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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17714-8.txt b/17714-8.txt new file mode 100644 index 0000000..bc5f523 --- /dev/null +++ b/17714-8.txt @@ -0,0 +1,3289 @@ +The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. I, by Édouard Corbière + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Négrier, Vol. I + Aventures de mer + +Author: Édouard Corbière + +Release Date: February 8, 2006 [EBook #17714] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. I *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + LE + NÉGRIER + + AVENTURES DE MER. + + PAR + + ÉDOUARD CORBIÈRE + DE BREST + + DEUXIÈME ÉDITION. + + VOLUME I + + + PARIS + A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE + ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE + 16. RUE VIVIENNE + + 1834. + + + + +A MONSIEUR + +Henri Zschokke, + +A ARAU. + + + +Souvent je me suis rappelé l'émotion profonde que vous firent +éprouver, en ma présence, la vue de la mer et l'aspect de ces êtres +hardis qui se sont fait un métier d'en affronter les dangers. Les +impressions d'un homme comme vous sont presque toujours des jugemens +portés sur les objets qui les ont produites. Vous avez désiré +connaître les moeurs de ces marins, qui vous ont paru quelque chose +de plus que des hommes ordinaires. J'ai passé ma jeunesse au milieu +d'eux: leur profession a été vingt ans la mienne. Placé aujourd'hui +en dehors de leur vie active, avec d'autres sensations et d'autres +travaux, j'ai voulu peindre, comme d'un point de vue favorable à un +artiste qui a parcouru le pays, leur caractère aventureux, et les +habitudes de leur vie nomade, au milieu d'un élément dont ils +se sont fait une patrie. J'ai fait un roman, enfin, avec quelques +matériaux d'histoire traditionnelle, et je vous le dédie, comme à +un des patriarches du genre. + +N'allez pas croire toutefois, Monsieur, que la réputation élevée +que vos ouvrages vous ont acquise soit le seul motif qui m'ait +déterminé à placer sous l'égide de votre supériorité un essai +trop peu digne de la protection que je semble vouloir lui chercher. +Si j'avais connu un littérateur qui eût honoré plus que vous des +fonctions publiques, ou un homme public qui eût porté, dans +la littérature, un caractère plus pur et des prétentions plus +modestes, c'est à lui que j'aurais offert le faible hommage que je +vous prie aujourd'hui d'agréer, avec la bienveillance dont vous avez +bien voulu m'honorer. + +ED. CORBIÈRE. + + + +Un jeune capitaine négrier, que j'avais connu à Brest dans mon +enfance, me rencontra, en 1818, à la Martinique. Il se mourait d'une +maladie incurable, contractée à la côte d'Afrique. «Si tu es +encore ici _quand je filerai mon câble par le bout_, me dit-il dans +le langage qui lui était ordinaire, tu ramasseras quelques paperasses +que j'ai laissées au fond de ma malle. C'est le journal de ma vie de +forban, écrit sur l'habitacle de ma goëlette, en style d'écumeur +de mer. Tu m'arrangeras un peu tout ce barbouillage, en ayant soin de +cacher mon nom, par égard pour ma pauvre mère. C'est bien assez que +_je lui aie ravi tout ce qui la consolait de m'avoir mis au monde_, +sans que j'aille encore poursuivre les jours qui lui restent, du +souvenir d'un _garnement_ comme moi.» Je ne compris que plus tard le +sens de ces derniers mots. + +Cinq jours après notre rencontre, mon ami négrier expira dans mes +bras, chez une mulâtresse. Quelques minutes avant d'exhaler son +dernier souffle, ses lèvres charbonnées murmuraient encore une +chanson de gaillard d'avant. Il voulait, disait-il, _faire tête à la +mort jusqu'au bout._ Il tint parole. + +On ouvrit son testament. Il me léguait son brick-goélette, superbe +embarcation sur laquelle il avait fait trois voyages à la côte. Le +reste de sa fortune revenait à sa mère. Je savais qu'il avait un +frère qu'il aimait beaucoup, et je fus surpris de ne retrouver, dans +l'expression de ses dernières volontés, aucune disposition favorable +à celui-ci.... Je ne voulus accepter que _le journal de mer_ de mon +compatriote. C'est cet écrit, aussi bizarre que les événemens qui +l'ont produit, que je me suis appliqué à mettre un peu en ordre, en +traversant une douzaine de fois l'Océan. + + + + +LE NÉGRIER + + + + +1. + +LE DÉPART. + + +Vocation.--Le professeur athée.--Le corsaire le _Sans-Façon_.--Le +capitaine Arnandault.--Mal de mer.--Cure radicale.--Maître Philippe. +--Fil-à-Voile.--Combat.--Prise.--Coup de cape.--Contes du bord.--Le +protégé du capitaine d'armes.--Petit Jacques. + + +Les circonstances de ma naissance semblèrent tracer ma vocation. Je +reçus le jour en pleine mer, dans une traversée que mon père, vieil +officier d'artillerie de marine, faisait faire à une jolie créole +qu'il avait épousée aux Gonaïves, et qu'il ramenait en France à +bord de sa frégate. + +Un frère arriva au monde en même temps que moi, et je puis dire du +même coup de roulis; car ce fut dans la violence d'une bourrasque et +au moment où notre bâtiment recevait le choc d'une lame effroyable, +que ma mère accoucha de nous deux, après sept mois de grossesse. + +En débarquant à Brest, notre destination, mon père n'eut rien +de plus pressé que de faire baptiser ce qu'il appelait gaîment le +double péché de sa vieillesse. Il voulut nous tenir, malgré les +observations du curé de Saint-Louis, sur les fonts baptismaux, +enveloppés du pavillon de poupe de sa frégate; et par un hasard, qui +fut accepté alors comme le plus heureux présage, en me débattant +pendant la cérémonie, je passai ma petite tête dans un trou de +boulet que le pavillon qui nous servait de langes avait reçu dans un +combat mémorable. Les témoins de ce prodige en conclurent que je ne +pourrais faire autrement que de devenir dans peu une des gloires de +la marine française. Les vieux marins sont superstitieux; mais leur +crédulité n'a jamais rien que ne puisse avouer leur courage ou leur +fierté. + +A neuf ans, je savais nager et je ne savais pas lire. A douze ans, +j'étais déjà aussi mauvais petit sujet qu'on peut l'être à cet +âge. Mon frère remportait tous les prix de ses classes. Il faisait +les délices de ses professeurs. J'en faisais le tourment. Quand on +l'attaquait, je me battais pour lui: quand j'étais puni, il faisait +mes _pensums_. Je l'aimais à ma manière, avec impétuosité et +brusquerie. Il me chérissait de son côté; mais son amitié, douce +et caressante, avait quelquefois pour moi l'air du reproche. J'étais +l'idole de mon père, qui retrouvait en moi tous les défauts de sa +jeunesse. Ma mère ne pouvait vivre qu'auprès d'Auguste: c'était le +nom de mon frère. Mon père avait voulu qu'on m'appelât, comme lui, +_Léonard_. C'était à son avis un nom sonore, qui avait quelque +chose de marin et de martial[1]. + +[Note 1: Je cache ici, sous cette appellation, le vrai nom du +narrateur, pour remplir l'intention qu'il m'exprima en me confiant son +_Journal de mer_.] + +Chaque semaine nos parens nous donnaient quelques sous, que nous +employions selon nos goûts différens. Auguste achetait des livres +avec ses petites épargnes. Moi, je me glissais dans les bateaux de +passage du port, pour acheter, des bateliers, le plaisir de manier +un aviron ou de brandir fièrement une gaffe. Souvent je parvenais +à démarrer furtivement du rivage un canot sur lequel je me confiais +seul aux flots que je voulais apprendre à maîtriser. Assis derrière +une mauvaise embarcation, la barre sous le bras, bordant une misaine +en lambeaux, je rangeais les vaisseaux de ligne mouillés sur rade, en +fumant de mon mieux un cigarre détestable qui me soulevait le coeur. +C'est dans ces momens que, m'abandonnant à la destinée que je me +croyais promise, je rêvais avec ivresse et au bruit des vagues qui +me berçaient, le jour où je pourrais affronter des tempêtes, les +dompter ou périr au milieu d'elles. + +Ces petites luttes, que mon inexpérience livrait aux lames et aux +vents de la rade de Brest, sont les seuls amusemens de mon enfance que +je me sois toujours rappelés avec plaisir. Mes illusions n'avaient +qu'un objet: ma mémoire n'a guère conservé délicieusement qu'un +souvenir. + +Les jeunes gens de Brest, comme tous ceux des ports de guerre, +n'ont à choisir à peu près qu'entre trois carrières qui toutes +conduisent au même but: servir sur mer, en qualité de chirurgien, +d'aspirant ou de commis de marine. Il semble que, sur ces boulevards +maritimes de la France, les hommes ne naissent aussi près de +l'Océan, que pour être plus tôt prêts à en braver les dangers. Le +temps était venu où il fallait que nos parens, privés de fortune, +songeassent à nous donner une profession. + +Les marins jurent sans cesse leurs grands Dieux, qu'ils aimeraient +mieux étouffer leurs enfans au berceau que de leur laisser prendre le +métier auquel ils ont quelquefois eux-mêmes consacré si inutilement +leur vie; et tous finissent par pleurer de joie quand leurs fils +embrassent la carrière dans laquelle ils ont laissé un souvenir. Mon +père ne se dissimulait pas les inconvéniens d'une profession dont il +n'avait retiré que des blessures, le scorbut, la fièvre jaune et une +modique retraite; mais un jeune homme ne lui paraissait venu au monde +que pour servir la patrie. Il appelait ne rien faire, n'être pas +militaire ou marin; mais avoir essayé trois ou quatre combats, +quelques naufrages; mais avoir _oublié_ un bras, une jambe sur un +champ de bataille, c'était, à son avis, s'être acquitté de sa +mission d'homme. Avec de telles idées, il n'était pas difficile de +prévoir le métier qu'il serait bien aise de nous voir choisir. + +La petite maison que nous habitions à Brest était placée sur le +cours d'Ajot, et de chacune de ses croisées on pouvait découvrir +la rade dans toute sa majesté. Un jour que les vaisseaux faisaient +l'exercice à feu, mon père nous appela près de lui, et, ouvrant +une fenêtre d'où il contemplait, depuis une heure, le magnifique +spectacle d'un combat naval simulé, il nous demanda, enivré de la +fumée de poudre que lui apportait la brise: _Que voulez-vous être, +mes enfans?_--Marin, si tu le veux, répondit mon frère avec sa +soumission accoutumée--Et toi, Léonard?--Marin! quand bien même +tu ne le voudrais pas, m'écriai-je presque avec colère.--Et peut-on +être autre chose quand on voit cela? s'écria l'auteur de mes +jours en me pressant avec orgueil sur sa poitrine palpitante, et en +proclamant, devant ma mère qui fondait en larmes, que je venais de +faire une réponse digne de lui. Il fut donc décidé que mon frère +et moi nous entrerions dans cette carrière qui commence par le grade +de mousse, et qui finit, pour si peu de marins, par celui d'amiral. + +Pour prétendre au titre d'aspirant, premier degré de l'échelle +qu'ont à parcourir ceux qui se destinent à être officiers de +marine, il fallait avoir servi un an au moins sur les bâtimens de +l'état, et s'être fourré dans la tête un peu de mathématiques. +Mon frère et moi nous fûmes embarqués sur un vaisseau qui ne +quittait pas la rade, et à bord duquel nous nous rendions les jours +de grande revue seulement: on appelait cela faire ses mois de mer. + +Les cours de mathématiques sont publics. La classe d'arithmétique +était faite, de mon temps, par un vieux professeur qui ne concevait +pas comment il pouvait y avoir au monde autre chose que des athées. +L'originalité de ce patriarche des incrédules me plut. Le professeur +s'intéressa à moi, moins sans doute pour les dispositions que +j'avais à la science, que pour celles que je pourrais avoir un jour +à l'incrédulité. Toutes les fois que je me présentais au tableau, +pour démontrer une proposition, et qu'il m'arrivait de débiter une +absurdité, le vieillard grommelait entre les dents qui lui restaient: +_C'est faux comme la Vie des Saints_, ou bien: _c'est vrai comme il y +a un Dieu!_ Il fallait alors effacer la figure tracée à la craie, et +résumer de nouveau toute la proposition. + +C'est aux soins de cet athée relaps, nom qu'il se donnait lui-même, +que je dus l'avantage de ramasser, en courant sur les bancs de +l'école, quelque peu d'arithmétique, de géométrie et ce qu'il +fallait d'astronomie pour pointer une carte et mesurer une latitude en +mer, par le moyen le plus simple. «C'est bien dommage, Léonard, me +répétait souvent mon incrédule professeur, que tu ne te sois pas +livré avec plus d'application à l'étude des mathématiques! Tu +aurais fini, mon bon ami, par être ferré en athéisme. Une bonne +proposition de géométrie est, vois-tu bien, la seule chose à +laquelle un homme passablement organisé puisse croire; et en outre +les mathématiques ont un grand avantage, sous le rapport de la +science morale, elles apprennent, par _A_ plus _B_, à n'avoir foi en +rien et à mourir honorablement, en niant la divinité et en crachant +sur l'espèce humaine.» + +Un prêtre sollicitait un jour, de notre mathématicien, une +inscription pour son confessionnal: Écrivez cette proposition, dit le +vieux négateur: _L'hypocrisie est au mensonge comme un confesseur est +à son pénitent_. + +Le curé de sa paroisse voulut s'emparer, au lit de mort, des derniers +instans de cette âme à damner. Après avoir écouté patiemment +le long sermon de l'homme d'église, le vieillard murmura entre ses +lèvres éteintes ces mots par lesquels on termine ordinairement +toutes les propositions énoncées en mathématiques: _C'est ce qu'il +s'agit de démontrer_, et il expira. + +J'insiste un peu sur les principes de mon professeur; car c'est à +lui que je dus les seules notions de science qui aient jamais trouvé +accès dans ma mauvaise tête, et l'indifférence religieuse qui, +pendant toute ma vie, a élargi le cercle des scrupules au centre +duquel les autres hommes restent enchaînés. + +L'époque du concours, pour les candidats au grade d'aspirant, +arriva. Mon frère se présenta: il fut admis par acclamation. Je +me présentai aussi, et je fus refusé d'emblée. Mon caractère +irritable se raidit contre cette première contrariété; je sentais +une espèce de honte attachée à mon infériorité. Ne pouvant +vaincre la position, je la tournai: c'était déjà la pente de mon +humeur qui se révélait dans le premier acte un peu important de ma +vie. + +Un brick, le corsaire _le Sans-Façon_, devait appareiller après +avoir réparé les avaries qu'il avait éprouvées dans un combat. Les +formes _flibustières_ de ce joli navire, avec sa mâture audacieuse +penchée sur l'arrière; ses sabords peints de rouge, et son air +forban enfin, m'avaient séduit: je passais toutes mes journées à +l'admirer et à m'enivrer les sens de ce bruit et de ce spectacle +qu'offre le mouvement qui se fait à bord d'un navire de guerre. Un +officier du bord m'avait vu souvent regarder le corsaire avec des yeux +de convoitise: «Dis donc, petit mousse, me cria-t-il un jour, veux-tu +t'embarquer avec moi?» Cette proposition me sembla être l'avis +du ciel, que j'attendais pour naviguer. Sauter à bord, prendre une +casaque rouge et un bonnet de laine, et demander à être employé +au titre dont l'officier venait de me gratifier, ne fut que l'affaire +d'un moment. En sollicitant de mon père la permission de faire une +croisière à bord du _Sans-Façon_, j'aurais tout obtenu sans doute, +et les exhortations de ma mère et la bénédiction parternelle. Mais, +grimper furtivement à bord d'un corsaire, sans laisser une seule +trace de ma fuite; mais faire répandre des larmes à ma famille +sur mon sort mystérieux, me semblait un début digne d'un marin +qui voulait remplir sa carrière de faits mémorables et de choses +extraordinaires. Je devins mousse sans protection et par-dessus le +bord. + +A peine les huniers du _Sans-Façon_, hissés à tête de mât, +furent-ils largués et livrés à la brise de Nord-Nord-Est, qui nous +poussait en dehors du goulet de Brest, qu'un des lieutenans du bord +appela le maître d'équipage d'arrière: «_Philippe_, lui dit-il, en +me prenant par l'oreille, _ton plat[2] a besoin d'un mousse; prends ce +drôle-là; s'il s'avise d'avoir le mal de mer, tu lui feras alonger +quinze coups de fouet sur le derrière pour la première fois, +trente pour la seconde, et ainsi de suite jusqu'à parfait +rétablissement_.» + +[Note 2: On nomme un _plat_ à bord, la réunion de six à sept +matelots qui mangent à la même gamelle.] + +--_Ça suffit, lieutenant_, répondit maître Philippe, en mesurant, +d'un regard sévère, de la tête aux pieds, la dimension de mon petit +individu. + +Je regagnai le gaillard d'avant, en faisant déjà de pénibles +réflexions sur l'infraction que l'on commettait à la police du bord, +en s'avisant d'avoir le mal de mer. + +La lame était grosse en dehors des passes. La terre natale +disparaissait pour la première fois, à mes yeux surpris, dans des +flots de brume, avec les petites îles et les rochers qui l'entourent. +Le brick courait au plus près du vent, plongeant son avant dans les +lames écumantes qu'il divisait en filant sept noeuds à la main. +Les vagues sautaient à bord en mugissant, et les coups de tangage +du _Sans-Façon_, se redressant pour passer mutinement sur chaque +montagne d'eau, m'arrachaient les entrailles, malgré la ferme +résolution que j'avais prise de ne pas être malade. + +--Dis donc, _Fil à Voile!