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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:53:28 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le dernier vivant + +Author: Paul Féval + +Release Date: June 3, 2006 [EBook #18494] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT *** + + + + +Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com + + + + +Paul Féval + +LE DERNIER VIVANT + +(1871) + + + + +Table des matières + +Au lecteur. + +PREMIÈRE PARTIE Les ciseaux de l'accusée. + + Récit préliminaire. + + I Comment je retrouvai Lucien--Bureau de M. de Méricourt + + II Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart + + III Grand paysage--L'âme de Lucien. + + IV Le cas de Lucien Thibaut + + V Sommeil--Apparition. + + VI Réveil--Mon roman. + + VII Jeanne. + + VIII Assassin. + + IX Ce qui me resta de l'entrevue. + + X Bébelle--Pantalon crotté. + +Le dossier de Lucien Thibaut + +Récit intermédiaire de Geoffroy. + +Suite du dossier de Lucien Thibaut + +Récit intermédiaire de Geoffroy. + +Extrait du journal «Le Pirate». + + Introduction du roman. + +Suite du récit de Geoffroy. + +Épreuves du «Pirate». + + Suite de l'introduction du roman. + + Suite du récit de Geoffroy. + + Suite du dossier de Lucien. + +DEUXIÈME PARTIE Le défenseur de sa femme. + + Récit de Geoffroy. + + I J.-H.-M. Calvaire. + + II Une lettre du comte Albert + + III L'incomparable Olympe. + + IV Le petit clerc. + + V La famille Chapart + +Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne Récit fait par Lucien + de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge. + +Récit de Geoffroy. + +OEuvres de J.-B.-M. Calvaire. + + I Le Fils Jacques. + + II Les revenus de la tontine. + + III Coup d'oeil sur la belle société des environs de Méricourt + + IV Changement de règne. + +Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Le Codicille. + +Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire La nourriture de l'affaire. + +Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Du sang et des fleurs. + + Avant-propos. + + I La Couronne. + + II Une pièce de la mécanique Louaisot. + + III La petite Pologne. + + IV L'outil est-il bon? + + V Ce que valait l'outil. + +Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire + Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux. + +Annexe aux oeuvres de J.-B. Martroy + L'évasion de l'accusée--Les deux soeurs. + +Récit de Geoffroy. + + Correspondance. + +Suite du récit de Geoffroy. + + Dernière lettre de Martroy. + +Récit du conseiller Ferrand. + +Récit de Geoffroy. + +Récit de Fanchette. + +Dernier récit de Geoffroy. + + + + +Au lecteur + +_J'ai reçu mission de livrer à la publicité le récit d'un événement +auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon rôle, au milieu des +singulières aventures qui vont être mises sous les yeux du lecteur, +n'eut qu'une importance tardive, mais contribua quelque peu au +dénouement inespéré du drame._ + +_Le malheureux éclat donné par la dernière guerre aux agissements de +certains hommes d'argent, patriotes au point de manger la patrie, a +rappelé l'attention publique vers l'origine souvent peu honorable--et +parfois infâme--des fortunes acquises dans les fournitures militaires._ + +_Il ne faut point chercher ailleurs la raison d'être de ce livre, où la +question d'argent tient en apparence peu de place, noyée qu'elle est +dans un véritable océan d'aventures. Chacun a intérêt à bien établir +qu'aucun argent volé n'est entré chez lui, soit anciennement, soit +depuis peu, en un temps où les accusations pleuvent, remplaçant la grêle +des balles et des obus._ + +_Le cours des années, en éclaircissant les rangs des compagnons de ma +jeunesse, avait laissé un cher, un excellent ami, seul juge de la +question de savoir s'il fallait taire à tout jamais cette histoire, plus +curieuse que la plupart des romans._ + +_Mon ami a décidé que l'histoire devait être écrite et j'ai pris la +plume._ + + Geoffroy de Roeux. + +_PS. Les noms des personnes et ceux des localités sont, comme de raison, +déguisés._ + + + + +PREMIÈRE PARTIE + +Les ciseaux de l'accusée + + + + +Récit préliminaire + +I + +Comment je retrouvai Lucien--Bureau de M. de Méricourt + + +(Juillet 1866.) Je connaissais vaguement, par les journaux et aussi par +nos amis communs--qui avaient autant de répugnance à parler que moi à +interroger,--l'affreux malheur dont la vie de Lucien Thibaut était +accablée. Jamais il ne m'en avait entretenu lui-même dans ses lettres, +quoiqu'il m'écrivît assez souvent. + +Cette réserve, qui pourrait paraître bizarre, car j'étais son meilleur +camarade d'enfance, sera expliquée par les faits. + +J'étais à Paris depuis plus d'une semaine, cherchant l'adresse de Lucien +du matin au soir, et ne faisant pas autre chose. Je m'étais enquis +partout, même à la préfecture de police. + +Lucien restait pour moi introuvable, lorsqu'on m'indiqua le bureau de M. +Louaisot de Méricourt, rue Vivienne. + +Je ne fus pas sans demander ce qu'était ce M. Louaisot. On me répondit +que le quartier Vivienne produisait une certaine quantité de spécialités +ou providences. Il y a le théâtre du Palais-Royal et ses annexes pour +les Anglais, Mme Sitt pour les cors aux pieds, le Coq-d'Or pour +rassortir les morceaux de soie, etc. + +M. Louaisot de Méricourt avait la spécialité des renseignements. Il +était providence pour les gens qui cherchent. + +Il demeurait au cinquième étage, dans une assez belle maison, dont les +derrières donnaient sur la toiture vitrée du passage Colbert. Son nom +était franchement écrit sur sa porte. + +Je fus reçu par une cauchoise des Bouffes-Parisiens, douée d'un +embonpoint remarquable et d'une fraîcheur vraiment triomphante. Elle +portait robe de soie et coiffe de dentelles; chacun de ses pendants +d'oreilles devait peser trois louis. + +Elle avait l'air brusque, mais gai, d'une servante-maîtresse, et +beaucoup d'accent. + +--Bonjour, ça va bien? me dit-elle, sans me laisser le temps de parler. +Pas mal, et vous? Le patron est là. Ceux du gouvernement ont du temps +pour déjeuner à la fourchette et le billard; mais lui, toujours sur le +pont. Est-ce pour affaire de commerce ou plus délicate? + +Elle me coupa la parole au moment où j'allais répondre, et ajouta, en +clignant de l'oeil: + +--Entrez toujours; on ne paye qu'en sortant. Ceux du gouvernement, +j'entends les renseignements, sont censés _gratis_, mais vas-y voir! +Rien sans pourboire, et des raides! Ici, au moins, on ne fait pas +d'embarras. + +Elle ouvrit une porte intérieure et cria à pleins poumons: + +--Eh! patron! en voilà un nouveau qui n'est pas encore venu, faut-il le +faire entrer? + +Et sans attendre la réponse du «patron», elle me poussa au travers de la +porte, qu'elle referma sur moi. + +J'étais seul avec le patron: un vigoureux gaillard d'une quarantaine +d'années, qui faisait assez bien la paire avec sa robuste normande. + +Il portait une magnifique robe de chambre écossaise, dont les couleurs +éclataient comme des cris d'incendie, par-dessus un pantalon de drap +noir, abondamment crotté. Ses larges et forts souliers, non moins +maculés de boue, étaient commodément posés auprès de lui sur une chaise, +et il avait fourré ses gros pieds dans des pantoufles de drap écarlate, +brodé d'or. + +Une calotte turque, ornée d'une touffe gigantesque, reposait avec +coquetterie sur ses cheveux très pommadés, mais mal peignés. + +Je ne puis prétendre que le premier aspect avec de M. Louaisot de +Méricourt fût tout à fait à son avantage. Je lui trouvai l'air par +moitié d'un souteneur de libres penseuses, par moitié d'un notaire de +campagne effronté, rusé, âpre à la mauvaise besogne et bravement filou. + +Sa face volumineuse, presque aussi fraîche que celle de la cauchoise, +son nez court, charnu, mais recourbé comme un bec de perroquet entre ses +deux grosses joues, sa petite bouche sans lèvres qui restait volontiers +toute ronde ouverte, comme pour remplir convenablement l'énorme espace +que la brièveté du nez laissait au développement du menton, tout cela +aurait poussé au comique ultra-bourgeois et même un peu à la caricature, +sans le regard de deux yeux bien fendus, deux très beaux yeux, en +vérité, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et plein +d'autorité, quoi qu'ils fonctionnassent derrière une paire de lunettes. + +Sans ses yeux, M. Louaisot de Méricourt aurait été un pur grotesque. + +Avec ses yeux, ce pouvait être un charlatan très déterminé et même un +dangereux coquin. + +Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramassées, il paraissait +plutôt petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je vis qu'il était +de bonne taille ordinaire, grâce à ses jambes qu'il avait démesurément +longues. + +--Vous permettez, n'est-ce pas? me dit-il, continuant de manger un +morceau de veau rôti, sous le pouce, tout en feuilletant avec la pointe +de son couteau un dossier assez compact qui était devant lui sur la +table, chargée de paperasses en désordre. Si vos journées, à vous, ont +plus de vingt-quatre heures, mes sincères compliments; moi, je n'ai pas +même le temps de brouter en repos: je mange l'avoine dans mon sac comme +les chevaux de citadine.... De la part de qui, s'il vous plaît? + +Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne comprenais pas sa +question, il l'expliqua, disant: + +--Je me fais l'honneur de vous demander quel est celui de mes honorables +amis ou clients qui vous envoie vers moi. Je prononçai le nom de la +personne qui m'avait indiqué sa maison. + +Il prit aussitôt un petit carnet dont la tranche formait un escalier +alphabétique, et l'ouvrit à la lettre voulue. + +Pendant qu'il consultait ce livre d'or de sa clientèle, mon regard +parcourut son bureau, qui était une chambre assez grande, mais basse +d'étage, et dont les murailles, du plancher au plafond, se tapissaient +de cartons. + +Le mobilier, très simple, avait dû être acheté rue Beaubourg, sauf deux +consoles, ébène et écaille, toutes fleuries de pierres précieuses qui +semblaient fort étonnées de se trouver en pareille compagnie. + +De même, parmi les estampes communes que les cartons reléguaient aux +deux côtés de la cheminée, je vis, non sans surprise, deux Théodore +Rousseau de la meilleure manière, et un véritable bijou signé Isabey. + +--Fort bien, me dit-il quand il eut consulté son livre: c'est un client +qui doit être content de moi. À qui ai-je l'avantage de parler? + +--Je m'appelle Geoffroy de Roeux. + +--Respectable noblesse! murmura M. Louaisot avec un signe de tête +amateur. Comte, marquis, baron?... + +--Simple chevalier-banneret, s'il vous plaît, interrompis-je un peu +impatienté. + +M. Louaisot de Méricourt avait ouvert son livre à la lettre R pour y +inscrire mon nom, mais sa plume, chargée d'encre, resta suspendue +au-dessus du papier, et il me dit avec quelque sévérité: + +--Monsieur, la profession exige de la conscience! Je m'inclinai. + +Sa plume grinça. + +--Impérieusement, Monsieur! continua-t-il en écrivant. + +Il referma le livre et reprit: + +--Sans la conscience, la profession ressemblerait à n'importe quel +métier. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service? + +--On m'a fait espérer, répondis-je, que vous me prêteriez votre aide +pour trouver l'adresse d'un ami à moi que je cherche vainement. + +--On a eu raison, répliqua M. Louaisot. Aucune personne vivante +n'échappe à l'organisation de mes bureaux. Pour les personnes décédées, +j'indique non seulement le cimetière, mais la position exacte du +monument. Quel est le nom de votre ami? + +--Lucien Thibaut, juge... peut-être ne l'est-il plus... mais très +certainement ancien juge au tribunal de première instance d'Yvetot. + +M. Louaisot de Méricourt avait fait un brusque mouvement qui était tombé +juste sur le mot _juge_, et c'était là ce qui m'avait porté à me +reprendre. J'eus lieu de penser plus tard que ce n'était pas le mot +_juge_, mais bien le nom lui-même qui avait troublé un instant le calme +olympien de sa physionomie, au moment même où il venait de me laisser +entrevoir la toute-puissance de son organisation. Il s'agita sur son +fauteuil, piqua du doigt l'armature de ses lunettes et fit mine de +chercher quelque chose sur son bureau. Je ne sais s'il le trouva, mais +sa tranquillité était revenue quand il ramena sur moi le regard clair et +affilé de ses grands yeux en prononçant cette phrase laconique: + +--Pas d'autres détails? + +Je lui passai une note préparée à l'avance et qui contenait toutes les +indications qu'il m'était possible de fournir. + +Il dépensa un peu plus de temps que de raison à prendre connaissance de +ma note. + +Pendant qu'il lisait, je l'entendis fredonner très bas, de façon à ne +point manquer aux convenances, la romance bien connue: + + _Ah! vous dirais-je maman_ + _Ce qui cause mon tourment?_ + +Ses paupières étaient à demi fermées et sa petite bouche s'arrondissait +comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet, mais c'était une pure +apparence. + +Il me remit le papier et demanda: + +--Pourquoi voulez-vous connaître l'adresse de ce monsieur? + +L'étonnement dut se peindre sur mes traits, car il s'empressa d'ajouter: + +--Vous savez, la conscience! Sans la conscience, autant abandonner la +profession pour se faire agent de change ou même préfet. Suivez bien mon +raisonnement si vous avez eu tant de peine à trouver ce monsieur, depuis +le temps, c'est qu'il se cache, hein? Toutes les probabilités portent à +le croire. Or, en principe, il a le droit imprescriptible de se cacher. +Parallèlement, vous avez le droit également indiscutable de le chercher. +Ce sont les deux côtés de la question. Mais moi, placé entre ces deux +droits.... + +J'interrompis cette argumentation qui vous paraîtra comme à moi reculer +les bornes de la délicatesse, en lui tendant tout ouverte la dernière +lettre de mon pauvre Lucien. + +Elle était ainsi conçue: + +«Mon cher Geoffroy. + +J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens _tout de +suite_ ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrai te trouver. La +chose presse malheureusement. Viens vite.» + + + + +II + +Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart + + +M. Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes attentivement. + +Il me dit en me rendant le papier: + +--Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait +ravalée indéfiniment. Je n'ai pas à vous faire subir d'interrogatoire; +murons la vie privée, mais la lettre a sept semaines de date: pourquoi +ce temps perdu? + +Au moment où j'allais répondre, il m'arrêta par un de ces regards +coupants qui modifiaient si étrangement l'expression débonnaire de sa +physionomie et reprit: + +--Je vous prie de vouloir bien m'excuser et surtout me comprendre. La +conscience implique la minutie dans la délicatesse. C'est la profession +qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler +de cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus +exagérée. Je suis un assez drôle de corps, hein? Je me flanquerais à +l'eau pour ma conscience: c'est la profession. + +--Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer l'impatience qui +décidément me gagnait, n'a rien à voir en ceci et peut dormir +tranquille. Quand j'ai reçu cette lettre, en Irlande, dans la campagne +de Galway, elle avait déjà plus d'un mois de date: le temps de courir +après moi par les chemins du Connaught, qui sont terriblement +capricieux. Et il y a loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu'aux +bords du lac Corrib. + +--Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt que +l'explication sembla satisfaire. Connu! J'ai eu occasion de pousser une +petite pointe jusque dans la «verte Erin», comme dit Lamartine. Quel +poète! ah! si j'avais sa lyre! J'ai suivi un banqueroutier frauduleux +jusqu'au sommet du Mamturk. Jolie vue, ça m'avait essoufflé; mais mon +homme fut pincé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer: je possédais +un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités celtiques en +quantité; mais ce n'est pas un pays fortuné, par exemple, et des +quantités de coqueluches. + +Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en ébauchant à +bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le second distique de la +romance. + + ..._Depuis que j'ai vu Sylvandre_ + _Me regarder d'un air tendre...._ + +Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d'aménité: + +--La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais même pas la +profession, peut se contenter de vos explications; donc j'ai l'honneur +de vous remercier. Déposez trente francs et revenez demain. + +Je pris congé. À la moitié de l'escalier j'entendis encore le mot +_conscience_, enveloppé dans le cinquième vers: + + _Mon coeur dit à chaque instant_ + _Peut-on vivre?..._ + +Le lendemain, de bonne heure, j'étais au rendez-vous. + +Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues écarlates et +répandait à la ronde une bonne odeur de gloria. + +Au lieu d'entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit, dans +l'antichambre, une porte latérale qui me montra un long bureau, où +écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes, tout +au plus, elle revint avec un papier qu'elle tint à distance en disant: + +--Savez-vous comment le patron m'appelle? sa mule. Il est drôle. Alors, +il me faut mon picotin. C'est dix francs. + +Je donnai le pourboire. Elle porta l'argent à ses lèvres, comme je l'ai +vu faire aux mendiants des grandes routes en Normandie. + +Le papier ne contenait que ces mots: + +«Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à Belleville.» + +Une demi-heure après, un garçon à tournure d'infirmier m'ouvrait la +chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la maison Chapart, où +Lucien était pensionnaire. + +Il y avait maintenant près de dix ans que je n'avais vu Lucien Thibaut. +Ma famille était de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, où son +père avait occupé un emploi de magistrature. Sa mère, restée veuve avec +deux filles, y jouissait d'une modeste aisance. + +Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon. Lucien et moi, et +nous nous étions quittés, fort émus de la séparation, mais nous +promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa +vingtième année. + +Je me souviens qu'il était tout fier de sa thèse passée, et le moins +triste de nous deux. + +Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais notre +correspondance, quelquefois ralentie, n'avait point discontinué. + +Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en vérité, je ne +saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet +si souvent caressé de l'aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de +famille où il passait les vacances avec sa mère et ses deux soeurs. + +Ma vie, il est vrai, n'avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans +ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à +Paris. + +Quoi qu'il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié +paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise +jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de +notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la +véritable profondeur. + +Nous étions encore l'un et l'autre au préambule de la vie. Dès ce temps +là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je +songeais à «l'avenir», quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place. + +Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de +penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu'il fut, pour lui, +question de mariage, je me sentis vaguement jaloux. + +L'instant d'après, je m'en souviens, je souriais à une blonde vision: de +chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux. + +C'est assez ma vocation d'être oncle. Je suis vieux garçon de naissance, +et comme je n'ai ni frère ni soeur, les enfants de Lucien étaient mes +neveux prédestinés. + +Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre +séparation--vers 1863, je crois--ne se fit pas. Mon avis n'y avait point +été favorable, quoiqu'il s'agît d'une amie d'enfance dont Lucien nous +avait rebattu les oreilles dès le collège. + +Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve, surtout une veuve +qui était son aînée, car Mme la marquise Olympe de Chambray avait +quarante-huit heures de plus que lui. + +«_Belle comme un ange, spirituelle comme un diable--et ridiculement +riche!»_ + +Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien +Thibaut, parce qu'elle me paraît caractériser tout à fait le genre de +sentiment à lui inspiré par la charmante veuve. + +Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un +autre style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais à travers +sa réserve, dont le motif m'échappait, je devinais le grand, +l'irrésistible amour. + +Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l'automne de 1865. + +J'en reçus la nouvelle quinze jours d'avance, à Vienne, où j'étais +apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois. + +Depuis lors, il m'avait écrit à peine une couple de fois, comme par +manière d'acquit et sans me rien dire. + +Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu +de chose. Je l'avais accusé bien souvent de n'avoir point confiance en +moi. + +Il me cachait son coeur. + +Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M. +Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr +Chapart. + + + + +III + +Grand paysage--L'âme de Lucien + + +Quand le garçon à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il +pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à +laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la +fenêtre. + +Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on +embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées, +ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système +Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la +brochure.) + +Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je +découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un +lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les +pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux +ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les +campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours, +détachés sur l'azur laiteux de l'horizon. + +Je n'eus qu'un coup d'oeil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé +sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se +retourna lentement vers moi. + +Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au +sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue. + +Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il +pas assez? + +Je retrouvais Lucien _rajeuni_, après ces dix années qui faisaient juste +le tiers de notre âge à tous les deux. + +L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que +l'adolescent achevant sa vingtième année. + +Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le coeur. + +Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus +clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme +amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante +placidité de sa physionomie. + +Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous, +mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute +oeuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la +perfection même de sa beauté. + +C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là +n'appartient qu'à l'autre sexe. + +Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se +ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui +affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques. + +Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus +doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque +cruel. + +Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa +trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de +s'enlaidir. + +Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne +mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain +farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le +plus gai que j'aie rencontré en ma vie. + +Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la +_touche_ d'un mauvais gars. + +Aujourd'hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin. +Il se laissait être joli. + +Je ne dirai pas qu'il était redevenu lui-même, car l'expression de son +regard s'était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux +qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait +fait retour vers l'adolescence. + +Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le coeur. +Et pourtant, quand il me regarda, j'éprouvai d'une façon très nette le +contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible. + +J'eus froid. + +Et j'eus peur. + +Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille. +Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise. + +--Te voilà, me dit-il, tu viens tard. + +Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les +lumières de son brouillard, il ajouta: + +--Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la +gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves +qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la +semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse +vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup +d'oeil. C'est à la lettre, regarde plutôt! Il n'y a pas un autre endroit +comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher. +Penses-tu que je la retrouverai? + +Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas: + +--Comment vas-tu ce matin? + +Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des +gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la +bouche. + +Malgré moi, j'interrogeais son visage et c'était là peut-être ce qui +avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de +maladie, car j'eusse presque désiré le retrouver malade. + +Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches; ses joues ne me paraissaient ni +trop rouges, ni trop pâles; son front s'éclairait, à la fois poli et +mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore: + +--Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton +caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon âge. Y songes-tu? +moi, j'aurais eu des idées de mariage.... + +Il hésita, et son regard furtif revint vers moi. + +--Oui, reprit-il, c'était dans mes goûts. J'aurais pensé à me marier +sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas +oublié, je suppose? Il prononça ainsi son propre nom comme s'il eût +parlé de quelque autre camarade à nous. + +À part la furtive oeillade qu'il venait de me lancer, toute sa +physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence. + +Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis +mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et, +aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d'une certitude. +L'étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me +demanda d'un ton de reproche affectueux: + +--Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien +était notre meilleur ami. + +--Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon, +ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier. + +--À la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu +as tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux, +vois-tu.... + +Il n'acheva pas et reprit: + +--Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est +dans l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur +toi. + +Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence. + +--C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de +circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle +jamais et il ne faut pas même qu'il se doute.... + +Cette phrase resta inachevée. + +Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient +fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de +suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à +la fois resplendissant et confus. + +Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en +disant: + +--Je crois parfois l'entrevoir là-bas.... + +Il s'arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif. + +--Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser +une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un +enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne. +Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est +impossible. Serais-je ici, si c'était impossible? Elle y est, voilà le +fait certain. Je le sais, j'en suis sûr. Puisqu'elle y est, en cherchant +bien, on peut la trouver. + +Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie rondeur qui +était à mille lieues de moi. + +--C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la +connais? + +--Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle. + +--J'allais te le demander. + +Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la +réponse. + +--Eh bien! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de +Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme plutôt. Quand tu +verras Lucien, tu reconnaîtras cela d'un coup d'oeil: il n'a plus d'âme. + +Était-ce là l'explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée, +m'oppressait le coeur si lourdement? Et fallait-il croire à cette +définition que la folie donnait d'elle-même? Le malade poursuivit +tranquillement. + +--C'est là le mal de Lucien. Les médecins l'ont traité et le traitent +encore pour ceci ou pour cela. Des misères! Moi, je ne suis pas médecin, +mais j'ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son âme. Il +eut son bon rire d'autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma +paupière. + +Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d'harmonie les strophes +italiennes où Arioste raconte le voyage d'Astolphe dans la lune, à la +recherche de l'âme de Roland. + +--À présent, ajouta-t-il d'un ton dogmatique et en secouant la tête, ce +n'est plus dans la lune que les âmes se cachent: les âmes, comme Jeanne, +c'est là! + +Son doigt tendu montrait Paris. + + + + +IV + +Le cas de Lucien Thibaut + + +Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l'âme +de Lucien, la porte s'ouvrit sans qu'on eût pris la peine de sonner ni +de frapper. + +Un vilain petit homme plus rond qu'une boule, entra dans la chambre en +bourdonnant et en tournant comme une toupie. + +Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers, +il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme +une cascade de beurre fondu. Il avait un gilet de satin noir qui +semblait une outre mal remplie, tant il ballottait drôlement; il avait +enfin un pantalon de bébé, bien large, mais trop court, qui montrait +l'embonpoint tremblant de ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un +poupart, sculpté dans de la gelée de viande, habillé pour un enterrement +et monté en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit +homme était à la fois impatientant et joyeux. C'était le Dr Chapart, +maître après Dieu de la maison Chapart, recommandée dans les articles. +(Voir aux annonces.) Il me salua poliment de son chapeau qu'il tenait à +la main, et tapa un coup égrillard sur sa cuisse en clignant de l'oeil à +mon adresse. + +--Gaieté, santé, me dit-il d'une voix cuivrée de baryton qui lui allait +à miracle. Ça rime, mon cher Monsieur. Jamais de mélancolie, si vous +m'en croyez. Tout roule, ma poule. Treize centimes à la bourse: de +hausse, s'entend. Je ne joue pas de peur de perdre mon argent, mais ça +m'intéresse tout de même à cause des affaires. Donnez voir votre pouls, +bijou. Ça rime. + +D'une main il prit le poignet de Lucien, de l'autre il atteignit une +belle montre à secondes qui paraissait tout heureuse de reposer sur un +estomac si moelleux. + +--Chronomètre à secondes détachées, poursuivit-il, 4.500 francs en +fabrique. Avec ça on peut tâter le pouls sans cesser de causotter pour +amuser le sujet. Ma position me permet un objet de ce prix-là. Ce n'est +pas comme le meurt-de-faim d'en face, qui fait ses quatre visites à pied +et qui n'a dans sa poche qu'un oignon de dix écus. Malheur!... quel +temps des dieux! Beau fixe au baromètre. 28 degrés au thermo--idem! En +Beauce, des blés superbes! des pommes en Normandie, des betteraves dans +le Nord! J'ai vu des gens de Bourgogne: le raisin cuit... 62 pulsations, +dites donc! ça rime. Est-ce assez gentil, cette circulation-là! Mais +aussi quel air chez nous? ça embaume. Et quelle vue! ça ravigote. Votre +bouteille de sirop-Chapart est bientôt à sec, vous savez? On va vous en +monter une autre. Où trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi? Je ne +parle pas des soins, c'est moi qui les donne. + +Il se tourna vers moi, clignant toujours de l'oeil, je n'ai jamais su +pourquoi. + +--Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s'arrêter, je n'ai pas l'honneur +de vous connaître, mais nous avons eu une jolie séance à la Chambre: 102 +voix de majorité, rien que cela, sur je ne sais plus quelle question. Ça +ne fait rien. Attrape! 102 voix! Nous les écrasons, tout uniment. Avec +ça, le prince Napoléon voyage. À vous revoir. Quand on a une clientèle +comme la mienne, ce n'est pas le cas de prendre racine. + +Il n'y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni un point, ni +une virgule. Tout avait été dit d'une seule lampée. + +Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la seconde +fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se dirigea finalement +vers la porte. + +En passant près de moi, il me dit d'un air fin: + +--Un parent? un ami? Parfait! Enchanté d'avoir fait votre connaissance! +Va bien notre pensionnaire! Ah! le gaillard! Écoutez donc, soyons +justes, le système Chapart en a ravaudé bien d'autres! Avec notre air, +notre vue, avec un spécialiste comme votre serviteur et le sirop-Chapart +à discrétion, il faudrait avoir tué père et mère pour résister. +Seulement, dame.... + +Il se toqua ici le front d'un air encore plus fin. + +--Vous comprenez, poursuivit-il, l'équilibre! Fouillez-moi plutôt! Où il +n'y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des éternités avec ça, +frais, gras et très bien portant. Jusqu'au plaisir de vous revoir. Vous +me faites l'effet d'un charmant garçon, et j'espère cultiver votre +connaissance. + +Il me glissa un assez gros paquet d'adresses et sortit toujours +ronflant. + +Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait été là, Lucien n'avait ni +fait un mouvement, ni prononcé une parole. + +Après le départ du docteur, il resta silencieux quelques minutes encore. + +--La famille n'est pour rien là-dedans, dit-il enfin avec un embarras +évident. Il ne faudrait pas s'en prendre à elle. C'est moi seul qui ai +mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce bonhomme. Tu l'as trouvé +ridicule? On est assez bien chez lui, je t'assure. + +--Tout m'y semble très bien, fis-je d'un ton pénétré. + +--Mais oui, très bien... aussi bien que possible. La mère et les soeurs +auraient peut-être choisi un autre établissement; mais j'avais mes +raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut, d'où l'on pût tout +voir.... + +Son doigt timide me montrait Paris, et il semblait solliciter mon +approbation d'une façon presque suppliante. + +--Tu as bien fait, déclarai-je aussitôt. + +--N'est-ce pas! s'écria-t-il avidement. Nous avons la même opinion tous +deux: c'est certain, il fallait voir! + +Un instant, son regard se baigna dans la brume qui enveloppait Paris, +puis il passa la main sur son front et rapprocha de moi son siège. + +--Geoffroy, me dit-il d'une voix tremblante, Lucien n'est pas fou, je +t'affirme cela sur mon honneur. Seulement écoute bien: Jeanne était son +coeur, on le lui a arraché. J'ai promis de lui rendre son coeur, ai-je +encore bien fait, Geoffroy? + +Ses yeux, de plus en plus inquiets, étaient toujours fixés sur moi. + +--Tu as parfaitement fait! répliquai-je avec chaleur. + +--Aurais-tu fait comme moi? + +--Certes, et de toute mon âme! + +Il me saisit la main et la secoua fortement. + +--Je suis bien auprès de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que tu +fusses là toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-être +trouverais-je le courage de te les apprendre. + +--Ah! ah! se reprit-il tout à coup en relevant la tête et d'un air +presque fanfaron, j'ai quelquefois de bonnes pensées! le malheur, c'est +que je n'ai pas confiance en moi-même. + +--Tu as tort, prononçai-je au hasard. + +--Ai-je tort? murmura-t-il. + +--Pourquoi n'as-tu pas confiance en toi-même? + +--Parce que... ne l'as-tu pas deviné? + +Il s'arrêta. Sa joue était très pâle, et ses yeux se baissaient avec un +redoublement de timidité. Cette fois, n'ayant aucune idée de ce qu'il +voulait dire, je ne savais comment l'encourager. Il reprit bientôt de +lui-même: + +--Je crois que tu as raison, Geoffroy; c'est vrai, j'ai tort d'avoir +défiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je puis agir... +mais... mais.... Il s'interrompit de nouveau et finit par balbutier si +bas que j'eus peine à l'entendre: + +--Geoffroy, c'est que je ne sais pas bien qui je suis. + +Je me mis à rire et je répliquai: + +--Je vais te le dire, mon pauvre Lucien.... + +Il ne me laissa pas achever ce nom. + +Ce fut avec une véritable violence qu'il sauta hors de son siège pour +appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et qui tremblait. + +--Tu mens! s'écria-t-il. Je ne suis pas celui-là! + +Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion fiévreuse: + +--Non! non! non! je ne suis pas celui-là! Celui-là a condamné une femme +à mort. Si j'étais celui-là, il me faudrait donc tuer cette femme! + + + + +V + +Sommeil--Apparition + + +Lucien parlait-il encore de Jeanne Péry? Et pourquoi Lucien aurait-il +tué Jeanne Péry qui était son âme? + +Je n'osais plus interroger parce que je le voyais en proie à une +surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses cheveux +s'agitaient sur son crâne. + +Tout à coup sa tête s'inclina si bas que ses deux mains croisées sur ses +genoux furent inondées par les boucles de ses cheveux. Il dit d'un ton +d'accablement: + +--Condamner! tuer! une femme! Peut-être que Lucien Thibaut ne devrait +pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je sais qu'il a eu de +grands torts. Êtes-vous encore là, Geoffroy? + +Ma main toucha la sienne. + +--Merci, prononça-t-il tout bas et sans se redresser. Je n'aurais pas +été surpris si vous m'aviez abandonné. Écoutez-moi, Geoffroy: En un jour +dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et précisément à l'égard de +cette femme la conduite de Lucien Thibaut ne fût pas celle d'un galant +homme. + +À ces derniers mots, il s'arrêta pour prêter l'oreille, puis il se +redressa furieusement et me regarda en face, comme si l'accusation fût +venue de moi et non pas de lui-même. + +Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main +crispée s'agitait. Je crus qu'il allait me frapper au visage. + +Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son +front, et me dit avec amertume: + +--Je n'ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il +est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez, +il doit la tuer, il la tuera! voilà. + +Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus. + +Je crus d'abord qu'il éprouvait un spasme ou même un évanouissement, car +son immobilité ne cessait point, mais je m'aperçus bientôt qu'il dormait +tout simplement. La force de son émotion l'avait brisé comme il arrive +aux enfants de tomber dans le sommeil après la colère ou les larmes. + +Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une +oppression soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement +l'émoi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d'autres +commotions plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa +échapper des paroles confuses, entremêlées de sanglots. Je crus +distinguer deux noms, deux noms de femme: Jeanne, Olympe.... Mme la +marquise de Chambray s'appelait Olympe. Je savais cela dès le collège. +Était-ce cette Olympe qu'il avait condamnée! + +Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l'éveiller ni à me retirer. +J'avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas. + +À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur +mon coeur et sur mon intelligence. + +Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme +une impossibilité. + +Il me sembla que j'étais ici à mon devoir tout naturellement et que j'y +devais rester jusqu'à ce qu'un événement quelconque vint me relever de +ma faction. + +Faction est bien le mot: je me sentais de garde. + +Lucien m'avait appelé; je le trouvais malheureux et seul; car je ne sais +si d'autres partagent ce sentiment: c'est surtout dans ces faux +hospices, ouverts par la spéculation, que l'isolement semble navrant. + +Je crois que Lucien m'eût parut moins abandonné dans un trou campagnard +ou dans un grenier parisien. + +Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son sirop, +il y a odeur de séquestration. + +Depuis que j'avais passé le seuil de cette cellule, j'étais chargé de +Lucien. Je l'entendais, je l'acceptais ainsi. + +À la longue, pendant qu'il reposait, ses mains s'étaient écartées, et je +voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux bouclés, +dont bien des femmes eussent envié la finesse et l'abondance. + +Était-ce là un homme de trente ans? un homme que j'avais connu joyeux, +intelligent et fort? + +Quel pouvait être l'étrange mystère de cette décadence? + +Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très vive en ce +moment. J'étais beaucoup plus désolé que curieux. + +Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte avec soi son +aiguillon; mais l'aiguillon ne m'avait pas encore piqué. + +La preuve, c'est que je me souviens de l'instant précis où ma curiosité, +soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma tristesse. + +Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de +midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées de tièdes parfums +montaient du parterre qui fleurissait sous la fenêtre. + +La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la +maison muette. La feuillée des grands arbres assombrissait encore le +jour pâle et gris. + +Je dis tout cela parce que tout cela me gênait et m'opprimait. + +À force de regarder le sommeil de Lucien, j'avais fermé les yeux +moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir. + +J'étais ainsi, n'ayant plus qu'une conscience très vague des choses +extérieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la +chambre même, à quelques pas de moi. + +Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n'avais pas aperçue--ce +n'était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous étions entrés--roula +lentement sur ses gonds. + +Je regardai mieux, pensant que c'était l'oeuvre du vent, car l'orage +commençait à agiter les feuilles; mais je vis paraître au seuil une +jeune femme d'une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et +appartenant, selon les apparences, à ce qu'on appelle la classe +distinguée. + +Elle ne me vit point, d'abord, parce que son regard inquiet cherchait +Lucien. + +_Inquiet_ ne dit certes pas tout ce qu'il y avait dans ce regard, et +pourtant j'hésite à écrire le mot _tendre_. + +Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu'il partait +des plus beaux yeux noirs que j'eusse vus de ma vie. + +Quand la dame m'aperçut, elle recula avec un visible effroi. + +Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle +joignit aussitôt les mains d'un air suppliant. + +Je me levai et j'allai vers elle. + +--Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le +voir. + +Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes. + +Elle dit encore: + +--C'est l'heure où il sommeille. J'entre un instant, il ne me voit pas. +S'il savait que je suis si près de lui.... + +Elle s'arrêta. L'accent de ses paroles était douloureusement résigné. + +Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse: + +--Il n'aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr ceux +qu'il devrait aimer.... + +Lucien s'agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut derrière la +porte doucement refermée. + +Lucien ne s'éveilla pas; mais il continuait de s'agiter. + +Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l'inconnue était +d'une beauté rare. + +Je m'étais donc trompé: Lucien n'était pas abandonné. + +Pourquoi n'éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela? + +Et qui était cette splendide créature? Une de ses soeurs? Non. Jeanne +Péry? Oh! certes, on ne pouvait appeler celle-là «ma petite Jeanne.» + +Lucien semblait se débattre contre un cauchemar. + +Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix étranglée des +gens qui rêvent, il criait: + +--Olympe! Olympe! + + + + +VI + +Réveil--Mon roman + + +Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son +front baigné de sueur. + +J'hésitai ne sachant s'il fallait parler le premier. + +Quand son regard tomba sur moi, il eût l'air profondément surpris. + +--Geoffroy! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Roeux! à Paris! + +Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait +extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette _joliesse_ enfantine et +presque féminine, qui m'avait étonné naguère et surtout chagriné. + +C'était un homme, à cette heure. Il avait l'air très souffrant, mais +froid et ferme. + +Il me tendit la main. + +--Je n'espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai +longtemps attendu. + +Manifestement, il ne se souvenait pas de m'avoir vu tout à l'heure. + +Ceci rentre dans l'ordre des faits admis scientifiquement. + +Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau +ont _deux mémoires_. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de +ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient +profondément ce qui s'est passé dans les heures lucides. + +Lucien continua en touchant ma main sans la serrer. + +--Je ne devrais pas vous avouer cela: je vous attendais plut tôt. J'ai +craint plus d'une fois, depuis ma lettre écrite, d'avoir trop compté sur +une amitié de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n'était sans doute +qu'une simple camaraderie. + +Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je +le pressai de bon coeur contre ma poitrine. Il parut content de cela, +mais, comment dirai-je? content froidement. Et il mit une certaine +réserve à me rendre mon étreinte. + +--À la bonne heure! fit-il de ce ton bas qu'il gardait depuis son +réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après tout, nous +étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins. Et je ne sais rien +que je n'eusse fait pour vous au temps où j'avais encore du sang chaud +dans les veines. + +--Parbleu! Lucien m'écriai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se +jeter à l'eau tête première quand on ne sait pas nager, et tu t'es rendu +coupable, pour moi, de cette folie! + +Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s'éclairait. Je +reconnus mon Lucien d'autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de +Lucien qu'il avait si violemment répudié naguère. + +Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l'une et +l'autre bien funestes, m'ont donné quelque expérience des affections +mentales. Je fus moins étonné que ne l'eussent été les purs profanes à +la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux +sommeil avaient produit chez mon malheureux ami. + +--Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d'un bon +regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as +commencé. Moi, j'ai bien vieilli, n'est-ce pas! + +--Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir. + +Il sourit encore, mais moins franchement. + +--Alors, Geoffroy, reprit-il comme s'il se fût repenti d'avoir engagé +l'entretien dans cette voie, tu n'as pas oublié cette redoutable +occurrence où je bravai les flots irrités du lac d'Enghien pour te tirer +de l'eau? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous +gagnâmes deux gros rhumes.... Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a pas +éveillé quand tu es entré. As-tu déjà vu le docteur? ou sa femme? ou +leur fille? Réponds franc: lequel des trois s'est chargé de te dire que +je suis fou? + +Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de +m'embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et +avec une présence d'esprit pleine de finesse. + +--Je vois qu'on ne t'a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner +moi-même. Ce sont d'assez braves gens, ici. Le docteur aime l'argent, sa +femme adore l'argent, sa fille idolâtre l'argent: c'est une famille très +unie. On me soigne juste pour mon argent et je n'en demande pas +davantage. Je passe pour fou. C'est peut-être vrai. Peu importe, comme +tu vas le voir. Il ne s'agit de moi que fort indirectement, abordons nos +affaires. + +J'avais essayé de l'interrompre quand il avait prononcé le mot fou, mais +j'avais eu la bouche fermée par son geste net et péremptoire. Il voulait +la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les +miens, avec une certaine brusquerie: + +--Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant +d'écrire ton roman? + +Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un nouveau +symptôme d'aliénation mentale. + +C'est ici le cas d'avouer que, tout en me livrant avec assiduité aux +rudes travaux qui sillonnent avant l'âge le front des jeunes attachés +d'ambassade, j'avais trouvé le temps d'écrire et de publier, sous un +pseudonyme suffisamment transparent, un livre très étudié: tableau +joliment réussi de nos moeurs modernes. + +J'ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j'aie +souci de plaire, n'avait pas trop mal accueilli ma tentative. + +Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir connu ici en +qualité d'auteur, lors même que ma mémoire ne m'eût point rappelé à +propos l'attention amicale que j'avais eue d'envoyer à Lucien Thibault +un exemplaire de ma quatrième édition, avec portrait de l'auteur, +photographié dans une pose agréable. + +--Bah! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de feindre +l'indifférence voulue, t'es tu donné le tort de parcourir cette fredaine +de jeunesse? + +Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité, en +mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu'eut put +le faire un critique régulier du _Figaro_ ou de _Paris-Journal_ à +pareille naïve question. + +--Mon suffrage n'ajoutera pas beaucoup à ta gloire, répondit-il, mais +j'ai lu en effet ton roman depuis la première page jusqu'à la dernière, +et tu sauras bientôt, si tu les ignores, les raisons personnelles que +j'avais pour trouver ton récit puissamment, cruellement attachant. +Réponds à ma question, je te prie: Avant que ton livre fût composé, +d'autres que moi t'avaient-ils parlé de Mme Lucien Thibaut? + +--Non, jamais, répliquai-je. + +Et j'ajoutai après réflexion: + +--Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m'en ont dit. + +--Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes +lettres ne disaient rien du tout... rien qui eût trait aux événements, +du moins. + +--Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent +plaint en moi-même du vide de tes lettres qui semblaient.... + +--Elles ne semblaient pas, c'était vrai. Je te cachais quelque chose. +Mais ce n'était pas ce dont il est question. À l'époque où je t'écrivais +ainsi, j'ignorais tout moi-même... car tu n'aurais pas cru, plus que +moi, n'est-ce pas, à des dénonciations anonymes? + +Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui n'attend pas de +réponse, et reprit en affermissant sa voix: + +--Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au +jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu, ne fût-ce qu'une +parcelle du mystère si terriblement curieux qui est entré dans ma vie, +comme le ver pénètre la saine écorce d'un arbre condamné à mourir; si tu +avais entrevu, ne fût-ce qu'un petit coin de ma misère inouïe, ton drame +aurait pris tout aussitôt une réalité, une consistance, une passion.... +Ne te fâche pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu'il est. + +--Par exemple! protestai-je, moi! me fâcher! allons donc! + +Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte +dans les journaux. + +--Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L'histoire a de +l'originalité. Tu l'as faite avec quelques réminiscences d'Edgar Poe.... + +--Je te jure... m'écriai-je. + +--As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre anglais qui +laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de l'ordonnance +et de la clarté, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus +étonnantes qu'on ait assemblées de nos jours? La _Woman in White_ de +Wilkie Collins? + +--_La Femme en blanc_?... répétai-je, non sans rougir un peu. + +--Je ne t'accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore à +bien d'autres livres, mais tel qu'il est, il me suffit. Il me prouve que +tu es mon homme. + +Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points +d'interrogation, car je ne savais pas si j'allais recevoir encore +quelques pierres dans mon pauvre jardin d'auteur. + +--Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu +veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton +imagination toute seule, tu peux le refaire, aidé de renseignements, de +pièces.... + +Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se mettre à +portée d'un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la clef dans +un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table. + +--Je suis entouré d'espions, me dit-il, en forme d'explication, et tous +ces gens-là voudraient bien me voler mon roman! + +La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle +avec lenteur. + +Il faut pourtant bien dire ce que j'éprouvais. Je croyais son accès +revenu. L'idée d'accepter une besogne littéraire frivole dans cette +chambre qui était comme le tombeau d'un charmant esprit et d'un noble +coeur m'inspirait une répugnance dont aucun mot ne saurait rendre +l'amertume. + +--Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont +beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est +vrai, toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir! + + + + +VII + +Jeanne + + +Le coffre était plein de papiers en liasses. La main de Lucien s'y +plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit: + +--Laisse-moi te dire ceci qui a son importance: le roman de Wilkie +Collins m'a beaucoup frappé, frappé jusqu'à l'angoisse. Il y a dans son +récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les +remplissais avec ce qui m'appartient de douleurs et de terreurs. Il y a +aussi des invraisemblances si naïves qu'on les croirait préméditées pour +prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces +invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie. + +Il mit sur moi son regard fixe et demanda: + +--As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler +d'une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes? Moi, je suis +comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt +pour _mon_ aventure, car je n'en ai eu qu'une seule en toute ma vie. J'y +rapporte ce que je lis, ce que j'entends, ce que je vois, j'y rapporte +tout. Il y a des moments où il me semble que mon aventure m'a poursuivi +jusqu'au fond de ce refuge, et que j'y suis entouré par de misérables +subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le principal rôle +dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n'a jamais entendu +parler de moi, c'est certain; il ignore le premier mot de ma triste +biographie, et pourtant, j'ai nourri souvent et longtemps la fantaisie +de l'aller trouver en Angleterre, de l'interroger pour savoir si, +derrière le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit +morceau de mon fait à moi.... Veux-tu voir Jeanne? + +Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement. + +Je ne sais pourquoi ils ramenèrent devant mes yeux l'image charmante de +l'inconnue qui tout à l'heure s'était montrée au seuil de l'appartement +voisin. + +Je l'ai dit, je ne croyais pas que ce fût Jeanne, et pourtant ce nom, +prononcé à l'improviste, me fit revoir le visage noble et triste de +celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas être vue. + +Lucien me tendait un portrait, je le pris avec empressement. C'était une +simple carte photographique, encadrée de papier verni. + +Jamais je n'avais rien vu de si joli que la fillette qui me souriait +dans ce pauvre cadre. + +Celle-là était bien «la petite Jeanne.» + +Et certes, elle n'avait rien de commun avec la belle dame inconnue. + +Pourquoi le regard doux et profond de cette dernière restait-il entre +moi et la gaieté enfantine du portrait? + +Je fus longtemps à regarder Jeanne, détaillant avec un intérêt que je ne +pouvais définir l'exquise délicatesse de ses traits. J'avais plaisir à +admirer la bonté vraiment angélique de sa joyeuse figure. Chez Jeanne +tout était bon, même sa petite pointe d'espièglerie. + +La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il disait: + +--C'est ce mois-ci qu'elle va avoir ses vingt ans. + +Il ajouta d'un accent impatient: + +--Dis donc au moins comment tu la trouves? + +Le mot ne me vint pas, et je répondis: + +--Comme on doit bien l'aimer! + +Il fit mine d'activer sa recherche parmi les papiers. + +Je ne pouvais voir l'émotion de son visage qu'il détournait avec une +sorte de honte. + +Sa voix trembla quand il reprit: + +--Oui, on l'a bien aimée! + +Il s'interrompit, puis ajouta: + +--Trop aimée!... mais ce portrait ne dit rien. C'est du noir et du +blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette et morte, la +vie du regard, la grâce du mouvement, l'attrait du repos? et la voix? et +l'accent? et l'ineffable harmonie de l'ensemble? qui pourrait deviner +cela? + +--Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours fixés sur le +portrait de Jeanne. + +Certaines vues ont la faculté de produire, par l'intensité du regard, le +phénomène stéréoscopique. + +Je voyais la photographie s'arrondir et prendre des reliefs comme si un +souffle mystérieux eût soulevé et gonflé les plans de la pauvre chère +image. J'avais devant moi la ravissante enfant, et je ne mentais même +pas en parlant de vie, de mouvement, d'harmonie, car il me semblait que +ma volonté pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se +tourna pas encore de mon côté, mais tout son corps avait des +frémissements, et il balbutia d'un accent troublé: + +--Toi! toi aussi, Geoffroy! Rends-moi ma petite Jeanne! + +Puis, riant péniblement et, à ce que je crus, refoulant un sanglot, il +ajouta: + +--Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait? Il y a peut-être de la +terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfumés, qui remuaient leurs +boucles flexibles au moindre mot de sa bouche plus rose que les roses. +Qui sait? Ses grands yeux bleus comme le ciel ont peut-être éteint la +flamme adorée de leurs prunelles. Ma Jeanne! ma Jeanne! Oh! qui sait? +Dieu ne veut rien me dire! Peut-être que son pauvre mignon petit corps +est rongé par les vers au fond d'une tombe. Non, non, je ne suis pas +jaloux. Je suis mort, si elle est morte! + +Il avait quitté son siège pour s'agenouiller auprès du coffre sur lequel +il se penchait. + +Je croyais qu'il continuait sa recherche parmi les papiers, mais +bientôt, je le vis immobile, puis tout à coup il chancela, et je n'eus +que le temps de le prendre dans mes bras pour l'empêcher de s'affaisser +sur le plancher. + +C'était un fardeau, hélas! bien léger: tout au plus le poids d'une +femme. + +Quand je l'eus relevé, il resta un instant appuyé contre ma poitrine. Il +respirait avec effort. Sa parole était celle d'un agonisant. + +J'eus peur. J'avais vu mourir quelqu'un ainsi debout. + +Mais, s'il est possible, quelque chose me frappait plus douloureusement +encore que cette pâleur menaçante, c'était le _vieillissement_ soudain, +extraordinaire, je dirais volontiers magique, qui s'était opéré dans +tout son être. + +J'ai dû dire que, contre la coutume, les années avaient rajeuni mon +malheureux camarade de collège jusqu'à lui donner presque la tournure +d'un enfant. Tout en lui, au premier aspect, m'avait paru amoindri, +effacé, réduit à ces apparences indécises qu'on retrouve parfois dans +l'extrême vieillesse, mais qui sont surtout le propre de l'adolescence, +luttant contre le travail de formation. + +Maintenant il avait son âge. + +Plus que son âge: c'était un homme mûr. La crise d'angoisse qui tendait +chaque fibre de son être lui restituait la virilité et la fierté. + +Ce n'était pas la force revenue qui le faisait homme, c'était la +douleur. + +Son aspect éveillait l'idée de cet héroïsme passif qui est la gloire des +martyrs. + +J'essayais de le réchauffer contre ma poitrine, car son contact me +faisait froid et j'étais secoué par ses frissons. + +Il me dit, et je n'oublierai jamais cela: + +--C'est bon de s'appuyer sur un coeur. + +Pauvre, pauvre Lucien! J'eus remords comme s'il m'eût reproché sa +solitude. + +Au bout d'un instant, ses paupières humides découvrirent le profond +regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit doucement: + +--Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy. Je n'ai pas +le droit de mourir. Tu peux me lâcher maintenant, je me tiendrai bien +debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans trop d'effort, après quoi +il me serra la main en murmurant: + +--Ce n'est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je veillerai à ne +plus t'effrayer ainsi; car tu es tout blême, Geoffroy, mon bon Geoffroy. + +Je pressai sa main entre les miennes sans répondre. Son sourire +persistait. Il se figeait sur ses lèvres et faisait mal à voir. + +--N'est-ce pas, demanda-t-il tout à coup en prenant un ton dégagé qui +sonnait faux, n'est-ce pas qu'il est gentil mon cher petit portrait? +C'est tout ce qui me reste d'elle. On ne devinerait guère que c'est le +portrait d'un assassin. + +Je crus avoir mal entendu. + +Et pourtant, j'avais ouï dire... Était-ce donc vrai? + +Des lèvres, plutôt que de la voix, je répétai ce mot: _Assassin_! + +Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son navrant sourire. +L'effort qu'il faisait pour ne pas pleurer le brisait. + + + + +VIII + +Assassin + + +--Voyons, dis-je, je suis là, moi, ce coeur où il est bon de s'appuyer. + +--Merci, fit-il encore, merci! Ah! je ne me croyais pas si faible. C'est +que j'étais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si heureux que le +pressentiment de mon malheur tournait sans cesse autour de moi. On ne +peut pas avoir tant de joie sur la terre. + +Ses larmes enfin venues dégonflèrent sa poitrine. + +--Mon Dieu! reprit-il en me laissant l'asseoir dans son fauteuil, mon +pauvre Geoffroy, ce n'est pas que je sois tombé de bien haut: un juge de +première instance, ce n'est certes pas le Pérou. Mais si on tient compte +de l'allégresse bien aimée qui débordait de mon coeur, personne au +monde, entends-tu: personne n'était au-dessus de moi. + +Cette façon énigmatique d'exposer non pas même des faits, mais je ne +sais quels résultats indirects d'une catastrophe encore inconnue, me +faisait souffrir plus que je ne puis l'exprimer. Chacune des paroles de +Lucien avait un arrière-goût de résignation si touchant et si terrible à +la fois que l'esprit ne pouvait s'arrêter à la pensée d'un malheur +ordinaire. Il y avait d'ailleurs ce mot _assassin_, appliqué à +Jeanne.... Je n'osais pas interroger. Mon malaise était si intense que +l'envie de fuir me venait. + +--Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il affectueusement comme s'il +eût surpris ma conscience, tu mettras peut-être du temps avant de me +retrouver dans l'état où je suis aujourd'hui. Il faut profiter. Ce n'est +pas que j'aie précisément une maladie du cerveau, non, je ne le crois +pas, mais il y a des moments où je m'éveille d'une sorte de rêve qui +supprime pour moi des heures de la journée et même des jours de la +semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du jeudi. Comprends-tu +cela? Pourtant, je suis bien sûr de n'avoir jamais dormi deux jours et +deux nuits de suite. + +--Je comprends, répondis-je, que dans l'état nerveux où tu es.... + +Il m'interrompit pour dire avec une ironie pleine de tristesse: + +--Ah! oui, état nerveux, c'est bien cela. Les médecins emploient ces +mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en tout cas, +aujourd'hui, mon _état nerveux_ fait relâche. Tout est clair dans ma +tête. J'y vois. Je peux même établir nettement dans ma pensée de +certaines distinctions très subtiles. Te souviens-tu comme j'étais un +garçon studieux? Je n'ai pas fait beaucoup de folies dans ma jeunesse, +tu pourrais en porter témoignage. Eh bien! en quittant les écoles, je +restai le même, absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, après +avoir été un jeune avocat acharné au travail,--un piocheur.--je devins +un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide à la +besogne et d'une bonne volonté infatigable. + +Mon amour même, le grand, l'unique amour qui décida de toute ma vie ne +changea rien à tout cela. On me reprocha bien quelques voyages, deux +absences... mais pouvais-je faire autrement? Et on était injuste; loin +de me ralentir, quand je songeai à me marier, je fus pris d'ambition et +je travaillai double, voyant déjà ma petite Jeanne honorée et renommée à +cause de son mari.... + +Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout à l'heure si francs, +se détournèrent de moi, et il regarda le tapis à ses pieds. + +Évidemment, une hésitation le prenait. Il avait crainte de quelque +chose. + +Cependant, sa voix resta calme et il continua: + +--Je sens que _cela_ vient. J'aurai juste le temps de te dire pourquoi +je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m'interromps pas, je +commence: + +Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois +l'une l'autre, et c'est la grande misère d'une conscience de magistrat. + +Il y a la certitude _personnelle_ qui naît de l'intelligence, celle en +un mot qui est humaine, c'est-à-dire commune à tous les hommes. + +Et il y a la certitude _technique_, particulière aux gens du métier, qui +a son origine dans les instruments et agissements judiciaires. + +Au palais on regarde cette dernière certitude comme la meilleure, ou +plutôt comme la seule authentique. + +Je ne saurais dire si on a raison ou tort. + +Je donnai un jour ma démission de juge parce qu'une instruction +criminelle conduite avec soin, minutieusement, selon les procédés +mathématiques de notre science à nous autres magistrats avait fourni la +certitude judiciaire de ce fait que Jeanne Péry, ma chère petite femme, +avait commis un meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des +circonstances qui faisaient d'elle _a priori_ une fille perdue d'abord, +ensuite une sorte de bête féroce. + +Voilà pour la certitude technique: Jeanne était coupable et infâme. + +Au contraire, ma certitude personnelle me criait: Jeanne est innocente +et plus pure que les anges. + +Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l'une mentait. + +Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon coeur. Et j'aimai +Jeanne cent fois, mille fois davantage. + +Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J'avais écouté, retenant +ma respiration. + +Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait incapable de +livrer passage à un son. Lucien, attendait pourtant une parole. Il +fronça le sourcil avec colère. + +--Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la voix du +métier plutôt que celle de ta conscience? + +--Dis-moi, dis-moi, m'écriai-je, que tu parvins à la sauver! + +Sa figure s'éclaira, pour se couvrir bientôt après d'un plus douloureux +voile. + +--Je fis de mon mieux, prononça-t-il d'une voix qui voulait être ferme, +oui, un instant, j'ai cru que je sauverais ma Jeanne bien aimée et +respectée. Mais je n'ai pas pu, et je suis devenu fou. + +Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu'il accentuait cette +dernière parole. + +Mais en même temps sa figure pâlissait et les traits s'en effaçaient +comme si une lumière intérieure se fût éteinte au-dedans de lui. + +Il put dire encore de sa pauvre voix déjà changée: + +--Geoffroy, tu ne m'as pas cru quand je t'ai dit: je ne suis pas fou. Tu +savais que je mentais, je lisais cela dans tes yeux. Tu avais raison, je +suis fou. Je ne puis plus rien pour elle.... + +Il se tut. C'était comme un charme rompu. Cette énergie virile dont +j'avais admiré en lui la renaissance presque miraculeuse, s'affaissait +d'un seul coup. + +J'avais devant moi le malheureux enfant au sourire timide et sans +pensée, dont l'aspect avait effrayé mon premier regard. + +Je voulais réagir contre cette perclusion morale, je lui parlai, je +l'encourageai, je touchai même à dessein et brutalement la plaie +saignante de son âme, tout fut inutile. + +Lucien Thibaut n'était plus là. J'avais affaire à son ombre. + +Cela est vrai si rigoureusement, qu'au bout de quelques minutes il se +reprit à parler de lui-même à la troisième personne et comme d'un +absent. + +--Te voilà revenu? me dit-il, M. Thibaut ne pourra pas te recevoir +aujourd'hui, parce qu'il est indisposé; mais je le remplacerai. + +--Quelle est son indisposition? demandai-je. + +Il prit un air naïvement rusé pour me répondre: + +--La migraine. J'espère que ce ne sera rien. + +Son regard fit le tour de la chambre avec inquiétude. + +--Le moment est bon, murmura-t-il. Je n'entends personne dans le +corridor, mais on ne saurait prendre trop de précautions quand il s'agit +d'affaires si graves. + +Il alla jusqu'à la porte qu'il ouvrit pour regarder au dehors. + +Puis, satisfait de cet examen, il revint vivement vers le coffre, qui +restait ouvert. + +Cette fois, sans chercher aucunement, il y prit un assez volumineux +dossier, tout bourré de papiers, qu'il tint à la main d'un air indécis. + +--Consentez-vous à vous charger de cela? me demanda-t-il, cessant de me +tutoyer. + +--Volontiers, répondis-je. + +--C'est un dépôt, reprit-il. Promettez-moi de le défendre s'ils essayent +de vous l'enlever. + +--Je le promets, dis-je encore. + +Il remit le dossier entre mes mains. Puis avec une politesse +cérémonieuse: + +--M. Thibaut vous fait bien tous ses compliments et ses excuses. Il aura +l'honneur de vous écrire dès que sa santé le permettra. Il vous +recommande ces papiers tout particulièrement, n'en ayant point de +double. Tâchez de vous retrouver là-dedans, c'est difficile, mais votre +roman était encore plus embrouillé. Il y a une dame qu'il faut tuer, +vous savez, parce que la pauvre petite morte ne serait pas en sûreté +sans cela. C'est malheureux, mais on ne pouvait les garder toutes les +deux, M. Thibaut a dû choisir entre l'ange et le démon. + +Il me salua profondément et de cette façon qui désigne la porte sans +équivoque aucune. + +Je sortis. Quelque chose me résista quand je poussai la porte, quelque +chose qui obstruait le seuil. + +C'était le Dr Chapart, auteur du sirop, qui venait d'arriver là aux +écoutes et que le battant, en s'ouvrant, avait sévèrement souffleté. Je +refermai aussitôt la porte pour que Lucien ne s'aperçût de rien et je +demandai tout bas: + +--Que faisiez-vous là, Monsieur? + + + + +IX + +Ce qui me resta de l'entrevue + + +Le Dr Chapart ne fut pas déconcerté le moins du monde. Il me tendit la +main comme un effronté gros petit homme qu'il était. + +--Bien le bonsoir, me dit-il en portant l'autre main à sa joue, vous +avez failli m'assommer. J'étais là pour ausculter, parbleu! pour +ausculter la situation à travers le trou de la serrure. Allez-vous me +reprocher mon trop de soins? Ça s'est vu: les clients sont si drôles! + +Je fis un geste pour l'inviter à me livrer passage. Il tenait toute la +largeur du corridor. + +Mais il ne bougea pas. J'avais cru voir son regard piqué un instant sur +le dossier que j'emportais sous ma redingote où je l'avais dissimulé de +mon mieux pour plaire à Lucien. Le docteur poursuivit: + +--Bien gentil garçon, dites donc, ce pauvre malheureux là! Et bien doux +aussi, quoiqu'il ait l'idée de tuer une dame. Excusez, c'est sa marotte, +chacun à la sienne. Ma femme et ma fille le dorlotent. Ça rime avec +marotte. Son cas est drôle et incurable. C'est la manie métapsychique +intermittente de ma nouvelle nomenclature. Connaissez-vous mon traité? +non? vous devriez l'acheter. J'ai tâché d'amuser les gens du monde. Cas +très curieux, très rare et qui m'appartient, M. Thibaut est mon second. +Avant lui, j'en avais un autre, mais pas si beau, un major du train +d'artillerie qui se battait lui-même comme plâtre parce qu'il se prenait +pour sa propre femme. Est-ce assez cocasse? Vous pouvez venir souvent ou +rarement, comme vous voudrez. Ici on est libre comme l'air. Je vous +présenterai aux dames Chapart. Tiens, tiens.... + +Il fit comme s'il apercevait seulement mon dossier, et reprit: + +--Nous emportons des paperasses entre cuir et chair? Ça vous regarde. +Seulement, un bon conseil gratis, en usez-vous? Je vous l'offre: quand +on n'est ni notaire, ni médecin, ni confesseur, le plus sage est de ne +pas fourrer le nez dans les affaires des malades. + +Après une autre poignée de main, il s'effaça pour me laisser passer, et +je l'entendis s'éloigner avec son ronflement de toupie. + +Quand j'arrivai dans la rue des Moulins, je m'arrêtai comme étourdi. Je +ne sais comment expliquer cela, mais pendant mon énorme visite--elle +avait duré plus d'une demi-journée.--c'est à peine si j'avais essayé de +réfléchir. + +En somme, j'avais été pris par surprise. Malgré le peu que je savais +d'avance sur Lucien, je ne m'attendais à rien de ce que je venais de +voir et d'entendre. + +Tout au plus croyais-je retrouver un vieux camarade avec une blessure +profonde, mais à demi cicatrisée déjà. + +Et comme, en cas pareil, on essaye volontiers d'oublier, j'avais écarté +le côté tragique, me disant que Lucien était sans doute dans quelqu'un +de ces embarras auxquels chacun de nous est sujet et qu'on fait cesser +soit par une démarche, soit par un prêt d'argent. + +Le mot caractérisant ce que je croyais devoir à Lucien était: +consolation plutôt que secours. On voit combien j'étais loin de compte. + +Je m'étais vu tout à coup en face d'une pauvre créature ravagée par un +mal mystérieux, d'un être diminué, ruiné, épuisé, et ce vieillard-enfant +m'avait paru attaqué d'une folie douce, peu caractérisée et surtout +inoffensive, sous laquelle avait percé inopinément une pensée de +meurtre. + +Mais cette pensée même s'était exprimée d'une façon si tranquille, si +dépourvue de véhémence et de passion que je l'avais à peine prise au +sérieux. + +Puis, petit à petit, par une pente insensible, j'étais arrivé, sans +secousse ni avertissement, au centre d'une situation tragique dont les +détails me restaient inconnus et qui me laissait enveloppé dans un +réseau de mystères. + +Et il faut noter ceci: les vagues renseignements que je possédais à +l'avance ne m'aidaient en rien à comprendre, mais ils me défendaient le +doute. + +Sans eux, j'aurais pu me réfugier dans l'idée que la folie de Lucien +avait créé les menaces du drame. + +Mais cela même ne m'était pas permis. Je connaissais l'existence de la +tragédie. + +Ma première sensation morale fut l'étonnement de reconnaître si tard en +moi la présence d'une curiosité arrivée à l'état de fièvre, mais qui +était restée comme assoupie tant que j'avais été en présence de Lucien. + +C'est-à-dire tant que j'avais eu précisément sous la main le vivant +moyen de satisfaire cette même curiosité. + +Je ne me souvenais point, en effet, d'avoir éprouvé le besoin +d'interroger Lucien pendant ces longues heures où il aurait pu +assurément me répondre, puisqu'une éclaircie s'était faite en son +cerveau. + +Était-ce la répugnance involontaire que j'avais à pénétrer tout au fond +de ce malheur sans issue? + +J'avais écouté Lucien avec une pitié passive, sans arrêter ni presser +ses aveux. Dans toute la rigueur du terme, j'avais laissé sa pensée +libre d'aller où elle voulait. Pas une seule fois, je n'avais essayé de +la diriger vers le noeud même du problème. + +Maintenant qu'il n'était plus temps, je ressentais un regret tardif, +mêlé de colère et peut-être de remords, car cette curiosité dont je +parle, c'était bien plutôt de l'intérêt. + +Comment servir Lucien, si je restais dans mon ignorance? + +Et Lucien me l'avait dit lui-même quand il avait reconnu les symptômes +avant-coureurs de sa crise qui revenait: un long intervalle de temps +s'écoulerait peut-être avant que je pusse le retrouver en état de +lucidité. + +Et le soupçon me venait que sa phrase pouvait avoir une signification +autre et plus grave, car j'avais conscience d'un danger qui le menaçait, +d'une surveillance organisée autour de lui, d'une pression exercée sur +lui. + +Tout ce qui l'entourait me paraissait étrange; je voyais sa situation +inexplicable. J'avais défiance du hasard ou de la cause, quelle qu'elle +fût, qui l'avait poussé dans cette maison d'où je sortais la tête +brûlante, le coeur glacé, et dont le maître me laissait un souvenir à la +fois comique et mauvais. + +J'ai peur des grotesques. + +Je me demandais pourquoi Lucien, malade, était à Paris et non pas en +Normandie: pourquoi il était seul, abandonné de sa famille et livré à +des soins mercenaires? + +Oui, certes, je pouvais le craindre: Sous la signification triste de la +phrase de Lucien, peut-être y avait-il un sens caché plus triste encore. + +Peut-être avait-il voulu dire: «Prends bien vite ce dépôt qu'une lueur +de raison me porte à te confier aujourd'hui, car qui sait si demain il +ne serait pas trop tard!» + +Et mon imagination une fois partie allait, allait: + +Me laisseraient-ils seulement pénétrer de nouveau jusqu'à lui?... + +Ils qui? Est-ce que je savais! + +Et sous quel prétexte me barrer la porte? Des prétextes! on en trouve ou +en fait. + +C'était absurde. Croyez-vous? J'ai vu tant de choses absurdes qui +étaient des réalités. + +Notre siècle lumineux qui affecte de mépriser le mélodrame est noir +comme de l'encre, par places, et pavé de mélodrames. + +D'ailleurs, j'étais en veine de sombres hypothèses. Sur ma poitrine il y +avait un poids qui allait s'alourdissant. + +Une fois, je me dis en tâtant mon dossier sous le drap de ma redingote: +J'ai là de quoi éclaircir tous mes doutes. + +Eh bien! non. Ceci va vous donner la mesure exacte de ma situation +d'esprit: à l'avance, le dossier lui-même était tenu en suspicion par ma +fantaisie, et je pensais: cet homme m'a vu emporter les papiers. Si les +papiers contenaient quelque chose d'important, les aurait-il laissé +passer? + +En même temps le remords dont je parlais tout à l'heure s'aggravait +jusqu'à me troubler cruellement, jusqu'à me faire honte. + +Je me reprochais ma froideur à l'égard de Lucien. Notre entrevue entière +passait devant mes yeux sans que j'y pusse découvrir un seul élan de +grande affection, une seule promesse de dévouement complet exprimée avec +une parcelle de la chaleur qui bouillait désormais en moi. + +Il est bien vrai que j'avais dû écouter surtout; j'étais resté presque +muet; la parole était à Lucien Thibaut, qui avait mené l'entretien en +maître. Mais est-il besoin de parler beaucoup? + +Il ne faut qu'un instant et qu'un mot pour montrer le fond d'un coeur: +je n'avais pas montré le mien. + +Mon malheureux camarade d'enfance pouvait croire que je ne lui avais +rien apporté sinon le souvenir attiédi d'une vulgaire amitié. + +Et, chose singulière, je ne pouvais pas rejeter cette crainte loin de +moi comme chimérique en faisant appel à la réalité de mon affection, car +cette affection, telle que je la ressentais à présent, était toute +nouvelle. + +Je ne l'éprouvais pas tout à l'heure, du moins à ce degré. + +Elle venait de naître, cette grande affection; elle datait pour moi du +moment où je m'étais recueilli en moi-même au sortir de cette maison qui +se dressait sombre et morne derrière moi. + +En mettant le pied dans la rue, je m'étais dit en toute sincérité: Je +ferai pour Lucien comme s'il était mon frère. + +Mais c'était la première fois que je me le disais. + +Et Lucien était trop loin pour l'entendre. + +Toutes ces pensées roulaient dans ma tête et y entretenaient une +agitation qui allait jusqu'à la souffrance. Sans rien savoir, encore, je +me souviens que j'étais prêt à tout; j'avais vaguement la notion d'un +lourd devoir qui allait m'incomber, et je l'acceptais sans réserves. + +Je pressentais mon courage comme si j'eusse entendu déjà les bruits +prochains du combat. + +Il faisait encore jour, mais l'orage qui menaçait depuis le matin +amassait des nuées de plomb au-dessus de ma tête. Le ciel ne donnait +qu'une lumière fauve et fausse qui bronzait le profil des maisons. La +chaleur était étouffante. Le silence régnait dans la rue déserte où +j'entendais mon pas sonner sur le pavé. + +De loin et d'en bas le large murmure de la ville venait. + +Quand je tournai l'angle de la Grande Rue de Paris, la scène changea. + +Ce devait être une fête, je ne sais plus laquelle. + +La solitude des rues transversales augmente, ces jours là, parce que +tout ce qui fait foule s'ameute dans les grandes voies où sont les +cabarets. + +Tout en haut de Belleville, la joie des ivrognes titubait déjà sur les +trottoirs. Les couples montaient et descendaient causant, clamant, +chantant. + +Un peu avant d'arriver au théâtre dont les lampions s'allumaient, je +reconnus la grosse gouvernante normande de M. Louaisot de Méricourt qui +riait à casser les vitres au bras d'un cent-gardes. + +Elle faisait succès avec sa coiffe de dentelles et sa robe de soie, +relevée par une immense crinoline. Tout le monde la regardait. + +L'embonpoint est partout respecté. Les gamins criaient à son fier +cavalier: «Oh hé! la livrée! Plus que ça de nourrice!» + +Ils passaient, superbes tous deux, méprisant les blasphémateurs. La +Cauchoise me parut plus fraîche encore qu'au bureau de la rue Vivienne. +Les roses de sa joue tournaient énergiquement au ponceau. + +Sans façon, elle me montra du doigt à son guerrier, et il me sembla +entendre, parmi les paroles d'ailleurs bienveillantes qu'elle prononça à +mon sujet le mot _imbécile_ plusieurs fois répété. + +Je crus devoir la saluer d'un demi-sourire qu'elle me rendit au +centuple. + +Quand je l'eus dépassée, elle me cria par-dessus son épaule: + +--Ne dites pas au patron que vous m'avez rencontrée un huit-pouces, hé! +là-bas! Il est jaloux comme un gros rat, quoi qu'il soit dans la haute, +ce soir, en bambochade. + + + + +X + +Bébelle--Pantalon crotté + + +Au moment où j'avais aperçu la Cauchoise, le souvenir de M. Louaisot de +Méricourt traversait justement mon esprit. + +Et ce n'était pas la première fois. + +Pourquoi la pensée de cet homme me suivait-elle ainsi? + +Je ne lui connaissais d'autre lien avec l'affaire Thibaut que le fait +d'avoir pu me fournir l'adresse de ce dernier. C'était là précisément +son métier, et j'étais entré chez lui comme dans la boutique où +s'achètent les choses de cette sorte. M'aurait-il d'ailleurs fourni +l'adresse pour quelques francs s'il avait eu un intérêt, même minime à +séquestrer ou à cacher Lucien? Mais les pressentiments et les soupçons +vont et viennent. Bien rarement saurait-on dire de quel nuage ils +tombent. Je montai dans un coupé de louage, après avoir indiqué au +cocher la rue du Helder et mon numéro. + +Je voulais seulement déposer chez moi mon paquet de papiers avant de +courir au restaurant voisin, car j'étais à demi mort de famine. Lucien +avait déjeuné, mais moi je restais sur les quelques gouttes de thé, +avalées à la hâte avant ma visite au bureau de M. Louaisot. Comme je +rentrais, mon concierge me dit qu'il était venu un monsieur pour me +voir. + +Ceci était presque un événement. Personne ne savait mon retour à Paris, +où je n'étais du reste qu'en passant. Je ne recevais aucune visite. Mon +concierge ne connaissait pas le monsieur qui n'avait pas voulu laisser +son nom, disant qu'il demeurait dans le quartier et qu'il repasserait. +Je ne pus obtenir à son sujet que des renseignements très vagues, assez +ressemblants à ces funestes portraits, supplice de la gendarmerie, que +les employés municipaux dessinent à la plume au bas des passeports. Ces +choses portent le nom menteur de _signalement_. Les signalements sont +au nombre de quatre. Chacun d'eux s'adapte à un quart de l'humanité. Il +y en a pourtant un cinquième pour les nègres, et c'est le seul qui soit +reconnaissable. + +Ils coûtent deux francs pour l'intérieur, dix francs pour l'étranger: +savez-vous rien de plus lugubre que le comique administratif? Après +avoir écouté la description de mon concierge, je n'en étais pas plus +avancé. Aucune idée ne s'éveilla en moi par rapport au visiteur inconnu. +Ce n'était personne et c'était tout le monde. Mais pendant que je +montais l'escalier de mon entresol, une jolie petite voix clairette me +cria d'en haut: + +--Bonsoir, Monsieur, comment te portes-tu? Je suis sur le carré parce +que papa et maman se tapent. + +Je levai la tête et j'aperçus le sourire échevelé de Bébelle. + +--Bonsoir. Bébelle! + +Bébelle, mon amie, était un bijou de sept ans, héritière unique du +cinquième, sur le derrière. + +Son père, prote d'imprimerie, et sa mère, artiste en éventails, +pouvaient passer pour des coeurs d'or, très vifs de caractère. + +Deux tourtereaux hérissés. + +Ils s'aimaient très sincèrement; mais de temps en temps ils se +renfermaient pour s'expliquer à bras raccourcis, et alors Bébelle se +réfugiait chez moi. + +--As-tu vu le monsieur qui est venu me demander, Bébelle, ma chérie? + +J'étais sûr de mon affaire, Bébelle voyait tout. + +--Parbleu! me répondit-elle. + +Elle ajouta: + +--Puisque je revenais du lait, avec la boîte. + +--Pourrais-tu me dire comment il est fait? + +--Parbleu, il est mal fait... puisqu'il a les jambes si longues, si +longues que j'ai eu envie de passer à travers, pendant qu'il se +dandinait devant la loge... avec des lunettes d'or... et crottées, ses +quilles, jusqu'en haut de sa culotte noire. Veux-tu que j'aille jouer +chez toi, Monsieur, avec les images? + +--Non, je vais dîner dehors. + +--Alors, ça m'est égal, je suis bien sur le carré. D'ailleurs, c'est +presque fini chez nous, car maman pleure. + +Bébelle n'en donnait que cela. + +Il y en a qui deviennent tout de même de chères créatures, mais je ne +prends pas sous mon bonnet de recommander ce genre d'éducation aux +familles. + +J'entrai chez moi et je refermai ma porte. Croiriez-vous que j'avais +presque oublié ce grand appétit qui me talonnait depuis Belleville? + +Ces longues jambes vêtues de noir et que la boue tigrait du haut en bas, +me ramenaient à mon idée fixe. + +J'avais admiré le pantalon noir crotté de M. Louaisot de Méricourt et la +longueur inusitée de ses jambes, pendant qu'il mangeait avec tant de +plaisir son morceau de rôti sous le pouce. + +Était-ce lui qui m'avait demandé? Dans quel but? + +Je haussai les épaules en jetant le dossier sur la tablette de mon +secrétaire. + +Il n'y avait pas apparence que ce pût être lui. + +Mais, au lieu de sortir, j'allumai ma lampe et j'ouvris le dossier. + +Il pouvait être alors huit heures du soir. Douze heures me séparaient de +mon thé du matin. + +Quand minuit sonna, j'étais encore assis auprès de mon bureau et je +lisais avec une avidité croissante les papiers à moi confiés par mon +pauvre camarade Lucien Thibaut. + +La majeure partie de ces papiers sera mise ici textuellement sous les +yeux du lecteur, et j'analyserai les autres au cours de notre récit. + + + + +Le dossier de Lucien Thibaut + + +La première pièce sur laquelle je mis la main était enfermée dans une +enveloppe qui avait pour étiquette: _Lettres anonymes et autres_. + +Elle était ainsi conçue: + + +Pièce numéro 1 + +(Anonyme, écriture contrefaite.) + +_M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot._ + +10 septembre 1864. + +Monsieur, + +Généralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n'ont point de +signatures. C'est peut-être un tort. + +Il y a deux sortes de lettres anonymes. + +Il y a celles où un être dépourvu de dignité et de courage veut +insulter ou calomnier sans danger. + +Il y a celles où une personne faible et désarmée, n'ayant rien de ce +qu'il faut pour braver des risques considérables, prétend néanmoins +rendre service à un ami en le prémunissant contre des éventualités qui +peuvent briser sa carrière et gâter sa vie. + +Je vous supplie de bien croire que la présente communication appartient +à la seconde catégorie. + +Elle vous est adressée sans esprit de haine ni méchante intention par +quelqu'un qui vous veut du bien et qui s'intéresse à votre honorable +famille, mais qui désire ne point se compromettre. + +Vous êtes, Monsieur, sur le point de faire une folie: une de ces folies +qui ruinent tout un avenir. + +La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n'est pas digne de +vous. + +Elle n'est digne d'aucun honnête homme. + +Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa +mère, ni des _malheurs_ de Monsieur son père, il est certain que cette +intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux +étourdi, mais qu'un homme sérieux ne saurait l'admettre à l'honneur de +fonder sa maison. + +Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur +mère! + +Ses amants ne se comptent plus, bien qu'elle sorte à peine de sa +coquille. + +Je n'aime pas les énumérations, je n'en citerai qu'un seul, auprès de +qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c'est votre ancien +camarade de collège, M. Albert de Rochecotte. + +Je n'ajoute qu'un mot: + +Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec +la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers. + +C'est une pure fable. + +Il n'y a rien, rien, rien--qu'une demi-vertu qui veut faire une fin. + +Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la +satisfaction d'avoir rempli mon devoir. + + +Pièce numéro 2 + +(Cette pièce était de l'écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle +portait la mention suivante: _Lettre non envoyée à son adresse.)_ + +_À M. Geoffroy de Roeux, attaché à l'ambassade française de Vienne +(Autriche.)_ + +28 septembre 1864. + +Mon cher Geoffroy, + +J'ai longtemps hésité avant de m'adresser à toi, ou plutôt je t'ai déjà +écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après +réflexion. + +Celle-ci aura-t-elle le même sort? C'est vraisemblable. + +J'écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent +au secours, même quand il n'y a personne pour les entendre. + +Nous étions liés très certainement, toi et moi; mais mon malheureux +défaut d'expansion et la timidité de mon caractère m'ont fait craindre +souvent de n'avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié. + +Pas même à toi. + +J'entends une amitié de frère. + +C'est là le mot, tiens, il m'aurait fallu un frère. Je l'aurais regardé +comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans +mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils dont j'ai un si +cruel besoin. + +Tu étais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur--et +laisse-moi te remercier de n'avoir jamais cessé de m'écrire--tes lettres +te montrent à moi moins ami du sarcasme, mais je t'y vois lancé dans de +grandes relations, tu vois le monde, tu _connais la vie_, pour employer +le mot sacramentel. + +Cela m'effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien. + +Moi.... Comment te faire la confession d'un triste sire, empêtré dans la +plus plate et la plus bête--à ce qu'ils disent--de toutes les aventures +réservées aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie? + +Je n'ai pas eu de jeunesse. Je commence à croire que c'est un grand +malheur. + +Je vivais avec vous là-bas à Paris; mais je ne vivais pas comme vous, et +j'ai souvent pensé depuis que c'était là l'origine du défaut d'élan que +je remarquais chez la plupart d'entre vous à mon égard. + +Il y avait des heures où j'aurais tant souhaité votre affection! Je me +sentais si bien capable de me dévouer pour vous, du moins pour +quelques-uns d'entre vous. + +Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j'étais jaloux comme +un amoureux qu'on dédaigne. + +J'ai entendu parler d'Albert ces jours derniers, et dans une +circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m'entoure est triste. +J'ai commencé une lettre pour lui; elle ne sera jamais achevée. + +Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si généreux? Il m'avait dit +une fois: + +«Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours où on ne fait pas de +fredaines!» + +C'était un gros reproche, je le comprends bien à présent. + +Pour être aimé, il faut partager tout avec ses amis, même leurs défauts, +si c'est un défaut que de faire des fredaines. + +Je penche à croire que non, puisque je regrette amèrement d'avoir été +sage au temps où les autres sont fous. + +On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute +devenus sages. + +Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n'est certes pas pour te conter ces +balivernes que j'ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible +serrement de coeur. + +Je m'étais résolu à te faire ma confession générale, et je la retarde +tant que je peux. + +Il me semble que tout ce bavardage est utile pour la préparer, et +peut-être pour diminuer l'effort douloureux qu'elle me coûte. + +Je sais que tu ne la désires pas, je m'excuserais presque d'oser une +importunité pareille, s'il ne s'agissait pas de toi, et je bavarde pour +ajourner d'autant notre peine à tous deux. + +C'est bien vrai, Geoffroy, j'envie tout de toi: ta gaieté, ton +insouciance, et jusqu'à tes péchés qui t'ont fait homme. + +Tu sais ce qui n'est pas dans les livres, tu as vécu et non pas lu la +vie. Tu as eu des aventures. Moi, faute d'en avoir eu jamais, je perds +pied à ma première aventure. Je m'y noie. + +Que tes lettres sont vivantes! Celle-ci est déjà plus longue que la plus +longue parmi celles que tu m'as écrites, mais quelle différence! Il n'y +a rien dans la mienne, et combien de choses les tiennes disent! Ceux +qui, comme toi, agissent sans cesse peuvent raconter toujours. C'est +intéressant, c'est jeune, c'est charmant. Tu as des centaines d'espoirs +et le double de désirs. + +Combien trouverait-on de jolis noms dans la collection de tes lettres +que je garde et que je relis pour me faire honte à moi-même: honte de ma +méprisable immobilité! + +Ah! Geoffroy! l'oiseau qui a des ailes peut-il être l'ami du limaçon +tardif, attelé péniblement à sa coque? L'un dévore l'espace en se +jouant, l'autre vit et meurt au pied du même vieux mur. + +Dès le pays latin, vous regorgiez de passions. Lovelaces que vous étiez. +Albert, du fond de sa mansarde, visait la bonne duchesse dans son jardin +de la rue Vanneau. Le jardin était beau, t'en souviens-tu? mais la +duchesse avait le nez rouge. Et rappelle-toi l'horreur de ce pauvre +Rochecotte le jour où elle oublia d'ôter ses besicles pour traverser le +parterre! + +Toi! tu comptais tes rêves par les contredanses que tu dansais, un soir +au faubourg Saint-Germain, et le lendemain chez Bullier. On aurait +pavoisé toute une rue avec la guirlande de tes amours. + +L'as-tu oublié? J'avais aussi _mon_ rêve. Il était unique. Je suis sûr +que tu ne t'en souviens guère. + +Ni moi non plus, du reste. + +C'était un rêve décent que toute mère aurait pu souhaiter à sa fille: un +rêve agrafé jusqu'au menton, un rêve sage comme une image. + +Quand vous me parliez de vos divinités. Albert ou toi, je répondais en +chantant les louanges de ma petite voisine d'Yvetot qui était un peu la +parente de Rochecotte: Olympe--_Mon Olympe_, comme vous disiez en vous +gaussant de moi. + +Par le fait, mon rêve, Mlle Olympe Barnod, était, au dire de +Rochecotte lui-même, beaucoup plus jolie que la plupart de vos déesses. +Je n'ai connu au monde qu'une seule femme encore plus charmante +qu'Olympe, et c'est d'elle que je vais enfin t'entretenir. + +Du reste, je n'eus pas la peine d'être infidèle à mes adorations de +bambin. Quand je revins au pays après ma thèse, Mlle Olympe, au lieu +de m'attendre, s'était fort avantageusement mariée. + +Elle s'appelait Mme la marquise de Chambray. + +Voilà donc un pas de fait, Dieu merci: je t'ai laissé voir qu'il +s'agissait d'amour. + +Elle a nom Jeanne. Elle est de famille noble. Tu as beaucoup connu son +père à Paris. Seulement, tu ne l'as pas connu sous le nom que Jeanne +porte. + +Nous l'appelions, tout le monde l'appelait le baron de Marannes, et +c'était bien son nom, mais ce n'était pas tout son nom. En réalité, il +se nommait M. Péry de Marannes. + +Ce n'était pas avec moi qu'il était lié là-bas, c'était avec vous, les +amis de la joie. À soixante ans qu'il avait, il était trop jeune pour +moi. + +Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si précaire qu'elle +ne voulut rien garder de ce qui fait étalage, elle fut Mme Péry, tout +court, sans titre. Jeanne est Mlle Péry. + +Je t'entends d'ici, Geoffroy. Comment! le baron était marié, lui, le +viveur imperturbable! le roi des vieux garçons! Se représente-t-on la +femme du baron! Et sa fille! Où diable as-tu été pêcher la fille du +baron? + +Voilà ce que tu dis ou du moins ce que tu penses. + +Vous l'aimiez assez, comme un drôle de corps qu'il était. Je me souviens +de t'avoir reproché à toi personnellement cette accointance +disproportionnée. Tu me répondis en riant: «C'est le plus jeune d'entre +nous.» + +Lui-même il disait cela, et c'était très vrai à un certain point de vue. + +Plus tard, j'ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup +mieux que vous ne pouviez le connaître vous-mêmes. + +Cela ne m'a pas porté à l'en estimer davantage. + +C'était un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu'ils sont +incapables de mûrir. Il y a de belles exceptions dans la nature. +Celle-ci est laide, mais elle plaît jusqu'à un certain point. + +On en rit d'ailleurs et cela désarme. + +Ces vieux hommes, tout en étant des exceptions ne sont pas rares. On en +trouve partout et partout ils sont les mêmes. + +Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec ceux +de leur âge. + +Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six générations de jeunes +gens. + +C'est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les échappés de +collège les appellent par leur petit nom. + +Généralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les uns +pensent qu'elle est la marque d'un bon coeur, quelque peu banal et +doublé d'une intelligence frivole. + +D'autres, plus sévères, prétendent qu'il y a vice, ici, ou tout au moins +faiblesse ridicule. + +Le baron avait des moeurs peu régulières, ce n'est pas à toi qu'on peut +cacher cela. Il n'était ni ridicule ni méchant. Le coeur, chez lui, +battait à sa manière. Il se repentait souvent du mal qu'il avait fait, +mais il recommençait toujours. + +Mais ce qui dominait tout en lui, c'était l'implacable besoin de ne pas +vieillir. + +Te souviens-tu? Il se fit rare pendant notre dernière année d'école. +Vous étiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux! + +Il passa à la fournée suivante, qui était plus de son âge. Il se fit +tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec +ostentation, mais n'y croyant pas le moins du monde, et racontant à la +tolérance de ses _amis_ la centième édition de ses anecdotes, qui +vraiment étaient assez drôlettes quand on ne les avait entendues que +trois fois. + +En s'éloignant de vous, voilà ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de +moi, non pas pour motif de jeune âge, mais parce que je passais déjà +pour être assez fort en droit et que ses affaires l'amenaient fatalement +du côté du palais. + +Quelles affaires, bon Dieu! Et qu'il avait raison de ne pas fréquenter +les sages! Ce pauvre homme était tombé en jeunesse comme d'autres +dégringolent en enfance. + +Ce n'est pas qu'il eût de bien grands vices, il en avait plutôt +beaucoup. Il avait mangé sa fortune, mais il y avait mis le temps. +C'était un prodigue peu généreux. + +Veux-tu savoir le taux des charges laissées par l'innombrable série de +ses bonnes fortunes? Cela se bornait à une pension de 600 francs qu'il +payait--quand il pouvait--pour un enfant naturel qu'il avait eu avant +son mariage et qui vivait quelque part. + +Je crois que c'était à Paris. + +À l'époque où il m'honora de sa confiance, il était en train de +grignoter, toujours au même métier, la fortune de sa femme. Pour ce +faire, il plaidait contre elle, tout en protestant à tout bout de champ +qu'il ne lui en voulait pas le moins du monde. + +C'était exact. Il n'avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu'il +ruinait de parti pris. Il n'en voulait qu'à l'argent. + +La première fois qu'il me rencontra au Palais, j'endossais la robe pour +la première fois aussi. + +C'était à Yvetot; les biens de la baronne étaient dans le pays de Caux. + +Si j'avais été moins novice, j'aurais su que tous nos avocats et avoués +le fuyaient parce qu'il oubliait volontiers de solder les honoraires. + +Mais je ne vis qu'une chose: un premier client! + +Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touché du +plaisir qu'il avait à me revoir. C'était, me dit-il, pour moi, un coup +de destinée. Il me choisissait entre tous; il me donnait l'occasion de +me poser d'emblée. + +Et pour commencer, séance tenante, il me fit l'historique de ses démêlés +avec Mme la baronne, dont il parlait comme si c'eût été une +octogénaire. + +Elle avait environ trente ans de moins que lui. + +Il faut bien que je l'avoue, j'eus le tort de croire aux contes qu'il me +faisait. Quand il y avait un peu d'argent à pêcher, il trouvait les +accents de la véritable éloquence. + +C'était ma première cause. Il y a là quelque chose de l'aveuglement du +premier amour. Le premier client vous fascine. + +Je me représentai, selon son dire, Mme la baronne comme une vieille +femme avare et méchante qui le laissait manquer du nécessaire. J'eus +pitié, en vérité, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques +conseils qui, malheureusement, se trouvèrent trop bons et contribuèrent +à sa triste victoire. + +Car il en vint à ses fins et obtint l'administration des biens de la +baronne. + +Or, administrer, pour lui, c'était dévorer. + +Les biens n'étaient pas lourds; ils durèrent aux environs de trois ans. + +Quant à moi, je fus payé de mes peines et soins par la bonté qu'eut le +baron de m'emprunter mon argent, et de l'administrer comme les biens de +sa femme. + +Que Dieu fasse paix à sa pauvre âme d'oiseau! Je lui dois mon bonheur +puisqu'il est le père de Jeanne. + +Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant même pas +qu'il avait mangé sa considération en même temps que ses rentes. + +J'allai à l'enterrement, où j'étais à peu près seul. + +J'y vis pourtant deux dames voilées de noir et dont je ne distinguai +point les visages. + +Toutes deux avaient l'air jeune: ni l'une ni l'autre ne pouvait être la +baronne à qui je reprochai cette absence en moi-même. + +D'ailleurs, leur mise était si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que +je les pris pour les dernières hôtesses de ce brave baron, qui +n'enrichissait jamais les maisons où il logeait. + +Je venais d'être nommé substitut du procureur impérial. Quelques mois +après, il m'arriva de conclure à l'audience contre Mme veuve Péry de +Marannes, qui avait frappé opposition sur un reliquat de rentes dont les +arrérages étaient échus postérieurement à la mort du baron. + +Les créanciers du défunt réclamaient naturellement la somme. + +Mon avis exprimé était de droit strict. Je ne pouvais conclure +autrement, mais j'éprouvai une impression très pénible au cours de la +plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve--elle n'avait pu +rajeunir depuis le temps où le baron la chargeait d'années--était ruinée +complètement. Le soir du jugement, Mme la marquise Olympe de +Chambray, pour qui j'avais gardé une respectueuse admiration, après son +mariage, me dit: + +--Lucien, vous vous êtes fait aujourd'hui une ennemie mortelle d'une +très jolie femme, ma cousine à la mode de Bretagne, Mme la baronne +Péry de Marannes. + +--Une jolie femme! m'écriai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas! + +Olympe se mit à rire. + +--Le fait est qu'elle a une grande fille, répondit-elle. Mais il y a +cinquante ans, et même quarante, je peux bien vous garantir que ma +cousine n'était pas née. + +Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l'âge de la +prétendue vieille, ce fut la mention d'une «grande fille». + +Le baron ne m'avait jamais soufflé mot de sa fille. J'avais donc aidé +cet homme à dépouiller deux êtres sans défense! + +Deux femmes, appartenant précisément à cette catégorie que la profession +d'avocat tient à si juste honneur de défendre envers et contre tous: +héritière en ceci, le barreau s'en vante assez haut, et je suppose qu'il +en a le droit, héritière, dis-je, des générosités mortes de la +chevalerie! Moi, avocat, j'avais fait tort à _la veuve et à +l'orpheline_. J'avais le coeur serré. Olympe qui ne remarquait point ma +tristesse soudaine, poursuivit: + +--Du reste, vous n'êtes pas plus exposé que jadis à les rencontrer dans +le monde. Elles n'ont plus rien absolument rien, et vivent à la +campagne, au fond d'un trou. La famille se cotise et leur fait une +petite pension, à laquelle M. le marquis a la bonté de contribuer pour +ma part. Je crois, en outre, qu'elles travaillent. Nous cousinons peu, +très peu, Mme Péry de Marannes a gâté sa vie, et c'est à peine si je +connais la petite. + +Dans toute autre circonstance ces paroles m'eussent donné une piètre +opinion de la baronne; car Mme la marquise Olympe de Chambray était +pour moi une manière d'oracle. J'étais habitué, comme tout le monde et +même un peu plus, à voir en elle une personne supérieure et tout à fait +accomplie. + +Le pays de Caux appartenait à Olympe; dans toute la rigueur du terme, +elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas à +son crédit, mais nous étions surtout les vassaux de son élégance toute +parisienne, de son esprit, de sa beauté, de sa grâce. + +Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid dédain exprimé par Olympe +ajouta au sentiment d'intérêt qui naissait en moi.... + +Est-ce vrai, ce que je dis là? Et ne fais-je pas effort plutôt pour +donner une origine vraisemblable à ce qui vint de soi, par la seule +volonté de Dieu? + +Je n'en sais rien, Geoffroy. J'arrive au fait. + +Tu sais que j'ai toujours été plus ou moins malade, et que ma vie +entière peut passer pour une longue convalescence. + +Je pense que c'était six semaines ou deux mois après ma conversation +avec Olympe. Mon médecin m'avait conseillé les courses à pied. + +Un samedi que notre audience avait tourné court, je pris un livre et je +m'enfonçai dans la campagne.... + +Geoffroy, tu n'as rien à craindre: il n'y eut aucune rencontre +dramatique. Je ne protégeai point de jeune fille assaillie par un +taureau furieux, quoique les nôtres ici, soient magnifiques et très +ombrageux. Nulle attaque de brigands ne me coucha sur un lit hospitalier +pour y être soigné par la main des grâces. + +Mon Dieu non. Je vis tout uniment au détour d'un sentier, dans un champ +fleuri et charmant que je n'oublierai jamais, une petite demoiselle qui +chantait en cueillant des primevères. + +Elle en avait déjà un gros bouquet. + +Je n'aurais pas su dire si elle était jolie, car sa figure disparaissait +presque tout entière dans l'ombre de son chapeau de paille. + +Au-dessus d'elle se courbait un châtaignier trapu dont les branches ne +bourgeonnaient pas encore, mais la hâte dans laquelle ses petites mains +adroites fouillaient en se jouant, étincelait de mille points brillants. +L'épine noire boutonnait déjà et les pousses sveltes du chèvrefeuille +étaient vertes parmi les ronces. + +Les oiseaux habillaient, cachant dans les broussées le mystère de leur +travail amoureux; la violette invisible exhalait son souffle dans l'air; +le blé tout jeune ondulait sous les caresses de la brise. + +Je m'arrêtai à regarder la fillette qui ne me voyait pas. + +Elle avait une robe d'indienne grise dont le tissu commun me semblait +plus doux que la soie. Un ruban noir serrait sa ceinture. Ses cheveux +blonds jouaient en grosses boucles sur ses épaules d'enfant. + +Ce n'était qu'une enfant.... Geoffroy, que je t'aimerais si ton coeur +battait un peu! + +Moi, je pliais sous le poids d'une émotion qui m'irritait parce que je +n'y comprenais rien, mais qui me ravissait en extase. + +Peut-être que je fis un mouvement, bien malgré moi, car je retenais mon +souffle; peut-être que mon regard pesa sur la jeune fille. Elle se +retourna comme si quelque chose l'importunait. Nos regards se +croisèrent, ce fut moi qui rougis. + +Elle? son mouvement venait de mettre ses traits en pleine lumière, et le +soleil du printemps éclaira son sourire. + +Car elle eut un sourire à la fois espiègle et ingénu, avant de bondir +comme un jeune faon pour disparaître d'un saut de l'autre côté de la +haie. Je ne la vis plus; il y avait une brèche derrière le gros +châtaignier. Mais je l'entendis qui disait, dans l'autre champ: + +--Maman, c'est notre ennemi! + +Ce mot me terrassa. + +Et pourtant il était prononcé d'un accent de moquerie caressante. + +Notre ennemi! son ennemi à elle! l'ennemi de _sa maman_! + +N'avais-je pas agi de manière à mériter ce nom? + +Pour tous les trésors de l'univers, je n'aurais pas franchi la haie qui +me séparait de la baronne et de sa fille, mes deux victimes. Je les +avais en effet reconnues. J'étais sûr de n'avoir fait de mal qu'à elles +en toute ma vie. + +Et ce terrible mot _notre ennemi me_ les désignait aussi clairement que +si elles se fussent nommées. + +Je revins sur mes pas, ou plutôt je m'enfuis en proie à un trouble que +je n'essaierai même pas de décrire. Je tremblais comme un coupable. Je +ne me souviens pas d'avoir été jamais si éperdument malheureux. + +Il ne me venait même pas à l'esprit qu'elles pussent suivre le même +chemin que moi de l'autre côté de la haie. Je hâtais le pas, pensant +m'éloigner d'elles. + +Au bout du champ, je les rencontrai face à face. + +T'attendais-tu à cela, Geoffroy? J'ai beau être misérable jusqu'à +souhaiter de mourir, mon coeur fond dans ma poitrine au souvenir de +cette heure délicieuse, comme si un rayon de bonheur éclairait et +réchauffait mon désespoir. + +Va, je sais bien que je ne suis pas un homme fort comme vous autres. +Qu'aurai-je de toi? Ta pitié? Elle me fait peur, je n'en veux pas. + +Je ne t'enverrai pas ces pauvres pages. En les écrivant, je sais que je +les écris en vain--comme tant d'autres pages, à l'aide desquelles j'ai +trompé mon angoisse. + +Cela me rassure de savoir que tu ne les liras pas, et j'y mets tout mon +coeur comme si tu devais les lire. + +Je m'y complais, c'est ma seule jouissance. Je les garde quelques jours. +Je les relis plusieurs fois avant de les anéantir.... + +Elles étaient là devant moi, je n'avais plus aucun moyen de les éviter. + +Au premier regard, Jeanne et _sa maman_ me parurent comme deux soeurs. + +Il y a des maladies qui amoindrissent et font l'effet d'un +rajeunissement. + +Quand je les vis ainsi tout près de moi, se tenant par la main et me +regardant avec une douceur pareille, je fis un pas en arrière et je +chancelai. + +La jeune mère me dit: + +--Nous ne vous cherchions pas, M. Thibaut, mais vous avez été bon pour +le père de cette chère enfant, et nous sommes contentes de vous +remercier. + +J'avais vu mourir ma soeur aînée de la poitrine, vers ma dixième année. +À cet âge-là on se souvient. + +C'était ma soeur qui m'apprenait à lire. Il me sembla que j'entendais, +après quinze ans, la douceur voilée de sa voix. + +Et quelque chose aussi me rappelait la chère morte dans la suavité +douloureuse de ces traits qui avaient une blancheur de cire. + +J'ai oublié ce que je répondis. + +Jeanne et sa mère me donnèrent la main.... + +_Note._ Il y avait ici une phrase effacée avec beaucoup de soin, puis +les initiales de Lucien, avec son paraphe, le tout barré d'un simple +trait de plume. + + +Pièce numéro 3 + +(_Anonyme_, écriture différente du n°1, mais également contrefaite.) + +_À M. L. Thibaut._ + +30 septembre 1864. + +Mon cher Lucien, + +Vous avez encore des amis, bien que vous viviez comme un loup. Mais vous +savez, les loups ont beau se cacher au fond du bois, on les relance. Je +viens vous relancer pour vous dire ce que vous paraissez ne pas savoir: +_les courtes folies sont les meilleures_. + +On ne vous demande rien pour cet adage ni pour cette conséquence qui en +découle: la pire de toutes les folies est le mariage, parce que c'est +celle qui dure le plus longtemps. + +Tant que vous n'avez pas sauté le fossé, mon pauvre garçon, il y a de la +ressource, et on peut, on doit essayer de vous arrêter, fût-ce par le +collet. Un bon médecin ne s'occupe pas de savoir si le remède est +agréable à prendre ou non. + +Vous êtes entre les pattes de deux aventurières, on vous le dit tout +net. Le proverbe chante: qui se ressemble s'assemble. Le papa et la +maman de votre donzelle se ressemblaient, ils s'assemblèrent. + +On parlait déjà dans ce temps-là, et même bien plus qu'à présent, de la +tontine des cinq fournisseurs. Les millions volés à l'État avaient fait +des petits, et la fortune du Dernier Vivant était évaluée à des sommes +folles. Ce coquin idiot, le baron Péry, vint se brûler à la chandelle: +il épousa sa femme parce qu'il la croyait héritière de je ne sais plus +quelle portion du gâteau. La dame de son côté, croyait le baron +propriétaire de châteaux, de moulins, de futaies, etc. + +C'est une vieille histoire, mais qui est toujours amusante. + +La dame n'avait rien qu'un assez gentil mobilier, conquis sur divers, et +quant au baron, il avait beaucoup de dettes. Qu'arriva-t-il? Reproches +de s'être mutuellement trompés, scandale, séparation et le reste. Vous +connaissez tout cela mieux que moi, puisque vous avez été l'homme +d'affaires du vieux drôle. + +Ce que vous ignorez peut-être, c'est que d'une pierre vous recevez déjà +deux coups, sans compter les autres, qui ne peuvent manquer de venir. + +On vous accuse déjà d'avoir eu vent du fantastique héritage, et de faire +une affaire d'argent, détestable, il est vrai, mais très honteuse aussi. + +On vous accuse, en outre, de fermer volontairement les yeux sur le passé +de la petite personne. Elle chasse de race, vous le savez puisque tout +le monde le sait. + +C'est comme la loi que nul n'est censé ignorer quand elle a été dûment +affichée. + +Vous arrivez après beaucoup d'autres, vous êtes censé le savoir. + +Si par impossible vous ne le saviez vraiment pas, écrivez donc un mot à +ce fou de Rochecotte. Sa réponse vous fixera, et je me déclarerai bien +heureux si mon avertissement désintéressé peut vous empêcher de faire +une pareille culbute. + +Croyez-moi, écrivez à Rochecotte. + + +Pièces numéros 4, 5, 6, 7 & 8 + +Dates échelonnées du 4 au 15 octobre. Toutes lettres anonymes. Écritures +diverses, mais contrefaites uniformément. + +_Note de Geoffroy_.--Ces lettres ne contenaient aucun fait nouveau. +Trois d'entre-elles faisaient allusion à l'héritage du dernier vivant +et à la tontine des cinq fournisseurs. Les deux autres engageaient +ironiquement Lucien Thibaut à se renseigner sur le compte de Jeanne +auprès d'Albert de Rochecotte. + + +Pièce numéro 9 + +(Lettre écrite et signée par Lucien.) + +_À M. le comte Albert de Rochecotte, à Paris._ + +Yvetot, 15 octobre 1864. + +Mon cher Albert. + +Je te prie de me répondre courrier pour courrier. La question que je +vais t'adresser te paraîtra singulière. Il m'en coûte beaucoup de te la +faire, surtout par écrit, mais les circonstances me pressent et +m'obligent. Je suis dans l'enfer en attendant ta réponse, qui va décider +de mon sort. Connais-tu Mlle Jeanne Péry, fille de notre ancien +compagnon, le baron Péry de Marannes? Je m'adresse à ta loyauté. Ton +affirmation fera foi pour moi. Je t'embrasse. + + +Pièce numéro 10 + +(Écriture d'Albert de Rochecotte. Réponse à la précédente. Lettre signée +et renfermant un billet anonyme qu'on trouvera sous le n°10 bis.) + +Paris, le 17 octobre 1864. + +Mon pauvre bon Lucien, je ne comprends rien à la lettre. + +Ou plutôt, si fait, je comprends très bien que tu vas faire une sottise, +comme me l'annonce le billet ci-joint, reçu dans le courant de la +semaine et que je t'engage à lire attentivement avant d'achever ma +prose.... + + +Pièce numéro 10 bis + +(Anonyme. Même écriture que le n°3. Sans date ni désignation de lieu de +départ. Point de timbre postal.) + +M. le comte de Rochecotte est prévenu que son ancien camarade et ami L. +Thibaut est sur le point d'épouser une jeune personne peu digne de lui. + +Les amis de M. L. Thibaut ont lieu de supposer que M. de Rochecotte +connaît supérieurement ladite jeune personne, et la connaît sous des +rapports qui lui permettront d'éclairer la situation d'un seul mot. + +Pour tout dire, un desdits amis de M. L. Thibaut a rencontré à Paris, +non pas une fois, mais plusieurs, ladite jeune personne au bras de +Rochecotte lui-même, et cela dans des endroits où une honnête femme +hésiterait à entrer. + +Il est probable que M. L. Thibaut écrira à M. de Rochecotte pour lui +demander des renseignements. + +S'il ne le fait pas, il serait peut-être du devoir d'un galant homme de +prendre les devants pour dire à ce malheureux ce qu'est ladite jeune +personne. + +La mère et les soeurs de M. L. Thibaut sont dans la consternation. + + +Suite du numéro 10 + +As-tu lu? bon! D'abord j'ai trouvé ce billet absolument impertinent. Je +n'ai jamais été avec ma Fanchonnette que dans de très bons endroits. + +Et il y a un temps immémorial que je n'ai été nulle part avec une autre +que ma Fanchonnette. + +La première idée qui m'est venue, c'est que tu voulais me l'épouser sous +le nez, ce qui aurait été malhonnête de ta part. + +Mais je me suis calmé en songeant que tu ne la connaissais seulement +pas. J'ai jeté le chiffon anonyme et je n'y ai plus songé. + +Hier soir, parlons désormais sérieusement, ta lettre est arrivée. Elle +m'a expliqué un peu l'hébreu impertinent du billet. + +D'après ta lettre «ladite jeune personne» est la fille de ce vieux +Rodrigue de baron. Celui-là, j'ai bien le droit d'en faire les honneurs +puisqu'il était un peu mon cousin par sa femme. + +Tiens, justement au même degré, et même plus près, je crois, que la +perfection des perfections, mon autre cousine, la divine Olympe. Tu l'as +donc oubliée depuis qu'elle est marquise? + +Mon père ne voyait pas la baronne Péry de Marannes. Ils s'étaient +brouillés, je ne sais pourquoi. Ceci est pour répondre à ta question. La +mère et la fille sont des étrangères pour moi. Je ne les connais ni +d'Ève ni d'Adam, je l'affirme sur l'honneur. + +Voilà qui est dit. À ce sujet, le billet anonyme se trompe absolument. +Comment peut-il se tromper tant que cela et me radoter à moi-même qu'il +m'a rencontré avec une personne que je n'ai jamais vue, je n'en sais +rien et m'en bats l'oeil. Je méprise les charades, ne sachant pas les +deviner. + +Mais, mon vieux Lucien, il y a autre chose, malheureusement. Je suis +presque marri de ne pouvoir remplir les intentions charitables de +l'anonyme, car tu vas te casser le cou, c'est clair. As-tu idée, entre +parenthèses, de ce que peut être l'anonyme? + +Les belles dames prennent souvent ce style de procureur quand elles vous +lancent ainsi des gredineries non signées. + +As-tu une belle dame à tes trousses? + +Moi, j'ai songé à ta bonne mère. Je l'approuverais palsambleu! Ou à une +de tes soeurs. + +La chose sûre, c'est que la fille de mon honoré cousin, le seigneur de +Marannes, ne doit pas valoir très cher. + +Il est bien établi que le billet ment: je suis amoureux jusqu'au délire, +et par continuation depuis les temps les plus fabuleux, de mon idole, de +ma houri, de mon délicieux petit bijou, de ma Fanchette chérie, mon +ange, mon diable, ma ruine, mon salut que tout Paris me connaît et +m'envie, et qui me fait enrager en dansant avec tout Paris. Je me moque +donc de toutes les Jeanne de l'univers et principalement de la tienne. + +Mais, et sois assez perspicace pour remarquer que ce mot, prononcé pour +la seconde fois, est écrit en lettres capitales, mais, dis-je, cela +n'empêche pas du tout le billet anonyme de mériter considération. Quant +à moi, il m'a beaucoup frappé. + +Que diable! je ne suis pas le seul être au monde qui puisse se damner +avec une Jeanne comme la tienne. Il y en a des quantités d'autres, je +t'en donne ma parole d'honneur. + +Or, mon brave Lucien, mon cher camarade, tu n'es pas du bois dont on +fait des maris résignés. Non. L'autre mois nous causions encore de toi, +Geoffroy et moi. En voilà un qui fait son chemin! Nous disions que tu +étais la meilleure et la plus noble nature d'entre nous tous: capable, +selon le sort, d'être heureux à titre larigot ou malheureux comme on ne +l'est pas. + +Si Geoffroy était à Paris, c'est lui qui filerait son noeud en deux +temps pour courir à ton salut; mais la France, sa patrie et la nôtre, a +besoin de lui dans les contrées étrangères. Allez! j'écrirais aussi bien +qu'un autre, en beau style bête, si je voulais. + +Je te dis, moi: réfléchis avant de piquer ta tête. C'est diablement +grave. Ma parole, je regrette presque le renseignement fourni ci-dessus, +tant j'ai le pressentiment que ton affaire n'est pas bonne. + +Encore une fois, il était mon parent; je puis parler de lui la bouche +ouverte; il faut avoir tué père et mère pour entrer comme cela +volontairement dans la famille de cet imbécile coquin. + +N'y entre pas, vieux Lucien, je t'en prie! Il doit y avoir quelque +mauvaise histoire là-dedans. + +Pour un peu, vois-tu, je te dirais que j'ai menti. Et, tiens, s'il faut +cela pour te sauver, ça y est: je connais ta Jeanne, j'ai soupé avec +elle plutôt dix fois qu'une; elle boit le Champagne comme un chérubin du +ciel et lève l'une et l'autre jambe à hauteur de carabinier. + +Parole sacrée. Porte-toi bien. + +_Post-scriptum_.--Si tu connaissais ma Fanchonnette, tu comprendrais la +vanité de pareils propos. Voilà une jeune personne! Mais, ventre de +biche, je ne l'épouse pas. + + +Pièce numéro 11 + +(Lettre écrite et signée par Mme Thibaut.) + +_M. Lucien Thibaut, à Yvetot._ + +Dieppe. 20 octobre 1864. + +Mon cher enfant. + +Nous avons un automne magnifique ici et cette chère Olympe nous traite +si bien que nous prolongeons un peu notre séjour. La richesse ne fait +pas le bonheur, c'est vrai, ou du moins on le dit, mais il faut pourtant +être à son aise pour avoir, comme notre Olympe, un château aux portes de +la ville. + +Tout ça me fait penser à toi, à ton établissement. Tu sais que mon plus +ardent désir est de te voir marié. Tes soeurs et moi, Dieu merci, nous +ne pensons pas à autre chose. Nous nous réveillons la nuit pour en +parler. + +Ce n'est pas que j'ajoute foi à ces bruits ridicules qui sont venus +jusqu'à mon oreille, mais enfin, ces bruits-là, tout bêtes qu'ils sont, +ne diminuent pas mon envie de voir ton sort assuré. + +Notre Olympe est admirable pour nous. Ah! si la chance avait voulu... +enfin, n'importe. Ce qui est certain, c'est que ta nomination t'a donné +une valeur que tu n'avais pas: j'entends au point de vue matrimonial. + +Aussi, tes soeurs et moi nous avons renoncé à la pauvre Ida Moreau que +nous aimions de tout notre coeur, mais qui ferait un parti par trop +ordinaire. Nous pouvons maintenant choisir. + +Et puis son père et sa mère se portent comme des charmes. Ce qui lui +reste à avoir, elle l'attendra longtemps. + +Moi, les _espérances_, je ne les compte que pour mémoire. (Le mot +espérance était souligné au crayon, sans doute de la main de Lucien.) + +Il faut que j'en parle encore: oui j'avais fait un beau rêve autrefois, +et je crois qu'il aurait été assez de ton goût, mon coquin! Notre Olympe +était orpheline, elle avait dix mille livres de rentes en bon bien venu. +Avec ça, jolie comme un coeur! Et des manières! Et une éducation! Et une +conduite! Enfin tout, quoi! C'est le gros lot, celle-là. + +Mais elle a fait mieux, on ne peut pas dire le contraire. Ce n'est pas +que le marquis de Chambray fût un petit mari bien mignon, mais il avait +son asthme et ses soixante-sept ans. J'appelle ça un placement en +viager. Je suis drôle, pas vrai, mon chéri? + +Eh bien! après? est-ce que nous ne sommes pas tous mortels? Notre Olympe +a soigné son bonhomme mieux qu'une soeur de charité. Et une conduite! +mais je l'ai déjà dit. + +Il aurait été le dernier des misérables s'il ne lui avait pas tout donné +à son décès, puisqu'il n'avait que des neveux à la bretonne. + +Maintenant, elle est veuve. Elle a soixante mille livres de rentes, un +château, un hôtel; elle est plus jeune et plus jolie que jamais. + +Sais-tu qu'on parle d'éventualités, de succession possible, probable +même? Tu n'es pas sans avoir eu vent de la tontine des cinq +fournisseurs. Le début de l'histoire n'est pas très propre, mais on +calomnie toujours l'argent par jalousie. C'est la fable du raisin qui +est trop vert. + +Il paraît que le marquis était neveu du dernier vivant de la tontine, le +fournisseur, comme on l'appelle, qui se cache à Paris et qui vit comme +un rat dans une cave. Il a près de cent ans et personne ne sait le +compte absurde des millions qu'il ne pourra emporter dans l'autre monde. + +Est-ce vrai? Moi je ne sais pas; Olympe hausse les épaules quand on veut +lui toucher un mot de la chose. En tous cas, qu'est-ce que cela nous +fait, puisque ce serait folie de songer encore à elle dans la position +où elle est pour un morveux de petit magistrat comme toi? On ne se +démarquise pas pour devenir Mme Thibaut, _substitute_. C'est dommage. + +Mais sans aller chercher midi à quatorze heures, c'est-à-dire Mme la +marquise de Chambray, tes soeurs et moi nous ne sommes pas au dépourvu. +Nous avons battu les buissons dans tout le voisinage, et je te promets +que nous ne sommes pas revenues sans gibier. On pourrait déjà t'offrir +tout un panier de poulettes à choisir. + +Mauvais sujet! vois-tu, ça me rend gaie de penser à tes noces. Tu es si +tranquille! Tu rendras ta petite si heureuse! Seulement, attention à ne +pas te laisser mettre le pied sur la tête. Un homme doit rester le +maître chez lui. Ceux qui donnent leur démission ne sont jamais aimés. +Nous recauserons de ça en temps et lieu. + +Pour en revenir, tes soeurs et moi nous avons commencé par trier dans le +bouquet pour ne pas trop t'ennuyer par l'embarras du choix. + +Car nous sommes unanimes à ne point nous dissimuler qu'il faudra te +marier à la cuiller, comme on donne la bouillie aux petits enfants. + +Ah! je suis gaie quand ce sujet me tient. Je l'ai déjà dit, mais tant +pis. + +Il reste trois noms, après triage fait. Et avec quel soin! Célestine et +Julie se sont disputées, il fallait voir! et moi aussi. Nous étions +comme trois harpies. Elles t'aiment tant! Et moi donc! + +Fifi, ne va pas nous chanter à présent que tu veux rester garçon, c'est +bête, ni que tu as tes idées à toi comme les Moreau essayent d'en faire +courir le bruit: une petite pécore sans position et dont la mère ne voit +personne à Yvetot. Est-ce que je sais moi! j'ai grondé Julie et +Célestine qui se faisaient du chagrin avec tous ces cancans. Je te +connais, puisque je t'ai fait, pas vrai? + +Tu es incapable de mal tourner. + +Allons donc! mon Lucien! épouser une aventurière sans le sou! + +Les Moreau ont fait des pertes dans le Crédit mobilier. Ça les aigrit. +Ils voudraient voir des désagréments à tout le monde. + +Je commence. Il y a donc d'abord Mlle Sidonie de la Saudraye, bien +venu 3.700 francs de rentes, en chiffre rond. Espérances à peu près +autant. Les parents ne sont plus très jeunes et la maman tousse. + +Pas jolie de figure, mais taille superbe--elle est aussi grande que +toi;--un peu maigrette et longuette, mais, avec du coton, ni vu ni +connu; les cheveux un petit peu roux, mais les blondes sont à la mode, +un petit peu jaune de teint, mais on aime les pâles à présent, et elle a +une gentille pointe rouge au bout du nez qui la relève: bonne +orthographe, gentille écriture, joli caractère, une voix agréable comme +un flageolet, et bien pensante. + +Tu sais? tu lui plairas du premier coup. Tout le monde lui plaît. Il +faut penser à ta timidité. Sidonie est si bonne, si bonne, si bonne +qu'on y entre comme dans du beurre, mais une conduite! Tu vois, je l'ai +mise la première. C'est presque ma candidate. + +Passons au n°2, qui est Mlle Maria Mignet, la fille du receveur: une +simple pension de mille écus pour dot et l'héritage de son oncle en +perspective. Ne fais pas la petite bouche, coco: il y a, dans le ventre +du receveur, les moulins du Theil, les trois fermes de la Rivière et +une part dans la forêt de Blené. Je ne lâcherais pas le tout pour deux +cent mille francs, au bas mot. Hé? + +Tu peux même mettre deux cent cinquante. Le receveur est veuf. Il a +soixante-cinq ans et cinq mois. Sa goutte a déjà remonté l'année +dernière. + +Quant à Maria elle-même, vingt ans juste, toute rose, toute ronde, des +dents de lait, des cheveux de soie, élevée au sacré-coeur de Rouen, +jouant du piano mieux qu'une serinette, apprenant le catéchisme aux +petits enfants du quartier, enfin un joli parti tout à fait. + +Je ne parle même pas de la conduite. + +C'est la protégée de Julie.... + +(Ici Mme Thibaut était arrivée au bout de ses quatre grandes feuilles +de papier, mais, en femme de ressources, elle avait continué d'écrire en +croisant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est +adroit, mais rend les lettres de ces dames aussi difficiles à déchiffrer +qu'un manuscrit du quatorzième siècle.) + +J'arrive à celle que porte ta soeur Célestine, le n°3 et dernier: +Mlle Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille écus placés en 4-1/2 +pour cent et deux maisons à trois étages, en ville. Est-ce beau? Il y a +un revers. Tu as connu son père qui était--hélas!--huissier, mais il est +mort. + +Radicalement orpheline. Tout ce bien là venu. Peu d'orthographe, des +manières plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et +mignonnette, malgré un léger défaut dans la taille. + +Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l'orthographe et sans la +déviation, ce parti-là ne serait pas pour ton nez. Je l'évalue à 20.000 +livres de rentes. Hein, garçon? Tu roulerais coupé, si tu voulais, et tu +aurais ta campagne. + +Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l'enfant. Tu as l'âge de te placer +comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de +jeunesse peuvent gâter une position pour toujours. C'est le coup de +pouce sur la poire. Dans deux ans d'ici il faudra peut-être +redégringoler jusqu'à Ida Moreau. + +Réfléchis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons +huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions proposées. + +Dès que tu m'auras répondu, je ferai la demande, et puis tu viendras +voir la minette pour ne pas épouser chat en poche. + +Et puis encore, six semaines ou deux mois.... Ah! quel agréable moment! +Lucien, c'est le plus beau jour de la vie. + +Je t'embrasse comme je t'aime; sois sage et décide-toi. + +Ta mère, etc. + + +Pièce numéro 11 bis + +(Petit mot de Mlle Célestine, écrit en travers et signé.) + +Mon chéri de Lucien, c'était notre Olympe qui aurait été l'idéal. Quel +coeur! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle. +Ne va pas croire que je sois si enchantée de cette petite Agathe. C'est +une pensionnaire, et élevée dans une pension-peuple, encore! Je sais +aussi bien que maman qu'elle a un corset mécanique, mais on en ferait ce +qu'on voudrait. Elle nous regarde comme ses supérieures. Tu nous +prêterais ta voiture pour les visites. + +La grande Sidonie est insupportable. Maman ne t'a pas dit son âge: je +sais qu'elle passe vingt-neuf ans; elle a moisi. Elle joue à l'ange, +mais méfiance! Toutes ces longues filles fanées mettent la queue en +trompette dès qu'un poil de barbe paraît à l'horizon! + +Maria Mignet, encore passe: au moins elle n'est que ridicule. + +Prends mon Agathe, va, c'est absolument ce qu'il nous faut, et tu me +remercieras plus tard. + + +Pièce numéro 11 ter + +(Petit mot de Mlle Julie, écrit comme le précédent et signé.) + +Mais, du tout, Maria n'est pas ridicule, mon Lucien, seulement Célestine +ne voit jamais que l'argent, les visites, les voitures. Il faut autre +chose pour alimenter l'âme. Je connais Maria et je te connais. Vous +vivrez tous deux par le coeur. + +En tous cas, tu es libre; épouse cette bossue dorée d'Agathe, si tu +veux; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie. Tu ne sauras jamais +comme je pense à ton bonheur. S'il ne fallait que donner ma vie pour que +tu eusses une Olympe... mais ce sont de vains rêves. Prends Maria. + + +Pièce numéro 12 + +(Billet écrit et signé par Mme la marquise de Chambray-) + +Yvetot, ce mercredi (sans autre date). + +Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre chère mère +et vos soeurs m'avaient chargée d'avoir de vos nouvelles. Comment +puis-je leur en donnerai je ne vous vois pas? + +Mme Thibaut est toujours chez moi, là-bas. J'espère aller l'y +retrouver bientôt. Elle paraît préoccupée à votre endroit d'un désir et +d'une crainte. Je ne puis ni la rassurer ni l'aider puisque vous vous +éloignez de moi sans cesse davantage. + +Je ne sais si j'ai pu faire quelque chose qui vous ait déplu. Je cherche +en vain, je ne trouve pas. Du vivant de mon mari, j'avais mes devoirs, +mais, depuis que je l'ai perdu, j'avoue que je sais gré à ceux de mes +anciens amis qui n'abandonnent pas la pauvre veuve. + +Avez-vous donc oublié tout à fait les jours qui suivirent notre enfance? +Vous n'aviez pas de meilleure amie que moi et vous me disiez tous vos +secrets. + +Au milieu du monde qui m'entoure, allez, je suis bien seule. Si vous +veniez me voir, je ne vous demanderais pas votre secret maintenant. + +_Note de Geoffroy_.--C'était signé Olympe. Cette belle marquise avait +une écriture anglaise un peu trop renversée, mais charmante. + +Je ne sais pas pourquoi, après avoir lu son billet qui gardait encore, +depuis le temps, un parfum pâle et doux, je feuilletai le dossier pour +retrouver les lettres anonymes portant les nos 1.3 et suivants jusqu'à +8. + +Je m'arrêtai aux deux premières. + +Ces lettres n'étaient pas de la même main, cela sautait aux yeux. + +Du moins, cela semblait sauter aux yeux. + +L'une était tracée lourdement, sur fort papier, avec une grosse plume +maladroite. + +L'autre, sur papier Bath, très faible, pouvait passer pour une série +d'écorchures lisibles. Mais, je l'ai mentionné déjà, les écritures de +ces lettres étaient toutes les deux déguisées. + +Et il y avait entre les deux corps d'écriture, en apparence si +différents, un mystérieux lien de famille. + +Étais-je déjà prévenu? Le même rapport me parut exister, rapport +excessivement vague assurément et encore plus sujet à contestation, +entre ces écritures si contrastantes et les déliés gracieux de Mme la +marquise. + +Remarquez que je ne me donne pas pour un expert juré,--mais je ne veux +pas cacher non plus que je ne suis pas tout à fait un profane au point +de vue de la calligraphie. + +J'ai pratiqué un peu cette science--ou cette fantaisie--qui consiste à +juger le caractère des gens d'après leur plume. + +De ce travail d'examen--et de comparaison--qui interrompit un instant ma +lecture, il me resta deux impressions: + +L'une ayant trait à la ressemblance: très fugitive celle-là et que je +n'oserais pas même appeler un soupçon. + +L'autre se rapportant à l'examen technique de l'écriture de Mme de +Chambray: cette impression beaucoup plus accentuée que la première. + +Il y avait là, selon ma manière d'interroger la plume, une vigueur sous +la grâce, une puissance sous l'abandon, une volonté intense et une +hardiesse peu commune derrière la mignardise toute féminine d'une +écriture à la mode. + +Cette marquise me piquait, voilà le vrai. Elle m'effrayait aussi. Je la +voyais dominer de toute la tête le niveau de ce drame, taillis confus où +j'en étais encore à chercher ma route parmi les broussailles. + +Au moment où je remettais en place les lettres anonymes, ma pendule +sonna. Il était onze heures de nuit. Je lisais depuis trois heures. Mon +estomac criait littéralement famine. + +Cependant, au lieu de prendre mon chapeau pour descendre au boulevard où +tant de restaurants m'offraient leurs tables hospitalières, mon oeil +d'affamé fit le tour de la chambre. + +Il rencontra, sur un guéridon, quelques rogatons du pain à thé qui avait +servi à mon déjeuner du matin. + +Je poussai le cri des naufragés de la _Méduse_ apercevant une voile à +l'horizon. D'une main, je m'emparai des bribes desséchées, tandis que +l'autre tournait déjà un nouveau feuillet, et je plongeai tête première +dans mon investigation, dévorant avec une activité pareille mes croûtes +et mes paperasses. + + +Pièce numéro 13 + +(Lettre écrite et signée par Albert de Rochecotte). + +Paris, lundi soir (sans autre date). + +Brave Lucien, où en est l'affaire Jeanne? L'affaire Fanchette périclite +déplorablement. Mon oncle du Havre est mort. J'ai fait un héritage. + +Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma petite +cousine Péry? J'en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l'incomparable +Olympe, m'a dit que ta maman avait tout plein de peine à te marier. + +Tu as tort, il n'y a que le mariage, mon bon. J'ai toujours été de cet +avis-là. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir. + +Au reçu de la présente, tu es sommé de te rendre à Lillebonne, au +domicile politique et civil de _mon_ notaire, maître +Béat-et-son-collègue (Solange-Alceste), dépositaire de mes papiers de +famille. + +Ne rions jamais: je vais avoir un notaire à moi, un notaire pour de bon. +Je serai un client. Le petit clerc m'honorera par-devant et me fera des +cornes par-derrière. Oh! la vie! + +Chez ce maître Béat, tu retireras mon acte de naissance, mon diplôme de +vaccination et généralement toutes les pièces indispensables pour +épouser quelqu'un, autre que ma Fanchonnette. + +Ah! le cher coeur, le délicieux amour! Comme je l'épouserais plutôt cent +fois qu'une si c'était seulement une chose possible! Mais c'est de la +voltige, du cancan, de la marche au plafond. La postérité refuserait d'y +croire. Que diable! on n'épouse pas Fanchette! (Ne le dis pas, elle a +rempli jadis les fonctions de marchande de plaisirs.) + +J'ai vainement cherché un exemple dans l'histoire, un précédent, une +excuse. Il n'y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de +Bavière et mon bottier pour épouser Fanchette. Fanchette elle-même se +moquerait de moi et ce ne serait pas la première fois. (Tu comprends: +marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable!) + +Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire! Le monde est +bête à tuer. Au fait, pourquoi n'épouse-t-on pas Fanchette? + +Voilà. C'est qu'on en épouse une autre. Je suppose que cette raison-là +te paraîtra péremptoire. + +Comme je l'aimais! comme je l'adore! tu vas me demander: qui donc +épouses-tu comme cela? Curieux! + +Te divertirait-il de savoir que j'ai demandé Olympe? Tu t'y attendais. +C'est ce qui tombe d'abord sous le sens. On épouse Olympe aussi +fatalement qu'on n'épouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle était +encore chaud que j'avais déjà la main à la plume. Pas de réponse. J'ai +pris la poste pour Dieppe. Olympe m'a ri au nez. Très bien. Je suis +revenu à Paris. + +Je crois qu'Olympe a _un amour au coeur_, comme dit ta soeur Julie que +j'ai vue là-bas et qui vaut à elle seule tout un cabinet de lecture. +Bonne fille, du reste. Célestine aussi. Mais des râpes dans la bouche. + +Alors, Olympe m'ayant remis à ma place, je cherche comme un malheureux. +Personne ne m'a dit: «Marie-toi», mais je sens qu'il faut me marier. Il +le faut. C'est la loi. + +Songe donc! non seulement je suis riche, comme peut l'être un bon +bourgeois, par mon oncle; mais, par mon oncle encore, il me tombe un +droit éventuel à la succession du fournisseur,--le dernier vivant de la +tontine. + +Tu dois bien connaître un peu cette chanson-là. Le bonhomme Jean +Rochecotte était de chez vous, et tous ses héritiers demeurent autour +d'Yvetot. Je prime tout le monde à ce qu'il paraît. Je suis sérieusement +menacé de périr à la fleur de l'âge, étouffé sous une avalanche de +millions. + +Et sais-tu que, si je mourais, ton affaire, Jeanne, cesserait d'être une +mauvaise plaisanterie? + +Je ne pourrais pas te dire au juste en quel ordre elle vient, mais sa +mère était cousine du fournisseur. Peut-être que Me Béat +(Solange-Alceste) pourrait te renseigner. Vas-y voir. + +Moi, je continue de chercher. Je me suis donné quinze jours pour +trouver, car si la situation traînait jusqu'à trois semaines, je parie +un franc que j'épouserais Fanchette. + +Or, on ne l'épouse pas. + +Donc mon cas est absurde et tu peux souder mon désespoir. + +Dis-moi au juste, à l'occasion, comment se porte l'affaire Jeanne. Ça +m'intéresse à cause de Fanchette. + +Ma pauvre petite perle! Elle m'idolâtre, quoique je n'en croie rien. +Figure-toi que jamais, au grand jamais, elle n'a été si jolie. Je vais +la faire dîner deux fois par jour à la campagne jusqu'à la catastrophe. + +Lucien, je le lui dois! + +Hier, elle m'a promis sur la mémoire de sa mère qu'elle me tuerait si +j'étais infidèle, dépêche-toi d'envoyer les pièces. + + +Pièce numéro 14 + +(De l'écriture de Lucien Thibaut. Non signé. Sans date.) + +J'ai besoin de parler. J'en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que +j'étouffe et qui voudrait crier: «Je l'aime, je l'aime!» + +Je l'aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle est +ma vie. Oh! je l'aime! En écrivant cela toutes les fibres de mon être +frémissent de volupté. + +À qui fais-je mal en l'aimant plus que moi-même? Quels sont les ennemis +inconnus qui s'acharnent à torturer mon bonheur? + +Je demandais un frère autrefois. Un frère me dirait que je me perds, ou +peut-être que je le déshonore. Qui sait? je ne veux pas de frère. + +Je t'écris encore, Geoffroy, mais c'est parce que tu ne me répondras +pas. Je n'aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers. + +Ce n'est pas à toi que vont mes plaintes, c'est à un Geoffroy que je +crée et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux, +capable de prêter l'oreille au chant délicieux de ma douleur.... + +Elles demeurent dans une toute petite maison qui dépend d'une ferme, à +laquelle appartient le champ où je la rencontrai pour la première fois. + +La ferme s'appelle le Bois-Biot. + +La pauvre mère est bien malade, elle s'en va doucement. Jeanne +s'accroche à elle et l'enveloppe d'une longue caresse qui s'efforce en +vain de la retenir dans la vie. + +J'ai dû te dire que Mme Péry avait l'air d'être encore toute jeune. +Elle est très belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si +bien qu'elle voit sa fin prochaine! Je l'ai surprise mortellement +triste, parce qu'elle ne se savait pas épiée, et j'ai deviné que l'image +de sa Jeanne abandonnée passait alors devant ses grands yeux, qui n'ont +même plus la consolation des pleurs. + +Elle sourit dès qu'on la regarde, mais son sourire est plus triste que +sa tristesse. + +Est-ce à cause de Jeanne que je l'aime si profondément, cette douce +mourante, belle comme la résignation? + +Ou plutôt n'est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble à +l'amour infini que sa fille m'inspire? + +Jamais je ne leur ai parlé de cet amour. Je sais qu'il s'exhale de tout +mon être. À quoi serviraient les paroles? Je reste là entre elles deux +comme si c'était ma place et mon droit. + +Que n'est-ce mon devoir! + +Hier, notre malade s'était endormie. Quand ses yeux se sont rouverts, +elle a surpris ma main dans celle de Jeanne. Un peu de sang est revenu à +ses joues. J'ai cru qu'elle allait sourire et nous unir dans sa +bénédiction. + +Je suis sûr qu'elle y songeait. + +Mais le voile de ses longs cils s'est rabattu sur son regard attendri et +plus triste. + +Elle a demandé sa potion, quoique ce ne fût point l'heure. Jeanne nous a +quittés aussitôt pour aller dans la chambre à coucher prendre la fiole. + +Mme Péry et moi nous sommes restés seuls. + +Elle a pris la main que Jeanne tenait tout à l'heure. Je croyais qu'elle +allait parler. Pourquoi ne parlait-elle pas? + +Le silence, entre nous, a duré si longtemps que déjà on entendait le pas +de Jeanne, revenant sur la pointe du pied, quand la chère malade a dit +tout bas: + +--Lucien, est-ce que vous recevez aussi des lettres anonymes? + +Je ne pouvais pas répondre non. + +Au moment où Jeanne rouvrait la porte, Mme Péry m'a glissé dans la +main une enveloppe qui semblait contenir plus d'une lettre, en +murmurant: + +--Mon cher Lucien, vous avez une mère.... + + +Pièce numéro 15 + +(Anonyme, écriture inconnue.) + +Paris. 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste). + +_À Mme veuve Péry, à la ferme du Bois-Biot, près et par Yvetot._ + +Madame. + +Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup pour +cela. Vous n'avez pas de fortune, Mademoiselle votre fille est à marier, +vous essayez de la placer au mieux de vos intérêts, c'est tout simple. + +Pour ma part, moi, je suis très éloigné de vous blâmer. + +Malheureusement--ce qui est bien naturel aussi.--vous avez pour +adversaires la famille et les amis de l'innocent autour de qui vous +tendez vos filets. + +Ceux-là sont plus forts que vous, Madame, non seulement parce qu'ils +sont plus riches, mieux posés, plus nombreux, mais encore parce que leur +mobile est plus désintéressé que le vôtre. Vous entraînez un malheureux +vers le fossé où l'on se casse le cou, ils l'arrêtent et le défendent. + +Le monde est avec eux contre vous. + +En conséquence, vous allez avoir beaucoup d'ennuis, vous allez vous +donner beaucoup de mal, et vous ne réussirez pas. + +Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe. + +Madame, à votre place, moi, je lâcherais prise et j'irais marier ma +fille ailleurs. + + +Pièce numéro 15 bis + +(Anonyme, jointe à la précédente. Écriture rappelant celle du N°1.) + +17 octobre 64 (sans lieu de départ ni timbre postal). + +Madame, + +Il y a deux sortes de lettres anonymes: celles qui sont lâches et celles +qu'un motif généreux a dictées. + +La présente appartient à la seconde catégorie, car elle vient d'une +personne désintéressée. Elle ne vous dira point d'injures; elle vous +donnera au contraire un bon conseil. + +Vous êtes mal regardée dans le pays, vous y avez des dettes, la justice +a dû déjà vous dire son mot à différentes reprises, et la mémoire de +feu votre mari n'est pas de celles qui protègent une veuve.--au palais +ni ailleurs. + +Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une +position si mauvaise? + +On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pensée vous venait de +quitter l'arrondissement d'Yvetot sans tambour ni trompette, toutes +facilités vous seraient accordées pour cela. + +Vos créanciers eux-mêmes n'y mettraient aucun obstacle. + +Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester où vous êtes, +malgré le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez +dans ce qu'elle a de plus cher, se regarderait comme autorisée à +prendre immédiatement toutes mesures pour vous empêcher de lui nuire. + + +Pièce numéro 16 + +(Note écrite et signée par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au +début.) + +(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.) + +Jamais je n'avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection +morbide du cerveau. + +Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie. + +Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère, +ou qui viennent à la suite d'une émotion par trop douloureuse. + +Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de +deux lettres sans signatures, à moi remises par Mme veuve Péry, +j'éprouvai des symptômes singuliers. + +Un peu avant minuit, épuisé que j'étais par l'effort qui torturait ma +pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et +le bonheur, j'éprouvai tout d'un coup une sensation de grand repos comme +quelqu'un qu'on arracherait aux angoisses d'une lutte désespérée. + +J'entends d'une lutte physique. La sensation avait lieu _dans le corps_. +Elle était une détente des muscles et des nerfs. + +Je ne dormais pas, j'en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phénomène +s'est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de +s'écouler. + +J'analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n'en plus parler +jamais. + +Je répète en outre à Geoffroy de Roeux, mon seul ami, entre les mains de +qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont +l'ensemble formera mon histoire--ou mon testament,--je répète à Geoffroy +que j'ai conscience absolue de n'être pas fou. + +Le soir dont je parle, j'étais bien portant de corps. + +Par comparaison avec la misérable fièvre qui m'avait tenu depuis que +j'avais quitté Jeanne et sa mère, j'étais même très bien portant. + +Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu'à aucun autre +instant de cette terrible soirée. + +Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère _personnelle_ +les deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de +Jeanne elle-même ne m'affectait plus que d'une manière indirecte. + +Il en était de même pour la pensée de moi. + +Me fais-je bien comprendre? J'ai peur que non. J'y mets sans doute trop +de ménagements par la frayeur que j'ai de passer pour un homme en état +de démence. + +Et n'est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une +amitié que vous ne m'avez jamais jurée? + +Amitié si douteuse, mon Dieu! à mes propres yeux, que je n'ai pas encore +osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous seul! + +Ô Geoffroy! mon frère! mon espoir unique! si tu me manquais, tout me +manquerait! + +Si tu ne m'aimes pas encore comme il faut qu'on m'aime, tâche de +m'aimer. Je mérite d'être aimé autrement que les autres, puisque je +souffre plus que les autres. Je me dis: Il m'aimera quand il aura lu. Je +le crois, je le sais, j'en suis sûr. C'est ma foi et c'est mon salut. +Si tu venais vers moi! si je me réchauffais, serré contre ta +poitrine!... Pour toi, donc, je m'explique entièrement, pauvre créature +qui a honte d'elle-même. + +La pensée de Jeanne ne me blessait plus le coeur, parce que j'avais un +autre coeur. Je n'étais plus moi. J'étais un autre. Est-ce clair, à la +fin? + +Ah! je ne sais. Je désespère d'exprimer cela par des mots. Essaye de +comprendre, Geoffroy, je t'en prie, car c'est bien cela: j'étais un +autre. Un autre qui? Un autre moi. Je me sentais ému froidement, comme +si on m'eût raconté l'histoire d'autrui. + +Écoute bien: j'arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de +souffrir au premier degré, je n'avais plus qu'un reflet de souffrance. + +Ce reflet s'appelle la pitié. Eh bien, j'avais pitié, dans la mesure +ordinaire des âmes compatissantes, de deux pauvres enfants écrasés par +le malheur et qui s'aimaient saintement dans leur détresse. Le jeune +homme s'appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J'aurais voulu de tout +mon coeur les secourir. + +Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l'agonie d'amour, +j'éprouvais--et c'est là le repos dont je te parlais tout à +l'heure,--oui j'éprouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avoué +par Lucrèce, le poète des égoïsmes païens: + + _Suave_, _mari magno, turbantibus oequora ventis._ + _E terra magnum alterius spectare laborem._ + +Il est bon, il est doux, quand la tempête bouleverse la grande mer, de +contempler, à l'abri, sur la grève, la grande détresse d'un _autre_... + +L'autre, c'est le naufragé, luttant contre les flots. + +Il n'y a pas au monde une pensée plus désespérément odieuse. + +Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que +nous sommes, en courant à perte d'haleine, comme des chacals en chasse, +après les émotions tragiques. + +Oui, elle est vraie,--et je me complaisais dans le bien être de la +vision qui me montrait mon propre supplice, supporté par _un autre_. + +Tu verras plus tard, Geoffroy, où me conduisit l'étrange phénomène de +dédoublement qui se produisit en moi pour la première fois, ce jour-là. + +Aujourd'hui, j'ai tout dit. Je n'en puis plus. Il me semble que j'ai +soulevé une montagne. + + +Pièce numéro 17 + +(Écriture de Lucien Thibaut.) + +(Sans date, avec cette mention: _Pour Geoffroy_.) + +Je l'ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul. + +Hier encore, je souffrais cruellement, c'est vrai, mais j'étais si +heureux! Près d'elle, tout était oublié. + +Je ne la verrai plus. + +Te souviens-tu de notre haie où les chèvrefeuilles verdissaient déjà +au-dessus des ronces quand je vis ma petite Jeanne pour la première +fois? + +La haie a fleuri, puis elle s'est dépouillée pour refleurir encore. +C'était notre rendez-vous le plus cher. L'amour nous le consacrait, et +le printemps et tout un essaim de jeunes souvenirs. + +C'est là quelle m'avait dit: «Lucien», et que je lui avais répondu: +«Jeanne». + +Aucun autre aveu ne s'était échangé entre nous jamais, parce que nous +aimions comme le coeur bat, tout naturellement. C'était notre existence. +Nos âmes s'entendaient sans parler. Nous n'avions qu'une âme. + +Ce matin, je me suis trouvé seul sous le grand châtaignier. Hier, elle +m'avait dit: «On est bien qu'ici...» + +J'ai attendu. Les branches parfumaient le vent, qui les balançait +doucement. C'est bon d'attendre quand on sait que la bien aimée va +venir. + +Mais Jeanne ne venait pas et j'avais longtemps attendu. L'inquiétude m'a +pris. Notre chère malade était si faible hier au soir! + +J'ai franchi la haie. + +De là on voit toute la route. + +La route était déserte. + +Oh! Jeanne! Jeanne! Mon anxiété, à peine née, allait déjà grandissant. +Je me suis dirigé vers la petite maison. Les volets étaient fermés, la +porte aussi. Que voulait dire cela? + +Le souffle a manqué à ma poitrine. + +J'ai frappé, pas de réponse. + +Un paysan était à vanner du froment à cinquante pas de là, devant la +porte de la métairie. Comme j'allais frapper encore, il m'a crié: + +--Ce n'est pas la peine de cogner, il n'y a plus personne. + +Je restai là tout étourdi. + +C'était comme si j'eusse reçu un grand coup au-dedans de la poitrine. + +La métayère, cependant, était sortie sur le pas de sa porte à la voix du +vanneur. Elle m'appela, disant: + +--La pauvre dame a laissé quelque chose pour vous en partant. + +--Elles sont donc parties! m'écriai-je. + +--Oui, comme ça, de grand matin, dans une carriole. + +Et la dame était fièrement pâle. + +--Parties pour quel endroit? + +--Je ne sais pas. Voilà le paquet. Vous donnerez bien quelque chose pour +la peine. + +Je m'éloignai avant de rompre l'enveloppe. Je n'osais pas. J'attendis +plusieurs minutes. Le hasard avait dirigé mes pas vers notre haie, dont +le soleil chauffait maintenant les feuilles odorantes. Je m'assis ou +plutôt je tombai en gémissant à la place même où j'avais vu ma petite +Jeanne cueillir des primevères par ce beau soir de printemps.... + + +Pièce numéro 18 + +(Lettre de M. Ferrand, président du tribunal de première instance +d'Yvetot, écrite par un secrétaire, mais signée.) + +Yvetot. 6 mai 1865. + +_À Mme Veuve Péry de Marannes._ + +Madame. + +Je vous aurais évité un dérangement sans la multiplicité de mes +occupations. Vous voudrez donc bien m'excuser si, dans l'impossibilité +où je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer à mon cabinet +pour recevoir de moi une communication importante. + +Cette communication aura un caractère tout officieux. Elle n'entraînera +pour vous aucun désagrément. Il est, en effet, à espérer que vous +céderez à des conseils que mon âge et l'intérêt que je porte à mon jeune +collègue L. Thibaut m'autorisent à vous offrir. + +Veuillez agréer, Madame, mes hommages empressés. + + +Pièce numéro 18 bis + +(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.) + +Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste). + +_À Mme veuve Péry de Marannes._ + +Madame. + +Quoique n'ayant en aucune façon l'honneur de vous connaître +personnellement, je prends la liberté de m'adresser à vous pour vous +prier de mettre fin à une situation très pénible, et qui menace de +devenir dangereuse. + +Mon fils, M. L. Thibaut, juge au tribunal de première instance, n'a pas +de fortune patrimoniale, mais sa position lui permet de viser à un +mariage avantageux. + +J'ajoute que, jusqu'à présent, sa conduite exemplaire doublait les +chances qu'il peut avoir de s'établir honorablement. + +Il m'est revenu que des relations se sont nouées, depuis assez longtemps +déjà, entre mon fils et Mademoiselle votre fille, dont je ne veux dire +ici aucun mal, mais que je ne consentirai jamais, je vous le déclare +formellement, à accepter pour ma bru. + +Veuillez bien croire, Madame, que je n'ai pas la plus légère intention +de vous blesser; c'est pourquoi je me prive de toute espèce +d'explication. + +Notre respectable ami, M. le président Ferrand, dans un esprit de +dévouement pour nous et de conciliation à votre égard, se charge +d'éclaircir près de vous les points qui pourraient vous faire hésiter à +suivre la ligne de conduite que vous devez adopter désormais vis-à-vis +de mon fils. + +Je suis mère, Madame, j'accomplis mon devoir de mère. + +Indépendamment de ce fait, qu'une union entre deux jeunes gens également +dépourvus d'aisance est une immoralité, je prétends choisir celle qui +sera la soeur de mes filles. + +À cet égard, mon parti est irrévocablement pris. Je ne reculerai devant +rien pour sauvegarder l'avenir de mon fils, et s'il n'y avait pas +d'autre moyen, tenez-vous certaine de ceci: c'est que je n'hésiterai pas +à mettre ma malédiction entre lui et la folie qu'on le pousse à faire. + +Veuillez agréer, Madame, mes salutations empressées. + + +Pièce numéro 19 + +(Écrite et signée par Mme veuve Péry. _Aux soins de la fermière du +Bois-Biot, pour remettre à M. L. Thibaut._ Sans date. Ce devait être le +7 ou le 8 mai.) + +Adieu, mon cher enfant, les deux lettres ci-jointes vous donneront les +raisons de notre départ ou plutôt de notre fuite. + +On aurait pu, je le crois, user de moyens moins cruels envers nous, mais +n'oubliez pas ceci: la dureté apparente de Madame votre mère n'a d'autre +origine que son affection pour vous. N'essayez pas de nous retrouver. Ce +serait mal, et notre peine en serait aggravée. Entre vous et Jeanne ce +n'était qu'une tendresse d'enfants. Vous oublierez. Adieu. Soyez bien +heureux. + +_Note de Geoffroy_.--Au-dessous de la signature qui suivait cette +dernière ligne, il y avait encore une fois le mot: _Adieu._ Mais ce +n'était pas la même écriture, et la pauvre petite main de Jeanne avait +bien tremblé en le traçant. + + +Pièce numéro 20 + +(Écriture de Lucien Thibaut, très altéré, avec la mention: _Pour +Geoffroy_. Sans date.) + +Je viens d'être bien malade et pendant longtemps. Les médecins disent +que c'est une fièvre nerveuse. + +Cela fait souffrir beaucoup, mais les médecins se trompent. Ce ne sont +pas les nerfs qui souffrent dans cette fièvre-là. + +Jeanne! ma pauvre petite Jeanne! Voilà mon mal. Il est au coeur. Je +souffre de ne plus la voir, de me sentir séparé d'elle à jamais. + +Pas une lettre! pas un mot d'elle ni de sa mère! Je ne sais pas même où +elles sont. + +Sa mère disait: «Vous oublierez....» Si Jeanne allait m'oublier! Elle +est si jeune! et il y en aura tant pour lui parler d'amour. + +C'est pour le coup que je.... + +_Note de Geoffroy_.--Il y avait ici plusieurs lignes effacées, après +lesquelles le même numéro continuait: + +Se peut-il que ce bas monde contienne un homme si heureux que toi, +Geoffroy? me voilà tout ragaillardi. Je viens de recevoir une lettre de +toi. C'est de l'essence de gaieté. J'essaierai de la respirer quand je +serai trop triste. + +Autour de toi ce ne sont que sourires, joyeuses audaces, aimables +aventures. Du haut de tes succès il faut vraiment que tu aies de +l'affection pour moi puisque tu continues à m'écrire, à moi, obscur +robin que tu dois croire engourdi dans l'assouplissement provincial. + +Car tu ne sais même pas que je me sauve de l'engourdissement par le +martyre. + +Comme tu ris bien! de bon coeur et de tout! + +Moi, je ne ris plus jamais, Geoffroy, et pourtant, dans ta lettre, il y +a une chose qui m'a fait sourire, c'est le paragraphe où tu me reproches +mon silence. + +Mon silence! Je ne t'écris jamais, dis-tu? Malheureux! si tu recevais +tout d'un coup toutes les mains de papier que j'ai barbouillées à ton +intention! ce serait à submerger ta gaieté sous mes ennuis! + +Te souviens-tu? j'étais fort pour _tirer au mur à_ notre salle d'armes +du collège. Je me confesse au mur en me confessant à toi, qui ne +m'entends pas. Cela t'évite un chagrin, et pour moi, c'est peut-être +plus commode.... + +Je suis chez ma mère à la campagne, sur la route d'Yvetot à Lillebonne. +Mes deux soeurs se relaient auprès de mon chevet. + +Tout le monde ici est très bon pour moi, mais le genre de bonté qu'on me +témoigne implique un sentiment de protection. Dans ma famille, chacun +me protège, mes soeurs aussi bien que ma mère, et les domestiques s'en +mêlent à l'unanimité. + +Notre vieille cuisinière met du sucre dans mes plats comme si j'étais un +petit enfant. + +J'ai dû très certainement, à la suite du coup de massue qui me terrassa +à la ferme du Bois-Biot, donner quelques signes du mal mental auquel il +a été fait allusion. Pendant plusieurs jours, je suis resté sans +connaissance. + +On me cache ces défaillances de mon cerveau, on me dit que j'ai eu le +délire, mais j'ai conscience de m'être assis plusieurs fois moi-même à +mon propre chevet, analysant avec une curiosité froide les symptômes de +mon mal moral, me consolant, m'arraisonnant et me grondant.... Quittons +ce sujet qui me donne le vertige. + +On ne me cache pas tout, cependant. Ainsi, on me dit qu'en rentrant chez +moi, après cette journée qui me broya le coeur, je trouvai ma mère qui +m'attendait, et que je la maltraitai. Je n'en ai aucun souvenir, mais je +m'en repens sur parole. On m'a pardonné. + +On me dit aussi que j'envoyai des injures, avec un cartel en règle, à ce +bon M. Ferrand, le président du tribunal, qui me l'a pardonné également. + +Je lui sais gré de sa miséricorde, mais je ne me souviens ni du cartel +ni des injures. + +On me dit enfin que vers ce même temps, Olympe quitta Dieppe et le +cercle brillant dont elle est la lumière pour me servir de garde-malade. + +Le fait est que j'ai vaguement mémoire de l'avoir vue, plus belle que +jamais, assise au pied de mon lit. + +Il parait qu'elle a été bonne, empressée, ravissante de zèle charitable, +et même.... + +Je peux bien être franc, puisque ma lettre ira où les autres sont +allées: _au mur_. + +Il parait même qu'Olympe a été mieux encore que cela. + +Ma mère m'a avoué en grandissime confidence que Mme la marquise +daignait se souvenir de nos enfantines amours. + +Vois-tu cela? + +De leur côté, mes soeurs échangent des regards attendris quand on parle +d'Olympe. Célestine fait des allusions à la voiture de Mme la +marquise qui est un huit-ressorts, s'il vous plaît. Julie lève les yeux +au ciel et murmure des machines sentimentales. On ne me souffle plus +jamais mot ni de la longue Sidonie, ni de Maria plus rose que les roses, +ni d'Agathe, un peu déjetée, mais héritière. Si j'étais fat, je croirais +qu'il dépend de moi, dès à présent, de remplacer M. le marquis de +Chambray. + +Jeanne, ma jolie petite Jeanne! mon coeur chéri! Olympe est bien belle +et j'ai vu le temps où je ne plaçais rien au-dessus de la noblesse de +son âme. Mais maintenant, je t'aime, Jeanne, et je n'aimerai jamais que +toi! + + +Pièce numéro 21 + +(Note écrite au crayon par Lucien. Sans date.) + +Olympe est revenue à Yvetot. Je ne pense pas qu'il y ait ici-bas une +femme plus délicieusement belle. + +Beauté de marquise ou plutôt beauté de reine. Mes soeurs ont l'air +d'être ses sujettes. + +Serait-il vrai qu'elle pût m'aimer? Que m'importe? + +Maman me l'a dit positivement ce matin. Je n'y crois pas. Qu'y a-t-il de +commun entre ce rayon et mon ombre? + +Elle me parle peu. Je la trouve pâlie. + +Mme Péry est sa parente. Si elle pouvait me procurer des nouvelles de +Jeanne. + +Je l'interrogerai le plus adroitement que je pourrai.... + + +Pièce numéro 22 + +(Billet écrit et signé par M. le Dr Schontz. Tête de lettre imprimée +portant le nom du docteur et cette mention: _Spécialité pour les +affections pulmonaires.)_ + +Paris, le 24 juin 1865. + +_À M. L. Thibaut, juge, etc._ + +Monsieur, + +J'ai confessé une pauvre mourante qui va laisser après elle sur la terre +un ange abandonné. Je vous ai rencontré une fois à Paris, au temps où +vous et moi nous étions des étudiants, chez M. le baron de Marannes. Il +s'agit de sa veuve et de sa fille. On ne vous reproche rien, mais on +souffre et on se meurt. Votre présence ne sauverait pas la malade, +Monsieur, ma conscience, me force à l'avouer, mais la dernière heure +serait adoucie. Faites selon les conseils de votre honneur et de votre +coeur. + + +Pièce numéro 23 + +(Écriture de Mme la marquise de Chambray, hâtive et troublée, sans +date ni signature.) + +_À M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, rue Vivienne, à Paris._ + +Répondez courrier pour courrier. + +Je suis dans la banlieue d'Yvetot, chez Mme veuve Thibaut, dont le +fils très malade et _peut-être fou_, vient de s'enfuir. + +Il doit être à Paris. + +Je jurerais qu'il est à Paris. + +Trouvez-le sur-le-champ. + +Je dis: Coûte que coûte; trouvez-le, je le veux. + + +Pièce numéro 24 + +(Sans signature, mais écrit sur lettre à tête imprimée, ainsi conçue: +Cabinet de M. Louaisot de Méricourt, consultations, démarches, +renseignements, rue Vivienne, près du passage Colbert, Paris.) + +Cinq heures moins le quart (pas d'autre date). + +_À Mme la marquise de Chambray,_ etc. + +M. L. Thibaut, arrivé ce matin à Paris par train de onze heures. + +Descendu chez Mme veuve Péry (baronne de Marannes), rue de Verneuil, +31, à midi moins dix. + +Baronne décédée à quatre heures, soir. + + +Pièce numéro 25 + +(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.) + +Yvetot, 28 juin 1865. + +_À Mme la supérieure des dames de la Sainte-Espérance, à Paris._ + +Madame et chère mère, + +Vous qui savez consoler tous les deuils, voici une bonne oeuvre à +accomplir. + +Mlle Jeanne Péry de Marannes reste absolument seule après la mort de +sa mère à qui j'ai pu faire quelque bien en son vivant. Elle n'a plus +que moi de parente, et encore sommes-nous cousines si éloignées qu'il ne +faut point chercher là l'origine de l'intérêt que je lui porte. + +Vous m'avez appris, vénérable et chère mère, à secourir, autant qu'on le +peut, tous ceux qui souffrent, indistinctement. Je voudrais que Mlle +Péry pût trouver un asile et des consolations dans votre sainte maison, +au moins pendant les premiers instants de sa douleur, et je vous prie +d'être assez bonne pour envoyer une de vos respectables compagnes, rue +de Verneuil. 31, au domicile de feu Mme Péry. + +Vous donnerez à Mlle Jeanne une chambre convenable et la pension de +2e classe. + +Il est bien entendu qu'elle ne devra recevoir aucune visite, sinon des +personnes de notre sexe. Et encore, je m'en fie à votre discernement +pour choisir les visiteuses. + +Elle a le malheur d'être belle, et sa mère n'était pas une femme +prudente. + +Je m'engage à solder tous frais de quelque nature qu'ils soient, ayant +trait à la mission que je vous donne, sur simple note remise par vous, +et je vous prie bien d'agréer, Madame et chère mère, l'hommage de ma +respectueuse affection. + + +Pièce numéro 26 + +(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut) + +_À M. Lucien Thibaut, etc., à Paris_ Yvetot, + +3 juillet 65. + +Que fais-tu donc là-bas, à Paris, mon pauvre garçon? As-tu envie de me +faire mourir de chagrin! Ah! tu m'en as fait, tu m'en as fait depuis la +mort de ton père qui ne s'en privait pas non plus! j'entends de me faire +du chagrin. + +Voyons, te crois-tu un collégien en vacances? à ton âge! Qu'est-ce que +c'est que ces polissonneries-là? Tu vas perdre ta place, tout uniment, +et par conséquent, ta carrière. Veux-tu me faire mourir de chagrin? Je +l'ai déjà dit une fois. Tu me fais battre la breloque. + +M. le président Ferrand est venu voir si tu étais de retour. Voilà ses +propres paroles: «Si c'est comme ça que votre fils nous récompense de +son avancement sur place! Nous avons remué ciel et terre pour qu'il +monte juge, et il se comporte comme un paltoquet!» + +Que veux-tu que je lui réponde, à cet homme-là? Il est bon comme le bon +pain, mais on se lasse, à la fin des fins. Est-ce que je peux lui dire +dans le tuyau de l'oreille: «Mon garçon a un coup de marteau?».... + +Vois-tu, c'est tout bonnement terrible. Les mères sont trop +malheureuses. Quand tu auras été mis à pied, de quoi vivras-tu? Je +vendrai bien ma chemise pour toi, c'est sûr, mais on ne va pas loin avec +ça. + +Et M. Ferrand me le disait encore hier: «Qu'il ne se fie pas à +l'inamovibilité. Ça peut craquer.» Tu es bien coupable! + +Tes soeurs sont furieuses. Si tu n'avais pas notre Olympe pour te +défendre envers et contre tous, même contre moi, ces demoiselles +t'écriraient des lettres qui t'arracheraient les yeux de la tête. + +Quel ange que cette femme-là! J'entends notre Olympe, car Célestine et +Julie ne sont pas tout à fait des anges. + +Écoute donc! Les partis ne se présentent pas pour elles aussi nombreux +que les marguerites dans les prés. Et c'est toi qui en es la cause. + +Si tu t'étais marié avantageusement comme on t'en a donné les moyens, +leurs relations auraient doublé du coup, et leurs chances de se placer +aussi. Dame! elles comptaient là-dessus, les pauvres biches. Sais-tu que +Célestine va sur ses vingt-sept ans? ça commence à n'être plus si tendre +que du poulet. Le matin, quand elle n'est pas encore pomponnée, on ne +peut pas, avec la meilleure volonté du monde, la prendre pour un enfant. + +Les mères sont bien malheureuses! Tant pis si je l'ai déjà dit. + +Julie passera encore plus vite que sa soeur parce qu'elle a des idées +romanesques. Ça ride, à la longue. + +Voilà ou nous en sommes à cause de toi! + +Mais il ne s'agit pas de nous, mon pauvre innocent, les femmes, c'est +bon pour souffrir; il s'agit de toi, il ne s'agit que de toi. Quinze +jours d'absence sans congé pour une petite savoyarde qui n'a pas même +d'aisance! + +Tu crois peut-être qu'on ne sait pas ton histoire? Raye ça de tes +papiers. + +Là, tiens, ce n'est pas propre. Ah! mais non! + +Toi qui avais tant de conduite autrefois! M. Ferrand me le disait encore +avant-hier: «Pour avoir inventé la poudre, non! mais il ne faisait +jamais de grosses bévues, et quant à la conduite, un coeur!» + +Ah ça! nigaud, tu n'as donc pas un oeil de chaque côté de ton nez? Tu ne +vois donc rien! Célestine et Julie s'en rongent le bout des doigts +jusqu'au coude, et moi je dépéris, ma parole. Je sens que ça me conduit +au tombeau. + +Faudra-t-il qu'elle te fasse la cour? J'entends notre Olympe. Et chanter +des sérénades sous ta croisée, avec accompagnement de guitare? Ou +t'envoyer sa déclaration sur timbre par huissier? + +Ah! godiche! godiche! un brin de sultane comme ça! je l'ai vue +s'habiller l'autre soir, écoute... ma parole, tu me ferais dire des +choses qui ne sont pas convenables! + +Mais c'est aussi par trop fort de voir un grand benêt comme toi passer +devant le bonheur, les yeux tout larges, et ne pas seulement se douter +que la plus charmante femme du pays de Caux languit d'un penchant +qu'elle a pour lui! + +Je ne suis pas notaire, pas vrai, mais on peut évaluer, ça divertit +toujours. À combien la comptes-tu? Soixante mille? Et le pouce! Je vas +t'établir ça. + +Elle a tout le bien du marquis, tout, tout, tout! à la barbe des +collatéraux! Et je ne parle pas des millions du fournisseur dont on +cause par-dessus les moulins. C'est du roman, ça, le solide me suffit. + +Écris en haut cinquante mille. Et la plus-value des terres, encore: tu +peux bien mettre cinquante-cinq. + +Écris au-dessous dix mille pour ses biens à elle: ça fait déjà +soixante-cinq. + +Attends! la vieille cousine Bezuchon aurait bien pu se souvenir de moi, +c'est sûr, eh bien! non. L'eau va toujours à la rivière. C'est Olympe +qui a eu les oeillets salants de la cousine au Croisie: douze mille à +poser. + +En plus, l'oncle de ton ami Albert, le vieux Rochecotte du Havre avait +un faible pour Olympe--comme tout le monde parbleu! excepté toi--et il +lui a laissé un tout petit cadeau de 50 actions de la Banque de France. + +À 3.700 francs l'action, ça nous donne un capital de cent quatre-vingt +mille. + +Et les économies qu'elle doit faire tout en vivant comme une reine? + +As-tu su qu'elle a refusé Albert de Rochecotte? Et pourquoi? Albert est +un garçon de trente à quarante mille depuis la mort de son oncle. Julie +le trouve joliment bien. + +Imbécile! Voilà le mot lâché. Elle passe cent mille, j'en mettrais ma +main au feu! Et toi, tu n'as que ta toque. Si j'étais homme, je te +battrais comme plâtre. Tes soeurs, elles, n'y vont pas quatre chemins, +elles veulent te flanquer sur la gazette, aux annonces, comme un chien +perdu et te faire ramener par les gendarmes. + +Voyons, sois gentil, mon petit, ton paquet n'est pas long à faire, +reviens, je t'en prie. Ta créature ne peut pas être de moitié si jolie +que notre séraphin d'Olympe. + +Olympe! avec sa fortune! le ciel ouvert! et monsieur fait des façons! + +Si je l'ai dit, c'est bon, je le radote: les mères sont bien +malheureuses! + + +Pièce numéro 26 bis + +(Écrite et signée par la supérieure des Dames de la Sainte-Espérance.) + +Paris, ce 4 juillet 1865. + +_À Mme la marquise de Chambray, en son château, près et par Dieppe._ + +Ma chère fille, + +J'ai le regret de vous apprendre que votre charitable intention au sujet +de la demoiselle Jeanne Péry n'a pas eu le résultat qu'elle méritait et +que vous désiriez. + +Le nécessaire fut fait en temps pour prendre, rue de Verneuil, 31, et +amener dans notre maison cette jeune personne à laquelle vous aviez la +bonté de vous intéresser. + +On lui donna une chambre commode et bien aérée, avec vue sur les arbres +de l'enclos: elle eut la pension de deuxième classe à laquelle on ajouta +quelques douceurs et toutes les consolations imaginables. + +Je l'invitai même une fois, à cause de vous, chère fille, à ma modeste +table privée, avec les grandes pensionnaires du premier degré. + +Rien n'y a fait. Elle s'est tenue à l'écart pendant tout le temps de son +séjour, rebutant nos mères par son silence boudeur qui ressemblait peu, +en vérité, à la résignation chrétienne. + +Puis, le matin du septième jour, elle a pris la clé des champs. + +Elle était libre d'aller et de venir. Nous n'avions pas le droit de +fermer sur elle la grille du cloître. + +Je vous dirai, chère fille, qu'elle avait des lettres dans son tiroir. +Nous avons cru devoir en parcourir une ou deux. Elles étaient signées de +deux initiales L. T. et toutes remplies _d'amour pur, de jeunes rêves, +d'élans de l'âme_ et autres balivernes ridicules. + +Sa fuite ne nous a donc causé aucune surprise. + +Je vous rappelle les conditions de notre établissement: le mois commencé +est dû en entier, plus le service et quelques suppléments tels que ports +de lettres, visites de médecin, articles de pharmacie, bains, etc. + +Notre mère-économe a pris la liberté de tirer sur vous et la présente +vaut avis. + +Je suis, en J. C, ma chère fille, etc. + +_P. S._--Nous sommes toujours en pourparlers avec le vieux millionnaire +de la rue du Rocher, pour le terrain où doit être bâtie notre nouvelle +maison. Il possède des hectares dans Paris! Et au prix où il veut +vendre, nul ne saurait évaluer l'immensité de cette fortune. + +On dit que vous êtes sa parente; ma chère fille, ne pourriez-vous lui +écrire en notre faveur, faisant valoir avec votre tact précieux et votre +brillante intelligence, que nous sommes un établissement de bienfaisance +et que nos ressources sont bien bornées? + +Je ne sais ce qu'il faut croire sur l'origine peu honorable des grands +biens de ce vieillard, qui vit en dehors de l'Église, quoique séparé du +monde. + +Son nom est peu connu dans nos quartiers, bien qu'il y possède d'énormes +immeubles, mais son sobriquet, «le Fournisseur», est populaire par +l'envie et la haine qu'il inspire. + +Avec un pied dans la tombe, qu'a-t-il besoin d'augmenter encore ses +richesses? Parlez-lui pour nous. Ce qu'il lui faudrait ce sont des +prières. + +Vous, chère fille, vous sauriez sanctifier cette fortune si, comme on le +dit encore, elle vous venait en tout ou en partie par voie d'héritage. + + +Pièce numéro 27 + +(Anonyme. Écriture inconnue. Main de copiste. Sans date ni lieu de +départ.) + +_À M. L. Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot, Paris._ + +Ainsi finit l'histoire! La minette a sauté par la fenêtre de son couvent +et rôtit le balai quelque part dans le pays latin ou ailleurs. + +Naturellement, on vous accuse de l'avoir enlevée. + +C'est bien fait. Tout n'est pas bénéfice dans le métier d'amoureux, vous +verrez çà. + +Est-ce que vous n'êtes pas l'ami du nouvel héritier, Albert de +Rochecotte? Avertissez-le de faire attention aux petites pattes de sa +Dulcinée. + +Ces Fanchonnettes ont des griffes quelquefois. + + +Pièce numéro 28 + +(Écrite et signée par M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires.) Ce +mercredi (sans autre date). + +_À M. Lucien Thibaut, juge, etc._ + +Monsieur et cher compatriote, + +Je suis, comme vous, de cet excellent pays de Caux, qui peut passer pour +le jardin de la Normandie. + +Sans avoir l'honneur d'être personnellement connu de vous, j'ai nourri +des relations que j'oserais dire assez intimes avec plusieurs membres +de votre respectable famille. + +À ces titres, j'ose vous prier de m'accorder un rendez-vous +_d'affaires_, soit chez vous, soit à mon cabinet qui n'est pas sans +jouir d'une certaine notoriété dans la capitale (rue Vivienne, près du +passage Colbert, non loin du Palais-Royal). + +J'aurais à vous communiquer de vive voix des particularités concernant +deux personnes _dont l'une s'intéresse à vous et dont l'autre vous +intéresse._ + +Tout retard pourrait être fâcheux. + + +Pièce numéro 29 + +(Écriture de Lucien. Non signée et non datée.) + +Je ne sais pas si je suis éveillé. Je crois plutôt que je rêve. Ce qui +m'arrive est tellement étrange que je doute, même après avoir entendu et +vu. + +Geoffroy! Je suis bien sûr que tu te serais rendu, comme je l'ai fait, à +l'appel de ce M. Louaisot de Méricourt. Son nom ne m'était pas inconnu. +Il appartenait à une famille de notaires, établi à Méricourt, +arrondissement de Dieppe. On a beau se raisonner, ces rendez-vous +mystérieux, donnés par les gens d'affaires, ont quelque chose +d'irrésistible. + +Surtout quand le mystère est déjà entré dans notre vie par quelque porte +que ce soit. + +Or, le mystère m'enveloppe et déborde tout autour de moi. + +On y va toujours à ces rendez-vous qui sont des promesses ou des +menaces: J'y suis allé. + +C'est au cinquième étage d'une grande maison de la rue Vivienne, dont +les fenêtres, ouvertes sur le derrière, dominent le vitrage du passage +Colbert. + +J'ai été reçu par une grosse joufflue de servante, portant le costume de +chez nous, un peu amendé à la parisienne. Elle m'a toisé d'un regard +joyeusement effronté et m'a dit en balançant ses boucles d'oreilles d'or +en girandoles: + +--Comment vous va? C'est vous qu'êtes le gentil garçon de juge? Je vous +reconnais bien comme ça du premier coup, quoique je ne vous aie encore +jamais vu. Je n'aime pas beaucoup les juges, mais je raffole des +amoureux. Censé, le patron est à déjeuner chez Véfour; mais entrez tout +de même, vous l'attendrez dans sa chapelle. + +En parlant ainsi avec le pur accent d'Yvetot, elle m'avait pris par le +bras, sans façon, et me poussait à travers un salon, riche en poussière, +dont les meubles étaient dérangés à la diable. + +--C'est moi qui fais le ménage, reprit-elle avec son rire retentissant, +ça se voit, pas vrai? Farceur! + +Elle ouvrit une porte et m'en fit passer le seuil. + +--Voilà, continua-t-elle, c'est l'atelier, la fabrique et la renommée. +Voulez-vous un coup de sec? ou demi-sec? Vous aimez peut-être mieux le +tout doux? Il y a toujours de quoi dans l'armoire, au goût des messieurs +et des dames. + +Cette coquine, un peu trop mûre pourtant, était brutalement jolie avec +sa coiffe normande, surchargée de dentelles, et son jupon court. Elle +tourna la clé d'un placard pour y prendre sans doute du sec ou du +demi-sec, mais mon geste l'arrêta. + +--Bah! s'écria-t-elle en riant plus fort, pas même ce qui plaît aux +demoiselles? On nous avait bien dit que vous étiez un agneau. Alors +asseyez-vous et gobez le marmot en pensant à votre bergère. À vous +revoir. + +Elle sortit, claquant la porte à tour de bras. + +J'étais seul dans le cabinet de M. Louaisot de Méricourt; une grande +pièce basse d'étage, avec châssis régnants, chargés de casiers. Des deux +côtés de la cheminée qui supportait une vilaine pendule, il y avait deux +magnifiques consoles, genre Boule, avec bouquets de fleurs et de fruits +en pierres précieuses. + +Mais je ne remarquai point cela dans le premier moment parce que mon +attention fut tout de suite attirée vers un assez vaste bureau flanqué +d'un fauteuil de cuir, forme grenouille, sur lequel un véritable +fouillis de pièces de procédure et de dossiers s'éparpillait. + +Un mouvement venait de se produire sur ce bureau. Le vent de la porte +brusquement poussée par la Normande, avait soulevé une feuille de papier +blanc posée sur le devant de la tablette. + +Et la feuille, en s'envolant, avait découvert un agenda d'où sortait, en +manière de signet, un portrait-carte photographié. + +De la cheminée, près de laquelle j'étais, c'est à peine si on pouvait +distinguer la nature de ce dernier objet; encore bien moins était-il +possible de reconnaître la personne représentée. + +Je déclare même que je n'aurais pas su dire, en m'appuyant sur le seul +témoignage de mes yeux, si le portrait représentait un homme ou une +femme. + +Et cependant je m'élançai en avant avec un battement de coeur qui +faillit me jeter foudroyé sur le plancher. Je saisis l'agenda, j'en +arrachai la carte, et je reconnus, au travers d'un éblouissement, le +sourire bien aimé de ma petite Jeanne. + +Oui, de Jeanne que j'avais tourmentée tant de fois pour avoir son +portrait, et qui jamais ne me l'avait donné! + +L'instant d'auparavant j'aurais cru pouvoir affirmer que Jeanne n'avait +jamais posé devant un photographe. + +Mais c'était bien elle, vivante, on peut le dire, et parlante. + +Au dos de la carte où le nom du photographe avait été effacé par un +grattage, il y avait quelque chose d'écrit au crayon. + +Textuellement ceci: _En campagne, tout de suite! 3.000. C'est convenu._ + +Au moment où je déchiffrais ces mots bizarres il me semblait que +l'écriture ne m'en était pas inconnue, et qu'un nom allait me monter aux +lèvres. + +Mais le nom ne vint pas et le souvenir qui voulait naître s'évanouit, +chassé par le flot de pensées qui envahit tumultueusement mon cerveau. + +Le portrait de ma Jeanne chez cet homme! Comment? Pourquoi? + +Un signalement écrit peut s'obtenir sans le concours du modèle, mais un +portrait photographié--debout--éveillé, souriant! + +Je crus entendre un bruit de pas lointain encore, et je rouvris l'agenda +pour y replacer la carte. + +Involontairement, mes yeux tombèrent sur la dernière page à demi-remplie +hier et attendant les notes d'aujourd'hui. + +Mon nom écrit en toutes lettres arrêta mon regard. + +Le fait en lui-même ne pouvait m'étonner que médiocrement puisque +j'étais ici sur l'invitation du maître de l'agenda, mais mon nom était +accolé à un substantif qui me parut inexplicable. + +Il y avait, c'était la dernière ligne écrite: _Lucien +Thibaut.--Succession._ + +Et rien avant, rien après pour servir de clef à ce singulier rébus. + +Certes, ma succession ne devait pas être opulente, je vivais surtout des +émoluments de ma charge. + +Mais telle qu'elle était, ma succession, je ne la voyais pas encore +ouverte, et il pouvait m'étonner qu'on eût ainsi à s'en occuper chez les +gens d'affaires. + +Je n'ai pas besoin d'ajouter que cette surprise était bien loin de +m'impressionner comme la découverte du portrait qui me laissait sous le +coup d'un grand trouble. + +Seulement, cette surprise m'avait empêché de reposer l'agenda à la place +même où je l'avais pris et j'étais encore penché au-dessus du bureau +lorsqu'un bruit de porte qu'on ouvrait me redressa en sursaut. + +J'attendais ce bruit puisque je savais qu'on approchait, mais je +l'attendais derrière moi et du côté par où j'étais entré moi-même. + +Au contraire, il se produisait en face de moi, dans une lacune ménagée +sous le dernier étage des casiers, et que je n'avais point remarquée. + +Cette lacune servait au jeu d'une porte dérobée qui venait de rouler sur +ses gonds. + +En même temps, une voix de basse-taille fredonna sur un mode +sentimental: + + _Ah! vous dirai-je, maman_ + _Ce qui cause mon tourment...._ + +La chanson s'arrêta à ce deuxième vers, parce que le chanteur, dépassant +la baie de la petite porte, venait de m'apercevoir en flagrant délit +d'indiscrétion. + +Ma main tenait encore l'agenda accusateur. + +--Ah! ah! fit le nouvel arrivant, qui resta debout dans l'embrasure de +la porte. Tiens, tiens! Allons! exact au rendez-vous, mon cher +compatriote... car je suppose bien que vous êtes notre bon petit juge? + +Je ne me souviens pas d'avoir été jamais plus désagréablement attaqué. + +La voix de cet homme, qui était ronde pourtant et possédait un certain +caractère de bonhomie, ou plutôt de vulgaire franchise, me frappa, me +blessa comme un son connu et détesté. + +Ma mémoire, rapidement interrogée, m'affirma que nous nous rencontrions +pour la première fois. Je ne pouvais connaître ni sa voix, ni lui. Cette +assurance cependant ne diminua en rien mon irritation, et je fis un pas +en avant, la tête haute, pour demander avec sévérité: + +--S'il vous plaît, d'où vous vient ce portrait? + +Je pense que mon accent devait être plus que sévère, car le nouveau venu +recula. + +Mais ce fut l'affaire d'une seconde. L'instant d'après, il entra tout à +fait et repoussa très délibérément la porte derrière lui. + +--Allons, allons, me dit-il, en assurant d'un coup de doigt les lunettes +d'or, qu'il avait sur le nez, je ne déteste pas les questions. Nous +allons causer nous deux, mon prince, je vous ai fait venir pour cela; +causer de tout un peu, et causer encore d'autres choses. Mon temps vaut +cher, c'est vrai, mais vous le payerez son prix.... Dites donc, vous +permettez qu'on se mette à l'aise chez vous? + +Il appuya sur ce dernier mot avec une intention comique, mais sans +méchanceté. + +Moi, désormais, je gardais le silence, regrettant déjà mon apostrophe +imprudente qui allait mettre obstacle peut-être à l'explication +ardemment souhaitée. + +M. Louaisot de Méricourt, sans attendre ma réponse, dépouilla le paletot +noisette qu'il portait en surtout, malgré la chaleur, et m'apparut, vêtu +d'un gilet à manches, en tartan marron, d'une cravate blanche mal nouée +et d'un pantalon noir qui gardait de nombreuses traces de boue, en dépit +du beau fixe. + +Il avait sous ce pantalon de vastes bottes difformes, chaussant bien à +l'aise les pieds qu'on rêve au Juif-Errant, devenu facteur de la poste: +pieds montagneux, aux orteils pourvus de robustes oignons, les vrais +pieds du fantassin éternel! Il remarqua sans doute l'attention que +j'accordais à sa base, car il me dit en décrochant dans un coin une robe +de chambre à ramages. Patience et longueur de temps! j'éclabousserai les +autres, à mon tour. Je n'aime pas les brosses. Mon pantalon ne sera +propre que quand il roulera cabriolet. Il endossa sa robe de chambre et +revint vers moi en ajoutant: + +--Saperlotte! pas si agneau! Vous savez, Monsieur et cher compatriote, +je vous demandais tout à l'heure s'il était permis de se mettre à l'aise +_chez vous_, parce que je vous surprenais travaillant comme chez vous, +la main et le nez dans mes bibelots. Ce n'est pas un reproche. Je suis +le meilleur enfant de la Terre. Mais au lieu d'être un peu déconcerté et +de me dire avec politesse: «Pardonnez-moi, mon cher M. Louaisot de +Méricourt, si je touche à vos chiffons, c'est le hasard ou la +Providence, ou ci, ou ça», enfin un mot d'excuse, ah bien! ouiche! vous +haussez votre tête à cinquante centimètres au-dessus de vos épaules, et +vous me demandez malhonnêtement où j'ai volé ce qui est bien à moi.... +Pas si agneau qu'on me l'avait annoncé, Mylord! Saperlotte, pas si +agneau! + +Je balbutiai je ne sais quoi. Il se plongea dans son fauteuil de cuir, +et reprit bonnement: + +--Mettons ça dans le coin, contre la muraille et n'en parlons plus. Moi, +je n'ai rien à cacher. Je vous aurais montré de moi-même le petit +portrait, avec tout plein de plaisir. Pauvre chatte! un joli brin! J'ai +connu son papa. Quelle canaille! Ça vous rembrunit, mon juge? Dans le +coin! Je n'ai qu'une envie, c'est de vous plaire. + +Depuis qu'il était assis, je trouvais M. Louaisot de Méricourt tout +exigu. C'était, en vérité, un drôle de bonhomme, tout en jambes, avec un +buste court et replet, une tête qui hésitait entre l'épicier et le +pitre.--mais des yeux d'aigle! + +Ces yeux-là arrêtaient le rire que toute la personne de M. Louaisot +provoquait au premier aspect. Ils regardaient d'autorité, et parfois, +sous le verre de ses lunettes, on voyait fulgurer de véritables éclairs. + +--Monsieur, lui dis-je, désirant éviter tout cas de guerre, c'est bien, +en effet le hasard.... + +Il m'interrompit d'un coup sec de son couteau à papier dont il frappa +ma manche. + +Asseyez-vous, M. Thibaut, fit-il en changeant de ton, je vous tiens pour +incapable d'espionner les gens qui vous ouvrent leur cabinet. Nous +sommes destinés à nous entendre, c'est certain et nécessaire. Ce qui +mène tout chez moi, je suis bien aise de vous le dire, c'est la +conscience, jointe à la minutie dans la délicatesse. Je ne m'en vante +pas: la profession l'exige. Faites-moi l'honneur de vous asseoir. + +Je m'assis, il reprit: + +--Vous grillez pour l'histoire du petit portrait? Je conçois ça. La +jeunesse! J'en ai éprouvé, à l'âge voulu, les rêves et les douceurs. +Mais ça n'empêche pas la conscience. Sans elle, dans notre état, on +n'aurait pas de l'eau à boire. Authenticité des renseignements, minutie +des informations, délicatesse des rapports. Je ne parle pas même de la +discrétion: c'est l'air qu'on respire en ces lieux. Moi, j'appelle ça +travailler en artiste. + +Les avocats, mon cher Monsieur, les avoués, les notaires, c'est le vieux +monde. Il en faut pour donner des positions à un tas de fainéants. +D'ailleurs, en Angleterre, on a essayé de détruire les crapauds et il a +fallu en faire revenir de pleines cargaisons du continent. Historique. + +Ne détruisez rien de ce que la nature a créé: même les officiers +ministériels, voilà le fond de ma religion. + +Mais il ne faut pas non plus mettre les crapauds dans des cages, comme +des jolis oiseaux. Ils ne sont pas institués pour ça. Si vous soumettez +aux gens qui ont des diplômes, ou qui achètent leurs charges au marché +une difficulté,--une vraie difficulté comme celle qui menace de vous +étrangler, mon juge.--eh bien! autant vaudrait vous nouer un pavé à la +cravate pour piquer une tête du haut du parapet du Pont-Neuf! + +Ça nous ramène à nos moutons, j'ai le portrait de la belle enfant, là, +sur ma table, au milieu d'une multitude d'autres objets, parce qu'il y a +une personne, homme, femme, ou militaire, qui désire avoir son adresse, +soit à Paris, soit à la campagne.... + +--Et qui vous offre 3.000 francs pour cela! m'écriai-je avec toute mon +indignation revenue. + +--Juste! 3.000 francs comptant, de la main à la main. + +--Et vous l'avez cette adresse? + +M. Louaisot de Méricourt m'envoya un signe de tête plein de +bienveillance. + +--Jeunesse! fit-il d'un air attendri, je t'ai connue à l'époque! Mon +cabriolet, auquel il était fait allusion tout à l'heure, ne me rendra +pas, quand je l'aurai, tes agréables enivrements! + +Causons raison, voulez-vous? et ne lorgnez plus le portrait de la +minette, ou bien je causerais tout seul. + +Mon cher Monsieur, vous êtes, sans vous en douter, un de mes meilleurs +clients, et je tiens à vous montrer le bonhomme--moi s'entend--sous ses +aspects les plus flatteurs. + +Fin de l'escarmouche préliminaire: j'entre dans le vif. Attention! + +Prime, d'abord, M. Thibaut, je vous connais comme ma propre poche. C'est +un point à considérer puisque ça va vous éviter une confession toujours +pas mal ridicule. + +Je vous savais par coeur dès le temps du baron de Marannes avec qui il +m'est arrivé de faire, de ci, de là, quelque petite bricole d'affaire. +Bon diable. Pas de tenue. Il a fini comme ça se devait: ni mieux, ni +plus mal. Y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu des nouvelles de notre +ami Rochecotte?... + +Je répondis négativement. + +--Je pense à lui, reprit M. Louaisot, parce qu'il était de la bande du +baron, et aussi pour autre chose. Le voilà riche, ce bon grand Albert! +Plus riche qu'il ne croit. Avez-vous su qu'il avait des vues sur Mme +la marquise de Chambray? Oui? Et ça ne vous fait rien quand on chasse +sur vos terres?... Bien, bien! ne nous fâchons jamais. C'est vous qui +lui avez écrit une cocasse de lettre, l'année dernière, à ce bon Albert! + +L'étonnement me fit sauter sur mon siège. + +--La conscience, dit M. Louaisot, évidemment content de l'effet produit. +Faites-moi penser à vous reparler de ce pauvre Rochecotte, avant la fin +de notre conférence. Il lui est arrivé quelque chose. + +Quant à votre lettre, j'en ai fait mention pour que vous pussiez voir à +quel point je suis renseigné. Ah! Mylord, vous étiez déjà un jeune +magistrat bien embarrassé! Et j'aurais pu, dès lors, vous offrir tout un +bouquet d'informations. Mais regardez-moi. Est-ce que j'ai l'air de +celui qui court après les pratiques? + +Il se frotta les mains en clignant de l'oeil à mon adresse. Je gardai le +silence. + +--Vous me direz, reprit-il: «Si vous ne courez pas après la pratique, +mon cher M. Louaisot, pourquoi m'avez-vous écrit?» Ah! voilà! Ça fait +partie d'une règle de conduite: je cueille les poires de mon jardin +quand elles sont mûres. + +Il se mit à rire. Le rire éclairait ses traits vulgaires d'une lueur +qu'on pourrait qualifier d'ignoble. + +Mais son bel oeil flamboyait héroïquement derrière ses lunettes. + +--Après la conscience, reprit-il d'un ton de professeur, ce qu'il faut +dans notre état, c'est la décence. Pélagie vous aura +scandalisé.--Pélagie, c'est mon clerc, vous savez, la Cauchoise?--Elle a +une dégaine un peu folâtre, et je connais les divers sous-officiers +qu'elle fréquente pour le mauvais motif. Mais vous aurez beau regarder +dans une longue-vue, Monsieur, vous ne verrez rien si la lorgnette n'est +pas à votre point. Pélagie fait partie de la règle de conduite; elle a +sa raison d'être.... Je suis bête, moi! Je n'ai qu'à mettre un papier +dessus, parbleu! + +Il s'agissait de la photographie que je dévorais toujours des yeux, à +ce qu'il parait. + +M. Louaisot cacha ma pauvre petite Jeanne à l'aide d'une signification +sur timbre à laquelle était encore joint le protêt. + +Mon oeil, arrêté dans cette direction, reconnut, ou crut reconnaître, au +corps du billet, l'écriture de Mme Péry. + +M. Louaisot de Méricourt cligna encore de l'oeil et dit d'un air +aimable: + +--Comme vous voyez! profits et pertes! Sans me targuer d'être supérieur +à Saint Vincent de Paul, je n'ai jamais rien refusé à la veuve et à +l'orphelin, quand l'affaire offre quelques garanties. J'avais +confusément l'idée que vous feriez les fonds à l'échéance, mais Mme +Péry refusa _mordicus_ de s'adresser à vous. C'était une nature +insuffisante, sans aucune initiative.... Ne vous apitoyez pas sur mon +sort. L'effet est de 500 francs, sur lesquels j'ai fourni 75 francs écus +et 425 francs d'eau de Contrexeville en cruchons vernis. Je puis vous +affirmer qu'il sera soldé un jour ou l'autre, capital, intérêts et +frais, plus un pourboire.... Pélagie! + +La grosse gouvernante parut presque aussitôt, le nez et la coiffe au +vent. + +--Apporte-moi une croûte, lui dit M. Louaisot, et quelque chose avec, M. +le juge permet. Regarde bien M. le juge. Pélagie, il est de la maison. +Jamais, au grand jamais, entends-tu, tu ne lui refuseras ma porte,--à +moins que nous n'ayons mieux à faire. + +Pélagie exhiba ses trente-deux dents en un gros rire jovial et sortit. + +J'avais toujours les yeux fixés sur le pauvre billet de la morte. Je me +disais qu'on l'avait protesté peut-être au chevet de son agonie. Et il +recouvrait maintenant l'adoré sourire de ma Jeanne, perdue pour moi +peut-être à jamais. + +Pélagie apporta une assiette sur laquelle il y avait un bon morceau de +pain avec une tranche de rôti froid. + +--On n'a donc pas bien déjeuné, ce matin, chez Véfour? demanda-t-elle +d'un air effrontément candide. + +--Va voir de l'autre côté si j'y suis, toi! répondit M. Louaisot, la +bouche déjà pleine. Murons la vie privée, si nous ne voulons pas être +flanquée dehors, M. le juge est un jeune homme comme il faut, et tu lui +ferais croire que tu n'as pas été élevée aux Oiseaux! + +Pélagie montra pour la seconde fois ses dents d'une blancheur insolente, +et fourra ses mains dodues dans les poches de son tablier de soie. Ce +fut sa seule réponse, mais elle en valait bien une autre. M. Louaisot de +Méricourt, reprit quand elle fut sortie: + +--Excusez-la, M. Thibaut, elle sort de chez un conseiller d'État. Je +vous devais cette explication loyale. Où en étions-nous? Je vous disais +que vous étiez mon client sans vous en douter. Farceur! je crois au +contraire que vous vous en doutez supérieurement. Vous ne dites rien, +mais la langue vous démange de m'interroger, parce que vous savez de +science certaine que je peux vous apprendre un tas de machines. C'est +ici le magasin. + +Il s'interrompit pour prononcer d'un ton railleur cette phrase que +j'avais lu la veille dans une lettre anonyme. + +--_Tout n'est pas rose dans le métier d'amoureux._ + +Cela me fit relever la tête. Il me regardait fixement. Le rayon aigu de +sa prunelle m'entrait dans les yeux. Il reprit en baissant la voix: + +--Avez-vous lu dans les journaux la mort de ce pauvre Albert de +Rochecotte? + +Je crus avoir mal entendu. + +--Mort! Albert serait mort! m'écriai-je. + +--Bien, bien. Ce triste événement m'a aussi donné un coup. Je vous avais +dit que je vous reparlerais de lui avant de nous quitter, et peut-être +que ce fait divers ne sera dans votre journal que demain. Voilà: il +paraît que sa donzelle.... Comment l'appelez-vous? + +Je me souvenais du nom de Fanchette qui revenait si souvent dans les +lettres d'Albert. + +Je le balbutiai. J'étais atterré. + +M. Louaisot, tout en mangeant son rôti sous le pouce, tenait toujours +fixé sur moi son regard tranchant qui me blessait et m'inquiétait. + +Il me semblait deviner une menace dans ce regard. + +--C'est ça! fit-il avec un singulier sourire, méchant et bonhomme à la +fois, c'est parbleu bien ça! Fanchette!... Quoiqu'elle ait peut-être +encore un autre nom. Il s'arrêta. Évidemment son regard me provoquait. + +Je restai muet. J'étais frappé plus que je ne puis dire par l'annonce de +cette mort prématurée, à laquelle ma raison refusait d'ajouter foi. + +--Mais que nous importent les autres noms qu'elle peut avoir? poursuivit +M. Louaisot sans perdre un coup de dents. Celui de Fanchette suffit +amplement à caractériser la particulière. À bon entendeur, salut, M. +Thibaut! Donc, Fanchette, puisque Fanchette il y a, se mêlait d'être +jalouse. Ce n'est pas rare, et quand elles ne le sont pas elles font +semblant, c'est leur état. Or, ce pauvre Rochecotte s'était mis en tête +de faire une fin.... + +--On n'épouse pas Fanchette! murmurai-je involontairement, par souvenir +de la dernière lettre du pauvre Rochecotte. + +--Possible, me répondit M. Louaisot, mais alors Fanchette tue. + +Ce mot me mit tout debout sur mes pieds. M. Louaisot, me voyant ainsi +levé, me dit avec un geste courtois: + +--Ne vous dérangez donc pas, cher Monsieur. + +Mais je ne l'entendais pas. Je restais là tout étourdi. + +Après toi, Geoffroy, Rochecotte était celui de vous tous que j'aimais le +mieux. + +M. Louaisot de Méricourt quitta son pain et son rôti pour prendre sur la +table un paquet de lettres qu'il feuilleta avec son couteau à manger. + +--Fanchette tue, répéta-t-il, tout comme la balle d'un fusil ou le +boulet d'un canon. Il y a cent manières de tuer.... Est-ce que vous +n'aviez pas cher M. Thibaut, quelque engagement de jeunesse avec Mme +la marquise de Chambray? + +Je dus me redresser très haut, car il enfila aussitôt toute une série de +gestes qui valaient la plus éloquente apologie. Et cela ne l'empêcha +pas d'ajouter: + +--Vous comprenez bien qu'on me répond quand on veut. Je ne force +personne. Règle de conduite: quand je me permets d'interroger, c'est +toujours dans l'intérêt du client. Mettez, je vous prie, que je n'ai +rien dit, mon cher M. Thibaut.... Voici le fait-Paris en question. + +Il détacha une fiche de papier imprimé qu'on avait coupée dans un +journal et collée, avec deux pains à cacheter, à l'intérieur d'une +lettre. Il me la tendit au bout de son couteau. + +Le journal disait: + +Encore un assassinat! Hier soir, à dix heures, le pittoresque hameau du +Point-du-Jour, si connu de tous les amateurs de plaisirs champêtres, a +été effrayé par un tragique événement. + +Dans un cabinet particulier du restaurant: _les Tilleuls_, où se +réunissent d'ordinaire les joyeuses sociétés de promeneurs, un jeune +homme et une jeune femme s'étaient fait servir à dîner. + +Et tous deux, pendant le repas, au dire des garçons qui les ont servis, +avaient fait preuve d'une gaieté folle. + +Longtemps après qu'on leur eut monté le café, et quand le maître de +l'établissement s'étonnait déjà de ne plus rien entendre dans leur +cabinet, tout à l'heure si bruyant, une société qui occupait un salon +voisin put saisir quelques sons plaintifs. + +On essaya d'ouvrir la porte qui était fermée ou plutôt barricadée en +dedans et force fut d'envoyer chercher un serrurier qui ouvrit enfin. + +À l'intérieur, un spectacle horrible s'offrit aux yeux des assistants. + +Le jeune homme--M. A. de R... reconnu par le maître de l'établissement +pour un de ses clients habituels--était étendu sur le carreau et baigné +dans son sang. + +Il expira au bout de quelques secondes et ne put prononcer une seule +parole de révélation ou d'accusation. + +La jeune fille, elle, avait disparu; nul ne peut dire quand ni comment. + +Le maître de l'établissement dont elle était également connue la +désigne sous le nom de F.... + +On a trouvé parterre, auprès de la table--ceci n'est qu'un on-dit--un +mouchoir souillé de sang, ayant appartenu à la fille F... et un petit +étui ou paquet contenant une demi-douzaine de cartes photographiques qui +seraient des portraits de la même fille F.... + +M. A. de R..., venait de faire un héritage. Il était sur le point de se +marier. On attribue ce meurtre à la jalousie. La justice informe +activement.» + +C'était terriblement clair. J'allais pourtant exprimer un doute, fondé +sur ce fait que le journal ne donnait que des initiales, lorsque M. +Louaisot me tendit une seconde fiche plus étroite qu'il venait de +découper délicatement avec des ciseaux dans le corps même de sa lettre. + +Je lus ce qui suit: + +...Vous avez déjà deviné: R. désigne Rochecotte et F. Fanchette. Je le +sais d'une façon trop certaine. + +Ce que le journal ne dit pas, c'est que cette malheureuse a été vue par +un témoin sur le bord de la rivière, tout égarée et comme folle. + +Elle tenait encore à la main une paire de ciseaux tout sanglants.--Ce +serait avec des ciseaux que le meurtre aurait été commis!