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+The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. I, by Édouard Corbière
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Négrier, Vol. I
+ Aventures de mer
+
+Author: Édouard Corbière
+
+Release Date: February 8, 2006 [EBook #17714]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. I ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
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+
+
+
+
+ LE
+ NÉGRIER
+
+ AVENTURES DE MER.
+
+ PAR
+
+ ÉDOUARD CORBIÈRE
+ DE BREST
+
+ DEUXIÈME ÉDITION.
+
+ VOLUME I
+
+
+ PARIS
+ A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE
+ ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE
+ 16. RUE VIVIENNE
+
+ 1834.
+
+
+
+
+A MONSIEUR
+
+Henri Zschokke,
+
+A ARAU.
+
+
+
+Souvent je me suis rappelé l'émotion profonde que vous firent
+éprouver, en ma présence, la vue de la mer et l'aspect de ces êtres
+hardis qui se sont fait un métier d'en affronter les dangers. Les
+impressions d'un homme comme vous sont presque toujours des jugemens
+portés sur les objets qui les ont produites. Vous avez désiré
+connaître les moeurs de ces marins, qui vous ont paru quelque chose
+de plus que des hommes ordinaires. J'ai passé ma jeunesse au milieu
+d'eux: leur profession a été vingt ans la mienne. Placé aujourd'hui
+en dehors de leur vie active, avec d'autres sensations et d'autres
+travaux, j'ai voulu peindre, comme d'un point de vue favorable à un
+artiste qui a parcouru le pays, leur caractère aventureux, et les
+habitudes de leur vie nomade, au milieu d'un élément dont ils
+se sont fait une patrie. J'ai fait un roman, enfin, avec quelques
+matériaux d'histoire traditionnelle, et je vous le dédie, comme à
+un des patriarches du genre.
+
+N'allez pas croire toutefois, Monsieur, que la réputation élevée
+que vos ouvrages vous ont acquise soit le seul motif qui m'ait
+déterminé à placer sous l'égide de votre supériorité un essai
+trop peu digne de la protection que je semble vouloir lui chercher.
+Si j'avais connu un littérateur qui eût honoré plus que vous des
+fonctions publiques, ou un homme public qui eût porté, dans
+la littérature, un caractère plus pur et des prétentions plus
+modestes, c'est à lui que j'aurais offert le faible hommage que je
+vous prie aujourd'hui d'agréer, avec la bienveillance dont vous avez
+bien voulu m'honorer.
+
+ED. CORBIÈRE.
+
+
+
+Un jeune capitaine négrier, que j'avais connu à Brest dans mon
+enfance, me rencontra, en 1818, à la Martinique. Il se mourait d'une
+maladie incurable, contractée à la côte d'Afrique. «Si tu es
+encore ici _quand je filerai mon câble par le bout_, me dit-il dans
+le langage qui lui était ordinaire, tu ramasseras quelques paperasses
+que j'ai laissées au fond de ma malle. C'est le journal de ma vie de
+forban, écrit sur l'habitacle de ma goëlette, en style d'écumeur
+de mer. Tu m'arrangeras un peu tout ce barbouillage, en ayant soin de
+cacher mon nom, par égard pour ma pauvre mère. C'est bien assez que
+_je lui aie ravi tout ce qui la consolait de m'avoir mis au monde_,
+sans que j'aille encore poursuivre les jours qui lui restent, du
+souvenir d'un _garnement_ comme moi.» Je ne compris que plus tard le
+sens de ces derniers mots.
+
+Cinq jours après notre rencontre, mon ami négrier expira dans mes
+bras, chez une mulâtresse. Quelques minutes avant d'exhaler son
+dernier souffle, ses lèvres charbonnées murmuraient encore une
+chanson de gaillard d'avant. Il voulait, disait-il, _faire tête à la
+mort jusqu'au bout._ Il tint parole.
+
+On ouvrit son testament. Il me léguait son brick-goélette, superbe
+embarcation sur laquelle il avait fait trois voyages à la côte. Le
+reste de sa fortune revenait à sa mère. Je savais qu'il avait un
+frère qu'il aimait beaucoup, et je fus surpris de ne retrouver, dans
+l'expression de ses dernières volontés, aucune disposition favorable
+à celui-ci.... Je ne voulus accepter que _le journal de mer_ de mon
+compatriote. C'est cet écrit, aussi bizarre que les événemens qui
+l'ont produit, que je me suis appliqué à mettre un peu en ordre, en
+traversant une douzaine de fois l'Océan.
+
+
+
+
+LE NÉGRIER
+
+
+
+
+1.
+
+LE DÉPART.
+
+
+Vocation.--Le professeur athée.--Le corsaire le _Sans-Façon_.--Le
+capitaine Arnandault.--Mal de mer.--Cure radicale.--Maître Philippe.
+--Fil-à-Voile.--Combat.--Prise.--Coup de cape.--Contes du bord.--Le
+protégé du capitaine d'armes.--Petit Jacques.
+
+
+Les circonstances de ma naissance semblèrent tracer ma vocation. Je
+reçus le jour en pleine mer, dans une traversée que mon père, vieil
+officier d'artillerie de marine, faisait faire à une jolie créole
+qu'il avait épousée aux Gonaïves, et qu'il ramenait en France à
+bord de sa frégate.
+
+Un frère arriva au monde en même temps que moi, et je puis dire du
+même coup de roulis; car ce fut dans la violence d'une bourrasque et
+au moment où notre bâtiment recevait le choc d'une lame effroyable,
+que ma mère accoucha de nous deux, après sept mois de grossesse.
+
+En débarquant à Brest, notre destination, mon père n'eut rien
+de plus pressé que de faire baptiser ce qu'il appelait gaîment le
+double péché de sa vieillesse. Il voulut nous tenir, malgré les
+observations du curé de Saint-Louis, sur les fonts baptismaux,
+enveloppés du pavillon de poupe de sa frégate; et par un hasard, qui
+fut accepté alors comme le plus heureux présage, en me débattant
+pendant la cérémonie, je passai ma petite tête dans un trou de
+boulet que le pavillon qui nous servait de langes avait reçu dans un
+combat mémorable. Les témoins de ce prodige en conclurent que je ne
+pourrais faire autrement que de devenir dans peu une des gloires de
+la marine française. Les vieux marins sont superstitieux; mais leur
+crédulité n'a jamais rien que ne puisse avouer leur courage ou leur
+fierté.
+
+A neuf ans, je savais nager et je ne savais pas lire. A douze ans,
+j'étais déjà aussi mauvais petit sujet qu'on peut l'être à cet
+âge. Mon frère remportait tous les prix de ses classes. Il faisait
+les délices de ses professeurs. J'en faisais le tourment. Quand on
+l'attaquait, je me battais pour lui: quand j'étais puni, il faisait
+mes _pensums_. Je l'aimais à ma manière, avec impétuosité et
+brusquerie. Il me chérissait de son côté; mais son amitié, douce
+et caressante, avait quelquefois pour moi l'air du reproche. J'étais
+l'idole de mon père, qui retrouvait en moi tous les défauts de sa
+jeunesse. Ma mère ne pouvait vivre qu'auprès d'Auguste: c'était le
+nom de mon frère. Mon père avait voulu qu'on m'appelât, comme lui,
+_Léonard_. C'était à son avis un nom sonore, qui avait quelque
+chose de marin et de martial[1].
+
+[Note 1: Je cache ici, sous cette appellation, le vrai nom du
+narrateur, pour remplir l'intention qu'il m'exprima en me confiant son
+_Journal de mer_.]
+
+Chaque semaine nos parens nous donnaient quelques sous, que nous
+employions selon nos goûts différens. Auguste achetait des livres
+avec ses petites épargnes. Moi, je me glissais dans les bateaux de
+passage du port, pour acheter, des bateliers, le plaisir de manier
+un aviron ou de brandir fièrement une gaffe. Souvent je parvenais
+à démarrer furtivement du rivage un canot sur lequel je me confiais
+seul aux flots que je voulais apprendre à maîtriser. Assis derrière
+une mauvaise embarcation, la barre sous le bras, bordant une misaine
+en lambeaux, je rangeais les vaisseaux de ligne mouillés sur rade, en
+fumant de mon mieux un cigarre détestable qui me soulevait le coeur.
+C'est dans ces momens que, m'abandonnant à la destinée que je me
+croyais promise, je rêvais avec ivresse et au bruit des vagues qui
+me berçaient, le jour où je pourrais affronter des tempêtes, les
+dompter ou périr au milieu d'elles.
+
+Ces petites luttes, que mon inexpérience livrait aux lames et aux
+vents de la rade de Brest, sont les seuls amusemens de mon enfance que
+je me sois toujours rappelés avec plaisir. Mes illusions n'avaient
+qu'un objet: ma mémoire n'a guère conservé délicieusement qu'un
+souvenir.
+
+Les jeunes gens de Brest, comme tous ceux des ports de guerre,
+n'ont à choisir à peu près qu'entre trois carrières qui toutes
+conduisent au même but: servir sur mer, en qualité de chirurgien,
+d'aspirant ou de commis de marine. Il semble que, sur ces boulevards
+maritimes de la France, les hommes ne naissent aussi près de
+l'Océan, que pour être plus tôt prêts à en braver les dangers. Le
+temps était venu où il fallait que nos parens, privés de fortune,
+songeassent à nous donner une profession.
+
+Les marins jurent sans cesse leurs grands Dieux, qu'ils aimeraient
+mieux étouffer leurs enfans au berceau que de leur laisser prendre le
+métier auquel ils ont quelquefois eux-mêmes consacré si inutilement
+leur vie; et tous finissent par pleurer de joie quand leurs fils
+embrassent la carrière dans laquelle ils ont laissé un souvenir. Mon
+père ne se dissimulait pas les inconvéniens d'une profession dont il
+n'avait retiré que des blessures, le scorbut, la fièvre jaune et une
+modique retraite; mais un jeune homme ne lui paraissait venu au monde
+que pour servir la patrie. Il appelait ne rien faire, n'être pas
+militaire ou marin; mais avoir essayé trois ou quatre combats,
+quelques naufrages; mais avoir _oublié_ un bras, une jambe sur un
+champ de bataille, c'était, à son avis, s'être acquitté de sa
+mission d'homme. Avec de telles idées, il n'était pas difficile de
+prévoir le métier qu'il serait bien aise de nous voir choisir.
+
+La petite maison que nous habitions à Brest était placée sur le
+cours d'Ajot, et de chacune de ses croisées on pouvait découvrir
+la rade dans toute sa majesté. Un jour que les vaisseaux faisaient
+l'exercice à feu, mon père nous appela près de lui, et, ouvrant
+une fenêtre d'où il contemplait, depuis une heure, le magnifique
+spectacle d'un combat naval simulé, il nous demanda, enivré de la
+fumée de poudre que lui apportait la brise: _Que voulez-vous être,
+mes enfans?_--Marin, si tu le veux, répondit mon frère avec sa
+soumission accoutumée--Et toi, Léonard?--Marin! quand bien même
+tu ne le voudrais pas, m'écriai-je presque avec colère.--Et peut-on
+être autre chose quand on voit cela? s'écria l'auteur de mes
+jours en me pressant avec orgueil sur sa poitrine palpitante, et en
+proclamant, devant ma mère qui fondait en larmes, que je venais de
+faire une réponse digne de lui. Il fut donc décidé que mon frère
+et moi nous entrerions dans cette carrière qui commence par le grade
+de mousse, et qui finit, pour si peu de marins, par celui d'amiral.
+
+Pour prétendre au titre d'aspirant, premier degré de l'échelle
+qu'ont à parcourir ceux qui se destinent à être officiers de
+marine, il fallait avoir servi un an au moins sur les bâtimens de
+l'état, et s'être fourré dans la tête un peu de mathématiques.
+Mon frère et moi nous fûmes embarqués sur un vaisseau qui ne
+quittait pas la rade, et à bord duquel nous nous rendions les jours
+de grande revue seulement: on appelait cela faire ses mois de mer.
+
+Les cours de mathématiques sont publics. La classe d'arithmétique
+était faite, de mon temps, par un vieux professeur qui ne concevait
+pas comment il pouvait y avoir au monde autre chose que des athées.
+L'originalité de ce patriarche des incrédules me plut. Le professeur
+s'intéressa à moi, moins sans doute pour les dispositions que
+j'avais à la science, que pour celles que je pourrais avoir un jour
+à l'incrédulité. Toutes les fois que je me présentais au tableau,
+pour démontrer une proposition, et qu'il m'arrivait de débiter une
+absurdité, le vieillard grommelait entre les dents qui lui restaient:
+_C'est faux comme la Vie des Saints_, ou bien: _c'est vrai comme il y
+a un Dieu!_ Il fallait alors effacer la figure tracée à la craie, et
+résumer de nouveau toute la proposition.
+
+C'est aux soins de cet athée relaps, nom qu'il se donnait lui-même,
+que je dus l'avantage de ramasser, en courant sur les bancs de
+l'école, quelque peu d'arithmétique, de géométrie et ce qu'il
+fallait d'astronomie pour pointer une carte et mesurer une latitude en
+mer, par le moyen le plus simple. «C'est bien dommage, Léonard, me
+répétait souvent mon incrédule professeur, que tu ne te sois pas
+livré avec plus d'application à l'étude des mathématiques! Tu
+aurais fini, mon bon ami, par être ferré en athéisme. Une bonne
+proposition de géométrie est, vois-tu bien, la seule chose à
+laquelle un homme passablement organisé puisse croire; et en outre
+les mathématiques ont un grand avantage, sous le rapport de la
+science morale, elles apprennent, par _A_ plus _B_, à n'avoir foi en
+rien et à mourir honorablement, en niant la divinité et en crachant
+sur l'espèce humaine.»
+
+Un prêtre sollicitait un jour, de notre mathématicien, une
+inscription pour son confessionnal: Écrivez cette proposition, dit le
+vieux négateur: _L'hypocrisie est au mensonge comme un confesseur est
+à son pénitent_.
+
+Le curé de sa paroisse voulut s'emparer, au lit de mort, des derniers
+instans de cette âme à damner. Après avoir écouté patiemment
+le long sermon de l'homme d'église, le vieillard murmura entre ses
+lèvres éteintes ces mots par lesquels on termine ordinairement
+toutes les propositions énoncées en mathématiques: _C'est ce qu'il
+s'agit de démontrer_, et il expira.
+
+J'insiste un peu sur les principes de mon professeur; car c'est à
+lui que je dus les seules notions de science qui aient jamais trouvé
+accès dans ma mauvaise tête, et l'indifférence religieuse qui,
+pendant toute ma vie, a élargi le cercle des scrupules au centre
+duquel les autres hommes restent enchaînés.
+
+L'époque du concours, pour les candidats au grade d'aspirant,
+arriva. Mon frère se présenta: il fut admis par acclamation. Je
+me présentai aussi, et je fus refusé d'emblée. Mon caractère
+irritable se raidit contre cette première contrariété; je sentais
+une espèce de honte attachée à mon infériorité. Ne pouvant
+vaincre la position, je la tournai: c'était déjà la pente de mon
+humeur qui se révélait dans le premier acte un peu important de ma
+vie.
+
+Un brick, le corsaire _le Sans-Façon_, devait appareiller après
+avoir réparé les avaries qu'il avait éprouvées dans un combat. Les
+formes _flibustières_ de ce joli navire, avec sa mâture audacieuse
+penchée sur l'arrière; ses sabords peints de rouge, et son air
+forban enfin, m'avaient séduit: je passais toutes mes journées à
+l'admirer et à m'enivrer les sens de ce bruit et de ce spectacle
+qu'offre le mouvement qui se fait à bord d'un navire de guerre. Un
+officier du bord m'avait vu souvent regarder le corsaire avec des yeux
+de convoitise: «Dis donc, petit mousse, me cria-t-il un jour, veux-tu
+t'embarquer avec moi?» Cette proposition me sembla être l'avis
+du ciel, que j'attendais pour naviguer. Sauter à bord, prendre une
+casaque rouge et un bonnet de laine, et demander à être employé
+au titre dont l'officier venait de me gratifier, ne fut que l'affaire
+d'un moment. En sollicitant de mon père la permission de faire une
+croisière à bord du _Sans-Façon_, j'aurais tout obtenu sans doute,
+et les exhortations de ma mère et la bénédiction parternelle. Mais,
+grimper furtivement à bord d'un corsaire, sans laisser une seule
+trace de ma fuite; mais faire répandre des larmes à ma famille
+sur mon sort mystérieux, me semblait un début digne d'un marin
+qui voulait remplir sa carrière de faits mémorables et de choses
+extraordinaires. Je devins mousse sans protection et par-dessus le
+bord.
+
+A peine les huniers du _Sans-Façon_, hissés à tête de mât,
+furent-ils largués et livrés à la brise de Nord-Nord-Est, qui nous
+poussait en dehors du goulet de Brest, qu'un des lieutenans du bord
+appela le maître d'équipage d'arrière: «_Philippe_, lui dit-il, en
+me prenant par l'oreille, _ton plat[2] a besoin d'un mousse; prends ce
+drôle-là; s'il s'avise d'avoir le mal de mer, tu lui feras alonger
+quinze coups de fouet sur le derrière pour la première fois,
+trente pour la seconde, et ainsi de suite jusqu'à parfait
+rétablissement_.»
+
+[Note 2: On nomme un _plat_ à bord, la réunion de six à sept
+matelots qui mangent à la même gamelle.]
+
+--_Ça suffit, lieutenant_, répondit maître Philippe, en mesurant,
+d'un regard sévère, de la tête aux pieds, la dimension de mon petit
+individu.
+
+Je regagnai le gaillard d'avant, en faisant déjà de pénibles
+réflexions sur l'infraction que l'on commettait à la police du bord,
+en s'avisant d'avoir le mal de mer.
+
+La lame était grosse en dehors des passes. La terre natale
+disparaissait pour la première fois, à mes yeux surpris, dans des
+flots de brume, avec les petites îles et les rochers qui l'entourent.
+Le brick courait au plus près du vent, plongeant son avant dans les
+lames écumantes qu'il divisait en filant sept noeuds à la main.
+Les vagues sautaient à bord en mugissant, et les coups de tangage
+du _Sans-Façon_, se redressant pour passer mutinement sur chaque
+montagne d'eau, m'arrachaient les entrailles, malgré la ferme
+résolution que j'avais prise de ne pas être malade.
+
+--Dis donc, _Fil à Voile!_ s'écria maître Philippe (ce fut le nom
+de guerre que le maître d'équipage jugea à propos de me donner en
+m'adressant la parole pour la première fois), tu m'as l'air d'avoir
+des _hauts de coeur_, mon ami! Est-ce que, par hasard, tu aurais envie
+de compter tes chemises?
+
+--Pas le moindrement du monde, maître Philippe, lui répondis-je de
+la manière la plus alerte qu'il me fut possible.
+
+--Non, mais tu aurais tort de te gêner, si tu es véritablement
+malade.
+
+--Malade! pas le moindrement, je vous assure, maître Philippe.
+
+--A la bonne heure, vois-tu; car je n'aime pas qu'un _moussaillon_
+se donne des airs d'avoir des pâmoisons. Mais, pour t'_amariner en
+double_, mon _fiston_, fais-moi la sensible amitié d'aller voir dans
+la hune de misaine, si par l'effet du hasard, je n'y suis pas.
+
+--Oui, maître Philippe, tout de suite.
+
+Et moi, malgré la défaillance de mes jarrets et la fréquence de mes
+hoquets, de grimper dans la hune qu'ébranlaient les plus rudes coups
+de tangage.
+
+--J'ai dans l'idée que ce morceau de chrétien-là fera un bon petit
+bougre, avec le temps, se prit à dire maître Philippe, en me voyant
+huché sur le tenon du mât de misaine, sans avoir passé par le
+trou-du-chat.
+
+Ce mot du maître d'équipage arriva à mon oreille au moment où je
+lançais sous le vent, et le plus adroitement du monde, le superflu
+d'un déjeûner à moitié digéré. Je me tenais à peine sur mes
+jambes affaiblies; mais le maître venait de tirer mon horoscope: je
+descendis sur le pont avec un aplomb digne de la bonne opinion que
+maître Philippe venait d'exprimer sur mon compte.