_ s'écria maître Philippe (ce fut le nom +de guerre que le maître d'équipage jugea à propos de me donner en +m'adressant la parole pour la première fois), tu m'as l'air d'avoir +des _hauts de coeur_, mon ami! Est-ce que, par hasard, tu aurais envie +de compter tes chemises? + +--Pas le moindrement du monde, maître Philippe, lui répondis-je de +la manière la plus alerte qu'il me fut possible. + +--Non, mais tu aurais tort de te gêner, si tu es véritablement +malade. + +--Malade! pas le moindrement, je vous assure, maître Philippe. + +--A la bonne heure, vois-tu; car je n'aime pas qu'un _moussaillon_ +se donne des airs d'avoir des pâmoisons. Mais, pour t'_amariner en +double_, mon _fiston_, fais-moi la sensible amitié d'aller voir dans +la hune de misaine, si par l'effet du hasard, je n'y suis pas. + +--Oui, maître Philippe, tout de suite. + +Et moi, malgré la défaillance de mes jarrets et la fréquence de mes +hoquets, de grimper dans la hune qu'ébranlaient les plus rudes coups +de tangage. + +--J'ai dans l'idée que ce morceau de chrétien-là fera un bon petit +bougre, avec le temps, se prit à dire maître Philippe, en me voyant +huché sur le tenon du mât de misaine, sans avoir passé par le +trou-du-chat. + +Ce mot du maître d'équipage arriva à mon oreille au moment où je +lançais sous le vent, et le plus adroitement du monde, le superflu +d'un déjeûner à moitié digéré. Je me tenais à peine sur mes +jambes affaiblies; mais le maître venait de tirer mon horoscope: je +descendis sur le pont avec un aplomb digne de la bonne opinion que +maître Philippe venait d'exprimer sur mon compte. + +Un homme, jeté inopinément à bord du _Sans-Façon_, aurait frémi, +quelque courage qu'il eût, à l'aspect de cet équipage de renégats, +rassemblés par l'amour de la rapine et la soif du carnage. A l'âge +que j'avais et avec les dispositions naturelles que j'apportais, on +ne frémit de rien et on s'abandonne à tout. Cent cinquante matelots, +aux yeux hagards, aux larges épaules couvertes de gilets rouges, +bouillonnaient, pour ainsi dire, sur le pont de ce navire, dont le +platbord était garni de seize caronades de 12. Il fallait entendre +ces voix brutales qui se confondaient, ces propos durs qui se +croisaient! Et ces visages de bronze, ces mains goudronnées, cette +confusion de paroles, cette bigarrure de couleurs et d'effets! Tout +cela était de l'harmonie pour mes oreilles, mes yeux et mes mains, +qui se pressaient presque avec délices sur les manoeuvres, sur les +batteries des caronades ou la roue du gouvernail. Au bout de quelques +heures de navigation, je ne pensais plus à mes parens. Je sentais que +le bord était devenu ma maison, l'équipage ma famille, et la mer ma +patrie. + +Le capitaine Arnaudault, qui nous commandait, était un de +ces corsaires fortement prononcés, que les marins nomment un +_Frère-la-Côte_. Il menait avec lui deux de ses fils, qu'il avait +fait élever comme de jeunes demoiselles, pour en faire plus tard, +disait-il, des flibustiers _comme il faut_. Toute la nuit il se +promenait sur le pont, comme une hyène dans sa cage, la longue-vue +sous le bras, un foulard négligemment noué sur sa belle tête brune +et frisée. Sa large figure était sillonnée d'un coup de hache +d'abordage, qui lui était descendu du front au menton, passant par le +nez, comme il le répétait souvent, et comme il était facile de +s'en apercevoir. Lorsque du haut des mâts de perroquet, les matelots +placés en vigie criaient _navire!_ tous les yeux se portaient sur +les traits du capitaine: c'était dans ses regards que l'équipage +cherchait à lire ce qu'il fallait faire, ou à deviner ce qu'on +allait devenir. Jamais je n'ai vu, sur un pont de navire, un homme de +mer plus imposant. Dans les circonstances ordinaires, il n'avait que +cinq pieds et quelques pouces, comme les autres; dans les momens de +danger, c'était un géant, et ses matelots des mousses. + +Un beau matin, après avoir versé cinq à six _boujarons_ de tafia +à maître Philippe, qui se plaignait toujours d'éprouver une soif du +diable, et après avoir été lui chercher la chique, qu'il oubliait +chaque nuit à la tête de son hamac, il me prit envie de monter dans +la mâture avec les gabiers qui faisaient la visite du gréement. +Cramponné sur le racage du petit perroquet, je promène, pour la +première fois, mes regards encore fort peu exercés sur le vaste +horizon que le soleil levant commençait à éclairer autour de moi, +et mes yeux nagent, avec une sorte de ravissement, dans l'étendue. +A peine avais-je porté la vue sur l'espace que le corsaire semblait +vouloir dévorer avec sa proue, que j'aperçois au loin un point rond, +dont la blancheur contrastait avec la verdeur de la mer. Mon premier +mouvement fut de crier _navire!_ A ce cri aigu tous les regards +s'élèvent vers moi. Le matelot en vigie, qui s'était laissé +endormir sur la vergue du petit perroquet, se réveille en sursaut; +et, pour me punir d'avoir pris une initiative qui l'exposait à +recevoir un châtiment sévère, il me donne un grand coup de poing. +Je n'avais pas encore le pied très-marin; mais j'étais vif et +méchant. Suspendu par mes mains aux haubans de catacois, et au dessus +de la tête de mon agresseur, je prends mes longueurs, et je lui +assène de mon mieux un coup de pied sur la figure. Il me poursuit, +furieux, avec l'avantage de l'habitude: je lui échappe avec la +rapidité de la peur. Une drisse de flamme tombe sous ma main: je la +saisis et je glisse, comme un serpent sur une liane, le long de ce +cordage si grêle, jusque sur le bastingage, la tête la première, +laissant dans les enfléchures mon adversaire tout penaud. Les gens +de quart, témoins de ce combat aérien, applaudissent à mon adresse. +Maître Philippe riait aux éclats; et se disposait à accueillir à +coups de garcette le dormeur qui s'était laissé surprendre et battre +par un mousse. + +Le capitaine me fait demander derrière, après ma prouesse: je crus +que c'était pour me fustiger. + +--Où as-tu vu le navire? + +--Là, sur l'avant à nous, capitaine. + +--Est-il loin? + +--Je n'en sais rien, capitaine. + +--Va te coucher. + +--Oui, capitaine. + +Mais comme je me disposais à obéir à cet ordre un peu brusque du +capitaine, maître Philippe, qui avait causé quelques minutes avec le +second, m'invite à monter près de lui sur l'affût d'une caronade, +et d'un air moitié sérieux et moitié burlesque, il m'adresse ces +mots, que j'écoute en palpitant: + +«Tu as manqué à un matelot, qui est plus que toi, et ce n'est pas +bien; mais tu ne l'as pas _manqué_, et je te le pardonne, pour la +première fois; si ça t'arrive encore, ce sera une autre affaire. En +attendant, je te grade, par ordre du second, _capitaine des mousses_, +et le premier qui bougera, tappe dessus, c'est la consigne.» + +Un petit sifflet me fut attaché à la ceinture, comme celui dont +maître Philippe était décoré, et qu'il portait assez souvent de sa +bouche corrodée de tabac, dans les côtes des matelots raisonneurs ou +paresseux. + +Me voilà donc _capitaine des mousses_, après quelques jours de mer, +cherchant de mon mieux à imiter l'allure de maître Philippe, qui ne +se lassait pas de répéter en me regardant faire: C'est singulier! +quand je _je le vois marcher, c'est comme qui dirait ma miniature en +personne_. + +Le corsaire, pendant la grotesque cérémonie de mon installation, +avait fait de la voile; il courait dans la direction que j'avais +assez vaguement indiquée. Bientôt on aperçut de dessus le pont le +bâtiment chassé. C'est _une lettre de marque_, disaient les uns; +c'est un _gros ship_ qui court comme nous, disaient les autres. Tant +mieux, fredonnait maître Philippe, sur l'air de _Coeurs sensibles, +coeurs fidèles_, et en se donnant des grâces: + + »Tant plus grosse est une prise, + »Comm' tant plus gras est le lard, + »Et tant plus forte est la part, + »Et tant plus forte est la part.» + +Dès que le capitaine jugea que nous gagnions le navire aperçu, il +ordonna le branle-bas général de combat. + +A ce commandement, tout le monde se trouva, comme par enchantement, +à son poste. Le capitaine d'armes distribua les pistolets, les haches +d'abordage et les poignards. Les mèches allumées furent piquées +dans le pont, près des caronades, chargées jusqu'à la gueule. Les +grappins d'abordage montèrent avec leurs lourdes chaînes au haut +des vergues. La joie brillait dans les yeux épanouis des matelots. Le +capitaine seul paraissait hésiter un peu à s'approcher du navire sur +lequel il tenait sa longue-vue braquée. Un groupe de lieutenans et +de capitaines de prise, placé derrière, semblait, en chuchotant, +critiquer la manoeuvre, prudente que nous faisions. Arnandault, ayant +consulté son second, se décida pourtant à faire hisser le pavillon +anglais à la corne, pour tromper l'ennemi qui, de son côté, arbora +la même couleur. _Silence!_ s'écria le capitaine à cette vue: _Tout +le monde à plat sur le pont!_ Nous n'étions plus qu'à une portée +de pistolet du navire: alors sautant sur le bastingage, Arnaudault +crie au capitaine anglais, dans un large porte-voix, d'où sa voix +sort comme un coup de canon: _Amène, brigand! ou je te coule!_ Au +même instant nos sabords, que nous avions masqués avec une ceinture +de toile peinte, se découvrent: nos cent cinquante bandits, couchés +à plat ventre, se dressent le poignard à la bouche, le pistolet au +poing. Notre volée part en même temps que celle de l'ennemi, qui +laisse arriver à plat, enveloppé comme nous dans un nuage de feu +et de fumée. _A l'abordage, à l'abordage, enfans!_ hurle notre +capitaine; et une escouade de matelots saute sur l'avant, pour +remplacer la première escouade, qui se disposait, une minute +auparavant, à grimper à bord de l'ennemi, et que la mitraille a +déjà balayée. Dans un instant les nôtres tombent à bord de la +prise, courant le long de notre beaupré, ou se laissant glisser +sur le pont de l'anglais, du bout des manoeuvres amarrées à +l'extrémité de nos vergues croisées avec celles du navire abordé. +Le sang coule sous les poignards, ruisselle dans les dallots et va +rougir les bords du navire. Malgré le carnage que nous faisions +à bord de la prise, son pavillon n'était pas amené. _Allons, +Fil-à-Voile_, me dit Arnaudault, et il me montrait le yacht[3] +anglais. Je comprends la pensée du capitaine: je saute à bord de +l'ennemi comme un écureuil; quelques balles sifflent à mes oreilles, +je secoue la tête, et me voilà au bout de la drisse, crochant le +pavillon anglais, dont je m'enveloppe pour revenir à bord. La prise +était à nous. Un triple hourra, poussé vers le ciel par tout notre +équipage couvert de poudre et de chairs ensanglantées, fut le _Te +Deum_ de notre victoire. + +[Note 3: C'est le nom que les matelots français donnent au +pavillon anglais.] + +Ce n'est pas sans pertes que deux équipages se hachent pendant une +demi-heure ou trois quarts d'heure d'abordage. Vingt-trois hommes +avaient péri de notre côté. Le pont du navire capturé était +couvert de cadavres. C'était un trois-mâts armé en guerre et en +marchandises, qui se rendait de Calcutta à Londres, chargé d'indigo +et de salpêtre. + +Cinq barils de piastres avaient été trouvés dans la chambre du +capitaine anglais. On les plaça sur notre gaillard d'arrière, comme +le trophée de notre triomphe. + +Assis sur un de ces barils, les bras croisés sur sa poitrine velue et +à moitié découverte, Arnaudault nous adressa ces mots, en daignant +à peine lever les yeux sur l'équipage qui l'entourait: + +«Enfans, vous vous êtes amoureusement tappés: c'est bien, mais ce +n'est pas encore tout. Voilà des piastres qui sont à nous, et chacun +va recevoir sa ration d'argent. Mais il faut auparavant jeter nos +morts à la mer; car c'est à ceux de nos gens qui se sont fait casser +la figure que nous devons tout cela. Attrape à jeter les trépassés +par-dessus le bord, avec les honneurs de la guerre.» + +Des murmures se firent entendre parmi les matelots, dont les yeux +flamboyans restaient fixés sur les barils. + +«Eh bien! dit Arnaudault, est-ce qu'il y aurait des mutins à mon +bord? Au surplus, s'il y en a, ils n'ont pas besoin de tant se +gêner avec moi. Que celui qui n'est pas le plus content s'avance, et +peut-être trouverons-nous moyen de lui faire sa petite affaire.» +Et, en prononçant cette dernière phrase, la main droite du capitaine +avait déjà fait claquer le chien d'un pistolet d'arçon. Personne +ne répliqua, et ces corsaires, qui, quelques minutes auparavant, +allaient se faire tuer de si bon coeur, reculèrent devant la froide +menace d'un seul homme. Mais quel homme! + +Pour remplir les ordres du capitaine, les novices se mirent à +_fauberder_ le pont encore tout marbré de sang. On prit ensuite +les morts un à un. Le maître charpentier, le chapeau bas, faisait +semblant de lire, dans un vieux livre qui ne ressemblait pas mal à un +_Cinq Codes_, la prière des morts, pour chacun des cadavres que l'on +faisait glisser à la mer sur une longue planche. Un officier, tué +dans le combat, fut empaqueté, par distinction pour son grade, dans +un pavillon tricolore. On le jeta par-dessus le bord, après lui avoir +amarré un boulet de 12 aux pieds, et après avoir fourré des pierres +à lest dans ses vêtemens. «Ménagez ces cailloux, dit le second +à ceux qui en garnissaient l'emballage des morts: _il faut en garder +pour tout le monde_.» + +Cette prévoyance ne devait pas lui être inutile. Quatre jours +après il fut jeté lui-même à la mer, et les pierres à lest ne lui +manquèrent pas. + +Cette prompte inhumation faite, on nous donna double ration. Un +canonnier, dont le bras avait été enlevé par un boulet, voulut, +avant d'être amputé, recevoir sa part d'eau-de-vie, pour ne pas +perdre, disait-il, ses droits après avoir perdu une partie de son +individu. + +«Maintenant, à nous, cria Arnaudault. Tout l'équipage à l'ordre! +et aux piastres! L'écrivain va lire le nombre de parts de chacun: la +part des morts sera mise de côté pour leur famille, s'ils en ont, et +après avoir défoncé et compté les barils un à un, chacun touchera +son compte. Philippe, fais faire silence.» Le sifflet du maître fit +entendre ses sons aigus au milieu du tumulte: tout le monde se tut, et +l'écrivain, au sein du plus grand recueillement, commença l'appel +de nos hommes. A chacun des noms des matelots tués, l'équipage +interrompait l'écrivain, pour répondre, presque en riant: _Passé du +bord du diable!_ + +Les piastres sorties de chaque baril furent comptées et partagées +scrupuleusement. Le capitaine, avec ses douze parts, était assis +sur un monceau de pièces d'argent. Quand vint mon tour (c'était +le dernier) on me compta la demi-part qui me revenait en qualité de +mousse. «Tiens, _Fil-à-Voile_, me dit le capitaine en me jetant une +large poignée d'argent à la tête: _tu t'es bien patiné, j'augmente +ta ration_.» La répartition faite, les matelots se mirent à jouer +leur butin aux dés; on s'achetait la ration de vin et d'eau-de-vie; +chaque quart de vin se vendait dix, vingt francs; chaque boujaron +d'eau-de-vie, autant. + +La nuit, nous éprouvâmes un coup de vent, en cape sous le grand +hunier. Nos prisonniers anglais se promenaient pêle-mêle avec nous +sur le pont, l'air abattu, l'oeil morne; ils étaient nombreux, mais +on ne les craignait pas; car leur stupéfaction était au moins égale +à l'insouciance des corsaires. A leur place, des matelots français +ne seraient pas restés prisonniers deux heures, sans chercher à +enlever le navire. + +Le soir même du jour qui suivit notre combat avec le trois-mâts +anglais, nos matelots, pendant le coup de vent, étaient assis à +l'abri des pavois, avec autant de tranquillité que s'ils s'étaient +trouvés au cabaret. Les uns, blessés dans l'affaire, se traînant +sur le pont, la jambe entortillée de linge ou le bras en écharpe, +chantaient ces complaintes de gaillard-d'avant, rauques comme le bruit +des flots, monotones comme le mugissement des raffales qui hurlaient +dans la mâture et le gréement; les autres racontaient ces contes +dont les marins de quart bercent leur ennui, pendant leurs longues +heures de veille. Enfant comme je l'étais alors, je me plaisais +à entendre ces vieilles histoires de la mer, tout empreintes du +caractère de leurs auteurs et de leur bizarre imagination. C'est par +l'effet qu'elles produisaient, pour la première fois, sur moi, que +je les juge aujourd'hui. Pour un vieux marin, les moeurs des hommes +de mer n'ont plus rien d'étrange; mais pour un passager, par exemple, +elles offrent quelque chose d'original et de neuf, que, jusqu'ici, +aucun écrivain n'a su bien rendre. C'est en rappelant ici la +première impression que me firent éprouver les usages du bord, que +j'essaierai de retracer, de temps à autre, ces habitudes étranges. +Rien ne m'étonna plus, entr'autres choses, que la manière dont les +matelots relevaient le quart. + +La moitié de l'équipage est toujours de garde sur le pont; c'est +ce qu'on, nomme courir _la grande bordée_. Deux matelots n'ont qu'un +hamac, et lorsque l'un d'eux est couché, celui avec lequel il est +_amateloté_, et qu'il nomme spécialement son _matelot_, se promène +sur le pont. Les quarts se relèvent de midi à six heures, de six +heures à minuit, de minuit à quatre heures du matin, de quatre +heures à huit, et de huit heures enfin au midi du jour suivant. La +cloche tinte chaque demi-heure, et un sablier de trente minutes, fixé +dans l'habitacle, et surveillé par le pilotin ou les timonniers, +indique le moment où les hommes placés devant doivent _piquer_ +l'heure, en frappant le marteau sur le rebord intérieur de la cloche. +Cet amatelotage des marins entr'eux, cette camaraderie de hamac, +établissent une espèce de solidarité de personnes et une +communauté d'intérêts et de biens entre chaque homme et son +matelot. + +Quand un marin monte au quart pour relever son _matelot_, celui-ci +lui passe la capote sous laquelle il a veillé, et le chapeau de toile +goudronnée qui a abrité sa tête pendant la durée de son service +sur le pont; il n'est pas jusqu'au tabac qu'il a commencé à mâcher, +qui ne passe, pour être pressuré entièrement, dans la bouche du +_matelot_ qui prend le quart. Rien n'est plus étrange que d'entendre, +à chaque relèvement de bordée, les plaintes de celui qui s'habille, +contre celui qui va se coucher, et qui toujours est accusé d'être un +_mauvais chiqueur_. Souvent on s'en rapporte au jugement du maître +de quart, pour qu'il s'assure, en pressurant lui-même la chique +litigieuse, de la manière abusive dont le _matelot_ du plaignant, a +_suppé_ le tabac mis en commun. Ces détails soulèveront le coeur +des hommes délicats et des petites maîtresses; mais ils sont vrais +et ils doivent être connus. + +Les contes des gens de mer roulent ordinairement sur des aventures +gigantesques, sur des coups de main hardis, des privations: le +narrateur entremêle à ces antiques fables du bord, des plaisanteries +qui lui sont propres et des mots d'un cynisme à part, et qui +étincellent souvent d'esprit, mais de cet esprit qui ne peut être +senti que par ceux qui connaissent les habitudes de la profession. +La peinture des douceurs de la vie n'occupe qu'une place +très-circonscrite dans ces récits: c'est à _l'abri d'une bonne +bouteille de vin et mouillés à quatre amarres_ dans un cabaret +que ces hommes placent la félicité suprême; une auberge est le +théâtre de leurs illusions, le palais de leurs féeries: c'est pour +eux enfin le paradis terrestre. Ils ne s'en figurent pas d'autre, +parce que leur imagination ne peut guère aller au delà des plaisirs +qui leur sont propres. + +Le conteur commence ordinairement sa narration, en criant _cric!