--Elle avait +les mains souillées de taches rouges et des cheveux, arrachés dans la +lutte, se collaient horriblement à ses doigts.... + +Les uns disent qu'elle s'est noyée entre le Point-du-Jour et le pont de +Grenelle, les autres, qu'elle est parvenue à s'évader...» + +Je restai muet de stupeur après cette lecture. + +M. Louaisot ayant achevé de dépêcher sa prébende, quitta son fauteuil et +alla ouvrir le placard contenant, au dire de Pélagie, ce qui plaît aux +messieurs, aux dames et aux demoiselles. Il en retira une bouteille de +vin entamée. + +--Un petit coup pour vous remettre le coeur? demanda-t-il avec sa bonne +humeur imperturbable. Sur mon geste de refus, il remplit un verre +jusqu'au bord et le huma sans se presser. + +Puis il vint se rasseoir vis-à-vis de moi et reprit en s'essuyant la +bouche: + +--Très malheureux, Monsieur et cher compatriote, je suis bien éloigné de +dire le contraire. Un charmant garçon, riche dès aujourd'hui, et qui +demain.... Mais bah! demain n'est à personne. Comprenez-vous maintenant +la vérité de ce que je vous disais sur le métier d'amoureux? + +Et se figure-t-on chose pareille? avec des ciseaux! Combien cette +Fanchette a-t-elle dû frapper de coups? dix, vingt, trente?... Mais, +après tout, des ciseaux, c'est une arme de pauvre fille. Les grandes +dames tuent autrement. J'en ai connu qui se servaient d'une épingle et +qui frappaient--plus de mille fois--droit au coeur! + +La profession a ses chagrins, mais elle est curieuse pour un +observateur. + +Le truc, mon cher Monsieur, c'est de savoir tout utiliser. Et, tenez, ce +vieux bébé de baron a tourné l'oeil en me devant 176 fr. 20 c.; c'est de +l'argent. Mais je lui pardonne, parce que, un beau jour de sa vie, ou +peut-être une belle nuit, il a fait une besogne qui me vaudra mon +cabriolet, et mon hôtel aussi, et mon château, et encore, vous allez +rire, ma place au palais Bourbon, car j'ai des idées de politique. Je +m'exprime élégamment, j'aime à discourir, et ça me chatouillerait assez +d'être appelé «l'honorable préopinant». + +Il s'arrêta et mit le poing sur la hanche pour ajouter: + +--Dites-donc, vous! aussi honorable que bien d'autres! La profession est +délicate, c'est sûr, mais louche-t-elle plus que le commerce à faux +poids et l'industrie frelatée, qui remplissent la chambre d'usuriers et +de faiseurs, gonflés, les uns et les autres, comme des sangsues après +leur dîner rouge?... Et on se relève, chez nous par la conscience! + +M. Louaisot enfla ses joues et fourra son pouce dans l'entournure de son +gilet, pour me regarder du haut de sa grandeur. + +En somme, où tendait tout cela? + +J'écoutais sans trop d'impatience ce débordement de paroles bavardes, +parce que j'y cherchais un sens qui n'était pas celui des mots +prononcés. + +Mon instinct me disait que, sous ces verbiages, se dissimulait un but +très habilement poursuivi. + +Dans toute la vérité du terme, je me sentais enveloppé par une menace +vague qui allait se resserrant sans cesse autour de moi. + +Une fois ou deux, la pensée me vint que j'avais affaire à un maniaque, +mais ce soupçon ne tint pas contre l'évidence qui naissait de mon +émotion même. + +Geoffroy, il faut me lire comme j'écoutais: entre les lignes et hors du +texte. C'est sérieux. Je dirai plus: c'est peut-être mortel. + +Il y a déjà du sang dans le passé, il y aura encore du sang dans +l'avenir. + +--Mon cher M. Thibaut, reprit Louaisot après un court silence, je vous +étonnerais si je vous disais depuis combien de temps j'ai l'avantage de +m'occuper de vous. M. Scribe a fait plus de cent comédies, c'était un +homme de talent, moi aussi,--et je n'en ai fait, qu'une. Jugez si elle +doit être bonne! + +Quand j'étais tout petit, là-bas, au pays, j'entendis raconter une fois +l'histoire d'un brave homme qui n'était pas cordonnier et qui vendit +300.000 paires de savates au gouvernement de l'empereur Napoléon 1er, +roi d'Italie et protecteur de la Confédération germanique. + +Napoléon n'est pas mon fétiche, à moi, j'aime mieux Franconi. + +Devine devinaille! Savez-vous pourquoi les gouvernements qui ont besoin +de chaussures frappent toujours à la porte des boutiques où il n'y a ni +cuir ni ligneul? Et de même pour le reste, achetant leur pain au +boucher, leur viande chez l'horloger et l'avoine de leurs chevaux aux +fabricants de corsets mécaniques? + +Dans l'histoire dont je vous parle, on voyait un bedeau de paroisse et +un facteur rural, qui vendirent au grand Napoléon trente-six charretées +de fusils. + +Le brave homme aux 300.000 paires de souliers était un maquignon de +Lillebonne qui avait un neveu, brosseur chez un capitaine, lequel +capitaine faisait la cour à une demoiselle qui connaissait une dame dont +la soeur avait une cousine. Comprenez-vous? La cousine était précisément +la tante d'un beau gars qui valsait bien. Et la femme de M. le +secrétaire général du ministère de la Guerre était folle de la valse. + +J'ai gazé l'anecdote à cause de vos moeurs. + +Voilà comment les choses se font: Mme la secrétaire générale donna la +fourniture au beau gars, qui la vendit à sa tante, qui la passa à la +cousine et ainsi de suite jusqu'à l'oncle du brosseur. + +Tout le long du chemin, la fourniture avait sué des pièces de cent sous. +Elle était maigre, maigre quand elle arriva au maquignon de Lillebonne. +S'il avait eu la bête d'idée de livrer des vrais souliers au +gouvernement, il aurait fondu son dernier sou. + +Mais c'était un fin finaud de Cauchois. Il se dit: Qu'est-ce que ça +fait? c'est pour des soldats! + +Et il acheta un plein magasin d'almanachs qu'il fourra dans les +semelles. + +Qui fut bien chaussé? ce fut le fournisseur. Quant aux soldats, ils +allèrent sur leurs plantes, dans la boue, jusqu'à Vienne ou jusqu'à +Moscou, je ne sais pas au juste. Et tout le monde fut content. + +Ça vous est égal, mon histoire? vous croyez ça? Peut-être que vous vous +trompez. Moi elle me donna la première idée de ma comédie. + +Et j'y pioche depuis le temps. + +De rien on ne peut rien faire, ça parait certain, mais il est également +positif qu'avec presque rien on peut faire beaucoup. Voyez les +almanachs, qui deviennent des semelles, portant les conquérants de +l'Europe! + +C'est affaire de soins, de peines, et la manière de s'en servir. + +Mon histoire, telle que je vous l'ai contée, a tué le pauvre jeune M. de +Rochecotte, à plus de soixante ans de distance. + +Et la petite photographie qui est là.... Mais n'embrouillons rien. +C'était pour réveiller votre attention, Monsieur et cher compatriote. +C'est fait. + +Nous en étions à ce qu'on peut tirer de presque rien. Dame! consultez la +nature. Le coq est dans l'oeuf, le chêne est dans le gland. + +On couve l'oeuf, on arrose le gland; l'affaire sort, on la nourrit, on +l'engraisse. + +Mais comment engraisser une affaire? Avec du foin? Non, avec de +l'esprit, de l'adresse--et de la conscience. + +J'en ai plein mes poches et encore au grenier. + +Aussi, mon affaire se porte comme le Pont-Neuf, M. Scribe en serait +jaloux.... + +Il reprit haleine. Je passai mon mouchoir sur mon front qui était baigné +de sueur. + +Pour tout autre ces choses eussent bourdonné à l'oreille comme un vain +son. Moi, j'en souffrais comme la souris que le chat pelote. + +J'aurais payé pour que la griffe jaillît enfin hors de cette patte de +velours. + +--Patience! fit M. Louaisot, avec son détestable sourire. Je ne dis rien +d'inutile, et nous en verrons le bout. L'origine de ma brillante +éducation fut donc l'anecdote des souliers militaires, fabriqués avec +des almanachs. Ils étaient, dans notre pays de Caux, cinq fournisseurs +de la même farine.... Mais vous transpirez trop, Monsieur et cher +compatriote. J'abrège. Arrivons au fait et parlons de vous. + +--Oui, parlons de moi, répétai-je machinalement, je vous en prie! + +C'était de ma part, un véritable cri de détresse. M. Louaisot me jeta un +regard de travers. + +--Ma parole, fit-il non sans dépit, je ne suis pourtant pas ici pour +m'amuser. Aviez-vous peur de me voir démonter pour vous toute ma +mécanique? Non pas, non pas, diable! + +Il ajouta en tirant sa montre: + +--J'ai d'autres clients que vous, mon cher Monsieur, entre autres la +personne qui offre trois mille francs pour la photographie. Elle paye +bien, et comptant. Je la sers pour son argent, ric à rac. Mais quant à +gâter le métier, jamais! Ce n'est pas mon tempérament. + +D'ailleurs, qui sait? Peut-être que j'ai une vieille dent de lait +contre cette personne-là. Et peut-être qu'au contraire je vous porte un +intérêt hors ligne. Pourquoi? parce que.... + +Voyons! si vous étiez l'affaire? + +--L'affaire? répétai-je encore, cherchant à lire dans le rayon qui +flambait dans ses yeux. + +--Oui, l'affaire! si vous étiez l'affaire, la propre affaire que je +nourris et que j'engraisse pour la vendre de mon mieux à la foire +prochaine? On a vu des choses plus étonnantes, Mylord! + +En foi de quoi, ne faites plus l'endormi, et ouvrez vos deux oreilles +toutes grandes.... + +Il changea de ton et poursuivit avec une emphase soudaine: + +--M. Thibaut, vous allez entrer, non, vous êtes entré déjà et jusqu'au +menton encore, dans une charade de tous les diables dont vous chercherez +le mot longtemps, longtemps. + +Quand vous trouverez le mot, si jamais vous mettez la main dessus, il +sera peut-être trop tard. + +En attendant, vous aurez des hauts et des bas, M. Thibaut. Au moment où +vous vous croirez mort, je vous enverrai du secours, par suite de +l'affection que vous avez su m'inspirer dans cette courte entrevue, ou +bien pour nourrir l'affaire, arrangez cela comme vous voudrez. + +Mais aussi, quand vous ouvrirez le bec pour crier victoire, boum! un +coup de canon! C'est moi qui tirerai sur vous à boulet rouge. + +L'affaire! Votre victoire tuerait l'affaire tout aussi bien que votre +mort. + +Pour le moment, vous êtes à la côte comme disent les marins, aussi je +vous tends la corde. Que souhaitez-vous, cher M. Thibaut? Je gage que +c'est la photographie. En vérité, ça n'en vaudrait pas la peine. Je +ferai mieux, je veux vous rendre l'original du portrait.... + +Je joignis les mains comme s'il m'eût ouvert le ciel. + +--Attendez donc! ajouta-t-il. Et ça se mêle d'être le collègue de M. +Ferrand! Voilà un compagnon dont la peau n'est pas transparente! +L'avez-vous regardé dans l'oeil?... Attendez donc! Que feriez-vous du +pauvre ange si les mêmes obstacles restaient dressés entre elle et vous? +Je ne fais rien à demi. En vous rendant l'original en question, je +prétends vous fournir les moyens de l'épouser bel et bien par-devant M. +le curé et par-devant M. le maire. + +Ma tête s'inclina sur ma poitrine. J'étais incapable de trouver une +parole. Mais des paroles, il en avait pour deux. + +--Vous croyez que je me moque de vous, jeunesse? reprit-il; vous avez +tort. Je n'ai jamais le temps de me moquer. Je possède un moyen certain +d'obtenir, par des voies de douceur, le consentement de cette farouche +Mme Thibaut. Je suis prêt à mettre ce moyen à votre disposition, et +ça ne vous coûtera que mille écus: juste le prix marqué par l'autre +client sur la photographie. + +--Je n'ai pas mille écus, murmurai-je. + +--On vous fera crédit, mon prince, dit-il en souriant. + +Puis il ajouta ces paroles étranges: + +--Voyez-vous, il ne faut jurer de rien. Vous êtes peut-être un +millionnaire, sans le savoir.... + + +Pièce numéro 29 bis + +(Écriture de Lucien. Suite du précédent.) + +On est venu me demander pendant que j'écrivais. Il m'a été remis un pli +jeté dans la boîte du concierge, et contenant une lettre ou plutôt un +fragment de lettre qui ajoute un point d'interrogation à tant d'autres. + +Tu le verras. Je continue tandis que j'ai la mémoire fraîche, désirant +terminer aujourd'hui même le récit de mon entrevue avec M. Louaisot. + +Cette phrase bizarre: _Vous êtes peut-être un millionnaire sans le +savoir,_ glissa sur mon entendement au milieu du flux des paroles dont +j'étais littéralement inondé. M. Louaisot poursuivit après une pause, +destinée sans doute à souligner son allusion à mes prétendus millions: + +--Vous n'avez pas, Monsieur et cher compatriote, à vous occuper des +réalités ou des rêves sur lesquels je pique mon hypothèque. Ça me +regarde exclusivement: Je suis majeur. Je prendrai votre promesse pour +bonne, voilà le fait. Pas d'écrit, pas de billet! à la normande! +Tapez-moi seulement dans le creux de la main. + +Il avança la sienne. Je la touchai du bout de mes doigts. + +Je n'espérais pas beaucoup sans doute du moyen mystérieux que M. +Louaisot mettait à ma disposition comme s'il eût été une bonne fée, mais +j'éprouvais une curiosité d'enfant. + +Je voudrais en vain le cacher, j'étais sous le coup de ce trouble qui +porte à admettre le merveilleux. + +Dans une certaine mesure, M. Louaisot, touchant le but qu'il visait, +avait réussi à me fasciner. + +--Tope! fit-il, marché conclu. Trois et trois font six, lié! c'est six +mille francs que je gratte, ce matin. Passons au moyen dont je vais +opérer loyalement la livraison. Vous n'avez pas plus de ruse qu'il ne +faut dans votre sac, mon cher Monsieur, mais vous êtes juge; après tout, +ça forme un jeune homme. + +Vous avez vu et entendu, sur le banc des accusés, des gaillards qui ont +le fil, sans compter les avocats: vous savez à peu près ce que parler +veut dire. + +Bon! Votre maman, qui est une respectable femme, veut faire votre +fortune par un mariage. Les mères ne sortent pas de là. Pour elles, +c'est le grand chemin. Et ici, la bonne dame est tout spécialement +servie par le hasard. Après avoir jeté ses plombs sur des goujons de +médiocre grosseur, Mlle Sidonie, Mlle Agathe, Mlle Maria... +vous voilà tout ébahi de me voir connaître ces noms-là. Mettez-vous donc +une bonne fois dans la tête que notre métier vit de conscience. + +Nos prospectus chantent: «Je sais tout, je sais tout, je sais tout!» Ce +serait donc manquer de conscience si la maison ignorait la moindre des +choses. + +Je reprends: La maman Thibaut, en lorgnant ce fretin, a cru voir tout +d'un coup qu'un bien autre poisson rôdait autour de sa nasse. + +Un superbe saumon, celui-là! saperlotte! le plus beau poisson du pays à +vingt lieues à la ronde! Mme la marquise de Chambray, la reine de la +localité, l'étoile de l'arrondissement, l'astre du département, et avec +ça le miroir de toutes les vertus, un phénix, quoi, une perle, un +trésor... je ne ris pas, au moins: c'est ma cliente. Me suivez-vous +bien, jeune homme?... + +Je fis un geste affirmatif. + +--Et vous ne vous offensez pas du ton léger que je prends, hein? On ne +peut pas toujours rester raides comme des bâtons. J'ai un fonds de +gaieté dans le caractère. «Voulez-vous bien me dire maintenant ce que +pouvait peser votre autre petite vis-à-vis de l'incomparable marquise? +Je parle de Jeanne Péry, la pauvre fillette. Vous savez mieux que +personne d'où elle sort. Et pour racheter sa naissance, elle n'a que les +dettes laissées par ses lamentables père et mère. + +--Mme Péry, voulus-je dire, était une femme.... + +--Parbleu! interrompit M. Louaisot, et M. Péry, un homme. Au point de +vue physiologique, il faut cette variété dans les sexes pour constituer +un ménage. + +Mais quel homme! et quelle femme! Votre fantaisie de grand enfant pour +l'héritière de ce couple, mon cher Monsieur, n'aurait pas même pu faire +tort à Mlle Maria, ni à Mlle Agathe, ni à Mlle Sidonie. Jugez +donc quand Mme votre maman l'a flanquée en balance avec la marquise +Olympe! + +Et encore, votre bonne mère avait à dire ceci: c'est que vous étiez +moins godiche dans votre jeune âge. La susdite marquise Olympe avait été +votre premier rêve. Ne rougissez pas: c'est un fait acquis à l'histoire +générale de notre époque. + +Bon! voici quelque chose de moins vraisemblable: de son côté, +l'éblouissante Olympe en tenait pour vous, mon prince. Sous quel +prétexte? Je n'explique pas, je constate. L'Amour a un bandeau dans la +mythologie, et d'ailleurs, en dehors de l'innocence incurable qui fait +le désespoir de vos proches, vous êtes diablement joli garçon! + +Enfin n'importe, ça y était: Cupidon l'avait piquée de ses flèches. On +pouvait donc chanter: affaire bâclée! et marchander la corbeille. + +Ah! bien, ouiche! pas du tout. Obstination inopinée de l'ancien agneau +qui tourne au bélier pour l'entêtement. L'agneau s'acharne après son +second rêve, le mauvais rêve, celui qui n'a pas le sou! + +Dame! maman se fâche, mais là, tout bleu! Les deux soeurs n'ont plus une +goutte de sang qui ne soit vinaigre.... Qu'est-ce que c'est Pélagie? + +La porte par où j'étais entré venait de s'ouvrir, et cette large fleur, +Pélagie, s'épanouissait sur le seuil. + +--C'est la dame, dit-elle. + +--Quelle dame? demanda M. Louaisot avec impatience. + +--Parbleu! répliqua Pélagie, la belle, donc! Celle du pays, et que vous +avez dit d'aller lui chercher des gâteaux jusque chez Félix, si elle +veut. + +M. Louaisot de Méricourt sourit d'un air discret et fin. + +--Emballe dans le boudoir, ma vieille, dit-il, donne le journal et prie +d'attendre. Sois polie, sois même prévenante, mais non pas jusqu'à +offrir l'absinthe. Et souviens-toi bien de ceci: le jeune seigneur ici +présent doit être traité en toutes circonstances avec les mêmes +ménagements. La dame et lui font la paire. Suppose que ma clientèle soit +un panier, ils sont le dessus de ma clientèle. Va! + +La Normande l'écoutait comme toujours d'un air moitié obéissant, moitié +goguenard. + +Quand elle eut refermé la porte, M. Louaisot reprit: + +--Concis et précis, voilà désormais le mot d'ordre. Je supprime toute +une série d'arguments intermédiaires, et je dis: nos prémisses étant +posées comme ci-dessus, il est clair que la maman vous ferait rôtir sur +le bûcher d'Abraham plutôt que de vous laisser convoler avec la +photographie. + +C'est certain, c'est net et plus évident que la lumière du jour. Et je +l'approuve, cette mère de famille. + +Mais si on démolissait les prémisses de fond en comble, de manière à +n'en pas conserver une miette, qu'arriverait-il? Veuillez me répondre. + +Je n'eus garde. Il continua: + +--Monsieur et cher compatriote, j'ai rencontré plus d'un modèle +d'ahurissement, mais d'aussi parfait que vous, jamais! J'ai peut-être +en tort de vous parler la langue des artistes et gens du monde. En bon +français d'Yvetot, voyons! Je suppose que Mme la marquise ne veuille +plus de vous? + +Je dus faire un mouvement, car il s'écria: + +--N'est-ce pas que c'est une idée? J'en ai comme ça par hasard d'assez +mignonnes. Il est manifeste que le refus de la belle Olympe arrangerait +déjà beaucoup nos affaires. Le gros poisson étant parti, on +recommencerait la pêche aux goujons. + +Mais c'est que notre pauvre photographie n'est même pas un goujon, +direz-vous? + +Elle n'est rien. Elle est moins que rien. + +Donc, le refus de la rayonnante Olympe n'aurait pour résultat immédiat +que de nous ramener à Mlle Sidonie, à Mlle Agathe et à Mlle +Maria. Est-ce que nous voulons? Non? Alors, creusons l'idée.... + +J'écoutais, pour le coup, de toutes mes oreilles. Cela mettait M. +Louaisot en bonne humeur, il continua: + +--Ma parole, il a l'air de comprendre, l'élève Thibaut! Je creuse: je +suppose que la situation monétaire de Mlle Jeanne vienne à +s'améliorer. Comment? Je vais vous étonner: par la resplendissante +Olympe elle-même. + +Vous faites la grimace, ça m'est égal. Quand on est en train de +supposer, il ne faut jamais s'arrêter à moitié route. Les frais sont +nuls. + +Je suppose donc que cette même radieuse Olympe, comparable à la +divinité, abaisse un regard plein de miséricorde sur la +photographie--qui est sa parente, vous savez, et qui pouvait avoir +quelques droits à l'héritage de feu le marquis. Eh! eh! pas si bête, ce +M. de Méricourt! je suppose, dis-je, que la dite Olympe ait l'idée, +spontanée ou suggérée, de prendre ladite photographie sous sa protection +majestueuse, de la relever par son contact purificateur, de la présenter +dans le monde.... + +--Assez! assez! balbutiai-je avec découragement. + +--Comment, assez! non pas, saperlotte! ce n'est pas assez, mon cher +Monsieur. + +--Vous me leurrez d'espérances impossibles! + +--Est-ce votre avis? Gardez-le pour vous. Personne ne vous a consulté, +pas vrai? Loin que ce soit assez, il faut encore qu'Olympe, déjà +plusieurs fois nommée, et image de la céleste Providence, après avoir +nettoyé notre ange, fournisse une jolie petite dot par-dessus le marché. + +Cette fois, je me levai indigné. M. Louaisot me saisit le poignet au +moment où je me dirigeais vers la porte. + +Cet homme a la force d'un boeuf. Je restai immobile comme si les deux +moitiés d'un étau s'étaient refermées sur mon bras. + +--Il le faut, il le faut, il le faut! répéta-t-il par trois fois. Non +pas seulement pour vous, mais pour moi, pour nourrir l'affaire qui est +en train de maigrir. Et d'ailleurs, croyez-moi, Mylord, l'auguste Olympe +doit bien ça à sa pauvre petite cousinette. Ce ne sera qu'un à +compte.... + +Mon regard l'interrogea. Il s'interrompit pour ajouter: + +--Ne tâchez jamais d'en savoir plus long que je n'en veux dire. C'est +inutile. Ne songez qu'à votre propre cas. Vous l'aimez ou vous ne +l'aimez pas, cette pauvre petiote.... + +--Jeanne! m'écriai-je. Si j'aime Jeanne!... + +--Bien, très bien! interrompit-il. Ça suffit, je n'en doute pas, et +c'est pour cela que je vous dis sans ménager mes expressions: Votre +hésitation est bête comme tout. Pendant que vous hésitez, qui sait si la +pauvre petite chérie est étendue bien à son aise sur un canapé +entièrement bourré de feuilles de roses? + +Eh! Biribi! vous ne songiez plus à cela!... + +Son terrible regard était sur moi. Il m'entra dans le coeur comme un +couteau. + +--Vous savez où elle est! prononçai-je avec effort. + +Il me regardait toujours. + +--Vous savez qu'elle souffre!... + +Il haussa les épaules. + +--Je sais tout, mon frère, prononça-t-il durement. La question n'est pas +là. Voici la question: je vous vends moyennant trois mille francs, un +moyen de forcer la marquise de Chambray.... + +--De forcer! répétai-je malgré moi. + +--Dame! écoutez donc, je ne suis pas sorcier au point de tordre une +volonté sans serrer un peu son poignet ou sa gorge. + +--Pour forcer, il faut menacer.... + +--À tous le moins, oui. Quelquefois, on est obligé d'exécuter la +menace. + +--Pour menacer, il faut savoir.... + +--Ça parait plausible, M. Thibaut. Aussi, je comptais vous apprendre.... + +--Et vous croyez que je voudrais pénétrer dans la vie d'une femme! +Acheter son secret! + +Je parlais avec une telle véhémence que ma voix se brisa dans ma gorge. + +M. Louaisot me contemplait avec un mépris qui allait jusqu'à +l'admiration. + +Il restait là devant moi sans parler. + +Enfin, de lui quelque chose remua. Ce fut sa main qui souleva +négligemment la pièce de procédure placée sur le portrait de Jeanne. + +Et il se mit à jouer avec la photographie, la faisant tourner et +retourner entre ses doigts. + +--Je vois mon cher M. Thibaut, reprit-il après un assez long silence, +que vous n'aimez pas cette enfant-là comme je le croyais. Ceci vous +regarde, et je ne vois plus, en définitive, pourquoi vous ne finiriez +pas par vous entendre avec Madame votre mère. + +Quant à moi vous me jugez mal parce que vous ne me connaissez pas. Dans +la profession, jamais on ne trahit un secret, c'est la règle de +conduite,--surtout pour trois mille misérables francs! + +Je puis avoir la fantaisie de vous servir. J'y puis avoir intérêt aussi. +Je peux encore, suivant le penchant de ma nature espiègle, ne pas +résister au plaisir de faire une niche à une belle dame qui m'a traité +quelquefois peut-être du haut de sa grandeur. «Mais elle est ma cliente. +Son secret, mon cher Monsieur, repose dans ma poitrine comme au fond +d'un cercueil. «Elle a plusieurs secrets, la magnifique créature, un +surtout, un gros. Vous le connaîtrez peut-être un jour, mais ce ne sera +pas par moi. + +Je nourris les affaires, je ne les étrangle pas. + +Finissons: vous m'avez acheté pour trois mille francs de marchandise, +reste à opérer la livraison. J'y procède. + +Il prit sur son bureau une feuille de papier à lettre et y traça +lestement une ligne,--une seule. + +--Maintenant, poursuivit-il en me tendant la feuille pliée en quatre, +vous ferez de ceci l'usage que bon vous semblera. Il vous est même +loisible de le jeter au feu sans l'ouvrir; vous ne m'en devrez pas moins +les trois mille francs convenus.... Je suis attendu par une dame, vous +ne m'en voudrez pas si je vous quitte. Au plaisir de vous revoir, mon +cher M. Thibaut. + +Comme je n'avais pas avancé la main pour prendre la feuille de papier +pliée en quatre, il la glissa sur mes genoux. Puis il me laissa seul. + + +Pièce numéro 30 + +(Écriture de Lucien, suite du précédent.) + +J'ai dormi, cela ne m'a pas reposé. J'ai la fièvre. + +Je devrais placer ici, dans mon dossier, des pièces, selon leur numéro +d'ordre, car elles me sont parvenues hier, mais j'aime mieux achever mon +récit sans le morceler. + +Quand M. Louaisot me quitta ainsi brusquement, je ne répondis pas à son +salut et ne songeai même point à me retirer. + +Tout ce qui m'avait été dit depuis deux grandes heures tourbillonnait +autour de ma cervelle. L'impression que me laissait l'ensemble de +l'entretien était menaçante à un point que je ne peux exprimer. + +Il me semblait que le regard affilé de cet homme pesait comme un +couperet sur mon front. Il y laissait une sensation de plaie vive. + +Je restais assis à la même place. J'avais encore sur mes genoux la +feuille pliée en quatre qu'il y avait posée. L'agenda, le protêt et la +photographie avaient disparu: M. Louaisot les avait serrés ensemble dans +un tiroir fermant à clé. + +Non seulement l'idée de prendre connaissance de l'écrit de M. Louaisot +ne m'était pas venue, mais je ne l'avais ni touché ni même regardé. + +Ce qui m'éveilla, ce fut la sonore chanson de la Normande qui avait +entonné le _Sire de Framboisy_ dans l'antichambre, en battant le +par-dessus de son maître, à grand fracas. + +Concurremment avec le chant de Pélagie, mon oreille perçut alors le +murmure d'une conversation vive et animée, mais qui très certainement +n'était pas une dispute. + +Elle ne ressemblait guère à mon entretien avec M. Louaisot: les +répliques allaient et venaient comme un feu croisé. + +Cette conversation ne se tenait point dans la pièce voisine. Je devais +être séparé des interlocuteurs par deux portes dont une restait +entrouverte. + +Je ne distinguais, bien entendu, aucune des paroles prononcées, mais le +timbre des voix m'arrivait assez net. + +Il y avait un homme et une femme. + +Je savais que la femme était Olympe bien que son nom n'eût point été +prononcé. La pensée d'Olympe me ramena au papier qui était sur mes +genoux. + +Je le pris. Je crois pouvoir affirmer que c'était pour le jeter au feu. + +Il n'y avait pas de feu dans la cheminée. + +En toute ma vie je n'avais jamais songé à Olympe sans éprouver un +sentiment d'admiration et de respect, auquel se mêlait une part de +sincère affection. + +Je la considérais comme une créature charmante, hautement accomplie, +bonne, spirituelle, heureuse autant qu'on peut l'être ici-bas et +méritant tout ce bonheur. + +Si quelque chose m'éloignait d'elle un peu c'était son incontestable +supériorité sur moi. Je me sentais, en vérité, par trop au-dessous +d'elle. + +Tu sais bien, Geoffroy, j'étais un garçon honorable, et je le suis +encore. Je crois que je le suis, malgré la conduite que je tins à dater +précisément de cette heure qui commença ma misère. + +Ma vraie misère, Geoffroy, car, avant cette heure, je ne faisais que +souffrir. + +Et depuis cette heure, le remords est dans ma souffrance. + +Le remords! Et pourquoi! Quel mal pouvait-il y avoir à déplier ce +papier? + +Ce sont bien là ces lâches questions qui entament un caractère! + +Je voudrais tout rejeter sur la maladie de mon cerveau; et peut-être en +aurais-je le droit, selon le monde, mais au-dedans de moi un reproche +s'élève que je ne puis pas étouffer. + +Geoffroy, j'ai mal fait.... + +Je vais te dire: mon regard était fixé sur le bureau, à la place même où +souriait naguère le portrait de ma pauvre petite Jeanne. + +J'entendis rire M. Louaisot, et Olympe éleva la voix comme pour +ordonner. + +Je savais que c'était elle qui avait offert trois mille francs à M. +Louaisot pour connaître la retraite de Jeanne. + +Je le savais, je le sentais: elle était l'ennemie de Jeanne. + +Après tout, ce n'était pas pour moi que je combattais. J'étais chargé de +défendre Jeanne. Sa mère m'avait appelé à son lit de mort. + +Et Jeanne avait-elle au monde un autre défenseur que moi? + +Ah! Geoffroy, Geoffroy, je plaide ma cause. Comment me jugeras-tu? + +Car j'ouvris le pli malgré mes mains qui tremblaient et malgré la voix +qui disait au-dedans de moi: tu fais mal. + +La ligne tracée par M. Louaisot était ainsi: _Dites-lui seulement: je +sais l'histoire du codicille...._ + +À peine mon regard eut-il effleuré ces mots que le papier, froissé avec +honte, puis déchiré en pièces, éparpillait ses morceaux sur le parquet. +Il eût fallut agir ainsi quelques secondes auparavant. Maintenant, il +était trop tard. On peut détruire la page dépositaire d'une pensée, on +ne peut pas détruire la pensée. + +J'avais lu. Les mots étaient imprimés dans mon souvenir. + +Ces mots insignifiants, ces mots, jetés peut-être au hasard, ils +vivaient désormais en moi, ineffaçables. + +Je _sais l'histoire du codicille_! c'était bien la forme consacrée du +talisman. Cela ressemblait au «Sésame, ouvre-toi» des contes arabes. Il +y avait là un mystère qui était une menace, une clé, une arme. + +La seule idée de me placer en face d'Olympe, l'amie de ma famille, la +compagne de mon enfance, avec cette arme dans la main, fit monter le +rouge de l'humiliation à mon front. Jamais, oh! certes, jamais je ne +devais me servir de cette arme! + +--Pardon, excuse, dit la haute et intelligible voix de Pélagie qui +venait de pousser la porte d'entrée d'un bon coup de pied, si ça ne vous +dérangeait pas dans vos patenôtres--car vous parlez tout seul et c'est +drôle, à votre âge--je balaierais à fond le bureau du patron. C'est mon +jour. + +Je pris mon chapeau avec précipitation. Pélagie était debout sur le +seuil, tenant son balai comme une lance. Elle s'effaça militairement +pour me laisser passer et me dit: + +--Alors, il n'y a rien pour le vent de la porte qui a dérangé le papier +placé sur le portrait de la petiote? + +Je m'arrêtai court, elle ajouta: + +--La princesse qui est là dans le boudoir ne viendrait jamais sans +cracher au bassinet. Ça se doit. + +Elle baisa en riant la pièce de monnaie que je lui mis dans la main. + +--Tenez, bel homme, me dit-elle, on s'intéresse à vous. Je mettrai ça de +côté comme un sou percé, parce que l'argent de joli garçon, ça porte +bonheur. Comme vous prendriez vos jambes à votre cou, si vous saviez ce +qui vous attend à votre hôtel! + + +Pièce numéro 31 + +(Charmante petite écriture de fillette. Signée «Jeanne» tout court.) + +_À M. Thibaut, juge, etc., à Yvetot:_ «Prière de faire suivre en cas +d'absence.» + +(Sans indication du lieu de départ.) + +7 juillet 1865. + +Monsieur et bon ami. + +J'espère que ma bien-aimée mère est heureuse aux pieds de Dieu, mais je +suis bien seule depuis qu'elle m'a quittée, et ses conseils me manquent +à ce point que je ne sais plus ni que dire, ni que faire. + +Peut-être m'aurait-elle blâmée de vous écrire, et pourtant votre nom +était sur ses lèvres, à l'heure où elle m'a dit au revoir pour un monde +meilleur, et je suis bien sûre de l'avoir entendu dans son dernier +baiser. + +Elle vous aimait tant! Je crois bien qu'elle ne sera pas fâchée contre +moi, si elle me voit. Elle avait confiance en vous et je ne peux guère +m'adresser à un autre que vous. + +Comment vais-je commencer, cependant? Je ne sais pas où je suis. Et +quelles paroles employer, puisque j'ai à vous dire que vous êtes la +cause bien innocente de ma captivité inexplicable! + +Je suis maintenant à peu près certaine que la lettre n'était pas de +vous: la lettre qui m'a mise hors du couvent de la Sainte-Espérance. De +qui est-elle? Ma mère avait des ennemis, puisqu'elle recevait des +lettres qui l'ont tuée. + +Mais je ne connaissais aucun de ces ennemis. + +Et la lettre ne peut être d'un ami, puisqu'elle n'est pas de vous. Je +l'ai gardée, je vous la montrerai, si je dois avoir jamais le bonheur de +vous revoir. + +Assurément, je n'aurais pas dû ajouter foi à cette lettre, ni surtout +obéir à ses prescriptions. Il y avait là-dedans trop de choses qui +n'étaient pas vous. + +Mais j'ai cru à ma joie, c'est ma joie qui m'a trompée. Ma joie m'avait +rendue folle. + +Est-ce qu'un pareil bonheur serait possible? + +Il est au-dessus de mes forces de vous répéter ce qu'il y avait dans +cette lettre, mais je dois vous dire, pour mon excuse, qu'elle me +parlait de Mme Thibaut, votre mère.... + +C'est ce nom respecté qui m'a décidée. + +Une fois décidée, j'ai accompli résolument tout ce que vous +m'ordonniez... tout ce que la lettre, du moins, m'ordonnait de faire. + +J'ai confiance en vous, Lucien, je ne crois qu'en vous ici-bas: comment +aurais-je pu désobéir à un ordre qui me venait de vous? + +Je ne me déplaisais pas tout à fait chez les Dames de la +Sainte-Espérance. Ce sont des personnes calmes et douces, un peu +froides, même un peu sévères, mais leur austérité convenait justement à +ma mortelle tristesse. + +Je ne me plaignais de rien, même au fond de mon coeur. Je vivais en +moi-même. J'étais avec ma mère--et avec vous. + +Je savais, on me l'avait dit tout de suite, que ma pension était payée +par ma cousine Olympe. Cela m'inspirait beaucoup de reconnaissance, et +peut-être aussi un peu de chagrin. Je ne pourrais expliquer ce dernier +sentiment que je me reprochais à moi-même. + +Maintenant, pour vous apprendre le reste, il faut bien que je fasse +comme si la lettre était de vous. Pardonnez-moi. Vous êtes la bonté même +et vous me jugerez sans rudesse. + +En quittant le couvent, je me suis rendue tout de suite à l'endroit que +vous m'aviez indiqué. Est-il besoin d'ajouter que vous n'y étiez pas? + +Mais il y avait quelqu'un à m'attendre. Je fus reçue par une femme jeune +encore, très forte de taille et d'un joyeux caractère qui se dit envoyée +par vous. + +Tout de suite, je me dis ce doit être une bonne fermière des environs +d'Yvetot. + +Elle portait le costume des Cauchoises. + +Je fus attristée par votre absence, mais rien de vous ne peut me +blesser. Je ne conservais encore aucun soupçon. Je pris mon repas avec +cette femme. Nos métayères mangent et boivent bien quand elles ont +l'occasion. Je ne m'étonnai ni de son appétit ni de sa soif. Après le +dîner, sa gaieté avait redoublé. Elle se mit à chanter des chansons qui +n'étaient pas toutes de Normandie. + +Je fus un peu choquée par certaines de ces chansons et aussi par +quelques plaisanteries. Elle le vit et me dit: + +--On est habitué au cidre chez nous, et peut-être que le vin de par ici +aura tapé sous ma coiffe. + +La chambre d'auberge était à deux lits. Elle ronfla dans l'un, je +veillai dans l'autre. + +Et quand je m'endormis, à la fin, je fis de beaux rêves. + +Le lendemain, en s'éveillant, elle mit sur mon lit des vêtements qui +n'étaient pas les miens, donnant pour prétexte que je devais éviter +d'être reconnue. + +C'était plausible. Les vêtements me semblaient pourtant d'une élégance +un peu trop parisienne. + +Dès que je fus habillée, nous sortîmes. Je lui demandai où nous allions; +elle me répondit: + +--Chez Nadar. Quand ma pauvre mère se promenait encore, j'avais regardé +souvent avec envie la devanture de ce palais, où travaille le célèbre +photographe. Je me souvenais du désir que vous aviez de posséder mon +portrait. Mais nous étions si pauvres! + +Quoique je n'eusse manifesté aucune surprise, la métayère me dit en +forme d'explication: + +--C'est la maman à M. Thibaut qui veut comme ça qu'on lui envoie par la +poste la frimousse de sa future belle-fille. Ma main a tremblé, Lucien, +en traçant ce dernier mot. + +La fermière l'avait prononcé avec un bon gros rire. + +Je posai en souriant, car je pensais à vous. Le premier cliché réussit. +Ce fut la fermière qui passa au bureau, et je n'entendis pas l'adresse +qu'elle donna pour qu'on y envoyât les épreuves. + +Je n'ai plus jamais entendu parler de cela. + +En sortant de chez Nadar, nous prîmes une voiture sur le boulevard, et +la métayère en ferma les stores, toujours par précaution, après avoir +parlé bas au cocher. + +Nous partîmes aussitôt et nous sortîmes de Paris. La voiture roula +plusieurs heures sans s'arrêter. Nous dînâmes dans un village. Quand la +fermière se fut «mis sa bouteille dans le coffre», comme elle disait, +elle redevint aussi gaie que la veille et me dit: + +--Tout ça finira joliment bien, vous verrez, mais M. Thibaut a des +mesures à prendre. On agit dans votre intérêt. Dormez tranquille. + +Et en effet, aussitôt remontée en voiture, je me sentis prise d'un +assoupissement irrésistible. J'avais mangé très peu pourtant, et c'est à +peine si le vin trempé d'eau de mon verre avait touché mes lèvres. + +Je dormis jusqu'à la nuit tombée, où il me sembla que nous entrions dans +une ville. Je voyais vaguement beaucoup de lumières et j'entendais les +roues sonner sur le pavé. + +À en juger par le temps qu'avait duré notre voyage, nous devions être +déjà bien éloignées de Paris. Je songeai à Rouen, qui est sur la route +de chez nous.... + +Je ne m'éveillai véritablement qu'après être sortie de la voiture. + +On m'avait portée dans une allée qui n'était pas large. Je voyais +beaucoup de clarté derrière moi: dans la rue, sans doute. + +Le trouble de mes sens était si complet que ce moment m'a laissé de très +vagues souvenirs. + +Un homme, qui n'était pas le cocher, aida la fermière à me faire monter +un escalier ciré et éclairé comme ceux de Paris. + +Une porte était toute ouverte au haut de l'escalier. Nous entrâmes, la +métayère, l'homme et moi. + +L'homme disparut à l'intérieur de la maison. Dans mes souvenirs, il est +vêtu d'une robe de chambre à ramages et porte des lunettes. Je ne l'ai +plus revu. + +Je fus tout de suite introduite par la métayère dans ma chambre +actuelle, que je n'ai point quittée depuis lors. + +C'est une cellule assez propre dont la petite fenêtre à jalousies ne +voit rien, sinon un coin du ciel, par-dessus des toitures et des tuyaux +de cheminée. + +En montant sur une chaise pour me pencher au-dessus de la garde en +treillage de fer qui coupe ma croisée à la hauteur de mon menton, j'ai +pu apercevoir, non pas une cour, mais un passage vitré qui s'illumine le +soir. + +La poussière, qui est collée en couche épaisse sur les vitres, m'empêche +de bien distinguer au travers, mais le soir, je vois passer des +quantités de silhouettes, et il me semble que ce doit être une galerie +comme celle des Panoramas. + +Je suis là depuis cinq longs jours. + +Il me serait impossible de vous indiquer où est située la maison; mais +j'ai abandonné l'idée de Rouen. Les bruits durent jusqu'à deux heures du +matin, et j'ai bien cru reconnaître le grand mouvement de Paris. Les +voitures roulent sans relâche. + +Une fois j'ai entendu de l'autre côté de ma porte la voix de basse +taille de l'homme qui a aidé la métayère à me faire monter; mais il a +passé sans entrer. + +Je suis servie par la métayère elle-même, que j'appelle toujours ainsi, +mais qui doit être une servante. Je ne vois qu'elle. + +Elle me parle encore de vous quelquefois, comme par manière d'acquit. Je +n'y crois plus. + +Je ne suis pas mal traitée, mais je suis prisonnière. Ce ne peut être +par votre ordre. + +Ma lettre n'a pas d'autre but que de vous informer de cette situation +extraordinaire. Si je parviens à vous la faire remettre, votre coeur +vous dictera la conduite à tenir. + +Mon moyen pour arriver là est bien chanceux. + +Ma lettre doit subir un examen préalable auquel j'ai consenti; je ne +puis rien vous dire de plus, sinon que je reste votre amie bien dévouée. + +_Note de Geoffroy_.--Le papier gardait en plusieurs endroits des traces +de larmes. À la signature qui ne portait que le nom de Jeanne, Lucien +avait ajouté de sa main: «Péry». + +Le numéro suivant avait cette mention, également de la main de Lucien: +«La présente pièce, qui est ma prétendue lettre, ne me fut remise que +plus tard et par Jeanne elle-même. C'est un faux.» + + +Pièce numéro 31 bis + +(Écriture imitant assez habilement celle de L. Thibaut. Signature du +même, également contrefaite.) + +Paris, 1er juillet 1865. + +_À Mlle Jeanne Péry de Marannes, pensionnaire, au couvent de la +Sainte-Espérance, en ville._ + +Mademoiselle, + +Dans les termes où nous sommes ensemble, je me crois autorisé à vous +écrire la présente. J'ai trop d'honnêteté pour saisir l'occasion de vous +y glisser un mot de tendresse, et vous me tiendrez bon compte de cette +réserve qui coûte à mon coeur. + +Voici l'exposé sincère de la question: Nous n'étions séparés que par les +préjugés de ma respectable mère, laquelle mettait obstacle à nos projets +d'union dans l'intérêt de mon avenir. + +Vous serez bien aise d'apprendre, Mademoiselle, que mes larmes et mes +prières ont enfin fléchi l'entêtement de cette tendre mère qui consent à +faire le bonheur de son fils. + +Si donc, comme je l'espère, vous êtes toujours, dans les mêmes +intentions qu'autrefois, Mademoiselle et chère fiancée, je vous prierais +instamment, aussitôt la présente reçue, de quitter la maison où vous +êtes pour le moment, et de venir me trouver à l'hôtel de Beauvais, rue +Legendre, aux Batignolles, où je vous attendrai demain, sur la brune. + +Une voiture vous conduira dans les bras de celle qui vous appellera +bientôt sa fille. + +Je ne vous en marque pas davantage pour le moment, car mon impatience +paralyse ma plume, et je me borne à vous exprimer que mon sentiment et +ma tendre affection ne font que croître naturellement par la +circonstance. + +Croyez-moi bien toujours, je vous prie. + +Votre fiancé fidèle, + +Lucien Thibaut. + +_P. S._--Veuillez ne pas vous étonner de quelques expressions échappées +à mon ardeur, et quant à la précaution de quitter le couvent +brusquement, sans rien dire à personne, croyez qu'elle est dans +l'intérêt bien entendu de votre sécurité, comme cela vous sera expliqué +au long, hôtel de Beauvais. + +_Ici, nouvelle mention de la main de Lucien:_ + +Jeanne était alors une véritable enfant, une pauvre chère enfant sans +défense ni expérience. Il n'y avait pas plus de quinze jours qu'elle +avait perdu son abri: l'aile de sa mère. Et, pourtant, je ne peux pas le +cacher: Au premier abord, je lui en voulus de s'être laissée prendre à +un piège aussi grossier. D'autant que, pour tomber dans ce piège, il lui +avait fallu me croire capable d'écrire une lettre pareille. + +La personne qui avait imité ma signature, me regardant comme un idiot, +avait cru faire preuve d'adresse en me prêtant ces platitudes. Mais +Jeanne!... + +_Autre mention, également de Lucien:_ + +Je place à cet ordre l'envoi que je reçus pendant que j'écrivais ma +dernière lettre à Geoffroy. J'en avais reculé le classement pour ne +point interrompre le récit de mon entrevue avec M. Louaisot de +Méricourt. + + +Pièce numéro 32 + +(Anonyme, écriture assez courante, inconnue, et ne ressemblant point aux +autres lettres sans signature. Seconde feuille d'une lettre pliée en +deux--la première feuille manque; papier froissé et maculé, mais très +beau. Aucune marque de lieu de départ, aucune adresse: un simple +fragment commençant au beau milieu d'une phrase:) + +...assez bien profité de vos leçons: J'écris maintenant aussi lestement +de la main gauche que de la main droite. + +Vous m'avez donné ce talent-là avec tous mes autres talents. Je vous +hais. Sans vous, j'aurais été ignorante et bonne. Si le monde pouvait +savoir que je possède, moi, et que vous m'avez donné, vous (!!!), des +talents de faussaire! + +Et tant d'autres habiletés redoutables! + +Vous voulez vous arrêter maintenant, vous dites que je vous traite en +esclave, vous parlez de mes exigences! Vous vous moquez, n'est-ce pas? +ou vous êtes fou. + +Vous arrêter! Avez-vous donc oublié l'histoire de cet homme qui avait +une jeune fille à sa garde, qui était presque son père, tant elle le +respectait pieusement, et qui entra une fois, la nuit, dans la chambre +de l'enfant?... + +Vous êtes le diable, mon bon. Vous n'aviez même pas d'amour! + +Il est vrai que vous donnâtes en échange à la jeune fille la science de +la vie magnifique et complète. Vous soulevâtes pour elle, vous +déchirâtes le voile qui recouvre les hypocrisies humaines. Ah! vous ne +gardâtes rien pour vous, j'en conviens. Ce fut à pleines mains que vous +versâtes dans ce coeur enfant le précieux poison de votre coeur vieilli. + +Avec la manière de l'employer, c'est encore vrai. + +L'enfant fut convertie à votre religion des apparences et des +convenances. Elle eut un sépulcre au-dedans de la poitrine, mais un +sépulcre blanchi. + +Et vous voulez vous arrêter! Pourquoi? un crime de plus, bien établi, +combiné selon l'art des philosophes, gâte-t-il la convenance ou +gêne-t-il l'apparence? + +Il me déplaît d'être la première dans un trou. Je veux Paris, mais non +pas pour y être la seconde. + +Partout la première! + +Combien faut-il pour payer cette place? Vous m'avez montré vous-même le +chemin où sont les richesses entassées. J'irai, je le veux. Le prix +qu'il faudra mettre, je le mettrai. + +Je serai reine, je jouirai un jour. Je m'ennuierai le lendemain +qu'importe! + +Venez me voir, il est temps. Hier, j'ai cru que mon coeur allait +ressusciter. + +Où conduit votre dogme, prêtre de Satan convenable? Je mourrai, vous +aussi, et après? Le néant? C'est vraisemblable, mais glacé. Je +m'ennuie.... + +Oui, j'ai revu ce pauvre garçon, candeur splendide! Je ne sais pas si je +l'aime; mais s'il m'aimait, je croirais en Dieu. + +Je ne puis me sauver de Dieu qu'en marchant; ne me dites jamais de +m'arrêter. Venez, je veux vous voir. + +Il y a une besogne horrible à faire et des apparences à mettre dessus. +Venez! + +_Note de Geoffroy_.--À cette feuille était collé un petit carré de +papier écolier, portant quelques lignes dont l'écriture rappelait celle +de deux ou trois lettres anonymes déjà lues. + +Il avait dû servir d'envoi à la pièce qui précède. Il était ainsi conçu: + + +Pièce numéro 32 bis + +(Sans mention d'aucune sorte.) + +Devine devinaille! + +Le mignon morceau qui précède était adressé au plus vénéré des hommes +par la plus respectée des femmes. + +Et jolie, et propre, et gantée! + +Où mettre le pied, dites donc, pour ne pas marcher sur les coquines et +les coquins? + +Devine devinaille! + +Ce morceau friand a été trouvé à Yvetot (Seine-Inférieure), patrie du +roi de ce nom, de M. Lucien Thibaut et d'autres personnages éminents, +dans le petit vestiaire où MM. les membres du tribunal de première +instance ont l'habitude de changer leur habit de ville contre la +toge--et réciproquement. + +Devine devinaille! + +Les juges apprennent, à l'usé, l'art de mettre en perce les problèmes +les plus impossibles. Vous êtes juge. Quel est celui de vos honorés +collègues qui a pu perdre ce chiffon-là? + +Allez-y, M. Thibaut. + +Devine devinaille! + + +Pièce numéro 33 + +(Écrite et signée par M. Ferrand, président du tribunal civil d'Yvetot.) + +_À M. Lucien Thibaut, juge, etc., à Paris._ + +Yvetot, 8 juillet 65. + +Mon cher et jeune collègue. + +Un peu jeune, en effet, décidément, à ce qu'il paraît. + +Que faites-vous à Paris? Rien de bon, répond votre chère mère. Vos +aimables soeurs, rectifiant l'appréciation maternelle, prétendent que +vous y faites beaucoup de mal, surtout à vous-même. + +Notre profession exige une tout autre tenue. Les plus fous d'entre nous +ont abandonné la vie de polichinelle en payant le dernier terme de leur +chambre d'étudiant. + +Notre esprit de corps est la gravité. + +Certes, je ne demande pas qu'un jeune magistrat s'enveloppe jusqu'au cou +dans un manteau de puritanisme, encore moins qu'il pousse l'affectation +de la vertu jusqu'à l'hypocrisie. + +Je hais l'hypocrisie. + +Mais il y a un milieu, et mon devoir est de vous dire que tout ce qui +porte la robe à Yvetot manifeste tout haut son étonnement de votre +absence prolongée. + +L'autre jour, M. Pivert, notre substitut--un garçon d'avenir, +celui-là,--demandait si quelque loi nouvelle, à lui inconnue, +autorisait ainsi les juges de première instance à faire l'école +buissonnière. + +Vous comprenez, je le suppose, mon jeune ami, que je prends avec vous ce +ton léger pour rendre la leçon moins amère. Je suis à cent lieues +d'avoir l'intention de vous désobliger. + +Cela va même si loin que je m'abstiendrai de vous dire quels +désagréments pourraient résulter pour vous d'une prolongation de séjour +à Paris, et je vous serre la main sans diminution aucune de +bienveillance ni d'amitié. + + +Pièce numéro 34 + +(Sur papier timbré. Extrait.) + +Copie d'une requête, à fin de perquisition, adressée par M. Lucien +Thibaut à MM. les président et juges du tribunal de première instance de +la Seine, fondée sur l'articulation de ce fait que la demoiselle +Jeanne-Marguerite-Marie Péry de Marannes, fille mineure, âgée de +dix-huit ans, serait retenue en charte privée et contre sa volonté, au +domicile du sieur Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, tenant bureau +de renseignements, rue Vivienne, passage Colbert, à Paris, lequel +Louaisot n'est ni le parent, ni le tuteur, ni le mandataire des parents +ou tuteur de ladite demoiselle Jeanne Péry.--Enregistré. + + +Pièce numéro 35 + +(Papier timbré. Extrait.) + +Mandat de perquisition aux fins de la requête ci-dessus, délivré à M. le +commissaire de police du quartier de la Bourse. + + +Pièce numéro 36 + +(Sur papier timbré. Extrait.) + +Copie du procès-verbal de la perquisition opérée par M. Blondet, +officier de paix, délégué par M. le commissaire de police du quartier de +la Bourse, au domicile sus-indiqué, constatant que ledit M. Blondet n'a +trouvé audit domicile ni la demoiselle Jeanne Péry, ni aucune trace de +son séjour ou passage. + + +Pièce numéro 36 bis + +(Annexé au précédent. Papier timbré. Extrait.) + +Protestation du sieur Louaisot de Méricourt, déclarant qu'il ne connaît +et n'a jamais connu la demoiselle Péry de Marannes +(Jeanne-Marguerite-Marie) et subsidiairement qu'il entend se pourvoir +par toutes voies de droit contre le requérant pour violation de +domicile. Enregistré. + + +Pièce numéro 37 + +(Anonyme. Écriture déguisée. Sans date ni autre indication.) + +_À M. L. Thibaut, juge en rupture de ban, à Paris_ + +_Parenthèse de la main de Lucien:_ + +Ce billet ne passa ni par les bureaux de la poste ni par la loge de mon +concierge. Il fut glissé le soir, très tard, dans le trou de ma serrure. + +Fichtre! fichtre! agneau que vous êtes, vous avez tapé joliment près du +rond! + +Il n'y avait pas un quart d'heure que la colombe était dénichée. J'en ai +encore la chair de poule! Ah! fichtre, Monsieur, nous l'avons échappé +belle! + +Voilà pourtant comme les plus jolies combinaisons peuvent être déjouées +par un coup de maladroit! Je ne me doutais pas que vous alliez vous +fendre à fond, et si j'ai avancé le départ de la minette, c'est que je +voulais aller dîner au Point-du-Jour, au restaurant de ce pauvre +Rochecotte, et peut-être avec la même Fanchette, car elle court encore +les champs. + +J'ai la faiblesse de croire mon cuir trop dur pour que de simples +ciseaux en puissent faire une écumoire. + +Si, cependant, vous aviez pu mettre la main sur la colombe, l'affaire, +vous savez, l'affaire, nourrie comme un boeuf gras, tombait du coup tête +première dans la rivière. + +Mais on ne vous en veut pas pour ça, jeunesse, bien au contraire, on est +content de vous: vous avez montré plus de décision et plus de tête qu'on +ne vous en supposait. Si vous alliez vous déboucher et devenir +quelqu'un? que payeriez-vous? + +Seulement, une autre fois, arrivez un quart d'heure plus tôt. + +Pour l'instant, c'est un coup raté. + +Voulez-vous un bon avis pour finir? + +Pas de scrupule ni de vaine faiblesse, croyez-moi. À la guerre, ceux qui +ne tuent pas sont tués. + +En avant deux et bonne chance! + +P. S.--Vous faut-il un petit _mémento_? Codicille! codicille! codicille! +ce mot est fée. + + +Pièce numéro 38 + +(De la main d'un écrivain public et signée d'une croix par François +Bochon, valet de chambre.) + +Yvetot, 12 juillet 1865. + +_À M. Lucien Thibaut, etc._ + +Celle-ci est pour faire savoir à Monsieur que la maison est en bon état, +et qu'il n'y a rien de nouveau, sinon que tout est sans dessus dessous +par cause de la prise qu'on a faite, dans l'enclos du Bois-Biot, de +l'assassine du pauvre M. de Rochecotte. + +Censé, je ne suis pas bien sûr qu'on l'ait prise tout à fait, mais +n'empêche, M. le président est malade d'une flexion qui le prit à jouer +le boston à la sous-préfecture, pleine de courants d'air, et l'autre +juge a sa dame prête d'accoucher, en mal d'enfants. + +Ça fait qu'on attend Monsieur ici, pour commencer ric à rac +l'instruction de l'assassine. + +Elle fait clabauder pas mal, j'entends l'absence de Monsieur. + +C'est jeune, j'entends l'assassine, et bien mignonne, à ce qu'on dit. +Quel dommage! moi je ne l'ai pas vue. Elle a pincé le portefeuille de +son jeune homme qui venait de toucher la succession de son oncle, un +joli lopin, ils disent ça. Ce n'était donc pas désintéressé de sa part. +Et puis en outre la mauvaise humeur qu'elle avait, qu'il allait se +marier en ville, pas avec elle. + +La chose s'est faite avec une paire de ciseaux, pas des grands ciseaux +de couturière, des ciseaux de dame ou de demoiselle, comme dans les +nécessaires, ça fait mal rien que d'y penser. + +Mlle Célestine et Mlle Julie sont venues hier avec la bonne; +qu'elles disaient ceci et ça au vis-à-vis de vous comme toujours, pas +mal aigre, et que vous finiriez bien par finir comme M. de Rochecotte, +avec votre démission comme déserteur, en plus sur le marché, n'ayant pas +par-devers vous un congé réglementaire. + +À part quoi, rien de nouveau, hormis la grosse cousine Pélagie Bochon +qui est venue au pays, le soir même de l'assassine. Toujours reluisante +et sur sa bouche. Elle est censé gouvernante ou autre à Paris, chez un +monsieur seul, pas loin du Palais-Royal, qui tient boutique +d'espionnages et cancans pour le commerce. + +Il y en a des métiers dans ce Paris! Elle dit comme ça, la cousine, +s'entend, que vous connaissez bien son maître et aussi l'assassine à M. +de Rochecotte. Mais c'est une langue, faut voir! Et des couleurs! + +En attendant le plaisir de revoir Monsieur.... + + + + +Récit intermédiaire de Geoffroy + + +À ce point de ma lecture, je me redressai en sursaut pour écouter ma +pendule qui grondait les douze coups de minuit. + +Les débris de mon pain à thé avaient bien un peu amusé ma fringale, mais +pour un instant seulement, et mon estomac recommençait à crier détresse. +Je n'avais plus que le temps si je voulais trouver un restaurant ouvert. + +Je repoussai donc brusquement mon dossier, car si j'avais eu le malheur +de jeter les yeux sur le numéro suivant, j'étais perdu. + +Je sentais cela. + +Pour une raison ou pour une autre, la lecture de ces pièces excitait en +moi une curiosité si vive et si pleine d'émotions, que je fus obligé de +faire un véritable effort pour les emprisonner dans un tiroir dont je +fermai la serrure à double tour. + +L'appel timide et si fréquent, fait dans ces pages à une amitié +d'enfance trop oubliée, m'avait plus d'une fois touché jusqu'à +l'angoisse. + +Mais à côté de cette impression virile où, Dieu merci, l'élément +cordial dominait et dont la vivacité croissante consolait mes scrupules, +il y avait la pure, la simple envie de savoir. + +L'énigme était posée devant moi dans des conditions imprévues. Elle me +provoquait hautement, brutalement. + +Une préoccupation me prenait d'assaut. Un besoin qui n'existait pas hier +forçait l'entrée de ma vie et y conquérait une place. + +Une place considérable, peut-être énorme. + +Je ne m'étais pas interrogé encore sur la question du temps que j'avais +à donner, ni de la brèche que je pouvais faire à mes travaux +professionnels, mais je sentais d'avance que ce devoir nouveau se +plaçait lui-même et d'autorité en première ligne. + +À quelque prix que ce fût, il me fallait faire honneur à la lettre de +change que mon pauvre Lucien tirait sur moi. + +Je suis de ceux qui n'ont pas des douzaines d'amis, ni même une +demi-douzaine. J'admire les larges coeurs, capables de contenir des +foules, mais je n'en voudrais pas pour amis. Cela sent l'auberge. + +Faut-il pousser plus loin ma confession? Pourquoi non, puisque +précisément je vais faire pénitence? Je n'avais jamais eu d'ami dans le +sens admirable que j'attache à ce mot. + +Eh bien! ce soir, j'avais un ami. Pour la première fois, mon coeur +battait largement à une pensée qui n'était ni d'ambition ni d'amour. + +C'est bien vrai, je me sentais vivre aujourd'hui autrement qu'hier. +Toute mon âme, emportée par un élan inconnu, allait vers ce pauvre être, +ce cher martyr, que j'avais laissé là-bas, à la maison de santé de +Belleville, seul, triste, navré, défiant du monde entier et peut-être de +moi-même. + +J'avais devant moi sa pâle figure si douce, si belle aussi, mais marquée +au coin d'une si terrible faiblesse, et d'où le malheur avait banni la +fierté. + +Je le voyais,--et je l'écoutais dans les lignes que je venais de lire. +Cette tendresse timide dont il avait si obstinément entouré mon souvenir +s'emparait de moi avec plus de puissance qu'une amitié hautement avouée. + +Elle avait deviné en moi, cette tendresse, des qualités que je ne +connaissais pas moi-même. + +Lucien s'était-il trompé dans ce rêve non exprimé, mais qui perçait à +chaque page de son récit: ce rêve d'un ami modèle--qui était +moi--vaillant, dévoué, prêt à tout, ne devant reculer devant rien? + +Hier, je ne sais pas. Aujourd'hui, non, Lucien ne s'était pas trompé. + +--Je suis tout cela! m'écriai-je en moi-même, ou du moins, tout cela, je +veux l'être, et je le serai! + +Ainsi, songeais-je en descendant l'escalier de mon entresol. + +Et en même temps tous les épisodes de mon étrange lecture passaient +tumultueusement devant mes yeux. + +Albert de Rochecotte avait été mon plus intime camarade. Au collège, +assurément, j'étais bien plus lié avec lui qu'avec Lucien. + +Je le revis jeune homme avec sa mine éveillée et si franche, sa petite +moustache effrontée, son rire communicatif et les grosses boucles +blondes qui dansaient sous sa casquette d'étudiant. + +Je n'avais pas ignoré sa mort prématurée, ni ce fait qu'il avait été +assassiné par sa maîtresse, mais je l'avais appris en Turquie, par une +lettre de ma mère. On comprend que les détails manquaient. + +Derrière la gaieté de Rochecotte, je revoyais aussi ce jeune, ce +délicieux sourire de fillette: «la photographie». + +Rochecotte n'avait pas connu Jeanne Péry. Ses lettres l'affirmaient. +Pourquoi ma pensée associait-elle d'une façon confuse Jeanne Péry et +Rochecotte? + +Et cette femme si belle, si triste qui m'était apparue pendant le +sommeil de Lucien, chez ce charlatan imbécile, le Dr Chapart?... + +Mais tout s'effaçait pour moi devant le personnage dominant de cette +comédie bourgeoise dont je n'avais vu représenter encore que les +premières scènes: M. Louaisot de Méricourt. + +Celui-là m'apparaissait comme une grosse araignée en embuscade au +centre de sa toile. + +Entre tous, celui-là irritait ma curiosité. Je le mettais même avant +Mme la marquise Olympe de Chambray, sa mystérieuse cliente que +certain fragment de lettre, adressée à je ne sais qui, et fournie au +dossier par Louaisot lui-même essayait de poser en soeur de +Méphistophélès. + +Au sujet de celle-là je réservais complètement mon appréciation jusqu'au +moment où je devais découvrir le diabolique professeur qui l'avait si +bien éduquée. + +D'ailleurs M. Louaisot de Méricourt avait des talents calligraphiques +qui me rendaient suspectes les pièces apportées par lui au débat. + +Mais lui-même, le nourrisseur d'affaires, je croyais le saisir +parfaitement de pied en cap. Il était le côté original, énigmatique de +ce prologue désordonné qui sollicitait ma pensée avec une âpreté inouïe. + +Jamais roman, jamais drame n'avaient fouetté plus énergiquement mon +imagination. Au fond, le motif en pouvait être bien simple: j'étais +acteur dans la pièce. + +L'émotion de mon _entrée_ me tenait. + +Je pris le boulevard pour gagner mon restaurant ordinaire, rue +Lepelletier. Dans ce court chemin, je ne rencontrai personne de +connaissance, quoique le trottoir fût encombré autant qu'en plein midi. + +Arrivé à la porte de mon restaurant, comme j'avançais la main pour +tourner le bouton, une voix de basse-taille dit auprès de moi. + +--Tiens! tiens! le nouveau client! votre serviteur, Monsieur, j'espère +que l'adresse fournie se sera trouvée exacte? + +Je me retournai. M. Louaisot de Méricourt était auprès de moi, un peu en +arrière, le chapeau à la main, en grande tenue de soirée et coiffé, ma +foi, par le perruquier. + +Quoique apprenti diplomate, j'avoue que mon premier mouvement fut de lui +fausser compagnie. Les gens de son espèce sont beaucoup plus répugnants +quand ils sont bien mis. + +Mais je me ravisai aussitôt, et je répondis poliment: + +--Très exacte, Monsieur, je vous remercie. + +Mon _entrée_ se faisait plus tôt que je ne l'avais pensé. + +Précisément à cette heure je quittais la coulisse et j'étais en scène. + +M. Louaisot reprit avec moins d'assurance: + +--Si je croyais ne pas être indiscret... j'attends ici la sortie de +l'Opéra, et l'idée m'était venue de m'offrir une bavaroise.... + +Mon regard se tourna pour la première fois vers la façade du théâtre où +le gaz des grandes solennités ruisselait encore malgré l'heure tardive. + +--C'est à cause de la représentation de Roger, me dit obligeamment M. +Louaisot. Leurs Majestés y sont, et tout Paris. Il y en a qui sont +revenus des bains de mer tout exprès. Vous avez manqué ça; je sais +pourquoi. Moi, j'avais ma stalle, mais dame, c'est trop long. Vous +savez, je ne peux pas tant m'amuser à la fois. Il y a 22.737 francs de +recette. Je néglige les centimes. On ne finira pas avant deux heures du +matin. + +--Entrons donc, fis-je en m'effaçant. + +Malgré sa belle tenue, il avait toujours ses grands souliers montueux, +et le bas de son pantalon noir gardait d'importantes marques de crotte. + +--Monsieur, répondit-il fort galamment, je n'en ferai rien. Veuillez +passer le premier. La clientèle avant tout! J'obéis et j'allai +m'asseoir à ma place habituelle, dans le premier salon, auprès de la +fenêtre qui regarde le théâtre. M. Louaisot de Méricourt s'assit en face +de moi, non sans m'en avoir demandé la permission. + +Je fis le menu de mon souper en homme affamé et pressé. M. Louaisot le +remarqua. Il me dit en pendant son chapeau à la patère. + +--Ça me prouve que vous n'avez pas encore achevé. + +--Achevé quoi? demandai-je. + +Il eut un sourire bienveillant et me répondit: + +--Monsieur, j'ai eu tout ça entre les mains avant vous. + +Comme je le regardais avec étonnement, il ajouta: + +--J'ai même fourni quelques papiers. Vous reconnaîtrez bien les pièces +qui viennent de chez moi. Ce sont les moins insignifiantes. + +--Mais les autres? + +--Monsieur, la cachette du pauvre garçon était bien naïve. Le Dr Chapart +est mon client quoique, moi, je me prive de ses bouteilles. + +Il s'assit et passa ses grosses mains dans la pommade de ses cheveux, +puis il dit encore: + +--Je ne prétends pas qu'il n'y a point au monde une personne--et +peut-être plusieurs--dont l'intérêt serait de détruire ce ramassis de +papiers, mais moi, je n'aime pas détruire. Tout sert.... Garçon, ma +bavaroise, quand vous aurez servi Monsieur, et mes trois petits pains. +Il reprit en se penchant au travers de la table et sur le ton de la +confidence la plus intime: + +--Le temps est de l'argent, Monsieur. Les Anglais comprennent cet adage, +et c'est ce qui place leur patrie à la tête des nations chrétiennes. Je +suis obligé de prendre ma nourriture à bâtons rompus. Il m'arrive +parfois de me comparer gaiement aux chevaux de fiacre, qui mangent +l'avoine dans un sac, suspendu à leur cou. Ça ne m'empêchera pas d'avoir +mon cabriolet, au contraire... je parie que vous avez trouvé dans le +dossier plus d'une allusion à mon cabriolet? + +--Plus d'une, répondis-je en souriant aussi bonnement que possible. Je +dévorais déjà ma première aile de poulet froid. + +Le garçon servit à M. Louaisot de Méricourt un large bol plein de +chocolat où les trois petits pains furent émiettés avec un soin +méthodique l'un après l'autre. + +--Le pauvre cher jeune homme, reprit-il, se moque de moi de son mieux +dans ces lettres qu'il accumule au lieu de les mettre à la poste. En +avez-vous reçu assez aujourd'hui, Monsieur! Il n'écrit pas encore trop +mal pour son état. Quant à moi, le fait est que mes pantalons sont doués +d'un talent extraordinaire pour attirer la crotte. J'en ai vu de tout +neufs qui arrivaient de chez le tailleur et qui se mouchetaient au mois +d'août, après six semaines de sécheresse. On ne va pas contre la +destinée. Hé! hé! mon cher Monsieur, vous voyez que je prends bien la +plaisanterie, et jamais un client n'a pu m'accuser d'être mauvais +coucheur. M. Lucien Thibaut est un client. Un bon! + +Il avala une pleine cuillerée de sa soupe au chocolat avec une +satisfaction évidente, et m'envoya par-dessus ses lunettes une de ces +flambantes oeillades qui donnaient à sa physionomie un caractère si +particulier. + +--Une drôle de macédoine, n'est-ce pas, reprit-il rondement, cette +aventure-là! Et embrouillée! Une vache, comme on dit, n'y reconnaîtrait +pas son veau. Eh bien, pas du tout! C'est clair, au fond, comme un petit +verre de genièvre. Seulement, il y a manière de poser la question, et le +pauvre diable n'est pas de première force aux dominos, quoiqu'il ait +porté la robe. Si Mme la marquise, la belle Olympe, comme notre +innocent l'appelle, se donnait la peine d'établir un petit résumé, ce +serait autrement fabriqué, je vous en signe mon mandat à vue! + +Il s'arrêta pour piquer ses lunettes d'un coup de doigt et ajouta en me +regardant amicalement: + +--Je parie que celle-là, vous ne seriez pas désolé du tout de faire sa +connaissance? Je mis encore toute la bonne grâce possible à confesser +qu'il avait deviné juste. + +--J'aime les bons enfants! s'écria-t-il. On me gagne tout de suite quand +on ne fait pas de manières. Où en êtes-vous? + +--De mon dépouillement? + +--Oui, répéta-t-il en ricanant, de votre dépouillement. + +--J'en suis à la lettre de François Bochon, le domestique. + +--Au n°38! fit-il. Allons, allons, ce n'est pas mal travaillé pour un +seul soir. Et commencez-vous à comprendre un peu? + +--Pas beaucoup. + +--J'aime la franchise. Vous avez bien dit ça: «Pas beaucoup!» Eh bien, +cher Monsieur, plus vous avancerez, moins ça se débrouillera. + +--Vraiment? + +--Oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous le spécifier: ça va toujours +en se brouillant. + +--Alors, je ne comprendrai jamais? + +--J'en ai peur... à moins, toutefois, que vous ne trouviez le dévidoir. + +--Quel dévidoir? demandai-je en cessant de manger. + +--Mon cher Monsieur, répliqua-t-il gravement, il n'y a pas d'écheveau +saccagé par les chats qu'on ne puisse démêler quand on a un outil avec +la manière de s'en servir. + +--Et vous avez le bon outil, vous, M. Louaisot? + +--C'est vraisemblable. + +--Avec la manière de s'en servir? + +--Peut-être. Il y a tant et tant de marchandises au fond de mes tiroirs! +Je n'ai pas besoin de vous dire, car vous l'avez bien vu, que je suis un +peu dans tout ça.... Pas comme vous le croyez! Non, non, non, non! +jamais je ne laisserai mon meilleur ami fourrer sa patte dans un trou +qui peut cacher une souricière. Et mon meilleur ami, c'est moi, +Monsieur! + +Il se redressa tout content de m'apprendre cette circonstance, et son +regard sollicita mon approbation. + +Je saluai. Il poursuivit: + +--Règle générale et de conduite: je reste sur le sentier battu, +bras-dessus bras-dessous avec ma conscience. Ne me cherchez jamais dans +les broussailles. Nous causons, pas vrai? J'ai déjà eu l'avantage de +vous dire que j'aurais pu jeter au feu tous ces papiers-là aussi +facilement que j'avale la dernière cuillerée de ma bavaroise. Pas si +bête! j'ajoute maintenant qu'ayant lu tout ce tohu-bohu depuis la +première ligne jusqu'à la dernière--la profession le veut,--je savais +parfaitement que le pauvre garçon vous appelait comme le Messie; +j'aurais donc pu, au choix, vous cacher son adresse que vous n'aviez su +découvrir nulle part, ou vous envoyer à Chaillot.... Est-ce vrai? + +--C'est très vrai. + +--Pourquoi faire? moi! gêner les clients! Allons donc! Vous me prenez +pour un autre! J'ai été enchanté de nouer des relations avec vous. Et +je vous dis du meilleur de mon coeur: donnez-vous la peine d'entrer dans +l'embrouillamini, M. Geoffroy de Roeux, il y a place pour tout le monde. +Vous êtes le bien venu. On vous attendait. Je vous ouvre les deux +battants de la porte. + +Il reprit haleine pour achever: + +--Cher Monsieur, voilà comme je suis. Vous savez mon mot: ça nourrit +l'affaire! + +Tout en parlant, il avait trouvé moyen de dépêcher superbement sa pâtée, +dont il ne restait plus trace au fond du bol. + +Et il souriait, et il clignait tour à tour des deux yeux, et il tapait +des petits coups triomphants sur ses lunettes d'or au travers +desquelles ses yeux jaillissaient en gerbes d'étincelles. En vérité, cet +homme-là ne pouvait être un gredin à la douzaine. Il grandissait +l'intrigue. + +Il attirait le regard vers le côté fantastique--le côté doré du drame. + +Dans les nuages, en effet, tout au fond du mystère, j'avais déjà deviné +la fatale influence de l'or qui est partout où il y a du sang. Et je me +rappelais la phrase que M. Louaisot lui-même avait laissé échapper en +parlant à Lucien: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir...» +M. Louaisot, comme s'il eût deviné ma pensée, reprit la parole en ces +termes: + +--Mon cher Monsieur, il y a de l'argent, un argent énorme! Je ne vais +pas vous mettre les points sur les i comme çà du premier coup, ni vous +verser dans le creux de la main le fond de ma boutique, mais s'il n'y +avait pas d'argent, est-ce que je serais là-dedans? + +Vous me demanderez peut-être: où est-il, l'argent? + +Ça, c'est de l'enfantillage, du moment que vous ne dites pas: «Je donne +tant pour la consultation.» + +L'argent est où il est, en dessus ou en dessous. Dans vos papiers, vous +allez entendre parler de tontine, d'héritage, tout ça est vrai,--mais +tout ça ne signifie rien. + +L'argent se pioche, Milord, on ne le cueille pas comme les roses. + +Ils m'amusent, ma parole! Et, tout en me laissant amuser, j'ai déjà +pêché quelques bagatelles agréables. J'ai des appointements fixes. Payés +par qui? Voilà. L'or qu'on attaque a bien le droit de se défendre. Les +assiégeants financent aussi. C'est la guerre à coups de pourboire. + +Mme la marquise a toujours la main au porte-monnaie. Quelle femme, +instruite, artiste, jolie, elle a tout pour elle.... + +Ici, M. Louaisot se baisa le bout des doigts pour ponctuer sa phrase, et +ses lunettes s'allumèrent. + +--Et riche! poursuivit-il. Mais il faut me comprendre, cher Monsieur, la +fortune que peut avoir celui-ci ou celle-là, ce n'est pas l'argent de +l'affaire. L'affaire a son argent à elle comme chaque arbre a son fruit. +La brave Mme Thibaut qui suppute l'avoir de chacun par livres, sous +et deniers évalue, je crois, la belle Olympe à 80.000 francs de rentes. +C'est aimable, mais il n'y a pas là de quoi donner des cabriolets à ses +pages. Nous avons mieux. + +J'ai eu aussi quelques émoluments de ce pauvre M. Thibaut; j'en ai pu +recevoir même de la gentille photographie, indirectement. Ne dédaignons +rien. Il n'y a pas jusqu'à vous, mon gentilhomme, qui ne m'ayez apporté +en hommages six beaux écus de cinq francs, sans compter le picotin de ma +mule. + +Et, soyez tranquille, entre nous deux ce n'est pas fini: vous m'en +apporterez bien d'autres! + +Il s'arrêta parce qu'il avait vu la fin de la corbeille de gâteaux qu'on +avait mise sur la table avec sa bavaroise. + +--Garçon, commanda-t-il, ma paillasse! + +--Mais pourquoi vous payerais-je un nouveau tribut? demandai-je. + +--Pour savoir, cher Monsieur, me répondit-il. + +Le garçon lui apporta «sa paillasse» qui consistait en un grand verre, à +demi plein de curaçao tout versé et une carafe de thé froid. + +--Pour savoir quoi? demandai-je encore. + +--Il y en a qui ajoutent un peu d'extrait de menthe, dit-il, au lieu de +me répondre, c'est la vraie mixture américaine: la menthe remplace le +thé. Les membres de _la Société Républicaine Nord et Sud contre l'usage +des Spiritueux_ n'ont pas d'autre tisane, mais moi, comme je ne suis pas +compagnon de la Tempérance, j'ai le droit de boire quelques gouttes +d'eau de temps en temps.... Pour savoir quoi? disiez-vous. Parbleu, ceci +ou ça: ce que vous aurez besoin d'apprendre. J'aurais écrit sur mon +enseigne: _résolveur_ de problèmes, si le mot était français. +Conscience, mon cher Monsieur, minutie dans les détails, possibilité de +répondre à toute question quelconque, tel est le prospectus d'une +profession dans laquelle le résultat à atteindre, c'est d'acquérir un +fil comparable à celui du meilleur rasoir anglais, sans jamais perdre la +candeur du lys de la vallée. + +Voici comme je m'exprimais l'autre soir en m'adressant à un fin finaud, +obtus comme ma pantoufle qui laissait percer une velléité de se moquer +de moi. C'était dans son intérêt, je lui disais: + +--N'essayez jamais de m'englober, bonhomme, c'est au-dessus de vos +moyens! Tempérament robuste, caractère gaillard, mouvements alertes, bon +pied, bon oeil, avancé, il est vrai, et même libéral en politique, mais +sachant respecter le sergent de ville dans l'exercice de son sacerdoce, +je suis l'image du Théâtre-Français, chantant ce beau vers, pour gagner +sa subvention: + +Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon sac! + +Comptez sur vos doigts, mon neveu, je n'ai ni volé, ni dessiné de +fausses signatures, ni frappé des pièces en étain,--encore moins +assassiné. Fi donc! au dix-neuvième siècle! Bon pour le Moyen âge. + +La loi, voilà ma passion. J'en dîne et j'en soupe, tant je l'aime! + +La loi ne défend pas d'engraisser un dindon, Monsieur. Et une affaire? +Pas davantage. Il faudrait aussi qu'elle fût toquée, la loi pour +empêcher un citoyen français de se laisser conter des anecdotes +attachantes. On m'en conte, je les collectionne, est-ce un attentat? +Mais alors que devient la liberté, soit des croyances, soit même des +entournures? Je me fais Patagon! Guerre aux tyrans! Pour un esclave +est-il quelque danger? à bas le gouvernement! aux armes! on assassine +nos bénéfices!... Ah! bigre, Monsieur, voilà le monde qui sort du +spectacle. + +M. Louaisot de Méricourt s'était sincèrement animé en parlant. Son nez +gesticulait et sa petite bouche s'ouvrait, ronde comme le bec d'un +oisillon qu'on pâte. L'idée de l'injustice atroce qu'on pourrait +commettre en ruinant son industrie, l'avait transporté d'une pieuse +fureur. + +Mais il s'apaisa comme il s'était monté à la minute. + +Sa paillasse était consommée, et le mouvement de sortie commençait sous +le péristyle de l'Opéra. + +--Une soupe au lait, Monsieur, dit-il en tapant la garniture de son +porte-monnaie contre la table pour appeler le garçon; je ne connais pas +d'autre image pour symboliser ma nature. Je m'enlève, je retombe, pas +plus de fiel qu'un enfant. J'espère que vous me pardonnez? + +--De tout mon coeur! + +--J'ai l'honneur de vous remercier. Enchanté d'avoir passé quelques +instants avec vous. Je vais avoir le regret de prendre congé parce que +je dois reconduire une petite dame. + +Je crus voir qu'il se rengorgeait un peu en prononçant ces derniers +mots. Il paya le garçon et jeta un coup d'oeil à la glace qui lui +renvoya son sourire éminemment satisfait. + +--Cher Monsieur, reprit-il, maintenant achevez votre lecture tout à +votre aise. Après tout, ce fatras propose un rébus assez piquant pour un +amateur. Quand vous aurez fini, si vous croyez avoir besoin de mon +expérience, vous savez mon adresse. Ma collection de petites histoires +est entièrement à votre service. + +J'étais en train de le remercier poliment, lorsque la surprise +m'arracha un cri qui le fit changer de couleur, deux fois dans une +seconde. + +--Je suis nerveux comme une douairière... balbutia-t-il en manière +d'explication. + +Mais je ne songeais guère à ses nerfs, ni à son trouble, quoiqu'il eût +véritablement fait un saut de côté comme un homme à qui on aurait mis un +revolver sous le nez. + +Je venais d'apercevoir, par la fenêtre, au haut du perron de l'Opéra, +cette jeune femme si belle et si triste que j'avais vue, le matin même +dans la chambre de Lucien. + +Celle qui guettait son sommeil pour entrouvrir une porte et glisser un +regard; celle qui m'avait dit avec une si douloureuse mélancolie: «Il +n'aurait pas de plaisir à me voir.» + +Elle donnait le bras à un homme entre deux âges, grave d'apparence et +portant haut. La figure de cet homme était régulière; le dessin de ses +traits, nettement et finement sculptés avait de la noblesse et sa taille +imposait quoiqu'elle ne fût pas beaucoup au-dessus du niveau ordinaire. +Ses cheveux bouclés avaient ce gris uniforme et brillant qui est presque +une parure. + +Son habit noir, ample comme il convenait à l'âge qu'il montrait, me +sauta aux yeux par sa remarquable élégance: élégance simple, presque +austère et qui venait peut-être uniquement de la façon dont il était +porté. + +Sa boutonnière avait la rosette de la Légion d'honneur qui est la même +en tenue de ville, pour les simples officiers, pour les commandeurs et +pour les grands-officiers. Il y a d'ailleurs une foule de gens, décorés +par le roi de Barataria, qui s'émaillent de fleurs à peu près +semblables: Cela ne dit donc rien. Mais cela disait sur la poitrine de +cet homme. + +Évidemment, il aurait pu être le père de la femme charmante qui +s'appuyait à son bras, et pourtant, l'idée ne venait point qu'il pût +être son père. Il n'avait pas l'air d'un mari. + +Cette dernière phrase peut sembler ridicule, mais elle dit mon +impression. + +Je me souviens que mon regard resta fixé sur ce visage blanc, mais +d'une belle blancheur de marbre, dont l'expression me frappa comme un +point d'interrogation. Je me demandai: est-ce un homme d'État? est-ce un +penseur? Pour moi, ce ne pouvait être le premier venu, prince des +affaires ou de la propriété. La lumière du gaz glissait sur ses traits +pour éclairer en plein ceux de sa compagne, qui me parut plus +splendidement belle encore que le matin. Ils étaient arrêtés, attendant +sans doute leur voiture. Ils ne se parlaient pas. + +M. Louaisot de Méricourt, cependant, s'était remis, parce que son regard +ayant suivi la direction du mien, il avait découvert le motif de mon +exclamation. J'avoue que je ne m'étonnais pas du tout d'avoir à le +ranger dans la catégorie des gens qui ont comme cela des alertes. Il +parlait si souvent de conscience! + +--C'est bête, les nerfs, dit-il encore, les miens surtout, un rien les +met en danse; ça vous étonne donc de la rencontrer ici? + +--De qui parlez-vous? demandai-je. + +--Mais... ah ça! vous ne la connaissez peut-être pas! Allez-vous jouer +au fin avec ce bon M. Louaisot de Méricourt? + +--Je l'ai entrevue, une seule fois.... + +--Où ça? + +--Chez le Dr Chapart. + +--C'est-à-dire chez M. Lucien Thibaut. Quelle drôle de tocade de la +part d'une personne si bien! Mais il n'y a pas que l'amour pour mener le +monde à la ronde. On peut avoir d'autres raisons.... Vous êtes en train +de deviner son nom pas vrai? + +--Serait-ce Mme la marquise de Chambray? + +--En propre original. Est-elle assez superbe! + +--Et... son cavalier? demandai-je. + +--Ce n'est pas un cavalier, ni même un fantassin, c'est un homme assis. +Devine devinaille!... + +Il prononça ces deux mots du ton qu'on prend pour souligner une +allusion. + +Le tranchant de son regard était sur moi. Un nom vint à mes lèvres, mais +je ne le prononçai pas. + +--C'est ça, parbleu! me dit M. Louaisot, tout comme si j'eusse parlé, +c'est bien ça! Et qui voudriez-vous que ce fût, sinon M. le président, +son vieil ami, son ancien tuteur, presque son papa, quoi! Seulement, il +a monté en grade. C'est maintenant M. le conseiller, depuis qu'il +appartient à la cour impériale de Paris. M. le conseiller Ferrand et sa +belle compagne avaient descendu le perron et gagné leur équipage. + +--Voilà qui va donner du montant à votre lecture, mon cher Monsieur, +reprit Louaisot en habillant ses grosses mains de gants tout neufs et +mal faits. + +--Et celle-ci! Et celle-ci! m'écriai-je encore au lieu de répondre. + +À la place occupée naguère par Mme la marquise de Chambray en haut +des marches, et sous le même jet de gaz, une très jeune personne se +tenait debout maintenant et semblait chercher quelqu'un dans la foule. + +Pour mieux regarder elle avait soulevé le voile-masque qui cachait ses +traits. + +J'aurais juré que je reconnaissais l'original du portrait-carte à moi +montré par Lucien,--ce sourire animé qu'il avait nommé Jeanne Péry. + +Seulement, ici, les traits seuls restaient, les traits mignons, jeunes, +charmants: ils n'avaient plus de sourire. + +Pouvais-je m'en étonner? Je ne connaissais pas encore l'histoire entière +de cette malheureuse enfant, mais ce que j'en savais suffisait amplement +à expliquer pourquoi le sourire avait disparu de ses yeux et de ses +lèvres. + +M. Louaisot n'eut point de tressaillement, cette fois; il regarda sous +la marquise du théâtre et activa la mise en place de ses grands gants. + +--Ah! ah! fit-il, celle-ci! Vous êtes diablement curieux, savez-vous? +Allez-vous me demander comme ça l'extrait de baptême de toutes les dames +et demoiselles qui vont sortir ce soir de l'Opéra? Mais je suis de bonne +humeur, et j'en ai motif, vous allez bien le voir! Celle-ci, c'est... ma +foi, oui, c'est cela: le mot de l'énigme en chair et en os, la clé du +mystère, le noeud de l'intrigue. Pas davantage, Monsieur! Elle n'a pas +la beauté de Mme la marquise, il en faut pour tout les goûts, mais +comme elle est plus jolie, hein? Et un petit chic! Moi, elle me va... et +quand à son nom, vous l'avez lu trente-deux fois cette nuit. J'ai +l'honneur de vous présenter la «petite photographie». À vous revoir! +Elle m'attend, le cher bijou! Je n'ai pas encore tout à fait renoncé à +plaire, dites donc! + +Il prit son chapeau d'un geste victorieux et ajouta: + +--Finissez la lecture. Cassez-vous la tête. Il y a de l'argent en +masse--et il reste des chiens à qui jeter votre langue, Monsieur et cher +client. À l'avantage! + +Au moment où il passait la porte, la jeune fille du péristyle +descendait les marches avec son voile baissé, et je les perdis de vue +derrière les voitures. + +Dix minutes après, j'étais à l'ouvrage, bien commodément étendu entre +mes draps, ma lampe sur ma table de nuit, mon paquet de papiers sur ma +couverture. + +Je ne lisais pas encore, mais, je le répète, j'étais au travail. + +Pour une oeuvre du genre de celle que j'avais entreprise, il faut non +seulement rassembler les éléments, mais encore les retourner entre ses +doigts, les rapprocher, les comparer, les briser même, parfois--pour +voir ce qu'il y a dedans. + +Lucien m'avait choisi parce que je suis un peu diplomate et un peu +romancier. + +Je lui devais de mettre en oeuvre, autant que j'en ai le moyen, les +procédés de l'un et l'autre métier. + +Je fermai les yeux avant d'ouvrir le dossier. + +Et je regardai en moi-même. J'avais besoin de classer mes souvenirs. + +Il y avait d'abord et avant tout M. Louaisot de Méricourt. + +Ce soir, en lisant l'entrevue de ce dernier avec mon pauvre Lucien, je +m'étais étonné plus d'une fois de voir que Lucien n'opposait aucune +barrière à la loquacité calculée de l'agent d'affaires. + +Je m'étais dit: Si je le tenais, moi, ce Louaisot, il ne m'échapperait +pas comme cela! + +Je venais de le tenir, et il m'avait échappé. + +Il m'avait échappé depuis la première parole jusqu'à la dernière. + +Il avait, ce bonhomme, le singulier talent de parler non pas tout à fait +pour ne rien dire, car il embrouillait, il inquiétait, il déroutait, +mais pour ne jamais dire le mot qui éclaire. + +Je fis comparaître M. Louaisot au tribunal de ma mémoire. Je lui +demandai: qui es-tu? que veux-tu? qui sers-tu? + +Et son ombre évoquée ne me répondit pas plus catégoriquement qu'il n'eût +fait lui-même. + +Il me sembla entendre encore cette phraséologie à la fois commune et +bizarre, aiguisant à plaisir l'envie de savoir, comme certaines épices +irritent le besoin de manger ou de boire. + +Était-ce un homme fort ou seulement un bavard un peu plus adroit, un peu +moins imprudent que les autres bavards? + +Il y avait ce diabolique regard qui le rehaussait. Je ne peux dire à +quel point les lunettes de ce bonhomme flambaient dans mon souvenir! + +Leurs fantastiques rayons éclairaient deux figures de femmes; les deux +héroïnes de la pièce: Mme la marquise Olympe de Chambray, Jeanne +Péry. + +Je venais de les voir en quelque sorte l'une à côté de l'autre. + +Cette marquise avait, en vérité, grande tournure, à part même sa beauté +sans rivale. + +Il m'étonnait de plus en plus, qu'elle eût jeté son dévolu sur mon +pauvre Lucien. Je ne concevais plus du tout, depuis que j'avais vu +«l'incomparable Olympe» cette passion acharnée qui s'adressait justement +au modeste juge du tribunal d'Yvetot. + +Il y avait là une invraisemblance, presqu'une impossibilité. + +Et l'invraisemblance devenait plus marquée, l'impossibilité plus +flagrante par l'entrée en scène de cette hautaine figure: le conseiller +Ferrand. + +Celui-là, je ne me l'étais pas du tout représenté ainsi. + +Au début de ma lecture, j'avais vu en lui un brave pasteur de petits +magistrats, menant son tribunal comme une école maternelle. + +Puis tout à coup,--devine devinaille,--certain écrit mystérieux me +l'avait montré sous un aspect tout opposé, mais plus grand: j'avais +frémi en me penchant au-dessus d'un abîme. + +Rien de tout cela n'était dans le marbre poli--et propre--de cette tête +énergique--mais modérée, élégante, intelligente--et sage. + +Quant à Jeanne Péry, oh! elle était, celle là, ravissante de la tête aux +pieds, mais tout autrement que la marquise. Ce n'était pas du tout une +grande dame. C'était... mon Dieu oui, c'était trop le contraire d'une +grande dame pour cadrer avec l'idée que je m'étais faite d'elle. + +Selon moi, elle était bien plus l'héritière de notre vieux camarade de +folies, le baron de Marannes, que la fille de cette chère sainte, si +doucement noble dans son martyre, Mme veuve Péry. + +Au premier coup d'oeil, et sans hésiter, je l'avais reconnue, mais tout +en la reconnaissant, je gardais comme un étonnement. + +Je dirai plus: un désappointement. + +Je la cherchais en vain telle que Lucien me l'avait fait rêver. + +La photographie justifiait bien le nom de _petit ange_ que Lucien +appliquait si souvent à Jeanne. L'original passait à côté de ce nom. + +Pour tout dire, j'éprouvais un chagrin mêlé de dépit à l'idée du culte +si naïf et à la fois si profond que Lucien lui avait conservé. + +Et j'éprouvais aussi une sorte d'indignation en songeant que je venais +de la voir sortant de l'Opéra, en toilette d'opéra, elle que son mari +cherchait si douloureusement, elle qui n'avait pas achevé le deuil de sa +mère, elle qui devait être encore, j'avais sujet de le croire, sous le +coup d'une mortelle accusation. + +Du moment que Jeanne ne rejoignait pas son mari, il m'eut fallu Jeanne +enlevée violemment ou prisonnière. La force majeure seule pouvait +excuser pour moi l'abandon où elle laissait Lucien. + +Et Jeanne était libre, et Jeanne attendait M. Louaisot de Méricourt au +sortir d'un théâtre! + +À mesure que je réfléchissais, une voix s'élevait en moi qui criait: «Ce +n'est pas seulement odieux, c'est absurde et _c'est impossible_.» + +La pensée que j'étais entouré d'invraisemblances m'apaisait et me +rassurait. Sur le point de condamner Jeanne, je suspendais mon jugement. + +M. Louaisot me l'avait dit: «Plus vous pénétrerez au coeur de l'énigme, +plus la solution fuira devant vous...» + +Il était deux heures du matin, environ, quand je repris mon travail de +dépouillement. + +J'en étais resté au n°38: lettre de François Bochon, dont je supprime la +fin comme étant inutile à l'intelligence de l'histoire. + + + + +Suite du dossier de Lucien Thibaut + + +Pièce numéro 39 + +(Lettre écrite et signée par Mme veuve Thibaut.) + +Ce mercredi (sans autre désignation de date). + +_À Mme la marquise Olympe de Chambray, en son hôtel._ + +Bonjour bien aimée. Tout un bouquet de baisers, d'abord. Après? encore +des baisers. Mais ça vous ennuie? Alors, assez. + +Ah! chère divine, quand je pense au bonheur sans mélange qui pourrait +embellir mon âge mûr, à cet océan de délices où nous nagerions, ces +demoiselles et moi, si certain événement avait lieu, j'ai peur. + +Ne me dites pas que j'ai la tête partie. Il y aurait bien de quoi, mais +non, je raisonne. Cette félicité est si fort au-dessus de nos mérites! +Et le Destin est un monsieur qui se gêne si peu pour railler les pauvres +mères! + +Les enfants, ma petite, les enfants! Il faudra pourtant bien que vous en +ayez. Et je les dorloterai! Mais c'est horrible. Quand ils sont petits, +encore passe, on leur donne le fouet. Les miens sont tous grands. Quelle +responsabilité! + +Si j'étais homme!... Voulez-vous savoir? Mon Lucien n'ose pas, voilà le +vrai. Il n'y a que cela. Vous chercheriez cent dix ans sans trouver +autre chose. Je vous l'affirme; il n'ose pas, le nigaud qu'il est! + +Il voudrait bien, parbleu! mais comment s'y prendre? Les garçons timides +comme lui vont tout droit aux femmes avec qui on ose. C'est la nature. +On devrait la supprimer, ça donne trop de tracas aux mères. + +Je ne peux pas en vouloir à Lucien, moi. Ça me fait rire, plutôt. On +sait bien qu'il n'est pas une demoiselle. Il a rencontré ce petit +chiffon-là dans un pré fleuri, un jour que le soleil était doux et qu'on +entendait siffler les merles; ça peut arriver à tout le monde. + +Et puis vlan! Voilà une passion, attrape! Bah! bah! une passion composée +de primevères, d'aubépines et de coucous! Ça va et ça vient. Mais on a +beau dire, c'est ennuyeux pour les mères. + +La minette n'était pas imposante du tout. Ça lui a donné du courage pour +pousser sa pointe. Pourquoi l'a-t-il poussée sa pointe? Chérie, vous +avez été mariée, on peut vous parler entre dames. Il a poussé sa pointe +par rage du véritable amour qu'il nourrit dans le fond de son âme, et +dont le véritable objet lui fait peur. + +Aussi, pourquoi avez-vous tant de noblesse, tant d'esprit, tant de +beauté, tant de perfection? Pourquoi ressemblez-vous à une reine? Il +n'ose pas, le cadet, je l'ai déjà dit, mais c'est exprès que je le +répète, il n'ose pas, j'en mettrais ma main au feu. + +M. Thibaut, son père, était comme ça. Il a fait un bon mari, ma chérie. +Vous trouverez une larme sur le papier. C'est sa mémoire qui me la tire. + +Mon pauvre Antoine! Pendant vingt-deux mois, quel sang il me fit faire! +Mais ça vint à la fin! Assez là-dessus, sauf un mot: Quand ça fut venu, +dame... ah! ma chère! + +Il s'agit de Lucien. Est-ce que je ne le connais pas comme ma poche? +Est-ce que je n'ai pas épié le premier éveil de son coeur? En ce +temps-là l'enfant me faisait trembler comme la feuille quand je le +voyais rêvasser à un diamant de votre eau. J'aurais autant aimé qu'il +eût lorgné les étoiles du ciel. + +Et c'est à moi la faute, peut-être. Combien de fois ne lui ai-je pas +répété, le matin, le soir, à midi: malheureux! tu vas te brûler +l'imagination à la chandelle. Ce trésor-là n'est pas pour ton pauvre +nez! + +J'aurais dû me couper la langue avec mes dents! + +Car voilà ce qui arrive, bijou adoré, maintenant qu'il peut espérer et +que nous nous tuons à le lui dire, ces demoiselles et moi, il ne peut +pas croire à tant de bonheur. Moi, je conçois ça. + +Vous êtes la divine des divines, Olympe, il n'y en a jamais eu comme +vous. Vous ne voulez pas le croire, mais la chose crève les yeux de tout +le monde. Je le dis tous les jours à Célestine et à Julie, qui ont la +fureur de vous copier, je leur dis: «Écoutez, mes petites bonnes femmes, +n'essayez pas, vous seriez tout uniment ridicules. On peut singer Mme +Chose ou encore Mlle Machin, mais celle-là, je t'en ratisse!» + +C'est sûr que je pourrais bien devenir un peu folle à la pensée d'avoir +pour bru un ange du firmament comme vous. Le beau malheur! Je guérirais +après la noce. Je donnerais trois doigts de chaque main pour y être, à +la noce. Voilà comme je dissimule, moi! Tenez! si la santé de mon Lucien +était attaquée, je vous le dirais tout de même, à la bonne franquette. + +Sa tête? Sa tête est aussi saine qu'un gland, ma perle. Seulement, il a +ses migraines et on dirait quelquefois qu'il s'absente. Pourquoi? Parce +que son coeur d'agneau est travaillé, tiraillé, tenaillé, quoi! Vous +allez comprendre. Il a osé avec cette Jeanneton qu'il n'aime pas, avec +vous qu'il idolâtre il n'a pas osé. Ça fait qu'il est malheureux et que +sa tête éclate. Voilà l'histoire. + +Mais que fait-on pour les possédés? on prie le bon Dieu qui est plus +fort que le diable. J'ai tant prié le bon Dieu que mon garçon se +dépossède petit à petit. Écoutez ça un peu: + +Hier, qui était le cinquième jour depuis son retour de Paris, il m'a +dit--et c'était de lui-même, je ne lui ouvrais pas la bouche de vous: +«Olympe est encore plus belle qu'autrefois.» Moi, j'ai répondu en +faisant celle à qui c'est bien égal: «Trouves-tu, garçon?» Il a ajouté +d'un air pensif: «Oh! oui, bien plus belle!» + +Il a du goût, c'est certain. + +Quelque chose le tenait, et je m'en apercevais bien, mais je ne voulais +pas l'interroger. Pas si bête! + +Il faut vous faire observer ici entre parenthèses que, depuis son retour +de Paris, le gars n'a pas prononcé une seule fois le nom de son +orpheline. Il n'y a donc qu'à faire mine de n'y plus penser du tout, et +j'ai dans mon idée que ça s'en ira à la douce, comme c'est venu. + +Il y a ma neuvaine, aussi, et le pèlerinage, ces demoiselles n'ont pas +tiré la réussite une seule fois sans vous trouver ensemble: le jeune +homme blond et la dame brune. Les cartes, c'est de la superstition, j'en +conviens, mais le grand jeu ne m'a jamais trompée. Et je vous dis, moi, +que c'est un agneau qui ne savait pas écouter son coeur. Il vous a +toujours adorée, toujours, toujours, à la sournoise, comme un poltron +qu'il est. + +Il a donc repris, au bout d'un petit moment, sans avoir l'air d'y +toucher. + +--Est-ce que tu crois qu'Olympe serait contrariée de me voir? + +--Pourquoi Olympe serait-elle contrariée de te voir? C'est moi qui ai +répondu ça. + +--Dame, a-t-il fait, il y a si longtemps... et puis.... + +--Et puis quoi? + +--Les histoires.... + +J'avais bonne envie de rire, mais je gardai mon grand sérieux. + +Allez dire partout que la bonne femme radote, si vous voulez, mais il +n'ose pas. Je le répéterais sur l'échafaud! + +Pendant ces derniers jours, il n'a pas quitté le palais. Je lui avais +fait écrire avec de la bonne encre par M. le président. Mais, malgré le +grand zèle que la semonce de son chef lui a donné, hier soir, il était à +la maison dès quatre heures. Jusqu'au dîner il a passé son temps à se +bichonner: eau chaude, pommade, pâte d'amande et tout. Monsieur a fait +recirer trois fois ses bottes qui ne reluisaient pas assez. Il a essayé +onze cols de chemises. Enfin de grands projets! + +Devinez-vous, chérie? + +Moi, je savais d'avance. Je l'avais entendu marmoter en se fâchant après +le noeud de sa cravate: + +--Il faut que je la voie! Il le faut absolument! + +Vous savez, mon trésor, pas d'enfantillage! Quand il va se présenter +chez vous, aidez-le un peu, je vous en prie. Souvenez-vous qu'il n'ose +pas. + +En voulez-vous une preuve? Après le dîner, il a recommencé sa toilette +sur nouveaux frais. Cette fois, je n'ai pas pu résister: j'ai été le +regarder par le trou de la serrure. Sa chambre était un pillage. Il +houspillait ses chemises blanches pour en trouver une comme il n'y en a +pas. J'aurais donné gros pour que vous fussiez-là. + +Rien n'était assez beau. Il a ôté ses bottes pour mettre des chaussures +vernies. Je ne vous en dis pas davantage. + +Et puis, au moment de partir, après avoir passé un quart d'heure à +peiner sur ses gants, qui ne voulaient pas entrer, et comme il brossait +son chapeau neuf, patatras! tout son courage a tombé à plat. + +Il a ôté ses gants, d'abord en soupirant comme un malheureux. Après ça, +il s'est déshabillé et mis au lit sans crier gare. + +Voilà comme il est. Je ne l'ai pas dit à ces demoiselles, elles +l'auraient griffé! + +Mais, aujourd'hui, il m'a reparlé. C'est sérieux. Je réponds que ce sera +pour ce soir. Je ne plaisante pas, il a eu toute la journée la figure +qu'il avait quand il passait ses examens de droit. Méfiez-vous. + +Chérie, j'ai cru bon de vous en toucher un mot pour que vous soyez +gentille et que vous vous gardiez surtout de le déconcerter. + +Oh! bien aimée! oh! divine! ma perle, mon diamant, la plus chère de mes +filles! Si j'apprenais ce soir, avant de me coucher, que Dieu a exaucé +ma neuvaine! si vous étiez à nous enfin! si je m'éveillais demain matin +la plus heureuse des femmes et des mères! + +Je vous embrasse mille fois, mais pas comme je vous aime, ce serait à +vous étouffer. + +_P. S._--Je n'ai pas dit un traître mot à ces demoiselles, bien entendu. +C'est toujours notre cher mignon secret à nous deux. Célestine et Julie +veulent vous embrasser au bas de ma lettre, je tourne la page; pas de +danger qu'elles lisent. Elles sont la discrétion même et, d'ailleurs, je +reste là pour les surveiller. + + +Pièce numéro 39 bis + +Billet de Mlle Célestine. + +Nous ne savons rien, rien de rien. Maman nous traite comme deux bébés. +Il nous est défendu même de deviner. + +On veut vous dire seulement, à la hâte, qu'on vous aime bien, bien, +bien, et encore mieux. + +Maman ne veut même pas que nous fassions nos noeuds de tour de cou comme +vous. Ce n'était pourtant pas pour vous ressembler, c'est si impossible! + +Mon frère ne bouge plus du palais. On jurerait qu'il n'a jamais été à +Paris. Moi, je n'ai jamais cru à l'orpheline. + +Des baisers, et laissez tomber quelque part une miette de votre grâce, +j'irai la becqueter. + + +Pièce numéro 39 ter + +Billet de Mlle Julie. + +Ma soeur a tout dit, l'égoïste. Le droit d'aînesse est pourtant aboli. +Elle veut jusqu'à la miette. Laissez-en tomber deux. + +C'est vrai, pourtant, que nous ne savons rien. L'ignorance ouvre la +porte aux rêves. Moi j'en fais de bien beaux, et vous y êtes toujours. + +Quant à Lucien, je ne m'y suis jamais trompée. Des âmes ordinaires +pouvaient concevoir des inquiétudes et se méprendre à cette erreur du +jeune âge, mais moi, je savais quelle empreinte profonde restait gravée +dans le coeur de mon frère. Vous êtes de celles qu'on ne peut oublier, +Olympe, aussi ne craignez pas d'aimer. + + +Pièce numéro 40 + +(Écrite et signée par la marquise Olympe de Chambray.) + +Yvetot, 23 juillet 1865. + +_À M. Ferrand, président, etc._ + +Cher et digne ami, pour ce qui me regarde, je vous prie en grâce de +laisser en repos M. L. T.... Comme juge, il vous appartient, mais comme +prétendant à ma main, je désire qu'on lui garde sa liberté tout entière. +Je crains le ridicule. Cette excellente Mme T... est justement la +femme qu'il faut pour noyer quelqu'un sous le ridicule. Au lieu de vous +mettre ainsi contre moi, digne ami, venez à mon secours. + +Et ne vous représentez pas votre Olympe sous les traits de Phèdre, +brûlant comme un tison pour le bel Hippolyte qui la dédaigne. + +_Note de Geoffroy_.--Ce billet m'arrêta et me fit rêver longuement. Je +recherchai dans le dossier le fragment anonyme qui avait été adressé à +Lucien par un correspondant également anonyme, lequel était M. Louaisot, +je croyais le savoir désormais. + +Je parle ici de cette demi-feuille où une inconnue--la marquise?--se +confessait en un style froidement dépravé à un inconnu--le président +Ferrand?--et qui était accompagnée de la fameuse légende: «Devine +devinaille», etc. + +Cette demi-feuille m'avait laissé une impression presque sinistre. J'y +flairais le crime en une complicité qui épouvantait ma raison. + +Je comparai minutieusement l'écriture du fragment avec celle du billet +portant la signature de Mme la marquise. + +C'était là un travail qui ne pouvait aboutir à rien de concluant, car le +fragment contenait cette phrase: «J'écris maintenant aussi lestement de +la main gauche que de la main droite.... Vous m'avez donné des talents +de faussaire.» + +Il n'y avait aucune espèce de rapport entre l'écriture du billet et +l'écriture du fragment. Aucune. + + +Pièce numéro 40 bis + +(Mention écrite de la main de Lucien.) + +J'ai rapproché la pièce qui précède du n°32 (devine devinaille). Je +repousse les pensées que fait naître ce fragment comme on se débarrasse +d'un impur cauchemar. Je ne juge pas Mme de Chambray que j'ai tant +aimée et respectée. + +Mais je déclare en conscience que, pour moi, le président Ferrand est +un honnête homme. + + +Pièce numéro 41 + +(Écriture de M. Louaisot, sans signature.) + +Pas d'adresse. Paris, 23 juillet 65. + +Je suis étonné de ne rien recevoir de vous. Est-ce que vous dormez? Le +moment ne serait pas bien choisi. + +Je n'ai aucun avis à vous donner, mais si par hasard vous reculez +maintenant devant l'arrestation et ce qui s'ensuit, que faire de la +petite? + +Vous m'avez mis en avant, allez-vous me lâcher? + +Après la visite domiciliaire, pas moyen de reprendre l'enfant à la +maison. + +La police et la justice pataugent, selon leur habitude. Ça fait plaisir, +mais ça ne mène à rien. Il serait grand temps de leur fournir un point +de départ raisonnable, sous main, s'entend, et de les prendre par la +patte pour les conduire tout doucement sur le chemin de la _vérité_ (ce +dernier mot était souligné au crayon.) + +Je vous prie de me répondre courrier pour courrier, ça en vaut la peine. +Je suis très ennuyé de cette histoire, indépendamment même de la +descente de police, qui a porté atteinte à la considération dont je +jouis dans mon quartier. Vous aurez à m'en tenir compte. + + +Pièce numéro 42 + +(Écrite par la marquise de Chambray, non signée. Réponse à la précédente +sans date ni adresse.) + +Ne précipitez rien. Laissez les choses en l'état. J'éprouve un sentiment +de pitié pour cette jeune fille. + +Il paraît revenir à d'autres sentiments. On m'annonce sa visite pour ce +soir même. Je veux attendre et voir. + +Demain, je vous enverrai mes instructions. + + +Pièce numéro 43 + +(Écrite par Lucien Thibaut, non signée.) + +Yvetot, 23 juillet 1865, 11 heures du soir. + +_Pour Geoffroy._ + +Tu vas recevoir de mes nouvelles. J'ai mis hier une lettre à la poste +pour toi. + +Cette lettre va franchir la mer et aller à Constantinople pour répondre +à tes questions amicales sur ma famille et sur moi. Tu y verras notre +intérieur, car nous demeurons momentanément ensemble, ma mère, mes +soeurs et moi, depuis mon retour de Paris. + +Ma lettre d'hier ne te portera aucun mensonge, mais combien elle est +éloignée pourtant de la vérité! + +Vas-tu deviner sous le calme de ma prose l'orage que je porte en moi? + +Sur mon honneur, je n'avais jusqu'à aujourd'hui, aucune raison pour te +rien cacher. Je me taisais par timidité ou mauvaise honte, mais derrière +mon silence, il y avait l'ardent désir de t'ouvrir mon âme. + +Mais il est bien certain que je ne suis pas complètement mon maître. Il +m'arrive d'agir sous une impulsion qui n'est pas mienne, quoiqu'elle +n'émane pas non plus d'une volonté étrangère. + +Je t'ai déjà parlé de cela, et les faits vont expliquer malheureusement +ce que ma parole peut avoir d'obscur. + +Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, j'ai commis une action +dont je me repens. Il y a quelque chose entre moi et ma conscience. Ce +que je n'osais pas t'écrire autrefois, j'oserais encore bien moins te le +dire. + +Et, cependant, il faut que je me confesse. C'est un impérieux besoin. +J'ai défiance de moi. + +Je sais, ou, du moins, je crois encore que ma raison est intacte; mais +il y a autour de ma raison des murmures et des menaces. Je les entends. +J'en suis troublé. Je voudrais chasser ces ombres qui m'importunent. + +Il m'est arrivé d'agir sous la pression d'une force que j'appellerai +impersonnelle. Ce n'est plus une crainte, c'est un remords que j'ai. +L'acte est accompli. + +Bien plus, il m'est arrivé d'écrire sous la dictée.... Je dis bien: sous +la dictée d'un autre _moi_ que moi. + +Je reconnaissais mon écriture, je me voyais tracer les caractères, et +les pensées fixées sur le papier par ma propre main ne m'appartenaient +pas. Non! Elles allaient même contre les pensées qui m'appartenaient. + +Cet autre moi vaut mieux que moi. Il est plus sévère que moi, et plus +juste. Il sait des choses que j'ignore. + +Aussi ai-je pris déjà depuis longtemps un biais pour assurer ma +confession. + +Il n'y a plus, j'en suis sûr, rien d'extravagant ni même de puéril dans +ce fait de t'écrire journellement des lettres qui ne te sont pas +envoyées. Je les garde toutes pour toi. + +J'y joins certaines pièces authentiques et explicatives, recueillies par +moi que je classe autant que possible selon leur ordre chronologique. + +Cela forme déjà un _dossier_, pour employer le langage de ma +profession. + +Et le dossier est gros. + +Avec ce dossier, tu instruiras un jour le procès de ma vie. + +Je le veux. C'est mon espoir qui n'est pas sans mélange de crainte. Je +t'ai choisi pour cela entre tous ceux que je connais. Tu ne me refuseras +pas. + +Jusqu'à cette heure, cependant, une lacune a existé dans la série de ces +pages en apparence détachées, mais qui forment un tout suffisamment +complet. J'ai supprimé, par un sentiment de pudeur--ou de douleur--les +feuilles _écrites par moi quand je ne suis plus moi._ + +L'idée de passer pour fou me faisait frayeur et honte. + +À dater d'aujourd'hui, je ne détournerai plus rien. + +Tu nous verras tous deux, moi et mon ombre.... + +_Minuit_.--Je me suis arrêté, mon pauvre Geoffroy. J'ai hésité, je +tergiverse au moment même où je fais parade de ma sincérité future. +C'est bien vrai: toute cette exposition solennelle a pour but d'apporter +un retard au récit des événements de cette soirée. + +Trêve de préliminaires! Je veux parler clairement et brièvement: + +Depuis dimanche--nous sommes au jeudi soir,--je sais où est ma petite +Jeanne. La façon dont je l'ai appris te semblera singulière. + +J'étais arrivé l'avant-veille de Paris, où toutes mes recherches étaient +restées vaines. Le matin du dimanche, au sortir de la messe, je trempais +mes doigts dans le bénitier, suivant d'assez près ma mère et mes soeurs +qui causaient sous le porche avec leurs amies, quand je me sentis +coudoyer brusquement. + +Je me retournai. Il y avait derrière moi, parmi nos autres Cauchoises, +une paysanne encore mieux endimanchée que les autres et dont la figure +écarlate resplendissait sous une immense coiffe, chargée de broderies. + +J'avais reconnu d'un coup d'oeil la florissante Hébé du Jupiter des +renseignements, rue Vivienne, au coin du passage Colbert. + +Elle me prit de l'eau bénite au doigt. + +Au lieu de faire le signe de la croix, elle mit un doigt sur sa bouche +et sortit de l'église. + +Je la suivis de loin jusqu'au bout de la ville où elle prit un sentier à +travers champs. + +Elle s'arrêta derrière une haie, regarda tout autour d'elle, et, sans +mot dire, me remit une lettre que j'ouvris précipitamment. + +La pensée de Jeanne était en moi, comme toujours. Voici la lettre: + + +Pièce numéro 43 bis + +(De la main de M. Louaisot, non signée. Sans date ni adresse.) + +Ceci, cher Monsieur, est _gratis et pro Deo_, sauf le picotin de ma mule +qui se trouve par hasard en promenade dans votre localité. + +Ne vous évanouissez pas de joie en lisant les lignes suivantes. Votre +tourterelle, à qui ne manque aucun membre et qui jouit même d'une santé +parfaite, est en ce moment au village de Frémetot, site charmant, sur la +route de Lillebonne, dans une maison où Pélagie vous conduira +volontiers, si vous le lui demandez poliment. + +Elle irait même, j'en suis certain, car elle est bien bonne fille, +jusqu'à vous prêter la main pour un enlèvement. Est-ce gentil de sa +part? + +Soit dit sans vouloir vous effrayer, mon cher Monsieur, il ne faut pas +vous amuser à réfléchir. Le cas est diablement grave. Un danger qu'il ne +m'est pas permis de vous spécifier menace la pauvre enfant: un cruel +danger. + +Si vous n'avez pas fait usage encore du _Sésame ouvre-toi_, que j'ai eu +l'honneur de vous céder à crédit, dépêchez-vous. Il n'est que temps, si +vous voulez éviter la catastrophe. + +Vous entendez: La catastrophe. Le mot n'est ni trop gros ni trop mince, +il dit juste la chose. + +Grâce au talisman que vous savez, la divine O... irait jusqu'à réfugier +chez elle notre petite minette. _J'en suis sûr_. + +_Mémento_: le codicille. + + +Pièce numéro 43 ter + +(Suite de la lettre de Lucien.) + +Pélagie s'était assise sans façon sur le talus, ses jupes relevées à +l'économie. Elle me regardait lire d'un air bon enfant. Quand j'eus +fini, elle me dit: + +--Faut tout de même qu'on ne soit pas méchant pour être encore vos +bienfaiteurs, après que vous nous avez flanqué le commissaire chez nous, +rue Vivienne, dans une maison qui regorge de l'estime de son quartier. +Et qu'on ne détenait l'enfant que pour son avantage, à seule fin de +l'empêcher d'aller en prison tout à fait. + +--En prison! m'écriai-je. Et pourquoi irait-elle en prison, grand Dieu! + +Pélagie me fit un petit signe de tête caressant. + +--Le patron vous appelle toujours comme ça: «l'agneau», dit-elle au lieu +de répondre. Ça vous coiffe assez bien. Mais faut être juste, vous êtes +fièrement joli garçon tout de même pour un juge! Voyez-vous, si j'ai +parlé prison à propos de la petiote, c'est que tout le monde n'est pas +bonnes gens comme nous. Il y a des traîtres et filous qui peuvent avoir +censément l'idée de la persécuter dans leur propre intérêt pécuniaire. + +--Est-elle du moins à l'abri, demandai-je, dans cette maison de la route +de Lillebonne? + +--Pour ça, pas déjà tant, répondit Pélagie: à l'abri comme qui dirait +sous un chêne qu'a perdu ses feuilles, quand il fait de la pluie. +J'entendais, mais j'avais peine à comprendre. + +Pélagie reprit en tirant de sa poche un bon gros talon de pain, coupé en +deux et farci moitié beurre, moitié fromage: + +--On serait bien bête aussi de se laisser manquer, pas vrai, M. le juge? +Désormais, je ne déjeunerai guère que dans une heure d'ici. Quant à la +petite, je garantis bien les gens chez qui elle est, mais c'est sous le +rapport qu'ils ne valent pas cher.... Oui, oui, pardienne, tout ça vous +embarrasse, vous aimeriez que quelqu'un vous tirerait de cette +ornière-là. En plus que si vous voulez emmener votre bergère, on ne peut +pas fabriquer ça en plein jour, rapport aux mauvaises langues d'Yvetot, +qui vous en ont, des yeux! + +--C'est juste, répliquai-je, travaillant avec désespoir à combiner un +plan qui eût le sens commun. Pouvez-vous me dire comment faire, vous, ma +bonne fille? Pélagie aurait pu servir de modèle pour peindre l'appétit +des consciences pures. Elle avalait sans effort ni douleur des bouchées +véritablement formidables. Un instant, elle resta plantée devant moi à +me regarder en silence. Elle riait bonnement: du beurre à un coin de sa +bouche et du fromage à l'autre. + +--Voilà donc ce que c'est, poursuivit-elle tout à coup, je ne peux pas +laisser un jeune homme dans le pétrin, c'est plus fort que moi, risque +à la risque, je vais me fendre! Vous savez bien, mon frère? + +Jamais je n'avais ouï parler de son frère. + +--Mon frère Nicolas? Il s'est laissé tombé au sort comme un imbécile, et +il nous manque vingt pistoles, comme ils disent ici, pour l'empêcher de +partir soldat. À Paris, ça fait deux cents francs. Si ça vous va +d'obliger notre famille de cette petite somme là, ce soir, à la brune +tombée, sans le moindre dérangement pour vous, je charroierai la petite +à la porte de derrière de chez vous, et vous l'emballerez censé par le +jardin, ni vu ni connu, ça vous chausse-t-il, mon joli magistrat? + +J'acceptai avec empressement, et je lus dans les yeux de Pélagie combien +elle regrettait de n'avoir pas demandé davantage. + +--Vous payerez bien à souper en sus, pour moi et Nicolas? ajouta-t-elle, +en me tapant dans la main à la Normande: marché fait! Vous en êtes +quitte à bon compte. Espérez jusqu'à ce soir, huit heures, et préparez +le dodo de l'enfant. + +Elle s'éloigna en dévorant la dernière bouchée de son pain. + +Moi, je restai planté comme un mai derrière ma haie. + +C'était absurde, mon pauvre Geoffroy, cet arrangement-là, dix fois plus +absurde encore que tu ne peux l'imaginer. Ma maison est toute petite: +juste ce qu'il faut pour un ménage de garçon, et nous étions quatre +là-dedans: ma mère, mes deux soeurs et moi. + +Ces dames m'avaient fait l'amitié de s'établir chez moi momentanément, +tu devines bien pourquoi. Après la fameuse escapade de Paris, on voulait +me surveiller de près et pousser en même temps le grand projet de mon +mariage. + +Où mettre ma Jeanne dans cette maison-là, bon Dieu! Où la cacher +seulement pendant une heure? C'était absurde--absurde! Je le sentais +jusqu'à la détresse. + +Mon pauvre petit ange! Ma Jeanne! Il me semblait que, du premier coup, +elles allaient flairer sa présence comme une meute évente un gibier. + +De toutes les créatures humaines respirant sur la surface du globe, +Jeanne était, après Olympe, celle qui les préoccupait le plus. + +Si Olympe était le but, Jeanne était l'obstacle. Pour elle il n'y avait +pas de quartier à espérer. + +Et mon étroit logis que ces trois amazones, armées en guerre, +parcouraient en tous sens du matin au soir, n'avait ni cachette ni +recoin. + +Et pourtant, Geoffroy, sois juste, pouvais-je reculer? nécessité fait +loi, il fallait prendre un parti. + +Après avoir creusé ma misérable cervelle qui n'a jamais été bien fertile +en expédients, voici tout ce que je trouvai: + +Je m'enfermai sous prétexte de travail, et je travaillai en effet à +arracher la moitié du contenu de ma paillasse. À l'aide de ces quelques +poignées de paille, avec du linge, avec des habits avec tout ce qui me +tomba sous la main, je fabriquai une manière de lit que je mis... ma +foi, oui, écoute donc, je n'avais pas à choisir, je le mis dans mon +cabinet de toilette. + +Ce n'était pas convenable? à qui le dis-tu? Va, ce n'était pas trop +commode non plus, mon pauvre ami, car le cabinet de toilette, ne valait +guère mieux qu'une armoire. + +Sans lit, on avait peine à s'y retourner; avec le lit... mais c'est +égal, je fus tout fier de ma trouvaille, et bien heureux surtout. + +Il me sembla que le plus fort était fait. J'attendis le soir avec moins +d'inquiétude. + +Mais avec plus d'impatience aussi. Car, tu le croiras, si tu peux, +Geoffroy, j'étais heureux comme un roi.--comme un fou! + +Huit heures sonnant, je descendis au jardin. + +J'y étais déjà descendu dix fois, pressant, gourmandant la marche du +temps. + +J'avais bonne chance: ma mère et mes soeurs étaient à la neuvaine. + +J'attendis un quart d'heure tout au plus. Il faisait encore jour quand +on gratta à la porte, et je reçus ma Jeanne dans mes bras. + +Pélagie fut contente de ce que je lui donnai, car elle baisa l'argent +en me souhaitant du bonheur. + +Du bonheur! ah! j'en avais! Ma petite Jeanne était là sur mon coeur. + +Nous restâmes sous le berceau jusqu'à ce que la nuit fût tout à fait +tombée. Je la trouvais un peu pâlie, mais beaucoup embellie. + +Et comme son sourire plus triste était aussi plus délicieux! + +Ce que nous disions, Geoffroy, sous la tonnelle? Ah! je ne sais. Elle +est presque aussi timide que moi. Nous étions serrés l'un contre +l'autre, et nos coeurs se parlaient. Nous nous aimions, vois-tu, jusqu'à +ne plus savoir le dire. Et l'as-tu entendu le merveilleux cantique, +chanté par le silence de deux coeurs! + +Il n'y avait plus pour nous ni douleurs dans le passé, ni frayeurs pour +l'avenir. La pure ivresse des jeunes amours nous enveloppait comme le +nuage des enchantements dans la poésie d'Arioste. Nous nous aimions et +Dieu nous regardait. + +Je la menai à son petit réduit quand la nuit fut noire. Elle s'assit sur +le lit, mais moi, ici, je restai debout devant elle. + +Elle me dit en riant: + +--C'est donc ici ma chambre? + +Mon Dieu! comme je l'aimais! Et comme je l'aime! Y eut-il jamais au +palais des Tuileries, à Schoenbrunn, à Windsor, fille d'impératrice ou +de reine plus respectée, plus dévotement adorée que ne le fut ma chérie +dans ce trou qui s'ouvrait sur la chambre d'un garçon? + +J'ai dit _qui s'ouvrait_, car il ne se fermait point. Il n'avait ni +verrou, ni serrure. + +J'en conviens, il y avait là quelque chose de... le mot ne me viens pas, +mais _choquant_ ne dirait peut-être pas assez. + +Oui, certes, je suis de cet avis. Et ce qui me blesse davantage, il y +avait aussi quelque chose de ridicule. + +Mais si vous étiez scandalisé, Geoffroy, ou s'il vous arrivait de +railler, je ne vous pardonnerais de ma vie. + +Je t'en prie, ne raille pas. Quant à te défier de moi, je n'ai pas peur. +Tu le sais bien avant que je te le dise. Elle entra là, elle dormit là, +pure comme un doux petit ange. + +Le danger, elle ne le voyait pas: nous avions parlé de sa mère. + +Elle avait confiance en moi comme en sa mère. + +Si tu l'avais vue! comme elle était heureuse! Comme elle était jolie! +comme elle me remerciait de la «chambre» que je lui donnais! + +Il faut te dire qu'elle avait eu de grosses frayeurs. Une fois déjà, on +l'avait trompée à l'aide de mon nom pour la conduire où je n'étais pas, +dans un guet-apens, dans une prison. Aujourd'hui c'était donc avec +défiance qu'elle avait suivi Pélagie. + +Mais quand elle me vit, il n'y eut plus rien pour elle que sa joie. + +--C'est donc bien vous cette fois! Lucien, Lucien, c'est donc vous! + +Elle me regardait à travers les larmes qui baignaient ses pauvres yeux +et dans lesquelles le sourire mettait des étincelles. + +C'était moi, cela suffisait. + +Elle resta là quatre jours et quatre nuits dans l'étrange réduit que je +lui avais choisi, sans craindre rien, sans même s'étonner de rien. +J'étais là. L'instinct de son coeur lui disait que je la protégeais +contre tous et surtout contre moi-même. + +Et tout ce que je lui disais, elle le croyait. Je n'étais pas coupable, +puisque j'étais le premier à le croire. Je lui donnais des espoirs +extravagants qu'elle prenait pour paroles d'évangile. Je lui disais que +ma mère allait consentir à notre bonheur, que ma mère ne tarderait pas à +la nommer sa fille.... + +Car c'était toujours de ma mère qu'il fallait lui parler. Après moi, +elle ne songeait qu'à ma mère. + +Mon Dieu! je ne te défends pas de sourire. Ma pauvre bonne mère +s'acharnait à sa neuvaine. Mes soeurs étaient devenues de bonnes +clientes pour la somnambule. Si quelqu'un leur eût dénoncé le cher petit +serpent qui mordait la queue de leur rêve!... + +J'ai quitté la plume un instant, Geoffroy pour essayer de me reposer. Je +me suis étendu tout habillé sur mon lit, mais mes yeux n'ont pas voulu +se fermer, il faut que j'achève. + +Ce fut pourtant une bien dure prison que celle de ma Jeanne, pendant ces +quatre jours et ces quatre nuits. C'est à peine si je pouvais la voir +quelques instants à la dérobée. Je lui portais ses repas en cachette et +quels repas! Comme tu le devines, ils ne valaient pas les peines énormes +que j'avais à me les procurer. + +Il fallait les voler d'abord, ensuite les dissimuler et les emporter. +Quelles frayeurs j'avais d'être découvert, nanti de ma contrebande! + +La nuit, nous étions libres; mais, je vais te dire, comme la porte du +cabinet de toilette ne fermait pas, j'avais imaginé de quitter ma +chambre tout doucement pour aller dormir sur un banc, au fond du jardin. + +Elle ne s'en apercevait pas. + +Il faisait beau. Je n'étais pas très mal sur mon banc, et je pensais à +elle. + +Seulement, la dernière nuit, il fit de la pluie tout le temps. Je me +réfugiai dans l'escalier, où je fus bien. + +Je pleure un peu en t'écrivant cela, parce que je n'ai pas eu quatre +autres jours de bonheur en toute ma vie. + +Pardonne-moi, c'est fini. + +À la maison, personne ne s'aperçut de rien. Il est vrai que j'usai de +ruse pour la première fois depuis ma naissance. Je fis semblant de +m'occuper d'Olympe. Je fis si bien semblant que tout le monde y fut +trompé. + +Bien réellement, du reste, je m'occupais d'Olympe, tu ne vas que trop le +voir, mais ce n'était pas tout à fait comme l'entendaient ma mère et mes +soeurs. + +Je commençai à parler d'elle le lundi avant dîner. + +Toutes les oreilles aussitôt se dressèrent. + +Je m'informai de ses habitudes. Je demandai comme par manière d'acquit +si on pensait qu'il ne lui serait pas importun de me revoir. + +Trois paires d'yeux se levèrent au ciel. Maman dit: «C'est la +neuvaine...» + +Célestine et Julie me semblèrent avoir plus de confiance dans la +somnambule. + +Le mardi, je rappelai en passant cette liaison d'enfance qui existait +entre Olympe et moi. En revenant de chez la somnambule, Célestine et +Julie me surprirent croisant sous les fenêtres de l'hôtel de Chambray. + +Sous leurs voiles, elles triomphèrent, et maman, ce soir-là, me suivait +dans tous les coins pour m'embrasser. + +Le mercredi, après le dîner, je fis grande toilette pour rendre visite à +Olympe, mais le coeur me manqua. + +À l'heure où nous sommes, l'idée de ce que devait être cette visite et +de ce qu'il me fallait oser, me fait encore froid dans les veines. + +Oh! oui, je pensais à Olympe. Je pensais à elle la nuit, le jour, sans +cesse: presque autant qu'à Jeanne elle-même! + +Le jeudi enfin,--qui était hier,--après avoir passé une demi-heure +agenouillé devant la paillasse de Jeanne, je pris mon courage à deux +mains, et je partis pour l'hôtel de Chambray, ganté de frais, mais la +mort dans l'âme. + +Je n'ai jamais fait la guerre. Je pense qu'il en doit être ainsi quand +on marche à l'ennemi sans espoir de vaincre. + +Au moment où je soulevai le marteau du vieil hôtel, laissé par feu M. le +marquis à sa veuve, ma poitrine était si serrée que j'avais peine à +respirer. + +Je ne sais pourquoi le souvenir du mari d'Olympe passa dans mon esprit. +Je l'avais vu à peine trois ou quatre fois. C'était un homme grand et +pâle, d'une santé maladive et qu'on disait très bon. + +Le concierge m'accueillit avec un empressement remarquable. + +Sa voix sonna comme une fanfare quand il appela sa femme pour garder la +loge pendant qu'il m'accompagnait jusqu'au perron. + +Là, je fus reçu par Louette, la femme de chambre qui me connaissait de +longue date, car elle servait déjà Mme la marquise à l'époque où +celle-ci était encore Mlle Barnod et demeurait avec sa mère. + +Après la mort de Mme Barnod. Louette avait suivi Olympe dans la +maison de son tuteur. Celui-là, je ne le connaissais pas. Je savais +seulement qu'il demeurait aux environs de Dieppe, non loin du château de +Chambray,--et qu'il avait contribué au mariage d'Olympe, ainsi que le +président Ferrand, également membre du conseil de famille. + +Un hasard m'a mis à même d'apprendre, il y a quelques jours à peine, que +le tuteur d'Olympe était notaire à Méricourt et s'appelait Louaisot. +Était-ce mon Louaisot de Paris? Il devait être bien jeune en ce +temps-là. + +Je suppose que c'était son père. + +Louette écarta d'autorité le valet de chambre qui voulait se mêler de +moi et s'écria joyeusement: + +--On vous croyait mort, M. Lucien! Les uns descendent, les autres +montent. Me voilà une vieille femme, moi. Vous et Mme la marquise, +vous vous êtes épanouis comme des roses, ma parole! Savez-vous que voilà +bien des années que c'est passé toutes ces choses-là? + +Je pense qu'elle entendait, par «ces choses-là» les visites que je +rendais autrefois à Olympe jeune fille. Elle m'avait toujours encouragé +de son mieux, cette bonne Louette, et j'aurais été un ingrat si je ne me +fusse souvenu de l'excellent visage qu'elle ne manquait jamais de me +faire au temps dont je parle. + +--C'est déjà bien loin de nous, en effet, Louette, répondis-je. + +Et j'allais enfin demander si Mme la marquise était visible, quand +mon ancienne protectrice m'interrompit impétueusement. + +--Pas déjà si loin, dites donc! s'écria-t-elle. Et il ne faut pas avoir +l'air de le regretter. Le temps fait du mal et du bien, c'est sûr. +Qu'étiez-vous? Un marmouset dont on n'aurait su que faire. Et à présent +vous voilà un amour d'homme, grave, soigné, un homme dans tout son beau, +quoi! + +Elle leva le flambeau qu'elle tenait à la main, pour me toiser mieux à +son aise. + +--Je n'adore pas les robes noires, quant à moi, reprit-elle: mais vous +ne portez pas ce déguisement par les rues, ni surtout dans votre chambre +à coucher, hé, hé, hé! M. Thibaut? D'ailleurs, je me dis ceci: quand on +s'établit avantageusement, on donne sa démission. C'est le cas d'envoyer +sa robe noire à la friperie, où d'autres vont l'acheter. Il faut bien +commencer par quelque chose. + +Ici seulement, elle se mit en marche pour me conduire au salon. + +En route, elle acheva: + +--De son côté, Mademoiselle--je l'appelle comme ça souvent, quand nous +parlons du temps jadis,--Mademoiselle est devenue la plus belle femme de +la Normandie, et même d'ailleurs. Ça lui va si bien d'être une richarde. +Je passe par-dessus la noblesse qui ne rapporte rien. Et pour être une +richarde, il fallait d'abord épouser un richard. Quitte à choisir +après... hé! hé! + +Son rire n'aurait pas plu à tous les moralistes, mais ce n'était, en +somme, qu'une servante. Elle tourna le bouton du salon en annonçant: + +--Une ancienne connaissance que Mme la marquise n'attend pas! + +Ceci fut dit de ce ton emphatique qui souligne les contre-vérités. Puis +Louette effaça son buste tout rond pour me livrer passage. + +Olympe était seule dans un petit salon Louis XV que feu M. le marquis +avait orné pour l'amour d'elle avec un soin tout particulier. + +M. de Chambray était connu comme amateur. Avant son mariage il possédait +déjà une riche et nombreuse collection d'objets d'art où il puisa +généreusement pour le salon Louis XV. + +Il fit en outre pour ce même salon des dépenses déclarées folles par les +gens sages de l'arrondissement et dont il fut parlé jusqu'à satiété dans +les familles. + +La chose certaine, c'est que les étrangers de passage à Yvetot +demandaient la permission de visiter les salons et la galerie de l'hôtel +de Chambray. + +Moi, je m'y connais peu, et j'étais d'ailleurs absorbé si profondément +dans la pensée qui m'amenait chez Olympe que je ne fis aucune espèce +d'attention aux merveilles du petit salon Louis XV. + +Je ne vis qu'Olympe elle-même, et non loin d'elle, incliné, comme pour +la contempler encore, le portrait de feu M. de Chambray, qui me parut +extraordinairement ressemblant. + +Olympe était assise à la place qui devait lui être habituelle, auprès du +guéridon-bijou qui supportait son livre et sa broderie. + +Je la vis au travers d'une douce lumière qui se colorait de toutes les +nuances heureusement mêlées, de tous les reflets égarés savamment dans +cette retraite gracieuse, dont l'atmosphère chatouillait les sens comme +un velours fluide. + +Louette venait de me dire qu'Olympe avait embelli. C'était vrai. Je la +trouvais belle splendidement. + +Et quelque chose en moi, dès le premier moment, se révolta contre cette +splendeur de beauté. + +Il me semblait qu'elle insultait ainsi à la détresse de Jeanne. Elle +volait Jeanne. J'étais jaloux pour Jeanne. + +Est-on assez fou, Geoffroy? + +Jeanne, dans sa misère, restait pourtant victorieuse. Elle était +au-dessus de cette femme, elle allait l'opprimer. + +L'opprimer, tu entends bien, cette femme noble, heureuse, puissante, +elle, ma pauvre petite Jeanne, du fond de son trou usurpé,--et +l'opprimer terriblement jusqu'à arracher des pleurs de sang à ces grands +yeux où brillait maintenant le calme sourire des reines! + +Olympe se leva quand elle m'aperçut sur le seuil, et fit un mouvement +comme pour tendre ses deux bras vers moi. + +Je ne sais pourquoi, je cessai aussitôt de marcher. + +Peut-être que je l'admirais avec sa taille svelte et hardie, avec les +masses d'un brun opulent qui encadraient l'ovale exquis de sa joue, et +d'où un rayon, glissant à travers le globe dépoli de la lampe tirait +des lueurs fauves, discrètes comme les polis d'un bronze. À l'instant où +je m'arrêtai, les bras d'Olympe retombèrent, mais elle continua de +s'avancer vers moi. + +--Il y a bien longtemps que je vous espérais, Lucien, me dit-elle de sa +voix grave et douce, je vous remercie d'être enfin venu. + +C'était tout simple, et même il ne se pouvait guère qu'elle me dit autre +chose. Elle me l'avait écrit plusieurs fois. + +Et pourtant je me sentis décontenancé comme si elle m'eût compromis ou +qu'elle eût gagné un avantage sur moi. J'aurais voulu parler tout de +suite dans le sens de la préoccupation qui avait déterminé ma visite. +Les mots ne me vinrent pas. + +Je pris la main qu'elle me tendait et je restai muet devant elle. + +Ce n'était pas à elle que je pensais. J'étais malheureux jusqu'à +l'impuissance. Je me disais: les intérêts de Jeanne sont en mauvaises +mains. Je ne réussirai pas. Olympe sourit, me croyant seulement +déconcerté. Peut-être y avait-il déjà pourtant de la souffrance dans son +sourire. Et de la défiance aussi. Ce fut en me désignant un fauteuil +qu'elle ajouta: + +--Êtes-vous donc toujours aussi timide qu'autrefois? + +Je m'assis et je répondis: + +--Plus timide. + +Il y eut une pause. Olympe aussi avait repris son siège. + +C'est une chose singulière à dire, j'avais du sang froid dans mon +trouble. Je choisissais ce moment inopportun pour réfléchir, songeant à +tous les points que j'aurais dû régler avec moi-même avant la visite, et +constatant que je m'étais trompé en croyant me préparer. + +Je n'étais pas préparé du tout. Je n'avais pensé à rien de ce qu'il me +fallait avoir et savoir. + +Je me souvins à cette heure des soupçons qui m'avaient traversé l'esprit +à Paris; je relus en moi-même le «fragment» écrit de la main gauche. + +Mais j'eus beau essayer de croire à cela, je ne pus pas. + +Le souvenir me revint aussi de ce qui m'avait été suggéré tant de fois +par M. Louaisot, par ma mère, par mes soeurs; était-il possible que +cette femme, si supérieure à moi sous tous les rapports, fut éprise de +moi? + +Et si cela était, que faisais-je chez elle? + +Une autre idée se fit jour, honteusement et malgré moi, M. Louaisot +m'avait dit une fois: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir!» + +Olympe avait prouvé déjà qu'elle était ambitieuse.... + +Oh! que n'était-ce vrai? Que n'avais-je des millions, tous les millions +de la terre à lui offrir pour prix du bizarre secours que je venais +implorer d'elle! + +En même temps que tout cela roulait dans ma tête, mon regard ne pouvait +se détacher d'Olympe. Je la voyais, même quand mes yeux se baissaient ou +se détournaient d'elle. Je subissais de plus en plus douloureusement +l'empire de sa beauté. + +Je dis douloureusement parce que, tout en admirant malgré moi et avec de +puériles colères, je comparais ou plutôt je combattais. + +L'image de Jeanne était là, plein mon coeur. Pauvre petite vaincue! Je +la voyais entre Olympe et moi comme une cause de guerre implacable. + +Jeanne était belle aussi, mille fois plus belle à mes yeux que cette +orgueilleuse. C'était vrai, mais ce n'était vrai que pour moi. + +J'avais conscience de ce fait qu'entre elles deux moi seul pouvais +donner la préférence à Jeanne. + +Tout le reste de l'univers, j'en étais sûr et je m'en indignais +amèrement, eût décerné le prix à Olympe. + +Je voudrais en vain expliquer comment je trouvais cela tout à la fois +inique et naturel. Le contraire ne me tombait pas sous le sens, et ma +rancune contre la victorieuse de cette lutte imaginaire +grandissait--grandissait jusqu'à provoquer en moi un fougueux besoin de +vengeance. + +Ma pensée énumérait à plaisir les avantages d'Olympe, trônant au milieu +de ce luxe et de ces élégances qui lui allaient si bien. Je les lui +reprochais comme si elle eût tout volé à Jeanne. + +À Jeanne, qui n'avait rien, pas même l'abri dont personne ne manque! À +Jeanne qui se cachait comme un pauvre oiseau dans un trou! + +Et sa présence dans ce trou, découverte par malheur, lui eût été comptée +pour la dernière des hontes! + +Je suis sûr de n'avoir jamais adoré mon cher petit ange si pieusement +qu'à cette heure où je l'écrasais moi-même sous l'insolente victoire de +sa rivale. + +Tu vas voir tout à l'heure comme je l'aimais. + +J'ai dit d'un coup ici tout ce qui s'agitait dans mon coeur et dans ma +tête, mais il ne faut pas croire que nous fussions silencieux, Olympe et +moi, en face l'un de l'autre pendant que je songeais. + +Matériellement, la conversation ne languissait même pas trop, parce que +sa science de femme usagée portait l'entretien vers des sujets qui +m'étaient faciles. Elle parlait de ma mère, de mes soeurs, de leur +affection pour moi, et je répondais à peu près comme il se devait. + +Mais mon esprit était si manifestement ailleurs, qu'Olympe, malgré sa +souveraine aisance, laissa percer plus d'une fois un symptôme de gêne. + +Voyait-elle au travers de mon front? + +Avant l'orage, un malaise court qui souvent a pesé sur mes tempes et +oppressé ma poitrine. + +Il y avait de l'électricité dans notre air. + +Comme je tarde, Geoffroy! La plume me brûle. Tout à l'heure, je viens de +repousser ma table et de marcher à grands pas comme pour fuir. + +Mais ce calice est de ceux qu'on ne peut éloigner. Je veux que tu +saches. + +Je ne sais plus quelle transition Olympe employa pour arriver aux +souvenirs de notre adolescence, ce que je puis dire, c'est que l'exquise +mesure de ses prévenances mit le comble à mon irritation. + +Chacun de ses regards, chacune de ses paroles étaient empreints d'un +charme inexprimable, et c'était ce charme odieux qui me jetait hors de +moi-même. + +N'étais-je pas là, moi, depuis une demi-heure, m'efforçant avec +désespoir et cherchant des mots introuvables pour aborder le sujet +extravagant de ma démarche? + +Déjà dix fois, j'avais eu envie de me précipiter à ses genoux et de +briser mon arme, en implorant sa pitié. + +Qu'aurait-elle fait si j'eusse capitulé ainsi? + +C'est à toi que je le demande, Geoffroy; moi, je l'ignore. + +Il y a une brutalité dans la poltronnerie. Ceux qui tremblent sont durs. +Je me souviens que dans un moment où Olympe me rappelait les lettres +enfantines que nous échangions pendant que je faisais ma rhétorique à +Paris, je lui coupai la parole et lui dis, tressaillant moi-même au son +méchant de ma propre voix: + +--Madame, je ne suis pas venu pour parler de cela. + +Elle pâlit. Crois-tu que je me repentis? Non, je fus content d'avoir +frappé fort. + +Et je ne laissai pas le temps de naître au sourire que sa vaillance +rappelait sur ses lèvres. + +Je continuai tout de suite. + +--Madame, je vous prie de m'écouter. Je suis très malheureux, ce qui me +donne le droit d'être très pressant. J'aime Mlle Jeanne Péry, votre +cousine.... + +--Et c'est à moi que vous venez la demander en mariage, Lucien? +interrompit-elle d'un ton douloureux qu'elle essayait de rendre +sarcastique. + +Je ne répondis pas immédiatement. + +Cette question me frappait, et c'est la preuve de l'étrange sang-froid +dont je te parlais tout à l'heure: je voulais voir quel avantage on en +pouvait tirer dans ma situation. J'ai beau être faible de caractère et +sans doute aussi d'esprit, l'habitude d'instruire les affaires et +d'interroger méthodiquement m'a rompu aux feintes de la parole; sans +l'avoir étudiée, je connais l'escrime du langage. Je répliquai après un +court silence: + +--Ce n'est pas tout à fait cela, Madame, ou du moins je ne m'étais pas +dit, en entrant ici, que je vous demanderais la main de votre cousine, +mais, en définitive, cette marche me paraît régulière et je vous +remercie de me l'avoir indiquée. + +--Ne me remerciez pas, Lucien, prononça-t-elle tout bas. Vous ne pouviez +vous adresser plus mal. Mlle Péry de Marannes est en effet ma +cousine, du côté de M. de Chambray; mais je ne la fréquente pas plus que +je ne fréquentais son père ni sa mère, et je vous prie de croire que je +n'ai aucun droit,--aucun désir non plus, assurément, de me mêler de ses +affaires. + +Elle fit un geste qui ajouta au dédain exprimé par cette phrase. Le +rouge me monta au front, mais je me contins et je poursuivis: + +--Mme la marquise, notre entretien s'égarerait dans cette voie. Ce +n'est pas à vous que je demande la main de votre cousine, mais c'est sur +vous que je compte pour l'obtenir.... Permettez! je ne refuse pas de +m'expliquer, et veuillez croire que mon envie est de ne pas m'écarter un +seul instant du respect qui vous est dû. Mlle Jeanne Péry se trouve +dans une situation.... + +--Et que m'importe la situation de cette fille! s'écria Olympe avec une +violence soudaine. Je la connais mieux que vous, sa situation! je lui +ai déjà fait l'aumône! Et c'est pure pitié de ma part si je ménage votre +folie en ne vous disant point ce que je sais sur le compte de Mlle +Jeanne Péry! + +Ses yeux brûlaient d'un feu sombre et ses lèvres blêmes tremblaient. + +Moi, j'écoutais encore, quoiqu'elle eût déjà cessé de parler. + +En écoutant, j'avais laissé mon regard monter jusqu'au portrait de feu +M. le marquis. Il souriait, à ce que je crus. + +Ne crains rien, ce n'était pas encore ma folie qui me prenait. + +J'écoutais parce que j'étais l'ennemi mortel de cette femme. Que +pouvait-elle inventer contre ma Jeanne? J'aurais eu plaisir à voir +l'éclat superbe de cette bouche, terni par la calomnie. + +Cependant, comme elle se taisait, je repris encore: + +--Mme la marquise, il ne me convient pas de vous interroger. Je +connais Jeanne comme je connais l'âme qui anime mon propre corps. Ce qui +pourrait être allégué contre Jeanne ne me causerait aucun chagrin parce +que je n'y croirais pas. + +Je comprends bien que ma bonne mère et aussi mes soeurs soient chagrines +à cause de moi et s'efforcent de me faire contracter ce qu'elles +appellent une union avantageuse. Je voudrais sincèrement leur donner +cette joie, mais c'est impossible. En ce monde, il n'y a pour moi, et +jamais il n'y aura qu'une femme. + +D'autres peuvent être plus brillantes, plus belles, même; d'autres sont +aussi riches qu'elle est pauvre. Je ne vois rien de tout cela, je ne +vois qu'elle. + +Vous souriez, Madame? Après la mort de sa mère.... Oh! ne souriez plus. +Quand je prononce le nom de celle-là, je suis tenté de m'agenouiller, +car c'était une sainte. Depuis la mort de sa mère, des personnes dont ce +n'est pas ici le lieu de juger les intentions, se sont approchées de ma +petite Jeanne, soit pour la secourir, soit pour la persécuter. Je ne +connais pas, et que m'importe? La situation à laquelle vous faisiez +allusion tout à l'heure, mais la situation dont je vous parle, moi, est +celle-ci: J'ai pu retirer Jeanne des mains de ses ennemis. Elle est chez +moi.... + +--Chez vous! fit-elle en bondissant sur son siège. Vous avez dit chez +vous? + +--J'ai dit chez moi, Madame. + +--Ici, en ville! + +--Ici, en ville, dans ma propre chambre. + +--Mais votre mère! mais vos soeurs! Elle ose souiller leur toit.... + +--Madame, interrompis-je avec un calme surprenant, vous ne pouvez ni me +blesser, ni l'insulter. Il est en mon pouvoir de vous réduire au silence +comme par magie. + +Elle me regarda fixement. + +Je ne puis dire tout ce qu'il y avait d'étonnement et de courroux dans +ce regard. Je repris: + +--Mme la marquise, il n'entre point dans mon dessein de vous menacer +sans nécessité. Je serai trop heureux si nous tombons d'accord en +restant dans les termes de la bienveillance, ou du moins de la +courtoisie. Tout à l'heure, quand vous m'avez interrompu, j'allais vous +dire que le pauvre asile de ma Jeanne est respecté par moi à l'égal du +plus saint des temples, mais à quoi bon! cela ne vous intéresserait pas. + +Revenons à ce qui est surtout notre affaire. Il est utile, Madame, il +est indispensable que je vous expose ma situation après vous avoir +exposé celle de Jeanne. + +Je n'ai pas de courage contre ma mère. Je consentirais à vivre +malheureux le restant de mon existence pour écarter de moi la +malédiction dont elle m'a menacé. Mais, à part cette malédiction, je +suis prêt à tout braver pour conquérir mon bonheur, qui est celui de ma +Jeanne. + +Vous seule, en ceci, Madame, pouvez venir à mon aide. Et si je suis ici, +c'est que j'ai compté sur vous. Elle m'avait écouté sans m'interrompre. +Je m'arrêtai de moi-même. Elle se renversa dans son fauteuil en +balbutiant: + +--Sur moi! vous avez compté sur moi! + +Dès longtemps une crainte s'était éveillée en elle. Je la voyais pâlir. +Mais cela ne m'inspirait aucune pitié. Je me disais: Voilà que les +choses changent bien! c'est à son tour de souffrir. + +Et j'étais content. À chaque minute qui s'écoulait, je me sentais plus +impitoyable. Mon amour était en moi comme une férocité. + +Olympe n'ajouta rien. Ce fut moi qui repris la parole. + +J'expliquai en termes nets et modérés l'engouement sans bornes qui +entraînait ma mère et mes soeurs vers Mme la marquise de Chambray. Je +ne dis point quel était à mes yeux le principal motif de cet +entraînement. Je ne voulais plus blesser, je voulais vaincre. + +J'appuyai sur la confiance qu'on avait en Mme la marquise, sur le +culte à la fois frivole et sérieux dont on l'entourait. On avait fait un +rêve féerique, on m'avait vu, moi, Lucien, dans une sorte d'apothéose, +aborder le firmament où brillait l'étoile. On m'avait vu fiancé, puis +époux. + +Mais que fallait-il pour faire évanouir ce rêve? + +Un mot, un seul mot de Mme la marquise.... + +Ici, je m'arrêtai encore. Olympe resta muette. + +Elle ne protestait pas. Ma vaillance s'en accrut. Je poursuivis: + +--Ce mot, vous le prononcerez, j'en suis sûr, Madame. Vous le devez. +Vous devez davantage et je n'ai pas tout dit. + +Le fol espoir de ce mariage était le grand obstacle à mon union avec +Jeanne. Nous venons de supprimer cet obstacle. + +Mais l'espoir mort, l'espoir qui attirait à vous, restent les craintes +qui éloignent de Jeanne. On lui reproche sa pauvreté, son isolement, son +néant. Vous avez tout ce qu'elle n'a pas, Madame. Vous êtes riche, vous +êtes entourée, vous êtes reine dans ce monde qui la dédaigne parce qu'il +ne la connaît pas. + +Elle est votre parente. Rien ne sera plus simple que de lui prêter votre +appui. + +Qui donc s'étonnera si vous lui tendez la main, fut-ce un peu +tardivement? Il est toujours temps d'accomplir un devoir. Vous prendrez +l'orpheline sous votre aile. Vous la présenterez, et de votre main le +monde l'acceptera.... + +Pour la troisième fois, je m'arrêtai. + +Je n'avais pas conscience de mon audace, non, j'avais parlé comme si +j'eusse soutenu la plus simple des thèses. + +Olympe avait les yeux baissés maintenant. Elle se tut encore. + +Et moi--Geoffroy, vas-tu le croire?--je repris: + +--Vous serez sa soeur aînée, Madame, presque sa mère, puisqu'elle n'en +a plus. Mais je n'ai pas exprimé toute ma pensée. À l'instant, je vous +disais: vous êtes riche. Vous savez que ma mère tient à la fortune.... + +--Ah! ah! fit Olympe qui releva la tête. + +Elle semblait n'en pas croire ses oreilles. + +De fait, M. Louaisot lui-même, au moment où il me vendait son talisman, +n'avait certes pas deviné jusqu'où j'en pousserais l'usage. Je te répète +que les paroles me venaient comme cela. Je discutais en homme qui use +d'un incontestable droit. + +Mes souvenirs sont précis comme l'était mon argumentation. Je puis noter +ce détail que je rapprochai familièrement mon fauteuil pour répondre à +l'exclamation de Mme la marquise. + +--Ne vous méprenez pas, dis-je en souriant. Vous me connaissez. Ai-je +besoin de spécifier qu'il n'y a ici aucune question d'intérêt matériel? + +--Bah! fit-elle. Alors je ne comprends pas. + +--Ce que je veux, Madame.... + +--C'est une donation entre vifs, n'est-ce pas? + +--Fi donc! Je n'ai jamais pensé.... + +--Qu'à mon testament, fait en faveur de Mlle Jeanne? C'est encore +bien de la bonté de votre part! + +--Madame, repris-je sévèrement, je n'ai pensé à rien, à rien qui puisse +motiver vos sarcasmes. Il ne s'agit que d'une apparence. En mon nom +comme en celui de Jeanne, je vous déclare que nous n'accepterions rien +de vous. Mais il faut que ma mère consente, et pour qu'elle consente il +faut qu'elle croie Jeanne votre héritière, au moins pour une part. + +--Pour une bonne part? demanda-t-elle les lèvres serrées. Je répondis: + +--Pour une part convenable. + +Sur ce mot elle éclata de rire si brusquement et d'une façon si +provocante, que j'en serais resté décontenancé en tout autre moment. +Mais à cette heure, j'étais d'acier. + +--Il le faut! dis-je tout uniment. + +Et je reculai mon fauteuil à sa première place. + +Elle riait toujours, mais cela ne sonnait déjà plus franchement. Dans sa +méprisante gaieté on aurait pu voir l'inquiétude qui renaissait. Moi, +j'attendais, tranquille, les mains croisées sur mes genoux. Quand elle +fut lasse de rire, elle me demanda, gardant avec peine son accent de +moquerie: + +--Et pourquoi le faut-il, cher M. Thibaut? + +--Parce que je le veux, répondis-je. + +Je ne dis pas autre chose. Ce qu'il y avait dans mes yeux, je n'en sais +rien, mais son regard se déroba sous le mien. + +--Ah! fit-elle avec lenteur, vous le voulez!... Alors vous croyez avoir +les moyens de me contraindre? + +--Je le crois, répondis-je. + +Il est vrai que j'ajoutai un instant après: + +--J'en suis sûr. + +La contenance d'Olympe avait peu changé jusqu'à ce moment. Son effroi, +si réellement elle en éprouvait, se dissimulant derrière un redoublement +de hauteur. + +Elle me dit en relevant les yeux sur moi d'un air de froid défi: + +--Voyons vos moyens, M. Thibaut. + +--Je n'en ai qu'un, Mme la marquise, répondis-je, mais il est bon: je +sais votre secret. + +Elle fit effort pour garder son sourire. + +--Vous êtes plus avancé que moi, alors, prononça-t-elle, d'un ton léger +qui n'était plus qu'un reste de fanfaronnade: je ne me connais pas de +secret. + +J'avais sur les lèvres les paroles cabalistiques que M. Louaisot de +Méricourt m'avait vendues au prix de 3.000 francs, mais quelque chose me +retenait de les laisser tomber. + +Ce n'était pas défiance du talisman: depuis que j'avais parlé de secret, +Mme la marquise de Chambray vibrait sous ma main comme une feuille au +vent. + +Je sentais le tremblement de sa conscience. + +Oh! certes, cette femme avait un secret, peut-être plusieurs. Les plus +mauvais soupçons que j'avais pu concevoir autrefois d'une façon +passagère, revenaient et prenaient racine en moi. + +Non, ce n'était pas défiance, c'était plutôt excès de confiance en +l'efficacité du levier que j'avais dans ma main. + +L'arme était trop lourde, l'instinct de ma profession me le disait. +J'avais pudeur d'en écraser une femme.... + +Geoffroy, je viens de faire allusion à mon état de juge. Ce mot me fait +mal à écrire. Je ne me souviens pas d'avoir commis une autre mauvaise +action en toute ma vie. Ceci était une mauvaise action. + +Plus mauvaise parce que j'étais un juge. + +Ma profession affilait dans ma main l'arme à moi livrée par l'homme de +la rue Vivienne. + +Si j'eusse été dans l'exercice public de ma fonction je n'aurais pas +hésité. Dans l'intérêt social qui lui est confié, un magistrat a droit +d'agir autrement qu'un simple citoyen. L'utilité de tous, opposée au +désastre mérité d'un seul est l'éternelle excuse de certains agissements +judiciaires. + +Comment n'aurait-il pas le champ libre, les coudées franches, la +conscience débridée celui qui cherche la vérité pour le compte de tous +les honnêtes gens, à l'encontre d'un seul malfaiteur? + +Et pourtant, bien des fois, dans l'exercice public de mes fonctions, la +répugnance m'a saisi au collet. + +Bien des fois je me suis dit: Ce sont là d'adultères accommodements. Le +Mal est toujours le Mal, même quand on l'emploie comme outil pour +produire le Bien. + +Ici, toute excuse professionnelle me manquait. J'agissais pour moi, pour +mon amour qui était moi-même. + +J'hésitai. Ma conscience me criait: «Arrête!» Mais ma passion, parlant +plus haut encore, me montrait l'avenir sous son voile de deuil. + +C'était ici une occasion unique. Si je reculais, tout était perdu. + +Et là-bas, dans ce pauvre réduit où chaque minute pouvait la dénoncer et +la déshonorer, je vis ma petite adorée qui me regardait à travers ses +larmes souriantes, et qui me disait: «Je n'ai plus que toi pour +défenseur.» + +Qu'aurais-tu fait, toi, Geoffroy? + +J'avais à proférer un mensonge, car le talisman était vide, comme ces +pistolets non chargés qui effraient les voleurs de nuit. + +J'avais à dire: _je sais_, et je ne savais rien. + +Geoffroy! est-ce que tu aurais laissé mourir ta Jeanne?... + +Voici ce qui arriva: + +Depuis que je ne parlais plus, Olympe me guettait de ses grands yeux +avides. Elle voyait bien comme je souffrais; elle pouvait compter les +gouttes de la sueur froide qui baignait mon front. + +Elle crut que je m'étais avancé au hasard. + +--Lucien, fit-elle tout bas et presque tendrement, n'est-ce qu'un jeu? +un jeu cruel? Avez-vous tendu à votre amie d'enfance le piège qui vous +sert, à vous autres juges, pour prendre les criminels? Lucien, +répondez-moi, je peux encore vous pardonner. + +Elle avança la main. De son propre mouchoir, elle essuya l'eau glacée +qui coulait sur mes tempes. + +Cela me redressa comme si une main d'homme m'eût sanglé un soufflet au +visage. + +--C'est un duel entre vous deux! m'écriai-je, saisi par une exaltation +soudaine, un duel à mort entre celle que j'aime et celle que je hais! +Vous êtes la plus forte, dix fois, cent fois la plus forte! Vous avez +tout ce que prodigue l'enfer: l'or, la beauté, la science de la vie, et +le monde imbécile vous grandit encore de son respect. Elle n'a rien, +elle est seule, le mépris de ce même monde va l'accabler en face de +vous, elle est brisée d'avance! Elle ne saurait se défendre contre vous, +puisqu'elle est la faiblesse et que vous êtes la force. Pourquoi donc ne +me mettrais-je pas au-devant d'elle pour empêcher un assassinat? +Pourquoi ne vous arrêterais-je pas comme un bouclier? Et si ce n'est pas +assez, comme une épée? + +--Lucien, Lucien! fit-elle on va vous entendre. + +Je la repoussai, car elle s'était levée et venait vers moi plutôt +étonnée qu'effrayée, et comme on s'approche d'un enfant pour le calmer. + +Je venais de tomber dans ce qui ne fait jamais peur: la déclamation. + +La rage me mordit: la grande, celle qui est froide. + +Rien qu'au son changé de ma voix, je vis Olympe redevenir pâle quand je +répliquai: + +--Vous avez raison, Madame, il faut parler bas. Si tout le monde était +dans le secret, je ne pourrais plus vous le vendre. + +--Le vendre! Et c'est vous qui parlez ainsi! murmura-t-elle, cherchant +éperdument une arme pour parer ce coup qu'elle voyait suspendu dans mes +yeux. Elle crut l'avoir trouvée, car elle ajouta: + +--C'est affreux! Si j'en usais comme vous, si je vous dénonçais au +président Ferrand, votre chef et mon ami.... + +Ce fut à mon tour de rire. Le nom du président Ferrand venait mal. + +--Écrivez-lui cela, interrompis-je, écrivez-le lui de _la main gauche_. + +Elle recula jusqu'à chanceler contre son fauteuil. + +Cela ne m'arrêta pas, j'achevai: + +Et dites-lui dans votre lettre: destituez bien vite M. Lucien Thibaut, +car _il sait l'histoire du codicille_... J'aurais voulu continuer que +je n'aurais pas pu. As-tu vu bondir une bête fauve? + +Elle se jeta sur moi comme une lionne et ses deux mains pesèrent sur ma +bouche. + +Et jamais de ma vie je n'oublierai ce regard,--le regard qu'elle lança, +tout en me bâillonnant, au portrait de feu M. le marquis de Chambray, +dont le visage sévère et pâle pendait à la muraille au-dessus de +nous.... + +J'ai dû reprendre haleine, Geoffroy, comme un lutteur épuisé. + +Geoffroy, je fis cela. J'ai cru que je ne parviendrais pas à te le dire. + +Juge-moi comme tu voudras, mais n'abandonne pas Jeanne. Elle ignorait +tout. Elle n'est pas ma complice. + +Geoffroy, Geoffroy, je sentais contre mes lèvres les mains de cette +femme, plus froides que celles d'une morte. + +Elle tremblait si fort que j'en étais secoué de la tête jusqu'aux pieds. + +Et ses yeux, convulsés par un strabisme effrayant, semblaient cloués au +portrait de son mari décédé. + +Je la regardais avec une indicible épouvante. Deux cercles se creusaient +sous ses paupières. Ce n'était pas blême qu'elle devenait, c'était +verte. + +Et toujours belle--à la façon des tragédiennes qui expirent savamment. + +J'eus peur, en conscience j'eus peur de la voir mourir là, devant mes +yeux. + +Il me sembla un instant que ma raison vacillait dans mon cerveau, mais +je n'eus pas d'absence mentale. + +Au contraire, je restai dur comme un marbre. + +Geoffroy, j'ai été un magistrat. Toi, tu as jeté sur la vie humaine le +regard doublement espion du diplomate et du romancier. + +À nous deux, saurions-nous répondre à cette question: Qu'y a-t-il dans +la conscience de Mme la marquise de Chambray? + +Si elle avait pu me tuer en ce moment, je serais au fond d'un cercueil. + +Ses yeux quittèrent enfin le portrait et revinrent me frapper comme deux +poignards. + +Elle était belle, toujours plus belle! Comment avoir pitié? + +Oh! je ne me repentais pas! Jeanne bien aimée, je t'avais sacrifié la +fierté de mon âme. Tu ne savais même pas l'étendue de mon sacrifice. Tu +pouvais encore sourire. + +J'avais envie de revoir Jeanne, maintenant que ma tâche était +accomplie.... + +On sonna à la porte extérieure. + +Olympe se rejeta en arrière et passa la main dans ses cheveux pour +refaire sa coiffure. + +Puis elle appela Louette d'une voix que je ne connaissais pas. Elle dit: + +--Je n'y suis pour personne. + +--C'est que, objecta Louette qui nous dévisageait tous deux, c'est la +mère.... Mme Thibaut. + +--Pour personne! répéta Olympe. + +--C'est différent, dit Louette, qui se retira, non sans marquer sa +surprise. Je n'avais ni parlé ni bougé. + +Quand Louette fut sortie, Olympe essaya quelques pas. D'abord elle +chancelait, puis elle se raffermit. J'épiais ses yeux. Ils ne se +dirigèrent plus une seule fois vers le portrait. Après deux tours de +salon, elle regagna son siège où elle s'installa avec une apparente +tranquillité. L'effort qu'elle faisait sur elle-même ne se voyait +presque plus. Elle disposa les plis de sa robe avec la grâce qui lui +était ordinaire et me dit très doucement. + +--Lucien, vous m'avez fait beaucoup de mal. + +--Je l'ai vu, répondis-je. + +--Refuseriez-vous de m'apprendre qui vous a dit cela? + +--Mon Dieu non... commençai-je. + +Et le nom de Louaisot me vint à la bouche. + +Mais je me ravisai à temps pour achever tout naturellement: + +--C'est tout le monde et ce n'est personne. Au palais, nous savons ainsi +beaucoup de choses. + +Le mensonge entraîne, c'est certain. Compromettre ma robe en tout ceci +était encore un acte coupable. Mais ma réponse porta coup. Olympe fut +frappée presque aussi violemment que la première fois. Seulement, elle +garda mieux les apparences. + +--Pensez-vous, me demanda-t-elle, que M. le président soit aussi +instruit que vous? + +--Je n'en sais rien, répliquai-je. + +Elle garda un instant le silence, puis elle reprit: + +--M. Thibaut, vous avez été ma première et peut-être ma seule affection. +Répondez-moi sans irritation ni forfanterie. Vous croyez avoir une arme +dans la main. Feriez-vous usage de cette arme contre moi? + +Je répliquai: + +--Je vous réponds avec calme, Madame. J'userai de cette arme si vous ne +faites pas ce que je veux. Les paroles étaient dures, mais ma voix +tremblait. J'étais à bout d'énergie. + +Olympe le vit bien. Elle se leva aussi digne, aussi tranquille que si +elle eût été importunée par l'impuissante menace d'un mendiant. + +--Vous êtes un lâche, M. Thibaut, me dit-elle. Au palais dont vous +parlez, ils ont un mot pour flétrir le genre de vol que vous essayez de +commettre chez moi. Votre arme ne vaut rien, vous en serez pour votre +honte. C'est uniquement en considération de votre mère que je ne vous +fais pas chasser par mes valets. Sortez d'ici et n'y rentrez jamais! + +Son geste impérieux me désignait la porte. + +J'obéis sans répondre un seul mot. + +Dans la rue, ma bonne mère me guettait en faisant mine de se promener +avec mes deux soeurs. + +Elles m'entourèrent aussitôt, et ma mère s'écria: + +--Eh bien! Innocent des innocents, était-ce donc si difficile? + +Mes soeurs ajoutèrent en passant leurs bras sous le mien: + +--Beau fiancé, quand vous êtes là, on barricade les portes. À quand la +noce? + + +Pièce numéro 44 + +(Billet écrit par la marquise de Chambray, non signé.) + +23 juillet, onze heures du soir. + +_À M. Louaisot de Méricourt à Paris._ + +Prenez le train express, toute affaire cessante. Je vous attends demain. +Pas d'excuse. + + +Pièce numéro 45 + +(Dépêche télégraphique. 23 juillet, onze heures et demie du soir.) + +_M. Louaisot, rue Vivienne_ n°... _Paris._ + +Recevrez demain billet, non avenu. Restez. + +Olympe. + + +Pièce numéro 46 + +(Écriture de Lucien, mais pénible et difficile à lire. Sans signature. +Sans date ni adresse.) + +M. Geoffroy de Roeux a toute raison de s'étonner, mais il est prié de +considérer: 1° que M. Lucien T. n'est pas dans un état de santé normal; +2° que l'homme de la rue Vivienne avait donné à entendre au même L. T. +que Mme la marquise de C. avait pu faire, de manière ou d'autre, un +tort considérable à Mlle Jeanne. + +On croit pouvoir dire que ce tort, en tant que matériel, avait trait à +la succession de M. le marquis. Mlle Jeanne était héritière au degré +utile. + +La carrière judiciaire de M. L. Thibaut a été de tout point honorable. + +Sa vie privée est également sans reproche. + +Quant à l'affection cérébrale dont il est atteint, elle n'est pas très +bien définie par la faculté. Quelques médecins la désignent sous le nom +de métapsychie. + +Ce n'est pas du tout un genre de folie, mais cela diminue la +responsabilité du sujet dans une certaine mesure. + +Le fait assurément condamnable qui est confessé ci-dessus par M. L. T. +lui-même, avec une entière franchise, ne doit peut-être pas être jugé +selon la rigueur de la morale ordinaire. + +On n'excuse pas ici l'action, qui est mauvaise, on met M. Geoffroy de +Roeux en garde contre l'erreur d'une sévérité absolue. + +Il est constant, en effet, que dans les moments de forte émotion les +métapsychiques n'ont pas l'entier usage de leur raison. + +D'autre part, la supercherie que M. L. T. s'est laissé entraîner à +employer, s'entoure de circonstances atténuantes que M. Geoffroy de +Roeux saura grouper de lui-même sans qu'on prolonge ici cette +plaidoirie. + +M. L. T. a été bien cruellement éprouvé depuis lors. On espère que M. +Geoffroy de Roeux ne lui retirera pas son estime. + +_Note de Geoffroy_.--Cette pièce si singulière arrêta un instant ma +lecture. Il était quatre heures du matin, et le sommeil rôdait autour de +mes paupières. + +Lucien devait être en état de «métapsychie» quand il avait écrit cela. + +Il y parlait de lui-même à la troisième personne, avec la compassion +qu'on éprouve pour un tiers, plus malheureux que coupable. + +Après avoir lu cette note, je laissai errer ma pensée en arrière, +rappelant à ma mémoire des faits et des impressions oubliés depuis +longtemps. + +Je revis, mieux que je ne l'avais fait encore, le Lucien de notre +enfance, si bon, si naïf, si généreux! + +Parmi nos autres compagnons d'étude et de plaisir y en avait-il un seul +capable de plaider avec tant de timidité une cause gagnée? + +Non, il fallait être mon pauvre, mon cher Lucien Thibaut pour s'accuser +ainsi amèrement et humblement, d'avoir usé du droit de légitime +défense. + +Frapper une femme répugne toujours, mais c'était pour défendre une jeune +fille. + +Ce que pouvait être cette jeune fille importait peu puisque sa pureté, +pour Lucien, égalait celle des anges. + +Je lui donnai mon absolution de bon coeur. S'il faut le dire, même, +cette aventure qu'il avait menée grand train, en définitive, ajouta +singulièrement à mon affection pour lui. + +Je l'en aimai mieux à la fois pour ses remords et pour son crime. + +Les remords prouvaient l'exquise délicatesse de son coeur, mais la +bataille avait été rondement livrée--et gagnée, malgré ce dernier geste +de Mme la marquise, cachant sa détresse sous l'insolence et mettant à +la porte son vainqueur. + +Je n'étais pas plus sorcier que Lucien par rapport au cas de cette +adorable dame: que diable pouvait-il y avoir dans son passé? + +Je m'accuse d'avoir un peu bâillé en songeant ainsi. Morphée était le +plus fort, décidément: et quand je tournai la page, je ne m'en donnais +pas pour un quart d'heure avant de me laisser aller dans ses bras. + +Je continuai pourtant: + + +Pièce numéro 47 + +(Écriture de M. Louaisot, non déguisée, sans signature, sans date ni +adresse.) + +Bien touché, agneau! Au milieu du rond! Vous allez recevoir des +nouvelles de la dame de pique. + +Je parie un franc qu'on fera quelque chose de vous. Tenez-vous ferme! + + +Pièce numéro 48 + +(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.) + +Yvetot, 25 juillet 1865. + +_À M. Lucien Thibaut, en ville._ + +Je vous prie, mon cher M. Lucien, de vouloir bien m'accorder une +entrevue. J'espère encore qu'elle peut être amicale. + +J'aurais quelques explications à vous demander avant d'entamer ce procès +qui pourrait avoir pour vous de si graves conséquences. (Les deux mots +_ce procès_ remplaçaient les deux autres mots _cette guerre_ qu'on avait +raturés avec soin.) Veuillez agréer tous mes compliments empressés. + +Mention écrite de la main de Lucien au bas de la lettre: «Sans réponse». + + +Pièce numéro 49 + +(Écrite et signée par la marquise de Chambray.) + +27 juillet, + +Mon cher Lucien, + +Cette lettre vous sera remise en mains propres par Louette. Vous voudrez +bien au moins m'en accuser réception. + +J'ai eu vis-à-vis de vous un mouvement de vivacité que je regrette. Nous +aurions mieux fait l'un et l'autre de discuter froidement. + +Mais vous me rendrez cette justice que je n'ai pas abusé de votre +confidence. Mme Thibaut ignore toujours ce que vous cachez dans votre +cabinet de toilette. + +Tenez, Lucien, vous avez été le meilleur ami de mon enfance. Je ne puis +m'habituer à vous regarder comme un adversaire (ce dernier mot +remplaçant _ennemi_, raturé). + +Je ne me refuse pas du tout à faire quelque chose pour cette malheureuse +enfant à qui, vous ne l'ignorez pas, j'ai déjà témoigné de la +bienveillance. + +Venez me voir. Votre mère ne sait rien, pas même notre brouille. + +Au bas de la lettre, de la main de Lucien: «Sans réponse». + + +Pièce numéro 50 + +(Écrite et signée par Lucien.) + +_À Mme Rouxel, fermière au Bois-Biot, près Yvetot._ + +27 juillet 1865. + +Ma bonne dame, Mlle Jeanne Péry, qui a déjà demeuré chez vous avec sa +mère, désire passer quelques jours dans la petite maison qui est pour +elle si pleine de souvenirs. Préparez, je vous prie, son ancienne +chambre. Je vous la conduirai demain. Mlle Péry est en grand deuil et +comptera sur vous pour lui épargner les visites importunes. + + +Pièce numéro 51 + +(Écrite par la marquise de Chambray, mais non signée.) + +_À M. Louaisot de Méricourt. Paris._ + +27 juillet 1865. + +Sachez au plus vite si votre ancien petit clerc J.-B. Martroy a reparu +en France. Il m'arrive une chose si extraordinaire que j'en perds la +tête. Je ne peux pas vous expliquer cela par écrit. + +Répondez, s'il se peut, courrier pour courrier au sujet de Martroy. Il +n'y avait que lui--et vous.... + +Vous, je ne peux vous soupçonner, puisque votre intérêt.... + +Mais, brisons là. Il faudrait que vous fussiez atteint de folie. +Répondez. + +_P. S._--Où en est l'instruction pour l'affaire du Point-du-Jour? J'ai +peur maintenant d'en être réduite à frapper le grand coup. + + +Pièce numéro 52 + +(Écrite et signée par Lucien.) + +_À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne, à Paris._ + +Yvetot, 27 juillet 1865. + +Monsieur, + +Vous m'en avez trop dit, ou vous ne m'en avez pas dit assez. Je suis +sans autre fortune que le petit bien de feu mon père, mais je peux +prendre hypothèque et me procurer une somme assez ronde. + +Faites-moi savoir, je vous prie, quel prix vous exigeriez pour me +fournir un _renseignement complet_ au sujet des paroles qui ont produit +un si grand effet sur Mme la marquise O. de C. + +J'ai l'honneur de vous saluer. + + +Pièce numéro 53 + +(Écriture ronde de copiste. Pas de signature. Timbrée à Paris, place de +la Bourse, levée de six heures, soir, 28 juillet.) + +_À M. L. Thibaut._ + +Mon joli juge, le reste du renseignement vous coûterait dans les trois +ou quatre millions, au bas mot, et ça vaut bien ça. + +Le petit bien du défunt papa serait trop court, même au prix où est le +beurre. + +Dame, je ne dis pas, c'est une histoire bien curieuse, allez, et qui +vous divertirait comme un bossu. Quand vous serez en possession de vos +moulins, de vos étangs, de vos châteaux, polisson de grand +propriétaire-sans-le-savoir, on pourra voir à vous vendre le dénouement +de l'anecdote en question. + +Pour le présent, on vous a dit juste ce qu'on voulait vous dire, rien de +plus, rien de moins, et ça suffit. + +Vous voyez bien que ça suffit, puisque la princesse de Navarre met les +pouces. + +J'ai quelqu'un pour la corbeille de noces. Quand vous en serez là, +n'oubliez pas que je réclame la préférence. + +Est-ce que vous n'avez jamais songé à vous faire assurer sur la vie? Ça +dédommage une pauvre petite veuve.--Mais peut-être que ce sera un veuf +qu'il y aura consoler. + +L'affaire engraisse. Elle a trois mentons. Ah! Quelles marionnettes nous +sommes entre les mains du hasard! Surtout quand quelqu'un de moins idiot +que ce vieux clampin de Destin prend la peine de tirer nos ficelles! + +Je vous salue d'amitié. + + +Pièce numéro 54 + +(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.) + +Yvetot, 29 juillet. + +_À Mlle Jeanne Péry, au Bois-Biot._ + +Mademoiselle et chère cousine, + +J'apprends que vous habitez tout auprès de nous et je m'en félicite de +bien bon coeur, puisque cela me donne l'occasion d'entrer en rapport +avec vous. + +Des circonstances qui ne provenaient ni de mon fait, ni du vôtre, nous +ont séparées du vivant de vos parents, néanmoins je n'ai jamais cessé +d'avoir pour vous une vive et sincère sympathie. + +Je crois vous en avoir donné une preuve aussitôt après la mort de votre +chère mère. C'était peu de chose, il est vrai, mais cela suffisait dans +le premier moment de votre deuil, et par la suite je comptais faire +davantage. + +J'apprends aujourd'hui seulement le motif qui vous a portée à quitter la +maison de mes respectables amies, les dames de la Sainte-Espérance. Vous +avez voulu vous rapprocher de l'homme que vous aimez et qui vous a +promis mariage. + +Je ne suis point de celles qui croient devoir prendre des gants pour +parler de ces choses, Mademoiselle et chère cousine. Je suis du parti de +l'amour quand il est honorable et légitime. J'imite en cela +Notre-Seigneur qui protège l'amour pur et le bénit. + +Celui qui a su toucher votre coeur est une noble et belle âme: je le +connais depuis plus longtemps que vous. Cela me donne le droit d'entrer +dans vos affaires à tous les deux plus intimement que s'il ne s'agissait +que de vous. + +Car vous ne m'avez rien confié, tandis qu'il m'a rendue dépositaire de +son secret, qui est aussi le vôtre. + +Malheureusement, entre vous deux, un obstacle se dresse: la volonté, ou +plutôt le préjugé d'une excellente mère, et l'asile que vous avez choisi +au Bois-Biot, pour attendre des jours plus favorables ne convient, ce me +semble, ni à vous, ni à M. Lucien Thibaut. + +Il s'est adressé à moi--et faut-il tout dire, lorsqu'il l'a fait, vous +étiez encore plus mal logée qu'au Bois-Biot;--il s'est adressé à moi, la +compagne de son enfance, et il m'a dit: «Venez à notre secours.» + +Quoi de plus simple? Je l'eusse fait pour Lucien tout seul, ma chère +cousine--laissez-moi parler avec cette familiarité qui grandira entre +nous, je l'espère,--car j'ai pour lui une véritable affection, mais je +le ferai plus volontiers encore pour vous,--et surtout pour moi. + +Pour moi qui, seule ici-bas désormais, ai si grand besoin d'une amie, +d'une soeur! + +Je suis votre aînée, j'essaierai de vous guider dans le monde où est +votre place; le hasard m'a mise à la tête d'une fortune assez +considérable, nous la partagerons; enfin, je crois avoir sur la famille +de Lucien une assez grande influence: je la consacrerai tout entière à +vous concilier l'amitié de sa mère et de ses soeurs. + +Je ne pense pas que vous puissiez repousser des offres si naturelles, +faites si cordialement et avec tant de plaisir. + +Venez donc quand vous voudrez, et le plus tôt sera le mieux, ma bien +chère petite cousine. L'hôtel de Chambray vous est tout grand ouvert. + +Préférez-vous que j'aille vous chercher? + +On travaille depuis ce matin à disposer les pièces qui seront votre +appartement. + +À bientôt. Je vous espère avec impatience, et en attendant le plaisir de +vous recevoir, je vous prie d'accepter mon baiser de grande soeur. + + +Pièce numéro 55 + +(Anonyme. Écriture déguisée, la même que celle de plusieurs numéros +anonymes ci-dessus. Sans date.) + +_À M. Louaisot, à Paris._ + +Je vous avais demandé si Martroy, votre ancien clerc, était de retour en +France. Vous ne m'avez même pas répondu. + +Serait-ce donc vous qui m'avez porté ce coup, homme terrible, être +inexplicable? C'est vous, ce doit être vous. Quelqu'un mourra de cela. + +J'ai du feu plein le coeur. Je crois que je l'aimais. Est-ce possible? +non. Mais cela est. Je l'aime. Il m'a frappée, savez-vous, avec vigueur +et sans miséricorde. Il est homme, il est fort. Il aime admirablement. + +Aussitôt cette lettre reçue, vous ferez le nécessaire auprès du juge qui +tient l'instruction de l'affaire Rochecotte. Que justice se fasse! Plus +de pitié criminelle! Cette fille m'a vaincue et perdue. Je la veux +morte. + + +Pièce numéro 56 + +(Écriture de Louaisot, sans signature. Pas d'adresse.) Ce vendredi. + +Douce madone, + +J'ai bien reçu vos deux honorées à leur date, et j'en ai pris bonne +note. + +Ça chauffe donc? Vous voilà mordue? Je plains l'agneau qui a eu le +bonheur de vous plaire. Voilà un métier! + +Où diable voulez-vous que je pêche mon Martroy? Je l'ai cherché plus +d'une fois dans les souterrains de Paris, car il avait son utilité--et +son danger, mais je n'ai jamais trouvé trace de lui. + +L'absinthe a dû le régler depuis longtemps. + +Quant à vos insinuations sous forme d'invectives, je plane au-dessus de +tout ça. Quel est le fond de la profession? La conscience. Qu'est-ce qui +en fait l'ornement? La minutie dans la délicatesse. + +C'est vrai, je nourris l'affaire, mais à qui la faute? J'avais proposé +une association loyale. On m'a laissé à mes pièces. Je travaille. + +J'ai mis un ruban rose autour du cou de l'affaire et je la mène paître +comme un beau petit mouton. + +Quant à l'instruction du Point-du-Jour, c'est fait. Vous êtes obéie, ô +belle reine! + +Mais il ne faut pas aller là-dedans comme une corneille qui abat des +noix. Le terrain des cours (d'assises) est glissant. J'ai trouvé quelque +chose de plus important que feu Martroy. + +Elles avaient vendu la boîte à ouvrage, pendant la dernière maladie de +la mère. Alors, vous comprenez, le détail des ciseaux tombait dans l'eau +et se noyait comme un plomb. + +Mais, pensez-vous, souveraine princesse, que j'aie chez moi, dans mes +écuries, une mule pour ne rien traîner! Pendant que la minette était à +la maison, Pélagie l'a confessée. Nous avons eu le nom du brocanteur qui +avait acheté l'objet. Alors, pas et démarches d'abord infructueux, puis +couronnés de succès. + +J'ai la boîte à ouvrage depuis hier. Je l'ai bien reconnue: fabrique +anglaise, jolis petits estampages gravés, marque de la _manufactory_: un +petit chien entre les deux initiales S. W.--Birmingham. + +Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. La boîte voyagera en même +temps que ma lettre. + +Qu'est-ce qu'on offrira à papa pour une attention si mignonne? + +Allons, soyez tranquille, superbe lionne, aimez, détestez, caressez, +écorchez et dormez sur les deux oreilles. Fiez-vous à moi. La petiote +n'assassinera plus personne, pas même vous. + +_P. S._--Vous êtes priée d'envoyer le nerf de la guerre, s.v.p. Confiez +trois ou quatre chiffons à la poste, en attendant que je fasse le compte +de mes frais. Chargez votre lettre pour qu'elle ne passe pas au bureau +des détournements. Admirons la poste comme institution, mais ne nous +fions jamais à ses pontifes. + + +Pièce numéro 57 + +(Écrite et signée par la marquise de Chambray.) Yvetot, 1er août 65. + +_À M. L. Thibaut,_ + +Lucien, je ne sais pas pourquoi j'ai mieux aimé capituler devant cette +enfant que devant vous. + +Avec elle je n'ai pas eu de peine. Il n'y a rien de sa faute. Sait-elle +seulement le mal qu'elle m'a fait? + +Et vous, Lucien, et vous, saurez-vous jamais à quel point vous m'avez +méconnue? + +On n'est pas frappée deux fois ainsi. Du premier coup vous m'avez +brisée. Hier encore je vivais par l'ambition, par l'amour, partout ce +qui fait vivre, aujourd'hui, je suis morte. + +Ambitieuse, ai-je dit? C'est vrai, mais non pas pour moi: ambitieuse +pour un autre. + +À cet autre j'avais lié en rêve mon avenir. Nous sommes des folles, oui, +toutes, même les plus sages. À cet autre j'avais sacrifié ma jeunesse. +Pour lui, pour lui seul je m'étais vendue, presque enfant que j'étais, +à l'homme respectable que j'ai servi, soigné, aimé comme un père. + +Cet autre-là, en effet, je le voulais riche, brillant, heureux, le plus +riche, le plus brillant, le plus heureux--tout cela par moi. + +On ne doit jamais se vendre. Je suis punie justement. Mais était-ce par +vous que je devais être punie? + +Lucien, ceci est ma dernière plainte. Ne craignez plus rien de moi, pas +même un reproche. Je suis morte--morte. Vous avez brisé tout ce qui +était en moi, espoir ou désir. J'ai l'âme broyée, Lucien. Je n'y saurais +même plus trouver de haine. + +Ne vous défiez pas de mes offres à cette enfant. C'est à vous que je +les fais, et c'est de l'obéissance. J'agis selon que vous avez ordonné. +Et je n'ai pas de peine à cela. J'abdique mon restant de jeunesse, ma +fortune qui m'a coûté si cher, ce qu'on appelle mes succès du monde, je +renonce à tout cela, Lucien, en renonçant à ma dernière espérance. + +Il n'y avait que cette espérance en moi. Le reste n'est rien, je le +donne. + +Non pas en apparence comme vous le souhaitiez pour fléchir la résistance +de votre chère mère, je le donne en réalité. + +C'est elle--je n'ai pas encore pu écrire son nom--c'est elle qui me +succédera, non pas après ma mort, mais de mon vivant. + +Votre mère l'acceptera, je me charge de cette tâche. + +En échange de ce que je vais souffrir, je ne vous demande qu'une seule +chose: Lucien, connaissez-moi enfin. + +Regardez ce qu'il y avait pour vous dans mon coeur! + + +Pièce numéro 58 + +(Écrite et signée par M. Amyntas Pivert, substitut.) + +_Cabinet du procureur impérial._ + +Yvetot, 1er août 1865. + +_À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la +Seine, Paris._ + +Cher Maître, + +Je vous ai minuté ce matin la réponse officielle de notre petit parquet +à l'espèce de mission rogatoire dont Vos Hautes Puissances parisiennes +avaient daigné nous investir, pour l'affaire Fanchette. J'y ajoute +quelques lignes moins graves pour me rafraîchir un peu le sang. + +Toujours la bienveillance même, notre cher président! Pensez-vous qu'il +ait eu vingt ans, à l'époque? Il a la distinction de la momie. Au reçu +de votre seconde lettre, qui réclamait un supplément d'enquête, il a +dit: + +--Voilà un petit Cressonneau qui va bien! mazette! Il veut gagner un +galon dans cette instruction-là. Tâchez de lui lever son gibier, Pivert. + +Il a regardé ensuite la carte photographique, jointe au dossier et il a +ajouté: + +--Quelle drôle de petite bonne femme! Ça ne ressemble pourtant ni à +Lacenaire, ni à Papavoine. Les temps sont durs, Messieurs! si ces +demoiselles se mettent à percer leurs Arthurs comme des écumoires avec +leurs ciseaux, le Pays latin ne sera plus tenable. Est-elle assez +gentille, au moins, cette perruche! + +Il vous dit ces choses-là du ton de Cicéron embêtant Catilina. C'est un +original. Nous le verrons sous peu à la cour d'appel. + +Mais le fait est qu'elle est à croquer, dites-donc, Cressonneau, cette +petite chacalo! Quand vous l'aurez trouvée, n'allez pas vous laisser +empaumer! + +Foi de gentilhomme! comme nous disions jadis en sortant de la +Porte-Saint-Martin, les soirs de Mélingue, je n'avais pas besoin de la +permission du patron pour tâcher de vous être agréable. J'ai fait ce que +j'ai pu. Le ban et l'arrière-ban de nos observateurs invalides ont été +mis sur pied. J'ai armé en guerre toute notre police--pauvre régiment, +le Royal-Bancroche! J'ai lâché jusqu'aux gardes-champêtres! + +Néant! Royal-Bancroche est rentré bredouille et tout essoufflé. Nous +n'avons pas ici une jeune personne, sédentaire ou voyageuse, qui +ressemble de près ou de loin à la photographie. + +Désolé, cher Maître, de n'avoir pu mieux faire. Je ne veux pas du moins +vous leurrer, et je vous dis franchement: il faut chercher ailleurs. +Fanchette n'est pas chez nous. + +Je suis d'autant plus triste d'avoir si mal réussi--remarquez l'habileté +de la transition--que j'avais un service à vous demander. + +Voyons! soyez clément, heureux Cressonneau, vous qui fleurissez sous les +rayons du soleil, et songez combien il y a loin de notre misérable petit +parquet au ministère de la Justice. + +Il s'agit de mon pauvre avancement. Je voudrais «gagner un galon» comme +dit le président Ferrand en parlant de vous. + +L'occasion y est. + +Hélas! je ne demande pas encore à me rapprocher de Paris, coeur et +cerveau du monde. Mon ambition ne va qu'à gonfler sur place. + +J'expose: + +Nous avons ici un juge--celui justement qui aurait dû s'occuper de votre +affaire, mais qui, depuis des mois et des mois, ne s'occupe plus de +rien,--un juge, dis-je, M. Thibaut--Lucien,--assez bon garçon, fort +instruit, galant camarade, ayant, dit-on, des protections convenables et +suffisamment bien vu de notre président. + +Vous allez croire qu'un pareil gaillard est en passe de me laisser son +siège en grimpant un échelon? + +Pas du tout. Au contraire. + +Ce que je viens de vous dire doit être mis au passé. Il était tout cela, +il ne l'est plus. Pour le présent, il a reçu sur la tête je ne sais quel +coup de mailloche qui le rend propre à s'en aller, et voilà tout. + +On peut dire que notre président le soutient ici à bout de bras, car il +est brûlé au palais de la tête aux pieds. + +Vous me demanderez quel est son crime? Il n'y a pas de crime. Ce qu'il a +fait, enfin? Je n'en sais rien, ou plutôt je le sais mal. + +Vous n'êtes pas sans connaître, roué que vous êtes, le danger d'avoir +mis sa jeunesse dans sa poche avec son mouchoir par-dessus. + +Tel est d'abord le cas du pauvre diable. Jusqu'à l'âge de vingt-huit +ans, il a vécu comme un ermite. Encore, les ermites commencent-ils à +baisser dans l'opinion, mais le collègue Thibaut était un ermite du bon +temps et de la bonne sorte. + +Première qualité d'ermite! + +C'est gandilleux, vous savez? Un beau jour saint Antoine est tenté, ça +ne manque jamais. + +Ça débuta comme un roman champêtre. On se rencontra derrière une haie. +Il y eut des chèvrefeuilles de cueillis, et l'ermite Thibaut, prenant +le mors aux dents, jeta tout à coup son capuchon par-dessus les moulins. + +Le modèle de toutes les vertus se mit en goût subit de cabrioles, laissa +de côté sa besogne, planta là son métier et fit des fugues jusqu'à Paris +pour suivre sa bucolique. + +Or, il y a une Mme veuve Thibaut qui voudrait bien marier ce grand +fils-là pour le ranger; et il y a une marquise Olympe de Chambray--ne +rions plus, Cressonneau. Celle-là est une vraie merveille et marquerait +même à Paris,--qui ne demanderait pas mieux que de ranger le même grand +gars. + +On dit cela et ce doit être vrai, car c'est étonnant comme ces innocents +ont toujours les mains pleines d'atouts! + +Mais rien n'y fait, l'ancien ermite ne veut absolument pas entendre +raison. Il se cramponne à la bucolique qui jouit d'une réputation +détestable, et on dit: Voilà le noeud--en latin _infandum_ ou chose qui +peut provoquer la retraite forcée d'un inamovible,--on dit qu'il a pris +avec lui la bucolique et qu'il la cache à tous les yeux dans le grenier +de son domicile légal. + +Je n'y ai pas été voir, et je dois même ajouter que personne n'a vu la +bucolique. + +Mais ce bruit court, on ne parle que de cela dans Yvetot. Mme veuve +Thibaut est peut-être la seule qui n'en sache rien. + +Cher Maître, vous croyez bien, je suppose, que je ne suis pas capable +d'une dénonciation. Je vous répète, à vous qui êtes mon camarade et mon +ami, des choses vraies ou fausses, qui sont littéralement la fable de la +ville.... + +J'ai été interrompu par l'arrivée d'un renseignement. La bucolique, qui +s'appelle Mlle Jeanne Péry, a quitté le domicile de M. Thibaut pour +se retirer dans une ferme des environs--où elle est, en quelque sorte, +cloîtrée. + +M. Thibaut seul est admis à la voir. + +Vous voyez qu'il est difficile de se compromettre plus maladroitement. + +Arrivons à la conclusion de cette longue lettre qui vous dira au moins +le fond de ma pensée: je n'ai aucun sentiment d'inimitié contre M. L. +Thibaut; je me regarderais comme le dernier des drôles si je faisais la +moindre des choses, fût-ce un simple _nutus_ pour l'aider à glisser hors +de son siège. + +Mais enfin, si les événements tournaient contre lui, comme il y a +apparence, s'il était forcé de donner sa démission ou même simplement de +quitter le ressort.... + +Je vous rappellerais notre vieille amitié dans un billet courtois et +bien senti, en vous disant: «Cher maître, l'heure est venue. Vous qui +êtes sur les lieux, donnez-moi un coup d'épaule.» + + +Pièce numéro 59 + +(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.) + +_À Mlle Maria Mignet, aux bains de mer d'Étretat (Seine-inférieure)._ + +Yvetot, le 24 août 1865. + +Ma chère Mariquita, + +Je vous remercie bien des détails que vous me donnez sur ce paradis +aquatique dont vous devez être le plus joli ange. Je vous vois d'ici sur +votre grève, avec votre capot rouge et votre lorgnon pince-nez, posé à +la crâne--sur l'oreille. Les Parisiens doivent en devenir fous et les +Parisiennes en mourir de rage. + +Figurez-vous que M. Pivert, le substitut précieux qui vous déplaît parce +qu'il s'appelle Amyntas, de son petit nom, nous répète tous les soirs à +la promenade qu'Étretat n'est qu'un petit tas de macadam, pris entre +deux pierres percées. + +Vous allez le détester bien davantage. + +Il dit que la grève, ou plutôt le galet a été jeté là, après avoir servi +pendant des siècles à l'Opéra-Comique. + +Il ajoute que le Casino est une masure et qu'on est obligé de mettre des +sabots pour descendre se baigner. + +Enfin, selon lui, faut écrire à Paris quand on veut manger des +crevettes fraîches. + +Quant à la société, le même précieux M. Pivert (Amyntas) affirme qu'elle +est poivre et sel, moitié _biches_, moitié bonnetières. + +Quelle mauvaise langue! Il n'est pas sot. J'aime bien mieux vous croire, +ma chère, puisque vous avez dansé avec un duc. + +Mais pour mon compte, si j'avais à me baigner, je préférerais Trouville. +Au moins, les journaux publient le nom des ducs qui y dansent. + +Nous avons dansé aussi dans notre humble Yvetot, si désert et si terne, +depuis que vous autres élégantes l'avez abandonné. Il y a eu un, deux, +trois bals pour le mariage de Dorothée. Je ne vous parlerai que du +troisième, donné par la vicomtesse. + +C'était tout uniment superbe: orchestre complet, tous les orangers dans +l'escalier, on avait loué jusqu'à des lustres. Et des glaces à gogo! +j'en avais le coeur affadi. + +Quand on en mange trop, ce n'est plus bon du tout. + +Dorothée avait l'air d'une corbeille. La toilette ne lui va pas. + +Son mari n'est pas trop mal pour un blond fade, mais il a les oreilles +désourlées. + +Sidonie était en rose passé, avec son matelas de cheveux crépus. Elle +est plus longue que jamais. Elle faisait horreur. M. Pivert a dit +qu'elle avait l'air d'un peuplier qui a un nid de pie. Il est méchant. + +La sous-préfète avait sa garniture de point d'Angleterre. L'une portant +l'autre, elles ont beaucoup servi toutes les deux, la garniture et la +sous-préfète. + +Les trois Thibaut, mère et filles--je vais vous reparler tout à l'heure +de la famille, ma chère,--s'étaient fagotées de leur mieux. La bonne +femme avait son fameux velours épinglé d'avant la première révolution. +Célestine portait la parure omnibus en petites pierres violettes: +c'était son tour. Julie avait un paquet de myosotis qui criait à tous +les messieurs: pensez à moi, pensez à moi, sur l'air des lampions! + +Quand je songe qu'elles se donnaient les gants de nous fiancer toutes +les deux, vous et moi, à leur grand nigaud de frère! + +Joli parti! parlons-en! C'est bon pour une perle fine comme Mme la +marquise de Chambray. + +Croyez-vous que je plaisante? à moitié tout au plus. Je veux bien rayer +_perle_, mais _fine_, ah! ma chère, demandez plutôt aux héritiers de feu +son bonhomme de mari! + +Elle était là dans toute sa gloire. C'est bien étonnant tout de même +qu'une pareille femme ait eu quelque chose pour ce flandrin de Lucien. +Elle avait ses bracelets, son diadème, sa rivière et ses aigrettes. +Fermez les yeux. Sa toilette était arrivée le matin même de Paris. Il y +en a qui n'ont pas besoin de tant d'embarras pour être passables. + +Mme la marquise n'était pas seule, elle avait amené avec elle sa +nouvelle amie, habillée aussi par Würtz. + +Je vous entends, bonne chérie, vous ne savez plus où nous en sommes. De +qui parle-t-on là? qui est cette nouvelle amie? Écoutez donc, il y a une +histoire. Je l'amène tout doucement. + +Nous ne sommes pas à Étretat, nous autres, nous restons chez nous tout +l'été comme des malheureux,--mais nous avons des aventures! + +Mariquita, ne faites pas la petite bouche. Je vous préviens que c'est +extraordinairement curieux.... + +Encore plus curieux que cela, ma chère, surtout pour nous deux qu'on a +mariées tour à tour à ce dadais de juge. + +Voyons! laissez là pour un quart d'heure le Casino, revenez en idée à +votre humble pays d'Yvetot, et tâchez de vous bien rappeler l'état de la +question Thibaut au moment de votre départ. + +Faut-il vous aider un peu? soit. Quand vous vous êtes envolée, la mère +du plus beau des juges à marier avait déjà tourné casaque à vous, à moi +et à l'interminable Sidonie. Célestine, qui était chargée de me monter +l'imagination, avait fui comme une ombre, la romanesque Julie, qui avait +mission de vous enflammer, était rentrée dans son nuage. Tous les +efforts de la famille s'étaient tournés contre l'opulente Olympe. + +Sous quel prétexte? D'où leur venait l'espoir d'escalader cette cime +avec leurs courtes jambes? Était-ce tout simplement la folie +particulière aux mamans enragées? + +Non. Il y avait folie, mais ce n'était pas dans la maison Thibaut. La +maison Thibaut a trop grand faim et trop grand soif pour être folle. La +folie était chez cette femme, qui est la plus riche du pays, sans +conteste, et qui attend, par-dessus le marché un héritage comme il n'y +en a pas ailleurs que dans les contes de fées. + +Celle-là qui pourrait prétendre à je ne sais quoi et se faire faire un +mari sur commande s'est amourachée de qui? Du nigaud dont nous n'avons +pas voulu, vous ni moi, chérie; elle nourrit, selon le bruit public, +depuis sa première communion, une passion mystérieuse et irrésistible +pour ce dadais de Lucien. + +Voilà ce que vous pouviez savoir comme moi. + +Mais ce que vous ignorez probablement, c'est que pendant cela, le dadais +nourrissait de son côté, sans faire semblant de rien, une passion +irrésistible et mystérieuse pour une petite personne que maman Thibaut +appelait franchement «une coquine, fille de coquin et de coquine». + +C'était sa phrase. Vous savez qu'elle a le parler gras. + +Vous étiez au fait? Bon! Je ne me déconcerte pas pour si peu. Il m'en +reste assez à vous apprendre. Vous allez voir qu'une lettre d'Yvetot +peut être aussi bourrée d'événements qu'un courrier d'Étretat. + +Patience! Je suis certaine au moins que vous étiez partie bien avant les +cancans qui coururent touchant le séjour de la petite coquine dans la +propre maison du sage Lucien, où demeuraient justement alors sa mère et +ses soeurs. + +Vous dressez l'oreille, pour le coup? Cela fit un scandale pitoyable. Un +magistrat! chez lui! Moi, d'abord, je ne voulais pas y croire. + +En ville, c'est déjà bien honnête, mais chez soi, ma chère, chez soi! + +Eh bien! c'était vrai! allez donc donner le bon Dieu sans confession à +ces saints-n'y-touche! Il lui avait fait un dodo devinez où? Dans son +cabinet de toilette. + +M. Pivert a vu le dodo. + +Soyez juste, on ne devine pas des inconvenances pareilles, d'autant +mieux qu'une belle après-midi toute la ville sut que M. Lucien Thibaut +s'était rendu en habit noir et en cravate blanche à l'hôtel de Chambray, +où il resta deux heures d'horloge, plutôt plus que moins.--Et les trois +dames Thibaut l'attendaient dans la rue. + +Il aurait fallu avoir tué père et mère, n'est-ce pas, pour ne pas +conclure de là que M. Lucien, cédant aux larmes de sa famille, et pour +se faire pardonner ses récents déportements, avait enfin demandé la main +de l'amoureuse Olympe. + +Ma foi, pendant vingt-quatre heures, la ville d'Yvetot, un peu à court +de _potins_--c'est le mot nouveau de cette année, M. Pivert l'a rapporté +de Paris--se raconta cette anecdote à elle-même. + +On en parla à tous les étages de toutes les maisons, et le dodo de la +petite coquine fut relégué au rang des fables.... + +Mais huit jours après, la nouvelle amie et cousine de Mme la marquise +faisait son entrée à l'hôtel de Chambray, ma chère! + +Ma chère, une entrée solennelle!!! + +Et puis?... Pourquoi ces trois points d'exclamation? + +Voilà. J'ajoute un mot et vous sautez au plafond: + +La nouvelle amie et cousine de Mme la marquise s'appelle Jeanne Péry. + +Comprenez-vous? La demoiselle au dodo, la petite coquine, _fille de +coquin et de coquine,_ selon l'évangile de Mme Thibaut? + +Attention à retomber sur vos chers petits pieds, Mariquita, ma belle, en +revenant du plafond! Est-ce assez drôlet? N'aurais-je pas pu en mettre +six au lieu de trois, des points d'exclamation? + +Mais ce n'est rien encore. Nous sommes chez Nicolet. + +Cette Mlle Jeanne, tombant des nues, ou du second étage de la maison +Thibaut chez sa cousine, pensez-vous qu'elle y soit en visite? Erreur. +La demoiselle Jeanne est installée à chaux et à sable; elle ne s'en ira +jamais, jamais, jamais. + +C'est un pacte, une société, quelque chose comme une adoption. + +Mme la marquise est la maman, Mlle Jeanne est le bijou de fille +unique. On s'adore, on ne se quitte pas d'un instant, et il y a déjà +dans la tenue de la superbe Olympe une petite idée de cette majesté, de +cette résignation aussi,--et même de cette mauvaise humeur qui distingue +certaines physionomies de mamans. + +Les mamans qui regrettent. + +Enfin, je vais écrire un mot qui sera le point sur l'i. + +_Madame la marquise ne danse plus._ + +Elle regarde danser Mlle Jeanne. + +Qui danse avec M. Lucien! + +Ouf! maintenant, je vais me relire, car j'ai peur d'avoir raté mon +effet, comme dit M. Pivert. Il n'a pas toujours très bon ton. + +Et figurez-vous qu'il est aux cent coups, ces jours-ci. Le parquet de +Paris l'accable de besogne. C'est au point qu'il n'a pas encore vu la +fameuse cousine et amie. Il en sèche.... + +J'ai relu, Mariquita. Je ne suis pas mécontente de ma chronique. +Seulement, elle demande à être complétée. + +Voilà un grand mois que tout cela dure. Mlle Jeanne règne et gouverne +à l'hôtel de Chambray où M. Lucien Thibaut lui fait la cour +ostensiblement, officiellement, au su et vu de toute la ville, avec +l'approbation des autorités et de maman Thibaut qui ne l'appelle plus +coquine. + +On a vu des marquises de cinquante ans qui prenaient chez elle des +héritières. Ça sert de chaufferette. + +Mais une marquise de vingt-huit ans! mais la belle des belles, Olympe de +Chambray! s'embarrasser d'un semblable outil! Réchauffer dans son giron +une petite couleuvre qui hérite d'elle dès maintenant, qui lui prend +tout--entre vifs,--tout! même son grand bêta de Lucien! Dame!... + +Ma chère, il y a quelque chose là-dessous. + +Le côté gai, ce sont les trois Thibaudes. + +Les premiers jours, elles ne savaient pas du tout si c'était du lard ou +du cochon. Elles flairaient au vent, étonnées, déroutées et très +froides. + +Mais cela a changé lestement. Mme la marquise a imposé son amie et +cousine, et peu à peu, la maman, les deux soeurs, tout l'élément Thibaut +enfin, a fait avec ensemble un quart de conversion. + +C'est réglé désormais, Mlle Jeanne est l'idole. Mère Thibaut, +Célestine Thibaut, Julie Thibaut, la caressent, l'adorent comme elles +caressaient, comme elles adoraient autrefois la marquise elle-même. + +Celle-ci s'est enfoncée d'un cran. + +Tout le monde s'y prête, elle la première! + +Vous seriez battue comme plâtre si vous parliez dodo ou coquine devant +ces dames. Jour de Dieu! maman Thibaut vous laisserait plutôt tutoyer +Olympe elle-même! + +Vous croyez que j'exagère? Vous ne les connaissez pas, ces Thibaut! la +bonne dame à déjà levé le pied à moitié hauteur de son ancien fétiche. +Fiez-vous à elle, son pied fera le reste du chemin et passera par-dessus +la tête de l'idole démissionnaire. + +Et, en définitive, Mariquita, pourquoi Mme la marquise se +laisse-t-elle faire? moi, j'ai déjà jeté vingt fois ma langue aux +chiens. Nous ne sommes pas dans le pays des _Mille et une nuits._ Chez +nous, ce qui est a sa raison d'être. + +On s'y perd, surtout ceux qui connaissaient, comme nous, l'ancien +caractère d'Olympe. + +Cette petite Jeanne a-t-elle de la corde de pendu? Ou bien la conscience +de Mme la marquise?... hein? + +M. Pivert ne veut pas donner son avis là-dessus. + +Il n'est pas content, ce pauvre précieux substitut. Le parfait Lucien +branlait dans le manche. Le dodo semblait devoir l'achever et M. Pivert +espérait sa place. Peut-être même qu'il l'avait demandée. + +Mais maintenant, voilà que tout est régularisé. On parle très +sérieusement de la noce, et Mme la marquise doit faire des avantages +au contrat. Ce n'est pas avoir de la chance, j'entends pour ce pauvre +Pivert. + +Cherchez donc un peu, chère Mariquita, vous qui avez tant d'esprit pour +deviner les rébus. Moi, de mon côté, je vous promets de me creuser la +cervelle. S'il y avait un drame!... + +Celle qui trouvera la première instruira l'autre. Je vous tiendrai au +courant des événements. + +Tous mes respects à M. le duc. À vous du meilleur de mon coeur. + +_P. S._--Est-ce qu'on meurt de bonheur? Le dadais garde la chambre. Les +actions Pivert remontent. + + +Pièce numéro 60 + +(Écrite et signée par Olympe de Chambray.) + +29 août. + +_À M. L. Thibaut._ + +J'apprends avec plaisir que le docteur vous a permis de vous lever +demain. + +Je vous envoie une lettre de notre Jeanne. La chère enfant ne pouvant +plus vous voir a voulu vous écrire. + +Êtes-vous content, Lucien? J'ai fait de mon mieux. + +S'il n'y a pas d'indiscrétion, je voudrais voir le passage de la lettre +de Jeanne où elle vous parle de moi. Je pense qu'elle doit vous parler +de moi. + +Ce n'est pas par curiosité. J'ai besoin de récompense. + + +Pièce numéro 60 bis + +(Incluse dans la précédente. Écrite et signée par Jeanne Péry. Même date +et même adresse.) + +Cher Lucien, + +Je suis si heureuse qu'il me vient des terreurs. Tout m'effraie. Quand +j'ai appris, avant-hier, que vous étiez souffrant et alité, une crainte +égoïste m'a saisie. Je me suis dit: Si j'allais rester seule! + +C'est que je ne comprends rien à mon bonheur. Il y a des moments où je +n'y crois pas, Olympe est pour moi plus qu'une soeur. Il me semble que +ma mère elle-même ne m'entourait pas de si exquises tendresses. + +J'avais été élevée à penser qu'elle nous méprisait pour notre infortune. +Comme c'était injuste! Combien pauvre maman se trompait! Oh! si elle +l'avait mieux connue, l'aurait-elle assez aimée! + +Lucien, nous serions bien ingrats si nous ne lui donnions pas la +première place dans notre coeur. + +Mais qu'a-t-elle donc à tant souffrir, le savez-vous? Hier, je l'ai +trouvée au jardin. C'était dans un endroit obscur et solitaire. Elle ne +pouvait s'attendre à m'y rencontrer. Elle était assise sur un banc, elle +avait la tête entre ses mains. Ce que je voyais de son visage me +laissait dans le doute et je n'aurais pas pu dire si elle était +courroucée ou désespérée. + +Au bruit de mes pas, elle a retiré ses mains et j'ai vu qu'elle avait +pleuré. + +Elle a voulu sourire et me dire que j'étais folle, mais j'en suis bien +sûre, Lucien, ses pauvres beaux grands yeux étaient rouges de larmes. + +Elle! Olympe! la marquise de Chambray! si belle! si noble! si enviée! +pleurer! + +Que je voudrais avoir le moyen de guérir sa peine! Savez-vous qui cause +son chagrin? Il ne se peut pas qu'elle ait des ennemis. + +Nous parlons de vous sans cesse, elle sait qu'aucun autre sujet ne me +plaît. Dimanche, elle me disait: «Je l'aime à cause de vous.» + +Est ce vrai? Non. Elle veut dire peut-être qu'elle vous aime encore +davantage; car elle vous aimait auparavant, puisqu'elle vous connaissait +bien avant de me connaître. + +Quelquefois aussi, elle amène la conversation sur ma mère. Elle m'écoute +parler de ma chère morte. + +Je l'aime tous les jours davantage. Je souffre à la voir triste, triste +jusqu'au découragement. Et que puis-je pour la consoler, ne connaissant +point son mal? + +L'idée m'est venue que peut-être elle aime. Mais, en ce cas, serait-il +possible qu'elle ne fût point aimée? + +Lucien, mon Lucien, guérissez-vous bien vite et ne restez pas éloigné de +moi. Dès que je ne vous vois plus, je crois faire un rêve. Est-ce bien +croyable, en effet, Lucien? Vais-je être votre femme? + +Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Mais que d'obstacles il y +avait entre nous! Pauvre maman qui vous aimait pourtant presque aussi +bien que moi, me défendait toujours d'espérer. Nous voit-elle, Lucien? + +Si elle nous voit, elle doit être heureuse. + +Elle nous voit. Il me semble que je l'entends prier longtemps et +ardemment pour Olympe. + +Oh! priez, mère chérie, portez votre prière jusqu'aux pieds de Dieu. +J'ai beau regarder en arrière, je ne vois qu'Olympe qui m'ait été +secourable. Priez, ma mère, payez la dette de votre fille! + +C'est si vrai, Lucien! Sans elle, nous serions encore tout au fond de +notre misère. + +Aussi, dès que je suis seule, une foule de questions se posent au-dedans +de moi-même. La nuit, je les écoute comme des refrains: + +Comment ai-je pu mériter de sa part cet intérêt si subit et si profond? +Cette amitié précieuse qui me relève à mes propres yeux et surtout aux +yeux des autres? Pourquoi ai-je souffert si longtemps loin d'elle? +Pourquoi est-elle venue si soudainement à mon secours? + +Je vous ai interrogé déjà bien des fois, jamais vous ne m'avez répondu. + +Je croyais lire pourtant dans vos yeux que vous auriez pu me +répondre.... + +Mais je cause, je cause et j'oublie le principal objet de ma lettre. +Hier, votre chère maman est venue me voir avec vos soeurs. + +Je dis me voir, car c'est _moi_ qu'elles ont demandée. + +Cela a fait sourire Olympe, qui n'en a témoigné aucun déplaisir. + +Moi, j'en ai été un peu blessée. + +Votre bonne mère a été charmante, oh! charmante. Et vos soeurs, donc! +moi qui avais tant souhaité avoir une amie; m'en voici deux. Et quelles +amies! Les soeurs de mon Lucien--_mes_ soeurs! + +Je vous le dis encore: je suis trop heureuse, cela m'épouvante. Je +voudrais un petit chagrin pour désarmer la destinée, mais j'ai beau +faire, de quelque côté que je retourne mon regard, partout, partout du +bonheur! À bientôt, mon Lucien. Demain, n'est-ce pas? + +_Note de Geoffroy_.--Cette lettre avait été lue et relue mille fois. +Elle était presque effacée par les larmes. + +Elle portait, au bas, cette mention de la main de Lucien: «Communiquée à +Olympe selon son désir.» + +Et en marge, également de l'écriture de Lucien, mais plus récente, cette +autre mention: «Geoffroy est prié d'en avoir bien soin. J'ai eu de la +peine à m'en séparer.» + + +Pièce numéro 61 + +(Écriture de la marquise. Sans date ni adresse.) + +Je vous renvoie la jolie chère lettre de notre Jeanne. Merci, je suis +récompensée, mais prenez garde à sa curiosité d'enfant. + + +Pièce numéro 62 + +(Écriture inconnue.) + +Paris, 29 août 65. + +_À M. L. Thibaut, juge, etc._ + +En envoyant un bon de dix louis sur la poste à l'adresse indiquée, M. +L. Thibaut recevra par le retour du courrier un renseignement qui vaut +pour lui plus de dix mille francs. _M. J.-B. Martroy, rentier, poste +restante, à Paris._ + + +Pièce numéro 63 + +(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.) + +29 août 1865. + +_Mlle Jeanne Péry de Marannes, à l'hôtel de Chambray en ville._ + +Quelle chère petite enchanteresse êtes-vous donc, Mademoiselle, pour +m'avoir retournée comme cela, comme un gant? C'est que je ne passe pas +pour être trop facile à retourner, au moins! Feu M. Thibaut m'appelait +bien souvent entêtée. Et demandez à notre Lucien--car il est à nous +deux, maintenant, bien plus à vous qu'à moi,--il vous dira si j'ai mon +idée dans ma poche. + +Ça se comprend. Quand on est restée veuve de bonne heure avec trois +enfants, une position à soutenir et pas plus de rentes qu'il ne faut, on +apprend à se défendre. Ah! mais oui, ma pauvre belle, j'ai été à rude +école après le décès du papa! Mais ce n'est pas tout ça que je veux vous +dire: nous sommes folles de vous, j'entends moi, Célestine et Julie, +mais folles! + +Voilà le mot lâché, faites-en ce que vous voudrez; je suis prête à en +témoigner même en justice. + +On s'instruit à tout âge, vous le savez, et la preuve c'est que j'avais +d'affreux préjugés contre vous. Je suis si impressionnable! Je ne dis +pas une pincée de préjugés, non, ni même une poignée, mais un plein +panier. + +Ils m'en avaient dit, ah! ils m'en avaient dit sur votre papa, sur votre +maman, sur vous, est-ce que je sais, moi? la société est si mauvaise +langue! Quant au papa et à la maman, le malheur est qu'on ne peut plus +les fréquenter pour les mieux connaître. Je parie qu'il en faut bien +rabattre! un quart, un tiers? Bah! la moitié, même les trois-quarts, et, +peut-être le tout. La société... tiens! J'allais redire que la société +est si mauvaise langue! + +Mais, pour ce qui est de vous, ma petite, je mets ma main au feu qu'il +n'y a pas un mot de vrai dans tous ces cancans. Pas un traître mot! Si +ça avait été vrai, est-ce que mon garçon aurait couché dans le jardin, à +la fraîche, quand vous étiez dans le cabinet de toilette, pour ne pas +vous effaroucher la pudeur? Il faut qu'une jeune personne inspire bien +de la considération pour qu'on risque ainsi des rhumatismes, sans parler +des catarrhes et fluxions de poitrine. Il l'a délicate. + +J'ai dit tout de suite: on ne fait pas de ces choses-là pour la première +venue. Et ces demoiselles aussi: j'entends Célestine et Julie. Et puis +d'ailleurs, vos manières! Les manières, moi, c'est mon thermomètre pour +savoir le temps qu'il fait sous la camisole d'une jeunesse. Je suis +gaie. Je ne pèse pas mes mots chez l'épicier en passant. Avec des +manières comme vous, pas d'inquiétude pour la conduite! + +Je le disais aux minettes, j'entends Célestine et Julie: ces manières-là +ça donnerait envie d'avoir un petit vicomte à lui offrir. Je ne +plaisante pas, je le disais. Mais les vicomtes ne valent pas mieux que +les autres, et nous sommes de la bonne bourgeoisie. + +De la vraie, de la vieille. Si nous n'avons pas été aux croisades, c'est +que nous étions libéraux un petit brin déjà dans ce temps-là. Pas des +rouges, mais le drapeau de Voltaire et Louis-Philippe. + +Voilà l'authenticité: Les Thibaut étaient échevins de Lillebonne sous +Duguesclin. Mon mari en avait vu les titres chez son grand-père; +malheureusement, la Révolution a tout brûlé sous la Terreur. + +Je suis, de mon côté, une Pervanchois, de Bléré, près Tours, le jardin +de la France: j'entends la Touraine. Pourquoi M. Thibaut avait été se +marier si loin, c'est que la magistrature voyage et que je lui avais +donné dans l'oeil. + +D'ailleurs, le garçon est juge. De là à conseiller il n'y a que le saut +d'une puce. Et alors, on est décoré aussi forcément que si on en avait +apporté la maladie en naissant. Ça vaudra bien la situation de vos +comtesses et marquises au tas. Quoique je ne méprise pas la noblesse. + +Il en faut dans un département. + +Voilà donc pour la généalogie. + +Quant à la fortune, outre que le garçon est le plus joli cavalier du +ressort, quand il veut s'en donner la peine, nous n'avons jamais rien +demandé à personne. Et pourtant ces demoiselles n'ont pas pour un sou +de coton dans leurs corsets, preuve qu'on les a nourries. Je plaisante, +parce que je suis gaie, mais c'est vrai tout de même. On vit bien à la +maison, et rien à crédit. + +Eh bien! quand Dieu me rappellera, vous partagerez, c'est la nature qui +l'exige. + +Sans compter les appointements du garçon qui augmentent d'année en +année, par suite de son avancement régulier, au choix ou à l'ancienneté. +Et une conduite! On s'en moque de lui, tant il est étonnant pour la +conduite! + +J'y vas carrément, comme vous voyez; je ne connais qu'une chose dans les +affaires, c'est d'aller droit. + +On vous racontera que j'ai essayé de marier le garçon. Je parie ma tête +à coiffer qu'on vous a déjà parlé de Mlle Sidonie, de Mlle Maria, +de Mlle Agathe, et peut-être d'une autre.... + +C'est bien entendu que ma lettre est pour vous, pas vrai, trésor? pour +vous seule? pas d'enfantillages! Je m'épanche et je ne voudrais pas +qu'on lût ma correspondance au prône. + +C'est-à-dire, ma petite, qu'elles étaient toutes autour de lui comme des +tigres. Nous ne savions à laquelle entendre. Moi. Célestine et Julie, +nous ne pouvions plus mettre le pied dehors sans risquer d'être +dévorées. Mais je t'en souhaite! Les héritières avaient beau se jeter à +la tête du garçon, il n'y entendait d'aucune oreille. Méchante! vous +savez bien pourquoi. L'aviez-vous coiffé assez serré du premier coup! + +Il en a passé pour imbécile, ma petite. Et il y a un Pivert substitut, +qui a demandé sa place pour le jour où on le mettra à la maison des +écervelés. Il est joli, le Pivert, on l'empaillera. + +N'écoutez pas les cancans. On me donne bien la migraine à moi, à force +de propos. Ils sont là tous qui me chantent: prenez garde! +renseignez-vous! réfléchissez! et surtout ne lâchez pas votre +consentement avant de savoir au juste ce que la cousine--j'entends +Mme de Chambray--fera au contrat. + +Mais, dites donc, trésor, on ne traite pas quelqu'un comme elle vous +traite pour la marier toute nue, pas vrai? Vous ai-je dit qu'il fallait +garder ma lettre pour vous toute seule? Quand je veux qu'Olympe me +lise, c'est à elle que j'écris. Nous causons de mère à fille, personne +n'a à fourrer son nez là-dedans. + +Olympe a du bon, c'est certain. Je défie bien qu'on me trouve quelqu'un +pour rapporter que j'aie jamais dit un mot contre elle. Au contraire, je +soutenais Olympe, les minettes aussi; nous disions au garçon: tu n'as +qu'à te baisser pour la prendre. As-tu donc les deux yeux crevés pour ne +pas voir ça? Vas-tu passer auprès de soixante mille livres de rentes--et +elle a mieux!--sans seulement leur ôter ton chapeau? + +Mais le garçon est plus fin que nous, avec son air chérubin. Dame! on +n'est pas magistrat, on n'a pas l'estime de ses chefs les plus forts en +droit pour ne pas voir plus clair que trois pauvres femmes. + +J'étais coiffée d'Olympe, j'aime mieux vous l'avouer en grand. Et ces +demoiselles, donc! Ça faisait pitié. À la maison, les murs parlaient +d'Olympe. Je lui ai dit une fois--au garçon: Épouse Olympe, ou je meurs +de chagrin sous tes yeux! + +C'était à ce point-là. + +Eh bien! pas de ça. Lisette! Le coquin m'aurait laissé mourir si j'avais +été assez bête pour tenir ma parole. Il refusa _mordicus_. Il avait son +trésor de petite Jeanne; Olympe ne pouvait qu'avoir tort. Vous voyez +qu'il ne faut pas laisser traîner la lettre. + +Quoique j'aie bien le droit de dire ma façon de penser, c'est le +privilège d'un coeur de mère. + +Alors donc, ma petite, en un mot comme en mille, je donne mon +consentement des deux mains, risquant le tout pour le tout, dans +l'espérance que votre cousine sera raisonnable. J'entends au contrat. + +Il faut bien me comprendre: si je parle intérêt, c'est pour vous, car +moi, il ne m'en reviendra ni froid ni chaud. Ça saute aux yeux. + +Et je dois ajouter, parce que c'est mon opinion, que dans le cas où elle +vous doterait convenablement--j'entends Olympe--ce ne serait pas encore +une raison pour vous traîner à ses genoux dans des témoignages de +reconnaissance ridicule. + +La place de Mme Lucien Thibaut est de se tenir droite devant +n'importe qui. + +Allez! même devant la reine, s'il y en avait. C'est ce que j'appelle +garder son quant à soi. + +On accepte, mais on ne s'humilie pas. + +Ah ça! ma belle, est-ce que vous croyez qu'Olympe est née d'hier? Elle +en sait long! Quand elle fait quelque chose, ce n'est pas pour le roi de +Prusse. + +Vous me direz qu'un grand merci ne déshonore pas. D'accord, mais j'ai +mon idée: la chandelle que vous lui devez n'est peut-être pas si +longue.... Enfin, je m'entends. + +Offrez-lui mes plus tendres compliments, mais brûlez la lettre. + +Je ne l'aurais pas écrite, si elle n'était pas là toujours en tiers +entre nous, car j'aime mieux parler la bouche ouverte que de barbouiller +du papier. Mais elle ne vous quitte pas plus que votre ombre. C'en est +insupportable. On dirait qu'elle veut empêcher les gens de vous +approcher. + +Enfin, qui vivra verra. Après la noce, nous aurons le temps de causer +nous deux. + +La noce! quel beau jour! J'arrange déjà dans ma tête les toilettes de +ces demoiselles. Moi, je serai très simple, mais de bon goût. Cher petit +ange! tenez, il n'y a pas à dire, c'est plus fort que moi: cinq nuits +dans le cabinet de toilette, et le garçon sous la tonnelle! Et dans +l'escalier, la fois qu'il fit de la pluie! Quel agneau! si je vous +tenais, je vous mangerais de baisers. + +Votre future mère qui vous aime bien, bien, bien. + +_P. S._--J'ai l'habitude de laisser une petite place pour Célestine et +Julie. Aujourd'hui, j'ai pris presque tout le papier: elles se +serreront. + +Encore un gros baiser, mon amour de petite fille! + + +Pièce numéro 63 bis + +(Mot de Mlle Célestine.) + +Ma chère... Écrirai-je soeur? + +C'est mon voeu le plus doux. Je n'ai jamais éprouvé pour personne une si +tendre sympathie. Je vous brode un tour de cou, et je vous aime. + + +Pièce numéro 63 ter + +(Mot de Mlle Julie.) + +Ma chère soeur, + +Moi, je l'écris tout couramment parce que je le souhaite ardemment. Si +mon frère bien-aimé eût donné son coeur à telle jeune personne que je +pourrais nommer, quel deuil pour mon âme! mais il a choisi celle vers +qui d'avance toute ma tendresse s'élançait. Ô Jeanne, soyez la plus +heureuse des femmes comme vous étiez la plus jolie, la plus suave des +jeunes filles! Je vous fais des manches au crochet. Il ne me reste que +la place d'un baiser, je l'y dépose. + + +Pièce numéro 64 + +(Anonyme.--Écriture inconnue. Sans date.) + +À M. Thibaut, + +Vous êtes bien près du précipice, allez-vous y tomber? Ce ne sera pas +faute d'avoir été averti. + +Une dernière fois, _prenez garde_. Ce mariage sera votre perte. + +Il est temps encore. + +Ne vous plongez pas vous-même au fond d'un horrible malheur. + + +Pièce numéro 65 + +(Anonyme.