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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:51:44 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. II, by Édouard Corbière
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Négrier, Vol. II
+ Aventures de mer
+
+Author: Édouard Corbière
+
+Release Date: February 8, 2006 [EBook #17715]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. II ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+ LE
+ NÉGRIER
+
+ AVENTURES DE MER.
+
+ PAR
+
+ ÉDOUARD CORBIÈRE
+ DE BREST.
+
+ Deuxième édition.
+
+
+ VOLUME II.
+
+
+
+ PARIS,
+ A.-J. DÉMAIN ET DELAMARE,
+ ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE,
+ 16, RUE VIVIENNE.
+
+ 1834.
+
+
+
+
+
+4.
+
+SUITE DE LA VIE DE CORSAIRE.
+
+
+L'échelle de corde.--Les piastres frites.--Scènes de
+jalousie.--Duel.--Confession de quatre flibustiers célèbres.--Le
+corsaire _le Vert-de-Gris_.--Le bal interrompu.--Nouveau combat.--Nous
+sommes pris.--La poste aux choux.
+
+
+Quelque douces que soient les jouissances de coeur et d'amour-propre,
+que l'on savoure dans son pays natal, elles ne peuvent suffire longtemps
+à une âme active et à une tête bouillante. Le calme plat dans lequel
+je vivais à terre ne pouvait plus convenir à une imagination qui, après
+avoir éprouvé les violentes émotions qu'elle cherchait, rêvait encore
+des combats et des tempêtes. Une lettre de Rosalie, dont le souvenir me
+suivait dans toutes mes fêtes et au sein de tous les instans d'ivresse
+de mon âge, vint me reprocher, dans les termes les plus vifs, les plus
+réservés, et pourtant les plus significatifs, mon oubli de mes anciens
+et de mes meilleurs amis. J'aurais pu montrer à mes parens cette tendre
+épître, sans qu'ils eussent dû en être choqués. Mais la crainte de leur
+laisser deviner ce que je sentais trop bien, me fit garder le silence
+sur le compte de ma conquête, à l'égard de laquelle ma famille avait
+toujours observé une réserve que je comprenais pourtant à merveille et
+qui m'embarrassait. Rosalie me disait que, si je ne revenais pas bientôt
+à Roscoff, Ivon, qui ne pouvait plus se passer de moi accourrait à Brest
+pour m'enlever.
+
+Un ou deux mois d'inaction suffisent pour dévorer un jeune homme
+destiné, comme je l'étais, à ne vivre que sur mer et qu'avec la mer.
+
+Les autres hommes épuisent presque toujours dans une trop grande
+activité les forces dont ils sont doués; mais c'est, au contraire,
+par l'activité que les marins conservent les leurs. Je ne pouvais plus
+trouver de repos dans ma famille depuis que je n'avais plus rien à
+faire. L'aspect de cette rade, sur laquelle se balançaient les navires
+que je voyais entrer ou sortir du port, jetait dans mon esprit un
+trouble, une mélancolie, que je ne m'expliquais que par l'impossibilité
+où je me trouvais d'occuper ma tête, mes bras, ma vie enfin sur ces
+flots où je m'étais déjà entr'ouvert une carrière. Mon frère, toujours
+studieux, sage et attaché à ses devoirs, voulait en vain m'apprendre
+ce qui pouvait m'être encore nécessaire comme marin: je ne pensais qu'à
+naviguer, et mes parens se décidèrent enfin à me laisser courir encore
+une fois les chances périlleuses de la seule fortune que j'ambitionnais.
+
+Un jour, en rentrant vers le soir à la maison avec mon père, nous vîmes
+venir à nous un marin poussant au galop, avec un gros bâton à la main,
+le cheval qu'il conduisait de la manière la plus plaisante du monde. A
+dix pas de distance, je reconnus dans ce grotesque cavalier, qui? Mon
+pays Ivon. Descendre d'un bond de dessus son cheval, en lui donnant un
+grand coup de pied, ne fut pour lui que l'affaire d'une seconde. Après
+m'avoir sauté au cou, il tendit la main à mon père: Excusez la liberté,
+lui dit-il en voyant ses épaulettes de capitaine d'artillerie, car vous
+êtes le père de votre fils qui est mon ami. Dis donc, Léonard, c'est ton
+père, n'est-ce pas? Eh bien! ça m'a l'air d'un vieux brave homme, ou que
+le diable me torde le cou!
+
+--Et ton cheval, lui dis-je, que tu laisses aller en _valdrague_, est-ce
+que tu ne songes pas à le faire conduire à l'auberge?
+
+--Il n'y en a pas besoin. Ce cheval, je l'ai acheté pour venir à Brest,
+parce qu'il vaut mieux naviguer à bord de son navire, que sur celui des
+autres.
+
+--Mais que ferez-vous de cet animal-là? lui demande mon père. C'est de
+l'argent perdu.
+
+--Oh! que non, il n'est pas perdu, mon brave homme. Je vous donnerai ce
+bidet-là, pour qu'un vieux de la calle comme vous n'aille pas à pied,
+quand il y a tant de canailles qui roulent leur palanquin en carrosse.
+
+Je logeai la monture d'Ivon, aussi bien que je le pus, dans la petite
+cour de notre maison. Mais mon père n'eut pas de repos qu'il n'eût
+promis à mon pays qu'il accepterait son cheval.
+
+L'entrevue de mon ami et de ma mère fut plaisante. Ivon l'embrassa,
+comme s'il l'eût connue depuis dix ans, et il ne l'appela plus dès cet
+instant, que ma bonne femme de mère. Le lendemain de son arrivée, il
+était établi dans la maison, comme il devait l'être dans le café de
+Rosalie, à _l'Anglais sauté_.
+
+--Et Rosalie, que fait elle? lui demandai-je.
+
+--Elle fait tout ce qu'elle veut: sa boutique ne désemplit pas; mais
+elle m'a dit que si je ne te ramenais pas avec moi à Roscoff, elle ne
+me dirait plus une seule parole de sa vie. Ces femmes-là ça vous a des
+idées!...
+
+--Eh bien, demain je pars avec toi.
+
+--A la bonne heure, et tu feras bien; car, vois-tu, depuis que tu es ici
+à _balander_ d'un bord et de l'autre dans les rues, moi j'ai arrangé une
+affaire superbe.
+
+--Quelle affaire?
+
+--Oh! une affaire magnifique! J'ai pris un intérêt dans un petit
+corsaire d'été, taillé pour la course et pour l'amour. Trente-deux
+hommes d'équipage, bordant vingt-quatre avirons; il a filé huit noeuds
+au plus près du vent en venant de Saint-Malo à l'île de Bas. Je serai
+second à bord et toi lieutenant; c'est une affaire dans le sac. Le
+capitaine est un fameux lapin, et si nous ne faisons pas un bon coup cet
+été avec notre petit lougre, il faudra qu'il n'y ait plus rien à gratter
+dans la Manche.
+
+Le projet d'Ivon me parut ravissant. Un joli petit lougre, à bord duquel
+je serais lieutenant, ravageant toute la côte d'Angleterre, et ramenant
+de magnifiques prises à Roscoff, où je retrouverais Rosalie, que
+j'enrichirais du fruit de mes exploits! Tout cela me tournait déjà la
+tête. Allons à Roscoff, de suite, m'écriai-je!
+
+--Et tes parens, me demanda Ivon, que vont-ils dire?
+
+--Peu m'importe, ce qu'ils voudront.
+
+--En ce cas-là, faisons notre sac: ce ne sera pas long; j'ai toujours
+ma malle dans un bas de coton. Je vais d'un coup de pied arrêter deux
+chevaux de louage; et, demain matin, nous larguons nos amarres et nous
+torchons de la toile que la barbe en fumera.
+
+La résolution que je venais de prendre affligea ma famille; mais,
+quelque chagrin qu'éprouvât ma mère, en me voyant m'éloigner pour courir
+encore les hasards, elle comprit qu'il serait inutile d'opposer des
+obstacles à une résolution que sa résistance ne ferait qu'irriter.
+Mon père sentait que ce qu'il me restait de mieux à faire, c'était de
+continuer la carrière que je m'étais ouverte, en dépit de tout.
+
+Le lendemain, je partis donc pour Roscoff, baigné des larmes de mes
+parens et couvert des embrassades de mes amis. Il fut impossible à mon
+père de faire reprendre à Ivon le cheval dont il avait voulu lui faire
+cadeau. Ivon, sous l'égide duquel ma famille m'avait placé, ne répondit
+aux dernières recommandations de mon père et de mon frère, que par ces
+seuls mots: «Appelez-moi le dernier des gueux, si, avant qu'on ne le
+tue, je ne me suis pas fait casser mille fois la figure. Adieu, tout le
+monde.»
+
+Nous voilà tous les deux sur la route de Brest à Roscoff: moi, un peu
+ému de notre scène d'adieux, et Ivon, tapant du bout de son gourdin, sur
+son cheval et sur le mien.
+
+Assis sur sa monture, comme sur une vergue, mon pays, les jambes
+écartées, les pieds en dehors et les bras en l'air, allait fort bon
+train. Il m'encourageait à l'imiter, malgré l'effet que produisait sur
+moi le frottement d'une mauvaise selle. «C'est Rosalie, me criait-il en
+galoppant qui réparera les petites avaries que les coups d'acculage te
+font dans ton arrière.» Et, à ce nom de Rosalie, je frappais de toutes
+mes forces les flancs de mon cheval essoufflé. Vers quatre à cinq
+heures du soir, le pavé de Roscoff étincelait sous les fers usés de nos
+montures. Mon compagnon de route, pour rendre notre entrée dans la ville
+plus solennelle, criait à tue-tête aux passans: _place donc, tas de
+parias, que je passe!_ En apercevant le café de _l'Anglais sauté_, le
+coeur faillit me manquer! Ivon y était rendu le premier: Rosalie ne fit
+qu'un saut de son comptoir dans mes bras, et, porté à moitié par elle,
+je me trouvai entraîné dans la salle, où une vingtaine d'officiers de
+corsaire paraissaient tout étonnés de l'empressement avec lequel la
+maîtresse du logis les avait quittés, pour prodiguer tant de caresses à
+un joli petit garçon, décoré du ruban des héros.
+
+--Est-ce son frère, son cousin? se demandaient les uns.
+
+--C'est mieux que ça, répondait Ivon en clignotant de l'oeil.
+
+--Est-ce que, par hasard, ce serait son amant?
+
+--Pas encore, répliquait de nouveau Ivon; mais ça viendra avec l'âge.
+Pour le moment, il vous suffira de savoir que c'est mon petit matelot,
+celui qui a fait sauter la prise en question, et qui m'a fait avoir
+cette croix, qui ne dit pas grand chose, mais qui a fait casser pourtant
+_bigrement des frimousses_.
+
+Il me serait plus facile d'exprimer tout le bonheur que j'avais à revoir
+Rosalie, que de donner une idée de l'ivresse avec laquelle elle me
+prodiguait les marques de sa vive, de son expansive tendresse. Toute la
+nuit se passa en conversations, en causeries exquises entre elle et
+moi, pendant qu'Ivon, au milieu de ses amis corsaires, faisait aller la
+consommation, toujours par intérêt pour la prospérité de rétablissement;
+car c'était là son grand système: beaucoup boire lui-même, pour engager
+les autres à boire autant que lui.
+
+Le lendemain de mon arrivée, en prenant connaissance de la nouvelle
+installation de la maison, et de l'extension qu'on avait donnée à
+l'établissement, je fus fort surpris d'apercevoir une échelle de corde
+goudronnée, qui descendait d'une des fenêtres de la salle de billard,
+située au premier étage, dans la rue, où deux crampes la tenaient
+fixée à peu près comme une paire de haubans sur les rebords d'une hune.
+Rosalie m'expliqua la raison pour laquelle on avait dressé cet appareil.
+C'était encore une des inventions d'Ivon.
+
+Notre ami ayant remarqué que les capitaines et les officiers de
+corsaire, quelque gris qu'ils fussent, montaient trop facilement par
+l'escalier, dans la salle de billard, où la décence avait eu plus d'une
+fois à souffrir de la présence de pareils hôtes, avait cru que, pour
+éviter tout abus, il était prudent de rendre difficile, pour les plus
+ivrognes, l'accès du premier étage. En conséquence, les capitaines de
+corsaire et lui, avaient arrêté qu'on ne monterait plus au billard par
+l'escalier, mais bien par une échelle de corde, gréée extérieurement
+sur la fenêtre, en manière de haubans de perroquet garnis d'enfléchures.
+C'était plaisir de voir tous les _corsairiens_ grimper, plus ou moins
+lestement et avec un sérieux imperturbable, dans cet escalier d'une
+nouvelle espèce; mais ce n'était pas sans peine que les plus gris
+parvenaient quelquefois à saisir les rebords de la fenêtre, et à
+s'embarquer dans la salle de billard. Souvent même ils n'y parvenaient
+qu'après s'être laissé tomber sur le pavé, et alors, au bruit de leur
+chute, on voyait les joyeux marins qui faisaient rouler les billes,
+se grouper aux croisées de la salle, pour rire de la mésaventure du
+grimpeur. _Il montera! il ne montera pas!_ criaient-ils, et le grimpeur
+montait ou tombait toujours aux acclamations de ses frères d'armes.
+Mais, quelque plaisantes que fussent toutes ces scènes, il n'aurait
+pas fallu que les passans s'arrêtassent pour s'égayer aux dépens des
+corsaires en ribotte; un châtiment toujours prompt et quelquefois
+très-sévère aurait puni les rieurs de manière à les empêcher de
+recommencer; au surplus, les corsaires répandaient tant d'or dans les
+lieux où ils se livraient à leurs bizarres orgies, que les habitans,
+qui vivaient de leurs prodigalités, semblaient plutôt respecter leurs
+débauches, que condamner leurs excès. C'était à leur manière que ces
+marins faisaient du bien, et quelqu'étrange que fut cette manière, le
+bien finissait toujours par être fait. C'était là l'essentiel.
+
+Je me rappellerai toujours la farce du capitaine d'un beau lougre,
+arrivant avec une prise chargée de richesses: il commence, en débarquant
+à Roscoff, chez Rosalie, par donner un diner général à tous ceux qui
+veulent s'asseoir à sa table. A la fin du repas, lorsque les garçons
+viennent pour enlever le service et verser le café, lui et tous ses
+officiers saisissent les quatre coins de la nappe, et jettent par la
+fenêtre tout ce qui se trouvait sur la table; puis, avec le plus grand
+calme, le capitaine demande une poêle et du beurre, fait frire, au feu
+de la cheminée, des piastres qu'il tire flegmatiquement de sa poche et
+qu'il fait voler ensuite toutes brûlantes, sur la foule qui se presse au
+bas des fenêtres. Les plus avides parmi les curieux se précipitent sur
+les pièces d'argent; mais bientôt les cris de ceux qui se brûlent les
+doigts en les saisissant, se font entendre, et tous mes corsaires de
+rire aux éclats! C'était là le plaisir qu'ils attendaient pour leur
+argent. Plus de cent piastres avaient passé de la poêle à frire, dans
+les mains des habitans de Roscoff, qui ne prenaient plus les dernières
+pièces qu'avec des gants ou entre le manche et la lame d'un couteau. Le
+capitaine, pour couronner dignement cette soirée de folies, alluma sa
+pipe avec un billet de mille francs, qu'il avait envoyé chercher chez
+son correspondant. Le tout fut trouvé charmant et du meilleur goût du
+monde.
+
+Cette fièvre de grosses débauches, ce scandale de profusion, avaient
+quelque chose de vague et d'irritant qui enchantait ma chaude
+imagination. Je ne saurais dire combien j'admirais ces extravagances. Je
+ne rêvais qu'au temps où je pourrais aussi, à mon tour, remplir toute une
+ville du bruit de mes excès. Je faisais de mon mieux déjà pour imiter
+la tournure et les manières de ces capitaines à la figure bronzée,
+aux gestes saccadés, qui, en petite veste ronde et en chapeau de cuir
+bouilli, se présentaient respectés et sans changer de ton, chez les
+premiers négocians comme chez le dernier cabaretier. Oh! combien ces
+hommes intrépides et simples, brusques et généreux, me semblaient
+supérieurs à tous ceux qu'ils enrichissaient et qui s'humiliaient devant
+eux avec leurs habits bien coquets, leurs gestes maniérés et leurs
+petites voix caressantes! Les corsaires seuls me paraissaient des
+hommes, tout le reste des femmelettes. Et l'on s'étonne encore que les
+marins aient une si bonne opinion d'eux et un si grand dédain pour
+la plupart des autres professions! Mais c'est qu'ils sentent, en se
+mesurant avec le commun des hommes, tout ce qu'ils valent de plus que
+les autres et tout ce qu'ils peuvent faire partout où on les laisse
+développer les facultés qu'ils ont exercées dans les dangers de leur
+métier.
+
+Notre café de _l'Anglais sauté_ allait à merveille, avec de telles
+pratiques. La coquetterie de Rosalie attirait tout le monde; mais elle
+commençait à faire mon désespoir. Aussi, combien mon amie était-elle
+ingénieuse à rassurer la jeune jalousie qu'elle paraissait voir avec
+ravissement se développer dans mon coeur! Que de moyens délicieux
+n'employait-elle pas pour me dédommager de la douleur des soupçons
+qu'elle faisait naître dans mon âme quelquefois si injustement irritée!
+
+Tu m'en veux, me disait-elle, de tous les frais que je fais pour plaire
+à ces hommes-là. Mais sache donc, aimable petit mauvais sujet, que cette
+coquetterie, dont tu t'alarmes, n'est qu'un sacrifice pénible que je
+fais à ma position. Figure-toi combien je serai heureuse, quand je
+pourrai te dire un jour: Tiens, Léonard, me voilà riche, et c'est à toi
+que je dois mon bonheur. Maintenant, viens avec ton amie, partager une
+félicité que je ne puis trouver qu'avec toi. Je ne veux pas d'autre ami,
+d'autre amant, que celui qui a su le mieux m'aimer et me plaire.»
