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+The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. III, by Édouard Corbière
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Négrier, Vol. III
+ Aventures de mer
+
+Author: Édouard Corbière
+
+Release Date: February 8, 2006 [EBook #17716]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. III ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+ LE
+ NÉGRIER
+
+ AVENTURES DE MER.
+
+ PAR
+
+ ÉDOUARD CORBIÈRE
+ DE BREST.
+
+ DEUXIÈME ÉDITION.
+
+
+ VOLUME III.
+
+
+
+ PARIS,
+ A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE
+ ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE
+ 16, RUE VIVIENNE.
+
+ 1834.
+
+
+
+
+
+7.
+
+LA TRAVERSÉE.
+
+
+Encore le capitaine Niquelet.--Morale maritime.--Leçons pour
+les passagers.--Moeurs des équipages.--Le bonhomme Tropique.--Le
+baptême.--Ivon prend le nom de M. de Livonière.--Une nuit et un lever
+de soleil sous le tropique.--La pêche à bord.--Le feu Saint-Elme.--La
+_cagne_.
+
+
+Combien, après avoir passé par toutes les angoisses que nous venions
+d'éprouver, un marin se sent soulagé, lorsqu'il se trouve en pleine mer,
+affranchi, pour ainsi dire, de toutes les tribulations auxquelles il
+laisse les habitans de la terre en proie! Il n'a plus qu'à combattre les
+élémens qui se disputent sa vie, et cette lutte ne saurait effrayer son
+courage, ni lasser sa patience. Son âme au contraire aime à s'élever au
+niveau des dangers, qu'il a mille fois affrontés, et à grandir dans
+les périls nouveaux qu'il prévoit encore. Viennent les Anglais et les
+tempêtes, me disais-je! j'ai de quoi leur tenir tête. Avec un vaillant
+capitaine, un bon navire, et l'Océan à parcourir comme notre domaine,
+nous n'avons rien à craindre; et en effet, tous les marins, dès qu'ils
+ont mis le pied à la mer et qu'ils ont perdu la vue des côtes, semblent
+être chez eux, et dans un asile désormais inviolable!
+
+Le capitaine de _la Gazelle_ ne tarda pas à me prendre en affection, non
+pas sans doute pour cette gentillesse dont s'étaient enivrées Rosalie et
+madame Milliken, mais bien parce qu'il remarqua en moi un zèle excessif,
+et une activité qui était en lui. Car, je dois le faire remarquer ici en
+l'honneur des marins, à terre, ils peuvent bien témoigner de l'amitié
+à ceux qui leur plaisent le plus; c'est là, pour eux, comme pour les
+autres hommes, une affaire de goût ou de fantaisie; mais, une fois à
+la mer, ce n'est guère qu'aux plus dévoués et aux plus capables
+qu'ils accordent leur estime, et cette estime se manifeste quelquefois
+d'une manière assez bizarre: vous allez en juger par un fait.
+
+Le capitaine Niquelet, par exemple, que j'avais trouvé si aimable, en
+racontant une de ses aventures, dans le café de Rosalie, ne me parut
+pas, une fois au large, le même homme. Ce n'était plus ce corsaire si
+délié, si sémillant, et si bon enfant enfin. Il s'était fait ours ou
+loup, après quelques jours de mer. Deux jolies passagères,
+papillonnant autour de lui, quand il se promenait gravement sur le
+gaillard-d'arrière, parvenaient à peine à lui arracher un sourire, à lui
+qui, à terre, aurait peut-être jeté toute une fortune par la fenêtre,
+pour obtenir un seul regard d'une de ces femmes qui, à bord, cherchaient
+si inutilement à l'agacer. Le second ou le troisième jour de notre
+sortie de la Manche, il me tutoya: c'était déjà bon signe. Il m'avait
+grondé sept à huit fois: c'était encore de meilleure augure. Je faisais
+de mon mieux, en travaillant et en grimpant jour et nuit, pour obtenir
+un mot approbateur de lui, et néanmoins les mots encourageans ne
+venaient pas encore. Mais lorsque, devant le capitaine, un officier
+du bord me donnait ce qu'on appelle _un poil_, je voyais que Niquelet
+souffrait. Il m'annonça brusquement, à la suite d'un grain furieux
+pendant lequel je m'étais vaillamment employé, que je compterais
+désormais pour second lieutenant à bord, et que je serais second de
+quart avec l'officier qui me _calinerait_ le moins. Comme je recevais
+cette marque d'intérêt, avec un air apparent d'indifférence, Niquelet me
+demanda si je n'étais pas content.
+
+--Si fait, capitaine, lui répondis-je, mais....
+
+--Mais, quoi?... que te faut-il de plus?
+
+--Un mot consolant de vous: je crains que vous ne m'aimiez pas....
+
+--Eh bien! dit-il en me serrant brusquement le poignet, avec la seule
+main qui lui restât, est-ce que tu as besoin de pleurer, en me disant
+cela, enfant que tu es!
+
+Et le bon, le brave capitaine, avait lui-même la larme à l'oeil.
+Mais, comme s'il s'était repenti de ce mouvement de sensibilité, il me
+repoussa avec vivacité, en ajoutant: «Ne parlons plus de tout cela: fais
+toujours bien ton petit devoir, et puis....» J'étais déjà pressé sur
+son coeur; et tous les passagers souriaient d'une douce satisfaction,
+à cette scène d'attendrissement, entre un vieux marin et un jeune
+commençant.
+
+Les leçons de morale maritime que me donnait quelquefois, avec son
+âpre bonté, le capitaine Niquelet, portaient toujours l'empreinte d'une
+méditation assez profonde. Tu te rappelles, me disait-il, pendant un
+quart que je faisais avec lui, ta boutade de l'autre jour? Je t'avais un
+peu rudoyé, il est vrai; mais c'est comme cela qu'un chef doit agir avec
+ses subordonnés à la mer. As-tu remarqué le ton avec lequel je dis à
+un matelot dont je suis content: Va à la cambuse, demander un coup
+d'eau-de-vie?
+
+--Oui, capitaine; mais il me semble que vous lui dites quelquefois:
+«Allons jean f..., va-t-en à la cambuse _pocharder_ un coup
+d'eau-de-vie!»
+
+--Eh! c'est justement ainsi qu'il faut leur parler, si l'on veut donner
+du prix à la moindre chose qu'on leur accorde; c'est faire alors de
+justice une faveur, et c'est assaisonner à leur goût ce qu'on doit leur
+donner. J'ai essayé d'abord à leur parler comme à d'autres humains: ils
+me prenaient, le diable m'emporte, pour une demoiselle. Aujourd'hui,
+tout en me montrant équitable et bon avec eux, je leur parle comme à
+un caniche, et ils disent tous que je suis un vrai matelot et un brave
+homme au fond, parce qu'ils ont su, sous ma brusquerie calculée, trouver
+le fond de mon caractère. Saisis-tu bien l'allégorie, petit bougre?
+
+--Oh! oui, et à merveille, mon capitaine.
+
+--Observe donc tout, jusqu'aux choses en apparence les plus
+indifférentes, si tu veux savoir un jour commander à des forbans comme
+ceux que tu vois là, et à qui je ferais enlever, pour dix gourdes et une
+double ration, le premier bâtiment français que nous rencontrerions.
+
+Il ne se flattait pas: personne n'était plus aimé que lui de ses
+matelots. Il leur causait peu; il les battait même quelquefois quand
+ils paraissaient s'ennuyer à bord, vouloir se mutiner ou avoir besoin
+d'_émotions vives_, comme il le disait. Niquelet appelait cela _ranimer
+le sentiment_. Mais d'un seul mot, il aurait fait, à n'importe lequel de
+ces hommes, tuer père et mère. C'était là l'empire qu'il était le plus
+jaloux d'exercer sur son équipage, non pour en abuser criminellement,
+mais pour en obtenir tout ce qu'il jugeait nécessaire au bien du
+service.
+
+Ivon s'employait bien à bord; mais il ne pouvait se faire au commandant
+de _la Gazelle_. Ces deux hommes, tout en s'estimant beaucoup, ne se
+disaient pas une parole dans une semaine.
+
+Une longue traversée pourrait offrir à l'esprit de l'observateur un
+fécond sujet d'études morales. Il y a tant de froissemens dans les
+caractères, les habitudes et les passions de ces hommes, quelquefois
+si divers, qui se trouvent réunis au milieu des périls, dans cet espace
+étroit que l'on nomme un navire! Et n'est-ce pas l'image abrégée de la
+société et d'une monarchie absolue, que ce bâtiment sur lequel règne
+despotiquement un capitaine, avec ses officiers qui sont ses ministres,
+et ses matelots qui sont ses sujets! Pour moi, je sais bien que j'aurais
+de bons conseils à donner aux passagers qui se hasardent à traverser
+les mers sous la conduite de ces marins qu'ils connaissent si peu. Grand
+dommage est que j'aie bien des événemens à raconter dans mon journal
+de mer. Sans la spécialité de la tâche que je me suis imposée dans la
+narration de mes aventures, je me livrerais ici à des leçons de conduite
+qui pourraient devenir utiles aux _terriens_ qui s'embarquent pour la
+première fois. Mais, avant tout, je dois aller à mon but, et ne pas
+trop perdre de temps en route. Cependant je vais tracer succintement
+ici quelques régles de bien vivre pour ceux qui me liront, et à qui il
+prendrait envie d'entreprendre quelque jour un voyage de long cours.
+
+La première réserve que doit s'imposer un passager qui veut plaire à son
+capitaine, c'est d'éviter, autant que possible, de s'immiscer dans les
+choses qui concernent le service du bord. Il n'est pas de marin qui ne
+se sente vexé d'entendre un passager venir lui demander, quand il a jeté
+le loch, combien de noeuds file le navire. Bien plus importun encore est
+celui qui cherche à savoir, quand le capitaine trace son point sur la
+carte, l'endroit du monde où se trouve le bâtiment. C'est un mystère
+qu'il n'est donné qu'aux initiés de pénétrer, et dans cette réserve des
+marins, qu'on n'aille pas s'imaginer qu'il n'entre que de l'orgueil;
+cette discrétion est de la prévoyance. Supposez, en effet, qu'un
+passager sache le point du globe où est parvenu le navire, et qu'il
+aille indiscrètement le révéler à un équipage mal intentionné. Que
+deviendra le bâtiment, après une révolte qui l'aura mis dans les mains
+des matelots, éclairés alors sur la route qu'ils devront suivre pour
+attérir? Croyez-vous que, sans les difficultés qu'offre la conduite
+d'un navire en pleine mer, les rébellions et les actes de piraterie ne
+seraient pas plus fréquens qu'ils ne le sont, avec des équipages forcés
+de se soumettre, comme à une Providence, à la science que possèdent
+leurs officiers? On a bien souvent cherché à rendre, pour toutes les
+intelligences, les calculs de longitude aussi faciles que ceux de
+latitude; mais ne serait-ce pas un grand mal qu'une découverte qui
+mettrait, dans les mains des hommes les plus grossiers, les moyens de
+se diriger, sans le secours des chefs, dont il s n'auraient qu'à se
+défaire, pour pouvoir abuser de la liberté qu'ils auraient acquise par
+un crime, sur un élément où les malfaiteurs instruits sont si sûrs de
+l'impunité? N'est-ce pas, au contraire, par un effet de la Providence,
+que la science de l'homme de mer n'a été rendue accessible qu'aux hommes
+qui, en s'instruisant pour l'acquérir, ont été à même de se pénétrer
+de ces principes d'ordre, que l'étude fait presque toujours aimer ou
+respecter?
+
+Quand on manoeuvre à bord d'un navire, les passagers doivent éviter avec
+soin de ne pas gêner les matelots. Ce qu'ils ont de mieux à faire dans
+ces circonstances importantes, c'est de se retirer dans leurs chambres,
+ou de se tenir dans les parties du pont où leur présence peut devenir le
+moins importune. En général le rôle des passagers à bord doit être tout
+passif. Personne n'est plus jaloux que les marins, de l'autorité et de
+la profession qu'ils exercent; c'est une espèce de sacerdoce que leur
+métier, et ils éloignent autant qu'ils le peuvent, les profanes,
+du sanctuaire. Si jamais vous naviguez, vous vous ferez une idée du
+souverain mépris qu'ils ont pour toutes ces manières de femmelette qui
+réussissent si bien à terre dans vos salons. Ces hommes, habitués
+à régner sur la mer, sentent toute leur puissance, et ils cherchent
+rarement à en abuser quand vous semblez la reconnaître; ils se
+contentent de mépriser vos airs coquets, et les terreurs que vous
+inspire, au moindre mauvais temps, l'élément avec lequel ils jouent:
+aussi, avisez-vous de montrer du coeur, de la dureté dans le mauvais
+temps même, cherchez, s'il est possible, à vous rendre utile, et vous
+les verrez s'apprivoiser avec vous, et vous témoigner de l'intérêt,
+fussiez-vous une femme. Mais pour peu que vous pâlissiez quand ils vous
+ont assuré qu'il n'y a rien à craindre, ils vous prendront en aversion
+et jetteront sur vous un de ces sobriquets qu'ils savent appliquer, avec
+tant de méchanceté et de justesse, sur toutes les physionomies qui leur
+déplaisent; et il n'est pas d'hommes qui réussissent mieux qu'eux à
+trouver de ces noms ridicules qui s'attachent, comme une lèpre, à la
+tournure ou à la figure d'un individu. Il est, dans la marine militaire,
+des officiers qui n'ont jamais pu se dépêtrer des qualifications
+grotesques que leurs matelots avaient su lancer sur eux, comme un sort,
+et qui les ont accompagnés dans toute leur carrière, quelque brillante
+et quelque glorieuse qu'elle soit devenue.
+
+Un navire, que j'ai connu, se perdait coulant bas d'eau à la suite
+d'une tempête: il fallut s'embarquer dans la chaloupe et la mer était
+très-grosse: on se compte; l'embarcation ne peut contenir que l'équipage
+et deux passagers. Quels passagers laisserons-nous embarquer? demande
+le capitaine. Ce vieux monsieur, répond un matelot, et cette brave
+dame.--Pourquoi cette dame, plutôt que l'officier de troupe que nous
+avons à bord?--Parce que cette dame a montré du coeur comme un homme,
+et que cet ancien officier a eu peur comme une femme... Le malheureux
+officier fut laissé sur le pont, à la place même où il avait eu de la
+peine à se traîner, tant son effroi avait été grand pendant la tempête.
+
+Mille exemples de la sorte prouveraient, au besoin, la bienveillance
+que conçoivent les marins pour les personnes chez lesquelles ils
+rencontrent, à la mer, un courage et une résolution qui s'accordent avec
+l'intrépidité qu'ils trouvent en eux-mêmes dans les momens de péril.
+
+Les passagers, en général, se montrent trop disposés à se familiariser
+avec les gens de l'équipage, et c'est un tort; car fort souvent ces
+hommes, dont l'originalité a quelque chose de si attrayant pour les
+personnes qui ne les connaissent pas, finissent par abuser de la
+familiarité qu'on a contractée avec eux. Rarement ils se montrent
+cependant quêteurs ou exigeans; l'habitude de mendier leur est même
+tout-à-fait étrangère, et elle ne conviendrait pas à leur rudesse,
+qui n'est pas d'ailleurs sans fierté. Mais, pour la plupart, ils sont
+enclins à prendre un ton inconvenant avec ceux qui semblent avoir oublié
+leur rang, pour se donner le plaisir d'étudier leurs habitudes et leur
+caractère. Aussi, je ne saurais trop conseiller aux passagers de se
+tenir à distance de l'équipage, et d'imiter la réserve des officiers,
+qui ne parlent ordinairement à leurs gens que lorsque la nécessité
+l'exige impérieusement, pour les choses dont l'utilité leur est
+démontrée.
+
+Les longues privations auxquelles sont assujétis les marins finissent
+par les soumettre à des règles d'abstinence qui tiennent plus à la
+coutume encore qu'à la résignation. Ils supportent volontiers la
+nécessité de ne boire qu'une demi-bouteille d'eau pourrie et de ne
+manger qu'une demi-livre de biscuit rongé des vers. Les passagers, au
+bout d'une pénible traversée, se délectent en pensant au jour désiré où
+ils pourront s'étendre dans un bon lit et se repaître de légumes frais
+et de viandes succulentes, autour d'une table bien servie; mais rarement
+un marin, quelque dur qu'ait été son voyage, se livre à ces rêves de
+gourmandise: il sait qu'après avoir resté un mois à terre, il faudra se
+soumettre à de nouvelles privations, et il pense qu'autant vaut se faire
+une habitude d'être mal, que de se laisser aller aux douceurs d'une vie
+qui ne doit pas être la sienne. Quand arrive l'occasion de se dédommager
+dans les excès de toutes les contraintes qu'il s'est imposées, il a bien
+garde de la laisser échapper; mais au large il ne s'amuse guère à se
+créer de riantes illusions qu'un coup de mer peut détruire ou qu'un
+naufrage peut lui ravir avec la vie. On ne sait pas assez combien il y
+a de philosophie instinctive dans l'existence de ces êtres si insoucians
+des dangers qu'il courent, et si imprévoyans pour un avenir qui leur
+appartient encore beaucoup moins qu'à tous les autres hommes.
+
+Quelquefois sur les attérages, au moment le plus décisif et le plus
+périlleux d'une longue traversée, vous voyez, quand le mauvais temps
+se déclare, le capitaine veiller avec inquiétude sur le pont, et ne
+pas pouvoir prendre, dans son anxiété, un seul moment du repos qui lui
+serait pourtant si nécessaire. Eh bien! dans ces circonstances terribles
+qui doivent décider du sort de toute la campagne et quelquefois de la
+vie de tout l'équipage, vous entendez les hommes de quart soupirer
+après l'heure où leurs camarades viendront prendre à leur tour la
+responsabilité des événemens qui se passeront sur le pont; mais quant
+à eux, dès que le quart est fini, ils se couchent en chantant, qu'il
+vente, qu'il tonne, et quels que soient les dangers qui les menacent:
+c'est le capitaine qui répond de tout, c'est une chose tacitement
+convenue, et il semble que la conservation de leur vie et les soins du
+salut commun ne regardent que leurs chefs. Ils diraient volontiers, en
+parlant de leur capitaine: _S'il nous noie, tant pis pour lui; ce n est
+pas notre affaire_. Et croyez-vous que sans cette stupide imprévoyance,
+providence des hommes condamnés à naviguer pour cinquante francs par
+mois, il existerait des matelots?
+
+Mais c'est trop m'occuper des moeurs des équipages français, et de ces
+détails sur lesquels je reviens avec trop de complaisance, quand ils
+se rencontrent sous ma plume. De tels objets peuvent encore avoir leur
+charme pour celui qui se les rappelle comme des souvenirs liés aux
+premières émotions de sa vie; mais ils doivent quelquefois rebuter ceux
+à qui on les raconte. Revenons à _la Gazelle_.
+
+À travers quelques accidens ordinaires aux voyages de mer, notre
+goëlette approchait du Tropique, et l'équipage entrevoyait, avec joie,
+le jour où le capitaine Niquelet lui permettrait de solenniser la
+cérémonie consacrée dans cette phase remarquable des longs voyages. Le
+jour des saturnales maritimes arriva enfin. Le navire, dès le matin,
+prit un air de fête. L'équipage et les passagers revêtirent leurs habits
+de dimanche, et ces derniers se disposèrent, avec ceux qui n'avaient
+pas encore vu le _Bonhomme-Tropique_, à recevoir le copieux baptême qui
+devait les initier à ces burlesques mystères des pontifes équatoriaux et
+tropicaux. Une petite chapelle fut dressée sur le gaillard d'arrière.
+
+On commença, comme chose obligée, par faire voir, à la longue-vue, le
+cercle du Tropique du Cancer, à tous nos passagers, en plaçant un cheveu
+sur l'objectif de la lunette. Chacun d'eux s'étonna, comme d'habitude,
+que l'on pût apercevoir ainsi un des cercles de la sphère céleste.