_ Les +auditeurs répondent _crac!_ Et l'orateur reprend: _un tonnerre +dans ton lit; une jeune fille dans mon hamac!_ Formule qui, sous un +emblème philosophique, signifie peut-être dans leur pensée, qu'un +hamac peut être l'asile du bonheur qu'on ne trouve pas toujours à +terre, dans un bon lit. + +Les histoires des matelots me ravisaient: un joli petit novice, que +le capitaine d'armes du corsaire avait embarqué à bord, se plaisait, +malgré les représentations de son protecteur, à se mettre à coté +de moi, pendant que l'on disait des contes. La voix douce du novice, +ses mains blanches et délicates, m'avaient fait supposer déjà qu'il +pouvait y avoir quelque chose d'extraordinaire dans son séjour à +bord. Amateloté avec le capitaine d'armes, il faisait rarement son +quart, et son protecteur obtenait facilement du maître d'équipage +l'indulgence qui lui était nécessaire pour faire pardonner au +protégé cet oubli de la règle commune du bord. Un matin, où les +grands yeux noirs de petit Jacques se réveillaient avec le jour, je +lui demandai, avec toute la naïveté de mon âge: + +«Dis-moi donc, petit Jacques, pourquoi je ne t'ai pas vu sur le pont +quand nous avons abordé le trois-mâts? + +--Ah! c'est que le capitaine d'armes m'avait placé à la soute aux +poudres. + +--Tu avais donc peur? + +--Je n'étais pas trop rassuré.» + +Mon intention étant d'engager, avec petit Jacques, une conversation +dans laquelle l'emploi de quelques mots familiers aux femmes, pût +trahir un déguisement que je soupçonnais, je continuai ainsi: + +«Est-ce que tu serais aussi peu brave que tu m'as semblé fainéant? + +--Pour brave, je ne me vante pas de l'être; mais _fainéante_.... + +--Ah! je t'y prends encore une fois: tu as dit _fainéante!_ + +--Non, j'ai dit _fainéant!_! + +Comme tu rougis!..... Pourquoi donc te trompes-tu toujours ainsi, +et parles-tu comme si tu étais une petite fille!.... L'autre jour +encore, quand nous parlions ensemble de je ne me rappelle pas quoi, il +t'est échappé de me répondre: _non, je ne la suis pas!_ + +--Eh bien! qu'est-ce que cela prouve? me dit mon interlocuteur, tout +décontenancé. + +--Cela prouve que tu n'es pas un garçon! + +--Enfant que tu es! Quelle idée!... + +--Je te parie que tu es une femme, et je m'en rapporte à maître +Philippe qui vient, et à qui j'ai dit déjà.... + +--Au nom du ciel, tais-toi, malheureux.... Si tu savais combien je +souffre...? Tu viens de découvrir un stratagème qui, s'il était +connu, m'exposerait à devenir la risée de tous ces hommes qui me +font peur... Je suis... je suis la femme du capitaine d'armes... +Pour le suivre, il a fallu me faire passer pour son parent, pour son +cousin. Que sais-je, moi!.. Tu sauras tout; mais tu me promets bien de +ne pas trahir la confiance que j'ai mise en toi? Tu m'as toujours paru +mieux élevé que ces matelots, au milieu desquels je vis pour mon +malheur. Tu te tairas, n'est-ce pas, mon ami?... Tu ne voudras pas me +perdre tout-à-fait?...» + +Des larmes apparemment roulaient dans mes yeux comme dans les siens, +car elle passa doucement sur ma figure, la main dont elle venait de +se presser les paupières. Je promis tout. Mais petit Jacques me +recommanda bien d'éviter les conversations que nous avions ensemble, +et qui avaient commencé à piquer la jalousie de _son mari_. Je me +rappelai, en effet, que le capitaine d'armes m'avait souvent menacé +de me donner quelques tappes, pour me punir des torts que j'étais +bien en peine de deviner. Les aveux de petit Jacques venaient de +m'expliquer la haine du capitaine d'armes pour moi. Je compris la +nécessité d'être prudent pour mon petit camarade et pour moi. + + + + +2. + +LA CROISIÈRE. + + +Acalmie.--Combats.--Amours.--Le capitaine Bon-Bord.--Le matelot +Ivon.--Histoire de petit Jacques.--Prise d'un navire anglais.--Son +explosion.--Tisozon.--L'ile de Bas. + + +Après avoir essuyé quelques heures de cape, reçu plusieurs coups +de mer, nous éprouvâmes ce qu'on appelle une _acalmie_, un de ces +momens de transition entre la tempête qui expire et le beau temps qui +veut revenir. Pendant la violence de la bourrasque, un brick, fuyant +vent arrière à mâts et à cordes, au risque de s'engloutir sous +chacune des lames qui le poursuivaient, avait passé près de nous, +enveloppé dans le nuage de molécules d'eau que l'effort du vent +faisait voler comme de la fumée sur les lames blanchissantes; mais la +fureur de la tempête nous avait empêchés de tomber sur cette proie +qui nous avait échappé dans le désordre des élémens. + +Il n'est peut-être pas de position plus pénible à la mer, que celle +dans laquelle on se trouve à la suite d'un coup de vent, lorsque le +bâtiment, n'étant plus couché par la force de la brise irritée, +se voit assailli par de grosses lames qui, se heurtant avec lourdeur, +semblent se le disputer comme pour le démolir dans leur choc. Tout +se brise, tout craque à bord, et les pièces dont le navire est +composé, et les objets d'arrimage qui jouent avec effort. Le +gréement fatigue, se détord et se rompt; la mâture reçoit, dans le +roulis et le tangage, des secousses horribles qui ébranlent la coque. +Le navire, fatigué dans toutes ses parties, devient pour ainsi dire +l'objet de la fureur dernière des flots harassés par la tourmente. +Il faut qu'une brise s'élève sur le sommet des vagues pour les +niveler et rendre à la mer, encore si violemment émue, ce mouvement +uniforme qu'a détruit le délire de la tempête. + +Un joli frais de Nord-Est ne tarda pas à se faire sentir et à +nous permettre de manoeuvrer et de _faire de la toile._ Rien ne peut +peindre peut-être le bonheur que répand au milieu de l'équipage, +un beau jour succédant à une nuit de mauvais temps et de fatigues. +C'est une des plus douces joies des hommes de mer, que de revoir un +ciel serein sortant du sein de la tempête qui fuit en grondant et +comme irritée d'avoir manqué sa proie. + +Nous nous trouvions près des Açores. Le point du capitaine nous +indiquait le voisinage de ce petit archipel. La quantité de goëlands +et de mauves qui voltigeaient autour de nous, et les nuages qui +paraissaient s'amonceler comme pour aller couvrir au loin la terre, +auraient suffi, à défaut d'autres indices plus sûrs, pour nous +signaler l'approche des parages où nous voulions établir notre +croisière. Nous espérions faire, dans ces latitudes, quelques +bonnes rencontres. Nous crûmes bientôt avoir trouvé ce que nous +cherchions. + +Vers le milieu de la journée qui avait suivi notre coup de vent, les +hommes placés en vigie au haut des mâts crièrent, _Navire!_ + +--Où? demanda le capitaine. + +--Sous le vent à nous! répondirent les vigies. + +Ces mots firent succéder le calme le plus profond au tumulte des +conversations particulières, qui vont toujours grand train à bord +des navires aussi mal tenus que le sont, en général, les corsaires. + +Arnaudault mit, sans rien dire, sa longue-vue en bandoulière, et +grimpa sur les barres du grand perroquet, pour observer le bâtiment +signalé. C'était la première fois, depuis notre sortie, qu'on +l'avait vu monter dans les haubans; et, sans trop savoir encore +pourquoi, l'équipage pensa que la circonstance était solennelle. + +Toute l'attention était portée sur les mouvemens du capitaine. + +En descendant des barres de perroquet, on remarqua que l'expression +de sa physionomie était sévère. Le capitaine avait _l'oeil +américain,_ comme disent les matelots, et le tact sûr, comme chacun +le savait. + +«Le navire aperçu est gros, si je ne me trompe, dit-il à ses +officiers. Il a un entre-deux-de-mâts qui semble m'annoncer que ce +doit être un marchand de boulets, et qu'il pourrait bien lui pousser +une rangée de dents.» + +Les officiers qui, comme le capitaine, avaient observé le navire que +nous approchions en laissant courir un peu largue, pensaient que ce ne +pouvait être qu'un grand trois-mâts marchand, ou peut-être bien +un navire de la Compagnie des Indes. Lorsqu'on court les chances +périlleuses de la fortune sur mer, on tourne presque toujours les +circonstances les plus douteuses, dans le sens des conjectures les +plus favorables aux désirs que l'on forme. + +Le second du corsaire était d'une joie folle; il insistait, plus que +tous les autres, pour qu'on approchât le navire, et pour qu'on lui +_tâtât un peu les côtes:_ c'était son expression. Arnaudault prit +la parole, de manière à être entendu de tout le monde: + +«Il me semble qu'il ne s'agit pas ici de se mettre dedans, par +fanfaronnade; chacun est à bord pour sa part et pour sa peau. Je +dirai mon idée: + +»Je veux bien, si tel est votre avis, _tâter les côtes_ de ce +navire; mais s'il les a trop dures. + +LE SECOND. + +Nous avons à bord des boulets qui seront encore plus durs? + +LE CAPITAINE. + +Mais, s'il a plus de canons que nous? + +LE SECOND. + +Nous jouerons des jambes. + +LE CAPITAINE. + +Et s'il a les jambes plus longues que les nôtres? + +LE SECOND. + +Il nous coulera, et nous irons au fond; c'est notre métier. +D'ailleurs, capitaine, vous savez bien que vous n'étiez pas d'avis +d'accoster ce trois-mâts que nous avons pourtant si souplement +enlevé.... + +LE CAPITAINE, _d'un air ironique._ + +Ah! ah! oui, ce trois-mâts, n'est-ce pas? oh! je me le rappelle +parfaitement. C'est vrai, je ne voulais pas l'aborder; c'est que ce +jour-là j'avais peut-être peur... qui sait? + +LE SECOND. + +Capitaine, je ne dis pas cela pour vous offenser, bien loin de là; +mais c'est pour le bien de tous que je parle.... + +LE CAPITAINE, _s'adressant à l'équipage._ + +Enfans, voyons: êtes-vous d'avis d'accoster le trois-mâts qui court +sous le vent à nous? oui ou non? + +Oui, oui, _cap'taine,_ s'écrièrent tous les matelots déjà irrités +de l'hésitation que cette discussion leur avait fait remarquer chez +le capitaine. + +LE CAPITAINE. + +C'est bien votre idée à tous, n'est-ce pas? + +L'ÉQUIPAGE. + +Oui, oui, cap'taine, c'est notre idée!!! + +LE CAPITAINE. + +Eh bien! ce n'est pas la mienne; mais c'est égal. Voyons, mes fils, +chacun à son poste, et le premier gredin qui bouge, je lui fais +sauter la tête. Attention, timonnier, la barre au vent: _brasse +tribord devant et babord derrière:_ file l'écoute du gui et cargue +le point de grand'voile au vent. Branle-bas général de combat!» + +Cet ordre du capitaine fut reçu avec transport. Les matelots +jetèrent en l'air leurs bonnets rouges en signe d'approbation +unanime. + +Et voilà le _Sans-Façon_ courant grand largue sur le bâtiment qui +nous présentait le travers en cinglant sous toutes voiles au plus +près du vent. La mer, encore un peu agitée, nous le cachait de temps +à autre, sous la masse mobile des grosses lames qui s'élevaient +entre lui et nous. + +A bord d'un corsaire, les dispositions pour le combat sont bientôt +faites. Chacun y met du sien le plus qu'il peut. Nous n'avions jeté +qu'une vingtaine d'hommes à bord de notre prise, et cent et quelques +bons gaillards bien déterminés se pressaient encore sur le pont du +_Sans-Façon._ Dès que le _branle-bas_ de combat fut fait, le second +vint l'annoncer en ces termes: _Capitaine, tout est paré à bord!_ +Arnaudault ne lui répondit que par un regard sévère, et en lui +faisant signe de s'en retourner à son poste: le second se plaça sur +le gaillard d'avant, un porte-voix à la main, disposé à répéter +les ordres de son chef. On aurait entendu voler une mouche à notre +bord, tant le silence était profond dans ce moment d'attente et de +curiosité. + +Nous filions huit à neuf noeuds, courant toujours sur le navire en +vue. Dès que nous l'eûmes approché de manière à découvrir son +bois, que nous cachait auparavant la courbure de la mer, il hissa un +pavillon américain... Ce n'était pas un ennemi! La consternation se +peignit sur tous les visages... «Quel dommage! s'écriait-on, il a +des balles de coton dans ses porte-haubans: quelle belle prise ça +nous aurait fait!...» Le capitaine, pour répondre au signal du +bâtiment ami, ordonna de hisser notre pavillon tricolore. A peine +avions-nous arboré cette couleur, que la bannière américaine qui +flottait sur le navire chassé, fut amenée et qu'un large pavillon +anglais s'éleva sur le couronnement de notre adversaire. Un cri +de joie se fit entendre à notre bord. _C'est un Anglais! c'est un +Anglais!_ se disait-on du gaillard d'avant au gaillard d'arrière. +«Un instant, dit Arnauldault: il a hissé pavillon anglais; il faut +lui répondre dignement: frappez-moi à la drisse du pic le _pavillon +rouge!_ Et pourquoi? demanda le second. Pour apprendre à ceux qui +m'ont pris pour un Jeanfesse que je n'amène jamais, quand on m'a mis +dans la nécessité de recommencer à faire mes preuves.« Ces paroles +furent prononcées avec une effrayante impression de physionomie, qui +n'échappa à personne. Le second s'en retourna encore une fois à son +poste, n'osant plus hasarder d'observations. Nous n'étions plus qu'à +une portée de canon du navire. + +Chaque lame sur laquelle bondissait notre corsaire, nous rapprochait +du bâtiment sur lequel tous les yeux se tenaient fixés. Un coup +de canon, parti de ses gaillards, fut le signal d'une manoeuvre à +laquelle nous ne nous attendions pas. Les balles de coton que nous +distinguions dans ses porte-haubans tombèrent à la mer; une large +toile, peinte en jaune, étendue sur sa batterie, disparut, et nous +laissa voir une filée de canons sortant de ses flancs larges et +élongés. C'était la rangée de dents que nous avait promise +Arnaudault. Il n'y avait plus à en douter: c'était une frégate! +La stupéfaction se peignit sur tous les traits des hommes les plus +impassibles. + +Le capitaine qui, quelques minutes auparavant, avait un air inquiet en +observant le navire que nous chassions, prit une physionomie calme du +moment où il vit décidément à qui nous avions affaire. On eût dit +qu'il ne s'agissait pour lui que de parler amicalement à un bâtiment +que nous aurions rencontré en mer. Il demanda à l'un de ses fils +son porte-voix de combat, et un cigarre qu'il alluma avec une +tranquillité que lui seul avait à bord dans ce moment de péril et +d'anxiété. + +«C'est maintenant qu'il faut en découdre, mes amis, dit-il en +s'adressant à l'équipage. Vous avez eu la vue un peu basse, vous +l'aurez un peu meilleure en tappant sur ce chien d'Anglais. Parez-vous +à faire feu à mon commandement.» + +Le second, à ce mot d'avertissement, vint tout étonné, lui +demander: Mais, y pensez-vous, capitaine? c'est une frégate!--Tiens, +cet autre! répondit Arnaudault, il commence à voir maintenant que +c'est une frégate, comme si je ne l'en avais pas prévenu il y a plus +de trois heures de temps! _Feu babord!_ + +Une détonation terrible ébranla tout le corsaire; le pont +frémissant sembla crouler sous nos pieds tremblans. La fumée qui +sortit de nos flancs, avec la foudre que nous lancions, nous cacha +pendant quelques secondes la frégate sur laquelle nous venions de +lâcher en grand toute notre volée. Un calme de mort succéda à +ce fracas. C'était à la frégate de riposter: elle ne nous fit pas +longtemps attendre sa réponse. + +Maître Philippe, une demi-minute avant que l'ennemi ne nous +ripostât, fit entendre, perché sur le bossoir du vent, un long +et lugubre coup de sifflet de silence.... Personne ne bougeait; les +têtes étaient hautes et assurées; toutes les bouches muettes et +serrées. Arnaudault, les bras croisés et le porte-voix entre +les jambes, se tenait assis sur le bastingage d'avant fumant +tranquillement son cigarre, et jetant avec indifférence un +coup-d'oeil sur les caronades de bas-bord, que les canonniers venaient +de charger en quelques secondes. + +Tout à coup un bruit de tonnerre nous étourdit: toute la volée +de la frégate venait de jaillir avec l'éclat et la vivacité de +l'éclair. Nous lui répondons en lui envoyant notre seconde bordée. +Mais les boulets et la mitraille qui venaient de traverser notre +coque, notre gréement et notre mâture avec un horrible sifflement, +avaient fait tomber sur nous une multitude de débris de poulies, +d'esparres et de bout de cordage. _Ce n'est encore rien,_ nous criait +Arnaudault; _courage, enfans! Feu babord! feu!_ Nous faisions feu de +notre mieux, mais la frégate qui courait la même bordée que nous, +et que nous approchions encore, nous couvrait à chaque décharge, +de flamme, de mitraille et de fumée. La mousqueterie qui pétillait +déjà de dessus ses passavents, commençait à nous atteindre et à +remplir l'intervalle que les bordées laissaient entr'elles. + +Dans la violence du combat, le second vint de l'avant à l'arrière, +prévenir Arnaudault qu'un boulet avait entamé notre petit mât de +hune. + +--Je m'en f..s, répondit Arnaudault; et vous? + +--Et moi, capitaine, je m'en contref..s, reprit le second en regagnant +son poste. Ce fut la dernière preuve d'impassibilité que donna ce +malheureux. + +Cet officier, qui, avec les autres personnes de l'état-major, avait +à se reprocher l'imprudence qu'il avait intéressé le courage +du capitaine à commettre, commençait à exprimer tout haut la +nécessité où nous étions de virer de bord pour échapper à la +frégate qui cherchait, en pointant bas, à nous couler à fond. +Déjà l'équipage murmurait contre l'obstination du capitaine. +_Virons de bord! virons de bord!