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+The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. IV, by Édouard Corbière
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Négrier, Vol. IV
+ Aventures de mer
+
+Author: Édouard Corbière
+
+Release Date: February 8, 2006 [EBook #17717]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. IV ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+ LE
+ NÉGRIER
+
+ AVENTURES DE MER.
+
+ PAR
+
+ ÉDOUARD CORBIÈRE
+ DE BREST.
+
+ DEUXIÈME ÉDITION
+
+
+ VOLUME IV
+
+
+
+ PARIS,
+ A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE,
+ ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE
+ 16. RUE VIVIENNE.
+
+ 1854
+
+
+
+
+13.
+
+DÉVOUEMENT DE ROSALIE.
+
+
+La fièvre jaune.--Soins de Rosalie.--Commerce.--Chute du gouvernement
+impérial.
+
+
+Mon affaissement moral, le dégoût de la vie, des nuits sans sommeil
+et des jours accablans allumèrent bientôt; dans mon sang irrité
+cette affreuse maladie que les affections de l'âme tendent surtout à
+développer dans ces climats funeste.
+
+Je vis arriver la fièvre jaune sans effroi. A la nouvelle de mon
+indisposition, le médecin qui avait donné ses soins à Ivon accourut
+près de moi, malgré le nombre excessif des malades entre lesquels il se
+partageait.
+
+--Eh bien! qu'avons-nous donc, Léonard? Est-ce que nous aurions envie
+d'être malade?
+
+--Docteur, je crois que me voilà pris à mon tour.
+
+--Voyons votre pouls.... Vous vous sentez des douleurs aux reins, un
+grand mai de tête, une débilité générale?
+
+--Oui, je me sens tout cela, et je m'en moque.
+
+--Et vous avez raison; car votre état n'a rien de bien inquiétant
+encore, et c'est déjà fort bon signe que vous ne vous en alarmiez pas.
+
+--M'alarmer! et pourquoi, s'il vous plaît? Ne faut-il pas mourir tôt
+ou tard? J'avais bien quelques petits projets en tête: des courses, des
+aventures à chercher, des mers à battre par-ci par-là; mais, s'il faut
+renoncer à toutes ces belles idées, mon parti sera bientôt pris,
+allez! Emparez-vous de mon individu, je vous l'abandonne. Taillez-le,
+saignez-le, couvrez-le d'emplâtres et de sangsues, si bon vous semble
+cela ne me regarde plus. Bien portant, je suis tout à moi; malade, je
+vous appartiens.
+
+ * * * * *
+
+Je me couchai. Des mulâtresses du voisinage entourèrent aussitôt mon
+lit, et commencèrent par me frotter, de la tête aux pieds, avec des
+citrons macérés. Dans la nuit, je perdis l'usage de ma raison.
+
+Trois ou quatre jours se passèrent sans que je pusse recouvrer un seul
+moment lucide. Mes yeux, à travers le nuage qui les fatiguait, voyaient
+bien des femmes, un homme noir errer autour de moi; mais tous les
+objets me paraissaient renversés, et je ne les apercevais que comme ces
+fantômes que J'imagination effrayée se crée dans un songe pénible. Les
+souvenirs qui m'étaient le plus chers se reproduisaient quelquefois
+à mon esprit, dans ces momens d'exaltation cérébrale. Je nommais, je
+voyais mon frère, ma mère, Ivon et Rosalie: quelquefois il me semblait
+leur parler, les entendre, et sentir ma bouche desséchée se contracter
+sous celle de la seule femme que j'eusse aimée. Ma main fébrile
+cherchait la sienne pour se reposer, et quand je croyais l'avoir
+saisie, je me trouvais plus tranquille; alors je me figurais entendre,
+j'entendais même la voix de mon amie, cette voix si douce qui tant de
+fois avait porté le calme dans mon coeur et l'ivresse dans mes sens
+captivés.... Comme ces illusions du délire allégeaient mes souffrances!
+Je me rappelle encore combien, dans ces paroxysmes brûlans dont j'ai
+gardé le souvenir, comme on conserve l'impression d'un rêve, ces
+chimères de mon imagination me procuraient de soulagement jusque dans
+l'excès des douleurs les plus poignantes.
+
+Une nuit, vers l'heure où l'approche du matin rend l'air moins suffocant
+dans l'atmosphère chaude et humide de l'hivernage, je me réveillai après
+avoir goûté pour la première fois quelques instans de sommeil. Il me
+sembla avoir recouvré l'usage de mes sens affaiblis et égarés par
+mes longues douleurs. J'entendais le bruit de la mer qui venait, avec
+régularité, battre le rivage voisin de ma maison, et le tonnerre gronder
+au loin, en s'éteignant, comme après un moment d'orage. Une lampe,
+placée dans le fond de l'appartement, jetait par intervalles sa lueur
+mourante sur la figure de deux mulâtresses endormies près d'une
+table couverte de fioles et de vases blancs. En cherchant à soulever
+péniblement un de mes bras, je sentis une figure appuyée sur ma main.
+C'était une femme!... Au mouvement que je fais pour dégager mon bras,
+cette tête se relève, et je vois Rosalie! Ses traits étaient pâles et
+abattus, ses yeux tristes et ternes, mais c'était bien ainsi qu'elle
+m'était apparue dans mon délire....
+
+--Que me veux-tu? m'écriai-je. Comment se fait-il que je te revoie ici?
+N'aurais-je pas encore recouvré ma raison?
+
+--Léonard, mon ami, oh! je t'en supplie, ne bouge pas! Reste, reste
+tranquille! C'est moi, c'est Rosalie qui vient te rendre à la vie...
+mais, au nom du ciel, ne bouge pas!
+
+--Rosalie!... mais comment?... Non, ma tête s'égare... c'est
+impossible!... Que je suis malheureux!
+
+--Il ne me reconnaît pas! Léonard, Léonard, ne me retire pas ta main....
+Regarde-moi, regarde-moi bien encore. C'est moi, c'est ta Rosalie!
+
+Sa main était dans la mienne; je la touchais, je la pressais de mes
+doigts agités. Sa tête, penchée sur ma figure, m'inondait de larmes.
+
+--Ah! s'il est vrai que le délire ne m'abuse pas, dis-moi, apprends-moi
+comment il se fait que je te voie ici? Parle, parle; j'ai besoin de
+t'entendre encore. Où suis-je? est-ce bien toi, toi, Rosalie?
+
+--Léonard, je te dirai tout... Mais, au nom du ciel, ne parle pas; qu'il
+te suffise de me savoir près de toi, près de toi pour toujours, pour la
+vie.
+
+--Pour la vie... près de moi!... mais si c'était un songe!... J'en
+mourrais. Rosalie, ne m'abuse pas. Et alors sa bouche rapprochée de la
+mienne, se reposa sur mon front brûlant.
+
+--Que fais-tu, malheureuse! Si tu m'aimes, crains de m'approcher, et de
+respirer le mal qui m'embrase encore!
+
+--Et que puis-je craindre quand tu m'es rendu, et que je suis auprès
+de toi? Vingt fois pendant tes plus cruels accès, n'ai-je pas cherché à
+éteindre sur ta bouche le feu qui la consumait?
+
+--Quoi, pendant mon délire tu n'as pas craint?... Ah! je ne m'abusais
+donc pas, c'étaient tes baisers qui suspendaient mes douleurs
+poignantes; c'était dans ta main que ma brûlante main reposait avec plus
+de calme. Oui, oui, maintenant je ne redoute plus d'être séduit par une
+illusion cruelle: c'est toi, c'est bien toi!...
+
+Un moment d'abattement succéda à cet excès d'émotions trop vives pour
+moi. Peu à peu je revins à un état plus paisible. Je voulus savoir de
+la bouche de mon amie par quel prodige je jouissais du bonheur de la
+revoir...
+
+--Je t'apprendrai tout ce que tu veux savoir; mais, avant tout,
+promets-moi par un signe seulement que tu ne parleras pas.
+
+Je le lui promis, et j'écoutai en souriant de bonheur et d'espoir:
+
+--Un marin, venu de la Martinique, m'apprit à Roscoff comment tu
+étais parvenu à te sauver d'Angleterre: il t'avait parlé ici. Ces
+renseignemens me suffirent. Je quittai Roscoff, où je ne pouvais
+plus vivre privée de toi. Je me rendis à Brest. Je vis ta mère; elle
+m'accueillit avec bonté, et elle ne put me détourner du projet que
+j'avais formé. Arrivée en Angleterre je parvins à m'assurer un passage
+sur un bâtiment qui allait à Sainte-Lucie. Je partis...
+
+--Pauvre amie!
+
+--Mais tu m'as promis de m'écouter en silence, mon ami.... En arrivant
+sur les côtes de la Martinique, le capitaine de notre bâtiment fut
+informé, par un navire que nous rencontrâmes, de la prise de l'île. Il
+se décida alors à faire voile pour Saint-Pierre, et depuis deux jours je
+jouis du bonheur d'être auprès de toi et de t'avoir rappelé à la vie.
+
+--A la vie? Ah! oui, je sens maintenant que je pourrai vivre encore, et
+si jamais le sort me rend à la santé...
+
+--Le sort! Dis un autre mot, je t'en supplie.
+
+--Et si jamais la Providence...
+
+--Oh! encore un autre mot, dis-le, dis-le pour moi, je t'en prie, à
+genoux!
+
+--Eh bien! puisque tu le veux, si jamais le Ciel permet que je recouvre
+la santé, c'est toi qui seras ma consolation, mon ange tutélaire, mon
+dieu sauveur.
+
+--C'est assez maintenant; je ne veux plus que tu ouvres la bouche: tes
+yeux me disent tout ce que je désire savoir de toi. C'est du repos qu'il
+faut à tes sens épuisés. Dors, dors en paix près de moi. Ma main ne
+quittera plus la tienne, et mes yeux veilleront sur ton sommeil, sur ton
+existence...
+
+Je voulais encore m'enivrer du son de sa voix et du feu de ses regards
+caressans: son doigt placé sur mes lèvres me défendit de parler, et je
+me laissai aller au sommeil le plus doux que j'eusse jamais goûté.
+
+Celui-là seul qui a éprouvé l'amertume des regrets et les déchiremens du
+désespoir, connaît tout ce qu'il y a de divin dans l'amour d'une femme;
+mais il sait aussi que ce n'est qu'au prix du malheur que l'on apprend
+à apprécier la douceur d'aimer un être qui s'est associé à toute
+votre existence. Les soins de Rosalie, sa tendresse si attentive et
+si ingénieuse, me rendirent bientôt à la santé. J'oubliai tout auprès
+d'elle, et mes maux et ces chagrins qui affectent tant quand on est
+jeune, et qui s'effacent si vite lorsqu'à vingt ans on a, pour se
+consoler, une maîtresse comme celle que je venais de retrouver. Bientôt
+enfin je savourai un bonheur pour lequel je ne me croyais pas fait.
+J'eus des jours de félicité et de calme, d'ivresse et d'enchantement,
+et pendant quelques années qui s'écoulèrent comme le songe d'une nuit
+paisible, je perdis pour ainsi dire, dans les bras de la plus aimante
+et de la plus aimable des femmes, l'âpreté et l'impétuosité de mon
+caractère. Courant, pour passer mon temps, à Porto-Ricco ou à la
+Côte-Ferme, pour aller chercher des bestiaux et les revendre dans l'île;
+achetant des nègres sur tous les marchés pour les céder avec bénéfice,
+personne ne connut bientôt mieux que moi le prix d'un boeuf ou la
+différence d'un Cap-Laost à un Cap-Coast, ou d'un Ibo à un Loango[1].
+Quel plaisir j'éprouvais, après quelques jours de mer passés péniblement
+sur un caboteur, à retrouver au Figuier mon tranquille ménage, tenu
+avec tant d'ordre et de goût par ma pauvre Rosalie! Et avec quelle
+bonté cette excellente fille réservait religieusement une partie de
+nos épargnes pour envoyer un peu d'argent à ma mère, qui semblait être
+devenue la sienne!
+
+[Note 1: Noms de différentes espèces de nègres.]
+
+«Tant de fidélité et de sagesse doivent avoir une récompense, me dis-je:
+il faut que Rosalie devienne ma femme.» Je croyais, avec les idées
+pieuses que je lui connaissais, lui faire accueillir mon projet en le
+lui annonçant. Je me trompais.
+
+--Je suis ta maîtresse, Léonard, me dit-elle, et jamais l'on ne m'a
+vue fière de porter aux yeux du monde un titre qui blesse les moeurs de
+convention de cette société au milieu de laquelle il nous faut vivre.
+Mais je suis heureuse de pouvoir chaque jour t'offrir une preuve
+de dévouement. Une fois ta femme, ce sacrifice de tous les instans
+deviendrait un devoir. Ne gâtons pas, mon ami, le sentiment qui nous
+enchaîne si tendrement l'un à l'autre. Va, notre amour est plus précieux
+qu'un acte de mariage. J'ai deux années de plus que toi: dans dix ans,
+j'aurais peut-être à souffrir, comme épouse, ce que je me sentirai
+encore la force de te pardonner, s'il le faut, comme maîtresse. Et puis,
+mon ami, faut-il que je te le rappelle, à ma honte? tu n'as pas été mon
+premier amant, et je tiens plus à tout ce qui touche à ta famille et
+à toi, qu'à tout ce qui ne regarde que ma réputation. Laisse-moi le
+plaisir, presque sans remords, d'être encore ton amante.... Seulement,
+si le ciel m'accorde la grâce de mourir avant toi, peut-être qu'au
+dernier moment je ferai des voeux pour descendre dans la tombe avec le
+nom de ton épouse et je suis bien sûre qu'alors tu pardonneras à mon
+exigence, et que tu ne refuseras pas à ta Rosalie un titre que tu lui
+offres aujourd'hui; n'est-ce pas?
+
+--Mais dis-moi une chose que je n'ai pu encore m'expliquer: comment se
+fait-il que je t'aie inspiré un amour si absolu, si désintéressé? Car,
+enfin, on ne peut pas dire que je sois un homme aimable, séduisant; et
+cependant tu m'as sacrifié des amans plus dignes de toi. Pourquoi cela?
+Je t'avoue que j'ai beau chercher à me relever à mes propres yeux, je
+ne vois rien en moi qui puisse me faire concevoir le sentiment, qu'avec
+toutes tes qualités et ton esprit, tu as conçu pour un homme de ma
+façon.
+
+--Non, tu as raison, et je ne veux pas te flatter. Pour les autres
+femmes, tu n'es pas sans doute ce qu'on peut appeler un homme aimable.
+Mais je ne sais ce que je trouve en toi, qui me captive plus que ne
+pourrait le faire l'amabilité des hommes les plus distingués.... Il
+me semble, dans tes manières franches et décidées, dans ta physionomie
+ouverte et guerrière, et jusque dans ta mise négligée et pourtant
+gracieuse, trouver quelque chose de romanesque et de vague qui s'accorde
+avec mes idées. Sans pouvoir dire enfin pourquoi tu me plais, je sens,
+dans l'abandon de ton coeur et dans la délicatesse un peu sauvage de ton
+humeur, que tu es l'homme de toute ma vie, et celui que je rêvais bien
+avant de te connaître. Tu ne sais pas, toi, et tu ne peux pas même
+savoir combien j'éprouve d'orgueil quand je te vois si généreux envers
+les malheureux, et si fier avec les hommes opulens! Et tiens, quand j'ai
+besoin de me faire pardonner à mes propres yeux l'irrégularité de notre
+liaison, et l'intimité de notre amour, je pense à tout ce que tu vaux,
+et je me dis: «Celui que j'aime est le plus libéral comme le plus brave
+de tous les hommes.» C'est dans le mérite que j'ai découvert en toi,
+qu'est l'excuse de ma propre faiblesse. Ta douleur après la mort de ton
+ami, ta tendresse pour ton frère et ta préférence pour moi, tout ne me
+dit-il pas ce que tu es, ce que tu vaux, pour la femme qui a su le mieux
+te connaître, et le mieux deviner ton coeur!
+
+ * * * * *
+
+C'est ainsi que Rosalie m'enchaînait à elle, et enchantait toute mon
+existence. Mais quels que fussent notre félicité et notre attachement,
+j'éprouvais quelquefois un vide inexplicable, au sein même de mon
+bonheur: je me croyais né, sinon pour faire de grandes choses, du
+moins pour faire des choses non vulgaires; et vivre toujours comme
+un bourgeois près de sa femme, me semblait ne pas user de sa vie:
+ce n'était pas, en un mot, un bonheur casanier qu'il me fallait. Je
+voulais, non pas fuir Rosalie, mais courir au loin les mers pour mieux
+jouir du plaisir de la retrouver après avoir bravé quelques périls, et
+avoir attaché peut-être quelque peu de renommée à mon audace.
+
+Il est peu de choses dans notre âme que nous puissions cacher à la
+pénétration d'une femme, habituée à chercher nos moindres peines et
+à prévenir nos plus simples désirs. Ma préoccupation n'échappa pas à
+Rosalie. Elle aurait voulu, au prix de ses jours, trouver quelque
+chose qui pût remplir ma vie et occuper les instans que je passais près
+d'elle. Pour la consoler de me voir livré à un désoeuvrement auquel elle
+aurait voulu m'arracher, je lui répétais que mon unique chagrin était de
+ne pouvoir mettre le pied à la mer, pour nos affaires à la Côte-Ferme,
+que sous ce pavillon anglais que je détestais tant. Ce prétexte, que je
+donnais à l'inquiétude de mon esprit, ne pouvait faire prendre le
+change à une compagne trop habile à discerner le véritable motif de mon
+abattement. Un événement inattendu vint nous arracher tous les deux à
+l'incertitude pénible de notre position.
+
+Vers le milieu de 1814, des bâtimens anglais, arrivant en toute hâte
+d'Europe, nous apprirent la chute fatale du gouvernement impérial.
+Un vaisseau français vint bientôt, naviguant sous les couleurs de
+l'ancienne monarchie, confirmer la nouvelle que la station anglaise
+s'était empressée de nous transmettre, et alors le pavillon blanc
+se déploya sur la Martinique. Ce n'était plus là le drapeau de nos
+victoires, mais au moins n'était-ce plus le pavillon anglais!
+
+
+
+
+14.
+
+TRAITE A BONI.
+
+
+Préparatifs de départ.--Arrivée à Boni.--Le Roi Pepel.--Le
+Frétiche.--Supplices chez les nègres.--La cargaison.--Le retour.
+
+
+«Un traité solennel des Puissances européennes interdit la traite! Les
+Puissances viennent de signer la perte de nos colonies,» dirent les
+habitans, en apprenant la convention passée entre les nations alliées.
+
+La traite est défendue, me dis-je, moi; tant mieux, je la ferai, et au
+plaisir d'entreprendre un commerce périlleux, je joindrai le bonheur
+d'enfreindre la loi signée par toutes les Puissances! Voyons; qui veut
+me confier un navire? je l'équipe des plus mauvais bandits de l'île, et
+avec quelques canons sur mon pont, et, pour une centaine de ballots de
+marchandises, je ramène aux armateurs les plus entreprenans la première
+cargaison de nègres.
+
+Des habitans riches connaissaient la résolution de mon caractère et les
+ressources de mon esprit trafiqueur. Un vieux corsaire désarmé, ancienne
+capture des Anglais, pourrissait au carénage: on me l'achète. Un ancien
+marin, qui jadis avait été chercher des noirs à la côte de Guinée,
+devient mon second. Des matelots sans emploi forment mon équipage. On se
+procure des ballots de toile, venus de France avec la paix; on rassemble
+quelques vieux fusils et de la quincaillerie; on trouve vingt pièces
+d'eau-de-vie ou de rum, cinq à six boucauts de tabac, et voilà ma
+cargaison faite.
+
+Quel nom donnerons-nous maintenant à mon petit trois-mâts? Ce nom-là fut
+bientôt trouvé: mes armateurs m'en avaient laissé le choix, et il passa
+de mon coeur et de ma tête, sur le tableau de mon Négrier. _La Rosalie_
+se trouva armée en moins de quinze jours. J'allais enfin commander à mon
+tour, et le rêve de toute ma vie était près de se réaliser sur ces
+mers où, libre de ma manoeuvre, je m'imaginai pouvoir bientôt régner en
+maître, et courir les chances de la fortune, en chercheur d'occasions.
+Que ces noms de Vieux-Calebar, de Boni et du Gabon, résonnaient
+agréablement à mon oreille! C'était sur ces plages si peu connues que je
+devais apparaître, dans toute ma splendeur, aux regards émerveillés des
+rois nègres, avec lesquels je traiterais d'égal à égal!.... Je ne me
+sentais pas d'impatience.
+
+Mais cette Rosalie dont je vais déchirer le coeur, comment pourra-t-elle
+supporter notre séparation? Ces projets de voyage et cette invincible
+passion d'aventures, ne sont-ils pas une infidélité que je fais à la
+femme à qui j'ai juré cependant fidélité éternelle? Ne m'a-t-elle donc
+arraché à la mort que pour me voir lui ôter moi-même la vie! Après
+tous les sacrifices qu'elle a faits pour me retrouver loin de son pays,
+chercher à la quitter, pour ne plus la revoir peut-être!... Cette idée
+m'accablait; et pourtant je sentais que je mourrais d'ennui, si j'étais
+condamné à rester inactif auprès de celle que je chérissais le plus au
+monde.
+
+Mon amie devina toute mon anxiété, et elle m'épargna la peine d'aborder
+une question si pénible pour moi: elle avait déjà pris son parti, avec
+une résolution dont l'amour le plus sincère peut seul donner l'exemple;
+car souvent les sacrifices que s'impose l'amour sont faits avec tant de
+vertu, qu'on les prendrait pour de l'indifférence. Mais moi, pouvais-je
+me tromper sur le motif réel de la résignation de ma maîtresse!
+
+«Que je te perde pour t'avoir laissé partir, ou que je te voie languir
+sous mes yeux pour avoir voulu te retenir, n'est-ce pas un sacrifice
+qu'il faut tôt ou tard que j'offre au ciel en expiation de mon
+bonheur?.... Ah! mon ami, j'ai été trop long-temps heureuse avec toi,
+pour ne pas payer tant de félicités par quelque catastrophe.... Mais,
+quoi qu'il arrive, sache bien que je ne survivrai pas un jour à ta
+perte.... Si je pouvais mourir avant toi et près de toi, que je serais
+heureuse!....»
