égale pour tous les individus sans +aucune exception, cette justice doit être idéale et supérieure, qui +donnerait à chacun au moins un minimum de bien-être et de bonheur. +L'humanité ne peut avoir d'autre loi que celle de la Justice. «La +justice est le seul critérium vrai dans l'application des choses +humaines. La justice est le ferment du corps social.»[32] + +Le socialisme, comme l'économie politique, sans justice, sans morale, +est une chimère. La justice ne doit oublier personne, ni celui qui +peine, ni celui qui pense, ni le mineur enfoui sous le sol qui, privé de +la lumière du jour et des gais sourires du soleil, expose sa vie au feu +du grisou, à l'éboulement des rocs; ni le laboureur courbé sur son dur +sillon, au front baigné de sueurs; ni le proscrit qui ne sait où reposer +sa tête douloureuse. Un peu plus de tendresse aussi pour ceux qui +planent dans les hautes régions de la science, pour ceux qui cherchent à +résoudre des problèmes divers, qui méditent sur les droits, les devoirs, +le but de notre existence, qui cherchent la réalisation du Beau et du +Vrai. N'épuisons jamais leur courage. Eloignons d'eux tout obstacle +capable de ralentir leur libre développement, laissons-les se +recueillir en paix, ne troublons pas leur repos; leurs pensées font +naître des étincelles qui illuminent souvent l'humanité entière. + +Que les socialistes travaillent, agissent sans trêve, qu'ils préparent +les voies de l'Avenir, qu'ils se disent avec Oernulf[33]: + +«Ne tiens pas de discours inutile, mais que tout ce que tu diras soit +tranchant comme la lame d'une épée»; et qu'ils n'oublient jamais les +maximes de Brand: «Qui veut vaincre ne doit pas céder. Si tu donnes +tout, excepté ta vie, sache que tu n'as rien donné.» + + + +IV + +Pour être juste, il faut dire que le mot «socialisme» ne se trouve nulle +part dans l'oeuvre d'Ibsen, mais il en est l'aboulissant logique et +naturel. Ibsen se contente de faire le procès de la société actuelle, de +nous faire voir que la civilisation n'est pas encore une réalité, +qu'elle n'est qu'une promesse. L'esprit humain n'a pas encore pris +possession de lui-même, la justice n'est pas encore de ce monde. A +mesure que l'empire de la force brutale diminuera, les idées humaines de +justice et d'équité grandiront, la génération future en verra peut-être +l'avènement. + +«A mesure que se poursuivra notre évolution, nous verrons plus +clairement combien nous sommes encore loin de la réalisation de cet +idéal d'égalité dans les conditions sociales de la lutte. Les +générations futures se rappelleront avec surprise, et peut-être avec un +sourire, notre idéal d'un état de société: des conditions permettant de +tirer tout le fruit possible de la libre compétition.»[34] + +Soyons sincères avec nous-mêmes et avec les autres, éclairons les +hommes, proclamons les droits, réveillons la dignité humaine, cherchons +la Vérité, partout, en tout et toujours, ne craignons pas la lumière, +semons les idées, semons les enthousiasmes. Les idées sont comme des +grains confiés à la terre; elles n'attendent que la rosée et le rayon du +soleil pour germer. + +«Il n'y a pas d'abîme entre le penser et l'action, du moins pour ceux +qui ne sont pas habitués à la sophistique. La conception est déjà un +commencement d'action.»[35] + +Que d'utopies, depuis que le monde existe, devenues, grâce à +l'évolution, des réalités! + +«L'évolution s'est faite, la révolution ne saurait tarder. Le jour +viendra où l'Evolution et la Révolution, se succédant immédiatement, du +désir au fait, de l'idée à la réalisation, se confondront en un seul et +même phénomène. C'est ainsi que fonctionne la vie dans un organisme +sain, celui d'un homme ou celui d'un monde.»[36] + +L'humanité appelle des hommes vigoureux qui aident l'évolution, qui +préparent la révolution. A l'oeuvre, si nous ne nous sentons pas +dégénérés; unissons-nous, mettons en commun nos idées, nos forces, +combattons pour la vérité, pour le bonheur. «L'unisson doit servir les +plus nobles besognes et les devoirs les plus élevés.»[37] + +Travaillons tous au rajeunissement, au grand principe de l'unité +humaine, réveillons les courages, éveillons les espérances. + +«L'espérance est une loi primitive de la raison; la logique l'impose, la +vie l'exige. C'est par elle seule que l'esprit s'achève en faisant du +monde un tout, dont les désaccords mêmes rentrent dans l'universelle +harmonie, c'est par elle seule que tout se tient et se concilie, que +l'âme s'apaise à la paix universelle, que tous les éléments de l'esprit +et des choses s'unissent pour composer un monument grandiose dont nous +ne contemplons pas la majestueuse ordonnance, nos yeux étant trop +faibles pour pénétrer l'infini de l'avenir et embrasser l'immensité d'un +regard, mais dont nous suivons les colonnes qui s'élèvent, les arceaux +qui s'inclinent, les lignes qui toutes montent d'un même élan pour se +rencontrer et s'unir dans des hauteurs éternellement sereines.»[38] +Travaillons et espérons que tôt ou tard, l'heure sublime parviendra où +selon l'expression d'Isaïe «les fers de lance seront transformés en socs +de charrue», travaillons à l'épanouissement suprême de la Vérité, au +rayonnement de la bonté parfaite et de l'amour universel. La fin de ce +monde ancien ne doit être que l'aurore d'un monde rajeuni et le chaos +des idées où se trouve la fin de notre siècle, doit être le berceau +d'une ère nouvelle. «Dans ce désert sans fin, des palmiers courbés par +un vent furieux et jetant de longues ombres noires, je sens des flots +qui se soulèvent, je sens une aurore qui naît. Déjà s'éveillent toutes +les pensées, toutes les actions à venir. Il y a des souffles, des +tressaillements. L'heure de la renaissance a sonné. Et j'entends des +murmures: C'est l'heure de naître et de créer!»[39] + +A l'oeuvre! + + +NOTES: + +[1] _Les Contemporains_, 6e série, p. 228. + +[2] G. Larroumet. _Nouvelles éludes de littérature et d'art,_ p. 301. + +[3] Ibsen ne lit pas le français. + +[4] Lettre d'Ibsen à G. Brandès. + +[5] _Lutetia_, p. 298. + +[6] Mme Tsebrikov. _Georges Sand. Annales de la Patrie._ St-Pétersbourg, +1877. Voir aussi _Georges Sand_, par Vladimir Karénine. Paris, 1899. + +[7] _Correspondance_. + +[8] _Journal des Débats_, 11 janvier et 15 mars 1897. + +[9] G. Tarde. _Les lois de l'imitation_. + +[10] 1813-1853. + +[11] Georges Brandès. _Soren Kjerkegaard_. + +[12] Ibsen. _John-Gabriel Borckman_. + +[13] J. Barthélémy Saint-Hilaire. _Métaphysique d'Aristote, t. I, +préface, p. clxiii. + +[14] _Lettres à Lucile_. + +[15] Ibsen. _Rosmersholm_. + +[16] J.-J. Rousseau. _Profession de foi du vicaire savoyard_. + +[17] Emile Boutroux. _Morale sociale_, préface, p. ix. + +[18] _Essais de philosophie morale_, p. 172. + +[19] Vladimir Soloviov. _Le Droit et la Morale_ (Pravo i +nravstvennoste), p. 87. St-Pétersbourg. + +[20] Ch. Sécrétan. _Philosophie de la liberté_, II, p. 223-224. + +[21] _Metaphysik der Sitten_, p. 52, 66. _Kritik der praktischen +Vernunft_, p. 35 et suiv. + +[22] Victor Hugo. _Discours prononcé sur la tombe de Balzac,_ le 20 +avril 1850. + +[23] Comte Prozor. Préface à la trad. franc, de John-Gabriel Borckman. + +[24] M. Synnestvedt. + +[25] G. Brandès. _Det moderne Gjennembrunds maend_. + +[26] Ibsen. _Empereur et Galiléen_. + +[27] _L'organisation du travail_. + +[28] Le Bon. _Psychologie du socialisme_, p. 10. Paris, F. Alcan. + +[29] L'organisation sans Etat est possible. L'Etat n'a pas toujours +existé, il y a en des sociétés sans Etat, ce qui n'empêchait pas ces +sociétés d'avoir une organisation. L'organisation de la Grèce et de +l'Italie primitives reposait non pas sur l'Etat, mais sur la _gens_. Des +sociétés sans Etat ont existé jusqu'à ces derniers temps parmi les +Indiens de l'Amérique du Nord. Tous les membres de la _gens_ indienne +étaient égaux et libres et agissaient fraternellement entre eux (Voir le +livre de Morgan. _Ancient society_.) + +[30] J. Barthélémy Saint-Hilaire. _Monde d'Aristote_, t. I, préface, p. +viii. + +[31] E. Faguet. _Questions politiques_, p. 173. + +[32] Blanqui. _Critique sociale_, t. II, p. 58. + +[33] Ibsen. _Guerriers à Helgelland_. + +[34] Benjamin Ridot. _L'Evolution sociale_, p. 227. + +[35] Guyau. _Morale sans obligation ni sanction_. Paris, F. Alcan. + +[36] Elisée Reclus. _Evolution et Révolution_, p. 61. + +[37] Ibsen. Discours prononcé au Banquet du 23 mars 1898, à Christiana. + +[38] G. Séailles. _Du génie dans l'art_, p. 65. Paris, F. Alcan. + +[39] Ibsen. _Brand_, Agnès à Brand. + + + * * * * * + + +BIBLIOGRAPHIE + + +I + +L'OEUVRE D'HENRIK IBSEN + + +1871.--Poésies (_Digte_). + +1850.--CATILINA, pièce en trois actes. + +1856.--LA FÊTE A SOLHOUG (_Gildet paa Solhaug_), pièce en trois actes. + +1857.--LA CHATELAINE INGER OESTRAAT _(Fru Inger til Oestraat_), pièce en +cinq actes. + +1858.--LES GUERRIERS A HELGELAND _(Haermaendene paa Helgeland_), pièce +en cinq actes, traduite en français par M. Trigaut-Geneste, Paris. +Savine, 1893. + +1863.--LA COMÉDIE DE L'AMOUR _(Kjaerlighedens Komedie_), pièce en trois +actes, traduite en français par de Colleville et de Zepelin. Paris, +Savine, 1896. + +1864.--LES PRÉTENDANTS A LA COURONNE (Kongs-emmerne), drame en cinq +actes, traduit en français par Trigaut-Geneste. Paris, Savine, 1893. + +1866.--BRAND (_Brand, Et dramatisk Digt_), poème dramatique en cinq +actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1895. + +1867.--PEER GYNT (_Et dramatisk Digt_), pièce en cinq actes, traduite en +français par M. Prozor. Paris, Perrin, 1899. + +1869.--L'UNION DES JEUNES (_De unges forbund_), pièce en cinq actes, +traduite en français par MM. Bertrand et de Nevers. Paris, Savine, 1893. + +1873.--EMPEREUR ET GALILÉEN (_Keiser og Galilaeer_), pièce en deux +parties, traduite en français par de Casanove. Paris, Savine, 1895. + +1877.--LES SOUTIENS DE LA SOCIÉTÉ (_Samfundets stötter_), pièce en +quatre actes, traduite en français par MM. Bertrand et de Nevers. Paris, +Savine, 1893. + +1880.--LA MAISON DE POUPÉE (_Et dukkehjem_), drame en trois actes, +traduit en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1892. + +1881.--LES REVENANTS (_Gjengangere_), drame en trois actes, traduit en +français par M. Prozor. Paris, Savine, 1892. + +1882.--UN ENNEMI DU PEUPLE (_En folkefiende_), pièce en cinq actes, +traduite en français par MM. Chenevière et Johansen. Paris, Savine, +1892. + +1884--LE CANARD SAUVAGE (_Vildanden_), drame en cinq actes, traduit en +français par M. Prozor, Paris, Savine, 1893. + +1886.--ROSMERSHOLM, drame en quatre actes, traduit en français par M. +Prozor. Paris, Savine, 1893. + +1888.--LA DAME DE LA MER (_Fruen fra havet_), pièce en cinq actes, +traduite en français par M.M. Chenevière et Johansen. Paris, Savine, +1892. + +1890.--HEDDA GABLER, drame en quatre actes, traduit en français par M. +Prozor. Paris, Savine, 1892. + +1892.--SOLNESS LE CONSTRUCTEUR _(Bygmester Solnaes),_ drame en trois +actes, traduit en français par M. Prozor. Paris. Savine, 1893. + +1894.--LE PETIT EYOLF (_Lille Eyolf_), drame en trois actes, traduit en +français par M. Prozor. Paris, Perrin, 1893. + +1896.--JOHN-GABRIEL BORCKMAN, drame en quatre actes, traduit en français +par M. Prozor. Paris, Perrin, 1897. + +1899.--QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D'ENTRE LES MORTS _(Naar vi Döde +vaagner_), épilogue en trois actes, traduit en français par M. Prozor. +(_Revue de Paris_, 1er janvier 1900.) + + + +II + +ÉTUDES SUR IBSEN + + +Henrik JAEGER. _Henrik Ibsen_. Copenhague, 1888. +Georg BRANDES. _Moderne Geister_. Francfort-s.-M., 1888. +L. PASSARGE. _Henrik Ibsen_. Leipzig, 1884. +B. SHAW. _Henrik Ibsen and Ibsenianism_. London, 1892. +Auguste EHRHARD. _Henrik Ibsen et le théâtre contemporain_. Paris, 1892. +Jules LEMAITRE. _Contemporains_. 6e série, Paris, 1892. +TISSOT. _Le drame norvégien_. Paris, 1893. +Gustave LARROUMET. _Nouvelles études de littérature et d'Art_. Paris, 1894. +Emile FAGUET. _Ibsen (Journal des Débats)_. 11 janvier et +15 mars 1897. + + + * * * * * + + +TABLE DES MATIERES + + +INTRODUCTION. + +LA VIE D'HENRIK IBSEN + +CHAPITRE I.--L'enfance d'Ibsen.--La pharmacie de Grimstad. La Révolution +hongroise.--Christiania.--L'école de Helraberg.--La première pièce +d'Ibsen.--_Catilina_.--Ibsen rédacteur d'_Andrimmer_.--Ses +premières poésies.--Ibsen metteur en scène du théâtre de Bergen +(1851-1857) et directeur du théâtre de Christiania (1857-1862).--Son +mariage..--_La Comédie de l'amour_.--Le subside, le _Digter gage_, +du Storthing norvégien.--La guerre entre le Danemark et la Prusse. +L'Exil, 1828-1864. + +CHAPITRE II.--Ibsen à l'étranger: Italie, Allemagne.--L'inauguration du +canal de Suez.--Voyage sur le Nil.--L'indifférence de la Norvège envers +son grand poète.--Les souffrances morales d'Ibsen. 1864-1891. + +CHAPITRE III.--Le retour d'Ibsen en Norvège.--Son jubilé. Sa vie actuelle. +1891-1900. + +CHAPITRE IV.--Ibsen, homme et penseur. + + +PARTIE NÉGATIVE.--LA SOCIÉTÉ ACTUELLE + +CHAPITRE I.--Le clergé + +CHAPITRE II.--Les politiciens et les capitalistes + +CHAPITRE III.--La presse + +CHAPITRE IV.--La famille + +CHAPITRE V.--La jeune génération + +CHAPITRE VI.--Germes transitifs + + +PARTIE POSITIVE.--LA SOCIÉTÉ NOUVELLE + +CHAPITRE I.--La régénération individuelle et sociale est possible; +l'amour en est la première base. + + +CHAPITRE II.--La vérité et la lumière. + +CHAPITRE III.--L'effort individuel.--La volonté, l'action, la liberté, +la justice. + +CHAPITRE IV.--Ce n'est pas l'individu, mais la famille, qui constitue +l'unité sociale. + +CHAPITRE V.--L'émancipation de la femme.--Le mariage libre.--La société +nouvelle. + +CONCLUSION. + +BIBLIOGRAPHIE. + + + * * * * * + + +AUTRES OUVRAGES DE M. OSSIP-LOURIÉ + +Pensées de Tolstoï, 1 vol. in-12 de la _Bibliothèque de +philosophie contemporaine_, Paris, F. Alcan. 1898. + +La Philosophie de Tolstoï, 1 vol. in-12 de la _Bibliothèque +de philosophie contemporaine_, Paris. F. Alcan, 1899. +(Récompensé par l'Académie des Sciences morales et +politiques.) + +Echos de la vie, Paris. + +Ames souffrantes, Paris. + +L'Éternel Tourment, Paris. + +Zvouki Jizni, Saint-Pétersbourg. + +Narodnia Tschitalny, Moscou. + +Po povodou Kreitzerevoï Sonaty, Moscou. + +Aandslivet i Frankrige. (_Morgenbladet_,1898.) Christiana. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La philosophie sociale dans le theatre +d'Ibsen, by Ossip-Lourie + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PHILOSOPHIE SOC. DANS LE THEATRE D'IBSEN *** + +***** This file should be named 17709-8.txt or 17709-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/7/0/17709/ + +Produced by marc D'Hooghe + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen + +Author: Ossip-Lourie + +Release Date: February 7, 2006 [EBook #17709] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PHILOSOPHIE SOC. DANS LE THEATRE D'IBSEN *** + + + + +Produced by Marc D'Hooghe + + + + + +</pre> + + + + +<h1>LA PHILOSOPHIE SOCIALE</h1><p><span class='pagenum'><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p> + +<h2>DANS</h2> + +<h1>LE THÉÂTRE D'IBSEN</h1> + +<h4>PAR</h4> + +<h2>OSSIP-LOURIÉ</h2> + + +<p class="motto"><i>Se posséder pour se donner.</i> +</p> + + +<h5>Lauréat de l'Institut.</h5> + +<h5>Docteur de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris,<br /> +Membre de la Société de Philosophie de l'Université de Saint-Pétersbourg.</h5> + + + +<h4>PARIS</h4> + + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span></p><h4>1900</h4> + + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p><a href="#TABLE_DES_MATIERES">Table des matières</a></p> +<p><span class='pagenum'><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span></p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span></p><h3>A M. EMILE ZOLA</h3> + +<h4>TRÈS HONORÉ MAÎTRE,</h4> + +<p>Vous avez le premier introduit en France le théâtre d'Henrik Ibsen. +Ce n'est pas la seule raison pour laquelle j'inscris votre nom sur la +première page de mon travail. Il y a deux ans, j'ai eu l'honneur d'être +chargé par un groupe d'écrivains étrangers de vous transmettre +l'expression de leur profonde admiration pour l'oeuvre de justice et +d'équité dont vous veniez de jeter les premiers jalons. Par votre +campagne, terrible et sublime, vous avez prouvé que la conception +générale des drames d'Ibsen n'est point une chimère: La solution du +problème social de l'humanité s'obtient par le réveil de la conscience +et de la volonté individuelles.</p> + +<p>Veuillez me conserver, je vous prie, Maître, votre bienveillance.</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span></p> +<p><span style="margin-left: 15em;">OSSIP-LOURIÉ.</span></p> + + + +<hr style='width: 45%;' /> + + + +<h3><a name="INTRODUCTION" id="INTRODUCTION"></a>INTRODUCTION</h3> + + +<h3>I</h3> + +<p>Ce n'est pas le théâtre d'Henrik Ibsen que je me propose d'étudier dans +ce volume; mon but, c'est de dégager la philosophie sociale qu'il +renferme.</p> + +<p>Les pièces d'Ibsen sont moins des productions dramatiques que des essais +philosophiques touchant les questions vitales de l'humanité. L'action y +joue une importance secondaire, les incidents sont forcés, inattendus, +brusques; l'intérêt principal réside dans le conflit des idées. L'auteur +ne se soucie guère de l'appareil théâtral, il ne prend même pas la peine +de dessiner nettement les positions réciproques de ses héros. Le +spectateur n'assiste pas aux événements, aux actions des personnages en +scène, mais leurs réflexions, leurs pensées, leurs aspirations sont +toujours présentes et vivantes. Leurs caractères, leurs passions ne se +traduisent pas par des gestes, par des attitudes, par des mouvements, +mais se révèlent par une analyse psycho-philosophique.</p> + +<p>Le théâtre d'Ibsen est une succession de préceptes où la psychologie de +<span class='pagenum'><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span>l'individu comme celle de la société fait disparaître le déroulement +progressif de l'action. L'auteur analyse minutieusement les mouvements +d'âme, les crises de conscience, de passion, de pensée; il étudie les +révolutions morales individuelles, l'antagonisme entre l'individu et la +société, les mensonges et les préjugés sociaux. Le théâtre d'Ibsen est, +avant tout, un théâtre d'idées.</p> + +<p>M. Max Nordau, tout en constatant qu'«Ibsen a créé quelques figures +d'une vérité et d'une richesse telles qu'on n'en trouve pas chez un +second poète depuis Shakespeare<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>,» prétend que le dramaturge norvégien +est incapable «d'élaborer une seule idée nette, de comprendre un seul +des mots d'ordre qu'il pique çà et là dans ses pièces, de tirer des +prémisses les conséquences justes<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>».</p> + +<p>Certes, «les sots seuls admirent tout dans un écrivain estimé<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>», mais +le savant auteur de la <i>Psychologie du génie et du talent</i><a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a> force un +peu trop sa plume satirique en affirmant qu' «Ibsen ne comprend pas un +seul des mots d'ordre qu'il pique çà et là dans ses pièces». On peut +considérer certaines de ses pièces comme absolument étrangères à l'art +dramatique; dire qu'elles manquent d'idées, c'est ne pas vouloir les +comprendre. Il se peut que l'idée de telle ou telle pièce soit un peu +<span class='pagenum'><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span>embrumée, mais «il faut considérer le théâtre d'Ibsen en bloc. Alors +nous avons devant les yeux un imposant monument de la pensée +moderne».<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a></p> + +<p>Ibsen ne s'impose pas tout de suite. Lorsqu'on voit ou qu'on lit pour la +première fois une de ses pièces, l'impression est puissante, mais +confuse; elle éveille dans le spectateur ou le lecteur des émotions +fortes, mais indécises; ce n'est qu'après une longue analyse qu'on en +détermine l'idée. Quelles que puissent être les erreurs qu'on trouve +dans son oeuvre, comme dans celles de tant d'autres écrivains, +l'impression générale est grande et profonde, l'émotion qui en jaillit +n'est pas affective mais cérébrale; une atmosphère fraîche de pensée +enveloppe ses personnages; ils forment tout un organisme social, toute +une philosophie. Ce n'est pas de la spéculation abstraite, ce n'est pas +de la philosophie construite, c'est de la philosophie <i>vécue</i>. Les héros +d'Ibsen ne jettent pas à profusion «les sophismes comme un ciment dans +l'intervalle des vérités, par lesquels on édifie les grands systèmes de +philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique»;<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a> +mais si l'esprit de système leur fait défaut et aussi l'art des +ordonnances symétriques, ce ne sont point certes des idées, des pensées +qui leur manquent. Et «les systèmes de philosophie sont des pensées +vivantes»<a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a> affirme l'un des plus nobles penseurs modernes.</p> + +<p>Nous sommes loin des temps où la philosophie<span class='pagenum'><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span> était le domaine d'une +poignée de privilégiés. Aujourd'hui nous admettons qu'il n'y a point de +castes dans l'intelligence humaine. «Il n'y a point des hommes qui sont +le vulgaire, d'autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte +en lui-même le vulgaire et le philosophe.»<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a></p> + +<p>La philosophie n'est pas le fruit d'un syllogisme. Il ne faut faire +dépendre la philosophie d'aucun système, d'aucune méthode.</p> + +<p>«Mon dessein, dit Descartes, n'est pas d'enseigner la méthode que chacun +doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir +en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne.»<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a></p> + +<p>La philosophie n'existe et ne se développe que dans l'esprit de l'homme. +Les idées les plus profondes, les investigations les plus sensées +resteraient lettre morte sans la vivification que leur communique +l'esprit du penseur. C'est lui seul qui crée la valeur des idées +philosophiques. La philosophie n'est que la manifestation de l'esprit +indépendant, aspirant à se faire—par la critique générale—une +conception personnelle de l'Univers.</p> + +<p>Ibsen nous montre, dans son théâtre, quelle est sa contemplation du +Monde, comment il envisage les hommes et les choses, quel est +l'enseignement qu'il tire de la vie, car c'est la vie seule qui +l'intéresse; ce qui le préoccupe, c'est l'éternelle contradiction de la +vie, c'est la lutte entre l'idéal et le réel.<span class='pagenum'><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span></p> + +<p>«Quel est le péché qui mérite l'indulgence? Quelle est la faute qu'on +peut doucement effacer? Jusqu'à quel point la responsabilité, cette +charge qui pèse sur la race entière, obère-t-elle le lot d'un de ses +rejetons? Quelle déposition, quel témoignage admettre quand tout le +monde est au banc des intéressés? Sombre et troublant mystère, qui +pourra jamais t'éclaircir! Toutes les âmes devraient trembler et gémir, +et il n'en est pas une entre mille qui se doute de la dette accumulée, +de l'engagement écrasant né de ce seul petit mot: la Vie.»<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a></p> + + + +<h3>II</h3> + +<p>Le théâtre est un art qui se propose de peindre la vie humaine.</p> + +<p>Ibsen ne se borne pas à peindre la vie et les hommes, il est aussi un +remueur d'idées.</p> + +<p>Dans une lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser, il s'exprime +ainsi: «Je vous prie de vous rappeler que les Pensées jetées par moi sur +le papier ne proviennent ni en forme ni en contenu de moi-même, mais de +mes personnages dramatiques qui les prononcent.»<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a></p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span></p><p>Mais Ibsen a beau dire: «J'ai essayé de dépeindre hommes et femmes; ce +sont eux qui parlent et non pas moi», son âme et sa pensée sont toujours +présentes dans son théâtre. Aucun auteur ne peut faire disparaître sa +personnalité de son oeuvre.</p> + +<p>«Je ne connais pas d'écrivain moderne qui ait pu ou su «se cacher» dans +son oeuvre; Flaubert qui poussait presque jusqu'à la manie le souci de +réserver sa personnalité, y est tout entier.... Dans les oeuvres, en +apparence impersonnelles, on peut découvrir les raisons intimes des +préférences de l'auteur, les motifs pour lesquels entre les mots du +discours, il choisit ceux-ci plutôt que ceux-là.»<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a></p> + +<p>Certes, Ibsen est avant tout artiste, poète, mais «le poète est un monde +enfermé dans un homme.»<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a> Le monde dont le poète nous présente les +types, se condense en se réfléchissant dans sa pensée; il emprunte la +marque particulière de son <i>moi</i> et sa physionomie en devient plus +saillante. L'artiste, pur artiste, le poète, exclusivement poète, ne se +rendant aucun compte de lui-même à lui-même, incapable d'analyser le +monde qu'il peint, ses pensées, ses idées, est un être chimérique.... +Il y a longtemps qu'on ne croit plus à ce La Fontaine dont on disait +autrefois qu'il produisait des fables comme les pommiers produisent des +pommes, c'est-à-dire sans effort et par le seul penchant de la nature. +<i>Le Lac</i> immortel de Lamartine n'est point sorti du cerveau du poète +comme Vénus de l'écume des mers.</p> + +<p>L'inspiration ne dispense pas les poètes les plus<span class='pagenum'><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span> naïfs d'un travail de +la pensée. Platon qui dit: «Quand le poète est assis sur le trépied de +la muse, il n'est plus maître de lui-même», Platon ajoute: «Lorsque le +poète chante, les grâces et les Muses lui révèlent souvent la +Vérité.»<a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a> Grâces ou Muses, conscience intérieure ou analyse de +l'esprit, le fait est que l'artiste, le poète sait et comprend ce qu'il +fait; «la vérité se révèle à lui».</p> + +<p>Le poète qui chante la grandeur de l'Univers possède sa manière de le +comprendre; l'homme qui dépeint les crises de la conscience humaine, en +possède certainement une; celui qui nous présente le caractère de deux +individus peut ne pas nous dire où vont ses sympathies; il lui est +impossible de ne pas le faire voir.</p> + +<p>Ibsen a beau dire: «Ai-je réussi à faire une bonne pièce et des +personnages vivants? Voilà la grande question»,<a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a> son âme et sa +pensée, je le répète, sont présentes dans son oeuvre, et son esprit +aussi.</p> + +<p>Ibsen ne fait que philosopher. Il serait peut-être embarrassé de dire si +la philosophie a pour objet la découverte de l'existence absolue, d'où +les sciences doivent être déduites à leur tour;<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a> ou si son objet est +la systématisation et la coordination des sciences.<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a> Il n'est pas +philosophe de profession; son génie n'a pas de système. «Le génie, au +sens le plus étendu du mot, c'est la fécondité de l'esprit, c'est la +puissance d'organiser des idées, des images ou des signes, +<i>spontanément</i>, sans employer les procédés<span class='pagenum'><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span> lents de la pensée +réfléchie, les démarches successives du raisonnement discursif.»<a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a> +Mais une philosophie ne se compose pas simplement de faits, d'images, +d'idées et d'observations, il faut à ces faits, à ces idées, une +liaison, il faut que l'esprit en saisisse les connexions et les +rapports, d'où se déduit la vérité philosophique, l'unité scientifique. +C'est précisément cette liaison que je m'impose de déterminer dans le +théâtre d'Ibsen.</p> + +<p>Comme l'a si bien dit M. Emile Boutroux<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a>, à propos de mon ouvrage <i>La +Philosophie de Tolstoï,</i> je «cherche moins les doctrines méthodiquement +déduites par les philosophes de profession que les pensées nées en +quelque sorte spontanément dans les âmes d'élite au contact de la vie et +des réalités; je vise moins à expliquer le détail des doctrines qu'à en +découvrir l'unité et à en marquer l'esprit».</p> + +<p>Le but de cet ouvrage est d'établir une harmonie dans les idées que le +poète norvégien émet dans ses drames, de les développer, de leur donner +une forme synthétique. Ai-je réussi? Feci quod potui. «La conscience de +l'écrivain doit être tranquille dès qu'il a présenté comme certain ce +qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce +qui est possible.»<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a></p> + +<p>Avant de passer aux héros d'Ibsen, jetons un regard sur sa propre vie: +l'homme nous fera mieux comprendre le penseur.</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Dégénérescence</i>, t. II, p. 176. Traduction française. Paris, +F. Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Ibid</i>. p. 291.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> Voltaire. <i>Candide</i>, p. 100.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Voir notre analyse de cet ouvrage, <i>Revue philosophique,</i> +février 1898.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Auguste Ehrhard. <i>Henrik Ibsen et le théâtre contemporain,</i> +p. 2.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Anatole France. <i>L'Abbé Gérôme Coignard</i>, p. 12.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> Emile Boutroux. <i>Etudes d'histoire de la philosophie</i>, p. 9. +Paris, F. Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> J. Jaurès. <i>De la réalité du monde sensible</i>, p. 2. Paris, +F. Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Oeuvres de Descartes. <i>Discours de la méthode</i>, édition +de Victor Cousin, p. 124.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> «Kun beder jeg Demerindre, at de i mine Skuespil fremkastede +Tanker hidrörer fra mine dramatiske Personer, der +ûdtaler dem, og ikke i Form eller Indhold ligefrem fra mig.».... +Lettre datée de Christiania, 19 février 1899.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Edouard Rod. <i>Nouvelles études sur le XIX<sup>e</sup> siècle</i>, p. 145 +et 146.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> Victor Hugo, <i>La Légende des siècles</i>, XLVII.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> Platon. <i>Lois</i>, liv. III et IV.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> M. Prozor. Préface à la trad. fr. du <i>Petit Eyolf</i>, p. xxv.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Hegel.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Auguste Comte.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> G. Séailles. <i>Le Génie dans l'art</i>, p. 2.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> Séance de l'Académie des sciences morales et politiques, +23 juillet 1899. <i>Travaux de l'Académie</i>, novembre 1899, p. 486 +et suiv.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> Renan. <i>L'Antéchrist</i>, préface, p. vii.<span class='pagenum'><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h2>LA VIE D'HENRIK IBSEN</h2> + +<p class="quote"> +La philosophie n'est pas une +science comme une autre; il y reste +toujours un élément personnel qu'on +ne saurait négliger. Toute philosophie +porte le nom d'un homme.<br /> +<br /> +CHALLEMEL-LACOUR,<br /> +<i>Philosophie individualiste</i>, p. ii.<br /> +</p> + + +<h3><a name="CHAPITRE_PREMIER-I" id="CHAPITRE_PREMIER-I"></a>CHAPITRE PREMIER</h3> + + +<div class="blockquot"><p>L'enfance d'Ibsen. La pharmacie de Grimstad. La révolution +hongroise. Christiania. L'école de Helmberg. +La première pièce d'Ibsen, <i>Catilina</i>. Ibsen, rédacteur +d'<i>Andrimmer</i>. Ses premières poésies. Ibsen, metteur +en scène du théâtre de Bergen (1851-1857) et directeur +du théâtre de Christiania (1857-1862). Son mariage. +<i>La comédie de l'Amour</i>. Le subside, le <i>Digter gage</i>, du +Storthing norvégien. La guerre entre le Danemark et +la Prusse. L'exil. 1828-1864.</p></div> + + +<h3>I</h3> + +<p>Henrik Ibsen naquit, le 20 mars 1828<a name="FNanchor_1_21" id="FNanchor_1_21"></a><a href="#Footnote_1_21" class="fnanchor">[1]</a> à Skien, province de Télemarken +où son bisaïeul, d'origine danoise, était venu s'établir en 1726.</p> + +<p>Patrie de Lammers, célèbre orateur protestant dont les prédications +enflammées créèrent un grand mouvement religieux en Norvège, Skien est +considéré comme le foyer du piétisme luthérien.</p> + +<p>Le père du dramaturge, commerçant aisé, avait<span class='pagenum'><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span> un caractère expansif; sa +mère était austère, d'humeur silencieuse, taciturne. La famille +jouissait d'une considération particulière dans cette petite ville de +province. «Notre maison, écrit Ibsen, était située près de l'église, +remarquable par sa haute tour, à droite se trouvait une potence; à +gauche, l'hôtel de ville, la prison avec un asile d'aliénés et deux +écoles. Partout des maisons, aucune verdure, aucun horizon libre. Mais +dans l'air, un bruit sourd et formidable mugissait sans cesse; il +ressemblait tantôt â des gémissements, tantôt à de lugubres +lamentations: c'était le murmure des cascades et le chant plaintif des +scieries qui se trouvaient en dehors de la ville. Quand plus tard je +lisais des histoires sur la guillotine, je pensais toujours à ces +scieries.</p> + +<p>«L'église était le plus joli bâtiment de la ville. Ce qui préoccupait +surtout mon imagination, c'était la lucarne, au bas du clocher; elle +avait pour moi un sens mystérieux; la première impression consciente +qu'elle produisit sur moi ne s'efface pas de ma mémoire. Je me rappelle, +un jour, ma bonne me conduisit à l'église et me tenant entre ses mains +me mit dans la lucarne. Ce fut pour moi un éblouissement étrange.... +J'ai vu les passants, j'ai vu notre maison et les stores de nos +fenêtres; j'ai aperçu aussi manière.... Tout à coup un tumulte ... on me +fait des signes de là-bas.... Lorsque je suis descendu, j'ai appris que +ma mère m'apercevant dans la lucarne se mit à crier et tomba sans +connaissance. Dès qu'elle me revit, elle commença à pleurer, à +m'embrasser. Quand plus tard, dans ma jeunesse, je traversais la place, +je levais toujours mon regard<span class='pagenum'><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span> vers cette lucarne et il me semblait +qu'un lien mystérieux existait entre elle et moi.»</p> + +<p>En 1836,—le jeune Henrik avait huit ans—ses parents furent ruinés par +une catastrophe commerciale. Cette ruine changea complètement la +situation de la famille Ibsen; elle quitta Skien, une misérable +habitation succéda à la riche demeure. La transformation produisit une +impression profonde sur le futur dramaturge; il s'enfonçait en lui-même, +évitait la société, recherchait la solitude. Tandis que ses frères +cadets jouaient dans la cour, Ibsen, lui, s'enfermait dans un petit +cabinet noir près de la cuisine et y passait seul des heures et des +jours. «Il nous paraissait peu aimable, écrit la soeur d'Ibsen, et nous +faisions tout notre possible pour l'empêcher de s'isoler de nous. Nous +aurions désiré qu'il jouât avec nous. Nous frappions à la porte de son +cabinet noir; lorsque nos gamineries lui faisaient perdre patience, +Henrik ouvrait subitement sa porte et se mettait à nous poursuivre, mais +pas bien fort, car il était de constitution faible. Et immédiatement +après, il s'enfermait de nouveau dans sa solitude.»</p> + +<p>Isolé, il lisait beaucoup de vieux livres de marine, que possédait son +père, il aimait aussi à faire des tours de passe-passe, à peindre ou à +découper avec du papier des figures, des groupes, etc.</p> + +<p>En 1842, la famille d'Ibsen revint à Skien et l'auteur des <i>Revenants</i> +entra dans une école dirigée par des théologiens. Il se passionnait +surtout beaucoup pour l'histoire et la théologie. Il se séparait +rarement de la Bible. «Un jour, raconte un de ses anciens camarades, +Ibsen ayant à préparer un devoir;<span class='pagenum'><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span> y rendit compte d'un songe qu'il +avait fait: «J'étais avec des amis; nous venions de traverser des +montagnes et très fatigués nous nous étions couchés, comme jadis Jacob, +sur des pierres. Mes compagnons s'endormirent, moi je ne pouvais fermer +l'oeil. Mais la fatigue prenant enfin le dessus, je me suis endormi et +j'ai fait un rêve; un ange me disait:</p> + +<p>—Lève-toi et suis-moi!</p> + +<p>—Où veux-tu me conduire à travers ces ténèbres? lui dis-je.</p> + +<p>—Marchons, répondit-il, je dois te montrer le spectacle de la vie +humaine, telle qu'elle est, dans toute sa réalité.</p> + +<p>Plein d'épouvanté, je le suivis, et il me conduisit longtemps par des +marches gigantesques.... Tout à coup j'ai vu une grande ville morte +pleine de traces de ruine et de pourriture, c'était tout un monde de +cadavres, les restes de la grandeur fanée, de la puissance flétrie.... +Et une lumière pâle, comme celle des églises, éclairait cette ville +morte.... Et mon âme se remplit de terreur.... Et l'ange me dit tout +bas: Ici, vois-tu, tout est vanité!</p> + +<p>Et j'ai entendu un bruit—bruit d'un orage,—puis des soupirs, des +milliers de voix humaines, puis un rugissement de tempête, rugissement +formidable, et les morts et les cadavres s'agitèrent, et leurs bras se +tendirent vers moi.... Et je me suis réveillé tout couvert de sueur.»</p> + +<p>Orphelin à seize ans, Henrik Ibsen fut obligé pour gagner sa vie de +quitter l'école et d'accepter une place d'élève-commis dans une +pharmacie à Grimstad, petite ville de 800 habitants, sur les bords du<span class='pagenum'><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span> +Skager-Rack qui fait communiquer la mer du Nord avec le Cattégat.</p> + +<p>Tout en préparant des pilules et des sirops, il s'abandonnait à la +versification.</p> + +<p>Le frémissement électrique qui parcourait alors l'Europe entière et la +remuait jusque dans ses fondements, ébranla aussi la Scandinavie. +Jusqu'à cette époque la Norvège se trouvait sous l'influence du +Danemark, mais dès 1847 le mouvement nationaliste y devint grand; on +commença à purifier le dialecte norvégien, qui fut adopté par les +écrivains, on ne donna dans les théâtres que des pièces nationales et ce +mouvement eut sa répercussion jusqu'à la pharmacie de Grimstad, où le +jeune poète discutait si la Révolution Française deviendrait la +Révolution Universelle.</p> + +<p>Lorsque, en 1848, la nation hongroise, sortant de la torpeur dans +laquelle l'Autriche l'avait plongée, entama l'oeuvre de la renaissance, +lorsque après trois siècles de luttes contre les usurpations inhumaines, +luttes douloureuses et sanglantes, la Hongrie se révolta; lorsque le +poète de son indépendance, Petoefi, s'écria: Debout, peuple hongrois! +une voix isolée et faible mais enflammée lui répondit des bords du +Skager-Rack, celle d'Ibsen, qui, dans un long poème, surexcita les +hongrois à l'action, à la lutte pour la Liberté.</p> + + + +<h3>II</h3> + +<p>La boutique de Grimstad devient trop étroite pour le créateur de +<i>Brand</i>, il ne veut, pas rester pharmacien, son âme aspire vers d'autres +rives....<span class='pagenum'><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span></p> + +<p>En 1850, il entre à l'Université de Christiania. En compagnie de +Bjornstjerne-Bjornson, Jonas Lie, Vinje,—tous devenus plus tard +célèbres—il suivit, pendant cinq mois le cours de Helmberg. Dans sa +poésie <i>le vieux Helmberg</i> Bjornstjerne-Bjornson parle aussi de son +camarade d'école: «Pâle, sec et excité, Ibsen est assis cachant sa +figure dans sa longue barbe noire.»</p> + +<p>Les études n'allaient pas trop bien. (Ce n'est que plus tard qu'Ibsen +reçut, <i>honoris causa</i>, le titre de docteur en philosophie, dont +l'auteur de l'<i>Ennemi du peuple</i> est très fier). L'étude ne suffit pas +pour développer les germes du talent original, c'est la vie entière +qu'il faut, une vie de combats, de souffrances et d'épreuves.</p> + +<p>Ibsen lisait Shakespeare, Schiller, Goethe, mais le livre qui eut à +cette époque une grande influence sur lui fut <i>Catilina</i> de Salluste. La +figure de Catilina se grava dans son esprit, éveilla en lui une profonde +sympathie pour les révoltés. Il fit une pièce portant ce nom et le 26 +septembre 1850 il la vit représentée sur la scène. La critique fut +sévère. Et pourtant un éloge bien pesé et sincère est souvent plus utile +à une nature délicate que la plus juste des critiques.</p> + +<p>En 1851 Ibsen, Bjornstjerne-Bjornson et Vinje entreprirent, avec un +programme très libéral, la publication d'une revue hebdomadaire: +<i>Andrimmer</i> qui disparut au bout de neuf mois. C'est dans cette revue +que furent publiées les premières poésies d'Henrik Ibsen, une épopée: +<i>Helge Hundingsbane</i> et une pièce satirique <i>Norma</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span></p> + +<p> +<span style="margin-left: 2em;">«Je me rappelle si nettement, comme si cela venait de s'accomplir,</span><br /> +<span style="margin-left: 2em;">Le soir où je vis dans la feuille mes premiers vers imprimés,</span><br /> +<span style="margin-left: 2em;">Assis dans ma tannière, lançant des spirales de fumée,</span><br /> +<span style="margin-left: 2em;">Je rêvais, je songeais, joyeux dans mon bonheur».<a name="FNanchor_2_22" id="FNanchor_2_22"></a><a href="#Footnote_2_22" class="fnanchor">[2]</a></span><br /> +</p> + +<p>La même année le jeune dramaturge fut nommé régisseur général du théâtre +de Bergen qui venait d'être fondé par Ole Bull, célèbre violoniste +norvégien. Il occupa cette place jusqu'en 1857 et devint alors directeur +du théâtre de Christiania qui fit faillite en 1862. C'est Bjornson qui +le remplaça à Bergen.</p> + +<p>Egalement en 1857, Ibsen épousa Susanne Daae Thoresen, fille du pasteur +de Bergen et de madame Magdalena Thoresen, femme de lettres, d'origine +danoise, dont les ouvrages sont très connus en Scandinavie, notamment +<i>Studenten</i> (Etudiants) et un grand drame <i>Kristtoffer Valkendorff</i>.</p> + +<p>Ce fut un mariage d'inclination. L'auteur de la <i>Comédie de l'Amour</i> +aima comme on aime quand on n'aime qu'une seule fois, et d'un sentiment +dont n'est capable qu'une grande âme.</p> + +<p>Madame Henrik Ibsen est une femme supérieure. Elle prend à l'oeuvre de +son mari un très grand intérêt et elle y est pour beaucoup. C'est elle +qui inspire la création de ces femmes fortes et indépendantes qui +peuplent les pièces d'Ibsen. Elle est la première personne à laquelle +son mari communique<span class='pagenum'><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span> ses pensées et lit ses drames. Elle aime à les +discuter. Le grand dramaturge a compris combien il gagne à laisser la +parole libre à sa compagne et il lui en sait gré. Dans son volume de +poésies, <i>Digte,</i> on trouve des vers que ses intimes savent être dédiés +à sa femme: «Elle est la vestale qui entretient dans mon âme le feu +sacré jamais éteint. Et c'est parce qu'elle ne veut point être remerciée +que je lui dédie ces vers, et je lui dis: Merci.»</p> + +<p>On éprouve un grand plaisir à entendre madame Ibsen parler de l'oeuvre +de son mari. Avec sa forte intelligence, sa compréhension parfaite, sa +sympathie fervente et enthousiaste, elle en est le juge et le +commentateur le plus clairvoyant.</p> + +<p>Elle n'est pas jolie, mais ses grands yeux noirs rayonnent de bonté et +sa voix de contralto est douce et caressante. On raconte qu'Henrik Ibsen +dit jadis de sa fiancée: «Elle n'est pas jolie, mais intelligente et +gaie.»</p> + +<p>Madame Ibsen était dans sa jeunesse une très intrépide touriste. Elle +est d'une modestie fière et indépendante. Elle se soustrait avec +beaucoup de discrétion aux triomphes de son mari et le laisse seul +cueillir ses lauriers.</p> + +<p>Leur unique fils, M. Sigurd Ibsen, a passé la plus grande partie de sa +vie à l'étranger auprès de ses parents. Il y a à peine trois ans il a +été question de créer pour lui à l'Université de Christiania une chaire +de sociologie, mais le conseil de l'Université déclina ce projet ce qui +causa au vieux poète beaucoup de chagrin. M. Sigurd Ibsen a épousé la +fille aînée de Bjornson. Cette union de leurs enfants a rapproché un +peu, après une longue séparation, les deux<span class='pagenum'><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span> grands écrivains norvégiens. +Mais la forte amitié qui les liait, il y a vingt-cinq ans, est brisée; +il n'y a plus un seul point important sur lequel ils sentent et pensent +de même. Leurs idées sont complètement opposées non seulement sur la +politique mais aussi sur certaines questions scientifiques.