_ criait-on de devant à Arnaudault; +mais celui-ci ne répondait à ces conseils, qu'en descendant de son +bastingage pour parcourir la batterie, et menacer de faire sauter +la cervelle au premier chef de pièce qui ralentirait le feu. Un des +boulets de la frégate, pointé sur le gaillard d'avant, enleva du +bossoir le brave Philippe et un des fils du capitaine, placé à +côté du maître d'équipage. Le spectacle de ces deux infortunés +tombant à l'eau, coupés en deux du même coup, n'arracha aucune +marque de douleur à Arnaudault; mais ses lèvres contractées +mâchaient plus violemment le bout de cigarre qu'il tenait encore +entre les dents. Un regard terrible qu'il lança à la dérobée, sur +le second, indiqua seul tout ce que souffrait son âme impétueuse et +son coeur de père. + +Notre position, sous la batterie sans cesse tonnante de la frégate, +n'était plus tenable. A chaque décharge de l'ennemi, cinq à six de +nos hommes tombaient sur notre pont déjà encombré de morts et +de blessés. Le découragement commençait à s'emparer de notre +équipage, qui voyait et l'imprudence et l'inutilité de notre +résistance. + +«C'est le second, murmurait-on, qui a forcé le capitaine à accoster +cette frégate. Il est temps de virer de bord. Capitaine, virons de +bord!» + +L'infortuné second, objet des récriminations presque unanimes, se +décida à expier sa faute et à aller demander lui-même au capitaine +à prendre chasse pour fuir l'ennemi. Il s'avance derrière (je me +rappelle encore son attitude pénible); mais, ne voulant pas avoir +l'air de supplier celui dont il voulait cependant obtenir un pardon, +il eut l'air de conseiller seulement à Arnaudault la manoeuvre qu'il +croyait convenable d'exécuter pour sauver le corsaire. Il se trompait +encore en croyant avoir affaire à un homme qui pourrait se contenter +du demi-aveu d'une erreur. On rendrait difficilement le ton avec +lequel le capitaine reçut ce pauvre diable. + +--Quand je vous aurai fait tuer avec la moitié de l'équipage, qui a +écouté vos crâneries plutôt que ma prudence, je ferai ce que bon +me semblera, et je revirerai de bord, si cela me convient; mais jusque +là, _tâteur de cotes dures,_ croyez-moi, restez à votre poste et +gardez-vous bien de passer encore derrière pour me donner des avis +que je ne vous demande pas. + +Le second ne sut qu'obéir à l'ordre impérieux de son chef. Mais en +se rendant sur l'avant, il put remarquer l'irritation que sa présence +excitait dans tout l'équipage. Des interpellations violentes +accueillent cet officier, dans lequel chacun voyait la cause de la +perte probable du corsaire. _A bas le second!_ s'écriait-on de toutes +parts. _Virons de bord! virons de bord!_ Pressé par cette situation, +qui devenait intolérable pour lui, il se rend encore auprès du +capitaine pour vaincre son inflexibilité. Mais cette fois-là +l'infortuné second avait perdu son ton d'assurance: ce n'était plus +qu'un suppliant qui s'offrait comme une victime expiatoire à celui +dont pouvait encore dépendre le salut commun. + +--Je vous avais défendu de passer derrière, lui dit Arnaudault, +et vous voilà encore! Est-ce un nouveau conseil que vous avez à me +donner? + +--Non, capitaine, c'est une prière que j'ai à vous faire. + +--Et laquelle? + +--Je vous supplie de virer de bord. + +Le capitaine, après avoir fait quelques pas sur le gaillard, revient +vers le second: + +--Virer de bord, et c'est vous qui me suppliez?... Eh bien oui, je +consens à virer, mais à une condition... + +--Laquelle, capitaine? je suis prêt à tout faire pour sauver le +corsaire et l'équipage. + +--C'est à condition que vous me crierez devant, au porte-voix: +_Capitaine, virons de bord! J'en ai assez!_ + +--J'aime mieux me faire tuer, capitaine, que de consentir à cette +honte, répondit le second. + +--Comme il vous plaira, répond le capitaine, je ne veux forcer le +goût de personne. Et il reprend avec calme sa place accoutumée sur +le bastingage. + +Les témoins de cette scène si vive, à laquelle le danger de notre +position donnait un caractère terrible, repoussèrent par des cris de +rage le second, qui revenait désespéré prendre son poste. Il fallut +enfin qu'il se soumît à la volonté inexorable du capitaine. Il +s'immola. Placé sur le bossoir où maître Philippe et l'un des fils +d'Arnaudault avaient été tués, il élève son porte-voix et se +dispose à faire au capitaine l'amende honorable qu'il exigeait. +Mais à peine avait-il prononcé dans le porte-voix, ces mots qui lui +coûtaient tant: _Capitaine, j'en ai assez!_ qu'un paquet de mitraille +lui enleva, en ronflant avec fracas, le sommet de la tête. Au +mouvement que fit Arnaudault à ce spectacle horrible, on aurait dit +qu'il attendait la mort du second pour se décider. Apaisé par cet +événement, qu'il croyait peut-être lui être dû comme une justice +providentielle, il n'hésita plus à commander de virer de bord. +Mais, toujours lui-même, mais toujours froid, malgré l'imminence +du péril, il nous fit entendre l'ordre de _pare-à-virer_ avec cette +assurance dédaigneuse que nous respections en lui. Personne, comme +on doit le penser, ne fit attendre sa coopération, pour exécuter la +manoeuvre ordonnée. Au commandement d'_adieu-vat_, le corsaire, aidé +par le mouvement de la barre poussée sous le vent, se rangea au vent +en faisant battre en ralingue toutes ses voiles criblées de boulets +et de balles; mais par l'effet de cette prompte évolution, il +présenta sa poupe au travers de l'ennemi qui, profitant d'une telle +position, nous enfila de l'arrière à l'avant, de toute sa volée de +tribord. Cette volée, reçue quand nous combattions encore presque +côte à côte avec la frégate, sans espoir de salut, nous aurait +consternés; mais essuyée en fuyant, elle ne fit seulement pas +baisser la tête aux moins intrépides de nos gens. Nous étions +à peu près sûrs de nous tirer d'affaire; les périls ne nous +paraissaient plus rien, tant les marins sont loin de se livrer au +désespoir, pour peu qu'ils entrevoient un seul moyen de salut. Le +plus près du vent était la marche du corsaire, qui revirait de bord +avec la vélocité et la promptitude d'un lougre. Forcée d'envoyer +vent-devant comme nous, pour nous poursuivre d'aussi près que +possible, la frégate, reversant ses voiles moins vite que notre +brick, perdait aussi beaucoup plus que nous, dans chacune de ces +évolutions rapides que notre capitaine nous faisait répéter à peu +près toutes les dix ou quinze minutes. En courant ainsi de petites +bordées contre la direction du vent, nous parvînmes bientôt à nous +mettre hors de la portée des canons que l'ennemi faisait toujours +ronfler sur notre brick. Mais à chaque revirement de bord, une volée +nous était lancée impitoyablement, au moment où nous présentions +notre arrière à la frégate. Notre manoeuvre fut si prompte, si bien +entendue, et la brise nous favorisa tellement, qu'en deux heures +de temps nous réussîmes enfin à nous éloigner assez de notre +formidable adversaire, pour n'avoir plus à redouter ses coups. La +nuit, avec ses gros nuages et sa favorable obscurité, vint nous +dérober au danger d'une poursuite obstinée. Tous les feux furent +cachés soigneusement à notre bord, pour ne pas offrir à notre +inexorable ennemi l'indice de notre position et la trace de la fausse +route que nous suivions dans l'ombre pour échapper entièrement à la +chasse qu'il nous donnait encore. Qu'on se représente une centaine +de matelots, marchant pour manoeuvrer dans les ténèbres, sur les +cadavres, et au milieu du sang qui couvrait notre pont, et on n'aura +encore qu'une faible idée de notre situation, quelques heures après +le combat que nous venions de livrer à la frégate anglaise. + +La nuit fut employée à réparer, tant bien que mal, les avaries +que le feu de l'ennemi nous avait fait éprouver. Pour prévenir les +effets de la joie que le bonheur d'être échappés à notre perte, +aurait causée à nos hommes, les officiers répandirent sur le +pont, l'eau-de-vie mêlée de poudre, que, pendant l'action, on avait +distribuée à l'équipage, pour l'animer au combat. Les matelots, que +l'ivresse, puisée dans ce breuvage brûlant, avait rendus furieux, +voulurent s'emparer, de vive force, de la cambuse où étaient +placées nos provisions liquides. Il fallut encore défendre cette +partie du navire, contre leur délire; et ce ne fut qu'après un long +combat entre nous, que les plus ivrognes s'endormirent couchés côte +à côte avec les morts que nous n'avions pas eu le temps de jeter à +la mer. Les marins les moins ivres travaillaient à repasser un petit +mât de hune, à la place de celui qu'un boulet avait endommagé +pendant l'action. + +L'entrevue du capitaine avec celui de ses fils que la mort avait +épargné, fut courte, mais affreuse. Ce jeune homme, après le +combat, vint embrasser son père, qui le premier prit la parole pour +lui dire seulement ces mots: «Ton frère s'est fait tuer comme je +l'entendais.» + +--Oui, il est mort bravement, répondit le jeune homme en sanglottant +et en retenant les larmes qui lui remplissaient les yeux. + +--Aurais-tu mieux aimé que ce fut moi? + +--Oh! non, mon père... Mais c'était mon frère, c'était le seul.... + +--Eh bien! pourquoi pleurer? Crois-tu que le boulet qui l'a enlevé ne +m'ait rien déchiré là dedans? Tiens vois! + +Et en prononçant ces mots le malheureux Arnaudault se déchirait +encore la poitrine du bout de ses doigts agacés. Son fils consterné +dévora ses larmes et n'osa plus parler de son frère. + +Le jour nous trouva réparant encore du mieux possible notre navire, +bouchant nos trous de boulet et faisant jouer nos pompes. Notre mât +de hune de rechange allait être guindé, lorsqu'un petit trois-mâts, +que l'obscurité nous avait empêchés de voir tout près de nous, +passa, au lever du soleil, à nous _ranger à l'honneur_. Il nous hêla +en anglais, en nous demandant notre longitude. Il nous eut bientôt +dépassés: dans l'état où nous trouvions, il nous aurait été +impossible, malgré notre marche supérieure, de lui donner chasse, +s'il avait continué sa route. + +«Hissez-moi, dit Arnaudault, un pavillon anglais en berne, et +parez-moi quelques pièces de canon de l'arrière avec double charge, +pour apprendre à ce paria, qui vient nous accoster, quelle est notre +longitude. + +A la vue d'un pavillon hissé en signe de détresse par un navire à +moitié démâté, le petit trois-mâts vira de bord et courut sur +nous, ne supposant sans doute pas qu'un bâtiment endommagé comme +nous l'étions, pût avoir des projets hostiles. Douze à quinze de +nos hommes se promenaient sur le pont: les autres s'étaient cachés, +pour ne pas faire soupçonner la force de notre équipage au bâtiment +qui nous approchait avec confiance. Rendu à demi-portée de pistolet, +le capitaine anglais nous demande: _De quoi avez-vous besoin?_ + +--De ton navire, lui crie Arnaudault. Deux coups de canonades +chargées à mitraille accompagnèrent cette réponse. Le trois-mâts +amena en criant qu'il se rendait; et, pour être plus sûrs de notre +prise, nous l'amarinâmes en l'abordant de bout en bout, et en nous +accouplant pour ainsi dire avec elle. + +Il fallut composer un équipage pour notre nouvelle capture: elle +était chargée de coton. Son malencontreux capitaine, en venant à +bord, laissa voir au capitaine de prise qui était désigné pour le +remplacer, une montre assez belle. Pourquoi cette montre? lui demanda +celui-ci en anglais. + +--Mais pour voir l'heure. + +--Oh! à bord on te dira l'heure sans montre, lui répondit le +capitaine de prise; et le bijou passa du gousset du capitaine ennemi +dans celui de l'officier du corsaire. + +Je grillais d'aller à bord de la prise, malgré la haine que +m'inspirait l'homme à qui son commandement allait être confié, +et qui se trouvait justement être celui qui, au départ du +_Sans-Façon_, m'avait recommandé pour le mal de mer, au brave +maître Philippe. Mais j'avais mes raisons pour désirer de ne plus +rester à bord du corsaire. + +Le petit _Jacques_, le novice féminin avec lequel j'avais fait +connaissance, cherchait tous les moyens de fuir son capitaine d'armes, +dont la surveillance lui était devenue incommode et la tyrannie +insupportable. Jacques m'avait confié l'intention où il était de se +cacher à bord du premier navire que nous prendrions, et qui pourrait +lui offrir l'espoir de gagner terre le plus tôt possible. Il était +convenu entre nous que, de mon côté, je ferais tous mes efforts pour +aller à bord de la première prise où Jacques parviendrait à se +glisser. Persuadé qu'il n'aurait pas manqué de se fourrer dans la +calle ou la chambre du trois-mats que nous avions le long du bord, +je me déterminai à risquer la balle. Je passe sur le gaillard +d'arrière, le bonnet à la main, et m'adressant à Arnaudault, je lui +dis, avec assurance: + +«Mon capitaine, j'ai envie de faire mon chemin. Voilà une prise, +je sais réduire une route sur le quartier et pointer la carte. Je +voudrais, si c'est un effet de votre bonté, obtenir la permission de +me distinguer en me rendant utile à bord du navire que nous venons +d'amariner.» + +Arnaudault, sans me répondre, demande à son fils un routier, et une +grande carte étendue sur la table de la chambre; la carte lui est +apportée: il la déploie sur le capot. «Voilà où nous sommes, +me dit-il en me montrant un point marqué au crayon sur le papier +déroulé devant moi et en me mettant un compas dans les mains. Quelle +route ferais-tu pour attérir sur Ouessant?» + +Avant de répondre à cette brusque question, que je tremblais de +résoudre gauchement, je pose mes deux pointes de compas, l'une sur le +point marqué par le capitaine, et l'autre sur Ouessant:--_Le Nord-Est +quart d'Est_, capitaine, sans compter la variation qui est de deux +bons quarts Nord-Ouest. + +--Sans compter la variation, dis-tu? + +--Oui, sans compter la variation, mon capitaine. + +--Tu en sais plus, le diable m'emporte, que le capitaine de prise que +je te donne là. Allons, puisque tu le veux, _joufflu_, saute-moi à +bord de ce trois-mâts, et que le bon Dieu ou l'enfer vous conduise +tous, pourvu que vous mettiez ce joli _ship_ à bon port. Je te fais +lieutenant de la prise, et que je n'entende plus parler de toi!» Mes +préparatifs ne furent pas longs: Arnaudault me donna une petite tappe +sur la tête en signe de bienveillance et en répétant le pronostic +du pauvre maître Philippe: _Ce petit Fil-à-Voile_ finira par faire +quelque jour peut-être _un bon petit bougre_. + +La prise, équipée de douze de nos hommes, non compris le capitaine, +un gros matelot bas-breton, qui devait servir de second, et moi, +devenu la troisième personne du bord, se sépara du corsaire. +Arnaudault, monté sur le dôme de la chambre, nous commanda, au +porte-voix, de faire de la toile et de bien veiller autour de nous. +Le corsaire reprit sa bordée sous ses basses-voiles. Notre nouveau +capitaine, dont le nom de course était _Bon-Bord_, voulut demander au +capitaine Arnaudault ses dernières instructions: + +--_Va-t-en te faire f....., et ne te soûle pas, ivrogne_, lui +répondit d'une voix de tonnerre le capitaine du _Sans-Façon_. Ce +furent les dernières paroles que nous adressa cet intrépide marin, +dont la voix retentissait encore sur les vagues qui allaient nous +séparer de lui. Le _Sans-Façon_ disparut bientôt à nos regards +dans le creux des lames qu'il faisait blanchir en se traînant +péniblement comme estropié, au milieu d'elles. Mon premier soin, +après avoir satisfait aux devoirs les plus pressés de mon nouveau +poste sur la prise, fut de visiter le navire, pour m'assurer de la +présence à bord de mon ami petit Jacques. Je tremblais que ce joli +petit être, à qui je m'étais déjà attaché sans trop encore +savoir pourquoi, n'eût pu remplir la parole que nous nous étions +donnée de nous réunir sur le premier navire capturé. Moi j'avais +si heureusement réussi à quitter le corsaire! Mais petit Jacques +aura-t-il eu le même bonheur? Son maudit capitaine d'armes ne +l'aurait-il pas empêché de réaliser un dessein qu'il aura +peut-être soupçonné? Telles étaient les idées qui m'assiégeaient +en foule, et mon coeur, qui n'avait pas battu de peur à l'approche du +combat et sous le sifflement de la mitraille, palpitait avec force et +de manière à me faire défaillir. Je cherche dans la chambre, les +cabines, le logement de l'équipage. Rien! Je m'insinue dans la calle +entre les balles de coton: rien encore; j'étais désespéré...... +Le capitaine _Bon-Bord_ m'appelle pour dîner, des restes du déjeuner +que nous n'avions pas laissé le temps au capitaine anglais d'achever. +J'essaie de manger: je ne sais que rêver, et déjà, sans trop me +douter de ce que c'était qu'une femme, je commençais à les maudire +toutes; car, à la place de Jacques, je sentais que rien ne m'aurait +empêché de me cacher à bord de la prise. + +Les impressions les plus pénibles glissent vite sur le coeur d'un +enfant de quinze à seize ans. Je me consolais un peu de l'absence de +Jacques, en m'enivrant du plaisir d'être devenu quelque chose dans ma +première croisière, et de pouvoir me dire et me répéter que je +me trouvais la _troisième personne du bord_ sur le navire le +_Back-House_. + +Le matelot Ivon, devenu second de la prise, ce gros Bas-Breton dont +j'ai déjà parlé, me prit avec lui pour faire le quart. C'était une +espèce d'homme aussi large qu'il était haut, un homme carré enfin, +un de ces êtres qui semblent nés sur la côte de Bretagne pour +barboter dans la mer au sortir du berceau; mais c'était aussi une de +ces fortes créations physiquement complètes, qui sentent le besoin +de protéger quelque chose de plus faible qu'elles, et qui semblent +faites pour s'attacher à celui chez lequel elles devinent plus +d'esprit et moins de force matérielle que chez elles. + +Ivon me prit dès la première nuit de quart sous son égide, en +raison de ma faiblesse même, et dans la suite, comme on va le voir, +il me protégea de toute la largeur de son corps. Il y a de ces hommes +qui ne savent offrir à ceux qu'ils aiment, que ce qu'ils ont de plus +qu'eux en force; mais aussi qui leur offrent, sans réserve, toute +leur force. + +Mais, dans cette première nuit de quart, je fus bien autrement +favorisé de la fortune. Je n'avais encore rencontré qu'une +protection; il m'était réservé de retrouver quelque chose de plus +précieux encore. + +En descendant, à la fin de mon quart, dans la cabine qui m'était +destinée, la tête et le coeur remplis du souvenir de petit Jacques, +je ne pus trouver de repos qu'après m'être rassasié des réflexions +les plus pénibles. Une main, que je pris d'abord pour celle du +matelot qui devait me réveiller pour recommencer à courir la +bordée, s'étendit sur moi; une voix, qui n'était pas celle d'un +homme, frappa mon oreille encore troublée de ces mots que je ne +conçus pas d'abord: + +--C'est moi, c'est moi: n'aie pas peur! + +--Mais qui toi? Est-ce que...? Ah! mon Dieu! + +--Oui, c'est moi, moi, petit Jacques, tu sais bien; mais je t'en prie, +parle bas: on pourrait nous entendre. + +--Comment c'est... et où étais-tu donc, pauvre petit Jacques? + +Cachée sous ta cabine même. La crainte de nous trahir m'a empêchée +de te répondre pendant le jour, quand tu me cherchais partout ici; +si tu savais combien j'ai souffert de ton inquiétude! Mais me +voilà avec toi, délivrée de la contrainte que j'éprouvais sur le +corsaire. Ah! si nous pouvions tous deux retourner en France! que je +bénirais le Ciel, et toi, toi, mon ami, mon frère, mon enfant!.... + +Et des caresses bien innocentes, de mon côté du moins, exprimaient +à petit Jacques tout le plaisir que j'éprouvais à le retrouver +après avoir perdu l'espoir de le revoir encore. + +--Comment apprendre au capitaine de prise que je suis à bord, ou +comment plutôt lui cacher ma présence? + +--Je lui dirai tout: je ne le crains plus. Il pourra bien me battre, +me tuer; mais il ne pourra plus te renvoyer à bord du corsaire; c'est +tout ce qu'il me faut. + +--Ho! garde-toi bien, mon ami, de lui avouer... Je suppose qu'il a +déjà deviné, à bord du corsaire même, qui j'étais. C'est un +homme qui m'inspire autant de défiance que de dégoût! + +--Et à moi donc, l'ivrogne! Mais je dirai tout au second, à Ivon, +qui est un brave homme, lui: il aura pitié de toi et de moi... +Jacques me donna ses deux mains que je pressai dans les miennes, et +s'endormit auprès de moi, harassé par la fatigue et peut-être par +les émotions de cette nuit que nous venions d'acheter au prix de plus +d'un inconvénient et d'un péril peut-être. + +L'heure du renouvellement du quart arriva trop tôt, hélas! Ivon, le +premier sur le pont quand le service l'appelait, vint me réveiller +lui-même à la place du matelot qui devait s'acquitter de cette +fonction. «Debout, _mon pays_,» s'écria-t-il. Puis, étonné +de trouver en tâtant le matelas de ma cabine un individu de plus, +couché tout habillé à côté de moi: «Ah! bien, en voilà une +bonne, se prit-il à dire: comment! te v'là _amateloté_ de c'te +manière. Débrouillons un peu nos amarres, et voyons ce que ça veut +dire.» Sa main fouilla, en une seconde, toute ma cabine. + +La lampe de la grande chambre éclairait paisiblement la scène qui se +préparait. Mon pays Ivon prend par le collet l'individu qu'il avait +trouvé en supplément près de moi. + +--C'est toi, petit Jacques? fit-il avec étonnement. Et que fais-tu +donc à bord? + +Des larmes abondantes, comme savent en répandre toutes les femmes +dans les circonstances désespérées, furent la réponse de Jacques +à Ivon. + +Moi, déjà levé, j'étais auprès d'Ivon: l'aveu ne se fit pas +attendre. Je lui dis tout en peu de mots; car dans les occasions +pressantes, la passion n'est pas verbeuse. «C'est une femme que petit +Jacques, mon brave Ivon: elle a voulu fuir son capitaine d'armes et +venir avec moi. Voilà tout.» + +--Ah! la bonne fichue farce, et ce pousse-caillou de capitaine d'armes +qui s'est laissé gourrer.... C'est pas l'embarras, il a été +soldat, et ça voulait faire le malin à bord. C'est bien fait pour +lui.