+
+Je ne savais plus que reprocher à Rosalie, lorsqu'elle me parlait
+ainsi. Le soir, assis auprès d'elle à son comptoir, en face de tous les
+corsaires qui buvaient et chantaient bruyamment, sans faire attention à
+nous, je m'endormais quelquefois, mes mains dans les siennes et la tête
+appuyée sur ses blanches et belles épaules. C'était un enfant heureux,
+jouant avec sa soeur bien aimée. Les corsaires ne nous étaient même
+pas importuns: ils voyaient, comme une chose tout ordinaire, la tendre
+familiarité de la maîtresse de la maison et d'un petit bonhomme sans
+conséquence. Aussi, les plus galans, habitués à ne me regarder que comme
+un très-faible obstacle à leurs prétentions amoureuses, ne cessaient-ils
+d'adresser des billets doux, de pressantes déclarations à Rosalie, qui,
+dans nos entretiens secrets, ne manquait pas de me donner à lire les
+tendres aveux dont elle était l'objet. «Tu n'es pas mon amant, me
+répétait-elle, tu ne peux même pas l'être. Eh bien! toi seul tu suffis
+à mon coeur, et je sens que je serais moins heureuse, si je voulais
+chercher, dans une antre inclination, le plaisir que je trouve à aimer.»
+
+--Ma foi, lui disais-je, je ne sais pas bien encore si je t'aime; mais
+tout ce que j'éprouve, c'est que je ne peux pas me passer de toi, et que
+je me jetterais mille fois dans le feu, plutôt que de souffrir qu'on te
+dît quelque chose qui ne te plairait pas. Tu vois bien cet ivrogne de
+Bon-Bord, qui commandait notre prise: depuis qu'il est à terre, et qu'il
+s'est un peu décrassé, il s'avise de faire le gentil auprès de toi; eh
+bien! la première fois qu'il m'ennuiera, et cela ne tardera guère, je le
+remoucherai d'importance.
+
+--Allons, cruel petit, me répondait Rosalie en me prenant la tête entre
+ses jolies mains, ne sois pas si emporté. A ton âge, il faut savoir ne
+pas prendre ce ton que l'on n'excuse que dans les hommes faits. Sois
+moins prompt à te fâcher, je t'en conjure: c'est ta bonne amie, ta bonne
+soeur qui t'en supplie....
+
+--Homme fait ou non, je te prouverai que je suis plus qu'un enfant pour
+un garnement comme Bon-Bord.
+
+Rosalie apaisait toujours par des cajoleries l'impétuosité de mon
+caractère; mais, quelque empire qu'elle eût sur moi, le naturel
+reprenait bientôt le dessus. Je redevenais le plus fougueux des enfans,
+dès que ses yeux quittaient les miens, ou dès que ses caresses ne
+m'enchaînaient plus auprès d'elle.
+
+L'occasion de faire un mauvais parti au capitaine _Bon-Bord_ ne tarda
+pas à s'offrir, ou, pour mieux dire, j'allai bientôt la chercher.
+
+Un soir mon ex-capitaine de prise, entre au café, et d'un air assez
+maladroitement fat, il se prend à dire je ne sais à quel propos, en
+papillonnant autour du comptoir: _J'eus bien du plaisir ce matin_.
+
+Comme il ne me fallait que le premier moyen venu pour lui chercher
+querelle, je prends la parole et je lui réponds: Un autre dirait: _J'ai
+eu bien du plaisir ce matin_.
+
+--Et pourquoi _J'ai eu bien du plaisir_, plutôt que _j'eus bien du
+plaisir?_
+
+--Parce que, lorsqu'on veut faire l'aimable, il faut tâcher de parler
+français et apprendre qu'il faut qu'il y ait au moins une nuit d'écoulée
+entre l'événement raconté et l'instant où l'on parle, pour pouvoir
+employer le _parfait défini_.
+
+--Le _parfait défini!_ Tache d'apprendre à parler français aussi bien
+que moi avant de m'ennuyer avec ton parfait défini, entends-tu, mauvais
+allumeur de bout de chandelle!
+
+Mon interlocuteur avait à peine prononcé ces derniers mots, qu'un flacon
+de liqueur alla se briser sur son visage, avant qu'il pût parer ce coup
+que je lui destinais et qu'il était loin d'attendre. Rosalie accourt et
+voit Bon-Bord s'essuyant la figure d'un air à la fois piteux et indigné.
+Rosalie en pleurs lui adresse les plus vives supplications pour le
+calmer; mais sa colère s'irrite en raison des efforts qu'on fait pour
+l'apaiser. «Si tu n'étais pas un enfant, un mousse, me disait-il en me
+menaçant de la main avec laquelle il venait de se frotter la joue,
+tu aurais ma vie ou j'aurais la tienne.» Moi, remis de mon premier
+mouvement, j'approche Bon-Bord en sifflotant un petit air goguenard
+et je lui dis à l'oreille: «Un mousse qui porte ce ruban-là à sa
+boutonnière te prouvera qu'il vaut mieux qu'un capitaine qui s'est sauvé
+lâchement comme une _cagne_, et je t'apprendrai, quand tu le voudras,
+qu'on doit dire: _J'ai eu du plaisir ce matin_.»
+
+--Non, moussaillon, je dirai toujours: _j'eus du plaisir_, si je le
+veux.
+
+--C'est ce que nous verrons.
+
+--Tout de suite.
+
+--A minuit, lui dis-je tout bas, en faisant lestement une pirouette à
+ses côtés.
+
+Rosalie se lamentait, nous séparait; elle tremblait qu'Ivon ne parût;
+mais notre ami, occupé à danser dans un bal qu'il voulait bien nommer
+une société _bourgeoise_, n'eut connaissance de cette affaire que
+lorsqu'il n'était plus en son pouvoir d'en arrêter les suites.
+
+Bon-Bord, tout gluant encore de la liqueur que j'avais fait ruisseler
+sur ses joues et ses vêtemens, sortit en me menaçant. Je ne lui répondis
+que par un sourire de mépris, et en continuant de siffler mon petit
+air avec une apparence de tranquillité que je n'avais certainement pas.
+Rosalie, fondant en larmes, me fit jurer et par notre amour et par la
+tendresse que j'avais pour elle, que je ne provoquerais plus un homme
+que j'avais si indignement outragé. Je promis tout ce qu'elle voulut,
+avec un air de sincérité qui dut la tromper. Mais pour plus de sûreté
+encore, elle exigea que j'allasse me coucher, et par une prévoyance que
+les mères et les maîtresses ont seules, elle m'enferma dans ma chambre,
+en prenant la clef dans sa poche.
+
+Je me jette sur mon lit d'abord; à chaque quart d'heure, j'entendais
+de petits pas faire gémir l'escalier, et l'oreille discrète de mon amie
+s'appuyer doucement sur ma serrure pour entendre ma respiration que je
+faisais ronfler pour la rassurer; mais vers minuit au moment où Rosalie
+venait de faire sa ronde pour la sixième ou septième fois à ma porte, je
+prends un drap que j'amarre à ma fenêtre, et d'un saut me voilà dans
+la rue, me dirigeant chez Bon-Bord. Le pauvre homme ne m'attendait pas!
+«Debout! lui criai-je: c'est un _mousse_ qui vient réveiller _son brave
+capitaine_, pour lui prouver qu'il n'est qu'une cagne.» A ces mots le
+capitaine se pique d'honneur, il prend son poignard, j'avais le mien,
+nous marchons sur la jetée, qu'un réverbère éclairait encore. Je saute
+à bord d'un caboteur amarré sur le quai, et deux espèces de manches
+à balai, que je trouve sur son pont, nous servent à emmancher nos
+poignards de manière à en faire des façons d'épée.
+
+Y es-tu, Bon-bord? m'écriai-je.
+
+--Oui, me répondit-il en se mettant en garde.
+
+--Eh bien! dis, _j'ai eu du plaisir_, ou je te démâte?
+
+--Non, _j'eus du plaisir, failli mousse!_
+
+Nos bâtons se croisent alors: je pousse de mon mieux. Mon adversaire
+rompt, en répétant: _j'eus du plaisir_. Je le poursuis, à la lueur du
+réverbère, criant toujours: _j'ai eu du plaisir, capon!_ Enfin, je
+sens mon poignard s'enfoncer, malgré l'arme de Bon-Bord, qui cède à la
+violence de mon coup. Un cri part, et la voix affaiblie de mon ennemi
+répète encore: _Ah!... j'eus du plaisir: j'eus du plaisir..., oui,
+jusqu'à la mort!_ Un homme accourt à nous, en jurant: c'était Ivon,
+qui, averti de mon évasion par Rosalie, me cherchait partout. Il trouve
+Bon-Bord étendu à mes pieds: il entr'ouvre sa poitrine, voit sa plaie.
+«Bah! dit-il, le Nom-de-Dieu n'est que blessé! Il est bien heureux: sans
+cela demain je l'aurais tué.»
+
+Mon pays prend le blessé sur ses épaules: il le conduit à l'hôpital, en
+recommandant bien au médecin d'en avoir soin, et de le guérir le plus
+tôt possible; attendu, ajoutait-il, que, quand il serait rétabli, il le
+tuerait.
+
+J'étais fort embarrassé de ma contenance, en rentrant au café.
+Je composai, de mon mieux, ma figure encore tout émue; mais, en
+m'apercevant les mains dans les poches et un sourire affecté sur les
+lèvres, Rosalie s'évanouit: c'était de joie et d'ivresse: elle m'avait
+cru perdu.
+
+Le lendemain de cet événement, il fallut bien recevoir la morale d'Ivon.
+Je m'y attendais, car c'était toujours à son lever, quand il n'avait
+encore bu que quelques boujarons d'eau-de-vie, qu'il se sentait disposé
+à parler raison. Il vint me trouver au lit.
+
+--Sais-tu, Léonard, que tu m'as fait affront hier?
+
+--Comment donc ça?
+
+--Comment ça? Mais parce que tu as été te donner un coup de peigne sans
+moi.
+
+--Que veux-tu? Dans le moment j'étais hors de moi, et je n'ai pas eu la
+patience d'attendre.
+
+--Oh! ce n'est pas l'embarras, tu ne t'en es pas trop mal tiré; mais
+vois-tu, si j'avais été là, ça t'aurait donné de la confiance, et tu te
+serais fendu un peu mieux à fond... Ce pélerin-là n'est que blessé.
+Dans quinze jours il courra comme un lièvre. Mais nous sommes là pour un
+coup: il ne courra pas long-temps, je t'en donne mon billet.
+
+--Pour moi, je ne lui en veux plus.
+
+--Tiens, écoute, je pense à une chose: c'est que nous menons ici une vie
+qui n'est pas _politique_. Je bois trop et je ne travaille pas du tout.
+Toi tu n'as pas assez d'_âge de raison_, pour t'apercevoir qu'il y a ici
+une femme qui finira par t'_abâtardir_ l'esprit et le tempérament, parce
+qu'elle t'aime trop. Elle fera son malheur et le tien. Quand je te vois,
+le soir, te caliner auprès d'elle, je me dis: v'là un petit _jeune gens_
+qui serait mieux sur l'empointure d'une vergue d'_hune_, que sous le
+vent d'un cotillon _fémilin_. C'est de la course qu'il nous faut et de
+la lame du Ouest, et je commence proprement à m'embêter du métier de ne
+faire rien à terre.
+
+--Eh bien! que veux-tu que nous fassions? Notre petit corsaire d'été
+n'est pas encore armé. Nous n'avons pas encore d'équipage.
+
+--Pour l'armer, ce sera bientôt fait: je m'en va le faire gréer. Déjà je
+lui ai donné un nom, et, en ce qui est de baptiser une embarcation, tu
+peux t'en rapporter à moi.
+
+--Et quel nom lui as tu donné?
+
+--_Le Vert-de-Gris_. L'invention m'en est venue en lui _repassant_,
+de l'avant à l'arrière, une couche de peinture verte. Il a l'air
+actuellement d'une cage à poules.
+
+--Quel drôle de nom que le _Vert-de-Gris!_
+
+--Le nom est _reel:_ il n'est pas _sentimanesque_ ni _romancier_; mais
+il tiendra bon. Si le capitaine qui l'a ramené de Saint-Malo, et qui est
+allé à Brest, ne revient pas bientôt, pour appareiller avec, l'armateur,
+qui est ici, m'a dit que je commanderais pour la première sortie. Alors,
+tu deviendras mon second: t'es pas bien marin encore, mais c'est égal;
+je te prends sous ma coupe; et va d'l'avant.
+
+Je sentais bien, comme Ivon, qu'il fallait songer à quitter Roscoff.
+Je le désirais surtout pour mon excellent ami, qui, trop disposé à
+prodiguer ce qu'il avait reçu de ses parts de prise, dépensait son
+argent, à courir de Morlaix à Roscoff, dans une mauvaise calèche, où
+quelques autres matelots, comme lui, filaient le loch sur la route,
+comme ils auraient fait à bord d'un navire. Ivon s'était aussi amouraché
+d'une grosse servante basse-bretonne, qu'il avait retirée de sa cuisine,
+pour la caricaturer en grande dame, et lui faire porter, comme il le
+disait, un gréement complet de femme à la mode. Il fallait faire trêve à
+toutes ces folies. Nous pensâmes à armer _le Vert-de-Gris_.
+
+Une petite circonstance qui, pour tout autre jeune homme que moi,
+aurait été indifférente, contribua à réveiller violemment la passion que
+j'avais pour mon état.
+
+Une nuit, pendant que ma bonne Rosalie me tenait à ses côtés près de
+son comptoir, et cherchait en m'agaçant à se distraire de l'ennui de la
+conversation des marins qui occupaient le café, le hasard voulut que les
+quatre plus renommés corsaires de la Manche entrassent pour sabler
+du punch. A l'aspect de cette réunion de célébrités flibustières, les
+officiers et les matelots groupés autour des tables, se levèrent.
+Chacun sollicita la permission de trinquer avec ces chefs illustres. La
+conversation s'engagea bientôt et devint vive et animée. Les capitaines,
+en remarquant l'intérêt avec lequel je les regardais et j'écoutais
+leurs paroles, me donnèrent une poignée de main comme à une vieille
+connaissance. On prit place, on se raconta les motifs pour lesquels
+on avait relâché à l'île de Bas. On jura surtout beaucoup contre les
+Anglais. Un des assistans, qui faisait chorus, eut à ce propos une
+idée qui fut vivement applaudie par l'assemblée. «Parbleu, dit-il en
+s'adressant aux quatre capitaines, puisque le hasard nous favorise
+assez pour que nous vous possédions un instant dans notre société, vous
+devriez bien nous raconter, messieurs, quelques uns de ces bons tours
+que vous avez joués à l'ennemi dans vos nombreuses croisières. Le
+capitaine Lebihan, avec son air de ne pas y toucher, en a fait de
+fameuses, si l'on en croit l'histoire du pays; le capitaine Pelletais
+est Dieppois, et il s'y connaît en fait de coups de Jarnac. Allons,
+faites-nous la faveur de commencer, messieurs; et les capitaines
+Ribaldar et Niquelet, j'en suis sûr, nous diront aussi ce qu'ils croient
+avoir fait de mieux, dans leurs glorieuses campagnes.»
+
+Les quatre capitaines parurent accepter de bonne grâce la proposition,
+sans trop faire les modestes ni les fanfarons.
+
+Je ne saurais dire avec quelle avidité je me disposais à entendre les
+plus fameux loups de mer de la Manche raconter, chacun dans le langage
+et avec le ton qui lui étaient propres, leurs exploits les plus
+célèbres. Le capitaine Lebihan commença, à la sollicitation de ses
+camarades, à narrer ainsi, dans son jargon moitié mauvais français,
+moitié bas-breton, son aventure avec la frégate anglaise _la Blanche_.
+
+
+Confession du capitaine Lebihan.
+
+
+«Ma foi de Dieu, s'écria-t-il, comme en sortant d'un somme, je n'ai pas
+à vous dire grand'chose qui soit digne de vous être récité, si ce n'est
+que j'ai fait _vinir_ une fois _à_ la côte _un_ frégate _anglais_, oui
+_anglais_, et _un_ belle frégate, pour le sûr.
+
+»C'était avec une bonne brise, autant que je peux me le rappeler. Je
+revenais avec mon corsaire, mon petit lougre, pour relâcher-z-à Portsal.
+La frégate me chassait avec le jour tombant. Ma foi de Dieu, que jé dis
+à nos gens: si celle-là veut mé suivre dans les cailloux, je le ferai
+sé jéter dans les _berniques_ et dans les _omards_. Je fis _pitite oile_
+pour mé faire chasser tout proche de la côte de Plouguerneau. Quand la
+nuit fut venue, mé voilà-z-à relâcher dans un petit port où ce qu'il
+y avait des douaniers. «_Attends_, que je dis à nos gens, jé m'en vas
+aller à terre, parce que voilà la brise qui fraîchit et le courant qui
+porte en côte. Pour lors que jé fus débarqué avec un fanal, jé dis à un
+paysan, à un _guissiny_, quoi: prête-moi ta vache, mon ami, et le voilà
+qui me prête sa vache pour un petit écu. Une fois que j'ai la vache,
+j'amarre une patte de l'avant à ce pauvre animal pour la faire boiter,
+et je lui suspends à la tête et entre ses cornes, mon fanal allumé.
+
+»La vache, comme vous le sentez bien par vous-mêmes, commence à marcher
+sans comparaison comme un navire qui tangue à la mer, avec un feu à son
+pic. La frégate croit voir mon lougre tanguer à la lame. Ah! _dit-elle_,
+apparemment, puisqu'il y a autant d'eau pour lui, il y en aura autant
+pour moi. Pour lors, je m'en reviens à bord, et jé dis à nos gens: Mes
+amis, il faut prier le bon Dieu, pour que la frégate se fiche à la
+côte. Demain, nous ferons dire une messe. Le lendemain, _du_ matin, en
+_régardant_ par-dessus une petite île, qui s'appelle Saint-Michel, et
+qui était à tribord à nous, jé vois, oui, foi de Dieu, la mâture d'un
+grand navire qui était au plein. C'était la frégate, _pas moins_. Ah! je
+dis à l'équipage: le bon Dieu est juste; il y a des Anglais de noyés,
+et _ferme_. C'était ma vache, avec son fanal, qu'ils avaient pris, oui,
+aussi vrai que vous êtes des _honnête homme_, pour un feu de navire.