--Écriture de copiste.) + +Paris, 29 août. + +_À M. L. Thibaut, juge, etc., etc._ + +Mon prince, veillez au gain! Je ne m'appartiens pas, j'appartiens au +_nourrissage_ de l'affaire. L'engraissage de l'affaire exige que je vous +tourne casaque pour aller un peu du côté de la dame de pique. C'est une +gaillarde, Mylord, et vous avez mis un jour votre pied sur sa gorge. +Veillez au grain! + + +Pièce numéro 66 + +(Écriture de Lucien Thibaut.) + +5 septembre 1865. + +_À Geoffroy._ + +Je devrais écrire plutôt «à moi-même», car c'est à moi que je parle. + +Je me marie demain. C'est demain que je serai le plus heureux des +hommes. Dire comment je l'aime est impossible. Jamais femme ne fut +adorée ainsi. Je crois qu'elle m'aime également du plus profond de son +coeur. Elle a peur, et moi je tremble. + +Nous sommes fous. À moins que l'excès de la félicité ne ressemble à la +souffrance. + +Olympe est là, devenant tous les jours plus pâle. Ses yeux ont +étonnamment grandi. Elle est belle à inspirer de la terreur. + +Ma mère... quelle étrange chose! peut-on être à la fois bon et méchant? +ma mère a écrit à Jeanne une lettre qui l'a troublée. Jeanne me l'a +communiquée. Elle ne me cache rien. En lisant cette lettre, j'avais le +rouge au front. + +Qu'est-ce que Jeanne doit penser de ma mère? + +Mais voilà ce qui me frappe le plus dans cette lettre: + +Ma mère semble avoir entrevu quelque chose de la situation où nous +sommes vis-à-vis l'un de l'autre, Olympe et moi. + +Comment? Je n'en sais rien et ne puis le savoir. Ma mère a l'air de +connaître, à tout le moins vaguement, l'oppression que je fais peser +sur Olympe. + +Elle était l'esclave d'Olympe. Le mois dernier encore, il n'y avait pour +elle qu'Olympe. Maintenant tout cela est changé du blanc au noir. Elle +abandonne Olympe ouvertement, cruellement, Olympe vaincue ne lui inspire +ni sympathie ni pitié. + +Pour un peu, elle l'accablerait. + +Loin de s'étonner des bontés peut-être excessives qu'Olympe témoigne à +Jeanne, ma mère trouve qu'il en faudrait davantage. Elle est insatiable +et impitoyable. Elle ne s'en cache pas, elle s'en vante. + +Hier, c'était la signature du contrat. Olympe, accomplissant à la +lettre, ou plutôt bien au-delà de la lettre les conditions dictées par +moi dans notre fameuse entrevue, a déclaré ses intentions par-devant +notaire. + +Elle a assuré à Jeanne des avantages que je ne veux même pas énumérer. + +Je fais serment devant Dieu que jamais un centime de cet argent +n'entrera chez nous. Ma femme mangera mon pain et ne mangera que mon +pain. + +Pendant que le notaire écrivait, ne réussissant pas toujours à cacher sa +surprise, la sueur froide baignait mes cheveux, et dix fois, j'ai cru +que j'allais me trouver mal. + +Eh bien! ma pauvre bonne mère regardait non seulement comme tout simple +qu'Olympe se dépouillât ainsi de son vivant, mais elle aurait voulu +davantage. + +Elle ne prenait point souci de le dissimuler. Les signes de son +désappointement étaient visibles. + +Elle aurait voulu l'hôtel de Chambray, le jugeant commode et très bien +situé. Nous y eussions demeuré tous ensemble. Je crois que Célestine et +Julie avaient déjà choisi leurs chambres. + +Elle aurait voulu le château à la porte de Dieppe. L'été prochain, ces +demoiselles auraient été toutes portées pour prendre les bains de mer. + +Est-ce là simplement de l'aberration? ou bien savent-elles ce que +j'ignore moi-même? + +En sortant, j'ai dit à ma mère, qui se plaignait tout haut et fort +amèrement: + +--Mais enfin, Mme la marquise ne doit rien à sa cousine! + +Elle m'a regardé entre les deux yeux. Sa figure était à peindre; mais je +ne saurais dire ce qu'elle exprimait. Mes deux soeurs hochaient la tête +en se pinçant les lèvres. Ma mère a enfin répondu sèchement: + +--Ne vous faites pas encore plus innocent que vous ne l'êtes. Mme la +marquise a l'âge de raison, je suppose? Si elle ne devait rien, pourquoi +paierait-elle? Payer! Geoffroy, on me paye! Et moi, du moins, je sais +qu'on ne me doit pas! + +La nuit, j'ai rêvé que je voyais mon père et qu'il détournait de moi son +visage. Mon père était un honnête homme. + +Et vous aussi, Geoffroy, je vous ai vu. Vous êtes venu dans mon rêve. Je +vous ai reconnu d'abord souriant et heureux, comme vous vous présentez +toujours à ma pensée.--Mais bientôt vos traits se sont rembrunis et vous +vous éloigniez de moi avec une méprisante compassion. J'avais beau vous +crier: «Tout cela n'est qu'une feinte!» Je vivrai avec mon traitement +comme devant. Nous ne garderons pas une parcelle du bien d'Olympe.... +Vous ne m'écoutiez pas! + +Mes mains jointes se tendaient vers vous; je disais encore: «Il fallait +bien arracher le consentement de ma mère...» + +Votre dédaigneux silence m'écrasait.... + +Oh! Geoffroy, il y a un mot dégradant que nous connaissons bien, nous +autres magistrats, et qui désigne au palais le plus lâche des crimes. + +Dans mon rêve des voix murmuraient ce mot ignominieux autour de mon +oreille. + +Faut-il le prononcer?... _Chantage...._ Moi! un juge! + +Et de quel droit ai-je pesé sur cette femme? Tous les malheurs sont-ils +donc criminels? Cette femme a un secret qui n'est peut-être pas +coupable. Il y a des infortunes que l'on cache. Les lépreux marchaient +sous un voile. + +Et je suis venu vers elle qui a joué avec moi enfant, qui m'a aimé jeune +fille, qui, femme, m'aime encore et davantage, je suis venu--j'ai posé +mon doigt sur son malheur, sensible comme une plaie, j'ai appuyé--j'ai +appuyé sans précaution ni mesure, comme les bourreaux du temps passé +donnaient la question à leurs victimes, jusqu'à ce qu'elle m'ait dit: +«Je suis vaincue! Ce que vous exigez, je le ferai!» + +Geoffroy, aurais-je donc mieux fait de laisser mourir ma pauvre petite +Jeanne?... car elle se mourait, croyez-moi, lentement et misérablement. + +Si vous pouviez la voir relevée, rafraîchie, ressuscitée, on peut le +dire, comme une fleur expirante à qui le Ciel a versé une goutte de sa +rosée! + +Elle est joyeuse, elle est heureuse, malgré les pressentiments qui +rôdent autour d'elle et qu'elle traite de chimères. + +Seigneur mon Dieu! s'il faut un châtiment, qu'il soit pour moi, pour moi +tout seul! + +Elle n'a rien fait, elle n'a rien su, mon Dieu! Mon Dieu! elle est +l'innocence même.... + +Ce matin, Olympe m'a demandé encore: «Lucien, êtes-vous content?» + +Ah! comme elle est changée! Comme ses yeux approfondis évitent de se +fixer sur moi! + +Elle a ajouté: «C'est demain, Lucien...» + +J'avais envie de tomber à ses genoux pour implorer mon pardon. + +Ma mère est entrée. Elle m'a remis une lettre que le facteur venait +d'apporter. + +Il m'en vient comme cela tous les jours, des lettres qui menacent et ne +sont pas signées. + +Je les cache, quand je ne les détruis pas. + +En les lisant, je pense à Olympe--et à cet homme de Paris, celui qui me +vendit l'arme mystérieuse avec laquelle j'ai frappé. + +J'ai menacé, je suis menacé: c'est justice. + +Mais Jeanne, Jeanne!... + +Ils l'avaient attaquée. Elle n'avait pas de protecteur: je l'ai +défendue. Hormis cette action que la nécessité commandait, ma vie a été +celle d'un enfant solitaire. J'ai beau interroger ma conscience, je n'y +trouve rien; jamais je n'ai fait le mal. + +Et elle! Depuis que je la connais, je passe mes jours à sonder la +limpidité de son âme. Elle, c'est le Bien. Elle est faite de candeur, de +bonté, de franchise. À toute heure, elle me laisse regarder au travers +de son passé, transparent comme l'histoire d'un ange. Elles mentent les +lettres anonymes puisqu'elles me crient de m'arrêter comme si j'avais le +pied au bord d'un précipice.... Demain, c'est demain. Le vin de ma +félicité est versé, je tiens la coupe pleine. Le proverbe est-il vrai, +Geoffroy? Y a-t-il si loin de la coupe aux lèvres?... + + +Pièce numéro 67 + +(Écrite et signée par Mlle Maria Mignet.) + +Étretat. 5 septembre 1867. + +_À Mlle Agathe Desrosier, à Yvetot._ + +Ma chère Guéguette, + +J'ai supérieurement bien compris vos adorables plaisanteries sachant +par coeur, depuis le couvent, les fables de La Fontaine, et entre autres +le _Renard et les raisins._ + +Étretat est trop vert, bonne petite, voilà tout. + +Je me sens incapable de vous exprimer à quel point je déteste votre +précieux substitut. Il s'appelle Pivert: Dieu m'a vengée. + +Il n'y a rien de grandiose au monde comme les deux portes, percées par +la tempête dans les falaises d'Étretat. Honni soit qui mal y pense: la +société y est charmante. Pas un seul Pivert; c'est à peine si on y +trouve trois ou quatre journalistes, dont un est mon duc, je dois bien +l'avouer. + +C'est un duc littéraire de la _Revue des Deux-Mondes_. + +Il a cinq ou six oncles à l'Académie française, trois au sénat et un à +la Caisse d'épargne,--directeur. + +Il ne ressemble en rien à un substitut, espionnant ses collègues pour +passer juge. + +Vous trouvez-vous suffisamment payée de votre grève en macadam et des +crevettes pêchées chez Chevet? Moi, cela m'enchante de vous battre sur +le dos du Pivert. + +Quant aux _biches_, Mlle Agathe, il y a des mots que vous connaissez +et que j'ignore. Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire. Passons +à des sujets plus décents, s'il vous plaît. + +Tous mes compliments, chère amie, mais cette fois de bon coeur: votre +histoire du beau Thibaut, de Mme la marquise de Chambray et de +Mlle Jeanne Péry est intéressante au suprême degré. Je l'ai lue d'un +bout à l'autre à ces dames, et M. le duc a voulu l'entendre. + +Il a applaudi des deux mains. Vous voilà en pied à la _Revue_, si vous +voulez. + +Le fait est que vous racontez de main de maître. À l'unanimité, Étretat +vous a pardonné Pivert et vos impertinences. + +C'est un succès. J'attendais impatiemment de nouveaux détails, car il +est impossible que le drame n'ait point marché depuis le temps. + +Sont-ils mariés? La magnifique Olympe a-t-elle piqué une tête dans un +monastère? Piquer une tête n'est pas de mauvais ton ici, à cause des +bains de mer. + +Je parie que Mlle Célestine et Mlle Julie ont écrit à la petite +les deux fameuses lettres qui commencent l'une par: «Ma chère... +oserai-je tracer le mot soeur?» Et la seconde par: «Ma chère soeur, moi, +j'écris le mot couramment, parce que je désire la chose ardemment.» + +Quelle jolie paire de pestes! quand je pense qu'elles ont failli nous +monter la tête à toutes les deux--et à toutes deux ensemble encore! + +Mais comme les choses se rencontrent, ma chère! Pendant que j'attendais +ici la suite de l'histoire au prochain numéro, l'histoire elle-même +arrivait en tilbury à Étretat, ou du moins un aboutissant de l'histoire. + +Si vous n'aviez pas été franche comme l'or avec moi, au sujet des ruses, +mines et souterrains de l'ambitieux Amyntas, je vous aurais tout uniment +foudroyée. + +Figurez-vous que nous avons à Étretat un ami, ou plutôt un protecteur du +cher substitut, si soigneux de son petit avenir, un Parisien, juge +d'instruction, je crois, M. Cressonneau aîné. + +Ce M. Cressonneau qui n'est pas trop mal appartient à la jeune école +judiciaire. Il protège les arts, et s'empresse beaucoup autour de M. le +duc, à cause de la _Revue_. La _Revue_, en effet, peut être utile à sa +santé--il a pris vacance pour sa santé--qui s'appelle Mlle +Spiegelmeyer, première chanteuse du théâtre royal de quelque part. + +C'est une jolie blonde, très bien élevée, qui ne fume pas devant le +monde. Elle voudrait un engagement au grand Opéra de Paris. + +Vous concevez que M. Cressonneau traite le Pivert terriblement +par-dessous la jambe, mais il a l'air de lui vouloir du bien au fond. Il +dit qu'Amyntas n'est pas plus bête qu'un autre idiot de sa force. + +Il ne sait rien, bien entendu, des aventures de Mlle Jeanne dans le +cabinet de toilette ni à l'hôtel de Chambray, mais il nous a parlé en +grand détail de l'autre affaire: celle pour laquelle le parquet de Paris +s'était mis en rapport avec le parquet d'Yvetot. + +Ma chère, voilà un drame! C'est à faire dresser les cheveux! N'envoyez +jamais vos garçons étudier le droit ou la médecine à Paris, si vous en +avez dans vingt ans d'ici. C'est trop dangereux. Quelle ville +abominable! + +Vous souvenez-vous de ce beau danseur dont on disait qu'il avait les +mines du Pérou en expectative, M. Albert de Rochecotte? Vous n'avez pu +l'oublier, il vous trouvait jolie. Il vint, la dernière fois, passer +quinze jours justement chez Olympe. Il cousinait avec elle. + +Que son exemple lamentable serve de leçon à tous les messieurs qui n'ont +pas honte de fréquenter des couturières! + +Oh! Guéguette, ma bonne petite, j'essaye de plaisanter, mais ma main +tremble. Il a été assassiné, chez un traiteur, en dînant, assassiné avec +une paire de ciseaux! Ça va faire une cause célèbre. + +Dire que nos frères et nos... oserais-je écrire fiancés--style Célestine +Thibaut--ne rougissent pas de se promener et même de prendre leur +nourriture en cabinet particulier avec ces petites guenons-là! Quel +goût! Les hommes sont vraiment trop pervers! + +L'histoire de M. de Rochecotte en corrigera-t-elle au moins +quelques-uns? On devrait lui donner une énorme publicité dans l'intérêt +des familles. + +Il parait que dans tout cela l'ambitieux Pivert n'avait pas montré un +coup d'oeil comparable à celui du lynx. On avait eu le tort de lui +donner une mission de confiance et il n'a fait que des sottises. + +M. Cressonneau dit que l'instruction a marché sans lui, malgré lui, car +cette horreur de fille est cachée quelque part chez vous, on en est à +peu près certain maintenant, et ce Pivert avait affirmé dans sa réponse +au parquet de Paris qu'aucune jeune personne, ni à Yvetot, ni dans les +environs, ne répondait au signalement envoyé. + +C'était même mieux qu'un signalement, c'était une photographie de Nadar. + +Sans s'expliquer catégoriquement, car les juges doivent garder une +grande réserve dans ces sortes d'affaires, M. Cressonneau nous a laissé +entrevoir que l'instruction était mûre, et que, sous peu, notre ville +d'Yvetot serait témoin de l'arrestation de cette épouvantable créature. + +Ainsi, _my dear_, vous allez encore avoir une histoire à raconter. + +Vous avez raison de le dire: ce n'est vraiment plus la peine de courir +le monde pour se procurer des émotions, puisque le hasard vous les sert +à domicile. + +En grâce, chérie, écrivez-moi, dès qu'il y aura la moindre des choses. +Tenez-moi surtout au courant de l'arrestation de Mlle +Fanchette--c'est le vrai nom de la tigresse qui se cacherait chez vous, +dit-on, sous une autre étiquette. + +Peut-être que vous la connaissez. Elle vous aura peut-être taillé un +corsage ou donné de l'eau bénite à l'église. Non, tenez, ça fait frémir! + +Et ne lâchez pas pour cela le drame Thibaut-Péry. La tournure que prend +là-dedans l'incomparable Olympe est tout à fait incompréhensible. Est-ce +qu'elle se serait aussi servie de ses ciseaux, une fois ou l'autre? +Lucien est juge. Ces messieurs savent tant de choses! + +Écrivez-moi beaucoup, beaucoup, sans négliger de bien danser à la noce. +Un mot bien senti sur les toilettes qu'il y aura, s'il vous plaît. + +_P. S._--On m'apprend à l'instant que M. Cressonneau part pour Paris, +mandé par dépêche télégraphique. Ça brûle. + + +Pièce numéro 68 + +(Extrait du journal _Le Moustique_, «courrier de la politique, de la +littérature, du commerce, des arts et des tribunaux». Imprimé. Signé +Midas.) + +...Et voilà pourquoi l'administration française et généralement tous nos +services publics inspirent une pitié pleine d'admiration à l'Europe +entière! + +Rien ne va, rien ne se fait. Nos bureaux sont si pleins d'employés +inutiles qu'on n'y peut plus bouger. + +Dès qu'on donne un ordre, vingt messieurs plus ou moins décorés se +mettent en mouvement, non pas du tout pour exécuter cet ordre, mais pour +trouver un moyen administratifs de charger l'exécution comme un paquet +sur les épaules d'un collègue. + +Ledit collègue, aussitôt chargé, cherche un voisin sur qui déposer son +sac. + +Et ainsi de suite. + +Je connais, et vous aussi, un homme de lettres qui a _fait_ le mois +dernier quarante-sept employés, dix-neuf bureaux, seize escaliers et +onze corridors au ministère des Finances, pour arriver à savoir qu'il ne +saurait rien. + +Mais, de temps en temps, nos organes officiels prennent la peine +d'élever leur grande voix pour enseigner au monde cet Évangile: c'est à +savoir que nos administrations sont parfaites, et que tout va pour le +mieux dans le meilleur des gouvernements possibles! + +Ces réflexions nous sont suggérées par le mécontentement public qui +commence à se faire jour par rapport aux lenteurs inexplicables de la +justice dans l'instruction du crime du Point-du-Jour: _l'Affaire des +ciseaux,_ comme on la nomme dans le peuple. + +Voilà des mois et des mois que cette instruction dure. Au parquet, on ne +parait pas être beaucoup plus avancé que le premier jour. + +Ah! s'il s'agissait d'un procès de presse! à la bonne heure! + +En Angleterre dont la mode est de blâmer le système judiciaire, il y a +longtemps que ce serait fini,--mais on croirait en vérité que nos +magistrats prolongent à plaisir l'émotion malsaine résultant de certains +drames criminels. + +Cela amuse le tapis! disent MM. les profonds politiques. + +Voulez-vous savoir comment les choses eussent marché en Angleterre? Le +coroner aurait fait la constatation du meurtre et l'enquête, ici:--un +jour. + +L'intendant de police, fonctionnaire responsable, aurait institué trois +agents, quatre au plus,--responsables aussi--avec charge spéciale de +mettre la main sur l'accusée, ci:--un jour. + +Les agents spéciaux se seraient mis en campagne et la prochaine session +du comté aurait vu le jury en face d'une coupable ou d'une innocente. + +Voilà. + +Mais c'est que, à Londres, ils n'ont pas ce congrès de vieilles +perruques immorales qui dorment sur leurs sièges et ne s'éveillent que +chez Mabile. + +Vous souriez? Il n'y a pas de quoi. Vous doutez? Allez y voir. Hier, +chez ledit Mabile, Mlle Freluche parlait vert entre deux simarres en +bourgeois. + +C'est que, à Londres, ils n'ont pas cette nuée de petits jurisprudents +au biberon qui cotillonnent l'hiver et buvottent, l'été, les eaux de +toutes les fontaines mal fréquentées. + +Les juges restent chez eux, en Angleterre, chez nous, les plages +d'Étretat, de Trouville, de Cabourg sont sablées avec l'argent du +budget. + +En Angleterre, il y a un homme pour une besogne, en France, il y a une +besogne pour cent paresseux. + +Lequel est le plus grand du scandale ou du ridicule? + +Et qu'on ne nous taxe pas de malveillance. Notre indignation déborde, +voilà tout. + +Vendredi dernier--nous sommes au mercredi--un de nos collaborateurs qui +n'est pourtant ni substitut, ni juge d'instruction, ni même officier de +paix, a parié qu'avant huit jours, par lui-même et avec ses propres +ressources, il verrait le fond de cet insondable mystère: le meurtre du +Point-du-Jour. + +Notre collaborateur a gagné son pari. Et il lui restait vingt-quatre +heures de marge. + +Avis à MM. du parquet. En trois jours, ni plus, ni moins, _Le Moustique_ +a trouvé tout seul ce que les armées combinées de la justice et de la +police françaises cherchent en vain depuis une année. + + +Pièce numéro 69 + +(Communication du parquet de Paris.) + +5 septembre 1865. + +_À M. le procureur impérial près le tribunal de première instance +d'Yvetot._ + +Monsieur et cher collègue, + +J'ai l'honneur de vous recommander très expressément cette affaire, qui +doit être conduite avec énergie, mais aussi avec discrétion et +discernement. + +C'est la seconde fois qu'elle vient à votre ressort par délégation. Elle +y avait d'abord été confiée à M. le substitut A. Pivert, dont les +recherches n'eurent pas de résultat. + +J'ai le regret de vous dire que ce jeune magistrat nous parait être la +cause du non succès dont les journaux mal pensants abusent aujourd'hui +si cruellement contre nous. + +Sa réponse négative à toutes nos questions a, en effet, dérouté nos +recherches, et la mauvaise presse tout entière, trouvant là une occasion +d'assouvir sa haine, a produit un concert d'aboiements contre nous. + +La réponse, dis-je, de M. le substitut A. Pivert, a tourné nos efforts +d'un côté où ils devaient être infructueux. Il nous avait affirmé +péremptoirement que la nommée Fanchette n'était pas et n'avait jamais +paru dans votre arrondissement. + +C'est une erreur que je n'hésite pas à qualifier de funeste. L'accusée +est bien réellement chez vous. (Voir les dénonciations et avis +ci-joints.) + +Néanmoins, et malgré ce qui précède, le soin de l'affaire doit être +laissé provisoirement à M. A. Pivert, attendu qu'il a eu entre les +mains, et qu'il est probablement le seul, chez vous, pour avoir eu entre +les mains le portrait photographié de l'accusée Fanchette, portrait +unique au dossier, et dont l'instruction a dû disposer dans une autre +direction. + +Le portrait ne pourrait, par conséquent, pour le moment, être renvoyé à +Yvetot. Ce détail est d'une grande importance. + +Vous penserez comme moi, Monsieur et cher collègue, qu'il est urgent de +mettre un terme aux attaques de plus en plus subversives des journaux. +La fâcheuse erreur déjà mentionnée, leur a malheureusement donné prise +en causant tout ce retard. Prenez bien vos mesures, je vous prie, en +conformité des renseignements ci-annexés, et veuillez réfléchir que +cette fois, la responsabilité d'une fausse manoeuvre retomberait +publiquement sur le parquet d'Yvetot. Je joins le mandat d'arrêt et les +deux pièces dont il est question plus haut. + +Agréez, etc. + + +Pièce numéro 70 + +(Copie du mandat d'arrêt, décerné, le 4 septembre, par le parquet de +Paris contre la nommée Fanchette Hulot, accusée de meurtre sur la +personne du sieur Albert de Rochecotte.) + + +Pièce numéro 70 bis + +(Première pièce annexée au mandat. Anonyme. Écriture ronde de copiste. +Sans date.) + +_À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la +Seine, chargé de l'instruction dans l'affaire dite des Ciseaux._ + +_Le Moustique_ vous a drôlement éreinté confrère. + +J'éprouve un sentiment d'honorable compassion pour vos embarras. + +Désirant y mettre un terme je vous fournis un renseignement assez +précieux que je me trouve posséder par hasard. Voilà la chose: + +La nommée Fanchette Hulot, ancienne maîtresse de feu M. A. de +Rochecotte, s'est réfugiée à Yvetot (Seine-Inférieure). + +Elle n'a pas quitté cette résidence depuis la fin de juillet, présente +année. + +Qu'on la cherche bien, _dans la ville même_, on l'y trouvera, j'en +réponds. + +Elle y est trop avantageusement occupée pour s'en aller ailleurs. + + +Pièce numéro 70 ter + +(Deuxième pièce annexée. Anonyme.--Écriture inconnue.--Sans date.) + +_À M. le procureur impérial près le tribunal de la Seine._ + +Monsieur, + +Un ami du malheureux jeune homme, assassiné dans un restaurant du +Point-du-Jour, M. Albert de Rochecotte, passant par-dessus la répugnance +qu'éprouve tout galant homme à dénoncer un être humain--surtout une +jeune et jolie femme--vous fait savoir que la fille Fanchette Hulot, se +trouve présentement à Yvetot, sous un nom qui n'est pas le sien. + +Envoyez sur-le-champ quelqu'un qui la connaisse de vue ou qui soit nanti +de son portrait. + +Que ce quelqu'un ait de bons yeux,--et qu'il passe tout uniment en revue +les personnes qui assisteront au mariage de M. le juge Lucien Thibaut +avec Mlle Jeanne Péry de Marannes. + +Ledit mariage est fixé au 6 septembre courant. + +Je vous signe mon billet que votre délégué ne sortira pas de l'église +les mains vides. + + +Pièce numéro 71 + +(Billet écrit et signé par M. Cressonneau aîné.) + +Paris, 5 septembre, matin. + +_M. A. Pivert, à Yvetot._ + +Voici une occasion de vous réhabiliter, saisissez-la aux cheveux, ou +vous êtes un homme démoli à tout jamais, ma vieille. + +Ici, on voulait envoyer un agent à Yvetot. J'ai répondu de vous corps +pour corps. + +N'allez pas me faire mentir! + +En suivant les instructions de la seconde lettre anonyme, c'est plus +simple que bonjour. De l'oeil! et tenez le mandat tout dégainé. + + +Pièce numéro 72 + +(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.) + +Yvetot, le 6 septembre 1865. + +_À Mlle Maria Mignet, à Étretat._ + +Mariquita, ma chère, je tremble comme la feuille. Voyez comme j'écris, +c'est à peine si je peux tenir ma plume. + +Oh! quelle incroyable aventure! Qui aurait jamais pu s'attendre à cela! + +Nous cherchions le mot du rébus, nous aurions bien pu chercher cent +ans, mille ans aussi, sans le trouver... mais procédons par ordre: + +C'est aujourd'hui, aujourd'hui même qu'a eu lieu la noce de M. Thibaut +et de la cousine et amie. + +Peut-on dire d'abord qu'elle a eu lieu? + +Oui et non, ma chère. + +Il serait impossible de prétendre qu'elle n'a pas eu lieu, vous allez +voir. + +Tout Yvetot était sous les armes. L'église était comble, jamais je ne +l'avais vue si pleine, même un jour de Pâques, et ceux qui n'avaient pu +entrer inondaient la place. + +Nous autres, nous avions notre banc réservé, mais nous étions bien +forcées d'attendre l'entrée de la noce pour nous glisser derrière elle +dans l'église. + +On se battait sur le parvis. + +Était-ce sympathie pour les mariés, tout cet empressement? Nous n'aimons +pas beaucoup les étrangers à Yvetot, et la petite est étrangère. Quant à +M. Thibaut, c'est un garçon si sage! On ne s'intéresse pas à ceux qui +ont trop bonne conduite. Non, ce n'était pas sympathie. + +D'ailleurs on ne peut pas souffrir les trois Thibaudes. + +C'était plutôt curiosité. Tenez, il y avait quelque chose dans l'air. Un +temps superbe pourtant, mais est-ce que je sais, moi? ce beau soleil +était à l'orage. + +Certes, nul ne pouvait prévoir ni de près ni de loin ce qui est arrivé. +Quant à moi, je ne me déguiserai pas en prophétesse; je n'en avais pas +la plus légère idée, mais il courait dans la foule des frémissements et +des pressentiments. + +J'en ai eu. Et froid dans le dos, malgré la chaleur. + +On dit que les Parisiens devinent l'émeute, il se peut que les +provinciaux flairent le scandale. + +Vous avez remarqué, chérie, que, chez nous, le chemin est court de la +mairie à l'église[1]. Les deux monuments se touchent presque, il n'y a +que la place à traverser. + +[Note 1: Ces détails matériels se rapportent à une autre ville de +Normandie. L'auteur ne connaît même pas Yvetot.] + +Comme le ciel était radieux, toute la _société_ d'Yvetot faisait comme +nous et stationnait sur la place, en attendant que les nouveaux époux +eussent fini de passer leur examen à la mairie. + +On savait que le mariage religieux aurait lieu immédiatement après le +mariage civil. + +M. Pivert,--et si je vous parle souvent de lui, ce n'est pas ce que vous +croyez, au moins, quoi qu'il y ait des noms beaucoup plus ridicules que +le sien, c'est qu'il a un rôle, un très grand rôle dans l'histoire. + +M. Pivert, donc, était avec nous par hasard. + +Je l'aurais cru très curieux de voir la mariée, car les circonstances +avaient fait jusque-là qu'il ne s'était jamais rencontré avec elle, mais +il ne songeait pas du tout à la mariée, ni à rien de tout ce qui nous +mettait en fièvre. + +Il avait sa préoccupation à lui tout seul. Il était distrait, +malheureux: sur des épines! + +Il faut bien pourtant que je vous dise pourquoi. C'est toujours la +fameuse affaire: l'affaire du Point-du-Jour ou des Ciseaux, comme vous +voudrez l'appeler. + +Ah! j'ai beau vous mettre sur la voie, ne cherchez pas à deviner, +Mariquita, ma chère. Moi qui ai vu, vu de mes yeux, je suis tentée de ne +pas croire. + +Il y a donc que, ce matin même, par la première levée, M. Pivert avait +reçu de votre Cressonneau, retour d'Étretat, un gros paquet officiel. + +Le paquet contenait d'abord une verte semonce d'un des chefs du parquet +de Paris, puis des pièces prouvant la présence de Fanchette Hulot à +Yvetot, puis encore un mandat d'arrêt avec la manière de s'en servir, +puis enfin quelque chose de poli et de précis qui disait à ce malheureux +Pivert que s'il manquait son coup, cette fois, il serait mis à pied. + +Vous jugez s'il était à la noce! Je méprise le jeu de mots qui pourrait +jaillir de ce rapprochement. + +Dans une des pièces que je viens d'énumérer, il y avait cette indication +un peu bien mystérieuse: «Fanchette Hulot, qui se cache à Yvetot depuis +deux mois sous un nom d'emprunt, _assistera au mariage de M. Lucien +Thibaut.»_ + +C'était dit sous une forme encore plus affirmative, s'il est possible. + +Or, ils n'étaient que deux ici pour avoir vu le fameux portrait +photographié de Fanchette Hulot, envoyé dans le temps par le parquet de +Paris--trois en comptant M. le président, mais celui-là reste dans son +nuage. Il y avait M. Pivert et le commissaire de police. + +Le commissaire de police a eu de l'avancement. Il est à Macon, à plus de +cent cinquante lieues d'ici; impossible de le faire venir à temps pour +la cérémonie. + +Donc, toute la responsabilité pesait sur ce pauvre M. Pivert. Lui seul +était chargé de regarder sous le nez toutes les demoiselles présentes à +la fête, pour les comparer à quoi? à un souvenir. + +On ne lui avait point réexpédié la photographie. + +Ma chère, les substituts ne sont pas inamovibles! + +Avec l'imagination que vous avez vous pouvez vous figurer l'état violent +d'Amyntas. + +Désormais, loin de marcher à la conquête du siège occupé par M. +Thibaut, il sentait chanceler le sien sous lui. + +Vraiment, il n'était pas sur un lit de roses et vous comprendrez +désormais que peu lui importaient la figure et la toilette de la mariée. + +Il regardait à tous les points de l'horizon, il entrait dans l'église, +attrapant des bordées de malédictions, il en ressortait de même; il nous +suppliait à mains jointes de le prévenir si nous apercevions une figure +étrangère, une tournure qui n'appartint pas notoirement à la localité, +un jupon, un caraco, un chignon.... + +Moi, vous savez, je suis bonne fille, je cherchais comme pour du pain, +j'ai failli faire arrêter Sidonie, parce qu'elle n'avait pas son chignon +de tous les jours. + +Néant, ma chère. Il n'y avait absolument rien de suspect. + +Yvetot tout entier était là; c'est vrai, mais il n'y avait qu'Yvetot. La +France et l'étranger n'ayant point été prévenus, n'avaient pu envoyer +chez nous leurs populations empressées. + +M. Pivert suait littéralement sang et eau. J'avais envie de lui prêter +mon mouchoir de poche. De temps en temps le malheureux murmurait à mon +oreille, du ton que devait avoir Vatel au moment de se percer le sein: +«Je suis perdu, Mlle Agathe! Je suis déshonoré!» + +Mais tout à coup la foule ondule et s'agite sur la place, comme la mer +entre les deux grandioses portes-fenêtres d'Étretat. (Votre lettre est +dure, Mariette, nous en recauserons.) C'est la mairie qui s'ouvre, c'est +la noce qui parait. Immense effet de curiosité. M. Pivert seul reste +plongé dans son désespoir ahuri. + +Décidément, cette Jeanne Péry est une bien jolie fille! Toute gracieuse +de la tête aux pieds. Je voudrais trouver un terme de comparaison parmi +nous autres, mais il n'y en a pas. Elle a les traits d'une délicatesse +infinie et d'admirables cheveux blonds. Je crois qu'ils sont à elle. + +Vous voulez savoir si elle est mieux que vous? curieuse! Si je vous +disais la vérité, vous croiriez que je veux me venger. + +Son costume de mariée lui allait à ravir. Elle a eu un succès. + +Vous connaissez notre ancien Thibaut à nous deux, je n'ai pas besoin de +vous le décrire. Il avait l'air un peu d'un lycéen qui a bu trop +d'anisette pour la première fois de sa vie, mais on ne peut pas nier +qu'il soit charmant garçon. + +C'est un beau couple. Il n'y avait qu'un avis sur la place. + +Au second rang venait la superbe Olympe. Superbe, c'est le mot, mais +triste, mais accablée, mais vaincue. Je n'aurais pas cru qu'une femme +pût être si pâle avant d'être morte. + +Ses regrets sautaient aux yeux, ma chère. Elle aurait aussi bien pu +prendre le deuil. Comment peut-on se donner ainsi en spectacle! + +Au troisième rang arrivaient les trois Thibaudes.... + +Mais attendez! à la manière dont je m'exprime, vous pourriez penser que +les mariés étaient ensemble et se donnaient le bras. C'eût été contre +toutes les règles. La mariée avait un père d'occasion. Devinez qui? + +M. le président Ferrand en propre original, avec sa figure de +porcelaine. Ah! Monseigneur, quel honneur! Était-elle assez relevée, +cette petite? Tout Yvetot a pu voir cela. Et le président avait l'air +très aimable. Quel âge peut avoir un homme comme ça? Il épouserait +encore qui il voudrait, vous savez? + +Mme la marquise avait le bras du marié, bien entendu, puisqu'elle +prend les rôles de mère. C'était le moins qu'on pût faire pour elle. + +Où en étais-je? Aux trois Thibaudes, la mère et les filles. Vertuchoux, +ces trois-là n'étaient pas pâles! Elles éclataient en rouge comme une +pivoine entre deux coquelicots et leur insolent coloris faisait +ressortir la blême beauté de cette pauvre Ariane, la marquise Olympe +qu'un destin cruel condamnait à orner le triomphe de sa rivale. + +Je ne plaisante pas, Mariquita, Olympe me faisait de la peine. Il me +semblait qu'elle allait s'affaisser sous le poids de son gros chagrin. +Pauvre chatte! + +La Thibaudaille ne s'occupait aucunement de ce détail. On leur avait +trouvé à chacune un bras de cousin campagnard. Vous eussiez dit qu'elles +se mariaient aussi toutes les trois, tant il leur poussait de rayons +autour du corps. + +Vais-je oublier M. Pivert? C'était ici son suprême espoir: la noce! Il +avait déjà fouillé, criblé et dévisagé l'assistance plutôt dix fois +qu'une. Il ne lui restait plus à passer au sas que les deux ou trois +parentes et amies dont la famille Thibaut s'était nantie pour la +circonstance. + +Car, du côté de la mariée, il va sans dire que personne n'était venu. Il +parait que son papa et sa maman n'avaient laissé derrière eux rien qui +ressemblât à une connaissance tolérable. + +Je n'ai pas honte de mon bon coeur. J'avoue franchement que je +m'employais de mon mieux à renforcer la surveillance du pauvre +substitut. Ce n'était pas que j'eusse la moindre envie de contribuer à +l'arrestation de cette Fanchette Hulot, non, mais je n'aurais pas été +trop fâchée qu'il y eût quelque anicroche à cette noce-là. + +À cause des Thibaudes: une bonne averse pour éteindre leurs rayons. + +Je cherchais donc. Eh bien! en conscience, j'aurais fermé les deux yeux +et mis mes poings dessus si j'avais pu prévoir... mais nous arrivons à +la grande surprise! + +J'avais remarqué sur la place, tout en furetant pour le compte d'autrui, +un robuste monsieur, étranger au pays, porteur de lunettes d'or et qui +semblait attiré là comme tout le monde par l'attrait du spectacle. + +Sa tournure était celle d'un avoué, oui, il était vraiment moins mal +qu'un huissier, mais cela n'allait pas jusqu'à le pouvoir prendre pour +un avocat. + +Ceci n'est pas fabriqué après coup; je fus frappée dès l'abord par +l'aspect de cet inconnu. Le soleil brillait singulièrement dans les +verres de ses lunettes, et une fois qu'il se tourna vers nous par +hasard, son regard aigu et coupant comme la lame d'un couteau neuf me +creva les yeux. + +Il était assez bien couvert, quoiqu'il eût un pardessus noisette, malgré +la chaleur, mais je le trouvais mal chaussé et son pantalon noir gardait +de la crotte jusqu'au dessus de la cheville. + +En vérité, je ne saurais vous dire au juste pourquoi je faisais tant +d'attention à ce brave homme. Il est certain que, pendant tout le +mariage à la mairie, il m'aida à tuer le temps. + +Je me demandais d'où il pouvait sortir, ce qu'il venait faire là, et une +fois... non, je ne le pris pas tout à fait pour Fanchette Hulot, mais +enfin, je le mêlai dans mon esprit de manière ou d'autre à toute cette +histoire-là. + +Aussi ne fus-je pas étonnée quand je le vis faire un pas en avant au +moment où la noce descendait le perron de la municipalité. + +Il se campa bien en évidence au milieu de la place et toussa par deux +fois d'un creux retentissant. + +C'était un rôle qui entrait en scène: un rôle mystérieux et à effet. + +Plusieurs personnes se retournèrent pour le regarder, entre autres la +marquise Olympe. + +Certes, celle-là ne pouvait plus pâlir. + +Mais ses traits eurent une contraction quand son regard rencontra les +lunettes d'or de l'inconnu. + +Ce fut l'affaire d'une seconde. Les yeux de Mme la marquise se +détournèrent tout de suite. + +Il me parut pourtant qu'elle avait eu un mouvement de paupières, signe +presque imperceptible d'intelligence ou tout au moins de +connaissance.--Mais cela, je ne saurais l'affirmer. + +Toujours est-il que la mèche prit feu à ce moment: la mèche qui allait +faire sauter la mine. + +L'étincelle fut-elle communiquée par Mme la marquise? Je laisse la +question irrésolue. + +Elle avait dû terriblement souffrir pour être si pâle! + +L'inconnu fit demi-tour à gauche, fendit la foule délibérément et marcha +droit sur nous. + +Si droit que je crus qu'il voulait me parler. + +Mais ce n'était pas cela. + +Il aborda notre cavalier, M. le substitut Pivert, de côté, en lui +lançant tout bonnement un coup de coude, puis il toucha du bout du doigt +le bord de son chapeau, et demanda sans plus de façon: + +--Comment vous va, jeunesse? + +Vous savez, chère, que M. Pivert est un jeune homme à façons et même un +peu cérémonieux. Il se retourna tout scandalisé pour toiser le quidam +qui l'accostait ainsi. + +Mais à peine son regard eut-il rencontré les lunettes flamboyantes de +l'inconnu qu'il changea de contenance, balbutiant un bonjour timide, et +un nom qui me parut être Loiseau ou quelque chose d'approchant. + +En définitive, ce brave monsieur aux lunettes d'or, malgré ses +souliers-bateaux et son pantalon crotté, pouvait bien être plus qu'un +avoué ou même qu'un avocat. On dit qu'il y a à Paris, parmi les gros +bonnets de la police, des gaillards bien étonnants. + +Toujours est-il que M. Pivert ôta son chapeau et fit son plus joli +salut. + +M. Loiseau--prenons que c'est Loiseau--se mit à rire et lui donna un +second coup de coude dans les côtes, mieux appliqué que le premier. + +--Est-ce que nous jetons notre langue aux toutous? demanda-t-il. + +C'était juste la voix de Levasseur, de l'Opéra, qui vint en tournée à +Rouen dans l'hiver de 64. + +La noce, pendant cela, descendait les marches et commençait à traverser +la place pour gagner le portail de l'église. + +Je ne sais pas quelle piteuse réponse M. Pivert fit à la question de M. +Loiseau, mais celui-ci se mit à rire en haussant les épaules. + +--La poudre est inventée, dit-il, depuis déjà du temps. On n'a plus +besoin de vous pour ça. Vous rappelez-vous bien comme il faut la +photographie? Jetez-moi un coup d'oeil sur ceci. + +Il mit sous le nez de M. Pivert quelque chose que je ne vis pas. + +--Ce n'est pas là l'embarras, murmura notre substitut, j'avais la +mémoire parfaitement présente. + +--Alors, par le flanc droit, jeunesse! et contemplez-moi cet amour de +petite dame qui vient sur vous au bras de votre vénérable président. + +M. Pivert leva les yeux machinalement. Il fit un grand haut-le-corps, et +ses jambes flageolèrent sous lui comme s'il voulait tomber à la +renverse. + +--La mariée! fit-il d'une voix qui s'étranglait dans sa gorge: La +mariée! c'est elle! + +Mes jambes se mirent à trembler aussi quand j'entendis cela. + +Je ne veux pas dire que je comprenais tout à fait, mais je sentais bien +qu'il y avait là quelque chose de terrible. + +Je me reculai d'instinct parce que l'homme aux lunettes d'or me donnait +le frisson comme si c'eût été le bourreau. + +Écoutez-moi, Maria, elle était jolie comme un coeur, en ce moment, il +n'y a pas à dire non. Un peu de sa tristesse passée restait autour de +son bonheur, comme ces brumes légères que le soleil du matin achève de +dissiper. + +Elle est plutôt petite, mais si adorablement gracieuse! Et sa taille a +des harmonies si exquises, des flexibilités si douces! mon regard ne +pouvait pas se détacher d'elle. Le vent soulevait légèrement son grand +voile, sous lequel ses cheveux blonds ondulaient, étoiles des fleurs +d'orangers. + +Elle ne m'a fait aucun mal à moi, cette enfant. + +Heureuse, elle m'eût paru peut-être trop belle.... + +Sans les trois Thibaudes, je crois que je la plaindrais. + +Mais Marie, Marie, est-ce bien possible que, derrière ce sourire, +encadré de boucles d'or il y ait l'âme d'un assassin? + +Car c'est elle, Marie, ma chère, vous l'avez deviné de reste, c'est +elle: Fanchette Hulot, la sinistre héroïne de l'Affaire des ciseaux, +c'est elle qui a assassiné son amant à petit feu, presque à coups +d'épingle! + +Du moins, on l'accuse de cela, on l'a arrêtée pour cela, elle est en +prison pour cela. + +Oh! Marie! ce que j'en pense, moi? Il y a des monstres, c'est certain. + +Mais on dit qu'elle aime M. Thibaut ardemment et presque autant qu'elle +est aimée par lui. + +Que s'est-il passé en elle au seuil de cette église où l'autel tout paré +l'attendait, où sa félicité allait être consacrée? Que s'est-il passé en +elle quand la main de l'homme de police l'a éveillée de son rêve en la +touchant brutalement, quand elle a entendu, au milieu de toute cette +foule qui écoutait et qui regardait, l'homme de police lui dire: «Je +vous arrête au nom de la loi!»... + +Il faut pourtant que je reprenne mon récit, quoique je l'aie gâté en +laissant voir le dénouement trop vite. Je n'ai pas pu me retenir, +Marie. Mon coeur me faisait mal. + +Pauvre, pauvre créature! + +Le commissaire était là tout près et tout prêt. Comme de raison, M. +Pivert l'avait requis d'avance à tout événement. + +Il ne fallut qu'un signe pour le faire arriver, et M. Pivert ne lui dit +qu'un mot en désignant du doigt la mariée. + +Le brave M. Loiseau avait disparu déjà avec ses lunettes d'or. On ne l'a +plus revu. + +La marquise Olympe était toujours là. Pas un muscle de sa figure n'a +bougé. + +M. le président, lui, a laissé quelque petit changement s'opérer dans sa +figure de stuc. Un peu d'étonnement a passé dans ses yeux. Il avait +l'air d'être surpris d'une façon peu agréable. Mais tout cela très +modéré. On parle d'avancement pour lui. + +Dans la ville, beaucoup de gens ont blâmé cette arrestation à grand +spectacle, à la porte même d'une église, quand il était si aisé +d'exécuter le mandat à domicile. M. le président s'en lave +ostensiblement les mains. L'ordre venait de Paris. + +Mais la ville en parle bien à son aise! M. Pivert, Dieu merci, était +payé pour avoir peur de manquer son coup. Il eut exécuté dans la +sacristie! + +Que puis-je vous dire encore, Mariquita? J'étais à deux pas d'elle quand +on lui a mis la main sur l'épaule. Elle a rougi un peu, puis pâli, pas +beaucoup. + +Ce qui dominait en elle, c'était l'étonnement.... + +Mais Lucien!... je ne vous ai pas parlé de Lucien. Un lion, ma chère! Il +a rugi, cet ancien mouton! Il a saisi le commissaire de police à la +gorge; j'ai vu le moment où il allait l'étrangler. + +Il a fallu que le président Ferrand lui-même vint au secours du +commissaire, prenant M. Thibaut par les deux bras et répétant: + +--Du calme, mon jeune collègue et ami, du calme! cela s'expliquera, cela +s'arrangera. Vous êtes magistrat, vous devez donner l'exemple du respect +aux agents de l'autorité. + +Je pense bien que M. Thibaut ne comprenait pas. Vous savez qu'il a le +cerveau entamé. Le docteur prétend qu'il est trois quarts et demi fou. + +Il s'est laissé aller dans les bras du président en pleurant comme un +enfant. + +Mais ce qui était à peindre, c'était la Thibaudaille! On leur arrachait +le pain de la bouche à celles-là! J'ai cru que la maman allait rosser +l'autorité, le public, Olympe, son fils et surtout sa bru, qu'elle a +appelée tout de suite intrigante, coquine et le reste. + +La Célestine et la Julie secouaient l'habit de noces de leur lamentable +frère en criant comme des possédées: «Tu déshonores ta famille!» + +Le fait est que ça ne poussera pas à leur établissement. Les voilà bel +et bien emmagasinées dans la cave où moisissent les vieilles filles. +Attrape! + +Mme la marquise de Chambray, splendidement froide--en voilà une +commère!--les a fait monter dans sa voiture et les a emmenées toujours +hurlant. + +M. Thibaut, que le président Ferrand n'a pas abandonné, a suivi sa femme +à la prison. + +Je dis _sa femme_, vous m'entendez bien, car il est marié de pied en +cap, ma chère. L'église n'est que du luxe, c'est la mairie qui fait tout +l'ouvrage aux yeux de la loi. + +Moi, je ne pouvais pas le croire, je pensais qu'un pareil événement +cassait tout, mais pas le moins du monde. + +C'est fort, un mariage. + +M. Pivert, rendu à la vie par son succès, nous a expliqué que ce +mariage-ci était tout aussi bon teint qu'un autre. + +Et pour que ce pauvre Lucien Thibaut recouvre sa liberté, il faudra que +la Fanchette soit guillotinée.... + + + + +Récit intermédiaire de Geoffroy + + +Je restai sur ce mot _guillotinée_. Il y avait déjà du temps que ma +pendule avait sonné six heures du matin et que j'avais éteint ma lampe, +car il faisait grand jour. + +Depuis une heure, au moins, la passion de savoir luttait en moi contre +le sommeil irrésistible. Dans ce combat, le sommeil n'était pas sans +remporter quelques avantages et la péripétie, contenue dans la lettre de +Mlle Agathe, m'arrivait un peu comme en rêve. + +Pour excuse, je puis alléguer que je la connaissais d'avance. + +Je dois ajouter qu'éveillé ou rêvant, j'étais de plus en plus frappé. + +C'était peut-être une jeune personne très recommandable que cette +demoiselle Agathe, mais sa lettre m'avait beaucoup irrité. Elle avait +des prétentions à l'effet épistolaire qui me mettaient hors de moi dans +des circonstances si graves. + +Cela n'empêchait pas le drame d'exister. J'y assistais avec un profond +serrement de coeur. + +Le drame, pour moi--à ce point de ma lecture, du moins, car j'avais +changé déjà plusieurs fois d'opinions, et plusieurs fois encore j'en +devais changer peut-être--le drame, c'était la lutte trop aisément +victorieuse, engagée par Mme la marquise de Chambray contre Lucien +Thibaut et Jeanne Péry. + +Ou contre Jeanne Péry et Lucien: peu m'importait l'ordre de bataille. + +J'ai confessé déjà que j'avais mis au jour un roman dont la publication +avait été couronnée de quelque réussite. J'ajoute que la pratique de +certains métiers modifie considérablement notre façon de voir les +choses. + +Je ne crois pas du tout que tel romancier du genre «inducteur», en le +supposant même très habile, pût faire un remarquable agent de police. Il +se complairait fatalement dans le côté _curieux de_ sa recherche. Il +mettrait l'algèbre fantastique des probabilités à la place de +l'observation simple qui est le résultat combiné de l'instinct et du bon +sens. Il embrouillerait la piste. + +Dans la chasse ordinaire, souvenons-nous qu'il y a le chien à côté du +chasseur: l'instinct brutal, corrigeant sans cesse les écarts de la +science qui déraisonne. + +J'avais une défiance instinctive de mes calculs d'écrivain. Le peu, le +très peu que je sais en diplomatie m'avait rendu partisan de ce système +abandonné et méprisé qui consiste à marcher droit devant soi. + +De parti pris, je me dirigeais vers ce qui était tout bêtement +plausible. + +Il y avait ici deux plausibilités: l'une qui résultait du drame +apparent, au point où j'en étais de la représentation, l'autre qui +devait surgir peut-être d'éclaircissements ultérieurs, mais qui n'était +pas encore née. + +Je ne négligeais pas la seconde, je l'ajournais: elle avait trait à +l'argent. Elle se résumait dans le fait d'un immense et mystérieux +héritage, dont les miasmes corrupteurs viciaient l'air autour de moi. +Pour moi, l'Affaire des ciseaux avait odeur d'or encore plus que de +sang. + +Je m'arrêtais à la première apparence, à celle qui jaillissait de +l'action même, des intérêts excités ou froissés, des passions mises en +jeu, des événements enfin et de leurs mobiles. + +C'était Olympe, il n'y avait qu'Olympe au premier plan. Derrière elle, +les lunettes de Louaisot flambaient. Derrière encore apparaissait très +vaguement ce visage de marbre: M. le conseiller Ferrand. + +Notez que je partais d'un point sujet à erreur: l'innocence de Jeanne. +Je voulais Jeanne innocente. Quoique j'en eusse, je restais l'avocat du +pauvre Lucien. + +Olympe était donc devant moi, belle, ardente, forte,--ayant un secret +qui la domptait,--amoureuse, vindicative, provoquée imprudemment--et, en +fin de compte, poussée à bout par l'injure odieuse de ce mariage entre +sa rivale et son amant, dont on l'avait fait la complice.... + +Je ne dormais pas puisque j'interrogeais ainsi ma pensée, puisque je +calculais, puisque je m'efforçais. + +Les feuilles du dossier de Lucien s'étaient éparpillées hors de ma main. +Le jour grandissait derrière mes rideaux. J'écoutais les heures +s'écouler dans ce silence étrange qui remplit les matinées du centre de +Paris. + +J'embrassais, je m'en souviens, avec une lucidité extraordinaire les +détails aussi bien que l'ensemble de ma lecture. Ceux des personnages de +la pièce qui m'étaient connus venaient s'asseoir à mon chevet; +j'inventais ceux qui m'étaient inconnus. + +Tous, même les comparses. + +Je me souviens que je créais, par exemple, un petit substitut Pivert si +abominablement frappant qu'il s'accouplait de lui-même avec Mlle +Agathe, la Sévigné d'Yvetot, formant à eux deux une sandwiche +matrimoniale, beurrée par dix mille livres de rentes, plus les +espérances du cimetière. + +Ce beau, ce joyeux enfant, c'était mon ami Albert de Rochecotte, riant à +l'idée qu'on aime Fanchette à la folie, mais qu'on ne l'épouse pas.... + +Fanchette!--Jeanne! Là était le mystère. Il y avait la photographie, +témoin en apparence irrécusable, et qui déposait contre Jeanne.... + +Et l'image de M. Louaisot de Méricourt s'asseyait dans ma ruelle, +demandant familièrement à Pélagie une tranche de rôti à manger sous le +pouce. + +Celui-là seul aurait pu me dire ce que j'avais besoin de savoir: Quel +était le secret de la marquise Olympe. + +Je l'entendais murmurer la bouche pleine: + +«Quel secret, Monsieur et cher client? car la céleste créature en a +plusieurs...» + +J'en demande bien pardon au lecteur, mais je n'ai pas tout dit encore +sur l'incompatibilité des métiers de romancier et de juge d'instruction. + +De même qu'en physique il y a deux puissances opposées, gardant +l'équilibre de notre monde matériel: la force centripète ou attraction, +et la force centrifuge ou vitesse acquise, de même, dans la cage à +écureuils où tournent les conteurs, il y a deux éléments contraires: la +vraisemblance qui attache, l'incroyable qui entraîne. + +Ce sont là les deux sources éternelles de l'intérêt dans un récit. + +Et comme l'intérêt est identique à la vérité, il doit y avoir, par +conséquent, pour arriver à la vérité ou a l'intérêt, deux routes dont +l'une correspond à la vraisemblance et l'autre à l'imprévu. + +Dans notre cas, la vraisemblance condamnait Olympe énergiquement et sans +appel. + +Mais l'imprévu plaidait pour elle avec un égal succès. + +En admettant purement et simplement qu'Olympe était le mauvais génie +planant au-dessus de tous ces malheurs, la _chose allait trop droit_. + +Ceci n'implique aucune contradiction avec le principe posé par moi tout +à l'heure. + +Les deux routes, en effet, ne se côtoient jamais jusqu'au moment où +elles touchent ensemble le même but.... + +Le vrai sommeil me prit au milieu de ces méditations flottantes comme +des rêves. + +Quand vinrent les véritables rêves, fruits de mes agitations et de mon +effort mental, ils furent en quelque sorte plus précis que mes +réflexions. + +Je me souviens que je vis Lucien et Jeanne--ensemble. + +Ils étaient dans un endroit où il y avait du gazon et des fleurs. + +Quelque part, à l'entour d'eux, un tumulte se faisait, qui avait trait +au meurtre de Rochecotte. On allait, on venait, on criait. La fenêtre du +restaurant s'ouvrait demi-cachée par les branches d'arbres. +J'entrevoyais la forme d'un mort sur un sopha, auprès d'une table, +chargée de liqueurs et de fruits. + +La marquise Olympe se tenait debout, au seuil, et regardait impassible, +comme dans la lettre de Mlle Agathe. + +Mais tout cela était lointain et confus. + +Ce qui était tout près de moi, c'était le couple doux et souriant: +Lucien tenant la main de Jeanne et me le montrant comme pour me dire: + +«Tu n'as qu'à la bien regarder, tu sauras tout.» + +Et je la contemplais en effet de tous mes yeux, de toute mon âme. + +J'avais conscience de l'avoir déjà vue, la photographie animée. + +C'était elle, la femme voilée qui m'était apparue sous l'auvent de +l'Opéra, et dont j'avais distingué les traits au moment où elle +descendait les marches. + +Certes, c'était bien elle.... + +Les rêves sont ainsi. La forme de Lucien s'effaça. Jeanne resta seule +auprès de moi, ses jolies mains croisées sur sa poitrine, comme une âme +d'Ary Scheffer. + +Je me mis à lui parler comme si je l'avais toujours connue. + +Je lui demandai tout franchement si elle aimait Lucien Thibaut comme il +croyait être aimé--et si elle était encore digne de la profonde, de +l'admirable tendresse que Lucien Thibaut lui avait vouée. + +Elle me regardait en silence avec ses grands yeux bleus, tristes et +souriants tout à la fois. + +Ses yeux me disaient: + +«Ami, vous ne savez pas assez, étudiez encore. Le mystère vous échappe +parce que vous ne me connaissez pas. Le mystère, c'est moi-même. Je vaux +la peine d'être devinée.» + +J'aurais peine à exprimer le charme douloureux de ce rêve où j'aimais +Jeanne non plus à cause de Lucien, mais pour elle-même et comme une +chère petite soeur. + +Quand je m'éveillai, ma chambre était inondée par le soleil de midi. + +Je me sentais las et même un peu malade. Ma tête lourde me brûlait. + +Mais ma curiosité, éveillée en même temps que moi et bien plus +fortement que la veille, me remit en main les pages du dossier, encore +éparses sur mon lit. + +Mon domestique était entré pendant mon sommeil, et il y avait longtemps, +sans doute, car mon chocolat, placé sur ma table de nuit ne fumait plus. + +Dans le plateau se trouvaient mes journaux et plusieurs lettres. + +Je laissai mon chocolat, bien que je le prenne froid, d'habitude. Ceci +n'était pas un sacrifice puisque l'appétit me manquait, mais ce qui peut +être regardé comme un symptôme majeur d'excitation, c'est que mon +premier mouvement fut de négliger tout net mon courrier pour reprendre +ma lecture. + +Cependant, il est une chose qui attire invinciblement ceux qui touchent +à la presse, ne fût-ce que par une imperceptible tangente. Mon oeil +ayant rencontré parmi mes journaux un titre nouveau, je tendis le bras +d'instinct, et mes doigts déchirèrent la bande malgré moi. + +Voilà ce que la bande arrachée me laissa lire: + +«_Le Pirate_, courrier de la politique, du commerce, des arts, de la +littérature et des tribunaux...» + +Je suppose que vous aimez comme moi les journaux dits «d'esprit», qui +plaisantent agréablement sur toutes choses sérieuses et préparent avec +une douce gaieté le terrain où les révolutions glissent dans le sang. + +Ces oeuvres quotidiennes et légères sont assurément les plus jolies +fleurs de notre jardin intellectuel. + +Sans apprêt, sans prétention, sans études maussades, elles offrent, sous +une forme aimable, tous les avantages d'une encyclopédie. On les voit en +effet tour à tour apprendre l'éloquence à nos Bossuets, l'art de la +scène à nos Talmas, la musique à Mozart et la langue française à +l'Académie. + +Ils ne doutent de rien et ils ont bien raison! Un jour, vous les voyez +enseigner au parquet de Paris comment il faut instruire l'affaire +Troppmann, et le lendemain, ils professent pour la Compagnie de Suez +l'art de percer les isthmes. La science infuse bout sous les chapeaux de +leurs articliers. Demandez-leur n'importe quoi et surtout ne vous gênez +pas; soyez sûrs qu'ils n'ignorent pas plus ceci que cela. Ils sont +uniformément en mesure de remontrer la politique à Guizot, la +diplomatie à Talleyrand, la stratégie aux Prussiens et la pharmacie aux +apothicaires. + +Et ils ont de l'esprit, avec cela, beaucoup, tous les jours, et quelque +temps qu'il fasse. + +J'ouvris _Le Pirate_. Il en tomba un petit carré de papier imprimé, +expliquant que _Le Moustique_, «courrier de la politique, du commerce, +des beaux-arts, de la littérature et des tribunaux», étant obligé de +disparaître par suite de nombreuses condamnations, l'idée avait germé de +le remplacer par _Le Pirate_, pareillement «courrier de la politique, du +commerce, des beaux-arts, etc.» + +Ceux des anciens abonnés qui seraient assez rusés pour deviner que +c'était exactement la même chose, étaient priés de ne pas le dire au +gouvernement. + +En tête du numéro, la liste des rédacteurs: tout le monde. + +Le premier-Paris disait en très bons termes qu'en présence des rigueurs +croissantes du pouvoir, on ne cesserait pas d'être scandaleux, mais +qu'on le serait avec plus d'adresse. + +Le second article écorchait vif quelqu'un. (On voit de ces écorchés qui +s'abonnent.) + +Le troisième, rédigé par un photographe de mes amis, élucidait la +question du pouvoir temporel des papes. + +Le quatrième.... Mais vous en savez aussi long que moi sur _Le Pirate_. +Vous ne le respectez probablement pas beaucoup, mais vous le lirez +jusqu'au dernier jour de votre vie. + +J'allais le rejeter après l'avoir parcouru, quand mon regard tomba sur +un _Avis au lecteur_, imprimé en caractères gras et placé bien en vue, +au centre de la première page. + +Il était ainsi conçu: + +Dès son premier numéro, _Le Pirate_ commence la publication d'une oeuvre +tout à fait hors ligne, due à la plume d'un jeune écrivain que son +premier ouvrage a rendu tout d'un coup célèbre: M. Athanase Morin, +auteur du _Viol de la rue Castiglione_. + +_Le Pirate_, qui veut avoir accès dans les familles, aurait reculé +devant ce titre trop significatif, mais M. Athanase Morin a bien voulu +écrire spécialement pour nous un roman de la vie moderne, palpitant sans +être dangereux et qui mettra le sceau à son illustration littéraire. + +L'oeuvre nouvelle de notre brillant romancier est intitulée: _La Tontine +des cinq fournisseurs._ + +C'est une histoire véritable, où les Parisiens de Paris pourront +reconnaître sous leurs noms d'emprunt plusieurs personnages bien connus +du boulevard. + +Le récit est écrit sur renseignements authentiques et fournira des +détails d'une vérité saisissante sur une affaire qui a récemment +passionné la curiosité publique: un meurtre horrible, commis dans un +restaurant des environs de Paris par une jeune fille sur la personne de +son amant. + +Voir à notre troisième page le premier chapitre ou introduction de ce +remarquable ouvrage. + +Je tournai la feuille précipitamment et avec une émotion que je ne +saurais nier. + +C'était une pièce nouvelle que le hasard glissait dans mon dossier. + +J'allai tout de suite à la troisième page où, sous la rubrique +_Variétés_, je lus ce qui va suivre. + +Mais avant de transcrire la prose du _Pirate_, je dois dire qu'il y +avait en marge de l'article variété ces mots écrits à la main: + +«Bien le bonjour, Monsieur et cher client, voyez si ça peut vous +servir.» + + + + +Extrait du journal «Le Pirate» + + + + +Introduction du roman + + +Il y avait une fois cinq fournisseurs qui étaient tous les cinq Normands +du pays de Caux. + +C'était à la fin du Premier Empire,--mais ils n'avaient pas toujours été +fournisseurs. + +Avant d'être fournisseurs, l'un était un gentillâtre ruiné, l'autre un +mendiant à besace, le troisième un bedeau de paroisse, le quatrième un +maquignon banqueroutier et le cinquième un soldat déserteur. + +Vous voyez que MM. les fournisseurs du Premier Empire étaient déjà des +industriels assez comme il faut. Depuis lors, on a fait mieux. + +C'était en 1811, il s'agissait dès lors de monter, d'habiller, de +chausser, d'équiper en un mot la Grande Armée qui devait geler en +Russie. + +Il y avait aux Tuileries des embarras de toute sorte qui formaient +l'envers d'une immense gloire: entre autres des embarras d'argent. + +Or, c'est la vraie fête des fournisseurs quand le pouvoir n'a pas +d'argent. + +Dans tous les coins de la France et même au fond des campagnes, les +fournisseurs sortirent de terre. Ne croyez pas que notre quart de siècle +ait inventé les cocottes-fournisseuses. Il y eut, en 1811, des +demoiselles qui vendirent à l'État bien des chevaux fourbus et bien des +culottes percées. + +Ce fut au point que le bon pays de Caux lui-même voulut avoir sa part du +gâteau. Le 12 juin 1811, dans un cabaret de Lillebonne, Jean +Rochecotte-Bocourt, le gentillâtre, réduit au métier de facteur rural, +Jean-Pierre Martin, bedeau de la paroisse, Vincent Malouais, ancien +marchand de chevaux, et Simon Roux, qui se cachait sous le nom de +Duchesne, en sa qualité de déserteur, signèrent, sur papier graisseux, +un acte où ils s'associaient pour fournir au gouvernement tout ce dont +le gouvernement aurait besoin. + +Il fut convenu que Jean Rochecotte serait le directeur de la société et +ferait les démarches, parce qu'il parlait et écrivait couramment. On se +cotisa même pour lui fournir un habillement présentable qui fut acheté +seize francs chez un revendeur d'Yvetot. + +Avec ce bel habit, Rochecotte devait aller à l'intendance de Rouen et +soumissionner n'importe quoi. + +Seulement, l'habit payé, M. le directeur était, il est vrai, superbe, +mais l'association n'avait plus un denier. + +Or il fallait un boursicot, non pas pour payer la marchandise--quand on +a la commande, le crédit arrive tout naturellement,--mais pour graisser +la patte à quelqu'un et avoir ainsi la commande. + +Bien entendu, nous ne plaçons pas ce quelqu'un-là dans les bureaux de +l'intendance. Le plus souvent! Ça ne s'est jamais vu! + +Ah! par exemple! un voleur dans les bureaux!... + +Les quatre associés cauchois se réunirent de nouveau au cabaret de +Lillebonne. Il y eut une délibération longue et animée dont le résultat +fut qu'il fallait un banquier à l'association. + +Où trouver ce banquier? À eux quatre, ils n'auraient certainement pas pu +cueillir dans l'arrondissement ce qu'il faut de crédit pour emprunter +une pièce de six liards. + +Mais il y a un dieu spécial pour les Normands qui ont le goût de la +fourniture. C'est connu. + +Pendant qu'ils délibéraient, un de ces mendiants qui vont le long des +grandes routes du pays de Caux, chantant: _La chantais, si vous plaît, +pour l'amour di bon Diais,_ entra dans l'auberge déposa sa besace sur la +table et demanda la soupe. + +Les associés ne le virent point, tant ils étaient occupés. + +De sorte que le mendiant put entendre toutes les belles choses qui +furent dites, touchant les bénéfices certains de l'affaire. + +--Avec un billet de mille francs, dit enfin Rochecotte, je parie que +nous aurions un million avant six mois! + +Le mendiant était normand aussi, et la vocation des fournitures dormait +au fond de son âme immortelle. + +Il se leva et vint mettre sa besace sur la table de nos quatre associés +tous surpris de cette intrusion. + +Il dit: + +--Je m'appelle Joseph Huroux. Il y a dans la poche de cuir de ma +gibecière cent soixante-six pièces de six livres, plus un petit écu de +trois livres et une pièce de vingt sous, total mille francs. Je veux +bien les mettre dans votre affaire, pourvu que je sois le caissier de +_notre société_. + +Même quand ils se jettent par la fenêtre d'un cinquième étage, ces +braves fils de Rollon n'abandonnent jamais la prudence originelle. + +Vous jugez si les quatre associés firent la petite bouche! + +Séance tenante, le premier papier graisseux fut déchiré et on en prit un +second pour libeller un nouvel acte où les associés étaient cinq au lieu +de quatre. + +Le lendemain, Jean Rochecotte partit pour Rouen avec Joseph Huroux qui +ne lâchait pas sa caisse. + +Ce qu'ils firent dans les bureaux de l'intendance, ma foi, je n'en sais +rien, mais ils revinrent sans les pièces de 6 livres et avec un petit +morceau de fourniture, un rien, 50 ou 60.000 francs de chevaux à livrer. + +Vincent Malouais, le maquignon, se mit aussitôt en campagne. Au bout de +trois semaines, l'association avait fourni une centaine de rosses à +l'État et gagné dessus cent pour cent. + +Jean Rochecotte et Jean Huroux allèrent cette fois jusqu'à Paris. +Toujours même ignorance sur ce qu'ils purent bien faire chez M. le +ministre. Mais ils avaient emporté 25.000 francs et revinrent sans le +sou avec un plein sac de marchés. + +Marchés de salaisons, marchés de draps, marchés de chaussures. + +Alors, tout le monde se mit à l'oeuvre: le bedeau qui avait été savetier +se chargea des souliers, le maquignon qui connaissait tout des chevaux, +même la viande, prit à son compte les salaisons; le déserteur qui avait +foulé la laine à Saint-Pierre-lès-Louviers, s'occupa des draps, et vogue +la galère! On eut des domestiques, des commis, un bureau comme M. +l'intendant lui-même. + +Si bien que, non pas tout à fait au bout de six mois, mais après avoir +comblé pendant deux ans l'armée française de souliers en papier mâché, +de culottes et de vestes en amadou, de jambons de cheval malade et +généralement de toutes autres espèces de friandises, nos cinq associés +normands avaient leur joli million en belles monnaies sonnantes dans la +caisse tenue par Joseph Huroux. + +L'idée leur vint de partager. En apparence, ce n'était pas très +difficile. Un million entre cinq donne à chacun deux cents mille francs. + +Un petit enfant pourrait faire le calcul. + +Mais deux Normands ne peuvent jamais partager quoi que ce soit, même +une pomme de Chatigny sans l'homme de loi. Jugez quand ils sont cinq et +qu'il s'agit de cinquante mille livres de rentes au denier vingt. + +On alla chez le notaire. + +Chez le notaire, on se disputa tant et si bien qu'on fut sur le point de +se battre. + +Il fallut bien se réconcilier. On ne se réconcilie pas sans boire. Il y +eut un fort repas de corps chez l'aubergiste de Lillebonne, et on invita +le notaire. + +Je n'étais pas là, mais j'ai connue quelqu'un qui y était. + +L'idée vint du notaire qui espérait avoir le dépôt des fonds. + +L'idée de la tontine. + +Nous voici donc enfin arrivés à cette tontine vaguement connue, et dont +la mystérieuse célébrité trotte dans un si grand nombre d'imaginations! + +Cette loterie au dernier vivant qui, en 1858, époque où trois de ses +membres existaient encore, comportait déjà un capital de huit millions +de francs! + +Cet amas d'or autour duquel se sont ameutées depuis le temps tant de +passions, dont le pied baigne dans une si profonde mare de sang, et qui +a déjà coûté à l'humanité tant de crimes! + +Car outre l'_Affaire des ciseaux_, dont je parlerai tout à l'heure, il +est constant que quatre des associés sont morts ailleurs que dans leur +lit. + +Le cinquième existe encore.... + +_(La suite à demain)._ + + + + +Suite du récit de Geoffroy + + +Mes yeux restaient fixés sur la signature de romancier qui terminait ce +fragment. Je cherchais en vain à faire la lumière dans ma pensée. Il me +semblait voir derrière cette signature une personnalité autre que celle +du romancier lui-même. + +Cela avait odeur d'attaque. Ce n'était pas seulement l'introduction d'un +récit populaire. Je ne sais quoi de savant et de menaçant se cachait +sous ce début de prologue, lestement troussé. + +Contre qui allait être dirigée l'attaque? Rien ne pouvait encore le +faire deviner, à moins que ce fût contre le dernier vivant de la +tontine. + +Mais quelque chose me disait que cette machine de guerre dont je ne +pouvais encore mesurer ni la portée ni la puissance avait un autre +objectif. + +Ce ne pouvait être ni Lucien, ni Jeanne. Ils étaient trop complètement +vaincus. Inutile assurément de pointer contre eux cette grosse +artillerie. + +L'idée me vint que c'était peut-être moi-même qui servait de cible.... + +Il fallait que le fragment m'eût bien vivement frappé, par ce qu'il +disait, et surtout par ce qu'il promettait de dire, car je ne repris pas +la lecture du dossier de Lucien. Je demeurai là, méditant, cherchant à +deviner quel était le but de l'article, et surtout le but de la +communication qui m'en était faite. + +Il y avait trois lettres sur mon plateau: deux de forme ordinaire et +une très grosse qui ne portait pas le timbre de la poste. Par manière +d'acquis, je pris cette dernière et j'en rompis le cachet. Il s'en +échappa des papiers d'imprimerie. + +Je sais ce que c'est qu'une «épreuve» ayant corrigé celles de mon livre, +mais je n'avais rien sous presse, et mon premier mouvement fut de croire +que l'imprimeur s'était trompé en m'adressant ce paquet. + +Cependant, comme il y avait deux lignes écrites à la main en tête de la +première feuille volante, j'y jetai les yeux pour me bien assurer du +fait. + +C'était encore la même écriture: celle de la note trouvée par moi à la +troisième page du journal _Le Pirate_. + +Cette fois, M. Louaisot de Méricourt--car j'avais parfaitement reconnu +mon attentionné correspondant--me disait: + +«J'ai bien pensé, Monsieur et cher client, qu'il ne vous serait pas +désagréable de devancer la publication du second numéro. Il a du talent, +ce jeune homme-là, hé!» + +Je me jetai aussitôt sur les épreuves comme sur une proie. + + + + +Épreuves du «Pirate» + + + + +Suite de l'introduction du roman + + +Le cinquième membre de la tontine, disions-nous, existe encore, si l'on +peut appeler existence la misérable végétation de ce cadavre animé qui +se meurt de soif et de faim auprès de sa montagne de richesses! + +Mais revenons à l'auberge de Lillebonne où nos cinq fournisseurs +fêtaient leur réconciliation par-devant notaire. Le cidre était bon, +cette année-là, on en but beaucoup, et, après le cidre, vint le +bourguignon, comme on dit là-bas. + +Au dessert, ils étaient tous les cinq ronds comme des tonneaux. + +Voilà que le notaire, au lieu de chanter des chansons, se met à remuer +des chiffres. C'est bien plus amusant. Un million, ce n'est pas grand +chose, mais, en composant l'intérêt, ça rapporte un autre million en +quatorze ans,--quatre millions en vingt-huit ans,--huit millions en +quarante-trois ans,--seize millions en cinquante-sept ans. + +Or, le plus âgé des associés, qui était Jean Rochecotte, allait sur ses +trente-cinq ans. Il pouvait donc voir cela haut la main, rien qu'en +dépassant un peu ses 90 ans, et les autres encore mieux. + +Seulement, pour produire ce miracle de la multiplication des millions, +il ne fallait toucher ni au capital ni aux intérêts. + +On prit le café, du café qui n'était pas très bon, mais dans lequel on +mit beaucoup d'eau-de-vie. + +Et puis, on poussa le café, on le surpoussa. La salle d'auberge était si +pleine de millions qu'on marchait dessus. Le notaire les semait. + +Jean Rochecotte, qui était un grand maigre, maladif et pris de la +poitrine, dit au notaire en toussant creux: + +--Expliquez-nous ça, la tontine, Me Louaisot. + +Le notaire s'appelait Louaisot, et son étude était à Méricourt, auprès +de Dieppe. + +C'était un petit vieux qui en savait long. Il expliqua la tontine, et il +versa de l'eau-de-vie dans les tasses. + +Après l'explication de Me Louaisot, chacun comprit très bien que la +tontine, c'était l'art de ne pas partager le million et de l'avoir à soi +seul. Que dis-je un million! Deux, quatre, huit, seize millions. + +Et pour cela, il ne s'agissait que de vivre; or, aujourd'hui, après tant +de bouteilles vidées, chacun de nos cinq Normands était bien sûr de +durer au moins cent sept ans. + +Cependant, on hésitait encore. Se séparer de son argent! quel +crève-coeur! + +Me Louaisot se garda bien d'insister, mais il montra un bout de gazette +qui représentait l'empereur comme fou de colère. On ne parlait de rien +moins que de fouiller les fournisseurs! + +Vous voyez que ce Me Louaisot n'était pas le premier venu, même en +Normandie, où tout le monde a de l'esprit, jusqu'à Gribouille! + +Est-ce régulier? moi, je ne suis pas notaire. Ce qui est sûr, c'est que +ces messieurs ont toujours du bon papier timbré dans leur poche. L'acte +fut libellé sur la table vineuse et daté de Méricourt, pour la due +forme. + +Puis les cinq ivrognes signèrent avant de glisser sous la table. + +Le roman dont j'offre ici aux lecteurs du _Pirate_ le prologue ou +l'introduction, et qui commencera demain à cette place même, est +l'histoire d'un million placé à intérêts composés pendant quarante-six +années, car la tontine fut liquidée le 30 août 1859 par suite du décès +de l'ancien mendiant Joseph Huroux, qui était l'avant-dernier vivant. + +L'histoire de ce million comporte sa croissance, les dangers qu'il a pu +courir, la course au clocher des passions enragées autour de lui, la +série des bassesses, des vols, des meurtres dont il a été l'origine. + +La cupidité n'est pas comme l'amour qui engendre le Bien et le Mal: +notre million, dans sa longue vie, ne conseilla pas une bonne action. + +C'est peut-être parce qu'il était le fruit du vol. + +Fantaisie est venue au _Pirate_ de se renseigner à cet égard, et nous +avons pris des informations sur la biographie des autres millions de +notre connaissance. + +Les millions sont nos maîtres comme le gouvernement, ils cousinent avec +le gouvernement, nous les respectons comme le gouvernement. + +Nous ne dirons donc pas qu'ils sont tous plus ou moins le fruit du vol, +comme le million qui est le héros de notre drame, mais nous affirmerons +qu'après avoir interrogé séparément des douzaines et des douzaines de +millions, nous n'en avons pas trouvé un seul qui eût un bel +acte--gratuit--à se reprocher. + +Pas une tache dans ce livre d'or! + +--Ils ne donnent jamais et ils prennent toujours, disait le vieux +maître Louaisot. On n'est million qu'à ce prix-là. + +Pour aujourd'hui, il ne me reste qu'à effleurer très légèrement un sujet +qui sera peut-être l'attrait principal de mon livre: je veux parler de +l'_Affaire des ciseaux_. + +Ayant mis mon respect très humble aux pieds de l'autorité, de +l'intendance, de l'or et généralement de tout ce que j'ai rencontré de +saint sur mon passage, vous pensez bien que je ne vais pas prendre la +justice au collet pour lui dire maladroitement ses vérités. + +Non, je vénère l'habileté, le savoir, le flair, l'infaillibilité et même +les bonnes moeurs de la justice française presque autant que l'héroïsme +des millions, mais cela ne peut m'empêcher de dire au lecteur que +l'affaire du Point-du-Jour est très peu et très mal connue. + +L'éminent et jeune magistrat, chargé de l'instruction préliminaire a +paru ignorer, le célèbre avocat général qui a pris la parole aux débats +n'a même pas mentionné un fait de l'importance la plus considérable et +qui présente sous un nouvel aspect le crime de la malheureuse Fanchette +Hulot. + +Ce fait est à lui seul un témoignage excellent et une explication +complète. + +Comme il rattache étroitement la biographie du million à l'Affaire des +ciseaux, nous allons le révéler d'avance au lecteur: + +Fanchette Hulot, ou plutôt Jeanne Péry, femme Thibaut, était non +seulement la maîtresse, mais encore la cousine du comte Albert de +Rochecotte. + +Le compte Albert était l'héritier légal de ce Jean Rochecotte,--l'ancien +facteur rural de Lillebonne,--qui reste le dernier vivant des cinq +fournisseurs. + +Et à qui appartient par conséquent le montant énorme de la tontine! + +En seconde ligne, après le comte Albert venait Jeanne _Péry,--à qui la +mort de son amant constituait ainsi une colossale fortune en +expectative._ + +La justice française a condamné Jeanne Péry à mort, par contumace, sans +faire mention de cela! + +Que sait-elle donc, si elle ignore le fond même des causes qu'elle juge? + +Après Jeanne, en troisième ligne, arrive...; mais pourquoi parler de cet +héritier-là qui va probablement être le seul, le véritable héritier? + +Nul n'accuse cette personne, placée dans une position très honorable. + +Et il faudrait avoir la folie américaine d'Edgar Poe, pour imaginer ici +une main de troisième héritier, tuant le premier par le second, et le +second par la loi qui punit le meurtre du premier.... + +Ce troisième héritier est encore une femme. + +(Fin de l'introduction) + + + + +Suite du récit de Geoffroy + + +Dans ce second article, la griffe de M. Louaisot de Méricourt ne se +cachait plus. + +Il entamait ici, ou poursuivait une véritable bataille. Je le +reconnaissais derrière l'auteur comme si le terrible rayon de ses +lunettes eût blessé mon regard. + +Le nom de son père, car je supposais bien que le vieux Louaisot était +son père, écrit en toutes lettres sans nécessité, proclamait sa volonté +de se mettre en évidence. + +Le second article confirmait pour moi le premier. J'avais bien deviné. +Ce roman était une machine de guerre. + +Dès les premières pages, cette machine tirait à tort et à travers, sur +beaucoup de gens, des vivants et des morts. + +Elle atteignait Jeanne rudement en la plaçant sous le coup de la fameuse +maxime juridique: _Reus is est cui prodest crimen_ (celui-là est le +coupable à qui profite le crime). + +Elle atteignait Lucien dans Jeanne, elle le frappait en outre en jetant +son nom en pâture à la curiosité publique. + +Mais ce n'était ni contre Lucien, ni contre Jeanne que l'artillerie de +M. Louaisot était pointée. Elle ne les mitraillait qu'en passant. + +On dit que la pensée d'une lettre est dans le post-scriptum. + +La pensée de l'article était tout entière dans ses trois derniers +alinéas. + +La forteresse que l'on bombardait, c'était le troisième héritier,--_qui +était encore une femme!_ + +M. Louaisot avait fait écrire l'introduction et peut-être le roman tout +entier pour effrayer--ou pour tuer cette personne, dans une position +très honorable «que nul n'accusait...» jusqu'à présent. + +J'avoue que cela me troublait. Quoique je ne fusse pas au bout de ma +lecture, j'avais chiffré déjà les bases d'un calcul de probabilités. +Dans ce calcul, M. Louaisot et Mme la marquise de Chambray étaient +des quantités de même nature et placées du même côté de l'équation. + +Fallait-il bouleverser tous mes chiffres et changer complètement la +position du problème, maintenant que M. Louaisot mettait si ouvertement +en joue Mme la marquise de Chambray? + +Je mis à part le journal _Le Pirate_ et le paquet d'épreuves sous mon +oreiller, pour les reprendre au besoin, et pendant que j'y étais, +j'ouvris les deux lettres qui restaient sur le plateau. + +La première dont l'enveloppe était bordée d'un large liseré noir, ne +contenait que ce peu de mots: + +_Mme la baronne de Frénoy présente ses compliments à M. G. de Roeux, +dont elle a appris le retour, et le prie de vouloir bien la favoriser +d'une visite._ + +Ce nom n'éveilla en moi aucun souvenir. + +L'autre lettre était aussi brève et presque semblable. Elle disait: + +_Monsieur,_ + +_Au nom de notre ami commun, M. Thibaut, je vous prie d'être assez bon +pour m'accorder une prochaine entrevue._ + +_Signé: O. de Chambray._ + +Ceci répondait à un désir qui était si vif en moi que je sautai hors de +mon lit, éparpillant sur le parquet les pauvres pièces du dossier de +Lucien. + +Mon premier mouvement était de partir ainsi du pied gauche pour me +précipiter chez la marquise. + +La réflexion seule me suggéra l'idée qu'il était bon de passer au moins +mon pantalon et de chausser mes bottes. Je sonnai. + +J'ai un valet de chambre qui s'appelle Guzman. Ce n'est pas ma faute. +J'ai peine à croire qu'il appartienne à l'illustre famille de celui qui +ne connaissait pas d'obstacles. Il est né à Paris, rue Saint-Guillaume, +faubourg Saint-Germain, chez mon père, qu'il servait avant moi. Je ne +lui sais qu'un défaut, c'est de s'échapper un petit instant pour faire +trente points au billard de la rue Taitbout. + +Ces petits instants réunis forment à peu près les trois quarts de la +journée. + +À part cela, c'est un modèle. Et sincèrement fort à la poule. + +Guzman était là par hasard. Mon coup de sonnette l'avait pris entre deux +petits instants, à la minute précise où, ayant achevé trente points, il +n'avait pas encore commencé les trente autres. + +La conversation suivante s'engagea entre nous. + +--Habillez-moi un peu vite, Guzman, dis-je. + +--Oui, Monsieur, me répondit-il; ce n'est pas pour déjeuner en ville, +car il est trois heures passées. + +--Ces deux lettres sont-elles arrivées de bon matin? + +--Distribution de dix heures. + +--Et il n'est venu personne? + +--Si fait, Monsieur. Il est venu un homme à lunettes qui savait que je +fais volontiers mes trente points, car il m'a forcé d'en enfiler +soixante quand il a vu que vous n'étiez pas levé. Monsieur prend du +corps. Le sait-il? La ceinture de son pantalon tire.... Il joue +bien.--les lunettes. Elles sont d'or, heureusement. Sans ça, je n'aurais +pas été avec lui au café, rapport à son pantalon dont le bas n'est pas +propre. + +--Que me voulait-il? + +--Rien. Il a déposé un paquet de papiers que Monsieur a dû trouver. + +--Je l'ai trouvé. Après? + +--J'ai gagné les trente premiers et lui les trente seconds. + +--Personne autre? + +--Nous n'avons pas fait la belle. Il est venu aussi la dame de compagnie +de Mme la baronne de Frénoy. + +--Connais pas. + +--Par exemple! Monsieur a encore moins de mémoire qu'autrefois. Ce n'est +pourtant pas l'âge. + +--Ce sont peut-être les infirmités. Guzman. Que voulait la dame de +compagnie? + +--Réponse à la lettre de sa maîtresse. + +--Qu'est-ce que c'est que sa maîtresse? + +--Mme la baronne de Frénoy. + +--Et qu'est-ce que c'est que Mme la baronne de Frénoy? fis-je avec +impatience, cette fois. + +Guzman, qui avait achevé de brosser mon chapeau, se mit à ramasser les +feuilles du dossier de Lucien, semées sur le parquet. Il me répondit +d'un ton de reproche: + +--Monsieur a sorti plus d'une fois chez elle quand il était au lycée. +C'est la mère de feu M. le comte de Rochecotte. Il m'était tout à fait +sorti de l'esprit que la bonne dame avait épousé en secondes noces M. le +baron de Frénoy. + +--Elle est re-veuve, continua Guzman, et bien seule, depuis que M. +Albert s'en est allé. + +Au lieu de mettre ma redingote, je passai une robe de chambre et je +m'assis à mon bureau. + +J'écrivis à Mme la baronne pour lui dire que j'aurais l'honneur de me +présenter à son hôtel le lendemain. + +Et j'écrivis à Mme de Chambray pour la prier de m'attendre chez elle, +le soir même, à neuf heures. + +--Prenez une voiture. Guzman, et portez ces deux lettres: celle de +Mme la marquise d'abord. + +--Ça doit être la plus jeune, fit Guzman. + +Je ne le donne pas pour un valet de chambre de la haute espèce. + +Il ajouta en sortant: + +--J'avais oublié de dire à Monsieur que les lunettes d'or reviendront +demain. + +--Pourquoi faire? + +--Pour faire la belle. + +La plus jeune! ce brave Guzman ne savait guère à quel point de pareilles +pensées étaient loin de moi en ce moment. + +Et pourtant, il est certain que l'idée de voir cette belle marquise +m'agitait à un très vif degré. + +Il était entré dans mes projets de tout faire pour obtenir une audience +d'elle, mais je croyais y trouver des obstacles, et c'était elle qui +venait au-devant de moi! + +La pensée de la mère d'Albert passait aussi à travers mes +préoccupations. + +Que de choses, mon Dieu! moi, un oisif de la veille! + +Et malgré l'énormité de la besogne qui allait s'amoncelant autour de +moi, j'étais en ce moment comme un désoeuvré, je ne savais que faire. + +Depuis mon réveil j'étais en quelque sorte dans un autre drame, ou +plutôt dans un autre acte du même drame. + +Le dossier de Lucien ne m'intéressait plus autant. C'était désormais de +l'histoire ancienne. + +Je le repris pourtant, mais ce fut par devoir. Je le posai devant moi +sur mon bureau, et j'en remis les diverses pièces en ordre. + +À mesure que je rangeais les scènes éparses de cette étrange comédie +qui, la veille, avait si profondément passionné mon attention, il arriva +que je rentrai à mon insu dans la série de mes émotions un instant +distraites. + +Je ne saurais pas expliquer pourquoi le fait d'avoir un pied dans le +passé, un pied dans le présent du drame doubla tout à coup l'intérêt que +j'y prenais. + +Ma curiosité, réveillée par les faits nouveaux qui facilitaient ou +entravaient mes moyens de la satisfaire, se jeta plus avidement que +jamais sur la pâture offerte par le dossier. + +C'étaient là les éléments mêmes du problème. Pour en obtenir la +solution, il était nécessaire de ne rien négliger. + +Je repris ma lecture à la fin du n°72, qui était, on s'en souvient, la +lettre où Mlle Agathe racontait le mariage et l'arrestation de +Jeanne. + + + + +Suite du dossier de Lucien + + +Pièce numéro 73 + +(Billet de Mlle Agathe Desrosiers. Signé.) + +6 Septembre, 8 heures du soir. + +_À Mlle Maria Mignet,_ + +C'est encore moi, ma chère. Vous allez vous étonner de recevoir deux +courriers de moi le même jour, mais ma lettre était déjà à la poste, et +il m'est venu quelque chose de nouveau à vous dire: + +Quelque chose de vraiment étonnant. Le détail m'a été donné par M. +Pivert. Vous allez voir comme c'est drôle. + +Vous vous souvenez bien des ciseaux? La police avait fait photographier +les ciseaux de Fanchette comme Fanchette elle-même. + +Voilà une invention que les assassins ne doivent pas prôner, la +photographie! + +Figurez-vous que ces ciseaux-là n'étaient pas les premiers venus. Ils +sortaient de fabrique anglaise. J'ai vu leur portrait. Ils ont une +petite estampe damasquinée à la croisure des deux branches, représentant +une double palme, et au centre de l'estampe, une marque poinçonnée, +celle de la fabrique, probablement: un petit lévrier entre les deux +initiales S. W. + +Après l'arrestation, M. le président a pris lui-même en main la conduite +de l'affaire. Une perquisition a été ordonnée au domicile de l'accusée, +qui était, vous le savez, l'hôtel même de Mme la marquise de +Chambray. + +Là on n'a rien trouvé que des brimborions insignifiants. Vous sentez +bien que Mlle Jeanne Péry--ou plutôt Mme Lucien Thibaut, ma +chère!--n'avait pas été garder par exemple des lettres de son ancien +Rochecotte! + +Voyez-vous, mon émotion est passée, et j'ai presque honte de m'être +laissé prendre par la pitié. + +Il faut un exemple. + +Mais une seconde perquisition ayant été faite dans la chambre que +l'accusée occupait dans la ferme du Bois-Biot, près de la ville, on a +découvert une boîte à ouvrage en chagrin noir, pouvant dater du règne de +Louis XVI, et qui aurait maintenant une certaine valeur comme bibelot. + +Pourquoi l'avait-elle laissée-là? On ne sait pas encore. Toutes ses +autres affaires étaient à l'hôtel de Chambray. + +La plaque d'acier de la boîte à ouvrage était ornée de l'estampe dont je +viens de vous faire la description, et au centre de l'estampe, il y +avait le petit chien entre les deux initiales S. W. + +Hein, chérie? le doigt de Dieu! + +Ce n'est pas tout. + +On a ouvert la boîte. À l'intérieur, aucune pièce ne manquait, pas même +les ciseaux, mais attendez! + +Les ciseaux étaient de fabrique française et tout neufs. + +Tandis que toutes les autres pièces, sans exception, le dé, l'étui, le +poinçon, etc., etc., étaient de fabrique anglaise et portaient +l'estampe, la même, encadrant le même petit lévrier, entre les deux +mêmes lettres S. W. + +Est-ce clair? et est-ce curieux? moi, ça m'amuserait de mener des +instructions. + +M. Pivert dit que ça achève Mme Thibaut,--la jeune. + +Selon un bruit qui court, l'autre Mme Thibaut--la mère--et ses deux +demoiselles vont faire enfermer le déplorable Lucien dans une maison de +fous. + + +Pièce numéro 74 + +(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.) + +7 septembre au matin. + +_À M. L. Thibaut,_ + +Où te caches-tu, malheureux dindon? Tu n'étais pas chez toi, hier au +soir. Je parie que tu rôdais autour de la prison. C'est heureux que je +ne t'aie pas trouvé, car je t'arrachais les yeux. Je l'avais promis à +Célestine et à Julie. + +Oh! les pauvres, les pauvres mères! On devrait vous étouffer entre la +paillasse et le matelas de vos berceaux, sacs à chagrin que vous êtes! +Et dire qu'on vous aime tout de même! c'est trop bête aussi, je veux te +détester et j'y parviendrai. + +Si ton père n'était pas mort, et qu'il a bien fait, le cher homme! je +lui dirais: casse-lui les deux bras et les deux jambes ou je me sépare +de corps et de biens! + +Et je le ferais comme je le dis, Mon Dieu! que je suis malheureuse! + +Ah ça! tu ne voyais donc rien, toi! Ce n'est pas moi qui ai été trompée. +Dès le premier coup d'oeil, j'ai vu que c'était une petite rien de rien. +Ça sautait aux yeux, mon pauvre gars. Il fallait être toi pour la gober. +Les mères devraient.... + +Mais non! elles ne peuvent pourtant pas vous noyer. + +Moi qui étais si fière de ta conduite! c'est du propre! j'en donnerais +douze comme toi pour un mauvais sujet qui aurait le fil et qui ne se +laisserait pas prendre à la première gourgandine venue déguisée en +colombe. + +Qu'est-ce que je dis, une gourgandine! Toutes les gourgandines +n'assassinent pas. Mon fils, mon Lucien, un juge, le jeune homme le plus +sage d'Yvetot, a été donner son nom à une abomination de guenon qui tue +les hommes en cabinet particulier! + +Il faut te remuer, dis donc, et plus vite que ça; il faut soulever ciel +et terre, casser le mariage, piétiner dessus, le hacher en miettes, ou +bien, si ça ne se peut pas, la faire guillotiner en deux temps.... +Miséricorde! les mères! c'est mon nom qu'elle porterait sur l'échafaud! + +Tu es un coquin! tes soeurs le disent. On ne se conduit pas comme ça +avec ses parents! + +Jolie! elle! allons donc! Un chiffon: la beauté du diable! Et des +manières! Je n'ai jamais pu la regarder en face. Des cheveux jaunes, des +yeux de faïence, un nez... enfin, quand même elle aurait été jolie! +après? + +Qu'avais-tu fait à Olympe? Tu as donc un tour dans ton sac avec ton air +d'innocent. Si ça avait été seulement pour t'établir avec avantage! Que +lui avais-tu promis? De quoi l'avais-tu menacée? Je veux savoir. Elle +avait quelque chose autour du cou que tu lui avais noué et qui +l'étranglait. Qu'est-ce que c'était? Tu me le diras ou nous verrons! + +Olympe! soixante-dix mille livres de rentes! Les mères! Les mères! ça me +revient toujours. J'aimerais mieux être domestique! + +Cherche, maintenant! va! fouille! non pas soixante-dix mille francs, +mais soixante-dix mille sous! malheureux! Il ne s'agit plus d'Olympe. +Demande Mlle Agathe, on te tournera le dos, demande Mlle Maria, on +te rira au nez. + +Tu n'obtiendrais même pas Sidonie! + +D'ailleurs, tu es marié, marié, marié! Je deviens folle. + +Écoute, je vais quitter le pays, c'est résolu, reprendre mon nom de +Pervanchois qui n'ira pas du moins à la cour d'assises. Je vais me +cacher quelque part en Touraine, au fond d'un puits. Et ces demoiselles +sécheront vieilles filles! Tu devrais t'empoisonner. + +Je ne sais plus ce que je dis. Tu as tué ta mère. Tes soeurs vont +t'arranger, je leur cède la place. Je n'en peux plus de mal de tête. +Pour un peu, je te maudirais, mais à quoi ça servirait-il? + + +Pièce numéro 74 bis + +De Mlle Célestine. + +La sympathie ne se commande pas. Je la devinais criminelle à la +répugnance qu'elle m'inspirait. As-tu été assez aveugle! et entêté! Nous +avons pu t'épargner la malédiction de notre mère. + +Nous n'avions pas envie de nous marier; si nous en avions eu envie, nous +aurions trouvé, Dieu merci, bien des occasions, mais enfin, nous +n'avions pas prononcé de voeux, et nous voilà condamnées à la solitude. +Nous sommes déshonorées. + +Pour mon compte, je te pardonne, mais je ne te reverrai de ma vie. + + +Pièce numéro 74 ter + +De Mlle Julie. + +Tu nous a déshonorées, c'est vrai, malheureux frère, mais je fais la +part de ton peu d'intelligence. J'ai souvent souhaité d'être homme pour +te soutenir et te guider dans la vie. Loin de moi la pensée d'écraser +ton infortune, je trouve Célestine trop sévère. + +Hier au soir, maman voulait te maudire. Cela appartient à la catégorie +des opinions surannées. Je préfère, moi, te tendre une main secourable. +Si tu m'avais demandé mon avis sur cette fille, je t'aurais dit qu'elle +n'avait rien pour elle. Mais il est trop tard. Tu touches au dernier +degré de la honte. Moi seule te reste fidèle. + + +Pièce numéro 75 + +(Écriture de Lucien, sans signature.) + +8 septembre 1865, 6 heures du matin. _(Sans suscription.)_ + +Je suis à Paris depuis une heure. J'ai la tête froide et calme. Je me +porte très bien. Je combattrai vaillamment, j'en suis sûr, et je la +sauverai, je l'espère. + +Tout conspire pour l'accuser. Son innocence est pour moi claire comme +l'existence même de Dieu. + +J'ai été frappé au milieu de mon bonheur. Je n'ai pas ressenti le coup +aussi cruellement qu'on pourrait le penser. Je ne croyais pas à ce +bonheur. + +D'ailleurs, moi, je ne suis rien, elle est tout: je ne songe qu'à elle. + +Quand on l'arrêta, je la suivis à la prison. Elle y entra. On ferma la +porte sur moi. Je m'assis auprès de la porte, parce que mes jambes +étaient faibles sous le poids de mon corps. + +M. Ferrand voulut m'emmener chez lui, je le remerciai. Je pensais être +là à ma place. + +Geoffroy, je suis son mari. La loi nous a joints. Rien ne peut briser +cette union que la mort. + +C'est là ma consolation, ma joie, mon espérance. + +Ils sont venus trop tard. Jeanne est à moi devant les hommes, nous +étions l'un à l'autre déjà devant Dieu. + +Je ne suis pas malheureux: Jeanne est ma femme. + +Je pensais à cela, sur ma borne, au seuil de la prison où est Jeanne. Je +me disais: Là-dedans, et plus tard, sur le banc des accusés, elle +portera mon nom. + +Et je remerciais Dieu. + +Pendant cela, il venait des gens de la ville pour me regarder. On ne +m'insulta pas. Je crois au contraire que tout le monde avait pitié de +moi. + +Ma mère m'a écrit des choses incohérentes et cruelles, mais il y a dans +sa lettre qu'elle m'aime toujours. Elle aurait pu me maudire. + +Mais c'est trop vite parler de ma bonne mère: je n'eus sa lettre que le +lendemain, c'est-à-dire hier. Je restai à la porte de la prison très +longtemps--jusqu'à la nuit tombée. M. le président envoya trois fois +pour me chercher. + +Louette, la femme de chambre d'Olympe vint aussi--plus de trois fois. + +À la nuit noire, je frappai au guichet de la prison. Le concierge vint. +Je lui dis: + +--Ce n'est pas pour entrer. Je voudrais savoir à quelle heure les +prisonniers se couchent. + +Il me répondit: + +--Elle est couchée depuis longtemps. Je le remerciai et je partis. + +Je sortis dans la campagne et je pris le chemin qui mène à la ferme de +Bois-Biot. J'allais vite, comme si on m'eût attendu à un rendez-vous. + +Dans l'aire de la ferme, les gens étaient rassemblés et causaient tous à +la fois. Quelque chose d'insolite s'était passé, je le vis bien et je +m'approchai. + +--C'est M. le juge. Il va nous dire pourquoi on a mis la petite +demoiselle en prison! + +--Parce qu'on l'accuse d'avoir tué quelqu'un, répondis-je. + +Ils se mirent à rire. Puis un gars dit: + +--Dame! il y a de si drôles de choses dans ce monde-ci! + +Et un autre demanda: + +--Est ce que c'est vous qui la condamnerez, M. le juge? + +Je me mis rire à mon tour. + +Ils me racontèrent que la justice avait opéré une descente dans +l'ancienne chambre de Jeanne. On avait trouvé et emporté une boîte à +ouvrage. Parmi les preuves qui accablent ma chère petite femme, celle-ci +est une des plus lourdes. Mais Jeanne est innocente. + +Je quittai ces braves gens, qui ne riaient plus. J'allai à notre haie. +Je m'assis sur l'herbe mouillée.--Pour moi, Jeanne était accroupie parmi +les feuilles et cueillait des primevères. Nous fûmes ensemble toute la +nuit. Je ne dormis pas. + +Je me levai sans fatigue, avec le soleil. En repassant devant la ferme, +je dis: + +--Non, non, mes amis, ce n'est pas moi qui la condamnerai. + +La fermière me demanda: + +--Comment ferez-vous, M. le juge, si elle est coupable? + +Je me rendis à la porte de la prison pour savoir si Jeanne avait bien +dormi. Le guichetier me fit un salut de connaissance et me répondit: + +--C'est elle qui voudrait bien avoir de vos nouvelles! + +Je lui mis une pièce d'argent dans la main et il me promit de dire à +Jeanne que je l'aimais toujours bien. + +M. le président Ferrand ne se lève guère qu'à neuf heures. J'allai chez +moi où je trouvai les lettres de ma mère et de mes soeurs. Je les lus. +Je préférai bien la colère de maman au pardon de mes soeurs. Je t'assure +qu'elle est très bonne. Mes soeurs ne sont pas méchantes, mais elles +ont envie de se marier. Je trouvai M. Ferrand à son bureau. Il était +entouré des pièces relatives à l'assassinat de Rochecotte. + +--Mon pauvre M. Thibaut, dit-il en m'apercevant, c'est épouvantable. +Nous avons tous été trompés indignement. + +M. Ferrand a toujours été bon pour moi. Il était l'ami de mon père. + +--Le mieux pour vous, ajouta-t-il, serait de faire un voyage. Je me +charge de vous obtenir un congé. + +Je ne m'étais pas assis. J'étais auprès de son bureau, la tête penchée +et mes yeux parcouraient la pièce qu'il était en train de lire. C'était +une copie de l'acte d'accusation. + +--M. le président, demandai-je, est-ce que vous la croyez coupable? + +Il eut un sourire de compassion et garda le silence. + +Je pris dans mon portefeuille la lettre d'Albert qu'il m'avait écrite en +réponse à mes questions au sujet de Jeanne. Tu te souviens, Geoffroy? + +C'est la seule fois que j'aie en un soupçon. J'étais affolé par ces +dénonciations anonymes, et j'avais écrit à Albert pour lui demander s'il +connaissait ma Jeanne. + +Sur ma prière, M. le président eut la bonté de lire la lettre. Quand il +l'eut achevée, il me dit: + +--Mon Dieu, cher M. Thibaut, je savais bien que vous étiez de bonne foi. +Je suis content néanmoins d'avoir eu communication de cette pièce, qui +excuse jusqu'à un certain point votre erreur. + +Il me rendit la lettre. + +Cela me donna un grand coup, car cette lettre était pour moi l'évidence, +et, je croyais qu'après l'avoir lue, M. le président changerait +d'opinion sur Jeanne. + +Je demandai encore. + +--Est-ce que vous la croyez coupable? + +--Mon cher ami, me répondit-il très affectueusement, cela importe peu +puisque je ne suis pas chargé de l'instruction. J'ai ici les pièces +parce que M. Cressonneau est arrivé hier au soir. Il repart aujourd'hui. + +Je relevai la tête. Ces choses accablantes me donnaient du courage et je +sentis que ma voix s'affermissait quand je repris: + +--M. le président, je vous demande la permission de voir ma femme. + +Il répéta ce mot _ma femme_, d'un ton scandalisé, mais doux et plein de +compassion. Son regard était moins froid que d'habitude. + +--C'est malheureusement vrai, prononça-t-il tout bas. Si je m'étais cru +hier, j'aurais battu M. Pivert qui a laissé le fait s'accomplir. Une +heure plus tôt, vous étiez sauvé! + +Une chaleur monta à mon front et mon coeur battit comme de joie. + +--Je remercie Dieu de ce retard, M. le président, puisque ce retard a +donné à Jeanne un protecteur. Je vous ai demandé la permission de voir +ma femme. + +Il se leva. + +--M. Thibaut, répliqua-t-il, je suis fâché de vous refuser. Ce n'est pas +à vous qu'il faut apprendre la loi. L'accusée est au secret. Il me salua +le premier. Je me dirigeai aussitôt vers la porte. + +Pendant que j'étais en chemin, il me dit, retrouvant quelque chose de +son accent affectueux: + +--Mon jeune collègue, vous me pardonnerez si j'ai mis fin à cette scène +pénible. Je vous plains de tout mon coeur, et je voudrais vous servir. +Faites un voyage. Vous n'ignorez pas que je quitte le ressort. À Paris, +où je vais, je vous promets de m'employer activement pour vous obtenir +une autre résidence. Désormais, vous ne seriez pas bien ici. + +Je l'écoutais, arrêté sur le seuil. J'attendis qu'il eût achevé pour +demander: + +--Est-ce aujourd'hui qu'elle part pour Paris? + +Il secoua la tête affirmativement. + +--À quelle heure? + +M. le président me tourna le dos et je sortis. + +Je retournai à la prison tout exprès pour avoir réponse à la question +que M. Ferrand avait laissée sans réplique. Le guichetier me donna un +petit bout d'ardoise sur lequel étaient écrits ces mots avec la pointe +d'une épingle: + +«Merci, Lucien, je voudrais mourir.» + +Le départ avait lieu à dix heures du soir. + +Quand je rentrai à la maison, ma mère était venue avec ma soeur Julie. +Célestine me tenait rigueur. + +Je n'avais pas mangé depuis la vieille au matin. Je me fis servir une +soupe. Pendant que j'étais à table, Louette, la femme de chambre +d'Olympe, entra sans s'être fait annoncer. + +--Eh bien! eh bien! me cria-t-elle dès le seuil, voilà de l'ouvrage! +Mme la marquise deviendra imbécile de tout ça ou folle. Avez-vous +jamais vu rien de pareil? Elle m'a dit: «Louette, il faut que tu le +voies, ce pauvre M. Lucien, quand tu devrais entrer par la fenêtre. Et +dis-lui bien que je ne lui en veux pas pour tout l'ennui que ça me +procure.» Pensez-vous qu'elle soit appelée comme témoin dans l'affaire, +vous M. Thibaut? Vous mangez de bon appétit, oui! ça va lui faire +plaisir de savoir que vous n'avez pas mal au coeur. + +J'appelai mon domestique et je lui dis: + +--Tu as eu tort de laisser entrer. + +--Alors, vous nous renvoyez! s'écria Louette. C'est bien fait! Il ne +faut jamais s'avancer avec certaines gens... À vous revoir tout de même, +M. Thibaut. Quand Mme la marquise me consultera, elle choisira +autrement, voilà tout. + +Elle sortit et ne se priva pas de m'appeler grand bêta dans +l'antichambre. + +Je bus un verre de vin après ma soupe, je voulais être fort. + +La visite de Louette m'avait mis dans l'esprit des pensées dont je +n'avais que faire. Je me mis à rêver. D'abord, je songeai à Olympe, +ensuite au président Ferrand, ensuite à l'homme qui m'avait vendu le +talisman. + +Pourquoi mettais-je ici le président en tiers? + +Je lui gardais de la rancune pour son refus de ce matin, mais quant à le +soupçonner capable d'une mauvaise action, non. + +L'accusation vague--le fameux fragment--que tu auras dû trouver dans le +dossier ne s'appliquait pas à lui nommément. + +Pourtant, il avait servi de tuteur à Olympe, mais seulement pendant les +derniers mois de sa minorité, et en remplacement du premier tuteur +nommé, qui avait disparu dans une fâcheuse affaire. + +J'écartai M. le président. + +Restèrent Olympe et M. Louaisot de Méricourt.... + +J'ai été juge, Geoffroy. J'ai respecté, je respecte encore sincèrement +les magistrats dignes de ce nom, mais je suis payé pour m'avoir pas +beaucoup de foi dans l'infaillibilité des jugements humains. + +En somme, je ne savais rien alors de ce que je sais maintenant. Je +regrettais d'avoir été dur envers Louette, c'est-à-dire envers Olympe. +Il y avait un fait certain: la justice se trompait. + +Mais pour se tromper, la justice n'a besoin que d'elle-même. + +Ce sont des hommes qui la rendent. + +Je suis un pauvre esprit, tu vas bien le voir. Tout en rejetant sur la +justice le fardeau entier de l'erreur, j'étais pris de soudaines et +furieuses colères contre Olympe et son Louaisot. + +C'étaient eux qui devaient avoir sur la conscience de ces fardeaux qu'on +décharge à la cour d'assises. J'en étais sûr, je l'aurais juré. + +C'étaient eux que le banc des accusés réclamait. Je les y voyais. + +J'étais leur juge et je les condamnais.... + +Puis je m'effrayais de moi-même et j'avais peur d'être fou. + +Je dois constater cependant que je n'avais éprouvé, depuis mon malheur, +aucun symptôme du mal mental que tu connais. J'étais absolument +moi-même.--_L'autre moi_ n'avait pas parlé. + +À six heures du soir, j'avais achevé de préparer mes bagages. Tu +comprends bien que ma femme partant je ne pouvais pas rester derrière +elle. + +À sept heures, je me rendis au chemin de fer pour savoir si la justice +aurait un train spécial. J'éprouvai un grand plaisir à apprendre que +Jeanne devait prendre le convoi public, où on réservait seulement pour +elle et ses gardiens un wagon à part. + +J'allais faire le voyage avec elle. + +J'avais le temps. Je me rendis encore une fois au Bois-Biot Je priai, +agenouillé au pied de la haie, sous le grand vieux châtaignier. +J'emportai la dernière fleur du chèvrefeuille.... + +À dix heures, nous partîmes d'Yvetot pour Paris. J'avais bien regardé +tous les wagons composant le train et je m'étais mis le plus près +possible de celui où je supposais Jeanne. + +À la gare de Rouen, je crus voir une petite main derrière le rideau du +compartiment fermé. + +Ce fut tout. Si le train avait heurté contre un obstacle et s'était +broyé comme il arrive, j'aurais peut-être sauvé Jeanne. + +Si nous étions morts tous les deux--ensemble! je songeai à cela. + +Mais qu'allais-je donc faire à Paris? Je ne me demandai cela qu'à la +gare Saint-Lazare. Jusque-là, j'allais comme un homme sûr de son fait +qui croit avoir bien conscience de sa conduite et de son devoir. + +À la gare, quand je regardai au dedans moi, j'y découvris le vide. Je +voulais faire, faire, faire, mais quoi? + +J'essayai en vain d'entrevoir Jeanne. On fit sortir tous les voyageurs +avant d'ouvrir le wagon réservé. + +Un terrible découragement me prit dans la rue. Il me semblait que +j'avais oublié pourquoi j'étais venu. + +C'était là mon erreur, je ne l'avais jamais su.... + +Je descendis à mon hôtel ordinaire. Je tâchai de réfléchir. Après quoi, +je me suis mis à t'écrire cette lettre que j'achève. + +Cela m'a calmé. Je sais ce que je veux faire. + + +Pièce numéro 76 + +(Écrite par Lucien sans signature ni suscription) + +Paris. 8 septembre, midi. + +Je sors de chez M. Cressonneau aîné, le juge d'instruction. Il est très +bien logé dans une des maisons neuves de la place Saint-Michel auprès de +la fontaine. Il m'a montré tout son appartement et m'a prié de regarder +à sa vue». + +Il voit de ses fenêtres le palais, la Sainte-Chapelle et tout un +panorama de monuments. + +Il y a vraiment une grande différence entre un juge comme moi et un juge +comme lui. Il a un boudoir, et sa robe de chambre lui donne l'air d'un +petit duc. + +J'avais peur d'arriver trop matin à cause du voyage qu'il venait de +faire, mais il ne m'a pas fait attendre du tout. + +Je suis entré dans sa salle à manger où il déjeunait d'un oeuf frais et +d'une côtelette. + +Il est jeune encore, assez joli garçon, vif, pétulant, spirituel et un +peu bavard. Sous sa calotte de velours il n'y a presque plus de cheveux. +Tu vois si je suis froid, j'ai remarqué tout cela. + +--Entrez donc, mon cher collègue, entrez donc, m'a-t-il dit en me +tendant la main sans se lever. On va vous donner un bon fauteuil, car +vous avez passé une mauvaise nuit. Je vous voyais à toutes les gares. +Pauvre cher garçon! vous me faisiez l'effet d'une âme en peine! Quel +singulier cas que le vôtre! Voulez-vous faire comme moi? un oeuf? une +côtelette? + +Je remerciai et je pris le fauteuil qu'on avait roulé vers la table à +mon intention. M. Cressonneau aîné, quand je fus assis, me serra de +nouveau la main le plus cordialement du monde. + +--Ma parole, reprit-il, je vous attendais presque. Je suis enchanté de +vous voir: sérieusement, je ne mens pas: j'ai beaucoup entendu parler de +vous, comme bien vous pensez, depuis l'affaire, mais aussi auparavant et +autrement, M. Ferrand vous regardait alors comme très fort. Vous savez +que nous l'avons à Paris? Sa nomination doit être au _Moniteur_ +d'aujourd'hui.... Connaissez-vous là-bas une demoiselle Agathe? Agathe +Desrosiers? + +J'aurais voulu l'interrompre, mais ce n'était pas aisé. Il y allait +d'une telle abondance! Je répondis affirmativement. + +--Voilà! poursuivit-il. J'étais à Étretat. C'est l'affaire qui m'a +rappelé ici. Cette demoiselle Agathe est une peste assez réussie. Je +plains Pivert. C'est celui-là un vrai naïf! Il fait des mots! La +demoiselle Agathe nous avait raconté vos fiançailles. Moi, je ne suis +pas de l'école formaliste, vous savez. Les convenances sont du drap dont +on habille la sottise. Je ne m'en sers tout juste que pour ne pas aller +en chemise. Ne craignez donc rien de moi. Je ne vous méprise pas le +moins du monde. Vous êtes un original, eh bien! après? + +Il cassa la coque de son oeuf en petits morceaux et se servit la +côtelette. + +Je ne peux pas te dire l'air que j'avais, mais je ne ressentais pas +encore trop d'impatience. + +Pendant que M. Cressonneau opérait son changement d'assiettes, je saisis +le joint et je dis: + +--J'étais venu pour vous demander s'il me serait possible de voir ma +femme. + +Il s'arrêta de découper pour me regarder. + +--Sa femme! répéta-t-il avec une nuance de reproche amical. Comme il +vous lâche cela la bouche ouverte! Eh bien! ma parole, je ne déteste pas +ça. Nous sommes de la jeune magistrature. Toutes les vieilles +précautions oratoires nous ennuient et nous dégoûtent. Moi, par exemple, +si je l'appelais Mme Thibaut.... + +Je l'interrompis pour lui dire: + +--C'est son vrai nom, c'est son seul nom. + +Son couteau sépara la côtelette en deux d'un geste tout gaillard. + +--Au fait, collègue, répéta-t-il, c'est ma foi, la vérité! Seulement, je +n'aurais pas cru que la réclamation vint de vous. Mais quant à la voir, +impossible! Le secret est une de ces machines surannées qui font honte à +la jeune école, mais il faut y tenir. L'accusée est au secret ici comme +à Yvetot. + +Je courbai la tête. + +--Nous changerons tout cela, continua-t-il en manière de consolidation. +Je suis pour la méthode anglaise et toute la jeune école avec moi. Nous +arrivons, les vieux glissent. Je parie qu'avant vingt ans d'ici tout le +code d'instruction criminelle sera démoli. Nous avons déjà bien changé +de façons et de tournures, dites donc! Est-ce que je ressemble, moi qui +vous parle, à un robin du temps de Louis-Philippe? Excepté la barbe.... + +--Permettez-moi... commençai-je. + +--La barbe! répéta-t-il avec énergie. Voilà ce que je ne conseillerai +jamais aux hommes de notre profession. Il faut à chaque état sa +physionomie, son caractère. Avec de la barbe on nous prendrait pour des +artistes ou des gens de lettres! Vous vouliez faire une question? + +--J'en voulais faire plusieurs. + +--Ne vous gênez pas! J'écoute. + +--D'abord.... + +--Avec moi, ne vous gênez jamais! J'aurai toujours le plus grand plaisir +à vous être agréable, et si vos questions ne me vont pas, je me +dispenserai d'y répondre, voilà. Allez. + +Il avala un verre de vin en riant d'un air satisfait. + +--Ma première question, dis-je, est probablement de celles que vous +croirez devoir laisser sans réponse. Je désirerais savoir ce que vous +pensez de la position judiciaire de l'accusée. + +--Eh bien! collègue, fit-il, en reposant son verre, c'est là ce qui vous +trompe! Jeune école des pieds à la tête! Au Palais, je suis bien obligé +de suivre une routine: les vieux me mangeraient, mais chez moi, j'agis à +ma guise. À quoi bon des cachotteries?... En premier lieu, il n'y a pas +à dire, voyez-vous, elle est délicieusement jolie.... Il parait que +votre président Ferrand avait vu son portrait. Pivert me l'a dit hier, +après la tripotée de reproches qu'il a reçue du même président. C'est +son pain quotidien. Il arrivera à force de verges. Vous voyez comme je +suis sans façon dans mon langage. Jeune école, Pivert m'a dit: «Puisque +M. le président lui servait de témoin, il aurait bien pu la +reconnaître.» Dame! ça parait plausible, mais... à quoi pensez-vous +donc, collègue? + +Je pensais à ce qu'il disait. C'était la première fois que j'entendais +parler de cela, car j'eus seulement beaucoup plus tard entre les mains +la lettre où Mlle Agathe racontait le mot prononcé par M. Ferrand à +la vue du portrait de Jeanne. Mais au lieu d'avouer ma préoccupation, je +dis: + +--J'attends votre réponse à ma question, Monsieur et cher collègue. + +--Alors, fit-il, la... distraction de M. le président ne vous frappe +pas? Tant mieux! c'est sans doute qu'elle n'a aucune importance. Je vous +disais donc que l'accusée est adorable. Mais ceci n'a pas encore été +classé, même par la jeune école, au nombre des circonstances +atténuantes. Mon opinion sur la situation, judiciaire de l'accusée, je +vais vous la dire sans la mâcher. L'accusée est perdue de fond en +comble. Sa culpabilité est plus claire que le jour, ceci ne serait rien, +mais en même temps, ce qui est tout, plus facile à démontrer que deux +et deux font quatre. + +Il repoussa son siège et prit un cure-dents. + +J'essuyai la sueur de mon front. M. Cressonneau me tendit la main pour +la troisième fois. + +--Vous avez voulu savoir et j'ai parlé, me dit-il d'un ton sérieux. Il +est bon de ne pas garder d'illusions. L'affaire est simple comme +bonjour. C'est Fanchette qui a commis le crime, et Jeanne est Fanchette. +Voilà tout. + +--Et si Jeanne n'était pas Fanchette? demandai-je. + +Il me regarda avec une curiosité qui n'était pas sans inquiétude. + +Mais j'avais parlé au hasard. + +Il se leva. Je fis aussitôt comme lui. Loin de me renvoyer, il passa son +bras sous le mien, et me conduisit voir ses richesses. + +Ses faïences lui donnaient beaucoup de fierté. Il en causait presque +aussi volontiers que de «sa vue». + +--Voyons vos autres questions, me dit-il en toquant une terre cuite +qu'il affirma être de Clodion. + +--J'ose à peine formuler le désir que j'ai, murmurai-je. Cette fameuse +photographie, je ne l'ai jamais eue.... + +--Ah! parbleu! interrompit-il, la chose sera originale! Je vais non +seulement vous la montrer, mais vous faire cadeau d'un exemplaire. + +--Est-ce vrai! m'écriai-je tout tremblant. + +Il prit dans sa poche une enveloppe de lettre qui contenait deux +épreuves du portrait dont il a été si souvent question. + +J'en avais déjà vu une chez M. Louaisot, mais il avait refusé de la +mettre en ma possession. Je saisis avidement celle que M. Cressonneau me +tendait. J'avais un espoir. Il y a de si singulières ressemblances! Mais +après avoir fait subir au portrait un minutieux, un douloureux examen, +je laissai retomber mes deux bras. + +--Oui, oui, fit M. Cressonneau, je n'étais pas fâché de voir votre +impression, c'est vrai, quoique le plaisir de vous être agréable m'eût +amplement suffi. Vous en étiez toujours à vos idées de séparer Jeanne de +Fanchette? Mais maintenant, c'est bien fini, hein? + +Je répondis: + +--Du moins, ce portrait est bien parfaitement celui de ma femme. + +--Est-ce tout ce que vous aviez à me demander, collègue? + +--Non, mais ceci est ma dernière requête. Je vous supplie de m'apprendre +s'il y a pour moi un moyen quelconque de parvenir jusqu'à ma femme. + +M. Cressonneau fut un instant avant de me répondre. + +--Vous l'aimez bien! murmura-t-il enfin. + +Puis il haussa les épaules et poursuivit du ton qu'on prend pour +suggérer les expédients impossibles: + +--Je ne vois rien... rien! à moins qu'il ne vous passe par la tête de +donner votre démission, de vous faire inscrire au tableau, et de.... + +Je ne le laissai pas achever. Je lui serrai la main fortement et je +m'enfuis. + + +Pièce numéro 77 + +(Écrite et signée par Lucien. Copie.) + +Paris. 8 septembre 1865. + +_À M. le président du tribunal civil d'Yvetot._ + +M. le président, + +J'ai l'honneur de remettre entre vos mains, selon l'usage hiérarchique, +ma démission, adressée à M. le garde des Sceaux, et que je vous prie de +vouloir bien lui faire tenir. Veuillez agréer, M. le président, etc. + + +Pièce numéro 78 + +(Copie de la démission de L. Thibaut, adressée au ministre de la +justice.) + + +Pièce numéro 79 + +(Écrite et signée par L. Thibaut. Copie.) + +Paris. 8 septembre 1865. + +_À M. le bâtonnier de l'ordre des avocats, à Paris._ + +Monsieur et très honoré confrère, + +En conformité de ma démission envoyée aujourd'hui même à qui de droit, +j'ai l'honneur de solliciter mon inscription au tableau des avocats près +la cour impériale de Paris. Je joins mon diplôme de licencié en droit. + +L'acceptation de M. le garde des Sceaux vous sera ultérieurement +adressée, avec les pièces nécessaires que vous voudriez bien me +réclamer. J'ai l'honneur d'être avec respect, etc. + + +Pièce numéro 80 + +(Extrait du _Moniteur universel_. Partie officielle du 8 septembre +1865.) + +M. C.-B. Ferrand, président du tribunal de première instance d'Yvetot, +est nommé conseiller près la cour impériale de Paris. + + +Pièce numéro 81 + +(Écriture de femme, sur papier à tête imprimée, portant: «Hôtel de +Dieppe, rue d'Amsterdam, à Paris».) + +10 septembre. + +_À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne._ + +M. L. Thibaut ne pouvant ni écrire ni quitter sa chambre, prie M. +Louaisot de vouloir bien venir le trouver à l'adresse indiquée +ci-dessus. + + +Pièce numéro 82 + +(Écrite par Louaisot.--Sans signature.) + +Paris. 11 septembre 65. + +_À Mme la marquise de Chambray._ + +L'agneau est bien malade, mais il guérira. Il cherche, il brûle. Il m'a +proposé beaucoup d'argent, savez-vous pourquoi? _Pour retrouver +Fanchette._ Je vous dis qu'il brûle. + +Ce qui reste à fabriquer doit être mis en main lestement. + +Et il ne faut pas, croyez-moi, vous faire des ennemis de ceux qui +peuvent, à leur choix, vous donner un coup de coude ou un coup d'épaule. + +Une femme adroite attendrait encore un peu pour être ingrate envers un +vieil esclave comme moi. + + +Pièce numéro 83 + +(Écriture de copiste. Anonyme. Papier écolier. Pressée et à suivre, si +M. L. Thibaut est absent.) + +Paris, 12 septembre. + +_À M. L. Thibaut, à Yvetot._ + +Une personne qui s'est déjà mise en communication avec M. L. Thibaut, en +lui proposant des révélations de première importance contre un envoi de +dix louis, poste restante, revient à la charge, poussée par le +besoin,--et aussi par l'idée qu'elle pourrait empêcher de grands +malheurs. La personne a appris que les événements ont marché. Ce n'est +pas sa faute. Elle avait de quoi sauvegarder ceux qui ont été frappés. +Écrire poste restante à M. J.-B. Martroy, sans même envoyer d'argent. La +personne n'est pas dans une position heureuse. Elle n'a pas non plus +toute liberté dans ses mouvements. Les ennemis de M. L. Thibaut sont ses +ennemis. + + +Pièce numéro 84 + +(Écriture de Louaisot. Sans signature.) + +Paris. 13 septembre 1865. + +_À Mme la marquise de Chambray, en son hôtel, à Yvetot._ + +Haute et puissante dame, il paraît que vous dédaignez maintenant de +répondre aux missives qu'on se fait l'honneur de vous adresser +humblement. Seriez-vous malade comme l'agneau? Il a bel et bien une +pleuropneumonie. Je l'ai fait visiter par mon illustre ami, le Dr +Chapart, qui est le roi des ânes. + +Le Dr Chapart avait reconnu du premier coup l'existence d'un rhume de +cerveau, compliqué d'un point de côté qu'il attribuait, sauf le respect +qui vous est dû, à des gaz. Il a ordonné son sirop-Chapart. L'agneau +n'en savait plus bien long, allez! + +Mais il se trouve que ma mule, attendrie par sa beauté touchante, a juré +de le sauver. Pélagie est comme ça: elle a des goûts de marquise. + +Parmi ses honorables connaissances, elle compte un aide-vétérinaire, +destiné à un bel avenir. Frauduleusement et sans m'en prévenir, elle a +introduit cet artiste à l'hôtel de Dieppe où demeure l'agneau. + +Ce qui est bon pour la remonte n'est sans doute pas mauvais pour +l'homme, créé à l'image de Dieu, car après avoir pris son remède de +cheval, l'agneau s'est repiqué à vue d'oeil. + +Il ne s'agit pas du tout de cela, vous savez, ô reine! Envoyez du nerf, +comme disait Talleyrand,--_de la braise_ pour employer l'expression +favorite de cet ignominieux J.-B. Martroy. + +Devinez pourquoi je vous parle de celui-là? + +C'est que j'ai eu la chance d'éteindre, ce matin, le feu qui était déjà +à la maison, Madame et chère patronne. Non pas chez l'agneau, mais à +l'hôtel de Chambray. + +Que payez-vous aux pompiers? + +_Martroy est à Paris._ + +Non seulement Martroy est à Paris, mais il cherche à se mettre en +relation avec l'agneau. + +Et ce n'est pas la première fois à ce qu'il paraît. Du moins sa lettre +que j'ai chipée--cachets intacts, rassurez-vous--sur la table de nuit de +l'agneau, et lue d'un bout à l'autre avec le plus vif intérêt, se réfère +à un autre message dont la date m'est inconnue. + +Ce premier message dut rester sans réponse. Pourquoi? Je n'en sais rien. +Peut-être parce que Martroy demandait 200 francs. J'ai appris que +l'agneau donnait toutes ses petites rentes et une bonne partie de son +traitement pour la toilette de ses soeurs.--Et puis, si les gens comme +lui savaient s'y prendre, ne fût-ce qu'un peu, on aurait le cou cassé +toutes les trois enjambées. + +Ci-joint copie de la missive de Martroy.... Vous avez lu? Qu'en +dites-vous? + +Ce serait dommage d'échouer quand on est si près du port. + +Le vieux dernier vivant baisse, baisse, baisse! + +Il ne veut plus manger de crainte de dépenser. Depuis qu'il a chassé son +dernier domestique, il va chercher son sou de lait, lui-même, dans sa +boîte, avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes. + +Son chien lui fait peur, sans ça il le tuerait. + +Il ramasse des croûtes de pain dans les chiffons. + +Pélagie va toujours le voir et lui porte des petits morceaux de sucre. +Il les met en tas dans son armoire. Il en a haut comme moi. + +Et il tousse à faire trembler. Ce n'est plus le squelette d'un vieux +coquin, c'est l'ombre d'un singe. + +J'ai l'honneur, Madame et incomparable suzeraine, de solliciter vos +instructions. Faut-il tendre une ratière? Martroy est un retors, mais si +l'argent ne manque pas.... + +Envoyez donc une bonne fois ce qu'il faut, sans liarder, ô reine! + +C'est ce Martroy qui satisferait bien la curiosité de l'agneau au sujet +de Fanchette!... + + +Pièce numéro 85 + +(Anonyme. Écriture complètement déguisée. Sans date.) + +_À M. Louaisot, à Paris._ + +Vous aurez été mon mauvais génie depuis mon enfance jusqu'à la fin. Vous +ne manquerez pas d'argent. + +Puisque je ne peux pas être heureuse, je veux être riche. Rien ne +m'arrêtera, cette fois, je le veux! + + +Pièce numéro 86 + +(De la main d'un écrivain public, signée d'une croix, par François +Bochon, valet de chambre.) + +Yvetot, 16 septembre 1865. + +_À M. L. Thibaut, démissionnaire, à Paris._ + +La présente est pour vous faire savoir que ça ne me chausse qu'à moitié +de supporter les raisons de Madame et de ses demoiselles, du matin +jusqu'au soir, par la mauvaise humeur qu'elles ont de ne pas pouvoir +taper sur vous. + +J'y mets encore de la patience assez, parce que je ne peux pas dire le +contraire que c'est maladroit à Monsieur d'avoir lâché un bon état pour +se mettre à rien faire à la suite d'une bêtise comme celle que Monsieur +a faite. N'empêche que, trouvant une bonne place en ville, avec un +particulier seul et garçon, pas marié, je prie bien Monsieur de me payer +mon compte en me disant qu'il n'a plus besoin de moi et un certificat. + +Rien de nouveau d'ailleurs, si ce n'est que Madame et ses deux +demoiselles parlent du matin au soir de vous faire interdire de vos +droits dans la société. Comme elles n'osent plus sortir dans la rue, +rapport à ce qu'elles croient que les polissons vont les suivre au +doigt, elles sont toujours à la maison, et c'est pour ça que je m'en +vas. + +Mme la marquise de Chambray est partie hier avec Louette. En voilà +une qui chante partout que Monsieur n'a point d'esprit. Dame! Elle a ses +raisons pour ça, moi, je ne me mêle que de mes affaires. Et bien juste. + +Le nouveau M. le président est arrivé. C'est un petit sec, gravé de la +vérette. Il n'y a plus rien pour ceux de Normandie. C'est un Picard. + +Quant à la chose de vos noces, ça ne faiblit pas, on en parlera +longtemps. + +De cette histoire-là, ils disent que le petit M. Pivert va enfler et se +marier. Ce qui casse les uns raccommode les autres. + +Rien autre à vous marquer que mon dévouement et mes gages à me payer. + + +Pièce numéro 87 + +(Écriture de Lucien, pénible et altérée.--Sans adresse.) + +Paris. 22 septembre. + +J'ai cru que j'allais mourir. C'est toi Geoffroy à qui j'aurais légué la +continuation de ma tâche. J'avais fait, moi-même, à ma dernière heure de +force, le paquet qui devait t'être adressé. + +Je le défais aujourd'hui. Le recueil n'est pas complet. Dieu veut que +j'y ajoute encore. + +Pendant ma maladie, je n'ai pas eu une minute de trouble mental. Je me +sentais mourir. J'en éprouvais une grande joie--et un inexprimable +chagrin. + +Mon chagrin était pour Jeanne que je laissais en péril. + +Ma joie était pour moi. Je m'en repens. J'ai bien souffert, mais je n'ai +pas plus souffert que la plupart des autres hommes. Et j'ai fait mon +devoir. + +J'ai eu autour de moi, à plusieurs reprises, pendant ma maladie, M. +Louaisot, l'homme de la rue Vivienne, sa gouvernante Pélagie et un +médecin qu'il avait amené. Mes papiers étaient à l'abri. Une seule +lettre m'a manqué que j'avais entrevue sur ma table de nuit. + +C'était moi qui avais mandé Louaisot, mais je ne l'avais pas appelé en +qualité de garde malade. + +Ma mère et mes soeurs ne m'ont pas écrit. Je n'ai aucune nouvelle de +Jeanne, sinon par M. Cressonneau qui, par deux fois, a eu l'obligeance +de me faire dire que la santé de ma femme bien-aimée n'était pas +mauvaise. + +Je ne suis pas encore bien fort. La plume tremble dans ma main. + +Et pourtant Geoffroy, l'heure de travailler arrive. Jeanne m'attend. Je +vais me mettre à l'oeuvre. Je sens que je serai courageux et patient. + +Dieu est bon de m'avoir conservé pour ma tâche. + +Les assises me trouveront prêt, Geoffroy. Jeanne n'y viendra pas seule. + + +Pièce numéro 88 + +(Extrait du _Moniteur universel_, partie officielle. Numéro du 24 +septembre 1865.) + +M. Pivert (A), substitut du procureur impérial à Yvetot, est nommé juge, +près du même siège, en remplacement de M. Lucien Thibaut, dont la +démission est acceptée. + + +Pièce numéro 89 + +(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_. Numéro du 24 septembre 1863.) + +Le tirage du jury pour la prochaine session de la cour d'assises de la +Seine a donné le résultat suivant: + +(Liste des jurés.) + +C'est à cette session que doit venir, selon toute probabilité, la trop +fameuse affaire du Point-du-Jour dite l'_Affaire des ciseaux_. + +On désigne pour présider la cour d'assises, le conseiller nouvellement +nommé, M. Ferrand, qui passe pour un magistrat de haut savoir et +d'avenir. + + +Pièce numéro 90 + +(Du bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris, signée par lui, écrite +par un expéditionnaire.) + +Paris, 26 septembre 1865. + +_À M. L. Thibaut, avocat à la Cour impériale._ + +(Avis officiel de son inscription au tableau.) + + +Pièce numéro 91 + +(Écrite par un expéditionnaire. Signée par le président des assises.) + +Paris. 28 septembre 1865. + +_À M. L. Thibaut, avocat et Cie._ + +(Envoi d'une carte spéciale pour entrer à la prison.) + + +Pièce numéro 91 bis + +Carte d'admission + +Prison de la Conciergerie + +Service des accusés au secret + +Laissez entrer dans la chambre de l'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut, +M. Lucien Thibaut, avocat, son défenseur. + + + + +DEUXIÈME PARTIE + +Le défenseur de sa femme + + + + +Récit de Geoffroy + + + + +I + +J.-H.-M. Calvaire + + +Je ne lisais plus. Mes yeux restaient fixés sur le petit carré de papier +qui portait l'estampille de la Conciergerie. Et mes yeux étaient +mouillés. + +Se peut-il qu'un laissez-passer libellé selon la formule morne des actes +de cette sorte, produise ainsi une profonde, une enthousiaste émotion! + +Mon âme vibrait, je puis le dire, pendant que je lisais le dernier mot, +écrit sur ce pauvre carton: «Défenseur»! + +Une fois, Lucien me l'avait dit dans le lyrisme de sa tendresse si +belle. Il m'avait dit: «Rien n'est pour moi au-dessus de cette fable +splendide: Orphée allant chercher sa femme aux enfers!» + +Aussi comme cette grande fable nous fait rire à gorge déployée, nous, le +siècle contempteur des géants, nous les impuissants et les railleurs, +nous, les pitres de la décadence! + +Et Lucien avait ajouté: + +«Ma femme était dans l'enfer, je suis allé l'y chercher.» + +À l'heure où il m'avait dit cela, je ne l'avais pas compris, mais je +comprenais, maintenant. + +Le mari de l'accusée était le défenseur de l'accusée. + +Du bord où marche l'homme d'honneur, il se penchait, devant tous et sous +le soleil, vers le gouffre où l'infamie se débat dans le sombre. Sa main +s'y plongeait, frémissante d'orgueil généreux; il y cherchait, il y +trouvait une main déshonorée et il la ramenait à lui, criant à la +foule: + +«Je suis le mari de cette femme, et je suis son défenseur!» + +C'est grand, le mariage, allez, les petits ont beau rire! + +Et c'est grand aussi l'oeuvre d'avocat, quoi que fassent certains +avocats. + +Y eût-il, autour de ces deux nobles choses, plus de misères grotesques +qu'on n'y en amoncelle à plaisir: j'entends les avocats et les maris +eux-mêmes, collaborateurs de toutes les comédies, ces deux choses +seraient grandes encore, parmi ce que le monde garde de plus grand. + +J'étais avec Lucien. Je le connaissais si bien depuis vingt-quatre +heures! Je voyais battre à nu son excellent coeur si naïf et si brave! +Je devinais quelle allégresse avait rempli tout son être en lisant ce +mot _défenseur_ à la suite de son nom. + +Pour certains, il y a de profondes jouissances dans le sacrifice, mais +pour Lucien, ce n'était pas cela. + +Lucien ne sacrifiait rien. + +L'héroïsme s'exhalait de son amour comme le souffle sort de nos +poitrines. Il vivait de tendresse. Pour employer son expression qui, +pour nous, serait prétentieuse, mais qui devenait si juste entre ses +lèvres: «Jeanne était son âme.» + +Je n'eus pas le temps de poursuivre plus loin ma lecture. Au moment où +j'allais prendre le numéro suivant, mon domestique Guzman rentra. Il +venait me rendre compte des deux commissions que je lui avais données. + +Mme la marquise de Chambray me faisait dire qu'elle m'attendrait, +selon mon désir, ce soir, à huit heures. + +Ce devait être la fameuse femme de chambre Louette qui avait transmis +cette réponse, du moins je crus la reconnaître à la description que m'en +fit Guzman. + +Quant à Mme la baronne de Frénoy. Guzman l'avait vue elle-même. + +C'était, au dire de Guzman, une forte femme très brune, au teint presque +gris et aux yeux brillants, pris en quelque sorte dans un réseau de +rides. Il me sembla que je la revoyais. C'était une créole. Les créoles +sont souvent jolies dans leur jeunesse. + +Mais l'âge les masque d'une étrange façon. + +Mme de Frénoy, veuve de Rochecotte, avait fait entrer Guzman dans sa +chambre à coucher, où elle était étendue sur un canapé. + +--Pas belle, pas belle, me dit Guzman. Des rides faites avec de la peau +de serpent, des cheveux gris de fer et des yeux taillés à pointes, comme +les cristaux de lustres. Et tout ça dans du lait, car elle est entourée +de mousseline blanche. Elle m'a dit du premier coup: + +--Dites donc, là-bas, vous, ce gamin de Geoffroy aurait bien pu venir +lui-même et tout de suite. Je lui ai assez donné de fessées quand il +faisait le méchant,--et des dîners aussi, les jours de sortie. Mon +pauvre Albert avait de bien mauvais sujets pour amis. Guzman n'était pas +sans éprouver un certain plaisir à me rapporter ces paroles. + +--La demoiselle de compagnie, reprit-il, la même qui est venue ici ce +matin chercher la réponse de Monsieur, pauvre diablesse, a voulu mettre +son nez à la porte; Mme la baronne lui a dit d'aller voir à ses +affaires et qu'elle était curieuse comme une pie. J'aimerais mieux être +bourreau que demoiselle de compagnie, ça, c'est sûr. Mme la baronne +m'a donc continué: + +«--Vous direz à M. Geoffroy de Roeux que je pleure toujours mon fils +Albert, le jour et la nuit. C'est en automne qu'il aurait eu ses trente +ans. Je suis obligée de partir parce qu'on m'a invitée en vendanges, +mais je compte sur M. de Roeux pour se mettre à la recherche de cette +drôlesse de Fanchette. On l'a laissée partir. La justice est une bête. +M. de Roeux nous doit bien ça à mon fils et à moi. L'autre ami de mon +fils, l'avocat Thibaut, s'est mis du côté de la coquine. Il y a des +hommes bien abominables! Quand je reviendrai de la Bourgogne, je verrai +votre maître. Dites-lui qu'il peut s'adresser à M. le conseiller Ferrand +pour les démarches. C'est un aimable homme, et fort au whist. Si on +retrouve la créature, je la déchirerai de mes propres mains, allez!» + +Ce compte-rendu fidèle de la mission de Guzman ne me donna pas beaucoup +à regretter le départ de Mme la baronne pour les vendanges. + +Dans mes souvenirs, c'était une très bonne femme, mais fantasque et +impérieuse. Je n'avais ni le temps, ni la volonté de m'atteler à sa +vengeance. + +S'il m'eût été donné de la voir, j'aurais essayé de changer son +sentiment par rapport à Jeanne, mais c'aurait été là une rude besogne. + +Mon dîner, lestement pris, pourtant, me mena jusqu'à l'heure de partir +pour le rendez-vous de Mme la marquise. Il pleuvait. Guzman mit mon +pardessus dans la voiture fermée qu'il m'avait fait avancer. + +Au moment où je traversais le trottoir pour monter, j'aperçus un +malheureux petit homme maigre et plat comme un couteau à papier qui me +tira son vieux chapeau rougeâtre d'un air de connaissance. + +Je croyais pourtant être bien sûr de n'avoir jamais rencontré en ma vie +ce pauvre petit homme-là. + +Il était vraiment fait de manière à ce qu'on pût se souvenir de lui. + +Parmi les marchands de lorgnettes il y a de ces maigreurs, mais le +marchand de lorgnettes prend l'usage du monde, à force d'accoster les +Anglais. Son abord n'est ni emprunté, ni timide. + +En outre, il parle généralement la langue de Moïse. + +Mon petit homme parlait normand, comme je pus l'entendre au seul mot +qu'il prononça en me tendant discrètement sa carte: un petit carré de +papier écolier, sur lequel étaient tracées, en belle écriture ronde de +copiste, ces trois lettres majuscules: J.-B.-M. + +--Calvaire! me disait-il tout bas; Calvaire! + +Il avait arrondi ses deux mains autour de sa bouche pour former +porte-voix. + +Il y a des heures de danger et d'embarras où les choses qu'on ne +comprend pas font peur. Je regardai le petit homme avec défiance. + +C'est bien, en apparence, la plus inoffensive et la plus pauvre créature +qu'on puisse imaginer. Outre son chapeau roussi qui ruisselait de pluie, +il portait un pantalon de casimir gris perle dont les lambeaux faisaient +frange sur des bottes désastreuses, et si longues qu'elles se relevaient +à la poulaine. + +Par-dessus son pantalon, il avait, au lieu de redingote, un petit collet +de toile cirée blanche qui avait dû être la partie supérieure d'un +carrick de cocher. + +Une assez forte liasse de papiers relevait le pan de ce manteau--comme +une épée. + +Avez-vous vu parfois de ces yeux myopes qui s'allongent et se +raccourcissent comme des lunettes d'approche? Mon pauvre petit homme +avait cela de commun avec les escargots. + +--Calvaire! murmurait-il en agitant sa carte, Calvaire! + +Je voyais sortir d'entre ses paupières et se tendre vers moi, en même +temps que sa carte, deux prunelles ternes qui me semblaient supportées +par des tentacules en caoutchouc. Ces prunelles avaient une expression +suppliante. Quand j'eus pris la carte, les prunelles rentrèrent chez +elles et s'abritèrent derrière deux touffes de cils blondâtres, pendant +que le petit homme répétait: + +--Calvaire, mon bon Monsieur. Vous comprendrez l'analogie. Ça fait +partie de la série de mes pseudonymes raisonnés. + +Ses mains faisaient toujours porte-voix. + +J'étais pressé, je lui offris vingt sous et je montai en voiture. + +--Hôtel des Missions étrangères, dis-je au cocher, rue du Bac! + +Mon petit homme m'adressa un gracieux salut; mais il n'avait pas encore +tout ce qu'il voulait, car je le vis gesticuler sur le trottoir et, au +moment où ma voiture s'ébranlait, j'entendis sa voix grêle qui +m'envoyait ce mot cabalistique: + +--Calvaire! + +À dix secondes de là, je ne songeais plus au petit homme. J'essayais de +recueillir ma pensée pour ne pas arriver sans préparation au rendez-vous +de Mme la marquise de Chambray. + +Tout d'abord, j'étais bien forcé de m'avouer qu'en risquant cette +démarche, je n'avais aucune intention précise, aucun but qui se pût +formuler. + +J'ai écrit le mot _risquer_, non pas assurément que je crusse à la +possibilité d'aucun danger personnel, mais parce que je me sentais +étroitement chargé des intérêts de Lucien Thibaut et que vis-à-vis d'une +femme comme Mme la marquise--comme je la jugeais du moins--il y a +toujours péril à laisser entamer une situation. + +J'avoue que j'avais grande idée des capacités diplomatiques de cette +belle Olympe. + +Lucien avait eu raison d'elle un jour, mais ç'avait été par un coup de +massue. + +En diplomatie, puisque j'ai prononcé le mot, une démarche n'est pas +toujours inopportune parce qu'elle n'a pas de but actuel ni d'utilité +apparente. Il y a des démarches qui coûtent un prix fou sans autre +avantage que de «voir venir». Demandez aux joueurs d'écarté ce que +rapporte le _voir-venir_, quand on a le roi et le valet contre la dame +seconde. + +À mes yeux, Mme la marquise de Chambray était une de ces personnes +qu'il est impossible de lire. Il faut les entendre et les voir. + +Mon rôle était évidemment la réserve. Ma chasse ne quêtait aucun gibier +particulier: tout m'était bon. Je faisais une battue générale sur les +terres de cette belle Olympe. + +Et plus la voiture mangeait de pavés sur la route du faubourg +Saint-Germain, plus je prenais assurance, certain de rapporter quelque +chose dans mon sac, en revenant de cette guerre. + + + + + +II + +Une lettre du comte Albert + + +L'hôtel des Missions étrangères est un logis de prêtres et de grandes +dames départementales. On y voit des évêques et des duchesses. Les curés +et les châtelaines de seconde qualité vont rue de Grenelle, à l'hôtel du +Bon-Lafontaine, qui est également bien célèbre. + +Mais que Dieu me garde de dire ou de penser que dans l'une ou dans +l'autre de ces deux pieuses hôtelleries il y ait beaucoup de clientes +comme Mme la marquise de Chambray! + +Je la trouvai dans une grande chambre assez belle, mais singulièrement +triste, et qui me rappela, par le contraste, les enchantements du petit +salon Louis XV, où ce vieillard amoureux, M. le marquis de Chambray, +avait entassé tant de merveilles artistiques. + +Il faisait froid là-dedans, malgré le plein Paris et la saison, comme +dans un vieux château du fond de la Bretagne. + +Du reste, il y avait du feu dans la cheminée. + +Mme la marquise était assise auprès de sa table, un peu en avant, de +manière, à ce que la lueur du flambeau à deux branches qui brûlait à +côté d'elle glissât de biais sur ses traits. Pour les mettre tout à +fait dans l'ombre, elle n'avait à faire qu'un tout petit mouvement en +avant. + +Sur la cheminée, il y avait deux autres bougies. En tout quatre. Dans +cette pièce morne et sombre, cela donnait un crépuscule. Les ténèbres +étaient visibles. + +Mme la marquise portait le deuil, un deuil très sévère et très +élégant. Je la trouvai moins belle qu'au sortir de l'Opéra, mais plus +jeune. + +Ce fut ce qui me frappa en ce moment: son extraordinaire jeunesse. + +Elle se leva pour me recevoir et je pus admirer la gracieuse noblesse de +sa taille. + +J'ai toujours pensé que certaines femmes peuvent, quand elles le +veulent, mettre une sourdine à leur beauté. + +Mais la beauté n'est rien, puisque cette merveilleuse Olympe avait été +vaincue par Jeanne. + +--M. de Roeux, me dit-elle quand je fus assis en face d'elle avec les +deux bougies de la table dans les yeux, nous sommes, vous et moi, de +bien vieilles connaissances. J'ai sollicité le plaisir de vous voir +parce que je vous crois le meilleur ami de M. Lucien Thibaut. + +--Vous ne vous êtes pas trompée, Mme la marquise, répondis-je. +J'ignore si Lucien a un meilleur ami que moi, mais je sais que je l'aime +de tout mon coeur. + +Elle s'inclina. Il me sembla déjà qu'elle cherchait ses paroles. + +--Hier matin, reprit-elle, à la maison de santé de Belleville, vous +m'avez surprise au moment où j'accomplissais un singulier pèlerinage. Je +ne me cache pas de cela, ou plutôt je ne me cache de cela que vis-à-vis +de Lucien lui-même. Je suis l'amie de son enfance. Quoi qu'il arrive, je +resterai fidèle à cette tendresse. Puisque je ne peux pas être la femme +de Lucien, M. de Roeux, et j'avoue que c'était là mon rêve le plus cher, +je veux être la soeur de Lucien, toujours. + +À mon tour, je m'inclinai. + +Ses doigts, qui frémissaient malgré elle, tourmentaient son mouchoir. + +--Lucien est bien malade, dit-elle encore, et bien malheureux. + +--Je crois qu'il peut guérir, répondis-je. Quant à son malheur, je vous +demande pardon, Madame, mais je n'en connais pas encore toute l'étendue. + +--C'était la première fois que vous revoyiez Lucien, M. de Roeux? + +--Depuis les jours de notre enfance, oui, Mme la marquise, la +première fois. + +--Mais vous saviez tout ce qui le concernait depuis longtemps? + +--J'ai commencé cette nuit seulement à lire son histoire. + +Elle témoigna de l'étonnement, mais comme si elle se fût dit: il faut +bien être un peu étonnée. + +--Oserais-je vous demander, M. de Roeux, poursuivit-elle comment vous +avez trouvé l'adresse de Lucien? + +--Par un M. Louaisot de Méricourt qui me l'a vendue trente francs, +répondis-je. + +Elle porta son mouchoir à ses lèvres. + +--Et que pouvez-vous croire de moi? prononça-t-elle tout à coup à voix +basse, pendant que la lueur oblique des bougies allumait deux étincelles +aux bords de ses paupières, que croit-il lui-même? Que croirais-je si +j'étais à votre place à tous les deux! + +Les larmes qui tremblaient à ses cils roulèrent lentement sur sa joue. +Quelque chose remua tout au fond de mon coeur. + +Je me raidis. Je sentais l'influence de la sirène. + +Mais je ne me raidis pas jusqu'à repousser de parti pris la vérité, si +elle venait en contradiction avec mes impressions ou mes sentiments +acquis. J'avais un doute qui ne naissait pas ici. Il était préexistant. + +L'idée que les événements m'imposaient au sujet de cette admirable +créature était si horrible qu'un instinct surgissait au-dedans de moi +pour la repousser. Elle pleurait. J'ai vu des comédiennes pleurer au +théâtre et dans le monde. + +Mais elle souffrait si terriblement qu'aucune comédienne n'aurait pu +rendre un pareil martyre, sans paroles ni gestes, en laissant seulement +une goutte d'eau aller le long de la pâleur de ses joues. + +--M. de Roeux, reprit-elle en affermissant sa voix par un grand effort, +je ne vous ai pas appelé ici pour vous parler de moi. Je suis enserrée +dans un tel lacet d'apparences mensongères--et calomnieuses, que je +n'espère ramener ni Lucien ni vous qui ne pouvez voir que par lui.... + +--Vous vous trompez, Mme la marquise, interrompis-je. J'essaye de +voir par mes propres yeux. + +--Plût à Dieu! fit-elle, mais sans chaleur ni espoir. + +Elle poursuivit: + +--Je sais ce que vous valez, M. de Roeux. Outre ce que M. Lucien Thibaut +me disait autrefois, j'avais souvent, bien souvent entendu parler de +vous par un autre ami qui nous fut commun, à vous et à moi: le brave, le +bon, le cher Albert de Rochecotte. + +Il me déplut de l'entendre prononcer ce nom. Je restai muet. Le +sentiment qui était en moi se lisait sans doute sur mon visage, car elle +devint plus pâle. Auprès d'elle, sur la table, il y avait une lettre que +je n'avais point remarquée. Elle la prit et me dit: + +--Je l'ai cherchée et retrouvée pour vous. Elle fut écrite bien peu de +jours avant la mort d'Albert. Vous savez qu'il avait demandé ma main. +Dans cette lettre, il m'annonçait son mariage prochain. Lisez seulement +le dernier paragraphe. Je pris le papier qu'elle me tendait, et je lus +à l'endroit qu'elle me désignait. + +«.... Vous savez de quel coeur je radotais ce cri de guerre: _On +n'épouse pas Fanchette!_ Cela reste vrai, au fond, je ne l'épouserai +pas, puisque j'en épouse une autre; mais il n'en est pas moins vrai que +ma position devient gênante. + +Est-ce un coup monté par la cousine Péry, j'entends la mère? ou même par +ce vieux farceur de baron de Marannes? Je parie bien que vous ne +devinerez pas? Il faudra vous mettre les points sur les i.... + +Fanchette elle-même ne sait pas que je sais cela. Mais je le sais, +morbleu! et cela me met aux cents coups. + +Aidez-moi donc, huitième merveille, vous devez bien aussi être un peu +devineresse! Eh bien, Fanchette n'est pas Fanchette. Quoi! voilà le mot +lâché! + +Qui est-elle, alors? Voilà que vous devinez. + +Mon Dieu, oui, c'est elle! ils ont joué ce jeu. C'était assez facile, je +n'avais jamais vu ma cousine Jeanne. + +Et le diable, c'est que la pauvre chérie m'aime comme une folle! Et moi +donc! + +Quand je pense que j'avais écrit à ce bon Lucien dans le temps pour lui +dire.... + +Voulez-vous parier une chose avec moi, cousine? c'est que tout cela +finira mal. + +Si je pouvais, comme indemnité, céder à ces Péry--quels coquins!--mes +droits à la succession tontinière et fantastique! Je ris, mais j'ai +envie de pleurer. Après vous, c'est la plus jolie du monde. Et bonne, +comme une petite panthère privée! Mais ma mère ne consentirait jamais! + +Je baise le bout de vos doigts, déesse...» + +Mes yeux restèrent cloués au papier longtemps après que j'en eus achevé +la lecture. + +Le fait révélé dans cette lettre, à savoir que Jeanne et Fanchette ne +faisaient qu'une, m'était venu à l'esprit bien des fois depuis la +veille. + +Y croyais-je? + +Tout ce que mon cerveau peut comporter d'attention se concentrait dans +l'examen de la lettre. + +D'Albert, tout m'était familier: non seulement son écriture, mais son +style, ses plaisanteries courantes--sa façon de commencer la marge +étroite, pour la finir large, ce qui faisait surplomber ses pages comme +des maisons du XVe siècle,--tout, jusqu'à son papier.... + +C'était bien l'écriture d'Albert, je l'aurais affirmé sous serment. +C'était son style, c'étaient ses plaisanteries. C'était sa façon de +marginer, sa plume, son encre, son papier et sa ponctuation qui +différait bien un peu de celle de tout le monde. + +La lettre était d'Albert. + +Y croyais-je. + +Je la rendis à Mme la marquise qui me dit: + +--Vous vous étonnerez après cela de la part que je pris au mariage de +Lucien avec ma cousine Jeanne. + +--En effet, murmurai-je, de deux choses l'une.... + +--Non, M. de Roeux, interrompit-elle. Il y a trois choses: Lucien +m'avait menacée. + +Cela était vrai. La parole qu'il eût fallu dire ne me venait pas. + +--Oh! fit-elle, Dieu n'a pas voulu me prendre! + +--N'avez-vous point fait usage de ceci devant les tribunaux? demandai-je +un peu au hasard. + +--Jamais. + +--Et vis-à-vis de Lucien? + +--Dieu m'en garde! ç'aurait été le tuer. + +Cela était vrai encore. + +Pendant que je songeais, elle déchira la lettre et en jeta les fragments +dans le foyer. + +--Que faites-vous! m'écriai-je. + +--Vous l'avez vue, cela me suffit. Je n'ai pas.... Je n'avais pas de +haine contre ma cousine Jeanne, et maintenant, cette lettre est inutile. + +Le soupçon qui naissait en moi par rapport à l'authenticité de la lettre +m'empêcha de donner attention à ces paroles dont le sens devait m'être +bientôt expliqué. + + + + +III + +L'incomparable Olympe + + +--M. de Roeux continua la marquise après un silence, ce n'est pas +seulement Lucien qui m'a calomniée près de vous. + +--Madame, répondis-je, Lucien ne s'appartient plus à lui-même. Moi, je +n'ai qu'un désir, c'est de vous trouver telle que les amis de votre +enfance, Lucien lui-même et Albert, vous dépeignaient à moi autrefois. + +Elle eut un sourire fier et triste qui fit tout à coup éclater sa beauté +comme la couche de vernis illumine, sous le noir, les splendeurs +inconnues d'un tableau de maître. + +--Je ne suis pas adroite, moi, M. de Roeux, me dit-elle, je n'essayerai +pas de lutter avec vous. J'ai un secret, vous le savez, et il est bien +pesant, puisque j'ai prêté un jour ma maison à ma rivale pour y célébrer +les fêtes de son mariage.... Vous pensez à l'arrestation de Jeanne? Je +lis cela dans vos regards. Vous vous trompez, l'arrestation de Jeanne me +surprit, me frappa tout autant que Jeanne elle-même. Je la croyais à +l'abri: j'avais des raisons de croire cela, Monsieur.... + +Elle s'interrompit parce que mon regard, peut-être, était incrédule. + +--Non! reprit-elle, ne cherchez rien en dehors du secret que je confesse +avoir. Malheur ou faute, ce secret me livre en proie à un tyran sans +pitié, qui ne se contente pas de m'opprimer, qui travestit mes actes et +ma pensée, qui me perd--qui me déshonore!... On vous a dit que j'étais +l'héritière, après cette malheureuse enfant, Jeanne, qui venait +elle-même après Albert de Rochecotte, l'héritière de la tontine, de +cette fortune immense et infâme dont Paris commence à s'occuper... on +vous a dit cela, n'est-ce pas? + +--On me l'a dit, Madame. + +--On vous a menti. Cela n'est pas vrai. Ou plutôt, s'il est vrai que je +sois l'héritière, il est faux que je poursuive l'héritage. Un autre est +là derrière moi qui fait agir mes mains garrottées.... On vous dira +demain que j'ai fait interdire un vieillard,--le _dernier vivant_... ce +n'est pas vrai! ce n'est pas moi! c'est mon secret qui agit malgré moi. +Moi, je n'ai jamais fait que porter les aliments à la bouche de ce +misérable vieillard, dont la folie consiste à se laisser mourir +d'inanition au milieu de ses richesses. Mais à quoi bon me défendre? +Personne ne m'attaque, n'est-ce pas M. de Roeux? + +--Madame, répondis-je avec beaucoup de respect, si je dois apprendre +plus tard les choses auxquelles vous venez de faire allusion, au moins +n'en suis-je pas encore là de ma lecture. + +Elle me regardait d'un air vraiment désespéré. + +--Que faire? murmura-t-elle, sans savoir qu'elle parlait; vous avez +entre les mains ce que vous croyez être mon écriture! chaque parole qui +tombe de mes lèvres doit être pour vous un mensonge. Il y a quelque +chose de plus odieux que le crime, c'est l'hypocrisie. Moi, pour vous, +je suis à la fois hypocrite et criminelle.... + +Sa belle tête s'était courbée, elle la redressa. + +--Mais dites-moi donc ce que vous pensez de moi, Monsieur! +s'écria-t-elle avec plus de douleur encore que de colère. + +Et, sans attendre ma réponse qui, peut-être, aurait été difficile, elle +reprit brusquement: + +--Laissons cela. Il y a longtemps que je n'espère plus rien, pas même +justice. J'aurais voulu seulement qu'il fût heureux.... Vous savez de +qui je parle... car le sentiment que j'ai pour lui survit à tout, chez +moi, M. de Roeux, je l'emporterai avec moi hors de ce monde. Je n'ai pas +été exaucée. Il est malheureux et son malheur va s'aggraver jusqu'au +désespoir. J'ai désiré une entrevue avec vous pour savoir si vous +voudriez vous charger d'apprendre à M. Lucien Thibaut une mauvaise, une +cruelle nouvelle. + +Son regard qui couvrait le mien s'imprégnait d'une dignité grave. + +--Quelle nouvelle? balbutiai-je, car les paroles prononcées naguère me +revenaient et je craignais de deviner. + +--C'est bien cela, me répondit-elle, comme si j'eusse exprimé ma +crainte. + +Puis elle ajouta d'une voix étouffée, mais sans baisser les yeux. + +--Jeanne est morte. + +À cette sinistre déclaration mon fauteuil recula malgré moi. + +--J'avais fait mon devoir, poursuivit Mme la marquise, vous verrez +plus tard, si vous ne l'avez pas encore vu, que j'avais contribué à +l'évasion... j'avais donné asile à ma cousine, à la femme de mon seul +ami dans mon château près de Dieppe.... Pourquoi je n'avais pas prévenu +Lucien? Ah! c'est bien vrai! mais demandez-moi aussi pourquoi je ne suis +pas depuis un an au fond d'un cloître? Esclave! esclave! j'espérais +pourtant donner cette grande joie à celui qu'un peu de joie ferait +renaître. Je me disais: Je le prendrai par la main, bientôt.... Bientôt, +je le conduirai à celle qu'il aime.... + +Elle avait des larmes plein la voix. Encore de vraies larmes. + +Je l'écoutais, je l'examinais de toute ma faculté de juger. Eh bien! +non, je ne la condamnais pas sans appel! Le juré ne doit compte de ses +impressions qu'à sa conscience. Je gardais un doute.... + +Mais il y avait quelque chose de plus étrange encore. La mort de Jeanne +qui m'avait d'abord porté un si rude coup, laissait à peine une trace +dans ma pensée. Était-ce que je n'y croyais déjà plus?... Mme la +marquise me tendit une lettre timbrée de Dieppe en ajoutant: + +--Voici l'annonce que je reçois du malheureux événement. + +Je pris la lettre et je la parcourus des yeux. Je ne crois pas que +Mme la marquise eût conscience du motif de ma froideur. + +--Vous chargez-vous de la triste commission, M. de Roeux? me +demanda-t-elle quand je lui eus rendu la lettre mortuaire. + +Il me sembla que la lettre était d'un médecin ou du curé: un témoignage +impossible à suspecter. Mais ce n'était ni le curé ni le médecin que je +soupçonnais de mensonge en moi-même. + +--Puisque vous le désirez, Madame, répondis-je, je m'en chargerai. + +Elle me remercia. Je vis bien que l'entrevue, pour elle, n'avait plus de +raison d'être. Mais moi, je n'avais pas fini. + +--Madame, lui dis-je, en continuant de parler dans le diapason ému +qu'elle avait choisi elle-même, auprès de cette pauvre jeune tombe, me +permettrez-vous de vous adresser une question? + +--Faites, Monsieur. + +--Dans votre pensée, à vous.--avec ou malgré le témoignage apporté par +la lettre de Rochecotte--dans votre conscience, Madame, oui ou non, +cette malheureuse enfant était-elle coupable? + +Mme la marquise ne s'attendait pas à cette question; elle fut quelque +temps avant de me répondre. Je la vis, je la sentis encore bien mieux se +recueillir. Je ne me suis pas chargé d'expliquer cette âme. Elle se +détourna pour cacher une larme qui jaillissait de ses yeux. + +--Non! répondit-elle avec force et comme si sa conscience eût fait +explosion. + +--Non! répétai-je. + +Son regard revint à moi. Elle avait déjà l'oeil sec. + +--M. de Roeux, poursuivit-elle avec une froideur soudaine, s'il m'était +permis de parler, ce serait la fin de mon supplice. Ne m'interrogez +plus, je ne pourrais pas vous répondre. Personne n'est coupable. Il y a +un démon. Un seul démon suffit pour un monceau de crimes. + +Elle se leva. Je l'imitai aussitôt. + +--Épargnez Lucien, me dit-elle, pendant que je saluais pour prendre +congé. Qu'il apprenne cela lentement, peu à peu. Un choc trop brusque +pourrait le tuer. + +Elle me reconduisit jusqu'à la porte. Ses derniers mots furent ceux-ci: + +--M. de Roeux, je voudrais bien être à la place de Jeanne! + +Était-ce une comédienne très habile? En regagnant ma voiture, j'avais la +tête pleine. Je cherchais en vain à mettre de l'ordre parmi la révolte +de mes pensées. Avais-je eu tort ou raison de ne point prononcer les +deux noms qui tant de fois étaient venus jusqu'à mes lèvres? Celui du +président Ferrand--et surtout M. Louaisot de Méricourt. J'avais souhaité +cette entrevue. Je m'étais préparé pour une lutte d'où, selon moi, il +était impossible que la lumière ne jaillit pas dans une certaine +mesure. Et en effet, tant que le regard triste de Mme la marquise +Olympe était resté sur moi, il m'avait semblé que je soulevais un coin +du voile. Je croyais comprendre ou du moins deviner. + +Une explication voulait naître en moi. J'entrevoyais à tout le moins, +pesant sur le coeur de cette femme, une oppression qui me semblait +lourde comme la fatalité. Mais dès que je fus seul, rien ne resta, sinon +l'image de cette incomparable beauté qui me poursuivait mystérieuse, +énigmatique comme le sphinx. Je sautai dans ma voiture et je dis au +cocher: + +--Belleville, rue des Moulins. + +Aussitôt assis, je crus entendre un soupir--ou un éclat de rire étouffé +dans l'air qui m'environnait. Pendant mon absence, l'intérieur de la +voiture avait pris une odeur de pipe.--De pipe pauvre. Car l'odeur des +pipes a des degrés. J'ai dit qu'il pleuvait. Je pensai que mon cocher +avait pu chercher un abri dans la voiture. Mon pardessus avait glissé de +la banquette parterre, où il formait tas. + +Comme j'avançais la main pour le relever il s'agita. + +Je crus qu'il y avait un chien dessous. + +--N'ayez pas peur, dit une pauvre voix cassée, pendant que la maigre +figure de mon protégé du trottoir,--celui à qui j'avais donné une pièce +de vingt sous--sortait de dessous le paletot. + +Jamais de ma vie je n'ai vu rien de si plat que ce pauvre petit homme. +En vérité, sous le pardessus, un chien eût paru davantage. + +--Monsieur, ajouta-t-il quand il fut débarrassé, je ne suis pas ici dans +de mauvaises intentions. + +Je le regardais profondément ahuri. L'idée lui vint que je ne le +reconnaissais pas. + +--Calvaire! me dit-il d'un ton de professeur bienveillant qui fait la +leçon à son élève. Vous avez ma carte. C'est un pseudonyme analogique +pour remplacer Martroy. Calvaire, Martroy (place du), à Orléans. Loiret, +pour rappeler le supplice de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle, qui est la +honte de l'Angleterre! + +--Ah! ça, m'écriai-je, qu'est-ce que diable vous me voulez, vous? + +Je ne savais, en vérité, si je devais rire ou me fâcher. Ses yeux +myopes, montés sur antennes, jaillirent hors de son front et vinrent me +regarder avec un certain effroi. + +--Je ne veux pas de scandale, reprit-il précipitamment. Je n'ai pas le +moyen de le supporter. Ma position est irrégulière et me commande la +prudence la plus scrupuleuse. + +Il mit sa main au-devant de sa bouche en manière de porte-voix et +ajouta: + +--Vous n'avez donc pas lu ma carte? Je suis obligé d'emprunter le voile +du pseudonyme, Monsieur. Mais je vous en donne la clef: +Calvaire-Martroy! + +--Martroy! répétai-je. + +Un vague souvenir me reportait au dossier de Lucien. + +--J'ai vu ce nom là quelque part! fis-je en me parlant à moi-même. + +--Je crois bien! s'écria mon petit homme, qui ramena ses yeux d'escargot +à leur place normale. Monsieur, vous avez vu mon nom; car il est à moi, +soit dans les lettres de M. Mouainot de Barthelémicourt (pseudonyme), +soit dans celles de Mme la marquise (pseudonyme) Ida de Salonay. Ida +pour Olympe, deux montagnes de l'antiquité, Salonay, pour Chambray, +salon, chambre, analogie raisonné série des pseudonymes logiques, tous +inventés par moi, bon monsieur, comprenez-vous? + + + + +IV + +Le petit clerc + + +Je comprenais, en effet. Le souvenir me revenait peu à peu. J'avais +devant moi l'homme qui avait écrit à Lucien pour lui proposer dix louis +de renseignements. + +Absolument comme un tas de pommes. + +Et aussi l'homme qui effrayait tant Louaisot et Mme de Chambray, +celui qu'ils appelaient «le petit clerc». Je n'en restais pas moins tout +stupéfait à contempler mon étrange compagnon de route. Cela le redressa +dans sa propre importance. Mon étonnement, du moment qu'il ne l'effraya +plus, le satisfit. + +Il drapa sur ses épaules pointues le quart de carrick en toile cirée +blanche qui lui servait de gilet, d'habit et de paletot, pour prendre, à +ce qu'il me parut, la pose la plus solennellement oratoire dont il fut +capable. + +--Il ne s'agit que de s'expliquer, commença-t-il, Monsieur; les +intentions ne sont mauvaises ni d'un côté ni de l'autre. Quand je vous +ai entendu dire à votre cocher: hôtel des Missions étrangères, j'ai +pensé: c'est bon, il va chez elle. C'était l'heure de mon dîner, +puisque vous veniez de me donner vingt sous; eh bien! j'ai mis un frein +à mon appétit et j'ai grimpé sur le siège de derrière. + +Quelqu'un ici-bas saurait-il dresser la liste des signes qui nous +servent à juger nos semblables? Souvent nous passons dédaigneux à côte +d'un gros symptôme, tandis qu'une bagatelle décide notre verdict. Il +avait bien dit cela, le pauvre petit hère: «C'était l'heure de mon +dîner, puisque vous veniez de me donner vingt sous.» + +Il l'avait dit sans fanfaronnade de mendicité, mais aussi sans aucune +nuance de respect humain. Il m'avait plu en le disant. Il m'avait +presque touché. + +--Asseyez-vous, M. Martroy, lui dis-je. + +--Monsieur, me répondit-il, je parle avec plus de facilité debout, et +j'ai préparé quelques paroles, dans le but de les prononcer devant +vous.... Monsieur!... + +Il toussa sec pour s'éclaircir l'organe. + +--Monsieur, je ne me donne pas pour un homme de lettres. Mes humanités +ont été négligées et l'état d'esclavage où s'est écoulée mon +adolescence,--pas dans les colonies, Monsieur, en pleine France!--me +rend excusable de n'avoir pas poussé plus loin les langues mortes. Je ne +veux même pas me targuer de posséder une imagination plus dévorante que +celle de mes semblables. + +Non, au contraire, je n'en ai pas du tout. Pourquoi donc ai-je pris la +plume? Parce que je n'ai pas trouvé d'outil meilleur marché, Monsieur, +comprenez-vous? + +Il me lança ce dernier mot par-dessous sa main arrondie en porte-voix, +et de la façon la plus confidentielle. + +J'écoutais patiemment. C'était ici tout l'opposé de mon entrevue avec +Mme la marquise. D'instinct, je sentais que j'allais faire une +récolte. + +--Monsieur, reprit J.-B. Martroy, dissimulé sous le pseudonyme de +Calvaire, pour un sou j'eus quatre plumes d'acier au bas des marches du +passage du Saumon. Et voulez-vous savoir ce que j'ai écrit? Rien que des +choses authentiques. C'est tout simple, manquant d'imagination, je dis +seulement ce que je sais. Et je sais des tas de choses, des grosses! +J'ai été petit-clerc là-dedans. J'ai été esclave,--en France, Monsieur, +le pays de la liberté. Ce serait moins étonnant si c'était à +Saint-Domingue, avant Toussaint Louverture. + +Il sourit, et je le félicitais d'un signe de tête sur ses connaissances +historiques. + +--C'est comme ça, Monsieur, poursuivit-il, la mémoire est bonne. Mon +raisonnement n'était pas maladroit. Je me disais: les petits journaux me +donneront tout aussi bien quatre sous la ligne qu'à leurs fabricants +ordinaires de crimes. Ils ne sauront même pas que c'est du vrai crime, +le mien, bon teint, tout laine, du crime qui est arrivé. Je gagnerai +honorablement ma vie. + +Monsieur, çà paraissait tout simple. Mais je suis un garçon tranquille. +Une première réflexion me chiffonna: je suis seul à savoir toutes ces +histoires-là, seul avec les scélérats que je démasque. Bon! alors les +scélérats devineront du premier coup qui a vendu la mèche. C'est clair. +Et gare à toi, J.-B Martroy! + +Oui, mais M. J.-B Calvaire! comment trouvez-vous la parade? À l'instant +même le système des pseudonymes raisonnés analogiques sortit tout +complet de mon cerveau. Oui, Monsieur, tout complet. + +Le système englobait non seulement l'auteur, mais encore les +personnages. C'est par suite d'une idée à peu près semblable que je me +suis introduit dans votre voiture pendant que le cocher sifflait un +canon. Je ne le blâme pas. Craignant les curieux, je suis venu ici pour +causer plus à l'aise. + +Voilà un point établi, Monsieur. Revenons au système qui me permettait +de mettre mes scélérats dans les feuilletons sans risquer ma peau, car +ils m'étrangleraient comme un poulet, je ne vous le dissimule pas, s'ils +me mettaient la main dessus. + +Le système est une clef, je le trouve ingénieux. Vous connaissez déjà +Ida de Salonay. Prenons mon ancien patron: Mouainot, Monsieur, pour +Louaisot. Même genre d'animal, mêmes originalités d'orthographe. Au lieu +de Méricourt, Barthelémicourt. L'allusion saute aux yeux: Méry, +Barthélémy. Ces deux grands poètes, Monsieur, étaient frères en Apollon! + +Quelque chose de délicat, tenez: président Ferrand se change chez moi en +président Maréchal. + +Maréchal Ferrand. C'est joli. + +Et ce vieil olibrius, le baron Péry de Marannes? le baron Mouru, +Monsieur, même participe--inusité,--verbe analogue, _mourir, périr._ +Seulement, j'ai été forcé de mettre Étangannes, au lieu de Marannes: +mare-étang. + +C'est un peu tiré par les cheveux. + +Et ainsi de suite, Monsieur. Vous baillez? C'est un avertissement, j'ai +fini. _Stop!_ + +Il s'assit brusquement sur la banquette, vis-à-vis de moi. Il avait +l'air d'une petite marionnette taillée dans du carton et vue de profil. +On en aurait mis six comme lui dans la largeur du coussin. + +--Et après, M. Martroy? demandai-je: je fais une longue course, et je ne +voudrais pas vous mettre trop loin de chez vous. + +--Monsieur, répliqua-t-il, ça ne me dérange pas du tout d'aller à +Belleville, je demeure aux Prés-Saint-Gervais. + +Bon air, mais éloigné du centre. Après? Je n'étais pas mécontente du +système, mais je n'ai pas osé aller dans les journaux. Les coquins, +Monsieur, je ne parle pas des journaux, mais de mes ennemis: je les +sentais sur mes talons! Alors, j'ai songé à vous, parce qu'en rôdant +autour de la maison de santé de M. Thibaut, l'autre jour, je vous avais +vu entrer et sortir. + +Monsieur, voulez-vous m'acheter en bloc mes histoires à quatre sous la +ligne, comme le _Petit Journal_? ou même à deux sous? ou même.... + +--Je ne dis pas non, M. Martroy, interrompis-je. + +Ses yeux firent une véritable cabriole en dehors de ses paupières. + +--Calvaire, s'il vous plaît, Monsieur, rectifia-t-il d'une voix très +émue. Ça m'offre plus de sécurité. J'ai l'honneur de vous remercier de +tout mon coeur. Je vais donc enfin voir luire des jours plus heureux! Je +ne suis pas seul, Monsieur: j'ai Mme Martroy, légitime, +préférablement Mme Calvaire. La pauvreté n'empêche pas l'attachement +réciproque. Je suis encore plus content pour elle que pour moi. Vous +serait-il égal de m'avancer trente francs sur le marché? + +Je lui donnai les trente francs et même quelque chose de plus. Il se +redressa aussitôt et me dit d'un air noble: + +--Monsieur vous avez mérité le titre de mon bienfaiteur. Grâce à cette +faible somme, Stéphanie pourra passer la tête haute devant notre +propriétaire! + +Quand Calvaire-Martroy eut son argent, il souleva sa pèlerine de toile +cirée blanche et exhiba une redoutable liasse de papiers qu'il portait +tout simplement passée entre sa bretelle et sa chemise. + +--Mon bienfaiteur, me dit-il, tout cela est à vous. Nous réglerons quand +vous voudrez et comme vous voudrez. Il y a longtemps que Stéphanie +Calvaire n'a vu plusieurs pièces de cinq francs à la fois, pauvre +compagne! Ces papiers demandent à être remis en ordre, vous les +recevrez demain. En attendant, je puis vous offrir un spécimen des +titres, si vous êtes curieux de les connaître. + +Sans attendre ma réponse, il déplia un chiffon et se mit à lire, les +yeux sortis tout ronds de leurs orbites: + +--_Histoire du baron Mouru d'Étangannes et de la mère d'Ida._ N'oublions +pas les pseudonymes! Ida pour Olympe,--_Histoire du mariage d'Ida..._ à +seize ans; Mme la marquise était un coeur, Monsieur!--_Mémoires d'un +petit clerc,_ ou _Biographie de maître Mouainot de Barthelémicourt, +notaire,--Du sang et des fleurs,--Le testament du marquis de +Salonay,--Le codicille._ + +J'avançai la main vivement à ce dernier titre. + +--Mon bienfaiteur, me dit-il en éloignant de moi les papiers, vous aurez +tout, en bloc, avec un rabais important puisque l'affaire est faite en +gros. Mais je ne veux pas vous livrer cela comme une poignée de +sottises, pas vrai? Ce sera propre et bien rangé. + +--Mais vous pouvez me dire, du moins.... + +--Ça nuirait à l'intérêt, Monsieur! j'ai mon amour-propre tout comme les +autres auteurs! + +Ceci fut déclaré d'un ton péremptoire. + +--Pendant que j'étais sous votre pardessus, là, reprit Martroy, en +replongeant ses paperasses sous sa pèlerine, vous parliez un petit peu +tout seul, dites donc? J'ai cru deviner.... + +--Un seul mot, interrompis-je, est-elle complice ou victime? + +--Qui ça? la marquise? Dame! le patron est un coquin comme on n'en a +jamais vu, mon bienfaiteur. Complice? victime? Il y a de ci et de ça. Je +parie qu'elle vous aura dit que la petiote Jeanne était morte? + +--En effet... serait-ce vrai? + +--Je vous dis que c'était un coeur.... Olympe... jusqu'à quinze ans, +quinze ans et demi, mais pas plus tard. Pourquoi tuer la petiote, +puisqu'elle est morte civilement par sa condamnation? Elle ne peut plus +hériter, c'est clair. Seulement, il faut la bien tenir pour qu'elle ne +vienne pas un matin purger sa contumace, comprenez-vous?... Voilà le +haut de la butte, Monsieur, les jambes me grillent d'aller porter à +Mme Calvaire le premier argent que j'aie gagné avec ma plume. +Permettez-moi d'ouvrir la portière; je sais descendre d'omnibus... grand +merci encore, et au plaisir de vous revoir! + +--La liste, fis-je, donnez-moi au moins la liste des titres! + +--On ne peut rien vous refuser mon bienfaiteur. C'est griffonné, ça fait +pitié... mais vous aurez tout demain et vous en verrez de drôles! Il me +mit la liste dans la main et se laissa glisser dehors. + +Je le vis un instant, pauvre chétive créature, sautiller dans la boue à +la lueur des réverbères, puis disparaître dans l'ombre des maisons. Il +était environ dix heures du soir quand ma voiture s'arrêta rue des +Moulins, à la porte de la maison de santé du Dr Chapart. Mon cocher, à +moitié endormi, me demanda: + +--Qu'est-ce que vous avez donc jeté tout à l'heure par la portière, +bourgeois? Je ne vous avais vu embarquer ni chat, ni chien. + + + + +V + +La famille Chapart + + +Le Dr Chapart était en famille. Ce fut chez lui qu'on m'introduisit, +quoique j'eusse demandé au concierge M. Lucien Thibaut. + +--Ah! ah! jeune Talleyrand! s'écria le docteur du plus loin qu'il +m'aperçut. Course inutile! Trop tard! Les pensionnaires sont couchés, +surtout ceux qui ont besoin de calme comme notre ami commun, car j'ai +tout plein de sympathie pour ce garçon là, moi, ces dames aussi. De la +part de leur sexe, c'est tout simple, puisqu'il s'agit de peines +d'amour! + +Il s'était levé, roulant, tournant et ronflant, pour venir à ma +rencontre. + +Les deux dames Chapart, une mère laide et prétentieuse, une fille laide +et insignifiante, m'adressèrent un cérémonieux salut. + +--Quand je dis course inutile, reprit le docteur, ce n'est pas poli pour +ces dames, à qui je vais avoir le plaisir de vous présenter. Léocadie, +ma bonne, et toi, Zuléma, M. Geoffroy de Roeux! Mon cher M. Geoffroy de +Roeux, Mme et Mlle Chapart. C'est fait! à l'anglaise! Vous allez +maintenant l'amitié de prendre une tasse de thé avec nous, du +thé-Chapart, mon cher Monsieur. Ceux qui en ont goûté ne veulent plus +d'autre thé. Ça rime. + +Mon premier mouvement avait été de refuser, mais j'étais dans un de ces +cas où l'on ne doit négliger aucune occasion d'écouter ou de voir. Je +m'assis entre Mme Léocadie et Mlle Zuléma. + +Le docteur me fit remarquer d'abord une théière qu'il avait inventée et +qui portait naturellement son nom, après quoi il me versa une tasse de +thé-Chapart que je ne trouvai pas bon. + +--Parfait! répondis-je à la question qui me fut adressée à ce sujet. + +La glace était rompue. Léocadie me dit aussitôt qu'elle se faisait fort +de m'en procurer au même prix que le simple thé de la caravane. + +--Voyons, voyons, Mesdames! s'écria Chapart, il ne s'agit pas de +caravane! Profitez de ce que vous avez un des mystérieux sous la main +pour tâcher de savoir quelque petite chose sur le mystère. Figurez-vous, +M. de Roeux que mes deux femmes en perdent le boire et le manger par +rapport à M. Thibaut! + +--C'est si drôle aussi! s'écrièrent ensemble les deux dames. + +Puis la mère seule: + +--Ce jeune homme si doux et si beau, on peut le dire, que personne ne +vient voir, pas même sa famille.... + +La fille seule: + +--Excepté pourtant cette belle dame dont papa ne veut pas dire le nom et +qui vient le regarder dormir.... + +--Un garçon qui rêve tout éveillé de meurtres, de millions, de cour +d'assises! + +--Et qui chante toute la sainte journée sa petite Jeanne chérie.... + +--Une personne qui le trompait, à ce qu'il parait, Monsieur! + +--Excusez! et condamnée pour meurtre! + +Ensemble la mère et la fille: + +--C'est aussi par trop drôle! + +--Pif! paf! brr! conclut le docteur. Ah! elles n'ont pas leurs langues +rue Coquenard! Le fait est que vous devez en savoir joliment long, M. de +Roeux si vous avez lu ce que vous avez emporté hier? + +--Lire me fatigue, murmurai-je. + +--Prenez les conserves-Chapart!... Mesdames, vous êtes tombées sur un +diplomate discret, vous ne saurez rien, même sur les millions du Dernier +Vivant. Le fait est, mon cher M. de Roeux, que mes pauvres femmes +portent à votre ami un intérêt extraordinaire. Ça ne se paye pas en sus +de la pension, au moins! Zuléma lui brode une chancelière-Chapart à +double concentration de chaleur naturelle. Il est tout à fait de la +famille, et si on venait nous dire... qu'est-ce que c'est, Bruno? + +Le domestique à tournure d'infirmier qui m'avait introduit auprès de +Lucien lors de ma première visite, entra et vint parler à l'oreille du +docteur. Celui-ci sauta sur ses pieds en criant: + +--Pas possible! Par où aurait-il passé? + +Il ajouta: + +--Vois le livre, Léocadie; étions-nous en avance avec le pensionnaire? + +Cette façon de parler donnait à entendre que la maison Chapart n'avait +pas deux pensionnaires. + +Mais, en vérité, je ne songeais guère à cela. L'inquiétude me prenait. + +--Serait-il arrivé quelque chose à M. Thibaut! m'écriai-je. + +Le docteur haussa les épaules. + +Léocadie qui avait consulté le livre dit: + +--Il ne doit rien, sauf le mois courant qui a commencé ce soir à dix +heures. Chapart tira sa montre impétueusement. + +--Dix heures 25! proclama-t-il d'un accent triomphal. Le mois est dû! +Partez muscade! + +Cette gaieté-Chapart achevait de m'épouvanter, mais j'eus toutes les +peines du monde à obtenir réponse à mes questions. Quand on m'eut enfin +avoué que Lucien Thibaut n'était plus dans sa chambre, je m'y fis +conduire d'autorité. Le docteur était là qui tournait, qui boulait, qui +criait de sa voix essoufflée: + +--C'est imaginable! j'avais fait mettre une serrure-Chapart à la porte +du pensionnaire. S'est-il envolé par la fenêtre? + +Il n'y avait, en effet, aucune trace d'évasion: tous les meubles étaient +dans leur ordre accoutumé. Le lit n'avait pas été défait. + +--Est-ce que cette dame est venue ce soir? demandai-je: la dame qui le +regarde dormir? + +Les trois membres de la famille Chapart se regardèrent. + +Puis Léocadie prit un air déterminé et dit: + +--C'est égal, le mois est dû. + +--Intégralement, ajouta le docteur. + +Il me restait un espoir. Lucien avait pu se réfugier chez moi. Mon +adresse lui était dès longtemps connue. + +Je pris congé assez brusquement de la famille Chapart et je me remis +dans ma voiture en recommandant au cocher de brûler le pavé. + +Quand j'arrivai chez moi, il était près de minuit. Bébelle, ma petite +amie du cinquième étage était encore dans l'escalier où elle s'occupait +à faire les montagnes russes en se laissant glisser le long de la rampe. + +--Bonsoir, Monsieur, me dit-elle, tu rentres tard. Papa et maman ont été +au restaurant et puis au spectacle. Je suis toute seule, ça m'amuse. Le +restaurant et le spectacle venaient ordinairement après la bataille. +Cela faisait partie de la réconciliation. + +Bébelle, qui avait regagné le haut de sa montagne, fila près de moi +comme un trait, sur la rampe, et ajouta: + +--Il y a une femme chez toi, Monsieur. Tu sais, je ne dis pas une dame. + +En effet, je trouvai Guzman en grande conférence avec une superbe coiffe +de dentelles, sous laquelle éclatait la santé de Pélagie. Aussitôt que +la Cauchoise me vit, elle dit à Guzman: + +--Vous êtes bien honnête de m'avoir tenu compagnie. On ne s'ennuie pas +avec vous. + +Puis s'adressant à moi. + +--Le patron m'avait donné ordre de faire faction jusqu'à votre retour. +Vous me remettez bien, pas vrai? C'est moi qui vous ai donné l'adresse +de la rue des Moulins, à Belleville. + +Je pris la lettre qu'elle me tendait. Le regard que j'avais jeté à mon +Guzman en entrant n'était pas exempt de défiance. Je n'aimais pas voir +cette brave Pélagie dans ma maison. Sa présence arrêtait d'ailleurs sur +mes lèvres la question qui les brûlait. Je n'osais prononcer le nom de +Lucien devant elle. La lettre de M. Louaisot était ainsi conçue: + +«Ci-joint, mon cher Monsieur, quelques épreuves du roman nouveau. Il a +du succès dans un certain monde, et sa publication va engraisser +l'affaire. + +Va bien le Dr Chapart? Et l'incomparable voyageuse des Missions +étrangères? Qu'est-ce qu'elle vous aura dit de moi? Vous voyez si on +s'occupe de vous! Vous ne faites pas une enjambée sans que vos amis ne +le sachent. + +Vous devez être assez avancé dans votre dépouillement pour qu'on puisse +causer _utilement_. Voulez-vous bien me faire dire par ma mule à quelle +heure je pourrai avoir l'honneur de vous rencontrer demain dans la +journée. + +À moins que vous ne préfériez passer chez moi? + +J'ai à vous parler de M. L.... T.... + +Mes respectueux compliments, etc.» + +--Voici ma réponse, dis-je à Pélagie: je serai chez moi demain toute la +journée. + +--Alors, j'ai campo? fit-elle, bonsoir! + +Puis, se tournant vers Guzman, qu'elle enveloppa d'une oeillade +séduisante, mais modeste, elle ajouta: + +--Je ne me plains pas d'avoir attendu avec une personne bien élevée, +mais quand vous viendrez faire une commission à la maison, nous offrons +à rafraîchir. + +Guzman rougit jusqu'aux oreilles. + +Au moment où Pélagie passait la porte, mes voisins du cinquième +remontaient chez eux en chantant des hymnes patriotiques. + +--Est-il venu quelqu'un? demandai-je vivement dès que la Normande fut +partie. + +--Monsieur, me répondit Guzman, vous avez tout de même de drôles de +connaissances! + +Il était tout à fait en colère. + +--Si Monsieur me laissait du Vespétro, poursuivit-il, pour rincer le bec +aux demoiselles qui viennent chez lui comme au cabaret à des heures +indues.... + +Je lui saisis le bras et répétai: + +--Est-il venu quelqu'un? + +--Oui, il est venu quelqu'un. Encore un drôle de pistolet!... Mais cette +Normande-là, voyez-vous.... + +--Qui est venu? m'écriai-je en le secouant. + +--Croyez-vous qu'ils disent leur nom, ceux qui viennent vous voir! Il a +laissé un mot sur la table de Monsieur. + +Je le repoussai et je m'élançai dans ma chambre. + +Une lettre cachetée était sur ma table, en effet. Du premier coup +d'oeil, je reconnus l'écriture de Lucien. Guzman poussa la porte +derrière moi, et je l'entendis qui disait: + +--Monsieur sait ce qu'il fait, mais, moi, je ne le sais pas! + +La lettre de Lucien ne contenait que quelques lignes. Elle disait: + +«Ne t'inquiète pas de moi. J'ai la tête froide et calme. Je ne cours +aucun danger. + +Demain, tu auras peut-être de mes nouvelles.» + +--Guzman! appelai-je. + +Car je l'entendais toujours grommeler à travers la porte. + +--Monsieur? + +--Celui qui a écrit la lettre s'est-il rencontré avec la Normande? + +--Non, Monsieur. + +--C'est bien, va te coucher. + +Je déposai sur ma table de nuit les épreuves dont l'envoi était une +obligeante attention de M. Louaisot, ainsi que la liste des histoires +que mon pauvre petit Martroy devait m'apporter le lendemain. Par-dessus +le tout, je posai le dossier de Lucien,--et je me mis au lit. + +J'étais disposé à faire une longue et laborieuse séance. La lettre de +Lucien me disait: «Hâte-toi.» Et j'étais de son avis: pour agir il faut +savoir. Or, j'étais encore loin de savoir. + +Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, il y avait sur la liste de +Calvaire-Martroy un titre ainsi conçu: _Histoire de l'enfant d'Ida_. + +Ida, c'était Olympe. Je n'avais jamais entendu dire que Mme la +marquise eût un enfant.... + +Je me remis donc à dévorer mon dossier, désirant ardemment avoir achevé +cette part de travail quand arriverait l'appoint promis par Martroy. + +Je me disais: J'en saurai alors plus long que Lucien lui-même, et mon +brave M. Louaisot ne compte pas là-dessus! + +_Note de Geoffroy_.--J'en étais resté au n°91 bis, qui était un permis +de visiter l'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut, délivré à maître L. +Thibaut, son défenseur. + + +Pièce numéro 92 + +(Écriture de Lucien.--Non signé.) + +29 septembre. + +Geoffroy, j'ai vu Jeanne. Je craignais de la trouver bien plus changée. +Elle m'a grondé parce que je pleurais. Elle veut que j'aie confiance en +Dieu. + +J'avais passé toute la soirée d'hier, toute la nuit, toute la matinée +d'aujourd'hui à méditer sur ce grand acte que j'allais accomplir. +Prendre sur moi la défense de Jeanne! J'étais bien heureux, mais j'avais +grand peur. + +Je comptais l'interroger minutieusement. Ne savais-je pas que la lumière +sortirait de ses réponses tout naturellement? + +Je ne l'ai pas interrogée. Le temps nous a manqué pour cela. Elle a mis +sa tête sur mon épaule et nous avons parlé de sa mère. + +Mon Dieu! je ne demande pas mieux que d'avoir confiance en vous! Mais à +voir cette tête suave, miroir d'une âme angélique, prise dans ce sombre +cadre d'une cellule de prison, que croire de votre justice?... + +Je disais cela. Elle a posé ses deux mains sur ma bouche. Elle m'a dit: + +--Au-delà de ce monde, il y a autre chose.... + +Et puis elle s'est mise à sourire, ajoutant: + +--D'ailleurs, je ne serai pas condamnée, puisque tu es mon avocat. + +Et son front a remplacé ses deux mains sur ma bouche, pendant qu'elle +répétait en extase: + +--Mon mari, mon mari, mon mari! Tu es mon mari! + +Nous nous aimons, Geoffroy, nous sommes heureux. Elle a raison. Il faut +croire à la miséricorde de Dieu. + +Changerais-je mon sort contre celui d'un roi?... + +Elle est à moi, elle est ma femme. Ils ne peuvent pas faire qu'elle ne +soit pas ma femme. Voilà où Dieu est grand! Voilà où Dieu est bon! Que +son nom soit mille fois béni! + +Dans la petite maison du Bois-Biot, du temps de Mme Péry, il y avait +une chambre qui donnait sur l'ancienne avenue du manoir. Le manoir a +disparu, mais les grands chênes restent. + +Mme Péry avait son piano dans cette chambre. Elle chantait bien +rarement. Une fois pourtant, j'entendis le piano en passant dans +l'avenue, et la voix de notre chère jeune mère descendit parmi les +branches. + +Elle chantait la chanson normande, la pauvre _Chanson du Poirier_. + + _Au bas de not'village,_ + _Ma lon lan la,_ + _Ma tour la-i-la,_ + _Au bas de not'village_ + _Il était un poirier._ + + _Il était un poirier (bis)_ + _Tous deux sous son ombrage_ + _Nous venions nous aimer._ + + _Perrine, ma Perrine,_ + _Ma lon lan la_ + _Ma tour la-i-la,_ + _Perrine, ma Perrine,_ + _Veux-tu nous épouser?..._ + +Dans la cellule de la prison où nous étions. Jeanne s'est mise à chanter +cela. Sa mère bien-aimée revivait et souriait entre nous deux. + +Nous nous tutoyons maintenant. Jeanne m'a dit: + +--Toi, tout te fait pleurer! + +Elle n'a plus voulu chanter. + +Je n'ai pas insisté. Les gens de la prison trouveraient peut-être que +c'est mal. Il vaut mieux qu'elle ne chante pas. + +C'est une histoire touchante que la _Chanson du Poirier_. Perrin et +Perrine sont des fiancés. Ils sont trop pauvres pour faire des noces, +mais ils soupirent sous le poirier. Perrin tire au sort. Il a un bon +billet, quelle joie! Mais il part tout de même parce que François, son +frère de lait est tombé soldat et que la vieille mère de François +pleure. + +Le poirier est tout en fleurs. Perrin et Perrine y viennent une dernière +fois. Ô Perrin! mon ami bon et brave! je t'attendrai, je t'attendrai! +C'est Perrine qui dit cela. Et Perrin: + + _Quand ce fut à la guerre,_ + _Ma lon lan la Ma tour la-i-la,_ + _Quand ce fut à la guerre,_ + _Je me sentis trembler_ + + _Je me sentis trembler, (bis)_ + _Je voyais par-derrière,_ + _Je voyais le poirier...._ + +Et sous le poirier tout ce qu'on regrette: la brise du pays, l'herbe de +la prairie, et Perrine si jolie! + +Mais une voix a parlé au-dessus du canon. En avant! c'est l'empereur qui +passe. + +--Tu as peur, conscrit? + +--Non, sire. + +--Comment t'appelles-tu? + +--Perrin. + +--Perrin, je te fais brigadier.... + +Si Perrine savait cela! Que c'est facile, la guerre! Une, deux, droite, +gauche, et ne jamais reculer! Comme cela, on arrive le premier à la +brèche. + +--Tiens, c'est toi, brigadier? + +--Oui, sire. + +--Ramasse une épaulette, lieutenant! + +Oh! Perrine! Perrine! Une, deux, droite, gauche, toujours, +toujours--jusqu'à Moscou! + +Mais pas plus loin! + +On recule à travers les plaines glacées. + +--Capitaine! le dernier à la retraite! Voici ma croix. + +--Sire, merci. + +Mais reverra-t-il Perrine, après tant de fatigues et de blessures? +Une--mais pas deux! + +Droite--mais pas gauche! Il reste une de ses jambes dans la neige, sur +la route qui revient vers la patrie. + +Il y serait resté lui-même sans une vision qui réchauffa le sang de ses +veines: + + _Perrine, ma Perrine,_ + _Ma lon lan la,_ + _Ma tour la-i-la_ + _Perrine, ma Perrine,_ + _Priait sous le poirier...._ + +La guerre est finie. L'heure du retour a sonné. Comme il se hâte! Voici +déjà le village. Mais le poirier? + +C'est le printemps. Le poirier devrait être en fleurs. + +Ils ont coupé le poirier! + +Le clocher est resté debout, lui, car les cloches sonnent. Pourquoi +sonnent-elles? Pour une noce. + +--Qui se marie? + +--Regardez! Voilà les fiancés. + +Les fiancés montaient les marches de l'église: Perrine et François. +C'est triste la guerre. + +Perrin entre, clopina clopant, derrière eux dans l'église. Il se cache à +l'ombre d'un pilier. Que va-t-il faire? Essuyer une larme et prier, + + _Prier pour sa Perrine,_ + _Ma lon lan la_ + _Ma tour la-i-la,_ + _Prier pour sa Perrine_ + _Et son frère de lait...._ + +Geoffroy, Geoffroy, moi, je suis aimé. Ne cherche pas pourquoi je t'ai +dit la chanson normande. C'est pour me vanter de mon bonheur. + +Je me trouve si heureux, si heureux! + + +Pièce numéro 93 + +(Écriture de Lucien, non signé.) + +30 septembre. + +J'y suis retourné ce matin. J'y peux aller tous les jours. Les gens de +la prison sont bons pour moi. Dans la pitié qu'on me témoigne, il y a +presque du respect. + +Personne, du reste, n'est méchant avec elle. Depuis qu'elle est arrivée +d'Yvetot, elle a subi deux interrogatoires. Le juge lui parle avec +douceur. Seulement il lui laisse voir qu'il ne croit pas à ses réponses. + +Elle me disait hier: «Il prétend que j'ai _un système_. Tout ce qui me +sort de la bouche fait partie de mon système. Le greffier, tout en +écrivant, marmotte le mot système entre ses dents...» + +_Le système de l'accusée_, Geoffroy! Je connais trop cela. Au Palais, +nous nous blindons sans cesse contre le crime. Si l'innocence entre chez +nous, tant pis pour elle! + +Il est bien certain que le crime est savant et que tout criminel a un +système parfois très profondément combiné. + +Et ici même, Geoffroy, dès les premiers pas que je fais dans +l'instruction, mon sens de juge démêle la science d'un scélérat hors +ligne. + +La pauvre Jeanne n'a pas de système, quoi qu'ils en pensent ou quoi +qu'ils en disent. Mais autour d'elle, un filet à mailles serrées, oeuvre +d'un véritable docteur ès-scélératesses, a été lancé et retombe, +l'enveloppant de ses plis. + +Il y a là ce que les Anglais appellent une _regular roguery_, seulement +le _rogue_ n'est pas sous la main de la Justice. + +Le docteur ès-crimes a échappé par sa science même aux investigations du +parquet. Il a fui comme le sauvage de l'Amérique du Nord, usant tous les +calculs de sa tactique à dissimuler sa retraite. + +Chacun de ses pas en arrière a été un mensonge et une déception. + +Il est là quelque part, ce virtuose de l'assassinat. Parmi ceux qui +suivent l'instruction, il est le plus attentif et le plus curieux, sans +doute. Il faut t'en fier à lui, Geoffroy, de tous les détails de la +prison, il n'ignore rien. C'est lui qui voit, c'est lui qui sait. Il rit +du juge, il défie l'avocat et sa compassion railleuse insulte à la +victime. + +Oui, le crime est savant, le crime est prudent. De nos jours, il va à +l'école. Des gens se rencontrent qui dépensent à faire leur cours de +crimes autant de volonté, autant d'assiduité que nous mettons de +mollesse et de paresse à suivre notre cours de droit. + +Ils connaissent mieux que nous ce que nous connaissons, et nous ne +savons rien de ce qu'ils savent. + +Dans notre sac, il n'y a qu'un tour. Aussitôt qu'un accusé est sous +notre main, aussitôt qu'une série de preuves ou de vraisemblances nous +indique _qu'il y a lieu de suivre_, un singulier phénomène s'opère en +nous, magistrats insuffisants, amenés à la routine par la paresse. + +Nous voulons bien nous efforcer, mais nous ne voulons rien perdre de +notre premier effort. + +Le commencement de notre besogne est sacré, nous élevons un autel à +notre peine, qu'elle ait enfanté la vérité ou l'erreur. + +Il est à nous ce travail. Nous défendons qu'on y touche. + +Le seul moyen de ne perdre aucune parcelle de nos efforts, c'est d'en +consacrer provisoirement le résultat bon ou mauvais. Ainsi faisons-nous. +Par je ne sais quel travail de chimie intellectuelle, deux choses +absolument opposées se mêlent en nous et se confondent. Nous faisons de +l'hypothèse une réalité pour dormir dessus. Nous avons dit d'abord: +supposons que l'accusé soit coupable. Voilà bientôt un point réglé. Il +n'y a que le subjonctif à remplacer par l'indicatif: _L'accusé est +coupable._ + +Or, un coupable est nécessairement retors. + +Et voilà comme quoi ma pauvre petite Jeanne a un système! + +Chaque profession a son écueil. C'est ici l'écueil du juge, chargé d'une +instruction criminelle. + +Dès qu'on s'est dit en désignant un être humain: voici le coupable, la +conscience est entraînée sur une pente terrible. + +Comme nous avons consenti à tout voir au travers d'un certain milieu qui +est notre hypothèse même, élevée à la hauteur d'un fait, toutes choses +prennent pour nous la couleur de ce fait. + +Nous avons mis au-devant de nos yeux des lunettes vertes, bleues ou +jaunes, nous voyons tout jaune, bleu ou vert. + +Les faits se façonnent: ils entrent par le trou qu'on leur ouvre, ils se +groupent dans le moule qu'on leur présente.... + +Et tout cela de bonne foi, Geoffroy, voilà le grand, le vrai malheur. Je +n'ai jamais rencontré dans ma vie un seul juge qui fût de mauvaise foi. +S'il en est, j'affirme qu'ils sont très rares. + +Mais ceux qui ne savent pas et qui ne peuvent pas sont nombreux. Or, le +crime est là d'un côté, la Société, de l'autre. La Société paye le juge +pour la garder contre le crime. + +Pour chaque crime elle a droit à un coupable. + +Ils savent cela, les autres licenciés, les autres docteurs, ceux qui, au +Moyen âge, écoutaient les professeurs de la Cour des Miracles. Crois-tu +donc bonnement, Geoffroy, qu'une institution comme la Cour des Miracles +puisse jamais tomber? Elle s'est transformée comme l'Université, mais +elle existe. + +Elle ne mourra pas plus que l'Université. Les grandes choses ne meurent +jamais, surtout les choses gothiques. Certes, on ne passe plus sa thèse +à l'école du grand Coësre d'Égypte en dévalisant un mannequin garni de +clochettes, mais c'est qu'on fait mieux. Il y a de hautes études. +Quelque part, à de mystérieuses profondeurs, le vol a ses conférenciers, +l'assassinat ses philosophes. Pas de paresse ici! On étudie pour sa +peau. + +Jamais Toullier ni Delvincourt ne furent écoutés comme les maîtres de +cette faculté redoutable où s'enseigne l'envers de la loi. + +Ils sont forts, ils sont habiles, ils sont hardis, ils jouent du code +comme Liszt pétrissait l'ivoire de son piano. Rien ne les arrête +puisqu'ils ne croient à rien. Ils se sont dit, tout comme les autres: Il +faut un coupable. Ils en font un--qu'ils tendent aux autres au bout +d'une ficelle. Et les autres mordent à l'hameçon. + +Geoffroy, parlerais-je ainsi si je n'avais pas intérêt? Aurais-je parlé +ainsi hier? + +J'ai dépouillé la robe du juge. La femme que j'aime au-dessus de tout en +ce monde est une accusée. Puis-je être impartial?... Quand j'étais +magistrat, j'ai fait de mon mieux, toujours. Je pense que mes collègues +sont de même. + +Seulement, ce pauvre être sans défense, Jeanne, ils disent qu'elle a un +système! quelque chose en moi s'est révolté. Qu'on la charge, qu'on +l'accable, tout est possible excepté l'impossible. L'impossible, c'est +que Jeanne ait un système! + +Elle m'a accueilli ce matin d'un air tout pensif. C'est à peine si elle +m'a demandé de mes nouvelles. + +--Lucien, je voudrais savoir une chose: Qu'est-ce que c'est qu'un +système? + +J'ai senti froid dans mon sang, parce que je me suis dit: Si elle osait +leur faire une question de ce genre, comme ils crieraient à +l'hypocrisie! Je lui ai expliqué ce qu'on entend par système quand on +est juge d'instruction. Elle a réfléchi. + +--Est-ce que je ferais mieux d'en avoir un? m'a-t-elle demandé. + +J'ai repris ma place d'hier, et sa tête est revenue sur mon épaule. + +Mais elle n'était plus si gaie. Il y avait de gros embarras dans sa +chère petite cervelle. + +--Enfin, a-t-elle répété plusieurs fois, enfin, ils me croient donc +vraiment capable de cela! + +J'ai répondu la première fois, et c'était la première fois aussi que +j'essayais de savoir d'elle quelque chose ayant trait au procès: + +--Qu'est-ce que cela nous fait, puisque tu n'étais même pas à Paris au +moment où le meurtre a été commis? + +--Mais si fait! s'est-elle écriée. Tu ne te souviens pas bien. Nous +étions venues pour les affaires de pauvre papa. Et ce fut pendant ce +voyage qu'on me vola mes ciseaux dans mon vieux nécessaire. Je leur ai +dit cela. M. Cressonneau a souri, et le greffier aussi. Je n'aime pas +quand ils sourient.... + +--Jeanne, lui ai-je dit, mon bon petit amour, je vais t'interroger, moi +aussi, parce qu'il faut que je sache bien tout pour te défendre. Veux-tu +me répondre? + +--C'est donc vrai, alors! s'est-elle écriée. J'irai-là! avec des +gendarmes! maman aurait voulu venir avec moi. Ah! je suis contente +qu'elle soit morte! + +Elle n'aurait pas pleuré, je crois, car elle est brave plus que je ne +puis le dire. Mais ses larmes sont venues quand elle a vu les miennes +couler. + +Elle a essuyé mes yeux avec son mouchoir. + +--Eh bien, après! s'il faut aller, j'irai. Tu seras-là. Mon Dieu! comme +je te fais du chagrin! + +J'ai poursuivi mon interrogatoire: + +--Jeanne, tu ne connaissais pas du tout le comte Albert de Rochecotte, +n'est-ce pas? + +--Si, Lucien, je l'avais vu une fois quand pauvre maman me mena à +l'Opéra. Notre cousin Rochecotte était là avec papa et des dames. Il me +parut qu'ils se moquaient de papa, comme s'ils le trouvaient trop vieux +pour être avec eux. Il y avait d'autres jeunes gens. + +--Et Albert te vit-il? + +--Oh! non, Maman et moi nous nous mîmes dans un endroit sombre. Maman +était fâchée d'être venue. + +--Remarquas-tu la dame qui était avec Albert? + +--Quand maman me le montra, elle me dit: «C'est le beau, celui qui est +tout seul.» Il n'avait pas de dame avec lui. + +--Tu es bien sûre de cela Jeanne? + +Une nuance rosée vint à ses joues pendant qu'elle réprimait un sourire +espiègle. + +--Bien sûre, répondit-elle, puisque la dame que papa avait amenée était +pour le comte Albert. + +--Toute jeune, celle-là, n'est-ce pas, Jeanne? + +--Mais du tout. Une grande brune, très belle, trop forte, et qui +paraissait bien près de ses trente ans. Ce n'était pas Fanchette. Je +repris: + +--Jeanne, veux-tu me dire l'histoire de ton enfance? + +--Je veux bien, mais elle n'a pas beaucoup d'histoire, mon enfance. Nous +habitions une grande maison de campagne, presque un château, près de +Dieppe. Notre plus proche voisin était le marquis de Chambray qu'Olympe +épousa plus tard. + +--Te souviens-tu bien d'Olympe en ce temps-là. + +--Non, très peu. J'entendais dire qu'il n'y avait rien de si beau +qu'elle, mais elle était trop grande pour moi. + +Nous vivions comme des riches, seulement il arrivait du matin au soir +des gens qui voulaient être payés. + +Pauvre papa n'était pas méchant, au moins. Il ne grondait jamais maman +que pour avoir de l'argent. Maman l'aimait bien. Une fois pourtant, elle +se fâcha contre lui. Cela m'est resté. Je la trouvais trop sévère. +Pauvre papa s'en alla, et maman ne mit plus jamais son cachemire de +l'Inde. + +--En s'en allant, le baron l'avait emporté? + +--Oui, et les bracelets, avec la broche et les boucles d'oreilles. Maman +m'a dit depuis que c'était à lui, tout cela, et qu'il n'avait pas volé. + +--Mais qu'avait-il fait pour fâcher ta chère mère? + +--Dame... nous ne pûmes pas rester dans le pays. + +--Où allâtes-vous, Jeanne? + +--Partout. J'étais encore bien petite. J'ai été dans plus de dix +pensions à la queue leu leu. Pauvre papa venait toujours, et alors nous +partions. + +--Tu étais déjà grande quand vous vîntes au Bois-Biot? + +--Oh! bien grande. Ce fut quinze jours après notre arrivée que pauvre +maman me dit: «Il y a ici un jeune substitut qui est notre ennemi.» +Sais-tu que je te détestais? c'est pauvre maman qui t'excusa près de moi +quand tu nous eus fait condamner. Et puis je te vis, et puis je t'aimai. + +Je l'attirai contre mon coeur. + +Nous n'en avons pas dit plus long pour aujourd'hui. + +Je saurai tout en l'interrogeant ainsi petit à petit. + +En la quittant, aujourd'hui, j'ai salué une soeur dans le corridor; elle +m'a dit: + +--C'est véritablement une enfant. Est-il vrai, Monsieur, que vous ayez +possibilité d'établir un alibi? + +J'ai répondu non. + +La soeur a secoué la tête. + +--On annonce que ce sera la troisième affaire de la session, a-t-elle +ajouté. Probablement le 17 ou le 18 octobre. Nous ne sommes pas dans les +secrets de Dieu, Monsieur, mais je prie pour vous deux tous les matins +et tous les soirs. + +--Eh bien? et cet alibi! m'a demandé la femme du concierge. + +Là-bas, le mot _alibi_ jouit d'une grande popularité. Je n'ai pas cru +devoir être aussi explicite qu'avec la soeur. J'ai répondu: + +--Nous avons bonne espérance. + +--Bravo! mais vous feriez peut-être bien de prendre avec vous, pour vous +aider, un de nos messieurs à la mode. Ça enlève une histoire. Un jury et +une crêpe, voyez-vous, c'est deux choses qui se retournent sur le feu. + +Je te l'ai dit, Geoffroy, on est très bon pour nous. + + +Pièce numéro 94 + +(Anonyme. Écriture inconnue.) + +Paris, 30 septembre. + +_À M. L. Thibaut, avocat._ + +Une personne à qui M. Thibaut a fait du bien pendant qu'il était juge, +désire lui rendre la pareille. + +La personne est placée de telle façon qu'elle peut affirmer à coup sûr +que l'accusée Jeanne P., innocente ou coupable est condamnée d'avance. +Plus M. Thibaut étudiera l'affaire, plus il partagera cette malheureuse +conviction. En ce moment les recours en grâce n'ont aucune chance. + +La personne pense qu'une évasion ne serait pas impossible dans les +conditions où se trouve l'accusée Jeanne P. La question des frais ne +devra pas arrêter M. Thibaut. + +M. Thibaut pourrait faire tenir sa réponse d'une manière sûre à la +personne en employant le moyen suivant: + +Écrire une lettre d'avance, aller à Notre-Dame-des-Victoires demain +dimanche à huit heures du soir: se servir de la lettre pour envelopper +une pièce de monnaie, et la jeter dans la bourse de la quêteuse qui se +tiendra à la porte de gauche en entrant. Bien entendre _la porte de +gauche,_ c'est-à-dire la plus voisine du passage des Petits-Pères. Il +serait peut-être encore temps le dimanche suivant, mais des heures +précieuses auraient été perdues. + + +Pièce numéro 95 + +(Écriture de Lucien, sans signature.) + +1er octobre. + +Non, il n'est pas possible que la vérité reste ainsi enfouie! + +Ce sont d'honnêtes gens, Geoffroy. Ils se couperaient les deux mains +avant d'accomplir ce crime horrible qui s'appelle un meurtre judiciaire. + +Je les éclairerai, je ferai passer dans leur esprit la lumière qui +éblouit le mien. Ce doit être facile. + +Une évasion! jamais! je flaire un piège. Et puis, une évasion est un +aveu. Jeanne ne doit pas avouer puisque Jeanne n'est pas coupable. + +Les vois-tu autour de nous, dans le noir, ces misérables qui ne trouvent +pas suffisant le mal qu'ils nous ont déjà fait? + +Je l'ai bien dit: ce sont des docteurs. Ils ont passé tous leurs +examens. Ils savent le mal comme aucun de nous ne sait le bien. + +Quel est leur but? Je l'ai cherché. Chez eux, il n'y a jamais deux +mobiles. Toujours le même: l'argent. Il y a quelque part une montagne +d'argent qui a déjà tué Rochecotte, et qui va me tuer ma petite Jeanne. + +Oh! qu'ils le prennent, cet argent maudit! Qu'en a-t-elle besoin? +Aujourd'hui, je l'ai interrogée au sujet de cette succession qui est, +pour moi son malheur. Je croyais qu'elle allait me répondre: «Je ne sais +pas.» + +Mais ici, comme pour sa présence à Paris à l'époque du meurtre, comme +aussi pour le fait de s'être rencontrée au moins une fois avec Albert de +Rochecotte, sa réponse a trompé mon espoir. + +Elle sait. C'était une de leurs naïves gaietés entre la mère et la +fille: aux heures de misère, elles se moquaient souvent de leurs +millions à venir. + +Elles n'y croyaient pas, mais elles savaient. + +Et le vieux baron faisait mieux que savoir. Parmi ses dettes il y en +avait bon nombre de contractées à intérêts exorbitants qui étaient +garanties par ses droits éventuels à la succession du dernier vivant de +la tontine. + +Mais que prouve cela? s'ils sont des hommes, s'ils sont des juges, ils +verront bien avec moi la toile d'araignée où l'on a pris cette pauvre +petite mouche. Les fils en sont déliés, c'est vrai, les rets ont été +fabriqués par un ouvrier-maître, mais enfin il y a des fils, je les ai +dans ma main et je les montre. + +Le plus apparent, c'est celui qui a coûté la plus grande dépense +d'habileté. + +Il ne faut pas trop bien faire. + +C'est là le défaut des docteurs. + +Le détail des ciseaux est _trop bien fait_. À lui tout seul il forme un +roman. + +C'est une boîte à ouvrage de la fabrique de Samuel Worms, +Londres-Birmingham, que la mère de Mme Péry avait rapportée de +l'émigration. Selon l'accusation, Jeanne aurait pris les ciseaux de +cette boîte, le jour du meurtre, et s'en serait servie pour assassiner +Albert de Rochecotte pendant son sommeil. + +Car une petite fille ne tue pas un grand et fort jeune homme avec une +mignonne paire de ciseaux, quand il a l'usage de ses facultés et de ses +mouvements. + +Tu connaissais Albert aussi bien que moi. À ton idée, combien aurait-il +fallu de fillettes pour avoir la fin de lui? De fillettes comme Jeanne? + +Il parait établi, d'après l'accusation, qu'un narcotique avait été versé +soit dans le vin d'Albert, soit dans son café, et qu'il s'était endormi +après le dessert. + +Mais je dis, moi, que cette circonstance même étant admise, on ne tue +pas avec des petits ciseaux,--à moins d'avoir une raison pour cela. + +Et la raison, la voici: elle appartient au docteur ès-crimes, la raison! + +La raison, c'est qu'il fallait faire retomber le meurtre sur une jeune +fille. + +Suis bien: une paire de ciseaux, c'est une arme de jeune fille. + +Tout le monde a dit cela, dès le début. + +C'est la comédie.--Voici la réalité: les ciseaux sont volés dans la +boîte à ouvrage de Jeanne, précisément pour que la comédie puisse avoir +lieu. + +Par qui, volés? + +Est-ce que je sais? Par Louaisot, si Louaisot est le docteur ès-crimes? + +Cependant Louaisot n'est pas héritier. Non. Mais il connaît un héritier. + +Souviens-toi de la personne pour laquelle il me quitta, le jour où il me +vendit le talisman. + +La femme au codicille était là. Elle est héritière, elle!... + +Je me suis arrêté, Geoffroy, c'est du délire. Je ne voulais assurément +rien dire de tout cela. Ne crois pas que je le pense. Est-ce ma folie +qui me prend? + +Je veux finir mon raisonnement et mon histoire. J'aurai le temps avant +ma crise. + +Les ciseaux sont volés, voilà le fait certain. Où? dans la chambre vide +où est morte la pauvre jeune mère. Personne ne défend plus cet asile. +Mme Péry est au cimetière et Jeanne au couvent de la +Sainte-Espérance. + +Volés par qui? je répète la question. + +Par celui ou par celle qui va s'en servir au restaurant du +Point-du-Jour. + +Par Fanchette, si tu veux, car elle existe, après tout, cette Fanchette, +puisque Rochecotte avait une maîtresse, et que cette maîtresse n'était +pas Jeanne. + +L'accusation dit le contraire. Il faudra qu'elle le prouve.... + +Le meurtre est accompli. Les ciseaux restent au pouvoir de l'accusation. + +Que devient la boîte? + +La boîte est vendue avec le pauvre mobilier. On n'entendra plus jamais +parler de cette boîte, achetée à l'encan, comme le reste par des juifs +inconnus. + +Voilà le vrai. Cela aurait dû être ainsi. + +Mais la comédie judiciaire a besoin de la boîte, la boîte reparaîtra. + +Tu te souviens, quand Jeanne retourna au Bois-Biot en sortant de mon +cabinet de toilette? Elle trouva dans sa chambre une surprise. Elle +croyait, la pauvre chérie, que j'avais eu cette attention délicate de +racheter le petit meuble de famille: son cher nécessaire dont sa mère et +son aïeule s'étaient servies avant elle. + +Ce n'était pas moi qui avais eu cette attention délicate. + +Quelqu'un avait racheté la boîte à ouvrage tout exprès pour que les +badauds pussent dire, après l'arrestation de Jeanne et au moment de la +perquisition: _le doigt de Dieu est là_! + +Et ils n'ont pas manqué de le dire, les badauds! C'est ici la maîtresse +preuve et le principal témoin. L'affaire s'appelait déjà l'_Affaire des +ciseaux_. + +Un vrai docteur ès-crime mêle toujours à sa combinaison un élément de +gros drame--pour le public. + +Car le public est juge d'instruction aussi. Et l'histoire des pesées que +la foule opère sur la conviction du vrai juge serait une longue suite de +pages en deuil. + +Je crois au doigt de Dieu. Il m'est arrivé de le voir en ma vie. Le +doigt de Dieu n'est pas fait ainsi. + +Le doigt de Dieu, c'est la foudre. Le doigt de Dieu ne monte pas +péniblement, une à une, les pièces d'une misérable mécanique. + +C'est le doigt du démon ici. Je me lèverai seul contre tous et je leur +prouverai cela! + +Désormais, je vois ma cause si claire qu'il me suffira d'ouvrir la +bouche pour dissiper les ténèbres. J'ai grandi avec la nécessité. Je +suis éloquent, je suis fort. Je ne me reconnais plus moi-même. Ils +trembleront devant moi. Leur prétendue vérité qui n'est que mensonge et +artifice.... + +_Note de Geoffroy_.--L'écriture devenait subitement illisible. + + +Pièce numéro 96 + +(Écriture de Lucien altérée et méconnaissable. Sans date.) + +M. L. Thibaut a toujours eu des sentiments d'estime et même de respect +pour la magistrature française. Depuis qu'il fait partie du barreau +cette opinion n'a pas changé. Sa position particulière est difficile. Sa +santé n'est pas bonne. Depuis sa maladie, il se laisse aller à des +mouvements de violence qu'il déplore ensuite. + +Mais M. Geoffroy de R. peut être tranquille. Cet état de fièvre +s'explique par beaucoup de souffrances. Il n'est pas incompatible avec +la mission que M. L. Thibaut a sollicitée, obtenue et acceptée. L'étude +de sa cause est le travail de ses jours et de ses nuits. Sa jeune et +malheureuse cliente sera bien défendue. + + +Pièce numéro 97 + +(Écriture ordinaire de Lucien. Sans signature.) Dimanche. + +J'ai eu ma crise. J'en laisse ici la marque. + +Mes crises sont plus rares et moins fortes. Celle-ci n'a pas duré plus +d'une heure et ne m'a laissé qu'un peu de fatigue. J'ai bien dormi cette +nuit. Jeanne a été à la messe, ce matin. Pauvre chérie! c'est elle qui +dit cela. La soeur lui a prêté un paroissien et elles ont prié ensemble +dans la cellule. Cette soeur est une douce sainte. Je la vois souvent +triste. Quand elle sourit, elle est jeune et très belle. + +Jeanne était toute gaie. Elle ne voulait pas causer de l'affaire. Nous +apercevions sur le mur qui fait face un rayon du beau soleil d'octobre. + +Notre haie du Bois-Biot doit être riante, ce matin. On a sans doute +labouré les deux champs. Celui où passe le sentier qui descend à la +ferme a de grands pommiers qui doivent perdre leurs feuilles. + +--Je parie, m'a dit Jeanne, que les enfants sont sous notre châtaignier +à abattre des châtaignes. + +--Il faut travailler, Jeanne, ma petite Jeanne. Les jours passent, et +mon plaidoyer n'est pas achevé. Elle s'est assise auprès de moi. Elle a +mis sa blonde tête à sa place, sur mon coeur. + +--Eh bien, travaillons, Lucien, mon mari. Elle sait que ce mot-là me +rend heureux. + +--L'année dernière, reprit-elle, à cette époque-ci, il faisait froid. +Pauvre maman et moi nous nous levâmes de bon matin pour porter du +bouillon au vieux Jean Étienne qui avait gagné les fièvres à la battée. +Les prés étaient déjà tout blancs... mais travaille donc, Lucien, +puisque tu veux travailler! + +--À quelle date furent volés tes ciseaux, Jeanne? + +--Je ne m'en aperçus peut-être pas tout de suite. Je brodais si peu! Je +passais mes jours auprès du lit de pauvre maman; elle voulait toujours +mes mains dans les siennes. Il me semble bien que ce fut le jour où le +Dr Schontz t'écrivit de venir. + +--L'avant veille de?... + +--Oui. Oh! tu peux bien dire de la mort. Maman ne m'a pas quittée. Elle +vient toutes les nuits.... Ce jour-là, je voulus prendre mes ciseaux +pour arranger une de ses camisoles de malade. Je ne les trouvai plus. + +--Qui vous servait alors? + +--Une femme de ménage. Nous n'avions plus de domestique. + +--Et tu rachetas d'autres ciseaux? quand? + +--À l'instant même. J'envoyai la femme de ménage en lui disant d'en +prendre à bon marché. Maman était en train de me parler de toi. Cent +fois par jour, elle prenait la résolution de ne plus prononcer ton nom. +Et elle me défendait bien doucement de penser à toi. Mais ton nom +revenait toujours, toujours. + +--Est-ce que tu emportas la boîte à ouvrage avec toi au couvent? + +--Tu sais bien que non, puisque tu me la rendis à Yvetot. + +--Ce ne fut pas moi. Jeanne. + +--Qui donc aurait songé à me faire plaisir? + +Elle a de ces mots là qui me navrent tout en faisant que son innocence +est pour moi plus claire que l'évidence. S'ils l'interrogeaient +au-dehors de leur parti pris... mais leur siège est fait. Je connais +cela. + +Moi, je tâche de savoir, je fouille les détails, je fais la chasse aux +dates. + +Certain que je suis de l'impossibilité du fait principal, je crois à +chaque instant qu'un fait accessoire va venir appuyer ma thèse, ou +plutôt lui fournir un point de départ tangible, qu'on puisse prendre en +main et présenter à la discussion. + +Mon espoir est sans cesse trompé. Tout se groupe contre moi. Est-ce le +hasard? Est-ce la perfection même de ce travail diabolique que je +suppose accompli par un scélérat parvenu au _summum_ de la science +criminelle? + +J'ai été chez Nadar. J'ai acquis la certitude que les épreuves +photographiques ont été livrées le jour même du crime. Il est donc +naturel que Fanchette les eût sur elle au restaurant. + +Qu'espérais-je en prenant ce renseignement? En vérité, je ne saurais le +dire. + +J'ai demandé au commis à qui il avait livré les épreuves. Il m'a +répondu: à la personne elle-même. + +Dès que l'esprit trouve une voie par où s'échapper dans un champ +d'hypothèses nouvelles, un obstacle sort de terre: un rempart d'acier: +le témoignage de Jeanne elle-même. + +Car il est certain qu'une idée s'obstine en moi, depuis qu'elle y est +née. Je cherche Fanchette.