+Jamais on n'avait voulu croire à ce prodige; mais il fallait bien se
+rendre à l'évidence. On apprend tant de choses en naviguant! A terre, il
+n'y a que des illusions. C'est à la mer qu'il faut aller, pour commencer
+à faire connaissance avec les réalités.
+
+Un gros gabier, affublé d'une robe blanche et d'une longue barbe
+d'étoupes, monta sur les grandes barres, un harpon à la main. Toutes
+les bailles et tous les seaux avait été remplis sur le pont. La pompe
+d'étrave jouait depuis le matin, et faisait ruisseler à pleins tuyaux
+l'eau sacrée du baptême. Tout nous annoncait que les aspersions ne
+seraient pas épargnées. Dès la veille aussi, on avait eu la prévoyance
+de barbouiller, avec de la peinture noire, les deux petits mousses du
+bord, destinés à devenir les _Diablotins_ du Dieu grotesque de l'Océan.
+
+Cela fait, à midi, le _Bonhomme-Tropique_, perché sur les grandes
+barres, cria dans un porte-voix, eu faisant mine de greloter de froid,
+malgré la peau de mouton dont il avait les épaules couvertes:
+
+--_Ho! du navire, ho!_
+
+--_Holà!_ répondit au porte-voix le capitaine, monté gravement sur son
+banc de quart.
+
+--D'où vient le navire?
+
+--De Saint-Malo.
+
+--Où allez-vous?
+
+--A la Martinique.
+
+--Comment se nomme le navire?
+
+--_La Gazelle._
+
+--Quel est le nom du capitaine?
+
+--Jean-Baptiste Niquelet.
+
+--Le navire est-il déjà venu dans _mon empire_?
+
+--Jamais, _Bonhomme-Tropique_.
+
+--Consens-tu à payer pour lui le tribut?
+
+--Oui, _Bonhomme-Tropique._
+
+--Que veux-tu donner pour que _mes sapeurs_ n'abattent pas la figure de
+_la Gazelle_, et pour racheter ton bâtiment?
+
+--Double ration à l'équipage, et quelque chose pour toi.
+
+--As-tu beaucoup de gens, dans ton équipage, qui ne soient pas venus
+dans _mon empire?_
+
+--Douze. En voici la liste.
+
+Le capitaine nomma les douze néophytes, au nombre desquels je me
+trouvais. Le _Bonhomme-Tropique_ reprit, toujours en grelottant:
+
+--Consentent-ils tous à être baptisés?
+
+--Tous sans exception.
+
+--A la bonne heure!
+
+Alors les prêtres du Dieu tropical allèrent le chercher en cérémonie.
+On jeta quelques gouttes d'eau sur la figurine de _la Gazelle_, et les
+haches qui avaient été levées sur elle, pour le cas où le capitaine
+se serait refusé à payer la rétribution, quittèrent les mains des
+exécuteurs, pour faire place à des seaux remplis jusqu'aux bords. Une
+grêle de pois verts tomba des barres sur nos têtes. Après l'explosion
+de ce météore d'un nouveau genre, chaque néophyte fut assis, les yeux
+bandés, sur une planche mobile soutenue par des rebords d'une grande
+baille d'eau salée. Chaque aspirant au baptême faisait sa confession à
+l'oreille du _Bonhomme-Tropique_, et lui promettait de _ne jamais faire
+la cour_ à la femme d'un marin. Un _filet_ de goudron, bien liquide,
+était passé sur le menton du néophyte, que l'on rasait ensuite avec un
+sabre de bois. C'est alors qu'une messe était dite en son honneur; et,
+au mot d'_amen_, la planche qui lui servait de siège lui manquait, et
+il se trouvait plongé le derrière le premier dans la baille, où une
+douzaine de seaux d'eau de mer lui étaient lancés avec promptitude et
+vigueur. Nos deux dames furent seules un peu ménagées, et moyennant
+quelques pièces blanches et une entière soumission, tous les nouveaux
+catéchumènes furent quittes de cette épreuve, qui n'est désagréable que
+pour ceux qui ne veulent pas se prêter de bonne grâce à cette burlesque
+initiation, source de gaîté, et prétexte de petits profits pour des
+malheureux qui n'ont que trop rarement l'occasion de se réjouir, et
+d'oublier leurs fatigues et leur cruel isolement.
+
+Ivon, voulant, comme le font souvent les vieux marins fiers de leur
+expérience, ajouter un incident inattendu à la célébration du passage du
+Tropique, s'avança avec solennité vers Niquelet: Capitaine, lui dit-il,
+comme il est d'usage que ceux qui vont dans les colonies pour y faire
+leurs affaires, retournent, sens dessus-dessous, leurs anciens noms
+en passant par ici, je vous demande un nom de guerre de noblesse, à la
+place du mien qui est trop court. Il y a assez long-temps que je suis
+roturier; je veux devenir, à mon tour, comte, marquis, ou n'importe quoi
+enfin.
+
+--Comment vous nommez-vous, sans plaisanterie? répond Niquelet, avec
+gravité.
+
+--Sur les fonts _baptistaux_ on m'a donné le nom d'_Ives-Marie_, sans
+mon consentement.
+
+--Eh bien! mon ami, il faut anoblir ce nom-là en vous faisant appeler M.
+de _Livonnière_; ce sobriquet-là vous chausse-t-il?
+
+--Comme une paire de bas de soie, capitaine.
+
+A ce mot _bas de soie_, qu'Ivon parut regretter d'avoir lâché,
+l'équipage, qui connaissait notre affaire à bord du _Vert-de-Gris_,
+se prit à rire aux éclats. Ivon aurait bien eu envie de réprimer le
+mouvement de gaîté qu'il avait très involontairement provoqué; mais le
+jour où l'on passe le Tropique, il est défendu de se fâcher à bord.
+
+Il fut donc décidé que mon ami Ivon serait reconnu désormais sous le
+nom de M. de _Livonnière_. Il voulait aussi me faire abjurer mon nom
+patronimique, en m'assurant que cette petite apostasie ajouterait à la
+considération qu'on ne manquerait pas d'avoir pour nous dans la colonie;
+mais je ne jugeai pas à propos de suivre ni cet avis ni l'exemple qui
+venait de m'être donné.
+
+Sur quelles frêles circonstances reposent ces plaisirs auxquels se
+livrent avec tant d'abandon les hommes de mer! Que d'imprévoyance il
+leur faut pour qu'ils détournent un seul instant les yeux, des périls
+qui les menacent si obstinément! Pendant que la joie éclatait à bord,
+et que, sous la tente élégante qui cachait nos gaillards aux rayons d'un
+soleil dévorant, une table improvisée réunissait les plus gais
+convives, le matelot placé en vigie au haut du grand mât, veillant, avec
+impassibilité, sur toutes les folies qu'il nous voyait faire à cinquante
+pieds au-dessous de lui, cria _navire_! A ce mot, toujours solennel en
+temps de guerre, notre folâtre gaîté s'envola avec la brise, le silence
+succéda au tumulte. On replia les tentes, dans un clin d'oeil; la table
+disparut avec les plaisirs dont elle était devenue le théâtre. Plus de
+festin, plus d'ivresse. La fête était finie, et à l'abandon d'une orgie,
+succéda l'appareil imposant du combat.
+
+Niquelet avait de bons yeux; mais il n'avait qu'un bras, avec lequel
+il lui était difficile de grimper au haut de la mâture. Aussi, quand
+il voulait s'élever, pour observer les navires qu'on lui indiquait à
+l'horizon, il se faisait hisser dans une chaise à gabier, à la tête
+de notre grand mât de hune. Notre capitaine, en cette occasion, fit
+procéder à son ascension; et, à peine était-il rendu à la hauteur du
+tenon du grand mât, que nous l'entendîmes rire aux éclats, balloté par
+le roulis, sur son siège aérien. «Imbécile, criait-il au découvreur de
+navire: il a pris l'eau que jette un baleinot ou un souffleur, pour la
+mâture d'un bâtiment. Où te reste t-il ton bâtiment de paille?»
+
+--Là, par le travers, capitaine; mais je ne le vois plus.
+
+--Ne t'inquiète pas! tu vas le revoir bientôt, quand il soufflera.
+
+C'était en effet un gros souffleur qui, faisant jaillir,
+perpendiculairement, l'eau à une grande hauteur, nous avait donné cette
+fausse alerte; et bientôt nous vîmes cet ennemi inoffensif s'approcher
+de nous; en renouvelant ses ébats, comme pour nous dédommager de la peur
+qu'il nous avait faite.
+
+Délivrés de toute inquiétude, du moins jusqu'au lendemain, avec quel
+plaisir nous sentîmes enfin _la Gazelle_ glisser légèrement sur cette
+mer des vents alises, qui semble emprunter sa transparence et sa
+couleur, à ce ciel qu'elle réfléchit dans ses flots caressans et si
+harmonieusement mobiles! Avec quelle volupté de marin surtout, je
+respirais, pour la première fois, ces parfums de la mer, et cet air
+tiède que la brise constante des tropiques imprègne d'une saveur si
+douce! Quelles nuits délicieuses on passe sous ces latitudes que
+le soleil aime tant et qu'il éclaire avec une pompe et une majesté
+inconnues à nos tristes climats! Quelle sublimité dans ces scènes
+paisibles et animées de la nature! Tout, sur ces mers fortunées, devient
+un spectacle ravissant pour l'oeil, l'esprit et le coeur. Des myriades
+de poissons volans s'élèvent sur l'avant du navire, et sont poursuivis,
+en retombant dans la mer, par ces rapides dorades, le plus svelte, le
+plus élégant des hôtes des mers, reflétant dans les flots diaphanes
+qu'il sillonne, ses vives couleurs de pourpre, d'argent et d'azur,
+les lames flexibles qui les balancent gracieusement, d'innombrables
+_galères_ se déploient en éventails bordés de vert, de bleu ou de rose.
+Derrière vous, des mauves légères s'abaissent, en béquetant la mer,
+jusques sur la poupe du navire qu'elles escortent. Sous les nuages
+brillans qui passent avec les vents à votre zénith, nage, dans des
+vagues éthérées, la majestueuse _frégate_, dont les ailes noirâtres,
+dessinées en accolades, paraissent immobiles dans les régions qu'elles
+fendent pourtant avec la rapidité de l'éclair; et, si quelquefois des
+nues, qui semblent receler la foudre et l'orage dans leurs sombres
+flancs, viennent interrompre l'harmonie de ces scènes attachantes, ne
+redoutez rien: ces grains, en apparence si terribles, se dissiperont
+avec la brise qui les pousse sur votre navire, et le soleil, dont ils
+ont un moment voilé l'éclat, va reparaître brillant et pur, comme il
+l'était auparavant.
+
+Un peintre qui essaierait à rendre, sous les plus riches couleurs de
+sa palette, le ciel des tropiques, au lever ou au coucher du soleil,
+passerait, dans nos climats, pour avoir menti à la nature; car en
+Europe, nos horizons ne peuvent pas nous conduire à supposer possibles
+les accidens que l'on admire dans le ciel de la zone torride. Souvent
+vous vous appliquez à trouver, dans la forme des nuages qui s'élèvent
+dans notre brumeuse atmosphère, des configurations bizarres; mais,
+sous les petites latitudes, l'imagination, sans chercher à se créer des
+ressemblances de lieux sous la voûte immense qui recouvre la mer, est
+frappée de voir des îles, des forêts, des châteaux, se dessinant en
+lames d'or, sur l'azur du firmament. Combien de fois nos passagers
+restèrent des heures entières à contempler ce gigantesque panorama, qui
+leur offrait, dans les plus admirables illusions, les souvenirs de tous
+leurs voyages! L'homme qui ignore les effets de soleil sous la zone
+torride, n'a pas vu ce qu'il y a de plus magnifique dans le spectacle
+que le ciel donne à la terre.
+
+Les matelots ne sont pas, pour la plupart, fort émus de toutes ces
+scènes. Mais j'avouerai cependant que je n'en ai pas vu un seul qui soit
+resté indifférent au lever du soleil, dans ces régions. Quand derrière
+ces nuages, bordés à l'horizon d'une pourpre étincelante, l'astre du
+jour semblait cacher à nos yeux les approches de son apparition sublime,
+et qu'ensuite son globe de feu s'élevait majestueusement au dessus du
+rideau immense qui paraissait vouloir nous dérober pudiquement sa clarté,
+un cri d'admiration s'échappait de la bouche de tous les spectateurs
+attentifs. Les matelots, occupés à laver le pont, laissaient tomber
+leurs brosses ou la bosse de leurs seaux. Tous les regards, toutes
+les âmes pour ainsi dire, étaient tournés du côté du ciel, où
+s'accomplissait un des mystères les plus imposans de la nature.
+
+Il ne faut pas croire que pour les marins il n'y ait pas de distractions
+sur ces mers où le navire court quelquefois quinze ou vingt jours avec
+la même brise et le même cap, sans changer d'amures. La pêche, et une
+pêche amusante, vient quelquefois occuper tout l'équipage, et procurer
+une salubre variété à sa nourriture.
+
+La dorade, si friande de poissons-volans, est quelquefois dupe de sa
+voracité et victime d'une illusion que les marins savent lui préparer
+fort adroitement.
+
+Sur la tige du gros hameçon d'une ligne qu'ils suspendent au bout
+du beaupré, ils forment, avec du linge blanc, le mannequin d'un
+poisson-volant armé de ses ailes, faites avec la rame d'une plume, et
+de manière à ce que la queue du poisson factice, couvre le dard de
+l'hameçon ainsi empaqueté; puis le pêcheur, perché sur le beaupré, agite
+sur la surface des flots que fend le navire, le poisson trompeur;
+la dorade, qui guette sans cesse les poissons-volans que le bruit du
+sillage fait sortir de l'eau, se jette sur l'hameçon comme sur une
+proie, et c'est alors qu'on le halle à bord, comme une conquête, et que
+l'équipage jouit du spectacle qu'offre ce spare, qui en mourant revêt
+sur son écaille les nuances les plus vives de l'émail le plus pur,
+parsemées des étoiles de l'azur le plus brillant.
+
+Quand la dorade échappe à ce piège, en voulant saisir sa fausse proie,
+un matelot placé, le harpon en main, sur un quartier de panneau suspendu
+au dessous du beaupré, lui enfonce les pointes aiguës de son dard dans
+les flancs; et tout couvert de sang et d'eau de mer, on voit remonter à
+bord l'adroit pêcheur, élevant au dessus du pont un poisson quelquefois
+aussi haut que lui. La pêche est présentée au capitaine, qui fait donner
+une bouteille de vin ou un coup d'eau-de-vie au harponneur.
+
+Le requin, moins défiant et plus vorace encore que la dorade, se prend
+au moyen d'un énorme hameçon fixé à une chaîne, et recouvert d'un
+morceau de lard. Lorsque ce _tigre des mers_, nom que lui donnent les
+matelots, rôde, _en forban_, autour du navire, on lui jette l'émérillon,
+qu'il saisit en se retournant sur le dos. Bientôt tout l'équipage se
+porte sur le bout de filain amarré sur la chaîne, et le requin est mangé
+impitoyablement par les matelots, dont, à son tour, il est devenu la
+proie; car ils ont soin de dire comme une maxime empruntée à la loi du
+talion: _puisqu'il nous mange, mangeons-le_.
+
+Un de ces terribles animaux nous dévora un gabier à bord de _la
+Gazelle_. Ce malheureux, en montant dans les haubans pour passer une
+manoeuvre, tombe à la mer: il nageait pour saisir le bout de corde qu'on
+lui avait jeté; le navire ne filait qu'un noeud tout au plus. Au moment
+où il touchait le bout de filain, il jette un cri, lutte contre les
+flots au-dessus desquels sa figure se contorsionne encore. Du sang paraît
+à la surface de la mer, et nous ne voyons plus notre infortuné camarade.
+Un gros requin, qui se tenait depuis quelques jours sous les ferrures de
+notre gouvernail, venait de l'entraîner avec lui pour le dévorer au fond
+des eaux. Le lendemain nous prîmes à l'émérillon ce redoutable avaleur,
+dans le ventre duquel nous trouvâmes encore les doigts de pied et les os
+du crâne de notre pauvre gabier.
+
+Pendant une nuit d'orage, on aperçut à bord, des feux qui se jouaient
+sur chacune des extrémités de notre vergue de fortune. Cette flamme vive
+ot bleue, comme celle qu'on allume sur le punch que l'on sert dans les
+cafés, excita, pour la première fois, ma curiosité. Qu'est-ce donc que
+cela? demandai-je, tout étonné, à un matelot.
+
+--Le feu Saint-Elme, monsieur.
+
+--Ah! c'est le feu Saint-Elme; jamais je ne l'avais vu encore. Ce feu-là
+ne brûle pas?
+
+--Ah! bien oui, brûler! dites plutôt que c'est l'ami des matelots.
+Voyez-vous cette manière de flamme? Eh bien! si l'officier de quart
+me disait: _Monte tout seul serrer le petit hunier_ (qui n'est pas mal
+lourd tout de même pour un seul homme), j'irais le serrer en double,
+voyez-vous, parce que ce feu-là monterait avec moi à l'empointure pour
+m'aider, comme il aide tous les matelots.
+
+--Mais comment peux-tu ajouter foi à un tel conte? c'est tout
+simplement, ainsi que je crois me rappeler de l'avoir lu, un effet
+naturel, une aigrette électrique, qui, comme le fluide de cette espèce,
+recherche les pointes.
+
+--Comment je peux croire ce conte-là? Effet de _lubricité_, aigrette
+_électrice_, tant qu'il vous plaira. Mais il n'en est pas moins vrai que
+ce feu, qui ressemble _censément_ à un verre d'eau-de-vie qui brûle, est
+l'âme d'un pauvre bougre de matelot, comme moi, qui s'est noyé à la
+mer dans un coup de temps. Aussi voyez-vous, quand le temps va devenir
+mauvais, l'âme des matelots qui ont bu un coup de trop à la grande
+tasse, venir avertir leurs camarades qu'il en _fusillera_ de là haut, et
+qu'il y aura du _foutrop_.
+
+--Ma foi, à tout hasard, je veux voir si je pourrai toucher l'âme d'un
+mort, et je m'en vais de ce pas sur le marche-pied de la vergue de
+fortune, donner une chasse à ton feu Saint-Elme.
+
+Je montai, comme je l'avais dit, au bout de la vergue, à la grande
+surprise de mon interlocuteur, qui voyait une espèce de profanation
+dans l'intention que j'avais d'aller, sans nécessité, tracasser ce qu'il
+appelait l'ami des matelots. A mesure que sa main s'avançait doucement
+vers le feu Saint-Elme, le fluide sautillait, s'éloignait, et ne
+revenait qu'après que j'avais rentré ma main. Cette espèce de petite
+guerre entre lui et moi, amusait beaucoup les gens de quart, qui me
+répétaient: «Allez, celui-là est plus malin que vous et nous.» Un
+matelot bas-breton me cria: «Voulez-vous que je le fasse disparaître?»
+--Oui, lui répondis-je.--Et il fit le signe de la croix. Le feu en effet
+s'évanouit au même instant, et cette coïncidence instantanée, entre
+sa disparition et le signe de croix de mon dévot, ne servit pas peu à
+graver plus profondément encore, dans l'imagination de ces braves
+gens, une superstition qui, pour l'honneur de l'espèce humaine, devient
+heureusement de plus en plus rare chaque jour parmi les matelots.
+
+Lorsque, fatigué de me promener pendant quatre heures de quart, à la
+file d'une dizaine d'hommes, qui n'avaient qu'un espace de vingt pieds
+à parcourir, je cédais au besoin suppliciant du sommeil; lorsqu'enfin,
+après avoir frotté mes yeux apesantis, avec de l'eau de mer, et avoir
+trempé ma tête somnolente dans un sceau, je m'assoupissais devant, sur
+le bout de la drôme, c'était en vain que mon chef de quart me réveillait
+et me sermonait vertement: la nuit suivante, je retombais dans ma
+mauvaise habitude. Il me fallait une leçon forte pour me guérir de mon
+indolence. Le capitaine me la fit donner.