+Aidé par mes gens, jé fis prisonniers, oui, _peut-être_, plus de quinze
+douzaines d'Anglais, et jé volai tout d'abord de la frégate.»
+
+La naïveté du récit du capitaine Lebihan amusa beaucoup tous les
+auditeurs. Le Bas-Breton seul conservait son sérieux et sa plaisante
+gravité. On engagea le capitaine Niquelet, de Saint-Malo, à prendre
+la parole. C'était un homme passionné dans son langage, comme dans ses
+actions, et qui s'exprimait bien. Il prit ainsi la parole après Lebihan.
+
+
+Confession du capitaine Niquelet.
+
+
+«Il y a à peu près un an, que, me trouvant, avec mon dogre, dans la
+baie de Torbay, pour y chercher fortune, je trouvai un grand trois-mâts,
+qu'escortait un brick de guerre anglais. La triste mine de mon petit
+corsaire, qui avait plutôt l'air d'un charbonnier que d'un fin voilier,
+n'inspira aucune défiance aux navires que je suivais. Le calme étant
+venu avec le soir, mes deux bâtimens mouillèrent près de la côte, pour
+étaler le jusant. Je fis semblant de continuer ma route, pour ne leur
+donner aucun soupçon; mais je les relevai exactement au compas, afin
+de venir leur rendre visite pendant la nuit. Une brume épaisse, qui
+s'étendit bientôt sur une des mers les plus calmes que j'aie vues en
+hiver, favorisa mon projet, au-delà de mes espérances. Je fis border mes
+avirons, que j'eus soin de faire garnir au portage, avec de l'étoffe,
+pour ne pas interrompre, par le bruit de la nage, le silence qui m'était
+si favorable, et je gouvernai sur le point où j'avais relevé l'ennemi.
+Quand je me supposai près du trois-mâts, je jetai l'ancre. En un clin
+d'oeil, mon grand canot fut armé des hommes les plus intrépides
+du corsaire. Je fis prendre à mon frère, qui commandait la petite
+expédition que je préparais, le bout d'une drisse de bonnette, dont
+j'amarrai une des extrémités à mon bord, et je lui dis: «Fais ce que tu
+pourras; avec le bout de cette amarre, tu reviendras toujours à bord du
+corsaire, malgré la brume, quand tu le voudras. Si tu réussis à enlever
+le trois-mâts, tu auras soin de m'en avertir, en hallant l'amarre que
+je tiens à bord, par trois fois de suite et à cinq minutes de distance.
+Bonne réussite! Vous avez tous des poignards et pas de pistolets, c'est
+vous dire assez la consigne: _Lestement et pas de bruit_.»
+
+»J'avais recommandé à mon frère de nager toujours contre le fil du
+courant, parce que j'avais eu la précaution de me mouiller dans les eaux
+du trois-mâts. Mon frère, pour plus de prévoyance, avait eu aussi l'idée
+de prendre avec lui un panier rempli de bouchons, qu'il devait jeter à
+la mer pour me prévenir aussitôt qu'il serait arrivé sur l'arrière du
+navire anglais.
+
+»Il y avait à peine un quart d'heure que notre canot nous avait quittés,
+que le courant, qui passait le long de notre bord, nous apporta des
+bouchons flottans. C'est cela, me dis-je; L'amarre frappée à bord,
+et dont mon frère avait pris le bout, ne tarda pas à frémir. Nous
+l'entendîmes avec joie frapper la mer sur laquelle une légère pression
+l'éleva par trois fois. Aussitôt, j'ordonne de lever l'ancre à jet, sur
+laquelle j'étais mouillé, et je fais haller mon corsaire sur l'amarre,
+que je savais bien être fixée à bord du trois-mâts. En quelques minutes
+je fus le long du navire; mes gens sautèrent à bord sans obstacle. Je ne
+trouvai sur son pont que ceux de mes hommes que j'avais envoyés dans mon
+canot pour le coup de main. Mon frère me raconta qu'étant arrivé sans
+être vu ni entendu, sur l'arrière du bâtiment, il était parvenu à
+grimper avec trois des siens par les ferrures du gouvernail et par le
+couronnment, jusque sur le gaillard d'arrière. Deux Anglais veillaient
+seuls sur le pont: se jeter sur eux, les précipiter dans la calle,
+fermer le capot de la chambre où dormaient le capitaine et les
+officiers, et le logement de l'équipage où étaient les autres hommes, ne
+fut que l'affaire d'un instant. Maître du trois-mâts, je fis passer mes
+quatre-vingts meilleurs matelots sur la prise. J'ordonnai à mon second
+de filer avec le corsaire, et de me laisser à bord de ma capture. Nous
+attendîmes ainsi le jour.
+
+»Ce jour désiré vint enfin, et il dissipa la brume qui toute la nuit
+avait caché ma manoeuvre. Le petit brick de guerre sur lequel le
+trois-mâts avait gardé une amarre, nous cria d'appareiller, croyant
+toujours avoir affaire au capitaine qu'il escortait. Je fis, en effet,
+virer sur mon câble, pour exécuter l'ordre; mais en appareillant, j'eus
+soin d'aborder, comme par maladresse, le brick qui mettait aussi sous
+voiles. A peine le capitaine du brick eût-il commencé à jurer contre ma
+mauvaise manoeuvre, que tous mes forbans, couchés à plat-ventre à
+l'abri des pavois, sautèrent à bord de l'ennemi. Une grêle de coups de
+poignards et de pistolets fit l'affaire. Les Anglais surpris ne purent
+se défendre qu'à coups de poing, contre mes corsaires, disposés à
+l'attaque et armés de pied en cap. Deux jours après cette escobarderie
+de flibustier, j'étais mouillé à Perros, avec mes deux prises; mais mon
+maladroit de second, qui n'avait qu'à courir avec un bon marcheur sous
+les pieds, pour gagner la terre, s'était fait prendre par une corvette.»
+
+La petite _bamboche,_ il est _bien bonne_, s'écria le capitaine
+Ribaldar, Portugais à l'accent plus que gascon, naturalisé en France,
+par son intrépidité et ses courses célèbres dans la Manche. Je veux,
+dit-il, vous _en raconter une adventoure_, qui me rappelle celle qué
+vient dé vous dire le capitan Niquelet.
+
+
+Confession du capitaine Ribaldar.
+
+
+«_J'étais toumbé la nouit_, avec ma goëlette la _Revance_, dans _un
+counvoi_ dé bâtimens qui venaient dé la _Zamaïque_, comme _on dirait
+un loupe_ dans _une vergérie_. Les _frigates_ qui _escourtaient le
+counvoi_, mé prirent pour un bâtiment anglais, par la raison que
+jé faisais _coume_ les _austres_, les _signals_ qu'il fallait
+répétitionner. Vers _lé_ soir, _j'aborde_ un grand trois-mâts, qué
+j'avais choisi bien gros et bien _sargé_. Vous m'abordez, qué mé dit lé
+capitaine _anglais_: par Diou, _jé crois_ bien que jé t'aborde, qué jé
+lui dis; _jé_ té fiche à la mer si tu dis un soul mot; il sé tut et _jé_
+mis à son bord vingt _bons_ gaillards. Une heure après, jé me laisse
+culer sur la _quoue dou counvoi_, et z'aborde, coume par mauvaise
+_manouvre encoure, oun_ autre gros papa dé navire: _Vous m'abourdez_, me
+dit encore lou _bêtasse dé_ capitane: _touzours_ la même çanson, que
+ze mé dis; en cé cas _touzours_ la même réponse. Oui, canaille, qué zé
+t'aborde, que zé _loui_ dis. Il _vut_ faire lou _meçant; zé_ lé fais
+zeter par-dessous _lou_ bord, _por nou_ pas faire _do bruit. Las
+frigatignes_ quez escourtait _lou counvoi fount dos signals par la
+nouit_; mes _dos prisès repetitionnent los signais coume los austros_
+bâtimens _anglaisès. Mas oune_ fois la _nouit vénue, zé_ t'en _fice_,
+va! _Moun coursaire_ et _los dos prisès_ laissent là _los counvoi_ et
+forcent dé voile, bougre... Si z'avais ou doscents _houmes, z'aurais_
+fait _vingto_ prisès; _zè les prénais conme aum assoume_ des veaux
+marins, à coups dés bâtouns.»
+
+--Mais en rentrant à Tréguier avec vos deux prises, demanda le capitaine
+Niquelet à Ribaldar, n'eûtes-vous pas une affaire avec un lougre de
+Jersey?
+
+«Ah! si parblu! Une petite _bamboce militare!_ Cé _pétit_ coquin dé
+lougre voulut tâter dé mes prises. Zé lé croçais à l'abourdage pour
+arrêter _oun pu_ sa _marce_. Il me toua quinze houme; zé n'en avais plus
+qué trente à bord; si _z'en_ avais eu soixante, il m'en _ourait toué_
+trente; mais j'_ourais_ pris lé pétit bougré. Il sé sépara _dé_ moi avec
+_zoie_. Une vraie _bamboce militare!_»
+
+Quand le capitaine Ribaldar eut fini, et qu'il eut avalé un demi-bol
+de punch, avant de rallumer sa pipe, les auditeurs s'écrièrent: A votre
+tour, capitaine Polletais! Le vieux marin dieppois se gratta l'oreille,
+sous son bonnet rouge; et, assez embarrassé de commencer sa narration,
+il s'exprima cependant ainsi:
+
+
+Confession du capitaine Polletais.
+
+
+«Mes bonnes gens, je ne sais pas trop ce que je vous dirai. J'ai fait
+bien des petites bourdes aux Anglais: on a tant _d'peine_ à _gagné_
+sa _pauvre_ vie dans c'monde et à la mer surtout. Nous autres pauvres
+pêcheurs je ne sommes pas bien malins, voyez-vous, mais je _fesons_ pas
+moins _queuquefois not'petit_ bonhomme de chemin, quand l'bô Dieu veut
+nous le permettre. Je vous dirai donc, pour vous dire queuque chose,
+que les Anglais n'ont pas _touzours_ beau _zeu_ à s'risquè avec nos
+corsaires _ed'la Mance_ et du Pas-d'Câlais.
+
+»Une corvette voulut me chasser sur l'grand _lougre que v'savez_ vu et
+que je viens _d'mouiller su_ le chenal. Je _laissai_ tomber _m'n'ancre_
+sû la côte d'Somme en _dedâns_ des bancs à vue _d'l'Anglès_.
+
+»La _corvette_ n'pouvant point _m'approcè, armit trouais embarcâtions_
+pour _veni m'abordé_ dans la nuit. Z'_fis_ faire à bord mes filets
+_d'abordâze_, et puis _z_'avais _dès_ doubles filets, _Vsavez biè_
+ce que c'est qu'des doubles filêts, _ze_ pense? C'est-z-une manière
+_d'grands filêts_ qu'on tend en dehors du _navire_, comme si c'étaient
+_d'séventails qu'auraient_ des boulets au bout pour les faire _tombé_
+comme des _pièzes_ à attraper des _renârds_. Les _trouais pénices
+anglaises m'abourdirent_ à nuit et à _minuit_, _creyant_ qu'à l'heure où
+se relevait le quart, il y aurait _d'la_ confusion à-bord. _Z' lès_ fis
+sâler un petit brin à coups _d'fûsil_ et d'espingole. Mais _c'fut_
+quand _ze commandè d'laisser tombé_ lès doubles ***, _filêts_ sur les
+_pénices_ qu'ça fut un _drôleu d'çarivari_, m's amis! Tous _l's'
+Anglès_ étaient happés comme des _mélans_ dans _eune_ seine. I's'
+débarbouillaient comme des _pessons_ dans des _appléts_. Voyons que _ze_
+dis à nos _zens:_ il faut _les_ faire _défilé_ la parade, et les _mette_
+un à un dans la _câlle_. C'qui fut dit fut fait, et _biè_ vîte; et
+toute _c'te mauvaise enzeance_ fut arrimée sous clé, les panneaux et
+écoutilles _biè_ fermés. Avec c'te belle _fîçue_ cargaison, _ze m'dis:
+Zean Micel_ Pelletais, tu seras _biè mâlin_ si tu fais _queuque çose
+d'bon!_»
+
+Tous les auditeurs se mirent à rire à celle saillie plaisante du vieux
+corsaire dieppois, qui continua:
+
+«Attendez donc, _m's'amis_; c'n'est point l'tout, _ze_ dis à mes _zens_:
+Mes petites brebis, il vous faut sauter dans les _pénices anglaises_,
+actuellement pour prendre une toulène _d'lavant_ du corsaire et râmè en
+nous _rémoquant_, comme si les _pénices_ avaient enlevé l'lougre. Mais
+criez-moi ferme un hourra pour faire _crouaire_ à la corvêteu _qu'ses
+embarcations_ nous ont _happés_. Un _hourra_ qui aurait fait _tremblé_
+la barbe du bô Dieu fut poussè par nos zens. _L'équipage_ de la corvêteu
+y répondit par un aute _hourra!_
+
+»Mes _trouais pénices nazant sur_ l'avant, _j'file_ mon câble, et mes
+zens s'mettiont à _çanter_ des _çansons anglaises_, car les matelots
+_d'cez_ nous savent tous aussi biè çanter, sans comparaison, comme
+l'_zanglès_. La _corvéteu_ qui s'était _épuisée d'monde_ pour armé les
+_pénices_, crut _bié_ qu'le corsaire était _prins_; mais quand ze fus
+à _portée_ d'pistolet d'allé et qu'allé m'eut crié d'mouiller, mes
+_trouais_ embarcations larguent la toulène et èlongent m'_n'anglès_.
+_Ze_ l'aborde en même temps et ze l'envève tout comme _eune pleume!_
+Qu'voulez-vous, mes bonnes _gens_, on a tant _d'peinne gagné sa_ vie
+dans c'pauve monde!
+
+»Ze n'pourrais point _biè v's dire_ la réception qu'on m'fit à _Câlais_
+quand on vit rentré mon lougre avec une corvêteu _anglèse_ au derrière.
+_Son altesse l'Empereu_ dès _Francès zuzea_ qu'il ferait _biè d'me donné
+la queroix de la relizion_ d'honneur pour c'taffaire-là, et j'la _prins
+c'te queroix_, que vos n'voyez ici qu'le ruban.»
+
+Ces récits des hauts faits des capitaines que je voulais égaler,
+enflammaient mon émulation. Dieu! que je souffrais, avec tant d'ambition
+dans le coeur, de n'être encore, parmi les marins, qu'un enfant
+inaperçu! A terre, me disais-je, un jeune homme peut, sans beaucoup
+d'expérience ou du moins avec une expérience facile à acquérir, se
+distinguer en exposant vaillamment sa vie dans cinq à six batailles;
+mais, à la mer, c'est peu que d'être le plus brave; si l'on n'a pas
+vieilli sur les flots, si, à force de pratique, on n'a pas acquis la
+science difficile du marin, on végète, confondu parmi ces hommes que
+l'on embarque sur le pont d'un navire pour appliquer leur force au bout
+d'une corde, ou pour verser leur sang au premier commandement de leur
+capitaine.
+
+Je ne pouvais plus y tenir: il me fallait naviguer; c'est à la mer que
+je voulais respirer: une sorte de maladie du pays se serait emparée de
+moi si j'étais resté plus long-temps à terre. Je tourmentai Ivon pour
+qu'il hâtât l'armement du petit corsaire qui devait nous conduire à la
+gloire et à la fortune.
+
+Un motif nouveau vint encore ajouter au désir que j'avais de quitter
+Roscoff. Depuis quelque temps, j'avais cru remarquer dans Rosalie
+une espèce de contrainte qui me désespérait et dont je ne pouvais
+m'expliquer la cause. Ces caresses innocentes, auxquelles elle se
+livrait auparavant avec tant d'abandon et de bonheur, semblaient
+l'affliger et l'effrayer. Moi-même, quelquefois troublé, embarrassé,
+quand je me trouvais tout seul avec elle, je commençais à rechercher
+avec plus d'ardeur sa présence, qui cependant me faisait éprouver moins
+de félicité qu'au commencement de nos naïves amours. Je sentais plus
+que jamais je ne l'avais fait encore, que Rosalie me chérissait, et
+son refroidissement apparent m'inquiétait peut-être moins qu'il ne
+m'irritait. On aurait dit, toutes les fois qu'elle pressait vivement ma
+main, ou qu'il lui arrivait de m'embrasser encore, qu'elle se reprochait
+les marques de tendresse qu'autrefois elle me prodiguait avec tant de
+plaisir et de confiance. Il me fallait sortir de cet état de gêne et de
+doute. J'exprimai de mon mieux à Rosalie ce qui se passait en moi; je la
+grondai presque du changement que je croyais avoir remarqué en elle. Un
+amant bien expérimenté n'aurait peut-être pas mieux fait pour obtenir
+beaucoup, que moi en cette circonstance pour n'obtenir qu'une simple
+explication.
+
+«Tu ne sais pas de quel poids tu soulages mon coeur, me dit-elle:
+j'avais besoin de te confier aussi ce que j'éprouve depuis quelque
+temps, et je n'osais pas commencer. Oui, je sens bien que, malgré la
+mauvaise opinion que j'ai pu te donner de moi, je ne suis pas née pour
+vivre avilie. Je t'aime cent fois plus que je ne saurais le dire;
+mon plus grand bonheur serait de pouvoir te posséder comme mon amant,
+pendant un jour, un instant, et de renoncer ensuite, s'il le fallait, à
+tout, au monde, à mon avenir, à la vie; mais tu es un enfant, mais j'ai
+quelques années de plus que toi, et je connais, mieux que tu ne peux le
+faire encore, la conséquence d'une mauvaise action. Non, je combattrai
+mon coeur, mes passions; je vaincrai mon délire et je ne te perdrai
+pas. Qu'une autre femme que moi abuse de tes jeunes années. Qu'elle soit
+heureuse en te laissant un souvenir que plus tard tu flétriras de ton
+mépris; mais moi, qui veux sans cesse rester ton amie, après avoir été
+ton guide, je ne consentirai jamais à devenir ta maîtresse à un âge
+où tu ne peux pas faire un choix; à un âge où l'on m'accuserait non de
+t'avoir cédé, mais de t'avoir séduit.... Léonard, il faut nous séparer
+pour quelque temps...»