</p> + +<p>Comme madame Tolstoï, c'est madame Ibsen qui s'occupe du côté matériel +des oeuvres de son mari. «Les philosophes font souvent abstraction, non +pas seulement d'intérêts immédiats, mais de tout intérêt réel; au lieu +que les femmes, toujours placées au point de vue pratique, deviennent +très rarement des rêveurs spéculatifs et n'oublient guère qu'il s'agit +d'êtres réels, de leur bonheur ou de leurs souffrances.»<a name="FNanchor_3_23" id="FNanchor_3_23"></a><a href="#Footnote_3_23" class="fnanchor">[3]</a></p> + + + +<h3>III</h3> + +<p>Christiania, à l'époque où Ibsen prit la direction du théâtre, était une +petite ville avec toutes ses mesquineries.</p> + +<p>«Christiania, le plus assommant et mesquin de tout ce qui est assommant +et mesquin; Christiania, la cité sans style, un trou de petite ville +sans l'intimité d'une petite ville, une capitale sans la vie d'une +grande ville. Partout, un prosaïsme sans espérance: rien que la banalité +la plus usée et la plus pénible.»<a name="FNanchor_4_24" id="FNanchor_4_24"></a><a href="#Footnote_4_24" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<p>Le conflit entre les partis et les classes différentes de la société y +est encore aujourd'hui très aigu.</p> + +<p>Nous sommes dans un pays où chacun a son titre, <span class='pagenum'><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span>où l'on ne s'adresse à +personne sans lui dire «Monsieur le professeur», «Monsieur le docteur», +«Monsieur le négociant».<a name="FNanchor_5_25" id="FNanchor_5_25"></a><a href="#Footnote_5_25" class="fnanchor">[5]</a></p> + +<p>En aucun lieu du monde on n'est enveloppé autant qu'ici de la froide +austérité luthérienne. «Il y a en Norvège, dit Bjornson<a name="FNanchor_6_26" id="FNanchor_6_26"></a><a href="#Footnote_6_26" class="fnanchor">[6]</a>, plus de +Thorbjoern<a name="FNanchor_7_27" id="FNanchor_7_27"></a><a href="#Footnote_7_27" class="fnanchor">[7]</a> que de Arne<a name="FNanchor_8_28" id="FNanchor_8_28"></a><a href="#Footnote_8_28" class="fnanchor">[8]</a>.»</p> + +<p>Les allures libres d'Ibsen, son caractère toujours en révolte lui +valurent beaucoup d'ennemis. Sa pièce <i>la Comédie de l'Amour</i><a name="FNanchor_9_29" id="FNanchor_9_29"></a><a href="#Footnote_9_29" class="fnanchor">[9]</a> qui fut +représentée en 1863 fit un tapage considérable. N'étant pourtant qu'un +reflet exact des hypocrisies et des mensonges conventionnels de la +société, elle fut trouvée révoltante.</p> + +<p>«Les médiocres natures éprouvent toujours un sentiment de défiance et +d'effroi à côté des natures puissantes et originales, qu'elles sentent +bien devoir un jour leur échapper.»<a name="FNanchor_10_30" id="FNanchor_10_30"></a><a href="#Footnote_10_30" class="fnanchor">[10]</a></p> + +<p>Quand, suivant l'exemple de Bjornson et de Jonas Lie, Ibsen, dont la +situation matérielle était toujours précaire, demanda à la Chambre +norvégienne, le <i>Storthing</i>, le Subside, le <i>Digter gage</i>, que celle-ci +alloue aux écrivains de promesse, l'un des membres de la commission du +<i>Digter gage</i>, professeur à l'Université de Christiana, répondit que «ce +n'était pas le subside que méritait l'auteur de la <i>Comédie de l'Amour</i>, +mais une bastonnade.»</p> + +<p>Ce n'est que l'année suivante, avant de s'exiler,<span class='pagenum'><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span> qu'Ibsen obtint de la +Diète norvégienne le <i>Digter gage</i>.</p> + +<p>En 1864, lorsque éclata la guerre entre le Danemark et la Prusse, Ibsen +adressa un appel chaleureux à ses compatriotes, leur demandant d'aller +au secours d'un peuple-frère, mais la Suède et la Norvège refusèrent de +venir en aide au plus faible, elles le laissèrent démembrer par le plus +fort.</p> + +<p>Ce refus révolta le coeur généreux du poète, il quitta son pays natal, +il alla à Rome demander au soleil d'Italie un peu de répit pour son âme +rebelle....</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_21" id="Footnote_1_21"></a><a href="#FNanchor_1_21"><span class="label">[1]</span></a> La même année que Tolstoï.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_22" id="Footnote_2_22"></a><a href="#FNanchor_2_22"><span class="label">[2]</span></a> +Jeg mindes saa grant, som on idag det var hoendt<br /> +Den kveld jeg saa i bladet mit förste digt på prent.<br /> +Der sad jeg på min hybel og med dampende drag<br /> +Jeg rögte og jeg drömte i saligt selvbe hag.<br /> +<span style="margin-left: 11em;">(Henrik Ibsen, <i>Digte</i>,4.)</span><br /> +</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_23" id="Footnote_3_23"></a><a href="#FNanchor_3_23"><span class="label">[3]</span></a> J.-S. Mill. <i>Lettres inédites</i>, p. 240.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_24" id="Footnote_4_24"></a><a href="#FNanchor_4_24"><span class="label">[4]</span></a> Jonas Lie. <i>Arne Garborg</i>, 1893.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_25" id="Footnote_5_25"></a><a href="#FNanchor_5_25"><span class="label">[5]</span></a> Ibsen lui-même met encore actuellement sur ses cartes +de visite: «D<sup>r</sup>» et on ne l'appelle que <i>Herr Doctor.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_26" id="Footnote_6_26"></a><a href="#FNanchor_6_26"><span class="label">[6]</span></a> <i>Synnaeve Solbakken</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_27" id="Footnote_7_27"></a><a href="#FNanchor_7_27"><span class="label">[7]</span></a> Type de bourgeois rangé.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_28" id="Footnote_8_28"></a><a href="#FNanchor_8_28"><span class="label">[8]</span></a> Type de rêveur.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_29" id="Footnote_9_29"></a><a href="#FNanchor_9_29"><span class="label">[9]</span></a> <i>Kjaerlighedens Komedie</i>.</p></div> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span></p><div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_30" id="Footnote_10_30"></a><a href="#FNanchor_10_30"><span class="label">[10]</span></a> Renan. <i>L'Antéchrist</i>, p. 190.</p></div> + + + +<hr style="width: 45%;" /> +<h3><a name="CHAPITRE_II-I" id="CHAPITRE_II-I"></a>CHAPITRE II</h3> + +<div class="blockquot"><p>Ibsen à l'étranger: Italie, Allemagne. L'inauguration du +canal de Suez. Voyage sur le Nil. L'indifférence de la +Norvège envers son grand poète. Les souffrances morales +d'Ibsen. 1864-1891.</p></div> + + +<h3>I</h3> + +<p>C'est au mois de juin 1864 qu'Henrik Ibsen arriva à Rome. Madame Ibsen +et son fils l'y rejoignirent l'année suivante. La ville éternelle eut +sur l'exilé norvégien une grande influence. «Rome charme par l'intérêt +qu'elle inspire, en excitant à penser. On jouit à Rome d'une existence à +la fois solitaire et animée qui développe en nous tout ce que le ciel y +a mis.»<a name="FNanchor_1_31" id="FNanchor_1_31"></a><a href="#Footnote_1_31" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>Les gigantesques débris d'un monde brisé nous font comprendre la vanité +de l'homme et la grandeur de la pensée; on se sent en communication avec +l'infini, avec l'humanité entière. Le poète révolté du nord visita la +vieille république de Florence, ce véritable berceau et foyer de la +Renaissance, pays d'illustres exilés, spoliés, décapités, de +Michel-Ange, de Machiavel, de Léonard de Vinci, de Dante, ce poète +souverain, ce roi des chants sublimes, qui,<span class='pagenum'><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span> comme un aigle plane sur la +tête des autres poètes.<a name="FNanchor_2_32" id="FNanchor_2_32"></a><a href="#Footnote_2_32" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<p>Ibsen vit Arezzo, la patrie de Pétrarque; il admira la belle cathédrale +de Milan, cette montagne de marbre blanc, sculptée, ciselée, découpée à +jour, d'un symbolisme divin! Il vit Venise, la ville du silence, et la +morne Pise, frappée de la terrible malédiction de Dante:</p> + +<p> +<span style="margin-left: 5em;">Ahi Pisa, vituperio delle genti.<a name="FNanchor_3_33" id="FNanchor_3_33"></a><a href="#Footnote_3_33" class="fnanchor">[3]</a></span><br /> +</p> + +<p>Le lac de Lugano, ce golfe resserré entre deux monts rappelait au poète +Scandinave un de ces fjords allongés dont sont déchiquetées les côtes de +son pays natal. A Gênes, il aimait marcher par la route fleurie de la +<i>Corniche</i>, qui, pleine d'orangers en fleurs, de cédrats, de palmiers, +suit le contour de la rive; au-dessous de soi, à des milliers de pieds, +on voit la mer, la mer immense, qui semble une surface bleue immobile, +mais qu'on sent animée et vers laquelle se porte incessamment le regard +comme vers tout ce qui décèle la vie, la vie que l'homme aspire, la vie +éternelle!</p> + +<p>C'est là qu'Ibsen comprit que, «le monde est, d'un bout à l'autre, une +vision extraordinaire, et qu'il faut être aveugle pour n'en être pas +ébloui.»<a name="FNanchor_4_34" id="FNanchor_4_34"></a><a href="#Footnote_4_34" class="fnanchor">[4]</a> Mais c'est surtout dans la grandeur triste de Rome qu'il se +retrouvait lui-même. Rome établit un accord harmonieux entre la majesté +des ruines du passé et<span class='pagenum'><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span> celle de l'avenir de l'âme humaine. Et, dans le +silence pur de la lumière d'Italie, Ibsen écrivit <i>Brand</i><a name="FNanchor_5_35" id="FNanchor_5_35"></a><a href="#Footnote_5_35" class="fnanchor">[5]</a>, en 1866, +après plusieurs drames romantiques, alors que les révoltes grondaient +dans son coeur; puis, en 1867, <i>Peer Gynt</i>, qui aspire déjà vers des +temps plus doux.</p> + +<p>Henrik Ibsen resta en Italie jusqu'en 1868; il en emporta avec lui, pour +toujours, l'amour de la nature et des arts.</p> + +<p>De l'Italie, il alla à Munich, à Dresde, à Berlin.</p> + + + +<h3>II</h3> + +<p>Rien de plus intéressant que le mouvement intellectuel de ces années, en +Europe. Des hommes supérieurs parlent, écrivent et donnent aux esprits +une impulsion merveilleuse; le champ des idées est profondément remué; +de grandes doctrines se formulent, de graves polémiques se soulèvent et +rarement on vit une époque où le mouvement fût plus ardent, plus agité, +plus rempli de promesses et d'espérances.</p> + +<p>Les pensées d'Ibsen s'élargirent de plus en plus et son esprit s'ouvrit +à la contemplation de l'Univers. L'exil est une bonne école pour les +âmes fortes et conscientes, il leur enseigne la valeur morale du<span class='pagenum'><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span> +précepte de Socrate: «Connais-toi toi-même»; il leur apprend aussi à +comprendre les autres.</p> + +<p>Partout Ibsen demeurait un observateur fidèle de la vie et des moeurs, +et partout il vivait solitaire, isolé au milieu de ce monde souvent trop +sociable. Son âme sensitive de poète lui disait que la poésie du silence +est plus morale que levain bruit.</p> + +<p>Et son oeuvre augmente toujours.... En 1869, il écrit l'<i>Union des +jeunes</i>. La même année Charles XV le nomme délégué à l'inauguration du +canal de Suez.</p> + +<p>Après les fêtes de Port-Saïd, il fit un voyage de six semaines sur le +Nil et retourna à l'étranger, à Munich. Car la Norvège lui resta froide. +«La masse, la foule, la médiocrité, ne comprend pas les isolés, les +élus.»<a name="FNanchor_6_36" id="FNanchor_6_36"></a><a href="#Footnote_6_36" class="fnanchor">[6]</a></p> + +<p>Et pourtant l'influence d'Ibsen grandit déjà.<a name="FNanchor_7_37" id="FNanchor_7_37"></a><a href="#Footnote_7_37" class="fnanchor">[7]</a> Certains hommes ignorés +de la foule exercent en réalité dans la vie une plus grande influence +que ceux dont la popularité est la plus bruyante. Mais la vaine attente +de l'approbation de ses compatriotes aigrit son âme; dans sa fière +misère il reconnaissait vivement l'injustice commise envers lui par les +norvégiens. «Rien n'est plus amer que d'être incompris!» dit +Jean-Gabriel Borckman, l'un des personnages de sa pièce du même nom.<span class='pagenum'><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span></p> + +<p>Le poète cependant ne laisse pas libre cours à sa plainte. Les succès +faciles des médiocres le font sourire. Lent, mais tenace, il écrit livre +sur livre. Les hommes vraiment progressifs s'avancent sans fracas, mais +avec de la suite et de la continuité. A celle marque se reconnaît le +génie qui, lorsqu'il le veut, plie à son obéissance les obstacles mêmes +qui semblent devoir l'entraver. «La vocation, dit Brand<a name="FNanchor_8_38" id="FNanchor_8_38"></a><a href="#Footnote_8_38" class="fnanchor">[8]</a>, est un +torrent qu'on ne peut refouler, ni barrer, ni contredire. Il s'ouvrira +toujours un passage vers l'Océan.»</p> + +<p>Les foudres du clergé et de la cour n'empêchaient guère Descartes de +chercher sa <i>Méthode</i>. La petite Hollande était fière de lui offrir +l'hospitalité.</p> + +<p>Les esprits supérieurs suivent les traces glorieuses de leurs +devanciers, ils savent que les maîtres les plus illustres de la Pensée +ont souvent connu et la tristesse de l'exil et la raillerie des méchants +et même les horreurs de la faim.... Leur âme s'imprègne d'une tristesse +amère, mais elle demeure douce et grande, toujours et quand même. La +souffrance vivante vaut mieux que le repos sans vie. Un sourire +d'incrédulité dédaigneuse est leur seule réponse à toutes les +petitesses, à toutes les flatteries.</p> + +<p>«L'homme de génie ose seul contempler sans pâlir le visage étrange des +siècles, défier le temps, raidir contre le flot intarissable de l'oubli +une poitrine libre, et attester devant le jugement des ténèbres, debout +sur d'innombrables cercueils, la noblesse réelle de l'humanité.»<a name="FNanchor_9_39" id="FNanchor_9_39"></a><a href="#Footnote_9_39" class="fnanchor">[9]</a><span class='pagenum'><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span></p> + +<p>Le génie ne tâtonne pas, mais embrassant tout d'un coup d'oeil, il va +droit au but, qu'il poursuit avec fermeté, et se rit des sarcasmes de la +foule qui ne comprend rien à ses oeuvres.</p> + +<p>Ibsen erra d'une ville à l'autre, toujours plein d'amertume contre ses +compatriotes et plein de tendresse pour son pays. Jamais on ne sent +mieux combien une chose nous est chère que lorsqu'on se trouve loin +d'elle. On songe plus au sol natal quand on ne voit pas son vague +horizon; on songe à ses blés mouvants, à ses vertes prairies ou à ses +montagnes neigeuses, et plus encore à ses tristesses et à ses douleurs, +car on participe mieux à ses souffrances qu'à ses joies; on a toujours +les mêmes regrets et pas toujours les mêmes espérances.</p> + +<p>Pour bien comprendre et pour bien aimer son pays, il faut souvent en +franchir la frontière. Enivré de tristesse et tourmenté de doute, on +passe, morne et silencieux. On cherche l'oubli sous le ruissellement +intense du soleil étranger; souvent, assoiffé de tendresse, de justice, +d'idéal, on oublie la haine et, dans le frisson d'un soir de printemps +ou dans les rayons pâles de l'aurore, on rêve aux cieux lointains.</p> + +<p>Pendant son exil volontaire de vingt-cinq ans, Ibsen ne cessa de +demeurer un spectateur attentif de la vie norvégienne. Sa langue resta +très pure; on peut en dire ce que Georges Brandès<a name="FNanchor_10_40" id="FNanchor_10_40"></a><a href="#Footnote_10_40" class="fnanchor">[10]</a> dit de celle de +son compatriote Jacobsen: nul avant lui, n'a su peindre ainsi avec des +mots. «Négliger le style, ce n'est pas aimer assez les idées qu'on veut +faire<span class='pagenum'><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span> adopter aux autres»,<a name="FNanchor_11_41" id="FNanchor_11_41"></a><a href="#Footnote_11_41" class="fnanchor">[11]</a> et c'est là le plus grand désir d'Ibsen. +Même dans ses poésies, qui sont très admirées en Scandinavie, une pensée +profonde est mêlée à un lyrisme sensitif. Loin de la foule, loin des +masses, il cultive sa pensée, il cisèle son style. S'il veut faire +adopter ses idées aux autres, il garde religieusement son <i>moi</i>. +«Il est une chose qu'on ne peut sacrifier: c'est son <i>moi</i>, son être +intérieur.»<a name="FNanchor_12_42" id="FNanchor_12_42"></a><a href="#Footnote_12_42" class="fnanchor">[12]</a> La popularité, il la dédaigne. La popularité! que de +gens s'imaginent qu'elle est le couronnement de la gloire! Ils oublient +que la foule ne suit et n'acclame que ceux qui caressent ses passions, +ses colères, ses erreurs! Les hommes forts ne cherchent ni popularité ni +gloire, ils ne cherchent à rivaliser ni avec les uns ni avec les autres. +Ils se créent à eux-mêmes un vaste domaine où ils se trouvent à la fois +le premier venu et le roi. Ils découvrent et révèlent tout un monde de +beautés inconnues et variées à l'infini dans la pensée, dans le +sentiment, dans l'image, dans le contraste des ombres et de la lumière.</p> + +<p>«Le bruit de la foule m'épouvante, dit Ibsen, je veux préserver mes +vêtements de la boue des rues; c'est en habits de fête que je veux +attendre l'aurore de l'avenir.»<a name="FNanchor_13_43" id="FNanchor_13_43"></a><a href="#Footnote_13_43" class="fnanchor">[13]</a></p> + +<p>Et cette aurore est déjà arrivée, car «tout cède à la continuité d'un +sentiment énergique. Chaque rêve finit par trouver sa forme; il y a des +ondes pour <span class='pagenum'><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>toutes les soifs, de l'amour pour tous les coeurs.»<a name="FNanchor_14_44" id="FNanchor_14_44"></a><a href="#Footnote_14_44" class="fnanchor">[14]</a> Le +souffle généreux de l'humanité pensante finit toujours par dissiper les +noirs nuages; les esprits libres finissent toujours par reconnaître leur +erreur.</p> + +<p>«L'homme, dit Pascal, n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, +mais c'est un roseau pensant.» Le solitaire de Port-Royal aurait pu +ajouter <i>et rayonnant,</i> car un homme qui pense a ceci de singulier qu'il +<i>rayonne</i>. Son éclatant relief le fait sortir de l'ombre et le fait +distinguer non seulement de la foule, mais des autres princes de la +pensée dont les noms deviennent des symboles.</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_31" id="Footnote_1_31"></a><a href="#FNanchor_1_31"><span class="label">[1]</span></a> Madame de Staël.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_32" id="Footnote_2_32"></a><a href="#FNanchor_2_32"><span class="label">[2]</span></a><br /> +<span style="margin-left: 4.5em;">Poeta sovrano,</span><br /> +Di quel signor dell'altissimo canto,<br /> +Che sovra gli altri, com' aquila, vola.<br /> +</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_33" id="Footnote_3_33"></a><a href="#FNanchor_3_33"><span class="label">[3]</span></a> Pise, opprobre des nations.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_34" id="Footnote_4_34"></a><a href="#FNanchor_4_34"><span class="label">[4]</span></a> E. Renan. <i>Dialogues philosophiques</i>, p. 109.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_35" id="Footnote_5_35"></a><a href="#FNanchor_5_35"><span class="label">[5]</span></a> Dans les vieux carnets du cercle scandinave, à Rome, on +peut lire la vive polémique qui exista un certain temps entre Ibsen et +Bjornson relativement aux questions d'art. On découvre dans ces carnets +un détail très curieux. L'écriture d'Ibsen qui fut jusqu'en 1866 d'une +forme assez courante est devenue à partir de cette époque très +caractéristique et très personnelle.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_36" id="Footnote_6_36"></a><a href="#FNanchor_6_36"><span class="label">[6]</span></a> Ibsen. <i>John-Gabriel Borckman</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_37" id="Footnote_7_37"></a><a href="#FNanchor_7_37"><span class="label">[7]</span></a> M. A. Antoine, directeur du <i>Théâtre libre</i> a, le premier, +en France, joué <i>Ibsen</i>; et cela, à l'instigation de M. Emile Zola qui +lui signala les <i>Revenants</i>. Surviennent ensuite les représentations du +théâtre de l'<i>Oeuvre</i>(Lugné-Poë) et les traductions de MM. de Prozor, +de Colleville et de Zepelin, Trigaut-Geneste, Bertrand et de Nevers, de +Casanove, Chenevière et Johansen, traductions que nous avons consultées +pour cet ouvrage (voir <i>Bibliographie</i>, p. 175).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_38" id="Footnote_8_38"></a><a href="#FNanchor_8_38"><span class="label">[8]</span></a> Pièce d'Ibsen.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_39" id="Footnote_9_39"></a><a href="#FNanchor_9_39"><span class="label">[9]</span></a> Camille Mauclair. Conférence faite au théâtre de l'Oeuvre, +le 3 avril 1894.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_40" id="Footnote_10_40"></a><a href="#FNanchor_10_40"><span class="label">[10]</span></a> <i>Det modern Gjennembruds maend</i>. Copenhague, 1891.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_41" id="Footnote_11_41"></a><a href="#FNanchor_11_41"><span class="label">[11]</span></a> P.-J. Bérenger. <i>Correspondance</i>, t. II, p. 334.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_42" id="Footnote_12_42"></a><a href="#FNanchor_12_42"><span class="label">[12]</span></a> <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_43" id="Footnote_13_43"></a><a href="#FNanchor_13_43"><span class="label">[13]</span></a> Poésies.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_44" id="Footnote_14_44"></a><a href="#FNanchor_14_44"><span class="label">[14]</span></a> Flaubert. <i>Correspondance</i>, t. III, p. 73.<span class='pagenum'><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 45%;" /> +<h3><a name="CHAPITRE_III-I" id="CHAPITRE_III-I"></a>CHAPITRE III</h3> + +<div class="blockquot"><p>Le retour d'Ibsen en Norvège.—Son jubilé.—Sa vie +actuelle. 1891-1900.</p></div> + + +<h3>I</h3> + +<p>En 1891, Ibsen retourna en Norvège et son retour fut pour lui un +triomphe. Il fut heureux de revoir le paysage baigné de cette +incomparable lumière du Nord, tout à la fois si virginale et si ardente, +et les chaînes de collines intérieures, à peine élevées de quelques +centaines de mètres, et cependant couronnées par la neige, comme si +elles atteignaient l'altitude des sommets de la Suisse; il fut heureux +de revoir le magnifique panorama sur le fjord de Christiania, parsemé +d'îles boisées, égayé par le mouvement continuel de vaisseaux qui vont +se perdre au loin, derrière de grandes montagnes toutes bleues.</p> + +<p>Le voilà revenu de l'exil, le vieux poète! Il touche du pied le sol +sacré du pays aimé; et l'espérance emplit son âme. Moment délicieux!</p> + +<p> +<span style="margin-left: 5em;">S'il est des jours amers, il en est de si doux!<a name="FNanchor_15_45" id="FNanchor_15_45"></a><a href="#Footnote_15_45" class="fnanchor">[15]</a></span><br /> +</p> + +<p>Tous les soucis, tous les chagrins, dont s'enfle si<span class='pagenum'><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span> souvent notre +coeur, tout s'oublie; on sourit à tous ... et l'on reste <i>soi-même</i>.</p> + +<p>«Place au soleil, place partout à qui veut être vraiment soi-même!»<a name="FNanchor_1_46" id="FNanchor_1_46"></a><a href="#Footnote_1_46" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>Au mois de mars 1898, la Scandinavie entière fêta la soixante-dixième +année d'Henrik Ibsen<a name="FNanchor_2_47" id="FNanchor_2_47"></a><a href="#Footnote_2_47" class="fnanchor">[2]</a>. Le monde officiel, les penseurs, les hommes de +lettres, la foule, tous s'entendirent dans le même sentiment ému. Et le +héros de la fête,—connaissant les doux plaisirs de la Pensée, «qui, +loin de se borner au moment, promettent des jouissances +continuelles,»<a name="FNanchor_3_48" id="FNanchor_3_48"></a><a href="#Footnote_3_48" class="fnanchor">[3]</a> demeurait silencieux parmi ces acclamations +d'enthousiasme. Les blessures de jadis lui étaient trop chères pour +qu'il les oubliât; il y a des blessures qui compensent toutes les +amertumes.</p> + +<p>Grand-croix de Saint-Olaf, il songea au cabinet noir de son enfance, à +l'église de sa petite ville natale, aux dures époques de la vie où ses +pièces évoquèrent des colères et des indignations; et les hommages +presque religieux d'aujourd'hui de ses concitoyens amenèrent sur sa +bouche un sourire amer. «Je n'ai point d'illusion sur les hommes, +pensait-il, et, pour ne les point haïr, je les méprise.»<a name="FNanchor_4_49" id="FNanchor_4_49"></a><a href="#Footnote_4_49" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<p>Les hommes qui ont abrité leur liberté dans le<span class='pagenum'><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span> monde intérieur<a name="FNanchor_5_50" id="FNanchor_5_50"></a><a href="#Footnote_5_50" class="fnanchor">[5]</a>, +doivent aussi vivre dans le monde extérieur, se montrer, se laisser +voir; la naissance, la résidence, l'éducation, la patrie, le hasard, +l'indiscrétion du prochain, les rattachent par mille liens aux autres +hommes; on suppose chez eux une foule d'opinions, tout simplement parce +qu'elles sont les opinions régnantes; toute mine qui n'est pas une +négation passe pour un assentiment; tout geste qui ne détruit pas est +interprété comme une approbation. Ils savent, ces solitaires, ces +affranchis de l'esprit, que toujours sur quelque point ils paraissent +autre chose que ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent rien autre +chose que vérité et franchise, ils sont environnés d'un réseau de +malentendus, et, leur intense désir de sincérité ne peut empêcher que +sur toute leur activité il ne se pose comme un brouillard d'opinions +fausses, de compromis, de demi-concessions, de silences complaisants, +d'interprétations erronées. Et un nuage de mélancolie s'amasse sur leur +front, car cette nécessité de «paraître», de telles natures la haïssent +plus que la mort.</p> + + + +<h3>II</h3> + +<p>Ibsen s'est établi à Christiania où il vit toujours +taciturne, isolé. Il regarde, il observe, et comme +<span class='pagenum'><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>Michel-Ange qu'il aime tant, il «apprend» toujours.<a name="FNanchor_6_51" id="FNanchor_6_51"></a><a href="#Footnote_6_51" class="fnanchor">[6]</a> +Le vrai sage, le sage du Stoïcisme n'a ni amis, ni +famille, ni patrie; il se met sans trop de peine en +dehors de l'humanité. C'est une sorte de cruauté +héroïque envers soi-même et envers les autres. +Certes, «on peut être indépendant sans devenir sauvage, +et l'on peut diminuer le nombre de ses liens +pour rendre d'autant plus solides et plus étroits +ceux qu'on choisit et qu'on garde<a name="FNanchor_7_52" id="FNanchor_7_52"></a><a href="#Footnote_7_52" class="fnanchor">[7]</a>». La solitude est +une force dont il ne faut pas abuser. L'auteur de +<i>Peer Gynt</i> est taciturne, mais il n'est point sauvage. +Il demeure toujours isolé de la foule, mais pas de +sa famille. Père et époux, il prouve que l'unité +sociale n'est pas l'Individu, mais la Famille.</p> + +<p>Le penseur norvégien vit très modestement; il +aime beaucoup la peinture; sa salle à manger et son +salon sont ornés de plusieurs toiles de grande valeur +artistique. Il lit fort peu, il n'y a point de livres dans +son cabinet de travail.</p> + +<p>Lorsqu'on le voit une fois, à Karl-Johansgade ou +se rendant au Grand-Hôtel lire les journaux,—on +ne l'oublie plus. D'une taille petite, trapu, avec un +beau visage encadré par d'épais cheveux blancs, des +favoris et un collier de barbe, il a le menton et +les lèvres rasés. Ses yeux ronds, cachés derrière +d'épaisses bésicles, s'enfoncent dans ses sourcils +énormes. L'ensemble est expressif, puissant et fin; +on y voit se réfléter les deux idées-forces de sa vie +et de son oeuvre: la <i>Volonté</i> et le <i>Moi intérieur</i><span class='pagenum'><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span> +enveloppés d'un calme doux et serein. Et l'on comprend +les paroles que le poète a mises dans la +bouche de Maximos<a name="FNanchor_8_53" id="FNanchor_8_53"></a><a href="#Footnote_8_53" class="fnanchor">[8]</a>: «Victoire et lumière sur celui +qui veut!» et l'on comprend comment ce coeur pur, +brûlant d'amour pour le genre humain, pour la +liberté et la justice, a pu créer la figure terrible et +sublime de Brand dont la devise est: Tout ou rien! +«Quand tu donnerais tout, dit-il, à la réserve de ta +vie, sache que tu n'aurais rien donné.»</p> + +<p>Ses oeuvres attaquent et ruinent les lois morales +et l'ordre social. Elles sont l'objet des critiques les +plus vives et les plus passionnées, et Ibsen continue +sa vie tranquille, dans sa retraite familiale; il +ferme les yeux et les oreilles aux spectacles et aux +bruits du monde extérieur.</p> + +<p>Telle est l'éternelle loi des contrastes.</p> + +<p>Horace, qui chantait le vin, ne buvait que de +l'eau. Épicure, qui professait le culte des plaisirs, +vivait en ascète.</p> + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_45" id="Footnote_15_45"></a><a href="#FNanchor_15_45"><span class="label">[15]</span></a> André Chénier. <i>Jeune captive</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_46" id="Footnote_1_46"></a><a href="#FNanchor_1_46"><span class="label">[1]</span></a> <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_47" id="Footnote_2_47"></a><a href="#FNanchor_2_47"><span class="label">[2]</span></a> Voici le programme des fêtes qui commencèrent à Christiania +pour finir à Copenhague: le 20 mars, représentation de gala; le 21, +banquet où assistèrent tous les ministres et grands dignitaires; le 22, +fête populaire, et, au théâtre royal de Copenhague, une représentation +de gala en présence d'Ibsen; le 24, banquet officiel, etc.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_48" id="Footnote_3_48"></a><a href="#FNanchor_3_48"><span class="label">[3]</span></a> Socrate. <i>Mémoires</i>, liv. I, ch. vi.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_49" id="Footnote_4_49"></a><a href="#FNanchor_4_49"><span class="label">[4]</span></a> Anatole France. <i>L'abbé Coignard</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_50" id="Footnote_5_50"></a><a href="#FNanchor_5_50"><span class="label">[5]</span></a> Nietzsche. <i>Oeuvres</i>, I, 404 et suiv. <i>Fragments</i> choisis +par Lichtenberger, p. 17 (Paris, P. Alcan).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_51" id="Footnote_6_51"></a><a href="#FNanchor_6_51"><span class="label">[6]</span></a> Michel-Ange à quatre-vingts ans est rencontré un jour par +un de ses amis qui lui demande où il va; il lui répond ces paroles +admirables dans la bouche d'un tel maître; «Je vais apprendre.» +Lui, qui aurait tant pu apprendre aux autres, il allait en effet étudier +l'anatomie chez un médecin célèbre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_52" id="Footnote_7_52"></a><a href="#FNanchor_7_52"><span class="label">[7]</span></a> Barthélémy Saint-Hilaire. <i>Morale d'Aristote</i>, t. I. +Préface, p. ccxliii.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_53" id="Footnote_8_53"></a><a href="#FNanchor_8_53"><span class="label">[8]</span></a> <i>L'Empereur et Galiléen</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span></p></div> + + + +<hr style="width: 45%;" /> +<h3><a name="CHAPITRE_IV-I" id="CHAPITRE_IV-I"></a>CHAPITRE IV</h3> + +<h3>IBSEN, HOMME ET PENSEUR</h3> + + +<p>Comme homme, Ibsen est bien le fils de la Norvège. Le peuple norvégien, +très peu expansif, offre moins de prise à l'observation qu'un autre. On +lui donne des défauts et des qualités qu'il n'a pas; souvent ceux qu'on +lui attribue sont l'exact contraire de ceux qu'il a réellement. La +Norvège est le pays des contrastes. Son caractère unique, spécial, est +de grouper à quelques toises de distance, les phénomènes les moins +habitués à se trouver ensemble. On y voit le sapin des cimes se marier +au noyer ami des plaines, les blocs du glacier et le gazon de la prairie +échanger, à quelques pas du fjord, un baiser fraternel.</p> + +<p>La lutte constante avec la nature a amené le norvégien à s'identifier +avec elle, à se plier à ses exigences. La pauvreté du sol lui a imposé +le goût des réalités, et la majesté des rochers, la fraîcheur +frémissante du fjord, le soleil de minuit à demi voilé par de légers +flocons errants dans le ciel, lui ont appris la douceur du rêve....</p> + +<p>Le paysan enseigne à ses enfants à se rendre utiles de très bonne heure. +L'exemple des parents et les dures nécessités de l'existence rurale les +rendent<span class='pagenum'><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span> appliqués et graves; les enfants sont sérieux. Les hommes +paraissent lourds, mais c'est une lourdeur apparente qui vient plutôt de +la réflexion. Aucun aubergiste ne se présente, en Norvège, souriant au +voyageur. Le Norvégien est poli, sans servilité; dans toutes les +circonstances de la vie, il sait garder sa dignité. Si l'horizon +physique lui est éternellement fermé, si les blocs de granit, qui de +toutes parts enserrent le regard des Norvégiens, pèsent sur leur vie, +leur horizon intellectuel est large et leur âme morale est rarement +prisonnière,—je parle de ceux qui se sont débarrassés des hypocrisies +conventionnelles de la société: Brand, Rosmer, D<sup>r</sup> Stockmann, +Nora, Hélène Alving, Held Wengel et beaucoup d'autres.<a name="FNanchor_1_54" id="FNanchor_1_54"></a><a href="#Footnote_1_54" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>Mais les meilleurs d'entre eux gardent encore des superstitions +extérieures. Ils croient sincèrement que si l'on peut apercevoir neuf +étoiles, neuf jours de suite, on est sûr de voir exaucé le voeu qu'on a +formé en les comptant.<a name="FNanchor_2_55" id="FNanchor_2_55"></a><a href="#Footnote_2_55" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<p>Les Norvégiens sont très confiants entre eux<a name="FNanchor_3_56" id="FNanchor_3_56"></a><a href="#Footnote_3_56" class="fnanchor">[3]</a> et vis-à-vis de +l'étranger, mais c'est une confiance digne; le Norvégien n'ouvre jamais +entièrement son âme. C'est par là qu'on peut expliquer le théâtre à demi +voilé d'Ibsen.</p> + +<p>Mais avant d'être norvégien, Ibsen reste <i>lui-même.</i> Les grands hommes +ont toujours été <i>quelqu'un</i> dans toute la force du terme; ils sont +<i>eux-mêmes</i><span class='pagenum'><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span> et plus vivants que personne; ils tirent plus des +profondeurs de leur âme que de tout ce qui les entoure; ils savent non +pas se subordonner aux choses extérieures, mais les subjuguer par leur +pensée, par leur volonté; ils dominent leur temps, ils s'imposent à la +postérité, par la réalité énergique, par la puissance et la souveraineté +de leur être individuel; d'autant plus utiles à connaître que leur +exemple nous apprend à devenir virils, à penser, à agir, à nous +affranchir de cette imitation servile de tous par chacun, qui est le +beau idéal des êtres les plus vulgaires.</p> + +<p>Comme poète et penseur, Henrik Ibsen n'appartient «à aucune nation, à +aucune institution, à aucun parti<a name="FNanchor_4_57" id="FNanchor_4_57"></a><a href="#Footnote_4_57" class="fnanchor">[4]</a>». Son théâtre ne vise pas +uniquement les moeurs de son pays, il vise toujours plus haut; ce n'est +pas l'âme norvégienne, c'est l'âme humaine qu'il dissèque.</p> + +<p>Il y a des hommes qui n'appartiennent pas seulement à la contrée dans +laquelle ils sont nés, à la nation dont ils font partie, mais au trésor +commun de l'humanité. Ces esprits d'élite ne sont pas seulement la +gloire de la France, de la Russie, de l'Allemagne ou de la Norvège, mais +du genre humain tout entier. Certes, ils apportent le cachet de leur +patrie, chacun représente avec ampleur ce qu'a de caractéristique sa +nationalité, souvent même ils deviennent comme un trait d'union entre +leurs concitoyens et le reste du monde, ils servent de lien entre le +peuple au milieu duquel ils sont nés et tout ce qu'il y a d'esprits +cultivés dans l'univers, mais<span class='pagenum'><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span> ils portent, ayant tout, en eux, le germe +du <i>Grand Tout</i> de la Terre qu'on nomme Humanité. Elargissant le domaine +du Beau et du Bien, reculant les limites de la Science et de l'Art, +ouvrant à la méditation de nouveaux problèmes et à l'admiration des +horizons nouveaux, ces esprits créateurs, qui font l'histoire +universelle, prouvent que la Pensée humaine n'a point de frontières, +qu'elle est infinie....</p> + +<p>Nous allons maintenant déterminer la philosophie du théâtre d'Henrik +Ibsen que nous diviserons en deux parties: partie négative: <i>La société +actuelle</i>; partie positive: <i>La société nouvelle</i>.</p> + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_54" id="Footnote_1_54"></a><a href="#FNanchor_1_54"><span class="label">[1]</span></a> Personnages des pièces d'Ibsen.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_55" id="Footnote_2_55"></a><a href="#FNanchor_2_55"><span class="label">[2]</span></a> Superstition norvégienne.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_56" id="Footnote_3_56"></a><a href="#FNanchor_3_56"><span class="label">[3]</span></a> A Christiana les tramways n'ont pas de conducteurs; le +voyageur met lui-même 10 öre, prix uniforme du parcours, dans une boîte +en verre, établie derrière le cocher.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_57" id="Footnote_4_57"></a><a href="#FNanchor_4_57"><span class="label">[4]</span></a> Georges Brandès.<span class='pagenum'><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span></p></div> + + + +<hr style='width: 65%;' /> + + + +<h2>PARTIE NEGATIVE</h2> + +<h2>LA SOCIÉTÉ ACTUELLE</h2> + +<hr style="width: 45%;" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_PREMIER-II" id="CHAPITRE_PREMIER-II"></a>CHAPITRE PREMIER</h3> + +<h3>LE CLERGÉ</h3> + + +<h3>I</h3> + +<p>Ibsen, dans son théâtre, fait le procès de la société actuelle, +il s'attaque à son organisation, à ses préjugés, il démasque les +conventions hypocrites de la morale sociale; il dissèque les grandes +fictions, grandioses en apparence, que les hommes considèrent comme leur +sauvegarde,—religion, autorité, mariage, famille. Tous les éléments, +toutes les classes y ont leurs représentants; nous y rencontrons nos +contemporains aux moeurs de philistins; les traits principaux de leurs +caractères nous dévoilent les mobiles de leur activité et les bases de +leur vie: la lâcheté et le mensonge.</p> + +<p>Le clergé occupe une place très large dans cette hiérarchie sociale. +Nous sommes dans un pays de protestantisme<a name="FNanchor_1_58" id="FNanchor_1_58"></a><a href="#Footnote_1_58" class="fnanchor">[1]</a>, mais les personnages +d'Ibsen nous<span class='pagenum'><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span> montrent que tous les prêtres se valent: «Chenilles ou +papillons, c'est toujours la même bête.»<a name="FNanchor_2_59" id="FNanchor_2_59"></a><a href="#Footnote_2_59" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<p>L'Eglise est partout conservatrice, elle s'obstine partout à placer son +idéal en arrière; cet idéal repose sur le dogme de l'infaillibilité, +c'est-à-dire de l'immobilité; elle est essentiellement rétrograde. Le +cléricalisme est partout une plaie dans laquelle il faut porter le fer +rouge. «Si le catholique fait un bambin du Héros Rédempteur, les +protestants en font un vieillard impotent tout près de tomber en +enfance. Si de tout le domaine de saint Pierre, ce qui reste au Pape, +c'est une double clef, les protestants n'enferment-ils pas, dans +l'enceinte d'une église, le royaume de Dieu, qui va du pôle au pôle? +Ils séparent la vie de la foi et de la doctrine. Aucun d'eux ne songe à +être. Leurs efforts, leurs idées ne tendent pas à vivre d'une vie pleine +et entière. Pour trébucher comme ils font, ils ont besoin d'un Dieu qui +les regarde entre ses doigts.»<a name="FNanchor_3_60" id="FNanchor_3_60"></a><a href="#Footnote_3_60" class="fnanchor">[3]</a></p> + +<p>Si la morale protestante est supérieure à celle des jésuites qui +enseigne, entre autres que «quand celui qui nous décrie devant des gens +d'honneur<span class='pagenum'><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span> continue, après l'avoir averti de cesser, il nous est permis +de le tuer, non pas véritablement en public, de peur de scandale, mais +en cachette, <i>sed clam</i>»<a name="FNanchor_4_61" id="FNanchor_4_61"></a><a href="#Footnote_4_61" class="fnanchor">[4]</a>, les pasteurs protestants ne considèrent +point la tolérance et l'humilité comme «des fleurs rares, aux parfums +subtils et pénétrants».</p> + +<p>Si la divergence des préceptes moraux des Eglises prouve qu'aucune ne +possède les véritables, la concordance de leurs bases et de leurs moyens +d'action prouve également qu'elles cherchent moins à répandre la justice +qu'à gagner le pouvoir sur les âmes de la foule. La religion n'est plus +qu'un prétexte, le but à atteindre, c'est la force sociale. «Prends la +lanterne de Diogène, Basile,—dit Jullien, l'un des personnages de +l'<i>Empereur et Galiléen</i><a name="FNanchor_5_62" id="FNanchor_5_62"></a><a href="#Footnote_5_62" class="fnanchor">[5]</a>,—éclaire cette nuit ténébreuse.... +Où est le christianisme?»</p> + +<p>Le christianisme primitif, proclamant à la fois l'unité de Dieu et +la fraternité humaine a fini par changer ses bases premières, il a +abandonné les petits et les humbles pour se mettre, au nom de Jésus +le Pauvre, au service des riches; c'est lui qui a établi deux morales, +celle du seigneur et celle de l'esclave, qui a divisé les hommes en +maîtres et parias. Il s'est éloigné des idées d'égalité et de justice, +il s'est avili devant le capital, il est arrivé à ce degré de +déconsidération et de dégradation où nous le voyons de nos jours. Le +christianisme est l'auteur de tous les crimes qui ont désolé l'humanité +depuis dix-neuf siècles. «La religion a de tout temps compris une morale +religieuse, consistant dans l'exécution<span class='pagenum'><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span> des ordres de la divinité, +seulement ces ordres n'étaient pas guidés par la règle du bien, mais par +le caprice ou l'intérêt de celle-ci, ce qui fait naître des conflits +graves et fréquents entre la morale psychologique et la morale +sociologique, autrement dit le droit. Celle-ci pour rester extérieure et +ne pas devenir inquisitoriale doit parfois se contenter de l'apparence +et arrive ainsi à des décisions qui blessent profondément l'équité.»<a name="FNanchor_6_63" id="FNanchor_6_63"></a><a href="#Footnote_6_63" class="fnanchor">[6]</a></p> + +<p>Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui se passe autour de nous +pour reconnaître que l'Eglise, que toutes les Eglises sont des foyers +d'exploitation et d'horreur. Partout les Eglises possèdent de vastes +domaines et d'immenses revenus, partout leurs privilèges les rattachent +à l'organisation politique. Elles sacrifient, pour de l'argent, tout +ce que la religion a de plus grand à des pratiques plus païennes que +chrétiennes. Les cérémonies religieuses sont des actes de féerie, où les +décors sont empruntés à toutes les choses du luxe moderne. Les mariages +et les enterrements religieux sont des scènes de l'opéra-bouffe avec +la différence que les prix sont plus élevés qu'au spectacle, car les +bénédictions et les malédictions de l'Eglise sont toujours payées. Au +nom du ciel, l'Eglise détruit tout ce qu'il y a d'humain sur la terre; +au nom de l'immortalité de l'âme et de la vie future, elle enlève à +l'homme le bonheur de la vie présente. C'est l'Eglise qui a appris aux +hommes que tout peut s'acheter, morale, conscience, même les places dans +un monde meilleur.<span class='pagenum'><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span></p> + +<p>«Que venez-vous faire à l'église? s'écrie Brand<a name="FNanchor_7_64" id="FNanchor_7_64"></a><a href="#Footnote_7_64" class="fnanchor">[7]</a> Le décor, le décor +seul vous attire, le chant de l'orgue, le sondes cloches, l'envie de +vous tremper dans la flamme d'une éloquence de haut parage, dont les +accents s'enflent ou baissent, qui déborde, tonne ou fouette selon +toutes les règles de l'art.»</p> + +<p>Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs +prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la +fantaisie crédule des hommes non encore arrivés au plein développement +et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. Le ciel +religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par +l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et +renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de +la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont +succédé dans la croyance humaine, n'est rien que le développement de +l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure que, +dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en +eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou +même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, +après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font +ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. +Grâce à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le +ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence +nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la +terre, devenait misérable.