diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 17716-8.txt | 3112 | ||||
| -rw-r--r-- | 17716-8.zip | bin | 0 -> 65512 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
5 files changed, 3128 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17716-8.txt b/17716-8.txt new file mode 100644 index 0000000..d588fec --- /dev/null +++ b/17716-8.txt @@ -0,0 +1,3112 @@ +The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. III, by Édouard Corbière + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Négrier, Vol. III + Aventures de mer + +Author: Édouard Corbière + +Release Date: February 8, 2006 [EBook #17716] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. III *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + LE + NÉGRIER + + AVENTURES DE MER. + + PAR + + ÉDOUARD CORBIÈRE + DE BREST. + + DEUXIÈME ÉDITION. + + + VOLUME III. + + + + PARIS, + A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE + ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE + 16, RUE VIVIENNE. + + 1834. + + + + + +7. + +LA TRAVERSÉE. + + +Encore le capitaine Niquelet.--Morale maritime.--Leçons pour +les passagers.--Moeurs des équipages.--Le bonhomme Tropique.--Le +baptême.--Ivon prend le nom de M. de Livonière.--Une nuit et un lever +de soleil sous le tropique.--La pêche à bord.--Le feu Saint-Elme.--La +_cagne_. + + +Combien, après avoir passé par toutes les angoisses que nous venions +d'éprouver, un marin se sent soulagé, lorsqu'il se trouve en pleine mer, +affranchi, pour ainsi dire, de toutes les tribulations auxquelles il +laisse les habitans de la terre en proie! Il n'a plus qu'à combattre les +élémens qui se disputent sa vie, et cette lutte ne saurait effrayer son +courage, ni lasser sa patience. Son âme au contraire aime à s'élever au +niveau des dangers, qu'il a mille fois affrontés, et à grandir dans +les périls nouveaux qu'il prévoit encore. Viennent les Anglais et les +tempêtes, me disais-je! j'ai de quoi leur tenir tête. Avec un vaillant +capitaine, un bon navire, et l'Océan à parcourir comme notre domaine, +nous n'avons rien à craindre; et en effet, tous les marins, dès qu'ils +ont mis le pied à la mer et qu'ils ont perdu la vue des côtes, semblent +être chez eux, et dans un asile désormais inviolable! + +Le capitaine de _la Gazelle_ ne tarda pas à me prendre en affection, non +pas sans doute pour cette gentillesse dont s'étaient enivrées Rosalie et +madame Milliken, mais bien parce qu'il remarqua en moi un zèle excessif, +et une activité qui était en lui. Car, je dois le faire remarquer ici en +l'honneur des marins, à terre, ils peuvent bien témoigner de l'amitié +à ceux qui leur plaisent le plus; c'est là, pour eux, comme pour les +autres hommes, une affaire de goût ou de fantaisie; mais, une fois à +la mer, ce n'est guère qu'aux plus dévoués et aux plus capables +qu'ils accordent leur estime, et cette estime se manifeste quelquefois +d'une manière assez bizarre: vous allez en juger par un fait. + +Le capitaine Niquelet, par exemple, que j'avais trouvé si aimable, en +racontant une de ses aventures, dans le café de Rosalie, ne me parut +pas, une fois au large, le même homme. Ce n'était plus ce corsaire si +délié, si sémillant, et si bon enfant enfin. Il s'était fait ours ou +loup, après quelques jours de mer. Deux jolies passagères, +papillonnant autour de lui, quand il se promenait gravement sur le +gaillard-d'arrière, parvenaient à peine à lui arracher un sourire, à lui +qui, à terre, aurait peut-être jeté toute une fortune par la fenêtre, +pour obtenir un seul regard d'une de ces femmes qui, à bord, cherchaient +si inutilement à l'agacer. Le second ou le troisième jour de notre +sortie de la Manche, il me tutoya: c'était déjà bon signe. Il m'avait +grondé sept à huit fois: c'était encore de meilleure augure. Je faisais +de mon mieux, en travaillant et en grimpant jour et nuit, pour obtenir +un mot approbateur de lui, et néanmoins les mots encourageans ne +venaient pas encore. Mais lorsque, devant le capitaine, un officier +du bord me donnait ce qu'on appelle _un poil_, je voyais que Niquelet +souffrait. Il m'annonça brusquement, à la suite d'un grain furieux +pendant lequel je m'étais vaillamment employé, que je compterais +désormais pour second lieutenant à bord, et que je serais second de +quart avec l'officier qui me _calinerait_ le moins. Comme je recevais +cette marque d'intérêt, avec un air apparent d'indifférence, Niquelet me +demanda si je n'étais pas content. + +--Si fait, capitaine, lui répondis-je, mais.... + +--Mais, quoi?... que te faut-il de plus? + +--Un mot consolant de vous: je crains que vous ne m'aimiez pas.... + +--Eh bien! dit-il en me serrant brusquement le poignet, avec la seule +main qui lui restât, est-ce que tu as besoin de pleurer, en me disant +cela, enfant que tu es! + +Et le bon, le brave capitaine, avait lui-même la larme à l'oeil. +Mais, comme s'il s'était repenti de ce mouvement de sensibilité, il me +repoussa avec vivacité, en ajoutant: «Ne parlons plus de tout cela: fais +toujours bien ton petit devoir, et puis....» J'étais déjà pressé sur +son coeur; et tous les passagers souriaient d'une douce satisfaction, +à cette scène d'attendrissement, entre un vieux marin et un jeune +commençant. + +Les leçons de morale maritime que me donnait quelquefois, avec son +âpre bonté, le capitaine Niquelet, portaient toujours l'empreinte d'une +méditation assez profonde. Tu te rappelles, me disait-il, pendant un +quart que je faisais avec lui, ta boutade de l'autre jour? Je t'avais un +peu rudoyé, il est vrai; mais c'est comme cela qu'un chef doit agir avec +ses subordonnés à la mer. As-tu remarqué le ton avec lequel je dis à +un matelot dont je suis content: Va à la cambuse, demander un coup +d'eau-de-vie? + +--Oui, capitaine; mais il me semble que vous lui dites quelquefois: +«Allons jean f..., va-t-en à la cambuse _pocharder_ un coup +d'eau-de-vie!» + +--Eh! c'est justement ainsi qu'il faut leur parler, si l'on veut donner +du prix à la moindre chose qu'on leur accorde; c'est faire alors de +justice une faveur, et c'est assaisonner à leur goût ce qu'on doit leur +donner. J'ai essayé d'abord à leur parler comme à d'autres humains: ils +me prenaient, le diable m'emporte, pour une demoiselle. Aujourd'hui, +tout en me montrant équitable et bon avec eux, je leur parle comme à +un caniche, et ils disent tous que je suis un vrai matelot et un brave +homme au fond, parce qu'ils ont su, sous ma brusquerie calculée, trouver +le fond de mon caractère. Saisis-tu bien l'allégorie, petit bougre? + +--Oh! oui, et à merveille, mon capitaine. + +--Observe donc tout, jusqu'aux choses en apparence les plus +indifférentes, si tu veux savoir un jour commander à des forbans comme +ceux que tu vois là, et à qui je ferais enlever, pour dix gourdes et une +double ration, le premier bâtiment français que nous rencontrerions. + +Il ne se flattait pas: personne n'était plus aimé que lui de ses +matelots. Il leur causait peu; il les battait même quelquefois quand +ils paraissaient s'ennuyer à bord, vouloir se mutiner ou avoir besoin +d'_émotions vives_, comme il le disait. Niquelet appelait cela _ranimer +le sentiment_. Mais d'un seul mot, il aurait fait, à n'importe lequel de +ces hommes, tuer père et mère. C'était là l'empire qu'il était le plus +jaloux d'exercer sur son équipage, non pour en abuser criminellement, +mais pour en obtenir tout ce qu'il jugeait nécessaire au bien du +service. + +Ivon s'employait bien à bord; mais il ne pouvait se faire au commandant +de _la Gazelle_. Ces deux hommes, tout en s'estimant beaucoup, ne se +disaient pas une parole dans une semaine. + +Une longue traversée pourrait offrir à l'esprit de l'observateur un +fécond sujet d'études morales. Il y a tant de froissemens dans les +caractères, les habitudes et les passions de ces hommes, quelquefois +si divers, qui se trouvent réunis au milieu des périls, dans cet espace +étroit que l'on nomme un navire! Et n'est-ce pas l'image abrégée de la +société et d'une monarchie absolue, que ce bâtiment sur lequel règne +despotiquement un capitaine, avec ses officiers qui sont ses ministres, +et ses matelots qui sont ses sujets! Pour moi, je sais bien que j'aurais +de bons conseils à donner aux passagers qui se hasardent à traverser +les mers sous la conduite de ces marins qu'ils connaissent si peu. Grand +dommage est que j'aie bien des événemens à raconter dans mon journal +de mer. Sans la spécialité de la tâche que je me suis imposée dans la +narration de mes aventures, je me livrerais ici à des leçons de conduite +qui pourraient devenir utiles aux _terriens_ qui s'embarquent pour la +première fois. Mais, avant tout, je dois aller à mon but, et ne pas +trop perdre de temps en route. Cependant je vais tracer succintement +ici quelques régles de bien vivre pour ceux qui me liront, et à qui il +prendrait envie d'entreprendre quelque jour un voyage de long cours. + +La première réserve que doit s'imposer un passager qui veut plaire à son +capitaine, c'est d'éviter, autant que possible, de s'immiscer dans les +choses qui concernent le service du bord. Il n'est pas de marin qui ne +se sente vexé d'entendre un passager venir lui demander, quand il a jeté +le loch, combien de noeuds file le navire. Bien plus importun encore est +celui qui cherche à savoir, quand le capitaine trace son point sur la +carte, l'endroit du monde où se trouve le bâtiment. C'est un mystère +qu'il n'est donné qu'aux initiés de pénétrer, et dans cette réserve des +marins, qu'on n'aille pas s'imaginer qu'il n'entre que de l'orgueil; +cette discrétion est de la prévoyance. Supposez, en effet, qu'un +passager sache le point du globe où est parvenu le navire, et qu'il +aille indiscrètement le révéler à un équipage mal intentionné. Que +deviendra le bâtiment, après une révolte qui l'aura mis dans les mains +des matelots, éclairés alors sur la route qu'ils devront suivre pour +attérir? Croyez-vous que, sans les difficultés qu'offre la conduite +d'un navire en pleine mer, les rébellions et les actes de piraterie ne +seraient pas plus fréquens qu'ils ne le sont, avec des équipages forcés +de se soumettre, comme à une Providence, à la science que possèdent +leurs officiers? On a bien souvent cherché à rendre, pour toutes les +intelligences, les calculs de longitude aussi faciles que ceux de +latitude; mais ne serait-ce pas un grand mal qu'une découverte qui +mettrait, dans les mains des hommes les plus grossiers, les moyens de +se diriger, sans le secours des chefs, dont il s n'auraient qu'à se +défaire, pour pouvoir abuser de la liberté qu'ils auraient acquise par +un crime, sur un élément où les malfaiteurs instruits sont si sûrs de +l'impunité? N'est-ce pas, au contraire, par un effet de la Providence, +que la science de l'homme de mer n'a été rendue accessible qu'aux hommes +qui, en s'instruisant pour l'acquérir, ont été à même de se pénétrer +de ces principes d'ordre, que l'étude fait presque toujours aimer ou +respecter? + +Quand on manoeuvre à bord d'un navire, les passagers doivent éviter avec +soin de ne pas gêner les matelots. Ce qu'ils ont de mieux à faire dans +ces circonstances importantes, c'est de se retirer dans leurs chambres, +ou de se tenir dans les parties du pont où leur présence peut devenir le +moins importune. En général le rôle des passagers à bord doit être tout +passif. Personne n'est plus jaloux que les marins, de l'autorité et de +la profession qu'ils exercent; c'est une espèce de sacerdoce que leur +métier, et ils éloignent autant qu'ils le peuvent, les profanes, +du sanctuaire. Si jamais vous naviguez, vous vous ferez une idée du +souverain mépris qu'ils ont pour toutes ces manières de femmelette qui +réussissent si bien à terre dans vos salons. Ces hommes, habitués +à régner sur la mer, sentent toute leur puissance, et ils cherchent +rarement à en abuser quand vous semblez la reconnaître; ils se +contentent de mépriser vos airs coquets, et les terreurs que vous +inspire, au moindre mauvais temps, l'élément avec lequel ils jouent: +aussi, avisez-vous de montrer du coeur, de la dureté dans le mauvais +temps même, cherchez, s'il est possible, à vous rendre utile, et vous +les verrez s'apprivoiser avec vous, et vous témoigner de l'intérêt, +fussiez-vous une femme. Mais pour peu que vous pâlissiez quand ils vous +ont assuré qu'il n'y a rien à craindre, ils vous prendront en aversion +et jetteront sur vous un de ces sobriquets qu'ils savent appliquer, avec +tant de méchanceté et de justesse, sur toutes les physionomies qui leur +déplaisent; et il n'est pas d'hommes qui réussissent mieux qu'eux à +trouver de ces noms ridicules qui s'attachent, comme une lèpre, à la +tournure ou à la figure d'un individu. Il est, dans la marine militaire, +des officiers qui n'ont jamais pu se dépêtrer des qualifications +grotesques que leurs matelots avaient su lancer sur eux, comme un sort, +et qui les ont accompagnés dans toute leur carrière, quelque brillante +et quelque glorieuse qu'elle soit devenue. + +Un navire, que j'ai connu, se perdait coulant bas d'eau à la suite +d'une tempête: il fallut s'embarquer dans la chaloupe et la mer était +très-grosse: on se compte; l'embarcation ne peut contenir que l'équipage +et deux passagers. Quels passagers laisserons-nous embarquer? demande +le capitaine. Ce vieux monsieur, répond un matelot, et cette brave +dame.--Pourquoi cette dame, plutôt que l'officier de troupe que nous +avons à bord?--Parce que cette dame a montré du coeur comme un homme, +et que cet ancien officier a eu peur comme une femme... Le malheureux +officier fut laissé sur le pont, à la place même où il avait eu de la +peine à se traîner, tant son effroi avait été grand pendant la tempête. + +Mille exemples de la sorte prouveraient, au besoin, la bienveillance +que conçoivent les marins pour les personnes chez lesquelles ils +rencontrent, à la mer, un courage et une résolution qui s'accordent avec +l'intrépidité qu'ils trouvent en eux-mêmes dans les momens de péril. + +Les passagers, en général, se montrent trop disposés à se familiariser +avec les gens de l'équipage, et c'est un tort; car fort souvent ces +hommes, dont l'originalité a quelque chose de si attrayant pour les +personnes qui ne les connaissent pas, finissent par abuser de la +familiarité qu'on a contractée avec eux. Rarement ils se montrent +cependant quêteurs ou exigeans; l'habitude de mendier leur est même +tout-à-fait étrangère, et elle ne conviendrait pas à leur rudesse, +qui n'est pas d'ailleurs sans fierté. Mais, pour la plupart, ils sont +enclins à prendre un ton inconvenant avec ceux qui semblent avoir oublié +leur rang, pour se donner le plaisir d'étudier leurs habitudes et leur +caractère. Aussi, je ne saurais trop conseiller aux passagers de se +tenir à distance de l'équipage, et d'imiter la réserve des officiers, +qui ne parlent ordinairement à leurs gens que lorsque la nécessité +l'exige impérieusement, pour les choses dont l'utilité leur est +démontrée. + +Les longues privations auxquelles sont assujétis les marins finissent +par les soumettre à des règles d'abstinence qui tiennent plus à la +coutume encore qu'à la résignation. Ils supportent volontiers la +nécessité de ne boire qu'une demi-bouteille d'eau pourrie et de ne +manger qu'une demi-livre de biscuit rongé des vers. Les passagers, au +bout d'une pénible traversée, se délectent en pensant au jour désiré où +ils pourront s'étendre dans un bon lit et se repaître de légumes frais +et de viandes succulentes, autour d'une table bien servie; mais rarement +un marin, quelque dur qu'ait été son voyage, se livre à ces rêves de +gourmandise: il sait qu'après avoir resté un mois à terre, il faudra se +soumettre à de nouvelles privations, et il pense qu'autant vaut se faire +une habitude d'être mal, que de se laisser aller aux douceurs d'une vie +qui ne doit pas être la sienne. Quand arrive l'occasion de se dédommager +dans les excès de toutes les contraintes qu'il s'est imposées, il a bien +garde de la laisser échapper; mais au large il ne s'amuse guère à se +créer de riantes illusions qu'un coup de mer peut détruire ou qu'un +naufrage peut lui ravir avec la vie. On ne sait pas assez combien il y +a de philosophie instinctive dans l'existence de ces êtres si insoucians +des dangers qu'il courent, et si imprévoyans pour un avenir qui leur +appartient encore beaucoup moins qu'à tous les autres hommes. + +Quelquefois sur les attérages, au moment le plus décisif et le plus +périlleux d'une longue traversée, vous voyez, quand le mauvais temps +se déclare, le capitaine veiller avec inquiétude sur le pont, et ne +pas pouvoir prendre, dans son anxiété, un seul moment du repos qui lui +serait pourtant si nécessaire. Eh bien! dans ces circonstances terribles +qui doivent décider du sort de toute la campagne et quelquefois de la +vie de tout l'équipage, vous entendez les hommes de quart soupirer +après l'heure où leurs camarades viendront prendre à leur tour la +responsabilité des événemens qui se passeront sur le pont; mais quant +à eux, dès que le quart est fini, ils se couchent en chantant, qu'il +vente, qu'il tonne, et quels que soient les dangers qui les menacent: +c'est le capitaine qui répond de tout, c'est une chose tacitement +convenue, et il semble que la conservation de leur vie et les soins du +salut commun ne regardent que leurs chefs. Ils diraient volontiers, en +parlant de leur capitaine: _S'il nous noie, tant pis pour lui; ce n est +pas notre affaire_. Et croyez-vous que sans cette stupide imprévoyance, +providence des hommes condamnés à naviguer pour cinquante francs par +mois, il existerait des matelots? + +Mais c'est trop m'occuper des moeurs des équipages français, et de ces +détails sur lesquels je reviens avec trop de complaisance, quand ils +se rencontrent sous ma plume. De tels objets peuvent encore avoir leur +charme pour celui qui se les rappelle comme des souvenirs liés aux +premières émotions de sa vie; mais ils doivent quelquefois rebuter ceux +à qui on les raconte. Revenons à _la Gazelle_. + +À travers quelques accidens ordinaires aux voyages de mer, notre +goëlette approchait du Tropique, et l'équipage entrevoyait, avec joie, +le jour où le capitaine Niquelet lui permettrait de solenniser la +cérémonie consacrée dans cette phase remarquable des longs voyages. Le +jour des saturnales maritimes arriva enfin. Le navire, dès le matin, +prit un air de fête. L'équipage et les passagers revêtirent leurs habits +de dimanche, et ces derniers se disposèrent, avec ceux qui n'avaient +pas encore vu le _Bonhomme-Tropique_, à recevoir le copieux baptême qui +devait les initier à ces burlesques mystères des pontifes équatoriaux et +tropicaux. Une petite chapelle fut dressée sur le gaillard d'arrière. + +On commença, comme chose obligée, par faire voir, à la longue-vue, le +cercle du Tropique du Cancer, à tous nos passagers, en plaçant un cheveu +sur l'objectif de la lunette. Chacun d'eux s'étonna, comme d'habitude, +que l'on pût apercevoir ainsi un des cercles de la sphère céleste. +Jamais on n'avait voulu croire à ce prodige; mais il fallait bien se +rendre à l'évidence. On apprend tant de choses en naviguant! A terre, il +n'y a que des illusions. C'est à la mer qu'il faut aller, pour commencer +à faire connaissance avec les réalités. + +Un gros gabier, affublé d'une robe blanche et d'une longue barbe +d'étoupes, monta sur les grandes barres, un harpon à la main. Toutes +les bailles et tous les seaux avait été remplis sur le pont. La pompe +d'étrave jouait depuis le matin, et faisait ruisseler à pleins tuyaux +l'eau sacrée du baptême. Tout nous annoncait que les aspersions ne +seraient pas épargnées. Dès la veille aussi, on avait eu la prévoyance +de barbouiller, avec de la peinture noire, les deux petits mousses du +bord, destinés à devenir les _Diablotins_ du Dieu grotesque de l'Océan. + +Cela fait, à midi, le _Bonhomme-Tropique_, perché sur les grandes +barres, cria dans un porte-voix, eu faisant mine de greloter de froid, +malgré la peau de mouton dont il avait les épaules couvertes: + +--_Ho! du navire, ho!