--Peut-être sont-elles deux.... + +Mais alors tous ces témoins qui ont reconnu la photographie! car tous +l'ont reconnue. Tous et moi-même! + +Et Jeanne déclare qu'elle a posé! + +Il y a pourtant une circonstance. Dans la lettre où Jeanne me racontait +sa sortie du couvent de la Sainte-Espérance, tu dois te souvenir de ce +détail: _on lui avait fait changer d'habits_.... + +Elle ne m'aide pas. Je ne peux pas dire qu'elle ne se doute de rien, +puisqu'elle sait tout. Elle sait absolument ce dont on l'accuse et ce +qui la menace. Mais elle ne tient état de rien. On dirait qu'elle fait +un mauvais rêve,--et qu'elle n'y croit pas. Tout doit disparaître au +réveil. + +C'est avec une résignation fatiguée qu'elle répond à mes inutiles +interrogatoires. Dès qu'elle le peut, elle se réfugie dans les souvenirs +de sa mère et dans la mémoire de nos jeunes amours. Elle me l'a dit une +fois: «Qu'est-ce que cela fait puisque ce n'est pas moi?» C'est bien le +mot de l'enfant qui laisse à Dieu le soin de garder son sommeil. +Qu'est-ce que cela fait? + +On pourrait amonceler bien plus de calomnies encore et serrer le réseau +des ruses savamment nouées, certes, l'oeil de Dieu passe au travers de +tout cela. Mais nous sommes devant des juges qui sont hommes. + +Geoffroy, j'ai peur. La gaieté de Jeanne et son insouciance me font mal +horriblement. Tout éveillé, j'ai des rêves qui me la montrent condamnée. +Je repousse cependant l'idée d'une évasion. C'était aujourd'hui qu'on +m'avait donné rendez-vous à l'église Notre-Dame-des-Victoires. Je n'irai +pas. + + +Pièce numéro 97 bis + +(Écrit par Lucien.) + +Chaque fois que j'interroge Jeanne, je perds un espoir. Ne l'ayant +jamais vue qu'au Bois-Biot, pour moi, elle et sa mère étaient des +habitantes de la campagne d'Yvetot.--ce qui rendait matériellement +impossibles les relations suivies entre elle et Rochecotte. + +Cela n'influait en rien sur ma conviction qui existe indépendamment de +tout, mais cela me fournissait des armes. + +De loin, je voyais une foule d'obstacles matériels entre elle et le +crime. + +De près, je ne vous plus rien. Elle n'est plus gardée que par ma foi +profonde. + +En réalité, c'étaient deux pauvres créatures errantes. Elles venaient +d'arriver au Bois-Biot quand je les y rencontrai. Elles étaient là pour +le procès que je leur fis perdre. Elles vivaient d'ordinaire à Paris où +la misère se cache aisément. + +Elles travaillaient de leurs mains. + +Elles vivaient dans la position exacte où M. Cressonneau aîné doit voir +celle dont le pauvre Albert disait: «On n'épouse pas Fanchette!» + +Restait la lettre de ce même Albert, celle où il m'affirmait ne pas +connaître sa cousine Jeanne Péry. + +Mais cette lettre laissait voir des répugnances qui avaient pu porter +Jeanne à prendre un masque--pour s'approcher de lui. + +Aux yeux de Cressonneau, cette lettre devait précisément expliquer +pourquoi la maîtresse de Rochecotte ne s'appelait pas Jeanne, mais bien +Fanchette! + +On en trouverait des traces, d'ailleurs, de cette Fanchette, à moins que +la terre ne se fût ouverte pour l'engloutir! + +Jeanne dit: «Il faut bien qu'il y ait contre moi des apparences, mon +pauvre Lucien chéri, sans cela, ils ne m'auraient pas mise en prison.» + +Et elle prend mes deux mains qu'elle appuie sur son coeur en appelant +mon regard sur ses yeux, qui laissent voir le fond de son âme. + +Pendant que nous restons ainsi, les heures s'écoulent. + +Je me vois au banc de la défense. Le jury me regarde et m'écoute. +L'auditoire attend. + +Dirai-je à tous ceux-là: elle est innocente précisément parce qu'elle +vous paraît coupable? Il n'y a ici que mes yeux pour ne point porter le +bandeau qui aveugle tous vos regards? Vous subissez l'influence d'un +mauvais génie.... + +C'est l'exacte vérité, Geoffroy, mais on ne plaide pas ces mystiques +visées. Je passe déjà pour avoir le cerveau frappé. On me taxerait +d'incurable folie. + +Et le ministère public viendrait, les mains pleines de preuves +mathématiques. Il jouerait avec les dates qui sont pour lui: il +s'appuierait sur un ensemble concordant de témoignages.... + +L'entends-tu? moi, il me semble que j'y suis, et que tout mon sang est +parti de mes veines! + +Voilà ce qu'il dira: + +--Messieurs les jurés, malheureusement, ma tâche est trop facile. +Laissant de côté les antécédents de l'accusée et ceux de sa famille, qui +militeraient contre elle, j'arrive tout de suite aux faits de la cause. +(Ici, le récit du crime.) Depuis que j'ai l'honneur de porter la robe, +il ne m'était pas encore arrivé de rencontrer une cause où l'ensemble +des circonstances produisit une somme d'évidences, équivalente au +flagrant délit. + +Voici une jeune fille qui est la cousine et l'héritière d'un jeune +homme, au point de vue d'une immense succession à échoir. Cette jeune +fille se rapproche du jeune homme sous un faux nom; sous un faux nom, +elle devient sa maîtresse.--et le jeune homme est assassiné. + +Le jeune homme était de ceux qu'on aime, noble, brillant et beau. La +jeune fille eût consenti à partager: elle se fût contentée du mariage. +Mais le jeune homme avait conservé assez de sens moral pour ne pas +choisir sa femme là où il avait pris sa maîtresse. Il était sur le point +d'épouser une jeune personne pure par elle-même et par sa famille, «On +n'épouse pas Fanchette!» disait-il souvent au rapport des témoins. +Fanchette est jalouse, elle parle de vengeance.--et le jeune homme est +assassiné. + +Comment est-il assassiné? Fanchette avait perdu sa mère. Une main +secourable la place dans une maison pieuse. Va-t-elle dire à +l'accusation: «À l'heure du crime je pleurais au pied des autels»?... +Non, il y avait sept jours qu'elle s'était évadée du couvent de la +Sainte-Espérance quand le jeune homme a été assassiné. + +Elle est faible, le jeune homme était fort. On a trouvé sous la table de +l'orgie un flacon de substance narcotique, destiné à égaliser les +forces. + +Et comme Fanchette était troublée, en sortant le flacon de sa poche, +elle a laissé tomber deux objets: + +Un paquet de cartes photographiées représentant Mlle Jeanne Péry. + +Un mouchoir taché de rouge aux initiales de Mlle Jeanne Péry. + +Est-ce tout? Non. Et déjà, cependant, ne peut-on pas dire que le +flagrant délit existe? + +Mais il y a autre chose; je n'ai pas parlé de l'arme qui a servi pour +commettre le crime. + +Fanchette est de famille noble. Ses ancêtres avaient émigré en +Angleterre à l'époque de notre glorieuse révolution. De l'émigration, +son aïeule avait rapporté une boîte à ouvrage ou nécessaire, de +fabrication anglaise et remarquable en ceci que toutes les pièces en +étaient burinées au même signe. Ai-je dit Fanchette? C'est Mlle +Jeanne Péry qu'il fallait dire. + +Fanchette, en effet, et voilà l'étonnant, a accompli son oeuvre +effroyable, un meurtre ayant nécessité plus de vingt blessures, avec les +ciseaux de Mlle Jeanne Péry comme elle lui avait déjà emprunté son +mouchoir et ses photographies! + +Et quand la justice, égarée par ce nom de Fanchette, est arrivée enfin +chez Mlle Jeanne Péry, qui venait, par un déplorable hasard, de +changer son nom contre un autre jusqu'alors universellement estimé, la +justice a trouvé chez elle Mlle Jeanne Péry, la propriétaire du +mouchoir de Fanchette, l'original du portrait de Fanchette et la boîte à +ouvrage de fabrique anglaise où manquaient les ciseaux, arme révoltante, +qui a servi au meurtre accompli par Fanchette! + + +Pièce numéro 98 + +(Écriture de Lucien.) + +Dimanche, 9 heures du soir. + +Je suis sorti: j'étouffais. J'ignore quel est l'avocat général qui +prendra la parole dans ce procès, mais je l'ai entendu d'avance. + +Il a tout cela à dire. Il en dira peut-être plus, il n'en dira pas +moins. + +C'est trop de preuves, n'est-ce pas, réponds franc? Pour toi qui es de +sang-froid, pour toi qui est un homme du monde, pour toi qui es parmi +les délicats, c'est trop! + +Je suis sûr que tu t'es déjà dit: le but est dépassé. + +Eh bien! non! le docteur ès-crimes connaît son monde. Il sait que le +public et les juges seront d'accord ici. Après ce festin de preuves, +après cette curée de témoignages accablants, s'il prenait envie au +docteur ès-crimes de leur servir encore quelque grosse pièce, ils +l'avaleraient du même appétit. + +La cour d'assises est une bête insatiable, et le public est plus affamé +qu'elle. + +Ne crois pas que je récrimine ou que j'insulte. Je suis brisé, je suis +anéanti. Je vais te montrer d'un mot ce qui reste de moi: à leur place, +je penserais peut-être comme eux! + +Une machine créée dans le but exprès de trouver des coupables ne peut +pas produire d'autre fonctionnement que celui-là. + +Souviens-toi qu'il y a eu un examen préparatoire, et qu'une voix +autorisée a déjà dit: il y a lieu de suivre.... + +Nous sommes perdus, Geoffroy. Il faudrait un miracle rien que pour nous +obtenir des circonstances atténuantes. Le coeur me manque.... + +J'ai été regarder la Seine couler, mais je ne veux pas mourir avant +Jeanne. + +Deux fois, je suis revenu vers l'église Notre-Dame-des-Victoires. À quoi +bon entrer? + +Une évasion de la Conciergerie! Tu connais la prison. C'est purement un +rêve ou un leurre. D'ailleurs, je ne veux pas d'évasion. + +Et Jeanne! Est-ce que Jeanne consentirait jamais à une évasion! + +Ce n'est pas qu'elle soit gardée aussi étroitement qu'au début. Elle +n'est plus au secret. La soeur l'aime et les employés de la prison la +protègent.... + +La troisième fois, je suis entré dans l'église--par la porte de droite. +C'est à la porte de gauche que la quêteuse devait m'attendre. + +Ceux qui prient sont bien heureux. Les murs de l'église disparaissent +sous les _ex-voto_ de marbre qui disent merci à la Vierge pour une grâce +accordée. Il y en a des milliers et des milliers. Tous ceux-là étaient +aux abois. Ils ont crié à l'aide. L'aide est descendue du ciel. C'est +vrai, puisqu'ils remercient. J'ai eu l'idée de faire un voeu, moi aussi. +Que donnerais-je! Tout, et ma vie!... L'église était pleine. Je me suis +agenouillé derrière un pilier. Le chant des orgues me fendait le coeur. +J'ai traversé le bas de la nef. Mon regard a glissé jusqu'à la quêteuse: +Une femme en deuil dont le visage disparaissait entièrement sous son +voile. Je ne puis dire que j'ai cru reconnaître Olympe. Mais le nom +d'Olympe est tombé dans ma pensée, et j'ai pris la fuite. + +Geoffroy, comment serait-il possible de s'évader de la Conciergerie? Et +quel moyen prendre pour amener Jeanne à consentir? + +Et moi? Est-ce que je pourrais me résoudre à cela? + +J'ai passé une terrible nuit. J'ai vu la cour d'assises en rêve. Tous +ceux qui viennent là se chauffer ou se divertir étaient à leur poste. +Sous le crucifix, les robes rouges siégeaient. Les jurés regardaient +avec un étonnement plein d'horreur une enfant--Jeanne me paraissait +toute petite--qui essayait de se cacher au banc des accusés. + +Moi, j'avais aussi ma robe. Et je faisais des efforts sans nom pour +porter haut ma tête qui me pesait comme un fardeau de plomb. + +C'était vaste, cette salle, c'était immense, cette foule. + +Les juges écarlates me semblaient d'une taille surhumaine. + +Tout était grand, presque colossal,--excepté Jeanne, pauvre petite +chérie, qui rapetissait devant ces ennemis géants! + +On s'agitait sans accomplir aucun des actes réglementaires qui +constituent une séance, mais la séance allait tout de même. J'entendais +autour de moi un murmure d'une profondeur inouïe qui m'enveloppait de +ces mots: + +--Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux! + +Et de temps en temps une voix éclatait, criant: + +--Elle a tué son amant! + +Il y avait des rires qui grinçaient: + +--Et c'est son mari qui va la défendre.... + +Ma mère et mes soeurs étaient là; elles se détournaient de moi. + +À côté de ma mère, je voyais un visage de marbre, blême, mais rayonnant +de lueurs étranges et qui rejetait Jeanne dans un abîme de nuit.... La +bouche d'Olympe ne s'ouvrait pas; aucun son ne s'échappait de ses +lèvres, et pourtant je l'entendais qui me disait: + +--Comment trouvez-vous que je me venge! + +Tout à coup, il y eut un grand mouvement. Quelque chose de long était +sur l'estrade au devant des juges. Cela s'ouvrit. Albert de Rochecotte +était couché, la tête dans ses cheveux blonds épars. + +--Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux! + +--Comme il était beau! + +--Et si jeune! + +--Elle a tué son amant, son amant, son amant! + +--Et voilà son mari qui parle pour elle! + +Jamais je n'entendrai plus ce silence effrayant. Tous les bruits étaient +morts. On m'écoutait. Je parlais. L'attention de cette foule muette +m'écrasait comme le poids d'un monde. Je parlais, mais comment dire +cela? ma parole était muette aussi. + +Toutes les facultés de mon être, mon coeur et mon âme s'élançaient +impérieusement hors de moi, mais ne franchissaient pas le seuil de mes +lèvres. Les pensées, les mots, l'éloquence, la colère, la passion +jaillissaient pour retomber inertes et insonores. Mes efforts se +débattaient en vain contre cette impuissance. Le cauchemar, cette +hideuse caricature du désespoir, m'enchaînait dans ses morts +embrassements.... + +La foule ondula comme une mer. Les murailles de la salle chancelèrent, +et un cri grave s'éleva: + +--Condamné! condamnée! condamnée!... + + +Pièce numéro 99 + +(Anonyme. Même écriture que celle du n°94.) + +Paris, lundi, 2 octobre 1865. + +_À M. L. Thibaut, avocat._ + +La personne qui a écrit à M. L. Th..., vendredi dernier, l'a attendu +toute la soirée d'hier, dimanche, au rendez-vous de l'église +Notre-Dame-des-Victoires. Elle l'a vu s'approcher, mais M. L. Th... a eu +défiance sans doute. + +La personne n'a pas dit toute la vérité dans sa première lettre. Elle ne +croyait pas avoir besoin d'insister. + +Ce n'est pas à M. L. Th... surtout que la personne porte intérêt, c'est +bien davantage encore à la malheureuse fille du baron Péry de Marannes. +Si M. L. Th... gardait des doutes, s'il voulait s'entretenir avec la +personne--la voir,--il serait sûr de la trouver demain mardi à la +consultation de M. le Dr Schontz, rue de la Pépinière, n°.... Dimanche +prochain il serait désormais trop tard, les événements se précipitent. +M. L. Th... est supplié de ne plus hésiter. Il n'a pas le droit de +refuser. La malheureuse J. P. est perdue sans ressource. + + +Pièce numéro 100 + +(Écriture de Lucien.) + +Mardi matin. + +Je n'ai pas pu écrire hier au soir. La nuit de dimanche à lundi m'a +laissé tellement brisé de corps et d'esprit que je n'ai pu tenir la +plume. + +C'est peut-être vrai, Geoffroy. Peut-être n'ai-je pas le droit de +refuser l'offre de cette personne inconnue. Du moins est-il de mon +devoir de m'informer, de savoir, de me rencontrer avec elle. + +Le nom du Dr Schontz est fait pour me donner confiance. Je le connais; +je crois que tu le connaissais aussi. C'est lui qui m'avait écrit cette +lettre quand Mme Péry fut à l'article de la mort. C'est grâce à lui +que j'ai pu la revoir une dernière fois. + +Qui sait? peut-être que le baron de Marannes a laissé des amis. + +Je suis résolu cette fois à ne pas manquer au rendez-vous. + +Mais Jeanne? vas-tu demander. Il faudrait le consentement de Jeanne. + +Et Jeanne, ne consentirait jamais.... + +Mon Dieu! c'est une bien faible chance. Je ne crois pas, moi, à la +possibilité d'une évasion. + +En outre, je ne suis pas toujours dans mes accès de mortel +découragement. Tout n'est pas perdu. J'ai vu M. Cressonneau. J'ai plaidé +près de lui ma théorie du docteur ès-crimes. Il a ri comme un bossu. +Jamais il n'avait rien entendu de si drôle,--mais j'ai vu qu'il était +frappé dans une certaine mesure. + +Quand je lui ai dit: «Il y a trop de preuves», il a repris un instant +son sérieux. + +Fais bien attention que c'est là surtout un argument d'homme du métier. +Les jurés n'y entendraient goutte, mais cela fait réfléchir un +magistrat, parce que cela en appelle à son expérience et à sa science. + +À son intelligence surtout. + +M. Cressonneau est très intelligent. Son intelligence fait mauvaise +route, voilà tout. + +Il y a dans la vérité une force latente qui peut éclater à l'improviste. + +Elle n'a pas encore éclaté pour M. Cressonneau aîné, c'est certain, car +il m'a dit quand j'ai eu fini: + +--Si vous plaidez cela, cher M. Thibaut, on vous mènera tout doucement à +Charenton à l'issue de l'audience. + +Mais sous sa fanfaronnade officielle, je te réponds qu'il a été touché. +Il y a trop de preuves. Ce serait à dire que l'accusée a rassemblé à +grands frais pour les déposer bien en vue, derrière elle, sur le chemin, +toutes les circonstances compromettantes qu'il était possible de se +procurer. + +Je disais tout à l'heure: Jeanne qui se sent innocente, rejetterait bien +loin toute pensée d'évasion. + +Est-ce qu'on sait jamais avec Jeanne? Je le croyais, je me trompais. + +Elle me met en colère et je l'admire. + +Son innocence est au-dessus de ce qu'on rêve. On pense savoir à quel +point ce coeur enfant est en dehors du Mal et des craintes que le Mal +inspire. On en est à cent lieues. + +Hier matin, soucieux, malade, gêné par cette responsabilité nouvelle à +propos d'une entreprise dont je ne connais ni la nature ni les +garanties--s'il y en a,--je l'aurais bien défiée de m'égayer. + +Je n'étais pas avec elle depuis trois minutes que je souriais à son +sourire. + +Tu penses bien que je n'avais pas le coeur de lui raconter mon rêve. + +Mais elle me racontait les siens: de l'herbe verte, du soleil, du vent +de campagne qui a si bonne odeur! Et des fossés sautés, et des sentiers +qui tournent dans les taillis! + +--Ils m'ont le jour, ici, disait-elle; mais la nuit, je me sauve. + +L'occasion était bonne, j'en ai profité. + +--Est-ce que tu te sauverais, Jeanne, si tu en avais le moyen? + +Elle s'est arrêtée au milieu d'un sourire argentin qui scandalisait ces +murailles de prison. Puis elle s'est levée brusquement. Elle avait envie +de bondir. + +--Écoute, m'a-t-elle dit, essoufflée déjà par la joie, je te connais. Si +tu me parles de cela, c'est que tu y as pensé, mon Lucien chéri, c'est +que c'est une chose possible! + +Je restais devant elle tout décontenancé. + +--Oh! que tu es bon! que tu es bon! Je ne pense qu'à cela, moi, mais je +n'osais t'en parler. J'aurais bien fini pourtant par te le demander. +J'avais déjà songé à ce que ça coûterait. Je suppose que ça doit coûter +très cher. + +--Je ne sais pas, voulus-je dire. + +--Qu'est-ce que cela fait? interrompit-elle. Je ne connais pas très bien +cette affaire-là, vois-tu, mon Lucien, mais pauvre maman m'avait dit +souvent que si notre cousin Albert de Rochecotte mourait.... + +Je devins pâle. + +--Qu'as-tu donc? fit-elle. Il est mort, nous n'y pouvons rien, et +puisqu'il est mort, je suis l'héritière du vieil homme qui a des +millions. Eh bien, si tu veux, nous donnerons la succession aux pauvres, +puisqu'on dit que c'est de l'argent mal acquis. Car on dit cela. Nous +donnerons toute la succession, excepté ce qu'il faudra pour payer ma +liberté. Vois-tu, mon Lucien, l'idée d'aller là-bas, devant le monde, +entre les gendarmes, me rend folle. Oh! je ris quand tu es là, mais +c'est pour que tu n'aies pas de la peine. Les gendarmes! les gendarmes! + +J'étais émerveillé. Je suis toujours émerveillé près d'elle. + +Les paroles ne peuvent pas exprimer pour toi tout ce que cette horreur +des gendarmes avait d'enfantin. + +--Mais, dis-je, ce n'est donc pas d'être condamnée que tu as peur +Jeanne? + +--Puisque je n'ai rien fait, Lucien. + +Elle revint auprès de moi pour ajouter: + +--Si fait, pourtant, j'ai peur un peu. Ceux qui m'interrogent ont bien +l'air de me croire coupable. Si je ne t'avais pas pour me défendre... +mais tu ne peux pas m'empêcher d'aller entre deux gendarmes. J'ai vu +passer une fois une pauvre fille qu'ils conduisaient. Oh!... + +Elle cacha sa figure dans ses mains. Puis, tout à coup souriant: + +--Et le temps que je perds ici sans toi, loin de toi! Et nos champs! Si +je pouvais encore courir, courir avec toi, sous les arbres où pauvre +maman aimait tant à se promener.... + +Elle mit sa tête sur mon coeur et je vis une larme, un diamant qui +tremblait au bord de sa paupière. Il est deux heures et demie. Je pars +pour mon rendez-vous chez le Dr Schontz. + + +Pièce numéro 101 + +(Écriture de Lucien.) + +Mardi, 5 heures du soir. + +Je reviens de la consultation du Dr Schontz. + +Ce n'est pas Olympe. Cette frayeur restait en moi, mais je suis +absolument certain que ce n'est pas Olympe. Elle est beaucoup moins +grande qu'Olympe. Elle serait plutôt de la taille de Jeanne elle-même. +Tu ne l'as donc pas vue? me demanderas-tu. Non, je ne l'ai pas vue. +Alors, rien n'est fait? + +Je ne sais que répondre. J'ai confiance un peu. Je crois que cela se +fera. À tout le moins, cela se tentera. Le Dr Schontz est pour +l'évasion. + +Il ressemble à la lettre qu'il m'écrivit voici quelques mois, celui-là. +Je ne l'aurais pas reconnu. Le travail l'a vieilli. C'est un vrai +médecin qui a usé son corps, mais gardé la jeunesse de son coeur. Quand +je suis entré, il était là, en compagnie de la quêteuse voilée. + +Elle portait le même costume de deuil que la veille, et le même voile +épais qui ne laisse pour ainsi dire rien voir de ses traits. + +De près, elle m'a paru très jeune: l'âge de Jeanne. Et je ne sais +pourquoi ce visage invisible était, dans ma pensée, ressemblant au +visage de Jeanne. La voix est bien différente pourtant. Jeanne gazouille +comme un cher petit oiseau. Celle-ci parle d'un accent décidé et presque +viril. Je me suis assis après avoir salué l'inconnue et serré la main du +Dr Schontz. Celui-ci a parlé le premier. + +--J'étais l'ami de Mme Péry de Marannes, a-t-il dit. Non seulement je +crois à l'innocence de sa fille, mais j'en suis certain. + +Ma main, qui venait de quitter la sienne, s'est avancée de nouveau. Il +l'a serrée. + +--En épousant Jeanne Péry, M. Thibaut, a-t-il repris, vous avez risqué +le repos de votre vie, cela est vrai, mais j'espère encore que vous +serez récompensé par un avenir de bonheur. + +--J'aime Jeanne, répondis-je, et je ne puis être récompensé que par le +bonheur de Jeanne. + +Schontz approuva du geste. La quêteuse dit: + +--Avant de songer à son bonheur, il faut l'empêcher de mourir +misérablement. + +Schontz s'inclina encore. Il y eut entre nous trois un silence. + +--M. Thibaut, reprit la jeune femme, vous voudriez savoir qui je suis? + +--Il est vrai, Madame. Votre lettre me disait que je vous entendrais et +que je vous verrais. + +--Les promesses de ma lettre ne seront pas tenues, Monsieur, à cet +égard, du moins; j'ai une raison majeure pour vous taire mon nom et pour +vous cacher mon visage. Je vous prie de vous contenter de la garantie du +docteur qui va vous affirmer que cette raison n'est point de nature à +justifier votre défiance. + +--Je l'affirme, en effet, sur l'honneur, a dit Schontz. + +--Puis-je au moins savoir, ai-je demandé, quel est le motif de l'intérêt +que vous portez à Mme Lucien Thibaut? + +Elle m'a tendu à son tour sa main gantée de noir. + +--J'aime à vous entendre l'appeler ainsi, Monsieur, a-t-elle dit, et il +y avait de l'émotion dans sa voix. Vous êtes un digne coeur! + +Elle a repris après un instant: + +--Mon motif, c'est mon devoir. Je voudrais vous parler autrement que par +énigmes: j'aime Jeanne, mais je ne la connais pas. Je lui ai fait du mal +sans le vouloir et même sans le savoir. Je donnerais une part de mon +sang pour guérir le mal que je lui ai fait. J'ai pourtant des raisons +plus compréhensibles. Vous êtes ici, vous, pour votre femme, le docteur +pour Mme Péry, son amie; mettez que, moi, je représente feu M. le +baron Péry de Marannes, ce sera vrai dans toute la force du terme. Mais, +je le répète: ce qui me fait agir, c'est surtout mon devoir: un devoir +impérieux, un devoir sacré! + +Sa voix restait grave, mais l'émotion la faisait profondément vibrer. Le +Dr Schontz dit: + +--Tout cela est l'expression exacte de la vérité, je l'affirme. + +Geoffroy, j'avais confiance. D'ailleurs, que risquais-je à entamer les +préliminaires? On allait sans doute me soumettre un plan, me détailler +les voies et moyens qu'on devait employer pour arriver à un résultat que +la première vue montrait presque impossible. Il y avait en moi plus que +de la curiosité. Je cédai à ce mouvement et je dis: + +--Mettons que nous sommes d'accord. J'admets aussi, je suppose que +j'admette la nécessité d'une évasion. Quel genre de concours vient-on +m'offrir? + +--M. Thibaut, me répondit la jeune femme, je vous offre plus que mon +concours. Vous n'aurez à vous mêler de rien; je me charge de tout. + +Mon visage dut exprimer de la surprise, car la jeune femme reprit +vivement: + +--Votre rôle sera de recueillir votre femme après la réussite et de +l'emmener dans l'asile sûr que vous aurez choisi. + +Elle appuya sur le mot _sûr_. Son ton était redevenu tranchant. + +--Pour le reste, poursuivit-elle, j'agirai seule. C'est une condition +que je pose rigoureusement. + +--Cependant, voulus-je dire, je désirerais connaître.... + +--Mes moyens? je ne vous les dirai pas. Que savez-vous s'il m'est permis +de vous le dire? Il vous importe peu quels soient mes moyens, s'ils +rendent votre femme libre. Et moi, il m'importe de ne pas trahir le +secret d'autrui. + +Sais-tu l'idée qui me vint, Geoffroy? Je connais tout ce qui touche au +palais. C'est du palais seulement que peut venir la possibilité d'une +évasion. + +Si la femme d'un dignitaire, une de ces femmes-maîtresses qui obtiennent +tout ce qu'elles veulent, se mettait dans la tête de déménager la +Sainte-Chapelle... ma foi.... + +Que veux-tu? je cherchais. Le dehors ne peut rien, il faut partir de là; +le dedans seul a une faible possibilité de s'entrouvrir lui-même. + +Le secret d'autrui! Évidemment la serrure qui devait livrer passage +était attaquée d'avance. + +--Du moment que je n'ai pas voix au chapitre, dis-je, et que ma +coopération n'est pas désirée, je ne vois pas pourquoi on a pris mon +avis. + +--Cher M. Thibaut, répliqua la quêteuse dont la voix s'adoucit encore +une fois--on devinait le sourire derrière son voile--vous n'avez pas +voix au chapitre, c'est vrai, et je vous en demande bien pardon; mais +votre coopération est fort souhaitée, et même formellement réclamée. Je +vous connais trop pour ne pas savoir que dans une occurrence si grave, +vous mettrez de côté volontiers une vaine curiosité. Je vous déclare que +je ne pourrais pas vous donner le plus léger renseignement sur notre +manière d'opérer, sans tromper la confiance de quelqu'un, d'abord,--de +quelqu'un qui se met en péril pour nous servir, et ensuite sans +compromettre gravement le succès de notre entreprise. + +Le Dr Schontz approuva d'un geste qui m'était adressé et qui contenait +une prière. + +--Madame, dis-je, tout sera donc comme vous l'exigez. Je pense pouvoir +vous demander maintenant en quoi consistera l'aide que vous attendez de +moi? + +--Elle aura trait au rôle de Jeanne. Jeanne n'a rien à faire, sinon à se +tenir prête de nuit comme de jour au premier signal. L'instant propice +sera peut-être court, il faut pouvoir en profiter. Que Jeanne soit donc +toujours habillée. Qu'elle veille, et quand la soeur Marie-Joseph lui +dira: «Suivez-moi»... + +--La religieuse! m'écriai-je, sachant quelle est la position de ces +dames dans les prisons, et quelle lourde responsabilité pèserait sur +elle. + +--Vous voyez bien! fit la jeune femme, dont la patience n'était +décidément pas le fort, vous ne savez rien et vous voulez déjà discuter! +Que serait-ce si vous saviez? Je veux bien vous dire, mais ce sera le +premier et le dernier éclaircissement, que la soeur Marie-Joseph n'est +pas complice. Elle ne sait rien, elle ne risque rien. Seulement, la +consigne sera de la suivre à n'importe quelle heure du jour ou de la +nuit. Pensez-vous obtenir cela de Jeanne? + +--Je l'obtiendrai. + +--Merci pour elle, car c'est son salut. Maintenant, passons à ce qui +vous regarde personnellement. Vous ne contribuerez pas à la victoire, +cher M. Thibaut, mais vous en profiterez. Et votre rôle exige au moins +un grand dévouement, une grande patience. Nous sommes aujourd'hui à +mardi. À partir de vendredi soir, souvenez-vous bien de cela, toutes les +heures du jour ou de la nuit peuvent voir se livrer la bataille. Il faut +donc qu'il y ait une voiture, à toute heure, prête à recevoir la +fugitive, en un lieu que nous allons choisir tout de suite si vous +voulez. J'ajoute qu'il y a vingt chances contre une pour la nuit. + +La question du lieu où la voiture devait attendre fut agitée à nous +trois. Il fut convenu qu'on choisirait plusieurs places, selon les +heures; pour ne pas donner l'éveil par un stationnement trop prolongé. + +Les endroits désignés étaient tous à cinq ou six cents pas de la cour du +palais. + +Aussitôt que ceci fut convenu, la jeune femme se leva. + +--À dater de vendredi soir, neuf heures, dit-elle en se résumant, Jeanne +prête nuit et jour à suivre la soeur,--à dater du même moment, voiture +stationnant aux places désignées, suivant l'échelle d'heures que nous +avons réglée et qui vous sera adressée par écrit. Je ne sais pas si nous +nous verrons jamais face à face, M. Thibaut, mais je vous offre la main +et je vous dis: vous avez en moi une amie. + +Elle secoua ma main d'un mouvement bref, salua le Dr Schontz et se +retira. + +Dès qu'elle fut partie, le docteur me dit: + +--Vous n'en saurez pas une syllabe de plus, cher M. Thibaut. Ayez bon +courage et faites exactement comme il a été convenu. Excusez-moi, j'ai +déjà pris beaucoup sur l'heure de mes visites. + +Il était plus de cinq heures. Je pris congé aussitôt. + + +Pièce numéro 102 + +(Écriture de Lucien.) + +Mardi, minuit. + +Je n'ai pas pu revoir Jeanne. J'aurais voulu me consulter avec elle. Il +y a une pensée qui tourne autour de mon cerveau. Cette personne +accomplit un devoir en travaillant au salut de Jeanne. + +Un devoir impérieux! + +Elle représente, dit-elle, le père de Jeanne. + +Jeanne pourra me dire, peut-être.... + +Il y a des moments où mon coeur se dilate tout à coup. Je me sens léger +et fort. Cette horrible crainte de la justice, entêtée dans son +égarement, ne pèse plus sur moi. Je viendrai seul devant les juges, je +serai sûr de moi. La vérité jaillira de ma poitrine si haute et si +éclatante, dès que le danger de Jeanne ne sera plus là.... + +Voici une pensée qui a heurté mon esprit comme un choc: il y a bien +longtemps que je n'ai entendu parler ni de M. Louaisot ni d'Olympe. + +Se reposent-ils dans leur victoire? + +Je suis terriblement seul, Geoffroy. Je ne connais pas à Paris une +créature humaine à qui je puisse demander conseil! + + +Pièce numéro 103 + +(Écriture de copiste. Sans date.) + +J.-B.-M. (Calvaire) a déjà eu l'honneur d'offrir ses services à M. +Thibaut. Ce nom de Calvaire est un pseudonyme raisonné analogique. Le +danger qui menace mon existence m'empêche de m'expliquer plus +clairement. + +On me traque comme un renard. M. Mouainot de Barthelémicourt et Mme +la marquise Ida de Salonay ont juré de faire la fin de moi. Pour des +prix relativement doux, je mettrais M. Thibaut à même de terrasser ses +ennemis. Écrire poste restante, au nom de Calvaire et mettre un petit +bon dans la lettre. + +_Mention de la main de Lucien_.--Doit être le même qu'un nommé Martroy, +qui m'avait déjà écrit. Tout ce fatras doit être d'un intrigant ou fou. + + +Pièce numéro 104 + +(Écriture de Lucien.) + +Mercredi. + +Voilà tout ce que m'a dit Jeanne quand je l'ai priée de bien interroger +ses souvenirs d'enfance: + +--Je n'ai pas besoin d'interroger mes souvenirs. Je sais que j'ai une +soeur. Et j'ai pensé bien souvent à ma soeur depuis que je suis accusée. +J'étais debout et je la tenais dans mes bras. Le souffle m'a manqué. +J'ai été obligé de m'asseoir. + +--Et quel nom a-t-elle, ta soeur, Jeanne? + +--Pour nous, elle n'avait pas de nom. Pauvre maman l'appelait «la fille +de mon mari». + +--Tu ne l'as jamais vue? + +--Jamais. J'entendais parler d'elle quand père venait chercher de +l'argent pour payer sa pension. Je me souvins alors de cette pension de +600 francs que le baron servait à un enfant. Je ne sais pourquoi j'avais +cru dans le temps que cet enfant était un fils. + +--Et c'était Mme Péry qui payait cela! m'écriai-je. + +--Pauvre maman était bien bonne. + +Geoffroy, le baron avait deux filles. Fanchette doit exister. Fanchette +existe! + +Je sais maintenant de quel impérieux devoir me parlait hier la jeune +femme voilée. + +J'ai tout raconté à Jeanne, sauf mes soupçons au sujet de sa soeur. + +As-tu vu une fillette à l'annonce de son premier bal? Amère tristesse du +présent, menaces accumulées de l'avenir, où étiez-vous? + +Jeanne me fait peur souvent avec ce prodigieux enfantillage. Elle qui +est si vaillante et si intelligente! Elle que j'ai vu tenir si dignement +une place si difficile à l'hôtel de Chambray, dans les jours qui +précédèrent notre mariage! Elle qui a toutes les délicatesses, elle qui +devine toutes les sciences qui sont le charme et l'honneur de la femme! + +Il y a des instants où je la vois jouant à la poupée. + +J'ai cru qu'elle allait m'entraîner à valser autour de sa cellule. + +Une évasion! un roman, un mystère, des dangers, la nuit, dans Paris! + +Et plus de gendarmes! + +Puis elle a cessé tout à coup de sauter, de m'embrasser, de bavarder +pour prendre un air plus grave. + +--Mais sais-tu, Lucien, m'a-t-elle dit, qu'il va falloir bien de la +prudence! + +À cette découverte qu'elle faisait, je n'ai pu m'empêcher de sourire. +Elle m'a grondé. + +--Je suis votre femme, Monsieur, m'a-t-elle dit, c'est mal de me traiter +toujours comme une petite fille. Mais grand Dieu! comment vais-je faire +pour attendre? Je grille déjà. Et la soeur! la bonne soeur! comme je +l'aime! Qui se serait douté?... Je vais la regarder si bien dans le +blanc des yeux.... Mais non, au contraire. Ne faisons semblant de rien, +n'est-ce pas? c'est la consigne. Peut-être qu'on me déguisera en soeur +de charité, moi aussi, ou en porte-clés.... Enfin, on ne sait pas. +Attendons. + +Oh! celle-là sera prête à l'heure, elle va compter soixante secondes +dans chaque minute! + +Celle-là, c'est Jeanne Péry, Geoffroy, la fille sanglante dont parlent +tous les journaux, le monstre qui fait frissonner les familles! + +Quand j'ai été pour m'en aller: + +--Dis au docteur que je l'aime bien, et à la dame que je l'adore! Oh! il +y a encore de bons coeurs! mais tâche qu'ils se dépêchent. Qu'est-ce que +ça leur fait d'avancer un petit peu? + + +Pièce numéro 105 + +(Même écriture que les deux lettres de la quêteuse. Sans signature. Sans +date.) + +_À M. L. Thibaut, avocat, etc._ + +Rien pour vendredi. Samedi soir au plus tôt. + + +Pièce numéro 106 + +(Même écriture que la précédente.) + +Samedi. 6 octobre 1865. + +C'est pour ce soir, veillez. + + +Pièce numéro 107 + +(Écriture de Lucien.) + +Samedi, 3 heures du soir. + +Je pars, Geoffroy. Il est trop tard pour prévenir Jeanne, mais je sais +que c'est inutile. Depuis qu'il est question de notre tentative, elle +n'a pas eu une heure de sommeil. + + +Pièce numéro 108 + +(Écriture de Lucien.) + +Dimanche, 1 heure du matin. + +Me voilà revenu. Rien. + +J'ai veillé dans ma voiture deux heures sur le quai, au coin du +Pont-Neuf, deux heures entre le pont Notre-Dame et l'Hôtel-de-Ville, le +reste du temps autour de la cathédrale. Vers minuit moins le quart, un +homme enveloppé d'un manteau s'est approché. J'étais rue d'Arcole. J'ai +reconnu le Dr Schontz. Il m'a dit: + +--Vous pouvez aller vous reposer, mais revenez demain. Je suis très +inquiet. + + +Pièce numéro 109 + +(Écriture de Lucien.) + +Dimanche, 2 h, de l'après-midi. + +Je n'ai rien dit à Jeanne. Ce serait pour la rendre folle. Elle vit de +fièvre. + +En quittant Jeanne, je suis monté au palais. Je voulais voir si le +greffe était ouvert, ayant une pièce à y prendre. J'ai passé devant le +cabinet de M. le conseiller Ferrand qui doit présider les assises. Au +moment où je tournais l'angle du corridor, la porte du cabinet s'est +ouverte. Une femme en est sortie. J'ai regardé de tous mes yeux, car je +pensais à Olympe. Mais ce n'était pas Olympe. + +Je ne voyais pas le visage de la femme qui portait un voile-masque de +dentelle noire, et qui, d'ailleurs, me tournait le dos, en se dirigeant +rapidement vers l'escalier de sortie. Je n'ai jamais vu le visage de la +quêteuse: c'est pour cela que je la reconnais plus aisément sous le +voile. C'était elle, j'en suis certain. Le son sec de son talon sur les +dalles m'a frappé comme une voix qu'on reconnaît. Et je n'ai pas été +surpris de la rencontrer au palais. C'est quelque chose comme cela que +je m'étais figuré. Je pars pour ma faction. Vais-je encore attendre en +vain? Quelque chose me dit que c'est aujourd'hui le grand jour. + + +Pièce numéro 110 + +(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.) + +Lundi, 3 octobre 1865. + +Au moment de mettre sous presse, on nous annonce une nouvelle que nous +accueillons sous toute réserve. + +L'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut (affaire de l'assassinat du +Point-du-Jour), se serait évadée de la prison de la Conciergerie. Le +fait nous est affirmé par une personne digne de foi, mais le temps nous +manque pour contrôler son dire. + +(Même numéro. Coupé dans les faits divers.) + +On a trouvé, ce matin, sur le quai de l'Horloge, aux environs de la +maison Lerebours, le cadavre d'un jeune homme paraissant être un +étudiant. La mort parait être le résultat d'une rixe. Il y a des traces +de strangulation. Le corps a été déposé à la Morgue. + + +Pièce numéro 111 + +(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.) + +Mardi, 9 octobre. + +La nouvelle que nous avons donnée hier, concernant l'évasion de +l'accusée Jeanne Péry est malheureusement trop exacte et un pareil +événement, survenu à la veille de l'ouverture des assises, n'a pu que +produire une profonde émotion au palais. + +Nos lecteurs comprendront l'extrême réserve que nous voulons mettre à +parler de cet incident. La justice informe, l'administration fait une +enquête. Nous n'avons pas à contre-carrer l'une ou l'autre dans leurs +efforts. + +Il doit nous être permis, cependant, de consigner les bruits très vagues +et parfois contradictoires qui circulent dans la ville. + +Tout d'abord, nous sommes autorisés à démentir le dire d'un journal +d'hier soir, selon lequel une soeur de Saint-Vincent-de-Paul aurait été +arrêtée. La soeur M. J. n'a pas quitté son poste à l'infirmerie de la +prison et n'est compromise en rien dans cette affaire. + +Nous donnons ici le résultat de nos informations: + +Depuis quelques jours, la surveillance, sans se relâcher, autour de +l'accusée Jeanne Péry, lui laissait la possibilité de traiter une légère +affection des bronches, pour laquelle l'infirmerie lui fournissait des +médicaments par l'entremise de la soeur de service. + +Elle était toujours au secret, mais l'instruction se trouvant absolument +complète, les précautions, comme il arrive en pareil cas, ne gardaient +plus le même degré de minutie. + +Cependant, elle ne voyait, et elle n'a jamais vu, pendant tout le temps +de son séjour à la prison que, Me Thibaut, son avocat, qui est en même +temps son mari. + +Me Thibaut n'est d'ailleurs jamais entré dans sa cellule qu'aux heures +réglementaires et ne parait pas avoir prêté la main à l'évasion. + +Dimanche soir, c'est ici le dire intérieur de la prison, l'accusée se +sentit plus souffrante et demanda les soins d'un médecin.--D'autres +prétendent que la soeur Marie-Joseph prit sur elle de la conduire à +l'infirmerie, où M. le Dr Schontz venait justement d'être appelé pour un +cas grave. + +L'accusée grelottait la fièvre en arrivant à l'infirmerie. Elle était +gardée par deux employés, dont l'un fut requis pour tenir le malade dont +le docteur s'occupait en ce moment et qui était en proie à un accès de +délire. + +L'autre employé a disparu en même temps que l'accusée elle-même. + +Maintenant, par quel moyen l'employé et l'accusée, ensemble ou +séparément, sont-ils parvenus à gagner la sortie de la prison, puis +l'une des issues du Palais de justice? nous ne pouvons, à cet égard, +satisfaire la curiosité de nos lecteurs. + +La soeur Marie Joseph avait quitté l'infirmerie avant le départ de +l'accusée et vaquait à son service ordinaire. + +Le Dr Schontz est sorti seul. Plusieurs témoins sont là pour l'affirmer. + +On peut dire, du reste que, l'accusée a glissé comme une ombre à travers +la prison, car personne n'y a rien vu de suspect. Les gardiens des +différentes portes sont unanimes. Personne n'est passé au moyen de leurs +clefs, sinon ceux qui avaient droit. + +L'absence de Jeanne Péry n'a pu être constatée qu'à la visite de nuit. + +On a pris immédiatement toutes les mesures nécessaires, mais elles sont +restées jusqu'à présent sans résultat. + +Dernière information. + +On pense que l'accusée a pu sortir par la partie du Palais qui avoisine +la Préfecture de police et qui est en reconstruction. + +Une échelle a été trouvée contre le mur, et les maçons ont déclaré ne +l'y avoir point dressée. + +Mais resterait toujours à savoir par quel miracle la fugitive aurait pu +voyager sans être aperçue, depuis l'infirmerie jusqu'à cette portion des +bâtiments. + + +Pièce numéro 112 + +(Extrait du journal _Le Moustique_--imprimé.) + +Mercredi, 10 novembre 1865. + +_Morituri te salutant, Caesar!_ + +César, c'est vous, ô bon public! ceux qui vont mourir vous font la +révérence. + +Ceux-là, les moribonds, c'est nous, la rédaction du _Moustique_. + +Rendez le salut, car nous allons trépasser pour vous. + +La chose triste, c'est que ça vous est bien égal. + +Nous agonisons sous les coups du parquet. Le parquet nous traque parce +que nous disons la vérité. Voilà un crime qui ne se pardonne pas en l'an +de grâce 1865. + +Tuez votre amant dans un bouge, à petits coups, j'entends dans un bouge +élégant, à Ville-d'Avray ou au Point-du-Jour, et on vous laissera vous +évader, si vous êtes jeune, gentille et de bonne maison, mais imprimez +la vérité, on vous mettra à la lanterne. + +Voyons! à quoi va-t-on nous condamner parce que haute et puissante +demoiselle Jeanne-Hildegonde-Ermengarde Péry, dame de Marannes et autres +lieux a jugé à propos de prendre la clé des champs? + +Nous ne lui en voulons pas pour cela, mais on va nous condamner à +quelque chose, c'est certain. + +Nous avons déjà eu quinze jours de prison et 2.000 francs d'amende pour +avoir osé dire autrefois que dame Justice faisait exprès de ne pas +mettre la main sur cette noble demoiselle. + +Quel supplice va-t-on inventer à notre usage! car nous sommes bien +forcés de murmurer que dame Justice a fait exprès d'ouvrir les doigts +pour permettre à l'oiseau en question de prendre sa volée. + +Ce n'est pas une pauvre ouvrière de nos faubourgs qu'on aurait mise à +même de pratiquer une si miraculeuse évasion! + +Vous savez, personne ne s'en est mêlé. Les employés de la prison sont +tous des anges de vigilance et de fidélité. La soeur Marie-Joseph a fait +pour le mieux. Le Dr Schontz n'avait pas mission de fermer les portes à +double tour, que diable! + +C'était dimanche, M. le directeur faisait son whist dans une bonne +maison, M. le sous-directeur mangeait la chasse de M. l'économe, M. +l'inspecteur avait mené quelqu'un--ou quelqu'une--à la seconde de +l'Ambigu. Quoi de plus légitime? + +Les concierges? ils dînaient en famille. Défend-on l'oie maintenant? + +Et M. le Président des assises... mais chut! veux-tu décidément sauter, +ô ma tête! + +Ils ont tous fait leur devoir. Demoiselle Jeanne aussi, qui s'en est +allée, dit-on, finir sa soirée au bal Valentino.... + +Coups d'aiguillon. (Même numéro.) + +--Le _Moustique_ voudrait bien savoir, avant sa dernière heure, s'il est +vrai que M. le Dr Schontz soit entré dans le service de la Conciergerie +par les soins d'un éminent magistrat, arrivé depuis peu de Normandie et +qui va faire ses premières armes, comme président de la cour d'assises à +la prochaine session. Réponse, SVP. + +--Le _Moniteur universel_ annonce qu'on va faire à la chambre une +demande de crédit pour remplacer le carreau par où Mlle Jeanne Péry a +passé. + +--L'Affaire des ciseaux s'appellera désormais l'Affaire du carreau. + +--Il y a une dame en noir dans l'histoire. Elle a été vue dans la cour +du palais. + +Soupirait-elle une sérénade sous les balcons de certain conseiller qui +était justement dans son cabinet à cette heure? + +--On offre de parier que la dame en noir n'est pas celle qui se glissait +quelquefois le long des corridors austères et qu'on appelait _Mam'zelle +la Présidente_. + + +Pièce numéro 113 + +(Extrait du _Moniteur universel_--imprimé.) + +12 novembre 1865. _Partie non officielle._ + +Nous rougirions de mettre en garde nos lecteurs contre les fausses +nouvelles, les insinuations ridicules, les détails controuvés qui +défraient certaine presse à propos de l'évasion de dimanche dernier. + +L'enquête sévère à laquelle on se livre découvrira sûrement la vérité. + +L'employé fugitif qui était le gardien même du secret, a été manqué de +quelques minutes à la frontière. Tout porte à croire qu'il a reçu une +forte somme d'argent. + +Quant à l'accusée elle-même, nos renseignements particuliers nous +permettent d'affirmer qu'il lui a été impossible de quitter Paris, où +elle n'échappera pas longtemps désormais aux investigations de la +police. + + +Pièce numéro 114 + +(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.) + +Paris, 13 novembre 1865. + +Le journal _Le Moustique_ vient d'être déféré en parquet, dans la +personne de son gérant, pour un article contenant des outrages à la +magistrature. + +On pense que l'affaire du Point-du-Jour (Jeanne Péry) sera renvoyée à +une autre session. + +M. L. Thibaut qui devait débuter comme avocat dans cette cause, est, +dit-on, gravement malade. Sa famille l'a fait entrer dans la maison de +santé du Dr Chapart, médecin aliéniste. + +(Même numéro. Coupé dans les _faits divers.)_ + +Le cadavre, trouvé devant la maison Lerebours, et qu'on supposait +appartenir à un étudiant, a été reconnu par les agents du service de +sûreté. C'est celui d'un repris de justice. On ignore la cause de ce +meurtre, qui a été accompli sans armes d'aucune sorte, par simple +strangulation. + + +Pièce numéro 115 + +(Écriture de Lucien, très altérée.) + +Belleville, 2 décembre. + +M. L. Thibaut n'a pas perdu la raison. Il a perdu le repos après une +déception terrible. Voilà bientôt un mois que Jeanne a quitté la prison. +Depuis lors, M. L. Thibaut n'a reçu aucune nouvelle de Jeanne. L'opinion +d'un ami lui serait bien précieuse. Y eut-il de sa faute? Aurait-il pu +prévenir ce grand malheur? Dès qu'il aura un peu de force, il essayera +de raconter, d'expliquer.... + +Les assises sont closes. C'est aujourd'hui qu'on a jugé Mme Thibaut +par contumace. M. Thibaut n'a pu la défendre. Oh! non, il n'a pas pu!... +Il ne connaît pas le résultat de l'audience. Mais il le devine. Il est +seul horriblement. Ceux qui ont un ami ne sont jamais tout à fait +malheureux. + + +Pièce numéro 115 bis + +(Anonyme.) + +Salle des Pas-Perdus, 5 h, du soir, 2 décembre. + +_M. L. Thibaut_ + +_As pas peur!_ Elle est condamnée à mort, mais par contumace. On en +revient. + +Nous allons bientôt commencer à nous revoir, Monsieur et cher client. +L'affaire maigrit, il faut mettre ordre à cela. Portez-vous bien. + +La santé de notre chère petite amie n'est pas trop mauvaise. Elle vous +dit mille choses aimables. + + +Pièce numéro 116 + +(Extrait de la _Gazette des tribunaux_--imprimé.) + +Paris. 3 décembre. + +La fameuse Affaire des ciseaux, qui menaçait d'encombrer la salle des +assises pendant plusieurs séances et qu'on disait remise à une autre +session, a été jugée aujourd'hui presque à huis-clos. L'absence de +l'accusée avait découragé la curiosité publique. M. L. Thibaut, dont on +dit la santé à tout jamais perdue, ne s'est pas présenté. La défense +avait été confiée d'office à Me Moreau qui n'a pas eu à plaider. La +cour, présidée par M. le conseiller Ferrand, a condamné Jeanne Péry, +femme Thibaut, à la peine capitale par contumace. + + +Pièce numéro 117 + +(Écriture de Lucien.) + +Belleville, 15 février 1866. + +Geoffroy, aujourd'hui, pour la première fois, je suis sorti dans le +jardin. Je pense avoir été bien près de la mort, et cela me fait peur. + +Il me semble que je n'ai pas le droit de mourir. + +Voici maintenant trois mois que j'ai perdu Jeanne. D'autres à ma place +la croiraient morte, mais je suis sûr qu'elle vit. + +Pendant ces trois mois, je me suis éveillé rarement, et chaque fois pour +un instant bien court. Mon état ordinaire était celui que M. le Dr +Chapart désigne sous le nom de _métapsychie_. + +Le mot n'est pas mal choisi. En cet état, je ne suis pas moi, je suis à +_côté de moi_. + +Je ne puis l'expliquer par moi-même puisque mon retour ne garde aucun +souvenir de mon absence, mais ceux qui m'entourent me renseignent et +j'ai un moyen de contrôler leurs informations. + +Dans mon état d'absence, j'écris une considérable quantité de lettres, +où je parle toujours de moi--tu sais déjà cela--à la troisième personne. + +Je sais donc que, pour moi, je ne suis pas moi. Qui suis-je? Rien dans +mes lettres ne me l'indique, et il paraît que dans les paroles assez +rares que j'échange avec les gens de la maison, rien non plus ne peut le +faire deviner. + +Les premières fois, je me refusais à reconnaître mon écriture, tant elle +est changée en ces moments où la crise physique accompagne sans doute +l'aliénation morale. Il a fallu les assertions de ceux qui m'entourent. + +--C'est vous qui avez écrit cela, me disent-ils. + +Et une fois, le garçon de chambre m'a demandé: + +--Où donc le prenez-vous ce M. Geoffroy, à qui vous écrivez? Dans la +lune? + +Car c'est là une chose qui me frappe fortement. Tu es chez moi le lien +entre la réalité et le rêve. Dans l'un et l'autre de ces états tu ne +m'abandonnes jamais. + +Quand je suis moi ou quand je suis l'autre, c'est toujours, toujours à +toi que j'écris. + +Jeanne qui est ma vie, et toi qui es mon espérance, voilà ce que je +garde. + +Cela me donne une foi superstitieuse en toi. Mon amitié s'obstine, mon +espoir grandit au lieu de s'éteindre. + +Quand je perds courage, il y a un coin de mon coeur où je me réfugie. Ce +coin, c'est celui qui me parle de toi. + +J'ai détruit les innombrables pages où ma plume avait tracé de confus +griffonnages--parfois des hiéroglyphes que je ne pouvais déchiffrer +moi-même. + +Je n'ai gardé qu'un seul spécimen, que j'ai classé sous le n°115 +ci-dessus et qui remplacera pour toi tous les autres. + +Car ils se ressemblaient tous. C'était toujours une timide protestation +contre la folie, un remords exprimé au sujet de la tentative d'évasion. + +Et la pensée de Jeanne. + +Tu remarqueras que tout ce qui concerne Jeanne est net et lucide. En +moi, l'idée de Jeanne n'a jamais été folle. + +Je dois dire pourtant que le billet classé sous le n°115 était de +beaucoup le plus raisonnable. C'est pour cela que je l'ai conservé. + +Il y a une chose qui m'effraie, c'est le récit que j'ai à te faire de la +nuit du 7 au 8 octobre,--du dimanche au lundi: la nuit de l'évasion. + +Je sens qu'il le faut. + +Mais si tu savais combien mes souvenirs sont à la fois vagues et +douloureux? + +Cette nuit-là, j'ai tué un homme. + +Et j'ai perdu Jeanne! + +J'essaierai demain. + + +Pièce numéro 118 + +(Écrite et signée par Louaisot de Méricourt.) + +Paris. 15 février 66. + +_À M. L. Thibaut, maison de santé du Dr Chapart...._ + +Eh bien! mon pauvre cher Monsieur, vous allez donc un peu mieux? J'en +suis vraiment tout à fait content. + +On s'attache, vous savez. J'ai envoyé plus d'une fois ma mule savoir de +vos nouvelles. (Mule, employé ici par métaphrase pour signifier Pélagie +et sa coiffe.) Elle aime monter chez vous parce qu'on passe par la +Courtille. Ça n'a pas fait son éducation première au Sacré-Coeur, mais +c'est libertin tout de même. + +Quand vous allez vous repiquer tout à fait, comme je l'espère, passez +donc chez moi, rue Vivienne. + +Vous me devez 3.000 francs, mais ce n'est pas pressé, ne vous gênez pas +de cela. + +Nous jabotterions tous deux amicalement. On peut avoir besoin l'un de +l'autre. L'affaire se porte diablement bien, la gaillarde! Mon cabriolet +n'est pas loin et il pourrait bien se changer en calèche. + +Dame! je ne l'aurais pas volé! + +Venez, quand vous aurez un quart d'heure à jeter par la fenêtre. Ce +n'est pas que j'aie rien à vous vendre pour le moment, mais la semaine +prochaine, qui sait? Peut-être demain, dites donc! + +Dans les maisons de curiosités comme la mienne, on trouve quelquefois de +drôles d'occasions. + +Meilleure santé et à bientôt. + +_P. S._--J'ai ouï dire par-dessus les moulins que certaine jeune +personne était établie tranquillement en Amérique, pays tout neuf et +remarquable par la croustillance de ses demoiselles honnêtes. Moi, ça +m'est égal. + + +Pièce numéro 119 + +(Écriture de Lucien.) + +16 février. + +Ce ne sera pas encore pour aujourd'hui, l'histoire de ma terrible nuit. + +Je suis trop ébranlé. J'ai eu des visites auxquelles je ne m'attendais +pas. + +Ils sont venus tous ensemble. Tu ne devinerais pas qui. Je parie que tu +penses à la quêteuse? Celle-là, je l'ai attendue nuit et jour pendant +trois mois. Elle n'est jamais venue. + +Le Dr Schontz, lui, s'est présenté deux fois, pendant que j'étais hors +d'état de le recevoir. Je lui ai écrit depuis, il ne m'a pas répondu. Je +sais qu'il est absent pour un grand voyage. + +Non, ceux qui sont venus aujourd'hui, tous ensemble, c'est M. le +conseiller Ferrand, ma mère et mes deux soeurs. + +Comment t'exprimer le sentiment que m'a fait éprouver la vue de M. +Ferrand? Quoique ma famille fût là, il était pour moi le personnage +principal. + +Te voilà bien avancé dans ta lecture. Tu touches aux dernières pages de +mon dossier. As-tu jugé cet homme comme moi? + +Je l'ai sincèrement aimé, et beaucoup estimé. + +Tu as pu voir par les articles des journaux qu'il est soupçonné de +n'avoir pas été étranger à l'évasion de Jeanne. + +Ces choses me touchent peu. La magistrature qui mérite souvent d'être +blâmée est constamment relevée et sauvée par la calomnie stupide. + +Loin de poursuivre certaines feuilles, moi, je leur payerais une prime. +Elles rehaussent si bien ce qu'elles croient outrager! + +Tu verras d'ailleurs demain ou après qu'il y a deux choses dans +l'évasion de Jeanne: un effort loyal et secourable d'abord, ensuite une +trahison. + +À supposer que M. Ferrand, à son insu, comme cela arrive, ait contribué +à ouvrir une porte, à décrocher une serrure, il était du côté de Schontz +et de la quêteuse, c'est-à-dire du parti loyal et généreux. + +Mais je suis bien sûr qu'il n'a rien fait, sinon regarder avec faveur +une jeune et jolie personne. + +Comme beaucoup d'hommes graves, il a une façon dangereuse d'être galant. + +Je te demandais comment tu le juges. Moi, je le juge ainsi, de ce seul +mot: il est austère et regarde les femmes. + +Il n'y a plus de mousquetaires. Pour eux, ce n'était pas péché de boire, +de jouer, d'aimer. Leur vie était une chanson et un éclat de rire. + +Mais les gens qui ne chantent pas, les gens graves, les magistrats, +surtout, ces demi-prêtres, j'ai peur d'eux quand ils ont un roman +d'amour. + +M. le conseiller Ferrand a été l'esclave d'Olympe. Il l'est peut-être +encore: je jurerais sur mon propre honneur qu'il est resté honnête homme +dans le sens bourgeois du mot. + +Quand je dis esclave, cela implique-t-il nécessairement amour? Il fut +fait grand bruit de la passion d'Olympe pour moi, et M. Ferrand ne parut +pas m'en vouloir à cause de cela. + +Au contraire, il était partisan de mon mariage avec Olympe. + +Tu comprends ces choses-là bien mieux que moi, qui te les explique. + +Caprice inamovible, galanterie du XIXe siècle! + +Nous ne sommes ni vertueux, ni poètes. + +Aussi le _Journal officiel_ est presque toujours aussi coquin que le +journal insulteur. Il ment par l'admiration salariée comme l'autre ment +par l'outrage qui rapporte. + +Ni ces excès d'honneur ni cette indignité ne sont mérités par nos pères +conscrits, qui sont parfois de très remarquables esprits, sans avoir +droit par leur caractère, à la moindre statue. + +Revenons à la visite que j'ai reçue. + +Il y avait de la tendresse vraie dans le baiser théâtral que ma pauvre +maman m'a donné en entrant. Mes soeurs étaient plutôt curieuses +qu'émues. Elles n'ont pu s'empêcher de me dire qu'elles avaient renoncé +au mariage à cause de moi. + +Ma mère a mis ses deux mains sur mes épaules pour me regarder +longuement. + +--Ton éducation a pourtant coûté les yeux de la tête! a-t-elle fait +entre haut et bas. + +--Vas-tu revenir avec nous en Normandie, Lucien? m'a demandé Célestine. + +Et Julie a ajouté: + +--Tu pourrais trouver peut-être un emploi dans le commerce. M. Ferrand +m'a donné la main comme si nous nous étions quittés de la veille. + +La conversation aurait langui sans ma mère qui m'a raconté les +événements d'Yvetot. Mlle Agathe a épousé M. Pivert, mon remplaçant. +Elle a eu deux cachemires, et le meuble de sa chambre à coucher est +lilas. Mlle Maria se marie la semaine prochaine avec un baigneur +d'Étretat, pas le duc. Il n'y a que la longue Sidonie qui reste pendue +au portemanteau. + +--Et les deux pauvres minettes! a ajouté ma mère en étouffant un gros +soupir à l'adresse de Célestine et de Julie qui m'ont tendu la main +noblement. + +Geoffroy, ce serait une amère tristesse pour moi si je me sentais cause +de leur condamnation au célibat. Mais il n'y avait aucun mariage sur le +tapis. + +Je trouve un peu injuste la responsabilité dont on m'accable, et j'avoue +que je supporte impatiemment la clémence de mes deux chères soeurs. Au +moment où ma mère a fait mine de se lever, M. Ferrand l'a prévenue. Il +m'a pris par la main et m'a conduit dans une embrasure. + +--Mon cher Thibaut, m'a-t-il dit, nous avons été confrères, et j'espère +que nous sommes toujours amis. + +J'ai répondu: + +--Du moins n'ai-je aucune haine contre vous, M. Ferrand, je l'affirme. +Il a retiré sa main en murmurant: + +--C'est peu dire. + +Nous nous regardions en face. Je ne t'ai pas encore assez répété, +Geoffroy, que je tiens M. Ferrand pour un homme d'honneur. + +Cela implique-t-il qu'il soit un juge impeccable? Non. Il n'y a point de +juge comme cela. + +Nos convictions ne descendent pas du ciel, elles naissent sur la terre. + +Tout ce qu'on peut demander à un homme juge ou non, c'est d'agir selon +sa conviction. + +M. Ferrand a repris: + +--Je ne croyais pas qu'ayant été magistrat et me connaissant, vous +pussiez garder contre moi de la rancune ou de la défiance. J'ai accompli +un devoir. + +--C'est ainsi que je l'entends, ai-je répondu. Seulement il doit m'être +permis de déplorer que vous vous soyez trompé en accomplissant votre +devoir. + +Il a gardé un instant le silence. + +J'entendais ma mère et mes soeurs qui discutaient tout bas, mais avec +énergie, la question de savoir si on irait au sermon ou à la +Porte-Saint-Martin. + +Le père Lavigne prêchait, mais on jouait les _Mousquetaires_. + +--Mon cher Thibaut, poursuivit M. Ferrand, il est superflu de vous dire +que j'ai écouté ma conscience. Voici maintenant pourquoi j'ai voulu vous +entretenir en particulier. J'ai le désir, le grand désir d'être ramené à +un autre sentiment. La condamnation n'est pas définitive. Il se peut +que, volontairement ou par suite des circonstances, l'accusée Jeanne +Péry revienne devant nous. Savez-vous quelque chose de particulier qui +puisse m'éclairer? + +--Oui, répartis-je sans hésiter, je sais beaucoup de choses. + +--Voulez-vous me les dire? + +Nous nous touchions. Le grand jour nous enveloppait. Mes yeux étaient +dans les siens. + +J'aurais surpris dans son regard la plus fugitive des pensées. + +Je n'y vis rien, sinon ce qui était exprimé par ces paroles: le loyal +désir de savoir. + +Et aussi, peut-être, car ses paroles impliquaient également cela: la +certitude qu'il n'avait plus rien à apprendre. + +--M. Ferrand, répliquai-je, je prends votre démarche comme elle doit +être prise, en bonne part. Mais je refuse de vous dire ce que je sais +jusqu'au moment où je jugerai utile ou nécessaire de rompre le silence. +Vous avez raison, je puis vous l'affirmer: l'affaire n'est pas finie. Si +Dieu me laisse l'existence et la faculté de penser, je m'engage à +consacrer ce qui me reste de vie à la manifestation de la vérité. + +Je devinai une question sur ses lèvres. Il ne la proféra pas. + +--Au revoir donc, mon cher Thibaut, me dit-il en me tendant de nouveau +sa main que je pris, je ne regrette pas ma démarche qui aurait pu être +mieux accueillie. Quand vous jugerez à propos de venir à moi, +souvenez-vous que ma porte--et ma main--vous seront ouvertes à toute +heure. + +Je remerciai et nous rejoignîmes ces dames. + +Le sermon avait eu tort. On s'était décidé pour la Porte-Saint-Martin. + +Mère m'embrassa de bon coeur et sans même m'appeler _imbécile_. Mes deux +soeurs me concédèrent l'accolade chrétienne que le martyr doit à son +bourreau. + +Et je restai seul, brisé comme si je m'éveillais d'un cauchemar. + + +Pièce numéro 120 + +(Écriture de Lucien.) + +18 février. + +Je vais réellement beaucoup mieux, M. Chapart, mon docteur, a inventé un +sirop. Il me vend de ce sirop qui n'est pas plus mauvais à boire que les +autres sirops. + +Il attribue _ma cure_ à son sirop. + +J'en jette un verre le matin et le soir par la fenêtre. + +Cela consomme les bouteilles. + +Hier, j'ai commencé le récit que je t'avais promis. Je n'ai pas pu. J'ai +lancé au feu trois ou quatre pages. + +Je recommence aujourd'hui. Si je ne réussis pas, je n'essaierai plus. + + + + +Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne + +Récit fait par Lucien de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge + + +J'avais pris la même voiture que la veille. Le cocher était déjà habitué +à la manoeuvre. Je lui avais dit qu'il s'agissait d'un enlèvement et je +le payais en conséquence. Depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à +onze heures de nuit, nous fîmes quatre stations en gardant notre +distance de cinq ou six cents pas autour de la Conciergerie. Notre +dernière station fut au coin du quai de l'Horloge et du Pont-Neuf, +vis-à-vis de la maison Lerebours. Il faisait un temps froid et noir. La +neige tombait par intervalles. Quoique ce fût dimanche, le pont était +presque désert. Mon cocher me dit: + +--C'est à ne pas jeter un étudiant dehors! + +Moi, je remerciais le hasard. Pour nous, c'était un bon temps. + +Vers minuit moins le quart, les voitures roulèrent. La sortie de l'Odéon +mit une cinquantaine de groupes grelottants sur le pont, puis les autres +théâtres vinrent en sens contraire. + +Cela dura une demi-heure. Les cafés de la rue Dauphine et du quai de +l'École s'étaient fermés. À minuit et demi, il ne passait pas une âme +devant la statue. + +Ce fut juste à ce moment, l'horloge des bains sonnait la demie de +minuit, que cinq ou six jeunes gens qui me parurent être des étudiants +ou des commis, ayant passé leur soirée du dimanche dans un lieu de +plaisir, arrivèrent de la rue Dauphine, longèrent le pont et tournèrent +l'angle de la maison Lerebours pour prendre le quai de l'Horloge. + +Ils allaient le nez dans leurs collets relevés, et ne semblaient pas du +tout d'une gaieté folle. + +Ils passèrent. Un seul d'entre eux parut remarquer la voiture. + +Moi, je remarquais tout. Je crus voir qu'ils s'arrêtaient le long d'une +maison en réparation, située à égale distance de la rue Harlay-du-Palais +et du magasin Lerebours. + +Ils étaient entrés quelque part, peut-être, car j'eus beau écouter et +regarder, je ne vis plus aucun mouvement, je n'entendis plus aucun +bruit. + +Dix minutes tout au plus s'écoulèrent. + +Au bout de ce temps, et précisément à la hauteur de cette maison du quai +de l'Horloge qui était en réparation, et où j'avais vu les jeunes gens +disparaître, des cris de femmes retentirent. + +Un homme s'élança hors de la place Dauphine, dit en passant près de la +voiture: «Ce sont elles!» et disparut au détour du pont, dans la +direction de la rue de la Monnaie. + +Cet homme était enveloppé dans un manteau. Je ne suis pas sûr d'avoir +reconnu le Dr Schontz. + +Il n'avait pas fini de parler que j'étais déjà hors de la voiture. + +Deux femmes, toutes deux vêtues de noir, arrivaient en courant, +poursuivies de près par les six jeunes gens qui se donnaient maintenant +des airs de gens ivres. + +L'une des femmes était bien ma Jeanne, car sa pauvre chère voix, brisée +par l'épouvante, criait: + +--À moi, Lucien! au secours! + +Je n'avais pas d'armes. Je n'ai jamais d'armes. Je méprise et je hais +les armes. + +J'aurais donné dix ans de vie, non pas pour tenir en main un pistolet, +mais une massue. + +L'autre femme ne criait pas. Elle était voilée. Je savais que c'était la +quêteuse. + +Je m'élançai en avant, la tête basse et les poings fermés. + +Il me semblait simple et facile de tuer ces six jeunes gens avec mes +mains. + +La quêteuse était serrée d'un peu plus près que Jeanne. Son voile volait +au vent derrière elle. + +La main de celui qui la poursuivait put saisir la dentelle. + +Il tira--mais la dentelle lui resta dans les doigts. + +Et la figure de la quêteuse fut découverte. + +Elle arrivait juste sous le réverbère. + +C'était Jeanne! + +Et pourtant, l'autre Jeanne qui venait de trébucher contre un tas de +neige criait de sa pauvre douce voix en détresse: + +--Lucien! au secours! au secours! + +J'hésitai l'espace d'une seconde, ne sachant à laquelle aller. + +Le son peut tromper. + +Celle qui avait appelé entra à son tour dans la lueur du réverbère. + +C'était Jeanne aussi! + +Je les vis toutes deux pendant un instant. + +Il y avait deux Jeanne! + +Je me crus fou, mais cela ne m'arrêta pas. + +Jamais je ne m'étais battu. Je pense que je ne me battrai plus jamais. + +Je plantai ma tête dans la poitrine de celui qui avait arraché le voile. +Il fut enlevé de terre et retomba en poussant un râle sourd. + +Je me retournai sur celui qui allait atteindre l'autre Jeanne, et je le +précipitai le front sur le pavé. + +En ce moment, je me souviens bien que j'entendis la voix de la quêteuse +qui disait, à moi, sans doute: + +--Nous sommes trahis! c'est un guet-apens! + +Je ne la vis plus après cela. + +Je ne vis plus que ma petite Jeanne, entourée par trois hommes. + +Le quatrième, car ils restaient quatre debout, me barrait le passage. + +Je bondis à sa gorge comme un loup. Nous luttâmes. Il était fort. Il me +mit dessous. + +Pendant que nous luttions,--et que je ne voyais plus rien, car le corps +de mon adversaire me couvrait,--j'entendais la voix de Jeanne qui +s'éloignait, criant: + +--Au secours, Lucien, au secours! + +Mes doigts se crispaient autour de cette gorge que j'avais entre les +mains. Je ne me défendais pas, j'essayais d'étrangler.--La gorge râla. + +J'entendis le pavé qui sonnait sous les roues d'une voiture. + +Les mains qui me garrottaient se lâchèrent et le corps devint plus +lourd. + +Je parvins à le soulever. Il retomba inerte.... + +Je me remis sur mes pieds. + +--Jeanne! Jeanne! où es-tu? + +Pas de réponse. + +--Jeanne! Jeanne!... + +Le silence. + +Tout était désert autour de moi. + +La voiture elle-même était partie et c'était elle sans doute qui avait +servi à emmener Jeanne. + +Il n'y avait plus là que l'homme mort--et moi dont le cerveau chancelait +comme une ruine. + +Ma dernière lueur de raison fut d'écouter attentivement pour saisir au +loin le bruit des roues. + +Mais je n'entendis rien, sinon ce murmure uniforme que rendent les +quatre aires de vent dans les nuits de Paris. + +Je retombai sur le pavé et je restai assis dans la neige à côté du mort. + +Je ne tâtai pas si son coeur battait. + +Je me souviens que j'entendais sonner les heures. + +Quand le jour vint, j'étais encore là. Je vis la figure du mort. + +Il me regardait. + +Je m'enfuis pour éviter ce regard qui me blessait. Je marchai longtemps +dans les rues,--et je vins tomber au seuil de ma porte où je m'évanouis. + + +Pièce numéro 121 + +(Écriture de Lucien.) + +30 février. + +Je ne reçois aucune nouvelle. + +Le plus étrange pour moi, c'est que je n'ai plus entendu parler de cette +femme: La quêteuse.--S'ils l'avaient tuée! + +Tu comprends bien que j'ai méfiance de moi-même et que je ne crois pas +complètement au témoignage de mes sens. + +Je viens de relire ce récit qui a déjà deux semaines de date. Je n'avais +pas espéré l'écrire si clair, mais ai-je vu réellement deux Jeanne?... + +Geoffroy, la question qui va suivre, te l'es-tu adressée? + +Si j'ai vu deux Jeanne, l'une d'elles est Fanchette. + +L'une d'elles a poignardé Albert de Rochecotte, son amant. + +L'une d'elles a réfugié son crime derrière l'innocence de l'autre! + +À quoi croire? À qui se fier? Où porter son regard et sa pensée? Le +cercle des menaces se resserre. + +Je ne sais rien de plus mortel que de découvrir un ennemi sous +l'apparence d'un bienfaiteur. + +S'il y a du sang aux mains de la quêteuse, si elle est Fanchette, +qu'a-t-elle fait de Jeanne? + + +Pièce numéro 122 + +(Même écriture que les deux billets anonymes, attribués à la quêteuse de +Notre-Dame des Victoires. Sans signature.) + +Londres, 30 février 1866. + +_À M. L. Thibaut._ + +Il se peut, il se doit même que vous ayez défiance de moi. Vous avez vu +mes traits. C'est un très grand malheur _pour vous,--et pour elle._ + +Vous en savez assez pour condamner. Vous ignorez trop pour juger. + +J'avais accompli un acte très difficile, presque impossible, dans la +nuit du 7 au 8 décembre. On m'a volée du résultat de mes efforts. + +Ce qui avait été fait pour elle a tourné contre elle. + +Je ne me suis pas découragée. Mon devoir reste le même: mon devoir +impérieux. + +J'arrive de New York. Une fausse indication m'avait dirigée sur +l'Amérique où je croyais trouver Jeanne. + +Jeanne n'a pas quitté la France, peut-être même n'a-t-elle pas quitté +Paris. J'y retourne. + +Ne craignez aucune catastrophe immédiate. _Quelque chose protège +Jeanne._ + +_Et quelqu'un aussi_. + +N'avez-vous pas des amis? N'avez-vous pas au moins un ami? Personne +n'est sans avoir un ami. + +Appelez à votre aide. Tout n'est pas désespéré. + +Il serait de la plus haute importance de trouver un homme du nom de +J.-B. Martroy, qui doit être à Paris en ce moment. + +J'ai lieu de croire qu'il se cache. Encore une fois, appelez à votre +aide. Efforcez-vous. + +La protection qui couvre Jeanne peut faiblir--ou disparaître. + +_Mention de la main de Lucien_.--Cette lettre fut trouvée par moi à mon +ancien logement, lors de ma première sortie. On m'y demandait si j'avais +un ami, Geoffroy, je songeai à toi. + + +Pièce numéro 123 + +(Écrite et signée par Lucien.) + +Belleville, rue des Moulins, maison de santé du Dr Chapart. + +4 avril 1866. + +_À M. le chef du personnel au ministère des Affaires étrangères, à +Paris._ + +Monsieur, + +J'ai recours à votre obligeance pour connaître la résidence actuelle de +M. Geoffroy de Roeux, récemment attaché à l'ambassade de Turquie. + +J'aurais une communication importante à lui adresser. L'affaire est +urgente. + +Veuillez agréer, etc. + + +Pièce numéro 124 + +Du ministère des Affaires étrangères. Division du personnel (2e +bureau). + +Paris. 9 avril 1866. + +_M. L. Thibaut, avocat._ + +Monsieur, + +En réponse à la demande que vous m'avez adressée, j'ai l'honneur de vous +informer que M. Geoffroy de Roeux, attaché à la légation d'Italie, est +rappelé à Paris, où il a reçu l'ordre de se tenir à la disposition de S. +Exc. M. le ministre des Affaires étrangères. Veuillez agréer, etc. + + +Pièce numéro 125 + +(Écrite et signée par Lucien.) + +Paris, 10 avril 1866. + +_À M. Geoffroy de Roeux, attaché à la légation d'Italie, rue du Helder, +à Paris._ + +Mon cher Geoffroy, + +J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens _tout de +suite_ ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrais te trouver. La +chose presse, malheureusement. Viens vite. + +_Note de la main de Geoffroy_.--Cette lettre, exactement semblable à +celle que je reçus en Irlande et qui interrompit mes excursions autour +du lac Corrib, ne fut pas envoyée, puisque je la retrouvais au dossier. +Si elle eût été envoyée chez moi, elle m'eût rencontré lors de mon +passage à Paris où je touchai barre en revenant de Turin, vers le 15 +avril. Ce retard va être expliqué dans la suite de la correspondance. + + +Pièce numéro 126 + +(Écriture de Lucien.) + +14 avril. + +J'ai eu trois jours de crise. La crise va revenir. Elle n'est pas loin, +je la sens, elle me guette.--Depuis quinze jours, j'en ai souvent. + +Je n'étais pas assez misérablement impuissant! Il me faut ce surcroît. + +Ta lettre est encore sur mon bureau: la lettre que je t'ai écrite. + +Que vais-je te demander, si tu viens? que peux-tu faire? Tu as une +carrière. Puis-je exiger de toi que tu me donnes ta vie? + +Et sur quels indices te mettrais-je en campagne? + +Un billet anonyme, écrit par cette femme qui m'a déjà trompé.... + +Je suis découragé jusqu'à l'agonie. + +Ta lettre est là. Elle y reste.... + +Te souviens-tu? Ce Martroy dont parle la quêteuse s'est présenté à moi +de lui-même au moins deux fois, peut-être trois fois.... + +Je viens de feuilleter tout le dossier: c'est trois fois. + +La dernière fois, qui est assez récente, il prenait le nom de J.-B. +Calvaire et me disait de lui écrire poste restante. C'était vers la fin +de septembre. + +J'ai écrit ce matin poste restante et j'ai mis un bon dans la lettre. + +Mais de septembre en avril! sept mois! Il a dû se fatiguer d'aller au +bureau de poste sans y jamais rien trouver. + +J'ai remords de ma négligence. Que de fautes il y a dans mon malheur! + +Et d'un autre côté, puis-je accorder confiance à un avis qui me vient de +cette femme! + +Que le bon Dieu ait pitié de moi! + + +Pièce numéro 127 + +(Écriture de Lucien.) + +16 avril. + +Je me suis levé avec l'idée d'aller chez toi, rue du Helder. Cela +vaudrait bien mieux qu'une lettre. Pourquoi ne l'ai-je pas tenté plus +tôt? + +Ma détresse a quelque chose de misérable et de ridicule à cause de ma +lâcheté. Je ne m'aide pas. Quand je pense que tu es peut-être à deux pas +de moi, et que j'ai un si ardent désir de te voir! + +J'ai demandé une voiture. M. le Dr Chapart est venu lui-même. Il m'a +tâté le pouls. Défense de sortir. Double dose de sirop-Chapart. Calme +absolu. Rien que des potages. Le fait est que je suis cruellement +malade, Geoffroy. Je n'aurais pas pu aller, ma tête se brouille. Je n'ai +pas reçu réponse de J.-B. Martroy. + + +Pièce numéro 128 + +(Écriture de Lucien.) + +30 avril--Rien de ce Martroy. Plus rien de la quêteuse. La lettre à ton +adresse est toujours là. Mes crises se rapprochent d'une façon +effrayante. + +Il me semble que je me sauverais moi-même si je pouvais travailler à la +sauver. + +Je ne peux pas. Je ne peux rien. J'ai toujours été un être faible. Même +quand je tue un homme, cela ne sert à rien. + +L'homme que j'ai tué, je le revois quelquefois dans la neige, avec sa +face terreuse et presque noire. Il était tout jeune. Il avait les +cheveux blonds. Les journaux ont dit que c'était un malfaiteur. Tant +mieux. Je n'aurais pas eu de remords, même sans cela. + +Voici juste vingt jours que ta lettre est là. Je n'ai plus l'idée de te +l'adresser. À quoi bon? + + +Pièce numéro 129 + +(Écriture de Lucien.) + +1er mai. + +À quoi bon! Oh! tu es jeune, toi, tu es fort, tu connais la vie--et tu +as des amis! + +Je me déchirerais la poitrine avec mes ongles! _À quoi bon?_ C'est moi +qui ai écrit cela! Mais elle se meurt, peut-être! + +Je suis dans mon lit. J'ai soif, je brûle. Je la vois si pâle! Où s'est +envolé son sourire? Il y a de grosses larmes qui roulent lentement le +long de ses joues. Je les vois.... De mon lit je vois Paris par ma +fenêtre. Elle est là. Où? Il y a des moments où mon oeil se dirige comme +si une voix l'appelait. C'est qu'elle m'appelle, va, Geoffroy! + +Vais-je mourir sans combattre! Ma force! Ma jeunesse! Moi, je ne me sers +pas d'armes. Que Dieu me montre l'ennemi de Jeanne, j'irai à lui, fût-il +Satan, et je l'étranglerai! + + +Pièce numéro 130 + +(Écriture de Lucien, mais pénible et altérée.) + +17 mai. + +Ces deux semaines ont été comme un rêve douloureux. + +Ma mère est venue hier, toute seule. Elle a pleuré en me voyant. Je dois +être bien changé. Elle m'a demandé si je répugnerais à voir un prêtre. +J'ai écrit à Jeanne, comme je t'écris à toi, pour laisser mon coeur +parler. Si nous devions nous retrouver dans l'autre vie.... + +Voilà maintenant dix-neuf jours que je ne me suis levé. Mes yeux +faiblissent; je ne vois plus bien Paris. + +Quand ma mère est partie, elle a parlé au docteur dans l'antichambre. +J'ai entendu qu'il lui disait: «Ça peut durer un mois, deux mois, mais +ça peut finir brusquement.» Il me semble que Jeanne est morte. J'ai hâte +de mourir aussi. + + +Pièce numéro 131 + +(Écriture de Lucien.) + +18 mai. + +Je suis debout! je vois Paris! Jeanne y est. Jeanne m'a écrit, Jeanne +m'a parlé. Bonté de Dieu! moi qui désespérais! + +Ce matin, on a laissé entrer chez moi un beau jeune garçon de douze à +treize ans. J'ai cru au premier aspect que c'était Olympe déguisée, tant +il lui ressemble. + +Il venait de la part de M. Louaisot de Méricourt, dont il est le neveu. + +M. Louaisot m'envoyait des compliments, et désirait avoir de mes +nouvelles. + +Le beau jeune garçon n'est pas resté plus de deux minutes. J'étais à me +demander pourquoi M. Louaisot me l'avait envoyé lorsque j'ai vu une +petite enveloppe sur ma table de nuit. Je l'ai prise. Il n'y avait rien +à l'extérieur. + +J'ai déchiré le cachet. Tout ce qui me reste de sang s'est précipité +vers mon coeur. J'avais reconnu l'écriture de ma Jeanne. + +Rien que deux pauvres petites chères lignes: + +_Je ne peux pas te dire où je suis. Je me porte bien. Je t'aime de tout +mon coeur. Je ne serais pas malheureuse, si je n'étais loin de toi...._ + +Cette lettre ne peut avoir été apportée que par le jeune garçon! + +Avant son arrivée je suis sûr qu'il n'y avait aucun papier sur ma table +de nuit. + +Olympe n'a pas de frère--ni de fils. Elle est d'ailleurs trop jeune pour +avoir un enfant de cet âge-là. + +Il lui ressemble étrangement! + +A-t-il apporté cela de lui-même? + +Est-ce un envoi de Louaisot qui voyait de loin que la lampe allait +s'éteindre?... + +Je crois être sûr qu'il a besoin de moi vivant--pour nourrir l'affaire. + +Ce qui est certain, c'est que les deux lignes sont de Jeanne. + +Je les défie bien de me tromper en contrefaisant son écriture? Je les ai +baisées, ces deux lignes, cent fois, mille fois. Il reste quelque chose +de son âme à mes lèvres. + +Je suis ressuscité. + +J'ai recopié ta lettre--ta lettre qui attendait là depuis trente-huit +jours. Je te l'ai adressée. + +Elle est à la poste. Tu l'as déjà peut-être. + +Tu vas venir, je le devine, je le sens. Un bonheur n'arrive jamais seul. + +Ma mère est revenue. J'étais si mal hier qu'elle avait peur de ne pas me +retrouver vivant. + +Quand elle m'a vu, elle a crié au miracle. + +Le Dr Chapart a brandi la bouteille de médicament qui est toujours sur +ma commode. + +--Madame, s'est-il écrié, vous avez dit le mot: c'est un miracle. +J'espère que vous répandrez parmi vos amis et connaissances qu'il est dû +au sirop-Chapart! + +C'est une effrontée boule de chair que ce gros petit homme! Il sait que +son sirop me sert à arroser la plate-bande qui est sous ma fenêtre,--et +qu'il n'y vient jamais rien.... + +Voilà midi. Tu as ma lettre. Je suis seul. Je veux préparer notre +causerie de tantôt. + +Car tu vas être ici vers deux heures. C'est si loin, Belleville! Je +changerai de logement pour me rapprocher de toi, quand même je devrais +perdre le sirop Chapart. + +Je te disais l'autre jour que j'ignorais ce que tu pourrais faire pour +moi. J'étais mort. Je suis vivant aujourd'hui. Je sais ce que tu feras. + +Ou plutôt ce que nous ferons, car je veux travailler avec toi nuit et +jour. + +Il y a une Fanchette! Nous possédons un point de départ. + +Mais d'abord, retrouvons Jeanne. C'est facile. Quand je tiens quelqu'un +à la gorge, c'est un collier de fer. Louaisot sait où est Jeanne. Je le +lui demanderai dans le langage que j'ai tenu à l'homme étranglé. + +Tu verras le trésor de renseignements que j'ai amassé. Nous sommes dans +les délais pour former opposition à l'arrêt du 2 décembre. Jeanne sera +réhabilitée,--quand je devrais traîner Fanchette aux pieds de la Cour! + +Et quand même rien de tout cela ne serait possible, quand notre dernière +ressource serait la fuite, partout où elle sera, j'aurai ma patrie. + +Deux heures qui sonnent! la route est longue et la grande rue monte. Je +t'attends. + +J'ai fermé ma fenêtre. L'air est froid. Ou bien, c'est moi peut-être qui +ai des frissons.... + +Deux heures et demie! Aujourd'hui tu viendras trop tard, Geoffroy. Je +sens _l'autre moi_ qui pousse ma pensée hors de mon cerveau. Le voilà. +Ma plume tombe.... + + +Pièce numéro 132 + +(Écriture de Lucien.) + +19 mai. + +Tu n'es pas venu Geoffroy. Je fais ce que j'aurais dû faire dès hier: +j'envoie chez toi. + +Je suis bien, très bien. J'ai la lettre de Jeanne.... + +Ma crise d'hier a été longue, mais elle ne touchait que l'esprit. Le +corps ne souffre plus. + +Pourtant, je ne retrouve pas toute ma vaillance d'hier. Les ennemis que +nous aurons à combattre toi et moi sont bien résolus et bien +puissants.... + +Mon messager revient de chez toi. Tu n'es pas à Paris. Où ma lettre te +trouvera-t-elle? + +Ces gens sont de bien habiles faussaires. Il y a des moments où je me +demande si ma chère lettre est bien de Jeanne.... + +Le temps est sombre. Ma crise vient à l'heure ordinaire. + +Je crois que j'ai espéré pour la dernière fois. + + +Pièce numéro 133 + +(Écriture de Lucien.) + +7 juin. + +Je n'écris plus, même pour moi. Tu étais mon prétexte. Je te parlais.... + +Je n'aurais jamais cru que mon appel pût rester sans réponse. J'attends +depuis trois semaines! + + +Pièce numéro 134 + +(Écriture de Lucien.) + +29 juin. + +Je n'attends plus.... Adieu! + +Fin du dossier de Lucien. + +_Note de Geoffroy_.--Ceci était la dernière feuille. Je m'endormis en la +tenant dans mes mains. Il était cinq heures du matin, et c'était ma +seconde nuit sans sommeil. Au moment où je perdais connaissance, je me +souviens que je répétais en moi-même cette parole de Lucien ayant trait +au fait qui m'avait le plus frappé dans ma lecture de cette nuit:--Elles +sont deux Jeanne! + + + + +Récit de Geoffroy + + +Je m'éveillai avec la même pensée. En rassemblant les pièces du dossier, +passablement en désordre, pour les remettre dans leur chemise, je me +surpris à parler tout haut, disant: + +--Elles sont deux, c'est certain.... + +--Parbleu! fit une voix de basse-taille qui partait de l'embrasure de ma +fenêtre. + +Je me retournai vivement et je reconnus avec surprise M. Louaisot, assis +commodément à côté de la croisée, et dont les lunettes mettaient deux +ronds de lumière sur le journal qu'il lisait. + +--Je n'ai aucune espèce de droit à en user familièrement dans votre +domicile, mon cher Monsieur, me dit-il d'un ton beaucoup plus «homme du +monde» que je ne l'aurais attendu de lui. C'est à peine si je pourrais +me vanter d'être au nombre de vos connaissances, mais comme votre valet +de chambre était absent et que je vous apportais de la pâture.... + +Au lieu d'achever sa phrase, il allongea le bras et mit un paquet +d'épreuves sur ma table de nuit. + +J'avais tôt réprimé un mouvement de fierté blessée. + +Ce n'est pas pour peu de chose que j'eusse consenti à me brouiller avec +M. Louaisot! + +Il reprit en se levant pour retourner son fauteuil. + +--J'ose espérer que vous m'excuserez. + +--Mais très volontiers. + +--Je vous rends grâce.... Alors nous avons achevé notre lecture? + +--Comme vous voyez. + +--Et nous n'y avons rien compris du tout? + +--Mais, si fait, M. Louaisot. Je crois pouvoir dire au contraire.... + +--Quant à cela, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez! + +--Permettez.... + +--Je permets. Seulement vous n'y voyez goutte. + +--Quand ce ne serait que ce fait de l'existence des deux soeurs? + +--Elles sont trois, cher Monsieur. + +--Comment, trois! + +--Pas une de moins! + +Je le regardais avec inquiétude, ne sachant s'il se moquait de moi. + +--Trois, répéta-t-il, je dis trois soeurs: une, deux, trois! et toutes +trois de beaux brins, quoi qu'il y en ait une qui n'ait plus ses +dix-huit ans.... Et que pensez-vous de l'incident Ferrand? L'histoire de +la quêteuse? et celle de ce douceâtre Dr Schontz? + +--Je pense, répondis-je en le couvrant de mon regard fixe, car j'avais +recouvré tout mon sang-froid, je pense que vous avez mis tous ces +pauvres gens-là en avant, vous, M. Louaisot, et qu'ils ont tiré les +marrons du feu pour vous. + +Ses lunettes laissèrent passer un rayon de triomphante vanité. + +Il ébaucha même le geste de se frotter les mains. + +--Moi, M. Louaisot, répéta-t-il, surnommé de Méricourt, je n'aurais pas +du tout honte de vendre des marrons, si ce métier-là était de ceux où +l'on fait fortune. M. Louaisot croisa ses jambes l'une sur l'autre, en +homme qui prend position définitive, et fredonna tout bas, non pas: + + _Ah! vous dirais-je maman,_ + +c'était bon pour chez lui, mais la romance sentimentale de Bérat: + + _J'aime à revoir ma Normandie,_ + _C'est le pays qui m'a donné le jour._ + +Ce qu'il trouvait sans doute plus habillé. + +C'était vraiment un scélérat de bien bonne humeur. + +--Rien, rien, rien, cher Monsieur, reprit-il tout à coup, je vous dis +que vous n'y comprenez rien! L'affaire est simple, voilà ce qui vous +déroute au milieu de toutes les complications dont on l'a entourée. Ce +pauvre bon garçon de Lucien a pourtant raison quand il dit qu'il y a un +homme de talent là-dedans. Mais pourquoi le désigne-t-il sous le nom de +docteur ès-crimes et autres appellations injurieuses? Pourquoi? Je vais +avoir l'honneur de vous le dire. Les gens à courte vue détestent ce +qu'ils ne conçoivent pas. Et ce cher excellent M. Thibaut, avant +d'arriver à l'état de ramollissement où nous avons le chagrin de le voir +réduit, n'avait pas inventé la poudre! + +--Lucien, dis-je, n'est pas un adversaire aussi méprisable que vous le +pensez. + +--Il étrangle bien! dit M. Louaisot. Ah! saperlotte, quand je me suis +permis de mettre mes lunettes dans son grimoire, j'ai distingué ce +passage. Le gredin du quai de l'Horloge fut proprement étranglé; mais +voilà: cela donne la mesure exacte de son intelligence. Il étrangle un +détail et il laisse le fait principal passer son chemin. + +--Quand vous êtes seul contre six, M. Louaisot, tout docteur que vous +êtes.... + +--Jamais il ne faut être seul contre six!... Mais sur cette pente, notre +discussion deviendrait un assaut de pensées philosophiques, et nous ne +sommes ni l'un ni l'autre des fainéants.... Vous n'avez pas été en +Russie? + +--Non. Pourquoi? + +--Parce que vous avez inspiré de l'intérêt à la plus jolie femme du +monde, et qu'il manque un attaché à l'ambassade de Saint-Pétersbourg. + +--Si on me nomme, je peux donner ma démission. + +--Vous êtes nommé, mon cher Monsieur. + +Je gardai le silence. + +--Voulez-vous que je vous dise? s'écria M. Louaisot en haussant les +épaules. Voilà de la guerre bêtement faite! La femme la plus +intelligente est toujours un très petit homme. Vous n'avez pas cru à la +mort de Jeanne Péry, j'en suis sûr. Quand vous jouez à l'écarté, marquez +vos points, c'est la mode, mais il est d'autres jeux.... + +--M. Louaisot, interrompis-je, je voudrais avoir une affirmation ou une +négation sur ce sujet: Jeanne est-elle morte? + +Il piqua ce coup de doigt qu'il donnait à ses lunettes et il me regarda +d'un air de franche supériorité. + +--Quand vous réfléchiriez une fois en votre vie, cher Monsieur, dit-il, +vous n'en mourriez pas. Selon vous, depuis déjà du temps, Jeanne est +entre les mains du démon, n'est-il pas vrai? Eh bien, quand une pauvre +colombe languit dans les griffes du vautour, la question de savoir si +elle a été mangée hier ou si elle sera mangée demain est parfaitement +oiseuse. Cela dépend du vautour.... Je vous dis, moi, que le brave +Thibaut est beaucoup moins convaincu de nos scélératesses qu'il ne le +croit. Nous sommes à Paris, que diable! La France est le pays de +l'univers où il en coûte le moins pour raconter à la justice les bourdes +les plus pitoyables. Suis-je un prince pour qu'on n'ose me dénoncer? +Non. Il y a un fou, là-dedans, voyez-vous, et tout participe un peu de +sa folie. Mme la marquise elle-même, à force d'aimer ce fou, est très +gentiment un peu folle. Mais je suis sage, moi.... + +Ici, M. Louaisot s'arrêta et prêta l'oreille. On marchait dans mon +antichambre. + +J'arrive à raconter un fait qui paraîtra peut-être peu important et même +trivial. + +C'est alors que je n'aurai pas su le rendre, car il me frappa +singulièrement. + +Il y a des hommes-limiers. Je ne le savais pas, je le vis. + +Juste au moment où M. Louaisot s'arrêtait, la porte s'ouvrit lentement +et sans bruit aucun. La maigre figure de J.-B. Martroy se montra sur le +seuil, humble et souriante. + +Sur ses lèvres, on devinait qu'il allait dire: + +--Mon bienfaiteur, vous voyez que je suis fidèle au rendez-vous! + +Mais il ne parla point, parce que son regard rencontra, entre lui et +moi, la titus touffue de M. Louaisot, qui lui tournait le dos. + +Jamais je n'ai vu décomposition chimique plus rapide. Il n'y a pas de +poison foudroyant qui puisse produire un semblable effet. + +Instantanément, Martroy devint couleur _de mort_. + +Il se retint au chambranle pour ne pas tomber, puis il disparut, fermant +la porte sans bruit, comme il l'avait ouverte. + +Louaisot s'était remis à parler en disant je ne sais quoi +d'insignifiant. + +Il avait, j'en étais sûr, entendu la porte s'ouvrir, puis se refermer. + +Il ne s'était pas retourné. Aucune glace n'était posée de manière à lui +montrer les objets placés derrière lui. + +La physionomie d'un interlocuteur peut servir de miroir, mais j'étais +sûr de n'avoir pas bronché. + +Il cessa de nouveau de parler deux ou trois secondes après la fermeture +de la porte,--juste le temps qu'il aurait fallu au fumet d'un +animal,--d'un gibier pour arriver de l'antichambre jusqu'à lui. Ses yeux +devinrent vagues derrière ses lunettes éteintes. Son nez ondula +positivement, puis ses narines se gonflèrent avec force. + +--C'est un fumeur, dit-il, et c'est un pauvre. + +--Qui donc? demandai-je. + +Sa figure avait déjà repris son aspect ordinaire. Il souriait. + +--Je suis docteur, vous savez? fit-il avec bonhomie. Nos examens +comprennent des quantités de matières, et votre baccalauréat n'est rien +auprès du nôtre. Avez-vous remarqué que chaque pipe a son odeur? + +--L'odeur d'une pipe, oui. + +J'essayais de rire, mais ma poitrine se serrait. + +--Je m'exprime mal à ce qu'il parait, reprit M. Louaisot. Je voulais +dire qu'un homme qui fume la pipe est reconnaissable par l'odeur +particulière de sa pipe comme il est reconnaissable par sa voix, par son +pas, par son écriture, par toute chose enfin qui lui est propre. J'ai +beaucoup étudié ces choses-là. Les sauvages d'Amérique ont des +rocamboles encore plus subtiles.... Voilà longtemps que je n'avais senti +cette pipe-là. + +J'eus froid pour ce pauvre petit diable de Martroy. + +--Guzman! appelai-je. + +--Vous souhaitez quelque chose? me demanda M. Louaisot. + +--Je voudrais voir si vous connaissez la pipe de mon valet de chambre. + +--Ne prenez pas cette peine-là, dit-il en se levant. Guzman est un +garçon bien nourri. Le tabac et la misère combinent un coquin de parfum +qu'on n'oublie plus quand on l'a respiré.... Je vais avoir l'honneur de +prendre congé, car l'estomac me tire. Je vous laisse mes épreuves; le +roman va bien: nous allons faire une réputation à ce vieux cancre, le +Dernier Vivant.... Résumons-nous: vous pataugez, mon cher Monsieur, +parce que vous prenez les almanachs d'un homme qui barbotte. Vous voyez +des démons où il n'y a que d'estimables industriels, et des victimes +dans ceux ou celles qu'on essaye de sauver. + +Et puis, je savais bien que j'avais quelque chose à vous dire! et puis, +tout diplomate que vous êtes, vous conservez d'enfantins préjugés. +Voltaire s'entendait quand il voulait inventer le bon Dieu. Vous, «vous +croyez que c'est arrivé», comme dit le militaire de Pélagie. + +Le titre de magistrat, de président, de conseiller vous fait quelque +chose. Vous hésitez à vous dire tout franchement à vous-même: «Celui-là +est une canaille!» Pardonnez-moi l'expression. Elle a le mérite de la +simplicité. + +Mon cher Monsieur, je ne donnerais pas dix centimes de vos dossiers, ni +de toutes vos instructions pour rire. + +Quand vous voudrez savoir le fin mot, j'en tiens boutique. Mais ça coûte +bon. Au plaisir de vous revoir. Il me salua et prit la porte. J'entendis +sa basse-taille dans l'antichambre qui chantait: + + _Quand tout renaît à l'espérance_ + _Et que l'hiver fuit loin de nous_.... + Toujours + _Ma Normandie_ du feu Bérat. + +Je restai sous l'impression d'un sentiment qui ressemblait à de la peur. +M. Louaisot avait-il vraiment reconnu Martroy? J'appelai Guzman. + +--M. Louaisot a-t-il parlé? + +--Il m'a demandé si je voulais faire trente points en fumant ma pipe! + +--Qu'as-tu répondu? + +--Que j'en sortais, et que je ne fume que des petits bordeaux. + +--Et l'autre, où est-il passé? + +--Quel autre? Je n'ai vu personne. + +L'habitude de faire trente points ne peut être rangée dans la catégorie +des forfaits qui ne méritent pas de merci, mais elle empêche de bien +garder une maison. Je renvoyai Guzman en lui recommandant de faire +entrer Martroy aussitôt qu'il viendrait. + +J'avais ressenti tout à l'heure une impression véritablement pénible et +comparable à celle qu'on éprouverait à voir une bête féroce s'approcher +d'un enfant endormi. Cela s'effaçait peu à peu. Je me taxais moi-même +d'exagération. Et j'essayais de démêler, parmi les discours de Louaisot, +le motif réel de sa visite. + +Ce motif se cachait-il dans le _post-scriptum_ de notre entrevue? Il en +voulait beaucoup à M. Ferrand. Cela me rangeait à l'opinion de Lucien, +qui déclarait ce galant magistrat homme d'honneur. + +Je pris les épreuves du roman commencé dans _Le Pirate: La Tontine des +cinq fournisseurs._ J'en avais maintenant trois gros paquets à lire. + +Au moment où je mettais les feuillets en ordre sur ma couverture, Guzman +introduisit Martroy. + +Le pauvre petit homme gardait bien quelque chose de l'aspect effarouché +d'une chouette qui vient d'échapper à l'épervier, mais sous son +désordre, il y avait un naïf triomphe. + +--Tout de même, me dit-il en entrant, M. Mouainot de Barthélémicourt n'y +a vu que du feu! Est-ce qu'il vient souvent? Ça rendrait mes visites +plus rares. + +J'étais à m'interroger pour savoir s'il fallait l'avertir ou lui laisser +sa sécurité. + +--Où vous êtes-vous caché, Martroy? demandai-je. Êtes-vous bien sûr +qu'il ne vous a point reconnu sous la porte cochère ou dans la rue? + +Il cligna de l'oeil d'un air malin. + +--Quand on est costumé comme cela, répliqua-t-il en touchant sa pèlerine +de toile cirée blanche, il ne faut pas se cacher à moitié. Le patron est +le meilleur chien de chasse que je connaisse, mais je suis son élève et +nous pouvons faire notre partie, tant qu'il ne m'a pas vu. Ce n'est pas +avec lui qu'on se dissimule derrière un fiacre ou dans une allée. + +--Comment avez-vous fait? + +--Au lieu de descendre, j'ai monté. J'ai été m'asseoir dans le petit +escalier du grenier, au sixième étage. Je n'étais pas sans inquiétude, +car il a un nez de possédé. Mais heureusement, j'en ai été quitte pour +la peur. Il s'en est allé tout droit et je l'ai vu par la lucarne qui +tournait tranquillement le coin du boulevard. Il prit à la place +ordinaire, sous sa toile cirée, entre sa chemise et son unique bretelle, +un gros paquet de papiers, noués avec une faveur rose qu'il déposa sur +mon lit. + +--Tiens! fit-il en voyant les épreuves du _Pirate, vous_ donnez +là-dedans? + +--Est-ce que vous connaissez cet ouvrage? + +--C'est du Louaisot. Pas besoin de connaître. Une cuisine faite avec une +miette de vérité, sautée dans un tas de mensonges!... + +--Tandis que moi, poursuivit-il en pointant ses manuscrits du bout du +doigt, rien que du vrai. Pas d'imagination pour un sou! + +--Voulez-vous être payé tout de suite? demandai-je. + +--Ça me flatterait, rapport à Stéphanie que je veux mettre sur un pied +étonnant! Il y a du temps que je la vois en rêve avec des falbalas! Elle +est toute fraîche relevée de ses couches. Elle voiturera le petit à la +promenade dans une brouette à ressorts, avec une robe en mérinos tout +laine et un tartan, tout laine aussi, rouge, vert, bleu et jaune, que +j'ai lorgné au grand magasin de nouveautés du faubourg du Temple. + +J'avais préparé d'avance la somme que je voulais lui allouer. Il prit +sans compter. C'était une manière de petit gentilhomme. Et il m'appela +son bienfaiteur. + +De poche, il n'en avait point, mais il avait installé un noeud coulant à +sa bretelle qui servait à tout. Il passa mes quatre billets de cent +francs dans le noeud, donna un tour à la ficelle, et tout fut dit. + +--C'est là, déclara-t-il, comme dans une sacoche de la Banque de France! + +--Quant à ça, reprit-il en montrant les épreuves que j'étais en train de +mettre de côté pour prendre ses papiers, c'est son fort, la tontine. Il +la connaît comme personne. Il est né dedans. C'est son papa qui l'avait +faite. Au lieu de lui conter des histoires de ma mère l'Oie, le bonhomme +le berçait avec la tontine. La première fois qu'il a pensé, il a pensé à +la tontine. La première fois qu'il a parlé, il a parlé de la tontine. +C'est sa vie, quoi! Il appartient à ça, et ça lui appartient. S'il +voulait dire la vérité... mais je t'en souhaite! + +Il fit son geste favori, mettant sa main au-devant de sa bouche, pour +bien marquer le caractère tout confidentiel de l'exclamation. + +--Vous en verrez plus dans deux de mes pages, reprit-il, que dans tout +le fatras qu'il a dicté ou commandé à cet écrivailleur du journal. Au +moins, moi, je n'ai pas d'imagination.... Et j'ai été dans la tontine +presque autant que lui, puisqu'il m'y tenait noyé jusque par-dessus la +tête. C'est un homme habile, c'est un homme savant, c'est un homme +terrible! Pas méchant, quand il ne s'agit pas de la tontine... mais +capable de mettre le monde à feu et à sang pour la tontine. Il y en a +là-dedans, du sang! + +Son doigt pointait le manuscrit. + +--Ah! fit-il en baissant la voix, c'était un joli ange que Mlle +Olympe Barnod, la première fois que je la vis. Entre nous deux, on peut +lâcher de côté les pseudonymes raisonnés. Mais M. Louaisot l'a choisie +pour arriver à l'argent de la tontine, et l'ange est devenue une +diablesse. Vous allez voir, vous allez voir! Je ne veux pas vous gâter +la lecture de mes ouvrages en vous disant d'avance ce qu'il y a dedans. +Et puis, je ne le cache pas, je suis pressé de porter à Stéphanie le +bénéfice de ma littérature. + +En l'écoutant, un scrupule me prenait. + +J'avais d'abord pensé à ne point troubler sa joie, mais n'était-il pas +plus dangereux de le laisser ainsi dans l'ignorance? + +Le lecteur devine que je veux parler des théories de M. Louaisot de +Méricourt touchant l'odeur de la pipe. + +À supposer que j'eusse accordé trop d'importance à ce qui n'était +peut-être qu'une fantaisie, Martroy devait être mis au fait. Il était le +meilleur juge. + +--Je crois devoir vous prévenir, commençai-je, d'un fait qui vient de se +passer ici. + +Le petit homme, qui avait déjà fait un pas vers la porte, revint tout +tremblant. + +--Vous n'avez pas prononcé mon nom devant lui! s'écria-t-il. + +--Non certes. + +--Ni mon pseudonyme analogique.... Il est si rusé! + +--Non. Écoutez-moi. + +Son regard faisait le tour de la chambre. + +--Il n'y a pourtant pas de glace où il ait pu me voir! murmura-t-il, et +le bois du lit ne mire pas. + +Je lui racontai la chose exactement comme elle avait eu lieu. À mesure +que je parlais, le sang abandonnait ses pauvres joues. Il devenait vert. + +Quand j'eus fini, il dénoua la ficelle qui tenait ses billets. + +--Vous enverrez ça à Stéphanie, me dit-il. Je suis un homme mort. + +--Voyons, voyons, Martroy.... + +--Oh! fit-il, c'est réglé... à moins... avez-vous un coin de cave où me +cacher? + +--S'il le faut, certainement. + +--Non, cela ne se peut pas. Stéphanie m'attend. Il était en proie à une +agitation inexprimable. + +--On avait loué notre grenier à d'autres, murmura-t-il. Je ne sais pas +s'il y a beaucoup de malheureux pour avoir souffert comme nous. C'est +vrai que j'avais commis des péchés.... Nous couchions dans la basse-cour +depuis deux semaines. Hier, quand on m'avait vu de l'argent, on m'avait +permis de mettre le lit sur le carré pour que Stéphanie soit un peu à +l'abri. Je vous l'ai dit: elle n'est pas belle, c'est une estropiée, +mais nous nous aimons bien.... Et maintenant elle allait revoir une +chambre! J'étais riche!... Et voilà la mort! + +--Voulez-vous rester ici, Martroy? + +Il eut des larmes en me prenant les deux mains. + +--Merci, mon bienfaiteur. Vous l'auriez fait comme vous le dites, mais +ça ne se peut pas. Nous sommes les derniers des derniers. Nous n'avons +rien, pas même notre conscience. Vous verrez dans ces papiers là que +j'ai été un malheureux enfant... et coupable.... Mais que voulez-vous, +on s'aime comme il faut... et on a beau trembler, on est brave tout de +même, allez! Ce que je voudrais, si c'était un effet de votre bonté et +que ça se pourrait, c'est quelques vieilles hardes pour me déguiser un +petit peu. + +Je sautai hors de mon lit. Je ne voulais pas mettre Guzman dans +l'affaire. J'étais d'ailleurs à peu près sûr qu'il était à faire trente +points quelque part. J'entrai dans ma garde-robe et j'en ressortis avec +une brassée d'effets. + +C'était quelque chose de touchant que de voir sur les traits du petit +homme le combat de la détresse et de la joie. Il était, j'en suis sûr, +bien plus coquet que Stéphanie. + +Du reste, il n'y mit point de façon; il se dépouilla nu comme un ver et +passa un de mes costumes, considérablement trop grand pour lui, mais +dans lequel il se trouvait le supérieur d'Apollon. J'héritai du pantalon +déguenillé, de la bretelle, de la toile cirée blanche et des bottes à la +poulaine. En s'habillant et en acceptant mes soins de valet de chambre +sans aucune espèce de cérémonie, il me disait: + +--Si vous vous intéressez à M. Lucien Thibaut et à sa petite femme, +c'est sûr que vous serez récompensé de votre bonne action, car il y a +dans mes ouvrages de quoi tourner la face du procès sans dessus +dessous.... Voilà une culotte qu'on dirait taillée pour moi si elle +n'était pas si longue... et si large! Voyez-vous il ne mangera pas, lui +qui est si gourmand, il ne dormira pas, lui qui aime tant son traversin, +avant de m'avoir mis la main dessus! Ah! c'est un homme de talent! Il +est là quelque part à me guetter. Pas tout seul: il a une demi-douzaine +de bassets et sa mule qui est une rusée commère... ma meilleure chance +c'est qu'il doit croire que j'ai pris mes jambes à mon cou après l'avoir +vu ici: alors ils doivent me chercher entrant et non pas sortant. C'est +un point à marquer de mon côté; mais il y en a tant à marquer du sien! + +--Martroy, mon garçon, dis-je en admirant sa toilette achevée, le Diable +ne vous reconnaîtrait pas! + +--J'aimerais mieux avoir affaire au Diable qu'à lui, me répondit-il. + +Pourtant, quand il se fut regardé dans la grande glace de ma psyché, qui +le montra à lui-même du haut en bas, il ne put retenir l'expression de +sa complète satisfaction. + +--Voilà pourquoi on était laid, dit-il, c'est qu'on n'avait pas de +toilette! Avant de lui poser un chapeau presque neuf sur l'oreille, je +lui époussetai les joues avec de la poudre de riz. + +--C'est la vie que vous me sauvez, mon bienfaiteur, reprit-il en se +lorgnant toujours du coin de l'oeil. Puis, avec un éclair de gaieté et +en dessinant son geste confidentiel: + +--Stéphanie ne va pas oser m'embrasser! + +Je me plaçai à distance pour le dernier coup d'oeil: + +--Martroy, prononçai-je avec solennité, si vous marchez posément, les +pieds en dehors et que vous ne ramassiez pas de bouts de cigare, je +réponds de votre traversée! + +Il prit ma main et la porta rapidement à ses lèvres. + +--Puisque vous le dites, je le crois, répliqua-t-il. En tous cas, ils ne +me feront rien aujourd'hui. Pas si bêtes! Ils me suivront, et, en +passant, ils remarqueront le bon endroit.... + +Le bon endroit, c'est là-bas, à deux cents pas du village de l'Avenir... +il y a un terrain qui s'appelle la Carrière.... + +Si vous voyez dans les journaux, demain ou après, qu'on a fait un +mauvais coup par là, n'oubliez pas Stéphanie. Je lui donnai une bonne +poignée de main. J'étais entièrement rassuré. J'affirme que je l'aurais +croisé dix fois dans la rue sans le reconnaître. + +Dès qu'il fut parti, je fermai ma porte à clé. J'étais vraiment curieux +de parcourir son manuscrit. Je dénouai la faveur rose qui manquait +peut-être au dernier bonnet de la pauvre Stéphanie et j'ouvris le +premier cahier qui portait pour titre: + + OEuvres de J.-B.-M. Calvaire + romancier sans imagination + +Il y avait d'abord un préambule en forme d'avis au lecteur pour établir +que les drames réels sont généralement bien supérieurs à ceux que les +auteurs prennent la peine d'inventer. + +Martroy partait de là pour jurer ses grands dieux qu'il n'y avait pas un +seul fait dans «ces pages» qui ne fût de la plus plate exactitude. + +Dans chaque scène, il avait été témoin ou acteur. + +Il s'excusait en parlant du rôle assez peu recommandable qu'il jouait +dans certaines parties de la pièce, alléguant sa misère, sa faiblesse et +son esclavage. + +Il n'avait jamais rien tant désiré en sa vie, prétendait-il, que d'être +un honnête homme à son aise et vivant de ses rentes. + +Bien entendu, il expliquait compendieusement son système de pseudonymes +analogiques raisonnés, inventés par lui pour éviter des désagréments +qu'il ne spécifiait point. + +Tout cela était d'une belle écriture ronde de copiste, aussi facile à +lire que de l'imprimé. + +Pour faire, moi aussi, mon petit bout de préambule, j'annonce que je +supprime le système des pseudonymes analogiques et que je modifie +légèrement le style de J.-B. Martroy, dans l'intérêt raisonné du +lecteur. + +Et j'ajoute que nul poète, en le supposant même juge d'instruction, +n'aurait pu résoudre d'une façon plus lumineuse les énigmes posées par +le dossier de Lucien. + +Cela dit, je donne son oeuvre telle quelle. + + + + +OEuvres de J.-B.-M. Calvaire + + + + +I + +Le Fils Jacques. + + +_Avis pour M. de Roeux_.--Vous êtes prié de commencer par le +commencement, dans votre propre intérêt, quand même vous seriez alléché +par quelque titre particulier, comme par exemple l_'Aventure du +codicille_ ou l'_Histoire de l'enfant d'Olympe_. Ça viendra à son tour, +et vous y gagnerez de mieux comprendre. + +Je suis natif des environs de Dieppe, dans le département de la +Seine-Inférieure. Mon père était un vieil homme qui s'était marié sur le +tard à une femme presque aussi âgée que lui. Mon père tenait l'emploi de +clerc-expéditionnaire chez M. Louaisot l'ancien. Ma mère polissait des +couteaux à papier d'ivoire en chambre. + +Je ne leur en veux pas de ce qu'ils me firent chétif. On va selon ses +moyens. Les voisins croyaient qu'ils ne m'auraient pas fait du tout, et +ma naissance fut regardée comme un tour de force. + +Voilà déjà où vous pouvez juger que je ne suis pas un charlatan de +romancier ordinaire, puisque je ne me donne pas une taille de cinq pieds +six pouces, sans souliers et la figure agréable d'un archange. + +Le mariage ne réussit pas à mon père qui laissa là au bout d'un an son +buvard et ses fausses manches pour s'en aller en terre. Je l'ai peu +connu à vrai dire. J'avais trois mois quand il décéda; mais je respecte +sa mémoire. + +Ma mère, infirme, obtint un lit à l'hôpital et je fus mis dans un asile +de petits pauvres. Ce début-là n'est pas gai, mais j'ai mangé mon pain +encore plus dur par la suite, et plus sec aussi. + +M. Louaisot l'ancien vint un fois à notre hospice chercher un petit +saute-ruisseau «pour le pain» comme on dit à Dieppe. Je n'avais jamais +vu d'homme si imposant que lui, quoiqu'il portât un bonnet de coton +blanc par-dessous son chapeau et que ce bonnet ne fût pas propre. + +On fit ranger les petits de huit à dix ans dans la cour et M. Louaisot +l'ancien nous passa en revue. Quand il arriva à moi, il me donna un +soufflet parce que je me mouchais avec ma manche. + +--Comment s'appelle ce polisson-là? + +--Jean-Baptiste Martroy. + +--Martroy! J'ai été pendant quarante ans le bienfaiteur de ton père. +Jean-Baptiste, à ton tour, je vais te donner une position. Veux-tu venir +avec moi? + +Ça m'était bien égal. Je ne pensais pas qu'on pût être plus mal quelque +part qu'à l'asile. On me fourra dans la carriole de M. Louaisot l'ancien +qui dormit pendant toute la route, parce qu'il avait déjeuné deux fois +et dîné trois--chez des clients. + +Moi, j'avais faim, aussi on m'envoya coucher sans souper. + +M. Louaisot l'ancien était notaire royal au gros bourg de +Méricourt-lès-Dieppe. J'entrai chez lui maigre comme un coucou et j'y +devins étique. Il faisait de nombreuses affaires dans les campagnes. Il +trouvait toujours que je mangeais trop et que je ne voyageais pas assez. +J'étais en route depuis le point du jour jusqu'au soir. Cela ne me fit +pas grandir à cause de mon ordinaire, qui était le jeûne. + +Après avoir tiré la jambe toute la semaine, on me mettait le dimanche, +pour me reposer, à «curer l'étable», comme le bonhomme appelait lui-même +son étude. + +Je suppose qu'il pensait aux écuries d'Augias, car il était facétieux et +instruit, autant que pas un notaire de la campagne normande, où ils sont +tous pétris d'esprit. + +Le fils Jacques, héritier unique de M. Louaisot, était en ce temps-là au +collège. C'était un grand et beau garçon d'une quinzaine d'années, très +luron, très gai, très gourmand, très voleur, et que les clercs +regardaient comme un demi-dieu. + +Le bonhomme l'adorait. Je l'ai vu lui donner dix sous pour son dimanche! + +Il lui donnait, mieux encore que cela: il le comblait de leçons dont le +fils Jacques a bien profité depuis. + +Je ne comprenais pas beaucoup ces leçons où l'on parlait d'honnêteté; +mais, petit à petit, j'en vins à regarder l'honnêteté comme l'art d'être +filou sans qu'il en résultat aucun désagrément. + +Il y avait un nom qui revenait presque aussi souvent que le mot +honnêteté dans les leçons du bonhomme: la Tontine. + +Quand le fils Jacques eut fini ses humanités, vers ses dix-huit ou +dix-neuf ans, il vint passer ses vacances à Méricourt, avant de partir +pour l'école de droit, car il fallait qu'il fût reçu _capax pour_ +prendre l'étude de son père. + +On causa de la Tontine depuis le matin jusqu'au soir. + +Qui donc était cette Tontine dont les fonds étaient déposés chez M. +Louaisot? Cela m'intriguait au plus haut point. Vingt fois, j'avais +entendu le bonhomme dire au fils Jacques: + +--Il faut que la Tontine fasse ta fortune. + +Je pensais que ce devait être une vieille rentière, facile à paumer. + +Le plus ancien de mes souvenirs date de cette époque. Je pouvais bien +avoir douze ans. Le fils Jacques était en vacances depuis une quinzaine. +La veille, son père lui avait dit: + +--Trouve une combinaison, Fanfan, tu me la soumettras et je te la +corrigerai. Ces mécaniques-là, c'est comme les versions et les thèmes. + +Le fils Jacques avait répondu: + +--Je chercherai. + +Donc, ce soir-là, je venais de monter dans ma soupente, où j'étais à +portée de la voix du vieux. Le vieux s'occupait à compter sa recette +après souper. Tout à coup le fils Jacques fit irruption dans sa cabine +en criant: + +--Papa, je viens de trouver le joint! + +Le bonhomme ferma sa caisse et rabattit son bonnet de coton sur ses +oreilles en regardant son héritier du coin de l'oeil. + +--Si tu as vraiment inventé une mécanique, garçon, dit-il d'un ton +encourageant, je n'y vas pas par quatre chemins: je te flanque trente +sous pour ton dimanche! Le fils Jacques répondit avec fierté: + +--Je veux trente francs! + +Pour le coup, le vieux se mit à rire. Mais le fils Jacques frappa du +pied, disant: + +--Ça vaut un million comme un liard! deux millions! trois millions! et +le reste! + +--Alors, garçon, on t'écoute! + +--Le saute-ruisseau dort-il dans son trou? + +--Comme une marmotte. Cause, je te dis! + +J'étais en effet bien près de m'endormir, mais quand je vis qu'ils +craignaient d'être entendus, je me frottai les yeux et j'écoutai de +toutes mes oreilles. + +Le fils s'assit auprès de son père. C'était vraiment un joli gars. Il +avait de la flamme dans les yeux. + +Ce qu'il conta, je ne le comprenais pas bien alors, et pourtant je m'en +souvins mot pour mot quand il fut temps pour moi de le comprendre. + +--Papa, dit le fils Jacques, les jeunes ramassent ce que les vieux +laissent tomber. Tu baisses et moi je monte. + +--Prends garde de glisser, Fanfan, dans l'escalier! + +--Allons donc! j'ai étudié l'affaire à fond et je la sais mieux que toi. +Sur les cinq membres il n'y en a qu'un de commode pour mon idée. Le +bedeau, le pauvre, le maquignon et le déserteur ont des familles +auxquelles le diable ne connaîtrait goutte. Quand on aurait bien +travaillé, quelque va nu-pieds de cousin ou quelque drôlesse de cousine +sortirait de terre au moment où l'on s'y attendrait le moins, et adieu +mon argent! + +--Le fait est, Fanfan, que les familles des malheureux sont bien +gênantes à cause de ça. On les croit seuls ici-bas. Dès qu'ils meurent, +vous voyez tout un régiment autour de leur paillasse,--quand il y a +quelque chose dedans. + +--Au contraire, poursuivit Jacques, Jean Rochecotte, tout facteur rural +qu'il a été, est sorti d'une maison de gentilhommerie. Ses parents sont +connus. On les compte, et puis on se dit: «Voilà, c'est tout, il n'y en +a pas d'autres.» Le vieux fit un signe de tête qui voulait dire: +«Fanfan, tu m'étonnes par ta capacité.» Il demanda tout haut: + +--Et combien en comptes-tu de parents au facteur rural? + +--Rien que trois _têtées_. C'est avantageux. + +--Tu trouves? + +--Un marquis, un comte, un baron. + +--C'est vrai, pourtant! grommela le vieux. + +Le fils Jacques poursuivit: + +--Première têtée, première ligne, le comte de Rochecotte, à Paris; +seconde ligne et seconde têtée, le baron Péry de Marannes, à Lillebonne; +troisième ligne, M. le marquis de Chambray, à la porte de chez nous. + +--Juste, Fanfan, je vois le château de Chambray de ma fenêtre, quand il +fait jour. Après! + +--Ça tombe sous le sens, papa. Pour le bien de la combinaison, il faut +que Jean-Pierre Martin, le bedeau; Vincent Malouais, le maquignon; Simon +Roux, dit Duchêne, le déserteur; et Joseph Huroux, le mendiant, passent +de vie à trépas avant Jean Rochecotte. + +Le vieux se gratta l'oreille sous son bonnet de coton et dit: + +--Diable! diable! tu en juges quatre d'un coup! + +--C'est tout simple, papa, puisque Jean Rochecotte doit rester le +dernier vivant. + +--J'entends bien, mais.... + +--Il n'y a pas de mais: tout part de là. + +--Soit. Voyons d'abord le thème tout entier, nous marquerons les fautes +après. + +--Il n'y a pas de fautes, papa. + +--Et ensuite? + +--Ensuite, il faut que j'hérite du dernier vivant. + +--Vraiment! + +--Dame! Sans ça, ce ne serait pas la peine de se creuser la cervelle! + +--Et tu as un moyen d'hériter du dernier vivant? + +--Parbleu! + +--Quel moyen? + +--Un mariage. + +--Jean Rochecotte n'a pas de fille. + +--Je sais bien, et c'est dommage. D'un autre côté, je ne peux pas +épouser M. le comte de Rochecotte à Paris. + +--Ça paraît clair, Fanfan. Sais-tu que tu m'amuses? + +--Ni le baron Péry non plus. + +--Ni le marquis de Chambray, je suppose? + +--Celui-là, si fait, papa. + +--Comment! s'écria le bonhomme qui se mit à rire. + +--Ne riez pas, la langue m'a fourché. Ce n'est pas moi qui épouserai M. +le marquis. + +--À la bonne heure! + +--Ce sera ma petite amie Olympe Barnod. + +--Beaucoup plus tard, alors? Elle n'a que six ans. + +--Oui, plus tard, papa. Le temps ne fait rien. Je suis jeune. + +--Et puis encore? + +--Le reste n'est pourtant pas bien difficile à deviner. + +--Tu épouses Olympe Barnod, je parie? + +--Parbleu! + +--Mais il faut au moins qu'elle soit veuve! + +--Ça tombe sous le sens, papa. Elle le sera. + +Il y eut un silence pendant lequel ils se regardèrent fixement tous les +deux. Le bonhomme baissa les yeux le premier. + +--Mais, reprit-il, d'une voix que je trouvais singulièrement changée: +Olympe Barnod ne sera pas héritière si elle devient veuve. + +--Elle aura un enfant, repartit le fils Jacques sans hésiter. + +--Si le bon Dieu le veut, oui, mais en ce cas-là même, il y aura +toujours deux lignes entre elle et l'héritage du dernier vivant: la +têtée Rochecotte et la têtée Péry de Marannes. + +--Papa, répondit le fils Jacques, il suffira peut-être du temps pour +éteindre ces deux lignes-là. + +Le bonhomme, au lieu de répliquer, prit la lampe qui était sur sa table +et monta l'escalier de ma soupente. + +Heureusement que j'entendis son pas. Je me retournai le nez contre le +mur. Cette position ne lui permit point de passer la lampe au-devant de +mes yeux. + +Il redescendit. Le fils Jacques sifflait auprès de la table. Le vieux se +rassit. Il était tout pensif. + +--Garçon, dit-il enfin, tu n'es pas de mon école. + +--Non, papa, je suis de la mienne. + +--J'ai pourtant assez bien mené ma barque, garçon! + +--Dans votre mare, oui, papa, mais moi, je veux aller au large. + +--Prends garde de te noyer! Tu as de l'intelligence, mais tu n'as pas de +sens pratique. + +--Qu'est-ce que c'est ça, papa, le sens pratique? + +--Fanfan, c'est l'intelligence qui ne s'égare pas du côté de la cour +d'assises. + +--Tu sais où elle est, papa, la cour d'assises, répondit cet effronté +fils Jacques. Alors, selon toi, ma combinaison ne vaut rien? + +--Non. + +--Moi, je la trouve bonne; qui vivra verra. + +Le vieux lui prit la main et l'attira contre lui. + +--Voyons, garçon, fit-il en essayant un peu d'attendrissement paternel. +Je t'ai pourtant donné des principes. Tu m'affliges véritablement. Tu +vas là, et du premier coup en dehors de l'honnêteté, qui est proverbiale +dans notre profession! Le fils Jacques se mit à chanter: + + _Ah! vous dirais-je maman...._ + +--Réponds, au moins, garçon! + +--Ah ça! papa, est-ce que vous avez la prétention d'être honnête, vous? + +Le vieux se redressa. + +--Fils Jacques, fit-il sévèrement, nous ne nous entendons plus tous +deux. J'ai une prétention, en effet, c'est de mourir dans mon lit. Je ne +suis pas un grand philosophe, moi. J'appelle honnête tout ce qui peut +passer à côté d'un gendarme sans mettre un faux nez et des lunettes +vertes. Tu finiras mal, fils Jacques. Je te souhaite de n'avoir rien de +plus fâcheux en ta vie que les lunettes vertes et l'emplâtre sur +l'oeil.... Ne répliquez pas! Vous êtes un méchant blanc-bec, allez vous +coucher! + + + + +II + +Les revenus de la tontine. + + +Quand Louaisot l'ancien le prenait sur ce ton-là, il ne faisait pas bon +continuer de rire. Le fils Jacques alla se coucher l'oreille basse. + +Le fils Jacques est devenu avec le temps le grand M. Louaisot de +Méricourt que nous voyons un peu tombé dans sa boutique de +renseignements, mais qui a eu vraiment son jour,--un jour où il a pu +croire que Louaisot l'ancien était une ganache. + +Au pays, là-bas, il n'y avait pas beaucoup de gentilshommes qui eussent +une posture meilleure que le jeune M. Louaisot, notaire, membre du +conseil général, maire de Méricourt, tuteur de Mlle Olympe et oracle +de toutes les familles à vingt lieues à la ronde. + +Ce jour-là ne dura pas. Le pied de M. Louaisot glissa parce qu'il avait +voulu grimper trop vite, mais il se raccrocha lestement aux branches. + +Il ne tomba pas plus bas que mi-côte. + +Et jusqu'à ce moment, la prophétie de Louaisot l'ancien ne s'est pas +encore réalisée. Le fils Jacques a passé souvent auprès de la cour +d'assises et n'y est pas entré. + +Mais il continue sa route le long de cette haie dangereuse. Il n'a pas +atteint son but. Il y marche sans que rien l'en puisse détourner. + +Il se peut encore que Louaisot l'ancien se trouve avoir été bon +prophète. + +Cette combinaison, en apparence si folle, dont j'entendis l'exposé sans +le comprendre, ce fut la première idée de M. Louaisot de Méricourt. + +Il n'a jamais eu que cette idée-là en toute sa vie. + +C'est ce qu'il appelle l'_affaire_ par excellence. + +Quand il parle «d'engraisser l'affaire», il s'agit de cette idée là. + +Elle a déjà marché considérablement entre ses mains. Elle est parvenue, +on peut le dire, aux trois quarts et demi de la route qui conduit au +succès. + +Mais le dernier demi-quart restant est toujours le plus difficile à +faire. + +Voyez au mât de cocagne! Combien dégringolent au moment même où ils +avancent la main pour saisir la montre ou la timbale? + +J'ai aidé--que pardonne au pauvre esclave!--j'ai aidé parfois à faire +avancer l'idée de quelques pas, mais en ce moment je suis en train de +lui passer la jambe, comme on dit dans les milieux vulgaires. + +Ceci, j'espère, servira d'expiation à cela. + +Je la connais sur le bout du doigt, l'affaire. Elle est loin d'être +aussi absurde que Louaisot l'ancien le supposait. Elle est une dans sa +complication et si le principal rouage de la mécanique--_la femme_--ne +s'était pas montré rétif dans une certaine mesure, l'idée serait +peut-être parvenue à exécution depuis longtemps. + +Elle peut encore réussir. Si je n'étais pas là, moi que je +désignerai--l'expression est assez heureuse--par le nom de vermisseau +providentiel, je dirais qu'elle _doit_ réussir. + +En somme, n'exagérons rien: étant donnée la valeur intellectuelle de M. +Louaisot, on pouvait trouver mieux comme idée. + +Mais l'idée étant admise pour ce qu'elle vaut, tous ceux qui connaissent +un peu la partie vous diront, s'ils sont de bonne foi, que M. Louaisot +de Méricourt a dépensé pour la réaliser des trésors de patience, +d'audace, d'activité et de scélératesse et même de génie. Vous allez +voir. + +Le fils Jacques partit pour l'École de droit sans se réconcilier avec +son père. Son absence ne fit ni chaud ni froid à ma situation, qui était +celle d'un petit noir dans les colonies, avant l'émancipation. Tout y +était, même le fouet. Louaisot l'ancien aimait à donner le fouet quand +sa digestion ne réussissait pas comme il voulait. + +Je ne sais comment exprimer cela: je ne me déplaisais pas chez lui--à +cause de la tontine. + +La conversation entre le père et le fils m'avait ouvert l'esprit d'une +façon singulière. Je ne prenais plus la tontine pour une vieille dame. +Je savais que c'était un tas d'or qui allait grossissant +incessamment--comme les boules de neige qu'on roule au dégel. + +Elle valait déjà, la boule de neige, en l'année où nous étions +alors--1843,--plus de quatre millions. + +Avais-je, du fond de ma misère, une notion bien exacte de ce que pouvait +être un million, je n'en sais rien, mais on peut affirmer que chez les +enfants l'idée du million est plutôt au dessus qu'au-dessous de la +réalité. + +La première fois qu'on essaie de l'évaluer, on a peur que le monde ne +contienne pas assez d'or pour parfaire cette énormité. + +La tontine, quand je voulus la définir, fut donc pour moi une bourse de +quatre millions, devant doubler dans une période de quinze années et qui +avait cinq propriétaires. + +Était-ce bien cela? Si c'eût été cela, les cinq propriétaires auraient +pu partager. Or, les cinq propriétaires mouraient de faim en regardant +au loin ce festin, gardé par une barrière magique et auquel leurs +longues dents ne pouvaient atteindre. + +Non, ce n'était pas cela. L'essence de la tontine est de n'appartenir +qu'à un seul. Tant qu'ils étaient cinq ayant droit, elle n'appartenait +donc à personne. + +Ou plutôt elle appartenait à M. Louaisot l'ancien, dragon de ce trésor, +qui avait mission de le garder captif sous une demi douzaine de clefs. + +Mais j'ai déjà dit combien ce vieux Normand de notaire qui faisait +entrer la cour d'assises dans la définition de l'honnêteté, était +fanatique partisan du travail. Je ne me couchais jamais le soir sans +être à moitié expirant de fatigue. + +M. Louaisot usait du même système vis-à-vis de ses autres clercs. +Pourquoi, faisant exception pour l'argent de la tontine, l'aurait-il +laissé honteusement se reposer? + +Comme il ne se mettait jamais en dehors d'une certaine régularité, rogue +comme le puritanisme coquin, il faisait grand bruit de l'immaculée +candeur de sa caisse. Je penche à croire que sa caisse était en état, +mais il s'y faisait des affaires à la petite semaine sur une échelle +vraiment imposante. On venait lui chercher des sous jusque de l'autre +côté de Rouen. + +Les paysans normands sont très fins, mais très nigauds. L'idée de +posséder les affole; ils ne savent pas résister aux attraits d'un lopin +de terre. Aussitôt qu'un paysan a emprunté vingt écus, il est pris. M. +Louaisot le tient par la patte et ne le lâche plus. En Normandie, M. +Louaisot l'ancien se nomme légion. Je ne veux même pas dire ce qu'une +pièce de 5 francs peut rapporter au bout de l'an à ces monts-de-piété +campagnards. On ne me croirait pas. + +Mais, soit qu'on les nomme banques, études, agences, soit même qu'on les +appelle cabarets, si le titulaire vend du cidre, échoppes s'il +raccommode des savates ou s'il fait la barbe en foire, je puis bien +constater que ces boutiques de liards pullulent à tel point chez nous +qu'il faut compter au moins un bourreau pour chaque douzaine de +victimes. + +Aussi les bourreaux eux-mêmes commencent à maigrir. On rencontre de ces +sangsues toutes plates et qui languissent. Le métier ne va plus. + +Le métier allait toujours pour Louaisot l'ancien qui était le dieu de +cette arithmétique rabougrie. Il faisait en grand. Banquiers, +perruquiers, agents, rebouteurs, usuriers de tout poil et de toute +engeance étaient ses tributaires. C'était moi qui faisais circuler les +capitaux, et sous ma petite houppelande en guenilles, je portais une +vieille sacoche où il y avait parfois plus que la recette d'un garçon de +banque. + +J'ai souvent galopé derrière la diligence en demandant un petit sou, +avec des paquets de billets de banque entre ma houppelande et ma +peau,--car Louaisot l'ancien disait que les chemises enrhument la +jeunesse. + +Quoique le principal du métier soit de prêter aux pauvres, les pauvres +étant la seule espèce humaine qui puisse payer trois ou quatre cents +pour cent d'intérêt par an. Louaisot l'ancien aussi prêtait aux riches. +Je garantis que l'argent de la tontine ne moisissait pas. + +Il y avait pourtant quatre gaillards de mauvaise mine à qui M. Louaisot +ne prêtait jamais. Quand ils venaient, on les mettait à la porte, +quoiqu'ils offrissent de donner vingt francs pour cent sous. Je fus du +temps à apprendre leurs noms, parce que ma vie se passait par vaux et +par chemins. + +Mais je finis bien pourtant par savoir que ces quatre déshérités à qui +Louaisot l'ancien ne voulait pas prêter--même à la demi-semaine--étaient +Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, Vincent Malouais, le maquignon +démissionnaire. Simon Roux, dit Duchesne, le soldat déserteur et Joseph +Huroux, le seul des quatre qui eût gardé un état, car il tendait la main +sur les routes: + +C'est-à-dire quatre des ayant droit aux millions que M. Louaisot tenait +sous son pressoir et dont il tirait tant de bon jus! + +Le cinquième membre de la tontine. Jean Rochecotte, vivait heureux en +comparaison des autres. Son cousin, le Rochecotte de Paris lui faisait +une pension de sept francs par semaine, qui se payait chez nous. Aussi, +à celui-là on avançait tout ce qu'il voulait, jusqu'à concurrence de 3 +fr. 30 c, le reste étant pour l'intérêt. + +On s'étonnera peut-être que, dans ce pays de tripotage, des héritiers +présomptifs de plusieurs millions ne trouvassent pas à emprunter une +pièce blanche. Il y avait plus d'une raison pour cela. D'abord Louaisot +l'ancien leur tenait la tête sous l'eau tant qu'il pouvait, sachant bien +que si la voix leur poussait une fois, ils hurleraient comme des diables +autour de sa caisse; ensuite, ils avaient pris soin eux-mêmes d'épaissir +un tel brouillard autour de leur association que les trois quarts et +demi du monde regardaient la tontine comme une pure menterie. + +Ils avaient eu si grande frayeur au début des poursuites du +gouvernement! Et M. Louaisot avait exploité si savamment leur épouvante! + +«Argent volé ne profite pas», dit le proverbe. Je ne sais pas si jamais +on put en rencontrer preuve plus lamentable que celle qui était offerte +par ces quatre malheureux. + +Excepté Joseph Huroux qui savait son état de mendiant, les autres +mouraient littéralement de misère. Quoiqu'on ne crût pas à la Tontine, +le souvenir des méfaits qui avaient donné naissance à la rumeur courant +depuis tant d'années, au sujet de cette même prétendue Tontine, s'était +perpétué de père en fils dans la campagne cauchoise. Ces gens-là +étaient, pour tous, des voleurs. + +Et non pas des voleurs ordinaires, mais des voleurs sur l'autel! + +Des fournisseurs!--chose qui accumule sur soi plus de mépris et plus de +haine que toutes les autres infamies rassemblées en monceau! + +Je n'en sais pas bien long. J'ignore si cette haine est méritée et si ce +mépris est toujours équitable. Je suppose qu'il peut se trouver un +honnête homme par ici, par là dans la partie. + +Mais quand on songe que dans toutes nos guerres c'est la même farce! +L'ennemi est bien nourri et bien couvert: ah ça! ils n'ont donc pas de +fournisseurs, les Russes ou les Prussiens? + +Nos soldats, eux, arrivent à la bataille sans souliers, sans culottes, +l'estomac creux et souvent la giberne vide. + +Et c'est bien rare qu'on entende dire qu'il y a eu un fournisseur +écartelé à quatre chevaux. Je n'en ai jamais vu. + +J'en connais un, un gros, qui passe pour avoir _fourni_ la dysenterie à +tout un corps d'armée avec de la viande, mort dans son lit. Eh bien! +l'autre jour, il a condamné aux galères, comme juré, un méchant gars qui +avait passé une brèche pour tirer un lièvre dans un bois réservé. + +Bien sûr le méchant gars avait eu tort, mais le gros fournisseur! +Peut-être qu'il n'y aura plus de révolutions le jour où on fera juger +les fournisseurs par les braconniers. + +Dame! et tenez, je rencontrai, moi, un jour Jean-Pierre Martin, le +bedeau, qui dormait au coin d'un mur. Ce ne fut pas bien brave: je lui +donnai mon pied quelque part. + +Que voulez-vous! Quand je vois ces gens-là c'est comme si j'entendais +crier les âmes des tourlourous qui sont morts de froid et de faim tout +exprès pour leur fourrer du foin dans leurs bottes! + +Il n'y avait pas que moi à taper sur les quatre fournisseurs. + +Ordinairement, ces gens-là sont gardés par leur coquin d'argent. Ceux-ci +n'avaient pas d'argent pour se garder, on les menait à coups de +fourches. + +Mais le plus drôle c'est qu'ils se battaient entre eux partout où ils +pouvaient se rencontrer. Ils essayaient de s'entretuer, c'est sûr, et ça +se conçoit puisqu'ils devaient hériter les uns des autres. + +Ils se cherchaient quand ils avaient bu par hasard. C'était chez eux une +idée fixe qu'un verre de cidre éveillait. Joseph Huroux qui buvait un +peu plus souvent que les autres parce qu'il était bon mendiant, passa +trois fois à la police correctionnelle d'Yvetot pour avoir essayé +d'assommer avec ses sabots, savoir: Jean-Pierre Martin à deux reprises, +et une fois Simon. + +Il faut se rendre compte de ceci que la farce durait déjà depuis _trente +ans,_ en 1843. + +Non seulement il n'y en avait pas un de mort, mais ils se portaient tous +comme des charmes, excepté Jean Rochecotte qui s'en allait vieux et qui +était tout malingre. + +On aurait dit que leur misère les conservait comme du vinaigre. + +C'est sûr qu'ils devaient être enragés. + + + + +III + +Coup d'oeil sur la belle société des environs de Méricourt + + +Voilà donc que le fils Jacques resta à Caen deux années au lieu d'une +pour se faire recevoir _capax_. Il mena là une vie assez luronne, et le +vieux se plaignait qu'il dépensait beaucoup d'argent. + +Lors de son retour, c'était le plus beau gars que j'aie jamais vu de ma +vie. Il ne faudrait pas le juger par ce qu'il est maintenant. Quand il +quitta le pays, longtemps après, ce ne fut pas tout à fait de bon gré; +il se cacha de ci de là pendant plusieurs années, et _il_ _se fit une +tête_ qu'il a gardée. + +Ce qu'il n'a pas pu changer, c'est son polisson de regard qui vous +poignarde derrière ses lunettes. Quand il revint de Caen, tout son +individu était comme ses yeux: brillant et tranchant. + +Il portait moustache, s'il vous plaît, et ses cheveux bouclés tombaient +sur ses épaules. Il y avait encore des romantiques en Normandie. Il fut +chez nous l'élégant des élégants. + +Mme Barnod, la mère de la petite Olympe, était une très jolie femme, +sévère, dévote, mais qui aimait bien les beaux gars. Elle avait une des +meilleures maisons de campagne du canton. Elle faisait de la musique et +parlait littérature. + +Elle attira chez elle le fils Jacques, qui avait grand goût pour les +maisons de gentilhommerie. Le fils Jacques se rencontra là et se lia +avec deux personnages que nous reverrons plus d'une fois: le baron Péry +de Marannes et M. Ferrand, le juge. + +Je pense bien que le bonhomme Barnod n'était pas encore défunt. Celui-là +ne faisait pas grand bruit dans le monde. Il avait le goût de la +minéralogie. Je me souviens de l'avoir rencontré souvent avec son sac et +son marteau. Jamais il n'entrait au salon gêner sa femme. Il était de +Genève et protestant. Mme Barnod parlait toujours de lui comme d'un +grand savant, mais elle le laissait aller par les chemins sans +chaussettes. + +Il avait un ami, presque aussi original que lui, qui ne ramassait pas +des pierres, mais bien des bahuts et de la faïence: M. le marquis de +Chambray, l'homme riche du pays. Ils allaient parfois ensemble faire des +courses énormes. M. de Chambray pouvait avoir alors la quarantaine bien +sonnée. Il ne fréquentait pas le salon de Mme Barnod. + +Le juge Ferrand avait dans les trente ans. C'était aussi un joli homme, +mais pas romantique. Il passait pour avoir devant lui un brillant +avenir. + +Mais quelqu'un qui plaisait aux dames, surtout à Mme Barnod, c'était +ce farceur de baron: M. le baron Péry de Marannes. Il devait bien friser +la quarantaine, sinon la dépasser, c'est égal, c'était toujours un +chérubin pour la gaieté et la folie. Il faisait la cour à tout le monde, +même à Mme Louaisot--la propre femme de Louaisot l'ancien, dont je +n'ai pas eu encore occasion de parler. + +C'était celle-là qui me coupait mon pain bis et mon petit morceau de +viande. Je ne me souviens pas d'avoir rencontré une plus vilaine bonne +femme en toute ma vie. Le fils Jacques en fit pourtant un beau jour une +manière de grande dame qui mettait de la dentelle sur ses sales cheveux +gris, mais c'était le sorcier des sorciers. Nous verrons la chose en son +lieu. + +Pendant que je suis au pain bis et à la viande, je peux bien parler un +peu de moi. Je courais entre quatorze et quinze ans, la deuxième année +du retour du fils Jacques. Je n'avais pas grandi d'un demi-pouce ni +grossi d'une demi-livre. Mon père et ma mère m'avaient peut-être fait +ainsi étant par trop anciens: j'étais de la vieille étoffe. Mais il est +sûr que dans la maison Louaisot on ne me donnait pas assez à manger. Par +contre, ils me faisaient trop travailler. Il y avait des temps de presse +où la bonne femme venait me réveiller la nuit. + +Le vieux Louaisot et elle faisaient bon ménage. Elle le respectait +beaucoup pour un motif qu'elle exprimait ainsi: + +--Depuis trente ans que nous sommes mariés, M. Louaisot en est encore à +lever la main sur moi! + +Son air peignait sa reconnaissance profonde et solennelle quand elle +disait cela. On voyait bien qu'elle pouvait vivre cent ans et qu'elle ne +guérirait jamais de son étonnement. + +Elle buvait du cidre avec plaisir, mais sans se déranger, se lavait les +mains les jours où elle allait en ville, et obtenait quelquefois--pas +souvent--des écus de cinq francs pour le fils Jacques qui la traitait +par-dessous la jambe en toute occasion. + +Si j'étais maigre comme un petit clou, je n'étais pas faible. +J'accomplissais une somme de besogne qui eût découragé un homme fort. +Outre mon état de petit clerc et mes fonctions de saute-ruisseau, +j'étais le valet de chambre des deux Louaisot père et fils et la +camériste de la bonne femme. + +Faut-il l'avouer? Dès cet âge si tendre j'avais un talisman: l'amour. +Stéphanie, jeune paysanne un peu plus âgée que moi et légèrement +disloquée, qui raccommodait le linge et les vêtements tout en faisant la +cuisine, avait su me plaire. + +Je n'ai pas un tempérament à m'étendre sur les secrets de ma vie privée. +Qu'il me suffise de dire qu'un coeur content fait passer par-dessus bien +des désagréments matériels, et que Stéphanie, sans manquer à l'honneur, +me donnait bien quelques rogatons et quelques caresses. + +Le fils Jacques chantait très bien. Mme Barnod aimait à dire des +morceaux d'opéra devant le baron de Marannes, qui l'écoutait +religieusement en faisant des mines à la femme de chambre. Le fils +Jacques s'insinua surtout en proposant ses services pour le duo de +_Guillaume Tell_. Les choses suisses avaient une plus-value dans le +salon Barnod. + +Jacques fut en outre chargé d'apprendre le solfège à la petite Olympe, +qui attrapait ses douze ans et qui était jolie comme les amours. + +Je ne saurais pas trop dire comment elle était avec le fils Jacques. Des +fois--c'était beaucoup plus tard, il est vrai,--j'ai cru qu'elle +l'adorait. D'autres fois, il m'a semblé qu'elle le détestait comme la +colique. + +Elle avait, en ce temps-là, un petit ami de son âge, un vrai séraphin, +qui s'appelait Lucien Thibaut. Je crois bien qu'ils s'aimaient comme +deux enfants qu'ils étaient, si toutefois Mlle Olympe Barnod a jamais +été un enfant. + +Ce Lucien Thibaut est tombé par la suite des temps dans un trou de +malheur qui semble sans fond. J'ai essayé de lui porter secours, +moyennant rétribution, bien entendu, mais il ne me connaissait pas, il +n'a pas voulu de mes services. + +Il a eu grand tort. + +Pour le moment, il ne s'agit pas de lui, ce que je veux raconter, c'est +le mariage de ce polisson de baron, et je me souviens bien maintenant +que le pauvre bonhomme Barnod n'était pas mort, car on se moquait assez +de lui. + +Le baron Péry de Marannes avait beau écouter chanter Mme Barnod, tout +en faisant des signes à sa domestique, cela ne l'empêchait pas de courir +encore ailleurs. C'était un séducteur n°1. Il m'a fait peur une fois au +sujet de Stéphanie. + +Pauvre ange, elle était bien au-dessus de cela! + +Voilà donc que tout d'un coup Mme Barnod abandonna le duo de +_Guillaume Tell_ pour jaunir et maigrir que ça faisait peine à voir. Je +rencontrais le fils Jacques qui riait sous cape, car il a toujours aimé +plaies et bosses, et un jour, de ma soupente je l'entendis, qui disait à +Louaisot l'ancien: + +--Tu es bien heureux d'avoir épousé une honnête femme, toi, papa! + +--Le fait est, répondit le bonhomme, que Mme Louaisot, ta mère, ne +m'a jamais donné lieu de concevoir le moindre soupçon. Je suis d'un +caractère vif, garçon, et je n'aurais pas toléré de certaines manières. + +Ce gueux de fils Jacques avait grand peine à s'empêcher de rire. + +Moi, l'idée ne m'était pas encore venue que Mme Louaisot eût été, en +son temps, une personne du sexe capable d'avoir de certaines manières et +d'inspirer de certaines inquiétudes. C'était pour moi Mme Louaisot: +une laideur à la fois auguste et redoutable. Elle me suffisait comme +cela. + +--Papa, reprit le fils Jacques, aimes-tu les cancans? + +--Je les ai toujours méprisés, Fanfan, mais, si tu en sais, dis-les moi. + +Le fils Jacques se mit à rire. + +--Je n'en ai qu'un, dit-il, mais il se porte bien! Tu sais, ma +combinaison? Elle n'est pas cause si tu ne l'as pas comprise. Je la +mûris depuis le temps et je te préviens qu'elle a déjà une certaine +tournure. C'est pour ma combinaison que je fréquente la maison Barnod, +et sans ma combinaison je t'aurais déjà dit de veiller à ta balance avec +le baron Péry... mais tu n'as pas besoin de conseils, papa.... Il y a +donc que Mme Barnod est partie ce matin pour Vichy. + +--Avec M. Barnod? + +--Ah! mais non! + +--Serait-ce avec le baron de Marannes? + +Louaisot l'ancien dit cela avec indignation. Il était filou mais chaste. + +--Non plus, hélas! répondit le fils Jacques. Ce monstre de baron se +marie. + +--Qui épouse-t-il? demanda vivement l'ancien. + +--Une jeune personne du pays, qui a une fort jolie fortune et qu'il +rendra malheureuse comme les pierres. + +L'ancien dit: + +--Ça regarde la jeune personne. D'où est-elle? + +--Du côté de Rouen, je crois. + +--Et c'est avancé, le mariage? + +--On les publie dimanche. + +--Fanfan, fit observer M. Louaisot, je ne vois pas là de cancan. + +--Ce n'est pas là non plus qu'est le cancan, papa. Il roule sur la route +de Vichy. + +--Voudrais-tu me donner à entendre?... + +--Voilà. Si tu ne veux pas savoir, papa, il est encore temps de te +boucher les oreilles. + +Le bonhomme posa son bonnet de coton sur l'oreille et dit: + +--Il est bon d'être au fait de toutes circonstances dans une localité. +Cause mais sois bref. Ces faridondaines là ne valent pas la peine d'être +délayées. + +--Eh bien donc, papa, le cancan, c'est cet affreux baron! au moment où +l'affaire de son mariage prenait tournure! Je crois même qu'il a dû +emprunter deux ou trois centaines de louis dans la maison Barnod pour +faire les beaux bras, auprès de sa nouvelle famille! + +--Satané farceur! dit l'ancien d'un ton presque caressant. J'aimerais +encore mieux être à la place de Mme Barnod qu'à la place de la pauvre +petite qu'il épouse. + +--On dit que c'est l'ange du bon Dieu! + +--Raison de plus! + +--Mais d'un autre côté, papa, cette pauvre Mme Barnod est bien +empêchée, va! Il paraît que M. Barnod ne donne plus, depuis longtemps, +aucun prétexte de supposer qu'il ait pu contribuer.... + +--Fanfan, je vous engage à ne pas entrer dans ces détails! + +--Papa, c'est Louette, la bonne d'Olympe, qui me les a confiés sous le +sceau du mystère le plus absolu. Tu comprends bien que Mme Barnod a +été obligée d'emmener Olympe avec elle pour garder une contenance.... + +--Puisque c'est un fait accompli.... + +--Mais non, papa... j'ai cru pouvoir dire à Louette... je sais que tu +aimes à rendre des services quand ça te procure une influence.... Notre +maison est grande.... + +--Les points sur les i, s'il vous plaît, Fanfan! interrompit l'ancien. +Qu'est-ce que Mme Barnod va faire à Vichy? + +--Ses couches, papa, mais elle n'ira pas jusqu'à Vichy. Louette a trouvé +un nid à deux heures de Dieppe. + +--Et sous quelle couleur cette femme coupable dissimule-t-elle le projet +de son voyage? + +--Des coliques hépatiques, papa. Les eaux de Vichy font dégringoler les +calculs biliaires.... + +--Elles en ont la réputation. Fanfan... et alors la fille Louette +viendrait ici pendant ce temps là avec la petite? + +--Si tu veux bien le permettre. + +--Laisse-moi réfléchir jusqu'à demain, garçon. + +--Bien, papa. Je vais les rejoindre au salon. J'ai fait préparer la +chambre bleue, car elles ne peuvent pas coucher dehors... et j'espère +qu'au dîner tu vas être aimable. + +Ce terrible baron, pendant cela, était à choisir la corbeille de sa +future. Il fut charmant, il donna des chiffons d'une fraîcheur +étourdissante. Il fit des mots qu'il plaçait comme cela depuis vingt +ans, mais que sa nouvelle famille ne connaissait pas encore. + +Nous avions un client à l'étude qui était de ce monde-là et qui disait: + +--Voilà une petite demoiselle qui a péché le gros lot à la loterie du +mariage. Avec un pareil homme, on ne peut pas s'ennuyer! + +Mme Barnod revint de Vichy le lendemain du mariage. + +M. Barnod, en sa qualité de minéralogiste eut quelque envie de voir les +calculs, mais sa femme l'envoya paître. + +Olympe dit à sa mère que M. Jacques Louaisot l'avait fait travailler et +promener comme s'il avait été son grand frère. + +Ce fut l'origine de la grande influence du fils Jacques dans cette +maison-là. + +Au bout de huit jours, cependant, M. le baron était à son poste dans le +salon Barnod, ne pouvant plus écouter Mme Barnod qui n'avait garde de +chanter, mais faisant toujours des signes à Louette. + +Il était triste, le salon. M. Ferrand ne savait rien, ou du moins ou ne +lui avait rien confié, mais il devinait et se sentait mal à l'aise. +C'était un véritable ami. Malheureusement, il avait l'air d'avoir été +davantage. Le fils Jacques observait et jouait au professeur avec +Olympe. Mme Barnod se livrait à cette joie rancuneuse des femmes sur +le retour qui croient faire peser l'abandon sur une jeune rivale. + +Car ce baron se moquait déjà très agréablement de son petit ménage. + +Il avait l'air, le vieil étourdi, de faire l'école buissonnière loin de +sa femme de dix-neuf ans. + +Celui-là était-il un fripon ou un misérable vieil enfant? + +Je fus choisi une fois, car on me mettait à toute sauce, de conduire la +carriole, prêtée par le fils Jacques à Mme Barnod pour une expédition +tout à fait caractéristique. + +Mme Barnod et M. le baron Péry allaient visiter un enfant du sexe +féminin qui était en nourrice dans une ferme de l'autre côté de Dieppe, +tenue par des métayers du nom de Hulot. + +J'étais chargé par le fils Jacques, qui passait décidément à l'état de +confident, de dire, au retour, que j'avais conduit Mme Barnod toute +seule faire une visite sur la route. + +La mère Hulot, forte nourrice, exhiba une belle petite fille qu'elle +appelait Fanchette. Le baron Péry la dévora de baisers. Mme Barnod +pleurait comme une Madeleine. + +En revenant, on causa. Dans les carrioles du pays de Caux, le siège du +cocher est tout bonnement la banquette. J'étais donc avec eux, et cela +gênait bien Mme Barnod. + +Rien ne gênait jamais le baron Péry qui avait le plus heureux des +caractères. + +Il était à son aise comme s'il se fût appelé M. Barnod ou que Mme +Barnod eût été la baronne Péry. + +Il y eut pourtant un moment où il baissa la voix presque aussi bas que +sa compagne. Mme Barnod parlait de l'avenir de cette pauvre petite +créature, placée entre deux familles, mais qui n'aurait point de +famille. Tout à coup, j'entendis le baron qui murmurait d'une voix +religieusement émue: + +--Cinquante mille francs! Ah! c'est joli! + +Je crus d'abord qu'il promettait, comme on dit chez nous, une +_indépendance_ de cinquante mille francs à la petite, et je pensais en +moi-même: Mon gaillard, voilà deux mille cinq cents livres de rentes qui +ne te coûteront pas cher à payer. Mais je me trompais. L'indépendance +était constituée par Mme Barnod elle-même. Comment elle avait pu se +procurer pareille somme, cela ne me regarde pas. Elle l'avait, la somme, +sur elle, dans un portefeuille, et c'est pour cela que la voix de +l'excellent baron avait tremblé de tendresse. Rien ne put l'empêcher de +se jeter au cou de Mme Barnod. Il l'aurait embrassée devant la terre +entière tant il trouvait son procédé délicat. La pauvre femme se tuait à +dire: + +--Cet argent-là m'appartient en propre. Ce n'est pas une fortune, mais +en le plaçant dès aujourd'hui chez un notaire, notre petite Fanchette +aura une aisance à sa majorité. + +--Parbleu! répondait le baron. Si elle se plaignait, elle serait bien +difficile! Vous êtes la plus généreuse des mères. Ce qui me vexe, c'est +de n'en pas pouvoir faire autant. + +Le portefeuille passa dans sa poche. + +Il fut convenu entre Mme Barnod et lui que la somme serait placée dès +le lendemain. Pendant toute la route, le baron se prêta avec une +charmante obligeance à la fantaisie qu'avait Mme Barnod de bâtir des +châteaux en Espagne pour la petite Fanchette. Ce cher baron ne demandait +jamais mieux que de faire plaisir aux dames. + +Figurez-vous que le lendemain je guettai à l'étude pour voir arriver le +dépôt. Ça m'intéressait. J'étais un peu de l'affaire. + +Mais la dot de Fanchette n'arriva pas ce jour là, ni le lendemain. + +Pauvre Mme Barnod! Le baron devenait enragé quand il avait des +billets de banque. Il abandonna en même temps sa jeune femme et sa +vieille maîtresse pour un voyage de Paris, où il mena la vie d'étudiant +tant qu'il y eut un écu dans son escarcelle. + +Voilà où fut déposée la dot de Fanchette. + +Et c'est ainsi qu'entra dans la vie la soeur cadette de Mme la +marquise Olympe de Chambray, la soeur aînée de Mlle Jeanne Péry. + + + + +IV + +Changement de règne. + + +Pendant que le baron éblouissait ainsi le Quartier latin par ses +fredaines, la pauvre petite baronne restait toute seule à la maison. Il +n'y avait aucune mésintelligence entre elle et son mari. Celui-ci ne +l'avait jamais vue que pour l'adorer à genoux. + +C'était bien le mari le plus aimable qui se puisse imaginer. + +Seulement à quarante et quelques années, il avait juste dix-huit ans, et +je ne sais pas si il y a au monde une infirmité plus fâcheuse que +celle-là. + +Il fut dix ou onze mois à manger la dot de Fanchette. Quand il revint, +la jeune baronne avait mis au monde une jolie petite fille que le baron +dévora de baisers. + +Il était comme cela, le coeur sur la main. + +Quand Mme Barnod voulut lui faire des reproches, il pleura à chaudes +larmes, et je crois qu'elle lui donna dix louis pour qu'il eût du moins +de l'argent de poche. + +Il promit du reste, sur son honneur, de faire six cents francs de +pension viagère à Fanchette--qu'il allait voir avec Mme Barnod et à +qui il ne gardait pas la moindre rancune. + +Pendant les années qui suivirent, il venait comme cela de temps en temps +voir la petite baronne qu'il aimait beaucoup et Mme Barnod à qui il +témoignait son estime en acceptant d'elle quelques cadeaux. Il +embrassait Fanchette et Jeanne du même coeur innocent et ouvert aux +joies de la nature. + +Je ne sais ce qu'il avait conté à sa petite femme, mais c'était +généralement celle-ci qui venait porter à l'étude les deux semestres de +300 francs constituant la pension de Fanchette. + +Je me souviens de Jeanne Péry, en ce temps-là comme d'un petit chérubin +de trois ou quatre ans. Elle était gentille à croquer. Mme Barnod la +suivait partout à la promenade pour l'embrasser. + +Le fait est qu'on aurait dit Fanchette, habillée en petite demoiselle. + +Fanchette était toujours chez maman Hulot sa nourrice, et portait des +habits de paysanne. + +Aux environ de 1850, la petite baronne et Jeanne quittèrent le pays. Le +bruit courut que le cher baron les avait saignées à blanc et qu'elles +avaient gagné du côté de Rouen pour cacher la grande gêne où elles +étaient. + +Chez nous, les choses avaient bien changé, non pas pour moi: je ne sais +pas quelle révolution il aurait fallu pour qu'on me donnât mon content +de soupe, mais pour les maîtres. + +Louaisot l'ancien baissait, le fils Jacques haussait. + +La bonne femme tenait son ancien niveau, juste, qui l'avait mise +autrefois au-dessous de l'ancien, au-dessus du fils Jacques, et qui la +mettait maintenant au-dessous du fils Jacques, au-dessus de l'ancien. + +Cela ne s'était pas produit sans de terribles batailles intérieures. Le +vieux était titulaire, en définitive et tenait ferme à son autorité. Je +crus un instant qu'il allait gagner la partie. + +Mais voyez ce qui se passe quand un roi tombe ou qu'une république s'en +va. C'est toujours de l'intérieur de la boutique que part le mauvais +coup. Et qui nous trahirait si ce n'étaient les nôtres? Quand la bonne +femme vit que l'ancien dégringolait et que le fils Jacques montait elle +se mit à taper sur l'ancien pour le compte du fils Jacques. + +Le vieux se débattit puis resta tranquille. On se comporta du reste +décemment avec lui. La bonne femme lui ravaudait toujours ses bonnets de +coton et il restait le maître à la condition de faire tout ce que le +fils Jacques voulait. + +La dernière fois que l'ancien se mit en colère pour tout de bon, ce fut +un soir ou le fils Jacques apporta une robe de soie à la bonne femme. + +La bonne femme en robe de soie! Le fait est que ça me parut une drôle +d'idée. Du premier coup le vieux parla de les jeter tous deux à la +porte. + +Le fils Jacques dit à sa mère de s'en aller, et resta seul avec son +père. + +--Papa, demanda-t-il tranquillement, qu'est-ce que vous fîtes jadis +quand feu mon grand-père tomba en enfance? + +Le vieux leva la main. Le jeune la lui prit et la serra sans méchanceté. + +--Il n'y a rien de bête comme de se fourrer des attaques d'apoplexie +foudroyante, lui dit-il. Voilà vos deux grosses veines qui se gonflent +et votre cou qui enfle comme celui d'un dindon.... Vous dites à feu mon +grand-père, c'est ma grand'mère qui me l'a raconté: «Papa, chacun son +tour. Vous avez mené l'attelage tant que vous avez eu bon oeil et bon +poignet. Maintenant vos lunettes n'y voient goutte et votre moignon +tremble. Vous verseriez la diligence, papa, je prends les guides et le +fouet.» Il paraît tout de même que c'était vrai car le père mit son +menton dans son giron. + +--Moi je ne vous dis pas ça, papa, reprit le fils Jacques, parce que je +vaux mieux que vous. Je vous dis: restez sur votre siège, mais +laissez-moi manier le fouet et tenir les chevaux en bride. Comme ça, +vous vivrez et vous mourrez tranquillement. + +L'ancien ne répondit pas tout de suite. Il savait bien que la résistance +était impossible à cause de la défection de sa bonne femme. Aussi sa +rancune alla contre la bonne femme. + +--Je veux bien que tu mènes les affaires, Fanfan, dit-il, mais pourquoi +acheter de la soie à la vieille? + +Le fils Jacques se redressa. + +--Papa, fit-il, vous n'avez jamais été en état de me comprendre. Vous +souvenez-vous d'un soir où vous me refusâtes trente sous d'une mécanique +que j'avais inventée? C'était pour la tontine.... Oui? Vous vous en +souvenez, pas vrai? C'est vrai qu'il y manquait quelque petite chose. Un +premier jet n'est pas complet. Mais voilà sept ans que j'y travaille et +que je la perfectionne. C'est déjà un joli ouvrage maintenant et ça +deviendra encore un plus joli ouvrage plus tard. Le temps importe peu +quand on est jeune. J'y mettrai tout le temps qu'il faudra, et toutes +les herbes de la Saint-Jean aussi pour que l'affaire devienne la reine +des affaires. La robe de soie que j'ai donnée à Mme Louaisot, mon +papa, est une herbe de la Saint-Jean destinée à nourrir l'affaire. + +Depuis ce soir-là, le vieux ne remua plus. Je n'y gagnai pas, car +n'ayant plus personne à mener il prit l'habitude de me battre. Le fils +Jacques et la bonne femme pensèrent qu'on ne pouvait lui refuser cette +satisfaction-là. + +Mais d'un autre côté, comme je fus bientôt seul à le servir, l'idée me +vint de lui voler une part de son manger, et je ne m'étais jamais vu à +pareille fête. Je sus vers cette époque ce que c'était qu'un blanc de +poulet! + +Le fils Jacques menait l'étude quoique Louaisot l'ancien fût toujours +assis devant son grand bureau de bois noir. Mais le fils Jacques faisait +encore bien d'autres choses. + +Depuis son retour au logis, il s'amusait assez bien avec des mauvais +sujets venus de Dieppe: cela ne l'empêchait pas de travailler beaucoup. +Il était savant. Je l'ai vu passer des nuits entières sur des livres de +philosophie ou de mathématiques. Il lisait cinq ou six langues aussi +couramment que le français. La bonne femme qui l'adorait, le grondait +souvent au sujet de ses veilles. Il répondait: + +--Les gens qui dirigent les fouilles dans les mines sont obligés d'aller +à l'École polytechnique; moi, je fouille quelque chose de bien plus +profond et de bien plus riche qu'une mine. Pour installer ma mécanique, +il faut tout savoir. Je saurai tout! + +Sa chambre était encombrée de livres, il y en avait un grand nombre dont +je ne peux pas dire les titres parce qu'ils étaient en langues +étrangères, mais je me souviens d'un tas de bouquins sur la police, de +la collection complète des _causes célèbres_--j'y fourrais bien, moi +aussi, le nez quelquefois,--de traités allemands et anglais sur +l'_Induction_, la _Déduction_, le _Calcul des probables_ et _l'Échelle +des présomptions._ + +Il avait usé à force de le lire un ouvrage écrit en anglais, par un +auteur dont j'ai vu le nom, longtemps après affiché aux devantures des +libraires parisiens: Edgar Poe. + +C'était pour faire le Mal qu'il étudiait ainsi, mais il n'y a pas +beaucoup d'hommes qui se donnent autant de peine pour faire le Bien. + +J'ai vu depuis des jeunes savants qui travaillaient pour passer leurs +examens. Ce n'était rien auprès du fils Jacques. Aussi quand il était de +bonne humeur, il disait: + +--Je passe mes examens vis-à-vis de moi-même. Rien ne me résistera. +Quand il en sera temps, je ferai dire au diable qu'il peut venir, et il +me recevra docteur. + +M. Louaisot l'ancien mourut tout seul et sans secours un soir que +j'étais en course. Sa bonne femme, qui avait bu trop de cidre, s'était +endormie auprès du feu de la cuisine. + +On trouva le vieux à moitié hors de son lit. Il avait crié, puis il +avait essayé de se lever. C'est la fin ordinaire des rois dégommés. + +L'enterrement fut superbe: la vieille mit sa robe de soie pour la +première fois pour recevoir les visites du deuil. + +Le fils Jacques se fit nommer titulaire sans difficulté. Il devint Me +Louaisot. Dans le pays, on vit bien tout de suite qu'il irait plus vite +que son père. + +Au bout de dix mois la bonne femme fut installée à la moderne et tint +maison. Ça ne lui allait pas beaucoup dans les commencements, mais peu à +peu elle s'habitua à boire du bordeaux au lieu de cidre. + +--On se fait à tout, disait-elle. + +Nous verrons bien plus tard pourquoi le nouveau Louaisot régnant donnait +toutes ces belles façons à sa reine-mère. + +Le voisinage ne se fit pas du tout prier pour venir chez nous. En +définitive, nous étions une vieille boutique. Les secrets de tout le +pays dormaient dans nos cartons. On s'étonna bien un peu de voir M. +Louaisot prendre tout à coup un train de gentilhomme, mais on pensait +qu'il était bien assez riche pour cela. M. Barnod était mort, je ne +saurais pas trop dire quand, car les gens comme lui vont et viennent +sans qu'on s'en aperçoive. Je me souviens seulement que sa collection +minéralogique fut vendue à l'encan parce qu'elle encombrait trois +chambres. Il avait employé sa vie à la former. On en eut 25 fr. 50 c. + +Mme Barnod fut tutrice d'Olympe, selon le droit. On nomma pour +subrogé tuteur M. le juge Ferrand. + +Olympe était une petite demoiselle. Il n'y a jamais eu rien au monde de +si joli qu'elle en ce temps-là. Bien entendu. Louaisot ne pouvait plus +jouer au professeur avec elle, mais il avait gagné entièrement la +confiance de Mme Barnod, qui le consultait en tout. Il avait pris un +air grave et tout à fait notaire. Ses ennemis eux-mêmes disaient qu'il +aurait pu épouser n'importe qui dans le pays. + +Mais souvenons-nous de la mécanique expliquée au vieux pendant que je +faisais semblant de dormir dans ma soupente. + +Pour la mécanique, Louaisot ne pouvait épouser qu'Olympe. + +Non pas Olympe Barnod, mais Olympe, veuve de M. le marquis de Chambray. + +C'était écrit.--Seulement, M. le marquis de Chambray vivait comme un +loup, et Olympe ne sortait guère de l'enclos de sa mère. + +Olympe et le marquis ne s'étaient jamais vus. + +Patience. Il y avait autre chose à régler avant cela. + +Qui dit mécanique parle naturellement de précision et surtout de +régularité. Ce n'est pas dans ces choses-là qu'on peut mettre la charrue +avant les boeufs. + +Mme Barnod mourut au mois de juin 1852. Olympe avait seize ans. + +On raconta, dans le pays, que M. Louaisot avait mené au lit de mort de +la bonne dame une petite fille de six ou sept ans, du nom de Fanchette. +Le fait est probable, mais je n'en eus point connaissance personnelle. + +Ce qui est sûr, c'est que le testament donna une preuve bien certaine de +la confiance que la défunte avait en M. Louaisot. + +Ce testament désigna expressément M. Louaisot comme devant être le +tuteur d'Olympe. + +La chose était évidemment en dehors du droit; aussi le conseil de +famille avait à sanctionner ou à repousser ce désir maternel. + +M. le juge Ferrand, qui était subrogé-tuteur du vivant de la mère, se +posa ici tout franchement en adversaire de M. Louaisot. Il fit valoir +devant le conseil de famille, dans un discours où perçait quelque +rancune de n'avoir pas été désigné par la mère,--lui, l'ancien +subrogé-tuteur,--il fit valoir un assez grand nombre de considérations +parmi lesquelles l'âge du jeune notaire était placé en première ligne. + +Mlle Olympe Barnod était maintenant une fille nubile. Comment lui +donner pour retraite la maison d'un jeune homme qui atteignait à peine +ses trente ans? + +Cette considération parut impressionner assez vivement le conseil. + +Mais M. Louaisot prit la parole à son tour, disant qu'il croirait +manquer à son devoir envers la défunte s'il désertait sans combattre le +poste d'honneur qu'elle lui avait confié. + +M. Ferrand était connu comme orateur; personne ne savait encore si M. +Louaisot parlait bien ou mal. Son succès fut d'autant plus grand que +l'étonnement de l'entendre discourir beaucoup mieux que M. Ferrand vint +à tout le monde. + +Il rendit justice tout d'abord aux excellentes intentions de son +adversaire qui parlait uniquement, sans doute dans l'intérêt de la +mineure, et ajouta tout de suite que, si sa maison était choisie par le +conseil pour y abriter Olympe, il supplierait M. Ferrand d'en apprendre +bien vite le chemin. + +Ayant ensuite combattu les diverses considérations présentées par le +juge et qu'il écarta comme en se jouant, il arriva à la question d'âge. + +--Messieurs, dit-il, faisant comme s'il n'eût pu retenir un sourire, les +choses se présentent en vérité comme si M. Ferrand et moi nous étions +deux compétiteurs. Prenons-le donc ainsi. Il sera tuteur de Mlle +Barnod, au cas où vous me jugeriez indigne de l'être moi-même. Eh bien! +M. Ferrand est garçon comme moi, à moins qu'il ne nous déclare +aujourd'hui un mariage secret; M. Ferrand est jeune comme moi, car une +différence de quatre ou cinq ans est insignifiante dans l'espèce. M. +Ferrand aurait-il donc à présenter des garanties que je ne puis fournir? + +Il en est une, Messieurs, la meilleure de toutes. L'un de nous deux peut +l'offrir, en effet, mais il se trouve que ce n'est pas M. Ferrand. + +Moi, _j'ai une mère_, avec laquelle je vis et vivrai jusqu'à ce que Dieu +me la prenne, une mère respectable, femme du monde, entretenant des +relations avec les premières familles de la contrée, une mère qui +gouverne ma maison, qui éclaire ma conduite et qui sera pour ma pupille +non seulement un guide, mais un porte-respect. + +J'en suis fâché pour M. Ferrand. Il mettrait donc sa pupille au couvent, +puisque pour la garder il n'a ni femme ni mère! + +Louaisot l'ancien n'avait pas deviné cela, mais vous comprenez +maintenant pourquoi le fils Jacques avait _acheté de la soie à la +vieille._ + +À l'unanimité, le conseil de famille adjugea la tutelle à M. Louaisot. + +La justice ratifia cette décision. C'était un grand pas de fait. + +La mécanique inventée par le fils Jacques commençait à dessiner ses +rouages. Un homme habile aurait déjà deviné son mouvement. Le juge +Ferrand était un homme habile, mais il eut le tort de bouder. Il se +retira. + +M. Louaisot resta seul en face d'Olympe. + +Voici que nous entrons dans le vif de l'affaire. + +Jusqu'à présent M. Louaisot avait travaillé comme un nègre on peut le +dire, autour de la tontine, sans se préoccuper autrement de la tontine +elle-même. + +Il établissait, à des distances inouïes, les premiers travaux d'un siège +régulier qui menaçait non pas le dernier vivant quelconque de la +tontine, ou du moins son héritage, mais un dernier vivant dénommé, qu'il +avait choisi entre les cinq. + +Je n'ai pas besoin de faire remarquer que si le cours de la nature ou la +volonté de la Providence venait à déranger l'ordre des décès fixé par M. +Louaisot lui-même, la mécanique dudit M. Louaisot se détraquait aussitôt +et n'était plus bonne qu'à mettre au grenier. + +Il n'avait pas l'air, en vérité, de craindre le moindre achoppement de +ce côté. On eût dit qu'il avait fait un pacte avec la destinée. + +Il laissait les membres de la tontine végéter comme ils l'entendaient au +fond d'une misère, devenue si normale qu'elle n'excitait même plus la +curiosité. + +Peu de jours après l'entrée d'Olympe à la maison, j'appris dans mes +courses que le premier des cinq fournisseurs associés avait payé son +tribut à la nature. + +Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, avait été trouvé mort dans le fossé +de la grand'route qui mène d'Yvetot à Rouen. Les constatations médicales +dénonçaient une congestion au cerveau, occasionnée par l'ivresse. + +Je me hâtai de rentrer chez nous pour apprendre la nouvelle au patron. + +--Tiens, tiens, fit-il, on ne parle pas de traces de lutte? + +--Quelque chose comme une poussée entre ivrognes, mais pas de blessures +ayant pu occasionner la mort. + +Louaisot réfléchit un instant, puis il dit: + +--Ça commence! Joseph Huroux est un malin. Je le surveillerai. + +J'étais dépossédé de ma soupente parce qu'on avait donné l'ancien +appartement du vieux Louaisot à Mlle Olympe-Barnod. + +Elle reposait là, bien tranquille, sous l'aile même de la vieille mère +Louaisot dont la chambre à coucher s'ouvrait à deux pas du lit de la +fillette. + +Toutes les convenances étaient du reste gardées admirablement. La bonne +femme ne bougeait pas de la maison et c'était un va et vient perpétuel +des familles du voisinage qui avaient décidément adopté le salon +Louaisot comme centre de la bonne compagnie du canton. + +Olympe était triste de la mort de sa mère, mais ce n'était pas une de +ces tristesses qui fuient le bruit. Elle aimait le monde. Il est vrai +que le monde l'adorait. + +Ce noble ermite du château voisin, le sauvage marquis de Chambray +s'était attiré hors de son trou petit à petit. Il était venu d'abord +sous prétexte d'affaires, car tous ses dossiers de famille étaient à +l'étude. Maintenant il ne se passait pas de semaine sans qu'il arrivât +au salon avec un gros bouquet cueilli dans sa serre magnifique. + +La première apparition du marquis fit à Louaisot l'effet joyeux que +produit sur l'araignée la mouche imprudente effleurant de sa patte un +fil de la toile tendue, précisément à son intention. + +Certes, la mort de Jean Pierre Martin ne l'avait pas frappé si +agréablement. + +Les rouages s'engrenaient. On allait voir le premier tour de manivelle. + +Souvenez-vous que j'avais entendu le plan explicatif de la machine. Je +possédais la clé, je pouvais juger. + +Olympe n'entretenait de correspondance avec personne, sinon avec un +jeune garçon, ami de son enfance et dont j'ai dû parler déjà: M. Lucien +Thibaut qui faisait alors ses études à Paris. La veille de Noël de cette +année 1852, elle avait reçu une lettre de ce Lucien, et elle était tout +heureuse. + +Entre eux, je ne saurais pas dire si c'était de l'amour, mais Olympe l'a +aimé plus tard avec passion. Elle l'aime encore. + +Dans la maison Louaisot, depuis son arrivée, elle était traitée comme +une petite reine. Personne ne lui demandait compte de ses actions et +tout le monde s'attachait à lui plaire. Elle était gardée mieux qu'un +trésor: la bonne femme couchait d'un côté d'elle et Louette de l'autre. + +Ce soir là, Mme veuve Louaisot fit la partie d'aller à la messe de +minuit. Louette demanda la permission de l'accompagner. Elles partirent +vers onze heures parce que l'église était loin. On mit pour gardienne, à +la place de Louette, une jeune paysanne des environs d'Yvetot qui était +depuis peu au service des Louaisot et qui s'appelait Pélagie. + +Olympe était heureuse d'être seule, parce qu'elle voulait répondre à +Lucien. Vers minuit, au moment où elle appartenait tout entière au +plaisir de sa correspondance, elle entendit le parquet de sa chambre +craquer. + +Elle leva les yeux avec un sentiment de frayeur irréfléchie et vit un +homme debout devant elle. + +Elle appela Louette, sans songer que Louette était absente. + +Un ronflement sonore lui répondit de la chambre voisine où Pélagie +dormait à triple carillon. + +Du reste, Olympe ne renouvela point son cri, car elle avait reconnu M. +Louaisot son tuteur. + +Si elle ne l'avait pas reconnu tout de suite, c'est que le beau notaire +était, en vérité, ce soir, différent de lui-même. Un gros paletot de +campagne l'alourdissait et l'épaississait. Au lieu du galant jeune homme +qui l'entourait, tant que durait le jour, de courtoisie et de respects +affectueux, elle voyait ici quelque chose comme un surveillant fâcheux: +un vrai tuteur de comédie. + +--Ma chère demoiselle, dit Louaisot d'un ton qu'elle trouva sévère, je +suis rentré tard. On m'a dit que vous receviez des lettres d'un jeune +homme.... Olympe se mit à trembler. Peut-être était-ce de colère, car +c'était une impérieuse enfant. + +M. Louaisot se rapprocha comme s'il eût voulu saisir la lettre qu'elle +écrivait. Elle la retira avec indignation. + +Louaisot se mit à sourire. Je ne sais comment le lourd paletot écarta +ses revers laissant voir un élégant costume de ville. + +Ceux qui me lisent auront occasion bientôt de voir à quel point cet +homme était comédien. + +--Vous voilà toute bouleversée, ma chère enfant, dit-il avec douceur. +Vous retirez votre lettre comme si vous aviez crainte de me voir vous +l'arracher. Avez-vous donc eu à vous plaindre de la manière dont vous +êtes traitée chez moi? + +Olympe rougit et courba la tête. Louaisot prit un siège auprès d'elle. + +Ceci était joué supérieurement. L'effet voulu était produit. Olympe, +déroutée, n'avait pas trouvé le joint pour dire: «Monsieur, que venez +vous faire chez moi à cette heure?» + +Et c'était exactement tout ce que Louaisot voulait. + +Quand Louaisot fut assis, le campagnard avait disparu avec le gros +paletot, jeté sur le dos d'une chaise. Le beau jeune homme était revenu. + +--J'ai donc l'air d'un tyran? demanda-t-il avec sa gaieté ordinaire, où +il mettait une nuance de sensibilité. De mes droits cependant, je ne +réclame que celui de dire à ma chère pupille que la nuit est faite pour +dormir et que notre bel étudiant Lucien Thibaut peut bien attendre sa +réponse jusqu'à demain. + +--Je n'avais pas sommeil... balbutia Olympe qui n'avait qu'une pensée: +excuser son empressement. + +Puis prise de ce besoin particulier aux femmes qui nient comme elles +respirent; elle ajouta: + +--Ce n'est pas ce que vous croyez, Monsieur! + +--Est-ce que vous savez ce que je crois, Olympe? demanda Louaisot. + +Il souriait toujours. Il avait des yeux comme je n'en ai vu à personne. +Il se pencha un peu en avant. Les boucles brillantes de ses cheveux +jouèrent autour de son sourire. + +Olympe se sentit rougir. + +Ceux qui connaissent maintenant cet homme-là et qui ne l'ont pas connu +au temps dont je parle, croiront que je me moque. Il était beau jusqu'à +produire chez la jeune fille un sentiment de malaise magnétique. + +Pélagie ronflait, mais elle ne dormait pas. + +Il y avait trois femmes à la maison, et Dieu sait que cette aventure +extraordinaire leur fut un sujet de conversation pendant bien des jours. + +J'ai vu ce que je raconte par ma pauvre Stéphanie qui faisait tous les +soirs la veillée avec Louette et Pélagie. + +--Je crois, reprit Louaisot dont la voix grave vibrait comme les cordes +basses d'une harpe, que vous êtes belle, divinement pure, et que votre +coeur va s'éveiller. Vous n'avez plus de mère, et c'est moi que votre +mère a choisi pour la remplacer. + +--C'est vrai, murmura Olympe. Ma mère avait confiance en vous. + +--C'est qu'elle savait le fond de mon âme, et que tous deux--votre mère +et moi--nous avions causé bien souvent de ce qui arrive aujourd'hui. + +--Quoi! de Lucien? + +--Non pas de Lucien... ou plutôt, si fait, je crois bien que le nom de +votre jeune camarade d'enfance est venu, et même plus d'une fois dans +nos entretiens.... + +--Ma mère l'aimait, interrompit Olympe. + +--Je crois me souvenir de cela. Et il parait que le jeune homme le +mérite à tous égards. + +--Oh! oui, fit Olympe. + +--Oh! oui! répéta Louaisot, contrefaisant l'accent de sa pupille avec +une moquerie tout imprégnée d'exquise bonté. Moquerie de jeune mère ou +de soeur aînée. + +Olympe qui avait les larmes aux yeux se mit à sourire. + +Elle lui tendit la main. + +M. Louaisot la toucha du bout de ses doigts. + +--Mais ce n'était pourtant pas, continua-t-il, de M. Lucien en +particulier que nous causions, votre chère mère et moi, quand nous +étions seuls le soir et que notre veillée se prolongeait si tard. Nous +causions--en général--de celui qui serait assez heureux pour mettre +entre vos paupières la première larme. + +Olympe essuya ses yeux précipitamment. + +--C'est vous qui m'avez fait pleurer! dit-elle avec vivacité. + +Les cils du beau tuteur s'abaissèrent pour cacher l'éclair de son +regard. Ceci était-il un augure de triomphe? + +Il venait de parler du premier pleur d'amour et l'enfant s'était écriée: +«C'est vous qui l'avez fait couler!» + +Elle devait être plus tard une femme habile et redoutable, précisément +par le fait de ce maître qui allait lui donner des leçons. + +Mais ce n'était alors qu'une petite fille. Le maître la dominait de +toute sa funeste science. + +Il avait amené l'entretien juste au point où il le voulait. Désormais +l'entretien lui appartenait. + +--Admettons donc que ce soit M. Lucien, poursuivit-il, et si c'est +Lucien, enfant chérie, Lucien devient aussitôt le plus aimé de mes amis. +Je n'ai qu'un but dans la vie: me dévouer à vous, remplacer pour vous +celle qui vous aimait si tendrement. + +--Ma chère! ma bonne mère! murmura Olympe. + +--Et ce n'est pas au hasard, ma fille que je suis venu près de vous à +l'heure où personne ne m'écoute. Personne ne doit écouter les +confidences qu'une fille fait à sa mère. + +Olympe devint froide. On n'est pas parfait. Louaisot avait dépassé le +but. Mais son adresse de chat le rattrapa aux branches. + +--Les mamans grondent, dit-il en quittant le ton sentimental. Les +petites filles raisonnent. Il n'est pas bon que tout le monde entende +ces choses-là. + +Olympe réconciliée, lui tendit la main en disant: + +--Soyez mon frère. Je sens que ma mère a bien fait de se confier en +vous. + +...Les messes de Noël sont longues en Normandie. Une grande heure +s'était écoulée. Le jeune tuteur et sa pupille étaient toujours assis +l'un auprès de l'autre. + +Seulement on n'entendait plus Pélagie ronfler parce que la porte qui +communiquait avec sa chambre avait été fermée. + +Cela s'était fait dans un de ces jeux de scène auxquels Louaisot +excellait. + +La porte avait été fermée sur le désir exprimé par Olympe elle-même. + +On est ému parfois même auprès d'une soeur, même auprès d'une mère, +quand on s'entretient de certains sujets. Olympe était émue très émue. +Son coeur avait ce spasme charmant et inquiet qui étonne si doucement +les jeunes filles. Mais son émotion ne l'effrayait plus. Elle se sentait +en sûreté comme si elle eût été auprès de sa mère ou de sa soeur. + +Encore une fois Louaisot avait produit avec une exactitude mathématique +l'impression qui lui faisait besoin. + +Cette impression là et non pas une autre. C'était un savant coquin et le +diable avait bien pu le recevoir à tous ses examens. + +--Olympe, si vous l'aimez, reprit-il au bout de cette heure qui avait +passé comme une minute, à quoi sert de discuter? C'est moi qui le +prendrai par la main pour l'amener dans vos bras. Votre mère aurait fait +cela, je le ferai; c'est ma mission. Est-ce que j'aurai seulement une +seule pensée pour moi, chère, chère enfant? Non, vous ne saurez même pas +qu'au fond de mon coeur... mais, pour que vous ne le sachiez pas, je +dois me taire. + +Il réprima un soupir. + +--Lucien! continua-t-il, c'est Lucien! Lucien mérite d'être heureux, +puisqu'il a su vous plaire. Était-ce lui que votre mère rêvait? je n'en +sais rien. Qu'importe? C'est de vous qu'il s'agit. Vous seule devez +choisir.--Oh! certes, elle se faisait un tableau délicieux de votre +bonheur, votre excellente mère. Si elle ne songeait pas à Lucien, c'est +qu'il n'est qu'un enfant à côté de vous: l'homme reste toujours plus +jeune que la femme. Elle voyait, elle voulait votre tête charmante +appuyée contre un sein viril, contre un coeur fort! Les mères savent la +vie. Les mots: _Je t'aime_ quand ils sont dits par un homme doivent +venir d'en haut et non pas d'en bas.... + +--Lucien est un noble coeur, dit Olympe sans colère. Lucien est +au-dessus de moi. J'aime Lucien. + +--Qu'il soit donc le plus heureux des hommes! mais qu'il vous aime, +Olympe, comme vous méritez d'être aimée! qu'il vous donne ce paradis +d'amour auquel nulle femme autant que vous n'a droit sur la Terre! qu'il +sache entraîner votre jeunesse dans ces jardins de volupté où Dieu veut +que soit consommée la sainte union des coeurs! Olympe, Olympe, il faut +un divin amour pour une divine créature! Olympe! fille du ciel!... + +Il était pâle et ses yeux brûlaient. + +Elle était plus pâle que lui. + +Quelque chose de plus fort qu'elle-même rivait sa prunelle à ce regard +de serpent qui pénétrait jusqu'au fond de son être. + +Il avait glissé son bras derrière la taille d'Olympe. Le savait-elle? + +Il ne parlait plus. Elle écoutait encore ce nom de Lucien, si ardent et +si doux quand il tombait des lèvres de cet homme. + +Lucien! Lucien! sa pensée entière était à Lucien. + +--Je me sens mal, murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous ainsi? Vos +yeux me blessent.... + +Elle porta la main à son front, puis à son coeur. Louaisot se pencha en +avant et les boucles de leurs cheveux se touchèrent.... + +Elle eut comme un grand effroi qui était le réveil. + +Elle voulait s'enfuir. Les bras de Louaisot l'enlaçaient en même temps +que sa prunelle l'enveloppait comme un incendie. + +Il approcha lentement,--lentement ses lèvres. + +Pour fuir, elle se renversa dans ses bras.... + +La fascination est-elle une violence? + +Quand la bonne femme Louaisot revint de la messe de minuit, Olympe était +seule dans sa chambre auprès de sa table où s'éparpillaient les morceaux +d'une lettre déchirée. + +Louette rencontra Louaisot dans le corridor. + +Louaisot lui donna dix louis. + +À l'automne suivant, Olympe fit une absence. Elle n'avait plus jamais +écrit à Lucien Thibaut. + +M. Ferrand avait repris à la venir voir quelquefois. + +C'était celui-là qui avait pour elle le coeur d'un père. + +Mais Olympe ne dit son secret à personne. + +Haïssait-elle Louaisot? Elle lui obéissait. + +L'absence d'Olympe se prolongea deux semaines seulement, et nul n'y put +rien trouver à redire. Mme Louaisot mère l'avait accompagnée. + +Dans la ferme même où la petite Fanchette avait été élevée, un enfant du +sexe masculin resta après le départ d'Olympe et fut nourri par maman +Hulot. + +Nul ne s'aperçut dans le pays qu'Olympe allât jamais le voir. + +Jusqu'à l'hiver, Olympe resta triste mortellement. M. Ferrand était +comme une âme en peine. Il eut des inquiétudes pour sa vie. + +À l'hiver, Olympe retourna tout à coup dans le monde. + +M. Ferrand la revit sourire. + +Pour voir Olympe, M. Ferrand était forcé de voir Louaisot. + +Je ne sais pourquoi ce fut à M. Ferrand que le marquis de Chambray +s'adressa quand il prit la détermination de solliciter la main d'Olympe. +M. Ferrand le trouva trop âgé. Ils étaient amis, le marquis et lui. + +M. Ferrand parla à Louaisot qui porta parole à Olympe. Stéphanie sut par +Louette qu'Olympe ne voulait pas épouser le marquis, mais Olympe dit oui +tout de même parce que Louaisot le voulait. + +Il y avait l'enfant, désormais Louaisot était le maître. + +Le fils Jacques avait dit à Louaisot l'ancien, dix ans auparavant: +Olympe aura un enfant du marquis de Chambray, _son premier mari_. + +Olympe avait un enfant,--car toutes les portions du plan s'exécutaient +une à une avec une rigueur mathématique. + +Rouage à rouage, la machine se montait. + +Il fallait maintenant que M. de Chambray fût le mari d'Olympe et que +l'enfant fût à M. de Chambray. + +L'enfant de Louaisot. C'était là le principal. Dans la main de Louaisot +l'enfant était un noeud coulant, passé autour du cou d'Olympe. + +L'enfant se nommait Lucien, par une effrayante moquerie--et il +ressemblait à Lucien Thibaut, en même temps qu'à Olympe. + +C'était le fils d'un rêve. + +M. le marquis de Chambray était déjà un vieillard, mais un très beau +vieillard. Par sa naissance et par sa fortune il avait droit à être +considéré comme le personnage important du pays. Sa passion pour Olympe +datait de plusieurs mois déjà. Il aimait Olympe jusqu'à l'excès, comme +on aime à son âge quand on aime une Olympe. Tous les préliminaires du +mariage furent réglés aisément. Le marquis ne demandait qu'à combler sa +fiancée. + +La veille de la signature du contrat Louaisot me mit entre une fenêtre +et lui et me demanda: + +--Petiot, est-ce que je suis bien pâle? + +--Oui, patron, bien pâle. + +C'était vrai. Sauf son regard qui restait clair comme celui d'un aigle, +il avait l'air d'un condamné à mort. + +--Je ne peux pourtant pas me farder! grommela-t-il entre ses dents. + +Puis il ajouta: + +--J'ai beau faire, je sais que cette fois, je risque ma peau! + +On sonna à la porte de l'étude. + +--C'est lui, fit Louaisot qui se redressa de son haut, tout tremblant +qu'il était. Jouons serré. Jacques ma vieille.... + +Il s'interrompit pour me dire rudement: + +--Allons! ouvre et file! + +J'ouvris--mais je restai à portée de voir et d'entendre. + +Pour se cacher, c'est commode d'être gros comme un rat. + +C'était M. le marquis de Chambray. Il tendit la main à Louaisot qui +retira la sienne. + +Et comme le marquis s'étonnait, Louaisot tomba sur ses deux genoux, +disant: + +--M. de Chambray, faites de moi ce que vous voudrez, je vous appartiens! + +Le vieillard resta tout interdit. + +--Je vous supplie de parler, M. Louaisot, dit-il, si je devais la +perdre, il ne me resterait qu'à mourir. Louaisot murmura d'une voix +sourde: + +--C'est moi qui dois mourir. + +Et il ajouta en courbant la tête jusqu'à terre. + +--Il y a un enfant.... + +Le marquis chancela. Je crus qu'il allait tomber à la renverse. + +Dans sa stupéfaction, cependant, il ne comprenait pas tout à fait, car +Louaisot fut obligé d'ajouter: + +--Si on ne reconnaît pas l'enfant, elle se tuera! + +Le marquis s'appuya au dossier d'un fauteuil et resta muet. + +La foudre l'avait touché. + +Tout à coup. Louaisot entrouvrit sa redingote, prit un pistolet sous le +revers et le mit dans la main du vieillard en criant: + +--Punissez-moi! + +--Toi! fit le marquis, reculant comme s'il avait en devant lui un +reptile. Ce serait toi.... Elle!!! + +--C'est moi, mais je suis plus infâme que vous ne le croyez.... C'est +moi... moi seul... elle est pure comme les anges! + +Le marquis dont la main tremblait convulsivement, appuya le pistolet sur +la tempe de Louaisot. + +En sentant le froid de l'acier, Louaisot eut une grimace autour de la +bouche, cela ne dura pas la dixième partie d'une seconde. Il se +redressa, regarda le marquis en face et croisa ses bras sur sa poitrine. +Le souffle me manqua. + +Je ne croyais pas qu'une chose pareille fût possible. + +Et pourtant, Louaisot devait faire encore plus fort que cela dans +l'affaire du codicille. C'était un grand, un immense comédien! Au moment +où j'attendais l'explosion, voyant déjà la cervelle du patron jaillir +contre la muraille. M. de Chambray jeta au loin le pistolet. + +Louaisot avait joué son va-tout avec une audace sans nom. + +Mais il avait gagné. + +Le fils d'Olympe allait être le légitime héritier du marquis. + +Et les huit millions de la tontine marchaient, lointains encore, mais se +rapprochant à vue d'oeil. + +Le marquis resta un instant silencieux, puis, sans demander aucune sorte +d'explication, il dit: + +--Vous allez vendre immédiatement votre étude. + +--Oui, répondit Louaisot. + +--Donner votre démission de maire. + +--Oui, M. le marquis. + +--Et de conseiller général. + +--Oui, M. le marquis. + +--Quitter le pays.... + +--Oui, M. le marquis. + +--La France.... + +--Oui, M. le marquis. + +M. de Chambray aurait pu continuer sa litanie, Louaisot n'eût rien +refusé. Mais M. de Chambray se borna à conclure: + +--Et si jamais vous reparaissez, je vous tue comme un chien! + +--Oui, M. le marquis. + +Voilà pourquoi Louaisot n'assista point au mariage d'Olympe. Il avait +conquis ce qu'il voulait. Son étude et le reste lui importaient peu. + +Ce fut M. Ferrand qui servit de père à Mlle Barnod. + +Quand le marquis reconnut et par conséquent légitima l'enfant, Olympe +resta froide comme un marbre. + +Il n'y avait eu aucune explication auparavant, il n'y en eut aucune +après. + +Olympe fut avec son mari indifférente et douce. Elle ne remercia même +pas. + +La chose fit du reste peu de bruit. Les efforts de M. de Chambray pour +l'étouffer réussirent dans la mesure du possible. + +Le soir des noces, M. Ferrand dit tout bas à Olympe en l'embrassant: + +--Soyez maintenant une bonne femme. Elle répondit: + +--Mon père n'était pas là pour me défendre. + +Et M. Ferrand chancela comme si une main l'eût frappé au visage. Olympe +dansa. On ne l'avait jamais admirée si belle. + +Entre les divers concurrents qui se disputèrent l'étude dès que +l'intention du patron fut connue, celui qui l'emporta fut un clerc entre +deux âges, nommé Pouleux qui passait pour un parfait imbécile. + +Le patron avait pensé à moi un instant, car je savais mon affaire sur le +bout du doigt et il croyait me tenir dans ses mains. Je n'aurais eu que +les inscriptions à prendre et l'examen à passer, mais la bonne femme dit +que je ne pesais pas assez lourd. + +D'ailleurs, on me destinait d'autres fonctions. + +Quand M. Louaisot eût choisi entre tous et pour cause cet imbécile de +Pouleux, il exécuta loyalement son engagement. Il laissa la bonne femme +à Méricourt, gardienne de l'enfant qui ne mit jamais les pieds au +château de Chambray, mais que sa mère, désormais, pouvait voir autant +qu'elle le voulait. + +M. Louaisot, lui, partit pour Paris, après avoir résigné ses fonctions +de maire et de conseiller général. + +Il n'emmena que moi et Pélagie. + +De nature, c'était un assez bon vivant qui s'amusait de peu. Il se mit +d'abord tout uniment à vivre de ses rentes, et les fredaines qu'il +faisait ne le ruinaient pas. + +Mais son activité le mordit bientôt. Il fonda son bureau de +renseignements où j'ai été commis principal et dont je n'ai rien à dire. +L'argent qu'on gagne là-dedans n'entre jamais que par les portes de +derrière. + +C'est du patron lui-même que je veux parler. + +J'ai ouï dire que certaines gens se balafraient à coups de bistouri ou +se brûlaient le visage avec de l'acide prussique pour changer leur +physionomie. Ça ne m'irait pas du tout. + +Et ce n'est pas nécessaire. + +On avait promis à Louaisot qu'on le tuerait comme un loup partout où on +le rencontrerait. Il se doutait bien que la nouvelle marquise ne +diminuerait pas par ses caresses la rancune de son mari. En conséquence, +Louaisot avait besoin de changer de peau, surtout pour le cas où il +voudrait pousser une pointe du côté de Méricourt. + +Ce fut pour lui la chose du monde la plus simple. Il ne se fit pas le +moindre bobo, n'arbora aucun emplâtre et garda tout jusqu'à son nom. + +Le lendemain de notre arrivée, je vis un homme à côté de moi dans ma +chambre d'hôtel, et je lui demandai ce qu'il faisait là. + +C'était M. Louaisot. + +Quand il me l'eût dit, j'eus encore peine à le reconnaître. + +C'était M. Louaisot qui avait rasé sa beauté en un tour de main, comme +on se fait la barbe. + +Il avait arraché son grand air, éteint sa jeunesse, alourdi sa grâce et +mis je ne sais quoi d'épais à la place de son élégance. + +Tout cela par sa volonté plus que par aucune transformation matérielle. + +C'était, en dehors du _grimage_ moral dont l'habitude s'établit chez lui +en quelques jours, c'était surtout une affaire de coiffure et de +toilette. + +Ses yeux seuls se cachèrent derrière des lunettes qui flamboyaient d'une +façon singulière. L'éclair même de son regard--par sa volonté,--était +devenu ridicule. + +Pendant cela, le ménage de M. le marquis allait comme il pouvait. Je ne +sais pas si la belle Olympe ignorait une partie de ce qu'elle devait à +son mari, mais elle ne pouvait passer pour l'ange de la reconnaissance. + +Aux yeux du monde elle se conduisait bien, elle rendait même la quantité +suffisante de soins à son vieil époux; mais elle ne lui donnait rien de +son coeur. + +Rien. Quelques-unes font semblant. Elle ne daignait pas. + +C'était dans toute la rigueur du terme, une soeur de charité qui +s'asseyait au chevet du pauvre homme. + +Car au bout de quelques mois, la maladie le mit au lit ou peut-être le +chagrin. + +Nous recevions des nouvelles fort exactement. Louaisot avait un +chroniqueur à Méricourt: Louette, la femme de chambre qui était une +peste perfectionnée. + +J'ai peu de choses à raconter sur notre vie à Paris. Pélagie me donnait +un peu plus à manger que la bonne femme, mais quand elle allait d'un +côté et le patron de l'autre, il n'y avait qu'à se coucher sans souper. + +Pour me faire partir avec lui, Louaisot m'avait pourtant promis des +appointements superbes. + +Ce n'est pas qu'il fût avare. Un jour je l'ai vu donner un billet de +mille francs à l'Homme à la poupée pour une seule leçon de ventriloquie. +Il voulait tout savoir. + +Le lendemain de ce jour là il me fit courir cinq fois de suite à la +cuisine où j'entendais le porteur d'eau lancer des _fouchtrrra_! + +Aussitôt que j'étais à la cuisine où je ne trouvais personne, une +dispute s'élevait dans la salle à manger entre le patron et Pouleux, son +successeur à l'étude. + +J'arrivais, étonné que Pouleux eût quitté Méricourt et je trouvais le +patron mangeant tranquillement son talon de pain avec son veau rôti sous +le pouce. + +C'était lui qui faisait sur moi l'épreuve de son nouveau talent. Il +était trois fois plus fort ventriloque que l'Homme à la poupée. + +--À quoi ça pourra-t-il bien vous servir, patron? + +--L'affaire mange de tout, petiot. Ça lui fera son souper un jour ou +l'autre. Et ça ne manqua pas. Un rude souper! vous verrez bien. + +Louette écrivit vers ce temps-là que Simon Roux, l'ancien soldat +déserteur, était venu à l'étude dans un triste état. Il avait eu toutes +les dents de devant cassées dans une bagarre, et il se plaignait de ses +entrailles, disant qu'on l'avait soigné dans une grange où Joseph Huroux +venait coucher, et qu'il avait crié deux nuits durant, demandant le +repos de la mort, parce que quelqu'un avait jeté du verre pilé dans sa +soupe. + +Le _post-scriptum_ de la lettre ajoutait que le déserteur n'avait pas +été bien loin au sortir de la maison. Il était mort contre le banc qui +est au coin de la mairie. + +Le bruit courait bel et bien qu'il avait fini empoisonné, mais c'était +un si pauvre malheureux qu'on le jeta tranquillement dans la fosse. + +«Si on ouvrait tous les chiens crevés pour voir s'ils ont avalé des +boulettes, ajoutait gaiement la femme de chambre de Mme la marquise, +ça serait encore un bel embarras!» + +Louaisot rit de cela, mais il dit: + +--Ce Joseph Huroux va bien! Je vais lui mettre un fil à la patte, sans +ça il m'abîmerait mon oncle Rochecotte. Voici un autre incident qui me +revient. + +Une après-dînée que nous traversions le jardin du Palais-Royal, le +patron, les mains dans ses poches, et moi chargé comme un mulet, car je +portais les registres de sa nouvelle administration, je reconnus tout +d'un coup la petite baronne Péry qui était toujours bien jolie, mais +toute maigre et toute pâle. Je la montrai au patron qui s'écria en même +temps: + +--Est-ce que le baron les aurait mises si bas que cela! Voici la +fillette qui est marchande de plaisirs! + +--Mais du tout, fis-je, sa fillette est avec elle. + +À quelques pas de la baronne, la petite Jeanne jouait en effet avec +d'autres enfants. Elle était très bien mise, quoique le costume de la +mère annonçât déjà quelque gêne,--et jolie! mais jolie à croquer! Le +regard du patron suivit mon indication, tandis que le mien cherchait ce +qui avait pu causer son erreur. Nous nous écriâmes en même temps: + +--Elles sont deux! + +Le patron venait de découvrir la petite Jeanne, sautant à la corde comme +une fée, et moi, mes yeux étaient tombés sur une petite marchande de +plaisirs, coquettement habillée à la cauchoise et portant avec une +gracieuse crânerie sa corbeille enrubannée. La petite marchande de +plaisirs et Jeanne se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Louaisot +s'arrêta et mit la main à son gousset. La petite marchande s'approcha +aussitôt. Louaisot prit dans sa corbeille une poignée de plaisirs et lui +dit: + +--Comment que ça va, Fanchette? + +L'enfant le regarda en riant: + +--C'est donc que vous êtes aussi de là-bas par _chais_ nous? +demanda-t-elle avec le pur accent de la campagne de Dieppe. + +Louaisot voulut savoir où elle demeurait et si quelqu'un lui servait de +père ou de mère, mais Fanchette prit son argent et alla à d'autres +pratiques en chantant. + +--Voilà le plaisir, Mesdames, voilà le plaisir! + +Le patron prit sa mine de mathématicien qui hache des chiffres. + +--Est-ce que c'est encore un souper pour l'affaire cette rencontre-là? +demandai-je. + +Il me répondit: + +--Cette rencontre-là peut fournir un dîner à trois services, petiot, me +répondit-il. + +Les circonstances qui entourèrent l'événement dont je vais parler +n'étaient pas nées. Je ne dis pas même que ce fût M. Louaisot qui les +fit naître, car j'affirme seulement ce que je sais.