+
+J'étais allongé, les yeux fermés, sur ma drôme chérie. Quatre hommes
+montent dans les haubans, tenant chacun un sceau rempli d'eau. Au signal
+de Niquelet, toute cette eau de mer roule avec fracas sur moi. Au
+même instant on crie: _un homme à la mer! Un homme à la mer!_ Saisi,
+submergé, épouvanté, j'accroche un bout de corde que l'on me jette,
+comme si j'étais tombé le long du bord: je nage, mais à sec, sur le
+pont; et ce ne fut qu'après être revenu de mon effroi et avoir reconnu
+la plaisanterie, que je me sentis tout honteux de m'être laissé prendre
+par négligence à un piège aussi grossier.
+
+«Vous risquiez, dit en riant le chirurgien du bord au capitaine, de lui
+donner, avec cette fausse alerte, une maladie épileptique très-réelle.
+
+--Tant pis, répondit Niquelet; j'aime encore mieux qu'il ait
+l'épilepsie, que la _cagne_.»
+
+
+
+
+8.
+
+L'ATTÉRISSAGE.[1]
+
+[Note 1: Le mot attérage est plus français; _attérissage_ est plus
+marin.]
+
+
+Les approches de la terre.--Les passagers en pacotille.--La
+Martinique.--Le _coup de peigne_.--Combat et naufrage.
+
+
+La fréquence des grains qui nous tombaient à bord, l'amoncèlement des
+nuages poussés dans l'Ouest par la brise alisée, devenue plus forte
+et plus irrégulière, l'apparition des _fous_ qui croisaient leur vol
+saccadé au dessus de notre mâture, les nuées de poissons-volans plus
+petits, qui s'élevaient devant nous comme une poussière vivante, avec
+l'écume que faisait jaillir la proue de _la Gazelle_, tout enfin
+nous annonçait l'approche de la terre après un mois de traversée.
+La préoccupation de notre capitaine passant les nuits sur le pont,
+enveloppé dans les pavillons qui lui servaient de couche, nous faisait
+pressentir, encore mieux que tous les autres indices, que le petit drame
+assez amusant de notre voyage, allait toucher à son dénouement.
+
+Oh! combien les passagers se montrent ravis quand ils croient enfin
+flairer la terre! Les soucis, que les ennuis de la traversée ont
+accumulés sur leur front, font place à des lueurs de joie et de folie;
+leur attitude faible et gênée prend de l'assurance; leurs jarrets,
+brisés par les roulis, de l'élasticité. Leurs yeux, plus vifs, errant
+sur tous les points de l'horizon, cherchent avec un instinct trompeur
+le rivage promis, presque toujours où il n'est pas. Le nuage qui s'élève
+devant eux est pris pour un mont, une île, un cap, que sais-je; et le
+fantôme s'évanouit bientôt, pour faire place à d'autres ravissantes
+illusions. Nos aimables compagnons ne se sentaient pas d'aise: ils
+chantaient, sautaient, faisaient leur toilette, ouvraient, fermaient
+leurs malles à tout moment. C'était une nouvelle vie qui circulait
+dans leurs corps si longtemps abattus. La terre était devant eux. Les
+émotions pénibles, les privations, les petites querelles, tout allait
+être oublié, à la vue de la Martinique. Le jour où l'on découvre la
+terre est un jour de rédemption et de pacification générale.
+
+Le capitaine se disposait aussi, en feuilletant ses papiers, à se
+présenter bientôt aux autorités de Saint-Pierre, et à ses correspondans.
+Il fit appeler un à un les passagers dans la chambre, pour avoir, avec
+chacun d'eux, un petit entretien préparatoire. Placé auprès du capot,
+j'entendis tout.
+
+--Comme, en arrivant à Saint-Pierre, il me faudra rendre compte, au
+commissaire de la ville, de ce que vous venez faire dans la colonie,
+vous ne trouverez pas mauvais, leur dit-il, que je vous demande quels
+sont vos projets définitifs?
+
+Une de nos dames lui répondit qu'elle allait à la Martinique, pour
+changer d'air et refaire sa santé.
+
+--Mais jamais je n'ai entendu dire que l'air fût meilleur à la
+Martinique qu'en France!
+
+--Personne, je crois, monsieur le capitaine, ne peut m'empêcher d'aimer
+la chaleur.
+
+--Et quels sont encore vos moyens d'existence, mademoiselle?
+
+--Mes moyens d'existence, monsieur? Un homme plus galant ou moins
+curieux que vous, m'aurait épargné une telle question.
+
+En prononçant ces mots, mademoiselle Amélia de Saint-Amour se mirait
+dans une glace, placée au fond de la chambre, en se prenant la taille
+avec complaisance.
+
+--Ah! j'entends, dit Niquelet après une pause; au surplus, chacun son
+industrie!
+
+--Vous comprenez donc maintenant? Monsieur? C'est, ma foi! fort heureux.
+
+Arriva le tour d'un grand et beau jeune blond, qui pendant la traversée,
+paraissait avoir fait la passion jalouse et l'heureux désespoir de nos
+deux jolies voyageuses.
+
+--Et vous, monsieur Isidore, vous allez à la Martinique, autant que je
+puis me rappeler ce que vous m'avez dit, pour....?
+
+--Je vais à la Martinique, capitaine, en pacotille.
+
+--Comment en pacotille? Mais vous n'avez embarqué aucune espèce de
+marchandises à bord!
+
+--Ne me suis-je pas embarqué moi-même avec une taille de cinq pieds six
+pouces, ma figure, ma jambe et mes espérances enfin?
+
+--Mais sur quoi fondez-vous vos espérances?
+
+--Sur l'avenir.
+
+--Et votre avenir enfin?
+
+--Sur mes espérances. On dit que les blonds sont très-rares et fort
+recherchés dans le pays.
+
+--Grand Dieu, que je vous plains avec votre pacotille!
+
+--Oh! le débit de cette marchandise ne m'embarrassera nullement, je vous
+assure.
+
+--Pauvre jeune homme! Si le commerce pouvait aller pour vous encore
+aussi bien que pour mademoiselle de Saint-Amour!... Elle, au moins, a
+des charmes qui pourront porter intérêt: c'est enfin un petit capital;
+mais vous?
+
+--N'ai-je pas, comme elle, les charmes de mon sexe? et peut-être qu'en
+réunissant nos deux industries...
+
+--Allons, fou que vous êtes, si jamais, avec vos moyens _personnels_ de
+fortune, vous venez à manquer de pain, vous viendrez dîner à bord de
+_la Gazelle_, où votre couvert sera mis pendant tout le temps que je
+resterai à Saint-Pierre. Voyons les autres passagers.
+
+Les renseignemens donnés au capitaine, par nos autres chercheurs de
+fortune, ne présentèrent rien d'intéressant; tous allaient ramasser de
+l'or, et ils croyaient déjà toucher à la terre promise...
+
+Niquelet avait tout calculé pour attérir de nuit. Le soir du
+trente-unième jour de notre navigation, il se plaça en vedette au
+bossoir de bâbord, et n'en bougea plus. Les matelots se dirent:
+_Courte-Manche_ (c'était le nom de guerre qu'ils lui avaient donné)
+_sent queuque chose, et le chien a le museau fin et le nez creux_. A
+minuit, on le vit passer rapidement du bossoir vers l'arrière, regarder
+le compas et ordonner au timonnier de laisser porter un quart sur
+bâbord. _Il a senti queuque chose, c'est sûr_, s'écrièrent les matelots,
+à qui une bouteille d'eau-de-vie, suspendue au grand étai, avait été
+promise pour le premier qui apercevrait la terre. Au moment même où
+nous laissions arriver au pas comme l'avait ordonné le capitaine,
+tout l'équipage découvrit, par le côté de tribord, deux grands navires
+courant sous les huniers, orientés au plus près, tribord amures. Des
+feux, allumés dans leurs longues batteries, laissaient voir une filée
+de sabords que nous aurions pu compter un à un. _Rentrons en un coup
+de temps nos bonnettes, amenons en double nos huniers et la voile de
+fortune_, nous commande à demi-voix Niquelet; et notre goélette, rase
+sur l'eau avec sa mâture effilée, devint presque imperceptible pour les
+croiseurs anglais, qui continuaient silencieusement leur route, comme si
+tout avait dormi à bord, et les équiqages et les navires mêmes «_Ils
+ne nous ont pas vus, ils ne nous ont pas vus!_ nous dit Niquelet, en se
+frottant la tête avec un sentiment de satisfaction facile à concevoir.
+_Encore une bonne de parée!_ Un gros grain noir nous arriva et nous
+cacha aux vaisseaux anglais, avec nos voiles, qui furent rehissées dans
+un clin d'oeil après la bourrasque. La goëlette, poussée par le gran,
+filait de manière à sombrer par l'avant, tant son sillage était rapide
+et dur. Dès que le nuage, qui nous avait amené cet orage passager se fut
+dissipé dans l'Ouest, en faisant blanchir la mer, comme si une trombe
+avait tourbillonné sur notre avant, nous découvrîmes, à peu de distance,
+les sommets d'une chaîne de mornes, au-dessus desquels reposait une
+couronne d'immenses nuages. C'était la Martinique.
+
+Je ne saurais dire combien ces scènes si simples sont imposantes
+pour les marins, et avec quelle profondeur elles se gravent dans leur
+mémoire. Un navire, échappant par une manoeuvre adroite, ou par un
+incident heureux, à la vigilance d'une croisière ennemie, est bien peu
+de chose, sans doute, pour les hommes à qui on raconte cette manoeuvre
+ou cet événement. Mais, pour peu que vous naviguiez, vous écouterez avec
+délices le récit d'une de ces circonstances si communes à la mer, et
+vous concevrez alors que les marins sont rabâcheurs et conteurs, parce
+que tout est grand et décisif autour d'eux. Rappelez-vous seulement avec
+quels objets imposans ils sont sans cesse en rapport, avec les flots,
+les vents, les tempêtes, la foudre, les combats, l'immensité de
+ces mers, dont une seule lame suffit pour vous épouvanter, vous,
+fussiez-vous assis sans danger sur le rivage!... N'y a-t-il pas, dans
+tout cela, assez de sources d'émotions, assez de motifs de narration,
+pour les entraîner à parler souvent d'eux-mêmes et des incidens les plus
+mémorables de leur vie aventureuse?
+
+Nous distinguions déjà les lumières des habitations, scintillant à des
+hauteurs inégales, et disparaissant tout d'un coup, comme ces feux
+vifs et errans que le voyageur rencontre la nuit dans les campagnes.
+De vastes nuages se roulaient sur les flancs des montagnes, dont ils
+semblaient former la ceinture, et au dessus d'eux se dessinaient les
+formes gigantesques des pitons du Vauquelin. La mer, que l'élévation
+colossale de ces monts paraissait abaisser au dessous de son niveau
+ordinaire, battait avec un bruit sinistre les bords irréguliers du
+Vent-de-l'Ile. Les nues, amoncelées sur la cime des pitons, avaient
+l'air de se reposer, dans l'inaction de la nuit, de l'affaissement
+qu'éprouve la nature dans ces climats si pesans, où chaque jour semble
+être pour elle un jour d'épuisement. Le commandement du capitaine
+vint nous arracher à cette contemplation et aux réflexions tristes que
+faisaient quelques uns de nous: car, en abordant ces Antilles, tombeau
+de tant d'Européens, il n'est guère de marin qui puisse s'abandonner,
+sans réserve, au doux espoir de revoir encore une fois sa patrie.
+
+Quand le jour vint, avec ses rayons étincelans, éclairer le ciel
+capricieux et pour ainsi dire _passionné_, qui se convulsionnait sur
+nos têtes, la Dominique se montra à notre droite comme un bloc sorti des
+flots; presque au dessus de notre mâture, s'élevaient à pic des mornes
+décharnés, dont les flancs portaient, comme de larges blessures, la
+trace des éboulemens récens qui les avaient déchirés. Le long de ces
+rivages plaintifs, que la mer ne caresse plus, mais qu'elle paraît
+miner plutôt avec colère, notre pauvre petite _Gazelle_ glissait comme
+humiliée de la grandeur et de la splendeur austère des objets qu'une
+nature nouvelle offrait à nos yeux. Quel sombre mystère paraissait
+régner dans ces ravins profonds où les nuages allaient s'engouffrer!
+Quels sons mélancoliques et durs les flots rendaient, en bondissant
+tumultueux dans les grottes profondes dont ces bords hardis sont
+accidentés! Et ces bois éternels, brûlés par le soleil et la foudre,
+battus par les ouragans! et ces cascades impétueuses, jaillissant avec
+fureur du haut de ces pitons si chauves, pour se briser dans ces ravins
+recouverts d'une verdure si sombre!
+
+Oh! me disais-je, en voyant pour la première fois la Martinique, si
+cette île est le reste ou le produit d'une des convulsions du globe,
+elle ne dément pas son effroyable origine; car c'est sans doute dans une
+de ces commotions qui ont ébranlé le monde, que cet archipel est resté
+comme le débris d'un continent, ou comme l'indice d'un des avortemens de
+la nature!
+
+Nous aurions pu attaquer la Martinique par la passe du Diamant, en
+gouvernant sur le sud de l'île; mais Niquelet, sachant que les croiseurs
+ennemis se tenaient plus particulièrement dans cette partie, s'était
+décidé à faire la passe de la Perle, par le nord, pour atteindre ensuite
+la rade de Saint-Pierre.
+
+Nos passagers, dès le soir de notre attérissage, s'étaient couchés,
+comme d'habitude, quelques heures après le soleil; et, ne se doutant pas
+que nous fussions si près de la fin du voyage, ils n'avaient eu, dans
+leurs cabines, aucune connaissance de notre manoeuvre, ni de la manière
+heureuse dont nous venions d'échapper à la croisière anglaise. Quelle
+fut leur surprise lorsqu'en paraissant sur le pont avec le jour
+naissant, ils se virent à une demi-portée de canon de l'île, dont
+l'ombre immense paraissait nous protéger contre l'ennemi que nous avions
+tant redouté pendant la traversée! Mais au sentiment de satisfaction
+qu'ils éprouvèrent, en se sentant si près du port, succéda l'impression
+que devait produire l'aspect sauvage et presque désolant de l'île, sur
+des gens qui croyaient retrouver dans ces contrées la réalisation
+des peintures suaves d'_Atala_ ou de _Paul et Virginie_. Ils nous
+accablaient de questions empreintes de la pénible émotion qu'ils
+s'efforçaient cependant de nous cacher. Ivon, ou plutôt M. _de
+Livonnière_, vieux routier des Antilles, satisfaisait leur curiosité,
+et Dieu sait les renseignemens consolans qu'il donnait à nos pauvres
+passagers!
+
+--Que cette verdure est sombre, monsieur de Livonnière! Comme ces forêts
+doivent être sinistres!
+
+--Et sans compter les serpens qui vous tuent en cinq minutes, et les
+mancenilliers qui vous donnent un abri _où ce_ que l'on enfle avant de
+faire sa _crevaison_ comme un boeuf soufflé, sans comparaison.
+
+--Qu'est-ce donc que cette fumée qui s'élève du haut de ces vilaines
+montagnes, que vous dites pourtant inaccessibles?
+
+--Cette fumée-là, _c'est_ des nègres _marrons_, qui font _boucaner_
+leur bananes, pour se nourrir comme de vrais porcs; afin de ne pas
+travailler, _les cognes!_ Ça vous brûle toute une forêt, peur se faire
+cuire une banane.
+
+--Comme il fait chaud! On respire à peine, depuis que nous sommes près
+de terre. Est-ce qu'on éprouve toujours cet air humide et étouffant?
+
+--Sans compter les moustiques, les maringouins et les bêtes à mille
+pattes, et autres _ingrédient de la même nature_.
+
+--On transpire déjà à n'y pas tenir...
+
+--_Chaque cheveu chaque goutte_, c'est la consigne; et puis trois
+chemises par jour, quand on en a de rechange; mais ce n'est encore rien.
+Vous verrez dans l'hivernage, c'est là que je vous attends, _petits
+moutons-france_, c'est-à-dire si vous durez jusque là; car il ne faut
+jurer de...
+
+--L'hivernage! mais il doit faire plus frais alors que dans les autres
+saisons?
+
+--Oui, c'est comme ça en France; mais, dans les colonies, _l'hivernage_
+ça veut dire le plus chaud. Quand je vous dis encore une fois que dans
+ce pays-_ici_, tout est chaviré, il me semble que vous pouvez bien me
+croire!
+
+--Pourquoi ces champs, encore fraîchement labourés, sont-ils tombés dans
+la mer?
+
+--Tiens, pardieu! Parce qu'il y a des éboulemens.
+
+--Il y a donc des éboulemens fréquens aux colonies?
+
+--Il y a même, on peut le dire, des tremblemens de terre qui vous
+mettent sens dessus-dessous les maison, comme un coup de mer vous
+_chamberde_ en deux temps trois mouvemens, tout ce que vous avez sur
+le pont d'un navire. Et le tonnerre donc, que ces _charabia_ appellent
+_Maribarou_, il faut entendre le boucan qu'il fait tous les soirs dans
+ces polissons de mornes! C'est à mourir, de rire. C'est la musique du
+pays, et la terre danse. _C'est_ les _Européens_ qui paient les violons.
+
+--Quel triste séjour, si on n'y faisait pas si vite fortune!
+
+--Fortune?... Oui, _c'est pas_ l'embarras, les doublons et les moides
+se ramassent, il est prouvé, à pleines pelles dans les rues, _censément_
+comme des pierres à lest sur la grève. Mais pas moins si vous voulez
+devenir riches, je ne vous conseille pas de faire comme un passager que
+j'ai connu, comme je vous connais.
+
+--Et que fit ce passager?
+
+--Une bêtise, et vous ferez peut-être bien comme lui. Le particulier,
+en débarquant à terre, sur la place Bertin, trouve, comme qui dirait par
+hasard, une gourde à ses pieds. Bon, _qui dit_, je vas la ramasser; mais,
+_qui se dit_ ensuite, bah! _c'est_, pas trop la peine: je ne suis pas
+venu ici pour perdre mon temps à _carotter_ des gourdes une à une. Je
+ne veux me rompre l'échigne qu'à ramasser des doublons. Trois ou quatre
+jours, plus ou moins, après _c'te événement_, mon particulier creva
+_d'inambition_ à la porte de l'hôpital, que vous allez voir tout à
+l'heure, et il avala sa cuiller, faute d'une ration de biscuit... Mais
+pendant que je suis là à perdre mon temps à _blagasser_ avec vous,
+est-ce que je ne vois pas un navire qui porte le cap sur nous, dans le
+canal de la Dominique? Si ma foi! Capitaine Niquelet, avez-vous aperçu,
+sans être trop curieux, ce navire qui court sud-ouest avec la brise du
+canal, en nous présentant le bout?
+
+--Oui, Livonnière. Il reçoit la brise sud-sud-est du large, pendant que
+nous sommes en calme, abrités par la terre. Comme il pourrait bien être
+armé, nous allons nous préparer à le recevoir. Maître, faites donner
+la ration à l'équipage, et déjeunons vivement, mes enfans, pour nous
+disposer après à nous donner un coup de peigne, s'il en est besoin.
+
+--Oui, capitaine, répondit le maître. Un homme de chaque plat à la
+cambuse, et déjeune tout le monde en général!
+
+Les passagers, à ce mot de _coup de peigne_, qui résonnait assez mal à
+leurs oreilles, ne se firent pas prier pour descendre dans la chambre et
+se disposer à nous faire passer des gargousses, dans le cas où leur aide
+nous deviendrait nécessaire. En découvrant les habitations fertiles
+de la Basse-Pointe, leurs yeux, effrayés au premier aspect de la
+Martinique, auraient pu se reposer avec plus de satisfaction sur
+ces belles plantations de cannes à sucre; semblables, de loin, à nos
+moissons dorées de l'Europe: mais ils ne se montraient plus si jaloux de
+jouir de la vue des côtes. A chaque instant, passant, avec hésitation,
+leurs têtes au capot de la chambre, ils nous demandaient: Le navire
+approche-t-il?