<span class='pagenum'><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span></p> + +<p>Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la +cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes +choses; le monde ne fut plus rien, elle fut tout, et l'homme, son vrai +créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant +elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave.</p> + +<p>Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la +vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme +est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la +mort. Dieu étant le maître, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver +par lui-même la justice, la vérité, il ne peut y arriver qu'au moyen +d'une révélation divine. Mais qui dit révélation dit révélateurs, +messies, prophètes, prêtres et législateurs, inspirés par Dieu même; et +ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la +terre, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même +pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un +pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et +illimitée, car, contre la raison divine, dit Bakounine<a name="FNanchor_8_65" id="FNanchor_8_65"></a><a href="#Footnote_8_65" class="fnanchor">[8]</a>, il n'y a +point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n'y a point +de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent +l'être aussi de l'Eglise, c'est-à-dire de ses représentants qui, pour +atteindre leur but, ne négligent aucun moyen. Serviteurs de Dieu, ils +deviennent aussi ceux des puissants de la terre. Le pasteur Manders<a name="FNanchor_9_66" id="FNanchor_9_66"></a><a href="#Footnote_9_66" class="fnanchor">[9]</a> +trouve<span class='pagenum'><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span> qu'on doit se rapporter dans la vie au jugement, aux opinions +autorisées des autres. «C'est un fait et cela est bien.» Que deviendrait +la société s'il en était autrement!</p> + +<p>—«Et qu'entendez-vous par les opinions des autres? demande-t-on au +pasteur Manders.</p> + +<p>—J'entends, répond celui-ci, les gens qui occupent une position assez +indépendante et assez influente pour qu'on ne puisse pas facilement +négliger leur manière de voir.» Pour le pasteur Manders l'opinion +publique est tout: «Nous ne devons pas, dit-il, nous livrer aux mauvais +jugements et nous n'avons nullement le droit de scandaliser l'opinion.»</p> + +<p>Le prêtre est l'ennemi de toute société qui désire le progrès et la +liberté. Il étouffe la morale naturelle pour assurer la domination de sa +caste. Il ne vit que par l'ignorance des masses, écrase la raison sous +la passivité de l'obéissance fataliste.</p> + +<div class="blockquot"><p>Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense; Notre +crédulité fait toute leur science.<a name="FNanchor_10_67" id="FNanchor_10_67"></a><a href="#Footnote_10_67" class="fnanchor">[10]</a></p></div> + +<p>Le pasteur Manders trouve qu'il faut, dans la vie, compter sur une +heureuse étoile, sur la protection spéciale d'en haut. Il s'agit, par +exemple, d'assurer contre l'incendie, un asile. Le pasteur Manders s'y +refuse. «On serait tout disposé à croire que nous n'avons pas confiance +dans les décrets de la Providence,» dit-il. Et lorsque cette protection +manque, lorsque l'asile est détruit par le feu, le pasteur Manders +déclare que c'est la «la main de Dieu pour <span class='pagenum'><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>punir les incrédules.»<a name="FNanchor_11_68" id="FNanchor_11_68"></a><a href="#Footnote_11_68" class="fnanchor">[11]</a></p> + +<p>L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice +humaines; elle est la négation la plus décisive de la liberté de l'homme +et aboutit nécessairement à l'esclavage, tant en théorie qu'en pratique.</p> + +<p>Le pasteur Manders reproche à M<sup>me</sup> Alving d'avoir été dominée +toute sa vie par une invincible confiance en elle-même, de n'avoir +jamais tendu qu'à l'affranchissement de tout joug et de toute loi, +de n'avoir jamais voulu supporter une chaîne quelle qu'elle fût. La +révolte?—Jamais! «Notre devoir consiste à supporter en toute humilité +la croix que la volonté d'en Haut trouve bon de nous imposer.» Le +bonheur?—Nous n'y avons pas droit. «Chercher le bonheur dans cette vie, +c'est là le véritable esprit de rébellion.»<a name="FNanchor_12_69" id="FNanchor_12_69"></a><a href="#Footnote_12_69" class="fnanchor">[12]</a></p> + +<p>La lumière? S'éclairer dans les limites du possible?—Point. La lumière, +la morale, l'honneur sont le monopole de la religion. Elle seule +commande à la terre, au nom du ciel. Dans <i>Rosmersholm</i> le recteur Kroll +cherche à démontrer que les dévots seuls peuvent avoir des principes +moraux.</p> + +<p>ROSMER.—Ainsi tu ne crois pas que des libres-penseurs puissent avoir +des sentiments honnêtes?</p> + +<p>LE RECTEUR.—Non, la religion est le seul fondement solide de la +moralité.</p> + +<p>C'est grâce probablement à cette moralité que l'éternité des peines est +considérée comme un dogme fondamental de la religion chrétienne qui n'a +pas été répudié par le protestantisme. Cette solution donne à cette +religion un aspect de sévérité<span class='pagenum'><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span> qui apparaît plus grand encore quand on +songe que l'enfer est encouru pour de simples infractions à la morale +rituelle.</p> + +<p>Pour eux-mêmes, ces prêtres sont moins sévères; eux-mêmes, ils font tout +le contraire de ce qu'ils prêchent; eux-mêmes, ils ne sont point +esclaves prosternés d'aucun symbole, d'aucune morale, car si leur foi +est prospère, leur bonne foi est absente.</p> + +<p>Le vicaire Rorlund<a name="FNanchor_13_70" id="FNanchor_13_70"></a><a href="#Footnote_13_70" class="fnanchor">[13]</a> prêche une austérité implacable et fait la cour à +la jeune Dina; mais «quand on est, par vocation, un des soutiens moraux +de la société, dit-il, on ne peut être trop circonspect».</p> + +<p>La Bible, l'Evangile d'où ils prétendent tirer leur enseignement, ils +les interprètent à leur manière. Voici comment le pasteur Straamand +explique à un un jeune séminariste le <i>Ne construis pas sur le sable</i> de +l'Evangile. Cela veut dire, d'après lui, que «sans rémunération on ne +peut prêcher ni en Amérique, ni en Europe, ni en Asie, nulle part +enfin».<a name="FNanchor_14_71" id="FNanchor_14_71"></a><a href="#Footnote_14_71" class="fnanchor">[14]</a></p> + +<p>La religion n'est plus pour eux un apostolat, mais un métier, un +gagne-pain, un commerce. Ce ne sont pas les problèmes de religion ou de +morale, mais les luttes politiques qui les intéressent; politiciens, +industriels, conférenciers, ils traitent dans les églises et dans les +temples des sujets d'actualité et des questions à la mode.</p> + +<p>Par le mot <i>charité</i> ils trompent et exploitent le peuple qu'ils +devraient éclairer et soutenir. «Il n'y a pas de mot qu'on traîne dans +la boue comme le<span class='pagenum'><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span> mot <i>charité</i>. Avec une ruse diabolique on en fait un +voile pour masquer le mensonge.»<a name="FNanchor_15_72" id="FNanchor_15_72"></a><a href="#Footnote_15_72" class="fnanchor">[15]</a></p> + +<p>«Dieu n'a pas besoin du mensonge, mais le mensonge a souvent besoin de +Dieu, et il n'est jamais si puissant ni si pervers que lorsqu'il +s'impose en son nom!»<a name="FNanchor_16_73" id="FNanchor_16_73"></a><a href="#Footnote_16_73" class="fnanchor">[16]</a></p> + + + +<h3>II</h3> + +<p>Par ses superbes conquêtes la science a dévoilé les sacrifices, les +prières, les puissances occultes, les mystères par lesquels les Eglises +exploitaient les hommes. Lasse d'être trompée sans cesse, la pauvre +humanité commence à ouvrir les yeux et à se rendre compte des crimes des +Eglises dont elle était victime. L'homme, éclairé par la lumière des +sciences, s'aperçoit que les erreurs des Eglises étaient voulues, +conscientes, engendrées parles mensonges des uns, par les intérêts +lucratifs des autres. L'homme, aigri par les injustices, qui souffre +d'inégalité sociale; les âmes tourmentées qui cherchent à apaiser, à la +source qu'on appelle divine, leur soif de justice, d'idéal, d'infini, +trouvent la désillusion auprès des représentants de ce Dieu invisible au +nom duquel ils commettent tant d'horreur.</p> + +<p>«Dix mille poissons partagés au nom d'une idole ne sauveraient pas une +seule âme en détresse.»<a name="FNanchor_17_74" id="FNanchor_17_74"></a><a href="#Footnote_17_74" class="fnanchor">[17]</a></p> + +<p>C'est au nom de ce Dieu, qu'on ne vient jamais en aide à un peuple frère +dont la liberté et même la<span class='pagenum'><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span> vie sont menacées. C'est au nom de ce Dieu +que l'on s'arme à outrance pour détruire les peuples amis de la paix. +C'est au nom de ce Dieu que l'on déchaîne des haines populaires contre +ceux qui ne professent pas certaines idées religieuses. C'est au nom de +ce Dieu qu'on laisse mourir de faim et de froid des milliers d'êtres +humains tandis que les églises et les temples restent vides et que leurs +coffres-forts regorgent d'or!</p> + +<p>Les plus crédules commencent à comprendre que ce Dieu agonise et que ses +représentants sont les plus terribles exploiteurs des âmes simples. Où +donc est-il le Dieu infini, universel, vers lequel aspire l'humanité +souffrante?</p> + +<p>Héritiers de toutes les haines et de toutes les erreurs, les prêtres +montent avec une incroyable audace à l'assaut de la société moderne, +mais c'est en vain qu'ils cherchent partout dans le socialisme, dit +chrétien, un <i>modus vivendi</i> pour reprendre leur omnipotence au sein des +masses. Leurs hypocrisies sont déjà trop connues. Toutes les religions +sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang; car toutes reposent +principalement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation +perpétuelle de l'humanité à l'insatiable vengeance de la divinité. «Dans +ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre, +homme aussi, mais homme privilégié, est le divin bourreau. Cela nous +explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, +les plus humains, les plus doux, ont presque toujours <span class='pagenum'><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>quelque chose de +cruel.»<a name="FNanchor_18_75" id="FNanchor_18_75"></a><a href="#Footnote_18_75" class="fnanchor">[18]</a></p> + +<p>Le clergé du théâtre d'Ibsen a le visage dur, un vent de sécheresse +passe sur lui.... «Pour avoir la foi, il faut avoir une âme»<a name="FNanchor_19_76" id="FNanchor_19_76"></a><a href="#Footnote_19_76" class="fnanchor">[19]</a>, et ces +marchands de grâces divines n'en ont point. Leur <i>credo</i>, c'est le +mensonge....</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_58" id="Footnote_1_58"></a><a href="#FNanchor_1_58"><span class="label">[1]</span></a> La Norvège est divisée en 6 évêchés, 83 doyennés, 441 +paroisses et 900 pastorats. L'Église luthérienne est seule religion +d'État, et son clergé a en mains l'état-civil, sauf dans la capitale. +L'acte de baptême est considéré comme acte de naissance. Le seul mariage +légal, c'est le mariage religieux. L'enseignement primaire se trouve +sous la direction du clergé. Il y a en Norvège 7,000 écoles primaires, +fost-skol og omgangs-skol (Christiana possède 16 écoles avec 23,000 +élèves). Le conseil scolaire est composé de quatre membres élus par +l'assemblée paroissiale et le pasteur est de droit président; c'est +aussi lui qui est chargé des inspections. Cinq heures par semaine sont +consacrées à l'enseignement religieux. Les châtiments corporels existent +encore (Prescription de 1889, §65).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_59" id="Footnote_2_59"></a><a href="#FNanchor_2_59"><span class="label">[2]</span></a> Renan. <i>Dialogues philosophiques</i>, p. 294.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_60" id="Footnote_3_60"></a><a href="#FNanchor_3_60"><span class="label">[3]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_61" id="Footnote_4_61"></a><a href="#FNanchor_4_61"><span class="label">[4]</span></a> Pascal. <i>Treizième Provinciale</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_62" id="Footnote_5_62"></a><a href="#FNanchor_5_62"><span class="label">[5]</span></a> Ibsen. <i>Keiser og Galilaeer</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_63" id="Footnote_6_63"></a><a href="#FNanchor_6_63"><span class="label">[6]</span></a> R. de La Grasserie. <i>De la psychologie des religions,</i> p. +16 (Paris, F. Alcan).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_64" id="Footnote_7_64"></a><a href="#FNanchor_7_64"><span class="label">[7]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_65" id="Footnote_8_65"></a><a href="#FNanchor_8_65"><span class="label">[8]</span></a> <i>L'église et l'Etat</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_66" id="Footnote_9_66"></a><a href="#FNanchor_9_66"><span class="label">[9]</span></a> Ibsen. <i>Gjengangere</i> (Revenants).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_67" id="Footnote_10_67"></a><a href="#FNanchor_10_67"><span class="label">[10]</span></a> Voltaire. <i>Oedipe</i> (Jocaste).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_68" id="Footnote_11_68"></a><a href="#FNanchor_11_68"><span class="label">[11]</span></a> <i>Les Revenants</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_69" id="Footnote_12_69"></a><a href="#FNanchor_12_69"><span class="label">[12]</span></a> Ibsen. <i>Revenants</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_70" id="Footnote_13_70"></a><a href="#FNanchor_13_70"><span class="label">[13]</span></a> Ibsen. <i>Samfundets Stötter</i> (Les Soutiens de la société).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_71" id="Footnote_14_71"></a><a href="#FNanchor_14_71"><span class="label">[14]</span></a> Ibsen. <i>Kjaerlighedens Komedie</i> (La Comédie de l'amour).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_72" id="Footnote_15_72"></a><a href="#FNanchor_15_72"><span class="label">[15]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_73" id="Footnote_16_73"></a><a href="#FNanchor_16_73"><span class="label">[16]</span></a> Hyacinthe-Loyson. <i>Ni Cléricaux ni Athées</i>, p. 26.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_74" id="Footnote_17_74"></a><a href="#FNanchor_17_74"><span class="label">[17]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_75" id="Footnote_18_75"></a><a href="#FNanchor_18_75"><span class="label">[18]</span></a> Bakounine. <i>L'Eglise et l'Etat</i>, p. 22.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_76" id="Footnote_19_76"></a><a href="#FNanchor_19_76"><span class="label">[19]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_II-II" id="CHAPITRE_II-II"></a>CHAPITRE II</h3> + +<h3>LES POLITICIENS ET LES CAPITALISTES</h3> + + +<p>Le <i>Credo</i> politique et social se façonne et se modèle sur le Credo +religieux,—toujours hypocrite, jamais sincère. «Que se cache-t-il sous +les apparences brillantes et fardées dont la société se montre si fière? +La pourriture et le néant. Toute moralité lui manque. Elle n'est rien +qu'un sépulcre blanchi.»<a name="FNanchor_1_77" id="FNanchor_1_77"></a><a href="#Footnote_1_77" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>Jamais la société n'a atteint un tel degré de décomposition sociale; un +ramollissement effroyable se produit dans les moeurs; on ne pense qu'à +satisfaire ses passions brutales, ses goûts, ses caprices. La fortune +est aux plus audacieux; les honneurs, la gloire, aux plus habiles. +Posséder, jouir, dominer, voilà les vertus d'aujourd'hui.</p> + +<p> +<span style="margin-left: 5em;">Les vertus les plus sublimes</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">Ne sont que des vices dorés.<a name="FNanchor_2_78" id="FNanchor_2_78"></a><a href="#Footnote_2_78" class="fnanchor">[2]</a></span><br /> +</p> + +<p>Il y a quelque chose de si faux, de si vide, de si plat et de si mesquin +dans la manière de voir de notre race! dit Brand. Qui donc, même à son +lit de<span class='pagenum'><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span> mort, consentirait à faire une offrande en secret? Demande au +héros de cacher son nom et de se contenter de la victoire! Pose la même +condition à un roi, à un empereur, et tu verras s'il accomplira quelque +chose. Demande au poète d'ouvrir en secret la cage à ses beaux oiseaux +chanteurs sans qu'on sache qu'ils lui doivent leur essor et l'éclat de +leur plumage! Non, l'abnégation ne fleurit nulle part ni dans les hautes +futaies ni dans les buissons. Le monde est dominé par des idées +d'esclave. Jusque sur les bords de l'abîme il s'attache avec une âpre +fureur à la poussière de la vie; lorsqu'elle cède et s'effrite, on voit +encore les hommes s'accrocher aux brins d'herbe, enfoncer leurs ongles +dans la boue.</p> + +<p>L'édifice social est construit sur une base oppressive qui paralyse tous +les efforts libres. Toute tendance émancipatrice effraye «les soutiens +de la société»; ils ont peur de la lumière.</p> + +<p>«STOCKMANN.—N'est-ce pas le devoir d'un citoyen de mettre le public au +courant des idées nouvelles?</p> + +<p>LE PRÉFET.—Le public n'a pas du tout besoin de nouvelles idées. Il vaut +mieux pour lui se contenter des bonnes vieilles idées qu'il connaît +déjà.»<a name="FNanchor_3_79" id="FNanchor_3_79"></a><a href="#Footnote_3_79" class="fnanchor">[3]</a></p> + +<p>Et lorsqu'un homme fait retentir une voix libre dans ces ténèbres, on le +déclare ennemi de la société.</p> + +<p>«STOCKMANN.—C'est moi qui veux le vrai bien de la ville. Je veux +dévoiler les fautes qui tôt ou tard apparaîtront au grand jour. Oh! on +va bien voir que j'aime ma ville natale.</p> + +<p>LE PRÉFET.—Tu l'aimes! Toi, qui par une aveugle<span class='pagenum'><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span> bravade veut supprimer +la principale source de richesse de la ville!</p> + +<p>STOCKMANN.—Cette source est empoisonnée! Nous vivons ici dans les +immondices et la putréfaction! c'est grâce à un odieux mensonge que +notre jeune société suce, pour se nourrir, la richesse des autres.</p> + +<p>LE PRÉFET.—Illusion! Imagination! Pour ne pas dire plus encore! L'homme +qui lance des insinuations aussi offensantes contre sa ville natale est +un <i>ennemi de la société</i>.»<a name="FNanchor_4_80" id="FNanchor_4_80"></a><a href="#Footnote_4_80" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<p>Ibsen démasque ceux qui se chargent de maintenir ce qu'il est convenu +d'appeler l'ordre social, ceux qui prêchent la plus rare des +<i>vertus</i>,—la morale sociale. L'homme de sens est pour eux celui qui +agit dans leur sens. Quand le défaut d'un autre leur est profitable, ils +voudraient l'ériger en <i>vertu</i>.</p> + +<p>Dans <i>John-Gabriel Borckman</i>, le dramaturge norvégien nous montre +comment une conscience peut être obscurcie par le désir trop intense +d'atteindre le pouvoir, comment un homme saisi par la passion du pouvoir +et de l'argent qui le donne, arrive à sacrifier son honneur, ses plus +intimes tendresses, à perdre la pitié pour ceux qui l'entourent et pour +lui-même. Pour conserver sa fortune et son pouvoir, l'un des héros de la +pièce dont l'honorabilité paraît à l'abri de tout soupçon, a eu recours +au vol, il laisse peser l'accusation de son crime sur son ami intime.</p> + +<p>Tous les «soutiens de la société» qu'Ibsen nous présente ont chacun au +moins un point noir qu'il leur faut dissimuler. Ils accumulent les +richesses<span class='pagenum'><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span> par tous les moyens, au détriment des autres, et ils veulent +faire croire que la fortune leur a donné une nature supérieure et le +droit de diriger à leur gré le troupeau humain, qu'ils considèrent comme +une classe inférieure à eux. Ils s'érigent en classe dirigeante, ils +prétendent maintenir sous leur tutelle la masse des travailleurs qui les +nourrit par ses travaux pénibles et incessants. Ils généralisent des +idées, ils composent des phrases, des formules, et ils les lancent dans +la foule, comme un dogme religieux ou politique. Les phrases générales +sont devenues une monnaie courante. L'aphorisme de Guizot: «Parler, +c'est gouverner» est devenu la loi conductrice des hommes politiques +dont le consul Bernick<a name="FNanchor_5_81" id="FNanchor_5_81"></a><a href="#Footnote_5_81" class="fnanchor">[5]</a> est le type autorisé.</p> + +<p>«Notre industrieuse petite ville, dit-il, s'inspire, Dieu merci, d'idées +saines et morales, que nous avons tous contribué à faire germer, et que +nous continuerons à développer de notre mieux, chacun dans notre sphère. +Vous, monsieur le Vicaire, appliquez votre bienfaisante activité à +l'école et à la famille. Nous autres, les hommes du travail pratique, +nous servirons la société en y répandant le bien-être; et nos femmes et +nos filles continueront comme par le passé leurs oeuvres de +bienfaisance.»</p> + +<p>Bernick est l'homme le plus riche et le plus influent de la ville, tout +le monde s'incline devant lui, sa maison passe pour une maison modèle, +sa vie pour une vie modèle, mais cette bonne réputation, ce bonheur, +reposent sur un terrain fangeux, sur des mensonges. Sa fortune, il l'a +volée et a fait croire<span class='pagenum'><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span> que c'est un autre, un associé, qui se l'est +appropriée; il a aimé aussi, dans sa jeunesse, une femme qu'il abandonna +pour en épouser une autre plus riche. Pendant toute sa vie il n'a eu que +deux cultes, celui de l'hypocrisie et celui du mensonge, pas d'autre. +Lui, l'homme le plus considéré de la ville, le plus heureux, le plus +riche, le plus puissant et le plus honoré, il a laissé accabler un +innocent sous le poids de sa propre faute, et lorsque quinze ans plus +tard l'innocent, revenu d'Amérique où il avait été obligé de se +réfugier, demande que Bernick dise à tous la vérité, celui-ci s'écrie: +«A l'heure même où j'ai le plus besoin de toute ma considération! c'est +impossible!»</p> + +<p>Et tout le monde lui accorde cette considération, car on ne mesure point +la valeur d'un homme politique à la puissance de ses idées, ni à ses +moyens pour les faire aboutir, mais à son éloquence vide, pleine de +lieux communs et de formules sans fond. Ou se laisse entraîner et +éblouir par des discours ronflants, des déclamations pompeuses et un +verbiage sonore, mais dépourvu d'idées et de sentiments.</p> + +<p>On ne vit que sur des mots, des mots, toujours des mots! On demande à +Monsen<a name="FNanchor_6_82" id="FNanchor_6_82"></a><a href="#Footnote_6_82" class="fnanchor">[6]</a> s'il renoncerait à s'occuper de ses intérêts privés si les +électeurs portaient leur choix sur lui. «Mes intérêts privés en +souffriraient sûrement; mais, si l'on croit que le bien public l'exige, +je mettrai de côté toute considération personnelle»,—et il s'empare de +la fortune d'un autre et disparaît.</p> + +<p>Les politiciens d'Ibsen prêchent le respect de<span class='pagenum'><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span> l'ordre, mais qu'est +donc leur ordre, sinon la sécurité des spéculateurs ne tremblant pas +pour leurs biens mal acquis!</p> + +<p>«Quand on se mêle à la vie publique, dit Bratsberg<a name="FNanchor_7_83" id="FNanchor_7_83"></a><a href="#Footnote_7_83" class="fnanchor">[7]</a>, on se trouve +quelquefois forcé à des compromis et on ne peut pas conserver aussi bien +son indépendance de caractère et de conduite.»</p> + +<p>Et ces gens sont les maîtres de la société!</p> + +<p>Lorsque, il y a dix-neuf siècles, en présence d'une foule où il y avait +certainement des pauvres et des ouvriers, Jésus de Nazareth déclara +qu'il était plus aisé de faire passer un chameau par le trou d'une +aiguille que de voir un riche entrer dans le royaume des cieux, les +riches qui entendirent cette parole durent trouver qu'elle ne servirait +guère à apaiser les haines sociales. Et puisque le royaume des cieux +leur est refusé, ils décidèrent de conquérir celui de la Terre. Ils +tâchent d'imposer leurs principes aux autres. Et on les suit. En les +voyant bien posés dans le monde et entourés de considération, bon nombre +de natures faibles viennent à eux, fières d'être admises en si bonne +compagnie. Celles qui résistent le payent cher.</p> + +<p>Kropp, chef d'usine du consul Bernick, fait avertir Aune, contremaître +dans cette usine, de cesser les conférences qu'il fait chaque samedi aux +ouvriers.</p> + +<p>«AUNE.—Comment! je croyais qu'il m'était permis de consacrer mon temps +libre à être utile à la société.</p> + +<p>KROPP.—Le consul dit que c'est ainsi qu'on la désorganise.<span class='pagenum'><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span></p> + +<p>AUNE.—Ma société n'est pas celle du consul.</p> + +<p>KROPP.—Avant toutes choses vous avez à remplir votre devoir envers la +société du consul Bernick,car c'est lui qui vous fait vivre.»<a name="FNanchor_8_84" id="FNanchor_8_84"></a><a href="#Footnote_8_84" class="fnanchor">[8]</a></p> + +<p>Telle est leur justice. <i>Fiat justitia, percat mundus!</i> Et l'on parle de +liberté!</p> + +<p>«Liberté, égalité, fraternité n'ont plus le même sens qu'au temps de la +guillotine. Et les politiciens ne veulent pas le comprendre, et je les +hais. Ils ne désirent que des révolutions politiques, extérieures, et ce +qu'il faut; c'est la révolte de l'esprit humain.»<a name="FNanchor_9_85" id="FNanchor_9_85"></a><a href="#Footnote_9_85" class="fnanchor">[9]</a></p> + +<p>Hélas! tout le monde ne peut pas se révolter. L'intolérable situation, +que le consul Bernick crée à son ouvrier Aune, le prouve. Je ne puis ne +pas citer ici le court dialogue qui présente si magistralement tout un +drame social.</p> + +<p>«L'action sociale est faite de drames, comme la pensée est faite de +phrases. Un drame est une phrase qui a pour mots des actes humains.»<a name="FNanchor_10_86" id="FNanchor_10_86"></a><a href="#Footnote_10_86" class="fnanchor">[10]</a></p> + +<p>Le consul Bernick, sans vouloir augmenter le nombre de ses ouvriers, +exige d'Aune que le bateau d'Etat, <i>l'Indian-Girl</i>, qu'on répare dans +ses usines, soit prêt en quelques jours à prendre la mer:</p> + +<p>AUNE.—Mais c'est impossible. A fond de cale, le bateau est tout pourri, +monsieur le Consul.</p> + +<p>BERNICK.—Il me le faut, autrement, je vous congédie.<span class='pagenum'><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span></p> + +<p>AUNE.—Me congédier? moi dont le père et le grand-père ont travaillé +toute leur vie sur ce chantier! Avez-vous bien réfléchi, monsieur le +Consul, à ce que vous feriez en renvoyant ainsi un vieil ouvrier? +Croyez-vous que tout finisse pour lui avec un changement de maître? Je +voudrais que vous en vissiez un que l'on vient de chasser, rentrer, le +soir, dans sa maison, et poser ses outils derrière la porte.... C'est à +moi que les miens jetteront la pierre au lieu de vous la jeter. Ils ne +me feront pas de reproches, ils n'en auront pas le courage; mais de +temps en temps, je sentirai qu'ils me regardent d'un air interrogateur +et qu'ils se disent: «En somme, il doit bien l'avoir mérité.»</p> + +<p>BERNICK.—C'est ainsi que va le monde. Il faut que le navire soit prêt; +je ne veux pas que la presse m'attaque; je veux qu'elle me soit +favorable et me soutienne pendant que j'élabore une grande affaire.</p> + +<p>AUNE.—Un pauvre ouvrier peut avoir aussi des intérêts à sauvegarder ... +des intérêts de famille.... Ainsi on travaillera ... et <i>l'Indian Girl</i> +pourra prendre la mer après-demain.... Mais je ne réponds de rien....</p> + +<p>Et le navire prend la mer, et, mal réparé, il coule, et il y a des +victimes.... Le consul Bernick en était averti à temps.... Mais que lui +importe? Il a sa bonne presse....</p> + +<p>Le fossé qui sépare les hommes et les classes devient comme une immense +tranchée où vont se précipiter, poussés par l'intérêt, par le besoin, +par la haine, tous les membres de notre société malade. Jamais la +question sociale n'a été plus aiguë;<span class='pagenum'><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span> dans un siècle où s'entassent +richesses sur richesses, où se reflètent lumière sur lumière, les +hommes, souvent les meilleurs, meurent de faim, les parents tuent leurs +enfants pour ne pas les entendre crier: du pain! Et on appelle cela: +<i>civilisation</i>! Honte et horreur!</p> + +<p>L'exploitation du travail par le capital est la règle de notre corps +social, elle amène le paupérisme, cette tache hideuse, cette lèpre de +l'humanité, cette mauvaise conseillère de l'homme.</p> + +<p>Le travail est une loi écrite à la première page de l'histoire de +l'univers, mais personne ne doit échapper à cette loi. Le travail +naturel est un état de félicité; il procure à celui qui s'y livre +une jouissance intime, exquise. Il y a en celui qui travaille un +accroissement de vie saine et forte, dont le sentiment lui est +délicieux. Mais le travail forcé, excessif, est une souffrance. Le +travail est la loi inviolable sous le niveau de laquelle tous doivent +plier; il doit régner du haut en bas de la société. Mais est-il juste +que les uns travaillent à l'excès et que les autres mènent une vie +oiseuse? Est-il juste que la richesse fainéante profite des produits +du travail de ceux qui peinent démesurément? La capital est le lot du +petit nombre, et c'est la foule qui travaille, c'est la foule qui est +exploitée. Les grosses fortunes s'accroissent et la misère se +généralise. L'argent devient le maître, il donne ou refuse du travail, +c'est-à-dire du pain, à l'ouvrier qui est à sa merci. Celui-ci travaille +sans relâche, sans repos, n'ayant jamais de loisir, tant que sa poitrine +a un souffle, tant que ses bras lui obéissent, tant qu'on lui donne du +travail. Et lorsqu'on le lui refuse, il se<span class='pagenum'><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span> retrouve sur le pavé de la +rue, sans abri, sans argent; il ne peut attendre de personne ni appui ni +secours; plus malheureux qu'un cheval hors de service qu'on abat par +charité, il est condamné à voir sa femme, ses enfants, lentement, mourir +de faim. N'est-ce pas là le vrai esclavage? L'esclavage n'est pas venu, +comme on se plaît à le croire, de la guerre; il a été l'aliment et même +la cause des guerres. L'esclavage vient du capital ou accumulation des +revenus, car, tant qu'il n'y eut pas excédent de revenus ou lorsque +l'excédent était trop faible, l'esclavage ne pouvait s'établir. Mais au +fur et à mesure du développement du capital marchait à sa suite cette +institution néfaste qui permettait à certains hommes de s'approprier le +travail de leurs semblables en leur donnant en échange un minimum de +subsistance ou, comme aujourd'hui, un minimum de salaire. C'est une +violation et une atteinte injustifiable à la dignité humaine. Cet ordre +de choses permet aux puissants du jour d'accaparer une plus large part +de la fortune commune, il crée le despotisme, il augmente le nombre des +prolétaires, et l'antagonisme des classes en est le fruit inévitable. +Le jour où les hommes ont le droit d'acheter les services d'autrui, +l'esprit de solidarité va en s'affaiblissant et toutes les tendances se +portent vers la possession des richesses.</p> + +<p>Plus les jouissances des uns deviennent bruyantes, plus les souffrances +des autres apparaissent humiliantes. «Le capital est fils du travail; la +propriété est fille du capital», disent les riches. Mais si la propriété +est fille du travail, pourquoi les vrais<span class='pagenum'><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span> travailleurs n'arrivent-ils +jamais à la propriété, même par un travail opiniâtre, pénible, qui trop +souvent les tue? Pourquoi les prolétaires, les «déclassés» se +recrutent-ils généralement parmi ceux qui travaillent et non pas parmi +les riches, les oisifs? Demandez à ces travailleurs qui consument leur +vie dans une misère permanente, si leur travail leur vaut jamais des +droits à la propriété? Ceux qui ne meurent pas avant l'âge achèvent leur +misérable existence dans un état épouvantable. Ce n'est pas dans leurs +rangs que se forment des propriétaires contents et satisfaits.</p> + +<p>Et l'exploitation capitaliste tue non seulement les mineurs, les +salariés, les ouvriers de fabriques et d'usines, mais aussi les ouvriers +de la pensée, travailleurs intellectuels, vivant au jour le jour, sans +pouvoir penser au lendemain, à la maladie, au chômage. Ils travaillent +tant qu'ils portent en eux une étincelle de vie; cette étincelle +éteinte, ils tombent, épuisés, cassés. Et les autres, les riches, les +oisifs, les paresseux, les vrais parasites, leur crient: «Déclassés!»</p> + +<p>«Pour que les grands jouissent et prospèrent, disent-ils, il faut que +les petits souffrent et végètent.» Le faut-il? Malheureux, ils ne voient +donc pas que les <i>petits</i> bougent? Leur réveil sera affreux, car l'homme +le plus terrible est celui qui a faim. Ne voient-ils donc pas se former +cette force nouvelle, d'une puissance écrasante, <i>la grève</i>, qui se +développe avec une rapidité inouïe? Elle devient de plus en plus +redoutable, elle s'approche et, comme la foudre, elle éclatera le jour +où on l'attendra le moins.<span class='pagenum'><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p> + +<p>«D'un coté, les riches et leurs clients s'efforcent de représenter +l'organisation actuelle du travail et la répartition des biens comme un +résultat du libre jeu des lois naturelles, ferment les yeux sur la +misère où croupissent des millions de leurs semblables, déclarent +inévitables les maux qu'il leur est impossible de nier, couvrent d'un +badigeon rose les fissures de la muraille, trouvent tout excellent, tout +délicieux, dans un monde où rien ne leur manque, et pour le reste se +reposent sur la fusillade et sur le canon. D'un autre côté, la classe +ouvrière, sans propriété, dépendant pour son existence immédiate du +travail qu'il plaît à d'autres de lui accorder en s'en appropriant le +bénéfice, est loin d'admirer cet ordre de choses. Ne le jugeant pas +immuable, elle ne veut plus s'en contenter et s'organise à peu près dans +tous les pays pour le transformer par les voies révolutionnaires ou par +des crimes.»<a name="FNanchor_11_87" id="FNanchor_11_87"></a><a href="#Footnote_11_87" class="fnanchor">[11]</a></p> + +<p>Car l'ouvrier Aune a commis un crime, mais à qui la faute? Il est las +du travail déprimant auquel le condamne sa misère. La douleur morale et +physique, si patiente qu'elle soit, a des limites. La misère est un +guide terrible; elle mine la raison, la pensée humaine, elle engendre +la haine, elle est ténèbres et chaos. C'est la misère qui conduit les +classes pauvres à ces effrayantes dégradations humaines et sociales. +La souffrance devient convulsion et la compression se transforme en +explosion; l'obéissance passive devient révolte, et lorsque l'effort du +labeur est résolu par l'effort de la colère, de l'exaspération, alors, +c'est horrible, ces hommes<span class='pagenum'><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span> doux, qui sont las de souffrir, deviennent +des monstres....</p> + +<p>Encore une fois, à qui la faute? N'est-ce pas à ceux qui établissent +deux lois, deux morales, les unes pour eux, les autres pour le peuple! +Et on appelle cela: Fraternité! Combien Blanqui<a name="FNanchor_12_88" id="FNanchor_12_88"></a><a href="#Footnote_12_88" class="fnanchor">[12]</a> a-t-il raison de +dire que «la fraternité n'est que l'impossibilité de tuer son frère».</p> + +<p>La fraternité, aujourd'hui! une hypocrisie, un piège, un poignard! La +fraternité de Caïn!—L'inquisition disait: mon frère! à sa victime sur +le chevalet. Ce mot: <i>la fraternité</i> sera bientôt un sarcasme comme +cette autre parole: pour l'amour de Dieu! devise de charité divine, +devenue l'ironie suprême de l'égoïsme et de l'insensibilité. Faible, +l'homme se laisse réduire à un minimum en raison même de sa faiblesse. +Fort, il empiète et dévore dans la mesure de sa force. Il ne s'arrête +qu'aux barrières infranchissables. <i>Homo homini lupus</i>.</p> + +<p>«Aucun homme de sens ne peut soutenir qu'il soit juste qu'une faible +minorité jouisse de tous les avantages de la vie, sans les avoir gagnés +par son travail ou mérités d'une façon quelconque, tandis que l'immense +majorité vient au monde condamnée à une vie de labeur incessant, pour +trouver à grand'peine une substance précaire.»<a name="FNanchor_13_89" id="FNanchor_13_89"></a><a href="#Footnote_13_89" class="fnanchor">[13]</a></p> + +<p>Qui donc ne se sent pas pris d'une immense pitié pour ces déshérités de +la vie, pour ces pauvres gens qui peinent et qui souffrent, qui n'ont +pas ici-bas leur part de soleil et de bonheur? ... Oui, l'ouvrier<span class='pagenum'><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span> Aune +a commis un crime, mais n'est-ce pas le crime du consul Bernick qui l'a +engendré? Les crimes des hommes qui se disent supérieurs poussent à la +dégradation ces êtres, affaiblis par le travail exagéré, par la misère, +aptes à subir si profondément l'influence extérieure.</p> + +<p>Les riches et les forts n'ont même pas besoin d'entourer leurs vices et +leurs crimes d'ombre et de mystère, ils peuvent les pratiquer au grand +jour; pour les défendre, ils ont tout à leur disposition: l'argent, la +force publique, la presse.</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_77" id="Footnote_1_77"></a><a href="#FNanchor_1_77"><span class="label">[1]</span></a> Ibsen. <i>Samfundets Stötter</i> (Les Soutiens de la société).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_78" id="Footnote_2_78"></a><a href="#FNanchor_2_78"><span class="label">[2]</span></a> Lamartine. <i>Harmonies</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_79" id="Footnote_3_79"></a><a href="#FNanchor_3_79"><span class="label">[3]</span></a> Ibsen. <i>En Folkefiende</i> (Un Ennemi du peuple).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_80" id="Footnote_4_80"></a><a href="#FNanchor_4_80"><span class="label">[4]</span></a> <i>Un Ennemi du peuple</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_81" id="Footnote_5_81"></a><a href="#FNanchor_5_81"><span class="label">[5]</span></a> Ibsen. <i>Samfundets Stötter</i> (Soutiens de la Société).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_82" id="Footnote_6_82"></a><a href="#FNanchor_6_82"><span class="label">[6]</span></a> Ibsen. <i>De unges forbund</i> (Union des jeunes).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_83" id="Footnote_7_83"></a><a href="#FNanchor_7_83"><span class="label">[7]</span></a> Ibsen. <i>De unges forbund</i> (Union des jeunes).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_84" id="Footnote_8_84"></a><a href="#FNanchor_8_84"><span class="label">[8]</span></a> Ibsen. <i>Soutiens de la Société</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_85" id="Footnote_9_85"></a><a href="#FNanchor_9_85"><span class="label">[9]</span></a> Lettre d'Ibsen à Brandès. G. Brandès. <i>Moderne Geister,</i> +p. 431.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_86" id="Footnote_10_86"></a><a href="#FNanchor_10_86"><span class="label">[10]</span></a> G. Tarde. <i>Les Transformations du pouvoir</i>, p. 10. Paris, +F. Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_87" id="Footnote_11_87"></a><a href="#FNanchor_11_87"><span class="label">[11]</span></a> Charles Secrétan. <i>Etudes sociales</i>, p. 5.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_88" id="Footnote_12_88"></a><a href="#FNanchor_12_88"><span class="label">[12]</span></a> <i>Critique sociale</i>, t. II, p. 96.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_89" id="Footnote_13_89"></a><a href="#FNanchor_13_89"><span class="label">[13]</span></a> Stuart Mill. <i>La Révolution de 1848</i>, p. 90-91.<span class='pagenum'><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_III-II" id="CHAPITRE_III-II"></a>CHAPITRE III</h3> + +<h3>LA PRESSE</h3> + + +<p>La presse est le représentant attitré des «soutiens de la société». +C'est par sa voix qu'ils répandent leurs mensonges. Le journal joue +aujourd'hui le rôle le plus important qu'il soit possible d'imaginer, +son influence est immense, il dirige en maître incontesté les destinées +des peuples. Ibsen nous montre en quelles mains néfastes se trouve, +généralement, cette force puissante. «Je rédige mon journal, dit +Aslaksen dans l'<i>Union des jeunes</i><a name="FNanchor_1_90" id="FNanchor_1_90"></a><a href="#Footnote_1_90" class="fnanchor">[1]</a>, d'après le principe suivant: +c'est le grand public qui fait vivre les journaux, mais le grand public +est le mauvais public, il lui faut donc un mauvais journal. Tous les +numéros de ma feuille sont conçus dans cet esprit. D'ailleurs, mon +journal est ma seule source dévie.»</p> + +<p>Le <i>Phare</i><a name="FNanchor_2_91" id="FNanchor_2_91"></a><a href="#Footnote_2_91" class="fnanchor">[2]</a> est l'organe du parti radical. Son rédacteur en chef, +Pierre Mortensgaard, est très content de l'évolution du pasteur Rosmer, +il est convaincu que cette nouvelle recrue est d'une grande importance +pour son parti, mais il déclare à Rosmer que s'il veut servir la cause +libérale, il lui faut garder<span class='pagenum'><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span> le silence sur son apostasie, car «des +libres-penseurs, le parti en compte suffisamment, ce qui lui manque, ce +sont des hommes respectables, animés de sentiments chrétiens».</p> + +<p>Autrefois les écrivains, les savants passaient une partie de leur vie à +étudier les moeurs d'une époque avant d'en écrire l'histoire; +aujourd'hui, les <i>reporters,</i> souvent d'intelligence bornée, parlent sur +tous les sujets sans en connaître un mot. Ils débitent des contes +risibles, des scandales navrants, des histoires mensongères. Ce sont eux +qui écrivent l'histoire contemporaine à laquelle ils donnent la couleur +de leur journal, d'où la vérité est bannie: leur seul but est de débiter +leur marchandise. La presse est devenue une institution industrielle. +Le reporter est l'âme du journal, la source la plus féconde de sa +prospérité matérielle. Le public ajoute moins d'importance aux articles +de fond qu'aux nouvelles diverses. Les journaux qui font fortune sont +ceux qui arrivent à avoir la primeur des attentats et des scandales. +Ils ne cherchent que la glorification du vice sous toutes ses formes, +les plus triviales comme les plus raffinées. Quelle triste école +d'inconscience, de légèreté, de servilisme! A quel déplorable spectacle +la presse nous fait assister! L'injure n'a plus de bornes, toutes les +bassesses sont déchaînées, tout est atteint: talent, honneur, probité, +vertu. Souvent cela va jusqu'au crime. L'absurdité de ses polémiques +n'est égale qu'à la valeur morale de ses louanges pompeuses. Oeuvre de +désagrégation et de haine, elle crée un courant de lâcheté et de +bassesse, de délation, de calomnie et de honte. Les reporters ont +remplacé l'étincelle<span class='pagenum'><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span> divine des sentiments généreux par la bouffonnerie +et le grotesque.</p> + +<p>Le scepticisme des temps présents est le fruit de ces feuilles qui sont +un poison moral pour les masses. Les oeuvres sérieuses n'ont pas le +temps de mûrir. Chacun mange son blé en herbe et vit pour le moment. On +ne cherche ni la justice ni la vérité, mais le mot drôle; et une +boutade, dite spirituelle, fait accepter les idées les plus absurdes, +les plus révoltantes.</p> + +<p>Petra Stockmann<a name="FNanchor_3_92" id="FNanchor_3_92"></a><a href="#Footnote_3_92" class="fnanchor">[3]</a> refuse de traduire pour le <i>Journal du peuple</i> une +nouvelle anglaise parce que «c'est une histoire tendant à prouver qu'il +y a une providence surnaturelle qui protège tous les gens soi-disant +bons et qui à la fin leur donne toujours raison, tandis que les gens +soi-disant mauvais reçoivent leur châtiment.</p> + +<p>LE RÉDACTEUR HOVSTAD.—Mais c'est très gentil. C'est justement ce que le +public demande.</p> + +<p>PETRA.—Et c'est cela que vous voulez offrir à votre public? Vous savez +bien que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie réelle.</p> + +<p>HOVSTAD.—Vous avez parfaitement raison, seulement un rédacteur ne peut +pas toujours agir comme il veut. On est souvent forcé de s'incliner +devant l'opinion du public dans les questions de peu d'importance. La +politique est au fond la cause principale de la vie, du moins pour un +journal; et, pour gagner le public aux idées politiques, il ne faut pas +l'effrayer. Quand les lecteurs trouvent une histoire morale dans le +rez-de-chaussée du journal; ils sont<span class='pagenum'><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span> plus disposés à avaler et à +digérer ce que nous publions au-dessus; ils se rassurent.»