--Mais ce qui est +bien certain c'est qu'il emmagasina cette ressemblance dans le tiroir de +son cerveau où étaient les provisions à l'usage de _l'affaire_. + +Et qu'un jour venant, cette rencontre au Palais-Royal, soigneusement +gardée dans sa mémoire, fut le point de départ de la combinaison +diabolique dont Paris n'a vu que les apparences et que tout le monde +connaît sous le nom de l'Affaire des ciseaux. + +J'aurai à revenir, dans un autre récit, sur l'assassinat du jeune M. +Albert de Rochecotte. + + + + +Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire + +Le Codicille + + +Depuis deux semaines environ, les bulletins de Louette constataient que +la santé de M. de Chambray déclinait. + +Selon Louette, le médecin augurait très mal de la maladie, dont il ne +désignait point clairement la nature. + +Moi qui n'étais ni médecin, ni présent sur les lieux, j'aurais pu aider +le médecin, je connaissais la maladie de M. le marquis. M. le marquis +avait tout uniment changé une vie tranquille et un peu végétative contre +une existence pleine d'humiliations, de désappointements, et de +douleurs. + +La maladie de M. le marquis s'appelait le chagrin. Louaisot, en lui +révélant le funeste secret d'Olympe, l'avait frappé au coeur. Et cette +blessure, la froideur d'Olympe l'avait envenimée au lieu de la guérir. + +M. le marquis aimait sa femme à l'adoration, mais il la haïssait à la +folie. + +On meurt de cela. + +Personne ne me demandant mon avis, je le gardai pour moi. + +Un dimanche du mois de novembre au matin, l'employé du télégraphe +apporta la dépêche suivante: + +«Marquis plus mal a mandé Pouleux. Testament dicté. Madame ne veut +s'occuper de rien. Arrivez. _Signé_: Louette.» + +Bien entendu, le patron ne me communiquait pas ses dépêches, mais je les +lisais tout de même. + +M. Louaisot ne réfléchit pas longtemps. Il me fit faire sa valise. +Pendant que j'y travaillais, il se promenait de long en large et je +l'entendais qui pensait tout haut: + +--Olympe a tout gâté! Ce sera dur. Plus dur encore que l'histoire de +l'enfant! + +Ordinairement M. Louaisot ne faisait jamais allusion à l'histoire de +l'enfant. En parlant ainsi il était tout défait, comme ce soir où il +m'avait demandé: Petiot, est-ce que je suis bien pâle? Mais sa +physionomie exprimait une indomptable résolution. Tout à coup, il me +dit: + +--Mets une chemise à toi et une paire de bas dans la valise. Je +t'emmène. + +Je ne sais pas pourquoi je me mis à trembler comme la feuille. Je +n'aurais pas pu expliquer mon impression, mais j'avais idée qu'il allait +se passer là-bas quelque chose de terrible. + +--Patron, répliquai-je humblement, je ne suis pas bon pour les choses où +il y a du danger. + +--Qui t'a dit qu'il y aurait du danger? + +Sa voix menaçait. C'était rare. Je ne l'avais jamais vu bon, mais il ne +se montrait pas souvent dur. Comme je ne répondais pas il ajouta: + +--Est-ce que tu as à choisir ta besogne à présent? + +--Pour ce qu'on me paye... murmurai-je. + +Il s'approcha de moi et m'attrapa par le cou avant que je pusse me +garer. Il était agile comme un tigre sous son air de lourde bonhomie. + +--Petiot, me dit-il en faisant de ses deux mains un collier, j'ai +l'intention de t'assurer une jolie aisance quand je vais être un homme +riche. Je serai un homme très riche. J'ai de l'affection pour toi. Je +suis une bête d'habitude, et voilà longtemps que tu es dans la boutique. +Ne me résiste pas, vois-tu petit, parce que, tu sens bien que je ne peux +pas te mettre à la porte, tu en sais beaucoup trop pour cela.... Et +alors, je serais obligé de te placer dans le coin où ceux qui savent +trop ne peuvent plus rien dire. + +Il me parlait posément, mais son oeil m'aveuglait. Je me mis à grelotter +convulsivement. + +--N'aie donc pas peur! reprit-il. Tu sais bien que je suis un bon +enfant. Mais il y avait ta soupente là-bas dans la chambre du papa; et +puis, je cause quelquefois tout seul: et puis ta Stéphanie bavardait +dans tous les coins avec Pélagie et Louette, après cette nuit de Noël... +tu sais? + +Je ne peux pas dire jusqu'où m'entraient ses yeux. + +--Tu sais? répéta-t-il. C'est dangereux de savoir.... Et puis il se +trouve justement que nous avons à faire là-bas une besogne pour laquelle +tu es particulièrement propre. Tu m'entends: tout particulièrement. +C'est-à-dire qu'il n'y en a pas six dans tout l'univers qui soient aussi +propres que toi à cette besogne. Et, sois juste, petiot, je suis pris de +trop court pour me mettre à courir ce matin après un des cinq autres. + +Il me tenait toujours à la gorge, mais sans me faire aucun mal. + +--Tu n'es pas sans intelligence, petiot, poursuivit-il encore, tu +comprends tout ça parfaitement, j'en suis sûr. Voyons, sois sage, +dis-moi: «Patron, je ferai tout ce que vous voudrez», sinon.... + +Il n'acheva pas la phrase, mais il resserra ses mains--un peu. + +Et il vous a des mains! + +C'était la terreur qui m'empêchait de répondre, car je déclare que je +n'avais pas la moindre idée de lui résister. + +--As-tu vu, gronda-t-il, tandis que ses sourcils se rabattaient sur ses +yeux, mettant du noir dans ses lunettes, as-tu vu tordre le cou d'un +canard? + +--J'irai, j'irai! m'écriai-je! + +Car j'étais positivement certain qu'il allait m'assassiner Il lâcha +prise aussitôt et me donna un petit coup sur la joue. + +--À la bonne heure, fit-il. Tu ne seras pas fâché de ton expédition, +c'est moi qui te le dis. Je mettrai la main à la pâte comme toi, plus +que toi, et ce sera excessivement curieux. + +Il jeta un trousseau de clefs dans la valise au moment où j'allais la +fermer. Je reconnus très bien ces clefs pour celles qu'il portait quand +il était notaire à Méricourt. + +Nous fîmes le voyage en train express. Il pouvait être quatre heures du +soir quand nous descendîmes à la station de Méricourt. + +Je fus chargé d'aller chercher la marquise au château où M. Louaisot ne +voulut pas entrer de jour. + +Mme la marquise quitta le chevet de son mari pour me suivre; Louaisot +et elle se rencontrèrent dans le parc, au milieu d'un fourré. + +Je faisais sentinelle. + +Louaisot dit en commençant: + +--Le petit Lucien ne va pas mal, je viens de le voir en passant. C'est +un beau gamin. La bonne femme prétend que vous l'aimez comme une folle. +Moi, je refoule un peu mes sentiments, c'est une nécessité de situation. +Mais j'ai le coeur tendre au fond, Madame et chère ancienne pupille. + +Olympe demanda d'une voix sourde: + +--Que voulez-vous de moi? + +--D'abord des nouvelles de ce bon M. de Chambray. + +--Il se meurt. + +--Bien. Nous en arriverons tous là un jour ou l'autre. Savez-vous +quelque chose du testament qu'il a fait? + +--Je ne sais rien. + +--C'est un tort. Il faut toujours savoir. Votre ignorance rend notre +présente entrevue inutile. Avant de vous dire comme vous m'avez fait +l'honneur de me le demander, _ce que je veux de vous_--il appuya +fortement sur ces mots,--il faut de toute nécessité que je sache le +contenu de ce divin testament. Vous pouvez donc retourner à votre pieux +devoir, Mme la marquise. J'aurai l'avantage de vous revoir dans la +soirée, ou dans la nuit. + +Il salua. La marquise Olympe se retira sans répondre. + +Elle n'avait pas du tout changé pendant notre absence de plus de deux +ans. C'était toujours la même beauté incomparable mais froide et triste. + +Aussitôt qu'elle fut partie, Louaisot me dit: + +--Je n'ai pas menti de beaucoup, car nous allons maintenant faire une +visite au gamin et à la bonne femme.... Bonjour Louette, comment va? + +Le brun de nuit tombait. Une femme venait de paraître au détour du +sentier. Le patron m'ordonna de m'éloigner et de me remettre en faction. +Cette fois, on causa tout bas et j'entendis seulement ça et là quelques +paroles. + +Louette dit: + +--Monsieur a trop souffert. Il se serait tué de ses mains si la maladie +n'avait pas pris les devants.... Elle n'a plus de goût à rien. Je ne +crois pas qu'elle ait revu ce Lucien Thibaut, qui est revenu au pays et +qui vraiment est un beau brin d'imbécile. Il n'y a que l'enfant, sans +l'enfant, ce serait une morte. + +Louaisot bâilla. + +--J'ai des crampes d'estomac, dit-il. Je vais me faire une bonne soupe +normande par maman. Dépêchons! Le testament.... + +Ici on baissa la voix tout à fait. Le premier mot que je pus entendre +vint au bout de deux ou trois minutes seulement. Louette disait: + +--.... Il a été nommé président du tribunal d'Yvetot. Il est venu voici +quinze jours. Il a supplié M. le marquis de ne pas déshériter Mme la +marquise.... + +--Et le marquis a répondu? demanda Louaisot. + +--Le marquis a gardé le silence. + +--On n'a pas parlé du gamin? + +--Pas un mot. + +--Le testament a-t-il été long à faire? + +--.... M. Pouleux l'a emporté. Il est à l'étude j'en suis sûre. + +--Nous ne dormirons pas beaucoup d'ici demain matin, ma bonne +Louette!... Impossible qu'il passe la nuit. + +--En route petiot! + +C'était à moi que ce dernier ordre s'adressait. + +Louette avait disparu. Nous nous éloignâmes à grands pas. + +La vieille mère Louaisot était maintenant une manière de grosse momie +lourde et impotente, mais elle buvait toujours du cidre avec plaisir. +Elle avait repris ses habits du temps de Louaisot l'ancien: un costume +qui ressemblait beaucoup à celui d'une paysanne. + +Elle fut contente de voir son fils qui mangea un morceau sous le pouce +avec elle à la cuisine sans préjudice du plantureux souper qu'il +commanda pour neuf heures du soir. Louaisot prit sur ses genoux le petit +Lucien, qui était un charmant démon. Il lui chanta des chansons et le +fit aller au pas, au trot, au galop sur sa cuisse. Avant d'entrer, il +avait ordonné qu'on mît le cheval à la carriole. Quand on vint le +prévenir que c'était fait, la bonne femme demanda: + +--Où vas-tu donc si tard, garçon? + +--Faire une promenade au gamin, répondit Louaisot. + +Le petit Lucien se mit à danser de joie. La vieille mère ne questionna +pas davantage. Quand je me levai pour suivre le patron, il me dit: + +--Reste et repose-toi. Tu vas fatiguer plus tard. + +Et il partit emportant le petit Lucien dans ses bras. + +Dès qu'il fut dehors, l'idée me vint de me sauver. J'aurais bien fait. +Mais ma bourse était si plate! Et puis, où aller dans ce pays? À Paris, +quand on fuit, il suffit de tourner le coin de la rue pour être dans un +autre monde. + +À Méricourt, il fallait des lieues pour être hors du voisinage. + +L'hiver me fit peur. + +M. Louaisot revint comme il l'avait annoncé, entre huit et neuf heures +du soir. + +Il n'avait plus l'enfant. + +Personne ne lui demanda ce qu'il en avait fait, parce que la bonne femme +seule aurait eu ce droit, et qu'elle s'était endormie, sous le manteau +de la cheminée. + +Quand elle s'éveilla pour souper, c'était l'heure où le petit Lucien +était couché depuis longtemps d'ordinaire. + +Elle le crut au lit, ou plutôt elle ne s'inquiéta point de lui. Et ce +fut tout. + +Louaisot mangea comme un ogre et but à proportion. C'était un vrai +souper cauchois. Le patron me soignait et me caressait à ce point que je +connus une fois ce que c'est que de quitter la table avec un poids sur +l'estomac. + +Après le repas, Louaisot me mena dans sa chambre et me donna un cigare à +fumer. Je prenais une espèce d'importance. + +Il était agité, inquiet. + +Il avait absolument besoin de parler à quelqu'un. + +--Est-ce que tu serais bien à plaindre, petiot, me dit-il, d'épouser +cette bonne Stéphanie, avec mille écus de rente à vous deux? Elle +_bambane_ comme un canard en marchant, mais tu n'es pas le plus bel +homme de ton siècle, dis donc! Eh bien, c'est possible que, sous trois +ou quatre mois d'ici, on te flanque soixante mille francs dans le creux +de la main. + +J'essayai de me réjouir à cette proposition vraiment féerique, mais je +ne pus pas. J'avais sur la poitrine un poids qui +m'étouffait,--indépendamment même de mon premier souper de Gargantua. Le +patron ne parlait point de se coucher. Qu'allions-nous faire cette nuit? +Au moment où onze heures sonnèrent à la pendule, M. Louaisot se leva +brusquement, rabattit son gilet, remonta son col et donna le coup de +doigt à ses lunettes. + +Chacun a sa façon de «retrousser ses manches». + +--En avant marche! dit-il, c'est l'instant, c'est le moment! le +spectacle va commencer! + +Il prit dans la valise le trousseau de clefs et une petite trousse +microscopique qu'il glissa dans sa poche, puis nous sortîmes. + +Maman Louaisot habitait l'ancienne maison de campagne de la famille, +située à quelque distance du bourg. + +L'étude, occupée maintenant par Me Pouleux, était sur la place de la +mairie. + +Ce fut vers cet endroit que Louaisot dirigea notre course. + +La nuit était très noire. Il n'y avait pas une seule fenêtre éclairée +dans tout le village. + +Comme nous passions au bout de l'avenue de Chambray, nous vîmes au +contraire des lumières briller à la façade du château. + +Louaisot pressa le pas, mais il s'arrêta tout à coup en me faisant signe +de l'imiter: on courait précipitamment sur les feuilles sèches de +l'avenue. + +C'était Louette qui se jeta presque sur nous, tant elle était troublée. + +--Où vas-tu? lui demanda M. Louaisot. + +--Jésus Dieu! Jésus Dieu! fit la chambrière, quelle nuit! + +--Est-ce que ce serait déjà fini, ma fille? + +--Je viens chercher le vicaire pour la veillée des morts. + +Elle voulut poursuivre sa route, tout essoufflée, et tremblante qu'elle +était. Louaisot l'arrêta par le bras. + +--Ta commission est faite, dit-il. Retourne au château. + +--Et que dirai-je à Mme la marquise? + +--Tu lui diras que tu m'as rencontré et que je t'ai dit: il n'est pas +temps encore d'amener le vicaire. + +--Mais il est mort! s'écria Louette, faisant effort pour se dégager, +vous ne me comprenez donc pas: il est mort! mort! + +Je pense que Louaisot lui serra le bras un peu dur, car elle ajouta en +baissant la voix: + +--Vous savez bien qu'on fera ce que vous voulez! + +Louaisot l'attira sur le bord de la grande route et se mit à lui parler +tout bas. + +C'était par habitude de cachotterie ou pour la frime, car, cette nuit, +je devais avoir sa confidence toute entière. + +Pour mon malheur, il le fallait bien. J'étais un outil. Le voleur ne +peut rien cacher à la clef qui lui sert pour forcer la serrure. + +J'étais la clef cette nuit. + +Louette était une fille forte qui ne s'épouvantait de rien, sauf de la +mort. + +Mais l'idée de la mort la tenait à la gorge. + +--Quand Madame est revenue du bois, dit-elle, elle l'a trouvé sur son +séant, tout dressé. Il cherchait sur ses draps des deux mains, ramenant, +des choses invisibles.... C'est la fin cela, vous savez bien: quand ils +ramassent leurs draps, c'est pour se raccrocher à quelque chose. Que +Dieu ait pitié de nous quand nous en serons-là! + +Madame lui a donné sa potion et l'a recouché plus tranquille. Puis elle +s'est assise à sa place. + +Le _grolet_[2] a commencé vers huit heures, et le bain de sueur en même +temps. Il n'y voyait plus rien depuis le midi. + +[Note 2: Le râle.] + +On ne pouvait pas savoir s'il avait perdu la parole, car voilà bien huit +jours qu'il n'avait prononcé un mot, sauf pour son testament et sa +confession. + +À dix heures le grolet a cessé. Il a essayé encore de se mettre sur son +séant et il a parlé. + +Ça peut-il s'appeler parler? Jésus Dieu! ce que c'est que de nous! J'ai +vu cet homme-là si vivant! J'ai compris qu'il demandait le grand tiroir +où il mettait ses médailles. J'ai couru le chercher. Il n'a pas vu. J'ai +dit: «Voilà le médailler.» Il n'a pas entendu. + +Il a pris ses draps à poignées. + +Sa figure a ressuscité un petit peu et il a soulevé sa tête à plus d'un +pied de l'oreiller; alors il a dit presque avec sa voix de vivant: +«--Madame, Dieu me fait la grâce de ne pas vous maudire!» + +Et sa tête a retombé comme coupée, car elle a rebondi sur le traversin +deux fois. + +--Et bonsoir! il n'y avait plus personne? interrompit Louaisot qui avait +donné des marques d'impatience pendant le récit. Louette se détourna +pour faire un signe de croix. + +--Que Dieu ait pitié de nous à notre heure! répéta-t-elle. + +--Mais d'ici là, ma grosse, interrompit encore Louaisot, faisons notre +ouvrage comme de jolis enfants. Tu n'as qu'à retourner à la maison. +J'espère que Mme la marquise sera sage. Si elle n'est pas sage, tu +lui diras que j'ai fait une petite course en carriole avec l'enfant, ce +soir.... Un joli petit gars, ma parole! + +--Et où l'avez-vous mené? + +--Voilà ce que je dirai moi-même, si ça me plaît de le dire. Pour le +moment, il lui suffira de savoir que son garçonnet n'est plus à +Méricourt. + +--Elle qui disait déjà, soupira Louette, que l'enfant coucherait au +château demain soir! + +--Ça dépendra d'elle. Dans une heure d'ici, j'aurai fait une fière +besogne. Je verrai Mme la marquise dans une heure. Qu'elle m'attende. +Va. + +Louette remonta l'avenue. + +Je n'étais pas sans me douter de l'endroit où nous allions, car j'avais +reconnu le trousseau de clefs: nous étions sur le chemin de l'étude. + +Mais au lieu d'y arriver par-devant, du côté de la place de l'Église où +sont les deux écussons dorés. M. Louaisot fit un grand détour par les +ruelles. Il aborda ainsi le mur du jardin. La clef de la petite porte de +derrière était dans le trousseau, nous entrâmes. La nuit se gâtait. Il +tombait une neige fine qui fondait à mesure. M. Louaisot regarda le +jardin et dit: + +--C'est mal tenu. Cet imbécile-là a abîmé mes espaliers! Et il haussa +les épaules avec une véritable colère. + +Nous traversâmes le jardin sans bruit. Un chien aboya. + +--Loup! fit Louaisot assez haut, ici, mâtin! + +Quelque chose rampa entre les buissons et une vieille, vieille bête vint +se frotter contre Louaisot en remuant la queue. + +--Je n'y avais pas pensé, tout de même! dit-il, si l'animal avait été +remplacé, nous étions frits. Est-ce que je baisse? + +Il caressa le chien et passa. + +Le trousseau ouvrit encore deux portes. Nous montâmes un escalier de +service, puis une quatrième clef joua. Nous étions dans l'étude. + +Je reconnus l'odeur de renfermé qui emplissait d'un bout de l'année à +l'autre cette grande pièce poudreuse où j'avais passé des heures si +tristes. Le portrait de M. Louaisot l'ancien, oeuvre d'une cliente qui +avait eu le prix de dessin aux Oiseaux de Rouen, pendait encore à la +place d'honneur. Nous le vîmes dès que le patron eût allumé de la +lumière. + +Car aussitôt entré, il fit comme chez lui. + +Et réellement, il courait peu de risques. Toutes les chambres à coucher +étaient de l'autre côté de la maison. + +Quant à la lumière, les volets bien clos de l'étude la mettaient à +l'abri de tous regards venant du dehors. + +Louaisot fit un signe de tête amical au portrait et lui dit: + +--Salut, papa. C'est cette nuit qu'on va voir lequel de nous deux avait +raison pour la mécanique. + +Nous connaissions les êtres de l'étude. Sur l'ordre du patron, +j'atteignis le carton de la famille de Chambray qui fut ouvert et +fouillé. Nous n'y trouvâmes pas l'ombre d'un testament. + +--Je m'en doutais fit Louaisot. C'est trop récent. La pièce est encore +dans le tiroir de Pouleux. + +Une cinquième clef fit jouer la serrure du cabinet. Louaisot, que +l'impatience commençait à prendre, marcha droit au bureau du titulaire +et introduisit la sixième clef dans la serrure d'un tiroir. Elle entra +franc,--mais elle tourna sans rien rencontrer. Un juron gros comme toute +la maison jaillit de la bouche de Louaisot. Ses deux bras tombèrent. + +--Gredin de sort! s'écria-t-il avec un désespoir mêlé de rage: +l'imbécile a changé la serrure! Ce n'était pourtant pas la plus grande +preuve de sottise que pût donner ce Pouleux. + +Si un regard flamboyant pouvait incendier un meuble en noyer, je jure +que le bureau de Pouleux aurait pris feu. Mais les terribles lunettes +eurent beau lancer des chandelles romaines, le bureau ne fuma même pas. +Et ce puissant Louaisot restait là, jurant et geignant comme un simple +apprenti. + +Il avait bien une petite trousse, mais nous allons voir tout à l'heure +que ce n'était point un nécessaire de serrurier. Le bon La Fontaine a +montré dans ses fables le rat venant au secours du lion. Je ne me vante +pas d'être un homme de génie comme le patron, mais je sais regarder +autour de moi. + +--Sous la pomme!... dis-je. + +Je désignais en même temps du doigt une pomme de marbre qui avait servi +de presse-papier à la dynastie des Louaisot de père en fils. + +Les yeux du patron ne firent qu'effleurer la pomme. Il se précipita sur +moi, il m'enleva dans ses bras et me serra sur son coeur. + +Il y avait, en effet, sous le presse-papier et dissimulée par un +fragment de lettre destiné à la protéger contre la poussière, une large +enveloppe scellée de trois cachets: celui du centre aux armes de +Chambray, ceux des côtés au timbre de l'étude. + +Ce fut alors que vit le jour la trousse qui ne contenait pas d'outils de +serrurier. + +C'était un nécessaire de _décacheteur_. Louaisot prétendait l'avoir +acquis d'un employé du Cabinet Noir, ce laboratoire mystérieux situé +dans le septième dessous de l'hôtel des postes, cet autre que les +républiques reprochent à bon droit aux monarchies et les monarchies aux +républiques avec la même juste raison. + +La politique est une belle chose pour laquelle on a bien raison de se +faire tuer! + +Il y avait dans cette trousse tout ce qu'il fallait pour faire +l'autopsie d'une enveloppe et recoudre le cadavre. + +En dix minutes, Louaisot, qui était maître à ce jeu comme à tous autres, +eut mis à jour et fermé de nouveau le testament dont il me montra +l'enveloppe qui paraissait intacte et toute neuve. + +Le testament déshéritait, dans toute la mesure du possible, Mme la +marquise et son fils. Il disposait en faveur de la jeune Jeanne Péry, +fille de M. le baron Péry de Marannes, qui était la nièce de M. de +Chambray à la mode de Bretagne. + +Il spécifiait «que les droits éventuels à la succession des Rochecotte +et des Péry étaient dans sa volonté, réservés exclusivement à ses +_véritables héritiers_, les collatéraux». + +Or, les droits éventuels à la succession des Rochecotte et des Péry, +c'était précisément ce que voulait M. Louaisot, puisque les Rochecotte +d'abord et les Péry ensuite se trouvaient placés entre M. le marquis de +Chambray et ce futur-contingent, encore enveloppé de nuages: les +millions du vieux Jean Rochecotte-Bocourt, dernier vivant présomptif de +la tontine. + +La machine Louaisot craquait misérablement, attaquée dans ses oeuvres +vives. + +Et pourtant Louaisot ne paraissait pas malheureux du tout; quand il eut +replacé l'enveloppe sous le presse-papier, il se frotta les mains en me +regardant. + +--Hein! fit-il. Si nous avions découvert ce pot aux roses après +l'arrivée du vicaire! On n'éloigne pas ces oiseaux-là comme on veut. +Nous allons fabriquer de la bonne besogne cette nuit, petiot, et demain +matin ta fortune sera faite. + +Le cabinet fut refermé, la lumière éteinte et nous laissâmes l'étude +dans l'état exact où nous l'avions trouvée. + +Quand Louaisot repassa la petite porte du potager après avoir donné une +dernière caresse au vieux Loup, minuit sonnait à l'horloge de la +paroisse. Notre expédition avait duré un peu plus d'une demi-heure. +Méricourt tout entier dormait comme un seul Normand. Nous prîmes par la +traverse et en cinq minutes nous avions atteint le château. Louette vint +nous ouvrir à la grille du parc. Louaisot se fit introduire aussitôt +auprès de la marquise Olympe qui était dans la chambre du mort. + +Ici, et pour la première fois, je cesse d'être un témoin ayant vu de ses +propres yeux, entendu de ses propres oreilles. + +La lacune va être courte et ne comprendra que la scène entre la marquise +Olympe et Louaisot. + +Je la raconte sommairement, d'après ce que je sus par Louaisot lui-même +que son émotion et l'extrême besoin qu'il avait de moi rendaient +communicatif, cette nuit. + +Le défunt était sur son lit, la tête couverte d'une mousseline. + +Olympe restait assise à la place qu'elle avait tenue fidèlement pendant +la maladie. + +En entrant, Louaisot lui dit: + +--Chère Madame, je viens de prendre connaissance du testament: ceci +entre nous, car je me suis passé de l'aide de M. Pouleux. Vous et votre +fils, vous êtes déshérités. + +La marquise resta froide. Louaisot ajouta: + +--Chère Madame, je ne veux pas que cela soit. + +--Et comment pourrez-vous l'empêcher maintenant? demanda Olympe. + +--Maintenant? répéta Louaisot. Vous voulez dire: Maintenant qu'il est +mort, je suppose? + +Elle répondit oui d'un signe de tête. + +--Voilà, fit le patron. Je suis un garçon de ressources. Ce n'est pas +pour le roi de Prusse que j'ai empêché le vicaire de venir. + +Elle leva sur lui son regard inquiet où il y avait déjà de l'horreur. + +--Vous comprenez bien, reprit Louaisot, que si ce pauvre homme qui est +là ne m'avait pas forcé de vendre mon étude et chassé du pays, tout se +serait passé autrement. D'abord, je vous aurais guidée de mes conseils, +et je veux être pendu si vous eussiez commis la faiblesse de vous faire +prendre en grippe par un si excellent mari! Mais ne parlons point du +passé. Ce qui est fait est fait. Il s'agit uniquement de faire autre +chose--à côté--qui nous remette dans la très bonne position où nous +étions avant ce scélérat de testament. + +--Expliquez-vous, prononça tout bas la marquise. Sa voix tremblait. + +--Je n'ai pas besoin de m'expliquer, répartit le patron. Je vous demande +seulement de quitter cette chambre et de m'y laisser libre pendant une +heure ou deux. + +Olympe frissonna. + +--Vous allez commettre un sacrilège! balbutia-t-elle. + +--Je vais commettre ce que je voudrai. J'ai mon plan établi, ma route +tracée, un obstacle la barre, je l'écarte. + +Olympe demeurait immobile. + +--Qu'avez-vous fait de mon fils? demanda-t-elle avec des larmes dans la +voix. + +--Vous le saurez demain matin, si vous m'obéissez tant que durera cette +nuit. + +--Et qu'aurai-je à faire? + +--Rien. + +--Et si je ne vous obéissais pas? + +--Le petit Lucien est frais comme une rose. C'est pitié de voir comme +ces chérubins sont emportés par le croup.... + +--Jacques! fit la marquise qui se leva toute droite, l'éclair de la +haine dans les yeux, vous venez de l'enfer! + +--Non pas! je viens de la rue Vivienne où j'ai monté un établissement +utile pour remplacer mon étude que je vous ai sacrifiée. Je veux que mon +fils soit riche, Mme la marquise, je veux que vous soyez riche, et je +veux être riche. C'est réglé. Riches, entendez-vous, et heureux, +ensemble, tous les trois! + +Olympe se dirigea vers la porte avec lenteur. + +--Je crois au mal que vous sauriez me faire, dit-elle avant de passer le +seuil, j'ai peur de vous. Mais si jamais j'ai la main sur vous, ne me +demandez pas pitié! + +Louaisot salua et sourit. + +--Feu Mlle Rachel, de la Comédie-Française, n'aurait pas mieux piqué +cette menace! dit-il. Chère Madame, ayez la bonté, je vous prie, de ne +pas vous coucher. J'aurai absolument besoin de vous dans une heure. + +Louette vint me chercher dans la cuisine où j'attendais en cassant une +croûte. On me comblait, cette nuit-là. + +À mon tour, je fus introduit dans la chambre du mort. + +Je trouvai M. Louaisot occupé à découper un drap de lit avec des +ciseaux. Il y taillait des fentes disposées selon une certaine fantaisie +bizarre et il rapprochait ces fentes de trous, taillés, également aux +ciseaux, dans une chemise de nuit et dans un gilet de laine marqués au +chiffre du défunt. + +--Allons! allons! fit-il en me voyant, a-t-on bien pansé ce bijou-là? +Apporte-nous une bouteille de vieille eau-de-vie, Louette, mon trésor. +Il faut de l'avoine aux bons chevaux. + +Louette apporta de l'eau-de-vie et voulut se retirer. + +Ce n'était pas le compte du patron qui lui dit: + +--Ma poule, tu vas mettre la main à la pâte, ou tu diras pourquoi! Nous +jouons pour gagner ou pour perdre. Je payerai bien, mais je ne veux pas +qu'on raisonne! + +Il tira de sa poche, à demi, un revolver de bonne taille. + +Je crois bien que Louette était comme moi, sûre qu'il ne lui en +coûterait pas plus de faire sauter une cervelle humaine que de casser +les reins à un lapin. Elle fit pourtant meilleure contenance que moi: + +--Pas besoin de menacer, M. Louaisot, dit-elle. C'est la fortune de +Mlle Olympe et de l'enfant. J'appartiens à Mlle Olympe. + +Louette appelait souvent la marquise par son nom de demoiselle. + +Louaisot lui envoya un baiser et demanda: + +--Combien y a-t-il de temps que tu as fait coucher le dernier +domestique? + +--Au moins une heure. + +--C'est bien, tout le monde ronfle. Travaillons! + +Je suis un pauvre misérable. Je n'ai pas reçu d'éducation. Je n'ai pas +connu mon père; c'est à peine si ma mère m'a dit, quand j'étais tout +enfant: ceci est bien ou ceci est mal. + +J'ai vécu depuis ma plus petite jeunesse dans cette maison de notaire +campagnard où personne n'avait ni foi ni loi. Le père était un coquin +prudent, le fils un scélérat audacieux, voilà toute la différence. Je ne +connais pas d'être qui ait été plus cruellement abandonné que moi. + +Et pourtant, si le patron m'avait dit tout de suite à quel rôle il me +destinait dans cette téméraire, dans cette extravagante tragédie où la +profanation allait être poussée jusqu'à l'incroyable, j'aurais tendu mon +front au canon de son revolver. + +Mais il se garda bien d'expliquer son plan tout de suite. Cela vint +petit à petit, et tout le temps il me fit boire de l'eau-de-vie. + +D'abord, on ne parla que de changer les draps du mort. + +Pourquoi? Louette s'en doutait peut-être, moi je ne devinais pas. + +On se mit à cette tâche avec une activité singulière. Le corps du +marquis fut pris par Louaisot et Louette qui le déposèrent sur un sopha. + +Mais au lieu de changer les draps tout simplement, les matelas furent +enlevés et Louette fut chargée de les échancrer tous les deux selon un +dessin que Louaisot traça sur la toile avec de la craie. + +Je puis donner une idée de ce crénelage en le comparant au trou +semi-circulaire pratiqué dans certaines tables de travail de l'état de +peaussier. + +L'ouvrier peut agir ainsi au centre de la table. Il est encastré dans la +table. + +Aussitôt que cet ouvrage fut fait, on mit le drap découpé sur les +matelas recousus et reposés en place, de façon à ce que l'échancrure fût +à la tête du lit. + +Le traversin et l'oreiller étant aussi replacés, l'échancrure laissait +un trou dépassant l'oreiller qui fut lui-même évidé dans une proportion +correspondante. + +Ces diverses retouches mettaient une véritable ouverture sous le corps +de la personne couchée. Cette ouverture prenait à un pied de la chute +des reins et remontait jusqu'au dessus de la nuque. + +Le traversin était jeté comme un pont sur ce trou, et maintenu +par-dessous à l'aide d'une planchette pour qu'il ne s'infléchît pas au +milieu sous le poids d'une tête. + +Cela fait, on étendit le drap taillé qui était le drap inférieur, bien +entendu, et dont les découpures restèrent béantes aux deux côtés du +trou, celle de droite plus large que celle de gauche. + +Puis on reprit haleine. + +Louette dit en caressant un verre de cognac: + +--Si le diable veut savoir son métier, il n'a qu'à venir ici à l'école! + +Elle suait à grosses gouttes, mais elle allait bravement. Moi, le coeur +me manquait. Commençais-je à comprendre? En vérité, je ne sais. + +Mais était-il besoin de comprendre? je m'en fiais au patron pour être +sûr qu'il s'agissait de quelque effrayant blasphème, mis en scène comme +une charade. + +En tous cas, si je ne comprenais point encore, l'intelligence n'allait +pas tarder à me venir. + +--Les fers au feu! cria le patron qui ne perdit pas un seul instant son +entrain satanique. Nous avons assez soufflé. Ôte-moi encore ce +traversin, Louette. Ce n'était que pour essayer; toi, petiot, apporte la +boîte aux outils. + +Louette avait monté une boîte de menuisier en même temps que +l'eau-de-vie. + +--Donne ici, petiot, et reste là. Tu me serviras de coterie. Tu vas voir +comment on saborde un lit d'ébène de mille écus sans le faire crier. +Belle pièce, parole d'honneur! et curieuse! Ce vieux marquis-là va bien +manquer à nos marchands de bric-à-brac! + +Je tenais la boîte. Il pratiqua d'abord au ciseau et au marteau un trou +carré, juste assez large pour laisser passer la lame d'une scie à main. +Et tout en coignant il disait: + +--Ceux qui s'éveilleront croiront qu'on cloue déjà le cercueil. Minute! +nous n'y sommes pas encore, mes mignons! M. le marquis a encore quelque +chose à faire ici-bas. + +Il prit la scie à main et la fit jouer avec une vigueur, avec une +précision qu'un maître ouvrier lui aurait enviée. Il était bon à tout +excepté au Bien. + +En quatre traits de scie qui ne prirent pas un demi-quart d'heure, une +large ouverture quadrangulaire fut pratiquée au bois du lit, +immédiatement au-dessous de la place où s'appuyait l'oreiller. Il me +demanda en retirant le carré d'ébène qui était net comme un dessus de +table. + +--Petiot, je suppose que tu pourras entrer par cette porte-là? Oh! pour +le coup je compris. + +Et tout mon sang se figea dans mes veines: + +--Moi! là! balbutiai-je. + +--Est-ce que tu n'auras pas assez de place? + +--Mais je serai sous le corps! + +--Juste, c'est ce qu'il faut. + +Je me laissai aller sur un siège. + +Louaisot et Louette se mirent à rire tous les deux. + +Cela me transporta de fureur. + +--Par le nom de Dieu! m'écriai-je, vous avez raison de rire! Je suis un +lâche! Eh bien! frayeur pour frayeur, j'aime mieux avoir la tête écrasée +que d'entrer là-dedans quand le mort y sera! Tuez-moi, patron, je ne +vous obéirai pas! + +Il me pinça la joue avec bonté. + +--Mais fais donc attention, petit bêta, me dit-il du ton que prend un +papa pour extirper une erreur enfantine du cerveau d'un bambin, que nous +serons là, autour de toi, nous tes bons amis, et qu'il ne pourra rien +t'arriver du tout. Parbleu! il y aura de la société assez, va! Que +diable veux-tu que le mort te fasse? Voyons, nous n'avons pas le temps +de nous amuser. Tu es précisément la petite bête qu'il faut pour +manoeuvrer dans ce trou à rat. Je pourrais te remplacer à la rigueur en +élargissant le trou, mais d'abord, j'ai mon rôle aussi dans la comédie, +et ensuite, je ne pourrais pas te reprendre mon secret. Il faut être +complice ou avaler ta langue. + +Il prit un verre d'eau-de-vie d'une main et son revolver de l'autre. + +Si j'avais réfléchi, j'aurais bien pensé qu'il ne pouvait s'exposer à +réveiller toute la maison en tirant un coup de pistolet à cette heure de +la nuit. Mais il m'aurait tué autrement, voilà tout. Ses yeux le +criaient. + +J'eus peur. Que ceux qui liront ces tristes lignes aient compassion d'un +pauvre petit malheureux. L'image de Stéphanie passa devant moi...; enfin +pas tant de paroles! J'eus peur. Et je bus le verre d'eau-de-vie. + +Boire, c'était accepter le rôle qu'on m'imposait. Le patron fit +disparaître son revolver et me dit: + +--Voilà un garçon raisonnable! + +On remit en place lestement drap, traversin, oreiller, puis on fit la +toilette du mort qui fut recouché avec sa chemise et son gilet, percés +de fentes qui correspondaient avec celles du drap. J'entrai dans le trou +où j'étais à l'aise. + +Je passai mes deux mains dans les fentes et ma tête s'appuya sous la +planchette qui soutenait le traversin. Comme cela je pouvais faire +mouvoir les deux bras du défunt, avec mes bras--et sa tête aussi, avec +ma tête. Ma main droite qui était complètement libre, d'après la +disposition des fentes, pouvait même faire verser le corps sur le côté +gauche et le tourner vers la ruelle. + +On fit une répétition. Cela allait bien. M. Louaisot pourtant dit qu'on +pouvait faire mieux. + +Il replia le bras du défunt sous le corps, et ce fut ma propre main +droite qui entra dans la manche de la chemise. + +--Comme ça, tu pourras signer, dit Louaisot, à tâtons, c'est vrai, mais +qu'importe? Dans l'état où est le pauvre monsieur, on n'a pas une belle +écriture. Plus tu barbouilleras, mieux cela vaudra. D'ailleurs, je te +tiendrai la main.... Sors de là, petiot, tu n'as pas besoin de te +fatiguer d'avance. + +Si j'avais de l'imagination, j'aurais arrangé toute cette histoire-là, +et je n'aurais pas montré les ficelles de mes marionnettes avant de les +mettre en scène, mais je ne sais pas raconter autrement qu'en suivant +l'ordre et la marche de ce qui se passa sous mes yeux. + +Louaisot paraissait content. Il passa un instant derrière le rideau, et +nous entendîmes quelqu'un qui appelait Louette d'une voix faible. + +Louette tenait je ne sais quoi à la main et cela tomba. + +Elle se mit à trembler si fort que sa jupe allait et venait, et son +bonnet se souleva sur ses cheveux qui se hérissaient. + +--Jésus Seigneur! fit-elle, notre monsieur a parlé! + +Moi, je me doutais bien que c'était le patron, mais la voix était si +miraculeusement imitée et sortait si bien de la bouche entrouverte du +marquis que tout mon corps n'était qu'un frisson. + +Je me souvins de la leçon que le patron avait prise avec le ventriloque +et qu'il avait payée un billet de mille francs. + +Il ressortit de derrière le rideau. Louette et moi nous reculâmes. + +C'était un vieil homme à cheveux blancs qui venait à nous d'un pas +vénérable et nous demanda: + +--Pensez-vous que cet imbécile de Pouleux me reconnaisse? + +--Le diable! dit Louette. Le diable en personne! À quel métier +pourra-t-on faire pénitence après tout ça! + +--Alors, reprit le patron, vous pensez que je ne vas pas trop mal jouer +mon petit bout de rôle.... Quelle heure avons-nous? La pendule marquait +deux heures et demie après minuit. Il y avait deux grandes heures que +nous étions au travail. + +--Nous avons du temps devant nous, dit Louaisot. En cette saison, il ne +fait pas jour avant sept heures. Voyons! avant de lever le rideau, une +dernière fois, Louette, ma commère, tu n'avais dit à personne au château +que ton maître avait _passé_? + +--Je ne suis pas sortie par la cuisine pour aller au presbytère, +répondit Louette. + +--Et tu es bien sûre de n'avoir rencontré personne en chemin? + +--Personne que vous. + +--Nous sommes des bons! alors, va me chercher ta maîtresse, et toi, +petiot, à ton poste! + +Quand Mme la marquise de Chambray rentra dans la chambre de son mari. +Louaisot était debout auprès du lit. + +Louette avait prévenu sa maîtresse sans doute, car celle-ci ne se méprit +point au déguisement de Louaisot, qui était parfait, je l'affirme, au +point de tromper sa propre mère, si elle l'eût vu costumé ainsi. + +Olympe dit dès le seuil: + +--M. Louaisot, qu'est-ce que c'est que cette farce infâme? + +--Belle dame, répondit le patron, vous êtes sévère dans vos expressions. +Je ne suis pas M. Louaisot. Je suis le célèbre médecin de Paris que +toute autre marquise dans votre position aurait mandé par le télégraphe. +Il est bon de pouvoir se dire plus tard: Je n'ai rien négligé! + +--Si j'ai commis une faute... commença Olympe. + +--La voilà réparée! interrompit Louaisot. Le célèbre médecin de Paris +est arrivé à temps, Dieu merci! M. le marquis de Chambray n'est pas +mort! + +La marquise voulut parler. Je crois que son indignation était sincère, +mais Louette lui dit tout bas: + +--C'est pour votre bien... et songez à l'enfant! + +--Madame, reprit Louaisot, il va se passer ici quelque chose de +solennel. Nous ne craignons ni les témoins ni la lumière. Il faut que +tous les domestiques du château et les gens de la ferme soient éveillés +à l'instant même pour assister à la cérémonie.... + +--Et vous avez cru que je me prêterais à cela! s'écria Olympe qui +repoussa Louette loin d'elle. + +--Oui, Madame, j'en suis sûr. Ce soir, votre petit Lucien me l'a promis +de votre part. + +Olympe courba la tête. Louaisot poursuivit: + +--Il faut que Me Pouleux, le notaire de Méricourt soit mandé, à +l'instant même aussi; qu'on le fasse lever de force s'il est besoin, +qu'on l'arrache de son lit. La mort n'attend pas et M. le marquis est +bien malade! Il m'a confié son désir de changer quelque chose à l'acte +authentique qui contient ses dispositions dernières. + +La poitrine d'Olympe rendit un gémissement, mais elle ne fit aucune +résistance. + +--Avant de partir pour faire exécuter avec la plus extrême diligence, +les ordres de Mme la marquise, dit Louaisot à Louette, je vous serais +obligé, ma bonne fille, de m'apporter une légère collation; n'importe +quoi: de la viande froide et un verre de vin. Les glaces de l'âge, +figurées par ma perruque, ont rendu mon estomac exigeant. + +Louette sortit et revint l'instant d'après avec un plateau. + +Quand elle fut partie définitivement pour accomplir les ordres qu'elle +avait reçus, nous restâmes seuls dans la chambre mortuaire la marquise, +Louaisot et moi. + +Du fond de mon trou, j'entendais la marquise, sangloter et Louaisot +manger. + +Il mangeait avec cette sonore activité de mâchoires qui appartient aux +ruminants et aux bonnes consciences. + +Aucune parole ne fut échangée entre la marquise et lui. + +Elle connaissait bien son Louaisot: elle n'essaya ni menaces ni prières. + +Au bout de dix minutes à peine, les premiers valets arrivèrent effarés, +inquiets--surtout curieux. + +Les larmes de la marquise faisaient bien. Louaisot avait brusqué la fin +de son réveillon. + +Il se tenait debout au chevet de _son malade_. Les bonnes gens le +regardaient avec une superstitieuse terreur. Louette leur avait dit: +«Vous verrez un médecin de Paris!» + +Valets et servantes faisaient le signe de la croix en entrant. Quant aux +gens de la ferme ils s'agenouillèrent sur le plancher. Et de tout ce +monde qui allait sans cesse augmentant, car on avait prévenu les voisins +comme pour une fête, un murmure sourd se dégageait disant: + +--Il est comme s'il était déjà un défunt! + +Le célèbre médecin de Paris se pencha et demanda d'une voix basse, mais +intelligible: + +--M. le marquis, sentez-vous l'effet de votre potion? + +Le marquis ne répondit pas, mais sa tête remua si ostensiblement que la +foule des serviteurs et des fermiers ondula. Il y eut une paysanne qui +dit: + +--Ça a l'air d'un bon sorcier tout de même, ce vieux-là. + +Me Pouleux arriva, suivi de son clerc et d'une fournée de paysans qu'on +avait réveillés en route. + +Dans la campagne normande, l'agonie d'un être humain est un irrésistible +attrait. Ces braves gens, hommes et femmes, étaient tous reconnaissants +du service qu'on leur avait rendu en les amenant. + +Me Pouleux avait sa grosse face couleur de chandelle toute bouffie de +sommeil. Il traversa la foule des assistants avec l'air d'importance que +lui donnait sa position sociale et vint s'aplatir devant le fauteuil de +la marquise, qui avait sa tête entre ses mains et ne le voyait pas. + +--C'est donc bien pressé? demanda-t-il. + +Olympe le regarda d'un oeil égaré et resta muette. Me Pouleux se +retourna du côté du lit et dit: + +--Eh bien! M. le marquis, vous voilà qui avez meilleure mine.... + +Il s'arrêta bouche béante parce qu'il venait de rencontrer l'oeil +vitreux du cadavre. + +Les notaires sont comme les prêtres et les médecins: ils connaissent +intimement la mort. + +--Mais... mais... mais... fit-il par trois fois. + +Les paysans comprirent. Il y en eut qui dirent. + +--Oh! allez, il bouge encore bien! + +Le médecin de Paris s'était incliné jusqu'à mettre son oreille sur la +bouche du mort. En se relevant il dit: + +--M. le marquis demande qu'on éloigne un peu les lumières. Et la tête de +M. le marquis remua en signe d'assentiment. + +--Ma foi, oui, ma foi oui, dit Pouleux, il bouge encore bien. + +La voix du célèbre médecin ne ressemblait pas à celle de M. Louaisot. Il +la prenait je ne sais où dans sa tête. C'était la voix que les ténors +ont en parlant. Me Pouleux appela son clerc qui portait sous le bras une +serviette de cuir. + +--Alors, Madame, dit-il, M. le marquis a manifesté le désir de me voir? + +--Me Pouleux! appela en ce moment le marquis. + +Ce fut un son très faible, mais on l'entendit de toutes les extrémités +de la chambre. Dans mon trou, je reconnus la voix du mort. + +Le notaire s'était vivement retourné. + +Le marquis ne parlait plus, mais sa main droite, qui était sur le devant +du lit, fit un mouvement comme pour désigner le docteur de Paris. + +Celui-ci prit aussitôt la parole. + +--Mme la marquise, dit-il depuis mon arrivée, est dans un état de +prostration qui doit inquiéter. Quand on m'a montré pour la première +fois le malade, j'ai cru qu'il était trop tard, mais le spasme a cédé à +une médication énergique. + +--Puis-je demander le nom de M. le docteur? interrogea timidement +Pouleux. + +--Chapart, Dr Chapart, directeur de la maison Chapart, rue des Moulins à +Belleville. C'est un établissement qui jouit de quelque notoriété. + +--J'en ai beaucoup entendu parler, dit Pouleux qui salua d'un air +aimable. + +Le médecin de Paris rendit le salut et reprit. + +--Au lieu et place de Mme la marquise, dont la santé personnelle va +nécessiter tout à l'heure de grands soins, puis-je rendre compte de ce +qui a nécessité l'envoi d'un message à M. le notaire? Est-ce légal? + +--Mais parfaitement, mais parfaitement, répondit Pouleux. Ah! je crois +bien! Pourquoi pas? + +--D'ailleurs poursuivit le médecin, Mme la marquise pourra me +rectifier si ma mémoire s'égare. Et il y avait en outre ici une +servante... je ne la vois plus. + +--Si fait présent! dit Louette en masculin. + +--Très bien. Voici donc les faits: Aussitôt que M. le marquis de +Chambray a repris connaissance, c'était il y a une heure environ, il a +regardé tout autour de lui, disant--si on peut appeler cela +_dire_,--murmurant plutôt: + +--Ai-je rêvé que j'ai fait mon testament? + +Je ne pouvais pas répondre, puisque je l'ignorais. D'un autre côté, +Mme la marquise restait muette et insensible, comme vous la voyez. +C'est la servante qui a répondu: + +--Vous n'avez pas rêvé M. le marquis; vous avez fait votre testament. + +Je serais bien aise que la servante déclarât si mon souvenir est fidèle. + +--Ça y est! fit Louette. + +--Merci, ma fille. Mon rôle ici est délicat. Je me mêle de choses qui ne +me regardent absolument pas, mais je le fais dans le pur intérêt de la +vérité. + +--Quant à ça, c'est certain, dit-on de toute part. Il ne lui en +reviendra ni froid ni chaud à ce vieux bonhomme-là! Avant de poursuivre, +le médecin tâta le pouls du malade,--c'est-à-dire mon propre pouls, à +moi, J.-B-. M. Calvaire. + +--Il y a des moments dit-il à Pouleux, où la circulation est presque +normale. Voyez! On ne voyait qu'un coin de mon poignet, ma main était +sous la couverture. + +Pouleux me tâta le pouls d'un air entendu. + +--Quel pauvre poignet maigre! chuchotait l'assistance. Lui qui était si +bien en point quand il venait fureter pour les bahuts ou les vieux +plats. + +--Ma parole, ma parole! s'écria Pouleux, ça bat encore assez raide! + +--Parlez moins haut, je vous prie, continua le docteur. Où en étais-je? +à la réponse de la servante. Bien. Cette idée d'avoir fait un testament +paraissait préoccuper M. le marquis excessivement; je dirai presque +jusqu'à l'angoisse. Cela ne valait rien. Il fallait le calmer. Je lui +demandai s'il voulait du papier, une plume et de l'encre. Il secoua la +tête. Alors je songeai au notaire.... + +--Il faut toujours en venir là! dit Pouleux. Pensez-vous qu'on puisse +adresser une question au malade? + +--Attendez! + +Le docteur prit dans sa poche une petite fiole et un pinceau. + +Il trempa le pinceau dans la fiole après l'avoir secoué énergiquement et +promena les poils de blaireau ainsi humectés sur les lèvres du malade. + +Dans la chambre tous les yeux étaient ronds à force de s'écarquiller. + +Pouleux cligna de l'oeil en regardant l'assistance. + +Toute sa physionomie disait: + +--Les docteurs de Paris sont comme ça! + +--Interrogez! dit alors le médecin. + +En même temps, il se pencha pour mettre ses deux mains en bandeau sur le +front du marquis, dont la figure fut ainsi plongée dans l'ombre. + +--Voilà le notaire demandé, dit aussitôt Pouleux. J'ai le testament avec +moi. M. le marquis voudrait-il y ajouter ou en retrancher quelque chose? +Le mot _codicille_ partit comme une explosion faible et sourde. On +voyait que ce pauvre homme de marquis avait fait grand effort pour le +prononcer. Olympe se leva. Tout le monde crut qu'elle allait parler. + +Mais le docteur parisien se tourna vers elle, et Olympe retomba sur son +fauteuil. + +Il y a des mots qui chantent dans l'oreille des notaires. Du moment que +le mot _codicille_ eût été prononcé, Me Pouleux ne vit plus rien et +n'entendit plus rien. Son clerc et lui étaient déjà à la besogne. Le +testament fut ouvert. Le clerc se mit à une table et trempa sa plume +dans l'écritoire. + +--Permettez! dit le médecin de Paris, Mme la marquise vient de faire +un mouvement qui pourrait être interprété comme une protestation. Je +marche ici à l'aveugle. Je suis arrivé de cette nuit. Peut-être le +testament qu'il est question de changer était-il en faveur de Mme la +marquise.... + +--Mais du tout! mais du tout! interrompit Pouleux. Au contraire! y +sommes-nous? + +Le docteur renouvela la scène du pinceau. L'assistance était +positivement aux anges. Chacun retenait son souffle pour écouter mieux. +De mémoire de Normand méricourtin, jamais personne n'avait pénétré dans +la chambre d'un marquis à l'heure où il testait. Et ici tout le monde y +était. Liesse! + +--Parlez, Monsieur dit le médecin qui imposa les mains de nouveau, +remettant ainsi tout naturellement le visage du malade dans l'ombre. Il +y eut un silence. + +--Il ne peut pas! Il ne peut pas! disaient les bons Cauchois dont le +coeur battait. + +--La paix! fit le notaire. Eh bien! M. le marquis... un peu de courage! + +--Je donne... et lègue, prononça faiblement, mais nettement le malade, +tout... tout... à ma femme... et à mon fils. Un immense soupir souleva +les poitrines. + +--La paix, bonnes gens, répéta le notaire, on va rédiger. + +La plume du clerc grinça sur le papier et il lut d'une petite voix +aigrelette qu'il avait, la formule qui précède le codicille, puis le +codicille lui-même, ainsi conçu: «.... A déclaré donner et léguer par le +présent à la dame Olympe-Marguerite-Émilie Barnod, marquise de Chambray +et audit mineur légitimé Lucien de Chambray, la totalité de ses biens +meubles et immeubles.» + +--Est-ce bien cela? demanda Pouleux. + +M. de Chambray ne répondit pas. + +--Diable! fit le notaire, s'il est parti, ce sera comme on dit, de la +bouillie pour les chats! + +--Est-ce cela que vous voulez, M. le marquis? demanda le docteur à son +tour. + +Et il se pencha pour approcher son oreille de cette bouche immobile qui +était froide déjà depuis longtemps. Il écouta faisant signe à tous de +retenir leur respiration,--et tous obéirent. + +La partie que jouait ce Louaisot était audacieuse à un degré qui dépasse +la raison. Il eût suffi d'une main qui eût frôlé le cadavre par hasard +pour faire écrouler tout l'échafaudage de ses supercheries.... Oui, nous +pouvons croire cela.--Mais je parie bien qu'à cette botte-là ou à toute +autre, ce démon de Louaisot aurait eu la parade. Quoi qu'il en soit, il +dit en se relevant, et au milieu du silence absolu qui régnait dans la +chambre: + +--M. le marquis est las. Il demande qu'on ajoute après «biens, meubles +et immeubles» les mots «présents et à venir». + +Pouleux sourit finement. + +--Ça n'a pas grand sens grommela-t-il, mais je sais bien ce qu'il veut +dire.... C'est la Tontine... et, de fait, ils ne sont plus que deux. +Vincent Malouais est décédé hier.... On va mettre la chose puisqu'il le +désire. Mais pourra-t-il signer, seulement? + +--Je l'espère, répondit le médecin. + +Ce galant homme avait tressailli visiblement à l'annonce du décès de +Malouais, mais ce mouvement avait passé inaperçu. + +Il demanda, en se penchant au-dessus du malade: + +--M. le marquis, voulez-vous signer? + +M. le marquis remua la tête affirmativement. + +Il n'y eut pas dans la salle une seule paire d'yeux qui ne le vit. + +Le clerc se leva de son tabouret. + +C'était ici l'instant critique. + +L'assistance n'était plus agenouillée. Elle se tenait au contraire sur +ses pointes. Tout le monde voulait voir la main de «notre monsieur» qui +devait être si maigre! + +Jamais les coeurs simples qui étaient là rassemblés ne s'étaient tant +amusés que cette nuit. Il y en avait pour longtemps à raconter aux +veillées. + +C'était le cas ou jamais de faire usage du pinceau et du petit flaconnet +que les coeurs simples appelaient déjà «la bouteille à la malice». + +Toutes les ménagères, toutes les jeunesses à bonnet de coton auraient +donné un péché mortel pour voir de près ce brimborion-là. + +Et pour savoir au juste ce que ça coûtait d'argent pour faire venir de +Paris un médecin pareil! + +Le célèbre docteur arrêta le clerc d'un geste et opéra sa mise en scène +du blaireau avec un redoublement de gravité. + +Dès que les lèvres du malade furent imbibées, sa main remua. + +Tout le monde aurait bien pu en jurer au tribunal: la main remua comme +si elle allait sortir de dessous la couverture. + +Néanmoins le docteur fut obligé d'aider un peu. + +On la vit enfin, cette main. Elle était très suffisamment maigre, car en +ce temps-là comme aujourd'hui, je n'avais que la peau et les os. + +--Elle est déjà grise! dit-on tout bas. Lui qui l'avait si blanchette! + +Presque tout le monde avait vu cette main-là de près, car M. le marquis +allait souvent dans les fermes marchander un coucou du temps de Louis +XIII, un bahut à personnages ou quelque saladier de vieux-croyant. Ils +la trouvaient rapetissée. Ils disaient: + +--Ce que c'est que la fin d'un quelqu'un! + +Telle qu'elle était, cette main-là fut tirée tout doucement hors du lit +et on lui mit entre les doigts la plume trempée dans l'encre. + +Le clerc fit à haute voix la lecture du codicille. + +Puis le papier timbré fut étendu sur la chemise de cuir que le clerc +agenouillé tint juste sous le poignet du malade. + +Vous eussiez entendu une mouche voler et même marcher au plafond! Toutes +les respirations étaient arrêtées, tous les yeux s'écarquillaient. + +La main se «mit en mouvance» pour employer l'expression d'une ménagère +qui n'aurait pas donné sa place au spectacle pour dix potées de cidre. + +J'étais plus mort que vif au fond de mon trou; mais quand le docteur eût +dit: «Signez, M. le marquis», je fis aller mes doigts du mieux que je +pus,--puis ma main retomba, comme épuisée par ce suprême effort, et je +laissai aller la plume. + +Pour le coup, il fut impossible de retenir la curiosité générale: on +rompit les rangs, et tout le monde se précipita pour voir. + +Pour voir cette signature qui venait presque de l'autre monde! + +Il n'y avait pas à espérer qu'elle ressemblât beaucoup à celle du +marquis en bonne santé. Il avait écrit son nom à tâtons, puisque sa tête +n'avait pu quitter l'oreiller. + +Elle ne ressemblait pas, en effet, au seing large et hardi du vieux +gentilhomme, elle ne ressemblait même à rien du tout, sinon à la +maculature que laisserait sur un papier blanc la griffe noircie d'un +chat. + +Et pourtant, il se trouva là, nombre de gens pour la reconnaître, +surtout ceux qui ne savaient pas lire, et Me Pouleux lui-même, essuyant +ses bésicles en amateur, déclara qu'il y avait «quelque chose». + +Mais le savant médecin de Paris fut plus sévère. + +--Puisque je me suis mêlé de cette affaire-là, dit-il, je veux qu'elle +soit bien faite. Nous avons ici les témoins et le notaire. Je désire, et +ce sera l'opinion de M. le marquis, qu'un acte de notoriété soit dressé +pour appuyer cette informe signature. Ces braves gens ne refuseront pas +d'affirmer par écrit ce qu'ils ont vu. + +--Ah! dame non! firent trente voix empressées, pour quant à ça, je +_sons_ des vrais témoins pour du coup! Me Pouleux ne put faire +d'objection, c'était un article de plus à ajouter à son mémoire. + +Le clerc se remit à sa place et bâcla un acte à joindre au testament qui +était une sorte de procès-verbal et certifiait véritable la signature +hiéroglyphique de M. le marquis de Chambray. Après lecture, tous ceux +qui savaient signer signèrent. Les autres firent leur croix. Seule, +Mme la marquise repoussa l'acte en détournant la tête. + +--Êtes-vous satisfait, M. le marquis? demanda le célèbre docteur. + +M. de Chambray remua la tête. + +Puis on vit son corps verser lentement sur le côté gauche, tournant son +visage vers la ruelle, comme s'il eût donné congé à tous ceux qui +étaient là. La foule s'écoula lentement et silencieusement, mais elle +retrouva la voix dans l'escalier qui retentit d'exclamations normandes. +Ah! dame! Ah! dame! on n'espérait pas se divertir davantage, même à +l'enterrement de «Notre Monsieur!» + +Pouleux et son clerc se retirèrent à leur tour, après avoir souhaité +meilleure santé à M. le marquis et témoigné au célèbre médecin le +plaisir qu'ils avaient eu à faire sa connaissance. + +Nous restâmes seuls, Mme la marquise, Louaisot, Louette et moi. + +J'étais sorti de mon trou aux trois quarts asphyxié et complètement +abêti par l'excès de ma terreur. + +Ce que je viens de raconter vient surtout de Stéphanie ma femme, qui +était parmi les assistants. + +Pendant toute la cérémonie--qui avait duré trois heures +d'horloge!--Mme la marquise était restée morne comme une pierre. +Louette avait les joues défaites et les yeux creux comme après un mois +de maladie. + +Pour n'avoir point changé, il n'y avait que le patron et le mort. M. +Louaisot était frais comme une rose. + +--Mes petits enfants, dit-il, voilà une histoire qui a joliment marché! +J'avais peur que notre chère belle Olympe ne commît quelque +inconséquence, mais quand je la regardais, je mettais quelque chose dans +mon oeil qui disait: «Amour, vous tenez dans vos jolies mains la vie et +la mort de votre Lucien!» Le jeune, s'entend, car le grand dadais du +même nom vient d'être nommé substitut à Yvetot, et je ne l'ai pas si +complètement sous ma coupe..., mais il y viendra.... Dites donc, je +grignoterais bien quelque chose, vous autres! + +Louette sortit. + +Le patron me prit l'oreille amicalement. + +--Toi, petiot, me dit-il, tu as été superbe! On fera quelque chose de +toi. Seulement, tu as mis trop de force quand tu as retourné le pauvre +monsieur dans la ruelle. Un gaillard qui se relève comme ça tout seul +aurait pu s'asseoir sur son séant et signer quatre douzaines de +codicilles. Mais une autre fois mieux. + +Quand Louette fut revenue, M. Louaisot recommença son éternel repas. +Rien ne diminuait jamais son implacable appétit. + +--Mes enfants, reprit-il la bouche pleine, nous allons régler nos +comptes. Je vous ai promis beaucoup, mais je ne vous dois rien parce que +désormais vous êtes mes complices et que vous ne pouvez rien contre moi +sans vous casser les reins à vous-mêmes; j'ai mis un très grand soin à +tout cela: je suis l'homme qui ne néglige aucun détail. Un clou mal +attaché peut faire tomber toute une charpente. + +Il alla vers le secrétaire de M. de Chambray. La clef était à la +serrure. Il ouvrit en disant: + +--Ce soir, on mettra les scellés. Il y a un mineur. Chère Madame, vous +n'êtes donc pas contente de voir ce bébé-là un des héritiers les plus +calés du département Je ne sais pas pourquoi ces gens-là trouvent +toujours le tiroir où est l'argent. + +--Chère Madame, continua-t-il, je prends cinq mille francs pour moi, pas +un centime de plus. J'ai un peu négligé nos tontiniers depuis quelque +temps pour m'occuper de vos intérêts plus prochains, mais ces braves-là +y vont trop bon jeu, trop bon argent! Peste! Vincent Malouais mort, il +n'en reste plus que deux. Il ne faut pas que ce gueux de Joseph Huroux +nous mange notre oncle Jean, dites donc! Nous ne sommes pas les +héritiers de Joseph Huroux! + +Il fit sonner des pièces d'or dans le creux de sa main. + +--Avance! me dit-il. + +J'étais incapable de lui désobéir en face. Je m'approchai. + +--Je t'avais promis trois mille livres de rentes, poursuivit-il, ce qui +au denier vingt doit nous donner un capital de soixante mille francs. Je +te rachète ça pour cinq louis, et une augmentation d'appointements de +cinq francs par mois.... Tiens donc! + +Il frappa du pied parce que j'hésitais. Je pris les cinq louis, et je +les mis dans ma poche. + +--Est-ce que vous comptez vous moquer de moi de la même manière? demanda +Louette qui mit les deux poings sur ses hanches. + +Louaisot referma le secrétaire. + +--Toi, dit-il, tu es une bonne fille et une madrée commère. Je te +promets que si les huit millions nous viennent, tu auras un bureau de +tabac. Louette l'appela coquin. Il éleva un billet de mille francs +au-dessus de sa tête et Louette sauta comme une levrette pour l'avoir. +Puis il revint vers la marquise Olympe dont il prit la main. + +--Chère Madame, dit-il d'un ton sec, si vous êtes bien sage, dans +quarante-huit heures, je vous amènerai notre Lucien. Je me nomme +moi-même son subrogé-tuteur, arrangez-vous pour que ce soit ratifié par +le conseil de famille. Je ne vous fatigue pas de la peinture de mes +sentiments pour vous, mais vous voilà veuve.... + +Il porta la main d'Olympe jusqu'à un pouce de ses lèvres. + +Elle ne leva point les yeux sur lui, mais il me semblait que je voyais +sourdre le feu sombre de ses prunelles à travers ses paupières baissées. + +S'il serre trop fort, la lionne le mordra, un jour ou l'autre.... + +Nous sortîmes du château, M. Louaisot et moi, une demi-heure avant le +jour, mais il arriva tout seul à la maison de la bonne femme. + +En chemin je m'enfuis et jamais depuis lors, il ne m'a revu. + +Mais j'ai le privilège de ceux qui sont tout petits: il m'arrive parfois +de voir ceux qui ne me voient pas. + +Moi, j'ai revu M. Louaisot. + + + + +Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire + +La nourriture de l'affaire + + +Avant de passer à la dernière série de ces récits où je n'avais plus le +patron sous la main, mais où je le suivais toujours comme un espion +honoraire, aidé dans ma tâche par Stéphanie, qui resta encore un peu de +temps chez la bonne femme Louaisot, je veux rassembler ici quelques +faits et quelques observations utiles. + +J'ai toujours idée que ceci servira soit à M. L. Thibaut, soit à Jeanne +Péry, les deux principales victimes vivantes de ce merveilleux scélérat. + +Je suis à peu près sûr que la mort des trois premiers membres de la +tontine, Jean-Pierre Martin, Simon Roux dit Duchesne et Vincent +Malouais, lui est étrangère. + +Vincent Malouais décéda, du reste, dans un lit de l'hôpital général de +Rouen. Son cas fut regardé comme curieux par les professeurs: + +Il avait la morve du cheval. + +En sa qualité d'ancien maquignon, devenu vagabond et presque mendiant, +il couchait souvent dans des écuries de village. + +Mais lors de la visite du corps, on trouva deux petites cicatrices, une +derrière chacune de ses oreilles. Toutes les deux étaient noires et +environnées d'un cercle gangréneux. + +Ce pouvaient être des piqûres de mouches à cheval. + +Un interne de l'hôpital fit observer néanmoins que les deux plaies +originaires, très petites, étaient en long et avaient des lèvres comme +celles que produit la lancette du médecin qui vaccine.... + +Joseph Huroux commençait à se former, et le patron avait raison de +craindre pour son vieux Jean Rochecotte. + +D'autant mieux que, du côté du vieux Jean, le patron était dès lors +parfaitement en règle. + +Le codicille établissait à chaux et à sable la position de Mme la +marquise et de son fils. + +Or, dans l'idée de Louaisot, il était chef prédestiné de cette famille, +composée de lui-même, d'Olympe et du petit Lucien. + +Et je suis bien loin de dire qu'il n'en arrivera pas à réaliser ce plan. + +Il a exécuté, Dieu merci! des tours de force bien plus difficiles. + +Il est l'Encyclopédie vivante de la science scélérate. + +C'est le docteur, le grand docteur polytechnique du crime! + +L'affaire du codicille produisit sur moi un effet de terreur que je suis +incapable d'exprimer. Je me demandai en moi-même à quelles besognes cet +homme-là que rien n'arrêtait ne pouvait pas me destiner, et je trouvai +le courage de fuir. + +Il restait entre M. Louaisot et les millions de la tontine d'abord +Joseph Huroux, scélérat comme lui, et qui pouvait, soit d'un coup de +couteau, soit à l'aide d'une pilule, déchirer sa toile d'araignée en +envoyant le vieux Rochecotte dans l'autre monde. + +Jean Huroux aurait été alors le _dernier vivant_, et adieu paniers! la +vendange était faite. + +Il y avait ensuite Jean Rochecotte lui-même qu'il fallait garder +précieusement, mais dont, en somme, dans un temps donné, il fallait +hériter. + +En troisième lieu, entre le vieux Jean et M. Louaisot, il y avait: + +1° La famille des comtes de Rochecotte, représentée par le jeune M. +Albert qui venait de perdre son père. + +2° La famille Péry de Marannes, représentée par trois têtes: le baron, +la baronne et Jeanne. + +Le baron achevait sa vie dans l'ornière où il l'avait versée. La +baronne, attaquée de la poitrine, et minée par le chagrin, ne devait +pas, selon l'apparence, fournir une bien longue carrière.--Mais Jeanne +était toute brillante de jeunesse et de santé. + +Il y avait enfin, toujours entre le patron et le trésor, objet de sa +passion, deux personnes qu'il faut bien faire entrer en ligne de compte +pour éclairer le jeu extraordinaire de cet homme: + +La marquise Olympe qu'il tenait par l'enfant, mais dont la fière nature +était susceptible de révolte, et M. Lucien Thibaut pour qui la même +Olympe conservait au fond de son coeur un amour entêté et--selon M. +Louaisot--absolument inexplicable. + +Moi, telle n'est pas mon opinion. Je comprends très bien l'obstination +d'une sympathie enfantine qui a pour objet un homme remarquablement +beau, noble d'intelligence, grand de coeur et n'ayant contre lui qu'une +candeur de caractère qui peut inspirer de la pitié à M. Louaisot mais +caresser au contraire ce qu'il y a de tendre dans l'imagination d'une +femme. + +Je raisonne, moi aussi, et Stéphanie m'aide: Mme la marquise de +Chambray, étant donnés le secret de son adolescence, les douleurs, les +dangers de sa jeunesse, devait laisser précisément son coeur aller vers +ce rêve d'amour pur qui, pour elle, s'appelait Lucien Thibaut.... + +Quoi qu'il en soit, M. Thibaut, à son insu, était dans l'affaire. + +Son nom se trouvait couché sur la liste des obstacles vivants qui +gênaient la mécanique de M. Louaisot. + +Mais en même temps, comme le fils d'Olympe lui-même, il pouvait être +utile en qualité de mors à fourrer dans la bouche de la belle révoltée. + +Aussi Louaisot, donnant les cartes d'une main sûre, a servi parfois des +atouts à ce pauvre M. Thibaut, qui jouait à l'aveuglette. + +Et maintenant que penser d'Olympe, ce miraculeux trésor de beauté? +Faut-il la plaindre comme une martyre? Faut-il l'exécrer comme la +principale complice du bourreau? + +Voilà qui passe un peu ma philosophie. + +Il y a de ceci et de cela dans son fait. + +Louaisot reçut un jour des mains de Mme Barnod mourante, cette enfant +chez qui toutes les généreuses passions étaient en germe. + +Il fit évidemment plus que la flétrir. Il la perdit. + +J'ai surpris dans ce temps-là des lambeaux de leur correspondance. + +Louaisot était le maître, Olympe était l'élève. + +Élève qui combattait, c'est vrai, les tendances empoisonnées de son +professeur, mais qui ne refusait pas d'apprendre de lui cette escrime +dont on se sert pour parer les coups du monde. + +Du monde qu'on lui avait représenté comme une immense caverne de +brigands. + +Olympe possédait des talents qui salissent. Je n'en citerai qu'un: +Olympe avait plusieurs écritures; j'ai vu de ses lettres tracées de la +main gauche.... + +Cette éducation diabolique devait porter ses fruits. + +Un jour, poussée par la jalousie qui devenait torture, Olympe, pour tuer +sa rivale, profita d'un crime commis et commit un autre crime, plus +grand peut-être: elle favorisa l'erreur des juges dans une cause où il +s'agissait de vie ou de mort. + +Oui, ce crime-là est, à mes yeux, plus grand même que le brutal +assassinat! + +S'arrête-t-on dans cette voie? + +On essaye quelquefois. Olympe a eu de cruels remords. + +Mais elle ne s'est pas encore arrêtée. + +Il me reste à parler du fils d'Olympe, le petit Lucien, et de Fanchette, +avant de reprendre ces récits dramatiques qui ne sont autre chose que +le procès-verbal de faits accomplis. + +Deux mots seulement: + +L'enfant de la nuit de Noël grandit. Il marche vers l'adolescence. C'est +une charmante et douce créature qui _aime son père_ jusqu'à l'adoration. + +Son père, c'est Louaisot. + +Quant à Fanchette, la soeur aînée de Jeanne Péry, femme Thibaut, la main +du patron doit être là-dedans pour beaucoup ou pour peu. + +Elle devint jeune fille. Elle avait 600 francs de pension qui lui +étaient servis, Dieu sait comme, par le baron Péry, son père. + +Le baron l'aimait énormément, à ce qu'il disait, et l'abandonnait du +meilleur de son coeur. Il la faisait dîner quelquefois au restaurant et +je ne pense pas qu'il l'inondât de morale au dessert. + +Fanchette était toujours marchande de plaisirs. C'était une intelligence +assez remarquable. Elle s'était fait toute seule une manière +d'éducation. Beaucoup plus tard, je l'ai vue dame un instant. + +Et par l'apparence c'était une vraie dame. + +M. Albert de Rochecotte avait tort quand il disait, comme cela a été +rapporté dans l'acte d'accusation: + +«On n'épouse pas Fanchette.» + +Si fait vraiment. Il y a des Fanchette qu'il faut relever et épouser. +Quand on meurt pour avoir payé avec une moquerie la tendresse d'une +jeune fille, c'est bien fait, M. le comte! Je ne vous plains pas. + +Fanchette était encore marchande de plaisirs quand Albert de Rochecotte +la vit et l'aima. + +La rencontra-t-il par hasard, ou par les soins de M. Louaisot, qui +prenait les mécaniques de loin, nous le savons, ou bien par l'imprudence +de ce vieil étourneau de baron? Je l'ignore.... + + + + +Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire + +Du sang et des fleurs + + + + +Avant-propos + + +Ce titre-là a l'air prétentieux, mais il est encore bien loin de dire +tout ce qu'il y aura dessous. C'est ici comme chez Nicolet, toujours de +plus carabiné en plus carabiné! Le mérite n'en est pas à moi, mais aux +événements dont je suis le fidèle rapporteur. + +Je n'ai rien contre les romanciers, mais je ne peux m'empêcher de dire +ceci: les histoires inventées par le hasard sont autrement originales +que les rengaines prétendues habiles qu'on pipe en fouillant cette hotte +creuse que ces messieurs appellent leur imagination. Attrape! + + + + +I + +La Couronne + + +J'ai omis à dessein de parler d'une visite que le patron fit à la +Salpêtrière, quartier des folles, pendant notre premier voyage de Paris. +Je désirais ne mentionner cette circonstance qu'au moment voulu, crainte +qu'elle ne fût oubliée par le lecteur. + +On sait que M. Louaisot affichait la prétention de tout connaître et +d'être plus savant que les almanachs. Je pense bien qu'ici il avait son +idée. Il cherchait un rouage pour sa mécanique, ou plutôt un outil: +_l'outil qui tue_. + +Le diable sema un instrument sur son chemin, et vous pensez que M. +Louaisot ne le laissa pas traîner. + +Il y avait à la Salpêtrière une folle nommée Laura Cantù. Elle était née +à Paris, malgré son nom italien, mais ses parents venaient de Catane en +Sicile. + +Son père et sa mère étaient morts. + +On l'appelait la Couronne. Voici pourquoi: elle s'évadait très souvent, +malgré la surveillance spéciale dont on l'entourait, on peut même dire +qu'elle s'évadait quand elle voulait, par suite d'un merveilleux don +d'agilité qu'elle avait. On prétendait qu'elle était veuve d'un +saltimbanque et ancienne danseuse de corde elle-même. + +Dès qu'elle était libre elle volait. Cela lui était d'autant plus facile +qu'elle avait une physionomie douce et remarquablement honnête. + +Avec le produit de ses vols, elle achetait des fleurs qu'elle arrangeait +en couronnes pour les porter au cimetière,--non point sur une tombe +aimée ou tout au moins connue d'avance, mais sur n'importe quelle tombe, +pourvu que le gazon d'alentour recouvrit le corps d'un enfant. + +C'était là sa folie. Elle disait qu'on lui avait pris son petit enfant +pour le mettre dans la terre, et elle voulait couvrir la terre de +fleurs. + +Laura Cantù ou la Couronne pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle était +assez grande et trop mince, à cause de sa maigreur, mais vous n'avez pas +vu souvent de taille plus gracieuse que la sienne. Elle prenait tout +naturellement des poses charmantes et la souplesse inouïe de son corps +donnait à ses mouvements une harmonie singulière. + +Elle avait dû être jolie tout à fait. Ses traits pâlis et flétris +retrouvaient encore de la beauté dans le sourire. Je l'ai vue plus d'une +fois dans sa pose indolente et qu'un peintre eût voulu saisir, bercer le +vent dans ses bras vides, tandis que ses grands cheveux noirs tombaient +comme un voile sur son visage reposé dans un rêve. + +C'était son rêve qu'elle berçait en chantant sur un air lent et triste +une chanson interminable qui commençait ainsi: + + _Le petit enfant_ + _Sourit, dans ses langes,_ + _C'est qu'il voit les anges.--_ + _Le soleil couchant_ + _À des yeux étranges...._ + + _Le petit enfant_ + _Se plaît sur la terre_ + _Auprès de sa mère.--_ + _J'ai pleuré souvent_ + _La nuit tout entière...._ + + + + +II + +Une pièce de la mécanique Louaisot + + +M. Louaisot, en ce temps-là, étudiait surtout la phrénologie. Que +n'étudiait-il pas? Il disait que lui, M. Louaisot, avait toutes les +bosses du fameux diplomate M. de Talleyrand-Périgord, et que moi je +n'étais pas beaucoup mieux monté qu'un singe ouistiti. + +La phrénologie, toujours selon lui, était pour beaucoup dans sa visite à +la Salpêtrière. Il me parla de la Couronne pendant toute une semaine et +finit par me la mener voir. + +Je la trouvai telle que je l'ai décrite, assise sur l'herbe, dans le +bosquet. + +Quand nous lui parlâmes, elle ne nous répondit point. + +Son regard, qui passait à travers les boucles ruisselantes de ses +cheveux, avait une douceur infinie. Elle se laissa palper le derrière de +la tête. M. Louaisot me montra, vers la nuque, la bosse qui était cause +de son amour passionné pour les enfants, et derrière les oreilles, deux +autres bosses qui la prédisposaient fatalement à tuer. + +Elle se mit à bercer et à chanter pendant cela: + + _Le petit enfant_ + _Aimait sa demeure,_ + _Dans le ciel il pleure.--_ + _L'écho lentement_ + _A murmuré l'heure...._ + +Tuer! Cette pauvre créature! Sa voix me remuait le coeur. + +Une gardienne nous dit: + +--Elle est bien tranquille aujourd'hui, mais hier elle a sauté de cette +branche que vous voyez là-haut dans le grand marronnier. Heureusement +qu'elle a manqué son élan et qu'elle est retombée de ce côté-ci du mur, +car elle aurait porté l'argent des voisins au cimetière! + +--Est-elle méchante? demanda Louaisot. + +--Des fois, mais pas souvent. Elle dit qu'on voulait faire danser son +petit sur la corde quand il était encore trop jeune. Plus on les fait +danser petits, plus ça attire la foule. Alors, il tomba et se cassa. +Elle cherche toujours l'homme qui fit ce coup-là et si elle le trouve +jamais, gare à lui! Vous ne savez pas comme elle est forte! + +La Couronne berçait le vide et chantait: + + _Le petit enfant_ + _À la tête ronde,_ + _Souriante et blonde.--_ + _L'eau coule en chantant_ + _Sa chanson profonde...._ + +Cette chose-là une fois écrite ne sonne plus. Il aurait fallu entendre +la Couronne elle-même. + +--Il n'y a pas bien longtemps, reprit la gardienne, il vint un visiteur +qui déplut à une de nos vieilles, je ne sais pas pourquoi. Elles ont de +la malice comme des démons. La vieille alla trouver la Couronne qui +était à bêcher son petit cimetière là-bas au bout du bosquet et lui +montra le visiteur en disant: + +--Le voilà! celui qui a tué l'enfant! + +La Couronne ne fit qu'une demi-douzaine de bonds pour traverser tout cet +espace que vous voyez. Elle tomba sur le malheureux monsieur comme une +tigresse. Ah! Ah! vous ne l'auriez pas reconnue! Le diable était dans +ses yeux! Ses cheveux se hérissaient. On entendait ce qui râle dans la +gorge des bêtes féroces. Le pauvre monsieur ne mourut pas sur le coup, +mais les médecins disent qu'il n'en relèvera pas.... + +Le patron cligna de l'oeil en me regardant. Simple histoire d'avoir +raison en phrénologie. + +--Elle a donc un petit cimetière à elle? demanda-t-il. + +--Si vous voulez lui payer quelques fleurs, vous allez bien voir. + +La gardienne vendait des fleurs, à cause de la folle, comme elle aurait +vendu des petits pains si elle eût gardé, de l'autre côté du boulevard, +les ours du jardin des Plantes. Le patron acheta un bouquet qu'il jeta +sur les genoux de Laura. + +Celle-ci ne leva même pas les yeux. Elle se mit tout de suite, avec une +activité incroyable, à fabriquer une couronne qui fut achevée en un clin +d'oeil. En travaillant, elle égrenait les couplets de sa chanson. + +Dès que la couronne fut achevée, elle se leva, et sans nous accorder la +moindre attention, elle se dirigea, de son pas indolent et gracieux, +vers l'une des extrémités du bosquet. La gardienne nous dit: + +--Elle ne remercie jamais. Dans son idée, c'est le bon Dieu qui lui +envoie les fleurs. Elle va remercier le bon Dieu là-bas. + +Nous la suivîmes. La gardienne continuait. + +--Ce n'est pas qu'elle aime le bon Dieu, il lui a pris son enfant; mais +elle le craint parce qu'il a son enfant. + +La Couronne s'arrêta tout au bout du bosquet devant un petit tertre +gazonné qu'elle avait dû élever elle-même. Il y avait une pierre plate +et une croix. + +Elle mit la guirlande au bras de la croix qui avait déjà des fleurs, +puis elle s'agenouilla et colla ses lèvres contre la terre. + +J'avais le coeur plein. + +En rentrant chez nous, le patron me dit: + +--Tout peut se placer, même cette bonne femme-là: la mécanique a une +pièce de plus. + + + + +III + +La petite Pologne + + +Quelques semaines après, je fus l'homme le plus étonné du monde en +voyant arriver chez nous Laura Cantù en costume très décent et l'air +aussi posé qu'une dame de charité. + +Le patron était absent. Je la fis asseoir dans le bureau. Elle me dit +avec beaucoup de calme qu'elle était la Couronne, une folle de la +Salpêtrière et qu'elle s'était évadée tout exprès pour venir trouver M. +Louaisot de Méricourt qui devait lui vendre des renseignements sur +l'homme qui avait tué son pauvre petit enfant. + +Louaisot avait dû la travailler déjà depuis notre visite. + +Laura Cantù me raconta quelques bribes de sa mélancolique histoire. Il y +avait en elle une poésie douce qui charmait. Je fus obligé de la quitter +pour aller à un autre client. + +Elle fit, pendant mon absence, deux couronnes avec les fleurs qui +étaient dans les vases de la cheminée. + +Et quand je revins, elle me dit qu'elle allait avoir une grosse brassée +de roses avec deux louis qu'elle avait volés dans une maison de l'avenue +d'Italie. Elle comptait bien prendre le temps de porter ses fleurs au +Père-Lachaise avant de rentrer à la Salpêtrière. + +Car elle ne s'échappait pas pour autre chose que pour visiter les +cimetières. Elle rentrait toujours. + +Franchissons maintenant les mois et les années. Arrivons au moment où +séparé de M. Louaisot déjà depuis longtemps, je continuais néanmoins +d'éclairer sa conduite, poussé par un sentiment de curiosité +irrésistible. + +On n'assiste pas au prologue d'un tel drame sans rester mordu par le +besoin d'en connaître le dénouement. + +Jean Rochecotte-Bocourt, l'un des deux survivants de l'association +tontinière établie plus de quarante ans en ça entre les cinq +fournisseurs du pays de Caux, était maintenant un vieillard souffreteux, +tout tremblant de corps et d'esprit qui végétait dans un état de +perpétuelle terreur. + +Il avait quitté la Normandie quelques mois après la mort du troisième +tontinier, et je suppose que M. Louaisot n'était pas étranger à cette +fuite. + +Car, en s'expatriant, le vieux Jean fuyait positivement le terrible +voisinage de Joseph Huroux. + +L'étude Pouleux était toujours dépositaire des fonds de la tontine, qui +dépassaient désormais de beaucoup quatre millions, puisque la troisième +période de quinze années était entamée. + +Me Pouleux n'avait pas les mêmes raisons que Louaisot pour tenir la +dragée haute à Joseph Huroux qui avait maintenant une chance sur deux +d'entrer en possession du trésor: une très grosse chance contre une très +petite, car il était bien portant, malgré ses excès, et le vieux Jean ne +tenait plus sur ses jambes. + +En outre, Joseph Huroux passait pour avoir un moyen à lui d'amender les +tables de mortalité, et le vieux Jean, à cet égard, n'était plus capable +de lui rendre la monnaie de sa pièce. + +Aussi Me Pouleux s'était-il fait sans scrupule aucun le banquier de +l'ancien mendiant qui ne gueusait plus et courait les foires et +assemblées, aussi cossu que pas un marchand de boeufs. + +Plus Joseph Huroux vieillissait, et mieux il buvait. Quand il avait bu, +il se posait en gros capitaliste, comme si déjà la clef de la caisse +tontinière eût été dans la poche de côté de sa peau de bique. + +Seulement, il avait la fanfaronnade normande, et ne disait jamais rien +qui pût compromettre ni le passé ni l'avenir. + +Le vieux Jean, pauvre et malade, n'aurait pas duré beaucoup en face de +ce robuste matador qui avait déjà de terribles ressources au temps de sa +misère, et qui aujourd'hui faisait sonner des poignées de pièces de cent +sous dans son sac. + +Mais, aux faibles, il reste la Providence. Ici, la Providence eut la +bizarre idée de marcher dans les grands souliers crottés de M. Louaisot, +qui donna au pauvre vieux Jean les moyens de venir à Paris. + +M. Louaisot l'aurait mis bien volontiers dans sa propre maison, mais le +vieux Jean avait défiance. Les gens de campagne se croient plus en +sûreté dans la solitude qu'auprès d'un chrétien de certaine espèce. + +Je partage un peu leur avis. + +On chercha donc tout bonnement un trou pour bien cacher le vieux Jean. + +Dans la rue du Rocher, à quelques centaines de pas de la barrière +Monceaux, il y avait alors une petite allée humide et tortueuse, qui +courait entre deux grands murs et rejoignait d'immenses terrains vagues, +où le quartier de Laborde a été bâti depuis. + +Cela confinait à la Petite-Pologne, forêt de Bondy parisienne, aussi +célèbre jadis que le furent plus tard les Carrières d'Amérique. + +Ce lieu s'appelait la plaine Bochet. Bien peu de gens savaient son nom. + +Au bout de la ruelle, il y avait une masure en complet désarroi, +entourée, comme une tombe, d'un terrain de deux mètres en tous sens. +Elle avait appartenu à un rétameur qui travaillait en ville et ne venait +là que pour dormir. + +On y installa le bonhomme Jean Rochecotte. + +De prix d'achat, ce palais coûta cinq cents francs, et le vieux vécut là +au milieu de son futur domaine, car il devait acquérir bien peu de temps +après tous les terrains et toutes les maisons qui entouraient sa misère. + +Ce ne fut pas moi qui le cherchai. Vous allez voir que ce fut lui qui +vint à moi, car je nichais dans une hutte encore plus misérable que la +sienne, faite avec une douzaine de planches pourries et de vieux volets, +dont la location me coûtait quatorze sous par semaine, payables dix +centimes chaque soir. + +Je succédais à un tueur de rats qui avait fait banqueroute. + +Moi, dans ma hutte, je n'avais même pas d'entourage comme au cimetière, +et quand mes pieds s'allongeaient en dormant, ils passaient à travers +mes murs. + +Ce fut là que je commençai la rédaction de mes oeuvres littéraires. + +J'avais vu M. Louaisot venir plusieurs fois dans le taudis du vieux Jean +qui m'inspirait une certaine envie par le confortable dont il jouissait. +On lui avait installé un poêle de fonte et il faisait sa soupe en plein +air, vêtu d'un manteau de chasseur d'Afrique qui m'aurait été comme un +gant. + +Avec ce même petit manteau gris d'ardoise, dont les déchirures étaient +très bien recousues de fil blanc, il allait, le matin, chercher son sou +de lait dans la rue du Rocher sous une porte cochère. Pour tout dire +enfin, il prenait son café le soir avec une larme d'eau-de-vie. + +Auprès de moi, c'était un gros bourgeois. + +On pense si je guettais M. Louaisot! Je l'avais reconnu dès sa première +visite. Mais on devine en même temps quelles précautions je prenais pour +n'être point vu de lui. + +En vérité, ce n'était pas difficile. Les pentes des Montagnes Rocheuses +ne peuvent pas être plus sauvages ni plus accidentées que ne l'étaient +les abords de mon domaine. + +C'étaient partout des décombres, d'immenses tas de plâtras, des steppes +de cette grande vilaine herbe bleuâtre qui croit sans culture, dans tous +les terrains vagues de Paris. + +On aurait mis là-dedans du chevreuil! Et j'avais arrangé--car mon goût +pour la poésie a résisté à tous mes malheurs--un petit jardinet entre +trois pans de mur en ruines, où je cultivais des chrysanthèmes arrachés +sur les talus des fortifications, des pissenlits, deux pieds de digitale +et même un lilas, ramassé dans les rebuts du marché aux fleurs. Il était +devenu superbe, mon lilas,--comme ces condamnés de la médecine qui ont +le tort de reprendre et d'engraisser à la barbe de la faculté. + +Un jour que j'étais à mon travail d'auteur, je vis M. Louaisot déboucher +de l'allée avec une jeune femme, et du premier coup d'oeil je reconnus +la folle de la Salpêtrière: Laura Cantù, dite la Couronne. + +Elle allait derrière lui, ou plutôt autour de lui comme un enfant qui +joue en marchant. Elle cueillait des herbes et quelques pauvres vilaines +fleurs. + +Parfois, d'un bond de chamois, elle franchissait un décombre--ou bien +grimpait sur une ruine--pour voir de plus loin. + +D'où j'étais, je la trouvais toute jeune: l'air d'une fillette. + +Le bonhomme Jean prenait le soleil sur le pas de sa porte. + +Dès que Laura l'aperçut, elle courut à lui. Il se trouvait que la pauvre +créature aimait les vieillards presque autant que les enfants. + +Elle bondit sur les genoux de Jean Rochecotte et s'y blottit, caressante +comme si elle eût trouvé là le sein de son père. + + + + +IV + +L'outil est-il bon? + + +Je ne sais pas ce que se dirent le vieux Jean et le patron. J'étais bien +trop loin pour les entendre causer mais il fut évident pour moi que M. +Louaisot apportait une communication à la fois importante et fâcheuse, +car le vieux se prit bientôt à trembler de tous ses membres. + +Il n'y aura pas beaucoup de dialogue dans le drame qui va suivre, +puisque mes oreilles m'étaient inutiles. J'espère cependant rendre les +scènes aussi claires pour le lecteur qu'elles le furent pour moi qui +assistai, toute cette journée durant, à une véritable pantomime. + +Louaisot ne resta pas plus d'un quart d'heure. En s'en allant, il laissa +Laura endormie aux pieds du vieillard qui la regardait avec un espoir +mêlé de terreur. + +Je traduisais déjà l'expression de cette physionomie ravagée. Elle me +semblait dire: + +«Est-ce bien vrai que cette pauvre fille soit en état de me porter +secours?» + +Mais le véritable mot de l'énigme me fut donné une heure environ après +le départ de Louaisot. + +Le bonhomme s'était assoupi à son tour. C'était vraiment une misérable +créature, sa tête pendait sur sa poitrine creuse, laissant saillir les +os de sa nuque, dentée comme une scie. + +Un coup de poing aurait brisé cela comme verre. + +Tout d'un coup, je vis paraître au bout de la ruelle une peau de bique, +un brûle-gueule et un nez couleur de tomate. + +Jamais je n'avais vu Joseph Huroux. J'ignorais même qu'il fût en état de +se payer une toilette aussi étoffée. + +Et pourtant je le reconnus tout de suite, comme si quelqu'un l'eût nommé +derrière moi. + +Ma pensée marcha aussitôt. Je ne dis pas mon imagination, j'en manque +absolument; je dis ma pensée: ce qui chez nous devine et déduit par le +calcul. + +Que venait faire là l'ancien mendiant, si véhémentement soupçonné +d'avoir guéri de leur misère les trois premiers membres de la tontine? + +Ceci n'était pas même une question pour moi. + +Joseph Huroux venait rendre au vieux Jean le même service qu'il avait +déjà rendu successivement à Jean-Pierre Martin, le bedeau, à Simon Roux, +dit Duchêne le déserteur, et à Vincent Malouais, le maquignon. + +Mauvaise figure, du reste, ce Joseph Huroux, et qui disait assez bien +son dessein. + +Mais comment était-il là? Le trou du bonhomme ne pouvait, en vérité, +passer pour une cachette facile à découvrir. + +Le vieux Jean ne sortait jamais, sinon dans un petit périmètre de cent +cinquante mètres au plus pour se procurer ses aliments et son tabac. Son +chauffage, il le ramassait dans le désert qui environnait nos deux +huttes, la sienne et la mienne. + +Et même, quand une de mes planches laissait tomber ses coins moisis, il +ramassait le bois pour le brûler. + +Un limier de Paris, un vrai limier serait venu ici peut-être tout +justement parce que personne n'y venait, mais un bouledogue campagnard! + +Non. Ce devait être M. Louaisot qui avait attiré là Joseph Huroux par +son industrie. + +La présence de Laura,--l'outil,--donnait pour moi à cette supposition le +caractère de l'évidence. + +M. Louaisot avait pris les devants, parce que l'homme à la peau de bique +l'inquiétait. Ce n'était pas, après tout, un adversaire méprisable. Il +avait fait trois fois ses preuves. + +Un coup d'heureuse chance pouvait lui fournir beau jeu pour la partie +suprême. Avec beau jeu, il devait gagner. Et alors, le plan de M. +Louaisot, qui avait déjà coûté si cher, était ruiné à jamais. + +Il n'était pas dans la nature du patron de s'en rapporter au sort. Lui +qui trichait toujours, pourquoi aurait-il mené loyalement cette partie +d'où dépendait tout son avenir? + +Il avait, comme à l'ordinaire, voulu choisir son terrain, son heure et +ses armes. + +Il avait amené Joseph Huroux ici--lui-même. + +Ici, où le piège était tendu. + +J'allais voir la lutte, moi, la plume derrière l'oreille et commodément +assis sur la bûche qui me servait de fauteuil à la Voltaire. + +Je ne sais pas si mon admiration pour ce roi des coquins me rend +partial, mais je suis bien forcé d'avouer qu'ici encore sa combinaison +me paraît mériter les plus grands éloges. + +Rien que le choix de l'outil trahit la main d'un maître. + +Voici un scélérat campagnard qu'on a été pêcher dans son cabaret +d'habitude, là-bas, au fond du pays de Caux pour lui dire: + +«L'homme que tu cherches et qui vaut pour toi une demi-douzaine de +millions est à Paris.» + +Ce n'est pas mal, mais cela rentre dans les moyens vulgaires. + +Le rustre part. À Paris, il cherche et ne trouve pas. On le prend par la +main et on le conduit au seuil de la cachette. + +Ça devient plus original. Il y a en effet, là, une difficulté. + +Pour tendre une embuscade à l'ennemi, il faut des soldats. Et l'ennemi, +quand il s'appelle Joseph Huroux, ancien mendiant à besace du pays +cauchois, a un flair capable de dépister le gendarme à trois lieues à la +ronde. + +D'ailleurs, dans notre cas spécial le gendarme n'est bon que pour +arrêter, empêcher, il ne tranche pas la question de survivance, qui est +la principale. + +Tout est donc dans le choix du soldat qui va garder ce vieil homme, +inhabile à se garder lui-même. + +Tout est dans le choix de l'outil. + +Or voici un outil qu'on ne voit pas, une arme qui n'a pas l'air d'une +arme: une gracieuse jeune femme dont l'indolence ne peut qu'ajouter aux +embarras du vieillard. + +Le rustre peut approcher sans défiance. Tout au plus lui en coûtera-t-il +deux coups au lieu d'un, et il n'est pas à cela près. + +Ah! certes, la trappe est bien tendue. C'est une arme invisible, +celle-là.--Reste à savoir si elle est assez fortement trempée pour +remplacer les armes qui se voient. + +C'est à peine si Joseph Huroux se montra au bout du mur qui fermait +l'extrémité de la ruelle, débouchant dans la plaine Bochet. + +Je dis _fermait_ parce que la ruelle venait sur nous de biais. Pour se +cacher il suffisait de faire un pas en arrière. + +Joseph Huroux avait un chapeau de cuir rabattu jusque sur ses yeux. Il +tenait à la main une monstrueuse cravache dont le cuir était tout pelé, +mais qui devait avoir dans sa pomme une balle pesant au moins une once. + +Il regarda le vieux et je vis ses grosses lèvres sourire. + +La vue de Laura endormie parut l'enchanter beaucoup moins. Je devinai +sur sa bouche une question qui devait être celle-ci: + +--Où diable la vieille bête a-t-il volé cela? + +Il réfléchit pendant la moitié d'une minute, puis il disparut. + +J'étais sûr qu'il ne s'en était pas allé bien loin. + + + + +V + +Ce que valait l'outil + + +Le dimanche, dans ces halliers parisiens plus sauvages que les solitudes +de la Sonora et d'une laideur désolée à laquelle rien au monde ne se +peut comparer, quelques Pawnies de la rue Saint-Lazare, quelques +O-jibbewas de la barrière Monceaux venaient quelquefois vaguer. + +On voyait là de pauvres honnêtes familles si peu habituées au vert +qu'elles prenaient les souillures du sol pour de l'herbe, et nos cahutes +pour des chaumières,--on voyait aussi quelques couples prodigieux, don +Juan de retour du bagne et sa dona Anna fourrageant dans cette misère et +essayant de ruiner les ruines. + +Mais les jours de semaine, personne! jamais! + +On arrivait pourtant dans ce Sahara de deux hectares par trois +différents côtés, la ruelle d'abord, un couloir descendant du boulevard +extérieur ensuite, enfin une sorte de boyau tortueux qui montait de la +rue de Laborde. + +Mais excepté le dimanche, où Paris descendrait à la cave plutôt que de +ne pas sortir de chez lui, ces trois défilés semblaient des barrières +infranchissables entre notre barbarie et la civilisation indigente des +alentours. + +Le lieu était véritablement propice pour un mauvais coup. Point de +fenêtres donnant sur les terrains. Entre la rue du Rocher, qui était la +plus voisine de nous et nos huttes il y avait toute la longueur de la +ruelle, occupée par deux grands jardins dont les murs avaient vingt +pieds de hauteur. + +Je ne crois pas qu'il se fût jamais commis là beaucoup de crimes, mais +c'était parce que personne n'y venait qui valût la peine d'être assommé. + +Un soir de dimanche, j'y ai entendu deux philosophes dont l'un disait à +l'autre avec mélancolie: + +--S'il venait seulement quelqu'un de trois francs!... + +Mais l'autre ne répondit seulement pas à la hardiesse de cette +hypothèse. + +Une heure se passa. La Couronne s'éveilla la première. Elle secoua +doucement la main du vieillard qui ouvrit les yeux en sursaut. Il avait +dormi tranquille parce qu'il se sentait gardé, on comprenait cela à la +terreur soudaine que le réveil amenait. + +La Couronne demanda à manger, car le vieux entra dans sa maison et en +ressortit avec une tartine de pain et une pomme. + +Laura se mit aussitôt à faire son repas. + +Il n'y avait pas à s'y tromper, elle était là en sentinelle. Louaisot +avait obtenu d'elle promesse d'y rester un temps donné. Et d'autre part, +il s'était arrangé de façon que Joseph Huroux arrivât pendant qu'elle +faisait faction. + +Le patron excellait à ces arrangements presque puérils et fournissant +des conséquences tragiques. + +Dès que la Couronne eut achevé son repas qu'elle prit, accroupie, +mangeant tour à tour une petite bouchée de pain et une petite bouchée de +pomme, elle sauta sur les genoux du vieux Jean et l'embrassa à plusieurs +reprises. + +Elle était gaie, elle riait si bruyamment que l'écho de sa joie venait +jusqu'à moi par les trous de mes planches. + +Puis elle prit tout à coup sa course à travers les herbes desséchées, +fouillant les maigres broussailles et cherchant je ne sais quoi. + +Tantôt elle parlait toute seule, tantôt elle chantait sa chanson. + +Je guettais l'embouchure de la ruelle. + +Joseph Huroux n'avait point reparu. + +Le soleil s'était couché derrière les maisons lointaines de la rue de la +Bienfaisance dont les derrières bordaient le terrain du côté de l'ouest. + +Le brun de nuit approchait. + +Laura se mit à bercer le cher petit fantôme que son rêve mettait entre +ses bras si souvent. Aux lueurs du crépuscule vous eussiez dit la jeune +mère heureuse qui presse contre son sein l'espoir bien aimé de sa vie. + +Elle était belle et douce comme l'amour des madones. + +En berçant, elle chantait. Elle vint si près de ma hutte que j'entendais +sa mélodie plaintive: + + _Le petit enfant_ + _Était dans sa cage_ + _L'oiseau de passage.--_ + _La lune à présent_ + _Est sous le nuage...._ + +Elle s'interrompit à dix pas de moi pour cueillir un liseron fané. + +Et la nature du pacte conclu entre elle et Louaisot me fut +catégoriquement expliquée, car elle dit: + +--Il m'a promis de me donner tout ce que je pourrais porter de fleurs! + +Voilà pourquoi elle gardait fidèlement sa faction. Pour récompense, elle +aurait de pleines brassées de fleurs; de quoi fleurir beaucoup, beaucoup +de petites tombes. + +Elle passa derrière ma cahute: + + _Mon petit enfant,_ + _Où s'en est allée_ + _Ton âme envolée?--_ + _J'écoute le vent_ + _Qui suit la vallée...._ + +Ce fut le dernier couplet que j'entendis: Laura s'était perdue dans les +décombres. + +Le vieux Jean avait repassé le seuil de sa maison. + +Mon regard, qui avait quitté un instant l'extrémité de la ruelle, y +revint. Je vis quelque chose de sombre au coin du grand mur. + +Cela remuait--et avançait. + +La brune était tombée tout à fait, mais je n'avais pas besoin d'y voir. +Je savais quel était cet objet sombre qui semblait glisser vers la +cabane du vieux Jean. + +Celui-ci était en train d'allumer sa chandelle. Je venais d'apercevoir +cette lueur rapide qui suit l'explosion d'une allumette chimique. + +Il ne devait pas être sur ses gardes. + +Tout cela ne me concernait point, et pourtant j'avais la poitrine +serrée. + +Ce n'était pas pour les millions. Ces deux vieux hommes jouaient une +partie dont l'enjeu aurait couvert d'or les trois quarts de la plaine +Bochet, mais que m'importait cet enjeu, dont, en aucun cas, je ne devais +avoir ma part? + +Ma poitrine se serrait parce que je devinais un couteau sous la peau de +bique de l'ancien mendiant, et parce que ce vieillard tremblotant, qui +ne saurait point se défendre, était mon voisin, mon seul voisin depuis +plusieurs semaines. + +Et puis qu'allait faire la Couronne? + +Elle était loin. On ne la voyait plus. L'écho de son chant n'arrivait +même pas jusqu'à moi. + +Joseph Huroux avançait toujours. + +Il était arrivé à un pli de terrain où les herbes avaient eu plus +d'humidité et s'étaient multipliées. + +Il avait désormais de quoi masquer son approche. + +Je n'aurai jamais honte de ma sensibilité. Cédant à un mouvement +généreux, je soulevai la planche qui me servait de porte et je sortis. + +Je pouvais prévenir le vieux sans trop de danger parce que sa cahute +avait une manière de fenêtre qui donnait juste en face de moi et qui se +trouvait ouverte. + +Mais je n'eus pas le temps d'accomplir mon dessein. + +L'événement marcha comme la foudre. + +Au moment où je sortais en prenant les précautions dictées par la +prudence, le vieux Jean qui ne se doutait encore de rien, mais qui +voulait clore sa devanture à l'heure ordinaire, passa sa tête à la +fenêtre, ouverte de mon côté et cria de sa voix chevrotante: + +--Hé! là-bas! ma bonne fille, il faut rentrer. + +Elle entendit, car son pas remua les herbes à une centaine de mètres +derrière moi. Mais Jean Huroux entendit aussi. Il avait avancé bien plus +que je ne croyais à l'abri de la coulée. Je le vis se dresser à vingt +mètres tout au plus de la porte du vieux Jean. + +Celui-ci l'aperçut en même temps que moi. Il était debout au seuil de sa +porte et tenait la barre à la main. Je suppose qu'il reconnut son mortel +ennemi, car il jeta la barre dont il n'avait plus le temps de se servir +et, faisant le tour de sa cabane, il s'enfuit vers ma hutte. On +entendait le râle de terreur qui s'échappait de sa gorge. Pourtant, il +n'avait pas perdu son sang-froid, car en courant, il criait: + +--Laura, ma fille! c'est lui! au secours! + +C'était encore un rude gaillard que ce Joseph Huroux. + +Il avait dépouillé sa peau de bique pour mieux aller et il faisait des +enjambées de loup. + +Moi, j'avais laissé retomber ma planche. Mon taudis avait bien assez de +trous sans cela. + +La Couronne venait, mais elle ne se pressait pas. Le vieux n'avait pas +encore prononcé le mot sacramentel. + +Et il faillit bien ne pas le prononcer, car Joseph Huroux gagnait +terriblement. + +Au risque de radoter, je répète qu'on était ici aussi loin de tout +secours, quoique dans Paris, et aussi à l'aise pour commettre un meurtre +que si une forêt vierge vous eût entouré à dix lieues à la ronde. Huroux +atteignit Jean au moment où celui-ci passait devant ma hutte. Jean +venait de butter et de tomber. + +Ce fut ce qui le sauva, car en tombant et probablement sans le savoir, +il prononça le mot-talisman. + +--Viens! s'écria-t-il avec détresse, voilà l'homme! celui qui a tué le +petit enfant! + +Quelque chose de plus rapide qu'un cerf au plus fort de sa course passa +devant ma hutte. À travers les planches, je sentis le vent de ce +projectile humain. C'était la Couronne qui bondissait. + +Jean Huroux, saisi à la gorge, poussa une clameur étranglée. + +Il y eut une lutte courte, pendant laquelle je vis la folle s'enlacer +comme un serpent autour de ce gros corps aux formes athlétiques. Puis la +folle se mit à gambader de ci de là, tandis que Joseph Huroux gisait la +face contre terre. L'outil était bon. + +Le vieux Jean se releva péniblement. Quand il fut debout, il redressa +ses reins que toujours j'avais vus courbés, et d'une voix que je n'avais +jamais entendue, il dit: + +--_Je suis le dernier vivant!_ + +J'attendais le patron. + +Le patron vint avec sa charge de fleurs que la Couronne emporta en +triomphe. + +Celle-là n'était pas embarrassée pour entrer au cimetière après la +fermeture des grilles. La hauteur des murailles ne l'inquiétait point. + +M. Louaisot voulut prendre avec le vieux Jean son ton ordinaire, mais +celui-ci ne le permit point. + +--Mon brave M. Louaisot, lui dit-il, gardons nos distances, s'il vous +plaît. Je ne refuse pas de vous prendre pour mon homme d'affaires: vous +savez votre métier, vous ferez les diligences voulues pour que les fonds +de la tontine me soient immédiatement délivrés. En attendant, quoique je +sois bien innocent du meurtre de cette bête brute, on pourrait m'en +accuser, à cause du grand intérêt que j'y avais. Si vous voulez traîner +le cadavre jusqu'au bout de la ruelle qui va place Laborde, il y a là un +cabaret mal famé dont le voisinage expliquera au besoin la fin violente +de Joseph Huroux. Attendez, si vous voulez, que la nuit soit plus noire. +Ici, nous n'avons pas à craindre la curiosité des passants, et mon +voisin, mon seul voisin--il parlait de moi,--ne rentre guère que vers +dix heures. S'il s'était trouvé là, malheureusement, nous aurions été +obligés de nous occuper de lui. + +--Vous êtes sûr qu'il n'y est pas? demanda Louaisot. On juge si j'étais +sur un lit de roses! + +J'avais une sortie de derrière, ou plutôt chaque planche de mon taudis +pouvait être poussée et servir de porte. + +Je n'attendis même pas la réponse du vieux Jean. Je fourrai mes papiers +sous ma pèlerine, et je me glissai dehors. + +Il était temps. Le vieux Jean répondit: + +--On peut toujours voir. + +Et, sans plus de façon, le patron entra chez moi en poussant ma porte +d'un coup de pied. + +Je m'étais blotti dehors dans une brousse qui avait prospéré à l'abri du +mur, et je ne bougeais pas plus qu'un lapin dans son terrier. + +Il n'y est pas, dit le patron, mais.... + +--Il s'interrompit pour respirer fortement et acheva: + +--Oui, de par le diable! Je connais cette odeur-là: c'est du gibier à +moi! + +Je ne sais pas si j'ai noté parmi les qualités naturelles de M. Louaisot +le flair qu'il avait: un flair qui valait celui d'un limier. Je l'ai vu +dix fois, à Méricourt, me dire le nom du client qui l'avait attendu en +fumant sa pipe dans la cuisine. Et cela sans jamais se tromper. + +--Comment s'appelle votre voisin, puissant et respectable millionnaire? +demanda-t-il au vieux Jean. + +--Est-ce que je sais le nom d'une pareille espèce! répondit le bonhomme, +prenant pour sérieuse la formule ironique du patron. + +--L'avez-vous vu, au moins, noble capitaliste? + +--Deux ou trois fois, oui. + +--Est-il grand ou petit? + +--Il est haut comme ma botte. + +--C'est bien cela. Je vais passer la nuit chez vous, tant pour porter ce +qui reste de Joseph Huroux à une distance convenable que pour établir +une souricière où se prendra votre avorton de voisin. J'ai un compte +personnel à régler avec ce moucheron-là. + +Mais le compte ne fut pas réglé. Pendant que M. Louaisot allait chercher +de la lumière dans la cahute du vieux, je gagnai au large en rampant +comme un sauvage. Du coup, je perdis mon mobilier, car je ne suis jamais +rentré depuis dans mon domicile de la plaine Bochet. + + + + +Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire + +Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux + + +Cette affaire-là, je la connais comme ma poche. Je ne vais pas m'amuser +à repasser tout ce que les journaux ont dit, mais il y a beaucoup de +choses que personne n'a pu dire, parce que tout le monde les ignore, +excepté le patron et moi. + +Et encore une belle dame à qui je puis donner un nom, grâce à mon +système de pseudonymes raisonnés analogiques: la marquise Ida de Salonay +(Olympe de Chambray). + +Quand un outil est bon, c'est le cas de ne pas le jeter de côté après +s'en être servi une fois. Louaisot avait une besogne encore plus +importante que l'exécution de Joseph Huroux. En définitive, il y avait +vingt moyens d'éloigner l'ancien mendiant de son chemin. + +Le genre de vie de Huroux rendait explicables tous les genres de mort +violente. + +Il n'en était pas de même du jeune comte Albert de Rochecotte et de +Jeanne Péry. Tous les deux devaient disparaître puisque tous les deux +barraient la route, mais ici, un double meurtre, accompli dans des +circonstances ordinaires, aurait donné naissance à de trop faciles +soupçons. + +Car on commençait à parler du dernier vivant de la tontine normande et +de ses héritiers présomptifs. Bien des gens savaient l'ordre légal dans +lequel venaient les têtes aptes à succéder: Rochecotte premier, Péry de +Marannes second, marquise de Chambray troisième. (Celle-ci du chef du +jeune marquis Lucien de Chambray, son fils mineur.) + +Il s'agissait d'apporter ici des raffinements tout particuliers. La mort +devait jouer un jeu savant. + +La maxime: _reus is est cui prodest crimen_[3] qui, dans le cas d'une +double disparition, devait peser si lourdement sur la marquise Olympe, +pouvait-elle être retournée à son avantage? la couvrir, en quelque sorte +comme une irrécusable preuve d'innocence? + +[Note 3: «Celui-là est le coupable à qui profite le crime.»] + +Déjà de mon temps, le patron travaillait à résoudre ce problème de haute +algèbre-coquine. + +Il avait trouvé cette formule mathématique: _détruire la première tête +par la seconde et la seconde par la loi qui aurait à châtier le meurtre +de la première._ + +Cartouche et Mandrin étaient en vérité de bien naïfs scélérats à côté de +nos calculateurs modernes. + +Car ce problème étant proprement résolu, la troisième ligne devenait +première et pouvait se laver les mains de l'accident qui fauchait les +deux autres. + +On dira tout ce qu'on voudra, le patron avait du talent. + +Le lecteur peut se souvenir d'une double rencontre que nous fîmes, M. +Louaisot et moi, dans le jardin du Palais-Royal: la petite Jeanne Péry +d'un côté, conduite par sa mère, et de l'autre la petite Fanchette, plus +âgée d'un an, émancipée par l'abandon et la misère, et faisant toute +seule son métier de revendeuse de plaisirs. + +M. Louaisot n'avait alors que faire de Jeanne ni de Mme Péry, mais il +s'était donné le soin d'acheter des plaisirs à Fanchette. + +Et en le voyant causer avec l'enfant, je m'étais dit tout de suite: Ce +n'est pas pour le roi de Prusse que le patron gaspille ainsi dix sous et +dix minutes! + +Cette Fanchette était vraiment une jolie petite fille, résolue et gaie, +qui prenait son sort en joyeuse part. + +M. Louaisot, depuis ce jour-là, s'arrangea de manière à ne la plus +perdre de vue, et même quand elle eut monté--ou descendu--en grade, +quand elle fut devenue la maîtresse de cet Albert de Rochecotte dont la +devise était «on n'épouse pas Fanchette», M. Louaisot l'accostait encore +partout où il la rencontrait pour lui donner ou lui demander des +nouvelles du pays. + +Ils se traitaient tous deux en amis. Louaisot avait raconté à la jeune +fille qu'il l'avait embrassée autrefois toute petite enfant chez les +bons fermiers des environs de Dieppe. + +Il savait leur nom pour avoir eu lui-même affaire à eux--pour le petit +Lucien, le fils d'Olympe. Il rappelait la grande écuelle du père Hulot, +toujours pleine de fort cidre, et les aiguilles à tricoter qui +hérissaient du soir au matin la coiffe de la maman Hulot. + +Bref, il prenait juste le diapason qu'il fallait pour avoir le droit +d'appeler Fanchette: + +«Ma jolie payse». + +À Paris, on a des connaissances comme cela et des amis du même numéro. +Ce sont des familiarités de rencontre qui ne mènent à rien, mais les +gens qui ont une grande quantité de ces relations savent tout. + +Le patron était homme à cultiver avec soin un pareil commerce pour s'en +servir à l'occasion, ne fût-ce qu'une seule fois. + +Fanchette n'était pas pour lui un _outil de_ premier ordre comme la +Couronne, c'était un de ces objets qu'on use d'un coup: une allumette, +un timbre, un cigare. + +Ces choses on les porte quelquefois longtemps sans y toucher. Puis vient +l'heure et on les consomme. + +Ce fut Fanchette qui donna au patron, l'heure étant venue, le moyen de +préparer la mise en scène du drame. + +Pour cela, cette pauvre Fanchette ne se mit pas en frais. Elle répondit +à une question banale par une parole insignifiante. + +Et tout fut dit. Le patron se paya de ses cinq ou six ans d'attente. + +Voici la demande de Louaisot et la réponse de Fanchette: + +--Est-ce que vous allez demain à la première du _Gymnase_? + +--Non, je dîne à la campagne. + +Louaisot était prêt. Il cherchait son terrain pour livrer la bataille. +La veille, il avait appris que Jeanne était au couvent de la +Sainte-Espérance. Le matin il avait trouvé un moyen de l'en faire +sortir. + +Depuis huit jours il portait dans sa poche la paire de ciseaux de +fabrique anglaise, aux initiales S. W., qu'une main exercée avait +soustraite dans la boîte à ouvrage de Jeanne. Ses canons étaient en +batterie. Il dressa l'oreille à ce mot _campagne_. + +--On ne dîne plus bien à la grille de Ville-d'Avray, dit-il au hasard. +Si rien n'avait mordu à l'hameçon il en aurait jeté un autre. + +Mais quelque chose mordit, Fanchette répartit: + +--Oh! nous n'allons pas à Ville-d'Avray. C'est un anniversaire. Nous +fêtons, Albert et moi, le souvenir de notre premier tête à tête, et il +faut bien choisir pour cela le restaurant où le dîner eut lieu. + +--Le nom du temple, s'il vous plaît? demanda Louaisot en riant. + +--Nous n'étions pas riches alors. Nous dînâmes aux _Tilleuls_, au +Point-du-Jour. C'est devenu depuis un restaurant très convenable. + +--Bon appétit, ma jolie payse! + +Si fort qu'on soit, il est impossible de tout faire par soi-même. +Louaisot avait des aides peu nombreux, mais éprouvés, qu'il employait le +plus rarement possible. Je ne lui en ai jamais connu que deux, et c'est +à peine si je les ai vus deux ou trois fois en besogne. L'un de ces +aides était un mauvais sujet du nom de François Riant, ancien garçon de +café. Louaisot rentra chez lui raide comme balle. François Riant fut +appelé, Louaisot lui demanda: + +--Connais-tu des garçons aux _Tilleuls_, du Point-du-Jour? + +--Berthoud, Laurent et Nicolas, répliqua Riant. Il n'y en a pas des +masses. + +--Si tu veux gagner cinquante louis... tu m'entends? cinquante, tu +remplaceras demain de trois heures de l'après-midi à dix heures Nicolas, +Laurent ou Berthoud. + +--Lequel? + +--Celui qui sert les cabinets. + +--Il y en a deux. + +--Celui qui sert les meilleurs cabinets. + +--C'est Laurent... mais comment faire? + +--Laurent a-t-il encore sa mère? + +--Oui, la brave femme. + +--Où demeure-t-elle? + +--À l'Isle-Adam. + +--Tu vas partir tout de suite pour l'Isle-Adam. + +--Ça se peut. Après? + +--À la poste de l'Isle-Adam tu jetteras à la boîte une lettre ainsi +conçue ou à peu près: «Mon cher frère....» Il a des soeurs? + +--Trois. + +--«Mon cher frère, si tu veux arriver à temps pour voir et embrasser +notre mère...» + +--Compris, mais après? + +--Après, tu calculeras l'heure où la lettre devra être distribuée, et tu +iras demain, au Point-du-Jour, juste à cette même heure... un peu avant +pour que ta demande soit faite quand la lettre arrivera. + +--Demande d'emploi? + +--Parbleu! on te refuse d'abord.... + +--Et puis, on me rappellera quand Laurent aura lu sa lettre. C'est +possible. + +--C'est certain. Qu'en dis-tu? + +--Je ne dis pas non. Et aux _Tilleuls_, quelle besogne? + +--Demain, quand tu seras revenu, avant de partir pour le Point-du-Jour, +tu viendras me voir. + +La dernière escapade de la Couronne avait fait grand scandale à la +Salpêtrière. Elle avait passé dehors la nuit tout entière. On l'avait +mise en prison, et la surveillance s'était resserrée autour d'elle. + +Mais il y avait déjà bien du temps que cela était passé, et depuis son +aventure de la plaine Bochet, la Couronne avait pris une folie plus +tranquille. L'avis du médecin en chef était que si on pouvait lui éviter +toute excitation, elle serait bientôt en voie de guérison. + +Le patron savait cela. Car il continuait de faire à sa _protégée_ des +visites sobres et rares. Les médecins causaient volontiers avec lui. Ils +voyaient en lui un philanthrope et un homme du monde désireux de +s'instruire. + +Bien entendu, personne à l'hôpital ne se doutait de la lugubre aventure +qui avait marqué la dernière fugue de Laura Cantù. Le corps de Joseph +Huroux avait été relevé en un lieu où de pareilles épaves ne sont pas +rares. On avait fait autour de lui cette enquête décente et résignée qui +semble conclure toujours ainsi: «Où trouverait-on des pommes, sinon sous +les pommiers?» + +Et comme il avait ses papiers sur lui, on l'avait régulièrement mis en +terre. + +Au moment où nous sommes arrivés, nul ne se souvenait de cela, et Laura +Cantù moins que personne. + +J'ai dit que les batteries de M. Louaisot étaient prêtes. Depuis +quelques semaines en effet, il avait recommencé à agir sur la pauvre +imagination de la Couronne. Il lui parlait à mots couverts d'une rumeur +bizarre qui courait dans Paris: il y avait un démon, ennemi des jeunes +mères, un Vampire qui avait deux existences et qu'il faudrait tuer deux +fois. + +La Couronne écoutait cela. Son cerveau travaillait. + +Elle gardait le secret comme un conspirateur à qui on a confié l'espoir +de la lutte prochaine.... + +Dès que François Riant fut parti pour l'Isle-Adam, M. Louaisot se rendit +à la Salpêtrière. Il causa un quart d'heure avec Laura qui était ce +jour-là très calme, avant sa venue. + +En la quittant, il lui serra la main et lui dit: + +--Voici bien longtemps que le petit enfant n'a eu de fleurs.... + +Laura s'échappa le soir même par-dessus le mur du préau. + +Elle alla droit au logis de la rue Vivienne. Pélagie lui fit un lit dans +sa chambre. Elles parlèrent du Vampire. + +Pélagie n'était pas absolument rassurée, mais elle avait ses ordres. + +Le lendemain, dès le matin, M. Louaisot mena Laura au cimetière. En +vérité, ce n'était plus une folle: elle savait très bien que son enfant +n'était pas là. + +Il ne restait qu'un coin malade dans son cerveau, mais dans ce coin +vivait la manie terrible et sanguinaire. + +Ce fut le long des allées qui vont et viennent dans le champ des morts +que le patron lui redit, avec plus de détails, la légende du Vampire. +Chacun sait bien que ces monstres à visage humain habitent la campagne +hongroise entre Szeged et Belgrade, mais qu'ils s'échappent parfois pour +franchir le Danube et porter l'effroi dans le centre de l'Europe. + +Il y en a qui boivent la vie des jeunes filles, d'autres qui cherchent +ces petits lits blancs où dort la joie des mères. + +Il faut leur ôter deux fois l'existence. + +Pendant que le patron parlait, la Couronne était suspendue à ses lèvres. +Elle dit: «Je le tuerai deux fois!» + +Dès que Louaisot la vit résolue à tenter la lutte, il lui expliqua +comment il faudrait combattre. On devait la conduire jusqu'au lieu où +elle trouverait le vampire endormi, ivre de son hideux festin. + +Il faudrait d'abord l'étrangler dans son sommeil, sans hésitation ni +pitié, car s'il s'éveillait tout serait perdu. + +Ensuite, il était nécessaire de lui porter un grand nombre de coups avec +la seule arme qui eût le pouvoir de percer sa chair maudite: une paire +de ciseaux enchantée qu'une pauvre mère en deuil avait fait bénir par le +saint archevêque de Grant, primat de Hongrie.... + +Or, racontez donc de pareilles faridondaine à des juges en robes noires +ou rouges! Ils aiment bien mieux croire aux vraisemblances que M. +Louaisot leur sert toutes hachées dans une assiette avec du persil +par-dessus. + +Les juges qui ont sous leur bonnet carré une tradition vieille de tant +de siècles, une expérience perfectionnée à travers tous les âges du +monde, ne savent pas encore que les virtuoses du mal n'ont qu'un but: +abriter leurs actes derrière l'impossible. + +Les docteurs ès-crime ne se servent jamais de la vraisemblance que pour +mentir. + +Et l'entêtement des gens raisonnables, des esprits droits, des +imaginations correctes, de tous les hommes comme il faut, enfin, +attachés à cette routine qu'ils ont l'obligeance d'appeler le _bon +sens_, font, hélas! souvent la partie trop belle aux malfaiteurs bien +appris.... + +Vénérés maîtres, en fait de chasse, il y a aussi deux bons sens: le bon +sens de M. le vicomte dont le gibier court encore quoique ce gentilhomme +ait des culottes de chez Geiger, et le bon sens de Gros Pierre, +l'affûteur de nuit, qui n'a pas de culottes, mais qui tue le gibier. + +La Couronne écoutait ce que lui disait Louaisot avec une curiosité +avide. Elle baisa les ciseaux bénis et les glissa sous les plis de son +corsage. + +François Riant était de retour de son voyage quand Laura et le patron +revinrent à la maison. Riant avait mis sa lettre à la poste de +l'Isle-Adam. La lettre devait arriver au bureau d'Auteuil à neuf heures. +Le patron s'enferma avec Riant. + +Pour gagner ses cinquante louis. Riant devait glisser une préparation +opiacée, que le patron lui donna, dans le chambertin, débouché au +dessert pour le comte Albert de Rochecotte et Fanchette sa maîtresse. La +préparation était dans un flacon portant l'étiquette du pharmacien. Ce +n'était pas du poison. Riant s'y connaissait. Il demanda selon sa +coutume. + +--Et après? + +Le patron lui remit un mouchoir et un étui contenant six cartes +photographiques qui devaient être jetés, le mouchoir sous la table, et +l'étui sur la nappe. Riant demanda encore: + +--Et après? + +--Tu ouvriras la fenêtre, répondit le patron, et tu les laisseras +dormir. + +Ils partirent tous les trois, mais non pas ensemble, pour le +Point-du-Jour. Riant alla par les omnibus. La Couronne et le patron +prirent une voiture de place. + +Quand Riant arriva. Laurent, le garçon qui avait sa mère à l'Isle-Adam, +venait de recevoir la lettre. Il était en train de demander un congé. + +Riant fut reçu comme une providence. Il prit tout de suite le veston et +la serviette. Les déjeuners commençaient. Le maître du restaurant +surveilla Riant pendant une demi-heure; puis, voyant que le nouveau +garçon était au fait du service, il rentra dans son comptoir. + +Le restaurant des Tilleuls est situé à mi-côte, à l'angle des chemins +qui remontent en tournant vers Auteuil. + +On a beaucoup bâti depuis lors. En ce temps-là, le chemin de ceinture +n'avait pas encore jeté sur la Seine le pont viaduc qui change tout +l'aspect du pays. La devanture du restaurant regardait la rivière +par-dessus la grande route, et ses derrières donnaient sur une façon de +petit parc qu'on était en train de dépecer en lots pour le vendre au +détail. + +Le terrain du parc allait en montant; il était planté de beaux arbres. +Le mur qui le séparait du restaurant était bas et tapissé de lierre, de +sorte que, de ce côté, les cabinets avaient une jolie vue de campagne. + +En dedans du mur et tout près de la maison, il y avait deux grands +tilleuls qui avaient donné leur nom à l'établissement. + +Louaisot et sa compagne étaient arrivés au Point-du-Jour presque en même +temps que François Riant. En longeant la grande route, M. Louaisot put +assister au départ de Laurent et à l'installation de François, son +remplaçant. + +Il était près de midi. Désormais le train le plus prochain, dépassant +Pontoise, était à trois heures. Quoi qu'il arrivât, Laurent ne pouvait +revenir que le lendemain matin, ou tout au plus tôt par le dernier +convoi de nuit. + +On avait à soi la soirée tout entière. + +Pélagie avait procuré à Laura une toilette simple et décente qu'elle +portait à merveille. En elle il n'y avait rien absolument qui dénotât +son état mental. Pour quiconque ne la connaissait point, c'était une +jolie personne, ayant passé la première jeunesse et portant sur son +visage la trace d'une souffrance physique ou d'un chagrin. + +Aujourd'hui, il y avait en elle quelque chose de grave et de recueilli. +Elle était un peu comme les anciens chevaliers à la veille des armes. + +Louaisot avait remué les cendres de sa folie qui couvait, prête à +s'éteindre peut-être. Le feu prenait de nouveau à sa pensée. Une +solennelle obligation pesait sur elle. + +En chemin, elle avait dit plusieurs fois: + +--Je voudrais prier dans une église. + +Louaisot n'était pas à la noce, comme on dit, et cette journée devait +lui sembler longue. Il lui fallait, en effet, soutenir son rôle jusqu'à +la nuit et ne pas laisser refroidir un seul instant le mystique +enthousiasme de la Couronne. + +Mais nous savons bien qu'il avait le diable au corps: le diable de +patience et de ruse. Il causait vampires, petites tombes violées et +autres lugubres farces de la même espèce, comme s'il eût été payé à +l'heure. Et il disait de temps en temps avec un accent de profonde +conviction: + +--Ma fille, Dieu vous a choisie pour une sainte tâche! + +La malheureuse créature répondait: + +--Dieu me donnera la force de l'accomplir. + +En arrivant, Louaisot fit d'abord le tour du restaurant et entra dans le +terrain, comme s'il eût voulu acheter quelqu'un des lots qui étaient en +vente. Il se plaça vis-à-vis de l'arrière-façade du restaurant et +examina les lieux avec soin. + +Plusieurs cabinets ouvraient leurs fenêtres sur une petite terrasse dont +la balustrade touchait presque les branches des deux grands tilleuls. + +De l'endroit où Louaisot se tenait et qui était une sorte de tertre, on +voyait parfaitement l'intérieur du cabinet du milieu, l'espace compris, +entre les deux tilleuls laissant une échappée au regard. Laura demanda: + +--Ne me conduirez-vous point à une église? + +--Si fait, répondit Louaisot, vous aurez tout le temps de prier, ma +fille. + +Puis il demanda à son tour: + +--Ce mur qui est là devant nous est-il trop haut pour que vous puissiez +le franchir? + +La Couronne eut un sourire dédaigneux. + +--Les murailles de l'hôpital ont le double de hauteur, répliqua-t-elle. +Je franchirais le rempart d'une forteresse, s'il se dressait entre moi +et l'agent du démon! + +Louaisot lui serra la main doucement. + +--Vous êtes la vengeresse prédestinée! prononça-t-il tout bas avec +emphase. + +Puis il ajouta, revenant à sa nature: + +--Mais il faut soutenir le corps pour que l'âme garde toutes ses forces. +Nous allons entrer là-dedans et commander un léger repas. + +--Mangez, si vous avez faim, dit-elle. Pour moi, c'est jour de jeune. + +Louaisot revint à la grande route et entra au restaurant par la grille. +François Riant vint lui-même à sa rencontre, et Louaisot demanda le +cabinet qui voyait la campagne entre les deux tilleuls. On le lui donna. +Il mangea comme un loup affamé, tout en débitant de nuageuses tirades. +La Couronne ne voulut rien accepter, pas même une bouchée de pain. Vers +la fin du déjeuner, Louaisot lui montra celui des deux tilleuls qui +était planté à gauche de la croisée. Ses branches pendaient sur la +terrasse. + +--Est-ce que vous monteriez bien par là, s'il le fallait? demanda-t-il. + +La Couronne eut encore son orgueilleux sourire. Elle ne daigna même pas +répondre. En sortant, Louaisot dit à François Riant: + +--Quand les deux jeunes gens vont venir, vous donnerez ce cabinet et non +pas un autre, je le veux. + +--Et vous n'avez rien autre à m'ordonner? + +--Rien, sinon ce que j'ai dit déjà: le flacon, le mouchoir, les +photographies, et ne pas oublier d'ouvrir la fenêtre pour qu'ils +respirent à l'aise. + +Il était deux heures. Le patron et sa compagne remontèrent le chemin +d'Auteuil. + +Laura devenait agitée, la fièvre la prenait. + +Louaisot était un peu à bout de légendes, mais le transport qui montait +lentement et sûrement au cerveau de la pauvre folle rendait sa besogne +aisée. + +Il aurait aussi bien pu se taire désormais. Ce que Laura voulait, +c'était prier. Louaisot la conduisit à l'église d'Auteuil. + +--Moi, dit-il, je vais battre le pays et fouiller les profondeurs du +bois pour savoir où se cache le vampire, après quoi je reviendrai vous +chercher. Laura entra dans l'église solitaire. Elle y chercha un coin +bien sombre et s'y prosterna, la face contre les dalles. + +Louaisot alla à l'estaminet fumer une pipe, boire une chope et lire le +_Siècle_, car il avait des opinions éclairées. + +Vers six heures du soir, sous le beau soleil d'été qui allait +s'inclinant déjà parmi les nuées roses, vers les coteaux de Meudon, un +nuage de poussière arriva du côté de Paris. + +C'était une calèche attelée de deux fringants chevaux qui s'arrêta +devant la porte des _Tilleuls_. + +Le maître du restaurant quitta son comptoir et vint faire accueil à M. +le comte Albert de Rochecotte qui était un client de choix. Albert +portait le deuil. Fanchette, sa maîtresse, avait une toilette ravissante +de fraîcheur. Elle était jolie à miracle. François Riant leur offrit le +cabinet que nous savons. + +--Où donc est passé Laurent? demanda Albert. + +Mais comme cela lui était égal, il n'attendit pas la réponse et se mit à +combiner le plan d'un petit dîner transcendant. Fanchette donnait son +avis. C'était une luronne. Son charmant visage pétillait d'esprit et de +gaieté. + +François Riant, car je tiens de lui une partie de ces détails, disait +que M. le comte avait encore l'air fort amoureux. Fanchette et lui +dînèrent bien et longtemps. Entre eux tout était sympathique même +l'appétit. + +En allant et en venant. François Riant entendait quelques bribes de leur +entretien. Une fois, M. le comte dit en montrant le terrain voisin: + +--Si je t'achetais un de ces lots pour y bâtir le chalet de tes rêves? + +--Viendrais-tu y demeurer avec moi? demanda Fanchette. + +--Et le décorum, ma chère! + +--Alors, ça aurait l'air d'un cadeau de congé. Je n'en veux pas. + +Une autre fois, François n'avait pas entendu la demande de M. le comte, +mais la réplique de Fanchette fut: + +--Je veux bien que tu ne m'épouses pas, mais si tu en épouses une autre, +je ne te prends pas en traître, tu mourras étranglé. + +Et c'étaient des rires!... + +Vers huit heures, comme le vent du soir fraîchissait, François fut prié +de fermer la croisée. Il venait justement de servir la bouteille de Clos +Vougeot, préparé à l'aide du petit flacon et selon la formule du patron. + +Une demi-heure après, on servit le café et on se retira discrètement. + +Une demi-heure après encore, et toujours discrètement, François mit son +oeil à la serrure. + +M. le comte dormait profondément. Son cigare en tombant avait mis le feu +à la nappe qui fumait. Fanchette avait renversé sa jolie tête dans ses +cheveux et sommeillait aussi. + +François entra sans bruit. Il éteignit la lampe, jeta sous la table le +mouchoir avec l'étui à photographies qui contenait tout uniment six +portraits de Mlle Fanchette--et rouvrit la fenêtre. + +Un des châssis craqua. + +M. le comte, qui avait probablement bu la meilleure part de la +bouteille, ne broncha pas, mais Fanchette s'agita et un murmure passa +entre ses lèvres roses. + +Elle ne devait pas être difficile à éveiller.... + +François s'enfuit sur la pointe des pieds et referma la porte. + +C'était jour de semaine. Il y avait peu de monde aux _Tilleuls_ et le +Point-du-Jour était à peu près désert déjà. + +Certes, les rares passants qui descendaient le chemin d'Auteuil +n'auraient point soupçonné qu'il restât des promeneurs dans l'ancien +parc dont les terrains étaient à vendre par lots. Il en restait deux +pourtant. + +M. Louaisot et la Couronne étaient assis sur l'herbe au sommet du +tertre. + +Entre eux le silence régnait. Louaisot avait beau se creuser la +cervelle, il ne trouvait plus rien à dire. Laura songeait et souffrait. +Elle avait quitté l'église seulement quand le bedeau était venu fermer +les portes. Sa pauvre cervelle s'était exaltée dans la solitude bien +autrement que par l'éloquence du patron. Sa tête brûlait, son corps +grelottait. Elle tremblait la fièvre. + +Quand François Riant ouvrit la fenêtre, Laura n'y prit pas garde tant +elle était absorbée. Mais il n'en pouvait être de même du patron, qui +guettait depuis longtemps ce signal. + +Aussitôt après l'ouverture de la croisée, son regard plongea dans le +cabinet, dont l'intérieur était vivement éclairé. + +Il vit ce qu'avait vu François Riant: au second plan, Fanchette, +gracieusement renversée sur le dos de son fauteuil; au premier, M. le +comte Albert de Rochecotte la tête penchée en avant et plongé dans un +profond sommeil. Ce qu'il ne put voir, ce fut l'oeil de François, qui, +intrigué au plus haut degré, regardait tant qu'il pouvait par le trou de +la serrure. Le patron saisit le bras de la Couronne et le serra +fortement: + +--L'heure est sonnée! dit-il. + +La malheureuse femme frémit de la tête aux pieds, mais elle se leva: + +--Êtes-vous prête, ma fille? demanda Louaisot. + +--Je suis prête, répondit-elle? + +Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps. Louaisot dit encore: + +--Aurez-vous la force d'accomplir votre devoir? La tête de Laura se +redressa. + +--J'aurai la force, répliqua-t-elle. Montrez-moi mon devoir. + +Alors. Louaisot tendit le doigt vers la fenêtre éclairée du cabinet. Le +regard de la folle suivit la direction indiquée par ce mouvement. Elle +frissonna de nouveau, mais non point de la même façon que la première +fois. C'était le transport qui montait. Elle venait d'apercevoir le +comte Albert. Sa main se glissa dans son sein et y chercha l'arme +enchantée: les ciseaux bénis par l'archevêque primat de Grant. + +--Est-ce lui? prononça-t-elle à voix basse. + +Et déjà sa figure transformée était terrible à voir. + +--C'est lui, répondit M. Louaisot. + +Elle resta un instant immobile, suffoquée par un spasme. + +--Lui! répéta Louaisot, le vampire qui boit le sang des petits enfants! + +Un rauquement s'échappa de la gorge de Laura. Elle bondit. En trois +sauts, elle atteignit le mur au-dessus duquel sa silhouette noire se +profila un moment. + +Puis les feuilles du tilleul omirent. + +Puis encore la silhouette reparut sur l'appui de la croisée, se +dessinant en sombre au-devant de la lumière. + +La Couronne était dans le cabinet. Elle ne vit même pas Fanchette. Ses +deux mains se nouèrent autour du cou du jeune comte, étouffant ainsi son +premier cri. + +Elle avait, aux heures de sa folie, cette science instinctive +d'étrangler qui appartient à toutes les bêtes féroces. + +Son entrée, son effort, la lutte n'avaient produit aucun bruit. +François, l'oeil au trou de la serrure, croyait être en proie à un rêve. + +Quand elle lâcha la gorge du comte Albert, la tête de celui-ci, qu'elle +avait relevée, pendit de côté sur le dos de son siège. + +S'il n'était pas mort encore, il avait perdu tout sentiment. + +La Couronne prit alors les ciseaux qu'elle porta pieusement à ses +lèvres. + +Et elle frappa: d'abord au coeur, puis en vingt endroits, car le délire +du sang s'était emparé d'elle.... + +Enfin, jetant son arme sanglante, elle poussa un cri de triomphe et +sauta dans le jardin sans même s'aider des branches de tilleul. + +Ce fut ce cri qui réveilla Fanchette dont les yeux troublés aperçurent +en s'ouvrant cette forme noire qui sembla disparaître comme un énorme +oiseau dans l'espace. + +Son second regard découvrit le cadavre de son amant. Elle voulut crier, +sa voix s'étouffa dans sa gorge. + +Elle se jeta sur le comte Albert, croyant le ranimer ou trouver en lui +un signe de vie: le contact de ce cadavre tout sanglant la fit reculer +épouvantée. + +Et la glace lui renvoya son image: une femme folle dont la fraîche +toilette était toute souillée de rouge.... + +Alors, l'épouvante la prit, écrasant sa douleur. Elle se dit: c'est moi +qui vais être accusée! + +Et enveloppée de son burnous d'été qui cachait au moins les taches +rouges, elle s'enfuit le long des corridors où personne ne lui barra le +passage. + +Voilà ce qui est vrai sur le meurtre du Point-du-Jour. + +Ce que les journaux ont radoté à l'envi les uns des autres est, comme à +l'ordinaire, invention ou erreur. + +Quant aux juges, ils se sont trompés, je ne répéterai pas, comme à +l'ordinaire, mais du moins comme cela leur arrive beaucoup trop souvent. + +J'ai dit que je tenais une partie de ces détails de François Riant qui +subit un interrogatoire et fut même incarcéré dans le premier moment. + +Les autres détails me viennent d'une source plus sûre encore: je les ai +eus par Laura Cantù elle-même. + +Laura n'a jamais été inquiétée. Elle a quitté la Salpêtrière. Elle est +notre voisine aux Prés-Saint-Gervais. + +Ma Stéphanie l'a prise en affection; elles travaillent ensemble et Laura +ne manque pas de pain quand il y en a chez nous. + +Elle n'est plus folle. + +Mais elle redeviendra folle dès que M. Louaisot le voudra. + +Et M. Louaisot le voudra dès qu'il aura besoin de sa folie. + +L'outil est trop excellent pour qu'on y renonce. + +La Couronne a tué, elle tuera. + + + + +Annexe aux oeuvres de J.-B. Martroy + +L'évasion de l'accusée--Les deux soeurs + + +_(détails incomplets)_ + +Ici finissent les oeuvres proprement dites de J.-B.-M. (Calvaire), +romancier sans imagination. + +Ce qui me reste à dire n'est pas un roman vrai, comme mes autres récits, +ni même une nouvelle authentique. Je n'écris pas cela pour les journaux, +mais bien pour M. Thibaut, l'ancien juge d'Yvetot, qui ne sera peut-être +pas toujours assez simple pour repousser mes services. + +On dirait que d'avoir été magistrat ça suffit pour boucher l'oeil d'un +homme. + +Je ne sais rien sur le rôdeur qui fut assassiné la nuit de l'évasion, +devant la boutique Le Rebours, mais je n'ai pas de peine à deviner qu'il +était un des hommes apostés par Louaisot pour couper l'herbe sous le +pied de M. Thibaut. + +La marquise Olympe était là-dedans, jusqu'au cou. Elle avait commencé à +travailler avec Louaisot après l'Affaire des ciseaux, ou du moins elle +avait profité sans scrupule de l'affreuse position où se trouvait sa +rivale pour l'écraser. + +Lors du scandale cruel qui eut lieu à la porte de l'église d'Yvetot, +l'arrestation de Jeanne Péry, la marquise était complice, sinon mieux +encore. Elle avait une blessure cuisante à venger. + +Lors de l'évasion elle était à la tête du complot. L'avis de Louaisot +était qu'il fallait laisser aller les choses. Il tenait par amour-propre +d'auteur à ce chef-d'oeuvre du genre: le réseau d'apparences et de +preuves qui enlaçait Jeanne et la jetait d'avance, ficelée comme un +colis, dans le tombereau de la guillotine. + +La marquise ne voulait pas que Jeanne mourût. + +Aussi ai-je pu affirmer à mon cher bienfaiteur, que la marquise a menti +quand elle a dit: «Jeanne est morte». + +Seulement, il y a deux genres de mort, au point de vue des successions +qui s'ouvrent: la mort naturelle et la mort civile. L'une vaut l'autre +devant la loi. + +La marquise Olympe qui ne _pouvait_ pas tuer Jeanne dans le sens naturel +du mot, _voulait_ la tuer civilement. + +Or, pour cela, il suffisait de laisser à l'arrêt par défaut qui frappe +Jeanne le temps de devenir définitif. + +Voilà pourquoi Jeanne a disparu. + +Je ne crois pas que, désormais, les mouvements de Mme la marquise +soient guidés par l'amour ni même par la jalousie. Je ne sais si l'amour +est mort, mais je suis sûr que l'espoir est perdu. + +Mme la marquise a tourné sa passion d'un autre côté. + +Cette fière Sicambre adore ce qu'elle avait dédaigné si longtemps: +d'amoureuse, elle s'est faite ambitieuse. + +J'ai dit une fois qu'après avoir été ange, elle était devenue démon. Ce +sont des mots qui viennent sous la plume des auteurs. D'abord, je n'ai +aucune raison de penser qu'elle ait jamais été ange, ensuite, est-elle +démon? je n'en sais rien. + +Elle est malheureuse, bien malheureuse, je vais bientôt expliquer +pourquoi. + +C'est bien plutôt une damnée qu'une diablesse, car le démon, le vrai +démon la tourmente. + +Maintenant pourquoi ai-je dit que la marquise Olympe ne _pouvait_ pas +tuer Jeanne Péry? C'est que Jeanne Péry est la soeur de Fanchette. + +Et que Fanchette est la soeur de Mme la marquise. + +La soeur tendrement et sincèrement aimée. + +J'en dirais bien plus long, mais quelque chose me manque. Je n'ai pas +deviné tout à fait. + +Ce que je pourrais dire a trait au pauvre M. Barnod qui chassait déjà +aux petits cailloux, dès le temps de la naissance d'Olympe. Ça refroidit +un ménage. + +Ma confiance en cette bonne Mme Barnod n'est pas aveugle; j'ai des +raisons pour penser que M. le baron Péry n'était pas le premier... +enfin, suffit! + +Si quelqu'un trouve que mes suppositions sont risquées, je ferai +observer que Mme Barnod avait une excuse comme les criminels de la +tragédie antique: la fatalité. + +Elle venait de Genève où l'austérité indigène lève la jambe trois fois +plus haut que l'étourderie des autres pays. + +La marquise Olympe et Fanchette s'étaient rapprochées un peu avant +l'évasion et peut-être même à l'occasion de l'évasion. Depuis lors, +elles ne se quittent plus. + +C'est par Mme la marquise que Fanchette eut accès auprès de M. le +conseiller Ferrand. (Encore un mystère, celui-là, mais pas bien gros, et +à son égard je jette ma langue aux chiens.) + +Fanchette, du reste, n'est plus la fille des _Tilleuls_. Vous la +prendriez elle-même pour une marquise et le pauvre Rochecotte +l'épouserait des deux mains. + +Ai-je besoin de dire pourquoi Fanchette voulait sauver Jeanne? + +Jeanne est sa soeur, d'abord. + +Ensuite Jeanne expie, non pas le crime de Fanchette, il est vrai, mais +un crime dont Fanchette devrait être accusée. + +Jeanne paye pour Fanchette; les yeux de lynx de la justice prennent la +soeur cadette pour la soeur aînée. + +Je vais finir maintenant par le plus important, au point de vue de +l'avenir: la guerre déclarée entre M. Louaisot de Méricourt et son +ancienne pupille, Olympe. + +Cette guerre a pour origine l'implacable obstination du patron qui +_veut_ les millions de la tontine, et qui ne peut les avoir légitimement +qu'en devenant l'époux de Mme la marquise. + +Celle-ci lui a dit non une fois. Elle n'est pas de celles qui +reviennent. + +Alors le patron s'est remis à travailler sur de nouveaux frais. Voilà un +homme laborieux et que rien ne décourage! + +Il a filé, il a tissé, il a tendu une seconde toile d'araignée pour y +prendre la marquise elle-même. + +Ceci explique plusieurs de ses démarches qui ont pu paraître au moins +singulières. Après avoir été l'homme lige de Mme de Chambray, il +l'attaque sournoisement souvent, parfois ouvertement. C'est un siège en +règle. + +Le feuilleton--est-ce assez mauvais!--du journal _Le Pirate_ fait partie +de l'artillerie de siège. + +Je termine ici cette espèce de chronique à laquelle je viens d'ajouter +quelques paragraphes, expressément pour M. Geoffroy de Roeux. + +Je dois lui porter mes oeuvres aujourd'hui même, sans cela et si l'heure +ne me talonnait pas, j'ajouterais tout ce que je sais sur la position +prise par Mme de Chambray dans la maison du pauvre vieux Jean +Rochecotte, le dernier vivant qui est plus qu'aux trois quarts mort. + +Elle l'a fait interdire pour parer à toute idée de testament. Et son +avocat a eu beau jeu. Il a prouvé que le bonhomme se laissait +littéralement mourir de faim. + +Mme la marquise peut se donner les gants d'un acte d'humanité, car +elle force le vieux à manger deux soupes tous les jours. + +Mais quelle malédiction, Monsieur, sur tous ces hommes qui avaient volé +la patrie et spéculé sur la santé, sur le bien-être, sur la vie même de +pauvres soldats qui étaient leurs frères! + +Il n'y a pas eu un centime de cet argent mal acquis dépensé par eux et +pour eux! + +Les quatre premiers sont morts misérablement; le cinquième, le dernier +vivant.--cette momie,--dès qu'il a eu les millions de la tontine, a +supprimé jusqu'à son sou de lait! + +Je l'ai rencontré, le soir, cherchant sa vie comme les rats dans les +monceaux d'ordure. + +Et il a acheté toute la plaine Bochet, et vingt maisons, et.... + +Mais je bavarde, au risque d'être en retard avec vous; à une autre fois +le reste. Nous sommes, Dieu merci, gens de revue. + +(Fin des oeuvres de J.-B.-M. Calvaire) + + + + +Récit de Geoffroy + + +Je mis deux jours entiers à lire le manuscrit de Martroy, que j'ai du +reste abrégé considérablement. + +Je m'étais reporté bien souvent pendant cette lecture aux passages +correspondants du dossier de Lucien. + +Ces deux recueils pouvaient mutuellement se servir de clef. L'un +complétait l'autre. + +Cette comparaison, qui aboutissait presque toujours pour moi à une +clarté complète, m'avait fourni l'occasion de prendre des notes +nombreuses et assez étendues. + +J'avais maintenant un troisième dossier: le mien. + +Je l'épargnerai au lecteur, qui a dû se former, comme moi et sans mon +aide, une certitude bien près d'être absolue. + +Le travail de Martroy m'a paru si important et si concluant que je n'ai +point voulu en scinder l'intérêt. + +Nous serons donc obligés de revenir sur nos pas un instant pour +dépouiller la partie de ma correspondance, reçue pendant ces deux jours +et ayant trait à notre histoire. + + + + +CORRESPONDANCE + + +N°1 + +_Mme la baronne de Frénoy à M. Geoffroy de Roeux_ + +Paris 29 juillet 1866. + +Mon cher M. Geoffroy, + +Je n'aurais pas été fâchée de vous revoir. Mon pauvre Albert avait de +l'amitié pour vous et vous n'étiez pas du tout le plus mauvais parmi les +godelureaux qu'il fréquentait. Je vous réitère que je pars en vendanges +et qu'à mon retour je causerai sérieusement avec vous. Il faut que cette +fille se retrouve et qu'elle soit guillotinée; je n'ai pas de haine, +mais je songe à la tranquillité des familles. Je m'y suis du reste +engagée auprès de toutes mes connaissances. + +J'écris à M. Ferrand et à M. Cressonneau qui est nommé avocat général de +ce matin. Il marche, ce gamin-là! + +Le but de la présente est de vous dire que je ferais volontiers un +sacrifice, et que dans le cas où vos idées tourneraient au mariage--cela +vaut mieux que d'aller se faire piquer comme un devant de chemise, aux +_Tilleuls_ ou ailleurs--mes relations me permettraient de vous donner un +joli coup d'épaule. Justement, dans la maison où je vais en vendanges, +il y a une jeune personne qui vous conviendrait sous tous les rapports. + +À vous revoir après les vendanges. + + +N°2 + +_Mme veuve Thibaut à M. G. de Roeux_ Paris, 29 juillet 1866. + +Monsieur, + +J'apprends par l'excellent Dr Chapart, dont les soins ont eu une +influence si favorable sur l'état de mon malheureux fils que vous êtes +allé le voir et qu'il vous a confié la collection de papiers qu'il +appelle son dossier. Pauvre enfant! Je n'ai jamais eu l'avantage de me +rencontrer avec vous, mais Julie, ma fille cadette, a eu un de vos +ouvrages qui lui a laissé dans le coeur et dans l'esprit des sensations +profondes; on ne se repent jamais de nouer des relations avec les hommes +de talent et même de génie. D'ailleurs, je sais que vous êtes +sincèrement l'ami de mon Lucien. + +Eh bien! Monsieur, c'est le cas de lui rendre service. Sa santé ne va +pas trop mal. La dernière fois que nous l'avons vu, sa pauvre tête ne +nous a pas paru vraiment beaucoup plus détraquée qu'au temps où il était +juge. Vous savez qu'il n'a jamais été fou; seulement il battait la +campagne. Quel malheur! Après les sacrifices qu'on s'était imposés pour +son éducation! Monsieur, les mères sont bien à plaindre. + +Voici ce que nous attendrions de vous; car mes deux filles, Célestine et +Julie, qui sont pour Lucien, non pas des soeurs, mais des anges, +approuvent complètement la démarche que je fais. Mais d'abord je dois +vous dire que notre admirable et chère amie, Mme la marquise de +Chambray, vient d'avoir enfin la récompense de ses vertus en recevant du +ciel une position vraiment royale. Ce n'est pas encore fait, puisque +l'oncle est en vie et qu'elle le soigne comme une providence du bon +Dieu; mais enfin il est déjà interdit judiciairement, et son âge, joint +à sa santé, ne permet pas d'espérer qu'il aille loin. Je parle de la +personne dont elle hérite. + +Quand cette circonstance, que je ne désigne pas autrement, aura lieu, +notre Olympe pourra compter parmi les plus grandes fortunes de France, +tout uniment. + +Ce n'est pas ce qui nous guide, Monsieur, mais elle a tant de qualités! +Et une conduite! Enfin, renseigné comme vous l'êtes, vous ne pouvez pas +ignorer que mon Lucien a fait son malheur en s'attachant à une personne +dont je ne veux même pas prononcer le nom. Oui, Monsieur, si cet +enfant-là avait voulu, il serait maintenant dans le cas d'attendre +d'heure en heure la catastrophe qui doit apporter le Pactole--on dit +huit à dix millions au moins--au modèle de beauté qu'il aurait conduit à +l'autel! + +Quand je songe à cela, j'ai de fortes migraines, sans compter que ça a +pris sur le caractère de Célestine et de Julie, comme vous pouvez +penser. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes radotages maternels. + +Revenons à l'affaire du service que je prends la liberté de vous +demander. Vous avez, Monsieur, de grandes relations dans les cours +étrangères, par suite de la carrière diplomatique où vous êtes engagé +brillamment. En France, on nous a dépouillées du divorce, et qui +m'aurait dit que je me rangerais un jour parmi les partisans de cette +loi qui n'est pas généralement soutenue par les gens bien pensants? + +Mais je ne tiendrais pas à ce que le divorce fût rétabli en général, +j'en reconnais l'immoralité. Seulement, dans notre cas spécial, il est +nécessaire. + +Or, le divorce existe dans les pays voisins. Je désirerais savoir de +vous, Monsieur, la marche à suivre pour nous en appliquer les bénéfices. +Nous ferions volontiers les frais d'un voyage en Belgique: j'ai une +cousine issue de germains, établie à Namur. J'attends de votre bonne +obligeance une réponse qui me dise si l'affaire peut être traitée par +correspondance, s'il est d'usage de faire des cadeaux là-bas comme ici, +et généralement sur quelle dépense à peu près il faudrait compter pour +rendre notre Lucien apte à contracter valablement avec la plus riche +héritière de France! + +Je suis, en attendant le plaisir de vous lire, etc. + + +N°3 + +_Le Dr Chapart à M. de Roeux_ + +Établissement Chapart, rue des Moulins, à Belleville Paris. Sirop +Chapart recommandé par tous les spécialistes dont l'intérêt n'oblitère +pas la bonne foi. Douches Chapart. Thé Chapart (médicinal). Librairie: +OEuvres choisies du Dr Chapart. Remise aux courtiers. 29 juillet 1860. + +Honoré Monsieur, + +Mme et Mlle Chapart, gardant un souvenir distingué de la visite +que vous avez bien voulu nous faire, m'ont suggéré l'idée de m'adresser +à vous pour obtenir satisfaction de nos diverses créances sur la +personne de M. L. Thibaut, votre estimable ami qui a quitté notre maison +en me restant redevable d'un mois de pension et de diverses fournitures +dont la note est ci-jointe. + +Ma sympathie pour un ancien client et pour un nouvel ami--c'est à vous, +Monsieur, que je me permets de faire allusion en ces termes--m'a conduit +tout naturellement à porter les objets aux plus doux prix qui se +puissent demander sans y mettre du sien. + +Je suis, Monsieur, espérant la persistance d'une relation qui m'honore, +etc. + + +N°4 + +_Lucien à Geoffroy_ + +29 juillet. + +Ne m'attends pas encore aujourd'hui. Mon cerveau est dans un état de +lucidité splendide. Je comprends tout, je sais tout. Je suis au centre +même de cette machination inouïe. Sois prêt quand j'arriverai. + + +N°5 + +_M. Louaisot de Méricourt à M. G._ de Paris, 29 juillet 1866 + +Mon cher Monsieur, + +Je vous envoie sous ce pli une lettre adressée par moi à M. Lucien +Thibaut. J'ai fait en vain tous mes efforts, et vous savez que j'ai mes +petits talents en ce genre, pour trouver un moyen de joindre M. L. +Thibaut. Je n'ai pas réussi. + +J'ai tout lieu de penser que vous serez plus heureux que moi. + +La communication contenue dans la lettre ci-incluse est d'une telle +importance que je vous prie d'employer tous vos soins à la faire +remettre. + +J'ajoute que si, dans vingt-quatre heures, vous n'avez pas réussi à +placer ma missive sous les yeux de M. L. Thibaut, _votre devoir sera de +rompre vous-même le cachet et de faire comme il eut fait._ + +Vous comprendrez la signification de cette dernière phrase quand vous +aurez pris connaissance de la lettre incluse. + +N'attendez pas plus tard que demain. + +Du reste, un _mémento_ vivant viendra, en cas de besoin, rafraîchir +votre mémoire. + +Cher Monsieur, les événements ont marché à la vapeur. L'affaire, trop +bien nourrie peut-être, a pris le mors aux dents et s'est précipitée +comme une folle. Gare la culbute! je suis positivement très inquiet. + +Les choses en sont à ce point qu'il faut, de nécessité, jouer le tout +pour le tout. Ce n'est pas mon caractère, qui penche naturellement vers +la douceur: mais il le faut. + +Désormais le dénouement de cet imbroglio où les amateurs reconnaîtront +qu'il avait été prodigué beaucoup d'intelligence et beaucoup d'art, ne +peut pas se faire attendre plus de vingt-quatre heures. + +Peut-être, cher Monsieur, ne nous reverrons-nous jamais. J'en suis +fâché, car les courtes relations que j'ai eu l'honneur d'entretenir avec +vous, m'avaient donné très bonne idée de votre esprit et de votre +caractère. + +Je crois que si je vous avais eu en face de moi dès le début, au lieu de +ce pauvre M. L. Thibaut, les choses auraient marché plus droit et versé +moins court. + +Le dédain absolu où je tenais mon adversaire a pu endormir plus d'une +fois mon énergie. Je sens cela maintenant qu'il n'est plus temps d'y +remédier. + +Mais j'ai encore les mains pleines d'atouts, et ma dernière partie, du +moins, sera menée en beau joueur, je vous en réponds. + +Souvenez-vous que la lettre doit être ouverte demain matin, au plus tard +par L. Thibaut--ou par vous. + +Et à demain--ou à jamais! + + +N°6 + +_J.-B.-M. Calvaire à M. Geoffroy de Roeux_ Prés-Saint-Gervais, 29 +juillet + +Cher bienfaiteur, + +Car je vous dois tout, depuis mes pieds chaussés de vos souliers, +jusqu'à ma tête qui est encore, grâce à vous, sur mes épaules. + +Je l'ai véritablement échappé belle. Nous avions bien raison; le patron +m'avait reconnu. Quel homme! Supposez des sens pareils et un instinct +semblable à Napoléon 1er, il est certain que la coalition européenne +était tordue! Et alors, nous n'avions pas l'invasion! + +Je passe les autres conséquences qui sont incalculables. + +Figurez-vous que le ban et l'arrière-ban étaient sur pied. François +Riant avait son poste devant Tortore. Il m'a regardé sous le nez, mais +sans me reconnaître. + +Ma taille est contre moi, je ne suis pas si sûr de n'avoir pas été remis +par mon ancien voisin de bureau, rue Vivienne. Il m'a suivi depuis le +passage de l'Opéra jusqu'au _Gymnase_. + +Je n'osais pas prendre les rues, de peur d'être accosté. + +Au coin du faubourg du Temple où j'ai tourné, je me suis trouvé nez à +nez avec Pélagie. Elle serait bonne chienne de chasse sans les +militaires. Heureusement qu'elle en avait trouvé un, dont le képi tout +entier disparaissait à l'ombre de sa coiffe. + +Enfin, je suis arrivé sain et sauf à la maison, sans autre accident +qu'une peur affreuse que j'ai eue à l'endroit dit: la Carrière, en avant +du village de l'Avenir. Je vous ai déjà parlé de ce coupe-gorge. + +C'est un vilain trou et qui a mauvaise renommée. C'est là que je suis +obligé de quitter la grande route pour gagner mon pauvre gîte, et +pendant un demi-quart de lieue, je longe des fouilles de sable dont la +mine n'est pas rassurante. Il y est plus d'une fois arrivé malheur. + +Je m'en allais en rasant la haie du côté opposé au trou, et ne faisant +pas plus de bruit qu'une belette, quand j'ai entendu causer dans la +carrière. + +La voix m'a sauté à l'oreille. C'était le patron qui parlait! + +Je me suis couché dans le chemin, mettant ma tête au bord du talus. +Entre deux tas de gravats, j'ai vu un homme et une femme qui causaient, +abrités par la rampe taillée à pic. + +Il faisait noir. Si je n'avais pas entendu sa voix, je n'aurais pu +reconnaître M. Louaisot; quant à la femme, elle n'a pas prononcé une +parole tout le temps que j'étais là, mais je suis sûr que c'était Laura +Cantù--la Couronne. + +Je ne suis pas resté longtemps: je serais mort de peur. + +Voici ce que j'ai entendu, le temps que j'ai écouté; c'était le patron +qui parlait: + +--.... Il y en avait une des deux qui était endormie auprès du vampire, +le jour où vous avez fait justice, au Point-du-Jour. _Elles sont la +femelle du monstre._ Je dis _elles_ au pluriel et _la_ au singulier, +parce que, par un infernal mystère, elles sont deux, et ne font qu'une. +Vous les reconnaîtrez à ceci que leurs deux corps n'ont qu'un visage.... + +Comme je vous le disais, La Couronne n'a pas répondu. + +Le patron s'est mis à marcher. Je me suis relevé et j'ai pris la fuite. + +Au moment où je m'éloignais, j'ai encore entendu: + +--.... Mais auparavant, et sans sortir d'ici, il faut.... + +Le patron et la Couronne ont tourné le tas de sable. + +Que «faut-il?» et «sans sortir d'ici»? + +Je suis bien sûr que la Couronne ne voudrait pas me frapper. Elle me +connaît trop bien. Elle a eu du pain de moi.... + +Un bonheur ne vient jamais seul, dit-on. En rentrant à la maison, je +trouvai ma femme tout heureuse. Elle venait d'être gagée comme bonne à +tout faire chez le bonhomme Jean Rochecotte par Mme la marquise de +Chambray. + +Là-bas, ils ignorent, tout aussi bien que M. Louaisot lui-même, que +Stéphanie et moi nous sommes mariés. + +En apparence, et vous comprenez bien pourquoi, j'avais rompu toutes +relations avec Stéphanie en quittant le service de M. Louaisot. + +Ça va être une séparation bien pénible, c'est vrai. Je n'aurais plus +près de moi la compagne chérie qui mit tant de consolation dans ma +misère, mais d'un autre côté, la misère a disparu. Je pourrai me donner +des douceurs qui diminueront l'amertume de l'absence. + +Et d'ailleurs il y a une raison qui m'a déterminé tout d'un coup à +accepter cette situation nouvelle: ça pourra vous être utile. + +Très utile. Pendant quelques heures, passées par ma Stéphanie dans le +grand Capharnaüm de la rue du Rocher, elle a déjà levé bien des lièvres. +Quoique légèrement contrefaite, elle est souple comme une anguille. Elle +se glisse dans des fentes où d'autres ne pourraient pas entrer le doigt. + +Je vais vous marquer ici ce que je sais par elle. Ce n'est pas encore +grand chose, mais ça ouvre des percées et on y mettra l'oeil. + +D'abord, vous souvenez-vous de la topographie de la plaine Bochet, +tracée par moi dans celui de mes romans vrais qui porte ce titre +saisissant: _Du sang et des fleurs_? (Voir mes oeuvres complètes.) + +Depuis ce temps-là, la plaine Bochet a bien changé. Elle appartient dans +toute son étendue, et beaucoup d'autres choses avec, au dernier vivant +de la tontine qui a fait là une spéculation à quintupler son capital en +quelques années. + +Il a eu ces immenses terrains pour un morceau de pain. Je suis sûr que +ses huit millions sont presque intacts,--s'ils ne se sont pas augmentés. + +Il y avait, vous le savez, la ruelle qui passait entre deux murs. Le mur +du nord, celui derrière lequel Joseph Huroux s'était caché pour guetter +la cahute du vieux Jean, le jour où la Couronne _travailla_, enfermait +une vaste propriété dont le jardin ressemblait à une forêt vierge, et, +dans le jardin, il y avait un immeuble connu sous le nom de: la Grande +Maison. + +C'était, par moitié, un château ou du moins un très vieil hôtel, par +moitié une fabrique plus moderne, mais qui datait pourtant d'avant la +première révolution. + +Il ne reste plus guère de la Grande Maison aujourd'hui que des pans de +muraille qu'on va démolir et des caves immenses qui vont être comblées. + +Les pierres de la fabrique ont déjà servi à bâtir la maison neuve du +Dernier Vivant dont Mme la marquise de Chambray a fait sa demeure +depuis deux jours. + +Notez ceci: _depuis deux jours_, et soyez sûr qu'on prépare du nouveau. + +Le patron n'habite pas là, mais il y a une chambre et on l'y voit +plusieurs fois par jour. + +Il y est venu entre autres, aujourd'hui, avec un jeune homme +remarquablement beau, _qui ressemble à Mme la marquise._ + +Une entrevue a eu lieu entre Mme la marquise, Louaisot et ce jeune +homme. + +Puis le jeune homme s'est retiré avec Louaisot. + +Les domestiques disent que Mme la marquise a pleuré. + +Mais revenons aux caves. Ces caves ont pour moi une odeur de gibier. J'y +sens une piste. Ne serait-ce pas là «qu'on cache la femelle du vampire», +cet être bizarre qui n'a qu'une figure pour deux corps?... + +C'est assez bien le signalement de Jeanne et de Fanchette, dites donc! +ces Siamoises dont la ressemblance a déjà tant servi le patron.... + +Ce sont de véritables souterrains. Le château avait précédé la fabrique; +avant le château peut-être y avait-il un monastère, je ne sais pas, moi, +mais sous ces voûtes interminables on pourrait loger un drame en cinq +actes et en douze tableaux, plus noir que les _Mystères d'Udolphe_. + +Je les connais, en partie du moins. Du temps où je rôdais encore par-là +et quand on a commencé à ravager le jardin de la Grand-Maison, je suis +entré plus d'une fois par les brèches. Les ouvriers s'amusaient à +chercher le bout de ces arceaux demi ruinés qui auraient pu contenir des +provisions pour toute une ville assiégée. + +J'y retournerai. + +En attendant, je puis vous dire que, la nuit dernière, Mme la +marquise de Chambray est descendue dans ces caves toute seule. + +Voilà tout ce que Stéphanie m'a dit, et vous savez que je n'invente +jamais rien. + +Ici, cependant, la tentation serait forte. Quelles diableries +l'imagination ne devine-t-elle pas derrière ce voile? + +Le vieux Jean est superbe, il engraisse, mais il rage, parce qu'on le +force à manger de bons morceaux qui coûtent cher. On l'a surpris dans le +quartier cherchant à revendre son pain et sa viande qu'il emportait dans +son mouchoir. + +Mme la marquise a voulu lui faire quitter son vieux manteau de +chasseur d'Afrique, mais elle a échoué complètement. Il a menacé de se +tuer si on le forçait à mettre du linge propre. + +Je rouvre ma lettre pour vous dire que la Couronne n'a pas couché dans +son lit de cette nuit. + +Il y a quelque chose en l'air, je vous en signe mon billet! + +Stéphanie part pour son nouveau service. Elle emporte ma lettre. + +À demain ce que j'aurai pu savoir. + + + + +Suite du récit de Geoffroy + + +J'étais singulièrement agité. Il y avait dans la lettre de Martroy, +venant après celle de Louaisot, des choses qui m'effrayaient jusqu'à +l'angoisse. + +On ne pouvait plus en douter: le dénouement était là, tout près. + +J'étais entré dans cette étrange histoire au moment précis de sa +maturité. + +Je sentais qu'il y avait quelque chose à faire, mais quoi? + +Les doigts me démangeaient en touchant le pli adressé à Lucien, et qui +ne pouvait être décacheté par moi que le lendemain. + +Cent fois je me mis à la fenêtre pour voir si Lucien venait,--mais +Lucien ne venait pas. + +Une idée naquit enfin dans la fièvre de mon cerveau, fièvre intense, +mais qui m'accablait au lieu de m'exalter. Je l'accueillis avec une +véritable joie. + +Je crois que je serais mort s'il m'avait fallu rester en place. + +J'appelai Guzman et je lui ordonnai de garder la maison en mon absence, +sans s'éloigner d'un pas, même pour faire ses trente points. Il me le +promit. + +Je lui donnai l'ordre aussi de faire attendre M. Lucien Thibaut, si +celui-ci venait enfin, et de lui remettre la clé de mon secrétaire où le +manuscrit de Martroy était cacheté sous bande, à son adresse. + +Puis, je sortis, n'emportant rien des papiers à moi confiés, mais muni +de toutes mes notes, prises au cours de ma lecture. + +Je me fis conduire au domicile du nouvel avocat général près la cour +impériale de Paris, M. Cressonneau aîné. + +Il était chez lui et voulut bien mettre un gracieux empressement à me +faire entrer, dès qu'on lui eut porté ma carte. + +Je le trouvai dans un cabinet charmant, ah! charmant. Depuis que le +pauvre Lucien lui avait fait visite, le luxe de M. Cressonneau aîné +avait beaucoup augmenté,--surtout dans le sens artistique. + +Ce n'étaient partout qu'objets rares, ou soi-disant tels, et tableaux +qu'avec un peu de bonne volonté on pouvait attribuer à des maîtres. + +Don Juan de troisième volée aurait respiré, non sans plaisir, l'air un +peu trop chargé de glycérine qui embaumait ce gracieux séjour; il aurait +lorgné avec sympathie les drôleries rococo et les galantines de +duchesses qui ornaient le fumoir boudoir, ouvert à la suite du cabinet. + +Moi, je ne vis à tout cela aucune espèce de mal. On ne peut pas toujours +être jugé par d'austères perruques à la Molé ou à la d'Aguesseau. M. de +Lamoignon est mort et bien mort. + +--Est-ce que je serais assez heureux, s'écria M. Cressonneau aîné, avant +même que j'eusse passé le seuil, pour pouvoir quelque chose qui vous fût +agréable? Nous sommes croisés si souvent dans le monde! Et je regrettais +de ne pas vous avoir été présenté. Je suis un de vos lecteurs, vous +savez! La littérature me délasse énormément. + +Il me montra d'un geste arrondi un coin de son bureau où la dernière +pièce de Dumas fils caressait la dernière pièce de Sardou, assises +toutes les deux sur le dernier roman d'Edmond About. Ces choses +charmantes paraissaient être là un peu comme les autres bibelots: pour +la montre. + +--Mais, reprit-il, vous avez peut-être honte d'avoir écrit une des +jolies pages de ces temps-ci? (Ce fut seulement ici que M. Cressonneau +aîné me serra la main.) Vous auriez grand tort. Dans le roman, il y a +beaucoup de diplomatie, et, dans la diplomatie, encore plus de roman. + +Pour le coup, il respira, pensant avoir fait un mot. + +Il était assez joli garçon, ce magistrat de la jeune école. Il avait +bien un peu le verbe offensant de l'avocat, mais cela passait, tant il +avait franchement envie de plaire et tant il sentait bon de loin. Je +tirai mes notes de ma poche, mais il n'avait pas fini. + +--Plaisanterie à part, continua-t-il comme si jusque-là il n'eût débité +que des gaietés folles, votre roman m'a _pincé_ tout à fait. Il y a +là-dedans une étude extrajudiciaire extrêmement subtile. Nous autres de +la jeune école, nous prenons nos renseignements où nous les trouvons. +C'est original. On y apprend beaucoup.... Parbleu! je ne veux pas dire +que vous n'ayez pas lu l'_institutionnelle_ anglais Wilkie Collins,--et +l'auteur d_'Est Linné_ dont je ne me rappelle plus le nom,--et cette +grosse bonne femme de miss Bradons,--et surtout ce fou qui est si +intéressant quand il ne vous asphyxie pas sous l'ennui, l'Américain +Edgard Phi, mais enfin je ne m'en dédis pas: c'est original, malgré la +banalité de votre thèse: _l'erreur judiciaire_. Voulez-vous la vraie +vérité? Vous la savez aussi bien que moi: il n'y a jamais eu d'erreur +judiciaire. L'affaire Lesurques elle-même fut un «bien jugé»; à plus +forte raison, les autres. Seulement cela sert à faire tous les ans +beaucoup de drames et beaucoup de romans qui désennuient les oisifs. Et +nous sommes tous des oisifs, cher M. de Roeux, aux heures où nous +faisons des romans et où nous en lisons. J'ai vraiment hâte de savoir ce +que vous allez m'ordonner. + +J'avais plus de hâte que M. Cressonneau, car son éloquence me paraissait +un peu prodigue. + +--M. l'avocat général... dis-je. + +--Ah! interrompit-il, très bien! vous me donnez une leçon à la +Talleyrand. Pourquoi vais-je me frotter à un diplomate? J'ai compris: je +redeviens avocat général des pieds à la tête! + +Il prit une pleine poignée de papiers timbrés et en couvrit le coin du +roman et de la comédie, après quoi il se frotta les mains. + +Je n'ai jamais vu d'homme plus enchanté de ce qu'il faisait. Soit qu'il +parlât, soit qu'il agit, tout en lui avait l'air de dire: Voilà comme +nous sommes dans la nouvelle école! + +--Je n'avais pas du tout l'intention de vous donner une leçon, dis-je, +mais je venais justement vous parler de ce qui me parait être une erreur +judiciaire. + +--Oh! oh! fit-il sans perdre son sourire, vous vous occupez de cela +autrement qu'en fictions! De quelle cause s'agit-il? + +--De l'affaire Jeanne Péry. + +Il frappa dans ses mains. + +--C'est vrai! s'écria-t-il, je l'avais oublié: vous êtes l'ami de ce +pauvre diable de Thibaut. Quel malheur! Avoir les reins cassés à trente +ans! Il avait des protections, savez-vous? Et M. le conseiller Ferrand +qui va passer président de chambre au 15 août lui porte encore un +véritable intérêt. Mais voyons, cher M. de Roeux comment pourriez-vous +connaître cette affaire-là mieux que moi qui l'ai instruite de fond en +comble! + +--Voulez-vous me faire l'honneur de m'écouter un instant? + +--Deux instants... dix instants... toute une journée, si vous voulez. +Mais pouvez-vous supprimer les ciseaux? et faire que Jeanne Péry ne fût +pas l'héritière du comte Albert de Rochecotte? Répondez! + +--Sans vous prendre au mot tout à fait, répliquai-je, je vous demande au +moins une demi-heure d'attention, mais d'attention sérieuse, sans +commentaires ni interruption. + +J'avais parlé ainsi sans élever la voix, mais de cet accent qui coupe +court aux divagations les plus obstinées. Il croisa ses mains sur ses +genoux, et me regarda avec beaucoup de bienveillance. + +--De tout mon coeur, répondit-il, vous n'allez pas vous fâcher! Je suis +vraiment curieux de voir le roman que vous avez trouvé dans cette +aventure si pleine de palpitant imprévu! + +Je ne me fâchai pas, ou du moins je ne le laissais pas voir. + +Au contraire, je pris la parole d'un air reconnaissant, et je la gardai +juste trente minutes. + +C'était suffisant pour résumer, vis-à-vis d'un homme qui avait étudié la +question, toute la substance de la contre enquête contenue dans mes +notes. + +Je déclare que je parlai clairement à M. Cressonneau--et qu'il me +comprit. + +--J'admire, me dit-il quand j'eus achevé, quel avocat vous auriez fait. +C'est un _épisome_ admirable. Il y avait là de quoi plaider quatre +heures durant sans éternuer ni cracher.... Eh bien, cher Monsieur, je +suis forcé de vous dire que je savais cela tout aussi bien que vous. Le +président des assises, M. Ferrand, connaît personnellement le docteur +ès-crime dont vous parlez, et qui ferait fureur dans un livre comme _Les +Habits Noirs._ Il le regarde comme un déterminé filou. Mais de là à +perdre pied au bord d'une fable aussi invraisemblable, il y a loin, +permettez-moi de vous le dire. Nous tenons les hommes pour ce qu'ils +valent, mais nous prenons les faits pour ce qu'ils sont. Vous m'avez +intéressé, mon cher Monsieur, mais vous ne m'avez pas converti. + +Je rassemblai mes notes. + +Pendant que je me livrais à ce travail, Me Cressonneau poursuivait: + +--Vous n'êtes pas content, c'est clair. J'en suis sincèrement peiné. +Mais si Jeanne Péry était innocente, pourquoi s'est-elle évadée? + +--Tout le monde n'est pas comme vous, M. l'avocat général, répondis-je. +Il y a des gens assez peu éclairés pour croire aux erreurs judiciaires. + +--Bien riposté! mais voyons, maintenant que vous avez les mains pleines +d'éléments nouveaux qui, selon vous, éclairent la question comme si un +rayon de soleil passait au travers, pourquoi Jeanne Péry ne se +présente-t-elle pas pour purger sa contumace? + +--Ignorez-vous donc, Monsieur, demandai-je avec étonnement que Jeanne +Péry a disparu, qu'elle n'est pas libre, et que, selon toute +probabilité, elle est aux mains de ceux qui.... + +Il m'interrompit d'un geste amical. + +--Les hommes d'imagination! fit-il. Cela réussit jusqu'à un certain +point devant le jury, ces choses-là, parce que le jury est composé de +bourgeois qui vont au théâtre. Voyons! nous sommes ici de bonne foi tous +les deux, n'est-ce pas? et dans une situation toute amicale vis-à-vis +l'un de l'autre. Je vous passe le docteur ès-crime, et j'accorderai, si +vous voulez, qu'il a une salle à 150 pieds au-dessous du niveau de la +Seine, où il fait dans Paris des cours de scélératesse au cachet; je +vous passe aussi les ressemblances, je vous passerais presque la folle +transformée en poignard mécanique, quoique on ne s'échappe pas comme +cela à volonté de la Salpêtrière, et quoique les ciseaux, bénis par +l'archevêque primat de Grant, me paraissent pendre à un cheveu gros +comme un câble, mais raisonnons! vous avez des arguments de cette +force-ci. Les preuves, dites-vous, sont trop abondantes et trop bien +disposées: il y a _excès de vraisemblance_.... + +Excès de vraisemblance! mon cher Monsieur, permettez-moi de m'étonner +qu'un homme de votre incontestable valeur puisse tomber dans de pareils +solécismes de logique! Je ne me donne pas pour un très grand +métaphysicien, et je m'occupe assez peu de ces formules surannées à +l'aide desquelles les Allemands et les Écossais, résumés dans ce qu'on +appelle la _philosophie_ du brave M. Cousin, enfilent des pois chiches +qu'ils vendent pour des perles, mais enfin j'ai passé, comme tout le +monde, mon examen de bachelier, je sais qu'une abstraction est une +abstraction, un absolu un absolu. Il peut y avoir plus ou moins de +vraisemblances accumulées autour d'un fait, cela dépend du soin et j'ose +le dire, de l'habileté du juge instructeur, mais jamais il ne peut y +avoir _trop_ de vraisemblance, car, alors, ce ne serait plus _la +vraisemblance._ + +--Je n'ai pas dit autre chose, M. l'avocat général.... + +Mais il m'interrompit parce qu'il tenait à placer sa tirade. + +--Permettez! je vous ai laissé parler. Vous me répondrez si vous voulez. +L'absolu est-il l'absolu? Changeons le substantif: oseriez-vous affirmer +que beaucoup de vérités puissent produire _trop de vérité_? Ce sont, mon +cher Monsieur, de vaines logomachies. Il suffit, pour répondre à cela, +de distinguer entre le singulier et le pluriel: une multitude de biens +c'est peut-être trop de biens, au pluriel, mais ce n'est pas assurément +trop de bien, au singulier, parce que le bien est un absolu.... + +Je vous demande bien pardon d'avoir raison, cher Monsieur, et je suis +sincèrement désolé de n'être pas de votre avis. Croyez-moi, la jeune +école est sérieuse, très sérieuse, sous des apparences, je ne dirai pas +frivoles, mais au moins dépourvues de toute pédanterie scolastique. Nous +savons nos auteurs, en tapinois, et vous trouveriez au fond de notre sac +jusqu'à des croûtons du latin de Cujas. Seulement, nous ne les +mâchonnons point devant le monde, comme faisaient les vieux qui savaient +trop peu pour s'aviser de cacher leur savoir.... + +Je m'étais levé. + +Quand sa phrase fut finie, je saluai. + +Il me reconduisit jusqu'à la porte de l'escalier avec une rare +bienveillance, protestant qu'il se mettait tout entier à mon service et +me demandant s'il n'aurait pas bientôt le plaisir de lire un nouveau +roman de moi. + +Moi, je ne le cache pas, j'aime un peu de gravité chez le juge, un peu +de hâle sur la joue du soldat, comme il me faut un peu de modestie chez +la jeune fille et un peu d'accord dans mon piano. + +Mais je mentirais lâchement à ma conscience si je n'avouais pas que M. +Cressonneau aîné était un joli avocat général et qu'il ne déparait point +la jeune école. + +Ma démarche se trouvait être si carrément inutile que je l'oubliai +presque aussitôt que je fus dans la rue. Je me fis reconduire chez moi +au galop. La nuit était tombée quand j'arrivai rue du Helder. + +Je trouvai Lucien installé dans ma chambre à coucher et occupé à +parcourir les oeuvres de J. B. M. Martroy. + +Mon premier regard le toisa de la tête aux pieds avec inquiétude, car, à +cette heure de crise suprême, j'eusse bien mieux aimé agir seul que +d'avoir près de moi un malade ou un fou. + +Il était rasé de frais, coiffé avec soin, vêtu selon la plus rigoureuse +élégance. On n'eût pas trouvé, le long du boulevard, à l'endroit +propice, entre le café Foy et Tortoni, beaucoup de jeunes messieurs +possédant au même degré que Lucien la tenue du vrai gentleman. + +Il avait beau être un homme de loi d'Yvetot; dès qu'il voulait, Paris +brillait en lui, et je ne pus m'empêcher de comparer cette fière +élégance à la petite _fashion_ de M. Cressonneau aîné. + +Ce qui m'importait davantage encore, l'expression du visage de Lucien +était mâle et tranquille. + +--As-tu tout lu? me demanda-t-il après m'avoir serré la main plutôt +froidement. + +--J'ai tout lu, répondis-je. + +--Ton opinion est-elle formée? + +--Parfaitement, d'autant que tu tiens là un manuscrit qui explique et +complète ton dossier. + +--Oui, fit-il avec distraction, mais je n'aurai pas le temps de le lire. + +Il me tendit tout ouverte la lettre contenue dans la missive que M. +Louaisot m'avait adressée. + +--Prends connaissance de ceci, ajouta-t-il. + +Et il continua sa lecture. + +Ce calme avait de la force. Je fus content. + +La lettre de M Louaisot était ainsi conçue: + +Cher M. Thibaut, + +Ne connaissant pas votre nouvelle adresse, j'ai recours à M. G. de Roeux +pour vous faire tenir cette communication qui, comme vous allez le voir, +a son importance. + +Je vous ai fait beaucoup de mal, mais ce n'est pas ma faute. Je n'avais +rien personnellement contre vous. + +Du reste, vous me l'avez rendu avec usure. Sans le vouloir et même sans +le savoir, vous avez été le bâton qui sans cesse enrayait mes roues. Par +vous peut-être va se trouver ruinée une combinaison admirable qui +m'avait coûté vingt années de travail. + +L'oeuvre de toute ma vie, on peut le dire, et cela au moment où le +succès allait couronner mes efforts. + +Vous comprenez bien que je ne vous aime pas, cher Monsieur. Le +contretemps le plus funeste qui puisse entraver la marche du génie, +c'est d'avoir un imbécile à combattre. Mieux vaudrait toute une armée de +gens d'esprit! + +Donc, je vous déteste, ou plutôt vous m'irritez comme ferait un +maladroit sans parti pris qui ravagerait du coude, sur l'échiquier, les +calculs d'un joueur de première force. + +Et, cependant, je m'adresse à vous, parce que vous êtes la seule +personne au monde qui puisse me venger comme il faut. + +Si, comme je commence à le craindre, j'ai besoin d'être vengé. + +Vous n'allez guère au théâtre. Connaissez-vous _La Tour de Nesle?_ Votre +ami, M. de Roeux pourra vous expliquer ce que c'est que Buridan. + +Buridan avait, comme vous et moi, affaire à une terrible coquine. +Poursuivi par l'idée que cette coquine, qui est une reine, pourra lui +faire tôt ou tard un mauvais parti, Buridan creuse et charge une mine +qui doit faire explosion après sa mort. + +Je suis dans la position de Buridan--ou de Carter, le dompteur, quand il +entre dans la cage de sa lionne. + +J'ai creusé, j'ai chargé ma mine. Je vous enverrai la mèche allumée. Et +tout est arrangé pour que vous soyez forcé de mettre le feu si je meurs. + +À l'instant où j'achève cette lettre j'entame une partie suprême. Nous +sommes au 29 juillet, neuf heures du soir; si demain, 30 juillet, à neuf +heures du soir, je n'ai pas réussi, c'est que je serai mort. + +À cette heure donc, vous recevrez la mèche des mains d'une personne que +vous connaissez bien. Je vous fais mon héritier, et mon héritage, _c'est +votre femme_, qui valait pour moi huit millions. + +À demain, neuf heures. + +Je consultai ma montre, il était neuf heures et cinq minutes. Lucien vit +mon mouvement et me dit: + +--Il faut un quart d'heure pour venir ici de la rue Vivienne. Elle n'est +pas en retard. + +--Qui, elle? + +--Pélagie, qui va m'apporter _la mèche_. + +Il ferma le cahier qu'il était en train de lire et le jeta sur la table. + +--Résume-moi en peu de mots ce qu'il y a là-dedans, dit-il. + +Je fis aussitôt ce qu'il désirait; quand j'eus achevé, il me dit: + +--J'aurais su tout cela que je n'aurais pas agi davantage. J'étais mort. +Ma dernière lueur de vie était en toi. En venant, tu m'as ressuscité. Il +me prit de nouveau la main qu'il serra, cette fois, avec chaleur. + +Quoi que j'eusse pu faire, mon résumé avait pris du temps. La demie de +neuf heures sonna à la pendule. Lucien sembla se recueillir. + +--Si elle ne vient pas, prononça-t-il tout bas, nous allons tenter un +effort par nous-mêmes. + +--Quel effort? + +--Je suis juge, répondit Lucien, dont l'oeil devint sombre, non pas +parce que l'empereur m'avait nommé, mais parce que ma conscience me +crie: Tu es juge! + +--Franc-juge, alors? fis-je en essayant de sourire. Il prononça plus bas +encore: + +--Cette femme a mérité de mourir! Je savais qu'il parlait d'Olympe. + +En ce moment, nous entendîmes dans l'antichambre une voix pleurarde qui +parlementait avec Guzman. Je m'élançai, j'ouvris la porte et la grande +coiffe de Pélagie se montra, encadrant un visage qui, littéralement, +était inondé de larmes. + +--À quoi que ça rime, s'écria-t-elle, avant même d'avoir passé le seuil, +de s'entêter à une idée de même! + +Vouloir épouser quelqu'un de force! N'avait-il pas à la maison tout ce +qu'il lui fallait? Et maintenant le voilà fini, le pauvre monsieur, car +il m'avait bien dit: «Si tu ne reçois pas contrordre avant neuf heures, +c'est qu'elle m'aura fait avaler ma langue, et alors porte la lettre rue +du Helder!» + +Les sanglots secouaient la richesse de sa vaste poitrine. Elle était +sincèrement et profondément affligée. + +--Donnez la lettre, dit Lucien. + +--Je l'avais toujours bien prévenu! gémit-elle. Je lui avais dit: «Ne +poussez pas celle-là à bout, ou bien il vous arrivera du chagrin! Je +l'ai vue sur la place d'Yvetot le jour où on arrêta la mariée. J'ai peur +des pâles! Prenez garde à elle!...» Mais il n'écoutait rien! Il se +croyait si fort! + +--Donnez la lettre, répéta Lucien. + +--La voilà, mon brave Monsieur, et vengez-le bien comme il faut. Moi, je +n'ai même pas la consolation de m'occuper de ça. L'adjudant m'attend en +bas, et il n'est pas patient. Ce n'est pas au moment où j'en perds un +que je vas risquer l'autre, n'est-ce pas? + +Elle remit la lettre, bouchonna ses yeux avec son tablier et sortit en +levant les bras vers le ciel. Dans l'antichambre, j'entendis Guzman qui +lui disait: + +--Ce n'est donc plus le maréchal des logis d'artillerie? + +--J'ai de la mort plein le coeur, répondit Pélagie, et penser qu'il faut +qu'on danse à la barrière! La lettre de M. Louaisot disait: + +«M. Lucien Thibaut, + +Mon métier a été de mentir. J'avais du talent dans cette partie-là. Je +parle de moi au passé, parce que je suis mort. + +Les morts ne mentent plus. Elle m'a tué parce que je voulais sauver +votre femme. + +Votre femme est prisonnière dans les caves de la Grande-Maison, rue du +Rocher, n°9. Elle n'y est pas seule. Fanchette était pour Mme la +marquise aussi dangereuse que Jeanne elle-même, car si la justice avait +mis la main sur Fanchette, la condamnation de Jeanne tombait. + +En cela, et pour la seconde fois, la justice se serait encore trompée, +mais qu'importe, une fois de plus ou de moins. + +En tenant Jeanne et Fanchette captives, nous rendions définitive la +condamnation de la première, nous devenions héritiers, le bonhomme--le +Dernier Vivant--s'éteignait doucement et tout était dit. Mais ça ne +suffisait pas. Olympe a dit: «Il n'y a que les morts qui ne gênent +jamais...» + +Vengez-moi. Pour récompense, je vous rends votre femme. + +Voici mes instructions pour arriver jusqu'à elle. + +Prenez des hommes de police, si vous voulez, ce sera plus sûr. +Munissez-vous de lanternes, car la route souterraine est longue. + +Il ne s'agit pas d'entrer par la rue du Rocher et la maison du vieux: +vous trouveriez là de bons obstacles, c'est moi qui les ai disposés. + +Arrivez par la rue de Laborde, prenez le terrain où l'on bâtit: +l'ancienne plaine Bochet: entrez dans le jardin de la Grande-Maison, il +n'a plus de clôture. + +À la droite du dernier acacia qui reste debout et à trente pas environ +des ruines de la Grande-Maison, vous trouverez un pavillon dont il ne +reste plus que les quatre murs. + +Entrez, dérangez la paille qui est à gauche de la porte, vous verrez +dessous une trappe et vous la lèverez par son anneau. + +Sous la trappe, il y a un escalier, vous allumerez vos lanternes et vous +descendrez. + +Marchez alors droit devant vous. + +Au bout de quarante pas, tournez à gauche.--puis faites douze pas et +tournez à gauche encore. + +Vous serez alors dans un cellier très vaste où vous verrez des +foudres,--une vingtaine--qui s'alignent contre le mur. + +Le dernier foudre, en allant toujours sur votre gauche, masque une porte +voûtée dont la clé est pendue à un clou à l'intérieur du tonneau, +immédiatement au-dessous de la bonde. + +Ah! elle se croit bien gardée aussi de ce côté! + +Vous ouvrez la porte, et vous êtes arrivé, car devant vous s'étend un +couloir, large comme une route charretière, qui vous conduit tout droit +à la cachette. + +Seulement, le couloir est long, cinq cents pas au moins; je n'ai pas le +temps de vous dire à quoi tout cela servait dans le temps. Allez, sauvez +votre femme--et vengez-moi.» + +Lucien avait lu cette étrange missive à haute voix. + +--Est-ce que tu crois à cela? demandai-je. + +--Viens, fit-il au lieu de répondre. + +Il prit son chapeau. + +--Le piège tendu par ce misérable est grossier, dis-je encore. Prends +garde! + +--Viens, répéta Lucien. Ce misérable ment, mais il n'y a pas de piège. +Il est mort, Olympe vit, et je suis juge. Viens. + +À mon tour, je pris mon chapeau. + +J'avais l'idée qu'en le suivant je pourrais empêcher un malheur. + +En passant, il demanda à Guzman des allumettes et un paquet de bougies. + +--Ne prendras-tu pas au moins des hommes de police? demandai-je. Il me +répondit: + +--Non; j'aurai mieux que cela. + +Nous montâmes en voiture devant le café anglais. Il donna au cocher une +adresse que je connaissais: celle de M. le conseiller Ferrand. + +Je voulus lui parler en route, mais il ne me répondit pas. + +Quand la voiture s'arrêta il me dit: + +--Reste à m'attendre, je ne serai pas longtemps. + +Je lui demandai ce qu'il allait faire. Je n'eus point de réponse encore. + +Il passa la porte cochère. + +Mon rôle me pesait terriblement. Il me semblait que dans cette barque où +j'étais, la responsabilité tout entière était sur moi qui ne tenais +pourtant pas le gouvernail. + +Dès le premier pas que je fis sur le trottoir, je vis venir à moi une +femme pauvrement habillée qui boitait en marchant et qui tenait son +mouchoir sur sa bouche. + +Elle m'accosta tout essoufflée et fut quelque temps avant de pouvoir +parler. + +--Vous êtes M. de Roeux, me dit-elle enfin, je vous suis en courant +depuis la rue de Helder. Je n'ai pas perdu de vue le fiacre. Ah! si vous +saviez le malheur! Je vis alors seulement que ses yeux étaient tout +sanglants de larmes. + +Je ne comprenais pas encore pourtant. Elle reprit: + +--Il est mort, Monsieur! Ils me l'ont tué! C'est la folle! La +Couronne.... + +--Martroy! m'écriai-je. + +Stéphanie, la pauvre créature, chancela et je la soutins dans mes bras. + +--Sa dernière pensée a été pour son bienfaiteur, comme il vous appelait, +dit-elle, il m'a dit: «Porte-lui ma lettre, je ne lui écrirai plus...» +et pourtant, il a pu mettre encore un petit mot au bas avant de mourir. +Voici la lettre... et je retourne là-bas, Monsieur, car mon vieux maître +n'est pas un bon malade. + +Elle me quitta en effet, courant par cahots et s'épongeant les yeux. + +Je m'approchai d'un magasin, et je lus la lettre de Martroy à la lueur +du gaz. + +Elle commençait gaillardement; il ne se doutait pas de son sort. + + + + +Dernière lettre de Martroy + + +Cher bienfaiteur, + +Voilà: je vous ai fourni dans ma dernière de faux renseignements sur la +Grande-Maison, dont je viens à l'instant d'apprendre l'histoire par ma +Stéphanie, qui est un trésor. Elle vous a une oreille, vous allez voir +tout à l'heure. + +La Grande-Maison n'est ni un ancien couvent, ni un ancien château, ni un +ancien hôtel, c'est tout bonnement un ex-entrepôt de contrebande, monté +sur un pied tout à fait monumental. + +C'est là qu'on a dû faire tort à la Douane! + +Non seulement, les caves sont immenses, comme je vous l'ai dit, mais il +y a un chemin voûté, assez large pour donner passage à des charrettes +attelées, et qui reliait le magasin principal à un second entrepôt, +situé hors de la barrière. + +Cet entrepôt occupait tous les derrières d'une des plus considérables +maisons de la rue de Levis. + +Tout cela était devenu inutile depuis qu'on a reculé le mur d'octroi +jusqu'aux fortifications. Comme la bouche du souterrain se trouve +maintenant à plus d'un quart de lieue de l'enceinte, l'administration ne +s'est même pas souciée de le combler. + +Hein? ce Paris! Et comme le vieux fournisseur qui a tant volé l'État est +bien là dans ce logis de voleurs! + +Il fallait que le métier fût bon pour payer les frais d'une pareille +installation. Ce qu'il a dû passer d'alcool dans ce monstrueux siphon +est incalculable. Et pendant ce temps, les hommes verts, institués pour +empêcher un pauvre diable comme moi de faire entrer plus d'une chopine +de vin bleu, veillaient! + +Là-bas, quand nous étions auprès de Dieppe, j'ai connu un brave douanier +qui racontait toujours l'histoire d'une caisse de porcelaine de Jersey +qui fut prise par ses soins en 1820. Je lui demandai une fois pourquoi +il radotait sans cesse la même anecdote, il me répondit: + +--En quarante ans de service je n'ai jamais vu faire une autre prise! + +La douane fait pourtant vivre un état-major bien dodu. On dit qu'elle +est utile à la manière de ces matous paresseux qui ne prennent pas de +souris, mais qui les éloignent par leur seule odeur. + +Je suis tout gai aujourd'hui et je bavarde. Tous mes sinistres +pressentiments d'hier sont partis. J'irai voir ce souterrain de +contrebande, large comme une voie romaine qui laissait passer des +foudres de vingt barriques sous la barrière où les préposés, brandissant +la sonde municipale, arrêtaient vaillamment les demi litres. + +Mais revenons à nos affaires. Le vieux est malade. Il lui est arrivé un +accident. Depuis que la guerre entre l'Autriche et la Prusse est +déclarée et qu'on parle de la possibilité d'une conflagration générale +en Europe, le vieux a la fièvre. Il rêve fournitures. + +Hier soir, il s'est échappé pour aller faire débauche ou plutôt pourvoir +à fonder quelque bonne affaire de pillage administratif. Son cercle est +de l'autre côté du boulevard extérieur, dans un cabaret plus que borgne +où se réunissent les raccommodeurs de souliers ambulants. + +Ce sont, vous le savez, de forts gaillards qui parcourent les bas +quartiers et la banlieue la hotte sur le dos et ne ressemblent pas du +tout aux savetiers en guérite. + +Avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes, le Dernier Vivant ne +faisait point tache dans cette assemblée sans prétention. Il y était +connu. On l'appelait Papa-Turco. + +Hier soir donc, ayant bu un gloria de deux sous, sa tête s'est montée. +Il a rassemblé autour de lui les savetiers ambulants et leur a proposé +une association pour fournir à toute l'armée française d'excellents +souliers sur lesquels l'entreprise gagnerait cinq cents pour cent. Il ne +s'agissait que de centraliser les cuirs des bêtes crevées pour +l'empeigne, et les fonds de boutique de certains journaux, également +morts de maladie, pour la semelle. + +Les bonnes gens ont d'abord trouvé cela très drôle, on a beaucoup ri, +mais le vieux s'est fâché tout rouge en jurant qu'il ne plaisantait pas: +à l'appui de quoi il a eu l'imprudence de raconter quelques-uns des bons +tours joués par l'association des cinq fournisseurs normands à +l'administration de la guerre, sous le Premier Empire. + +Bref, on l'a reconnu pour le vieux damné de la plaine Bochet. Il a été +porté en triomphe et roué de coups. Ça pourrait bien être sa fin. + +Et à ce propos, il y a eu une grande scène entre Louaisot et la marquise +Olympe. Ce sera la partie importante de ma lettre. Stéphanie n'a pas +tout entendu, mais ce qu'elle a surpris vaut bien la peine de vous être +rapporté. + +M. Louaisot et Mme la marquise étaient dans la chambre à coucher de +cette dernière. + +On avait parlé d'abord du petit jeune homme, Lucien, de Chambray, +l'enfant dont M. Louaisot se sert depuis si longtemps comme d'un mors +qu'il a introduit de force dans la bouche de la malheureuse mère. + +Car elle a péché, c'est vrai, mais on peut dire que celle-là fait son +purgatoire sur la Terre! + +Stéphanie n'a commencé à entendre qu'au moment où la colère a élevé les +voix. + +--.... Vous m'appartenez! disait Louaisot. J'ai dépensé ma jeunesse +entière et une partie de mon âge mûr à vous acheter. Vous serez ma femme +ou vous serez une mère sans enfant. + +--Je sais que vous êtes capable d'assassiner votre propre fils, a +répondu Olympe, mais vous ne le ferez pas, car il vous sert de garrot +pour me serrer la gorge. + +--Madame, a reprit Louaisot, l'heure vient où serrer ne suffit plus. +Pensez-vous que je veuille attendre le bien-être jusqu'à ma soixantième +année? Je crois avoir temporisé suffisamment; je veux agir. + +La voix d'Olympe, nette et froide, a prononcé ces mots: + +--Jamais je ne serai votre femme. + +Après cette réponse, il y a eu un silence, puis Louaisot a repris: + +--C'est donc la guerre déclarée! Vous serez brisée, je vous en préviens. +Je le regrette. Je vous aurais rendue heureuse. Vous êtes +merveilleusement belle. Jeanne morte, il est impossible que M. Lucien +Thibaut ne revienne pas à vous. C'est une affaire de temps. + +La marquise a dit: + +--Vous me faites horreur. + +--Les moeurs modernes, continua Louaisot, admettent de plus en plus ce +genre de compromis. Je ne vous gênerais pas, j'ai mes habitudes. Vous +seriez entre l'ami de votre enfance et votre fils, à qui, d'avance, j'ai +donné son nom.... + +--Vous me faites horreur! répéta la marquise Olympe. + +--Moi, vous me faites pitié! s'écria Louaisot, se fâchant de nouveau. +D'où sortons-nous donc, s'il vous plaît, ma pupille, pour afficher de +semblables pruderies? Je croyais que nous avions été élevée à une +école... oh! vous avez beau me foudroyer du regard, la patience a des +bornes, et l'excellent M. Barnod savait à quoi s'en tenir sur les dames +d'apparence sévère.... + +...Vous avez rompu la glace vous-même. Adieu va! Parlons en français: si +je suis, comme vous me faites l'honneur de me le dire, le dernier degré +de l'infamie, vous êtes, vous, le crime sans courage et la damnation +sans grandeur. Au moins, moi, je me tiens droit, je marche droit, rien +ne m'arrête. Vous, votre coeur et votre main tremblent toujours. + +Vous avez fait subir à Jeanne Péry un supplice monstrueux, et vous +hésitez quand il s'agit de terminer son martyre avec sa vie.... + +...Du danger? aucun. Elle est censée en fuite. Rien de plus aisé que de +supprimer les personnes qui se cachent. On ne fait que continuer de les +cacher dans la terre.... + +Stéphanie n'entendit pas ce que répondait la marquise. Stéphanie a +pourtant l'oreille fine. + +Mais Olympe dut parler, car Louaisot répliqua: + +--Vos soeurs! Ah! vous les appelez vos soeurs! Osez-vous bien employer +des mots pareils! Alors, donnez tout de suite le nom de famille à ce +bouquet de fleurs cultivées dans le jardin de l'adultère!... Je vous +l'ai dit, Olympe, et je vous le répète; vous m'appartenez, non pas +seulement parce que je vous ai conquise, mais encore, mais surtout parce +que vous êtes à mon niveau par vos actes et au-dessous de moi par votre +origine. Ma mère était une honnête femme.... + +Ici, il y eut un silence. + +Le dernier mot entendu fut celui-ci, prononcé par Olympe: + +--Pourtant de sang répandu, vous n'aurez rien de l'héritage, car je +n'aurai pas l'héritage. Est-ce que les morts héritent? _Vous ne pouvez +pas m'empêcher de me tuer...._ Ainsi, le patron est au bout de son +rouleau. Je le connais: il doit voir rouge à travers le feu d'artifice +de ses lunettes. + +La menace est une bonne chose, mais quand elle fait long feu, tout rate. +J'aurais cru que la pensée de son fils aurait dompté la marquise. Du +moment qu'elle ne cède pas, il faut que Louaisot frappe ou qu'il donne +sa démission. Il ne donnera pas sa démission, donc il frappera. Il y a +dans l'air que je respire ici une odeur de sang. + +Je pars à l'instant même pour rôder autour de cette tragédie. Je veux +voir ce curieux monument de l'industrie française: les caves de la +Grande-Maison. Rien ne m'ôterait de l'idée que _l'outil_ du +patron,--Laura Cantù--est embusquée là-dedans quelque part.... + +_Note de Geoffroy_.--Il y avait au-dessous de cette dernière ligne une +vingtaine de mots, tracés d'une main défaillante: + +«Je me meurs. La folle m'a tué... _l'outil_! Hâtez-vous, elle en tuera +d'autres. Ayez pitié de ma femme et de mon petit.» + +Comme j'achevais, tout frissonnant, cette lecture, la porte cochère de +la maison voisine s'ouvrit. + +M. Ferrand sortit le premier, le visage couvert d'une mortelle pâleur. + +Lucien, qui le suivait, le fit monter dans la voiture et m'appela. + +Je suis obligé de dire ici, pour laisser de l'ordre dans les événements, +ce qui s'était passé chez le conseiller. + +M. Ferrand lui-même me fit ce récit à quelques jours de là. + + + + +Récit du conseiller Ferrand + + +Il y a bien longtemps que ma santé est profondément altérée. La +souffrance morale a réagi sur moi physiquement. Je me sens fatigué. Je +suis un vieillard. + +Je venais de me mettre au lit, quoiqu'il ne fût pas plus de neuf heures +du soir. Mon domestique m'annonça M. Lucien Thibaut. Je fis entrer tout +de suite. J'ai beaucoup aimé Lucien, que je traitais autrefois en élève. +Mon attachement pour lui avait encore un autre motif. Son malheur et sa +maladie m'avaient causé une très sincère affliction. + +Lucien entra et vint jusqu'à mon lit sans me saluer ni me demander des +nouvelles de ma santé. + +Il n'y avait rien en lui pourtant qui indiquât la volonté de me traiter +avec violence. + +Seulement, son regard était sombre et ses traits contractés. + +--M. Ferrand, me dit-il presque à voix basse, vous êtes un honnête +homme, je le sais maintenant, et je regrette de vous avoir calomnié dans +ma pensée, mais vous allez, je vous prie, vous lèvera l'instant même et +me suivre, car vous avez condamné une innocente, et il faut que la +lumière se fasse en vous, je le veux. + +Je fus blessé de ce dernier mot. + +--M. Thibaut, répondis-je, vous voyez que je suis souffrant. Vous avez +vos convictions, que je respecte, j'ai droit d'exiger que vous +respectiez les miennes.... + +Il m'interrompit disant: + +--Je n'ai pas le temps de discuter, levez-vous et partons. + +--Mais, Monsieur, répliquai-je, je ne permets pas qu'on me parle comme +vous le faites. + +--Vous refusez? + +--Je refuse. + +--Vous me regardez comme un fou? + +--Vous agissez comme un fou. + +Il fit un pas en arrière. + +--M. Ferrand, me dit-il, et son accent était glacial, je ne suis pas +fou, je vous l'affirme. Je vous affirme également que si vous ne me +suivez pas, je vais vous tuer. + +Ses yeux étaient baissés. Son visage devenait blême. Moi aussi, je me +sentais pâlir. + +Les gens qui parlent ainsi ont, d'ordinaire, à la main, un pistolet, un +couteau, une arme. Il avait, lui, les mains vides; des mains blanches et +fines comme celles d'une femme. Je crois que je suis brave. Je n'aurais +pas peur d'une arme. Ces mains vides et frémissantes menaçaient +autrement qu'une arme. Et le regard de M. Thibaut me donna une sensation +de frayeur. Il faudrait dire de terreur, car je me sentis trembler sous +mes couvertures. Cependant, j'eus honte de céder. + +--Est-ce donc ainsi que vous deviez finir, Lucien! m'écriai-je. + +--Je ne finis pas, me répondit-il, je commence. + +--Vous! un assassin! + +--Un juge! je suis juge. + +Il fit un pas vers moi, la tête haute, le regard noir et froid. + +--Et je suis investi en outre, ajouta-t-il, de la mission la plus grande +qui puisse sacrer le caractère d'un homme: je suis le défenseur de ma +femme. Sa voix, sans s'élever, avait pris une emphase extraordinaire. + +Dans sa bouche, ces mots: _le défenseur de ma femme_ étaient grands +comme les quelques paroles sublimes de la poésie ou de l'histoire qui +ont traversé les siècles. + +Mon coeur battait. Ce n'était déjà plus de frayeur. + +J'ai aussi un amour en moi, un grand amour, n'est pas de la même nature; +mais tous les amours comprennent. + +Et pourtant, je résistais encore, car précisément la voix de cet amour +me criait de ne pas aller là où Lucien voulait m'entraîner. + +--Je vais appeler, dis-je. N'approchez pas davantage.... + +--Que votre sang retombe sur votre tête! murmura-t-il en faisant un pas +de plus. + +--Mais avec quoi me tuerez-vous, insensé! m'écriai-je, prêt à me +défendre. + +--Je ne sais pas... avec moi! + +En même temps qu'il prononçait ce mot étrange dont l'accent faisait une +menace véritablement mortelle, il me toucha le bras. + +Ce fut si faible qu'on eût dit l'étreinte d'un enfant. Mais ce fut +terrible. + +Écoutez: terrible! je sentis que la vie défaillait dans ma poitrine. + +Ma tête se renversa sur mon oreiller et malgré moi ces paroles passèrent +entre mes lèvres: + +--Si elle est innocente, qui donc est coupable? + +Lucien prit cela pour une acceptation. Il lâcha mon bras et serra +doucement ma main. + +--Courage, me dit-il, M. Ferrand. Vous allez beaucoup souffrir. Je lui +rendis son étreinte et je sortis de mon lit. + +Il m'aida à m'habiller. + +--Où allons-nous? lui demandai-je. + +--Rue du Rocher. Je répétai: + +--Rue du Rocher? + +--Oui, dans la maison où habite maintenant Mme la marquise de +Chambray. Je passai la main sur mon front. Il ajouta: + +--C'est le devoir. Et je répétai: + +--Peut-être que c'est le devoir. + +--Marchez devant, me dit-il au moment où nous sortions, et souvenez-vous +que je ne m'appartiens pas. Je défends ma femme. Si vous tentez de vous +soustraire à votre tâche, vous êtes mort! + + + + +Récit de Geoffroy + + +Ce fut à la suite de cette scène que M. Ferrand et Lucien me +rejoignirent. Ils montèrent dans le fiacre. + +M. le conseiller Ferrand était seul, au fond du fiacre, affaissé dans +une encoignure. Lucien s'était assis auprès de moi sur le devant. + +Je lui communiquai à voix basse et sommairement le contenu de la lettre +de Martroy. + +--Tout cela, me dit-il, je le savais. Je suis ressuscité. Nous gardâmes +ensuite le silence. + +Pendant tout le trajet, M. Ferrand ne prononça pas une parole. + +Quand nous passâmes devant la gare Saint-Lazare, le cadran marquait dix +heures. + +Au lieu de monter la rue du Rocher, nous tournâmes à gauche et notre +fiacre s'arrêta au coin de la place Laborde. + +Là, sous un réverbère, nous relûmes les instructions de M. Louaisot et +nous nous engageâmes dans la ruelle qui conduisait encore au nouveau +quartier qu'on était en train de construire sur l'ancien emplacement de +la place Bochet. + +La nuit était noire. Nous eûmes quelque peine à trouver notre chemin +parmi les tas de sable, les trous à mortier et les moellons, mais enfin, +nous franchîmes ce qui avait été le mur du grand jardin et nous +découvrîmes aisément les quatre pans de maçonnerie toute nue, restes du +pavillon. + +C'était à une trentaine de pas à peine de la maison neuve, bâtie par le +Dernier Vivant. À cinquante autres pas, sur la gauche, c'est-à-dire en +allant vers Monceaux-Batignolles, on voyait un amas de décombres, qui +étaient les ruines de la Grande-Maison. + +Le tas de paille fut dérangé; nous ouvrîmes la trappe qui recouvrait +l'escalier. + +Chacun de nous alluma une bougie et nous descendîmes. + +L'itinéraire tracé par M. Louaisot était bon. En le suivant exactement +nous arrivâmes d'abord au cellier, grand comme une place de village, qui +contenait encore les gigantesques tonneaux--puis à l'artère principale +de cette ville souterraine: le chemin charretier conduisant jadis de +l'entrepôt Bochet à l'entrepôt de la rue de Levis, situé alors _extra +muros._ + +Pendant que nous étions dans le passage allant du cellier au grand +chemin souterrain, il nous sembla entendre un bruit soudain et violent, +suivi de cris qui se mêlaient répercutés par les voûtes. + +Nous pressâmes le pas, mais en arrivant au bout du couloir, nous +écoutâmes en vain. + +Le bruit avait cessé. + +L'énorme galerie dont la voûte humide et sombre pendait maintenant sur +nos têtes s'emplissait d'un morne silence. + +Nous nous étions arrêtés pour prêter l'oreille et pour regarder. Dès que +nous marchions, en effet, quoique le sol fût très doux, le bruit de nos +pas faisait tapage. + +D'abord nous ne vîmes rien, j'entends Lucien et moi, car M. Ferrand +semblait littéralement anéanti. Il ne regardait même pas. + +Puis, tout à coup, au moment où nous allions reprendre notre marche, une +voix d'homme parla. + +C'était à la fois lointain et tout proche. La voix venait à nous +nettement comme dans un tuyau acoustique. + +Elle était faible pourtant, mais si altérée qu'elle fût, je reconnus +parfaitement la basse taille de M. Louaisot. Elle disait: + +--Voilà! J'ai mon compte. L'outil était trop bon! Il n'y a pas eu faute: +qui diable aurait pu croire qu'une mère sacrifiât son enfant? J'ai bien +joué mon jeu, mais j'ai perdu. Bonsoir, les voisins!--Mais je suis vengé +déjà une fois, ma pupille, vous n'avez plus de fils!--et je serai vengé +deux fois, voici l'autre Lucien qui arrive: regardez là-bas! + +Ces derniers mots nous parvinrent comme un chuchotement qu'on eût +murmuré à notre oreille. + +--Là-bas, c'est ici, me dit Lucien. Ils nous voient. + +--Pas lui, répondis-je, car il est mort. + +Une voix de femme s'éleva dans le silence: + +--_Laura_, disait-elle, _je t'ai trompée ce n'est pas cet homme-là qui a +tué le petit enfant._ + +M. Ferrand laissa tomber sa bougie et s'affaissa sur moi. + +--Mon Dieu! dit-il, ayez pitié de moi! Éloignez de moi cet horrible +rêve! + +La voix qui avait parlé était celle de la marquise Olympe. Nous la +connaissions bien tous les trois. + +Une sorte de rauquement lui répondit dans la nuit. + +Puis une autre voix, haletante, celle-là, et brisée, demanda: + +--Qui donc a tué l'enfant? qui donc? La voix d'Olympe répondit: + +--_C'est moi_! Et tout aussitôt un grand cri de rage courut en s'enflant +sous les voûtes. + +Puis un gémissement d'agonie.... + +--Olympe! mon Olympe! gémit M. Ferrand d'un accent déchirant. Ce fut +tout. Il resta inanimé entre mes bras. + +L'instant d'après quelque chose de rapide comme le vol d'une flèche +passa au milieu de nous. C'était Laura qui brandissait au-dessus de sa +tête un gros bouquet de fleurs.... + +Nous entendîmes alors le bruit de quelqu'un qui se traînait sur le +sable. On reconnaissait le frôlement de la soie. Je ne puis dire à quel +point tous ces bruits étaient distincts. + +--Elle n'est pas morte! balbutia M. Ferrand qui se redressa et se mit en +marche le premier, plus chancelant qu'un homme ivre. Lucien et moi nous +le soutenions de chaque côté. + +Quand nous le suivîmes on n'entendait plus rien. + +Nous marchâmes pendant deux longues minutes au moins, et à mesure que +nous avancions, nous pressions le pas. + +Nous arrivâmes ainsi à un carrefour où se croisaient deux routes: la +nôtre et une beaucoup plus étroite. + +À l'angle de cette dernière, à droite, c'est-à-dire en tournant vers la +rue du Rocher, il y avait des débris de fleurs et de feuillage, sur +lesquels un homme était étendu tout de son long sur le dos. Il portait +un paletot noisette, et ses lunettes nous renvoyèrent dans l'ombre la +flamme de nos bougies. + +Nous nous approchâmes. C'était M. Louaisot, dont les souliers se +dressaient à pic, sortant de son pantalon noir, moucheté de boue. + +Il tenait à la main un long couteau tout neuf dont il n'avait pas eu le +temps de se servir, car la lame était brillante et intacte. + +Sa tête portait de côté. Il y avait à son cou les marques d'une pression +si terrible qu'on aurait dit les traces laissées par les griffes d'un +tigre. + +Il était mort par la désarticulation de la colonne vertébrale. + +Derrière lui, dans une cavité de la paroi, on voyait un véritable +fouillis de fleurs, deux couronnes tressées et une autre qui était à +moitié. + +Lucien mit sa bougie sous le menton du mort et dit à M. Ferrand: + +--Avant d'être poignardé, Albert de Rochecotte avait été étranglé. +Voyez-vous clair? + +M. Ferrand ne répondit que par un gémissement. + +En cet instant où toutes nos bougies étaient dans le chemin de droite, +le hasard me fit jeter un regard dans le lointain de la galerie +principale et j'y crus apercevoir une lueur. Je la signalai aussitôt. + +Nous éteignîmes nos bougies pour mieux voir. + +La lueur existait réellement et semblait sortir d'une seconde percée, +ouverte sur la droite aussi, à une cinquantaine de mètres plus loin. + +--Portez-moi jusque-là! s'écria M. Ferrand. Elle est là! + +Je le soutins de mon mieux. Lucien s'était déjà élancé en avant. Nous le +vîmes entrer dans le champ lumineux et disparaître au coude de la route. + +Quelques secondes plus tard, nous entrions dans la lueur et un spectacle +étrange frappait nos regards. + +La seconde voie transversale, parallèle à la première où nous avions +trouvé le corps de M. Louaisot, aboutissait presque immédiatement à une +salle de forme ronde où régnait, dans toute son étendue, un double +cercle de mangeoires et de râteliers. C'avait dû être la grande écurie +des fraudeurs. + +Çà et là pendaient encore aux parois des harnais moisis. + +Au centre se trouvait une sorte de tabernacle, ouvert de notre côté, et +formé de rideaux de soie. Dans cette tente, éclairée par une grande +lampe de salon à globe de verre dépoli, il y avait deux pauvres petites +couchettes en fer, quelques fauteuils de velours brodé d'une rare +élégance et un canapé dont la couverture en tapisserie des Gobelins +éclatait des plus riches couleurs. + +Sur le canapé, deux jeunes femmes, qui semblaient être deux épreuves +tirées de la même beauté, entouraient de leurs bras une troisième femme +prosternée et comme affaissée à leurs pieds. + +Sur le guéridon en laque de Chine, qui supportait la lampe, il y avait +des ouvrages d'aiguille. + +À l'instant où nous tournions, M. Ferrand et moi, l'angle de la galerie, +une des jeunes femmes du canapé se levait en poussant un cri et se +pendait au cou de Lucien, foudroyé par la joie. + +M. Ferrand me quitta et prit un élan suprême qui le porta jusqu'au +centre de la tente, où il tomba brisé, portant à ses lèvres, de ses deux +pauvres mains qui tremblaient, le vêtement de la femme prosternée. + +Celle-ci ne prit même pas garde à lui. + +Elle releva la tête pour regarder Lucien, rien que Lucien, et je +reconnus l'admirable beauté de la marquise Olympe de Chambray. + +Lucien détourna d'elle son regard. + +La marquise Olympe pencha sa tête de nouveau, et je vis une larme au +bord de sa paupière. + +Dire à quel point elle était belle est au-dessus de mon pouvoir. Cette +larme la transfigurait à mes yeux. Mon coeur s'élançait avec une +inexprimable passion vers cette mourante que j'aurais voulu ressusciter +au prix du bonheur de ma vie. + +Elle portait au cou les mêmes traces que Louaisot. + +Les mêmes traces qu'Albert de Rochecotte. + +--Lucien, murmura-t-elle, d'une voix qui allait déjà s'éteignant, j'ai +été bien malheureuse... et bien coupable.... Mais demandez-lui... +demandez-leur!... + +Elle montrait les deux jeunes femmes qui se ressemblaient. + +Jeanne s'était arrachée déjà aux embrassements de son mari. Elle +pressait les deux mains d'Olympe sur son coeur. + +Toutes trois, elles formaient un groupe exquis dans sa mortelle +tristesse. + +Ensemble, Jeanne et Fanchette disaient: + +--Ma soeur, ma soeur chérie, tu nous as défendues, tu nous as protégées, +nous ne vivons que par toi! + +--Lucien, reprit Olympe, en remerciant Jeanne du regard, j'avais un +fils, je l'ai donné pour elle, c'est-à-dire pour vous! + +Les jarrets de Lucien fléchirent, il entra dans le groupe en +s'agenouillant. + +Je restais seul debout, et j'étais peut-être le plus bas prosterné au +fond de mon coeur. + +--Lucien, dit-elle encore, voulez-vous me pardonner? + +Il se pencha et mit un baiser sur son front. + +La marquise Olympe mourut sous le contact de cette lèvre qui jamais +n'avait touché la sienne, et la mort la fit plus divinement belle.... +Personne ne prenait garde à M. Ferrand qui gisait inanimé, la tête dans +les plis de la robe d'Olympe. + + + + +Récit de Fanchette + + +_Nota_.--Ceux qui ont compris la scène _invisible_ de la mort de +Louaisot peuvent passer les pages suivantes. + +J'ai cru devoir au lecteur l'explication complète de ce mystère, telle +qu'elle nous fut donnée par l'une des habitantes de la grande écurie des +fraudeurs, transformée en prison-salon. + +C'est Fanchette qui parle. + +Je n'étais pour rien assurément dans l'affreuse mort d'Albert de +Rochecotte qui m'aurait très certainement épousée, et dont je possède +une promesse écrite en tels termes qu'il n'aurait pu y mentir sans se +déshonorer. + +Or, Albert était la loyauté même. + +Mais tout en n'ayant point contribué à la catastrophe qui termina sa +vie, je ne pouvais manquer de comprendre que Jeanne Péry, ma soeur--je +ne la connaissais pas encore, mais je l'aimais déjà--était accusée en +mon lieu et place. + +J'étais innocente, c'est vrai, mais c'était moi que la justice croyait +tenir en fermant sur Jeanne les verrous d'une prison. + +J'aurais dû me livrer peut-être. J'en eus le désir plus d'une fois, car +le récit de l'arrestation de Jeanne au seuil de l'église, où le prêtre +l'attendait pour bénir son bonheur, m'avait navrée,--mais j'écoutais +alors les conseils d'un homme dont la profonde perversité m'était encore +inconnue. + +M. Louaisot me disait: «Vous vous perdrez sans la sauver», et je le +croyais,--peut-être parce que mon intérêt égoïste était de le croire. + +Il faut songera la jeunesse que j'ai eue. Jamais je n'ai connu ma mère. +Elle m'avait assuré une petite fortune que mon père m'a dérobée. Je tais +les enseignements plus que frivoles qu'il essaya de m'inculquer au temps +où j'étais une petite marchande de plaisirs. Il trouvait cette position +excellente comme point de départ. J'étais, me disait-il, mieux placée +que Fanchon-la-Vielleuse ou que la célèbre marchande de violettes qui +eût épousé, si elle l'eût voulu, le prince de Courtenay, cousin des rois +de France. + +Mais laissons cela. L'idée de l'évasion de Jeanne me fut suggérée par M. +Louaisot. Je l'accueillis avec passion, comme un moyen d'apaiser mes +remords, et j'en fis bientôt l'unique affaire de ma vie. Je ne pourrais, +sans compromettre des personnes qui vivent de leur emploi, détailler le +plan de cette évasion, mais je dois dire que M. le conseiller Ferrand, +dont je reçus l'accueil le plus bienveillant à la recommandation de +Mme la marquise de Chambray, ne fit rien, absolument rien qui sortit +des bornes strictes de son devoir. + +En ce temps je ne connaissais pas plus Mme la marquise de Chambray +que Jeanne Péry elle-même. + +La lettre par laquelle Mme la marquise m'introduisait auprès du +président de la cour d'assises me fut donnée par M. Louaisot. + +L'évasion réussit, et cela fut regardé comme un miracle par tous ceux +qui connaissent l'organisation de la Conciergerie;--mais elle ne réussit +pas au profit de cet excellent et cher jeune homme, M. Lucien Thibaut +qui attendait sa femme dans une voiture au coin du quai de l'Horloge. + +J'avais été jouée par M. Louaisot, et,--je l'ai cru longtemps,--par +Mme de Chambray elle-même. + +Ils avaient peur du résultat final de ce procès où la vérité pouvait +jaillir du nuage même dans lequel on l'avait si savamment enveloppée. + +J'ai à peine besoin de dire que j'ignorais complètement la part prise +par Louaisot à l'assassinat de mon pauvre Albert. + +Je n'avais rien vu dans cette nuit funeste, qui restait en moi comme le +souvenir d'un épouvantable rêve. + +Quant à cette autre nuit où Jeanne, que je venais d'arracher à ses +geôliers, me fut enlevée sur le quai de l'Horloge, je fus plusieurs mois +avant d'en comprendre le mystère. + +Je savais une seule chose, c'est que j'avais été jouée par M. Louaisot, +et ce fut à M. Louaisot que je m'en pris. + +Mais M. Louaisot était plus fort que moi. On dit qu'un homme, luttant de +ruse avec une femme, est toujours sûr d'être vaincu. Cela peut être vrai +pour les autres hommes; M. Louaisot faisait exception à la règle. + +Et pourtant c'est une ruse de femme qui l'a jeté mort sur la terre +humide d'une cave, au moment où il allait moissonner son champ, +engraissé par tant de crimes! + +Le grand moyen employé vis-à-vis de moi par M. Louaisot était celui-ci: +la marquise de Chambray, disait-il, avait tout fait; il n'était que son +instrument ou plutôt son esclave. + +Jeanne Péry était aux mains de la marquise et probablement hors de +France. + +La marquise avait un double intérêt à la faire disparaître. + +Toute démarche qui inquiéterait la marquise aurait pour résultat de +précipiter la catastrophe. + +Car chez nous, en plein XIXe siècle, il y a des cas où la loi est +aussi impuissante à vous protéger que si vous voyagiez dans les steppes +de la Tartarie. On a beau se gendarmer contre cela: je mets n'importe +qui, fût-ce le souverain sur son trône, au défi de me dire ce qu'on peut +faire contre un scélérat qui pose la question ainsi: + +«La personne qui vous est chère est en mon pouvoir, hors de l'atteinte +de la loi; si vous appelez la loi à votre secours contre moi, je n'ai +qu'un geste à faire pour supprimer la personne que vous voulez sauver.» + +C'est clair, on peut passer outre, mais à quel prix? + +Un beau jour, cependant, Louaisot eut peur de me voir passer outre, ou +plutôt il se dit que, moi aussi, j'étais bonne à supprimer. Je le +gênais. + +Tout ce qui touchait à cette affaire du Point-du-Jour le gênait. + +Il fit semblant de céder à mes désirs; on me conduisit enfin près de +Jeanne. + +Mais on m'enferma avec elle. + +Jeanne n'était pas à l'étranger. Elle n'avait jamais quitté Paris, +malgré les divers changes que Louaisot avait donnés à moi et à d'autres. + +Cette nuit même où M. Louaisot m'avait assigné un rendez-vous à la +sortie de l'opéra, je trouvai Jeanne dans la retraite étrange où nous +avons vécu depuis lors ensemble. + +Olympe y avait mis les meubles de son propre boudoir. + +J'arrivai les yeux bandés, après une route assez longue faite hors de +Paris. Je ne savais pas du tout où j'étais. Jeanne restait dans la même +ignorance. À cet égard, nous ne fûmes instruites que par Olympe +elle-même. + +Il est temps que j'appelle ainsi familièrement par son nom, celle-là, +qui est morte notre amie--notre soeur, et dont les derniers moments ont +expié des fautes qui appartenaient encore plus à la fatalité qu'à son +coeur. + +J'ai été heureuse dans cette retraite où j'ai trouvé la caressante +affection de ma soeur cadette, la noble, la vaillante tendresse de ma +soeur aînée. + +La mort nous menaçait, c'est vrai, mais nous nous aimions tant! + +Et j'assistais à un beau spectacle: la renaissance d'une âme. + +Au commencement, Louaisot regardait encore Olympe comme sa complice, non +pas volontaire, assurément, mais forcée; il avait obtenu d'elle tant de +choses à l'aide de son moyen, toujours le même, la menace! + +La menace appropriée, choisie, la menace spéciale à chaque cas. + +Ici la menace était l'enfant,--le jeune Lucien,--un splendide adolescent +qui aimait Louaisot, son père, jusqu'à l'adoration. + +Et je pense que Louaisot aussi l'aimait à sa manière. Dans un coin de +son égoïsme il voyait peut-être ce beau jeune homme compléter sa gloire, +élevé qu'il serait sur le piédestal d'une immense fortune. + +Chaque fois qu'Olympe résistait, Louaisot disait comme Jean Bart +brandissait la mèche allumée: «Je ferai sauter ce qui me reste de coeur; +je tuerai l'enfant!» + +L'a-t-il fait? Olympe est morte en croyant qu'elle le retrouverait au +ciel.... + +Un jour, en effet, Olympe résista en face. + +Louaisot lui avait posé son atroce _ultimatum_: le mariage avec lui, +Louaisot, la mort de Jeanne et la mienne. + +Ce jour-là, Olympe se donna à nous tout entière. + +Elle nous dit toute sa vie si jalousée, mais si funeste. Ses larmes +demandèrent pardon à Jeanne, qui la serrait contre son coeur. + +Et ce jour-là aussi, elle fut prisonnière. La porte du souterrain se +ferma sur elle comme sur nous. + +En haut, dans la maison de ce vieil homme qu'on appelait le Dernier +Vivant et qui se mourait, il n'y avait plus que M. Louaisot. + +Et M. Louaisot avait peur. Il ne pouvait rien contre la vie d'Olympe. La +vie d'Olympe, c'était l'héritage du vieil homme. + +Il avait mis le pied sur ce front ardent et fort. + +Mais il tremblait. L'arme qui l'avait rendu victorieux si longtemps +était brisée dans ses mains. + +On avait bravé sa menace. + +De la menace que l'on brave il ne reste rien. + +C'est un fourreau qui ne contient plus d'épée. + +Il espérait encore pourtant, car il suivait sa route impitoyable, il se +disait: les deux soeurs mortes, elle cédera. Ce sont elles qui +contrebalancent le pouvoir de l'enfant.... + +Et nous fûmes condamnées. + +L'instrument de notre supplice était là: _l'outil_, comme l'appelait +Louaisot dans ses gaietés lugubres. + +Un outil humain, vivant, une pauvre folle qu'il savait monter comme ces +jouets qui ont à l'intérieur un ressort d'horlogerie,--et qui partent, +quand on presse du doigt le ressort. Laura Cantù était dans le +souterrain, Olympe le savait. Elle savait aussi l'histoire du restaurant +des Tilleuls. Louaisot s'était vanté. + +Olympe connaissait l'outil et comment il fallait s'y prendre pour que +l'outil frappât. Elle vola l'outil. + +Dans une niche, la folle travaillait à ses couronnes. C'est le symptôme +de sa crise qui monte. Et sa crise montait dès que Louaisot le voulait. + +Jeanne et moi nous avions bien entendu un bruit dans la grande galerie, +mais comment aurions-nous deviné?... Olympe nous a tout épargné, jusqu'à +la terreur. + +Nous n'avons su la menace suspendue sur notre tête qu'à l'heure où nous +étions déjà sauvées. Mais Olympe, elle, avait compris la signification +de ce bruit. Elle avait fait son choix et son sacrifice. Comme nous lui +demandions où elle allait, quand elle sortit de la tente, elle nous +répondit avec un douloureux sourire: + +--Je vais gagner le pardon de Lucien. + +Elle chercha, elle trouva Laura Cantù qui tressait ses fleurs à la lueur +du dehors filtrant par une fissure. + +Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. + +Olympe s'assit auprès de la folle et lui parla de son enfant. + +Elle resta là longtemps, bien plus de temps qu'il n'en fallait pour +faire de Laura son esclave. + +Et quand Louaisot descendit pour en finir avec nous, Olympe prononçant +les paroles sacramentelles, dit à Laura: + +--Le voilà! c'est lui qui a tué l'enfant! La folle s'élança tête +baissée. + +L'outil était retourné contre son maître. Louaisot tomba étranglé. Mais +pourquoi Olympe fut-elle frappée à son tour? Parce qu'elle le voulut. + +Louaisot expirant lui avait dit en parlant de Lucien: je l'ai appelé, il +me vengera! Elle eut horreur de mourir par les mains de Lucien. On doit +croire que sa raison chancelait. + +Quand elle vit de loin, dans la perspective de la galerie les trois +hommes s'avancer et qu'elle reconnut le visage de Lucien, sévère comme +celui d'un juge,--c'est elle qui nous l'a dit: elle se sentit condamnée. +Son fils, l'autre Lucien, l'appelait.... + +Elle dit à la folle, comme on approche de son sein, le poignard, rouge +d'un autre sang: «Je t'ai trompée: c'est moi, c'est moi, qui ai tué...» +C'était presser le ressort. Le ressort joua. Olympe sentit les doigts de +Laura pénétrer dans sa chair, puis tordre son cou.... + + + + +Dernier récit de Geoffroy + + +Un instant après qu'Olympe eut rendu son dernier soupir, nous entendîmes +une voix qui appelait dans le lointain de la galerie: «Madame! Madame!» + +Lucien et moi nous étions en train d'arranger un fauteuil en civière +pour porter le corps de la marquise de Chambray dans sa maison. + +La personne qui appelait était Stéphanie. Le vieux Jean Rochecotte était +à l'article de la mort. Il demandait instamment sa nièce Olympe, ou, +pour employer ses expressions, répétées par Stéphanie: «Quelqu'un de sa +famille.» + +Nous nous mîmes en marche. Stéphanie nous éclairait. Lucien et moi nous +portions la civière. + +M. Ferrand nous suivait de tout près, plié en deux et vieilli de vingt +ans. + +Derrière venaient Jeanne et Fanchette qui se tenaient par la main. + +Stéphanie nous fit trouver, par une route plus courte, l'escalier qui +montait à la maison neuve. + +En chemin, nous entendîmes deux fois la voix douce de la folle qui +disait sa chanson, perdue dans ces vastes ténèbres: + + _Mon petit enfant,_ + _Où s'en est allée_ + _Ton âme envolée?..._ + +Quand nous arrivâmes au premier étage de la Maison neuve, le vieux Jean +Rochecotte était couché dans une chambre richement meublée, mais sur son +lit, autour duquel se drapaient des rideaux de lampas, il avait voulu +ses haillons sordides. + +Il y avait entre autres son petit manteau de chasseur de Vincennes +qu'il ramenait jusqu'à sa face et que ses dernières convulsions +semblaient caresser. + +Nous entrâmes dans la chambre du vieil homme, nous n'étions plus que +quatre: Lucien, les deux soeurs et moi. + +M. Ferrand était resté auprès du lit où l'on avait étendu Olympe. + +Il la contemplait, toujours à genoux, les mains jointes en cherchant +dans sa mémoire des lambeaux de prières.... + +Les yeux vitreux du moribond se fixèrent sur nous. Il y avait déjà +plusieurs heures que son agonie était commencée. + +Et pourtant sa voix, qui venait par saccades lentement espacées, avait +encore de la force. Il dit: + +--Ah! Ah!... Vous voilà?... Je ne vous reconnais pas.... Je ne mourrai +pas de sitôt.... C'est moi le Dernier Vivant! + +En prononçant ce mot avec une orgueilleuse emphase, il souleva sa tête +hâve. + +Nous étions muets autour de lui. + +Il dit encore: + +--Où sont les autres?... Je ne vois pas Olympe.... Le notaire l'a-t-il +tué, le notaire Louaisot?... Cet or-là a bu son pesant de sang!... L'or +ne boit que cela.... Aussi comme on l'aime!... Je veux le notaire... mon +ami Louaisot de Méricourt.... Celui-là n'a ni coeur ni âme.... Il saura +se servir du tas d'or pour mal faire.... + +Sa tête se souleva davantage, pendant que ses doigts crispés +s'accrochaient au drap du manteau. + +Il était effrayant à voir. + +Ses yeux semblaient grandir dans le blême hideux de son visage décharné. + +À chacune des pauses que je figure par des traits de plume, un râle +profond, mais sonore, jaillissait de sa poitrine. + +Et sa tête montait toujours comme si elle eût été hissée par un +mouvement mécanique. + +Il reprit d'une voix plus forte: + +--Celui-là saura se servir de mon bien.... Il m'a promis de nourrir les +soldats... d'habiller les soldats... les soldats... les braves +soldats!... Je suppose cinq cent mille soldats... prenez quarante sous à +chacun... vous aurez un million!... quatre francs, deux millions... huit +francs, quatre millions... et s'ils se plaignent... moi, j'en ai fait +fusiller... qui se plaignaient! + +Sa bouche se contracta en une grimace qui voulait être un rire. + +Il était maintenant tout à fait droit sur son séant. + +Sa face cadavéreuse semblait pendre à une hauteur énorme au-dessus du +lit. + +Son râle sortait violemment avec un bruit de crécelle. + +--C'est moi le Dernier Vivant, prononça-t-il en plongeant dans le vide +la morne fixité de son regard. C'est à moi, tout.... Pas un soldat ne +m'échappera... si je veux!... Ils mangeront mon pain, et j'aurai de +l'or... ils boiront mon vin, et j'aurai de l'or.... Ils deviendront +maigres... faibles... lâches!... mais j'aurai de l'or!... de l'or pour +le frisson qui passe à travers le drap de leur tunique... de l'or pour +l'eau glacée qui noiera leurs pieds dans leurs souliers.... Moi je n'ai +pas froid!... et je porte un manteau... du drap que j'ai fourni!... +J'aime les soldats... les soldats sont à moi... affranchissez vos +lettres... à Monsieur, M. Jean Rochecotte... fournisseur... fournisseur +général... seul fournisseur... de tous les soldats du monde!... +allez-vous-en... vous n'aurez rien.... Je ne veux pas mourir... je +resterai le dernier... avec tout l'or de la terre... le _dernier +vivant_! + +Il tomba de son haut. + +Et son râle fit silence. Il était mort. + +Lucien prit la main de Jeanne et la porta à ses lèvres. + +--Je mourrais s'il me fallait renoncer à toi maintenant, dit-il; mais je +renoncerais à toi si l'héritage de cet homme devait entrer avec toi dans +ma maison. + +Jeanne lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant: + +--Oh! je te connais bien! Mais que je suis heureuse et que je t'aime! + +Le lendemain, Lucien reçut de M. le conseiller Ferrand la lettre +suivante: + +«Monsieur--je n'ose plus dire ami, + +J'ai cru, je jure que j'ai cru! + +Mais je n'aurais pas dû croire. Pour nous, magistrats, l'erreur est un +crime. + +Jamais plus je ne m'assoierai sur le siège du juge. + +Je vous dois l'explication de l'influence exercée sur moi par cette +chère, par cette infortunée femme. Vous avez peut-être deviné. Peu +importe. + +J'avais vingt ans. J'étais un étudiant. M. Barnod n'était pas mon ami. +Il ne m'avait pas confié sa femme.... + +Pour cette faute, j'ai été malheureux toute ma vie. + +Et je n'ai même plus ma fille.... + +Adieu!» + +En immeubles, titres, valeurs mobilières et argent comptant la +succession de Jean Rochecotte fut évaluée judiciairement à 11.500.000 +francs; mais avec la plus-value des terrains, on peut hardiment porter +ce chiffre au double. + +Lucien vécut pendant deux ans bien pauvre, avec le produit de son +cabinet d'avocat. + +Au bout de deux ans, Mme la baronne de Frenoy--la mère du comte +Albert, celle-là même qui voulait guillotiner Jeanne,--mourut et +institua Jeanne sa légataire universelle. + +Ce livre, je l'ai dit dès le début, a été écrit pour répondre à une +calomnie. + +L'orateur éminent, le jurisconsulte respecté qui porte dans ces pages le +nom de Lucien Thibaut a soulevé bien des jalousies par son glorieux +succès. + +On l'a accusé de devoir sa fortune à cette source impure: la succession +du dernier vivant de la tontine des fournisseurs. + +Moi qui m'honore si profondément d'être son ami, j'affirme sur l'honneur +qu'à l'heure même de sa pauvreté, il a rejeté loin de lui cette fortune +avec dégoût. + +Et je déclare, les mains pleines de preuves, que le fruit du vol,--du +vol le plus monstrueux qui se puisse punir ici-bas, _le vol des +fournisseurs,_ le vol qui dépouille et qui désarme nos soldats en face +de l'ennemi, le vol, car c'est un vol pareil (et qu'il soit à jamais +maudit!) qui nous coûte peut-être, à l'heure présente, deux provinces +françaises et dix milliards,--je déclare, dis-je, que la succession de +Jean Rochecotte, le dernier vivant des cinq fournisseurs _a fait retour +intégral à l'état,_ dès l'année 1866. + +Il me reste à dire en peu de mots comment notre bien-aimée Jeanne fut +réhabilitée. + +Lucien, comme de raison, se hâta d'introduire une opposition à l'arrêt +par défaut qui condamnait sa femme. + +Le jour de l'audience, car il n'y eut qu'une audience et qui ne fut pas +longue, deux avocats prirent place au banc de la défense. + +Le premier était Lucien lui-même, le _défenseur de sa femme_, comme la +sympathie du barreau tout entier l'avait déjà surnommé. + +Le second était Me Ferrand, un débutant à cheveux gris, qui avait donné +sa démission le 1er août, jour où le _Moniteur Universel_ inscrivait sa +nomination en qualité de président de chambre à la cour impériale de +Paris. + +Mais la tâche de Lucien et de M. Ferrand fut à peu près nulle. + +Tout l'honneur de la journée revint à M. Cressonneau aîné, avocat +général, qui occupait le siège du ministre public. + +Bien entendu, l'accusée faisait de nouveau défaut. + +M. Cressonneau aîné prit texte de cette absence pour effeuiller tout un +bouquet de roses sur la place que l'accusée aurait dû occuper. + +Il fut très éloquent, surtout quand il rappela que c'était lui, +Cressonneau, qui avait établi la première instruction. + +Il est, dit-il, de telles accumulations de preuves, écrasant de si +hautes innocences qu'une ordonnance de non-lieu ne peut être regardée +comme une suffisante réparation. Je voyais ce monstrueux amas +d'apparences accusatrices avec l'oeil de la justice, ce regard perçant +auquel rien n'échappe. Je découvrais, ou du moins, je devinais, derrière +ce mirage, la main habile qui le produisait.... + +Car, Messieurs, en vain les esprits routiniers se révoltent contre +l'évidence; nos moeurs modernes ont tout perfectionné, même la science +du Mal. Nous avons, dans les bas-fonds de notre société, des écoles +spéciales de scélératesses, on y passe les examens d'un sinistre +baccalauréat, on y reçoit des _docteurs ès-crimes_!... + +Il m'est arrivé de le dire une fois--et il ne voulait pas me croire!