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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/17717-8.txt b/17717-8.txt new file mode 100644 index 0000000..f9d6dd4 --- /dev/null +++ b/17717-8.txt @@ -0,0 +1,3365 @@ +The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. IV, by Édouard Corbière + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le Négrier, Vol. IV + Aventures de mer + +Author: Édouard Corbière + +Release Date: February 8, 2006 [EBook #17717] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. IV *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + LE + NÉGRIER + + AVENTURES DE MER. + + PAR + + ÉDOUARD CORBIÈRE + DE BREST. + + DEUXIÈME ÉDITION + + + VOLUME IV + + + + PARIS, + A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE, + ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE + 16. RUE VIVIENNE. + + 1854 + + + + +13. + +DÉVOUEMENT DE ROSALIE. + + +La fièvre jaune.--Soins de Rosalie.--Commerce.--Chute du gouvernement +impérial. + + +Mon affaissement moral, le dégoût de la vie, des nuits sans sommeil +et des jours accablans allumèrent bientôt; dans mon sang irrité +cette affreuse maladie que les affections de l'âme tendent surtout à +développer dans ces climats funeste. + +Je vis arriver la fièvre jaune sans effroi. A la nouvelle de mon +indisposition, le médecin qui avait donné ses soins à Ivon accourut +près de moi, malgré le nombre excessif des malades entre lesquels il se +partageait. + +--Eh bien! qu'avons-nous donc, Léonard? Est-ce que nous aurions envie +d'être malade? + +--Docteur, je crois que me voilà pris à mon tour. + +--Voyons votre pouls.... Vous vous sentez des douleurs aux reins, un +grand mai de tête, une débilité générale? + +--Oui, je me sens tout cela, et je m'en moque. + +--Et vous avez raison; car votre état n'a rien de bien inquiétant +encore, et c'est déjà fort bon signe que vous ne vous en alarmiez pas. + +--M'alarmer! et pourquoi, s'il vous plaît? Ne faut-il pas mourir tôt +ou tard? J'avais bien quelques petits projets en tête: des courses, des +aventures à chercher, des mers à battre par-ci par-là; mais, s'il faut +renoncer à toutes ces belles idées, mon parti sera bientôt pris, +allez! Emparez-vous de mon individu, je vous l'abandonne. Taillez-le, +saignez-le, couvrez-le d'emplâtres et de sangsues, si bon vous semble +cela ne me regarde plus. Bien portant, je suis tout à moi; malade, je +vous appartiens. + + * * * * * + +Je me couchai. Des mulâtresses du voisinage entourèrent aussitôt mon +lit, et commencèrent par me frotter, de la tête aux pieds, avec des +citrons macérés. Dans la nuit, je perdis l'usage de ma raison. + +Trois ou quatre jours se passèrent sans que je pusse recouvrer un seul +moment lucide. Mes yeux, à travers le nuage qui les fatiguait, voyaient +bien des femmes, un homme noir errer autour de moi; mais tous les +objets me paraissaient renversés, et je ne les apercevais que comme ces +fantômes que J'imagination effrayée se crée dans un songe pénible. Les +souvenirs qui m'étaient le plus chers se reproduisaient quelquefois +à mon esprit, dans ces momens d'exaltation cérébrale. Je nommais, je +voyais mon frère, ma mère, Ivon et Rosalie: quelquefois il me semblait +leur parler, les entendre, et sentir ma bouche desséchée se contracter +sous celle de la seule femme que j'eusse aimée. Ma main fébrile +cherchait la sienne pour se reposer, et quand je croyais l'avoir +saisie, je me trouvais plus tranquille; alors je me figurais entendre, +j'entendais même la voix de mon amie, cette voix si douce qui tant de +fois avait porté le calme dans mon coeur et l'ivresse dans mes sens +captivés.... Comme ces illusions du délire allégeaient mes souffrances! +Je me rappelle encore combien, dans ces paroxysmes brûlans dont j'ai +gardé le souvenir, comme on conserve l'impression d'un rêve, ces +chimères de mon imagination me procuraient de soulagement jusque dans +l'excès des douleurs les plus poignantes. + +Une nuit, vers l'heure où l'approche du matin rend l'air moins suffocant +dans l'atmosphère chaude et humide de l'hivernage, je me réveillai après +avoir goûté pour la première fois quelques instans de sommeil. Il me +sembla avoir recouvré l'usage de mes sens affaiblis et égarés par +mes longues douleurs. J'entendais le bruit de la mer qui venait, avec +régularité, battre le rivage voisin de ma maison, et le tonnerre gronder +au loin, en s'éteignant, comme après un moment d'orage. Une lampe, +placée dans le fond de l'appartement, jetait par intervalles sa lueur +mourante sur la figure de deux mulâtresses endormies près d'une +table couverte de fioles et de vases blancs. En cherchant à soulever +péniblement un de mes bras, je sentis une figure appuyée sur ma main. +C'était une femme!... Au mouvement que je fais pour dégager mon bras, +cette tête se relève, et je vois Rosalie! Ses traits étaient pâles et +abattus, ses yeux tristes et ternes, mais c'était bien ainsi qu'elle +m'était apparue dans mon délire.... + +--Que me veux-tu? m'écriai-je. Comment se fait-il que je te revoie ici? +N'aurais-je pas encore recouvré ma raison? + +--Léonard, mon ami, oh! je t'en supplie, ne bouge pas! Reste, reste +tranquille! C'est moi, c'est Rosalie qui vient te rendre à la vie... +mais, au nom du ciel, ne bouge pas! + +--Rosalie!... mais comment?... Non, ma tête s'égare... c'est +impossible!... Que je suis malheureux! + +--Il ne me reconnaît pas! Léonard, Léonard, ne me retire pas ta main.... +Regarde-moi, regarde-moi bien encore. C'est moi, c'est ta Rosalie! + +Sa main était dans la mienne; je la touchais, je la pressais de mes +doigts agités. Sa tête, penchée sur ma figure, m'inondait de larmes. + +--Ah! s'il est vrai que le délire ne m'abuse pas, dis-moi, apprends-moi +comment il se fait que je te voie ici? Parle, parle; j'ai besoin de +t'entendre encore. Où suis-je? est-ce bien toi, toi, Rosalie? + +--Léonard, je te dirai tout... Mais, au nom du ciel, ne parle pas; qu'il +te suffise de me savoir près de toi, près de toi pour toujours, pour la +vie. + +--Pour la vie... près de moi!... mais si c'était un songe!... J'en +mourrais. Rosalie, ne m'abuse pas. Et alors sa bouche rapprochée de la +mienne, se reposa sur mon front brûlant. + +--Que fais-tu, malheureuse! Si tu m'aimes, crains de m'approcher, et de +respirer le mal qui m'embrase encore! + +--Et que puis-je craindre quand tu m'es rendu, et que je suis auprès +de toi? Vingt fois pendant tes plus cruels accès, n'ai-je pas cherché à +éteindre sur ta bouche le feu qui la consumait? + +--Quoi, pendant mon délire tu n'as pas craint?... Ah! je ne m'abusais +donc pas, c'étaient tes baisers qui suspendaient mes douleurs +poignantes; c'était dans ta main que ma brûlante main reposait avec plus +de calme. Oui, oui, maintenant je ne redoute plus d'être séduit par une +illusion cruelle: c'est toi, c'est bien toi!... + +Un moment d'abattement succéda à cet excès d'émotions trop vives pour +moi. Peu à peu je revins à un état plus paisible. Je voulus savoir de +la bouche de mon amie par quel prodige je jouissais du bonheur de la +revoir... + +--Je t'apprendrai tout ce que tu veux savoir; mais, avant tout, +promets-moi par un signe seulement que tu ne parleras pas. + +Je le lui promis, et j'écoutai en souriant de bonheur et d'espoir: + +--Un marin, venu de la Martinique, m'apprit à Roscoff comment tu +étais parvenu à te sauver d'Angleterre: il t'avait parlé ici. Ces +renseignemens me suffirent. Je quittai Roscoff, où je ne pouvais +plus vivre privée de toi. Je me rendis à Brest. Je vis ta mère; elle +m'accueillit avec bonté, et elle ne put me détourner du projet que +j'avais formé. Arrivée en Angleterre je parvins à m'assurer un passage +sur un bâtiment qui allait à Sainte-Lucie. Je partis... + +--Pauvre amie! + +--Mais tu m'as promis de m'écouter en silence, mon ami.... En arrivant +sur les côtes de la Martinique, le capitaine de notre bâtiment fut +informé, par un navire que nous rencontrâmes, de la prise de l'île. Il +se décida alors à faire voile pour Saint-Pierre, et depuis deux jours je +jouis du bonheur d'être auprès de toi et de t'avoir rappelé à la vie. + +--A la vie? Ah! oui, je sens maintenant que je pourrai vivre encore, et +si jamais le sort me rend à la santé... + +--Le sort! Dis un autre mot, je t'en supplie. + +--Et si jamais la Providence... + +--Oh! encore un autre mot, dis-le, dis-le pour moi, je t'en prie, à +genoux! + +--Eh bien! puisque tu le veux, si jamais le Ciel permet que je recouvre +la santé, c'est toi qui seras ma consolation, mon ange tutélaire, mon +dieu sauveur. + +--C'est assez maintenant; je ne veux plus que tu ouvres la bouche: tes +yeux me disent tout ce que je désire savoir de toi. C'est du repos qu'il +faut à tes sens épuisés. Dors, dors en paix près de moi. Ma main ne +quittera plus la tienne, et mes yeux veilleront sur ton sommeil, sur ton +existence... + +Je voulais encore m'enivrer du son de sa voix et du feu de ses regards +caressans: son doigt placé sur mes lèvres me défendit de parler, et je +me laissai aller au sommeil le plus doux que j'eusse jamais goûté. + +Celui-là seul qui a éprouvé l'amertume des regrets et les déchiremens du +désespoir, connaît tout ce qu'il y a de divin dans l'amour d'une femme; +mais il sait aussi que ce n'est qu'au prix du malheur que l'on apprend +à apprécier la douceur d'aimer un être qui s'est associé à toute +votre existence. Les soins de Rosalie, sa tendresse si attentive et +si ingénieuse, me rendirent bientôt à la santé. J'oubliai tout auprès +d'elle, et mes maux et ces chagrins qui affectent tant quand on est +jeune, et qui s'effacent si vite lorsqu'à vingt ans on a, pour se +consoler, une maîtresse comme celle que je venais de retrouver. Bientôt +enfin je savourai un bonheur pour lequel je ne me croyais pas fait. +J'eus des jours de félicité et de calme, d'ivresse et d'enchantement, +et pendant quelques années qui s'écoulèrent comme le songe d'une nuit +paisible, je perdis pour ainsi dire, dans les bras de la plus aimante +et de la plus aimable des femmes, l'âpreté et l'impétuosité de mon +caractère. Courant, pour passer mon temps, à Porto-Ricco ou à la +Côte-Ferme, pour aller chercher des bestiaux et les revendre dans l'île; +achetant des nègres sur tous les marchés pour les céder avec bénéfice, +personne ne connut bientôt mieux que moi le prix d'un boeuf ou la +différence d'un Cap-Laost à un Cap-Coast, ou d'un Ibo à un Loango[1]. +Quel plaisir j'éprouvais, après quelques jours de mer passés péniblement +sur un caboteur, à retrouver au Figuier mon tranquille ménage, tenu +avec tant d'ordre et de goût par ma pauvre Rosalie! Et avec quelle +bonté cette excellente fille réservait religieusement une partie de +nos épargnes pour envoyer un peu d'argent à ma mère, qui semblait être +devenue la sienne! + +[Note 1: Noms de différentes espèces de nègres.] + +«Tant de fidélité et de sagesse doivent avoir une récompense, me dis-je: +il faut que Rosalie devienne ma femme.» Je croyais, avec les idées +pieuses que je lui connaissais, lui faire accueillir mon projet en le +lui annonçant. Je me trompais. + +--Je suis ta maîtresse, Léonard, me dit-elle, et jamais l'on ne m'a +vue fière de porter aux yeux du monde un titre qui blesse les moeurs de +convention de cette société au milieu de laquelle il nous faut vivre. +Mais je suis heureuse de pouvoir chaque jour t'offrir une preuve +de dévouement. Une fois ta femme, ce sacrifice de tous les instans +deviendrait un devoir. Ne gâtons pas, mon ami, le sentiment qui nous +enchaîne si tendrement l'un à l'autre. Va, notre amour est plus précieux +qu'un acte de mariage. J'ai deux années de plus que toi: dans dix ans, +j'aurais peut-être à souffrir, comme épouse, ce que je me sentirai +encore la force de te pardonner, s'il le faut, comme maîtresse. Et puis, +mon ami, faut-il que je te le rappelle, à ma honte? tu n'as pas été mon +premier amant, et je tiens plus à tout ce qui touche à ta famille et +à toi, qu'à tout ce qui ne regarde que ma réputation. Laisse-moi le +plaisir, presque sans remords, d'être encore ton amante.... Seulement, +si le ciel m'accorde la grâce de mourir avant toi, peut-être qu'au +dernier moment je ferai des voeux pour descendre dans la tombe avec le +nom de ton épouse et je suis bien sûre qu'alors tu pardonneras à mon +exigence, et que tu ne refuseras pas à ta Rosalie un titre que tu lui +offres aujourd'hui; n'est-ce pas? + +--Mais dis-moi une chose que je n'ai pu encore m'expliquer: comment se +fait-il que je t'aie inspiré un amour si absolu, si désintéressé? Car, +enfin, on ne peut pas dire que je sois un homme aimable, séduisant; et +cependant tu m'as sacrifié des amans plus dignes de toi. Pourquoi cela? +Je t'avoue que j'ai beau chercher à me relever à mes propres yeux, je +ne vois rien en moi qui puisse me faire concevoir le sentiment, qu'avec +toutes tes qualités et ton esprit, tu as conçu pour un homme de ma +façon. + +--Non, tu as raison, et je ne veux pas te flatter. Pour les autres +femmes, tu n'es pas sans doute ce qu'on peut appeler un homme aimable. +Mais je ne sais ce que je trouve en toi, qui me captive plus que ne +pourrait le faire l'amabilité des hommes les plus distingués.... Il +me semble, dans tes manières franches et décidées, dans ta physionomie +ouverte et guerrière, et jusque dans ta mise négligée et pourtant +gracieuse, trouver quelque chose de romanesque et de vague qui s'accorde +avec mes idées. Sans pouvoir dire enfin pourquoi tu me plais, je sens, +dans l'abandon de ton coeur et dans la délicatesse un peu sauvage de ton +humeur, que tu es l'homme de toute ma vie, et celui que je rêvais bien +avant de te connaître. Tu ne sais pas, toi, et tu ne peux pas même +savoir combien j'éprouve d'orgueil quand je te vois si généreux envers +les malheureux, et si fier avec les hommes opulens! Et tiens, quand j'ai +besoin de me faire pardonner à mes propres yeux l'irrégularité de notre +liaison, et l'intimité de notre amour, je pense à tout ce que tu vaux, +et je me dis: «Celui que j'aime est le plus libéral comme le plus brave +de tous les hommes.» C'est dans le mérite que j'ai découvert en toi, +qu'est l'excuse de ma propre faiblesse. Ta douleur après la mort de ton +ami, ta tendresse pour ton frère et ta préférence pour moi, tout ne me +dit-il pas ce que tu es, ce que tu vaux, pour la femme qui a su le mieux +te connaître, et le mieux deviner ton coeur! + + * * * * * + +C'est ainsi que Rosalie m'enchaînait à elle, et enchantait toute mon +existence. Mais quels que fussent notre félicité et notre attachement, +j'éprouvais quelquefois un vide inexplicable, au sein même de mon +bonheur: je me croyais né, sinon pour faire de grandes choses, du +moins pour faire des choses non vulgaires; et vivre toujours comme +un bourgeois près de sa femme, me semblait ne pas user de sa vie: +ce n'était pas, en un mot, un bonheur casanier qu'il me fallait. Je +voulais, non pas fuir Rosalie, mais courir au loin les mers pour mieux +jouir du plaisir de la retrouver après avoir bravé quelques périls, et +avoir attaché peut-être quelque peu de renommée à mon audace. + +Il est peu de choses dans notre âme que nous puissions cacher à la +pénétration d'une femme, habituée à chercher nos moindres peines et +à prévenir nos plus simples désirs. Ma préoccupation n'échappa pas à +Rosalie. Elle aurait voulu, au prix de ses jours, trouver quelque +chose qui pût remplir ma vie et occuper les instans que je passais près +d'elle. Pour la consoler de me voir livré à un désoeuvrement auquel elle +aurait voulu m'arracher, je lui répétais que mon unique chagrin était de +ne pouvoir mettre le pied à la mer, pour nos affaires à la Côte-Ferme, +que sous ce pavillon anglais que je détestais tant. Ce prétexte, que je +donnais à l'inquiétude de mon esprit, ne pouvait faire prendre le +change à une compagne trop habile à discerner le véritable motif de mon +abattement. Un événement inattendu vint nous arracher tous les deux à +l'incertitude pénible de notre position. + +Vers le milieu de 1814, des bâtimens anglais, arrivant en toute hâte +d'Europe, nous apprirent la chute fatale du gouvernement impérial. +Un vaisseau français vint bientôt, naviguant sous les couleurs de +l'ancienne monarchie, confirmer la nouvelle que la station anglaise +s'était empressée de nous transmettre, et alors le pavillon blanc +se déploya sur la Martinique. Ce n'était plus là le drapeau de nos +victoires, mais au moins n'était-ce plus le pavillon anglais! + + + + +14. + +TRAITE A BONI. + + +Préparatifs de départ.--Arrivée à Boni.--Le Roi Pepel.--Le +Frétiche.--Supplices chez les nègres.--La cargaison.--Le retour. + + +«Un traité solennel des Puissances européennes interdit la traite! Les +Puissances viennent de signer la perte de nos colonies,» dirent les +habitans, en apprenant la convention passée entre les nations alliées. + +La traite est défendue, me dis-je, moi; tant mieux, je la ferai, et au +plaisir d'entreprendre un commerce périlleux, je joindrai le bonheur +d'enfreindre la loi signée par toutes les Puissances! Voyons; qui veut +me confier un navire? je l'équipe des plus mauvais bandits de l'île, et +avec quelques canons sur mon pont, et, pour une centaine de ballots de +marchandises, je ramène aux armateurs les plus entreprenans la première +cargaison de nègres. + +Des habitans riches connaissaient la résolution de mon caractère et les +ressources de mon esprit trafiqueur. Un vieux corsaire désarmé, ancienne +capture des Anglais, pourrissait au carénage: on me l'achète. Un ancien +marin, qui jadis avait été chercher des noirs à la côte de Guinée, +devient mon second. Des matelots sans emploi forment mon équipage. On se +procure des ballots de toile, venus de France avec la paix; on rassemble +quelques vieux fusils et de la quincaillerie; on trouve vingt pièces +d'eau-de-vie ou de rum, cinq à six boucauts de tabac, et voilà ma +cargaison faite. + +Quel nom donnerons-nous maintenant à mon petit trois-mâts? Ce nom-là fut +bientôt trouvé: mes armateurs m'en avaient laissé le choix, et il passa +de mon coeur et de ma tête, sur le tableau de mon Négrier. _La Rosalie_ +se trouva armée en moins de quinze jours. J'allais enfin commander à mon +tour, et le rêve de toute ma vie était près de se réaliser sur ces +mers où, libre de ma manoeuvre, je m'imaginai pouvoir bientôt régner en +maître, et courir les chances de la fortune, en chercheur d'occasions. +Que ces noms de Vieux-Calebar, de Boni et du Gabon, résonnaient +agréablement à mon oreille! C'était sur ces plages si peu connues que je +devais apparaître, dans toute ma splendeur, aux regards émerveillés des +rois nègres, avec lesquels je traiterais d'égal à égal!.... Je ne me +sentais pas d'impatience. + +Mais cette Rosalie dont je vais déchirer le coeur, comment pourra-t-elle +supporter notre séparation? Ces projets de voyage et cette invincible +passion d'aventures, ne sont-ils pas une infidélité que je fais à la +femme à qui j'ai juré cependant fidélité éternelle? Ne m'a-t-elle donc +arraché à la mort que pour me voir lui ôter moi-même la vie! Après +tous les sacrifices qu'elle a faits pour me retrouver loin de son pays, +chercher à la quitter, pour ne plus la revoir peut-être!... Cette idée +m'accablait; et pourtant je sentais que je mourrais d'ennui, si j'étais +condamné à rester inactif auprès de celle que je chérissais le plus au +monde. + +Mon amie devina toute mon anxiété, et elle m'épargna la peine d'aborder +une question si pénible pour moi: elle avait déjà pris son parti, avec +une résolution dont l'amour le plus sincère peut seul donner l'exemple; +car souvent les sacrifices que s'impose l'amour sont faits avec tant de +vertu, qu'on les prendrait pour de l'indifférence. Mais moi, pouvais-je +me tromper sur le motif réel de la résignation de ma maîtresse! + +«Que je te perde pour t'avoir laissé partir, ou que je te voie languir +sous mes yeux pour avoir voulu te retenir, n'est-ce pas un sacrifice +qu'il faut tôt ou tard que j'offre au ciel en expiation de mon +bonheur?.... Ah! mon ami, j'ai été trop long-temps heureuse avec toi, +pour ne pas payer tant de félicités par quelque catastrophe.... Mais, +quoi qu'il arrive, sache bien que je ne survivrai