</p> + +<p>Le journal s'est acquis, sur les esprits les plus éclairés comme sur les +couches profondes une puissance sans pareille. Les réclames éhontées, +dissimulées sous forme d'articles sont rédigées dans le but de tromper +le public et causent la ruine des honnêtes travailleurs qui amassent +péniblement un petit pécule.</p> + +<p>Le peuple qui n'a ni les loisirs ni les moyens d'analyser sa volonté, +ses désirs, ses idées, de les émettre librement, puise ses jugements +dans le journal. C'est lui qui plie et façonne à son gré l'opinion +publique, c'est lui qui la remue ou l'endort.<a name="FNanchor_4_93" id="FNanchor_4_93"></a><a href="#Footnote_4_93" class="fnanchor">[4]</a> Le journal est, pour +les esprits simples, un oracle infaillible, ils croient ce qu'il +propage, ils répètent ses raisonnements. On est trop pressé pour penser +soi-même, on accepte et on fait siennes les appréciations les plus +erronées, les opinions toutes faites sans examen ni analyse. On ne se +demande pas si les jugements qu'on adopte ont été inspirés par la vérité +ou le mensonge, par l'équité ou la passion.</p> + +<p>Et dire que la presse pourrait être pour la société la source de toutes +les vertus! La presse est ce qu'il y a de meilleur au monde lorsqu'elle +vibre à l'unisson des grandes et nobles émotions, lorsqu'elle rend +lucides les problèmes importants et combat les abus, lorsqu'elle sert la +vérité et la justice. Malheureusement elle est mise souvent au service +des ambitions personnelles les moins avouables et des cupidités les plus +affreuses. Chaque jour, le poison est<span class='pagenum'><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span> répandu par torrents, tandis que +le remède se distribue goutte à goutte. Ah! certes, ce n'est pas la +presse qu'il faut accuser, mais ses représentants, les hommes, les +individus, les «soutiens de la société» qui la dirigent, les +Aslaksen<a name="FNanchor_5_94" id="FNanchor_5_94"></a><a href="#Footnote_5_94" class="fnanchor">[5]</a>, les Hovstad<a name="FNanchor_6_95" id="FNanchor_6_95"></a><a href="#Footnote_6_95" class="fnanchor">[6]</a>, les Mortensgaard<a name="FNanchor_7_96" id="FNanchor_7_96"></a><a href="#Footnote_7_96" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<p>«Pierre Mortensgaard, dit le précepteur Brendel, est maître de l'avenir. +Pierre Mortensgaard a en lui le don de la toute-puissance. Il peut faire +tout ce qu'il veut ... car il ne fait jamais plus qu'il peut. Pierre +Mortensgaard est capable de vivre sans idéal. Et cela, c'est précisément +le grand secret de la conduite et de la victoire. C'est le résumé de +toute la sagesse du monde.»</p> + +<p>Le journal pourrait être le gardien le plus sûr du progrès, +l'avant-garde de la justice, marchant à la conquête de la lumière, +c'est lui qui pourrait arracher la foule aux suggestions funestes, lui +dévoilant les desseins pervers de ses vrais ennemis, c'est lui qui +pourrait l'affranchir du joug moral et matériel qui pèse sur sa tête +depuis des siècles. Quelle noble mission pour celui qui se l'impose! il +est beau le rôle que peut jouer chez un peuple libre, une institution +comme la presse, mais il faut que le peuple, que ceux qui dirigent la +presse aient une conception juste de la liberté; hélas, ne comprennent +pas toujours la liberté ceux qui la possèdent!</p> + +<p>Faut-il restreindre la liberté de la presse? Jamais! <span class='pagenum'><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>«C'est un grand +péché que de tuer une pensée libre.»<a name="FNanchor_8_97" id="FNanchor_8_97"></a><a href="#Footnote_8_97" class="fnanchor">[8]</a> La liberté peut dégénérer et +devenir licence, mais la liberté n'est pas et ne sera jamais la licence. +D'ailleurs, on ne supprime pas le mal par le mal. Personne ne peut ni +donner ni restreindre la liberté. Quand la presse deviendra digne de la +liberté, elle la prendra elle-même, si elle ne l'a pas; en tous cas, +elle saura en user. Aucune atteinte juridique à la presse ne peut être +tolérée. «Dans un état social vraiment assis, l'action de la presse est +très utile comme contrôle; sans la presse, des abus extrêmement graves +sont inévitables. C'est aux classes honnêtes à décourager par leur +mépris, la presse scandaleuse.»<a name="FNanchor_9_98" id="FNanchor_9_98"></a><a href="#Footnote_9_98" class="fnanchor">[9]</a> La parole et la pensée doivent être +libres. L'homme ne serait pas l'homme, s'il ne parlait librement. +Arrêter l'essor de la pensée, c'est rabaisser la dignité humaine. +«Ce qu'il y a de mieux en nous, c'est la pensée.»<a name="FNanchor_10_99" id="FNanchor_10_99"></a><a href="#Footnote_10_99" class="fnanchor">[10]</a></p> + +<p>La liberté de la presse est sacrée, il faut qu'elle puisse toujours se +produire librement, c'est l'un des biens de la civilisation, mais si</p> + +<p> +<span style="margin-left: 5em;">«Penser librement est beau</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">Penser juste est encore plus beau.»<a name="FNanchor_11_100" id="FNanchor_11_100"></a><a href="#Footnote_11_100" class="fnanchor">[11]</a></span><br /> +</p> + +<p>Et c'est par la justice qu'on acquiert souvent la liberté, car elle ne +s'octroie pas, il faut la conquérir. La liberté de parler et +d'écrire,—lorsqu'on ne la comprend pas, c'est-à-dire lorsqu'on ne la +porte pas dans son âme,—ne sert aux moralement faibles<span class='pagenum'><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span> qu'a manifester +leur jalousie pour les moralement supérieurs, en déversant sur eux leur +malfaisante raillerie sinon leurs mensonges diffamatoires.</p> + +<p>Le jour où l'on comprendra que l'invective ne remplace jamais la libre +discussion, que les impuissants seuls substituent l'injure à la raison, +que l'on combat mieux ses adversaires par des arguments solides que par +des insultes, qu'on flagelle mieux les hypocrites avec la vérité, la +justice, qu'avec la violence, la calomnie; le jour où l'on comprendra +que la liberté de tout homme s'arrête là où elle viole la liberté +d'autrui, la presse, comme toutes les autres institutions, deviendra +libre, et sa langue barbare et indécente sera purifée. La corruption du +langage amène la corruption des idées; elle fausse l'esprit qui devient +incapable de distinguer la vérité de l'erreur. Le coupable n'est pas le +lecteur, mais l'écrivain qui manque à la première condition de son +apostolat.</p> + +<p>En attendant cet âge d'or, n'oublions point que «la liberté de propager +l'erreur et le mal par la parole et la presse a pour correctif naturel +la liberté de propager par les mêmes moyens la vérité et le bien».<a name="FNanchor_12_101" id="FNanchor_12_101"></a><a href="#Footnote_12_101" class="fnanchor">[12]</a> +Que les honnêtes gens en usent.</p> + +<p>Passons à la famille.</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_90" id="Footnote_1_90"></a><a href="#FNanchor_1_90"><span class="label">[1]</span></a> Ibsen. <i>De unges forbund</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_91" id="Footnote_2_91"></a><a href="#FNanchor_2_91"><span class="label">[2]</span></a> Ibsen. <i>Rosmersholm</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_92" id="Footnote_3_92"></a><a href="#FNanchor_3_92"><span class="label">[3]</span></a> Ibsen. <i>En folkefiende</i> (Un ennemi du peuple).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_93" id="Footnote_4_93"></a><a href="#FNanchor_4_93"><span class="label">[4]</span></a> Les journaux sont très répandus en Norvège. Tout +paysan reçoit un journal.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_94" id="Footnote_5_94"></a><a href="#FNanchor_5_94"><span class="label">[5]</span></a> <i>Union des jeunes</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_95" id="Footnote_6_95"></a><a href="#FNanchor_6_95"><span class="label">[6]</span></a> <i>Ennemi du peuple</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_96" id="Footnote_7_96"></a><a href="#FNanchor_7_96"><span class="label">[7]</span></a> <i>Rosmersholm</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_97" id="Footnote_8_97"></a><a href="#FNanchor_8_97"><span class="label">[8]</span></a> Ibsen. <i>Kongsemmerne</i>(Les Prétendants à la couronne).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_98" id="Footnote_9_98"></a><a href="#FNanchor_9_98"><span class="label">[9]</span></a> Renan. <i>La réforme intellectuelle et morale</i>, p. 91.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_99" id="Footnote_10_99"></a><a href="#FNanchor_10_99"><span class="label">[10]</span></a> Ibsen. <i>Le petit Eyolf</i>, Allmers.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_100" id="Footnote_11_100"></a><a href="#FNanchor_11_100"><span class="label">[11]</span></a> Inscription placée au fronton de l'Université d'Upsal.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_101" id="Footnote_12_101"></a><a href="#FNanchor_12_101"><span class="label">[12]</span></a> Le Play. <i>Réforme sociale</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_IV-II" id="CHAPITRE_IV-II"></a>CHAPITRE IV</h3> + +<h3>LA FAMILLE</h3> + + +<p>La famille a la plus grande part dans la corruption et dans la +dégradation de la société actuelle. Le véritable mal est là, il faut +avoir le courage de se l'avouer. Dans la <i>Comédie de l'amour</i>, dans le +<i>Canard sauvage</i>, dans les <i>Revenants</i>, dans la <i>Maison de poupée</i>, +Ibsen nous le dit avec une force et une franchise stoïciennes. «Votre +mariage, crie Falk,<a name="FNanchor_1_102" id="FNanchor_1_102"></a><a href="#Footnote_1_102" class="fnanchor">[1]</a> mais c'est l'accord de deux positions +convenables, ce n'est point de l'amour!» L'amour qui seul devrait former +les unions, en est banni; c'est le code qui y préside. Le notaire rédige +le contrat où chacun stipule ses intérêts, où le mari discute le chiffre +de la dot, où la femme fait ses calculs, où l'on cherche à se tromper +mutuellement. «L'amour a cessé d'être une passion, c'est une science +cataloguée, une profession, avec ses corporations, son drapeau; les +fiancés et les époux en forment les cadres et les remplissent avec une +cohésion semblable à celle des plantes de la mer.»<a name="FNanchor_2_103" id="FNanchor_2_103"></a><a href="#Footnote_2_103" class="fnanchor">[2]</a> L'amour n'est plus +un sentiment divin, c'est un vice. D'après les règles de la<span class='pagenum'><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span> +civilisation moderne, ce n'est pas la femme que l'homme épouse, c'est sa +dot, son bien, sa fortune. Les mariages, pour la plupart, ne sont qu'un +marché immoral où deux jeunes gens se vendent à prix d'or.</p> + +<p>«Le mariage<a name="FNanchor_3_104" id="FNanchor_3_104"></a><a href="#Footnote_3_104" class="fnanchor">[3]</a> doit constituer une union que deux êtres n'accomplissent +que par amour réciproque et pour atteindre leurs fins naturelles. Mais +ce motif n'existe à proprement parler que très rarement de nos jours. Au +contraire, le mariage est considéré par la plupart des femmes comme une +sorte de refuge dans lequel elles doivent entrer à tout prix, tandis que +l'homme, de son côté, en pèse et en calcule minutieusement les avantages +matériels. Et la brutale réalité apporte même dans les mariages où les +motifs égoïstes et vils n'ont eu aucune action, tant de troubles et +d'éléments de désorganisation que ceux-ci ne comblent que rarement les +espérances que les époux caressaient dans leur jeune enthousiasme et +dans tout le feu de leur premier amour.»</p> + +<p>Or, le mariage actuel n'est qu'une forme légale de la prostitution qui +amène la diminution graduelle de la fécondité et l'accroissement de la +dépopulation.</p> + +<p>La cause de l'affaiblissement de la natalité est connue: la volonté de +l'homme la détermine. «Nous ne sommes pas assez riches pour nous donner +ce luxe-là.» Les enfants sont une charge qui diminue les jouissances +égoïstes des parents. Les riches ne veulent pas laisser trop de +copartageants de leur fortune; les moins riches craignent de succomber +sous le poids d'une famille nombreuse. Seules, les<span class='pagenum'><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span> familles misérables +ont beaucoup d'enfants. Plus la richesse et l'aisance s'accroissent, +plus le nombre des enfants diminue. Les pauvres sont moins +abstentionnistes que les riches parce qu'ils n'ont pas le soin de +l'héritage à laisser en partage, et parce que les classes travailleuses +étant plus dépourvues de plaisir que la classe, dite supérieure, se +laissent aller au besoin génésique. D'ailleurs, les unions se font plus +librement parmi les ouvriers.</p> + +<p>L'union libre, la société dirigeante la repousse et la flétrit.</p> + +<p>Le pasteur Manders<a name="FNanchor_4_105" id="FNanchor_4_105"></a><a href="#Footnote_4_105" class="fnanchor">[4]</a> appelle foyer, le foyer domestique où un homme vit +avec sa femme et ses enfants.</p> + +<p>«OSWALD, peintre.—Oui, ou avec ses enfants et la mère de ses enfants.</p> + +<p>LE PASTEUR.—? Mais ... miséricorde!</p> + +<p>OSWALD.—Quoi?</p> + +<p>LE PASTEUR.—Vivre avec ... la mère de ses enfants?</p> + +<p>OSWALD.—Oui ... préféreriez-vous qu'on la repoussât?</p> + +<p>LE PASTEUR.—Mais comment se peut-il qu'un homme ou une jeune femme qui +ont ... ne fût-ce qu'un peu d'éducation, s'accommodent d'une existence +de ce genre, aux yeux de <i>tout le monde</i>?</p> + +<p>OSWALD.—Eh! que voulez-vous qu'ils fassent? Une jeune fille pauvre.... +Il faut beaucoup d'argent pour se marier. Que voulez-vous qu'ils +fassent?</p> + +<p>LE PASTEUR.—Ce que je veux qu'ils fassent? Je vais vous dire, moi, ce +qu'il faut qu'ils fassent. Ils doivent vivre loin l'un de l'autre!<span class='pagenum'><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span></p> + +<p>OSWALD.—Ce discours ne vous servirait pas à grand'chose auprès de nous +autres, jeunes hommes, passionnés, amoureux.</p> + +<p>LE PASTEUR.—Et les autorités qui tolèrent de telles choses, qui les +laissent s'accomplir en plein jour! Et cette immoralité s'étale +effrontément, elle acquiert, pour ainsi dire, droit de cité!...»</p> + +<p>Les pasteurs Manders exaltent la famille. «Elle est la base de l'État,» +disent-ils. «Est-ce que la famille n'est pas la base de la société? Un +agréable chez soi, des amis fidèles, un petit cercle bien choisi, dans +lequel nul élément discordant ne vient apporter le trouble?»<a name="FNanchor_5_106" id="FNanchor_5_106"></a><a href="#Footnote_5_106" class="fnanchor">[5]</a></p> + +<p>Oui, la famille est un des éléments les plus puissants de la société, +mais si la famille antique présentait vraiment une unité sociale, la +famille d'aujourd'hui en est moins qu'un reflet faible et pâle: elle +n'est plus qu'un centre de corruption.</p> + +<p>Le vieux fêtard Werlé<a name="FNanchor_6_107" id="FNanchor_6_107"></a><a href="#Footnote_6_107" class="fnanchor">[6]</a>, après avoir constitué sa richesse sur les +ruines d'Ekdal, après une vie de débauche, cause de la mort de sa femme, +a l'idée de régulariser sa fausse position et de se remarier avec +M<sup>me</sup> Sverby, femme digne de lui sous tous les rapports. Pour +éviter les «mauvaises langues et les méchants propos», il fait appel à +son fils Grégoire qui vit, solitaire, dans les usines.</p> + +<p>GRÉGOIRE.—Ah! c'est comme cela! Madame Sverby étant en jeu, on avait +besoin d'un joli tableau de famille dans la maison, quelques scènes +attendrissantes entre le père et le fils. La vie de famille!<span class='pagenum'><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span></p> + +<p>Quand l'avons-nous menée ici? Jamais, aussi loin que vont mes souvenirs. +Mais aujourd'hui il en faut un peu, cela aurait si bonne façon, si l'on +pouvait dire qu'entraîné par la piété filiale, le fils est rentré à la +maison pour assister aux noces de son vieux père! Que resterait-il de +tous ces bruits qui représentent la pauvre défunte succombant aux +chagrins et aux souffrances? Pas un écho, le fils les aurait fait +évanouir.</p> + +<p>WERLÉ.—Grégoire!... Ah! je le vois bien: il n'est personne au monde que +tu respectes moins que moi.</p> + +<p>GRÉGOIRE.—Je t'ai vu de trop près.</p> + +<p>WERLÉ.—Tu m'as vu par les yeux de ta mère.</p> + +<p>GRÉGOIRE.—Cette nature confiante était prise dans un filet de +perfidies, habitant sous le même toit ... que d'autres femmes ... ses +servantes ... sans se douter que son foyer reposait sur un mensonge! Ton +existence m'apparaît, quand je la regarde, comme un champ de carnage +jonché de cadavres....</p> + +<p>Dans le même drame Hialmar interroge sa femme sur son passé. Elle finit +par reconnaître sa liaison avec Werlé, dévoilée à son mari par Grégoire.</p> + +<p>HIALMAR.—Comment as-tu pu me cacher une pareille chose?</p> + +<p>GINA.—Oui, ça n'est pas bien à moi; j'aurais dû te l'avouer depuis +longtemps.</p> + +<p>HIALMAR.—Tu aurais dû me le dire tout de suite. Au moins j'aurais su +qui tu étais.</p> + +<p>GINA.—M'aurais-tu épousée tout de même, dis?</p> + +<p>HIALMAR.—Comment peux-tu le supposer?</p> + +<p>GINA.—Voilà pourquoi je n'ai rien osé dire. Je ne pouvais pourtant pas +faire mon propre malheur!<span class='pagenum'><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p> + +<p>Telles sont les bases de la famille actuelle: mensonge et corruption; +instrument de profit comme pour Gina,<a name="FNanchor_7_108" id="FNanchor_7_108"></a><a href="#Footnote_7_108" class="fnanchor">[7]</a> pour Stensgard<a name="FNanchor_8_109" id="FNanchor_8_109"></a><a href="#Footnote_8_109" class="fnanchor">[8]</a> ou instrument +de plaisir égoïste comme pour Helmer<a name="FNanchor_9_110" id="FNanchor_9_110"></a><a href="#Footnote_9_110" class="fnanchor">[9]</a>.</p> + +<p>L'homme et la femme souffrent de cet état de choses, mais la femme en +souffre davantage. L'homme, dit Bebel<a name="FNanchor_10_111" id="FNanchor_10_111"></a><a href="#Footnote_10_111" class="fnanchor">[10]</a>, de qui provient le plus +souvent le scandale dans le mariage, sait, grâce à sa situation +prépondérante, se dédommager ailleurs.</p> + +<p>La femme ne peut que bien rarement prendre aussi les chemins de +traverse, d'abord parce que s'y lancer est plus dangereux pour elle, en +sa qualité de partie prenante, et ensuite parce que chaque pas fait en +dehors du mariage lui est compté comme un crime que ni l'homme ni la +société ne pardonnent. La femme est obligée de considérer le mariage +comme un asile, car en dehors du mariage la société lui fait une +situation qui n'a rien d'enviable.</p> + +<p>L'intérêt matériel enchaîne l'un à l'autre des êtres humains. L'une des +parties devient l'esclave de l'autre et est contrainte, par «devoir +conjugal», de se soumettre à ses caresses les plus intimes, qu'elle a +peut-être plus en horreur que ses injures et ses mauvais traitements. +Un pareil mariage n'est-il pas pire que la prostitution? La prostituée +est encore jusqu'à un certain point libre de se soustraire à son honteux +métier, elle a le droit de se refuser à vendre ses caresses à un homme +qui, pour une raison ou pour une autre, ne lui plaît pas. Mais une +femme<span class='pagenum'><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span> vendue par le mariage est tenue de subir les caresses de son +mari, quand bien même elle a cent raisons de le haïr et de le mépriser.</p> + +<p>Considérer la femme comme leur égale répugne aux préjugés des hommes. +La femme, pour eux, doit être soumise, obéissante, confinée exclusivement +dans son ménage; elle doit comprimer ses pensées, ses aspirations +personnelles, dût-elle périr intellectuellement de cette situation +opprimée. Que de souffrances morales, que de pleurs, de nuits sans +sommeil, brisant pour toujours l'organisme de ces pauvres êtres, +anéantissant leurs espérances!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Alving<a name="FNanchor_11_112" id="FNanchor_11_112"></a><a href="#Footnote_11_112" class="fnanchor">[11]</a> est l'une de ces admirables et malheureuses +figures. Elle a reçu dans sa jeunesse «quelques renseignements où il ne +s'agissait que de devoirs et d'obligations». Pendant vingt ans elle a +vécu là-dessus, souffrant silencieusement auprès de son mari malade et +débauché. Une seule fois seulement, lasse de vivre auprès d'un fou +qu'elle n'aimait pas, elle se précipite chez le jeune pasteur qu'elle +aime et dont elle se sent aimée. «Me voici, prends-moi!» «Femme, répond +le faux disciple de Jésus, retournez chez celui qui est votre époux +devant la loi!»</p> + +<p>L'élan qui l'a poussée vers le bonheur et la liberté a été vite réfréné; +elle est redevenue la femme austère pour qui la vie est une vallée de +larmes et qui ne peut répandre autour d'elle la lumière et la gaîté +d'une âme heureuse. Durant vingt ans cette femme admirable eut le +courage de cacher à tous les misères <span class='pagenum'><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>de sa vie domestique. «J'ai +supporté bien des choses dans cette maison, avoue-t-elle plus tard. Pour +retenir mon mari les soirs et les nuits j'ai dû me faire le camarade de +ses orgies secrètes. J'ai dû m'attabler avec lui en tête-à-tête, +trinquer et boire avec lui, écouter ses insanités, j'ai dû lutter corps +à corps avec lui pour le mettre au lit. J'avais mon fils, c'est pour lui +que je souffrais tout. Mais lorsque j'ai reçu le dernier outrage, quand +j'ai vu dans les bras de mon mari ma propre bonne ... alors....» Alors, +elle se révolte, elle veut apprendre à son fils «la vraie vie....» +Nora<a name="FNanchor_12_113" id="FNanchor_12_113"></a><a href="#Footnote_12_113" class="fnanchor">[12]</a>, révoltée également par le mensonge de sa vie conjugale, +abandonne tout à fait et la maison et ses enfants....</p> + +<p>Et c'est cette famille qui est appelée à former la jeune génération!</p> + +<p>«La famille doit être un arbre puissant dont les racines plongent à une +grande profondeur dans le sol, tandis que les cimes montent haut vers le +ciel et que les branches protectrices couvrent un large espace. Or, elle +est réduite à l'état d'un maigre arbuste sans racines, dont le pauvre +feuillage est impuissant à donner un abri.»<a name="FNanchor_13_114" id="FNanchor_13_114"></a><a href="#Footnote_13_114" class="fnanchor">[13]</a></p> + +<p>Les rejetons vigoureux et multipliés ne sortent que d'une famille forte. +Ceux qui ont été élevés d'une manière absurde ne peuvent pas élever les +autres d'une manière sensée. Une multitude d'aveugles ne donnera jamais +un voyant, une réunion de malades ne fera jamais un homme bien portant.</p> + +<p>Quand on songe à la jeune génération qui s'élève au sein de ce milieu +corrompu et déséquilibré, une douleur, une épouvante, vous étreint +l'âme....</p> + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_102" id="Footnote_1_102"></a><a href="#FNanchor_1_102"><span class="label">[1]</span></a> Ibsen. <i>Kjaerlighedens Komedie</i>(Comédie de l'amour).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_103" id="Footnote_2_103"></a><a href="#FNanchor_2_103"><span class="label">[2]</span></a> <i>Ibid.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_104" id="Footnote_3_104"></a><a href="#FNanchor_3_104"><span class="label">[3]</span></a> Bebel. <i>La femme</i>, p. 68.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_105" id="Footnote_4_105"></a><a href="#FNanchor_4_105"><span class="label">[4]</span></a> Ibsen. <i>Gjengangere</i> (Revenants).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_106" id="Footnote_5_106"></a><a href="#FNanchor_5_106"><span class="label">[5]</span></a> Ibsen. <i>Samfundets stötter</i> (Soutiens de la société).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_107" id="Footnote_6_107"></a><a href="#FNanchor_6_107"><span class="label">[6]</span></a> Ibsen. <i>Vildanden</i>(Canard sauvage).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_108" id="Footnote_7_108"></a><a href="#FNanchor_7_108"><span class="label">[7]</span></a> <i>Canard sauvage</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_109" id="Footnote_8_109"></a><a href="#FNanchor_8_109"><span class="label">[8]</span></a> <i>Union des jeunes</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_110" id="Footnote_9_110"></a><a href="#FNanchor_9_110"><span class="label">[9]</span></a> <i>Maison de Poupée.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_111" id="Footnote_10_111"></a><a href="#FNanchor_10_111"><span class="label">[10]</span></a> <i>La Femme</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_112" id="Footnote_11_112"></a><a href="#FNanchor_11_112"><span class="label">[11]</span></a> <i>Revenants</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_113" id="Footnote_12_113"></a><a href="#FNanchor_12_113"><span class="label">[12]</span></a> Ibsen. <i>Et Dukkehejem</i>(Maison de poupée).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_114" id="Footnote_13_114"></a><a href="#FNanchor_13_114"><span class="label">[13]</span></a> M. Guérin. <i>Evolution sociale</i>, p. 323.<span class='pagenum'><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_V-II" id="CHAPITRE_V-II"></a>CHAPITRE V</h3> + +<h3>LA JEUNE GÉNÉRATION</h3> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span></p><p><span class='pagenum'><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span></p> +<p>La décadence, la désorganisation de la famille porte vite +ses fruits et la jeune génération trouve le moyen de surpasser ses +créateurs et ses maîtres.</p> + +<p>L'éducation qu'on lui donne a pour but de fortifier en elle les vues, +les aspirations, les idées des a soutiens de la société», et, par là, +de perpétuer les mensonges conventionnels. Au foyer domestique ou à +l'école, la méthode est toujours la même. «On fait autant de mensonges +à l'école qu'à la maison; partout on ne fait que mentir aux enfants.»<a name="FNanchor_1_115" id="FNanchor_1_115"></a><a href="#Footnote_1_115" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>Sachant que l'enfant n'est pas sensible aux calculs d'intérêt et de +parti, que la pureté de sa jeune âme ne lui permet pas encore de se +méfier des maîtres trop complaisants, ces derniers se pressent de +remplir son cerveau, sa mémoire de fausses notions et d'idées absurdes.</p> + +<p>Transmettre aux enfants leurs maladies physiques et morales ne suffit +pas aux parents, ils leur enseignent, dès leur enfance, que le Dieu +invisible a tout prévu ici-bas,—la nécessité de la propriété et de +la misère, du luxe et de la faim, de l'oisiveté des uns et du travail +démesuré des autres. On leur enseigne que tout dans la société est +parfait et qu'ils n'ont qu'à continuer l'oeuvre de leurs ancêtres. On +détruit en eux tout: la promptitude et la franchise de l'esprit, la +puissance de la volonté individuelle, l'intelligence et la conscience +virginales.</p> + +<p>L'éducation a pour but de tuer dans l'enfant tout germe d'initiative +personnelle: on ne lui apprend ni à penser, ni à vouloir, ni à vivre par +lui-même. On travaille sur l'enfant, sur l'élève, comme sur une chose, +ou comme sur un animal dont on veut dompter les énergies. Et cet état de +chose n'est pas particulier à tel ou tel pays, il est général, il est +universel.</p> + +<p>«Demandez à cent jeunes français, sortant du collège, à quelles +carrières ils se destinent; les trois quarts vous répondront qu'ils sont +candidats aux fonctions du gouvernement. La plupart ont pour ambition +d'entrer dans l'armée, la magistrature, les ministères, +l'administration, les finances, les consulats, les ponts et chaussées, +les mines, les tabacs, les eaux et forêts, l'université, les +bibliothèques et archives, etc., etc. Les professions indépendantes ne +se recrutent, en général, que parmi les jeunes gens qui n'ont pas réussi +à entrer dans une de ces carrières.»<a name="FNanchor_2_116" id="FNanchor_2_116"></a><a href="#Footnote_2_116" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<p>Dès l'enfance on a tué dans l'homme toute initiative, toute volonté, +tout respect pour sa personnalité, pour son individualité. «Les moeurs +n'ont guère permis jusqu'à maintenant qu'on respectât l'individualité +de l'enfant comme celle d'un égal futur, et peut-être d'un supérieur en +développement intellectuel et moral. Rares sont les parents qui voient +dans leur fils un être dont les idées et la volonté sont destinées à +grandir d'une manière originale, et rare l'instituteur qui ne cherche à +dicter aux élèves ses opinions, sa morale particulière, et n'essaie de +faciliter sa besogne en imposant l'obéissance.»<a name="FNanchor_3_117" id="FNanchor_3_117"></a><a href="#Footnote_3_117" class="fnanchor">[3]</a></p> + +<p>Et lorsque plus tard la vie leur dévoile la vraie lumière, leurs âmes +sont déjà trop imprégnées d'impressions, d'idées fausses. Ce ne sont pas +des hommes, ce sont des machines faites pour être dirigées par un +mécanisme extérieur et artificiel. Il faut être fort, il faut porter en +soi des germes d'une individualité puissante, pour pouvoir se +débarrasser de toutes les erreurs, de tous les mensonges, de toutes les +souillures morales qu'on a si soigneusement entretenus en nous pendant +nos jeunes années. La majorité constitue cette légion de dégénérés dont +Ibsen nous présente quelques types caractéristiques.</p> + +<p>Le D<sup>r</sup> Raak dans la <i>Maison de poupée</i>, Ulrik Brendel dans +<i>Rosmersholm</i>, Laevborg dans <i>Hedda Gabler,</i> Oswald dans les +<i>Revenants</i>, la bohémienne Gerd dans <i>Brand</i>, tous ces êtres +ne se dominent guère, maladies héréditaires, folie, ivresse, il y a quelque +chose qui les obsède, des souvenirs qui les hantent, des <i>revenants</i> +dont ils ne peuvent pas se défaire. «Nous sommes tous des revenants. Ce +n'est pas seulement le sang de nos père et mère qui coule en nous, c'est +encore une espèce d'idée détruite, une sorte de croyance morte, et tout +ce qui en résulte. Cela ne vit pas, mais ce n'en est pas moins là, au +fond de nous-mêmes et jamais nous ne parvenons à nous en délivrer. Et +puis, tous, tant que nous sommes, nous avons une si misérable peur de la +lumière!»<a name="FNanchor_4_118" id="FNanchor_4_118"></a><a href="#Footnote_4_118" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<p>«Je vous connais à fond, dit Brand, âmes lâches, esprits inertes! Il +vous manque ce battement d'ailes de la volonté, ce frémissement anxieux +qui élève les cantiques jusqu'au ciel.» L'esprit morne, le pas traînant, +ils s'avancent lourds et fatigués. A leur air sombre, on dirait qu'ils +sentent un fouet derrière eux. Leurs fronts portent le voile du vice. +Leurs regards plongent dans les ténèbres. C'est l'image du péché, ce +n'est plus l'image de Dieu. Qui donc leur criera: «Je sens courir dans +mes veines le fleuve brillant de la jeunesse. Vigoureux rejeton, je suis +né de l'amour de deux êtres beaux, jeunes, ardents, tandis que toi, +fragile créature sans énergie, sans vie, tu es né de l'union morne et +glacée de deux êtres liés par un contrat qui ne peut exciter en eux la +flamme des sens!»<a name="FNanchor_5_119" id="FNanchor_5_119"></a><a href="#Footnote_5_119" class="fnanchor">[5]</a></p> + +<p>Ils sont tous malades, physiquement et moralement. «Mon épine dorsale, +la pauvre innocente, se plaint le docteur Raak<a name="FNanchor_6_120" id="FNanchor_6_120"></a><a href="#Footnote_6_120" class="fnanchor">[6]</a>, doit souffrir à cause +de la joyeuse vie qu'a menée mon père quand il était lieutenant.»</p> + +<p>Oswald<a name="FNanchor_7_121" id="FNanchor_7_121"></a><a href="#Footnote_7_121" class="fnanchor">[7]</a>, peintre, n'a jamais mené une vie orageuse sous aucun rapport +et pourtant «il se sent brisé d'esprit», il ne peut plus travailler, il +est comme «un mort-vivant». Il a de très violentes douleurs à la tête, +spécialement à l'occiput, comme s'il avait le crâne dans un cercle de +fer, de la nuque au sommet. Toute sa force est paralysée, il ne peut pas +se concentrer et arriver à des images fixes. Sa maladie s'explique: son +père fut alcoolique tout en étant chambellan.</p> + +<p>Tous ces êtres sont las, fatigués de vivre, à peine entrés dans la vie. +Leur moral est égal à leur physique. «Les désirs, sentiments, passions, +qui donnent au caractère son ton fondamental, ont leurs racines dans +l'organisme, sont prédéterminés par lui.»<a name="FNanchor_8_122" id="FNanchor_8_122"></a><a href="#Footnote_8_122" class="fnanchor">[8]</a> Quel abaissement des +caractères et de la volonté!</p> + +<p>Jamais le sens moral n'eut une voix moins puissante, jamais la +conscience ne parla moins dans le monde. La soif des jouissances +matérielles paraît avoir étouffé tout sentiment supérieur. La loi du +plaisir exclusif engendre fatalement tous les égoïsmes et tarit dans +leur source tous les sentiments élevés de l'âme. La dégénérescence des +moeurs ne consiste pas seulement dans l'accomplissement des actes +immoraux, elle existe aussi dans la <i>pensée</i> corrompue, dans +l'imagination malade. On ne croit qu'à la force brutale, à l'argent, aux +impulsions extérieures; on ne croit plus à la conscience, à la volonté, +à l'amitié.</p> + +<p>Borckman<a name="FNanchor_9_123" id="FNanchor_9_123"></a><a href="#Footnote_9_123" class="fnanchor">[9]</a> regrette amèrement de s'être confié à un ami qui l'a trahi. +Cette trahison le fait maudire L'amitié: «Savoir tromper, c'est en cela +que consiste l'amitié», dit-il.<a name="FNanchor_10_124" id="FNanchor_10_124"></a><a href="#Footnote_10_124" class="fnanchor">[10]</a></p> + +<p>Et comment en serait-il autrement? <i>Hoc sentio, nisi in bonis amicitiam +esse non posse</i>. L'amitié réelle ne peut exister que dans le bien. Et le +bien leur est étranger! Les larges horizons se rétrécissent, on ne sait +plus aimer, on ne connaît même plus les haines vigoureuses, le +<i>caractère</i> s'efface, le <i>caractère</i> disparaît. «Un caractère bien fade +est celui de n'en avoir aucun.»<a name="FNanchor_11_125" id="FNanchor_11_125"></a><a href="#Footnote_11_125" class="fnanchor">[11]</a> On n'a plus le respect de soi-même, +il n'y a pas de sentiments généreux, ni dévouement, ni désintéressement.</p> + +<p>Cabotins, arrivistes, ils sont envieux, fats, vaniteux, sans principes, +sans bases. L'un de ces «jeunes», l'avocat Stensgard<a name="FNanchor_12_126" id="FNanchor_12_126"></a><a href="#Footnote_12_126" class="fnanchor">[12]</a>, est le type +admirable de l'arriviste moderne. Il fonde l'<i>Union des jeunes</i> pour +combattre le vieux parti politique et particulièrement le vieux +chambellan, mais il suffit d'une simple invitation à dîner de la part de +celui-ci pour qu'il oublie tous ses discours enflammés, toutes ses +promesses, même son désir d'épouser M<sup>lle</sup> Monsen, car il +s'aperçoit que la fille du chambellan même est beaucoup plus riche et +que c'est un parti plus avantageux.</p> + +<p>Et lorsqu'il apprend qu'elle est ruinée et que M<sup>lle</sup> Monsen ne +veut plus de lui, il se décide à épouser—également trop tard—une +riche aubergiste, à laquelle, étant très prévoyant, il faisait aussi une +cour assidue.</p> + +<p>On fonde des Unions, des Cercles, des Ecoles, des Ligues, pour mieux +masquer, dans l'anonymat, le vide de ceux qui s'y réfugient. Que de +nullités peuvent abriter des noms pompeux comme <i>Union des jeunes</i>! +Toute leur morale, c'est celle du succès. <i>Honesta quaedam scelera +successus facit</i>.<a name="FNanchor_13_127" id="FNanchor_13_127"></a><a href="#Footnote_13_127" class="fnanchor">[13]</a></p> + +<p>Et dès qu'un esprit indépendant s'éloigne de ces <i>Unions</i> pour ne suivre +qu'un chemin droit et librement choisi, les médisances, les calomnies, +les perfidies, les hostilités basses, les intrigues le poursuivent de +toutes parts.</p> + +<p>Seuls, les forts continuent le combat, n'écoutent que la voix de leur +conscience, sans se laisser décourager, et ne prêtent qu'un sourire de +pitié aux parasites, qui en médisent. Les autres, les faibles, perdent +leur foi en eux-mêmes et tombent empoisonnés.</p> + +<p>La véritable valeur morale n'a besoin ni d'insignes, ni d'écoles, ni de +ligues pour se révéler, elle se trahit, même quand on la cache, comme la +misère morale se trahit même quand on la dissimule. Pratiques jusqu'à +l'excès, les «jeunes» d'aujourd'hui ne font que prostituer chaque jour +les forces de leurs pensées et de leurs affections. Le champ de leurs +exploits est la vie dite mondaine dont la haute science consiste pour +eux dans l'art de laisser deviner avec élégance les mérites qu'ils n'ont +pas. Et ils plaisent....</p> + +<p>On plaît souvent plus par ses défauts que par ses qualités. Toute leur +phraséologie, tous leurs beaux discours ne servent qu'à eux-mêmes, à +leur carrière. Ce qu'ils cherchent, c'est à jeter de la poudre aux yeux, +c'est à faire quelque chose. Peu importe ce qu'on fait—jouer aux +courses ou fonder des <i>Unions</i>—l'essentiel est de faire. «Du haut en +bas, si l'on nous prend tous en bloc, on peut nous appeler une race de +faiseurs,» dit le maître d'école dans <i>Brand</i>.</p> + +<p>La seule, la vraie Union de tous ces êtres atteints d'anémie morale, le +seul point sur lequel ils sont tous d'accord, c'est <i>l'argent</i>, cause de +lâchetés, de suicides, de la démoralisation, de toutes les horreurs. +«L'argent est un maître abominable, il ne doit être que le +serviteur.»<a name="FNanchor_14_128" id="FNanchor_14_128"></a><a href="#Footnote_14_128" class="fnanchor">[14]</a></p> + +<p>Ce maître abominable règne aujourd'hui en toute liberté, et sa +domination est un des caractères saillants de notre société. Le nom de +ce métal a pris dans la vie sociale une signification qui fait de lui le +maître de la vie. L'argent a supprimé le travail individuel, il +pervertit celui dont le coeur était pur, le rend égoïste, incapable de +nobles élans d'âmes, il divise la famille, il pousse le jeune homme à +épouser non pas celle qu'il aime mais celle qui est riche, il pousse la +mère à sacrifier le bonheur de sa fille en la donnant au plus riche +épouseur. Aucune branche de la société n'échappe à l'adoration +universelle de la Bête d'Or: «Jeunes mariés dont les rêves d'amour sont +des rêves dorés et qui avouent sans vergogne qu'ils aiment non pas telle +ou telle personne, mais telle ou telle dot, comme si la famille n'avait +d'autre but que d'unir et de procréer des sacs d'écus; époux, dont la +crainte de diminuer leur bien-être arrête les élans de la passion; +financiers qui, froidement, par leurs coups de bourse, prennent +l'épargne de pauvres gens, les condamnent à la misère, préparent leurs +suicides, mais dont on exalte le bon coeur parce qu'ils donnent quelques +francs dans une souscription publique, bourgeois qui vivent chichement, +se refusant tout plaisir, afin d'entasser quelques pièces d'or de plus; +rentiers dont l'existence se passe à toucher les intérêts, à les mettre +de côté, à en toucher de nouveaux, à supputer les chances de hausse ou +de baisse et dont la pensée rabougrie ne s'élève pas au-dessus de cet +étroit horizon; écrivains qui, sous couleur d'art, débitent des romans +pornographiques, afin de réaliser de plus gros bénéfices; magistrats +condamnant sans pitié de pauvres malheureux qui ont «tondu un pré de la +largeur de leur langue», mais pleins d'indulgence pour les agioteurs +ayant dérobé des millions et dont l'appui leur paraît promettre des +jours fortunés; politiciens dont l'hostilité se laisse attendrir à +propos, quand il s'agit de questions dans lesquelles se trouvent +intéressées de puissantes sociétés financières; catholiques, +protestants, juifs, tous, se roulant aux pieds du Veau d'or, attendent +de lui un sourire.»<a name="FNanchor_15_129" id="FNanchor_15_129"></a><a href="#Footnote_15_129" class="fnanchor">[15]</a> Il faut leur crier leurs vérités en face, à tous +ces inutiles, à l'intelligence vide, au coeur sec, infatués d'eux-mêmes, +orgueilleux sans grandeur, égoïstes sans esprit, traînant à la remorque +de leurs passions une existence factice et déprimante, sans but, sans +volonté, sans idéal, sans foi!</p> + +<p>Le luxe immédiat est le souverain bien, l'argent est la seule idole de +ces humains dits civilisés. Les parlements, les chancelleries, les +rédactions, sont des succursales de la Bourse. L'argent mène la +religion, l'argent mène la politique, l'argent mène la presse, l'argent +mène la famille, l'argent mène tout et tous. Toute leur volonté étant +dirigée vers l'argent, il ne leur en reste rien pour la vie. Ils n'ont +même pas la volonté d'être heureux. «Êtres incomplets, ils n'ont que le +désir, sans avoir la pensée; ils imaginent, mais ils ne savent point +vouloir.»<a name="FNanchor_16_130" id="FNanchor_16_130"></a><a href="#Footnote_16_130" class="fnanchor">[16]</a></p> + +<p>Dans <i>la Comédie de l'amour</i>, le poète Falk et Svanhild se déclarent +leur amour.</p> + +<p>FALK.—Dans ma barque naviguant vers l'avenir, il y a place pour deux. +Si vous avez du courage, marchons côte à côte dans le combat. Côte à +côte nous marcherons et notre existence sera un long cantique +d'adoration et d'actions de grâce.</p> + +<p>SVANHILD.—La lutte est facile quand on est deux à combattre et que l'un +des combattants est un homme vaillant.</p> + +<p>FALK.—Et que l'autre est une femme généreuse; il est impossible que +deux êtres semblables succombent.</p> + +<p>SVANHILD.—Prends-moi donc tout entière. Les fleurs s'épanouissent, mon +printemps est venu. Et maintenant, luttons contre la misère et la +douleur!</p> + +<p>Croyez-vous que Falk et Svanhild tenteront le bonheur? Point. Un +négociant leur fait comprendre que si</p> + +<p> +<span style="margin-left: 5em;">«L'honneur sans argent n'est qu'une maladie.»<a name="FNanchor_17_131" id="FNanchor_17_131"></a><a href="#Footnote_17_131" class="fnanchor">[17]</a></span><br /> +</p> + +<p>l'amour sans écus est une folie. L'amour disparaît, la position demeure. +Et les jeunes gens se séparent. Svanhild épouse le riche négociant qui +lui a découvert le sens de la vie; quant à Falk, il se met, je crois, à +étudier la théologie. Ils prennent pour prétexte de leur séparation le +désir de rester en plein rêve et de ne pas voir <i>sombrer</i> sous les coups +de la réalité les splendeurs de leur songe, mais le fait est qu'ils +brisent leur bonheur, ils le brisent eux-mêmes de leurs propres mains. +Et la cause? Leur volonté est abolie. Ils n'ont pas de volonté d'agir, +de tenter le bonheur.</p> + +<p>Gina, la femme de Hialmar, est l'ancienne maîtresse de Werlé, riche +industrie<a name="FNanchor_18_132" id="FNanchor_18_132"></a><a href="#Footnote_18_132" class="fnanchor">[18]</a>. Hialmar, confiant, ignore qu'il y a de la boue à +l'origine de son mariage, et que son foyer repose sur un mensonge. Le +fils de Werlé, Grégoire, ancien ami de Hialmar, atteint d'une maladie +qu'un des personnages de la pièce désigne sous le nom de «fièvre de +justice aiguë», se décide à apprendre au mari le passé de sa femme. +«Hialmar, connaissant la faute de Gina, pourra la lui pardonner; il n'y +aura plus de mensonge entre eux, ils seront parfaitement heureux, et +leur bonheur, fondé sur la vérité, sera solide autant qu'ineffable.»</p> + +<p>Après l'explication entre les époux, Grégoire entre, leur tendant les +mains:</p> + +<p>GRÉGOIRE.—Eh bien, mes chers amis, est-ce fait?</p> + +<p>HIALMAR.—C'est fait. J'ai vécu l'heure la plus amère de ma vie,</p> + +<p>GRÉGOIRE.—Mais aussi la plus pure, n'est-ce pas?</p> + +<p>HIALMAR.—Enfin, pour le moment c'est fini.</p> + +<p>GINA.—Que Dieu vous pardonne, monsieur Werlé!</p> + +<p>GRÉGOIRE (avec un profond étonnement).—Je n'y comprends rien.</p> + +<p>HIALMAR.—Qu'est-ce que tu ne comprends pas?</p> + +<p>GRÉGOIRE.—Cette grande liquidation qui devait servir de point de départ +à une existence nouvelle, à une vie, à une communauté basée sur la +vérité délivrée de tout mensonge?</p> + +<p>HIALMAR.—Je sais, je sais très bien.</p> + +<p>GRÉGOIRE.—J'étais si intimement persuadé qu'à mon entrée je serais +frappé par une lumière de transfiguration illuminant l'époux et +l'épouse. Et voici que devant moi tout est morne, sombre, triste.</p> + +<p>Ils n'ont même pas le courage de leur rénovation! La moindre lutte +morale brise ces malades. «L'état physique de l'individu doit être en +rapport avec ce qu'il aura à supporter, sans cela une émotion contraire +serait un obstacle fatal.»<a name="FNanchor_19_133" id="FNanchor_19_133"></a><a href="#Footnote_19_133" class="fnanchor">[19]</a> Tout leur tapage étourdissant n'est fait +que pour cacher la faiblesse de leurs convictions, de leur foi. «Le +doute et le trouble sont dans toutes les âmes; la défiance est dans tous +les esprits.»