+
+Un homme, jeté inopinément à bord du _Sans-Façon_, aurait frémi,
+quelque courage qu'il eût, à l'aspect de cet équipage de renégats,
+rassemblés par l'amour de la rapine et la soif du carnage. A l'âge
+que j'avais et avec les dispositions naturelles que j'apportais, on
+ne frémit de rien et on s'abandonne à tout. Cent cinquante matelots,
+aux yeux hagards, aux larges épaules couvertes de gilets rouges,
+bouillonnaient, pour ainsi dire, sur le pont de ce navire, dont le
+platbord était garni de seize caronades de 12. Il fallait entendre
+ces voix brutales qui se confondaient, ces propos durs qui se
+croisaient! Et ces visages de bronze, ces mains goudronnées, cette
+confusion de paroles, cette bigarrure de couleurs et d'effets! Tout
+cela était de l'harmonie pour mes oreilles, mes yeux et mes mains,
+qui se pressaient presque avec délices sur les manoeuvres, sur les
+batteries des caronades ou la roue du gouvernail. Au bout de quelques
+heures de navigation, je ne pensais plus à mes parens. Je sentais que
+le bord était devenu ma maison, l'équipage ma famille, et la mer ma
+patrie.
+
+Le capitaine Arnaudault, qui nous commandait, était un de
+ces corsaires fortement prononcés, que les marins nomment un
+_Frère-la-Côte_. Il menait avec lui deux de ses fils, qu'il avait
+fait élever comme de jeunes demoiselles, pour en faire plus tard,
+disait-il, des flibustiers _comme il faut_. Toute la nuit il se
+promenait sur le pont, comme une hyène dans sa cage, la longue-vue
+sous le bras, un foulard négligemment noué sur sa belle tête brune
+et frisée. Sa large figure était sillonnée d'un coup de hache
+d'abordage, qui lui était descendu du front au menton, passant par le
+nez, comme il le répétait souvent, et comme il était facile de
+s'en apercevoir. Lorsque du haut des mâts de perroquet, les matelots
+placés en vigie criaient _navire!_ tous les yeux se portaient sur
+les traits du capitaine: c'était dans ses regards que l'équipage
+cherchait à lire ce qu'il fallait faire, ou à deviner ce qu'on
+allait devenir. Jamais je n'ai vu, sur un pont de navire, un homme de
+mer plus imposant. Dans les circonstances ordinaires, il n'avait que
+cinq pieds et quelques pouces, comme les autres; dans les momens de
+danger, c'était un géant, et ses matelots des mousses.
+
+Un beau matin, après avoir versé cinq à six _boujarons_ de tafia
+à maître Philippe, qui se plaignait toujours d'éprouver une soif du
+diable, et après avoir été lui chercher la chique, qu'il oubliait
+chaque nuit à la tête de son hamac, il me prit envie de monter dans
+la mâture avec les gabiers qui faisaient la visite du gréement.
+Cramponné sur le racage du petit perroquet, je promène, pour la
+première fois, mes regards encore fort peu exercés sur le vaste
+horizon que le soleil levant commençait à éclairer autour de moi,
+et mes yeux nagent, avec une sorte de ravissement, dans l'étendue.
+A peine avais-je porté la vue sur l'espace que le corsaire semblait
+vouloir dévorer avec sa proue, que j'aperçois au loin un point rond,
+dont la blancheur contrastait avec la verdeur de la mer. Mon premier
+mouvement fut de crier _navire!_ A ce cri aigu tous les regards
+s'élèvent vers moi. Le matelot en vigie, qui s'était laissé
+endormir sur la vergue du petit perroquet, se réveille en sursaut;
+et, pour me punir d'avoir pris une initiative qui l'exposait à
+recevoir un châtiment sévère, il me donne un grand coup de poing.
+Je n'avais pas encore le pied très-marin; mais j'étais vif et
+méchant. Suspendu par mes mains aux haubans de catacois, et au dessus
+de la tête de mon agresseur, je prends mes longueurs, et je lui
+assène de mon mieux un coup de pied sur la figure. Il me poursuit,
+furieux, avec l'avantage de l'habitude: je lui échappe avec la
+rapidité de la peur. Une drisse de flamme tombe sous ma main: je la
+saisis et je glisse, comme un serpent sur une liane, le long de ce
+cordage si grêle, jusque sur le bastingage, la tête la première,
+laissant dans les enfléchures mon adversaire tout penaud. Les gens
+de quart, témoins de ce combat aérien, applaudissent à mon adresse.
+Maître Philippe riait aux éclats; et se disposait à accueillir à
+coups de garcette le dormeur qui s'était laissé surprendre et battre
+par un mousse.
+
+Le capitaine me fait demander derrière, après ma prouesse: je crus
+que c'était pour me fustiger.
+
+--Où as-tu vu le navire?
+
+--Là, sur l'avant à nous, capitaine.
+
+--Est-il loin?
+
+--Je n'en sais rien, capitaine.
+
+--Va te coucher.
+
+--Oui, capitaine.
+
+Mais comme je me disposais à obéir à cet ordre un peu brusque du
+capitaine, maître Philippe, qui avait causé quelques minutes avec le
+second, m'invite à monter près de lui sur l'affût d'une caronade,
+et d'un air moitié sérieux et moitié burlesque, il m'adresse ces
+mots, que j'écoute en palpitant:
+
+«Tu as manqué à un matelot, qui est plus que toi, et ce n'est pas
+bien; mais tu ne l'as pas _manqué_, et je te le pardonne, pour la
+première fois; si ça t'arrive encore, ce sera une autre affaire. En
+attendant, je te grade, par ordre du second, _capitaine des mousses_,
+et le premier qui bougera, tappe dessus, c'est la consigne.»
+
+Un petit sifflet me fut attaché à la ceinture, comme celui dont
+maître Philippe était décoré, et qu'il portait assez souvent de sa
+bouche corrodée de tabac, dans les côtes des matelots raisonneurs ou
+paresseux.
+
+Me voilà donc _capitaine des mousses_, après quelques jours de mer,
+cherchant de mon mieux à imiter l'allure de maître Philippe, qui ne
+se lassait pas de répéter en me regardant faire: C'est singulier!
+quand je _je le vois marcher, c'est comme qui dirait ma miniature en
+personne_.
+
+Le corsaire, pendant la grotesque cérémonie de mon installation,
+avait fait de la voile; il courait dans la direction que j'avais
+assez vaguement indiquée. Bientôt on aperçut de dessus le pont le
+bâtiment chassé. C'est _une lettre de marque_, disaient les uns;
+c'est un _gros ship_ qui court comme nous, disaient les autres. Tant
+mieux, fredonnait maître Philippe, sur l'air de _Coeurs sensibles,
+coeurs fidèles_, et en se donnant des grâces:
+
+ »Tant plus grosse est une prise,
+ »Comm' tant plus gras est le lard,
+ »Et tant plus forte est la part,
+ »Et tant plus forte est la part.»
+
+Dès que le capitaine jugea que nous gagnions le navire aperçu, il
+ordonna le branle-bas général de combat.
+
+A ce commandement, tout le monde se trouva, comme par enchantement,
+à son poste. Le capitaine d'armes distribua les pistolets, les haches
+d'abordage et les poignards. Les mèches allumées furent piquées
+dans le pont, près des caronades, chargées jusqu'à la gueule. Les
+grappins d'abordage montèrent avec leurs lourdes chaînes au haut
+des vergues. La joie brillait dans les yeux épanouis des matelots. Le
+capitaine seul paraissait hésiter un peu à s'approcher du navire sur
+lequel il tenait sa longue-vue braquée. Un groupe de lieutenans et
+de capitaines de prise, placé derrière, semblait, en chuchotant,
+critiquer la manoeuvre, prudente que nous faisions. Arnandault, ayant
+consulté son second, se décida pourtant à faire hisser le pavillon
+anglais à la corne, pour tromper l'ennemi qui, de son côté, arbora
+la même couleur. _Silence!_ s'écria le capitaine à cette vue: _Tout
+le monde à plat sur le pont!_ Nous n'étions plus qu'à une portée
+de pistolet du navire: alors sautant sur le bastingage, Arnaudault
+crie au capitaine anglais, dans un large porte-voix, d'où sa voix
+sort comme un coup de canon: _Amène, brigand! ou je te coule!_ Au
+même instant nos sabords, que nous avions masqués avec une ceinture
+de toile peinte, se découvrent: nos cent cinquante bandits, couchés
+à plat ventre, se dressent le poignard à la bouche, le pistolet au
+poing. Notre volée part en même temps que celle de l'ennemi, qui
+laisse arriver à plat, enveloppé comme nous dans un nuage de feu
+et de fumée. _A l'abordage, à l'abordage, enfans!_ hurle notre
+capitaine; et une escouade de matelots saute sur l'avant, pour
+remplacer la première escouade, qui se disposait, une minute
+auparavant, à grimper à bord de l'ennemi, et que la mitraille a
+déjà balayée. Dans un instant les nôtres tombent à bord de la
+prise, courant le long de notre beaupré, ou se laissant glisser
+sur le pont de l'anglais, du bout des manoeuvres amarrées à
+l'extrémité de nos vergues croisées avec celles du navire abordé.
+Le sang coule sous les poignards, ruisselle dans les dallots et va
+rougir les bords du navire. Malgré le carnage que nous faisions
+à bord de la prise, son pavillon n'était pas amené. _Allons,
+Fil-à-Voile_, me dit Arnaudault, et il me montrait le yacht[3]
+anglais. Je comprends la pensée du capitaine: je saute à bord de
+l'ennemi comme un écureuil; quelques balles sifflent à mes oreilles,
+je secoue la tête, et me voilà au bout de la drisse, crochant le
+pavillon anglais, dont je m'enveloppe pour revenir à bord. La prise
+était à nous. Un triple hourra, poussé vers le ciel par tout notre
+équipage couvert de poudre et de chairs ensanglantées, fut le _Te
+Deum_ de notre victoire.
+
+[Note 3: C'est le nom que les matelots français donnent au
+pavillon anglais.]
+
+Ce n'est pas sans pertes que deux équipages se hachent pendant une
+demi-heure ou trois quarts d'heure d'abordage. Vingt-trois hommes
+avaient péri de notre côté. Le pont du navire capturé était
+couvert de cadavres. C'était un trois-mâts armé en guerre et en
+marchandises, qui se rendait de Calcutta à Londres, chargé d'indigo
+et de salpêtre.
+
+Cinq barils de piastres avaient été trouvés dans la chambre du
+capitaine anglais. On les plaça sur notre gaillard d'arrière, comme
+le trophée de notre triomphe.
+
+Assis sur un de ces barils, les bras croisés sur sa poitrine velue et
+à moitié découverte, Arnaudault nous adressa ces mots, en daignant
+à peine lever les yeux sur l'équipage qui l'entourait:
+
+«Enfans, vous vous êtes amoureusement tappés: c'est bien, mais ce
+n'est pas encore tout. Voilà des piastres qui sont à nous, et chacun
+va recevoir sa ration d'argent. Mais il faut auparavant jeter nos
+morts à la mer; car c'est à ceux de nos gens qui se sont fait casser
+la figure que nous devons tout cela. Attrape à jeter les trépassés
+par-dessus le bord, avec les honneurs de la guerre.»
+
+Des murmures se firent entendre parmi les matelots, dont les yeux
+flamboyans restaient fixés sur les barils.
+
+«Eh bien! dit Arnaudault, est-ce qu'il y aurait des mutins à mon
+bord? Au surplus, s'il y en a, ils n'ont pas besoin de tant se
+gêner avec moi. Que celui qui n'est pas le plus content s'avance, et
+peut-être trouverons-nous moyen de lui faire sa petite affaire.»
+Et, en prononçant cette dernière phrase, la main droite du capitaine
+avait déjà fait claquer le chien d'un pistolet d'arçon. Personne
+ne répliqua, et ces corsaires, qui, quelques minutes auparavant,
+allaient se faire tuer de si bon coeur, reculèrent devant la froide
+menace d'un seul homme. Mais quel homme!
+
+Pour remplir les ordres du capitaine, les novices se mirent à
+_fauberder_ le pont encore tout marbré de sang. On prit ensuite
+les morts un à un. Le maître charpentier, le chapeau bas, faisait
+semblant de lire, dans un vieux livre qui ne ressemblait pas mal à un
+_Cinq Codes_, la prière des morts, pour chacun des cadavres que l'on
+faisait glisser à la mer sur une longue planche. Un officier, tué
+dans le combat, fut empaqueté, par distinction pour son grade, dans
+un pavillon tricolore. On le jeta par-dessus le bord, après lui avoir
+amarré un boulet de 12 aux pieds, et après avoir fourré des pierres
+à lest dans ses vêtemens. «Ménagez ces cailloux, dit le second
+à ceux qui en garnissaient l'emballage des morts: _il faut en garder
+pour tout le monde_.»
+
+Cette prévoyance ne devait pas lui être inutile. Quatre jours
+après il fut jeté lui-même à la mer, et les pierres à lest ne lui
+manquèrent pas.
+
+Cette prompte inhumation faite, on nous donna double ration. Un
+canonnier, dont le bras avait été enlevé par un boulet, voulut,
+avant d'être amputé, recevoir sa part d'eau-de-vie, pour ne pas
+perdre, disait-il, ses droits après avoir perdu une partie de son
+individu.
+
+«Maintenant, à nous, cria Arnaudault. Tout l'équipage à l'ordre!
+et aux piastres! L'écrivain va lire le nombre de parts de chacun: la
+part des morts sera mise de côté pour leur famille, s'ils en ont, et
+après avoir défoncé et compté les barils un à un, chacun touchera
+son compte. Philippe, fais faire silence.» Le sifflet du maître fit
+entendre ses sons aigus au milieu du tumulte: tout le monde se tut, et
+l'écrivain, au sein du plus grand recueillement, commença l'appel
+de nos hommes. A chacun des noms des matelots tués, l'équipage
+interrompait l'écrivain, pour répondre, presque en riant: _Passé du
+bord du diable!_
+
+Les piastres sorties de chaque baril furent comptées et partagées
+scrupuleusement. Le capitaine, avec ses douze parts, était assis
+sur un monceau de pièces d'argent. Quand vint mon tour (c'était
+le dernier) on me compta la demi-part qui me revenait en qualité de
+mousse. «Tiens, _Fil-à-Voile_, me dit le capitaine en me jetant une
+large poignée d'argent à la tête: _tu t'es bien patiné, j'augmente
+ta ration_.» La répartition faite, les matelots se mirent à jouer
+leur butin aux dés; on s'achetait la ration de vin et d'eau-de-vie;
+chaque quart de vin se vendait dix, vingt francs; chaque boujaron
+d'eau-de-vie, autant.
+
+La nuit, nous éprouvâmes un coup de vent, en cape sous le grand
+hunier. Nos prisonniers anglais se promenaient pêle-mêle avec nous
+sur le pont, l'air abattu, l'oeil morne; ils étaient nombreux, mais
+on ne les craignait pas; car leur stupéfaction était au moins égale
+à l'insouciance des corsaires. A leur place, des matelots français
+ne seraient pas restés prisonniers deux heures, sans chercher à
+enlever le navire.
+
+Le soir même du jour qui suivit notre combat avec le trois-mâts
+anglais, nos matelots, pendant le coup de vent, étaient assis à
+l'abri des pavois, avec autant de tranquillité que s'ils s'étaient
+trouvés au cabaret. Les uns, blessés dans l'affaire, se traînant
+sur le pont, la jambe entortillée de linge ou le bras en écharpe,
+chantaient ces complaintes de gaillard-d'avant, rauques comme le bruit
+des flots, monotones comme le mugissement des raffales qui hurlaient
+dans la mâture et le gréement; les autres racontaient ces contes
+dont les marins de quart bercent leur ennui, pendant leurs longues
+heures de veille. Enfant comme je l'étais alors, je me plaisais
+à entendre ces vieilles histoires de la mer, tout empreintes du
+caractère de leurs auteurs et de leur bizarre imagination. C'est par
+l'effet qu'elles produisaient, pour la première fois, sur moi, que
+je les juge aujourd'hui. Pour un vieux marin, les moeurs des hommes
+de mer n'ont plus rien d'étrange; mais pour un passager, par exemple,
+elles offrent quelque chose d'original et de neuf, que, jusqu'ici,
+aucun écrivain n'a su bien rendre. C'est en rappelant ici la
+première impression que me firent éprouver les usages du bord, que
+j'essaierai de retracer, de temps à autre, ces habitudes étranges.
+Rien ne m'étonna plus, entr'autres choses, que la manière dont les
+matelots relevaient le quart.
+
+La moitié de l'équipage est toujours de garde sur le pont; c'est
+ce qu'on, nomme courir _la grande bordée_. Deux matelots n'ont qu'un
+hamac, et lorsque l'un d'eux est couché, celui avec lequel il est
+_amateloté_, et qu'il nomme spécialement son _matelot_, se promène
+sur le pont. Les quarts se relèvent de midi à six heures, de six
+heures à minuit, de minuit à quatre heures du matin, de quatre
+heures à huit, et de huit heures enfin au midi du jour suivant. La
+cloche tinte chaque demi-heure, et un sablier de trente minutes, fixé
+dans l'habitacle, et surveillé par le pilotin ou les timonniers,
+indique le moment où les hommes placés devant doivent _piquer_
+l'heure, en frappant le marteau sur le rebord intérieur de la cloche.
+Cet amatelotage des marins entr'eux, cette camaraderie de hamac,
+établissent une espèce de solidarité de personnes et une
+communauté d'intérêts et de biens entre chaque homme et son
+matelot.
+
+Quand un marin monte au quart pour relever son _matelot_, celui-ci
+lui passe la capote sous laquelle il a veillé, et le chapeau de toile
+goudronnée qui a abrité sa tête pendant la durée de son service
+sur le pont; il n'est pas jusqu'au tabac qu'il a commencé à mâcher,
+qui ne passe, pour être pressuré entièrement, dans la bouche du
+_matelot_ qui prend le quart. Rien n'est plus étrange que d'entendre,
+à chaque relèvement de bordée, les plaintes de celui qui s'habille,
+contre celui qui va se coucher, et qui toujours est accusé d'être un
+_mauvais chiqueur_. Souvent on s'en rapporte au jugement du maître
+de quart, pour qu'il s'assure, en pressurant lui-même la chique
+litigieuse, de la manière abusive dont le _matelot_ du plaignant, a
+_suppé_ le tabac mis en commun. Ces détails soulèveront le coeur
+des hommes délicats et des petites maîtresses; mais ils sont vrais
+et ils doivent être connus.
+
+Les contes des gens de mer roulent ordinairement sur des aventures
+gigantesques, sur des coups de main hardis, des privations: le
+narrateur entremêle à ces antiques fables du bord, des plaisanteries
+qui lui sont propres et des mots d'un cynisme à part, et qui
+étincellent souvent d'esprit, mais de cet esprit qui ne peut être
+senti que par ceux qui connaissent les habitudes de la profession.
+La peinture des douceurs de la vie n'occupe qu'une place
+très-circonscrite dans ces récits: c'est à _l'abri d'une bonne
+bouteille de vin et mouillés à quatre amarres_ dans un cabaret
+que ces hommes placent la félicité suprême; une auberge est le
+théâtre de leurs illusions, le palais de leurs féeries: c'est pour
+eux enfin le paradis terrestre. Ils ne s'en figurent pas d'autre,
+parce que leur imagination ne peut guère aller au delà des plaisirs
+qui leur sont propres.
+
+Le conteur commence ordinairement sa narration, en criant _cric!_ Les
+auditeurs répondent _crac!_ Et l'orateur reprend: _un tonnerre
+dans ton lit; une jeune fille dans mon hamac!_ Formule qui, sous un
+emblème philosophique, signifie peut-être dans leur pensée, qu'un
+hamac peut être l'asile du bonheur qu'on ne trouve pas toujours à
+terre, dans un bon lit.