pas un jour à ta +perte.... Si je pouvais mourir avant toi et près de toi, que je serais +heureuse!....» + +Je m'efforçai de la consoler. «Non, me dit-elle, mon parti est arrêté: +je veux même t'engager à chercher dans les hasards une activité qui +est ta vie; c'est peut-être ainsi que je pourrai te conserver, et jouir +encore de la satisfaction de te revoir content. Vois-tu ce bâtiment qui +va t'emporter loin de moi? Eh bien! je veux moi-même orner la chambre +que tu dois occuper à bord: je la remplirai de mon souvenir; partout tu +y retrouveras la trace de mes mains et des gages de ma tendresse; et +si jamais la mort t'enlevait à mon amour! dans une tempête ou dans un +combat, que ta dernière pensée soit à Dieu, et ton avant-dernière pensée +à ta compagne la plus fidèle.» + +Rosalie, jusqu'au départ de mon navire, ne quitta plus ma chambre de +bord. Ses soins prévoyans allèrent jusqu'à la meubler de tout ce qui +pourrait m'être le plus agréable à la mer. Elle semblait vouloir, à +force d'attentions, étendre pour ainsi dire sa présence jusque sur le +temps que je passerais si loin d'elle. Son portrait fut placé à la tête +de ma cabine: tout le petit ménage de notre maison passa enfin dans ma +chambre de capitaine. Il fallut nous séparer, et je ne me consolai un +peu, en m'éloignant des lieux où si long-temps j'avais été heureux, +qu'en songeant au plaisir que j'aurais à revoir l'Océan, cet Océan, +mes premières amours, même avant Rosalie. Mais la laisser seule à +Saint-Pierre, sans distraction, sans consolation, pendant que je courrai +tant de dangers!.... Une bonne brise d'est m'arracha à ces pensées +douloureuses. + +Une fois dans les débouquemens, il me fallut faire connaissance avec +mon équipage et avec mon navire, tous deux devenus le monde pour moi. +Ma réputation de courage inspira bientôt à mes gens un respect dont ils +savaient bien qu'il n'aurait pas été prudent pour eux de dépasser les +sévères limites. Mon petit trois-mâts, faible d'échantillon et assez +médiocrement solide, marchait bien. Je m'amusais à l'essayer avec tous +les navires que je rencontrais courant la même bordée que la mienne, et +je les dépassais tous. Je ne dirai pas la joie d'enfant que j'éprouvais +à me promener toute la journée, et souvent une partie de la nuit, sur ce +pont où je marchais en maître, et qui recouvrait une bonne et productive +cargaison. Convertir tout cela en nègres que je vendrai bien cher, me +disais-je; ramasser beaucoup d'or en courant mille et une aventures, +voilà ce qu'il me faut... Quel état plus beau que le mien! Tout l'Océan +est mon domaine: d'un mot je fais trembler ou j'apaise ces hommes +terribles qui m'ont confié leur sort. A terre on me regardera comme un +être prodigieux; et, libre comme ce vent qui se joue dans ma voiture, +et plus indépendant encore que ces flots qui battent les flancs de ce +navire, soumis à mes ordres, je ferai ma fortune en naviguant au gré +de mes caprices et en attachant quelque célébrité à mon nom. Tout cela +était délicieux pour mon imagination. + +Les vents ne répondirent pas à mon impatience; cependant en moins de +quarante-cinq jours, après avoir été chercher les brises variables et +avoir longé la côte d'Afrique, je mouillai en dehors de la barre de +Boni. La mer bondissait furieuse sur cette langue de sable, et elle se +trouvait pourtant calme à l'endroit où je jetai l'ancre par six brasses +d'eau. + +--Capitaine, vint me dire mon second, un peu au fait du pays, de dessus +les barres j'ai aperçu sous la terre de ce cap, que les Anglais nomment +Antony-Point, la mâture d'un grand navire qui pourrait bien être un +croiseur. Là, le voyez-vous, par dessus ces brisans? + +Redoutant ce bâtiment, qui croisait en effet vers la passe de l'est, +j'aurais voulu passer sur la barre du sud pour l'éviter; mais elle +brisait trop horriblement pour que je m'exposasse à la franchir. Il me +fallut attendre un moment plus opportun. + +Des pirogues de nègres, longues et étroites, se montrèrent deux jours +après mon arrivée au mouillage. Je crus que c'étaient des pilotes qui +venaient pour me rentrer: elles pénétrèrent entre les deux barres de +la passe du sud. Je les observai à la longue-vue. Un spectacle horrible +frappa bientôt mes yeux; des nègres placés sur l'avant tranchent la +tête à d'autres noirs, qui tendent docilement leur cou au hachot qui +les décapite; puis de longs cris sauvages se font entendre, et les +noirs élèvent leurs mains sanglantes vers le ciel!... Les pirogues +disparaissent alors... + +J'acceptai cette exécution comme un mauvais présage pour nous. Mon +second ne pouvait s'expliquer le motif de cette boucherie atroce. + +Le lendemain, la barre ne brisait plus avec autant de violence. Des +pirogues, montées chacune par une trentaine de naturels, accostèrent le +navire. Je savais qu'il ne fallait leur manifester aucune défiance, pour +n'avoir pas, plus tard, à concevoir de craintes réelles sur leur compte. +Avant de monter à bord, les nègres se mirent à battre les bordages du +bâtiment à coup de longues baguettes. Un d'eux jette sur moi une petite +pagode grossièrement sculptée. Je n'eus garde de m'effrayer de cette +espèce d'épreuve. Les noirs poussèrent alors des cris d'allégresse, en +sautant sur mes bastingages; et celui qui m'avait fait tomber son petit +Bon-Dieu sur les pieds, me tendit sa main gluante avec cordialité et +en signe de satisfaction. C'était un chef, délégué vers moi par le +_Mafouc_, premier ministre de King-Pepel, roi de Boni. Cet ambassadeur, +grotesquement recouvert d'un débris de manteau, bredouillait un peu +d'anglais. Il me demanda de l'eau-de-vie et de la morue. Je le grisai et +je le rassasiai, ainsi que tous les nègres qui composaient sa suite. Il +m'annonça que je pourrais bientôt communiquer avec la terre, et parler +au _Grand-Mafouc_. + +--Pourquoi donc, lui demandai-je, t'ai-je vu hier faire trancher la tête +à une douzaine de nègres, là, entre ces deux bancs de sable? + +--C'était pour apaiser le dieu de la barre, qui est très-gourmand; et +aujourd'hui tu vois que le dieu est content, puisque la lame n'est plus +aussi forte et que tu peux entrer sans risque. Oh! King-Pepel est un +grand roi! il n'est pas avare de nègres, et il donne à tous les +dieux autant de têtes qu'ils en demandent. Répète donc avec moi, beau +capitaine, que Pepel est un grand roi! + +Je répétai tout ce que voulut le délégué du _Mafouc_. Mes visiteurs +se rembarquèrent, et, lançant de l'eau sur le navire du bout de leurs +pagayes, et poussant tous ensemble les cris les plus barbares que +j'eusse encore entendus, ils s'éloignèrent dans leurs pirogues, avec une +rapidité dont nos embarcations les plus légères ne peuvent nous donner +une idée. + +Deux nègres pilotes, fort intelligens, conduisirent le soir _la Rosalie_ +jusque par le travers de Jujou, grand village situé à l'est, sur la +large embouchure du fleuve: il me fallait à cette pose attendre la +visite solennelle du _Mafouc_. Mes gens tendirent leurs hamacs sous les +tentes dressées de l'avant à l'arrière, et bientôt, malgré les nuées de +moustiques qui les déchiquetaient, ils s'endormirent paisiblement. + +Je me promenai une partie de la nuit sur le pont, seul et livré à mes +réflexions Le feu des torches que les nègres allumaient dans leurs +frêles cases de bambous voltigeait, à terre. L'air affaissé n'était +troublé, dans le silence de la nuit, que par la voix des naturels, qui +chantaient des chansons monotones et mélancoliques. Une brise faible et +chaude m'apportait de folles bouffées, imprégnées de l'odeur fade de la +rare végétation de ces rivages. Au dessus du carbet, des dunes pointues +de sable blanc projetaient leurs sommets sur le ciel parsemé d'étoiles +titillantes, et couvraient, de leur ombre nocturne, le sombre village de +Jujou. + +Voilà, pensais-je, ces hommes que je vais acheter et enchaîner dans ma +cale, qui reposent paisiblement dans ces cases, ou qui chantent gaîment +sur cette côte si tranquille! Et ces matelots qui goûtent un sommeil si +profond, demain, peut-être, me seront enlevés par la maladie qui dévore +les Européens dans ces climats homicides!... Le danger est partout ici: +la Mort, qui veille sans cesse, demande des victimes qu'elle a déjà +marquées; et ils dorment, et ils chantent pourtant!... + +Assis sur une caronade, je laissai aller ma tête préoccupée sur le +bastingage, et je m'endormis. + +De bruyantes acclamations me réveillèrent peu d'heures après. Il faisait +déjà presque jour, et le soleil se montrait sur les dunes qui nous +environnaient. La pirogue du _Mafouc_ abordait mon navire, qu'elle +dépassait de l'avant et de l'arrière, tant elle était longue. + +--Salut, me dit en mauvais anglais, le premier ministre de King-Pepel. +Tu viens faire le commerce dans un royaume aimé du Grand Être. Pepel est +un roi puissant. Que lui apportes-tu? + +--Une bonne cargaison, des cadeaux pour lui, et de la franchise pour +tout le monde. + +--Sois le bien venu, capitaine. Nous avons apaisé le dieu de la barre +pour toi. Feras-tu quelque chose pour nous? + +--Voilà une boîte de couteaux, des fusils, un collier de grenat et un +baril d'eau-de-vie, que je te destinais. + +Le _Mafouc_ prit mon collier de grenat, se le passa au cou, et entama de +suite le baril d'eau-de-vie. + +--Capitaine, tu peux mettre à la voile pour la grande villa de Boni, +où règne Pepel; je t'accompagnerai sur ton navire. Tu dois être aimé du +Grand Être, car tu es généreux et brave: le sang ne t'effraie pas. + +En prononçant ces derniers mots, le _Mafouc_ fit voler, d'un coup de +damas, la tête d'un vilain noir qui se promenait tristement sur le pont, +comme s'il avait été préparé à recevoir la mort.[2] Le _Mafouc_ eut soin +de me prévenir que c'était à mon intention qu'il offrait ce sacrifice au +Grand Être. + +[Note 2: En Europe, on se refusera de croire à tant de froide atrocité. +J'engage les personnes qui révoqueront en doute la vérité de ces faits, +à questionner les marins qui ont fréquenté la côte d'Afrique.] + +Malgré le dégoût que j'éprouvais, je sentis qu'il m'importait de ne pas +manifester l'horreur dont tous mes sens étaient soulevés. J'ordonnai +froidement à deux de mes hommes de jeter le cadavre à l'eau. + +Le _Mafouc_ répéta, en observant attentivement mes traits et en +remarquant sans doute l'obéissance passive de mes gens: «Capitaine, tu +es généreux et brave.» + +Nous arrivâmes en peu de temps à Boni, _la grande ville_. Une multitude +de nègres couvrait les rivages rapprochés, sur lesquels sont jetées +ça et là les cases qui forment cette bourgade. J'avais fait charger à +poudre mes caronades jusqu'à la gueule, et à mon commandement tous mes +pavillons s'élevèrent au bout de mes vergues et au haut de ma mâture, au +bruit d'une salve de vingt et un coup de canon. Le _Mafouc_, qui m'avait +répété que j'étais brave et généreux, tremblait de tous ses membres +à chaque détonation. Moi, pendant ce temps, je fumais paisiblement un +cigarre en me promenant sur le pont, comme à mon ordinaire, et sans +avoir l'air de faire attention à tout ce qui se passait. Ces marques +extérieures d'impassibilité imposèrent aux nègres, et je prévoyais bien +qu'elles devaient produire un bon effet quant à l'opinion que je voulais +leur faire concevoir de moi. + +La salve finie, il me fallut aller à terre dans la pirogue du _Mafouc_. +«Ne craignez pas pour votre capitaine, dis-je à mes hommes, qui +paraissaient inquiets de me voir m'éloigner seul. Ces gens-là me croient +protégé par leur Grand Être: laissez courir la barque.» + +Je n'eus pas le temps de débarquer à terre. Plus de cent nègres traînent +la pirogue sur le rivage, et m'emportent en triomphe sur un hamac, dans +lequel ils me traînent au galop vers une dune de sable. Rendus sur le +sommet de cette dune, ils me laissent seul pendant quelques minutes. +Puis, au bout de cette petite quarantaine, des marabouts vêtus de blanc +s'approchent et m'annoncent, avec de grandes gesticulations, que je suis +purifié. Je leur jette mes pistolets et quelques pièces d'or, et tout le +clergé de Boni tombe à mes pieds. + +Ils me conduisent vers une grande case de bambous. Le peuple, qui +me suit, s'arrête respectueusement à la porte de ce sanctuaire de la +royauté. J'entre et j'aperçois, sur un fauteuil élevé, un gros nègre +dont la tête aplatie était recouverte d'une perruque de lin à trois +marteaux. Un manteau de serge rouge, bordé d'un faux galon d'or, lui +descendait des épaules aux talons; ses pieds étaient nus, et sur sa +poitrine suante tombait un long collier de grenat d'une douzaine de +rangées. + +Ce nègre était le _puissant_ King-Pepel, l'autocrate de Boni! + +Comme sa majesté noire m'imposait peu, j'entamai la conversation. + +--Grand roi, je viens, avec un coeur franc et une bonne cargaison, lier +des relations d'amitié entre la France et toi, le plus puissant et le +plus respecté des souverains de la côte. + +Le drogman anglais, qui se tenait auprès du trône, répéta mes paroles à +S. M. L'interprète me répondit ensuite, de la part de Pepel: + +--Tes coups de canon ont beaucoup plu à S. M. Tu sais honorer le grand +Etre et le roi. Que portes-tu pour cadeaux au souverain de Boni? + +--Toute ma cargaison, du grenat et un service complet d'argenterie pour +la table du monarque. + +Le roi sourit à ce mot d'argenterie qu'il comprit à merveille. +L'interprète continua: + +--Quel est le petit portrait que tu portes sur l'épinglette de ta +chemise? + +--Celui de ma maîtresse, de ma femme. + +--Elle plaît à S. M. + +--Qui? ma maîtresse? + +--Non, ton épingle. + +--Eh bien! S. M. ne l'aura pas. Mais voici une bague où elle trouvera +aussi un portrait qui en vaut bien un autre. + +Je n'avais pas encore donné la bague au courtisan, que le roi s'écria, +en jetant les yeux sur la petite miniature du chaton: _Nabolone! +Nabolone! ô Nabolone!_ et il baisa à plusieurs reprises le portrait de +Napoléon. + +L'interprète me demanda ensuite si je n'avais pas d'antres images +représentant le grand _Gacigou_ de France. Je lui répondis que je +n'avais que des portraits de Louis XVIII. + +A ce mot de Louis XVIII, la figure de S. M. se contracta vivement, +comme pour exprimer un sentiment de dégoût; puis j'entendis sortir de sa +bouche auguste cette exclamation très-distincte: + +_Lououis Zuit pas, no, no potate, patate[3]!_ + +[Note 3: Tous ces détails sont historiques, et j'ai lieu de croire que +la vérité du fonds fera excuser la vulgarité de la forme.] + +Je saluai S. M. avec un sourire respectueusement approbatif. Le drogman +me prévint qu'on allait verser du poison dans un verre, et que S. M. +m'inviterait à l'avaler, pour prouver la confiance, que j'avais en elle. + +Du poison en poudre, dont l'acrimonie m'affecta péniblement l'odorat, +parut être en effet jeté dans une coupe d'argent remplie de vin de +palme: je pris fièrement le breuvage, et, plein de confiance, je +l'avalai d'un trait. Après quoi les grands officiers de la couronne +se mirent à rire aux éclats au tour qu'ils avaient cru me jouer: ils +m'entourèrent tous en dansant. Le roi descendit solennellement de +son fauteuil; on m'annonça que j'étais agréable à Pepel, et la farce +d'introduction se trouva jouée. + +La permission de construire un _baraquon_, pour y déposer mon +chargement, me fut accordée. En quelques heures, mes charpentiers +élevèrent près du rivage un édifice en planches, dont la magnificence +égala au moins celle de la royale case de Pepel. Les visites ne me +manquèrent pas, et les grands officiers, que je recevais à toute heure +du jour, ne tardèrent guère à boire une forte partie de ma provision +d'eau-de-vie. King-Pepel venait sans façon partager ma table; je lui +rendais familiarité pour familiarité. Il s'occupait de me composer, +disait-il, un beau chargement, des noirs qu'il attendait de l'intérieur. + +Quel pays neuf et surprenant que cette côte de l'Afrique occidentale! +Que de moeurs inconcevables chez ces nègres si complètement ignorés +en Europe! Quelles bizarres modifications de l'espèce sociale, et des +superstitions humaines, dans ces états encore enfans, malgré leur longue +existence! + +Je voulais tout voir dans Boni. On me trouvait à chaque instant, malgré +la chaleur étouffante d'un air de feu, dans les lieux où se réunissaient +les naturels. Et puis je n'étais pas fâché de montrer ma physionomie +européenne, au milieu de ces peuplades à la peau d'ébène, au visage +déprimé et à l'attitude esclave. Quel effet je produisais sur tous ces +visages noirs qui m'admiraient comme une merveille! «Voyez là, voyez là, +s'écriaient-ils dans leur langage volubile, quel beau chef! _C'est +un roi de matelots savans_.» Toutes les plus belles négresses +s'enorgueillissaient d'avoir obtenu de moi un regard sur mon passage, ou +un sourire pour prix des nattes de fruits qu'elles me présentaient comme +un hommage d'amour ou un tribut d'admiration. + +Un jeune noir, vêtu de blanc de la tête aux pieds, et suivi +respectueusement par des marabouts, avait frappé mon attention. Je +l'avais souvent vu dans les marchés s'emparer de tous les objets qui lui +plaisaient, et battre impunément les marchands, satisfaits de recevoir +des coups de bâton de ce méchant petit drôle. Un jour il lui prit +fantaisie de m'aborder insolemment, et je me disposais à le fustiger +avec la rigoise que j'avais à la main; à la vivacité de mon geste et à +l'expression de ma physionomie, les marabouts, devisant mon intention, +tombent à mes pieds, et l'enfant fuit épouvanté. _Frétiche! Frétiche!_ +hurlent tous les assistans, et les prêtres de me jeter de l'eau; pour me +purifier. Un drogman m'expliqua que je venais de manquer d'assommer +le palladium vivant du royaume, le Dieu sauveur du pays, le _Frétiche_ +enfin.[4] + +[Note 4: Tous les voyageurs écrivent _Fétiche_. J'ai toujours entendu +les Guinéens et les négriers prononcer _Frétiche_; et, comme ce sont +les naturels qui ont formé ce mot, je l'écris ici de même qu'ils le +prononcent.] + +Ce _Frétiche_ est un beau petit noir, que l'op prend en bas âge pour en +faire un Dieu. Ses adorateurs le logent dans une case aussi bien ornée +que celle du roi; et pendant sa céleste enfance, il a le droit de faire +tout ce qui lui plaît, sans qu'on puisse regarder ses caprices les +plus déréglés comme autre chose que des volontés divines. Mais une fois +parvenu à l'âge de treize ans, le Frétiche éprouve bien cruellement +qu'il n'est pas immortel, car alors toute la population, embarquée dans +les pirogues, le conduit avec solennité vers la barre, pour le plonger +religieusement dans les flots: les requins en font leur pâture. + +Les prêtres, chargés d'élever cette malheureuse victime de l'homicide +superstition des nègres, ont soin de persuader au _Frétiche_ qu'aussitôt +qu'il aura été plongé dans les flots, il n'en sortira que pour être Dieu +ou tout au moins roi. + +Une misérable négresse, condamnée à mort par une espèce de jury de +vieillards, fut exécutée d'une manière atroce pendant mon séjour à Boni. +On la barbouilla de miel de la tête aux pieds, et puis on l'attacha +au tronc d'un, gommier. Des essaims de moustiques et de maringouins +s'introduisirent dans ses oreilles, ses narines et ses yeux, et la +dévorèrent au sein des tortures les plus effroyables. Deux jours après, +le cadavre de cette infortunée ne présentait plus qu'une masse informe, +couverte de myriades d'insectes sanglans. Ce genre de supplice s'appelle +dans le pays l'_arbre à moustiques_. + +Lorsqu'un nègre est condamné à subir l'épreuve de mort, pour un délit +quelquefois assez léger, on lui fait avaler un brevage empoisonné dont +l'effet est si prompt que le condamné tombe raide avant d'avoir tari +la coupe fatale. Quand la culpabilité du prévenu paraît douteuse à +ses juges, on lui présente un breuvage qui n'est pas mortel, et après +l'avoir bu sans danger pour sa vie, il est réputé innocent. C'est le +jugement de Dieu de ce pays, et les juges ont toujours soin de préparer +l'épreuve de manière à ce que le ciel prononce dans le sens de leur +opinion. + +Le plus souvent on donne les condamnés à mort à dévorer aux requins, +en les précipitant dans le fleuve, dont les eaux ne sont que trop +fréquemment ensanglantées par de pareilles exécutions. Il est à +remarquer que les requins de la côte d'Afrique sont les plus voraces +parmi tous les animaux de leur espèce. Ceux de ces parages ont une tête +deux fois plus volumineuse que les poissons du même genre que l'on voit +dans les mers des Antilles ou sur la Côte-Ferme! + +King-Pepel, sur la foi des traités, s'était déjà emparé de presque toute +ma cargaison, et les trois cents esclaves qu'il devait me donner en +échange n'arrivaient pas. Les fièvres inexorables du pays commençaient à +s'emparer de mon équipage, dont le climat avait déjà affaibli l'énergie. +Il me fallut cependant recourir bientôt à cette énergie, et oublier mon +propre découragement. + +Des nègres arrivant du bas du fleuve, dans leurs pirogues rapides comme +le vent, crient un matin, en passant le long de la _Rosalie: Anglais! +Anglais! Gaberon?