+
+En prononçant ces derniers mots, Rosalie fondit en larmes; elle était
+dans mes bras. Je ne savais qu'essuyer ses yeux et lui répéter ces mots
+avec lesquels je l'avais souvent consolée.
+
+«Oh! je me suis trop vivement aperçue, continua-t-elle, à tes regards
+plus pénétrans, à tes caresses plus exigeantes, du désordre que notre
+intimité, d'abord si ingénue, commençait à jeter dans tes sens. C'est
+la séduction que je craignais le plus. C'est celle à laquelle je me sens
+encore la force de résister aujourd'hui: demain il ne serait plus temps!
+Je t'aime trop mille fois pour ne pas devenir coupable envers toi,
+envers tes parens, si tu cessais de me regarder comme une soeur. Je ne
+puis pas être ta maîtresse, sans renoncer à l'estime que je conserve
+encore pour moi-même.»
+
+Cette entrevue, la seule que j'eusse encore redoutée avec Rosalie,
+produisit sur moi une impression que je n'avais pas encore connue.
+Jamais encore Rosalie ne m'avait parue si belle, si touchante. Le
+sentiment qu'elle m'exprimait me semblait si vrai! L'idée d'une
+séparation prochaine donnait à cet entretien si intime, quelque chose de
+si tendre, que ses caresses devinrent plus vives et plus dangereuses que
+toutes celles que nous nous étions prodiguées.
+
+«Oh! laisse-moi, laisse-moi, mon ami, s'écria-t-elle; c'est le moment de
+nous séparer! Léonard, laisse-moi, je t'en supplie au nom de tout ce que
+tu as de plus cher, laisse-moi...»
+
+Le cabinet de Rosalie donnait sur le haut de l'escalier du premier
+étage. Par un instinct que l'on commence à avoir à seize ans, quelque
+novice que l'on soit, je remarque, pour la première fois encore, que la
+porte avait un verrou: je saute sur cette porte, malgré les efforts
+de Rosalie, et je la ferme; ce mouvement si vif, si déterminé, parut
+l'épouvanter. Je m'approchai d'elle, elle recula vers la fenêtre de son
+cabinet. «Au nom du ciel, dit-elle, ne m'approche pas; je ne sais ce que
+je ferais si tu oubliais...» La fenêtre était ouverte; la poitrine
+de Rosalie battait avec force, son regard avait quelque chose qui
+m'étonnait; j'avance vers elle: elle jette un cri en se précipitant sur
+le bord de la croisée. Au même moment, un grand coup de pied frappé dans
+la porte du cabinet, renverse en dedans cette porte, sur les débris de
+laquelle paraît Ivon!...
+
+A l'aspect de mon mentor, se montrant comme un fantôme, je reste
+stupéfait, et, à l'ardeur qui circulait dans mes veines, succède un
+froid glacial.
+
+--Vous êtes _un_ honnête fille, dit-il froidement à Rosalie, qui,
+s'asseyant en désordre sur sa chaise, cachait sa tête en pleurs, entre
+ses deux mains.
+
+«Pour vous, mon pays, il est temps que vous filiez vos amarres par le
+bout. J'étais là, et si Rosalie vous avait écouté, ça se serait passé
+autrement; car je vous aurais coupé le sentiment _au ras de l'écubier_.»
+
+Je ne savais que répondre à Ivon. Les bras pendans et la tête baissée,
+je paraissais attendre l'arrêt qui devait me condamner.
+
+Ivon sentit qu'il était temps de changer la conversation, jugeant, à
+mon attitude, que j'avais compris suffisamment la leçon de morale qu'il
+venait de me donner, avec son grand coup de pied dans la porte.
+
+--Ah ça, vous ne savez pas une chose? C'est que je donne un grand bal à
+tout Roscoff, avant le départ du _Vert-de-Gris_. Je veux griser tous
+mes invités. J'ai commandé des musiciens à Morlaix, et des masques pour
+amuser la société: Mam'zelle Rosalie fournira les rafraîchissemens. On
+viendra en bas de soie et en culotte courte: je donnerai l'exemple. Ce
+sera un bal décent; mais il sera permis de fumer dans la salle.
+
+Comme je cherchais à prendre une contenance et à changer d'attitude,
+je fis semblant de sourire au projet d'Ivon. Rosalie conserva son
+air pénétré et rêveur. Nous parlâmes bientôt tous trois du bal que se
+promettait de donner notre ami, et il ne fut plus question de la scène
+qui venait d'avoir lieu; mais elle laissa dans le coeur de mon amie et
+dans le mien une impression profonde.
+
+Le _Vert-de-Gris_, le premier corsaire qui se trouvât paré à se montrer,
+cette année, dans la Manche, était armé. Il avait été décidé qu'Ivon en
+serait le capitaine. Je n'avais pu obtenir, en raison de mon âge et de
+mon peu d'expérience, que le poste de lieutenant. Notre navire, long
+de trente-sept pieds, de tête en tête, devait avoir quarante hommes
+d'équipage, et nous n'avions pu encore trouver, pour l'équiper, qu'une
+trentaine de matelots, nombre exact des avirons que pouvait border _le
+Vert-de-Gris_, en temps calme. Le capitaine Ivon ne s'inquiétait guère
+de l'insuffisance numérique de son équipage. «Quand viendra l'occasion
+de faire un bon coup, je trouverai du monde.» Notre capitaine ne
+songeait qu'à son bal. Des affiches placardées sur tous les murs de la
+ville, et une publication au tambour, annoncèrent, comme on annonce une
+vente par expropriation, le jour où la fête se donnerait.
+
+Un magasin de liquides, décoré de pavillons et entouré d'estrades,
+faites à la hâte, fut choisi pour le lieu de réunion. Une douzaine de
+ménestriers de village composèrent l'orchestre. Tout le matériel du
+café de Rosalie fut transporté dans la salle des rafraichissemens. Les
+notables de l'endroit et tous ceux qui avaient pu chausser un bas
+de soie, se rendirent à la galante invitation de mon capitaine. Deux
+douzaines de contredanses à huit s'agitèrent en même temps, au premier
+coup d'archet donné par l'orchestre. Des plateaux couverts de verres de
+grog fumant, et de limonade punchée pour les dames, circulèrent, avec la
+joie, dans les rangs des danseurs et des spectateurs.
+
+A minuit, le bal était dans sa fleur. On chantait d'un côté, on buvait
+partout, on dansait au centre et l'on fumait dans les coins. Ivon
+recevait des félicitations des uns, des poignées de main des autres. Il
+était enchanté. Mais, au moment où l'on allait manger les grosses
+pièces de boeuf, les gigots et les jambons, qui composaient l'ambigu,
+l'armateur du _Vert-de-Gris_ vint tout haletant, annoncer au Lucullus
+de la fête, qu'un grand trois-mâts anglais, drossé par le calme et les
+courans, avait été vu sur le point de faire côte dans le nord de l'île
+de Bas. A ces mots, Ivon me prend par le bras, et m'ordonne de rallier
+tous les gens de notre équipage, pour les faire embarquer _en double_.
+La marée pressait: il nous manquait du monde; mais notre capitaine
+trouva le moyen de s'en procurer. «Voyons, disait-il, qui veut
+embarquer, pour douze francs par jour, à bord du _Vert-de-Gris_?--Pour
+dix-huit francs?--Pour un louis?» A ce prix; une douzaine de matelots
+désoeuvrés se présentent. On saute à bord, nous bordons nos avirons: on
+charge tant bien que mal notre unique caronade et nos fusils, et nous
+voilà partis, sortant tout en sueur du bal, pour amariner le trois-mâts
+anglais, que notre petit corsaire seul pouvait, disait-on, aborder.
+
+Dans une conjoncture moins sérieuse, j'aurais bien ri de voir mon ami
+Ivon, encore en bas de soie et avec toute sa toilette de bal, courir
+l'abordage d'un bâtiment ennemi; mais l'idée du danger, le souvenir de
+Rosalie, que j'avais quittée sans lui dire adieu, remplissaient trop
+ma tête, pour que je songeasse à la bizarrerie de notre départ et à
+l'imprudence même de notre expédition.
+
+L'ardeur que notre équipage et nos gens nouvellement engagés mettaient à
+_haller_ sur nos avirons, était incroyable. La mer était calme comme de
+l'huile, selon l'expression des marins. Nous ne tardâmes pas à quitter
+la chenal de l'île de Bas, à franchir la passe de l'Est, et à revoir au
+clair de lune, l'île près de laquelle, quelques mois auparavant,
+nous avions fait sauter le _Back-House_. Notre capitaine Ivon n'y fit
+seulement pas attention, tant les choses extraordinaires dont sa vie
+avait été remplie étaient devenues vulgaires pour lui. Ses yeux de
+lynx ne se promenaient que sur la partie des flots où il croyait devoir
+apercevoir le bâtiment anglais qu'on lui avait signalé, et que nous
+voulions attaquer.
+
+A deux heures du matin, nous trouvant dans le nord-est de l'île de Bas,
+à quelques lieues de terre, nous aperçûmes enfin le navire qui devait
+devenir notre proie. Les rayons de la lune, projetés sur la surface
+presque immobile de la mer, nous laissèrent distinguer une masse noire
+au centre de ce réseau de jets argentés. Nous approchions à force de
+rames le bâtiment, que le mouvement paresseux des flots balançait au
+sein du calme et du silence le plus profond. Notre petite caronade,
+chargée à double charge, était disposée à faire feu, et nos hommes parés
+à larguer leurs avirons pour sauter à l'abordage. Une brise, la brise la
+plus infernale que nous pussions recevoir, s'éleva sous de gros nuages
+qui venaient d'envelopper la lune. Le hasard voulut que le trois-mâts,
+dont les voiles battaient en calme une minute auparavant, se trouvât
+tout justement orienté pour recueillir le premier souffle de ce vent
+malencontreux, contre lequel nous jurions à faire trembler notre barque.
+Il fila bientôt, et avant que nous eussions rentré nos avirons, hissé
+nos voiles, et mis le cap en route, notre ennemi put gagner de la route
+sur nous. Cette contrariété ne nous rebuta pas. Nous appuyâmes la
+chasse à la proie qui voulait nous échapper. La clarté de la nuit nous
+permettait encore de distinguer, sous le vent à nous, le point mobile
+que nous voulions atteindre. A trois heures et demie du matin, nous nous
+trouvions presque à portée de canon de notre Anglais. Mais la lune, déjà
+à l'horizon, disparut et nous laissa quelque temps dans l'obscurité:
+notre chasse continua.
+
+Avec le jour naissant, nous aperçûmes le bâtiment, que nous prenions
+toujours pour le trois-mâts chassé, à petite distance de nous; mais il
+paraissait courir à contre-bord. Cette manoeuvre nous surprit. Quelques
+uns de nos hommes crurent remarquer qu'il était beaucoup plus long et
+plus haut sur l'eau, qu'il n'avait semblé l'être au clair de lune. Nous
+n'étions pas d'avis de l'approcher; mais notre capitaine Ivon n'entendit
+pas raison là dessus, «Croyez-vous, nous dit-il, me faire la loi comme
+à ce brave capitaine Arnaudault, avec qui j'ai navigué dernièrement?
+Allons donc, tas de _badernes: pare-à-virer adieu-val!_ et à
+l'abordage!»
+
+Nous virâmes de bord sur le navire anglais. En l'approchant, Ivon
+lui-même trouva qu'il était gros; mais il attribuait l'apparence de son
+volume à l'effet du mirage. Notre ennemi ne nous donna pas la peine de
+l'aborder. Un coup de canon à boulet, qui nous dépassa à plus de deux
+cents brasses, nous arracha toutes nos illusions: c'était un vaisseau de
+80 canons.
+
+Nous voulûmes fuir; ce fut en vain: dans quelques minutes nous nous
+trouvâmes criblés de mitraille. «Capitaine, vint dire un matelot à Ivon,
+le corsaire coule par un trou de boulet à la flottaison.--Eh bien!
+bouche-le, _Lofia!_--Mais je n'ai rien pour le boucher!--Eh bien!
+mets-y ta vilaine chienne de boule, qui n'est bonne qu'à ça!» Ivon
+sifflait l'air de _Mesdemoiselles, voulez-vous danser_, pendant qu'on
+nous mitraillait ainsi. L'équipage, couché à plat-ventre sous les bancs
+de notre _corsaillon_, cria qu'il fallait amener. Force fut de nous
+rendre au vaisseau, sous la batterie duquel nous nous trouvions
+d'ailleurs affalés.
+
+Notre vainqueur, voyant que nous nous rendions, mit en panne pour nous
+donner la facilité de venir à lui. Aussitôt nous vîmes monter sur
+ses basses-vergues des gabiers qui frappèrent lestement de fausses
+balancines et des appareils de bouts de vergue. Les crocs des cayornes
+d'étai furent affalés sur la chaloupe du vaisseau, et bientôt nous
+aperçûmes, de notre petit corsaire amarré le long du bord au vent, cette
+chaloupe s'élever au-dessus des bastingages de notre ennemi. «Que diable
+cet Anglais-là veut-il donc faire, en mettant sa chaloupe à la mer?
+répétait Ivon, irrité d'attendre qu'on lui ordonnât de monter à bord du
+vaisseau. Il n'a pas cependant besoin de faire tant d'embarras pour
+nous amariner, puisque nous voilà le long de son bord comme une
+_poste-aux-choux_»[1] Ennuyé d'attendre les ordres du commandant anglais
+pour grimper à bord du vaisseau, notre capitaine voulut y monter tout
+seul.--«_Be quiet, be quiet, Sir_, lui cria le commandant d'une voix
+rauque et enrouée.--Mais que diable veut-il donc faire, cette espèce de
+charabia?» répétait encore Ivon.
+
+[Note 1: _Poste-aux-choux_, nom que l'on donne à bord des vaisseaux,
+à l'embarcation qu'on envoie à terre chercher les provisions et les
+légumes.]
+
+La manoeuvre du vaisseau, dont il ne pouvait se rendre compte, ne tarda
+pas à s'expliquer pour nous.
+
+Aussitôt que la chaloupe du _Gibraltar_ (c'était le nom du vaisseau
+anglais) se trouva mise à l'eau, sous le vent, une douzaine de matelots
+descendirent, s'affalèrent à notre bord, tenant à la main les bouts de
+deux forts grelins, dont ils passèrent les doubles sous la quille de
+notre pauvre _Vert-de-Gris_. Quand ces sortes de fortes élingues furent
+croisées sur notre pont, et que les fausses balancines et les cayornes
+de dessous le vent furent passées du bord du vent, le vaisseau
+contre-brassa un peu ses basses vergues: les appareils furent frappés
+immédiatement sur nos élingues, et, au bruits des sifflet perçans des
+_bossmen_, tout l'équipage anglais, courant sur le pont et riant aux
+éclats, se mit à hisser en l'air notre corsaire et nous, à la place de
+la chaloupe qu'on venait de débarquer!.... Notre indignation ne peut
+se peindre. Traiter un corsaire français comme la _poste-aux-choux_ d'un
+vaisseau! Nous essayâmes en vain de sauter de notre navire sur le pont
+du Gibraltar; impossible: des sentinelles nous empêchèrent de quitter
+notre poste. La place de la chaloupe, qu'avait prise le _Vert-de-Gris_,
+entre le grand mât et le mât de misaine du vaisseau, était tout juste
+la mesure. Le commodore anglais avait décidé que nous serions conduits
+ainsi, à bord de notre bâtiment même, jusqu'à Plymouth. La consigne fut
+suivie.
+
+On se ferait difficilement une idée de notre position humiliante, et des
+tristes réflexions qu'elle nous suggérait. Quelle figure allions-nous
+faire à Plymouth, devant une foule attirée par le spectacle d'un
+vaisseau anglais, débarquant un corsaire français, avec tout son
+équipage, comme on débarque un canot-major ou le canot d'un commandant!
+Ivon, transporté de rage, voulait se tuer. Nous l'avions amarré, pour
+l'empêcher de se jeter à la mer ou de se donner un coup de poignard.
+Chaque fois qu'il voyait paraître le commandant ou un officier anglais,
+sur le gaillard d'arrière et près du grand mât, il l'injuriait,
+l'insultait, jusqu'à ce que la rage lui eût fait perdre haleine.
+
+Nous arrivâmes bientôt à Plymouth, sur le _Gibraltar_, ou plutôt sur
+notre corsaire, porté par le vaisseau anglais.
+
+
+
+
+5.
+
+PRISONS D'ANGLETERRE.
+
+
+Captivité.--Vices et amours des Prisons.--Les _forts à bras_.--Les
+corvettes, les Laïs, les Romains, et les _raffalés_.--Notre
+Introduction.--Morale d'Ivon.--Autres amours.--Tentative d'évasion.--Le
+tron est vendu.--Madame Milliken.
+
+Tant qu'il restera un souvenir chez les nations policées, on se
+rappellera avec horreur les prisons d'Angleterre, cloaques infects où
+des milliers d'hommes allaient s'entasser sous la main de la vengeance,
+pour oublier dans l'excès du malheur et des privations, tout ce qui fait
+la civilisation et l'humanité.