+
+Les histoires des matelots me ravisaient: un joli petit novice, que
+le capitaine d'armes du corsaire avait embarqué à bord, se plaisait,
+malgré les représentations de son protecteur, à se mettre à coté
+de moi, pendant que l'on disait des contes. La voix douce du novice,
+ses mains blanches et délicates, m'avaient fait supposer déjà qu'il
+pouvait y avoir quelque chose d'extraordinaire dans son séjour à
+bord. Amateloté avec le capitaine d'armes, il faisait rarement son
+quart, et son protecteur obtenait facilement du maître d'équipage
+l'indulgence qui lui était nécessaire pour faire pardonner au
+protégé cet oubli de la règle commune du bord. Un matin, où les
+grands yeux noirs de petit Jacques se réveillaient avec le jour, je
+lui demandai, avec toute la naïveté de mon âge:
+
+«Dis-moi donc, petit Jacques, pourquoi je ne t'ai pas vu sur le pont
+quand nous avons abordé le trois-mâts?
+
+--Ah! c'est que le capitaine d'armes m'avait placé à la soute aux
+poudres.
+
+--Tu avais donc peur?
+
+--Je n'étais pas trop rassuré.»
+
+Mon intention étant d'engager, avec petit Jacques, une conversation
+dans laquelle l'emploi de quelques mots familiers aux femmes, pût
+trahir un déguisement que je soupçonnais, je continuai ainsi:
+
+«Est-ce que tu serais aussi peu brave que tu m'as semblé fainéant?
+
+--Pour brave, je ne me vante pas de l'être; mais _fainéante_....
+
+--Ah! je t'y prends encore une fois: tu as dit _fainéante!_
+
+--Non, j'ai dit _fainéant!_!
+
+Comme tu rougis!..... Pourquoi donc te trompes-tu toujours ainsi,
+et parles-tu comme si tu étais une petite fille!.... L'autre jour
+encore, quand nous parlions ensemble de je ne me rappelle pas quoi, il
+t'est échappé de me répondre: _non, je ne la suis pas!_
+
+--Eh bien! qu'est-ce que cela prouve? me dit mon interlocuteur, tout
+décontenancé.
+
+--Cela prouve que tu n'es pas un garçon!
+
+--Enfant que tu es! Quelle idée!...
+
+--Je te parie que tu es une femme, et je m'en rapporte à maître
+Philippe qui vient, et à qui j'ai dit déjà....
+
+--Au nom du ciel, tais-toi, malheureux.... Si tu savais combien je
+souffre...? Tu viens de découvrir un stratagème qui, s'il était
+connu, m'exposerait à devenir la risée de tous ces hommes qui me
+font peur... Je suis... je suis la femme du capitaine d'armes...
+Pour le suivre, il a fallu me faire passer pour son parent, pour son
+cousin. Que sais-je, moi!.. Tu sauras tout; mais tu me promets bien de
+ne pas trahir la confiance que j'ai mise en toi? Tu m'as toujours paru
+mieux élevé que ces matelots, au milieu desquels je vis pour mon
+malheur. Tu te tairas, n'est-ce pas, mon ami?... Tu ne voudras pas me
+perdre tout-à-fait?...»
+
+Des larmes apparemment roulaient dans mes yeux comme dans les siens,
+car elle passa doucement sur ma figure, la main dont elle venait de
+se presser les paupières. Je promis tout. Mais petit Jacques me
+recommanda bien d'éviter les conversations que nous avions ensemble,
+et qui avaient commencé à piquer la jalousie de _son mari_. Je me
+rappelai, en effet, que le capitaine d'armes m'avait souvent menacé
+de me donner quelques tappes, pour me punir des torts que j'étais
+bien en peine de deviner. Les aveux de petit Jacques venaient de
+m'expliquer la haine du capitaine d'armes pour moi. Je compris la
+nécessité d'être prudent pour mon petit camarade et pour moi.
+
+
+
+
+2.
+
+LA CROISIÈRE.
+
+
+Acalmie.--Combats.--Amours.--Le capitaine Bon-Bord.--Le matelot
+Ivon.--Histoire de petit Jacques.--Prise d'un navire anglais.--Son
+explosion.--Tisozon.--L'ile de Bas.
+
+
+Après avoir essuyé quelques heures de cape, reçu plusieurs coups
+de mer, nous éprouvâmes ce qu'on appelle une _acalmie_, un de ces
+momens de transition entre la tempête qui expire et le beau temps qui
+veut revenir. Pendant la violence de la bourrasque, un brick, fuyant
+vent arrière à mâts et à cordes, au risque de s'engloutir sous
+chacune des lames qui le poursuivaient, avait passé près de nous,
+enveloppé dans le nuage de molécules d'eau que l'effort du vent
+faisait voler comme de la fumée sur les lames blanchissantes; mais la
+fureur de la tempête nous avait empêchés de tomber sur cette proie
+qui nous avait échappé dans le désordre des élémens.
+
+Il n'est peut-être pas de position plus pénible à la mer, que celle
+dans laquelle on se trouve à la suite d'un coup de vent, lorsque le
+bâtiment, n'étant plus couché par la force de la brise irritée,
+se voit assailli par de grosses lames qui, se heurtant avec lourdeur,
+semblent se le disputer comme pour le démolir dans leur choc. Tout
+se brise, tout craque à bord, et les pièces dont le navire est
+composé, et les objets d'arrimage qui jouent avec effort. Le
+gréement fatigue, se détord et se rompt; la mâture reçoit, dans le
+roulis et le tangage, des secousses horribles qui ébranlent la coque.
+Le navire, fatigué dans toutes ses parties, devient pour ainsi dire
+l'objet de la fureur dernière des flots harassés par la tourmente.
+Il faut qu'une brise s'élève sur le sommet des vagues pour les
+niveler et rendre à la mer, encore si violemment émue, ce mouvement
+uniforme qu'a détruit le délire de la tempête.
+
+Un joli frais de Nord-Est ne tarda pas à se faire sentir et à
+nous permettre de manoeuvrer et de _faire de la toile._ Rien ne peut
+peindre peut-être le bonheur que répand au milieu de l'équipage,
+un beau jour succédant à une nuit de mauvais temps et de fatigues.
+C'est une des plus douces joies des hommes de mer, que de revoir un
+ciel serein sortant du sein de la tempête qui fuit en grondant et
+comme irritée d'avoir manqué sa proie.
+
+Nous nous trouvions près des Açores. Le point du capitaine nous
+indiquait le voisinage de ce petit archipel. La quantité de goëlands
+et de mauves qui voltigeaient autour de nous, et les nuages qui
+paraissaient s'amonceler comme pour aller couvrir au loin la terre,
+auraient suffi, à défaut d'autres indices plus sûrs, pour nous
+signaler l'approche des parages où nous voulions établir notre
+croisière. Nous espérions faire, dans ces latitudes, quelques
+bonnes rencontres. Nous crûmes bientôt avoir trouvé ce que nous
+cherchions.
+
+Vers le milieu de la journée qui avait suivi notre coup de vent, les
+hommes placés en vigie au haut des mâts crièrent, _Navire!_
+
+--Où? demanda le capitaine.
+
+--Sous le vent à nous! répondirent les vigies.
+
+Ces mots firent succéder le calme le plus profond au tumulte des
+conversations particulières, qui vont toujours grand train à bord
+des navires aussi mal tenus que le sont, en général, les corsaires.
+
+Arnaudault mit, sans rien dire, sa longue-vue en bandoulière, et
+grimpa sur les barres du grand perroquet, pour observer le bâtiment
+signalé. C'était la première fois, depuis notre sortie, qu'on
+l'avait vu monter dans les haubans; et, sans trop savoir encore
+pourquoi, l'équipage pensa que la circonstance était solennelle.
+
+Toute l'attention était portée sur les mouvemens du capitaine.
+
+En descendant des barres de perroquet, on remarqua que l'expression
+de sa physionomie était sévère. Le capitaine avait _l'oeil
+américain,_ comme disent les matelots, et le tact sûr, comme chacun
+le savait.
+
+«Le navire aperçu est gros, si je ne me trompe, dit-il à ses
+officiers. Il a un entre-deux-de-mâts qui semble m'annoncer que ce
+doit être un marchand de boulets, et qu'il pourrait bien lui pousser
+une rangée de dents.»
+
+Les officiers qui, comme le capitaine, avaient observé le navire que
+nous approchions en laissant courir un peu largue, pensaient que ce ne
+pouvait être qu'un grand trois-mâts marchand, ou peut-être bien
+un navire de la Compagnie des Indes. Lorsqu'on court les chances
+périlleuses de la fortune sur mer, on tourne presque toujours les
+circonstances les plus douteuses, dans le sens des conjectures les
+plus favorables aux désirs que l'on forme.
+
+Le second du corsaire était d'une joie folle; il insistait, plus que
+tous les autres, pour qu'on approchât le navire, et pour qu'on lui
+_tâtât un peu les côtes:_ c'était son expression. Arnaudault prit
+la parole, de manière à être entendu de tout le monde:
+
+«Il me semble qu'il ne s'agit pas ici de se mettre dedans, par
+fanfaronnade; chacun est à bord pour sa part et pour sa peau. Je
+dirai mon idée:
+
+»Je veux bien, si tel est votre avis, _tâter les côtes_ de ce
+navire; mais s'il les a trop dures.
+
+LE SECOND.
+
+Nous avons à bord des boulets qui seront encore plus durs?
+
+LE CAPITAINE.
+
+Mais, s'il a plus de canons que nous?
+
+LE SECOND.
+
+Nous jouerons des jambes.
+
+LE CAPITAINE.
+
+Et s'il a les jambes plus longues que les nôtres?
+
+LE SECOND.
+
+Il nous coulera, et nous irons au fond; c'est notre métier.
+D'ailleurs, capitaine, vous savez bien que vous n'étiez pas d'avis
+d'accoster ce trois-mâts que nous avons pourtant si souplement
+enlevé....
+
+LE CAPITAINE, _d'un air ironique._
+
+Ah! ah! oui, ce trois-mâts, n'est-ce pas? oh! je me le rappelle
+parfaitement. C'est vrai, je ne voulais pas l'aborder; c'est que ce
+jour-là j'avais peut-être peur... qui sait?
+
+LE SECOND.
+
+Capitaine, je ne dis pas cela pour vous offenser, bien loin de là;
+mais c'est pour le bien de tous que je parle....
+
+LE CAPITAINE, _s'adressant à l'équipage._
+
+Enfans, voyons: êtes-vous d'avis d'accoster le trois-mâts qui court
+sous le vent à nous? oui ou non?
+
+Oui, oui, _cap'taine,_ s'écrièrent tous les matelots déjà irrités
+de l'hésitation que cette discussion leur avait fait remarquer chez
+le capitaine.
+
+LE CAPITAINE.
+
+C'est bien votre idée à tous, n'est-ce pas?
+
+L'ÉQUIPAGE.
+
+Oui, oui, cap'taine, c'est notre idée!!!
+
+LE CAPITAINE.
+
+Eh bien! ce n'est pas la mienne; mais c'est égal. Voyons, mes fils,
+chacun à son poste, et le premier gredin qui bouge, je lui fais
+sauter la tête. Attention, timonnier, la barre au vent: _brasse
+tribord devant et babord derrière:_ file l'écoute du gui et cargue
+le point de grand'voile au vent. Branle-bas général de combat!»
+
+Cet ordre du capitaine fut reçu avec transport. Les matelots
+jetèrent en l'air leurs bonnets rouges en signe d'approbation
+unanime.
+
+Et voilà le _Sans-Façon_ courant grand largue sur le bâtiment qui
+nous présentait le travers en cinglant sous toutes voiles au plus
+près du vent. La mer, encore un peu agitée, nous le cachait de temps
+à autre, sous la masse mobile des grosses lames qui s'élevaient
+entre lui et nous.
+
+A bord d'un corsaire, les dispositions pour le combat sont bientôt
+faites. Chacun y met du sien le plus qu'il peut. Nous n'avions jeté
+qu'une vingtaine d'hommes à bord de notre prise, et cent et quelques
+bons gaillards bien déterminés se pressaient encore sur le pont du
+_Sans-Façon._ Dès que le _branle-bas_ de combat fut fait, le second
+vint l'annoncer en ces termes: _Capitaine, tout est paré à bord!_
+Arnaudault ne lui répondit que par un regard sévère, et en lui
+faisant signe de s'en retourner à son poste: le second se plaça sur
+le gaillard d'avant, un porte-voix à la main, disposé à répéter
+les ordres de son chef. On aurait entendu voler une mouche à notre
+bord, tant le silence était profond dans ce moment d'attente et de
+curiosité.
+
+Nous filions huit à neuf noeuds, courant toujours sur le navire en
+vue. Dès que nous l'eûmes approché de manière à découvrir son
+bois, que nous cachait auparavant la courbure de la mer, il hissa un
+pavillon américain... Ce n'était pas un ennemi! La consternation se
+peignit sur tous les visages... «Quel dommage! s'écriait-on, il a
+des balles de coton dans ses porte-haubans: quelle belle prise ça
+nous aurait fait!...» Le capitaine, pour répondre au signal du
+bâtiment ami, ordonna de hisser notre pavillon tricolore. A peine
+avions-nous arboré cette couleur, que la bannière américaine qui
+flottait sur le navire chassé, fut amenée et qu'un large pavillon
+anglais s'éleva sur le couronnement de notre adversaire. Un cri
+de joie se fit entendre à notre bord. _C'est un Anglais! c'est un
+Anglais!_ se disait-on du gaillard d'avant au gaillard d'arrière.
+«Un instant, dit Arnauldault: il a hissé pavillon anglais; il faut
+lui répondre dignement: frappez-moi à la drisse du pic le _pavillon
+rouge!_ Et pourquoi? demanda le second. Pour apprendre à ceux qui
+m'ont pris pour un Jeanfesse que je n'amène jamais, quand on m'a mis
+dans la nécessité de recommencer à faire mes preuves.« Ces paroles
+furent prononcées avec une effrayante impression de physionomie, qui
+n'échappa à personne. Le second s'en retourna encore une fois à son
+poste, n'osant plus hasarder d'observations. Nous n'étions plus qu'à
+une portée de canon du navire.
+
+Chaque lame sur laquelle bondissait notre corsaire, nous rapprochait
+du bâtiment sur lequel tous les yeux se tenaient fixés. Un coup
+de canon, parti de ses gaillards, fut le signal d'une manoeuvre à
+laquelle nous ne nous attendions pas. Les balles de coton que nous
+distinguions dans ses porte-haubans tombèrent à la mer; une large
+toile, peinte en jaune, étendue sur sa batterie, disparut, et nous
+laissa voir une filée de canons sortant de ses flancs larges et
+élongés. C'était la rangée de dents que nous avait promise
+Arnaudault. Il n'y avait plus à en douter: c'était une frégate!
+La stupéfaction se peignit sur tous les traits des hommes les plus
+impassibles.
+
+Le capitaine qui, quelques minutes auparavant, avait un air inquiet en
+observant le navire que nous chassions, prit une physionomie calme du
+moment où il vit décidément à qui nous avions affaire. On eût dit
+qu'il ne s'agissait pour lui que de parler amicalement à un bâtiment
+que nous aurions rencontré en mer. Il demanda à l'un de ses fils
+son porte-voix de combat, et un cigarre qu'il alluma avec une
+tranquillité que lui seul avait à bord dans ce moment de péril et
+d'anxiété.
+
+«C'est maintenant qu'il faut en découdre, mes amis, dit-il en
+s'adressant à l'équipage. Vous avez eu la vue un peu basse, vous
+l'aurez un peu meilleure en tappant sur ce chien d'Anglais. Parez-vous
+à faire feu à mon commandement.»
+
+Le second, à ce mot d'avertissement, vint tout étonné, lui
+demander: Mais, y pensez-vous, capitaine? c'est une frégate!--Tiens,
+cet autre! répondit Arnaudault, il commence à voir maintenant que
+c'est une frégate, comme si je ne l'en avais pas prévenu il y a plus
+de trois heures de temps! _Feu babord!_
+
+Une détonation terrible ébranla tout le corsaire; le pont
+frémissant sembla crouler sous nos pieds tremblans. La fumée qui
+sortit de nos flancs, avec la foudre que nous lancions, nous cacha
+pendant quelques secondes la frégate sur laquelle nous venions de
+lâcher en grand toute notre volée. Un calme de mort succéda à
+ce fracas. C'était à la frégate de riposter: elle ne nous fit pas
+longtemps attendre sa réponse.
+
+Maître Philippe, une demi-minute avant que l'ennemi ne nous
+ripostât, fit entendre, perché sur le bossoir du vent, un long
+et lugubre coup de sifflet de silence.... Personne ne bougeait; les
+têtes étaient hautes et assurées; toutes les bouches muettes et
+serrées. Arnaudault, les bras croisés et le porte-voix entre
+les jambes, se tenait assis sur le bastingage d'avant fumant
+tranquillement son cigarre, et jetant avec indifférence un
+coup-d'oeil sur les caronades de bas-bord, que les canonniers venaient
+de charger en quelques secondes.
+
+Tout à coup un bruit de tonnerre nous étourdit: toute la volée
+de la frégate venait de jaillir avec l'éclat et la vivacité de
+l'éclair. Nous lui répondons en lui envoyant notre seconde bordée.
+Mais les boulets et la mitraille qui venaient de traverser notre
+coque, notre gréement et notre mâture avec un horrible sifflement,
+avaient fait tomber sur nous une multitude de débris de poulies,
+d'esparres et de bout de cordage. _Ce n'est encore rien,_ nous criait
+Arnaudault; _courage, enfans! Feu babord! feu!_ Nous faisions feu de
+notre mieux, mais la frégate qui courait la même bordée que nous,
+et que nous approchions encore, nous couvrait à chaque décharge,
+de flamme, de mitraille et de fumée. La mousqueterie qui pétillait
+déjà de dessus ses passavents, commençait à nous atteindre et à
+remplir l'intervalle que les bordées laissaient entr'elles.
+
+Dans la violence du combat, le second vint de l'avant à l'arrière,
+prévenir Arnaudault qu'un boulet avait entamé notre petit mât de
+hune.
+
+--Je m'en f..s, répondit Arnaudault; et vous?
+
+--Et moi, capitaine, je m'en contref..s, reprit le second en regagnant
+son poste. Ce fut la dernière preuve d'impassibilité que donna ce
+malheureux.
+
+Cet officier, qui, avec les autres personnes de l'état-major, avait
+à se reprocher l'imprudence qu'il avait intéressé le courage
+du capitaine à commettre, commençait à exprimer tout haut la
+nécessité où nous étions de virer de bord pour échapper à la
+frégate qui cherchait, en pointant bas, à nous couler à fond.
+Déjà l'équipage murmurait contre l'obstination du capitaine.
+_Virons de bord! virons de bord!_ criait-on de devant à Arnaudault;
+mais celui-ci ne répondait à ces conseils, qu'en descendant de son
+bastingage pour parcourir la batterie, et menacer de faire sauter
+la cervelle au premier chef de pièce qui ralentirait le feu. Un des
+boulets de la frégate, pointé sur le gaillard d'avant, enleva du
+bossoir le brave Philippe et un des fils du capitaine, placé à
+côté du maître d'équipage. Le spectacle de ces deux infortunés
+tombant à l'eau, coupés en deux du même coup, n'arracha aucune
+marque de douleur à Arnaudault; mais ses lèvres contractées
+mâchaient plus violemment le bout de cigarre qu'il tenait encore
+entre les dents. Un regard terrible qu'il lança à la dérobée, sur
+le second, indiqua seul tout ce que souffrait son âme impétueuse et
+son coeur de père.
+
+Notre position, sous la batterie sans cesse tonnante de la frégate,
+n'était plus tenable. A chaque décharge de l'ennemi, cinq à six de
+nos hommes tombaient sur notre pont déjà encombré de morts et
+de blessés. Le découragement commençait à s'emparer de notre
+équipage, qui voyait et l'imprudence et l'inutilité de notre
+résistance.
+
+«C'est le second, murmurait-on, qui a forcé le capitaine à accoster
+cette frégate. Il est temps de virer de bord. Capitaine, virons de
+bord!»
+
+L'infortuné second, objet des récriminations presque unanimes, se
+décida à expier sa faute et à aller demander lui-même au capitaine
+à prendre chasse pour fuir l'ennemi. Il s'avance derrière (je me
+rappelle encore son attitude pénible); mais, ne voulant pas avoir
+l'air de supplier celui dont il voulait cependant obtenir un pardon,
+il eut l'air de conseiller seulement à Arnaudault la manoeuvre qu'il
+croyait convenable d'exécuter pour sauver le corsaire. Il se trompait
+encore en croyant avoir affaire à un homme qui pourrait se contenter
+du demi-aveu d'une erreur. On rendrait difficilement le ton avec
+lequel le capitaine reçut ce pauvre diable.