_ Je n'eus que le temps de me préparer à repousser +l'attaque que les noirs m'annonçaient si subitement. Deux longues +péniches, expédiées par la corvette qui m'avait vu entrer à Boni, se +montrent dans le fleuve, à petite distance, chargées de monde. Je crie +à terre dans un porte-voix: _King-Pepel, les Anglais violent ton +territoire_! Aussitôt des nègres se portent sur une mauvaise batterie, +placée à terre dans le sable. Mes hommes, abrités sous ma tente, se +disposent à combattre les Anglais, harassés par une longue nage et par +la chaleur asphyxiante du jour. Le feu commence et le pavillon tricolore +flotte sur _la Rosalie_: c'est sous cette couleur-là que des Français +libres de toutes leurs actions devaient combattre. + +Les deux canots, après avoir essuyé mes deux volées à bout portant, +m'abordèrent bravement. L'un d'eux, traversé de boulets, coule le long +de _la Rosalie_. L'officier qui commande l'autre embarcation me crie +d'amener. Je lui réponds: «Accordez-moi deux minutes pour consulter +mon équipage.» Mon équipage murmure, je l'apaise d'un signe. L'officier +consent à me laisser un moment de répit. Je donne le mot à mes gens.--Je +suis amené, dis-je alors au lieutenant anglais; et au même moment tout +mon équipage saute, comme pour abandonner le corsaire, à bord de la +péniche. «_Restez à bord, restez à bord_, nous crient les Anglais: _vous +allez nous chavirer_!» C'était bien là mon plan: le poids inattendu de +tout ce monde se précipitant du même bord, fait cabaner l'embarcation, +et mes Anglais, surpris et effrayés, s'abîment sous les flots, pendant +que mes hommes, disposés à nager, regagnent bord en ricanant avec +férocité du succès de mon stratagème. Quelques uns de mes assaillans +surnageaient encore, je détournai la vue: les requins du fleuve firent +le reste. + +Les cris de joie de la multitude des nègres témoins de notre triomphe, +nous étourdirent pendant plus d'une heure. Le soir _la Rosalie_ fut +entourée de plus de cent pirogues couvertes de branches de palmier et de +fleurs. Les marabouts jetèrent encore une fois de l'eau lustrale sur +les bordages ensanglantés du navire. Deux hommes que j'avais perdus dans +l'action furent enterrés dans le sable avec les honneurs réservés aux +hauts dignitaires. Pepel, en me revoyant à terre tout couvert de poudre +et de sang ennemi, m'embrassa avec transport, et me montrant le pavillon +tricolore de _la Rosalie_, il s'écria: «_Lancoute Nabolone, bone!_ La +ceinture de Napoléon est bonne.» + +Peu de jours après l'affaire qui avait rempli d'admiration tous les +habitans de Boni, je vis arriver, dans un tourbillon de sable, quelques +filées de nègres attachés par le cou à de longues perches. C'était ma +cargaison. + +Bien vite je préparai ma cale à recevoir mes trois cents nouveaux hôtes. +Les femmes sur l'arrière; les hommes rangés du mât d'artimon jusqu'à +l'avant, et des fers pour tout ce monde. Des ignames, du riz et +beaucoup d'eau pour leur nourriture: nos pistolets et nos poignards à la +ceinture, et quelquefois à la main. Puis, vogue la galère, me dis-je. La +maladie ne m'avait enlevé aucun homme. + +Mais, autre contre-temps: il était dit que la corvette anglaise me +contrarierait partout. J'étais sur le point d'appareiller, lorsque je +reçus, par une pirogue du bas du fleuve, une lettre qui lui avait été +remise par le capitaine de mon inexorable croiseur. Cette épître, fort +laconique, était écrite insolemment en très bon français: + +«Misérable forban, j'ai juré de ne quitter la côte d'Afrique qu'après +t'avoir pendu au bout de ma grand'vergue, pour venger les braves que tu +as si lâchement fait périr. + +»ANDREW, + +»Commandant le sloop de guerre de S. M. B. Faune.» + +Oh! si j'avais commandé seulement un brick deux fois fort comme _la +Rosalie_, que j'aurais fait payer cher à cet Anglais l'épithète de lâche +qu'il osait m'adresser! Mais avec six petites caronades et une trentaine +d'hommes exténués!.... Allons, la nuit est sombre, la brise est forte et +elle a contraint la corvette à s'éloigner: appareillons avec mes trois +cents esclaves, pour jouir du plaisir d'échapper à mon exécrable ennemi. + +J'appareille, poussé par des grains qui me portent d'abord violemment +vers le bas du fleuve; mais les rafales inconstantes semblent se plaire +à me tourmenter, sans me faire faire beaucoup de route. La nuit se +passe: le jour arrive, et mon implacable corvette se montre presque +entre moi et l'espace que je venais de quitter. Passer sous sa volée, +c'est me faire couler: elle me coupe le passage sur la barre.... Avec +un navire qui calerait moins d'eau que _la Rosalie_, je pourrais lui +échapper en enfilant la passe étroite et sinueuse de _Foche-Point_, et +en mettant ainsi entre la corvette et moi l'île de Foche et les bancs +de sable sur lesquels la mer brise furieuse... Je fais appeler mon +second... + +--Raoul, vous connaissez cette passe? + +--Oui, capitaine, je l'ai sondée plusieurs fois. + +--De combien est le fond? + +--De onze pieds, capitaine! + +--Et nous en calons treize!... Malédiction! N'importe, faites condamner +les panneaux et les écoutilles! Monte quatre hommes larguer les +perroquets, chacun à son poste de manoeuvre, et silence partout! + +--Mais, capitaine, voilà un grain furieux qui nous arrive! + +--N'ai-je pas dit silence partout! + +A l'instant même, le grain effroyable qu'avait prévu mon second tombe +à bord. _La Rosalie_ s'incline, le côté de tribord dans l'eau: la mer +monte jusqu'à la moitié de notre pont, penché comme si le navire était +chaviré; tous mes hommes s'accrochent aux pavois du vent en criant: Nous +cabanons! Mes trois cents nègres, entassés dans la cale, poussent des +hurlemens affreux; placé moi-même à la barre, je gouverne dans la passe +trop peu profonde pour mon bâtiment. Mais couchée sur le côté, et la +quille presque à fleur d'eau, _la Rosalie_ ne navigue que sur le flanc, +et dans cette position elle laboure encore le sable, qui monte tout +trouble à la surface de l'eau que nous fendons avec le bruit et la +rapidité de la foudre. Au bout d'une demi-heure, mon trois-mâts se +relève, et la mâture, forcée par la rafale, se redresse tout à coup: +nous étions sauvés. La corvette, arrisant ses huniers, se montre encore, +mais sous le vent, mais à trois lieues de moi, pendant que, fier de mon +coup de tête, je la bravais, défilant impunément avec bonne brise dans +le canal du Nouveau-Calebar. + +Mon équipage, à qui je venais d'éviter le désagrément d'être pendu au +bout d'une grand'vergue, se jeta à mes genoux pour exprimer l'admiration +que venait de lui inspirer mon heureuse audace. Je lui donnai double +ration de rhum et d'eau, faveur inappréciable au commencement d'une +traversée, où l'eau est ménagée avec plus de parcimonie encore que dans +les caravanes qui franchissent les déserts du Soudan. + +A la suite des impressions violentes que je venais d'éprouver, une +traversée est bien monotone, même lorsqu'on croit avoir l'ennemi à ses +trousses, et des nègres toujours prêts à se révolter et à vous manger. +Des calmes fatigans à subir, un air infect à respirer, quelques esclaves +morts à jeter à la mer, presque toutes les nuits à passer sur le pont, +des malades à soigner: telle est en peu de mots l'histoire de presque +toutes les traversées de la côte d'Afrique en Amérique. + +En approchant de la Martinique, un sentiment d'espoir et de crainte vint +varier un peu l'uniformité de mon état moral. Une belle nuit j'arrivai +au Robert, quartier du vent de l'île. En quelques heures je me +trouvai sur le rivage avec mes esclaves, conduits par mon équipage +sur l'habitation d'un de mes armateurs. Il y avait quinze jours qu'on +m'attendait là, et en partant j'avais donné rendez-vous en cet endroit +même à mes co-intéressés. Les gendarmes et les agens des douanes +voulurent bien faire quelques difficultés pour m'empêcher de mettre mes +esclaves en lieu sûr. Mais j'avais tout ce qu'il fallait pour vaincre +leurs scrupules. Choisissez leur dis-je, ou d'une poignée de doublons ou +d'une balle dans la tête: tous prirent les doublons. + +Un prêtre vint aussi, après les gendarmes; et, moyennant une gourde par +tête, il me baptisa largement tous mes esclaves. + +Pendant que l'on vendait ma cargaison, dont la beauté et la qualité +faisaient l'admiration de toute la colonie, je me rendais à St-Pierre. +Le soin du navire avait été abandonné à mon second; moi j'avais aussi +mon projet: je voulais surprendre on sait bien qui! N'avais-je pas +laissé au Figuier celle à qui je voulais faire partager le fruit et +l'ivresse de mes succès? + +J'arrive de nuit à Saint-Pierre, sur un caboteur. J'entre dans +l'appartement où Rosalie, entourée de ses mulâtresses, leur faisait la +prière du soir; car Rosalie priait. Mon aspect inattendu lui arrache un +cri, et sa voix convulsive s'éteint bientôt sous mille baisers. + +--C'est toi, toi, pour qui j'adressais des voeux au ciel, quand tu m'as +surprise!... Mais grand Dieu! comme tu as souffert!... comme tes traits +sont changés!... + +--Tout cela sera bientôt oublié près de toi. Qu'as-tu fait pendant mon +absence? + +--Je t'attendais. J'ai reçu des nouvelles de France. + +--Et ma mère? + +--Se porte à ravir. + +--Et mon frère? + +--Lieutenant de vaisseau, commandant un brick, en croisière au Sénégal. + +--Tout m'a donc souri; car tu sais qu'à présent nous sommes riches. Je +viens de débarquer une cargaison magnifique. + +--Que le ciel soit béni! Tu pourras donc rester toujours près de moi. + +--Nous causerons plus tard de tout cela. + +--Et quels sont ces deux petits nègres qui te suivent? + +--Deux jeunes esclaves qui t'appartiennent. C'est un cadeau de ma façon. + +Et puis après, vinrent les douces confidences et les caresses encore +plus douces. Nous ne pouvions nous rassasier du plaisir de nous +retrouver, du bonheur de nous regarder et de nous rappeler toutes les +épreuves par lesquelles il nous avait fallu passer pour être, l'un et +l'autre, affranchis de toute contrainte et de toute prévoyance importune +de l'avenir. + +Mon bâtiment, laissé au Robert, revint, quelques jours après, à +Saint-Pierre. Tout compte fait, chaque esclave nous était revenu à +quatre cents francs, et avait produit quatre fois autant: c'était un +bénéfice énorme. Je reçus cinq cents onces d'or pour ma part, et +je m'enivrai de l'orgueil d'être cité comme un capitaine capable et +entreprenant. Peu m'importait le genre de gloire que j'attachais à +mon nom! Pourvu que je fusse remarqué comme un marin intrépide et +un aventurier peu ordinaire, il n'en fallait pas plus à mon genre +d'ambition. Ce n'était pas de l'admiration que je voulais inspirer, mais +de la curiosité. Ma vanité trouvait son compte dans les succès que je +venais d'obtenir en m'enrichissant. Je n'en demandais pas davantage. + +Les esclaves que j'avais traités furent mis à _la forme_ pour qu'ils +eussent le temps de s'acclimater avant d'être employés sur les +habitations. Ils étaient, en général, de belle espèce; mais on les +trouva paresseux. Pepel, tout en me traitant en ami, n'avait pas choisi +mon lot dans les meilleures races. Je formai le projet de faire ma +seconde traite au Vieux-Calebar, près de Boni. On vantait la loyauté du +roi de ce premier établissement, et je me déterminai à aller le visiter. + + + + +15. + +TRAITE + +AU VIEUX-CALEBAR + + +Maître Pitre.--Duc. Ephraîm.--Amours et mariage au +Vieux-Calebar.--Fraïda.--Les nègres empoisonneurs.--Calme +plat.--Dangers.--Dévouement de Fraïda.--Jalousie.--Mort cruelle de +Fraïda et de Rosalie. + + +Je réarmai mon négrier pour une seconde opération, au grand déplaisir +de Rosalie, qui, encore une fois, fut obligée de se résigner à me voir +partir. On ne sait pas ce que les avantages que l'on obtient à la mer +imposent de zèle et d'activité. Mais combien aussi de grands succès +donnent de force pour nous aider à justifier la bonne opinion qu'ils ont +fait concevoir de nous! + +Pendant mon second armement, un matelot d'espèce singulière vint se +proposer à moi pour maître d'équipage. Je m'appelle _Pitre_, me dit-il, +et ce n'est pas pour me vanter, mais je suis bien un des plus mauvais +gueux que vous puissiez trouver, capitaine. + +--Et par quelle raison parais-tu vouloir m'accorder la préférence? + +--Ah! je vais vous conter mon affaire! Il y a quinze à seize ans que je +navigue, et j'ai fait plus de navires que vous n'en avez vu peut-être +dans toute votre vie. Eh bien! pas un des capitaines avec qui j'ai servi +n'a été fichu pour trouver ma marche; et j'ai envie de savoir si vous +parviendrez à me mâter, vous qui passez pour un solide. + +--Tu m'as l'air d'un vaillant matelot, et nous pourrons essayer de faire +quelque chose ensemble. Je te donne vingt gourdes par mois si tu vas +bien, et deux balles dans la figure si tu ne gouvernes pas droit. Cet +arrangement te convient-il? + +--Doublez la ration et je suis à vous; car tel que vous me voyez, je ne +serais pas fâché de trouver mon maître une fois au moins dans ma vie. + +--Allons, va pour les quarante gourdes et les quatre balles! Va-t'en, +avec ce billet, recevoir tes deux mois d'avances. Le reste viendra +ensuite quand tu voudras. + +J'appareillai pour le Vieux-Calebar, ayant complété mon équipage avec +quelques noirs esclaves que j'avais loués pour aller acheter à la côte +d'autres noirs esclaves comme eux. Ce moyen a été employé depuis par +plusieurs capitaines, et il n'est pas à dédaigner; car les matelots +nègres, sans être d'aussi bons hommes de mer que les blancs, sont, bien +moins sujets que ceux-ci à ces maladies qui, sur la côte d'Afrique, +enlèvent quelquefois tout un équipage européen dans l'espace de quelques +jours. + +Rien d'extraordinaire dans ma traversée. Seulement il prit fantaisie à +maître Pitre de me tâter, ainsi qu'il m'avait annoncé qu'il le ferait. +Un nègre de l'équipage fut envoyé sur la vergue de misaine, pour pousser +un boute-hors de bonnette. Comme il amarrait mal l'aiguillette, maître +Pitre le maltraita beaucoup. Ennuyé d'entendre ce braillard donner une +leçon scientifique à mon matelot maladroit, sur la manière d'amarrer +l'aiguillette d'un boute-hors, j'ordonne à Pitre d'aller montrer au +nègre ce qu'il ne pouvait réussir à lui faire comprendre en restant sur +le pont. Le drôle voltige sur le bout de la vergue de misaine; mais une +fois perché là, il se prend à m'injurier. Je sentis qu'il me fallait +conserver tout mon sang-froid, en présence de l'équipage, spectateur de +la lutte qui allait s'engager entre l'audace connue de maître Pitre et +mon énergie. «Mousse, dis-je à l'enfant qui me servait, va me chercher +une paire de pistolets, à la tête de ma cabine.» + +Je charge tranquillement mes deux pistolets: pendant ce temps, maître +Pitre continue à m'apostropher. Quand mes deux coups sont disposés, +j'ajuste mon homme comme une poupée au tir, et une balle lui siffle +aux oreilles; il secoue la tête: je vise un second coup.... «Arrêtez, +s'écrie-t-il alors, je suis blessé.» Et il descend furieux sur moi. +J'avais préparé la seconde de mes armes, et je me disposais à étendre +cette bête féroce à mes pieds. «Ah! si vous n'aviez pas un pistolet à +la main, s'écrie avec rage le forcené, je vous étoufferais comme une +caille.» + +A ces mots j'envoie mon pistolet par-dessus le bord, et j'attends mon +homme sans dire une parole, sans faire même un geste. Le misérable +s'arrête, me regarde de la tête aux pieds, et laisse échapper ces seules +paroles: «Capitaine, vous m'avez enlevé une oreille, j'amène pour vous +pavillon et je demande à être pansé.» + +--A être pansé, canaille! Tu te fais chef de révolte, et pour un bout +d'oreille tu demandes une emplâtre? Attends! + +Maître Pitre voit luire dans ma main un poignard que j'arrache à mon +second; il prend la fuite: je le poursuis autour de la chaloupe, +et, tout épouvanté, il parvient à se blottir comme un lièvre dans le +logement de l'équipage, où je dédaignai d'aller le punir de sa vaine +témérité et de son insolence. + +Jamais, depuis cette épreuve, je n'eus un matelot plus soumis, plus +alerte, ni plus attaché à ma personne. De tigre qu'il était, je le fis +chien de chasse. + +J'arrivai dans la rivière du Vieux Calebar, sans accident. La réception +qu'on me fit à mon entrée me donna l'indice du caractère de Duc-Ephraïm, +roi tributaire de cette partie de la côte d'Afrique. Elle fut froide et +elle ne répondit nullement à la politesse de mes avances. + +--D'où viens-tu, qui es-tu, que veux-tu? me fit demander Ephraïm par un +interprète. + +--Je viens de la Martinique; je me nomme Léonard, capitaine français, et +je viens t'acheter trois cents noirs. + +--Je n'aime pas les Français; j'ai déjà entendu parler de toi, et +tu auras tes trois cents noirs, si ta cargaison me plaît. Dépose tes +marchandises à terre, et file au large avec ton navire, de crainte +d'être surpris, comme tu l'as été à Boni, par les Anglais. Au bout d'un +mois tu reviendras voir si j'ai été content de ce que tu m'auras laissé. + +Les ministres d'Ephraïm me firent signe que je pouvais sortir. On me +prévint que l'on me donnerait le temps nécessaire pour débarquer mon +chargement. + +Je savais que Duc-Ephraïm était aussi loyal qu'il était dur avec les +Français. Quelques capitaines espagnols, mouillés dans le fleuve, +m'assurèrent que je pouvais sans danger me confier à lui: je n'hésitai +pas à lui abandonner mes objets de traite. + +Une belle négresse, tatouée sur la figure et parée d'un large collier +de grenat, venait souvent se promener près de la tente sous laquelle je +faisais placer mes marchandises. J'avais remarqué qu'un vieux noir, qui +paraissait exercer sur les autres nègres une certaine autorité, avait +plusieurs fois arraché ma jeune curieuse au plaisir qu'elle semblait +prendre à me voir au milieu de mes gens. «Capitaine, me dit Pitre, mon +maître d'équipage, je connais le pays et ces commères-là. Cette belle +_brune_ qui rôde autour de notre tente, en tient pour vous, et c'est au +moins une princesse. Mais, je vous en avertis, il faut jouer serré avec +ces espèces de chauve-souris sans ailes. Pour peu que le coeur vous +en dise, j'arrangerai l'affaire; mais, je vous le répète, veillez au +grain.» + +Maître Pitre, ayant cru deviner mes intentions, vint m'avertir un soir +que je pouvais me placer dans un large manguier qui ombrageait la case +de ma facile conquête. J'y montai à l'aide de mon confident, qui, deux +pistolets au poing, devait faire sentinelle, à une certaine distance. A +onze heures du soir, ma noble amante se glissa, par une lucarne de son +premier étage, dans le feuillage épais du manguier. Quel lieu pour un +tendre rendez-vous! Sans chercher à me dire un mot, la naïve Fraïda +m'accabla des caresses les plus vives et les plus ingénues que j'eusse +encore reçues, et je vis bien qu'en fait d'amour, les femmes de la +nature étaient au moins aussi avancées que celles de la civilisation. +Ces momens d'épanchement muet s'écoulèrent assez vite pour moi, mais +fort lentement, à ce qu'il paraît, pour maître Pitre, qui, à chaque +instant, toussait pour me manifester l'impatience qu'il éprouvait +de jouer si long-temps un rôle aussi passif. À minuit je quittai le +manguier, asile fort incommode de mes nouvelles amours. + +Le lendemain Fraïda ne se montra pas autour de ma tente. Le vieux