+
+Je m'efforçai de la consoler. «Non, me dit-elle, mon parti est arrêté:
+je veux même t'engager à chercher dans les hasards une activité qui
+est ta vie; c'est peut-être ainsi que je pourrai te conserver, et jouir
+encore de la satisfaction de te revoir content. Vois-tu ce bâtiment qui
+va t'emporter loin de moi? Eh bien! je veux moi-même orner la chambre
+que tu dois occuper à bord: je la remplirai de mon souvenir; partout tu
+y retrouveras la trace de mes mains et des gages de ma tendresse; et
+si jamais la mort t'enlevait à mon amour! dans une tempête ou dans un
+combat, que ta dernière pensée soit à Dieu, et ton avant-dernière pensée
+à ta compagne la plus fidèle.»
+
+Rosalie, jusqu'au départ de mon navire, ne quitta plus ma chambre de
+bord. Ses soins prévoyans allèrent jusqu'à la meubler de tout ce qui
+pourrait m'être le plus agréable à la mer. Elle semblait vouloir, à
+force d'attentions, étendre pour ainsi dire sa présence jusque sur le
+temps que je passerais si loin d'elle. Son portrait fut placé à la tête
+de ma cabine: tout le petit ménage de notre maison passa enfin dans ma
+chambre de capitaine. Il fallut nous séparer, et je ne me consolai un
+peu, en m'éloignant des lieux où si long-temps j'avais été heureux,
+qu'en songeant au plaisir que j'aurais à revoir l'Océan, cet Océan,
+mes premières amours, même avant Rosalie. Mais la laisser seule à
+Saint-Pierre, sans distraction, sans consolation, pendant que je courrai
+tant de dangers!.... Une bonne brise d'est m'arracha à ces pensées
+douloureuses.
+
+Une fois dans les débouquemens, il me fallut faire connaissance avec
+mon équipage et avec mon navire, tous deux devenus le monde pour moi.
+Ma réputation de courage inspira bientôt à mes gens un respect dont ils
+savaient bien qu'il n'aurait pas été prudent pour eux de dépasser les
+sévères limites. Mon petit trois-mâts, faible d'échantillon et assez
+médiocrement solide, marchait bien. Je m'amusais à l'essayer avec tous
+les navires que je rencontrais courant la même bordée que la mienne, et
+je les dépassais tous. Je ne dirai pas la joie d'enfant que j'éprouvais
+à me promener toute la journée, et souvent une partie de la nuit, sur ce
+pont où je marchais en maître, et qui recouvrait une bonne et productive
+cargaison. Convertir tout cela en nègres que je vendrai bien cher, me
+disais-je; ramasser beaucoup d'or en courant mille et une aventures,
+voilà ce qu'il me faut... Quel état plus beau que le mien! Tout l'Océan
+est mon domaine: d'un mot je fais trembler ou j'apaise ces hommes
+terribles qui m'ont confié leur sort. A terre on me regardera comme un
+être prodigieux; et, libre comme ce vent qui se joue dans ma voiture,
+et plus indépendant encore que ces flots qui battent les flancs de ce
+navire, soumis à mes ordres, je ferai ma fortune en naviguant au gré
+de mes caprices et en attachant quelque célébrité à mon nom. Tout cela
+était délicieux pour mon imagination.
+
+Les vents ne répondirent pas à mon impatience; cependant en moins de
+quarante-cinq jours, après avoir été chercher les brises variables et
+avoir longé la côte d'Afrique, je mouillai en dehors de la barre de
+Boni. La mer bondissait furieuse sur cette langue de sable, et elle se
+trouvait pourtant calme à l'endroit où je jetai l'ancre par six brasses
+d'eau.
+
+--Capitaine, vint me dire mon second, un peu au fait du pays, de dessus
+les barres j'ai aperçu sous la terre de ce cap, que les Anglais nomment
+Antony-Point, la mâture d'un grand navire qui pourrait bien être un
+croiseur. Là, le voyez-vous, par dessus ces brisans?
+
+Redoutant ce bâtiment, qui croisait en effet vers la passe de l'est,
+j'aurais voulu passer sur la barre du sud pour l'éviter; mais elle
+brisait trop horriblement pour que je m'exposasse à la franchir. Il me
+fallut attendre un moment plus opportun.
+
+Des pirogues de nègres, longues et étroites, se montrèrent deux jours
+après mon arrivée au mouillage. Je crus que c'étaient des pilotes qui
+venaient pour me rentrer: elles pénétrèrent entre les deux barres de
+la passe du sud. Je les observai à la longue-vue. Un spectacle horrible
+frappa bientôt mes yeux; des nègres placés sur l'avant tranchent la
+tête à d'autres noirs, qui tendent docilement leur cou au hachot qui
+les décapite; puis de longs cris sauvages se font entendre, et les
+noirs élèvent leurs mains sanglantes vers le ciel!... Les pirogues
+disparaissent alors...
+
+J'acceptai cette exécution comme un mauvais présage pour nous. Mon
+second ne pouvait s'expliquer le motif de cette boucherie atroce.
+
+Le lendemain, la barre ne brisait plus avec autant de violence. Des
+pirogues, montées chacune par une trentaine de naturels, accostèrent le
+navire. Je savais qu'il ne fallait leur manifester aucune défiance, pour
+n'avoir pas, plus tard, à concevoir de craintes réelles sur leur compte.
+Avant de monter à bord, les nègres se mirent à battre les bordages du
+bâtiment à coup de longues baguettes. Un d'eux jette sur moi une petite
+pagode grossièrement sculptée. Je n'eus garde de m'effrayer de cette
+espèce d'épreuve. Les noirs poussèrent alors des cris d'allégresse, en
+sautant sur mes bastingages; et celui qui m'avait fait tomber son petit
+Bon-Dieu sur les pieds, me tendit sa main gluante avec cordialité et
+en signe de satisfaction. C'était un chef, délégué vers moi par le
+_Mafouc_, premier ministre de King-Pepel, roi de Boni. Cet ambassadeur,
+grotesquement recouvert d'un débris de manteau, bredouillait un peu
+d'anglais. Il me demanda de l'eau-de-vie et de la morue. Je le grisai et
+je le rassasiai, ainsi que tous les nègres qui composaient sa suite. Il
+m'annonça que je pourrais bientôt communiquer avec la terre, et parler
+au _Grand-Mafouc_.
+
+--Pourquoi donc, lui demandai-je, t'ai-je vu hier faire trancher la tête
+à une douzaine de nègres, là, entre ces deux bancs de sable?
+
+--C'était pour apaiser le dieu de la barre, qui est très-gourmand; et
+aujourd'hui tu vois que le dieu est content, puisque la lame n'est plus
+aussi forte et que tu peux entrer sans risque. Oh! King-Pepel est un
+grand roi! il n'est pas avare de nègres, et il donne à tous les
+dieux autant de têtes qu'ils en demandent. Répète donc avec moi, beau
+capitaine, que Pepel est un grand roi!
+
+Je répétai tout ce que voulut le délégué du _Mafouc_. Mes visiteurs
+se rembarquèrent, et, lançant de l'eau sur le navire du bout de leurs
+pagayes, et poussant tous ensemble les cris les plus barbares que
+j'eusse encore entendus, ils s'éloignèrent dans leurs pirogues, avec une
+rapidité dont nos embarcations les plus légères ne peuvent nous donner
+une idée.
+
+Deux nègres pilotes, fort intelligens, conduisirent le soir _la Rosalie_
+jusque par le travers de Jujou, grand village situé à l'est, sur la
+large embouchure du fleuve: il me fallait à cette pose attendre la
+visite solennelle du _Mafouc_. Mes gens tendirent leurs hamacs sous les
+tentes dressées de l'avant à l'arrière, et bientôt, malgré les nuées de
+moustiques qui les déchiquetaient, ils s'endormirent paisiblement.
+
+Je me promenai une partie de la nuit sur le pont, seul et livré à mes
+réflexions Le feu des torches que les nègres allumaient dans leurs
+frêles cases de bambous voltigeait, à terre. L'air affaissé n'était
+troublé, dans le silence de la nuit, que par la voix des naturels, qui
+chantaient des chansons monotones et mélancoliques. Une brise faible et
+chaude m'apportait de folles bouffées, imprégnées de l'odeur fade de la
+rare végétation de ces rivages. Au dessus du carbet, des dunes pointues
+de sable blanc projetaient leurs sommets sur le ciel parsemé d'étoiles
+titillantes, et couvraient, de leur ombre nocturne, le sombre village de
+Jujou.
+
+Voilà, pensais-je, ces hommes que je vais acheter et enchaîner dans ma
+cale, qui reposent paisiblement dans ces cases, ou qui chantent gaîment
+sur cette côte si tranquille! Et ces matelots qui goûtent un sommeil si
+profond, demain, peut-être, me seront enlevés par la maladie qui dévore
+les Européens dans ces climats homicides!... Le danger est partout ici:
+la Mort, qui veille sans cesse, demande des victimes qu'elle a déjà
+marquées; et ils dorment, et ils chantent pourtant!...
+
+Assis sur une caronade, je laissai aller ma tête préoccupée sur le
+bastingage, et je m'endormis.
+
+De bruyantes acclamations me réveillèrent peu d'heures après. Il faisait
+déjà presque jour, et le soleil se montrait sur les dunes qui nous
+environnaient. La pirogue du _Mafouc_ abordait mon navire, qu'elle
+dépassait de l'avant et de l'arrière, tant elle était longue.
+
+--Salut, me dit en mauvais anglais, le premier ministre de King-Pepel.
+Tu viens faire le commerce dans un royaume aimé du Grand Être. Pepel est
+un roi puissant. Que lui apportes-tu?
+
+--Une bonne cargaison, des cadeaux pour lui, et de la franchise pour
+tout le monde.
+
+--Sois le bien venu, capitaine. Nous avons apaisé le dieu de la barre
+pour toi. Feras-tu quelque chose pour nous?
+
+--Voilà une boîte de couteaux, des fusils, un collier de grenat et un
+baril d'eau-de-vie, que je te destinais.
+
+Le _Mafouc_ prit mon collier de grenat, se le passa au cou, et entama de
+suite le baril d'eau-de-vie.
+
+--Capitaine, tu peux mettre à la voile pour la grande villa de Boni,
+où règne Pepel; je t'accompagnerai sur ton navire. Tu dois être aimé du
+Grand Être, car tu es généreux et brave: le sang ne t'effraie pas.
+
+En prononçant ces derniers mots, le _Mafouc_ fit voler, d'un coup de
+damas, la tête d'un vilain noir qui se promenait tristement sur le pont,
+comme s'il avait été préparé à recevoir la mort.[2] Le _Mafouc_ eut soin
+de me prévenir que c'était à mon intention qu'il offrait ce sacrifice au
+Grand Être.
+
+[Note 2: En Europe, on se refusera de croire à tant de froide atrocité.
+J'engage les personnes qui révoqueront en doute la vérité de ces faits,
+à questionner les marins qui ont fréquenté la côte d'Afrique.]
+
+Malgré le dégoût que j'éprouvais, je sentis qu'il m'importait de ne pas
+manifester l'horreur dont tous mes sens étaient soulevés. J'ordonnai
+froidement à deux de mes hommes de jeter le cadavre à l'eau.
+
+Le _Mafouc_ répéta, en observant attentivement mes traits et en
+remarquant sans doute l'obéissance passive de mes gens: «Capitaine, tu
+es généreux et brave.»
+
+Nous arrivâmes en peu de temps à Boni, _la grande ville_. Une multitude
+de nègres couvrait les rivages rapprochés, sur lesquels sont jetées
+ça et là les cases qui forment cette bourgade. J'avais fait charger à
+poudre mes caronades jusqu'à la gueule, et à mon commandement tous mes
+pavillons s'élevèrent au bout de mes vergues et au haut de ma mâture, au
+bruit d'une salve de vingt et un coup de canon. Le _Mafouc_, qui m'avait
+répété que j'étais brave et généreux, tremblait de tous ses membres
+à chaque détonation. Moi, pendant ce temps, je fumais paisiblement un
+cigarre en me promenant sur le pont, comme à mon ordinaire, et sans
+avoir l'air de faire attention à tout ce qui se passait. Ces marques
+extérieures d'impassibilité imposèrent aux nègres, et je prévoyais bien
+qu'elles devaient produire un bon effet quant à l'opinion que je voulais
+leur faire concevoir de moi.
+
+La salve finie, il me fallut aller à terre dans la pirogue du _Mafouc_.
+«Ne craignez pas pour votre capitaine, dis-je à mes hommes, qui
+paraissaient inquiets de me voir m'éloigner seul. Ces gens-là me croient
+protégé par leur Grand Être: laissez courir la barque.»
+
+Je n'eus pas le temps de débarquer à terre. Plus de cent nègres traînent
+la pirogue sur le rivage, et m'emportent en triomphe sur un hamac, dans
+lequel ils me traînent au galop vers une dune de sable. Rendus sur le
+sommet de cette dune, ils me laissent seul pendant quelques minutes.
+Puis, au bout de cette petite quarantaine, des marabouts vêtus de blanc
+s'approchent et m'annoncent, avec de grandes gesticulations, que je suis
+purifié. Je leur jette mes pistolets et quelques pièces d'or, et tout le
+clergé de Boni tombe à mes pieds.
+
+Ils me conduisent vers une grande case de bambous. Le peuple, qui
+me suit, s'arrête respectueusement à la porte de ce sanctuaire de la
+royauté. J'entre et j'aperçois, sur un fauteuil élevé, un gros nègre
+dont la tête aplatie était recouverte d'une perruque de lin à trois
+marteaux. Un manteau de serge rouge, bordé d'un faux galon d'or, lui
+descendait des épaules aux talons; ses pieds étaient nus, et sur sa
+poitrine suante tombait un long collier de grenat d'une douzaine de
+rangées.
+
+Ce nègre était le _puissant_ King-Pepel, l'autocrate de Boni!
+
+Comme sa majesté noire m'imposait peu, j'entamai la conversation.
+
+--Grand roi, je viens, avec un coeur franc et une bonne cargaison, lier
+des relations d'amitié entre la France et toi, le plus puissant et le
+plus respecté des souverains de la côte.
+
+Le drogman anglais, qui se tenait auprès du trône, répéta mes paroles à
+S. M. L'interprète me répondit ensuite, de la part de Pepel:
+
+--Tes coups de canon ont beaucoup plu à S. M. Tu sais honorer le grand
+Etre et le roi. Que portes-tu pour cadeaux au souverain de Boni?
+
+--Toute ma cargaison, du grenat et un service complet d'argenterie pour
+la table du monarque.
+
+Le roi sourit à ce mot d'argenterie qu'il comprit à merveille.
+L'interprète continua:
+
+--Quel est le petit portrait que tu portes sur l'épinglette de ta
+chemise?
+
+--Celui de ma maîtresse, de ma femme.
+
+--Elle plaît à S. M.
+
+--Qui? ma maîtresse?
+
+--Non, ton épingle.
+
+--Eh bien! S. M. ne l'aura pas. Mais voici une bague où elle trouvera
+aussi un portrait qui en vaut bien un autre.
+
+Je n'avais pas encore donné la bague au courtisan, que le roi s'écria,
+en jetant les yeux sur la petite miniature du chaton: _Nabolone!
+Nabolone! ô Nabolone!_ et il baisa à plusieurs reprises le portrait de
+Napoléon.
+
+L'interprète me demanda ensuite si je n'avais pas d'antres images
+représentant le grand _Gacigou_ de France. Je lui répondis que je
+n'avais que des portraits de Louis XVIII.
+
+A ce mot de Louis XVIII, la figure de S. M. se contracta vivement,
+comme pour exprimer un sentiment de dégoût; puis j'entendis sortir de sa
+bouche auguste cette exclamation très-distincte:
+
+_Lououis Zuit pas, no, no potate, patate[3]!_
+
+[Note 3: Tous ces détails sont historiques, et j'ai lieu de croire que
+la vérité du fonds fera excuser la vulgarité de la forme.]
+
+Je saluai S. M. avec un sourire respectueusement approbatif. Le drogman
+me prévint qu'on allait verser du poison dans un verre, et que S. M.
+m'inviterait à l'avaler, pour prouver la confiance, que j'avais en elle.
+
+Du poison en poudre, dont l'acrimonie m'affecta péniblement l'odorat,
+parut être en effet jeté dans une coupe d'argent remplie de vin de
+palme: je pris fièrement le breuvage, et, plein de confiance, je
+l'avalai d'un trait. Après quoi les grands officiers de la couronne
+se mirent à rire aux éclats au tour qu'ils avaient cru me jouer: ils
+m'entourèrent tous en dansant. Le roi descendit solennellement de
+son fauteuil; on m'annonça que j'étais agréable à Pepel, et la farce
+d'introduction se trouva jouée.
+
+La permission de construire un _baraquon_, pour y déposer mon
+chargement, me fut accordée. En quelques heures, mes charpentiers
+élevèrent près du rivage un édifice en planches, dont la magnificence
+égala au moins celle de la royale case de Pepel. Les visites ne me
+manquèrent pas, et les grands officiers, que je recevais à toute heure
+du jour, ne tardèrent guère à boire une forte partie de ma provision
+d'eau-de-vie. King-Pepel venait sans façon partager ma table; je lui
+rendais familiarité pour familiarité. Il s'occupait de me composer,
+disait-il, un beau chargement, des noirs qu'il attendait de l'intérieur.
+
+Quel pays neuf et surprenant que cette côte de l'Afrique occidentale!
+Que de moeurs inconcevables chez ces nègres si complètement ignorés
+en Europe! Quelles bizarres modifications de l'espèce sociale, et des
+superstitions humaines, dans ces états encore enfans, malgré leur longue
+existence!
+
+Je voulais tout voir dans Boni. On me trouvait à chaque instant, malgré
+la chaleur étouffante d'un air de feu, dans les lieux où se réunissaient
+les naturels. Et puis je n'étais pas fâché de montrer ma physionomie
+européenne, au milieu de ces peuplades à la peau d'ébène, au visage
+déprimé et à l'attitude esclave. Quel effet je produisais sur tous ces
+visages noirs qui m'admiraient comme une merveille! «Voyez là, voyez là,
+s'écriaient-ils dans leur langage volubile, quel beau chef! _C'est
+un roi de matelots savans_.» Toutes les plus belles négresses
+s'enorgueillissaient d'avoir obtenu de moi un regard sur mon passage, ou
+un sourire pour prix des nattes de fruits qu'elles me présentaient comme
+un hommage d'amour ou un tribut d'admiration.
+
+Un jeune noir, vêtu de blanc de la tête aux pieds, et suivi
+respectueusement par des marabouts, avait frappé mon attention. Je
+l'avais souvent vu dans les marchés s'emparer de tous les objets qui lui
+plaisaient, et battre impunément les marchands, satisfaits de recevoir
+des coups de bâton de ce méchant petit drôle. Un jour il lui prit
+fantaisie de m'aborder insolemment, et je me disposais à le fustiger
+avec la rigoise que j'avais à la main; à la vivacité de mon geste et à
+l'expression de ma physionomie, les marabouts, devisant mon intention,
+tombent à mes pieds, et l'enfant fuit épouvanté. _Frétiche! Frétiche!_
+hurlent tous les assistans, et les prêtres de me jeter de l'eau; pour me
+purifier. Un drogman m'expliqua que je venais de manquer d'assommer
+le palladium vivant du royaume, le Dieu sauveur du pays, le _Frétiche_
+enfin.[4]
+
+[Note 4: Tous les voyageurs écrivent _Fétiche_. J'ai toujours entendu
+les Guinéens et les négriers prononcer _Frétiche_; et, comme ce sont
+les naturels qui ont formé ce mot, je l'écris ici de même qu'ils le
+prononcent.]
+
+Ce _Frétiche_ est un beau petit noir, que l'op prend en bas âge pour en
+faire un Dieu. Ses adorateurs le logent dans une case aussi bien ornée
+que celle du roi; et pendant sa céleste enfance, il a le droit de faire
+tout ce qui lui plaît, sans qu'on puisse regarder ses caprices les
+plus déréglés comme autre chose que des volontés divines. Mais une fois
+parvenu à l'âge de treize ans, le Frétiche éprouve bien cruellement
+qu'il n'est pas immortel, car alors toute la population, embarquée dans
+les pirogues, le conduit avec solennité vers la barre, pour le plonger
+religieusement dans les flots: les requins en font leur pâture.
+
+Les prêtres, chargés d'élever cette malheureuse victime de l'homicide
+superstition des nègres, ont soin de persuader au _Frétiche_ qu'aussitôt
+qu'il aura été plongé dans les flots, il n'en sortira que pour être Dieu
+ou tout au moins roi.
+
+Une misérable négresse, condamnée à mort par une espèce de jury de
+vieillards, fut exécutée d'une manière atroce pendant mon séjour à Boni.
+On la barbouilla de miel de la tête aux pieds, et puis on l'attacha
+au tronc d'un, gommier. Des essaims de moustiques et de maringouins
+s'introduisirent dans ses oreilles, ses narines et ses yeux, et la
+dévorèrent au sein des tortures les plus effroyables. Deux jours après,
+le cadavre de cette infortunée ne présentait plus qu'une masse informe,
+couverte de myriades d'insectes sanglans. Ce genre de supplice s'appelle
+dans le pays l'_arbre à moustiques_.
+
+Lorsqu'un nègre est condamné à subir l'épreuve de mort, pour un délit
+quelquefois assez léger, on lui fait avaler un brevage empoisonné dont
+l'effet est si prompt que le condamné tombe raide avant d'avoir tari
+la coupe fatale. Quand la culpabilité du prévenu paraît douteuse à
+ses juges, on lui présente un breuvage qui n'est pas mortel, et après
+l'avoir bu sans danger pour sa vie, il est réputé innocent. C'est le
+jugement de Dieu de ce pays, et les juges ont toujours soin de préparer
+l'épreuve de manière à ce que le ciel prononce dans le sens de leur
+opinion.