+
+--Quand je vous aurai fait tuer avec la moitié de l'équipage, qui a
+écouté vos crâneries plutôt que ma prudence, je ferai ce que bon
+me semblera, et je revirerai de bord, si cela me convient; mais jusque
+là, _tâteur de cotes dures,_ croyez-moi, restez à votre poste et
+gardez-vous bien de passer encore derrière pour me donner des avis
+que je ne vous demande pas.
+
+Le second ne sut qu'obéir à l'ordre impérieux de son chef. Mais en
+se rendant sur l'avant, il put remarquer l'irritation que sa présence
+excitait dans tout l'équipage. Des interpellations violentes
+accueillent cet officier, dans lequel chacun voyait la cause de la
+perte probable du corsaire. _A bas le second!_ s'écriait-on de toutes
+parts. _Virons de bord! virons de bord!_ Pressé par cette situation,
+qui devenait intolérable pour lui, il se rend encore auprès du
+capitaine pour vaincre son inflexibilité. Mais cette fois-là
+l'infortuné second avait perdu son ton d'assurance: ce n'était plus
+qu'un suppliant qui s'offrait comme une victime expiatoire à celui
+dont pouvait encore dépendre le salut commun.
+
+--Je vous avais défendu de passer derrière, lui dit Arnaudault,
+et vous voilà encore! Est-ce un nouveau conseil que vous avez à me
+donner?
+
+--Non, capitaine, c'est une prière que j'ai à vous faire.
+
+--Et laquelle?
+
+--Je vous supplie de virer de bord.
+
+Le capitaine, après avoir fait quelques pas sur le gaillard, revient
+vers le second:
+
+--Virer de bord, et c'est vous qui me suppliez?... Eh bien oui, je
+consens à virer, mais à une condition...
+
+--Laquelle, capitaine? je suis prêt à tout faire pour sauver le
+corsaire et l'équipage.
+
+--C'est à condition que vous me crierez devant, au porte-voix:
+_Capitaine, virons de bord! J'en ai assez!_
+
+--J'aime mieux me faire tuer, capitaine, que de consentir à cette
+honte, répondit le second.
+
+--Comme il vous plaira, répond le capitaine, je ne veux forcer le
+goût de personne. Et il reprend avec calme sa place accoutumée sur
+le bastingage.
+
+Les témoins de cette scène si vive, à laquelle le danger de notre
+position donnait un caractère terrible, repoussèrent par des cris de
+rage le second, qui revenait désespéré prendre son poste. Il fallut
+enfin qu'il se soumît à la volonté inexorable du capitaine. Il
+s'immola. Placé sur le bossoir où maître Philippe et l'un des fils
+d'Arnaudault avaient été tués, il élève son porte-voix et se
+dispose à faire au capitaine l'amende honorable qu'il exigeait.
+Mais à peine avait-il prononcé dans le porte-voix, ces mots qui lui
+coûtaient tant: _Capitaine, j'en ai assez!_ qu'un paquet de mitraille
+lui enleva, en ronflant avec fracas, le sommet de la tête. Au
+mouvement que fit Arnaudault à ce spectacle horrible, on aurait dit
+qu'il attendait la mort du second pour se décider. Apaisé par cet
+événement, qu'il croyait peut-être lui être dû comme une justice
+providentielle, il n'hésita plus à commander de virer de bord.
+Mais, toujours lui-même, mais toujours froid, malgré l'imminence
+du péril, il nous fit entendre l'ordre de _pare-à-virer_ avec cette
+assurance dédaigneuse que nous respections en lui. Personne, comme
+on doit le penser, ne fit attendre sa coopération, pour exécuter la
+manoeuvre ordonnée. Au commandement d'_adieu-vat_, le corsaire, aidé
+par le mouvement de la barre poussée sous le vent, se rangea au vent
+en faisant battre en ralingue toutes ses voiles criblées de boulets
+et de balles; mais par l'effet de cette prompte évolution, il
+présenta sa poupe au travers de l'ennemi qui, profitant d'une telle
+position, nous enfila de l'arrière à l'avant, de toute sa volée de
+tribord. Cette volée, reçue quand nous combattions encore presque
+côte à côte avec la frégate, sans espoir de salut, nous aurait
+consternés; mais essuyée en fuyant, elle ne fit seulement pas
+baisser la tête aux moins intrépides de nos gens. Nous étions
+à peu près sûrs de nous tirer d'affaire; les périls ne nous
+paraissaient plus rien, tant les marins sont loin de se livrer au
+désespoir, pour peu qu'ils entrevoient un seul moyen de salut. Le
+plus près du vent était la marche du corsaire, qui revirait de bord
+avec la vélocité et la promptitude d'un lougre. Forcée d'envoyer
+vent-devant comme nous, pour nous poursuivre d'aussi près que
+possible, la frégate, reversant ses voiles moins vite que notre
+brick, perdait aussi beaucoup plus que nous, dans chacune de ces
+évolutions rapides que notre capitaine nous faisait répéter à peu
+près toutes les dix ou quinze minutes. En courant ainsi de petites
+bordées contre la direction du vent, nous parvînmes bientôt à nous
+mettre hors de la portée des canons que l'ennemi faisait toujours
+ronfler sur notre brick. Mais à chaque revirement de bord, une volée
+nous était lancée impitoyablement, au moment où nous présentions
+notre arrière à la frégate. Notre manoeuvre fut si prompte, si bien
+entendue, et la brise nous favorisa tellement, qu'en deux heures
+de temps nous réussîmes enfin à nous éloigner assez de notre
+formidable adversaire, pour n'avoir plus à redouter ses coups. La
+nuit, avec ses gros nuages et sa favorable obscurité, vint nous
+dérober au danger d'une poursuite obstinée. Tous les feux furent
+cachés soigneusement à notre bord, pour ne pas offrir à notre
+inexorable ennemi l'indice de notre position et la trace de la fausse
+route que nous suivions dans l'ombre pour échapper entièrement à la
+chasse qu'il nous donnait encore. Qu'on se représente une centaine
+de matelots, marchant pour manoeuvrer dans les ténèbres, sur les
+cadavres, et au milieu du sang qui couvrait notre pont, et on n'aura
+encore qu'une faible idée de notre situation, quelques heures après
+le combat que nous venions de livrer à la frégate anglaise.
+
+La nuit fut employée à réparer, tant bien que mal, les avaries
+que le feu de l'ennemi nous avait fait éprouver. Pour prévenir les
+effets de la joie que le bonheur d'être échappés à notre perte,
+aurait causée à nos hommes, les officiers répandirent sur le
+pont, l'eau-de-vie mêlée de poudre, que, pendant l'action, on avait
+distribuée à l'équipage, pour l'animer au combat. Les matelots, que
+l'ivresse, puisée dans ce breuvage brûlant, avait rendus furieux,
+voulurent s'emparer, de vive force, de la cambuse où étaient
+placées nos provisions liquides. Il fallut encore défendre cette
+partie du navire, contre leur délire; et ce ne fut qu'après un long
+combat entre nous, que les plus ivrognes s'endormirent couchés côte
+à côte avec les morts que nous n'avions pas eu le temps de jeter à
+la mer. Les marins les moins ivres travaillaient à repasser un petit
+mât de hune, à la place de celui qu'un boulet avait endommagé
+pendant l'action.
+
+L'entrevue du capitaine avec celui de ses fils que la mort avait
+épargné, fut courte, mais affreuse. Ce jeune homme, après le
+combat, vint embrasser son père, qui le premier prit la parole pour
+lui dire seulement ces mots: «Ton frère s'est fait tuer comme je
+l'entendais.»
+
+--Oui, il est mort bravement, répondit le jeune homme en sanglottant
+et en retenant les larmes qui lui remplissaient les yeux.
+
+--Aurais-tu mieux aimé que ce fut moi?
+
+--Oh! non, mon père... Mais c'était mon frère, c'était le seul....
+
+--Eh bien! pourquoi pleurer? Crois-tu que le boulet qui l'a enlevé ne
+m'ait rien déchiré là dedans? Tiens vois!
+
+Et en prononçant ces mots le malheureux Arnaudault se déchirait
+encore la poitrine du bout de ses doigts agacés. Son fils consterné
+dévora ses larmes et n'osa plus parler de son frère.
+
+Le jour nous trouva réparant encore du mieux possible notre navire,
+bouchant nos trous de boulet et faisant jouer nos pompes. Notre mât
+de hune de rechange allait être guindé, lorsqu'un petit trois-mâts,
+que l'obscurité nous avait empêchés de voir tout près de nous,
+passa, au lever du soleil, à nous _ranger à l'honneur_. Il nous hêla
+en anglais, en nous demandant notre longitude. Il nous eut bientôt
+dépassés: dans l'état où nous trouvions, il nous aurait été
+impossible, malgré notre marche supérieure, de lui donner chasse,
+s'il avait continué sa route.
+
+«Hissez-moi, dit Arnaudault, un pavillon anglais en berne, et
+parez-moi quelques pièces de canon de l'arrière avec double charge,
+pour apprendre à ce paria, qui vient nous accoster, quelle est notre
+longitude.
+
+A la vue d'un pavillon hissé en signe de détresse par un navire à
+moitié démâté, le petit trois-mâts vira de bord et courut sur
+nous, ne supposant sans doute pas qu'un bâtiment endommagé comme
+nous l'étions, pût avoir des projets hostiles. Douze à quinze de
+nos hommes se promenaient sur le pont: les autres s'étaient cachés,
+pour ne pas faire soupçonner la force de notre équipage au bâtiment
+qui nous approchait avec confiance. Rendu à demi-portée de pistolet,
+le capitaine anglais nous demande: _De quoi avez-vous besoin?_
+
+--De ton navire, lui crie Arnaudault. Deux coups de canonades
+chargées à mitraille accompagnèrent cette réponse. Le trois-mâts
+amena en criant qu'il se rendait; et, pour être plus sûrs de notre
+prise, nous l'amarinâmes en l'abordant de bout en bout, et en nous
+accouplant pour ainsi dire avec elle.
+
+Il fallut composer un équipage pour notre nouvelle capture: elle
+était chargée de coton. Son malencontreux capitaine, en venant à
+bord, laissa voir au capitaine de prise qui était désigné pour le
+remplacer, une montre assez belle. Pourquoi cette montre? lui demanda
+celui-ci en anglais.
+
+--Mais pour voir l'heure.
+
+--Oh! à bord on te dira l'heure sans montre, lui répondit le
+capitaine de prise; et le bijou passa du gousset du capitaine ennemi
+dans celui de l'officier du corsaire.
+
+Je grillais d'aller à bord de la prise, malgré la haine que
+m'inspirait l'homme à qui son commandement allait être confié,
+et qui se trouvait justement être celui qui, au départ du
+_Sans-Façon_, m'avait recommandé pour le mal de mer, au brave
+maître Philippe. Mais j'avais mes raisons pour désirer de ne plus
+rester à bord du corsaire.
+
+Le petit _Jacques_, le novice féminin avec lequel j'avais fait
+connaissance, cherchait tous les moyens de fuir son capitaine d'armes,
+dont la surveillance lui était devenue incommode et la tyrannie
+insupportable. Jacques m'avait confié l'intention où il était de se
+cacher à bord du premier navire que nous prendrions, et qui pourrait
+lui offrir l'espoir de gagner terre le plus tôt possible. Il était
+convenu entre nous que, de mon côté, je ferais tous mes efforts pour
+aller à bord de la première prise où Jacques parviendrait à se
+glisser. Persuadé qu'il n'aurait pas manqué de se fourrer dans la
+calle ou la chambre du trois-mats que nous avions le long du bord,
+je me déterminai à risquer la balle. Je passe sur le gaillard
+d'arrière, le bonnet à la main, et m'adressant à Arnaudault, je lui
+dis, avec assurance:
+
+«Mon capitaine, j'ai envie de faire mon chemin. Voilà une prise,
+je sais réduire une route sur le quartier et pointer la carte. Je
+voudrais, si c'est un effet de votre bonté, obtenir la permission de
+me distinguer en me rendant utile à bord du navire que nous venons
+d'amariner.»
+
+Arnaudault, sans me répondre, demande à son fils un routier, et une
+grande carte étendue sur la table de la chambre; la carte lui est
+apportée: il la déploie sur le capot. «Voilà où nous sommes,
+me dit-il en me montrant un point marqué au crayon sur le papier
+déroulé devant moi et en me mettant un compas dans les mains. Quelle
+route ferais-tu pour attérir sur Ouessant?»
+
+Avant de répondre à cette brusque question, que je tremblais de
+résoudre gauchement, je pose mes deux pointes de compas, l'une sur le
+point marqué par le capitaine, et l'autre sur Ouessant:--_Le Nord-Est
+quart d'Est_, capitaine, sans compter la variation qui est de deux
+bons quarts Nord-Ouest.
+
+--Sans compter la variation, dis-tu?
+
+--Oui, sans compter la variation, mon capitaine.
+
+--Tu en sais plus, le diable m'emporte, que le capitaine de prise que
+je te donne là. Allons, puisque tu le veux, _joufflu_, saute-moi à
+bord de ce trois-mâts, et que le bon Dieu ou l'enfer vous conduise
+tous, pourvu que vous mettiez ce joli _ship_ à bon port. Je te fais
+lieutenant de la prise, et que je n'entende plus parler de toi!» Mes
+préparatifs ne furent pas longs: Arnaudault me donna une petite tappe
+sur la tête en signe de bienveillance et en répétant le pronostic
+du pauvre maître Philippe: _Ce petit Fil-à-Voile_ finira par faire
+quelque jour peut-être _un bon petit bougre_.
+
+La prise, équipée de douze de nos hommes, non compris le capitaine,
+un gros matelot bas-breton, qui devait servir de second, et moi,
+devenu la troisième personne du bord, se sépara du corsaire.
+Arnaudault, monté sur le dôme de la chambre, nous commanda, au
+porte-voix, de faire de la toile et de bien veiller autour de nous.
+Le corsaire reprit sa bordée sous ses basses-voiles. Notre nouveau
+capitaine, dont le nom de course était _Bon-Bord_, voulut demander au
+capitaine Arnaudault ses dernières instructions:
+
+--_Va-t-en te faire f....., et ne te soûle pas, ivrogne_, lui
+répondit d'une voix de tonnerre le capitaine du _Sans-Façon_. Ce
+furent les dernières paroles que nous adressa cet intrépide marin,
+dont la voix retentissait encore sur les vagues qui allaient nous
+séparer de lui. Le _Sans-Façon_ disparut bientôt à nos regards
+dans le creux des lames qu'il faisait blanchir en se traînant
+péniblement comme estropié, au milieu d'elles. Mon premier soin,
+après avoir satisfait aux devoirs les plus pressés de mon nouveau
+poste sur la prise, fut de visiter le navire, pour m'assurer de la
+présence à bord de mon ami petit Jacques. Je tremblais que ce joli
+petit être, à qui je m'étais déjà attaché sans trop encore
+savoir pourquoi, n'eût pu remplir la parole que nous nous étions
+donnée de nous réunir sur le premier navire capturé. Moi j'avais
+si heureusement réussi à quitter le corsaire! Mais petit Jacques
+aura-t-il eu le même bonheur? Son maudit capitaine d'armes ne
+l'aurait-il pas empêché de réaliser un dessein qu'il aura
+peut-être soupçonné? Telles étaient les idées qui m'assiégeaient
+en foule, et mon coeur, qui n'avait pas battu de peur à l'approche du
+combat et sous le sifflement de la mitraille, palpitait avec force et
+de manière à me faire défaillir. Je cherche dans la chambre, les
+cabines, le logement de l'équipage. Rien! Je m'insinue dans la calle
+entre les balles de coton: rien encore; j'étais désespéré......
+Le capitaine _Bon-Bord_ m'appelle pour dîner, des restes du déjeuner
+que nous n'avions pas laissé le temps au capitaine anglais d'achever.
+J'essaie de manger: je ne sais que rêver, et déjà, sans trop me
+douter de ce que c'était qu'une femme, je commençais à les maudire
+toutes; car, à la place de Jacques, je sentais que rien ne m'aurait
+empêché de me cacher à bord de la prise.
+
+Les impressions les plus pénibles glissent vite sur le coeur d'un
+enfant de quinze à seize ans. Je me consolais un peu de l'absence de
+Jacques, en m'enivrant du plaisir d'être devenu quelque chose dans ma
+première croisière, et de pouvoir me dire et me répéter que je
+me trouvais la _troisième personne du bord_ sur le navire le
+_Back-House_.
+
+Le matelot Ivon, devenu second de la prise, ce gros Bas-Breton dont
+j'ai déjà parlé, me prit avec lui pour faire le quart. C'était une
+espèce d'homme aussi large qu'il était haut, un homme carré enfin,
+un de ces êtres qui semblent nés sur la côte de Bretagne pour
+barboter dans la mer au sortir du berceau; mais c'était aussi une de
+ces fortes créations physiquement complètes, qui sentent le besoin
+de protéger quelque chose de plus faible qu'elles, et qui semblent
+faites pour s'attacher à celui chez lequel elles devinent plus
+d'esprit et moins de force matérielle que chez elles.
+
+Ivon me prit dès la première nuit de quart sous son égide, en
+raison de ma faiblesse même, et dans la suite, comme on va le voir,
+il me protégea de toute la largeur de son corps. Il y a de ces hommes
+qui ne savent offrir à ceux qu'ils aiment, que ce qu'ils ont de plus
+qu'eux en force; mais aussi qui leur offrent, sans réserve, toute
+leur force.
+
+Mais, dans cette première nuit de quart, je fus bien autrement
+favorisé de la fortune. Je n'avais encore rencontré qu'une
+protection; il m'était réservé de retrouver quelque chose de plus
+précieux encore.
+
+En descendant, à la fin de mon quart, dans la cabine qui m'était
+destinée, la tête et le coeur remplis du souvenir de petit Jacques,
+je ne pus trouver de repos qu'après m'être rassasié des réflexions
+les plus pénibles. Une main, que je pris d'abord pour celle du
+matelot qui devait me réveiller pour recommencer à courir la
+bordée, s'étendit sur moi; une voix, qui n'était pas celle d'un
+homme, frappa mon oreille encore troublée de ces mots que je ne
+conçus pas d'abord:
+
+--C'est moi, c'est moi: n'aie pas peur!
+
+--Mais qui toi? Est-ce que...? Ah! mon Dieu!
+
+--Oui, c'est moi, moi, petit Jacques, tu sais bien; mais je t'en prie,
+parle bas: on pourrait nous entendre.
+
+--Comment c'est... et où étais-tu donc, pauvre petit Jacques?
+
+Cachée sous ta cabine même. La crainte de nous trahir m'a empêchée
+de te répondre pendant le jour, quand tu me cherchais partout ici;
+si tu savais combien j'ai souffert de ton inquiétude! Mais me
+voilà avec toi, délivrée de la contrainte que j'éprouvais sur le
+corsaire. Ah! si nous pouvions tous deux retourner en France! que je
+bénirais le Ciel, et toi, toi, mon ami, mon frère, mon enfant!....
+
+Et des caresses bien innocentes, de mon côté du moins, exprimaient
+à petit Jacques tout le plaisir que j'éprouvais à le retrouver
+après avoir perdu l'espoir de le revoir encore.
+
+--Comment apprendre au capitaine de prise que je suis à bord, ou
+comment plutôt lui cacher ma présence?
+
+--Je lui dirai tout: je ne le crains plus. Il pourra bien me battre,
+me tuer; mais il ne pourra plus te renvoyer à bord du corsaire; c'est
+tout ce qu'il me faut.
+
+--Ho! garde-toi bien, mon ami, de lui avouer... Je suppose qu'il a
+déjà deviné, à bord du corsaire même, qui j'étais. C'est un
+homme qui m'inspire autant de défiance que de dégoût!
+
+--Et à moi donc, l'ivrogne! Mais je dirai tout au second, à Ivon,
+qui est un brave homme, lui: il aura pitié de toi et de moi...