noir +importun s'en approcha seul. Il me fit une grimace horrible. C'était le +prince, époux de ma belle négresse. + +Pour calmer ce mari irrité, il me prit envie de lui offrir un collier +en or, qui, je le supposais, aurait fini par revenir à Fraïda. Le prince +s'empara brusquement de mon collier; puis me montrant le manguier, il +me fit comprendre, par une pantomime énergique, que la chaîne dont je +venais de lui faire cadeau servirait à pendre Fraïda à l'arbre même +où elle avait trahi sa foi. Maître Pitre, témoin de ce dialogue muet, +s'écria: «Filons vite au large, capitaine; ces gueux-là nous joueraient +un mauvais tour; car ils aiment encore moins que nous à être faits... ce +que vous savez bien.» + +Le soir, je vis le vieux prince faire abattre avec colère en ma +présence, par des nègres, l'arbre témoin du premier rendez-vous de +Fraïda; et pour comble de mystification pour moi, ce mari si peu résigné +était venu, quelques minutes avant l'exécution du manguier, m'emprunter +les haches avec lesquelles il devait abattre le trône fort innocent de +mes fugitives voluptés. + +J'appareillai pour aller croiser quelque temps au large, pendant que +Duc-Ephraïm devait s'occuper de me composer une cargaison en échange des +objets que je lui avais confiés. + +Pendant la quarantaine que je fis dans le golfe de Guinée, un lieutenant +de vaisseau, commandant une corvette française, me visita. Vous avez +été expédié, me dit-il, pour aller chercher de l'huile de palme, du bois +d'ébène et de la poudre d'or, mais pourquoi avez-vous des panneaux si +larges? + +--Pour que ma cargaison soit plus aérée et ma cale plus saine. + +--Vos chaudières sont bien grandes et votre cuisine bien vaste? + +--C'est que mon équipage est nombreux et qu'il aime beaucoup la soupe. + +--Et ces fers que vous avez dans la cale, que voulez-vous en faire? + +--Je veux les vendre aux souverains de la côte, qui, à mon dernier +voyage, m'ont donné une commande pour que je leur apportasse des chaînes +destinées à enferrer leurs nègres mutins. + +--Ne réserveriez-vous pas plutôt ces chaînes à votre propre usage? + +--Croyez-vous donc, monsieur, que si je voulais faire la traite, +j'arriverais sur la côte d'Afrique sans cargaison? Vous avez cherché +dans ma calle des objets d'échange, et vous n'y avez trouvé que du lest. +Pensez-vous que ce soit avec des cailloux que l'on achète des noirs à +Boni ou à Bénin? + +Mes réponses et mes objections ne parurent satisfaire que fort +médiocrement les scrupules de mon capitaine-visiteur; mais comme mes +expéditions se trouvaient en règle et que ma cale ne renfermait que du +lest, il me laissa aller, en apposant son visa sur mes papiers. + +Au bout de mon éternel mois de croisière d'attente, je rentrai au +Vieux-Calebar. Ephraïm m'avait tenu en partie parole. Ma cargaison lui +avait plu; mais il n'avait pu réunir encore que deux cent vingt esclaves +arrivés de l'intérieur. Il avait en vain menacé les princes à qui il +avait envoyé des objets d'échange, d'aller en personne leur arracher les +contingens qu'ils lui avaient promis. La _marchandise_ était rare. Il me +proposa, au cas où je voudrais partir avec mes deux cent vingt esclaves, +de me faire un billet pour quatre-vingts noirs payable à mon prochain +voyage ou à mon ordre. Mon équipage commençait à ressentir la +pernicieuse influence du climat; mes vivres s'épuisaient. Je me décidai, +après mûre délibération, à accepter le billet d'Ephraïm et à partir. + +«Avant que tu ne nous quittes, me dit celui-ci, je veux te donner une +idée de la manière dont s'exécute la justice dans mon royaume. Tu +vois bien, ajouta-t-il, l'heure qu'il est à ces grosses montres (il +me montrait des chronomètres, dont les capitaines anglais avaient fait +présent à ce barbare). Eh bien! trouve-toi auprès de la case du prince +Boulou, quand l'aiguille sera arrivée là, et tu y verras un beau +spectacle. + +Ephraïm me fit entendre ces mots en mauvais anglais. Mais je compris +trop bien qu'il s'agissait de Fraïda. A six heures, fidèle au +rendez-vous que m'avait donné le roi, j'étais près de la case de cette +infortunée. + +La foule entourait déjà le tronc du manguier nouvellement abattu par les +ordres du prince Boulon. Une négresse, couverte d'un voile blanc, paraît +au milieu des marabouts. On l'attache au pied de l'arbre, assise sur un +amas de feuilles sèches arrosées d'huile de palma-christi. A mon aspect, +la multitude m'ouvre un passage pour me laisser voir à mon aise la +victime qu'on allait immoler. Je reconnais, dans cette malheureuse, la +pauvre Fraïda. A l'indignation que je manifestai un drogman s'approcha +de moi, et me dit que seul je pouvais arracher la malheureuse au +supplice qu'on lui préparait. + +--Parle! que faut-il pour cela? + +--Que tu fasses un cadeau à son mari, et que tu consentes à épouser la +condamnée. + +--Qu'exigé ce vieux nègre pour la rançon de Fraïda? + +Après avoir pris avis du prince Boulou, qui présidait aux préparatifs de +l'exécution, le drogman me fait savoir que le mari se contentera de +deux de mes canons, d'une provision de poudre et d'une belle paire de +pistolets. + +--Je n'ai à bord que six canons. Le misérable en aura deux; mais qu'il +me livre de suite sa victime. + +--Oui, capitaine, mais il faut avant tout épouser Fraïda, et faire +encore des cadeaux aux prêtres. + +--Eh bien! comment se marie-t-on ici? Qu'on fasse vite: je consens à +tout. + +A la rapidité de mes gestes, tous les assistans devinèrent ma +résolution. On enlève Fraïda à son bûcher, on me porte en triomphe; et +dans une grande case, où quelques frétiches en bois étaient élevés +sur une manière d'autel, le _grand marabout_ nous donne la bénédiction +nuptiale; mais je ne saurais trop dire ici quelle espèce de bénédiction, +tant elle me sembla ridicule et dure à supporter. Certes il ne fallut +rien moins que l'envie que j'avais d'arracher ma pauvre Fraïda à +ses bourreaux, pour supporter une ablution aussi dégoûtante et aussi +grotesque que celle dont je fus inondé.[5] La cérémonie cependant +s'acheva, à la grande satisfaction des barbares du pays. + +[Note 5: Historique.] + +Mon équipage ne me vit pas sans peine me démunir d'une partie de +l'artillerie du navire, pour racheter ma belle négresse. Mais l'empire +que j'exerçais à bord était absolu. J'ordonnai et l'on obéit: les deux +caronades passèrent de _la Rosalie_ dans la case du prince Boulou. + +Fraïda ne tarda pas à me dédommager des sacrifices que j'avais faits +pour la sauver. En arrivant à bord, elle me fit comprendre avec beaucoup +d'intelligence, par ses signes, que j'aurais dû visiter mes esclaves, +pour m'assurer qu'ils n'avaient pas emporté de poison avec eux. Bientôt +je les fis venir deux à deux sur le pont, et après avoir examiné +l'intérieur de leur bouche, leur chevelure, l'interstice de leurs doigts +de pied, nous eûmes lieu de nous applaudir d'avoir suivi les avis +de Fraïda. Quelques uns de ces malheureux étaient parvenus à cacher, +enveloppés dans les petites noix du pays, des poisons végétaux qu'ils +croyaient pouvoir impunément conserver sous leur langue ou entre +leurs orteils. J'avais enfin affaire à ce qu'on nomme des nègres +empoisonneurs. + +Sous quels terribles auspices commença ma traversée! Les esclaves que +je faisais monter alternativement sur le pont par escouades de dix ou +douze, pour leur faire respirer un air moins infect que celui de la +cale, cherchaient sans cesse à s'approcher des chaudières de l'équipage, +et sans cesse j'étais obligé d'ordonner à mes hommes, trop négligens, +d'éloigner ces misérables de la cuisine où se préparaient nos alimens. +Un matin, je surpris Fraïda écoutant avec attention, l'oreille collée +sur la cloison qui séparait ma chambre de la cale, la conversation +que quelques esclaves entretenaient à voix basse, croyant n'être pas +entendus d'elle. Ma négresse me fit comprendre qu'il s'agissait de +quelque chose de sérieux. Je crus que les nègres avaient formé le +projet de se révolter, et je redoublai de surveillance. A l'heure où +le cuisinier distribuait la soupe à l'équipage, Fraïda, les traits +tout décomposés, se jette entre le cook et les matelots qui allaient +s'emparer de leurs gamelles. J'accours, et je devine aux gestes de +ma négresse, qu'elle accuse les noirs qui se trouvaient sur le pont, +d'avoir jeté du poison dans les marmites de l'équipage. + +Indignés de cette révélation, mes hommes sautent sur leurs pistolets et +leurs poignards; ils veulent frapper les coupables qu'on accuse. Je leur +ordonne d'attendre en silence l'épreuve à laquelle je veux soumettre les +accusés. Ils attendent. + +Je m'empare des gamelles qui contenaient la soupe des matelots. Je les +place au milieu des nègres groupés sur le gaillard d'avant. Je donne à +chacun d'eux une cuiller et je leur commande à tous de manger. Entourés +des matelots et de mes officiers, armés jusqu'aux dents, les nègres +s'asseoient autour des gamelles et ils mangent paisiblement et en +souriant, toute la soupe qu'ils sont accusés d'avoir empoisonnée. Leur +sécurité me déconcerte, et je crois que Fraïda m'en impose ou qu'elle +s'est trompée. Le funeste repas s'achève: un des nègres demande de +l'eau; on lui en donne, et bientôt ses autres camarades se jettent avec +fureur sur le bidon qu'on leur présente, pour étancher la soif démesurée +qu'ils semblent éprouver. Deux ou trois d'entre eux poussent bientôt des +cris horribles et se roulent convulsivement sur le pont. Tous expirent +au milieu des douleurs les plus atroces. Fraïda venait de nous sauver! +Les cadavres gonflés des empoisonneurs restèrent quelque temps étendus +sur le gaillard d'avant. Je voulus que tous les esclaves les vissent, +pour apprendre à craindre ma prévoyance et à redouter le châtiment +que j'avais fait subir à leurs camarades. La leçon produisit deux bons +effets: mes noirs se défièrent de moi plus qu'ils ne l'avaient fait +encore, et mes gens redoublèrent de surveillance. + +J'avais su au reste me créer un moyen de police autre que celui que je +devais attendre de l'activité de mon équipage. On se rappelle peut-être +les deux chiens qu'à son départ de la Martinique pour France, m'avait +laissés mon frère. Ces animaux m'avaient suivi dans mon voyage au +Vieux-Calebar. Je devinai, en parcourant ma cale avec eux au milieu des +noirs, l'usage que je pourrais tirer de leur instinct. Mes deux dogues +devinrent les surveillans les plus redoutables pour les esclaves; et +lorsque, la nuit, les antropophages que j'avais dans les fers sautaient +sur leurs voisins pour les dévorer, mes chiens intervenaient, et leur +aspect épouvantait des cannibales que la peur de la mort n'aurait pas +fait sourciller. Chose admirable! jamais on ne vit ces deux animaux +manger les alimens que leur présentaient les esclaves. On aurait dit +qu'ils avaient senti, avant nous, le danger de recevoir quelque chose +de la main de ceux qui devaient naturellement être leurs ennemis et les +nôtres. + +Ma traversée, commencée sous d'aussi tristes auspices, devait être +malheureuse jusqu'au bout. A deux cents lieues environ de la côte +d'Afrique, des calmes opiniâtres enchaînèrent, pour ainsi dire, mon +navire sur une mer qu'aucune brise ne venait animer. Je restai vingt +jours dans cette position désespérante, où l'on semble destiné à périr +du supplice da la faim, au milieu de l'Océan, et sous l'ardeur d'un ciel +immobile et inexorable. + +Vers le vingtième jour de calme, quelques orages éclatèrent et me +permirent de faire un peu de route. Des brises inconstantes, dont je +sus profiter, m'éloignèrent un peu des parages où je croyais avoir +à redouter le plus la continuation du calme. Les vents alisés me +favorisèrent enfin pendant plus d'une semaine, pour m'abandonner ensuite +et me laisser dans la situation où ils m'avaient pris. Ma provision +d'eau s'épuisait, et je ne pouvais cependant conserver mes esclaves +qu'en leur distribuant la ration accoutumée. Une maladie terrible se +manifesta parmi eux et au sein de mon équipage même. L'ophthalmie, +affection trop ordinaire dans ces parages, avait réduit le plus grand +nombre à l'état d'une cécité presque complète. + +Et pas un souffle de vent sur cette mer si tranquille, qui semblait, par +son immobilité, se plaire à allumer dans mon âme les sentimens les plus +impétueux! Quel contraste entre la rage et le désespoir de tout cet +équipage, et le calme irritant de ces flots! Un nuage venait-il à +s'élever sur l'azur de ce ciel d'airain, vite l'espoir brillait sur nos +figures abattues. On tendait les prélats, pour recueillir la pluie +qui semblait vouloir nous inonder; on bordait toutes les voiles, pour +recevoir la brise que le nuage nous promettait, et le nuage passait +sur nos têtes brûlantes, sans nous jeter un souffle de vent, sans nous +laisser tomber une seule goutte d'eau!.... + +Quinze jours se passent de la sorte. Le sommeil avait fui mes yeux +brûlans. Mes nègres, malades et presque aveugles, pouvaient se promener +en toute liberté sur le pont. Je n'avais plus à redouter ces malheureux, +errant à tâtons, comme des ombres, autour de mes pauvres matelots +aveugles comme eux. Mon second, vieux et épuisé, meurt près d'un jeune +chirurgien, dont les soins et l'art ont été si vains contre le fléau.... + +Pitre, le seul dont l'énergie a répondu à mon courage, remplace mon +second.... A chaque instant, il vient me prévenir que l'eau diminue, +que le nombre des malades augmente, et que nous sommes encore loin de +terre.... + +--Que veux-tu que j'y fasse? Dépend-il de moi d'avoir de la brise? Oh! +s'il ne fallait que jouer ma vie contre mille chances de mort, +bientôt je vous arracherais tous aux terribles angoisses que vous +éprouvez...Mais.. + +--Mais, capitaine, tous ces nègres aveugles, qui dévorent nos vivres, ne +sont plus bons à rien.... Ils donnent leur mal à ceux qui, dans la cale, +sont encore bien portans. En supposant que la brise nous vienne, nous +n'avons même plus assez d'eau, à une demi-bouteille par jour, pour tout +ce monde.... + +--C'est le malheur le plus cruel qui m'ait encore accablé! Ceux qui +succomberont on les jettera à la mer, à l'instant même... + +--Ça ne sauvera pas ceux qui peuvent encore vivre jusqu'à la Martinique. +L'équipage déjà murmure. + +--Qu'il s'avise de se révolter, et bientôt il aura ma vie ou j'aurai +celle du dernier misérable qui voudrait m'imposer une seule volonté, ou +se hasarder même à me donner un conseil. + +Pitre retournait, après des entretiens semblables, sur mon +gaillard-d'avant, regarder si au large il n'apercevrait pas, au +frémissement des flots, quelque petite apparence de brise. Mais +rien..... rien.... Les jours se passaient dans le désespoir, les nuits +venaient et s'écoulaient aussi cruelles que les jours... Pas un souffle +de vent: rien que des mourans étendus sur mon pont, et des morts à jeter +à chaque instant par dessus le bord.... + +--Nous n'avons plus d'eau que pour quelques jours, capitaine, vient +encore me dire Pitre. Le petit Tanguy, ce vaillant petit matelot qui +avait si mal aux yeux, s'est jeté à la mer, ne pouvant plus endurer la +soif; ses camarades doivent venir vous demander que vous leur fassiez +sauter la tête, puisque vous ne voulez pas faire autrement... + +--Puisque je ne veux pas!.... Que veulent-ils donc, que veux-tu +toi-même, misérable? + +--Moi, mon capitaine, je veux mourir avec vous, voilà tout; et s'il ne +vous fallait que ma ration d'eau pour vous faire vivre un quart d'heure +de plus, l'affaire, allez, serait bientôt faite. Mais ces nègres qui +vont tous décamper un à un, nous épuisent, et nous crèverons tous après +eux, tandis que.... Vous nous avez demandé deux jours pour vous décider, +et en voilà quatre que nous languissons entre la vie et la mort. Il vaut +mieux faire comme le petit Tanguy. + +Comme Pitre prononçait ces mots qui me déchiraient, j'entends le bruit +d'un homme qui tombe à la mer. + +--Est-ce encore un nègre qui vient de mourir? + +--Non, capitaine; nos gens disent que c'est Leraide, que vous veniez +de nommer maître d'équipage à ma place, qui s'est jeté lui-même à l'eau +avec un boulet au cou. + +--Et personne ne l'a empêché de commettre cette lâcheté? + +--Pourquoi ça? Ce sera une ration de plus pour les restans. Et dans peu +nous sommes quatre ou cinq à qui vous entendrez faire aussi leur sac le +long du bord! + +--Allons, puisqu'il le faut, et que je ne veux pas avoir à me reprocher +la perte de ceux qui, avant tout, sont les miens, accomplissez votre +infernal projet à la face de ce ciel exécrable que je voudrais pouvoir +faire crouler sur ma tête. + +Je descends égaré dans ma chambre: je me bouche les oreilles; je +prends un pistolet chargé. Mais cette arme était suspendue au-dessus du +portrait de Rosalie. Je jette un regard sur celle figure si noble, si +touchante, comme pour lui faire mes derniers adieux... J'entendais à +chaque instant tomber le long du bord des hommes qui criaient, et dont +je croyais entendre aussi les mains s'accrocher sur les bordages qui +me séparaient d'eux. Fraïda descend, se précipite à mes genoux, avec la +joie dans les regards: elle me fait comprendre, par ses gestes rapides, +qu'elle a vu la brise venir... Je saute comme un fou sur le pont: le +ciel s'est couvert de nuages, la nuit me paraît plus fraîche. «Arrêtez! +c'est assez... Je vous ordonne de suspendre cette atroce exécution!...» +Mes hommes obéissent: ils s'élancent sur les manoeuvres, nos voiles +s'enflent... Nous allons enfin quitter le lieu qu'une scène épouvantable +a rempli d'horreur pour moi... Mais, non: nous nous sommes trop +tôt flattés, et la brise meurt encore une fois dans nos voiles, qui +continuent à battre lentement, à chaque coup de roulis, notre mâture +fatiguée.... + +La nuit s'écoula silencieuse et morne... mes matelots seuls paraissaient +avoir repris un peu de confiance. Fraïda, agenouillée sur le dôme, +semblait prier, en élevant ses mains vers le ciel, la figure d'un des +dieux de son pays, qu'elle avait religieusement emportée avec elle. + +Quel spectacle le jour naissant offrit à mes yeux, déjà accablés de +la vue de tant de maux! Un vaisseau, qui apparemment venait de nous +approcher à la faveur d'une folle brise qui s'était éteinte sur le point +où il se trouvait, nous apparut comme un fantôme au milieu de ces mers +sur lesquelles semblait s'être étendu un crêpe funèbre. Il était à deux +portées de canon de nous, se balançant dans le calme avec son énorme +mâture battue par les voiles dont il était couvert. En nous apercevant, +il mit trois embarcations à la mer. J'observai deux de ses canots, +qui, au lieu de se diriger sur nous, nagèrent sur notre arrière. À la +longue-vue, je suivis attentivement leur manoeuvre, et bientôt je les +vis lever leurs rames, et retirer de l'eau un objet que je craignis +d'abord de trop bien reconnaître.... Je ne pus long-temps douter de mon +malheur: c'était un de nos nègres aveugles, qui jeté dans la nuit à la +mer, était parvenu à rester à flot jusqu'au jour. Les gestes menaçans +des Anglais, rôdant dans les embarcations, pour chercher les autres +esclaves qui surnageaient encore, m'apprirent ce que j'avais à redouter +de leur trop juste indignation.... Les canots paraissaient armés: l'un +d'eux retourna à bord du vaisseau; et, après avoir rallié ensuite les +deux autres, tous trois nagèrent sur nous. Je ne pouvais long-temps +résister à des attaques que le vaisseau aurait pu renouveler sur +un équipage aussi faible et aussi exténué que le mien. Nous étions +perdus.... + +Un pavillon rouge s'élève à l'extrémité du mât de misaine du navire +ennemi: c'est le signal de la sanglante exécution qu'on nous prépare. +Une casaque de matelot est hissée au bout de sa grand'vergue, comme un +hommeau haut d'une potence: c'est là l'indice fatal du sort inévitable +qui nous est réservé. + +L'officier commandant une des embarcations me crie, une fois rendu +près du bord: _Rendez vous, brigands!