+
+Le plus souvent on donne les condamnés à mort à dévorer aux requins,
+en les précipitant dans le fleuve, dont les eaux ne sont que trop
+fréquemment ensanglantées par de pareilles exécutions. Il est à
+remarquer que les requins de la côte d'Afrique sont les plus voraces
+parmi tous les animaux de leur espèce. Ceux de ces parages ont une tête
+deux fois plus volumineuse que les poissons du même genre que l'on voit
+dans les mers des Antilles ou sur la Côte-Ferme!
+
+King-Pepel, sur la foi des traités, s'était déjà emparé de presque toute
+ma cargaison, et les trois cents esclaves qu'il devait me donner en
+échange n'arrivaient pas. Les fièvres inexorables du pays commençaient à
+s'emparer de mon équipage, dont le climat avait déjà affaibli l'énergie.
+Il me fallut cependant recourir bientôt à cette énergie, et oublier mon
+propre découragement.
+
+Des nègres arrivant du bas du fleuve, dans leurs pirogues rapides comme
+le vent, crient un matin, en passant le long de la _Rosalie: Anglais!
+Anglais! Gaberon?_ Je n'eus que le temps de me préparer à repousser
+l'attaque que les noirs m'annonçaient si subitement. Deux longues
+péniches, expédiées par la corvette qui m'avait vu entrer à Boni, se
+montrent dans le fleuve, à petite distance, chargées de monde. Je crie
+à terre dans un porte-voix: _King-Pepel, les Anglais violent ton
+territoire_! Aussitôt des nègres se portent sur une mauvaise batterie,
+placée à terre dans le sable. Mes hommes, abrités sous ma tente, se
+disposent à combattre les Anglais, harassés par une longue nage et par
+la chaleur asphyxiante du jour. Le feu commence et le pavillon tricolore
+flotte sur _la Rosalie_: c'est sous cette couleur-là que des Français
+libres de toutes leurs actions devaient combattre.
+
+Les deux canots, après avoir essuyé mes deux volées à bout portant,
+m'abordèrent bravement. L'un d'eux, traversé de boulets, coule le long
+de _la Rosalie_. L'officier qui commande l'autre embarcation me crie
+d'amener. Je lui réponds: «Accordez-moi deux minutes pour consulter
+mon équipage.» Mon équipage murmure, je l'apaise d'un signe. L'officier
+consent à me laisser un moment de répit. Je donne le mot à mes gens.--Je
+suis amené, dis-je alors au lieutenant anglais; et au même moment tout
+mon équipage saute, comme pour abandonner le corsaire, à bord de la
+péniche. «_Restez à bord, restez à bord_, nous crient les Anglais: _vous
+allez nous chavirer_!» C'était bien là mon plan: le poids inattendu de
+tout ce monde se précipitant du même bord, fait cabaner l'embarcation,
+et mes Anglais, surpris et effrayés, s'abîment sous les flots, pendant
+que mes hommes, disposés à nager, regagnent bord en ricanant avec
+férocité du succès de mon stratagème. Quelques uns de mes assaillans
+surnageaient encore, je détournai la vue: les requins du fleuve firent
+le reste.
+
+Les cris de joie de la multitude des nègres témoins de notre triomphe,
+nous étourdirent pendant plus d'une heure. Le soir _la Rosalie_ fut
+entourée de plus de cent pirogues couvertes de branches de palmier et de
+fleurs. Les marabouts jetèrent encore une fois de l'eau lustrale sur
+les bordages ensanglantés du navire. Deux hommes que j'avais perdus dans
+l'action furent enterrés dans le sable avec les honneurs réservés aux
+hauts dignitaires. Pepel, en me revoyant à terre tout couvert de poudre
+et de sang ennemi, m'embrassa avec transport, et me montrant le pavillon
+tricolore de _la Rosalie_, il s'écria: «_Lancoute Nabolone, bone!_ La
+ceinture de Napoléon est bonne.»
+
+Peu de jours après l'affaire qui avait rempli d'admiration tous les
+habitans de Boni, je vis arriver, dans un tourbillon de sable, quelques
+filées de nègres attachés par le cou à de longues perches. C'était ma
+cargaison.
+
+Bien vite je préparai ma cale à recevoir mes trois cents nouveaux hôtes.
+Les femmes sur l'arrière; les hommes rangés du mât d'artimon jusqu'à
+l'avant, et des fers pour tout ce monde. Des ignames, du riz et
+beaucoup d'eau pour leur nourriture: nos pistolets et nos poignards à la
+ceinture, et quelquefois à la main. Puis, vogue la galère, me dis-je. La
+maladie ne m'avait enlevé aucun homme.
+
+Mais, autre contre-temps: il était dit que la corvette anglaise me
+contrarierait partout. J'étais sur le point d'appareiller, lorsque je
+reçus, par une pirogue du bas du fleuve, une lettre qui lui avait été
+remise par le capitaine de mon inexorable croiseur. Cette épître, fort
+laconique, était écrite insolemment en très bon français:
+
+«Misérable forban, j'ai juré de ne quitter la côte d'Afrique qu'après
+t'avoir pendu au bout de ma grand'vergue, pour venger les braves que tu
+as si lâchement fait périr.
+
+»ANDREW,
+
+»Commandant le sloop de guerre de S. M. B. Faune.»
+
+Oh! si j'avais commandé seulement un brick deux fois fort comme _la
+Rosalie_, que j'aurais fait payer cher à cet Anglais l'épithète de lâche
+qu'il osait m'adresser! Mais avec six petites caronades et une trentaine
+d'hommes exténués!.... Allons, la nuit est sombre, la brise est forte et
+elle a contraint la corvette à s'éloigner: appareillons avec mes trois
+cents esclaves, pour jouir du plaisir d'échapper à mon exécrable ennemi.
+
+J'appareille, poussé par des grains qui me portent d'abord violemment
+vers le bas du fleuve; mais les rafales inconstantes semblent se plaire
+à me tourmenter, sans me faire faire beaucoup de route. La nuit se
+passe: le jour arrive, et mon implacable corvette se montre presque
+entre moi et l'espace que je venais de quitter. Passer sous sa volée,
+c'est me faire couler: elle me coupe le passage sur la barre.... Avec
+un navire qui calerait moins d'eau que _la Rosalie_, je pourrais lui
+échapper en enfilant la passe étroite et sinueuse de _Foche-Point_, et
+en mettant ainsi entre la corvette et moi l'île de Foche et les bancs
+de sable sur lesquels la mer brise furieuse... Je fais appeler mon
+second...
+
+--Raoul, vous connaissez cette passe?
+
+--Oui, capitaine, je l'ai sondée plusieurs fois.
+
+--De combien est le fond?
+
+--De onze pieds, capitaine!
+
+--Et nous en calons treize!... Malédiction! N'importe, faites condamner
+les panneaux et les écoutilles! Monte quatre hommes larguer les
+perroquets, chacun à son poste de manoeuvre, et silence partout!
+
+--Mais, capitaine, voilà un grain furieux qui nous arrive!
+
+--N'ai-je pas dit silence partout!
+
+A l'instant même, le grain effroyable qu'avait prévu mon second tombe
+à bord. _La Rosalie_ s'incline, le côté de tribord dans l'eau: la mer
+monte jusqu'à la moitié de notre pont, penché comme si le navire était
+chaviré; tous mes hommes s'accrochent aux pavois du vent en criant: Nous
+cabanons! Mes trois cents nègres, entassés dans la cale, poussent des
+hurlemens affreux; placé moi-même à la barre, je gouverne dans la passe
+trop peu profonde pour mon bâtiment. Mais couchée sur le côté, et la
+quille presque à fleur d'eau, _la Rosalie_ ne navigue que sur le flanc,
+et dans cette position elle laboure encore le sable, qui monte tout
+trouble à la surface de l'eau que nous fendons avec le bruit et la
+rapidité de la foudre. Au bout d'une demi-heure, mon trois-mâts se
+relève, et la mâture, forcée par la rafale, se redresse tout à coup:
+nous étions sauvés. La corvette, arrisant ses huniers, se montre encore,
+mais sous le vent, mais à trois lieues de moi, pendant que, fier de mon
+coup de tête, je la bravais, défilant impunément avec bonne brise dans
+le canal du Nouveau-Calebar.
+
+Mon équipage, à qui je venais d'éviter le désagrément d'être pendu au
+bout d'une grand'vergue, se jeta à mes genoux pour exprimer l'admiration
+que venait de lui inspirer mon heureuse audace. Je lui donnai double
+ration de rhum et d'eau, faveur inappréciable au commencement d'une
+traversée, où l'eau est ménagée avec plus de parcimonie encore que dans
+les caravanes qui franchissent les déserts du Soudan.
+
+A la suite des impressions violentes que je venais d'éprouver, une
+traversée est bien monotone, même lorsqu'on croit avoir l'ennemi à ses
+trousses, et des nègres toujours prêts à se révolter et à vous manger.
+Des calmes fatigans à subir, un air infect à respirer, quelques esclaves
+morts à jeter à la mer, presque toutes les nuits à passer sur le pont,
+des malades à soigner: telle est en peu de mots l'histoire de presque
+toutes les traversées de la côte d'Afrique en Amérique.
+
+En approchant de la Martinique, un sentiment d'espoir et de crainte vint
+varier un peu l'uniformité de mon état moral. Une belle nuit j'arrivai
+au Robert, quartier du vent de l'île. En quelques heures je me
+trouvai sur le rivage avec mes esclaves, conduits par mon équipage
+sur l'habitation d'un de mes armateurs. Il y avait quinze jours qu'on
+m'attendait là, et en partant j'avais donné rendez-vous en cet endroit
+même à mes co-intéressés. Les gendarmes et les agens des douanes
+voulurent bien faire quelques difficultés pour m'empêcher de mettre mes
+esclaves en lieu sûr. Mais j'avais tout ce qu'il fallait pour vaincre
+leurs scrupules. Choisissez leur dis-je, ou d'une poignée de doublons ou
+d'une balle dans la tête: tous prirent les doublons.
+
+Un prêtre vint aussi, après les gendarmes; et, moyennant une gourde par
+tête, il me baptisa largement tous mes esclaves.
+
+Pendant que l'on vendait ma cargaison, dont la beauté et la qualité
+faisaient l'admiration de toute la colonie, je me rendais à St-Pierre.
+Le soin du navire avait été abandonné à mon second; moi j'avais aussi
+mon projet: je voulais surprendre on sait bien qui! N'avais-je pas
+laissé au Figuier celle à qui je voulais faire partager le fruit et
+l'ivresse de mes succès?
+
+J'arrive de nuit à Saint-Pierre, sur un caboteur. J'entre dans
+l'appartement où Rosalie, entourée de ses mulâtresses, leur faisait la
+prière du soir; car Rosalie priait. Mon aspect inattendu lui arrache un
+cri, et sa voix convulsive s'éteint bientôt sous mille baisers.
+
+--C'est toi, toi, pour qui j'adressais des voeux au ciel, quand tu m'as
+surprise!... Mais grand Dieu! comme tu as souffert!... comme tes traits
+sont changés!...
+
+--Tout cela sera bientôt oublié près de toi. Qu'as-tu fait pendant mon
+absence?
+
+--Je t'attendais. J'ai reçu des nouvelles de France.
+
+--Et ma mère?
+
+--Se porte à ravir.
+
+--Et mon frère?
+
+--Lieutenant de vaisseau, commandant un brick, en croisière au Sénégal.
+
+--Tout m'a donc souri; car tu sais qu'à présent nous sommes riches. Je
+viens de débarquer une cargaison magnifique.
+
+--Que le ciel soit béni! Tu pourras donc rester toujours près de moi.
+
+--Nous causerons plus tard de tout cela.
+
+--Et quels sont ces deux petits nègres qui te suivent?
+
+--Deux jeunes esclaves qui t'appartiennent. C'est un cadeau de ma façon.
+
+Et puis après, vinrent les douces confidences et les caresses encore
+plus douces. Nous ne pouvions nous rassasier du plaisir de nous
+retrouver, du bonheur de nous regarder et de nous rappeler toutes les
+épreuves par lesquelles il nous avait fallu passer pour être, l'un et
+l'autre, affranchis de toute contrainte et de toute prévoyance importune
+de l'avenir.
+
+Mon bâtiment, laissé au Robert, revint, quelques jours après, à
+Saint-Pierre. Tout compte fait, chaque esclave nous était revenu à
+quatre cents francs, et avait produit quatre fois autant: c'était un
+bénéfice énorme. Je reçus cinq cents onces d'or pour ma part, et
+je m'enivrai de l'orgueil d'être cité comme un capitaine capable et
+entreprenant. Peu m'importait le genre de gloire que j'attachais à
+mon nom! Pourvu que je fusse remarqué comme un marin intrépide et
+un aventurier peu ordinaire, il n'en fallait pas plus à mon genre
+d'ambition. Ce n'était pas de l'admiration que je voulais inspirer, mais
+de la curiosité. Ma vanité trouvait son compte dans les succès que je
+venais d'obtenir en m'enrichissant. Je n'en demandais pas davantage.
+
+Les esclaves que j'avais traités furent mis à _la forme_ pour qu'ils
+eussent le temps de s'acclimater avant d'être employés sur les
+habitations. Ils étaient, en général, de belle espèce; mais on les
+trouva paresseux. Pepel, tout en me traitant en ami, n'avait pas choisi
+mon lot dans les meilleures races. Je formai le projet de faire ma
+seconde traite au Vieux-Calebar, près de Boni. On vantait la loyauté du
+roi de ce premier établissement, et je me déterminai à aller le visiter.
+
+
+
+
+15.
+
+TRAITE
+
+AU VIEUX-CALEBAR
+
+
+Maître Pitre.--Duc. Ephraîm.--Amours et mariage au
+Vieux-Calebar.--Fraïda.--Les nègres empoisonneurs.--Calme
+plat.--Dangers.--Dévouement de Fraïda.--Jalousie.--Mort cruelle de
+Fraïda et de Rosalie.
+
+
+Je réarmai mon négrier pour une seconde opération, au grand déplaisir
+de Rosalie, qui, encore une fois, fut obligée de se résigner à me voir
+partir. On ne sait pas ce que les avantages que l'on obtient à la mer
+imposent de zèle et d'activité. Mais combien aussi de grands succès
+donnent de force pour nous aider à justifier la bonne opinion qu'ils ont
+fait concevoir de nous!
+
+Pendant mon second armement, un matelot d'espèce singulière vint se
+proposer à moi pour maître d'équipage. Je m'appelle _Pitre_, me dit-il,
+et ce n'est pas pour me vanter, mais je suis bien un des plus mauvais
+gueux que vous puissiez trouver, capitaine.
+
+--Et par quelle raison parais-tu vouloir m'accorder la préférence?
+
+--Ah! je vais vous conter mon affaire! Il y a quinze à seize ans que je
+navigue, et j'ai fait plus de navires que vous n'en avez vu peut-être
+dans toute votre vie. Eh bien! pas un des capitaines avec qui j'ai servi
+n'a été fichu pour trouver ma marche; et j'ai envie de savoir si vous
+parviendrez à me mâter, vous qui passez pour un solide.
+
+--Tu m'as l'air d'un vaillant matelot, et nous pourrons essayer de faire
+quelque chose ensemble. Je te donne vingt gourdes par mois si tu vas
+bien, et deux balles dans la figure si tu ne gouvernes pas droit. Cet
+arrangement te convient-il?
+
+--Doublez la ration et je suis à vous; car tel que vous me voyez, je ne
+serais pas fâché de trouver mon maître une fois au moins dans ma vie.
+
+--Allons, va pour les quarante gourdes et les quatre balles! Va-t'en,
+avec ce billet, recevoir tes deux mois d'avances. Le reste viendra
+ensuite quand tu voudras.
+
+J'appareillai pour le Vieux-Calebar, ayant complété mon équipage avec
+quelques noirs esclaves que j'avais loués pour aller acheter à la côte
+d'autres noirs esclaves comme eux. Ce moyen a été employé depuis par
+plusieurs capitaines, et il n'est pas à dédaigner; car les matelots
+nègres, sans être d'aussi bons hommes de mer que les blancs, sont, bien
+moins sujets que ceux-ci à ces maladies qui, sur la côte d'Afrique,
+enlèvent quelquefois tout un équipage européen dans l'espace de quelques
+jours.
+
+Rien d'extraordinaire dans ma traversée. Seulement il prit fantaisie à
+maître Pitre de me tâter, ainsi qu'il m'avait annoncé qu'il le ferait.
+Un nègre de l'équipage fut envoyé sur la vergue de misaine, pour pousser
+un boute-hors de bonnette. Comme il amarrait mal l'aiguillette, maître
+Pitre le maltraita beaucoup. Ennuyé d'entendre ce braillard donner une
+leçon scientifique à mon matelot maladroit, sur la manière d'amarrer
+l'aiguillette d'un boute-hors, j'ordonne à Pitre d'aller montrer au
+nègre ce qu'il ne pouvait réussir à lui faire comprendre en restant sur
+le pont. Le drôle voltige sur le bout de la vergue de misaine; mais une
+fois perché là, il se prend à m'injurier. Je sentis qu'il me fallait
+conserver tout mon sang-froid, en présence de l'équipage, spectateur de
+la lutte qui allait s'engager entre l'audace connue de maître Pitre et
+mon énergie. «Mousse, dis-je à l'enfant qui me servait, va me chercher
+une paire de pistolets, à la tête de ma cabine.»
+
+Je charge tranquillement mes deux pistolets: pendant ce temps, maître
+Pitre continue à m'apostropher. Quand mes deux coups sont disposés,
+j'ajuste mon homme comme une poupée au tir, et une balle lui siffle
+aux oreilles; il secoue la tête: je vise un second coup.... «Arrêtez,
+s'écrie-t-il alors, je suis blessé.» Et il descend furieux sur moi.
+J'avais préparé la seconde de mes armes, et je me disposais à étendre
+cette bête féroce à mes pieds. «Ah! si vous n'aviez pas un pistolet à
+la main, s'écrie avec rage le forcené, je vous étoufferais comme une
+caille.»
+
+A ces mots j'envoie mon pistolet par-dessus le bord, et j'attends mon
+homme sans dire une parole, sans faire même un geste. Le misérable
+s'arrête, me regarde de la tête aux pieds, et laisse échapper ces seules
+paroles: «Capitaine, vous m'avez enlevé une oreille, j'amène pour vous
+pavillon et je demande à être pansé.»
+
+--A être pansé, canaille! Tu te fais chef de révolte, et pour un bout
+d'oreille tu demandes une emplâtre? Attends!
+
+Maître Pitre voit luire dans ma main un poignard que j'arrache à mon
+second; il prend la fuite: je le poursuis autour de la chaloupe,
+et, tout épouvanté, il parvient à se blottir comme un lièvre dans le
+logement de l'équipage, où je dédaignai d'aller le punir de sa vaine
+témérité et de son insolence.
+
+Jamais, depuis cette épreuve, je n'eus un matelot plus soumis, plus
+alerte, ni plus attaché à ma personne. De tigre qu'il était, je le fis
+chien de chasse.
+
+J'arrivai dans la rivière du Vieux Calebar, sans accident. La réception
+qu'on me fit à mon entrée me donna l'indice du caractère de Duc-Ephraïm,
+roi tributaire de cette partie de la côte d'Afrique. Elle fut froide et
+elle ne répondit nullement à la politesse de mes avances.
+
+--D'où viens-tu, qui es-tu, que veux-tu? me fit demander Ephraïm par un
+interprète.
+
+--Je viens de la Martinique; je me nomme Léonard, capitaine français, et
+je viens t'acheter trois cents noirs.
+
+--Je n'aime pas les Français; j'ai déjà entendu parler de toi, et
+tu auras tes trois cents noirs, si ta cargaison me plaît. Dépose tes
+marchandises à terre, et file au large avec ton navire, de crainte
+d'être surpris, comme tu l'as été à Boni, par les Anglais. Au bout d'un
+mois tu reviendras voir si j'ai été content de ce que tu m'auras laissé.
+
+Les ministres d'Ephraïm me firent signe que je pouvais sortir. On me
+prévint que l'on me donnerait le temps nécessaire pour débarquer mon
+chargement.
+
+Je savais que Duc-Ephraïm était aussi loyal qu'il était dur avec les
+Français. Quelques capitaines espagnols, mouillés dans le fleuve,
+m'assurèrent que je pouvais sans danger me confier à lui: je n'hésitai
+pas à lui abandonner mes objets de traite.
+
+Une belle négresse, tatouée sur la figure et parée d'un large collier
+de grenat, venait souvent se promener près de la tente sous laquelle je
+faisais placer mes marchandises. J'avais remarqué qu'un vieux noir, qui
+paraissait exercer sur les autres nègres une certaine autorité, avait
+plusieurs fois arraché ma jeune curieuse au plaisir qu'elle semblait
+prendre à me voir au milieu de mes gens. «Capitaine, me dit Pitre, mon
+maître d'équipage, je connais le pays et ces commères-là. Cette belle
+_brune_ qui rôde autour de notre tente, en tient pour vous, et c'est au
+moins une princesse. Mais, je vous en avertis, il faut jouer serré avec
+ces espèces de chauve-souris sans ailes. Pour peu que le coeur vous
+en dise, j'arrangerai l'affaire; mais, je vous le répète, veillez au
+grain.»
+
+Maître Pitre, ayant cru deviner mes intentions, vint m'avertir un soir
+que je pouvais me placer dans un large manguier qui ombrageait la case
+de ma facile conquête. J'y montai à l'aide de mon confident, qui, deux
+pistolets au poing, devait faire sentinelle, à une certaine distance. A
+onze heures du soir, ma noble amante se glissa, par une lucarne de son
+premier étage, dans le feuillage épais du manguier. Quel lieu pour un
+tendre rendez-vous! Sans chercher à me dire un mot, la naïve Fraïda
+m'accabla des caresses les plus vives et les plus ingénues que j'eusse
+encore reçues, et je vis bien qu'en fait d'amour, les femmes de la
+nature étaient au moins aussi avancées que celles de la civilisation.
+Ces momens d'épanchement muet s'écoulèrent assez vite pour moi, mais
+fort lentement, à ce qu'il paraît, pour maître Pitre, qui, à chaque
+instant, toussait pour me manifester l'impatience qu'il éprouvait
+de jouer si long-temps un rôle aussi passif. À minuit je quittai le
+manguier, asile fort incommode de mes nouvelles amours.