+Jacques me donna ses deux mains que je pressai dans les miennes, et
+s'endormit auprès de moi, harassé par la fatigue et peut-être par
+les émotions de cette nuit que nous venions d'acheter au prix de plus
+d'un inconvénient et d'un péril peut-être.
+
+L'heure du renouvellement du quart arriva trop tôt, hélas! Ivon, le
+premier sur le pont quand le service l'appelait, vint me réveiller
+lui-même à la place du matelot qui devait s'acquitter de cette
+fonction. «Debout, _mon pays_,» s'écria-t-il. Puis, étonné
+de trouver en tâtant le matelas de ma cabine un individu de plus,
+couché tout habillé à côté de moi: «Ah! bien, en voilà une
+bonne, se prit-il à dire: comment! te v'là _amateloté_ de c'te
+manière. Débrouillons un peu nos amarres, et voyons ce que ça veut
+dire.» Sa main fouilla, en une seconde, toute ma cabine.
+
+La lampe de la grande chambre éclairait paisiblement la scène qui se
+préparait. Mon pays Ivon prend par le collet l'individu qu'il avait
+trouvé en supplément près de moi.
+
+--C'est toi, petit Jacques? fit-il avec étonnement. Et que fais-tu
+donc à bord?
+
+Des larmes abondantes, comme savent en répandre toutes les femmes
+dans les circonstances désespérées, furent la réponse de Jacques
+à Ivon.
+
+Moi, déjà levé, j'étais auprès d'Ivon: l'aveu ne se fit pas
+attendre. Je lui dis tout en peu de mots; car dans les occasions
+pressantes, la passion n'est pas verbeuse. «C'est une femme que petit
+Jacques, mon brave Ivon: elle a voulu fuir son capitaine d'armes et
+venir avec moi. Voilà tout.»
+
+--Ah! la bonne fichue farce, et ce pousse-caillou de capitaine d'armes
+qui s'est laissé gourrer.... C'est pas l'embarras, il a été
+soldat, et ça voulait faire le malin à bord. C'est bien fait pour
+lui.--Puis, reprenant un ton sérieux, il m'adressa ces paroles:
+
+«Tu as manqué à la subordination: c'est pas bien. Mais le
+capitaine qu'on nous a donné d'à bord du corsaire est un véritable
+_suce-chopine_: il est plein comme un Anglais, un vrai pochard!...
+Verse-moi un verre de rhum. Monte sur le pont, laisse ta femme en bas,
+dans ta cabine.... Ta femme que j'ai dit, n'est-ce pas?.. Ah! ah! ah!
+sa femme! ça fait p..... des épingles.... Un petit particulier de
+c'te façon avoir une femme! Mais, c'est égal: je me charge de toute
+la boutique, et laisse courir le bord qui porte à terre.»
+
+Un poids énorme venait de m'être ôté de dessus la poitrine.
+Petit Jacques embrassa Ivon, qui dès lors nous fut conquis. J'étais
+honteux de tant de bonheur en un jour.
+
+En me promenant sur le pont avec mon second, une confiance intime
+s'établit entre lui et moi par cela surtout qu'il me savait gré de
+m'être rangé sous sa protection; et ce n'était cependant que le
+deuxième quart que nous faisions ensemble. Les marins vivent vite:
+ils ont besoin de tout se dire promptement, pour pouvoir se dire
+quelque chose; ils n'ont pas le temps d'être faux ou dissimulés.
+Ivon m'avoua qu'il aurait déjà fait sa fortune, s'il avait su lire
+et écrire.
+
+--Vous ne savez pas lire, mon second?
+
+--Non, mon lieutenant.
+
+--Mais cela s'apprend.
+
+--Oui, mais pas à mon âge, et joint qu'avec cela j'ai la tête dure
+comme un Bas-Breton que je suis.
+
+--Eh bien moi, je veux vous apprendre à lire!
+
+--Tu seras alors bien malin, _Fil-à-Voile_; car moi je ne le
+veux pas... Mais, à propos, je ne veux plus qu'on t'appelle
+_Fil-à-Voile_, dis donc! Comment te nommes-tu, sans farce?
+
+--Je m'appelle Léonard, maître Ivon!
+
+Je n'avais pas prononcé mon véritable nom, qu'Ivon passe devant et
+dit aux matelots de quart:
+
+«Dites donc, vous autres, je suis bien aise de vous prévenir que ce
+petit jeune homme s'appelle...... Comment déjà m'as-tu dit?
+
+--Léonard!
+
+--Ah! oui, c'est vrai, _Léonard_, et pas _Fil-à-Voile_,
+entendez-vous, et que si on l'appelle encore _Fil-à-Voile_, je
+casserai les reins à tout l'équipage.»
+
+Malgré l'engagement difficile que prenait là Ivon, en cas
+d'infraction à ses ordres, l'équipage comprit qu'il était de force
+et d'humeur à faire respecter ses volontés. On ne m'appela donc plus
+que Léonard.
+
+Mon pauvre petit Jacques, laissé dans ma cabine, n'avait pu trouver
+le sommeil qu'il y cherchait, sans moi: il monta sur le pont. Mais
+au même instant, le capitaine Bon-Bord parut au milieu de nous. Je
+prévis une scène désagréable pour moi, quoiqu'Ivon se fût chargé
+de tout.
+
+Les capitaines, lorsqu'ils s'éveillent, sont ordinairement de
+mauvaise humeur. Bon-Bord, en mettant le nez sur l'habitacle, trouva
+que la route que nous faisions était mauvaise.
+
+--Pourquoi mauvaise? lui demanda Ivon.
+
+--Parce qu'elle n'est pas bonne.
+
+--Dites plutôt parce que vous avez bu un coup de trop hier soir,
+capitaine _Bon-Bord_. C'est vous qui l'avez donnée cette route, au
+surplus.
+
+--C'est moi! J'étais donc soûl?
+
+--Pas trop! à peu près comme à présent.
+
+--Je parie, moi, qu'elle ne vaut pas le diable, cette route!
+
+--Je parie que vous êtes _paf_.
+
+--Qui est-ce qui me prouvera que cette route est bonne?
+
+--Cet enfant, dit Ivon en me montrant, et qui en sait plus que vous et
+moi. Que dis-tu de la route, Léonard?
+
+--Elle est bonne, répondis-je, si nous voulons entrer en Manche; et
+j'expliquai de mon mieux mes raisons à l'appui de mon opinion.
+Le capitaine Bon-Bord parut se rendre à l'évidence, mais d'assez
+mauvaise grâce. Ivon grognait, Bon-Bord cherchait une occasion de
+prendre sa revanche et d'avoir raison. Après un moment de silence, il
+reprit la conversation.
+
+--Est-ce que je n'ai pas vu, en montant sur le pont, un jeune homme
+causer avec vous?
+
+--Oui, dit Ivon. C'est tout jeunes gens que nous avons à bord... Je
+tremblais.
+
+--Et qu'est-ce que c'est que ce jeune homme? Il m'a semblé ne pas le
+reconnaître pour un de mes gens de la prise.
+
+--Ah! vous ne l'avez peut-être pas reconnu, voyez-vous, parce que ce
+jeune homme est une femme, capitaine.
+
+--Une femme?
+
+--Oui, la femme du capitaine d'armes, qui a passé par-dessus le bord;
+déguisée en matelot, quoi, comme vous et moi.
+
+BON-BORD.
+
+Il ne doit pas y avoir de femme, à bord, sous aucun prétexte.
+
+IVON.
+
+En ce cas-là, puisqu'il ne doit pas y avoir de femme à bord, cette
+femme est un jeune homme.
+
+BON-BORD.
+
+Ah ça, voyons donc, est-ce une femme, ou bien est-ce un jeune homme?
+
+IVON.
+
+L'un ou l'autre, comme vous voudrez; ça dépend de vous.
+
+BON-BORD.
+
+Il faut me répondre autrement que cela. Qu'est-ce que cet individu et
+quel est son sexe? Je veux le savoir.
+
+IVON.
+
+Si vous êtes si pressé, allez y voir; moi, je ne m'y connais pas
+assez. Je vous ai dit tout ce que je savais.
+
+BON-BORD.
+
+Eh bien! c'est ce que nous verrons....
+
+
+Moi, je tremblai de tous mes membres à ces mots du capitaine.
+Ivon reprit après avoir fait deux ou trois tours sur le gaillard
+d'arrière.
+
+IVON
+
+Je voudrais bien savoir cependant si, dans les ordonnances de la
+marine, il y a un article qui dit que le capitaine aura le droit de
+s'assurer si les individus de l'équipage sont mâles ou femelles?
+
+BON-BORD.
+
+Les ordonnances disent qu'_un capitaine est roi à son bord_, et comme
+je suis capitaine, je peux faire vérifier les sexes.
+
+IVON.
+
+Vous qu'êtes si savant, cap'taine Bon-Bord, avez-vous lu par hasard,
+dans les ordonnances, que quand un cap'taine est soûl et qu'il ne
+peut plus se tenir debout, il doit aller se coucher?
+
+BON-BORD.
+
+Tu m'insultes, je crois!
+
+IVON.
+
+Non pas, je dis tout bonnement que vous êtes soûl. C'est-il vous
+insulter que de vous dire ce que vous êtes?
+
+BON-BORD.
+
+Tu m'insultes, oui. Mais c'est bon; à la première terre, je te ferai
+fusiller comme un chien, pour m'avoir manqué.
+
+IVON.
+
+Eh bien! moi, pour ne pas te manquer davantage, je t'étouffe comme
+un pigeon, si tu fais le crâne; mais comme il faut cependant de la
+subordination à bord, je ne te tordrai tout-à-fait le cou qu'à la
+première terre.
+
+En prononçant ces mots, Ivon avait saisi son capitaine par le bras
+droit, qu'il lui serrait de manière à le lui briser comme dans un
+étau. Bon-Bord, rappelé à lui-même par cette vigoureuse pression,
+remit sa vengeance à un temps plus reculé. Il descendit dans la
+chambre, où il but quelques verres de rhum en jurant, et il alla se
+coucher.
+
+Ivon, que cette dispute avait agité d'autant plus violemment qu'il
+avait contenu sa colère, après avoir trois ou quatre fois promis
+à son capitaine qu'une fois à terre, il lui donnerait _une tournée
+telle que le coeur lui en ferait mal_, chargea sa pipe, et m'envoya
+devant, la lui allumer à la cuisine..
+
+Petit Jacques, qui s'était tenu coi pendant le temps où les deux
+interlocuteurs échangeaient entre eux des paroles animées dont il
+était l'objet, vint à nous. Quelle scène! s'écria-t-il.
+
+IVON.
+
+Ne craignez rien! je vous ai pris tous deux sous mon écoute de
+grand'voile, et je vous réponds que je vous conduirai à bon port, ou
+que le diable m'enlèvera.
+
+PETIT JACQUES.
+
+Et si le capitaine veut m'opprimer en vous persécutant vous-même?
+
+IVON.
+
+C'est un gredin, un vrai sac à vin, ou plutôt un vrai sac à tafia.
+
+PETIT JACQUES.
+
+Mais s'il s'attache à nous persécuter?
+
+IVON.
+
+Vous opprimer! Nous persécuter! Allons donc! c'est bon dans les
+comédies ça; mais à bord et avec Ivon! Je voudrais bien le voir:
+non, je voudrais le voir, là, pour la farce seulement! Mais il ne
+s'agit plus de tout ce bataclan. Voyons, mam'selle, racontez-nous
+un peu comme quoi vous vous êtes trouvée à bord du corsaire, avec
+votre petite mine si accastillée et vos petites mains à manier
+l'aiguille plutôt que l'_épissoire_; car le diable m'élingue si je
+comprends un seul mot dans toute cette histoire de tonnerre d......
+
+PETIT JACQUES.
+
+Mon histoire ne sera pas longue: c'est celle de toutes les jeunes
+personnes qui ont plus d'éducation que d'expérience, et plus
+de passions que de raison. Puisque vous vous intéressez si
+généreusement à moi, je vais vous apprendre qui je suis.
+
+Ivon et moi nous nous assîmes sur le banc de quart, à côté de
+Jacques. Le temps était beau: le navire filait à toutes voiles sur
+une mer magnifique, que l'on entendait à peine glisser le long du
+bord. Jacques commença son histoire, à demi-voix, pour ne pas être
+entendu du timonnier, à qui Ivon répétait tous les quarts d'heure,
+en mettant le nez sur la boussole: _attention à gouverner et portons
+plein._
+
+
+HISTOIRE DE PETIT JACQUES.
+
+«Mon nom est Rosalie Le Duc. Privée fort jeune de ma mère, je fus
+envoyée, à douze ans, de Brest au pensionnat d'Ecouen, pour y être
+élevée aux frais du gouvernement, faveur à laquelle les blessures
+de mon père, ancien maître canonnier, m'avaient donné des droits.
+Je reçus dans cette maison une éducation trop peu en rapport avec le
+rang modeste que j'étais destinée à occuper un jour dans le monde.
+Mon père ayant perdu la vue, par suite de ses blessures nombreuses,
+je revins auprès de lui, pour lui donner les soins que je devais
+à son malheur et à la tendresse qu'il avait pour moi, son unique
+enfant. Le capitaine d'armes de votre corsaire avait connu mon père
+dans ses campagnes; il lui fut facile de trouver accès dans notre
+humble maison. Ce jeune homme avait des manières qui, sans être
+distinguées, pouvaient plaire à une fille bien élevée. Sa
+générosité, sa franchise apparente et cet air avantureux qu'ont les
+marins, et qui décèle presque toujours un bon coeur, me prévinrent
+favorablement pour lui. Il appartenait à une famille honorable, dont
+il avait dissipé une partie des biens, et à laquelle il promettait
+une conduite à l'avenir exempte de reproches. Il devait renoncer
+à faire la course. Il me demanda à mon père. Le désir de rendre
+meilleure la position de l'auteur de mes jours, réduit à une modique
+retraite, me fit accepter la proposition de mon amant. Mon père me
+fut enlevé au moment où je devais m'unir à celui qu'il m'avait paru
+bien aise de pouvoir nommer son gendre. Après cet événement, il ne
+fut plus question de mon mariage. Je voulus renoncer à un homme qui
+m'avait trompée, mais il était trop tard!»
+
+Ivon, à ces mots, interrompit brusquement Rosalie..... Comment trop
+tard? Est-ce que... Il ne manquerait plus que ça... mais non, je
+ne vois pas.... Quoi! c'était donc un pas grand'chose que notre
+capitaine d'armes? Promettre le mariage à une _fraîcheur_, et puis
+après la laisser aller en dérive! C'est un tour de jean...
+
+Je suppliai Ivon de laisser continuer Rosalie; elle reprit:
+
+«Une ancienne réputation d'honneur nous impose l'obligation de
+fuir les lieux où nous étions estimés, quand nous avons cessé de
+mériter cette estime si précieuse. J'étais aussi misérable que
+coupable. Mon amant me promit de m'emmener avec lui aux États-Unis.
+Je demandais à ne plus vivre au milieu des personnes qui m'avaient
+connue sage. Il m'assura que son corsaire allait à New-York. Je
+consentis à suivre, sous les habits d'homme, celui qui m'avait
+séduite, déshonorée.»
+
+IVON.
+
+Déshonorée! allons donc; est-ce que ça déshonore! je voudrais bien
+voir ça, moi! Mais voyez-vous cette canaille de capitaine d'armes!
+dire que nous allions à New-York, quand nous allions courir bon
+bord de côté et d'autre! Peut-on tromper une jeune personne de c'te
+manière! Il faut que ça soit un fameux rien de bon!..
+
+ROSALIE.
+
+Sur le corsaire mon séducteur se montra ce qu'il était: il n'avait
+plus besoin de feindre avec moi pour me tromper; il osait avoir de
+la jalousie pour une femme qu'il avait cessé d'aimer. Léonard, le
+premier peut-être, découvrit mon travestissement. Je lui fis croire
+que j'étais mariée au capitaine d'armes; j'avais besoin de ne pas
+paraître trop méprisable aux yeux de cet enfant, pour qui j'ai
+éprouvé, pour la première fois de ma vie peut-être, un penchant
+que je ne cherche plus ni à cacher ni à me faire pardonner.
+
+Je tressaillis à ces mots d'un bonheur que j'ignorais encore. Ivon
+reprit avec sa grosse voix: C'est-à-dire, tout bonifacement, que vous
+en tenez joliment pour ce petit nom de D...; mais c'est _physique_ ces
+choses-là, et c'est pas surnaturel. On a de l'amitié pour quelqu'un,
+parce que ça vient tout bêtement, et puis voilà ce que c'est; mais
+l'amitié, ça ne se donne pas: ça vous tombe à bord comme un grain
+blanc, sans savoir d'_où ce que c'est venu._
+
+ROSALIE.
+
+Oh! je pense bien que vous n'excusez pas aussi facilement que vous
+le dites, M. Ivon, et mes fautes et mes aveux; mais vous me paraissez
+avoir un si bon coeur... Cependant vous n'avez peut-être jamais
+aimé, vous?
+
+IVON
+
+Ça dépend: moi, voyez-vous, j'aime une fois que je suis à terre,
+pour mon argent, et à peu près sans comparaison comme...; mais
+jamais je n'ai suborné personne: j'ai toujours trouvé l'_ouvrage
+toute faite_ avant moi. C'est plus commode et c'est plus tôt fait;
+car si je disais à une particulière: _je t'épouse,_ eh bien! je
+ferais la bêtise; pas pour la particulière, le tonnerre de Dieu
+m'en garde; mais pour qu'il ne _soit_ pas dit qu'Ives-Marie Lagadec a
+manqué à sa parole une seule fois dans sa vie. On est Breton ou on
+ne l'est pas, quoi, n'est-ce pas? Eh bien! ça dit tout.
+
+Pendant ce temps, pendant ces entretiens délicieux, notre navire
+filait toujours avec bonne brise. Cinq à six jours se passèrent de
+la sorte. Notre capitaine de prise se grisait régulièrement deux ou
+trois fois toutes les vingt-quatre heures, et, à chaque instant,
+il montait sur le pont pour faire prévaloir son autorité, que
+l'équipage méconnaissait en toute occasion. Seul un peu au fait des
+petits calculs nautiques qui nous étaient nécessaires pour attérir,
+je dirigeais la route; Ivon faisait faire la manoeuvre, et il avait
+soin de mettre sur le corps du navire autant de voiles qu'il pouvait
+lui en faire porter: il appelait cela _torcher de la toile._ Les
+bâtimens que nous apercevions, nous les évitions: ceux qui nous
+chassaient, nous les perdions dans la nuit en faisant fausse route. En
+manoeuvrant ainsi, nous atteignîmes enfin la Grande Sole; le plomb de
+sonde fut jeté et on annonça fond. La terre ne pouvait pas tarder à
+se montrer. C'est alors que l'anxiété devint générale à bord,
+car c'est toujours sur les attérages que les croiseurs anglais
+attendaient les prises qui cherchaient à se glisser dans le port.
+
+Pour moi, je l'avouerai, je pressentais presque avec regret le moment
+où nous devions toucher au terme de notre voyage; je me trouvais si
+bien à bord! Les dangers mêmes de notre traversée n'offraient qu'un
+attrait de plus à ma jeune imagination, amoureuse d'aventures et
+d'émotions. Cette vie incertaine de corsaire, toujours assaisonnée
+par le désir d'échapper avec une riche cargaison à un ennemi sans
+cesse excité à ressaisir sa proie, me plaisait beaucoup plus que
+le calme d'une existence sûre à terre, entre des parens qui
+préviennent tous vos besoins et des amis qui flattent tous vos
+goûts. Et puis Rosalie était là près de moi à chaque heure du
+jour. Personne ne me disputait le plaisir de l'occuper seule. Toutes
+les nuits elle partageait, sur le pont, à mes côtés, pendant les
+heures de quart, mes innocentes joies; jamais je ne m'endormais
+dans ma cabine sans que mes mains, fatiguées par le travail, ne
+reposassent dans les siennes, si douces et si caressantes. Ses soins
+pour moi ressemblaient beaucoup plus à ceux d'une mère ou d'une
+soeur qu'à ceux d'une amante; mais je sentais de la volupté dans sa
+tendresse. Je la sentais d'autant plus, cette volupté, que tous mes
+organes étaient neufs, que mon coeur était naïf. Cette fraîcheur
+des sentimens de l'adolescence n'est-elle pas mille fois préférable
+à l'impétuosité avec laquelle, quelques années plus tard, on
+épuise toutes les jouissances de la jeunesse? C'est à quinze ou
+seize ans qu'on éprouve tout ce que l'amour a de divin. Passé cet
+âge, ce n'est qu'une passion ou un délassement.