_ Je ne sais ce que j'allais lui +répondre, lorsque je vois monter sur le pont maître Pitre, qui, tout +jaune et les bras nus, se présente aux Anglais, après s'être traîné +jusqu'aux bastingages, avec quelques autres matelots, livides comme lui: +_Sauvez-nous_ s'écrie-t-il, _nous ne demandons pas mieux que de nous +rendre nous nous mourons sauvez-nous_!.... + +Jamais je n'avais vu de malades plus effrayans que ces malheureux, +tendant leurs bras supplians et décharnés aux Anglais stupéfaits.... +Ceux-ci, saisis d'effroi à la vue de ces cadavres ambulans, hésitent à +nous aborder. Leurs canots ont levé subitement leurs rames. + +--Qu'avez-vous donc à votre bord? me demande l'officier, du ton de voix +le plus ému. + +--Une maladie affreuse qui nous dévore. + +Je venais de comprendre le mot de l'énigme que maître Pitre m'avait +donnée à deviner, et ma réponse venait de m'être dictée par la ruse que +j'avais comprise à temps. + +Les Anglais se concertent entre eux: l'attaque est suspendue. Au bout +d'un moment, l'officier, en renonçant à nous aborder, ordonne de faire +feu sur nous. La fusillade commence et s'engage des deux côtés; mais +avec elle une brise inattendue, cette brise que nous invoquions si +inutilement depuis tant de jours, s'élève; elle frémit dans notre +gréement et dans nos voiles arrondies. Le navire glisse sur la surface +de la mer que verdit la risée. Je commande alors le feu de toutes mes +caronades sur les embarcations anglaises. _Tenez, chiens,_ leur dis-je +au porte-voix, _voilà mes adieux;_ et aussitôt, mon pavillon tricolore +flotte au bout de mon pic, qui cède à la douce pression du vent. Le +vaisseau veut m'appuyer la chasse; mais avant d'orienter sur moi, il +faut qu'il embarque les trois canots qu'il a mis à la mer. _La Rosalie_, +si légère, si fine marcheuse, coule pendant ce temps, avec la rapidité +d'un oiseau, sur les flots que le lourd vaisseau ne fend qu'à peine, +avec une brise trop faible pour lui. Nous lui échappons enfin, et nous +respirons. + +--- Comment avez-vous trouvé ma maladie? me demanda alors maître Pitre. + +--Excellente, mon brave garçon; elle nous a sauvés. Et avec quoi t'es-tu +donc barbouillé de la sorte? Tu avais l'air d'un spectre. + +--Vous voyant embarrassé, je me suis frotté la figure, les bras et la +poitrine, avec l'eau de safran que nous mettons dans le riz, et nos +gens, ma foi, en ont fait autant. Ma fièvre jaune nous a tous guéris +d'une fameuse peur, n'est-ce pas, mon capitaine? C'est qu'ils nous +auraient tous pendus au moins, les canailles, pour le demi-cent de +nègres que nous avons envoyés hier par dessus le bord! + +S'il nous avait été permis de nous livrer à la joie dans ce moment, nous +aurions sans doute célébré notre triomphe par quelque bonne orgie, car +déjà le vaisseau anglais, vaincu dans ce combat si inégal, ne se voyait +plus qu'à l'horizon. Mais nous ne pouvions encore nous abuser sur la +longueur de la route qui nous restait à faire, et sur le peu de vivres +que nous possédions. Le vent, qui nous avait si heureusement tirés de +dessous la volée de l'ennemi, continua à nous favoriser; mais bientôt +un nouveau contre-temps vint nous consterner. Une voie d'eau se déclara: +nous sautons aux pompes et nous parvenons à peine à les franchir. Le +navire, déjà vieux, avait souffert dans ses hauts, de la chaleur à +laquelle il avait été exposé pendant nos longs calmes; et au dessous de +la flottaison, quelques coutures paraissaient même s'être ouvertes par +l'effet de la disjonction des bordages. En passant des grelins sous la +quille du navire, et en virant au cabestan, à peu près comme on +serre une malle avec un bout de corde, nous parvînmes, il est vrai, à +rapprocher un peu les étraques du bâtiment. Mais quelle extrémité! Il +fallut ne plus quitter les pompes et employer sans cesse nos esclaves +à les faire agir. Tant de fatigues, jointes aux privations que nous +éprouvions depuis trop longtemps, épuisèrent le reste de nos forces. +Moi-même, je tombai malade à côté de ceux de mes matelots qui s'étaient +couchés expirans sur le pont. Maître Pitre résista le dernier, mais il +finit aussi par ne plus pouvoir rester à la barre, qu'il avait tenue +tant que son courage lui avait permis de gouverner le navire. Les nègres +enfin devinrent maîtres du bâtiment coulant presque bas d'eau et à peu +près dépourvu de vivres. + +La première idée des esclaves fut de nous massacrer. Je les voyais +quitter les pompes et s'assembler devant pour délibérer. Puis, pensant +probablement à l'embarras qu'ils éprouveraient à diriger le navire sans +nous, ils revenaient aux pompes, pour ne pas laisser couler _la Rosalie_ +sous leurs pieds. C'est alors qu'ils me faisaient entendre les plus +horribles menaces. Mais chaque fois qu'ils s'avançaient furieux, comme +pour me dévorer, Fraïda leur présentait, en se jetant à genoux, la +pagode, le _grigri_,[6] qu'elle avait conservé sur elle, et à l'aspect +de ce signe révéré, élevé vers les cieux, dans les mains suppliantes de +Fraïda, les plus irrités reculaient en rugissant. + +[Note 6: C'est le nom que les nègres de la Côte donnent à leur +amulette».] + +L'un d'eux, bravant cependant tous les efforts et les prières de ma +négresse, s'avança, le couteau levé, pour me percer sur le matelas où +j'étais étendu sans mouvement et presque sans vie; mais alors mes deux +chiens, qui veillaient sans cesse à mes côtés, s'élancent sur l'esclave +forcené, et le déchirent au milieu des autres noirs, sans que ceux-ci +osent braver la fureur de ces animaux dont la faim n'a servi qu'à +exalter l'énergie. Bientôt la superstition, succédant à la colère, +s'empare des révoltés. Ils regardent comme un juste châtiment du ciel la +mort que mes deux chiens ont donnée au nègre qui, pour me tuer, n'a pas +craint de dédaigner le signe protecteur que Fraïda a opposé à sa rage. +Le cadavre qu'abandonnent mes dogues, est enlevé par les noirs, qui +achèvent de le mettre en lambeaux pour le manger.... + +Ce festin d'antropophages se fait sous mes yeux: les cris d'allégresse +de ces horribles convives bourdonnent à mes oreilles affaiblies; car +j'avais eu le fatal avantage de conserver toute ma raison malgré les +douleurs excessives qui m'enchaînaient inanimé, depuis tant de jours, +sur le pont brûlant de mon navire. + +Auprès de moi, sur le gaillard d'arrière, étaient venus tomber et +expirer, sans murmurer une seule plainte, la plupart de mes matelots. +Leurs cadavres putréfiés étaient restés à la place même où ces +malheureux s'étaient traînés pour chercher un refuge contre la fureur +des esclaves; mais toutes les fois que les noirs avaient voulu s'emparer +de leurs corps pour les lacérer ou les dévorer, mes chiens, plus enragés +encore que les nègres, avaient fait reculer les cannibales épouvantés. +Pitre, moins malade que moi, essaie de porter sa main mourante sur la +barre, pour remettre le navire en route; mais la fièvre redoublant avec +les efforts qu'il veut faire, le replonge dans le plus affreux délire et +l'abattement de la mort. + +_La Rosalie_, presque remplie d'eau, poussée, sans être manoeuvrée, par +les vents alises, tantôt revient au vent, et tantôt reprend sa route, +livrée à l'impulsion de la brise qui siffle dans sa voilure désorientée. +Les nègres, effrayés de la position où ils se trouvent, commencent à +devenir plus menaçans qu'ils ne l'avaient été encore: chacun de ceux qui +succombent sert aussitôt d'aliment aux autres. + +Pour moi, j'entrevoyais sans effroi le moment où, n'ayant plus de +vivres, ils viendraient, malgré Fraïda, s'emparer de moi et de ceux de +mes hommes qui existaient encore. A chaque coup de roulis, leurs +cris m'annonçaient leur épouvante; puis ils venaient, comme un flot +tumultueux, pour fondre sur nous, et s'arrêtant tout à coup, leurs +effroyables menaces succédaient à leurs premiers _hourra_ de carnage! + +Je ne sais combien de jours je restai dans cette position, plus cruelle +mille fois que la mort la plus horrible.... + +Un matin, des cris inaccoutumés se firent entendre sur le gaillard +d'avant, où les nègres avaient l'habitude de s'entasser comme pour se +décider à nous massacrer. Je vois une cinquantaine de cas malheureux +monter pour la première fois dans les haubans, et se livrer aux +démonstrations de la joie la plus bruyante. Fraïda, qui comprend les +mots qu'ils échangent énergiquement entre eux, court devant et +revient presque aussitôt m'expliquer qu'on aperçoit quelque chose +d'extraordinaire non loin de nous. Cette nouvelle si inattendue me +retira à peine de la stupeur dans laquelle l'excès de mes maux m'avait +jeté: je ne pouvais plus que souffrir. + +Cependant, au bout d'une ou de deux heures de tumulte parmi les nègres, +j'entendis, sans pouvoir lever la tête, bruire sur les lames un bâtiment +qui semblait nous approcher; et un instant après je distinguai une +mâture et des vergues au dessus de nos bastingages. Des matelots blancs +sautent à bord: à l'aspect de tant de cadavres à moitié rongés, d'un +navire presque coulé, de cette voilure déchirée et de ce gréement +délabré, nos libérateurs paraissent éprouver un sentiment d'épouvante et +d'horreur. Mais la pitié l'emporte. Un d'eux s'approche de moi, avec +une sorte d'effroi, et presque en tremblant, me demande en anglais si le +capitaine du navire existe encore. A ces mots: _c'est moi_, qui sortent +de mes lèvres expirantes, il ordonne à ses gens de me transporter à +son bord, avec les autres hommes de l'équipage à qui il reste encore un +souffle de vie. Fraïda et mes fidèles chiens suivent le cadre sur lequel +on m'enlève aux scènes affreuses qui ont si long-temps fatigué mes yeux. + +C'était une patache de la douane de la Dominique, qui venait de nous +rencontrer, en louvoyant au vent du canal. Nous n'étions qu'à six ou +sept lieues dans l'est de cette île, sur laquelle les vents alisés nous +avaient poussés en latitude depuis que la manoeuvre du navire avait été +abandonnée. + +Quelque sévères que fussent les Anglais pour les négriers, le capitaine +de la patache nous prodigua toute espèce de soins. Il mit quelques uns +de ses hommes à bord de _la Rosalie_, pour la ramener au Roseau, sous +son escorte. Le soir, on nous débarqua sur des cadres dans cette petite +ville anglaise. Mon état de maladie ne permit pas au Gouverneur de +me faire emprisonner, en attendant le châtiment auquel je devais être +condamné; on se contenta de me déposer dans une maison, aux portes de +laquelle furent placées deux sentinelles. Un médecin me vit. J'obtins la +permission de conserver auprès, de moi Fraïda, qui en touchant une +terre anglaise, était devenue libre, comme tous les autres noirs de la +_Rosalie_. + +Cette bonne Fraïda! Sans comprendre un seul mot d'anglais, sans pouvoir +entendre ce que je lui disais, sans connaître enfin aucun des usages +d'un pays si nouveau à ses yeux, elle sut deviner qu'il s'agissait pour +moi d'une arrestation. Des esclaves du Vieux-Calebar, qu'elle avait +connus avant leur captivité, et qu'elle rencontra au Roseau, lui +apprirent qu'en traversant les sept lieues de canal qui séparent la +Dominique de là Martinique, on pourrait m'arracher au sort que me +préparaient les Anglais, si je parvenais à me rétablir. + +Un soir, Fraïda accourt tout effarée auprès de mon lit; un vieux nègre +la suivait, marchant péniblement. Elle ôte à ce noir la chemise de +gingas dont il est vêtu, et le pantalon de toile qu'il porte; et, sans +savoir encore ce qu'elle prétend faire, je lui laisse passer sur mes +membres exténués et cette mauvaise chemise et ce pantalon en lambeaux. +Puis, ses mains trempées dans une infusion qu'elle a apportée avec elle, +me noircissent le visage, le cou, la poitrine et les mains. Alors elle +m'arrache de mon lit: quelque affaibli que je sois, je trouve encore +assez de force, dans la confiance que me donne Fraïda, pour marcher et +la suivre, appuyé sur son bras. Les soldats placés en sentinelles à la +porte me laissent sortir, croyant voir encore aux côtés de Fraïda le +vieux nègre avec lequel elle est entrée. Dès que nous nous trouvons +assez éloignés de la maison pour n'être plus aperçus dans l'obscurité, +deux robustes noirs s'emparent de moi, et me portent, accablé des +efforts que j'ai faits jusque-là, dans une pirogue, où s'embarque aussi +ma libératrice. Au moment de quitter le rivage, j'entends des aboiemens: +ce sont mes deux chiens, qui ne me retrouvant plus dans la maison où +j'étais détenu, sont parvenus à découvrir la pirogue. Ils s'embarquent +aussi avec nous, ces deux fidèles compagnons de mes infortunes; +et bientôt nous nous dirigeons sur la Martinique, dans notre frêle +embarcation, conduite par les deux nègres, compatriotes de ma Fraïda. + +Rosalie me revit encore mourant. Elle crut, en me pressant sur son +coeur, qu'il était dans sa destinée de me rendre une seconde fois à +la vie. Cette confiance, qui donnait à son empressement à me secourir +quelque chose de céleste, me la faisait regarder comme mon ange sauveur, +et la pauvre Fraïda s'aperçut que désormais la reconnaissance que je +devais à son amour, à son dévouement, serait partagée. Rosalie lui +témoigna la plus touchante bienveillance. Mais, dès le moment où ma +négresse se crut sacrifiée, elle cessa d'avoir auprès de moi cette vive +gaîté que lui avait inspirée la satisfaction de m'avoir arraché à tant +de dangers. Muette, presque inanimée auprès de mon lit de douleur, +elle ne recevait qu'avec indifférence les marques d'intérêt que Rosalie +s'efforçait de lui prodiguer. Ses yeux, sans cesse fixés sur les miens, +paraissaient épier toutes les pensée? qui n'étaient pas pour elle, et me +reprocher de lui avoir caché l'attachement que j'avais pour une femme à +laquelle je n'étais pas marié. Fraïda se crut trahie par moi. + +Rosalie croyait avoir à m'apprendre une circonstance que mon état de +maladie extrême n'avait pu m'empêcher de remarquer: elle allait être +mère. Elle me l'annonça devant Fraïda, et celle-ci comprit trop bien mon +bonheur et celui de sa rivale. «Oui, répétais-je à Rosalie, je vivrai +pour toi, pour notre enfant; ou, si la mort vient m'arracher à mes plus +chères illusions, je te laisserai, en descendant au tombeau, le nom que +tu dois porter: tu seras l'épouse de l'homme qui t'a le plus aimée.» + +Fraïda ne voulait plus me quitter, et cependant elle semblait voir +avec impassibilité les tendres soins que me prodiguait Rosalie, et les +caresses que je recevais d'elle avec tant d'amour et de reconnaissance. + +Un soir, Rosalie cherchait, en me parlant de ses projets sur l'avenir, +à bercer mon imagination attristée de tous ces rêves de bonheur qui +rendent l'amour si doux et l'espérance si séduisante. «Échappé comme +par miracle à tous les dangers qui ont assailli ta vie, à toutes les +souffrances qui ont altéré ta santé, avec quel plaisir, me disait-elle, +tu retrouveras dans mes soins, dans mon amour, cette tranquillité qui +seule peut te convenir maintenant! Et notre enfant, comme il t'aimera: +élevé par moi, il aura mon coeur! Et puis, mon ami, nous avons une +grande dette à acquitter envers cette excellente femme.» Elle me +montrait Fraïda. «C'est à elle que je dois ta conservation, et mon +devoir sera de la rendre heureuse, autant que je le serai moi-même +auprès de toi.....» Une des mains de Rosalie reposait dans la +mienne. Fraïda, à l'expression de la physionomie de mon amie, semble +s'apercevoir que nous parlons d'elle avec intérêt: elle prend mon autre +main, du côté du lit, près duquel elle était assise. En reportant mes +regards sur Rosalie, je crus remarquer de l'altération dans ses traits, +qui, une seconde auparavant, brillaient d'espoir et de plaisir: sa main, +palpitante sous mes doigts, se glace et se contracte horriblement. Je +veux appeler du secours: Fraïda se lève, et retombe convulsivement sur +sa chaise; et, en souriant avec une expression qui me remplit d'effroi, +elle me montre, du côté opposé, Rosalie déjà étendue sans mouvement!.... +Je crie, je me soulève égaré sur mon lit, et autour de moi je ne +vois plus que deux cadavres... A mes cris, les mulâtresses de Rosalie +accourent: je retombe sur ma couche, en proie au désespoir le plus +violent, au délire le plus affreux. Le mot horrible de _poison_ retentit +à mon oreille épouvantée.... Fraïda, en faisant respirer une fleur +à Rosalie, venait de porter la mort dans le sein de sa rivale, et +de s'empoisonner elle-même, après avoir rassasié ses yeux mourans du +spectacle du trépas de sa victime. + +Je ne repris l'usage fatal de mes sens que long-temps après cette scène +d'horreur et d'épouvante. En me réveillant du songe terrible qu'il me +semblait avoir fait, je cherchais auprès de moi, à mes côtés, celle +dont je croyais encore avoir pressé la main, il n'y avait que quelques +minutes..... Un prêtre, celui qui avait assisté Ivon dans ses derniers +momens, veillait seul près de mon lit. En l'apercevant, je versai, pour +la première fois de ma vie, des larmes pour lesquelles je sentais bien +qu'il n'était plus de consolation. Le prêtre laissa couler mes pleurs. +J'aurais voulu l'interroger, sans prononcer le nom de celle que j'avais +perdue. Je ne trouvai aucune expression pour ma douleur, ni pour le +besoin que j'avais de parler. Oh! combien la vue d'une arme près de +moi m'aurait fait de bien!.. Mais on avait tout éloigné de mes mains, +d'ailleurs trop faibles pour s'emparer de ce que je cherchais. + +Le prêtre me dit avec sang-froid, en devinant mon intention:--Un +suicide, mon ami! Vous, avec une âme si forte.... ah! plutôt une pensée +religieuse. + +--Une pensée religieuse! je n'en ai pas; et puis-je en avoir, quand ce +que vous appelez votre Dieu a permis le plus abominable des crimes? + +--Pourquoi blasphémer ce Dieu auquel vous ne croyez pas? Vos emportemens +seraient au moins inutiles. Léonard, ne pouvez-vous donc trouver la mort +qu'en commettant une lâcheté contre vous-même? + +--Et qu'ai-je besoin, pour me débarrasser d'une vie qui m'est odieuse, +d'attendre qu'elle me soit ravie, comme il plaira à ce monde que je +laisserai après moi? Est-ce l'approbation de cette société qui ne +m'inspire que dégoût ou mépris, que je dois être jaloux d'emporter au +tombeau? + +--Belle idée pour un marin qui a sacrifié son existence au désir de +se faire citer pour sa bravoure et sa force d'âme! S'il vous faut un +suicide, cherchez du moins à l'ennoblir. Faites-vous tuer à la mer ou +dans un combat, en laissant à votre mère et à votre frère une fortune +acquise dans les dangers et un prix de votre sang.... Mais vous, +Léonard, périr dans un lit où vous n'avez pas eu la force de supporter +un reste de vie! Demandez à un autre qu'à moi une dose d'opium ou un +poignard: je cache un coeur d'homme sons cet habit, qui vous semble +peut-être si ridicule, et je méprise ceux qui s'assassinent, ou qui se +servent à eux-mêmes d'empoisonneurs. + +--D'empoisonneurs! Moi, m'empoisonner et mourir comme cette femme +infernale, qui a si lâchement détruit celle pour qui j'aurais mille +fois donné tout mon sang goutte à goutte! Ah! jamais!... Et mes larmes +revinrent comme pour tempérer l'exaltation excessive de mes idées et de +ma douleur... + +Le prêtre ne me quitta plus. Ce stoïcisme si paisible, qu'il feignait +auprès de moi, me disposa à écouter peu à peu les conseils de sa morale +noble et courageuse, il savait que mon âme ulcérée se fermerait au +langage de la bigoterie, et il ne fut question entre lui et moi que +de sentimens énergiques. La force de ma complexion sut encore vaincre +l'abattement de mon esprit et de mon coeur. Je revins à la vie pour +éprouver, plus profondément que je ne l'avais fait dans ma maladie, +le dégoût et presque l'horreur de l'existence. Mon caractère prit une +teinte sombre, et cette insouciance, qui m'était naturelle auparavant, +se changea en haine pour tout ce qui m'entourait. Insensible à mes maux, +je ne conçus plus comment il existait des êtres qui pussent souffrir +autant que je l'avais fait. Je voulais revoir la mer aussitôt qu'il me +deviendrait possible de mettre le pied sur un navire, et de recouvrer +assez de force pour commander. Pitre, que j'avais laissé incarcéré et +malade à la Dominique, se présenta un jour à moi, accompagné du bon +prêtre qui était parvenu à me faire consentir à vivre. Comment as-tu +donc réussi à t'échapper, lui demandai-je? + +--En me faisant passer aux yeux du gouverneur pour un malheureux +naufragé que vous aviez forcé