+
+Le lendemain Fraïda ne se montra pas autour de ma tente. Le vieux noir
+importun s'en approcha seul. Il me fit une grimace horrible. C'était le
+prince, époux de ma belle négresse.
+
+Pour calmer ce mari irrité, il me prit envie de lui offrir un collier
+en or, qui, je le supposais, aurait fini par revenir à Fraïda. Le prince
+s'empara brusquement de mon collier; puis me montrant le manguier, il
+me fit comprendre, par une pantomime énergique, que la chaîne dont je
+venais de lui faire cadeau servirait à pendre Fraïda à l'arbre même
+où elle avait trahi sa foi. Maître Pitre, témoin de ce dialogue muet,
+s'écria: «Filons vite au large, capitaine; ces gueux-là nous joueraient
+un mauvais tour; car ils aiment encore moins que nous à être faits... ce
+que vous savez bien.»
+
+Le soir, je vis le vieux prince faire abattre avec colère en ma
+présence, par des nègres, l'arbre témoin du premier rendez-vous de
+Fraïda; et pour comble de mystification pour moi, ce mari si peu résigné
+était venu, quelques minutes avant l'exécution du manguier, m'emprunter
+les haches avec lesquelles il devait abattre le trône fort innocent de
+mes fugitives voluptés.
+
+J'appareillai pour aller croiser quelque temps au large, pendant que
+Duc-Ephraïm devait s'occuper de me composer une cargaison en échange des
+objets que je lui avais confiés.
+
+Pendant la quarantaine que je fis dans le golfe de Guinée, un lieutenant
+de vaisseau, commandant une corvette française, me visita. Vous avez
+été expédié, me dit-il, pour aller chercher de l'huile de palme, du bois
+d'ébène et de la poudre d'or, mais pourquoi avez-vous des panneaux si
+larges?
+
+--Pour que ma cargaison soit plus aérée et ma cale plus saine.
+
+--Vos chaudières sont bien grandes et votre cuisine bien vaste?
+
+--C'est que mon équipage est nombreux et qu'il aime beaucoup la soupe.
+
+--Et ces fers que vous avez dans la cale, que voulez-vous en faire?
+
+--Je veux les vendre aux souverains de la côte, qui, à mon dernier
+voyage, m'ont donné une commande pour que je leur apportasse des chaînes
+destinées à enferrer leurs nègres mutins.
+
+--Ne réserveriez-vous pas plutôt ces chaînes à votre propre usage?
+
+--Croyez-vous donc, monsieur, que si je voulais faire la traite,
+j'arriverais sur la côte d'Afrique sans cargaison? Vous avez cherché
+dans ma calle des objets d'échange, et vous n'y avez trouvé que du lest.
+Pensez-vous que ce soit avec des cailloux que l'on achète des noirs à
+Boni ou à Bénin?
+
+Mes réponses et mes objections ne parurent satisfaire que fort
+médiocrement les scrupules de mon capitaine-visiteur; mais comme mes
+expéditions se trouvaient en règle et que ma cale ne renfermait que du
+lest, il me laissa aller, en apposant son visa sur mes papiers.
+
+Au bout de mon éternel mois de croisière d'attente, je rentrai au
+Vieux-Calebar. Ephraïm m'avait tenu en partie parole. Ma cargaison lui
+avait plu; mais il n'avait pu réunir encore que deux cent vingt esclaves
+arrivés de l'intérieur. Il avait en vain menacé les princes à qui il
+avait envoyé des objets d'échange, d'aller en personne leur arracher les
+contingens qu'ils lui avaient promis. La _marchandise_ était rare. Il me
+proposa, au cas où je voudrais partir avec mes deux cent vingt esclaves,
+de me faire un billet pour quatre-vingts noirs payable à mon prochain
+voyage ou à mon ordre. Mon équipage commençait à ressentir la
+pernicieuse influence du climat; mes vivres s'épuisaient. Je me décidai,
+après mûre délibération, à accepter le billet d'Ephraïm et à partir.
+
+«Avant que tu ne nous quittes, me dit celui-ci, je veux te donner une
+idée de la manière dont s'exécute la justice dans mon royaume. Tu
+vois bien, ajouta-t-il, l'heure qu'il est à ces grosses montres (il
+me montrait des chronomètres, dont les capitaines anglais avaient fait
+présent à ce barbare). Eh bien! trouve-toi auprès de la case du prince
+Boulou, quand l'aiguille sera arrivée là, et tu y verras un beau
+spectacle.
+
+Ephraïm me fit entendre ces mots en mauvais anglais. Mais je compris
+trop bien qu'il s'agissait de Fraïda. A six heures, fidèle au
+rendez-vous que m'avait donné le roi, j'étais près de la case de cette
+infortunée.
+
+La foule entourait déjà le tronc du manguier nouvellement abattu par les
+ordres du prince Boulon. Une négresse, couverte d'un voile blanc, paraît
+au milieu des marabouts. On l'attache au pied de l'arbre, assise sur un
+amas de feuilles sèches arrosées d'huile de palma-christi. A mon aspect,
+la multitude m'ouvre un passage pour me laisser voir à mon aise la
+victime qu'on allait immoler. Je reconnais, dans cette malheureuse, la
+pauvre Fraïda. A l'indignation que je manifestai un drogman s'approcha
+de moi, et me dit que seul je pouvais arracher la malheureuse au
+supplice qu'on lui préparait.
+
+--Parle! que faut-il pour cela?
+
+--Que tu fasses un cadeau à son mari, et que tu consentes à épouser la
+condamnée.
+
+--Qu'exigé ce vieux nègre pour la rançon de Fraïda?
+
+Après avoir pris avis du prince Boulou, qui présidait aux préparatifs de
+l'exécution, le drogman me fait savoir que le mari se contentera de
+deux de mes canons, d'une provision de poudre et d'une belle paire de
+pistolets.
+
+--Je n'ai à bord que six canons. Le misérable en aura deux; mais qu'il
+me livre de suite sa victime.
+
+--Oui, capitaine, mais il faut avant tout épouser Fraïda, et faire
+encore des cadeaux aux prêtres.
+
+--Eh bien! comment se marie-t-on ici? Qu'on fasse vite: je consens à
+tout.
+
+A la rapidité de mes gestes, tous les assistans devinèrent ma
+résolution. On enlève Fraïda à son bûcher, on me porte en triomphe; et
+dans une grande case, où quelques frétiches en bois étaient élevés
+sur une manière d'autel, le _grand marabout_ nous donne la bénédiction
+nuptiale; mais je ne saurais trop dire ici quelle espèce de bénédiction,
+tant elle me sembla ridicule et dure à supporter. Certes il ne fallut
+rien moins que l'envie que j'avais d'arracher ma pauvre Fraïda à
+ses bourreaux, pour supporter une ablution aussi dégoûtante et aussi
+grotesque que celle dont je fus inondé.[5] La cérémonie cependant
+s'acheva, à la grande satisfaction des barbares du pays.
+
+[Note 5: Historique.]
+
+Mon équipage ne me vit pas sans peine me démunir d'une partie de
+l'artillerie du navire, pour racheter ma belle négresse. Mais l'empire
+que j'exerçais à bord était absolu. J'ordonnai et l'on obéit: les deux
+caronades passèrent de _la Rosalie_ dans la case du prince Boulou.
+
+Fraïda ne tarda pas à me dédommager des sacrifices que j'avais faits
+pour la sauver. En arrivant à bord, elle me fit comprendre avec beaucoup
+d'intelligence, par ses signes, que j'aurais dû visiter mes esclaves,
+pour m'assurer qu'ils n'avaient pas emporté de poison avec eux. Bientôt
+je les fis venir deux à deux sur le pont, et après avoir examiné
+l'intérieur de leur bouche, leur chevelure, l'interstice de leurs doigts
+de pied, nous eûmes lieu de nous applaudir d'avoir suivi les avis
+de Fraïda. Quelques uns de ces malheureux étaient parvenus à cacher,
+enveloppés dans les petites noix du pays, des poisons végétaux qu'ils
+croyaient pouvoir impunément conserver sous leur langue ou entre
+leurs orteils. J'avais enfin affaire à ce qu'on nomme des nègres
+empoisonneurs.
+
+Sous quels terribles auspices commença ma traversée! Les esclaves que
+je faisais monter alternativement sur le pont par escouades de dix ou
+douze, pour leur faire respirer un air moins infect que celui de la
+cale, cherchaient sans cesse à s'approcher des chaudières de l'équipage,
+et sans cesse j'étais obligé d'ordonner à mes hommes, trop négligens,
+d'éloigner ces misérables de la cuisine où se préparaient nos alimens.
+Un matin, je surpris Fraïda écoutant avec attention, l'oreille collée
+sur la cloison qui séparait ma chambre de la cale, la conversation
+que quelques esclaves entretenaient à voix basse, croyant n'être pas
+entendus d'elle. Ma négresse me fit comprendre qu'il s'agissait de
+quelque chose de sérieux. Je crus que les nègres avaient formé le
+projet de se révolter, et je redoublai de surveillance. A l'heure où
+le cuisinier distribuait la soupe à l'équipage, Fraïda, les traits
+tout décomposés, se jette entre le cook et les matelots qui allaient
+s'emparer de leurs gamelles. J'accours, et je devine aux gestes de
+ma négresse, qu'elle accuse les noirs qui se trouvaient sur le pont,
+d'avoir jeté du poison dans les marmites de l'équipage.
+
+Indignés de cette révélation, mes hommes sautent sur leurs pistolets et
+leurs poignards; ils veulent frapper les coupables qu'on accuse. Je leur
+ordonne d'attendre en silence l'épreuve à laquelle je veux soumettre les
+accusés. Ils attendent.
+
+Je m'empare des gamelles qui contenaient la soupe des matelots. Je les
+place au milieu des nègres groupés sur le gaillard d'avant. Je donne à
+chacun d'eux une cuiller et je leur commande à tous de manger. Entourés
+des matelots et de mes officiers, armés jusqu'aux dents, les nègres
+s'asseoient autour des gamelles et ils mangent paisiblement et en
+souriant, toute la soupe qu'ils sont accusés d'avoir empoisonnée. Leur
+sécurité me déconcerte, et je crois que Fraïda m'en impose ou qu'elle
+s'est trompée. Le funeste repas s'achève: un des nègres demande de
+l'eau; on lui en donne, et bientôt ses autres camarades se jettent avec
+fureur sur le bidon qu'on leur présente, pour étancher la soif démesurée
+qu'ils semblent éprouver. Deux ou trois d'entre eux poussent bientôt des
+cris horribles et se roulent convulsivement sur le pont. Tous expirent
+au milieu des douleurs les plus atroces. Fraïda venait de nous sauver!
+Les cadavres gonflés des empoisonneurs restèrent quelque temps étendus
+sur le gaillard d'avant. Je voulus que tous les esclaves les vissent,
+pour apprendre à craindre ma prévoyance et à redouter le châtiment
+que j'avais fait subir à leurs camarades. La leçon produisit deux bons
+effets: mes noirs se défièrent de moi plus qu'ils ne l'avaient fait
+encore, et mes gens redoublèrent de surveillance.
+
+J'avais su au reste me créer un moyen de police autre que celui que je
+devais attendre de l'activité de mon équipage. On se rappelle peut-être
+les deux chiens qu'à son départ de la Martinique pour France, m'avait
+laissés mon frère. Ces animaux m'avaient suivi dans mon voyage au
+Vieux-Calebar. Je devinai, en parcourant ma cale avec eux au milieu des
+noirs, l'usage que je pourrais tirer de leur instinct. Mes deux dogues
+devinrent les surveillans les plus redoutables pour les esclaves; et
+lorsque, la nuit, les antropophages que j'avais dans les fers sautaient
+sur leurs voisins pour les dévorer, mes chiens intervenaient, et leur
+aspect épouvantait des cannibales que la peur de la mort n'aurait pas
+fait sourciller. Chose admirable! jamais on ne vit ces deux animaux
+manger les alimens que leur présentaient les esclaves. On aurait dit
+qu'ils avaient senti, avant nous, le danger de recevoir quelque chose
+de la main de ceux qui devaient naturellement être leurs ennemis et les
+nôtres.
+
+Ma traversée, commencée sous d'aussi tristes auspices, devait être
+malheureuse jusqu'au bout. A deux cents lieues environ de la côte
+d'Afrique, des calmes opiniâtres enchaînèrent, pour ainsi dire, mon
+navire sur une mer qu'aucune brise ne venait animer. Je restai vingt
+jours dans cette position désespérante, où l'on semble destiné à périr
+du supplice da la faim, au milieu de l'Océan, et sous l'ardeur d'un ciel
+immobile et inexorable.
+
+Vers le vingtième jour de calme, quelques orages éclatèrent et me
+permirent de faire un peu de route. Des brises inconstantes, dont je
+sus profiter, m'éloignèrent un peu des parages où je croyais avoir
+à redouter le plus la continuation du calme. Les vents alisés me
+favorisèrent enfin pendant plus d'une semaine, pour m'abandonner ensuite
+et me laisser dans la situation où ils m'avaient pris. Ma provision
+d'eau s'épuisait, et je ne pouvais cependant conserver mes esclaves
+qu'en leur distribuant la ration accoutumée. Une maladie terrible se
+manifesta parmi eux et au sein de mon équipage même. L'ophthalmie,
+affection trop ordinaire dans ces parages, avait réduit le plus grand
+nombre à l'état d'une cécité presque complète.
+
+Et pas un souffle de vent sur cette mer si tranquille, qui semblait, par
+son immobilité, se plaire à allumer dans mon âme les sentimens les plus
+impétueux! Quel contraste entre la rage et le désespoir de tout cet
+équipage, et le calme irritant de ces flots! Un nuage venait-il à
+s'élever sur l'azur de ce ciel d'airain, vite l'espoir brillait sur nos
+figures abattues. On tendait les prélats, pour recueillir la pluie
+qui semblait vouloir nous inonder; on bordait toutes les voiles, pour
+recevoir la brise que le nuage nous promettait, et le nuage passait
+sur nos têtes brûlantes, sans nous jeter un souffle de vent, sans nous
+laisser tomber une seule goutte d'eau!....
+
+Quinze jours se passent de la sorte. Le sommeil avait fui mes yeux
+brûlans. Mes nègres, malades et presque aveugles, pouvaient se promener
+en toute liberté sur le pont. Je n'avais plus à redouter ces malheureux,
+errant à tâtons, comme des ombres, autour de mes pauvres matelots
+aveugles comme eux. Mon second, vieux et épuisé, meurt près d'un jeune
+chirurgien, dont les soins et l'art ont été si vains contre le fléau....
+
+Pitre, le seul dont l'énergie a répondu à mon courage, remplace mon
+second.... A chaque instant, il vient me prévenir que l'eau diminue,
+que le nombre des malades augmente, et que nous sommes encore loin de
+terre....
+
+--Que veux-tu que j'y fasse? Dépend-il de moi d'avoir de la brise? Oh!
+s'il ne fallait que jouer ma vie contre mille chances de mort,
+bientôt je vous arracherais tous aux terribles angoisses que vous
+éprouvez...Mais..
+
+--Mais, capitaine, tous ces nègres aveugles, qui dévorent nos vivres, ne
+sont plus bons à rien.... Ils donnent leur mal à ceux qui, dans la cale,
+sont encore bien portans. En supposant que la brise nous vienne, nous
+n'avons même plus assez d'eau, à une demi-bouteille par jour, pour tout
+ce monde....
+
+--C'est le malheur le plus cruel qui m'ait encore accablé! Ceux qui
+succomberont on les jettera à la mer, à l'instant même...
+
+--Ça ne sauvera pas ceux qui peuvent encore vivre jusqu'à la Martinique.
+L'équipage déjà murmure.
+
+--Qu'il s'avise de se révolter, et bientôt il aura ma vie ou j'aurai
+celle du dernier misérable qui voudrait m'imposer une seule volonté, ou
+se hasarder même à me donner un conseil.
+
+Pitre retournait, après des entretiens semblables, sur mon
+gaillard-d'avant, regarder si au large il n'apercevrait pas, au
+frémissement des flots, quelque petite apparence de brise. Mais
+rien..... rien.... Les jours se passaient dans le désespoir, les nuits
+venaient et s'écoulaient aussi cruelles que les jours... Pas un souffle
+de vent: rien que des mourans étendus sur mon pont, et des morts à jeter
+à chaque instant par dessus le bord....
+
+--Nous n'avons plus d'eau que pour quelques jours, capitaine, vient
+encore me dire Pitre. Le petit Tanguy, ce vaillant petit matelot qui
+avait si mal aux yeux, s'est jeté à la mer, ne pouvant plus endurer la
+soif; ses camarades doivent venir vous demander que vous leur fassiez
+sauter la tête, puisque vous ne voulez pas faire autrement...
+
+--Puisque je ne veux pas!.... Que veulent-ils donc, que veux-tu
+toi-même, misérable?
+
+--Moi, mon capitaine, je veux mourir avec vous, voilà tout; et s'il ne
+vous fallait que ma ration d'eau pour vous faire vivre un quart d'heure
+de plus, l'affaire, allez, serait bientôt faite. Mais ces nègres qui
+vont tous décamper un à un, nous épuisent, et nous crèverons tous après
+eux, tandis que.... Vous nous avez demandé deux jours pour vous décider,
+et en voilà quatre que nous languissons entre la vie et la mort. Il vaut
+mieux faire comme le petit Tanguy.
+
+Comme Pitre prononçait ces mots qui me déchiraient, j'entends le bruit
+d'un homme qui tombe à la mer.
+
+--Est-ce encore un nègre qui vient de mourir?
+
+--Non, capitaine; nos gens disent que c'est Leraide, que vous veniez
+de nommer maître d'équipage à ma place, qui s'est jeté lui-même à l'eau
+avec un boulet au cou.
+
+--Et personne ne l'a empêché de commettre cette lâcheté?
+
+--Pourquoi ça? Ce sera une ration de plus pour les restans. Et dans peu
+nous sommes quatre ou cinq à qui vous entendrez faire aussi leur sac le
+long du bord!
+
+--Allons, puisqu'il le faut, et que je ne veux pas avoir à me reprocher
+la perte de ceux qui, avant tout, sont les miens, accomplissez votre
+infernal projet à la face de ce ciel exécrable que je voudrais pouvoir
+faire crouler sur ma tête.
+
+Je descends égaré dans ma chambre: je me bouche les oreilles; je
+prends un pistolet chargé. Mais cette arme était suspendue au-dessus du
+portrait de Rosalie. Je jette un regard sur celle figure si noble, si
+touchante, comme pour lui faire mes derniers adieux... J'entendais à
+chaque instant tomber le long du bord des hommes qui criaient, et dont
+je croyais entendre aussi les mains s'accrocher sur les bordages qui
+me séparaient d'eux. Fraïda descend, se précipite à mes genoux, avec la
+joie dans les regards: elle me fait comprendre, par ses gestes rapides,
+qu'elle a vu la brise venir... Je saute comme un fou sur le pont: le
+ciel s'est couvert de nuages, la nuit me paraît plus fraîche. «Arrêtez!
+c'est assez... Je vous ordonne de suspendre cette atroce exécution!...»
+Mes hommes obéissent: ils s'élancent sur les manoeuvres, nos voiles
+s'enflent... Nous allons enfin quitter le lieu qu'une scène épouvantable
+a rempli d'horreur pour moi... Mais, non: nous nous sommes trop
+tôt flattés, et la brise meurt encore une fois dans nos voiles, qui
+continuent à battre lentement, à chaque coup de roulis, notre mâture
+fatiguée....
+
+La nuit s'écoula silencieuse et morne... mes matelots seuls paraissaient
+avoir repris un peu de confiance. Fraïda, agenouillée sur le dôme,
+semblait prier, en élevant ses mains vers le ciel, la figure d'un des
+dieux de son pays, qu'elle avait religieusement emportée avec elle.
+
+Quel spectacle le jour naissant offrit à mes yeux, déjà accablés de
+la vue de tant de maux! Un vaisseau, qui apparemment venait de nous
+approcher à la faveur d'une folle brise qui s'était éteinte sur le point
+où il se trouvait, nous apparut comme un fantôme au milieu de ces mers
+sur lesquelles semblait s'être étendu un crêpe funèbre. Il était à deux
+portées de canon de nous, se balançant dans le calme avec son énorme
+mâture battue par les voiles dont il était couvert. En nous apercevant,
+il mit trois embarcations à la mer. J'observai deux de ses canots,
+qui, au lieu de se diriger sur nous, nagèrent sur notre arrière. À la
+longue-vue, je suivis attentivement leur manoeuvre, et bientôt je les
+vis lever leurs rames, et retirer de l'eau un objet que je craignis
+d'abord de trop bien reconnaître.... Je ne pus long-temps douter de mon
+malheur: c'était un de nos nègres aveugles, qui jeté dans la nuit à la
+mer, était parvenu à rester à flot jusqu'au jour. Les gestes menaçans
+des Anglais, rôdant dans les embarcations, pour chercher les autres
+esclaves qui surnageaient encore, m'apprirent ce que j'avais à redouter
+de leur trop juste indignation.... Les canots paraissaient armés: l'un
+d'eux retourna à bord du vaisseau; et, après avoir rallié ensuite les
+deux autres, tous trois nagèrent sur nous. Je ne pouvais long-temps
+résister à des attaques que le vaisseau aurait pu renouveler sur
+un équipage aussi faible et aussi exténué que le mien. Nous étions
+perdus....
+
+Un pavillon rouge s'élève à l'extrémité du mât de misaine du navire
+ennemi: c'est le signal de la sanglante exécution qu'on nous prépare.
+Une casaque de matelot est hissée au bout de sa grand'vergue, comme un
+hommeau haut d'une potence: c'est là l'indice fatal du sort inévitable
+qui nous est réservé.
+
+L'officier commandant une des embarcations me crie, une fois rendu
+près du bord: _Rendez vous, brigands!_ Je ne sais ce que j'allais lui
+répondre, lorsque je vois monter sur le pont maître Pitre, qui, tout
+jaune et les bras nus, se présente aux Anglais, après s'être traîné
+jusqu'aux bastingages, avec quelques autres matelots, livides comme lui:
+_Sauvez-nous_ s'écrie-t-il, _nous ne demandons pas mieux que de nous
+rendre nous nous mourons sauvez-nous_!....