--à +l'avocat éminent qui s'est donné la mission la plus belle, la plus +véritablement noble, qui puisse honorer un homme de coeur, à Me Lucien +Thibaut, le _défenseur de sa femme_...» + +Ici, le président fut obligé de réprimer les applaudissements. + +Je supprime le reste de la tirade qui posa M. Cressonneau aîné sur un +très joli piédestal et le mit décidément à la tête de la jeune école. + +L'accusation fut abandonnée. + +Lucien n'a plus jamais entendu parler de la métapsychie. La santé de sa +belle intelligence est robuste et complète. + +On paya néanmoins le mois commencé du Dr Chapart. + +Jeanne est heureuse, et si belle! je suis l'oncle de ses deux chers +enfants. + +FIN + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le dernier vivant, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT *** + +***** This file should be named 18494-8.txt or 18494-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/4/9/18494/ + +Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/18494-8.zip b/18494-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6a2d376 --- /dev/null +++ b/18494-8.zip diff --git a/18494-h.zip b/18494-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..fd4897d --- /dev/null +++ b/18494-h.zip diff --git a/18494-h/18494-h.htm b/18494-h/18494-h.htm new file mode 100644 index 0000000..2cc7f81 --- /dev/null +++ b/18494-h/18494-h.htm @@ -0,0 +1,26731 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Le dernier vivant, by Paul Féval + </title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + p { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + text-indent: 2%; + } + p.droit {text-align: right;} + h1,h2,h3,h4 { + text-align: center; + clear: both; + } + hr { width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + clear: both; + } + table {margin-left: auto; margin-right: auto;} + body{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + a:link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:visited {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:hover {background-color: #ffffff; color: red; text-decoration:underline; } + .center {text-align: center;} + .smcap {font-variant: small-caps;} + .footnotes {border: dashed 1px;} + .footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em;} + .footnote .label {position: absolute; right: 84%; text-align: right;} + .fnanchor {vertical-align: super; font-size: .8em; text-decoration: none;} + .poem {margin-left: 20%; margin-right:10%; text-align: left;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Le dernier vivant, by Paul Féval + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le dernier vivant + +Author: Paul Féval + +Release Date: June 3, 2006 [EBook #18494] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT *** + + + + +Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com + + + + + +</pre> + + +<h1>Paul Féval</h1> + +<h1>LE DERNIER VIVANT</h1> +<p><a name="table" id="table"></a></p> +<h3>(1871)</h3> +<hr style="width: 65%;" /> +<table summary="table"> +<tr><td> +<b>Table des matières</b><br /> +<a href="#Au_lecteur"><b>Au lecteur</b></a><br /><br /> +<a href="#PREMIERE_PARTIE"><b>PREMIÈRE PARTIE Les ciseaux de l'accusée.</b></a><br /><br /> +<a href="#Recit_preliminaire"><b>Récit préliminaire +<br /> I Comment je retrouvai Lucien--Bureau de M. de Méricourt. +</b></a><br /> +<a href="#IIa"><b> II Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart.</b></a><br /> +<a href="#IIIa"><b> III Grand paysage--L'âme de Lucien.</b></a><br /> +<a href="#IVa"><b> IV Le cas de Lucien Thibaut.</b></a><br /> +<a href="#Va"><b> V Sommeil--Apparition.</b></a><br /> +<a href="#VI"><b> VI Réveil--Mon roman.</b></a><br /> +<a href="#VII"><b> VII Jeanne.</b></a><br /> +<a href="#VIII"><b> VIII Assassin.</b></a><br /> +<a href="#IX"><b> IX Ce qui me resta de l'entrevue.</b></a><br /> +<a href="#X"><b> X Bébelle--Pantalon crotté.</b></a><br /> +<a href="#Le_dossier_de_Lucien_Thibaut"><b>Le dossier de Lucien Thibaut</b></a><br /> +<a href="#Recit_intermediaire_de_Geoffroya"><b>Récit intermédiaire de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#Suite_du_dossier_de_Lucien_Thibaut"><b>Suite du dossier de Lucien Thibaut</b></a><br /> +<a href="#Recit_intermediaire_de_Geoffroyb"><b>Récit intermédiaire de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#Extrait_du_journal_Le_Pirate"><b>Extrait du journal «Le Pirate»</b></a><br /> +<a href="#Introduction_du_roman"><b> Introduction du roman</b></a><br /> +<a href="#Suite_du_recit_de_Geoffroya"><b>Suite du récit de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#Epreuves_du_Pirate"><b>Épreuves du «Pirate»</b></a><br /> +<a href="#Suite_de_lintroduction_du_roman"><b> Suite de l'introduction du roman</b></a><br /> +<a href="#Suite_du_recit_de_Geoffroyb"><b> Suite du récit de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#Suite_du_dossier_de_Lucien"><b> Suite du dossier de Lucien</b></a><br /><br /> +<a href="#DEUXIEME_PARTIE"><b>DEUXIÈME PARTIE Le défenseur de sa femme.</b></a><br /><br /> +<a href="#Recit_de_Geoffroya"><b>Récit de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#Ib"><b> I J.-H.-M. Calvaire.</b></a><br /> +<a href="#IIb"><b> II Une lettre du comte Albert.</b></a><br /> +<a href="#IIIb"><b> III L'incomparable Olympe.</b></a><br /> +<a href="#IVb"><b> IV Le petit clerc.</b></a><br /> +<a href="#Vb"><b> V La famille Chapart.</b></a><br /> +<a href="#Nuit_du_7_au_8_decembre_evasion_de_Jeanne"><b>Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne</b></a><br /> +<a href="#Recit_de_Geoffroyb"><b>Récit de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#OEuvres_de_J-B-M_Calvaire"><b>Œuvres de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br /> +<a href="#Ic"><b> I Le Fils Jacques.</b></a><br /> +<a href="#IIc"><b> II Les revenus de la tontine.</b></a><br /> +<a href="#IIIc"><b> III Coup d'œil sur la belle société des environs de Méricourt.</b></a><br /> +<a href="#IVc"><b> IV Changement de règne.</b></a><br /> +<a href="#Quatrieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"><b>Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br /> +<a href="#Sixieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"><b>Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br /> +<a href="#Septieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"><b>Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br /> +<a href="#Avant-propos"><b> Avant-propos</b></a><br /> +<a href="#Id"><b> I La Couronne.</b></a><br /> +<a href="#IId"><b> II Une pièce de la mécanique Louaisot.</b></a><br /> +<a href="#IIId"><b> III La petite Pologne.</b></a><br /> +<a href="#IVd"><b> IV L'outil est-il bon?</b></a><br /> +<a href="#Vd"><b> V Ce que valait l'outil.</b></a><br /> +<a href="#Neuvieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"><b>Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br /> +<a href="#Annexe_aux_oeuvres_de_J-B_Martroy"><b>Annexe aux œuvres de J.-B. Martroy</b></a><br /> +<a href="#Recit_de_Geoffroyc"><b>Récit de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#CORRESPONDANCE"><b> Correspondance</b></a><br /> +<a href="#Suite_du_recit_de_Geoffroyc"><b>Suite du récit de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#Derniere_lettre_de_Martroy"><b> Dernière lettre de Martroy</b></a><br /> +<a href="#Recit_du_conseiller_Ferrand"><b>Récit du conseiller Ferrand</b></a><br /> +<a href="#Recit_de_Geoffroyd"><b>Récit de Geoffroy</b></a><br /> +<a href="#Recit_de_Fanchette"><b>Récit de Fanchette</b></a><br /> +<a href="#Dernier_recit_de_Geoffroy"><b>Dernier récit de Geoffroy</b></a><br /> +</td></tr> +</table> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Au_lecteur" id="Au_lecteur"></a><a href="#table">Au lecteur</a></h2> + +<p><i>J'ai reçu mission de livrer à la publicité le récit d'un événement +auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon rôle, au milieu des +singulières aventures qui vont être mises sous les yeux du lecteur, +n'eut qu'une importance tardive, mais contribua quelque peu au +dénouement inespéré du drame.</i></p> + +<p><i>Le malheureux éclat donné par la dernière guerre aux agissements de +certains hommes d'argent, patriotes au point de manger la patrie, a +rappelé l'attention publique vers l'origine souvent peu honorable—et +parfois infâme—des fortunes acquises dans les fournitures militaires.</i></p> + +<p><i>Il ne faut point chercher ailleurs la raison d'être de ce livre, où la +question d'argent tient en apparence peu de place, noyée qu'elle est +dans un véritable océan d'aventures. Chacun a intérêt à bien établir +qu'aucun argent volé n'est entré chez lui, soit anciennement, soit +depuis peu, en un temps où les accusations pleuvent, remplaçant la grêle +des balles et des obus.</i></p> + +<p><i>Le cours des années, en éclaircissant les rangs des compagnons de ma +jeunesse, avait laissé un cher, un excellent ami, seul juge de la +question de savoir s'il fallait taire à tout jamais cette histoire, plus +curieuse que la plupart des romans.</i></p> + +<p><i>Mon ami a décidé que l'histoire devait être écrite et j'ai pris la +plume.</i></p> + +<p class="droit">Geoffroy de Rœux.<br /> +</p> + +<p><i>PS. Les noms des personnes et ceux des localités sont, comme de raison, +déguisés.</i></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="PREMIERE_PARTIE" id="PREMIERE_PARTIE"></a><a href="#table">PREMIÈRE PARTIE</a></h2> + +<h3>Les ciseaux de l'accusée</h3> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_preliminaire" id="Recit_preliminaire"></a><a href="#table">Récit préliminaire</a><a href="#table"></a></h2> + +<h3>I</h3> + +<h3>Comment je retrouvai Lucien—Bureau de M. de Méricourt</h3> + + +<p>(Juillet 1866.) Je connaissais vaguement, par les journaux et aussi par +nos amis communs—qui avaient autant de répugnance à parler que moi à +interroger,—l'affreux malheur dont la vie de Lucien Thibaut était +accablée. Jamais il ne m'en avait entretenu lui-même dans ses lettres, +quoiqu'il m'écrivît assez souvent.</p> + +<p>Cette réserve, qui pourrait paraître bizarre, car j'étais son meilleur +camarade d'enfance, sera expliquée par les faits.</p> + +<p>J'étais à Paris depuis plus d'une semaine, cherchant l'adresse de Lucien +du matin au soir, et ne faisant pas autre chose. Je m'étais enquis +partout, même à la préfecture de police.</p> + +<p>Lucien restait pour moi introuvable, lorsqu'on m'indiqua le bureau de M. +Louaisot de Méricourt, rue Vivienne.</p> + +<p>Je ne fus pas sans demander ce qu'était ce M. Louaisot. On me répondit +que le quartier Vivienne produisait une certaine quantité de spécialités +ou providences. Il y a le théâtre du Palais-Royal et ses annexes pour +les Anglais, M<sup>me</sup> Sitt pour les cors aux pieds, le Coq-d'Or pour +rassortir les morceaux de soie, etc.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt avait la spécialité des renseignements. Il +était providence pour les gens qui cherchent.</p> + +<p>Il demeurait au cinquième étage, dans une assez belle maison, dont les +derrières donnaient sur la toiture vitrée du passage Colbert. Son nom +était franchement écrit sur sa porte.</p> + +<p>Je fus reçu par une cauchoise des Bouffes-Parisiens, douée d'un +embonpoint remarquable et d'une fraîcheur vraiment triomphante. Elle +portait robe de soie et coiffe de dentelles; chacun de ses pendants +d'oreilles devait peser trois louis.</p> + +<p>Elle avait l'air brusque, mais gai, d'une servante-maîtresse, et +beaucoup d'accent.</p> + +<p>—Bonjour, ça va bien? me dit-elle, sans me laisser le temps de parler. +Pas mal, et vous? Le patron est là. Ceux du gouvernement ont du temps +pour déjeuner à la fourchette et le billard; mais lui, toujours sur le +pont. Est-ce pour affaire de commerce ou plus délicate?</p> + +<p>Elle me coupa la parole au moment où j'allais répondre, et ajouta, en +clignant de l'œil:</p> + +<p>—Entrez toujours; on ne paye qu'en sortant. Ceux du gouvernement, +j'entends les renseignements, sont censés <i>gratis</i>, mais vas-y voir! +Rien sans pourboire, et des raides! Ici, au moins, on ne fait pas +d'embarras.</p> + +<p>Elle ouvrit une porte intérieure et cria à pleins poumons:</p> + +<p>—Eh! patron! en voilà un nouveau qui n'est pas encore venu, faut-il le +faire entrer?</p> + +<p>Et sans attendre la réponse du «patron», elle me poussa au travers de la +porte, qu'elle referma sur moi.</p> + +<p>J'étais seul avec le patron: un vigoureux gaillard d'une quarantaine +d'années, qui faisait assez bien la paire avec sa robuste normande.</p> + +<p>Il portait une magnifique robe de chambre écossaise, dont les couleurs +éclataient comme des cris d'incendie, par-dessus un pantalon de drap +noir, abondamment crotté. Ses larges et forts souliers, non moins +maculés de boue, étaient commodément posés auprès de lui sur une chaise, +et il avait fourré ses gros pieds dans des pantoufles de drap écarlate, +brodé d'or.</p> + +<p>Une calotte turque, ornée d'une touffe gigantesque, reposait avec +coquetterie sur ses cheveux très pommadés, mais mal peignés.</p> + +<p>Je ne puis prétendre que le premier aspect avec de M. Louaisot de +Méricourt fût tout à fait à son avantage. Je lui trouvai l'air par +moitié d'un souteneur de libres penseuses, par moitié d'un notaire de +campagne effronté, rusé, âpre à la mauvaise besogne et bravement filou.</p> + +<p>Sa face volumineuse, presque aussi fraîche que celle de la cauchoise, +son nez court, charnu, mais recourbé comme un bec de perroquet entre ses +deux grosses joues, sa petite bouche sans lèvres qui restait volontiers +toute ronde ouverte, comme pour remplir convenablement l'énorme espace +que la brièveté du nez laissait au développement du menton, tout cela +aurait poussé au comique ultra-bourgeois et même un peu à la caricature, +sans le regard de deux yeux bien fendus, deux très beaux yeux, en +vérité, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et plein +d'autorité, quoi qu'ils fonctionnassent derrière une paire de lunettes.</p> + +<p>Sans ses yeux, M. Louaisot de Méricourt aurait été un pur grotesque.</p> + +<p>Avec ses yeux, ce pouvait être un charlatan très déterminé et même un +dangereux coquin.</p> + +<p>Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramassées, il paraissait +plutôt petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je vis qu'il était +de bonne taille ordinaire, grâce à ses jambes qu'il avait démesurément +longues.</p> + +<p>—Vous permettez, n'est-ce pas? me dit-il, continuant de manger un +morceau de veau rôti, sous le pouce, tout en feuilletant avec la pointe +de son couteau un dossier assez compact qui était devant lui sur la +table, chargée de paperasses en désordre. Si vos journées, à vous, ont +plus de vingt-quatre heures, mes sincères compliments; moi, je n'ai pas +même le temps de brouter en repos: je mange l'avoine dans mon sac comme +les chevaux de citadine.... De la part de qui, s'il vous plaît?</p> + +<p>Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne comprenais pas sa +question, il l'expliqua, disant:</p> + +<p>—Je me fais l'honneur de vous demander quel est celui de mes honorables +amis ou clients qui vous envoie vers moi. Je prononçai le nom de la +personne qui m'avait indiqué sa maison.</p> + +<p>Il prit aussitôt un petit carnet dont la tranche formait un escalier +alphabétique, et l'ouvrit à la lettre voulue.</p> + +<p>Pendant qu'il consultait ce livre d'or de sa clientèle, mon regard +parcourut son bureau, qui était une chambre assez grande, mais basse +d'étage, et dont les murailles, du plancher au plafond, se tapissaient +de cartons.</p> + +<p>Le mobilier, très simple, avait dû être acheté rue Beaubourg, sauf deux +consoles, ébène et écaille, toutes fleuries de pierres précieuses qui +semblaient fort étonnées de se trouver en pareille compagnie.</p> + +<p>De même, parmi les estampes communes que les cartons reléguaient aux +deux côtés de la cheminée, je vis, non sans surprise, deux Théodore +Rousseau de la meilleure manière, et un véritable bijou signé Isabey.</p> + +<p>—Fort bien, me dit-il quand il eut consulté son livre: c'est un client +qui doit être content de moi. À qui ai-je l'avantage de parler?</p> + +<p>—Je m'appelle Geoffroy de Rœux.</p> + +<p>—Respectable noblesse! murmura M. Louaisot avec un signe de tête +amateur. Comte, marquis, baron?...</p> + +<p>—Simple chevalier-banneret, s'il vous plaît, interrompis-je un peu +impatienté.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt avait ouvert son livre à la lettre R pour y +inscrire mon nom, mais sa plume, chargée d'encre, resta suspendue +au-dessus du papier, et il me dit avec quelque sévérité:</p> + +<p>—Monsieur, la profession exige de la conscience! Je m'inclinai.</p> + +<p>Sa plume grinça.</p> + +<p>—Impérieusement, Monsieur! continua-t-il en écrivant.</p> + +<p>Il referma le livre et reprit:</p> + +<p>—Sans la conscience, la profession ressemblerait à n'importe quel +métier. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?</p> + +<p>—On m'a fait espérer, répondis-je, que vous me prêteriez votre aide +pour trouver l'adresse d'un ami à moi que je cherche vainement.</p> + +<p>—On a eu raison, répliqua M. Louaisot. Aucune personne vivante +n'échappe à l'organisation de mes bureaux. Pour les personnes décédées, +j'indique non seulement le cimetière, mais la position exacte du +monument. Quel est le nom de votre ami?</p> + +<p>—Lucien Thibaut, juge... peut-être ne l'est-il plus... mais très +certainement ancien juge au tribunal de première instance d'Yvetot.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt avait fait un brusque mouvement qui était tombé +juste sur le mot <i>juge</i>, et c'était là ce qui m'avait porté à me +reprendre. J'eus lieu de penser plus tard que ce n'était pas le mot +<i>juge</i>, mais bien le nom lui-même qui avait troublé un instant le calme +olympien de sa physionomie, au moment même où il venait de me laisser +entrevoir la toute-puissance de son organisation. Il s'agita sur son +fauteuil, piqua du doigt l'armature de ses lunettes et fit mine de +chercher quelque chose sur son bureau. Je ne sais s'il le trouva, mais +sa tranquillité était revenue quand il ramena sur moi le regard clair et +affilé de ses grands yeux en prononçant cette phrase laconique:</p> + +<p>—Pas d'autres détails?</p> + +<p>Je lui passai une note préparée à l'avance et qui contenait toutes les +indications qu'il m'était possible de fournir.</p> + +<p>Il dépensa un peu plus de temps que de raison à prendre connaissance de +ma note.</p> + +<p>Pendant qu'il lisait, je l'entendis fredonner très bas, de façon à ne +point manquer aux convenances, la romance bien connue:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Ah! vous dirais-je maman</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ce qui cause mon tourment?</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Ses paupières étaient à demi fermées et sa petite bouche s'arrondissait +comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet, mais c'était une pure +apparence.</p> + +<p>Il me remit le papier et demanda:</p> + +<p>—Pourquoi voulez-vous connaître l'adresse de ce monsieur?</p> + +<p>L'étonnement dut se peindre sur mes traits, car il s'empressa d'ajouter:</p> + +<p>—Vous savez, la conscience! Sans la conscience, autant abandonner la +profession pour se faire agent de change ou même préfet. Suivez bien mon +raisonnement si vous avez eu tant de peine à trouver ce monsieur, depuis +le temps, c'est qu'il se cache, hein? Toutes les probabilités portent à +le croire. Or, en principe, il a le droit imprescriptible de se cacher. +Parallèlement, vous avez le droit également indiscutable de le chercher. +Ce sont les deux côtés de la question. Mais moi, placé entre ces deux +droits....</p> + +<p>J'interrompis cette argumentation qui vous paraîtra comme à moi reculer +les bornes de la délicatesse, en lui tendant tout ouverte la dernière +lettre de mon pauvre Lucien.</p> + +<p>Elle était ainsi conçue:</p> + +<p>«Mon cher Geoffroy.</p> + +<p>J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens <i>tout de +suite</i> ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrai te trouver. La +chose presse malheureusement. Viens vite.»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIa" id="IIa"></a><a href="#table">II</a></h2> + +<h3>Pourboire de Pélagie—Maison du Dr Chapart</h3> + + +<p>M. Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes attentivement.</p> + +<p>Il me dit en me rendant le papier:</p> + +<p>—Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait +ravalée indéfiniment. Je n'ai pas à vous faire subir d'interrogatoire; +murons la vie privée, mais la lettre a sept semaines de date: pourquoi +ce temps perdu?</p> + +<p>Au moment où j'allais répondre, il m'arrêta par un de ces regards +coupants qui modifiaient si étrangement l'expression débonnaire de sa +physionomie et reprit:</p> + +<p>—Je vous prie de vouloir bien m'excuser et surtout me comprendre. La +conscience implique la minutie dans la délicatesse. C'est la profession +qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler +de cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus +exagérée. Je suis un assez drôle de corps, hein? Je me flanquerais à +l'eau pour ma conscience: c'est la profession.</p> + +<p>—Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer l'impatience qui +décidément me gagnait, n'a rien à voir en ceci et peut dormir +tranquille. Quand j'ai reçu cette lettre, en Irlande, dans la campagne +de Galway, elle avait déjà plus d'un mois de date: le temps de courir +après moi par les chemins du Connaught, qui sont terriblement +capricieux. Et il y a loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu'aux +bords du lac Corrib.</p> + +<p>—Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt que +l'explication sembla satisfaire. Connu! J'ai eu occasion de pousser une +petite pointe jusque dans la «verte Erin», comme dit Lamartine. Quel +poète! ah! si j'avais sa lyre! J'ai suivi un banqueroutier frauduleux +jusqu'au sommet du Mamturk. Jolie vue, ça m'avait essoufflé; mais mon +homme fut pincé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer: je possédais +un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités celtiques en +quantité; mais ce n'est pas un pays fortuné, par exemple, et des +quantités de coqueluches.</p> + +<p>Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en ébauchant à +bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le second distique de la +romance.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">...<i>Depuis que j'ai vu Sylvandre</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Me regarder d'un air tendre....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d'aménité:</p> + +<p>—La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais même pas la +profession, peut se contenter de vos explications; donc j'ai l'honneur +de vous remercier. Déposez trente francs et revenez demain.</p> + +<p>Je pris congé. À la moitié de l'escalier j'entendis encore le mot +<i>conscience</i>, enveloppé dans le cinquième vers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Mon cœur dit à chaque instant</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Peut-on vivre?...</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Le lendemain, de bonne heure, j'étais au rendez-vous.</p> + +<p>Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues écarlates et +répandait à la ronde une bonne odeur de gloria.</p> + +<p>Au lieu d'entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit, dans +l'antichambre, une porte latérale qui me montra un long bureau, où +écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes, tout +au plus, elle revint avec un papier qu'elle tint à distance en disant:</p> + +<p>—Savez-vous comment le patron m'appelle? sa mule. Il est drôle. Alors, +il me faut mon picotin. C'est dix francs.</p> + +<p>Je donnai le pourboire. Elle porta l'argent à ses lèvres, comme je l'ai +vu faire aux mendiants des grandes routes en Normandie.</p> + +<p>Le papier ne contenait que ces mots:</p> + +<p>«Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à Belleville.»</p> + +<p>Une demi-heure après, un garçon à tournure d'infirmier m'ouvrait la +chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la maison Chapart, où +Lucien était pensionnaire.</p> + +<p>Il y avait maintenant près de dix ans que je n'avais vu Lucien Thibaut. +Ma famille était de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, où son +père avait occupé un emploi de magistrature. Sa mère, restée veuve avec +deux filles, y jouissait d'une modeste aisance.</p> + +<p>Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon. Lucien et moi, et +nous nous étions quittés, fort émus de la séparation, mais nous +promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa +vingtième année.</p> + +<p>Je me souviens qu'il était tout fier de sa thèse passée, et le moins +triste de nous deux.</p> + +<p>Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais notre +correspondance, quelquefois ralentie, n'avait point discontinué.</p> + +<p>Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en vérité, je ne +saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet +si souvent caressé de l'aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de +famille où il passait les vacances avec sa mère et ses deux sœurs.</p> + +<p>Ma vie, il est vrai, n'avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans +ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à +Paris.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié +paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise +jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de +notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la +véritable profondeur.</p> + +<p>Nous étions encore l'un et l'autre au préambule de la vie. Dès ce temps +là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je +songeais à «l'avenir», quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place.</p> + +<p>Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de +penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu'il fut, pour lui, +question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.</p> + +<p>L'instant d'après, je m'en souviens, je souriais à une blonde vision: de +chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.</p> + +<p>C'est assez ma vocation d'être oncle. Je suis vieux garçon de naissance, +et comme je n'ai ni frère ni sœur, les enfants de Lucien étaient mes +neveux prédestinés.</p> + +<p>Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre +séparation—vers 1863, je crois—ne se fit pas. Mon avis n'y avait point +été favorable, quoiqu'il s'agît d'une amie d'enfance dont Lucien nous +avait rebattu les oreilles dès le collège.</p> + +<p>Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve, surtout une veuve +qui était son aînée, car M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray avait +quarante-huit heures de plus que lui.</p> + +<p>«<i>Belle comme un ange, spirituelle comme un diable—et ridiculement +riche!»</i></p> + +<p>Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien +Thibaut, parce qu'elle me paraît caractériser tout à fait le genre de +sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.</p> + +<p>Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un +autre style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais à travers +sa réserve, dont le motif m'échappait, je devinais le grand, +l'irrésistible amour.</p> + +<p>Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l'automne de 1865.</p> + +<p>J'en reçus la nouvelle quinze jours d'avance, à Vienne, où j'étais +apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.</p> + +<p>Depuis lors, il m'avait écrit à peine une couple de fois, comme par +manière d'acquit et sans me rien dire.</p> + +<p>Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu +de chose. Je l'avais accusé bien souvent de n'avoir point confiance en +moi.</p> + +<p>Il me cachait son cœur.</p> + +<p>Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M. +Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr +Chapart.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIIa" id="IIIa"></a><a href="#table">III</a></h2> + +<h3>Grand paysage—L'âme de Lucien</h3> + + +<p>Quand le garçon à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il +pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à +laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la +fenêtre.</p> + +<p>Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on +embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées, +ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système +Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la +brochure.)</p> + +<p>Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je +découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un +lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les +pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux +ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les +campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours, +détachés sur l'azur laiteux de l'horizon.</p> + +<p>Je n'eus qu'un coup d'œil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé +sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se +retourna lentement vers moi.</p> + +<p>Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au +sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue.</p> + +<p>Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il +pas assez?</p> + +<p>Je retrouvais Lucien <i>rajeuni</i>, après ces dix années qui faisaient juste +le tiers de notre âge à tous les deux.</p> + +<p>L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que +l'adolescent achevant sa vingtième année.</p> + +<p>Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le cœur.</p> + +<p>Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus +clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme +amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante +placidité de sa physionomie.</p> + +<p>Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous, +mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute +œuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la +perfection même de sa beauté.</p> + +<p>C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là +n'appartient qu'à l'autre sexe.</p> + +<p>Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se +ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui +affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques.</p> + +<p>Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus +doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque +cruel.</p> + +<p>Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa +trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de +s'enlaidir.</p> + +<p>Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne +mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain +farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le +plus gai que j'aie rencontré en ma vie.</p> + +<p>Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la +<i>touche</i> d'un mauvais gars.</p> + +<p>Aujourd'hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin. +Il se laissait être joli.</p> + +<p>Je ne dirai pas qu'il était redevenu lui-même, car l'expression de son +regard s'était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux +qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait +fait retour vers l'adolescence.</p> + +<p>Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le cœur. +Et pourtant, quand il me regarda, j'éprouvai d'une façon très nette le +contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.</p> + +<p>J'eus froid.</p> + +<p>Et j'eus peur.</p> + +<p>Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille. +Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.</p> + +<p>—Te voilà, me dit-il, tu viens tard.</p> + +<p>Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les +lumières de son brouillard, il ajouta:</p> + +<p>—Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la +gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves +qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la +semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse +vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup +d'œil. C'est à la lettre, regarde plutôt! Il n'y a pas un autre endroit +comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher. +Penses-tu que je la retrouverai?</p> + +<p>Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas:</p> + +<p>—Comment vas-tu ce matin?</p> + +<p>Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des +gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la +bouche.</p> + +<p>Malgré moi, j'interrogeais son visage et c'était là peut-être ce qui +avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de +maladie, car j'eusse presque désiré le retrouver malade.</p> + +<p>Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches; ses joues ne me paraissaient ni +trop rouges, ni trop pâles; son front s'éclairait, à la fois poli et +mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore:</p> + +<p>—Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton +caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon âge. Y songes-tu? +moi, j'aurais eu des idées de mariage....</p> + +<p>Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.</p> + +<p>—Oui, reprit-il, c'était dans mes goûts. J'aurais pensé à me marier +sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas +oublié, je suppose? Il prononça ainsi son propre nom comme s'il eût +parlé de quelque autre camarade à nous.</p> + +<p>À part la furtive œillade qu'il venait de me lancer, toute sa +physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence.</p> + +<p>Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis +mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et, +aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d'une certitude. +L'étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me +demanda d'un ton de reproche affectueux:</p> + +<p>—Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien +était notre meilleur ami.</p> + +<p>—Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon, +ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.</p> + +<p>—À la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu +as tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux, +vois-tu....</p> + +<p>Il n'acheva pas et reprit:</p> + +<p>—Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est +dans l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur +toi.</p> + +<p>Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.</p> + +<p>—C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de +circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle +jamais et il ne faut pas même qu'il se doute....</p> + +<p>Cette phrase resta inachevée.</p> + +<p>Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient +fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de +suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à +la fois resplendissant et confus.</p> + +<p>Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en +disant:</p> + +<p>—Je crois parfois l'entrevoir là-bas....</p> + +<p>Il s'arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif.</p> + +<p>—Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser +une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un +enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne. +Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est +impossible. Serais-je ici, si c'était impossible? Elle y est, voilà le +fait certain. Je le sais, j'en suis sûr. Puisqu'elle y est, en cherchant +bien, on peut la trouver.</p> + +<p>Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie rondeur qui +était à mille lieues de moi.</p> + +<p>—C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la +connais?</p> + +<p>—Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.</p> + +<p>—J'allais te le demander.</p> + +<p>Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la +réponse.</p> + +<p>—Eh bien! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de +Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme plutôt. Quand tu +verras Lucien, tu reconnaîtras cela d'un coup d'œil: il n'a plus d'âme.</p> + +<p>Était-ce là l'explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée, +m'oppressait le cœur si lourdement? Et fallait-il croire à cette +définition que la folie donnait d'elle-même? Le malade poursuivit +tranquillement.</p> + +<p>—C'est là le mal de Lucien. Les médecins l'ont traité et le traitent +encore pour ceci ou pour cela. Des misères! Moi, je ne suis pas médecin, +mais j'ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son âme. Il +eut son bon rire d'autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma +paupière.</p> + +<p>Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d'harmonie les strophes +italiennes où Arioste raconte le voyage d'Astolphe dans la lune, à la +recherche de l'âme de Roland.</p> + +<p>—À présent, ajouta-t-il d'un ton dogmatique et en secouant la tête, ce +n'est plus dans la lune que les âmes se cachent: les âmes, comme Jeanne, +c'est là!</p> + +<p>Son doigt tendu montrait Paris.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IVa" id="IVa"></a><a href="#table">IV</a></h2> + +<h3>Le cas de Lucien Thibaut</h3> + + +<p>Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l'âme +de Lucien, la porte s'ouvrit sans qu'on eût pris la peine de sonner ni +de frapper.</p> + +<p>Un vilain petit homme plus rond qu'une boule, entra dans la chambre en +bourdonnant et en tournant comme une toupie.</p> + +<p>Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers, +il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme +une cascade de beurre fondu. Il avait un gilet de satin noir qui +semblait une outre mal remplie, tant il ballottait drôlement; il avait +enfin un pantalon de bébé, bien large, mais trop court, qui montrait +l'embonpoint tremblant de ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un +poupart, sculpté dans de la gelée de viande, habillé pour un enterrement +et monté en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit +homme était à la fois impatientant et joyeux. C'était le Dr Chapart, +maître après Dieu de la maison Chapart, recommandée dans les articles. +(Voir aux annonces.) Il me salua poliment de son chapeau qu'il tenait à +la main, et tapa un coup égrillard sur sa cuisse en clignant de l'œil à +mon adresse.</p> + +<p>—Gaieté, santé, me dit-il d'une voix cuivrée de baryton qui lui allait +à miracle. Ça rime, mon cher Monsieur. Jamais de mélancolie, si vous +m'en croyez. Tout roule, ma poule. Treize centimes à la bourse: de +hausse, s'entend. Je ne joue pas de peur de perdre mon argent, mais ça +m'intéresse tout de même à cause des affaires. Donnez voir votre pouls, +bijou. Ça rime.</p> + +<p>D'une main il prit le poignet de Lucien, de l'autre il atteignit une +belle montre à secondes qui paraissait tout heureuse de reposer sur un +estomac si moelleux.</p> + +<p>—Chronomètre à secondes détachées, poursuivit-il, 4.500 francs en +fabrique. Avec ça on peut tâter le pouls sans cesser de causotter pour +amuser le sujet. Ma position me permet un objet de ce prix-là. Ce n'est +pas comme le meurt-de-faim d'en face, qui fait ses quatre visites à pied +et qui n'a dans sa poche qu'un oignon de dix écus. Malheur!... quel +temps des dieux! Beau fixe au baromètre. 28 degrés au thermo—idem! En +Beauce, des blés superbes! des pommes en Normandie, des betteraves dans +le Nord! J'ai vu des gens de Bourgogne: le raisin cuit... 62 pulsations, +dites donc! ça rime. Est-ce assez gentil, cette circulation-là! Mais +aussi quel air chez nous? ça embaume. Et quelle vue! ça ravigote. Votre +bouteille de sirop-Chapart est bientôt à sec, vous savez? On va vous en +monter une autre. Où trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi? Je ne +parle pas des soins, c'est moi qui les donne.</p> + +<p>Il se tourna vers moi, clignant toujours de l'œil, je n'ai jamais su +pourquoi.</p> + +<p>—Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s'arrêter, je n'ai pas l'honneur +de vous connaître, mais nous avons eu une jolie séance à la Chambre: 102 +voix de majorité, rien que cela, sur je ne sais plus quelle question. Ça +ne fait rien. Attrape! 102 voix! Nous les écrasons, tout uniment. Avec +ça, le prince Napoléon voyage. À vous revoir. Quand on a une clientèle +comme la mienne, ce n'est pas le cas de prendre racine.</p> + +<p>Il n'y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni un point, ni +une virgule. Tout avait été dit d'une seule lampée.</p> + +<p>Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la seconde +fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se dirigea finalement +vers la porte.</p> + +<p>En passant près de moi, il me dit d'un air fin:</p> + +<p>—Un parent? un ami? Parfait! Enchanté d'avoir fait votre connaissance! +Va bien notre pensionnaire! Ah! le gaillard! Écoutez donc, soyons +justes, le système Chapart en a ravaudé bien d'autres! Avec notre air, +notre vue, avec un spécialiste comme votre serviteur et le sirop-Chapart +à discrétion, il faudrait avoir tué père et mère pour résister. +Seulement, dame....</p> + +<p>Il se toqua ici le front d'un air encore plus fin.</p> + +<p>—Vous comprenez, poursuivit-il, l'équilibre! Fouillez-moi plutôt! Où il +n'y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des éternités avec ça, +frais, gras et très bien portant. Jusqu'au plaisir de vous revoir. Vous +me faites l'effet d'un charmant garçon, et j'espère cultiver votre +connaissance.</p> + +<p>Il me glissa un assez gros paquet d'adresses et sortit toujours +ronflant.</p> + +<p>Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait été là, Lucien n'avait ni +fait un mouvement, ni prononcé une parole.</p> + +<p>Après le départ du docteur, il resta silencieux quelques minutes encore.</p> + +<p>—La famille n'est pour rien là-dedans, dit-il enfin avec un embarras +évident. Il ne faudrait pas s'en prendre à elle. C'est moi seul qui ai +mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce bonhomme. Tu l'as trouvé +ridicule? On est assez bien chez lui, je t'assure.</p> + +<p>—Tout m'y semble très bien, fis-je d'un ton pénétré.</p> + +<p>—Mais oui, très bien... aussi bien que possible. La mère et les sœurs +auraient peut-être choisi un autre établissement; mais j'avais mes +raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut, d'où l'on pût tout +voir....</p> + +<p>Son doigt timide me montrait Paris, et il semblait solliciter mon +approbation d'une façon presque suppliante.</p> + +<p>—Tu as bien fait, déclarai-je aussitôt.</p> + +<p>—N'est-ce pas! s'écria-t-il avidement. Nous avons la même opinion tous +deux: c'est certain, il fallait voir!</p> + +<p>Un instant, son regard se baigna dans la brume qui enveloppait Paris, +puis il passa la main sur son front et rapprocha de moi son siège.</p> + +<p>—Geoffroy, me dit-il d'une voix tremblante, Lucien n'est pas fou, je +t'affirme cela sur mon honneur. Seulement écoute bien: Jeanne était son +cœur, on le lui a arraché. J'ai promis de lui rendre son cœur, ai-je +encore bien fait, Geoffroy?</p> + +<p>Ses yeux, de plus en plus inquiets, étaient toujours fixés sur moi.</p> + +<p>—Tu as parfaitement fait! répliquai-je avec chaleur.</p> + +<p>—Aurais-tu fait comme moi?</p> + +<p>—Certes, et de toute mon âme!</p> + +<p>Il me saisit la main et la secoua fortement.</p> + +<p>—Je suis bien auprès de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que tu +fusses là toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-être +trouverais-je le courage de te les apprendre.</p> + +<p>—Ah! ah! se reprit-il tout à coup en relevant la tête et d'un air +presque fanfaron, j'ai quelquefois de bonnes pensées! le malheur, c'est +que je n'ai pas confiance en moi-même.</p> + +<p>—Tu as tort, prononçai-je au hasard.</p> + +<p>—Ai-je tort? murmura-t-il.</p> + +<p>—Pourquoi n'as-tu pas confiance en toi-même?</p> + +<p>—Parce que... ne l'as-tu pas deviné?</p> + +<p>Il s'arrêta. Sa joue était très pâle, et ses yeux se baissaient avec un +redoublement de timidité. Cette fois, n'ayant aucune idée de ce qu'il +voulait dire, je ne savais comment l'encourager. Il reprit bientôt de +lui-même:</p> + +<p>—Je crois que tu as raison, Geoffroy; c'est vrai, j'ai tort d'avoir +défiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je puis agir... +mais... mais.... Il s'interrompit de nouveau et finit par balbutier si +bas que j'eus peine à l'entendre:</p> + +<p>—Geoffroy, c'est que je ne sais pas bien qui je suis.</p> + +<p>Je me mis à rire et je répliquai:</p> + +<p>—Je vais te le dire, mon pauvre Lucien....</p> + +<p>Il ne me laissa pas achever ce nom.</p> + +<p>Ce fut avec une véritable violence qu'il sauta hors de son siège pour +appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et qui tremblait.</p> + +<p>—Tu mens! s'écria-t-il. Je ne suis pas celui-là!</p> + +<p>Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion fiévreuse:</p> + +<p>—Non! non! non! je ne suis pas celui-là! Celui-là a condamné une femme +à mort. Si j'étais celui-là, il me faudrait donc tuer cette femme!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Va" id="Va"></a><a href="#table">V</a></h2> + +<h3>Sommeil—Apparition</h3> + + +<p>Lucien parlait-il encore de Jeanne Péry? Et pourquoi Lucien aurait-il +tué Jeanne Péry qui était son âme?</p> + +<p>Je n'osais plus interroger parce que je le voyais en proie à une +surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses cheveux +s'agitaient sur son crâne.</p> + +<p>Tout à coup sa tête s'inclina si bas que ses deux mains croisées sur ses +genoux furent inondées par les boucles de ses cheveux. Il dit d'un ton +d'accablement:</p> + +<p>—Condamner! tuer! une femme! Peut-être que Lucien Thibaut ne devrait +pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je sais qu'il a eu de +grands torts. Êtes-vous encore là, Geoffroy?</p> + +<p>Ma main toucha la sienne.</p> + +<p>—Merci, prononça-t-il tout bas et sans se redresser. Je n'aurais pas +été surpris si vous m'aviez abandonné. Écoutez-moi, Geoffroy: En un jour +dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et précisément à l'égard de +cette femme la conduite de Lucien Thibaut ne fût pas celle d'un galant +homme.</p> + +<p>À ces derniers mots, il s'arrêta pour prêter l'oreille, puis il se +redressa furieusement et me regarda en face, comme si l'accusation fût +venue de moi et non pas de lui-même.</p> + +<p>Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main +crispée s'agitait. Je crus qu'il allait me frapper au visage.</p> + +<p>Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son +front, et me dit avec amertume:</p> + +<p>—Je n'ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il +est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez, +il doit la tuer, il la tuera! voilà.</p> + +<p>Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.</p> + +<p>Je crus d'abord qu'il éprouvait un spasme ou même un évanouissement, car +son immobilité ne cessait point, mais je m'aperçus bientôt qu'il dormait +tout simplement. La force de son émotion l'avait brisé comme il arrive +aux enfants de tomber dans le sommeil après la colère ou les larmes.</p> + +<p>Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une +oppression soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement +l'émoi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d'autres +commotions plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa +échapper des paroles confuses, entremêlées de sanglots. Je crus +distinguer deux noms, deux noms de femme: Jeanne, Olympe.... M<sup>me</sup> la +marquise de Chambray s'appelait Olympe. Je savais cela dès le collège. +Était-ce cette Olympe qu'il avait condamnée!</p> + +<p>Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l'éveiller ni à me retirer. +J'avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.</p> + +<p>À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur +mon cœur et sur mon intelligence.</p> + +<p>Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme +une impossibilité.</p> + +<p>Il me sembla que j'étais ici à mon devoir tout naturellement et que j'y +devais rester jusqu'à ce qu'un événement quelconque vint me relever de +ma faction.</p> + +<p>Faction est bien le mot: je me sentais de garde.</p> + +<p>Lucien m'avait appelé; je le trouvais malheureux et seul; car je ne sais +si d'autres partagent ce sentiment: c'est surtout dans ces faux +hospices, ouverts par la spéculation, que l'isolement semble navrant.</p> + +<p>Je crois que Lucien m'eût parut moins abandonné dans un trou campagnard +ou dans un grenier parisien.</p> + +<p>Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son sirop, +il y a odeur de séquestration.</p> + +<p>Depuis que j'avais passé le seuil de cette cellule, j'étais chargé de +Lucien. Je l'entendais, je l'acceptais ainsi.</p> + +<p>À la longue, pendant qu'il reposait, ses mains s'étaient écartées, et je +voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux bouclés, +dont bien des femmes eussent envié la finesse et l'abondance.</p> + +<p>Était-ce là un homme de trente ans? un homme que j'avais connu joyeux, +intelligent et fort?</p> + +<p>Quel pouvait être l'étrange mystère de cette décadence?</p> + +<p>Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très vive en ce +moment. J'étais beaucoup plus désolé que curieux.</p> + +<p>Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte avec soi son +aiguillon; mais l'aiguillon ne m'avait pas encore piqué.</p> + +<p>La preuve, c'est que je me souviens de l'instant précis où ma curiosité, +soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma tristesse.</p> + +<p>Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de +midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées de tièdes parfums +montaient du parterre qui fleurissait sous la fenêtre.</p> + +<p>La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la +maison muette. La feuillée des grands arbres assombrissait encore le +jour pâle et gris.</p> + +<p>Je dis tout cela parce que tout cela me gênait et m'opprimait.</p> + +<p>À force de regarder le sommeil de Lucien, j'avais fermé les yeux +moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir.</p> + +<p>J'étais ainsi, n'ayant plus qu'une conscience très vague des choses +extérieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la +chambre même, à quelques pas de moi.</p> + +<p>Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n'avais pas aperçue—ce +n'était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous étions entrés—roula +lentement sur ses gonds.</p> + +<p>Je regardai mieux, pensant que c'était l'œuvre du vent, car l'orage +commençait à agiter les feuilles; mais je vis paraître au seuil une +jeune femme d'une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et +appartenant, selon les apparences, à ce qu'on appelle la classe +distinguée.</p> + +<p>Elle ne me vit point, d'abord, parce que son regard inquiet cherchait +Lucien.</p> + +<p><i>Inquiet</i> ne dit certes pas tout ce qu'il y avait dans ce regard, et +pourtant j'hésite à écrire le mot <i>tendre</i>.</p> + +<p>Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu'il partait +des plus beaux yeux noirs que j'eusse vus de ma vie.</p> + +<p>Quand la dame m'aperçut, elle recula avec un visible effroi.</p> + +<p>Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle +joignit aussitôt les mains d'un air suppliant.</p> + +<p>Je me levai et j'allai vers elle.</p> + +<p>—Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le +voir.</p> + +<p>Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes.</p> + +<p>Elle dit encore:</p> + +<p>—C'est l'heure où il sommeille. J'entre un instant, il ne me voit pas. +S'il savait que je suis si près de lui....</p> + +<p>Elle s'arrêta. L'accent de ses paroles était douloureusement résigné.</p> + +<p>Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse:</p> + +<p>—Il n'aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr ceux +qu'il devrait aimer....</p> + +<p>Lucien s'agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut derrière la +porte doucement refermée.</p> + +<p>Lucien ne s'éveilla pas; mais il continuait de s'agiter.</p> + +<p>Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l'inconnue était +d'une beauté rare.</p> + +<p>Je m'étais donc trompé: Lucien n'était pas abandonné.</p> + +<p>Pourquoi n'éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela?</p> + +<p>Et qui était cette splendide créature? Une de ses sœurs? Non. Jeanne +Péry? Oh! certes, on ne pouvait appeler celle-là «ma petite Jeanne.»</p> + +<p>Lucien semblait se débattre contre un cauchemar.</p> + +<p>Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix étranglée des +gens qui rêvent, il criait:</p> + +<p>—Olympe! Olympe!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2> + +<h3>Réveil—Mon roman</h3> + + +<p>Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son +front baigné de sueur.</p> + +<p>J'hésitai ne sachant s'il fallait parler le premier.</p> + +<p>Quand son regard tomba sur moi, il eût l'air profondément surpris.</p> + +<p>—Geoffroy! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Rœux! à Paris!</p> + +<p>Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait +extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette <i>joliesse</i> enfantine et +presque féminine, qui m'avait étonné naguère et surtout chagriné.</p> + +<p>C'était un homme, à cette heure. Il avait l'air très souffrant, mais +froid et ferme.</p> + +<p>Il me tendit la main.</p> + +<p>—Je n'espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai +longtemps attendu.</p> + +<p>Manifestement, il ne se souvenait pas de m'avoir vu tout à l'heure.</p> + +<p>Ceci rentre dans l'ordre des faits admis scientifiquement.</p> + +<p>Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau +ont <i>deux mémoires</i>. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de +ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient +profondément ce qui s'est passé dans les heures lucides.</p> + +<p>Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.</p> + +<p>—Je ne devrais pas vous avouer cela: je vous attendais plut tôt. J'ai +craint plus d'une fois, depuis ma lettre écrite, d'avoir trop compté sur +une amitié de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n'était sans doute +qu'une simple camaraderie.</p> + +<p>Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je +le pressai de bon cœur contre ma poitrine. Il parut content de cela, +mais, comment dirai-je? content froidement. Et il mit une certaine +réserve à me rendre mon étreinte.</p> + +<p>—À la bonne heure! fit-il de ce ton bas qu'il gardait depuis son +réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après tout, nous +étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins. Et je ne sais rien +que je n'eusse fait pour vous au temps où j'avais encore du sang chaud +dans les veines.</p> + +<p>—Parbleu! Lucien m'écriai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se +jeter à l'eau tête première quand on ne sait pas nager, et tu t'es rendu +coupable, pour moi, de cette folie!</p> + +<p>Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s'éclairait. Je +reconnus mon Lucien d'autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de +Lucien qu'il avait si violemment répudié naguère.</p> + +<p>Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l'une et +l'autre bien funestes, m'ont donné quelque expérience des affections +mentales. Je fus moins étonné que ne l'eussent été les purs profanes à +la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux +sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.</p> + +<p>—Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d'un bon +regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as +commencé. Moi, j'ai bien vieilli, n'est-ce pas!</p> + +<p>—Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir.</p> + +<p>Il sourit encore, mais moins franchement.</p> + +<p>—Alors, Geoffroy, reprit-il comme s'il se fût repenti d'avoir engagé +l'entretien dans cette voie, tu n'as pas oublié cette redoutable +occurrence où je bravai les flots irrités du lac d'Enghien pour te tirer +de l'eau? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous +gagnâmes deux gros rhumes.... Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a pas +éveillé quand tu es entré. As-tu déjà vu le docteur? ou sa femme? ou +leur fille? Réponds franc: lequel des trois s'est chargé de te dire que +je suis fou?</p> + +<p>Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de +m'embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et +avec une présence d'esprit pleine de finesse.</p> + +<p>—Je vois qu'on ne t'a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner +moi-même. Ce sont d'assez braves gens, ici. Le docteur aime l'argent, sa +femme adore l'argent, sa fille idolâtre l'argent: c'est une famille très +unie. On me soigne juste pour mon argent et je n'en demande pas +davantage. Je passe pour fou. C'est peut-être vrai. Peu importe, comme +tu vas le voir. Il ne s'agit de moi que fort indirectement, abordons nos +affaires.</p> + +<p>J'avais essayé de l'interrompre quand il avait prononcé le mot fou, mais +j'avais eu la bouche fermée par son geste net et péremptoire. Il voulait +la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les +miens, avec une certaine brusquerie:</p> + +<p>—Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant +d'écrire ton roman?</p> + +<p>Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un nouveau +symptôme d'aliénation mentale.</p> + +<p>C'est ici le cas d'avouer que, tout en me livrant avec assiduité aux +rudes travaux qui sillonnent avant l'âge le front des jeunes attachés +d'ambassade, j'avais trouvé le temps d'écrire et de publier, sous un +pseudonyme suffisamment transparent, un livre très étudié: tableau +joliment réussi de nos mœurs modernes.</p> + +<p>J'ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j'aie +souci de plaire, n'avait pas trop mal accueilli ma tentative.</p> + +<p>Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir connu ici en +qualité d'auteur, lors même que ma mémoire ne m'eût point rappelé à +propos l'attention amicale que j'avais eue d'envoyer à Lucien Thibault +un exemplaire de ma quatrième édition, avec portrait de l'auteur, +photographié dans une pose agréable.</p> + +<p>—Bah! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de feindre +l'indifférence voulue, t'es tu donné le tort de parcourir cette fredaine +de jeunesse?</p> + +<p>Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité, en +mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu'eut put +le faire un critique régulier du <i>Figaro</i> ou de <i>Paris-Journal</i> à +pareille naïve question.</p> + +<p>—Mon suffrage n'ajoutera pas beaucoup à ta gloire, répondit-il, mais +j'ai lu en effet ton roman depuis la première page jusqu'à la dernière, +et tu sauras bientôt, si tu les ignores, les raisons personnelles que +j'avais pour trouver ton récit puissamment, cruellement attachant. +Réponds à ma question, je te prie: Avant que ton livre fût composé, +d'autres que moi t'avaient-ils parlé de M<sup>me</sup> Lucien Thibaut?</p> + +<p>—Non, jamais, répliquai-je.</p> + +<p>Et j'ajoutai après réflexion:</p> + +<p>—Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m'en ont dit.</p> + +<p>—Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes +lettres ne disaient rien du tout... rien qui eût trait aux événements, +du moins.</p> + +<p>—Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent +plaint en moi-même du vide de tes lettres qui semblaient....</p> + +<p>—Elles ne semblaient pas, c'était vrai. Je te cachais quelque chose. +Mais ce n'était pas ce dont il est question. À l'époque où je t'écrivais +ainsi, j'ignorais tout moi-même... car tu n'aurais pas cru, plus que +moi, n'est-ce pas, à des dénonciations anonymes?</p> + +<p>Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui n'attend pas de +réponse, et reprit en affermissant sa voix:</p> + +<p>—Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au +jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu, ne fût-ce qu'une +parcelle du mystère si terriblement curieux qui est entré dans ma vie, +comme le ver pénètre la saine écorce d'un arbre condamné à mourir; si tu +avais entrevu, ne fût-ce qu'un petit coin de ma misère inouïe, ton drame +aurait pris tout aussitôt une réalité, une consistance, une passion.... +Ne te fâche pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu'il est.</p> + +<p>—Par exemple! protestai-je, moi! me fâcher! allons donc!</p> + +<p>Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte +dans les journaux.</p> + +<p>—Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L'histoire a de +l'originalité. Tu l'as faite avec quelques réminiscences d'Edgar Poe....</p> + +<p>—Je te jure... m'écriai-je.</p> + +<p>—As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre anglais qui +laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de l'ordonnance +et de la clarté, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus +étonnantes qu'on ait assemblées de nos jours? La <i>Woman in White</i> de +Wilkie Collins?</p> + +<p>—<i>La Femme en blanc</i>?... répétai-je, non sans rougir un peu.</p> + +<p>—Je ne t'accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore à +bien d'autres livres, mais tel qu'il est, il me suffit. Il me prouve que +tu es mon homme.</p> + +<p>Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points +d'interrogation, car je ne savais pas si j'allais recevoir encore +quelques pierres dans mon pauvre jardin d'auteur.</p> + +<p>—Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu +veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton +imagination toute seule, tu peux le refaire, aidé de renseignements, de +pièces....</p> + +<p>Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se mettre à +portée d'un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la clef dans +un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table.</p> + +<p>—Je suis entouré d'espions, me dit-il, en forme d'explication, et tous +ces gens-là voudraient bien me voler mon roman!</p> + +<p>La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle +avec lenteur.</p> + +<p>Il faut pourtant bien dire ce que j'éprouvais. Je croyais son accès +revenu. L'idée d'accepter une besogne littéraire frivole dans cette +chambre qui était comme le tombeau d'un charmant esprit et d'un noble +cœur m'inspirait une répugnance dont aucun mot ne saurait rendre +l'amertume.</p> + +<p>—Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont +beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est +vrai, toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#table">VII</a></h2> + +<h3>Jeanne</h3> + + +<p>Le coffre était plein de papiers en liasses. La main de Lucien s'y +plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit:</p> + +<p>—Laisse-moi te dire ceci qui a son importance: le roman de Wilkie +Collins m'a beaucoup frappé, frappé jusqu'à l'angoisse. Il y a dans son +récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les +remplissais avec ce qui m'appartient de douleurs et de terreurs. Il y a +aussi des invraisemblances si naïves qu'on les croirait préméditées pour +prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces +invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.</p> + +<p>Il mit sur moi son regard fixe et demanda:</p> + +<p>—As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler +d'une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes? Moi, je suis +comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt +pour <i>mon</i> aventure, car je n'en ai eu qu'une seule en toute ma vie. J'y +rapporte ce que je lis, ce que j'entends, ce que je vois, j'y rapporte +tout. Il y a des moments où il me semble que mon aventure m'a poursuivi +jusqu'au fond de ce refuge, et que j'y suis entouré par de misérables +subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le principal rôle +dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n'a jamais entendu +parler de moi, c'est certain; il ignore le premier mot de ma triste +biographie, et pourtant, j'ai nourri souvent et longtemps la fantaisie +de l'aller trouver en Angleterre, de l'interroger pour savoir si, +derrière le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit +morceau de mon fait à moi.... Veux-tu voir Jeanne?</p> + +<p>Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement.</p> + +<p>Je ne sais pourquoi ils ramenèrent devant mes yeux l'image charmante de +l'inconnue qui tout à l'heure s'était montrée au seuil de l'appartement +voisin.</p> + +<p>Je l'ai dit, je ne croyais pas que ce fût Jeanne, et pourtant ce nom, +prononcé à l'improviste, me fit revoir le visage noble et triste de +celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas être vue.</p> + +<p>Lucien me tendait un portrait, je le pris avec empressement. C'était une +simple carte photographique, encadrée de papier verni.</p> + +<p>Jamais je n'avais rien vu de si joli que la fillette qui me souriait +dans ce pauvre cadre.</p> + +<p>Celle-là était bien «la petite Jeanne.»</p> + +<p>Et certes, elle n'avait rien de commun avec la belle dame inconnue.</p> + +<p>Pourquoi le regard doux et profond de cette dernière restait-il entre +moi et la gaieté enfantine du portrait?</p> + +<p>Je fus longtemps à regarder Jeanne, détaillant avec un intérêt que je ne +pouvais définir l'exquise délicatesse de ses traits. J'avais plaisir à +admirer la bonté vraiment angélique de sa joyeuse figure. Chez Jeanne +tout était bon, même sa petite pointe d'espièglerie.</p> + +<p>La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il disait:</p> + +<p>—C'est ce mois-ci qu'elle va avoir ses vingt ans.</p> + +<p>Il ajouta d'un accent impatient:</p> + +<p>—Dis donc au moins comment tu la trouves?</p> + +<p>Le mot ne me vint pas, et je répondis:</p> + +<p>—Comme on doit bien l'aimer!</p> + +<p>Il fit mine d'activer sa recherche parmi les papiers.</p> + +<p>Je ne pouvais voir l'émotion de son visage qu'il détournait avec une +sorte de honte.</p> + +<p>Sa voix trembla quand il reprit:</p> + +<p>—Oui, on l'a bien aimée!</p> + +<p>Il s'interrompit, puis ajouta:</p> + +<p>—Trop aimée!... mais ce portrait ne dit rien. C'est du noir et du +blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette et morte, la +vie du regard, la grâce du mouvement, l'attrait du repos? et la voix? et +l'accent? et l'ineffable harmonie de l'ensemble? qui pourrait deviner +cela?</p> + +<p>—Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours fixés sur le +portrait de Jeanne.</p> + +<p>Certaines vues ont la faculté de produire, par l'intensité du regard, le +phénomène stéréoscopique.</p> + +<p>Je voyais la photographie s'arrondir et prendre des reliefs comme si un +souffle mystérieux eût soulevé et gonflé les plans de la pauvre chère +image. J'avais devant moi la ravissante enfant, et je ne mentais même +pas en parlant de vie, de mouvement, d'harmonie, car il me semblait que +ma volonté pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se +tourna pas encore de mon côté, mais tout son corps avait des +frémissements, et il balbutia d'un accent troublé:</p> + +<p>—Toi! toi aussi, Geoffroy! Rends-moi ma petite Jeanne!</p> + +<p>Puis, riant péniblement et, à ce que je crus, refoulant un sanglot, il +ajouta:</p> + +<p>—Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait? Il y a peut-être de la +terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfumés, qui remuaient leurs +boucles flexibles au moindre mot de sa bouche plus rose que les roses. +Qui sait? Ses grands yeux bleus comme le ciel ont peut-être éteint la +flamme adorée de leurs prunelles. Ma Jeanne! ma Jeanne! Oh! qui sait? +Dieu ne veut rien me dire! Peut-être que son pauvre mignon petit corps +est rongé par les vers au fond d'une tombe. Non, non, je ne suis pas +jaloux. Je suis mort, si elle est morte!</p> + +<p>Il avait quitté son siège pour s'agenouiller auprès du coffre sur lequel +il se penchait.</p> + +<p>Je croyais qu'il continuait sa recherche parmi les papiers, mais +bientôt, je le vis immobile, puis tout à coup il chancela, et je n'eus +que le temps de le prendre dans mes bras pour l'empêcher de s'affaisser +sur le plancher.</p> + +<p>C'était un fardeau, hélas! bien léger: tout au plus le poids d'une +femme.</p> + +<p>Quand je l'eus relevé, il resta un instant appuyé contre ma poitrine. Il +respirait avec effort. Sa parole était celle d'un agonisant.</p> + +<p>J'eus peur. J'avais vu mourir quelqu'un ainsi debout.</p> + +<p>Mais, s'il est possible, quelque chose me frappait plus douloureusement +encore que cette pâleur menaçante, c'était le <i>vieillissement</i> soudain, +extraordinaire, je dirais volontiers magique, qui s'était opéré dans +tout son être.</p> + +<p>J'ai dû dire que, contre la coutume, les années avaient rajeuni mon +malheureux camarade de collège jusqu'à lui donner presque la tournure +d'un enfant. Tout en lui, au premier aspect, m'avait paru amoindri, +effacé, réduit à ces apparences indécises qu'on retrouve parfois dans +l'extrême vieillesse, mais qui sont surtout le propre de l'adolescence, +luttant contre le travail de formation.</p> + +<p>Maintenant il avait son âge.</p> + +<p>Plus que son âge: c'était un homme mûr. La crise d'angoisse qui tendait +chaque fibre de son être lui restituait la virilité et la fierté.</p> + +<p>Ce n'était pas la force revenue qui le faisait homme, c'était la +douleur.</p> + +<p>Son aspect éveillait l'idée de cet héroïsme passif qui est la gloire des +martyrs.</p> + +<p>J'essayais de le réchauffer contre ma poitrine, car son contact me +faisait froid et j'étais secoué par ses frissons.</p> + +<p>Il me dit, et je n'oublierai jamais cela:</p> + +<p>—C'est bon de s'appuyer sur un cœur.</p> + +<p>Pauvre, pauvre Lucien! J'eus remords comme s'il m'eût reproché sa +solitude.</p> + +<p>Au bout d'un instant, ses paupières humides découvrirent le profond +regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit doucement:</p> + +<p>—Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy. Je n'ai pas +le droit de mourir. Tu peux me lâcher maintenant, je me tiendrai bien +debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans trop d'effort, après quoi +il me serra la main en murmurant:</p> + +<p>—Ce n'est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je veillerai à ne +plus t'effrayer ainsi; car tu es tout blême, Geoffroy, mon bon Geoffroy.</p> + +<p>Je pressai sa main entre les miennes sans répondre. Son sourire +persistait. Il se figeait sur ses lèvres et faisait mal à voir.</p> + +<p>—N'est-ce pas, demanda-t-il tout à coup en prenant un ton dégagé qui +sonnait faux, n'est-ce pas qu'il est gentil mon cher petit portrait? +C'est tout ce qui me reste d'elle. On ne devinerait guère que c'est le +portrait d'un assassin.</p> + +<p>Je crus avoir mal entendu.</p> + +<p>Et pourtant, j'avais ouï dire... Était-ce donc vrai?</p> + +<p>Des lèvres, plutôt que de la voix, je répétai ce mot: <i>Assassin</i>!</p> + +<p>Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son navrant sourire. +L'effort qu'il faisait pour ne pas pleurer le brisait.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#table">VIII</a></h2> + +<h3>Assassin</h3> + + +<p>—Voyons, dis-je, je suis là, moi, ce cœur où il est bon de s'appuyer.</p> + +<p>—Merci, fit-il encore, merci! Ah! je ne me croyais pas si faible. C'est +que j'étais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si heureux que le +pressentiment de mon malheur tournait sans cesse autour de moi. On ne +peut pas avoir tant de joie sur la terre.</p> + +<p>Ses larmes enfin venues dégonflèrent sa poitrine.</p> + +<p>—Mon Dieu! reprit-il en me laissant l'asseoir dans son fauteuil, mon +pauvre Geoffroy, ce n'est pas que je sois tombé de bien haut: un juge de +première instance, ce n'est certes pas le Pérou. Mais si on tient compte +de l'allégresse bien aimée qui débordait de mon cœur, personne au +monde, entends-tu: personne n'était au-dessus de moi.</p> + +<p>Cette façon énigmatique d'exposer non pas même des faits, mais je ne +sais quels résultats indirects d'une catastrophe encore inconnue, me +faisait souffrir plus que je ne puis l'exprimer. Chacune des paroles de +Lucien avait un arrière-goût de résignation si touchant et si terrible à +la fois que l'esprit ne pouvait s'arrêter à la pensée d'un malheur +ordinaire. Il y avait d'ailleurs ce mot <i>assassin</i>, appliqué à Jeanne.... +Je n'osais pas interroger. Mon malaise était si intense que l'envie de +fuir me venait.</p> + +<p>—Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il affectueusement comme s'il +eût surpris ma conscience, tu mettras peut-être du temps avant de me +retrouver dans l'état où je suis aujourd'hui. Il faut profiter. Ce n'est +pas que j'aie précisément une maladie du cerveau, non, je ne le crois +pas, mais il y a des moments où je m'éveille d'une sorte de rêve qui +supprime pour moi des heures de la journée et même des jours de la +semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du jeudi. Comprends-tu +cela? Pourtant, je suis bien sûr de n'avoir jamais dormi deux jours et +deux nuits de suite.</p> + +<p>—Je comprends, répondis-je, que dans l'état nerveux où tu es....</p> + +<p>Il m'interrompit pour dire avec une ironie pleine de tristesse:</p> + +<p>—Ah! oui, état nerveux, c'est bien cela. Les médecins emploient ces +mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en tout cas, +aujourd'hui, mon <i>état nerveux</i> fait relâche. Tout est clair dans ma +tête. J'y vois. Je peux même établir nettement dans ma pensée de +certaines distinctions très subtiles. Te souviens-tu comme j'étais un +garçon studieux? Je n'ai pas fait beaucoup de folies dans ma jeunesse, +tu pourrais en porter témoignage. Eh bien! en quittant les écoles, je +restai le même, absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, après +avoir été un jeune avocat acharné au travail,—un piocheur.—je devins +un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide à la +besogne et d'une bonne volonté infatigable.</p> + +<p>Mon amour même, le grand, l'unique amour qui décida de toute ma vie ne +changea rien à tout cela. On me reprocha bien quelques voyages, deux +absences... mais pouvais-je faire autrement? Et on était injuste; loin +de me ralentir, quand je songeai à me marier, je fus pris d'ambition et +je travaillai double, voyant déjà ma petite Jeanne honorée et renommée à +cause de son mari....</p> + +<p>Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout à l'heure si francs, +se détournèrent de moi, et il regarda le tapis à ses pieds.</p> + +<p>Évidemment, une hésitation le prenait. Il avait crainte de quelque +chose.</p> + +<p>Cependant, sa voix resta calme et il continua:</p> + +<p>—Je sens que <i>cela</i> vient. J'aurai juste le temps de te dire pourquoi +je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m'interromps pas, je +commence:</p> + +<p>Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois +l'une l'autre, et c'est la grande misère d'une conscience de magistrat.</p> + +<p>Il y a la certitude <i>personnelle</i> qui naît de l'intelligence, celle en +un mot qui est humaine, c'est-à-dire commune à tous les hommes.</p> + +<p>Et il y a la certitude <i>technique</i>, particulière aux gens du métier, qui +a son origine dans les instruments et agissements judiciaires.</p> + +<p>Au palais on regarde cette dernière certitude comme la meilleure, ou +plutôt comme la seule authentique.</p> + +<p>Je ne saurais dire si on a raison ou tort.</p> + +<p>Je donnai un jour ma démission de juge parce qu'une instruction +criminelle conduite avec soin, minutieusement, selon les procédés +mathématiques de notre science à nous autres magistrats avait fourni la +certitude judiciaire de ce fait que Jeanne Péry, ma chère petite femme, +avait commis un meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des +circonstances qui faisaient d'elle <i>a priori</i> une fille perdue d'abord, +ensuite une sorte de bête féroce.</p> + +<p>Voilà pour la certitude technique: Jeanne était coupable et infâme.</p> + +<p>Au contraire, ma certitude personnelle me criait: Jeanne est innocente +et plus pure que les anges.</p> + +<p>Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l'une mentait.</p> + +<p>Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon cœur. Et j'aimai +Jeanne cent fois, mille fois davantage.</p> + +<p>Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J'avais écouté, retenant +ma respiration.</p> + +<p>Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait incapable de +livrer passage à un son. Lucien, attendait pourtant une parole. Il +fronça le sourcil avec colère.</p> + +<p>—Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la voix du +métier plutôt que celle de ta conscience?</p> + +<p>—Dis-moi, dis-moi, m'écriai-je, que tu parvins à la sauver!</p> + +<p>Sa figure s'éclaira, pour se couvrir bientôt après d'un plus douloureux +voile.</p> + +<p>—Je fis de mon mieux, prononça-t-il d'une voix qui voulait être ferme, +oui, un instant, j'ai cru que je sauverais ma Jeanne bien aimée et +respectée. Mais je n'ai pas pu, et je suis devenu fou.</p> + +<p>Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu'il accentuait cette +dernière parole.</p> + +<p>Mais en même temps sa figure pâlissait et les traits s'en effaçaient +comme si une lumière intérieure se fût éteinte au-dedans de lui.</p> + +<p>Il put dire encore de sa pauvre voix déjà changée:</p> + +<p>—Geoffroy, tu ne m'as pas cru quand je t'ai dit: je ne suis pas fou. Tu +savais que je mentais, je lisais cela dans tes yeux. Tu avais raison, je +suis fou. Je ne puis plus rien pour elle....</p> + +<p>Il se tut. C'était comme un charme rompu. Cette énergie virile dont +j'avais admiré en lui la renaissance presque miraculeuse, s'affaissait +d'un seul coup.</p> + +<p>J'avais devant moi le malheureux enfant au sourire timide et sans +pensée, dont l'aspect avait effrayé mon premier regard.</p> + +<p>Je voulais réagir contre cette perclusion morale, je lui parlai, je +l'encourageai, je touchai même à dessein et brutalement la plaie +saignante de son âme, tout fut inutile.</p> + +<p>Lucien Thibaut n'était plus là. J'avais affaire à son ombre.</p> + +<p>Cela est vrai si rigoureusement, qu'au bout de quelques minutes il se +reprit à parler de lui-même à la troisième personne et comme d'un +absent.</p> + +<p>—Te voilà revenu? me dit-il, M. Thibaut ne pourra pas te recevoir +aujourd'hui, parce qu'il est indisposé; mais je le remplacerai.</p> + +<p>—Quelle est son indisposition? demandai-je.</p> + +<p>Il prit un air naïvement rusé pour me répondre:</p> + +<p>—La migraine. J'espère que ce ne sera rien.</p> + +<p>Son regard fit le tour de la chambre avec inquiétude.</p> + +<p>—Le moment est bon, murmura-t-il. Je n'entends personne dans le +corridor, mais on ne saurait prendre trop de précautions quand il s'agit +d'affaires si graves.</p> + +<p>Il alla jusqu'à la porte qu'il ouvrit pour regarder au dehors.</p> + +<p>Puis, satisfait de cet examen, il revint vivement vers le coffre, qui +restait ouvert.</p> + +<p>Cette fois, sans chercher aucunement, il y prit un assez volumineux +dossier, tout bourré de papiers, qu'il tint à la main d'un air indécis.</p> + +<p>—Consentez-vous à vous charger de cela? me demanda-t-il, cessant de me +tutoyer.</p> + +<p>—Volontiers, répondis-je.</p> + +<p>—C'est un dépôt, reprit-il. Promettez-moi de le défendre s'ils essayent +de vous l'enlever.</p> + +<p>—Je le promets, dis-je encore.</p> + +<p>Il remit le dossier entre mes mains. Puis avec une politesse +cérémonieuse:</p> + +<p>—M. Thibaut vous fait bien tous ses compliments et ses excuses. Il aura +l'honneur de vous écrire dès que sa santé le permettra. Il vous +recommande ces papiers tout particulièrement, n'en ayant point de +double. Tâchez de vous retrouver là-dedans, c'est difficile, mais votre +roman était encore plus embrouillé. Il y a une dame qu'il faut tuer, +vous savez, parce que la pauvre petite morte ne serait pas en sûreté +sans cela. C'est malheureux, mais on ne pouvait les garder toutes les +deux, M. Thibaut a dû choisir entre l'ange et le démon.</p> + +<p>Il me salua profondément et de cette façon qui désigne la porte sans +équivoque aucune.</p> + +<p>Je sortis. Quelque chose me résista quand je poussai la porte, quelque +chose qui obstruait le seuil.</p> + +<p>C'était le Dr Chapart, auteur du sirop, qui venait d'arriver là aux +écoutes et que le battant, en s'ouvrant, avait sévèrement souffleté. Je +refermai aussitôt la porte pour que Lucien ne s'aperçût de rien et je +demandai tout bas:</p> + +<p>—Que faisiez-vous là, Monsieur?</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#table">IX</a></h2> + +<h3>Ce qui me resta de l'entrevue</h3> + + +<p>Le Dr Chapart ne fut pas déconcerté le moins du monde. Il me tendit la +main comme un effronté gros petit homme qu'il était.</p> + +<p>—Bien le bonsoir, me dit-il en portant l'autre main à sa joue, vous +avez failli m'assommer. J'étais là pour ausculter, parbleu! pour +ausculter la situation à travers le trou de la serrure. Allez-vous me +reprocher mon trop de soins? Ça s'est vu: les clients sont si drôles!</p> + +<p>Je fis un geste pour l'inviter à me livrer passage. Il tenait toute la +largeur du corridor.</p> + +<p>Mais il ne bougea pas. J'avais cru voir son regard piqué un instant sur +le dossier que j'emportais sous ma redingote où je l'avais dissimulé de +mon mieux pour plaire à Lucien. Le docteur poursuivit:</p> + +<p>—Bien gentil garçon, dites donc, ce pauvre malheureux là! Et bien doux +aussi, quoiqu'il ait l'idée de tuer une dame. Excusez, c'est sa marotte, +chacun à la sienne. Ma femme et ma fille le dorlotent. Ça rime avec +marotte. Son cas est drôle et incurable. C'est la manie métapsychique +intermittente de ma nouvelle nomenclature. Connaissez-vous mon traité? +non? vous devriez l'acheter. J'ai tâché d'amuser les gens du monde. Cas +très curieux, très rare et qui m'appartient, M. Thibaut est mon second. +Avant lui, j'en avais un autre, mais pas si beau, un major du train +d'artillerie qui se battait lui-même comme plâtre parce qu'il se prenait +pour sa propre femme. Est-ce assez cocasse? Vous pouvez venir souvent ou +rarement, comme vous voudrez. Ici on est libre comme l'air. Je vous +présenterai aux dames Chapart. Tiens, tiens....</p> + +<p>Il fit comme s'il apercevait seulement mon dossier, et reprit:</p> + +<p>—Nous emportons des paperasses entre cuir et chair? Ça vous regarde. +Seulement, un bon conseil gratis, en usez-vous? Je vous l'offre: quand +on n'est ni notaire, ni médecin, ni confesseur, le plus sage est de ne +pas fourrer le nez dans les affaires des malades.</p> + +<p>Après une autre poignée de main, il s'effaça pour me laisser passer, et +je l'entendis s'éloigner avec son ronflement de toupie.</p> + +<p>Quand j'arrivai dans la rue des Moulins, je m'arrêtai comme étourdi. Je +ne sais comment expliquer cela, mais pendant mon énorme visite—elle +avait duré plus d'une demi-journée.—c'est à peine si j'avais essayé de +réfléchir.</p> + +<p>En somme, j'avais été pris par surprise. Malgré le peu que je savais +d'avance sur Lucien, je ne m'attendais à rien de ce que je venais de +voir et d'entendre.</p> + +<p>Tout au plus croyais-je retrouver un vieux camarade avec une blessure +profonde, mais à demi cicatrisée déjà.</p> + +<p>Et comme, en cas pareil, on essaye volontiers d'oublier, j'avais écarté +le côté tragique, me disant que Lucien était sans doute dans quelqu'un +de ces embarras auxquels chacun de nous est sujet et qu'on fait cesser +soit par une démarche, soit par un prêt d'argent.</p> + +<p>Le mot caractérisant ce que je croyais devoir à Lucien était: +consolation plutôt que secours. On voit combien j'étais loin de compte.</p> + +<p>Je m'étais vu tout à coup en face d'une pauvre créature ravagée par un +mal mystérieux, d'un être diminué, ruiné, épuisé, et ce vieillard-enfant +m'avait paru attaqué d'une folie douce, peu caractérisée et surtout +inoffensive, sous laquelle avait percé inopinément une pensée de +meurtre.</p> + +<p>Mais cette pensée même s'était exprimée d'une façon si tranquille, si +dépourvue de véhémence et de passion que je l'avais à peine prise au +sérieux.</p> + +<p>Puis, petit à petit, par une pente insensible, j'étais arrivé, sans +secousse ni avertissement, au centre d'une situation tragique dont les +détails me restaient inconnus et qui me laissait enveloppé dans un +réseau de mystères.</p> + +<p>Et il faut noter ceci: les vagues renseignements que je possédais à +l'avance ne m'aidaient en rien à comprendre, mais ils me défendaient le +doute.</p> + +<p>Sans eux, j'aurais pu me réfugier dans l'idée que la folie de Lucien +avait créé les menaces du drame.</p> + +<p>Mais cela même ne m'était pas permis. Je connaissais l'existence de la +tragédie.</p> + +<p>Ma première sensation morale fut l'étonnement de reconnaître si tard en +moi la présence d'une curiosité arrivée à l'état de fièvre, mais qui +était restée comme assoupie tant que j'avais été en présence de Lucien.</p> + +<p>C'est-à-dire tant que j'avais eu précisément sous la main le vivant +moyen de satisfaire cette même curiosité.</p> + +<p>Je ne me souvenais point, en effet, d'avoir éprouvé le besoin +d'interroger Lucien pendant ces longues heures où il aurait pu +assurément me répondre, puisqu'une éclaircie s'était faite en son +cerveau.</p> + +<p>Était-ce la répugnance involontaire que j'avais à pénétrer tout au fond +de ce malheur sans issue?</p> + +<p>J'avais écouté Lucien avec une pitié passive, sans arrêter ni presser +ses aveux. Dans toute la rigueur du terme, j'avais laissé sa pensée +libre d'aller où elle voulait. Pas une seule fois, je n'avais essayé de +la diriger vers le nœud même du problème.</p> + +<p>Maintenant qu'il n'était plus temps, je ressentais un regret tardif, +mêlé de colère et peut-être de remords, car cette curiosité dont je +parle, c'était bien plutôt de l'intérêt.</p> + +<p>Comment servir Lucien, si je restais dans mon ignorance?</p> + +<p>Et Lucien me l'avait dit lui-même quand il avait reconnu les symptômes +avant-coureurs de sa crise qui revenait: un long intervalle de temps +s'écoulerait peut-être avant que je pusse le retrouver en état de +lucidité.</p> + +<p>Et le soupçon me venait que sa phrase pouvait avoir une signification +autre et plus grave, car j'avais conscience d'un danger qui le menaçait, +d'une surveillance organisée autour de lui, d'une pression exercée sur +lui.</p> + +<p>Tout ce qui l'entourait me paraissait étrange; je voyais sa situation +inexplicable. J'avais défiance du hasard ou de la cause, quelle qu'elle +fût, qui l'avait poussé dans cette maison d'où je sortais la tête +brûlante, le cœur glacé, et dont le maître me laissait un souvenir à la +fois comique et mauvais.</p> + +<p>J'ai peur des grotesques.</p> + +<p>Je me demandais pourquoi Lucien, malade, était à Paris et non pas en +Normandie: pourquoi il était seul, abandonné de sa famille et livré à +des soins mercenaires?</p> + +<p>Oui, certes, je pouvais le craindre: Sous la signification triste de la +phrase de Lucien, peut-être y avait-il un sens caché plus triste encore.</p> + +<p>Peut-être avait-il voulu dire: «Prends bien vite ce dépôt qu'une lueur +de raison me porte à te confier aujourd'hui, car qui sait si demain il +ne serait pas trop tard!»</p> + +<p>Et mon imagination une fois partie allait, allait:</p> + +<p>Me laisseraient-ils seulement pénétrer de nouveau jusqu'à lui?...</p> + +<p>Ils qui? Est-ce que je savais!</p> + +<p>Et sous quel prétexte me barrer la porte? Des prétextes! on en trouve ou +en fait.</p> + +<p>C'était absurde. Croyez-vous? J'ai vu tant de choses absurdes qui +étaient des réalités.</p> + +<p>Notre siècle lumineux qui affecte de mépriser le mélodrame est noir +comme de l'encre, par places, et pavé de mélodrames.</p> + +<p>D'ailleurs, j'étais en veine de sombres hypothèses. Sur ma poitrine il y +avait un poids qui allait s'alourdissant.</p> + +<p>Une fois, je me dis en tâtant mon dossier sous le drap de ma redingote: +J'ai là de quoi éclaircir tous mes doutes.</p> + +<p>Eh bien! non. Ceci va vous donner la mesure exacte de ma situation +d'esprit: à l'avance, le dossier lui-même était tenu en suspicion par ma +fantaisie, et je pensais: cet homme m'a vu emporter les papiers. Si les +papiers contenaient quelque chose d'important, les aurait-il laissé +passer?</p> + +<p>En même temps le remords dont je parlais tout à l'heure s'aggravait +jusqu'à me troubler cruellement, jusqu'à me faire honte.</p> + +<p>Je me reprochais ma froideur à l'égard de Lucien. Notre entrevue entière +passait devant mes yeux sans que j'y pusse découvrir un seul élan de +grande affection, une seule promesse de dévouement complet exprimée avec +une parcelle de la chaleur qui bouillait désormais en moi.</p> + +<p>Il est bien vrai que j'avais dû écouter surtout; j'étais resté presque +muet; la parole était à Lucien Thibaut, qui avait mené l'entretien en +maître. Mais est-il besoin de parler beaucoup?</p> + +<p>Il ne faut qu'un instant et qu'un mot pour montrer le fond d'un cœur: +je n'avais pas montré le mien.</p> + +<p>Mon malheureux camarade d'enfance pouvait croire que je ne lui avais +rien apporté sinon le souvenir attiédi d'une vulgaire amitié.</p> + +<p>Et, chose singulière, je ne pouvais pas rejeter cette crainte loin de +moi comme chimérique en faisant appel à la réalité de mon affection, car +cette affection, telle que je la ressentais à présent, était toute +nouvelle.</p> + +<p>Je ne l'éprouvais pas tout à l'heure, du moins à ce degré.</p> + +<p>Elle venait de naître, cette grande affection; elle datait pour moi du +moment où je m'étais recueilli en moi-même au sortir de cette maison qui +se dressait sombre et morne derrière moi.</p> + +<p>En mettant le pied dans la rue, je m'étais dit en toute sincérité: Je +ferai pour Lucien comme s'il était mon frère.</p> + +<p>Mais c'était la première fois que je me le disais.</p> + +<p>Et Lucien était trop loin pour l'entendre.</p> + +<p>Toutes ces pensées roulaient dans ma tête et y entretenaient une +agitation qui allait jusqu'à la souffrance. Sans rien savoir, encore, je +me souviens que j'étais prêt à tout; j'avais vaguement la notion d'un +lourd devoir qui allait m'incomber, et je l'acceptais sans réserves.</p> + +<p>Je pressentais mon courage comme si j'eusse entendu déjà les bruits +prochains du combat.</p> + +<p>Il faisait encore jour, mais l'orage qui menaçait depuis le matin +amassait des nuées de plomb au-dessus de ma tête. Le ciel ne donnait +qu'une lumière fauve et fausse qui bronzait le profil des maisons. La +chaleur était étouffante. Le silence régnait dans la rue déserte où +j'entendais mon pas sonner sur le pavé.</p> + +<p>De loin et d'en bas le large murmure de la ville venait.</p> + +<p>Quand je tournai l'angle de la Grande Rue de Paris, la scène changea.</p> + +<p>Ce devait être une fête, je ne sais plus laquelle.</p> + +<p>La solitude des rues transversales augmente, ces jours là, parce que +tout ce qui fait foule s'ameute dans les grandes voies où sont les +cabarets.</p> + +<p>Tout en haut de Belleville, la joie des ivrognes titubait déjà sur les +trottoirs. Les couples montaient et descendaient causant, clamant, +chantant.</p> + +<p>Un peu avant d'arriver au théâtre dont les lampions s'allumaient, je +reconnus la grosse gouvernante normande de M. Louaisot de Méricourt qui +riait à casser les vitres au bras d'un cent-gardes.</p> + +<p>Elle faisait succès avec sa coiffe de dentelles et sa robe de soie, +relevée par une immense crinoline. Tout le monde la regardait.</p> + +<p>L'embonpoint est partout respecté. Les gamins criaient à son fier +cavalier: «Oh hé! la livrée! Plus que ça de nourrice!»</p> + +<p>Ils passaient, superbes tous deux, méprisant les blasphémateurs. La +Cauchoise me parut plus fraîche encore qu'au bureau de la rue Vivienne. +Les roses de sa joue tournaient énergiquement au ponceau.</p> + +<p>Sans façon, elle me montra du doigt à son guerrier, et il me sembla +entendre, parmi les paroles d'ailleurs bienveillantes qu'elle prononça à +mon sujet le mot <i>imbécile</i> plusieurs fois répété.</p> + +<p>Je crus devoir la saluer d'un demi-sourire qu'elle me rendit au +centuple.</p> + +<p>Quand je l'eus dépassée, elle me cria par-dessus son épaule:</p> + +<p>—Ne dites pas au patron que vous m'avez rencontrée un huit-pouces, hé! +là-bas! Il est jaloux comme un gros rat, quoi qu'il soit dans la haute, +ce soir, en bambochade.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#table">X</a></h2> + +<h3>Bébelle—Pantalon crotté</h3> + + +<p>Au moment où j'avais aperçu la Cauchoise, le souvenir de M. Louaisot de +Méricourt traversait justement mon esprit.</p> + +<p>Et ce n'était pas la première fois.</p> + +<p>Pourquoi la pensée de cet homme me suivait-elle ainsi?</p> + +<p>Je ne lui connaissais d'autre lien avec l'affaire Thibaut que le fait +d'avoir pu me fournir l'adresse de ce dernier. C'était là précisément +son métier, et j'étais entré chez lui comme dans la boutique où +s'achètent les choses de cette sorte. M'aurait-il d'ailleurs fourni +l'adresse pour quelques francs s'il avait eu un intérêt, même minime à +séquestrer ou à cacher Lucien? Mais les pressentiments et les soupçons +vont et viennent. Bien rarement saurait-on dire de quel nuage ils +tombent. Je montai dans un coupé de louage, après avoir indiqué au +cocher la rue du Helder et mon numéro.</p> + +<p>Je voulais seulement déposer chez moi mon paquet de papiers avant de +courir au restaurant voisin, car j'étais à demi mort de famine. Lucien +avait déjeuné, mais moi je restais sur les quelques gouttes de thé, +avalées à la hâte avant ma visite au bureau de M. Louaisot. Comme je +rentrais, mon concierge me dit qu'il était venu un monsieur pour me +voir.</p> + +<p>Ceci était presque un événement. Personne ne savait mon retour à Paris, +où je n'étais du reste qu'en passant. Je ne recevais aucune visite. Mon +concierge ne connaissait pas le monsieur qui n'avait pas voulu laisser +son nom, disant qu'il demeurait dans le quartier et qu'il repasserait. +Je ne pus obtenir à son sujet que des renseignements très vagues, assez +ressemblants à ces funestes portraits, supplice de la gendarmerie, que +les employés municipaux dessinent à la plume au bas des passeports. Ces +choses portent le nom menteur de <i>signalement</i>. Les signalements sont au +nombre de quatre. Chacun d'eux s'adapte à un quart de l'humanité. Il y +en a pourtant un cinquième pour les nègres, et c'est le seul qui soit +reconnaissable.</p> + +<p>Ils coûtent deux francs pour l'intérieur, dix francs pour l'étranger: +savez-vous rien de plus lugubre que le comique administratif? Après +avoir écouté la description de mon concierge, je n'en étais pas plus +avancé. Aucune idée ne s'éveilla en moi par rapport au visiteur inconnu. +Ce n'était personne et c'était tout le monde. Mais pendant que je +montais l'escalier de mon entresol, une jolie petite voix clairette me +cria d'en haut:</p> + +<p>—Bonsoir, Monsieur, comment te portes-tu? Je suis sur le carré parce +que papa et maman se tapent.</p> + +<p>Je levai la tête et j'aperçus le sourire échevelé de Bébelle.</p> + +<p>—Bonsoir. Bébelle!</p> + +<p>Bébelle, mon amie, était un bijou de sept ans, héritière unique du +cinquième, sur le derrière.</p> + +<p>Son père, prote d'imprimerie, et sa mère, artiste en éventails, +pouvaient passer pour des cœurs d'or, très vifs de caractère.</p> + +<p>Deux tourtereaux hérissés.</p> + +<p>Ils s'aimaient très sincèrement; mais de temps en temps ils se +renfermaient pour s'expliquer à bras raccourcis, et alors Bébelle se +réfugiait chez moi.</p> + +<p>—As-tu vu le monsieur qui est venu me demander, Bébelle, ma chérie?</p> + +<p>J'étais sûr de mon affaire, Bébelle voyait tout.</p> + +<p>—Parbleu! me répondit-elle.</p> + +<p>Elle ajouta:</p> + +<p>—Puisque je revenais du lait, avec la boîte.</p> + +<p>—Pourrais-tu me dire comment il est fait?</p> + +<p>—Parbleu, il est mal fait... puisqu'il a les jambes si longues, si +longues que j'ai eu envie de passer à travers, pendant qu'il se +dandinait devant la loge... avec des lunettes d'or... et crottées, ses +quilles, jusqu'en haut de sa culotte noire. Veux-tu que j'aille jouer +chez toi, Monsieur, avec les images?</p> + +<p>—Non, je vais dîner dehors.</p> + +<p>—Alors, ça m'est égal, je suis bien sur le carré. D'ailleurs, c'est +presque fini chez nous, car maman pleure.</p> + +<p>Bébelle n'en donnait que cela.</p> + +<p>Il y en a qui deviennent tout de même de chères créatures, mais je ne +prends pas sous mon bonnet de recommander ce genre d'éducation aux +familles.</p> + +<p>J'entrai chez moi et je refermai ma porte. Croiriez-vous que j'avais +presque oublié ce grand appétit qui me talonnait depuis Belleville?</p> + +<p>Ces longues jambes vêtues de noir et que la boue tigrait du haut en bas, +me ramenaient à mon idée fixe.</p> + +<p>J'avais admiré le pantalon noir crotté de M. Louaisot de Méricourt et la +longueur inusitée de ses jambes, pendant qu'il mangeait avec tant de +plaisir son morceau de rôti sous le pouce.</p> + +<p>Était-ce lui qui m'avait demandé? Dans quel but?</p> + +<p>Je haussai les épaules en jetant le dossier sur la tablette de mon +secrétaire.</p> + +<p>Il n'y avait pas apparence que ce pût être lui.</p> + +<p>Mais, au lieu de sortir, j'allumai ma lampe et j'ouvris le dossier.</p> + +<p>Il pouvait être alors huit heures du soir. Douze heures me séparaient de +mon thé du matin.</p> + +<p>Quand minuit sonna, j'étais encore assis auprès de mon bureau et je +lisais avec une avidité croissante les papiers à moi confiés par mon +pauvre camarade Lucien Thibaut.</p> + +<p>La majeure partie de ces papiers sera mise ici textuellement sous les +yeux du lecteur, et j'analyserai les autres au cours de notre récit.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Le_dossier_de_Lucien_Thibaut" id="Le_dossier_de_Lucien_Thibaut"></a><a href="#table">Le dossier de Lucien Thibaut</a></h2> + + +<p>La première pièce sur laquelle je mis la main était enfermée dans une +enveloppe qui avait pour étiquette: <i>Lettres anonymes et autres</i>.</p> + +<p>Elle était ainsi conçue:</p> + + +<h4>Pièce numéro 1</h4> + +<p class="center">(Anonyme, écriture contrefaite.)</p> + +<p><i>M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot.</i></p> + +<p>10 septembre 1864.</p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>Généralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n'ont point de +signatures. C'est peut-être un tort.</p> + +<p>Il y a deux sortes de lettres anonymes.</p> + +<p>Il y a celles où un être dépourvu de dignité et de courage veut insulter +ou calomnier sans danger.</p> + +<p>Il y a celles où une personne faible et désarmée, n'ayant rien de ce +qu'il faut pour braver des risques considérables, prétend néanmoins +rendre service à un ami en le prémunissant contre des éventualités qui +peuvent briser sa carrière et gâter sa vie.</p> + +<p>Je vous supplie de bien croire que la présente communication appartient +à la seconde catégorie.</p> + +<p>Elle vous est adressée sans esprit de haine ni méchante intention par +quelqu'un qui vous veut du bien et qui s'intéresse à votre honorable +famille, mais qui désire ne point se compromettre.</p> + +<p>Vous êtes, Monsieur, sur le point de faire une folie: une de ces folies +qui ruinent tout un avenir.</p> + +<p>La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n'est pas digne de +vous.</p> + +<p>Elle n'est digne d'aucun honnête homme.</p> + +<p>Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa +mère, ni des <i>malheurs</i> de Monsieur son père, il est certain que cette +intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux +étourdi, mais qu'un homme sérieux ne saurait l'admettre à l'honneur de +fonder sa maison.</p> + +<p>Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur +mère!</p> + +<p>Ses amants ne se comptent plus, bien qu'elle sorte à peine de sa +coquille.</p> + +<p>Je n'aime pas les énumérations, je n'en citerai qu'un seul, auprès de +qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c'est votre ancien +camarade de collège, M. Albert de Rochecotte.</p> + +<p>Je n'ajoute qu'un mot:</p> + +<p>Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec +la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.</p> + +<p>C'est une pure fable.</p> + +<p>Il n'y a rien, rien, rien—qu'une demi-vertu qui veut faire une fin.</p> + +<p>Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la +satisfaction d'avoir rempli mon devoir.</p> + + +<h4>Pièce numéro 2</h4> + +<p class="center">(Cette pièce était de l'écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle +portait la mention suivante: <i>Lettre non envoyée à son adresse.)</i></p> + +<p><i>À M. Geoffroy de Rœux, attaché à l'ambassade française de Vienne +(Autriche.)</i></p> + +<p>28 septembre 1864.</p> + +<p>Mon cher Geoffroy,</p> + +<p>J'ai longtemps hésité avant de m'adresser à toi, ou plutôt je t'ai déjà +écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après +réflexion.</p> + +<p>Celle-ci aura-t-elle le même sort? C'est vraisemblable.</p> + +<p>J'écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent +au secours, même quand il n'y a personne pour les entendre.</p> + +<p>Nous étions liés très certainement, toi et moi; mais mon malheureux +défaut d'expansion et la timidité de mon caractère m'ont fait craindre +souvent de n'avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié.</p> + +<p>Pas même à toi.</p> + +<p>J'entends une amitié de frère.</p> + +<p>C'est là le mot, tiens, il m'aurait fallu un frère. Je l'aurais regardé +comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans +mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils dont j'ai un si +cruel besoin.</p> + +<p>Tu étais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur—et +laisse-moi te remercier de n'avoir jamais cessé de m'écrire—tes lettres +te montrent à moi moins ami du sarcasme, mais je t'y vois lancé dans de +grandes relations, tu vois le monde, tu <i>connais la vie</i>, pour employer +le mot sacramentel.</p> + +<p>Cela m'effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien.</p> + +<p>Moi.... Comment te faire la confession d'un triste sire, empêtré dans la +plus plate et la plus bête—à ce qu'ils disent—de toutes les aventures +réservées aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie?</p> + +<p>Je n'ai pas eu de jeunesse. Je commence à croire que c'est un grand +malheur.</p> + +<p>Je vivais avec vous là-bas à Paris; mais je ne vivais pas comme vous, et +j'ai souvent pensé depuis que c'était là l'origine du défaut d'élan que +je remarquais chez la plupart d'entre vous à mon égard.</p> + +<p>Il y avait des heures où j'aurais tant souhaité votre affection! Je me +sentais si bien capable de me dévouer pour vous, du moins pour +quelques-uns d'entre vous.</p> + +<p>Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j'étais jaloux comme +un amoureux qu'on dédaigne.</p> + +<p>J'ai entendu parler d'Albert ces jours derniers, et dans une +circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m'entoure est triste. +J'ai commencé une lettre pour lui; elle ne sera jamais achevée.</p> + +<p>Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si généreux? Il m'avait dit +une fois:</p> + +<p>«Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours où on ne fait pas de +fredaines!»</p> + +<p>C'était un gros reproche, je le comprends bien à présent.</p> + +<p>Pour être aimé, il faut partager tout avec ses amis, même leurs défauts, +si c'est un défaut que de faire des fredaines.</p> + +<p>Je penche à croire que non, puisque je regrette amèrement d'avoir été +sage au temps où les autres sont fous.</p> + +<p>On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute +devenus sages.</p> + +<p>Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n'est certes pas pour te conter ces +balivernes que j'ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible +serrement de cœur.</p> + +<p>Je m'étais résolu à te faire ma confession générale, et je la retarde +tant que je peux.</p> + +<p>Il me semble que tout ce bavardage est utile pour la préparer, et +peut-être pour diminuer l'effort douloureux qu'elle me coûte.</p> + +<p>Je sais que tu ne la désires pas, je m'excuserais presque d'oser une +importunité pareille, s'il ne s'agissait pas de toi, et je bavarde pour +ajourner d'autant notre peine à tous deux.</p> + +<p>C'est bien vrai, Geoffroy, j'envie tout de toi: ta gaieté, ton +insouciance, et jusqu'à tes péchés qui t'ont fait homme.</p> + +<p>Tu sais ce qui n'est pas dans les livres, tu as vécu et non pas lu la +vie. Tu as eu des aventures. Moi, faute d'en avoir eu jamais, je perds +pied à ma première aventure. Je m'y noie.</p> + +<p>Que tes lettres sont vivantes! Celle-ci est déjà plus longue que la plus +longue parmi celles que tu m'as écrites, mais quelle différence! Il n'y +a rien dans la mienne, et combien de choses les tiennes disent! Ceux +qui, comme toi, agissent sans cesse peuvent raconter toujours. C'est +intéressant, c'est jeune, c'est charmant. Tu as des centaines d'espoirs +et le double de désirs.</p> + +<p>Combien trouverait-on de jolis noms dans la collection de tes lettres +que je garde et que je relis pour me faire honte à moi-même: honte de ma +méprisable immobilité!</p> + +<p>Ah! Geoffroy! l'oiseau qui a des ailes peut-il être l'ami du limaçon +tardif, attelé péniblement à sa coque? L'un dévore l'espace en se +jouant, l'autre vit et meurt au pied du même vieux mur.</p> + +<p>Dès le pays latin, vous regorgiez de passions. Lovelaces que vous étiez. +Albert, du fond de sa mansarde, visait la bonne duchesse dans son jardin +de la rue Vanneau. Le jardin était beau, t'en souviens-tu? mais la +duchesse avait le nez rouge. Et rappelle-toi l'horreur de ce pauvre +Rochecotte le jour où elle oublia d'ôter ses besicles pour traverser le +parterre!</p> + +<p>Toi! tu comptais tes rêves par les contredanses que tu dansais, un soir +au faubourg Saint-Germain, et le lendemain chez Bullier. On aurait +pavoisé toute une rue avec la guirlande de tes amours.</p> + +<p>L'as-tu oublié? J'avais aussi <i>mon</i> rêve. Il était unique. Je suis sûr +que tu ne t'en souviens guère.</p> + +<p>Ni moi non plus, du reste.</p> + +<p>C'était un rêve décent que toute mère aurait pu souhaiter à sa fille: un +rêve agrafé jusqu'au menton, un rêve sage comme une image.</p> + +<p>Quand vous me parliez de vos divinités. Albert ou toi, je répondais en +chantant les louanges de ma petite voisine d'Yvetot qui était un peu la +parente de Rochecotte: Olympe—<i>Mon Olympe</i>, comme vous disiez en vous +gaussant de moi.</p> + +<p>Par le fait, mon rêve, M<sup>lle</sup> Olympe Barnod, était, au dire de Rochecotte +lui-même, beaucoup plus jolie que la plupart de vos déesses. Je n'ai +connu au monde qu'une seule femme encore plus charmante qu'Olympe, et +c'est d'elle que je vais enfin t'entretenir.</p> + +<p>Du reste, je n'eus pas la peine d'être infidèle à mes adorations de +bambin. Quand je revins au pays après ma thèse, M<sup>lle</sup> Olympe, au lieu de +m'attendre, s'était fort avantageusement mariée.</p> + +<p>Elle s'appelait M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.</p> + +<p>Voilà donc un pas de fait, Dieu merci: je t'ai laissé voir qu'il +s'agissait d'amour.</p> + +<p>Elle a nom Jeanne. Elle est de famille noble. Tu as beaucoup connu son +père à Paris. Seulement, tu ne l'as pas connu sous le nom que Jeanne +porte.</p> + +<p>Nous l'appelions, tout le monde l'appelait le baron de Marannes, et +c'était bien son nom, mais ce n'était pas tout son nom. En réalité, il +se nommait M. Péry de Marannes.</p> + +<p>Ce n'était pas avec moi qu'il était lié là-bas, c'était avec vous, les +amis de la joie. À soixante ans qu'il avait, il était trop jeune pour +moi.</p> + +<p>Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si précaire qu'elle +ne voulut rien garder de ce qui fait étalage, elle fut M<sup>me</sup> Péry, tout +court, sans titre. Jeanne est M<sup>lle</sup> Péry.</p> + +<p>Je t'entends d'ici, Geoffroy. Comment! le baron était marié, lui, le +viveur imperturbable! le roi des vieux garçons! Se représente-t-on la +femme du baron! Et sa fille! Où diable as-tu été pêcher la fille du +baron?</p> + +<p>Voilà ce que tu dis ou du moins ce que tu penses.</p> + +<p>Vous l'aimiez assez, comme un drôle de corps qu'il était. Je me souviens +de t'avoir reproché à toi personnellement cette accointance +disproportionnée. Tu me répondis en riant: «C'est le plus jeune d'entre +nous.»</p> + +<p>Lui-même il disait cela, et c'était très vrai à un certain point de vue.</p> + +<p>Plus tard, j'ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup +mieux que vous ne pouviez le connaître vous-mêmes.</p> + +<p>Cela ne m'a pas porté à l'en estimer davantage.</p> + +<p>C'était un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu'ils sont +incapables de mûrir. Il y a de belles exceptions dans la nature. +Celle-ci est laide, mais elle plaît jusqu'à un certain point.</p> + +<p>On en rit d'ailleurs et cela désarme.</p> + +<p>Ces vieux hommes, tout en étant des exceptions ne sont pas rares. On en +trouve partout et partout ils sont les mêmes.</p> + +<p>Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec ceux +de leur âge.</p> + +<p>Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six générations de jeunes +gens.</p> + +<p>C'est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les échappés de +collège les appellent par leur petit nom.</p> + +<p>Généralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les uns +pensent qu'elle est la marque d'un bon cœur, quelque peu banal et +doublé d'une intelligence frivole.</p> + +<p>D'autres, plus sévères, prétendent qu'il y a vice, ici, ou tout au moins +faiblesse ridicule.</p> + +<p>Le baron avait des mœurs peu régulières, ce n'est pas à toi qu'on peut +cacher cela. Il n'était ni ridicule ni méchant. Le cœur, chez lui, +battait à sa manière. Il se repentait souvent du mal qu'il avait fait, +mais il recommençait toujours.</p> + +<p>Mais ce qui dominait tout en lui, c'était l'implacable besoin de ne pas +vieillir.</p> + +<p>Te souviens-tu? Il se fit rare pendant notre dernière année d'école. +Vous étiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux!</p> + +<p>Il passa à la fournée suivante, qui était plus de son âge. Il se fit +tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec +ostentation, mais n'y croyant pas le moins du monde, et racontant à la +tolérance de ses <i>amis</i> la centième édition de ses anecdotes, qui +vraiment étaient assez drôlettes quand on ne les avait entendues que +trois fois.</p> + +<p>En s'éloignant de vous, voilà ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de +moi, non pas pour motif de jeune âge, mais parce que je passais déjà +pour être assez fort en droit et que ses affaires l'amenaient fatalement +du côté du palais.</p> + +<p>Quelles affaires, bon Dieu! Et qu'il avait raison de ne pas fréquenter +les sages! Ce pauvre homme était tombé en jeunesse comme d'autres +dégringolent en enfance.</p> + +<p>Ce n'est pas qu'il eût de bien grands vices, il en avait plutôt +beaucoup. Il avait mangé sa fortune, mais il y avait mis le temps. +C'était un prodigue peu généreux.</p> + +<p>Veux-tu savoir le taux des charges laissées par l'innombrable série de +ses bonnes fortunes? Cela se bornait à une pension de 600 francs qu'il +payait—quand il pouvait—pour un enfant naturel qu'il avait eu avant +son mariage et qui vivait quelque part.</p> + +<p>Je crois que c'était à Paris.</p> + +<p>À l'époque où il m'honora de sa confiance, il était en train de +grignoter, toujours au même métier, la fortune de sa femme. Pour ce +faire, il plaidait contre elle, tout en protestant à tout bout de champ +qu'il ne lui en voulait pas le moins du monde.</p> + +<p>C'était exact. Il n'avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu'il +ruinait de parti pris. Il n'en voulait qu'à l'argent.</p> + +<p>La première fois qu'il me rencontra au Palais, j'endossais la robe pour +la première fois aussi.</p> + +<p>C'était à Yvetot; les biens de la baronne étaient dans le pays de Caux.</p> + +<p>Si j'avais été moins novice, j'aurais su que tous nos avocats et avoués +le fuyaient parce qu'il oubliait volontiers de solder les honoraires.</p> + +<p>Mais je ne vis qu'une chose: un premier client!</p> + +<p>Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touché du +plaisir qu'il avait à me revoir. C'était, me dit-il, pour moi, un coup +de destinée. Il me choisissait entre tous; il me donnait l'occasion de +me poser d'emblée.</p> + +<p>Et pour commencer, séance tenante, il me fit l'historique de ses démêlés +avec M<sup>me</sup> la baronne, dont il parlait comme si c'eût été une octogénaire.</p> + +<p>Elle avait environ trente ans de moins que lui.</p> + +<p>Il faut bien que je l'avoue, j'eus le tort de croire aux contes qu'il me +faisait. Quand il y avait un peu d'argent à pêcher, il trouvait les +accents de la véritable éloquence.</p> + +<p>C'était ma première cause. Il y a là quelque chose de l'aveuglement du +premier amour. Le premier client vous fascine.</p> + +<p>Je me représentai, selon son dire, M<sup>me</sup> la baronne comme une vieille +femme avare et méchante qui le laissait manquer du nécessaire. J'eus +pitié, en vérité, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques +conseils qui, malheureusement, se trouvèrent trop bons et contribuèrent +à sa triste victoire.</p> + +<p>Car il en vint à ses fins et obtint l'administration des biens de la +baronne.</p> + +<p>Or, administrer, pour lui, c'était dévorer.</p> + +<p>Les biens n'étaient pas lourds; ils durèrent aux environs de trois ans.</p> + +<p>Quant à moi, je fus payé de mes peines et soins par la bonté qu'eut le +baron de m'emprunter mon argent, et de l'administrer comme les biens de +sa femme.</p> + +<p>Que Dieu fasse paix à sa pauvre âme d'oiseau! Je lui dois mon bonheur +puisqu'il est le père de Jeanne.</p> + +<p>Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant même pas +qu'il avait mangé sa considération en même temps que ses rentes.</p> + +<p>J'allai à l'enterrement, où j'étais à peu près seul.</p> + +<p>J'y vis pourtant deux dames voilées de noir et dont je ne distinguai +point les visages.</p> + +<p>Toutes deux avaient l'air jeune: ni l'une ni l'autre ne pouvait être la +baronne à qui je reprochai cette absence en moi-même.</p> + +<p>D'ailleurs, leur mise était si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que +je les pris pour les dernières hôtesses de ce brave baron, qui +n'enrichissait jamais les maisons où il logeait.</p> + +<p>Je venais d'être nommé substitut du procureur impérial. Quelques mois +aprés, il m'arriva de conclure à l'audience contre M<sup>me</sup> veuve Péry de +Marannes, qui avait frappé opposition sur un reliquat de rentes dont les +arrérages étaient échus postérieurement à la mort du baron.</p> + +<p>Les créanciers du défunt réclamaient naturellement la somme.</p> + +<p>Mon avis exprimé était de droit strict. Je ne pouvais conclure +autrement, mais j'éprouvai une impression très pénible au cours de la +plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve—elle n'avait pu +rajeunir depuis le temps où le baron la chargeait d'années—était ruinée +complètement. Le soir du jugement, M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray, +pour qui j'avais gardé une respectueuse admiration, après son mariage, +me dit:</p> + +<p>—Lucien, vous vous êtes fait aujourd'hui une ennemie mortelle d'une +très jolie femme, ma cousine à la mode de Bretagne, M<sup>me</sup> la baronne Péry +de Marannes.</p> + +<p>—Une jolie femme! m'écriai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas!</p> + +<p>Olympe se mit à rire.</p> + +<p>—Le fait est qu'elle a une grande fille, répondit-elle. Mais il y a +cinquante ans, et même quarante, je peux bien vous garantir que ma +cousine n'était pas née.</p> + +<p>Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l'âge de la +prétendue vieille, ce fut la mention d'une «grande fille».</p> + +<p>Le baron ne m'avait jamais soufflé mot de sa fille. J'avais donc aidé +cet homme à dépouiller deux êtres sans défense!</p> + +<p>Deux femmes, appartenant précisément à cette catégorie que la profession +d'avocat tient à si juste honneur de défendre envers et contre tous: +héritière en ceci, le barreau s'en vante assez haut, et je suppose qu'il +en a le droit, héritière, dis-je, des générosités mortes de la +chevalerie! Moi, avocat, j'avais fait tort à <i>la veuve et à l'orpheline</i>. +J'avais le cœur serré. Olympe qui ne remarquait point ma tristesse +soudaine, poursuivit:</p> + +<p>—Du reste, vous n'êtes pas plus exposé que jadis à les rencontrer dans +le monde. Elles n'ont plus rien absolument rien, et vivent à la +campagne, au fond d'un trou. La famille se cotise et leur fait une +petite pension, à laquelle M. le marquis a la bonté de contribuer pour +ma part. Je crois, en outre, qu'elles travaillent. Nous cousinons peu, +très peu, M<sup>me</sup> Péry de Marannes a gâté sa vie, et c'est à peine si je +connais la petite.</p> + +<p>Dans toute autre circonstance ces paroles m'eussent donné une piètre +opinion de la baronne; car M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray était pour +moi une manière d'oracle. J'étais habitué, comme tout le monde et même +un peu plus, à voir en elle une personne supérieure et tout à fait +accomplie.</p> + +<p>Le pays de Caux appartenait à Olympe; dans toute la rigueur du terme, +elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas à +son crédit, mais nous étions surtout les vassaux de son élégance toute +parisienne, de son esprit, de sa beauté, de sa grâce.</p> + +<p>Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid dédain exprimé par Olympe +ajouta au sentiment d'intérêt qui naissait en moi....</p> + +<p>Est-ce vrai, ce que je dis là? Et ne fais-je pas effort plutôt pour +donner une origine vraisemblable à ce qui vint de soi, par la seule +volonté de Dieu?</p> + +<p>Je n'en sais rien, Geoffroy. J'arrive au fait.</p> + +<p>Tu sais que j'ai toujours été plus ou moins malade, et que ma vie +entière peut passer pour une longue convalescence.</p> + +<p>Je pense que c'était six semaines ou deux mois après ma conversation +avec Olympe. Mon médecin m'avait conseillé les courses à pied.</p> + +<p>Un samedi que notre audience avait tourné court, je pris un livre et je +m'enfonçai dans la campagne....</p> + +<p>Geoffroy, tu n'as rien à craindre: il n'y eut aucune rencontre +dramatique. Je ne protégeai point de jeune fille assaillie par un +taureau furieux, quoique les nôtres ici, soient magnifiques et très +ombrageux. Nulle attaque de brigands ne me coucha sur un lit hospitalier +pour y être soigné par la main des grâces.</p> + +<p>Mon Dieu non. Je vis tout uniment au détour d'un sentier, dans un champ +fleuri et charmant que je n'oublierai jamais, une petite demoiselle qui +chantait en cueillant des primevères.</p> + +<p>Elle en avait déjà un gros bouquet.</p> + +<p>Je n'aurais pas su dire si elle était jolie, car sa figure disparaissait +presque tout entière dans l'ombre de son chapeau de paille.</p> + +<p>Au-dessus d'elle se courbait un châtaignier trapu dont les branches ne +bourgeonnaient pas encore, mais la hâte dans laquelle ses petites mains +adroites fouillaient en se jouant, étincelait de mille points brillants. +L'épine noire boutonnait déjà et les pousses sveltes du chèvrefeuille +étaient vertes parmi les ronces.</p> + +<p>Les oiseaux habillaient, cachant dans les broussées le mystère de leur +travail amoureux; la violette invisible exhalait son souffle dans l'air; +le blé tout jeune ondulait sous les caresses de la brise.</p> + +<p>Je m'arrêtai à regarder la fillette qui ne me voyait pas.</p> + +<p>Elle avait une robe d'indienne grise dont le tissu commun me semblait +plus doux que la soie. Un ruban noir serrait sa ceinture. Ses cheveux +blonds jouaient en grosses boucles sur ses épaules d'enfant.</p> + +<p>Ce n'était qu'une enfant.... Geoffroy, que je t'aimerais si ton cœur +battait un peu!</p> + +<p>Moi, je pliais sous le poids d'une émotion qui m'irritait parce que je +n'y comprenais rien, mais qui me ravissait en extase.</p> + +<p>Peut-être que je fis un mouvement, bien malgré moi, car je retenais mon +souffle; peut-être que mon regard pesa sur la jeune fille. Elle se +retourna comme si quelque chose l'importunait. Nos regards se +croisèrent, ce fut moi qui rougis.</p> + +<p>Elle? son mouvement venait de mettre ses traits en pleine lumière, et le +soleil du printemps éclaira son sourire.</p> + +<p>Car elle eut un sourire à la fois espiègle et ingénu, avant de bondir +comme un jeune faon pour disparaître d'un saut de l'autre côté de la +haie. Je ne la vis plus; il y avait une brèche derrière le gros +châtaignier. Mais je l'entendis qui disait, dans l'autre champ:</p> + +<p>—Maman, c'est notre ennemi!</p> + +<p>Ce mot me terrassa.</p> + +<p>Et pourtant il était prononcé d'un accent de moquerie caressante.</p> + +<p>Notre ennemi! son ennemi à elle! l'ennemi de <i>sa maman</i>!</p> + +<p>N'avais-je pas agi de manière à mériter ce nom?</p> + +<p>Pour tous les trésors de l'univers, je n'aurais pas franchi la haie qui +me séparait de la baronne et de sa fille, mes deux victimes. Je les +avais en effet reconnues. J'étais sûr de n'avoir fait de mal qu'à elles +en toute ma vie.</p> + +<p>Et ce terrible mot <i>notre ennemi me</i> les désignait aussi clairement que +si elles se fussent nommées.</p> + +<p>Je revins sur mes pas, ou plutôt je m'enfuis en proie à un trouble que +je n'essaierai même pas de décrire. Je tremblais comme un coupable. Je +ne me souviens pas d'avoir été jamais si éperdument malheureux.</p> + +<p>Il ne me venait même pas à l'esprit qu'elles pussent suivre le même +chemin que moi de l'autre côté de la haie. Je hâtais le pas, pensant +m'éloigner d'elles.</p> + +<p>Au bout du champ, je les rencontrai face à face.</p> + +<p>T'attendais-tu à cela, Geoffroy? J'ai beau être misérable jusqu'à +souhaiter de mourir, mon cœur fond dans ma poitrine au souvenir de +cette heure délicieuse, comme si un rayon de bonheur éclairait et +réchauffait mon désespoir.</p> + +<p>Va, je sais bien que je ne suis pas un homme fort comme vous autres. +Qu'aurai-je de toi? Ta pitié? Elle me fait peur, je n'en veux pas.</p> + +<p>Je ne t'enverrai pas ces pauvres pages. En les écrivant, je sais que je +les écris en vain—comme tant d'autres pages, à l'aide desquelles j'ai +trompé mon angoisse.</p> + +<p>Cela me rassure de savoir que tu ne les liras pas, et j'y mets tout mon +cœur comme si tu devais les lire.</p> + +<p>Je m'y complais, c'est ma seule jouissance. Je les garde quelques jours. +Je les relis plusieurs fois avant de les anéantir....</p> + +<p>Elles étaient là devant moi, je n'avais plus aucun moyen de les éviter.</p> + +<p>Au premier regard, Jeanne et <i>sa maman</i> me parurent comme deux sœurs.</p> + +<p>Il y a des maladies qui amoindrissent et font l'effet d'un +rajeunissement.</p> + +<p>Quand je les vis ainsi tout près de moi, se tenant par la main et me +regardant avec une douceur pareille, je fis un pas en arrière et je +chancelai.</p> + +<p>La jeune mère me dit:</p> + +<p>—Nous ne vous cherchions pas, M. Thibaut, mais vous avez été bon pour +le père de cette chère enfant, et nous sommes contentes de vous +remercier.</p> + +<p>J'avais vu mourir ma sœur aînée de la poitrine, vers ma dixième année. +À cet âge-là on se souvient.</p> + +<p>C'était ma sœur qui m'apprenait à lire. Il me sembla que j'entendais, +après quinze ans, la douceur voilée de sa voix.</p> + +<p>Et quelque chose aussi me rappelait la chère morte dans la suavité +douloureuse de ces traits qui avaient une blancheur de cire.</p> + +<p>J'ai oublié ce que je répondis.</p> + +<p>Jeanne et sa mère me donnèrent la main....</p> + +<p><i>Note.</i> Il y avait ici une phrase effacée avec beaucoup de soin, puis +les initiales de Lucien, avec son paraphe, le tout barré d'un simple +trait de plume.</p> + + +<h4>Pièce numéro 3</h4> + +<p class="center">(<i>Anonyme</i>, écriture différente du n°1, mais également contrefaite.)</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut.</i></p> + +<p>30 septembre 1864.</p> + +<p>Mon cher Lucien,</p> + +<p>Vous avez encore des amis, bien que vous viviez comme un loup. Mais vous +savez, les loups ont beau se cacher au fond du bois, on les relance. Je +viens vous relancer pour vous dire ce que vous paraissez ne pas savoir: +<i>les courtes folies sont les meilleures</i>.</p> + +<p>On ne vous demande rien pour cet adage ni pour cette conséquence qui en +découle: la pire de toutes les folies est le mariage, parce que c'est +celle qui dure le plus longtemps.</p> + +<p>Tant que vous n'avez pas sauté le fossé, mon pauvre garçon, il y a de la +ressource, et on peut, on doit essayer de vous arrêter, fût-ce par le +collet. Un bon médecin ne s'occupe pas de savoir si le remède est +agréable à prendre ou non.</p> + +<p>Vous êtes entre les pattes de deux aventurières, on vous le dit tout +net. Le proverbe chante: qui se ressemble s'assemble. Le papa et la +maman de votre donzelle se ressemblaient, ils s'assemblèrent.</p> + +<p>On parlait déjà dans ce temps-là, et même bien plus qu'à présent, de la +tontine des cinq fournisseurs. Les millions volés à l'État avaient fait +des petits, et la fortune du Dernier Vivant était évaluée à des sommes +folles. Ce coquin idiot, le baron Péry, vint se brûler à la chandelle: +il épousa sa femme parce qu'il la croyait héritière de je ne sais plus +quelle portion du gâteau. La dame de son côté, croyait le baron +propriétaire de châteaux, de moulins, de futaies, etc.</p> + +<p>C'est une vieille histoire, mais qui est toujours amusante.</p> + +<p>La dame n'avait rien qu'un assez gentil mobilier, conquis sur divers, et +quant au baron, il avait beaucoup de dettes. Qu'arriva-t-il? Reproches +de s'être mutuellement trompés, scandale, séparation et le reste. Vous +connaissez tout cela mieux que moi, puisque vous avez été l'homme +d'affaires du vieux drôle.</p> + +<p>Ce que vous ignorez peut-être, c'est que d'une pierre vous recevez déjà +deux coups, sans compter les autres, qui ne peuvent manquer de venir.</p> + +<p>On vous accuse déjà d'avoir eu vent du fantastique héritage, et de faire +une affaire d'argent, détestable, il est vrai, mais très honteuse aussi.</p> + +<p>On vous accuse, en outre, de fermer volontairement les yeux sur le passé +de la petite personne. Elle chasse de race, vous le savez puisque tout +le monde le sait.</p> + +<p>C'est comme la loi que nul n'est censé ignorer quand elle a été dûment +affichée.</p> + +<p>Vous arrivez après beaucoup d'autres, vous êtes censé le savoir.</p> + +<p>Si par impossible vous ne le saviez vraiment pas, écrivez donc un mot à +ce fou de Rochecotte. Sa réponse vous fixera, et je me déclarerai bien +heureux si mon avertissement désintéressé peut vous empêcher de faire +une pareille culbute.</p> + +<p>Croyez-moi, écrivez à Rochecotte.</p> + + +<h4>Pièces numéros 4, 5, 6, 7 & 8</h4> + +<p>Dates échelonnées du 4 au 15 octobre. Toutes lettres anonymes. Écritures +diverses, mais contrefaites uniformément.</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Ces lettres ne contenaient aucun fait nouveau. +Trois d'entre-elles faisaient allusion à l'héritage du dernier vivant et +à la tontine des cinq fournisseurs. Les deux autres engageaient +ironiquement Lucien Thibaut à se renseigner sur le compte de Jeanne +auprès d'Albert de Rochecotte.</p> + + +<h4>Pièce numéro 9</h4> + +<p class="center">(Lettre écrite et signée par Lucien.)</p> + +<p><i>À M. le comte Albert de Rochecotte, à Paris.</i></p> + +<p>Yvetot, 15 octobre 1864.</p> + +<p>Mon cher Albert.</p> + +<p>Je te prie de me répondre courrier pour courrier. La question que je +vais t'adresser te paraîtra singulière. Il m'en coûte beaucoup de te la +faire, surtout par écrit, mais les circonstances me pressent et +m'obligent. Je suis dans l'enfer en attendant ta réponse, qui va décider +de mon sort. Connais-tu M<sup>lle</sup> Jeanne Péry, fille de notre ancien +compagnon, le baron Péry de Marannes? Je m'adresse à ta loyauté. Ton +affirmation fera foi pour moi. Je t'embrasse.</p> + + +<h4>Pièce numéro 10</h4> + +<p class="center">(Écriture d'Albert de Rochecotte. Réponse à la précédente. Lettre signée +et renfermant un billet anonyme qu'on trouvera sous le n°10 bis.)</p> + +<p>Paris, le 17 octobre 1864.</p> + +<p>Mon pauvre bon Lucien, je ne comprends rien à la lettre.</p> + +<p>Ou plutôt, si fait, je comprends très bien que tu vas faire une sottise, +comme me l'annonce le billet ci-joint, reçu dans le courant de la +semaine et que je t'engage à lire attentivement avant d'achever ma +prose....</p> + + +<h4>Pièce numéro 10 bis</h4> + +<p>(Anonyme. Même écriture que le n°3. Sans date ni désignation de lieu de +départ. Point de timbre postal.)</p> + +<p>M. le comte de Rochecotte est prévenu que son ancien camarade et ami L. +Thibaut est sur le point d'épouser une jeune personne peu digne de lui.</p> + +<p>Les amis de M. L. Thibaut ont lieu de supposer que M. de Rochecotte +connaît supérieurement ladite jeune personne, et la connaît sous des +rapports qui lui permettront d'éclairer la situation d'un seul mot.</p> + +<p>Pour tout dire, un desdits amis de M. L. Thibaut a rencontré à Paris, +non pas une fois, mais plusieurs, ladite jeune personne au bras de +Rochecotte lui-même, et cela dans des endroits où une honnête femme +hésiterait à entrer.</p> + +<p>Il est probable que M. L. Thibaut écrira à M. de Rochecotte pour lui +demander des renseignements.</p> + +<p>S'il ne le fait pas, il serait peut-être du devoir d'un galant homme de +prendre les devants pour dire à ce malheureux ce qu'est ladite jeune +personne.</p> + +<p>La mère et les sœurs de M. L. Thibaut sont dans la consternation.</p> + + +<p>Suite du numéro 10</p> + +<p>As-tu lu? bon! D'abord j'ai trouvé ce billet absolument impertinent. Je +n'ai jamais été avec ma Fanchonnette que dans de très bons endroits.</p> + +<p>Et il y a un temps immémorial que je n'ai été nulle part avec une autre +que ma Fanchonnette.</p> + +<p>La première idée qui m'est venue, c'est que tu voulais me l'épouser sous +le nez, ce qui aurait été malhonnête de ta part.</p> + +<p>Mais je me suis calmé en songeant que tu ne la connaissais seulement +pas. J'ai jeté le chiffon anonyme et je n'y ai plus songé.</p> + +<p>Hier soir, parlons désormais sérieusement, ta lettre est arrivée. Elle +m'a expliqué un peu l'hébreu impertinent du billet.</p> + +<p>D'après ta lettre «ladite jeune personne» est la fille de ce vieux +Rodrigue de baron. Celui-là, j'ai bien le droit d'en faire les honneurs +puisqu'il était un peu mon cousin par sa femme.</p> + +<p>Tiens, justement au même degré, et même plus près, je crois, que la +perfection des perfections, mon autre cousine, la divine Olympe. Tu l'as +donc oubliée depuis qu'elle est marquise?</p> + +<p>Mon père ne voyait pas la baronne Péry de Marannes. Ils s'étaient +brouillés, je ne sais pourquoi. Ceci est pour répondre à ta question. La +mère et la fille sont des étrangères pour moi. Je ne les connais ni +d'Ève ni d'Adam, je l'affirme sur l'honneur.</p> + +<p>Voilà qui est dit. À ce sujet, le billet anonyme se trompe absolument. +Comment peut-il se tromper tant que cela et me radoter à moi-même qu'il +m'a rencontré avec une personne que je n'ai jamais vue, je n'en sais +rien et m'en bats l'œil. Je méprise les charades, ne sachant pas les +deviner.</p> + +<p>Mais, mon vieux Lucien, il y a autre chose, malheureusement. Je suis +presque marri de ne pouvoir remplir les intentions charitables de +l'anonyme, car tu vas te casser le cou, c'est clair. As-tu idée, entre +parenthèses, de ce que peut être l'anonyme?</p> + +<p>Les belles dames prennent souvent ce style de procureur quand elles vous +lancent ainsi des gredineries non signées.</p> + +<p>As-tu une belle dame à tes trousses?</p> + +<p>Moi, j'ai songé à ta bonne mère. Je l'approuverais palsambleu! Ou à une +de tes sœurs.</p> + +<p>La chose sûre, c'est que la fille de mon honoré cousin, le seigneur de +Marannes, ne doit pas valoir très cher.</p> + +<p>Il est bien établi que le billet ment: je suis amoureux jusqu'au délire, +et par continuation depuis les temps les plus fabuleux, de mon idole, de +ma houri, de mon délicieux petit bijou, de ma Fanchette chérie, mon +ange, mon diable, ma ruine, mon salut que tout Paris me connaît et +m'envie, et qui me fait enrager en dansant avec tout Paris. Je me moque +donc de toutes les Jeanne de l'univers et principalement de la tienne.</p> + +<p>Mais, et sois assez perspicace pour remarquer que ce mot, prononcé pour +la seconde fois, est écrit en lettres capitales, mais, dis-je, cela +n'empêche pas du tout le billet anonyme de mériter considération. Quant +à moi, il m'a beaucoup frappé.</p> + +<p>Que diable! je ne suis pas le seul être au monde qui puisse se damner +avec une Jeanne comme la tienne. Il y en a des quantités d'autres, je +t'en donne ma parole d'honneur.</p> + +<p>Or, mon brave Lucien, mon cher camarade, tu n'es pas du bois dont on +fait des maris résignés. Non. L'autre mois nous causions encore de toi, +Geoffroy et moi. En voilà un qui fait son chemin! Nous disions que tu +étais la meilleure et la plus noble nature d'entre nous tous: capable, +selon le sort, d'être heureux à titre larigot ou malheureux comme on ne +l'est pas.</p> + +<p>Si Geoffroy était à Paris, c'est lui qui filerait son nœud en deux +temps pour courir à ton salut; mais la France, sa patrie et la nôtre, a +besoin de lui dans les contrées étrangères. Allez! j'écrirais aussi bien +qu'un autre, en beau style bête, si je voulais.</p> + +<p>Je te dis, moi: réfléchis avant de piquer ta tête. C'est diablement +grave. Ma parole, je regrette presque le renseignement fourni ci-dessus, +tant j'ai le pressentiment que ton affaire n'est pas bonne.</p> + +<p>Encore une fois, il était mon parent; je puis parler de lui la bouche +ouverte; il faut avoir tué père et mère pour entrer comme cela +volontairement dans la famille de cet imbécile coquin.</p> + +<p>N'y entre pas, vieux Lucien, je t'en prie! Il doit y avoir quelque +mauvaise histoire là-dedans.</p> + +<p>Pour un peu, vois-tu, je te dirais que j'ai menti. Et, tiens, s'il faut +cela pour te sauver, ça y est: je connais ta Jeanne, j'ai soupé avec +elle plutôt dix fois qu'une; elle boit le Champagne comme un chérubin du +ciel et lève l'une et l'autre jambe à hauteur de carabinier.</p> + +<p>Parole sacrée. Porte-toi bien.</p> + +<p><i>Post-scriptum</i>.—Si tu connaissais ma Fanchonnette, tu comprendrais la +vanité de pareils propos. Voilà une jeune personne! Mais, ventre de +biche, je ne l'épouse pas.</p> + + +<h4>Pièce numéro 11</h4> + +<p class="center">(Lettre écrite et signée par M<sup>me</sup> Thibaut.)</p> + +<p><i>M. Lucien Thibaut, à Yvetot.</i></p> + +<p>Dieppe. 20 octobre 1864.</p> + +<p>Mon cher enfant.</p> + +<p>Nous avons un automne magnifique ici et cette chère Olympe nous traite +si bien que nous prolongeons un peu notre séjour. La richesse ne fait +pas le bonheur, c'est vrai, ou du moins on le dit, mais il faut pourtant +être à son aise pour avoir, comme notre Olympe, un château aux portes de +la ville.</p> + +<p>Tout ça me fait penser à toi, à ton établissement. Tu sais que mon plus +ardent désir est de te voir marié. Tes sœurs et moi, Dieu merci, nous +ne pensons pas à autre chose. Nous nous réveillons la nuit pour en +parler.</p> + +<p>Ce n'est pas que j'ajoute foi à ces bruits ridicules qui sont venus +jusqu'à mon oreille, mais enfin, ces bruits-là, tout bêtes qu'ils sont, +ne diminuent pas mon envie de voir ton sort assuré.</p> + +<p>Notre Olympe est admirable pour nous. Ah! si la chance avait voulu... +enfin, n'importe. Ce qui est certain, c'est que ta nomination t'a donné +une valeur que tu n'avais pas: j'entends au point de vue matrimonial.</p> + +<p>Aussi, tes sœurs et moi nous avons renoncé à la pauvre Ida Moreau que +nous aimions de tout notre cœur, mais qui ferait un parti par trop +ordinaire. Nous pouvons maintenant choisir.</p> + +<p>Et puis son père et sa mère se portent comme des charmes. Ce qui lui +reste à avoir, elle l'attendra longtemps.</p> + +<p>Moi, les <i>espérances</i>, je ne les compte que pour mémoire. (Le mot +espérance était souligné au crayon, sans doute de la main de Lucien.)</p> + +<p>Il faut que j'en parle encore: oui j'avais fait un beau rêve autrefois, +et je crois qu'il aurait été assez de ton goût, mon coquin! Notre Olympe +était orpheline, elle avait dix mille livres de rentes en bon bien venu. +Avec ça, jolie comme un cœur! Et des manières! Et une éducation! Et une +conduite! Enfin tout, quoi! C'est le gros lot, celle-là.</p> + +<p>Mais elle a fait mieux, on ne peut pas dire le contraire. Ce n'est pas +que le marquis de Chambray fût un petit mari bien mignon, mais il avait +son asthme et ses soixante-sept ans. J'appelle ça un placement en +viager. Je suis drôle, pas vrai, mon chéri?</p> + +<p>Eh bien! après? est-ce que nous ne sommes pas tous mortels? Notre Olympe +a soigné son bonhomme mieux qu'une sœur de charité. Et une conduite! +mais je l'ai déjà dit.</p> + +<p>Il aurait été le dernier des misérables s'il ne lui avait pas tout donné +à son décès, puisqu'il n'avait que des neveux à la bretonne.</p> + +<p>Maintenant, elle est veuve. Elle a soixante mille livres de rentes, un +château, un hôtel; elle est plus jeune et plus jolie que jamais.</p> + +<p>Sais-tu qu'on parle d'éventualités, de succession possible, probable +même? Tu n'es pas sans avoir eu vent de la tontine des cinq +fournisseurs. Le début de l'histoire n'est pas très propre, mais on +calomnie toujours l'argent par jalousie. C'est la fable du raisin qui +est trop vert.</p> + +<p>Il paraît que le marquis était neveu du dernier vivant de la tontine, le +fournisseur, comme on l'appelle, qui se cache à Paris et qui vit comme +un rat dans une cave. Il a près de cent ans et personne ne sait le +compte absurde des millions qu'il ne pourra emporter dans l'autre monde.</p> + +<p>Est-ce vrai? Moi je ne sais pas; Olympe hausse les épaules quand on veut +lui toucher un mot de la chose. En tous cas, qu'est-ce que cela nous +fait, puisque ce serait folie de songer encore à elle dans la position +où elle est pour un morveux de petit magistrat comme toi? On ne se +démarquise pas pour devenir M<sup>me</sup> Thibaut, <i>substitute</i>. C'est dommage.</p> + +<p>Mais sans aller chercher midi à quatorze heures, c'est-à-dire M<sup>me</sup> la +marquise de Chambray, tes sœurs et moi nous ne sommes pas au dépourvu. +Nous avons battu les buissons dans tout le voisinage, et je te promets +que nous ne sommes pas revenues sans gibier. On pourrait déjà t'offrir +tout un panier de poulettes à choisir.</p> + +<p>Mauvais sujet! vois-tu, ça me rend gaie de penser à tes noces. Tu es si +tranquille! Tu rendras ta petite si heureuse! Seulement, attention à ne +pas te laisser mettre le pied sur la tête. Un homme doit rester le +maître chez lui. Ceux qui donnent leur démission ne sont jamais aimés. +Nous recauserons de ça en temps et lieu.</p> + +<p>Pour en revenir, tes sœurs et moi nous avons commencé par trier dans le +bouquet pour ne pas trop t'ennuyer par l'embarras du choix.</p> + +<p>Car nous sommes unanimes à ne point nous dissimuler qu'il faudra te +marier à la cuiller, comme on donne la bouillie aux petits enfants.</p> + +<p>Ah! je suis gaie quand ce sujet me tient. Je l'ai déjà dit, mais tant +pis.</p> + +<p>Il reste trois noms, après triage fait. Et avec quel soin! Célestine et +Julie se sont disputées, il fallait voir! et moi aussi. Nous étions +comme trois harpies. Elles t'aiment tant! Et moi donc!</p> + +<p>Fifi, ne va pas nous chanter à présent que tu veux rester garçon, c'est +bête, ni que tu as tes idées à toi comme les Moreau essayent d'en faire +courir le bruit: une petite pécore sans position et dont la mère ne voit +personne à Yvetot. Est-ce que je sais moi! j'ai grondé Julie et +Célestine qui se faisaient du chagrin avec tous ces cancans. Je te +connais, puisque je t'ai fait, pas vrai?</p> + +<p>Tu es incapable de mal tourner.</p> + +<p>Allons donc! mon Lucien! épouser une aventurière sans le sou!</p> + +<p>Les Moreau ont fait des pertes dans le Crédit mobilier. Ça les aigrit. +Ils voudraient voir des désagréments à tout le monde.</p> + +<p>Je commence. Il y a donc d'abord M<sup>lle</sup> Sidonie de la Saudraye, bien venu +3.700 francs de rentes, en chiffre rond. Espérances à peu près autant. +Les parents ne sont plus très jeunes et la maman tousse.</p> + +<p>Pas jolie de figure, mais taille superbe—elle est aussi grande que +toi;—un peu maigrette et longuette, mais, avec du coton, ni vu ni +connu; les cheveux un petit peu roux, mais les blondes sont à la mode, +un petit peu jaune de teint, mais on aime les pâles à présent, et elle a +une gentille pointe rouge au bout du nez qui la relève: bonne +orthographe, gentille écriture, joli caractère, une voix agréable comme +un flageolet, et bien pensante.</p> + +<p>Tu sais? tu lui plairas du premier coup. Tout le monde lui plaît. Il +faut penser à ta timidité. Sidonie est si bonne, si bonne, si bonne +qu'on y entre comme dans du beurre, mais une conduite! Tu vois, je l'ai +mise la première. C'est presque ma candidate.</p> + +<p>Passons au n°2, qui est M<sup>lle</sup> Maria Mignet, la fille du receveur: une +simple pension de mille écus pour dot et l'héritage de son oncle en +perspective. Ne fais pas la petite bouche, coco: il y a, dans le ventre +du receveur, les moulins du Theil, les trois fermes de la Rivière et une +part dans la forêt de Blené. Je ne lâcherais pas le tout pour deux cent +mille francs, au bas mot. Hé?</p> + +<p>Tu peux même mettre deux cent cinquante. Le receveur est veuf. Il a +soixante-cinq ans et cinq mois. Sa goutte a déjà remonté l'année +dernière.</p> + +<p>Quant à Maria elle-même, vingt ans juste, toute rose, toute ronde, des +dents de lait, des cheveux de soie, élevée au sacré-cœur de Rouen, +jouant du piano mieux qu'une serinette, apprenant le catéchisme aux +petits enfants du quartier, enfin un joli parti tout à fait.</p> + +<p>Je ne parle même pas de la conduite.</p> + +<p>C'est la protégée de Julie....</p> + +<p>(Ici M<sup>me</sup> Thibaut était arrivée au bout de ses quatre grandes feuilles de +papier, mais, en femme de ressources, elle avait continué d'écrire en +croisant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est +adroit, mais rend les lettres de ces dames aussi difficiles à déchiffrer +qu'un manuscrit du quatorzième siècle.)</p> + +<p>J'arrive à celle que porte ta sœur Célestine, le n°3 et dernier: M<sup>lle</sup> +Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille écus placés en 4½ pour +cent et deux maisons à trois étages, en ville. Est-ce beau? Il y a un +revers. Tu as connu son père qui était—hélas!—huissier, mais il est +mort.</p> + +<p>Radicalement orpheline. Tout ce bien là venu. Peu d'orthographe, des +manières plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et +mignonnette, malgré un léger défaut dans la taille.</p> + +<p>Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l'orthographe et sans la +déviation, ce parti-là ne serait pas pour ton nez. Je l'évalue à 20.000 +livres de rentes. Hein, garçon? Tu roulerais coupé, si tu voulais, et tu +aurais ta campagne.</p> + +<p>Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l'enfant. Tu as l'âge de te placer +comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de +jeunesse peuvent gâter une position pour toujours. C'est le coup de +pouce sur la poire. Dans deux ans d'ici il faudra peut-être +redégringoler jusqu'à Ida Moreau.</p> + +<p>Réfléchis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons +huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions proposées.</p> + +<p>Dès que tu m'auras répondu, je ferai la demande, et puis tu viendras +voir la minette pour ne pas épouser chat en poche.</p> + +<p>Et puis encore, six semaines ou deux mois.... Ah! quel agréable moment! +Lucien, c'est le plus beau jour de la vie.</p> + +<p>Je t'embrasse comme je t'aime; sois sage et décide-toi.</p> + +<p>Ta mère, etc.</p> + + +<h4>Pièce numéro 11 bis</h4> + +<p>(Petit mot de M<sup>lle</sup> Célestine, écrit en travers et signé.)</p> + +<p>Mon chéri de Lucien, c'était notre Olympe qui aurait été l'idéal. Quel +cœur! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle. +Ne va pas croire que je sois si enchantée de cette petite Agathe. C'est +une pensionnaire, et élevée dans une pension-peuple, encore! Je sais +aussi bien que maman qu'elle a un corset mécanique, mais on en ferait ce +qu'on voudrait. Elle nous regarde comme ses supérieures. Tu nous +prêterais ta voiture pour les visites.</p> + +<p>La grande Sidonie est insupportable. Maman ne t'a pas dit son âge: je +sais qu'elle passe vingt-neuf ans; elle a moisi. Elle joue à l'ange, +mais méfiance! Toutes ces longues filles fanées mettent la queue en +trompette dès qu'un poil de barbe paraît à l'horizon!</p> + +<p>Maria Mignet, encore passe: au moins elle n'est que ridicule.</p> + +<p>Prends mon Agathe, va, c'est absolument ce qu'il nous faut, et tu me +remercieras plus tard.</p> + + +<h4>Pièce numéro 11 ter</h4> + +<p>(Petit mot de M<sup>lle</sup> Julie, écrit comme le précédent et signé.)</p> + +<p>Mais, du tout, Maria n'est pas ridicule, mon Lucien, seulement Célestine +ne voit jamais que l'argent, les visites, les voitures. Il faut autre +chose pour alimenter l'âme. Je connais Maria et je te connais. Vous +vivrez tous deux par le cœur.</p> + +<p>En tous cas, tu es libre; épouse cette bossue dorée d'Agathe, si tu +veux; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie. Tu ne sauras jamais +comme je pense à ton bonheur. S'il ne fallait que donner ma vie pour que +tu eusses une Olympe... mais ce sont de vains rêves. Prends Maria.</p> + + +<h4>Pièce numéro 12</h4> + +<p class="center">(Billet écrit et signé par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray-)</p> + +<p>Yvetot, ce mercredi (sans autre date).</p> + +<p>Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre chère mère +et vos sœurs m'avaient chargée d'avoir de vos nouvelles. Comment +puis-je leur en donnerai je ne vous vois pas?</p> + +<p>M<sup>me</sup> Thibaut est toujours chez moi, là-bas. J'espère aller l'y retrouver +bientôt. Elle paraît préoccupée à votre endroit d'un désir et d'une +crainte. Je ne puis ni la rassurer ni l'aider puisque vous vous éloignez +de moi sans cesse davantage.</p> + +<p>Je ne sais si j'ai pu faire quelque chose qui vous ait déplu. Je cherche +en vain, je ne trouve pas. Du vivant de mon mari, j'avais mes devoirs, +mais, depuis que je l'ai perdu, j'avoue que je sais gré à ceux de mes +anciens amis qui n'abandonnent pas la pauvre veuve.</p> + +<p>Avez-vous donc oublié tout à fait les jours qui suivirent notre enfance? +Vous n'aviez pas de meilleure amie que moi et vous me disiez tous vos +secrets.</p> + +<p>Au milieu du monde qui m'entoure, allez, je suis bien seule. Si vous +veniez me voir, je ne vous demanderais pas votre secret maintenant.</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—C'était signé Olympe. Cette belle marquise avait +une écriture anglaise un peu trop renversée, mais charmante.</p> + +<p>Je ne sais pas pourquoi, après avoir lu son billet qui gardait encore, +depuis le temps, un parfum pâle et doux, je feuilletai le dossier pour +retrouver les lettres anonymes portant les nos 1.3 et suivants jusqu'à +8.</p> + +<p>Je m'arrêtai aux deux premières.</p> + +<p>Ces lettres n'étaient pas de la même main, cela sautait aux yeux.</p> + +<p>Du moins, cela semblait sauter aux yeux.</p> + +<p>L'une était tracée lourdement, sur fort papier, avec une grosse plume +maladroite.</p> + +<p>L'autre, sur papier Bath, très faible, pouvait passer pour une série +d'écorchures lisibles. Mais, je l'ai mentionné déjà, les écritures de +ces lettres étaient toutes les deux déguisées.</p> + +<p>Et il y avait entre les deux corps d'écriture, en apparence si +différents, un mystérieux lien de famille.</p> + +<p>Étais-je déjà prévenu? Le même rapport me parut exister, rapport +excessivement vague assurément et encore plus sujet à contestation, +entre ces écritures si contrastantes et les déliés gracieux de M<sup>me</sup> la +marquise.</p> + +<p>Remarquez que je ne me donne pas pour un expert juré,—mais je ne veux +pas cacher non plus que je ne suis pas tout à fait un profane au point +de vue de la calligraphie.</p> + +<p>J'ai pratiqué un peu cette science—ou cette fantaisie—qui consiste à +juger le caractère des gens d'après leur plume.</p> + +<p>De ce travail d'examen—et de comparaison—qui interrompit un instant ma +lecture, il me resta deux impressions:</p> + +<p>L'une ayant trait à la ressemblance: très fugitive celle-là et que je +n'oserais pas même appeler un soupçon.</p> + +<p>L'autre se rapportant à l'examen technique de l'écriture de M<sup>me</sup> de +Chambray: cette impression beaucoup plus accentuée que la première.</p> + +<p>Il y avait là, selon ma manière d'interroger la plume, une vigueur sous +la grâce, une puissance sous l'abandon, une volonté intense et une +hardiesse peu commune derrière la mignardise toute féminine d'une +écriture à la mode.</p> + +<p>Cette marquise me piquait, voilà le vrai. Elle m'effrayait aussi. Je la +voyais dominer de toute la tête le niveau de ce drame, taillis confus où +j'en étais encore à chercher ma route parmi les broussailles.</p> + +<p>Au moment où je remettais en place les lettres anonymes, ma pendule +sonna. Il était onze heures de nuit. Je lisais depuis trois heures. Mon +estomac criait littéralement famine.</p> + +<p>Cependant, au lieu de prendre mon chapeau pour descendre au boulevard où +tant de restaurants m'offraient leurs tables hospitalières, mon œil +d'affamé fit le tour de la chambre.</p> + +<p>Il rencontra, sur un guéridon, quelques rogatons du pain à thé qui avait +servi à mon déjeuner du matin.</p> + +<p>Je poussai le cri des naufragés de la <i>Méduse</i> apercevant une voile à +l'horizon. D'une main, je m'emparai des bribes desséchées, tandis que +l'autre tournait déjà un nouveau feuillet, et je plongeai tête première +dans mon investigation, dévorant avec une activité pareille mes croûtes +et mes paperasses.</p> + + +<h4>Pièce numéro 13</h4> + +<p class="center">(Lettre écrite et signée par Albert de Rochecotte).</p> + +<p>Paris, lundi soir (sans autre date).</p> + +<p>Brave Lucien, où en est l'affaire Jeanne? L'affaire Fanchette périclite +déplorablement. Mon oncle du Havre est mort. J'ai fait un héritage.</p> + +<p>Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma petite +cousine Péry? J'en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l'incomparable +Olympe, m'a dit que ta maman avait tout plein de peine à te marier.</p> + +<p>Tu as tort, il n'y a que le mariage, mon bon. J'ai toujours été de cet +avis-là. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir.</p> + +<p>Au reçu de la présente, tu es sommé de te rendre à Lillebonne, +au domicile politique et civil de <i>mon</i> notaire, maître +Béat-et-son-collègue (Solange-Alceste), dépositaire de mes papiers de +famille.</p> + +<p>Ne rions jamais: je vais avoir un notaire à moi, un notaire pour de bon. +Je serai un client. Le petit clerc m'honorera par-devant et me fera des +cornes par-derrière. Oh! la vie!</p> + +<p>Chez ce maître Béat, tu retireras mon acte de naissance, mon diplôme de +vaccination et généralement toutes les pièces indispensables pour +épouser quelqu'un, autre que ma Fanchonnette.</p> + +<p>Ah! le cher cœur, le délicieux amour! Comme je l'épouserais plutôt cent +fois qu'une si c'était seulement une chose possible! Mais c'est de la +voltige, du cancan, de la marche au plafond. La postérité refuserait d'y +croire. Que diable! on n'épouse pas Fanchette! (Ne le dis pas, elle a +rempli jadis les fonctions de marchande de plaisirs.)</p> + +<p>J'ai vainement cherché un exemple dans l'histoire, un précédent, une +excuse. Il n'y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de +Bavière et mon bottier pour épouser Fanchette. Fanchette elle-même se +moquerait de moi et ce ne serait pas la première fois. (Tu comprends: +marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable!)</p> + +<p>Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire! Le monde est +bête à tuer. Au fait, pourquoi n'épouse-t-on pas Fanchette?</p> + +<p>Voilà. C'est qu'on en épouse une autre. Je suppose que cette raison-là +te paraîtra péremptoire.</p> + +<p>Comme je l'aimais! comme je l'adore! tu vas me demander: qui donc +épouses-tu comme cela? Curieux!</p> + +<p>Te divertirait-il de savoir que j'ai demandé Olympe? Tu t'y attendais. +C'est ce qui tombe d'abord sous le sens. On épouse Olympe aussi +fatalement qu'on n'épouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle était +encore chaud que j'avais déjà la main à la plume. Pas de réponse. J'ai +pris la poste pour Dieppe. Olympe m'a ri au nez. Très bien. Je suis +revenu à Paris.</p> + +<p>Je crois qu'Olympe a <i>un amour au cœur</i>, comme dit ta sœur Julie que +j'ai vue là-bas et qui vaut à elle seule tout un cabinet de lecture. +Bonne fille, du reste. Célestine aussi. Mais des râpes dans la bouche.</p> + +<p>Alors, Olympe m'ayant remis à ma place, je cherche comme un malheureux. +Personne ne m'a dit: «Marie-toi», mais je sens qu'il faut me marier. Il +le faut. C'est la loi.</p> + +<p>Songe donc! non seulement je suis riche, comme peut l'être un bon +bourgeois, par mon oncle; mais, par mon oncle encore, il me tombe un +droit éventuel à la succession du fournisseur,—le dernier vivant de la +tontine.</p> + +<p>Tu dois bien connaître un peu cette chanson-là. Le bonhomme Jean +Rochecotte était de chez vous, et tous ses héritiers demeurent autour +d'Yvetot. Je prime tout le monde à ce qu'il paraît. Je suis sérieusement +menacé de périr à la fleur de l'âge, étouffé sous une avalanche de +millions.</p> + +<p>Et sais-tu que, si je mourais, ton affaire, Jeanne, cesserait d'être une +mauvaise plaisanterie?</p> + +<p>Je ne pourrais pas te dire au juste en quel ordre elle vient, mais sa +mère était cousine du fournisseur. Peut-être que Me Béat +(Solange-Alceste) pourrait te renseigner. Vas-y voir.</p> + +<p>Moi, je continue de chercher. Je me suis donné quinze jours pour +trouver, car si la situation traînait jusqu'à trois semaines, je parie +un franc que j'épouserais Fanchette.</p> + +<p>Or, on ne l'épouse pas.</p> + +<p>Donc mon cas est absurde et tu peux souder mon désespoir.</p> + +<p>Dis-moi au juste, à l'occasion, comment se porte l'affaire Jeanne. Ça +m'intéresse à cause de Fanchette.</p> + +<p>Ma pauvre petite perle! Elle m'idolâtre, quoique je n'en croie rien. +Figure-toi que jamais, au grand jamais, elle n'a été si jolie. Je vais +la faire dîner deux fois par jour à la campagne jusqu'à la catastrophe.</p> + +<p>Lucien, je le lui dois!</p> + +<p>Hier, elle m'a promis sur la mémoire de sa mère qu'elle me tuerait si +j'étais infidèle, dépêche-toi d'envoyer les pièces.</p> + + +<h4>Pièce numéro 14</h4> + +<p class="center">(De l'écriture de Lucien Thibaut. Non signé. Sans date.)</p> + +<p>J'ai besoin de parler. J'en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que +j'étouffe et qui voudrait crier: «Je l'aime, je l'aime!»</p> + +<p>Je l'aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle est +ma vie. Oh! je l'aime! En écrivant cela toutes les fibres de mon être +frémissent de volupté.</p> + +<p>À qui fais-je mal en l'aimant plus que moi-même? Quels sont les ennemis +inconnus qui s'acharnent à torturer mon bonheur?</p> + +<p>Je demandais un frère autrefois. Un frère me dirait que je me perds, ou +peut-être que je le déshonore. Qui sait? je ne veux pas de frère.</p> + +<p>Je t'écris encore, Geoffroy, mais c'est parce que tu ne me répondras +pas. Je n'aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers.</p> + +<p>Ce n'est pas à toi que vont mes plaintes, c'est à un Geoffroy que je +crée et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux, +capable de prêter l'oreille au chant délicieux de ma douleur....</p> + +<p>Elles demeurent dans une toute petite maison qui dépend d'une ferme, à +laquelle appartient le champ où je la rencontrai pour la première fois.</p> + +<p>La ferme s'appelle le Bois-Biot.</p> + +<p>La pauvre mère est bien malade, elle s'en va doucement. Jeanne +s'accroche à elle et l'enveloppe d'une longue caresse qui s'efforce en +vain de la retenir dans la vie.</p> + +<p>J'ai dû te dire que M<sup>me</sup> Péry avait l'air d'être encore toute jeune. Elle +est très belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si bien +qu'elle voit sa fin prochaine! Je l'ai surprise mortellement triste, +parce qu'elle ne se savait pas épiée, et j'ai deviné que l'image de sa +Jeanne abandonnée passait alors devant ses grands yeux, qui n'ont même +plus la consolation des pleurs.</p> + +<p>Elle sourit dès qu'on la regarde, mais son sourire est plus triste que +sa tristesse.</p> + +<p>Est-ce à cause de Jeanne que je l'aime si profondément, cette douce +mourante, belle comme la résignation?</p> + +<p>Ou plutôt n'est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble à +l'amour infini que sa fille m'inspire?</p> + +<p>Jamais je ne leur ai parlé de cet amour. Je sais qu'il s'exhale de tout +mon être. À quoi serviraient les paroles? Je reste là entre elles deux +comme si c'était ma place et mon droit.</p> + +<p>Que n'est-ce mon devoir!</p> + +<p>Hier, notre malade s'était endormie. Quand ses yeux se sont rouverts, +elle a surpris ma main dans celle de Jeanne. Un peu de sang est revenu à +ses joues. J'ai cru qu'elle allait sourire et nous unir dans sa +bénédiction.</p> + +<p>Je suis sûr qu'elle y songeait.</p> + +<p>Mais le voile de ses longs cils s'est rabattu sur son regard attendri et +plus triste.</p> + +<p>Elle a demandé sa potion, quoique ce ne fût point l'heure. Jeanne nous a +quittés aussitôt pour aller dans la chambre à coucher prendre la fiole.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Péry et moi nous sommes restés seuls.</p> + +<p>Elle a pris la main que Jeanne tenait tout à l'heure. Je croyais qu'elle +allait parler. Pourquoi ne parlait-elle pas?</p> + +<p>Le silence, entre nous, a duré si longtemps que déjà on entendait le pas +de Jeanne, revenant sur la pointe du pied, quand la chère malade a dit +tout bas:</p> + +<p>—Lucien, est-ce que vous recevez aussi des lettres anonymes?</p> + +<p>Je ne pouvais pas répondre non.</p> + +<p>Au moment où Jeanne rouvrait la porte, M<sup>me</sup> Péry m'a glissé dans la main +une enveloppe qui semblait contenir plus d'une lettre, en murmurant:</p> + +<p>—Mon cher Lucien, vous avez une mère....</p> + + +<h4>Pièce numéro 15</h4> + +<p class="center">(Anonyme, écriture inconnue.)</p> + +<p>Paris. 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste).</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> veuve Péry, à la ferme du Bois-Biot, près et par Yvetot.</i></p> + +<p>Madame.</p> + +<p>Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup pour +cela. Vous n'avez pas de fortune, Mademoiselle votre fille est à marier, +vous essayez de la placer au mieux de vos intérêts, c'est tout simple.</p> + +<p>Pour ma part, moi, je suis très éloigné de vous blâmer.</p> + +<p>Malheureusement—ce qui est bien naturel aussi.—vous avez pour +adversaires la famille et les amis de l'innocent autour de qui vous +tendez vos filets.</p> + +<p>Ceux-là sont plus forts que vous, Madame, non seulement parce qu'ils +sont plus riches, mieux posés, plus nombreux, mais encore parce que leur +mobile est plus désintéressé que le vôtre. Vous entraînez un malheureux +vers le fossé où l'on se casse le cou, ils l'arrêtent et le défendent.</p> + +<p>Le monde est avec eux contre vous.</p> + +<p>En conséquence, vous allez avoir beaucoup d'ennuis, vous allez vous +donner beaucoup de mal, et vous ne réussirez pas.</p> + +<p>Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe.</p> + +<p>Madame, à votre place, moi, je lâcherais prise et j'irais marier ma +fille ailleurs.</p> + + +<h4>Pièce numéro 15 bis</h4> + +<p>(Anonyme, jointe à la précédente. Écriture rappelant celle du N°1.)</p> + +<p>17 octobre 64 (sans lieu de départ ni timbre postal).</p> + +<p>Madame,</p> + +<p>Il y a deux sortes de lettres anonymes: celles qui sont lâches et celles +qu'un motif généreux a dictées.</p> + +<p>La présente appartient à la seconde catégorie, car elle vient d'une +personne désintéressée. Elle ne vous dira point d'injures; elle vous +donnera au contraire un bon conseil.</p> + +<p>Vous êtes mal regardée dans le pays, vous y avez des dettes, la justice +a dû déjà vous dire son mot à différentes reprises, et la mémoire de feu +votre mari n'est pas de celles qui protègent une veuve.—au palais ni +ailleurs.</p> + +<p>Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une +position si mauvaise?</p> + +<p>On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pensée vous venait de +quitter l'arrondissement d'Yvetot sans tambour ni trompette, toutes +facilités vous seraient accordées pour cela.</p> + +<p>Vos créanciers eux-mêmes n'y mettraient aucun obstacle.</p> + +<p>Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester où vous êtes, +malgré le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez +dans ce qu'elle a de plus cher, se regarderait comme autorisée à prendre +immédiatement toutes mesures pour vous empêcher de lui nuire.</p> + + +<h4>Pièce numéro 16</h4> + +<p class="center">(Note écrite et signée par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au +début.)</p> + +<p>(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)</p> + +<p>Jamais je n'avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection +morbide du cerveau.</p> + +<p>Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie.</p> + +<p>Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère, +ou qui viennent à la suite d'une émotion par trop douloureuse.</p> + +<p>Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de +deux lettres sans signatures, à moi remises par M<sup>me</sup> veuve Péry, +j'éprouvai des symptômes singuliers.</p> + +<p>Un peu avant minuit, épuisé que j'étais par l'effort qui torturait ma +pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et +le bonheur, j'éprouvai tout d'un coup une sensation de grand repos comme +quelqu'un qu'on arracherait aux angoisses d'une lutte désespérée.</p> + +<p>J'entends d'une lutte physique. La sensation avait lieu <i>dans le corps</i>. +Elle était une détente des muscles et des nerfs.</p> + +<p>Je ne dormais pas, j'en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phénomène +s'est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de +s'écouler.</p> + +<p>J'analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n'en plus parler +jamais.</p> + +<p>Je répète en outre à Geoffroy de Rœux, mon seul ami, entre les mains de +qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont +l'ensemble formera mon histoire—ou mon testament,—je répète à Geoffroy +que j'ai conscience absolue de n'être pas fou.</p> + +<p>Le soir dont je parle, j'étais bien portant de corps.</p> + +<p>Par comparaison avec la misérable fièvre qui m'avait tenu depuis que +j'avais quitté Jeanne et sa mère, j'étais même très bien portant.</p> + +<p>Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu'à aucun autre +instant de cette terrible soirée.</p> + +<p>Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère <i>personnelle</i> +les deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de +Jeanne elle-même ne m'affectait plus que d'une manière indirecte.</p> + +<p>Il en était de même pour la pensée de moi.</p> + +<p>Me fais-je bien comprendre? J'ai peur que non. J'y mets sans doute trop +de ménagements par la frayeur que j'ai de passer pour un homme en état +de démence.</p> + +<p>Et n'est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une +amitié que vous ne m'avez jamais jurée?</p> + +<p>Amitié si douteuse, mon Dieu! à mes propres yeux, que je n'ai pas encore +osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous seul!</p> + +<p>Ô Geoffroy! mon frère! mon espoir unique! si tu me manquais, tout me +manquerait!</p> + +<p>Si tu ne m'aimes pas encore comme il faut qu'on m'aime, tâche de +m'aimer. Je mérite d'être aimé autrement que les autres, puisque je +souffre plus que les autres. Je me dis: Il m'aimera quand il aura lu. Je +le crois, je le sais, j'en suis sûr. C'est ma foi et c'est mon salut. Si +tu venais vers moi! si je me réchauffais, serré contre ta poitrine!... +Pour toi, donc, je m'explique entièrement, pauvre créature qui a honte +d'elle-même.</p> + +<p>La pensée de Jeanne ne me blessait plus le cœur, parce que j'avais un +autre cœur. Je n'étais plus moi. J'étais un autre. Est-ce clair, à la +fin?</p> + +<p>Ah! je ne sais. Je désespère d'exprimer cela par des mots. Essaye de +comprendre, Geoffroy, je t'en prie, car c'est bien cela: j'étais un +autre. Un autre qui? Un autre moi. Je me sentais ému froidement, comme +si on m'eût raconté l'histoire d'autrui.</p> + +<p>Écoute bien: j'arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de souffrir +au premier degré, je n'avais plus qu'un reflet de souffrance.</p> + +<p>Ce reflet s'appelle la pitié. Eh bien, j'avais pitié, dans la mesure +ordinaire des âmes compatissantes, de deux pauvres enfants écrasés par +le malheur et qui s'aimaient saintement dans leur détresse. Le jeune +homme s'appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J'aurais voulu de tout +mon cœur les secourir.</p> + +<p>Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l'agonie d'amour, +j'éprouvais—et c'est là le repos dont je te parlais tout à +l'heure,—oui j'éprouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avoué +par Lucrèce, le poète des égoïsmes païens:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Suave</i>, <i>mari magno, turbantibus oequora ventis.</i><br /></span> +<span class="i0"><i>E terra magnum alterius spectare laborem.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Il est bon, il est doux, quand la tempête bouleverse la grande mer, de +contempler, à l'abri, sur la grève, la grande détresse d'un <i>autre</i>...</p> + +<p>L'autre, c'est le naufragé, luttant contre les flots.</p> + +<p>Il n'y a pas au monde une pensée plus désespérément odieuse.</p> + +<p>Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que +nous sommes, en courant à perte d'haleine, comme des chacals en chasse, +après les émotions tragiques.</p> + +<p>Oui, elle est vraie,—et je me complaisais dans le bien être de la +vision qui me montrait mon propre supplice, supporté par <i>un autre</i>.</p> + +<p>Tu verras plus tard, Geoffroy, où me conduisit l'étrange phénomène de +dédoublement qui se produisit en moi pour la première fois, ce jour-là.</p> + +<p>Aujourd'hui, j'ai tout dit. Je n'en puis plus. Il me semble que j'ai +soulevé une montagne.</p> + + +<h4>Pièce numéro 17</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien Thibaut.)</p> + +<p>(Sans date, avec cette mention: <i>Pour Geoffroy</i>.)</p> + +<p>Je l'ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul.</p> + +<p>Hier encore, je souffrais cruellement, c'est vrai, mais j'étais si +heureux! Près d'elle, tout était oublié.</p> + +<p>Je ne la verrai plus.</p> + +<p>Te souviens-tu de notre haie où les chèvrefeuilles verdissaient déjà +au-dessus des ronces quand je vis ma petite Jeanne pour la première +fois?</p> + +<p>La haie a fleuri, puis elle s'est dépouillée pour refleurir encore. +C'était notre rendez-vous le plus cher. L'amour nous le consacrait, et +le printemps et tout un essaim de jeunes souvenirs.</p> + +<p>C'est là quelle m'avait dit: «Lucien», et que je lui avais répondu: +«Jeanne».</p> + +<p>Aucun autre aveu ne s'était échangé entre nous jamais, parce que nous +aimions comme le cœur bat, tout naturellement. C'était notre existence. +Nos âmes s'entendaient sans parler. Nous n'avions qu'une âme.</p> + +<p>Ce matin, je me suis trouvé seul sous le grand châtaignier. Hier, elle +m'avait dit: «On est bien qu'ici...»</p> + +<p>J'ai attendu. Les branches parfumaient le vent, qui les balançait +doucement. C'est bon d'attendre quand on sait que la bien aimée va +venir.</p> + +<p>Mais Jeanne ne venait pas et j'avais longtemps attendu. L'inquiétude m'a +pris. Notre chère malade était si faible hier au soir!</p> + +<p>J'ai franchi la haie.</p> + +<p>De là on voit toute la route.</p> + +<p>La route était déserte.</p> + +<p>Oh! Jeanne! Jeanne! Mon anxiété, à peine née, allait déjà grandissant. +Je me suis dirigé vers la petite maison. Les volets étaient fermés, la +porte aussi. Que voulait dire cela?</p> + +<p>Le souffle a manqué à ma poitrine.</p> + +<p>J'ai frappé, pas de réponse.</p> + +<p>Un paysan était à vanner du froment à cinquante pas de là, devant la +porte de la métairie. Comme j'allais frapper encore, il m'a crié:</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine de cogner, il n'y a plus personne.</p> + +<p>Je restai là tout étourdi.</p> + +<p>C'était comme si j'eusse reçu un grand coup au-dedans de la poitrine.</p> + +<p>La métayère, cependant, était sortie sur le pas de sa porte à la voix du +vanneur. Elle m'appela, disant:</p> + +<p>—La pauvre dame a laissé quelque chose pour vous en partant.</p> + +<p>—Elles sont donc parties! m'écriai-je.</p> + +<p>—Oui, comme ça, de grand matin, dans une carriole.</p> + +<p>Et la dame était fièrement pâle.</p> + +<p>—Parties pour quel endroit?</p> + +<p>—Je ne sais pas. Voilà le paquet. Vous donnerez bien quelque chose pour +la peine.</p> + +<p>Je m'éloignai avant de rompre l'enveloppe. Je n'osais pas. J'attendis +plusieurs minutes. Le hasard avait dirigé mes pas vers notre haie, dont +le soleil chauffait maintenant les feuilles odorantes. Je m'assis ou +plutôt je tombai en gémissant à la place même où j'avais vu ma petite +Jeanne cueillir des primevères par ce beau soir de printemps....</p> + + +<h4>Pièce numéro 18</h4> + +<p class="center">(Lettre de M. Ferrand, président du tribunal de première instance +d'Yvetot, écrite par un secrétaire, mais signée.)</p> + +<p>Yvetot. 6 mai 1865.</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> Veuve Péry de Marannes.</i></p> + +<p>Madame.</p> + +<p>Je vous aurais évité un dérangement sans la multiplicité de mes +occupations. Vous voudrez donc bien m'excuser si, dans l'impossibilité +où je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer à mon cabinet +pour recevoir de moi une communication importante.</p> + +<p>Cette communication aura un caractère tout officieux. Elle n'entraînera +pour vous aucun désagrément. Il est, en effet, à espérer que vous +céderez à des conseils que mon âge et l'intérêt que je porte à mon jeune +collègue L. Thibaut m'autorisent à vous offrir.</p> + +<p>Veuillez agréer, Madame, mes hommages empressés.</p> + + +<h4>Pièce numéro 18 bis</h4> + +<p>(Écrite et signée par M<sup>me</sup> veuve Thibaut.)</p> + +<p>Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste).</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> veuve Péry de Marannes.</i></p> + +<p>Madame.</p> + +<p>Quoique n'ayant en aucune façon l'honneur de vous connaître +personnellement, je prends la liberté de m'adresser à vous pour vous +prier de mettre fin à une situation très pénible, et qui menace de +devenir dangereuse.</p> + +<p>Mon fils, M. L. Thibaut, juge au tribunal de première instance, n'a pas +de fortune patrimoniale, mais sa position lui permet de viser à un +mariage avantageux.</p> + +<p>J'ajoute que, jusqu'à présent, sa conduite exemplaire doublait les +chances qu'il peut avoir de s'établir honorablement.</p> + +<p>Il m'est revenu que des relations se sont nouées, depuis assez longtemps +déjà, entre mon fils et Mademoiselle votre fille, dont je ne veux dire +ici aucun mal, mais que je ne consentirai jamais, je vous le déclare +formellement, à accepter pour ma bru.</p> + +<p>Veuillez bien croire, Madame, que je n'ai pas la plus légère intention +de vous blesser; c'est pourquoi je me prive de toute espèce +d'explication.</p> + +<p>Notre respectable ami, M. le président Ferrand, dans un esprit de +dévouement pour nous et de conciliation à votre égard, se charge +d'éclaircir près de vous les points qui pourraient vous faire hésiter à +suivre la ligne de conduite que vous devez adopter désormais vis-à-vis +de mon fils.</p> + +<p>Je suis mère, Madame, j'accomplis mon devoir de mère.</p> + +<p>Indépendamment de ce fait, qu'une union entre deux jeunes gens également +dépourvus d'aisance est une immoralité, je prétends choisir celle qui +sera la sœur de mes filles.</p> + +<p>À cet égard, mon parti est irrévocablement pris. Je ne reculerai devant +rien pour sauvegarder l'avenir de mon fils, et s'il n'y avait pas +d'autre moyen, tenez-vous certaine de ceci: c'est que je n'hésiterai pas +à mettre ma malédiction entre lui et la folie qu'on le pousse à faire.</p> + +<p>Veuillez agréer, Madame, mes salutations empressées.</p> + + +<h4>Pièce numéro 19</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>me</sup> veuve Péry. <i>Aux soins de la fermière du +Bois-Biot, pour remettre à M. L. Thibaut.</i> Sans date. Ce devait être le +7 ou le 8 mai.)</p> + +<p>Adieu, mon cher enfant, les deux lettres ci-jointes vous donneront les +raisons de notre départ ou plutôt de notre fuite.</p> + +<p>On aurait pu, je le crois, user de moyens moins cruels envers nous, mais +n'oubliez pas ceci: la dureté apparente de Madame votre mère n'a d'autre +origine que son affection pour vous. N'essayez pas de nous retrouver. Ce +serait mal, et notre peine en serait aggravée. Entre vous et Jeanne ce +n'était qu'une tendresse d'enfants. Vous oublierez. Adieu. Soyez bien +heureux.</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Au-dessous de la signature qui suivait cette +dernière ligne, il y avait encore une fois le mot: <i>Adieu.</i> Mais ce +n'était pas la même écriture, et la pauvre petite main de Jeanne avait +bien tremblé en le traçant.</p> + + +<h4>Pièce numéro 20</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien Thibaut, très altéré, avec la mention: <i>Pour +Geoffroy</i>. Sans date.)</p> + +<p>Je viens d'être bien malade et pendant longtemps. Les médecins disent +que c'est une fièvre nerveuse.</p> + +<p>Cela fait souffrir beaucoup, mais les médecins se trompent. Ce ne sont +pas les nerfs qui souffrent dans cette fièvre-là.</p> + +<p>Jeanne! ma pauvre petite Jeanne! Voilà mon mal. Il est au cœur. Je +souffre de ne plus la voir, de me sentir séparé d'elle à jamais.</p> + +<p>Pas une lettre! pas un mot d'elle ni de sa mère! Je ne sais pas même où +elles sont.</p> + +<p>Sa mère disait: «Vous oublierez....» Si Jeanne allait m'oublier! Elle est +si jeune! et il y en aura tant pour lui parler d'amour.</p> + +<p>C'est pour le coup que je....</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Il y avait ici plusieurs lignes effacées, après +lesquelles le même numéro continuait:</p> + +<p>Se peut-il que ce bas monde contienne un homme si heureux que toi, +Geoffroy? me voilà tout ragaillardi. Je viens de recevoir une lettre de +toi. C'est de l'essence de gaieté. J'essaierai de la respirer quand je +serai trop triste.</p> + +<p>Autour de toi ce ne sont que sourires, joyeuses audaces, aimables +aventures. Du haut de tes succès il faut vraiment que tu aies de +l'affection pour moi puisque tu continues à m'écrire, à moi, obscur +robin que tu dois croire engourdi dans l'assouplissement provincial.</p> + +<p>Car tu ne sais même pas que je me sauve de l'engourdissement par le +martyre.</p> + +<p>Comme tu ris bien! de bon cœur et de tout!</p> + +<p>Moi, je ne ris plus jamais, Geoffroy, et pourtant, dans ta lettre, il y +a une chose qui m'a fait sourire, c'est le paragraphe où tu me reproches +mon silence.</p> + +<p>Mon silence! Je ne t'écris jamais, dis-tu? Malheureux! si tu recevais +tout d'un coup toutes les mains de papier que j'ai barbouillées à ton +intention! ce serait à submerger ta gaieté sous mes ennuis!</p> + +<p>Te souviens-tu? j'étais fort pour <i>tirer au mur à</i> notre salle d'armes +du collège. Je me confesse au mur en me confessant à toi, qui ne +m'entends pas. Cela t'évite un chagrin, et pour moi, c'est peut-être +plus commode....</p> + +<p>Je suis chez ma mère à la campagne, sur la route d'Yvetot à Lillebonne. +Mes deux sœurs se relaient auprès de mon chevet.</p> + +<p>Tout le monde ici est très bon pour moi, mais le genre de bonté qu'on me +témoigne implique un sentiment de protection. Dans ma famille, chacun me +protège, mes sœurs aussi bien que ma mère, et les domestiques s'en +mêlent à l'unanimité.</p> + +<p>Notre vieille cuisinière met du sucre dans mes plats comme si j'étais un +petit enfant.</p> + +<p>J'ai dû très certainement, à la suite du coup de massue qui me terrassa +à la ferme du Bois-Biot, donner quelques signes du mal mental auquel il +a été fait allusion. Pendant plusieurs jours, je suis resté sans +connaissance.</p> + +<p>On me cache ces défaillances de mon cerveau, on me dit que j'ai eu le +délire, mais j'ai conscience de m'être assis plusieurs fois moi-même à +mon propre chevet, analysant avec une curiosité froide les symptômes de +mon mal moral, me consolant, m'arraisonnant et me grondant.... Quittons +ce sujet qui me donne le vertige.</p> + +<p>On ne me cache pas tout, cependant. Ainsi, on me dit qu'en rentrant chez +moi, après cette journée qui me broya le cœur, je trouvai ma mère qui +m'attendait, et que je la maltraitai. Je n'en ai aucun souvenir, mais je +m'en repens sur parole. On m'a pardonné.</p> + +<p>On me dit aussi que j'envoyai des injures, avec un cartel en règle, à ce +bon M. Ferrand, le président du tribunal, qui me l'a pardonné également.</p> + +<p>Je lui sais gré de sa miséricorde, mais je ne me souviens ni du cartel +ni des injures.</p> + +<p>On me dit enfin que vers ce même temps, Olympe quitta Dieppe et le +cercle brillant dont elle est la lumière pour me servir de garde-malade.</p> + +<p>Le fait est que j'ai vaguement mémoire de l'avoir vue, plus belle que +jamais, assise au pied de mon lit.</p> + +<p>Il parait qu'elle a été bonne, empressée, ravissante de zèle charitable, +et même....</p> + +<p>Je peux bien être franc, puisque ma lettre ira où les autres sont +allées: <i>au mur</i>.</p> + +<p>Il parait même qu'Olympe a été mieux encore que cela.</p> + +<p>Ma mère m'a avoué en grandissime confidence que M<sup>me</sup> la marquise daignait +se souvenir de nos enfantines amours.</p> + +<p>Vois-tu cela?</p> + +<p>De leur côté, mes sœurs échangent des regards attendris quand on parle +d'Olympe. Célestine fait des allusions à la voiture de M<sup>me</sup> la marquise +qui est un huit-ressorts, s'il vous plaît. Julie lève les yeux au ciel +et murmure des machines sentimentales. On ne me souffle plus jamais mot +ni de la longue Sidonie, ni de Maria plus rose que les roses, ni +d'Agathe, un peu déjetée, mais héritière. Si j'étais fat, je croirais +qu'il dépend de moi, dès à présent, de remplacer M. le marquis de +Chambray.</p> + +<p>Jeanne, ma jolie petite Jeanne! mon cœur chéri! Olympe est bien belle +et j'ai vu le temps où je ne plaçais rien au-dessus de la noblesse de +son âme. Mais maintenant, je t'aime, Jeanne, et je n'aimerai jamais que +toi!</p> + + +<h4>Pièce numéro 21</h4> + +<p class="center">(Note écrite au crayon par Lucien. Sans date.)</p> + +<p>Olympe est revenue à Yvetot. Je ne pense pas qu'il y ait ici-bas une +femme plus délicieusement belle.</p> + +<p>Beauté de marquise ou plutôt beauté de reine. Mes sœurs ont l'air +d'être ses sujettes.</p> + +<p>Serait-il vrai qu'elle pût m'aimer? Que m'importe?</p> + +<p>Maman me l'a dit positivement ce matin. Je n'y crois pas. Qu'y a-t-il de +commun entre ce rayon et mon ombre?</p> + +<p>Elle me parle peu. Je la trouve pâlie.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Péry est sa parente. Si elle pouvait me procurer des nouvelles de +Jeanne.</p> + +<p>Je l'interrogerai le plus adroitement que je pourrai....</p> + + +<h4>Pièce numéro 22</h4> + +<p class="center">(Billet écrit et signé par M. le Dr Schontz. Tête de lettre imprimée +portant le nom du docteur et cette mention: <i>Spécialité pour les +affections pulmonaires.)</i></p> + +<p>Paris, le 24 juin 1865.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, juge, etc.</i></p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>J'ai confessé une pauvre mourante qui va laisser après elle sur la terre +un ange abandonné. Je vous ai rencontré une fois à Paris, au temps où +vous et moi nous étions des étudiants, chez M. le baron de Marannes. Il +s'agit de sa veuve et de sa fille. On ne vous reproche rien, mais on +souffre et on se meurt. Votre présence ne sauverait pas la malade, +Monsieur, ma conscience, me force à l'avouer, mais la dernière heure +serait adoucie. Faites selon les conseils de votre honneur et de votre +cœur.</p> + + +<h4>Pièce numéro 23</h4> + +<p class="center">(Écriture de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, hâtive et troublée, sans date +ni signature.)</p> + +<p><i>À M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, rue Vivienne, à Paris.</i></p> + +<p>Répondez courrier pour courrier.</p> + +<p>Je suis dans la banlieue d'Yvetot, chez M<sup>me</sup> veuve Thibaut, dont le fils +très malade et <i>peut-être fou</i>, vient de s'enfuir.</p> + +<p>Il doit être à Paris.</p> + +<p>Je jurerais qu'il est à Paris.</p> + +<p>Trouvez-le sur-le-champ.</p> + +<p>Je dis: Coûte que coûte; trouvez-le, je le veux.</p> + + +<h4>Pièce numéro 24</h4> + +<p class="center">(Sans signature, mais écrit sur lettre à tête imprimée, ainsi conçue: +Cabinet de M. Louaisot de Méricourt, consultations, démarches, +renseignements, rue Vivienne, près du passage Colbert, Paris.)</p> + +<p>Cinq heures moins le quart (pas d'autre date).</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> la marquise de Chambray,</i> etc.</p> + +<p>M. L. Thibaut, arrivé ce matin à Paris par train de onze heures.</p> + +<p>Descendu chez M<sup>me</sup> veuve Péry (baronne de Marannes), rue de Verneuil, 31, +à midi moins dix.</p> + +<p>Baronne décédée à quatre heures, soir.</p> + + +<h4>Pièce numéro 25</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.)</p> + +<p>Yvetot, 28 juin 1865.</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> la supérieure des dames de la Sainte-Espérance, à Paris.</i></p> + +<p>Madame et chère mère,</p> + +<p>Vous qui savez consoler tous les deuils, voici une bonne œuvre à +accomplir.</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Jeanne Péry de Marannes reste absolument seule après la mort de sa +mère à qui j'ai pu faire quelque bien en son vivant. Elle n'a plus que +moi de parente, et encore sommes-nous cousines si éloignées qu'il ne +faut point chercher là l'origine de l'intérêt que je lui porte.</p> + +<p>Vous m'avez appris, vénérable et chère mère, à secourir, autant qu'on le +peut, tous ceux qui souffrent, indistinctement. Je voudrais que M<sup>lle</sup> +Péry pût trouver un asile et des consolations dans votre sainte maison, +au moins pendant les premiers instants de sa douleur, et je vous prie +d'être assez bonne pour envoyer une de vos respectables compagnes, rue +de Verneuil. 31, au domicile de feu M<sup>me</sup> Péry.</p> + +<p>Vous donnerez à M<sup>lle</sup> Jeanne une chambre convenable et la pension +de 2<sup>e</sup> classe.</p> + +<p>Il est bien entendu qu'elle ne devra recevoir aucune visite, sinon des +personnes de notre sexe. Et encore, je m'en fie à votre discernement +pour choisir les visiteuses.</p> + +<p>Elle a le malheur d'être belle, et sa mère n'était pas une femme +prudente.</p> + +<p>Je m'engage à solder tous frais de quelque nature qu'ils soient, ayant +trait à la mission que je vous donne, sur simple note remise par vous, +et je vous prie bien d'agréer, Madame et chère mère, l'hommage de ma +respectueuse affection.</p> + + +<h4>Pièce numéro 26</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>me</sup> veuve Thibaut)</p> + +<p><i>À M. Lucien Thibaut, etc., à Paris</i> Yvetot,</p> + +<p>3 juillet 65.</p> + +<p>Que fais-tu donc là-bas, à Paris, mon pauvre garçon? As-tu envie de me +faire mourir de chagrin! Ah! tu m'en as fait, tu m'en as fait depuis la +mort de ton père qui ne s'en privait pas non plus! j'entends de me faire +du chagrin.</p> + +<p>Voyons, te crois-tu un collégien en vacances? à ton âge! Qu'est-ce que +c'est que ces polissonneries-là? Tu vas perdre ta place, tout uniment, +et par conséquent, ta carrière. Veux-tu me faire mourir de chagrin? Je +l'ai déjà dit une fois. Tu me fais battre la breloque.</p> + +<p>M. le président Ferrand est venu voir si tu étais de retour. Voilà ses +propres paroles: «Si c'est comme ça que votre fils nous récompense de +son avancement sur place! Nous avons remué ciel et terre pour qu'il +monte juge, et il se comporte comme un paltoquet!»</p> + +<p>Que veux-tu que je lui réponde, à cet homme-là? Il est bon comme le bon +pain, mais on se lasse, à la fin des fins. Est-ce que je peux lui dire +dans le tuyau de l'oreille: «Mon garçon a un coup de marteau?»....</p> + +<p>Vois-tu, c'est tout bonnement terrible. Les mères sont trop +malheureuses. Quand tu auras été mis à pied, de quoi vivras-tu? Je +vendrai bien ma chemise pour toi, c'est sûr, mais on ne va pas loin avec +ça.</p> + +<p>Et M. Ferrand me le disait encore hier: «Qu'il ne se fie pas à +l'inamovibilité. Ça peut craquer.» Tu es bien coupable!</p> + +<p>Tes sœurs sont furieuses. Si tu n'avais pas notre Olympe pour te +défendre envers et contre tous, même contre moi, ces demoiselles +t'écriraient des lettres qui t'arracheraient les yeux de la tête.</p> + +<p>Quel ange que cette femme-là! J'entends notre Olympe, car Célestine et +Julie ne sont pas tout à fait des anges.</p> + +<p>Écoute donc! Les partis ne se présentent pas pour elles aussi nombreux +que les marguerites dans les prés. Et c'est toi qui en es la cause.</p> + +<p>Si tu t'étais marié avantageusement comme on t'en a donné les moyens, +leurs relations auraient doublé du coup, et leurs chances de se placer +aussi. Dame! elles comptaient là-dessus, les pauvres biches. Sais-tu que +Célestine va sur ses vingt-sept ans? ça commence à n'être plus si tendre +que du poulet. Le matin, quand elle n'est pas encore pomponnée, on ne +peut pas, avec la meilleure volonté du monde, la prendre pour un enfant.</p> + +<p>Les mères sont bien malheureuses! Tant pis si je l'ai déjà dit.</p> + +<p>Julie passera encore plus vite que sa sœur parce qu'elle a des idées +romanesques. Ça ride, à la longue.</p> + +<p>Voilà ou nous en sommes à cause de toi!</p> + +<p>Mais il ne s'agit pas de nous, mon pauvre innocent, les femmes, c'est +bon pour souffrir; il s'agit de toi, il ne s'agit que de toi. Quinze +jours d'absence sans congé pour une petite savoyarde qui n'a pas même +d'aisance!</p> + +<p>Tu crois peut-être qu'on ne sait pas ton histoire? Raye ça de tes +papiers.</p> + +<p>Là, tiens, ce n'est pas propre. Ah! mais non!</p> + +<p>Toi qui avais tant de conduite autrefois! M. Ferrand me le disait encore +avant-hier: «Pour avoir inventé la poudre, non! mais il ne faisait +jamais de grosses bévues, et quant à la conduite, un cœur!»</p> + +<p>Ah ça! nigaud, tu n'as donc pas un œil de chaque côté de ton nez? Tu ne +vois donc rien! Célestine et Julie s'en rongent le bout des doigts +jusqu'au coude, et moi je dépéris, ma parole. Je sens que ça me conduit +au tombeau.</p> + +<p>Faudra-t-il qu'elle te fasse la cour? J'entends notre Olympe. Et chanter +des sérénades sous ta croisée, avec accompagnement de guitare? Ou +t'envoyer sa déclaration sur timbre par huissier?</p> + +<p>Ah! godiche! godiche! un brin de sultane comme ça! je l'ai vue +s'habiller l'autre soir, écoute... ma parole, tu me ferais dire des +choses qui ne sont pas convenables!</p> + +<p>Mais c'est aussi par trop fort de voir un grand benêt comme toi passer +devant le bonheur, les yeux tout larges, et ne pas seulement se douter +que la plus charmante femme du pays de Caux languit d'un penchant +qu'elle a pour lui!</p> + +<p>Je ne suis pas notaire, pas vrai, mais on peut évaluer, ça divertit +toujours. À combien la comptes-tu? Soixante mille? Et le pouce! Je vas +t'établir ça.</p> + +<p>Elle a tout le bien du marquis, tout, tout, tout! à la barbe des +collatéraux! Et je ne parle pas des millions du fournisseur dont on +cause par-dessus les moulins. C'est du roman, ça, le solide me suffit.</p> + +<p>Écris en haut cinquante mille. Et la plus-value des terres, encore: tu +peux bien mettre cinquante-cinq.</p> + +<p>Écris au-dessous dix mille pour ses biens à elle: ça fait déjà +soixante-cinq.</p> + +<p>Attends! la vieille cousine Bezuchon aurait bien pu se souvenir de moi, +c'est sûr, eh bien! non. L'eau va toujours à la rivière. C'est Olympe +qui a eu les œillets salants de la cousine au Croisie: douze mille à +poser.</p> + +<p>En plus, l'oncle de ton ami Albert, le vieux Rochecotte du Havre avait +un faible pour Olympe—comme tout le monde parbleu! excepté toi—et il +lui a laissé un tout petit cadeau de 50 actions de la Banque de France.</p> + +<p>À 3.700 francs l'action, ça nous donne un capital de cent quatre-vingt +mille.</p> + +<p>Et les économies qu'elle doit faire tout en vivant comme une reine?</p> + +<p>As-tu su qu'elle a refusé Albert de Rochecotte? Et pourquoi? Albert est +un garçon de trente à quarante mille depuis la mort de son oncle. Julie +le trouve joliment bien.</p> + +<p>Imbécile! Voilà le mot lâché. Elle passe cent mille, j'en mettrais ma +main au feu! Et toi, tu n'as que ta toque. Si j'étais homme, je te +battrais comme plâtre. Tes sœurs, elles, n'y vont pas quatre chemins, +elles veulent te flanquer sur la gazette, aux annonces, comme un chien +perdu et te faire ramener par les gendarmes.</p> + +<p>Voyons, sois gentil, mon petit, ton paquet n'est pas long à faire, +reviens, je t'en prie. Ta créature ne peut pas être de moitié si jolie +que notre séraphin d'Olympe.</p> + +<p>Olympe! avec sa fortune! le ciel ouvert! et monsieur fait des façons!</p> + +<p>Si je l'ai dit, c'est bon, je le radote: les mères sont bien +malheureuses!</p> + + +<h4>Pièce numéro 26 bis</h4> + +<p>(Écrite et signée par la supérieure des Dames de la Sainte-Espérance.)</p> + +<p>Paris, ce 4 juillet 1865.</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, en son château, près et par Dieppe.</i></p> + +<p>Ma chère fille,</p> + +<p>J'ai le regret de vous apprendre que votre charitable intention au sujet +de la demoiselle Jeanne Péry n'a pas eu le résultat qu'elle méritait et +que vous désiriez.</p> + +<p>Le nécessaire fut fait en temps pour prendre, rue de Verneuil, 31, et +amener dans notre maison cette jeune personne à laquelle vous aviez la +bonté de vous intéresser.</p> + +<p>On lui donna une chambre commode et bien aérée, avec vue sur les arbres +de l'enclos: elle eut la pension de deuxième classe à laquelle on ajouta +quelques douceurs et toutes les consolations imaginables.</p> + +<p>Je l'invitai même une fois, à cause de vous, chère fille, à ma modeste +table privée, avec les grandes pensionnaires du premier degré.</p> + +<p>Rien n'y a fait. Elle s'est tenue à l'écart pendant tout le temps de son +séjour, rebutant nos mères par son silence boudeur qui ressemblait peu, +en vérité, à la résignation chrétienne.</p> + +<p>Puis, le matin du septième jour, elle a pris la clé des champs.</p> + +<p>Elle était libre d'aller et de venir. Nous n'avions pas le droit de +fermer sur elle la grille du cloître.</p> + +<p>Je vous dirai, chère fille, qu'elle avait des lettres dans son tiroir. +Nous avons cru devoir en parcourir une ou deux. Elles étaient signées de +deux initiales L. T. et toutes remplies <i>d'amour pur, de jeunes rêves, +d'élans de l'âme</i> et autres balivernes ridicules.</p> + +<p>Sa fuite ne nous a donc causé aucune surprise.</p> + +<p>Je vous rappelle les conditions de notre établissement: le mois commencé +est dû en entier, plus le service et quelques suppléments tels que ports +de lettres, visites de médecin, articles de pharmacie, bains, etc.</p> + +<p>Notre mère-économe a pris la liberté de tirer sur vous et la présente +vaut avis.</p> + +<p>Je suis, en J. C, ma chère fille, etc.</p> + +<p><i>P. S.</i>—Nous sommes toujours en pourparlers avec le vieux millionnaire +de la rue du Rocher, pour le terrain où doit être bâtie notre nouvelle +maison. Il possède des hectares dans Paris! Et au prix où il veut +vendre, nul ne saurait évaluer l'immensité de cette fortune.</p> + +<p>On dit que vous êtes sa parente; ma chère fille, ne pourriez-vous lui +écrire en notre faveur, faisant valoir avec votre tact précieux et votre +brillante intelligence, que nous sommes un établissement de bienfaisance +et que nos ressources sont bien bornées?</p> + +<p>Je ne sais ce qu'il faut croire sur l'origine peu honorable des grands +biens de ce vieillard, qui vit en dehors de l'Église, quoique séparé du +monde.</p> + +<p>Son nom est peu connu dans nos quartiers, bien qu'il y possède d'énormes +immeubles, mais son sobriquet, «le Fournisseur», est populaire par +l'envie et la haine qu'il inspire.</p> + +<p>Avec un pied dans la tombe, qu'a-t-il besoin d'augmenter encore ses +richesses? Parlez-lui pour nous. Ce qu'il lui faudrait ce sont des +prières.</p> + +<p>Vous, chère fille, vous sauriez sanctifier cette fortune si, comme on le +dit encore, elle vous venait en tout ou en partie par voie d'héritage.</p> + + +<h4>Pièce numéro 27</h4> + +<p class="center">(Anonyme. Écriture inconnue. Main de copiste. Sans date ni lieu de +départ.)</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot, Paris.</i></p> + +<p>Ainsi finit l'histoire! La minette a sauté par la fenêtre de son couvent +et rôtit le balai quelque part dans le pays latin ou ailleurs.</p> + +<p>Naturellement, on vous accuse de l'avoir enlevée.</p> + +<p>C'est bien fait. Tout n'est pas bénéfice dans le métier d'amoureux, vous +verrez çà.</p> + +<p>Est-ce que vous n'êtes pas l'ami du nouvel héritier, Albert de +Rochecotte? Avertissez-le de faire attention aux petites pattes de sa +Dulcinée.</p> + +<p>Ces Fanchonnettes ont des griffes quelquefois.</p> + + +<h4>Pièce numéro 28</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires.) Ce +mercredi (sans autre date).</p> + +<p><i>À M. Lucien Thibaut, juge, etc.</i></p> + +<p>Monsieur et cher compatriote,</p> + +<p>Je suis, comme vous, de cet excellent pays de Caux, qui peut passer pour +le jardin de la Normandie.</p> + +<p>Sans avoir l'honneur d'être personnellement connu de vous, j'ai nourri +des relations que j'oserais dire assez intimes avec plusieurs membres de +votre respectable famille.</p> + +<p>À ces titres, j'ose vous prier de m'accorder un rendez-vous <i>d'affaires</i>, +soit chez vous, soit à mon cabinet qui n'est pas sans jouir d'une +certaine notoriété dans la capitale (rue Vivienne, près du passage +Colbert, non loin du Palais-Royal).</p> + +<p>J'aurais à vous communiquer de vive voix des particularités concernant +deux personnes <i>dont l'une s'intéresse à vous et dont l'autre vous +intéresse.</i></p> + +<p>Tout retard pourrait être fâcheux.</p> + + +<h4>Pièce numéro 29</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien. Non signée et non datée.)</p> + +<p>Je ne sais pas si je suis éveillé. Je crois plutôt que je rêve. Ce qui +m'arrive est tellement étrange que je doute, même après avoir entendu et +vu.</p> + +<p>Geoffroy! Je suis bien sûr que tu te serais rendu, comme je l'ai fait, à +l'appel de ce M. Louaisot de Méricourt. Son nom ne m'était pas inconnu. +Il appartenait à une famille de notaires, établi à Méricourt, +arrondissement de Dieppe. On a beau se raisonner, ces rendez-vous +mystérieux, donnés par les gens d'affaires, ont quelque chose +d'irrésistible.</p> + +<p>Surtout quand le mystère est déjà entré dans notre vie par quelque porte +que ce soit.</p> + +<p>Or, le mystère m'enveloppe et déborde tout autour de moi.</p> + +<p>On y va toujours à ces rendez-vous qui sont des promesses ou des +menaces: J'y suis allé.</p> + +<p>C'est au cinquième étage d'une grande maison de la rue Vivienne, dont +les fenêtres, ouvertes sur le derrière, dominent le vitrage du passage +Colbert.</p> + +<p>J'ai été reçu par une grosse joufflue de servante, portant le costume de +chez nous, un peu amendé à la parisienne. Elle m'a toisé d'un regard +joyeusement effronté et m'a dit en balançant ses boucles d'oreilles d'or +en girandoles:</p> + +<p>—Comment vous va? C'est vous qu'êtes le gentil garçon de juge? Je vous +reconnais bien comme ça du premier coup, quoique je ne vous aie encore +jamais vu. Je n'aime pas beaucoup les juges, mais je raffole des +amoureux. Censé, le patron est à déjeuner chez Véfour; mais entrez tout +de même, vous l'attendrez dans sa chapelle.</p> + +<p>En parlant ainsi avec le pur accent d'Yvetot, elle m'avait pris par le +bras, sans façon, et me poussait à travers un salon, riche en poussière, +dont les meubles étaient dérangés à la diable.</p> + +<p>—C'est moi qui fais le ménage, reprit-elle avec son rire retentissant, +ça se voit, pas vrai? Farceur!</p> + +<p>Elle ouvrit une porte et m'en fit passer le seuil.</p> + +<p>—Voilà, continua-t-elle, c'est l'atelier, la fabrique et la renommée. +Voulez-vous un coup de sec? ou demi-sec? Vous aimez peut-être mieux le +tout doux? Il y a toujours de quoi dans l'armoire, au goût des messieurs +et des dames.</p> + +<p>Cette coquine, un peu trop mûre pourtant, était brutalement jolie avec +sa coiffe normande, surchargée de dentelles, et son jupon court. Elle +tourna la clé d'un placard pour y prendre sans doute du sec ou du +demi-sec, mais mon geste l'arrêta.</p> + +<p>—Bah! s'écria-t-elle en riant plus fort, pas même ce qui plaît aux +demoiselles? On nous avait bien dit que vous étiez un agneau. Alors +asseyez-vous et gobez le marmot en pensant à votre bergère. À vous +revoir.</p> + +<p>Elle sortit, claquant la porte à tour de bras.</p> + +<p>J'étais seul dans le cabinet de M. Louaisot de Méricourt; une grande +pièce basse d'étage, avec châssis régnants, chargés de casiers. Des deux +côtés de la cheminée qui supportait une vilaine pendule, il y avait deux +magnifiques consoles, genre Boule, avec bouquets de fleurs et de fruits +en pierres précieuses.</p> + +<p>Mais je ne remarquai point cela dans le premier moment parce que mon +attention fut tout de suite attirée vers un assez vaste bureau flanqué +d'un fauteuil de cuir, forme grenouille, sur lequel un véritable +fouillis de pièces de procédure et de dossiers s'éparpillait.</p> + +<p>Un mouvement venait de se produire sur ce bureau. Le vent de la porte +brusquement poussée par la Normande, avait soulevé une feuille de papier +blanc posée sur le devant de la tablette.</p> + +<p>Et la feuille, en s'envolant, avait découvert un agenda d'où sortait, en +manière de signet, un portrait-carte photographié.</p> + +<p>De la cheminée, près de laquelle j'étais, c'est à peine si on pouvait +distinguer la nature de ce dernier objet; encore bien moins était-il +possible de reconnaître la personne représentée.</p> + +<p>Je déclare même que je n'aurais pas su dire, en m'appuyant sur le seul +témoignage de mes yeux, si le portrait représentait un homme ou une +femme.</p> + +<p>Et cependant je m'élançai en avant avec un battement de cœur qui +faillit me jeter foudroyé sur le plancher. Je saisis l'agenda, j'en +arrachai la carte, et je reconnus, au travers d'un éblouissement, le +sourire bien aimé de ma petite Jeanne.</p> + +<p>Oui, de Jeanne que j'avais tourmentée tant de fois pour avoir son +portrait, et qui jamais ne me l'avait donné!</p> + +<p>L'instant d'auparavant j'aurais cru pouvoir affirmer que Jeanne n'avait +jamais posé devant un photographe.</p> + +<p>Mais c'était bien elle, vivante, on peut le dire, et parlante.</p> + +<p>Au dos de la carte où le nom du photographe avait été effacé par un +grattage, il y avait quelque chose d'écrit au crayon.</p> + +<p>Textuellement ceci: <i>En campagne, tout de suite! 3.000. C'est convenu.</i></p> + +<p>Au moment où je déchiffrais ces mots bizarres il me semblait que +l'écriture ne m'en était pas inconnue, et qu'un nom allait me monter aux +lèvres.</p> + +<p>Mais le nom ne vint pas et le souvenir qui voulait naître s'évanouit, +chassé par le flot de pensées qui envahit tumultueusement mon cerveau.</p> + +<p>Le portrait de ma Jeanne chez cet homme! Comment? Pourquoi?</p> + +<p>Un signalement écrit peut s'obtenir sans le concours du modèle, mais un +portrait photographié—debout—éveillé, souriant!</p> + +<p>Je crus entendre un bruit de pas lointain encore, et je rouvris l'agenda +pour y replacer la carte.</p> + +<p>Involontairement, mes yeux tombèrent sur la dernière page à demi-remplie +hier et attendant les notes d'aujourd'hui.</p> + +<p>Mon nom écrit en toutes lettres arrêta mon regard.</p> + +<p>Le fait en lui-même ne pouvait m'étonner que médiocrement puisque +j'étais ici sur l'invitation du maître de l'agenda, mais mon nom était +accolé à un substantif qui me parut inexplicable.</p> + +<p>Il y avait, c'était la dernière ligne écrite: <i>Lucien +Thibaut.—Succession.</i></p> + +<p>Et rien avant, rien après pour servir de clef à ce singulier rébus.</p> + +<p>Certes, ma succession ne devait pas être opulente, je vivais surtout des +émoluments de ma charge.</p> + +<p>Mais telle qu'elle était, ma succession, je ne la voyais pas encore +ouverte, et il pouvait m'étonner qu'on eût ainsi à s'en occuper chez les +gens d'affaires.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin d'ajouter que cette surprise était bien loin de +m'impressionner comme la découverte du portrait qui me laissait sous le +coup d'un grand trouble.</p> + +<p>Seulement, cette surprise m'avait empêché de reposer l'agenda à la place +même où je l'avais pris et j'étais encore penché au-dessus du bureau +lorsqu'un bruit de porte qu'on ouvrait me redressa en sursaut.</p> + +<p>J'attendais ce bruit puisque je savais qu'on approchait, mais je +l'attendais derrière moi et du côté par où j'étais entré moi-même.</p> + +<p>Au contraire, il se produisait en face de moi, dans une lacune ménagée +sous le dernier étage des casiers, et que je n'avais point remarquée.</p> + +<p>Cette lacune servait au jeu d'une porte dérobée qui venait de rouler sur +ses gonds.</p> + +<p>En même temps, une voix de basse-taille fredonna sur un mode +sentimental:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Ah! vous dirai-je, maman</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ce qui cause mon tourment....