+
+Ces théâtres affreux d'une captivité et d'une proscription de chaque
+jour, situés aux environs de villes opulentes, répandaient au loin l'air
+impur qui s'exhalait de leur sein; à une lieue des prisons, la terre
+cessait de produire, frappée qu'elle était de stérilité; et les
+oiseaux mêmes fuyaient l'atmosphère empestée qui enveloppait ces vastes
+charniers d'où un murmure confus s'échappait comme ces plaintes qu'on
+dit sortir des entrailles de l'enfer. C'était là que des masses de
+Français expiaient le tort d'avoir servi leur patrie et le chef qu'ils
+avaient choisi pour les gouverner.
+
+On a déjà dit les incroyables tortures que pendant onze ans avaient eus
+à subir les mille ou douze cents prisonniers qu'on enfermait à bord de
+chaque ponton. Je ne parlerai ici que des prisons de terre.
+
+Deux ou trois grandes casernes, dans lesquelles on aurait logé à peine
+cinq à six cents soldats, suffisaient pour emprisonner trois à quatre
+mille Français. Des morceaux de toile suspendus dans tous les sens,
+depuis le pavé jusques à la toiture de ces édifices délabrés, servaient
+de lits aux captifs; quatorze onces de pain noir et six onces de
+mauvaise viande ou de morue putréfiée, étaient jetées chaque jour à
+chacun d'eux; c'était leur nourriture.
+
+Une veste et un pantalon de serge jaune, marqués au coin du roi
+d'Angleterre, leur était donnés pour braver la rigueur des hivers
+pendant plusieurs années. On leur permettait à certaines heures du
+jour, d'aller respirer l'air dans la boue d'une grande cour non pavée,
+entourée de murs sur lesquels veillaient les impassibles sentinelles
+préposées à la garde de la prison; mais lorsque le soir de l'été venait,
+avec ses douces émanations, porter la fraîcheur dans le _Pré_ (c'est
+ainsi qu'on nommait la cour de la prison), les geôliers avec leurs clefs
+énormes, les soldats avec leurs longues bayonnettes, faisaient rentrer
+comme un vil troupeau, ces groupes d'hommes qui demandaient à jouir
+encore d'un air moins impur que celui qu'ils allaient humer avec la
+mort, dans les étables où on les parquait pour la nuit.
+
+La captivité est sans doute un supplice horrible pour ceux qui
+n'ont commis d'autre crime que celui d'avoir succombé en combattant
+loyalement; mais il était encore, dans les prisons d'Angleterre, un mal
+plus horrible à endurer que celui d'une réclusion sans espoir; c'était
+le spectacle de la dépravation, que les privations de toute espèce
+engendraient au milieu de tant d'hommes entassés, pêle-mêle, avec toutes
+les passions et les vices qui fermentent, qui se déchaînent au sein des
+cloaques où l'on persiste à établir son règne.
+
+Les gens qui ont été assez heureux pour ne pas être témoins des excès
+auxquels peut s'abandonner la nature humaine, livrée sans frein à
+ses instincts les plus grossiers, se refuseront toujours à croire des
+rapports que l'on pourrait supposer dictés par l'exagération ou la
+misantropie. Mais la vérité est là, et il ne suffit pas de la contester
+froidement pour l'anéantir: elle ne doit pas épargner notre malheureuse
+espèce, ni cacher à notre délicatesse les faiblesses auxquelles peut
+descendre cette humanité, que par une erreur, qui même est aussi une
+faiblesse de plus, nous nous obstinons à regarder comme une nature
+privilégiée.
+
+Un vice honteux, dont le nom seul est un outrage à la pudeur, un vice
+que l'antiquité a chanté et que la barbarie tolère aujourd'hui à peine,
+régnait avec frénésie dans les prisons. J'ai vu des actes de mariage,
+gravement rédigés et signés de bonne foi, dans des lieux où il n'y avait
+qu'un sexe. J'ai vu, enfin, des asiles de prostitution ouverts à la
+frénésie de la corruption, au milieu d'une société de captifs, si l'on
+peut appeler société une foule de malheureux enchaînés comme des tigres
+dans un repaire effroyable. J'ai vu des jeunes gens se donner la mort
+en duel, en se disputant les faveurs de ceux qu'ils appelaient leurs
+maîtresses. Il y avait enfin, en prison, de l'amour, des mariages, des
+rivalités, des infidélités et de l'adultère; et cependant, comme je l'ai
+fait déjà remarquer, il n'y avait là qu'un sexe!
+
+La force physique avait parmi les prisonniers ses privilèges, ses
+flatteurs et ses victimes. La brutalité, sous ses formes les plus
+hideuses, opprimait là le droit, la nature et la pudeur.
+
+Les athlètes, rois de ces cachots impurs, composaient une espèce de
+corporation: on les nommait les _forts à bras_.
+
+Les _forts à bras_ obtenaient leur titre après avoir fait leurs preuves
+à la force du poignet, et après avoir terrassé ou tué leurs adversaires.
+Les vainqueurs étaient portés en triomphe et promenés sur le bouclier,
+dans toutes les salles de la prison, musique en tête, et la foule
+de leurs admirateurs en queue. Ils étaient alors admis dans la bande
+privilégiée des tyrans du _Pré_.
+
+Ils s'attribuaient la surveillance des jeux de hasard: leur intervention
+mettait fin aux débats entre les parties contendantes, et ils
+s'emparaient quelquefois même des pièces de tous les procès, qu'ils
+suscitaient et dont ils s'arrogeaient fièrement la connaissance.
+
+Les _Corvettes_ (qu'on me permette ce mot depuis long-temps consacré)
+employaient toutes les ressources de leur dégoûtante coquetterie, pour
+plaire aux _forte à bras_. Ces messieurs, c'est des derniers que je veux
+parler, accordaient, en échange des faveurs qu'ils obtenaient de leurs
+Laïs masculines, la protection qu'ils étendaient sur tout ce qu'ils
+pouvaient trouver de plus odieux et de plus obscène encore qu'eux-mêmes.
+
+La plupart de ces gladiateurs étaient des gabiers de navires, des
+matelots, dont la force physique et le caractère brutal s'étaient
+développés dans l'exercice de leur rude profession. Quelques _forts à
+bras_ régnaient par la terreur sur la faiblesse, à plus d'un titre: ils
+étaient maîtres d'armes, bâtonnistes, professeurs de savate ou de boxe.
+C'est dans les endroits disposés pour les jeux de quilles ou de boules,
+qu'ils établissaient ordinairement leur gymnase.
+
+Quand une querelle éclatait parmi les prisonniers, ils s'établissaient
+aussitôt juges du camp, et, pour peu que deux adversaires se montrassent
+disposés à vider leur différend par les armes, les champions se
+rendaient dans une salle de la prison réservée aux combats singuliers.
+Là, les hérauts d'armes remettaient à chacun des combattans un bâton
+au bout duquel on attachait un rasoir ou une branche de compas; et, en
+présence de tous les curieux attirés par l'appât du duel annoncé, le
+sang jaillissait sur l'arène, et le mort ou le blessé était transporté
+à l'hôpital, lieu funeste où l'avarice présidait encore aux soins que
+l'humanité, même la plus égoïste, ne peut pas toujours refuser à la
+souffrance.
+
+Les _Romains_ formaient une classe de parias parmi les prisonniers.
+Voici l'origine de cette dénomination singulière, sous laquelle on
+désignait les rebuts des prisons d'Angleterre.
+
+Les jeux de dés étaient courus par les hommes qui, avec une conduite
+irrégulière, cherchaient une distraction à leur ennui ou à leur misère.
+Il n'était pas rare de voir les prisonniers risquer sur un coup de
+_paroli_ jusqu'à leur ration du jour, leur hamac et leurs vétemens,
+et lorsque dépouillés par la fortune du jeu, de leur habit ou de leur
+unique pantalon, ils allaient grossir le nombre des _raffalés_, ils
+se retiraient avec ceux-ci dans un des coins de la prison, où ils se
+parquaient avec humilité. Là, couchés entièrement nus sur le sol ou sur
+de mauvaises planches, et se rapprochant le plus possible les uns des
+autres, pour avoir moins froid, ils se tournaient à la fois, à certaine
+heures de la nuit, au coup de siffle de celui qu'il avaient proclamé
+leur _général_. Forcés de quitter leur repaire, quand il fallait
+nettoyer les dalles infectes sur lesquelles ils croupissaient, on les
+voyait dans le _Pré_, greloter pendant une ou deux heures, et cacher
+sous leurs mains tremblantes, les parties secrètes, que les sauvages
+mêmes ont la pudeur de couvrir d'une natte ou d'une feuille de latanier.
+
+Le gouvernement anglais, sollicité par les commandans des prisons,
+d'accorder quelques lambeaux qui servissent à cacher l'affreuse nudité
+de ces misérables, envoya enfin dans chaque _Pré_ quelques centaines de
+vieilles couvertures, et bientôt on vit se pavaner dans les _cours_,
+ces pauvres diables se drapant dans leurs manteaux de laine usée,
+comme autrefois les sénateurs dans la pourpre _romaine_. L'épithète de
+_Romains_ leur fut donnée; elle convenait à leur tournure, et elle tint
+bon. On ne les connut plus que sons ce nouveau sobriquet.
+
+Mais au milieu de tant d'horreurs, de tant de misère et de tant
+d'objets dignes de dégoût ou de pitié, les arts et l'industrie, qui
+s'introduisent avec les Français jusque dans les cachots, venaient
+apporter quelques consolations aux victimes de la politique anglaise.
+
+La paille, tressée par les prisonniers pour former des chapeaux de
+femmes, offrait à leur oisiveté un travail dont le produit servait à
+acheter le pain qui leur manquait. Un homme en s'occupant à faire de
+la tresse pendant dix à douze heures par jour, gagnait seize à dix-huit
+sous de France. Ces tresses de paille, achetées par des prisonniers
+qui les revendaient aux soldats de la garde de la prison, donnaient
+quelquefois un si grand bénéfice aux marchands en gros, qu'au bout de
+dix à onze ans, on a vu _des négocians de prison_, ramasser des fortunes
+de trente à quarante mille francs, en vivant, même dans la captivité,
+avec une certaine aisance.
+
+Dans la plupart des prisons, les commandans anglais avaient permis aux
+captifs d'élever dans les cours de petites cabanes où l'on donnait
+à manger à la carte. Rien n'était plus singulier que d'entendre un
+prisonnier, portant sa ration de pain noir sous le bras, demander
+impérieusement la carte au garçon, qui servait du beef-steak à quatre
+sous, aux gastronomes et aux Lucullus de cette autre Rome.
+
+Thalie avait aussi ses autels, et même ses prêtresses dans ces tristes
+lieux où la misère et le désespoir semblaient seuls pouvoir trouver
+accès: on jouait la comédie jusque sur les pontons. Mais quelle comédie
+et quelles actrices! Il suffira de dire que les jeunes premières de la
+troupe des prisons faisaient, parmi les spectateurs, beaucoup plus de
+conquêtes que n'en comptent les plus jolies danseuses et les premières
+cantatrices de notre Académie de musique.
+
+Il y avait aussi dans les prisons un autre culte que celui des Muses.
+D'anciens enfans de choeur, se rappelant la messe qu'ils avaient servie
+dans leur jeunesse, célébraient tous les dimanches, sous les costumes
+sacerdotaux, l'office divin, que quelques fidèles venaient écouter
+dévotement. A Stapleton, par exemple, c'était un officier de l'armée
+expéditionnaire de Saint-Domingue, qui avait été revêtu des fonctions
+épiscopales. Un autel peint sur un mur, et terminé par quelques marches
+en relief, lui tenait lieu de tabernacle: deux ou trois petits mousses
+l'assistaient dans la célébration de l'office, et répandaient autour de
+lui les nuages d'encens du sacrifice. Tout cela se faisait sans rire. La
+nécessité, et le sentiment profond de toutes les privations, sauvaient
+du ridicule ces réminiscences grotesques des pratiques de la société.
+
+Les sciences exactes et les mathématiques surtout étaient cultivées avec
+persévérance et succès par quelques prisonniers. Des officiers de marine
+avaient ouvert, pour les jeunes gens qui désiraient s'instruire, des
+cours de géométrie, de navigation, de langue anglaise et de grammaire
+française. Des musiciens se réunissaient pour donner de petits concerts,
+les danseurs pour monter des bals.
+
+Des jours de fête se levaient quelquefois même pour les malheureux
+prisonniers. Chaque province célébrait, à une époque marquée de l'année,
+un anniversaire cher au pays où l'on était né. Les Bretons et les
+Basques se distinguaient surtout par l'espèce de culte qu'ils avaient
+voué à la patrie absente. Ces deux peuples de nos provinces sont
+peut-être parmi les Français, ceux qui conservent le plus long-temps
+les nuances qui les distinguent des autres populations de la France.
+Un Breton ne croyait guère avoir retrouvé un compatriote en prison, que
+lorsqu'il avait serré la main d'un autre Breton.
+
+Un grand nombre d'officiers de marine et de l'armée de terre expiaient
+dans les fers le tort d'avoir voulu se soustraire, par la fuite, aux
+vexations auxquelles ils n'étaient que trop souvent exposés dans les
+cantonnemens. Les marins, en revoyant sous les mêmes chaînes qu'eux
+les officiers qu'ils avaient pris en aversion, à bord des bâtimens de
+l'État, se plaisaient à leur faire sentir la supériorité qu'ils avaient
+acquise sous l'empire de la loi commune du besoin et de l'impunité:
+souvent on voyait un matelot insulter l'orgueil révolté d'un de ses
+anciens chefs, pour avoir le plaisir de le battre ensuite, ou de le
+livrer aux huées de la démocratie de ces sales républiques.
+
+Les militaires cependant surent toujours se préserver de ces déplorables
+excès. On les voyait même, lorsqu'un de leurs officiers venait partager
+leur sort, redoubler d'égards envers lui, en raison de son malheur et de
+l'autorité qu'il avait perdue sur eux. Il n'est pas sans exemple que des
+soldats aient nourri de leurs épargnes ceux de leurs anciens chefs que
+le peu d'habitude des travaux manuels réduisait à la ration insuffisante
+de la prison. C'était la dignité de l'épaulette qu'ils ne voulaient pas
+laisser tomber, disaient-ils, tant une discipline admirable conservait
+encore d'empire sur ces hommes que la captivité avait cependant
+affranchis du joug de toute subordination.
+
+Si l'on avait à déplorer les moeurs intérieures des prisonniers, c'était
+avec un juste sentiment d'orgueil, du moins, que l'on retrouvait dans
+leur attitude en face de l'étranger, toute la fierté de la nation à
+laquelle ils appartenaient encore par un beau côté. Rarement les prêtres
+émigrés parvenaient dans les hôpitaux à recruter parmi les malades
+convalescens quelques traîtres pour l'armée ennemie. Presque jamais
+les prisonniers ne s'abaissaient à solliciter l'aumône des dames ou
+des gentlemen que la curiosité attirait sur les murs des prisons pour
+contempler ou pour plaindre les souffrances dont elles étaient le
+funeste théâtre. Lorsque la nouvelle d'une victoire pénétrait dans ces
+sombres asiles, c'était au cri de _vive l'empereur!_ qu'elle y était
+accueillie. Plus les prisonniers enduraient de privations, et plus
+les souvenirs de la patrie, à laquelle ils offraient leurs derniers
+sacrifices, semblaient leur devenir chers. En 1814, lorsque, délivrés
+d'une captivité de onze années, ils retournaient en masses vers Calais,
+ils donnèrent une preuve bien frappante de leur dévouement à Napoléon
+détrôné, en répondant par des cris de _vive l'empereur_, aux cris de
+_vive le roi_, avec lesquels des piqueurs anglais annonçaient sur la
+route l'approche de la voiture qui portait Louis XVIII à Douvres.
+
+La justice, à laquelle toutes les sociétés d'hommes reviennent toujours
+comme à une règle, si ce n'est comme à une vertu, avait aussi parmi
+les prisonniers français des tribunaux, un président et des juges. Les
+causes étaient plaidées et les jugemens exécutés à l'heure même et sans
+appel.
+
+Le corps judiciaire était composé des notabilités qui, par leur force
+ou leur adresse, exerçaient déjà une certaine, influence sur la majorité
+des justiciables. Le chef des maîtres d'armes était ordinairement
+investi de la présidence de la cour, pourvu qu'il sût lire. L'espace
+pris à une douzaine de hamacs, et entouré, d'une mauvaise toile, servait
+de palais et de siège au tribunal. Le prévenu paraissait escorté par
+les robustes agens de cette force publique, qui résidait surtout dans la
+force physique de ses exécuteurs. Le plaignant était interrogé, et quand
+l'accusé était condamné pour vol (la justice ne connaissait que de
+ce genre de délits), on l'amarrait à une épontille où il recevait dix,
+quinze, vingt ou vingt-cinq coups de bouts de corde, selon la gravité
+du délit ou de ses circonstances. Cette pénalité, empruntée à la
+jurisprudence maritime, était la seule que l'on connût en prison.
+
+C'est dans un de ces gouffres qu'en arrivant à Plymouth sur le vaisseau
+_le Gibraltar_, nous fûmes jetés à trois ou quatre heures du soir. Les
+grilles de la prison américaine furent ouvertes pour tout l'équipage du
+_Vert-de-Gris_. Quand devaient-elles se r'ouvrir pour nous!
+
+Il nous fallut traverser une haie de geôliers avant de parvenir à la
+dernière barrière, contre laquelle nous aperçûmes avec horreur, des
+spectres vivans qui se pressaient pour nous demander des nouvelles de
+France.
+
+Ivon, comme je l'ai déjà dit, avait été pris en culottes courtes et en
+bas de soie; et pendant la traversée à bord du _Gibraltar_, il n'avait
+pu, à son grand dépit, changer sa toilette contre un costume plus
+conforme à sa nouvelle position. En arrivant dans la prison, nommée la
+_Prison-Américaine_, il fut obligé de se montrer avec sa parure de bal,
+aux forts-à-bras, qui promenaient des regards scrutateurs sur chacun des
+nouveaux arrivés.
+
+--Excusez, dit l'un des athlètes; ne vous gênez pas! Ce monsieur arrive
+en prison en mollets, et après que le bal est fini.
+
+--Oui, malin, répondit Ivon, et en mollets de seize pouces, encore.