+
+Jamais je n'avais vu de malades plus effrayans que ces malheureux,
+tendant leurs bras supplians et décharnés aux Anglais stupéfaits....
+Ceux-ci, saisis d'effroi à la vue de ces cadavres ambulans, hésitent à
+nous aborder. Leurs canots ont levé subitement leurs rames.
+
+--Qu'avez-vous donc à votre bord? me demande l'officier, du ton de voix
+le plus ému.
+
+--Une maladie affreuse qui nous dévore.
+
+Je venais de comprendre le mot de l'énigme que maître Pitre m'avait
+donnée à deviner, et ma réponse venait de m'être dictée par la ruse que
+j'avais comprise à temps.
+
+Les Anglais se concertent entre eux: l'attaque est suspendue. Au bout
+d'un moment, l'officier, en renonçant à nous aborder, ordonne de faire
+feu sur nous. La fusillade commence et s'engage des deux côtés; mais
+avec elle une brise inattendue, cette brise que nous invoquions si
+inutilement depuis tant de jours, s'élève; elle frémit dans notre
+gréement et dans nos voiles arrondies. Le navire glisse sur la surface
+de la mer que verdit la risée. Je commande alors le feu de toutes mes
+caronades sur les embarcations anglaises. _Tenez, chiens,_ leur dis-je
+au porte-voix, _voilà mes adieux;_ et aussitôt, mon pavillon tricolore
+flotte au bout de mon pic, qui cède à la douce pression du vent. Le
+vaisseau veut m'appuyer la chasse; mais avant d'orienter sur moi, il
+faut qu'il embarque les trois canots qu'il a mis à la mer. _La Rosalie_,
+si légère, si fine marcheuse, coule pendant ce temps, avec la rapidité
+d'un oiseau, sur les flots que le lourd vaisseau ne fend qu'à peine,
+avec une brise trop faible pour lui. Nous lui échappons enfin, et nous
+respirons.
+
+--- Comment avez-vous trouvé ma maladie? me demanda alors maître Pitre.
+
+--Excellente, mon brave garçon; elle nous a sauvés. Et avec quoi t'es-tu
+donc barbouillé de la sorte? Tu avais l'air d'un spectre.
+
+--Vous voyant embarrassé, je me suis frotté la figure, les bras et la
+poitrine, avec l'eau de safran que nous mettons dans le riz, et nos
+gens, ma foi, en ont fait autant. Ma fièvre jaune nous a tous guéris
+d'une fameuse peur, n'est-ce pas, mon capitaine? C'est qu'ils nous
+auraient tous pendus au moins, les canailles, pour le demi-cent de
+nègres que nous avons envoyés hier par dessus le bord!
+
+S'il nous avait été permis de nous livrer à la joie dans ce moment, nous
+aurions sans doute célébré notre triomphe par quelque bonne orgie, car
+déjà le vaisseau anglais, vaincu dans ce combat si inégal, ne se voyait
+plus qu'à l'horizon. Mais nous ne pouvions encore nous abuser sur la
+longueur de la route qui nous restait à faire, et sur le peu de vivres
+que nous possédions. Le vent, qui nous avait si heureusement tirés de
+dessous la volée de l'ennemi, continua à nous favoriser; mais bientôt
+un nouveau contre-temps vint nous consterner. Une voie d'eau se déclara:
+nous sautons aux pompes et nous parvenons à peine à les franchir. Le
+navire, déjà vieux, avait souffert dans ses hauts, de la chaleur à
+laquelle il avait été exposé pendant nos longs calmes; et au dessous de
+la flottaison, quelques coutures paraissaient même s'être ouvertes par
+l'effet de la disjonction des bordages. En passant des grelins sous la
+quille du navire, et en virant au cabestan, à peu près comme on
+serre une malle avec un bout de corde, nous parvînmes, il est vrai, à
+rapprocher un peu les étraques du bâtiment. Mais quelle extrémité! Il
+fallut ne plus quitter les pompes et employer sans cesse nos esclaves
+à les faire agir. Tant de fatigues, jointes aux privations que nous
+éprouvions depuis trop longtemps, épuisèrent le reste de nos forces.
+Moi-même, je tombai malade à côté de ceux de mes matelots qui s'étaient
+couchés expirans sur le pont. Maître Pitre résista le dernier, mais il
+finit aussi par ne plus pouvoir rester à la barre, qu'il avait tenue
+tant que son courage lui avait permis de gouverner le navire. Les nègres
+enfin devinrent maîtres du bâtiment coulant presque bas d'eau et à peu
+près dépourvu de vivres.
+
+La première idée des esclaves fut de nous massacrer. Je les voyais
+quitter les pompes et s'assembler devant pour délibérer. Puis, pensant
+probablement à l'embarras qu'ils éprouveraient à diriger le navire sans
+nous, ils revenaient aux pompes, pour ne pas laisser couler _la Rosalie_
+sous leurs pieds. C'est alors qu'ils me faisaient entendre les plus
+horribles menaces. Mais chaque fois qu'ils s'avançaient furieux, comme
+pour me dévorer, Fraïda leur présentait, en se jetant à genoux, la
+pagode, le _grigri_,[6] qu'elle avait conservé sur elle, et à l'aspect
+de ce signe révéré, élevé vers les cieux, dans les mains suppliantes de
+Fraïda, les plus irrités reculaient en rugissant.
+
+[Note 6: C'est le nom que les nègres de la Côte donnent à leur
+amulette».]
+
+L'un d'eux, bravant cependant tous les efforts et les prières de ma
+négresse, s'avança, le couteau levé, pour me percer sur le matelas où
+j'étais étendu sans mouvement et presque sans vie; mais alors mes deux
+chiens, qui veillaient sans cesse à mes côtés, s'élancent sur l'esclave
+forcené, et le déchirent au milieu des autres noirs, sans que ceux-ci
+osent braver la fureur de ces animaux dont la faim n'a servi qu'à
+exalter l'énergie. Bientôt la superstition, succédant à la colère,
+s'empare des révoltés. Ils regardent comme un juste châtiment du ciel la
+mort que mes deux chiens ont donnée au nègre qui, pour me tuer, n'a pas
+craint de dédaigner le signe protecteur que Fraïda a opposé à sa rage.
+Le cadavre qu'abandonnent mes dogues, est enlevé par les noirs, qui
+achèvent de le mettre en lambeaux pour le manger....
+
+Ce festin d'antropophages se fait sous mes yeux: les cris d'allégresse
+de ces horribles convives bourdonnent à mes oreilles affaiblies; car
+j'avais eu le fatal avantage de conserver toute ma raison malgré les
+douleurs excessives qui m'enchaînaient inanimé, depuis tant de jours,
+sur le pont brûlant de mon navire.
+
+Auprès de moi, sur le gaillard d'arrière, étaient venus tomber et
+expirer, sans murmurer une seule plainte, la plupart de mes matelots.
+Leurs cadavres putréfiés étaient restés à la place même où ces
+malheureux s'étaient traînés pour chercher un refuge contre la fureur
+des esclaves; mais toutes les fois que les noirs avaient voulu s'emparer
+de leurs corps pour les lacérer ou les dévorer, mes chiens, plus enragés
+encore que les nègres, avaient fait reculer les cannibales épouvantés.
+Pitre, moins malade que moi, essaie de porter sa main mourante sur la
+barre, pour remettre le navire en route; mais la fièvre redoublant avec
+les efforts qu'il veut faire, le replonge dans le plus affreux délire et
+l'abattement de la mort.
+
+_La Rosalie_, presque remplie d'eau, poussée, sans être manoeuvrée, par
+les vents alises, tantôt revient au vent, et tantôt reprend sa route,
+livrée à l'impulsion de la brise qui siffle dans sa voilure désorientée.
+Les nègres, effrayés de la position où ils se trouvent, commencent à
+devenir plus menaçans qu'ils ne l'avaient été encore: chacun de ceux qui
+succombent sert aussitôt d'aliment aux autres.
+
+Pour moi, j'entrevoyais sans effroi le moment où, n'ayant plus de
+vivres, ils viendraient, malgré Fraïda, s'emparer de moi et de ceux de
+mes hommes qui existaient encore. A chaque coup de roulis, leurs
+cris m'annonçaient leur épouvante; puis ils venaient, comme un flot
+tumultueux, pour fondre sur nous, et s'arrêtant tout à coup, leurs
+effroyables menaces succédaient à leurs premiers _hourra_ de carnage!
+
+Je ne sais combien de jours je restai dans cette position, plus cruelle
+mille fois que la mort la plus horrible....
+
+Un matin, des cris inaccoutumés se firent entendre sur le gaillard
+d'avant, où les nègres avaient l'habitude de s'entasser comme pour se
+décider à nous massacrer. Je vois une cinquantaine de cas malheureux
+monter pour la première fois dans les haubans, et se livrer aux
+démonstrations de la joie la plus bruyante. Fraïda, qui comprend les
+mots qu'ils échangent énergiquement entre eux, court devant et
+revient presque aussitôt m'expliquer qu'on aperçoit quelque chose
+d'extraordinaire non loin de nous. Cette nouvelle si inattendue me
+retira à peine de la stupeur dans laquelle l'excès de mes maux m'avait
+jeté: je ne pouvais plus que souffrir.
+
+Cependant, au bout d'une ou de deux heures de tumulte parmi les nègres,
+j'entendis, sans pouvoir lever la tête, bruire sur les lames un bâtiment
+qui semblait nous approcher; et un instant après je distinguai une
+mâture et des vergues au dessus de nos bastingages. Des matelots blancs
+sautent à bord: à l'aspect de tant de cadavres à moitié rongés, d'un
+navire presque coulé, de cette voilure déchirée et de ce gréement
+délabré, nos libérateurs paraissent éprouver un sentiment d'épouvante et
+d'horreur. Mais la pitié l'emporte. Un d'eux s'approche de moi, avec
+une sorte d'effroi, et presque en tremblant, me demande en anglais si le
+capitaine du navire existe encore. A ces mots: _c'est moi_, qui sortent
+de mes lèvres expirantes, il ordonne à ses gens de me transporter à
+son bord, avec les autres hommes de l'équipage à qui il reste encore un
+souffle de vie. Fraïda et mes fidèles chiens suivent le cadre sur lequel
+on m'enlève aux scènes affreuses qui ont si long-temps fatigué mes yeux.
+
+C'était une patache de la douane de la Dominique, qui venait de nous
+rencontrer, en louvoyant au vent du canal. Nous n'étions qu'à six ou
+sept lieues dans l'est de cette île, sur laquelle les vents alisés nous
+avaient poussés en latitude depuis que la manoeuvre du navire avait été
+abandonnée.
+
+Quelque sévères que fussent les Anglais pour les négriers, le capitaine
+de la patache nous prodigua toute espèce de soins. Il mit quelques uns
+de ses hommes à bord de _la Rosalie_, pour la ramener au Roseau, sous
+son escorte. Le soir, on nous débarqua sur des cadres dans cette petite
+ville anglaise. Mon état de maladie ne permit pas au Gouverneur de
+me faire emprisonner, en attendant le châtiment auquel je devais être
+condamné; on se contenta de me déposer dans une maison, aux portes de
+laquelle furent placées deux sentinelles. Un médecin me vit. J'obtins la
+permission de conserver auprès, de moi Fraïda, qui en touchant une
+terre anglaise, était devenue libre, comme tous les autres noirs de la
+_Rosalie_.
+
+Cette bonne Fraïda! Sans comprendre un seul mot d'anglais, sans pouvoir
+entendre ce que je lui disais, sans connaître enfin aucun des usages
+d'un pays si nouveau à ses yeux, elle sut deviner qu'il s'agissait pour
+moi d'une arrestation. Des esclaves du Vieux-Calebar, qu'elle avait
+connus avant leur captivité, et qu'elle rencontra au Roseau, lui
+apprirent qu'en traversant les sept lieues de canal qui séparent la
+Dominique de là Martinique, on pourrait m'arracher au sort que me
+préparaient les Anglais, si je parvenais à me rétablir.
+
+Un soir, Fraïda accourt tout effarée auprès de mon lit; un vieux nègre
+la suivait, marchant péniblement. Elle ôte à ce noir la chemise de
+gingas dont il est vêtu, et le pantalon de toile qu'il porte; et, sans
+savoir encore ce qu'elle prétend faire, je lui laisse passer sur mes
+membres exténués et cette mauvaise chemise et ce pantalon en lambeaux.
+Puis, ses mains trempées dans une infusion qu'elle a apportée avec elle,
+me noircissent le visage, le cou, la poitrine et les mains. Alors elle
+m'arrache de mon lit: quelque affaibli que je sois, je trouve encore
+assez de force, dans la confiance que me donne Fraïda, pour marcher et
+la suivre, appuyé sur son bras. Les soldats placés en sentinelles à la
+porte me laissent sortir, croyant voir encore aux côtés de Fraïda le
+vieux nègre avec lequel elle est entrée. Dès que nous nous trouvons
+assez éloignés de la maison pour n'être plus aperçus dans l'obscurité,
+deux robustes noirs s'emparent de moi, et me portent, accablé des
+efforts que j'ai faits jusque-là, dans une pirogue, où s'embarque aussi
+ma libératrice. Au moment de quitter le rivage, j'entends des aboiemens:
+ce sont mes deux chiens, qui ne me retrouvant plus dans la maison où
+j'étais détenu, sont parvenus à découvrir la pirogue. Ils s'embarquent
+aussi avec nous, ces deux fidèles compagnons de mes infortunes;
+et bientôt nous nous dirigeons sur la Martinique, dans notre frêle
+embarcation, conduite par les deux nègres, compatriotes de ma Fraïda.
+
+Rosalie me revit encore mourant. Elle crut, en me pressant sur son
+coeur, qu'il était dans sa destinée de me rendre une seconde fois à
+la vie. Cette confiance, qui donnait à son empressement à me secourir
+quelque chose de céleste, me la faisait regarder comme mon ange sauveur,
+et la pauvre Fraïda s'aperçut que désormais la reconnaissance que je
+devais à son amour, à son dévouement, serait partagée. Rosalie lui
+témoigna la plus touchante bienveillance. Mais, dès le moment où ma
+négresse se crut sacrifiée, elle cessa d'avoir auprès de moi cette vive
+gaîté que lui avait inspirée la satisfaction de m'avoir arraché à tant
+de dangers. Muette, presque inanimée auprès de mon lit de douleur,
+elle ne recevait qu'avec indifférence les marques d'intérêt que Rosalie
+s'efforçait de lui prodiguer. Ses yeux, sans cesse fixés sur les miens,
+paraissaient épier toutes les pensée? qui n'étaient pas pour elle, et me
+reprocher de lui avoir caché l'attachement que j'avais pour une femme à
+laquelle je n'étais pas marié. Fraïda se crut trahie par moi.
+
+Rosalie croyait avoir à m'apprendre une circonstance que mon état de
+maladie extrême n'avait pu m'empêcher de remarquer: elle allait être
+mère. Elle me l'annonça devant Fraïda, et celle-ci comprit trop bien mon
+bonheur et celui de sa rivale. «Oui, répétais-je à Rosalie, je vivrai
+pour toi, pour notre enfant; ou, si la mort vient m'arracher à mes plus
+chères illusions, je te laisserai, en descendant au tombeau, le nom que
+tu dois porter: tu seras l'épouse de l'homme qui t'a le plus aimée.»
+
+Fraïda ne voulait plus me quitter, et cependant elle semblait voir
+avec impassibilité les tendres soins que me prodiguait Rosalie, et les
+caresses que je recevais d'elle avec tant d'amour et de reconnaissance.
+
+Un soir, Rosalie cherchait, en me parlant de ses projets sur l'avenir,
+à bercer mon imagination attristée de tous ces rêves de bonheur qui
+rendent l'amour si doux et l'espérance si séduisante. «Échappé comme
+par miracle à tous les dangers qui ont assailli ta vie, à toutes les
+souffrances qui ont altéré ta santé, avec quel plaisir, me disait-elle,
+tu retrouveras dans mes soins, dans mon amour, cette tranquillité qui
+seule peut te convenir maintenant! Et notre enfant, comme il t'aimera:
+élevé par moi, il aura mon coeur! Et puis, mon ami, nous avons une
+grande dette à acquitter envers cette excellente femme.» Elle me
+montrait Fraïda. «C'est à elle que je dois ta conservation, et mon
+devoir sera de la rendre heureuse, autant que je le serai moi-même
+auprès de toi.....» Une des mains de Rosalie reposait dans la
+mienne. Fraïda, à l'expression de la physionomie de mon amie, semble
+s'apercevoir que nous parlons d'elle avec intérêt: elle prend mon autre
+main, du côté du lit, près duquel elle était assise. En reportant mes
+regards sur Rosalie, je crus remarquer de l'altération dans ses traits,
+qui, une seconde auparavant, brillaient d'espoir et de plaisir: sa main,
+palpitante sous mes doigts, se glace et se contracte horriblement. Je
+veux appeler du secours: Fraïda se lève, et retombe convulsivement sur
+sa chaise; et, en souriant avec une expression qui me remplit d'effroi,
+elle me montre, du côté opposé, Rosalie déjà étendue sans mouvement!....
+Je crie, je me soulève égaré sur mon lit, et autour de moi je ne
+vois plus que deux cadavres... A mes cris, les mulâtresses de Rosalie
+accourent: je retombe sur ma couche, en proie au désespoir le plus
+violent, au délire le plus affreux. Le mot horrible de _poison_ retentit
+à mon oreille épouvantée.... Fraïda, en faisant respirer une fleur
+à Rosalie, venait de porter la mort dans le sein de sa rivale, et
+de s'empoisonner elle-même, après avoir rassasié ses yeux mourans du
+spectacle du trépas de sa victime.
+
+Je ne repris l'usage fatal de mes sens que long-temps après cette scène
+d'horreur et d'épouvante. En me réveillant du songe terrible qu'il me
+semblait avoir fait, je cherchais auprès de moi, à mes côtés, celle
+dont je croyais encore avoir pressé la main, il n'y avait que quelques
+minutes..... Un prêtre, celui qui avait assisté Ivon dans ses derniers
+momens, veillait seul près de mon lit. En l'apercevant, je versai, pour
+la première fois de ma vie, des larmes pour lesquelles je sentais bien
+qu'il n'était plus de consolation. Le prêtre laissa couler mes pleurs.
+J'aurais voulu l'interroger, sans prononcer le nom de celle que j'avais
+perdue. Je ne trouvai aucune expression pour ma douleur, ni pour le
+besoin que j'avais de parler. Oh! combien la vue d'une arme près de
+moi m'aurait fait de bien!.. Mais on avait tout éloigné de mes mains,
+d'ailleurs trop faibles pour s'emparer de ce que je cherchais.
+
+Le prêtre me dit avec sang-froid, en devinant mon intention:--Un
+suicide, mon ami! Vous, avec une âme si forte.... ah! plutôt une pensée
+religieuse.
+
+--Une pensée religieuse! je n'en ai pas; et puis-je en avoir, quand ce
+que vous appelez votre Dieu a permis le plus abominable des crimes?
+
+--Pourquoi blasphémer ce Dieu auquel vous ne croyez pas? Vos emportemens
+seraient au moins inutiles. Léonard, ne pouvez-vous donc trouver la mort
+qu'en commettant une lâcheté contre vous-même?
+
+--Et qu'ai-je besoin, pour me débarrasser d'une vie qui m'est odieuse,
+d'attendre qu'elle me soit ravie, comme il plaira à ce monde que je
+laisserai après moi? Est-ce l'approbation de cette société qui ne
+m'inspire que dégoût ou mépris, que je dois être jaloux d'emporter au
+tombeau?
+
+--Belle idée pour un marin qui a sacrifié son existence au désir de
+se faire citer pour sa bravoure et sa force d'âme! S'il vous faut un
+suicide, cherchez du moins à l'ennoblir. Faites-vous tuer à la mer ou
+dans un combat, en laissant à votre mère et à votre frère une fortune
+acquise dans les dangers et un prix de votre sang.... Mais vous,
+Léonard, périr dans un lit où vous n'avez pas eu la force de supporter
+un reste de vie! Demandez à un autre qu'à moi une dose d'opium ou un
+poignard: je cache un coeur d'homme sons cet habit, qui vous semble
+peut-être si ridicule, et je méprise ceux qui s'assassinent, ou qui se
+servent à eux-mêmes d'empoisonneurs.
+
+--D'empoisonneurs! Moi, m'empoisonner et mourir comme cette femme
+infernale, qui a si lâchement détruit celle pour qui j'aurais mille
+fois donné tout mon sang goutte à goutte! Ah! jamais!... Et mes larmes
+revinrent comme pour tempérer l'exaltation excessive de mes idées et de
+ma douleur...
+
+Le prêtre ne me quitta plus. Ce stoïcisme si paisible, qu'il feignait
+auprès de moi, me disposa à écouter peu à peu les conseils de sa morale
+noble et courageuse, il savait que mon âme ulcérée se fermerait au
+langage de la bigoterie, et il ne fut question entre lui et moi que
+de sentimens énergiques. La force de ma complexion sut encore vaincre
+l'abattement de mon esprit et de mon coeur. Je revins à la vie pour
+éprouver, plus profondément que je ne l'avais fait dans ma maladie,
+le dégoût et presque l'horreur de l'existence. Mon caractère prit une
+teinte sombre, et cette insouciance, qui m'était naturelle auparavant,
+se changea en haine pour tout ce qui m'entourait. Insensible à mes maux,
+je ne conçus plus comment il existait des êtres qui pussent souffrir
+autant que je l'avais fait. Je voulais revoir la mer aussitôt qu'il me
+deviendrait possible de mettre le pied sur un navire, et de recouvrer
+assez de force pour commander. Pitre, que j'avais laissé incarcéré et
+malade à la Dominique, se présenta un jour à moi, accompagné du bon
+prêtre qui était parvenu à me faire consentir à vivre. Comment as-tu
+donc réussi à t'échapper, lui demandai-je?