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>La chanson s'arrêta à ce deuxième vers, parce que le chanteur, dépassant +la baie de la petite porte, venait de m'apercevoir en flagrant délit +d'indiscrétion.</p> + +<p>Ma main tenait encore l'agenda accusateur.</p> + +<p>—Ah! ah! fit le nouvel arrivant, qui resta debout dans l'embrasure de +la porte. Tiens, tiens! Allons! exact au rendez-vous, mon cher +compatriote... car je suppose bien que vous êtes notre bon petit juge?</p> + +<p>Je ne me souviens pas d'avoir été jamais plus désagréablement attaqué.</p> + +<p>La voix de cet homme, qui était ronde pourtant et possédait un certain +caractère de bonhomie, ou plutôt de vulgaire franchise, me frappa, me +blessa comme un son connu et détesté.</p> + +<p>Ma mémoire, rapidement interrogée, m'affirma que nous nous rencontrions +pour la première fois. Je ne pouvais connaître ni sa voix, ni lui. Cette +assurance cependant ne diminua en rien mon irritation, et je fis un pas +en avant, la tête haute, pour demander avec sévérité:</p> + +<p>—S'il vous plaît, d'où vous vient ce portrait?</p> + +<p>Je pense que mon accent devait être plus que sévère, car le nouveau venu +recula.</p> + +<p>Mais ce fut l'affaire d'une seconde. L'instant d'après, il entra tout à +fait et repoussa très délibérément la porte derrière lui.</p> + +<p>—Allons, allons, me dit-il, en assurant d'un coup de doigt les lunettes +d'or, qu'il avait sur le nez, je ne déteste pas les questions. Nous +allons causer nous deux, mon prince, je vous ai fait venir pour cela; +causer de tout un peu, et causer encore d'autres choses. Mon temps vaut +cher, c'est vrai, mais vous le payerez son prix.... Dites donc, vous +permettez qu'on se mette à l'aise chez vous?</p> + +<p>Il appuya sur ce dernier mot avec une intention comique, mais sans +méchanceté.</p> + +<p>Moi, désormais, je gardais le silence, regrettant déjà mon apostrophe +imprudente qui allait mettre obstacle peut-être à l'explication +ardemment souhaitée.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt, sans attendre ma réponse, dépouilla le paletot +noisette qu'il portait en surtout, malgré la chaleur, et m'apparut, vêtu +d'un gilet à manches, en tartan marron, d'une cravate blanche mal nouée +et d'un pantalon noir qui gardait de nombreuses traces de boue, en dépit +du beau fixe.</p> + +<p>Il avait sous ce pantalon de vastes bottes difformes, chaussant bien à +l'aise les pieds qu'on rêve au Juif-Errant, devenu facteur de la poste: +pieds montagneux, aux orteils pourvus de robustes oignons, les vrais +pieds du fantassin éternel! Il remarqua sans doute l'attention que +j'accordais à sa base, car il me dit en décrochant dans un coin une robe +de chambre à ramages. Patience et longueur de temps! j'éclabousserai les +autres, à mon tour. Je n'aime pas les brosses. Mon pantalon ne sera +propre que quand il roulera cabriolet. Il endossa sa robe de chambre et +revint vers moi en ajoutant:</p> + +<p>—Saperlotte! pas si agneau! Vous savez, Monsieur et cher compatriote, +je vous demandais tout à l'heure s'il était permis de se mettre à l'aise +<i>chez vous</i>, parce que je vous surprenais travaillant comme chez vous, +la main et le nez dans mes bibelots. Ce n'est pas un reproche. Je suis +le meilleur enfant de la Terre. Mais au lieu d'être un peu déconcerté et +de me dire avec politesse: «Pardonnez-moi, mon cher M. Louaisot de +Méricourt, si je touche à vos chiffons, c'est le hasard ou la +Providence, ou ci, ou ça», enfin un mot d'excuse, ah bien! ouiche! vous +haussez votre tête à cinquante centimètres au-dessus de vos épaules, et +vous me demandez malhonnêtement où j'ai volé ce qui est bien à moi.... +Pas si agneau qu'on me l'avait annoncé, Mylord! Saperlotte, pas si +agneau!</p> + +<p>Je balbutiai je ne sais quoi. Il se plongea dans son fauteuil de cuir, +et reprit bonnement:</p> + +<p>—Mettons ça dans le coin, contre la muraille et n'en parlons plus. Moi, +je n'ai rien à cacher. Je vous aurais montré de moi-même le petit +portrait, avec tout plein de plaisir. Pauvre chatte! un joli brin! J'ai +connu son papa. Quelle canaille! Ça vous rembrunit, mon juge? Dans le +coin! Je n'ai qu'une envie, c'est de vous plaire.</p> + +<p>Depuis qu'il était assis, je trouvais M. Louaisot de Méricourt tout +exigu. C'était, en vérité, un drôle de bonhomme, tout en jambes, avec un +buste court et replet, une tête qui hésitait entre l'épicier et le +pitre.—mais des yeux d'aigle!</p> + +<p>Ces yeux-là arrêtaient le rire que toute la personne de M. Louaisot +provoquait au premier aspect. Ils regardaient d'autorité, et parfois, +sous le verre de ses lunettes, on voyait fulgurer de véritables éclairs.</p> + +<p>—Monsieur, lui dis-je, désirant éviter tout cas de guerre, c'est bien, +en effet le hasard....</p> + +<p>Il m'interrompit d'un coup sec de son couteau à papier dont il frappa ma +manche.</p> + +<p>Asseyez-vous, M. Thibaut, fit-il en changeant de ton, je vous tiens pour +incapable d'espionner les gens qui vous ouvrent leur cabinet. Nous +sommes destinés à nous entendre, c'est certain et nécessaire. Ce qui +mène tout chez moi, je suis bien aise de vous le dire, c'est la +conscience, jointe à la minutie dans la délicatesse. Je ne m'en vante +pas: la profession l'exige. Faites-moi l'honneur de vous asseoir.</p> + +<p>Je m'assis, il reprit:</p> + +<p>—Vous grillez pour l'histoire du petit portrait? Je conçois ça. La +jeunesse! J'en ai éprouvé, à l'âge voulu, les rêves et les douceurs. +Mais ça n'empêche pas la conscience. Sans elle, dans notre état, on +n'aurait pas de l'eau à boire. Authenticité des renseignements, minutie +des informations, délicatesse des rapports. Je ne parle pas même de la +discrétion: c'est l'air qu'on respire en ces lieux. Moi, j'appelle ça +travailler en artiste.</p> + +<p>Les avocats, mon cher Monsieur, les avoués, les notaires, c'est le vieux +monde. Il en faut pour donner des positions à un tas de fainéants. +D'ailleurs, en Angleterre, on a essayé de détruire les crapauds et il a +fallu en faire revenir de pleines cargaisons du continent. Historique.</p> + +<p>Ne détruisez rien de ce que la nature a créé: même les officiers +ministériels, voilà le fond de ma religion.</p> + +<p>Mais il ne faut pas non plus mettre les crapauds dans des cages, comme +des jolis oiseaux. Ils ne sont pas institués pour ça. Si vous soumettez +aux gens qui ont des diplômes, ou qui achètent leurs charges au marché +une difficulté,—une vraie difficulté comme celle qui menace de vous +étrangler, mon juge.—eh bien! autant vaudrait vous nouer un pavé à la +cravate pour piquer une tête du haut du parapet du Pont-Neuf!</p> + +<p>Ça nous ramène à nos moutons, j'ai le portrait de la belle enfant, là, +sur ma table, au milieu d'une multitude d'autres objets, parce qu'il y a +une personne, homme, femme, ou militaire, qui désire avoir son adresse, +soit à Paris, soit à la campagne....</p> + +<p>—Et qui vous offre 3.000 francs pour cela! m'écriai-je avec toute mon +indignation revenue.</p> + +<p>—Juste! 3.000 francs comptant, de la main à la main.</p> + +<p>—Et vous l'avez cette adresse?</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt m'envoya un signe de tête plein de +bienveillance.</p> + +<p>—Jeunesse! fit-il d'un air attendri, je t'ai connue à l'époque! Mon +cabriolet, auquel il était fait allusion tout à l'heure, ne me rendra +pas, quand je l'aurai, tes agréables enivrements!</p> + +<p>Causons raison, voulez-vous? et ne lorgnez plus le portrait de la +minette, ou bien je causerais tout seul.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, vous êtes, sans vous en douter, un de mes meilleurs +clients, et je tiens à vous montrer le bonhomme—moi s'entend—sous ses +aspects les plus flatteurs.</p> + +<p>Fin de l'escarmouche préliminaire: j'entre dans le vif. Attention!</p> + +<p>Prime, d'abord, M. Thibaut, je vous connais comme ma propre poche. C'est +un point à considérer puisque ça va vous éviter une confession toujours +pas mal ridicule.</p> + +<p>Je vous savais par cœur dès le temps du baron de Marannes avec qui il +m'est arrivé de faire, de ci, de là, quelque petite bricole d'affaire. +Bon diable. Pas de tenue. Il a fini comme ça se devait: ni mieux, ni +plus mal. Y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu des nouvelles de notre +ami Rochecotte?...</p> + +<p>Je répondis négativement.</p> + +<p>—Je pense à lui, reprit M. Louaisot, parce qu'il était de la bande du +baron, et aussi pour autre chose. Le voilà riche, ce bon grand Albert! +Plus riche qu'il ne croit. Avez-vous su qu'il avait des vues sur M<sup>me</sup> la +marquise de Chambray? Oui? Et ça ne vous fait rien quand on chasse sur +vos terres?... Bien, bien! ne nous fâchons jamais. C'est vous qui lui +avez écrit une cocasse de lettre, l'année dernière, à ce bon Albert!</p> + +<p>L'étonnement me fit sauter sur mon siège.</p> + +<p>—La conscience, dit M. Louaisot, évidemment content de l'effet produit. +Faites-moi penser à vous reparler de ce pauvre Rochecotte, avant la fin +de notre conférence. Il lui est arrivé quelque chose.</p> + +<p>Quant à votre lettre, j'en ai fait mention pour que vous pussiez voir à +quel point je suis renseigné. Ah! Mylord, vous étiez déjà un jeune +magistrat bien embarrassé! Et j'aurais pu, dès lors, vous offrir tout un +bouquet d'informations. Mais regardez-moi. Est-ce que j'ai l'air de +celui qui court après les pratiques?</p> + +<p>Il se frotta les mains en clignant de l'œil à mon adresse. Je gardai le +silence.</p> + +<p>—Vous me direz, reprit-il: «Si vous ne courez pas après la pratique, +mon cher M. Louaisot, pourquoi m'avez-vous écrit?» Ah! voilà! Ça fait +partie d'une règle de conduite: je cueille les poires de mon jardin +quand elles sont mûres.</p> + +<p>Il se mit à rire. Le rire éclairait ses traits vulgaires d'une lueur +qu'on pourrait qualifier d'ignoble.</p> + +<p>Mais son bel œil flamboyait héroïquement derrière ses lunettes.</p> + +<p>—Après la conscience, reprit-il d'un ton de professeur, ce +qu'il faut dans notre état, c'est la décence. Pélagie vous aura +scandalisé.—Pélagie, c'est mon clerc, vous savez, la Cauchoise?—Elle a +une dégaine un peu folâtre, et je connais les divers sous-officiers +qu'elle fréquente pour le mauvais motif. Mais vous aurez beau regarder +dans une longue-vue, Monsieur, vous ne verrez rien si la lorgnette n'est +pas à votre point. Pélagie fait partie de la règle de conduite; elle a +sa raison d'être.... Je suis bête, moi! Je n'ai qu'à mettre un papier +dessus, parbleu!</p> + +<p>Il s'agissait de la photographie que je dévorais toujours des yeux, à ce +qu'il parait.</p> + +<p>M. Louaisot cacha ma pauvre petite Jeanne à l'aide d'une signification +sur timbre à laquelle était encore joint le protêt.</p> + +<p>Mon œil, arrêté dans cette direction, reconnut, ou crut reconnaître, au +corps du billet, l'écriture de M<sup>me</sup> Péry.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt cligna encore de l'œil et dit d'un air +aimable:</p> + +<p>—Comme vous voyez! profits et pertes! Sans me targuer d'être supérieur +à Saint Vincent de Paul, je n'ai jamais rien refusé à la veuve et à +l'orphelin, quand l'affaire offre quelques garanties. J'avais +confusément l'idée que vous feriez les fonds à l'échéance, mais M<sup>me</sup> Péry +refusa <i>mordicus</i> de s'adresser à vous. C'était une nature insuffisante, +sans aucune initiative.... Ne vous apitoyez pas sur mon sort. L'effet est +de 500 francs, sur lesquels j'ai fourni 75 francs écus et 425 francs +d'eau de Contrexeville en cruchons vernis. Je puis vous affirmer qu'il +sera soldé un jour ou l'autre, capital, intérêts et frais, plus un +pourboire.... Pélagie!</p> + +<p>La grosse gouvernante parut presque aussitôt, le nez et la coiffe au +vent.</p> + +<p>—Apporte-moi une croûte, lui dit M. Louaisot, et quelque chose avec, M. +le juge permet. Regarde bien M. le juge. Pélagie, il est de la maison. +Jamais, au grand jamais, entends-tu, tu ne lui refuseras ma porte,—à +moins que nous n'ayons mieux à faire.</p> + +<p>Pélagie exhiba ses trente-deux dents en un gros rire jovial et sortit.</p> + +<p>J'avais toujours les yeux fixés sur le pauvre billet de la morte. Je me +disais qu'on l'avait protesté peut-être au chevet de son agonie. Et il +recouvrait maintenant l'adoré sourire de ma Jeanne, perdue pour moi +peut-être à jamais.</p> + +<p>Pélagie apporta une assiette sur laquelle il y avait un bon morceau de +pain avec une tranche de rôti froid.</p> + +<p>—On n'a donc pas bien déjeuné, ce matin, chez Véfour? demanda-t-elle +d'un air effrontément candide.</p> + +<p>—Va voir de l'autre côté si j'y suis, toi! répondit M. Louaisot, la +bouche déjà pleine. Murons la vie privée, si nous ne voulons pas être +flanquée dehors, M. le juge est un jeune homme comme il faut, et tu lui +ferais croire que tu n'as pas été élevée aux Oiseaux!</p> + +<p>Pélagie montra pour la seconde fois ses dents d'une blancheur insolente, +et fourra ses mains dodues dans les poches de son tablier de soie. Ce +fut sa seule réponse, mais elle en valait bien une autre. M. Louaisot de +Méricourt, reprit quand elle fut sortie:</p> + +<p>—Excusez-la, M. Thibaut, elle sort de chez un conseiller d'État. Je +vous devais cette explication loyale. Où en étions-nous? Je vous disais +que vous étiez mon client sans vous en douter. Farceur! je crois au +contraire que vous vous en doutez supérieurement. Vous ne dites rien, +mais la langue vous démange de m'interroger, parce que vous savez de +science certaine que je peux vous apprendre un tas de machines. C'est +ici le magasin.</p> + +<p>Il s'interrompit pour prononcer d'un ton railleur cette phrase que +j'avais lu la veille dans une lettre anonyme.</p> + +<p>—<i>Tout n'est pas rose dans le métier d'amoureux.</i></p> + +<p>Cela me fit relever la tête. Il me regardait fixement. Le rayon aigu de +sa prunelle m'entrait dans les yeux. Il reprit en baissant la voix:</p> + +<p>—Avez-vous lu dans les journaux la mort de ce pauvre Albert de +Rochecotte?</p> + +<p>Je crus avoir mal entendu.</p> + +<p>—Mort! Albert serait mort! m'écriai-je.</p> + +<p>—Bien, bien. Ce triste événement m'a aussi donné un coup. Je vous avais +dit que je vous reparlerais de lui avant de nous quitter, et peut-être +que ce fait divers ne sera dans votre journal que demain. Voilà: il +paraît que sa donzelle.... Comment l'appelez-vous?</p> + +<p>Je me souvenais du nom de Fanchette qui revenait si souvent dans les +lettres d'Albert.</p> + +<p>Je le balbutiai. J'étais atterré.</p> + +<p>M. Louaisot, tout en mangeant son rôti sous le pouce, tenait toujours +fixé sur moi son regard tranchant qui me blessait et m'inquiétait.</p> + +<p>Il me semblait deviner une menace dans ce regard.</p> + +<p>—C'est ça! fit-il avec un singulier sourire, méchant et bonhomme à la +fois, c'est parbleu bien ça! Fanchette!... Quoiqu'elle ait peut-être +encore un autre nom. Il s'arrêta. Évidemment son regard me provoquait.</p> + +<p>Je restai muet. J'étais frappé plus que je ne puis dire par l'annonce de +cette mort prématurée, à laquelle ma raison refusait d'ajouter foi.</p> + +<p>—Mais que nous importent les autres noms qu'elle peut avoir? poursuivit +M. Louaisot sans perdre un coup de dents. Celui de Fanchette suffit +amplement à caractériser la particulière. À bon entendeur, salut, M. +Thibaut! Donc, Fanchette, puisque Fanchette il y a, se mêlait d'être +jalouse. Ce n'est pas rare, et quand elles ne le sont pas elles font +semblant, c'est leur état. Or, ce pauvre Rochecotte s'était mis en tête +de faire une fin....</p> + +<p>—On n'épouse pas Fanchette! murmurai-je involontairement, par souvenir +de la dernière lettre du pauvre Rochecotte.</p> + +<p>—Possible, me répondit M. Louaisot, mais alors Fanchette tue.</p> + +<p>Ce mot me mit tout debout sur mes pieds. M. Louaisot, me voyant ainsi +levé, me dit avec un geste courtois:</p> + +<p>—Ne vous dérangez donc pas, cher Monsieur.</p> + +<p>Mais je ne l'entendais pas. Je restais là tout étourdi.</p> + +<p>Après toi, Geoffroy, Rochecotte était celui de vous tous que j'aimais le +mieux.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt quitta son pain et son rôti pour prendre sur la +table un paquet de lettres qu'il feuilleta avec son couteau à manger.</p> + +<p>—Fanchette tue, répéta-t-il, tout comme la balle d'un fusil ou le +boulet d'un canon. Il y a cent manières de tuer.... Est-ce que vous +n'aviez pas cher M. Thibaut, quelque engagement de jeunesse avec M<sup>me</sup> la +marquise de Chambray?</p> + +<p>Je dus me redresser très haut, car il enfila aussitôt toute une série de +gestes qui valaient la plus éloquente apologie. Et cela ne l'empêcha pas +d'ajouter:</p> + +<p>—Vous comprenez bien qu'on me répond quand on veut. Je ne force +personne. Règle de conduite: quand je me permets d'interroger, c'est +toujours dans l'intérêt du client. Mettez, je vous prie, que je n'ai +rien dit, mon cher M. Thibaut.... Voici le fait-Paris en question.</p> + +<p>Il détacha une fiche de papier imprimé qu'on avait coupée dans un +journal et collée, avec deux pains à cacheter, à l'intérieur d'une +lettre. Il me la tendit au bout de son couteau.</p> + +<p>Le journal disait:</p> + +<p>Encore un assassinat! Hier soir, à dix heures, le pittoresque hameau du +Point-du-Jour, si connu de tous les amateurs de plaisirs champêtres, a +été effrayé par un tragique événement.</p> + +<p>Dans un cabinet particulier du restaurant: <i>les Tilleuls</i>, où se +réunissent d'ordinaire les joyeuses sociétés de promeneurs, un jeune +homme et une jeune femme s'étaient fait servir à dîner.</p> + +<p>Et tous deux, pendant le repas, au dire des garçons qui les ont servis, +avaient fait preuve d'une gaieté folle.</p> + +<p>Longtemps après qu'on leur eut monté le café, et quand le maître de +l'établissement s'étonnait déjà de ne plus rien entendre dans leur +cabinet, tout à l'heure si bruyant, une société qui occupait un salon +voisin put saisir quelques sons plaintifs.</p> + +<p>On essaya d'ouvrir la porte qui était fermée ou plutôt barricadée en +dedans et force fut d'envoyer chercher un serrurier qui ouvrit enfin.</p> + +<p>À l'intérieur, un spectacle horrible s'offrit aux yeux des assistants.</p> + +<p>Le jeune homme—M. A. de R... reconnu par le maître de l'établissement +pour un de ses clients habituels—était étendu sur le carreau et baigné +dans son sang.</p> + +<p>Il expira au bout de quelques secondes et ne put prononcer une seule +parole de révélation ou d'accusation.</p> + +<p>La jeune fille, elle, avait disparu; nul ne peut dire quand ni comment.</p> + +<p>Le maître de l'établissement dont elle était également connue la désigne +sous le nom de F....</p> + +<p>On a trouvé parterre, auprès de la table—ceci n'est qu'un on-dit—un +mouchoir souillé de sang, ayant appartenu à la fille F... et un petit +étui ou paquet contenant une demi-douzaine de cartes photographiques qui +seraient des portraits de la même fille F....</p> + +<p>M. A. de R..., venait de faire un héritage. Il était sur le point de se +marier. On attribue ce meurtre à la jalousie. La justice informe +activement.»</p> + +<p>C'était terriblement clair. J'allais pourtant exprimer un doute, fondé +sur ce fait que le journal ne donnait que des initiales, lorsque M. +Louaisot me tendit une seconde fiche plus étroite qu'il venait de +découper délicatement avec des ciseaux dans le corps même de sa lettre.</p> + +<p>Je lus ce qui suit:</p> + +<p>...Vous avez déjà deviné: R. désigne Rochecotte et F. Fanchette. Je le +sais d'une façon trop certaine.</p> + +<p>Ce que le journal ne dit pas, c'est que cette malheureuse a été vue par +un témoin sur le bord de la rivière, tout égarée et comme folle.</p> + +<p>Elle tenait encore à la main une paire de ciseaux tout sanglants.—Ce +serait avec des ciseaux que le meurtre aurait été commis!—Elle avait +les mains souillées de taches rouges et des cheveux, arrachés dans la +lutte, se collaient horriblement à ses doigts....</p> + +<p>Les uns disent qu'elle s'est noyée entre le Point-du-Jour et le pont de +Grenelle, les autres, qu'elle est parvenue à s'évader...»</p> + +<p>Je restai muet de stupeur après cette lecture.</p> + +<p>M. Louaisot ayant achevé de dépêcher sa prébende, quitta son fauteuil et +alla ouvrir le placard contenant, au dire de Pélagie, ce qui plaît aux +messieurs, aux dames et aux demoiselles. Il en retira une bouteille de +vin entamée.</p> + +<p>—Un petit coup pour vous remettre le cœur? demanda-t-il avec sa bonne +humeur imperturbable. Sur mon geste de refus, il remplit un verre +jusqu'au bord et le huma sans se presser.</p> + +<p>Puis il vint se rasseoir vis-à-vis de moi et reprit en s'essuyant la +bouche:</p> + +<p>—Très malheureux, Monsieur et cher compatriote, je suis bien éloigné de +dire le contraire. Un charmant garçon, riche dès aujourd'hui, et qui +demain.... Mais bah! demain n'est à personne. Comprenez-vous maintenant +la vérité de ce que je vous disais sur le métier d'amoureux?</p> + +<p>Et se figure-t-on chose pareille? avec des ciseaux! Combien cette +Fanchette a-t-elle dû frapper de coups? dix, vingt, trente?... Mais, +après tout, des ciseaux, c'est une arme de pauvre fille. Les grandes +dames tuent autrement. J'en ai connu qui se servaient d'une épingle et +qui frappaient—plus de mille fois—droit au cœur!</p> + +<p>La profession a ses chagrins, mais elle est curieuse pour un +observateur.</p> + +<p>Le truc, mon cher Monsieur, c'est de savoir tout utiliser. Et, tenez, ce +vieux bébé de baron a tourné l'œil en me devant 176 fr. 20 c.; c'est de +l'argent. Mais je lui pardonne, parce que, un beau jour de sa vie, ou +peut-être une belle nuit, il a fait une besogne qui me vaudra mon +cabriolet, et mon hôtel aussi, et mon château, et encore, vous allez +rire, ma place au palais Bourbon, car j'ai des idées de politique. Je +m'exprime élégamment, j'aime à discourir, et ça me chatouillerait assez +d'être appelé «l'honorable préopinant».</p> + +<p>Il s'arrêta et mit le poing sur la hanche pour ajouter:</p> + +<p>—Dites-donc, vous! aussi honorable que bien d'autres! La profession est +délicate, c'est sûr, mais louche-t-elle plus que le commerce à faux +poids et l'industrie frelatée, qui remplissent la chambre d'usuriers et +de faiseurs, gonflés, les uns et les autres, comme des sangsues après +leur dîner rouge?... Et on se relève, chez nous par la conscience!</p> + +<p>M. Louaisot enfla ses joues et fourra son pouce dans l'entournure de son +gilet, pour me regarder du haut de sa grandeur.</p> + +<p>En somme, où tendait tout cela?</p> + +<p>J'écoutais sans trop d'impatience ce débordement de paroles bavardes, +parce que j'y cherchais un sens qui n'était pas celui des mots +prononcés.</p> + +<p>Mon instinct me disait que, sous ces verbiages, se dissimulait un but +très habilement poursuivi.</p> + +<p>Dans toute la vérité du terme, je me sentais enveloppé par une menace +vague qui allait se resserrant sans cesse autour de moi.</p> + +<p>Une fois ou deux, la pensée me vint que j'avais affaire à un maniaque, +mais ce soupçon ne tint pas contre l'évidence qui naissait de mon +émotion même.</p> + +<p>Geoffroy, il faut me lire comme j'écoutais: entre les lignes et hors du +texte. C'est sérieux. Je dirai plus: c'est peut-être mortel.</p> + +<p>Il y a déjà du sang dans le passé, il y aura encore du sang dans +l'avenir.</p> + +<p>—Mon cher M. Thibaut, reprit Louaisot après un court silence, je vous +étonnerais si je vous disais depuis combien de temps j'ai l'avantage de +m'occuper de vous. M. Scribe a fait plus de cent comédies, c'était un +homme de talent, moi aussi,—et je n'en ai fait, qu'une. Jugez si elle +doit être bonne!</p> + +<p>Quand j'étais tout petit, là-bas, au pays, j'entendis raconter une fois +l'histoire d'un brave homme qui n'était pas cordonnier et qui vendit +300.000 paires de savates au gouvernement de l'empereur Napoléon 1<sup>er</sup>, +roi d'Italie et protecteur de la Confédération germanique.</p> + +<p>Napoléon n'est pas mon fétiche, à moi, j'aime mieux Franconi.</p> + +<p>Devine devinaille! Savez-vous pourquoi les gouvernements qui ont besoin +de chaussures frappent toujours à la porte des boutiques où il n'y a ni +cuir ni ligneul? Et de même pour le reste, achetant leur pain au +boucher, leur viande chez l'horloger et l'avoine de leurs chevaux aux +fabricants de corsets mécaniques?</p> + +<p>Dans l'histoire dont je vous parle, on voyait un bedeau de paroisse et +un facteur rural, qui vendirent au grand Napoléon trente-six charretées +de fusils.</p> + +<p>Le brave homme aux 300.000 paires de souliers était un maquignon de +Lillebonne qui avait un neveu, brosseur chez un capitaine, lequel +capitaine faisait la cour à une demoiselle qui connaissait une dame dont +la sœur avait une cousine. Comprenez-vous? La cousine était précisément +la tante d'un beau gars qui valsait bien. Et la femme de M. le +secrétaire général du ministère de la Guerre était folle de la valse.</p> + +<p>J'ai gazé l'anecdote à cause de vos mœurs.</p> + +<p>Voilà comment les choses se font: M<sup>me</sup> la secrétaire générale donna la +fourniture au beau gars, qui la vendit à sa tante, qui la passa à la +cousine et ainsi de suite jusqu'à l'oncle du brosseur.</p> + +<p>Tout le long du chemin, la fourniture avait sué des pièces de cent sous. +Elle était maigre, maigre quand elle arriva au maquignon de Lillebonne. +S'il avait eu la bête d'idée de livrer des vrais souliers au +gouvernement, il aurait fondu son dernier sou.</p> + +<p>Mais c'était un fin finaud de Cauchois. Il se dit: Qu'est-ce que ça +fait? c'est pour des soldats!</p> + +<p>Et il acheta un plein magasin d'almanachs qu'il fourra dans les +semelles.</p> + +<p>Qui fut bien chaussé? ce fut le fournisseur. Quant aux soldats, ils +allèrent sur leurs plantes, dans la boue, jusqu'à Vienne ou jusqu'à +Moscou, je ne sais pas au juste. Et tout le monde fut content.</p> + +<p>Ça vous est égal, mon histoire? vous croyez ça? Peut-être que vous vous +trompez. Moi elle me donna la première idée de ma comédie.</p> + +<p>Et j'y pioche depuis le temps.</p> + +<p>De rien on ne peut rien faire, ça parait certain, mais il est également +positif qu'avec presque rien on peut faire beaucoup. Voyez les +almanachs, qui deviennent des semelles, portant les conquérants de +l'Europe!</p> + +<p>C'est affaire de soins, de peines, et la manière de s'en servir.</p> + +<p>Mon histoire, telle que je vous l'ai contée, a tué le pauvre jeune M. de +Rochecotte, à plus de soixante ans de distance.</p> + +<p>Et la petite photographie qui est là.... Mais n'embrouillons rien. +C'était pour réveiller votre attention, Monsieur et cher compatriote. +C'est fait.</p> + +<p>Nous en étions à ce qu'on peut tirer de presque rien. Dame! consultez la +nature. Le coq est dans l'œuf, le chêne est dans le gland.</p> + +<p>On couve l'œuf, on arrose le gland; l'affaire sort, on la nourrit, on +l'engraisse.</p> + +<p>Mais comment engraisser une affaire? Avec du foin? Non, avec de +l'esprit, de l'adresse—et de la conscience.</p> + +<p>J'en ai plein mes poches et encore au grenier.</p> + +<p>Aussi, mon affaire se porte comme le Pont-Neuf, M. Scribe en serait +jaloux....</p> + +<p>Il reprit haleine. Je passai mon mouchoir sur mon front qui était baigné +de sueur.</p> + +<p>Pour tout autre ces choses eussent bourdonné à l'oreille comme un vain +son. Moi, j'en souffrais comme la souris que le chat pelote.</p> + +<p>J'aurais payé pour que la griffe jaillît enfin hors de cette patte de +velours.</p> + +<p>—Patience! fit M. Louaisot, avec son détestable sourire. Je ne dis rien +d'inutile, et nous en verrons le bout. L'origine de ma brillante +éducation fut donc l'anecdote des souliers militaires, fabriqués avec +des almanachs. Ils étaient, dans notre pays de Caux, cinq fournisseurs +de la même farine.... Mais vous transpirez trop, Monsieur et cher +compatriote. J'abrège. Arrivons au fait et parlons de vous.</p> + +<p>—Oui, parlons de moi, répétai-je machinalement, je vous en prie!</p> + +<p>C'était de ma part, un véritable cri de détresse. M. Louaisot me jeta un +regard de travers.</p> + +<p>—Ma parole, fit-il non sans dépit, je ne suis pourtant pas ici pour +m'amuser. Aviez-vous peur de me voir démonter pour vous toute ma +mécanique? Non pas, non pas, diable!</p> + +<p>Il ajouta en tirant sa montre:</p> + +<p>—J'ai d'autres clients que vous, mon cher Monsieur, entre autres la +personne qui offre trois mille francs pour la photographie. Elle paye +bien, et comptant. Je la sers pour son argent, ric à rac. Mais quant à +gâter le métier, jamais! Ce n'est pas mon tempérament.</p> + +<p>D'ailleurs, qui sait? Peut-être que j'ai une vieille dent de lait contre +cette personne-là. Et peut-être qu'au contraire je vous porte un intérêt +hors ligne. Pourquoi? parce que....</p> + +<p>Voyons! si vous étiez l'affaire?</p> + +<p>—L'affaire? répétai-je encore, cherchant à lire dans le rayon qui +flambait dans ses yeux.</p> + +<p>—Oui, l'affaire! si vous étiez l'affaire, la propre affaire que je +nourris et que j'engraisse pour la vendre de mon mieux à la foire +prochaine? On a vu des choses plus étonnantes, Mylord!</p> + +<p>En foi de quoi, ne faites plus l'endormi, et ouvrez vos deux oreilles +toutes grandes....</p> + +<p>Il changea de ton et poursuivit avec une emphase soudaine:</p> + +<p>—M. Thibaut, vous allez entrer, non, vous êtes entré déjà et jusqu'au +menton encore, dans une charade de tous les diables dont vous chercherez +le mot longtemps, longtemps.</p> + +<p>Quand vous trouverez le mot, si jamais vous mettez la main dessus, il +sera peut-être trop tard.</p> + +<p>En attendant, vous aurez des hauts et des bas, M. Thibaut. Au moment où +vous vous croirez mort, je vous enverrai du secours, par suite de +l'affection que vous avez su m'inspirer dans cette courte entrevue, ou +bien pour nourrir l'affaire, arrangez cela comme vous voudrez.</p> + +<p>Mais aussi, quand vous ouvrirez le bec pour crier victoire, boum! un +coup de canon! C'est moi qui tirerai sur vous à boulet rouge.</p> + +<p>L'affaire! Votre victoire tuerait l'affaire tout aussi bien que votre +mort.</p> + +<p>Pour le moment, vous êtes à la côte comme disent les marins, aussi je +vous tends la corde. Que souhaitez-vous, cher M. Thibaut? Je gage que +c'est la photographie. En vérité, ça n'en vaudrait pas la peine. Je +ferai mieux, je veux vous rendre l'original du portrait....</p> + +<p>Je joignis les mains comme s'il m'eût ouvert le ciel.</p> + +<p>—Attendez donc! ajouta-t-il. Et ça se mêle d'être le collègue de M. +Ferrand! Voilà un compagnon dont la peau n'est pas transparente! +L'avez-vous regardé dans l'œil?... Attendez donc! Que feriez-vous du +pauvre ange si les mêmes obstacles restaient dressés entre elle et vous? +Je ne fais rien à demi. En vous rendant l'original en question, je +prétends vous fournir les moyens de l'épouser bel et bien par-devant M. +le curé et par-devant M. le maire.</p> + +<p>Ma tête s'inclina sur ma poitrine. J'étais incapable de trouver une +parole. Mais des paroles, il en avait pour deux.</p> + +<p>—Vous croyez que je me moque de vous, jeunesse? reprit-il; vous avez +tort. Je n'ai jamais le temps de me moquer. Je possède un moyen certain +d'obtenir, par des voies de douceur, le consentement de cette farouche +M<sup>me</sup> Thibaut. Je suis prêt à mettre ce moyen à votre disposition, et ça +ne vous coûtera que mille écus: juste le prix marqué par l'autre client +sur la photographie.</p> + +<p>—Je n'ai pas mille écus, murmurai-je.</p> + +<p>—On vous fera crédit, mon prince, dit-il en souriant.</p> + +<p>Puis il ajouta ces paroles étranges:</p> + +<p>—Voyez-vous, il ne faut jurer de rien. Vous êtes peut-être un +millionnaire, sans le savoir....</p> + + +<h4>Pièce numéro 29 bis</h4> + +<p>(Écriture de Lucien. Suite du précédent.)</p> + +<p>On est venu me demander pendant que j'écrivais. Il m'a été remis un pli +jeté dans la boîte du concierge, et contenant une lettre ou plutôt un +fragment de lettre qui ajoute un point d'interrogation à tant d'autres.</p> + +<p>Tu le verras. Je continue tandis que j'ai la mémoire fraîche, désirant +terminer aujourd'hui même le récit de mon entrevue avec M. Louaisot.</p> + +<p>Cette phrase bizarre: <i>Vous êtes peut-être un millionnaire sans le +savoir,</i> glissa sur mon entendement au milieu du flux des paroles dont +j'étais littéralement inondé. M. Louaisot poursuivit après une pause, +destinée sans doute à souligner son allusion à mes prétendus millions:</p> + +<p>—Vous n'avez pas, Monsieur et cher compatriote, à vous occuper des +réalités ou des rêves sur lesquels je pique mon hypothèque. Ça me +regarde exclusivement: Je suis majeur. Je prendrai votre promesse pour +bonne, voilà le fait. Pas d'écrit, pas de billet! à la normande! +Tapez-moi seulement dans le creux de la main.</p> + +<p>Il avança la sienne. Je la touchai du bout de mes doigts.</p> + +<p>Je n'espérais pas beaucoup sans doute du moyen mystérieux que M. +Louaisot mettait à ma disposition comme s'il eût été une bonne fée, mais +j'éprouvais une curiosité d'enfant.</p> + +<p>Je voudrais en vain le cacher, j'étais sous le coup de ce trouble qui +porte à admettre le merveilleux.</p> + +<p>Dans une certaine mesure, M. Louaisot, touchant le but qu'il visait, +avait réussi à me fasciner.</p> + +<p>—Tope! fit-il, marché conclu. Trois et trois font six, lié! c'est six +mille francs que je gratte, ce matin. Passons au moyen dont je vais +opérer loyalement la livraison. Vous n'avez pas plus de ruse qu'il ne +faut dans votre sac, mon cher Monsieur, mais vous êtes juge; après tout, +ça forme un jeune homme.</p> + +<p>Vous avez vu et entendu, sur le banc des accusés, des gaillards qui ont +le fil, sans compter les avocats: vous savez à peu près ce que parler +veut dire.</p> + +<p>Bon! Votre maman, qui est une respectable femme, veut faire votre +fortune par un mariage. Les mères ne sortent pas de là. Pour elles, +c'est le grand chemin. Et ici, la bonne dame est tout spécialement +servie par le hasard. Après avoir jeté ses plombs sur des goujons +de médiocre grosseur, M<sup>lle</sup> Sidonie, M<sup>lle</sup> Agathe, M<sup>lle</sup> +Maria... vous voilà tout ébahi de me voir connaître ces noms-là. +Mettez-vous donc une bonne fois dans la tête que notre métier vit +de conscience.</p> + +<p>Nos prospectus chantent: «Je sais tout, je sais tout, je sais tout!» Ce +serait donc manquer de conscience si la maison ignorait la moindre des +choses.</p> + +<p>Je reprends: La maman Thibaut, en lorgnant ce fretin, a cru voir tout +d'un coup qu'un bien autre poisson rôdait autour de sa nasse.</p> + +<p>Un superbe saumon, celui-là! saperlotte! le plus beau poisson du pays à +vingt lieues à la ronde! M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, la reine de la +localité, l'étoile de l'arrondissement, l'astre du département, et avec +ça le miroir de toutes les vertus, un phénix, quoi, une perle, un +trésor... je ne ris pas, au moins: c'est ma cliente. Me suivez-vous +bien, jeune homme?...</p> + +<p>Je fis un geste affirmatif.</p> + +<p>—Et vous ne vous offensez pas du ton léger que je prends, hein? On ne +peut pas toujours rester raides comme des bâtons. J'ai un fonds de +gaieté dans le caractère. «Voulez-vous bien me dire maintenant ce que +pouvait peser votre autre petite vis-à-vis de l'incomparable marquise? +Je parle de Jeanne Péry, la pauvre fillette. Vous savez mieux que +personne d'où elle sort. Et pour racheter sa naissance, elle n'a que les +dettes laissées par ses lamentables père et mère.</p> + +<p>—M<sup>me</sup> Péry, voulus-je dire, était une femme....</p> + +<p>—Parbleu! interrompit M. Louaisot, et M. Péry, un homme. Au point de +vue physiologique, il faut cette variété dans les sexes pour constituer +un ménage.</p> + +<p>Mais quel homme! et quelle femme! Votre fantaisie de grand enfant pour +l'héritière de ce couple, mon cher Monsieur, n'aurait pas même pu faire +tort à M<sup>lle</sup> Maria, ni à M<sup>lle</sup> Agathe, ni à M<sup>lle</sup> Sidonie. Jugez +donc quand M<sup>me</sup> votre maman l'a flanquée en balance avec la marquise +Olympe!</p> + +<p>Et encore, votre bonne mère avait à dire ceci: c'est que vous étiez +moins godiche dans votre jeune âge. La susdite marquise Olympe avait été +votre premier rêve. Ne rougissez pas: c'est un fait acquis à l'histoire +générale de notre époque.</p> + +<p>Bon! voici quelque chose de moins vraisemblable: de son côté, +l'éblouissante Olympe en tenait pour vous, mon prince. Sous quel +prétexte? Je n'explique pas, je constate. L'Amour a un bandeau dans la +mythologie, et d'ailleurs, en dehors de l'innocence incurable qui fait +le désespoir de vos proches, vous êtes diablement joli garçon!</p> + +<p>Enfin n'importe, ça y était: Cupidon l'avait piquée de ses flèches. On +pouvait donc chanter: affaire bâclée! et marchander la corbeille.</p> + +<p>Ah! bien, ouiche! pas du tout. Obstination inopinée de l'ancien agneau +qui tourne au bélier pour l'entêtement. L'agneau s'acharne après son +second rêve, le mauvais rêve, celui qui n'a pas le sou!</p> + +<p>Dame! maman se fâche, mais là, tout bleu! Les deux sœurs n'ont plus une +goutte de sang qui ne soit vinaigre.... Qu'est-ce que c'est Pélagie?</p> + +<p>La porte par où j'étais entré venait de s'ouvrir, et cette large fleur, +Pélagie, s'épanouissait sur le seuil.</p> + +<p>—C'est la dame, dit-elle.</p> + +<p>—Quelle dame? demanda M. Louaisot avec impatience.</p> + +<p>—Parbleu! répliqua Pélagie, la belle, donc! Celle du pays, et que vous +avez dit d'aller lui chercher des gâteaux jusque chez Félix, si elle +veut.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt sourit d'un air discret et fin.</p> + +<p>—Emballe dans le boudoir, ma vieille, dit-il, donne le journal et prie +d'attendre. Sois polie, sois même prévenante, mais non pas jusqu'à +offrir l'absinthe. Et souviens-toi bien de ceci: le jeune seigneur ici +présent doit être traité en toutes circonstances avec les mêmes +ménagements. La dame et lui font la paire. Suppose que ma clientèle soit +un panier, ils sont le dessus de ma clientèle. Va!</p> + +<p>La Normande l'écoutait comme toujours d'un air moitié obéissant, moitié +goguenard.</p> + +<p>Quand elle eut refermé la porte, M. Louaisot reprit:</p> + +<p>—Concis et précis, voilà désormais le mot d'ordre. Je supprime toute +une série d'arguments intermédiaires, et je dis: nos prémisses étant +posées comme ci-dessus, il est clair que la maman vous ferait rôtir sur +le bûcher d'Abraham plutôt que de vous laisser convoler avec la +photographie.</p> + +<p>C'est certain, c'est net et plus évident que la lumière du jour. Et je +l'approuve, cette mère de famille.</p> + +<p>Mais si on démolissait les prémisses de fond en comble, de manière à +n'en pas conserver une miette, qu'arriverait-il? Veuillez me répondre.</p> + +<p>Je n'eus garde. Il continua:</p> + +<p>—Monsieur et cher compatriote, j'ai rencontré plus d'un modèle +d'ahurissement, mais d'aussi parfait que vous, jamais! J'ai peut-être en +tort de vous parler la langue des artistes et gens du monde. En bon +français d'Yvetot, voyons! Je suppose que M<sup>me</sup> la marquise ne veuille +plus de vous?</p> + +<p>Je dus faire un mouvement, car il s'écria:</p> + +<p>—N'est-ce pas que c'est une idée? J'en ai comme ça par hasard d'assez +mignonnes. Il est manifeste que le refus de la belle Olympe arrangerait +déjà beaucoup nos affaires. Le gros poisson étant parti, on +recommencerait la pêche aux goujons.</p> + +<p>Mais c'est que notre pauvre photographie n'est même pas un goujon, +direz-vous?</p> + +<p>Elle n'est rien. Elle est moins que rien.</p> + +<p>Donc, le refus de la rayonnante Olympe n'aurait pour résultat immédiat +que de nous ramener à M<sup>lle</sup> Sidonie, à M<sup>lle</sup> Agathe et à M<sup>lle</sup> Maria. +Est-ce que nous voulons? Non? Alors, creusons l'idée....</p> + +<p>J'écoutais, pour le coup, de toutes mes oreilles. Cela mettait M. +Louaisot en bonne humeur, il continua:</p> + +<p>—Ma parole, il a l'air de comprendre, l'élève Thibaut! Je creuse: je +suppose que la situation monétaire de M<sup>lle</sup> Jeanne vienne à s'améliorer. +Comment? Je vais vous étonner: par la resplendissante Olympe elle-même.</p> + +<p>Vous faites la grimace, ça m'est égal. Quand on est en train de +supposer, il ne faut jamais s'arrêter à moitié route. Les frais sont +nuls.</p> + +<p>Je suppose donc que cette même radieuse Olympe, comparable à la +divinité, abaisse un regard plein de miséricorde sur la +photographie—qui est sa parente, vous savez, et qui pouvait avoir +quelques droits à l'héritage de feu le marquis. Eh! eh! pas si bête, ce +M. de Méricourt! je suppose, dis-je, que la dite Olympe ait l'idée, +spontanée ou suggérée, de prendre ladite photographie sous sa protection +majestueuse, de la relever par son contact purificateur, de la présenter +dans le monde....</p> + +<p>—Assez! assez! balbutiai-je avec découragement.</p> + +<p>—Comment, assez! non pas, saperlotte! ce n'est pas assez, mon cher +Monsieur.</p> + +<p>—Vous me leurrez d'espérances impossibles!</p> + +<p>—Est-ce votre avis? Gardez-le pour vous. Personne ne vous a consulté, +pas vrai? Loin que ce soit assez, il faut encore qu'Olympe, déjà +plusieurs fois nommée, et image de la céleste Providence, après avoir +nettoyé notre ange, fournisse une jolie petite dot par-dessus le marché.</p> + +<p>Cette fois, je me levai indigné. M. Louaisot me saisit le poignet au +moment où je me dirigeais vers la porte.</p> + +<p>Cet homme a la force d'un bœuf. Je restai immobile comme si les deux +moitiés d'un étau s'étaient refermées sur mon bras.</p> + +<p>—Il le faut, il le faut, il le faut! répéta-t-il par trois fois. Non +pas seulement pour vous, mais pour moi, pour nourrir l'affaire qui est +en train de maigrir. Et d'ailleurs, croyez-moi, Mylord, l'auguste Olympe +doit bien ça à sa pauvre petite cousinette. Ce ne sera qu'un à compte....</p> + +<p>Mon regard l'interrogea. Il s'interrompit pour ajouter:</p> + +<p>—Ne tâchez jamais d'en savoir plus long que je n'en veux dire. C'est +inutile. Ne songez qu'à votre propre cas. Vous l'aimez ou vous ne +l'aimez pas, cette pauvre petiote....</p> + +<p>—Jeanne! m'écriai-je. Si j'aime Jeanne!...</p> + +<p>—Bien, très bien! interrompit-il. Ça suffit, je n'en doute pas, et +c'est pour cela que je vous dis sans ménager mes expressions: Votre +hésitation est bête comme tout. Pendant que vous hésitez, qui sait si la +pauvre petite chérie est étendue bien à son aise sur un canapé +entièrement bourré de feuilles de roses?</p> + +<p>Eh! Biribi! vous ne songiez plus à cela!...</p> + +<p>Son terrible regard était sur moi. Il m'entra dans le cœur comme un +couteau.</p> + +<p>—Vous savez où elle est! prononçai-je avec effort.</p> + +<p>Il me regardait toujours.</p> + +<p>—Vous savez qu'elle souffre!...</p> + +<p>Il haussa les épaules.</p> + +<p>—Je sais tout, mon frère, prononça-t-il durement. La question n'est pas +là. Voici la question: je vous vends moyennant trois mille francs, un +moyen de forcer la marquise de Chambray....</p> + +<p>—De forcer! répétai-je malgré moi.</p> + +<p>—Dame! écoutez donc, je ne suis pas sorcier au point de tordre une +volonté sans serrer un peu son poignet ou sa gorge.</p> + +<p>—Pour forcer, il faut menacer....</p> + +<p>—À tous le moins, oui. Quelquefois, on est obligé d'exécuter la menace.</p> + +<p>—Pour menacer, il faut savoir....</p> + +<p>—Ça parait plausible, M. Thibaut. Aussi, je comptais vous apprendre....</p> + +<p>—Et vous croyez que je voudrais pénétrer dans la vie d'une femme! +Acheter son secret!</p> + +<p>Je parlais avec une telle véhémence que ma voix se brisa dans ma gorge.</p> + +<p>M. Louaisot me contemplait avec un mépris qui allait jusqu'à +l'admiration.</p> + +<p>Il restait là devant moi sans parler.</p> + +<p>Enfin, de lui quelque chose remua. Ce fut sa main qui souleva +négligemment la pièce de procédure placée sur le portrait de Jeanne.</p> + +<p>Et il se mit à jouer avec la photographie, la faisant tourner et +retourner entre ses doigts.</p> + +<p>—Je vois mon cher M. Thibaut, reprit-il après un assez long silence, +que vous n'aimez pas cette enfant-là comme je le croyais. Ceci vous +regarde, et je ne vois plus, en définitive, pourquoi vous ne finiriez +pas par vous entendre avec Madame votre mère.</p> + +<p>Quant à moi vous me jugez mal parce que vous ne me connaissez pas. Dans +la profession, jamais on ne trahit un secret, c'est la règle de +conduite,—surtout pour trois mille misérables francs!</p> + +<p>Je puis avoir la fantaisie de vous servir. J'y puis avoir intérêt aussi. +Je peux encore, suivant le penchant de ma nature espiègle, ne pas +résister au plaisir de faire une niche à une belle dame qui m'a traité +quelquefois peut-être du haut de sa grandeur. «Mais elle est ma cliente. +Son secret, mon cher Monsieur, repose dans ma poitrine comme au fond +d'un cercueil. «Elle a plusieurs secrets, la magnifique créature, un +surtout, un gros. Vous le connaîtrez peut-être un jour, mais ce ne sera +pas par moi.</p> + +<p>Je nourris les affaires, je ne les étrangle pas.</p> + +<p>Finissons: vous m'avez acheté pour trois mille francs de marchandise, +reste à opérer la livraison. J'y procède.</p> + +<p>Il prit sur son bureau une feuille de papier à lettre et y traça +lestement une ligne,—une seule.</p> + +<p>—Maintenant, poursuivit-il en me tendant la feuille pliée en quatre, +vous ferez de ceci l'usage que bon vous semblera. Il vous est même +loisible de le jeter au feu sans l'ouvrir; vous ne m'en devrez pas moins +les trois mille francs convenus.... Je suis attendu par une dame, vous ne +m'en voudrez pas si je vous quitte. Au plaisir de vous revoir, mon cher +M. Thibaut.</p> + +<p>Comme je n'avais pas avancé la main pour prendre la feuille de papier +pliée en quatre, il la glissa sur mes genoux. Puis il me laissa seul.</p> + + +<h4>Pièce numéro 30</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien, suite du précédent.)</p> + +<p>J'ai dormi, cela ne m'a pas reposé. J'ai la fièvre.</p> + +<p>Je devrais placer ici, dans mon dossier, des pièces, selon leur numéro +d'ordre, car elles me sont parvenues hier, mais j'aime mieux achever mon +récit sans le morceler.</p> + +<p>Quand M. Louaisot me quitta ainsi brusquement, je ne répondis pas à son +salut et ne songeai même point à me retirer.</p> + +<p>Tout ce qui m'avait été dit depuis deux grandes heures tourbillonnait +autour de ma cervelle. L'impression que me laissait l'ensemble de +l'entretien était menaçante à un point que je ne peux exprimer.</p> + +<p>Il me semblait que le regard affilé de cet homme pesait comme un +couperet sur mon front. Il y laissait une sensation de plaie vive.</p> + +<p>Je restais assis à la même place. J'avais encore sur mes genoux la +feuille pliée en quatre qu'il y avait posée. L'agenda, le protêt et la +photographie avaient disparu: M. Louaisot les avait serrés ensemble dans +un tiroir fermant à clé.</p> + +<p>Non seulement l'idée de prendre connaissance de l'écrit de M. Louaisot +ne m'était pas venue, mais je ne l'avais ni touché ni même regardé.</p> + +<p>Ce qui m'éveilla, ce fut la sonore chanson de la Normande qui avait +entonné le <i>Sire de Framboisy</i> dans l'antichambre, en battant le +par-dessus de son maître, à grand fracas.</p> + +<p>Concurremment avec le chant de Pélagie, mon oreille perçut alors le +murmure d'une conversation vive et animée, mais qui très certainement +n'était pas une dispute.</p> + +<p>Elle ne ressemblait guère à mon entretien avec M. Louaisot: les +répliques allaient et venaient comme un feu croisé.</p> + +<p>Cette conversation ne se tenait point dans la pièce voisine. Je devais +être séparé des interlocuteurs par deux portes dont une restait +entrouverte.</p> + +<p>Je ne distinguais, bien entendu, aucune des paroles prononcées, mais le +timbre des voix m'arrivait assez net.</p> + +<p>Il y avait un homme et une femme.</p> + +<p>Je savais que la femme était Olympe bien que son nom n'eût point été +prononcé. La pensée d'Olympe me ramena au papier qui était sur mes +genoux.</p> + +<p>Je le pris. Je crois pouvoir affirmer que c'était pour le jeter au feu.</p> + +<p>Il n'y avait pas de feu dans la cheminée.</p> + +<p>En toute ma vie je n'avais jamais songé à Olympe sans éprouver un +sentiment d'admiration et de respect, auquel se mêlait une part de +sincère affection.</p> + +<p>Je la considérais comme une créature charmante, hautement accomplie, +bonne, spirituelle, heureuse autant qu'on peut l'être ici-bas et +méritant tout ce bonheur.</p> + +<p>Si quelque chose m'éloignait d'elle un peu c'était son incontestable +supériorité sur moi. Je me sentais, en vérité, par trop au-dessous +d'elle.</p> + +<p>Tu sais bien, Geoffroy, j'étais un garçon honorable, et je le suis +encore. Je crois que je le suis, malgré la conduite que je tins à dater +précisément de cette heure qui commença ma misère.</p> + +<p>Ma vraie misère, Geoffroy, car, avant cette heure, je ne faisais que +souffrir.</p> + +<p>Et depuis cette heure, le remords est dans ma souffrance.</p> + +<p>Le remords! Et pourquoi! Quel mal pouvait-il y avoir à déplier ce +papier?</p> + +<p>Ce sont bien là ces lâches questions qui entament un caractère!</p> + +<p>Je voudrais tout rejeter sur la maladie de mon cerveau; et peut-être en +aurais-je le droit, selon le monde, mais au-dedans de moi un reproche +s'élève que je ne puis pas étouffer.</p> + +<p>Geoffroy, j'ai mal fait....</p> + +<p>Je vais te dire: mon regard était fixé sur le bureau, à la place même où +souriait naguère le portrait de ma pauvre petite Jeanne.</p> + +<p>J'entendis rire M. Louaisot, et Olympe éleva la voix comme pour +ordonner.</p> + +<p>Je savais que c'était elle qui avait offert trois mille francs à M. +Louaisot pour connaître la retraite de Jeanne.</p> + +<p>Je le savais, je le sentais: elle était l'ennemie de Jeanne.</p> + +<p>Après tout, ce n'était pas pour moi que je combattais. J'étais chargé de +défendre Jeanne. Sa mère m'avait appelé à son lit de mort.</p> + +<p>Et Jeanne avait-elle au monde un autre défenseur que moi?</p> + +<p>Ah! Geoffroy, Geoffroy, je plaide ma cause. Comment me jugeras-tu?</p> + +<p>Car j'ouvris le pli malgré mes mains qui tremblaient et malgré la voix +qui disait au-dedans de moi: tu fais mal.</p> + +<p>La ligne tracée par M. Louaisot était ainsi: <i>Dites-lui seulement: je +sais l'histoire du codicille....</i></p> + +<p>À peine mon regard eut-il effleuré ces mots que le papier, froissé avec +honte, puis déchiré en pièces, éparpillait ses morceaux sur le parquet. +Il eût fallut agir ainsi quelques secondes auparavant. Maintenant, il +était trop tard. On peut détruire la page dépositaire d'une pensée, on +ne peut pas détruire la pensée.</p> + +<p>J'avais lu. Les mots étaient imprimés dans mon souvenir.</p> + +<p>Ces mots insignifiants, ces mots, jetés peut-être au hasard, ils +vivaient désormais en moi, ineffaçables.</p> + +<p>Je <i>sais l'histoire du codicille</i>! c'était bien la forme consacrée du +talisman. Cela ressemblait au «Sésame, ouvre-toi» des contes arabes. Il +y avait là un mystère qui était une menace, une clé, une arme.</p> + +<p>La seule idée de me placer en face d'Olympe, l'amie de ma famille, la +compagne de mon enfance, avec cette arme dans la main, fit monter le +rouge de l'humiliation à mon front. Jamais, oh! certes, jamais je ne +devais me servir de cette arme!</p> + +<p>—Pardon, excuse, dit la haute et intelligible voix de Pélagie qui +venait de pousser la porte d'entrée d'un bon coup de pied, si ça ne vous +dérangeait pas dans vos patenôtres—car vous parlez tout seul et c'est +drôle, à votre âge—je balaierais à fond le bureau du patron. C'est mon +jour.</p> + +<p>Je pris mon chapeau avec précipitation. Pélagie était debout sur le +seuil, tenant son balai comme une lance. Elle s'effaça militairement +pour me laisser passer et me dit:</p> + +<p>—Alors, il n'y a rien pour le vent de la porte qui a dérangé le papier +placé sur le portrait de la petiote?</p> + +<p>Je m'arrêtai court, elle ajouta:</p> + +<p>—La princesse qui est là dans le boudoir ne viendrait jamais sans +cracher au bassinet. Ça se doit.</p> + +<p>Elle baisa en riant la pièce de monnaie que je lui mis dans la main.</p> + +<p>—Tenez, bel homme, me dit-elle, on s'intéresse à vous. Je mettrai ça de +côté comme un sou percé, parce que l'argent de joli garçon, ça porte +bonheur. Comme vous prendriez vos jambes à votre cou, si vous saviez ce +qui vous attend à votre hôtel!</p> + + +<h4>Pièce numéro 31</h4> + +<p class="center">(Charmante petite écriture de fillette. Signée «Jeanne» tout court.)</p> + +<p><i>À M. Thibaut, juge, etc., à Yvetot:</i> «Prière de faire suivre en cas +d'absence.»</p> + +<p>(Sans indication du lieu de départ.)</p> + +<p>7 juillet 1865.</p> + +<p>Monsieur et bon ami.</p> + +<p>J'espère que ma bien-aimée mère est heureuse aux pieds de Dieu, mais je +suis bien seule depuis qu'elle m'a quittée, et ses conseils me manquent +à ce point que je ne sais plus ni que dire, ni que faire.</p> + +<p>Peut-être m'aurait-elle blâmée de vous écrire, et pourtant votre nom +était sur ses lèvres, à l'heure où elle m'a dit au revoir pour un monde +meilleur, et je suis bien sûre de l'avoir entendu dans son dernier +baiser.</p> + +<p>Elle vous aimait tant! Je crois bien qu'elle ne sera pas fâchée contre +moi, si elle me voit. Elle avait confiance en vous et je ne peux guère +m'adresser à un autre que vous.</p> + +<p>Comment vais-je commencer, cependant? Je ne sais pas où je suis. Et +quelles paroles employer, puisque j'ai à vous dire que vous êtes la +cause bien innocente de ma captivité inexplicable!</p> + +<p>Je suis maintenant à peu près certaine que la lettre n'était pas de +vous: la lettre qui m'a mise hors du couvent de la Sainte-Espérance. De +qui est-elle? Ma mère avait des ennemis, puisqu'elle recevait des +lettres qui l'ont tuée.</p> + +<p>Mais je ne connaissais aucun de ces ennemis.</p> + +<p>Et la lettre ne peut être d'un ami, puisqu'elle n'est pas de vous. Je +l'ai gardée, je vous la montrerai, si je dois avoir jamais le bonheur de +vous revoir.</p> + +<p>Assurément, je n'aurais pas dû ajouter foi à cette lettre, ni surtout +obéir à ses prescriptions. Il y avait là-dedans trop de choses qui +n'étaient pas vous.</p> + +<p>Mais j'ai cru à ma joie, c'est ma joie qui m'a trompée. Ma joie m'avait +rendue folle.</p> + +<p>Est-ce qu'un pareil bonheur serait possible?</p> + +<p>Il est au-dessus de mes forces de vous répéter ce qu'il y avait dans +cette lettre, mais je dois vous dire, pour mon excuse, qu'elle me +parlait de M<sup>me</sup> Thibaut, votre mère....</p> + +<p>C'est ce nom respecté qui m'a décidée.</p> + +<p>Une fois décidée, j'ai accompli résolument tout ce que vous +m'ordonniez... tout ce que la lettre, du moins, m'ordonnait de faire.</p> + +<p>J'ai confiance en vous, Lucien, je ne crois qu'en vous ici-bas: comment +aurais-je pu désobéir à un ordre qui me venait de vous?</p> + +<p>Je ne me déplaisais pas tout à fait chez les Dames de la +Sainte-Espérance. Ce sont des personnes calmes et douces, un peu +froides, même un peu sévères, mais leur austérité convenait justement à +ma mortelle tristesse.</p> + +<p>Je ne me plaignais de rien, même au fond de mon cœur. Je vivais en +moi-même. J'étais avec ma mère—et avec vous.</p> + +<p>Je savais, on me l'avait dit tout de suite, que ma pension était payée +par ma cousine Olympe. Cela m'inspirait beaucoup de reconnaissance, et +peut-être aussi un peu de chagrin. Je ne pourrais expliquer ce dernier +sentiment que je me reprochais à moi-même.</p> + +<p>Maintenant, pour vous apprendre le reste, il faut bien que je fasse +comme si la lettre était de vous. Pardonnez-moi. Vous êtes la bonté même +et vous me jugerez sans rudesse.</p> + +<p>En quittant le couvent, je me suis rendue tout de suite à l'endroit que +vous m'aviez indiqué. Est-il besoin d'ajouter que vous n'y étiez pas?</p> + +<p>Mais il y avait quelqu'un à m'attendre. Je fus reçue par une femme jeune +encore, très forte de taille et d'un joyeux caractère qui se dit envoyée +par vous.</p> + +<p>Tout de suite, je me dis ce doit être une bonne fermière des environs +d'Yvetot.</p> + +<p>Elle portait le costume des Cauchoises.</p> + +<p>Je fus attristée par votre absence, mais rien de vous ne peut me +blesser. Je ne conservais encore aucun soupçon. Je pris mon repas avec +cette femme. Nos métayères mangent et boivent bien quand elles ont +l'occasion. Je ne m'étonnai ni de son appétit ni de sa soif. Après le +dîner, sa gaieté avait redoublé. Elle se mit à chanter des chansons qui +n'étaient pas toutes de Normandie.</p> + +<p>Je fus un peu choquée par certaines de ces chansons et aussi par +quelques plaisanteries. Elle le vit et me dit:</p> + +<p>—On est habitué au cidre chez nous, et peut-être que le vin de par ici +aura tapé sous ma coiffe.</p> + +<p>La chambre d'auberge était à deux lits. Elle ronfla dans l'un, je +veillai dans l'autre.</p> + +<p>Et quand je m'endormis, à la fin, je fis de beaux rêves.</p> + +<p>Le lendemain, en s'éveillant, elle mit sur mon lit des vêtements qui +n'étaient pas les miens, donnant pour prétexte que je devais éviter +d'être reconnue.</p> + +<p>C'était plausible. Les vêtements me semblaient pourtant d'une élégance +un peu trop parisienne.</p> + +<p>Dès que je fus habillée, nous sortîmes. Je lui demandai où nous allions; +elle me répondit:</p> + +<p>—Chez Nadar. Quand ma pauvre mère se promenait encore, j'avais regardé +souvent avec envie la devanture de ce palais, où travaille le célèbre +photographe. Je me souvenais du désir que vous aviez de posséder mon +portrait. Mais nous étions si pauvres!</p> + +<p>Quoique je n'eusse manifesté aucune surprise, la métayère me dit en +forme d'explication:</p> + +<p>—C'est la maman à M. Thibaut qui veut comme ça qu'on lui envoie par la +poste la frimousse de sa future belle-fille. Ma main a tremblé, Lucien, +en traçant ce dernier mot.</p> + +<p>La fermière l'avait prononcé avec un bon gros rire.</p> + +<p>Je posai en souriant, car je pensais à vous. Le premier cliché réussit. +Ce fut la fermière qui passa au bureau, et je n'entendis pas l'adresse +qu'elle donna pour qu'on y envoyât les épreuves.</p> + +<p>Je n'ai plus jamais entendu parler de cela.</p> + +<p>En sortant de chez Nadar, nous prîmes une voiture sur le boulevard, et +la métayère en ferma les stores, toujours par précaution, après avoir +parlé bas au cocher.</p> + +<p>Nous partîmes aussitôt et nous sortîmes de Paris. La voiture roula +plusieurs heures sans s'arrêter. Nous dînâmes dans un village. Quand la +fermière se fut «mis sa bouteille dans le coffre», comme elle disait, +elle redevint aussi gaie que la veille et me dit:</p> + +<p>—Tout ça finira joliment bien, vous verrez, mais M. Thibaut a des +mesures à prendre. On agit dans votre intérêt. Dormez tranquille.</p> + +<p>Et en effet, aussitôt remontée en voiture, je me sentis prise d'un +assoupissement irrésistible. J'avais mangé très peu pourtant, et c'est à +peine si le vin trempé d'eau de mon verre avait touché mes lèvres.</p> + +<p>Je dormis jusqu'à la nuit tombée, où il me sembla que nous entrions dans +une ville. Je voyais vaguement beaucoup de lumières et j'entendais les +roues sonner sur le pavé.</p> + +<p>À en juger par le temps qu'avait duré notre voyage, nous devions être +déjà bien éloignées de Paris. Je songeai à Rouen, qui est sur la route +de chez nous....</p> + +<p>Je ne m'éveillai véritablement qu'après être sortie de la voiture.</p> + +<p>On m'avait portée dans une allée qui n'était pas large. Je voyais +beaucoup de clarté derrière moi: dans la rue, sans doute.</p> + +<p>Le trouble de mes sens était si complet que ce moment m'a laissé de très +vagues souvenirs.</p> + +<p>Un homme, qui n'était pas le cocher, aida la fermière à me faire monter +un escalier ciré et éclairé comme ceux de Paris.</p> + +<p>Une porte était toute ouverte au haut de l'escalier. Nous entrâmes, la +métayère, l'homme et moi.</p> + +<p>L'homme disparut à l'intérieur de la maison. Dans mes souvenirs, il est +vêtu d'une robe de chambre à ramages et porte des lunettes. Je ne l'ai +plus revu.</p> + +<p>Je fus tout de suite introduite par la métayère dans ma chambre +actuelle, que je n'ai point quittée depuis lors.</p> + +<p>C'est une cellule assez propre dont la petite fenêtre à jalousies ne +voit rien, sinon un coin du ciel, par-dessus des toitures et des tuyaux +de cheminée.</p> + +<p>En montant sur une chaise pour me pencher au-dessus de la garde en +treillage de fer qui coupe ma croisée à la hauteur de mon menton, j'ai +pu apercevoir, non pas une cour, mais un passage vitré qui s'illumine le +soir.</p> + +<p>La poussière, qui est collée en couche épaisse sur les vitres, m'empêche +de bien distinguer au travers, mais le soir, je vois passer des +quantités de silhouettes, et il me semble que ce doit être une galerie +comme celle des Panoramas.</p> + +<p>Je suis là depuis cinq longs jours.</p> + +<p>Il me serait impossible de vous indiquer où est située la maison; mais +j'ai abandonné l'idée de Rouen. Les bruits durent jusqu'à deux heures du +matin, et j'ai bien cru reconnaître le grand mouvement de Paris. Les +voitures roulent sans relâche.</p> + +<p>Une fois j'ai entendu de l'autre côté de ma porte la voix de basse +taille de l'homme qui a aidé la métayère à me faire monter; mais il a +passé sans entrer.</p> + +<p>Je suis servie par la métayère elle-même, que j'appelle toujours ainsi, +mais qui doit être une servante. Je ne vois qu'elle.</p> + +<p>Elle me parle encore de vous quelquefois, comme par manière d'acquit. Je +n'y crois plus.</p> + +<p>Je ne suis pas mal traitée, mais je suis prisonnière. Ce ne peut être +par votre ordre.</p> + +<p>Ma lettre n'a pas d'autre but que de vous informer de cette situation +extraordinaire. Si je parviens à vous la faire remettre, votre cœur +vous dictera la conduite à tenir.</p> + +<p>Mon moyen pour arriver là est bien chanceux.</p> + +<p>Ma lettre doit subir un examen préalable auquel j'ai consenti; je ne +puis rien vous dire de plus, sinon que je reste votre amie bien dévouée.</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Le papier gardait en plusieurs endroits des traces +de larmes. À la signature qui ne portait que le nom de Jeanne, Lucien +avait ajouté de sa main: «Péry».</p> + +<p>Le numéro suivant avait cette mention, également de la main de Lucien: +«La présente pièce, qui est ma prétendue lettre, ne me fut remise que +plus tard et par Jeanne elle-même. C'est un faux.»</p> + + +<h4>Pièce numéro 31 bis</h4> + +<p>(Écriture imitant assez habilement celle de L. Thibaut. Signature du +même, également contrefaite.)</p> + +<p>Paris, 1<sup>er</sup> juillet 1865.</p> + +<p><i>À M<sup>lle</sup> Jeanne Péry de Marannes, pensionnaire, au couvent de la +Sainte-Espérance, en ville.</i></p> + +<p>Mademoiselle,</p> + +<p>Dans les termes où nous sommes ensemble, je me crois autorisé à vous +écrire la présente. J'ai trop d'honnêteté pour saisir l'occasion de vous +y glisser un mot de tendresse, et vous me tiendrez bon compte de cette +réserve qui coûte à mon cœur.</p> + +<p>Voici l'exposé sincère de la question: Nous n'étions séparés que par les +préjugés de ma respectable mère, laquelle mettait obstacle à nos projets +d'union dans l'intérêt de mon avenir.</p> + +<p>Vous serez bien aise d'apprendre, Mademoiselle, que mes larmes et mes +prières ont enfin fléchi l'entêtement de cette tendre mère qui consent à +faire le bonheur de son fils.</p> + +<p>Si donc, comme je l'espère, vous êtes toujours, dans les mêmes +intentions qu'autrefois, Mademoiselle et chère fiancée, je vous prierais +instamment, aussitôt la présente reçue, de quitter la maison où vous +êtes pour le moment, et de venir me trouver à l'hôtel de Beauvais, rue +Legendre, aux Batignolles, où je vous attendrai demain, sur la brune.</p> + +<p>Une voiture vous conduira dans les bras de celle qui vous appellera +bientôt sa fille.</p> + +<p>Je ne vous en marque pas davantage pour le moment, car mon impatience +paralyse ma plume, et je me borne à vous exprimer que mon sentiment et +ma tendre affection ne font que croître naturellement par la +circonstance.</p> + +<p>Croyez-moi bien toujours, je vous prie.</p> + +<p>Votre fiancé fidèle,</p> + +<p>Lucien Thibaut.</p> + +<p><i>P. S.</i>—Veuillez ne pas vous étonner de quelques expressions échappées +à mon ardeur, et quant à la précaution de quitter le couvent +brusquement, sans rien dire à personne, croyez qu'elle est dans +l'intérêt bien entendu de votre sécurité, comme cela vous sera expliqué +au long, hôtel de Beauvais.</p> + +<p><i>Ici, nouvelle mention de la main de Lucien:</i></p> + +<p>Jeanne était alors une véritable enfant, une pauvre chère enfant sans +défense ni expérience. Il n'y avait pas plus de quinze jours qu'elle +avait perdu son abri: l'aile de sa mère. Et, pourtant, je ne peux pas le +cacher: Au premier abord, je lui en voulus de s'être laissée prendre à +un piège aussi grossier. D'autant que, pour tomber dans ce piège, il lui +avait fallu me croire capable d'écrire une lettre pareille.</p> + +<p>La personne qui avait imité ma signature, me regardant comme un idiot, +avait cru faire preuve d'adresse en me prêtant ces platitudes. Mais +Jeanne!...</p> + +<p><i>Autre mention, également de Lucien:</i></p> + +<p>Je place à cet ordre l'envoi que je reçus pendant que j'écrivais ma +dernière lettre à Geoffroy. J'en avais reculé le classement pour ne +point interrompre le récit de mon entrevue avec M. Louaisot de +Méricourt.</p> + + +<h4>Pièce numéro 32</h4> + +<p class="center">(Anonyme, écriture assez courante, inconnue, et ne ressemblant point aux +autres lettres sans signature. Seconde feuille d'une lettre pliée en +deux—la première feuille manque; papier froissé et maculé, mais très +beau. Aucune marque de lieu de départ, aucune adresse: un simple +fragment commençant au beau milieu d'une phrase:)</p> + +<p>...assez bien profité de vos leçons: J'écris maintenant aussi lestement +de la main gauche que de la main droite.</p> + +<p>Vous m'avez donné ce talent-là avec tous mes autres talents. Je vous +hais. Sans vous, j'aurais été ignorante et bonne. Si le monde pouvait +savoir que je possède, moi, et que vous m'avez donné, vous (!!!), des +talents de faussaire!</p> + +<p>Et tant d'autres habiletés redoutables!</p> + +<p>Vous voulez vous arrêter maintenant, vous dites que je vous traite en +esclave, vous parlez de mes exigences! Vous vous moquez, n'est-ce pas? +ou vous êtes fou.</p> + +<p>Vous arrêter! Avez-vous donc oublié l'histoire de cet homme qui avait +une jeune fille à sa garde, qui était presque son père, tant elle le +respectait pieusement, et qui entra une fois, la nuit, dans la chambre +de l'enfant?...</p> + +<p>Vous êtes le diable, mon bon. Vous n'aviez même pas d'amour!</p> + +<p>Il est vrai que vous donnâtes en échange à la jeune fille la science de +la vie magnifique et complète. Vous soulevâtes pour elle, vous +déchirâtes le voile qui recouvre les hypocrisies humaines. Ah! vous ne +gardâtes rien pour vous, j'en conviens. Ce fut à pleines mains que vous +versâtes dans ce cœur enfant le précieux poison de votre cœur vieilli.</p> + +<p>Avec la manière de l'employer, c'est encore vrai.</p> + +<p>L'enfant fut convertie à votre religion des apparences et des +convenances. Elle eut un sépulcre au-dedans de la poitrine, mais un +sépulcre blanchi.</p> + +<p>Et vous voulez vous arrêter! Pourquoi? un crime de plus, bien établi, +combiné selon l'art des philosophes, gâte-t-il la convenance ou +gêne-t-il l'apparence?</p> + +<p>Il me déplaît d'être la première dans un trou. Je veux Paris, mais non +pas pour y être la seconde.</p> + +<p>Partout la première!</p> + +<p>Combien faut-il pour payer cette place? Vous m'avez montré vous-même le +chemin où sont les richesses entassées. J'irai, je le veux. Le prix +qu'il faudra mettre, je le mettrai.</p> + +<p>Je serai reine, je jouirai un jour. Je m'ennuierai le lendemain +qu'importe!</p> + +<p>Venez me voir, il est temps. Hier, j'ai cru que mon cœur allait +ressusciter.</p> + +<p>Où conduit votre dogme, prêtre de Satan convenable? Je mourrai, vous +aussi, et après? Le néant? C'est vraisemblable, mais glacé. Je +m'ennuie....</p> + +<p>Oui, j'ai revu ce pauvre garçon, candeur splendide! Je ne sais pas si je +l'aime; mais s'il m'aimait, je croirais en Dieu.</p> + +<p>Je ne puis me sauver de Dieu qu'en marchant; ne me dites jamais de +m'arrêter. Venez, je veux vous voir.</p> + +<p>Il y a une besogne horrible à faire et des apparences à mettre dessus. +Venez!</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—À cette feuille était collé un petit carré de +papier écolier, portant quelques lignes dont l'écriture rappelait celle +de deux ou trois lettres anonymes déjà lues.</p> + +<p>Il avait dû servir d'envoi à la pièce qui précède. Il était ainsi conçu:</p> + + +<h4>Pièce numéro 32 bis</h4> + +<p>(Sans mention d'aucune sorte.)</p> + +<p>Devine devinaille!</p> + +<p>Le mignon morceau qui précède était adressé au plus vénéré des hommes +par la plus respectée des femmes.</p> + +<p>Et jolie, et propre, et gantée!</p> + +<p>Où mettre le pied, dites donc, pour ne pas marcher sur les coquines et +les coquins?</p> + +<p>Devine devinaille!</p> + +<p>Ce morceau friand a été trouvé à Yvetot (Seine-Inférieure), patrie du +roi de ce nom, de M. Lucien Thibaut et d'autres personnages éminents, +dans le petit vestiaire où MM. les membres du tribunal de première +instance ont l'habitude de changer leur habit de ville contre la +toge—et réciproquement.</p> + +<p>Devine devinaille!</p> + +<p>Les juges apprennent, à l'usé, l'art de mettre en perce les problèmes +les plus impossibles. Vous êtes juge. Quel est celui de vos honorés +collègues qui a pu perdre ce chiffon-là?</p> + +<p>Allez-y, M. Thibaut.</p> + +<p>Devine devinaille!</p> + + +<h4>Pièce numéro 33</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M. Ferrand, président du tribunal civil d'Yvetot.)</p> + +<p><i>À M. Lucien Thibaut, juge, etc., à Paris.</i></p> + +<p>Yvetot, 8 juillet 65.</p> + +<p>Mon cher et jeune collègue.</p> + +<p>Un peu jeune, en effet, décidément, à ce qu'il paraît.</p> + +<p>Que faites-vous à Paris? Rien de bon, répond votre chère mère. Vos +aimables sœurs, rectifiant l'appréciation maternelle, prétendent que +vous y faites beaucoup de mal, surtout à vous-même.</p> + +<p>Notre profession exige une tout autre tenue. Les plus fous d'entre nous +ont abandonné la vie de polichinelle en payant le dernier terme de leur +chambre d'étudiant.</p> + +<p>Notre esprit de corps est la gravité.</p> + +<p>Certes, je ne demande pas qu'un jeune magistrat s'enveloppe jusqu'au cou +dans un manteau de puritanisme, encore moins qu'il pousse l'affectation +de la vertu jusqu'à l'hypocrisie.</p> + +<p>Je hais l'hypocrisie.</p> + +<p>Mais il y a un milieu, et mon devoir est de vous dire que tout ce qui +porte la robe à Yvetot manifeste tout haut son étonnement de votre +absence prolongée.</p> + +<p>L'autre jour, M. Pivert, notre substitut—un garçon d'avenir, +celui-là,—demandait si quelque loi nouvelle, à lui inconnue, autorisait +ainsi les juges de première instance à faire l'école buissonnière.</p> + +<p>Vous comprenez, je le suppose, mon jeune ami, que je prends avec vous ce +ton léger pour rendre la leçon moins amère. Je suis à cent lieues +d'avoir l'intention de vous désobliger.</p> + +<p>Cela va même si loin que je m'abstiendrai de vous dire quels +désagréments pourraient résulter pour vous d'une prolongation de séjour +à Paris, et je vous serre la main sans diminution aucune de +bienveillance ni d'amitié.</p> + + +<h4>Pièce numéro 34</h4> + +<p class="center">(Sur papier timbré. Extrait.)</p> + +<p>Copie d'une requête, à fin de perquisition, adressée par M. Lucien +Thibaut à MM. les président et juges du tribunal de première instance de +la Seine, fondée sur l'articulation de ce fait que la demoiselle +Jeanne-Marguerite-Marie Péry de Marannes, fille mineure, âgée de +dix-huit ans, serait retenue en charte privée et contre sa volonté, au +domicile du sieur Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, tenant bureau +de renseignements, rue Vivienne, passage Colbert, à Paris, lequel +Louaisot n'est ni le parent, ni le tuteur, ni le mandataire des parents +ou tuteur de ladite demoiselle Jeanne Péry.—Enregistré.</p> + + +<h4>Pièce numéro 35</h4> + +<p class="center">(Papier timbré. Extrait.)</p> + +<p>Mandat de perquisition aux fins de la requête ci-dessus, délivré à M. le +commissaire de police du quartier de la Bourse.</p> + + +<h4>Pièce numéro 36</h4> + +<p class="center">(Sur papier timbré. Extrait.)</p> + +<p>Copie du procès-verbal de la perquisition opérée par M. Blondet, +officier de paix, délégué par M. le commissaire de police du quartier de +la Bourse, au domicile sus-indiqué, constatant que ledit M. Blondet n'a +trouvé audit domicile ni la demoiselle Jeanne Péry, ni aucune trace de +son séjour ou passage.</p> + + +<h4>Pièce numéro 36 bis</h4> + +<p>(Annexé au précédent. Papier timbré. Extrait.)</p> + +<p>Protestation du sieur Louaisot de Méricourt, déclarant qu'il ne +connaît et n'a jamais connu la demoiselle Péry de Marannes +(Jeanne-Marguerite-Marie) et subsidiairement qu'il entend se pourvoir +par toutes voies de droit contre le requérant pour violation de +domicile. Enregistré.</p> + + +<h4>Pièce numéro 37</h4> + +<p class="center">(Anonyme. Écriture déguisée. Sans date ni autre indication.)</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, juge en rupture de ban, à Paris</i></p> + +<p><i>Parenthèse de la main de Lucien:</i></p> + +<p>Ce billet ne passa ni par les bureaux de la poste ni par la loge de mon +concierge. Il fut glissé le soir, très tard, dans le trou de ma serrure.</p> + +<p>Fichtre! fichtre! agneau que vous êtes, vous avez tapé joliment près du +rond!</p> + +<p>Il n'y avait pas un quart d'heure que la colombe était dénichée. J'en ai +encore la chair de poule! Ah! fichtre, Monsieur, nous l'avons échappé +belle!</p> + +<p>Voilà pourtant comme les plus jolies combinaisons peuvent être déjouées +par un coup de maladroit! Je ne me doutais pas que vous alliez vous +fendre à fond, et si j'ai avancé le départ de la minette, c'est que je +voulais aller dîner au Point-du-Jour, au restaurant de ce pauvre +Rochecotte, et peut-être avec la même Fanchette, car elle court encore +les champs.</p> + +<p>J'ai la faiblesse de croire mon cuir trop dur pour que de simples +ciseaux en puissent faire une écumoire.</p> + +<p>Si, cependant, vous aviez pu mettre la main sur la colombe, l'affaire, +vous savez, l'affaire, nourrie comme un bœuf gras, tombait du coup tête +première dans la rivière.</p> + +<p>Mais on ne vous en veut pas pour ça, jeunesse, bien au contraire, on est +content de vous: vous avez montré plus de décision et plus de tête qu'on +ne vous en supposait. Si vous alliez vous déboucher et devenir +quelqu'un? que payeriez-vous?</p> + +<p>Seulement, une autre fois, arrivez un quart d'heure plus tôt.</p> + +<p>Pour l'instant, c'est un coup raté.</p> + +<p>Voulez-vous un bon avis pour finir?</p> + +<p>Pas de scrupule ni de vaine faiblesse, croyez-moi. À la guerre, ceux qui +ne tuent pas sont tués.</p> + +<p>En avant deux et bonne chance!</p> + +<p>P. S.—Vous faut-il un petit <i>mémento</i>? Codicille! codicille! codicille! +ce mot est fée.</p> + + +<h4>Pièce numéro 38</h4> + +<p class="center">(De la main d'un écrivain public et signée d'une croix par François +Bochon, valet de chambre.)</p> + +<p>Yvetot, 12 juillet 1865.</p> + +<p><i>À M. Lucien Thibaut, etc.</i></p> + +<p>Celle-ci est pour faire savoir à Monsieur que la maison est en bon état, +et qu'il n'y a rien de nouveau, sinon que tout est sans dessus dessous +par cause de la prise qu'on a faite, dans l'enclos du Bois-Biot, de +l'assassine du pauvre M. de Rochecotte.</p> + +<p>Censé, je ne suis pas bien sûr qu'on l'ait prise tout à fait, mais +n'empêche, M. le président est malade d'une flexion qui le prit à jouer +le boston à la sous-préfecture, pleine de courants d'air, et l'autre +juge a sa dame prête d'accoucher, en mal d'enfants.</p> + +<p>Ça fait qu'on attend Monsieur ici, pour commencer ric à rac +l'instruction de l'assassine.</p> + +<p>Elle fait clabauder pas mal, j'entends l'absence de Monsieur.</p> + +<p>C'est jeune, j'entends l'assassine, et bien mignonne, à ce qu'on dit. +Quel dommage! moi je ne l'ai pas vue. Elle a pincé le portefeuille de +son jeune homme qui venait de toucher la succession de son oncle, un +joli lopin, ils disent ça. Ce n'était donc pas désintéressé de sa part. +Et puis en outre la mauvaise humeur qu'elle avait, qu'il allait se +marier en ville, pas avec elle.</p> + +<p>La chose s'est faite avec une paire de ciseaux, pas des grands ciseaux +de couturière, des ciseaux de dame ou de demoiselle, comme dans les +nécessaires, ça fait mal rien que d'y penser.</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Célestine et M<sup>lle</sup> Julie sont venues hier avec la bonne; qu'elles +disaient ceci et ça au vis-à-vis de vous comme toujours, pas mal aigre, +et que vous finiriez bien par finir comme M. de Rochecotte, avec votre +démission comme déserteur, en plus sur le marché, n'ayant pas par-devers +vous un congé réglementaire.</p> + +<p>À part quoi, rien de nouveau, hormis la grosse cousine Pélagie Bochon +qui est venue au pays, le soir même de l'assassine. Toujours reluisante +et sur sa bouche. Elle est censé gouvernante ou autre à Paris, chez un +monsieur seul, pas loin du Palais-Royal, qui tient boutique +d'espionnages et cancans pour le commerce.</p> + +<p>Il y en a des métiers dans ce Paris! Elle dit comme ça, la cousine, +s'entend, que vous connaissez bien son maître et aussi l'assassine à M. +de Rochecotte. Mais c'est une langue, faut voir! Et des couleurs!</p> + +<p>En attendant le plaisir de revoir Monsieur....</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_intermediaire_de_Geoffroya" id="Recit_intermediaire_de_Geoffroya"></a><a href="#table">Récit intermédiaire de Geoffroy</a><a href="#table"></a></h2> + + +<p>À ce point de ma lecture, je me redressai en sursaut pour écouter ma +pendule qui grondait les douze coups de minuit.</p> + +<p>Les débris de mon pain à thé avaient bien un peu amusé ma fringale, mais +pour un instant seulement, et mon estomac recommençait à crier détresse. +Je n'avais plus que le temps si je voulais trouver un restaurant ouvert.</p> + +<p>Je repoussai donc brusquement mon dossier, car si j'avais eu le malheur +de jeter les yeux sur le numéro suivant, j'étais perdu.</p> + +<p>Je sentais cela.</p> + +<p>Pour une raison ou pour une autre, la lecture de ces pièces excitait en +moi une curiosité si vive et si pleine d'émotions, que je fus obligé de +faire un véritable effort pour les emprisonner dans un tiroir dont je +fermai la serrure à double tour.</p> + +<p>L'appel timide et si fréquent, fait dans ces pages à une amitié +d'enfance trop oubliée, m'avait plus d'une fois touché jusqu'à +l'angoisse.</p> + +<p>Mais à côté de cette impression virile où, Dieu merci, l'élément cordial +dominait et dont la vivacité croissante consolait mes scrupules, il y +avait la pure, la simple envie de savoir.</p> + +<p>L'énigme était posée devant moi dans des conditions imprévues. Elle me +provoquait hautement, brutalement.</p> + +<p>Une préoccupation me prenait d'assaut. Un besoin qui n'existait pas hier +forçait l'entrée de ma vie et y conquérait une place.</p> + +<p>Une place considérable, peut-être énorme.</p> + +<p>Je ne m'étais pas interrogé encore sur la question du temps que j'avais +à donner, ni de la brèche que je pouvais faire à mes travaux +professionnels, mais je sentais d'avance que ce devoir nouveau se +plaçait lui-même et d'autorité en première ligne.</p> + +<p>À quelque prix que ce fût, il me fallait faire honneur à la lettre de +change que mon pauvre Lucien tirait sur moi.</p> + +<p>Je suis de ceux qui n'ont pas des douzaines d'amis, ni même une +demi-douzaine. J'admire les larges cœurs, capables de contenir des +foules, mais je n'en voudrais pas pour amis. Cela sent l'auberge.</p> + +<p>Faut-il pousser plus loin ma confession? Pourquoi non, puisque +précisément je vais faire pénitence? Je n'avais jamais eu d'ami dans le +sens admirable que j'attache à ce mot.</p> + +<p>Eh bien! ce soir, j'avais un ami. Pour la première fois, mon cœur +battait largement à une pensée qui n'était ni d'ambition ni d'amour.</p> + +<p>C'est bien vrai, je me sentais vivre aujourd'hui autrement qu'hier. +Toute mon âme, emportée par un élan inconnu, allait vers ce pauvre être, +ce cher martyr, que j'avais laissé là-bas, à la maison de santé de +Belleville, seul, triste, navré, défiant du monde entier et peut-être de +moi-même.</p> + +<p>J'avais devant moi sa pâle figure si douce, si belle aussi, mais marquée +au coin d'une si terrible faiblesse, et d'où le malheur avait banni la +fierté.</p> + +<p>Je le voyais,—et je l'écoutais dans les lignes que je venais de lire. +Cette tendresse timide dont il avait si obstinément entouré mon souvenir +s'emparait de moi avec plus de puissance qu'une amitié hautement avouée.</p> + +<p>Elle avait deviné en moi, cette tendresse, des qualités que je ne +connaissais pas moi-même.</p> + +<p>Lucien s'était-il trompé dans ce rêve non exprimé, mais qui perçait à +chaque page de son récit: ce rêve d'un ami modèle—qui était +moi—vaillant, dévoué, prêt à tout, ne devant reculer devant rien?</p> + +<p>Hier, je ne sais pas. Aujourd'hui, non, Lucien ne s'était pas trompé.</p> + +<p>—Je suis tout cela! m'écriai-je en moi-même, ou du moins, tout cela, je +veux l'être, et je le serai!</p> + +<p>Ainsi, songeais-je en descendant l'escalier de mon entresol.</p> + +<p>Et en même temps tous les épisodes de mon étrange lecture passaient +tumultueusement devant mes yeux.</p> + +<p>Albert de Rochecotte avait été mon plus intime camarade. Au collège, +assurément, j'étais bien plus lié avec lui qu'avec Lucien.</p> + +<p>Je le revis jeune homme avec sa mine éveillée et si franche, sa petite +moustache effrontée, son rire communicatif et les grosses boucles +blondes qui dansaient sous sa casquette d'étudiant.</p> + +<p>Je n'avais pas ignoré sa mort prématurée, ni ce fait qu'il avait été +assassiné par sa maîtresse, mais je l'avais appris en Turquie, par une +lettre de ma mère. On comprend que les détails manquaient.</p> + +<p>Derrière la gaieté de Rochecotte, je revoyais aussi ce jeune, ce +délicieux sourire de fillette: «la photographie».</p> + +<p>Rochecotte n'avait pas connu Jeanne Péry. Ses lettres l'affirmaient. +Pourquoi ma pensée associait-elle d'une façon confuse Jeanne Péry et +Rochecotte?</p> + +<p>Et cette femme si belle, si triste qui m'était apparue pendant le +sommeil de Lucien, chez ce charlatan imbécile, le Dr Chapart?...</p> + +<p>Mais tout s'effaçait pour moi devant le personnage dominant de cette +comédie bourgeoise dont je n'avais vu représenter encore que les +premières scènes: M. Louaisot de Méricourt.</p> + +<p>Celui-là m'apparaissait comme une grosse araignée en embuscade au centre +de sa toile.</p> + +<p>Entre tous, celui-là irritait ma curiosité. Je le mettais même avant M<sup>me</sup> +la marquise Olympe de Chambray, sa mystérieuse cliente que certain +fragment de lettre, adressée à je ne sais qui, et fournie au dossier par +Louaisot lui-même essayait de poser en sœur de Méphistophélès.</p> + +<p>Au sujet de celle-là je réservais complètement mon appréciation jusqu'au +moment où je devais découvrir le diabolique professeur qui l'avait si +bien éduquée.</p> + +<p>D'ailleurs M. Louaisot de Méricourt avait des talents calligraphiques +qui me rendaient suspectes les pièces apportées par lui au débat.</p> + +<p>Mais lui-même, le nourrisseur d'affaires, je croyais le saisir +parfaitement de pied en cap. Il était le côté original, énigmatique de +ce prologue désordonné qui sollicitait ma pensée avec une âpreté inouïe.</p> + +<p>Jamais roman, jamais drame n'avaient fouetté plus énergiquement mon +imagination. Au fond, le motif en pouvait être bien simple: j'étais +acteur dans la pièce.</p> + +<p>L'émotion de mon <i>entrée</i> me tenait.</p> + +<p>Je pris le boulevard pour gagner mon restaurant ordinaire, rue +Lepelletier. Dans ce court chemin, je ne rencontrai personne de +connaissance, quoique le trottoir fût encombré autant qu'en plein midi.</p> + +<p>Arrivé à la porte de mon restaurant, comme j'avançais la main pour +tourner le bouton, une voix de basse-taille dit auprès de moi.</p> + +<p>—Tiens! tiens! le nouveau client! votre serviteur, Monsieur, j'espère +que l'adresse fournie se sera trouvée exacte?</p> + +<p>Je me retournai. M. Louaisot de Méricourt était auprès de moi, un peu en +arrière, le chapeau à la main, en grande tenue de soirée et coiffé, ma +foi, par le perruquier.</p> + +<p>Quoique apprenti diplomate, j'avoue que mon premier mouvement fut de lui +fausser compagnie. Les gens de son espèce sont beaucoup plus répugnants +quand ils sont bien mis.</p> + +<p>Mais je me ravisai aussitôt, et je répondis poliment:</p> + +<p>—Très exacte, Monsieur, je vous remercie.</p> + +<p>Mon <i>entrée</i> se faisait plus tôt que je ne l'avais pensé.</p> + +<p>Précisément à cette heure je quittais la coulisse et j'étais en scène.</p> + +<p>M. Louaisot reprit avec moins d'assurance:</p> + +<p>—Si je croyais ne pas être indiscret... j'attends ici la sortie de +l'Opéra, et l'idée m'était venue de m'offrir une bavaroise....</p> + +<p>Mon regard se tourna pour la première fois vers la façade du théâtre où +le gaz des grandes solennités ruisselait encore malgré l'heure tardive.</p> + +<p>—C'est à cause de la représentation de Roger, me dit obligeamment M. +Louaisot. Leurs Majestés y sont, et tout Paris. Il y en a qui sont +revenus des bains de mer tout exprès. Vous avez manqué ça; je sais +pourquoi. Moi, j'avais ma stalle, mais dame, c'est trop long. Vous +savez, je ne peux pas tant m'amuser à la fois. Il y a 22.737 francs de +recette. Je néglige les centimes. On ne finira pas avant deux heures du +matin.</p> + +<p>—Entrons donc, fis-je en m'effaçant.</p> + +<p>Malgré sa belle tenue, il avait toujours ses grands souliers montueux, +et le bas de son pantalon noir gardait d'importantes marques de crotte.</p> + +<p>—Monsieur, répondit-il fort galamment, je n'en ferai rien. Veuillez +passer le premier. La clientèle avant tout! J'obéis et j'allai m'asseoir +à ma place habituelle, dans le premier salon, auprès de la fenêtre qui +regarde le théâtre. M. Louaisot de Méricourt s'assit en face de moi, non +sans m'en avoir demandé la permission.</p> + +<p>Je fis le menu de mon souper en homme affamé et pressé. M. Louaisot le +remarqua. Il me dit en pendant son chapeau à la patère.</p> + +<p>—Ça me prouve que vous n'avez pas encore achevé.</p> + +<p>—Achevé quoi? demandai-je.</p> + +<p>Il eut un sourire bienveillant et me répondit:</p> + +<p>—Monsieur, j'ai eu tout ça entre les mains avant vous.</p> + +<p>Comme je le regardais avec étonnement, il ajouta:</p> + +<p>—J'ai même fourni quelques papiers. Vous reconnaîtrez bien les pièces +qui viennent de chez moi. Ce sont les moins insignifiantes.</p> + +<p>—Mais les autres?</p> + +<p>—Monsieur, la cachette du pauvre garçon était bien naïve. Le Dr Chapart +est mon client quoique, moi, je me prive de ses bouteilles.</p> + +<p>Il s'assit et passa ses grosses mains dans la pommade de ses cheveux, +puis il dit encore:</p> + +<p>—Je ne prétends pas qu'il n'y a point au monde une personne—et +peut-être plusieurs—dont l'intérêt serait de détruire ce ramassis de +papiers, mais moi, je n'aime pas détruire. Tout sert.... Garçon, ma +bavaroise, quand vous aurez servi Monsieur, et mes trois petits pains. +Il reprit en se penchant au travers de la table et sur le ton de la +confidence la plus intime:</p> + +<p>—Le temps est de l'argent, Monsieur. Les Anglais comprennent cet adage, +et c'est ce qui place leur patrie à la tête des nations chrétiennes. Je +suis obligé de prendre ma nourriture à bâtons rompus. Il m'arrive +parfois de me comparer gaiement aux chevaux de fiacre, qui mangent +l'avoine dans un sac, suspendu à leur cou. Ça ne m'empêchera pas d'avoir +mon cabriolet, au contraire... je parie que vous avez trouvé dans le +dossier plus d'une allusion à mon cabriolet?</p> + +<p>—Plus d'une, répondis-je en souriant aussi bonnement que possible. Je +dévorais déjà ma première aile de poulet froid.</p> + +<p>Le garçon servit à M. Louaisot de Méricourt un large bol plein de +chocolat où les trois petits pains furent émiettés avec un soin +méthodique l'un après l'autre.</p> + +<p>—Le pauvre cher jeune homme, reprit-il, se moque de moi de son mieux +dans ces lettres qu'il accumule au lieu de les mettre à la poste. En +avez-vous reçu assez aujourd'hui, Monsieur! Il n'écrit pas encore trop +mal pour son état. Quant à moi, le fait est que mes pantalons sont doués +d'un talent extraordinaire pour attirer la crotte. J'en ai vu de tout +neufs qui arrivaient de chez le tailleur et qui se mouchetaient au mois +d'août, après six semaines de sécheresse. On ne va pas contre la +destinée. Hé! hé! mon cher Monsieur, vous voyez que je prends bien la +plaisanterie, et jamais un client n'a pu m'accuser d'être mauvais +coucheur. M. Lucien Thibaut est un client. Un bon!</p> + +<p>Il avala une pleine cuillerée de sa soupe au chocolat avec une +satisfaction évidente, et m'envoya par-dessus ses lunettes une de ces +flambantes œillades qui donnaient à sa physionomie un caractère si +particulier.</p> + +<p>—Une drôle de macédoine, n'est-ce pas, reprit-il rondement, cette +aventure-là! Et embrouillée! Une vache, comme on dit, n'y reconnaîtrait +pas son veau. Eh bien, pas du tout! C'est clair, au fond, comme un petit +verre de genièvre. Seulement, il y a manière de poser la question, et le +pauvre diable n'est pas de première force aux dominos, quoiqu'il ait +porté la robe. Si M<sup>me</sup> la marquise, la belle Olympe, comme notre innocent +l'appelle, se donnait la peine d'établir un petit résumé, ce serait +autrement fabriqué, je vous en signe mon mandat à vue!</p> + +<p>Il s'arrêta pour piquer ses lunettes d'un coup de doigt et ajouta en me +regardant amicalement:</p> + +<p>—Je parie que celle-là, vous ne seriez pas désolé du tout de faire sa +connaissance? Je mis encore toute la bonne grâce possible à confesser +qu'il avait deviné juste.</p> + +<p>—J'aime les bons enfants! s'écria-t-il. On me gagne tout de suite quand +on ne fait pas de manières. Où en êtes-vous?</p> + +<p>—De mon dépouillement?</p> + +<p>—Oui, répéta-t-il en ricanant, de votre dépouillement.</p> + +<p>—J'en suis à la lettre de François Bochon, le domestique.</p> + +<p>—Au n°38! fit-il. Allons, allons, ce n'est pas mal travaillé pour un +seul soir. Et commencez-vous à comprendre un peu?</p> + +<p>—Pas beaucoup.</p> + +<p>—J'aime la franchise. Vous avez bien dit ça: «Pas beaucoup!» Eh bien, +cher Monsieur, plus vous avancerez, moins ça se débrouillera.</p> + +<p>—Vraiment?</p> + +<p>—Oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous le spécifier: ça va toujours +en se brouillant.</p> + +<p>—Alors, je ne comprendrai jamais?</p> + +<p>—J'en ai peur... à moins, toutefois, que vous ne trouviez le dévidoir.</p> + +<p>—Quel dévidoir? demandai-je en cessant de manger.</p> + +<p>—Mon cher Monsieur, répliqua-t-il gravement, il n'y a pas d'écheveau +saccagé par les chats qu'on ne puisse démêler quand on a un outil avec +la manière de s'en servir.</p> + +<p>—Et vous avez le bon outil, vous, M. Louaisot?</p> + +<p>—C'est vraisemblable.</p> + +<p>—Avec la manière de s'en servir?</p> + +<p>—Peut-être. Il y a tant et tant de marchandises au fond de mes tiroirs! +Je n'ai pas besoin de vous dire, car vous l'avez bien vu, que je suis un +peu dans tout ça.... Pas comme vous le croyez! Non, non, non, non! jamais +je ne laisserai mon meilleur ami fourrer sa patte dans un trou qui peut +cacher une souricière. Et mon meilleur ami, c'est moi, Monsieur!</p> + +<p>Il se redressa tout content de m'apprendre cette circonstance, et son +regard sollicita mon approbation.</p> + +<p>Je saluai. Il poursuivit:</p> + +<p>—Règle générale et de conduite: je reste sur le sentier battu, +bras-dessus bras-dessous avec ma conscience. Ne me cherchez jamais dans +les broussailles. Nous causons, pas vrai? J'ai déjà eu l'avantage de +vous dire que j'aurais pu jeter au feu tous ces papiers-là aussi +facilement que j'avale la dernière cuillerée de ma bavaroise. Pas si +bête! j'ajoute maintenant qu'ayant lu tout ce tohu-bohu depuis la +première ligne jusqu'à la dernière—la profession le veut,—je savais +parfaitement que le pauvre garçon vous appelait comme le Messie; +j'aurais donc pu, au choix, vous cacher son adresse que vous n'aviez su +découvrir nulle part, ou vous envoyer à Chaillot.... Est-ce vrai?</p> + +<p>—C'est très vrai.</p> + +<p>—Pourquoi faire? moi! gêner les clients! Allons donc! Vous me prenez +pour un autre! J'ai été enchanté de nouer des relations avec vous. Et je +vous dis du meilleur de mon cœur: donnez-vous la peine d'entrer dans +l'embrouillamini, M. Geoffroy de Rœux, il y a place pour tout le monde. +Vous êtes le bien venu. On vous attendait. Je vous ouvre les deux +battants de la porte.</p> + +<p>Il reprit haleine pour achever:</p> + +<p>—Cher Monsieur, voilà comme je suis. Vous savez mon mot: ça nourrit +l'affaire!</p> + +<p>Tout en parlant, il avait trouvé moyen de dépêcher superbement sa pâtée, +dont il ne restait plus trace au fond du bol.</p> + +<p>Et il souriait, et il clignait tour à tour des deux yeux, et il tapait +des petits coups triomphants sur ses lunettes d'or au travers desquelles +ses yeux jaillissaient en gerbes d'étincelles. En vérité, cet homme-là +ne pouvait être un gredin à la douzaine. Il grandissait l'intrigue.</p> + +<p>Il attirait le regard vers le côté fantastique—le côté doré du drame.</p> + +<p>Dans les nuages, en effet, tout au fond du mystère, j'avais déjà deviné +la fatale influence de l'or qui est partout où il y a du sang. Et je me +rappelais la phrase que M. Louaisot lui-même avait laissé échapper en +parlant à Lucien: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir...» +M. Louaisot, comme s'il eût deviné ma pensée, reprit la parole en ces +termes:</p> + +<p>—Mon cher Monsieur, il y a de l'argent, un argent énorme! Je ne vais +pas vous mettre les points sur les i comme çà du premier coup, ni vous +verser dans le creux de la main le fond de ma boutique, mais s'il n'y +avait pas d'argent, est-ce que je serais là-dedans?</p> + +<p>Vous me demanderez peut-être: où est-il, l'argent?</p> + +<p>Ça, c'est de l'enfantillage, du moment que vous ne dites pas: «Je donne +tant pour la consultation.»</p> + +<p>L'argent est où il est, en dessus ou en dessous. Dans vos papiers, vous +allez entendre parler de tontine, d'héritage, tout ça est vrai,—mais +tout ça ne signifie rien.</p> + +<p>L'argent se pioche, Milord, on ne le cueille pas comme les roses.</p> + +<p>Ils m'amusent, ma parole! Et, tout en me laissant amuser, j'ai déjà +pêché quelques bagatelles agréables. J'ai des appointements fixes. Payés +par qui? Voilà. L'or qu'on attaque a bien le droit de se défendre. Les +assiégeants financent aussi. C'est la guerre à coups de pourboire.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise a toujours la main au porte-monnaie. Quelle femme, +instruite, artiste, jolie, elle a tout pour elle....</p> + +<p>Ici, M. Louaisot se baisa le bout des doigts pour ponctuer sa phrase, et +ses lunettes s'allumèrent.</p> + +<p>—Et riche! poursuivit-il. Mais il faut me comprendre, cher Monsieur, la +fortune que peut avoir celui-ci ou celle-là, ce n'est pas l'argent de +l'affaire. L'affaire a son argent à elle comme chaque arbre a son fruit. +La brave M<sup>me</sup> Thibaut qui suppute l'avoir de chacun par livres, sous et +deniers évalue, je crois, la belle Olympe à 80.000 francs de rentes. +C'est aimable, mais il n'y a pas là de quoi donner des cabriolets à ses +pages. Nous avons mieux.</p> + +<p>J'ai eu aussi quelques émoluments de ce pauvre M. Thibaut; j'en ai pu +recevoir même de la gentille photographie, indirectement. Ne dédaignons +rien. Il n'y a pas jusqu'à vous, mon gentilhomme, qui ne m'ayez apporté +en hommages six beaux écus de cinq francs, sans compter le picotin de ma +mule.</p> + +<p>Et, soyez tranquille, entre nous deux ce n'est pas fini: vous m'en +apporterez bien d'autres!</p> + +<p>Il s'arrêta parce qu'il avait vu la fin de la corbeille de gâteaux qu'on +avait mise sur la table avec sa bavaroise.</p> + +<p>—Garçon, commanda-t-il, ma paillasse!</p> + +<p>—Mais pourquoi vous payerais-je un nouveau tribut? demandai-je.</p> + +<p>—Pour savoir, cher Monsieur, me répondit-il.</p> + +<p>Le garçon lui apporta «sa paillasse» qui consistait en un grand verre, à +demi plein de curaçao tout versé et une carafe de thé froid.</p> + +<p>—Pour savoir quoi? demandai-je encore.</p> + +<p>—Il y en a qui ajoutent un peu d'extrait de menthe, dit-il, au lieu de +me répondre, c'est la vraie mixture américaine: la menthe remplace le +thé. Les membres de <i>la Société Républicaine Nord et Sud contre l'usage +des Spiritueux</i> n'ont pas d'autre tisane, mais moi, comme je ne suis pas +compagnon de la Tempérance, j'ai le droit de boire quelques gouttes +d'eau de temps en temps.... Pour savoir quoi? disiez-vous. Parbleu, ceci +ou ça: ce que vous aurez besoin d'apprendre. J'aurais écrit sur mon +enseigne: <i>résolveur</i> de problèmes, si le mot était français. +Conscience, mon cher Monsieur, minutie dans les détails, possibilité de +répondre à toute question quelconque, tel est le prospectus d'une +profession dans laquelle le résultat à atteindre, c'est d'acquérir un +fil comparable à celui du meilleur rasoir anglais, sans jamais perdre la +candeur du lys de la vallée.</p> + +<p>Voici comme je m'exprimais l'autre soir en m'adressant à un fin finaud, +obtus comme ma pantoufle qui laissait percer une velléité de se moquer +de moi. C'était dans son intérêt, je lui disais:</p> + +<p>—N'essayez jamais de m'englober, bonhomme, c'est au-dessus de vos +moyens! Tempérament robuste, caractère gaillard, mouvements alertes, bon +pied, bon œil, avancé, il est vrai, et même libéral en politique, mais +sachant respecter le sergent de ville dans l'exercice de son sacerdoce, +je suis l'image du Théâtre-Français, chantant ce beau vers, pour gagner +sa subvention:</p> + +<p>Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon sac!</p> + +<p>Comptez sur vos doigts, mon neveu, je n'ai ni volé, ni dessiné de +fausses signatures, ni frappé des pièces en étain,—encore moins +assassiné. Fi donc! au dix-neuvième siècle! Bon pour le Moyen âge.</p> + +<p>La loi, voilà ma passion. J'en dîne et j'en soupe, tant je l'aime!</p> + +<p>La loi ne défend pas d'engraisser un dindon, Monsieur. Et une affaire? +Pas davantage. Il faudrait aussi qu'elle fût toquée, la loi pour +empêcher un citoyen français de se laisser conter des anecdotes +attachantes. On m'en conte, je les collectionne, est-ce un attentat? +Mais alors que devient la liberté, soit des croyances, soit même des +entournures? Je me fais Patagon! Guerre aux tyrans! Pour un esclave +est-il quelque danger? à bas le gouvernement! aux armes! on assassine +nos bénéfices!... Ah! bigre, Monsieur, voilà le monde qui sort du +spectacle.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt s'était sincèrement animé en parlant. Son nez +gesticulait et sa petite bouche s'ouvrait, ronde comme le bec d'un +oisillon qu'on pâte. L'idée de l'injustice atroce qu'on pourrait +commettre en ruinant son industrie, l'avait transporté d'une pieuse +fureur.</p> + +<p>Mais il s'apaisa comme il s'était monté à la minute.</p> + +<p>Sa paillasse était consommée, et le mouvement de sortie commençait sous +le péristyle de l'Opéra.</p> + +<p>—Une soupe au lait, Monsieur, dit-il en tapant la garniture de son +porte-monnaie contre la table pour appeler le garçon; je ne connais pas +d'autre image pour symboliser ma nature. Je m'enlève, je retombe, pas +plus de fiel qu'un enfant. J'espère que vous me pardonnez?</p> + +<p>—De tout mon cœur!</p> + +<p>—J'ai l'honneur de vous remercier. Enchanté d'avoir passé quelques +instants avec vous. Je vais avoir le regret de prendre congé parce que +je dois reconduire une petite dame.</p> + +<p>Je crus voir qu'il se rengorgeait un peu en prononçant ces derniers +mots. Il paya le garçon et jeta un coup d'œil à la glace qui lui +renvoya son sourire éminemment satisfait.</p> + +<p>—Cher Monsieur, reprit-il, maintenant achevez votre lecture tout à +votre aise. Après tout, ce fatras propose un rébus assez piquant pour un +amateur. Quand vous aurez fini, si vous croyez avoir besoin de mon +expérience, vous savez mon adresse. Ma collection de petites histoires +est entièrement à votre service.</p> + +<p>J'étais en train de le remercier poliment, lorsque la surprise m'arracha +un cri qui le fit changer de couleur, deux fois dans une seconde.</p> + +<p>—Je suis nerveux comme une douairière... balbutia-t-il en manière +d'explication.</p> + +<p>Mais je ne songeais guère à ses nerfs, ni à son trouble, quoiqu'il eût +véritablement fait un saut de côté comme un homme à qui on aurait mis un +revolver sous le nez.</p> + +<p>Je venais d'apercevoir, par la fenêtre, au haut du perron de l'Opéra, +cette jeune femme si belle et si triste que j'avais vue, le matin même +dans la chambre de Lucien.</p> + +<p>Celle qui guettait son sommeil pour entrouvrir une porte et glisser un +regard; celle qui m'avait dit avec une si douloureuse mélancolie: «Il +n'aurait pas de plaisir à me voir.»</p> + +<p>Elle donnait le bras à un homme entre deux âges, grave d'apparence et +portant haut. La figure de cet homme était régulière; le dessin de ses +traits, nettement et finement sculptés avait de la noblesse et sa taille +imposait quoiqu'elle ne fût pas beaucoup au-dessus du niveau ordinaire. +Ses cheveux bouclés avaient ce gris uniforme et brillant qui est presque +une parure.</p> + +<p>Son habit noir, ample comme il convenait à l'âge qu'il montrait, me +sauta aux yeux par sa remarquable élégance: élégance simple, presque +austère et qui venait peut-être uniquement de la façon dont il était +porté.</p> + +<p>Sa boutonnière avait la rosette de la Légion d'honneur qui est la même +en tenue de ville, pour les simples officiers, pour les commandeurs et +pour les grands-officiers. Il y a d'ailleurs une foule de gens, décorés +par le roi de Barataria, qui s'émaillent de fleurs à peu près +semblables: Cela ne dit donc rien. Mais cela disait sur la poitrine de +cet homme.</p> + +<p>Évidemment, il aurait pu être le père de la femme charmante qui +s'appuyait à son bras, et pourtant, l'idée ne venait point qu'il pût +être son père. Il n'avait pas l'air d'un mari.</p> + +<p>Cette dernière phrase peut sembler ridicule, mais elle dit mon +impression.</p> + +<p>Je me souviens que mon regard resta fixé sur ce visage blanc, mais d'une +belle blancheur de marbre, dont l'expression me frappa comme un point +d'interrogation. Je me demandai: est-ce un homme d'État? est-ce un +penseur? Pour moi, ce ne pouvait être le premier venu, prince des +affaires ou de la propriété. La lumière du gaz glissait sur ses traits +pour éclairer en plein ceux de sa compagne, qui me parut plus +splendidement belle encore que le matin. Ils étaient arrêtés, attendant +sans doute leur voiture. Ils ne se parlaient pas.</p> + +<p>M. Louaisot de Méricourt, cependant, s'était remis, parce que son regard +ayant suivi la direction du mien, il avait découvert le motif de mon +exclamation. J'avoue que je ne m'étonnais pas du tout d'avoir à le +ranger dans la catégorie des gens qui ont comme cela des alertes. Il +parlait si souvent de conscience!</p> + +<p>—C'est bête, les nerfs, dit-il encore, les miens surtout, un rien les +met en danse; ça vous étonne donc de la rencontrer ici?</p> + +<p>—De qui parlez-vous? demandai-je.</p> + +<p>—Mais... ah ça! vous ne la connaissez peut-être pas! Allez-vous jouer +au fin avec ce bon M. Louaisot de Méricourt?</p> + +<p>—Je l'ai entrevue, une seule fois....</p> + +<p>—Où ça?</p> + +<p>—Chez le Dr Chapart.</p> + +<p>—C'est-à-dire chez M. Lucien Thibaut. Quelle drôle de tocade de la part +d'une personne si bien! Mais il n'y a pas que l'amour pour mener le +monde à la ronde. On peut avoir d'autres raisons.... Vous êtes en train +de deviner son nom pas vrai?</p> + +<p>—Serait-ce M<sup>me</sup> la marquise de Chambray?</p> + +<p>—En propre original. Est-elle assez superbe!</p> + +<p>—Et... son cavalier? demandai-je.</p> + +<p>—Ce n'est pas un cavalier, ni même un fantassin, c'est un homme assis. +Devine devinaille!...</p> + +<p>Il prononça ces deux mots du ton qu'on prend pour souligner une +allusion.</p> + +<p>Le tranchant de son regard était sur moi. Un nom vint à mes lèvres, mais +je ne le prononçai pas.</p> + +<p>—C'est ça, parbleu! me dit M. Louaisot, tout comme si j'eusse parlé, +c'est bien ça! Et qui voudriez-vous que ce fût, sinon M. le président, +son vieil ami, son ancien tuteur, presque son papa, quoi! Seulement, il +a monté en grade. C'est maintenant M. le conseiller, depuis qu'il +appartient à la cour impériale de Paris. M. le conseiller Ferrand et sa +belle compagne avaient descendu le perron et gagné leur équipage.</p> + +<p>—Voilà qui va donner du montant à votre lecture, mon cher Monsieur, +reprit Louaisot en habillant ses grosses mains de gants tout neufs et +mal faits.</p> + +<p>—Et celle-ci! Et celle-ci! m'écriai-je encore au lieu de répondre.</p> + +<p>À la place occupée naguère par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray en haut des +marches, et sous le même jet de gaz, une très jeune personne se tenait +debout maintenant et semblait chercher quelqu'un dans la foule.</p> + +<p>Pour mieux regarder elle avait soulevé le voile-masque qui cachait ses +traits.</p> + +<p>J'aurais juré que je reconnaissais l'original du portrait-carte à moi +montré par Lucien,—ce sourire animé qu'il avait nommé Jeanne Péry.</p> + +<p>Seulement, ici, les traits seuls restaient, les traits mignons, jeunes, +charmants: ils n'avaient plus de sourire.</p> + +<p>Pouvais-je m'en étonner? Je ne connaissais pas encore l'histoire entière +de cette malheureuse enfant, mais ce que j'en savais suffisait amplement +à expliquer pourquoi le sourire avait disparu de ses yeux et de ses +lèvres.</p> + +<p>M. Louaisot n'eut point de tressaillement, cette fois; il regarda sous +la marquise du théâtre et activa la mise en place de ses grands gants.</p> + +<p>—Ah! ah! fit-il, celle-ci! Vous êtes diablement curieux, savez-vous? +Allez-vous me demander comme ça l'extrait de baptême de toutes les dames +et demoiselles qui vont sortir ce soir de l'Opéra? Mais je suis de bonne +humeur, et j'en ai motif, vous allez bien le voir! Celle-ci, c'est... ma +foi, oui, c'est cela: le mot de l'énigme en chair et en os, la clé du +mystère, le nœud de l'intrigue. Pas davantage, Monsieur! Elle n'a pas +la beauté de M<sup>me</sup> la marquise, il en faut pour tout les goûts, mais comme +elle est plus jolie, hein? Et un petit chic! Moi, elle me va... et quand +à son nom, vous l'avez lu trente-deux fois cette nuit. J'ai l'honneur de +vous présenter la «petite photographie». À vous revoir! Elle m'attend, +le cher bijou! Je n'ai pas encore tout à fait renoncé à plaire, dites +donc!</p> + +<p>Il prit son chapeau d'un geste victorieux et ajouta:</p> + +<p>—Finissez la lecture. Cassez-vous la tête. Il y a de l'argent en +masse—et il reste des chiens à qui jeter votre langue, Monsieur et cher +client. À l'avantage!</p> + +<p>Au moment où il passait la porte, la jeune fille du péristyle descendait +les marches avec son voile baissé, et je les perdis de vue derrière les +voitures.</p> + +<p>Dix minutes après, j'étais à l'ouvrage, bien commodément étendu entre +mes draps, ma lampe sur ma table de nuit, mon paquet de papiers sur ma +couverture.</p> + +<p>Je ne lisais pas encore, mais, je le répète, j'étais au travail.</p> + +<p>Pour une œuvre du genre de celle que j'avais entreprise, il faut non +seulement rassembler les éléments, mais encore les retourner entre ses +doigts, les rapprocher, les comparer, les briser même, parfois—pour +voir ce qu'il y a dedans.</p> + +<p>Lucien m'avait choisi parce que je suis un peu diplomate et un peu +romancier.</p> + +<p>Je lui devais de mettre en œuvre, autant que j'en ai le moyen, les +procédés de l'un et l'autre métier.</p> + +<p>Je fermai les yeux avant d'ouvrir le dossier.</p> + +<p>Et je regardai en moi-même. J'avais besoin de classer mes souvenirs.</p> + +<p>Il y avait d'abord et avant tout M. Louaisot de Méricourt.</p> + +<p>Ce soir, en lisant l'entrevue de ce dernier avec mon pauvre Lucien, je +m'étais étonné plus d'une fois de voir que Lucien n'opposait aucune +barrière à la loquacité calculée de l'agent d'affaires.</p> + +<p>Je m'étais dit: Si je le tenais, moi, ce Louaisot, il ne m'échapperait +pas comme cela!</p> + +<p>Je venais de le tenir, et il m'avait échappé.</p> + +<p>Il m'avait échappé depuis la première parole jusqu'à la dernière.</p> + +<p>Il avait, ce bonhomme, le singulier talent de parler non pas tout à fait +pour ne rien dire, car il embrouillait, il inquiétait, il déroutait, +mais pour ne jamais dire le mot qui éclaire.</p> + +<p>Je fis comparaître M. Louaisot au tribunal de ma mémoire. Je lui +demandai: qui es-tu? que veux-tu? qui sers-tu?</p> + +<p>Et son ombre évoquée ne me répondit pas plus catégoriquement qu'il n'eût +fait lui-même.</p> + +<p>Il me sembla entendre encore cette phraséologie à la fois commune et +bizarre, aiguisant à plaisir l'envie de savoir, comme certaines épices +irritent le besoin de manger ou de boire.</p> + +<p>Était-ce un homme fort ou seulement un bavard un peu plus adroit, un peu +moins imprudent que les autres bavards?</p> + +<p>Il y avait ce diabolique regard qui le rehaussait. Je ne peux dire à +quel point les lunettes de ce bonhomme flambaient dans mon souvenir!</p> + +<p>Leurs fantastiques rayons éclairaient deux figures de femmes; les deux +héroïnes de la pièce: M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray, Jeanne Péry.</p> + +<p>Je venais de les voir en quelque sorte l'une à côté de l'autre.</p> + +<p>Cette marquise avait, en vérité, grande tournure, à part même sa beauté +sans rivale.</p> + +<p>Il m'étonnait de plus en plus, qu'elle eût jeté son dévolu sur mon +pauvre Lucien. Je ne concevais plus du tout, depuis que j'avais vu +«l'incomparable Olympe» cette passion acharnée qui s'adressait justement +au modeste juge du tribunal d'Yvetot.</p> + +<p>Il y avait là une invraisemblance, presqu'une impossibilité.</p> + +<p>Et l'invraisemblance devenait plus marquée, l'impossibilité plus +flagrante par l'entrée en scène de cette hautaine figure: le conseiller +Ferrand.</p> + +<p>Celui-là, je ne me l'étais pas du tout représenté ainsi.</p> + +<p>Au début de ma lecture, j'avais vu en lui un brave pasteur de petits +magistrats, menant son tribunal comme une école maternelle.</p> + +<p>Puis tout à coup,—devine devinaille,—certain écrit mystérieux me +l'avait montré sous un aspect tout opposé, mais plus grand: j'avais +frémi en me penchant au-dessus d'un abîme.</p> + +<p>Rien de tout cela n'était dans le marbre poli—et propre—de cette tête +énergique—mais modérée, élégante, intelligente—et sage.</p> + +<p>Quant à Jeanne Péry, oh! elle était, celle là, ravissante de la tête aux +pieds, mais tout autrement que la marquise. Ce n'était pas du tout une +grande dame. C'était... mon Dieu oui, c'était trop le contraire d'une +grande dame pour cadrer avec l'idée que je m'étais faite d'elle.</p> + +<p>Selon moi, elle était bien plus l'héritière de notre vieux camarade de +folies, le baron de Marannes, que la fille de cette chère sainte, si +doucement noble dans son martyre, M<sup>me</sup> veuve Péry.</p> + +<p>Au premier coup d'œil, et sans hésiter, je l'avais reconnue, mais tout +en la reconnaissant, je gardais comme un étonnement.</p> + +<p>Je dirai plus: un désappointement.</p> + +<p>Je la cherchais en vain telle que Lucien me l'avait fait rêver.</p> + +<p>La photographie justifiait bien le nom de <i>petit ange</i> que Lucien +appliquait si souvent à Jeanne. L'original passait à côté de ce nom.</p> + +<p>Pour tout dire, j'éprouvais un chagrin mêlé de dépit à l'idée du culte +si naïf et à la fois si profond que Lucien lui avait conservé.</p> + +<p>Et j'éprouvais aussi une sorte d'indignation en songeant que je venais +de la voir sortant de l'Opéra, en toilette d'opéra, elle que son mari +cherchait si douloureusement, elle qui n'avait pas achevé le deuil de sa +mère, elle qui devait être encore, j'avais sujet de le croire, sous le +coup d'une mortelle accusation.</p> + +<p>Du moment que Jeanne ne rejoignait pas son mari, il m'eut fallu Jeanne +enlevée violemment ou prisonnière. La force majeure seule pouvait +excuser pour moi l'abandon où elle laissait Lucien.</p> + +<p>Et Jeanne était libre, et Jeanne attendait M. Louaisot de Méricourt au +sortir d'un théâtre!</p> + +<p>À mesure que je réfléchissais, une voix s'élevait en moi qui criait: «Ce +n'est pas seulement odieux, c'est absurde et <i>c'est impossible</i>.»</p> + +<p>La pensée que j'étais entouré d'invraisemblances m'apaisait et me +rassurait. Sur le point de condamner Jeanne, je suspendais mon jugement.</p> + +<p>M. Louaisot me l'avait dit: «Plus vous pénétrerez au cœur de l'énigme, +plus la solution fuira devant vous...»</p> + +<p>Il était deux heures du matin, environ, quand je repris mon travail de +dépouillement.</p> + +<p>J'en étais resté au n°38: lettre de François Bochon, dont je supprime la +fin comme étant inutile à l'intelligence de l'histoire.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Suite_du_dossier_de_Lucien_Thibaut" id="Suite_du_dossier_de_Lucien_Thibaut"></a><a href="#table">Suite du dossier de Lucien Thibaut</a><a href="#table"></a></h2> + + +<h4>Pièce numéro 39</h4> + +<p class="center">(Lettre écrite et signée par M<sup>me</sup> veuve Thibaut.)</p> + +<p>Ce mercredi (sans autre désignation de date).</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray, en son hôtel.</i></p> + +<p>Bonjour bien aimée. Tout un bouquet de baisers, d'abord. Après? encore +des baisers. Mais ça vous ennuie? Alors, assez.</p> + +<p>Ah! chère divine, quand je pense au bonheur sans mélange qui pourrait +embellir mon âge mûr, à cet océan de délices où nous nagerions, ces +demoiselles et moi, si certain événement avait lieu, j'ai peur.</p> + +<p>Ne me dites pas que j'ai la tête partie. Il y aurait bien de quoi, mais +non, je raisonne. Cette félicité est si fort au-dessus de nos mérites! +Et le Destin est un monsieur qui se gêne si peu pour railler les pauvres +mères!</p> + +<p>Les enfants, ma petite, les enfants! Il faudra pourtant bien que vous en +ayez. Et je les dorloterai! Mais c'est horrible. Quand ils sont petits, +encore passe, on leur donne le fouet. Les miens sont tous grands. Quelle +responsabilité!</p> + +<p>Si j'étais homme!... Voulez-vous savoir? Mon Lucien n'ose pas, voilà le +vrai. Il n'y a que cela. Vous chercheriez cent dix ans sans trouver +autre chose. Je vous l'affirme; il n'ose pas, le nigaud qu'il est!</p> + +<p>Il voudrait bien, parbleu! mais comment s'y prendre? Les garçons timides +comme lui vont tout droit aux femmes avec qui on ose. C'est la nature. +On devrait la supprimer, ça donne trop de tracas aux mères.</p> + +<p>Je ne peux pas en vouloir à Lucien, moi. Ça me fait rire, plutôt. On +sait bien qu'il n'est pas une demoiselle. Il a rencontré ce petit +chiffon-là dans un pré fleuri, un jour que le soleil était doux et qu'on +entendait siffler les merles; ça peut arriver à tout le monde.</p> + +<p>Et puis vlan! Voilà une passion, attrape! Bah! bah! une passion composée +de primevères, d'aubépines et de coucous! Ça va et ça vient. Mais on a +beau dire, c'est ennuyeux pour les mères.</p> + +<p>La minette n'était pas imposante du tout. Ça lui a donné du courage pour +pousser sa pointe. Pourquoi l'a-t-il poussée sa pointe? Chérie, vous +avez été mariée, on peut vous parler entre dames. Il a poussé sa pointe +par rage du véritable amour qu'il nourrit dans le fond de son âme, et +dont le véritable objet lui fait peur.</p> + +<p>Aussi, pourquoi avez-vous tant de noblesse, tant d'esprit, tant de +beauté, tant de perfection? Pourquoi ressemblez-vous à une reine? Il +n'ose pas, le cadet, je l'ai déjà dit, mais c'est exprès que je le +répète, il n'ose pas, j'en mettrais ma main au feu.</p> + +<p>M. Thibaut, son père, était comme ça. Il a fait un bon mari, ma chérie. +Vous trouverez une larme sur le papier. C'est sa mémoire qui me la tire.</p> + +<p>Mon pauvre Antoine! Pendant vingt-deux mois, quel sang il me fit faire! +Mais ça vint à la fin! Assez là-dessus, sauf un mot: Quand ça fut venu, +dame... ah! ma chère!</p> + +<p>Il s'agit de Lucien. Est-ce que je ne le connais pas comme ma poche? +Est-ce que je n'ai pas épié le premier éveil de son cœur? En ce +temps-là l'enfant me faisait trembler comme la feuille quand je le +voyais rêvasser à un diamant de votre eau. J'aurais autant aimé qu'il +eût lorgné les étoiles du ciel.</p> + +<p>Et c'est à moi la faute, peut-être. Combien de fois ne lui ai-je pas +répété, le matin, le soir, à midi: malheureux! tu vas te brûler +l'imagination à la chandelle. Ce trésor-là n'est pas pour ton pauvre +nez!</p> + +<p>J'aurais dû me couper la langue avec mes dents!</p> + +<p>Car voilà ce qui arrive, bijou adoré, maintenant qu'il peut espérer et +que nous nous tuons à le lui dire, ces demoiselles et moi, il ne peut +pas croire à tant de bonheur. Moi, je conçois ça.</p> + +<p>Vous êtes la divine des divines, Olympe, il n'y en a jamais eu comme +vous. Vous ne voulez pas le croire, mais la chose crève les yeux de tout +le monde. Je le dis tous les jours à Célestine et à Julie, qui ont la +fureur de vous copier, je leur dis: «Écoutez, mes petites bonnes femmes, +n'essayez pas, vous seriez tout uniment ridicules. On peut singer M<sup>me</sup> +Chose ou encore M<sup>lle</sup> Machin, mais celle-là, je t'en ratisse!»</p> + +<p>C'est sûr que je pourrais bien devenir un peu folle à la pensée d'avoir +pour bru un ange du firmament comme vous. Le beau malheur! Je guérirais +après la noce. Je donnerais trois doigts de chaque main pour y être, à +la noce. Voilà comme je dissimule, moi! Tenez! si la santé de mon Lucien +était attaquée, je vous le dirais tout de même, à la bonne franquette.</p> + +<p>Sa tête? Sa tête est aussi saine qu'un gland, ma perle. Seulement, il a +ses migraines et on dirait quelquefois qu'il s'absente. Pourquoi? Parce +que son cœur d'agneau est travaillé, tiraillé, tenaillé, quoi! Vous +allez comprendre. Il a osé avec cette Jeanneton qu'il n'aime pas, avec +vous qu'il idolâtre il n'a pas osé. Ça fait qu'il est malheureux et que +sa tête éclate. Voilà l'histoire.</p> + +<p>Mais que fait-on pour les possédés? on prie le bon Dieu qui est plus +fort que le diable. J'ai tant prié le bon Dieu que mon garçon se +dépossède petit à petit. Écoutez ça un peu:</p> + +<p>Hier, qui était le cinquième jour depuis son retour de Paris, il m'a +dit—et c'était de lui-même, je ne lui ouvrais pas la bouche de vous: +«Olympe est encore plus belle qu'autrefois.» Moi, j'ai répondu en +faisant celle à qui c'est bien égal: «Trouves-tu, garçon?» Il a ajouté +d'un air pensif: «Oh! oui, bien plus belle!»</p> + +<p>Il a du goût, c'est certain.</p> + +<p>Quelque chose le tenait, et je m'en apercevais bien, mais je ne voulais +pas l'interroger. Pas si bête!</p> + +<p>Il faut vous faire observer ici entre parenthèses que, depuis son retour +de Paris, le gars n'a pas prononcé une seule fois le nom de son +orpheline. Il n'y a donc qu'à faire mine de n'y plus penser du tout, et +j'ai dans mon idée que ça s'en ira à la douce, comme c'est venu.</p> + +<p>Il y a ma neuvaine, aussi, et le pèlerinage, ces demoiselles n'ont pas +tiré la réussite une seule fois sans vous trouver ensemble: le jeune +homme blond et la dame brune. Les cartes, c'est de la superstition, j'en +conviens, mais le grand jeu ne m'a jamais trompée. Et je vous dis, moi, +que c'est un agneau qui ne savait pas écouter son cœur. Il vous a +toujours adorée, toujours, toujours, à la sournoise, comme un poltron +qu'il est.</p> + +<p>Il a donc repris, au bout d'un petit moment, sans avoir l'air d'y +toucher.</p> + +<p>—Est-ce que tu crois qu'Olympe serait contrariée de me voir?</p> + +<p>—Pourquoi Olympe serait-elle contrariée de te voir? C'est moi qui ai +répondu ça.</p> + +<p>—Dame, a-t-il fait, il y a si longtemps... et puis....</p> + +<p>—Et puis quoi?</p> + +<p>—Les histoires....</p> + +<p>J'avais bonne envie de rire, mais je gardai mon grand sérieux.</p> + +<p>Allez dire partout que la bonne femme radote, si vous voulez, mais il +n'ose pas. Je le répéterais sur l'échafaud!</p> + +<p>Pendant ces derniers jours, il n'a pas quitté le palais. Je lui avais +fait écrire avec de la bonne encre par M. le président. Mais, malgré le +grand zèle que la semonce de son chef lui a donné, hier soir, il était à +la maison dès quatre heures. Jusqu'au dîner il a passé son temps à se +bichonner: eau chaude, pommade, pâte d'amande et tout. Monsieur a fait +recirer trois fois ses bottes qui ne reluisaient pas assez. Il a essayé +onze cols de chemises. Enfin de grands projets!</p> + +<p>Devinez-vous, chérie?</p> + +<p>Moi, je savais d'avance. Je l'avais entendu marmoter en se fâchant après +le nœud de sa cravate:</p> + +<p>—Il faut que je la voie! Il le faut absolument!</p> + +<p>Vous savez, mon trésor, pas d'enfantillage! Quand il va se présenter +chez vous, aidez-le un peu, je vous en prie. Souvenez-vous qu'il n'ose +pas.</p> + +<p>En voulez-vous une preuve? Après le dîner, il a recommencé sa toilette +sur nouveaux frais. Cette fois, je n'ai pas pu résister: j'ai été le +regarder par le trou de la serrure. Sa chambre était un pillage. Il +houspillait ses chemises blanches pour en trouver une comme il n'y en a +pas. J'aurais donné gros pour que vous fussiez-là.</p> + +<p>Rien n'était assez beau. Il a ôté ses bottes pour mettre des chaussures +vernies. Je ne vous en dis pas davantage.</p> + +<p>Et puis, au moment de partir, après avoir passé un quart d'heure à +peiner sur ses gants, qui ne voulaient pas entrer, et comme il brossait +son chapeau neuf, patatras! tout son courage a tombé à plat.</p> + +<p>Il a ôté ses gants, d'abord en soupirant comme un malheureux. Après ça, +il s'est déshabillé et mis au lit sans crier gare.</p> + +<p>Voilà comme il est. Je ne l'ai pas dit à ces demoiselles, elles +l'auraient griffé!</p> + +<p>Mais, aujourd'hui, il m'a reparlé. C'est sérieux. Je réponds que ce sera +pour ce soir. Je ne plaisante pas, il a eu toute la journée la figure +qu'il avait quand il passait ses examens de droit. Méfiez-vous.</p> + +<p>Chérie, j'ai cru bon de vous en toucher un mot pour que vous soyez +gentille et que vous vous gardiez surtout de le déconcerter.</p> + +<p>Oh! bien aimée! oh! divine! ma perle, mon diamant, la plus chère de mes +filles! Si j'apprenais ce soir, avant de me coucher, que Dieu a exaucé +ma neuvaine! si vous étiez à nous enfin! si je m'éveillais demain matin +la plus heureuse des femmes et des mères!</p> + +<p>Je vous embrasse mille fois, mais pas comme je vous aime, ce serait à +vous étouffer.</p> + +<p><i>P. S.</i>—Je n'ai pas dit un traître mot à ces demoiselles, bien entendu. +C'est toujours notre cher mignon secret à nous deux. Célestine et Julie +veulent vous embrasser au bas de ma lettre, je tourne la page; pas de +danger qu'elles lisent. Elles sont la discrétion même et, d'ailleurs, je +reste là pour les surveiller.</p> + + +<h4>Pièce numéro 39 bis</h4> + +<p>Billet de M<sup>lle</sup> Célestine.</p> + +<p>Nous ne savons rien, rien de rien. Maman nous traite comme deux bébés. +Il nous est défendu même de deviner.</p> + +<p>On veut vous dire seulement, à la hâte, qu'on vous aime bien, bien, +bien, et encore mieux.</p> + +<p>Maman ne veut même pas que nous fassions nos nœuds de tour de cou comme +vous. Ce n'était pourtant pas pour vous ressembler, c'est si impossible!</p> + +<p>Mon frère ne bouge plus du palais. On jurerait qu'il n'a jamais été à +Paris. Moi, je n'ai jamais cru à l'orpheline.</p> + +<p>Des baisers, et laissez tomber quelque part une miette de votre grâce, +j'irai la becqueter.</p> + + +<h4>Pièce numéro 39 ter</h4> + +<p>Billet de M<sup>lle</sup> Julie.</p> + +<p>Ma sœur a tout dit, l'égoïste. Le droit d'aînesse est pourtant aboli. +Elle veut jusqu'à la miette. Laissez-en tomber deux.</p> + +<p>C'est vrai, pourtant, que nous ne savons rien. L'ignorance ouvre la +porte aux rêves. Moi j'en fais de bien beaux, et vous y êtes toujours.</p> + +<p>Quant à Lucien, je ne m'y suis jamais trompée. Des âmes ordinaires +pouvaient concevoir des inquiétudes et se méprendre à cette erreur du +jeune âge, mais moi, je savais quelle empreinte profonde restait gravée +dans le cœur de mon frère. Vous êtes de celles qu'on ne peut oublier, +Olympe, aussi ne craignez pas d'aimer.</p> + + +<h4>Pièce numéro 40</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par la marquise Olympe de Chambray.)</p> + +<p>Yvetot, 23 juillet 1865.</p> + +<p><i>À M. Ferrand, président, etc.</i></p> + +<p>Cher et digne ami, pour ce qui me regarde, je vous prie en grâce de +laisser en repos M. L. T.... Comme juge, il vous appartient, mais comme +prétendant à ma main, je désire qu'on lui garde sa liberté tout entière. +Je crains le ridicule. Cette excellente M<sup>me</sup> T... est justement la femme +qu'il faut pour noyer quelqu'un sous le ridicule. Au lieu de vous mettre +ainsi contre moi, digne ami, venez à mon secours.</p> + +<p>Et ne vous représentez pas votre Olympe sous les traits de Phèdre, +brûlant comme un tison pour le bel Hippolyte qui la dédaigne.</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Ce billet m'arrêta et me fit rêver longuement. Je +recherchai dans le dossier le fragment anonyme qui avait été adressé à +Lucien par un correspondant également anonyme, lequel était M. Louaisot, +je croyais le savoir désormais.</p> + +<p>Je parle ici de cette demi-feuille où une inconnue—la marquise?—se +confessait en un style froidement dépravé à un inconnu—le président +Ferrand?—et qui était accompagnée de la fameuse légende: «Devine +devinaille», etc.</p> + +<p>Cette demi-feuille m'avait laissé une impression presque sinistre. J'y +flairais le crime en une complicité qui épouvantait ma raison.</p> + +<p>Je comparai minutieusement l'écriture du fragment avec celle du billet +portant la signature de M<sup>me</sup> la marquise.</p> + +<p>C'était là un travail qui ne pouvait aboutir à rien de concluant, car le +fragment contenait cette phrase: «J'écris maintenant aussi lestement de +la main gauche que de la main droite.... Vous m'avez donné des talents de +faussaire.»</p> + +<p>Il n'y avait aucune espèce de rapport entre l'écriture du billet et +l'écriture du fragment. Aucune.</p> + + +<h4>Pièce numéro 40 bis</h4> + +<p>(Mention écrite de la main de Lucien.)</p> + +<p>J'ai rapproché la pièce qui précède du n°32 (devine devinaille). Je +repousse les pensées que fait naître ce fragment comme on se débarrasse +d'un impur cauchemar. Je ne juge pas M<sup>me</sup> de Chambray que j'ai tant aimée +et respectée.</p> + +<p>Mais je déclare en conscience que, pour moi, le président Ferrand est un +honnête homme.</p> + + +<h4>Pièce numéro 41</h4> + +<p class="center">(Écriture de M. Louaisot, sans signature.)</p> + +<p>Pas d'adresse. Paris, 23 juillet 65.</p> + +<p>Je suis étonné de ne rien recevoir de vous. Est-ce que vous dormez? Le +moment ne serait pas bien choisi.</p> + +<p>Je n'ai aucun avis à vous donner, mais si par hasard vous reculez +maintenant devant l'arrestation et ce qui s'ensuit, que faire de la +petite?</p> + +<p>Vous m'avez mis en avant, allez-vous me lâcher?</p> + +<p>Après la visite domiciliaire, pas moyen de reprendre l'enfant à la +maison.</p> + +<p>La police et la justice pataugent, selon leur habitude. Ça fait plaisir, +mais ça ne mène à rien. Il serait grand temps de leur fournir un point +de départ raisonnable, sous main, s'entend, et de les prendre par la +patte pour les conduire tout doucement sur le chemin de la <i>vérité</i> +(ce dernier mot était souligné au crayon.)</p> + +<p>Je vous prie de me répondre courrier pour courrier, ça en vaut la peine. +Je suis très ennuyé de cette histoire, indépendamment même de la +descente de police, qui a porté atteinte à la considération dont je +jouis dans mon quartier. Vous aurez à m'en tenir compte.</p> + + +<h4>Pièce numéro 42</h4> + +<p class="center">(Écrite par la marquise de Chambray, non signée. Réponse à la précédente +sans date ni adresse.)</p> + +<p>Ne précipitez rien. Laissez les choses en l'état. J'éprouve un sentiment +de pitié pour cette jeune fille.</p> + +<p>Il paraît revenir à d'autres sentiments. On m'annonce sa visite pour ce +soir même. Je veux attendre et voir.</p> + +<p>Demain, je vous enverrai mes instructions.</p> + + +<h4>Pièce numéro 43</h4> + +<p class="center">(Écrite par Lucien Thibaut, non signée.)</p> + +<p>Yvetot, 23 juillet 1865, 11 heures du soir.</p> + +<p><i>Pour Geoffroy.</i></p> + +<p>Tu vas recevoir de mes nouvelles. J'ai mis hier une lettre à la poste +pour toi.</p> + +<p>Cette lettre va franchir la mer et aller à Constantinople pour répondre +à tes questions amicales sur ma famille et sur moi. Tu y verras notre +intérieur, car nous demeurons momentanément ensemble, ma mère, mes +sœurs et moi, depuis mon retour de Paris.</p> + +<p>Ma lettre d'hier ne te portera aucun mensonge, mais combien elle est +éloignée pourtant de la vérité!</p> + +<p>Vas-tu deviner sous le calme de ma prose l'orage que je porte en moi?</p> + +<p>Sur mon honneur, je n'avais jusqu'à aujourd'hui, aucune raison pour te +rien cacher. Je me taisais par timidité ou mauvaise honte, mais derrière +mon silence, il y avait l'ardent désir de t'ouvrir mon âme.</p> + +<p>Mais il est bien certain que je ne suis pas complètement mon maître. Il +m'arrive d'agir sous une impulsion qui n'est pas mienne, quoiqu'elle +n'émane pas non plus d'une volonté étrangère.</p> + +<p>Je t'ai déjà parlé de cela, et les faits vont expliquer malheureusement +ce que ma parole peut avoir d'obscur.</p> + +<p>Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, j'ai commis une action +dont je me repens. Il y a quelque chose entre moi et ma conscience. Ce +que je n'osais pas t'écrire autrefois, j'oserais encore bien moins te le +dire.</p> + +<p>Et, cependant, il faut que je me confesse. C'est un impérieux besoin. +J'ai défiance de moi.</p> + +<p>Je sais, ou, du moins, je crois encore que ma raison est intacte; mais +il y a autour de ma raison des murmures et des menaces. Je les entends. +J'en suis troublé. Je voudrais chasser ces ombres qui m'importunent.</p> + +<p>Il m'est arrivé d'agir sous la pression d'une force que j'appellerai +impersonnelle. Ce n'est plus une crainte, c'est un remords que j'ai. +L'acte est accompli.</p> + +<p>Bien plus, il m'est arrivé d'écrire sous la dictée.... Je dis bien: sous +la dictée d'un autre <i>moi</i> que moi.</p> + +<p>Je reconnaissais mon écriture, je me voyais tracer les caractères, et +les pensées fixées sur le papier par ma propre main ne m'appartenaient +pas. Non! Elles allaient même contre les pensées qui m'appartenaient.</p> + +<p>Cet autre moi vaut mieux que moi. Il est plus sévère que moi, et plus +juste. Il sait des choses que j'ignore.</p> + +<p>Aussi ai-je pris déjà depuis longtemps un biais pour assurer ma +confession.</p> + +<p>Il n'y a plus, j'en suis sûr, rien d'extravagant ni même de puéril dans +ce fait de t'écrire journellement des lettres qui ne te sont pas +envoyées. Je les garde toutes pour toi.</p> + +<p>J'y joins certaines pièces authentiques et explicatives, recueillies par +moi que je classe autant que possible selon leur ordre chronologique.</p> + +<p>Cela forme déjà un <i>dossier</i>, pour employer le langage de ma profession.</p> + +<p>Et le dossier est gros.</p> + +<p>Avec ce dossier, tu instruiras un jour le procès de ma vie.</p> + +<p>Je le veux. C'est mon espoir qui n'est pas sans mélange de crainte. Je +t'ai choisi pour cela entre tous ceux que je connais. Tu ne me refuseras +pas.</p> + +<p>Jusqu'à cette heure, cependant, une lacune a existé dans la série de ces +pages en apparence détachées, mais qui forment un tout suffisamment +complet. J'ai supprimé, par un sentiment de pudeur—ou de douleur—les +feuilles <i>écrites par moi quand je ne suis plus moi.</i></p> + +<p>L'idée de passer pour fou me faisait frayeur et honte.</p> + +<p>À dater d'aujourd'hui, je ne détournerai plus rien.</p> + +<p>Tu nous verras tous deux, moi et mon ombre....</p> + +<p><i>Minuit</i>.—Je me suis arrêté, mon pauvre Geoffroy. J'ai hésité, je +tergiverse au moment même où je fais parade de ma sincérité future. +C'est bien vrai: toute cette exposition solennelle a pour but d'apporter +un retard au récit des événements de cette soirée.</p> + +<p>Trêve de préliminaires! Je veux parler clairement et brièvement:</p> + +<p>Depuis dimanche—nous sommes au jeudi soir,—je sais où est ma petite +Jeanne. La façon dont je l'ai appris te semblera singulière.</p> + +<p>J'étais arrivé l'avant-veille de Paris, où toutes mes recherches étaient +restées vaines. Le matin du dimanche, au sortir de la messe, je trempais +mes doigts dans le bénitier, suivant d'assez près ma mère et mes sœurs +qui causaient sous le porche avec leurs amies, quand je me sentis +coudoyer brusquement.</p> + +<p>Je me retournai. Il y avait derrière moi, parmi nos autres Cauchoises, +une paysanne encore mieux endimanchée que les autres et dont la figure +écarlate resplendissait sous une immense coiffe, chargée de broderies.</p> + +<p>J'avais reconnu d'un coup d'œil la florissante Hébé du Jupiter des +renseignements, rue Vivienne, au coin du passage Colbert.</p> + +<p>Elle me prit de l'eau bénite au doigt.</p> + +<p>Au lieu de faire le signe de la croix, elle mit un doigt sur sa bouche +et sortit de l'église.</p> + +<p>Je la suivis de loin jusqu'au bout de la ville où elle prit un sentier à +travers champs.</p> + +<p>Elle s'arrêta derrière une haie, regarda tout autour d'elle, et, sans +mot dire, me remit une lettre que j'ouvris précipitamment.</p> + +<p>La pensée de Jeanne était en moi, comme toujours. Voici la lettre:</p> + + +<h4>Pièce numéro 43 bis</h4> + +<p>(De la main de M. Louaisot, non signée. Sans date ni adresse.)</p> + +<p>Ceci, cher Monsieur, est <i>gratis et pro Deo</i>, sauf le picotin de ma mule +qui se trouve par hasard en promenade dans votre localité.</p> + +<p>Ne vous évanouissez pas de joie en lisant les lignes suivantes. Votre +tourterelle, à qui ne manque aucun membre et qui jouit même d'une santé +parfaite, est en ce moment au village de Frémetot, site charmant, sur la +route de Lillebonne, dans une maison où Pélagie vous conduira +volontiers, si vous le lui demandez poliment.</p> + +<p>Elle irait même, j'en suis certain, car elle est bien bonne fille, +jusqu'à vous prêter la main pour un enlèvement. Est-ce gentil de sa +part?</p> + +<p>Soit dit sans vouloir vous effrayer, mon cher Monsieur, il ne faut pas +vous amuser à réfléchir. Le cas est diablement grave. Un danger qu'il ne +m'est pas permis de vous spécifier menace la pauvre enfant: un cruel +danger.</p> + +<p>Si vous n'avez pas fait usage encore du <i>Sésame ouvre-toi</i>, que j'ai eu +l'honneur de vous céder à crédit, dépêchez-vous. Il n'est que temps, si +vous voulez éviter la catastrophe.</p> + +<p>Vous entendez: La catastrophe. Le mot n'est ni trop gros ni trop mince, +il dit juste la chose.</p> + +<p>Grâce au talisman que vous savez, la divine O... irait jusqu'à réfugier +chez elle notre petite minette. <i>J'en suis sûr</i>.</p> + +<p><i>Mémento</i>: le codicille.</p> + + +<h4>Pièce numéro 43 ter</h4> + +<p>(Suite de la lettre de Lucien.)</p> + +<p>Pélagie s'était assise sans façon sur le talus, ses jupes relevées à +l'économie. Elle me regardait lire d'un air bon enfant. Quand j'eus +fini, elle me dit:</p> + +<p>—Faut tout de même qu'on ne soit pas méchant pour être encore vos +bienfaiteurs, après que vous nous avez flanqué le commissaire chez nous, +rue Vivienne, dans une maison qui regorge de l'estime de son quartier. +Et qu'on ne détenait l'enfant que pour son avantage, à seule fin de +l'empêcher d'aller en prison tout à fait.</p> + +<p>—En prison! m'écriai-je. Et pourquoi irait-elle en prison, grand Dieu!</p> + +<p>Pélagie me fit un petit signe de tête caressant.</p> + +<p>—Le patron vous appelle toujours comme ça: «l'agneau», dit-elle au lieu +de répondre. Ça vous coiffe assez bien. Mais faut être juste, vous êtes +fièrement joli garçon tout de même pour un juge! Voyez-vous, si j'ai +parlé prison à propos de la petiote, c'est que tout le monde n'est pas +bonnes gens comme nous. Il y a des traîtres et filous qui peuvent avoir +censément l'idée de la persécuter dans leur propre intérêt pécuniaire.</p> + +<p>—Est-elle du moins à l'abri, demandai-je, dans cette maison de la route +de Lillebonne?</p> + +<p>—Pour ça, pas déjà tant, répondit Pélagie: à l'abri comme qui dirait +sous un chêne qu'a perdu ses feuilles, quand il fait de la pluie. +J'entendais, mais j'avais peine à comprendre.</p> + +<p>Pélagie reprit en tirant de sa poche un bon gros talon de pain, coupé en +deux et farci moitié beurre, moitié fromage:</p> + +<p>—On serait bien bête aussi de se laisser manquer, pas vrai, M. le juge? +Désormais, je ne déjeunerai guère que dans une heure d'ici. Quant à la +petite, je garantis bien les gens chez qui elle est, mais c'est sous le +rapport qu'ils ne valent pas cher.... Oui, oui, pardienne, tout ça vous +embarrasse, vous aimeriez que quelqu'un vous tirerait de cette +ornière-là. En plus que si vous voulez emmener votre bergère, on ne peut +pas fabriquer ça en plein jour, rapport aux mauvaises langues d'Yvetot, +qui vous en ont, des yeux!</p> + +<p>—C'est juste, répliquai-je, travaillant avec désespoir à combiner un +plan qui eût le sens commun. Pouvez-vous me dire comment faire, vous, ma +bonne fille? Pélagie aurait pu servir de modèle pour peindre l'appétit +des consciences pures. Elle avalait sans effort ni douleur des bouchées +véritablement formidables. Un instant, elle resta plantée devant moi à +me regarder en silence. Elle riait bonnement: du beurre à un coin de sa +bouche et du fromage à l'autre.</p> + +<p>—Voilà donc ce que c'est, poursuivit-elle tout à coup, je ne peux pas +laisser un jeune homme dans le pétrin, c'est plus fort que moi, risque à +la risque, je vais me fendre! Vous savez bien, mon frère?</p> + +<p>Jamais je n'avais ouï parler de son frère.</p> + +<p>—Mon frère Nicolas? Il s'est laissé tombé au sort comme un imbécile, et +il nous manque vingt pistoles, comme ils disent ici, pour l'empêcher de +partir soldat. À Paris, ça fait deux cents francs. Si ça vous va +d'obliger notre famille de cette petite somme là, ce soir, à la brune +tombée, sans le moindre dérangement pour vous, je charroierai la petite +à la porte de derrière de chez vous, et vous l'emballerez censé par le +jardin, ni vu ni connu, ça vous chausse-t-il, mon joli magistrat?</p> + +<p>J'acceptai avec empressement, et je lus dans les yeux de Pélagie combien +elle regrettait de n'avoir pas demandé davantage.</p> + +<p>—Vous payerez bien à souper en sus, pour moi et Nicolas? ajouta-t-elle, +en me tapant dans la main à la Normande: marché fait! Vous en êtes +quitte à bon compte. Espérez jusqu'à ce soir, huit heures, et préparez +le dodo de l'enfant.</p> + +<p>Elle s'éloigna en dévorant la dernière bouchée de son pain.</p> + +<p>Moi, je restai planté comme un mai derrière ma haie.</p> + +<p>C'était absurde, mon pauvre Geoffroy, cet arrangement-là, dix fois plus +absurde encore que tu ne peux l'imaginer. Ma maison est toute petite: +juste ce qu'il faut pour un ménage de garçon, et nous étions quatre +là-dedans: ma mère, mes deux sœurs et moi.</p> + +<p>Ces dames m'avaient fait l'amitié de s'établir chez moi momentanément, +tu devines bien pourquoi. Après la fameuse escapade de Paris, on voulait +me surveiller de près et pousser en même temps le grand projet de mon +mariage.</p> + +<p>Où mettre ma Jeanne dans cette maison-là, bon Dieu! Où la cacher +seulement pendant une heure? C'était absurde—absurde! Je le sentais +jusqu'à la détresse.</p> + +<p>Mon pauvre petit ange! Ma Jeanne! Il me semblait que, du premier coup, +elles allaient flairer sa présence comme une meute évente un gibier.</p> + +<p>De toutes les créatures humaines respirant sur la surface du globe, +Jeanne était, après Olympe, celle qui les préoccupait le plus.</p> + +<p>Si Olympe était le but, Jeanne était l'obstacle. Pour elle il n'y avait +pas de quartier à espérer.</p> + +<p>Et mon étroit logis que ces trois amazones, armées en guerre, +parcouraient en tous sens du matin au soir, n'avait ni cachette ni +recoin.</p> + +<p>Et pourtant, Geoffroy, sois juste, pouvais-je reculer? nécessité fait +loi, il fallait prendre un parti.</p> + +<p>Après avoir creusé ma misérable cervelle qui n'a jamais été bien fertile +en expédients, voici tout ce que je trouvai:</p> + +<p>Je m'enfermai sous prétexte de travail, et je travaillai en effet à +arracher la moitié du contenu de ma paillasse. À l'aide de ces quelques +poignées de paille, avec du linge, avec des habits avec tout ce qui me +tomba sous la main, je fabriquai une manière de lit que je mis... ma +foi, oui, écoute donc, je n'avais pas à choisir, je le mis dans mon +cabinet de toilette.</p> + +<p>Ce n'était pas convenable? à qui le dis-tu? Va, ce n'était pas trop +commode non plus, mon pauvre ami, car le cabinet de toilette, ne valait +guère mieux qu'une armoire.</p> + +<p>Sans lit, on avait peine à s'y retourner; avec le lit... mais c'est +égal, je fus tout fier de ma trouvaille, et bien heureux surtout.</p> + +<p>Il me sembla que le plus fort était fait. J'attendis le soir avec moins +d'inquiétude.</p> + +<p>Mais avec plus d'impatience aussi. Car, tu le croiras, si tu peux, +Geoffroy, j'étais heureux comme un roi.—comme un fou!</p> + +<p>Huit heures sonnant, je descendis au jardin.</p> + +<p>J'y étais déjà descendu dix fois, pressant, gourmandant la marche du +temps.</p> + +<p>J'avais bonne chance: ma mère et mes sœurs étaient à la neuvaine.</p> + +<p>J'attendis un quart d'heure tout au plus. Il faisait encore jour quand +on gratta à la porte, et je reçus ma Jeanne dans mes bras.</p> + +<p>Pélagie fut contente de ce que je lui donnai, car elle baisa l'argent en +me souhaitant du bonheur.</p> + +<p>Du bonheur! ah! j'en avais! Ma petite Jeanne était là sur mon cœur.</p> + +<p>Nous restâmes sous le berceau jusqu'à ce que la nuit fût tout à fait +tombée. Je la trouvais un peu pâlie, mais beaucoup embellie.</p> + +<p>Et comme son sourire plus triste était aussi plus délicieux!</p> + +<p>Ce que nous disions, Geoffroy, sous la tonnelle? Ah! je ne sais. Elle +est presque aussi timide que moi. Nous étions serrés l'un contre +l'autre, et nos cœurs se parlaient. Nous nous aimions, vois-tu, jusqu'à +ne plus savoir le dire. Et l'as-tu entendu le merveilleux cantique, +chanté par le silence de deux cœurs!</p> + +<p>Il n'y avait plus pour nous ni douleurs dans le passé, ni frayeurs pour +l'avenir. La pure ivresse des jeunes amours nous enveloppait comme le +nuage des enchantements dans la poésie d'Arioste. Nous nous aimions et +Dieu nous regardait.</p> + +<p>Je la menai à son petit réduit quand la nuit fut noire. Elle s'assit sur +le lit, mais moi, ici, je restai debout devant elle.</p> + +<p>Elle me dit en riant:</p> + +<p>—C'est donc ici ma chambre?</p> + +<p>Mon Dieu! comme je l'aimais! Et comme je l'aime! Y eut-il jamais au +palais des Tuileries, à Schoenbrunn, à Windsor, fille d'impératrice ou +de reine plus respectée, plus dévotement adorée que ne le fut ma chérie +dans ce trou qui s'ouvrait sur la chambre d'un garçon?</p> + +<p>J'ai dit <i>qui s'ouvrait</i>, car il ne se fermait point. Il n'avait ni +verrou, ni serrure.</p> + +<p>J'en conviens, il y avait là quelque chose de... le mot ne me viens pas, +mais <i>choquant</i> ne dirait peut-être pas assez.</p> + +<p>Oui, certes, je suis de cet avis. Et ce qui me blesse davantage, il y +avait aussi quelque chose de ridicule.</p> + +<p>Mais si vous étiez scandalisé, Geoffroy, ou s'il vous arrivait de +railler, je ne vous pardonnerais de ma vie.</p> + +<p>Je t'en prie, ne raille pas. Quant à te défier de moi, je n'ai pas peur. +Tu le sais bien avant que je te le dise. Elle entra là, elle dormit là, +pure comme un doux petit ange.</p> + +<p>Le danger, elle ne le voyait pas: nous avions parlé de sa mère.</p> + +<p>Elle avait confiance en moi comme en sa mère.</p> + +<p>Si tu l'avais vue! comme elle était heureuse! Comme elle était jolie! +comme elle me remerciait de la «chambre» que je lui donnais!</p> + +<p>Il faut te dire qu'elle avait eu de grosses frayeurs. Une fois déjà, on +l'avait trompée à l'aide de mon nom pour la conduire où je n'étais pas, +dans un guet-apens, dans une prison. Aujourd'hui c'était donc avec +défiance qu'elle avait suivi Pélagie.</p> + +<p>Mais quand elle me vit, il n'y eut plus rien pour elle que sa joie.</p> + +<p>—C'est donc bien vous cette fois! Lucien, Lucien, c'est donc vous!</p> + +<p>Elle me regardait à travers les larmes qui baignaient ses pauvres yeux +et dans lesquelles le sourire mettait des étincelles.</p> + +<p>C'était moi, cela suffisait.</p> + +<p>Elle resta là quatre jours et quatre nuits dans l'étrange réduit que je +lui avais choisi, sans craindre rien, sans même s'étonner de rien. +J'étais là. L'instinct de son cœur lui disait que je la protégeais +contre tous et surtout contre moi-même.</p> + +<p>Et tout ce que je lui disais, elle le croyait. Je n'étais pas coupable, +puisque j'étais le premier à le croire. Je lui donnais des espoirs +extravagants qu'elle prenait pour paroles d'évangile. Je lui disais que +ma mère allait consentir à notre bonheur, que ma mère ne tarderait pas à +la nommer sa fille....</p> + +<p>Car c'était toujours de ma mère qu'il fallait lui parler. Après moi, +elle ne songeait qu'à ma mère.</p> + +<p>Mon Dieu! je ne te défends pas de sourire. Ma pauvre bonne mère +s'acharnait à sa neuvaine. Mes sœurs étaient devenues de bonnes +clientes pour la somnambule. Si quelqu'un leur eût dénoncé le cher petit +serpent qui mordait la queue de leur rêve!...</p> + +<p>J'ai quitté la plume un instant, Geoffroy pour essayer de me reposer. Je +me suis étendu tout habillé sur mon lit, mais mes yeux n'ont pas voulu +se fermer, il faut que j'achève.</p> + +<p>Ce fut pourtant une bien dure prison que celle de ma Jeanne, pendant ces +quatre jours et ces quatre nuits. C'est à peine si je pouvais la voir +quelques instants à la dérobée. Je lui portais ses repas en cachette et +quels repas! Comme tu le devines, ils ne valaient pas les peines énormes +que j'avais à me les procurer.</p> + +<p>Il fallait les voler d'abord, ensuite les dissimuler et les emporter. +Quelles frayeurs j'avais d'être découvert, nanti de ma contrebande!</p> + +<p>La nuit, nous étions libres; mais, je vais te dire, comme la porte du +cabinet de toilette ne fermait pas, j'avais imaginé de quitter ma +chambre tout doucement pour aller dormir sur un banc, au fond du jardin.</p> + +<p>Elle ne s'en apercevait pas.</p> + +<p>Il faisait beau. Je n'étais pas très mal sur mon banc, et je pensais à +elle.</p> + +<p>Seulement, la dernière nuit, il fit de la pluie tout le temps. Je me +réfugiai dans l'escalier, où je fus bien.</p> + +<p>Je pleure un peu en t'écrivant cela, parce que je n'ai pas eu quatre +autres jours de bonheur en toute ma vie.</p> + +<p>Pardonne-moi, c'est fini.</p> + +<p>À la maison, personne ne s'aperçut de rien. Il est vrai que j'usai de +ruse pour la première fois depuis ma naissance. Je fis semblant de +m'occuper d'Olympe. Je fis si bien semblant que tout le monde y fut +trompé.</p> + +<p>Bien réellement, du reste, je m'occupais d'Olympe, tu ne vas que trop le +voir, mais ce n'était pas tout à fait comme l'entendaient ma mère et mes +sœurs.</p> + +<p>Je commençai à parler d'elle le lundi avant dîner.</p> + +<p>Toutes les oreilles aussitôt se dressèrent.</p> + +<p>Je m'informai de ses habitudes. Je demandai comme par manière d'acquit +si on pensait qu'il ne lui serait pas importun de me revoir.</p> + +<p>Trois paires d'yeux se levèrent au ciel. Maman dit: «C'est la +neuvaine...»</p> + +<p>Célestine et Julie me semblèrent avoir plus de confiance dans la +somnambule.</p> + +<p>Le mardi, je rappelai en passant cette liaison d'enfance qui existait +entre Olympe et moi. En revenant de chez la somnambule, Célestine et +Julie me surprirent croisant sous les fenêtres de l'hôtel de Chambray.</p> + +<p>Sous leurs voiles, elles triomphèrent, et maman, ce soir-là, me suivait +dans tous les coins pour m'embrasser.</p> + +<p>Le mercredi, après le dîner, je fis grande toilette pour rendre visite à +Olympe, mais le cœur me manqua.</p> + +<p>À l'heure où nous sommes, l'idée de ce que devait être cette visite et +de ce qu'il me fallait oser, me fait encore froid dans les veines.</p> + +<p>Oh! oui, je pensais à Olympe. Je pensais à elle la nuit, le jour, sans +cesse: presque autant qu'à Jeanne elle-même!</p> + +<p>Le jeudi enfin,—qui était hier,—après avoir passé une demi-heure +agenouillé devant la paillasse de Jeanne, je pris mon courage à deux +mains, et je partis pour l'hôtel de Chambray, ganté de frais, mais la +mort dans l'âme.</p> + +<p>Je n'ai jamais fait la guerre. Je pense qu'il en doit être ainsi quand +on marche à l'ennemi sans espoir de vaincre.</p> + +<p>Au moment où je soulevai le marteau du vieil hôtel, laissé par feu M. le +marquis à sa veuve, ma poitrine était si serrée que j'avais peine à +respirer.</p> + +<p>Je ne sais pourquoi le souvenir du mari d'Olympe passa dans mon esprit. +Je l'avais vu à peine trois ou quatre fois. C'était un homme grand et +pâle, d'une santé maladive et qu'on disait très bon.</p> + +<p>Le concierge m'accueillit avec un empressement remarquable.</p> + +<p>Sa voix sonna comme une fanfare quand il appela sa femme pour garder la +loge pendant qu'il m'accompagnait jusqu'au perron.</p> + +<p>Là, je fus reçu par Louette, la femme de chambre qui me connaissait de +longue date, car elle servait déjà M<sup>me</sup> la marquise à l'époque où +celle-ci était encore M<sup>lle</sup> Barnod et demeurait avec sa mère.</p> + +<p>Après la mort de M<sup>me</sup> Barnod. Louette avait suivi Olympe dans la maison +de son tuteur. Celui-là, je ne le connaissais pas. Je savais seulement +qu'il demeurait aux environs de Dieppe, non loin du château de +Chambray,—et qu'il avait contribué au mariage d'Olympe, ainsi que le +président Ferrand, également membre du conseil de famille.</p> + +<p>Un hasard m'a mis à même d'apprendre, il y a quelques jours à peine, que +le tuteur d'Olympe était notaire à Méricourt et s'appelait Louaisot. +Était-ce mon Louaisot de Paris? Il devait être bien jeune en ce +temps-là.</p> + +<p>Je suppose que c'était son père.</p> + +<p>Louette écarta d'autorité le valet de chambre qui voulait se mêler de +moi et s'écria joyeusement:</p> + +<p>—On vous croyait mort, M. Lucien! Les uns descendent, les autres +montent. Me voilà une vieille femme, moi. Vous et M<sup>me</sup> la marquise, vous +vous êtes épanouis comme des roses, ma parole! Savez-vous que voilà bien +des années que c'est passé toutes ces choses-là?</p> + +<p>Je pense qu'elle entendait, par «ces choses-là» les visites que je +rendais autrefois à Olympe jeune fille. Elle m'avait toujours encouragé +de son mieux, cette bonne Louette, et j'aurais été un ingrat si je ne me +fusse souvenu de l'excellent visage qu'elle ne manquait jamais de me +faire au temps dont je parle.</p> + +<p>—C'est déjà bien loin de nous, en effet, Louette, répondis-je.</p> + +<p>Et j'allais enfin demander si M<sup>me</sup> la marquise était visible, quand mon +ancienne protectrice m'interrompit impétueusement.</p> + +<p>—Pas déjà si loin, dites donc! s'écria-t-elle. Et il ne faut pas avoir +l'air de le regretter. Le temps fait du mal et du bien, c'est sûr. +Qu'étiez-vous? Un marmouset dont on n'aurait su que faire. Et à présent +vous voilà un amour d'homme, grave, soigné, un homme dans tout son beau, +quoi!</p> + +<p>Elle leva le flambeau qu'elle tenait à la main, pour me toiser mieux à +son aise.</p> + +<p>—Je n'adore pas les robes noires, quant à moi, reprit-elle: mais vous +ne portez pas ce déguisement par les rues, ni surtout dans votre chambre +à coucher, hé, hé, hé! M. Thibaut? D'ailleurs, je me dis ceci: quand on +s'établit avantageusement, on donne sa démission. C'est le cas d'envoyer +sa robe noire à la friperie, où d'autres vont l'acheter. Il faut bien +commencer par quelque chose.</p> + +<p>Ici seulement, elle se mit en marche pour me conduire au salon.</p> + +<p>En route, elle acheva:</p> + +<p>—De son côté, Mademoiselle—je l'appelle comme ça souvent, quand nous +parlons du temps jadis,—Mademoiselle est devenue la plus belle femme de +la Normandie, et même d'ailleurs. Ça lui va si bien d'être une richarde. +Je passe par-dessus la noblesse qui ne rapporte rien. Et pour être une +richarde, il fallait d'abord épouser un richard. Quitte à choisir +après... hé! hé!</p> + +<p>Son rire n'aurait pas plu à tous les moralistes, mais ce n'était, en +somme, qu'une servante. Elle tourna le bouton du salon en annonçant:</p> + +<p>—Une ancienne connaissance que M<sup>me</sup> la marquise n'attend pas!</p> + +<p>Ceci fut dit de ce ton emphatique qui souligne les contre-vérités. Puis +Louette effaça son buste tout rond pour me livrer passage.</p> + +<p>Olympe était seule dans un petit salon Louis XV que feu M. le marquis +avait orné pour l'amour d'elle avec un soin tout particulier.</p> + +<p>M. de Chambray était connu comme amateur. Avant son mariage il possédait +déjà une riche et nombreuse collection d'objets d'art où il puisa +généreusement pour le salon Louis XV.</p> + +<p>Il fit en outre pour ce même salon des dépenses déclarées folles par les +gens sages de l'arrondissement et dont il fut parlé jusqu'à satiété dans +les familles.</p> + +<p>La chose certaine, c'est que les étrangers de passage à Yvetot +demandaient la permission de visiter les salons et la galerie de l'hôtel +de Chambray.</p> + +<p>Moi, je m'y connais peu, et j'étais d'ailleurs absorbé si profondément +dans la pensée qui m'amenait chez Olympe que je ne fis aucune espèce +d'attention aux merveilles du petit salon Louis XV.</p> + +<p>Je ne vis qu'Olympe elle-même, et non loin d'elle, incliné, comme pour +la contempler encore, le portrait de feu M. de Chambray, qui me parut +extraordinairement ressemblant.</p> + +<p>Olympe était assise à la place qui devait lui être habituelle, auprès du +guéridon-bijou qui supportait son livre et sa broderie.</p> + +<p>Je la vis au travers d'une douce lumière qui se colorait de toutes les +nuances heureusement mêlées, de tous les reflets égarés savamment dans +cette retraite gracieuse, dont l'atmosphère chatouillait les sens comme +un velours fluide.</p> + +<p>Louette venait de me dire qu'Olympe avait embelli. C'était vrai. Je la +trouvais belle splendidement.</p> + +<p>Et quelque chose en moi, dès le premier moment, se révolta contre cette +splendeur de beauté.</p> + +<p>Il me semblait qu'elle insultait ainsi à la détresse de Jeanne. Elle +volait Jeanne. J'étais jaloux pour Jeanne.</p> + +<p>Est-on assez fou, Geoffroy?</p> + +<p>Jeanne, dans sa misère, restait pourtant victorieuse. Elle était +au-dessus de cette femme, elle allait l'opprimer.</p> + +<p>L'opprimer, tu entends bien, cette femme noble, heureuse, puissante, +elle, ma pauvre petite Jeanne, du fond de son trou usurpé,—et +l'opprimer terriblement jusqu'à arracher des pleurs de sang à ces grands +yeux où brillait maintenant le calme sourire des reines!</p> + +<p>Olympe se leva quand elle m'aperçut sur le seuil, et fit un mouvement +comme pour tendre ses deux bras vers moi.</p> + +<p>Je ne sais pourquoi, je cessai aussitôt de marcher.</p> + +<p>Peut-être que je l'admirais avec sa taille svelte et hardie, avec les +masses d'un brun opulent qui encadraient l'ovale exquis de sa joue, et +d'où un rayon, glissant à travers le globe dépoli de la lampe tirait des +lueurs fauves, discrètes comme les polis d'un bronze. À l'instant où je +m'arrêtai, les bras d'Olympe retombèrent, mais elle continua de +s'avancer vers moi.</p> + +<p>—Il y a bien longtemps que je vous espérais, Lucien, me dit-elle de sa +voix grave et douce, je vous remercie d'être enfin venu.</p> + +<p>C'était tout simple, et même il ne se pouvait guère qu'elle me dit autre +chose. Elle me l'avait écrit plusieurs fois.</p> + +<p>Et pourtant je me sentis décontenancé comme si elle m'eût compromis ou +qu'elle eût gagné un avantage sur moi. J'aurais voulu parler tout de +suite dans le sens de la préoccupation qui avait déterminé ma visite. +Les mots ne me vinrent pas.</p> + +<p>Je pris la main qu'elle me tendait et je restai muet devant elle.</p> + +<p>Ce n'était pas à elle que je pensais. J'étais malheureux jusqu'à +l'impuissance. Je me disais: les intérêts de Jeanne sont en mauvaises +mains. Je ne réussirai pas. Olympe sourit, me croyant seulement +déconcerté. Peut-être y avait-il déjà pourtant de la souffrance dans son +sourire. Et de la défiance aussi. Ce fut en me désignant un fauteuil +qu'elle ajouta:</p> + +<p>—Êtes-vous donc toujours aussi timide qu'autrefois?</p> + +<p>Je m'assis et je répondis:</p> + +<p>—Plus timide.</p> + +<p>Il y eut une pause. Olympe aussi avait repris son siège.</p> + +<p>C'est une chose singulière à dire, j'avais du sang froid dans mon +trouble. Je choisissais ce moment inopportun pour réfléchir, songeant à +tous les points que j'aurais dû régler avec moi-même avant la visite, et +constatant que je m'étais trompé en croyant me préparer.</p> + +<p>Je n'étais pas préparé du tout. Je n'avais pensé à rien de ce qu'il me +fallait avoir et savoir.</p> + +<p>Je me souvins à cette heure des soupçons qui m'avaient traversé l'esprit +à Paris; je relus en moi-même le «fragment» écrit de la main gauche.</p> + +<p>Mais j'eus beau essayer de croire à cela, je ne pus pas.</p> + +<p>Le souvenir me revint aussi de ce qui m'avait été suggéré tant de fois +par M. Louaisot, par ma mère, par mes sœurs; était-il possible que +cette femme, si supérieure à moi sous tous les rapports, fut éprise de +moi?</p> + +<p>Et si cela était, que faisais-je chez elle?</p> + +<p>Une autre idée se fit jour, honteusement et malgré moi, M. Louaisot +m'avait dit une fois: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir!»</p> + +<p>Olympe avait prouvé déjà qu'elle était ambitieuse....</p> + +<p>Oh! que n'était-ce vrai? Que n'avais-je des millions, tous les millions +de la terre à lui offrir pour prix du bizarre secours que je venais +implorer d'elle!</p> + +<p>En même temps que tout cela roulait dans ma tête, mon regard ne pouvait +se détacher d'Olympe. Je la voyais, même quand mes yeux se baissaient ou +se détournaient d'elle. Je subissais de plus en plus douloureusement +l'empire de sa beauté.</p> + +<p>Je dis douloureusement parce que, tout en admirant malgré moi et avec de +puériles colères, je comparais ou plutôt je combattais.</p> + +<p>L'image de Jeanne était là, plein mon cœur. Pauvre petite vaincue! Je +la voyais entre Olympe et moi comme une cause de guerre implacable.</p> + +<p>Jeanne était belle aussi, mille fois plus belle à mes yeux que cette +orgueilleuse. C'était vrai, mais ce n'était vrai que pour moi.</p> + +<p>J'avais conscience de ce fait qu'entre elles deux moi seul pouvais +donner la préférence à Jeanne.</p> + +<p>Tout le reste de l'univers, j'en étais sûr et je m'en indignais +amèrement, eût décerné le prix à Olympe.</p> + +<p>Je voudrais en vain expliquer comment je trouvais cela tout à la fois +inique et naturel. Le contraire ne me tombait pas sous le sens, et ma +rancune contre la victorieuse de cette lutte imaginaire +grandissait—grandissait jusqu'à provoquer en moi un fougueux besoin de +vengeance.</p> + +<p>Ma pensée énumérait à plaisir les avantages d'Olympe, trônant au milieu +de ce luxe et de ces élégances qui lui allaient si bien. Je les lui +reprochais comme si elle eût tout volé à Jeanne.</p> + +<p>À Jeanne, qui n'avait rien, pas même l'abri dont personne ne manque! À +Jeanne qui se cachait comme un pauvre oiseau dans un trou!</p> + +<p>Et sa présence dans ce trou, découverte par malheur, lui eût été comptée +pour la dernière des hontes!</p> + +<p>Je suis sûr de n'avoir jamais adoré mon cher petit ange si pieusement +qu'à cette heure où je l'écrasais moi-même sous l'insolente victoire de +sa rivale.</p> + +<p>Tu vas voir tout à l'heure comme je l'aimais.</p> + +<p>J'ai dit d'un coup ici tout ce qui s'agitait dans mon cœur et dans ma +tête, mais il ne faut pas croire que nous fussions silencieux, Olympe et +moi, en face l'un de l'autre pendant que je songeais.</p> + +<p>Matériellement, la conversation ne languissait même pas trop, parce que +sa science de femme usagée portait l'entretien vers des sujets qui +m'étaient faciles. Elle parlait de ma mère, de mes sœurs, de leur +affection pour moi, et je répondais à peu près comme il se devait.</p> + +<p>Mais mon esprit était si manifestement ailleurs, qu'Olympe, malgré sa +souveraine aisance, laissa percer plus d'une fois un symptôme de gêne.</p> + +<p>Voyait-elle au travers de mon front?</p> + +<p>Avant l'orage, un malaise court qui souvent a pesé sur mes tempes et +oppressé ma poitrine.</p> + +<p>Il y avait de l'électricité dans notre air.</p> + +<p>Comme je tarde, Geoffroy! La plume me brûle. Tout à l'heure, je viens de +repousser ma table et de marcher à grands pas comme pour fuir.</p> + +<p>Mais ce calice est de ceux qu'on ne peut éloigner. Je veux que tu +saches.</p> + +<p>Je ne sais plus quelle transition Olympe employa pour arriver aux +souvenirs de notre adolescence, ce que je puis dire, c'est que l'exquise +mesure de ses prévenances mit le comble à mon irritation.</p> + +<p>Chacun de ses regards, chacune de ses paroles étaient empreints d'un +charme inexprimable, et c'était ce charme odieux qui me jetait hors de +moi-même.</p> + +<p>N'étais-je pas là, moi, depuis une demi-heure, m'efforçant avec +désespoir et cherchant des mots introuvables pour aborder le sujet +extravagant de ma démarche?</p> + +<p>Déjà dix fois, j'avais eu envie de me précipiter à ses genoux et de +briser mon arme, en implorant sa pitié.</p> + +<p>Qu'aurait-elle fait si j'eusse capitulé ainsi?</p> + +<p>C'est à toi que je le demande, Geoffroy; moi, je l'ignore.</p> + +<p>Il y a une brutalité dans la poltronnerie. Ceux qui tremblent sont durs. +Je me souviens que dans un moment où Olympe me rappelait les lettres +enfantines que nous échangions pendant que je faisais ma rhétorique à +Paris, je lui coupai la parole et lui dis, tressaillant moi-même au son +méchant de ma propre voix:</p> + +<p>—Madame, je ne suis pas venu pour parler de cela.</p> + +<p>Elle pâlit. Crois-tu que je me repentis? Non, je fus content d'avoir +frappé fort.</p> + +<p>Et je ne laissai pas le temps de naître au sourire que sa vaillance +rappelait sur ses lèvres.</p> + +<p>Je continuai tout de suite.</p> + +<p>—Madame, je vous prie de m'écouter. Je suis très malheureux, ce qui me +donne le droit d'être très pressant. J'aime M<sup>lle</sup> Jeanne Péry, votre +cousine....</p> + +<p>—Et c'est à moi que vous venez la demander en mariage, Lucien? +interrompit-elle d'un ton douloureux qu'elle essayait de rendre +sarcastique.</p> + +<p>Je ne répondis pas immédiatement.</p> + +<p>Cette question me frappait, et c'est la preuve de l'étrange sang-froid +dont je te parlais tout à l'heure: je voulais voir quel avantage on en +pouvait tirer dans ma situation. J'ai beau être faible de caractère et +sans doute aussi d'esprit, l'habitude d'instruire les affaires et +d'interroger méthodiquement m'a rompu aux feintes de la parole; sans +l'avoir étudiée, je connais l'escrime du langage. Je répliquai après un +court silence:</p> + +<p>—Ce n'est pas tout à fait cela, Madame, ou du moins je ne m'étais pas +dit, en entrant ici, que je vous demanderais la main de votre cousine, +mais, en définitive, cette marche me paraît régulière et je vous +remercie de me l'avoir indiquée.</p> + +<p>—Ne me remerciez pas, Lucien, prononça-t-elle tout bas. Vous ne pouviez +vous adresser plus mal. M<sup>lle</sup> Péry de Marannes est en effet ma cousine, +du côté de M. de Chambray; mais je ne la fréquente pas plus que je ne +fréquentais son père ni sa mère, et je vous prie de croire que je n'ai +aucun droit,—aucun désir non plus, assurément, de me mêler de ses +affaires.</p> + +<p>Elle fit un geste qui ajouta au dédain exprimé par cette phrase. Le +rouge me monta au front, mais je me contins et je poursuivis:</p> + +<p>—M<sup>me</sup> la marquise, notre entretien s'égarerait dans cette voie. Ce n'est +pas à vous que je demande la main de votre cousine, mais c'est sur vous +que je compte pour l'obtenir.... Permettez! je ne refuse pas de +m'expliquer, et veuillez croire que mon envie est de ne pas m'écarter un +seul instant du respect qui vous est dû. M<sup>lle</sup> Jeanne Péry se trouve dans +une situation....</p> + +<p>—Et que m'importe la situation de cette fille! s'écria Olympe avec une +violence soudaine. Je la connais mieux que vous, sa situation! je lui ai +déjà fait l'aumône! Et c'est pure pitié de ma part si je ménage votre +folie en ne vous disant point ce que je sais sur le compte de M<sup>lle</sup> +Jeanne Péry!</p> + +<p>Ses yeux brûlaient d'un feu sombre et ses lèvres blêmes tremblaient.</p> + +<p>Moi, j'écoutais encore, quoiqu'elle eût déjà cessé de parler.</p> + +<p>En écoutant, j'avais laissé mon regard monter jusqu'au portrait de feu +M. le marquis. Il souriait, à ce que je crus.</p> + +<p>Ne crains rien, ce n'était pas encore ma folie qui me prenait.</p> + +<p>J'écoutais parce que j'étais l'ennemi mortel de cette femme. Que +pouvait-elle inventer contre ma Jeanne? J'aurais eu plaisir à voir +l'éclat superbe de cette bouche, terni par la calomnie.</p> + +<p>Cependant, comme elle se taisait, je repris encore:</p> + +<p>—M<sup>me</sup> la marquise, il ne me convient pas de vous interroger. Je connais +Jeanne comme je connais l'âme qui anime mon propre corps. Ce qui +pourrait être allégué contre Jeanne ne me causerait aucun chagrin parce +que je n'y croirais pas.</p> + +<p>Je comprends bien que ma bonne mère et aussi mes sœurs soient chagrines +à cause de moi et s'efforcent de me faire contracter ce qu'elles +appellent une union avantageuse. Je voudrais sincèrement leur donner +cette joie, mais c'est impossible. En ce monde, il n'y a pour moi, et +jamais il n'y aura qu'une femme.</p> + +<p>D'autres peuvent être plus brillantes, plus belles, même; d'autres sont +aussi riches qu'elle est pauvre. Je ne vois rien de tout cela, je ne +vois qu'elle.</p> + +<p>Vous souriez, Madame? Après la mort de sa mère.... Oh! ne souriez plus. +Quand je prononce le nom de celle-là, je suis tenté de m'agenouiller, +car c'était une sainte. Depuis la mort de sa mère, des personnes dont ce +n'est pas ici le lieu de juger les intentions, se sont approchées de ma +petite Jeanne, soit pour la secourir, soit pour la persécuter. Je ne +connais pas, et que m'importe? La situation à laquelle vous faisiez +allusion tout à l'heure, mais la situation dont je vous parle, moi, est +celle-ci: J'ai pu retirer Jeanne des mains de ses ennemis. Elle est chez +moi....</p> + +<p>—Chez vous! fit-elle en bondissant sur son siège. Vous avez dit chez +vous?</p> + +<p>—J'ai dit chez moi, Madame.</p> + +<p>—Ici, en ville!</p> + +<p>—Ici, en ville, dans ma propre chambre.</p> + +<p>—Mais votre mère! mais vos sœurs! Elle ose souiller leur toit....</p> + +<p>—Madame, interrompis-je avec un calme surprenant, vous ne pouvez ni me +blesser, ni l'insulter. Il est en mon pouvoir de vous réduire au silence +comme par magie.</p> + +<p>Elle me regarda fixement.</p> + +<p>Je ne puis dire tout ce qu'il y avait d'étonnement et de courroux dans +ce regard. Je repris:</p> + +<p>—M<sup>me</sup> la marquise, il n'entre point dans mon dessein de vous menacer +sans nécessité. Je serai trop heureux si nous tombons d'accord en +restant dans les termes de la bienveillance, ou du moins de la +courtoisie. Tout à l'heure, quand vous m'avez interrompu, j'allais vous +dire que le pauvre asile de ma Jeanne est respecté par moi à l'égal du +plus saint des temples, mais à quoi bon! cela ne vous intéresserait pas.</p> + +<p>Revenons à ce qui est surtout notre affaire. Il est utile, Madame, il +est indispensable que je vous expose ma situation après vous avoir +exposé celle de Jeanne.</p> + +<p>Je n'ai pas de courage contre ma mère. Je consentirais à vivre +malheureux le restant de mon existence pour écarter de moi la +malédiction dont elle m'a menacé. Mais, à part cette malédiction, je +suis prêt à tout braver pour conquérir mon bonheur, qui est celui de ma +Jeanne.</p> + +<p>Vous seule, en ceci, Madame, pouvez venir à mon aide. Et si je suis ici, +c'est que j'ai compté sur vous. Elle m'avait écouté sans m'interrompre. +Je m'arrêtai de moi-même. Elle se renversa dans son fauteuil en +balbutiant:</p> + +<p>—Sur moi! vous avez compté sur moi!</p> + +<p>Dès longtemps une crainte s'était éveillée en elle. Je la voyais pâlir. +Mais cela ne m'inspirait aucune pitié. Je me disais: Voilà que les +choses changent bien! c'est à son tour de souffrir.</p> + +<p>Et j'étais content. À chaque minute qui s'écoulait, je me sentais plus +impitoyable. Mon amour était en moi comme une férocité.</p> + +<p>Olympe n'ajouta rien. Ce fut moi qui repris la parole.</p> + +<p>J'expliquai en termes nets et modérés l'engouement sans bornes qui +entraînait ma mère et mes sœurs vers M<sup>me</sup> la marquise de Chambray. Je ne +dis point quel était à mes yeux le principal motif de cet entraînement. +Je ne voulais plus blesser, je voulais vaincre.</p> + +<p>J'appuyai sur la confiance qu'on avait en M<sup>me</sup> la marquise, sur le culte +à la fois frivole et sérieux dont on l'entourait. On avait fait un rêve +féerique, on m'avait vu, moi, Lucien, dans une sorte d'apothéose, +aborder le firmament où brillait l'étoile. On m'avait vu fiancé, puis +époux.</p> + +<p>Mais que fallait-il pour faire évanouir ce rêve?</p> + +<p>Un mot, un seul mot de M<sup>me</sup> la marquise....</p> + +<p>Ici, je m'arrêtai encore. Olympe resta muette.</p> + +<p>Elle ne protestait pas. Ma vaillance s'en accrut. Je poursuivis:</p> + +<p>—Ce mot, vous le prononcerez, j'en suis sûr, Madame. Vous le devez. +Vous devez davantage et je n'ai pas tout dit.</p> + +<p>Le fol espoir de ce mariage était le grand obstacle à mon union avec +Jeanne. Nous venons de supprimer cet obstacle.</p> + +<p>Mais l'espoir mort, l'espoir qui attirait à vous, restent les craintes +qui éloignent de Jeanne. On lui reproche sa pauvreté, son isolement, son +néant. Vous avez tout ce qu'elle n'a pas, Madame. Vous êtes riche, vous +êtes entourée, vous êtes reine dans ce monde qui la dédaigne parce qu'il +ne la connaît pas.</p> + +<p>Elle est votre parente. Rien ne sera plus simple que de lui prêter votre +appui.</p> + +<p>Qui donc s'étonnera si vous lui tendez la main, fut-ce un peu +tardivement? Il est toujours temps d'accomplir un devoir. Vous prendrez +l'orpheline sous votre aile. Vous la présenterez, et de votre main le +monde l'acceptera....</p> + +<p>Pour la troisième fois, je m'arrêtai.</p> + +<p>Je n'avais pas conscience de mon audace, non, j'avais parlé comme si +j'eusse soutenu la plus simple des thèses.</p> + +<p>Olympe avait les yeux baissés maintenant. Elle se tut encore.</p> + +<p>Et moi—Geoffroy, vas-tu le croire?—je repris:</p> + +<p>—Vous serez sa sœur aînée, Madame, presque sa mère, puisqu'elle n'en a +plus. Mais je n'ai pas exprimé toute ma pensée. À l'instant, je vous +disais: vous êtes riche. Vous savez que ma mère tient à la fortune....</p> + +<p>—Ah! ah! fit Olympe qui releva la tête.</p> + +<p>Elle semblait n'en pas croire ses oreilles.</p> + +<p>De fait, M. Louaisot lui-même, au moment où il me vendait son talisman, +n'avait certes pas deviné jusqu'où j'en pousserais l'usage. Je te répète +que les paroles me venaient comme cela. Je discutais en homme qui use +d'un incontestable droit.</p> + +<p>Mes souvenirs sont précis comme l'était mon argumentation. Je puis noter +ce détail que je rapprochai familièrement mon fauteuil pour répondre à +l'exclamation de M<sup>me</sup> la marquise.</p> + +<p>—Ne vous méprenez pas, dis-je en souriant. Vous me connaissez. Ai-je +besoin de spécifier qu'il n'y a ici aucune question d'intérêt matériel?</p> + +<p>—Bah! fit-elle. Alors je ne comprends pas.</p> + +<p>—Ce que je veux, Madame....</p> + +<p>—C'est une donation entre vifs, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Fi donc! Je n'ai jamais pensé....</p> + +<p>—Qu'à mon testament, fait en faveur de M<sup>lle</sup> Jeanne? C'est encore bien +de la bonté de votre part!</p> + +<p>—Madame, repris-je sévèrement, je n'ai pensé à rien, à rien qui puisse +motiver vos sarcasmes. Il ne s'agit que d'une apparence. En mon nom +comme en celui de Jeanne, je vous déclare que nous n'accepterions rien +de vous. Mais il faut que ma mère consente, et pour qu'elle consente il +faut qu'elle croie Jeanne votre héritière, au moins pour une part.</p> + +<p>—Pour une bonne part? demanda-t-elle les lèvres serrées. Je répondis:</p> + +<p>—Pour une part convenable.</p> + +<p>Sur ce mot elle éclata de rire si brusquement et d'une façon si +provocante, que j'en serais resté décontenancé en tout autre moment. +Mais à cette heure, j'étais d'acier.</p> + +<p>—Il le faut! dis-je tout uniment.</p> + +<p>Et je reculai mon fauteuil à sa première place.</p> + +<p>Elle riait toujours, mais cela ne sonnait déjà plus franchement. Dans sa +méprisante gaieté on aurait pu voir l'inquiétude qui renaissait. Moi, +j'attendais, tranquille, les mains croisées sur mes genoux. Quand elle +fut lasse de rire, elle me demanda, gardant avec peine son accent de +moquerie:</p> + +<p>—Et pourquoi le faut-il, cher M. Thibaut?</p> + +<p>—Parce que je le veux, répondis-je.</p> + +<p>Je ne dis pas autre chose. Ce qu'il y avait dans mes yeux, je n'en sais +rien, mais son regard se déroba sous le mien.</p> + +<p>—Ah! fit-elle avec lenteur, vous le voulez!... Alors vous croyez avoir +les moyens de me contraindre?</p> + +<p>—Je le crois, répondis-je.</p> + +<p>Il est vrai que j'ajoutai un instant après:</p> + +<p>—J'en suis sûr.</p> + +<p>La contenance d'Olympe avait peu changé jusqu'à ce moment. Son effroi, +si réellement elle en éprouvait, se dissimulant derrière un redoublement +de hauteur.</p> + +<p>Elle me dit en relevant les yeux sur moi d'un air de froid défi:</p> + +<p>—Voyons vos moyens, M. Thibaut.</p> + +<p>—Je n'en ai qu'un, M<sup>me</sup> la marquise, répondis-je, mais il est bon: je +sais votre secret.</p> + +<p>Elle fit effort pour garder son sourire.</p> + +<p>—Vous êtes plus avancé que moi, alors, prononça-t-elle, d'un ton léger +qui n'était plus qu'un reste de fanfaronnade: je ne me connais pas de +secret.</p> + +<p>J'avais sur les lèvres les paroles cabalistiques que M. Louaisot de +Méricourt m'avait vendues au prix de 3.000 francs, mais quelque chose me +retenait de les laisser tomber.</p> + +<p>Ce n'était pas défiance du talisman: depuis que j'avais parlé de secret, +M<sup>me</sup> la marquise de Chambray vibrait sous ma main comme une feuille au +vent.</p> + +<p>Je sentais le tremblement de sa conscience.</p> + +<p>Oh! certes, cette femme avait un secret, peut-être plusieurs. Les plus +mauvais soupçons que j'avais pu concevoir autrefois d'une façon +passagère, revenaient et prenaient racine en moi.</p> + +<p>Non, ce n'était pas défiance, c'était plutôt excès de confiance en +l'efficacité du levier que j'avais dans ma main.</p> + +<p>L'arme était trop lourde, l'instinct de ma profession me le disait. +J'avais pudeur d'en écraser une femme....</p> + +<p>Geoffroy, je viens de faire allusion à mon état de juge. Ce mot me fait +mal à écrire. Je ne me souviens pas d'avoir commis une autre mauvaise +action en toute ma vie. Ceci était une mauvaise action.</p> + +<p>Plus mauvaise parce que j'étais un juge.</p> + +<p>Ma profession affilait dans ma main l'arme à moi livrée par l'homme de +la rue Vivienne.</p> + +<p>Si j'eusse été dans l'exercice public de ma fonction je n'aurais pas +hésité. Dans l'intérêt social qui lui est confié, un magistrat a droit +d'agir autrement qu'un simple citoyen. L'utilité de tous, opposée au +désastre mérité d'un seul est l'éternelle excuse de certains agissements +judiciaires.</p> + +<p>Comment n'aurait-il pas le champ libre, les coudées franches, la +conscience débridée celui qui cherche la vérité pour le compte de tous +les honnêtes gens, à l'encontre d'un seul malfaiteur?</p> + +<p>Et pourtant, bien des fois, dans l'exercice public de mes fonctions, la +répugnance m'a saisi au collet.</p> + +<p>Bien des fois je me suis dit: Ce sont là d'adultères accommodements. Le +Mal est toujours le Mal, même quand on l'emploie comme outil pour +produire le Bien.</p> + +<p>Ici, toute excuse professionnelle me manquait. J'agissais pour moi, pour +mon amour qui était moi-même.</p> + +<p>J'hésitai. Ma conscience me criait: «Arrête!» Mais ma passion, parlant +plus haut encore, me montrait l'avenir sous son voile de deuil.</p> + +<p>C'était ici une occasion unique. Si je reculais, tout était perdu.</p> + +<p>Et là-bas, dans ce pauvre réduit où chaque minute pouvait la dénoncer et +la déshonorer, je vis ma petite adorée qui me regardait à travers ses +larmes souriantes, et qui me disait: «Je n'ai plus que toi pour +défenseur.»</p> + +<p>Qu'aurais-tu fait, toi, Geoffroy?</p> + +<p>J'avais à proférer un mensonge, car le talisman était vide, comme ces +pistolets non chargés qui effraient les voleurs de nuit.</p> + +<p>J'avais à dire: <i>je sais</i>, et je ne savais rien.</p> + +<p>Geoffroy! est-ce que tu aurais laissé mourir ta Jeanne?...</p> + +<p>Voici ce qui arriva:</p> + +<p>Depuis que je ne parlais plus, Olympe me guettait de ses grands yeux +avides. Elle voyait bien comme je souffrais; elle pouvait compter les +gouttes de la sueur froide qui baignait mon front.</p> + +<p>Elle crut que je m'étais avancé au hasard.</p> + +<p>—Lucien, fit-elle tout bas et presque tendrement, n'est-ce qu'un jeu? +un jeu cruel? Avez-vous tendu à votre amie d'enfance le piège qui vous +sert, à vous autres juges, pour prendre les criminels? Lucien, +répondez-moi, je peux encore vous pardonner.</p> + +<p>Elle avança la main. De son propre mouchoir, elle essuya l'eau glacée +qui coulait sur mes tempes.</p> + +<p>Cela me redressa comme si une main d'homme m'eût sanglé un soufflet au +visage.</p> + +<p>—C'est un duel entre vous deux! m'écriai-je, saisi par une exaltation +soudaine, un duel à mort entre celle que j'aime et celle que je hais! +Vous êtes la plus forte, dix fois, cent fois la plus forte! Vous avez +tout ce que prodigue l'enfer: l'or, la beauté, la science de la vie, et +le monde imbécile vous grandit encore de son respect. Elle n'a rien, +elle est seule, le mépris de ce même monde va l'accabler en face de +vous, elle est brisée d'avance! Elle ne saurait se défendre contre vous, +puisqu'elle est la faiblesse et que vous êtes la force. Pourquoi donc ne +me mettrais-je pas au-devant d'elle pour empêcher un assassinat? +Pourquoi ne vous arrêterais-je pas comme un bouclier? Et si ce n'est pas +assez, comme une épée?</p> + +<p>—Lucien, Lucien! fit-elle on va vous entendre.</p> + +<p>Je la repoussai, car elle s'était levée et venait vers moi plutôt +étonnée qu'effrayée, et comme on s'approche d'un enfant pour le calmer.</p> + +<p>Je venais de tomber dans ce qui ne fait jamais peur: la déclamation.</p> + +<p>La rage me mordit: la grande, celle qui est froide.</p> + +<p>Rien qu'au son changé de ma voix, je vis Olympe redevenir pâle quand je +répliquai:</p> + +<p>—Vous avez raison, Madame, il faut parler bas. Si tout le monde était +dans le secret, je ne pourrais plus vous le vendre.</p> + +<p>—Le vendre! Et c'est vous qui parlez ainsi! murmura-t-elle, cherchant +éperdument une arme pour parer ce coup qu'elle voyait suspendu dans mes +yeux. Elle crut l'avoir trouvée, car elle ajouta:</p> + +<p>—C'est affreux! Si j'en usais comme vous, si je vous dénonçais au +président Ferrand, votre chef et mon ami....</p> + +<p>Ce fut à mon tour de rire. Le nom du président Ferrand venait mal.</p> + +<p>—Écrivez-lui cela, interrompis-je, écrivez-le lui de <i>la main gauche</i>.</p> + +<p>Elle recula jusqu'à chanceler contre son fauteuil.</p> + +<p>Cela ne m'arrêta pas, j'achevai:</p> + +<p>Et dites-lui dans votre lettre: destituez bien vite M. Lucien Thibaut, +car <i>il sait l'histoire du codicille</i>... J'aurais voulu continuer que +je n'aurais pas pu. As-tu vu bondir une bête fauve?</p> + +<p>Elle se jeta sur moi comme une lionne et ses deux mains pesèrent sur ma +bouche.</p> + +<p>Et jamais de ma vie je n'oublierai ce regard,—le regard qu'elle lança, +tout en me bâillonnant, au portrait de feu M. le marquis de Chambray, +dont le visage sévère et pâle pendait à la muraille au-dessus de nous....</p> + +<p>J'ai dû reprendre haleine, Geoffroy, comme un lutteur épuisé.</p> + +<p>Geoffroy, je fis cela. J'ai cru que je ne parviendrais pas à te le dire.</p> + +<p>Juge-moi comme tu voudras, mais n'abandonne pas Jeanne. Elle ignorait +tout. Elle n'est pas ma complice.</p> + +<p>Geoffroy, Geoffroy, je sentais contre mes lèvres les mains de cette +femme, plus froides que celles d'une morte.</p> + +<p>Elle tremblait si fort que j'en étais secoué de la tête jusqu'aux pieds.</p> + +<p>Et ses yeux, convulsés par un strabisme effrayant, semblaient cloués au +portrait de son mari décédé.</p> + +<p>Je la regardais avec une indicible épouvante. Deux cercles se creusaient +sous ses paupières. Ce n'était pas blême qu'elle devenait, c'était +verte.</p> + +<p>Et toujours belle—à la façon des tragédiennes qui expirent savamment.</p> + +<p>J'eus peur, en conscience j'eus peur de la voir mourir là, devant mes +yeux.</p> + +<p>Il me sembla un instant que ma raison vacillait dans mon cerveau, mais +je n'eus pas d'absence mentale.</p> + +<p>Au contraire, je restai dur comme un marbre.</p> + +<p>Geoffroy, j'ai été un magistrat. Toi, tu as jeté sur la vie humaine le +regard doublement espion du diplomate et du romancier.</p> + +<p>À nous deux, saurions-nous répondre à cette question: Qu'y a-t-il dans +la conscience de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray?</p> + +<p>Si elle avait pu me tuer en ce moment, je serais au fond d'un cercueil.</p> + +<p>Ses yeux quittèrent enfin le portrait et revinrent me frapper comme deux +poignards.</p> + +<p>Elle était belle, toujours plus belle! Comment avoir pitié?</p> + +<p>Oh! je ne me repentais pas! Jeanne bien aimée, je t'avais sacrifié la +fierté de mon âme. Tu ne savais même pas l'étendue de mon sacrifice. Tu +pouvais encore sourire.</p> + +<p>J'avais envie de revoir Jeanne, maintenant que ma tâche était +accomplie....</p> + +<p>On sonna à la porte extérieure.</p> + +<p>Olympe se rejeta en arrière et passa la main dans ses cheveux pour +refaire sa coiffure.</p> + +<p>Puis elle appela Louette d'une voix que je ne connaissais pas. Elle dit:</p> + +<p>—Je n'y suis pour personne.</p> + +<p>—C'est que, objecta Louette qui nous dévisageait tous deux, c'est la +mère.... M<sup>me</sup> Thibaut.</p> + +<p>—Pour personne! répéta Olympe.</p> + +<p>—C'est différent, dit Louette, qui se retira, non sans marquer sa +surprise. Je n'avais ni parlé ni bougé.</p> + +<p>Quand Louette fut sortie, Olympe essaya quelques pas. D'abord elle +chancelait, puis elle se raffermit. J'épiais ses yeux. Ils ne se +dirigèrent plus une seule fois vers le portrait. Après deux tours de +salon, elle regagna son siège où elle s'installa avec une apparente +tranquillité. L'effort qu'elle faisait sur elle-même ne se voyait +presque plus. Elle disposa les plis de sa robe avec la grâce qui lui +était ordinaire et me dit très doucement.</p> + +<p>—Lucien, vous m'avez fait beaucoup de mal.</p> + +<p>—Je l'ai vu, répondis-je.</p> + +<p>—Refuseriez-vous de m'apprendre qui vous a dit cela?</p> + +<p>—Mon Dieu non... commençai-je.</p> + +<p>Et le nom de Louaisot me vint à la bouche.</p> + +<p>Mais je me ravisai à temps pour achever tout naturellement:</p> + +<p>—C'est tout le monde et ce n'est personne. Au palais, nous savons ainsi +beaucoup de choses.</p> + +<p>Le mensonge entraîne, c'est certain. Compromettre ma robe en tout ceci +était encore un acte coupable. Mais ma réponse porta coup. Olympe fut +frappée presque aussi violemment que la première fois. Seulement, elle +garda mieux les apparences.</p> + +<p>—Pensez-vous, me demanda-t-elle, que M. le président soit aussi +instruit que vous?</p> + +<p>—Je n'en sais rien, répliquai-je.</p> + +<p>Elle garda un instant le silence, puis elle reprit:</p> + +<p>—M. Thibaut, vous avez été ma première et peut-être ma seule affection. +Répondez-moi sans irritation ni forfanterie. Vous croyez avoir une arme +dans la main. Feriez-vous usage de cette arme contre moi?</p> + +<p>Je répliquai:</p> + +<p>—Je vous réponds avec calme, Madame. J'userai de cette arme si vous ne +faites pas ce que je veux. Les paroles étaient dures, mais ma voix +tremblait. J'étais à bout d'énergie.</p> + +<p>Olympe le vit bien. Elle se leva aussi digne, aussi tranquille que si +elle eût été importunée par l'impuissante menace d'un mendiant.</p> + +<p>—Vous êtes un lâche, M. Thibaut, me dit-elle. Au palais dont vous +parlez, ils ont un mot pour flétrir le genre de vol que vous essayez de +commettre chez moi. Votre arme ne vaut rien, vous en serez pour votre +honte. C'est uniquement en considération de votre mère que je ne vous +fais pas chasser par mes valets. Sortez d'ici et n'y rentrez jamais!</p> + +<p>Son geste impérieux me désignait la porte.</p> + +<p>J'obéis sans répondre un seul mot.</p> + +<p>Dans la rue, ma bonne mère me guettait en faisant mine de se promener +avec mes deux sœurs.</p> + +<p>Elles m'entourèrent aussitôt, et ma mère s'écria:</p> + +<p>—Eh bien! Innocent des innocents, était-ce donc si difficile?</p> + +<p>Mes sœurs ajoutèrent en passant leurs bras sous le mien:</p> + +<p>—Beau fiancé, quand vous êtes là, on barricade les portes. À quand la +noce?</p> + + +<h4>Pièce numéro 44</h4> + +<p class="center">(Billet écrit par la marquise de Chambray, non signé.)</p> + +<p>23 juillet, onze heures du soir.</p> + +<p><i>À M. Louaisot de Méricourt à Paris.</i></p> + +<p>Prenez le train express, toute affaire cessante. Je vous attends demain. +Pas d'excuse.</p> + + +<h4>Pièce numéro 45</h4> + +<p class="center">(Dépêche télégraphique. 23 juillet, onze heures et demie du soir.)</p> + +<p><i>M. Louaisot, rue Vivienne</i> n°... <i>Paris.</i></p> + +<p>Recevrez demain billet, non avenu. Restez.</p> + +<p>Olympe.</p> + + +<h4>Pièce numéro 46</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien, mais pénible et difficile à lire. Sans signature. +Sans date ni adresse.)</p> + +<p>M. Geoffroy de Rœux a toute raison de s'étonner, mais il est prié de +considérer: 1° que M. Lucien T. n'est pas dans un état de santé normal; +2° que l'homme de la rue Vivienne avait donné à entendre au même L. T. +que M<sup>me</sup> la marquise de C. avait pu faire, de manière ou d'autre, un tort +considérable à M<sup>lle</sup> Jeanne.</p> + +<p>On croit pouvoir dire que ce tort, en tant que matériel, avait trait à +la succession de M. le marquis. M<sup>lle</sup> Jeanne était héritière au degré +utile.</p> + +<p>La carrière judiciaire de M. L. Thibaut a été de tout point honorable.</p> + +<p>Sa vie privée est également sans reproche.</p> + +<p>Quant à l'affection cérébrale dont il est atteint, elle n'est pas très +bien définie par la faculté. Quelques médecins la désignent sous le nom +de métapsychie.</p> + +<p>Ce n'est pas du tout un genre de folie, mais cela diminue la +responsabilité du sujet dans une certaine mesure.</p> + +<p>Le fait assurément condamnable qui est confessé ci-dessus par M. L. T. +lui-même, avec une entière franchise, ne doit peut-être pas être jugé +selon la rigueur de la morale ordinaire.</p> + +<p>On n'excuse pas ici l'action, qui est mauvaise, on met M. Geoffroy de +Rœux en garde contre l'erreur d'une sévérité absolue.</p> + +<p>Il est constant, en effet, que dans les moments de forte émotion les +métapsychiques n'ont pas l'entier usage de leur raison.</p> + +<p>D'autre part, la supercherie que M. L. T. s'est laissé entraîner à +employer, s'entoure de circonstances atténuantes que M. Geoffroy de +Rœux saura grouper de lui-même sans qu'on prolonge ici cette +plaidoirie.</p> + +<p>M. L. T. a été bien cruellement éprouvé depuis lors. On espère que M. +Geoffroy de Rœux ne lui retirera pas son estime.</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Cette pièce si singulière arrêta un instant ma +lecture. Il était quatre heures du matin, et le sommeil rôdait autour de +mes paupières.</p> + +<p>Lucien devait être en état de «métapsychie» quand il avait écrit cela.</p> + +<p>Il y parlait de lui-même à la troisième personne, avec la compassion +qu'on éprouve pour un tiers, plus malheureux que coupable.</p> + +<p>Après avoir lu cette note, je laissai errer ma pensée en arrière, +rappelant à ma mémoire des faits et des impressions oubliés depuis +longtemps.</p> + +<p>Je revis, mieux que je ne l'avais fait encore, le Lucien de notre +enfance, si bon, si naïf, si généreux!</p> + +<p>Parmi nos autres compagnons d'étude et de plaisir y en avait-il un seul +capable de plaider avec tant de timidité une cause gagnée?</p> + +<p>Non, il fallait être mon pauvre, mon cher Lucien Thibaut pour s'accuser +ainsi amèrement et humblement, d'avoir usé du droit de légitime défense.</p> + +<p>Frapper une femme répugne toujours, mais c'était pour défendre une jeune +fille.</p> + +<p>Ce que pouvait être cette jeune fille importait peu puisque sa pureté, +pour Lucien, égalait celle des anges.</p> + +<p>Je lui donnai mon absolution de bon cœur. S'il faut le dire, même, +cette aventure qu'il avait menée grand train, en définitive, ajouta +singulièrement à mon affection pour lui.</p> + +<p>Je l'en aimai mieux à la fois pour ses remords et pour son crime.</p> + +<p>Les remords prouvaient l'exquise délicatesse de son cœur, mais la +bataille avait été rondement livrée—et gagnée, malgré ce dernier geste +de M<sup>me</sup> la marquise, cachant sa détresse sous l'insolence et mettant à la +porte son vainqueur.</p> + +<p>Je n'étais pas plus sorcier que Lucien par rapport au cas de cette +adorable dame: que diable pouvait-il y avoir dans son passé?</p> + +<p>Je m'accuse d'avoir un peu bâillé en songeant ainsi. Morphée était le +plus fort, décidément: et quand je tournai la page, je ne m'en donnais +pas pour un quart d'heure avant de me laisser aller dans ses bras.</p> + +<p>Je continuai pourtant:</p> + + +<h4>Pièce numéro 47</h4> + +<p class="center">(Écriture de M. Louaisot, non déguisée, sans signature, sans date ni +adresse.)</p> + +<p>Bien touché, agneau! Au milieu du rond! Vous allez recevoir des +nouvelles de la dame de pique.</p> + +<p>Je parie un franc qu'on fera quelque chose de vous. Tenez-vous ferme!</p> + + +<h4>Pièce numéro 48</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.)</p> + +<p>Yvetot, 25 juillet 1865.</p> + +<p><i>À M. Lucien Thibaut, en ville.</i></p> + +<p>Je vous prie, mon cher M. Lucien, de vouloir bien m'accorder une +entrevue. J'espère encore qu'elle peut être amicale.</p> + +<p>J'aurais quelques explications à vous demander avant d'entamer ce procès +qui pourrait avoir pour vous de si graves conséquences. (Les deux mots +<i>ce procès</i> remplaçaient les deux autres mots <i>cette guerre</i> qu'on avait +raturés avec soin.) Veuillez agréer tous mes compliments empressés.</p> + +<p>Mention écrite de la main de Lucien au bas de la lettre: «Sans réponse».</p> + + +<h4>Pièce numéro 49</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par la marquise de Chambray.)</p> + +<p>27 juillet,</p> + +<p>Mon cher Lucien,</p> + +<p>Cette lettre vous sera remise en mains propres par Louette. Vous voudrez +bien au moins m'en accuser réception.</p> + +<p>J'ai eu vis-à-vis de vous un mouvement de vivacité que je regrette. Nous +aurions mieux fait l'un et l'autre de discuter froidement.</p> + +<p>Mais vous me rendrez cette justice que je n'ai pas abusé de votre +confidence. M<sup>me</sup> Thibaut ignore toujours ce que vous cachez dans votre +cabinet de toilette.</p> + +<p>Tenez, Lucien, vous avez été le meilleur ami de mon enfance. Je ne puis +m'habituer à vous regarder comme un adversaire (ce dernier mot +remplaçant <i>ennemi</i>, raturé).</p> + +<p>Je ne me refuse pas du tout à faire quelque chose pour cette malheureuse +enfant à qui, vous ne l'ignorez pas, j'ai déjà témoigné de la +bienveillance.</p> + +<p>Venez me voir. Votre mère ne sait rien, pas même notre brouille.</p> + +<p>Au bas de la lettre, de la main de Lucien: «Sans réponse».</p> + + +<h4>Pièce numéro 50</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par Lucien.)</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> Rouxel, fermière au Bois-Biot, près Yvetot.</i></p> + +<p>27 juillet 1865.</p> + +<p>Ma bonne dame, M<sup>lle</sup> Jeanne Péry, qui a déjà demeuré chez vous avec sa +mère, désire passer quelques jours dans la petite maison qui est pour +elle si pleine de souvenirs. Préparez, je vous prie, son ancienne +chambre. Je vous la conduirai demain. M<sup>lle</sup> Péry est en grand deuil et +comptera sur vous pour lui épargner les visites importunes.</p> + + +<h4>Pièce numéro 51</h4> + +<p class="center">(Écrite par la marquise de Chambray, mais non signée.)</p> + +<p><i>À M. Louaisot de Méricourt. Paris.</i></p> + +<p>27 juillet 1865.</p> + +<p>Sachez au plus vite si votre ancien petit clerc J.-B. Martroy a reparu +en France. Il m'arrive une chose si extraordinaire que j'en perds la +tête. Je ne peux pas vous expliquer cela par écrit.</p> + +<p>Répondez, s'il se peut, courrier pour courrier au sujet de Martroy. Il +n'y avait que lui—et vous....</p> + +<p>Vous, je ne peux vous soupçonner, puisque votre intérêt....</p> + +<p>Mais, brisons là. Il faudrait que vous fussiez atteint de folie. +Répondez.</p> + +<p><i>P. S.</i>—Où en est l'instruction pour l'affaire du Point-du-Jour? J'ai +peur maintenant d'en être réduite à frapper le grand coup.</p> + + +<h4>Pièce numéro 52</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par Lucien.)</p> + +<p><i>À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne, à Paris.</i></p> + +<p>Yvetot, 27 juillet 1865.</p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>Vous m'en avez trop dit, ou vous ne m'en avez pas dit assez. Je suis +sans autre fortune que le petit bien de feu mon père, mais je peux +prendre hypothèque et me procurer une somme assez ronde.</p> + +<p>Faites-moi savoir, je vous prie, quel prix vous exigeriez pour me +fournir un <i>renseignement complet</i> au sujet des paroles qui ont produit +un si grand effet sur M<sup>me</sup> la marquise O. de C.</p> + +<p>J'ai l'honneur de vous saluer.</p> + + +<h4>Pièce numéro 53</h4> + +<p class="center">(Écriture ronde de copiste. Pas de signature. Timbrée à Paris, place de +la Bourse, levée de six heures, soir, 28 juillet.)</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut.</i></p> + +<p>Mon joli juge, le reste du renseignement vous coûterait dans les trois +ou quatre millions, au bas mot, et ça vaut bien ça.</p> + +<p>Le petit bien du défunt papa serait trop court, même au prix où est le +beurre.</p> + +<p>Dame, je ne dis pas, c'est une histoire bien curieuse, allez, et qui +vous divertirait comme un bossu. Quand vous serez en possession de vos +moulins, de vos étangs, de vos châteaux, polisson de grand +propriétaire-sans-le-savoir, on pourra voir à vous vendre le dénouement +de l'anecdote en question.</p> + +<p>Pour le présent, on vous a dit juste ce qu'on voulait vous dire, rien de +plus, rien de moins, et ça suffit.</p> + +<p>Vous voyez bien que ça suffit, puisque la princesse de Navarre met les +pouces.</p> + +<p>J'ai quelqu'un pour la corbeille de noces. Quand vous en serez là, +n'oubliez pas que je réclame la préférence.</p> + +<p>Est-ce que vous n'avez jamais songé à vous faire assurer sur la vie? Ça +dédommage une pauvre petite veuve.—Mais peut-être que ce sera un veuf +qu'il y aura consoler.</p> + +<p>L'affaire engraisse. Elle a trois mentons. Ah! Quelles marionnettes nous +sommes entre les mains du hasard! Surtout quand quelqu'un de moins idiot +que ce vieux clampin de Destin prend la peine de tirer nos ficelles!</p> + +<p>Je vous salue d'amitié.</p> + + +<h4>Pièce numéro 54</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.)</p> + +<p>Yvetot, 29 juillet.</p> + +<p><i>À M<sup>lle</sup> Jeanne Péry, au Bois-Biot.</i></p> + +<p>Mademoiselle et chère cousine,</p> + +<p>J'apprends que vous habitez tout auprès de nous et je m'en félicite de +bien bon cœur, puisque cela me donne l'occasion d'entrer en rapport +avec vous.</p> + +<p>Des circonstances qui ne provenaient ni de mon fait, ni du vôtre, nous +ont séparées du vivant de vos parents, néanmoins je n'ai jamais cessé +d'avoir pour vous une vive et sincère sympathie.</p> + +<p>Je crois vous en avoir donné une preuve aussitôt après la mort de votre +chère mère. C'était peu de chose, il est vrai, mais cela suffisait dans +le premier moment de votre deuil, et par la suite je comptais faire +davantage.</p> + +<p>J'apprends aujourd'hui seulement le motif qui vous a portée à quitter la +maison de mes respectables amies, les dames de la Sainte-Espérance. Vous +avez voulu vous rapprocher de l'homme que vous aimez et qui vous a +promis mariage.</p> + +<p>Je ne suis point de celles qui croient devoir prendre des gants pour +parler de ces choses, Mademoiselle et chère cousine. Je suis du parti de +l'amour quand il est honorable et légitime. J'imite en cela +Notre-Seigneur qui protège l'amour pur et le bénit.</p> + +<p>Celui qui a su toucher votre cœur est une noble et belle âme: je le +connais depuis plus longtemps que vous. Cela me donne le droit d'entrer +dans vos affaires à tous les deux plus intimement que s'il ne s'agissait +que de vous.</p> + +<p>Car vous ne m'avez rien confié, tandis qu'il m'a rendue dépositaire de +son secret, qui est aussi le vôtre.</p> + +<p>Malheureusement, entre vous deux, un obstacle se dresse: la volonté, ou +plutôt le préjugé d'une excellente mère, et l'asile que vous avez choisi +au Bois-Biot, pour attendre des jours plus favorables ne convient, ce me +semble, ni à vous, ni à M. Lucien Thibaut.</p> + +<p>Il s'est adressé à moi—et faut-il tout dire, lorsqu'il l'a fait, vous +étiez encore plus mal logée qu'au Bois-Biot;—il s'est adressé à moi, la +compagne de son enfance, et il m'a dit: «Venez à notre secours.»</p> + +<p>Quoi de plus simple? Je l'eusse fait pour Lucien tout seul, ma chère +cousine—laissez-moi parler avec cette familiarité qui grandira entre +nous, je l'espère,—car j'ai pour lui une véritable affection, mais je +le ferai plus volontiers encore pour vous,—et surtout pour moi.</p> + +<p>Pour moi qui, seule ici-bas désormais, ai si grand besoin d'une amie, +d'une sœur!</p> + +<p>Je suis votre aînée, j'essaierai de vous guider dans le monde où est +votre place; le hasard m'a mise à la tête d'une fortune assez +considérable, nous la partagerons; enfin, je crois avoir sur la famille +de Lucien une assez grande influence: je la consacrerai tout entière à +vous concilier l'amitié de sa mère et de ses sœurs.</p> + +<p>Je ne pense pas que vous puissiez repousser des offres si naturelles, +faites si cordialement et avec tant de plaisir.</p> + +<p>Venez donc quand vous voudrez, et le plus tôt sera le mieux, ma bien +chère petite cousine. L'hôtel de Chambray vous est tout grand ouvert.</p> + +<p>Préférez-vous que j'aille vous chercher?</p> + +<p>On travaille depuis ce matin à disposer les pièces qui seront votre +appartement.</p> + +<p>À bientôt. Je vous espère avec impatience, et en attendant le plaisir de +vous recevoir, je vous prie d'accepter mon baiser de grande sœur.</p> + + +<h4>Pièce numéro 55</h4> + +<p class="center">(Anonyme. Écriture déguisée, la même que celle de plusieurs numéros +anonymes ci-dessus. Sans date.)</p> + +<p><i>À M. Louaisot, à Paris.</i></p> + +<p>Je vous avais demandé si Martroy, votre ancien clerc, était de retour en +France. Vous ne m'avez même pas répondu.</p> + +<p>Serait-ce donc vous qui m'avez porté ce coup, homme terrible, être +inexplicable? C'est vous, ce doit être vous. Quelqu'un mourra de cela.</p> + +<p>J'ai du feu plein le cœur. Je crois que je l'aimais. Est-ce possible? +non. Mais cela est. Je l'aime. Il m'a frappée, savez-vous, avec vigueur +et sans miséricorde. Il est homme, il est fort. Il aime admirablement.</p> + +<p>Aussitôt cette lettre reçue, vous ferez le nécessaire auprès du juge qui +tient l'instruction de l'affaire Rochecotte. Que justice se fasse! Plus +de pitié criminelle! Cette fille m'a vaincue et perdue. Je la veux +morte.</p> + + +<h4>Pièce numéro 56</h4> + +<p class="center">(Écriture de Louaisot, sans signature. Pas d'adresse.) Ce vendredi.</p> + +<p>Douce madone,</p> + +<p>J'ai bien reçu vos deux honorées à leur date, et j'en ai pris bonne +note.</p> + +<p>Ça chauffe donc? Vous voilà mordue? Je plains l'agneau qui a eu le +bonheur de vous plaire. Voilà un métier!</p> + +<p>Où diable voulez-vous que je pêche mon Martroy? Je l'ai cherché plus +d'une fois dans les souterrains de Paris, car il avait son utilité—et +son danger, mais je n'ai jamais trouvé trace de lui.</p> + +<p>L'absinthe a dû le régler depuis longtemps.</p> + +<p>Quant à vos insinuations sous forme d'invectives, je plane au-dessus de +tout ça. Quel est le fond de la profession? La conscience. Qu'est-ce qui +en fait l'ornement? La minutie dans la délicatesse.</p> + +<p>C'est vrai, je nourris l'affaire, mais à qui la faute? J'avais proposé +une association loyale. On m'a laissé à mes pièces. Je travaille.</p> + +<p>J'ai mis un ruban rose autour du cou de l'affaire et je la mène paître +comme un beau petit mouton.</p> + +<p>Quant à l'instruction du Point-du-Jour, c'est fait. Vous êtes obéie, ô +belle reine!</p> + +<p>Mais il ne faut pas aller là-dedans comme une corneille qui abat des +noix. Le terrain des cours (d'assises) est glissant. J'ai trouvé quelque +chose de plus important que feu Martroy.</p> + +<p>Elles avaient vendu la boîte à ouvrage, pendant la dernière maladie de +la mère. Alors, vous comprenez, le détail des ciseaux tombait dans l'eau +et se noyait comme un plomb.</p> + +<p>Mais, pensez-vous, souveraine princesse, que j'aie chez moi, dans mes +écuries, une mule pour ne rien traîner! Pendant que la minette était à +la maison, Pélagie l'a confessée. Nous avons eu le nom du brocanteur qui +avait acheté l'objet. Alors, pas et démarches d'abord infructueux, puis +couronnés de succès.</p> + +<p>J'ai la boîte à ouvrage depuis hier. Je l'ai bien reconnue: fabrique +anglaise, jolis petits estampages gravés, marque de la <i>manufactory</i>: un +petit chien entre les deux initiales S. W.—Birmingham.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. La boîte voyagera en même +temps que ma lettre.</p> + +<p>Qu'est-ce qu'on offrira à papa pour une attention si mignonne?</p> + +<p>Allons, soyez tranquille, superbe lionne, aimez, détestez, caressez, +écorchez et dormez sur les deux oreilles. Fiez-vous à moi. La petiote +n'assassinera plus personne, pas même vous.</p> + +<p><i>P. S.</i>—Vous êtes priée d'envoyer le nerf de la guerre, s.v.p. +Confiez trois ou quatre chiffons à la poste, en attendant que je fasse +le compte de mes frais. Chargez votre lettre pour qu'elle ne passe pas +au bureau des détournements. Admirons la poste comme institution, mais +ne nous fions jamais à ses pontifes.</p> + + +<h4>Pièce numéro 57</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par la marquise de Chambray.) Yvetot, 1<sup>er</sup> août 65.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut,</i></p> + +<p>Lucien, je ne sais pas pourquoi j'ai mieux aimé capituler devant cette +enfant que devant vous.</p> + +<p>Avec elle je n'ai pas eu de peine. Il n'y a rien de sa faute. Sait-elle +seulement le mal qu'elle m'a fait?</p> + +<p>Et vous, Lucien, et vous, saurez-vous jamais à quel point vous m'avez +méconnue?</p> + +<p>On n'est pas frappée deux fois ainsi. Du premier coup vous m'avez +brisée. Hier encore je vivais par l'ambition, par l'amour, partout ce +qui fait vivre, aujourd'hui, je suis morte.</p> + +<p>Ambitieuse, ai-je dit? C'est vrai, mais non pas pour moi: ambitieuse +pour un autre.</p> + +<p>À cet autre j'avais lié en rêve mon avenir. Nous sommes des folles, oui, +toutes, même les plus sages. À cet autre j'avais sacrifié ma jeunesse. +Pour lui, pour lui seul je m'étais vendue, presque enfant que j'étais, à +l'homme respectable que j'ai servi, soigné, aimé comme un père.</p> + +<p>Cet autre-là, en effet, je le voulais riche, brillant, heureux, le plus +riche, le plus brillant, le plus heureux—tout cela par moi.</p> + +<p>On ne doit jamais se vendre. Je suis punie justement. Mais était-ce par +vous que je devais être punie?</p> + +<p>Lucien, ceci est ma dernière plainte. Ne craignez plus rien de moi, pas +même un reproche. Je suis morte—morte. Vous avez brisé tout ce qui +était en moi, espoir ou désir. J'ai l'âme broyée, Lucien. Je n'y saurais +même plus trouver de haine.</p> + +<p>Ne vous défiez pas de mes offres à cette enfant. C'est à vous que je les +fais, et c'est de l'obéissance. J'agis selon que vous avez ordonné. Et +je n'ai pas de peine à cela. J'abdique mon restant de jeunesse, ma +fortune qui m'a coûté si cher, ce qu'on appelle mes succès du monde, je +renonce à tout cela, Lucien, en renonçant à ma dernière espérance.</p> + +<p>Il n'y avait que cette espérance en moi. Le reste n'est rien, je le +donne.</p> + +<p>Non pas en apparence comme vous le souhaitiez pour fléchir la résistance +de votre chère mère, je le donne en réalité.</p> + +<p>C'est elle—je n'ai pas encore pu écrire son nom—c'est elle qui me +succédera, non pas après ma mort, mais de mon vivant.</p> + +<p>Votre mère l'acceptera, je me charge de cette tâche.</p> + +<p>En échange de ce que je vais souffrir, je ne vous demande qu'une seule +chose: Lucien, connaissez-moi enfin.</p> + +<p>Regardez ce qu'il y avait pour vous dans mon cœur!</p> + + +<h4>Pièce numéro 58</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M. Amyntas Pivert, substitut.)</p> + +<p><i>Cabinet du procureur impérial.</i></p> + +<p>Yvetot, 1<sup>er</sup> août 1865.</p> + +<p><i>À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la +Seine, Paris.</i></p> + +<p>Cher Maître,</p> + +<p>Je vous ai minuté ce matin la réponse officielle de notre petit parquet +à l'espèce de mission rogatoire dont Vos Hautes Puissances parisiennes +avaient daigné nous investir, pour l'affaire Fanchette. J'y ajoute +quelques lignes moins graves pour me rafraîchir un peu le sang.</p> + +<p>Toujours la bienveillance même, notre cher président! Pensez-vous qu'il +ait eu vingt ans, à l'époque? Il a la distinction de la momie. Au reçu +de votre seconde lettre, qui réclamait un supplément d'enquête, il a +dit:</p> + +<p>—Voilà un petit Cressonneau qui va bien! mazette! Il veut gagner un +galon dans cette instruction-là. Tâchez de lui lever son gibier, Pivert.</p> + +<p>Il a regardé ensuite la carte photographique, jointe au dossier et il a +ajouté:</p> + +<p>—Quelle drôle de petite bonne femme! Ça ne ressemble pourtant ni à +Lacenaire, ni à Papavoine. Les temps sont durs, Messieurs! si ces +demoiselles se mettent à percer leurs Arthurs comme des écumoires avec +leurs ciseaux, le Pays latin ne sera plus tenable. Est-elle assez +gentille, au moins, cette perruche!</p> + +<p>Il vous dit ces choses-là du ton de Cicéron embêtant Catilina. C'est un +original. Nous le verrons sous peu à la cour d'appel.</p> + +<p>Mais le fait est qu'elle est à croquer, dites-donc, Cressonneau, cette +petite chacalo! Quand vous l'aurez trouvée, n'allez pas vous laisser +empaumer!</p> + +<p>Foi de gentilhomme! comme nous disions jadis en sortant de la +Porte-Saint-Martin, les soirs de Mélingue, je n'avais pas besoin de la +permission du patron pour tâcher de vous être agréable. J'ai fait ce que +j'ai pu. Le ban et l'arrière-ban de nos observateurs invalides ont été +mis sur pied. J'ai armé en guerre toute notre police—pauvre régiment, +le Royal-Bancroche! J'ai lâché jusqu'aux gardes-champêtres!</p> + +<p>Néant! Royal-Bancroche est rentré bredouille et tout essoufflé. Nous +n'avons pas ici une jeune personne, sédentaire ou voyageuse, qui +ressemble de près ou de loin à la photographie.</p> + +<p>Désolé, cher Maître, de n'avoir pu mieux faire. Je ne veux pas du moins +vous leurrer, et je vous dis franchement: il faut chercher ailleurs. +Fanchette n'est pas chez nous.</p> + +<p>Je suis d'autant plus triste d'avoir si mal réussi—remarquez l'habileté +de la transition—que j'avais un service à vous demander.</p> + +<p>Voyons! soyez clément, heureux Cressonneau, vous qui fleurissez sous les +rayons du soleil, et songez combien il y a loin de notre misérable petit +parquet au ministère de la Justice.</p> + +<p>Il s'agit de mon pauvre avancement. Je voudrais «gagner un galon» comme +dit le président Ferrand en parlant de vous.</p> + +<p>L'occasion y est.</p> + +<p>Hélas! je ne demande pas encore à me rapprocher de Paris, cœur et +cerveau du monde. Mon ambition ne va qu'à gonfler sur place.