+
+Une nuit on cria terre: c'était un feu, que l'homme placé au bossoir
+venait de découvrir. Tout le monde s'assembla derrière; les uns
+disaient que c'était le phare de Scylly; les autres que ce ne pouvait
+être que celui du cap Lézard, et les derniers enfin, que c'était
+la tour d'Ouessant. L'équipage et le capitaine Bon-Bord, un peu
+dégrisé, semblèrent demander mon avis. Flatté de l'espèce
+de condescendance que je croyais remarquer dans leurs regards
+bienveillans, je me hasardai à dire solennellement mon opinion.
+
+«Hier j'ai obtenu une latitude par la hauteur méridienne à
+l'instant où le soleil s'est montré à midi et a éclairé, pendant
+quelques minutes, l'horizon. Or, comme nous avons toujours couru à
+l'Est depuis ce temps, je conclus, d'après la latitude observée,
+que le feu à vue par babord à nous, ne peut être que celui du cap
+Lézard.»
+
+Chacun fut de mon avis, par cela peut-être que j'étais le seul qui
+pût soutenir mon opinion par quelque raison bonne ou mauvaise.
+
+Maintenant quelle route ferons-nous, demanda Ivon, pour attérir avec
+des vents de Nord sur quelque endroit bien mauvais de la côte de
+France? Moi je suis pilote des mauvais parages.
+
+--Mais il faut gouverner au Sud du compas à peu près.
+
+--Et pourquoi, s'écria Bon-Bord, choisir les parages les plus
+dangereux?
+
+--Parce qu'il y a toujours moins de croiseurs là où il fait mauvais
+_que là où ce qu'il_ fait bon.
+
+L'opinion d'Ivon prévalut. Dans les circonstances épineuses, les
+hommes dont les résolutions sont vives et promptes ont toujours
+raison. Nous orientâmes vent arrière, laissant les feux du cap
+Lézard se perdre dans l'obscurité de la nuit et scintiller sur les
+lames qui nous poussaient, comme avec une sorte de bienveillance, vers
+les côtes de la France. Je dis ici avec bienveillance, car l'habitude
+des marins est d'animer tout ce qui se passe autour d'eux. Ainsi
+la mer leur semble bonne ou maligne, le vent caressant ou mal
+intentionné, selon que la mer les pousse ou les menace, selon que la
+brise les favorise ou les contrarie.
+
+Je ne pourrais bien dire ici l'impression que la vue de ces phares
+étincelans que nous quittions, avait produite sur moi. Ces tours à
+feu, allumées sur un bout de terre au milieu des vagues, pour guider
+pendant la nuit les navires battus par les vents et les flots, me
+remplissaient l'âme de quelque chose de poétique et sublime, que je
+ne saurais bien exprimer. Il faut avoir navigué pour sentir certaines
+émotions dont on se doute à peine à terre, où les objets sont
+si différens de toutes les choses au milieu desquelles existent
+les marins. Tous nous savions que les feux que nous voyions briller
+appartenaient à une terre ennemie; mais nous aimions à les voir,
+parce qu'ils nous indiquaient que là il y avait des hommes, des
+femmes et de la civilisation enfin, et que nous allions peut-être
+quitter l'aspect sauvage de la mer, pour nous retrouver, après bien
+des dangers, au milieu des nôtres et au sein de l'abondance que
+promet aux marins la terre de la patrie.
+
+De quelle anxiété n'est-on pas cependant tourmenté, lorsqu'en temps
+de guerre on cherche sur les attérages à mettre au port le navire
+qui vous est confié, et qui porte quelquefois toute la fortune que
+vous avez conquise! Tout vous semble ennemi dans ces momens de crainte
+et de si frêle espérance; la moindre barque devient un vaisseau de
+ligne; la plus petite variation de brise paraît vous menacer
+d'un vent contraire ou d'une tempête effroyable. A la plus simple
+contrariété on se désespère: on trouve à peine le sang-froid
+nécessaire pour commander la manoeuvre qui, au large, vous est
+la plus familière. C'est un port qu'il faut aux corsaires qui
+attérissent, pour qu'ils retrouvent leur gaité et leur insouciante
+philosophie. On sent presque, dans ces momens d'anxiété, à
+l'approche du but, que la fortune les gâterait s'ils étaient
+toujours réduits à trembler pour ce qu'ils croient posséder.
+
+Un homme à bord soutenait cependant notre courage: c'était Ivon: il
+ne dormait plus; mais il buvait et fumait toujours. Depuis que nous
+avions quitté le corsaire, il n'avait pas tiré ses grosses bottes,
+qui lui couvraient les cuisses. Souvent je l'avais vu visiter et
+maintenir en état, quatre petits canons que la prise avait sur
+son gaillard d'arrière. Il avait eu soin aussi de s'assurer de
+l'existence de quelque barils de poudre qui se trouvaient dans une
+des soutes de la chambre. Avec cela, disait-il, nous pourrions nous
+défendre d'une embarcation qui voudrait nous accoster.
+
+L'occasion d'employer les canons qu'Ivon mettait en état ne tarda pas
+à s'offrir.
+
+Vers l'heure où nous supposions, d'après la route que nous avions
+faite depuis le phare de Lézard, qu'au jour nous pourrions avoir
+connaissance de la terre, nous crûmes apercevoir derrière nous, dans
+l'obscurité, une masse noire qui nous suivait à une petite distance.
+Une mauvaise longue-vue de nuit ne nous permit pas de distinguer,
+comme nous l'aurions voulu, le navire qui semblait nous donner chasse.
+La brise était ronde, et nous portions autant de voiles que nous
+avions pu en livrer au vent. Tout nous portait à croire que si le
+bâtiment que nous avions dans nos eaux était armé, il n'avait pas
+du moins sur nous un grand avantage de marche, puisque depuis le temps
+où nous avions commencé à l'observer, il n'avait pas encore pu nous
+rallier. Les deux meilleurs timonniers de l'équipage avaient été
+placés à la barre; car dans les circonstances où il faut se sauver
+à force de marche, il est surtout essentiel de bien gouverner, et de
+ne pas perdre, par la maladresse du timonnier, le chemin que l'on fait
+en forçant de voile. Pour alléger autant que possible notre navire,
+nous jetâmes à la mer tout ce qui encombrait inutilement notre pont
+et qui pouvait nuire à la vitesse de notre sillage. Nous étions
+impatiens d'apercevoir le jour; et la crainte de voir les vents
+qui nous favorisaient, passer au Nord-Est, circonstance ordinaire,
+d'après les indices que nous avions remarqués, ajoutait encore à
+l'anxiété naturelle que nous éprouvions. Le jour commença enfin
+à poindre à travers les vapeurs rougeâtres qui épaississaient
+l'horizon. La mâture du bâtiment à vue était haute, et les
+bonnettes qu'il avait poussées au bout de ses vergues, donnaient, à
+la pyramide que faisait sa voilure, une base des plus larges.
+C'était un croiseur anglais, selon toute apparence; mais, comme nous
+n'apercevions que son avant, dans la position où il se trouvait, par
+rapport à nous, on ne pouvait guère former que des conjectures assez
+vagues sur sa force. Nous étions dans le mois de février: le
+grand jour ne se faisait que fort tard, et nous attendions, avec
+perplexité, que la terre dont nous devions être près, se montrât
+à nous; bientôt, en effet, elle apparut sur notre avant, basse,
+blanche dans quelques unes de ses parties; la mer, qui écumait en
+mugissant sur des brisans, au-dessus desquels voltigeait un essaim de
+mauves, nous indiquait assez que nous avions à éviter des dangers
+autres que celui de la chasse de l'ennemi.
+
+Notre capitaine s'était un peu dégrisé; mais il savait à peine
+où nous devions nous trouver, d'après la route faite: il avait
+d'ailleurs perdu sur nous cette autorité du commandement, si
+nécessaire à un chef, dans les circonstances pressantes. Ivon
+seul était à son affaire, et il avait assumé sur lui toute la
+responsabilité des événemens. Montée dans les haubans, pour
+reconnaître les parages où nous étions, il nous cria qu'il
+reconnaissait parfaitement la terre sur laquelle nous courions. «Je
+suis pilote du lieu, nous disait-il, et j'ai fait la pêche dans ces
+cailloux que vous voyez. C'est l'île de Bas, et bientôt nous verrons
+les clochers de Saint-Pol-de-Léon.» Son assurance nous rendit
+la confiance qui nous manquait, et l'obéissance passive de tout
+l'équipage lui fut acquise. C'est lui que nous reconnûmes tacitement
+pour capitaine. Il ordonna à Bon-Bord de se mettre à la barre du
+gouvernail, et de veiller à bien gouverner à son commandement.
+
+Bon-Bord ne sut qu'obéir, sans oser réclamer, comme il le
+faisait auparavant, le bénéfice des ordonnances de la marine, qui
+l'instituaient, à ce qu'il prétendait, _roi à son bord_.
+
+Notre navire allait toujours bon train: la brise fraîchissait, et
+la mer devenait grosse; mais, malgré la force croissante du vent et
+l'agitation des lames, nous continuions à tenir toutes nos voiles
+et nos bonnettes dehors. Le bâtiment qui nous appuyait la chasse,
+n'amenait non plus aucune de ses voiles. La poursuite à laquelle nous
+voulions échapper était aussi vive que notre fuite était prompte et
+habile. Le _Back-house_ que nous montions marchait bien: le bâtiment
+qui se tenait obstinément dans nos eaux, ne paraissait pas perdre sur
+nous un seul pouce de chemin. La situation devenait des plus critiques
+pour nous et pour notre ennemi, que le danger des écueils que nous
+bravions, n'effrayait pas: la terre s'approchait avec ses longs
+cordons de sable blanc, ses rochers noirâtres et ses brisans autour
+desquels les flots tumultueux répandaient bruyamment leur écume
+d'albâtre.
+
+Ivon, tout en faisant gouverner pour attaquer l'île de Bas, dans
+l'Est, s'occupait de charger à mitraille nos quatre petits canons.
+Que voulez-vous faire contre ce grand navire, lui demandai-je, si
+c'est une frégate? «Oh! ce n'est pas la frégate que je crains, me
+répondit-il; mais elle a des péniches qu'elle peut mettre à la mer,
+si le temps vient à _calmir_, et c'est sur les embarcations que je
+veux tapper. En attendant, ajouta t-il, chargeons ferme ces espèces
+d'engins: nous leur en f..... par le bec, s'ils veulent nous tâter au
+derrière.»
+
+Lorsque nous nous trouvâmes en position de donner dans la passe, il
+fallut retenir un peu au vent pour enfiler le chenal par lequel nous
+voulions entrer. Le navire chasseur imita notre manoeuvre, et nous
+laissa voir, dans cette _oloffée_, la batterie et le travers d'une
+grosse corvette, «Il faut, répétait Ivon, que cette gueuse-là ait
+un pilote français à bord, pour nous taquiner comme ça!... Ah! si
+je tenais les gredins qui servent l'Anglais, sous mes pieds, comme
+je te mettrais leurs jean-f..... de têtes en marmelade!» Et, en
+prononçant ces derniers mots avec rage, il appliquait sur le pont
+son large et vigoureux pied. Un coup de canon de chasse de la corvette
+nous annonça à qui nous allions avoir sérieusement affaire, et
+bientôt après nous vîmes un long pavillon anglais se déployer et
+se jouer au bout de la corne de notre ennemi.
+
+«Attention à gouverner, Bon-Bord, s'écria Ivon. Moi, je vais
+relever le muffle à cet Anglais. Léonard, va m'allumer ce bout de
+mèche à la cuisine, et feu dessus.»
+
+Effectivement, après avoir pointé deux de nos pièces placées
+en retraite, sur l'arrière du _Back-House_, Ivon, avec son bout de
+mèche, mit le feu à l'amorce. Nos deux petits coups de canon firent
+ricocher la mitraille sur l'avant de la corvette, qui riposta à
+boulet. Le feu s'engagea, et l'on n'entendait plus, au milieu de
+ce bruit, que la voix d'Ivon, qui répétait à Bon-Bord: «_Loffe,
+laisse arriver, comme ça va bien_, ou qui nous excitait en nous
+criant: _Feu, chargez, pointons à démâter_.»
+
+Je lui apportais des gargousses: il chargeait nos pièces, les
+pointait, tirait, riait, et, le nez fourré sur l'habitacle, pour
+faire gouverner, ou sur la culasse des pièces, pour envoyer des
+_grappes de raisin_ à l'anglais, il remplissait à la fois les
+fonctions de capitaine, de pilote et de canonnier. On a dit souvent
+qu'un marin était plus qu'un homme: jamais, à ce compte, je n'ai
+vu un matelot être plus de fois homme que mon pays Ivon, dans notre
+entrée à l'île de Bas.
+
+Les boulets de la corvette nous dépassaient: notre mitraille
+devait quelquefois tomber à son bord. Nous parvînmes enfin, en
+la canonnant, à nous réfugier sous terre, sans qu'elle put nous
+approcher assez près pour nous faire amener; mais, au moment où
+nous nous supposions sauvés, en reprenant les amures à tribord et en
+amenant nos bonnettes, pour faire la passe de l'Est de l'île de Bas,
+un faux coup de barre de Bon-Bord, toujours placé au gouvernail, nous
+fit toucher sur la queue d'une petite île nommée, en bas-breton,
+_Tisozon_ (île aux Anglais). A l'ébranlement violent donné au
+navire par cet échouage, nous ne doutâmes plus de la perte de notre
+prise. Un grand coup de poing d'Ivon vola dans la figure de
+Bon-Bord, à la maladresse de qui il attribuait, avec raison, notre
+mésaventure. Le _Back-House_, roulant au milieu des flots sur les
+rochers où s'était brisée sa quille, se pencha sur le côté de
+bâbord, présenta tout son flanc aux boulets de la corvette anglaise,
+qui se mit en panne pour nous mitrailler tout à son aise, à moins
+d'une demi-portée de canon. Nous ne songions presque tous qu'à nous
+sauver sur l'île voisine, où la mer blanchissait à quelques brasses
+de l'endroit où nous étions échoués. Ivon seul voulait rester à
+bord, et il reprochait vivement à Bon Bord d'abandonner, comme les
+autres allaient le faire, le navire à bord duquel il devait rester le
+dernier, comme capitaine.
+
+La corvette, pour s'emparer de la prise et de nous, ou tout au moins
+pour incendier le navire, mit bientôt deux embarcations à la mer.
+Ces péniches, chargées de monde, débordèrent et ramèrent à force
+pour gagner la terre. Il n'y avait plus à se défendre, dans l'état
+où se trouvait notre malheureux bâtiment, à moitié submergé:
+notre chaloupe, poussée à la mer du côté de bâbord, par les
+plus peureux, reçut tous ceux qui voulaient se sauver les premiers.
+Rosalie me suppliait de ne pas la quitter. Ivon, que ses tendres
+supplications n'amusaient pas, la prit de force dans ses bras
+robustes, et la jeta dans la chaloupe, qui se trouva bientôt, sans
+nous, à une demi-portée de fusil du navire, où nous avions résolu
+d'attendre l'ennemi. Notre perte paraissait certaine. «Va me chercher
+de quoi charger cette pièce de canon, me dit _mon pays_, je vais
+m'amuser à _déquiller_ quelques Anglais, avant d'amener pavillon.»
+Le pavillon anglais renversé, se trouvait encore issé à notre
+corne, comme on le faisait à bord de toutes les prises faites par des
+navires français.
+
+Je descends, pour obéir à l'ordre qui m'est donné, dans la chambre
+où se trouvait la soute aux poudres: une chandelle, que l'on avait
+oublié d'éteindre, comme à l'ordinaire, aux premiers rayons du
+soleil, se consumait encore dans le globe de cristal, suspendu sur
+la claire-voie. A cette vue, une idée subite, comme une inspiration,
+s'empare de moi: je saisis le bout de chandelle, dont la mèche
+consumée s'éparpille et étincelle en mes mains, dans ce mouvement
+rapide; et, sans calculer le danger, j'enfonce la chandelle tout
+allumée dans le tas de poudre que renfermait la soute. Puis,
+montant comme un fou sur le pont, je crie à Ivon: _Sauvons-nous,
+sauvons-nous, le feu est dans la soute aux poudres!_ A ces cris aigus,
+Ivon me regarde fixement, tout étonné du désordre de mes mouvemens
+et de l'égarement de mes traits: il me prend par les reins, me jette
+par-dessus le bord, comme un paquet de mauvaise étoupe; et, croyant
+que je ne sais pas assez nager, plonge sur moi, me fait couler,
+me ramène à flot, et me faisant passer sur ses larges épaules,
+m'attire à terre avec lui.
+
+Rosalie, à moitié dans l'eau, sur le rivage, pour voler au devant de
+moi, me reçoit avec des cris, de la lame qui me pousse, dans ses bras
+qui me pressent bientôt. Ivon, déjà sur le bord, tout ruisselant
+d'eau de mer et les mains sur les hanches, me demandait: «_Eh bien!
+mon pays, qu'en dis-tu?_» Sans rien répondre, je saisis Rosalie par
+la main, et, de toutes me forces, j'entraîne Ivon derrière un rocher
+de l'île. Il était temps: une détonnation épouvantable, ébranle
+l'île, et, en nous jetant à terre, comme anéantis, nous couvre
+de feu, de fumée et de débris, derrière le rocher même où nous
+étions réfugiés. C'était la prise qui, avec les deux péniches
+anglaises qui venaient d'aborder, avait sauté en l'air. Ivon, tout
+bouleversé d'un accident qu'il ne comprenait pas bien, me parlait
+en criant; j'étais devenu sourd: je lui hurlais, de mon côté, aux
+oreilles, il ne m'entendait pas plus que je ne l'entendais moi-même.
+Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes que je pus lui faire
+comprendre que c'était moi qui, au moyen d'un bout de chandelle,
+venais de faire sauter le _Back-House_.
+
+On ne put s'imaginer quelle fut sa joie, en apprenant cette prouesse
+et le succès de mon imaginative: il sautait, dansait, s'arrachait
+les cheveux, de joie; et se tenant les côtes, à force de rire, il
+s'écriait, tout essouflé: _Ah! la bonne sacrée farce!_ Ah! mon
+Dieu, mon Dieu, est-il possible, jamais je n'ai tant ri! Et puis
+il répétait encore après avoir de nouveau gambadé jusqu'à
+l'épuisement de ses forces: Oh! quelle farce! Quelle bonne farce!
+Il ne voyait, dans l'explosion du navire, et les bras et jambes d'une
+cinquantaine d'Anglais volant en l'air, qu'une de ces espiègleries
+qu'il aurait faites à ma place, si l'idée lui en était venue.
+
+Étonnés, confondus de l'explosion de la prise, dont ils ne pouvaient
+encore s'expliquer la cause, les gens de notre équipage, réfugiés
+avec nous sur l'île, accoururent vers l'endroit du rivage où nous
+nous tenions; ils nous entouraient, nous pressaient pour savoir quel
+motif avait pu porter les Anglais à faire sauter avec eux-mêmes
+le navire dont ils venaient de s'emparer. Ils attribuaient cet
+événement à l'imprudence des capteurs.
+
+Sont-ils donc bons, nos gens! s'écriait Ivon; ils se sont mis dans
+le toupet ces _paliacas_, que c'est l'Anglais qui s'est fait sauter
+lui-même! pas si bête le jean f...! Tenez, voyez-vous bien,
+puisqu'il faut tout vous dire: c'est ce petit nom-de-Dieu qui a fait
+tout ce bataclan, avec un bout de chandelle. «Allons, accoste ici,
+Léonard, que je t'embrasse, et du bon coin; car _t'as_ mérité toute
+mon estime. Et après cette allocution, les lèvres d'Ivon, noircies
+de poudre et de tabac, et toutes gluantes encore d'eau de mer,
+s'appliquèrent vigoureusement sur mes deux joues frémissantes de
+plaisir et d'orgueil.