+
+--En me faisant passer aux yeux du gouverneur pour un malheureux
+naufragé que vous aviez forcé à partir avec vous du Vieux-Calebar. Mais
+j'ai bien autrement encore embêté les Anglais. Avant de quitter _la
+Rosalie_ pour embarquer dans la patache qui nous a sauvés, je me suis
+traîné à quatre pattes jusque dans votre chambre, et j'y ai pris le bon
+pour quatre-vingts têtes de noirs, que Duc-Ephraïm vous avait fait au
+Vieux Calebar.... et puis ce portrait...
+
+C'était le portrait de Rosalie....
+
+--Ce n'est pas encore le tout, mon capitaine; à force de manoeuvrer
+autour des Anglais, ils m'ont accordé, comme pas grand'-chose de bon, la
+figure de notre pauvre petit trois-mâts, et j'ai apporté aussi avec
+moi le buste de _la Rosalie_, parce que si nous venons à armer un autre
+navire, comme je l'espère bien, cette figure-là battra encore les mers
+avec nous.
+
+--Armer un navire! je le voudrais pour quitter ce malheureux pays, car
+je sens que j'y étouffe. Mais la force me manque.
+
+--Vous avez raison, c'est de la mer qu'il vous faut, à vous et à moi,
+et quelque bon coup de fusil pour trouver une belle mort; car,
+voyez-vous, nous n'irons pas loin l'un et l'autre après la maladie qui
+nous a avariés, mon capitaine. Le foie reste attaqué, et ce n'est pas la
+tête sur un oreiller qu'il nous faut rendre notre dernier décompte... Il
+y a ici un beau brick-goëlette, construit à Nantes, et qui est en vente.
+C'est fait pour aller chercher des nègres, comme une jeune fille pour
+l'amour. Je me disais hier encore, en voyant cette belle embarcation:
+ce serait bien dommage de faire porter du sucre ou des boeufs de
+Porto-Ricco à un fond de navire comme celui-là, qui est à pendre dans
+une église. C'est taillé pour un commerce plus honorable.
+
+Le prêtre prit alors la parole.
+
+--Ce brave homme a raison. Il faut que vous partiez, capitaine; la mer
+seule vous rendra ces forces que vous vous plaignez de ne pas recouvrer
+ici. Je connais le bâtiment dont parle votre second: il vous conviendra,
+j'en suis sûr, et vos anciens armateurs ne demanderont pas mieux que
+d'en faire l'acquisition pour vous.
+
+--N'est-ce pas, M. le curé? reprend Pitre. Et je suis sûr que vous ne
+vous refuserez pas à baptiser les 350 ou 400 mauricauds que nous vous
+amènerons; car notre métier, à nous, c'est d'aller chercher des nègres
+pour que vous eu fassiez des chrétiens à l'arrivée. C'est pour
+la religion et non pour le plaisir de vendre des noirs, que nous
+travaillons; pas pour autre chose.
+
+Le prêtre sourit à cette saillie de Pitre. Il me proposa son bras et
+nous sortîmes. Nous allâmes voir le brick-goëlette pour me distraire.
+Mes armateurs et mes amis me revirent avec la plus vive satisfaction.
+Peu de jours après ma première sortie; le brick-goëlette était acheté
+pour moi.
+
+Pitre vint, palpitant de joie, m'annoncer cette bonne nouvelle.
+
+--Quel nom donnerons-nous à notre beau navire, capitaine Léonard?
+
+--Le même: _la Rosalie_, toujours elle.
+
+--Je m'en doutais, et demain la figure que j'ai rapportée de notre
+ancien bâtiment passera sur l'avant du nouveau. Ça nous portera bonheur,
+allez. Et comme notre brick-goëlette sera bien avec cette petite figure
+si mignonne qui ressemble tant à... Mais, comment voulez-vous que je
+fasse peindre la nouvelle _Rosalie?_
+
+--En noir, tout en noir.
+
+--Pas même deux petits listons blancs? Deux petits listons blancs,
+proprement filés, font joliment bien cependant; ça vous donne un air
+moins forban, il est vrai; mais comme ça vous élonge un navire!...
+Enfin, puisque vous le voulez, pas de listons blancs! Mais la figure?
+Sera-t-elle aussi en noir? Non, ça aurait trop l'air d'une tête de
+négresse, n'est-ce pas, et vous n'êtes plus fort là?...
+
+--La figure, tu la peindras en blanc; mais je veux que pendant que je
+serai vivant, elle soit toujours couverte d'un voile noir....
+
+--J'entends, j'entends, capitaine....
+
+Avec de la toile noire et un joli petit amarrage en mérin, bien
+proprement relevé d'un filet de goudron, on la masquera cette pauvre
+chère figure, en signe de deuil... Oh! je comprends bien, allez!...
+Ah! on dit qu'elle était si bonne, et que vous l'aimiez tant!... Il faut
+maintenant songer à faire notre équipage; car les armateurs ont déjà
+trouvé la cargaison. Je vous dirai que j'ai là, presque sous la main,
+deux douzaines et demie de bien mauvais gars qui ont fait des voyages à
+la Côte, et avec de la racaille de cette espèce, on se fait bientôt un
+vaillant équipage. Mais il faut des gourdes pour tout ça.
+
+--Tu feras ce que bon te semblera à cet égard. Je ne veux mettre le pied
+à bord que pour appareiller d'ici.
+
+--J'entends encore bien votre affaire. Le tempérament n'est pas tout à
+fait assez solidement remis à flot, pour que vous vous cassiez la tête à
+vous mêler de tous ces petits bric-à-brac. Mais je suis là, moi, et pour
+un coup, je dis. Je m'en vais arrêter quelques bons matelots, à grand
+coups de tafia; car ce n'est que comme ça qu'on a de ces ivrognes, dans
+les cabarets de la colonie. Ah! quelle race que les matelots, quand on
+les connaît. Dieu de Dieu quelle race!... A revoir, mon capitaine...;
+Ne vous inquiétez de rien: votre second est là; c'est moi, moi que vous
+avez retiré de la crasse, pour en faire quelque chose... Adieu, bonne
+santé, mon capitaine, à demain.
+
+
+
+
+16.
+
+
+TRAITE AU GABON.
+
+
+Le roi Possador.--Son premier ministre, le Français Doyau.--Dégoût de la
+vie.
+
+
+--Pitre, voici la première visite que je fais à bord de _la Rosalie_,
+et après-demain ou le jour suivant, au plus tard, il faut que nous
+appareillions. C'est au Gabon que cette fois nous irons faire notre
+traite.
+
+--Au Gabon, capitaine? tant mieux. J'ai déjà mis le nez par là, moi. Le
+roi Possador est un brave homme, c'est-à-dire un brave nègre. Il y aura
+plaisir, avec lui: cargaison mise à terre, cargaison payée dans un mois;
+c'est la règle. Et puis là, voyez-vous, c'est que la marchandise n'est
+pas de la drogue, comme chez ce gueux d'Ephraïm. C'est du superfin.
+
+--Je t'avais dit, Pitre, de faire mettre en batterie dix caronades, et
+je n'en vois que six....
+
+--Dix caronades?... Est-ce que par hasard, capitaine, il y aurait
+quelque petit coup de flibuste sous jeu?... Non; mais c'est que je suis
+bon là, et que si nous trouvions auprès de Nazareth ou de San-Thomé
+un Espagnol ou un Portugais trop faible pour porter sa cargaison, nous
+pourrions bien l'aider un petit brin...
+
+--Il ne s'agit pas de cela. Fais placer nos dix caronades en batterie.
+
+--Ce soir elles y seront, capitaine.
+
+Toute la cargaison a été amenée, selon les ordres que vous m'avez
+donnés. Le gréement n'est pas trop mal, comme vous le voyez. Le pont
+est paré, de l'avant à l'arrière, comme celui d'une frégate. Ce sont nos
+novices qui ont serré ces voiles, et j'espère qu'elles vous ont une mine
+assez propre, avec ces étuis peints en blanc et relevés en bosses d'or
+sur ces vergues noires et cirées comme une paire de bottes. Et ces mâts
+de borne qui vous poignardent le ciel, qu'en dites-vous?
+
+--Oui, tout cela n'est pas mal... Qu'il me tarde de quitter la
+Martinique! Il me semble qu'une fois au large, je respirerai plus
+facilement.
+
+--Mais il n'y a pas de doute. L'air de la mer, voyez-vous bien, chasse
+toutes les mauvaises pensées, sans comparaison, comme la brise vous
+pousse sous le vent la fumée toute noire qui sort de cette cuisine-là.
+À propos, en parlant de cuisine, je vous dirai que j'ai pris pour
+maître-cook un de ces deux nègres qui vous ont ramené de la Dominique
+ici, avec cette négresse, vous savez bien, cette gueuse de négresse
+enfin que vous m'avez défendu de nommer. Notre chirurgien, vous l'avez
+vu: c'est un homme à deux fins, il sait saigner un homme et commander
+un quart; dans un moment de presse, ça vous monte à l'empointure d'une
+vergue pour prendre un ris, et en descendant ça vous coupe une jambe,
+s'il y a besoin, comme si c'était le même service à faire.
+
+--Tu as sans doute eu soin de faire embarquer tes poudres?
+
+--Je crois bien! c'est une chose qu'il ferait beau oublier avec vous!
+Je ne sais pas, mais j'ai dans l'idée que nous en consommerons quelques
+barils ce voyage.
+
+--Demain je reviendrai à bord. Fais-moi mettre à terre, et que tout soit
+prêt, entends-tu bien, pour demain, comme je te l'ai déjà dit, ou après
+demain au plus tard.
+
+J'appareillai de Saint-Pierre quarante-huit heures après ma première
+visite à bord. Tous mes amis m'embrassèrent comme s'ils ne devaient
+plus me revoir. Le bon curé du Mouillage voulut aussi me faire ses
+adieux.--Vous faites un fort triste métier, me dit-il, mais cela
+vaut encore mieux que de se suicider. Je suis bien vieux et vous bien
+souffrant; mais on guérit plus facilement encore de votre maladie que
+de la mienne. Si vous ne me retrouvez plus ici quand vous reviendrez,
+Léonard, donnez encore un souvenir à votre vieil ami, je serai là-bas.
+Il me montrait le ciel en prononçant ces mots d'une voix émue et ferme
+qui me pénétra l'âme.
+
+Il faisait nuit quand mes voiles se déployèrent. L'obscurité confondait
+tous les objets dans une seule masse, et je ne pus distinguer ni ma
+pauvre maison du Figuier, ni le cimetière des Pères-Blancs, que j'allais
+quitter peut-être pour toujours. Je crois que dans le jour je n'aurais
+pu supporter, sans la plus déchirante émotion, la vue de ces lieux
+encore si pleins du souvenir de tout ce qui m'avait été si cher!...
+
+Cette mer, qui toujours m'avait offert un spectacle si riant, cette vie
+de bord que j'aimais tant lorsque j'étais heureux, ne me parurent plus
+que tristes et monotones. Rien ne me fatiguait comme un beau jour ou une
+nuit douce et calme. Le bruit d'une tempête et le fracas d'un sinistre
+orage, s'accordaient bien mieux avec l'état de mon âme, et je me sentais
+comme soulagé lorsque le vent, sifflant dans mes cordages et dans
+mes poulies, venait frapper mon oreille de ces sons mélancoliques qui
+ressemblent à plusieurs voix plaintives; ou lorsque encore la mer,
+fortement remuée, venait mugir lamentable le long du navire tourmenté
+par la bourrasque, j'éprouvais plus de tranquillité. Alors, si quelque
+matelot me faisait entendre une de ces antiques complaintes qui avaient
+tant charmé mon enfance, je me rappelais avec attendrissement et ma
+première campagne sur le _Sans-Façon_, et les heures délicieuses passées
+auprès de petit Jacques... Que d'événemens et que de tempêtes avaient
+agité ma vie depuis ce temps! que d'impressions profondes s'étaient
+gravées dans mon coeur après ces premiers momens de calme et de naïve
+tendresse! Et moi qui m'étais cru, par la rudesse de mon caractère et
+la force de mon courage, à l'abri de ces sentimens et de ces regrets qui
+font le malheur de tout une existence!... Pauvre homme qui, avec tant de
+faiblesses, se croyait si fort contre les événemens et les passions!
+
+Pitre, mon second, ne me reconnaissait plus. Souvent je lui entendais
+dire aux autres officiers, avec la franchise de son langage, lorsqu'il
+me croyait endormi dans ma chambre ou près du couronnement:--Notre
+capitaine a un ver qui lui mange le coeur. C'est un homme qui n'a pas
+voulu se tuer, voyez-vous, parce qu'il cherche une bonne occasion de
+se défaire d'une charge qu'il n'a plus la force de porter... Aussi,
+tenez-vous pour bien avertis qu'à la première anicroche il ne boudera
+pas, et qu'il nous fera saler d'une rude manière.... C'est pourtant moi,
+mes amis, qui lui ai fait tout ce mal-là....
+
+--Comment donc ça, vous?
+
+--Oui, moi, mais sans le vouloir, comme de juste; car vous comprenez
+bien que, s'il ne fallait que m'amarrer un boulet au cou et me jeter en
+pagaye le long du bord pour le dégager de son humeur noire, l'affaire ne
+pèserait pas une demi-once. Mais je vais vous expliquer tout cela.
+
+Et Pitre leur racontait longuement alors notre aventure au
+Vienx-Calebar, et la journée où je délivrai la détestable négresse dont
+il m'avait fait faire la connaissance. Mes officiers et les maîtres
+écoutaient, avec une sorte de respect, la narration de mon second, et
+tous semblaient plaindre mon malheur, tout en condamnant cependant la
+mélancolie à laquelle je m'abandonnais.
+
+C'est dans ma traversée au Gabon que j'eus surtout lieu d'observer
+l'empire qu'exerce non-seulement l'autorité d'un capitaine sur les
+volontés de son équipage, mais aussi l'influence de son humeur sur le
+caractère de tous ceux qui l'entourent. Mes matelots étaient tristes,
+par cela seulement que j'étais triste, eux que j'aurais vus si joyeux,
+pour peu que j'eusse pu me laisser aller encore à des mouvemens de
+gaîté! Mais à bord, c'est sur le visage du chef que chacun règle sa
+physionomie, non pas par flatterie, mais parce que le capitaine est pour
+ainsi dire la tête d'un corps qui n'a de pensées et de sensations
+que par lui seul. Je ne pouvais voir quelquefois sans une sorte
+d'attendrissement et de reconnaissance, l'intérêt que ma situation
+inspirait à mes gens. Il y avait jusque dans la rudesse de leurs
+attentions pour moi, quelque chose de plus que de la soumission. On
+aurait dit, lorsqu'ils passaient à mes côtés, soit pour manoeuvrer ou
+pour nettoyer le navire, qu'ils s'attachaient, ne fût-ce qu'en portant
+la main à leur bonnet ou se rangeant devant moi, à me prouver combien
+mon état leur inspirait de respect et leur commandait d'égards. On a
+trop dit que l'espèce des matelots était méchante. Il ne faut que savoir
+les conduire pour la trouver bonne. Le forban qui reconnaît, dans son
+supérieur, les qualités qu'il cherche dans celui à qui il doit obéir,
+n'est pas plus difficile à mener que l'homme que vous employez dans un
+atelier, ou dont vous vous servez pour brosser vos habits.
+
+A l'entrée de la large rivière du Gabon, je contemplai, avec une émotion
+que je n'aurais certes pas éprouvée dans une autre situation d'esprit,
+ces côtes qui rappellent si bien celles du nord de la France. Cet
+aspect, si riant pour des Français qui ont conservé tous les souvenirs
+de leur pays, me rafraîchit un moment la vue; mais cette illusion d'un
+instant s'évanouit encore lorsque des montagnes de sable, produites par
+les jeux de la brise de l'est, nous apportèrent à bord cette poussière
+chaude qui vous aveugle et qui rend l'air brûlant des déserts si
+difficile à respirer.
+
+Je vis au Gabon le roi Possador, le moins barbare des souverains de la
+Côte. Il me dit qu'il avait envoyé en France un de ses fils, à qui il
+voulait faire donner une éducation européenne. C'est ce jeune noir que
+l'on a connu au Havre pendant quelques années[7].
+
+[Note 7: Historique.]
+
+Le roi de ce pays, avec toute l'adresse qu'il avait acquise dans la
+fréquentation des Portugais, devait aimer la franchise qu'il rencontrait
+chez les Français: les gens astucieux saisissent, comme une bonne
+fortune, l'occasion de se lier avec les hommes d'un caractère droit.
+Possador cherchait à tromper toujours; mais quand on réussissait à lui
+faire apercevoir qu'on n'était pas sa dupe, il devenait alors assez
+facile à manier. Jamais cacique africain ne parut avoir une si haute
+opinion des nègres qu'il vendait aux capitaines. C'étaient des trésors
+de sagesse et d'intelligence que ses esclaves; et à l'entendre vanter
+les races du Gabon, on aurait dit un marchand d'orviétan célébrant les
+vertus admirables de son spécifique universel.
+
+Je m'accoutumai bientôt à Possador, et il parut me savoir gré de la
+complaisance que je mettais à lui passer un charlatanisme qui ne pouvait
+plus m'en imposer.
+
+Ua vieux matelot, ancien déserteur, je crois, du brick de guerre
+français _le Huron_ ou _le fanfaron_, avait réussi, oublié sur ces
+rivages, à devenir ministre de Possador. L'existence de cet homme, dont
+je reçus de grands services, avait un caractère fabuleux, qui aurait
+suffi sans doute pour jeter un grand intérêt sur une physionomie moins
+vulgaire que l'était la sienne.
+
+Il me raconta qu'étant resté malade sur la côte d'Afrique, les nègres,
+après le départ de son navire, le prirent en pitié et ensuite en amitié,
+une fois qu'ils l'eurent rendu à la vie. Le roi Possador s'intéressa
+bientôt à Doyau (c'était le nom de ce marin), et celui-ci, à force de
+dévouement, sut justifier la faveur de son nouveau maître[8].
+
+[Note 8: Historique.]
+
+C'était chose remarquable et fort curieuse que les modifications
+qu'avait subies l'individualité de ce Français, sous le climat du Gabon
+et au milieu des noirs. Je crois qu'à force de vivre parmi les habitans
+de ce pays, il était devenu nègre lui-même, moins la couleur de la peau;
+et encore la sienne n'était-elle plus blanche. Il se rappelait à peine
+assez de français pour tenir une conversation un peu suivie avec moi,
+malgré l'intelligence naturelle dont il était doué; et toujours les
+manières de singe qu'il avait contractées, revenaient dès qu'il lui
+prenait fantaisie de se redonner une contenance européenne.
+
+Doyau ne savait pas lire. Sans cet inconvénient, il me confia qu'il
+aurait pu supplanter son bienfaiteur. Il était parvenu à discipliner
+cinq à six cents noirs à la française; mais l'armée, dont il était
+généralissime, n'avait que des gilets d'uniforme à l'anglaise, et
+n'avait ni pantalons ni souliers. Du reste, jamais je n'ai vu de soldats
+européens manier un fusil avec autant de dextérité et de magie, pour
+ainsi dire, que les mauvaises troupes de Doyau.
+
+Ce maréchal de France, éclos sur la côte d'Afrique, me prit en
+affection, et sa faveur me procura l'avantage de faire ma traite en très
+peu de temps. Doyau ne se montra pas trop exigeant pour les services
+qu'il m'avait rendus. Je le payais en égards surtout, et rien ne le
+flattait plus que de me voir le prendre par dessous le bras, pour nous
+promener familièrement dans la ville et devant la porte de la case
+royale. C'était un reflet de considération qu'il venait chercher tous
+les jours à mes côtés.
+
+Plusieurs fois, encouragé par la confiance que voulait bien m'accorder
+le premier ministre du Gabon, j'essayai d'obtenir de lui quelques
+révélations sur ce que les Africains nous cachent le plus, soit par
+indifférence, soit par politique. Mais nègre avant tout, mon ami Doyau se
+borna à me faire savoir que, dans l'intérieur de l'Afrique, et non loin
+des côtes il y avait de grandes villes dont les Européens ne soupçonnent
+pas même l'existence. C'est surtout avec les chefs de ces cités que
+les rois du littoral s'entendent pour obtenir les noirs qu'ils vendent
+ensuite aux négriers, et aux Maures nomades que l'on rencontre partout
+sur les rivages occidentaux. Mais un fait que jusque-là j'avais toujours
+mis en doute, me fut confirmé par la simple observation que Doyau me fit
+faire: «Vous avez vu, me dit-il, les nègres nouveaux tomber malades
+en arrivant sur la côte, et vous n'avez pas manqué d'attribuer leurs
+affections subites aux fatigues de leurs longs voyages à travers les
+déserts; mais les maladies qu'ils éprouvent ont une autre cause: c'est
+qu'ils viennent de quitter l'air chaud et salubre de l'interieur, pour
+respirer l'atmosphère humide et pestilentielle de la côte. Il n'y a que
+les bords de la mer qui soient malsains, dans ce pays aussi redoutable
+sur ses limites maritimes, pour les naturels que pour les Européens.»
+
+Dès que je voulais pousser mes questions plus avant, le discret ministre
+coupait court à la conversation en me disant, en des termes que je puis
+traduire à peu près ainsi: «Qu'il vous suffise de savoir qu'ici celui
+qui nourrit le plus d'hommes est le plus puissant. Ce qu'on vous laisse
+voir n'est rien; ce que nous cachons est tout. Notre politique est plus
+noire encore que notre figure. Il y a moins de dissimulation dans toute
+l'Europe que dans la tête du plus petit roi de la Côte.»
+
+Je fis ma première traite de quatre cents noirs au Gabon, sans m'être
+donné beaucoup de peines et sans avoir eu à soutenir avec le roi des
+contestations désagréables.