_ + +--_Holà!_ répondit au porte-voix le capitaine, monté gravement sur son +banc de quart. + +--D'où vient le navire? + +--De Saint-Malo. + +--Où allez-vous? + +--A la Martinique. + +--Comment se nomme le navire? + +--_La Gazelle._ + +--Quel est le nom du capitaine? + +--Jean-Baptiste Niquelet. + +--Le navire est-il déjà venu dans _mon empire_? + +--Jamais, _Bonhomme-Tropique_. + +--Consens-tu à payer pour lui le tribut? + +--Oui, _Bonhomme-Tropique._ + +--Que veux-tu donner pour que _mes sapeurs_ n'abattent pas la figure de +_la Gazelle_, et pour racheter ton bâtiment? + +--Double ration à l'équipage, et quelque chose pour toi. + +--As-tu beaucoup de gens, dans ton équipage, qui ne soient pas venus +dans _mon empire?_ + +--Douze. En voici la liste. + +Le capitaine nomma les douze néophytes, au nombre desquels je me +trouvais. Le _Bonhomme-Tropique_ reprit, toujours en grelottant: + +--Consentent-ils tous à être baptisés? + +--Tous sans exception. + +--A la bonne heure! + +Alors les prêtres du Dieu tropical allèrent le chercher en cérémonie. +On jeta quelques gouttes d'eau sur la figurine de _la Gazelle_, et les +haches qui avaient été levées sur elle, pour le cas où le capitaine +se serait refusé à payer la rétribution, quittèrent les mains des +exécuteurs, pour faire place à des seaux remplis jusqu'aux bords. Une +grêle de pois verts tomba des barres sur nos têtes. Après l'explosion +de ce météore d'un nouveau genre, chaque néophyte fut assis, les yeux +bandés, sur une planche mobile soutenue par des rebords d'une grande +baille d'eau salée. Chaque aspirant au baptême faisait sa confession à +l'oreille du _Bonhomme-Tropique_, et lui promettait de _ne jamais faire +la cour_ à la femme d'un marin. Un _filet_ de goudron, bien liquide, +était passé sur le menton du néophyte, que l'on rasait ensuite avec un +sabre de bois. C'est alors qu'une messe était dite en son honneur; et, +au mot d'_amen_, la planche qui lui servait de siège lui manquait, et +il se trouvait plongé le derrière le premier dans la baille, où une +douzaine de seaux d'eau de mer lui étaient lancés avec promptitude et +vigueur. Nos deux dames furent seules un peu ménagées, et moyennant +quelques pièces blanches et une entière soumission, tous les nouveaux +catéchumènes furent quittes de cette épreuve, qui n'est désagréable que +pour ceux qui ne veulent pas se prêter de bonne grâce à cette burlesque +initiation, source de gaîté, et prétexte de petits profits pour des +malheureux qui n'ont que trop rarement l'occasion de se réjouir, et +d'oublier leurs fatigues et leur cruel isolement. + +Ivon, voulant, comme le font souvent les vieux marins fiers de leur +expérience, ajouter un incident inattendu à la célébration du passage du +Tropique, s'avança avec solennité vers Niquelet: Capitaine, lui dit-il, +comme il est d'usage que ceux qui vont dans les colonies pour y faire +leurs affaires, retournent, sens dessus-dessous, leurs anciens noms +en passant par ici, je vous demande un nom de guerre de noblesse, à la +place du mien qui est trop court. Il y a assez long-temps que je suis +roturier; je veux devenir, à mon tour, comte, marquis, ou n'importe quoi +enfin. + +--Comment vous nommez-vous, sans plaisanterie? répond Niquelet, avec +gravité. + +--Sur les fonts _baptistaux_ on m'a donné le nom d'_Ives-Marie_, sans +mon consentement. + +--Eh bien! mon ami, il faut anoblir ce nom-là en vous faisant appeler M. +de _Livonnière_; ce sobriquet-là vous chausse-t-il? + +--Comme une paire de bas de soie, capitaine. + +A ce mot _bas de soie_, qu'Ivon parut regretter d'avoir lâché, +l'équipage, qui connaissait notre affaire à bord du _Vert-de-Gris_, +se prit à rire aux éclats. Ivon aurait bien eu envie de réprimer le +mouvement de gaîté qu'il avait très involontairement provoqué; mais le +jour où l'on passe le Tropique, il est défendu de se fâcher à bord. + +Il fut donc décidé que mon ami Ivon serait reconnu désormais sous le +nom de M. de _Livonnière_. Il voulait aussi me faire abjurer mon nom +patronimique, en m'assurant que cette petite apostasie ajouterait à la +considération qu'on ne manquerait pas d'avoir pour nous dans la colonie; +mais je ne jugeai pas à propos de suivre ni cet avis ni l'exemple qui +venait de m'être donné. + +Sur quelles frêles circonstances reposent ces plaisirs auxquels se +livrent avec tant d'abandon les hommes de mer! Que d'imprévoyance il +leur faut pour qu'ils détournent un seul instant les yeux, des périls +qui les menacent si obstinément! Pendant que la joie éclatait à bord, +et que, sous la tente élégante qui cachait nos gaillards aux rayons d'un +soleil dévorant, une table improvisée réunissait les plus gais +convives, le matelot placé en vigie au haut du grand mât, veillant, avec +impassibilité, sur toutes les folies qu'il nous voyait faire à cinquante +pieds au-dessous de lui, cria _navire_! A ce mot, toujours solennel en +temps de guerre, notre folâtre gaîté s'envola avec la brise, le silence +succéda au tumulte. On replia les tentes, dans un clin d'oeil; la table +disparut avec les plaisirs dont elle était devenue le théâtre. Plus de +festin, plus d'ivresse. La fête était finie, et à l'abandon d'une orgie, +succéda l'appareil imposant du combat. + +Niquelet avait de bons yeux; mais il n'avait qu'un bras, avec lequel +il lui était difficile de grimper au haut de la mâture. Aussi, quand +il voulait s'élever, pour observer les navires qu'on lui indiquait à +l'horizon, il se faisait hisser dans une chaise à gabier, à la tête +de notre grand mât de hune. Notre capitaine, en cette occasion, fit +procéder à son ascension; et, à peine était-il rendu à la hauteur du +tenon du grand mât, que nous l'entendîmes rire aux éclats, balloté par +le roulis, sur son siège aérien. «Imbécile, criait-il au découvreur de +navire: il a pris l'eau que jette un baleinot ou un souffleur, pour la +mâture d'un bâtiment. Où te reste t-il ton bâtiment de paille?» + +--Là, par le travers, capitaine; mais je ne le vois plus. + +--Ne t'inquiète pas! tu vas le revoir bientôt, quand il soufflera. + +C'était en effet un gros souffleur qui, faisant jaillir, +perpendiculairement, l'eau à une grande hauteur, nous avait donné cette +fausse alerte; et bientôt nous vîmes cet ennemi inoffensif s'approcher +de nous; en renouvelant ses ébats, comme pour nous dédommager de la peur +qu'il nous avait faite. + +Délivrés de toute inquiétude, du moins jusqu'au lendemain, avec quel +plaisir nous sentîmes enfin _la Gazelle_ glisser légèrement sur cette +mer des vents alises, qui semble emprunter sa transparence et sa +couleur, à ce ciel qu'elle réfléchit dans ses flots caressans et si +harmonieusement mobiles! Avec quelle volupté de marin surtout, je +respirais, pour la première fois, ces parfums de la mer, et cet air +tiède que la brise constante des tropiques imprègne d'une saveur si +douce! Quelles nuits délicieuses on passe sous ces latitudes que +le soleil aime tant et qu'il éclaire avec une pompe et une majesté +inconnues à nos tristes climats! Quelle sublimité dans ces scènes +paisibles et animées de la nature! Tout, sur ces mers fortunées, devient +un spectacle ravissant pour l'oeil, l'esprit et le coeur. Des myriades +de poissons volans s'élèvent sur l'avant du navire, et sont poursuivis, +en retombant dans la mer, par ces rapides dorades, le plus svelte, le +plus élégant des hôtes des mers, reflétant dans les flots diaphanes +qu'il sillonne, ses vives couleurs de pourpre, d'argent et d'azur, +les lames flexibles qui les balancent gracieusement, d'innombrables +_galères_ se déploient en éventails bordés de vert, de bleu ou de rose. +Derrière vous, des mauves légères s'abaissent, en béquetant la mer, +jusques sur la poupe du navire qu'elles escortent. Sous les nuages +brillans qui passent avec les vents à votre zénith, nage, dans des +vagues éthérées, la majestueuse _frégate_, dont les ailes noirâtres, +dessinées en accolades, paraissent immobiles dans les régions qu'elles +fendent pourtant avec la rapidité de l'éclair; et, si quelquefois des +nues, qui semblent receler la foudre et l'orage dans leurs sombres +flancs, viennent interrompre l'harmonie de ces scènes attachantes, ne +redoutez rien: ces grains, en apparence si terribles, se dissiperont +avec la brise qui les pousse sur votre navire, et le soleil, dont ils +ont un moment voilé l'éclat, va reparaître brillant et pur, comme il +l'était auparavant. + +Un peintre qui essaierait à rendre, sous les plus riches couleurs de +sa palette, le ciel des tropiques, au lever ou au coucher du soleil, +passerait, dans nos climats, pour avoir menti à la nature; car en +Europe, nos horizons ne peuvent pas nous conduire à supposer possibles +les accidens que l'on admire dans le ciel de la zone torride. Souvent +vous vous appliquez à trouver, dans la forme des nuages qui s'élèvent +dans notre brumeuse atmosphère, des configurations bizarres; mais, +sous les petites latitudes, l'imagination, sans chercher à se créer des +ressemblances de lieux sous la voûte immense qui recouvre la mer, est +frappée de voir des îles, des forêts, des châteaux, se dessinant en +lames d'or, sur l'azur du firmament. Combien de fois nos passagers +restèrent des heures entières à contempler ce gigantesque panorama, qui +leur offrait, dans les plus admirables illusions, les souvenirs de tous +leurs voyages! L'homme qui ignore les effets de soleil sous la zone +torride, n'a pas vu ce qu'il y a de plus magnifique dans le spectacle +que le ciel donne à la terre. + +Les matelots ne sont pas, pour la plupart, fort émus de toutes ces +scènes. Mais j'avouerai cependant que je n'en ai pas vu un seul qui soit +resté indifférent au lever du soleil, dans ces régions. Quand derrière +ces nuages, bordés à l'horizon d'une pourpre étincelante, l'astre du +jour semblait cacher à nos yeux les approches de son apparition sublime, +et qu'ensuite son globe de feu s'élevait majestueusement au dessus du +rideau immense qui paraissait vouloir nous dérober pudiquement sa clarté, +un cri d'admiration s'échappait de la bouche de tous les spectateurs +attentifs. Les matelots, occupés à laver le pont, laissaient tomber +leurs brosses ou la bosse de leurs seaux. Tous les regards, toutes +les âmes pour ainsi dire, étaient tournés du côté du ciel, où +s'accomplissait un des mystères les plus imposans de la nature. + +Il ne faut pas croire que pour les marins il n'y ait pas de distractions +sur ces mers où le navire court quelquefois quinze ou vingt jours avec +la même brise et le même cap, sans changer d'amures. La pêche, et une +pêche amusante, vient quelquefois occuper tout l'équipage, et procurer +une salubre variété à sa nourriture. + +La dorade, si friande de poissons-volans, est quelquefois dupe de sa +voracité et victime d'une illusion que les marins savent lui préparer +fort adroitement. + +Sur la tige du gros hameçon d'une ligne qu'ils suspendent au bout +du beaupré, ils forment, avec du linge blanc, le mannequin d'un +poisson-volant armé de ses ailes, faites avec la rame d'une plume, et +de manière à ce que la queue du poisson factice, couvre le dard de +l'hameçon ainsi empaqueté; puis le pêcheur, perché sur le beaupré, agite +sur la surface des flots que fend le navire, le poisson trompeur; +la dorade, qui guette sans cesse les poissons-volans que le bruit du +sillage fait sortir de l'eau, se jette sur l'hameçon comme sur une +proie, et c'est alors qu'on le halle à bord, comme une conquête, et que +l'équipage jouit du spectacle qu'offre ce spare, qui en mourant revêt +sur son écaille les nuances les plus vives de l'émail le plus pur, +parsemées des étoiles de l'azur le plus brillant. + +Quand la dorade échappe à ce piège, en voulant saisir sa fausse proie, +un matelot placé, le harpon en main, sur un quartier de panneau suspendu +au dessous du beaupré, lui enfonce les pointes aiguës de son dard dans +les flancs; et tout couvert de sang et d'eau de mer, on voit remonter à +bord l'adroit pêcheur, élevant au dessus du pont un poisson quelquefois +aussi haut que lui. La pêche est présentée au capitaine, qui fait donner +une bouteille de vin ou un coup d'eau-de-vie au harponneur. + +Le requin, moins défiant et plus vorace encore que la dorade, se prend +au moyen d'un énorme hameçon fixé à une chaîne, et recouvert d'un +morceau de lard. Lorsque ce _tigre des mers_, nom que lui donnent les +matelots, rôde, _en forban_, autour du navire, on lui jette l'émérillon, +qu'il saisit en se retournant sur le dos. Bientôt tout l'équipage se +porte sur le bout de filain amarré sur la chaîne, et le requin est mangé +impitoyablement par les matelots, dont, à son tour, il est devenu la +proie; car ils ont soin de dire comme une maxime empruntée à la loi du +talion: _puisqu'il nous mange, mangeons-le_. + +Un de ces terribles animaux nous dévora un gabier à bord de _la +Gazelle_. Ce malheureux, en montant dans les haubans pour passer une +manoeuvre, tombe à la mer: il nageait pour saisir le bout de corde qu'on +lui avait jeté; le navire ne filait qu'un noeud tout au plus. Au moment +où il touchait le bout de filain, il jette un cri, lutte contre les +flots au-dessus desquels sa figure se contorsionne encore. Du sang paraît +à la surface de la mer, et nous ne voyons plus notre infortuné camarade. +Un gros requin, qui se tenait depuis quelques jours sous les ferrures de +notre gouvernail, venait de l'entraîner avec lui pour le dévorer au fond +des eaux. Le lendemain nous prîmes à l'émérillon ce redoutable avaleur, +dans le ventre duquel nous trouvâmes encore les doigts de pied et les os +du crâne de notre pauvre gabier. + +Pendant une nuit d'orage, on aperçut à bord, des feux qui se jouaient +sur chacune des extrémités de notre vergue de fortune. Cette flamme vive +ot bleue, comme celle qu'on allume sur le punch que l'on sert dans les +cafés, excita, pour la première fois, ma curiosité. Qu'est-ce donc que +cela? demandai-je, tout étonné, à un matelot. + +--Le feu Saint-Elme, monsieur. + +--Ah! c'est le feu Saint-Elme; jamais je ne l'avais vu encore. Ce feu-là +ne brûle pas? + +--Ah! bien oui, brûler! dites plutôt que c'est l'ami des matelots. +Voyez-vous cette manière de flamme? Eh bien! si l'officier de quart +me disait: _Monte tout seul serrer le petit hunier_ (qui n'est pas mal +lourd tout de même pour un seul homme), j'irais le serrer en double, +voyez-vous, parce que ce feu-là monterait avec moi à l'empointure pour +m'aider, comme il aide tous les matelots. + +--Mais comment peux-tu ajouter foi à un tel conte? c'est tout +simplement, ainsi que je crois me rappeler de l'avoir lu, un effet +naturel, une aigrette électrique, qui, comme le fluide de cette espèce, +recherche les pointes. + +--Comment je peux croire ce conte-là? Effet de _lubricité_, aigrette +_électrice_, tant qu'il vous plaira. Mais il n'en est pas moins vrai que +ce feu, qui ressemble _censément_ à un verre d'eau-de-vie qui brûle, est +l'âme d'un pauvre bougre de matelot, comme moi, qui s'est noyé à la +mer dans un coup de temps. Aussi voyez-vous, quand le temps va devenir +mauvais, l'âme des matelots qui ont bu un coup de trop à la grande +tasse, venir avertir leurs camarades qu'il en _fusillera_ de là haut, et +qu'il y aura du _foutrop_. + +--Ma foi, à tout hasard, je veux voir si je pourrai toucher l'âme d'un +mort, et je m'en vais de ce pas sur le marche-pied de la vergue de +fortune, donner une chasse à ton feu Saint-Elme. + +Je montai, comme je l'avais dit, au bout de la vergue, à la grande +surprise de mon interlocuteur, qui voyait une espèce de profanation +dans l'intention que j'avais d'aller, sans nécessité, tracasser ce qu'il +appelait l'ami des matelots. A mesure que sa main s'avançait doucement +vers le feu Saint-Elme, le fluide sautillait, s'éloignait, et ne +revenait qu'après que j'avais rentré ma main. Cette espèce de petite +guerre entre lui et moi, amusait beaucoup les gens de quart, qui me +répétaient: «Allez, celui-là est plus malin que vous et nous.» Un +matelot bas-breton me cria: «Voulez-vous que je le fasse disparaître?» +--Oui, lui répondis-je.