+
+--Monsieur a de la chair de reste, à ce qu'il paraît; mais il lui en
+dégringolera avant six mois.
+
+--Il en restera encore assez, à celui-là après le _dégringolage_ pour
+ton chien et pour toi, vilain marcassin! Viens-y mordre, répondit Ivon,
+rougissant de colère et se flattant le mollet, comme pour allécher son
+aggressenr.
+
+--Mais, si monsieur veut bien le permettre, nous essaierons un peu,
+repart le _fort-à-bras_ en jetant son chapeau à terre, et prenant une
+attitude gymnastique.
+
+Ivon n'était pas très-patient. Peu familiarisé avec les règles
+académiques de la boxe, il allonge un bras nerveux sur le _fort-à-bras_,
+qui lui riposte par un coup de poing sur l'oeil. Ivon ne se connaît
+plus: criblé de horions, il imprime ses doigts musculeux dans les flancs
+essoufflés de son adversaire, à qui il fait perdre la respiration; et
+l'enlevant au sol sur lequel le fort-à-bras cherche inutilement à se
+retenir, il le jette expirant sur l'arène, par-dessus sa tête qu'il
+lui a préalablement enfoncée dans la poitrine. Le _fort_ tombe sur le
+carreau, d'où on l'enlève sans connaissance comme un cadavre, pour aller
+le faire saigner à l'hôpital ou le déposer mort à l'amphithéâtre.
+
+A peine cette victoire fut-elle remportée, que mon Ivon est saisi par
+les spectateurs enthousiasmés, qui le montrent triomphant au dessus de
+leurs têtes, aux prisonniers, avec ses bas de soie déchirés, son visage
+ensanglanté, et son oeil hors de son orbite. Le soir de son apothéose,
+le héros Ivon était ivre mort. Il fut reconnu nonobstant pour un des
+rois du _Pré_.
+
+Quant à moi, j'attendais paisiblement que l'enivrement de la victoire
+et de la forte bière se fût dissipé chez mon glorieux ami, pour pouvoir
+obtenir, par la protection du vainqueur un hamac et une petite place
+dans la prison. Cette faveur ne se fit pas longtems attendre.
+
+Le lendemain de son succès, il me prit par la main, et eu présence de
+la respectable assemblée des forts-à-bras, il adressa cette courte
+allocution à ses nouveaux confrères:
+
+«Je connais les usages de la prison. Mais le premier qui dira un mot
+plus haut que l'autre à ce petit lapin, qui est un de mes pays, aura
+affaire à moi Ives-Marie Lagadec de Lannilis. C'est tout, mes amis.»
+
+Chacun me toisa, comme pour prendre bonne note de l'avertissement:
+jamais il ne m'arriva d'être insulté dans la prison, malgré mes quinze
+ans, mes cheveux bouclés et ma jolie figure.
+
+En prenant connaissance des êtres de notre nouveau gîte je rencontrai
+d'anciennes connaissances avec ravissement. Le brave capitaine
+Arnaudault, qui s'était fait couler sur le _Sans-Façon_, était devenu
+marqueur de billard, sous un hangard ou un _négociant en paille_
+avait fait élever un établissement. Le fils du capitaine s'était fait
+professeur de mathématiques. Tout l'équipage du _Sans-Façon_ se trouvait
+dispersé dans cet amas de captifs; et chacun y gagnait sa vie selon
+ses moyens, son industrie ou sa friponnerie. Le Capitaine d'armes du
+_Sans-Façon_, à qui j'avais enlevé Rosalie, me regarda cinq à six fois
+de travers; mais, après lui avoir proposé d'arranger notre affaire dans
+la salle de duel, il me laissa tranquille. Ivon d'ailleurs crut devoir
+lui souffler dans l'oreille trois ou quatre mots, qui eurent pour effet
+de me conquérir son indulgence.
+
+Le bon Ivon ne tarda pas à être remarqué par l'autorité, qui cherchait à
+mettre dans ses intérêts les prisonniers dont le nom exerçait sur leurs
+collègues un certain empire. On lui proposa bientôt la place de _maître
+cook_, et il se chargea volontiers de distribuer la soupe et la ration
+de pain et de viande, aux homme du numéro 1.
+
+Les principes d'Ivon n'étaient pas toujours fondés sur la morale la plus
+pure; mais ses calculs, ne manquaient pas toujours de justesse, ni de
+portée s'ils manquaient quelquefois de scrupule.
+
+«Vois-tu toute cette canaille? me disait-il souvent; eh bien! si je
+m'avisais de ne pas lui rogner la portion, elle nous mépriserait parce
+que nous serions trop misérables pour l'éclabousser. Au lieu
+qu'en faisant _mon beurre_ sur chaque ration, je puis tous les jours
+payer quelques quartes de bière, et me faire des amis de tous ceux que
+je vole proprement. Dans le _Pré_, avec les airs de richard que je me
+donne, on recherche ma protection. Nous vivons bien et nous faisons
+envie à tous le monde; ça ne vaut-il pas mieux que de _ralinguer_ et de
+faire pitié à ce gibier-là?» Et après cela, nous buvions force bière
+chaude et force gin. Nous nous portions tous deux à merveille.
+
+»Ecoute-moi, ajoutait cependant Ivon, tu es _éduqué_, Léonard, ce n'est
+pas pour te flatter, ni moi non plus; mais je ne sais pas lire plus
+que mon nom, je n'ai pas besoin, au bout du compte, d'être savant; toi,
+c'est différent, il faut que tu apprennes encore quelque chose si c'est
+possible. Il y a des _génies_ en prison: deviens génie comme eux, tant
+que tu pourras, et je paierai ton apprentissage; car plus tu dépenseras,
+plus la ration des _pensionnaires_ du numéro 1 sera petite. Ce n'est pas
+ça qui me gêne. Tu es joli garçon, mais ça n'est encore rien; ce
+n'est pas avec des femmes comme Rosalie, que nous devons rouler notre
+palanquin, c'est avec des hommes et de vrais matelots. Ah! si nous
+pouvions déguerpir de ce chien de domicile forcé!» Et en disant
+ces mots, Ivon poussant de gros soupirs qui soulevaient sa poitrine,
+regardait les murs de la prison.
+
+Pour moi je ne soupirais qu'au nom de Rosalie. «Ce n'est pas l'embarras,
+reprenait-il, les femmes peuvent être bonnes à quelque chose
+pourtant. Il y a par exemple madame Milliken, la femme du _purser_ de
+_Mill-Prison_, qui l'autre jour, en dehors de la barrière, m'a demandé
+comment tu t'appelais.
+
+--Quoi? cette jolie dame qui montre quelquefois sa tête à la fenêtre du
+bureau?
+
+--Précisément. Est-ce que tu aurais déjà mis le cap dessus?
+
+--Non, mais l'autre jour elle m'a fait signe d'avancer sous ses
+croisées, et elle m'a jeté un nouveau Testament que voilà!
+
+--Le beau fichu cadeau qu'un Nouveau Testament! C'est bien la peine
+d'appeler quelqu'un, pour lui envoyer un livre de cette espèce dans la
+main! Mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Il faut songer à _jouer des
+jambes_, le plus tôt possible, et à mettre l'Anglais dedans; car, quand
+bien même je gagnerais de l'argent plein la calle d'un vaisseau à trois
+ponts, la liberté sera toujours pour moi la liberté, vois-tu?
+
+--Et quel moyen employer pour sortir d'ici?
+
+--Depuis quinze jours, toute la prison travaille à un trou d'un
+demi-quart de lieue de long. Chaque piocheur prend, dans sa poche, la
+terre que nous grattons la nuit, et puis il la jette dans les latrines
+du pré pour cacher la farce que nous voulons jouer à l'Anglais.
+
+--Pas possible!
+
+--Tout est possible à qui veut respirer la _belle air_ et manger des
+choux de France. Dans trois jours, tu me diras des nouvelles de mon
+trou; car c'est moi qu'on a nommé maître de ce trou-là.
+
+--Mais si un traître venait à découvrir aux Anglais?...
+
+--On l'escofie, et c'est toujours une petite consolation.
+
+Le trou se minait effectivement chaque nuit. L'issue que l'on voulait
+pratiquer à l'extérieur devait donner dans un champ, situé à plus de
+trois cents toises des murs. Il fallait voir avec quel mystère et quelle
+ardeur les prisonniers passaient les nuits, pour creuser ce souterrain
+par lequel toute la prison devait s'échapper! Le projet des premiers
+évadés était d'égorger les sentinelles anglaises dans leurs guérites, et
+de massacrer tous ceux qui se présenteraient ensuite à leurs coups, si
+les cinq mille échappés étaient assez malheureux pour ne pas trouver les
+moyens de gagner la mer. Ivon, comme un des acteurs les plus actifs et
+les plus utiles, devait passer un des premiers. L'orifice intérieur du
+trou était recouvert, chaque matin, avec une précaution telle qu'il
+était impossible aux balayeurs des salles, d'apercevoir les traces de ce
+travail nocturne.
+
+Un misérable, espèce de fou, qui portait le sobriquet de _Jean-Café_,
+et dont personne ne se défiait assez, trahit notre secret et vendit ses
+compatriotes aux Anglais. Peut-être aussi la joie que les prisonniers
+firent éclater, le soir où nous devions tous nous évader, décela-t-elle
+nos projets. En parvenant deux à deux à l'issue extérieure de
+l'excavation, les premiers engagés furent reçus par un détachement
+de soldats écossais qui s'emparèrent de tous ceux qui, en sortant du
+souterrain, croyaient déjà respirer l'air de la liberté qu'ils avaient
+si chèrement achetée. Dans moins de cinq minutes, les prisonniers
+pressés dans le boyau firent connaître à ceux qui n'attendaient que
+leur tour pour les suivre, que le trou était vendu!... Rien ne pourrait
+peindre l'indignation des prisonniers à ces mots terribles: _le
+trou est vendu! le trou est vendu!_ Des imprécations effroyables
+annoncèrent le sort réservé aux traîtres. Ivon, que j'avais accompagné
+dans l'obscurité jusqu'au milieu du trajet, revint tout pâle; c'était la
+première fois que je le voyais dans cet état. Il venait de poignarder
+un soldat écossais au moment où celui-ci voulait l'arracher des bords
+de l'issue extérieure, pour le jeter au _black-hold_ avec les autres
+prisonniers arrêtés en s'évadant.
+
+Le tambour battait autour de _Mill-Prison_. L'alarme était donnée, le
+tocsin sonnait à Plymouth; les régimens qui avaient couru aux armes, se
+pressaient autour des murs. On nous cria d'éteindre les lumières dans
+les salles; personne n'obéit, et les gardes firent feu jusqu'au jour sur
+des malheureux que les balles venaient percer jusque dans leurs hamacs.
+Mais les prisonniers menaçaient de tuer quiconque parmi eux éteindrait
+une des lumières; c'était le seul héroïsme qu'il leur fût permis
+d'opposer à la rigueur inouie de leurs massacreurs.
+
+Le lendemain de cette nuit cruelle, on permit au tiers des prisonniers
+de sortir pendant quelques heures dans la cour de la prison. Ces instans
+rapides furent employés à rechercher les traîtres. Un prisonnier se
+mit en tête de fouiller _Jean-Café_, sur le quel on avait commencé à
+concevoir quelques soupçons: on trouva deux ou trois guinées dans les
+poches de ce misérable, qui ne vivait auparavant que des aumônes que
+lui faisait la pitié de ses compatriotes. «C'est lui qui nous a vendus,
+s'écriait-on de toutes parts: il faut le tuer.--Non, fit entendre
+Ivon, d'une voix terrible; _Il faut auparavant le flétrir_.» Et comme
+si chacun eût deviné l'idée funeste de ce juge inflexible, on enlève
+cet infortuné qu'on livre à ceux qu'on nommait les _piqueurs_, et qui, à
+coup d'aiguilles, dessinaient sur les bras des matelots ces symboles
+et ces devises ineffaçables dont ils aiment à se tatouer. La tête de
+_Jean-Café_ est rasée. On l'étend comme un cadavre à disséquer, sur
+une table; les mains de quatre _forts-à-bras_ retiennent ses membres
+palpitans, comme dans des étaux, et les piqueurs les plus habiles
+tracent sur son front, de la pointe de leurs aiguilles rapides, cet
+arrêt éternel d'une justice atroce: FLÉTRI POUR AVOIR VENDU
+5,000 DE SES CAMARADES DANS LA NUIT DU 4 SEPTEMBRE 1807.
+
+Un cri de joie féroce s'éleva à la dernière lettre de cette effroyable
+inscription. C'était leur proie que les spectateurs impatiens de
+l'exécution, demandaient avec fureur. A moi le reste, dit Ivon avec une
+cruauté solennelle qui commandait une sorte de respect même à la rage
+des assistans. Les larges mains de mon camarade s'étendent sur le
+supplicié; il l'enlève à moitié expirant au dessus de sa tête; la foule
+l'accompagne comme si elle suivait un drapeau qu'il aurait arboré. Il se
+dirige vers un des puits de la cour, et rendu là, le dernier exécuteur
+de l'arrêt qui était dans les coeurs, précipite le malheureux
+_Jean-Café_ dans le fond du puits, que tous les prisonniers travaillent
+à combler de pierres. Chacun voulut jeter un pavé de la cour, sur le
+corps de la victime.
+
+«Justice est faite, dit Ivon avec calme, en montant sur les rebords du
+puits, qui venait de servir de tombeau à _Jean-Café_.»
+
+Tous les prisonniers se découvrirent en signe de satisfaction et
+de respect pour l'arrêt qui venait d'être exécuté d'une manière si
+tragique.
+
+Les Anglais apprirent bientôt cette exécution. Ivon ne perdit pas
+cependant sa place de maître cook; car il faut dire à la louange de
+nos ennemis, que s'ils se servaient quelquefois des traîtres qu'ils
+parvenaient à rencontrer dans nos rangs, contre nous, ils ne nous
+réduisaient pas au moins à la honte de les respecter, ni au désespoir
+de les épargner. Le commandant de la prison, à qui les geôliers
+rapportèrent l'événement du _Pré_, leur répondit: «A leur place, j'en
+aurais fait autant, et à la mienne, chacun d'eux ferait ma réponse.»
+
+Selon les pronostics des anciens prisonniers, qui savaient la
+bienveillance que commençait à me témoigner, la femme du commissaire de
+la prison, je ne pouvais guère tarder à recevoir des marques efficaces
+de la protection de cette dame, dont le coeur s'était montré déjà fort
+compatissant pour quelques uns des plus jolis garçons du _Pré_.
+
+Peu de jours, en effet, après notre malheureuse tentative d'évasion,
+le commissaire me fit demander, à ma grande surprise. Je croyais que
+c'était pour me remettre quelques lettres de France, arrivées par les
+parlementaires, qui, alors, entretenaient encore des communications
+entre les deux pays. Il s'agissait de tout autre chose.
+
+--Savez-vous écrire? me demanda M. Milliken, en assez bon français.
+
+--Oui, monsieur le commissaire.
+
+--Voyons, tracez-moi quelques lignes sur ce papier.
+
+Le commissaire trouva que j'avais une assez belle main. Il me dit
+qu'ayant besoin d'un commis pour tenir le rôle des prisonniers, il
+obtiendrait, comme il l'avait fait déjà pour quelques jeunes gens, la
+permission du commandant, de m'employer dans ses bureaux, et que je
+n'entrerais dans la prison que pour y coucher; mais que, du reste, je
+resterais soumis à la surveillance, qui ne permettait pas aux Français
+de sortir de l'enceinte des murs. J'acceptai, avec reconnaissance,
+une proposition qui devait adoucir les momens d'une captivité dont je
+n'entrevoyais pas encore le terme.
+
+Le lendemain de mon entrevue avec le commissaire, je fus installé près
+de lui, à une petite table, sur laquelle on me fit copier des rôles
+nominatifs. A l'heure du dîner, une jolie femme de chambre m'apporta
+quelques friands morceaux sur lesquels je jugeai décent de ne pas
+assouvir mon appétit, déjà trop excité par le jeûne et le régime de la
+prison. Quelques jours se passèrent ainsi. Le soir, je rentrais dans le
+_Pré_, pour en sortir le lendemain matin, et continuer une besogne qui
+commençait à m'ennuyer. Mais un pressentiment, qui ne fut pas trompé,
+me faisait entrevoir, vaguement, le moment où quelque incident heureux
+viendrait rompre la monotonie de mes occupations.
+
+Un matin, où mon commissaire s'était absenté pour assister à un conseil,
+à Plymouth, madame Milliken, que je n'avais pas encore vue depuis
+que j'étais établi dans les bureaux de son mari, vint négligemment
+feuilleter quelques papiers, près de la table où je m'étais blotti, sans
+oser lever les regards sur elle. Devinant sans doute, à l'embarras de
+ma contenance, qu'il fallait entamer la conversation avec moi, pour
+arracher quelques mots à ma timidité, elle me demanda, en essayant
+de parler français, si je me plaisais mieux dans les bureaux du
+commissaire, qu'en prison. Ma réponse, quoique fort pénible, ne fut pas
+douteuse; mais je la fis sans oser encore lever les yeux. La jolie femme
+de chambre entra en ce moment: cette jeune camériste de madame Milliken
+me paraissait avoir avec sa maîtresse une familiarité peu ordinaire. La
+dame me questionna sur mon âge, sur ma famille, sur quelques unes des
+circonstances de ma vie, si malheureusement commencée. Quand je lui dis
+que je n'avais pas encore seize ans, elle s'écria, en jetant sur moi des
+regards où se peignaient à la fois la bienveillance et la compassion:
+_poor fellow!_ Et Sarah, sa jolie servante, de répéter: _poor fellow!_
+Mon écriture devint bientôt l'objet de l'examen et de l'admiration de
+ma protectrice, qui la trouva superbe, quoiqu'elle n'eût rien de bien
+extraordinaire. Madame Milliken me quitta en m'engageant à continuer
+d'être bien sage, et à lire le Nouveau Testament qu'elle m'avait donné.