+
+--Oui, messieurs.
+
+--A quelle distance est-il encore de nous?
+
+--A une portée de canon tout au plus.
+
+Et alors les têtes disparaissaient pour ne plus se montrer.
+
+Le fort de la Basse-Pointe, en nous voyant approcher, pavillon français
+en tête du mât de misaine et au pic, hissa aussi son pavillon tricolore.
+Nous accueillîmes ce signal au cri de _vive l'empereur!_ C'est à ce
+cri qu'alors on combattait, et que l'on savait mourir noblement... Nous
+continuions à déjeuner, et le demi-silence de notre repas sur le pont,
+n'était interrompu que par ces mots que le maître d'équipage nous
+répétait de minute en minute:
+
+--Déjeunons en double, mes amis, déjeunons en double, pour être parés à
+nous taper!
+
+Chacun, après avoir lestement expédié son morceau de pain et de fromage,
+avala son quart de vin, se frotta les lèvres avec le dos de la main,
+et alla se placer à son poste de combat pour attendre le premier boulet
+qu'il plairait à l'ennemi de nous envoyer.
+
+Hélas! oui, c'était bien un ennemi que ce brick si bien espalmé, que
+nous voyions cingler sur nous, avec ses voiles blanches et si bien
+arrondies par la brise, ses manoeuvres si bien peignées, et sa large
+batterie jaune reluisant, sur sa joue de tribord, au soleil déjà élevé
+de quarante-cinq degrés au dessus de l'horizon.... Sans doute qu'il ne
+tardera pas à hisser son pavillon; car il ne pourra combattre qu'après
+avoir assuré ses couleurs nationales. Comme tous les yeux épient le
+moment où l'on verra s'élever sur sa drisse ce pavillon frappé par le
+timonier que l'on croit apercevoir sous le vent... Pavillon anglais!
+pavillon rouge! s'écrie-t-on... Et nous encalminés sous la terre pendant
+que notre ennemi a de la brise pour nous approcher! Oh! combien nous
+sentions d'impatience dans nos gestes, nos mouvemens, et sous nos pieds
+agacés de l'immobilité de notre navire!
+
+Le fort de la Basse-Pointe, dont les canons étaient d'un gros calibre,
+commença le feu; ses boulets sifflant sur notre avant, allèrent tomber
+autour du brick anglais. Oh! combien on sent augmenter son courage,
+quand on se voit protégé contre la supériorité de l'ennemi! Nous
+lâchâmes aussi notre petite bordée criarde après celle du fort, et
+l'Anglais riait sans doute de la pétarade de nos trois caronades de
+huit, succédant au retentissement des pièces de vingt-quatre de la
+batterie de terre. Il se décida bientôt cependant à répondre à notre
+attaque; mais au même moment une risée, sortant d'un gros morne que nous
+dépassions, vint aussi enfler nos voiles et coucher le bord de
+tribord de la goëlette, sur la mer ridée par la pression de la brise
+frémissante. Conduits à grands coups de canon le long du rivage que
+nous rangions le plus près possible, nous voyions, sur toute la côte du
+Prêcheur, les habitans de Saint-Pierre et les dames en parasols, agiter
+leurs mouchoirs, élever leurs mains vers nous, pour encourager notre
+résistance. Leurs acclamations venaient jusqu'à nous à chacune des
+petites volées que nous lancions fièrement au brick, et les boulets
+qu'il nous envoyait n'effrayaient nullement, en ricochant même jusqu'à
+terre, les spectateurs de ce combat si inégal. Cette scène, jusqu'alors
+plus piquante que terrible, acquit bientôt un caractère imposant par une
+de ces transitions atmosphériques, fréquentes dans ces climats. Le ciel,
+qui, depuis le commencement de l'action, avait pour ainsi dire souri
+à ce petit spectacle naval, se voila tout à coup, et vint resserrer en
+quelque sorte la scène entre la terre et l'horizon, rapproché de nous
+par l'effet de l'orage qui se préparait. A la lueur des coups de canon
+que nous tirait le brick, succédait l'éclair qui déchirait la nue, en
+nous éblouissant. A chaque détonation, le tonnerre répondait par
+le fracas de la foudre, répété cent fois par, les échos funèbres et
+sourdement sonores des mornes cachés dans les nuages qui s'abaissaient
+sur nos têtes. La sombre clarté du jour, plus triste que l'obscurité de
+la nuit, couvrait autour de nous tous les objets d'une couleur de deuil.
+La mer, plus lamentable, déferlait sur le rivage: la brise, venant
+par bouffées, tantôt couchait notre goëlette sur le flanc, et tantôt
+l'abandonnait tout à coup, pour la laisser se redresser et comme pour
+la tourmenter. A la riante clarté d'un beau jour, on se bat avec moins
+d'effroi, parce que l'éclat du soleil semble ôter quelque chose de
+terrible à l'appareil du combat. Avec l'obscurité de la nuit, on
+peut aussi se battre sans terreur, parce qu'on ne voit ni le sang qui
+ruisselle, ni les coups qu'on se porte. Mais combattre sous la foudre
+qui gronde comme une menace du ciel; mais combattre au milieu d'un orage
+qui vous dérobe la clarté consolante du jour, c'est la plus rude épreuve
+que puisse subir l'intrépidité de l'homme de mer.
+
+Livonnière s'était placé à la barre, pendant le combat: c'était le
+meilleur timonier du bord. Je m'étais mis sous le vent, pour l'aider à
+gouverner au commandement du capitaine. Un faux coup de barre, donné
+au moment où une raffale nous arrivait par l'avant, arracha un jurement
+terrible à Niquelet.
+
+--La barre au vent, toute, foutu imbécile! s'écria-t-il en frappant
+violemment du pied.
+
+Livonnière voulut répondre; Niquelet lui montra un pistolet: Livonnière
+se tut.
+
+C'est juste, me dit-il; ce n'est pas le moment de se chicaner, et il est
+capitaine.... Je lui pardonne; mais il me le paiera.
+
+Louvoyant pour gagner un mouillage sous la batterie d'Esnots qui,
+majestueusement élevée au-dessus de la surface de la mer, canonnait déjà
+notre ennemi, nous étions obligés de virer de bord assez fréquemment. Au
+moment où nous envoyions vent devant pour courir notre dernière bordée,
+une saute de vent capela avec violence nos deux huniers sur le mât; et
+ne pouvant changer assez vite nos deux basses voiles et nos focs, à la
+brise furieuse qui soufflait par notre travers, la goëlette s'inclina
+sur le côté de tribord. _Amène et cargue les huniers! amène la
+grand-voile! cargue la misaine! coupe les écoutes!_ criait-on de toutes
+parts: il n'était plus temps... Je ne me reconnus qu'après être revenu à
+la surface de la mer: la quille de _la Gazelle_ flottant sur l'eau, fut
+le premier objet qui frappa mes yeux remplis d'eau de mer. Je nageai
+pour regagner les flancs du navire chaviré. Livonnière, traînant
+quelque chose avec lui, y montait de l'autre bord en même temps que
+moi. _Aide-moi_! me cria-t-il, en me reconnaissant; _aide-moi, Léonard_!
+C'était le brave Niquelet qu'avec effort il retirait de l'eau. Je
+n'oublierai jamais son premier mot au capitaine, après l'avoir aidé à se
+cramponner et à enfourcher la quille de _la Gazelle: «Vous m'avez appelé
+imbécile, il n'y a pas une minute, capitaine Niquelet; mais je suis bien
+aise tout de même de vous avoir sauvé la vie.»_ Le premier mouvement
+du capitaine, à cheval sur la quille de son bâtiment sombré, fut
+d'embrasser notre généreux ami. Cette accolade, donnée au milieu des
+flots, dans cette position et sur le lieu de cette scène, ne sortira
+jamais de ma mémoire.
+
+Quelques uns de nos pauvres camarades parvinrent aussi à se sauver comme
+nous venions de le faire. Les plus alertes et les meilleurs nageurs,
+qui étaient parvenus les premiers à gagner la quille de _la Gazelle_,
+se remettaient à l'eau et rôdaient en plongeant autour de la coque
+du bâtiment, pour tâcher de sauver ceux qui avaient disparu sous les
+vagues. «Gare aux requins, leur répétait Niquelet, gare aux requins, mes
+amis!» Et en effet, ce terrible animal, qui épie sans cesse les navires,
+pour profiter de tous les événemens qui peuvent lui offrir une proie,
+ne se montre jamais plus fréquemment à la surface des flots, que lorsque
+l'orage s'appesantit sur les mers des Antilles. Le grain horrible au
+sein duquel avait disparu _la Gazelle_ couvrait encore la terre. A
+dix brasses de nous, nous n'aurions pu distinguer aucun objet. Quelle
+position affreuse!... Aura-t-on vu à terre chavirer notre goëlette?
+Le grain va-t-il se dissiper? Et si le temps allait devenir plus
+mauvais!... C'est au milieu de ces réflexions déchirantes que nous
+passâmes une demi-heure, qui nous parut un siècle d'angoisses... Mais
+le dévouement des créoles avait veillé sur nous; des cris se firent
+entendre, nous y répondîmes, sans savoir d'où ils partaient. Sont-ce
+les embarcations que le brick anglais aura mises à la mer après avoir
+vu notre naufrage? Ne seraient-ce pas plutôt des pirogues venues à
+notre secours?... Nous fûmes bientôt tirés de cette cruelle incertitude:
+c'étaient des pirogues! Les colons qui les montaient, en nous
+apercevant, crièrent à ceux qui les suivaient: _Les voilà, les voilà!
+Victoire! Victoire!..._ Et les nègres canotiers, aux sons de leurs
+lambis et de leurs cornemuses, retentissant au loin, annoncèrent aux
+habitans de St-Pierre que nous étions sauvés.
+
+
+
+
+9.
+
+COURSE
+
+DANS LES DÉBOUQUEMENS.
+
+
+Saint-Pierre-Martinique.--La négraille.--Le capitaine Doublon et le
+corsaire le Requin.--La partie de tric-trac.--Les habits de femmes.--Le
+bal et la prière à bord.--Les bègneoles.--Nouvelle prise.
+
+
+Quelle arrivée que la nôtre à la Martinique! Sur la quille de notre
+navire et sous le feu d'un brick anglais! mais avec quelle touchante
+hospitalité les créoles nous accueillirent! Tous s'empressèrent de
+nous offrir un asile, des vêtemens et de l'argent. Une fois remis des
+fatigues et des émotions de notre naufrage, nous nous comptâmes, et, sur
+trente hommes d'équipage et dix passagers, nous vîmes avec douleur que
+quinze marins seuls avaient échappé à la mort. Le beau jeune blond, qui
+s'était _embarqué en pacotille_, et mademoiselle de Saint-Amour, qui
+venait à la Martinique pour changer d'air, s'étaient noyés. La lame
+apporta sur le rivage, quelques heures après notre malheureux événement,
+les cadavres de nos pauvres compagnons, mutilés par les requins,
+pour lesquels ils étaient devenus une pâture. Le lendemain de notre
+débarquement à St-Pierre, il nous fallut assister aux funérailles de
+tant de victimes. Cette lugubre cérémonie sembla couvrir toute l'île de
+deuil, et remplir d'affliction tous les coeurs.
+
+En parcourant, pour prendre connaissance des lieux, les rues de la ville
+de St-Pierre, surnommée _le petit Paris des Antilles_, je fus surpris
+de sentir, avec l'air brûlant qu'on y respire, une odeur fade qui me
+soulevait le coeur. M. de Livonnière, que j'interrogeai sur la cause de
+cette sensation désagréable, me demanda de quoi je voulais parler?
+
+--Mais de l'odeur qui me suit partout! lui répondis-je.
+
+--Tu sens _l'oignon frit_, n'est-ce pas? me dit-il avec une expressive
+contraction de nez.
+
+--Eh! oui sans doute; quelque chose comme ça.
+
+--Eh bien! c'est la _négraille_ qui a cette _senteur_-là, mon ami.
+
+--Quoi! c'est l'odeur de nègre?
+
+--Pas autre chose, et c'est bien assez. Mais si ces gaillards n'ont pas
+bon fumet, leur peau n'en est pas moins un bon article de vente; et si
+nous avions plein la cale d'un navire de trois cents tonneaux seulement
+de cette marchandise qui galope dans les rues, toi et moi nous n'aurions
+plus besoin de nous risquer à battre des entrechats sur la quille d'une
+barque, comme nous l'avons fait il n'y a pas encore une semaine.
+
+Cette digression de mon ami le conduisit bientôt à m'expliquer ce que
+c'était que la traite des noirs, trafic étrange dont je n'avais encore
+aucune idée. Les renseignemens et les commentaires d'Ivon sur ce genre
+d'industrie firent sur moi une impression assez vive pour que je me la
+rappelle encore. Je ne voyais plus un beau nègre sans chercher à évaluer
+son prix, et à l'estimer, non pour les services qu'il pouvait rendre,
+mais pour le prix qu'on avait pu en tirer en le livrant à l'encan. J'ai
+entendu beaucoup d'Européens, nouvellement venus de France, faire de
+bonnes phrases sur l'immoralité d'un commerce qui s'exerce sur la chair
+humaine, ce qui ne les empêchait pas toutefois d'acheter des noirs et de
+les battre à l'occasion. Mais moi, je l'avoue, peut-être à ma honte, je
+ne sentis pas, à mon arrivée aux colonies, ces sublimes inspirations de
+philanthropie. Ces noirs gros et gras, paresseux et gais, que je voyais
+_balander_ toute la journée dans les rues, me paraissaient bien plus
+heureux que nos laboureurs d'Europe, et que la plupart des matelots, ne
+donnant que la moitié du temps, et ne mangeant qu'une ration de biscuit
+pour prix de ces fatigues qui épuisent sitôt leur vie misérable et
+agitée.
+
+Les marins sont les hommes du monde les moins embarrassés de se tirer
+d'affaire, pour peu que, dans les lieux où ils se trouvent jetés par le
+sort, il y ait un peu de mer à exploiter et des hasards à courir. Quinze
+jours à peine s'étaient écoulés depuis notre arrivée à Saint-Pierre,
+qu'on vint proposer à Livonnière et à moi, un embarquement sur un petit
+corsaire qui n'attendait, pour appareiller du Fort-Royal, que deux
+officiers comme nous. Nous étions gens à faire l'affaire du capitaine et
+de l'armateur. Des conditions raisonnables nous furent offertes, et nous
+les acceptâmes avec plaisir. Une pirogue nous transporta en quelques
+heures de Saint-Pierre au Fort-Royal.
+
+Un Provençal, à la face jaune et corroyée, et qui paraissait acclimaté
+depuis longtemps, nous attendait sur l'embarcadère du carénage. Il nous
+donna cordialement une poignée de main, en nous annonçant qu'il avait
+l'honneur d'être le capitaine _Doublon_, commandant le corsaire _le
+Requin_.
+
+--Et où est ce fameux _Requin?_ demanda Livonnière.
+
+--Là, amarré sur le tronc de ce grand sablier que vous voyez.--Et en
+effet, sous les branches d'un arbre immense, le capitaine Doublon nous
+montrait, avec une espèce d'orgueil, un petit sloop sur l'avant duquel
+quelques mulâtres paraissaient faire griller des bananes à la cuisine.
+
+--Quoi! c'est là _le Requin!_ m'écriai-je.
+
+--Oui, mon bon ami, me répond le capitaine Doublon: c'est le meilleur
+coureur de toutes les Antilles. A la mer, je ferais ramasser mes vieux
+balais à une frégate qui voudrait me passer sur l'avant.
+
+--Et ces _mal blanchis_ qui sont à bord, dit Livonnière, que voulez-vous
+en faire?
+
+--Mon ancien, reprend Doublon avec une expression de physionomie et une
+importance toutes méridionales, c'est une partie de mon équipage, que je
+n'ai pas jugé à propos de faire passer à la lessive, pour vous réjouir
+la vue; c'est l'équipage, sans me vanter, le plus voleur et le plus
+intrépide des îles: c'est moi qui l'ai formé.
+
+--Non pas à voler, sans doute?
+
+--Non, mon petit _jeune gens_, mais à se battre proprement. Il savait
+assez bien voler, je vous eu réponds, quand je l'_aie_ pris, pour
+m'épargner la peine de lui donner des leçons là-dessus.
+
+--Au surplus, la grosseur du corsaire ne fait rien à l'affaire, ajouta
+Livonnière, et avec les petits on happe souvent les gros; de même
+qu'avec des _beaux sales_ (des mulâtres) on peut, à l'occasion, se taper
+avant de _se faire prendre en bas de soie._ Mais le principal est de
+savoir quand nous partirons.
+
+--Demain, si certaine partie de tric-trac est décidée.
+
+--Quelle partie de tric-trac?
+
+--Ah! il faut que jé vous explique cela, nous dit Doublon. Il est bon
+qué vous sachiez qué il a pris fantaisie à mon ancien armateur, dé
+jouer au tric-trac son petit _Réquin_, contre une gentille habitation
+du Lamentin. Son adversaire a gagné la première manche, l'armateur a eu
+l'avantage dé la seconde; et on a remis la partie à demain matin. C'est
+en trois les deux meilleures. J'aurais bien pu partir cé soir; mais jé
+n'aime pas à laisser mon navire en suspens sur un coup dé dé, et jé
+veux savoir, avant dé mé faire peut-être casser la physionomie, pour lé
+compte dé qui jé récévrai du fer ou du plomb dans la mine.
+
+--Ah! ça, voyons un peu, reprit Livonnière, on joue donc ici les navires
+et les équipages, comme une demi-tasse et la régalade?
+
+--Né m'en parlez pas, mes amis! Ces âmes damnées dé créoles et
+d'habitans joueraient tout le Nouveau-Monde, découvert par _Christophe
+la Colombe_, dans un coup dé _Backgammon_. Demain, tout lé Fort-Royal
+viendra voir faire la partie qui va décider du sort dé cé pétit diable
+dé _Réquin_. Mais en attendant, allons manger un court-bouillon chez ma
+mulâtresse, qui est une bonne femme, avec qui jé suis _amacorné_ depuis
+1801, et nous nous coucherons, pour être prêts à appareiller après lé
+dernier coup dé trie-trac et lé premier coup dé canon dé partance. C'est
+la première _fricoteuse_ pour lé court-bouillou-mulâtre, avec un peu dé
+piment et dé gombeau; on s'en lèche les doigts jusques aux coudes.
+
+Le lendemain, eut lieu la partie qui avait pour enjeu notre corsaire.
+Rangés autour de la table sur laquelle roulaient les dés, avec les
+destinées de notre navire, nous attendions l'arrêt qui devait sortir
+de l'un des deux cornets rivaux. Un malheureux coup, lancé par l'ancien
+armateur, lui fit perdre non seulement son bâtiment, mais, avec lui,
+six beaux esclaves qu'il avait mis sur jeu. Nous demandâmes des ordres à
+notre nouvel armateur, et, après avoir bu avec lui une limonade punchée,
+nous appareillâmes du carénage, pour aller établir notre croisière, nous
+ne savions encore où.
+
+Le soir nous passâmes sous le vent de Saint-Pierre. Vers minuit,
+toujours favorisés par une belle et fraîche brise d'Est-Sud-Est, nous
+nous trouvâmes par le travers de la ville du Roseau de la Dominique. Un
+brick louvoyait comme nous, mais pour gagner le mouillage. En courant
+à contrebord à lui, nous crûmes nous apercevoir que c'était un bâtiment
+marchand. Le capitaine Doublon nous cria: _Tape à bord_; et nous
+l'abordâmes, sans plus de façon. Il nous avais pris pour un caboteur de
+Sainte-Lucie ou d'Antigues. Aussitôt qu'il fut amariné, nous laissâmes
+arriver, collés le long de son bord, et l'entraînant au large, comme un
+épervier qui, après avoir saisi sa proie, se laisse aller avec le vent,
+tout en dévorant le faible ennemi qu'il enserre dans ses griffes.