--Et il fit le signe de la croix. Le feu en effet +s'évanouit au même instant, et cette coïncidence instantanée, entre +sa disparition et le signe de croix de mon dévot, ne servit pas peu à +graver plus profondément encore, dans l'imagination de ces braves +gens, une superstition qui, pour l'honneur de l'espèce humaine, devient +heureusement de plus en plus rare chaque jour parmi les matelots. + +Lorsque, fatigué de me promener pendant quatre heures de quart, à la +file d'une dizaine d'hommes, qui n'avaient qu'un espace de vingt pieds +à parcourir, je cédais au besoin suppliciant du sommeil; lorsqu'enfin, +après avoir frotté mes yeux apesantis, avec de l'eau de mer, et avoir +trempé ma tête somnolente dans un sceau, je m'assoupissais devant, sur +le bout de la drôme, c'était en vain que mon chef de quart me réveillait +et me sermonait vertement: la nuit suivante, je retombais dans ma +mauvaise habitude. Il me fallait une leçon forte pour me guérir de mon +indolence. Le capitaine me la fit donner. + +J'étais allongé, les yeux fermés, sur ma drôme chérie. Quatre hommes +montent dans les haubans, tenant chacun un sceau rempli d'eau. Au signal +de Niquelet, toute cette eau de mer roule avec fracas sur moi. Au +même instant on crie: _un homme à la mer! Un homme à la mer!_ Saisi, +submergé, épouvanté, j'accroche un bout de corde que l'on me jette, +comme si j'étais tombé le long du bord: je nage, mais à sec, sur le +pont; et ce ne fut qu'après être revenu de mon effroi et avoir reconnu +la plaisanterie, que je me sentis tout honteux de m'être laissé prendre +par négligence à un piège aussi grossier. + +«Vous risquiez, dit en riant le chirurgien du bord au capitaine, de lui +donner, avec cette fausse alerte, une maladie épileptique très-réelle. + +--Tant pis, répondit Niquelet; j'aime encore mieux qu'il ait +l'épilepsie, que la _cagne_.» + + + + +8. + +L'ATTÉRISSAGE.[1] + +[Note 1: Le mot attérage est plus français; _attérissage_ est plus +marin.] + + +Les approches de la terre.--Les passagers en pacotille.--La +Martinique.--Le _coup de peigne_.--Combat et naufrage. + + +La fréquence des grains qui nous tombaient à bord, l'amoncèlement des +nuages poussés dans l'Ouest par la brise alisée, devenue plus forte +et plus irrégulière, l'apparition des _fous_ qui croisaient leur vol +saccadé au dessus de notre mâture, les nuées de poissons-volans plus +petits, qui s'élevaient devant nous comme une poussière vivante, avec +l'écume que faisait jaillir la proue de _la Gazelle_, tout enfin +nous annonçait l'approche de la terre après un mois de traversée. +La préoccupation de notre capitaine passant les nuits sur le pont, +enveloppé dans les pavillons qui lui servaient de couche, nous faisait +pressentir, encore mieux que tous les autres indices, que le petit drame +assez amusant de notre voyage, allait toucher à son dénouement. + +Oh! combien les passagers se montrent ravis quand ils croient enfin +flairer la terre! Les soucis, que les ennuis de la traversée ont +accumulés sur leur front, font place à des lueurs de joie et de folie; +leur attitude faible et gênée prend de l'assurance; leurs jarrets, +brisés par les roulis, de l'élasticité. Leurs yeux, plus vifs, errant +sur tous les points de l'horizon, cherchent avec un instinct trompeur +le rivage promis, presque toujours où il n'est pas. Le nuage qui s'élève +devant eux est pris pour un mont, une île, un cap, que sais-je; et le +fantôme s'évanouit bientôt, pour faire place à d'autres ravissantes +illusions. Nos aimables compagnons ne se sentaient pas d'aise: ils +chantaient, sautaient, faisaient leur toilette, ouvraient, fermaient +leurs malles à tout moment. C'était une nouvelle vie qui circulait +dans leurs corps si longtemps abattus. La terre était devant eux. Les +émotions pénibles, les privations, les petites querelles, tout allait +être oublié, à la vue de la Martinique. Le jour où l'on découvre la +terre est un jour de rédemption et de pacification générale. + +Le capitaine se disposait aussi, en feuilletant ses papiers, à se +présenter bientôt aux autorités de Saint-Pierre, et à ses correspondans. +Il fit appeler un à un les passagers dans la chambre, pour avoir, avec +chacun d'eux, un petit entretien préparatoire. Placé auprès du capot, +j'entendis tout. + +--Comme, en arrivant à Saint-Pierre, il me faudra rendre compte, au +commissaire de la ville, de ce que vous venez faire dans la colonie, +vous ne trouverez pas mauvais, leur dit-il, que je vous demande quels +sont vos projets définitifs? + +Une de nos dames lui répondit qu'elle allait à la Martinique, pour +changer d'air et refaire sa santé. + +--Mais jamais je n'ai entendu dire que l'air fût meilleur à la +Martinique qu'en France! + +--Personne, je crois, monsieur le capitaine, ne peut m'empêcher d'aimer +la chaleur. + +--Et quels sont encore vos moyens d'existence, mademoiselle? + +--Mes moyens d'existence, monsieur? Un homme plus galant ou moins +curieux que vous, m'aurait épargné une telle question. + +En prononçant ces mots, mademoiselle Amélia de Saint-Amour se mirait +dans une glace, placée au fond de la chambre, en se prenant la taille +avec complaisance. + +--Ah! j'entends, dit Niquelet après une pause; au surplus, chacun son +industrie! + +--Vous comprenez donc maintenant? Monsieur? C'est, ma foi! fort heureux. + +Arriva le tour d'un grand et beau jeune blond, qui pendant la traversée, +paraissait avoir fait la passion jalouse et l'heureux désespoir de nos +deux jolies voyageuses. + +--Et vous, monsieur Isidore, vous allez à la Martinique, autant que je +puis me rappeler ce que vous m'avez dit, pour....? + +--Je vais à la Martinique, capitaine, en pacotille. + +--Comment en pacotille? Mais vous n'avez embarqué aucune espèce de +marchandises à bord! + +--Ne me suis-je pas embarqué moi-même avec une taille de cinq pieds six +pouces, ma figure, ma jambe et mes espérances enfin? + +--Mais sur quoi fondez-vous vos espérances? + +--Sur l'avenir. + +--Et votre avenir enfin? + +--Sur mes espérances. On dit que les blonds sont très-rares et fort +recherchés dans le pays. + +--Grand Dieu, que je vous plains avec votre pacotille! + +--Oh! le débit de cette marchandise ne m'embarrassera nullement, je vous +assure. + +--Pauvre jeune homme! Si le commerce pouvait aller pour vous encore +aussi bien que pour mademoiselle de Saint-Amour!... Elle, au moins, a +des charmes qui pourront porter intérêt: c'est enfin un petit capital; +mais vous? + +--N'ai-je pas, comme elle, les charmes de mon sexe? et peut-être qu'en +réunissant nos deux industries... + +--Allons, fou que vous êtes, si jamais, avec vos moyens _personnels_ de +fortune, vous venez à manquer de pain, vous viendrez dîner à bord de +_la Gazelle_, où votre couvert sera mis pendant tout le temps que je +resterai à Saint-Pierre. Voyons les autres passagers. + +Les renseignemens donnés au capitaine, par nos autres chercheurs de +fortune, ne présentèrent rien d'intéressant; tous allaient ramasser de +l'or, et ils croyaient déjà toucher à la terre promise... + +Niquelet avait tout calculé pour attérir de nuit. Le soir du +trente-unième jour de notre navigation, il se plaça en vedette au +bossoir de bâbord, et n'en bougea plus. Les matelots se dirent: +_Courte-Manche_ (c'était le nom de guerre qu'ils lui avaient donné) +_sent queuque chose, et le chien a le museau fin et le nez creux_. A +minuit, on le vit passer rapidement du bossoir vers l'arrière, regarder +le compas et ordonner au timonnier de laisser porter un quart sur +bâbord. _Il a senti queuque chose, c'est sûr_, s'écrièrent les matelots, +à qui une bouteille d'eau-de-vie, suspendue au grand étai, avait été +promise pour le premier qui apercevrait la terre. Au moment même où +nous laissions arriver au pas comme l'avait ordonné le capitaine, +tout l'équipage découvrit, par le côté de tribord, deux grands navires +courant sous les huniers, orientés au plus près, tribord amures. Des +feux, allumés dans leurs longues batteries, laissaient voir une filée +de sabords que nous aurions pu compter un à un. _Rentrons en un coup +de temps nos bonnettes, amenons en double nos huniers et la voile de +fortune_, nous commande à demi-voix Niquelet; et notre goélette, rase +sur l'eau avec sa mâture effilée, devint presque imperceptible pour les +croiseurs anglais, qui continuaient silencieusement leur route, comme si +tout avait dormi à bord, et les équiqages et les navires mêmes «_Ils +ne nous ont pas vus, ils ne nous ont pas vus!_ nous dit Niquelet, en se +frottant la tête avec un sentiment de satisfaction facile à concevoir. +_Encore une bonne de parée!_ Un gros grain noir nous arriva et nous +cacha aux vaisseaux anglais, avec nos voiles, qui furent rehissées dans +un clin d'oeil après la bourrasque. La goëlette, poussée par le gran, +filait de manière à sombrer par l'avant, tant son sillage était rapide +et dur. Dès que le nuage, qui nous avait amené cet orage passager se fut +dissipé dans l'Ouest, en faisant blanchir la mer, comme si une trombe +avait tourbillonné sur notre avant, nous découvrîmes, à peu de distance, +les sommets d'une chaîne de mornes, au-dessus desquels reposait une +couronne d'immenses nuages. C'était la Martinique. + +Je ne saurais dire combien ces scènes si simples sont imposantes +pour les marins, et avec quelle profondeur elles se gravent dans leur +mémoire. Un navire, échappant par une manoeuvre adroite, ou par un +incident heureux, à la vigilance d'une croisière ennemie, est bien peu +de chose, sans doute, pour les hommes à qui on raconte cette manoeuvre +ou cet événement. Mais, pour peu que vous naviguiez, vous écouterez avec +délices le récit d'une de ces circonstances si communes à la mer, et +vous concevrez alors que les marins sont rabâcheurs et conteurs, parce +que tout est grand et décisif autour d'eux. Rappelez-vous seulement avec +quels objets imposans ils sont sans cesse en rapport, avec les flots, +les vents, les tempêtes, la foudre, les combats, l'immensité de +ces mers, dont une seule lame suffit pour vous épouvanter, vous, +fussiez-vous assis sans danger sur le rivage!... N'y a-t-il pas, dans +tout cela, assez de sources d'émotions, assez de motifs de narration, +pour les entraîner à parler souvent d'eux-mêmes et des incidens les plus +mémorables de leur vie aventureuse? + +Nous distinguions déjà les lumières des habitations, scintillant à des +hauteurs inégales, et disparaissant tout d'un coup, comme ces feux +vifs et errans que le voyageur rencontre la nuit dans les campagnes. +De vastes nuages se roulaient sur les flancs des montagnes, dont ils +semblaient former la ceinture, et au dessus d'eux se dessinaient les +formes gigantesques des pitons du Vauquelin. La mer, que l'élévation +colossale de ces monts paraissait abaisser au dessous de son niveau +ordinaire, battait avec un bruit sinistre les bords irréguliers du +Vent-de-l'Ile. Les nues, amoncelées sur la cime des pitons, avaient +l'air de se reposer, dans l'inaction de la nuit, de l'affaissement +qu'éprouve la nature dans ces climats si pesans, où chaque jour semble +être pour elle un jour d'épuisement. Le commandement du capitaine +vint nous arracher à cette contemplation et aux réflexions tristes que +faisaient quelques uns de nous: car, en abordant ces Antilles, tombeau +de tant d'Européens, il n'est guère de marin qui puisse s'abandonner, +sans réserve, au doux espoir de revoir encore une fois sa patrie. + +Quand le jour vint, avec ses rayons étincelans, éclairer le ciel +capricieux et pour ainsi dire _passionné_, qui se convulsionnait sur +nos têtes, la Dominique se montra à notre droite comme un bloc sorti des +flots; presque au dessus de notre mâture, s'élevaient à pic des mornes +décharnés, dont les flancs portaient, comme de larges blessures, la +trace des éboulemens récens qui les avaient déchirés. Le long de ces +rivages plaintifs, que la mer ne caresse plus, mais qu'elle paraît +miner plutôt avec colère, notre pauvre petite _Gazelle_ glissait comme +humiliée de la grandeur et de la splendeur austère des objets qu'une +nature nouvelle offrait à nos yeux. Quel sombre mystère paraissait +régner dans ces ravins profonds où les nuages allaient s'engouffrer! +Quels sons mélancoliques et durs les flots rendaient, en bondissant +tumultueux dans les grottes profondes dont ces bords hardis sont +accidentés! Et ces bois éternels, brûlés par le soleil et la foudre, +battus par les ouragans! et ces cascades impétueuses, jaillissant avec +fureur du haut de ces pitons si chauves, pour se briser dans ces ravins +recouverts d'une verdure si sombre! + +Oh! me disais-je, en voyant pour la première fois la Martinique, si +cette île est le reste ou le produit d'une des convulsions du globe, +elle ne dément pas son effroyable origine; car c'est sans doute dans une +de ces commotions qui ont ébranlé le monde, que cet archipel est resté +comme le débris d'un continent, ou comme l'indice d'un des avortemens de +la nature! + +Nous aurions pu attaquer la Martinique par la passe du Diamant, en +gouvernant sur le sud de l'île; mais Niquelet, sachant que les croiseurs +ennemis se tenaient plus particulièrement dans cette partie, s'était +décidé à faire la passe de la Perle, par le nord, pour atteindre ensuite +la rade de Saint-Pierre. + +Nos passagers, dès le soir de notre attérissage, s'étaient couchés, +comme d'habitude, quelques heures après le soleil; et, ne se doutant pas +que nous fussions si près de la fin du voyage, ils n'avaient eu, dans +leurs cabines, aucune connaissance de notre manoeuvre, ni de la manière +heureuse dont nous venions d'échapper à la croisière anglaise. Quelle +fut leur surprise lorsqu'en paraissant sur le pont avec le jour +naissant, ils se virent à une demi-portée de canon de l'île, dont +l'ombre immense paraissait nous protéger contre l'ennemi que nous avions +tant redouté pendant la traversée! Mais au sentiment de satisfaction +qu'ils éprouvèrent, en se sentant si près du port, succéda l'impression +que devait produire l'aspect sauvage et presque désolant de l'île, sur +des gens qui croyaient retrouver dans ces contrées la réalisation +des peintures suaves d'_Atala_ ou de _Paul et Virginie_. Ils nous +accablaient de questions empreintes de la pénible émotion qu'ils +s'efforçaient cependant de nous cacher. Ivon, ou plutôt M. _de +Livonnière_, vieux routier des Antilles, satisfaisait leur curiosité, +et Dieu sait les renseignemens consolans qu'il donnait à nos pauvres +passagers! + +--Que cette verdure est sombre, monsieur de Livonnière! Comme ces forêts +doivent être sinistres! + +--Et sans compter les serpens qui vous tuent en cinq minutes, et les +mancenilliers qui vous donnent un abri _où ce_ que l'on enfle avant de +faire sa _crevaison_ comme un boeuf soufflé, sans comparaison. + +--Qu'est-ce donc que cette fumée qui s'élève du haut de ces vilaines +montagnes, que vous dites pourtant inaccessibles? + +--Cette fumée-là, _c'est_ des nègres _marrons_, qui font _boucaner_ +leur bananes, pour se nourrir comme de vrais porcs; afin de ne pas +travailler, _les cognes!_ Ça vous brûle toute une forêt, peur se faire +cuire une banane. + +--Comme il fait chaud! On respire à peine, depuis que nous sommes près +de terre. Est-ce qu'on éprouve toujours cet air humide et étouffant? + +--Sans compter les moustiques, les maringouins et les bêtes à mille +pattes, et autres _ingrédient de la même nature_. + +--On transpire déjà à n'y pas tenir... + +--_Chaque cheveu chaque goutte_, c'est la consigne; et puis trois +chemises par jour, quand on en a de rechange; mais ce n'est encore rien. +Vous verrez dans l'hivernage, c'est là que je vous attends, _petits +moutons-france_, c'est-à-dire si vous durez jusque là; car il ne faut +jurer de... + +--L'hivernage! mais il doit faire plus frais alors que dans les autres +saisons? + +--Oui, c'est comme ça en France; mais, dans les colonies, _l'hivernage_ +ça veut dire le plus chaud. Quand je vous dis encore une fois que dans +ce pays-_ici_, tout est chaviré, il me semble que vous pouvez bien me +croire! + +--Pourquoi ces champs, encore fraîchement labourés, sont-ils tombés dans +la mer? + +--Tiens, pardieu! Parce qu'il y a des éboulemens. + +--Il y a donc des éboulemens fréquens aux colonies? + +--Il y a même, on peut le dire, des tremblemens de terre qui vous +mettent sens dessus-dessous les maison, comme un coup de mer vous +_chamberde_ en deux temps trois mouvemens, tout ce que vous avez sur +le pont d'un navire. Et le tonnerre donc, que ces _charabia_ appellent +_Maribarou_, il faut entendre le boucan qu'il fait tous les soirs dans +ces polissons de mornes! C'est à mourir, de rire. C'est la musique du +pays, et la terre danse. _C'est_ les _Européens_ qui paient les violons. + +--Quel triste séjour, si on n'y faisait pas si vite fortune! + +--Fortune?... Oui, _c'est pas_ l'embarras, les doublons et les moides +se ramassent, il est prouvé, à pleines pelles dans les rues, _censément_ +comme des pierres à lest sur la grève. Mais pas moins si vous voulez +devenir riches, je ne vous conseille pas de faire comme un passager que +j'ai connu, comme je vous connais. + +--Et que fit ce passager? + +--Une bêtise, et vous ferez peut-être bien comme lui. Le particulier, +en débarquant à terre, sur la place Bertin, trouve, comme qui dirait par +hasard, une gourde à ses pieds. Bon, _qui dit_, je vas la ramasser; mais, +_qui se dit_ ensuite, bah! _c'est_, pas trop la peine: je ne suis pas +venu ici pour perdre mon temps à _carotter_ des gourdes une à une. Je +ne veux me rompre l'échigne qu'à ramasser des doublons. Trois ou quatre +jours, plus ou moins, après _c'te événement_, mon particulier creva +_d'inambition_ à la porte de l'hôpital, que vous allez voir tout à +l'heure, et il avala sa cuiller, faute d'une ration de biscuit... Mais +pendant que je suis là à perdre mon temps à _blagasser_ avec vous, +est-ce que je ne vois pas un navire qui porte le cap sur nous, dans le +canal de la Dominique? Si ma foi! Capitaine Niquelet, avez-vous aperçu, +sans être trop curieux, ce navire qui court sud-ouest avec la brise du +canal, en nous présentant le bout? + +--Oui, Livonnière. Il reçoit la brise sud-sud-est du large, pendant que +nous sommes en calme, abrités par la terre. Comme il pourrait bien être +armé, nous allons nous préparer à le recevoir. Maître, faites donner +la ration à l'équipage, et déjeunons vivement, mes enfans, pour nous +disposer après à nous donner un coup de peigne, s'il en est besoin. + +--Oui, capitaine, répondit le maître. Un homme de chaque plat à la +cambuse, et déjeune tout le monde en général! + +Les passagers, à ce mot de _coup de peigne_, qui résonnait assez mal à +leurs oreilles, ne se firent pas prier pour descendre dans la chambre et +se disposer à nous faire passer des gargousses, dans le cas où leur aide +nous deviendrait nécessaire. En découvrant les habitations fertiles +de la Basse-Pointe, leurs yeux, effrayés au premier aspect de la +Martinique, auraient pu se reposer avec plus de satisfaction sur +ces belles plantations de cannes à sucre; semblables, de loin, à nos +moissons dorées de l'Europe: mais ils ne se montraient plus si jaloux de +jouir de la vue des côtes. A chaque instant, passant, avec hésitation, +leurs têtes au capot de la chambre, ils nous demandaient: Le navire +approche-t-il? + +--Oui, messieurs. + +--A quelle distance est-il encore de nous? + +--A une portée de canon tout au plus. + +Et alors les têtes disparaissaient pour ne plus se montrer. + +Le fort de la Basse-Pointe, en nous voyant approcher, pavillon français +en tête du mât de misaine et au pic, hissa aussi son pavillon tricolore. +Nous accueillîmes ce signal au cri de _vive l'empereur!