à partir avec vous du Vieux-Calebar. Mais +j'ai bien autrement encore embêté les Anglais. Avant de quitter _la +Rosalie_ pour embarquer dans la patache qui nous a sauvés, je me suis +traîné à quatre pattes jusque dans votre chambre, et j'y ai pris le bon +pour quatre-vingts têtes de noirs, que Duc-Ephraïm vous avait fait au +Vieux Calebar.... et puis ce portrait... + +C'était le portrait de Rosalie.... + +--Ce n'est pas encore le tout, mon capitaine; à force de manoeuvrer +autour des Anglais, ils m'ont accordé, comme pas grand'-chose de bon, la +figure de notre pauvre petit trois-mâts, et j'ai apporté aussi avec +moi le buste de _la Rosalie_, parce que si nous venons à armer un autre +navire, comme je l'espère bien, cette figure-là battra encore les mers +avec nous. + +--Armer un navire! je le voudrais pour quitter ce malheureux pays, car +je sens que j'y étouffe. Mais la force me manque. + +--Vous avez raison, c'est de la mer qu'il vous faut, à vous et à moi, +et quelque bon coup de fusil pour trouver une belle mort; car, +voyez-vous, nous n'irons pas loin l'un et l'autre après la maladie qui +nous a avariés, mon capitaine. Le foie reste attaqué, et ce n'est pas la +tête sur un oreiller qu'il nous faut rendre notre dernier décompte... Il +y a ici un beau brick-goëlette, construit à Nantes, et qui est en vente. +C'est fait pour aller chercher des nègres, comme une jeune fille pour +l'amour. Je me disais hier encore, en voyant cette belle embarcation: +ce serait bien dommage de faire porter du sucre ou des boeufs de +Porto-Ricco à un fond de navire comme celui-là, qui est à pendre dans +une église. C'est taillé pour un commerce plus honorable. + +Le prêtre prit alors la parole. + +--Ce brave homme a raison. Il faut que vous partiez, capitaine; la mer +seule vous rendra ces forces que vous vous plaignez de ne pas recouvrer +ici. Je connais le bâtiment dont parle votre second: il vous conviendra, +j'en suis sûr, et vos anciens armateurs ne demanderont pas mieux que +d'en faire l'acquisition pour vous. + +--N'est-ce pas, M. le curé? reprend Pitre. Et je suis sûr que vous ne +vous refuserez pas à baptiser les 350 ou 400 mauricauds que nous vous +amènerons; car notre métier, à nous, c'est d'aller chercher des nègres +pour que vous eu fassiez des chrétiens à l'arrivée. C'est pour +la religion et non pour le plaisir de vendre des noirs, que nous +travaillons; pas pour autre chose. + +Le prêtre sourit à cette saillie de Pitre. Il me proposa son bras et +nous sortîmes. Nous allâmes voir le brick-goëlette pour me distraire. +Mes armateurs et mes amis me revirent avec la plus vive satisfaction. +Peu de jours après ma première sortie; le brick-goëlette était acheté +pour moi. + +Pitre vint, palpitant de joie, m'annoncer cette bonne nouvelle. + +--Quel nom donnerons-nous à notre beau navire, capitaine Léonard? + +--Le même: _la Rosalie_, toujours elle. + +--Je m'en doutais, et demain la figure que j'ai rapportée de notre +ancien bâtiment passera sur l'avant du nouveau. Ça nous portera bonheur, +allez. Et comme notre brick-goëlette sera bien avec cette petite figure +si mignonne qui ressemble tant à... Mais, comment voulez-vous que je +fasse peindre la nouvelle _Rosalie?_ + +--En noir, tout en noir. + +--Pas même deux petits listons blancs? Deux petits listons blancs, +proprement filés, font joliment bien cependant; ça vous donne un air +moins forban, il est vrai; mais comme ça vous élonge un navire!... +Enfin, puisque vous le voulez, pas de listons blancs! Mais la figure? +Sera-t-elle aussi en noir? Non, ça aurait trop l'air d'une tête de +négresse, n'est-ce pas, et vous n'êtes plus fort là?... + +--La figure, tu la peindras en blanc; mais je veux que pendant que je +serai vivant, elle soit toujours couverte d'un voile noir.... + +--J'entends, j'entends, capitaine.... + +Avec de la toile noire et un joli petit amarrage en mérin, bien +proprement relevé d'un filet de goudron, on la masquera cette pauvre +chère figure, en signe de deuil... Oh! je comprends bien, allez!... +Ah! on dit qu'elle était si bonne, et que vous l'aimiez tant!... Il faut +maintenant songer à faire notre équipage; car les armateurs ont déjà +trouvé la cargaison. Je vous dirai que j'ai là, presque sous la main, +deux douzaines et demie de bien mauvais gars qui ont fait des voyages à +la Côte, et avec de la racaille de cette espèce, on se fait bientôt un +vaillant équipage. Mais il faut des gourdes pour tout ça. + +--Tu feras ce que bon te semblera à cet égard. Je ne veux mettre le pied +à bord que pour appareiller d'ici. + +--J'entends encore bien votre affaire. Le tempérament n'est pas tout à +fait assez solidement remis à flot, pour que vous vous cassiez la tête à +vous mêler de tous ces petits bric-à-brac. Mais je suis là, moi, et pour +un coup, je dis. Je m'en vais arrêter quelques bons matelots, à grand +coups de tafia; car ce n'est que comme ça qu'on a de ces ivrognes, dans +les cabarets de la colonie. Ah! quelle race que les matelots, quand on +les connaît. Dieu de Dieu quelle race!... A revoir, mon capitaine...; +Ne vous inquiétez de rien: votre second est là; c'est moi, moi que vous +avez retiré de la crasse, pour en faire quelque chose... Adieu, bonne +santé, mon capitaine, à demain. + + + + +16. + + +TRAITE AU GABON. + + +Le roi Possador.--Son premier ministre, le Français Doyau.--Dégoût de la +vie. + + +--Pitre, voici la première visite que je fais à bord de _la Rosalie_, +et après-demain ou le jour suivant, au plus tard, il faut que nous +appareillions. C'est au Gabon que cette fois nous irons faire notre +traite. + +--Au Gabon, capitaine? tant mieux. J'ai déjà mis le nez par là, moi. Le +roi Possador est un brave homme, c'est-à-dire un brave nègre. Il y aura +plaisir, avec lui: cargaison mise à terre, cargaison payée dans un mois; +c'est la règle. Et puis là, voyez-vous, c'est que la marchandise n'est +pas de la drogue, comme chez ce gueux d'Ephraïm. C'est du superfin. + +--Je t'avais dit, Pitre, de faire mettre en batterie dix caronades, et +je n'en vois que six.... + +--Dix caronades?... Est-ce que par hasard, capitaine, il y aurait +quelque petit coup de flibuste sous jeu?... Non; mais c'est que je suis +bon là, et que si nous trouvions auprès de Nazareth ou de San-Thomé +un Espagnol ou un Portugais trop faible pour porter sa cargaison, nous +pourrions bien l'aider un petit brin... + +--Il ne s'agit pas de cela. Fais placer nos dix caronades en batterie. + +--Ce soir elles y seront, capitaine. + +Toute la cargaison a été amenée, selon les ordres que vous m'avez +donnés. Le gréement n'est pas trop mal, comme vous le voyez. Le pont +est paré, de l'avant à l'arrière, comme celui d'une frégate. Ce sont nos +novices qui ont serré ces voiles, et j'espère qu'elles vous ont une mine +assez propre, avec ces étuis peints en blanc et relevés en bosses d'or +sur ces vergues noires et cirées comme une paire de bottes. Et ces mâts +de borne qui vous poignardent le ciel, qu'en dites-vous? + +--Oui, tout cela n'est pas mal... Qu'il me tarde de quitter la +Martinique! Il me semble qu'une fois au large, je respirerai plus +facilement. + +--Mais il n'y a pas de doute. L'air de la mer, voyez-vous bien, chasse +toutes les mauvaises pensées, sans comparaison, comme la brise vous +pousse sous le vent la fumée toute noire qui sort de cette cuisine-là. +À propos, en parlant de cuisine, je vous dirai que j'ai pris pour +maître-cook un de ces deux nègres qui vous ont ramené de la Dominique +ici, avec cette négresse, vous savez bien, cette gueuse de négresse +enfin que vous m'avez défendu de nommer. Notre chirurgien, vous l'avez +vu: c'est un homme à deux fins, il sait saigner un homme et commander +un quart; dans un moment de presse, ça vous monte à l'empointure d'une +vergue pour prendre un ris, et en descendant ça vous coupe une jambe, +s'il y a besoin, comme si c'était le même service à faire. + +--Tu as sans doute eu soin de faire embarquer tes poudres? + +--Je crois bien! c'est une chose qu'il ferait beau oublier avec vous! +Je ne sais pas, mais j'ai dans l'idée que nous en consommerons quelques +barils ce voyage. + +--Demain je reviendrai à bord. Fais-moi mettre à terre, et que tout soit +prêt, entends-tu bien, pour demain, comme je te l'ai déjà dit, ou après +demain au plus tard. + +J'appareillai de Saint-Pierre quarante-huit heures après ma première +visite à bord. Tous mes amis m'embrassèrent comme s'ils ne devaient +plus me revoir. Le bon curé du Mouillage voulut aussi me faire ses +adieux.--Vous faites un fort triste métier, me dit-il, mais cela +vaut encore mieux que de se suicider. Je suis bien vieux et vous bien +souffrant; mais on guérit plus facilement encore de votre maladie que +de la mienne. Si vous ne me retrouvez plus ici quand vous reviendrez, +Léonard, donnez encore un souvenir à votre vieil ami, je serai là-bas. +Il me montrait le ciel en prononçant ces mots d'une voix émue et ferme +qui me pénétra l'âme. + +Il faisait nuit quand mes voiles se déployèrent. L'obscurité confondait +tous les objets dans une seule masse, et je ne pus distinguer ni ma +pauvre maison du Figuier, ni le cimetière des Pères-Blancs, que j'allais +quitter peut-être pour toujours. Je crois que dans le jour je n'aurais +pu supporter, sans la plus déchirante émotion, la vue de ces lieux +encore si pleins du souvenir de tout ce qui m'avait été si cher!... + +Cette mer, qui toujours m'avait offert un spectacle si riant, cette vie +de bord que j'aimais tant lorsque j'étais heureux, ne me parurent plus +que tristes et monotones. Rien ne me fatiguait comme un beau jour ou une +nuit douce et calme. Le bruit d'une tempête et le fracas d'un sinistre +orage, s'accordaient bien mieux avec l'état de mon âme, et je me sentais +comme soulagé lorsque le vent, sifflant dans mes cordages et dans +mes poulies, venait frapper mon oreille de ces sons mélancoliques qui +ressemblent à plusieurs voix plaintives; ou lorsque encore la mer, +fortement remuée, venait mugir lamentable le long du navire tourmenté +par la bourrasque, j'éprouvais plus de tranquillité. Alors, si quelque +matelot me faisait entendre une de ces antiques complaintes qui avaient +tant charmé mon enfance, je me rappelais avec attendrissement et ma +première campagne sur le _Sans-Façon_, et les heures délicieuses passées +auprès de petit Jacques... Que d'événemens et que de tempêtes avaient +agité ma vie depuis ce temps! que d'impressions profondes s'étaient +gravées dans mon coeur après ces premiers momens de calme et de naïve +tendresse! Et moi qui m'étais cru, par la rudesse de mon caractère et +la force de mon courage, à l'abri de ces sentimens et de ces regrets qui +font le malheur de tout une existence!... Pauvre homme qui, avec tant de +faiblesses, se croyait si fort contre les événemens et les passions! + +Pitre, mon second, ne me reconnaissait plus. Souvent je lui entendais +dire aux autres officiers, avec la franchise de son langage, lorsqu'il +me croyait endormi dans ma chambre ou près du couronnement:--Notre +capitaine a un ver qui lui mange le coeur. C'est un homme qui n'a pas +voulu se tuer, voyez-vous, parce qu'il cherche une bonne occasion de +se défaire d'une charge qu'il n'a plus la force de porter... Aussi, +tenez-vous pour bien avertis qu'à la première anicroche il ne boudera +pas, et qu'il nous fera saler d'une rude manière.... C'est pourtant moi, +mes amis, qui lui ai fait tout ce mal-là.... + +--Comment donc ça, vous? + +--Oui, moi, mais sans le vouloir, comme de juste; car vous comprenez +bien que, s'il ne fallait que m'amarrer un boulet au cou et me jeter en +pagaye le long du bord pour le dégager de son humeur noire, l'affaire ne +pèserait pas une demi-once. Mais je vais vous expliquer tout cela. + +Et Pitre leur racontait longuement alors notre aventure au +Vienx-Calebar, et la journée où je délivrai la détestable négresse dont +il m'avait fait faire la connaissance. Mes officiers et les maîtres +écoutaient, avec une sorte de respect, la narration de mon second, et +tous semblaient plaindre mon malheur, tout en condamnant cependant la +mélancolie à laquelle je m'abandonnais. + +C'est dans ma traversée au Gabon que j'eus surtout lieu d'observer +l'empire qu'exerce non-seulement l'autorité d'un capitaine sur les +volontés de son équipage, mais aussi l'influence de son humeur sur le +caractère de tous ceux qui l'entourent. Mes matelots étaient tristes, +par cela seulement que j'étais triste, eux que j'aurais vus si joyeux, +pour peu que j'eusse pu me laisser aller encore à des mouvemens de +gaîté! Mais à bord, c'est sur le visage du chef que chacun règle sa +physionomie, non pas par flatterie, mais parce que le capitaine est pour +ainsi dire la tête d'un corps qui n'a de pensées et de sensations +que par lui seul. Je ne pouvais voir quelquefois sans une sorte +d'attendrissement et de reconnaissance, l'intérêt que ma situation +inspirait à mes gens. Il y avait jusque dans la rudesse de leurs +attentions pour moi, quelque chose de plus que de la soumission. On +aurait dit, lorsqu'ils passaient à mes côtés, soit pour manoeuvrer ou +pour nettoyer le navire, qu'ils s'attachaient, ne fût-ce qu'en portant +la main à leur bonnet ou se rangeant devant moi, à me prouver combien +mon état leur inspirait de respect et leur commandait d'égards. On a +trop dit que l'espèce des matelots était méchante. Il ne faut que savoir +les conduire pour la trouver bonne. Le forban qui reconnaît, dans son +supérieur, les qualités qu'il cherche dans celui à qui il doit obéir, +n'est pas plus difficile à mener que l'homme que vous employez dans un +atelier, ou dont vous vous servez pour brosser vos habits. + +A l'entrée de la large rivière du Gabon, je contemplai, avec une émotion +que je n'aurais certes pas éprouvée dans une autre situation d'esprit, +ces côtes qui rappellent si bien celles du nord de la France. Cet +aspect, si riant pour des Français qui ont conservé tous les souvenirs +de leur pays, me rafraîchit un moment la vue; mais cette illusion d'un +instant s'évanouit encore lorsque des montagnes de sable, produites par +les jeux de la brise de l'est, nous apportèrent à bord cette poussière +chaude qui vous aveugle et qui rend l'air brûlant des déserts si +difficile à respirer. + +Je vis au Gabon le roi Possador, le moins barbare des souverains de la +Côte. Il me dit qu'il avait envoyé en France un de ses fils, à qui il +voulait faire donner une éducation européenne. C'est ce jeune noir que +l'on a connu au Havre pendant quelques années[7]. + +[Note 7: Historique.] + +Le roi de ce pays, avec toute l'adresse qu'il avait acquise dans la +fréquentation des Portugais, devait aimer la franchise qu'il rencontrait +chez les Français: les gens astucieux saisissent, comme une bonne +fortune, l'occasion de se lier avec les hommes d'un caractère droit. +Possador cherchait à tromper toujours; mais quand on réussissait à lui +faire apercevoir qu'on n'était pas sa dupe, il devenait alors assez +facile à manier. Jamais cacique africain ne parut avoir une si haute +opinion des nègres qu'il vendait aux capitaines. C'étaient des trésors +de sagesse et d'intelligence que ses esclaves; et à l'entendre vanter +les races du Gabon, on aurait dit un marchand d'orviétan célébrant les +vertus admirables de son spécifique universel. + +Je m'accoutumai bientôt à Possador, et il parut me savoir gré de la +complaisance que je mettais à lui passer un charlatanisme qui ne pouvait +plus m'en imposer. + +Ua vieux matelot, ancien déserteur, je crois, du brick de guerre +français _le Huron_ ou _le fanfaron_, avait réussi, oublié sur ces +rivages, à devenir ministre de Possador. L'existence de cet homme, dont +je reçus de grands services, avait un caractère fabuleux, qui aurait +suffi sans doute pour jeter un grand intérêt sur une physionomie moins +vulgaire que l'était la sienne. + +Il me raconta qu'étant resté malade sur la côte d'Afrique, les nègres, +après le départ de son navire, le prirent en pitié et ensuite en amitié, +une fois qu'ils l'eurent rendu à la vie. Le roi Possador s'intéressa +bientôt à Doyau (c'était le nom de ce marin), et celui-ci, à force de +dévouement, sut justifier la faveur de son nouveau maître[8]. + +[Note 8: Historique.] + +C'était chose remarquable et fort curieuse que les modifications +qu'avait subies l'individualité de ce Français, sous le climat du Gabon +et au milieu des noirs. Je crois qu'à force de vivre parmi les habitans +de ce pays, il était devenu nègre lui-même, moins la couleur de la peau; +et encore la sienne n'était-elle plus blanche. Il se rappelait à peine +assez de français pour tenir une conversation un peu suivie avec moi, +malgré l'intelligence naturelle dont il était doué; et toujours les +manières de singe qu'il avait contractées, revenaient dès qu'il lui +prenait fantaisie de se redonner une contenance européenne. + +Doyau ne savait pas lire. Sans cet inconvénient, il me confia qu'il +aurait pu supplanter son bienfaiteur. Il était parvenu à discipliner +cinq à six cents noirs à la française; mais l'armée, dont il était +généralissime, n'avait que des gilets d'uniforme à l'anglaise, et +n'avait ni pantalons ni souliers. Du reste, jamais je n'ai vu de soldats +européens manier un fusil avec autant de dextérité et de magie, pour +ainsi dire, que les mauvaises troupes de Doyau. + +Ce maréchal de France, éclos sur la côte d'Afrique, me prit en +affection, et sa faveur me procura l'avantage de faire ma traite en très +peu de temps. Doyau ne se montra pas trop exigeant pour les services +qu'il m'avait rendus. Je le payais en égards surtout, et rien ne le +flattait plus que de me voir le prendre par dessous le bras, pour nous +promener familièrement dans la ville et devant la porte de la case +royale. C'était un reflet de considération qu'il venait chercher tous +les jours à mes côtés. + +Plusieurs fois, encouragé par la confiance que voulait bien m'accorder +le premier ministre du Gabon, j'essayai d'obtenir de lui quelques +révélations sur ce que les Africains nous cachent le plus, soit par +indifférence, soit par politique. Mais nègre avant tout, mon ami Doyau se +borna à me faire savoir que, dans l'intérieur de l'Afrique, et non loin +des côtes il y avait de grandes villes dont les Européens ne soupçonnent +pas même l'existence. C'est surtout avec les chefs de ces cités que +les rois du littoral s'entendent pour obtenir les noirs qu'ils vendent +ensuite aux négriers, et aux Maures nomades que l'on rencontre partout +sur les rivages occidentaux. Mais un fait que jusque-là j'avais toujours +mis en doute, me fut confirmé par la simple observation que Doyau me fit +faire: «Vous avez vu, me dit-il, les nègres nouveaux tomber malades +en arrivant sur la côte, et vous n'avez pas manqué d'attribuer leurs +affections subites aux fatigues de leurs longs voyages à travers les +déserts; mais les maladies qu'ils éprouvent ont une autre cause: c'est +qu'ils viennent de quitter l'air chaud et salubre de l'interieur, pour +respirer l'atmosphère humide et pestilentielle de la côte. Il n'y a que +les bords de la mer qui soient malsains, dans ce pays aussi redoutable +sur ses limites maritimes, pour les naturels que pour les Européens.» + +Dès que je voulais pousser mes questions plus avant, le discret ministre +coupait court à la conversation en me disant, en des termes que je puis +traduire à peu près ainsi: «Qu'il vous suffise de savoir qu'ici celui +qui nourrit le plus d'hommes est le plus puissant. Ce qu'on vous laisse +voir n'est rien; ce que nous cachons est tout. Notre politique est plus +noire encore que notre figure. Il y a moins de dissimulation dans toute +l'Europe que dans la tête du plus petit roi de la Côte.» + +Je fis ma première traite de quatre cents noirs au Gabon, sans m'être +donné beaucoup de peines et sans avoir eu à soutenir avec le roi des +contestations désagréables. + +Possador, un jour avant mon départ, fit assembler les personnages de sa +cour et une partie de son peuple sur le rivage, et, en présence de toute +cette négraille, il me dit solennellement en langage portugais un peu +barbare: + +«Capitaine, que le Grand-Être te conduise et enfle les voiles de ta +grande pirogue du