+
+Si les corsaires déployaient dans toutes les circonstances une activité
+égale à celle qu'ils ont pour le pillage, ce seraient des marins
+prodigieux. En moins de cinq minutes, nous eûmes, pour ainsi dire,
+visité notre prise de la carlingue à la girouette. Le fond de la
+cargaison, qui n'était pas complète, se composait de barils de farine et
+de salaison. Quelques caisses légères et conditionnées avec soin furent
+mises à bord du _Requin_. On expédia ensuite le navire amariné et équipé
+de dix de nos hommes, pour Saint-Pierre. Nous apprîmes depuis qu'il
+avait été repris par des croiseurs au large des Saintes.
+
+Une fois délivrés des soins qu'il nous avait fallu donner à l'expédition
+du brick, il nous prit envie d'ouvrir les caisses que vous venions
+d'extraire de la cale de notre capture. Dans l'une nous trouvâmes des
+robes, des châles; dans l'autre des chapeaux de femme et des bonnets
+montés; dans la troisième des ombrelles, et dans toutes, enfin, des
+objets de mode. Notre désappointement fut grand; mais notre parti fut
+bientôt pris, et tous nous nous égayâmes à l'idée d'avoir pour parts de
+prises des chiffons, au moyen desquels nous pourrions bientôt faire des
+conquêtes, moins précieuses, il est vrai, que celles après lesquelles
+nous courions mais qui, une fois à terre, ne laisseraient cependant pas
+que d'avoir leur mérite.
+
+Un des officiers ne put résister au désir d'avoir de suite sa part du
+butin. On alluma deux fanaux, et, séance tenante, le capitaine Doublon
+nous fit la distribution de nos colifichets. «Tiens, dit un matelot
+facétieux comme il s'en trouve à bord de tous les navires, si je me
+_capelais_ ce chapeau sur la frimousse et cette robe de soie sur le
+casaquin, ça ne m'irait peut-être pas si mal!»
+
+Il n'en fallut pas davantage pour que tout l'équipage se trouvât
+travesti en un clin d'oeil. Les avis les plus gais et les plus étranges
+font vite fortune à bord, et l'exécution suit toujours de près les idées
+originales ou burlesques.
+
+C'était au reste un bon navire que _le Requin_. Au pied du grand mât se
+trouvait sans cesse suspendue une touque _estropée_ remplie de tafia,
+et sur le goulot de laquelle se collaient du matin au soir les lèvres
+altérées de nos gens. Sur le capot de la chambre, une caisse de
+cigarres était ouverte à tous les fumeurs; et le capitaine Doublon, pour
+entretenir mieux encore la bonne humeur de son équipage, avait soin de
+temps à autre de se faire monter sur le pont une vieille serinette sur
+laquelle il nous jouait, d'une main infatigable, des contre danses qui
+avaient dû faire sauter deux ou trois générations au moins.
+
+Dieu! que la danse alla bon train quand nous nous fûmes tous _gréés_
+en dames anglaises! Que de _flic flac, d'ailes de pigeon_ et _de
+jetés battus_ ébranlèrent le pont trop étroit du _Requin_! Et les
+rafraîchissemens donc! Il fallait voir avec quelle courtoisie et quelles
+manières distinguées chaque danseur offrait un coup de tafia à sa
+danseuse et avec quelle modestie celle-ci répondait à la politesse de
+son cavalier!
+
+Quand le jour vint éclairer les derniers incidens de cette scène
+de folies, toutes les dames qui avaient fait les délices du bal se
+trouvèrent ivres à ne pas se tenir. Elles rejetaient l'incertitude que
+l'on remarquait dans leur démarche sur la fréquence des coups de roulis
+et sur la rudesse de la mer, qui pourtant était bien la plus calme que
+l'on pût voir. A les entendre, _le Requin_ roulait comme une barrique,
+et le capitaine n'oubliait pas de se féliciter de la remarque, en
+répétant: _Bon rouleur, bon marcheur!_
+
+Notre Doublon, qui pendant le bal n'avait pas quitté le _tourne-broche_
+de sa serinette, s'avisa, une fois la danse finie, de nous avertir qu'il
+allait dire la prière. Ceux des gens de l'équipage qui avaient déjà
+navigué avec lui s'approchèrent du capot de chambre, sur lequel
+le capitaine s'était perché et se disposait à officier. Les autres
+murmurèrent. «Qu'il aille se faire... avec son Angelus, dit Livonnière;
+ce n'est pas à des matelots de faire le service des prêtres.»
+
+Nonobstant ces dispositions impies, Doublon ordonna à son mousse de lui
+apporter son _gagne-pain_. Le mousse lui monta un poignard, et alors,
+le chapeau bas et les mains jointes sur le _gagne-pain_ en question,
+il récita à voix haute ce qu'il appelait son _Pater_. Les assistans
+répétèrent les derniers mots de cette prière, arrangée avec des
+variantes pour la mer et à l'usage des corsaires:
+
+«Notre père, qui n'êtes pas plus aux cieux que partout ailleurs, votre
+nom soit sanctifié par ceux qui n'ont pas autre chose à faire; votre
+volonté soit faite et la nôtre aussi. Donnez-nous aujourd'hui notre coup
+de sacré-chien, et pardonnez-nous nos offenses, si vous le pouvez,
+comme nous ne pardonnons pas à tous ceux qui nous ont offensés. Ne nous
+induisez pas sous la volée d'un trois-ponts, mais délivrez-nous des
+balles et des boulets. Ainsi soit-il! _Am_...»
+
+Le petit mousse, déluré négrillon, s'avisa de prononcer, avant les
+autres, le mot _Amen_.
+
+«Non, sacré nom de D..., n'amène pas, mâtin!» lui crie Doublon.
+
+Pour sa peine, le petit _Bosse-Debout_, qui avait voulu faire l'enfant
+de choeur, reçut quinze coups de martinet, pour s'être trop pressé de
+dire _Amen_, ou _Amène_. On eut soin de tourner le derrière du négrillon
+du côté d'où l'on désirait que vînt la brise; et, pour être encore
+plus sûr d'avoir du vent de cette partie, un mulâtre, qu'on appelait
+_l'Homme-marié_, alla se frotter la tête sur le bout de la barre du
+gouvernail; _le derrière d'un mousse et la tête d'un cornard_ étant,
+disaient les matelots, les deux meilleurs procédés à employer pour faire
+venir la brise.
+
+«C'est un drôle de particulier, que notre capitaine, n'est-ce pas,
+Léonard? me dit Livonnière, après avoir entendu Doublon réciter notre
+_Pater-Noster_. Je n'aime pas beaucoup les prières, mais je n'aime pae
+trop non plus qu'on se moque de celui qui est là-haut; car, on aura beau
+faire, le Bon-Dieu ou le Diable, comme on voudra l'appeler, _n'est pas
+moins_ notre patron de chaloupe à tous.»
+
+J'approuvai la justesse des observations de mon ami; mais je ne pus
+m'empêcher de trouver extraordinaire la réflexion très-pieuse et à coup
+sûr fort inattendue de mon pauvre Ivon.
+
+La fessée donnée à _Bosse-Debout_ commençait à produire son effet.
+La brise fraîchissait à mesure que le soleil s'élevait au-dessus de
+l'horizon. Nous avions fait du chemin depuis l'expédition de notre
+prise, et, courant comme une souris le long du bord de dessous le vent
+de la Guadeloupe, après avoir dépassé le canal des Saintes, le petit
+_Requin_ se trouva le même jour, vers trois heures de l'après-midi,
+entre Antigues et Montserrat. La chaleur était suffocante à cet instant
+de la journée. L'homme de la barre veillait seul: fatigués de notre bal
+de nuit, nous nous étions tous étendus à plat-ventre sur le pont. Le
+mousse _Bosse-Debout_, chargé du soin de la cuisine, faisait bouillir le
+large potage que nous devions manger à souper.
+
+_Navire! navire!_ crie une voix aiguë, et la seule qui à bord eût ce
+timbre perçant. C'était notre négrillon, qui, en allant de sa cuisine
+à l'habitacle pour donner à goûter une cuillerée de soupe au timonier,
+venait d'apercevoir un bâtiment dans nos eaux.
+
+A ce cri, tous les dormeurs, ou plutôt les _dormeuses_, car nous
+n'avions pas quitté nos travestissemens, se lèvent d'un seul coup,
+raides sur leurs jarrets et les yeux au grand ouvert!...
+
+Notre nouveau compagnon de route était gros, et il gagnait rondement
+le _meilleur coureur de toutes les Antilles_. L'envie de lui jeter nos
+vieux balais ne prit pas à notre capitaine, je vous en réponds bien.
+
+--Je crois que nous sommes happés, dit Doublon; mais il me vient une
+idée.
+
+--Quelle idée?... Voyons donc, dites la vite cette idée!
+
+--Prenez tous des parasols, et cachez-moi bien sous votré gorge, ou à
+sa place, chacun votre _gagne-pain_ et un pistolet sous lé cotillon.
+Passez-moi tous sous le vent et au vent, comme des belles dames sans
+comparaison, et si vous avez un peu dé confiance en moi, mes bons amis,
+jé vous en prie, faites-moi bien _les bégûles_.
+
+--Les bégueules, et pourquoi ça?
+
+--Faites les _bégûles_, je vous dis, tonnerre de Dieu! Qué diable, c'est
+un ordre qué jé vous donne!
+
+Mous suivîmes l'avis que nous donnait si impérieusement Doublon, et lui
+se mit à faire grincer sa serinette; mais le frémissement de sa main
+divisait pour cette fois fort inégalement la mesure et le mouvement des
+airs qu'il nous avait joués la nuit.
+
+Le gros navire, en s'approchant de nous, hissa pavillon anglais.
+
+Nous arborâmes aussitôt un petit pavillon de même couleur.
+
+C'était un bâtiment marchand, lourdement chargé, mais encore haut sur
+l'eau, gréement bien peigné, mâture bien grattée. Il nous approchait
+rondement. Nous tâtions déjà nos poignards; nos ombrelles s'agitaient
+dans nos mains impatientes, et Doublon de nous répéter:
+
+--Faites donc les _bégûles!_
+
+La serinette allait toujours son train. Pour nous, malgré la difficulté
+de notre position, nous pouffions de rire de nous voir avec nos figures
+noires et nos gros cous couverts de sueur et de goudron, nous pavaner
+sous nos parasols, et nous donner des airs de petites-maîtresses. L'un
+de nous venait-il à négliger son rôle, vite Doublon, préoccupé,
+nous répétait, en grinçant des dents et en faisant aussi grincer sa
+serinette: «Faites donc les _bégûles_, tas dé grédins!»
+
+Aussitôt que le navire se trouva par notre travers à nous ranger, notre
+manoeuvre fut décidée: un fort coup de barre donné au vent nous fait
+arriver à plat sur lui, et nous l'abordons. Oh! alors il n'y eut plus
+besoin de nous dire ce que nous avions à faire! Nos ombrelles tombent à
+la mer; nos ongles crochent les porte-haubans, et nous voilà grimpant à
+bord du trois-mâts comme des chats sur une gouttière. Les poignards et
+les pistolets _instrumentent_. Les Anglais, surpris de cette attaque
+d'amazones, saisissent des anspects et des barres de guindeau pour se
+défendre; ils frappent en désespérés: nous les poursuivons sur le pont
+comme des tigres poursuivent des bisons. En quelques minutes le pont est
+à nous; ce pont, si blanc auparavant, est taché du sang de l'équipage;
+et Doublon jouait toujours des contredanses. L'air de la _Gavotte de
+Vestris_ n'avait pas cessé de nous accompagner pendant l'abordage.
+
+Une des passagères, qui se trouvait sur le gaillard d'arrière du navire
+enlevé, au moment où sans défiance il passait le long de nous, fut tuée
+d'une balle, son ombrelle à la main. Trois hommes de la prise avaient
+péri dans l'assaut, car c'était bien à l'escalade, on peut le dire,
+que nous venions de monter. Nous en fûmes quittes de notre côté pour
+quelques coups d'anspect et de barres de guindeau ou de cabestan, seules
+armes que nous avions laissé le temps à nos ennemis de saisir.
+
+A quelle joie nous nous serions livrés après notre succès, si un
+spectacle touchant n'était venu, comme nous le disions alors, nous
+couper en deux la satisfaction!
+
+Et quel fut cet accident? A coup sûr vous ne le devineriez jamais, vous
+qui croyez les marins aussi endurcis pour les maux des autres qu'ils
+sont durs eux-mêmes pour leur propre compte.
+
+Le mari de la dame tuée bien involontairement par un des nôtres, dans la
+chaleur de l'abordage, se montra sur le pont. En apercevant le cadavre
+sanglant de son épouse, il jette des cris perçans, et saisit une arme
+pour la venger, en nous traitant de brigands et d'assassins. D'un coup
+de pistolet ou de poignard, il n'est pas un de nous qui n'eût pu se
+délivrer de l'importunité de cet époux désespéré. Mais loin de là, on
+le désarma avec ménagement, en déplorant son délire et la cause trop
+légitime de son désespoir. Et tandis que nos matelots s'apitoyaient
+d'avoir donné la mort à une jeune femme, ils se disposaient à envoyer
+par dessus le bord, sans la moindre émotion, les cadavres des trois
+matelots qu'ils avaient criblés de blessures dans le combat. Définissez
+si vous le pouvez ces bizarreries morales. Pour moi, je me suis
+long-temps appliqué à concevoir les matelots, et j'en suis encore à me
+les expliquer.
+
+C'est un moment bien enivrant et bien doux que celui où l'on se sent
+sous les pieds un beau navire que l'on vient d'amariner adroitement, et
+au moyen surtout d'une ruse presque bouffonne. Une fois à bord de notre
+Anglais, aucun de ceux de nos hommes qui avaient escaladé la prise
+ne voulut redescendre à bord du _Requin_. Doublon seul, de tous les
+officiers, avec le mousse, un mulâtre, et sa serinette, étaient restés
+sur notre petit sloop, et ils furent obligés de suivre, avec ce faible
+équipage, la route que nous fîmes prendre au trois-mâts; pour rallier la
+Basse-Terre, où nous voulions mettre notre prise en sûreté.
+
+Le capitaine anglais et les hommes que nous venions de faire prisonniers
+ne revenaient pas de leur étonnement; car rappelez-vous bien que c'était
+encore sous les costumes féminins que nous avions pris la veille, que
+nous grimpions dans les haubans pour manoeuvrer notre prise.
+
+En vérité, je crois que les Anglais se sentaient cent fois plus humiliés
+d'avoir été pris par des hommes habillés en femmes, qu'ils ne l'auraient
+été si nous les avions enlevés sous nos habits de matelots. Tudieu!
+quelles amazones nous devions faire aux yeux de nos prisonniers!
+
+Les pauvres gens! ils nous avouèrent qu'en nous voyant nous donner des
+airs féminins à bord de notre petit sloop, ils nous avaient pris tout
+bonnement pour un caboteur se rendant de Sainte-Lucie à Antigues, avec
+des dames et des mulâtresses passagères. Et au fait, au fond de nos
+vastes chapeaux de paille et sous nos parasols roses et bleus, nos
+minois un peu bruns ne devaient pas mal ressembler aux figures de ces
+femmes de couleur que l'on voit si souvent passer d'une île à l'autre, à
+bord des petites barques côtières des Antilles.
+
+Doublon avait donc eu une bien bonne idée, en nous ordonnant de faire
+les _bégueules_, et il convint lui-même aussi que, pour des gens qui
+n'en faisaient pas leur métier, nous avions assez bien réussi.
+
+Voilà donc la prise qui, quelques heures auparavant, faisait route
+de Sainte-Lucie pour Londres, conduite par notre corsaillon vers la
+Guadeloupe. Viennent donc les croiseurs, disions-nous; ils ne nous
+empêcheront pas de gagner le dessous du vent de l'île. Voilà déjà que
+nous avons _abraqué_ la Tête-à-l'Anglais: Antigues nous reste dans le
+N.-N.-E. Vive la course Ah! si les Anglais qui louvoient au vent des
+îles nous voyaient attérir notre prise; sans pouvoir mettre le grapin
+dessus, seraient-ils donc enragés, les chiens!
+
+Deux ou trois croiseurs arrivaient pendant ce temps, à pleines voiles,
+dans le canal d'Antigues, comme s'ils eussent voulu combler les désirs
+que nous formions, lis avaient vu le navire anglais changer de route, et
+cette manoeuvre leur avait donné quelques soupçons. Mais il n'était plus
+temps pour eux de nous appuyer la chasse: déjà nous touchions l'anse
+de Deshayes, abri fort commode pour les petits corsaires qui voulaient,
+seuls ou avec leurs prises, trouver un refuge assuré contre l'ennemi.
+
+J'étais resté à bord de la prise, ainsi que mes autres camarades, avec
+mes cotillons de femme. Assis sur le rebord du couronnement, je faisais
+tranquillement la conversation avec Doublon, qui gouvernait _el Requin_
+à dix brasses dans nos eaux, en s'abritant sous la hanche de tribord
+de notre énorme prise, comme le bateau pilote qui accoste en Manche un
+vaisseau de la compagnie.
+
+--Ah! ça, capitaine Doublon, lui demandai-je, je ne vous ai jamais vu
+prendre de relèvemens depuis que nous sommes à la mer?
+
+--Non, mon ami, jé n'en prends non plus jamais; car je né suis pas comme
+vous, peut-être bien, un _mange-soleil_ avec un octan à la main. Jé
+laisse toujours, en naviguant, les astres fort tranquilles dans le ciel
+où jé les trouve très bien. Jé né m'occupe que dé cé qui sé passe sur
+terre ou plutôt sur mer.
+
+--Des relèvemens au compas sont cependant bons à prendre avant la nuit,
+pour se reconnaître un peu quand on ne distingue plus les terres.
+
+--Chacun sa méthode, voyez-vous... J'ai une telle habitude dé patouiller
+dans les îles, que jé suis toujours sûr d'attérir _etzatement_ à une
+petite longueur dé gaffe ou deux près, et cette _etzalitude_ tient à la
+finesse dé mes organe» et à la manière dont jé sais gouverner.
+
+--Quelle manière de gouverner avez-vous donc?
+
+--Jé gouverne à _l'odeur_. Un chien dé chasse né réconnaît pas mieux
+la piste d'un lièvre dé la piste d'un renard, qué moi l'approche de la
+_Martunique_ dé l'approche dé la Guadeloupe ou des Saintes, peu importe.
+Jé sens, voyez-vous bien, dans lé moment où jé vous parle, qué demain
+nous serons mouillés à la Basse-Terre.
+
+Quoique la délicatesse, de perception de notre capitaine l'eût mis en
+défaut déjà deux ou trois fois depuis notre départ, et quelque facile
+qu'il fût de ne pas se tromper à vue des îles, on ne put s'empêcher
+de convenir que dans cette dernière prédiction, il eut au moins gain de
+cause. La Basse-Terre ne nous échappa pas. Mais qu'ils nous parurent
+confus les bâtimens de guerre anglais qui nous virent jeter l'ancre le
+lendemain, sous les forts qui nous saluèrent à notre arrivée. Ils eurent
+beau longer la terre pour nous narguer, et _farauder_ crânement à portée
+de fusil des batteries: la prise était dans le sac, et ce que nous
+avions dans nos griffes y tenait bon, je vous le promets.