+A ces mots je tirai de la poche de ma veste le livre qu'avait tant
+dédaigné mon ami Ivon, et que je n'avais seulement pas entr'ouvert deux
+fois. La vivacité que je mis à montrer ce volume à madame Milliken,
+parut la flatter, et un _good-bye_ bien affectueux, répété avec une
+expression très-marquée, me fit comprendre, malgré mon peu d'habitude,
+que cette première entrevue n'avait pas déplu, et que ma timidité même
+n'avait pas manqué d'une certaine adresse.
+
+Ce jour-là, mon dîner se ressentit de l'intérêt que je crus avoir
+inspiré à la maîtresse du logis. Je me trouvai servi comme un prince,
+et Sarah eut des attentions nouvelles, qu'elle me prodigua avec un
+sentiment qui me rappelait celui qu'elle avait exprimé, en répétant
+après sa maîtresse, le _poor fellow!_ Ce _poor fellow_ ne tarda pas à
+devenir le plus heureux de tous les prisonniers.
+
+Avant d'aller plus loin je dois peut-être dire ce qu'était la femme qui
+va occuper un instant la scène, dans le petit drame de mes aventures.
+
+Madame Milliken était une belle brune de 25 à 26 ans, fraîche comme
+presque toutes les jeunes Anglaises, et vive comme il en est peu qui
+le soient parmi elles. La mauvaise éducation qu'elle passait pour avoir
+reçue donnait à sa physionomie quelque chose de hardi, qui ne mentait
+pas. Bonne, capricieuse, indiscrète et passionnée, elle faisait, avec
+tous ses défauts et deux ou trois excellentes qualités, le bonheur d'un
+mari confiant et facile, qui la croyait la plus fidèle des femmes, parce
+qu'il était le meilleur et le plus honnête des hommes.
+
+M. Milliken, appartenant à une bonne famille, avait eu le tort de
+choisir son épouse dans un rang inférieur au sien; et en descendant
+jusqu'à elle, il n'avait pas trouvé dans sa femme assez de ressources
+pour l'élever jusqu'à lui. Mais son aveuglement était tel, et l'illusion
+du premier sentiment, qui lui avait fait épouser sa maîtresse, s'était
+si heureusement prolongée au delà de l'hymen, qu'il croyait encore que
+l'entraînement qu'elle avait montré pour plusieurs jeunes prisonniers,
+n'était chez elle que l'effet d'une vertu compatissante, qui devait lui
+rendre encore plus chère la femme à laquelle il s'était uni en dépit
+de ses parens. Des désordres enfin, qui étaient connus de tous les
+prisonniers, étaient encore un mystère pour le plus abusé et le plus
+content des époux des trois Royaumes-Unis.
+
+Plus la femme me témoignait d'affection, plus le mari se croyait obligé
+de m'en montrer aussi. Je devins l'enfant gâté de la maison, et
+quand, le soir, je quittais les deux époux pour retourner à la prison,
+j'entendais ma protectrice, placée à sa fenêtre, plaindre au bruit
+des verroux que les geôliers avaient ordre de m'ouvrir, le sort d'un
+malheureux enfant réduit à passer toutes les nuits dans un cachot. Je
+ne puis, sans faire d'étranges réflexions sur l'adresse des femmes et
+l'aveuglement des maris, me rappeler une scène délicieuse entre les deux
+époux, Sarah et moi.
+
+Ma protectrice voulait m'apprendre à prononcer, en présence de son mari,
+quelques mots d'anglais, que je répétais avec une incorrection dont
+ils s'amusaient beaucoup et qui faisait rire Sarah jusqu'aux larmes.
+M. Milliken, occupé à écrire et tiraillé sans cesse par sa femme qui
+voulait attirer son attention sur moi, s'impatientait, en souriant de
+ses agaceries et des distractions qu'elle s'efforçait de lui causer.
+«Quel dommage, disait-elle, qu'avec une aussi jolie petite bouche,
+cet enfant-là, M. Milliken, ne parle pas anglais!» Puis, s'adressant à
+Sarah: «Voyez-donc comme il a les dents belles et les lèvres fraîches!
+Dirait-on que ce pauvre enfant a déjà tant souffert?»
+
+Ce _pauvre enfant_, oui je vous conseille de le plaindre! répond Sarah!
+Ce _pauvre enfant!_ c'est un petit pirate... Si vous saviez ce qu'il a
+déjà fait, le mauvais petit drôle! On m'a conté qu'il avait fait sauter
+tout un bâtiment en l'air.
+
+--En effet, dirait-on, repart madame Milliken en me dévorant de ses
+beaux grands yeux noirs, que si jeune, si doux, et avec sa jolie mine
+si caressante, ce petit damné ait déjà couru les mers, affronté mille
+dangers?... Quel dommage que la mort eût frappé une tête comme cela!...
+Mais voyez donc, madame, reprend Sarah, s'il n'a pas l'air de la plus
+innocente des filles, avec ses longs sourcils, ses regards à moite
+baissés et ses joues rosées comme une pêche...
+
+Le bon monsieur Milliken souriait des remarques significatives de sa
+femme avec un air qui semblait dire: Vous êtes toutes les deux plus
+enfans que cet enfant-là. Sarah me donnait de petites tappes bien
+mignardes, bien irritantes sur la tête, et sa maîtresse la grondait
+avec douceur, en lui disant qu'elle finirait par me faire mal. Et moi,
+heureux de toutes ces folles cajoleries qui m'encourageaient, j'oubliais
+mon travail, j'embrassais à la dérobée les mains agaçantes de ma
+bienfaitrice, et j'allais presque jusqu'à ne vouloir plus penser à
+Rosalie. Bientôt je poussai l'audace jusqu'à hasarder, en folâtrant, un
+baiser qu'on me pardonna en riant. Plus tard enfin on fit plus que de me
+pardonner mes gauches tentatives. On les provoqua. Et Rosalie!
+Rosalie!... je ne l'oubliais cependant pas; j'éprouvais même, au sein
+d'un bonheur qu'elle ne m'avait pas encore fait connaître, que cet amour
+qui ne s'efface jamais du coeur date de la première femme que l'on a
+aimée et non de celle qui la première ne vous a plus rien laissé à
+désirer.
+
+Oh! qu'avec l'expérience que j'ai aujourd'hui, je plains les femmes qui
+cherchent à s'attacher un jeune homme, en jetant pour la première fois
+dans ses sens surpris, cet étrange délire après lequel il n'est plus
+d'illusion! Si les plus coquettes savaient ce que nous éprouvons
+après avoir connu les premières faveurs qu'on nous accorde, elles ne
+chercheraient plus bien certainement à nous fixer, en ravissant à leurs
+rivales l'occasion de ne plus nous laisser rien à espérer. Combien la
+satiété suit de près nos premières conquêtes!
+
+
+
+
+6.
+
+L'ÉVASION.
+
+
+Nouvelles de France.--Nous brûlons la politesse aux Anglais.--Une bonne
+idée.--Le spectacle.--Le cotillon-misaine.--Heureuse rencontre en mer.
+
+Un homme fait aurait, à ma place, trouvé dans la captivité même, un
+bonheur que beaucoup de gens à bonnes fortunes ne rencontrent pas
+toujours dans le monde. Une maîtresse belle, agaçante; les soins de
+toute une famille pour qui j'étais devenu un enfant chéri; des plaisirs,
+de l'abondance, tout concourait à ma félicité; mais à seize ans, mais
+avec une imagination dévorante comme la mienne, mais avec des souvenirs
+comme ceux qui me tourmentaient et avec la passion que j'avais pour
+une carrière sitôt interrompue, on ne peut être heureux dans l'enceinte
+d'une prison, cette prison fût-elle un palais enchanté. Les exigences de
+madame Milliken, et cet empire qu'à mon âge on est forcé de subir quand
+il est imposé par une femme comme celle à qui j'avais affaire, devinrent
+un supplice pour moi. Il fallait un aliment à ma bouillante activité,
+contrariée par l'excès de mon bonheur même. J'étais dans l'abattement,
+je cherchais à me réveiller, à changer de situation d'esprit, sans
+savoir trop ce que je désirais, sans me plaindre même de ma position.
+
+Des lettres, de l'argent, un portrait arrivèrent de France à mon
+adresse. C'étaient des lettres de mes parens, de l'argent qu'ils
+m'envoyaient; c'était le portrait de Rosalie, de cette bonne Rosalie
+qui, voulant aussi contribuer à adoucir mon sort, avait économisé
+vingt-cinq louis qu'elle me priait d'accepter comme un ami accepte
+quelque chose de la main de sa meilleure amie. En apprenant ma captivité
+par les papiers publics, elle avait supplié tous les capitaines de
+corsaire de s'intéresser à elle, à moi, et de m'échanger contre les
+premiers prisonniers qu'ils feraient à la mer, et qu'ils auraient
+occasion de renvoyer en Angleterre. Elle avait donné mon nom, mon
+signalement à vingt capitaines qui lui avaient promis de combler ses
+voeux. Son portrait, elle me l'envoyait pour que je me rappelasse
+quelquefois une femme qui ne vivait que pour m'aimer; et puis arrivaient
+les conseils les plus tendres, les plus sensés sur la conduite que
+je devais tenir en prison, les protestations les plus vives d'un
+attachement que l'absence n'affaiblirait jamais.
+
+Ce lettres me remplirent de bonheur et d'impatience. Dans l'excès de ma
+joie j'allai trouver Ivon, ce brave Ivon, dont Rosalie me parlait aussi
+avec sa bonté ordinaire. C'était à lui seul que je pouvais confier ce
+que j'avais de trop dans le coeur. Il reçut ma confidence avec calme.
+Le maître cook Ivon n'avait pas vu sans quelque déplaisir l'empire
+que madame Milliken avait pris sur ma jeunesse. Il s'en était expliqué
+quelquefois entre nous deux, en termes assez peu flatteurs pour
+ma nouvelle conquête et pour moi-même. Ce qu'il parut voir de plus
+avantageux dans l'envoi que venaient de me faire Rosalie et mes parens,
+c'était l'argent, qui pouvait nous procurer les moyens de déserter, et
+il ne lui fut pas difficile, dans la disposition d'esprit où venaient de
+me jeter les lettres de notre amie, de me faire accueillir des projets
+d'évasion. Ivon s'était assuré, par les rapports qu'il avait entretenus
+à la barrière avec quelques marchands anglais du dehors, les moyens de
+s'échapper et de se cacher à Plymouth jusqu'à ce qu'il pût trouver une
+occasion favorable de traverser la Manche et de passer en France. Il ne
+fallait pour cela que vingt-cinq guinées. Allant chaque matin entre les
+deux portes extérieures pour remplir les fonctions de sa charge dans la
+prison, il lui était assez facile de _brûler la politesse_ aux Anglais;
+mais moi je l'embarrassais: la jalouse surveillance qu'exerçait à mon
+égard madame Milliken, rendait mon évasion presque impossible. Cependant
+il fallait tout risquer. Il fut convenu, après bien des irrésolutions,
+des discussions et des projets aussitôt rejetés que conçus, que mon ami
+s'échapperait comme il le pourrait, qu'il irait m'attendre en lieu sûr
+à Plymouth, et que j'irais le rejoindre quand une occasion opportune se
+présenterait.
+
+Quelques jours après l'adoption définitive de ce plan, mon Ivon avait
+pris la clef des champs. Resté seul en prison, car il était tout pour
+moi, je n'eus plus de repos sans lui. Ma situation devint insupportable.
+Je ne rêvai plus qu'aux moyens que je pourrais employer pour rejoindre
+celui qui, depuis si long-temps, m'avait tenu lieu de famille, de frère
+et de patrie.
+
+Madame Milliken remarqua trop bien mes inquiétudes, mon ennui et le vide
+peu flatteur pour elle, que la fuite de mon compatriote avait laissé
+dans toute mon existence. Elle redoubla d'empressement, et me devint
+deux fois plus importune, par cela même qu'elle croyait devoir redoubler
+de soin, et aussi peut-être par cela que j'étais moins disposé à
+supporter ses obsessions.
+
+Un jour où elle folâtrait comme d'habitude avec moi, il lui prit
+fantaisie de me jeter sur la tête un de ses chapeaux, dont elle me
+noua, avec agacerie, les rubans sous le menton. Sarah trouva que cette
+coiffure m'allait à ravir, et qu'elle me donnait un air encore deux
+fois plus fripon. Le bon M. Milliken était absent. Toujours disposée à
+s'extasier sur la douceur de ma physionomie et la blancheur de ma peau,
+Madame Milliken appuya sur la remarque de sa femme de chambre, qu'elle
+trouva fort juste.
+
+--Oh! madame, dit celle-ci, la bonne idée! si nous habillions ce petit
+morveux-là en femme?
+
+--Quelle folie! répondit la maîtresse; et tout en faisant mine de
+regarder comme une extravagance la _bonne idée_ de sa soubrette, la dame
+avait déjà dénoué ma cravate. L'une me passe un schall sur les épaules,
+après que j'eus défait avec assez peu de complaisance, ma veste et mon
+gilet. L'autre abaisse et replie en dedans mon col de chemise, non sans
+faire remarquer encore la blancheur de mon cou. On m'arrange les cheveux
+sous mon vaste chapeau. On dénoue et l'on renoue une seconde fois les
+rubans qui le fixent sur ma tête. Il ne manquait plus qu'une robe. Mon
+travestissement, commencé dans le bureau même du maître de la maison,
+ne pouvait guère s'achever que dans l'appartement de la maîtresse, et la
+porte de communication était ouverte. Une robe m'est jetée sur le lit,
+et, sans attendre qu'on m'indique ce qui me reste à faire pour compléter
+ma toilette, je devine ce que je dois exécuter sans le secours de mes
+deux habilleuses. Un des médecins de la prison, homme grave, sentencieux
+et assez malin observateur, entre en ce moment dans le bureau. La porte
+du cabinet se ferme sur moi, sans que Sarah ait le temps d'entrer. Sa
+maîtresse se défiait trop de l'adresse qu'aurait pu mettre sa confidente
+à m'aider dans les apprêts de ma parure, pour ne pas mieux aimer me
+laisser seul, au risque de m'habiller gauchement, que de m'habiller bien
+avec l'aide de sa suivante.
+
+L'appartement dans lequel je me trouvais seul pour la première fois,
+donnait sur une rue parallèle à l'un des murs de la prison. Ses fenêtres
+entrouvertes me laissaient respirer un air qui me semblait embaumé:
+c'était l'air de la liberté. Je regarde dans la rue: personne ne se
+montre sous les croisées; il n'y avait qu'un premier étage à sauter:
+j'avais déjà passé ma robe. Ma résolution est bientôt prise. Je me
+laisse couler le long du mur, me voilà dans la rue, et je me trouve vêtu
+à peu près en lady, allant je ne sais où, fort embarrassé de mon nouveau
+costume, et de la tournure que je devais prendre sous une robe qui
+s'entortillait à chaque pas dans mes jambes.
+
+Ivon m'avait bien donné l'adresse de l'hôte chez lequel il devait
+m'attendre. Mais comment trouver cette maison? comment, sachant à peine
+l'anglais, demander sans risquer de me trahir, les renseignemens qui
+me sont nécessaires? Bah! me dis-je, je courrai toutes les rues de
+Plymouth jusqu'à ce que je lise sur les maisons du coin, le nom de la
+rue qu'il me faut découvrir.
+
+Je marche en essayant de modérer la vigueur et la longueur de mes pas,
+croyant toujours attirer sur moi les yeux de tous les passans, et avoir
+la foule à mes trousses.
+
+Mon maudit pantalon, que j'avais conservé sous ma robe, retombait
+toujours sur mes souliers, et je n'osais pas m'arrêter pour le relever.
+Aucun endroit assez isolé ne se présentait à mes yeux, pour que je
+pusse procéder sans danger à l'opération que cet inconvénient rendait
+nécessaire. Enfin, je trouve une rue qui paraissait conduire hors de la
+ville: je la suis, pendant une demi-heure, et, quoique presque seul
+sur le chemin, je crains encore de faire une station, pour réparer le
+désordre de ma toilette. Un homme, en longue barbe rousse, tenant, à la
+manière des juifs, une petite étale de quincaillerie, sur son ventre, se
+présente à moi. Ses yeux, sur lesquels j'ose à peine jeter les miens,
+en pressant le pas, paraissent me fixer avec attention. Je marche plus
+vite: le juif me suit, en criant, en mauvais français: _Une paire de
+ciseaux, mamezelle, une bonne paire de ciseaux!_ Au son de cette
+voix, que je crois reconnaître, je m'arrête presque malgré moi et tout
+interdit: la longue barbe s'approche, et, après m'avoir bien regardé
+de nouveau, me fait entendre délicieusement un: _Eh! oui, nom de
+Dieu, c'est bien toi!_ J'aurais sauté au cou d'Ivon, si celui-ci, par
+prudence, ne s'était pas reculé de deux pas pour échapper à l'imprudence
+de mon premier mouvement de joie. Une scène de reconnaissance, sur la
+grande route nous aurait peut-être trahis: Ivon me l'épargna.
+
+Je lui appris tout. Il me fit savoir que depuis cinq à six jours, il
+avait pris le parti de venir rôder autour de _Mill-Prison_, sous
+un costume de juif, pour tâcher de m'apercevoir aux croisées de M.
+Milliken, et de me donner ou de m'indiquer les moyens de m'échapper.
+Tout en causant ainsi nous arrivâmes à _Stone-House_, petit village
+situé entre la partie de la ville qu'on nomme _Plymouth-City_ et celle
+qui porte le nom de _Plymouth-Dock_. C'était à _Stone-House_ que logeait
+l'Anglais chez lequel mon ami s'était caché.