bon vent qui souffle au Gabon. Le Mauvais Esprit te +poussera peut-être du côté du Congo ou de Loango. Évite, autant que tu +le pourras, ces terres maudites! Les _Bravos_ mangent les hommes blancs; +fuis les mauvais nègres: ils te rongeraient la tête, capitaine, et +boiraient ton sang rosé. Pars, puisqu'il le faut. Cette nuit nous +allumerons des feux entre nos cases, pour te rendre favorable le +Grand-Être, et éloigner de ta route les _Zombis_ et les génies +malfaisans. Adieu, adieu, adieu!» + +Possador, après cette paternelle harangue, m'embrassa aux acclamations +de toute la peuplade assemblée. Son vieux ministre Doyau laissa couler +quelques larmes en se séparant de nous, et je fis voile pour la Havane. + +Lorsque des événemens extraordinaire ne viennent pas jeter un vif et +puissant intérêt sur la vie des marins, le récit de leurs dangers de +tous les jours ne présente rien de bien dramatique. C'est une suite +d'obstacles sans cesse surmontés, de dangers courageusement courus, et +l'uniformité même de ces circonstances, quelque périlleuses qu'elles +soient, n'a rien de moins monotone que l'histoire de la vie la plus +paisible et la plus vulgaire. Qu'aurais-je autre chose à raconter à mes +lecteurs, en parlant de deux voyages que je fis au Gabon, que ce qu'ils +ont déjà lu dans mon journal ou dans d'autres relations! Vendre des +nègres à la Havane ou à la Martinique, c'est toujours agir dans le même +but et contracter avec les mêmes hommes. Aller les chercher au Gabon, au +Calebar, à Cameroon ou à Bénin, n'est-ce pas obtenir de la marchandise +avec de l'argent, et la transporter, comme toute autre cargaison, là +où la rente doit offrir le plus d'avantages? Mais c'est lorsque de +terribles incidens viennent, inattendus, éprouver le courage de l'homme +de mer, que sa vie s'agrandit, que le lieu de la scène s'élève; et c'est +alors qu'il faut l'offrir, comme un être à part, à la curiosité de ceux +qui ne l'ont vu jusque-là que comme un roulier occupé à conduire un +navire, au lieu d'une voiture, et à employer habilement les vents, au +lieu de fouetter, sur une grande route, un vigoureux attelage. + +Mes deux spéculations au Gabon m'enrichirent; mais ce temps passé à la +mer, à la Havane et au Brésil, où je débarquai ma dernière cargaison, +ne put m'arracher à cette mélancolie profonde, née de mes chagrins ou +peut-être de la maladie à laquelle j'avais échappé, malgré moi, à la +Martinique. Cependant cette existence presque toute physique que je +menais à bord, eût du moins l'avantage de me rendre presque étranger à +tout ce qui se passait ailleurs que sur mon navire. Je désappris enfin +la terre, et je devins, au milieu de mes matelots et de mes nègres, non +le plus endurci des hommes, mais au moins le plus indifférent. Ma +vie nouvelle, circonscrite dans des besoins matériels, n'avait laissé +subsister dans mon âme que des souvenirs pénibles, et l'avait en quelque +sorte fermée aux impressions vives. Je sentais cependant encore un +besoin vague, celui de quelques émotions poignantes, ou le désir +de mourir soudainement dans un combat acharné. Obéissant presque +machinalement à un devoir, que je me rappelais par habitude plutôt que +par reconnaissance, j'avais fait parvenir à ma mère et à mon frère une +partie de cet argent que j'avais gagné sans avidité. Mais je n'avais +plus assez de sensibilité pour jouir du bonheur de m'attendrir en +pensant à ma famille. Autant valait enrichir mes parens que d'autres. +Les ressorts de la vie intellectuelle avaient été trop cruellement +brisés ou froissés chez moi, pour que je passe encore caresser la +perspective d'un avenir heureux. J'aurais été volontiers braver un péril +certain, par désoeuvrement, par ennui des choses ordinaires. J'ai vu +quelquefois des marins maudire leur existence, et se jeter à la mort +avec une espèce de joie sardonique. Mais il n'y avait rien de forcené +dans le mépris que je faisais de la vie. C'était du dégoût et de +l'indifférence: ma manière de végéter ainsi n'était enfin qu'un long et +froid suicide. + +Pitre, ce renégat, que je m'étais attaché comme un décès mauvais génies +qui se soumettent à une puissance plus forte que la leur, paraissait +comprendre mon caractère et deviner mes intentions. Il lui fallait +aussi, à lui, une fin. Quand je le voyais, avec mon flegme ordinaire, se +plonger dans les excès qui, au milieu des négresses que l'on transporte, +coûtent la vie à tant de négriers, il avait soin de me répéter, pour +prévenir les reproches que j'aurais pu lui faire:--Ne croyez pas, +capitaine, que tout cela m'amuse beaucoup. C'est pour tuer le temps, ce +que j'en fais, pas autre chose. Mais si je pouvais, sous vos ordres, me +faire mitrailler, ou sabrer de la tête aux pieds, dans une bonne peignée +avec quelque Anglais, vous verriez un peu comme je tiens à vivre un jour +de plus. A la Martinique, quand vous étiez sur le flanc, et que je ne +valais guère mieux que vous, je vous disais: C'est de la mer qu'il +nous faut à tous les deux, capitaine. A présent, j'ai changé de cap +et d'amures, et je vous dis, entre vous et moi: C'est un bon paquet de +mitraille qu'il nous faut avaler tous deux, pour nous guérir de notre +maladie. + +--Oui, je lui répondais, c'est une belle mort que celle que l'on peut +trouver en combattant. Mais où se battre, et contre qui? + +--Eh! parbleu, contre qui? Mais contre les premiers navires que l'on +trouve en mer. Quand on n'a pas d'ennemis, on s'en fait. + +--Attaquer quelque pauvre bâtiment marchand, qui ne peut se défendre, +et dans quel but? Pour le piller? Mais, est-ce l'argent qui nous manque? +J'en regorge. Non, il me faut quelque chose qui me résiste pour que je +m'irrite, et des ennemis à qui je puisse vouloir du mal, pour avoir du +plaisir à leur en faire. + +--Ah! c'est bien vrai ce que vous dites là! Il vous faut du choix, à +vous: tous les coups de flibuste ne vous sont pas bons. Mais moi, je ne +suis pas si dificile, et mon père commanderait un navire que je ne lui +ferais pas plus de grâce qu'au premier venu, parce qu'à la mer il n'y +a ni parens ni amis... Ah! ça, dites-moi donc un peu, capitaine, est-ce +que vous ne pensez pas à aller réclamer les 80 nègres que ce gueusard de +Duc-Ephraïm vous doit encore? + +--Il a refusé d'acquitter son billet dans les mains d'un capitaine à +qui je l'avais remis et qui le lui a présenté. Cest à moi, dit-il, qu'il +veut avoir affaire. Le navire n'appartient qu'à moi maintenant, et j'ai +résolu d'aller cette fois au Vieux-Calebar, faire valoir me 3 droits. + +--Tant mieux, ma foi. Tel que vous me voyez, je ne crois à rien du tout. +Eh bien! cependant, j'ai quelque chose qui me dit que nous nous taperons +rudement, si nous allons au Vieux-Calebar. Vous dire d'où me vient cette +idée, je n'en sais rien. C'est un pressentiment, comme on dit; mais rien +ne m'ôtera cela de la tête. Nous allons donc revoir mons Ephraïm et le +prince Boulon, ce vieux chien, à qui je garde une si longue dent... Mais +ne parlons plus de cela, parce que... Dans trois jours, capitaine, notre +gréement sera repassé, et la voilure mise en état, avec quelques fins +coups d'aiguille... Ah! je te reverrai donc encore une bonne gueuse de +fois, prince Boulou! Nous allons joliment rire tous les deux. + +Nous fîmes voile de Bahia pour le Vieux-Calebar, avec un équipage remis +de ses fatigues, un navire réparé et en parfait état. + + + + +17. + +SECONDE TRAITE + +CHEZ ÉPHRAÏM. + + +Le traître espagnol.--Vengeance.--Un duel à bord. +--Combat.--Fratricide.--Fin. + + +Je revis, au Vieux-Calebar, Ephraïm plus absolu que je ne l'avais trouvé +à mon premier voyage. Les Anglais, que l'on rencontre dans tous les +lieux où l'on aborde par mer, lui avaient bâti une magnifique case en +bois. Une foule de négriers espagnols étaient mouillés dans le fleuve, +attendant des cargaisons en échange des riches marchandises qu'ils +avaient confiées à la bonne foi de cet orgueilleux cacique. Partout +enfin je n'aperçus que des traces de la puissance et de la prospérité +du souverain nègre que j'avais laissé, un an et demi auparavant, fort +en peine de réunir trois cents noirs pour me payer mon chargement. +La réception d'Ephraïm fut aussi bienvieillante que mon entrée au +Vieux-Calebar avait été peu respectueuse. Dans le temps où j'avais ma +fortune à faire, en soignant les intérêts de mes armateurs, je sentais +la nécessité de ménager le nègre puissant dont pouvait dépendre le +succès de ma spéculation. Mais affranchi de toute responsabilité, et +n'ayant à rendre compte de mes actions à personne; je voulus me laisser +aller à l'impulsion de mon caractère, au risque même d'exposer une +existence dont je me souciais au reste si peu. + +Le roi, en me voyant, me dit: Ton ami Pepel a voulu continuer à +m'imposer le tribut que je lui payais auparavant. Pour toute réponse je +lui ai envoyé un cercueil. Il m'a fait dire qu'il acceptait mon cadeau, +et que bientôt il s'en servirait pour y placer le cadavre d'un rebelle. +Nous nous sommes battus, et j'ai cessé d'être tributaire de ton mauvais +roi de Boni.[9] + +[Note 9: Historique.] + +--Peu m'importent tes différends avec le roi que tu appelles mon ami, +et que je ne connais que pour avoir échangé avec lui une cargaison +qu'il m'a payée loyalement. Ce que je viens te demander, c'est +l'accomplissement d'un de tes engagemens. Tu me dois quatre-vingts +noirs. + +--Tu les auras dès que ta cargaison sera à terre. + +--Je ne la débarquerai que lorsque tu auras satisfait à ma juste +réclamation. + +--Et si j'exigeais, pour remplir mes engagemens, la soumission et la +confiance que ne me refuse aucun des capitaines qui abordent ici? + +--J'irais alors à Boni trouver Pepel, je lui dirais: Éphraïm a manqué +à sa parole; et, avant quatre mois, Pepel aurait à sa disposition +ces pièces de campagne que tu as vainement demandées à des capitaines +négriers, et que moi, je peux me procurer pour rendre puissant le roi +qui me traitera le mieux. + +--Tu mériterais bien que je te fisse repentir de l'imprudence de tes +menaces, en te laissant exécuter un projet aussi fou. Mais je suis +trop puissant pour avoir besoin de te punir de ta témérité; et pour te +prouver combien peu je m'effraie de tes bravades, tu ne seras pas +plus inquiété ici que les autres capitaines, dont je n'ai reçu que des +marques de respect et de docilité. + +Je ne voulus débarquer rien à terre. Un chef maure, aux formes +majestueuses, au regard sévère, au teint cuivré, vint visiter ma +cargaison à bord: il me proposa d'échanger plusieurs objets qui +lui convenaient, contre un certain nombre de noirs dont il pouvait, +disait-il, disposer en ma faveur. Sans savoir quels rapports existaient +entre lui et Éphraïm, je consentis à ce marché. Mafouli, qui me prouva +bientôt l'influence qu'il avait sur le roi nègre, me prévint que des +négriers espagnols, mouillés à côté de moi, avaient formé le projet +d'enlever mon bâtiment pendant la nuit. Cet avis bienveillant m'engagea +à me tenir sur mes gardes. Je fis faire à la hâte des filets d'abordage, +et, toutes les nuits, mon équipage veilla en armes sur le pont auprès +de mes caronades bien chargées. Pour plus de sûreté encore, j'acceptai +l'offre que me fit le chef maure, de m'envoyer chaque soir sept à huit +de ses Arabes pour m'aider à repousser les Espagnols qui se mettraient +en tête de m'attaquer. Aucun d'eux n'osa tenter l'abordage contre mon +navire, si bien disposé à les recevoir. Les relations que j'entretins +par suite de cette circonstance avec Mafouli, me servirent à composer +près de la moitié de ma traite; car il me donna cent cinquante noirs +pour une partie de mon chargement. Jamais je n'ai pu savoir par quels +motifs le Maure exerçait au Vieux-Calebar, du consentement d'Éphraïm, un +empire presque égal à celui du roi. + +Éphraïm voulut aussi avoir le reste de mon chargement. Il envoyait à mon +bord, comme son chargé de pouvoirs, le vieux Bonlou, ce prince, l'ancien +mari de Fraïda. L'émissaire du roi s'était lié avec le capitaine +espagnol Raphaël, espèce de pirate qui, ne pouvant réussir à compléter +sa traite, s'était mis à la tête du complot qui avait pour but d'enlever +mon navire. Je voyais avec répugnance Boulou, qui, de son côté, ne +manquait aucune occasion de me témoigner sa haine. Un jour où il m'avait +irrité, je lui dis que, s'il continuait, je l'achèterais comme un +esclave à Éphraïm, fut-ce au prix le plus haut, pour avoir le droit de +le faire manger ensuite par mes chiens. Boulou trembla d'abord; mais, +revenu de son premier moment d'effroi, il se montra indigné de ma +menace, et, déchirant la chemise qu'il portait pour tout vêtement, il +m'en jeta les lambeaux, en signe de malédiction. Je ne fis alors que +trop peu de cas, peut-être, de ces menaces de vengeance. + +Quand les deux cents et quelques noirs qu'Éphraïm devait me donner pour +acquitter son billet et pour payer la partie de la cargaison qu'il +avait prise furent prêts, je les fis garder à terre, dans les parcs, par +quelques hommes, en attendant que mon eau et mes vivres fussent faits. + +Un soir, où pendant un violent orage je me promenais sur le pont au +milieu d'une obscurité profonde, je vis dériver près de mon navire, à la +lueur des éclairs, un brick qui d'abord me parut être celui de Raphaël; +mais, sachant que ce bâtiment n'avait encore que la moitié de sa traite +à bord, je supposai que la force seule des rafales l'avait fait chasser +sur ses ancres. L'arrivée d'une grande pirogue, qui me ramenait à demi +morts les hommes que j'avais préposés à la garde de mes nègres à terre, +me tira bientôt d'erreur: et quelle fut ma surprise, lorsque, dans +cette pirogue, je reconnus Duc-Éphraïm lui-même!--Quel événement as-tu à +m'annoncer? lui demandai-je avec anxiété. + +--Tu vas le savoir, me dit-il. L'indigne Boulou a empoisonné, dans un +breuvage, les matelots qui gardaient tes esclaves, et il a livré tes +nègres à Raphaël, avec qui il vient de partir. + +--Quoi! ce brick que je viens de voir dériver est celui de Raphaël? + +--Oui, le vois-tu encore, là, là-bas, du côté d'où partent les +éclairs?... + +--En haut tout le monde! m'écriai-je; Pitre, fais filer notre câble par +le bout, et appareillons, pour tâcher de rejoindre ce lâche forban, et +le clouer au pied de notre grand-mât, comme un assassin à un gibet. + +--Tu as raison, capitaine, dit Éphraïm: il mérité la mort d'un grand +voleur. Rejoins-le, et apprends-moi que tu l'as puni. Sache bien que si +le Grand-Être ne te donne pas les moyens de te venger de ce brigand, +je te dédommagerai de ce qu'il t'aura fait perdre. Voilà mon grigri, +cache-le sur ta poitrine, il te portera bonheur et il t'aidera à tuer +Boulou. Adieu, va vite: adieu. Mon Tamarabout va te bénir. Adieu. + +Éphraïm, qui, je dois le dire, se montrait indigné de la lâcheté de +Raphaël et de la trahison de Boulou, ne s'éloigne que quand il me +voit appareillé; il m'indique encore, monté sur l'avant de sa pirogue, +l'endroit où, à la lueur des éclairs, il croit voir le brick de Raphaël. +Je fuis sous mes basses voiles avec les rafales qui soufflent, au bruit +du tonnerre et avec le sifflement de la pluie: tout mon équipage +frémit de rage et jure de se venger dans le sang du misérable que nous +poursuivons sous le fracas de la foudre. A la clarté éblouissante des +coups de tonnerre, tous les yeux cherchent le brick devant nous, et +chacun croit l'apercevoir courant toutes voiles dehors, à une petite +distance. Nous naviguons sans pilote, avec un sillage d'enfer, entre +des côtes que nous apercevons à peine, et des bancs de sable où la mer +bouillonne. Mais qu'importe le danger! C'est notre soif de vengeance +qu'il faut que nous étanchions. Entre les raffales qui nous poussent, +nous éprouvons des momens de calme plat et lourd; c'est alors que les +imprécations redoublent contre Raphaël, contre la brise, contre le +ciel.... Avant le jour, il nous sera impossible de joindre le brick près +duquel nous sommes exposés à passer sans le voir.... Le jour arrive pâle +et douteux, et le premier j'ai le bonheur de distinguer sur l'avant, +à près de trois lieues, le navire de l'infâme, du lâche Raphaël..... +L'espoir brille tout à coup sur les figures expressives et dans les +yeux hagards de mes matelots.... Tous aiguisent sur une meule que tourne +Pitre, les poignards avec la pointe desquels ils brûlent de venger leurs +camarades empoisonnés par l'exécrable Boulou. + +--Oui, nous te gagnerons, mauvais rafleur de nègres, répète Pitre en +montrant le brick du bout de son sabre! Mais, capitaine, voulez-vous, +pour rendre nos voiles plus étanches avec la brise qui les a séchées, +que je fasse monter sur les vergues des seilles d'eau avec lesquelles +nos hommes arroseront la toile? + +--Fais ce que tu voudras; et ensuite, comme notre brick-goëlette demande +à être un peu sur l'arrière, et que nous n'avons pu le mettre en tonture +avant ce départ précipité, fais passer une partie des noirs dans la +chambre. + +On arrose les voiles, l'eau de mer ruisselle de dessus les vergues, sur +les fonds et le long des ralingues; on plombe l'arrière avec du lest +volant. _La Rosalie_ coule alors avec plus de rapidité sur une belle mer +et avec la brise qui s'arrondit. Mais Le brick de Raphaël ne grossit pas +encore à notre vue. Il est couvert de toile comme nous; comme nous aussi +il gouverne avec précision, et de manière à ne pas faire un seul lanc. +Les grains arrivent, les rafales soufflent; mais aucun de nous n'amène. +Chavire plutôt _la Rosalie_ que de ralentir la chasse que nous donnons +à ce méprisable forban! Ah! si sa mâture, moins haubanté que la nôtre, +pouvait casser dans un grain!... Mais non, le grain arrive, et +il n'amène pas un pouce de toile, et rien ne tombe à son bord.... +Abominable temps! Sort infâme qui favorise le plus lâche des hommes! + +Le calme arrive avec le milieu du jour: la rage redouble parmi nous. +Borde les avirons de galère et fais monter des nègres pour aider +l'équipage à nager. Oui, me répond Pitre: Allons, garçons, hallons dur +et ensemble sur ces avirons: la vie du gredin de Raphaël est au bout de +ces rames-là. + +Raphaël fait aussi border des avirons à bord de son brick; mais avec +la faible brise qui semble s'éteindre sur la chute des ralingues de nos +voiles, nous croyons remarquer que nous avons gagné le brick, plus que +nous ne l'avons fait avec les rafales. Courage, enfans, nous le gagnons; +courage! il n'est plus qu'à quatre ou cinq portées de canon de nous! + +Et tous mes matelots d'entonner de joyeuses chansons pour faire tomber +les avirons en cadence; et puis des cris de fureur viennent interrompre +de temps à autre les chants qui retentissent déjà peut-être aux oreilles +de Raphaël. + +Tout-à-coup une petite risée frémit; nos avirons labourent la mer, qui +glisse le long du bord. Rentre vite les avirons: attention à gouverner! +le brick ennemi cule. Une saute de vent l'a fait masquer. A nous le +forban! à nous le voleur de nègres, hurlent tous mes gens. A l'abordage, +capitaine, à l'abordage, et pas de pardon à ce chien d'Espagnol! + +Raphaël veut en vain reprendre sa route après avoir masqué dans la +saute de vent. Il est troublé, car il ne gouverne plus qu'en faisant des +embardées tribord et babord. Moi, plus tranquille et plus favorisé cette +fois par la régularité de la brise, je ne perds pas une ligne de chemin. +A mesure que je l'approche, il gouverne plus mal. Rendu à portée de +canon, je lui vois hisser un pavillon espagnol qu'il amène avant que je +ne lui aie même envoyé un seul coup de caronade. Voudrait-il se rendre +sans combattre? Nous allons voir. Mais, en attendant, hissons un +pavillon noir, et que l'infâme tremble en voyant monter cette couleur +sinistre au haut de notre mât de misaine. + +--Clouons, clouons notre pavillon, capitaine, crie l'équipage; à +l'abordage, et pas de pardon! + +--Oui, mes fils, il sera cloué, notre pavillon! Faites descendre nos +noirs; qu'on les mette aux fers, et parons-nous à sauter à bord du +brick, après lui avoir envoyé toute notre volée dans les flancs. + +--Oui, oui, à l'abordage, à l'abordage, capitaine! + +Raphaël ne paraissait avoir fait aucune disposition de combat, quoiqu'il +eût un équipage aussi fort que le mien. À l'instant où je me disposais +à lui lancer toute ma bordée, en le prenant en hanche, je le vois monter +sur son couronnement, et me faire signe d'attendre un instant. Puis il +me crie au porte-voix: + +«Léonard, seul je suis coupable, j'ai tout fait malgré mes hommes. Tu as +plus d'artillerie que moi, mais j'ai autant de matelots que toi, et nous +sommes disposés à nous défendre. + +--Eh bien, défends-toi, misérable brigand! + +--Ecoute-moi encore un seul instant avant de m'aborder. On te dit brave, +et tu ne voudras pas faire massacrer deux équipages innocens, pour me +punir moi seul, qui suis coupable, et pour n'obtenir peut-être qu'un +avantage douteux... Veux-tu que nous vidions à nous seuls notre +querelle? + +--Non! non! s'écrient mes gens: à l'abordage! à l'abordage! + +Je suspends un instant l'irritation de mes matelots et la colère de mon +second; et, sans trop prendre le temps de la réflexion, je réponds à +Raphaël: + +--Eh bien! oui, j'accepte ton défi, vil voleur, pour avoir le plaisir de +te punir de ma main. + +Les cris de rage de tous mes marins accueillent ma réponse: je réussis +à peine, à force de supplications et de prières, à les empêcher de faire +feu sur le brick. «Ma parole est donnée, leur dis-je, et vous ne voudrez +pas que votre capitaine se souille par un acte de lâcheté en se mettant +au niveau de ce forban. Abordons le brick qui vient d'amener; mais en +nous tenant sur nos gardes, les armes à la main, contre toute surprise; +laissez-moi m'entendre seul avec Raphaël, et régler les conditions +d'une affaire dont vous allez me voir sortir vainqueur, sans vous avoir +exposés à périr pour une cause qui n'est que la mienne.» + +Mon équipage, presque révolté contre moi-même, m'adresse des reproches +que je suis forcé de subir. Mais j'aborde, en l'élongeant avec +précaution, le brick espagnol, et bientôt les deux navires, amarrés +inoffensivement l'un contre l'autre, restent, sans faire de route, sur +les îlots tranquilles qui les balancent. + +--A quelle arme veux-tu te battre, Raphaël? + +--Nous avons nos pistolets: mets-toi sur les bastingages d'un bord et +moi sur ceux de l'autre. Nos seconds vont tirer à qui de nous fera feu +le premier. Si je te tue, je continuerai ma route; à moins que tes gens +ne veuillent recommencer, et confier au sort d'un combat général l'issue +de noire affaire. Si tu me brûles la cervelle, tu reprendras tes noirs, +et tu auras en plus ceux qui m'appartiennent déjà. Y consens-tu? + +--C'est entendu. Mais pendant notre duel, tous mes gens armés vont +passer sur l'avant, et tout ton équipage sur l'arrière; si l'un de nous +manque à l'honneur, que le sort des armes, entre les deux équipages, +décide de notre droit. + +--C'est cela. Allons, quel bord choisis-tu? + +--Le côté de bâbord. A toi l'honneur de la place, brave voleur +d'esclaves! + +Nos deux seconds font ranger l'équipage de _la Rosalie_ sur l'avant, +et celui du brick sur l'arrière, tous deux prêts à s'élancer l'un sur +l'autre, à la première contestation. Raphaël monte sur le bastingage de +tribord, et moi sur celui de bâbord, du côté où _la Rosalie_ est amarrée +au brick. Déjà nous nous toisons comme pour chercher la place où nous +voulons nous frapper avec le plus d'avantage. Pitre s'avance entre nous +deux, avec le second espagnol. Une gourde est jetée en l'air. Raphaël +demande face: il tourne face; c'est à lui de tirer.... Un murmure +sourd s'élève du milieu des deux équipages, puis un silence de mort +succède.... Au moment où Raphaël va m'ajuster, un de mes hommes, perché +sur le bossoir d'avant, crie, Navire: Tous les yeux se détournent vers +l'avant. Le combat est un instant suspendu...... On observe le bâtiment +aperçu, et l'on reconnaît un brick.... Finissons-en vite, dis-je à +Raphaël, c'est peut-être un des croiseurs de Fernando-Pô; car ce navire +est près et me semble gros. + +--C'est égal, dit-il: les croiseurs n'ont plus que de faibles équipages, +dévorés par la maladie. Seul, celui-là n'oserait attaquer nos deux +navires. Attendons encore un peu. + +--Est-ce que tu hésiterais maintenant, malheureux, à te battre, comme le +premier tu me l'as proposé? + +Pour toute réponse, Raphaël reprend sa place sur le bastingage de +tribord. J'attends son feu à mon poste. Il élève son pistolet, il +m'ajuste: la balle part et me traverse les chairs du bras gauche, du +bras avec lequel je me tenais à un calehauban. + +La joie de Raphaël, qui croit m'avoir atteint grièvement, s'épanouit sur +son atroce figure. Il veut descendre. Non, chien; reste, lui dis-je avec +fureur, tu dois essuyer mon feu! + +En prononçant ces mots je tends mon arme vers lui: la détente part, le +coup frappe, et mon adversaire se raidit sur ses jarrets en lâchant un +cri, et il tombe à la mer, renversé convulsivement sur le dos. + +A moi le brick et les esclaves m'écriai-je en sautant sur le pont. +L'équipage espagnol s'ébranle: le mien court à moi comme pour me +défendre; mais les Espagnols, dont nous avons mal jugé les intentions, +jettent leurs armes, et le second, élevant son chapeau en l'air, +crie: _Vive le capitaine Léonard! Santa-Maria vient de punir l'infâme +Raphaël!_ + +Pitre m'embrasse en pleurant de plaisir. Chacun de mes hommes veut +me presser la main, me dire un mot de satisfaction. Les Espagnols me +touchent comme une relique. On panse ma plaie, assis au milieu de tout +ce monde, et personne ne songe à regarder, le long du bord, ce qu'est +devenu Raphaël. Ma balle lui avait traversé le coeur, et la mer l'avait +déjà emporté loin de nous. + +--Ce n'est pas tout, dit Pitre: il faut faire passer en double tous les +nègres du brick à bord de nous; et il n'y a pas de temps à perdre, car +voilà un navire qui m'a l'air de nous tomber rondement sur le casaquin. + +Pitre descend dans l'entrepont avec quelques uns de nos matelots et +trois ou quatre Espagnols: ils déferrent un à un les esclaves, qu'on +fait passer vivement dans la cale de _la Rosalie_. J'ordonne de prendre +autant de vivres que l'on pourra en enlever au brick, et de loger dans +nos soutes les provisions nécessaires pour le supplément d'esclaves que +nous avons conquis. + +Pitre, en cet instant, sort tout joyeux de la cale du brick, et tenant +par les oreilles un vieux nègre qui détourne la face: + +--Reconnaissez-vous celui-là, capitaine? + +--Mais n'est-ce pas ce gredin de Boulou, qui voulait conduire à la +Havane la traite de Raphaël? + +--Tout juste; c'est ce bon prince avec qui nous avons un petit vieux +compte à régler. Je l'ai trouvé blotti comme un singe entre deux +barriques à l'eau. Voulez-vous que je lui fasse sa petite affaire sans +jugement? + +--Non, le misérable! Qu'on l'enchaîne à bord comme un tigre, et s'il +fait le fanfaron, qu'on le livre à mes deux chiens. + +--Bah! vos chiens! ces pauvres bêtes, qu'ont-elles donc fait? Elle ne +voudraient pas d'un vieux corps aussi coriace et aussi peu régalant. Ah! +je vous ai toujours dit, capitaine, que vous étiez trop bon! + +--Délivre-moi de la vue de ce monstre. + +--Vous appelez ça un monstre? Vous êtes bien modeste; dites plutôt un +empoisonneur! + +--Un empoisonneur! + +--Tiens, pardieu! n'a-t-il pas donné un bouillon d'onze heures à nos +gens de garde à terre, ce beau prince, que l'enfer avait accouplé si +bien avec la gueuse de Fraïda! + +--Qu'on l'attache au pied du grand mât du brick. Oui, tu as raison, +Pitre, un empoisonneur doit mourir dans les tortures. + +--Et que ferez-vous du brick? + +--Je le coulerai. + +--Vous n'aurez pas grand'chose à faire pour cela; il fait de l'eau, +comme un panier. D'ailleurs, les Espagnols veulent tous vous suivre à +bord de _la Rosalie_. + +Le navire approche.--C'est un grand brick, me criait-on, pendant que +Pitre amarrait Boulou au pied du grand mât. + +--Voyons, dis-je à l'équipage espagnol, résolu à me suivre: si ce brick, +devant lequel nous allons prendre chasse, vient à nous gagner et à nous +attaquer, puis-je compter sur vous tous pour le combat? + +--Oui, capitaine, oui, jusqu'au dernier d'entre nous! + +--Eh bien! passez tous à mon bord, et aussitôt que nous aurons +transbordé tous les esclaves, qu'on me largue les voiles du brick, et +que le feu soit mis à sa coque, à son gréement et à sa mâture! En le +coulant, il serait encore à flot quand ce croiseur qui nous chasse sera +près de nous. Mais une fois le feu allumé à bord, il ne restera plus de +trace de lui. Dépêchons-nous donc de transborder nos nègres! + +La nuit, une nuit douce et calme, descendait déjà sur la scène horrible +qui se préparait. Le brick que nous avions aperçu pendant mon duel en +pleine mer avec Raphaël n'était plus qu'à quelques portées de canon de +nous. La mer était belle, le ciel serein, et la brise semblait plutôt +se jouer avec les flots pour les caresser que pour les soulever. Ce +silence, qui a quelque chose de si imposant et de si vaste à la mer, +n'était interrompu que par la voix de mes matelots et les commandemens +de Pitre, qui ne cessait de répéter pour encourager nos gens: Allons, +mes fils, faisons vite, pour mettre le feu à cette barque et faire +rôtir le prince Boulou! Oh! que ces hommes se dépéchaient! avec quelle +activité ils travaillaient, et quelle gaité brillait dans leurs +regards! Combien ils se promettaient de plaisir en pensant à l'effet +que produirait l'incendie du brick de Raphaël, sautant en l'air avec ses +poudres! Que de bons mots ils trouvaient en voyant les grimaces et la +contenance infernale du prince Boulou, attaché au pied du grand-mât! +Pour celui-ci, il ne trouvait de force que pour me maudire et appeler la +vengeance de tous les démons. Les voeux du misérable ne furent que trop +tôt et trop bien exaucés..... + +Je n'eus qu'à faire un signe, et des torches de goudron, déjà allumées, +firent courir une flamme dévorante dans le gréement et la voilure du +navire capturé: les cris de Boulou se perdirent dans les craquemens de +la mâture en feu et les hurlemens de la flamme. _La Rosalie_, toutes +voiles dehors, s'éloigna du foyer de l'incendie et les ombres de la nuit +enveloppèrent les ondes brûlantes que le vent lançait vers le ciel, qui +paraissait s'embraser. Les regards de mes hommes se tenaient attachés +immobiles et avides sur le brick, qu'ils s'attendaient à voir sauter. +Déjà ils accusaient la lenteur de l'explosion sur laquelle ils +comptaient. Une ombre se dessine au même moment sur le fond de l'horizon +qu'embrase l'incendie que nous laissons derrière nous: cette ombre est +celle de la haute voilure du brick qui nous a chassés, et qui, poussé +par la brise, est parvenu à passer entre le brick en feu et notre +navire. Il défile silencieusement, et ses voiles, après nous avoir +masqué un instant la rouge clarté du brasier qui s'élève au sein des +flots, vont se perdre dans l'obscurité par notre côté de babord. + +--Il va revenir sur nous, il va revenir sur nous, répètent tous mes +hommes. + +--Parons-nous au combat, dis-je à Pitre. Si ce brick nous gagne et qu'il +nous attaque, nous lui ferons payer cher sa témérité. Avec un double +équipage, qu'avons-nous à craindre d'un navire dont les hommes ont été +exténués par la maladie qui a frappé tous les croiseurs? + +Le second espagnol vient m'assurer qu'il a appris que tous les bâtimens +de la croisière de Fernando-Pô avaient perdu la moitié de leur monde. + +--Eh bien! qu'il soit bien équipé ou non, peu importe! Chacun à son +poste, et à l'abordage s'il nous attaque! + +Mes gens sautent aux caronades. Une explosion épouvantable ébranle +tout notre navire, et une lame sourde vient nous pousser en avant et +clapotter le long du bord. Des débris de mâture, des bouts de filain en +feu, des morceaux de fer, tombent de toutes parts autour de nous. +C'est le brick espagnol qui vient de sauter en l'air, et le fracas +de l'explosion nous étourdit long-temps encore après cette terrible +commotion. Bientôt, par la hanche de bâbord, nous distinguons le brick +qui nous a chassés, et que la lueur éblouissante de l'incendie nous +avait empêchés jusque-là de voir dans l'obscurité. Il nous poursuit de +près et semble nous gagner. Il n'y a plus à en douter: le combat devient +inévitable. + +Pitre passe derrière pour m'avertir que tout est prêt, et que l'équipage +espagnol, dont jusque-là les intentions lui ont paru suspectes, fait +la meilleure contenance. Jamais je n'avais vu mon second plus joyeux ni +mieux disposé. Avant de regagner son poste, il me presse la main avec +respect, avec affection; et puis, après avoir fait quelques pas, il +revient pour me dire encore adieu avant le combat. + +--Qu'as-tu donc? lui demandé-je, surpris de l'émotion que je crois +remarquer dans la manière dont il me quitte. + +--Capitaine, ne croyez pas que ce soit la peur, au moins, qui me fasse +vous dire adieu de cette manière; au contraire, jamais je n'ai été aussi +content de me battre. Vous vous rappelez bien ce que je vous ai dit +qu'il nous fallait, à vous et à moi... Eh bien! l'instant est venu, et +voilà celui qui fera mon affaire! Et il me montre le brick qui s'avance; +il me demande une seconde fois la permission de m'embrasser, et après +m'avoir pressé dans ses bras frémissans, il s'élance sur l'avant en me +disant: «Adieu, mon capitaine; c'est le dernier et le plus beau moment +de ma vie!» + +Un coup de canon gronde sur notre arrière, le boulet siffle et va couper +une de nos drisses de bonnette. Je reviens au vent, et par le côté de +tribord, le brick me présente la joue en faisant comme moi une oloffée. +Sans que j'aie le temps de commander le feu, toute ma volée de tribord +part, lancée par mes chefs de pièce, qui n'ont pu résister au désir de +riposter à l'ennemi. Dès lors le combat s'engage: j'essuie deux volées +de la part du brick qui m'approche à une portée de pistolet, toujours en +me tenant par la hanche; ma petite artillerie est bien servie: le feu +de l'ennemi paraît se ralentir à mesure que la canonnade se prolonge. Un +morne silence règne à son bord; des houras accompagnent chacune de mes +bordées: les manoeuvres, coupées par la mitraille, tombent sur mon pont; +mais quelques unes des voiles de mon adversaire tombent aussi dégréées +par mon feu. J'ordonne alors de pointer à la flottaison, pour tâcher +de couler l'ennemi qui ne s'attache qu'à me démâter. Au bout d'un quart +d'heure, je crois remarquer que l'avantage me reste et qu'il y a de la +confusion à bord du brick: je fais lancer au vent et nous combattons à +échanger presque nos écouvillons. Mais, grand Dieu, que cet exécrable +combat me semble long et sinistre! La blessure que Raphaël m'a faite au +bras me fait horriblement souffrir: la douleur m'exalte et je deviens +furieux. Mes deux chiens, qu'avant le combat on n'a pas eu la précaution +d'enchaîner, hurlent sur le pont et remplissent l'air de leurs aboiemens +lugubres. Cinq à six fois je suis tenté de les abatre, tant leur cris +m'importunent et m'irritent, et par un mouvement plus fort que ma +résolution même, je les laisse errer sans les tuer autour de moi et +sur le pont. A la lueur des coups de canon que m'envoie le brick, je +remarque un homme qui se lève sur le bastingage de dessous le vent, +à chaque volée, et qui paraissait être le capitaine du navire que je +combats. Un novice, qui charge à mes côtés les pistolets dont je voulais +me servir, me passe des armes que je décharge en ajustant celui qui +me semble commander la manoeuvre à bord de l'ennemi. Ma main tremble +d'abord, je fais feu deux ou trois fois, et à la clarté des volées que +nous échangeons, je m'aperçois que mon adversaire ne reparaît plus sur +le bastingage où j'ai dirigé mes coups. + +«Hourra! Hourra! crie mon équipage; hourra! garçons, le brick éteint son +feu!» Et les décharges recommençaient à mon bord avec plus de vivacité +encore qu'au début de l'action. Bientôt le feu du navire ennemi cesse, +et ceux de mes hommes placés sur l'avant me disent: «Capitaine, ce brick +est amené, il ne tire plus.» + +--Pourquoi donc, demandé-je à ceux qui élèvent la voix, Pitre ne me +parle-t-il pas? + +--Capitaine, M. Pitre vient d'être tué sur la bitte! + +Le brick ennemi ne gouvernait plus; sa batterie paraissait ne plus être +servie: je me décide à l'accoster en commandant l'abordage. Je pousse +la barre sous le vent, et, malgré la faiblesse de la brise, le navire +obéit, et j'engage mon beaupré dans ses haubans de misaine. Tous ceux de +mon équipage qui ne sont pas blessés s'élancent à bord: je les suis, et +je vois avec étonnement mes deux chiens sauter dans le navire abordé. +Son pont était couvert de cadavres. Quelques hommes, groupés sur le +gaillard d'arrière, ne nous opposent aucune résistance: ils me crient +qu'ils sont rendus, et j'entends avec effroi les mots français qu'ils +prononcent pour m'annoncer qu'ils ont amené. Un fanal, allumé près du +dôme, me laisse voir, étendu sur les pavillons, le corps d'un officier, +revêtu d'un uniforme couvert de sang. Pendant que mes matelots +parcourent le navire le sabre à la main, pour faire mettre bas les armes +à ceux qui restent de l'équipage ennemi, moi j'approche de l'officier +mourant. Mes chiens m'avaient devancé encore, et je les retrouve léchant +les plaies de l'infortuné sur la figure duquel je porte la lueur du +fanal que j'ai trouvé près du dôme: ses deux yeux expirans s'entrouvrent +et brillent à la clarté détestable qui lui laisse apercevoir mes traits. +Un cri horrible s'échappe de sa poitrine gonflée, et ce cri, que je +reconnais avec horreur, vient déchirer mes entrailles comme la pointe +d'un poignard qui assassine... + +Il n'avait donc que trop bien deviné son sort et mon crime, mon +malheureux frère, lorsqu'en nous quittant à la Martinique, il m'avait +dit, avec l'accent du plus sinistre pressentiment: _Nous nous reverrons, +Léonard!...._ Je l'avais revu aussi; mais pour être son meurtrier; mais +pour le voir expirer de mes coups, en m'accusant de lui avoir arraché +une vie pour laquelle j'aurais donné mille fois tout mon exécrable +sang... + +Je n'ai plus aujourd'hui la force de dire ce qui se passa à bord +du bâtiment que je venais de souiller d'un fratricide. Par quelle +inspiration infernale le prêtre de Saint-Pierre m'avait-il donc empêché +de m'arracher, de mes propres mains, une existence que le sort avait +vouée au plus horrible de tous les meurtres.... La plume s'échappe de +mes doigts, teints encore du sang si pur et si cher que j'ai versé. Je +n'ai plus d'énergie que pour me détester, et pour appeler une mort que +je veux attendre avec rage et regarder en face en m'abreuvant de remords +et de regrets.... Elle viendra bientôt, cette mort, et je la recevrai en +jetant avec fureur un dernier regard de haine sur une existence que j'ai +remplie d'épouvante et de forfaits! + + * * * * * + +_Ce fut deux mois après cet événement déplorable, que je vis expirer à +Saint-Pierre-Martinique le capitaine Léonard. Le journal qu'il me confia +en mourant m'apprit le secret que jusque-là il m'avait caché, avec une +réserve qui me révélait l'état de son âme souffrante, sans toutefois me +laisser deviner le motif du chagrin dont il paraissait dévoré. Jusqu'à +son dernier soupir, il sembla prendre plaisir à narguer la douleur et +à jeter sur la vie des expressions de haine et de mépris. La dépouille +mortelle de cet infortuné fut déposée aux Pères-Blancs, entre la tombe +de son ami et celle de sa maîtresse...._ + +FIN DU NÉGRIER. + + + + +TABLE + +DU QUATRIÈME VOLUME. + + +CHAPITRE 13. DÉVOUEMENT DE ROSALIE. +CHAPITRE 14. TRAITE À BONI. +CHAPITRE 15. TRAITE AU VIEUX-CALEBAR. +CHAPITRE 16. TRAITE AU GABON. +CHAPITRE 17. SECONDE TRAITE CHEZ EPHRAÏM. + +FIN DE LA TABLE. + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. IV, by Édouard Corbière + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. IV *** + +***** This file should be named 17717-8.txt or 17717-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/7/1/17717/ + +Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/17717-8.zip b/17717-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ae240e5 --- /dev/null +++ b/17717-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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