_ C'est à ce +cri qu'alors on combattait, et que l'on savait mourir noblement... Nous +continuions à déjeuner, et le demi-silence de notre repas sur le pont, +n'était interrompu que par ces mots que le maître d'équipage nous +répétait de minute en minute: + +--Déjeunons en double, mes amis, déjeunons en double, pour être parés à +nous taper! + +Chacun, après avoir lestement expédié son morceau de pain et de fromage, +avala son quart de vin, se frotta les lèvres avec le dos de la main, +et alla se placer à son poste de combat pour attendre le premier boulet +qu'il plairait à l'ennemi de nous envoyer. + +Hélas! oui, c'était bien un ennemi que ce brick si bien espalmé, que +nous voyions cingler sur nous, avec ses voiles blanches et si bien +arrondies par la brise, ses manoeuvres si bien peignées, et sa large +batterie jaune reluisant, sur sa joue de tribord, au soleil déjà élevé +de quarante-cinq degrés au dessus de l'horizon.... Sans doute qu'il ne +tardera pas à hisser son pavillon; car il ne pourra combattre qu'après +avoir assuré ses couleurs nationales. Comme tous les yeux épient le +moment où l'on verra s'élever sur sa drisse ce pavillon frappé par le +timonier que l'on croit apercevoir sous le vent... Pavillon anglais! +pavillon rouge! s'écrie-t-on... Et nous encalminés sous la terre pendant +que notre ennemi a de la brise pour nous approcher! Oh! combien nous +sentions d'impatience dans nos gestes, nos mouvemens, et sous nos pieds +agacés de l'immobilité de notre navire! + +Le fort de la Basse-Pointe, dont les canons étaient d'un gros calibre, +commença le feu; ses boulets sifflant sur notre avant, allèrent tomber +autour du brick anglais. Oh! combien on sent augmenter son courage, +quand on se voit protégé contre la supériorité de l'ennemi! Nous +lâchâmes aussi notre petite bordée criarde après celle du fort, et +l'Anglais riait sans doute de la pétarade de nos trois caronades de +huit, succédant au retentissement des pièces de vingt-quatre de la +batterie de terre. Il se décida bientôt cependant à répondre à notre +attaque; mais au même moment une risée, sortant d'un gros morne que nous +dépassions, vint aussi enfler nos voiles et coucher le bord de +tribord de la goëlette, sur la mer ridée par la pression de la brise +frémissante. Conduits à grands coups de canon le long du rivage que +nous rangions le plus près possible, nous voyions, sur toute la côte du +Prêcheur, les habitans de Saint-Pierre et les dames en parasols, agiter +leurs mouchoirs, élever leurs mains vers nous, pour encourager notre +résistance. Leurs acclamations venaient jusqu'à nous à chacune des +petites volées que nous lancions fièrement au brick, et les boulets +qu'il nous envoyait n'effrayaient nullement, en ricochant même jusqu'à +terre, les spectateurs de ce combat si inégal. Cette scène, jusqu'alors +plus piquante que terrible, acquit bientôt un caractère imposant par une +de ces transitions atmosphériques, fréquentes dans ces climats. Le ciel, +qui, depuis le commencement de l'action, avait pour ainsi dire souri +à ce petit spectacle naval, se voila tout à coup, et vint resserrer en +quelque sorte la scène entre la terre et l'horizon, rapproché de nous +par l'effet de l'orage qui se préparait. A la lueur des coups de canon +que nous tirait le brick, succédait l'éclair qui déchirait la nue, en +nous éblouissant. A chaque détonation, le tonnerre répondait par +le fracas de la foudre, répété cent fois par, les échos funèbres et +sourdement sonores des mornes cachés dans les nuages qui s'abaissaient +sur nos têtes. La sombre clarté du jour, plus triste que l'obscurité de +la nuit, couvrait autour de nous tous les objets d'une couleur de deuil. +La mer, plus lamentable, déferlait sur le rivage: la brise, venant +par bouffées, tantôt couchait notre goëlette sur le flanc, et tantôt +l'abandonnait tout à coup, pour la laisser se redresser et comme pour +la tourmenter. A la riante clarté d'un beau jour, on se bat avec moins +d'effroi, parce que l'éclat du soleil semble ôter quelque chose de +terrible à l'appareil du combat. Avec l'obscurité de la nuit, on +peut aussi se battre sans terreur, parce qu'on ne voit ni le sang qui +ruisselle, ni les coups qu'on se porte. Mais combattre sous la foudre +qui gronde comme une menace du ciel; mais combattre au milieu d'un orage +qui vous dérobe la clarté consolante du jour, c'est la plus rude épreuve +que puisse subir l'intrépidité de l'homme de mer. + +Livonnière s'était placé à la barre, pendant le combat: c'était le +meilleur timonier du bord. Je m'étais mis sous le vent, pour l'aider à +gouverner au commandement du capitaine. Un faux coup de barre, donné +au moment où une raffale nous arrivait par l'avant, arracha un jurement +terrible à Niquelet. + +--La barre au vent, toute, foutu imbécile! s'écria-t-il en frappant +violemment du pied. + +Livonnière voulut répondre; Niquelet lui montra un pistolet: Livonnière +se tut. + +C'est juste, me dit-il; ce n'est pas le moment de se chicaner, et il est +capitaine.... Je lui pardonne; mais il me le paiera. + +Louvoyant pour gagner un mouillage sous la batterie d'Esnots qui, +majestueusement élevée au-dessus de la surface de la mer, canonnait déjà +notre ennemi, nous étions obligés de virer de bord assez fréquemment. Au +moment où nous envoyions vent devant pour courir notre dernière bordée, +une saute de vent capela avec violence nos deux huniers sur le mât; et +ne pouvant changer assez vite nos deux basses voiles et nos focs, à la +brise furieuse qui soufflait par notre travers, la goëlette s'inclina +sur le côté de tribord. _Amène et cargue les huniers! amène la +grand-voile! cargue la misaine! coupe les écoutes!_ criait-on de toutes +parts: il n'était plus temps... Je ne me reconnus qu'après être revenu à +la surface de la mer: la quille de _la Gazelle_ flottant sur l'eau, fut +le premier objet qui frappa mes yeux remplis d'eau de mer. Je nageai +pour regagner les flancs du navire chaviré. Livonnière, traînant +quelque chose avec lui, y montait de l'autre bord en même temps que +moi. _Aide-moi_! me cria-t-il, en me reconnaissant; _aide-moi, Léonard_! +C'était le brave Niquelet qu'avec effort il retirait de l'eau. Je +n'oublierai jamais son premier mot au capitaine, après l'avoir aidé à se +cramponner et à enfourcher la quille de _la Gazelle: «Vous m'avez appelé +imbécile, il n'y a pas une minute, capitaine Niquelet; mais je suis bien +aise tout de même de vous avoir sauvé la vie.»_ Le premier mouvement +du capitaine, à cheval sur la quille de son bâtiment sombré, fut +d'embrasser notre généreux ami. Cette accolade, donnée au milieu des +flots, dans cette position et sur le lieu de cette scène, ne sortira +jamais de ma mémoire. + +Quelques uns de nos pauvres camarades parvinrent aussi à se sauver comme +nous venions de le faire. Les plus alertes et les meilleurs nageurs, +qui étaient parvenus les premiers à gagner la quille de _la Gazelle_, +se remettaient à l'eau et rôdaient en plongeant autour de la coque +du bâtiment, pour tâcher de sauver ceux qui avaient disparu sous les +vagues. «Gare aux requins, leur répétait Niquelet, gare aux requins, mes +amis!» Et en effet, ce terrible animal, qui épie sans cesse les navires, +pour profiter de tous les événemens qui peuvent lui offrir une proie, +ne se montre jamais plus fréquemment à la surface des flots, que lorsque +l'orage s'appesantit sur les mers des Antilles. Le grain horrible au +sein duquel avait disparu _la Gazelle_ couvrait encore la terre. A +dix brasses de nous, nous n'aurions pu distinguer aucun objet. Quelle +position affreuse!... Aura-t-on vu à terre chavirer notre goëlette? +Le grain va-t-il se dissiper? Et si le temps allait devenir plus +mauvais!... C'est au milieu de ces réflexions déchirantes que nous +passâmes une demi-heure, qui nous parut un siècle d'angoisses... Mais +le dévouement des créoles avait veillé sur nous; des cris se firent +entendre, nous y répondîmes, sans savoir d'où ils partaient. Sont-ce +les embarcations que le brick anglais aura mises à la mer après avoir +vu notre naufrage? Ne seraient-ce pas plutôt des pirogues venues à +notre secours?... Nous fûmes bientôt tirés de cette cruelle incertitude: +c'étaient des pirogues! Les colons qui les montaient, en nous +apercevant, crièrent à ceux qui les suivaient: _Les voilà, les voilà! +Victoire! Victoire!..._ Et les nègres canotiers, aux sons de leurs +lambis et de leurs cornemuses, retentissant au loin, annoncèrent aux +habitans de St-Pierre que nous étions sauvés. + + + + +9. + +COURSE + +DANS LES DÉBOUQUEMENS. + + +Saint-Pierre-Martinique.--La négraille.--Le capitaine Doublon et le +corsaire le Requin.--La partie de tric-trac.--Les habits de femmes.--Le +bal et la prière à bord.--Les bègneoles.--Nouvelle prise. + + +Quelle arrivée que la nôtre à la Martinique! Sur la quille de notre +navire et sous le feu d'un brick anglais! mais avec quelle touchante +hospitalité les créoles nous accueillirent! Tous s'empressèrent de +nous offrir un asile, des vêtemens et de l'argent. Une fois remis des +fatigues et des émotions de notre naufrage, nous nous comptâmes, et, sur +trente hommes d'équipage et dix passagers, nous vîmes avec douleur que +quinze marins seuls avaient échappé à la mort. Le beau jeune blond, qui +s'était _embarqué en pacotille_, et mademoiselle de Saint-Amour, qui +venait à la Martinique pour changer d'air, s'étaient noyés. La lame +apporta sur le rivage, quelques heures après notre malheureux événement, +les cadavres de nos pauvres compagnons, mutilés par les requins, +pour lesquels ils étaient devenus une pâture. Le lendemain de notre +débarquement à St-Pierre, il nous fallut assister aux funérailles de +tant de victimes. Cette lugubre cérémonie sembla couvrir toute l'île de +deuil, et remplir d'affliction tous les coeurs. + +En parcourant, pour prendre connaissance des lieux, les rues de la ville +de St-Pierre, surnommée _le petit Paris des Antilles_, je fus surpris +de sentir, avec l'air brûlant qu'on y respire, une odeur fade qui me +soulevait le coeur. M. de Livonnière, que j'interrogeai sur la cause de +cette sensation désagréable, me demanda de quoi je voulais parler? + +--Mais de l'odeur qui me suit partout! lui répondis-je. + +--Tu sens _l'oignon frit_, n'est-ce pas? me dit-il avec une expressive +contraction de nez. + +--Eh! oui sans doute; quelque chose comme ça. + +--Eh bien! c'est la _négraille_ qui a cette _senteur_-là, mon ami. + +--Quoi! c'est l'odeur de nègre? + +--Pas autre chose, et c'est bien assez. Mais si ces gaillards n'ont pas +bon fumet, leur peau n'en est pas moins un bon article de vente; et si +nous avions plein la cale d'un navire de trois cents tonneaux seulement +de cette marchandise qui galope dans les rues, toi et moi nous n'aurions +plus besoin de nous risquer à battre des entrechats sur la quille d'une +barque, comme nous l'avons fait il n'y a pas encore une semaine. + +Cette digression de mon ami le conduisit bientôt à m'expliquer ce que +c'était que la traite des noirs, trafic étrange dont je n'avais encore +aucune idée. Les renseignemens et les commentaires d'Ivon sur ce genre +d'industrie firent sur moi une impression assez vive pour que je me la +rappelle encore. Je ne voyais plus un beau nègre sans chercher à évaluer +son prix, et à l'estimer, non pour les services qu'il pouvait rendre, +mais pour le prix qu'on avait pu en tirer en le livrant à l'encan. J'ai +entendu beaucoup d'Européens, nouvellement venus de France, faire de +bonnes phrases sur l'immoralité d'un commerce qui s'exerce sur la chair +humaine, ce qui ne les empêchait pas toutefois d'acheter des noirs et de +les battre à l'occasion. Mais moi, je l'avoue, peut-être à ma honte, je +ne sentis pas, à mon arrivée aux colonies, ces sublimes inspirations de +philanthropie. Ces noirs gros et gras, paresseux et gais, que je voyais +_balander_ toute la journée dans les rues, me paraissaient bien plus +heureux que nos laboureurs d'Europe, et que la plupart des matelots, ne +donnant que la moitié du temps, et ne mangeant qu'une ration de biscuit +pour prix de ces fatigues qui épuisent sitôt leur vie misérable et +agitée. + +Les marins sont les hommes du monde les moins embarrassés de se tirer +d'affaire, pour peu que, dans les lieux où ils se trouvent jetés par le +sort, il y ait un peu de mer à exploiter et des hasards à courir. Quinze +jours à peine s'étaient écoulés depuis notre arrivée à Saint-Pierre, +qu'on vint proposer à Livonnière et à moi, un embarquement sur un petit +corsaire qui n'attendait, pour appareiller du Fort-Royal, que deux +officiers comme nous. Nous étions gens à faire l'affaire du capitaine et +de l'armateur. Des conditions raisonnables nous furent offertes, et nous +les acceptâmes avec plaisir. Une pirogue nous transporta en quelques +heures de Saint-Pierre au Fort-Royal. + +Un Provençal, à la face jaune et corroyée, et qui paraissait acclimaté +depuis longtemps, nous attendait sur l'embarcadère du carénage. Il nous +donna cordialement une poignée de main, en nous annonçant qu'il avait +l'honneur d'être le capitaine _Doublon_, commandant le corsaire _le +Requin_. + +--Et où est ce fameux _Requin?_ demanda Livonnière. + +--Là, amarré sur le tronc de ce grand sablier que vous voyez.--Et en +effet, sous les branches d'un arbre immense, le capitaine Doublon nous +montrait, avec une espèce d'orgueil, un petit sloop sur l'avant duquel +quelques mulâtres paraissaient faire griller des bananes à la cuisine. + +--Quoi! c'est là _le Requin!_ m'écriai-je. + +--Oui, mon bon ami, me répond le capitaine Doublon: c'est le meilleur +coureur de toutes les Antilles. A la mer, je ferais ramasser mes vieux +balais à une frégate qui voudrait me passer sur l'avant. + +--Et ces _mal blanchis_ qui sont à bord, dit Livonnière, que voulez-vous +en faire? + +--Mon ancien, reprend Doublon avec une expression de physionomie et une +importance toutes méridionales, c'est une partie de mon équipage, que je +n'ai pas jugé à propos de faire passer à la lessive, pour vous réjouir +la vue; c'est l'équipage, sans me vanter, le plus voleur et le plus +intrépide des îles: c'est moi qui l'ai formé. + +--Non pas à voler, sans doute? + +--Non, mon petit _jeune gens_, mais à se battre proprement. Il savait +assez bien voler, je vous eu réponds, quand je l'_aie_ pris, pour +m'épargner la peine de lui donner des leçons là-dessus. + +--Au surplus, la grosseur du corsaire ne fait rien à l'affaire, ajouta +Livonnière, et avec les petits on happe souvent les gros; de même +qu'avec des _beaux sales_ (des mulâtres) on peut, à l'occasion, se taper +avant de _se faire prendre en bas de soie._ Mais le principal est de +savoir quand nous partirons. + +--Demain, si certaine partie de tric-trac est décidée. + +--Quelle partie de tric-trac? + +--Ah! il faut que jé vous explique cela, nous dit Doublon. Il est bon +qué vous sachiez qué il a pris fantaisie à mon ancien armateur, dé +jouer au tric-trac son petit _Réquin_, contre une gentille habitation +du Lamentin. Son adversaire a gagné la première manche, l'armateur a eu +l'avantage dé la seconde; et on a remis la partie à demain matin. C'est +en trois les deux meilleures. J'aurais bien pu partir cé soir; mais jé +n'aime pas à laisser mon navire en suspens sur un coup dé dé, et jé +veux savoir, avant dé mé faire peut-être casser la physionomie, pour lé +compte dé qui jé récévrai du fer ou du plomb dans la mine. + +--Ah! ça, voyons un peu, reprit Livonnière, on joue donc ici les navires +et les équipages, comme une demi-tasse et la régalade? + +--Né m'en parlez pas, mes amis! Ces âmes damnées dé créoles et +d'habitans joueraient tout le Nouveau-Monde, découvert par _Christophe +la Colombe_, dans un coup dé _Backgammon_. Demain, tout lé Fort-Royal +viendra voir faire la partie qui va décider du sort dé cé pétit diable +dé _Réquin_. Mais en attendant, allons manger un court-bouillon chez ma +mulâtresse, qui est une bonne femme, avec qui jé suis _amacorné_ depuis +1801, et nous nous coucherons, pour être prêts à appareiller après lé +dernier coup dé trie-trac et lé premier coup dé canon dé partance. C'est +la première _fricoteuse_ pour lé court-bouillou-mulâtre, avec un peu dé +piment et dé gombeau; on s'en lèche les doigts jusques aux coudes. + +Le lendemain, eut lieu la partie qui avait pour enjeu notre corsaire. +Rangés autour de la table sur laquelle roulaient les dés, avec les +destinées de notre navire, nous attendions l'arrêt qui devait sortir +de l'un des deux cornets rivaux. Un malheureux coup, lancé par l'ancien +armateur, lui fit perdre non seulement son bâtiment, mais, avec lui, +six beaux esclaves qu'il avait mis sur jeu. Nous demandâmes des ordres à +notre nouvel armateur, et, après avoir bu avec lui une limonade punchée, +nous appareillâmes du carénage, pour aller établir notre croisière, nous +ne savions encore où. + +Le soir nous passâmes sous le vent de Saint-Pierre. Vers minuit, +toujours favorisés par une belle et fraîche brise d'Est-Sud-Est, nous +nous