--Puis, reprenant un ton sérieux, il m'adressa ces paroles: + +«Tu as manqué à la subordination: c'est pas bien. Mais le +capitaine qu'on nous a donné d'à bord du corsaire est un véritable +_suce-chopine_: il est plein comme un Anglais, un vrai pochard!... +Verse-moi un verre de rhum. Monte sur le pont, laisse ta femme en bas, +dans ta cabine.... Ta femme que j'ai dit, n'est-ce pas?.. Ah! ah! ah! +sa femme! ça fait p..... des épingles.... Un petit particulier de +c'te façon avoir une femme! Mais, c'est égal: je me charge de toute +la boutique, et laisse courir le bord qui porte à terre.» + +Un poids énorme venait de m'être ôté de dessus la poitrine. +Petit Jacques embrassa Ivon, qui dès lors nous fut conquis. J'étais +honteux de tant de bonheur en un jour. + +En me promenant sur le pont avec mon second, une confiance intime +s'établit entre lui et moi par cela surtout qu'il me savait gré de +m'être rangé sous sa protection; et ce n'était cependant que le +deuxième quart que nous faisions ensemble. Les marins vivent vite: +ils ont besoin de tout se dire promptement, pour pouvoir se dire +quelque chose; ils n'ont pas le temps d'être faux ou dissimulés. +Ivon m'avoua qu'il aurait déjà fait sa fortune, s'il avait su lire +et écrire. + +--Vous ne savez pas lire, mon second? + +--Non, mon lieutenant. + +--Mais cela s'apprend. + +--Oui, mais pas à mon âge, et joint qu'avec cela j'ai la tête dure +comme un Bas-Breton que je suis. + +--Eh bien moi, je veux vous apprendre à lire! + +--Tu seras alors bien malin, _Fil-à-Voile_; car moi je ne le +veux pas... Mais, à propos, je ne veux plus qu'on t'appelle +_Fil-à-Voile_, dis donc! Comment te nommes-tu, sans farce? + +--Je m'appelle Léonard, maître Ivon! + +Je n'avais pas prononcé mon véritable nom, qu'Ivon passe devant et +dit aux matelots de quart: + +«Dites donc, vous autres, je suis bien aise de vous prévenir que ce +petit jeune homme s'appelle...... Comment déjà m'as-tu dit? + +--Léonard! + +--Ah! oui, c'est vrai, _Léonard_, et pas _Fil-à-Voile_, +entendez-vous, et que si on l'appelle encore _Fil-à-Voile_, je +casserai les reins à tout l'équipage.» + +Malgré l'engagement difficile que prenait là Ivon, en cas +d'infraction à ses ordres, l'équipage comprit qu'il était de force +et d'humeur à faire respecter ses volontés. On ne m'appela donc plus +que Léonard. + +Mon pauvre petit Jacques, laissé dans ma cabine, n'avait pu trouver +le sommeil qu'il y cherchait, sans moi: il monta sur le pont. Mais +au même instant, le capitaine Bon-Bord parut au milieu de nous. Je +prévis une scène désagréable pour moi, quoiqu'Ivon se fût chargé +de tout. + +Les capitaines, lorsqu'ils s'éveillent, sont ordinairement de +mauvaise humeur. Bon-Bord, en mettant le nez sur l'habitacle, trouva +que la route que nous faisions était mauvaise. + +--Pourquoi mauvaise? lui demanda Ivon. + +--Parce qu'elle n'est pas bonne. + +--Dites plutôt parce que vous avez bu un coup de trop hier soir, +capitaine _Bon-Bord_. C'est vous qui l'avez donnée cette route, au +surplus. + +--C'est moi! J'étais donc soûl? + +--Pas trop! à peu près comme à présent. + +--Je parie, moi, qu'elle ne vaut pas le diable, cette route! + +--Je parie que vous êtes _paf_. + +--Qui est-ce qui me prouvera que cette route est bonne? + +--Cet enfant, dit Ivon en me montrant, et qui en sait plus que vous et +moi. Que dis-tu de la route, Léonard? + +--Elle est bonne, répondis-je, si nous voulons entrer en Manche; et +j'expliquai de mon mieux mes raisons à l'appui de mon opinion. +Le capitaine Bon-Bord parut se rendre à l'évidence, mais d'assez +mauvaise grâce. Ivon grognait, Bon-Bord cherchait une occasion de +prendre sa revanche et d'avoir raison. Après un moment de silence, il +reprit la conversation. + +--Est-ce que je n'ai pas vu, en montant sur le pont, un jeune homme +causer avec vous? + +--Oui, dit Ivon. C'est tout jeunes gens que nous avons à bord... Je +tremblais. + +--Et qu'est-ce que c'est que ce jeune homme? Il m'a semblé ne pas le +reconnaître pour un de mes gens de la prise. + +--Ah! vous ne l'avez peut-être pas reconnu, voyez-vous, parce que ce +jeune homme est une femme, capitaine. + +--Une femme? + +--Oui, la femme du capitaine d'armes, qui a passé par-dessus le bord; +déguisée en matelot, quoi, comme vous et moi. + +BON-BORD. + +Il ne doit pas y avoir de femme, à bord, sous aucun prétexte. + +IVON. + +En ce cas-là, puisqu'il ne doit pas y avoir de femme à bord, cette +femme est un jeune homme. + +BON-BORD. + +Ah ça, voyons donc, est-ce une femme, ou bien est-ce un jeune homme? + +IVON. + +L'un ou l'autre, comme vous voudrez; ça dépend de vous. + +BON-BORD. + +Il faut me répondre autrement que cela. Qu'est-ce que cet individu et +quel est son sexe? Je veux le savoir. + +IVON. + +Si vous êtes si pressé, allez y voir; moi, je ne m'y connais pas +assez. Je vous ai dit tout ce que je savais. + +BON-BORD. + +Eh bien! c'est ce que nous verrons.... + + +Moi, je tremblai de tous mes membres à ces mots du capitaine. +Ivon reprit après avoir fait deux ou trois tours sur le gaillard +d'arrière. + +IVON + +Je voudrais bien savoir cependant si, dans les ordonnances de la +marine, il y a un article qui dit que le capitaine aura le droit de +s'assurer si les individus de l'équipage sont mâles ou femelles? + +BON-BORD. + +Les ordonnances disent qu'_un capitaine est roi à son bord_, et comme +je suis capitaine, je peux faire vérifier les sexes. + +IVON. + +Vous qu'êtes si savant, cap'taine Bon-Bord, avez-vous lu par hasard, +dans les ordonnances, que quand un cap'taine est soûl et qu'il ne +peut plus se tenir debout, il doit aller se coucher? + +BON-BORD. + +Tu m'insultes, je crois! + +IVON. + +Non pas, je dis tout bonnement que vous êtes soûl. C'est-il vous +insulter que de vous dire ce que vous êtes? + +BON-BORD. + +Tu m'insultes, oui. Mais c'est bon; à la première terre, je te ferai +fusiller comme un chien, pour m'avoir manqué. + +IVON. + +Eh bien! moi, pour ne pas te manquer davantage, je t'étouffe comme +un pigeon, si tu fais le crâne; mais comme il faut cependant de la +subordination à bord, je ne te tordrai tout-à-fait le cou qu'à la +première terre. + +En prononçant ces mots, Ivon avait saisi son capitaine par le bras +droit, qu'il lui serrait de manière à le lui briser comme dans un +étau. Bon-Bord, rappelé à lui-même par cette vigoureuse pression, +remit sa vengeance à un temps plus reculé. Il descendit dans la +chambre, où il but quelques verres de rhum en jurant, et il alla se +coucher. + +Ivon, que cette dispute avait agité d'autant plus violemment qu'il +avait contenu sa colère, après avoir trois ou quatre fois promis +à son capitaine qu'une fois à terre, il lui donnerait _une tournée +telle que le coeur lui en ferait mal_, chargea sa pipe, et m'envoya +devant, la lui allumer à la cuisine.. + +Petit Jacques, qui s'était tenu coi pendant le temps où les deux +interlocuteurs échangeaient entre eux des paroles animées dont il +était l'objet, vint à nous. Quelle scène! s'écria-t-il. + +IVON. + +Ne craignez rien! je vous ai pris tous deux sous mon écoute de +grand'voile, et je vous réponds que je vous conduirai à bon port, ou +que le diable m'enlèvera. + +PETIT JACQUES. + +Et si le capitaine veut m'opprimer en vous persécutant vous-même? + +IVON. + +C'est un gredin, un vrai sac à vin, ou plutôt un vrai sac à tafia. + +PETIT JACQUES. + +Mais s'il s'attache à nous persécuter? + +IVON. + +Vous opprimer! Nous persécuter! Allons donc! c'est bon dans les +comédies ça; mais à bord et avec Ivon! Je voudrais bien le voir: +non, je voudrais le voir, là, pour la farce seulement! Mais il ne +s'agit plus de tout ce bataclan. Voyons, mam'selle, racontez-nous +un peu comme quoi vous vous êtes trouvée à bord du corsaire, avec +votre petite mine si accastillée et vos petites mains à manier +l'aiguille plutôt que l'_épissoire_; car le diable m'élingue si je +comprends un seul mot dans toute cette histoire de tonnerre d...... + +PETIT JACQUES. + +Mon histoire ne sera pas longue: c'est celle de toutes les jeunes +personnes qui ont plus d'éducation que d'expérience, et plus +de passions que de raison. Puisque vous vous intéressez si +généreusement à moi, je vais vous apprendre qui je suis. + +Ivon et moi nous nous assîmes sur le banc de quart, à côté de +Jacques. Le temps était beau: le navire filait à toutes voiles sur +une mer magnifique, que l'on entendait à peine glisser le long du +bord. Jacques commença son histoire, à demi-voix, pour ne pas être +entendu du timonnier, à qui Ivon répétait tous les quarts d'heure, +en mettant le nez sur la boussole: _attention à gouverner et portons +plein._ + + +HISTOIRE DE PETIT JACQUES. + +«Mon nom est Rosalie Le Duc. Privée fort jeune de ma mère, je fus +envoyée, à douze ans, de Brest au pensionnat d'Ecouen, pour y être +élevée aux frais du gouvernement, faveur à laquelle les blessures +de mon père, ancien maître canonnier, m'avaient donné des droits. +Je reçus dans cette maison une éducation trop peu en rapport avec le +rang modeste que j'étais destinée à occuper un jour dans le monde. +Mon père ayant perdu la vue, par suite de ses blessures nombreuses, +je revins auprès de lui, pour lui donner les soins que je devais +à son malheur et à la tendresse qu'il avait pour moi, son unique +enfant. Le capitaine d'armes de votre corsaire avait connu mon père +dans ses campagnes; il lui fut facile de trouver accès dans notre +humble maison. Ce jeune homme avait des manières qui, sans être +distinguées, pouvaient plaire à une fille bien élevée. Sa +générosité, sa franchise apparente et cet air avantureux qu'ont les +marins, et qui décèle presque toujours un bon coeur, me prévinrent +favorablement pour lui. Il appartenait à une famille honorable, dont +il avait dissipé une partie des biens, et à laquelle il promettait +une conduite à l'avenir exempte de reproches. Il devait renoncer +à faire la course. Il me demanda à mon père. Le désir de rendre +meilleure la position de l'auteur de mes jours, réduit à une modique +retraite, me fit accepter la proposition de mon amant. Mon père me +fut enlevé au moment où je devais m'unir à celui qu'il m'avait paru +bien aise de pouvoir nommer son gendre. Après cet événement, il ne +fut plus question de mon mariage. Je voulus renoncer à un homme qui +m'avait trompée, mais il était trop tard!» + +Ivon, à ces mots, interrompit brusquement Rosalie..... Comment trop +tard? Est-ce que... Il ne manquerait plus que ça... mais non, je +ne vois pas.... Quoi! c'était donc un pas grand'chose que notre +capitaine d'armes? Promettre le mariage à une _fraîcheur_, et puis +après la laisser aller en dérive! C'est un tour de jean... + +Je suppliai Ivon de laisser continuer Rosalie; elle reprit: + +«Une ancienne réputation d'honneur nous impose l'obligation de +fuir les lieux où nous étions estimés, quand nous avons cessé de +mériter cette estime si précieuse. J'étais aussi misérable que +coupable. Mon amant me promit de m'emmener avec lui aux États-Unis. +Je demandais à ne plus vivre au milieu des personnes qui m'avaient +connue sage. Il m'assura que son corsaire allait à New-York. Je +consentis à suivre, sous les habits d'homme, celui qui m'avait +séduite, déshonorée.» + +IVON. + +Déshonorée! allons donc; est-ce que ça déshonore! je voudrais bien +voir ça, moi! Mais voyez-vous cette canaille de capitaine d'armes! +dire que nous allions à New-York, quand nous allions courir bon +bord de côté et d'autre! Peut-on tromper une jeune personne de c'te +manière! Il faut que ça soit un fameux rien de bon!.. + +ROSALIE. + +Sur le corsaire mon séducteur se montra ce qu'il était: il n'avait +plus besoin de feindre avec moi pour me tromper; il osait avoir de +la jalousie pour une femme qu'il avait cessé d'aimer. Léonard, le +premier peut-être, découvrit mon travestissement. Je lui fis croire +que j'étais mariée au capitaine d'armes; j'avais besoin de ne pas +paraître trop méprisable aux yeux de cet enfant, pour qui j'ai +éprouvé, pour la première fois de ma vie peut-être, un penchant +que je ne cherche plus ni à cacher ni à me faire pardonner. + +Je tressaillis à ces mots d'un bonheur que j'ignorais encore. Ivon +reprit avec sa grosse voix: C'est-à-dire, tout bonifacement, que vous +en tenez joliment pour ce petit nom de D...; mais c'est _physique_ ces +choses-là, et c'est pas surnaturel. On a de l'amitié pour quelqu'un, +parce que ça vient tout bêtement, et puis voilà ce que c'est; mais +l'amitié, ça ne se donne pas: ça vous tombe à bord comme un grain +blanc, sans savoir d'_où ce que c'est venu._ + +ROSALIE. + +Oh! je pense bien que vous n'excusez pas aussi facilement que vous +le dites, M. Ivon, et mes fautes et mes aveux; mais vous me paraissez +avoir un si bon coeur... Cependant vous n'avez peut-être jamais +aimé, vous? + +IVON + +Ça dépend: moi, voyez-vous, j'aime une fois que je suis à terre, +pour mon argent, et à peu près sans comparaison comme...; mais +jamais je n'ai suborné personne: j'ai toujours trouvé l'_ouvrage +toute faite_ avant moi. C'est plus commode et c'est plus tôt fait; +car si je disais à une particulière: _je t'épouse,_ eh bien! je +ferais la bêtise; pas pour la particulière, le tonnerre de Dieu +m'en garde; mais pour qu'il ne _soit_ pas dit qu'Ives-Marie Lagadec a +manqué à sa parole une seule fois dans sa vie. On est Breton ou on +ne l'est pas, quoi, n'est-ce pas? Eh bien! ça dit tout. + +Pendant ce temps, pendant ces entretiens délicieux, notre navire +filait toujours avec bonne brise. Cinq à six jours se passèrent de +la sorte. Notre capitaine de prise se grisait régulièrement deux ou +trois fois toutes les vingt-quatre heures, et, à chaque instant, +il montait sur le pont pour faire prévaloir son autorité, que +l'équipage méconnaissait en toute occasion. Seul un peu au fait des +petits calculs nautiques qui nous étaient nécessaires pour attérir, +je dirigeais la route; Ivon faisait faire la manoeuvre, et il avait +soin de mettre sur le corps du navire autant de voiles qu'il pouvait +lui en faire porter: il appelait cela _torcher de la toile._ Les +bâtimens que nous apercevions, nous les évitions: ceux qui nous +chassaient, nous les perdions dans la nuit en faisant fausse route. En +manoeuvrant ainsi, nous atteignîmes enfin la Grande Sole; le plomb de +sonde fut jeté et on annonça fond. La terre ne pouvait pas tarder à +se montrer. C'est alors que l'anxiété devint générale à bord, +car c'est toujours sur les attérages que les croiseurs anglais +attendaient les prises qui cherchaient à se glisser dans le port. + +Pour moi, je l'avouerai, je pressentais presque avec regret le moment +où nous devions toucher au terme de notre voyage; je me trouvais si +bien à bord! Les dangers mêmes de notre traversée n'offraient qu'un +attrait de plus à ma jeune imagination, amoureuse d'aventures et +d'émotions. Cette vie incertaine de corsaire, toujours assaisonnée +par le désir d'échapper avec une riche cargaison à un ennemi sans +cesse excité à ressaisir sa proie, me plaisait beaucoup plus que +le calme d'une existence sûre à terre, entre des parens qui +préviennent tous vos besoins et des amis qui flattent tous vos +goûts. Et puis Rosalie était là près de moi à chaque heure du +jour. Personne ne me disputait le plaisir de l'occuper seule. Toutes +les nuits elle partageait, sur le pont, à mes côtés, pendant les +heures de quart, mes innocentes joies; jamais je ne m'endormais +dans ma cabine sans que mes mains, fatiguées par le travail, ne +reposassent dans les siennes, si douces et si caressantes. Ses soins +pour moi ressemblaient beaucoup plus à ceux d'une mère ou d'une +soeur qu'à ceux d'une