+
+Les habitans de la Basse-Terre se rappelleront long-temps, je crois,
+notre manoeuvre en venant au mouillage. Ils n'avaient encore jamais vu
+de femmes monter aussi vite que nous dans les haubans et sur les vergues
+pour serrer les huniers les perroquets et les basses-voiles. Nos
+robes de soie déchirées à moitié par la vivacité de nos mouvemens, nos
+chapeaux de paille un peu chiffonnés, mais que nous n'avions eu garde
+de quitter, produisirent un effet prodigieux, aux empointures de nos
+vergues et sur le bout du boute-hors de beaupré, où moi-même je courus
+serrer le grand foc. Le soir de notre arrivée toutes les amazones du
+_Requin_ remplissaient les cabarets de la colonie; il y eut orgie,
+et toutes les filles de couleur nous trouvèrent charmans, ou plutôt
+charmantes. Pas un homme de l'équipage ne passa la nuit à bord de la
+prise ni du _Requin_. C'est bien assez que les corsaires se donnent la
+peine d'amariner les navires; une fois, qu'ils les ont happés, ils ne
+s'embarrassent plus du soin de les garder. Leur besogne, à eux, c'est
+d'exécuter le coup de main: c'est le fin du métier, le coup de pinceau
+du maître enfin. Le gros de la besogne, ils l'abandonnent aux mains du
+vulgaire des matelots. Une fois la prise faite et attérie, ils ne se
+chargent plus que du soin de la manger, et c'est là un devoir dont ils
+ne s'acquittent malheureusement que trop bien.
+
+Le bâtiment de l'état en station à la Basse-Terre envoya une corvée
+pour garder, pendant la nuit, la prise que nous venions de laisser _à
+la grâce de Dieu_. Le fond de la rade où nous étions mouillés est si
+mauvais, et les câbles s'y _raguent_ si facilement, qu'il n'était pas
+inutile que quelques hommes veillassent nos amarres pendant la nuit que
+nous allions consumer en _bamboches_ et en brutales folies.
+
+
+
+
+10.
+
+
+LES MULÂTRESSES.
+
+
+Les filles de couleur.--Le sérail.--Le pacha Ivon, marquis de
+Livonnière.
+
+
+Il n'est pas sans doute que vous n'ayez, une fois au moins en votre vie,
+entendu parler de ces filles de couleur, odalisques des colonies, aimés
+voluptueuses de nos Antilles. Sans doute aussi des voyageurs, qui aiment
+à se rappeler les plaisirs qu'ils ont laissés sur les lointains rivages,
+vous auront dit que ce qu'un Européen peut faire de mieux en arrivant
+aux îles, c'est d'associer son sort à l'une de ces femmes qui ne vous
+quittent qu'au tombeau, après avoir rempli votre existence de félicité
+et avoir entouré votre lit de douleur de tout ce que la tendresse a de
+plus délicieux et la fidélité de plus consolant. Pourquoi faut-il qu'une
+triste expérience vienne encore vous arracher une illusion enivrante,
+et que je ramène votre imagination refroidie vers une réalité qui n'a
+à vous offrir rien de plus flatteur que ce que vous avez éprouvé en
+Europe, auprès de ces femmes qui vous ont peut-être si cruellement
+désabusés du bonheur de croire à un amour désintéressé et à un
+attachement éternel!
+
+Je sais combien il en coûte, quand on voit des femmes aussi entraînantes
+que le sont quelquefois les mulâtresses, de penser que, sous les charmes
+que l'on rencontre en elles, elles peuvent cacher la dissimulation la
+plus adroite et le plus froid égoïsme. Il serait si doux de pouvoir
+toujours croire que la grâce et la beauté sont les indices certains d'un
+bon coeur et d'une âme naïve, et que les attraits de la figure ne sont
+que le complément de toutes les perfections morales! Mais combien il
+s'en faut que ces femmes de couleur, dont la bouche module un langage si
+ingénu et si enfantin, et dont l'abandon vous semble dépouillé de tout
+artifice, soient exemptes de cette coquetterie exigeante et de cette
+inconstance qui devraient n'être le partage que des femmes élevées
+dans notre société européenne, où l'égoïsme d'un sexe qui a pour lui
+l'avantage de l'attaque, justifie presque toujours les ruses que le sexe
+le plus faible emploie pour se défendre!
+
+Avant de pouvoir devenir l'objet de l'amoureuse convoitise des blancs,
+une fille de couleur sait quelle est sa destinée. C'est à l'amour que
+sont dévouées ses belles années: aussi ne songe-t-elle qu'à plaire
+bien avant qu'elle éprouve le besoin d'aimer. En un mot, l'amour est
+sa vocation, et à coup sûr elle en fera bientôt son métier; parce qu'en
+sortant de l'enfance, elle a déjà su calculer ce qui pourra lui offrir
+un sort, lui créer une existence sans travail, et lui donner les moyens
+de satisfaire sa coquetterie, unique passion de ces femmes que l'on
+croit si faussement, en Europe, brûlantes comme le climat, auquel on
+s'imagine qu'elles ont dérobé un peu de cette ardeur qui vous embrase
+vous-même.
+
+Rien en apparence n'est plus fait qu'elles pour éprouver beaucoup
+d'amour, mais en réalité rien n'est moins susceptible que ces femmes
+d'un long et pur attachement. Elles peuvent bien avoir des sens
+passionnés; mais efforcez-vous de leur inspirer ces sentimens intimes et
+délicats qui sont les délices, et les seules peut-être, de l'amour, et
+vous serez désespéré de ne rencontrer dans ces femmes, d'ailleurs si
+piquantes, que des êtres faits pour le plaisir, peut-être bien pour
+la volupté, mais non pour ce que vous concevez de si exquis dans les
+voluptés de l'âme.
+
+Et c'est pourtant ces filles, si peu dignes de vos tendres hommages, que
+vous préférerez à ces blanches, pour la plupart si douces, si bonnes, si
+dévouées à leurs devoirs de mère et d'épouse! En arrivant aux colonies,
+je sais bien que vous vous étonnerez que l'on puisse éprouver de la
+sympathie ou seulement même des désirs pour ces mulâtresses, au teint
+olivâtre, aux cheveux presque laineux, à la tournure abandonnée et aux
+pieds presque toujours nus. Quelle ridicule impudence dans le madras
+élevé sur leur tête et penché sur leur oreille, comme un casque! Quelle
+mauvaise grâce dans cette robe nouée sous leurs aisselles, plutôt que
+sur leur taille! Quelle repoussante agacerie dans leurs yeux lascifs!
+Quelle nonchalance enfin dans ces corps effilés, dont le vêtement ne fait
+pressentir aucune forme, ne laisse deviner aucun contour séduisant! Mais
+restez quelques mois dans les colonies; mais habituez-vous un peu à
+ces manières, qui ne vous ont inspiré d'abord que de la répugnance,
+et bientôt, sans pouvoir vous expliquer votre entraînement, vous vous
+sentirez attirés vers ces femmes, qui n'ont cependant pour elles
+ni l'élégance, ni l'amabilité, ni la beauté régulière que vous avez
+admirées dans les créoles blanches.
+
+Si du moins chez ces houris des Antilles, à défaut de l'amour que
+vous voudriez inspirer, vous rencontriez le caprice, qui, en Europe,
+détermine la préférence passagère que vous accordent tant de belles!
+Mais non, c'est tout au plus si vous pouvez vous flatter de faire naître
+des désirs bien réels dans le coeur d'une mulâtresse. Ces femmes-là
+cependant aiment le plaisir, mais non l'amant; ou, si leurs penchans les
+attirent plus particulièrement vers tel homme que vers tel autre, soyez
+à peu près sûr que c'est pour un de leurs égaux qu'elles concevront le
+sentiment que vous voudriez leur faire éprouver.
+
+Lorsqu'une fille de couleur se sent recherchée pour sa beauté naissante,
+et qu'elle se voit en âge de répondre aux voeux d'un blanc, elle sait
+ne lui céder qu'à certaines conditions: c'est une case meublée qu'il lui
+faut avant tout, un collier de grenat, des madras de prix et quelques
+garanties enfin pour l'avenir. Qu'elle soit esclave, libre ou patronnée,
+elle imposera le _sine quâ non_ de sa possession, fût-ce même à son
+maître, si elle en a un; car il est très-remarquable que, dans quelque
+condition que se trouve une fille de couleur, elle reste toujours
+maîtresse de son choix. Ainsi, par exemple, vous achèteriez une belle
+esclave, qu'elle se croirait encore en droit de vous refuser ses
+faveurs. Ce fait n'est-il pas une preuve de l'empire que les femmes
+savent toujours exercer sur nous, et de la dépendance à laquelle nous
+restons soumis, même en achetant le privilège de les opprimer? Au reste,
+à cet égard, comme en bien d'autres circonstances, j'ai eu souvent lieu
+de remarquer que chez ces habitans, dont en Europe on se plaît à faire
+des tyrans toujours prêts à immoler leurs esclaves, on rencontrait,
+surtout pour les mulâtresses et les négresses mêmes, une délicatesse
+qui ne leur permettait pas d'employer des moyens honteux de triompher de
+l'éloignement que celles-ci avaient quelquefois pour leurs maîtres; et
+il n'est pas rare de voir une fille de couleur accorder à tout autre
+ce que son propriétaire n'a pu obtenir d'elle, sans que la jalousie de
+celui-ci cherche à se manifester d'une manière dont sa générosité aurait
+à rougir.
+
+Prodigues et ardens comme le sont presque tous les créoles, on devine
+déjà sans doute à quelle ruineuse libéralité ils doivent se livrer, pour
+satisfaire la capricieuse coquetterie de leurs maîtresses. Moins enclins
+qu'eux à se laisser entraîner à de grandes dépenses, les Européens
+agissent avec plus de circonspection à l'égard des mulâtresses. Mais
+aussi, bien souvent, ils commettent le tort de vivre trop maritalement
+avec celle qu'ils ont choisie: et, pour me servir d'un terme consacré,
+ils _s'amacornent_ avec trop de facilité. Trompés jusqu'au dernier
+moment, par l'adresse de ces épouses factices, sur les vrais sentimens
+qu'ils leur inspirent, il est assez commun de voir ces maîtresses
+de ménage attendre, au lit de mort de leur amant, l'instant où elles
+pourront dépouiller l'agonisant de tout ce qu'il laissera après lui.
+C'est la proie qu'elles ont convoitée pendant plusieurs années de
+dissimulation, qu'elle veulent saisir, avec le dernier soupir de celui
+à qui elles ont réussi à cacher si long-temps tout ce que leurs caresses
+et leurs cajoleries avaient d'intéressé et de sordide. Je ne nie pas
+cependant que les colonies n'aient eu aussi leur âge d'or, et que sur
+ces rivages, où nous avons apporté la civilisation, on n'ait offert dans
+d'autres temps à l'amour un culte ingénu et de purs hommages. Cortèz
+trouva, dit-on, sur ces bords nouvellement découverts, une belle
+indigène qui s'immola pour lui, en sacrifiant sa patrie et ses dieux
+à la gloire de son amant. Mais aux Mexicaines et aux Caraïbesses ont
+succédé, depuis quelques siècles, les Capresses, les Mulâtresses et
+les Métisses. La naïveté des premières moeurs des habitans des îles
+a disparu, pour faire place aux vices de notre vieille Europe,
+transplantés dans les climats où ils devaient éclore avec plus d'ardeur
+et acquérir même plus de développement. Et puis cette demi-civilisation
+qu'ont reçue les classes des femmes de couleur, est-elle bien propre à
+faire naître dans leurs coeurs des penchans qui n'appartiennent qu'à la
+nature la plus simple, ou des vertus qui ne sont le partage que d'une
+civilisation complète?
+
+Au reste, c'est moins de la philosophie que je veux faire ici, que
+des faits que j'ai cherché à consigner comme fruits de mes petites
+observations. Mon introduction sur les _mulâtresses_ était presque
+indispensable, pour faire comprendre au lecteur les détails du
+rôle qu'elles devaient jouer dans l'histoire de notre séjour à la
+Basse-Terre.
+
+Les marins ont peu de temps à perdre à terre, en amour surtout. Les
+longues passions ne vont ni à leur caractère ni à leur profession, et
+quand avec beaucoup d'argent ils peuvent abréger, les préliminaires
+d'une intrigue, ils vont au positif à coup de gourdes et de doublons
+même. Sans nous abuser sur le motif qui nous faisait rechercher
+particulièrement par les plus jolies filles de couleur de la
+Basse-Terre, nous étions assez flattés de recevoir leurs avances; cela
+nous épargnait la moitié du chemin, toujours pénible à faire pour des
+gens peu habitués à soupirer. Mon matelot Livonnière était enchanté de
+ses faciles conquêtes. Il avait repris son parapluie à canne, comme à
+Roscoff, et ses gants blancs, quoiqu'il ne dût pas avoir froid aux mains
+avec une chaleur de vingt-cinq à trente degrés. Mais enfin il voulait
+plaire, et je crois même que sur le montant des parts de prise à régler,
+il s'était emprisonné deux ou trois doigts dans des bagues dont l'éclat
+ne contrastait pas mal avec la couleur jaune du goudron que la chaleur
+tenait sans cesse en fusion sur le dos de ses mains velues. Bientôt le
+rôle de Joconde européen ne put plus suffire à son amoureuse ambition:
+il voulut être quelque chose de plus qu'un céladon français. La
+conversation suivante, que j'eus avec lui sur ses projets de conquêtes,
+dira mieux que je ne pourrais le faire dans une simple narration, quels
+étaient les idées de mon brave ami sur ses excursions prochaines dans le
+domaine de l'amour et du sentiment.
+
+--Je me suis laissé dire, me fit-il certain jour, par des matelots
+_qu'avaient_ navigué dans le Levant, que là il y a des hommes _qu'ont_
+autant de femmes qu'ils en peuvent nourrir. La façon du Levant doit être
+assez amusante, j'crois, n'est-ce pas?
+
+--Mais, oui. Tu veux parler des Turcs?
+
+--Oui, des Turcs et des pachas; et j'ai fameusement envie de faire le
+Turc à mon tour. Et puis, nous, vois-tu bien, ce n'est pas comme les
+autres chrétiens: quand nous sommes à terre par hasard et que nous avons
+des piastres, il faut nous en donner par dessus les plat-bords, pour
+_récompenser_ le temps perdu. Les autres, ça vit toujours à terre, et ça
+peut consommer à la longue plusieurs femmes. Mais nous, quand dans vingt
+ans de navigation nous pouvons en _crocher_ deux ou trois douzaines,
+c'est tout le bout du monde; et _c'est_ les _terriens_ qui nous volent
+notre ration de femmes. C'est pas juste.
+
+--Mais que veux-tu faire à ça?
+
+--Ce que je veux faire à ça? Ecoute; v'là mon plan de croisière.
+
+Il me donna une liste qu'il s'était fait écrire par un des hommes du
+bord, et je lus:
+
+«_Mes-Délices_, âgée de seize ans, tout au plus; quarteronne.
+
+»_Ignorée_, âgée de seize ans trois mois; blanche comme vous et moi.
+
+»_Mon-Caprice_, du Gros-Morne, mulâtresse claire, dix-sept ans.
+
+»_Alzire_, dite la _Petite Capresse_, quinze ans, un peu brune.
+
+»La _Grand-Pirogue_, dix-huit ans, négresse; beau noir luisant.
+
+»_Zizi_, dix-sept ans, petite, grosses hanches, libre de Savane.»
+
+Il y avait encore une demi-douzaine de noms, avec d'autres indications
+assez peu précises.
+
+--Eh bien! que veux-tu faire avec cela, que signifie cette nomenclature
+de femmes?
+
+--Je _vas_ te le dire. La grosse négresse, que j'ai nommée ma
+blanchisseuse en chef, m'a dit qu'elle me fournirait autant de
+particulières que j'en voudrais, à mon commandement; et j'en ai pris
+douze pour en trier une demi-douzaine du premier brin. J'en prendrai six
+enfin comme échantillon, et de toutes les couleurs. Sur cette liste-là
+il y en a depuis le bois d'ébène, ou le cirage anglais, jusqu'au blanc
+de céruse, blanches _comme vous et moi_. Tu l'as vu d'ailleurs sur ce
+morceau de papier.
+
+--Et puis, que feras-tu de cette série de pavillons vivans de toutes les
+nations?
+
+--J'arrimerai pour lors cette _série de pavillons vivans_, comme tu
+le dis, dans une grande case que j'ai louée déjà dans la rue du
+Gouvernement.
+
+--Tu prétends donc te composer un sérail?
+
+--Comment ce que tu dis ça, toi, un _sérail?_ Oui, c'est justement ce
+mot-là que je cherchais: oui, un _sérail_ pour moi tout seul, et puis
+pour toi aussi, _s'entend_; car qui dit moi, dit toi: mais pour les
+autres, ça fera brosse, à moins cependant qu'il n'y ait quelques pauvres
+bougres de matelots qui, faute de moyens...
+
+--Grand merci! je ne veux pas me donner des airs de sultan; et puis je
+n'aime pas les peaux bronzées et boucanées au soleil.
+
+--Mais puisqu'il y en a de toutes blanches sur ma liste!
+
+--Peu m'importe! Tu feras de ton côté, et moi du mien. Moi, je veux
+payer le moins possible, et m'amuser le plus finement que je pourrai.
+
+--Tu es donc bien heureux. Moi, je paie toujours le plus que je peux, et
+malgré cela, je n'ai que de la _gnognotte_... Mais ne va pas croire
+que dans mon _sérail_, comme tu appelles ça, toi, il y aura de la
+farauderie: toutes mes citoyennes coucheront dans des hamacs et
+mangeront à la même table, et peut-être bien à la même gamelle. On
+fera la ration deux fois par jour, et j'entends que les hamacs soient
+décrochés au coup de sifflet de haut-les-branles. Ah! je te mènerai
+cela, moi, à la bonne et franche matelotte, parce que, vois-tu, mon ami,
+il faut avant tout que le service marche, et rondement encore: _chacun à
+son poste_, comme on dit, _et le navire sera droit_.
+
+--Ainsi tu veux donc faire une espèce de navire de guerre de ton harem?
+
+--Doucement, je n'dis pas ça. Je veux prendre du bon temps, tant que
+mon argent durera, c'est juste; mais je n'ai pas envie de mener mes
+mulâtresses comme des nègres, ni comme des moussailles. Je suis bon
+prince, au fond, tu sais bien. A présent, il faut te dire aussi que je
+ne suis plus un _cul-goudronné_, une manière de _gouin_. On me prend
+ici, soit dit entre toi et moi, pour une façon de _monsieur_, une moitié
+ou un quartier de noblesse de Basse-Bretagne, enfin.
+
+--Tu plaisantes?
+
+--Non, foi de Dieu! Et je te dirai même, à toi, pour que ça n'aille pas
+plus loin, entends-tu, que toute la négraille m'appelle _Monsieur le
+Marquis_, gros comme un boulet de trente-six.
+
+--M. le _marquis_, allons donc! Pas possible.
+
+--Puisque je te le dis, c'est possible, j'espère? Tu sens bien que je me
+fiche de ça comme de nager avec un aviron sans pelle; mais c'est égal,
+cela prouve qu'on ne me prend plus pour un matelot _rahuché_; et je
+n'sais pas, mais ça fait toujours plaisir, quoi!
+
+Il fut convenu, entre le _marquis_ de Livonnière et moi, que chacun
+irait de son bord, et ferait, à sa manière, autant de conquêtes qu'il
+pourrait, en moissonnant dans les rangs de la société au milieu desquels
+il jugerait le plus convenable de choisir ses victimes. Mon ami eut soin
+de me répéter, avant de me quitter, qu'à quelque heure du jour ou de la
+nuit que je me présentasse dans sa _sultanerie_, le muet ou la muette
+préposée à la surveillance de sa demi-douzaine de femmes, aurait ordre
+de me recevoir comme lui-même, et de commander branle-bas _général de
+combat_ dans la maison, pour me faire honneur; puis il ajouta: Si je
+ne suis pas là quand tu viendras, et que ces citoyennes ne soient pas
+aimables au plus _haut degré de l'horizon_ avec toi, tu n'auras qu'à
+me le dire, et le bout de garcette que v'là leur apprendra de
+l'_aimabilité_ que de reste. Adieu, le _pacha Ivon, marquis de
+Livonnière_, sera toujours plus ton ami que celui de toutes les
+_béguines_ et de tous les _petits-nez au vent_ qu'il y a sous la tente
+de gaillard d'arrière du père éternel. Je te salue.
+
+
+
+
+11.
+
+PRISE DE LA MARTINIQUE.