trouvâmes par le travers de la ville du Roseau de la Dominique. Un +brick louvoyait comme nous, mais pour gagner le mouillage. En courant +à contrebord à lui, nous crûmes nous apercevoir que c'était un bâtiment +marchand. Le capitaine Doublon nous cria: _Tape à bord_; et nous +l'abordâmes, sans plus de façon. Il nous avais pris pour un caboteur de +Sainte-Lucie ou d'Antigues. Aussitôt qu'il fut amariné, nous laissâmes +arriver, collés le long de son bord, et l'entraînant au large, comme un +épervier qui, après avoir saisi sa proie, se laisse aller avec le vent, +tout en dévorant le faible ennemi qu'il enserre dans ses griffes. + +Si les corsaires déployaient dans toutes les circonstances une activité +égale à celle qu'ils ont pour le pillage, ce seraient des marins +prodigieux. En moins de cinq minutes, nous eûmes, pour ainsi dire, +visité notre prise de la carlingue à la girouette. Le fond de la +cargaison, qui n'était pas complète, se composait de barils de farine et +de salaison. Quelques caisses légères et conditionnées avec soin furent +mises à bord du _Requin_. On expédia ensuite le navire amariné et équipé +de dix de nos hommes, pour Saint-Pierre. Nous apprîmes depuis qu'il +avait été repris par des croiseurs au large des Saintes. + +Une fois délivrés des soins qu'il nous avait fallu donner à l'expédition +du brick, il nous prit envie d'ouvrir les caisses que vous venions +d'extraire de la cale de notre capture. Dans l'une nous trouvâmes des +robes, des châles; dans l'autre des chapeaux de femme et des bonnets +montés; dans la troisième des ombrelles, et dans toutes, enfin, des +objets de mode. Notre désappointement fut grand; mais notre parti fut +bientôt pris, et tous nous nous égayâmes à l'idée d'avoir pour parts de +prises des chiffons, au moyen desquels nous pourrions bientôt faire des +conquêtes, moins précieuses, il est vrai, que celles après lesquelles +nous courions mais qui, une fois à terre, ne laisseraient cependant pas +que d'avoir leur mérite. + +Un des officiers ne put résister au désir d'avoir de suite sa part du +butin. On alluma deux fanaux, et, séance tenante, le capitaine Doublon +nous fit la distribution de nos colifichets. «Tiens, dit un matelot +facétieux comme il s'en trouve à bord de tous les navires, si je me +_capelais_ ce chapeau sur la frimousse et cette robe de soie sur le +casaquin, ça ne m'irait peut-être pas si mal!» + +Il n'en fallut pas davantage pour que tout l'équipage se trouvât +travesti en un clin d'oeil. Les avis les plus gais et les plus étranges +font vite fortune à bord, et l'exécution suit toujours de près les idées +originales ou burlesques. + +C'était au reste un bon navire que _le Requin_. Au pied du grand mât se +trouvait sans cesse suspendue une touque _estropée_ remplie de tafia, +et sur le goulot de laquelle se collaient du matin au soir les lèvres +altérées de nos gens. Sur le capot de la chambre, une caisse de +cigarres était ouverte à tous les fumeurs; et le capitaine Doublon, pour +entretenir mieux encore la bonne humeur de son équipage, avait soin de +temps à autre de se faire monter sur le pont une vieille serinette sur +laquelle il nous jouait, d'une main infatigable, des contre danses qui +avaient dû faire sauter deux ou trois générations au moins. + +Dieu! que la danse alla bon train quand nous nous fûmes tous _gréés_ +en dames anglaises! Que de _flic flac, d'ailes de pigeon_ et _de +jetés battus_ ébranlèrent le pont trop étroit du _Requin_! Et les +rafraîchissemens donc! Il fallait voir avec quelle courtoisie et quelles +manières distinguées chaque danseur offrait un coup de tafia à sa +danseuse et avec quelle modestie celle-ci répondait à la politesse de +son cavalier! + +Quand le jour vint éclairer les derniers incidens de cette scène +de folies, toutes les dames qui avaient fait les délices du bal se +trouvèrent ivres à ne pas se tenir. Elles rejetaient l'incertitude que +l'on remarquait dans leur démarche sur la fréquence des coups de roulis +et sur la rudesse de la mer, qui pourtant était bien la plus calme que +l'on pût voir. A les entendre, _le Requin_ roulait comme une barrique, +et le capitaine n'oubliait pas de se féliciter de la remarque, en +répétant: _Bon rouleur, bon marcheur!_ + +Notre Doublon, qui pendant le bal n'avait pas quitté le _tourne-broche_ +de sa serinette, s'avisa, une fois la danse finie, de nous avertir qu'il +allait dire la prière. Ceux des gens de l'équipage qui avaient déjà +navigué avec lui s'approchèrent du capot de chambre, sur lequel +le capitaine s'était perché et se disposait à officier. Les autres +murmurèrent. «Qu'il aille se faire... avec son Angelus, dit Livonnière; +ce n'est pas à des matelots de faire le service des prêtres.» + +Nonobstant ces dispositions impies, Doublon ordonna à son mousse de lui +apporter son _gagne-pain_. Le mousse lui monta un poignard, et alors, +le chapeau bas et les mains jointes sur le _gagne-pain_ en question, +il récita à voix haute ce qu'il appelait son _Pater_. Les assistans +répétèrent les derniers mots de cette prière, arrangée avec des +variantes pour la mer et à l'usage des corsaires: + +«Notre père, qui n'êtes pas plus aux cieux que partout ailleurs, votre +nom soit sanctifié par ceux qui n'ont pas autre chose à faire; votre +volonté soit faite et la nôtre aussi. Donnez-nous aujourd'hui notre coup +de sacré-chien, et pardonnez-nous nos offenses, si vous le pouvez, +comme nous ne pardonnons pas à tous ceux qui nous ont offensés. Ne nous +induisez pas sous la volée d'un trois-ponts, mais délivrez-nous des +balles et des boulets. Ainsi soit-il! _Am_...» + +Le petit mousse, déluré négrillon, s'avisa de prononcer, avant les +autres, le mot _Amen_. + +«Non, sacré nom de D..., n'amène pas, mâtin!» lui crie Doublon. + +Pour sa peine, le petit _Bosse-Debout_, qui avait voulu faire l'enfant +de choeur, reçut quinze coups de martinet, pour s'être trop pressé de +dire _Amen_, ou _Amène_. On eut soin de tourner le derrière du négrillon +du côté d'où l'on désirait que vînt la brise; et, pour être encore +plus sûr d'avoir du vent de cette partie, un mulâtre, qu'on appelait +_l'Homme-marié_, alla se frotter la tête sur le bout de la barre du +gouvernail; _le derrière d'un mousse et la tête d'un cornard_ étant, +disaient les matelots, les deux meilleurs procédés à employer pour faire +venir la brise. + +«C'est un drôle de particulier, que notre capitaine, n'est-ce pas, +Léonard? me dit Livonnière, après avoir entendu Doublon réciter notre +_Pater-Noster_. Je n'aime pas beaucoup les prières, mais je n'aime pae +trop non plus qu'on se moque de celui qui est là-haut; car, on aura beau +faire, le Bon-Dieu ou le Diable, comme on voudra l'appeler, _n'est pas +moins_ notre patron de chaloupe à tous.» + +J'approuvai la justesse des observations de mon ami; mais je ne pus +m'empêcher de trouver extraordinaire la réflexion très-pieuse et à coup +sûr fort inattendue de mon pauvre Ivon. + +La fessée donnée à _Bosse-Debout_ commençait à produire son effet. +La brise fraîchissait à mesure que le soleil s'élevait au-dessus de +l'horizon. Nous avions fait du chemin depuis l'expédition de notre +prise, et, courant comme une souris le long du bord de dessous le vent +de la Guadeloupe, après avoir dépassé le canal des Saintes, le petit +_Requin_ se trouva le même jour, vers trois heures de l'après-midi, +entre Antigues et Montserrat. La chaleur était suffocante à cet instant +de la journée. L'homme de la barre veillait seul: fatigués de notre bal +de nuit, nous nous étions tous étendus à plat-ventre sur le pont. Le +mousse _Bosse-Debout_, chargé du soin de la cuisine, faisait bouillir le +large potage que nous devions manger à souper. + +_Navire! navire!_ crie une voix aiguë, et la seule qui à bord eût ce +timbre perçant. C'était notre négrillon, qui, en allant de sa cuisine +à l'habitacle pour donner à goûter une cuillerée de soupe au timonier, +venait d'apercevoir un bâtiment dans nos eaux. + +A ce cri, tous les dormeurs, ou plutôt les _dormeuses_, car nous +n'avions pas quitté nos travestissemens, se lèvent d'un seul coup, +raides sur leurs jarrets et les yeux au grand ouvert!... + +Notre nouveau compagnon de route était gros, et il gagnait rondement +le _meilleur coureur de toutes les Antilles_. L'envie de lui jeter nos +vieux balais ne prit pas à notre capitaine, je vous en réponds bien. + +--Je crois que nous sommes happés, dit Doublon; mais il me vient une +idée. + +--Quelle idée?... Voyons donc, dites la vite cette idée! + +--Prenez tous des parasols, et cachez-moi bien sous votré gorge, ou à +sa place, chacun votre _gagne-pain_ et un pistolet sous lé cotillon. +Passez-moi tous sous le vent et au vent, comme des belles dames sans +comparaison, et si vous avez un peu dé confiance en moi, mes bons amis, +jé vous en prie, faites-moi bien _les bégûles_. + +--Les bégueules, et pourquoi ça? + +--Faites les _bégûles_, je vous dis, tonnerre de Dieu! Qué diable, c'est +un ordre qué jé vous donne! + +Mous suivîmes l'avis que nous donnait si impérieusement Doublon, et lui +se mit à faire grincer sa serinette; mais le frémissement de sa main +divisait pour cette fois fort inégalement la mesure et le mouvement des +airs qu'il nous avait joués la nuit. + +Le gros navire, en s'approchant de nous, hissa pavillon anglais. + +Nous arborâmes aussitôt un petit pavillon de même couleur. + +C'était un bâtiment marchand, lourdement chargé, mais encore haut sur +l'eau, gréement bien peigné, mâture bien grattée. Il nous approchait +rondement. Nous tâtions déjà nos poignards; nos ombrelles s'agitaient +dans nos mains impatientes, et Doublon de nous répéter: + +--Faites donc les _bégûles!_ + +La serinette allait toujours son train. Pour nous, malgré la difficulté +de notre position, nous pouffions de rire de nous voir avec nos figures +noires et nos gros cous couverts de sueur et de goudron, nous pavaner +sous nos parasols, et nous donner des airs de petites-maîtresses. L'un +de nous venait-il à négliger son rôle, vite Doublon, préoccupé, +nous répétait, en grinçant des dents et en faisant aussi grincer sa +serinette: «Faites donc les _bégûles_, tas dé grédins!» + +Aussitôt que le navire se trouva par notre travers à nous ranger, notre +manoeuvre fut décidée: un fort coup de barre donné au vent nous fait +arriver à plat sur lui, et nous l'abordons. Oh! alors il n'y eut plus +besoin de nous dire ce que nous avions à faire! Nos ombrelles tombent à +la mer; nos ongles crochent les porte-haubans, et nous voilà grimpant à +bord du trois-mâts comme des chats sur une gouttière. Les poignards et +les pistolets _instrumentent_. Les Anglais, surpris de cette attaque +d'amazones, saisissent des anspects et des barres de guindeau pour se +défendre; ils frappent en désespérés: nous les poursuivons sur le pont +comme des tigres poursuivent des bisons. En quelques minutes le pont est +à nous; ce pont, si blanc auparavant, est taché du sang de l'équipage; +et Doublon jouait toujours des contredanses. L'air de la _Gavotte de +Vestris_ n'avait pas cessé de nous accompagner pendant l'abordage. + +Une des passagères, qui se trouvait sur le gaillard d'arrière du navire +enlevé, au moment où sans défiance il passait le long de nous, fut tuée +d'une balle, son ombrelle à la main. Trois hommes de la prise avaient +péri dans l'assaut, car c'était bien à l'escalade, on peut le dire, +que nous venions de monter. Nous en fûmes quittes de notre côté pour +quelques coups d'anspect et de barres de guindeau ou de cabestan, seules +armes que nous avions laissé le temps à nos ennemis de saisir. + +A quelle joie nous nous serions livrés après notre succès, si un +spectacle touchant n'était venu, comme nous le disions alors, nous +couper en deux la satisfaction! + +Et quel fut cet accident? A coup sûr vous ne le devineriez jamais, vous +qui croyez les marins aussi endurcis pour les maux des autres qu'ils +sont durs eux-mêmes pour leur propre compte. + +Le mari de la dame tuée bien involontairement par un des nôtres, dans la +chaleur de l'abordage, se montra sur le pont. En apercevant le cadavre +sanglant de son épouse, il jette des cris perçans, et saisit une arme +pour la venger, en nous traitant de brigands et d'assassins. D'un coup +de pistolet ou de poignard, il n'est pas un de nous qui n'eût pu se +délivrer de l'importunité de cet époux désespéré. Mais loin de là, on +le désarma avec ménagement, en déplorant son délire et la cause trop +légitime de son désespoir. Et tandis que nos matelots s'apitoyaient +d'avoir donné la mort à une jeune femme, ils se disposaient à envoyer +par dessus le bord, sans la moindre émotion, les cadavres des trois +matelots qu'ils avaient criblés de blessures dans le combat. Définissez +si vous le pouvez ces bizarreries morales. Pour moi, je me suis +long-temps appliqué à concevoir les matelots, et j'en suis encore à me +les expliquer. + +C'est un moment bien enivrant et bien doux que celui où l'on se sent +sous les pieds un beau navire que l'on vient d'amariner adroitement, et +au moyen surtout d'une ruse presque bouffonne. Une fois à bord de notre +Anglais, aucun de ceux de nos hommes qui avaient escaladé la prise +ne voulut redescendre à bord du _Requin_. Doublon seul, de tous les +officiers, avec le mousse, un mulâtre, et sa serinette, étaient restés +sur notre petit sloop, et ils furent obligés de suivre, avec ce faible +équipage, la route que nous fîmes prendre au trois-mâts; pour rallier la +Basse-Terre, où nous voulions mettre notre prise en sûreté. + +Le capitaine anglais et les hommes que nous venions de faire prisonniers +ne revenaient pas de leur étonnement; car rappelez-vous bien que c'était +encore sous les costumes féminins que nous avions pris la veille, que +nous grimpions dans les haubans pour manoeuvrer notre prise. + +En vérité, je crois que les Anglais se sentaient cent fois plus humiliés +d'avoir été pris par des hommes habillés en femmes, qu'ils ne l'auraient +été si nous les avions enlevés sous nos habits de matelots. Tudieu! +quelles amazones nous devions faire aux yeux de nos prisonniers! + +Les pauvres gens! ils nous avouèrent qu'en nous voyant nous donner des +airs féminins à bord de notre petit sloop, ils nous avaient pris tout +bonnement pour un caboteur se rendant de Sainte-Lucie à Antigues, avec +des dames et des mulâtresses passagères. Et au fait, au fond de nos +vastes chapeaux de paille et sous nos parasols roses et bleus, nos +minois un peu bruns ne devaient pas mal ressembler aux figures de ces +femmes de couleur que l'on voit si souvent passer d'une île à l'autre, à +bord des petites barques côtières des Antilles. + +Doublon avait donc eu une bien bonne idée, en nous ordonnant de faire +les _bégueules_, et il convint lui-même aussi que, pour des gens qui +n'en faisaient pas leur métier, nous avions assez bien réussi. + +Voilà donc la prise qui, quelques heures auparavant, faisait route +de Sainte-Lucie pour Londres, conduite par notre corsaillon vers la +Guadeloupe. Viennent donc les croiseurs, disions-nous; ils ne nous +empêcheront pas de gagner le dessous du vent de l'île. Voilà déjà que +nous avons _abraqué_ la Tête-à-l'Anglais: Antigues nous reste dans le +N.-N.-E. Vive la course Ah! si les Anglais qui louvoient au vent des +îles nous voyaient attérir notre prise; sans pouvoir mettre le grapin +dessus, seraient-ils donc enragés, les chiens! + +Deux ou trois croiseurs arrivaient pendant ce temps, à pleines voiles, +dans le canal d'Antigues, comme s'ils eussent voulu combler les désirs +que nous formions, lis avaient vu le navire anglais changer de route, et +cette manoeuvre leur avait donné quelques soupçons. Mais il n'était plus +temps pour eux de nous appuyer la chasse: déjà nous touchions l'anse +de Deshayes, abri fort commode pour les petits corsaires qui voulaient, +seuls ou avec leurs prises, trouver un refuge assuré contre l'ennemi. + +J'étais resté à bord de la prise, ainsi que mes autres camarades, avec +mes cotillons de femme. Assis sur le rebord du couronnement, je faisais +tranquillement la conversation avec Doublon, qui gouvernait _el Requin_ +à dix brasses dans nos eaux, en s'abritant sous la hanche de tribord +de notre énorme prise, comme le bateau pilote qui accoste en Manche un +vaisseau de la compagnie. + +--Ah! ça, capitaine Doublon, lui demandai-je, je ne vous ai jamais vu +prendre de relèvemens depuis que nous sommes à la mer? + +--Non, mon ami, jé n'en prends non plus jamais; car je né suis pas comme +vous, peut-être bien, un _mange-soleil_ avec un octan à la main. Jé +laisse toujours, en naviguant, les astres fort tranquilles dans le ciel +où jé les trouve très bien. Jé né m'occupe que dé cé qui sé passe sur +terre ou plutôt sur mer. + +--Des relèvemens au compas sont cependant bons à prendre avant la nuit, +pour se reconnaître un peu quand on ne distingue plus les terres. + +--Chacun sa méthode, voyez-vous... J'ai une telle habitude dé patouiller +dans les îles, que jé suis toujours sûr d'attérir _etzatement_ à une +petite longueur dé gaffe ou deux près, et cette _etzalitude_ tient à la +finesse dé mes organe» et à la manière dont jé sais gouverner. + +--Quelle manière de gouverner avez-vous donc? + +--Jé gouverne à _l'odeur_. Un chien dé chasse né réconnaît pas mieux +la piste d'un lièvre dé la piste d'un renard, qué moi l'approche de la +_Martunique_ dé l'approche dé la Guadeloupe ou des Saintes, peu importe. +Jé sens, voyez-vous bien, dans lé moment où jé vous parle, qué demain +nous serons mouillés à la Basse-Terre. + +Quoique la délicatesse, de perception de notre capitaine l'eût mis en +défaut déjà deux ou trois fois depuis notre départ, et quelque facile +qu'il fût de ne pas se tromper à vue des îles, on ne put s'empêcher +de convenir que dans cette dernière prédiction, il eut au moins gain de +cause. La Basse-Terre ne nous échappa pas. Mais qu'ils nous parurent +confus les bâtimens de guerre anglais qui nous virent jeter l'ancre le +lendemain, sous les forts qui nous saluèrent à notre arrivée. Ils eurent +beau longer la terre pour nous narguer, et _farauder_ crânement à portée +de fusil des batteries: la prise était dans le sac, et ce que nous +avions dans nos griffes y tenait bon, je vous le promets. + +Les habitans de la Basse-Terre se rappelleront long-temps, je crois, +notre manoeuvre en venant au mouillage. Ils n'avaient encore jamais vu +de femmes monter aussi vite que nous dans les haubans et sur les vergues +pour serrer les huniers les perroquets et les basses-voiles. Nos +robes de soie déchirées à moitié par la vivacité de nos mouvemens, nos +chapeaux de paille un peu chiffonnés, mais que nous n'avions eu garde +de quitter, produisirent un effet prodigieux, aux empointures de nos +vergues et sur le bout du boute-hors de beaupré, où moi-même je courus +serrer le grand foc. Le soir de notre arrivée toutes les amazones du +_Requin_ remplissaient les cabarets de la colonie; il y eut orgie, +et toutes les filles de couleur nous trouvèrent charmans, ou plutôt +charmantes. Pas un homme de l'équipage ne passa la nuit à bord de la +prise ni du _Requin_. C'est bien assez que les corsaires se donnent la +peine d'amariner les navires; une fois, qu'ils les ont happés, ils ne +s'embarrassent plus du soin de les garder. Leur besogne, à eux, c'est +d'exécuter le coup de main: c'est le fin du métier, le coup de pinceau +du maître enfin. Le gros de la besogne, ils l'abandonnent aux mains du +vulgaire des matelots. Une fois la prise faite et attérie, ils ne se +chargent plus que du soin de la manger, et c'est là un devoir dont ils +ne s'acquittent malheureusement que trop bien. + +Le bâtiment de l'état en station à la Basse-Terre envoya une corvée +pour garder, pendant la nuit, la prise que nous venions de laisser _à +la grâce de Dieu_. Le fond de la rade où nous étions mouillés est si +mauvais, et les câbles s'y _raguent_ si facilement, qu'il n'était pas +inutile que quelques hommes veillassent nos amarres pendant la nuit que +nous allions consumer en _bamboches_ et en brutales folies. + + + + +10. + + +LES MULÂTRESSES. + + +Les filles de couleur.