+
+Comme _mon pays_ était un peu obscur dans ses harangues, il me fallut
+raconter après lui le moyen que j'avais mis en usage pour faire voler
+en l'air tout l'arrière du bâtiment et les deux péniches anglaises.
+Au milieu de ma narration, Ivon, que jusque là j'avais toujours
+traité avec les égards que m'inspiraient son grade supérieur au
+mien, et son âge plus avancé, me dit en me pressant fortement la
+main: je n'entends plus que tu me dises _vous_, ni que tu m'appelles
+_maître Ivon_ ou _mon capitaine_; je prétends et j'ordonne que tu
+me tutoies, entends-tu bien, petit bougre; je te fais enfin mon égal,
+et, si tu n'es pas content, _t'auras_ affaire à moi. Mais, pour
+commencer le _tutoiement_, supposons que je _t'embête_ dans le moment
+actuel; que diras-tu, voyons un peu?
+
+--Mais _vous_ ne m'embêtez jamais, _maître Ivon!_
+
+--Ah t'y voilà-z-encore! tu as dit _vous_ et _maître Ivon_: est-ce
+que tu voudrais me molester, par hasard? Allons, réponds-moi mieux
+que ça, ou je te.... Voyons: une supposition que je t'embête,
+comment _est-ce_ que tu me répondrais?
+
+«--Eh bien, puisque _tu_ le veux, je _te_ répondrais _va te_ faire
+lanlerre.
+
+--Lanlerre, ce n'est pas ça; ce n'est _pas matelot_, cette parole,
+ça commence bigrement à m'embêter moi-même.
+
+--Puisque c'est comme ça, lui répondis-je, _va te faire f...._
+
+--A la bonne heure: c'est parler au moins! Vive la mère Gaudichon
+et les enfans de la joie! Est-ce que ne v'la pas des embarcations qui
+nous viennent de tous les bords! Si, ma foi de Dieu! Mais c'est des
+amis, il n'y a pas de soin à avoir avec ceux-là.
+
+Au bruit de la détonation qui venait de se faire entendre au loin,
+les pêcheurs, les pilotes de l'île de Bas et les corsaires
+mouillés sur le chenal, et qui avaient pu observer notre manoeuvre,
+s'empressèrent de nous porter secours. Les uns arrivaient peut-être
+dans l'espoir de se jeter sur les débris du navire sauté. Les autres
+(les canots des corsaires) arrivaient pour nous prêter main-forte,
+dans le cas où la corvette ennemie ferait une seconde tentative pour
+arracher du rivage que nous avions atteint et que nous venions de
+couvrir, les lambeaux des hommes de son équipage. En moins d'un quart
+d'heure, l'îlot fut entouré d'un essaim d'embarcations françaises.
+Les pilotes de l'île de Bas, dans leurs pirogues effilées,
+débarquaient avec les courtes jaquettes qu'il portent à la mer.
+Chacun d'eux nous proposa un verre d'eau-de-vie; Ivon n'en refusa pas
+un seul. Les marins des corsaires sautaient lestement à terre, le
+mousquet au bras et un grand pistolet à la ceinture. Ce secours ne
+fut pas inutile.
+
+La corvette anglaise, en panne devant Tisozon, avait déjà remis à
+la mer deux canots qui paraissaient disposés à aborder la terre,
+pour nous faire sans doute payer cher le mauvais succès de sa
+première expédition. Embusqués dans les fentes des roches élevées
+qui bordent la petite plage où nous nous étions sauvés, nos
+libérateurs, la main droite sur la crosse de leurs mousquetons ou de
+leurs pistolets, attendaient le moment où les Anglais essaieraient
+à débarquer. Mais ceux-ci se défièrent du piège dans lequel nous
+voulions les attirer. Les deux canots, après s'être assurés du
+sort qu'avaient subi ceux qui avaient voulu amariner la prise,
+s'éloignèrent et retournèrent à bord de la corvette qui dans
+quelques minutes les hissa sur son pont. Nous entendions, de terre, le
+sifflet du maître d'équipage qui faisait exécuter cette manoeuvre.
+Dans un clin d'oeil, la corvette disparut en louvoyant avec rapidité
+et précision, au milieu des brisans et des écueils qu'elle avait à
+éviter pour regagner le large.
+
+«Sont-ils donc marins, ces gueux d'Anglais! répétait Ivon, en
+admirant la manoeuvre de la corvette qui s'éloignait. Ah! si la
+France n'avait pas été trahie au combat du 13 prairial!....»
+C'était souvent l'exclamation qui échappait à _mon pays_ Ivon. Car
+il faut bien remarquer que presque tous les marins paraissaient
+alors convaincus, pour excuser peut-être leur infériorité à leurs
+propres yeux, que la marine impériale était livrée à la trahison,
+et que la marine anglaise ne l'emportait sur la nôtre que par
+l'effet de la perfidie des ministres français et l'incapacité de nos
+amiraux.
+
+Une fois le danger passé, et l'inutilité des efforts que l'on
+faisait pour sauver les lambeaux de la prise, bien constatée, nous ne
+songeâmes plus qu'à gagner le port voisin. Ivon, Rosalie et moi nous
+fûmes accueillis cordialement par l'officier qui commandait le canot
+du corsaire _le Revenant_, un des premiers navires qui s'étaient
+empressés d'envoyer leurs embarcations sur Tisozon; et, heureux du
+moins d'avoir glorieusement perdu notre prise, dans une heure nous
+nous rendîmes du rivage où nous l'avions fait sauter, dans le petit
+port de Roscoff, situé vis-à-vis de l'île de Bas, la première
+terre qui s'était offerte à nos yeux sur la côte de France.
+
+Les pêcheurs des environs, restés à Tisozon après le départ
+des canots du corsaire, s'acharnèrent à sauver ce qu'ils croyaient
+pouvoir recueillir des débris de notre naufrage. C'est ainsi
+qu'après le combat que se livrent deux tigres, on voit les oiseaux
+de proie se précipiter avec voracité sur la dépouille de celui des
+combattans dont le cadavre est resté sur l'arène sanglante.
+
+
+
+
+3.
+
+VIE DE CORSAIRE.
+
+
+Le gentleman Ivon.--Rosalie.--Projets.--Le café de
+Roscoff.--L'_Anglais sauté_.--Les Corsairiens.--Retour au toit
+paternel.--La croix d'honneur.--La part de prise.
+
+
+Quelle race d'hommes que les corsaires! Quelle étrange exception ils
+présentent au milieu du genre humain! La terre a bien ses brigands,
+ses contrebandiers et ses pirates aussi, avec leurs aventures
+romanesques et quelquefois héroïques. Mais le métier des héros de
+grands chemins n'est que vil ou coupable, et rien ne saurait racheter
+aux yeux de la société, la bassesse de la vie d'un Cartouche ou
+d'un Mandrin. Mais un corsaire, un écumeur de mer même, peut encore
+ennoblir ses excès et jeter de l'éclat jusque sur ses fureurs. Le
+corsaire surtout, en pillant l'ennemi, sert toujours le pays qui
+lui permet d'exercer sa rapacité sur toutes les mers, et la
+reconnaissance nationale a confondu, dans la même gloire,
+Dugay-Trouin, qui fut corsaire, et Tourville, qui ne répandit son
+sang qu'à bord des navires de l'État.
+
+Combien pour l'écrivain qui vivrait parmi ces hommes terribles, il
+y aurait de belles et vives couleurs pour peindre leur mépris de la
+mort, leur fureur pour la débauche et leur besoin d'affronter les
+dangers! Quelle sauvage philosophie dans cette vie si vite dépensée
+à la mer ou au milieu des orgies! Quelle rude noblesse dans leur
+prodigalité! Comment expliquer surtout cette avidité du pillage et
+cette insouciance pour l'or qu'ils ont arraché au prix de leur sang?
+Comparez ces basses intrigues, ce servilisme au moyen desquels on
+s'élève à la fortune, dans les antichambres ou dans les cours, à
+la courageuse et dédaigneuse témérité des corsaires, et dites-nous
+après à l'avantage de qui sera ce rapprochement?
+
+Le petit port de Roscoff, où nous venions de débarquer, après
+l'explosion de notre prise, était le rendez-vous de tous les
+corsaires qui se réfugiaient dans le chenal de l'île de Bas,
+poursuivis par l'ennemi ou battus par les tempêtes de l'hiver. Les
+croiseurs anglais se tenaient toujours à vue de la petite île qui
+servait de nid à ces aiglons de la mer, en attendant la sortie
+des bricks, des cutters et des goëlettes qui, au premier bon vent,
+osaient braver la présence de l'ennemi, pour aller écumer et
+désoler la Manche.
+
+Notre aventure avec la corvette et les péniches anglaises, connue
+bientôt à Roscoff, ne contribua pas peu à jeter sur Ivon et
+sur moi un certain éclat de gloire. Les marins nos confrères nous
+accueillirent avec cordialité; les habitans nous regardèrent avec
+étonnement. Le déguisement de Rosalie devint l'histoire de tout le
+pays.
+
+Le commissaire de la marine nous demanda à notre débarquement, avec
+les autres hommes de l'équipage de la prise. Il nous engagea à faire
+un rapport détaillé sur la manière dont nous nous étions conduits,
+certain, disait-il, que l'Empereur entendrait avec plaisir le récit
+d'un événement si honorable pour quelques uns de ses sujets. Le
+rapport d'Ivon fut bientôt dicté. «Nous avions un capitaine de
+prise que voilà, dit-il en montrant _Bon-Bord_; il buvait toute la
+journée et toute la nuit. Pendant que j'envoyais quelques coups de
+canon à la corvette anglaise qui nous chassait, notre capitaine a
+mal gouverné: il a jeté sa barque sur les cailloux où les petites
+filles de l'Ile de Bas vont laver leurs pieds, à marée basse. Ce
+petit Léonard, que voilà, a mis le feu à la soute aux poudres avec
+un bout de chandelle, et les Anglais, qui voulaient nous happer, ont
+sauté en l'air comme un feu d'artifice. Ça n'a pas été plus malin
+que ça, M. le commissaire.» L'officier d'administration me regarda
+avec surprise et bienveillance. Il prit mon nom, me demanda si j'avais
+des parens, et il m'engagea à aller le voir de temps à autre; ce fut
+la première chose que j'oubliai de faire pendant tout mon séjour à
+Roscoff.
+
+En nous jetant à la mer pour échapper aux Anglais, nous avions eu
+soin, par bonheur, de sauver les piastres que nous avions reçues
+dans le partage des barils d'argent, qui s'était fait à bord
+du _Sans-Façon_. Une ceinture, dans laquelle nous mettions notre
+monnaie, ne nous avait pas quitté à bord de la prise. C'est un usage
+adopté parmi les marins que de porter sans cesse sur eux ce qu'ils
+ont de plus précieux. Toujours exposés à tous les événemens,
+ils ont la prévoyance de s'arranger de manière à se sauver avec ce
+qu'ils peuvent le plus facilement arracher au naufrage qui les menace,
+même au moment où ils s'y attendent le moins.
+
+Mon ami Ivon ne tarda pas à trouver l'emploi de ses gourdes. Il
+commença par se faire habiller en _gentleman_, de la tête aux
+pieds. Il se garnit la ceinture de trois ou quatre montres, dont les
+breloques lui battaient l'abdomen, de la manière la plus plaisante.
+Un parapluie à canne ne quittait plus, quelque temps qu'il fit, ses
+mains goudronnées, qu'il avait eu soin de recouvrir de gants blancs,
+bien glacés: on aurait dit, à chaque instant du jour, qu'il se
+disposait à aller à une noce, ou plutôt qu'il en revenait; car il
+ne _dégrisait_ pas du matin au soir, et quelquefois du soir au matin.
+
+Rosalie avait repris le costume de son sexe. Jamais je ne l'avais
+vue encore aussi jolie que sous le chapeau de soie, au fond duquel
+se cachait sa jolie petite figure fraîche et vive. Elle voulut
+elle-même régler les détails de ma toilette, que je négligeais
+d'une manière désespérante pour elle; mais elle s'attacha à me
+vêtir un peu moins grotesquement que mon matelot Ivon.
+
+--Et tes parens, me dit-elle, quelques jours après notre arrivée, tu
+n'y penses donc plus, Léonard? Jamais tu n'as songé aux inquiétudes
+que ta mère a pu concevoir sur un fils qui l'a quittée, sans lui
+faire savoir ce qu'il était devenu? Maintenant, elle croit t'avoir
+perdu, et tu n'as pas encore pensé à lui dire le mot qui doit faire
+son bonheur et peut-être la rendre à la vie.
+
+--Ma foi, j'aime bien ma mère, mon père et mon frère; mais rien ne
+me coûterait autant que de leur écrire. Jamais encore je n'ai fait
+une lettre, et je ne saurais en vérité pas par où commencer.
+
+--Eh bien! si je te disais, mauvais petit sujet, que j'ai déjà
+écrit à ton père une lettre pour toi, que dirais-tu?
+
+--Eh! je dirais que tu as bien fait: que tu as fait mieux que je
+n'étais disposé à faire moi-même.
+
+--Tu ne m'embrasses seulement pas, pour me remercier? Tu n'aimes donc
+plus tes parens?
+
+Et j'embrassai encore une fois Rosalie.
+
+--Mais que va dire ton père? Voilà ce qui m'inquiète.
+
+--Il dira ce qu'il voudra....
+
+--Et tu dis encore que tu tiens à tes parens?
+
+--Sans doute que j'y tiens; mais comme je le peux, comme je tiens à
+toi enfin.
+
+--Mauvais enfant! tu m'aimes donc aussi...
+
+Et, après des entretiens pareils, Rosalie m'accablait des caresses
+les plus tendres, les plus vives, auxquelles je ne répondais que par
+des caresses d'enfant. Celles-là suffisaient encore à mon bonheur
+et à celui de Rosalie, je crois; car son attachement pour moi était
+désintéressé. Ce n'était pas même un amant qu'elle cherchait en
+moi; mais avec le sentiment que je lui inspirais, elle avouait qu'elle
+pouvait se passer de l'amour des autres hommes. Plus tard, j'ai
+cherché à m'expliquer avec elle la singularité de cette sympathie,
+qui nous faisait trouver, si jeunes tous deux, tant de félicité dans
+une union presque toute intellectuelle; mais jamais nous n'avons pu
+parvenir à nous rendre compte de ce que nous sentions le mieux
+alors, et nous nous sommes souvent avoué que les momens les plus
+regrettables de notre amour, étaient ceux où nous nous aimions avec
+toute la candeur d'un sentiment fraternel.
+
+La gentillesse, les grâces de celle qui passait pour ma maîtresse,
+et peut-être aussi la réputation de galanterie que devait lui donner
+sa liaison supposée avec un enfant, attirèrent sur ses traces tous
+les capitaines et les officiers les plus fringans. Nous logions tous
+les trois dans une maison que l'on nommait très-hyperboliquement
+l'_hôtel Thirat_. Deux mauvais billards, qui jusque là n'avaient
+vu autour de leurs tapis usés que fort peu de joueurs, devinrent
+le rendez-vous des galans flibustiers qui convoitaient Rosalie. M.
+Thirat, notre hôte, publiait que nous lui faisions sa fortune. Cet
+aveu fut un trait de lumière pour Ivon. Il faut, disait-il, que
+mam'selle Rosalie fasse définitivement quelque chose de son corps
+ici.
+
+--Comment de son corps? qu'entends-tu par là? Car Ivon, comme on le
+sait, avait exigé que je le tutoyasse.
+
+--J'entends par là qu'il faut qu'elle ne reste pas à rien faire,
+car l'homme et la femme sont faits pour travailler d'une manière ou
+d'autre, ensemble ou séparément.
+
+--A quoi prétends-tu donc qu'elle s'occupe?
+
+--A tenir boutique ou autrement; mais enfin à faire quelque chose de
+ses quatre doigts et le pouce.
+
+--J'y ai déjà songé et elle aussi; et tiens, il me semble que si
+nous lui montions un petit magasin de bonnets et de rubans...
+
+--Mauvais cela! La bonneterie et la rubannerie, ça tombe dans les
+marchandes de modes, et, comme on dit, c'est immoral.
+
+--Marchande de mercerie ou de quincaillerie, hein?
+
+--Mauvais encore. Ça sent trop la _rafale_, et à Roscoff il
+n'y aurait que de l'eau à boire, avec des petits couteaux et des
+aiguilles. C'est pas un métier ça! Cherche encore, et va de l'avant.
+
+--Marchande épicière?
+
+--C'est trop commun: cherche plus haut.
+
+--Et que pourrait-elle donc faire selon toi?
+
+--Elle pourrait tenir un petit café, nous vendre du grog et du punch,
+du rhum et du bon tabac.
+
+--Mais il faut une licence pour vendre du tabac.
+
+--Oui, pour vendre de mauvais tabac; mais pour vendre de bon tabac, il
+n'en faut pas: on fait la fraude, quoi donc; et à Roscoff, ils font
+tous la contrebande comme des canailles qu'ils sont. Je la ferai
+aussi, moi, et mieux que tous tant qu'ils peuvent être. Tu n'as
+sans doute pas remarqué, toi, comme tous les _corsairiens_ viennent
+louvoyer sous le vent et au vent de ta bonne amie?
+
+--Oh! que si que je l'ai bien remarqué!
+
+--Eh bien! mon fils, il faut leur faire payer cher leur louvoyage et
+le droit d'ancrage le long de cette petite corvette. Quand elle aura
+un café bien espalmé, ça ne désemplira pas: elle fera bonne mine
+à chacun et dira bonsoir à tout le monde quand on voudra l'accoster
+de trop près. Le plomb tombera dans son comptoir, et les paysans se
+frotteront la mine avec le dos de leurs mains. Qu'en dis-tu, toi?
+
+--Je dis qu'il faut consulter Rosalie.
+
+Rosalie fut consultée. Après une longue et mûre discussion, le
+projet d'Ivon fut adopté. Nous nous mîmes en course pour trouver
+un local. Une jolie petite maison à deux étages, boutique sur le
+devant, salon assez spacieux au premier, fit notre affaire; un bail de
+trois, six et neuf ans fut passé avec le propriétaire, moyennant le
+paiement d'un an d'avance. Nous entrâmes en jouissance du local. Il
+fallut trouver un nom au nouveau café. Ivon prit encore la parole
+dans cette grave délibération.
+
+--Si nous nommions notre établissement le _Café des Trois-Amis_,
+hein? ce ne serait pas mal trouvé; qu'en pensez-vous, vous autres?
+
+--Ce titre est assez commun, répondit Rosalie, et puis nous sommes
+bien amis sans doute, mais je suis votre amie, et non pas votre ami,
+et l'enseigne ne dirait pas assez bien ou dirait peut-être trop
+bien.... Rosalie me regardait, en appuyant sur ces mots, avec un
+sourire qu'Ivon comprit à merveille.
+
+--J'entends, j'entends la malice, reprit-il... Il y a bien un nom
+qu'on pourrait mettre sur l'enseigne...
+
+--Lequel? demandai-je.
+
+--_Aux Corsairiens_ par exemple?
+
+--Mais ce mot là n'est pas français.
+
+--Pourquoi ne serait-il pas français tout comme un autre?
+
+--Parce qu'il n'est pas français et qu'il ne se trouve pas dans le
+Dictionnaire.
+
+--Tout le monde cependant dit _corsairien_.
+
+--Tout le monde a tort, mon pays, car le Dictionnaire....
+
+--Est-ce que ça me fait à moi le Dictionnaire?
+
+--Il faut pourtant s'en rapporter à quelque chose.
+
+--Quand un capitaine de vaisseau me dirait que _corsairien_ n'est pas
+français, je lui répondrais qu'il ne sait ce qu'il dit, et que je
+veux qu'il soit français, moi.
+
+--Comme tu voudras; l'observation que je fais là ne doit pas te
+fâcher, et si j'avais pu penser....