<a name="FNanchor_20_134" id="FNanchor_20_134"></a><a href="#Footnote_20_134" class="fnanchor">[20]</a> Le doute pénètre partout, il porte le découragement; +jusqu'au fond de l'être, là où se puisent les grands élans, là où +l'homme entend la voix mystérieuse et puissante qui le sollicite à être +lui-même. Il vaut mieux que l'âme humaine se berce de rêves; chimériques +en s'avançant toujours que de végéter dans l'inaction et le doute. Si le +doute amène les âmes fortes vers la lumière, il anéantit complètement +les faibles, les dégénérés, les infirmes moraux, les déformés par la +société. La folie du doute perpétuel n'est que l'exagération de cette +perplexité continuelle qui amène les hommes à ne plus oser rien faire, +rien désirer, rien vouloir, rien tenter. Pascal a dit quelque part que +«le dessein de Dieu sur nous est plus de perfectionner la volonté que +l'esprit». Vérité, hélas, trop oubliée de nos jours. Les meilleurs +esprits n'osent pas seulement agir, ils n'osent rien affirmer, rien +nier, rien vouloir avec énergie.</p> + +<p>Le doute porte sur tout. Même ceux qui aspirent vers quelque chose de +supérieur, vers la liberté, vers la lumière «qui pensent et croient ne +veulent pas s'en rendre compte, ne veulent pas s'y arrêter».<a name="FNanchor_21_135" id="FNanchor_21_135"></a><a href="#Footnote_21_135" class="fnanchor">[21]</a> Dans un +moment de crise, ils crient comme Oswald<a name="FNanchor_22_136" id="FNanchor_22_136"></a><a href="#Footnote_22_136" class="fnanchor">[22]</a>: «Le soleil!... Le +soleil!...» et ils ne font rien pour dissiper les ténèbres où ils +végètent!</p> + +<p>«Vous voulez bien croire un peu, mais sans y regarder de trop près, et +faire peser tout le fardeau sur celui qui, vous a-t-on dit, s'est chargé +de l'expiation. Puisqu'il s'est laissé couronner d'épines pour vous, il +ne vous reste plus qu'à danser. Mais il s'agit de savoir où cette danse +vous mène.»<a name="FNanchor_23_137" id="FNanchor_23_137"></a><a href="#Footnote_23_137" class="fnanchor">[23]</a> Ce ne sont pas eux qui régénéreront l'humanité. «Les +dégénérés ne changent pas l'histoire; ils la subissent.»<a name="FNanchor_24_138" id="FNanchor_24_138"></a><a href="#Footnote_24_138" class="fnanchor">[24]</a> L'avenir +n'est pas à eux. L'avenir est à ceux qui sont désabusés.</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_115" id="Footnote_1_115"></a><a href="#FNanchor_1_115"><span class="label">[1]</span></a> Ibsen. <i>Un ennemi du peuple</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_116" id="Footnote_2_116"></a><a href="#FNanchor_2_116"><span class="label">[2]</span></a> Edmond Demolins. <i>A quoi tient la supériorité des +Anglo-Saxons</i>, p. 3.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_117" id="Footnote_3_117"></a><a href="#FNanchor_3_117"><span class="label">[3]</span></a> Elisée Reclus. <i>L'Idéal de la jeunesse</i>, p. 8.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_118" id="Footnote_4_118"></a><a href="#FNanchor_4_118"><span class="label">[4]</span></a> Ibsen. <i>Gjengangere</i> (Les Revenants), Madame Alving.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_119" id="Footnote_5_119"></a><a href="#FNanchor_5_119"><span class="label">[5]</span></a> Shakspeare. <i>Roi Lear</i>, paroles que le fils naturel adresse +au fils légitime.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_120" id="Footnote_6_120"></a><a href="#FNanchor_6_120"><span class="label">[6]</span></a> <i>Et Dukkehjem</i> (Maison de poupée).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_121" id="Footnote_7_121"></a><a href="#FNanchor_7_121"><span class="label">[7]</span></a> Ibsen. <i>Gjengangere</i> (Revenants).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_122" id="Footnote_8_122"></a><a href="#FNanchor_8_122"><span class="label">[8]</span></a> Th. Ribot. <i>Maladies de la personnalité</i>, p. 39 (Paris, F. +Alcan).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_123" id="Footnote_9_123"></a><a href="#FNanchor_9_123"><span class="label">[9]</span></a> Ibsen. <i>John-Gabriel Borckman</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_124" id="Footnote_10_124"></a><a href="#FNanchor_10_124"><span class="label">[10]</span></a> «Dans l'adversité de nos meilleurs amis, dit La +Rochefoucauld (<i>Maximes</i>, 241), nous trouvons toujours quelque chose qui +ne déplaît pas», mais il ne va pas jusqu'à dire que «l'amitié, c'est +savoir tromper».</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_125" id="Footnote_11_125"></a><a href="#FNanchor_11_125"><span class="label">[11]</span></a> La Bruyère. <i>Les caractères</i>, édition Garnier frères, p. +131.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_126" id="Footnote_12_126"></a><a href="#FNanchor_12_126"><span class="label">[12]</span></a> Ibsen. <i>De Unges forbund</i> (L'union des jeunes).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_127" id="Footnote_13_127"></a><a href="#FNanchor_13_127"><span class="label">[13]</span></a> Senèque. <i>Phèdre</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_128" id="Footnote_14_128"></a><a href="#FNanchor_14_128"><span class="label">[14]</span></a> Charles de Rible. <i>La Famille et la Société en France, +avant la Révolution</i>, t. I, p. 80.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_129" id="Footnote_15_129"></a><a href="#FNanchor_15_129"><span class="label">[15]</span></a> Urbain Guérin. <i>L'Evolution sociale</i>, p. 193.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_130" id="Footnote_16_130"></a><a href="#FNanchor_16_130"><span class="label">[16]</span></a> Elisée Reclus. <i>Evolution et Révolution</i>, p. 6.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_131" id="Footnote_17_131"></a><a href="#FNanchor_17_131"><span class="label">[17]</span></a> Boileau.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_132" id="Footnote_18_132"></a><a href="#FNanchor_18_132"><span class="label">[18]</span></a> Ibsen. <i>Canard sauvage</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_133" id="Footnote_19_133"></a><a href="#FNanchor_19_133"><span class="label">[19]</span></a> Bain. <i>Emotions et volonté</i>, p. 17.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_134" id="Footnote_20_134"></a><a href="#FNanchor_20_134"><span class="label">[20]</span></a> Ibsen. <i>Samfundets stötter</i> (Soutiens de la société).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_135" id="Footnote_21_135"></a><a href="#FNanchor_21_135"><span class="label">[21]</span></a> Ibsen. <i>Gjengangere</i> (Les Revenants).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_136" id="Footnote_22_136"></a><a href="#FNanchor_22_136"><span class="label">[22]</span></a> <i>Ibid.</i></p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_137" id="Footnote_23_137"></a><a href="#FNanchor_23_137"><span class="label">[23]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_138" id="Footnote_24_138"></a><a href="#FNanchor_24_138"><span class="label">[24]</span></a> Kropotkine. <i>L'Anarchie, sa philosophie, son idéal</i>, p. 25. +<span class='pagenum'><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_VI-II" id="CHAPITRE_VI-II"></a>CHAPITRE VI</h3> + +<h3>GERMES TRANSITIFS</h3> + + +<p>Si l'anthropologie moderne a prouvé la transmission des vices et des +maladies par les parents à leurs enfants, la psychologie n'a pas moins +démontré que parmi la médiocrité des êtres apparaissent quelques +individus mieux doués qui, après avoir traversé une période d'évolution +et de crise, triomphent, deviennent des types plus parfaits et +obtiennent de nouvelles victoires et de nouveaux progrès. «L'humanité, +en se débattant dans une lutte séculaire pour améliorer ses institutions +sociales, atteint involontairement à quelque chose de bien différent et +de bien plus grand: sa propre réforme, l'ennoblissement de son caractère +moral, le couronnement de l'évolution biologique grâce à la création +d'un type plus élevé et plus pur.»<a name="FNanchor_1_139" id="FNanchor_1_139"></a><a href="#Footnote_1_139" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>Ces êtres souffrent dans la société actuelle, leurs droits sont +méconnus. Ces âmes étouffent sous le poids des préjugés et des +mensonges, elles ne peuvent aisément s'enlever et prendre leur vol; +elles n'ont ni liberté, ni indépendance pour assurer leur existence, +elles doivent s'incliner sous la volonté des<span class='pagenum'><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span> seigneurs de la finance, +de la politique, de la pensée. «Le manque d'oxygène affaiblit la +conscience, et l'oxygène manque presque absolument dans notre société, +puisque toute la majorité compacte est assez dénuée de sens moral pour +ne pas vouloir comprendre que l'on n'édifie rien sur une fondrière de +mensonge et de fourberie.»<a name="FNanchor_2_140" id="FNanchor_2_140"></a><a href="#Footnote_2_140" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<p>«On étouffe ici, dit Brand; un air de sépulcre s'élève de cet étroit +vallon. En vain on y déploierait un drapeau, aucun souffle frais et +libre ne le ferait flotter. «Tout ce qu'il y a de bon au fond des hommes +sera étouffé si on laisse subsister cet état de choses. Mais cela ne +doit pas durer! Oh! quel bonheur ce serait, quel bonheur de pouvoir +apporter un peu de lumière dans cet abîme de ténèbres et de méchanceté.</p> + +<p>«Si j'avais le pouvoir, se lamente Rosmer<a name="FNanchor_3_141" id="FNanchor_3_141"></a><a href="#Footnote_3_141" class="fnanchor">[3]</a>, de leur faire avouer leurs +torts, de réveiller la honte et le repentir dans leurs coeurs, de les +amener à se rapprocher de leurs semblables avec confiance, avec amour! +Il me semble qu'on pourrait y arriver. Que la vie deviendrait belle +alors! Plus de combats haineux, rien que des luttes d'émulation, tous +les regards fixés sur un même but, toutes les volontés, tous les esprits +tendant sans cesse plus loin, toujours plus haut, chacun suivant le +chemin qui convient à son individualité. Du bonheur pour tous, créé par +tous.»</p> + +<p>La corruption des moeurs, la dégradation actuelle de la société n'est +que le signe d'une nécessité absolue<span class='pagenum'><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span> de sa transformation morale. De +tous côtés s'élève une plainte immense qui monte confuse. Au sein de +l'ivresse générale, du bien-être, de jouissances innombrables; au sein +de cet énervement, de ce mal qui ronge, on entend le bruit du réveil, +le murmure des volontés et des espérances.</p> + +<p>Des idées nouvelles germent partout, elles cherchent à se faire jour, +à trouver une application dans la vie, mais elles se heurtent +continuellement à la force d'inertie de ceux qui ont intérêt à maintenir +le régime actuel, elles étouffent dans l'atmosphère suffocante des +anciens préjugés et des traditions. Les idées reçues sur la constitution +des États, sur les lois de l'équilibre social, sur les relations +politiques et économiques des citoyens entre eux, ne tiennent plus +devant la critique sévère qui les sape chaque jour, à chaque occasion, +dans le salon comme au cabaret, dans les ouvrages du philosophe comme +dans la conversation quotidienne.</p> + +<p>«Les institutions politiques, économiques et sociales tombent en ruines; +elles gênent, elles empêchent le développement des germes qui se +produisent dans leurs murs lézardés et naissent autour d'elles. Un +besoin de vie nouvelle se fait sentir. Le code de moralité établie, +celui qui gouverne la plupart des hommes dans leur vie quotidienne, +ne paraît plus suffisant. On s'aperçoit que telle chose, considérée +auparavant comme équitable n'est qu'une criante injustice; la moralité +d'hier est reconnue aujourd'hui comme étant d'une immoralité révoltante. +Le conflit entre les idées nouvelles et les vieilles traditions éclate +dans toutes<span class='pagenum'><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span> les classes, de la société, dans tous les milieux, jusque +dans le sein de la famille.»<a name="FNanchor_4_142" id="FNanchor_4_142"></a><a href="#Footnote_4_142" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<p>Et c'est le réveil. On a beau vouloir arrêter le courant: on n'a pas la +force de le détourner. Le courant suit son chemin, marche à +l'accomplissement de sa mission, dissipant l'atmosphère étouffante qui +l'environne. Il faut changer cette atmosphère sépulcrale. Il faut qu'un +beau soleil entre ici.</p> + +<p>«Que venez-vous faire dans notre société? demande Rorlund à Lona, qui +revient d'Amérique.</p> + +<p>—Lui donner de l'air, monsieur le pasteur!<a name="FNanchor_5_143" id="FNanchor_5_143"></a><a href="#Footnote_5_143" class="fnanchor">[5]</a> lui répond celle-ci. Mais +lorsqu'un édifice est resté trop longtemps fermé, on a de la peine à +l'aérer, les fenêtres ne s'ouvrent pas facilement, souvent même on est +obligé de les briser....</p> + +<p>—Que voulez-vous édifier?</p> + +<p>—Édifier? Il s'agit d'abord de démolir.<a name="FNanchor_6_144" id="FNanchor_6_144"></a><a href="#Footnote_6_144" class="fnanchor">[6]</a>»</p> + +<p>«Et cela n'a aucune importance, dit Stockmann<a name="FNanchor_7_145" id="FNanchor_7_145"></a><a href="#Footnote_7_145" class="fnanchor">[7]</a>, qu'une société +mensongère soit démolie! Il faut l'anéantir, il faut faire disparaître, +comme des animaux nuisibles, tous ceux qui vivent dans le mensonge. +J'aime tant ma ville natale, ajoute-t-il, que je préférerais la ruiner +que de la voir prospérer sur un mensonge.»</p> + +<p>Mais on ne détruit que ce qu'on remplace. «Si les vieux mots sont usés, +il ne faut pas les enlever de la langue avant d'en avoir créé +d'autres.»<a name="FNanchor_8_146" id="FNanchor_8_146"></a><a href="#Footnote_8_146" class="fnanchor">[8]</a></p> + +<p>Dans les pages qui vont suivre nous chercherons<span class='pagenum'><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span> les mots que les +personnages d'Ibsen substituent à ceux qu'ils veulent enlever de la +langue actuelle; nous chercherons à déterminer les bases sur lesquelles +ils comptent édifier la Société nouvelle. Car toute phase sociale est +poussée par une phase future qui se prépare à la remplacer. C'est la loi +de l'évolution universelle de tous les phénomènes: physiques, moraux et +sociaux. La société actuelle doit céder sa place à une société nouvelle, +sinon la loi d'évolution se trouverait suspendue, hypothèse +anti-scientifique. Si l'évolution condamne toute transformation +arbitraire, elle condamne aussi toute immobilité, toute inertie; loin +d'exclure la possibilité des réformes pacifiques, elle ne veut pas +laisser l'humanité s'endormir, elle l'engage à l'activité consciente, +à la marche vers une ère nouvelle.</p> + +<p>—Ils ont eu leur aurore,—dit Brand au seuil de l'Église nouvelle qu'il +a fait construire,—pourquoi ne verraient-ils pas leur déclin? L'ordre +universel veut de la place pour les formes à naître.... Ce qui ne périt +pas, c'est l'esprit incréé, c'est l'âme, dissoute dans l'éclosion +printanière du monde, l'âme qui, d'audace et de foi virile, a construit +une arche allant de la matière à la source de l'être. Cette âme est +maintenant partagée en petites portions qui se débitent en détail.</p> + +<p>De cette mutilation, de ces tronçons d'âme, de ces membres détachés, +épars, il faut qu'<i>un tout</i> surgisse.... Hommes, vous êtes au croisement +des chemins! Avec votre volonté entière, vous devez vouloir le nouveau, +l'anéantissement de toutes les constructions pourries, pour que le grand +sanctuaire ait la place qui lui revient....</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_139" id="Footnote_1_139"></a><a href="#FNanchor_1_139"><span class="label">[1]</span></a> A. Loria. <i>Problèmes sociaux contemporains</i>, p. 174.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_140" id="Footnote_2_140"></a><a href="#FNanchor_2_140"><span class="label">[2]</span></a> Ibsen. <i>En Folkefiende</i> (Un Ennemi du peuple).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_141" id="Footnote_3_141"></a><a href="#FNanchor_3_141"><span class="label">[3]</span></a> Ibsen. <i>Rosmersholm</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_142" id="Footnote_4_142"></a><a href="#FNanchor_4_142"><span class="label">[4]</span></a> Pierre Kropotkine. <i>Paroles d'un révolté</i>, p. 275.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_143" id="Footnote_5_143"></a><a href="#FNanchor_5_143"><span class="label">[5]</span></a> Ibsen. <i>Samfundets stötter</i> (Soutiens de la société).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_144" id="Footnote_6_144"></a><a href="#FNanchor_6_144"><span class="label">[6]</span></a> <i>Le unges forbund</i> (L'Union des jeunes).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_145" id="Footnote_7_145"></a><a href="#FNanchor_7_145"><span class="label">[7]</span></a> <i>Un Ennemi du peuple</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_146" id="Footnote_8_146"></a><a href="#FNanchor_8_146"><span class="label">[8]</span></a> <i>Brand</i> (Eynor).<span class='pagenum'><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 65%;' /> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span></p><h2>PARTIE POSITIVE</h2> + +<h2>LA SOCIÉTÉ NOUVELLE</h2> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<h3><a name="CHAPITRE_PREMIER-III" id="CHAPITRE_PREMIER-III"></a>CHAPITRE PREMIER</h3> + +<h3>LA RÉGÉNÉRATION INDIVIDUELLE ET SOCIALE +EST POSSIBLE<br /> +L'AMOUR EN EST LA PREMIÈRE BASE</h3> + + +<p>«Qui n'a pas été renversé une fois dans sa vie! Il faut se relever et ne +faire semblant de rien. Seuls le présent d'un homme et son avenir +peuvent racheter son passé.»</p> + +<p>Borckman<a name="FNanchor_1_147" id="FNanchor_1_147"></a><a href="#Footnote_1_147" class="fnanchor">[1]</a>, qui dit ces paroles, semble indiquer par là que la +rénovation est possible, qu'il n'est jamais tard de renaître, mais que +seuls le présent et l'avenir sont capables de racheter le passé. Des +hommes forts et intelligents peuvent toujours réagir et se refuser à +être plus longtemps serfs du mensonge. Mais non seulement l'homme est +perfectible, la société l'est aussi. «Si quelque esclave de ce monde +fait une brèche au grand capital humain, un autre, par son travail, peut +toujours réparer le dommage.»<a name="FNanchor_2_148" id="FNanchor_2_148"></a><a href="#Footnote_2_148" class="fnanchor">[2]</a> Un individu, comme une nation, peut se<span class='pagenum'><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span> +tromper, s'égarer, mais aussi le reconnaître, se repentir et réparer le +mal.</p> + +<p>Ibsen ne se contente pas de faire exprimer à ses héros l'idée de la +possibilité de la régénération morale de l'individu et de la société, il +leur fait indiquer la base même de cette rénovation: l'Amour.</p> + +<p>«Notre coeur est ce jeune univers créé pour recevoir l'esprit divin. +C'est là qu'il faut tuer le vautour de la convoitise. C'est là que le +nouvel Adam doit naître.»<a name="FNanchor_3_149" id="FNanchor_3_149"></a><a href="#Footnote_3_149" class="fnanchor">[3]</a></p> + +<p>C'est grâce à l'Amour de Lona que Bernick<a name="FNanchor_4_150" id="FNanchor_4_150"></a><a href="#Footnote_4_150" class="fnanchor">[4]</a> se repent, avoue à tous ses +torts et commence une vie nouvelle. Mais c'est surtout <i>Peer Gynt</i> qui +nous offre la démonstration éclatante que l'Amour est le premier jalon +de tout relèvement moral.</p> + +<p>Peer Gynt, après avoir gâché sa vie dans bien des aventures, revient, +tête blanche, dans son pays natal où, dans sa jeunesse, il fut aimé par +une jeune fille, Solveig. Il éprouve des remords d'avoir toujours fui la +voie droite, la vie sérieuse. La nuit vient; il court dans la forêt où +il connut, dans son enfance, des heures délicieuses, et il lui semble +entendre autour de lui des voix s'élever: des bobines de fil qui roulent +à ses pieds murmurent: «Nous sommes des questions que tu devais +résoudre»; le vent gémit: «Nous sommes des chants que tu devais +chanter»; et des gouttes de rosée tombent des branches en soupirant: +«Nous sommes des larmes que tu n'as pas répandues»; et des brins de +paille lui disent: <span class='pagenum'><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>«Nous sommes les oeuvres que tu devais accomplir, +nous sommes les forces que tu n'as pas voulu aimer.»</p> + +<p>Peer Gynt veut se persuader qu'en gâchant sa vie, il est resté +<i>lui-même</i>, qu'il a vécu suivant son <i>moi,</i> mais le vide qui se fait +autour de lui, lui prouve qu'il n'a été qu'un égoïste. Peer Gynt est +seul. Sa conscience se réveille. «Terre splendide, prie-t-il, ne +t'offense pas parce que j'ai foulé ton herbe inutilement! Soleil +magnifique, tu as versé tes rayons sur une hutte inhabitée—le +propriétaire n'était jamais chez lui.... Oh! je veux monter jusqu'au +plus haut sommet, je veux voir encore une fois le soleil se lever, je +veux contempler la terre promise....»</p> + +<p>Il arrive devant la maison de Solveig au moment où celle-ci, vieillie, +sort de la hutte, un bâton et un livre de cantiques à la main.</p> + +<p>PEER GYNT.—Un pécheur est devant toi. A toi de le juger.</p> + +<p>SOLVEIG.—C'est lui. Loué soit Dieu!</p> + +<p>PEER GYNT.—Accuse-moi, dis combien j'ai péché envers toi!</p> + +<p>SOLVEIG.—Tu n'as commis aucun péché!</p> + +<p>PEER GYNT.—Dis-moi mon crime.</p> + +<p>SOLVEIG.—Tu as fait de ma vie un poème. Bénie soit notre rencontre! Le +vrai Peer Gynt qui avait au front un sceau le marquant pour une haute +destinée, a vécu dans ma conscience, dans mon espoir, dans mon amour!</p> + +<p>Une clarté illumine la figure de Peer Gynt. Il pose sa tête sur les +genoux de Solveig qui chante: «Dors, mon ami, je te bercerai, je te +veillerai ... dors et rêve!» Solveig chante et le soleil se lève....</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p><p>«Faire un homme heureux, c'est mériter de l'être», dit Jean-Jacques<a name="FNanchor_5_151" id="FNanchor_5_151"></a><a href="#Footnote_5_151" class="fnanchor">[5]</a>. +Dans <i>Peer Gynt</i>, Ibsen prouve que l'homme, apte à faire jaillir de son +coeur dans celui d'un autre être humain les rayons ardents de l'amour, +est capable de se relever moralement. L'amour, c'est le soleil qui +vivifie; il ennoblit, il régénère. «L'amour possède une force surhumaine +qui élève au-dessus de la fange de la vie quotidienne, et le fait +briller de toute sa magnificence aux yeux de tous.»<a name="FNanchor_6_152" id="FNanchor_6_152"></a><a href="#Footnote_6_152" class="fnanchor">[6]</a></p> + +<p>C'est la richesse du coeur qui seule donne du prix aux richesses de +toutes nos facultés; même la science n'est vivante et complète que par +l'amour. Les hommes ne font rien avec une idée, quand un sentiment ne +s'y joint pas. On regrette moins d'avoir eu du coeur que de l'esprit.</p> + +<p>L'amour féconde, agrandit et élève toutes les facultés intellectuelles +et morales. Par lui le sentiment proprement dit, qui n'est d'abord que +le produit d'une sensation, devient affectif, manifeste des préférences, +éveille l'activité et agit ainsi sur la volonté avec une puissance de +plus en plus grande. Que de crimes seraient évités si nous étions +entourés de plus de sympathie, si la solidarité était plus chaude et +plus réconfortante! C'est ce manque de fraternité et d'amour qui rend la +lutte pour la vie si terrible et si acharnée. Sans amour tout changement +du régime actuel ne sera qu'une substitution d'une classe à une autre, +un changement de noms pour les maux qui demeurent.</p> + +<p>Le mal de l'humanité ne vient pas de la nature, il<span class='pagenum'><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span> vient, il grandit +parce que les hommes ne savent plus aimer. Aucun mécanisme ne donnera à +l'humanité le bonheur, si elle ne veut pas comprendre qu'il y a ici-bas +un moyen capable d'adoucir toutes les misères et toutes les souffrances, +et c'est l'Amour. L'être humain à l'instant où bat son coeur, se +transfigure et s'illumine comme une aurore.</p> + +<p>Seul l'amour établit une harmonie entre les individus. Cette harmonie +peut être aperçue par l'intelligence, mais elle n'est sentie et réalisée +que par le coeur. L'amour est l'intelligence descendue dans les fonds +mêmes de l'âme. L'intelligence qui n'arrive point à l'amour, à la +volonté, manque de puissance pour le développement de la vérité, elle +n'en atteint point la vaste et sublime profondeur. La science, les lois, +les institutions les plus sages, sont une lettre morte que l'amour seul +peut transformer en parole vivante. C'est que l'intelligence n'est que +le reflet du foyer d'amour, et à mesure que le foyer est plus actif, la +lumière est plus vive. Des plus intimes profondeurs de l'amour jaillit +la lumière de l'intelligence. Le génie, l'héroïsme, la morale, sont dus +à l'amour, c'est par amour qu'il peut être compris, c'est par amour +qu'il peut être régénéré, car l'amour seul crée l'amour.</p> + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_147" id="Footnote_1_147"></a><a href="#FNanchor_1_147"><span class="label">[1]</span></a> <i>John-Gabriel Borckman</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_148" id="Footnote_2_148"></a><a href="#FNanchor_2_148"><span class="label">[2]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_149" id="Footnote_3_149"></a><a href="#FNanchor_3_149"><span class="label">[3]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_150" id="Footnote_4_150"></a><a href="#FNanchor_4_150"><span class="label">[4]</span></a> Ibsen. <i>Samfundets Stötter</i> (Soutiens de la société).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_151" id="Footnote_5_151"></a><a href="#FNanchor_5_151"><span class="label">[5]</span></a> J.-.J. Rousseau. <i>Correspondance</i>. Lettre à Hume, t. IV, p. +597. Paris, MDCCCLII.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_152" id="Footnote_6_152"></a><a href="#FNanchor_6_152"><span class="label">[6]</span></a> Ibsen. <i>Kjaerlighedens Komedie</i> (La Comédie de l'amour).<span class='pagenum'><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_II-III" id="CHAPITRE_II-III"></a>CHAPITRE II</h3> + +<h3>LA VERITE ET LA LUMIERE</h3> + + +<p>«Un homme est condamné dans son oeuvre, s'il fait les choses à demi et +ne songe qu'aux apparences, s'il ne traduit pas ses idées par des actes +et non seulement par des paroles ou des sentiments.»<a name="FNanchor_1_153" id="FNanchor_1_153"></a><a href="#Footnote_1_153" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>Cela veut dire: parler est bien, agir est mieux. Une société ne se bâtit +pas avec des mots, des sentiments ou des idées, elle ne se compose pas +d'abstractions, mais d'hommes en chair et en os, qui, même pour aimer, +se posent toujours la question de Faust: «Par où commencer?»</p> + +<p>Par où doit-il commencer, l'individu qui désire s'affranchir des +servitudes sociales et devenir un être libre et conscient? «Par briser +la chaîne des moeurs et des coutumes», répond Falk dans la <i>Comédie de +l'Amour</i>. Plus de mensonges, plus d'hypocrisies, plus de conventions +fausses. C'est la philosophie du <i>Canard Sauvage</i>. Les critiques qui +prétendent qu'Ibsen a voulu dire dans cette pièce: «N'enlevez pas le +mensonge au vulgaire, vous lui <span class='pagenum'><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span>enlèveriez le bonheur en même temps», +n'ont pas saisi l'esprit de l'oeuvre du penseur norvégien. L'idée +fondamentale du <i>Canard Sauvage</i> est celle-ci: «Il vaut mieux détruire +le bonheur que de le laisser subsister sur un mensonge.»</p> + +<p>L'esprit puissant de l'auteur de <i>Brand</i> a parfaitement compris quel +rôle considérable, prépondérant et néfaste, les préjugés et les +mensonges jouent dans la société actuelle. Son théâtre est un cri de +révolte contre cet état de choses. Malgré les progrès de la +civilisation, malgré la diffusion de plus en plus grande des lumières +scientifiques, le préjugé et le mensonge règnent encore en maîtres dans +la société. Ils s'exercent de tous côtés. Il y a des préjugés de +religions, des préjugés de nations, de classes, de conditions sociales. +Il suffit qu'un de nos semblables appartienne à telle classe, à telle +famille, à telle corporation, pour qu'on lui attribue d'avance tel +défaut, tel travers.</p> + +<p>Et ce qu'il y a de plus déplorable dans ces erreurs de jugement, c'est +que nul ne peut s'en déclarer absolument exempt.</p> + +<p>Le mensonge suppose un désordre dans la vie. Si l'on était ce qu'on +devrait être, on n'éprouverait nullement le besoin de dissimuler ce +qu'on est. Ah! les préjugés et les mensonges! ce sont eux qui causent +tous les malheurs de ce monde!</p> + +<p>On peut tromper non seulement les autres, mais soi-même, et non pas par +erreur, mais volontairement. Il faut distinguer le mensonge de l'erreur. +L'erreur est inconsciente, tandis que le mensonge sait ce qu'il fait +quand il abuse les autres. «On peut nuire à la vérité sans mentir, +lorsqu'on ignore l'inexactitude qu'on commet; on peut dire une chose<span class='pagenum'><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span> +vraie en mentant, lorsque, la croyant fausse, on cherche à égarer le +prochain par caprice ou dans un but égoïste.»<a name="FNanchor_2_154" id="FNanchor_2_154"></a><a href="#Footnote_2_154" class="fnanchor">[2]</a> L'intention positive de +tromper est le trait caractéristique du mensonge. Mentir, c'est abuser +les hommes le sachant et le voulant, qu'on le fasse en actes ou en +paroles, par le silence ou par d'insidieux discours.</p> + +<p>«C'est une chimère de croire que l'esprit aille de lui-même au vrai. +L'erreur lui est aussi naturelle que la vérité; il n'est pas bon en +sortant des mains de la nature. S'il est fait pour la vérité, il ne +l'atteint qu'en la cherchant péniblement; elle est une récompense plutôt +qu'un privilège. Il ne peut, s'il pense, éviter l'erreur, et les +exigences de la vie, son propre intérêt, les lois mêmes de la morale, +exigent qu'il agisse et qu'il pense.</p> + +<p>Pourtant, il faut se garder de tomber dans un autre excès; le pessimisme +n'est pas plus vrai que l'optimisme, même dans la théorie de la +connaissance. <i>L'erreur peut être corrigée, si elle ne peut être +évitée</i>.»<a name="FNanchor_3_155" id="FNanchor_3_155"></a><a href="#Footnote_3_155" class="fnanchor">[3]</a></p> + +<p>Le mensonge, lui, peut être évité.</p> + +<p>Les hommes, dit Tolstoï<a name="FNanchor_4_156" id="FNanchor_4_156"></a><a href="#Footnote_4_156" class="fnanchor">[4]</a>, qui ignorent la vérité et qui font le mal, +provoquent chez les autres la pitié pour leurs victimes et le dégoût +pour eux, ils ne font du mal qu'à ceux qu'ils attaquent; mais les hommes +qui connaissent la vérité et qui font le mal sous le masque de +l'hypocrisie, le font à eux-mêmes et à leurs victimes, et encore à des +milliers d'autres hommes, tentés par le mensonge qui cache le mal.<span class='pagenum'><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span></p> + +<p>«Nulle société ne peut vivre sainement en se nourrissant de +mensonge.»<a name="FNanchor_5_157" id="FNanchor_5_157"></a><a href="#Footnote_5_157" class="fnanchor">[5]</a></p> + +<p>«La fin de l'homme est d'être sincère.»<a name="FNanchor_6_158" id="FNanchor_6_158"></a><a href="#Footnote_6_158" class="fnanchor">[6]</a></p> + +<p>Il faut donc chercher la vérité.</p> + +<p>Croire en la Vérité, c'est avoir la foi qui nous permet d'ordonner +toutes choses par rapport à elle. Aimer la Vérité, c'est s'y soumettre +dans ce qu'elle a d'absolu et d'irrésistible, la rechercher toujours +dans l'ordre changeant des circonstances et n'agir jamais que +conformément à elle. Si l'amour de la vérité est par lui-même +l'expression la plus pure de notre foi, nous devons irrévocablement +condamner le mensonge et tout ce qui s'y rapporte. La vérité dans la +connaissance des lois morales a déjà supprimé l'iniquité de l'esclavage, +les tortures judiciaires, les persécutions barbares; espérons qu'elle +élargira toujours ses limites. Toutes les erreurs, tous les symboles qui +ont été l'objet du culte des hommes n'ont produit quelque bien que par +suite de la parcelle de vérité qu'ils renfermaient. Il faut poursuivre +la vérité partout et toujours.</p> + +<p>Dans les <i>Soutiens de la Société</i>, Dina, voulant aller en Amérique, +demande à Johann qui en revient, si les gens de là-bas sont moraux.</p> + +<p>JOHANN.—Moraux?</p> + +<p>DINA.—C'est-à-dire s'ils sont aussi convenables, aussi honnêtes qu'ici.</p> + +<p>JOHANN.—Dans tous les cas, ils ne sont pas aussi mauvais qu'on le +pense. N'ayez aucune crainte à ce sujet.<span class='pagenum'><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span></p> + +<p>DINA.—Vous ne comprenez pas. Au contraire, je voudrais qu'ils ne +fussent pas si nobles et si vertueux.</p> + +<p>JOHANN.—Et comment les voudriez-vous?</p> + +<p>DINA.—Je voudrais qu'ils fussent ... nature. Nature, franchise, vérité +en tout. Végéter dans cette vie pour les bienfaits illusoires de la vie +future?—C'est un mensonge qui en engendre bien d'autres.</p> + +<p>A force de s'inquiéter de l'avenir on oublie le présent. «Le passé ne +nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir regret de +nos fautes; mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il +n'est point du tout à notre égard, et que nous n'y arriverons peut-être +jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et +dont nous devons user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être +principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu'on ne +pense jamais à la vie présente et à l'instant où l'on vit, mais à celui +où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en état de vivre à l'avenir, +et jamais de vivre maintenant. Notre-Seigneur n'a pas voulu que notre +prévoyance s'étendît plus loin que le jour où nous sommes. Ce sont les +bornes qu'il faut garder et pour notre salut et pour notre repos.»<a name="FNanchor_7_159" id="FNanchor_7_159"></a><a href="#Footnote_7_159" class="fnanchor">[7]</a></p> + +<p>«Le <i>mot futur</i>, dit Falk<a name="FNanchor_8_160" id="FNanchor_8_160"></a><a href="#Footnote_8_160" class="fnanchor">[8]</a>, assombrit pour nous le jour lumineux: +Notre <i>prochain</i> amour! Notre <i>future</i> femme, notre <i>seconde</i> vie! La +préoccupation de cette idée fait un mendiant de l'homme le plus +fortuné.<span class='pagenum'><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span> Aussi loin que vous regardez devant vous, ce mot enlaidit +votre existence en détruisant la joie du moment. Vous ne sauriez vous +arrêter un instant tranquillement en votre bonheur sans vous embarquer +vers d'autres rives, et ce rivage atteint, vous reposez-vous un instant? +Non, il faut vous hâter de fuir, et toujours ainsi jusqu'à la mort.»</p> + +<p>Et cela vient du mensonge que nous nous forgeons de notre existence, +voulant nous persuader que cette vie n'est rien et que la vie future, la +vie d'outre-tombe est tout. «La souffrance ne nous atteint point, car +rien ne nous touche en ce monde, sinon le désir d'en sortir.»<a name="FNanchor_9_161" id="FNanchor_9_161"></a><a href="#Footnote_9_161" class="fnanchor">[9]</a> +L'homme, disent ces prêcheurs, doit être tout entier dans l'attente des +biens futurs; il ne doit considérer la vie présente que comme un rapide +voyage dont la seule importance est de préparer notre éternel avenir. +Or, il n'y a qu'une seule vie: celle que nous vivons. «Le bonheur que +nous comprenons, nous ne le trouvons qu'ici-bas.»<a name="FNanchor_10_162" id="FNanchor_10_162"></a><a href="#Footnote_10_162" class="fnanchor">[10]</a> «Il faut chercher +la vie, pour la faire passer avant toute chose.»<a name="FNanchor_11_163" id="FNanchor_11_163"></a><a href="#Footnote_11_163" class="fnanchor">[11]</a></p> + +<p>Il faut vivre, car quand l'esprit commence à peine à s'éveiller, les +forces physiques commencent déjà à décliner. Cette heure est à toi, tout +le reste est folie!</p> + +<p>Il n'y a rien de mystique dans la vie. La vie est une force de vérité et +de lumière.</p> + +<p>Dans les <i>Revenants</i>, M<sup>me</sup> Alving discute avec son fils le +sentiment filial:<span class='pagenum'><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span></p> + +<p>M<sup>me</sup> ALVING.—Un enfant ne doit-il pas de l'amour à son père, +malgré tout?</p> + +<p>OSWALD.—Quand ce père n'a aucun titre à sa reconnaissance? Quand +l'enfant ne l'a jamais connu? Et toi, si éclairée sur tout autre point, +tu croirais vraiment à ce vieux préjugé?</p> + +<p>M<sup>me</sup> ALVING.—Il n'y aurait donc là rien qu'un préjugé?</p> + +<p>OSWALD.—Oui, tu peux en convenir, mère. C'est une de ces idées +courantes que le monde admet sans contrôle. C'est un mensonge.</p> + +<p>Et M<sup>me</sup> Alving, ne poursuivant que la vérité, finit par être +d'accord avec son fils.</p> + +<p>L'enfant ne doit pas plus être à la discrétion de l'autorité familiale +que l'homme à la discrétion de l'autorité gouvernementale. Il faut à +l'enfant, comme au chêne, pour croître et devenir homme dans son +individualité forte, l'espace et la liberté.</p> + +<p>Dans la <i>Maison de Poupée</i>, Nora apprend que la société a le droit +romain, le droit international, le droit administratif, le droit +policier, et que seul le Droit humain lui manque; elle, qui considérait +la justice comme un sentiment qui fait partie intégrante de notre âme, +elle apprend que la justice n'est qu'une fiction, une loi créée par la +société pour garantir ses mensonges et que c'est la loi qui crée souvent +le délit,—et elle déclare nettement que «ce sont de bien mauvaises +lois».</p> + +<p>NORA.—J'apprends que les lois ne sont pas ce que je croyais; mais que +ces lois soient justes, c'est ce qui ne peut m'entrer dans la tête.</p> + +<p>HELMER.—Tu parles en enfant: tu ne comprends rien à la société dont tu +fais partie.<span class='pagenum'><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span></p> + +<p>NORA.—Non, je n'y comprends rien. Mais je veux y arriver et m'assurer +qui des deux a raison, de la société ou de moi.</p> + +<p>Et Nora quitte le foyer domestique, elle ne veut plus accepter aucune +idée toute faite sans l'avoir examinée, elle s'en va chercher la vérité, +la lumière.</p> + +<p>Lorsque le docteur Stockmann<a name="FNanchor_12_164" id="FNanchor_12_164"></a><a href="#Footnote_12_164" class="fnanchor">[12]</a> est déclaré ennemi de la société pour +lui avoir voulu du bien, il ne se rend pas aux mensonges du milieu qui +l'environne, mais, fort dans la vérité, il le quitte, il l'abandonne, il +s'isole, il reste seul. Partout où il y a lutte entre les «soutiens de +la société» et les indépendants, Ibsen prend toujours parti pour ces +derniers. Apôtre du «moi individuel», il semble nous dire: Pour changer +la société, il faut commencer par l'individu.</p> + +<p>L'individu qui désire reconquérir la totalité de sa personnalité +originale, doit se soustraire plus ou moins complètement à l'influence +générale, s'isoler du groupe social, redevenir lui-même, abandonner +toutes les conventions mensongères, rechercher la vérité et la lumière, +reconquérir sa puissance, sa force individuelle, qu'il mettra plus tard +au service de la société.</p> + +<p>Nora et Stockmann peuvent devenir les membres les plus éclairés et les +plus dévoués de la société. «Les affections sociales ne se développent +en nous qu'avec nos lumières.»<a name="FNanchor_13_165" id="FNanchor_13_165"></a><a href="#Footnote_13_165" class="fnanchor">[13]</a></p> + +<p>C'est surtout dans <i>Brand</i> que s'exprime la puissance morale de +l'individu.</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_153" id="Footnote_1_153"></a><a href="#FNanchor_1_153"><span class="label">[1]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_154" id="Footnote_2_154"></a><a href="#FNanchor_2_154"><span class="label">[2]</span></a> J. Bovon. <i>Morale chrétienne</i>, t, II, p. 9.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_155" id="Footnote_3_155"></a><a href="#FNanchor_3_155"><span class="label">[3]</span></a> Brochard. <i>De l'Erreur</i>, p. 280. Paris, F. Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_156" id="Footnote_4_156"></a><a href="#FNanchor_4_156"><span class="label">[4]</span></a> Voir notre ouvrage: <i>Pensées de Tolstoï</i>, p. 143.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_157" id="Footnote_5_157"></a><a href="#FNanchor_5_157"><span class="label">[5]</span></a> Ibsen. <i>En Folkefiende</i> (Un Ennemi du peuple).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_158" id="Footnote_6_158"></a><a href="#FNanchor_6_158"><span class="label">[6]</span></a> Ibsen. <i>Kjaerlighedens Komedie</i> (La Comédie de l'amour).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_159" id="Footnote_7_159"></a><a href="#FNanchor_7_159"><span class="label">[7]</span></a> Pascal. <i>Lettre à Mademoiselle de Roanney</i>. Voir M. de +Lescure. <i>Discours sur les passions de l'amour de Pascal</i>, p. 47.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_160" id="Footnote_8_160"></a><a href="#FNanchor_8_160"><span class="label">[8]</span></a> Ibsen. <i>Kjaerlighedens Komedie</i>(Comédie de l'amour).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_161" id="Footnote_9_161"></a><a href="#FNanchor_9_161"><span class="label">[9]</span></a> Tertullien. <i>Apol</i>., p. 41.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_162" id="Footnote_10_162"></a><a href="#FNanchor_10_162"><span class="label">[10]</span></a> Ibsen. <i>Lille Eyolf</i> (Le petit Eyolf).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_163" id="Footnote_11_163"></a><a href="#FNanchor_11_163"><span class="label">[11]</span></a> Ibsen. <i>Quand nous nous réveillerons d'entre les morts.</i> +(Naar vi Döde Vaagner).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_164" id="Footnote_12_164"></a><a href="#FNanchor_12_164"><span class="label">[12]</span></a> Ibsen. <i>En Folkefiende</i> (Un ennemi du peuple).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_165" id="Footnote_13_165"></a><a href="#FNanchor_13_165"><span class="label">[13]</span></a> J.-J. Rousseau. <i>Oeuvres complètes</i>, t. III, p. 505.<span class='pagenum'><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_III-III" id="CHAPITRE_III-III"></a>CHAPITRE III</h3> + +<h3>L'EFFORT INDIVIDUEL +LA VOLONTÉ, L'ACTION, LA LIBERTÉ, LA JUSTICE</h3> + + +<h3>I</h3> + +<p>Brand<a name="FNanchor_1_166" id="FNanchor_1_166"></a><a href="#Footnote_1_166" class="fnanchor">[1]</a>, c'est la conception, vivante que la question sociale est avant +tout une question de force, de volonté, d'énergie, de lumière et de +morale individuelles.</p> + +<p>On n'a le droit d'accuser qui que ce soit qu'après s'être jugé soi-même, +de dresser le bilan de la société qu'après avoir dressé celui de sa +propre vie. Brand, après avoir fait son examen de conscience, rejette +les mensonges dans lesquels il a été élevé, il devient <i>lui-même</i> et +n'écoutant que la voix impérative de sa conscience, il se met à +régénérer les âmes des autres.</p> + +<p>Il n'accepte aucun compromis. Il refuse les derniers sacrements à sa +mère, qui a toujours servi deux maîtres: Dieu et Mammon. Il sacrifie son +enfant unique à qui il faudrait le soleil du midi. Il perd sa mère, il +perd son enfant, sa femme, et il poursuit toujours sa tâche de +réformateur; il fait construire une <i>Eglise nouvelle</i>, mais le jour de +son<span class='pagenum'><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span> inauguration il découvre qu'il va remplacer l'ancien mensonge par +un mensonge nouveau ... il jette à la mer les clefs de l'église, il +entraîne le peuple dans les montagnes, vers la Nature....</p> + +<p>On pourrait peut-être reprocher à Brand de refouler en lui les attaches +les plus chères, si nous ne savions que «certains hommes ont le droit, +non pas officiellement, mais par eux-mêmes, d'autoriser leur conscience +à franchir certains obstacles, dans le cas seulement où l'exige la +réalisation de leur idée. Tous ceux qui s'élèvent tant soit peu +au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de +nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement +des criminels,—plus ou moins, bien entendu. Autrement il leur serait +difficile de sortir de l'ornière; quant à y rester, ils ne peuvent +certainement pas y consentir et leur devoir même le leur défend.»<a name="FNanchor_2_167" id="FNanchor_2_167"></a><a href="#Footnote_2_167" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<p>Accablé par la responsabilité de la mission qu'il a juré d'accomplir, +Brand ne voit qu'une chose: le but sacré auquel il doit aboutir. Le but +lui fait oublier sa propre douleur, car celui qui dit: «On ne possède +éternellement que ce qu'on a perdu»<a name="FNanchor_3_168" id="FNanchor_3_168"></a><a href="#Footnote_3_168" class="fnanchor">[3]</a> souffre cruellement. Et cette +souffrance est d'autant plus grande que Brand jouit d'une vaste +intelligence par laquelle il embrasse les dangers du champ de bataille +où il veut combattre. «La douleur est une fonction intellectuelle, +d'autant plus parfaite que l'intelligence <span class='pagenum'><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>est plus développée.»