amante; mais je sentais de la volupté dans sa +tendresse. Je la sentais d'autant plus, cette volupté, que tous mes +organes étaient neufs, que mon coeur était naïf. Cette fraîcheur +des sentimens de l'adolescence n'est-elle pas mille fois préférable +à l'impétuosité avec laquelle, quelques années plus tard, on +épuise toutes les jouissances de la jeunesse? C'est à quinze ou +seize ans qu'on éprouve tout ce que l'amour a de divin. Passé cet +âge, ce n'est qu'une passion ou un délassement. + +Une nuit on cria terre: c'était un feu, que l'homme placé au bossoir +venait de découvrir. Tout le monde s'assembla derrière; les uns +disaient que c'était le phare de Scylly; les autres que ce ne pouvait +être que celui du cap Lézard, et les derniers enfin, que c'était +la tour d'Ouessant. L'équipage et le capitaine Bon-Bord, un peu +dégrisé, semblèrent demander mon avis. Flatté de l'espèce +de condescendance que je croyais remarquer dans leurs regards +bienveillans, je me hasardai à dire solennellement mon opinion. + +«Hier j'ai obtenu une latitude par la hauteur méridienne à +l'instant où le soleil s'est montré à midi et a éclairé, pendant +quelques minutes, l'horizon. Or, comme nous avons toujours couru à +l'Est depuis ce temps, je conclus, d'après la latitude observée, +que le feu à vue par babord à nous, ne peut être que celui du cap +Lézard.» + +Chacun fut de mon avis, par cela peut-être que j'étais le seul qui +pût soutenir mon opinion par quelque raison bonne ou mauvaise. + +Maintenant quelle route ferons-nous, demanda Ivon, pour attérir avec +des vents de Nord sur quelque endroit bien mauvais de la côte de +France? Moi je suis pilote des mauvais parages. + +--Mais il faut gouverner au Sud du compas à peu près. + +--Et pourquoi, s'écria Bon-Bord, choisir les parages les plus +dangereux? + +--Parce qu'il y a toujours moins de croiseurs là où il fait mauvais +_que là où ce qu'il_ fait bon. + +L'opinion d'Ivon prévalut. Dans les circonstances épineuses, les +hommes dont les résolutions sont vives et promptes ont toujours +raison. Nous orientâmes vent arrière, laissant les feux du cap +Lézard se perdre dans l'obscurité de la nuit et scintiller sur les +lames qui nous poussaient, comme avec une sorte de bienveillance, vers +les côtes de la France. Je dis ici avec bienveillance, car l'habitude +des marins est d'animer tout ce qui se passe autour d'eux. Ainsi +la mer leur semble bonne ou maligne, le vent caressant ou mal +intentionné, selon que la mer les pousse ou les menace, selon que la +brise les favorise ou les contrarie. + +Je ne pourrais bien dire ici l'impression que la vue de ces phares +étincelans que nous quittions, avait produite sur moi. Ces tours à +feu, allumées sur un bout de terre au milieu des vagues, pour guider +pendant la nuit les navires battus par les vents et les flots, me +remplissaient l'âme de quelque chose de poétique et sublime, que je +ne saurais bien exprimer. Il faut avoir navigué pour sentir certaines +émotions dont on se doute à peine à terre, où les objets sont +si différens de toutes les choses au milieu desquelles existent +les marins. Tous nous savions que les feux que nous voyions briller +appartenaient à une terre ennemie; mais nous aimions à les voir, +parce qu'ils nous indiquaient que là il y avait des hommes, des +femmes et de la civilisation enfin, et que nous allions peut-être +quitter l'aspect sauvage de la mer, pour nous retrouver, après bien +des dangers, au milieu des nôtres et au sein de l'abondance que +promet aux marins la terre de la patrie. + +De quelle anxiété n'est-on pas cependant tourmenté, lorsqu'en temps +de guerre on cherche sur les attérages à mettre au port le navire +qui vous est confié, et qui porte quelquefois toute la fortune que +vous avez conquise! Tout vous semble ennemi dans ces momens de crainte +et de si frêle espérance; la moindre barque devient un vaisseau de +ligne; la plus petite variation de brise paraît vous menacer +d'un vent contraire ou d'une tempête effroyable. A la plus simple +contrariété on se désespère: on trouve à peine le sang-froid +nécessaire pour commander la manoeuvre qui, au large, vous est +la plus familière. C'est un port qu'il faut aux corsaires qui +attérissent, pour qu'ils retrouvent leur gaité et leur insouciante +philosophie. On sent presque, dans ces momens d'anxiété, à +l'approche du but, que la fortune les gâterait s'ils étaient +toujours réduits à trembler pour ce qu'ils croient posséder. + +Un homme à bord soutenait cependant notre courage: c'était Ivon: il +ne dormait plus; mais il buvait et fumait toujours. Depuis que nous +avions quitté le corsaire, il n'avait pas tiré ses grosses bottes, +qui lui couvraient les cuisses. Souvent je l'avais vu visiter et +maintenir en état, quatre petits canons que la prise avait sur +son gaillard d'arrière. Il avait eu soin aussi de s'assurer de +l'existence de quelque barils de poudre qui se trouvaient dans une +des soutes de la chambre. Avec cela, disait-il, nous pourrions nous +défendre d'une embarcation qui voudrait nous accoster. + +L'occasion d'employer les canons qu'Ivon mettait en état ne tarda pas +à s'offrir. + +Vers l'heure où nous supposions, d'après la route que nous avions +faite depuis le phare de Lézard, qu'au jour nous pourrions avoir +connaissance de la terre, nous crûmes apercevoir derrière nous, dans +l'obscurité, une masse noire qui nous suivait à une petite distance. +Une mauvaise longue-vue de nuit ne nous permit pas de distinguer, +comme nous l'aurions voulu, le navire qui semblait nous donner chasse. +La brise était ronde, et nous portions autant de voiles que nous +avions pu en livrer au vent. Tout nous portait à croire que si le +bâtiment que nous avions dans nos eaux était armé, il n'avait pas +du moins sur nous un grand avantage de marche, puisque depuis le temps +où nous avions commencé à l'observer, il n'avait pas encore pu nous +rallier. Les deux meilleurs timonniers de l'équipage avaient été +placés à la barre; car dans les circonstances où il faut se sauver +à force de marche, il est surtout essentiel de bien gouverner, et de +ne pas perdre, par la maladresse du timonnier, le chemin que l'on fait +en forçant de voile. Pour alléger autant que possible notre navire, +nous jetâmes à la mer tout ce qui encombrait inutilement notre pont +et qui pouvait nuire à la vitesse de notre sillage. Nous étions +impatiens d'apercevoir le jour; et la crainte de voir les vents +qui nous favorisaient, passer au Nord-Est, circonstance ordinaire, +d'après les indices que nous avions remarqués, ajoutait encore à +l'anxiété naturelle que nous éprouvions. Le jour commença enfin +à poindre à travers les vapeurs rougeâtres qui épaississaient +l'horizon. La mâture du bâtiment à vue était haute, et les +bonnettes qu'il avait poussées au bout de ses vergues, donnaient, à +la pyramide que faisait sa voilure, une base des plus larges. +C'était un croiseur anglais, selon toute apparence; mais, comme nous +n'apercevions que son avant, dans la position où il se trouvait, par +rapport à nous, on ne pouvait guère former que des conjectures assez +vagues sur sa force. Nous étions dans le mois de février: le +grand jour ne se faisait que fort tard, et nous attendions, avec +perplexité, que la terre dont nous devions être près, se montrât +à nous; bientôt, en effet, elle apparut sur notre avant, basse, +blanche dans quelques unes de ses parties; la mer, qui écumait en +mugissant sur des brisans, au-dessus desquels voltigeait un essaim de +mauves, nous indiquait assez que nous avions à éviter des dangers +autres que celui de la chasse de l'ennemi. + +Notre capitaine s'était un peu dégrisé; mais il savait à peine +où nous devions nous trouver, d'après la route faite: il avait +d'ailleurs perdu sur nous cette autorité du commandement, si +nécessaire à un chef, dans les circonstances pressantes. Ivon +seul était à son affaire, et il avait assumé sur lui toute la +responsabilité des événemens. Montée dans les haubans, pour +reconnaître les parages où nous étions, il nous cria qu'il +reconnaissait parfaitement la terre sur laquelle nous courions. «Je +suis pilote du lieu, nous disait-il, et j'ai fait la pêche dans ces +cailloux que vous voyez. C'est l'île de Bas, et bientôt nous verrons +les clochers de Saint-Pol-de-Léon.» Son assurance nous rendit +la confiance qui nous manquait, et l'obéissance passive de tout +l'équipage lui fut acquise. C'est lui que nous reconnûmes tacitement +pour capitaine. Il ordonna à Bon-Bord de se mettre à la barre du +gouvernail, et de veiller à bien gouverner à son commandement. + +Bon-Bord ne sut qu'obéir, sans oser réclamer, comme il le +faisait auparavant, le bénéfice des ordonnances de la marine, qui +l'instituaient, à ce qu'il prétendait, _roi à son bord_. + +Notre navire allait toujours bon train: la brise fraîchissait, et +la mer devenait grosse; mais, malgré la force croissante du vent et +l'agitation des lames, nous continuions à tenir toutes nos voiles +et nos bonnettes dehors. Le bâtiment qui nous appuyait la chasse, +n'amenait non plus aucune de ses voiles. La poursuite à laquelle nous +voulions échapper était aussi vive que notre fuite était prompte et +habile. Le _Back-house_ que nous montions marchait bien: le bâtiment +qui se tenait obstinément dans nos eaux, ne paraissait pas perdre sur +nous un seul pouce de chemin. La situation devenait des plus critiques +pour nous et pour notre ennemi, que le danger des écueils que nous +bravions, n'effrayait pas: la terre s'approchait avec ses longs +cordons de sable blanc, ses rochers noirâtres et ses brisans autour +desquels les flots tumultueux répandaient bruyamment leur écume +d'albâtre. + +Ivon, tout en faisant gouverner pour attaquer l'île de Bas, dans +l'Est, s'occupait de charger à mitraille nos quatre petits canons. +Que voulez-vous faire contre ce grand navire, lui demandai-je, si +c'est une frégate? «Oh! ce n'est pas la frégate que je crains, me +répondit-il; mais elle a des péniches qu'elle peut mettre à la mer, +si le temps vient à _calmir_, et c'est sur les embarcations que je +veux tapper. En attendant, ajouta t-il, chargeons ferme ces espèces +d'engins: nous leur en f..... par le bec, s'ils veulent nous tâter au +derrière.» + +Lorsque nous nous trouvâmes en position de donner dans la passe, il +fallut retenir un peu au vent pour enfiler le chenal par lequel nous +voulions entrer. Le navire chasseur imita notre manoeuvre, et nous +laissa voir, dans cette _oloffée_, la batterie et le travers d'une +grosse corvette, «Il faut, répétait Ivon, que cette gueuse-là ait +un pilote français à bord, pour nous taquiner comme ça!... Ah! si +je tenais les gredins qui servent l'Anglais, sous mes pieds, comme +je te mettrais leurs jean-f..... de têtes en marmelade!» Et, en +prononçant ces derniers mots avec rage, il appliquait sur le pont +son large et vigoureux pied. Un coup de canon de chasse de la corvette +nous annonça à qui nous allions avoir sérieusement affaire, et +bientôt après nous vîmes un long pavillon anglais se déployer et +se jouer au bout de la corne de notre ennemi. + +«Attention à gouverner, Bon-Bord, s'écria Ivon. Moi, je vais +relever le muffle à cet Anglais. Léonard, va m'allumer ce bout de +mèche à la cuisine, et feu dessus.» + +Effectivement, après avoir pointé deux de nos pièces placées +en retraite, sur l'arrière du _Back-House_, Ivon, avec son bout de +mèche, mit le feu à l'amorce. Nos deux petits coups de canon firent +ricocher la mitraille sur l'avant de la corvette, qui riposta à +boulet. Le feu s'engagea, et l'on n'entendait plus, au milieu de +ce bruit, que la voix d'Ivon, qui répétait à Bon-Bord: «_Loffe, +laisse arriver, comme ça va bien_, ou qui nous excitait en nous +criant: _Feu, chargez, pointons à démâter_.» + +Je lui apportais des gargousses: il chargeait nos pièces, les +pointait, tirait, riait, et, le nez fourré sur l'habitacle, pour +faire gouverner, ou sur la culasse des pièces, pour envoyer des +_grappes de raisin_ à l'anglais, il remplissait à la fois les +fonctions de capitaine, de pilote et de canonnier. On a dit souvent +qu'un marin était plus qu'un homme: jamais, à ce compte, je n'ai +vu un matelot être plus de fois homme que mon pays Ivon, dans notre +entrée à l'île de Bas. + +Les boulets de la corvette nous dépassaient: notre mitraille +devait quelquefois tomber à son bord. Nous parvînmes enfin, en +la canonnant, à nous réfugier sous terre, sans qu'elle put nous +approcher assez près pour nous faire amener; mais, au moment où +nous nous supposions sauvés, en reprenant les amures à tribord et en +amenant nos bonnettes, pour faire la passe de l'Est de l'île de Bas, +un faux coup de barre de Bon-Bord, toujours placé au gouvernail, nous +fit toucher sur la queue d'une petite île nommée, en bas-breton, +_Tisozon_ (île aux Anglais). A l'ébranlement violent donné au +navire par cet échouage, nous ne doutâmes plus de la perte de notre +prise. Un grand coup de poing d'Ivon vola dans la figure de +Bon-Bord, à la maladresse de qui il attribuait, avec raison, notre +mésaventure. Le _Back-House_, roulant au milieu des flots sur les +rochers où s'était brisée sa quille, se pencha sur le côté de +bâbord, présenta tout son flanc aux boulets de la corvette anglaise, +qui se mit en panne pour nous mitrailler tout à son aise, à moins +d'une demi-portée de canon. Nous ne songions presque tous qu'à nous +sauver sur l'île voisine, où la mer blanchissait à quelques brasses +de l'endroit où nous étions échoués. Ivon seul voulait rester à +bord, et il reprochait vivement à Bon Bord d'abandonner, comme les +autres allaient le faire, le navire à bord duquel il devait rester le +dernier, comme capitaine. + +La corvette, pour s'emparer de la prise et de nous, ou tout au moins +pour incendier le navire, mit bientôt deux embarcations à la mer. +Ces péniches, chargées de monde, débordèrent et ramèrent à force +pour gagner la terre. Il n'y avait plus à se défendre, dans l'état +où se trouvait notre malheureux bâtiment, à moitié submergé: +notre chaloupe, poussée à la mer du côté de bâbord, par les +plus peureux, reçut tous ceux qui voulaient se sauver les premiers. +Rosalie me suppliait de ne pas la quitter. Ivon, que ses tendres +supplications n'amusaient pas, la prit de force dans ses bras +robustes, et la jeta dans la chaloupe, qui se trouva bientôt, sans +nous, à une demi-portée de fusil du navire, où nous avions résolu +d'attendre l'ennemi. Notre perte paraissait certaine. «Va me chercher +de quoi charger cette pièce de canon, me dit _mon pays_, je vais +m'amuser à _déquiller_ quelques Anglais, avant d'amener pavillon.» +Le pavillon anglais renversé, se trouvait encore issé à notre +corne, comme on le faisait à bord de toutes les prises faites par des +navires français. + +Je descends, pour obéir à l'ordre qui m'est donné, dans la chambre +où se trouvait la soute aux poudres: une chandelle, que l'on avait +oublié d'éteindre, comme à l'ordinaire, aux premiers rayons du +soleil, se consumait encore dans le globe de cristal, suspendu sur +la claire-voie. A cette vue, une idée subite, comme une inspiration, +s'empare de moi: je saisis le bout de chandelle, dont la mèche +consumée s'éparpille et étincelle en mes mains, dans ce mouvement +rapide; et, sans calculer le danger, j'enfonce la chandelle tout +allumée dans le tas de poudre que renfermait la soute. Puis, +montant comme un fou sur le pont, je crie à Ivon: _Sauvons-nous, +sauvons-nous, le feu est dans la soute aux poudres!_ A ces cris aigus, +Ivon me regarde fixement, tout étonné du désordre de mes mouvemens +et de l'égarement de mes traits: il me prend par les reins, me jette +par-dessus le bord, comme un paquet de mauvaise étoupe; et, croyant +que je ne sais pas assez nager, plonge sur moi, me fait couler, +me ramène à flot, et me faisant passer sur ses larges épaules, +m'attire à terre avec lui. + +Rosalie, à moitié dans l'eau, sur le rivage, pour voler au devant de +moi, me reçoit avec des cris, de la lame qui me pousse, dans ses bras +qui me pressent bientôt. Ivon, déjà sur le bord, tout ruisselant +d'eau de mer et les mains sur les hanches, me demandait: «_Eh bien! +mon pays, qu'en dis-tu?_» Sans rien répondre, je saisis Rosalie par +la main, et, de toutes me forces, j'entraîne Ivon derrière un rocher +de l'île. Il était temps: une détonnation épouvantable, ébranle +l'île, et, en nous jetant à terre, comme anéantis, nous couvre +de feu, de fumée et de débris, derrière le rocher même où nous +étions réfugiés. C'était la prise qui, avec les deux péniches +anglaises qui venaient d'aborder, avait sauté en l'air. Ivon, tout +bouleversé d'un accident qu'il ne comprenait pas bien, me parlait +en criant; j'étais devenu sourd: je lui hurlais, de mon côté, aux +oreilles, il ne m'entendait pas plus que je ne l'entendais moi-même. +Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes que je pus lui faire +comprendre que c'était moi qui, au moyen d'un bout de chandelle, +venais de faire sauter le _Back-House_. + +On ne put s'imaginer quelle fut sa joie, en apprenant cette prouesse +et le succès de mon imaginative: il sautait, dansait, s'arrachait +les cheveux, de joie; et se tenant les côtes, à force de rire, il +s'écriait, tout essouflé: _Ah! la bonne sacrée farce!