+
+
+Double confidence de Léonard et d'Ivon.--Leurs amours à la
+Basse-Terre.--Reddition de la Martinique.--Léonard retrouve son
+frère.--Négoce.
+
+
+Il ne fallut que très peu de jours pour dégoûter mon matelot Livonnière
+des voluptés orientales qu'il s'était promises. Je m'attendais à ce
+retour: et ce fut aussi sans surprise que je le vis revenir à moi
+tout-à-fait désillusionné. Sa contenance, en m'abordant, était un
+peu timide, embarrassée même, et, malgré le ton d'indifférence et de
+brusquerie sous lequel il essayait de me cacher la gêne intérieure qu'il
+éprouvait, je devinai tout ce que l'aveu qu'il voulait me faire avait de
+pénible pour lui, et en même temps de favorable à mes intentions.
+
+Je le laissai venir, parce que mon plan était de profiter de la première
+circonstance où je le verrais faiblir avec moi.
+
+--Sais-tu bien, Léonard, que c'est un pays un peu embêtant que la
+Guadeloupe?
+
+--Mais à peu près comme toutes les autres colonies, je pense.
+
+--Ma foi, non: c'est cent fois pire que la Martinique.
+
+--Cependant, ici, il ne manque pas plus qu'à St-Pierre, de bon vin, de
+bon tafia, de bon _sangaris_.
+
+--Ah! c'est vrai, ça. Les Basses-Terriens font même mieux le _sangris_
+que les _Martiniquins_, parce qu'ils y mettent plus de madère et moins
+de _râpure_ de noix-muscade. Je n'aime pas la noix-muscade.
+
+Je repris:--Et les femmes? Je ne vois pas qu'à la Martinique elles
+soient plus séduisantes....
+
+--Oh! les femmes! c'est différent; sans savoir ce qu'elles valent ou
+ne valent pas à la Martinique, j'en donnerais douze d'ici pour une de
+St-Pierre.
+
+--Est-ce que tu aurais lieu déjà de te repentir?...
+
+--Pas précisément: c'est une idée que j'ai eue comme ça, par la raison
+que je m'embête, et tu sais bien que quand on s'embête, on enverrait
+tout le monde du bord du diable.
+
+Je sentis, à cet endroit de l'entretien, qu'il fallait aider l'aveu de
+mon interlocuteur et le lui arracher en lui donnant moi-même l'exemple
+de la confiance. Je continuai:
+
+--Quant à moi, si tu n'as pas à te plaindre de tes _sultanes_ de la rue
+du Gouvernement, je n'ai pas les mêmes motifs de satisfaction dans mes
+amours.
+
+--Te serait-il arrivé _quéque_ chose, mon matelot? Voyons, dis-moi ça;
+car le premier gredin ou la première sa....
+
+--Non, non, ne te fâche pas si vite; tout est terminé....
+
+--Quoi! tout? il y a donc eu _quéque_ chose?
+
+--Une bagatelle. Tu sais bien que j'ai été passer quelques jours à
+la Pointe-à-Pitre. Eh bien! là, j'ai fait la connaissance d'une jolie
+Provençale, qui passait pour être mariée à une espèce de _banian_, à un
+petit blanc enfin.
+
+--Eh bien! après? Va donc de l'avant.
+
+--Après, j'ai suborné la femme.
+
+--C'est bon ça. Et après?
+
+--Après, j'ai prêté de l'argent au mari.
+
+--C'est pas trop mal encore, si cet homme-là avait des besoins; et puis
+ça se paie toujours ces choses-là, tu sais bien?
+
+--Quand je n'ai plus voulu de la femme, j'ai redemandé mon argent au
+mari, parce qu'il avait l'air de vouloir me _mécaniser_.
+
+--Qu'a-t-il dit, ce mari?
+
+--Il a pris une poignée de balles de sa poche, en médisant que c'était
+avec cette monnaie-là qu'il payait ses dettes.
+
+--Et tu as pris sa monnaie?
+
+--Ah! mais je te demande un peu. Nous avons été régler nos comptes dans
+un petit champ de café, auprès des Abîmes.
+
+--Mais tu lui as cassé les reins auparavant, par précaution, j'espère
+bien?
+
+--Non, après.
+
+--Imbécile! et je n'étais pas là!.... Est-il donc possible!... (Ici,
+Livonnière s'arracha une poignée de cheveux.) Je poursuivis:
+
+--A dix pas, j'ai essuyé d'abord son feu. De mon premier coup, je lui ai
+cassé la hanche.
+
+--Bien! v'là qui n'est pas trop mal.
+
+--Et il m'a fallu ensuite, par dessus le marché, l'emporter sur mon dos
+chez sa femme.
+
+--Est-il mort, le bougre de gueux?
+
+--Je n'en sais rien. A présent ce n'est plus mon affaire.
+
+--Et la femme, qu'a-t-elle dit, la coquine, en te voyant ramener son
+mâle, sans être tout à fait _stourbe_?
+
+--Elle s'est écriée: «Ah! c'est bien gentil de votre part, monsieur
+Léonard, d'avoir arrangé mon mari de cette façon! Jamais je n'aurais cru
+ça de vous. Allez, vous n'êtes qu'un méchant.»
+
+--Quelle abominable _immoralisation_ il y a ici, mon ami!... Et c'est
+donc comme ça que tu te bats toujours sans moi! Tu mériterais bien,
+failli chien que tu es, que.....Mais _c'est pas l'embarras_, je me suis
+aussi fichu une peignée _là où ce_ que tu n'étais pas.
+
+Les confidences allaient donc venir après l'aveu de l'accident qui
+m'était effectivement arrivé à la Pointe-à-Pitre. J'écoutai.
+
+--Imagine-toi, Léonard, que j'ai été invité à dîner chez une autorité
+quelconque, un juge, un certain je ne sais pas quoi de ce calibre enfin.
+Tout ce que je sais, c'est que la société était solidement bien choisie.
+Comme je décrottais proprement les légumes et le madère, et que je
+ne parlais pas encore, la dame de la case, pour me faire entamer la
+conversation, me dit: «Eh bien! monsieur Livonnière, vous ne dites rien
+à votre jolie voisine?»--Je regarde c'te voisine, et c'était une vieille
+carcasse peinte en rouge, et tout _illuminée_ de diamans, avec des
+chaînes de haubans en or sur son _sousbastement_. La propriétaire de la
+maison, qui m'ennuyait déjà assez proprement comme ça, revient encore
+en double sur moi: «Eh! me _redit_-elle, que pensez-vous donc de
+cette _petite corvette_, capitaine?»--Ah! que je me dis, tiens bon,
+Ives-Marie, v'là qu'il te faut _leurs envoyer_ un compliment bien
+_espalmé_. Ma foi, que je réponds, _je dis que si j'avais une petite
+corvette comme ça, je la f...... bien à la côte pour avoir son
+gréement..._ Tu ris, gaudichon! Est-ce qu'il n'était pas bien tapé, ce
+compliment-là?
+
+--Si, au contraire. Et que répondirent la maîtresse et la corvette?
+
+--Rien du tout. Personne ne parla plus, et ils mangèrent le dîner comme
+de vrais malhonnêtes, sans envoyer une seule parole. Mais ce n'est pas
+le tout; un capitaine de barque ou de corsaire, qui se trouvait là, se
+met, après avoir dîné, à barbouiller, sur un portefeuille rouge qu'il
+avait dans sa poche, quelques lignées, et puis il me dit: Lisez.
+
+J'aurais donné la moitié de mes parts de prise pour savoir lire. Je
+retourne le petit portefeuille du mauvais bord, et il se met à rire. Eh
+bien, Jean-fesse, que je lui dis, je saurai ce qu'il y a là-dessus Et
+me v'là à _déralinguer_ la feuille de papier _où ce qu'il m'avait
+grignotté_ quéque chose, et à l'arrimer dans ma poche. C'était, j'en
+suis sur, une insulte. Mon particulier m'avait l'air de ne pas être
+content, et en recrochant son portefeuille dans ma main, il me dit: Un
+_marquis_ qui ne sait pas lire!
+
+--Ce _marquis_-là, s'il ne sait pas lire, saura bien t'écrire son nom,
+_que je lui_ réponds dans le porte-voix de l'oreille.
+
+--Et où m'écriras-tu, mon nom?
+
+--Sur ta peau de nègre de Guinée, et en rouge, canaille! Sors seulement
+avec moi.
+
+Il sortit tout de suite. «Ce n'est pas ça, je lui dis, une fois sous
+les tamariniers: tu es matelot et moi aussi, il faut nous _poillier_ en
+vrais matelots. J'ai dans mon _séraye_ deux harpons à marsouin; c'est
+avec une de ces plumes-là que je veux t'écrire mon nom, et tu sais bien
+sur quoi.»
+
+Aussitôt dit, aussitôt fait: c'était auprès de la porte du fort
+Richepanse. La sentinelle nous voyait nous taper au clair de lune.
+En deux coups de temps, je pique, sous l'aileron, mon porteur de
+portefeuille, avec mon harpon à bascule, que par parenthèse je n'ai pas
+pu retirer de son cadavre.... Dis donc, Léonard, il paraît que mon nom
+s'écrit tout d'une seule lettre, car je ne lui ai donné qu'un coup, et
+l'affaire a été faite.
+
+--Est-il mort?
+
+--Comme de raison. C'était le plus court parti pour lui, et il a été
+bien heureux; car je l'aurais fait traîner en longueur et bouillir comme
+une chaudière à soupe: un coup de harpon tous les mois; c'était mon
+idée.
+
+--Eh bien! nous voilà frais maintenant! Nous allons devenir la peste et
+l'effroi de la colonie. Mais au moins, du côté de tes femelles, tu n'as
+pas eu de désagrément?
+
+--Pas trop précisément; mais ça ne sait rien dire ni rien faire; _c'est_
+pas de bonnes filles enfin. Quand j'ai voulu, le premier jour, les faire
+se ranger à table, ça s'est mis à manger du _calalou_ et de la farine
+de manioc, avec des doigts qui étaient longs comme des fourchettes; et
+puis, vois-tu, c'est trop paresseux dans la journée.
+
+--Ainsi donc, tu ne les garderas plus long-temps?
+
+--Ce n'est pas ce qu'elles se sont mis sous le toupet cependant. Hier,
+cette grande effilée, qui s'appelle _Ignorée_ et qui est fichue comme
+une flèche de cacatois, a voulu me jeter un sort.
+
+--Comment, un sort?
+
+--Oui, elle a fait des _piaies_. Tu ne sais pas ce que c'est que des
+_piaies_? Les _piaies_, vois-tu, c'est une chambre toute pavoisée de
+pavillons noirs, avec des têtes de morts, et des larmes en étamine
+blanche par-dessus. Quand on est là-dedans, la _mal-blanchie_, qui
+veut vous donner un charme, vous envoie sur vous un tas d'herbages
+_miraculeux_, et puis elle prie le diable que vous ne puissiez
+pas mettre tant seulement un pied en dehors de la colonie sans sa
+permission; et la _piaie_ est faite.
+
+--Et tu crois à ce sortilège?
+
+--Moi! pas plus qu'à la vertu du derrière de la mule du pape. Mais tout
+d'même, je serais bien aise d'appareiller de la colonie, pour n'avoir
+pas l'air d'être consigné au cotillon de ces gueuses-là par l'ordre d'un
+morceau d'herbe et par la vertu d'une de leurs _macaqueries_.
+
+Je vis que le moment de frapper le grand coup était arrivé. Je me gardai
+bien de le laisser passer.
+
+--A te dire vrai, mon matelot, je ne serais pas fâché, pour ma part, de
+quitter la Guadeloupe.
+
+--Ni moi non plus. Et puis tous ces négrillons ne se sont-ils pas mis
+dans la boule de me traiter de _Marquis_? et ça ne me va pas. J'ai
+bien voulu, pour _la frime_, passer pour noble, mais pour marquis,
+doucement....
+
+--Filons d'ici.
+
+--Et comment filer? L'île est bloquée, et _fièrement_ même. _Le Requin_
+est désarmé. Comment voudrais-tu mettre à la mer?
+
+--Oh! si ce n'est que ça, j'ai mon affaire. Il y a trois grands coquins
+de nègres qui sont désertés de la Dominique, et qui, se trouvant libres
+ici, meurent de faim, parce que personne ne veut les employer. En
+achetant une pirogue, et en leur donnant quelques doublons, il nous
+conduiront à la Martinique, avec d'autant plus de sûreté, que les
+croiseurs ne verront pas notre _bonboat_, caché presque entre deux
+eaux....
+
+--C'est toi qui as trouvé cela tout seul, et tu veux m'amener avec toi?
+
+--Mais pourquoi pas?
+
+--Ah! ça, la supériorité a donc changé de bord, et tu as hissé, à ce
+qu'il me paraît, le guidon de commandement à ton grand mât?
+
+--Mais, matelot, ce n'est pas pour te commander que je te propose de
+prendre une résolution avantageuse à tous deux. Il ne s'agit pas ici de
+savoir qui commandera de toi ou de moi, mais bien de décider si mon avis
+est bon ou s'il est mauvais.
+
+--Puisque c'est ainsi, je ne pars pas. Il n'y a pas long-temps que je
+t'ai sauvé à Roscoff de dessous les jupons d'une femme, et à présent
+c'est toi qui voudrais me faire gouverner à ton commandement! Non, mille
+noms de Dieu! non, il ne sera pas dit qu'une _mateluche_ de six mois
+de service a passé, d'un jour à l'autre, au vent à moi; et si je ne
+respectais pas ta famille....
+
+--Mais, mon Dieu, ne te fâche pas pour cela; car, après tout, sais-tu
+bien que si je ne suis pas marin comme toi, il n'est pas nécessaire
+d'avoir battu la mer pendant vingt ans pour savoir repousser une
+insulte!... Mon idée ne te va pas, tant pis; n'en parlons plus. Mon
+intention était de te laisser le commandement de la pirogue, et de jouer
+un tour aux Anglais, en passant à leur barbe, sans être aperçus d'eux.
+Ce trajet était dangereux dans une embarcation aussi légère et aussi
+difficile à bien conduire que celle qu'avec tant de peine je suis
+parvenu à me procurer; mais comme tu es un vieux loup de mer, j'aurais
+été en Cochinchine avec toi dans une yole.
+
+--Tu crois donc que c'est la peur qui me fait caler? Ne va pas te mettre
+ça dans le toupet, au moins; et pour te prouver que je ne tiens pas
+plus à ma peau que tu ne tiens toi-même à la tienne, c'est moi qui veux
+partir à présent dans ta nom de Dieu de pirogue...
+
+La perspective du commandement et des périls venait de désarmer la
+colère de mon compagnon et de faire évanouir sa susceptibilité.
+
+Le soir, notre pirogue était prête à nous recevoir, avec mes trois
+nègres, quelques effets très-légers et une demi-douzaine de bouteilles
+de tafia. Nous partîmes.
+
+J'avais cédé le côté de tribord à Livonnière, comme la place d'honneur;
+j'étais allongé côte à côte contre lui, et sur le dos; car dans ces
+sortes d'embarcations, c'est dans cette posture qu'il faut se tenir
+pendant les plus longs trajets, sans se donner le moindre mouvement, de
+peur de faire chavirer la barque en lui faisant perdre l'équilibre. Une
+misaine, claire comme de la gaze et grande comme un mouchoir, faisait
+glisser sur la mer, un peu agitée, notre pirogue de quinze pieds sur
+deux de largeur, et calant tout au plus sept à huit pouces d'eau. Notre
+existence était entre les mains des trois nègres. Nous crûmes nous
+apercevoir, une ou deux fois, qu'ils cherchaient à faire sombrer
+l'embarcation et à nous noyer pour s'emparer ensuite des doublons dont
+ils nous savaient porteurs. Ennuyé de les surveiller, sans leur avoir
+fait connaître ce qu'ils risqueraient à nous jouer un mauvais tour, je
+tire de dessous mon gilet deux pistolets, en disant à mes lurons: «Le
+premier qui fait un mouvement sans mon commandement, je lui fais sauter
+la tête!» Livonnière, au même moment, place un de ses pistolets sous le
+menton du patron qui, de peur, se jette à la mer et disparaît. Les
+deux autres noirs lèvent leurs mains jointes au ciel, en implorant leur
+pardon. Livonnière monte le gouvernail de la pirogue, que le patron ne
+gouvernait auparavant qu'avec sa pagaie: il s'empare de la barre, et
+nous naviguons plus tranquilles, mais sans cesser néanmoins d'avoir les
+yeux sur notre équipage, et sans quitter nos pistolets. Quelques lames
+embarquaient çà et là à bord, par la faute du timonier, plus habitué à
+gouverner un grand navire qu'une pirogue. Mais enfin nous fûmes assez
+favorisés pour passer sans danger non loin des louvoyeurs anglais,
+et pour débarquer, la seconde nuit de notre départ, sur le rivage du
+Macouba, un des quartiers de la Martinique.
+
+En mettant pied à terre sous la lame du bord de la mer qui venait de
+passer par dessus notre pirogue, nous nous vîmes entourés de gendarmes
+et de douaniers.
+
+--Qui êtes-vous, messieurs? nous demande un des chefs de la brigade.
+
+--Deux officiers du corsaire _le Requin_.
+
+--Ah! du corsaire à Doublon, qui a fait une si belle prise?
+
+--Oui, gendarmes.
+
+--D'où venez-vous, messieurs?
+
+--De la Basse-Terre, malgré les Anglais.
+
+--Et à qui appartient cette pirogue?
+
+--A moi, répondis-je, sans hésiter.
+
+--Et ces deux nègres?
+
+--A moi aussi.
+
+Les nègres voulurent répondre, et me contester en vain mon nouveau droit
+de propriété sur eux. Livonnière ne se tenait pas d'aise. Un habitant
+s'approcha.
+
+--Pardieu, messieurs, vous avez là deux beaux gaillards et qui ne
+doivent pas vous servir à grand'chose, à vous marins.
+
+--Aussi cherchons-nous à nous en défaire.
+
+--Non, non, criaient mes deux nègres; _vous pas maîte nous, vous pas
+maîte nous! Nous pas tini maîte, nous libes_.
+
+A ces mots, je prends la rigoise que l'habitant tenait dans sa main, et
+j'eus bientôt, sinon assuré mon droit de possession, empêché du moins
+qu'on ne me le contestât.
+
+Vous disiez donc, M. le capitaine, que vous vouliez vous défaire de ces
+deux drôles? Combien les faites-vous?
+
+--Quarante onces la paire.
+
+--Je vous en donne trente, et une moide à chacun de ces messieurs (en
+montrant les gendarmes et les douaniers).
+
+--C'est une affaire faite, M. l'habitant.
+
+Nous couchâmes dans l'habitation de notre acheteur, qui régla notre
+compte, et nous fit transporter le lendemain à Saint-Pierre. Mon matelot
+Livonnière, surpris de la présence d'esprit avec laquelle j'avais mené
+cette affaire, du développement inattendu qu'il avait admiré dans mes
+facultés, ne se lassait pas de me répéter avec une sorte de respect,
+pour cette fois: _il faut que le ciel, Léonard, t'ait moulé tout exprès
+pour être marchand de nègres_.
+
+--La volonté de Dieu soit faite en toutes choses!
+
+Pendant notre séjour à la Guadeloupe, de grands événemens s'étaient
+passés à la Martinique. L'île, étroitement bloquée par l'escadre
+anglaise, était sur le point de succomber, dépourvue à peu près de
+vivres et de munitions, et abandonnée par sa métropole.
+
+Les ennemis, débarqués au vent, assiégeaient avec des forces supérieures
+le fort Desaix, dans lequel la garnison et les marins s'étaient
+réfugiés. C'était en vain que le brave commandant du brick _le Cygne_
+avait écrasé des péniches anglaises devant Saint-Pierre, et avait mis le
+feu à son navire. C'était en vain aussi que l'intrépide Trobriand avait
+fait sauter la frégate _l'Amphitrite_ dans le carénage, et qu'il s'était
+renfermé avec son équipage dans le fort Desaix, où il trouva la mort
+sous un éclat d'obus: les vigoureuses sorties de la petite garnison
+attaquée par la fièvre jaune, les efforts des habitans affamés, et le
+dévouement de la population, tout fut inutile, et il fallut céder à la
+disette et au nombre. L'amiral anglais, trop certain de sa réussite
+et trop bien instruit de la position des Martiniquais, louvoyait à
+demi-portée de canon de l'île, en faisant suspendre des queues de
+morue à la drisse de son pavillon, comme pour annoncer ironiquement aux
+assiégés que c'était par la famine qu'il parviendrait à les réduire.