<a name="FNanchor_4_169" id="FNanchor_4_169"></a><a href="#Footnote_4_169" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<p>Ibsen qui connaît la grandeur de la souffrance humaine, fait dire à +Rébecca<a name="FNanchor_5_170" id="FNanchor_5_170"></a><a href="#Footnote_5_170" class="fnanchor">[5]</a> que la douleur n'endurcit pas, mais ennoblit le caractère.</p> + +<p>ROSMER.—C'est la joie qui ennoblit l'esprit.</p> + +<p>RÉBECCA.—Et la douleur aussi, ne crois-tu pas? La grande douleur?</p> + +<p>ROSMER.—Oui, quand on peut la traverser, la surmonter, la vaincre.</p> + +<p>C'est dans la douleur morale que les âmes fortes puisent leur +consolation, leurs forces, leurs vertus. La grandeur et la beauté des +âmes sont graduées sur la douleur. Ceux qui ont sur le front la flamme +du génie ont connu le baiser divin de la douleur. A mesure qu'on descend +l'échelle de la vie, le rire inconscient augmente; à mesure qu'on monte, +on voit régner la beauté grave de la douleur. Elle embellit l'image de +l'homme, elle grandit son coeur, elle élève sa pensée.</p> + +<p>Ceux qui ne savent que se plaindre et gémir ne connaissent point la +souffrance; la vraie douleur est discrète, c'est dans le silence qu'elle +s'épanouit, c'est dans la solitude qu'elle se transforme en Force. Celui +qui porte en lui une capacité infinie de souffrir, ne connaît jamais le +désespoir; c'est la pénétrante lumière de la douleur qui lui éclaire le +chemin de la vie. La douleur n'est pas une humiliation; comme l'amour, +elle est le tressaillement des âmes fortes, des esprits intelligents. Si +l'amour ne va jamais sans douleur, la douleur engendre toujours l'amour. +L'amour et la douleur enseignent la bonté, la tendresse, la grâce; si +l'amour purifie, la douleur<span class='pagenum'><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span> morale rend l'homme meilleur. «De même +qu'une oreille musicale est nécessaire pour partager le plaisir que +procure la musique, de même la sympathie pour la douleur d'autrui ne +peut naître que chez celui qui a éprouvé la douleur.»<a name="FNanchor_6_171" id="FNanchor_6_171"></a><a href="#Footnote_6_171" class="fnanchor">[6]</a></p> + +<p>Les âmes fortes et viriles portent en elles un trésor inépuisable +d'amour et de douleur. L'amour et la douleur ont illuminé l'âme de +Brand. Brand souffre, mais il cache ses douleurs, il ne cherche pas de +consolation. Il est doux, par moments, d'être consolé par une âme +tendre, mais personne n'aime à consoler. Pour consoler, il faut avoir +beaucoup de coeur. Ne cherchons point de consolation, ne nous +appesantissons jamais sur nos propres tristesses: la douleur discrète +prépare aux nobles causes, elle sacre ceux qui savent souffrir +silencieusement.</p> + +<p>Ni les imbécillités rieuses, ni les flétrissures, ne font courber le +front des Brand. On devient peut-être un peu dur, mais les Brand ne sont +pas des hommes aimables. Etre aimable est facile à ceux qui se plient +volontiers, par nonchalance ou par calcul égoïste, aux travers, aux +erreurs, aux mensonges du monde. Ce qui importe, avant d'être aimable, +c'est d'être vrai, d'être juste, soi-même, c'est d'avoir du caractère.</p> + +<p>Brand est rude et souvent dur: il comprend que celui qui donne beaucoup, +a aussi le droit de demander autant. Brand sacrifie son bonheur et sa +vie, et il peut dire: «Qui ne sacrifie pas tout, jette son offrande à la +mer.» Une loi supérieure de justice, inscrite au fond du coeur de +l'homme, lui<span class='pagenum'><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span> fait sentir que lorsque le sacrifice est exigible d'un +côté, il doit en être de même du côté opposé. Brand nous prouve que +c'est dans la volonté du sacrifice conscient que gît la force qui +ressuscite. Brand demande <i>Tout ou Rien</i>. «Si tu donnais tout en +réservant ta vie, sache que tu n'aurais rien donné.» Et il ajoute +amèrement: La vie! la vie! quel prix ce bon peuple y attache. Il n'y a +pas d'infirme qui ne tienne à l'existence comme si le salut du monde et +des âmes reposait sur ses chétives épaules!</p> + +<p>Lorsqu'on demande à Brand: Combien durera la lutte?—il répond: Elle +durera jusqu'à votre dernier jour, jusqu'au sacrifice suprême, jusqu'à +ce que vous soyez libres de compromis, maîtres de votre volonté entière, +et que vous n'hésitiez plus lâchement devant cet ordre: <i>tout ou rien</i>! +Quelles seront vos pertes? tous vos désirs, toutes les réserves que vous +apportez au serment solennel; toutes les chaînes polies, dorées, qui +vous font esclaves de la terre, tous les somnifères qui vous endorment! +Ce que vous rapportera la victoire? Une volonté pure, une foi élevée une +âme entière et cet esprit de sacrifice qui donne tout avec joie, jusqu'à +la vie, enfin une couronne d'épines sur chaque front: le voilà votre +gain.</p> + +<p>Si Brand indique le chemin du sacrifice, c'est qu'il l'a pris le +premier. «Il y a longtemps qu'on nous parle du bon chemin, qu'on nous +l'indique du doigt; plus d'un nous l'a montré, mais tu es le premier qui +l'aies pris toi-même,»<a name="FNanchor_7_172" id="FNanchor_7_172"></a><a href="#Footnote_7_172" class="fnanchor">[7]</a> lui dit un homme du peuple.</p> + +<p>Si Brand demande <i>tout</i>, c'est qu'il a assez de force et de volonté pour +<i>tout</i> donner<span class='pagenum'><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span></p> + + + +<h3>II</h3> + +<p>Brand est l'incarnation de la force et de la volonté. Brand appartient à +cette catégorie d'élus «qui ont reçu la grâce, la faculté, le pouvoir, +de <i>souhaiter</i> une chose, de <i>la désirer</i>, de <i>la vouloir</i>, avec tant +d'âpreté, si impitoyablement, qu'à la fin, ils l'obtiennent»<a name="FNanchor_8_173" id="FNanchor_8_173"></a><a href="#Footnote_8_173" class="fnanchor">[8]</a> ou ils +succombent.</p> + +<p>Ce n'est pas en réveillant de brillantes qualités qu'on guérira des âmes +estropiées, <i>c'est de volonté qu'il s'agit</i>. C'est la volonté qui rend +libre..., ou qui tue. Elle est toujours la même, chez le petit comme +chez le grand, toujours entière au milieu de l'éparpillement de toutes +choses!</p> + +<p>«Venez à moi, dit Brand, hommes, qui vous traînez lourdement dans cette +vie. Ame contre âme, dans une communion intime, nous allons tenter +l'oeuvre de purification, abattre l'indécision, imposer silence au +mensonge et réveiller enfin le jeune lion de la volonté!»</p> + +<p>Il ne s'agit pas de gémir et de pleurer platoniquement sur la triste +condition de la nature humaine, sur les misères du monde, il faut agir. +«Là où se trouve l'action, se trouve la force.»<a name="FNanchor_9_174" id="FNanchor_9_174"></a><a href="#Footnote_9_174" class="fnanchor">[9]</a></p> + +<p>L'activité maladroite produit toujours plus de résultats que la mollesse +prudente. Si l'oisiveté peut tuer à la longue une volonté saine, +l'action peut sauver une volonté malade. <i>Homines sunt voluntates</i>,<span class='pagenum'><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span> a +dit saint Augustin. La volonté c'est l'homme même.</p> + +<p>Au milieu de ce tourbillon d'images, de désirs, de passions qui s'agite +en nous, nous démêlons clairement une force irréductible, capable de +régler tout ce mouvement: la volonté. «Je veux, je ne veux pas», ces +mots gouvernent notre intelligence, notre sensibilité, notre esprit, +tout notre être. Il ne suffit plus de dire avec Descartes: <i>Cogito, ergo +sum</i>; il faut dire: J'agis, donc je vis. Je ne suis <i>moi</i> qu'autant que +j'agis. Pour qu'une âme d'homme ait de la dignité, de la beauté morale, +il faut que la volonté y règne en souveraine. La volonté, qui est la +faculté essentiellement active de l'homme, concentre la puissance de +toutes les autres facultés en vue de l'action qui est la manifestation +suprême de la vie humaine. La destinée de l'homme, qui est le total de +ses actes, est d'autant plus élevée, d'autant plus noble, d'autant plus +utile, qu'elle se compose d'actes plus conformes au vrai, au bien, au +juste, au beau, c'est-à-dire de manifestations plus pures de l'emploi de +la volonté. La volonté, c'est la <i>pensée voulue</i>.«La pensée <i>voulue</i>, la +pensée réfléchie, la véritable pensée humaine en un mot, ne saurait +exister sans que se produise une de ces <i>volitions</i> toujours +<i>intentionnelles</i> qu'on nomme idées-motrices<a name="FNanchor_10_175" id="FNanchor_10_175"></a><a href="#Footnote_10_175" class="fnanchor">[10]</a>. «Vivre, c'est vouloir; +vivre, c'est agir; mais agir réellement, c'est agir avec conscience, +avec la décision de dominer ses propres actes, de leur imposer une +unité, de leur imprimer la forme de l'idéal que l'on porte en soi. La +conscience, c'est l'âme dans la plénitude<span class='pagenum'><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span> de ses facultés et de ses +forces. La volonté est le principe de notre activité consciente, c'est +elle qui donne le rayonnement et la valeur à notre vie. Sans volonté, il +n'y a pas de caractère et sans caractère, il n'y a pas d'homme.</p> + +<p>«Voici ce qui est écrit en caractères de feu par une main éternelle, dit +Brand: Sois ferme jusqu'à la fin, on ne marchande pas la couronne de +vie. Pour te purifier, ce n'est pas assez des sueurs de l'angoisse, il +faut encore le feu du martyre; si tu ne <i>peux</i> pas, tu seras certes +pardonné; mais si tu ne <i>veux</i> pas, jamais!»</p> + +<p>«Délivrer la volonté ou succomber!» crie-t-il de toutes les fibres de +son âme. L'homme capable de pousser ce cri sublime, dira et fera ce +qu'il a à dire et à faire, malgré tous les obstacles, toutes les +montagnes. «Réduites par la montagne, les paroles résonnent longtemps +quand on parle à voix forte et pleine.»<a name="FNanchor_11_176" id="FNanchor_11_176"></a><a href="#Footnote_11_176" class="fnanchor">[11]</a></p> + +<p>Quand donc l'humanité guérie des mensonges s'élèvera-t-elle jusqu'à la +volonté consciente! Brand nous fait voir que la volonté consciente +engendre la liberté et la justice. «Au-dessus de la volonté, dit-il, +règne un Dieu de liberté et de justice.»</p> + +<p>Ce n'est pas ici le lieu de discuter la question: l'homme est-il libre? +«La question du libre arbitre est du domaine de la métaphysique et +insoluble.»<a name="FNanchor_12_177" id="FNanchor_12_177"></a><a href="#Footnote_12_177" class="fnanchor">[12]</a> «Libres ou non, nous tendons à la liberté, à +l'indépendance absolue dont nous avons l'idée.»<a name="FNanchor_13_178" id="FNanchor_13_178"></a><a href="#Footnote_13_178" class="fnanchor">[13]</a><span class='pagenum'><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span></p> + +<p>La liberté n'est pas une faculté que nous apportons en venant au monde +et que nous ne courons pas risque de perdre: nous ne la possédons que si +nous nous la donnons à nous-mêmes. «Nous ne naissons pas libres, mais +capables de devenir libres et soumis à l'obligation de le devenir. C'est +là le privilège de l'homme et sa dignité propre, qu'il ne reçoit pas de +la Nature un caractère tout fait et une destinée immuable: il est +lui-même l'artisan de sa grandeur.»<a name="FNanchor_14_179" id="FNanchor_14_179"></a><a href="#Footnote_14_179" class="fnanchor">[14]</a></p> + +<p>Brand nous montre que la volonté fait naître la liberté qui engendre la +justice. «Accourez, natures fraîches et jeunes; qu'un souffle de justice +balaye la poussière qui vous couvre dans cette sombre impasse!» Car la +liberté sans la justice est une chimère. «La justice n'est pas une +convention humaine. Quelle que soit sa nature, elle est éternelle et +immuable.»<a name="FNanchor_15_180" id="FNanchor_15_180"></a><a href="#Footnote_15_180" class="fnanchor">[15]</a> Ceux qui disent: «La justice n'est pas de ce monde» +mentent. La justice n'est pas un attribut divin inaccessible à l'homme; +la justice est le droit de l'individu et de l'humanité.</p> + +<p>«La vérité et la justice ne sont pas des hasards; elles sont au fond +même des âmes humaines; elles en sont la loi idéale; et ce n'est point +par leurs manifestations mutilées et débiles qu'il faut juger de leur +force, mais par la promesse d'avenir qu'elles portent en elles, par la +secrète vertu qui, tôt ou tard, ici ou là, doit aboutira de belles +révélations.<a name="FNanchor_16_181" id="FNanchor_16_181"></a><a href="#Footnote_16_181" class="fnanchor">[16]</a> «Nous préférons tous la justice à l'injustice. Ce qu'il +nous manque, c'est le courage d'être juste. La justice<span class='pagenum'><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span> suprême, la +justice sincère, la justice se jugeant elle-même et jugeant selon ses +propres maximes, nous ne la trouverons nulle part, si nous ne parvenons +pas à la faire naître, croître et fleurir en nous-mêmes. C'est en +nous-mêmes, dans les profondeurs de notre âme, de notre conscience, que +nous devons puiser l'amour, la volonté, la liberté, la justice.</p> + + + +<h3>III</h3> + +<p>Brand est le type de l'homme fort, conscient, il a du courage, de la +force, de l'audace, il aime le combat: la lutte a peur des courageux. +«La lumière plane sur les champions .»<a name="FNanchor_17_182" id="FNanchor_17_182"></a><a href="#Footnote_17_182" class="fnanchor">[17]</a> On puise du courage à les +suivre. Ah! certes, Brand n'arrive pas à réaliser ses rêves, il ne +parvient pas à construire sa Nouvelle Eglise, il est lapidé par la foule +qui demande des jouissances immédiates.</p> + +<p>—«Quelle sera notre récompense?» gronde-t-elle. «La pureté de la +volonté! La pureté de la conscience!» répond l'apôtre.</p> + +<p>Mais la populace préfère ses misères. Brand est frappé, il expire pour +avoir voulu aimer l'Idéal. Et qu'importe! «Il est doux d'être le martyr +d'une grande idée.»<a name="FNanchor_18_183" id="FNanchor_18_183"></a><a href="#Footnote_18_183" class="fnanchor">[18]</a></p> + +<p>Brand n'est qu'un symbole, un rayon qui nous éclaire le chemin à suivre. +Comme <i>Solness le Constructeur</i>, Brand est «un homme de génie qui rêve ; +trop haut, tombe du haut de son rêve et en meurt».<a name="FNanchor_19_184" id="FNanchor_19_184"></a><a href="#Footnote_19_184" class="fnanchor">[19]</a><span class='pagenum'><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span> Qu'importe! +Qu'importe! D'autres viendront, continueront et achèveront peut être +l'oeuvre commencée. Toute idée porte son fruit tôt ou tard. Lorsque +Danton, près de s'incliner sous le couperet, dit à son bourreau: «Tu +montreras ma tête au peuple: elle en vaut la peine,» ce ne fut pas la +vanité qui lui arracha ses terribles paroles. Le grand tribun de la +liberté sentit au moment suprême que rien ne vivifie les idées comme les +supplices des martyrs.</p> + +<p>Si Brand, par sa vie, nous apprend à vivre, à vouloir, il nous enseigne, +par sa mort, à savoir mourir. Oui, il y a toujours quelque lâcheté à se +laisser vaincre, lorsqu'on peut être victorieux. Mais Brand a lutté. +L'homme fort ne se laisse jamais abattre. Le danger ne l'arrête point, +quand sa conscience l'appelle à l'affronter, il ne cède qu'à la +nécessité à laquelle il serait inutile de faire résistance; les +difficultés l'animent, loin de le rebuter; il ne craint ni ne recherche +la mort; toujours prêt à la recevoir, il se contente de l'attendre de +pied ferme. Nous devons oser également vivre et mourir, tenir ferme +contre les calamités de la vie, voir la mort sans faiblesse, lorsqu'on +ne peut l'éviter, et nous y exposer sans crainte toutes les fois que le +devoir véritable nous y appelle.</p> + +<p>Les dernières paroles de Brand sont: «Chaque race envoie un de ses fils +à la mort pour expier les crimes de tous.» Ce ne sont pas là les paroles +d'un égoïste! Lorsque Brand meurt, une voix s'élève et murmure: «Dieu +est charité.»</p> + +<p>Charité ici ne désigne point le mensonge par lequel les «Soutiens de la +Société actuelle» nourrissent les misérables en leur jetant parfois des +os<span class='pagenum'><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span> desséchés de leurs somptueux festins. La <i>Charité</i> ici veut dire +<i>Amour</i>. Dieu, c'est l'Amour.</p> + +<p>Quand la Sorbonne condamna la traduction de l'<i>Axiochus</i> de Platon et +que le Parlement condamna le traducteur, Etienne Dolet, à être brûlé +«dans un lieu commode et convenable», celui-ci, voué au bourreau pour +athéisme répondit par un chant d'immortalité:</p> + +<p> +<span style="margin-left: 5em;">Si au besoin le monde m'abandonne....</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">Dois-je en mon coeur pour cela mener deuil?</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">Non, pour certain, mais au ciel lever oeil</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">Sans autre égard....<a name="FNanchor_20_185" id="FNanchor_20_185"></a><a href="#Footnote_20_185" class="fnanchor">[20]</a></span><br /> +</p> + +<p>Ces cantiques sont plus utiles à la foule ingrate que tous les +blasphèmes,—à la foule qui tue ceux qui lui veulent du bien. Aristote +et Sénèque sont condamnés, comme impies, à la mort; le grand et vertueux +Socrate est condamné à mort en prêchant l'unité de Dieu, afin d'éteindre +les haines religieuses entre nations; Christophe Colomb, après avoir +découvert l'Amérique, est jeté dans les fers; Spinoza est flétri par la +synagogue.... Les siècles passent et l'on s'agenouille devant ces +surhumains considérés par leurs contemporains comme fous et criminels! +Il y a des époques où savoir être fou, c'est faire acte de sagesse! Ce +sont ces fous, «ces martyrs qui tirent l'humanité de ses impasses, qui +affirment, quand elle ne sait comment sortir du doute».<a name="FNanchor_21_186" id="FNanchor_21_186"></a><a href="#Footnote_21_186" class="fnanchor">[21]</a></p> + +<p>C'est la flamme épique de ces grands enthousiasmes, c'est le soc de fer +de ces mâles volontés qui<span class='pagenum'><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span> font l'histoire, qui jettent à l'univers de +nouveaux principes, qui construisent des Eglises nouvelles.</p> + +<p>«Des millions s'occupent à perpétuer l'espèce; c'est par quelques-uns +seulement que se propage l'humanité.»<a name="FNanchor_22_187" id="FNanchor_22_187"></a><a href="#Footnote_22_187" class="fnanchor">[22]</a></p> + +<p>On ne fera jamais rien avec la foule. L'esclavage des siècles l'a trop +avilie. La foule désire la récompense avant la peine, elle veut des +miracles même mensongers. L'idée, la conviction désintéressée, le +courage qui ne veut d'autre récompense que celle du devoir accompli, le +sacrifice qui ne cherche d'autre satisfaction qu'en lui-même, toutes ces +chimères lumineuses dépassent trop le niveau ordinaire de la vie pour ne +pas prêter à des soupçons malins,—et l'on accuse ceux qui ne cherchent +que la vérité et la justice, et on les condamne en les déclarant ennemis +de la société.</p> + +<p>Aimons la foule, aimons le peuple, mais ne le lui disons jamais! surtout +ne cherchons pas à lui plaire. Si nous voulons tôt ou tard lui faire +comprendre et adopter nos idées, ne cherchons pas à avoir l'air +d'accepter les siennes. Montrons-nous tels que nous sommes, +dévoilons-lui la vérité, la vérité entière, la vérité toute nue, +fût-elle dure. Ce n'est pas eu flattant la foule, en lui répétant +qu'elle a toujours raison que nous la réveillerons. Si la foule voulait +avoir raison, elle serait déjà libre à l'heure actuelle! Non, la foule +n'a pas toujours raison.</p> + +<p>«La majorité n'a jamais raison, dit Stockmann<a name="FNanchor_23_188" id="FNanchor_23_188"></a><a href="#Footnote_23_188" class="fnanchor">[23]</a>, jamais! C'est un de +ces mensonges sociaux contre<span class='pagenum'><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span> lesquels un homme libre de ses actes et de +ses pensées doit se révolter. Qui forme la majorité des habitants d'un +pays? Est-ce les gens intelligents ou les imbéciles? Je suppose que nous +serons d'accord qu'il y a des imbéciles partout, sur toute la terre, et +qu'ils forment une majorité horriblement écrasante. La majorité a la +force, malheureusement, mais elle n'a pas la raison. L'ennemi le plus +dangereux de la vérité et de l'affranchissement intellectuel, c'est la +majorité compacte.... Les vérités de la majorité, les vérités de la +foule, de la masse sont celles qui sont en passe de devenir des +mensonges....» «Bjornson dit que la majorité a toujours raison, et c'est +ce qu'un politique pratique doit dire. Moi, au contraire, je suis obligé +de dire: La minorité a toujours raison. Je parle de cette minorité de +gens qui marchent à l'avant-garde vers un but que la majorité n'est pas +encore en état d'atteindre.»<a name="FNanchor_24_189" id="FNanchor_24_189"></a><a href="#Footnote_24_189" class="fnanchor">[24]</a></p> + +<p><i>L'idée des minorités</i>, défendue par les héros d'Ibsen, renferme une +pensée de justice et d'équité bien opposée à la primauté de la force. Si +même les minorités n'arrivent pas à réaliser leurs idées, elles sont +utiles: elles ne laissent pas les majorités s'endormir; elles sont un +contrôle nécessaire, elles sont un guide, toujours utile, jamais +nuisible.</p> + +<p>Toute vérité nouvelle, dit Tolstoï, qui change les moeurs et qui fait +marcher l'humanité en avant n'est acceptée tout d'abord que par un petit +nombre d'hommes qui ont parfaitement conscience de celte vérité. Les +autres, qui ont accepté par confiance la vérité précédente, celle sur +laquelle est basé le<span class='pagenum'><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span> régime existant, s'opposent toujours à l'extension +de la nouvelle. Mais plus il y a d'hommes qui se pénètrent de toute +vérité nouvelle, plus cette vérité est assimilable, plus elle provoque +de confiance chez les hommes d'une culture inférieure. Ainsi le +mouvement s'accélère, s'élargit comme celui d'une boule de neige, +jusqu'au moment où toute la masse passe d'un coup du côté de la vérité +nouvelle et établit un nouveau régime.<a name="FNanchor_25_190" id="FNanchor_25_190"></a><a href="#Footnote_25_190" class="fnanchor">[25]</a></p> + +<p>Si Ibsen donne toujours raison à la minorité, il ne dit nulle part qu'il +faut dédaigner la majorité. «Les millions d'êtres humains qui composent +une grande nation se réduisent pour elle-même et pour les autres à +quelques milliers d'hommes qui sont sa conscience claire, qui résument +son activité sociale sous toutes ses faces: politique, industrie, +commerce, culture intellectuelle. Pourtant ce sont ces millions d'êtres +ignorés, à existence bornée et locale, vivant et mourant sans bruit, qui +font tout le reste: sans eux, rien n'est.»<a name="FNanchor_26_191" id="FNanchor_26_191"></a><a href="#Footnote_26_191" class="fnanchor">[26]</a></p> + +<p>Oui, sans la majorité rien n'est, Ibsen nous fait seulement voir que +c'est l'individu, la minorité qui a toujours raison. Stockmann, Brand, +Solness, nous répètent maintes fois: Tout être est une force, il faut +que cette force s'exprime. «Chacun est le gardien naturel de sa propre +santé, physique, mentale et spirituelle; les intérêts de l'homme +n'autorisent la soumission de la spontanéité individuelle à un contrôle +extérieur qu'au sujet de ces actions<span class='pagenum'><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span> d'un chacun qui touchent les +intérêts d'autrui.»<a name="FNanchor_27_192" id="FNanchor_27_192"></a><a href="#Footnote_27_192" class="fnanchor">[27]</a></p> + +<p>Respecter la liberté d'autrui n'est possible qu'à l'homme libre, et pour +devenir libre, dit Brand, l'homme n'a à compter que sur lui-même. Il ne +doit pas être esclave de la majorité, il ne doit être esclave de +personne. «Faut-il, demande Elisée Reclus, que nous, les ennemis du +christianisme, nous rappelions à toute une société qui se prétend +chrétienne ces mots d'un homme dont elle a fait un Dieu: «Ne dites à +personne: Maître,maître!» Que chacun reste le maître de soi-même. Ne +vous tournez point vers les chaires officielles, ni vers de bruyantes +tribunes, dans la vaine attente d'une parole de liberté.»<a name="FNanchor_28_193" id="FNanchor_28_193"></a><a href="#Footnote_28_193" class="fnanchor">[28]</a> Prenez la +liberté vous-même, restez toujours vous-même! «Ce que tues, sois-le +pleinement, pas à demi.... Place au soleil, place partout à qui veut +être vraiment soi-même!»<a name="FNanchor_29_194" id="FNanchor_29_194"></a><a href="#Footnote_29_194" class="fnanchor">[29]</a> Que l'homme dans un élan de fierté et +d'énergie devienne son propre Maître, que la Conscience devienne son +dieu, la Justice son prêtre, l'Humanité son autel!</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_166" id="Footnote_1_166"></a><a href="#FNanchor_1_166"><span class="label">[1]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_167" id="Footnote_2_167"></a><a href="#FNanchor_2_167"><span class="label">[2]</span></a> Dostoïevsky. <i>Le crime et le châtiment</i>. Paroles de +Raskolnikov.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_168" id="Footnote_3_168"></a><a href="#FNanchor_3_168"><span class="label">[3]</span></a> Brand à la mort de son fils.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_169" id="Footnote_4_169"></a><a href="#FNanchor_4_169"><span class="label">[4]</span></a> Ch. Richet. <i>L'homme et l'intelligence</i>, p. 22.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_170" id="Footnote_5_170"></a><a href="#FNanchor_5_170"><span class="label">[5]</span></a> <i>Rosmersholm</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_171" id="Footnote_6_171"></a><a href="#FNanchor_6_171"><span class="label">[6]</span></a> Spencer. <i>Justice</i>, p. 34.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_172" id="Footnote_7_172"></a><a href="#FNanchor_7_172"><span class="label">[7]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_173" id="Footnote_8_173"></a><a href="#FNanchor_8_173"><span class="label">[8]</span></a> Ibsen. <i>Bygmester Solnaes</i> (Solness le constructeur).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_174" id="Footnote_9_174"></a><a href="#FNanchor_9_174"><span class="label">[9]</span></a> A. Fouillée. <i>Liberté et déterminisme</i>, p. 98. Paris, F. +Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_175" id="Footnote_10_175"></a><a href="#FNanchor_10_175"><span class="label">[10]</span></a> Sergnéyeff. <i>Physiologie de la veille et du sommeil</i> t. +II, p. 720.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_176" id="Footnote_11_176"></a><a href="#FNanchor_11_176"><span class="label">[11]</span></a> <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_177" id="Footnote_12_177"></a><a href="#FNanchor_12_177"><span class="label">[12]</span></a> Th. Ribot. <i>Maladies de la volonté</i>, introduction. Paris, +F. Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_178" id="Footnote_13_178"></a><a href="#FNanchor_13_178"><span class="label">[13]</span></a> A. Fouillée. <i>Liberté et déterminisme</i>, p. 12.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_179" id="Footnote_14_179"></a><a href="#FNanchor_14_179"><span class="label">[14]</span></a> Joyau. <i>Essai sur la liberté morale</i>, introduction, p. +ix.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_180" id="Footnote_15_180"></a><a href="#FNanchor_15_180"><span class="label">[15]</span></a> Jules Simon. <i>La femme au</i> XX<sup>e</sup> <i>siècle</i>, p. 6.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_181" id="Footnote_16_181"></a><a href="#FNanchor_16_181"><span class="label">[16]</span></a> Jean Jaurès. <i>La réalité du monde sensible</i>, p. 324.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_182" id="Footnote_17_182"></a><a href="#FNanchor_17_182"><span class="label">[17]</span></a> Ibsen. <i>Empereur et Galiléen</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_183" id="Footnote_18_183"></a><a href="#FNanchor_18_183"><span class="label">[18]</span></a> Ibsen. <i>Comédie de l'amour</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_184" id="Footnote_19_184"></a><a href="#FNanchor_19_184"><span class="label">[19]</span></a> C. Mauclair. Conférence sur <i>Solness le constructeur,</i> +faite au théâtre de l'Oeuvre, le 2 avril 1894.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_185" id="Footnote_20_185"></a><a href="#FNanchor_20_185"><span class="label">[20]</span></a> Cantique d'Etienne Dolet, 1546.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_186" id="Footnote_21_186"></a><a href="#FNanchor_21_186"><span class="label">[21]</span></a> E. Renan. <i>Histoire d'Israël</i>, t. IV, p. 332.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_187" id="Footnote_22_187"></a><a href="#FNanchor_22_187"><span class="label">[22]</span></a> Schiller.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_188" id="Footnote_23_188"></a><a href="#FNanchor_23_188"><span class="label">[23]</span></a> Ibsen. <i>Un ennemi du peuple</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_189" id="Footnote_24_189"></a><a href="#FNanchor_24_189"><span class="label">[24]</span></a> Ibsen. <i>Lettre privée datée de</i> 1882.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_190" id="Footnote_25_190"></a><a href="#FNanchor_25_190"><span class="label">[25]</span></a> Voir notre ouvrage, <i>Pensées de Tolstoï</i>, p. 145.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_191" id="Footnote_26_191"></a><a href="#FNanchor_26_191"><span class="label">[26]</span></a> Th. Ribot. <i>Maladies de la personnalité</i>, p. 22. Paris, F. +Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_192" id="Footnote_27_192"></a><a href="#FNanchor_27_192"><span class="label">[27]</span></a> Stuart-Mill. <i>La liberté</i>, p. 125, 129, trad. franç.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_193" id="Footnote_28_193"></a><a href="#FNanchor_28_193"><span class="label">[28]</span></a> Elisée Reclus. Préface au livre de Pierre Kropotkine. +<i>Paroles d'un révolté</i>, p. x.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_194" id="Footnote_29_194"></a><a href="#FNanchor_29_194"><span class="label">[29]</span></a> <i>Brand</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_IV-III" id="CHAPITRE_IV-III"></a>CHAPITRE IV</h3> + +<h3>CE N'EST PAS L'INDIVIDU, MAIS LA FAMILLE +QUI CONSTITUE L'UNITÉ SOCIALE</h3> + + +<p>On a souvent dépeint Ibsen comme n'ayant à coeur que les intérêts de +l'individu et considérant ce dernier comme l'unité sociale. M. A. +Leroy-Beaulieu dans un discours prononcé à l'Hôtel des Sociétés Savantes +le 24 janvier 1896 s'écria en s'adressant à son auditoire: «N'écoutez +pas les faux prophètes qui osent diviniser l'individu, et ne vous +laissez point séduire par l'éloquence des grands prêtres, français ou +exotiques, de l'individualisme. Ne prenez pas pour modèles les héros ou +les héroïnes du Scandinave Ibsen dans leur révolte contre la loi morale +et contre la loi sociale.... Ils s'attaquent aux groupements les plus +anciens, les plus légitimes et je dirai les plus sacrés de l'humanité, +et ici je n'entends pas seulement la religion, mais la famille.... Nous +pensons que l'unité sociale, la molécule sociale, ce n'est pas +l'individu, c'est la famille.»<a name="FNanchor_1_195" id="FNanchor_1_195"></a><a href="#Footnote_1_195" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>Ibsen n'a jamais soutenu le contraire. S'il défend partout la personne +humaine contre les mensonges<span class='pagenum'><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span> de la société, s'il défend la libre +activité et l'énergie individuelles, il ne dit nulle part dans son +oeuvre qu'il faut sacrifier la société à l'individu, que l'individu doit +se renfermer à jamais dans l'enceinte de sa personnalité. Il veut +régénérer l'individu pour reconstituer une société composée d'individus +sains. Son idéal est plutôt social qu'individuel. «Un nouvel édifice +appelle une âme régénérée, un esprit purifié.»<a name="FNanchor_2_196" id="FNanchor_2_196"></a><a href="#Footnote_2_196" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<p>L'individu et la société ne doivent pas être opposés l'un à l'autre.</p> + +<p>Le droit individuel ne doit jamais être en antagonisme avec le droit +social. Si la société ne peut pas exister sans l'individu, l'individu, +lui, est directement intéressé à la conservation de la société. +«L'individu est la réalité concrète de l'humanité, la société en est la +forme naturelle et nécessaire. Donc, ce qu'il faut chercher, c'est la +fin supérieure, dans la poursuite de laquelle l'individu et la société, +en même temps que chacun d'eux développera ses vertus propres, se +sentiront de plus en plus solidaires.»<a name="FNanchor_3_197" id="FNanchor_3_197"></a><a href="#Footnote_3_197" class="fnanchor">[3]</a></p> + +<p>Qu'est-ce que la société, sinon la collection des individus? Si le tout +est défectueux, c'est que les parties sont gâtées; si la société est +mauvaise, c'est que l'individu est vicié. Si le mal est dans la société, +c'est qu'il a été, tout d'abord, dans l'individu. Ce n'est donc pas la +société qu'il faut détruire, c'est l'individu qu'il faut réformer.</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span></p><p>«On a peine à croire que l'idée de l'indépendance et de la +responsabilité morales individuelles soit le fruit de longs siècles de +développement moral. La tribu ou la famille est l'unité éthique des +temps primitifs; puis, vient l'état, plus tard c'est la caste et enfin, +c'est l'individu. Le progrès moral, c'est la découverte progressive de +l'individu. La vraie nature de l'individu répond à la vraie nature de la +société, c'est la découverte de la première qui amène celle de la +seconde.»<a name="FNanchor_4_198" id="FNanchor_4_198"></a><a href="#Footnote_4_198" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<p>Etre riches en bonnes pensées, en bons sentiments et en bonnes oeuvres +portant pleinement notre empreinte, à nous, ne nous empêche point d'en +faire profiter la société. Si Ibsen glorifie la puissance du <i>moi</i> +individuel, c'est pour le mettre au service de la société. Pour lui ce +n'est pas la société qui transformera l'individu, c'est l'individu qui +transformera la société.</p> + +<p>L'individu doit se relever lui-même, il doit fonder une famille saine +qui servira de base à la société nouvelle. S'il réclame la liberté +individuelle, la liberté entière, absolue, de faire tout ce qui est dans +la nature de l'être humain, c'est pour que ce dernier l'emploie à la +régénération de la société. L'individu, c'est le germe fécond, le rayon +vivifiant, le régénérateur qui amènera la purification de la vie +sociale, la vraie liberté, la vraie justice, la vraie solidarité +humaine.</p> + +<p>Pour Ibsen, la véritable unité sociale n'est pas l'individu, mais la +famille. «Il n'y a pas côte si rude qu'on ne puisse la gravir à deux,» +dit Brand. «Près de toi, avoue-t-il à Agnès, je n'ai jamais senti mon<span class='pagenum'><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span> +courage faiblir. J'avais accepté ma vocation comme un martyre. Mais, +depuis ce temps, quelle transformation! Comme j'ai été heureux dans mes +efforts! Avec toi, l'amour est entré dans mon âme comme un doux rayon de +printemps. Ah! l'on dirait que toute la somme de tendresse amassée dans +mon coeur s'est faite auréole pour ceindre mon front et le tien, ô ma +chère épouse! L'esprit de douceur qui m'a pénétré, cet arc céleste, est +ton oeuvre. Pour qu'une âme embrasse tous les êtres, il faut d'abord +qu'elle en chérisse un seul».</p> + +<p>Dans <i>Le Petit Eyolf</i>, l'ingénieur Borgheim qui a des flaells à +traverser, d'incroyables difficultés à vaincre, qui trouve le monde beau +et le métier de <i>frayeur des chemins</i>, admirable, Borgheim ne veut pas +rester seul, il demande à Asta de l'aider, de partager ses joies.</p> + +<p>ASTA.—Vous avez un grand travail devant vous, une nouvelle voie à +frayer.</p> + +<p>BORGHEIM.—Mais je n'ai personne pour m'aider. Personne avec qui +partager mes joies. Ah! c'est là le plus dur.</p> + +<p>ASTA.—N'est-ce pas plutôt d'être seul à supporter les peines et les +fatigues?</p> + +<p>BORGHEIM.—Ces choses-là, on en vient à bout sans aide.</p> + +<p>ASTA.—Mais la joie selon vous ... demande à être partagée?</p> + +<p>BORGHEIM.—Oui. Où serait sans cela le bonheur.</p> + +<p>ASTA.—Vous avez peut-être raison.</p> + +<p>BORGHEIM.—On peut rester quelque temps avec sa joie dans son coeur.... +Mais cela ne suffit pas à la<span class='pagenum'><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span> longue.... Non, non, on ne peut être +joyeux qu'à deux.</p> + +<p>Et Asta va accompagner Borgheim pour <i>frayer les chemins</i>.</p> + +<p>Même le docteur Stockmann<a name="FNanchor_5_199" id="FNanchor_5_199"></a><a href="#Footnote_5_199" class="fnanchor">[5]</a> celui qui prononce cette phrase terrible: +«L'homme le plus puissant, c'est celui qui est le plus seul», <i>le +docteur Stockmann reste avec sa famille</i>. Il dit à ses enfants: «Je veux +vous élever moi-même, je veux faire de vous des hommes libres et +nobles.»</p> + +<p>C'est avec le concours moral d'Agnès que Brand se met à construire sa +<i>Nouvelle Eglise</i>; c'est pour Hild que Solness le Constructeur bâtit sa +tour gigantesque; l'ingénieur Borgheim fonde une famille avant de partir +<i>frayer les chemins</i>; le docteur Stockmann se consacre à sa famille et à +l'éducation de ses enfants. Qui donc peut dire que l'Unité sociale pour +Ibsen n'est pas la famille, mais l'individu? Ibsen est d'accord avec +Auguste Comte: «Ce n'est pas l'individu, c'est la famille qui constitue +la molécule sociale.»</p> + +<p>Si l'on trouve de l'égoïsme dans les héros d'Ibsen, c'est chez «les +soutiens de la Société actuelle» et non pas chez les champions de la +Société nouvelle. Ce n'est pas pour eux-mêmes que ceux-ci deviennent +eux-mêmes, qu'ils s'élèvent jusqu'à leur <i>moi moral</i>. Il y a dans la +nature humaine deux grands courants qui se rapportent à deux points de +vue distincts: égoïsme et altruisme. Le soin de la conservation +individuelle., cet argument suprême de la vie matérielle, crée +l'égoïsme. Mais l'homme ne peut pas<span class='pagenum'><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span> vivre seul, sous peine de +disparaître tout entier de la surface du globe. Les intérêts de +l'individu se heurtent à ceux de ses semblables. L'union des sexes est +le premier pas vers l'altruisme. Aussitôt que l'homme et la femme +s'unissent pour fonder une famille, c'est-à-dire pour constituer le +premier terme de toute société, la morale altruiste naît avec ce +commencement d'état social.</p> + +<p>Comme Tolstoï<a name="FNanchor_6_200" id="FNanchor_6_200"></a><a href="#Footnote_6_200" class="fnanchor">[6]</a>, Ibsen ne proteste point contre l'institution même de +la famille, mais contre ses conditions actuelles. La famille a conservé +à travers les âges, et malgré ses transformations successives, le +stigmate de son origine. Elle est restée au patriarchat ce que le +gouvernement représentatif est à l'autorité absolue. La famille est un +petit état, où l'homme est souverain, la femme et les enfants sujets, où +l'intérêt matériel est en hostilité avec la conscience. Elle est la +profanation de tous les sentiments vrais, de toutes les pures et suaves +aspirations de l'amour.</p> + +<p>Ibsen veut la famille forte, basée sur l'égalité des sexes. A l'homme +libre, il faut une femme libre.</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_195" id="Footnote_1_195"></a><a href="#FNanchor_1_195"><span class="label">[1]</span></a> A. Leroy-Beaulieu. <i>L'individualisme et le socialisme</i>, p. +7 et suiv. Edition du Comité de défense et de progrès social. Brochure +n° 11.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_196" id="Footnote_2_196"></a><a href="#FNanchor_2_196"><span class="label">[2]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_197" id="Footnote_3_197"></a><a href="#FNanchor_3_197"><span class="label">[3]</span></a> Emile Boutroux. <i>Morale sociale</i>. Préface, p. viii. Paris, +F. Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_198" id="Footnote_4_198"></a><a href="#FNanchor_4_198"><span class="label">[4]</span></a> James Seth. <i>A Study of ethical principles</i>, p. 323.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_199" id="Footnote_5_199"></a><a href="#FNanchor_5_199"><span class="label">[5]</span></a> <i>Un ennemi du peuple</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_200" id="Footnote_6_200"></a><a href="#FNanchor_6_200"><span class="label">[6]</span></a> Voir notre ouvrage: <i>La Philosophie de Tolstoï</i>, p. 149-153 +(Paris, F. Alcan).<span class='pagenum'><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_V-III" id="CHAPITRE_V-III"></a>CHAPITRE V</h3> + +<h3>L'EMANCIPATION DE LA FEMME.—LE MARIAGE LIBRE<br /> +LA SOCIÉTÉ NOUVELLE</h3> + + +<h3>I</h3> + +<p>Il y a un peu plus d'un quart de siècle que John Stuart-Mill posa le +problème de l'émancipation de la femme.<a name="FNanchor_1_201" id="FNanchor_1_201"></a><a href="#Footnote_1_201" class="fnanchor">[1]</a> Depuis ce moment les idées du +penseur anglais se sont frayé un passage dans tous les pays.</p> + +<p>Défenseur de l'être humain, Ibsen ne pouvait pas ne pas songer a +l'amélioration de la condition de la femme qui est non seulement esclave +de la société, mais aussi du mari ou du père. Il ne pouvait pas ne pas +voir que le monde traite l'homme et la femme avec la plus monstrueuse +inégalité, que dans toutes les conditions de la vie la femme est +infériorisée, et dans le mariage même asservie. Son bon sens, son grand +coeur de poète lui disait que celle qui porte la moitié du fardeau de la +vie doit aussi participer à la moitié des droits qu'elle donne. Et, +comme beaucoup d'autres esprits supérieurs, Ibsen a consacré la +puissance de sa plume à la défense de la femme.</p> + +<p>Car la division en deux de l'unité humaine n'est<span class='pagenum'><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span> pas rationnelle. Cette +division blesse la nature, offense la raison et la morale. La question +féminine agite et révolutionne actuellement le monde moderne. Les +philistins des deux sexes qui n'osent pas s'arracher au cercle étroit +des préjugés, appellent ce mouvement «la folie du siècle». «Ils sont de +l'espèce des chouettes qui se trouvent partout ou règne la nuit et qui +poussent des cris d'effroi quand un rayon de lumière tombe dans leur +commode obscurité.»<a name="FNanchor_2_202" id="FNanchor_2_202"></a><a href="#Footnote_2_202" class="fnanchor">[2]</a> Ils évoquent la prétendue inégalité des sexes, +mais ils oublient que l'égalité n'implique pas l'idée de ressemblance, +elle n'exige pas même extérieur, même force, elle comprend la justice +<i>immanente</i> pour tous les êtres, faibles ou forts; elle met en présence +des êtres humains qui se respectent les uns les autres.</p> + +<p>La grandeur des individus vient non de leurs muscles, mais de leur +intellectualité et de leur morale. La condition différente des sexes est +la suite d'une évolution fausse. L'homme a usurpé graduellement la +responsabilité pour la pensée et l'action de la femme, la femme lui a +cédé graduellement sa liberté de corps et d'âme.</p> + +<p>La femme moderne a déjà prouvé qu'elle possède les mêmes capacités +intellectuelles que l'homme et qu'il n'y a pas de branche d'activité +humaine où elle ne puisse remplacer et souvent même dépasser l'homme. +L'histoire et nos relations particulières fourmillent d'exemples sur la +valeur intellectuelle et morale d'un très grand nombre de femmes, +valeur<span class='pagenum'><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span> qui sera encore mieux développée quand nous jouirons d'un tout +autre mode d'éducation qu'aujourd'hui. «L'opinion générale accorde aux +femmes une conscience ordinairement plus scrupuleuse que celle des +hommes; or, qu'est-ce que la conscience si ce n'est pas la soumission +des passions à la raison?»<a name="FNanchor_3_203" id="FNanchor_3_203"></a><a href="#Footnote_3_203" class="fnanchor">[3]</a></p> + +<p>L'âme féminine possède plus souvent que celle de l'homme les nobles +vertus de générosité et de bonté, car le rôle du féminisme est tout de +pacification: la femme se jette dans la mêlée sociale pour en atténuer +le choc, adoucir la douleur des vaincus et grandir le coeur des +vainqueurs.</p> + +<p>Il ne s'agit pas de la protection à accorder aux femmes, mais de leurs +droits à la liberté. La protection et la liberté sont deux termes qui +s'excluent. Vouloir établir une supériorité ou une infériorité de sexes, +c'est fausser les plateaux de la balance, en violenter l'équilibre, +c'est forfaire à la nature. La sujétion de la femme est un legs de la +sauvagerie primitive et aussi longtemps que l'égalité des sexes ne sera +pas complète, le règne de la raison humaine sera une fiction.