_ Ah! mon +Dieu, mon Dieu, est-il possible, jamais je n'ai tant ri! Et puis +il répétait encore après avoir de nouveau gambadé jusqu'à +l'épuisement de ses forces: Oh! quelle farce! Quelle bonne farce! +Il ne voyait, dans l'explosion du navire, et les bras et jambes d'une +cinquantaine d'Anglais volant en l'air, qu'une de ces espiègleries +qu'il aurait faites à ma place, si l'idée lui en était venue. + +Étonnés, confondus de l'explosion de la prise, dont ils ne pouvaient +encore s'expliquer la cause, les gens de notre équipage, réfugiés +avec nous sur l'île, accoururent vers l'endroit du rivage où nous +nous tenions; ils nous entouraient, nous pressaient pour savoir quel +motif avait pu porter les Anglais à faire sauter avec eux-mêmes +le navire dont ils venaient de s'emparer. Ils attribuaient cet +événement à l'imprudence des capteurs. + +Sont-ils donc bons, nos gens! s'écriait Ivon; ils se sont mis dans +le toupet ces _paliacas_, que c'est l'Anglais qui s'est fait sauter +lui-même! pas si bête le jean f...! Tenez, voyez-vous bien, +puisqu'il faut tout vous dire: c'est ce petit nom-de-Dieu qui a fait +tout ce bataclan, avec un bout de chandelle. «Allons, accoste ici, +Léonard, que je t'embrasse, et du bon coin; car _t'as_ mérité toute +mon estime. Et après cette allocution, les lèvres d'Ivon, noircies +de poudre et de tabac, et toutes gluantes encore d'eau de mer, +s'appliquèrent vigoureusement sur mes deux joues frémissantes de +plaisir et d'orgueil. + +Comme _mon pays_ était un peu obscur dans ses harangues, il me fallut +raconter après lui le moyen que j'avais mis en usage pour faire voler +en l'air tout l'arrière du bâtiment et les deux péniches anglaises. +Au milieu de ma narration, Ivon, que jusque là j'avais toujours +traité avec les égards que m'inspiraient son grade supérieur au +mien, et son âge plus avancé, me dit en me pressant fortement la +main: je n'entends plus que tu me dises _vous_, ni que tu m'appelles +_maître Ivon_ ou _mon capitaine_; je prétends et j'ordonne que tu +me tutoies, entends-tu bien, petit bougre; je te fais enfin mon égal, +et, si tu n'es pas content, _t'auras_ affaire à moi. Mais, pour +commencer le _tutoiement_, supposons que je _t'embête_ dans le moment +actuel; que diras-tu, voyons un peu? + +--Mais _vous_ ne m'embêtez jamais, _maître Ivon!_ + +--Ah t'y voilà-z-encore! tu as dit _vous_ et _maître Ivon_: est-ce +que tu voudrais me molester, par hasard? Allons, réponds-moi mieux +que ça, ou je te.... Voyons: une supposition que je t'embête, +comment _est-ce_ que tu me répondrais? + +«--Eh bien, puisque _tu_ le veux, je _te_ répondrais _va te_ faire +lanlerre. + +--Lanlerre, ce n'est pas ça; ce n'est _pas matelot_, cette parole, +ça commence bigrement à m'embêter moi-même. + +--Puisque c'est comme ça, lui répondis-je, _va te faire f...._ + +--A la bonne heure: c'est parler au moins! Vive la mère Gaudichon +et les enfans de la joie! Est-ce que ne v'la pas des embarcations qui +nous viennent de tous les bords! Si, ma foi de Dieu! Mais c'est des +amis, il n'y a pas de soin à avoir avec ceux-là. + +Au bruit de la détonation qui venait de se faire entendre au loin, +les pêcheurs, les pilotes de l'île de Bas et les corsaires +mouillés sur le chenal, et qui avaient pu observer notre manoeuvre, +s'empressèrent de nous porter secours. Les uns arrivaient peut-être +dans l'espoir de se jeter sur les débris du navire sauté. Les autres +(les canots des corsaires) arrivaient pour nous prêter main-forte, +dans le cas où la corvette ennemie ferait une seconde tentative pour +arracher du rivage que nous avions atteint et que nous venions de +couvrir, les lambeaux des hommes de son équipage. En moins d'un quart +d'heure, l'îlot fut entouré d'un essaim d'embarcations françaises. +Les pilotes de l'île de Bas, dans leurs pirogues effilées, +débarquaient avec les courtes jaquettes qu'il portent à la mer. +Chacun d'eux nous proposa un verre d'eau-de-vie; Ivon n'en refusa pas +un seul. Les marins des corsaires sautaient lestement à terre, le +mousquet au bras et un grand pistolet à la ceinture. Ce secours ne +fut pas inutile. + +La corvette anglaise, en panne devant Tisozon, avait déjà remis à +la mer deux canots qui paraissaient disposés à aborder la terre, +pour nous faire sans doute payer cher le mauvais succès de sa +première expédition. Embusqués dans les fentes des roches élevées +qui bordent la petite plage où nous nous étions sauvés, nos +libérateurs, la main droite sur la crosse de leurs mousquetons ou de +leurs pistolets, attendaient le moment où les Anglais essaieraient +à débarquer. Mais ceux-ci se défièrent du piège dans lequel nous +voulions les attirer. Les deux canots, après s'être assurés du +sort qu'avaient subi ceux qui avaient voulu amariner la prise, +s'éloignèrent et retournèrent à bord de la corvette qui dans +quelques minutes les hissa sur son pont. Nous entendions, de terre, le +sifflet du maître d'équipage qui faisait exécuter cette manoeuvre. +Dans un clin d'oeil, la corvette disparut en louvoyant avec rapidité +et précision, au milieu des brisans et des écueils qu'elle avait à +éviter pour regagner le large. + +«Sont-ils donc marins, ces gueux d'Anglais! répétait Ivon, en +admirant la manoeuvre de la corvette qui s'éloignait. Ah! si la +France n'avait pas été trahie au combat du 13 prairial!....» +C'était souvent l'exclamation qui échappait à _mon pays_ Ivon. Car +il faut bien remarquer que presque tous les marins paraissaient +alors convaincus, pour excuser peut-être leur infériorité à leurs +propres yeux, que la marine impériale était livrée à la trahison, +et que la marine anglaise ne l'emportait sur la nôtre que par +l'effet de la perfidie des ministres français et l'incapacité de nos +amiraux. + +Une fois le danger passé, et l'inutilité des efforts que l'on +faisait pour sauver les lambeaux de la prise, bien constatée, nous ne +songeâmes plus qu'à gagner le port voisin. Ivon, Rosalie et moi nous +fûmes accueillis cordialement par l'officier qui commandait le canot +du corsaire _le Revenant_, un des premiers navires qui s'étaient +empressés d'envoyer leurs embarcations sur Tisozon; et, heureux du +moins d'avoir glorieusement perdu notre prise, dans une heure nous +nous rendîmes du rivage où nous l'avions fait sauter, dans le petit +port de Roscoff, situé vis-à-vis de l'île de Bas, la première +terre qui s'était offerte à nos yeux sur la côte de France. + +Les pêcheurs des environs, restés à Tisozon après le départ +des canots du corsaire, s'acharnèrent à sauver ce qu'ils croyaient +pouvoir recueillir des débris de notre naufrage. C'est ainsi +qu'après le combat que se livrent deux tigres, on voit les oiseaux +de proie se précipiter avec voracité sur la dépouille de celui des +combattans dont le cadavre est resté sur l'arène sanglante. + + + + +3. + +VIE DE CORSAIRE. + + +Le gentleman Ivon.--Rosalie.--Projets.--Le café de +Roscoff.--L'_Anglais sauté_.--Les Corsairiens.--Retour au toit +paternel.--La croix d'honneur.--La part de prise. + + +Quelle race d'hommes que les corsaires! Quelle étrange exception ils +présentent au milieu du genre humain! La terre a bien ses brigands, +ses contrebandiers et ses pirates aussi, avec leurs aventures +romanesques et quelquefois héroïques. Mais le métier des héros de +grands chemins n'est que vil ou coupable, et rien ne saurait racheter +aux yeux de la société, la bassesse de la vie d'un Cartouche ou +d'un Mandrin. Mais un corsaire, un écumeur de mer même, peut encore +ennoblir ses excès et jeter de l'éclat jusque sur ses fureurs. Le +corsaire surtout, en pillant l'ennemi, sert toujours le pays qui +lui permet d'exercer sa rapacité sur toutes les mers, et la +reconnaissance nationale a confondu, dans la même gloire, +Dugay-Trouin, qui fut corsaire, et Tourville, qui ne répandit son +sang qu'à bord des navires de l'État. + +Combien pour l'écrivain qui vivrait parmi ces hommes terribles, il +y aurait de belles et vives couleurs pour peindre leur mépris de la +mort, leur fureur pour la débauche et leur besoin d'affronter les +dangers! Quelle sauvage philosophie dans cette vie si vite dépensée +à la mer ou au milieu des orgies! Quelle rude noblesse dans leur +prodigalité! Comment expliquer surtout cette avidité du pillage et +cette insouciance pour l'or qu'ils ont arraché au prix de leur sang? +Comparez ces basses intrigues, ce servilisme au moyen desquels on +s'élève à la fortune, dans les antichambres ou dans les cours, à +la courageuse et dédaigneuse témérité des corsaires, et dites-nous +après à l'avantage de qui sera ce rapprochement? + +Le petit port de Roscoff, où nous venions de débarquer, après +l'explosion de notre prise, était le rendez-vous de tous les +corsaires qui se réfugiaient dans le chenal de l'île de Bas, +poursuivis par l'ennemi ou battus par les tempêtes de l'hiver. Les +croiseurs anglais se tenaient toujours à vue de la petite île qui +servait de nid à ces aiglons de la mer, en attendant la sortie +des bricks, des cutters et des goëlettes qui, au premier bon vent, +osaient braver la présence de l'ennemi, pour aller écumer et +désoler la Manche. + +Notre aventure avec la corvette et les péniches anglaises, connue +bientôt à Roscoff, ne contribua pas peu à jeter sur Ivon et +sur moi un certain éclat de gloire. Les marins nos confrères nous +accueillirent avec cordialité; les habitans nous regardèrent avec +étonnement. Le déguisement de Rosalie devint l'histoire de tout le +pays. + +Le commissaire de la marine nous demanda à notre débarquement, avec +les autres hommes de l'équipage de la prise. Il nous engagea à faire +un rapport détaillé sur la manière dont nous nous étions conduits, +certain, disait-il, que l'Empereur entendrait avec plaisir le récit +d'un événement si honorable pour quelques uns de ses sujets. Le +rapport d'Ivon fut bientôt dicté. «Nous avions un capitaine de +prise que voilà, dit-il en montrant _Bon-Bord_; il buvait toute la +journée et toute la nuit. Pendant que j'envoyais quelques coups de +canon à la corvette anglaise qui nous chassait, notre capitaine a +mal gouverné: il a jeté sa barque sur les cailloux où les petites +filles de l'Ile de Bas vont laver leurs pieds, à marée basse. Ce +petit Léonard, que voilà, a mis le feu à la soute aux poudres avec +un bout de chandelle, et les Anglais, qui voulaient nous happer, ont +sauté en l'air comme un feu d'artifice. Ça n'a pas été plus malin +que ça, M. le commissaire.» L'officier d'administration me regarda +avec surprise et bienveillance. Il prit mon nom, me demanda si j'avais +des parens, et il m'engagea à aller le voir de temps à autre; ce fut +la première chose que j'oubliai de faire pendant tout mon séjour à +Roscoff. + +En nous jetant à la mer pour échapper aux Anglais, nous avions eu +soin, par bonheur, de sauver les piastres que nous avions reçues +dans le partage des barils d'argent, qui s'était fait à bord +du _Sans-Façon_. Une ceinture, dans laquelle nous mettions notre +monnaie, ne nous avait pas quitté à bord de la prise. C'est un usage +adopté parmi les marins que de porter sans cesse sur eux ce qu'ils +ont de plus précieux. Toujours exposés à tous les événemens, +ils ont la prévoyance de s'arranger de manière à se sauver avec ce +qu'ils peuvent le plus facilement arracher au naufrage qui les menace, +même au moment où ils s'y attendent le moins. + +Mon ami Ivon ne tarda pas à trouver l'emploi de ses gourdes. Il +commença par se faire habiller en _gentleman_, de la tête aux +pieds. Il se garnit la ceinture de trois ou quatre montres, dont les +breloques lui battaient l'abdomen, de la manière la plus plaisante. +Un parapluie à canne ne quittait plus, quelque temps qu'il fit, ses +mains goudronnées, qu'il avait eu soin de recouvrir de gants blancs, +bien glacés: on aurait dit, à chaque instant du jour, qu'il se +disposait à aller à une noce, ou plutôt qu'il en revenait; car il +ne _dégrisait_ pas du matin au soir, et quelquefois du soir au matin. + +Rosalie avait repris le costume de son sexe. Jamais je ne l'avais +vue encore aussi jolie que sous le chapeau de soie, au fond duquel +se cachait sa jolie petite figure fraîche et vive. Elle voulut +elle-même régler les détails de ma toilette, que je négligeais +d'une manière désespérante pour elle; mais elle s'attacha à me +vêtir un peu moins grotesquement que mon matelot Ivon. + +--Et tes parens, me dit-elle, quelques jours après notre arrivée, tu +n'y penses donc plus, Léonard? Jamais tu n'as songé aux inquiétudes +que ta mère a pu concevoir sur un fils qui l'a quittée, sans lui +faire savoir ce qu'il était devenu? Maintenant, elle croit t'avoir +perdu, et tu n'as pas encore pensé à lui dire le mot qui doit faire +son bonheur et peut-être la rendre à la vie. + +--Ma foi, j'aime bien ma mère, mon père et mon frère; mais rien ne +me coûterait autant que de leur écrire. Jamais encore je n'ai fait +une lettre, et je ne saurais en vérité pas par où commencer. + +--Eh bien! si je te disais, mauvais petit sujet, que j'ai déjà +écrit à ton père une lettre pour toi, que dirais-tu? + +--Eh! je dirais que tu as bien fait: que tu as fait mieux que je +n'étais disposé à faire moi-même. + +--Tu ne m'embrasses seulement pas, pour me remercier? Tu n'aimes donc +plus tes parens? + +Et j'embrassai encore une fois Rosalie. + +--Mais que va dire ton père? Voilà ce qui m'inquiète. + +--Il dira ce qu'il voudra.... + +--Et tu dis encore que tu tiens à tes parens? + +--Sans doute que j'y tiens; mais comme je le peux, comme je tiens à +toi enfin. + +--Mauvais enfant! tu m'aimes donc aussi... + +Et, après des entretiens pareils, Rosalie m'accablait des caresses +les plus tendres, les plus vives, auxquelles je ne répondais que par +des caresses d'enfant. Celles-là suffisaient encore à mon bonheur +et à celui de Rosalie, je crois; car son attachement pour moi était +désintéressé. Ce n'était pas même un amant qu'elle cherchait en +moi; mais avec le sentiment que je lui inspirais, elle avouait qu'elle +pouvait se passer de l'amour des autres hommes. Plus tard, j'ai +cherché à m'expliquer avec elle la singularité de cette sympathie, +qui nous faisait trouver, si jeunes tous deux, tant de félicité dans +une union presque toute intellectuelle; mais jamais nous n'avons pu +parvenir à nous rendre compte de ce que nous sentions le mieux +alors, et nous nous sommes souvent avoué que les momens les plus +regrettables de notre amour, étaient ceux où nous nous aimions avec +toute la candeur d'un sentiment fraternel. + +La gentillesse, les grâces de celle qui passait pour ma maîtresse, +et peut-être aussi la réputation de galanterie que devait lui donner +sa liaison supposée avec un enfant, attirèrent sur ses traces tous +les capitaines et les officiers les plus fringans. Nous logions tous +les trois dans une maison que l'on nommait très-hyperboliquement +l'_hôtel Thirat_. Deux mauvais billards, qui jusque là n'avaient +vu autour de leurs tapis usés que fort peu de joueurs, devinrent +le rendez-vous des galans flibustiers qui convoitaient Rosalie. M. +Thirat, notre hôte, publiait que nous lui faisions sa fortune. Cet +aveu fut un trait de lumière pour Ivon. Il faut, disait-il, que +mam'selle Rosalie fasse définitivement quelque chose de son corps +ici. + +--Comment de son corps? qu'entends-tu par là? Car Ivon, comme on le +sait, avait exigé que je le tutoyasse. + +--J'entends par là qu'il faut qu'elle ne reste pas à rien faire, +car l'homme et la femme sont faits pour travailler d'une manière ou +d'autre, ensemble ou séparément. + +--A quoi prétends-tu donc qu'elle s'occupe? + +--A tenir boutique ou autrement; mais enfin à faire quelque chose de +ses quatre doigts et le pouce. + +--J'y ai déjà songé et elle aussi; et tiens, il me semble que si +nous lui montions un petit magasin de bonnets et de rubans... + +--Mauvais cela! La bonneterie et la rubannerie, ça tombe dans les +marchandes de modes, et, comme on dit, c'est immoral. + +--Marchande de mercerie ou de quincaillerie, hein? + +--Mauvais encore. Ça sent trop la _rafale_, et à Roscoff il +n'y aurait que de l'eau à boire, avec des petits couteaux et des +aiguilles. C'est pas un métier ça! Cherche encore, et va de l'avant. + +--Marchande épicière? + +--C'est trop commun: cherche plus haut. + +--Et que pourrait-elle donc faire selon toi? + +--Elle pourrait tenir un petit café, nous vendre du grog et du punch, +du rhum et du bon tabac. + +--Mais il faut une licence pour vendre du tabac. + +--Oui, pour vendre de mauvais tabac; mais pour vendre de bon tabac, il +n'en faut pas: on fait la fraude, quoi donc; et à Roscoff, ils font +tous la contrebande comme des canailles qu'ils sont. Je la ferai +aussi, moi, et mieux que tous tant qu'ils peuvent être. Tu n'as +sans doute pas remarqué, toi, comme tous les _corsairiens_ viennent +louvoyer sous le vent et au vent de ta bonne amie? + +--Oh! que si que je l'ai bien remarqué! + +--Eh bien! mon fils, il faut leur faire payer cher leur louvoyage et +le droit d'ancrage le long de cette petite corvette. Quand elle aura +un café bien espalmé, ça ne désemplira pas: elle fera bonne mine +à chacun et dira bonsoir à tout le monde quand on voudra l'accoster +de trop près. Le plomb tombera dans son comptoir, et les paysans se +frotteront la mine avec le dos de leurs mains. Qu'en dis-tu, toi? + +--Je dis qu'il faut consulter Rosalie. + +Rosalie fut consultée. Après une longue et mûre discussion, le +projet d'Ivon fut adopté. Nous nous mîmes en course pour trouver +un local. Une jolie petite maison à deux étages, boutique sur le +devant, salon assez spacieux au premier, fit notre affaire; un bail de +trois, six et neuf ans fut passé avec le propriétaire, moyennant le +paiement d'un an d'avance. Nous entrâmes en jouissance du local. Il +fallut trouver un nom au nouveau café. Ivon prit encore la parole +dans cette grave délibération. + +--Si nous nommions notre établissement le _Café des Trois-Amis_, +hein? ce ne serait pas mal trouvé; qu'en pensez-vous, vous autres? + +--Ce titre est assez commun, répondit Rosalie, et puis nous sommes +bien amis sans doute, mais je suis votre amie, et non pas votre ami, +et l'enseigne ne dirait pas assez bien ou dirait peut-être trop +bien.... Rosalie me regardait, en appuyant sur ces mots, avec un +sourire qu'Ivon comprit à merveille. + +--J'entends, j'entends la malice, reprit-il... Il y a bien un nom +qu'on pourrait mettre sur l'enseigne... + +--Lequel? demandai-je. + +--_Aux Corsairiens_ par exemple? + +--Mais ce mot là n'est pas français. + +--Pourquoi ne serait-il pas français tout comme un autre? + +--Parce qu'il n'est pas français et qu'il ne se trouve pas dans le +Dictionnaire. + +--Tout le monde cependant dit _corsairien_. + +--Tout le monde a tort, mon pays, car le Dictionnaire.... + +--Est-ce que ça me fait à moi le Dictionnaire? + +--Il faut pourtant s'en rapporter à quelque chose. + +--Quand un capitaine de vaisseau me dirait que _corsairien_ n'est pas +français, je lui répondrais qu'il ne sait ce qu'il dit, et que je +veux qu'il soit français, moi. + +--Comme tu voudras; l'observation que je fais là ne doit pas te +fâcher, et si j'avais pu penser.... + +--Je ne me fâche pas non plus, tonnerre de Dieu; mais quand un mot +est bon, il est toujours français, et je me moque de ton Dictionnaire +comme de la perruque à Jacquot. Au surplus je conviens qu'en mettant +_aux Corsairiens_ sur notre enseigne, il pourrait bien arriver +que tous ces museaux fins d'officiers et de capitaines de prise de +St-Malo, _croiraient_ parce qu'ils sont _corsairiens_, que c'est pour +eux que nous aurions installé une jolie femme dans un café bien +_accastillé_ et bien _espalmé_, et il ne faut pas qu'ils se mettent +dans le toupet... Cherchons autre chose... C'était pourtant un fameux +intitulé: _aux Corsairiens!