+
+--Je ne me fâche pas non plus, tonnerre de Dieu; mais quand un mot
+est bon, il est toujours français, et je me moque de ton Dictionnaire
+comme de la perruque à Jacquot. Au surplus je conviens qu'en mettant
+_aux Corsairiens_ sur notre enseigne, il pourrait bien arriver
+que tous ces museaux fins d'officiers et de capitaines de prise de
+St-Malo, _croiraient_ parce qu'ils sont _corsairiens_, que c'est pour
+eux que nous aurions installé une jolie femme dans un café bien
+_accastillé_ et bien _espalmé_, et il ne faut pas qu'ils se mettent
+dans le toupet... Cherchons autre chose... C'était pourtant un fameux
+intitulé: _aux Corsairiens!_..
+
+--Voyons, quel nom décidément donnerons-nous à notre café, ou
+plutôt au café de Rosalie?
+
+--Si nous mettions tout simplement _à la Belle-Bretonne_?
+
+--Y pensez-vous, M. Ivon? reprit Rosalie. Me conviendrait-il de me
+dire à moi-même que je suis belle?
+
+--N'est-ce pas la vérité? Et quand on dit la vérité, ma foi....
+D'ailleurs, le premier malin qui, en lisant l'enseigne, s'aviserait
+de faire la grimace, ne tarderait pas à avoir quelque chose sur la
+figure.
+
+--Mais en supposant que je sois belle comme vous le voyez, est-ce à
+moi de l'annoncer à tous les passans, sur une enseigne?
+
+--Non, non; Rosalie a raison.
+
+--Eh bien! toi qui es si savant, Léonard, cherche un _intitulé_ à
+ton Café. Pour moi, je ne m'en mêle plus, et je m'en bats l'oeil.
+
+Ivon allait se fâcher, je le prévoyais. Rosalie calma son
+amour-propre d'auteur, par quelques mots de douceur, comme elle savait
+en dire. Notre ami, vaincu par la gentillesse de notre compagne, se
+remit bientôt à chercher un autre titre plus convenable que ceux
+qu'il nous avait proposés; et, au moment où nous nous y attendions
+le moins, il s'écria, transporté, en se tenant la tête à deux
+mains, comme après un pénible enfantement: Le voilà, le voilà: je
+l'ai trouvé enfin ce chien de nom!
+
+--Qu'est-il donc?
+
+--_A l'Anglais sauté!_ Hein, n'est-il pas bien tappé, celui-là?
+et dire qu'il ne me soit pas venu tout de suite à l'idée! mais le
+voilà, je le tiens à retour, et il y aurait deux mille tonnerres
+braqués sur mon cadavre, qu'il n'y aurait pas moyen de me faire
+larguer cet _intitulé_ qui est fameux, et je m'en vante. _A l'Anglais
+sauté_, ça nous ira comme un bas de soie. Un beau navire, avec le
+pavillon anglais renversé, pour dire que c'est une prise, voyez-vous,
+sautant en l'air, comme une grenade, et peint _aux oiseaux_ sur notre
+enseigne, fera un effet superbe, ou ils seront bougrement difficiles
+à Roscoff. Que dites-vous de celui-là, vous autres, mes amoureux?
+
+Le ton avec lequel Ivon nous demandait notre avis, ne nous laissait
+guère la liberté de le contrarier, et il venait d'ailleurs
+d'exprimer son opinion de manière à la faire passer sans opposition.
+Rosalie et moi nous donnâmes notre pleine adhésion au titre qu'Ivon
+venait d'enfanter, et non sans peine. Il fut décidé que Rosalie
+entrerait, le plus tôt possible, en possession du café de _l'Anglais
+sauté_.
+
+Il ne s'agissait plus que de trouver l'artiste qui pourrait rendre,
+avec vérité et talent, l'explosion du _Back-House_. L'affaire
+n'était pas facile à terminer à Roscoff, où les peintres de marine
+furent, de tous temps, assez rares. On nous indiqua cependant un
+vitrier qui, à force de tentatives et de conseils, finit par nous
+barbouiller, tant bien que mal, avec du gros rouge et du vert clair,
+une espèce de trois-mâts couvrant la mer de feu et de fumée,
+et s'éparpillant en l'air, avec les deux péniches qui l'avaient
+abordé.
+
+La partie concernant les liquides dont nous devions garnir le café de
+Rosalie, donna lieu à une savante discussion qu'Ivon traita en homme
+versé depuis long-temps dans ces sortes de matières.
+
+«Le rhum est rare, dit-il; mais il y a moyen pourtant de s'en
+procurer; car il ne manque pas de fraudeurs à Roscoff. Et puis, il
+n'y a rien de meilleur, pour un café, que le débit de ce qui
+est défendu par le gouvernement et les droits-réunis: parce que,
+voyez-vous, sous prétexte que c'est difficile à trouver, on vend
+cela le triple de ce que ça coûte. D'ailleurs, moi, je suis là pour
+un coup au moins, et je défie bien qui que ce soit de faire entrer
+tant seulement une bouteille de gin, d'eau-de-vie, de tafia ou de rack
+dans la maison, sans que je n'y mette le nez, pour m'assurer de
+la qualité de la marchandise; car, sans trop me flatter, c'est ma
+partie. Les corsairiens donnent ferme sur le punch: il faudra qu'il
+y ait, par conséquent, à poste fixe sur le feu, une chaudière à
+punch, pour les plus pressés. J'ai entendu dire que, pour rendre ce
+capiteux plus délicat, on mettait dedans quelques larmes d'_alcide_
+sulfurique: je leur en mettrai tant, qu'ils seront bien dégoûtés,
+s'ils ne se lèchent pas les _babines_, jusques par dessus le nez,
+après avoir sifflé un verre de brûlot de ma composition. Pour
+le café, ils le boiront comme il sera: moitié avarié et moitié
+chicorée; ce n'est pas là dessus qu'ils sont friands, les gueux.
+Mais sur le trois-six et le cognac de La Rochelle, avec un peu de
+poivre, il y aura moyen de les attirer en leur brûlant le gosier,
+pour les rafraîchir à leur manière. C'est moi qui me _chargera_ de
+tous ces petits détails, et j'espère bien que je serai la meilleure
+pratique de _l'Anglais sauté_, quoique la boisson ne soit pas mon
+fort. Mais, c'est égal; pour rendre service à une petite femme
+gentille comme vous, on se _biturerait_, sans désemparer, une
+demi-douzaine de fois dans les vingt-quatre heures.»
+
+Toutes les dispositions intérieures et extérieures étant prises,
+nous songeâmes à mettre nos projets à exécution. L'enseigne de
+l_'Anglais sauté_ fut exposée au-dessus de la porte du café;
+elle fit l'admiration des curieux, après avoir subi la critique
+des connaisseurs. Nous plaçâmes force spiritueux dans la cave, un
+comptoir élégant dans la salle: Rosalie en prit possession comme
+d'un trône. Un billard fut installé au premier étage. Bientôt on
+ne parla plus, dans toute la ville, que du nouvel établissement et
+de la belle _cafetière_. Il fallait voir avec quelle avidité
+les passans lorgnaient la reine du comptoir! Les capitaines et les
+officiers de corsaire faisaient mieux: ils entraient dans le café, et
+pour faire leur cour à la maîtresse du logis, ils saisissaient tous
+un prétexte pour consommer beaucoup. Ce qu'avait prévu Ivon, arriva:
+la chaudière à punch ne quittait plus les fourneaux du laboratoire.
+Les verres remplis sans cesse circulaient autour des tables, trop
+petites pour la foule des buveurs et des adorateurs. Ivon, présidant
+à la confection de ce qu'il appelait _les rafraîchissemens_, se
+distinguait par le zèle avec lequel il buvait le punch au rhum, pour
+encourager les habitués. Quant à Rosalie, coquette comme le sont
+toutes les femmes que tout le monde courtise, elle ordonnait le
+service, comptait l'argent, attirait les pratiques par son joli babil,
+et se tenait à son poste, avec décence et gaîté. Il me semble
+encore la voir à son comptoir, souriant à l'un, lançant un regard
+à l'autre, à travers le nuage de fumée de tabac qui s'élevait
+du milieu des groupes des fumeurs. Et quand au milieu de tant
+de courtisans, je me disais intérieurement: _c'est moi qu'elle
+préfère_, malgré l'or et le rang des capitaines et le ton des plus
+jolis officiers, je sentais mon jeune amour-propre flatté au dernier
+point. Un incident, fort inattendu, vint m'arracher aux douces
+illusions qui suffisaient à mon bonheur imprévoyant. Mon frère
+tomba un soir comme une bombe dans le café de _l'Anglais sauté_,
+au moment où je jouais à la drogue, un verre de punch, avec mon ami
+Ivon.
+
+«Enfin te voilà retrouvé, mauvais sujet, me dit-il en me sautant au
+cou, avec un attendrissement dont, malgré moi, je me sentis touché,
+malgré le cabillot de drogue qui me pinçait le nez.
+
+--Comment, c'est toi, Auguste! Que je suis content de te revoir! Et ma
+mère, et notre vieux père?....
+
+--Ils t'ont pleuré, méchant. Comme s'ils ne devaient plus te revoir.
+Si tu savais la peine que tu leur as causée....
+
+--Ah! je crois bien, mais que veux-tu? Je voulais naviguer, moi....
+
+--Et tu ne nous as pas seulement écrit toi-même....
+
+--J'y ai bien pensé, mais j'aimais mieux aller vous voir; ça
+m'aurait moins coûté de prendre la poste, que d'écrire une lettre.
+
+Rosalie, pendant cet entretien, s'était approchée de nous: elle
+semblait jouir du bonheur de mon frère et du mien. Ivon, resté en
+suspens, les cartes sous le pouce, attendait que la conversation fût
+finie, pour achever la partie. Fatigué enfin d'attendre le terme de
+cette scène d'effusion de coeur, il prit la parole, en jetant sur la
+table les cartes qu'il tenait à la main, en éventail.
+
+--Sans être trop curieux, demanda-t-il à Auguste, ne pourrait-on pas
+savoir comment Monsieur a pu savoir que son frère était ici?
+
+--Mais nous l'avons su, répondit Auguste, par une lettre qu'une
+demoiselle Rosalie Le Duc a eu la bonté de nous adresser....
+
+A ces mots, Ivon se leva, sauta au cou de Rosalie, et, après l'avoir
+embrassée avec une expression de tendresse suffocante, il s'écria:
+«Vous vous êtes une brave fille, ou que le tonnerre de Dieu
+m'écrase!»
+
+Cette exclamation fit beaucoup rire mon frère, qui comprit que
+c'était à Rosalie que ma famille devait les renseignemens qu'elle
+avait eus sur mon compte. Moi, je ne la remerciai pas; mais je la
+regardai avec reconnaissance, et ses mains, qui saisirent les miennes
+avec force, me dirent qu'elle avait compris tout ce que je n'osais lui
+exprimer.
+
+Mon frère ne se lassait pas de me regarder avec bonheur: je le
+contemplais avec orgueil. Ivon lui demanda la permission de lui donner
+une poignée de main; et, pour lui faire les honneurs de la maison,
+il fit apporter sur la table autour de laquelle nous étions placés,
+tout ce que le café contenait de flacons de liqueurs. Il fallut
+bien parler de nos aventures: Ivon raconta tout, sans oublier le
+travestissement de Rosalie. Rendu au chapitre de notre naufrage sur le
+_Back-House_, il rappela ma conduite et l'explosion du navire anglais,
+qui l'avait tant amusé. Auguste, à ce récit, me presse de nouveau
+dans ses bras. Nous passâmes la nuit à boire et à causer. Rosalie
+ne me parut jamais aussi attentive pour personne, qu'elle l'était
+pour mon frère; elle semblait même m'oublier pour lui. Le jour
+se fit: il fallut songer à partir; car Ivon et Rosalie même
+me pressaient de me rendre à Brest, avec mon frère, pour aller
+embrasser mes parens, et les dédommager, par ma présence, des
+inquiétudes mortelles qu'ils avaient éprouvées depuis ma fuite du
+toit paternel. Je consentis à suivre Auguste.
+
+L'ordre de préparer deux chevaux de louage fut donné par Rosalie
+elle-même, qui, avant notre départ, fit servir un bon déjeuner,
+auquel Ivon et mon frère firent seuls honneur; car Rosalie roulant
+de grosses larmes dans ses yeux, ne put manger. Moi, malgré mon
+indifférence apparente, je me trouvais tout mal à mon aise. Le repas
+fini, on parla de se quitter, de se revoir bientôt, et je sentais
+en moi quelque chose qui me disait que je ne serais pas long-temps
+éloigné des amis que je laissais à Roscoff. Bien des baisers furent
+reçus et donnés dans nos adieux. Rosalie ne parlait plus qu'à peine
+à travers ses larmes et ses sanglots, en priant mon frère d'excuser
+la peine qu'elle éprouvait, malgré elle, à se séparer d'_un
+enfant_ à qui elle avait tenu lieu de soeur, au milieu des dangers
+auxquels nous avions été tous deux exposés. Ivon se contenta de me
+donner une grosse poignée de main, et de flanquer un grand coup de
+parapluie sur le derrière du cheval qui m'enleva, auprès de celui de
+mon frère, aux émotions de cette scène de séparation. «Si tu ne
+reviens pas nous voir, j'irai te chercher, entends-tu, Léonard? car
+il n'y a que douze lieues d'ici Brest. Adieu; porte-toi bien et moi
+aussi.» Tels furent les derniers mots d'Ivon.
+
+Nos chevaux étaient déjà loin, que Rosalie n'avait pas quitté
+l'endroit où nous l'avions laissée: elle ne s'en retourna qu'après
+que nous l'eûmes perdue de vue. J'avais le coeur trop gros pour
+répondre à mon frère, qui m'adressait des questions que d'ailleurs
+le trot de nos montures m'empêchait d'entendre.
+
+Deux enfans, et surtout deux petits marins, vont vite quand ils ont
+à faire galopper des chevaux de louage: en cinq heures, mon frère et
+moi nous fûmes rendus à Brest.
+
+Je ne dirai pas tout ce que mon entrevue avec mes parens eut de
+touchant et pour moi et pour eux surtout: le reproche expira sur les
+lèvres de ma mère, qui ne sut que me pardonner en m'embrassant mille
+fois. Mon père me pressa avec plus de satisfaction encore que
+de tendresse, sur son sein, et, après m'avoir fait raconter mes
+prouesses, il déclara que j'avais bien mérité de la patrie, sans
+que je susse trop comment moi-même je pouvais avoir acquis des droits
+à la reconnaissance du pays.
+
+Dire toutes les visites qu'il me fallut faire, les félicitations que
+je reçus, les questions dont les curieux m'accablèrent, serait
+chose trop longue et trop fastidieuse. J'abrégerai l'histoire de mon
+séjour à Brest, avec d'autant plus de raison, que je serais fort
+embarrassé de retracer toutes ces scènes de famille qui, dans une
+narration moins spéciale que la mienne, trouveraient peut-être
+place; mais qui, dans le journal d'un marin, ne pourraient contribuer
+qu'à affadir le récit et à ennuyer le lecteur.
+
+Deux faits importans pour moi vinrent seuls varier la monotonie des
+jours que je passai chez mes parens.
+
+Un matin, le préfet maritime invita mon père à passer à son hôtel
+avec moi. Je m'attendais pour mon compte à recevoir de l'autorité,
+au moins une verte semonce pour m'être embarqué, en négligeant les
+formalités d'usage, sur un corsaire en relâche; mais quel fut mon
+étonnement, lorsqu'au lieu de la réprimande, à laquelle j'étais
+préparé, j'entendis le préfet dire, avec solennité, à mon père:
+«Vous avez, capitaine, un fils qui vous fait honneur. Son excellence
+le ministre de la marine et des colonies m'écrit pour m'informer que,
+sur le rapport qu'il vient d'adresser à l'Empereur, S. M. a daigné
+le décorer, ainsi que le matelot Ives Lagadec, de la croix de la
+Légion-d'Honneur; recevez-en mes sincères félicitations.»
+
+Des larmes de joie furent la seule réponse de mon père, dont les
+jambes flageolaient par l'effet du saisissement que cette nouvelle
+inattendue venait de produire sur lui. Pour moi, je reçus l'annonce
+de mon élévation au rang de chevalier, avec un peu plus de
+sang-froid. «Quoi! M. le préfet, on me donne la croix pour avoir
+fait sauter en l'air quelques Anglais?
+
+--Oui, mon ami, et n'est-ce donc pas l'avoir assez méritée, selon
+vous?
+
+--Ma foi, je trouve que c'est recevoir une grande récompense pour
+fort peu de chose.
+
+--Mais avec vos heureuses dispositions, vous promettez de faire encore
+plus pour justifier la haute faveur dont S. M. l'Empereur a bien voulu
+vous honorer.
+
+--Je me ferai tuer s'il le faut, monsieur le préfet, et voilà
+tout.»
+
+Mon air déterminé et mes brusques reparties parurent enchanter
+l'autorité, et, avant de quitter l'hôtel de la préfecture maritime,
+le préfet lui-même voulut attacher à la boutonnière de ma petite
+veste de corsaire le ruban de la Légion d'Honneur. Je ne saurais
+dire l'émotion que moi, encore enfant, j'éprouvai en recevant cette
+marque éclatante, que je ne croyais réservée qu'à ces grandes
+actions dont je n'avais encore qu'une idée confuse. Mon père,
+suffoqué d'attendrissement, ne pouvait plus parler. En descendant
+de l'hôtel avec mon cordon rouge, je retrouvai mon frère, qui
+attendait, rempli d'anxiété, le résultat de notre entrevue avec
+l'autorité maritime. Il resta stupéfait de l'honneur que je
+venais de recevoir, au lieu de la réprimande à laquelle nous nous
+attendions tous.
+
+Il fallut voir quelle sensation produisit dans mon pays la nouvelle
+de la distinction qui venait de m'être accordée. On ne sait plus
+aujourd'hui tout ce que les récompenses décernées alors par
+l'Empereur des Français avaient de magique. Qu'on se figure tous les
+habitans d'un port de mer voyant un enfant de quinze ans décoré
+pour un exploit, et répétant sur leurs portes ou à leurs fenêtres:
+_Tiens, le voilà! C'est le petit mousse qui a fait sauter une prise
+anglaise_, et l'on n'aura là qu'une idée encore fort imparfaite
+de la sensation que je faisais éprouver en me montrant, du soir
+au matin, dans les rues de Brest, au milieu de mes anciens petits
+camarades.
+
+L'autre événement important qui eut lieu pendant mon séjour à
+Brest, fut l'arrivée à Labervrack, petit port situé sur la côte
+du Finistère, de la première prise que nous avions faite à bord du
+_Sans-Façon_. Ce bâtiment, richement chargé, était parvenu, après
+bien des dangers, à toucher la terre de France. C'était presque une
+fortune qui arrivait à moi et à Ivon; car, à mon âge, quelques
+milliers de francs gagnés à la mer ne laissent pas que d'entourer
+un petit marin d'un certain prestige d'opulence. Pour le corsaire _le
+Sans-Façon_, nous n'en avions plus entendu parler depuis que nous
+l'avions quitté, à moitié démâté, dans les parages des Açores,
+et cherchant malgré ses avaries à faire encore quelques captures.
+
+Le partage de la prise arrivée à Labervrack fut bientôt fait:
+un tiers pour l'état, un tiers pour l'armateur et un tiers pour
+l'équipage. Il me revint 2,500 francs pour mes parts de prise dans
+le partage général. Ivon eut pour son lot près de 9,000 francs.
+Je donnai à ma famille le fruit des premiers succès que j'avais
+remportés à la mer. Mais mon père, toujours rempli de scrupules
+militaires et de délicatesse paternelle, n'entendit pas profiter de
+mes précoces largesses: il voulut que mon argent fût placé chez
+un négociant, comme un capital dont les intérêts devaient, avec le
+temps, me composer une petite fortune pour mes vieux jours.
+
+FIN DU TOME PREMIER.
+
+
+
+
+TABLE DU PREMIER VOLUME.
+
+DÉDICACE A M. HENRY ZSCHOKKE.
+INTRODUCTION.
+CHAPITRE 1. LE DÉPART.
+CHAPITRE 2. LA CROISIÈRE.
+CHAPITRE 3. VIE DE CORSAIRE.
+
+FIN DE LA TABLE.
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. I, by Édouard Corbière
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. I ***
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+works. See paragraph 1.E below.
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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