--Le sérail.--Le pacha Ivon, marquis de +Livonnière. + + +Il n'est pas sans doute que vous n'ayez, une fois au moins en votre vie, +entendu parler de ces filles de couleur, odalisques des colonies, aimés +voluptueuses de nos Antilles. Sans doute aussi des voyageurs, qui aiment +à se rappeler les plaisirs qu'ils ont laissés sur les lointains rivages, +vous auront dit que ce qu'un Européen peut faire de mieux en arrivant +aux îles, c'est d'associer son sort à l'une de ces femmes qui ne vous +quittent qu'au tombeau, après avoir rempli votre existence de félicité +et avoir entouré votre lit de douleur de tout ce que la tendresse a de +plus délicieux et la fidélité de plus consolant. Pourquoi faut-il qu'une +triste expérience vienne encore vous arracher une illusion enivrante, +et que je ramène votre imagination refroidie vers une réalité qui n'a +à vous offrir rien de plus flatteur que ce que vous avez éprouvé en +Europe, auprès de ces femmes qui vous ont peut-être si cruellement +désabusés du bonheur de croire à un amour désintéressé et à un +attachement éternel! + +Je sais combien il en coûte, quand on voit des femmes aussi entraînantes +que le sont quelquefois les mulâtresses, de penser que, sous les charmes +que l'on rencontre en elles, elles peuvent cacher la dissimulation la +plus adroite et le plus froid égoïsme. Il serait si doux de pouvoir +toujours croire que la grâce et la beauté sont les indices certains d'un +bon coeur et d'une âme naïve, et que les attraits de la figure ne sont +que le complément de toutes les perfections morales! Mais combien il +s'en faut que ces femmes de couleur, dont la bouche module un langage si +ingénu et si enfantin, et dont l'abandon vous semble dépouillé de tout +artifice, soient exemptes de cette coquetterie exigeante et de cette +inconstance qui devraient n'être le partage que des femmes élevées +dans notre société européenne, où l'égoïsme d'un sexe qui a pour lui +l'avantage de l'attaque, justifie presque toujours les ruses que le sexe +le plus faible emploie pour se défendre! + +Avant de pouvoir devenir l'objet de l'amoureuse convoitise des blancs, +une fille de couleur sait quelle est sa destinée. C'est à l'amour que +sont dévouées ses belles années: aussi ne songe-t-elle qu'à plaire +bien avant qu'elle éprouve le besoin d'aimer. En un mot, l'amour est +sa vocation, et à coup sûr elle en fera bientôt son métier; parce qu'en +sortant de l'enfance, elle a déjà su calculer ce qui pourra lui offrir +un sort, lui créer une existence sans travail, et lui donner les moyens +de satisfaire sa coquetterie, unique passion de ces femmes que l'on +croit si faussement, en Europe, brûlantes comme le climat, auquel on +s'imagine qu'elles ont dérobé un peu de cette ardeur qui vous embrase +vous-même. + +Rien en apparence n'est plus fait qu'elles pour éprouver beaucoup +d'amour, mais en réalité rien n'est moins susceptible que ces femmes +d'un long et pur attachement. Elles peuvent bien avoir des sens +passionnés; mais efforcez-vous de leur inspirer ces sentimens intimes et +délicats qui sont les délices, et les seules peut-être, de l'amour, et +vous serez désespéré de ne rencontrer dans ces femmes, d'ailleurs si +piquantes, que des êtres faits pour le plaisir, peut-être bien pour +la volupté, mais non pour ce que vous concevez de si exquis dans les +voluptés de l'âme. + +Et c'est pourtant ces filles, si peu dignes de vos tendres hommages, que +vous préférerez à ces blanches, pour la plupart si douces, si bonnes, si +dévouées à leurs devoirs de mère et d'épouse! En arrivant aux colonies, +je sais bien que vous vous étonnerez que l'on puisse éprouver de la +sympathie ou seulement même des désirs pour ces mulâtresses, au teint +olivâtre, aux cheveux presque laineux, à la tournure abandonnée et aux +pieds presque toujours nus. Quelle ridicule impudence dans le madras +élevé sur leur tête et penché sur leur oreille, comme un casque! Quelle +mauvaise grâce dans cette robe nouée sous leurs aisselles, plutôt que +sur leur taille! Quelle repoussante agacerie dans leurs yeux lascifs! +Quelle nonchalance enfin dans ces corps effilés, dont le vêtement ne fait +pressentir aucune forme, ne laisse deviner aucun contour séduisant! Mais +restez quelques mois dans les colonies; mais habituez-vous un peu à +ces manières, qui ne vous ont inspiré d'abord que de la répugnance, +et bientôt, sans pouvoir vous expliquer votre entraînement, vous vous +sentirez attirés vers ces femmes, qui n'ont cependant pour elles +ni l'élégance, ni l'amabilité, ni la beauté régulière que vous avez +admirées dans les créoles blanches. + +Si du moins chez ces houris des Antilles, à défaut de l'amour que +vous voudriez inspirer, vous rencontriez le caprice, qui, en Europe, +détermine la préférence passagère que vous accordent tant de belles! +Mais non, c'est tout au plus si vous pouvez vous flatter de faire naître +des désirs bien réels dans le coeur d'une mulâtresse. Ces femmes-là +cependant aiment le plaisir, mais non l'amant; ou, si leurs penchans les +attirent plus particulièrement vers tel homme que vers tel autre, soyez +à peu près sûr que c'est pour un de leurs égaux qu'elles concevront le +sentiment que vous voudriez leur faire éprouver. + +Lorsqu'une fille de couleur se sent recherchée pour sa beauté naissante, +et qu'elle se voit en âge de répondre aux voeux d'un blanc, elle sait +ne lui céder qu'à certaines conditions: c'est une case meublée qu'il lui +faut avant tout, un collier de grenat, des madras de prix et quelques +garanties enfin pour l'avenir. Qu'elle soit esclave, libre ou patronnée, +elle imposera le _sine quâ non_ de sa possession, fût-ce même à son +maître, si elle en a un; car il est très-remarquable que, dans quelque +condition que se trouve une fille de couleur, elle reste toujours +maîtresse de son choix. Ainsi, par exemple, vous achèteriez une belle +esclave, qu'elle se croirait encore en droit de vous refuser ses +faveurs. Ce fait n'est-il pas une preuve de l'empire que les femmes +savent toujours exercer sur nous, et de la dépendance à laquelle nous +restons soumis, même en achetant le privilège de les opprimer? Au reste, +à cet égard, comme en bien d'autres circonstances, j'ai eu souvent lieu +de remarquer que chez ces habitans, dont en Europe on se plaît à faire +des tyrans toujours prêts à immoler leurs esclaves, on rencontrait, +surtout pour les mulâtresses et les négresses mêmes, une délicatesse +qui ne leur permettait pas d'employer des moyens honteux de triompher de +l'éloignement que celles-ci avaient quelquefois pour leurs maîtres; et +il n'est pas rare de voir une fille de couleur accorder à tout autre +ce que son propriétaire n'a pu obtenir d'elle, sans que la jalousie de +celui-ci cherche à se manifester d'une manière dont sa générosité aurait +à rougir. + +Prodigues et ardens comme le sont presque tous les créoles, on devine +déjà sans doute à quelle ruineuse libéralité ils doivent se livrer, pour +satisfaire la capricieuse coquetterie de leurs maîtresses. Moins enclins +qu'eux à se laisser entraîner à de grandes dépenses, les Européens +agissent avec plus de circonspection à l'égard des mulâtresses. Mais +aussi, bien souvent, ils commettent le tort de vivre trop maritalement +avec celle qu'ils ont choisie: et, pour me servir d'un terme consacré, +ils _s'amacornent_ avec trop de facilité. Trompés jusqu'au dernier +moment, par l'adresse de ces épouses factices, sur les vrais sentimens +qu'ils leur inspirent, il est assez commun de voir ces maîtresses +de ménage attendre, au lit de mort de leur amant, l'instant où elles +pourront dépouiller l'agonisant de tout ce qu'il laissera après lui. +C'est la proie qu'elles ont convoitée pendant plusieurs années de +dissimulation, qu'elle veulent saisir, avec le dernier soupir de celui +à qui elles ont réussi à cacher si long-temps tout ce que leurs caresses +et leurs cajoleries avaient d'intéressé et de sordide. Je ne nie pas +cependant que les colonies n'aient eu aussi leur âge d'or, et que sur +ces rivages, où nous avons apporté la civilisation, on n'ait offert dans +d'autres temps à l'amour un culte ingénu et de purs hommages. Cortèz +trouva, dit-on, sur ces bords nouvellement découverts, une belle +indigène qui s'immola pour lui, en sacrifiant sa patrie et ses dieux +à la gloire de son amant. Mais aux Mexicaines et aux Caraïbesses ont +succédé, depuis quelques siècles, les Capresses, les Mulâtresses et +les Métisses. La naïveté des premières moeurs des habitans des îles +a disparu, pour faire place aux vices de notre vieille Europe, +transplantés dans les climats où ils devaient éclore avec plus d'ardeur +et acquérir même plus de développement. Et puis cette demi-civilisation +qu'ont reçue les classes des femmes de couleur, est-elle bien propre à +faire naître dans leurs coeurs des penchans qui n'appartiennent qu'à la +nature la plus simple, ou des vertus qui ne sont le partage que d'une +civilisation complète? + +Au reste, c'est moins de la philosophie que je veux faire ici, que +des faits que j'ai cherché à consigner comme fruits de mes petites +observations. Mon introduction sur les _mulâtresses_ était presque +indispensable, pour faire comprendre au lecteur les détails du +rôle qu'elles devaient jouer dans l'histoire de notre séjour à la +Basse-Terre. + +Les marins ont peu de temps à perdre à terre, en amour surtout. Les +longues passions ne vont ni à leur caractère ni à leur profession, et +quand avec beaucoup d'argent ils peuvent abréger, les préliminaires +d'une intrigue, ils vont au positif à coup de gourdes et de doublons +même. Sans nous abuser sur le motif qui nous faisait rechercher +particulièrement par les plus jolies filles de couleur de la +Basse-Terre, nous étions assez flattés de recevoir leurs avances; cela +nous épargnait la moitié du chemin, toujours pénible à faire pour des +gens peu habitués à soupirer. Mon matelot Livonnière était enchanté de +ses faciles conquêtes. Il avait repris son parapluie à canne, comme à +Roscoff, et ses gants blancs, quoiqu'il ne dût pas avoir froid aux mains +avec une chaleur de vingt-cinq à trente degrés. Mais enfin il voulait +plaire, et je crois même que sur le montant des parts de prise à régler, +il s'était emprisonné deux ou trois doigts dans des bagues dont l'éclat +ne contrastait pas mal avec la couleur jaune du goudron que la chaleur +tenait sans cesse en fusion sur le dos de ses mains velues. Bientôt le +rôle de Joconde européen ne put plus suffire à son amoureuse ambition: +il voulut être quelque chose de plus qu'un céladon français. La +conversation suivante, que j'eus avec lui sur ses projets de conquêtes, +dira mieux que je ne pourrais le faire dans une simple narration, quels +étaient les idées de mon brave ami sur ses excursions prochaines dans le +domaine de l'amour et du sentiment. + +--Je me suis laissé dire, me fit-il certain jour, par des matelots +_qu'avaient_ navigué dans le Levant, que là il y a des hommes _qu'ont_ +autant de femmes qu'ils en peuvent nourrir. La façon du Levant doit être +assez amusante, j'crois, n'est-ce pas? + +--Mais, oui. Tu veux parler des Turcs? + +--Oui, des Turcs et des pachas; et j'ai fameusement envie de faire le +Turc à mon tour. Et puis, nous, vois-tu bien, ce n'est pas comme les +autres chrétiens: quand nous sommes à terre par hasard et que nous avons +des piastres, il faut nous en donner par dessus les plat-bords, pour +_récompenser_ le temps perdu. Les autres, ça vit toujours à terre, et ça +peut consommer à la longue plusieurs femmes. Mais nous, quand dans vingt +ans de navigation nous pouvons en _crocher_ deux ou trois douzaines, +c'est tout le bout du monde; et _c'est_ les _terriens_ qui nous volent +notre ration de femmes. C'est pas juste. + +--Mais que veux-tu faire à ça? + +--Ce que je veux faire à ça? Ecoute; v'là mon plan de croisière. + +Il me donna une liste qu'il s'était fait écrire par un des hommes du +bord, et je lus: + +«_Mes-Délices_, âgée de seize ans, tout au plus; quarteronne. + +»_Ignorée_, âgée de seize ans trois mois; blanche comme vous et moi. + +»_Mon-Caprice_, du Gros-Morne, mulâtresse claire, dix-sept ans. + +»_Alzire_, dite la _Petite Capresse_, quinze ans, un peu brune. + +»La _Grand-Pirogue_, dix-huit ans, négresse; beau noir luisant. + +»_Zizi_, dix-sept ans, petite, grosses hanches, libre de Savane.» + +Il y avait encore une demi-douzaine de noms, avec d'autres indications +assez peu précises. + +--Eh bien! que veux-tu faire avec cela, que signifie cette nomenclature +de femmes? + +--Je _vas_ te le dire. La grosse négresse, que j'ai nommée ma +blanchisseuse en chef, m'a dit qu'elle me fournirait autant de +particulières que j'en voudrais, à mon commandement; et j'en ai pris +douze pour en trier une demi-douzaine du premier brin. J'en prendrai six +enfin comme échantillon, et de toutes les couleurs. Sur cette liste-là +il y en a depuis le bois d'ébène, ou le cirage anglais, jusqu'au blanc +de céruse, blanches _comme vous et moi_. Tu l'as vu d'ailleurs sur ce +morceau de papier. + +--Et puis, que feras-tu de cette série de pavillons vivans de toutes les +nations? + +--J'arrimerai pour lors cette _série de pavillons vivans_, comme tu +le dis, dans une grande case que j'ai louée déjà dans la rue du +Gouvernement. + +--Tu prétends donc te composer un sérail? + +--Comment ce que tu dis ça, toi, un _sérail?_ Oui, c'est justement ce +mot-là que je cherchais: oui, un _sérail_ pour moi tout seul, et puis +pour toi aussi, _s'entend_; car qui dit moi, dit toi: mais pour les +autres, ça fera brosse, à moins cependant qu'il n'y ait quelques pauvres +bougres de matelots qui, faute de moyens... + +--Grand merci! je ne veux pas me donner des airs de sultan; et puis je +n'aime pas les peaux bronzées et boucanées au soleil. + +--Mais puisqu'il y en a de toutes blanches sur ma liste! + +--Peu m'importe! Tu feras de ton côté, et moi du mien. Moi, je veux +payer le moins possible, et m'amuser le plus finement que je pourrai. + +--Tu es donc bien heureux. Moi, je paie toujours le plus que je peux, et +malgré cela, je n'ai que de la _gnognotte_... Mais ne va pas croire +que dans mon _sérail_, comme tu appelles ça, toi, il y aura de la +farauderie: toutes mes citoyennes coucheront dans des hamacs et +mangeront à la même table, et peut-être bien à la même gamelle. On +fera la ration deux fois par jour, et j'entends que les hamacs soient +décrochés au coup de sifflet de haut-les-branles. Ah! je te mènerai +cela, moi, à la bonne et franche matelotte, parce que, vois-tu, mon ami, +il faut avant tout que le service marche, et rondement encore: _chacun à +son poste_, comme on dit, _et le navire sera droit_. + +--Ainsi tu veux donc faire une espèce de navire de guerre de ton harem? + +--Doucement, je n'dis pas ça. Je veux prendre du bon temps, tant que +mon argent durera, c'est juste; mais je n'ai pas envie de mener mes +mulâtresses comme des nègres, ni comme des moussailles. Je suis bon +prince, au fond, tu sais bien. A présent, il faut te dire aussi que je +ne suis plus un _cul-goudronné_, une manière de _gouin_. On me prend +ici, soit dit entre toi et moi, pour une façon de _monsieur_, une moitié +ou un quartier de noblesse de Basse-Bretagne, enfin. + +--Tu plaisantes? + +--Non, foi de Dieu! Et je te dirai même, à toi, pour que ça n'aille pas +plus loin, entends-tu, que toute la négraille m'appelle _Monsieur le +Marquis_, gros comme un boulet de trente-six. + +--M. le _marquis_, allons donc! Pas possible. + +--Puisque je te le dis, c'est possible, j'espère? Tu sens bien que je me +fiche de ça comme de nager avec un aviron sans pelle; mais c'est égal, +cela prouve qu'on ne me prend plus pour un matelot _rahuché_; et je +n'sais pas, mais ça fait toujours plaisir, quoi! + +Il fut convenu, entre le _marquis_ de Livonnière et moi, que chacun +irait de son bord, et ferait, à sa manière, autant de conquêtes qu'il +pourrait, en moissonnant dans les rangs de la société au milieu desquels +il jugerait le plus convenable de choisir ses victimes. Mon ami eut soin +de me répéter, avant de me quitter, qu'à quelque heure du jour ou de la +nuit que je me présentasse dans sa _sultanerie_, le muet ou la muette +préposée à la surveillance de sa demi-douzaine de femmes, aurait ordre +de me recevoir comme lui-même, et de commander branle-bas _général de +combat_ dans la maison, pour me faire honneur; puis il ajouta: Si je +ne suis pas là quand tu viendras, et que ces citoyennes ne soient pas +aimables au plus _haut degré de l'horizon_ avec toi, tu n'auras qu'à +me le dire, et le bout de garcette que v'là leur apprendra de +l'_aimabilité_ que de reste. Adieu, le _pacha Ivon, marquis de +Livonnière_, sera toujours plus ton ami que celui de toutes les +_béguines_ et de tous les _petits-nez au vent_ qu'il y a sous la tente +de gaillard d'arrière du père éternel. Je te salue. + + + + +11. + +PRISE DE LA MARTINIQUE. + + +Double confidence de Léonard et d'Ivon.