+
+Depuis son évasion, l'occasion de regagner la côte de France ne s'était
+pas encore présentée; et d'ailleurs, comme il me le disait, il n'aurait
+jamais mais profité d'une bonne aubaine que je n'aurais pas pu partager
+avec lui. On lui faisait espérer qu'un _smuggler_ qui devait partir de
+_Bigbury_ ne tarderait pas à venir le prendre, pour le conduire sur la
+côte de Bretagne, avec laquelle les fraudeurs anglais entretenaient
+de fréquentes communications. Deux jours se passèrent, sans que nous
+osassions sortir de notre refuge. Nos ressources pécuniaires se seraient
+épuisées bientôt, avec le moyen que nous avions pris, de boire force
+bière chaude et force rhum, pour chasser l'ennui des trop longs momens
+d'attente; mais Ivon, avant de quitter _Mill Prison_, avait acheté
+pour une guinée, une trentaine de faux _Pounds_, de ces faux billets de
+banque, que les prisonniers savaient graver avec une habileté que
+nos meilleurs burineurs n'auraient pas dédaignée. C'était là faire
+indirectement la guerre au gouvernement anglais, disaient les plus
+chauds patriotes. En émettant cette monnaie contrefaite, nous risquions
+de nous faire pendre. Mais dans les pressantes occasions, on n'y regarde
+pas de si près.
+
+Ennuyés tous deux de toujours boire sans prendre l'air, il nous vint
+envie de nous promener le soir malgré les sages observations de notre
+hôte. Le troisième jour de notre nouvelle réclusion, je prends le bras
+d'Ivon, toujours vêtu en juif, et suspendant avec coquetterie les plis
+de ma robe dans ma main gauche, nous allons tous deux à Plymouth-Dock.
+L'entrée d'un spectacle s'offre à nos yeux: on nous propose des billets:
+des gens du commun entraient à ce théâtre d'assez mince apparence. Nous
+suivons la foule. Nos billets de seconde nous donnent droit à une place
+dans des espèces de niches où plusieurs femmes à la mine gaillarde
+s'étaient déjà assises. L'une d'elles veut prendre l'initiative avec mon
+cavalier, et lui adresse familièrement des questions auxquelles il se
+soucie fort peu de répondre. La toile se lève. Des matelots américains,
+rangés assez près derrière nous, avancent le cou pour voir la scène, que
+mon large chapeau leur cachait. Dans un de ces mouvemens importuns, l'un
+des spectateurs curieux pose sur mon épaule sa large main, sur laquelle
+il veut soutenir le poids de son corps projeté en avant. Un autre, moins
+attentif à ce qui se passe sur la scène, prend avec moi, et dans le plus
+grand silence, des libertés qui m'irritent beaucoup plus qu'elles
+ne m'alarment. Je repousse rudement la main qui s'égare aussi
+grossièrement. Ivon, à qui mon geste n'échappe pas fait à mon trop
+galant voisin une mine que sa longue barbe rouge rend encore plus
+grotesque qu'imposante. L'Américain devient plus pressant, et moi,
+fatigué d'une obsession à laquelle je n'étais pas encore habitué,
+j'applique, en me retournant vivement, un grand soufflet sur le visage
+rubicond de mon audacieux adorateur. Le combat s'engage entre lui et
+nous: la barbe d'Ivon reste dans la main d'un de nos adversaires; la
+robe qui cache mes musculeux attraits, n'est pas même respectée; la
+police intervient: elle s'adresse d'abord aux Américains; l'escalier
+était là, et par l'effet du même sentiment de crainte, Ivon et moi nous
+gagnons en quelques pas la porte de sortie, et nous échappons, de toute
+la longueur de nos jambes, aux suites de la scène que la maladresse de
+ces imbéciles de matelots étrangers a provoquée si mal à propos.
+
+Des cris se faisaient entendre après notre fuite, à la porte du théâtre
+que nous venions de quitter si brusquement. La peur d'être poursuivis
+par les constables auxquels nous nous imaginions nous être soustraits,
+nous fait prendre une rue pour l'autre. Nous courons toujours: c'est là
+ce que l'on ne manque jamais de faire quand on croit avoir l'ennemi sur
+ses pas. Après un quart d'heure de marche précipitée, nous nous trouvons
+dans les champs sans pouvoir deviner le chemin que nous avons fait, ni
+celui qu'il nous faudrait suivre pour retourner à Stone-House, et sans
+oser rentrer à Plymouth-Dock, pour prendre notre point de départ. La
+mer, que nous entendions mugir sur la côte, nous indiquait le rivage,
+et l'étoile polaire, que nous apercevions, nous faisait penser que
+nous devions nous trouver trop Nord. C'est ainsi qu'à terre les marins
+cherchent toujours à s'orienter, quand ils s'égarent. Ces indices,
+quelqu'incertains qu'ils nous parussent, nous firent choisir une route
+opposée à celle que, sans eux, peut-être, nous aurions suivie. En deux
+bonnes heures de course, nous arrivâmes, non sur le lieu que nous nous
+proposions de regagner, mais bien sur le bord de la mer, que nous ne
+cherchions pas.
+
+Le feu de la tour d'Edistone brillait au large, sur les flots paisibles
+comme le ciel qui le recouvrait. La rade de Plymouth nous restait à
+droite. A gauche, les sinuosités du rivage nous laissaient voir de
+petites baies, qui devaient se trouver dans le Sud-Est. Après avoir pris
+nos relèvemens, selon les données que nous fournissait notre mémoire ou
+le peu de connaissances que nous avions des lieux, déjà parcourus par
+nous, Ivon pensa que nous devions nous trouver assez près de Bigbury.
+Exténués par la fatigue et par les émotions qui avaient accompagné notre
+marche rapide, nous nous asseyons sur le haut d'une côte, où la mer
+venait doucement briser ses lames paisibles et régulières.
+
+Nos réflexions, en ce moment, étaient assez tristes. Mes yeux, fixés
+avec préoccupation sur la grève que nous avions à nos pieds, s'arrêtent
+sur des embarcations mouillées à une petite distance de la côte.
+J'appelle l'attention d'Ivon sur ces canots, que la houle balançait près
+du bord, qui nous semblait désert. Le plus grand calme régnait autour de
+nous et sur cette côte, que la lueur scintillante des étoiles éclairait
+faiblement. Mon ami jeté ses yeux d'aiglon, sur l'objet que je lui ai
+fait remarquer, et, sans me rien dire, il descend, presque à quatre
+pattes, la montagne sur laquelle nous étions assis: je le suis aussi
+rapidement qu'il avance. Nous sommes sur les cailloux de la grève,
+regardant, à droite et à gauche, si personne ne nous voit. En deux
+minutes nous voilà à la mer, sans nous être adressé une seule parole,
+sans nous être fait le plus petit signe d'intelligence, et nous
+nageons tout habillés et le moins bruyamment que nous pouvons, vers
+l'embarcation la plus rapprochée de nous. Ivon saisit le premier le
+plabord du canot: j'y monte presque aussitôt que lui. Des chaînes et un
+cadenas fixaient les avirons et le gouvernail, sur les bancs. La chaîne
+se brise entre les vigoureuses mains de mon compagnon. Les marins
+ont toujours un couteau sur eux: c'est leur lancette, leur trousse,
+l'instrument enfin qui souvent leur sauve la vie. Je coupe le petit
+câble sur lequel notre canot était mouillé et le _vat-et-vient_ amarré
+sur le rivage. Les vents sont Nord et portent au large, comme la marée.
+Nous nous laissons aller en dérive, jusqu'à une certaine distance de
+terre. Cachés sous les bancs de notre embarcation, pour ne pas montrer
+nos têtes aux douaniers, qui pouvaient veiller entre les rochers, nous
+croyons entendre des pas retentir sur le rivage, et des voix se mêler
+au bruit des flots, qui battent nonchalamment la côte, par intervalles
+égaux. Mais bientôt, la crainte qui oppresse nos coeurs, s'évanouit avec
+la brise qui nous pousse vers le feu d'Edistone. Plus rassurés, plus
+libres d'agir, nous montons alors notre gouvernail: aucune voile, aucun
+mât n'avaient été laissés dans le canot. Chacun de nous borde un aviron;
+nous passons près des barques de pêcheurs, en tremblant: des navires
+louvoient à nous ranger, et renouvellent à chaque moment notre effroi.
+La nuit, que notre anxiété prolonge, s'écoule lentement, mais s'écoule
+encore trop vite, à notre gré. C'est lorsque nous n'apercevons plus la
+terre, dans le nuage noir qui apesantit derrière nous l'horizon, que
+nous commençons à respirer avec un peu de liberté. Les rêves enchanteurs
+nous arrivent alors, avec l'espérance. Mouillés jusqu'aux os, n'ayant
+pas une livre de pain, pas un seul verre d'eau, sans voiles, sans
+compas, sans cartes, nous nous sentons vivre cependant avec bonheur. La
+terre du pays semblait être devant nous, et cette mer, qui pouvait
+nous engloutir à chaque lame, nous paraissait être d'accord avec notre
+destin, pour nous conduire, sans danger, vers le fortuné pays où nous
+étions nés.
+
+Que d'idées plaisantes, de mots heureux, d'expédiens ingénieux, on
+trouve lorsqu'on échappe adroitement à une odieuse captivité! Un aviron
+placé dans l'emplanture destinée au mât de misaine, devait nous servir
+de mât. Pour faire la voile, Ivon envergua la robe qui avait favorisé ma
+fuite, sur un autre aviron placé en croix sur notre mât de fortune; et
+cette voile, qui avait recouvert les charmes de ma protectrice, reçut
+bientôt la douce brise qui devait nous conduire vers la terre de la
+liberté. «Il était dit, s'écria Ivon en voyant cette misaine d'un
+nouveau genre s'enfler au bout de notre aviron, que ce cotillon-là te
+ferait plaisir et te porterait bonheur! Va, sois tranquille; si jamais
+je deviens dévot et avaleur de bon Dieu, je te donne bien mon billet que
+ce n'est pas le morceau de l'habit d'un saint que je déralinguerai, pour
+en faire une relique.
+
+Pendant toute la journée qui suivit la nuit de notre fuite, nous
+naviguâmes avec la brise de Nord de l'arrière, apercevant à chaque
+instant des navires qui, par bonheur, ne pouvaient voir notre
+embarcation si peu élevée au-dessus des flots. La faim et la soif
+surtout nous tourmentaient. Que de fois mon compagnon me répéta qu'il
+donnerait un de ses doigts pour un seul coup d'eau-de-vie et un morceau
+de tabac! À ce compte même, je crois que ses deux mains y auraient
+passé. Pour éprouver moins vivement les angoisses de la faim, il
+m'indiqua un procédé qu'il avait souvent mis en pratique. Il me fit lui
+serrer le ventre, aussi fortement que je le pus, avec un mouchoir. Un
+morceau de fil de caret lui tint lieu de chique; et quand la soif nous
+pressait trop vivement, nous nous plongions dans l'eau le long du bord,
+ayant soin de fermer la bouche et de contracter nos lèvres en dedans, le
+plus que nous pouvions, pour nous rafraîchir sans nous exposer à avaler
+des gorgées d'eau salée.
+
+Vers le soir, un navire qui courait le cap à l'Ouest, et qui paraissait
+se diriger sur nous, nous arracha, par la crainte, au sentiment de nos
+souffrances, mais pour nous faire éprouver une anxiété plus pénible
+encore que toutes ces privations qui au moins n'avaient pas été sans
+espérance. Nous songeâmes d'abord à fuir, mais comment et par quels
+moyens! Nous abattîmes l'aviron qui nous servait de mât de misaine,
+pour être moins facilement aperçus ou observés. Peine inutile: le
+bâtiment approchait, grossissait à vue d'oeil.--C'est un Anglais sans
+doute, m'écriai-je: il faut nous jeter à l'eau pour ne pas retomber
+dans les mains de ces misérables.--Oui, me répondit avec sang-froid mon
+ami; mais avant de faire le dernier plongeon, je veux en escofier un
+ou deux--Ivon, en prononçant ces mots, quitta la barre qu'il tenait, et
+affila la lame de son couteau, en la repassant sur le rebord d'un des
+bancs de l'arrière. J'étais aussi désespéré que, dans l'épuisement
+de mes forces, je pouvais l'être; car il me restait à peine assez de
+vigueur pour éprouver encore quelque chose.
+
+Plus de doute: la goélette, car c'était une goëlette, nous avait
+aperçus: elle courait trop directement sur nous pour qu'il en fût
+autrement. Elle nous atteignit bientôt sans peine. Deux hommes montés
+sur son porte-au-lof de tribord, se disposaient déjà à nous jeter une
+amarre: «N'empoigne pas l'amarre, me dit Ivon; laisse-les sauter dans
+l'embarcation, et pare-toi à saigner, comme un porc, le premier de ces
+gredins qui nous tombera sous la patte.»
+
+Ses dents claquaient horriblement en prononçant ces mots, auxquels les
+contractions de sa figure ajoutaient une expression horrible. J'ouvris
+mon couteau pour un Anglais d'abord, et pour moi ensuite. Le capitaine
+de la goëlette, monté sur le bastingage d'arrière, fait un commandement
+que nous n'entendons pas bien d'abord. Le navire met en panne. _Envoie
+ton amarre!_ crie le capitaine aux hommes placés devant. Ivon me regarde
+avec un sentiment mêlé de joie et de folie: _As-tu entendu? as-tu
+entendu?_ s'écrie-t-il, _il a parlé français! il a parlé français!_
+Puis, s'adressant au capitaine: _Est-ce que le navire est français?_ A
+ces mots, et sans entendre la réponse du capitaine, je m'évanouis....
+En revenant à moi, je me trouvai couché dans une chambre, entouré des
+officiers et du chirurgien du bord, qui me prodiguaient, en souriant
+de mon heureuse surprise, les secours les plus empressés et les plus
+affectueux. Ivon se promenait sur le gaillard comme si depuis dix ans
+il avait navigué à bord du bâtiment: son premier soin avait été de
+demander une chique et un verre d'eau-de-vie, après avoir aidé les gens
+de l'équipage à m'embarquer à bord, et à hisser notre canot sur le pont
+de la goëlette.
+
+Ceux qui n'ont pas connu les émotions que je viens de retracer d'une
+manière si imparfaite, n'ont vécu qu'à demi. Délices de l'amour,
+jouissances plus vives de l'ambition satisfaite, hasards inattendus de
+la fortune, vous n'êtes rien pour celui qui a épuisé sur mer cette
+vie qui n'est qu'une lutte continuelle entre le génie de l'homme et la
+puissance de l'élément le plus terrible.
+
+Ce n'est que dans les vicissitudes attachées à la carrière du marin,
+que l'homme peut se faire une idée de tout ce qu'il est susceptible
+d'éprouver. A terre, la plupart des gens meurent sans avoir pu mettre à
+l'épreuve toute la sensibilité de leur organisation, et sans avoir senti
+frémir les dernières fibres de leur coeur. Mais à la mer.... ce n'est
+que là que l'homme est tout l'homme. Et cependant, voyez quel
+calme règne, au milieu des scènes les plus remuantes, sur ces mâles
+physionomies, que le souffle impétueux des tempêtes a halées, et que
+l'air brûlant des tropiques a bronzées! Mais vous ne savez pas quelles
+tempêtes profondes cachent ces figures si mâles et si impassibles, ni
+quels combats agitent ces âmes qui grandissent avec des périls toujours
+croissans! Vous ignorez combien de victoires ces hommes, que vous croyez
+si froids, ont remportées sur la peur, sur la mort, qui se montre sans
+cesse à eux sous ses formes les plus terribles, avant qu'ils ne se
+soient fait ces visages inaltérables, où vous puisez la confiance et le
+courage qui vous manquent, contre l'élément que vous voulez braver. Oh!
+pour qui saurait, en voyant un marin si paisible, dans l'horreur des
+tempêtes et au moment du naufrage, tout ce qui se passe dans sa tête et
+dans son coeur, sa figure serait le plus beau spectacle humain que l'on
+pût offrir à l'admiration des autres hommes!
+
+Le navire _la Gazelle_, qui venait de nous recueillir, était un
+_aventurier_ de Saint-Malo. On désignait sous ce nom d'_aventuriers_ les
+bâtimens qui, armés en guerre et en marchandises, se rendaient à travers
+les croisières anglaises, dont les deux océans étaient couverts, à l'Ile
+de France ou aux Antilles françaises. Le nôtre allait à la Martinique;
+et par un hasard qui nous combla de joie, l'officier qui le commandait
+se trouva être ce brave capitaine Niquelet qui, quelques mois
+auparavant, nous avait raconté un de ses coups de main contre deux
+navires anglais dans la baie de Torbay. Il nous exprima, avec sa
+franchise accoutumée, tout le plaisir qu'il éprouvait à nous avoir
+sauvés. Mais nous remarquâmes avec peine que cet intrépide Malouin avait
+perdu un bras depuis notre courte entrevue à Roscoff; un boulet le lui
+avait enlevé dans un combat que son corsaire s'était vu obligé de
+livrer à un brick ennemi. Il nous dit en riant que, forcé de prendre
+sa retraite, par suite de l'amputation d'un de ses membres, il s'était
+décidé à ne plus naviguer qu'à demi. Il appelait _prendre sa retraite et
+ne naviguer qu'à demi_, ne plus faire la course, et n'affronter que les
+dangers d'une traversée de quinze cents lieues, au milieu de tous les
+croiseurs anglais.
+
+
+_La Gazelle_ avait trente hommes d'équipage, dix passagers ou
+passagères, six canons et une riche cargaison. Elle marchait
+supérieurement: c'était un ancien corsaire de Saint-Malo. C'est à bord
+de ce navire que le sort devait nous conduire à la Martinique, nouveau
+théâtre réservé aux aventures dont ma vie a été si étrangement semée.
+
+
+FIN DU TOME SECOND.
+
+
+
+TABLE
+
+DU SECOND VOLUME.
+
+CHAPITRE 4. SUITE DE LA VIE DE CORSAIRE.
+CHAPITRE 5. LES PRISONS D'ANGLETERRE.
+CHAPITRE 6. L'ÉVASION.
+
+FIN DE LA TABLE
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. II, by Édouard Corbière
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. II ***
+
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+Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online
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+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
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+- You comply with all other terms of this agreement for free
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+*** END: FULL LICENSE ***
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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