+
+Possador, un jour avant mon départ, fit assembler les personnages de sa
+cour et une partie de son peuple sur le rivage, et, en présence de toute
+cette négraille, il me dit solennellement en langage portugais un peu
+barbare:
+
+«Capitaine, que le Grand-Être te conduise et enfle les voiles de ta
+grande pirogue du bon vent qui souffle au Gabon. Le Mauvais Esprit te
+poussera peut-être du côté du Congo ou de Loango. Évite, autant que tu
+le pourras, ces terres maudites! Les _Bravos_ mangent les hommes blancs;
+fuis les mauvais nègres: ils te rongeraient la tête, capitaine, et
+boiraient ton sang rosé. Pars, puisqu'il le faut. Cette nuit nous
+allumerons des feux entre nos cases, pour te rendre favorable le
+Grand-Être, et éloigner de ta route les _Zombis_ et les génies
+malfaisans. Adieu, adieu, adieu!»
+
+Possador, après cette paternelle harangue, m'embrassa aux acclamations
+de toute la peuplade assemblée. Son vieux ministre Doyau laissa couler
+quelques larmes en se séparant de nous, et je fis voile pour la Havane.
+
+Lorsque des événemens extraordinaire ne viennent pas jeter un vif et
+puissant intérêt sur la vie des marins, le récit de leurs dangers de
+tous les jours ne présente rien de bien dramatique. C'est une suite
+d'obstacles sans cesse surmontés, de dangers courageusement courus, et
+l'uniformité même de ces circonstances, quelque périlleuses qu'elles
+soient, n'a rien de moins monotone que l'histoire de la vie la plus
+paisible et la plus vulgaire. Qu'aurais-je autre chose à raconter à mes
+lecteurs, en parlant de deux voyages que je fis au Gabon, que ce qu'ils
+ont déjà lu dans mon journal ou dans d'autres relations! Vendre des
+nègres à la Havane ou à la Martinique, c'est toujours agir dans le même
+but et contracter avec les mêmes hommes. Aller les chercher au Gabon, au
+Calebar, à Cameroon ou à Bénin, n'est-ce pas obtenir de la marchandise
+avec de l'argent, et la transporter, comme toute autre cargaison, là
+où la rente doit offrir le plus d'avantages? Mais c'est lorsque de
+terribles incidens viennent, inattendus, éprouver le courage de l'homme
+de mer, que sa vie s'agrandit, que le lieu de la scène s'élève; et c'est
+alors qu'il faut l'offrir, comme un être à part, à la curiosité de ceux
+qui ne l'ont vu jusque-là que comme un roulier occupé à conduire un
+navire, au lieu d'une voiture, et à employer habilement les vents, au
+lieu de fouetter, sur une grande route, un vigoureux attelage.
+
+Mes deux spéculations au Gabon m'enrichirent; mais ce temps passé à la
+mer, à la Havane et au Brésil, où je débarquai ma dernière cargaison,
+ne put m'arracher à cette mélancolie profonde, née de mes chagrins ou
+peut-être de la maladie à laquelle j'avais échappé, malgré moi, à la
+Martinique. Cependant cette existence presque toute physique que je
+menais à bord, eût du moins l'avantage de me rendre presque étranger à
+tout ce qui se passait ailleurs que sur mon navire. Je désappris enfin
+la terre, et je devins, au milieu de mes matelots et de mes nègres, non
+le plus endurci des hommes, mais au moins le plus indifférent. Ma
+vie nouvelle, circonscrite dans des besoins matériels, n'avait laissé
+subsister dans mon âme que des souvenirs pénibles, et l'avait en quelque
+sorte fermée aux impressions vives. Je sentais cependant encore un
+besoin vague, celui de quelques émotions poignantes, ou le désir
+de mourir soudainement dans un combat acharné. Obéissant presque
+machinalement à un devoir, que je me rappelais par habitude plutôt que
+par reconnaissance, j'avais fait parvenir à ma mère et à mon frère une
+partie de cet argent que j'avais gagné sans avidité. Mais je n'avais
+plus assez de sensibilité pour jouir du bonheur de m'attendrir en
+pensant à ma famille. Autant valait enrichir mes parens que d'autres.
+Les ressorts de la vie intellectuelle avaient été trop cruellement
+brisés ou froissés chez moi, pour que je passe encore caresser la
+perspective d'un avenir heureux. J'aurais été volontiers braver un péril
+certain, par désoeuvrement, par ennui des choses ordinaires. J'ai vu
+quelquefois des marins maudire leur existence, et se jeter à la mort
+avec une espèce de joie sardonique. Mais il n'y avait rien de forcené
+dans le mépris que je faisais de la vie. C'était du dégoût et de
+l'indifférence: ma manière de végéter ainsi n'était enfin qu'un long et
+froid suicide.
+
+Pitre, ce renégat, que je m'étais attaché comme un décès mauvais génies
+qui se soumettent à une puissance plus forte que la leur, paraissait
+comprendre mon caractère et deviner mes intentions. Il lui fallait
+aussi, à lui, une fin. Quand je le voyais, avec mon flegme ordinaire, se
+plonger dans les excès qui, au milieu des négresses que l'on transporte,
+coûtent la vie à tant de négriers, il avait soin de me répéter, pour
+prévenir les reproches que j'aurais pu lui faire:--Ne croyez pas,
+capitaine, que tout cela m'amuse beaucoup. C'est pour tuer le temps, ce
+que j'en fais, pas autre chose. Mais si je pouvais, sous vos ordres, me
+faire mitrailler, ou sabrer de la tête aux pieds, dans une bonne peignée
+avec quelque Anglais, vous verriez un peu comme je tiens à vivre un jour
+de plus. A la Martinique, quand vous étiez sur le flanc, et que je ne
+valais guère mieux que vous, je vous disais: C'est de la mer qu'il
+nous faut à tous les deux, capitaine. A présent, j'ai changé de cap
+et d'amures, et je vous dis, entre vous et moi: C'est un bon paquet de
+mitraille qu'il nous faut avaler tous deux, pour nous guérir de notre
+maladie.
+
+--Oui, je lui répondais, c'est une belle mort que celle que l'on peut
+trouver en combattant. Mais où se battre, et contre qui?
+
+--Eh! parbleu, contre qui? Mais contre les premiers navires que l'on
+trouve en mer. Quand on n'a pas d'ennemis, on s'en fait.
+
+--Attaquer quelque pauvre bâtiment marchand, qui ne peut se défendre,
+et dans quel but? Pour le piller? Mais, est-ce l'argent qui nous manque?
+J'en regorge. Non, il me faut quelque chose qui me résiste pour que je
+m'irrite, et des ennemis à qui je puisse vouloir du mal, pour avoir du
+plaisir à leur en faire.
+
+--Ah! c'est bien vrai ce que vous dites là! Il vous faut du choix, à
+vous: tous les coups de flibuste ne vous sont pas bons. Mais moi, je ne
+suis pas si dificile, et mon père commanderait un navire que je ne lui
+ferais pas plus de grâce qu'au premier venu, parce qu'à la mer il n'y
+a ni parens ni amis... Ah! ça, dites-moi donc un peu, capitaine, est-ce
+que vous ne pensez pas à aller réclamer les 80 nègres que ce gueusard de
+Duc-Ephraïm vous doit encore?
+
+--Il a refusé d'acquitter son billet dans les mains d'un capitaine à
+qui je l'avais remis et qui le lui a présenté. Cest à moi, dit-il, qu'il
+veut avoir affaire. Le navire n'appartient qu'à moi maintenant, et j'ai
+résolu d'aller cette fois au Vieux-Calebar, faire valoir me 3 droits.
+
+--Tant mieux, ma foi. Tel que vous me voyez, je ne crois à rien du tout.
+Eh bien! cependant, j'ai quelque chose qui me dit que nous nous taperons
+rudement, si nous allons au Vieux-Calebar. Vous dire d'où me vient cette
+idée, je n'en sais rien. C'est un pressentiment, comme on dit; mais rien
+ne m'ôtera cela de la tête. Nous allons donc revoir mons Ephraïm et le
+prince Boulon, ce vieux chien, à qui je garde une si longue dent... Mais
+ne parlons plus de cela, parce que... Dans trois jours, capitaine, notre
+gréement sera repassé, et la voilure mise en état, avec quelques fins
+coups d'aiguille... Ah! je te reverrai donc encore une bonne gueuse de
+fois, prince Boulou! Nous allons joliment rire tous les deux.
+
+Nous fîmes voile de Bahia pour le Vieux-Calebar, avec un équipage remis
+de ses fatigues, un navire réparé et en parfait état.
+
+
+
+
+17.
+
+SECONDE TRAITE
+
+CHEZ ÉPHRAÏM.
+
+
+Le traître espagnol.--Vengeance.--Un duel à bord.
+--Combat.--Fratricide.--Fin.
+
+
+Je revis, au Vieux-Calebar, Ephraïm plus absolu que je ne l'avais trouvé
+à mon premier voyage. Les Anglais, que l'on rencontre dans tous les
+lieux où l'on aborde par mer, lui avaient bâti une magnifique case en
+bois. Une foule de négriers espagnols étaient mouillés dans le fleuve,
+attendant des cargaisons en échange des riches marchandises qu'ils
+avaient confiées à la bonne foi de cet orgueilleux cacique. Partout
+enfin je n'aperçus que des traces de la puissance et de la prospérité
+du souverain nègre que j'avais laissé, un an et demi auparavant, fort
+en peine de réunir trois cents noirs pour me payer mon chargement.
+La réception d'Ephraïm fut aussi bienvieillante que mon entrée au
+Vieux-Calebar avait été peu respectueuse. Dans le temps où j'avais ma
+fortune à faire, en soignant les intérêts de mes armateurs, je sentais
+la nécessité de ménager le nègre puissant dont pouvait dépendre le
+succès de ma spéculation. Mais affranchi de toute responsabilité, et
+n'ayant à rendre compte de mes actions à personne; je voulus me laisser
+aller à l'impulsion de mon caractère, au risque même d'exposer une
+existence dont je me souciais au reste si peu.
+
+Le roi, en me voyant, me dit: Ton ami Pepel a voulu continuer à
+m'imposer le tribut que je lui payais auparavant. Pour toute réponse je
+lui ai envoyé un cercueil. Il m'a fait dire qu'il acceptait mon cadeau,
+et que bientôt il s'en servirait pour y placer le cadavre d'un rebelle.
+Nous nous sommes battus, et j'ai cessé d'être tributaire de ton mauvais
+roi de Boni.[9]
+
+[Note 9: Historique.]
+
+--Peu m'importent tes différends avec le roi que tu appelles mon ami,
+et que je ne connais que pour avoir échangé avec lui une cargaison
+qu'il m'a payée loyalement. Ce que je viens te demander, c'est
+l'accomplissement d'un de tes engagemens. Tu me dois quatre-vingts
+noirs.
+
+--Tu les auras dès que ta cargaison sera à terre.
+
+--Je ne la débarquerai que lorsque tu auras satisfait à ma juste
+réclamation.
+
+--Et si j'exigeais, pour remplir mes engagemens, la soumission et la
+confiance que ne me refuse aucun des capitaines qui abordent ici?
+
+--J'irais alors à Boni trouver Pepel, je lui dirais: Éphraïm a manqué
+à sa parole; et, avant quatre mois, Pepel aurait à sa disposition
+ces pièces de campagne que tu as vainement demandées à des capitaines
+négriers, et que moi, je peux me procurer pour rendre puissant le roi
+qui me traitera le mieux.
+
+--Tu mériterais bien que je te fisse repentir de l'imprudence de tes
+menaces, en te laissant exécuter un projet aussi fou. Mais je suis
+trop puissant pour avoir besoin de te punir de ta témérité; et pour te
+prouver combien peu je m'effraie de tes bravades, tu ne seras pas
+plus inquiété ici que les autres capitaines, dont je n'ai reçu que des
+marques de respect et de docilité.
+
+Je ne voulus débarquer rien à terre. Un chef maure, aux formes
+majestueuses, au regard sévère, au teint cuivré, vint visiter ma
+cargaison à bord: il me proposa d'échanger plusieurs objets qui
+lui convenaient, contre un certain nombre de noirs dont il pouvait,
+disait-il, disposer en ma faveur. Sans savoir quels rapports existaient
+entre lui et Éphraïm, je consentis à ce marché. Mafouli, qui me prouva
+bientôt l'influence qu'il avait sur le roi nègre, me prévint que des
+négriers espagnols, mouillés à côté de moi, avaient formé le projet
+d'enlever mon bâtiment pendant la nuit. Cet avis bienveillant m'engagea
+à me tenir sur mes gardes. Je fis faire à la hâte des filets d'abordage,
+et, toutes les nuits, mon équipage veilla en armes sur le pont auprès
+de mes caronades bien chargées. Pour plus de sûreté encore, j'acceptai
+l'offre que me fit le chef maure, de m'envoyer chaque soir sept à huit
+de ses Arabes pour m'aider à repousser les Espagnols qui se mettraient
+en tête de m'attaquer. Aucun d'eux n'osa tenter l'abordage contre mon
+navire, si bien disposé à les recevoir. Les relations que j'entretins
+par suite de cette circonstance avec Mafouli, me servirent à composer
+près de la moitié de ma traite; car il me donna cent cinquante noirs
+pour une partie de mon chargement. Jamais je n'ai pu savoir par quels
+motifs le Maure exerçait au Vieux-Calebar, du consentement d'Éphraïm, un
+empire presque égal à celui du roi.
+
+Éphraïm voulut aussi avoir le reste de mon chargement. Il envoyait à mon
+bord, comme son chargé de pouvoirs, le vieux Bonlou, ce prince, l'ancien
+mari de Fraïda. L'émissaire du roi s'était lié avec le capitaine
+espagnol Raphaël, espèce de pirate qui, ne pouvant réussir à compléter
+sa traite, s'était mis à la tête du complot qui avait pour but d'enlever
+mon navire. Je voyais avec répugnance Boulou, qui, de son côté, ne
+manquait aucune occasion de me témoigner sa haine. Un jour où il m'avait
+irrité, je lui dis que, s'il continuait, je l'achèterais comme un
+esclave à Éphraïm, fut-ce au prix le plus haut, pour avoir le droit de
+le faire manger ensuite par mes chiens. Boulou trembla d'abord; mais,
+revenu de son premier moment d'effroi, il se montra indigné de ma
+menace, et, déchirant la chemise qu'il portait pour tout vêtement, il
+m'en jeta les lambeaux, en signe de malédiction. Je ne fis alors que
+trop peu de cas, peut-être, de ces menaces de vengeance.
+
+Quand les deux cents et quelques noirs qu'Éphraïm devait me donner pour
+acquitter son billet et pour payer la partie de la cargaison qu'il
+avait prise furent prêts, je les fis garder à terre, dans les parcs, par
+quelques hommes, en attendant que mon eau et mes vivres fussent faits.
+
+Un soir, où pendant un violent orage je me promenais sur le pont au
+milieu d'une obscurité profonde, je vis dériver près de mon navire, à la
+lueur des éclairs, un brick qui d'abord me parut être celui de Raphaël;
+mais, sachant que ce bâtiment n'avait encore que la moitié de sa traite
+à bord, je supposai que la force seule des rafales l'avait fait chasser
+sur ses ancres. L'arrivée d'une grande pirogue, qui me ramenait à demi
+morts les hommes que j'avais préposés à la garde de mes nègres à terre,
+me tira bientôt d'erreur: et quelle fut ma surprise, lorsque, dans
+cette pirogue, je reconnus Duc-Éphraïm lui-même!--Quel événement as-tu à
+m'annoncer? lui demandai-je avec anxiété.
+
+--Tu vas le savoir, me dit-il. L'indigne Boulou a empoisonné, dans un
+breuvage, les matelots qui gardaient tes esclaves, et il a livré tes
+nègres à Raphaël, avec qui il vient de partir.
+
+--Quoi! ce brick que je viens de voir dériver est celui de Raphaël?
+
+--Oui, le vois-tu encore, là, là-bas, du côté d'où partent les
+éclairs?...
+
+--En haut tout le monde! m'écriai-je; Pitre, fais filer notre câble par
+le bout, et appareillons, pour tâcher de rejoindre ce lâche forban, et
+le clouer au pied de notre grand-mât, comme un assassin à un gibet.
+
+--Tu as raison, capitaine, dit Éphraïm: il mérité la mort d'un grand
+voleur. Rejoins-le, et apprends-moi que tu l'as puni. Sache bien que si
+le Grand-Être ne te donne pas les moyens de te venger de ce brigand,
+je te dédommagerai de ce qu'il t'aura fait perdre. Voilà mon grigri,
+cache-le sur ta poitrine, il te portera bonheur et il t'aidera à tuer
+Boulou. Adieu, va vite: adieu. Mon Tamarabout va te bénir. Adieu.
+
+Éphraïm, qui, je dois le dire, se montrait indigné de la lâcheté de
+Raphaël et de la trahison de Boulou, ne s'éloigne que quand il me
+voit appareillé; il m'indique encore, monté sur l'avant de sa pirogue,
+l'endroit où, à la lueur des éclairs, il croit voir le brick de Raphaël.
+Je fuis sous mes basses voiles avec les rafales qui soufflent, au bruit
+du tonnerre et avec le sifflement de la pluie: tout mon équipage
+frémit de rage et jure de se venger dans le sang du misérable que nous
+poursuivons sous le fracas de la foudre. A la clarté éblouissante des
+coups de tonnerre, tous les yeux cherchent le brick devant nous, et
+chacun croit l'apercevoir courant toutes voiles dehors, à une petite
+distance. Nous naviguons sans pilote, avec un sillage d'enfer, entre
+des côtes que nous apercevons à peine, et des bancs de sable où la mer
+bouillonne. Mais qu'importe le danger! C'est notre soif de vengeance
+qu'il faut que nous étanchions. Entre les raffales qui nous poussent,
+nous éprouvons des momens de calme plat et lourd; c'est alors que les
+imprécations redoublent contre Raphaël, contre la brise, contre le
+ciel.... Avant le jour, il nous sera impossible de joindre le brick près
+duquel nous sommes exposés à passer sans le voir.... Le jour arrive pâle
+et douteux, et le premier j'ai le bonheur de distinguer sur l'avant,
+à près de trois lieues, le navire de l'infâme, du lâche Raphaël.....
+L'espoir brille tout à coup sur les figures expressives et dans les
+yeux hagards de mes matelots.... Tous aiguisent sur une meule que tourne
+Pitre, les poignards avec la pointe desquels ils brûlent de venger leurs
+camarades empoisonnés par l'exécrable Boulou.
+
+--Oui, nous te gagnerons, mauvais rafleur de nègres, répète Pitre en
+montrant le brick du bout de son sabre! Mais, capitaine, voulez-vous,
+pour rendre nos voiles plus étanches avec la brise qui les a séchées,
+que je fasse monter sur les vergues des seilles d'eau avec lesquelles
+nos hommes arroseront la toile?
+
+--Fais ce que tu voudras; et ensuite, comme notre brick-goëlette demande
+à être un peu sur l'arrière, et que nous n'avons pu le mettre en tonture
+avant ce départ précipité, fais passer une partie des noirs dans la
+chambre.
+
+On arrose les voiles, l'eau de mer ruisselle de dessus les vergues, sur
+les fonds et le long des ralingues; on plombe l'arrière avec du lest
+volant. _La Rosalie_ coule alors avec plus de rapidité sur une belle mer
+et avec la brise qui s'arrondit. Mais Le brick de Raphaël ne grossit pas
+encore à notre vue. Il est couvert de toile comme nous; comme nous aussi
+il gouverne avec précision, et de manière à ne pas faire un seul lanc.
+Les grains arrivent, les rafales soufflent; mais aucun de nous n'amène.
+Chavire plutôt _la Rosalie_ que de ralentir la chasse que nous donnons
+à ce méprisable forban! Ah! si sa mâture, moins haubanté que la nôtre,
+pouvait casser dans un grain!... Mais non, le grain arrive, et
+il n'amène pas un pouce de toile, et rien ne tombe à son bord....
+Abominable temps! Sort infâme qui favorise le plus lâche des hommes!
+
+Le calme arrive avec le milieu du jour: la rage redouble parmi nous.
+Borde les avirons de galère et fais monter des nègres pour aider
+l'équipage à nager. Oui, me répond Pitre: Allons, garçons, hallons dur
+et ensemble sur ces avirons: la vie du gredin de Raphaël est au bout de
+ces rames-là.
+
+Raphaël fait aussi border des avirons à bord de son brick; mais avec
+la faible brise qui semble s'éteindre sur la chute des ralingues de nos
+voiles, nous croyons remarquer que nous avons gagné le brick, plus que
+nous ne l'avons fait avec les rafales. Courage, enfans, nous le gagnons;
+courage! il n'est plus qu'à quatre ou cinq portées de canon de nous!
+
+Et tous mes matelots d'entonner de joyeuses chansons pour faire tomber
+les avirons en cadence; et puis des cris de fureur viennent interrompre
+de temps à autre les chants qui retentissent déjà peut-être aux oreilles
+de Raphaël.
+
+Tout-à-coup une petite risée frémit; nos avirons labourent la mer, qui
+glisse le long du bord. Rentre vite les avirons: attention à gouverner!
+le brick ennemi cule. Une saute de vent l'a fait masquer. A nous le
+forban! à nous le voleur de nègres, hurlent tous mes gens. A l'abordage,
+capitaine, à l'abordage, et pas de pardon à ce chien d'Espagnol!
+
+Raphaël veut en vain reprendre sa route après avoir masqué dans la
+saute de vent. Il est troublé, car il ne gouverne plus qu'en faisant des
+embardées tribord et babord. Moi, plus tranquille et plus favorisé cette
+fois par la régularité de la brise, je ne perds pas une ligne de chemin.
+A mesure que je l'approche, il gouverne plus mal. Rendu à portée de
+canon, je lui vois hisser un pavillon espagnol qu'il amène avant que je
+ne lui aie même envoyé un seul coup de caronade. Voudrait-il se rendre
+sans combattre? Nous allons voir. Mais, en attendant, hissons un
+pavillon noir, et que l'infâme tremble en voyant monter cette couleur
+sinistre au haut de notre mât de misaine.
+
+--Clouons, clouons notre pavillon, capitaine, crie l'équipage; à
+l'abordage, et pas de pardon!
+
+--Oui, mes fils, il sera cloué, notre pavillon! Faites descendre nos
+noirs; qu'on les mette aux fers, et parons-nous à sauter à bord du
+brick, après lui avoir envoyé toute notre volée dans les flancs.
+
+--Oui, oui, à l'abordage, à l'abordage, capitaine!