--Leurs amours à la +Basse-Terre.--Reddition de la Martinique.--Léonard retrouve son +frère.--Négoce. + + +Il ne fallut que très peu de jours pour dégoûter mon matelot Livonnière +des voluptés orientales qu'il s'était promises. Je m'attendais à ce +retour: et ce fut aussi sans surprise que je le vis revenir à moi +tout-à-fait désillusionné. Sa contenance, en m'abordant, était un +peu timide, embarrassée même, et, malgré le ton d'indifférence et de +brusquerie sous lequel il essayait de me cacher la gêne intérieure qu'il +éprouvait, je devinai tout ce que l'aveu qu'il voulait me faire avait de +pénible pour lui, et en même temps de favorable à mes intentions. + +Je le laissai venir, parce que mon plan était de profiter de la première +circonstance où je le verrais faiblir avec moi. + +--Sais-tu bien, Léonard, que c'est un pays un peu embêtant que la +Guadeloupe? + +--Mais à peu près comme toutes les autres colonies, je pense. + +--Ma foi, non: c'est cent fois pire que la Martinique. + +--Cependant, ici, il ne manque pas plus qu'à St-Pierre, de bon vin, de +bon tafia, de bon _sangaris_. + +--Ah! c'est vrai, ça. Les Basses-Terriens font même mieux le _sangris_ +que les _Martiniquins_, parce qu'ils y mettent plus de madère et moins +de _râpure_ de noix-muscade. Je n'aime pas la noix-muscade. + +Je repris:--Et les femmes? Je ne vois pas qu'à la Martinique elles +soient plus séduisantes.... + +--Oh! les femmes! c'est différent; sans savoir ce qu'elles valent ou +ne valent pas à la Martinique, j'en donnerais douze d'ici pour une de +St-Pierre. + +--Est-ce que tu aurais lieu déjà de te repentir?... + +--Pas précisément: c'est une idée que j'ai eue comme ça, par la raison +que je m'embête, et tu sais bien que quand on s'embête, on enverrait +tout le monde du bord du diable. + +Je sentis, à cet endroit de l'entretien, qu'il fallait aider l'aveu de +mon interlocuteur et le lui arracher en lui donnant moi-même l'exemple +de la confiance. Je continuai: + +--Quant à moi, si tu n'as pas à te plaindre de tes _sultanes_ de la rue +du Gouvernement, je n'ai pas les mêmes motifs de satisfaction dans mes +amours. + +--Te serait-il arrivé _quéque_ chose, mon matelot? Voyons, dis-moi ça; +car le premier gredin ou la première sa.... + +--Non, non, ne te fâche pas si vite; tout est terminé.... + +--Quoi! tout? il y a donc eu _quéque_ chose? + +--Une bagatelle. Tu sais bien que j'ai été passer quelques jours à +la Pointe-à-Pitre. Eh bien! là, j'ai fait la connaissance d'une jolie +Provençale, qui passait pour être mariée à une espèce de _banian_, à un +petit blanc enfin. + +--Eh bien! après? Va donc de l'avant. + +--Après, j'ai suborné la femme. + +--C'est bon ça. Et après? + +--Après, j'ai prêté de l'argent au mari. + +--C'est pas trop mal encore, si cet homme-là avait des besoins; et puis +ça se paie toujours ces choses-là, tu sais bien? + +--Quand je n'ai plus voulu de la femme, j'ai redemandé mon argent au +mari, parce qu'il avait l'air de vouloir me _mécaniser_. + +--Qu'a-t-il dit, ce mari? + +--Il a pris une poignée de balles de sa poche, en médisant que c'était +avec cette monnaie-là qu'il payait ses dettes. + +--Et tu as pris sa monnaie? + +--Ah! mais je te demande un peu. Nous avons été régler nos comptes dans +un petit champ de café, auprès des Abîmes. + +--Mais tu lui as cassé les reins auparavant, par précaution, j'espère +bien? + +--Non, après. + +--Imbécile! et je n'étais pas là!.... Est-il donc possible!... (Ici, +Livonnière s'arracha une poignée de cheveux.) Je poursuivis: + +--A dix pas, j'ai essuyé d'abord son feu. De mon premier coup, je lui ai +cassé la hanche. + +--Bien! v'là qui n'est pas trop mal. + +--Et il m'a fallu ensuite, par dessus le marché, l'emporter sur mon dos +chez sa femme. + +--Est-il mort, le bougre de gueux? + +--Je n'en sais rien. A présent ce n'est plus mon affaire. + +--Et la femme, qu'a-t-elle dit, la coquine, en te voyant ramener son +mâle, sans être tout à fait _stourbe_? + +--Elle s'est écriée: «Ah! c'est bien gentil de votre part, monsieur +Léonard, d'avoir arrangé mon mari de cette façon! Jamais je n'aurais cru +ça de vous. Allez, vous n'êtes qu'un méchant.» + +--Quelle abominable _immoralisation_ il y a ici, mon ami!... Et c'est +donc comme ça que tu te bats toujours sans moi! Tu mériterais bien, +failli chien que tu es, que.....Mais _c'est pas l'embarras_, je me suis +aussi fichu une peignée _là où ce_ que tu n'étais pas. + +Les confidences allaient donc venir après l'aveu de l'accident qui +m'était effectivement arrivé à la Pointe-à-Pitre. J'écoutai. + +--Imagine-toi, Léonard, que j'ai été invité à dîner chez une autorité +quelconque, un juge, un certain je ne sais pas quoi de ce calibre enfin. +Tout ce que je sais, c'est que la société était solidement bien choisie. +Comme je décrottais proprement les légumes et le madère, et que je +ne parlais pas encore, la dame de la case, pour me faire entamer la +conversation, me dit: «Eh bien! monsieur Livonnière, vous ne dites rien +à votre jolie voisine?»--Je regarde c'te voisine, et c'était une vieille +carcasse peinte en rouge, et tout _illuminée_ de diamans, avec des +chaînes de haubans en or sur son _sousbastement_. La propriétaire de la +maison, qui m'ennuyait déjà assez proprement comme ça, revient encore +en double sur moi: «Eh! me _redit_-elle, que pensez-vous donc de +cette _petite corvette_, capitaine?»--Ah! que je me dis, tiens bon, +Ives-Marie, v'là qu'il te faut _leurs envoyer_ un compliment bien +_espalmé_. Ma foi, que je réponds, _je dis que si j'avais une petite +corvette comme ça, je la f...... bien à la côte pour avoir son +gréement..._ Tu ris, gaudichon! Est-ce qu'il n'était pas bien tapé, ce +compliment-là? + +--Si, au contraire. Et que répondirent la maîtresse et la corvette? + +--Rien du tout. Personne ne parla plus, et ils mangèrent le dîner comme +de vrais malhonnêtes, sans envoyer une seule parole. Mais ce n'est pas +le tout; un capitaine de barque ou de corsaire, qui se trouvait là, se +met, après avoir dîné, à barbouiller, sur un portefeuille rouge qu'il +avait dans sa poche, quelques lignées, et puis il me dit: Lisez. + +J'aurais donné la moitié de mes parts de prise pour savoir lire. Je +retourne le petit portefeuille du mauvais bord, et il se met à rire. Eh +bien, Jean-fesse, que je lui dis, je saurai ce qu'il y a là-dessus Et +me v'là à _déralinguer_ la feuille de papier _où ce qu'il m'avait +grignotté_ quéque chose, et à l'arrimer dans ma poche. C'était, j'en +suis sur, une insulte. Mon particulier m'avait l'air de ne pas être +content, et en recrochant son portefeuille dans ma main, il me dit: Un +_marquis_ qui ne sait pas lire! + +--Ce _marquis_-là, s'il ne sait pas lire, saura bien t'écrire son nom, +_que je lui_ réponds dans le porte-voix de l'oreille. + +--Et où m'écriras-tu, mon nom? + +--Sur ta peau de nègre de Guinée, et en rouge, canaille! Sors seulement +avec moi. + +Il sortit tout de suite. «Ce n'est pas ça, je lui dis, une fois sous +les tamariniers: tu es matelot et moi aussi, il faut nous _poillier_ en +vrais matelots. J'ai dans mon _séraye_ deux harpons à marsouin; c'est +avec une de ces plumes-là que je veux t'écrire mon nom, et tu sais bien +sur quoi.» + +Aussitôt dit, aussitôt fait: c'était auprès de la porte du fort +Richepanse. La sentinelle nous voyait nous taper au clair de lune. +En deux coups de temps, je pique, sous l'aileron, mon porteur de +portefeuille, avec mon harpon à bascule, que par parenthèse je n'ai pas +pu retirer de son cadavre.... Dis donc, Léonard, il paraît que mon nom +s'écrit tout d'une seule lettre, car je ne lui ai donné qu'un coup, et +l'affaire a été faite. + +--Est-il mort? + +--Comme de raison. C'était le plus court parti pour lui, et il a été +bien heureux; car je l'aurais fait traîner en longueur et bouillir comme +une chaudière à soupe: un coup de harpon tous les mois; c'était mon +idée. + +--Eh bien! nous voilà frais maintenant! Nous allons devenir la peste et +l'effroi de la colonie. Mais au moins, du côté de tes femelles, tu n'as +pas eu de désagrément? + +--Pas trop précisément; mais ça ne sait rien dire ni rien faire; _c'est_ +pas de bonnes filles enfin. Quand j'ai voulu, le premier jour, les faire +se ranger à table, ça s'est mis à manger du _calalou_ et de la farine +de manioc, avec des doigts qui étaient longs comme des fourchettes; et +puis, vois-tu, c'est trop paresseux dans la journée. + +--Ainsi donc, tu ne les garderas plus long-temps? + +--Ce n'est pas ce qu'elles se sont mis sous le toupet cependant. Hier, +cette grande effilée, qui s'appelle _Ignorée_ et qui est fichue comme +une flèche de cacatois, a voulu me jeter un sort. + +--Comment, un sort? + +--Oui, elle a fait des _piaies_. Tu ne sais pas ce que c'est que des +_piaies_? Les _piaies_, vois-tu, c'est une chambre toute pavoisée de +pavillons noirs, avec des têtes de morts, et des larmes en étamine +blanche par-dessus. Quand on est là-dedans, la _mal-blanchie_, qui +veut vous donner un charme, vous envoie sur vous un tas d'herbages +_miraculeux_, et puis elle prie le diable que vous ne puissiez +pas mettre tant seulement un pied en dehors de la colonie sans sa +permission; et la _piaie_ est faite. + +--Et tu crois à ce sortilège? + +--Moi! pas plus qu'à la vertu du derrière de la mule du pape. Mais tout +d'même, je serais bien aise d'appareiller de la colonie, pour n'avoir +pas l'air d'être consigné au cotillon de ces gueuses-là par l'ordre d'un +morceau d'herbe et par la vertu d'une de leurs _macaqueries_. + +Je vis que le moment de frapper le grand coup était arrivé. Je me gardai +bien de le laisser passer. + +--A te dire vrai, mon matelot, je ne serais pas fâché, pour ma part, de +quitter la Guadeloupe. + +--Ni moi non plus. Et puis tous ces négrillons ne se sont-ils pas mis +dans la boule de me traiter de _Marquis_? et ça ne me va pas. J'ai +bien voulu, pour _la frime_, passer pour noble, mais pour marquis, +doucement.... + +--Filons d'ici. + +--Et comment filer? L'île est bloquée, et _fièrement_ même. _Le Requin_ +est désarmé. Comment voudrais-tu mettre à la mer? + +--Oh! si ce n'est que ça, j'ai mon affaire. Il y a trois grands coquins +de nègres qui sont désertés de la Dominique, et qui, se trouvant libres +ici, meurent de faim, parce que personne ne veut les employer. En +achetant une pirogue, et en leur donnant quelques doublons, il nous +conduiront à la Martinique, avec d'autant plus de sûreté, que les +croiseurs ne verront pas notre _bonboat_, caché presque entre deux +eaux.... + +--C'est toi qui as trouvé cela tout seul, et tu veux m'amener avec toi? + +--Mais pourquoi pas? + +--Ah! ça, la supériorité a donc changé de bord, et tu as hissé, à ce +qu'il me paraît, le guidon de commandement à ton grand mât? + +--Mais, matelot, ce n'est pas pour te commander que je te propose de +prendre une résolution avantageuse à tous deux. Il ne s'agit pas ici de +savoir qui commandera de toi ou de moi, mais bien de décider si mon avis +est bon ou s'il est mauvais. + +--Puisque c'est ainsi, je ne pars pas. Il n'y a pas long-temps que je +t'ai sauvé à Roscoff de dessous les jupons d'une femme, et à présent +c'est toi qui voudrais me faire gouverner à ton commandement! Non, mille +noms de Dieu! non, il ne sera pas dit qu'une _mateluche_ de six mois +de service a passé, d'un jour à l'autre, au vent à moi; et si je ne +respectais pas ta famille.... + +--Mais, mon Dieu, ne te fâche pas pour cela; car, après tout, sais-tu +bien que si je ne suis pas marin comme toi, il n'est pas nécessaire +d'avoir battu la mer pendant vingt ans pour savoir repousser une +insulte!... Mon idée ne te va pas, tant pis; n'en parlons plus. Mon +intention était de te laisser le commandement de la pirogue, et de jouer +un tour aux Anglais, en passant à leur barbe, sans être aperçus d'eux. +Ce trajet était dangereux dans une embarcation aussi légère et aussi +difficile à bien conduire que celle qu'avec tant de peine je suis +parvenu à me procurer; mais comme tu es un vieux loup de mer, j'aurais +été en Cochinchine avec toi dans une yole. + +--Tu crois donc que c'est la peur qui me fait caler? Ne va pas te mettre +ça dans le toupet, au moins; et pour te prouver que je ne tiens pas +plus à ma peau que tu ne tiens toi-même à la tienne, c'est moi qui veux +partir à présent dans ta nom de Dieu de pirogue... + +La perspective du commandement et des périls venait de désarmer la +colère de mon compagnon et de faire évanouir sa susceptibilité. + +Le soir, notre pirogue était prête à nous recevoir, avec mes trois +nègres, quelques effets très-légers et une demi-douzaine de bouteilles +de tafia. Nous partîmes. + +J'avais cédé le côté de tribord à Livonnière, comme la place d'honneur; +j'étais allongé côte à côte contre lui, et sur le dos; car dans ces +sortes d'embarcations, c'est dans cette posture qu'il faut se tenir +pendant les plus longs trajets, sans se donner le moindre mouvement, de +peur de faire chavirer la barque en lui faisant perdre l'équilibre. Une +misaine, claire comme de la gaze et grande comme un mouchoir, faisait +glisser sur la mer, un peu agitée, notre pirogue de quinze pieds sur +deux de largeur, et calant tout au plus sept à huit pouces d'eau. Notre +existence était entre les mains des trois nègres. Nous crûmes nous +apercevoir, une ou deux fois, qu'ils cherchaient à faire sombrer +l'embarcation et à nous noyer pour s'emparer ensuite des doublons dont +ils nous savaient porteurs. Ennuyé de les surveiller, sans leur avoir +fait connaître ce qu'ils risqueraient à nous jouer un mauvais tour, je +tire de dessous mon gilet deux pistolets, en disant à mes lurons: «Le +premier qui fait un mouvement sans mon commandement, je lui fais sauter +la tête!» Livonnière, au même moment, place un de ses pistolets sous le +menton du patron qui, de peur, se jette à la mer et disparaît. Les +deux autres noirs lèvent leurs mains jointes au ciel, en implorant leur +pardon. Livonnière monte le gouvernail de la pirogue, que le patron ne +gouvernait auparavant qu'avec sa pagaie: il s'empare de la barre, et +nous naviguons plus tranquilles, mais sans cesser néanmoins d'avoir les +yeux sur notre équipage, et sans quitter nos pistolets. Quelques lames +embarquaient çà et là à bord, par la faute du timonier, plus habitué à +gouverner un grand navire qu'une pirogue. Mais enfin nous fûmes assez +favorisés pour passer sans danger non loin des louvoyeurs anglais, +et pour débarquer, la seconde nuit de notre départ, sur le rivage du +Macouba, un des quartiers de la Martinique. + +En mettant pied à terre sous la lame du bord de la mer qui venait de +passer par dessus notre pirogue, nous nous vîmes entourés de gendarmes +et de douaniers. + +--Qui êtes-vous, messieurs? nous demande un des chefs de la brigade. + +--Deux officiers du corsaire _le Requin_. + +--Ah! du corsaire à Doublon, qui a fait une si belle prise? + +--Oui, gendarmes. + +--D'où venez-vous, messieurs? + +--De la Basse-Terre, malgré les Anglais. + +--Et à qui appartient cette pirogue? + +--A moi, répondis-je, sans hésiter. + +--Et ces deux nègres? + +--A moi aussi. + +Les nègres voulurent répondre, et me contester en vain mon nouveau droit +de propriété sur eux. Livonnière ne se tenait pas d'aise. Un habitant +s'approcha. + +--Pardieu, messieurs, vous avez là deux beaux gaillards et qui ne +doivent pas vous servir à grand'chose, à vous marins. + +--Aussi cherchons-nous à nous en défaire. + +--Non, non, criaient mes deux nègres; _vous pas maîte nous, vous pas +maîte nous! Nous pas tini maîte, nous libes_. + +A ces mots, je prends la rigoise que l'habitant tenait dans sa main, et +j'eus bientôt, sinon assuré mon droit de possession, empêché du moins +qu'on ne me le contestât. + +Vous disiez donc, M. le capitaine, que vous vouliez vous défaire de ces +deux drôles? Combien les faites-vous? + +--Quarante onces la paire. + +--Je vous en donne trente, et une moide à chacun de ces messieurs (en +montrant les gendarmes et les douaniers). + +--C'est une affaire faite, M. l'habitant. + +Nous couchâmes dans l'habitation de notre acheteur, qui régla notre +compte, et nous fit transporter le lendemain à Saint-Pierre. Mon matelot +Livonnière, surpris de la présence d'esprit avec laquelle j'avais mené +cette affaire, du développement inattendu qu'il avait admiré dans mes +facultés, ne se lassait pas de me répéter avec une sorte de respect, +pour cette fois: _il faut que le ciel, Léonard, t'ait moulé tout exprès +pour être marchand de nègres_. + +--La volonté de Dieu soit faite en toutes choses! + +Pendant notre séjour à la Guadeloupe, de grands événemens s'étaient +passés à la Martinique. L'île, étroitement bloquée par l'escadre +anglaise, était sur le point de succomber, dépourvue à peu près de +vivres et de munitions, et abandonnée par sa métropole. + +Les ennemis, débarqués au vent, assiégeaient avec des forces supérieures +le fort Desaix, dans lequel la garnison et les marins s'étaient +réfugiés. C'était en vain que le brave commandant du brick _le Cygne_ +avait écrasé des péniches anglaises devant Saint-Pierre, et avait mis le +feu à son navire. C'était en vain aussi que l'intrépide Trobriand avait +fait sauter la frégate _l'Amphitrite_ dans le carénage, et qu'il s'était +renfermé avec son équipage dans le fort Desaix, où il trouva la mort +sous un éclat d'obus: les vigoureuses sorties de la petite garnison +attaquée par la fièvre jaune, les efforts des habitans affamés, et le +dévouement de la population, tout fut inutile, et il fallut céder à la +disette et au nombre. L'amiral anglais, trop certain de sa réussite +et trop bien instruit de la position des