_.. + +--Voyons, quel nom décidément donnerons-nous à notre café, ou +plutôt au café de Rosalie? + +--Si nous mettions tout simplement _à la Belle-Bretonne_? + +--Y pensez-vous, M. Ivon? reprit Rosalie. Me conviendrait-il de me +dire à moi-même que je suis belle? + +--N'est-ce pas la vérité? Et quand on dit la vérité, ma foi.... +D'ailleurs, le premier malin qui, en lisant l'enseigne, s'aviserait +de faire la grimace, ne tarderait pas à avoir quelque chose sur la +figure. + +--Mais en supposant que je sois belle comme vous le voyez, est-ce à +moi de l'annoncer à tous les passans, sur une enseigne? + +--Non, non; Rosalie a raison. + +--Eh bien! toi qui es si savant, Léonard, cherche un _intitulé_ à +ton Café. Pour moi, je ne m'en mêle plus, et je m'en bats l'oeil. + +Ivon allait se fâcher, je le prévoyais. Rosalie calma son +amour-propre d'auteur, par quelques mots de douceur, comme elle savait +en dire. Notre ami, vaincu par la gentillesse de notre compagne, se +remit bientôt à chercher un autre titre plus convenable que ceux +qu'il nous avait proposés; et, au moment où nous nous y attendions +le moins, il s'écria, transporté, en se tenant la tête à deux +mains, comme après un pénible enfantement: Le voilà, le voilà: je +l'ai trouvé enfin ce chien de nom! + +--Qu'est-il donc? + +--_A l'Anglais sauté!_ Hein, n'est-il pas bien tappé, celui-là? +et dire qu'il ne me soit pas venu tout de suite à l'idée! mais le +voilà, je le tiens à retour, et il y aurait deux mille tonnerres +braqués sur mon cadavre, qu'il n'y aurait pas moyen de me faire +larguer cet _intitulé_ qui est fameux, et je m'en vante. _A l'Anglais +sauté_, ça nous ira comme un bas de soie. Un beau navire, avec le +pavillon anglais renversé, pour dire que c'est une prise, voyez-vous, +sautant en l'air, comme une grenade, et peint _aux oiseaux_ sur notre +enseigne, fera un effet superbe, ou ils seront bougrement difficiles +à Roscoff. Que dites-vous de celui-là, vous autres, mes amoureux? + +Le ton avec lequel Ivon nous demandait notre avis, ne nous laissait +guère la liberté de le contrarier, et il venait d'ailleurs +d'exprimer son opinion de manière à la faire passer sans opposition. +Rosalie et moi nous donnâmes notre pleine adhésion au titre qu'Ivon +venait d'enfanter, et non sans peine. Il fut décidé que Rosalie +entrerait, le plus tôt possible, en possession du café de _l'Anglais +sauté_. + +Il ne s'agissait plus que de trouver l'artiste qui pourrait rendre, +avec vérité et talent, l'explosion du _Back-House_. L'affaire +n'était pas facile à terminer à Roscoff, où les peintres de marine +furent, de tous temps, assez rares. On nous indiqua cependant un +vitrier qui, à force de tentatives et de conseils, finit par nous +barbouiller, tant bien que mal, avec du gros rouge et du vert clair, +une espèce de trois-mâts couvrant la mer de feu et de fumée, +et s'éparpillant en l'air, avec les deux péniches qui l'avaient +abordé. + +La partie concernant les liquides dont nous devions garnir le café de +Rosalie, donna lieu à une savante discussion qu'Ivon traita en homme +versé depuis long-temps dans ces sortes de matières. + +«Le rhum est rare, dit-il; mais il y a moyen pourtant de s'en +procurer; car il ne manque pas de fraudeurs à Roscoff. Et puis, il +n'y a rien de meilleur, pour un café, que le débit de ce qui +est défendu par le gouvernement et les droits-réunis: parce que, +voyez-vous, sous prétexte que c'est difficile à trouver, on vend +cela le triple de ce que ça coûte. D'ailleurs, moi, je suis là pour +un coup au moins, et je défie bien qui que ce soit de faire entrer +tant seulement une bouteille de gin, d'eau-de-vie, de tafia ou de rack +dans la maison, sans que je n'y mette le nez, pour m'assurer de +la qualité de la marchandise; car, sans trop me flatter, c'est ma +partie. Les corsairiens donnent ferme sur le punch: il faudra qu'il +y ait, par conséquent, à poste fixe sur le feu, une chaudière à +punch, pour les plus pressés. J'ai entendu dire que, pour rendre ce +capiteux plus délicat, on mettait dedans quelques larmes d'_alcide_ +sulfurique: je leur en mettrai tant, qu'ils seront bien dégoûtés, +s'ils ne se lèchent pas les _babines_, jusques par dessus le nez, +après avoir sifflé un verre de brûlot de ma composition. Pour +le café, ils le boiront comme il sera: moitié avarié et moitié +chicorée; ce n'est pas là dessus qu'ils sont friands, les gueux. +Mais sur le trois-six et le cognac de La Rochelle, avec un peu de +poivre, il y aura moyen de les attirer en leur brûlant le gosier, +pour les rafraîchir à leur manière. C'est moi qui me _chargera_ de +tous ces petits détails, et j'espère bien que je serai la meilleure +pratique de _l'Anglais sauté_, quoique la boisson ne soit pas mon +fort. Mais, c'est égal; pour rendre service à une petite femme +gentille comme vous, on se _biturerait_, sans désemparer, une +demi-douzaine de fois dans les vingt-quatre heures.» + +Toutes les dispositions intérieures et extérieures étant prises, +nous songeâmes à mettre nos projets à exécution. L'enseigne de +l_'Anglais sauté_ fut exposée au-dessus de la porte du café; +elle fit l'admiration des curieux, après avoir subi la critique +des connaisseurs. Nous plaçâmes force spiritueux dans la cave, un +comptoir élégant dans la salle: Rosalie en prit possession comme +d'un trône. Un billard fut installé au premier étage. Bientôt on +ne parla plus, dans toute la ville, que du nouvel établissement et +de la belle _cafetière_. Il fallait voir avec quelle avidité +les passans lorgnaient la reine du comptoir! Les capitaines et les +officiers de corsaire faisaient mieux: ils entraient dans le café, et +pour faire leur cour à la maîtresse du logis, ils saisissaient tous +un prétexte pour consommer beaucoup. Ce qu'avait prévu Ivon, arriva: +la chaudière à punch ne quittait plus les fourneaux du laboratoire. +Les verres remplis sans cesse circulaient autour des tables, trop +petites pour la foule des buveurs et des adorateurs. Ivon, présidant +à la confection de ce qu'il appelait _les rafraîchissemens_, se +distinguait par le zèle avec lequel il buvait le punch au rhum, pour +encourager les habitués. Quant à Rosalie, coquette comme le sont +toutes les femmes que tout le monde courtise, elle ordonnait le +service, comptait l'argent, attirait les pratiques par son joli babil, +et se tenait à son poste, avec décence et gaîté. Il me semble +encore la voir à son comptoir, souriant à l'un, lançant un regard +à l'autre, à travers le nuage de fumée de tabac qui s'élevait +du milieu des groupes des fumeurs. Et quand au milieu de tant +de courtisans, je me disais intérieurement: _c'est moi qu'elle +préfère_, malgré l'or et le rang des capitaines et le ton des plus +jolis officiers, je sentais mon jeune amour-propre flatté au dernier +point. Un incident, fort inattendu, vint m'arracher aux douces +illusions qui suffisaient à mon bonheur imprévoyant. Mon frère +tomba un soir comme une bombe dans le café de _l'Anglais sauté_, +au moment où je jouais à la drogue, un verre de punch, avec mon ami +Ivon. + +«Enfin te voilà retrouvé, mauvais sujet, me dit-il en me sautant au +cou, avec un attendrissement dont, malgré moi, je me sentis touché, +malgré le cabillot de drogue qui me pinçait le nez. + +--Comment, c'est toi, Auguste! Que je suis content de te revoir! Et ma +mère, et notre vieux père?.... + +--Ils t'ont pleuré, méchant. Comme s'ils ne devaient plus te revoir. +Si tu savais la peine que tu leur as causée.... + +--Ah! je crois bien, mais que veux-tu? Je voulais naviguer, moi.... + +--Et tu ne nous as pas seulement écrit toi-même.... + +--J'y ai bien pensé, mais j'aimais mieux aller vous voir; ça +m'aurait moins coûté de prendre la poste, que d'écrire une lettre. + +Rosalie, pendant cet entretien, s'était approchée de nous: elle +semblait jouir du bonheur de mon frère et du mien. Ivon, resté en +suspens, les cartes sous le pouce, attendait que la conversation fût +finie, pour achever la partie. Fatigué enfin d'attendre le terme de +cette scène d'effusion de coeur, il prit la parole, en jetant sur la +table les cartes qu'il tenait à la main, en éventail. + +--Sans être trop curieux, demanda-t-il à Auguste, ne pourrait-on pas +savoir comment Monsieur a pu savoir que son frère était ici? + +--Mais nous l'avons su, répondit Auguste, par une lettre qu'une +demoiselle Rosalie Le Duc a eu la bonté de nous adresser.... + +A ces mots, Ivon se leva, sauta au cou de Rosalie, et, après l'avoir +embrassée avec une expression de tendresse suffocante, il s'écria: +«Vous vous êtes une brave fille, ou que le tonnerre de Dieu +m'écrase!» + +Cette exclamation fit beaucoup rire mon frère, qui comprit que +c'était à Rosalie que ma famille devait les renseignemens qu'elle +avait eus sur mon compte. Moi, je ne la remerciai pas; mais je la +regardai avec reconnaissance, et ses mains, qui saisirent les miennes +avec force, me dirent qu'elle avait compris tout ce que je n'osais lui +exprimer. + +Mon frère ne se lassait pas de me regarder avec bonheur: je le +contemplais avec orgueil. Ivon lui demanda la permission de lui donner +une poignée de main; et, pour lui faire les honneurs de la maison, +il fit apporter sur la table autour de laquelle nous étions placés, +tout ce que le café contenait de flacons de liqueurs. Il fallut +bien parler de nos aventures: Ivon raconta tout, sans oublier le +travestissement de Rosalie. Rendu au chapitre de notre naufrage sur le +_Back-House_, il rappela ma conduite et l'explosion du navire anglais, +qui l'avait tant amusé. Auguste, à ce récit, me presse de nouveau +dans ses bras. Nous passâmes la nuit à boire et à causer. Rosalie +ne me parut jamais aussi attentive pour personne, qu'elle l'était +pour mon frère; elle semblait même m'oublier pour lui. Le jour +se fit: il fallut songer à partir; car Ivon et Rosalie même +me pressaient de me rendre à Brest, avec mon frère, pour aller +embrasser mes parens, et les dédommager, par ma présence, des +inquiétudes mortelles qu'ils avaient éprouvées depuis ma fuite du +toit paternel. Je consentis à suivre Auguste. + +L'ordre de préparer deux chevaux de louage fut donné par Rosalie +elle-même, qui, avant notre départ, fit servir un bon déjeuner, +auquel Ivon et mon frère firent seuls honneur; car Rosalie roulant +de grosses larmes dans ses yeux, ne put manger. Moi, malgré mon +indifférence apparente, je me trouvais tout mal à mon aise. Le repas +fini, on parla de se quitter, de se revoir bientôt, et je sentais +en moi quelque chose qui me disait que je ne serais pas long-temps +éloigné des amis que je laissais à Roscoff. Bien des baisers furent +reçus et donnés dans nos adieux. Rosalie ne parlait plus qu'à peine +à travers ses larmes et ses sanglots, en priant mon frère d'excuser +la peine qu'elle éprouvait, malgré elle, à se séparer d'_un +enfant_ à qui elle avait tenu lieu de soeur, au milieu des dangers +auxquels nous avions été tous deux exposés. Ivon se contenta de me +donner une grosse poignée de main, et de flanquer un grand coup de +parapluie sur le derrière du cheval qui m'enleva, auprès de celui de +mon frère, aux émotions de cette scène de séparation. «Si tu ne +reviens pas nous voir, j'irai te chercher, entends-tu, Léonard? car +il n'y a que douze lieues d'ici Brest. Adieu; porte-toi bien et moi +aussi.» Tels furent les derniers mots d'Ivon. + +Nos chevaux étaient déjà loin, que Rosalie n'avait pas quitté +l'endroit où nous l'avions laissée: elle ne s'en retourna qu'après +que nous l'eûmes perdue de vue. J'avais le coeur trop gros pour +répondre à mon frère, qui m'adressait des questions que d'ailleurs +le trot de nos montures m'empêchait d'entendre. + +Deux enfans, et surtout deux petits marins, vont vite quand ils ont +à faire galopper des chevaux de louage: en cinq heures, mon frère et +moi nous fûmes rendus à Brest. + +Je ne dirai pas tout ce que mon entrevue avec mes parens eut de +touchant et pour moi et pour eux surtout: le reproche expira sur les +lèvres de ma mère, qui ne sut que me pardonner en m'embrassant mille +fois. Mon père me pressa avec plus de satisfaction encore que +de tendresse, sur son sein, et, après m'avoir fait raconter mes +prouesses, il déclara que j'avais bien mérité de la patrie, sans +que je susse trop comment moi-même je pouvais avoir acquis des droits +à la reconnaissance du pays. + +Dire toutes les visites qu'il me fallut faire, les félicitations que +je reçus, les questions dont les curieux m'accablèrent, serait +chose trop longue et trop fastidieuse. J'abrégerai l'histoire de mon +séjour à Brest, avec d'autant plus de raison, que je serais fort +embarrassé de retracer toutes ces scènes de famille qui, dans une +narration moins spéciale que la mienne, trouveraient peut-être +place; mais qui, dans le journal d'un marin, ne pourraient contribuer +qu'à affadir le récit et à ennuyer le lecteur. + +Deux faits importans pour moi vinrent seuls varier la monotonie des +jours que je passai chez mes parens. + +Un matin, le préfet maritime invita mon père à passer à son hôtel +avec moi. Je m'attendais pour mon compte à recevoir de l'autorité, +au moins une verte semonce pour m'être embarqué, en négligeant les +formalités d'usage, sur un corsaire en relâche; mais quel fut mon +étonnement, lorsqu'au lieu de la réprimande, à laquelle j'étais +préparé, j'entendis le préfet dire, avec solennité, à mon père: +«Vous avez, capitaine, un fils qui vous fait honneur. Son excellence +le ministre de la marine et des colonies m'écrit pour m'informer que, +sur le rapport qu'il vient d'adresser à l'Empereur, S. M. a daigné +le décorer, ainsi que le matelot Ives Lagadec, de la croix de la +Légion-d'Honneur; recevez-en mes sincères félicitations.» + +Des larmes de joie furent la seule réponse de mon père, dont les +jambes flageolaient par l'effet du saisissement que cette nouvelle +inattendue venait de produire sur lui. Pour moi, je reçus l'annonce +de mon élévation au rang de chevalier, avec un peu plus de +sang-froid. «Quoi! M. le préfet, on me donne la croix pour avoir +fait sauter en l'air quelques Anglais? + +--Oui, mon ami, et n'est-ce donc pas l'avoir assez méritée, selon +vous? + +--Ma foi, je trouve que c'est recevoir une grande récompense pour +fort peu de chose. + +--Mais avec vos heureuses dispositions, vous promettez de faire encore +plus pour justifier la haute faveur dont S. M. l'Empereur a bien voulu +vous honorer. + +--Je me ferai tuer s'il le faut, monsieur le préfet, et voilà +tout.» + +Mon air déterminé et mes brusques reparties parurent enchanter +l'autorité, et, avant de quitter l'hôtel de la préfecture maritime, +le préfet lui-même voulut attacher à la boutonnière de ma petite +veste de corsaire le ruban de la Légion d'Honneur. Je ne saurais +dire l'émotion que moi, encore enfant, j'éprouvai en recevant cette +marque éclatante, que je ne croyais réservée qu'à ces grandes +actions dont je n'avais encore qu'une idée confuse. Mon père, +suffoqué d'attendrissement, ne pouvait plus parler. En descendant +de l'hôtel avec mon cordon rouge, je retrouvai mon frère, qui +attendait, rempli d'anxiété, le résultat de notre entrevue avec +l'autorité maritime. Il resta stupéfait de l'honneur que je +venais de recevoir, au lieu de la réprimande à laquelle nous nous +attendions tous. + +Il fallut voir quelle sensation produisit dans mon pays la nouvelle +de la distinction qui venait de m'être accordée. On ne sait plus +aujourd'hui tout ce que les récompenses décernées alors par +l'Empereur des Français avaient de magique. Qu'on se figure tous les +habitans d'un port de mer voyant un enfant de quinze ans décoré +pour un exploit, et répétant sur leurs portes ou à leurs fenêtres: +_Tiens, le voilà! C'est le petit mousse qui a fait sauter une prise +anglaise_, et l'on n'aura là qu'une idée encore fort imparfaite +de la sensation que je faisais éprouver en me montrant, du soir +au matin, dans les rues de Brest, au milieu de mes anciens petits +camarades. + +L'autre événement important qui eut lieu pendant mon séjour à +Brest, fut l'arrivée à Labervrack, petit port situé sur la côte +du Finistère, de la première prise que nous avions faite à bord du +_Sans-Façon_. Ce bâtiment, richement chargé, était parvenu, après +bien des dangers, à toucher la terre de France. C'était presque une +fortune qui arrivait à moi et à Ivon; car, à mon âge, quelques +milliers de francs gagnés à la mer ne laissent pas que d'entourer +un petit marin d'un certain prestige d'opulence. Pour le corsaire _le +Sans-Façon_, nous n'en avions plus entendu parler depuis que nous +l'avions quitté, à moitié démâté, dans les parages des Açores, +et cherchant malgré ses avaries à faire encore quelques captures. + +Le partage de la prise arrivée à Labervrack fut bientôt fait: +un tiers pour l'état, un tiers pour l'armateur et un tiers pour +l'équipage. Il me revint 2,500 francs pour mes parts de prise dans +le partage général. Ivon eut pour son lot près de 9,000 francs. +Je donnai à ma famille le fruit des premiers succès que j'avais +remportés à la mer. Mais mon père, toujours rempli de scrupules +militaires et de délicatesse paternelle, n'entendit pas profiter de +mes précoces largesses: il voulut que mon argent fût placé chez +un négociant, comme un capital dont les intérêts devaient, avec le +temps, me composer une petite fortune pour mes vieux jours. + +FIN DU TOME PREMIER. + + + + +TABLE DU PREMIER VOLUME. + +DÉDICACE A M. HENRY ZSCHOKKE. +INTRODUCTION. +CHAPITRE 1. LE DÉPART. +CHAPITRE 2. LA CROISIÈRE. +CHAPITRE 3. VIE DE CORSAIRE. + +FIN DE LA TABLE. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. I, by Édouard Corbière + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. I *** + +***** This file should be named 17714-8.txt or 17714-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/7/1/17714/ + +Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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