+
+Raphaël ne paraissait avoir fait aucune disposition de combat, quoiqu'il
+eût un équipage aussi fort que le mien. À l'instant où je me disposais
+à lui lancer toute ma bordée, en le prenant en hanche, je le vois monter
+sur son couronnement, et me faire signe d'attendre un instant. Puis il
+me crie au porte-voix:
+
+«Léonard, seul je suis coupable, j'ai tout fait malgré mes hommes. Tu as
+plus d'artillerie que moi, mais j'ai autant de matelots que toi, et nous
+sommes disposés à nous défendre.
+
+--Eh bien, défends-toi, misérable brigand!
+
+--Ecoute-moi encore un seul instant avant de m'aborder. On te dit brave,
+et tu ne voudras pas faire massacrer deux équipages innocens, pour me
+punir moi seul, qui suis coupable, et pour n'obtenir peut-être qu'un
+avantage douteux... Veux-tu que nous vidions à nous seuls notre
+querelle?
+
+--Non! non! s'écrient mes gens: à l'abordage! à l'abordage!
+
+Je suspends un instant l'irritation de mes matelots et la colère de mon
+second; et, sans trop prendre le temps de la réflexion, je réponds à
+Raphaël:
+
+--Eh bien! oui, j'accepte ton défi, vil voleur, pour avoir le plaisir de
+te punir de ma main.
+
+Les cris de rage de tous mes marins accueillent ma réponse: je réussis
+à peine, à force de supplications et de prières, à les empêcher de faire
+feu sur le brick. «Ma parole est donnée, leur dis-je, et vous ne voudrez
+pas que votre capitaine se souille par un acte de lâcheté en se mettant
+au niveau de ce forban. Abordons le brick qui vient d'amener; mais en
+nous tenant sur nos gardes, les armes à la main, contre toute surprise;
+laissez-moi m'entendre seul avec Raphaël, et régler les conditions
+d'une affaire dont vous allez me voir sortir vainqueur, sans vous avoir
+exposés à périr pour une cause qui n'est que la mienne.»
+
+Mon équipage, presque révolté contre moi-même, m'adresse des reproches
+que je suis forcé de subir. Mais j'aborde, en l'élongeant avec
+précaution, le brick espagnol, et bientôt les deux navires, amarrés
+inoffensivement l'un contre l'autre, restent, sans faire de route, sur
+les îlots tranquilles qui les balancent.
+
+--A quelle arme veux-tu te battre, Raphaël?
+
+--Nous avons nos pistolets: mets-toi sur les bastingages d'un bord et
+moi sur ceux de l'autre. Nos seconds vont tirer à qui de nous fera feu
+le premier. Si je te tue, je continuerai ma route; à moins que tes gens
+ne veuillent recommencer, et confier au sort d'un combat général l'issue
+de noire affaire. Si tu me brûles la cervelle, tu reprendras tes noirs,
+et tu auras en plus ceux qui m'appartiennent déjà. Y consens-tu?
+
+--C'est entendu. Mais pendant notre duel, tous mes gens armés vont
+passer sur l'avant, et tout ton équipage sur l'arrière; si l'un de nous
+manque à l'honneur, que le sort des armes, entre les deux équipages,
+décide de notre droit.
+
+--C'est cela. Allons, quel bord choisis-tu?
+
+--Le côté de bâbord. A toi l'honneur de la place, brave voleur
+d'esclaves!
+
+Nos deux seconds font ranger l'équipage de _la Rosalie_ sur l'avant,
+et celui du brick sur l'arrière, tous deux prêts à s'élancer l'un sur
+l'autre, à la première contestation. Raphaël monte sur le bastingage de
+tribord, et moi sur celui de bâbord, du côté où _la Rosalie_ est amarrée
+au brick. Déjà nous nous toisons comme pour chercher la place où nous
+voulons nous frapper avec le plus d'avantage. Pitre s'avance entre nous
+deux, avec le second espagnol. Une gourde est jetée en l'air. Raphaël
+demande face: il tourne face; c'est à lui de tirer.... Un murmure
+sourd s'élève du milieu des deux équipages, puis un silence de mort
+succède.... Au moment où Raphaël va m'ajuster, un de mes hommes, perché
+sur le bossoir d'avant, crie, Navire: Tous les yeux se détournent vers
+l'avant. Le combat est un instant suspendu...... On observe le bâtiment
+aperçu, et l'on reconnaît un brick.... Finissons-en vite, dis-je à
+Raphaël, c'est peut-être un des croiseurs de Fernando-Pô; car ce navire
+est près et me semble gros.
+
+--C'est égal, dit-il: les croiseurs n'ont plus que de faibles équipages,
+dévorés par la maladie. Seul, celui-là n'oserait attaquer nos deux
+navires. Attendons encore un peu.
+
+--Est-ce que tu hésiterais maintenant, malheureux, à te battre, comme le
+premier tu me l'as proposé?
+
+Pour toute réponse, Raphaël reprend sa place sur le bastingage de
+tribord. J'attends son feu à mon poste. Il élève son pistolet, il
+m'ajuste: la balle part et me traverse les chairs du bras gauche, du
+bras avec lequel je me tenais à un calehauban.
+
+La joie de Raphaël, qui croit m'avoir atteint grièvement, s'épanouit sur
+son atroce figure. Il veut descendre. Non, chien; reste, lui dis-je avec
+fureur, tu dois essuyer mon feu!
+
+En prononçant ces mots je tends mon arme vers lui: la détente part, le
+coup frappe, et mon adversaire se raidit sur ses jarrets en lâchant un
+cri, et il tombe à la mer, renversé convulsivement sur le dos.
+
+A moi le brick et les esclaves m'écriai-je en sautant sur le pont.
+L'équipage espagnol s'ébranle: le mien court à moi comme pour me
+défendre; mais les Espagnols, dont nous avons mal jugé les intentions,
+jettent leurs armes, et le second, élevant son chapeau en l'air,
+crie: _Vive le capitaine Léonard! Santa-Maria vient de punir l'infâme
+Raphaël!_
+
+Pitre m'embrasse en pleurant de plaisir. Chacun de mes hommes veut
+me presser la main, me dire un mot de satisfaction. Les Espagnols me
+touchent comme une relique. On panse ma plaie, assis au milieu de tout
+ce monde, et personne ne songe à regarder, le long du bord, ce qu'est
+devenu Raphaël. Ma balle lui avait traversé le coeur, et la mer l'avait
+déjà emporté loin de nous.
+
+--Ce n'est pas tout, dit Pitre: il faut faire passer en double tous les
+nègres du brick à bord de nous; et il n'y a pas de temps à perdre, car
+voilà un navire qui m'a l'air de nous tomber rondement sur le casaquin.
+
+Pitre descend dans l'entrepont avec quelques uns de nos matelots et
+trois ou quatre Espagnols: ils déferrent un à un les esclaves, qu'on
+fait passer vivement dans la cale de _la Rosalie_. J'ordonne de prendre
+autant de vivres que l'on pourra en enlever au brick, et de loger dans
+nos soutes les provisions nécessaires pour le supplément d'esclaves que
+nous avons conquis.
+
+Pitre, en cet instant, sort tout joyeux de la cale du brick, et tenant
+par les oreilles un vieux nègre qui détourne la face:
+
+--Reconnaissez-vous celui-là, capitaine?
+
+--Mais n'est-ce pas ce gredin de Boulou, qui voulait conduire à la
+Havane la traite de Raphaël?
+
+--Tout juste; c'est ce bon prince avec qui nous avons un petit vieux
+compte à régler. Je l'ai trouvé blotti comme un singe entre deux
+barriques à l'eau. Voulez-vous que je lui fasse sa petite affaire sans
+jugement?
+
+--Non, le misérable! Qu'on l'enchaîne à bord comme un tigre, et s'il
+fait le fanfaron, qu'on le livre à mes deux chiens.
+
+--Bah! vos chiens! ces pauvres bêtes, qu'ont-elles donc fait? Elle ne
+voudraient pas d'un vieux corps aussi coriace et aussi peu régalant. Ah!
+je vous ai toujours dit, capitaine, que vous étiez trop bon!
+
+--Délivre-moi de la vue de ce monstre.
+
+--Vous appelez ça un monstre? Vous êtes bien modeste; dites plutôt un
+empoisonneur!
+
+--Un empoisonneur!
+
+--Tiens, pardieu! n'a-t-il pas donné un bouillon d'onze heures à nos
+gens de garde à terre, ce beau prince, que l'enfer avait accouplé si
+bien avec la gueuse de Fraïda!
+
+--Qu'on l'attache au pied du grand mât du brick. Oui, tu as raison,
+Pitre, un empoisonneur doit mourir dans les tortures.
+
+--Et que ferez-vous du brick?
+
+--Je le coulerai.
+
+--Vous n'aurez pas grand'chose à faire pour cela; il fait de l'eau,
+comme un panier. D'ailleurs, les Espagnols veulent tous vous suivre à
+bord de _la Rosalie_.
+
+Le navire approche.--C'est un grand brick, me criait-on, pendant que
+Pitre amarrait Boulou au pied du grand mât.
+
+--Voyons, dis-je à l'équipage espagnol, résolu à me suivre: si ce brick,
+devant lequel nous allons prendre chasse, vient à nous gagner et à nous
+attaquer, puis-je compter sur vous tous pour le combat?
+
+--Oui, capitaine, oui, jusqu'au dernier d'entre nous!
+
+--Eh bien! passez tous à mon bord, et aussitôt que nous aurons
+transbordé tous les esclaves, qu'on me largue les voiles du brick, et
+que le feu soit mis à sa coque, à son gréement et à sa mâture! En le
+coulant, il serait encore à flot quand ce croiseur qui nous chasse sera
+près de nous. Mais une fois le feu allumé à bord, il ne restera plus de
+trace de lui. Dépêchons-nous donc de transborder nos nègres!
+
+La nuit, une nuit douce et calme, descendait déjà sur la scène horrible
+qui se préparait. Le brick que nous avions aperçu pendant mon duel en
+pleine mer avec Raphaël n'était plus qu'à quelques portées de canon de
+nous. La mer était belle, le ciel serein, et la brise semblait plutôt
+se jouer avec les flots pour les caresser que pour les soulever. Ce
+silence, qui a quelque chose de si imposant et de si vaste à la mer,
+n'était interrompu que par la voix de mes matelots et les commandemens
+de Pitre, qui ne cessait de répéter pour encourager nos gens: Allons,
+mes fils, faisons vite, pour mettre le feu à cette barque et faire
+rôtir le prince Boulou! Oh! que ces hommes se dépéchaient! avec quelle
+activité ils travaillaient, et quelle gaité brillait dans leurs
+regards! Combien ils se promettaient de plaisir en pensant à l'effet
+que produirait l'incendie du brick de Raphaël, sautant en l'air avec ses
+poudres! Que de bons mots ils trouvaient en voyant les grimaces et la
+contenance infernale du prince Boulou, attaché au pied du grand-mât!
+Pour celui-ci, il ne trouvait de force que pour me maudire et appeler la
+vengeance de tous les démons. Les voeux du misérable ne furent que trop
+tôt et trop bien exaucés.....
+
+Je n'eus qu'à faire un signe, et des torches de goudron, déjà allumées,
+firent courir une flamme dévorante dans le gréement et la voilure du
+navire capturé: les cris de Boulou se perdirent dans les craquemens de
+la mâture en feu et les hurlemens de la flamme. _La Rosalie_, toutes
+voiles dehors, s'éloigna du foyer de l'incendie et les ombres de la nuit
+enveloppèrent les ondes brûlantes que le vent lançait vers le ciel, qui
+paraissait s'embraser. Les regards de mes hommes se tenaient attachés
+immobiles et avides sur le brick, qu'ils s'attendaient à voir sauter.
+Déjà ils accusaient la lenteur de l'explosion sur laquelle ils
+comptaient. Une ombre se dessine au même moment sur le fond de l'horizon
+qu'embrase l'incendie que nous laissons derrière nous: cette ombre est
+celle de la haute voilure du brick qui nous a chassés, et qui, poussé
+par la brise, est parvenu à passer entre le brick en feu et notre
+navire. Il défile silencieusement, et ses voiles, après nous avoir
+masqué un instant la rouge clarté du brasier qui s'élève au sein des
+flots, vont se perdre dans l'obscurité par notre côté de babord.
+
+--Il va revenir sur nous, il va revenir sur nous, répètent tous mes
+hommes.
+
+--Parons-nous au combat, dis-je à Pitre. Si ce brick nous gagne et qu'il
+nous attaque, nous lui ferons payer cher sa témérité. Avec un double
+équipage, qu'avons-nous à craindre d'un navire dont les hommes ont été
+exténués par la maladie qui a frappé tous les croiseurs?
+
+Le second espagnol vient m'assurer qu'il a appris que tous les bâtimens
+de la croisière de Fernando-Pô avaient perdu la moitié de leur monde.
+
+--Eh bien! qu'il soit bien équipé ou non, peu importe! Chacun à son
+poste, et à l'abordage s'il nous attaque!
+
+Mes gens sautent aux caronades. Une explosion épouvantable ébranle
+tout notre navire, et une lame sourde vient nous pousser en avant et
+clapotter le long du bord. Des débris de mâture, des bouts de filain en
+feu, des morceaux de fer, tombent de toutes parts autour de nous.
+C'est le brick espagnol qui vient de sauter en l'air, et le fracas
+de l'explosion nous étourdit long-temps encore après cette terrible
+commotion. Bientôt, par la hanche de bâbord, nous distinguons le brick
+qui nous a chassés, et que la lueur éblouissante de l'incendie nous
+avait empêchés jusque-là de voir dans l'obscurité. Il nous poursuit de
+près et semble nous gagner. Il n'y a plus à en douter: le combat devient
+inévitable.
+
+Pitre passe derrière pour m'avertir que tout est prêt, et que l'équipage
+espagnol, dont jusque-là les intentions lui ont paru suspectes, fait
+la meilleure contenance. Jamais je n'avais vu mon second plus joyeux ni
+mieux disposé. Avant de regagner son poste, il me presse la main avec
+respect, avec affection; et puis, après avoir fait quelques pas, il
+revient pour me dire encore adieu avant le combat.
+
+--Qu'as-tu donc? lui demandé-je, surpris de l'émotion que je crois
+remarquer dans la manière dont il me quitte.
+
+--Capitaine, ne croyez pas que ce soit la peur, au moins, qui me fasse
+vous dire adieu de cette manière; au contraire, jamais je n'ai été aussi
+content de me battre. Vous vous rappelez bien ce que je vous ai dit
+qu'il nous fallait, à vous et à moi... Eh bien! l'instant est venu, et
+voilà celui qui fera mon affaire! Et il me montre le brick qui s'avance;
+il me demande une seconde fois la permission de m'embrasser, et après
+m'avoir pressé dans ses bras frémissans, il s'élance sur l'avant en me
+disant: «Adieu, mon capitaine; c'est le dernier et le plus beau moment
+de ma vie!»
+
+Un coup de canon gronde sur notre arrière, le boulet siffle et va couper
+une de nos drisses de bonnette. Je reviens au vent, et par le côté de
+tribord, le brick me présente la joue en faisant comme moi une oloffée.
+Sans que j'aie le temps de commander le feu, toute ma volée de tribord
+part, lancée par mes chefs de pièce, qui n'ont pu résister au désir de
+riposter à l'ennemi. Dès lors le combat s'engage: j'essuie deux volées
+de la part du brick qui m'approche à une portée de pistolet, toujours en
+me tenant par la hanche; ma petite artillerie est bien servie: le feu
+de l'ennemi paraît se ralentir à mesure que la canonnade se prolonge. Un
+morne silence règne à son bord; des houras accompagnent chacune de mes
+bordées: les manoeuvres, coupées par la mitraille, tombent sur mon pont;
+mais quelques unes des voiles de mon adversaire tombent aussi dégréées
+par mon feu. J'ordonne alors de pointer à la flottaison, pour tâcher
+de couler l'ennemi qui ne s'attache qu'à me démâter. Au bout d'un quart
+d'heure, je crois remarquer que l'avantage me reste et qu'il y a de la
+confusion à bord du brick: je fais lancer au vent et nous combattons à
+échanger presque nos écouvillons. Mais, grand Dieu, que cet exécrable
+combat me semble long et sinistre! La blessure que Raphaël m'a faite au
+bras me fait horriblement souffrir: la douleur m'exalte et je deviens
+furieux. Mes deux chiens, qu'avant le combat on n'a pas eu la précaution
+d'enchaîner, hurlent sur le pont et remplissent l'air de leurs aboiemens
+lugubres. Cinq à six fois je suis tenté de les abatre, tant leur cris
+m'importunent et m'irritent, et par un mouvement plus fort que ma
+résolution même, je les laisse errer sans les tuer autour de moi et
+sur le pont. A la lueur des coups de canon que m'envoie le brick, je
+remarque un homme qui se lève sur le bastingage de dessous le vent,
+à chaque volée, et qui paraissait être le capitaine du navire que je
+combats. Un novice, qui charge à mes côtés les pistolets dont je voulais
+me servir, me passe des armes que je décharge en ajustant celui qui
+me semble commander la manoeuvre à bord de l'ennemi. Ma main tremble
+d'abord, je fais feu deux ou trois fois, et à la clarté des volées que
+nous échangeons, je m'aperçois que mon adversaire ne reparaît plus sur
+le bastingage où j'ai dirigé mes coups.
+
+«Hourra! Hourra! crie mon équipage; hourra! garçons, le brick éteint son
+feu!» Et les décharges recommençaient à mon bord avec plus de vivacité
+encore qu'au début de l'action. Bientôt le feu du navire ennemi cesse,
+et ceux de mes hommes placés sur l'avant me disent: «Capitaine, ce brick
+est amené, il ne tire plus.»
+
+--Pourquoi donc, demandé-je à ceux qui élèvent la voix, Pitre ne me
+parle-t-il pas?
+
+--Capitaine, M. Pitre vient d'être tué sur la bitte!
+
+Le brick ennemi ne gouvernait plus; sa batterie paraissait ne plus être
+servie: je me décide à l'accoster en commandant l'abordage. Je pousse
+la barre sous le vent, et, malgré la faiblesse de la brise, le navire
+obéit, et j'engage mon beaupré dans ses haubans de misaine. Tous ceux de
+mon équipage qui ne sont pas blessés s'élancent à bord: je les suis, et
+je vois avec étonnement mes deux chiens sauter dans le navire abordé.
+Son pont était couvert de cadavres. Quelques hommes, groupés sur le
+gaillard d'arrière, ne nous opposent aucune résistance: ils me crient
+qu'ils sont rendus, et j'entends avec effroi les mots français qu'ils
+prononcent pour m'annoncer qu'ils ont amené. Un fanal, allumé près du
+dôme, me laisse voir, étendu sur les pavillons, le corps d'un officier,
+revêtu d'un uniforme couvert de sang. Pendant que mes matelots
+parcourent le navire le sabre à la main, pour faire mettre bas les armes
+à ceux qui restent de l'équipage ennemi, moi j'approche de l'officier
+mourant. Mes chiens m'avaient devancé encore, et je les retrouve léchant
+les plaies de l'infortuné sur la figure duquel je porte la lueur du
+fanal que j'ai trouvé près du dôme: ses deux yeux expirans s'entrouvrent
+et brillent à la clarté détestable qui lui laisse apercevoir mes traits.
+Un cri horrible s'échappe de sa poitrine gonflée, et ce cri, que je
+reconnais avec horreur, vient déchirer mes entrailles comme la pointe
+d'un poignard qui assassine...
+
+Il n'avait donc que trop bien deviné son sort et mon crime, mon
+malheureux frère, lorsqu'en nous quittant à la Martinique, il m'avait
+dit, avec l'accent du plus sinistre pressentiment: _Nous nous reverrons,
+Léonard!...._ Je l'avais revu aussi; mais pour être son meurtrier; mais
+pour le voir expirer de mes coups, en m'accusant de lui avoir arraché
+une vie pour laquelle j'aurais donné mille fois tout mon exécrable
+sang...
+
+Je n'ai plus aujourd'hui la force de dire ce qui se passa à bord
+du bâtiment que je venais de souiller d'un fratricide. Par quelle
+inspiration infernale le prêtre de Saint-Pierre m'avait-il donc empêché
+de m'arracher, de mes propres mains, une existence que le sort avait
+vouée au plus horrible de tous les meurtres.... La plume s'échappe de
+mes doigts, teints encore du sang si pur et si cher que j'ai versé. Je
+n'ai plus d'énergie que pour me détester, et pour appeler une mort que
+je veux attendre avec rage et regarder en face en m'abreuvant de remords
+et de regrets.... Elle viendra bientôt, cette mort, et je la recevrai en
+jetant avec fureur un dernier regard de haine sur une existence que j'ai
+remplie d'épouvante et de forfaits!
+
+ * * * * *
+
+_Ce fut deux mois après cet événement déplorable, que je vis expirer à
+Saint-Pierre-Martinique le capitaine Léonard. Le journal qu'il me confia
+en mourant m'apprit le secret que jusque-là il m'avait caché, avec une
+réserve qui me révélait l'état de son âme souffrante, sans toutefois me
+laisser deviner le motif du chagrin dont il paraissait dévoré. Jusqu'à
+son dernier soupir, il sembla prendre plaisir à narguer la douleur et
+à jeter sur la vie des expressions de haine et de mépris. La dépouille
+mortelle de cet infortuné fut déposée aux Pères-Blancs, entre la tombe
+de son ami et celle de sa maîtresse...._
+
+FIN DU NÉGRIER.
+
+
+
+
+TABLE
+
+DU QUATRIÈME VOLUME.
+
+
+CHAPITRE 13. DÉVOUEMENT DE ROSALIE.
+CHAPITRE 14. TRAITE À BONI.
+CHAPITRE 15. TRAITE AU VIEUX-CALEBAR.
+CHAPITRE 16. TRAITE AU GABON.
+CHAPITRE 17. SECONDE TRAITE CHEZ EPHRAÏM.
+
+FIN DE LA TABLE.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. IV, by Édouard Corbière
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. IV ***
+
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+Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online
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+subject to the trademark license, especially commercial
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+where we have not received written confirmation of compliance. To
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+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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