</p> + +<p>Que celui qui veut l'homme libre réclame l'affranchissement de la femme. +Il faut élever les femmes jusqu'à nous, leur donner autant de droits +qu'à nous; ni esclaves, ni courtisanes, il faut en faire des compagnes +libres, capables de travailler avec nous à la transformation de la +société. Travailler à l'émancipation de la femme, c'est améliorer le +bien-être général. Il faut que l'homme et la femme unissent<span class='pagenum'><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span> leurs +intelligences comme ils unissent leurs coeurs. «L'homme et la femme, dit +Kant, ne constituent l'être humain entier et complet que réunis; un sexe +complète l'autre.» La famille doit être composée de deux êtres qui +respectent la dignité individuelle réciproque. Fille, épouse ou libre, +il n'y a pas de différence au point de vue du droit et de la morale +entre l'homme et la femme. Libres tous deux, nul n'est le maître.<a name="FNanchor_4_204" id="FNanchor_4_204"></a><a href="#Footnote_4_204" class="fnanchor">[4]</a> +C'est l'homme libre de toute tyrannie sociale; c'est la femme affranchie +de tout joug, égale à l'homme en droits et en devoirs, ayant reçu la +même éducation que lui, indépendants tous les deux et sans préjugés, qui +formeront la famille nouvelle.</p> + + + +<h3>II</h3> + +<p>Comme Platon, Ibsen représente les deux sexes, deux parties d'un même +tout, séparées jadis par quelque douloureux déchirement et aspirant à +reconstituer leur primitive unité.</p> + +<p>De quelles femmes admirables a-t-il peuplé son<span class='pagenum'><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span> théâtre! On prétend que +ce sont des fictions, des rêves, que dans la vie ces femmes sont des +phénomènes.</p> + +<p>BORCKMAN.—Ah! ces femmes! Elles nous gâtent et nous déforment +l'existence! Elles brisent nos destinées, elles nous dérobent la +victoire.</p> + +<p>FOLDAL.—Pas toutes, Jean Gabriel!</p> + +<p>BORCKMAN.—Vraiment! En connais-tu une seule qui vaille quelque chose?</p> + +<p>FOLDAL.—Hélas! non! Le peu que j'en connais n'est pas à citer.</p> + +<p>BORCKMAN.—Eh bien! qu'importe qu'il y en ait d'autres si on ne les +connaît pas!</p> + +<p>FOLDAL.—Si, Jean Gabriel! cela importe quand même. Il est si bon, il +est si doux de penser que là-bas, au loin, tout autour de nous ... la +vraie femme existe quoi qu'il en soit.</p> + +<p>BORCKMAN.—Ah! laisse-moi donc tranquille avec ces poétiques +sornettes!»<a name="FNanchor_5_205" id="FNanchor_5_205"></a><a href="#Footnote_5_205" class="fnanchor">[5]</a></p> + +<p>Fictions? rêves? Peut-être. Mais nous n'avons pas à nous plaindre: nous +avons élevé la femme d'après notre image. Fiction ou réalité, les femmes +d'Ibsen sont des êtres supérieurs. Et l'homme est ainsi fait qu'il aime +prendre souvent ses désirs pour des réalités, il est porté à vouloir ce +qu'il ne possède pas.</p> + +<p>L'homme qui ne rencontre pas une femme qui le comprend périt sans avoir +rien fait. Celui qui a le bonheur, comme Brand, de trouver sur son +chemin une Agnès, peut fièrement aller bâtir des Eglises nouvelles. La +merveilleuse figure d'Agnès!<a name="FNanchor_6_206" id="FNanchor_6_206"></a><a href="#Footnote_6_206" class="fnanchor">[6]</a> Pour <span class='pagenum'><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span>suivre Brand elle quitte tout. +«Salue ma mère et mes soeurs, dit-elle. Je leur écrirai si je trouve des +paroles à leur dire. Je ne quitterai plus celui qui est mon frère et mon +ami.» C'est en vain que Brand lui dit qu'elle prenne garde à ce qu'elle +fait: «Désormais étouffée entre deux flaells, sous un humble toit, au +pied d'une montagne qui me fermera le jour, ma vie s'écoulera comme un +triste soir d'octobre.»</p> + +<p>AGNÈS.—Je n'ai plus peur des ténèbres. A travers les nuages, je vois +une étoile qui brille.</p> + +<p>BRAND.—Sache que mes exigences sont dures, je demande tout ou rien. Une +défaillance et tu aurais jeté ta vie à la mer. Pas de concession à +attendre dans les instants difficiles, pas d'indulgence pour le mal! Et +si la vie ne suffisait pas, il faudrait librement accepter la mort.</p> + +<p>AGNÈS.—Derrière la nuit, derrière la mort, là-bas je vois l'aube!</p> + +<p>Et lorsque trois ans plus tard il lui dit: «Agnès, cet air est âpre et +froid. Il chasse les roses de tes joues. Il glace ton âme délicate. +C'est une triste maison que la nôtre. Avalanches et tempêtes sévissent +autour de nous. Je t'ai prévenu que le chemin était rude.» Agnès lui +répond souriant: «Tu m'as trompée. Il ne l'est pas.»</p> + +<p>Et elle est morte, «en espérant, en attendant l'aurore, riche de coeur, +ferme de volonté jusqu'à l'heure suprême, reconnaissante pour tout ce +que la vie avait donné, pour tout ce qu'elle avait ôté: c'est ainsi +qu'elle descendit au tombeau».</p> + +<p>Dans M<sup>me</sup> Elvsted<a name="FNanchor_7_207" id="FNanchor_7_207"></a><a href="#Footnote_7_207" class="fnanchor">[7]</a>, dans Rita<a name="FNanchor_8_208" id="FNanchor_8_208"></a><a href="#Footnote_8_208" class="fnanchor">[8]</a> et dans Irène<a name="FNanchor_9_209" id="FNanchor_9_209"></a><a href="#Footnote_9_209" class="fnanchor">[9]</a>,<span class='pagenum'><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span> Ibsen +nous montre le type des femmes qui exercent une influence intellectuelle +sur l'esprit de l'homme. L'esprit droit et le coeur bon sont comme la +santé et le bonheur: celui qui les possède le plus est celui qui s'en +doute le moins. M<sup>me</sup> Elvsted n'a pas la moindre idée que c'est +elle qui a inspiré à Loevborg, les <i>Puissances civilisatrices de +l'Avenir</i>. Dans le <i>Petit Eyolf</i>, Allmers travaille à un gros livre: <i>De +la responsabilité humaine</i>; mais il commence à douter de lui-même, de sa +vocation, et l'idée toujours impérieuse de grands devoirs à accomplir le +pousse à chercher un nouveau but de la vie; il croit le trouver dans +l'amour de son enfant Eyolf, petit infirme que son livre lui faisait +négliger. Et lorsque l'enfant se noie, cet homme plein de force trouve +la vie, l'existence, le destin, vides de sens, il aspire vers la +solitude des montagnes et des grands plateaux, il veut goûter la douceur +et la paix que donne la sensation de la mort, et c'est sa femme, Rita, +qui par la force de sa passion, indique à Allmers son vrai devoir: +soulager la misère de l'humanité souffrante. Elle lui fait comprendre +qu'occupé de son travail: <i>De la responsabilité humaine</i>, il a oublié sa +vraie responsabilité envers «les pauvres gens d'en bas». Dans <i>Quand +nous nous réveillerons d'entre les morts</i>, c'est Irène qui fait créer au +sculpteur Rubeck son chef-d'oeuvre <i>Le Jour de la Résurrection</i>. Irène a +abandonné tout pour Rubeck, famille, foyer, pour le suivre et lui servir +de modèle. Elle lui a donné «son âme jeune et vivante, et reste avec un +grand vide», car si le sculpteur était <i>tout</i> pour Irène, celle-ci +n'était, suivant l'expression de Rubeck, «qu'un épisode <span class='pagenum'><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>béni» dans sa +vie d'artiste. De ses mains légères et insouciantes il a pris un corps +palpitant de jeunesse et de vie et l'a dépouillé de son âme afin de s'en +mieux servir pour créer une oeuvre d'art. Il s'aperçoit trop tard +qu'elle était pour lui non seulement un modèle, mais la source même de +son talent. Il a tenu le bonheur entre ses mains et l'a laissé échapper, +considérant, d'après la raillerie d'Irène, «l'oeuvre d'abord ... l'être +vivant ensuite». L'homme ne croit qu'en soi; la femme en celui qu'elle +aime. La femme supérieure est capable d'inspirer à l'homme aimé les +idées les plus grandes et les plus nobles. Elles sont admirables, ces +femmes fortes, ces femmes vaillantes qui luttent à côté de l'homme pour +ramener l'humanité vers les hauteurs de l'intellectualité et de la +raison. Elles répandent autour d'elles cette lumière douce qui éclaire +sans éblouir, qui ouvre des horizons nouveaux, qui éveille la pensée, la +volonté, l'action, la vie.</p> + + + +<h3>III</h3> + +<p>Ibsen a soin de nous faire comprendre que dans l'oeuvre de son +affranchissement la femme doit avant tout compter sur elle-même, car +l'homme est encore ennemi de la femme libre; il ne voit pas, le +malheureux, l'avantage qu'il tirera lui-même de la liberté morale de la +femme. L'idée que la femme ne doit compter que sur ses propres forces +est exprimée dans <i>La Dame à la Mer</i><a name="FNanchor_10_210" id="FNanchor_10_210"></a><a href="#Footnote_10_210" class="fnanchor">[10]</a>. Une jeune fille porte en elle +un rêve d'amour. Elle fait un mariage de raison, mais elle garde +toujours le désir du bonheur. Toutes<span class='pagenum'><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span> les contraintes ne sauront +qu'exaspérer ce désir. Tous les remèdes ne l'aideront qu'à se perdre. +Mais si elle regarde en face le danger, si elle porte en elle assez de +volonté, elle peut être sauvée, elle peut devenir libre.</p> + +<p>Nora<a name="FNanchor_11_211" id="FNanchor_11_211"></a><a href="#Footnote_11_211" class="fnanchor">[11]</a> le prouve d'une manière éclatante. Nora est considérée par son +mari comme une charmante petite poupée, mais cette poupée est une femme, +elle porte en elle le vrai sens moral qui est au-dessus de la morale +conventionnelle et hypocrite du milieu qui l'entoure. Nora aime son mari +et pour le sauver quand il tombe malade, elle emprunte furtivement une +certaine somme d'argent et emmène son mari dans le Midi. Mais Nora, +ignorant les lois juridiques qui sont toujours en contradiction avec les +lois humaines, pour son emprunt ne s'est pas conformée à toutes les +prescriptions du Code. Le mari l'apprend. Il l'accable d'injures, de +malédictions, et c'est l'homme qui prétendait l'aimer! Lui, qui devrait +tressaillir d'admiration et d'orgueil pour l'acte de Nora, preuve +palpitante de son amour, il n'éprouve même aucune pitié pour la pauvre +ignorante des lois de la société, anéantie qu'elle est par la révélation +subite de la misère morale de l'homme! C'est entendu, la petite Nora a +très mal agi, c'est une coupable, et encore, peut-être simplement une +étourdie, un être faible, mais à qui la faute? N'avait-elle pas été +élevée et traitée comme une poupée? Quel est le tribunal qui +n'accorderait pas à Nora un peu d'indulgence?</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span></p><p>Lorsque le mari apprend que son «honneur» n'est plus menacé, il +pardonne à sa femme. Mais la conscience de Nora s'est éveillée, elle +commence à voir clair en elle-même, elle considère déjà autrement les +hommes et les choses. Elle déclare à son mari qu'elle va le quitter.</p> + +<p>HELMER.—C'est révoltant. Ainsi tu trahiras les devoirs les plus sacrés?</p> + +<p>NORA.—Que considères-tu comme mes devoirs les plus sacrés?</p> + +<p>HELMER.—Ai-je besoin de te le dire? Ne sont-ce pas tes devoirs envers +ton mari et tes enfants?</p> + +<p>NORA.—J'en ai d'autres tout aussi sacrés.</p> + +<p>HELMER.—Tu n'en as pas. Quels seraient ces devoirs?</p> + +<p>NORA.—Mes devoirs envers moi-même.</p> + +<p>HELMER.—Avant tout, tu es épouse et mère.</p> + +<p>NORA.—Je ne crois plus à cela. Je crois qu'avant tout je suis un être +humain au même titre que toi ... ou au moins que je dois essayer de le +devenir.</p> + +<p>Nora est le personnage d'Ibsen qui est le plus accablé par les «gens +honnêtes». Quitter le mari et les enfants! D'abord n'oublions pas que +Nora n'est qu'une idée, un Symbole révolutionnaire. Dans la vie comme +dans le théâtre les actes révolutionnaires sont parfois nécessaires. Si +Ibsen n'avait pas suggéré à Nora d'abandonner son foyer domestique, on +n'aurait peut-être pas fait grande attention à cette petite poupée qui +pense et qui sent. C'est cet acte de révolte qui attire nos regards et +nous oblige à méditer un peu sur l'état d'âme de Nora.</p> + +<p>N'a-t-elle pas raison, cette fière révoltée, de dire qu'elle ne se sent +plus capable d'élever ses enfants, elle qui apprend qu'elle ne sait rien +elle-même?<span class='pagenum'><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span> La famille ne pourra être vraiment digne que lorsque la +femme aura acquis l'égalité et l'indépendance morales indispensables +pour remplir sa mission d'épouse et de mère. Reprendre la vie conjugale? +Mais qu'y a-t-il de plus immoral et de dangereux comme l'union forcée à +perpétuité entre gens qui se méprisent, se haïssent ou simplement ne se +comprennent pas?</p> + +<p>Si Nora avait été élevée comme Rébecca West<a name="FNanchor_12_212" id="FNanchor_12_212"></a><a href="#Footnote_12_212" class="fnanchor">[12]</a>, elle n'aurait pas +épousé Helmer, ce banquier sans coeur. Rébecca West est une volonté +âpre, une imagination libre, un esprit indépendant et émancipé. Après +avoir arraché Rosmer aux hypocrisies de la société, elle préfère se +jeter avec lui dans un torrent que de vivre dans le mensonge.</p> + +<p>Hedda Gabler est aussi une figure originale, belle et forte. Elle se +reproche, comme une lâcheté, d'avoir épousé Tesman, honnête imbécile et +spécialiste froid, et non pas Loevborg, esprit libre, auteur d'un bel +ouvrage de philosophie. Quand Hedda apprend que Loevborg s'est donné la +mort, elle s'écrie: C'est une délivrance de savoir qu'il y a tout de +même quelque chose d'indépendant et de courageux en ce monde, quelque +chose qu'illumine un rayon de beauté absolue.... Loevborg a eu le +courage d'arranger sa vie à son idée. Et voici maintenant qu'il a fait +quelque chose de grand où il y a un reflet de beauté. Il a eu la force +et la volonté de quitter si tôt le banquet de la vie.» Mais quand on lui +dit que Loevborg s'est tué chez une danseuse et que son coup de pistolet +a été dirigé non pas dans la poitrine, mais dans<span class='pagenum'><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span> le bas ventre, Hedda +Gabler s'écrie: «Ah! le ridicule et la bassesse atteignent comme une +malédiction tout le monde.» Elle se tire un coup de pistolet à la tempe. +Pour elle, c'est un rayon de force, de volonté, de beauté.</p> + +<p>Rébecca West et Hedda Gabler préfèrent mourir que de traîner une +existence vide de grandeur.<a name="FNanchor_13_213" id="FNanchor_13_213"></a><a href="#Footnote_13_213" class="fnanchor">[13]</a><span class='pagenum'><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span></p> + + + +<h3>IV</h3> + +<p>C'est le mariage actuel qui est la cause des souffrances de +M<sup>me</sup> Alving, de la révolte de Nora, du suicide de Rébecca West +et d'Hedda Gabier.</p> + +<p>Le mariage qui crée la famille est une chose sainte, c'est un +sanctuaire, où l'homme et la femme, constituant un être complet, +adoucissent les misères morales et physiques de chacun, apaisent les +amertumes, calment les souffrances, purifient les aspirations; c'est une +source d'actions généreuses et altruistes. Ibsen ne conteste point le +mariage, mais la manière dont il se forme. Les relations conjugales sont +pour lui une question de confiance, d'intimité et d'amour, et il +n'appartient pas à la société de s'y immiscer. «Peu importe l'opinion +des autres quand nous sommes sûrs nous-mêmes de n'avoir rien à nous +reprocher!»<a name="FNanchor_14_214" id="FNanchor_14_214"></a><a href="#Footnote_14_214" class="fnanchor">[14]</a></p> + +<p>Les lois, dites humaines, n'ont rien à voir dans les unions des sexes. +Elles ne peuvent ni les épurer ni les ennoblir. Ce n'est pas la loi qui +crée la morale, c'est la morale qui crée la loi. Le mariage doit être +au-dessus de toutes les conventions humaines, la loi ne fait que violer +la liberté des sentiments. Le contrat de mariage est un acte de défiance +réciproque.</p> + +<p>«Le bonheur a-t-il donc besoin de s'appuyer sur <span class='pagenum'><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>un serment pour ne pas +se briser?»<a name="FNanchor_15_215" id="FNanchor_15_215"></a><a href="#Footnote_15_215" class="fnanchor">[15]</a></p> + +<p>«Elevons-nous au-dessus d'une loi qui n'est pas l'oeuvre de la nature +mais toute conventionnelle.»<a name="FNanchor_16_216" id="FNanchor_16_216"></a><a href="#Footnote_16_216" class="fnanchor">[16]</a></p> + +<p>Le mariage doit toujours être l'union librement contractée de deux +esprits et de deux coeurs; une telle union ne saurait se former qu'entre +deux êtres dont l'éducation morale et intellectuelle est achevée, qui +ont chacun pleine conscience et possession d'eux-mêmes et qui ont pu +s'étudier mutuellement.</p> + +<p>«L'union libre de deux coeurs, qui peut se rompre et qui subsiste +cependant des années, est le témoignage le plus probant d'un véritable +amour.»<a name="FNanchor_17_217" id="FNanchor_17_217"></a><a href="#Footnote_17_217" class="fnanchor">[17]</a></p> + +<p>Ce mot, le mot des dieux et des hommes: «Je t'aime!» n'a besoin d'aucune +autorisation pour être dit.</p> + +<p>Le mariage d'aujourd'hui est la cause de la débauche de l'homme. On unit +la pureté avec l'impureté. Est-ce juste, est-ce sain, est-ce humain?</p> + +<p> +<span style="margin-left: 5em;">Le coeur de l'homme vierge est un vase profond:</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">La mer y passerait sans laver la souillure,</span><br /> +<span style="margin-left: 5em;">Car l'abîme est immense et la tache est au fond.<a name="FNanchor_18_218" id="FNanchor_18_218"></a><a href="#Footnote_18_218" class="fnanchor">[18]</a></span><br /> +</p> + +<p>La liberté d'amour et de mariage amènera la fin de ces monstruosités. +Lorsque la femme sera aussi libre que l'homme, légalement et moralement, +la débauche de la moitié du genre humain disparaîtra, car l'homme et la +femme pourront librement s'unir d'une manière permanente. Il faut +proclamer résolument et hautement le grand principe de l'égalité absolue +de l'homme et de la femme devant la morale.<span class='pagenum'><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span> Il faut que la loi, que la +morale soit une, et que ce qui est permis à l'homme le soit également à +la femme. <i>La liberté d'amour</i> fait tressaillir les «soutiens de la +société actuelle», ils y voient des débauches extravagantes. Rien de +plus faux. C'est la liberté d'amour qui établira l'équilibre passionnel. +«Quand nous avons prononcé le mot d'<i> union libre,</i> on a protesté. +Scientifiquement pourtant, et en allant aux extrêmes tant dans le groupe +familial animal, qu'humain, les sociétés polygames sont plus nombreuses +que les sociétés monogames. Loin de nous l'idée de propager la +polygamie; <i>l'union libre n'est pas de la polygamie</i>. Le résultat de ces +modifications serait la disparition de la prostitution.»<a name="FNanchor_19_219" id="FNanchor_19_219"></a><a href="#Footnote_19_219" class="fnanchor">[19]</a></p> + +<p>Le mariage libre, c'est-à-dire le mariage librement contracté, n'amène +pas l'amour désordonné; au contraire, il chasse l'hypocrisie. Deux êtres +humains se donnant l'un à l'autre librement n'ont pas d'intérêt à mentir +et à tromper, ils peuvent se garder l'un à l'autre une fidélité +intégrale. Nous entendons par fidélité intégrale, absolue, l'union de +deux personnes qui s'aiment toujours et toujours jusqu'à leurs derniers +moments, et le survivant conservant même sa fidélité par delà la tombe, +fidélité non seulement au physique mais aussi au moral. C'est là le vrai +mariage qu'on ne saurait assez préconiser, et comme il ne devrait jamais +y en avoir d'autres, tout autre est plus ou moins impur! «Une promesse +volontaire <span class='pagenum'><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span>est un lien bien plus fort qu'un acte de notaire.»<a name="FNanchor_20_220" id="FNanchor_20_220"></a><a href="#Footnote_20_220" class="fnanchor">[20]</a> Dans +une union formée librement entre deux êtres conscients, sans la +contrainte d'aucune influence étrangère, la jalousie est impossible et +l'adultère une traîtrise odieuse. La jalousie est un état égoïste, qu'on +trouve plus souvent chez l'homme que chez la femme. Cela vient que +l'homme considère la femme comme une <i>propriété</i> et qu'il aime tout +rapporter à lui-même.</p> + +<p>Le véritable amour, libre, volontaire et conscient, n'admet pas de +jalousie, car il rapporte tout à l'objet aimé, se réjouit de tout ce qui +lui est favorable, s'afflige de tout ce qui lui est contraire, et est +toujours prêt à se sacrifier à lui. L'amour véritable ignore la +jalousie. Hélas! combien y a-t-il d'êtres qui comprennent la puissance +divine de l'amour? Combien y a-t-il d'hommes qui se servent du +magnétisme puissant d'un coeur passionné pour élever et agrandir l'âme +de celles qu'ils aiment? combien y a-t-il de femmes qui se servent de la +sublimité que porte leur regard pour ennoblir l'homme qui s'agenouille +devant elles en son coeur?</p> + + + +<h3>V</h3> + +<p>Quand les hommes comprendront la puissance divine de l'amour, la vraie +famille, la Famille Nouvelle sera constituée. «Dans les phases +primitives, pendant lesquelles la monogamie permanente se développait, +l'union de par la loi, c'est-à-dire originairement l'acte d'achat, était +censée la partie essentielle du mariage, et l'union de par l'affection +était négligeable.<span class='pagenum'><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span></p> + +<p>A présent, l'union de par la loi est censée la plus importante et +l'union par l'affection la moins importante. Un temps viendra où l'union +par affection sera censée la plus importante et l'union de par la loi la +moins importante, ce qui vouera à la réprobation les unions conjugales +où l'union par affection sera dissoute.»<a name="FNanchor_21_221" id="FNanchor_21_221"></a><a href="#Footnote_21_221" class="fnanchor">[21]</a></p> + +<p>La femme, dans la société nouvelle, jouira d'une indépendance complète; +elle ne sera plus soumise même à un semblant de domination ou +d'exploitation; elle sera placée vis-à-vis de l'homme sur un pied de +liberté et d'égalité absolues. Son éducation sera la même que celle de +l'homme, sauf dans les cas où la différence des sexes rendra inévitable +une exception à cette règle et exigera une méthode particulière de +développement; elle pourra, dans des conditions d'existence vraiment +conformes à la nature, développer toutes ses formes et toutes ses +aptitudes physiques, intellectuelles et morales; elle sera libre de +choisir, pour exercer son activité, le terrain qui plaira le plus à ses +voeux, à ses inclinations, à ses dispositions. Placée dans les mêmes +conditions que l'homme, elle sera aussi active que lui. «Elle jouira de +même que l'homme d'une entière liberté dans le choix de son amour.»<a name="FNanchor_22_222" id="FNanchor_22_222"></a><a href="#Footnote_22_222" class="fnanchor">[22]</a> +Elle aspirera au mariage, se laissera rechercher et conclura son, union +sans avoir à considérer autre chose que son inclination. L'intelligence, +l'éducation, l'indépendance rendront le choix plus facile et le +dirigeront.<span class='pagenum'><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span></p> + +<p>Je ne puis ne pas reproduire ici cette page de Stuart Mill, page de +vérité et de sagesse:</p> + +<p>«Que serait le mariage de deux personnes instruites, ayant les mêmes +opinions, les mêmes visées, égales par la meilleure espèce d'égalité, +celle que donne la ressemblance des facultés et des aptitudes, inégales +seulement par le degré de développement de ces facultés; l'une +l'emportant par celle-ci, l'autre par celle-là; qui pourraient savourer +la volupté de lever l'une vers l'autre des yeux pleins d'admiration et +goûter tour à tour le plaisir de se guider et de se suivre dans la voie +du perfectionnement? Je n'essaierai pas d'en faire le tableau. Les +esprits capables de se le représenter n'ont pas besoin de mes couleurs, +et les autres n'y verraient que le rêve d'un enthousiaste. Mais je +soutiens avec la conviction la plus profonde que là, et là seulement est +l'idéal du mariage, et que toutes les opinions, toutes les coutumes, +toutes les institutions, qui en entretiennent un autre, ou tournent les +idées et les aspirations qui s'y rattachent, dans une autre direction, +quel que soit le prétexte dont elles se colorent, sont des restes de la +barbarie originelle. La régénération morale de l'humanité ne commencera +réellement que le jour où la relation sociale la plus fondamentale sera +mise sous la règle de l'égalité, et lorsque les membres de l'humanité +apprendront à prendre pour objet de leurs plus vives sympathies un égal +en droit et en lumières.»</p> + +<p>C'est l'homme et la femme libres qui fonderont la Famille Nouvelle; +c'est la Famille Nouvelle basée sur l'égalité et l'amour qui établira la +Société Nouvelle. Il ne faut pas se borner à l'amour étroit de<span class='pagenum'><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span> la +patrie, il faut être attaché à l'humanité tout entière dans laquelle +nous sommes tous compris. On croit que, dès qu'on a servi son pays, on a +fait un acte méritoire, comme si la justice absolue en elle-même devait +se plier à nos exigences de clocher plus ou moins étendu: la justice est +en son essence universelle et inaltérable.</p> + +<p>«L'Eglise n'a ni limites ni enceinte. Son plancher est la terre +verdoyante, les bruyères, les pins, le fjord et la mer.»<a name="FNanchor_23_223" id="FNanchor_23_223"></a><a href="#Footnote_23_223" class="fnanchor">[23]</a></p> + +<p>La famille nouvelle rendra la société cosmopolite et internationale +parce que la solidarité humaine n'a pas de frontières et, ce qui +s'appelle justice dans le nord ne peut pas se nommer infamie dans le +midi; les frontières sont un obstacle à la marche des idées, au +développement des sentiments humanitaires. Elle détruira la guerre et +anéantira la production des canons, elle supprimera le paupérisme, honte +de l'humanité civilisée, elle fera disparaître les parasites, ceux qui +vivent du travail d'autrui, elle décrétera l'inviolabilité de la vie +humaine et abolira la peine de mort. Le coupable est souvent un malade +qu'il faut guérir, un malheureux qu'il faut moraliser, instruire ou +consoler. La peine de mort est un acte immoral préjudiciable à la +société; il faut le rappeler sans cesse à la conscience publique. Le +bien ne résulte pas de la répétition du mal. «La peine de mort est un +meurtre, un meurtre absolu, c'est-à-dire la négation souveraine des +rapports moraux entre <span class='pagenum'><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>les hommes.»<a name="FNanchor_24_224" id="FNanchor_24_224"></a><a href="#Footnote_24_224" class="fnanchor">[24]</a> La peine de mort est non +seulement contraire aux principes de la morale, elle est aussi la +négation même du droit humain.</p> + +<p>C'est la Famille Nouvelle qui établira l'équilibre social, elle +réveillera les peuples, elle leur fera comprendre leur force, leur +mission.</p> + +<p>ROSMER.—Je veux faire comprendre au peuple sa vraie mission.</p> + +<p>KROLL.—Quelle mission?</p> + +<p>ROSMER.—Celle d'ennoblir tous les hommes.</p> + +<p>KROLL.—Tous!</p> + +<p>ROSMER.—Du moins, un aussi grand nombre que possible.</p> + +<p>KROLL.—Par quels moyens?</p> + +<p>ROSMER.—En affranchissant les esprits et en purifiant les volontés.</p> + +<p>KROLL.—Tu veux les affranchir? Tu veux les purifier?</p> + +<p>ROSMER.—Non, je veux seulement les réveiller. C'est à eux d'agir +ensuite.</p> + +<p>KROLL.—Et tu les crois en état de le faire?</p> + +<p>ROSMER.—Oui.</p> + +<p>KROLL.—Par leur propre force?</p> + +<p>ROSMER.—Oui, par leur propre force. Il n'en existe pas d'autre; je veux +faire appel à tous, tâcher d'unir les hommes en aussi grand nombre que +possible. Je veux vivre et employer toutes les forces de mon être à ce +but unique: l'avènement de la vraie souveraineté populaire.<a name="FNanchor_25_225" id="FNanchor_25_225"></a><a href="#Footnote_25_225" class="fnanchor">[25]</a></p> + +<p>Et c'est par amour qu'on réveillera les peuples! Car le sens moral du +genre humain, c'est l'amour. Une seule larme de tendresse au bord de la +paupière<span class='pagenum'><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span> mi-close suffit pour purifier le coeur d'un homme. L'amour, +c'est non point l'union des sexes, mais l'union des âmes; toute autre +idée de l'amour en fausse la nature, l'affaiblit, la déprave.</p> + +<p>L'âme humaine individuelle est complète par elle-même et n'a nul besoin +d'un complément extérieur pour constituer sa personnalité. Mais à cause +même de sa grandeur, elle est appelée à rayonner dans toutes les +directions de la vie, à s'universaliser au moyen de l'amour. C'est par +amour que tout être humain est appelé à conserver et à épurer, à +multiplier et à répandre les trésors de grâce et de tendresse déposés +par la nature au coeur de chacun et destinés à atteindre de nouveaux +développements. L'esprit de famille est la force créatrice de +l'affection pure qui, établie entre les êtres de sexe différent, s'étend +à tous les êtres humains.</p> + +<p>C'est la toute-puissance de l'amour de la famille, âme éternelle de +l'univers, qui conduit à l'amour de l'humanité.</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_201" id="Footnote_1_201"></a><a href="#FNanchor_1_201"><span class="label">[1]</span></a> Le 20 mai 1867, J.-S. Mill demanda, en plein Parlement, la +substitution du mot <i>personne</i> au mot <i>homme</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_202" id="Footnote_2_202"></a><a href="#FNanchor_2_202"><span class="label">[2]</span></a> Bebel. <i>La femme dans le passé, le présent, l'avenir.</i> +Préface.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_203" id="Footnote_3_203"></a><a href="#FNanchor_3_203"><span class="label">[3]</span></a> J.-S. Mill. <i>Lettres inédites</i>, p. 266.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_204" id="Footnote_4_204"></a><a href="#FNanchor_4_204"><span class="label">[4]</span></a> La loi norvégienne du 29 juin 1888 «sur le régime des biens +entre époux», est un remaniement complet et hardi de l'ancienne +législation matrimoniale, c'est une véritable révolution dans la +condition générale de la femme mariée. Le principe de cette loi est la +liberté des conventions matrimoniales, il donne à la femme mariée la +même capacité qu'à la femme non mariée. La femme a le droit juridique, +même lorsqu'il y a communauté, de disposer exclusivement de ce qu'elle +gagne. Ses biens sont soustraits à l'extinction des dettes contractées +par le mari, sans son consentement. Cette innovation a introduit un peu +plus de justice dans la communauté, qui, bien entendu, reste la même +dans sa composition et continue à comprendre les profits du mari comme +ceux de la femme.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_205" id="Footnote_5_205"></a><a href="#FNanchor_5_205"><span class="label">[5]</span></a> Ibsen. <i>John-Gabriel Borckman</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_206" id="Footnote_6_206"></a><a href="#FNanchor_6_206"><span class="label">[6]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_207" id="Footnote_7_207"></a><a href="#FNanchor_7_207"><span class="label">[7]</span></a> <i>Hedda Gabler</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_208" id="Footnote_8_208"></a><a href="#FNanchor_8_208"><span class="label">[8]</span></a> <i>Le petit Eyolf</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_209" id="Footnote_9_209"></a><a href="#FNanchor_9_209"><span class="label">[9]</span></a> <i>Quand nous nous réveillerons d'entre les morts</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_210" id="Footnote_10_210"></a><a href="#FNanchor_10_210"><span class="label">[10]</span></a> Ibsen.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_211" id="Footnote_11_211"></a><a href="#FNanchor_11_211"><span class="label">[11]</span></a> Ibsen, <i>Maison de poupée</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_212" id="Footnote_12_212"></a><a href="#FNanchor_12_212"><span class="label">[12]</span></a> Ibsen. <i>Rosmersholm</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_213" id="Footnote_13_213"></a><a href="#FNanchor_13_213"><span class="label">[13]</span></a> On reproche à Ibsen d'abuser, dans ses pièces, des +suicides. Dans le théâtre, le suicide est un moyen banal pour se +débarrasser des personnages qui gênent. Mais il faut remarquer que le +nombre des suicides est fort élevé en Scandinavie. Le Danemark présente +le chiffre de 264 suicides, la Norvège de 74,5 et la Suède de 84, par +million (Emile Durkheim, <i>le Suicide</i>). Après la première d'Hedda Gabler +à Christiania, une jeune fiancée de dix-huit printemps se donna la mort +pour «mourir en beauté». Les Scandinaves aiment à citer les vers de +Shelley: +<br /><br /> +<span style="margin-left: 8.5em;">«The good die first</span><br /> +And those whose hearts are dry as summer dust,<br /> +Burn to the socket!»<br /> +<br /> +Les bons meurent les premiers et ceux dont le coeur est sec comme la +poussière d'été se consument jusqu'au bout <i>(Alastor ou le génie de la +solitude</i>). +<br /><br /> +Les anciens Scandinaves avaient horreur de la mort naturelle, la mort +sur la paille, <i>Stvaadaed</i>, suivant l'énergique expression de leur +langue. D'après leur dogme religieux, nul n'était admis dans le +Valhalla, s'il n'était mort de mort violente. Ceux qui n'avaient pu +succomber glorieusement sur le champ de bataille se tuaient ou se +faisaient tuer. Un genre de mort qu'ils choisissaient volontiers, +c'était la pendaison, Hadding se pend en présence du peuple assemble. +Signé se pend avec les jeunes vierges, ses compagnes, pour suivre +Hagbart, son fiancé, dans la tombe. D'autres se précipitaient du haut +d'un rocher. On montre encore aujourd'hui, en Suède, quelques-uns de ces +rochers que d'antiques suicides ont rendus célèbres. Certains héros, +surtout ceux qui s'étaient illustrés dans les expéditions maritimes, +comme Sigurd King, par exemple, montaient sur leur vaisseau après y +avoir mis le feu et le lançaient à pleines voiles à travers les flots. +Le culte des morts et les soins donnés aux tombes sont très touchants en +Norvège: lors des enterrements tout le voisinage se réunit dans la +maison mortuaire pour chanter des cantiques et accompagner le corps au +champ de repos.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_214" id="Footnote_14_214"></a><a href="#FNanchor_14_214"><span class="label">[14]</span></a> Ibsen. <i>Rosmersholm</i>: Rébecca West.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_215" id="Footnote_15_215"></a><a href="#FNanchor_15_215"><span class="label">[15]</span></a> Ibsen. <i>Comédie de l'amour</i>: Svanhild.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_216" id="Footnote_16_216"></a><a href="#FNanchor_16_216"><span class="label">[16]</span></a> Ibsen. <i>La Comédie de l'amour</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_217" id="Footnote_17_217"></a><a href="#FNanchor_17_217"><span class="label">[17]</span></a> <i>Ibid</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_218" id="Footnote_18_218"></a><a href="#FNanchor_18_218"><span class="label">[18]</span></a> Alfred de Musset.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_219" id="Footnote_19_219"></a><a href="#FNanchor_19_219"><span class="label">[19]</span></a> Diamandy. <i>Dépopulation et repeuplement</i>. Bulletin de la +Société d'Anthropologie. Séance du 4 juin 1891.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_220" id="Footnote_20_220"></a><a href="#FNanchor_20_220"><span class="label">[20]</span></a> Ibsen. <i>La Dame de la mer</i>, Ellida.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_221" id="Footnote_21_221"></a><a href="#FNanchor_21_221"><span class="label">[21]</span></a> Herbert Spencer. <i>Sociologie</i>, t. II, p. 410, trad. +française. Paris, F. Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_222" id="Footnote_22_222"></a><a href="#FNanchor_22_222"><span class="label">[22]</span></a> Bebel. Ouvrage cité.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_223" id="Footnote_23_223"></a><a href="#FNanchor_23_223"><span class="label">[23]</span></a> Brand.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_224" id="Footnote_24_224"></a><a href="#FNanchor_24_224"><span class="label">[24]</span></a> V. Soloviov. <i>Pravo i nravstvennoste</i>, p. 83. +St-Pétersbourg, 1897.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_225" id="Footnote_25_225"></a><a href="#FNanchor_25_225"><span class="label">[25]</span></a> Ibsen, <i>Rosmersholm</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 65%;' /> + + +<h2><a name="CONCLUSION" id="CONCLUSION"></a>CONCLUSION</h2> + + +<h3>I</h3> + +<p>Les idées d'Ibsen sont-elles originales, sont-elles bien à lui? En +France, on veut voir les origines et les racines de son théâtre dans le +romantisme français. M. Jules Lemaître revendique nettement pour George +Sand la paternité des idées du poète norvégien. D'ailleurs, le très +subtil auteur des <i>Contemporains,</i> avec une franchise que l'on +souhaiterait souvent voir appliquée aux autres domaines, avoue qu'il +critique et compare les auteurs d'après «des lectures forcément un peu +lointaines et sur les images simplifiées qui, d'elles-mêmes, à la suite +de ces lectures, se sont déposées en lui».<a name="FNanchor_1_226" id="FNanchor_1_226"></a><a href="#Footnote_1_226" class="fnanchor">[1]</a></p> + +<p>M. G. Larroumet ne nie pas l'influence du romantisme français sur +l'auteur de <i>Brand</i>, mais plus bienveillant pour lui que M. Jules +Lemaître, il constate que «le caractère de l'homme, l'état intellectuel +et moral de son pays, la marche de la littérature européenne semblent +avoir contribué à cette oeuvre dans des proportions à peu près +égales».<a name="FNanchor_2_227" id="FNanchor_2_227"></a><a href="#Footnote_2_227" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<p>Or, pour avoir le coeur net, M. Georges Brandès<span class='pagenum'><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span> demanda à Ibsen s'il +avait subi l'influence de George Sand: «Je déclare sur mon honneur et +ma conscience, répondit celui-ci, que jamais de ma vie, ni dans ma +jeunesse, ni plus tard, je n'ai lu un seul livre de George Sand. J'ai +commencé une fois la lecture de <i>Consuelo</i> en traduction<a name="FNanchor_3_228" id="FNanchor_3_228"></a><a href="#Footnote_3_228" class="fnanchor">[3]</a>, mais l'ai +mis tout de suite de côté, parce que ce roman me parut le produit d'un +dilettantisme philosophique. Il est possible qu'en cela je me sois +trompé, mais je n'en avais lu que quelques pages.»<a name="FNanchor_4_229" id="FNanchor_4_229"></a><a href="#Footnote_4_229" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<p>Cela ne diminue point l'influence de l'auteur d'<i>Indiana</i> sur les +écrivains européens. Elle fut immense. A certaine époque on disait: «le +siècle de George Sand» comme on disait: «le siècle de Byron ou de Hugo.» +Henri Heine trouve que les écrits de Sand «incendièrent le inonde +entier, illuminant bien des prisons, où ne pénétrait nulle consolation; +mais, en même temps, leurs feux pernicieux dévorèrent les temples +paisibles de l'innocence».<a name="FNanchor_5_230" id="FNanchor_5_230"></a><a href="#Footnote_5_230" class="fnanchor">[5]</a></p> + +<p>Le biographe russe de George Sand, M<sup>me</sup> Tsebrikov, prétend que +toute la génération russe des années 1830-1840 a grandi sous l'influence +de Sand.<a name="FNanchor_6_231" id="FNanchor_6_231"></a><a href="#Footnote_6_231" class="fnanchor">[6]</a></p> + +<p>«George Sand, écrivit en 1876 Dostoïevsky<a name="FNanchor_7_232" id="FNanchor_7_232"></a><a href="#Footnote_7_232" class="fnanchor">[7]</a>, est l'un des esprits qui +prévoient un meilleur avenir pour l'humanité. J'eus pour elle une grande +admiration dans ma jeunesse, ses romans me servaient<span class='pagenum'><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span> d'école +démocratique. Son influence sur mon développement intellectuel fut +énorme.»</p> + +<p>M. Emile Faguet<a name="FNanchor_8_233" id="FNanchor_8_233"></a><a href="#Footnote_8_233" class="fnanchor">[8]</a>, pour trancher le grave problème de l'influence de +Sand sur Ibsen, remarque avec beaucoup de justesse que si le poète +Scandinave n'a pas lu l'auteur de <i>Lélia</i>, cela ne prouve pas qu'il n'en +ait pas connu l'esprit. Il est certain qu'on peut connaître, subir et +répéter les idées de penseurs dont on ignore les oeuvres. C'est une des +manifestations de la loi générale des choses que M. Tarde appelle +<i>Répétition universelle</i>.<a name="FNanchor_9_234" id="FNanchor_9_234"></a><a href="#Footnote_9_234" class="fnanchor">[9]</a> La science de la vie se compose de la +répétition incessante des mêmes cellules, se groupant sous diverses +apparences et se reproduisant à l'infini, depuis le jour où la vie est +apparue dans le monde. Cette répétition se réalise dans tous les ordres +de faits. Dans le monde purement physique, ce sont les vibrations +lumineuses, calorifiques, etc., qui se répètent. Dans le monde +organique, il y a la répétition héréditaire et dans le monde social, la +répétition imitative. Les lois de cette <i>Répétition universelle</i> que +Tarde applique surtout aux phénomènes sociaux peuvent absolument être +appliquées au monde des idées. Tout se répète dans la vie, dans le +domaine des abstractions comme dans le domaine des réalités, dans le +monde des faits comme dans celui des pensées. Cependant, pour adapter +une idée, la répéter et la faire sienne, il faut en avoir déjà porté en +soi les germes. La matière capable de développer ces germes est puisée +généralement à la source la plus proche. Or, le penseur<span class='pagenum'><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span> danois Soren +Kjerkegaard<a name="FNanchor_10_235" id="FNanchor_10_235"></a><a href="#Footnote_10_235" class="fnanchor">[10]</a> offrait à Ibsen une source d'idées qui répondait à +merveille à son propre tempérament, à ses tendances, à ses aspirations. +Si Ibsen a subi l'influence de quelqu'un, c'est à coup sûr celle de +Kjerkegaard.</p> + +<p>«Le monde nouveau découvert par Kjerkegaard était une idée: l'individu. +Ce fut le diamant précieux qu'il offrit à son temps. En une époque où +régnait la doctrine du juste milieu, c'était grand et noble de lancer le +mot «l'individu» et de vouloir convaincre le monde que la race dégénérée +pouvait, grâce à l'individu, redevenir une humanité sincère.»<a name="FNanchor_11_236" id="FNanchor_11_236"></a><a href="#Footnote_11_236" class="fnanchor">[11]</a></p> + +<p>Cette théorie est la base même de l'oeuvre d'Ibsen. Mais s'il a pris +chez Kjerkegaard le principe de ses drames, il ne l'a pas répété +servilement, il l'a élargi, l'a développé, l'a vivifié, lui a communiqué +la forte originalité de son esprit, la vivacité de son imagination +poétique et la profondeur de son <i>moi</i>.</p> + +<p>«Il n'arrive rien de nouveau dans le monde et pourtant rien ne s'y +répète, car notre vision change et modifie le sens de nos actes. Un même +acte se transfigure quand notre oeil régénéré s'ouvre à une vision +nouvelle.»<a name="FNanchor_12_237" id="FNanchor_12_237"></a><a href="#Footnote_12_237" class="fnanchor">[12]</a> Nous ignorons les origines de l'univers, nous ne pouvons +jamais savoir au juste à quel champ d'idées nous avons glané, à qui +attribuer la paternité de telle ou de telle pensée, ni qui de qui subit +l'influence. Qui jamais nous dirait sur quel point du globe la pensée +s'est montrée pour la<span class='pagenum'><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span> première fois et à quelle distance de nous dans +la suite des siècles! La pensée, c'est l'âme humaine à travers la +sublime grandeur de la nature et des âges.</p> + +<p>Il est aussi impossible de rechercher les influences sous lesquelles +Ibsen a conçu son théâtre, s'il dérive de George Sand ou de Kjerkegaard, +qu'il serait téméraire de déterminer l'école à laquelle il appartient. +A force de classer les écrivains, les penseurs, les artistes, les hommes +politiques, par groupes, écoles, partis, chapelles, on oublie souvent +d'étudier leurs idées, leurs oeuvres. Qu'importe aux ouvriers, aux +misérables qui meurent de faim, que les ministres soient pris dans le +centre ou dans l'extrême-gauche, si leur condition reste la même? Que +nous importe à quelles écoles appartenaient les Platon, les Spinoza, les +Michel-Ange, si l'influence de leurs oeuvres est immense? «Qu'est-ce que +des écoles en comparaison des peuples! Elles ne comptent pas, pour ainsi +dire, dans l'histoire de l'humanité, et c'est une délicate affaire +d'érudition que de constater leurs noms et les phases de leur existence. +Une doctrine philosophique n'a de valeur réelle que pour celui qui se +l'est faite, et pour ceux qui veulent bien la lui emprunter. Ils sont +toujours en une minorité imperceptible, parce que la gloire de la +philosophie est ailleurs que dans la multitude de ses adhérents.»<a name="FNanchor_13_238" id="FNanchor_13_238"></a><a href="#Footnote_13_238" class="fnanchor">[13]</a> +Il est tout à fait impossible de classer Ibsen au point de vue de ses +idées. L'homme étrange qui exerce une influence puissante sur la pensée +moderne et sur la vie morale de l'Europe entière, n'appartient à aucune +école; comme Brand, il est <i>lui-même</i>.