Martiniquais, louvoyait à +demi-portée de canon de l'île, en faisant suspendre des queues de +morue à la drisse de son pavillon, comme pour annoncer ironiquement aux +assiégés que c'était par la famine qu'il parviendrait à les réduire. +L'île se rendit, la garnison capitula. Mais ce ne fut pas sans nous être +vaillamment employés sur les batteries des côtes, que Livonnière et moi +nous vîmes le pavillon anglais flotter sur le Petit-Fort et sur le fort +Bellevue de Saint-Pierre. Il semblait, à nous voir servir jour et nuit +les pièces de ces batteries, et pointer les canons sur les navires +du blocus, que nous voulussions échapper, en nous faisant tuer, à la +douleur de voir les couleurs anglaises se déployer sur une terre que +nous ne pouvions plus défendre. Les habitans nous surent gré de notre +dévouement, et nous devînmes l'objet de la bienveillance générale. + +Arrivé à Saint-Pierre au moment où la garnison venait de se renfermer +dans le fort Desaix, j'avais entendu plusieurs créoles s'étonner, en +me voyant, de la ressemblance frappante que j'avais avec un officier de +marine de _l'Amphitrite_, dont personne ne pouvait me dire le nom. Cette +circonstance piqua ma curiosité, et, après la reddition du fort, j'allai +au Fort-Royal pour satisfaire cette curiosité, et le vague pressentiment +qui m'occupait. Je vous laisse à penser quel fut mon bonheur lorsque, +dans cet officier, dont on avait remarqué avec raison la ressemblance +frappante avec moi, je reconnus mon frère! Je n'essaierai pas ici de +peindre la surprise que nous éprouvâmes à nous rencontrer si loin de +notre pays et dans une telle conjoncture. Notre joie mutuelle ne fut +troublée que par une circonstance pénible: au bras d'Auguste je vis un +crêpe; je lui demandai si c'était le deuil de son brave commandant qu'il +portait; des larmes, dont je tremblais de deviner la cause, furent sa +réponse. Parle, m'écriai-je, est-ce ma mère que nous avons perdue? + +--Non, Léonard, me dit Auguste, mais nous n'avons plus de père... Je +l'avoue ici, mais malgré la tendresse que j'avais toujours eue pour +l'auteur de mes jours, il me semble que j'aurais reçu avec plus de +douleur la nouvelle de la perte de ma mère. Est-ce un sentiment naturel +à tous les fils, que celui qui leur fait avoir une tendresse plus vive +pour leur mère, que pour leur père, ou bien ce sentiment de préférence +se développe-t-il seulement à la mer chez les jeunes marins, lorsque, +privés des soins affectueux dont chez eux ils étaient l'objet, ils se +trouvent plus à même d'apprécier cette tendresse délicate qu'une mère a +toujours pour ses enfans, et surtout pour ses garçons? Je ne sais, +mais j'ai rencontré dans ma vie bien peu de jeunes marins qui ne se +rappelassent avec attendrissement _leur bonne femme de mère_. + +Je passai quelque temps avec mon frère, et, dans ce peu de jours, j'eus +lieu d'apprécier encore mieux que je n'avais pu le faire dans notre +enfance, tout ce qu'il y avait de différence entre nous, et non en ma +faveur. Auguste était devenu un modèle à proposer aux officiers de la +marine militaire. Brave, actif, studieux, distingué, juste avec ses +inférieurs, adoré de ses camarades, estimé de ses chefs, il était +parvenu, très-jeune, au grade d'enseigne de vaisseau, après deux +croisières dans lesquelles il s'était fait remarquer sur une de nos +frégates. A bord de _l'Amphitrite_, le commandant l'avait nommé officier +de route, et l'avait chargé du soin des montres marines. Dieu! que +j'étais fier de me promener à la Martinique bras dessus bras dessous +et côte à côte avec mon frère! Qu'il était bien avec sa tournure vive, +dégagée, son collet rouge brodé, et cet habit brillant qui prenait si +élégamment sa taille svelte et élevée! Tout le monde trouvait en nous +une ressemblance étonnante; mais une femme du bon ton ne s'y serait pas +trompée, bien certainement. Auguste avait dans la figure quelque chose +de doux et de réservé. Moi, j'avais dans le regard quelque chose de +vague et d'audacieux, et, toujours libre dans mes vétemens comme dans +mes idées et mes actions, je ne portais jamais qu'une veste de nankin ou +de basin, une cravate noire négligemment jetée sur mon cou et nouée +sur ma poitrine. Un large chapeau de paille, tombant sur mes épaules, +couvrait tout cela, et je ne voulais pas d'autre toilette. Les filles de +couleur de Saint-Pierre, en nous voyant passer, caractérisaient bien au +reste, d'un seul mot, la différence qu'on remarquait entre Auguste et +moi: _Ça jimeau bien vinu_, disaient-elles en parlant d'Auguste, _ça +jimeau gâte la paire_ (Celui qui gâtai la _paire_, qui dépareillait le +couple des deux jumeaux, c'était de moi qu'elles voulaient alors parler). + +Les troupes qui avaient capitulé devaient être transportées en France +sur les navires anglais. Mon frère suivit ses compagnons d'armes. Il +lui fut impossible de me décider à partir avec lui. Je pressentais, et +Livonnière avait soin de me faire entrevoir que les colonies étaient +un théâtre bien meilleur que l'Europe, pour les marins un peu enclins à +faire leur fortune par des coups hardis. Je dis à Auguste: «Poursuis +ta carrière comme tu l'as commencée. Moi, je ne suis pas fait pour être +amiral; je reste ici pour me pousser, si je peux. Dis bien à notre +bonne mère... Eh bien! pourquoi pleures-tu ainsi, mon pauvre frère?...» +Auguste fondait en larmes. + +--Je crains, Léonard, que tu ne périsses misérable...--Allons donc, M. +Auguste, reprit Livonnière, témoin de nos adieux; Léonard misérable +tant que je vivrai! Jamais, voyez-vous, et moi je suis un homme éternel. +Allez donner de nos nouvelles en France; vous y direz que je me porte +bien et votre frère semblablement. + +Mon frère nous embrassa comme si c'était pour la dernière fois. Je +lui répétais, plein d'espoir dans notre commun avenir: _Nous nous +reverrons_, et lui me répondait toujours: Je tremble que tu ne périsses +misérable. Il partit, me laissant comme un gage de son attachement, deux +beaux chiens que son commandant avait ramenés de Cherbourg et qu'il lui +avait donnés en mourant. _Nous nous reverrons! nous nous reverrons!_ lui +criai-je en le quittant.... Nous nous revîmes en effet.... + +Nos parts de prise du _Requin_ nous avaient été payées à la Guadeloupe, +et elles n'avaient pas été plus loin. Quelques jours nous avaient +suffi, pour nous débarrasser du soin d'administrer nos fonds. Après la +reddition de la Martinique et le départ de mon frère, il nous fallut +enfin vivre d'un peu d'industrie, ne pouvant plus faire la course et +trouver à grapiller sur mer. Nous nous logeâmes, mon matelot et moi, +dans une petite maison sur le Bord-de-Mer, au quartier que l'on nomme +le Figuier. Livonnière suspendit un hamac dans notre domicile, ce fut +là tout son ménage. Un petit lit de sangle composa mon ameublement. Nous +nous mîmes à fumer et à boire toute la journée, en réfléchissant aux +moyens illicites de nous faire un peu d'argent; car remarquez bien que +lorsque les marins se trouvent dépaysés à terre, c'est toujours loin +des procédés vulgaires et des choses permises qu'ils cherchent des +expédiens, tant ils sont habitués sur mer à vaincre ingénieusement tous +les obstacles qu'ils rencontrent sur leur périlleuse route! + +Pour entrer en matière et signaler avec quelque éclat notre début +dans la profession du négoce, nous achetâmes à crédit vingt barils de +salaison, dont nous sûmes en faire vingt-cinq, au moyen d'un remaniement +nocturne. Ce dédoublement de barils dura quelque temps; mais les +profits, quelque considérables qu'ils fussent, ne suffisaient cependant +pas encore à nos dépenses, et nous aimions mieux voler un peu plus la +pratique que de faire des dettes. Notre fierté y trouvait mieux son +compte. + +Livonnière, en cherchant bien, trouva un procédé plus certain et plus +prompt que le commerce, pour gagner vingt pour cent, et cela, en nous +donnant moins de peine qu'en remaniant du porc et du boeuf salés. + +Son expédient était tout simple et son calcul fort juste. + +Dans ce temps-là, le Gouvernement faisait couper en quatre parties +ciselées les gourdes espagnoles répandues dans la colonie; chaque +quart de gourde se nommait un _mocau_; et par l'effet de cette section +monétaire, les quatre pièces ainsi détachées de la gourde composaient +une monnaie qui restait dans le pays, par la difficulté qu'on aurait eue +à la faire circuler ailleurs pour sa valeur nominale. + +--J'ai un fameux poinçon, me dit Livonnière, avec lequel, au lieu de +couper la gourde en quatre, comme on fait au Gouvernement, nous la +couperons en cinq; et cette nuit, si j'ai bien compté dans ma tête +et sur mes doigts, j'ai trouvé que ça nous ferait vingt pour cent de +_rabio_ (de profit). + +--Mais y as-tu bien songé? ce sera faire de la fausse monnaie! Et si on +nous pend? + +--Nous n'en ferons plus alors, et nous n'aurons même plus besoin d'en +faire, c'te bêtise! Et puis, d'une manière ou d'autre, il faut que nous +fassions la guerre à l'Anglais. En prison d'Angleterre nous avons passé +des faux pounds; ici nous fabriquerons des faux mocaux à la barbe du +Gouvernement. Chaque pays, chaque mode. Voilà tout. + +--Allons, va donc pour les faux mocaux! + +Et nous voilà en train de faire avec chaque gourde ronde, cinq beaux +quarts de gourde; bientôt nous exerçâmes un nègre, que nous avions loué +à la semaine, à poinçonner pour notre compte. Cette idée-là m'avait été +inspirée par la prévoyance des dangers que nous courions; car j'avais +l'intention, si le malheur voulait que nous vinssions à être découverts, +de tout mettre sur le dos de l'esclave, et de le livrer à la sévérité du +gouvernement, pour nous épargner la potence, et nous donner le temps +de lever le pied. Nous fûmes plus heureux que sages, et nos quarts de +gourde allèrent tranquillement leur train. + + + + +12. + +MORT D'IVON + + +Les rafraîchissans.--La confession.--Mort d'Ivon. + + +Les excès auquels se livrait mon pauvre associé en fausse monnaie, +et les fatigues qu'il avait essuyées pendant le siège de l'île, me +faisaient prévoir que bientôt il paierait cher et son intempérance et +son dévouement. Livonnière changeait à vue d'oeil. Ce n'était plus cet +homme si robuste, si riche de santé et chez lequel, pour ainsi dire, +l'excédant de la vie cherchait à se dépenser avec prodigalité. Je voyais +son énergie morale s'affaiblir avec ses facultés physiques. Le climat +des Antilles enfin avait dévoré prématurément cette existence que +les veilles et les excès semblaient en Europe avoir plutôt affermie +qu'altérée. C'est en vain que j'avais voulu employer l'empire que +je croyais avoir conquis sur mon ami, pour l'empêcher de se livrer à +l'incontinence, au sein de laquelle il cherchait des distractions: quand +je m'efforçais de lui prouver tout le mal qu'il se faisait en buvant de +l'eau-de-vie à peu près comme auparavant il aurait bu de la bière, il +opposait à mes remontrances une raison qu'il croyait fort concluante, +parce qu'il la puisait dans l'observation assez fausse d'un fait qui +n'avait frappé que ses yeux: «J'ai vu, me disait-il, des matelots boire +plus d'eau-de-vie qu'ils n'en pouvaient jauger; et quand ils étaient +ivres-morts, on les mettait dans du fumier. Sais-tu pourquoi? C'était +pour les réchauffer, attendu que le trop plein d'eau-de-vie leur avait +glacé l'estomac. Ainsi tu vois donc bien qu'un _coup de croc_, loin +d'échauffer un homme, le rafraîchit, puisque, s'il en buvait trop, +il mourrait de froidure. On voit aisément que tu n'es pas fort sur la +médecine. La seule chose que je craigne, c'est de trop me rafraîchir. + +Une dyssenterie aiguë vint encore raffermir l'opinion erronée de +Livonnière. Aux premières atteintes du mal, il s'accusa d'avoir trop +pris de rafraîchissemens. «Ah! je sens bien, me dit-il, qu'un médecin +aura besoin de me _nettoyer la cale_. Il se passe là, dans mon individu, +quelque chose qui n'est pas dans l'ordre du service.» + +Il se coucha; mais, toujours fidèle à ses longues et dures habitudes, +il ne voulut jamais consentir, malgré mes prières, à entrer dans un lit. +«C'est dans un hamac, répétait-il, qu'un matelot doit _avaler sa gaffe_. +Si je viens à avoir la mine d'aller faire ma révérence au père éternel, +rappelle-toi bien, Léonard, que c'est dans ce hamac-là que je veux taper +de l'oeil jusqu'à la résurrection, des boutons de guêtres.» + +Le lendemain, l'état du malheureux ne laissait plus le moindre espoir. +Les douleurs qu'il éprouvait étaient intolérables, et il riait cependant +encore dans l'intervalle de ses cruelles angoisses. "Ah! mon ami, me +dit-il, je crois qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe." + +Je cherchai à l'abuser encore sur la gravité de sa position. + +--Non, non, je sens bien ce que je sens. Il faut remettre, je te dis, un +peu d'huile dans cette lampe qui s'éteint. Va me chercher un prêtre et +un coup d'eau-de-vie; mais un bon. + +--Un bon prêtre? + +--Eh non! Un bon coup d'eau-devie; car un prêtre est toujours assez bon +tel qu'il est, pourvu qu'il sache bien graisser la paire de bottes d'un +mourant. + +Je sortis pour remplir les dernières volontés de mon infortuné camarade; +mais je ne pus m'empêcher de faire de pénibles réflexions sur son +affaiblissement intellectuel et sur les scrupules religieux qui lui +venaient si tard. Depuis long-temps je ne m'étais que trop aperçu du +changement qui s'opérait dans l'esprit d'Ivon. Le séjour des Antilles +avait usé cette organisation trop forte pour n'être pas violemment +attaquée par ces influences délétères qui, sous le ciel des tropiques, +semblent ne dédaigner que les complexions arides et les tempéramens +débiles. + +Je revins auprès du hamac de mon malade avec un prêtre, et aussi, il +faut bien le dire, avec un flacon d'eau-de-vie. + +La vue du pasteur tolérant qui m'accompagnait sembla contenter le +moribond. Le prêtre reçut avec bonté une confession qui dut pourtant +lui paraître aussi nouvelle qu'elle fut laconique. «Je n'ai rien à vous +dire, mon père, sinon que je n'ai ni assassiné, ni volé sur le grand +chemin.» Tels furent les aveux qu'Ivon crut devoir faire au ministre +des autels, avant de se présenter au tribunal de Dieu. Le pasteur en fut +satisfait et n'exigea rien de plus; car aux colonies la religion prend +rarement, pour paraître plus pure, les formes austères et inexorables +sous lesquelles on la fait apparaître si souvent, en France, au lit des +agonisans. + +«A présent que j'ai avalé l'affaire du prêtre, dit le pénitent, au tour +du coup d'eau-de-vie! C'est mon viatique, à moi.» + +J'hésitais à exécuter la volonté d'Ivon, en regardant le curé et le +médecin qui venait d'entrer. + +Celui-ci me fit signe que je pouvais satisfaire les désirs du malade. + +Je vis alors que tout espoir était perdu. En approchant des lèvres +frémissantes du mourant le breuvage qu'il me demandait, je ne pus, +malgré mes efforts, lui cacher quelques larmes qu'il remarqua. Sa main +chercha la mienne, et sa bouche altérée fit bourdonner à mon oreille +ces mots qui me semblèrent sortir d'un tombeau: «Léonard..., mon bon... +Léonard.... Adieu!.... Si jamais tu te trouves... dans le besoin, +souviens toi, souviens-toi bien... de la... manière... de faire... +des... mocaux.... Mon pauvre Léonard... Ah!...» Ivon n'était plus! + +Ainsi, jusqu'au dernier moment, cet excellent homme, qui avait attaché +sa vie à la mienne, et qui me l'aurait sacrifiée pour m'arracher au +moindre péril ou pour m'éviter le chagrin le plus léger, veilla sur moi. +Son attachement confraternel lui avait fait, même au lit de mort, braver +ses nouveaux scrupules religieux, pour m'indiquer le moyen qui pouvait +me préserver de la misère. Il n'avait vu que moi, que son cher Léonard, +en expirant, et mon avenir avait été sa dernière pensée.... + +J'éprouvai après sa mort, pour la première fois, ce que c'est qu'une +douleur de l'âme et un déchirement du coeur. Quoique si jeune encore, +et malgré cette force qui me donnait tant de confiance dans mes propres +ressources, je sentais que je venais de perdre une partie de moi-même, +un ami que je ne remplacerais jamais. Je fus anéanti. + +La nuit, on vit dans les rues de Saint-Pierre défiler un sombre cortège, +à la lueur des torches funèbres, et aux sons lamentables des cloches de +la paroisse du Mouillage. Deux marins, marchant lentement, portaient, à +la tête du convoi, un hamac, à l'extrémité duquel étaient suspendus +un sabre et une croix d'honneur. Une fosse, creusée à la Savane des +Pères-Blancs, reçut la dépouille du pauvre Ivon, et quelque peu de +terre, jetée à la hâte sur ses restes, me sépara à jamais de l'homme qui +m'aimait le plus au monde, de celui auprès duquel j'aurais voulu périr +dans un combat. + +Oh! combien de fois, lorsque toute la ville était ensevelie dans le +sommeil, et que la nuit environnait la vaste et silencieuse Savane des +Pères-Blancs, j'allai seul sur cette tombe, me rappeler les jours passés +avec l'ami qu'elle recouvrait! Combien de fois, à l'approche du jour, je +quittai ces lieux, désespéré de n'avoir pu trouver sur ce cercueil une +seule pensée religieuse! Oh! que l'espoir de revoir mon malheureux Ivon +dans une autre vie aurait soulagé mon coeur! Mais rien, rien... là, +sur ce tombeau, pas une pensée consolante!... Je me sentais le plus +malheureux des hommes. + + +FIN DU TOME TROISIÈME. + + + + +TABLE + +DU TROISIÈME VOLUME. + +CHAPITRE 7. LA TRAVERSÉE. +CHAPITRE 8. L'ATTÉRISSAGE. +CHAPITRE 9. COURSE DANS LES DÉBOUQUEMENS. +CHAPITRE 10. LES MULÂTRESSES. +CHAPITRE 11. PRISE DE LA MARTINIQUE. +CHAPITRE 12. MORT D'IVON. + +FIN DE LA TABLE. + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Le Négrier, Vol. III, by Édouard Corbière + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. III *** + +***** This file should be named 17716-8.txt or 17716-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/7/1/17716/ + +Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/17716-8.zip b/17716-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..40fb7b9 --- /dev/null +++ b/17716-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..c82f5f8 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #17716 (https://www.gutenberg.org/ebooks/17716) |