+L'île se rendit, la garnison capitula. Mais ce ne fut pas sans nous être
+vaillamment employés sur les batteries des côtes, que Livonnière et moi
+nous vîmes le pavillon anglais flotter sur le Petit-Fort et sur le fort
+Bellevue de Saint-Pierre. Il semblait, à nous voir servir jour et nuit
+les pièces de ces batteries, et pointer les canons sur les navires
+du blocus, que nous voulussions échapper, en nous faisant tuer, à la
+douleur de voir les couleurs anglaises se déployer sur une terre que
+nous ne pouvions plus défendre. Les habitans nous surent gré de notre
+dévouement, et nous devînmes l'objet de la bienveillance générale.
+
+Arrivé à Saint-Pierre au moment où la garnison venait de se renfermer
+dans le fort Desaix, j'avais entendu plusieurs créoles s'étonner, en
+me voyant, de la ressemblance frappante que j'avais avec un officier de
+marine de _l'Amphitrite_, dont personne ne pouvait me dire le nom. Cette
+circonstance piqua ma curiosité, et, après la reddition du fort, j'allai
+au Fort-Royal pour satisfaire cette curiosité, et le vague pressentiment
+qui m'occupait. Je vous laisse à penser quel fut mon bonheur lorsque,
+dans cet officier, dont on avait remarqué avec raison la ressemblance
+frappante avec moi, je reconnus mon frère! Je n'essaierai pas ici de
+peindre la surprise que nous éprouvâmes à nous rencontrer si loin de
+notre pays et dans une telle conjoncture. Notre joie mutuelle ne fut
+troublée que par une circonstance pénible: au bras d'Auguste je vis un
+crêpe; je lui demandai si c'était le deuil de son brave commandant qu'il
+portait; des larmes, dont je tremblais de deviner la cause, furent sa
+réponse. Parle, m'écriai-je, est-ce ma mère que nous avons perdue?
+
+--Non, Léonard, me dit Auguste, mais nous n'avons plus de père... Je
+l'avoue ici, mais malgré la tendresse que j'avais toujours eue pour
+l'auteur de mes jours, il me semble que j'aurais reçu avec plus de
+douleur la nouvelle de la perte de ma mère. Est-ce un sentiment naturel
+à tous les fils, que celui qui leur fait avoir une tendresse plus vive
+pour leur mère, que pour leur père, ou bien ce sentiment de préférence
+se développe-t-il seulement à la mer chez les jeunes marins, lorsque,
+privés des soins affectueux dont chez eux ils étaient l'objet, ils se
+trouvent plus à même d'apprécier cette tendresse délicate qu'une mère a
+toujours pour ses enfans, et surtout pour ses garçons? Je ne sais,
+mais j'ai rencontré dans ma vie bien peu de jeunes marins qui ne se
+rappelassent avec attendrissement _leur bonne femme de mère_.
+
+Je passai quelque temps avec mon frère, et, dans ce peu de jours, j'eus
+lieu d'apprécier encore mieux que je n'avais pu le faire dans notre
+enfance, tout ce qu'il y avait de différence entre nous, et non en ma
+faveur. Auguste était devenu un modèle à proposer aux officiers de la
+marine militaire. Brave, actif, studieux, distingué, juste avec ses
+inférieurs, adoré de ses camarades, estimé de ses chefs, il était
+parvenu, très-jeune, au grade d'enseigne de vaisseau, après deux
+croisières dans lesquelles il s'était fait remarquer sur une de nos
+frégates. A bord de _l'Amphitrite_, le commandant l'avait nommé officier
+de route, et l'avait chargé du soin des montres marines. Dieu! que
+j'étais fier de me promener à la Martinique bras dessus bras dessous
+et côte à côte avec mon frère! Qu'il était bien avec sa tournure vive,
+dégagée, son collet rouge brodé, et cet habit brillant qui prenait si
+élégamment sa taille svelte et élevée! Tout le monde trouvait en nous
+une ressemblance étonnante; mais une femme du bon ton ne s'y serait pas
+trompée, bien certainement. Auguste avait dans la figure quelque chose
+de doux et de réservé. Moi, j'avais dans le regard quelque chose de
+vague et d'audacieux, et, toujours libre dans mes vétemens comme dans
+mes idées et mes actions, je ne portais jamais qu'une veste de nankin ou
+de basin, une cravate noire négligemment jetée sur mon cou et nouée
+sur ma poitrine. Un large chapeau de paille, tombant sur mes épaules,
+couvrait tout cela, et je ne voulais pas d'autre toilette. Les filles de
+couleur de Saint-Pierre, en nous voyant passer, caractérisaient bien au
+reste, d'un seul mot, la différence qu'on remarquait entre Auguste et
+moi: _Ça jimeau bien vinu_, disaient-elles en parlant d'Auguste, _ça
+jimeau gâte la paire_ (Celui qui gâtai la _paire_, qui dépareillait le
+couple des deux jumeaux, c'était de moi qu'elles voulaient alors parler).
+
+Les troupes qui avaient capitulé devaient être transportées en France
+sur les navires anglais. Mon frère suivit ses compagnons d'armes. Il
+lui fut impossible de me décider à partir avec lui. Je pressentais, et
+Livonnière avait soin de me faire entrevoir que les colonies étaient
+un théâtre bien meilleur que l'Europe, pour les marins un peu enclins à
+faire leur fortune par des coups hardis. Je dis à Auguste: «Poursuis
+ta carrière comme tu l'as commencée. Moi, je ne suis pas fait pour être
+amiral; je reste ici pour me pousser, si je peux. Dis bien à notre
+bonne mère... Eh bien! pourquoi pleures-tu ainsi, mon pauvre frère?...»
+Auguste fondait en larmes.
+
+--Je crains, Léonard, que tu ne périsses misérable...--Allons donc, M.
+Auguste, reprit Livonnière, témoin de nos adieux; Léonard misérable
+tant que je vivrai! Jamais, voyez-vous, et moi je suis un homme éternel.
+Allez donner de nos nouvelles en France; vous y direz que je me porte
+bien et votre frère semblablement.
+
+Mon frère nous embrassa comme si c'était pour la dernière fois. Je
+lui répétais, plein d'espoir dans notre commun avenir: _Nous nous
+reverrons_, et lui me répondait toujours: Je tremble que tu ne périsses
+misérable. Il partit, me laissant comme un gage de son attachement, deux
+beaux chiens que son commandant avait ramenés de Cherbourg et qu'il lui
+avait donnés en mourant. _Nous nous reverrons! nous nous reverrons!_ lui
+criai-je en le quittant.... Nous nous revîmes en effet....
+
+Nos parts de prise du _Requin_ nous avaient été payées à la Guadeloupe,
+et elles n'avaient pas été plus loin. Quelques jours nous avaient
+suffi, pour nous débarrasser du soin d'administrer nos fonds. Après la
+reddition de la Martinique et le départ de mon frère, il nous fallut
+enfin vivre d'un peu d'industrie, ne pouvant plus faire la course et
+trouver à grapiller sur mer. Nous nous logeâmes, mon matelot et moi,
+dans une petite maison sur le Bord-de-Mer, au quartier que l'on nomme
+le Figuier. Livonnière suspendit un hamac dans notre domicile, ce fut
+là tout son ménage. Un petit lit de sangle composa mon ameublement. Nous
+nous mîmes à fumer et à boire toute la journée, en réfléchissant aux
+moyens illicites de nous faire un peu d'argent; car remarquez bien que
+lorsque les marins se trouvent dépaysés à terre, c'est toujours loin
+des procédés vulgaires et des choses permises qu'ils cherchent des
+expédiens, tant ils sont habitués sur mer à vaincre ingénieusement tous
+les obstacles qu'ils rencontrent sur leur périlleuse route!
+
+Pour entrer en matière et signaler avec quelque éclat notre début
+dans la profession du négoce, nous achetâmes à crédit vingt barils de
+salaison, dont nous sûmes en faire vingt-cinq, au moyen d'un remaniement
+nocturne. Ce dédoublement de barils dura quelque temps; mais les
+profits, quelque considérables qu'ils fussent, ne suffisaient cependant
+pas encore à nos dépenses, et nous aimions mieux voler un peu plus la
+pratique que de faire des dettes. Notre fierté y trouvait mieux son
+compte.
+
+Livonnière, en cherchant bien, trouva un procédé plus certain et plus
+prompt que le commerce, pour gagner vingt pour cent, et cela, en nous
+donnant moins de peine qu'en remaniant du porc et du boeuf salés.
+
+Son expédient était tout simple et son calcul fort juste.
+
+Dans ce temps-là, le Gouvernement faisait couper en quatre parties
+ciselées les gourdes espagnoles répandues dans la colonie; chaque
+quart de gourde se nommait un _mocau_; et par l'effet de cette section
+monétaire, les quatre pièces ainsi détachées de la gourde composaient
+une monnaie qui restait dans le pays, par la difficulté qu'on aurait eue
+à la faire circuler ailleurs pour sa valeur nominale.
+
+--J'ai un fameux poinçon, me dit Livonnière, avec lequel, au lieu de
+couper la gourde en quatre, comme on fait au Gouvernement, nous la
+couperons en cinq; et cette nuit, si j'ai bien compté dans ma tête
+et sur mes doigts, j'ai trouvé que ça nous ferait vingt pour cent de
+_rabio_ (de profit).
+
+--Mais y as-tu bien songé? ce sera faire de la fausse monnaie! Et si on
+nous pend?
+
+--Nous n'en ferons plus alors, et nous n'aurons même plus besoin d'en
+faire, c'te bêtise! Et puis, d'une manière ou d'autre, il faut que nous
+fassions la guerre à l'Anglais. En prison d'Angleterre nous avons passé
+des faux pounds; ici nous fabriquerons des faux mocaux à la barbe du
+Gouvernement. Chaque pays, chaque mode. Voilà tout.
+
+--Allons, va donc pour les faux mocaux!
+
+Et nous voilà en train de faire avec chaque gourde ronde, cinq beaux
+quarts de gourde; bientôt nous exerçâmes un nègre, que nous avions loué
+à la semaine, à poinçonner pour notre compte. Cette idée-là m'avait été
+inspirée par la prévoyance des dangers que nous courions; car j'avais
+l'intention, si le malheur voulait que nous vinssions à être découverts,
+de tout mettre sur le dos de l'esclave, et de le livrer à la sévérité du
+gouvernement, pour nous épargner la potence, et nous donner le temps
+de lever le pied. Nous fûmes plus heureux que sages, et nos quarts de
+gourde allèrent tranquillement leur train.
+
+
+
+
+12.
+
+MORT D'IVON
+
+
+Les rafraîchissans.--La confession.--Mort d'Ivon.
+
+
+Les excès auquels se livrait mon pauvre associé en fausse monnaie,
+et les fatigues qu'il avait essuyées pendant le siège de l'île, me
+faisaient prévoir que bientôt il paierait cher et son intempérance et
+son dévouement. Livonnière changeait à vue d'oeil. Ce n'était plus cet
+homme si robuste, si riche de santé et chez lequel, pour ainsi dire,
+l'excédant de la vie cherchait à se dépenser avec prodigalité. Je voyais
+son énergie morale s'affaiblir avec ses facultés physiques. Le climat
+des Antilles enfin avait dévoré prématurément cette existence que
+les veilles et les excès semblaient en Europe avoir plutôt affermie
+qu'altérée. C'est en vain que j'avais voulu employer l'empire que
+je croyais avoir conquis sur mon ami, pour l'empêcher de se livrer à
+l'incontinence, au sein de laquelle il cherchait des distractions: quand
+je m'efforçais de lui prouver tout le mal qu'il se faisait en buvant de
+l'eau-de-vie à peu près comme auparavant il aurait bu de la bière, il
+opposait à mes remontrances une raison qu'il croyait fort concluante,
+parce qu'il la puisait dans l'observation assez fausse d'un fait qui
+n'avait frappé que ses yeux: «J'ai vu, me disait-il, des matelots boire
+plus d'eau-de-vie qu'ils n'en pouvaient jauger; et quand ils étaient
+ivres-morts, on les mettait dans du fumier. Sais-tu pourquoi? C'était
+pour les réchauffer, attendu que le trop plein d'eau-de-vie leur avait
+glacé l'estomac. Ainsi tu vois donc bien qu'un _coup de croc_, loin
+d'échauffer un homme, le rafraîchit, puisque, s'il en buvait trop,
+il mourrait de froidure. On voit aisément que tu n'es pas fort sur la
+médecine. La seule chose que je craigne, c'est de trop me rafraîchir.
+
+Une dyssenterie aiguë vint encore raffermir l'opinion erronée de
+Livonnière. Aux premières atteintes du mal, il s'accusa d'avoir trop
+pris de rafraîchissemens. «Ah! je sens bien, me dit-il, qu'un médecin
+aura besoin de me _nettoyer la cale_. Il se passe là, dans mon individu,
+quelque chose qui n'est pas dans l'ordre du service.»
+
+Il se coucha; mais, toujours fidèle à ses longues et dures habitudes,
+il ne voulut jamais consentir, malgré mes prières, à entrer dans un lit.
+«C'est dans un hamac, répétait-il, qu'un matelot doit _avaler sa gaffe_.
+Si je viens à avoir la mine d'aller faire ma révérence au père éternel,
+rappelle-toi bien, Léonard, que c'est dans ce hamac-là que je veux taper
+de l'oeil jusqu'à la résurrection, des boutons de guêtres.»
+
+Le lendemain, l'état du malheureux ne laissait plus le moindre espoir.
+Les douleurs qu'il éprouvait étaient intolérables, et il riait cependant
+encore dans l'intervalle de ses cruelles angoisses. "Ah! mon ami, me
+dit-il, je crois qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe."
+
+Je cherchai à l'abuser encore sur la gravité de sa position.
+
+--Non, non, je sens bien ce que je sens. Il faut remettre, je te dis, un
+peu d'huile dans cette lampe qui s'éteint. Va me chercher un prêtre et
+un coup d'eau-de-vie; mais un bon.
+
+--Un bon prêtre?
+
+--Eh non! Un bon coup d'eau-devie; car un prêtre est toujours assez bon
+tel qu'il est, pourvu qu'il sache bien graisser la paire de bottes d'un
+mourant.
+
+Je sortis pour remplir les dernières volontés de mon infortuné camarade;
+mais je ne pus m'empêcher de faire de pénibles réflexions sur son
+affaiblissement intellectuel et sur les scrupules religieux qui lui
+venaient si tard. Depuis long-temps je ne m'étais que trop aperçu du
+changement qui s'opérait dans l'esprit d'Ivon. Le séjour des Antilles
+avait usé cette organisation trop forte pour n'être pas violemment
+attaquée par ces influences délétères qui, sous le ciel des tropiques,
+semblent ne dédaigner que les complexions arides et les tempéramens
+débiles.
+
+Je revins auprès du hamac de mon malade avec un prêtre, et aussi, il
+faut bien le dire, avec un flacon d'eau-de-vie.
+
+La vue du pasteur tolérant qui m'accompagnait sembla contenter le
+moribond. Le prêtre reçut avec bonté une confession qui dut pourtant
+lui paraître aussi nouvelle qu'elle fut laconique. «Je n'ai rien à vous
+dire, mon père, sinon que je n'ai ni assassiné, ni volé sur le grand
+chemin.» Tels furent les aveux qu'Ivon crut devoir faire au ministre
+des autels, avant de se présenter au tribunal de Dieu. Le pasteur en fut
+satisfait et n'exigea rien de plus; car aux colonies la religion prend
+rarement, pour paraître plus pure, les formes austères et inexorables
+sous lesquelles on la fait apparaître si souvent, en France, au lit des
+agonisans.
+
+«A présent que j'ai avalé l'affaire du prêtre, dit le pénitent, au tour
+du coup d'eau-de-vie! C'est mon viatique, à moi.»
+
+J'hésitais à exécuter la volonté d'Ivon, en regardant le curé et le
+médecin qui venait d'entrer.
+
+Celui-ci me fit signe que je pouvais satisfaire les désirs du malade.
+
+Je vis alors que tout espoir était perdu. En approchant des lèvres
+frémissantes du mourant le breuvage qu'il me demandait, je ne pus,
+malgré mes efforts, lui cacher quelques larmes qu'il remarqua. Sa main
+chercha la mienne, et sa bouche altérée fit bourdonner à mon oreille
+ces mots qui me semblèrent sortir d'un tombeau: «Léonard..., mon bon...
+Léonard.... Adieu!.... Si jamais tu te trouves... dans le besoin,
+souviens toi, souviens-toi bien... de la... manière... de faire...
+des... mocaux.... Mon pauvre Léonard... Ah!...» Ivon n'était plus!
+
+Ainsi, jusqu'au dernier moment, cet excellent homme, qui avait attaché
+sa vie à la mienne, et qui me l'aurait sacrifiée pour m'arracher au
+moindre péril ou pour m'éviter le chagrin le plus léger, veilla sur moi.
+Son attachement confraternel lui avait fait, même au lit de mort, braver
+ses nouveaux scrupules religieux, pour m'indiquer le moyen qui pouvait
+me préserver de la misère. Il n'avait vu que moi, que son cher Léonard,
+en expirant, et mon avenir avait été sa dernière pensée....
+
+J'éprouvai après sa mort, pour la première fois, ce que c'est qu'une
+douleur de l'âme et un déchirement du coeur. Quoique si jeune encore,
+et malgré cette force qui me donnait tant de confiance dans mes propres
+ressources, je sentais que je venais de perdre une partie de moi-même,
+un ami que je ne remplacerais jamais. Je fus anéanti.
+
+La nuit, on vit dans les rues de Saint-Pierre défiler un sombre cortège,
+à la lueur des torches funèbres, et aux sons lamentables des cloches de
+la paroisse du Mouillage. Deux marins, marchant lentement, portaient, à
+la tête du convoi, un hamac, à l'extrémité duquel étaient suspendus
+un sabre et une croix d'honneur. Une fosse, creusée à la Savane des
+Pères-Blancs, reçut la dépouille du pauvre Ivon, et quelque peu de
+terre, jetée à la hâte sur ses restes, me sépara à jamais de l'homme qui
+m'aimait le plus au monde, de celui auprès duquel j'aurais voulu périr
+dans un combat.
+
+Oh! combien de fois, lorsque toute la ville était ensevelie dans le
+sommeil, et que la nuit environnait la vaste et silencieuse Savane des
+Pères-Blancs, j'allai seul sur cette tombe, me rappeler les jours passés
+avec l'ami qu'elle recouvrait! Combien de fois, à l'approche du jour, je
+quittai ces lieux, désespéré de n'avoir pu trouver sur ce cercueil une
+seule pensée religieuse! Oh! que l'espoir de revoir mon malheureux Ivon
+dans une autre vie aurait soulagé mon coeur! Mais rien, rien... là,
+sur ce tombeau, pas une pensée consolante!... Je me sentais le plus
+malheureux des hommes.
+
+
+FIN DU TOME TROISIÈME.
+
+
+
+
+TABLE
+
+DU TROISIÈME VOLUME.
+
+CHAPITRE 7. LA TRAVERSÉE.
+CHAPITRE 8. L'ATTÉRISSAGE.
+CHAPITRE 9. COURSE DANS LES DÉBOUQUEMENS.
+CHAPITRE 10. LES MULÂTRESSES.
+CHAPITRE 11. PRISE DE LA MARTINIQUE.
+CHAPITRE 12. MORT D'IVON.
+
+FIN DE LA TABLE.
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le Négrier, Vol. III, by Édouard Corbière
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. III ***
+
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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