<span class='pagenum'><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span> La philosophie de son théâtre +est bien sienne. D'après Sénèque, philosopher, c'est apprendre à +mourir.<a name="FNanchor_14_239" id="FNanchor_14_239"></a><a href="#Footnote_14_239" class="fnanchor">[14]</a> Pour Ibsen, philosopher, c'est apprendre à vivre. Vie, rêve, +réalité, désir, vision, amour, joie, souffrance, tous les ressorts de +l'âme humaine sont synthétisés chez lui en: Volonté, Idéal, Bonheur.</p> + +<p>Qu'est-ce que le bonheur? Bien des gens ne savent pas distinguer le +plaisir du bonheur; le plaisir n'est pas un élément essentiel du +bonheur. «Le bonheur, dit Rosmer<a name="FNanchor_15_240" id="FNanchor_15_240"></a><a href="#Footnote_15_240" class="fnanchor">[15]</a>, c'est la pureté de conscience, ce +sentiment qui donne à la vie un charme inexprimable, le plus calme, le +plus joyeux de tous.»</p> + +<p>«Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix, +guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; +juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu! +C'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses +actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des +bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide +d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.»<a name="FNanchor_16_241" id="FNanchor_16_241"></a><a href="#Footnote_16_241" class="fnanchor">[16]</a></p> + +<p>Le bonheur vrai et durable est un état permanent de l'âme, résultant +d'une conscience pure, dépendant en grande partie de la volonté et plus +indépendant des circonstances que ne le croit le vulgaire. Le bonheur +existe; comme la pensée, il n'a pas besoin de palais: l'âme humaine lui +suffit. L'homme le<span class='pagenum'><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span> plus heureux est celui qui ne se rend pas compte de +son bonheur.</p> + + + +<h3>II</h3> + +<p>«Si savantes et si profondes que puissent être les spéculations morales, +elles ne sont vraiment dignes de ce nom que si elles aboutissent à des +conclusions très simples, propres à être offertes à toutes les +intelligences et à toutes les volontés.»<a name="FNanchor_17_242" id="FNanchor_17_242"></a><a href="#Footnote_17_242" class="fnanchor">[17]</a></p> + +<p><i>Se posséder pour se donner</i>, telle est la formule simple qui ressort de +l'oeuvre d'Ibsen. L'homme le plus pauvre est celui qui ne se possède +pas. Se posséder pour se donner, telle est la loi morale et sociale de +l'activité humaine. Ce n'est pas là le principe de l'individualisme. Il +serait donc faux de dire qu'Ibsen est individualiste. Le mot +«individualisme» ne peut être appliqué à sa façon de comprendre la vie, +les hommes et les choses. Seul le mot allemand «Selbstbewusstsein» +l'exprime peut-être assez exactement. Ibsen ne défend pas +l'individualisme, mais l'individualité; ce sont là deux termes presque +opposés l'un à l'autre. L'individualisme rapporte tout à soi; +l'individualité consiste seulement à vouloir être soi afin d'être +quelque chose, à réaliser, sous une forme individuelle et par là même +avec plus d'énergie, les caractères généraux de l'humanité. Être +individuel, c'est être <i>soi-même</i>, c'est être propriétaire de ses +opinions, de ses sentiments, de tout son être, au lieu d'en être +simplement locataire.</p> + +<p>D'après Ibsen, pour affronter l'orage dont le grondement<span class='pagenum'><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span> se rapproche +d'heure en heure, pour résoudre plusieurs de ces innombrables questions +qui se posent toujours plus impérieusement à l'homme qui veut le bien de +tous, autant que son bien propre, il est de plus en plus évident qu'il +faut commencer par l'individu; c'est l'individu affranchi, libre, ayant +conscience de sa volonté, de ses droits et de ses devoirs, qui +entreprendra une réforme profonde de la société.</p> + +<p>Le poète Scandinave peut dire avec Vinet: «C'est dans l'intérêt de la +société que je plaide pour l'individualité. Je veux l'homme complet, +spontané, individuel, pour qu'il se soumette en homme à l'intérêt +général. Je le veux maître de lui-même, afin qu'il soit mieux le +serviteur de tous. Je réclame sa liberté intérieure au bénéfice de la +puissance qui prétend s'imposer à elle. La justice et la raison, lois +universelles, sont les souveraines dont l'individualité doit assurer et +relever le triomphe.»<a name="FNanchor_18_243" id="FNanchor_18_243"></a><a href="#Footnote_18_243" class="fnanchor">[18]</a></p> + +<p>Nous sommes non seulement des exemplaires de l'humanité, d'une nation, +d'une famille, nous sommes, avant tout, <i>des hommes</i>; chacun de nous a +son individualité non seulement native, mais voulue, acquise, morale et +intellectuelle. L'homme n'est pas tout entier dans l'individu, il n'est +complet que dans l'individu associé à la grande famille humaine. Mais +l'homme, ayant conscience de lui-même, s'associe plus consciemment à +l'humanité. Plus notre individualité se précise, s'accroît, plus elle +profite non seulement à nous, mais à tous. Plus il y a dans une société +d'hommes libres, instruits et moraux, plus<span class='pagenum'><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span> cette société est libre, +instruite et morale. Une société, d'où l'individualité est bannie, n'est +pas sociale, n'est pas humaine: elle ignore les principes mêmes du +Souverain Bien. «Le bien général n'est <i>général</i> que parce qu'il +embrasse le bien de tous les individus sans exception,—autrement il ne +serait que le bien d'une majorité. Certes, il ne s'ensuit pas que le +bien général soit la simple somme arithmétique de tous les intérêts +particuliers pris séparément, ni qu'il embrasse la sphère de liberté +illimitée de chaque individu, ce qui, à son tour, serait une +contradiction, car ces sphères pourraient s'entrenier et le font +effectivement.»<a name="FNanchor_19_244" id="FNanchor_19_244"></a><a href="#Footnote_19_244" class="fnanchor">[19]</a></p> + +<p>Or, en limitant, fidèle à son principe, les tendances et intérêts +individuels, le bien général ne peut supprimer l'homme libre, sujet du +droit souverain, en lui enlevant la possibilité d'agir librement. Par +son idée même le bien général embrasse aussi le bien de l'individu, et +quand il le prive de la liberté d'action, ce bien général fictif cesse +d'être un bien pour lui et, descendant du général au particulier, il +perd le droit d'entraver la liberté personnelle.</p> + +<p>La personnalité humaine doit être sacrée. «Quiconque, dit Lacordaire, +excepte un seul homme dans la réclamation du droit, quiconque consent à +la servitude d'un seul homme blanc ou noir, ne fût-ce que par un seul +cheveu de sa tête injustement lié, celui-là n'est pas un homme sincère +et ne mérite pas de combattre pour la cause sacrée du genre humain.»</p> + +<p>Non moins sacrée est la liberté de l'individu. Il a <span class='pagenum'><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span>le droit de dire: +«Je veux m'associer à la société non parce qu'elle me l'ordonne, mais +parce que ma conscience, ma volonté, mon intelligence, ma pensée, me le +commandent.»</p> + +<p>Comme la science, les aspirations humaines n'ont pas de limites; comme +toute découverte scientifique en engendre une nouvelle, toute aspiration +humaine satisfaite en appelle une autre; savoir toujours davantage, +pouvoir toujours davantage, c'est là la grandeur de l'homme, c'est là la +source du vrai progrès, c'est là l'idéal, et personne n'a le droit de le +limiter. Si la morale prescrit souvent à l'homme de se vaincre, elle ne +lui ordonne jamais de se mutiler. Il faut que l'homme reste lui-même. +«Plus l'individu se perfectionne, plus il est lui-même, plus étroitement +il s'unit à l'humanité. Chacun de nous doit en réfléchir en lui-même les +douleurs, les progrès, les espérances. Au terme, chacun de nous +retrouvera dans sa propre conscience l'histoire entière de l'humanité. +Aussi dans la nature, l'individualité semble être une forme suprême, +dans l'histoire, une transition et un moyen. Elle est la manière de +passer de l'unité abstraite, inorganique, purement naturelle, à une +unité concrète, organique et libre. L'unité sentie et voulue, l'unité +sociale en un mot, telle est la seule forme de vie qui convienne à la +créature dont l'essence est liberté. Obstacle et moyen à la fois, parce +que le mal l'a souillée, dans sa signification primitive et pure, +l'individualité est un moyen d'atteindre l'unité libre, l'unité vraie, +l'unité voulue, l'unité morale, l'unité de la communion, et pour tout +dire en un mot: l'amour!»<a name="FNanchor_20_245" id="FNanchor_20_245"></a><a href="#Footnote_20_245" class="fnanchor">[20]</a><span class='pagenum'><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span></p> + +<p>Tant que les consciences individuelles ne seront pas prêtes à recevoir +la Vérité, à comprendre la Justice, aucun renversement de gouvernement, +aucun changement d'écoles, d'idées, ne servira à rien. C'est la +conscience individuelle qu'il faut délivrer, c'est la conscience +individuelle qu'il faut rendre apte à concevoir l'Idée de la solidarité +humaine.</p> + +<p>L'oeuvre d'Ibsen n'est pas anti-sociale. Elle se résume dans les paroles +de Kant: «N'agis que selon la maxime qui puisse devenir règle +universelle. Agis de sorte que soit en toi, soit chez les autres, tu +traites l'humanité comme but et jamais comme moyen.»<a name="FNanchor_21_246" id="FNanchor_21_246"></a><a href="#Footnote_21_246" class="fnanchor">[21]</a></p> + +<p>Toucher aux mensonges, démontrer leurs effets désastreux et en chercher +le remède ne peut pas être considéré comme oeuvre anti-sociale. La lutte +du pauvre contre le riche, du faible contre le fort n'est pas la lutte +du droit individuel contre le droit social, mais la revendication du +droit à l'existence contre l'usurpation de ce droit.</p> + +<p>-A son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur +de cette oeuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains +révolutionnaires. Il va droit au but. Il saisit corps à corps la société +moderne; il arrache à tous quelque chose, à ceux-ci un cri, à ceux-là un +masque; il fouaille le vice, il dissèque la passion; il creuse et sonde +l'homme, l'âme, le coeur, les entrailles, le cerveau, l'abîme que chacun +a en soi....<a name="FNanchor_22_247" id="FNanchor_22_247"></a><a href="#Footnote_22_247" class="fnanchor">[22]</a><span class='pagenum'><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span></p> + +<p>Et tout cela au nom de la Vérité. Ibsen ne défend aucun parti. Il sert +les adversaires de l'ordre social actuel autant que ses adhérents. Il ne +cherche pas à faire prévaloir telle ou telle solution, mais à provoquer +loyalement le libre jugement du lecteur. «Avec l'admirable honnêteté de +son esprit et de son art, Ibsen laisse à chacun de nous la liberté de +conclure selon la nature de son âme et de son intelligence, heureux +seulement s'il fait vivre et travailler l'une et l'autre.»<a name="FNanchor_23_248" id="FNanchor_23_248"></a><a href="#Footnote_23_248" class="fnanchor">[23]</a> Farouche +ou railleur, qu'il fasse saigner le ridicule, qu'il détruise un +mensonge, qu'il dénonce une injustice, c'est toujours un cri franc et +brave, plein de sentiments altruistes, plein aussi d'espérances de temps +meilleurs.</p> + +<p>Car Ibsen n'est pas pessimiste. «Ma pensée est amère quand elle n'est +pas triste,»<a name="FNanchor_24_249" id="FNanchor_24_249"></a><a href="#Footnote_24_249" class="fnanchor">[24]</a> dit-il, mais cette amertume et cette tristesse sont des +gouttes cristallisées dans l'atmosphère de l'exil. «Chaque goutte qui +tombe de lui est lourde et forte comme une goutte d'élixir ou de +poison,»<a name="FNanchor_25_250" id="FNanchor_25_250"></a><a href="#Footnote_25_250" class="fnanchor">[25]</a> mais toujours enivrante comme une goutte de parfum. Ibsen +ne laisse jamais le spectateur ou le lecteur sous l'impression d'idées +pessimistes. L'oeuvre du Solitaire Scandinave dit: «Il ne faut pas +broyer du noir. Si la vie est mauvaise, il ne dépend que de nous de +l'améliorer,» et elle nous en indique les moyens: la Liberté, la +Volonté.</p> + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span></p><p>«JULIEN.—Pourquoi ai-je été créé?</p> + +<p>LA VOIX.—Pour servir l'esprit.</p> + +<p>JULIEN.—Quel est mon rôle?</p> + +<p>LA VOIX.—-Tu dois fonder le règne universel.</p> + +<p>JULIEN.—Et par quel chemin?</p> + +<p>LA VOIX.—Par celui de la liberté.</p> + +<p>JULIEN.—Et par quel pouvoir?</p> + +<p>LA VOIX.—Par la volonté.»<a name="FNanchor_26_251" id="FNanchor_26_251"></a><a href="#Footnote_26_251" class="fnanchor">[26]</a></p> + +<p>Montrer aux hommes un avenir meilleur, c'est leur inspirer la volonté de +le réaliser: c'est là la gloire d'Ibsen.</p> + + + +<h3>III</h3> + +<p>La société actuelle, malgré tous les progrès accomplis, n'est qu'un +chaos où l'harmonie fait défaut; l'humanité est encore dans les limbes +et à l'état rudimentaire, dans un état social incomplet et faux où la +liberté et la justice n'existent pas. Des hommes y meurent de faim à +côté des élégances portées à un raffinement de luxe inouï, le nombre des +suicides et des victimes sociales, dits criminels, va en augmentant. +Tout le monde sent que cet état de choses ne peut plus durer longtemps: +un changement devient de plus en plus urgent. Dans son appel éloquent +adressé à la bourgeoisie, Louis Blanc disait: «Une révolution sociale +doit être tentée. L'ordre social actuel est trop rempli d'iniquités, de +misères et de servitudes pour pouvoir durer longtemps. Il n'est personne +qui n'ait intérêt, quelle que soit sa position, son rang, sa fortune, à +l'inauguration d'un nouvel ordre social. Il est possible, il<span class='pagenum'><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span> est facile +même d'établir cette révolution pacifiquement.»<a name="FNanchor_27_252" id="FNanchor_27_252"></a><a href="#Footnote_27_252" class="fnanchor">[27]</a></p> + +<p>La vérité, même dure et pénible, est toujours plus salutaire qu'une +erreur ou un mensonge agréable; jetée dans le courant des opinions et +des moeurs, elle est discutée, propagée, vulgarisée, finit à la longue +par pénétrer insensiblement les masses. Les vérités grandissent, se +répètent et se complètent chaque jour; on finit par les entendre et les +comprendre. L'appel de Louis Blanc, après plus d'un demi-siècle, +commence à réveiller des consciences. Partout, dans tous les pays, dans +toutes les classes, on sent le besoin de renouveler et d'élargir les +principes dont on était depuis trop longtemps prisonnier. La société +actuelle, existant encore sous le nom de civilisation, s'écroule de +toutes parts: un cataclysme social devient inévitable. Les plus +réfractaires eux-mêmes sont entraînés dans le tourbillon que soulève et +agite le problème social. Pour secouer l'indifférence générale, il a +fallu que la perception du péril devint claire et saisissante. Tout le +monde comprend aujourd'hui qu'il ne suffit pas d'ignorer un danger pour +le conjurer et que le meilleur moyen de s'y soustraire est de le +regarder en face et de prendre les mesures que suggère la raison. Une +profonde révolution se prépare, elle est lente mais irrésistible, elle +ronge les édifices déjà prêts à tomber.</p> + +<p>Certes, les individus comme les nations croient toujours vivre à la fin +d'un monde ancien et au commencement d'un monde nouveau.<span class='pagenum'><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span></p> + +<p>Le présent pour chaque homme est une époque de transition. Mais nous +assistons aujourd'hui effectivement à une de ces phases de +transformation si rares dans l'histoire du monde. «Il n'a pas été donné +à beaucoup de philosophes, durant le courant des âges, de vivre au +moment précis où se formait une idée nouvelle et de pouvoir, comme +aujourd'hui, étudier les degrés successifs de sa cristallisation.»<a name="FNanchor_28_253" id="FNanchor_28_253"></a><a href="#Footnote_28_253" class="fnanchor">[28]</a></p> + +<p>Le dénouement du grand drame social qui se joue sous nos yeux est +peut-être prochain. Les vieilles formes n'existent plus, et le retour +aux Religions du passé est impossible.... Loin, à l'horizon, on voit +déjà poindre l'aube d'une Religion Nouvelle: <i>le Socialisme.</i> Les petits +et les humbles, les déshérités et les victimes de la société actuelle, +tous ceux qui peinent et souffrent, tournent leurs regards vers cette +aube lointaine, et ils croient y voir des rayons d'Espoir.... Et l'aube +grandit, et sa lumière augmente....</p> + +<p>La religion définitive de l'humanité sera la conscience individuelle: +nul besoin de Gouvernement ni d'Etat.<a name="FNanchor_29_254" id="FNanchor_29_254"></a><a href="#Footnote_29_254" class="fnanchor">[29]</a> Le socialisme n'est qu'une +étape très avancée, nous conduisant vers cet Idéal. Son rôle n'en est +pas moins très grand. Il est impossible à l'heure actuelle de ne pas se +rendre compte des proportions immenses de son développement.<span class='pagenum'><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span></p> + +<p>Les idées socialistes sont discutées maintenant comme dignes de +considération, non seulement dans les cercles politiques, mais dans tous +les milieux.</p> + +<p>Et le socialisme, comme toute Vérité Nouvelle, s'avance encore +lentement: «La vérité ne peut faire vite son chemin; ses pas seraient +trop peu sûrs s'ils étaient rapides. Tout est faible à l'origine. Le +nombre des apôtres est toujours bien petit, non pas seulement parce que +les apôtres sont exposés à être des martyrs, mais parce que la lumière, +quand elle se lève, n'est jamais aperçue que par quelques yeux.»<a name="FNanchor_30_255" id="FNanchor_30_255"></a><a href="#Footnote_30_255" class="fnanchor">[30]</a></p> + +<p>En Allemagne, le parti socialiste comptait, en 1894, 1 600 000 voix; en +1898, il en réunit 2 600 000. En France, les socialistes avaient obtenu +en 1889, 91 000 voix; en 1893, ils en ont réuni 600 000 et en 1898 près +de 800 000.</p> + +<p>Au moment même où nous écrivons ces lignes une union profonde, franche +et solide succède aux dissentiments qui divisaient divers groupes +socialistes. Cette union rendra le socialisme français plus fort, plus +puissant. Sans décider si le socialisme est ou non la solution des +problèmes urgents de l'humanité souffrante, il faut être aveugle pour ne +pas voir que les idées socialistes qui montent, sont des forces +vivantes, appelées à jouer un rôle considérable dans la transformation +de la société qui se prépare.</p> + +<p>L'idée sociale pénètre partout, elle éveille, elle fortifie les +aspirations. Les espérances qu'on fonde sur le socialisme font naître de +grands devoirs pour ceux qui le mènent. L'heure est décisive. Il faut<span class='pagenum'><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span> +qu'ils évitent, dès leur premier pas, toute équivoque. C'est une erreur +que de se dire: il faut aimer ce qu'on a quand on n'a pas ce qu'on aime. +Il faut que les socialistes rejettent la vieille formule qui gouvernait +jusqu'à présent le monde: «Ote-toi, que je m'y mette», et que tout dans +leur action soit franc, net et clair. La science de la répression est au +bout de son rouleau, et ce n'est pas la Force que les socialistes +doivent considérer, comme «accoucheuse des sociétés», mais la +Solidarité. La solidarité n'est possible qu'entre égaux. Ni préjugés, ni +passions, mais la Raison, la Justice et l'Egalité doivent être les armes +du socialisme. Il ne doit être ni une formule, ni un parti, mais un +principe. Il ne doit être ni Allemand, ni Français, ni Russe, mais +simplement humanitaire. Son rôle, c'est d'établir l'égalité sociale de +tous les êtres, quelle que soit leur origine, leur race, leur sexe. +«Tant que le cosmopolitisme ne sera pas, le régime socialiste est +impossible à établir.»<a name="FNanchor_31_256" id="FNanchor_31_256"></a><a href="#Footnote_31_256" class="fnanchor">[31]</a> C'est vers le cosmopolitisme, vers +l'universalisme que le socialisme doit viser. Qu'il se dépouille de son +caractère étroit de secte ou de parti, qu'il apparaisse à tous comme le +réveil de l'humanité souffrante.</p> + +<p>Si le socialisme est l'opposé de l'individualisme, il ne doit pas +exclure <i>l'individualité</i>. Ne rejetons pas de la conception sociale de +la vie humaine l'idée de l'individualité consciente. Si l'objet de la +conscience est l'unité, la société, l'humanité; l'individualité est la +forme de la conscience, la forme de la volonté, la forme de l'homme.<span class='pagenum'><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p> + +<p>La suppression de la personnalité implique la suppression de la +conscience individuelle, sans laquelle il n'y a point de conscience +nationale, de conscience humaine.</p> + +<p>Laissons l'homme évoluer indépendamment. La perte de la personnalité est +plus grave que la perte de la vie.</p> + +<p>La justice du socialisme doit être égale pour tous les individus sans +aucune exception, cette justice doit être idéale et supérieure, qui +donnerait à chacun au moins un minimum de bien-être et de bonheur. +L'humanité ne peut avoir d'autre loi que celle de la Justice. «La +justice est le seul critérium vrai dans l'application des choses +humaines. La justice est le ferment du corps social.»<a name="FNanchor_32_257" id="FNanchor_32_257"></a><a href="#Footnote_32_257" class="fnanchor">[32]</a></p> + +<p>Le socialisme, comme l'économie politique, sans justice, sans morale, +est une chimère. La justice ne doit oublier personne, ni celui qui +peine, ni celui qui pense, ni le mineur enfoui sous le sol qui, privé de +la lumière du jour et des gais sourires du soleil, expose sa vie au feu +du grisou, à l'éboulement des rocs; ni le laboureur courbé sur son dur +sillon, au front baigné de sueurs; ni le proscrit qui ne sait où reposer +sa tête douloureuse. Un peu plus de tendresse aussi pour ceux qui +planent dans les hautes régions de la science, pour ceux qui cherchent à +résoudre des problèmes divers, qui méditent sur les droits, les devoirs, +le but de notre existence, qui cherchent la réalisation du Beau et du +Vrai. N'épuisons jamais leur courage. Eloignons d'eux tout obstacle +capable de ralentir leur libre développement,<span class='pagenum'><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span> laissons-les se +recueillir en paix, ne troublons pas leur repos; leurs pensées font +naître des étincelles qui illuminent souvent l'humanité entière.</p> + +<p>Que les socialistes travaillent, agissent sans trêve, qu'ils préparent +les voies de l'Avenir, qu'ils se disent avec Oernulf<a name="FNanchor_33_258" id="FNanchor_33_258"></a><a href="#Footnote_33_258" class="fnanchor">[33]</a>:</p> + +<p>«Ne tiens pas de discours inutile, mais que tout ce que tu diras soit +tranchant comme la lame d'une épée»; et qu'ils n'oublient jamais les +maximes de Brand: «Qui veut vaincre ne doit pas céder. Si tu donnes +tout, excepté ta vie, sache que tu n'as rien donné.»</p> + + + +<h3>IV</h3> + +<p>Pour être juste, il faut dire que le mot «socialisme» ne se trouve nulle +part dans l'oeuvre d'Ibsen, mais il en est l'aboulissant logique et +naturel. Ibsen se contente de faire le procès de la société actuelle, de +nous faire voir que la civilisation n'est pas encore une réalité, +qu'elle n'est qu'une promesse. L'esprit humain n'a pas encore pris +possession de lui-même, la justice n'est pas encore de ce monde. A +mesure que l'empire de la force brutale diminuera, les idées humaines de +justice et d'équité grandiront, la génération future en verra peut-être +l'avènement.</p> + +<p>«A mesure que se poursuivra notre évolution, nous verrons plus +clairement combien nous sommes encore loin de la réalisation de cet +idéal d'égalité dans les conditions sociales de la lutte. Les +générations futures se rappelleront avec surprise, et peut-être<span class='pagenum'><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span> avec un +sourire, notre idéal d'un état de société: des conditions permettant de +tirer tout le fruit possible de la libre compétition.»<a name="FNanchor_34_259" id="FNanchor_34_259"></a><a href="#Footnote_34_259" class="fnanchor">[34]</a></p> + +<p>Soyons sincères avec nous-mêmes et avec les autres, éclairons les +hommes, proclamons les droits, réveillons la dignité humaine, cherchons +la Vérité, partout, en tout et toujours, ne craignons pas la lumière, +semons les idées, semons les enthousiasmes. Les idées sont comme des +grains confiés à la terre; elles n'attendent que la rosée et le rayon du +soleil pour germer.</p> + +<p>«Il n'y a pas d'abîme entre le penser et l'action, du moins pour ceux +qui ne sont pas habitués à la sophistique. La conception est déjà un +commencement d'action.»<a name="FNanchor_35_260" id="FNanchor_35_260"></a><a href="#Footnote_35_260" class="fnanchor">[35]</a></p> + +<p>Que d'utopies, depuis que le monde existe, devenues, grâce à +l'évolution, des réalités!</p> + +<p>«L'évolution s'est faite, la révolution ne saurait tarder. Le jour +viendra où l'Evolution et la Révolution, se succédant immédiatement, du +désir au fait, de l'idée à la réalisation, se confondront en un seul et +même phénomène. C'est ainsi que fonctionne la vie dans un organisme +sain, celui d'un homme ou celui d'un monde.»<a name="FNanchor_36_261" id="FNanchor_36_261"></a><a href="#Footnote_36_261" class="fnanchor">[36]</a></p> + +<p>L'humanité appelle des hommes vigoureux qui aident l'évolution, qui +préparent la révolution. A l'oeuvre, si nous ne nous sentons pas +dégénérés; unissons-nous, mettons en commun nos idées, nos forces, +combattons pour la vérité, pour le bonheur.<span class='pagenum'><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span> «L'unisson doit servir les +plus nobles besognes et les devoirs les plus élevés.»<a name="FNanchor_37_262" id="FNanchor_37_262"></a><a href="#Footnote_37_262" class="fnanchor">[37]</a></p> + +<p>Travaillons tous au rajeunissement, au grand principe de l'unité +humaine, réveillons les courages, éveillons les espérances.</p> + +<p>«L'espérance est une loi primitive de la raison; la logique l'impose, la +vie l'exige. C'est par elle seule que l'esprit s'achève en faisant du +monde un tout, dont les désaccords mêmes rentrent dans l'universelle +harmonie, c'est par elle seule que tout se tient et se concilie, que +l'âme s'apaise à la paix universelle, que tous les éléments de l'esprit +et des choses s'unissent pour composer un monument grandiose dont nous +ne contemplons pas la majestueuse ordonnance, nos yeux étant trop +faibles pour pénétrer l'infini de l'avenir et embrasser l'immensité d'un +regard, mais dont nous suivons les colonnes qui s'élèvent, les arceaux +qui s'inclinent, les lignes qui toutes montent d'un même élan pour se +rencontrer et s'unir dans des hauteurs éternellement sereines.»<a name="FNanchor_38_263" id="FNanchor_38_263"></a><a href="#Footnote_38_263" class="fnanchor">[38]</a> +Travaillons et espérons que tôt ou tard, l'heure sublime parviendra où +selon l'expression d'Isaïe «les fers de lance seront transformés en socs +de charrue», travaillons à l'épanouissement suprême de la Vérité, au +rayonnement de la bonté parfaite et de l'amour universel. La fin de ce +monde ancien ne doit être que l'aurore d'un monde rajeuni et le chaos +des idées où se trouve la fin de notre siècle, doit être le berceau +d'une ère nouvelle. «Dans ce désert sans fin, des palmiers courbés par +un vent furieux et<span class='pagenum'><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span> jetant de longues ombres noires, je sens des flots +qui se soulèvent, je sens une aurore qui naît. Déjà s'éveillent toutes +les pensées, toutes les actions à venir. Il y a des souffles, des +tressaillements. L'heure de la renaissance a sonné. Et j'entends des +murmures: C'est l'heure de naître et de créer!»<a name="FNanchor_39_264" id="FNanchor_39_264"></a><a href="#Footnote_39_264" class="fnanchor">[39]</a></p> + +<p>A l'oeuvre!</p> + + +<p class="caption">Notes:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_226" id="Footnote_1_226"></a><a href="#FNanchor_1_226"><span class="label">[1]</span></a> <i>Les Contemporains</i>, 6<sup>e</sup> série, p. 228.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_227" id="Footnote_2_227"></a><a href="#FNanchor_2_227"><span class="label">[2]</span></a> G. Larroumet. <i>Nouvelles éludes de littérature et d'art,</i> +p. 301.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_228" id="Footnote_3_228"></a><a href="#FNanchor_3_228"><span class="label">[3]</span></a> Ibsen ne lit pas le français.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_229" id="Footnote_4_229"></a><a href="#FNanchor_4_229"><span class="label">[4]</span></a> Lettre d'Ibsen à G. Brandès.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_230" id="Footnote_5_230"></a><a href="#FNanchor_5_230"><span class="label">[5]</span></a> <i>Lutetia</i>, p. 298.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_231" id="Footnote_6_231"></a><a href="#FNanchor_6_231"><span class="label">[6]</span></a> M<sup>me</sup> Tsebrikov. <i>Georges Sand. Annales de la +Patrie.</i> St-Pétersbourg, 1877. Voir aussi <i>Georges Sand</i>, par Vladimir +Karénine. Paris, 1899.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_232" id="Footnote_7_232"></a><a href="#FNanchor_7_232"><span class="label">[7]</span></a> <i>Correspondance</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_233" id="Footnote_8_233"></a><a href="#FNanchor_8_233"><span class="label">[8]</span></a> <i>Journal des Débats</i>, 11 janvier et 15 mars 1897.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_234" id="Footnote_9_234"></a><a href="#FNanchor_9_234"><span class="label">[9]</span></a> G. Tarde. <i>Les lois de l'imitation</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_235" id="Footnote_10_235"></a><a href="#FNanchor_10_235"><span class="label">[10]</span></a> 1813-1853.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_236" id="Footnote_11_236"></a><a href="#FNanchor_11_236"><span class="label">[11]</span></a> Georges Brandès. <i>Soren Kjerkegaard</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_237" id="Footnote_12_237"></a><a href="#FNanchor_12_237"><span class="label">[12]</span></a> Ibsen. <i>John-Gabriel Borckman</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_238" id="Footnote_13_238"></a><a href="#FNanchor_13_238"><span class="label">[13]</span></a> J. Barthélémy Saint-Hilaire. <i>Métaphysique d'Aristote</i>, t. +I, préface, p. clxiii.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_239" id="Footnote_14_239"></a><a href="#FNanchor_14_239"><span class="label">[14]</span></a> <i>Lettres à Lucile</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_240" id="Footnote_15_240"></a><a href="#FNanchor_15_240"><span class="label">[15]</span></a> Ibsen. <i>Rosmersholm</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_241" id="Footnote_16_241"></a><a href="#FNanchor_16_241"><span class="label">[16]</span></a> J.-J. Rousseau. <i>Profession de foi du vicaire savoyard</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_242" id="Footnote_17_242"></a><a href="#FNanchor_17_242"><span class="label">[17]</span></a> Emile Boutroux. <i>Morale sociale</i>, préface, p. ix.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_243" id="Footnote_18_243"></a><a href="#FNanchor_18_243"><span class="label">[18]</span></a> <i>Essais de philosophie morale</i>, p. 172.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_244" id="Footnote_19_244"></a><a href="#FNanchor_19_244"><span class="label">[19]</span></a> Vladimir Soloviov. <i>Le Droit et la Morale</i> (Pravo i +nravstvennoste), p. 87. St-Pétersbourg.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_245" id="Footnote_20_245"></a><a href="#FNanchor_20_245"><span class="label">[20]</span></a> Ch. Sécrétan. <i>Philosophie de la liberté</i>, II, p. +223-224.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_246" id="Footnote_21_246"></a><a href="#FNanchor_21_246"><span class="label">[21]</span></a> <i>Metaphysik der Sitten</i>, p. 52, 66. <i>Kritik der +praktischen Vernunft</i>, p. 35 et suiv.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_247" id="Footnote_22_247"></a><a href="#FNanchor_22_247"><span class="label">[22]</span></a> Victor Hugo. <i>Discours prononcé sur la tombe de Balzac,</i> +le 20 avril 1850.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_248" id="Footnote_23_248"></a><a href="#FNanchor_23_248"><span class="label">[23]</span></a> Comte Prozor. Préface à la trad. franc, de John-Gabriel +Borckman.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_249" id="Footnote_24_249"></a><a href="#FNanchor_24_249"><span class="label">[24]</span></a> M. Synnestvedt.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_250" id="Footnote_25_250"></a><a href="#FNanchor_25_250"><span class="label">[25]</span></a> G. Brandès. <i>Det moderne Gjennembrunds maend</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_251" id="Footnote_26_251"></a><a href="#FNanchor_26_251"><span class="label">[26]</span></a> Ibsen. <i>Empereur et Galiléen</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_252" id="Footnote_27_252"></a><a href="#FNanchor_27_252"><span class="label">[27]</span></a> <i>L'organisation du travail</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_253" id="Footnote_28_253"></a><a href="#FNanchor_28_253"><span class="label">[28]</span></a> Le Bon. <i>Psychologie du socialisme</i>, p. 10. Paris, F. +Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_254" id="Footnote_29_254"></a><a href="#FNanchor_29_254"><span class="label">[29]</span></a> L'organisation sans Etat est possible. L'Etat n'a pas +toujours existé, il y a en des sociétés sans Etat, ce qui n'empêchait +pas ces sociétés d'avoir une organisation. L'organisation de la Grèce et +de l'Italie primitives reposait non pas sur l'Etat, mais sur la <i>gens</i>. +Des sociétés sans Etat ont existé jusqu'à ces derniers temps parmi les +Indiens de l'Amérique du Nord. Tous les membres de la <i>gens</i> indienne +étaient égaux et libres et agissaient fraternellement entre eux (Voir le +livre de Morgan. <i>Ancient society</i>.)</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_255" id="Footnote_30_255"></a><a href="#FNanchor_30_255"><span class="label">[30]</span></a> J. Barthélémy Saint-Hilaire. <i>Monde d'Aristote</i>, t. I, +préface, p. viii.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_256" id="Footnote_31_256"></a><a href="#FNanchor_31_256"><span class="label">[31]</span></a> E. Faguet. <i>Questions politiques</i>, p. 173.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_257" id="Footnote_32_257"></a><a href="#FNanchor_32_257"><span class="label">[32]</span></a> Blanqui. <i>Critique sociale</i>, t. II, p. 58.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_258" id="Footnote_33_258"></a><a href="#FNanchor_33_258"><span class="label">[33]</span></a> Ibsen. <i>Guerriers à Helgelland</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_259" id="Footnote_34_259"></a><a href="#FNanchor_34_259"><span class="label">[34]</span></a> Benjamin Ridot. <i>L'Evolution sociale</i>, p. 227.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_260" id="Footnote_35_260"></a><a href="#FNanchor_35_260"><span class="label">[35]</span></a> Guyau. <i>Morale sans obligation ni sanction</i>. Paris, F. +Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_261" id="Footnote_36_261"></a><a href="#FNanchor_36_261"><span class="label">[36]</span></a> Elisée Reclus. <i>Evolution et Révolution</i>, p. 61.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_262" id="Footnote_37_262"></a><a href="#FNanchor_37_262"><span class="label">[37]</span></a> Ibsen. Discours prononcé au Banquet du 23 mars 1898, à +Christiana.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_38_263" id="Footnote_38_263"></a><a href="#FNanchor_38_263"><span class="label">[38]</span></a> G. Séailles. <i>Du génie dans l'art</i>, p. 65. Paris, F. +Alcan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_39_264" id="Footnote_39_264"></a><a href="#FNanchor_39_264"><span class="label">[39]</span></a> Ibsen. <i>Brand</i>, Agnès à Brand.<span class='pagenum'><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p></div> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<p class="caption"><a name="BIBLIOGRAPHIE" id="BIBLIOGRAPHIE"></a>BIBLIOGRAPHIE</p> + + +<p>I</p> + +<p class="caption">L'OEUVRE D'HENRIK IBSEN</p> + + +<p>1871.—Poésies (<i>Digte</i>).</p> + +<p>1850.—CATILINA, pièce en trois actes.</p> + +<p>1856.—LA FÊTE A SOLHOUG (<i>Gildet paa Solhaug</i>), pièce +en trois actes.</p> + +<p>1857.—LA CHATELAINE INGER OESTRAAT <i>(Fru Inger til +Oestraat</i>), pièce en cinq actes.</p> + +<p>1858.—LES GUERRIERS A HELGELAND <i>(Haermaendene paa +Helgeland</i>), pièce en cinq actes, traduite en +français par M. Trigaut-Geneste, Paris. +Savine, 1893.</p> + +<p>1863.—LA COMÉDIE DE L'AMOUR <i>(Kjaerlighedens Komedie</i>), +pièce en trois actes, traduite en français par +de Colleville et de Zepelin. Paris, Savine, +1896.</p> + +<p>1864.—LES PRÉTENDANTS A LA COURONNE (Kongs-emmerne), +drame en cinq actes, traduit en français par +Trigaut-Geneste. Paris, Savine, 1893.</p> + +<p>1866.—BRAND (<i>Brand, Et dramatisk Digt</i>), poème dramatique +en cinq actes, traduit en français +par M. Prozor. Paris, Savine, 1895.</p> + +<p>1867.—PEER GYNT (<i>Et dramatisk Digt</i>), pièce en cinq +actes, traduite en français par M. Prozor. +Paris, Perrin, 1899.<span class='pagenum'><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span></p> + +<p>1869.—L'UNION DES JEUNES (<i>De unges forbund</i>), pièce +en cinq actes, traduite en français par +MM. Bertrand et de Nevers. Paris, Savine, +1893.</p> + +<p>1873.—EMPEREUR ET GALILÉEN (<i>Keiser og Galilaeer</i>), +pièce en deux parties, traduite en français +par de Casanove. Paris, Savine, 1895.</p> + +<p>1877.—LES SOUTIENS DE LA SOCIÉTÉ (<i>Samfundets stötter</i>), +pièce en quatre actes, traduite en français +par MM. Bertrand et de Nevers. Paris, Savine, +1893.</p> + +<p>1880.—LA MAISON DE POUPÉE (<i>Et dukkehjem</i>), drame en +trois actes, traduit en français par M. Prozor. +Paris, Savine, 1892.</p> + +<p>1881.—LES REVENANTS (<i>Gjengangere</i>), drame en trois +actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, +Savine, 1892.</p> + +<p>1882.—UN ENNEMI DU PEUPLE (<i>En folkefiende</i>), pièce en +cinq actes, traduite en français par MM. Chenevière +et Johansen. Paris, Savine, 1892.</p> + +<p>1884—LE CANARD SAUVAGE (<i>Vildanden</i>), drame en cinq +actes, traduit en français par M. Prozor, +Paris, Savine, 1893.</p> + +<p>1886.—ROSMERSHOLM, drame en quatre actes, traduit +en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1893.</p> + +<p>1888.—LA DAME DE LA MER (<i>Fruen fra havet</i>), pièce en +cinq actes, traduite en français par M.M. Chenevière +et Johansen. Paris, Savine, 1892.</p> + +<p>1890.—HEDDA GABLER, drame en quatre actes, traduit +en français par M. Prozor. Paris, Savine, 1892.</p> + +<p>1892.—SOLNESS LE CONSTRUCTEUR <i>(Bygmester Solnaes),</i> +drame en trois actes, traduit en français par +M. Prozor. Paris. Savine, 1893.</p> + +<p>1894.—LE PETIT EYOLF (<i>Lille Eyolf</i>), drame en trois +actes, traduit en français par M. Prozor. Paris, +Perrin, 1893.<span class='pagenum'><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span></p> + +<p>1896.—JOHN-GABRIEL BORCKMAN, drame en quatre actes, +traduit en français par M. Prozor. Paris, +Perrin, 1897.</p> + +<p>1899.—QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D'ENTRE LES +MORTS <i>(Naar vi Döde vaagner</i>), épilogue en +trois actes, traduit en français par M. Prozor. +(<i>Revue de Paris</i>, 1<sup>er</sup> janvier 1900.)</p> + + + +<p>II</p> + +<p class="caption">ÉTUDES SUR IBSEN</p> + +<p> +Henrik JAEGER. <i>Henrik Ibsen</i>. Copenhague, 1888.<br /> +Georg BRANDES. <i>Moderne Geister</i>. Francfort-s.-M., 1888.<br /> +L. PASSARGE. <i>Henrik Ibsen</i>. Leipzig, 1884.<br /> +B. SHAW. <i>Henrik Ibsen and Ibsenianism</i>. London, 1892.<br /> +Auguste EHRHARD. <i>Henrik Ibsen et le théâtre contemporain</i>. +Paris, 1892.<br /> +Jules LEMAITRE. <i>Contemporains</i>. 6<sup>e</sup> série, Paris, 1892.<br /> +TISSOT. <i>Le drame norvégien</i>. Paris, 1893.<br /> +Gustave LARROUMET. <i>Nouvelles études de littérature et d'Art</i>. +Paris, 1894.<br /> +Emile FAGUET. <i>Ibsen (Journal des Débats)</i>. 11 janvier et +15 mars 1897.<span class='pagenum'><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span></p> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<p><span class='pagenum'><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p> +<p class="caption"><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIERES</p> + + +<p><a href="#INTRODUCTION">INTRODUCTION.</a></p> + +<p>LA VIE D'HENRIK IBSEN</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_PREMIER-I">CHAPITRE I.</a></p> +<div class="blockquot"><p>—L'enfance d'Ibsen.—La pharmacie de +Grimstad. La Révolution hongroise.—Christiania. +—L'école de Helraberg.—La première pièce d'Ibsen. +—<i>Catilina</i>.—Ibsen rédacteur d'<i>Andrimmer</i>.—Ses +premières poésies.—Ibsen metteur en scène du théâtre +de Bergen (1851-1857) et directeur du théâtre +de Christiania (1857-1862).—Son mariage..—<i>La Comédie +de l'amour</i>.—Le subside, le <i>Digter gage</i>, du Storthing +norvégien.—La guerre entre le Danemark et +la Prusse. L'Exil, 1828-1864.</p></div> + +<p><a href="#CHAPITRE_II-I">CHAPITRE II.</a></p> +<div class="blockquot"><p>—Ibsen à l'étranger: Italie, Allemagne.—L'inauguration +du canal de Suez.—Voyage sur le Nil. +—L'indifférence de la Norvège envers son grand +poète.—Les souffrances morales d'Ibsen. 1864-1891.</p></div> + +<p><a href="#CHAPITRE_III-I">CHAPITRE III.</a></p> +<div class="blockquot"><p>—Le retour d'Ibsen en Norvège.—Son jubilé. +Sa vie actuelle. 1891-1900.</p></div> + +<p><a href="#CHAPITRE_IV-I">CHAPITRE IV.</a></p> +<div class="blockquot"><p>—Ibsen, homme et penseur.</p></div> + + +<p>PARTIE NÉGATIVE.—LA SOCIÉTÉ ACTUELLE</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_PREMIER-II">CHAPITRE I.</a>—Le clergé</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_II-II">CHAPITRE II.</a>—Les politiciens et les capitalistes</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_III-II">CHAPITRE III.</a>—La presse<span class='pagenum'><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span></p> + +<p><a href="#CHAPITRE_IV-II">CHAPITRE IV.</a>—La famille</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_V-II">CHAPITRE V.</a>—La jeune génération</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_VI-II">CHAPITRE VI.</a>—Germes transitifs</p> + + +<p>PARTIE POSITIVE.—LA SOCIÉTÉ NOUVELLE</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_PREMIER-III">CHAPITRE I.</a>—La régénération individuelle et sociale +est possible; l'amour en est la première base.</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_II-III">CHAPITRE II.</a>—La vérité et la lumière.</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_III-III">CHAPITRE III.</a>—L'effort individuel.—La volonté, l'action, +la liberté, la justice.</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_IV-III">CHAPITRE IV.</a>—Ce n'est pas l'individu, mais la famille, +qui constitue l'unité sociale.</p> + +<p><a href="#CHAPITRE_V-III">CHAPITRE V.</a>—L'émancipation de la femme.—Le mariage +libre.—La société nouvelle.</p> + +<p><a href="#CONCLUSION">CONCLUSION.</a></p> + +<p><a href="#BIBLIOGRAPHIE">BIBLIOGRAPHIE.</a></p> + + +<hr style='width: 45%;' /> + + +<p>AUTRES OUVRAGES DE M. OSSIP-LOURIÉ</p> + +<p>Pensées de Tolstoï, 1 vol. in-12 de la <i>Bibliothèque de +philosophie contemporaine</i>, Paris, F. Alcan. 1898.</p> + +<p>La Philosophie de Tolstoï, 1 vol. in-12 de la <i>Bibliothèque +de philosophie contemporaine</i>, Paris. F. Alcan, 1899. +(Récompensé par l'Académie des Sciences morales et +politiques.)</p> + +<p>Echos de la vie, Paris.</p> + +<p>Ames souffrantes, Paris.</p> + +<p>L'Éternel Tourment, Paris.</p> + +<p>Zvouki Jizni, Saint-Pétersbourg.</p> + +<p>Narodnia Tschitalny, Moscou.</p> + +<p>Po povodou Kreitzerevoï Sonaty, Moscou.</p> + +<p>Aandslivet i Frankrige. (<i>Morgenbladet</i>,1898.) Christiana.<span class='pagenum'><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span><span class='pagenum'><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span></p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La philosophie sociale dans le theatre +d'Ibsen, by Ossip-Lourie + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PHILOSOPHIE SOC. DANS LE THEATRE D'IBSEN *** + +***** This file should be named 17709-h.htm or 17709-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/7/7/0/17709/ + +Produced by marc D'Hooghe + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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