</p> + +<p>J'expose:</p> + +<p>Nous avons ici un juge—celui justement qui aurait dû s'occuper de votre +affaire, mais qui, depuis des mois et des mois, ne s'occupe plus de +rien,—un juge, dis-je, M. Thibaut—Lucien,—assez bon garçon, fort +instruit, galant camarade, ayant, dit-on, des protections convenables et +suffisamment bien vu de notre président.</p> + +<p>Vous allez croire qu'un pareil gaillard est en passe de me laisser son +siège en grimpant un échelon?</p> + +<p>Pas du tout. Au contraire.</p> + +<p>Ce que je viens de vous dire doit être mis au passé. Il était tout cela, +il ne l'est plus. Pour le présent, il a reçu sur la tête je ne sais quel +coup de mailloche qui le rend propre à s'en aller, et voilà tout.</p> + +<p>On peut dire que notre président le soutient ici à bout de bras, car il +est brûlé au palais de la tête aux pieds.</p> + +<p>Vous me demanderez quel est son crime? Il n'y a pas de crime. Ce qu'il a +fait, enfin? Je n'en sais rien, ou plutôt je le sais mal.</p> + +<p>Vous n'êtes pas sans connaître, roué que vous êtes, le danger d'avoir +mis sa jeunesse dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.</p> + +<p>Tel est d'abord le cas du pauvre diable. Jusqu'à l'âge de vingt-huit +ans, il a vécu comme un ermite. Encore, les ermites commencent-ils à +baisser dans l'opinion, mais le collègue Thibaut était un ermite du bon +temps et de la bonne sorte.</p> + +<p>Première qualité d'ermite!</p> + +<p>C'est gandilleux, vous savez? Un beau jour saint Antoine est tenté, ça +ne manque jamais.</p> + +<p>Ça débuta comme un roman champêtre. On se rencontra derrière une haie. +Il y eut des chèvrefeuilles de cueillis, et l'ermite Thibaut, prenant le +mors aux dents, jeta tout à coup son capuchon par-dessus les moulins.</p> + +<p>Le modèle de toutes les vertus se mit en goût subit de cabrioles, laissa +de côté sa besogne, planta là son métier et fit des fugues jusqu'à Paris +pour suivre sa bucolique.</p> + +<p>Or, il y a une M<sup>me</sup> veuve Thibaut qui voudrait bien marier ce grand +fils-là pour le ranger; et il y a une marquise Olympe de Chambray—ne +rions plus, Cressonneau. Celle-là est une vraie merveille et marquerait +même à Paris,—qui ne demanderait pas mieux que de ranger le même grand +gars.</p> + +<p>On dit cela et ce doit être vrai, car c'est étonnant comme ces innocents +ont toujours les mains pleines d'atouts!</p> + +<p>Mais rien n'y fait, l'ancien ermite ne veut absolument pas entendre +raison. Il se cramponne à la bucolique qui jouit d'une réputation +détestable, et on dit: Voilà le nœud—en latin <i>infandum</i> ou chose qui +peut provoquer la retraite forcée d'un inamovible,—on dit qu'il a pris +avec lui la bucolique et qu'il la cache à tous les yeux dans le grenier +de son domicile légal.</p> + +<p>Je n'y ai pas été voir, et je dois même ajouter que personne n'a vu la +bucolique.</p> + +<p>Mais ce bruit court, on ne parle que de cela dans Yvetot. M<sup>me</sup> veuve +Thibaut est peut-être la seule qui n'en sache rien.</p> + +<p>Cher Maître, vous croyez bien, je suppose, que je ne suis pas capable +d'une dénonciation. Je vous répète, à vous qui êtes mon camarade et mon +ami, des choses vraies ou fausses, qui sont littéralement la fable de la +ville....</p> + +<p>J'ai été interrompu par l'arrivée d'un renseignement. La bucolique, qui +s'appelle M<sup>lle</sup> Jeanne Péry, a quitté le domicile de M. Thibaut pour se +retirer dans une ferme des environs—où elle est, en quelque sorte, +cloîtrée.</p> + +<p>M. Thibaut seul est admis à la voir.</p> + +<p>Vous voyez qu'il est difficile de se compromettre plus maladroitement.</p> + +<p>Arrivons à la conclusion de cette longue lettre qui vous dira au moins +le fond de ma pensée: je n'ai aucun sentiment d'inimitié contre M. L. +Thibaut; je me regarderais comme le dernier des drôles si je faisais la +moindre des choses, fût-ce un simple <i>nutus</i> pour l'aider à glisser hors +de son siège.</p> + +<p>Mais enfin, si les événements tournaient contre lui, comme il y a +apparence, s'il était forcé de donner sa démission ou même simplement de +quitter le ressort....</p> + +<p>Je vous rappellerais notre vieille amitié dans un billet courtois et +bien senti, en vous disant: «Cher maître, l'heure est venue. Vous qui +êtes sur les lieux, donnez-moi un coup d'épaule.»</p> + + +<h4>Pièce numéro 59</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>lle</sup> Agathe Desrosier.)</p> + +<p><i>À M<sup>lle</sup> Maria Mignet, aux bains de mer d'Étretat (Seine-inférieure).</i></p> + +<p>Yvetot, le 24 août 1865.</p> + +<p>Ma chère Mariquita,</p> + +<p>Je vous remercie bien des détails que vous me donnez sur ce paradis +aquatique dont vous devez être le plus joli ange. Je vous vois d'ici sur +votre grève, avec votre capot rouge et votre lorgnon pince-nez, posé à +la crâne—sur l'oreille. Les Parisiens doivent en devenir fous et les +Parisiennes en mourir de rage.</p> + +<p>Figurez-vous que M. Pivert, le substitut précieux qui vous déplaît parce +qu'il s'appelle Amyntas, de son petit nom, nous répète tous les soirs à +la promenade qu'Étretat n'est qu'un petit tas de macadam, pris entre +deux pierres percées.</p> + +<p>Vous allez le détester bien davantage.</p> + +<p>Il dit que la grève, ou plutôt le galet a été jeté là, après avoir servi +pendant des siècles à l'Opéra-Comique.</p> + +<p>Il ajoute que le Casino est une masure et qu'on est obligé de mettre des +sabots pour descendre se baigner.</p> + +<p>Enfin, selon lui, faut écrire à Paris quand on veut manger des crevettes +fraîches.</p> + +<p>Quant à la société, le même précieux M. Pivert (Amyntas) affirme qu'elle +est poivre et sel, moitié <i>biches</i>, moitié bonnetières.</p> + +<p>Quelle mauvaise langue! Il n'est pas sot. J'aime bien mieux vous croire, +ma chère, puisque vous avez dansé avec un duc.</p> + +<p>Mais pour mon compte, si j'avais à me baigner, je préférerais Trouville. +Au moins, les journaux publient le nom des ducs qui y dansent.</p> + +<p>Nous avons dansé aussi dans notre humble Yvetot, si désert et si terne, +depuis que vous autres élégantes l'avez abandonné. Il y a eu un, deux, +trois bals pour le mariage de Dorothée. Je ne vous parlerai que du +troisième, donné par la vicomtesse.</p> + +<p>C'était tout uniment superbe: orchestre complet, tous les orangers dans +l'escalier, on avait loué jusqu'à des lustres. Et des glaces à gogo! +j'en avais le cœur affadi.</p> + +<p>Quand on en mange trop, ce n'est plus bon du tout.</p> + +<p>Dorothée avait l'air d'une corbeille. La toilette ne lui va pas.</p> + +<p>Son mari n'est pas trop mal pour un blond fade, mais il a les oreilles +désourlées.</p> + +<p>Sidonie était en rose passé, avec son matelas de cheveux crépus. Elle +est plus longue que jamais. Elle faisait horreur. M. Pivert a dit +qu'elle avait l'air d'un peuplier qui a un nid de pie. Il est méchant.</p> + +<p>La sous-préfète avait sa garniture de point d'Angleterre. L'une portant +l'autre, elles ont beaucoup servi toutes les deux, la garniture et la +sous-préfète.</p> + +<p>Les trois Thibaut, mère et filles—je vais vous reparler tout à l'heure +de la famille, ma chère,—s'étaient fagotées de leur mieux. La bonne +femme avait son fameux velours épinglé d'avant la première révolution. +Célestine portait la parure omnibus en petites pierres violettes: +c'était son tour. Julie avait un paquet de myosotis qui criait à tous +les messieurs: pensez à moi, pensez à moi, sur l'air des lampions!</p> + +<p>Quand je songe qu'elles se donnaient les gants de nous fiancer toutes +les deux, vous et moi, à leur grand nigaud de frère!</p> + +<p>Joli parti! parlons-en! C'est bon pour une perle fine comme M<sup>me</sup> la +marquise de Chambray.</p> + +<p>Croyez-vous que je plaisante? à moitié tout au plus. Je veux bien rayer +<i>perle</i>, mais <i>fine</i>, ah! ma chère, demandez plutôt aux héritiers de feu +son bonhomme de mari!</p> + +<p>Elle était là dans toute sa gloire. C'est bien étonnant tout de même +qu'une pareille femme ait eu quelque chose pour ce flandrin de Lucien. +Elle avait ses bracelets, son diadème, sa rivière et ses aigrettes. +Fermez les yeux. Sa toilette était arrivée le matin même de Paris. Il y +en a qui n'ont pas besoin de tant d'embarras pour être passables.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise n'était pas seule, elle avait amené avec elle sa +nouvelle amie, habillée aussi par Würtz.</p> + +<p>Je vous entends, bonne chérie, vous ne savez plus où nous en sommes. De +qui parle-t-on là? qui est cette nouvelle amie? Écoutez donc, il y a une +histoire. Je l'amène tout doucement.</p> + +<p>Nous ne sommes pas à Étretat, nous autres, nous restons chez nous tout +l'été comme des malheureux,—mais nous avons des aventures!</p> + +<p>Mariquita, ne faites pas la petite bouche. Je vous préviens que c'est +extraordinairement curieux....</p> + +<p>Encore plus curieux que cela, ma chère, surtout pour nous deux qu'on a +mariées tour à tour à ce dadais de juge.</p> + +<p>Voyons! laissez là pour un quart d'heure le Casino, revenez en idée à +votre humble pays d'Yvetot, et tâchez de vous bien rappeler l'état de la +question Thibaut au moment de votre départ.</p> + +<p>Faut-il vous aider un peu? soit. Quand vous vous êtes envolée, la mère +du plus beau des juges à marier avait déjà tourné casaque à vous, à moi +et à l'interminable Sidonie. Célestine, qui était chargée de me monter +l'imagination, avait fui comme une ombre, la romanesque Julie, qui avait +mission de vous enflammer, était rentrée dans son nuage. Tous les +efforts de la famille s'étaient tournés contre l'opulente Olympe.</p> + +<p>Sous quel prétexte? D'où leur venait l'espoir d'escalader cette cime +avec leurs courtes jambes? Était-ce tout simplement la folie +particulière aux mamans enragées?</p> + +<p>Non. Il y avait folie, mais ce n'était pas dans la maison Thibaut. La +maison Thibaut a trop grand faim et trop grand soif pour être folle. La +folie était chez cette femme, qui est la plus riche du pays, sans +conteste, et qui attend, par-dessus le marché un héritage comme il n'y +en a pas ailleurs que dans les contes de fées.</p> + +<p>Celle-là qui pourrait prétendre à je ne sais quoi et se faire faire un +mari sur commande s'est amourachée de qui? Du nigaud dont nous n'avons +pas voulu, vous ni moi, chérie; elle nourrit, selon le bruit public, +depuis sa première communion, une passion mystérieuse et irrésistible +pour ce dadais de Lucien.</p> + +<p>Voilà ce que vous pouviez savoir comme moi.</p> + +<p>Mais ce que vous ignorez probablement, c'est que pendant cela, le dadais +nourrissait de son côté, sans faire semblant de rien, une passion +irrésistible et mystérieuse pour une petite personne que maman Thibaut +appelait franchement «une coquine, fille de coquin et de coquine».</p> + +<p>C'était sa phrase. Vous savez qu'elle a le parler gras.</p> + +<p>Vous étiez au fait? Bon! Je ne me déconcerte pas pour si peu. Il m'en +reste assez à vous apprendre. Vous allez voir qu'une lettre d'Yvetot +peut être aussi bourrée d'événements qu'un courrier d'Étretat.</p> + +<p>Patience! Je suis certaine au moins que vous étiez partie bien avant les +cancans qui coururent touchant le séjour de la petite coquine dans la +propre maison du sage Lucien, où demeuraient justement alors sa mère et +ses sœurs.</p> + +<p>Vous dressez l'oreille, pour le coup? Cela fit un scandale pitoyable. Un +magistrat! chez lui! Moi, d'abord, je ne voulais pas y croire.</p> + +<p>En ville, c'est déjà bien honnête, mais chez soi, ma chère, chez soi!</p> + +<p>Eh bien! c'était vrai! allez donc donner le bon Dieu sans confession à +ces saints-n'y-touche! Il lui avait fait un dodo devinez où? Dans son +cabinet de toilette.</p> + +<p>M. Pivert a vu le dodo.</p> + +<p>Soyez juste, on ne devine pas des inconvenances pareilles, d'autant +mieux qu'une belle après-midi toute la ville sut que M. Lucien Thibaut +s'était rendu en habit noir et en cravate blanche à l'hôtel de Chambray, +où il resta deux heures d'horloge, plutôt plus que moins.—Et les trois +dames Thibaut l'attendaient dans la rue.</p> + +<p>Il aurait fallu avoir tué père et mère, n'est-ce pas, pour ne pas +conclure de là que M. Lucien, cédant aux larmes de sa famille, et pour +se faire pardonner ses récents déportements, avait enfin demandé la main +de l'amoureuse Olympe.</p> + +<p>Ma foi, pendant vingt-quatre heures, la ville d'Yvetot, un peu à court +de <i>potins</i>—c'est le mot nouveau de cette année, M. Pivert l'a rapporté +de Paris—se raconta cette anecdote à elle-même.</p> + +<p>On en parla à tous les étages de toutes les maisons, et le dodo de la +petite coquine fut relégué au rang des fables....</p> + +<p>Mais huit jours après, la nouvelle amie et cousine de M<sup>me</sup> la marquise +faisait son entrée à l'hôtel de Chambray, ma chère!</p> + +<p>Ma chère, une entrée solennelle!!!</p> + +<p>Et puis?... Pourquoi ces trois points d'exclamation?</p> + +<p>Voilà. J'ajoute un mot et vous sautez au plafond:</p> + +<p>La nouvelle amie et cousine de M<sup>me</sup> la marquise s'appelle Jeanne Péry.</p> + +<p>Comprenez-vous? La demoiselle au dodo, la petite coquine, <i>fille de +coquin et de coquine,</i> selon l'évangile de M<sup>me</sup> Thibaut?</p> + +<p>Attention à retomber sur vos chers petits pieds, Mariquita, ma belle, en +revenant du plafond! Est-ce assez drôlet? N'aurais-je pas pu en mettre +six au lieu de trois, des points d'exclamation?</p> + +<p>Mais ce n'est rien encore. Nous sommes chez Nicolet.</p> + +<p>Cette M<sup>lle</sup> Jeanne, tombant des nues, ou du second étage de la maison +Thibaut chez sa cousine, pensez-vous qu'elle y soit en visite? Erreur. +La demoiselle Jeanne est installée à chaux et à sable; elle ne s'en ira +jamais, jamais, jamais.</p> + +<p>C'est un pacte, une société, quelque chose comme une adoption.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise est la maman, M<sup>lle</sup> Jeanne est le bijou de fille +unique. On s'adore, on ne se quitte pas d'un instant, et il y a déjà +dans la tenue de la superbe Olympe une petite idée de cette majesté, +de cette résignation aussi,—et même de cette mauvaise humeur qui +distingue certaines physionomies de mamans.</p> + +<p>Les mamans qui regrettent.</p> + +<p>Enfin, je vais écrire un mot qui sera le point sur l'i.</p> + +<p><i>Madame la marquise ne danse plus.</i></p> + +<p>Elle regarde danser M<sup>lle</sup> Jeanne.</p> + +<p>Qui danse avec M. Lucien!</p> + +<p>Ouf! maintenant, je vais me relire, car j'ai peur d'avoir raté mon +effet, comme dit M. Pivert. Il n'a pas toujours très bon ton.</p> + +<p>Et figurez-vous qu'il est aux cent coups, ces jours-ci. Le parquet de +Paris l'accable de besogne. C'est au point qu'il n'a pas encore vu la +fameuse cousine et amie. Il en sèche....</p> + +<p>J'ai relu, Mariquita. Je ne suis pas mécontente de ma chronique. +Seulement, elle demande à être complétée.</p> + +<p>Voilà un grand mois que tout cela dure. M<sup>lle</sup> Jeanne règne et gouverne à +l'hôtel de Chambray où M. Lucien Thibaut lui fait la cour +ostensiblement, officiellement, au su et vu de toute la ville, avec +l'approbation des autorités et de maman Thibaut qui ne l'appelle plus +coquine.</p> + +<p>On a vu des marquises de cinquante ans qui prenaient chez elle des +héritières. Ça sert de chaufferette.</p> + +<p>Mais une marquise de vingt-huit ans! mais la belle des belles, Olympe de +Chambray! s'embarrasser d'un semblable outil! Réchauffer dans son giron +une petite couleuvre qui hérite d'elle dès maintenant, qui lui prend +tout—entre vifs,—tout! même son grand bêta de Lucien! Dame!...</p> + +<p>Ma chère, il y a quelque chose là-dessous.</p> + +<p>Le côté gai, ce sont les trois Thibaudes.</p> + +<p>Les premiers jours, elles ne savaient pas du tout si c'était du lard ou +du cochon. Elles flairaient au vent, étonnées, déroutées et très +froides.</p> + +<p>Mais cela a changé lestement. M<sup>me</sup> la marquise a imposé son amie et +cousine, et peu à peu, la maman, les deux sœurs, tout l'élément Thibaut +enfin, a fait avec ensemble un quart de conversion.</p> + +<p>C'est réglé désormais, M<sup>lle</sup> Jeanne est l'idole. Mère Thibaut, Célestine +Thibaut, Julie Thibaut, la caressent, l'adorent comme elles caressaient, +comme elles adoraient autrefois la marquise elle-même.</p> + +<p>Celle-ci s'est enfoncée d'un cran.</p> + +<p>Tout le monde s'y prête, elle la première!</p> + +<p>Vous seriez battue comme plâtre si vous parliez dodo ou coquine devant +ces dames. Jour de Dieu! maman Thibaut vous laisserait plutôt tutoyer +Olympe elle-même!</p> + +<p>Vous croyez que j'exagère? Vous ne les connaissez pas, ces Thibaut! la +bonne dame à déjà levé le pied à moitié hauteur de son ancien fétiche. +Fiez-vous à elle, son pied fera le reste du chemin et passera par-dessus +la tête de l'idole démissionnaire.</p> + +<p>Et, en définitive, Mariquita, pourquoi M<sup>me</sup> la marquise se laisse-t-elle +faire? moi, j'ai déjà jeté vingt fois ma langue aux chiens. Nous ne +sommes pas dans le pays des <i>Mille et une nuits.</i> Chez nous, ce qui est +a sa raison d'être.</p> + +<p>On s'y perd, surtout ceux qui connaissaient, comme nous, l'ancien +caractère d'Olympe.</p> + +<p>Cette petite Jeanne a-t-elle de la corde de pendu? Ou bien la conscience +de M<sup>me</sup> la marquise?... hein?</p> + +<p>M. Pivert ne veut pas donner son avis là-dessus.</p> + +<p>Il n'est pas content, ce pauvre précieux substitut. Le parfait Lucien +branlait dans le manche. Le dodo semblait devoir l'achever et M. Pivert +espérait sa place. Peut-être même qu'il l'avait demandée.</p> + +<p>Mais maintenant, voilà que tout est régularisé. On parle très +sérieusement de la noce, et M<sup>me</sup> la marquise doit faire des avantages au +contrat. Ce n'est pas avoir de la chance, j'entends pour ce pauvre +Pivert.</p> + +<p>Cherchez donc un peu, chère Mariquita, vous qui avez tant d'esprit pour +deviner les rébus. Moi, de mon côté, je vous promets de me creuser la +cervelle. S'il y avait un drame!...</p> + +<p>Celle qui trouvera la première instruira l'autre. Je vous tiendrai au +courant des événements.</p> + +<p>Tous mes respects à M. le duc. À vous du meilleur de mon cœur.</p> + +<p><i>P. S.</i>—Est-ce qu'on meurt de bonheur? Le dadais garde la chambre. Les +actions Pivert remontent.</p> + + +<h4>Pièce numéro 60</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par Olympe de Chambray.)</p> + +<p>29 août.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut.</i></p> + +<p>J'apprends avec plaisir que le docteur vous a permis de vous lever +demain.</p> + +<p>Je vous envoie une lettre de notre Jeanne. La chère enfant ne pouvant +plus vous voir a voulu vous écrire.</p> + +<p>Êtes-vous content, Lucien? J'ai fait de mon mieux.</p> + +<p>S'il n'y a pas d'indiscrétion, je voudrais voir le passage de la lettre +de Jeanne où elle vous parle de moi. Je pense qu'elle doit vous parler +de moi.</p> + +<p>Ce n'est pas par curiosité. J'ai besoin de récompense.</p> + + +<h4>Pièce numéro 60 bis</h4> + +<p>(Incluse dans la précédente. Écrite et signée par Jeanne Péry. Même date +et même adresse.)</p> + +<p>Cher Lucien,</p> + +<p>Je suis si heureuse qu'il me vient des terreurs. Tout m'effraie. Quand +j'ai appris, avant-hier, que vous étiez souffrant et alité, une crainte +égoïste m'a saisie. Je me suis dit: Si j'allais rester seule!</p> + +<p>C'est que je ne comprends rien à mon bonheur. Il y a des moments où je +n'y crois pas, Olympe est pour moi plus qu'une sœur. Il me semble que +ma mère elle-même ne m'entourait pas de si exquises tendresses.</p> + +<p>J'avais été élevée à penser qu'elle nous méprisait pour notre infortune. +Comme c'était injuste! Combien pauvre maman se trompait! Oh! si elle +l'avait mieux connue, l'aurait-elle assez aimée!</p> + +<p>Lucien, nous serions bien ingrats si nous ne lui donnions pas la +première place dans notre cœur.</p> + +<p>Mais qu'a-t-elle donc à tant souffrir, le savez-vous? Hier, je l'ai +trouvée au jardin. C'était dans un endroit obscur et solitaire. Elle ne +pouvait s'attendre à m'y rencontrer. Elle était assise sur un banc, elle +avait la tête entre ses mains. Ce que je voyais de son visage me +laissait dans le doute et je n'aurais pas pu dire si elle était +courroucée ou désespérée.</p> + +<p>Au bruit de mes pas, elle a retiré ses mains et j'ai vu qu'elle avait +pleuré.</p> + +<p>Elle a voulu sourire et me dire que j'étais folle, mais j'en suis bien +sûre, Lucien, ses pauvres beaux grands yeux étaient rouges de larmes.</p> + +<p>Elle! Olympe! la marquise de Chambray! si belle! si noble! si enviée! +pleurer!</p> + +<p>Que je voudrais avoir le moyen de guérir sa peine! Savez-vous qui cause +son chagrin? Il ne se peut pas qu'elle ait des ennemis.</p> + +<p>Nous parlons de vous sans cesse, elle sait qu'aucun autre sujet ne me +plaît. Dimanche, elle me disait: «Je l'aime à cause de vous.»</p> + +<p>Est ce vrai? Non. Elle veut dire peut-être qu'elle vous aime encore +davantage; car elle vous aimait auparavant, puisqu'elle vous connaissait +bien avant de me connaître.</p> + +<p>Quelquefois aussi, elle amène la conversation sur ma mère. Elle m'écoute +parler de ma chère morte.</p> + +<p>Je l'aime tous les jours davantage. Je souffre à la voir triste, triste +jusqu'au découragement. Et que puis-je pour la consoler, ne connaissant +point son mal?</p> + +<p>L'idée m'est venue que peut-être elle aime. Mais, en ce cas, serait-il +possible qu'elle ne fût point aimée?</p> + +<p>Lucien, mon Lucien, guérissez-vous bien vite et ne restez pas éloigné de +moi. Dès que je ne vous vois plus, je crois faire un rêve. Est-ce bien +croyable, en effet, Lucien? Vais-je être votre femme?</p> + +<p>Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Mais que d'obstacles il y +avait entre nous! Pauvre maman qui vous aimait pourtant presque aussi +bien que moi, me défendait toujours d'espérer. Nous voit-elle, Lucien?</p> + +<p>Si elle nous voit, elle doit être heureuse.</p> + +<p>Elle nous voit. Il me semble que je l'entends prier longtemps et +ardemment pour Olympe.</p> + +<p>Oh! priez, mère chérie, portez votre prière jusqu'aux pieds de Dieu. +J'ai beau regarder en arrière, je ne vois qu'Olympe qui m'ait été +secourable. Priez, ma mère, payez la dette de votre fille!</p> + +<p>C'est si vrai, Lucien! Sans elle, nous serions encore tout au fond de +notre misère.</p> + +<p>Aussi, dès que je suis seule, une foule de questions se posent au-dedans +de moi-même. La nuit, je les écoute comme des refrains:</p> + +<p>Comment ai-je pu mériter de sa part cet intérêt si subit et si profond? +Cette amitié précieuse qui me relève à mes propres yeux et surtout aux +yeux des autres? Pourquoi ai-je souffert si longtemps loin d'elle? +Pourquoi est-elle venue si soudainement à mon secours?</p> + +<p>Je vous ai interrogé déjà bien des fois, jamais vous ne m'avez répondu.</p> + +<p>Je croyais lire pourtant dans vos yeux que vous auriez pu me répondre....</p> + +<p>Mais je cause, je cause et j'oublie le principal objet de ma lettre. +Hier, votre chère maman est venue me voir avec vos sœurs.</p> + +<p>Je dis me voir, car c'est <i>moi</i> qu'elles ont demandée.</p> + +<p>Cela a fait sourire Olympe, qui n'en a témoigné aucun déplaisir.</p> + +<p>Moi, j'en ai été un peu blessée.</p> + +<p>Votre bonne mère a été charmante, oh! charmante. Et vos sœurs, donc! +moi qui avais tant souhaité avoir une amie; m'en voici deux. Et quelles +amies! Les sœurs de mon Lucien—<i>mes</i> sœurs!</p> + +<p>Je vous le dis encore: je suis trop heureuse, cela m'épouvante. Je +voudrais un petit chagrin pour désarmer la destinée, mais j'ai beau +faire, de quelque côté que je retourne mon regard, partout, partout du +bonheur! À bientôt, mon Lucien. Demain, n'est-ce pas?</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Cette lettre avait été lue et relue mille fois. +Elle était presque effacée par les larmes.</p> + +<p>Elle portait, au bas, cette mention de la main de Lucien: «Communiquée à +Olympe selon son désir.»</p> + +<p>Et en marge, également de l'écriture de Lucien, mais plus récente, cette +autre mention: «Geoffroy est prié d'en avoir bien soin. J'ai eu de la +peine à m'en séparer.»</p> + + +<h4>Pièce numéro 61</h4> + +<p class="center">(Écriture de la marquise. Sans date ni adresse.)</p> + +<p>Je vous renvoie la jolie chère lettre de notre Jeanne. Merci, je suis +récompensée, mais prenez garde à sa curiosité d'enfant.</p> + + +<h4>Pièce numéro 62</h4> + +<p class="center">(Écriture inconnue.)</p> + +<p>Paris, 29 août 65.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, juge, etc.</i></p> + +<p>En envoyant un bon de dix louis sur la poste à l'adresse indiquée, M. L. +Thibaut recevra par le retour du courrier un renseignement qui vaut pour +lui plus de dix mille francs. <i>M. J.-B. Martroy, rentier, poste +restante, à Paris.</i></p> + + +<h4>Pièce numéro 63</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>me</sup> veuve Thibaut.)</p> + +<p>29 août 1865.</p> + +<p><i>M<sup>lle</sup> Jeanne Péry de Marannes, à l'hôtel de Chambray en ville.</i></p> + +<p>Quelle chère petite enchanteresse êtes-vous donc, Mademoiselle, pour +m'avoir retournée comme cela, comme un gant? C'est que je ne passe pas +pour être trop facile à retourner, au moins! Feu M. Thibaut m'appelait +bien souvent entêtée. Et demandez à notre Lucien—car il est à nous +deux, maintenant, bien plus à vous qu'à moi,—il vous dira si j'ai mon +idée dans ma poche.</p> + +<p>Ça se comprend. Quand on est restée veuve de bonne heure avec trois +enfants, une position à soutenir et pas plus de rentes qu'il ne faut, on +apprend à se défendre. Ah! mais oui, ma pauvre belle, j'ai été à rude +école après le décès du papa! Mais ce n'est pas tout ça que je veux vous +dire: nous sommes folles de vous, j'entends moi, Célestine et Julie, +mais folles!</p> + +<p>Voilà le mot lâché, faites-en ce que vous voudrez; je suis prête à en +témoigner même en justice.</p> + +<p>On s'instruit à tout âge, vous le savez, et la preuve c'est que j'avais +d'affreux préjugés contre vous. Je suis si impressionnable! Je ne dis +pas une pincée de préjugés, non, ni même une poignée, mais un plein +panier.</p> + +<p>Ils m'en avaient dit, ah! ils m'en avaient dit sur votre papa, sur votre +maman, sur vous, est-ce que je sais, moi? la société est si mauvaise +langue! Quant au papa et à la maman, le malheur est qu'on ne peut plus +les fréquenter pour les mieux connaître. Je parie qu'il en faut bien +rabattre! un quart, un tiers? Bah! la moitié, même les trois-quarts, et, +peut-être le tout. La société... tiens! J'allais redire que la société +est si mauvaise langue!</p> + +<p>Mais, pour ce qui est de vous, ma petite, je mets ma main au feu qu'il +n'y a pas un mot de vrai dans tous ces cancans. Pas un traître mot! Si +ça avait été vrai, est-ce que mon garçon aurait couché dans le jardin, à +la fraîche, quand vous étiez dans le cabinet de toilette, pour ne pas +vous effaroucher la pudeur? Il faut qu'une jeune personne inspire bien +de la considération pour qu'on risque ainsi des rhumatismes, sans parler +des catarrhes et fluxions de poitrine. Il l'a délicate.</p> + +<p>J'ai dit tout de suite: on ne fait pas de ces choses-là pour la première +venue. Et ces demoiselles aussi: j'entends Célestine et Julie. Et puis +d'ailleurs, vos manières! Les manières, moi, c'est mon thermomètre pour +savoir le temps qu'il fait sous la camisole d'une jeunesse. Je suis +gaie. Je ne pèse pas mes mots chez l'épicier en passant. Avec des +manières comme vous, pas d'inquiétude pour la conduite!</p> + +<p>Je le disais aux minettes, j'entends Célestine et Julie: ces manières-là +ça donnerait envie d'avoir un petit vicomte à lui offrir. Je ne +plaisante pas, je le disais. Mais les vicomtes ne valent pas mieux que +les autres, et nous sommes de la bonne bourgeoisie.</p> + +<p>De la vraie, de la vieille. Si nous n'avons pas été aux croisades, c'est +que nous étions libéraux un petit brin déjà dans ce temps-là. Pas des +rouges, mais le drapeau de Voltaire et Louis-Philippe.</p> + +<p>Voilà l'authenticité: Les Thibaut étaient échevins de Lillebonne sous +Duguesclin. Mon mari en avait vu les titres chez son grand-père; +malheureusement, la Révolution a tout brûlé sous la Terreur.</p> + +<p>Je suis, de mon côté, une Pervanchois, de Bléré, près Tours, le jardin +de la France: j'entends la Touraine. Pourquoi M. Thibaut avait été se +marier si loin, c'est que la magistrature voyage et que je lui avais +donné dans l'œil.</p> + +<p>D'ailleurs, le garçon est juge. De là à conseiller il n'y a que le saut +d'une puce. Et alors, on est décoré aussi forcément que si on en avait +apporté la maladie en naissant. Ça vaudra bien la situation de vos +comtesses et marquises au tas. Quoique je ne méprise pas la noblesse.</p> + +<p>Il en faut dans un département.</p> + +<p>Voilà donc pour la généalogie.</p> + +<p>Quant à la fortune, outre que le garçon est le plus joli cavalier du +ressort, quand il veut s'en donner la peine, nous n'avons jamais rien +demandé à personne. Et pourtant ces demoiselles n'ont pas pour un sou de +coton dans leurs corsets, preuve qu'on les a nourries. Je plaisante, +parce que je suis gaie, mais c'est vrai tout de même. On vit bien à la +maison, et rien à crédit.</p> + +<p>Eh bien! quand Dieu me rappellera, vous partagerez, c'est la nature qui +l'exige.</p> + +<p>Sans compter les appointements du garçon qui augmentent d'année en +année, par suite de son avancement régulier, au choix ou à l'ancienneté. +Et une conduite! On s'en moque de lui, tant il est étonnant pour la +conduite!</p> + +<p>J'y vas carrément, comme vous voyez; je ne connais qu'une chose dans les +affaires, c'est d'aller droit.</p> + +<p>On vous racontera que j'ai essayé de marier le garçon. Je parie ma tête +à coiffer qu'on vous a déjà parlé de M<sup>lle</sup> Sidonie, de M<sup>lle</sup> Maria, de +M<sup>lle</sup> Agathe, et peut-être d'une autre....</p> + +<p>C'est bien entendu que ma lettre est pour vous, pas vrai, trésor? pour +vous seule? pas d'enfantillages! Je m'épanche et je ne voudrais pas +qu'on lût ma correspondance au prône.</p> + +<p>C'est-à-dire, ma petite, qu'elles étaient toutes autour de lui comme des +tigres. Nous ne savions à laquelle entendre. Moi. Célestine et Julie, +nous ne pouvions plus mettre le pied dehors sans risquer d'être +dévorées. Mais je t'en souhaite! Les héritières avaient beau se jeter à +la tête du garçon, il n'y entendait d'aucune oreille. Méchante! vous +savez bien pourquoi. L'aviez-vous coiffé assez serré du premier coup!</p> + +<p>Il en a passé pour imbécile, ma petite. Et il y a un Pivert substitut, +qui a demandé sa place pour le jour où on le mettra à la maison des +écervelés. Il est joli, le Pivert, on l'empaillera.</p> + +<p>N'écoutez pas les cancans. On me donne bien la migraine à moi, à force +de propos. Ils sont là tous qui me chantent: prenez garde! +renseignez-vous! réfléchissez! et surtout ne lâchez pas votre +consentement avant de savoir au juste ce que la cousine—j'entends M<sup>me</sup> +de Chambray—fera au contrat.</p> + +<p>Mais, dites donc, trésor, on ne traite pas quelqu'un comme elle vous +traite pour la marier toute nue, pas vrai? Vous ai-je dit qu'il fallait +garder ma lettre pour vous toute seule? Quand je veux qu'Olympe me lise, +c'est à elle que j'écris. Nous causons de mère à fille, personne n'a à +fourrer son nez là-dedans.</p> + +<p>Olympe a du bon, c'est certain. Je défie bien qu'on me trouve quelqu'un +pour rapporter que j'aie jamais dit un mot contre elle. Au contraire, je +soutenais Olympe, les minettes aussi; nous disions au garçon: tu n'as +qu'à te baisser pour la prendre. As-tu donc les deux yeux crevés pour ne +pas voir ça? Vas-tu passer auprès de soixante mille livres de rentes—et +elle a mieux!—sans seulement leur ôter ton chapeau?</p> + +<p>Mais le garçon est plus fin que nous, avec son air chérubin. Dame! on +n'est pas magistrat, on n'a pas l'estime de ses chefs les plus forts en +droit pour ne pas voir plus clair que trois pauvres femmes.</p> + +<p>J'étais coiffée d'Olympe, j'aime mieux vous l'avouer en grand. Et ces +demoiselles, donc! Ça faisait pitié. À la maison, les murs parlaient +d'Olympe. Je lui ai dit une fois—au garçon: Épouse Olympe, ou je meurs +de chagrin sous tes yeux!</p> + +<p>C'était à ce point-là.</p> + +<p>Eh bien! pas de ça. Lisette! Le coquin m'aurait laissé mourir si j'avais +été assez bête pour tenir ma parole. Il refusa <i>mordicus</i>. Il avait son +trésor de petite Jeanne; Olympe ne pouvait qu'avoir tort. Vous voyez +qu'il ne faut pas laisser traîner la lettre.</p> + +<p>Quoique j'aie bien le droit de dire ma façon de penser, c'est le +privilège d'un cœur de mère.</p> + +<p>Alors donc, ma petite, en un mot comme en mille, je donne mon +consentement des deux mains, risquant le tout pour le tout, dans +l'espérance que votre cousine sera raisonnable. J'entends au contrat.</p> + +<p>Il faut bien me comprendre: si je parle intérêt, c'est pour vous, car +moi, il ne m'en reviendra ni froid ni chaud. Ça saute aux yeux.</p> + +<p>Et je dois ajouter, parce que c'est mon opinion, que dans le cas où elle +vous doterait convenablement—j'entends Olympe—ce ne serait pas encore +une raison pour vous traîner à ses genoux dans des témoignages de +reconnaissance ridicule.</p> + +<p>La place de M<sup>me</sup> Lucien Thibaut est de se tenir droite devant n'importe +qui.</p> + +<p>Allez! même devant la reine, s'il y en avait. C'est ce que j'appelle +garder son quant à soi.</p> + +<p>On accepte, mais on ne s'humilie pas.</p> + +<p>Ah ça! ma belle, est-ce que vous croyez qu'Olympe est née d'hier? Elle +en sait long! Quand elle fait quelque chose, ce n'est pas pour le roi de +Prusse.</p> + +<p>Vous me direz qu'un grand merci ne déshonore pas. D'accord, mais j'ai +mon idée: la chandelle que vous lui devez n'est peut-être pas si +longue.... Enfin, je m'entends.</p> + +<p>Offrez-lui mes plus tendres compliments, mais brûlez la lettre.</p> + +<p>Je ne l'aurais pas écrite, si elle n'était pas là toujours en tiers +entre nous, car j'aime mieux parler la bouche ouverte que de barbouiller +du papier. Mais elle ne vous quitte pas plus que votre ombre. C'en est +insupportable. On dirait qu'elle veut empêcher les gens de vous +approcher.</p> + +<p>Enfin, qui vivra verra. Après la noce, nous aurons le temps de causer +nous deux.</p> + +<p>La noce! quel beau jour! J'arrange déjà dans ma tête les toilettes de +ces demoiselles. Moi, je serai très simple, mais de bon goût. Cher petit +ange! tenez, il n'y a pas à dire, c'est plus fort que moi: cinq nuits +dans le cabinet de toilette, et le garçon sous la tonnelle! Et dans +l'escalier, la fois qu'il fit de la pluie! Quel agneau! si je vous +tenais, je vous mangerais de baisers.</p> + +<p>Votre future mère qui vous aime bien, bien, bien.</p> + +<p><i>P. S.</i>—J'ai l'habitude de laisser une petite place pour Célestine et +Julie. Aujourd'hui, j'ai pris presque tout le papier: elles se +serreront.</p> + +<p>Encore un gros baiser, mon amour de petite fille!</p> + + +<h4>Pièce numéro 63 bis</h4> + +<p>(Mot de M<sup>lle</sup> Célestine.)</p> + +<p>Ma chère... Écrirai-je sœur?</p> + +<p>C'est mon vœu le plus doux. Je n'ai jamais éprouvé pour personne une si +tendre sympathie. Je vous brode un tour de cou, et je vous aime.</p> + + +<h4>Pièce numéro 63 ter</h4> + +<p>(Mot de M<sup>lle</sup> Julie.)</p> + +<p>Ma chère sœur,</p> + +<p>Moi, je l'écris tout couramment parce que je le souhaite ardemment. Si +mon frère bien-aimé eût donné son cœur à telle jeune personne que je +pourrais nommer, quel deuil pour mon âme! mais il a choisi celle vers +qui d'avance toute ma tendresse s'élançait. Ô Jeanne, soyez la plus +heureuse des femmes comme vous étiez la plus jolie, la plus suave des +jeunes filles! Je vous fais des manches au crochet. Il ne me reste que +la place d'un baiser, je l'y dépose.</p> + + +<h4>Pièce numéro 64</h4> + +<p class="center">(Anonyme.—Écriture inconnue. Sans date.)</p> + +<p>À M. Thibaut,</p> + +<p>Vous êtes bien près du précipice, allez-vous y tomber? Ce ne sera pas +faute d'avoir été averti.</p> + +<p>Une dernière fois, <i>prenez garde</i>. Ce mariage sera votre perte.</p> + +<p>Il est temps encore.</p> + +<p>Ne vous plongez pas vous-même au fond d'un horrible malheur.</p> + + +<h4>Pièce numéro 65</h4> + +<p class="center">(Anonyme.—Écriture de copiste.)</p> + +<p>Paris, 29 août.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, juge, etc., etc.</i></p> + +<p>Mon prince, veillez au gain! Je ne m'appartiens pas, j'appartiens au +<i>nourrissage</i> de l'affaire. L'engraissage de l'affaire exige que je vous +tourne casaque pour aller un peu du côté de la dame de pique. C'est une +gaillarde, Mylord, et vous avez mis un jour votre pied sur sa gorge. +Veillez au grain!</p> + + +<h4>Pièce numéro 66</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien Thibaut.)</p> + +<p>5 septembre 1865.</p> + +<p><i>À Geoffroy.</i></p> + +<p>Je devrais écrire plutôt «à moi-même», car c'est à moi que je parle.</p> + +<p>Je me marie demain. C'est demain que je serai le plus heureux des +hommes. Dire comment je l'aime est impossible. Jamais femme ne fut +adorée ainsi. Je crois qu'elle m'aime également du plus profond de son +cœur. Elle a peur, et moi je tremble.</p> + +<p>Nous sommes fous. À moins que l'excès de la félicité ne ressemble à la +souffrance.</p> + +<p>Olympe est là, devenant tous les jours plus pâle. Ses yeux ont +étonnamment grandi. Elle est belle à inspirer de la terreur.</p> + +<p>Ma mère... quelle étrange chose! peut-on être à la fois bon et méchant? +ma mère a écrit à Jeanne une lettre qui l'a troublée. Jeanne me l'a +communiquée. Elle ne me cache rien. En lisant cette lettre, j'avais le +rouge au front.</p> + +<p>Qu'est-ce que Jeanne doit penser de ma mère?</p> + +<p>Mais voilà ce qui me frappe le plus dans cette lettre:</p> + +<p>Ma mère semble avoir entrevu quelque chose de la situation où nous +sommes vis-à-vis l'un de l'autre, Olympe et moi.</p> + +<p>Comment? Je n'en sais rien et ne puis le savoir. Ma mère a l'air de +connaître, à tout le moins vaguement, l'oppression que je fais peser sur +Olympe.</p> + +<p>Elle était l'esclave d'Olympe. Le mois dernier encore, il n'y avait pour +elle qu'Olympe. Maintenant tout cela est changé du blanc au noir. Elle +abandonne Olympe ouvertement, cruellement, Olympe vaincue ne lui inspire +ni sympathie ni pitié.</p> + +<p>Pour un peu, elle l'accablerait.</p> + +<p>Loin de s'étonner des bontés peut-être excessives qu'Olympe témoigne à +Jeanne, ma mère trouve qu'il en faudrait davantage. Elle est insatiable +et impitoyable. Elle ne s'en cache pas, elle s'en vante.</p> + +<p>Hier, c'était la signature du contrat. Olympe, accomplissant à la +lettre, ou plutôt bien au-delà de la lettre les conditions dictées par +moi dans notre fameuse entrevue, a déclaré ses intentions par-devant +notaire.</p> + +<p>Elle a assuré à Jeanne des avantages que je ne veux même pas énumérer.</p> + +<p>Je fais serment devant Dieu que jamais un centime de cet argent +n'entrera chez nous. Ma femme mangera mon pain et ne mangera que mon +pain.</p> + +<p>Pendant que le notaire écrivait, ne réussissant pas toujours à cacher sa +surprise, la sueur froide baignait mes cheveux, et dix fois, j'ai cru +que j'allais me trouver mal.</p> + +<p>Eh bien! ma pauvre bonne mère regardait non seulement comme tout simple +qu'Olympe se dépouillât ainsi de son vivant, mais elle aurait voulu +davantage.</p> + +<p>Elle ne prenait point souci de le dissimuler. Les signes de son +désappointement étaient visibles.</p> + +<p>Elle aurait voulu l'hôtel de Chambray, le jugeant commode et très bien +situé. Nous y eussions demeuré tous ensemble. Je crois que Célestine et +Julie avaient déjà choisi leurs chambres.</p> + +<p>Elle aurait voulu le château à la porte de Dieppe. L'été prochain, ces +demoiselles auraient été toutes portées pour prendre les bains de mer.</p> + +<p>Est-ce là simplement de l'aberration? ou bien savent-elles ce que +j'ignore moi-même?</p> + +<p>En sortant, j'ai dit à ma mère, qui se plaignait tout haut et fort +amèrement:</p> + +<p>—Mais enfin, M<sup>me</sup> la marquise ne doit rien à sa cousine!</p> + +<p>Elle m'a regardé entre les deux yeux. Sa figure était à peindre; mais je +ne saurais dire ce qu'elle exprimait. Mes deux sœurs hochaient la tête +en se pinçant les lèvres. Ma mère a enfin répondu sèchement:</p> + +<p>—Ne vous faites pas encore plus innocent que vous ne l'êtes. M<sup>me</sup> la +marquise a l'âge de raison, je suppose? Si elle ne devait rien, pourquoi +paierait-elle? Payer! Geoffroy, on me paye! Et moi, du moins, je sais +qu'on ne me doit pas!</p> + +<p>La nuit, j'ai rêvé que je voyais mon père et qu'il détournait de moi son +visage. Mon père était un honnête homme.</p> + +<p>Et vous aussi, Geoffroy, je vous ai vu. Vous êtes venu dans mon rêve. Je +vous ai reconnu d'abord souriant et heureux, comme vous vous présentez +toujours à ma pensée.—Mais bientôt vos traits se sont rembrunis et vous +vous éloigniez de moi avec une méprisante compassion. J'avais beau vous +crier: «Tout cela n'est qu'une feinte!» Je vivrai avec mon traitement +comme devant. Nous ne garderons pas une parcelle du bien d'Olympe.... +Vous ne m'écoutiez pas!</p> + +<p>Mes mains jointes se tendaient vers vous; je disais encore: «Il fallait +bien arracher le consentement de ma mère...»</p> + +<p>Votre dédaigneux silence m'écrasait....</p> + +<p>Oh! Geoffroy, il y a un mot dégradant que nous connaissons bien, nous +autres magistrats, et qui désigne au palais le plus lâche des crimes.</p> + +<p>Dans mon rêve des voix murmuraient ce mot ignominieux autour de mon +oreille.</p> + +<p>Faut-il le prononcer?... <i>Chantage....</i> Moi! un juge!</p> + +<p>Et de quel droit ai-je pesé sur cette femme? Tous les malheurs sont-ils +donc criminels? Cette femme a un secret qui n'est peut-être pas +coupable. Il y a des infortunes que l'on cache. Les lépreux marchaient +sous un voile.</p> + +<p>Et je suis venu vers elle qui a joué avec moi enfant, qui m'a aimé jeune +fille, qui, femme, m'aime encore et davantage, je suis venu—j'ai posé +mon doigt sur son malheur, sensible comme une plaie, j'ai appuyé—j'ai +appuyé sans précaution ni mesure, comme les bourreaux du temps passé +donnaient la question à leurs victimes, jusqu'à ce qu'elle m'ait dit: +«Je suis vaincue! Ce que vous exigez, je le ferai!»</p> + +<p>Geoffroy, aurais-je donc mieux fait de laisser mourir ma pauvre petite +Jeanne?... car elle se mourait, croyez-moi, lentement et misérablement.</p> + +<p>Si vous pouviez la voir relevée, rafraîchie, ressuscitée, on peut le +dire, comme une fleur expirante à qui le Ciel a versé une goutte de sa +rosée!</p> + +<p>Elle est joyeuse, elle est heureuse, malgré les pressentiments qui +rôdent autour d'elle et qu'elle traite de chimères.</p> + +<p>Seigneur mon Dieu! s'il faut un châtiment, qu'il soit pour moi, pour moi +tout seul!</p> + +<p>Elle n'a rien fait, elle n'a rien su, mon Dieu! Mon Dieu! elle est +l'innocence même....</p> + +<p>Ce matin, Olympe m'a demandé encore: «Lucien, êtes-vous content?»</p> + +<p>Ah! comme elle est changée! Comme ses yeux approfondis évitent de se +fixer sur moi!</p> + +<p>Elle a ajouté: «C'est demain, Lucien...»</p> + +<p>J'avais envie de tomber à ses genoux pour implorer mon pardon.</p> + +<p>Ma mère est entrée. Elle m'a remis une lettre que le facteur venait +d'apporter.</p> + +<p>Il m'en vient comme cela tous les jours, des lettres qui menacent et ne +sont pas signées.</p> + +<p>Je les cache, quand je ne les détruis pas.</p> + +<p>En les lisant, je pense à Olympe—et à cet homme de Paris, celui qui me +vendit l'arme mystérieuse avec laquelle j'ai frappé.</p> + +<p>J'ai menacé, je suis menacé: c'est justice.</p> + +<p>Mais Jeanne, Jeanne!...</p> + +<p>Ils l'avaient attaquée. Elle n'avait pas de protecteur: je l'ai +défendue. Hormis cette action que la nécessité commandait, ma vie a été +celle d'un enfant solitaire. J'ai beau interroger ma conscience, je n'y +trouve rien; jamais je n'ai fait le mal.</p> + +<p>Et elle! Depuis que je la connais, je passe mes jours à sonder la +limpidité de son âme. Elle, c'est le Bien. Elle est faite de candeur, de +bonté, de franchise. À toute heure, elle me laisse regarder au travers +de son passé, transparent comme l'histoire d'un ange. Elles mentent les +lettres anonymes puisqu'elles me crient de m'arrêter comme si j'avais le +pied au bord d'un précipice.... Demain, c'est demain. Le vin de ma +félicité est versé, je tiens la coupe pleine. Le proverbe est-il vrai, +Geoffroy? Y a-t-il si loin de la coupe aux lèvres?...</p> + + +<h4>Pièce numéro 67</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>lle</sup> Maria Mignet.)</p> + +<p>Étretat. 5 septembre 1867.</p> + +<p><i>À M<sup>lle</sup> Agathe Desrosier, à Yvetot.</i></p> + +<p>Ma chère Guéguette,</p> + +<p>J'ai supérieurement bien compris vos adorables plaisanteries sachant par +cœur, depuis le couvent, les fables de La Fontaine, et entre autres le +<i>Renard et les raisins.</i></p> + +<p>Étretat est trop vert, bonne petite, voilà tout.</p> + +<p>Je me sens incapable de vous exprimer à quel point je déteste votre +précieux substitut. Il s'appelle Pivert: Dieu m'a vengée.</p> + +<p>Il n'y a rien de grandiose au monde comme les deux portes, percées par +la tempête dans les falaises d'Étretat. Honni soit qui mal y pense: la +société y est charmante. Pas un seul Pivert; c'est à peine si on y +trouve trois ou quatre journalistes, dont un est mon duc, je dois bien +l'avouer.</p> + +<p>C'est un duc littéraire de la <i>Revue des Deux-Mondes</i>.</p> + +<p>Il a cinq ou six oncles à l'Académie française, trois au sénat et un à +la Caisse d'épargne,—directeur.</p> + +<p>Il ne ressemble en rien à un substitut, espionnant ses collègues pour +passer juge.</p> + +<p>Vous trouvez-vous suffisamment payée de votre grève en macadam et des +crevettes pêchées chez Chevet? Moi, cela m'enchante de vous battre sur +le dos du Pivert.</p> + +<p>Quant aux <i>biches</i>, M<sup>lle</sup> Agathe, il y a des mots que vous connaissez et +que j'ignore. Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire. Passons à +des sujets plus décents, s'il vous plaît.</p> + +<p>Tous mes compliments, chère amie, mais cette fois de bon cœur: votre +histoire du beau Thibaut, de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray et de M<sup>lle</sup> +Jeanne Péry est intéressante au suprême degré. Je l'ai lue d'un bout à +l'autre à ces dames, et M. le duc a voulu l'entendre.</p> + +<p>Il a applaudi des deux mains. Vous voilà en pied à la <i>Revue</i>, si vous +voulez.</p> + +<p>Le fait est que vous racontez de main de maître. À l'unanimité, Étretat +vous a pardonné Pivert et vos impertinences.</p> + +<p>C'est un succès. J'attendais impatiemment de nouveaux détails, car il +est impossible que le drame n'ait point marché depuis le temps.</p> + +<p>Sont-ils mariés? La magnifique Olympe a-t-elle piqué une tête dans un +monastère? Piquer une tête n'est pas de mauvais ton ici, à cause des +bains de mer.</p> + +<p>Je parie que M<sup>lle</sup> Célestine et M<sup>lle</sup> Julie ont écrit à la +petite les deux fameuses lettres qui commencent l'une par: «Ma +chère... oserai-je tracer le mot sœur?» Et la seconde par: «Ma +chère sœur, moi, j'écris le mot couramment, parce que je désire +la chose ardemment.»</p> + +<p>Quelle jolie paire de pestes! quand je pense qu'elles ont failli nous +monter la tête à toutes les deux—et à toutes deux ensemble encore!</p> + +<p>Mais comme les choses se rencontrent, ma chère! Pendant que j'attendais +ici la suite de l'histoire au prochain numéro, l'histoire elle-même +arrivait en tilbury à Étretat, ou du moins un aboutissant de l'histoire.</p> + +<p>Si vous n'aviez pas été franche comme l'or avec moi, au sujet des ruses, +mines et souterrains de l'ambitieux Amyntas, je vous aurais tout uniment +foudroyée.</p> + +<p>Figurez-vous que nous avons à Étretat un ami, ou plutôt un protecteur du +cher substitut, si soigneux de son petit avenir, un Parisien, juge +d'instruction, je crois, M. Cressonneau aîné.</p> + +<p>Ce M. Cressonneau qui n'est pas trop mal appartient à la jeune école +judiciaire. Il protège les arts, et s'empresse beaucoup autour de M. le +duc, à cause de la <i>Revue</i>. La <i>Revue</i>, en effet, peut être utile à sa +santé—il a pris vacance pour sa santé—qui s'appelle M<sup>lle</sup> Spiegelmeyer, +première chanteuse du théâtre royal de quelque part.</p> + +<p>C'est une jolie blonde, très bien élevée, qui ne fume pas devant le +monde. Elle voudrait un engagement au grand Opéra de Paris.</p> + +<p>Vous concevez que M. Cressonneau traite le Pivert terriblement +par-dessous la jambe, mais il a l'air de lui vouloir du bien au fond. Il +dit qu'Amyntas n'est pas plus bête qu'un autre idiot de sa force.</p> + +<p>Il ne sait rien, bien entendu, des aventures de M<sup>lle</sup> Jeanne dans le +cabinet de toilette ni à l'hôtel de Chambray, mais il nous a parlé en +grand détail de l'autre affaire: celle pour laquelle le parquet de Paris +s'était mis en rapport avec le parquet d'Yvetot.</p> + +<p>Ma chère, voilà un drame! C'est à faire dresser les cheveux! N'envoyez +jamais vos garçons étudier le droit ou la médecine à Paris, si vous en +avez dans vingt ans d'ici. C'est trop dangereux. Quelle ville +abominable!</p> + +<p>Vous souvenez-vous de ce beau danseur dont on disait qu'il avait les +mines du Pérou en expectative, M. Albert de Rochecotte? Vous n'avez pu +l'oublier, il vous trouvait jolie. Il vint, la dernière fois, passer +quinze jours justement chez Olympe. Il cousinait avec elle.</p> + +<p>Que son exemple lamentable serve de leçon à tous les messieurs qui n'ont +pas honte de fréquenter des couturières!</p> + +<p>Oh! Guéguette, ma bonne petite, j'essaye de plaisanter, mais ma main +tremble. Il a été assassiné, chez un traiteur, en dînant, assassiné avec +une paire de ciseaux! Ça va faire une cause célèbre.</p> + +<p>Dire que nos frères et nos... oserais-je écrire fiancés—style Célestine +Thibaut—ne rougissent pas de se promener et même de prendre leur +nourriture en cabinet particulier avec ces petites guenons-là! Quel +goût! Les hommes sont vraiment trop pervers!</p> + +<p>L'histoire de M. de Rochecotte en corrigera-t-elle au moins +quelques-uns? On devrait lui donner une énorme publicité dans l'intérêt +des familles.</p> + +<p>Il parait que dans tout cela l'ambitieux Pivert n'avait pas montré un +coup d'œil comparable à celui du lynx. On avait eu le tort de lui +donner une mission de confiance et il n'a fait que des sottises.</p> + +<p>M. Cressonneau dit que l'instruction a marché sans lui, malgré lui, car +cette horreur de fille est cachée quelque part chez vous, on en est à +peu près certain maintenant, et ce Pivert avait affirmé dans sa réponse +au parquet de Paris qu'aucune jeune personne, ni à Yvetot, ni dans les +environs, ne répondait au signalement envoyé.</p> + +<p>C'était même mieux qu'un signalement, c'était une photographie de Nadar.</p> + +<p>Sans s'expliquer catégoriquement, car les juges doivent garder une +grande réserve dans ces sortes d'affaires, M. Cressonneau nous a laissé +entrevoir que l'instruction était mûre, et que, sous peu, notre ville +d'Yvetot serait témoin de l'arrestation de cette épouvantable créature.</p> + +<p>Ainsi, <i>my dear</i>, vous allez encore avoir une histoire à raconter.</p> + +<p>Vous avez raison de le dire: ce n'est vraiment plus la peine de courir +le monde pour se procurer des émotions, puisque le hasard vous les sert +à domicile.</p> + +<p>En grâce, chérie, écrivez-moi, dès qu'il y aura la moindre des choses. +Tenez-moi surtout au courant de l'arrestation de M<sup>lle</sup> Fanchette—c'est +le vrai nom de la tigresse qui se cacherait chez vous, dit-on, sous une +autre étiquette.</p> + +<p>Peut-être que vous la connaissez. Elle vous aura peut-être taillé un +corsage ou donné de l'eau bénite à l'église. Non, tenez, ça fait frémir!</p> + +<p>Et ne lâchez pas pour cela le drame Thibaut-Péry. La tournure que prend +là-dedans l'incomparable Olympe est tout à fait incompréhensible. Est-ce +qu'elle se serait aussi servie de ses ciseaux, une fois ou l'autre? +Lucien est juge. Ces messieurs savent tant de choses!</p> + +<p>Écrivez-moi beaucoup, beaucoup, sans négliger de bien danser à la noce. +Un mot bien senti sur les toilettes qu'il y aura, s'il vous plaît.</p> + +<p><i>P. S.</i>—On m'apprend à l'instant que M. Cressonneau part pour Paris, +mandé par dépêche télégraphique. Ça brûle.</p> + + +<h4>Pièce numéro 68</h4> + +<p class="center">(Extrait du journal <i>Le Moustique</i>, «courrier de la politique, de la +littérature, du commerce, des arts et des tribunaux». Imprimé. Signé +Midas.)</p> + +<p>...Et voilà pourquoi l'administration française et généralement tous +nos services publics inspirent une pitié pleine d'admiration à l'Europe +entière!</p> + +<p>Rien ne va, rien ne se fait. Nos bureaux sont si pleins d'employés +inutiles qu'on n'y peut plus bouger.</p> + +<p>Dès qu'on donne un ordre, vingt messieurs plus ou moins décorés se +mettent en mouvement, non pas du tout pour exécuter cet ordre, mais pour +trouver un moyen administratifs de charger l'exécution comme un paquet +sur les épaules d'un collègue.</p> + +<p>Ledit collègue, aussitôt chargé, cherche un voisin sur qui déposer son +sac.</p> + +<p>Et ainsi de suite.</p> + +<p>Je connais, et vous aussi, un homme de lettres qui a <i>fait</i> le mois +dernier quarante-sept employés, dix-neuf bureaux, seize escaliers et +onze corridors au ministère des Finances, pour arriver à savoir qu'il ne +saurait rien.</p> + +<p>Mais, de temps en temps, nos organes officiels prennent la peine +d'élever leur grande voix pour enseigner au monde cet Évangile: c'est à +savoir que nos administrations sont parfaites, et que tout va pour le +mieux dans le meilleur des gouvernements possibles!</p> + +<p>Ces réflexions nous sont suggérées par le mécontentement public qui +commence à se faire jour par rapport aux lenteurs inexplicables de la +justice dans l'instruction du crime du Point-du-Jour: <i>l'Affaire des +ciseaux,</i> comme on la nomme dans le peuple.</p> + +<p>Voilà des mois et des mois que cette instruction dure. Au parquet, on ne +parait pas être beaucoup plus avancé que le premier jour.</p> + +<p>Ah! s'il s'agissait d'un procès de presse! à la bonne heure!</p> + +<p>En Angleterre dont la mode est de blâmer le système judiciaire, il y a +longtemps que ce serait fini,—mais on croirait en vérité que nos +magistrats prolongent à plaisir l'émotion malsaine résultant de certains +drames criminels.</p> + +<p>Cela amuse le tapis! disent MM. les profonds politiques.</p> + +<p>Voulez-vous savoir comment les choses eussent marché en Angleterre? Le +coroner aurait fait la constatation du meurtre et l'enquête, ici:—un +jour.</p> + +<p>L'intendant de police, fonctionnaire responsable, aurait institué trois +agents, quatre au plus,—responsables aussi—avec charge spéciale de +mettre la main sur l'accusée, ci:—un jour.</p> + +<p>Les agents spéciaux se seraient mis en campagne et la prochaine session +du comté aurait vu le jury en face d'une coupable ou d'une innocente.</p> + +<p>Voilà.</p> + +<p>Mais c'est que, à Londres, ils n'ont pas ce congrès de vieilles +perruques immorales qui dorment sur leurs sièges et ne s'éveillent que +chez Mabile.</p> + +<p>Vous souriez? Il n'y a pas de quoi. Vous doutez? Allez y voir. Hier, +chez ledit Mabile, M<sup>lle</sup> Freluche parlait vert entre deux simarres en +bourgeois.</p> + +<p>C'est que, à Londres, ils n'ont pas cette nuée de petits jurisprudents +au biberon qui cotillonnent l'hiver et buvottent, l'été, les eaux de +toutes les fontaines mal fréquentées.</p> + +<p>Les juges restent chez eux, en Angleterre, chez nous, les plages +d'Étretat, de Trouville, de Cabourg sont sablées avec l'argent du +budget.</p> + +<p>En Angleterre, il y a un homme pour une besogne, en France, il y a une +besogne pour cent paresseux.</p> + +<p>Lequel est le plus grand du scandale ou du ridicule?</p> + +<p>Et qu'on ne nous taxe pas de malveillance. Notre indignation déborde, +voilà tout.</p> + +<p>Vendredi dernier—nous sommes au mercredi—un de nos collaborateurs qui +n'est pourtant ni substitut, ni juge d'instruction, ni même officier de +paix, a parié qu'avant huit jours, par lui-même et avec ses propres +ressources, il verrait le fond de cet insondable mystère: le meurtre du +Point-du-Jour.</p> + +<p>Notre collaborateur a gagné son pari. Et il lui restait vingt-quatre +heures de marge.</p> + +<p>Avis à MM. du parquet. En trois jours, ni plus, ni moins, <i>Le Moustique</i> +a trouvé tout seul ce que les armées combinées de la justice et de la +police françaises cherchent en vain depuis une année.</p> + + +<h4>Pièce numéro 69</h4> + +<p class="center">(Communication du parquet de Paris.)</p> + +<p>5 septembre 1865.</p> + +<p><i>À M. le procureur impérial près le tribunal de première instance +d'Yvetot.</i></p> + +<p>Monsieur et cher collègue,</p> + +<p>J'ai l'honneur de vous recommander très expressément cette affaire, qui +doit être conduite avec énergie, mais aussi avec discrétion et +discernement.</p> + +<p>C'est la seconde fois qu'elle vient à votre ressort par délégation. Elle +y avait d'abord été confiée à M. le substitut A. Pivert, dont les +recherches n'eurent pas de résultat.</p> + +<p>J'ai le regret de vous dire que ce jeune magistrat nous parait être la +cause du non succès dont les journaux mal pensants abusent aujourd'hui +si cruellement contre nous.</p> + +<p>Sa réponse négative à toutes nos questions a, en effet, dérouté nos +recherches, et la mauvaise presse tout entière, trouvant là une occasion +d'assouvir sa haine, a produit un concert d'aboiements contre nous.</p> + +<p>La réponse, dis-je, de M. le substitut A. Pivert, a tourné nos efforts +d'un côté où ils devaient être infructueux. Il nous avait affirmé +péremptoirement que la nommée Fanchette n'était pas et n'avait jamais +paru dans votre arrondissement.</p> + +<p>C'est une erreur que je n'hésite pas à qualifier de funeste. L'accusée +est bien réellement chez vous. (Voir les dénonciations et avis +ci-joints.)</p> + +<p>Néanmoins, et malgré ce qui précède, le soin de l'affaire doit être +laissé provisoirement à M. A. Pivert, attendu qu'il a eu entre les +mains, et qu'il est probablement le seul, chez vous, pour avoir eu entre +les mains le portrait photographié de l'accusée Fanchette, portrait +unique au dossier, et dont l'instruction a dû disposer dans une autre +direction.</p> + +<p>Le portrait ne pourrait, par conséquent, pour le moment, être renvoyé à +Yvetot. Ce détail est d'une grande importance.</p> + +<p>Vous penserez comme moi, Monsieur et cher collègue, qu'il est urgent de +mettre un terme aux attaques de plus en plus subversives des journaux. +La fâcheuse erreur déjà mentionnée, leur a malheureusement donné prise +en causant tout ce retard. Prenez bien vos mesures, je vous prie, en +conformité des renseignements ci-annexés, et veuillez réfléchir que +cette fois, la responsabilité d'une fausse manœuvre retomberait +publiquement sur le parquet d'Yvetot. Je joins le mandat d'arrêt et les +deux pièces dont il est question plus haut.</p> + +<p>Agréez, etc.</p> + + +<h4>Pièce numéro 70</h4> + +<p class="center">(Copie du mandat d'arrêt, décerné, le 4 septembre, par le parquet de +Paris contre la nommée Fanchette Hulot, accusée de meurtre sur la +personne du sieur Albert de Rochecotte.)</p> + + +<h4>Pièce numéro 70 bis</h4> + +<p>(Première pièce annexée au mandat. Anonyme. Écriture ronde de copiste. +Sans date.)</p> + +<p><i>À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la +Seine, chargé de l'instruction dans l'affaire dite des Ciseaux.</i></p> + +<p><i>Le Moustique</i> vous a drôlement éreinté confrère.</p> + +<p>J'éprouve un sentiment d'honorable compassion pour vos embarras.</p> + +<p>Désirant y mettre un terme je vous fournis un renseignement assez +précieux que je me trouve posséder par hasard. Voilà la chose:</p> + +<p>La nommée Fanchette Hulot, ancienne maîtresse de feu M. A. de +Rochecotte, s'est réfugiée à Yvetot (Seine-Inférieure).</p> + +<p>Elle n'a pas quitté cette résidence depuis la fin de juillet, présente +année.</p> + +<p>Qu'on la cherche bien, <i>dans la ville même</i>, on l'y trouvera, j'en +réponds.</p> + +<p>Elle y est trop avantageusement occupée pour s'en aller ailleurs.</p> + + +<h4>Pièce numéro 70 ter</h4> + +<p>(Deuxième pièce annexée. Anonyme.—Écriture inconnue.—Sans date.)</p> + +<p><i>À M. le procureur impérial près le tribunal de la Seine.</i></p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>Un ami du malheureux jeune homme, assassiné dans un restaurant du +Point-du-Jour, M. Albert de Rochecotte, passant par-dessus la répugnance +qu'éprouve tout galant homme à dénoncer un être humain—surtout une +jeune et jolie femme—vous fait savoir que la fille Fanchette Hulot, se +trouve présentement à Yvetot, sous un nom qui n'est pas le sien.</p> + +<p>Envoyez sur-le-champ quelqu'un qui la connaisse de vue ou qui soit nanti +de son portrait.</p> + +<p>Que ce quelqu'un ait de bons yeux,—et qu'il passe tout uniment en revue +les personnes qui assisteront au mariage de M. le juge Lucien Thibaut +avec M<sup>lle</sup> Jeanne Péry de Marannes.</p> + +<p>Ledit mariage est fixé au 6 septembre courant.</p> + +<p>Je vous signe mon billet que votre délégué ne sortira pas de l'église +les mains vides.</p> + + +<h4>Pièce numéro 71</h4> + +<p class="center">(Billet écrit et signé par M. Cressonneau aîné.)</p> + +<p>Paris, 5 septembre, matin.</p> + +<p><i>M. A. Pivert, à Yvetot.</i></p> + +<p>Voici une occasion de vous réhabiliter, saisissez-la aux cheveux, ou +vous êtes un homme démoli à tout jamais, ma vieille.</p> + +<p>Ici, on voulait envoyer un agent à Yvetot. J'ai répondu de vous corps +pour corps.</p> + +<p>N'allez pas me faire mentir!</p> + +<p>En suivant les instructions de la seconde lettre anonyme, c'est plus +simple que bonjour. De l'œil! et tenez le mandat tout dégainé.</p> + + +<h4>Pièce numéro 72</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>lle</sup> Agathe Desrosier.)</p> + +<p>Yvetot, le 6 septembre 1865.</p> + +<p><i>À M<sup>lle</sup> Maria Mignet, à Étretat.</i></p> + +<p>Mariquita, ma chère, je tremble comme la feuille. Voyez comme j'écris, +c'est à peine si je peux tenir ma plume.</p> + +<p>Oh! quelle incroyable aventure! Qui aurait jamais pu s'attendre à cela!</p> + +<p>Nous cherchions le mot du rébus, nous aurions bien pu chercher cent ans, +mille ans aussi, sans le trouver... mais procédons par ordre:</p> + +<p>C'est aujourd'hui, aujourd'hui même qu'a eu lieu la noce de M. Thibaut +et de la cousine et amie.</p> + +<p>Peut-on dire d'abord qu'elle a eu lieu?</p> + +<p>Oui et non, ma chère.</p> + +<p>Il serait impossible de prétendre qu'elle n'a pas eu lieu, vous allez +voir.</p> + +<p>Tout Yvetot était sous les armes. L'église était comble, jamais je ne +l'avais vue si pleine, même un jour de Pâques, et ceux qui n'avaient pu +entrer inondaient la place.</p> + +<p>Nous autres, nous avions notre banc réservé, mais nous étions bien +forcées d'attendre l'entrée de la noce pour nous glisser derrière elle +dans l'église.</p> + +<p>On se battait sur le parvis.</p> + +<p>Était-ce sympathie pour les mariés, tout cet empressement? Nous n'aimons +pas beaucoup les étrangers à Yvetot, et la petite est étrangère. Quant à +M. Thibaut, c'est un garçon si sage! On ne s'intéresse pas à ceux qui +ont trop bonne conduite. Non, ce n'était pas sympathie.</p> + +<p>D'ailleurs on ne peut pas souffrir les trois Thibaudes.</p> + +<p>C'était plutôt curiosité. Tenez, il y avait quelque chose dans l'air. Un +temps superbe pourtant, mais est-ce que je sais, moi? ce beau soleil +était à l'orage.</p> + +<p>Certes, nul ne pouvait prévoir ni de près ni de loin ce qui est arrivé. +Quant à moi, je ne me déguiserai pas en prophétesse; je n'en avais pas +la plus légère idée, mais il courait dans la foule des frémissements et +des pressentiments.</p> + +<p>J'en ai eu. Et froid dans le dos, malgré la chaleur.</p> + +<p>On dit que les Parisiens devinent l'émeute, il se peut que les +provinciaux flairent le scandale.</p> + +<p>Vous avez remarqué, chérie, que, chez nous, le chemin est court de la +mairie à l'église<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Les deux monuments se touchent presque, il n'y a +que la place à traverser.</p> + +<p>Comme le ciel était radieux, toute la <i>société</i> d'Yvetot faisait comme +nous et stationnait sur la place, en attendant que les nouveaux époux +eussent fini de passer leur examen à la mairie.</p> + +<p>On savait que le mariage religieux aurait lieu immédiatement après le +mariage civil.</p> + +<p>M. Pivert,—et si je vous parle souvent de lui, ce n'est pas ce que vous +croyez, au moins, quoi qu'il y ait des noms beaucoup plus ridicules que +le sien, c'est qu'il a un rôle, un très grand rôle dans l'histoire.</p> + +<p>M. Pivert, donc, était avec nous par hasard.</p> + +<p>Je l'aurais cru très curieux de voir la mariée, car les circonstances +avaient fait jusque-là qu'il ne s'était jamais rencontré avec elle, mais +il ne songeait pas du tout à la mariée, ni à rien de tout ce qui nous +mettait en fièvre.</p> + +<p>Il avait sa préoccupation à lui tout seul. Il était distrait, +malheureux: sur des épines!</p> + +<p>Il faut bien pourtant que je vous dise pourquoi. C'est toujours la +fameuse affaire: l'affaire du Point-du-Jour ou des Ciseaux, comme vous +voudrez l'appeler.</p> + +<p>Ah! j'ai beau vous mettre sur la voie, ne cherchez pas à deviner, +Mariquita, ma chère. Moi qui ai vu, vu de mes yeux, je suis tentée de ne +pas croire.</p> + +<p>Il y a donc que, ce matin même, par la première levée, M. Pivert avait +reçu de votre Cressonneau, retour d'Étretat, un gros paquet officiel.</p> + +<p>Le paquet contenait d'abord une verte semonce d'un des chefs du parquet +de Paris, puis des pièces prouvant la présence de Fanchette Hulot à +Yvetot, puis encore un mandat d'arrêt avec la manière de s'en servir, +puis enfin quelque chose de poli et de précis qui disait à ce malheureux +Pivert que s'il manquait son coup, cette fois, il serait mis à pied.</p> + +<p>Vous jugez s'il était à la noce! Je méprise le jeu de mots qui pourrait +jaillir de ce rapprochement.</p> + +<p>Dans une des pièces que je viens d'énumérer, il y avait cette indication +un peu bien mystérieuse: «Fanchette Hulot, qui se cache à Yvetot depuis +deux mois sous un nom d'emprunt, <i>assistera au mariage de M. Lucien +Thibaut.»</i></p> + +<p>C'était dit sous une forme encore plus affirmative, s'il est possible.</p> + +<p>Or, ils n'étaient que deux ici pour avoir vu le fameux portrait +photographié de Fanchette Hulot, envoyé dans le temps par le parquet de +Paris—trois en comptant M. le président, mais celui-là reste dans son +nuage. Il y avait M. Pivert et le commissaire de police.</p> + +<p>Le commissaire de police a eu de l'avancement. Il est à Macon, à plus de +cent cinquante lieues d'ici; impossible de le faire venir à temps pour +la cérémonie.</p> + +<p>Donc, toute la responsabilité pesait sur ce pauvre M. Pivert. Lui seul +était chargé de regarder sous le nez toutes les demoiselles présentes à +la fête, pour les comparer à quoi? à un souvenir.</p> + +<p>On ne lui avait point réexpédié la photographie.</p> + +<p>Ma chère, les substituts ne sont pas inamovibles!</p> + +<p>Avec l'imagination que vous avez vous pouvez vous figurer l'état violent +d'Amyntas.</p> + +<p>Désormais, loin de marcher à la conquête du siège occupé par M. Thibaut, +il sentait chanceler le sien sous lui.</p> + +<p>Vraiment, il n'était pas sur un lit de roses et vous comprendrez +désormais que peu lui importaient la figure et la toilette de la mariée.</p> + +<p>Il regardait à tous les points de l'horizon, il entrait dans l'église, +attrapant des bordées de malédictions, il en ressortait de même; il nous +suppliait à mains jointes de le prévenir si nous apercevions une figure +étrangère, une tournure qui n'appartint pas notoirement à la localité, +un jupon, un caraco, un chignon....</p> + +<p>Moi, vous savez, je suis bonne fille, je cherchais comme pour du pain, +j'ai failli faire arrêter Sidonie, parce qu'elle n'avait pas son chignon +de tous les jours.</p> + +<p>Néant, ma chère. Il n'y avait absolument rien de suspect.</p> + +<p>Yvetot tout entier était là; c'est vrai, mais il n'y avait qu'Yvetot. La +France et l'étranger n'ayant point été prévenus, n'avaient pu envoyer +chez nous leurs populations empressées.</p> + +<p>M. Pivert suait littéralement sang et eau. J'avais envie de lui prêter +mon mouchoir de poche. De temps en temps le malheureux murmurait à mon +oreille, du ton que devait avoir Vatel au moment de se percer le sein: +«Je suis perdu, M<sup>lle</sup> Agathe! Je suis déshonoré!»</p> + +<p>Mais tout à coup la foule ondule et s'agite sur la place, comme la mer +entre les deux grandioses portes-fenêtres d'Étretat. (Votre lettre est +dure, Mariette, nous en recauserons.) C'est la mairie qui s'ouvre, c'est +la noce qui parait. Immense effet de curiosité. M. Pivert seul reste +plongé dans son désespoir ahuri.</p> + +<p>Décidément, cette Jeanne Péry est une bien jolie fille! Toute gracieuse +de la tête aux pieds. Je voudrais trouver un terme de comparaison parmi +nous autres, mais il n'y en a pas. Elle a les traits d'une délicatesse +infinie et d'admirables cheveux blonds. Je crois qu'ils sont à elle.</p> + +<p>Vous voulez savoir si elle est mieux que vous? curieuse! Si je vous +disais la vérité, vous croiriez que je veux me venger.</p> + +<p>Son costume de mariée lui allait à ravir. Elle a eu un succès.</p> + +<p>Vous connaissez notre ancien Thibaut à nous deux, je n'ai pas besoin de +vous le décrire. Il avait l'air un peu d'un lycéen qui a bu trop +d'anisette pour la première fois de sa vie, mais on ne peut pas nier +qu'il soit charmant garçon.</p> + +<p>C'est un beau couple. Il n'y avait qu'un avis sur la place.</p> + +<p>Au second rang venait la superbe Olympe. Superbe, c'est le mot, mais +triste, mais accablée, mais vaincue. Je n'aurais pas cru qu'une femme +pût être si pâle avant d'être morte.</p> + +<p>Ses regrets sautaient aux yeux, ma chère. Elle aurait aussi bien pu +prendre le deuil. Comment peut-on se donner ainsi en spectacle!</p> + +<p>Au troisième rang arrivaient les trois Thibaudes....</p> + +<p>Mais attendez! à la manière dont je m'exprime, vous pourriez penser que +les mariés étaient ensemble et se donnaient le bras. C'eût été contre +toutes les règles. La mariée avait un père d'occasion. Devinez qui?</p> + +<p>M. le président Ferrand en propre original, avec sa figure de +porcelaine. Ah! Monseigneur, quel honneur! Était-elle assez relevée, +cette petite? Tout Yvetot a pu voir cela. Et le président avait l'air +très aimable. Quel âge peut avoir un homme comme ça? Il épouserait +encore qui il voudrait, vous savez?</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise avait le bras du marié, bien entendu, puisqu'elle prend +les rôles de mère. C'était le moins qu'on pût faire pour elle.</p> + +<p>Où en étais-je? Aux trois Thibaudes, la mère et les filles. Vertuchoux, +ces trois-là n'étaient pas pâles! Elles éclataient en rouge comme une +pivoine entre deux coquelicots et leur insolent coloris faisait +ressortir la blême beauté de cette pauvre Ariane, la marquise Olympe +qu'un destin cruel condamnait à orner le triomphe de sa rivale.</p> + +<p>Je ne plaisante pas, Mariquita, Olympe me faisait de la peine. Il me +semblait qu'elle allait s'affaisser sous le poids de son gros chagrin. +Pauvre chatte!</p> + +<p>La Thibaudaille ne s'occupait aucunement de ce détail. On leur avait +trouvé à chacune un bras de cousin campagnard. Vous eussiez dit qu'elles +se mariaient aussi toutes les trois, tant il leur poussait de rayons +autour du corps.</p> + +<p>Vais-je oublier M. Pivert? C'était ici son suprême espoir: la noce! Il +avait déjà fouillé, criblé et dévisagé l'assistance plutôt dix fois +qu'une. Il ne lui restait plus à passer au sas que les deux ou trois +parentes et amies dont la famille Thibaut s'était nantie pour la +circonstance.</p> + +<p>Car, du côté de la mariée, il va sans dire que personne n'était venu. Il +parait que son papa et sa maman n'avaient laissé derrière eux rien qui +ressemblât à une connaissance tolérable.</p> + +<p>Je n'ai pas honte de mon bon cœur. J'avoue franchement que je +m'employais de mon mieux à renforcer la surveillance du pauvre +substitut. Ce n'était pas que j'eusse la moindre envie de contribuer à +l'arrestation de cette Fanchette Hulot, non, mais je n'aurais pas été +trop fâchée qu'il y eût quelque anicroche à cette noce-là.</p> + +<p>À cause des Thibaudes: une bonne averse pour éteindre leurs rayons.</p> + +<p>Je cherchais donc. Eh bien! en conscience, j'aurais fermé les deux yeux +et mis mes poings dessus si j'avais pu prévoir... mais nous arrivons à +la grande surprise!</p> + +<p>J'avais remarqué sur la place, tout en furetant pour le compte d'autrui, +un robuste monsieur, étranger au pays, porteur de lunettes d'or et qui +semblait attiré là comme tout le monde par l'attrait du spectacle.</p> + +<p>Sa tournure était celle d'un avoué, oui, il était vraiment moins mal +qu'un huissier, mais cela n'allait pas jusqu'à le pouvoir prendre pour +un avocat.</p> + +<p>Ceci n'est pas fabriqué après coup; je fus frappée dès l'abord par +l'aspect de cet inconnu. Le soleil brillait singulièrement dans les +verres de ses lunettes, et une fois qu'il se tourna vers nous par +hasard, son regard aigu et coupant comme la lame d'un couteau neuf me +creva les yeux.</p> + +<p>Il était assez bien couvert, quoiqu'il eût un pardessus noisette, malgré +la chaleur, mais je le trouvais mal chaussé et son pantalon noir gardait +de la crotte jusqu'au dessus de la cheville.</p> + +<p>En vérité, je ne saurais vous dire au juste pourquoi je faisais tant +d'attention à ce brave homme. Il est certain que, pendant tout le +mariage à la mairie, il m'aida à tuer le temps.</p> + +<p>Je me demandais d'où il pouvait sortir, ce qu'il venait faire là, et une +fois... non, je ne le pris pas tout à fait pour Fanchette Hulot, mais +enfin, je le mêlai dans mon esprit de manière ou d'autre à toute cette +histoire-là.</p> + +<p>Aussi ne fus-je pas étonnée quand je le vis faire un pas en avant au +moment où la noce descendait le perron de la municipalité.</p> + +<p>Il se campa bien en évidence au milieu de la place et toussa par deux +fois d'un creux retentissant.</p> + +<p>C'était un rôle qui entrait en scène: un rôle mystérieux et à effet.</p> + +<p>Plusieurs personnes se retournèrent pour le regarder, entre autres la +marquise Olympe.</p> + +<p>Certes, celle-là ne pouvait plus pâlir.</p> + +<p>Mais ses traits eurent une contraction quand son regard rencontra les +lunettes d'or de l'inconnu.</p> + +<p>Ce fut l'affaire d'une seconde. Les yeux de M<sup>me</sup> la marquise se +détournèrent tout de suite.</p> + +<p>Il me parut pourtant qu'elle avait eu un mouvement de paupières, signe +presque imperceptible d'intelligence ou tout au moins de +connaissance.—Mais cela, je ne saurais l'affirmer.</p> + +<p>Toujours est-il que la mèche prit feu à ce moment: la mèche qui allait +faire sauter la mine.</p> + +<p>L'étincelle fut-elle communiquée par M<sup>me</sup> la marquise? Je laisse la +question irrésolue.</p> + +<p>Elle avait dû terriblement souffrir pour être si pâle!</p> + +<p>L'inconnu fit demi-tour à gauche, fendit la foule délibérément et marcha +droit sur nous.</p> + +<p>Si droit que je crus qu'il voulait me parler.</p> + +<p>Mais ce n'était pas cela.</p> + +<p>Il aborda notre cavalier, M. le substitut Pivert, de côté, en lui +lançant tout bonnement un coup de coude, puis il toucha du bout du doigt +le bord de son chapeau, et demanda sans plus de façon:</p> + +<p>—Comment vous va, jeunesse?</p> + +<p>Vous savez, chère, que M. Pivert est un jeune homme à façons et même un +peu cérémonieux. Il se retourna tout scandalisé pour toiser le quidam +qui l'accostait ainsi.</p> + +<p>Mais à peine son regard eut-il rencontré les lunettes flamboyantes de +l'inconnu qu'il changea de contenance, balbutiant un bonjour timide, et +un nom qui me parut être Loiseau ou quelque chose d'approchant.</p> + +<p>En définitive, ce brave monsieur aux lunettes d'or, malgré ses +souliers-bateaux et son pantalon crotté, pouvait bien être plus qu'un +avoué ou même qu'un avocat. On dit qu'il y a à Paris, parmi les gros +bonnets de la police, des gaillards bien étonnants.</p> + +<p>Toujours est-il que M. Pivert ôta son chapeau et fit son plus joli +salut.</p> + +<p>M. Loiseau—prenons que c'est Loiseau—se mit à rire et lui donna un +second coup de coude dans les côtes, mieux appliqué que le premier.</p> + +<p>—Est-ce que nous jetons notre langue aux toutous? demanda-t-il.</p> + +<p>C'était juste la voix de Levasseur, de l'Opéra, qui vint en tournée à +Rouen dans l'hiver de 64.</p> + +<p>La noce, pendant cela, descendait les marches et commençait à traverser +la place pour gagner le portail de l'église.</p> + +<p>Je ne sais pas quelle piteuse réponse M. Pivert fit à la question de M. +Loiseau, mais celui-ci se mit à rire en haussant les épaules.</p> + +<p>—La poudre est inventée, dit-il, depuis déjà du temps. On n'a plus +besoin de vous pour ça. Vous rappelez-vous bien comme il faut la +photographie? Jetez-moi un coup d'œil sur ceci.</p> + +<p>Il mit sous le nez de M. Pivert quelque chose que je ne vis pas.</p> + +<p>—Ce n'est pas là l'embarras, murmura notre substitut, j'avais la +mémoire parfaitement présente.</p> + +<p>—Alors, par le flanc droit, jeunesse! et contemplez-moi cet amour de +petite dame qui vient sur vous au bras de votre vénérable président.</p> + +<p>M. Pivert leva les yeux machinalement. Il fit un grand haut-le-corps, et +ses jambes flageolèrent sous lui comme s'il voulait tomber à la +renverse.</p> + +<p>—La mariée! fit-il d'une voix qui s'étranglait dans sa gorge: La +mariée! c'est elle!</p> + +<p>Mes jambes se mirent à trembler aussi quand j'entendis cela.</p> + +<p>Je ne veux pas dire que je comprenais tout à fait, mais je sentais bien +qu'il y avait là quelque chose de terrible.</p> + +<p>Je me reculai d'instinct parce que l'homme aux lunettes d'or me donnait +le frisson comme si c'eût été le bourreau.</p> + +<p>Écoutez-moi, Maria, elle était jolie comme un cœur, en ce moment, il +n'y a pas à dire non. Un peu de sa tristesse passée restait autour de +son bonheur, comme ces brumes légères que le soleil du matin achève de +dissiper.</p> + +<p>Elle est plutôt petite, mais si adorablement gracieuse! Et sa taille a +des harmonies si exquises, des flexibilités si douces! mon regard ne +pouvait pas se détacher d'elle. Le vent soulevait légèrement son grand +voile, sous lequel ses cheveux blonds ondulaient, étoiles des fleurs +d'orangers.</p> + +<p>Elle ne m'a fait aucun mal à moi, cette enfant.</p> + +<p>Heureuse, elle m'eût paru peut-être trop belle....</p> + +<p>Sans les trois Thibaudes, je crois que je la plaindrais.</p> + +<p>Mais Marie, Marie, est-ce bien possible que, derrière ce sourire, +encadré de boucles d'or il y ait l'âme d'un assassin?</p> + +<p>Car c'est elle, Marie, ma chère, vous l'avez deviné de reste, c'est +elle: Fanchette Hulot, la sinistre héroïne de l'Affaire des ciseaux, +c'est elle qui a assassiné son amant à petit feu, presque à coups +d'épingle!</p> + +<p>Du moins, on l'accuse de cela, on l'a arrêtée pour cela, elle est en +prison pour cela.</p> + +<p>Oh! Marie! ce que j'en pense, moi? Il y a des monstres, c'est certain.</p> + +<p>Mais on dit qu'elle aime M. Thibaut ardemment et presque autant qu'elle +est aimée par lui.</p> + +<p>Que s'est-il passé en elle au seuil de cette église où l'autel tout paré +l'attendait, où sa félicité allait être consacrée? Que s'est-il passé en +elle quand la main de l'homme de police l'a éveillée de son rêve en la +touchant brutalement, quand elle a entendu, au milieu de toute cette +foule qui écoutait et qui regardait, l'homme de police lui dire: «Je +vous arrête au nom de la loi!»...</p> + +<p>Il faut pourtant que je reprenne mon récit, quoique je l'aie gâté en +laissant voir le dénouement trop vite. Je n'ai pas pu me retenir, Marie. +Mon cœur me faisait mal.</p> + +<p>Pauvre, pauvre créature!</p> + +<p>Le commissaire était là tout près et tout prêt. Comme de raison, M. +Pivert l'avait requis d'avance à tout événement.</p> + +<p>Il ne fallut qu'un signe pour le faire arriver, et M. Pivert ne lui dit +qu'un mot en désignant du doigt la mariée.</p> + +<p>Le brave M. Loiseau avait disparu déjà avec ses lunettes d'or. On ne l'a +plus revu.</p> + +<p>La marquise Olympe était toujours là. Pas un muscle de sa figure n'a +bougé.</p> + +<p>M. le président, lui, a laissé quelque petit changement s'opérer dans sa +figure de stuc. Un peu d'étonnement a passé dans ses yeux. Il avait +l'air d'être surpris d'une façon peu agréable. Mais tout cela très +modéré. On parle d'avancement pour lui.</p> + +<p>Dans la ville, beaucoup de gens ont blâmé cette arrestation à grand +spectacle, à la porte même d'une église, quand il était si aisé +d'exécuter le mandat à domicile. M. le président s'en lave +ostensiblement les mains. L'ordre venait de Paris.</p> + +<p>Mais la ville en parle bien à son aise! M. Pivert, Dieu merci, était +payé pour avoir peur de manquer son coup. Il eut exécuté dans la +sacristie!</p> + +<p>Que puis-je vous dire encore, Mariquita? J'étais à deux pas d'elle quand +on lui a mis la main sur l'épaule. Elle a rougi un peu, puis pâli, pas +beaucoup.</p> + +<p>Ce qui dominait en elle, c'était l'étonnement....</p> + +<p>Mais Lucien!... je ne vous ai pas parlé de Lucien. Un lion, ma chère! Il +a rugi, cet ancien mouton! Il a saisi le commissaire de police à la +gorge; j'ai vu le moment où il allait l'étrangler.</p> + +<p>Il a fallu que le président Ferrand lui-même vint au secours du +commissaire, prenant M. Thibaut par les deux bras et répétant:</p> + +<p>—Du calme, mon jeune collègue et ami, du calme! cela s'expliquera, cela +s'arrangera. Vous êtes magistrat, vous devez donner l'exemple du respect +aux agents de l'autorité.</p> + +<p>Je pense bien que M. Thibaut ne comprenait pas. Vous savez qu'il a le +cerveau entamé. Le docteur prétend qu'il est trois quarts et demi fou.</p> + +<p>Il s'est laissé aller dans les bras du président en pleurant comme un +enfant.</p> + +<p>Mais ce qui était à peindre, c'était la Thibaudaille! On leur arrachait +le pain de la bouche à celles-là! J'ai cru que la maman allait rosser +l'autorité, le public, Olympe, son fils et surtout sa bru, qu'elle a +appelée tout de suite intrigante, coquine et le reste.</p> + +<p>La Célestine et la Julie secouaient l'habit de noces de leur lamentable +frère en criant comme des possédées: «Tu déshonores ta famille!»</p> + +<p>Le fait est que ça ne poussera pas à leur établissement. Les voilà bel +et bien emmagasinées dans la cave où moisissent les vieilles filles. +Attrape!</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, splendidement froide—en voilà une +commère!—les a fait monter dans sa voiture et les a emmenées toujours +hurlant.</p> + +<p>M. Thibaut, que le président Ferrand n'a pas abandonné, a suivi sa femme +à la prison.</p> + +<p>Je dis <i>sa femme</i>, vous m'entendez bien, car il est marié de pied en +cap, ma chère. L'église n'est que du luxe, c'est la mairie qui fait tout +l'ouvrage aux yeux de la loi.</p> + +<p>Moi, je ne pouvais pas le croire, je pensais qu'un pareil événement +cassait tout, mais pas le moins du monde.</p> + +<p>C'est fort, un mariage.</p> + +<p>M. Pivert, rendu à la vie par son succès, nous a expliqué que ce +mariage-ci était tout aussi bon teint qu'un autre.</p> + +<p>Et pour que ce pauvre Lucien Thibaut recouvre sa liberté, il faudra que +la Fanchette soit guillotinée....</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_intermediaire_de_Geoffroyb" id="Recit_intermediaire_de_Geoffroyb"></a><a href="#table">Récit intermédiaire de Geoffroy</a><a href="#table"></a></h2> + + +<p>Je restai sur ce mot <i>guillotinée</i>. Il y avait déjà du temps que ma +pendule avait sonné six heures du matin et que j'avais éteint ma lampe, +car il faisait grand jour.</p> + +<p>Depuis une heure, au moins, la passion de savoir luttait en moi contre +le sommeil irrésistible. Dans ce combat, le sommeil n'était pas sans +remporter quelques avantages et la péripétie, contenue dans la lettre de +M<sup>lle</sup> Agathe, m'arrivait un peu comme en rêve.</p> + +<p>Pour excuse, je puis alléguer que je la connaissais d'avance.</p> + +<p>Je dois ajouter qu'éveillé ou rêvant, j'étais de plus en plus frappé.</p> + +<p>C'était peut-être une jeune personne très recommandable que cette +demoiselle Agathe, mais sa lettre m'avait beaucoup irrité. Elle avait +des prétentions à l'effet épistolaire qui me mettaient hors de moi dans +des circonstances si graves.</p> + +<p>Cela n'empêchait pas le drame d'exister. J'y assistais avec un profond +serrement de cœur.</p> + +<p>Le drame, pour moi—à ce point de ma lecture, du moins, car j'avais +changé déjà plusieurs fois d'opinions, et plusieurs fois encore j'en +devais changer peut-être—le drame, c'était la lutte trop aisément +victorieuse, engagée par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray contre Lucien +Thibaut et Jeanne Péry.</p> + +<p>Ou contre Jeanne Péry et Lucien: peu m'importait l'ordre de bataille.</p> + +<p>J'ai confessé déjà que j'avais mis au jour un roman dont la publication +avait été couronnée de quelque réussite. J'ajoute que la pratique de +certains métiers modifie considérablement notre façon de voir les +choses.</p> + +<p>Je ne crois pas du tout que tel romancier du genre «inducteur», en le +supposant même très habile, pût faire un remarquable agent de police. Il +se complairait fatalement dans le côté <i>curieux de</i> sa recherche. Il +mettrait l'algèbre fantastique des probabilités à la place de +l'observation simple qui est le résultat combiné de l'instinct et du bon +sens. Il embrouillerait la piste.</p> + +<p>Dans la chasse ordinaire, souvenons-nous qu'il y a le chien à côté du +chasseur: l'instinct brutal, corrigeant sans cesse les écarts de la +science qui déraisonne.</p> + +<p>J'avais une défiance instinctive de mes calculs d'écrivain. Le peu, le +très peu que je sais en diplomatie m'avait rendu partisan de ce système +abandonné et méprisé qui consiste à marcher droit devant soi.</p> + +<p>De parti pris, je me dirigeais vers ce qui était tout bêtement +plausible.</p> + +<p>Il y avait ici deux plausibilités: l'une qui résultait du drame +apparent, au point où j'en étais de la représentation, l'autre qui +devait surgir peut-être d'éclaircissements ultérieurs, mais qui n'était +pas encore née.</p> + +<p>Je ne négligeais pas la seconde, je l'ajournais: elle avait trait à +l'argent. Elle se résumait dans le fait d'un immense et mystérieux +héritage, dont les miasmes corrupteurs viciaient l'air autour de moi. +Pour moi, l'Affaire des ciseaux avait odeur d'or encore plus que de +sang.</p> + +<p>Je m'arrêtais à la première apparence, à celle qui jaillissait de +l'action même, des intérêts excités ou froissés, des passions mises en +jeu, des événements enfin et de leurs mobiles.</p> + +<p>C'était Olympe, il n'y avait qu'Olympe au premier plan. Derrière elle, +les lunettes de Louaisot flambaient. Derrière encore apparaissait très +vaguement ce visage de marbre: M. le conseiller Ferrand.</p> + +<p>Notez que je partais d'un point sujet à erreur: l'innocence de Jeanne. +Je voulais Jeanne innocente. Quoique j'en eusse, je restais l'avocat du +pauvre Lucien.</p> + +<p>Olympe était donc devant moi, belle, ardente, forte,—ayant un secret +qui la domptait,—amoureuse, vindicative, provoquée imprudemment—et, en +fin de compte, poussée à bout par l'injure odieuse de ce mariage entre +sa rivale et son amant, dont on l'avait fait la complice....</p> + +<p>Je ne dormais pas puisque j'interrogeais ainsi ma pensée, puisque je +calculais, puisque je m'efforçais.</p> + +<p>Les feuilles du dossier de Lucien s'étaient éparpillées hors de ma main. +Le jour grandissait derrière mes rideaux. J'écoutais les heures +s'écouler dans ce silence étrange qui remplit les matinées du centre de +Paris.</p> + +<p>J'embrassais, je m'en souviens, avec une lucidité extraordinaire les +détails aussi bien que l'ensemble de ma lecture. Ceux des personnages de +la pièce qui m'étaient connus venaient s'asseoir à mon chevet; +j'inventais ceux qui m'étaient inconnus.</p> + +<p>Tous, même les comparses.</p> + +<p>Je me souviens que je créais, par exemple, un petit substitut Pivert si +abominablement frappant qu'il s'accouplait de lui-même avec M<sup>lle</sup> Agathe, +la Sévigné d'Yvetot, formant à eux deux une sandwiche matrimoniale, +beurrée par dix mille livres de rentes, plus les espérances du +cimetière.</p> + +<p>Ce beau, ce joyeux enfant, c'était mon ami Albert de Rochecotte, riant à +l'idée qu'on aime Fanchette à la folie, mais qu'on ne l'épouse pas....</p> + +<p>Fanchette!—Jeanne! Là était le mystère. Il y avait la photographie, +témoin en apparence irrécusable, et qui déposait contre Jeanne....</p> + +<p>Et l'image de M. Louaisot de Méricourt s'asseyait dans ma ruelle, +demandant familièrement à Pélagie une tranche de rôti à manger sous le +pouce.</p> + +<p>Celui-là seul aurait pu me dire ce que j'avais besoin de savoir: Quel +était le secret de la marquise Olympe.</p> + +<p>Je l'entendais murmurer la bouche pleine:</p> + +<p>«Quel secret, Monsieur et cher client? car la céleste créature en a +plusieurs...»</p> + +<p>J'en demande bien pardon au lecteur, mais je n'ai pas tout dit encore +sur l'incompatibilité des métiers de romancier et de juge d'instruction.</p> + +<p>De même qu'en physique il y a deux puissances opposées, gardant +l'équilibre de notre monde matériel: la force centripète ou attraction, +et la force centrifuge ou vitesse acquise, de même, dans la cage à +écureuils où tournent les conteurs, il y a deux éléments contraires: la +vraisemblance qui attache, l'incroyable qui entraîne.</p> + +<p>Ce sont là les deux sources éternelles de l'intérêt dans un récit.</p> + +<p>Et comme l'intérêt est identique à la vérité, il doit y avoir, par +conséquent, pour arriver à la vérité ou a l'intérêt, deux routes dont +l'une correspond à la vraisemblance et l'autre à l'imprévu.</p> + +<p>Dans notre cas, la vraisemblance condamnait Olympe énergiquement et sans +appel.</p> + +<p>Mais l'imprévu plaidait pour elle avec un égal succès.</p> + +<p>En admettant purement et simplement qu'Olympe était le mauvais génie +planant au-dessus de tous ces malheurs, la <i>chose allait trop droit</i>.</p> + +<p>Ceci n'implique aucune contradiction avec le principe posé par moi tout +à l'heure.</p> + +<p>Les deux routes, en effet, ne se côtoient jamais jusqu'au moment où +elles touchent ensemble le même but....</p> + +<p>Le vrai sommeil me prit au milieu de ces méditations flottantes comme +des rêves.</p> + +<p>Quand vinrent les véritables rêves, fruits de mes agitations et de mon +effort mental, ils furent en quelque sorte plus précis que mes +réflexions.</p> + +<p>Je me souviens que je vis Lucien et Jeanne—ensemble.</p> + +<p>Ils étaient dans un endroit où il y avait du gazon et des fleurs.</p> + +<p>Quelque part, à l'entour d'eux, un tumulte se faisait, qui avait trait +au meurtre de Rochecotte. On allait, on venait, on criait. La fenêtre du +restaurant s'ouvrait demi-cachée par les branches d'arbres. +J'entrevoyais la forme d'un mort sur un sopha, auprès d'une table, +chargée de liqueurs et de fruits.</p> + +<p>La marquise Olympe se tenait debout, au seuil, et regardait impassible, +comme dans la lettre de M<sup>lle</sup> Agathe.</p> + +<p>Mais tout cela était lointain et confus.</p> + +<p>Ce qui était tout près de moi, c'était le couple doux et souriant: +Lucien tenant la main de Jeanne et me le montrant comme pour me dire:</p> + +<p>«Tu n'as qu'à la bien regarder, tu sauras tout.»</p> + +<p>Et je la contemplais en effet de tous mes yeux, de toute mon âme.</p> + +<p>J'avais conscience de l'avoir déjà vue, la photographie animée.</p> + +<p>C'était elle, la femme voilée qui m'était apparue sous l'auvent de +l'Opéra, et dont j'avais distingué les traits au moment où elle +descendait les marches.</p> + +<p>Certes, c'était bien elle....</p> + +<p>Les rêves sont ainsi. La forme de Lucien s'effaça. Jeanne resta seule +auprès de moi, ses jolies mains croisées sur sa poitrine, comme une âme +d'Ary Scheffer.</p> + +<p>Je me mis à lui parler comme si je l'avais toujours connue.</p> + +<p>Je lui demandai tout franchement si elle aimait Lucien Thibaut comme il +croyait être aimé—et si elle était encore digne de la profonde, de +l'admirable tendresse que Lucien Thibaut lui avait vouée.</p> + +<p>Elle me regardait en silence avec ses grands yeux bleus, tristes et +souriants tout à la fois.</p> + +<p>Ses yeux me disaient:</p> + +<p>«Ami, vous ne savez pas assez, étudiez encore. Le mystère vous échappe +parce que vous ne me connaissez pas. Le mystère, c'est moi-même. Je vaux +la peine d'être devinée.»</p> + +<p>J'aurais peine à exprimer le charme douloureux de ce rêve où j'aimais +Jeanne non plus à cause de Lucien, mais pour elle-même et comme une +chère petite sœur.</p> + +<p>Quand je m'éveillai, ma chambre était inondée par le soleil de midi.</p> + +<p>Je me sentais las et même un peu malade. Ma tête lourde me brûlait.</p> + +<p>Mais ma curiosité, éveillée en même temps que moi et bien plus fortement +que la veille, me remit en main les pages du dossier, encore éparses sur +mon lit.</p> + +<p>Mon domestique était entré pendant mon sommeil, et il y avait longtemps, +sans doute, car mon chocolat, placé sur ma table de nuit ne fumait plus.</p> + +<p>Dans le plateau se trouvaient mes journaux et plusieurs lettres.</p> + +<p>Je laissai mon chocolat, bien que je le prenne froid, d'habitude. Ceci +n'était pas un sacrifice puisque l'appétit me manquait, mais ce qui peut +être regardé comme un symptôme majeur d'excitation, c'est que mon +premier mouvement fut de négliger tout net mon courrier pour reprendre +ma lecture.</p> + +<p>Cependant, il est une chose qui attire invinciblement ceux qui touchent +à la presse, ne fût-ce que par une imperceptible tangente. Mon œil +ayant rencontré parmi mes journaux un titre nouveau, je tendis le bras +d'instinct, et mes doigts déchirèrent la bande malgré moi.</p> + +<p>Voilà ce que la bande arrachée me laissa lire:</p> + +<p>«<i>Le Pirate</i>, courrier de la politique, du commerce, des arts, de la +littérature et des tribunaux...»</p> + +<p>Je suppose que vous aimez comme moi les journaux dits «d'esprit», qui +plaisantent agréablement sur toutes choses sérieuses et préparent avec +une douce gaieté le terrain où les révolutions glissent dans le sang.</p> + +<p>Ces œuvres quotidiennes et légères sont assurément les plus jolies +fleurs de notre jardin intellectuel.</p> + +<p>Sans apprêt, sans prétention, sans études maussades, elles offrent, sous +une forme aimable, tous les avantages d'une encyclopédie. On les voit en +effet tour à tour apprendre l'éloquence à nos Bossuets, l'art de la +scène à nos Talmas, la musique à Mozart et la langue française à +l'Académie.</p> + +<p>Ils ne doutent de rien et ils ont bien raison! Un jour, vous les voyez +enseigner au parquet de Paris comment il faut instruire l'affaire +Troppmann, et le lendemain, ils professent pour la Compagnie de Suez +l'art de percer les isthmes. La science infuse bout sous les chapeaux de +leurs articliers. Demandez-leur n'importe quoi et surtout ne vous gênez +pas; soyez sûrs qu'ils n'ignorent pas plus ceci que cela. Ils sont +uniformément en mesure de remontrer la politique à Guizot, la diplomatie +à Talleyrand, la stratégie aux Prussiens et la pharmacie aux +apothicaires.</p> + +<p>Et ils ont de l'esprit, avec cela, beaucoup, tous les jours, et quelque +temps qu'il fasse.</p> + +<p>J'ouvris <i>Le Pirate</i>. Il en tomba un petit carré de papier imprimé, +expliquant que <i>Le Moustique</i>, «courrier de la politique, du commerce, +des beaux-arts, de la littérature et des tribunaux», étant obligé de +disparaître par suite de nombreuses condamnations, l'idée avait germé de +le remplacer par <i>Le Pirate</i>, pareillement «courrier de la politique, du +commerce, des beaux-arts, etc.»</p> + +<p>Ceux des anciens abonnés qui seraient assez rusés pour deviner que +c'était exactement la même chose, étaient priés de ne pas le dire au +gouvernement.</p> + +<p>En tête du numéro, la liste des rédacteurs: tout le monde.</p> + +<p>Le premier-Paris disait en très bons termes qu'en présence des rigueurs +croissantes du pouvoir, on ne cesserait pas d'être scandaleux, mais +qu'on le serait avec plus d'adresse.</p> + +<p>Le second article écorchait vif quelqu'un. (On voit de ces écorchés qui +s'abonnent.)</p> + +<p>Le troisième, rédigé par un photographe de mes amis, élucidait la +question du pouvoir temporel des papes.</p> + +<p>Le quatrième.... Mais vous en savez aussi long que moi sur <i>Le Pirate</i>. +Vous ne le respectez probablement pas beaucoup, mais vous le lirez +jusqu'au dernier jour de votre vie.</p> + +<p>J'allais le rejeter après l'avoir parcouru, quand mon regard tomba sur +un <i>Avis au lecteur</i>, imprimé en caractères gras et placé bien en vue, +au centre de la première page.</p> + +<p>Il était ainsi conçu:</p> + +<p>Dès son premier numéro, <i>Le Pirate</i> commence la publication d'une œuvre +tout à fait hors ligne, due à la plume d'un jeune écrivain que son +premier ouvrage a rendu tout d'un coup célèbre: M. Athanase Morin, +auteur du <i>Viol de la rue Castiglione</i>.</p> + +<p><i>Le Pirate</i>, qui veut avoir accès dans les familles, aurait reculé +devant ce titre trop significatif, mais M. Athanase Morin a bien voulu +écrire spécialement pour nous un roman de la vie moderne, palpitant sans +être dangereux et qui mettra le sceau à son illustration littéraire.</p> + +<p>L'œuvre nouvelle de notre brillant romancier est intitulée: <i>La Tontine +des cinq fournisseurs.</i></p> + +<p>C'est une histoire véritable, où les Parisiens de Paris pourront +reconnaître sous leurs noms d'emprunt plusieurs personnages bien connus +du boulevard.</p> + +<p>Le récit est écrit sur renseignements authentiques et fournira des +détails d'une vérité saisissante sur une affaire qui a récemment +passionné la curiosité publique: un meurtre horrible, commis dans un +restaurant des environs de Paris par une jeune fille sur la personne de +son amant.</p> + +<p>Voir à notre troisième page le premier chapitre ou introduction de ce +remarquable ouvrage.</p> + +<p>Je tournai la feuille précipitamment et avec une émotion que je ne +saurais nier.</p> + +<p>C'était une pièce nouvelle que le hasard glissait dans mon dossier.</p> + +<p>J'allai tout de suite à la troisième page où, sous la rubrique +<i>Variétés</i>, je lus ce qui va suivre.</p> + +<p>Mais avant de transcrire la prose du <i>Pirate</i>, je dois dire qu'il y +avait en marge de l'article variété ces mots écrits à la main:</p> + +<p>«Bien le bonjour, Monsieur et cher client, voyez si ça peut vous +servir.»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Extrait_du_journal_Le_Pirate" id="Extrait_du_journal_Le_Pirate"></a><a href="#table">Extrait du journal «Le Pirate»</a><a href="#table"></a></h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Introduction_du_roman" id="Introduction_du_roman"></a><a href="#table">Introduction du roman</a></h2> + + +<p>Il y avait une fois cinq fournisseurs qui étaient tous les cinq Normands +du pays de Caux.</p> + +<p>C'était à la fin du Premier Empire,—mais ils n'avaient pas toujours été +fournisseurs.</p> + +<p>Avant d'être fournisseurs, l'un était un gentillâtre ruiné, l'autre un +mendiant à besace, le troisième un bedeau de paroisse, le quatrième un +maquignon banqueroutier et le cinquième un soldat déserteur.</p> + +<p>Vous voyez que MM. les fournisseurs du Premier Empire étaient déjà des +industriels assez comme il faut. Depuis lors, on a fait mieux.</p> + +<p>C'était en 1811, il s'agissait dès lors de monter, d'habiller, de +chausser, d'équiper en un mot la Grande Armée qui devait geler en +Russie.</p> + +<p>Il y avait aux Tuileries des embarras de toute sorte qui formaient +l'envers d'une immense gloire: entre autres des embarras d'argent.</p> + +<p>Or, c'est la vraie fête des fournisseurs quand le pouvoir n'a pas +d'argent.</p> + +<p>Dans tous les coins de la France et même au fond des campagnes, les +fournisseurs sortirent de terre. Ne croyez pas que notre quart de siècle +ait inventé les cocottes-fournisseuses. Il y eut, en 1811, des +demoiselles qui vendirent à l'État bien des chevaux fourbus et bien des +culottes percées.</p> + +<p>Ce fut au point que le bon pays de Caux lui-même voulut avoir sa part du +gâteau. Le 12 juin 1811, dans un cabaret de Lillebonne, Jean +Rochecotte-Bocourt, le gentillâtre, réduit au métier de facteur rural, +Jean-Pierre Martin, bedeau de la paroisse, Vincent Malouais, ancien +marchand de chevaux, et Simon Roux, qui se cachait sous le nom de +Duchesne, en sa qualité de déserteur, signèrent, sur papier graisseux, +un acte où ils s'associaient pour fournir au gouvernement tout ce dont +le gouvernement aurait besoin.</p> + +<p>Il fut convenu que Jean Rochecotte serait le directeur de la société et +ferait les démarches, parce qu'il parlait et écrivait couramment. On se +cotisa même pour lui fournir un habillement présentable qui fut acheté +seize francs chez un revendeur d'Yvetot.</p> + +<p>Avec ce bel habit, Rochecotte devait aller à l'intendance de Rouen et +soumissionner n'importe quoi.</p> + +<p>Seulement, l'habit payé, M. le directeur était, il est vrai, superbe, +mais l'association n'avait plus un denier.</p> + +<p>Or il fallait un boursicot, non pas pour payer la marchandise—quand on +a la commande, le crédit arrive tout naturellement,—mais pour graisser +la patte à quelqu'un et avoir ainsi la commande.</p> + +<p>Bien entendu, nous ne plaçons pas ce quelqu'un-là dans les bureaux de +l'intendance. Le plus souvent! Ça ne s'est jamais vu!</p> + +<p>Ah! par exemple! un voleur dans les bureaux!...</p> + +<p>Les quatre associés cauchois se réunirent de nouveau au cabaret de +Lillebonne. Il y eut une délibération longue et animée dont le résultat +fut qu'il fallait un banquier à l'association.</p> + +<p>Où trouver ce banquier? À eux quatre, ils n'auraient certainement pas pu +cueillir dans l'arrondissement ce qu'il faut de crédit pour emprunter +une pièce de six liards.</p> + +<p>Mais il y a un dieu spécial pour les Normands qui ont le goût de la +fourniture. C'est connu.</p> + +<p>Pendant qu'ils délibéraient, un de ces mendiants qui vont le long des +grandes routes du pays de Caux, chantant: <i>La chantais, si vous plaît, +pour l'amour di bon Diais,</i> entra dans l'auberge déposa sa besace sur la +table et demanda la soupe.</p> + +<p>Les associés ne le virent point, tant ils étaient occupés.</p> + +<p>De sorte que le mendiant put entendre toutes les belles choses qui +furent dites, touchant les bénéfices certains de l'affaire.</p> + +<p>—Avec un billet de mille francs, dit enfin Rochecotte, je parie que +nous aurions un million avant six mois!</p> + +<p>Le mendiant était normand aussi, et la vocation des fournitures dormait +au fond de son âme immortelle.</p> + +<p>Il se leva et vint mettre sa besace sur la table de nos quatre associés +tous surpris de cette intrusion.</p> + +<p>Il dit:</p> + +<p>—Je m'appelle Joseph Huroux. Il y a dans la poche de cuir de ma +gibecière cent soixante-six pièces de six livres, plus un petit écu de +trois livres et une pièce de vingt sous, total mille francs. Je veux +bien les mettre dans votre affaire, pourvu que je sois le caissier de +<i>notre société</i>.</p> + +<p>Même quand ils se jettent par la fenêtre d'un cinquième étage, ces +braves fils de Rollon n'abandonnent jamais la prudence originelle.</p> + +<p>Vous jugez si les quatre associés firent la petite bouche!</p> + +<p>Séance tenante, le premier papier graisseux fut déchiré et on en prit un +second pour libeller un nouvel acte où les associés étaient cinq au lieu +de quatre.</p> + +<p>Le lendemain, Jean Rochecotte partit pour Rouen avec Joseph Huroux qui +ne lâchait pas sa caisse.</p> + +<p>Ce qu'ils firent dans les bureaux de l'intendance, ma foi, je n'en sais +rien, mais ils revinrent sans les pièces de 6 livres et avec un petit +morceau de fourniture, un rien, 50 ou 60.000 francs de chevaux à livrer.</p> + +<p>Vincent Malouais, le maquignon, se mit aussitôt en campagne. Au bout de +trois semaines, l'association avait fourni une centaine de rosses à +l'État et gagné dessus cent pour cent.</p> + +<p>Jean Rochecotte et Jean Huroux allèrent cette fois jusqu'à Paris. +Toujours même ignorance sur ce qu'ils purent bien faire chez M. le +ministre. Mais ils avaient emporté 25.000 francs et revinrent sans le +sou avec un plein sac de marchés.</p> + +<p>Marchés de salaisons, marchés de draps, marchés de chaussures.</p> + +<p>Alors, tout le monde se mit à l'œuvre: le bedeau qui avait été savetier +se chargea des souliers, le maquignon qui connaissait tout des chevaux, +même la viande, prit à son compte les salaisons; le déserteur qui avait +foulé la laine à Saint-Pierre-lès-Louviers, s'occupa des draps, et vogue +la galère! On eut des domestiques, des commis, un bureau comme M. +l'intendant lui-même.</p> + +<p>Si bien que, non pas tout à fait au bout de six mois, mais après avoir +comblé pendant deux ans l'armée française de souliers en papier mâché, +de culottes et de vestes en amadou, de jambons de cheval malade et +généralement de toutes autres espèces de friandises, nos cinq associés +normands avaient leur joli million en belles monnaies sonnantes dans la +caisse tenue par Joseph Huroux.</p> + +<p>L'idée leur vint de partager. En apparence, ce n'était pas très +difficile. Un million entre cinq donne à chacun deux cents mille francs.</p> + +<p>Un petit enfant pourrait faire le calcul.</p> + +<p>Mais deux Normands ne peuvent jamais partager quoi que ce soit, même une +pomme de Chatigny sans l'homme de loi. Jugez quand ils sont cinq et +qu'il s'agit de cinquante mille livres de rentes au denier vingt.</p> + +<p>On alla chez le notaire.</p> + +<p>Chez le notaire, on se disputa tant et si bien qu'on fut sur le point de +se battre.</p> + +<p>Il fallut bien se réconcilier. On ne se réconcilie pas sans boire. Il y +eut un fort repas de corps chez l'aubergiste de Lillebonne, et on invita +le notaire.</p> + +<p>Je n'étais pas là, mais j'ai connue quelqu'un qui y était.</p> + +<p>L'idée vint du notaire qui espérait avoir le dépôt des fonds.</p> + +<p>L'idée de la tontine.</p> + +<p>Nous voici donc enfin arrivés à cette tontine vaguement connue, et dont +la mystérieuse célébrité trotte dans un si grand nombre d'imaginations!</p> + +<p>Cette loterie au dernier vivant qui, en 1858, époque où trois de ses +membres existaient encore, comportait déjà un capital de huit millions +de francs!</p> + +<p>Cet amas d'or autour duquel se sont ameutées depuis le temps tant de +passions, dont le pied baigne dans une si profonde mare de sang, et qui +a déjà coûté à l'humanité tant de crimes!</p> + +<p>Car outre l'<i>Affaire des ciseaux</i>, dont je parlerai tout à l'heure, il +est constant que quatre des associés sont morts ailleurs que dans leur +lit.</p> + +<p>Le cinquième existe encore....</p> + +<p><i>(La suite à demain).</i></p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Suite_du_recit_de_Geoffroya" id="Suite_du_recit_de_Geoffroya"></a><a href="#table">Suite du récit de Geoffroy</a></h2> + + +<p>Mes yeux restaient fixés sur la signature de romancier qui terminait ce +fragment. Je cherchais en vain à faire la lumière dans ma pensée. Il me +semblait voir derrière cette signature une personnalité autre que celle +du romancier lui-même.</p> + +<p>Cela avait odeur d'attaque. Ce n'était pas seulement l'introduction d'un +récit populaire. Je ne sais quoi de savant et de menaçant se cachait +sous ce début de prologue, lestement troussé.</p> + +<p>Contre qui allait être dirigée l'attaque? Rien ne pouvait encore le +faire deviner, à moins que ce fût contre le dernier vivant de la +tontine.</p> + +<p>Mais quelque chose me disait que cette machine de guerre dont je ne +pouvais encore mesurer ni la portée ni la puissance avait un autre +objectif.</p> + +<p>Ce ne pouvait être ni Lucien, ni Jeanne. Ils étaient trop complètement +vaincus. Inutile assurément de pointer contre eux cette grosse +artillerie.</p> + +<p>L'idée me vint que c'était peut-être moi-même qui servait de cible....</p> + +<p>Il fallait que le fragment m'eût bien vivement frappé, par ce qu'il +disait, et surtout par ce qu'il promettait de dire, car je ne repris pas +la lecture du dossier de Lucien. Je demeurai là, méditant, cherchant à +deviner quel était le but de l'article, et surtout le but de la +communication qui m'en était faite.</p> + +<p>Il y avait trois lettres sur mon plateau: deux de forme ordinaire et une +très grosse qui ne portait pas le timbre de la poste. Par manière +d'acquis, je pris cette dernière et j'en rompis le cachet. Il s'en +échappa des papiers d'imprimerie.</p> + +<p>Je sais ce que c'est qu'une «épreuve» ayant corrigé celles de mon livre, +mais je n'avais rien sous presse, et mon premier mouvement fut de croire +que l'imprimeur s'était trompé en m'adressant ce paquet.</p> + +<p>Cependant, comme il y avait deux lignes écrites à la main en tête de la +première feuille volante, j'y jetai les yeux pour me bien assurer du +fait.</p> + +<p>C'était encore la même écriture: celle de la note trouvée par moi à la +troisième page du journal <i>Le Pirate</i>.</p> + +<p>Cette fois, M. Louaisot de Méricourt—car j'avais parfaitement reconnu +mon attentionné correspondant—me disait:</p> + +<p>«J'ai bien pensé, Monsieur et cher client, qu'il ne vous serait pas +désagréable de devancer la publication du second numéro. Il a du talent, +ce jeune homme-là, hé!»</p> + +<p>Je me jetai aussitôt sur les épreuves comme sur une proie.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Epreuves_du_Pirate" id="Epreuves_du_Pirate"></a><a href="#table">Épreuves du «Pirate»</a></h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Suite_de_lintroduction_du_roman" id="Suite_de_lintroduction_du_roman"></a><a href="#table">Suite de l'introduction du roman</a></h2> + + +<p>Le cinquième membre de la tontine, disions-nous, existe encore, si l'on +peut appeler existence la misérable végétation de ce cadavre animé qui +se meurt de soif et de faim auprès de sa montagne de richesses!</p> + +<p>Mais revenons à l'auberge de Lillebonne où nos cinq fournisseurs +fêtaient leur réconciliation par-devant notaire. Le cidre était bon, +cette année-là, on en but beaucoup, et, après le cidre, vint le +bourguignon, comme on dit là-bas.</p> + +<p>Au dessert, ils étaient tous les cinq ronds comme des tonneaux.</p> + +<p>Voilà que le notaire, au lieu de chanter des chansons, se met à remuer +des chiffres. C'est bien plus amusant. Un million, ce n'est pas grand +chose, mais, en composant l'intérêt, ça rapporte un autre million en +quatorze ans,—quatre millions en vingt-huit ans,—huit millions en +quarante-trois ans,—seize millions en cinquante-sept ans.</p> + +<p>Or, le plus âgé des associés, qui était Jean Rochecotte, allait sur ses +trente-cinq ans. Il pouvait donc voir cela haut la main, rien qu'en +dépassant un peu ses 90 ans, et les autres encore mieux.</p> + +<p>Seulement, pour produire ce miracle de la multiplication des millions, +il ne fallait toucher ni au capital ni aux intérêts.</p> + +<p>On prit le café, du café qui n'était pas très bon, mais dans lequel on +mit beaucoup d'eau-de-vie.</p> + +<p>Et puis, on poussa le café, on le surpoussa. La salle d'auberge était si +pleine de millions qu'on marchait dessus. Le notaire les semait.</p> + +<p>Jean Rochecotte, qui était un grand maigre, maladif et pris de la +poitrine, dit au notaire en toussant creux:</p> + +<p>—Expliquez-nous ça, la tontine, M<sup>e</sup> Louaisot.</p> + +<p>Le notaire s'appelait Louaisot, et son étude était à Méricourt, auprès +de Dieppe.</p> + +<p>C'était un petit vieux qui en savait long. Il expliqua la tontine, et il +versa de l'eau-de-vie dans les tasses.</p> + +<p>Après l'explication de M<sup>e</sup> Louaisot, chacun comprit très bien que la +tontine, c'était l'art de ne pas partager le million et de l'avoir à soi +seul. Que dis-je un million! Deux, quatre, huit, seize millions.</p> + +<p>Et pour cela, il ne s'agissait que de vivre; or, aujourd'hui, après tant +de bouteilles vidées, chacun de nos cinq Normands était bien sûr de +durer au moins cent sept ans.</p> + +<p>Cependant, on hésitait encore. Se séparer de son argent! quel +crève-cœur!</p> + +<p>M<sup>e</sup> Louaisot se garda bien d'insister, mais il montra un bout de gazette +qui représentait l'empereur comme fou de colère. On ne parlait de rien +moins que de fouiller les fournisseurs!</p> + +<p>Vous voyez que ce M<sup>e</sup> Louaisot n'était pas le premier venu, même en +Normandie, où tout le monde a de l'esprit, jusqu'à Gribouille!</p> + +<p>Est-ce régulier? moi, je ne suis pas notaire. Ce qui est sûr, c'est que +ces messieurs ont toujours du bon papier timbré dans leur poche. L'acte +fut libellé sur la table vineuse et daté de Méricourt, pour la due +forme.</p> + +<p>Puis les cinq ivrognes signèrent avant de glisser sous la table.</p> + +<p>Le roman dont j'offre ici aux lecteurs du <i>Pirate</i> le prologue ou +l'introduction, et qui commencera demain à cette place même, est +l'histoire d'un million placé à intérêts composés pendant quarante-six +années, car la tontine fut liquidée le 30 août 1859 par suite du décès +de l'ancien mendiant Joseph Huroux, qui était l'avant-dernier vivant.</p> + +<p>L'histoire de ce million comporte sa croissance, les dangers qu'il a pu +courir, la course au clocher des passions enragées autour de lui, la +série des bassesses, des vols, des meurtres dont il a été l'origine.</p> + +<p>La cupidité n'est pas comme l'amour qui engendre le Bien et le Mal: +notre million, dans sa longue vie, ne conseilla pas une bonne action.</p> + +<p>C'est peut-être parce qu'il était le fruit du vol.</p> + +<p>Fantaisie est venue au <i>Pirate</i> de se renseigner à cet égard, et nous +avons pris des informations sur la biographie des autres millions de +notre connaissance.</p> + +<p>Les millions sont nos maîtres comme le gouvernement, ils cousinent avec +le gouvernement, nous les respectons comme le gouvernement.</p> + +<p>Nous ne dirons donc pas qu'ils sont tous plus ou moins le fruit du vol, +comme le million qui est le héros de notre drame, mais nous affirmerons +qu'après avoir interrogé séparément des douzaines et des douzaines de +millions, nous n'en avons pas trouvé un seul qui eût un bel +acte—gratuit—à se reprocher.</p> + +<p>Pas une tache dans ce livre d'or!</p> + +<p>—Ils ne donnent jamais et ils prennent toujours, disait le vieux maître +Louaisot. On n'est million qu'à ce prix-là.</p> + +<p>Pour aujourd'hui, il ne me reste qu'à effleurer très légèrement un sujet +qui sera peut-être l'attrait principal de mon livre: je veux parler de +l'<i>Affaire des ciseaux</i>.</p> + +<p>Ayant mis mon respect très humble aux pieds de l'autorité, de +l'intendance, de l'or et généralement de tout ce que j'ai rencontré de +saint sur mon passage, vous pensez bien que je ne vais pas prendre la +justice au collet pour lui dire maladroitement ses vérités.</p> + +<p>Non, je vénère l'habileté, le savoir, le flair, l'infaillibilité et même +les bonnes mœurs de la justice française presque autant que l'héroïsme +des millions, mais cela ne peut m'empêcher de dire au lecteur que +l'affaire du Point-du-Jour est très peu et très mal connue.</p> + +<p>L'éminent et jeune magistrat, chargé de l'instruction préliminaire a +paru ignorer, le célèbre avocat général qui a pris la parole aux débats +n'a même pas mentionné un fait de l'importance la plus considérable et +qui présente sous un nouvel aspect le crime de la malheureuse Fanchette +Hulot.</p> + +<p>Ce fait est à lui seul un témoignage excellent et une explication +complète.</p> + +<p>Comme il rattache étroitement la biographie du million à l'Affaire des +ciseaux, nous allons le révéler d'avance au lecteur:</p> + +<p>Fanchette Hulot, ou plutôt Jeanne Péry, femme Thibaut, était non +seulement la maîtresse, mais encore la cousine du comte Albert de +Rochecotte.</p> + +<p>Le compte Albert était l'héritier légal de ce Jean Rochecotte,—l'ancien +facteur rural de Lillebonne,—qui reste le dernier vivant des cinq +fournisseurs.</p> + +<p>Et à qui appartient par conséquent le montant énorme de la tontine!</p> + +<p>En seconde ligne, après le comte Albert venait Jeanne <i>Péry,—à qui la +mort de son amant constituait ainsi une colossale fortune en +expectative.</i></p> + +<p>La justice française a condamné Jeanne Péry à mort, par contumace, sans +faire mention de cela!</p> + +<p>Que sait-elle donc, si elle ignore le fond même des causes qu'elle juge?</p> + +<p>Après Jeanne, en troisième ligne, arrive...; mais pourquoi parler de cet +héritier-là qui va probablement être le seul, le véritable héritier?</p> + +<p>Nul n'accuse cette personne, placée dans une position très honorable.</p> + +<p>Et il faudrait avoir la folie américaine d'Edgar Poe, pour imaginer ici +une main de troisième héritier, tuant le premier par le second, et le +second par la loi qui punit le meurtre du premier....</p> + +<p>Ce troisième héritier est encore une femme.</p> + +<p>(Fin de l'introduction)</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Suite_du_recit_de_Geoffroyb" id="Suite_du_recit_de_Geoffroyb"></a><a href="#table">Suite du récit de Geoffroy</a></h2> + + +<p>Dans ce second article, la griffe de M. Louaisot de Méricourt ne se +cachait plus.</p> + +<p>Il entamait ici, ou poursuivait une véritable bataille. Je le +reconnaissais derrière l'auteur comme si le terrible rayon de ses +lunettes eût blessé mon regard.</p> + +<p>Le nom de son père, car je supposais bien que le vieux Louaisot était +son père, écrit en toutes lettres sans nécessité, proclamait sa volonté +de se mettre en évidence.</p> + +<p>Le second article confirmait pour moi le premier. J'avais bien deviné. +Ce roman était une machine de guerre.</p> + +<p>Dès les premières pages, cette machine tirait à tort et à travers, sur +beaucoup de gens, des vivants et des morts.</p> + +<p>Elle atteignait Jeanne rudement en la plaçant sous le coup de la fameuse +maxime juridique: <i>Reus is est cui prodest crimen</i> (celui-là est le +coupable à qui profite le crime).</p> + +<p>Elle atteignait Lucien dans Jeanne, elle le frappait en outre en jetant +son nom en pâture à la curiosité publique.</p> + +<p>Mais ce n'était ni contre Lucien, ni contre Jeanne que l'artillerie de +M. Louaisot était pointée. Elle ne les mitraillait qu'en passant.</p> + +<p>On dit que la pensée d'une lettre est dans le post-scriptum.</p> + +<p>La pensée de l'article était tout entière dans ses trois derniers +alinéas.</p> + +<p>La forteresse que l'on bombardait, c'était le troisième héritier,—<i>qui +était encore une femme!</i></p> + +<p>M. Louaisot avait fait écrire l'introduction et peut-être le roman tout +entier pour effrayer—ou pour tuer cette personne, dans une position +très honorable «que nul n'accusait...» jusqu'à présent.</p> + +<p>J'avoue que cela me troublait. Quoique je ne fusse pas au bout de ma +lecture, j'avais chiffré déjà les bases d'un calcul de probabilités. +Dans ce calcul, M. Louaisot et M<sup>me</sup> la marquise de Chambray étaient des +quantités de même nature et placées du même côté de l'équation.</p> + +<p>Fallait-il bouleverser tous mes chiffres et changer complètement la +position du problème, maintenant que M. Louaisot mettait si ouvertement +en joue M<sup>me</sup> la marquise de Chambray?</p> + +<p>Je mis à part le journal <i>Le Pirate</i> et le paquet d'épreuves sous mon +oreiller, pour les reprendre au besoin, et pendant que j'y étais, +j'ouvris les deux lettres qui restaient sur le plateau.</p> + +<p>La première dont l'enveloppe était bordée d'un large liseré noir, ne +contenait que ce peu de mots:</p> + +<p><i>M<sup>me</sup> la baronne de Frénoy présente ses compliments à M. G. de Rœux, +dont elle a appris le retour, et le prie de vouloir bien la favoriser +d'une visite.</i></p> + +<p>Ce nom n'éveilla en moi aucun souvenir.</p> + +<p>L'autre lettre était aussi brève et presque semblable. Elle disait:</p> + +<p><i>Monsieur,</i></p> + +<p><i>Au nom de notre ami commun, M. Thibaut, je vous prie d'être assez bon +pour m'accorder une prochaine entrevue.</i></p> + +<p><i>Signé: O. de Chambray.</i></p> + +<p>Ceci répondait à un désir qui était si vif en moi que je sautai hors de +mon lit, éparpillant sur le parquet les pauvres pièces du dossier de +Lucien.</p> + +<p>Mon premier mouvement était de partir ainsi du pied gauche pour me +précipiter chez la marquise.</p> + +<p>La réflexion seule me suggéra l'idée qu'il était bon de passer au moins +mon pantalon et de chausser mes bottes. Je sonnai.</p> + +<p>J'ai un valet de chambre qui s'appelle Guzman. Ce n'est pas ma faute. +J'ai peine à croire qu'il appartienne à l'illustre famille de celui qui +ne connaissait pas d'obstacles. Il est né à Paris, rue Saint-Guillaume, +faubourg Saint-Germain, chez mon père, qu'il servait avant moi. Je ne +lui sais qu'un défaut, c'est de s'échapper un petit instant pour faire +trente points au billard de la rue Taitbout.</p> + +<p>Ces petits instants réunis forment à peu près les trois quarts de la +journée.</p> + +<p>À part cela, c'est un modèle. Et sincèrement fort à la poule.</p> + +<p>Guzman était là par hasard. Mon coup de sonnette l'avait pris entre deux +petits instants, à la minute précise où, ayant achevé trente points, il +n'avait pas encore commencé les trente autres.</p> + +<p>La conversation suivante s'engagea entre nous.</p> + +<p>—Habillez-moi un peu vite, Guzman, dis-je.</p> + +<p>—Oui, Monsieur, me répondit-il; ce n'est pas pour déjeuner en ville, +car il est trois heures passées.</p> + +<p>—Ces deux lettres sont-elles arrivées de bon matin?</p> + +<p>—Distribution de dix heures.</p> + +<p>—Et il n'est venu personne?</p> + +<p>—Si fait, Monsieur. Il est venu un homme à lunettes qui savait que je +fais volontiers mes trente points, car il m'a forcé d'en enfiler +soixante quand il a vu que vous n'étiez pas levé. Monsieur prend du +corps. Le sait-il? La ceinture de son pantalon tire.... Il joue +bien.—les lunettes. Elles sont d'or, heureusement. Sans ça, je n'aurais +pas été avec lui au café, rapport à son pantalon dont le bas n'est pas +propre.</p> + +<p>—Que me voulait-il?</p> + +<p>—Rien. Il a déposé un paquet de papiers que Monsieur a dû trouver.</p> + +<p>—Je l'ai trouvé. Après?</p> + +<p>—J'ai gagné les trente premiers et lui les trente seconds.</p> + +<p>—Personne autre?</p> + +<p>—Nous n'avons pas fait la belle. Il est venu aussi la dame de compagnie +de M<sup>me</sup> la baronne de Frénoy.</p> + +<p>—Connais pas.</p> + +<p>—Par exemple! Monsieur a encore moins de mémoire qu'autrefois. Ce n'est +pourtant pas l'âge.</p> + +<p>—Ce sont peut-être les infirmités. Guzman. Que voulait la dame de +compagnie?</p> + +<p>—Réponse à la lettre de sa maîtresse.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que sa maîtresse?</p> + +<p>—M<sup>me</sup> la baronne de Frénoy.</p> + +<p>—Et qu'est-ce que c'est que M<sup>me</sup> la baronne de Frénoy? fis-je avec +impatience, cette fois.</p> + +<p>Guzman, qui avait achevé de brosser mon chapeau, se mit à ramasser les +feuilles du dossier de Lucien, semées sur le parquet. Il me répondit +d'un ton de reproche:</p> + +<p>—Monsieur a sorti plus d'une fois chez elle quand il était au lycée. +C'est la mère de feu M. le comte de Rochecotte. Il m'était tout à fait +sorti de l'esprit que la bonne dame avait épousé en secondes noces M. le +baron de Frénoy.</p> + +<p>—Elle est re-veuve, continua Guzman, et bien seule, depuis que M. +Albert s'en est allé.</p> + +<p>Au lieu de mettre ma redingote, je passai une robe de chambre et je +m'assis à mon bureau.</p> + +<p>J'écrivis à M<sup>me</sup> la baronne pour lui dire que j'aurais l'honneur de me +présenter à son hôtel le lendemain.</p> + +<p>Et j'écrivis à M<sup>me</sup> de Chambray pour la prier de m'attendre chez elle, le +soir même, à neuf heures.</p> + +<p>—Prenez une voiture. Guzman, et portez ces deux lettres: celle de M<sup>me</sup> +la marquise d'abord.</p> + +<p>—Ça doit être la plus jeune, fit Guzman.</p> + +<p>Je ne le donne pas pour un valet de chambre de la haute espèce.</p> + +<p>Il ajouta en sortant:</p> + +<p>—J'avais oublié de dire à Monsieur que les lunettes d'or reviendront +demain.</p> + +<p>—Pourquoi faire?</p> + +<p>—Pour faire la belle.</p> + +<p>La plus jeune! ce brave Guzman ne savait guère à quel point de pareilles +pensées étaient loin de moi en ce moment.</p> + +<p>Et pourtant, il est certain que l'idée de voir cette belle marquise +m'agitait à un très vif degré.</p> + +<p>Il était entré dans mes projets de tout faire pour obtenir une audience +d'elle, mais je croyais y trouver des obstacles, et c'était elle qui +venait au-devant de moi!</p> + +<p>La pensée de la mère d'Albert passait aussi à travers mes +préoccupations.</p> + +<p>Que de choses, mon Dieu! moi, un oisif de la veille!</p> + +<p>Et malgré l'énormité de la besogne qui allait s'amoncelant autour de +moi, j'étais en ce moment comme un désœuvré, je ne savais que faire.</p> + +<p>Depuis mon réveil j'étais en quelque sorte dans un autre drame, ou +plutôt dans un autre acte du même drame.</p> + +<p>Le dossier de Lucien ne m'intéressait plus autant. C'était désormais de +l'histoire ancienne.</p> + +<p>Je le repris pourtant, mais ce fut par devoir. Je le posai devant moi +sur mon bureau, et j'en remis les diverses pièces en ordre.</p> + +<p>À mesure que je rangeais les scènes éparses de cette étrange comédie +qui, la veille, avait si profondément passionné mon attention, il arriva +que je rentrai à mon insu dans la série de mes émotions un instant +distraites.</p> + +<p>Je ne saurais pas expliquer pourquoi le fait d'avoir un pied dans le +passé, un pied dans le présent du drame doubla tout à coup l'intérêt que +j'y prenais.</p> + +<p>Ma curiosité, réveillée par les faits nouveaux qui facilitaient ou +entravaient mes moyens de la satisfaire, se jeta plus avidement que +jamais sur la pâture offerte par le dossier.</p> + +<p>C'étaient là les éléments mêmes du problème. Pour en obtenir la +solution, il était nécessaire de ne rien négliger.</p> + +<p>Je repris ma lecture à la fin du n°72, qui était, on s'en souvient, la +lettre où M<sup>lle</sup> Agathe racontait le mariage et l'arrestation de Jeanne.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Suite_du_dossier_de_Lucien" id="Suite_du_dossier_de_Lucien"></a><a href="#table">Suite du dossier de Lucien</a></h2> + + +<h4>Pièce numéro 73</h4> + +<p class="center">(Billet de M<sup>lle</sup> Agathe Desrosiers. Signé.)</p> + +<p>6 Septembre, 8 heures du soir.</p> + +<p><i>À M<sup>lle</sup> Maria Mignet,</i></p> + +<p>C'est encore moi, ma chère. Vous allez vous étonner de recevoir deux +courriers de moi le même jour, mais ma lettre était déjà à la poste, et +il m'est venu quelque chose de nouveau à vous dire:</p> + +<p>Quelque chose de vraiment étonnant. Le détail m'a été donné par M. +Pivert. Vous allez voir comme c'est drôle.</p> + +<p>Vous vous souvenez bien des ciseaux? La police avait fait photographier +les ciseaux de Fanchette comme Fanchette elle-même.</p> + +<p>Voilà une invention que les assassins ne doivent pas prôner, la +photographie!</p> + +<p>Figurez-vous que ces ciseaux-là n'étaient pas les premiers venus. Ils +sortaient de fabrique anglaise. J'ai vu leur portrait. Ils ont une +petite estampe damasquinée à la croisure des deux branches, représentant +une double palme, et au centre de l'estampe, une marque poinçonnée, +celle de la fabrique, probablement: un petit lévrier entre les deux +initiales S. W.</p> + +<p>Après l'arrestation, M. le président a pris lui-même en main la conduite +de l'affaire. Une perquisition a été ordonnée au domicile de l'accusée, +qui était, vous le savez, l'hôtel même de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.</p> + +<p>Là on n'a rien trouvé que des brimborions insignifiants. Vous sentez +bien que M<sup>lle</sup> Jeanne Péry—ou plutôt M<sup>me</sup> Lucien Thibaut, ma +chère!—n'avait pas été garder par exemple des lettres de son ancien +Rochecotte!</p> + +<p>Voyez-vous, mon émotion est passée, et j'ai presque honte de m'être +laissé prendre par la pitié.</p> + +<p>Il faut un exemple.</p> + +<p>Mais une seconde perquisition ayant été faite dans la chambre que +l'accusée occupait dans la ferme du Bois-Biot, près de la ville, on a +découvert une boîte à ouvrage en chagrin noir, pouvant dater du règne de +Louis XVI, et qui aurait maintenant une certaine valeur comme bibelot.</p> + +<p>Pourquoi l'avait-elle laissée-là? On ne sait pas encore. Toutes ses +autres affaires étaient à l'hôtel de Chambray.</p> + +<p>La plaque d'acier de la boîte à ouvrage était ornée de l'estampe dont je +viens de vous faire la description, et au centre de l'estampe, il y +avait le petit chien entre les deux initiales S. W.</p> + +<p>Hein, chérie? le doigt de Dieu!</p> + +<p>Ce n'est pas tout.</p> + +<p>On a ouvert la boîte. À l'intérieur, aucune pièce ne manquait, pas même +les ciseaux, mais attendez!</p> + +<p>Les ciseaux étaient de fabrique française et tout neufs.</p> + +<p>Tandis que toutes les autres pièces, sans exception, le dé, l'étui, le +poinçon, etc., etc., étaient de fabrique anglaise et portaient +l'estampe, la même, encadrant le même petit lévrier, entre les deux +mêmes lettres S. W.</p> + +<p>Est-ce clair? et est-ce curieux? moi, ça m'amuserait de mener des +instructions.</p> + +<p>M. Pivert dit que ça achève M<sup>me</sup> Thibaut,—la jeune.</p> + +<p>Selon un bruit qui court, l'autre M<sup>me</sup> Thibaut—la mère—et ses deux +demoiselles vont faire enfermer le déplorable Lucien dans une maison de +fous.</p> + + +<h4>Pièce numéro 74</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par M<sup>me</sup> veuve Thibaut.)</p> + +<p>7 septembre au matin.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut,</i></p> + +<p>Où te caches-tu, malheureux dindon? Tu n'étais pas chez toi, hier au +soir. Je parie que tu rôdais autour de la prison. C'est heureux que je +ne t'aie pas trouvé, car je t'arrachais les yeux. Je l'avais promis à +Célestine et à Julie.</p> + +<p>Oh! les pauvres, les pauvres mères! On devrait vous étouffer entre la +paillasse et le matelas de vos berceaux, sacs à chagrin que vous êtes! +Et dire qu'on vous aime tout de même! c'est trop bête aussi, je veux te +détester et j'y parviendrai.</p> + +<p>Si ton père n'était pas mort, et qu'il a bien fait, le cher homme! je +lui dirais: casse-lui les deux bras et les deux jambes ou je me sépare +de corps et de biens!</p> + +<p>Et je le ferais comme je le dis, Mon Dieu! que je suis malheureuse!</p> + +<p>Ah ça! tu ne voyais donc rien, toi! Ce n'est pas moi qui ai été trompée. +Dès le premier coup d'œil, j'ai vu que c'était une petite rien de rien. +Ça sautait aux yeux, mon pauvre gars. Il fallait être toi pour la gober. +Les mères devraient....</p> + +<p>Mais non! elles ne peuvent pourtant pas vous noyer.</p> + +<p>Moi qui étais si fière de ta conduite! c'est du propre! j'en donnerais +douze comme toi pour un mauvais sujet qui aurait le fil et qui ne se +laisserait pas prendre à la première gourgandine venue déguisée en +colombe.</p> + +<p>Qu'est-ce que je dis, une gourgandine! Toutes les gourgandines +n'assassinent pas. Mon fils, mon Lucien, un juge, le jeune homme le plus +sage d'Yvetot, a été donner son nom à une abomination de guenon qui tue +les hommes en cabinet particulier!</p> + +<p>Il faut te remuer, dis donc, et plus vite que ça; il faut soulever ciel +et terre, casser le mariage, piétiner dessus, le hacher en miettes, ou +bien, si ça ne se peut pas, la faire guillotiner en deux temps.... +Miséricorde! les mères! c'est mon nom qu'elle porterait sur l'échafaud!</p> + +<p>Tu es un coquin! tes sœurs le disent. On ne se conduit pas comme ça +avec ses parents!</p> + +<p>Jolie! elle! allons donc! Un chiffon: la beauté du diable! Et des +manières! Je n'ai jamais pu la regarder en face. Des cheveux jaunes, des +yeux de faïence, un nez... enfin, quand même elle aurait été jolie! +après?</p> + +<p>Qu'avais-tu fait à Olympe? Tu as donc un tour dans ton sac avec ton air +d'innocent. Si ça avait été seulement pour t'établir avec avantage! Que +lui avais-tu promis? De quoi l'avais-tu menacée? Je veux savoir. Elle +avait quelque chose autour du cou que tu lui avais noué et qui +l'étranglait. Qu'est-ce que c'était? Tu me le diras ou nous verrons!</p> + +<p>Olympe! soixante-dix mille livres de rentes! Les mères! Les mères! ça me +revient toujours. J'aimerais mieux être domestique!</p> + +<p>Cherche, maintenant! va! fouille! non pas soixante-dix mille francs, +mais soixante-dix mille sous! malheureux! Il ne s'agit plus d'Olympe. +Demande M<sup>lle</sup> Agathe, on te tournera le dos, demande M<sup>lle</sup> Maria, on te +rira au nez.</p> + +<p>Tu n'obtiendrais même pas Sidonie!</p> + +<p>D'ailleurs, tu es marié, marié, marié! Je deviens folle.</p> + +<p>Écoute, je vais quitter le pays, c'est résolu, reprendre mon nom de +Pervanchois qui n'ira pas du moins à la cour d'assises. Je vais me +cacher quelque part en Touraine, au fond d'un puits. Et ces demoiselles +sécheront vieilles filles! Tu devrais t'empoisonner.</p> + +<p>Je ne sais plus ce que je dis. Tu as tué ta mère. Tes sœurs vont +t'arranger, je leur cède la place. Je n'en peux plus de mal de tête. +Pour un peu, je te maudirais, mais à quoi ça servirait-il?</p> + + +<h4>Pièce numéro 74 bis</h4> + +<p>De M<sup>lle</sup> Célestine.</p> + +<p>La sympathie ne se commande pas. Je la devinais criminelle à la +répugnance qu'elle m'inspirait. As-tu été assez aveugle! et entêté! Nous +avons pu t'épargner la malédiction de notre mère.</p> + +<p>Nous n'avions pas envie de nous marier; si nous en avions eu envie, nous +aurions trouvé, Dieu merci, bien des occasions, mais enfin, nous +n'avions pas prononcé de vœux, et nous voilà condamnées à la solitude. +Nous sommes déshonorées.</p> + +<p>Pour mon compte, je te pardonne, mais je ne te reverrai de ma vie.</p> + + +<h4>Pièce numéro 74 ter</h4> + +<p>De M<sup>lle</sup> Julie.</p> + +<p>Tu nous a déshonorées, c'est vrai, malheureux frère, mais je fais la +part de ton peu d'intelligence. J'ai souvent souhaité d'être homme pour +te soutenir et te guider dans la vie. Loin de moi la pensée d'écraser +ton infortune, je trouve Célestine trop sévère.</p> + +<p>Hier au soir, maman voulait te maudire. Cela appartient à la catégorie +des opinions surannées. Je préfère, moi, te tendre une main secourable. +Si tu m'avais demandé mon avis sur cette fille, je t'aurais dit qu'elle +n'avait rien pour elle. Mais il est trop tard. Tu touches au dernier +degré de la honte. Moi seule te reste fidèle.</p> + + +<h4>Pièce numéro 75</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien, sans signature.)</p> + +<p>8 septembre 1865, 6 heures du matin. <i>(Sans suscription.)</i></p> + +<p>Je suis à Paris depuis une heure. J'ai la tête froide et calme. Je me +porte très bien. Je combattrai vaillamment, j'en suis sûr, et je la +sauverai, je l'espère.</p> + +<p>Tout conspire pour l'accuser. Son innocence est pour moi claire comme +l'existence même de Dieu.</p> + +<p>J'ai été frappé au milieu de mon bonheur. Je n'ai pas ressenti le coup +aussi cruellement qu'on pourrait le penser. Je ne croyais pas à ce +bonheur.</p> + +<p>D'ailleurs, moi, je ne suis rien, elle est tout: je ne songe qu'à elle.</p> + +<p>Quand on l'arrêta, je la suivis à la prison. Elle y entra. On ferma la +porte sur moi. Je m'assis auprès de la porte, parce que mes jambes +étaient faibles sous le poids de mon corps.</p> + +<p>M. Ferrand voulut m'emmener chez lui, je le remerciai. Je pensais être +là à ma place.</p> + +<p>Geoffroy, je suis son mari. La loi nous a joints. Rien ne peut briser +cette union que la mort.</p> + +<p>C'est là ma consolation, ma joie, mon espérance.</p> + +<p>Ils sont venus trop tard. Jeanne est à moi devant les hommes, nous +étions l'un à l'autre déjà devant Dieu.</p> + +<p>Je ne suis pas malheureux: Jeanne est ma femme.</p> + +<p>Je pensais à cela, sur ma borne, au seuil de la prison où est Jeanne. Je +me disais: Là-dedans, et plus tard, sur le banc des accusés, elle +portera mon nom.</p> + +<p>Et je remerciais Dieu.</p> + +<p>Pendant cela, il venait des gens de la ville pour me regarder. On ne +m'insulta pas. Je crois au contraire que tout le monde avait pitié de +moi.</p> + +<p>Ma mère m'a écrit des choses incohérentes et cruelles, mais il y a dans +sa lettre qu'elle m'aime toujours. Elle aurait pu me maudire.</p> + +<p>Mais c'est trop vite parler de ma bonne mère: je n'eus sa lettre que le +lendemain, c'est-à-dire hier. Je restai à la porte de la prison très +longtemps—jusqu'à la nuit tombée. M. le président envoya trois fois +pour me chercher.</p> + +<p>Louette, la femme de chambre d'Olympe vint aussi—plus de trois fois.</p> + +<p>À la nuit noire, je frappai au guichet de la prison. Le concierge vint. +Je lui dis:</p> + +<p>—Ce n'est pas pour entrer. Je voudrais savoir à quelle heure les +prisonniers se couchent.</p> + +<p>Il me répondit:</p> + +<p>—Elle est couchée depuis longtemps. Je le remerciai et je partis.</p> + +<p>Je sortis dans la campagne et je pris le chemin qui mène à la ferme de +Bois-Biot. J'allais vite, comme si on m'eût attendu à un rendez-vous.</p> + +<p>Dans l'aire de la ferme, les gens étaient rassemblés et causaient tous à +la fois. Quelque chose d'insolite s'était passé, je le vis bien et je +m'approchai.</p> + +<p>—C'est M. le juge. Il va nous dire pourquoi on a mis la petite +demoiselle en prison!</p> + +<p>—Parce qu'on l'accuse d'avoir tué quelqu'un, répondis-je.</p> + +<p>Ils se mirent à rire. Puis un gars dit:</p> + +<p>—Dame! il y a de si drôles de choses dans ce monde-ci!</p> + +<p>Et un autre demanda:</p> + +<p>—Est ce que c'est vous qui la condamnerez, M. le juge?</p> + +<p>Je me mis rire à mon tour.</p> + +<p>Ils me racontèrent que la justice avait opéré une descente dans +l'ancienne chambre de Jeanne. On avait trouvé et emporté une boîte à +ouvrage. Parmi les preuves qui accablent ma chère petite femme, celle-ci +est une des plus lourdes. Mais Jeanne est innocente.</p> + +<p>Je quittai ces braves gens, qui ne riaient plus. J'allai à notre haie. +Je m'assis sur l'herbe mouillée.—Pour moi, Jeanne était accroupie parmi +les feuilles et cueillait des primevères. Nous fûmes ensemble toute la +nuit. Je ne dormis pas.</p> + +<p>Je me levai sans fatigue, avec le soleil. En repassant devant la ferme, +je dis:</p> + +<p>—Non, non, mes amis, ce n'est pas moi qui la condamnerai.</p> + +<p>La fermière me demanda:</p> + +<p>—Comment ferez-vous, M. le juge, si elle est coupable?</p> + +<p>Je me rendis à la porte de la prison pour savoir si Jeanne avait bien +dormi. Le guichetier me fit un salut de connaissance et me répondit:</p> + +<p>—C'est elle qui voudrait bien avoir de vos nouvelles!</p> + +<p>Je lui mis une pièce d'argent dans la main et il me promit de dire à +Jeanne que je l'aimais toujours bien.</p> + +<p>M. le président Ferrand ne se lève guère qu'à neuf heures. J'allai chez +moi où je trouvai les lettres de ma mère et de mes sœurs. Je les lus. +Je préférai bien la colère de maman au pardon de mes sœurs. Je t'assure +qu'elle est très bonne. Mes sœurs ne sont pas méchantes, mais elles ont +envie de se marier. Je trouvai M. Ferrand à son bureau. Il était entouré +des pièces relatives à l'assassinat de Rochecotte.</p> + +<p>—Mon pauvre M. Thibaut, dit-il en m'apercevant, c'est épouvantable. +Nous avons tous été trompés indignement.</p> + +<p>M. Ferrand a toujours été bon pour moi. Il était l'ami de mon père.</p> + +<p>—Le mieux pour vous, ajouta-t-il, serait de faire un voyage. Je me +charge de vous obtenir un congé.</p> + +<p>Je ne m'étais pas assis. J'étais auprès de son bureau, la tête penchée +et mes yeux parcouraient la pièce qu'il était en train de lire. C'était +une copie de l'acte d'accusation.</p> + +<p>—M. le président, demandai-je, est-ce que vous la croyez coupable?</p> + +<p>Il eut un sourire de compassion et garda le silence.</p> + +<p>Je pris dans mon portefeuille la lettre d'Albert qu'il m'avait écrite en +réponse à mes questions au sujet de Jeanne. Tu te souviens, Geoffroy?</p> + +<p>C'est la seule fois que j'aie en un soupçon. J'étais affolé par ces +dénonciations anonymes, et j'avais écrit à Albert pour lui demander s'il +connaissait ma Jeanne.</p> + +<p>Sur ma prière, M. le président eut la bonté de lire la lettre. Quand il +l'eut achevée, il me dit:</p> + +<p>—Mon Dieu, cher M. Thibaut, je savais bien que vous étiez de bonne foi. +Je suis content néanmoins d'avoir eu communication de cette pièce, qui +excuse jusqu'à un certain point votre erreur.</p> + +<p>Il me rendit la lettre.</p> + +<p>Cela me donna un grand coup, car cette lettre était pour moi l'évidence, +et, je croyais qu'après l'avoir lue, M. le président changerait +d'opinion sur Jeanne.</p> + +<p>Je demandai encore.</p> + +<p>—Est-ce que vous la croyez coupable?</p> + +<p>—Mon cher ami, me répondit-il très affectueusement, cela importe peu +puisque je ne suis pas chargé de l'instruction. J'ai ici les pièces +parce que M. Cressonneau est arrivé hier au soir. Il repart aujourd'hui.</p> + +<p>Je relevai la tête. Ces choses accablantes me donnaient du courage et je +sentis que ma voix s'affermissait quand je repris:</p> + +<p>—M. le président, je vous demande la permission de voir ma femme.</p> + +<p>Il répéta ce mot <i>ma femme</i>, d'un ton scandalisé, mais doux et plein de +compassion. Son regard était moins froid que d'habitude.</p> + +<p>—C'est malheureusement vrai, prononça-t-il tout bas. Si je m'étais cru +hier, j'aurais battu M. Pivert qui a laissé le fait s'accomplir. Une +heure plus tôt, vous étiez sauvé!</p> + +<p>Une chaleur monta à mon front et mon cœur battit comme de joie.</p> + +<p>—Je remercie Dieu de ce retard, M. le président, puisque ce retard a +donné à Jeanne un protecteur. Je vous ai demandé la permission de voir +ma femme.</p> + +<p>Il se leva.</p> + +<p>—M. Thibaut, répliqua-t-il, je suis fâché de vous refuser. Ce n'est pas +à vous qu'il faut apprendre la loi. L'accusée est au secret. Il me salua +le premier. Je me dirigeai aussitôt vers la porte.</p> + +<p>Pendant que j'étais en chemin, il me dit, retrouvant quelque chose de +son accent affectueux:</p> + +<p>—Mon jeune collègue, vous me pardonnerez si j'ai mis fin à cette scène +pénible. Je vous plains de tout mon cœur, et je voudrais vous servir. +Faites un voyage. Vous n'ignorez pas que je quitte le ressort. À Paris, +où je vais, je vous promets de m'employer activement pour vous obtenir +une autre résidence. Désormais, vous ne seriez pas bien ici.</p> + +<p>Je l'écoutais, arrêté sur le seuil. J'attendis qu'il eût achevé pour +demander:</p> + +<p>—Est-ce aujourd'hui qu'elle part pour Paris?</p> + +<p>Il secoua la tête affirmativement.</p> + +<p>—À quelle heure?</p> + +<p>M. le président me tourna le dos et je sortis.</p> + +<p>Je retournai à la prison tout exprès pour avoir réponse à la question +que M. Ferrand avait laissée sans réplique. Le guichetier me donna un +petit bout d'ardoise sur lequel étaient écrits ces mots avec la pointe +d'une épingle:</p> + +<p>«Merci, Lucien, je voudrais mourir.»</p> + +<p>Le départ avait lieu à dix heures du soir.</p> + +<p>Quand je rentrai à la maison, ma mère était venue avec ma sœur Julie. +Célestine me tenait rigueur.</p> + +<p>Je n'avais pas mangé depuis la vieille au matin. Je me fis servir une +soupe. Pendant que j'étais à table, Louette, la femme de chambre +d'Olympe, entra sans s'être fait annoncer.</p> + +<p>—Eh bien! eh bien! me cria-t-elle dès le seuil, voilà de l'ouvrage! M<sup>me</sup> +la marquise deviendra imbécile de tout ça ou folle. Avez-vous jamais vu +rien de pareil? Elle m'a dit: «Louette, il faut que tu le voies, ce +pauvre M. Lucien, quand tu devrais entrer par la fenêtre. Et dis-lui +bien que je ne lui en veux pas pour tout l'ennui que ça me procure.» +Pensez-vous qu'elle soit appelée comme témoin dans l'affaire, vous M. +Thibaut? Vous mangez de bon appétit, oui! ça va lui faire plaisir de +savoir que vous n'avez pas mal au cœur.</p> + +<p>J'appelai mon domestique et je lui dis:</p> + +<p>—Tu as eu tort de laisser entrer.</p> + +<p>—Alors, vous nous renvoyez! s'écria Louette. C'est bien fait! Il ne +faut jamais s'avancer avec certaines gens... À vous revoir tout de même, +M. Thibaut. Quand M<sup>me</sup> la marquise me consultera, elle choisira +autrement, voilà tout.</p> + +<p>Elle sortit et ne se priva pas de m'appeler grand bêta dans +l'antichambre.</p> + +<p>Je bus un verre de vin après ma soupe, je voulais être fort.</p> + +<p>La visite de Louette m'avait mis dans l'esprit des pensées dont je +n'avais que faire. Je me mis à rêver. D'abord, je songeai à Olympe, +ensuite au président Ferrand, ensuite à l'homme qui m'avait vendu le +talisman.</p> + +<p>Pourquoi mettais-je ici le président en tiers?</p> + +<p>Je lui gardais de la rancune pour son refus de ce matin, mais quant à le +soupçonner capable d'une mauvaise action, non.</p> + +<p>L'accusation vague—le fameux fragment—que tu auras dû trouver dans le +dossier ne s'appliquait pas à lui nommément.</p> + +<p>Pourtant, il avait servi de tuteur à Olympe, mais seulement pendant les +derniers mois de sa minorité, et en remplacement du premier tuteur +nommé, qui avait disparu dans une fâcheuse affaire.</p> + +<p>J'écartai M. le président.</p> + +<p>Restèrent Olympe et M. Louaisot de Méricourt....</p> + +<p>J'ai été juge, Geoffroy. J'ai respecté, je respecte encore sincèrement +les magistrats dignes de ce nom, mais je suis payé pour m'avoir pas +beaucoup de foi dans l'infaillibilité des jugements humains.</p> + +<p>En somme, je ne savais rien alors de ce que je sais maintenant. Je +regrettais d'avoir été dur envers Louette, c'est-à-dire envers Olympe. +Il y avait un fait certain: la justice se trompait.</p> + +<p>Mais pour se tromper, la justice n'a besoin que d'elle-même.</p> + +<p>Ce sont des hommes qui la rendent.</p> + +<p>Je suis un pauvre esprit, tu vas bien le voir. Tout en rejetant sur la +justice le fardeau entier de l'erreur, j'étais pris de soudaines et +furieuses colères contre Olympe et son Louaisot.</p> + +<p>C'étaient eux qui devaient avoir sur la conscience de ces fardeaux qu'on +décharge à la cour d'assises. J'en étais sûr, je l'aurais juré.</p> + +<p>C'étaient eux que le banc des accusés réclamait. Je les y voyais.</p> + +<p>J'étais leur juge et je les condamnais....</p> + +<p>Puis je m'effrayais de moi-même et j'avais peur d'être fou.</p> + +<p>Je dois constater cependant que je n'avais éprouvé, depuis mon malheur, +aucun symptôme du mal mental que tu connais. J'étais absolument +moi-même.—<i>L'autre moi</i> n'avait pas parlé.</p> + +<p>À six heures du soir, j'avais achevé de préparer mes bagages. Tu +comprends bien que ma femme partant je ne pouvais pas rester derrière +elle.</p> + +<p>À sept heures, je me rendis au chemin de fer pour savoir si la justice +aurait un train spécial. J'éprouvai un grand plaisir à apprendre que +Jeanne devait prendre le convoi public, où on réservait seulement pour +elle et ses gardiens un wagon à part.</p> + +<p>J'allais faire le voyage avec elle.</p> + +<p>J'avais le temps. Je me rendis encore une fois au Bois-Biot Je priai, +agenouillé au pied de la haie, sous le grand vieux châtaignier. +J'emportai la dernière fleur du chèvrefeuille....</p> + +<p>À dix heures, nous partîmes d'Yvetot pour Paris. J'avais bien regardé +tous les wagons composant le train et je m'étais mis le plus près +possible de celui où je supposais Jeanne.</p> + +<p>À la gare de Rouen, je crus voir une petite main derrière le rideau du +compartiment fermé.</p> + +<p>Ce fut tout. Si le train avait heurté contre un obstacle et s'était +broyé comme il arrive, j'aurais peut-être sauvé Jeanne.</p> + +<p>Si nous étions morts tous les deux—ensemble! je songeai à cela.</p> + +<p>Mais qu'allais-je donc faire à Paris? Je ne me demandai cela qu'à la +gare Saint-Lazare. Jusque-là, j'allais comme un homme sûr de son fait +qui croit avoir bien conscience de sa conduite et de son devoir.</p> + +<p>À la gare, quand je regardai au dedans moi, j'y découvris le vide. Je +voulais faire, faire, faire, mais quoi?</p> + +<p>J'essayai en vain d'entrevoir Jeanne. On fit sortir tous les voyageurs +avant d'ouvrir le wagon réservé.</p> + +<p>Un terrible découragement me prit dans la rue. Il me semblait que +j'avais oublié pourquoi j'étais venu.</p> + +<p>C'était là mon erreur, je ne l'avais jamais su....</p> + +<p>Je descendis à mon hôtel ordinaire. Je tâchai de réfléchir. Après quoi, +je me suis mis à t'écrire cette lettre que j'achève.</p> + +<p>Cela m'a calmé. Je sais ce que je veux faire.</p> + + +<h4>Pièce numéro 76</h4> + +<p class="center">(Écrite par Lucien sans signature ni suscription)</p> + +<p>Paris. 8 septembre, midi.</p> + +<p>Je sors de chez M. Cressonneau aîné, le juge d'instruction. Il est très +bien logé dans une des maisons neuves de la place Saint-Michel auprès de +la fontaine. Il m'a montré tout son appartement et m'a prié de regarder +à sa vue».</p> + +<p>Il voit de ses fenêtres le palais, la Sainte-Chapelle et tout un +panorama de monuments.</p> + +<p>Il y a vraiment une grande différence entre un juge comme moi et un juge +comme lui. Il a un boudoir, et sa robe de chambre lui donne l'air d'un +petit duc.</p> + +<p>J'avais peur d'arriver trop matin à cause du voyage qu'il venait de +faire, mais il ne m'a pas fait attendre du tout.</p> + +<p>Je suis entré dans sa salle à manger où il déjeunait d'un œuf frais et +d'une côtelette.</p> + +<p>Il est jeune encore, assez joli garçon, vif, pétulant, spirituel et un +peu bavard. Sous sa calotte de velours il n'y a presque plus de cheveux. +Tu vois si je suis froid, j'ai remarqué tout cela.</p> + +<p>—Entrez donc, mon cher collègue, entrez donc, m'a-t-il dit en me +tendant la main sans se lever. On va vous donner un bon fauteuil, car +vous avez passé une mauvaise nuit. Je vous voyais à toutes les gares. +Pauvre cher garçon! vous me faisiez l'effet d'une âme en peine! Quel +singulier cas que le vôtre! Voulez-vous faire comme moi? un œuf? une +côtelette?</p> + +<p>Je remerciai et je pris le fauteuil qu'on avait roulé vers la table à +mon intention. M. Cressonneau aîné, quand je fus assis, me serra de +nouveau la main le plus cordialement du monde.</p> + +<p>—Ma parole, reprit-il, je vous attendais presque. Je suis enchanté de +vous voir: sérieusement, je ne mens pas: j'ai beaucoup entendu parler de +vous, comme bien vous pensez, depuis l'affaire, mais aussi auparavant et +autrement, M. Ferrand vous regardait alors comme très fort. Vous savez +que nous l'avons à Paris? Sa nomination doit être au <i>Moniteur</i> +d'aujourd'hui.... Connaissez-vous là-bas une demoiselle Agathe? Agathe +Desrosiers?</p> + +<p>J'aurais voulu l'interrompre, mais ce n'était pas aisé. Il y allait +d'une telle abondance! Je répondis affirmativement.</p> + +<p>—Voilà! poursuivit-il. J'étais à Étretat. C'est l'affaire qui m'a +rappelé ici. Cette demoiselle Agathe est une peste assez réussie. Je +plains Pivert. C'est celui-là un vrai naïf! Il fait des mots! La +demoiselle Agathe nous avait raconté vos fiançailles. Moi, je ne suis +pas de l'école formaliste, vous savez. Les convenances sont du drap dont +on habille la sottise. Je ne m'en sers tout juste que pour ne pas aller +en chemise. Ne craignez donc rien de moi. Je ne vous méprise pas le +moins du monde. Vous êtes un original, eh bien! après?</p> + +<p>Il cassa la coque de son œuf en petits morceaux et se servit la +côtelette.</p> + +<p>Je ne peux pas te dire l'air que j'avais, mais je ne ressentais pas +encore trop d'impatience.</p> + +<p>Pendant que M. Cressonneau opérait son changement d'assiettes, je saisis +le joint et je dis:</p> + +<p>—J'étais venu pour vous demander s'il me serait possible de voir ma +femme.</p> + +<p>Il s'arrêta de découper pour me regarder.</p> + +<p>—Sa femme! répéta-t-il avec une nuance de reproche amical. Comme il +vous lâche cela la bouche ouverte! Eh bien! ma parole, je ne déteste pas +ça. Nous sommes de la jeune magistrature. Toutes les vieilles +précautions oratoires nous ennuient et nous dégoûtent. Moi, par exemple, +si je l'appelais M<sup>me</sup> Thibaut....</p> + +<p>Je l'interrompis pour lui dire:</p> + +<p>—C'est son vrai nom, c'est son seul nom.</p> + +<p>Son couteau sépara la côtelette en deux d'un geste tout gaillard.</p> + +<p>—Au fait, collègue, répéta-t-il, c'est ma foi, la vérité! Seulement, je +n'aurais pas cru que la réclamation vint de vous. Mais quant à la voir, +impossible! Le secret est une de ces machines surannées qui font honte à +la jeune école, mais il faut y tenir. L'accusée est au secret ici comme +à Yvetot.</p> + +<p>Je courbai la tête.</p> + +<p>—Nous changerons tout cela, continua-t-il en manière de consolidation. +Je suis pour la méthode anglaise et toute la jeune école avec moi. Nous +arrivons, les vieux glissent. Je parie qu'avant vingt ans d'ici tout le +code d'instruction criminelle sera démoli. Nous avons déjà bien changé +de façons et de tournures, dites donc! Est-ce que je ressemble, moi qui +vous parle, à un robin du temps de Louis-Philippe? Excepté la barbe....</p> + +<p>—Permettez-moi... commençai-je.</p> + +<p>—La barbe! répéta-t-il avec énergie. Voilà ce que je ne conseillerai +jamais aux hommes de notre profession. Il faut à chaque état sa +physionomie, son caractère. Avec de la barbe on nous prendrait pour des +artistes ou des gens de lettres! Vous vouliez faire une question?</p> + +<p>—J'en voulais faire plusieurs.</p> + +<p>—Ne vous gênez pas! J'écoute.</p> + +<p>—D'abord....</p> + +<p>—Avec moi, ne vous gênez jamais! J'aurai toujours le plus grand plaisir +à vous être agréable, et si vos questions ne me vont pas, je me +dispenserai d'y répondre, voilà. Allez.</p> + +<p>Il avala un verre de vin en riant d'un air satisfait.</p> + +<p>—Ma première question, dis-je, est probablement de celles que vous +croirez devoir laisser sans réponse. Je désirerais savoir ce que vous +pensez de la position judiciaire de l'accusée.</p> + +<p>—Eh bien! collègue, fit-il, en reposant son verre, c'est là ce qui vous +trompe! Jeune école des pieds à la tête! Au Palais, je suis bien obligé +de suivre une routine: les vieux me mangeraient, mais chez moi, j'agis à +ma guise. À quoi bon des cachotteries?... En premier lieu, il n'y a pas +à dire, voyez-vous, elle est délicieusement jolie.... Il parait que votre +président Ferrand avait vu son portrait. Pivert me l'a dit hier, après +la tripotée de reproches qu'il a reçue du même président. C'est son pain +quotidien. Il arrivera à force de verges. Vous voyez comme je suis sans +façon dans mon langage. Jeune école, Pivert m'a dit: «Puisque M. le +président lui servait de témoin, il aurait bien pu la reconnaître.» +Dame! ça parait plausible, mais... à quoi pensez-vous donc, collègue?</p> + +<p>Je pensais à ce qu'il disait. C'était la première fois que j'entendais +parler de cela, car j'eus seulement beaucoup plus tard entre les mains +la lettre où M<sup>lle</sup> Agathe racontait le mot prononcé par M. Ferrand à la +vue du portrait de Jeanne. Mais au lieu d'avouer ma préoccupation, je +dis:</p> + +<p>—J'attends votre réponse à ma question, Monsieur et cher collègue.</p> + +<p>—Alors, fit-il, la... distraction de M. le président ne vous frappe +pas? Tant mieux! c'est sans doute qu'elle n'a aucune importance. Je vous +disais donc que l'accusée est adorable. Mais ceci n'a pas encore été +classé, même par la jeune école, au nombre des circonstances +atténuantes. Mon opinion sur la situation, judiciaire de l'accusée, je +vais vous la dire sans la mâcher. L'accusée est perdue de fond en +comble. Sa culpabilité est plus claire que le jour, ceci ne serait rien, +mais en même temps, ce qui est tout, plus facile à démontrer que deux et +deux font quatre.</p> + +<p>Il repoussa son siège et prit un cure-dents.</p> + +<p>J'essuyai la sueur de mon front. M. Cressonneau me tendit la main pour +la troisième fois.</p> + +<p>—Vous avez voulu savoir et j'ai parlé, me dit-il d'un ton sérieux. Il +est bon de ne pas garder d'illusions. L'affaire est simple comme +bonjour. C'est Fanchette qui a commis le crime, et Jeanne est Fanchette. +Voilà tout.</p> + +<p>—Et si Jeanne n'était pas Fanchette? demandai-je.</p> + +<p>Il me regarda avec une curiosité qui n'était pas sans inquiétude.</p> + +<p>Mais j'avais parlé au hasard.</p> + +<p>Il se leva. Je fis aussitôt comme lui. Loin de me renvoyer, il passa son +bras sous le mien, et me conduisit voir ses richesses.</p> + +<p>Ses faïences lui donnaient beaucoup de fierté. Il en causait presque +aussi volontiers que de «sa vue».</p> + +<p>—Voyons vos autres questions, me dit-il en toquant une terre cuite +qu'il affirma être de Clodion.</p> + +<p>—J'ose à peine formuler le désir que j'ai, murmurai-je. Cette fameuse +photographie, je ne l'ai jamais eue....</p> + +<p>—Ah! parbleu! interrompit-il, la chose sera originale! Je vais non +seulement vous la montrer, mais vous faire cadeau d'un exemplaire.</p> + +<p>—Est-ce vrai! m'écriai-je tout tremblant.</p> + +<p>Il prit dans sa poche une enveloppe de lettre qui contenait deux +épreuves du portrait dont il a été si souvent question.</p> + +<p>J'en avais déjà vu une chez M. Louaisot, mais il avait refusé de la +mettre en ma possession. Je saisis avidement celle que M. Cressonneau me +tendait. J'avais un espoir. Il y a de si singulières ressemblances! Mais +après avoir fait subir au portrait un minutieux, un douloureux examen, +je laissai retomber mes deux bras.</p> + +<p>—Oui, oui, fit M. Cressonneau, je n'étais pas fâché de voir votre +impression, c'est vrai, quoique le plaisir de vous être agréable m'eût +amplement suffi. Vous en étiez toujours à vos idées de séparer Jeanne de +Fanchette? Mais maintenant, c'est bien fini, hein?</p> + +<p>Je répondis:</p> + +<p>—Du moins, ce portrait est bien parfaitement celui de ma femme.</p> + +<p>—Est-ce tout ce que vous aviez à me demander, collègue?</p> + +<p>—Non, mais ceci est ma dernière requête. Je vous supplie de m'apprendre +s'il y a pour moi un moyen quelconque de parvenir jusqu'à ma femme.</p> + +<p>M. Cressonneau fut un instant avant de me répondre.</p> + +<p>—Vous l'aimez bien! murmura-t-il enfin.</p> + +<p>Puis il haussa les épaules et poursuivit du ton qu'on prend pour +suggérer les expédients impossibles:</p> + +<p>—Je ne vois rien... rien! à moins qu'il ne vous passe par la tête de +donner votre démission, de vous faire inscrire au tableau, et de....</p> + +<p>Je ne le laissai pas achever. Je lui serrai la main fortement et je +m'enfuis.</p> + + +<h4>Pièce numéro 77</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par Lucien. Copie.)</p> + +<p>Paris. 8 septembre 1865.</p> + +<p><i>À M. le président du tribunal civil d'Yvetot.</i></p> + +<p>M. le président,</p> + +<p>J'ai l'honneur de remettre entre vos mains, selon l'usage hiérarchique, +ma démission, adressée à M. le garde des Sceaux, et que je vous prie de +vouloir bien lui faire tenir. Veuillez agréer, M. le président, etc.</p> + + +<h4>Pièce numéro 78</h4> + +<p class="center">(Copie de la démission de L. Thibaut, adressée au ministre de la +justice.)</p> + + +<h4>Pièce numéro 79</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par L. Thibaut. Copie.)</p> + +<p>Paris. 8 septembre 1865.</p> + +<p><i>À M. le bâtonnier de l'ordre des avocats, à Paris.</i></p> + +<p>Monsieur et très honoré confrère,</p> + +<p>En conformité de ma démission envoyée aujourd'hui même à qui de droit, +j'ai l'honneur de solliciter mon inscription au tableau des avocats près +la cour impériale de Paris. Je joins mon diplôme de licencié en droit.</p> + +<p>L'acceptation de M. le garde des Sceaux vous sera ultérieurement +adressée, avec les pièces nécessaires que vous voudriez bien me +réclamer. J'ai l'honneur d'être avec respect, etc.</p> + + +<h4>Pièce numéro 80</h4> + +<p class="center">(Extrait du <i>Moniteur universel</i>. Partie officielle du 8 septembre +1865.)</p> + +<p>M. C.-B. Ferrand, président du tribunal de première instance d'Yvetot, +est nommé conseiller près la cour impériale de Paris.</p> + + +<h4>Pièce numéro 81</h4> + +<p class="center">(Écriture de femme, sur papier à tête imprimée, portant: «Hôtel de +Dieppe, rue d'Amsterdam, à Paris».)</p> + +<p>10 septembre.</p> + +<p><i>À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne.</i></p> + +<p>M. L. Thibaut ne pouvant ni écrire ni quitter sa chambre, prie M. +Louaisot de vouloir bien venir le trouver à l'adresse indiquée +ci-dessus.</p> + + +<h4>Pièce numéro 82</h4> + +<p class="center">(Écrite par Louaisot.—Sans signature.)</p> + +<p>Paris. 11 septembre 65.</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.</i></p> + +<p>L'agneau est bien malade, mais il guérira. Il cherche, il brûle. Il m'a +proposé beaucoup d'argent, savez-vous pourquoi? <i>Pour retrouver +Fanchette.</i> Je vous dis qu'il brûle.</p> + +<p>Ce qui reste à fabriquer doit être mis en main lestement.</p> + +<p>Et il ne faut pas, croyez-moi, vous faire des ennemis de ceux qui +peuvent, à leur choix, vous donner un coup de coude ou un coup d'épaule.</p> + +<p>Une femme adroite attendrait encore un peu pour être ingrate envers un +vieil esclave comme moi.</p> + + +<h4>Pièce numéro 83</h4> + +<p class="center">(Écriture de copiste. Anonyme. Papier écolier. Pressée et à suivre, si +M. L. Thibaut est absent.)</p> + +<p>Paris, 12 septembre.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, à Yvetot.</i></p> + +<p>Une personne qui s'est déjà mise en communication avec M. L. Thibaut, en +lui proposant des révélations de première importance contre un envoi de +dix louis, poste restante, revient à la charge, poussée par le +besoin,—et aussi par l'idée qu'elle pourrait empêcher de grands +malheurs. La personne a appris que les événements ont marché. Ce n'est +pas sa faute. Elle avait de quoi sauvegarder ceux qui ont été frappés. +Écrire poste restante à M. J.-B. Martroy, sans même envoyer d'argent. La +personne n'est pas dans une position heureuse. Elle n'a pas non plus +toute liberté dans ses mouvements. Les ennemis de M. L. Thibaut sont ses +ennemis.</p> + + +<h4>Pièce numéro 84</h4> + +<p class="center">(Écriture de Louaisot. Sans signature.)</p> + +<p>Paris. 13 septembre 1865.</p> + +<p><i>À M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, en son hôtel, à Yvetot.</i></p> + +<p>Haute et puissante dame, il paraît que vous dédaignez maintenant de +répondre aux missives qu'on se fait l'honneur de vous adresser +humblement. Seriez-vous malade comme l'agneau? Il a bel et bien une +pleuropneumonie. Je l'ai fait visiter par mon illustre ami, le Dr +Chapart, qui est le roi des ânes.</p> + +<p>Le Dr Chapart avait reconnu du premier coup l'existence d'un rhume de +cerveau, compliqué d'un point de côté qu'il attribuait, sauf le respect +qui vous est dû, à des gaz. Il a ordonné son sirop-Chapart. L'agneau +n'en savait plus bien long, allez!</p> + +<p>Mais il se trouve que ma mule, attendrie par sa beauté touchante, a juré +de le sauver. Pélagie est comme ça: elle a des goûts de marquise.</p> + +<p>Parmi ses honorables connaissances, elle compte un aide-vétérinaire, +destiné à un bel avenir. Frauduleusement et sans m'en prévenir, elle a +introduit cet artiste à l'hôtel de Dieppe où demeure l'agneau.</p> + +<p>Ce qui est bon pour la remonte n'est sans doute pas mauvais pour +l'homme, créé à l'image de Dieu, car après avoir pris son remède de +cheval, l'agneau s'est repiqué à vue d'œil.</p> + +<p>Il ne s'agit pas du tout de cela, vous savez, ô reine! Envoyez du nerf, +comme disait Talleyrand,—<i>de la braise</i> pour employer l'expression +favorite de cet ignominieux J.-B. Martroy.</p> + +<p>Devinez pourquoi je vous parle de celui-là?</p> + +<p>C'est que j'ai eu la chance d'éteindre, ce matin, le feu qui était déjà +à la maison, Madame et chère patronne. Non pas chez l'agneau, mais à +l'hôtel de Chambray.</p> + +<p>Que payez-vous aux pompiers?</p> + +<p><i>Martroy est à Paris.</i></p> + +<p>Non seulement Martroy est à Paris, mais il cherche à se mettre en +relation avec l'agneau.</p> + +<p>Et ce n'est pas la première fois à ce qu'il paraît. Du moins sa lettre +que j'ai chipée—cachets intacts, rassurez-vous—sur la table de nuit de +l'agneau, et lue d'un bout à l'autre avec le plus vif intérêt, se réfère +à un autre message dont la date m'est inconnue.</p> + +<p>Ce premier message dut rester sans réponse. Pourquoi? Je n'en sais rien. +Peut-être parce que Martroy demandait 200 francs. J'ai appris que +l'agneau donnait toutes ses petites rentes et une bonne partie de son +traitement pour la toilette de ses sœurs.—Et puis, si les gens comme +lui savaient s'y prendre, ne fût-ce qu'un peu, on aurait le cou cassé +toutes les trois enjambées.</p> + +<p>Ci-joint copie de la missive de Martroy.... Vous avez lu? Qu'en +dites-vous?</p> + +<p>Ce serait dommage d'échouer quand on est si près du port.</p> + +<p>Le vieux dernier vivant baisse, baisse, baisse!</p> + +<p>Il ne veut plus manger de crainte de dépenser. Depuis qu'il a chassé son +dernier domestique, il va chercher son sou de lait, lui-même, dans sa +boîte, avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes.</p> + +<p>Son chien lui fait peur, sans ça il le tuerait.</p> + +<p>Il ramasse des croûtes de pain dans les chiffons.</p> + +<p>Pélagie va toujours le voir et lui porte des petits morceaux de sucre. +Il les met en tas dans son armoire. Il en a haut comme moi.</p> + +<p>Et il tousse à faire trembler. Ce n'est plus le squelette d'un vieux +coquin, c'est l'ombre d'un singe.</p> + +<p>J'ai l'honneur, Madame et incomparable suzeraine, de solliciter vos +instructions. Faut-il tendre une ratière? Martroy est un retors, mais si +l'argent ne manque pas....</p> + +<p>Envoyez donc une bonne fois ce qu'il faut, sans liarder, ô reine!</p> + +<p>C'est ce Martroy qui satisferait bien la curiosité de l'agneau au sujet +de Fanchette!...</p> + + +<h4>Pièce numéro 85</h4> + +<p class="center">(Anonyme. Écriture complètement déguisée. Sans date.)</p> + +<p><i>À M. Louaisot, à Paris.</i></p> + +<p>Vous aurez été mon mauvais génie depuis mon enfance jusqu'à la fin. Vous +ne manquerez pas d'argent.</p> + +<p>Puisque je ne peux pas être heureuse, je veux être riche. Rien ne +m'arrêtera, cette fois, je le veux!</p> + + +<h4>Pièce numéro 86</h4> + +<p class="center">(De la main d'un écrivain public, signée d'une croix, par François +Bochon, valet de chambre.)</p> + +<p>Yvetot, 16 septembre 1865.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, démissionnaire, à Paris.</i></p> + +<p>La présente est pour vous faire savoir que ça ne me chausse qu'à moitié +de supporter les raisons de Madame et de ses demoiselles, du matin +jusqu'au soir, par la mauvaise humeur qu'elles ont de ne pas pouvoir +taper sur vous.</p> + +<p>J'y mets encore de la patience assez, parce que je ne peux pas dire le +contraire que c'est maladroit à Monsieur d'avoir lâché un bon état pour +se mettre à rien faire à la suite d'une bêtise comme celle que Monsieur +a faite. N'empêche que, trouvant une bonne place en ville, avec un +particulier seul et garçon, pas marié, je prie bien Monsieur de me payer +mon compte en me disant qu'il n'a plus besoin de moi et un certificat.</p> + +<p>Rien de nouveau d'ailleurs, si ce n'est que Madame et ses deux +demoiselles parlent du matin au soir de vous faire interdire de vos +droits dans la société. Comme elles n'osent plus sortir dans la rue, +rapport à ce qu'elles croient que les polissons vont les suivre au +doigt, elles sont toujours à la maison, et c'est pour ça que je m'en +vas.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise de Chambray est partie hier avec Louette. En voilà une +qui chante partout que Monsieur n'a point d'esprit. Dame! Elle a ses +raisons pour ça, moi, je ne me mêle que de mes affaires. Et bien juste.</p> + +<p>Le nouveau M. le président est arrivé. C'est un petit sec, gravé de la +vérette. Il n'y a plus rien pour ceux de Normandie. C'est un Picard.</p> + +<p>Quant à la chose de vos noces, ça ne faiblit pas, on en parlera +longtemps.</p> + +<p>De cette histoire-là, ils disent que le petit M. Pivert va enfler et se +marier. Ce qui casse les uns raccommode les autres.</p> + +<p>Rien autre à vous marquer que mon dévouement et mes gages à me payer.</p> + + +<h4>Pièce numéro 87</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien, pénible et altérée.—Sans adresse.)</p> + +<p>Paris. 22 septembre.</p> + +<p>J'ai cru que j'allais mourir. C'est toi Geoffroy à qui j'aurais légué la +continuation de ma tâche. J'avais fait, moi-même, à ma dernière heure de +force, le paquet qui devait t'être adressé.</p> + +<p>Je le défais aujourd'hui. Le recueil n'est pas complet. Dieu veut que +j'y ajoute encore.</p> + +<p>Pendant ma maladie, je n'ai pas eu une minute de trouble mental. Je me +sentais mourir. J'en éprouvais une grande joie—et un inexprimable +chagrin.</p> + +<p>Mon chagrin était pour Jeanne que je laissais en péril.</p> + +<p>Ma joie était pour moi. Je m'en repens. J'ai bien souffert, mais je n'ai +pas plus souffert que la plupart des autres hommes. Et j'ai fait mon +devoir.</p> + +<p>J'ai eu autour de moi, à plusieurs reprises, pendant ma maladie, M. +Louaisot, l'homme de la rue Vivienne, sa gouvernante Pélagie et un +médecin qu'il avait amené. Mes papiers étaient à l'abri. Une seule +lettre m'a manqué que j'avais entrevue sur ma table de nuit.</p> + +<p>C'était moi qui avais mandé Louaisot, mais je ne l'avais pas appelé en +qualité de garde malade.</p> + +<p>Ma mère et mes sœurs ne m'ont pas écrit. Je n'ai aucune nouvelle de +Jeanne, sinon par M. Cressonneau qui, par deux fois, a eu l'obligeance +de me faire dire que la santé de ma femme bien-aimée n'était pas +mauvaise.</p> + +<p>Je ne suis pas encore bien fort. La plume tremble dans ma main.</p> + +<p>Et pourtant Geoffroy, l'heure de travailler arrive. Jeanne m'attend. Je +vais me mettre à l'œuvre. Je sens que je serai courageux et patient.</p> + +<p>Dieu est bon de m'avoir conservé pour ma tâche.</p> + +<p>Les assises me trouveront prêt, Geoffroy. Jeanne n'y viendra pas seule.</p> + + +<h4>Pièce numéro 88</h4> + +<p class="center">(Extrait du <i>Moniteur universel</i>, partie officielle. Numéro du 24 +septembre 1865.)</p> + +<p>M. Pivert (A), substitut du procureur impérial à Yvetot, est nommé juge, +près du même siège, en remplacement de M. Lucien Thibaut, dont la +démission est acceptée.</p> + + +<h4>Pièce numéro 89</h4> + +<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des Tribunaux</i>. Numéro du 24 septembre 1863.)</p> + +<p>Le tirage du jury pour la prochaine session de la cour d'assises de la +Seine a donné le résultat suivant:</p> + +<p>(Liste des jurés.)</p> + +<p>C'est à cette session que doit venir, selon toute probabilité, la trop +fameuse affaire du Point-du-Jour dite l'<i>Affaire des ciseaux</i>.</p> + +<p>On désigne pour présider la cour d'assises, le conseiller nouvellement +nommé, M. Ferrand, qui passe pour un magistrat de haut savoir et +d'avenir.</p> + + +<h4>Pièce numéro 90</h4> + +<p class="center">(Du bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris, signée par lui, écrite +par un expéditionnaire.)</p> + +<p>Paris, 26 septembre 1865.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, avocat à la Cour impériale.</i></p> + +<p>(Avis officiel de son inscription au tableau.)</p> + + +<h4>Pièce numéro 91</h4> + +<p class="center">(Écrite par un expéditionnaire. Signée par le président des assises.)</p> + +<p>Paris. 28 septembre 1865.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, avocat et C<sup>ie</sup>.</i></p> + +<p>(Envoi d'une carte spéciale pour entrer à la prison.)</p> + + +<h4>Pièce numéro 91 bis</h4> + +<p>Carte d'admission</p> + +<p>Prison de la Conciergerie</p> + +<p>Service des accusés au secret</p> + +<p>Laissez entrer dans la chambre de l'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut, +M. Lucien Thibaut, avocat, son défenseur.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="DEUXIEME_PARTIE" id="DEUXIEME_PARTIE"></a><a href="#table">DEUXIÈME PARTIE</a></h2> + +<h3>Le défenseur de sa femme</h3> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_de_Geoffroya" id="Recit_de_Geoffroya"></a><a href="#table">Récit de Geoffroy</a></h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Ib" id="Ib"></a><a href="#table">I</a></h2> + +<h3>J.-H.-M. Calvaire</h3> + + +<p>Je ne lisais plus. Mes yeux restaient fixés sur le petit carré de papier +qui portait l'estampille de la Conciergerie. Et mes yeux étaient +mouillés.</p> + +<p>Se peut-il qu'un laissez-passer libellé selon la formule morne des actes +de cette sorte, produise ainsi une profonde, une enthousiaste émotion!</p> + +<p>Mon âme vibrait, je puis le dire, pendant que je lisais le dernier mot, +écrit sur ce pauvre carton: «Défenseur»!</p> + +<p>Une fois, Lucien me l'avait dit dans le lyrisme de sa tendresse si +belle. Il m'avait dit: «Rien n'est pour moi au-dessus de cette fable +splendide: Orphée allant chercher sa femme aux enfers!»</p> + +<p>Aussi comme cette grande fable nous fait rire à gorge déployée, nous, le +siècle contempteur des géants, nous les impuissants et les railleurs, +nous, les pitres de la décadence!</p> + +<p>Et Lucien avait ajouté:</p> + +<p>«Ma femme était dans l'enfer, je suis allé l'y chercher.»</p> + +<p>À l'heure où il m'avait dit cela, je ne l'avais pas compris, mais je +comprenais, maintenant.</p> + +<p>Le mari de l'accusée était le défenseur de l'accusée.</p> + +<p>Du bord où marche l'homme d'honneur, il se penchait, devant tous et sous +le soleil, vers le gouffre où l'infamie se débat dans le sombre. Sa main +s'y plongeait, frémissante d'orgueil généreux; il y cherchait, il y +trouvait une main déshonorée et il la ramenait à lui, criant à la foule:</p> + +<p>«Je suis le mari de cette femme, et je suis son défenseur!»</p> + +<p>C'est grand, le mariage, allez, les petits ont beau rire!</p> + +<p>Et c'est grand aussi l'œuvre d'avocat, quoi que fassent certains +avocats.</p> + +<p>Y eût-il, autour de ces deux nobles choses, plus de misères grotesques +qu'on n'y en amoncelle à plaisir: j'entends les avocats et les maris +eux-mêmes, collaborateurs de toutes les comédies, ces deux choses +seraient grandes encore, parmi ce que le monde garde de plus grand.</p> + +<p>J'étais avec Lucien. Je le connaissais si bien depuis vingt-quatre +heures! Je voyais battre à nu son excellent cœur si naïf et si brave! +Je devinais quelle allégresse avait rempli tout son être en lisant ce +mot <i>défenseur</i> à la suite de son nom.</p> + +<p>Pour certains, il y a de profondes jouissances dans le sacrifice, mais +pour Lucien, ce n'était pas cela.</p> + +<p>Lucien ne sacrifiait rien.</p> + +<p>L'héroïsme s'exhalait de son amour comme le souffle sort de nos +poitrines. Il vivait de tendresse. Pour employer son expression qui, +pour nous, serait prétentieuse, mais qui devenait si juste entre ses +lèvres: «Jeanne était son âme.»</p> + +<p>Je n'eus pas le temps de poursuivre plus loin ma lecture. Au moment où +j'allais prendre le numéro suivant, mon domestique Guzman rentra. Il +venait me rendre compte des deux commissions que je lui avais données.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise de Chambray me faisait dire qu'elle m'attendrait, selon +mon désir, ce soir, à huit heures.</p> + +<p>Ce devait être la fameuse femme de chambre Louette qui avait transmis +cette réponse, du moins je crus la reconnaître à la description que m'en +fit Guzman.</p> + +<p>Quant à M<sup>me</sup> la baronne de Frénoy. Guzman l'avait vue elle-même.</p> + +<p>C'était, au dire de Guzman, une forte femme très brune, au teint presque +gris et aux yeux brillants, pris en quelque sorte dans un réseau de +rides. Il me sembla que je la revoyais. C'était une créole. Les créoles +sont souvent jolies dans leur jeunesse.</p> + +<p>Mais l'âge les masque d'une étrange façon.</p> + +<p>M<sup>me</sup> de Frénoy, veuve de Rochecotte, avait fait entrer Guzman dans sa +chambre à coucher, où elle était étendue sur un canapé.</p> + +<p>—Pas belle, pas belle, me dit Guzman. Des rides faites avec de la peau +de serpent, des cheveux gris de fer et des yeux taillés à pointes, comme +les cristaux de lustres. Et tout ça dans du lait, car elle est entourée +de mousseline blanche. Elle m'a dit du premier coup:</p> + +<p>—Dites donc, là-bas, vous, ce gamin de Geoffroy aurait bien pu venir +lui-même et tout de suite. Je lui ai assez donné de fessées quand il +faisait le méchant,—et des dîners aussi, les jours de sortie. Mon +pauvre Albert avait de bien mauvais sujets pour amis. Guzman n'était pas +sans éprouver un certain plaisir à me rapporter ces paroles.</p> + +<p>—La demoiselle de compagnie, reprit-il, la même qui est venue ici ce +matin chercher la réponse de Monsieur, pauvre diablesse, a voulu mettre +son nez à la porte; M<sup>me</sup> la baronne lui a dit d'aller voir à ses affaires +et qu'elle était curieuse comme une pie. J'aimerais mieux être bourreau +que demoiselle de compagnie, ça, c'est sûr. M<sup>me</sup> la baronne m'a donc +continué:</p> + +<p>«—Vous direz à M. Geoffroy de Rœux que je pleure toujours mon fils +Albert, le jour et la nuit. C'est en automne qu'il aurait eu ses trente +ans. Je suis obligée de partir parce qu'on m'a invitée en vendanges, +mais je compte sur M. de Rœux pour se mettre à la recherche de cette +drôlesse de Fanchette. On l'a laissée partir. La justice est une bête. +M. de Rœux nous doit bien ça à mon fils et à moi. L'autre ami de mon +fils, l'avocat Thibaut, s'est mis du côté de la coquine. Il y a des +hommes bien abominables! Quand je reviendrai de la Bourgogne, je verrai +votre maître. Dites-lui qu'il peut s'adresser à M. le conseiller Ferrand +pour les démarches. C'est un aimable homme, et fort au whist. Si on +retrouve la créature, je la déchirerai de mes propres mains, allez!»</p> + +<p>Ce compte-rendu fidèle de la mission de Guzman ne me donna pas beaucoup +à regretter le départ de M<sup>me</sup> la baronne pour les vendanges.</p> + +<p>Dans mes souvenirs, c'était une très bonne femme, mais fantasque et +impérieuse. Je n'avais ni le temps, ni la volonté de m'atteler à sa +vengeance.</p> + +<p>S'il m'eût été donné de la voir, j'aurais essayé de changer son +sentiment par rapport à Jeanne, mais c'aurait été là une rude besogne.</p> + +<p>Mon dîner, lestement pris, pourtant, me mena jusqu'à l'heure de partir +pour le rendez-vous de M<sup>me</sup> la marquise. Il pleuvait. Guzman mit mon +pardessus dans la voiture fermée qu'il m'avait fait avancer.</p> + +<p>Au moment où je traversais le trottoir pour monter, j'aperçus un +malheureux petit homme maigre et plat comme un couteau à papier qui me +tira son vieux chapeau rougeâtre d'un air de connaissance.</p> + +<p>Je croyais pourtant être bien sûr de n'avoir jamais rencontré en ma vie +ce pauvre petit homme-là.</p> + +<p>Il était vraiment fait de manière à ce qu'on pût se souvenir de lui.</p> + +<p>Parmi les marchands de lorgnettes il y a de ces maigreurs, mais le +marchand de lorgnettes prend l'usage du monde, à force d'accoster les +Anglais. Son abord n'est ni emprunté, ni timide.</p> + +<p>En outre, il parle généralement la langue de Moïse.</p> + +<p>Mon petit homme parlait normand, comme je pus l'entendre au seul mot +qu'il prononça en me tendant discrètement sa carte: un petit carré de +papier écolier, sur lequel étaient tracées, en belle écriture ronde de +copiste, ces trois lettres majuscules: J.-B.-M.</p> + +<p>—Calvaire! me disait-il tout bas; Calvaire!</p> + +<p>Il avait arrondi ses deux mains autour de sa bouche pour former +porte-voix.</p> + +<p>Il y a des heures de danger et d'embarras où les choses qu'on ne +comprend pas font peur. Je regardai le petit homme avec défiance.</p> + +<p>C'est bien, en apparence, la plus inoffensive et la plus pauvre créature +qu'on puisse imaginer. Outre son chapeau roussi qui ruisselait de pluie, +il portait un pantalon de casimir gris perle dont les lambeaux faisaient +frange sur des bottes désastreuses, et si longues qu'elles se relevaient +à la poulaine.</p> + +<p>Par-dessus son pantalon, il avait, au lieu de redingote, un petit collet +de toile cirée blanche qui avait dû être la partie supérieure d'un +carrick de cocher.</p> + +<p>Une assez forte liasse de papiers relevait le pan de ce manteau—comme +une épée.</p> + +<p>Avez-vous vu parfois de ces yeux myopes qui s'allongent et se +raccourcissent comme des lunettes d'approche? Mon pauvre petit homme +avait cela de commun avec les escargots.</p> + +<p>—Calvaire! murmurait-il en agitant sa carte, Calvaire!</p> + +<p>Je voyais sortir d'entre ses paupières et se tendre vers moi, en même +temps que sa carte, deux prunelles ternes qui me semblaient supportées +par des tentacules en caoutchouc. Ces prunelles avaient une expression +suppliante. Quand j'eus pris la carte, les prunelles rentrèrent chez +elles et s'abritèrent derrière deux touffes de cils blondâtres, pendant +que le petit homme répétait:</p> + +<p>—Calvaire, mon bon Monsieur. Vous comprendrez l'analogie. Ça fait +partie de la série de mes pseudonymes raisonnés.</p> + +<p>Ses mains faisaient toujours porte-voix.</p> + +<p>J'étais pressé, je lui offris vingt sous et je montai en voiture.</p> + +<p>—Hôtel des Missions étrangères, dis-je au cocher, rue du Bac!</p> + +<p>Mon petit homme m'adressa un gracieux salut; mais il n'avait pas encore +tout ce qu'il voulait, car je le vis gesticuler sur le trottoir et, au +moment où ma voiture s'ébranlait, j'entendis sa voix grêle qui +m'envoyait ce mot cabalistique:</p> + +<p>—Calvaire!</p> + +<p>À dix secondes de là, je ne songeais plus au petit homme. J'essayais de +recueillir ma pensée pour ne pas arriver sans préparation au rendez-vous +de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.</p> + +<p>Tout d'abord, j'étais bien forcé de m'avouer qu'en risquant cette +démarche, je n'avais aucune intention précise, aucun but qui se pût +formuler.</p> + +<p>J'ai écrit le mot <i>risquer</i>, non pas assurément que je crusse à la +possibilité d'aucun danger personnel, mais parce que je me sentais +étroitement chargé des intérêts de Lucien Thibaut et que vis-à-vis d'une +femme comme M<sup>me</sup> la marquise—comme je la jugeais du moins—il y a +toujours péril à laisser entamer une situation.</p> + +<p>J'avoue que j'avais grande idée des capacités diplomatiques de cette +belle Olympe.</p> + +<p>Lucien avait eu raison d'elle un jour, mais ç'avait été par un coup de +massue.</p> + +<p>En diplomatie, puisque j'ai prononcé le mot, une démarche n'est pas +toujours inopportune parce qu'elle n'a pas de but actuel ni d'utilité +apparente. Il y a des démarches qui coûtent un prix fou sans autre +avantage que de «voir venir». Demandez aux joueurs d'écarté ce que +rapporte le <i>voir-venir</i>, quand on a le roi et le valet contre la dame +seconde.</p> + +<p>À mes yeux, M<sup>me</sup> la marquise de Chambray était une de ces personnes qu'il +est impossible de lire. Il faut les entendre et les voir.</p> + +<p>Mon rôle était évidemment la réserve. Ma chasse ne quêtait aucun gibier +particulier: tout m'était bon. Je faisais une battue générale sur les +terres de cette belle Olympe.</p> + +<p>Et plus la voiture mangeait de pavés sur la route du faubourg +Saint-Germain, plus je prenais assurance, certain de rapporter quelque +chose dans mon sac, en revenant de cette guerre.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIb" id="IIb"></a><a href="#table">II</a></h2> + +<h3>Une lettre du comte Albert</h3> + + +<p>L'hôtel des Missions étrangères est un logis de prêtres et de grandes +dames départementales. On y voit des évêques et des duchesses. Les curés +et les châtelaines de seconde qualité vont rue de Grenelle, à l'hôtel du +Bon-Lafontaine, qui est également bien célèbre.</p> + +<p>Mais que Dieu me garde de dire ou de penser que dans l'une ou dans +l'autre de ces deux pieuses hôtelleries il y ait beaucoup de clientes +comme M<sup>me</sup> la marquise de Chambray!</p> + +<p>Je la trouvai dans une grande chambre assez belle, mais singulièrement +triste, et qui me rappela, par le contraste, les enchantements du petit +salon Louis XV, où ce vieillard amoureux, M. le marquis de Chambray, +avait entassé tant de merveilles artistiques.</p> + +<p>Il faisait froid là-dedans, malgré le plein Paris et la saison, comme +dans un vieux château du fond de la Bretagne.</p> + +<p>Du reste, il y avait du feu dans la cheminée.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise était assise auprès de sa table, un peu en avant, de +manière, à ce que la lueur du flambeau à deux branches qui brûlait à +côté d'elle glissât de biais sur ses traits. Pour les mettre tout à fait +dans l'ombre, elle n'avait à faire qu'un tout petit mouvement en avant.</p> + +<p>Sur la cheminée, il y avait deux autres bougies. En tout quatre. Dans +cette pièce morne et sombre, cela donnait un crépuscule. Les ténèbres +étaient visibles.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise portait le deuil, un deuil très sévère et très élégant. +Je la trouvai moins belle qu'au sortir de l'Opéra, mais plus jeune.</p> + +<p>Ce fut ce qui me frappa en ce moment: son extraordinaire jeunesse.</p> + +<p>Elle se leva pour me recevoir et je pus admirer la gracieuse noblesse de +sa taille.</p> + +<p>J'ai toujours pensé que certaines femmes peuvent, quand elles le +veulent, mettre une sourdine à leur beauté.</p> + +<p>Mais la beauté n'est rien, puisque cette merveilleuse Olympe avait été +vaincue par Jeanne.</p> + +<p>—M. de Rœux, me dit-elle quand je fus assis en face d'elle avec les +deux bougies de la table dans les yeux, nous sommes, vous et moi, de +bien vieilles connaissances. J'ai sollicité le plaisir de vous voir +parce que je vous crois le meilleur ami de M. Lucien Thibaut.</p> + +<p>—Vous ne vous êtes pas trompée, M<sup>me</sup> la marquise, répondis-je. J'ignore +si Lucien a un meilleur ami que moi, mais je sais que je l'aime de tout +mon cœur.</p> + +<p>Elle s'inclina. Il me sembla déjà qu'elle cherchait ses paroles.</p> + +<p>—Hier matin, reprit-elle, à la maison de santé de Belleville, vous +m'avez surprise au moment où j'accomplissais un singulier pèlerinage. Je +ne me cache pas de cela, ou plutôt je ne me cache de cela que vis-à-vis +de Lucien lui-même. Je suis l'amie de son enfance. Quoi qu'il arrive, je +resterai fidèle à cette tendresse. Puisque je ne peux pas être la femme +de Lucien, M. de Rœux, et j'avoue que c'était là mon rêve le plus cher, +je veux être la sœur de Lucien, toujours.</p> + +<p>À mon tour, je m'inclinai.</p> + +<p>Ses doigts, qui frémissaient malgré elle, tourmentaient son mouchoir.</p> + +<p>—Lucien est bien malade, dit-elle encore, et bien malheureux.</p> + +<p>—Je crois qu'il peut guérir, répondis-je. Quant à son malheur, je vous +demande pardon, Madame, mais je n'en connais pas encore toute l'étendue.</p> + +<p>—C'était la première fois que vous revoyiez Lucien, M. de Rœux?</p> + +<p>—Depuis les jours de notre enfance, oui, M<sup>me</sup> la marquise, la première +fois.</p> + +<p>—Mais vous saviez tout ce qui le concernait depuis longtemps?</p> + +<p>—J'ai commencé cette nuit seulement à lire son histoire.</p> + +<p>Elle témoigna de l'étonnement, mais comme si elle se fût dit: il faut +bien être un peu étonnée.</p> + +<p>—Oserais-je vous demander, M. de Rœux, poursuivit-elle comment vous +avez trouvé l'adresse de Lucien?</p> + +<p>—Par un M. Louaisot de Méricourt qui me l'a vendue trente francs, +répondis-je.</p> + +<p>Elle porta son mouchoir à ses lèvres.</p> + +<p>—Et que pouvez-vous croire de moi? prononça-t-elle tout à coup à voix +basse, pendant que la lueur oblique des bougies allumait deux étincelles +aux bords de ses paupières, que croit-il lui-même? Que croirais-je si +j'étais à votre place à tous les deux!</p> + +<p>Les larmes qui tremblaient à ses cils roulèrent lentement sur sa joue. +Quelque chose remua tout au fond de mon cœur.</p> + +<p>Je me raidis. Je sentais l'influence de la sirène.</p> + +<p>Mais je ne me raidis pas jusqu'à repousser de parti pris la vérité, si +elle venait en contradiction avec mes impressions ou mes sentiments +acquis. J'avais un doute qui ne naissait pas ici. Il était préexistant.</p> + +<p>L'idée que les événements m'imposaient au sujet de cette admirable +créature était si horrible qu'un instinct surgissait au-dedans de moi +pour la repousser. Elle pleurait. J'ai vu des comédiennes pleurer au +théâtre et dans le monde.</p> + +<p>Mais elle souffrait si terriblement qu'aucune comédienne n'aurait pu +rendre un pareil martyre, sans paroles ni gestes, en laissant seulement +une goutte d'eau aller le long de la pâleur de ses joues.</p> + +<p>—M. de Rœux, reprit-elle en affermissant sa voix par un grand effort, +je ne vous ai pas appelé ici pour vous parler de moi. Je suis enserrée +dans un tel lacet d'apparences mensongères—et calomnieuses, que je +n'espère ramener ni Lucien ni vous qui ne pouvez voir que par lui....</p> + +<p>—Vous vous trompez, M<sup>me</sup> la marquise, interrompis-je. J'essaye de voir +par mes propres yeux.</p> + +<p>—Plût à Dieu! fit-elle, mais sans chaleur ni espoir.</p> + +<p>Elle poursuivit:</p> + +<p>—Je sais ce que vous valez, M. de Rœux. Outre ce que M. Lucien Thibaut +me disait autrefois, j'avais souvent, bien souvent entendu parler de +vous par un autre ami qui nous fut commun, à vous et à moi: le brave, le +bon, le cher Albert de Rochecotte.</p> + +<p>Il me déplut de l'entendre prononcer ce nom. Je restai muet. Le +sentiment qui était en moi se lisait sans doute sur mon visage, car elle +devint plus pâle. Auprès d'elle, sur la table, il y avait une lettre que +je n'avais point remarquée. Elle la prit et me dit:</p> + +<p>—Je l'ai cherchée et retrouvée pour vous. Elle fut écrite bien peu de +jours avant la mort d'Albert. Vous savez qu'il avait demandé ma main. +Dans cette lettre, il m'annonçait son mariage prochain. Lisez seulement +le dernier paragraphe. Je pris le papier qu'elle me tendait, et je lus à +l'endroit qu'elle me désignait.</p> + +<p>«.... Vous savez de quel cœur je radotais ce cri de guerre: <i>On n'épouse +pas Fanchette!</i> Cela reste vrai, au fond, je ne l'épouserai pas, puisque +j'en épouse une autre; mais il n'en est pas moins vrai que ma position +devient gênante.</p> + +<p>Est-ce un coup monté par la cousine Péry, j'entends la mère? ou même par +ce vieux farceur de baron de Marannes? Je parie bien que vous ne +devinerez pas? Il faudra vous mettre les points sur les i....</p> + +<p>Fanchette elle-même ne sait pas que je sais cela. Mais je le sais, +morbleu! et cela me met aux cents coups.</p> + +<p>Aidez-moi donc, huitième merveille, vous devez bien aussi être un peu +devineresse! Eh bien, Fanchette n'est pas Fanchette. Quoi! voilà le mot +lâché!</p> + +<p>Qui est-elle, alors? Voilà que vous devinez.</p> + +<p>Mon Dieu, oui, c'est elle! ils ont joué ce jeu. C'était assez facile, je +n'avais jamais vu ma cousine Jeanne.</p> + +<p>Et le diable, c'est que la pauvre chérie m'aime comme une folle! Et moi +donc!</p> + +<p>Quand je pense que j'avais écrit à ce bon Lucien dans le temps pour lui +dire....</p> + +<p>Voulez-vous parier une chose avec moi, cousine? c'est que tout cela +finira mal.</p> + +<p>Si je pouvais, comme indemnité, céder à ces Péry—quels coquins!—mes +droits à la succession tontinière et fantastique! Je ris, mais j'ai +envie de pleurer. Après vous, c'est la plus jolie du monde. Et bonne, +comme une petite panthère privée! Mais ma mère ne consentirait jamais!</p> + +<p>Je baise le bout de vos doigts, déesse...»</p> + +<p>Mes yeux restèrent cloués au papier longtemps après que j'en eus achevé +la lecture.</p> + +<p>Le fait révélé dans cette lettre, à savoir que Jeanne et Fanchette ne +faisaient qu'une, m'était venu à l'esprit bien des fois depuis la +veille.</p> + +<p>Y croyais-je?</p> + +<p>Tout ce que mon cerveau peut comporter d'attention se concentrait dans +l'examen de la lettre.</p> + +<p>D'Albert, tout m'était familier: non seulement son écriture, mais son +style, ses plaisanteries courantes—sa façon de commencer la marge +étroite, pour la finir large, ce qui faisait surplomber ses pages comme +des maisons du XV<sup>e</sup> siècle,—tout, jusqu'à son papier....</p> + +<p>C'était bien l'écriture d'Albert, je l'aurais affirmé sous serment. +C'était son style, c'étaient ses plaisanteries. C'était sa façon de +marginer, sa plume, son encre, son papier et sa ponctuation qui +différait bien un peu de celle de tout le monde.</p> + +<p>La lettre était d'Albert.</p> + +<p>Y croyais-je.</p> + +<p>Je la rendis à M<sup>me</sup> la marquise qui me dit:</p> + +<p>—Vous vous étonnerez après cela de la part que je pris au mariage de +Lucien avec ma cousine Jeanne.</p> + +<p>—En effet, murmurai-je, de deux choses l'une....</p> + +<p>—Non, M. de Rœux, interrompit-elle. Il y a trois choses: Lucien +m'avait menacée.</p> + +<p>Cela était vrai. La parole qu'il eût fallu dire ne me venait pas.</p> + +<p>—Oh! fit-elle, Dieu n'a pas voulu me prendre!</p> + +<p>—N'avez-vous point fait usage de ceci devant les tribunaux? demandai-je +un peu au hasard.</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>—Et vis-à-vis de Lucien?</p> + +<p>—Dieu m'en garde! ç'aurait été le tuer.</p> + +<p>Cela était vrai encore.</p> + +<p>Pendant que je songeais, elle déchira la lettre et en jeta les fragments +dans le foyer.</p> + +<p>—Que faites-vous! m'écriai-je.</p> + +<p>—Vous l'avez vue, cela me suffit. Je n'ai pas.... Je n'avais pas de +haine contre ma cousine Jeanne, et maintenant, cette lettre est inutile.</p> + +<p>Le soupçon qui naissait en moi par rapport à l'authenticité de la lettre +m'empêcha de donner attention à ces paroles dont le sens devait m'être +bientôt expliqué.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIIb" id="IIIb"></a><a href="#table">III</a></h2> + +<h3>L'incomparable Olympe</h3> + + +<p>—M. de Rœux continua la marquise après un silence, ce n'est pas +seulement Lucien qui m'a calomniée près de vous.</p> + +<p>—Madame, répondis-je, Lucien ne s'appartient plus à lui-même. Moi, je +n'ai qu'un désir, c'est de vous trouver telle que les amis de votre +enfance, Lucien lui-même et Albert, vous dépeignaient à moi autrefois.</p> + +<p>Elle eut un sourire fier et triste qui fit tout à coup éclater sa beauté +comme la couche de vernis illumine, sous le noir, les splendeurs +inconnues d'un tableau de maître.</p> + +<p>—Je ne suis pas adroite, moi, M. de Rœux, me dit-elle, je n'essayerai +pas de lutter avec vous. J'ai un secret, vous le savez, et il est bien +pesant, puisque j'ai prêté un jour ma maison à ma rivale pour y célébrer +les fêtes de son mariage.... Vous pensez à l'arrestation de Jeanne? Je +lis cela dans vos regards. Vous vous trompez, l'arrestation de Jeanne me +surprit, me frappa tout autant que Jeanne elle-même. Je la croyais à +l'abri: j'avais des raisons de croire cela, Monsieur....</p> + +<p>Elle s'interrompit parce que mon regard, peut-être, était incrédule.</p> + +<p>—Non! reprit-elle, ne cherchez rien en dehors du secret que je confesse +avoir. Malheur ou faute, ce secret me livre en proie à un tyran sans +pitié, qui ne se contente pas de m'opprimer, qui travestit mes actes et +ma pensée, qui me perd—qui me déshonore!... On vous a dit que j'étais +l'héritière, après cette malheureuse enfant, Jeanne, qui venait +elle-même après Albert de Rochecotte, l'héritière de la tontine, de +cette fortune immense et infâme dont Paris commence à s'occuper... on +vous a dit cela, n'est-ce pas?</p> + +<p>—On me l'a dit, Madame.</p> + +<p>—On vous a menti. Cela n'est pas vrai. Ou plutôt, s'il est vrai que je +sois l'héritière, il est faux que je poursuive l'héritage. Un autre est +là derrière moi qui fait agir mes mains garrottées.... On vous dira +demain que j'ai fait interdire un vieillard,—le <i>dernier vivant</i>... ce +n'est pas vrai! ce n'est pas moi! c'est mon secret qui agit malgré moi. +Moi, je n'ai jamais fait que porter les aliments à la bouche de ce +misérable vieillard, dont la folie consiste à se laisser mourir +d'inanition au milieu de ses richesses. Mais à quoi bon me défendre? +Personne ne m'attaque, n'est-ce pas M. de Rœux?</p> + +<p>—Madame, répondis-je avec beaucoup de respect, si je dois apprendre +plus tard les choses auxquelles vous venez de faire allusion, au moins +n'en suis-je pas encore là de ma lecture.</p> + +<p>Elle me regardait d'un air vraiment désespéré.</p> + +<p>—Que faire? murmura-t-elle, sans savoir qu'elle parlait; vous avez +entre les mains ce que vous croyez être mon écriture! chaque parole qui +tombe de mes lèvres doit être pour vous un mensonge. Il y a quelque +chose de plus odieux que le crime, c'est l'hypocrisie. Moi, pour vous, +je suis à la fois hypocrite et criminelle....</p> + +<p>Sa belle tête s'était courbée, elle la redressa.</p> + +<p>—Mais dites-moi donc ce que vous pensez de moi, Monsieur! +s'écria-t-elle avec plus de douleur encore que de colère.</p> + +<p>Et, sans attendre ma réponse qui, peut-être, aurait été difficile, elle +reprit brusquement:</p> + +<p>—Laissons cela. Il y a longtemps que je n'espère plus rien, pas même +justice. J'aurais voulu seulement qu'il fût heureux.... Vous savez de qui +je parle... car le sentiment que j'ai pour lui survit à tout, chez moi, +M. de Rœux, je l'emporterai avec moi hors de ce monde. Je n'ai pas été +exaucée. Il est malheureux et son malheur va s'aggraver jusqu'au +désespoir. J'ai désiré une entrevue avec vous pour savoir si vous +voudriez vous charger d'apprendre à M. Lucien Thibaut une mauvaise, une +cruelle nouvelle.</p> + +<p>Son regard qui couvrait le mien s'imprégnait d'une dignité grave.</p> + +<p>—Quelle nouvelle? balbutiai-je, car les paroles prononcées naguère me +revenaient et je craignais de deviner.</p> + +<p>—C'est bien cela, me répondit-elle, comme si j'eusse exprimé ma +crainte.</p> + +<p>Puis elle ajouta d'une voix étouffée, mais sans baisser les yeux.</p> + +<p>—Jeanne est morte.</p> + +<p>À cette sinistre déclaration mon fauteuil recula malgré moi.</p> + +<p>—J'avais fait mon devoir, poursuivit M<sup>me</sup> la marquise, vous verrez plus +tard, si vous ne l'avez pas encore vu, que j'avais contribué à +l'évasion... j'avais donné asile à ma cousine, à la femme de mon seul +ami dans mon château près de Dieppe.... Pourquoi je n'avais pas prévenu +Lucien? Ah! c'est bien vrai! mais demandez-moi aussi pourquoi je ne suis +pas depuis un an au fond d'un cloître? Esclave! esclave! j'espérais +pourtant donner cette grande joie à celui qu'un peu de joie ferait +renaître. Je me disais: Je le prendrai par la main, bientôt.... Bientôt, +je le conduirai à celle qu'il aime....</p> + +<p>Elle avait des larmes plein la voix. Encore de vraies larmes.</p> + +<p>Je l'écoutais, je l'examinais de toute ma faculté de juger. Eh bien! +non, je ne la condamnais pas sans appel! Le juré ne doit compte de ses +impressions qu'à sa conscience. Je gardais un doute....</p> + +<p>Mais il y avait quelque chose de plus étrange encore. La mort de Jeanne +qui m'avait d'abord porté un si rude coup, laissait à peine une trace +dans ma pensée. Était-ce que je n'y croyais déjà plus?... M<sup>me</sup> la +marquise me tendit une lettre timbrée de Dieppe en ajoutant:</p> + +<p>—Voici l'annonce que je reçois du malheureux événement.</p> + +<p>Je pris la lettre et je la parcourus des yeux. Je ne crois pas que M<sup>me</sup> +la marquise eût conscience du motif de ma froideur.</p> + +<p>—Vous chargez-vous de la triste commission, M. de Rœux? me +demanda-t-elle quand je lui eus rendu la lettre mortuaire.</p> + +<p>Il me sembla que la lettre était d'un médecin ou du curé: un témoignage +impossible à suspecter. Mais ce n'était ni le curé ni le médecin que je +soupçonnais de mensonge en moi-même.</p> + +<p>—Puisque vous le désirez, Madame, répondis-je, je m'en chargerai.</p> + +<p>Elle me remercia. Je vis bien que l'entrevue, pour elle, n'avait plus de +raison d'être. Mais moi, je n'avais pas fini.</p> + +<p>—Madame, lui dis-je, en continuant de parler dans le diapason ému +qu'elle avait choisi elle-même, auprès de cette pauvre jeune tombe, me +permettrez-vous de vous adresser une question?</p> + +<p>—Faites, Monsieur.</p> + +<p>—Dans votre pensée, à vous.—avec ou malgré le témoignage apporté par +la lettre de Rochecotte—dans votre conscience, Madame, oui ou non, +cette malheureuse enfant était-elle coupable?</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise ne s'attendait pas à cette question; elle fut quelque +temps avant de me répondre. Je la vis, je la sentis encore bien mieux se +recueillir. Je ne me suis pas chargé d'expliquer cette âme. Elle se +détourna pour cacher une larme qui jaillissait de ses yeux.</p> + +<p>—Non! répondit-elle avec force et comme si sa conscience eût fait +explosion.</p> + +<p>—Non! répétai-je.</p> + +<p>Son regard revint à moi. Elle avait déjà l'œil sec.</p> + +<p>—M. de Rœux, poursuivit-elle avec une froideur soudaine, s'il m'était +permis de parler, ce serait la fin de mon supplice. Ne m'interrogez +plus, je ne pourrais pas vous répondre. Personne n'est coupable. Il y a +un démon. Un seul démon suffit pour un monceau de crimes.</p> + +<p>Elle se leva. Je l'imitai aussitôt.</p> + +<p>—Épargnez Lucien, me dit-elle, pendant que je saluais pour prendre +congé. Qu'il apprenne cela lentement, peu à peu. Un choc trop brusque +pourrait le tuer.</p> + +<p>Elle me reconduisit jusqu'à la porte. Ses derniers mots furent ceux-ci:</p> + +<p>—M. de Rœux, je voudrais bien être à la place de Jeanne!</p> + +<p>Était-ce une comédienne très habile? En regagnant ma voiture, j'avais la +tête pleine. Je cherchais en vain à mettre de l'ordre parmi la révolte +de mes pensées. Avais-je eu tort ou raison de ne point prononcer les +deux noms qui tant de fois étaient venus jusqu'à mes lèvres? Celui du +président Ferrand—et surtout M. Louaisot de Méricourt. J'avais souhaité +cette entrevue. Je m'étais préparé pour une lutte d'où, selon moi, il +était impossible que la lumière ne jaillit pas dans une certaine mesure. +Et en effet, tant que le regard triste de M<sup>me</sup> la marquise Olympe était +resté sur moi, il m'avait semblé que je soulevais un coin du voile. Je +croyais comprendre ou du moins deviner.</p> + +<p>Une explication voulait naître en moi. J'entrevoyais à tout le moins, +pesant sur le cœur de cette femme, une oppression qui me semblait +lourde comme la fatalité. Mais dès que je fus seul, rien ne resta, sinon +l'image de cette incomparable beauté qui me poursuivait mystérieuse, +énigmatique comme le sphinx. Je sautai dans ma voiture et je dis au +cocher:</p> + +<p>—Belleville, rue des Moulins.</p> + +<p>Aussitôt assis, je crus entendre un soupir—ou un éclat de rire étouffé +dans l'air qui m'environnait. Pendant mon absence, l'intérieur de la +voiture avait pris une odeur de pipe.—De pipe pauvre. Car l'odeur des +pipes a des degrés. J'ai dit qu'il pleuvait. Je pensai que mon cocher +avait pu chercher un abri dans la voiture. Mon pardessus avait glissé de +la banquette parterre, où il formait tas.</p> + +<p>Comme j'avançais la main pour le relever il s'agita.</p> + +<p>Je crus qu'il y avait un chien dessous.</p> + +<p>—N'ayez pas peur, dit une pauvre voix cassée, pendant que la maigre +figure de mon protégé du trottoir,—celui à qui j'avais donné une pièce +de vingt sous—sortait de dessous le paletot.</p> + +<p>Jamais de ma vie je n'ai vu rien de si plat que ce pauvre petit homme. +En vérité, sous le pardessus, un chien eût paru davantage.</p> + +<p>—Monsieur, ajouta-t-il quand il fut débarrassé, je ne suis pas ici dans +de mauvaises intentions.</p> + +<p>Je le regardais profondément ahuri. L'idée lui vint que je ne le +reconnaissais pas.</p> + +<p>—Calvaire! me dit-il d'un ton de professeur bienveillant qui fait la +leçon à son élève. Vous avez ma carte. C'est un pseudonyme analogique +pour remplacer Martroy. Calvaire, Martroy (place du), à Orléans. Loiret, +pour rappeler le supplice de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle, qui est la +honte de l'Angleterre!</p> + +<p>—Ah! ça, m'écriai-je, qu'est-ce que diable vous me voulez, vous?</p> + +<p>Je ne savais, en vérité, si je devais rire ou me fâcher. Ses yeux +myopes, montés sur antennes, jaillirent hors de son front et vinrent me +regarder avec un certain effroi.</p> + +<p>—Je ne veux pas de scandale, reprit-il précipitamment. Je n'ai pas le +moyen de le supporter. Ma position est irrégulière et me commande la +prudence la plus scrupuleuse.</p> + +<p>Il mit sa main au-devant de sa bouche en manière de porte-voix et +ajouta:</p> + +<p>—Vous n'avez donc pas lu ma carte? Je suis obligé d'emprunter le voile +du pseudonyme, Monsieur. Mais je vous en donne la clef: +Calvaire-Martroy!</p> + +<p>—Martroy! répétai-je.</p> + +<p>Un vague souvenir me reportait au dossier de Lucien.</p> + +<p>—J'ai vu ce nom là quelque part! fis-je en me parlant à moi-même.</p> + +<p>—Je crois bien! s'écria mon petit homme, qui ramena ses yeux d'escargot +à leur place normale. Monsieur, vous avez vu mon nom; car il est à moi, +soit dans les lettres de M. Mouainot de Barthelémicourt (pseudonyme), +soit dans celles de M<sup>me</sup> la marquise (pseudonyme) Ida de Salonay. Ida +pour Olympe, deux montagnes de l'antiquité, Salonay, pour Chambray, +salon, chambre, analogie raisonné série des pseudonymes logiques, tous +inventés par moi, bon monsieur, comprenez-vous?</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IVb" id="IVb"></a><a href="#table">IV</a></h2> + +<h3>Le petit clerc</h3> + + +<p>Je comprenais, en effet. Le souvenir me revenait peu à peu. J'avais +devant moi l'homme qui avait écrit à Lucien pour lui proposer dix louis +de renseignements.</p> + +<p>Absolument comme un tas de pommes.</p> + +<p>Et aussi l'homme qui effrayait tant Louaisot et M<sup>me</sup> de Chambray, celui +qu'ils appelaient «le petit clerc». Je n'en restais pas moins tout +stupéfait à contempler mon étrange compagnon de route. Cela le redressa +dans sa propre importance. Mon étonnement, du moment qu'il ne l'effraya +plus, le satisfit.</p> + +<p>Il drapa sur ses épaules pointues le quart de carrick en toile cirée +blanche qui lui servait de gilet, d'habit et de paletot, pour prendre, à +ce qu'il me parut, la pose la plus solennellement oratoire dont il fut +capable.</p> + +<p>—Il ne s'agit que de s'expliquer, commença-t-il, Monsieur; les +intentions ne sont mauvaises ni d'un côté ni de l'autre. Quand je vous +ai entendu dire à votre cocher: hôtel des Missions étrangères, j'ai +pensé: c'est bon, il va chez elle. C'était l'heure de mon dîner, puisque +vous veniez de me donner vingt sous; eh bien! j'ai mis un frein à mon +appétit et j'ai grimpé sur le siège de derrière.</p> + +<p>Quelqu'un ici-bas saurait-il dresser la liste des signes qui nous +servent à juger nos semblables? Souvent nous passons dédaigneux à côte +d'un gros symptôme, tandis qu'une bagatelle décide notre verdict. Il +avait bien dit cela, le pauvre petit hère: «C'était l'heure de mon +dîner, puisque vous veniez de me donner vingt sous.»</p> + +<p>Il l'avait dit sans fanfaronnade de mendicité, mais aussi sans aucune +nuance de respect humain. Il m'avait plu en le disant. Il m'avait +presque touché.</p> + +<p>—Asseyez-vous, M. Martroy, lui dis-je.</p> + +<p>—Monsieur, me répondit-il, je parle avec plus de facilité debout, et +j'ai préparé quelques paroles, dans le but de les prononcer devant +vous.... Monsieur!...</p> + +<p>Il toussa sec pour s'éclaircir l'organe.</p> + +<p>—Monsieur, je ne me donne pas pour un homme de lettres. Mes humanités +ont été négligées et l'état d'esclavage où s'est écoulée mon +adolescence,—pas dans les colonies, Monsieur, en pleine France!—me +rend excusable de n'avoir pas poussé plus loin les langues mortes. Je ne +veux même pas me targuer de posséder une imagination plus dévorante que +celle de mes semblables.</p> + +<p>Non, au contraire, je n'en ai pas du tout. Pourquoi donc ai-je pris la +plume? Parce que je n'ai pas trouvé d'outil meilleur marché, Monsieur, +comprenez-vous?</p> + +<p>Il me lança ce dernier mot par-dessous sa main arrondie en porte-voix, +et de la façon la plus confidentielle.</p> + +<p>J'écoutais patiemment. C'était ici tout l'opposé de mon entrevue avec +M<sup>me</sup> la marquise. D'instinct, je sentais que j'allais faire une récolte.</p> + +<p>—Monsieur, reprit J.-B. Martroy, dissimulé sous le pseudonyme de +Calvaire, pour un sou j'eus quatre plumes d'acier au bas des marches du +passage du Saumon. Et voulez-vous savoir ce que j'ai écrit? Rien que des +choses authentiques. C'est tout simple, manquant d'imagination, je dis +seulement ce que je sais. Et je sais des tas de choses, des grosses! +J'ai été petit-clerc là-dedans. J'ai été esclave,—en France, Monsieur, +le pays de la liberté. Ce serait moins étonnant si c'était à +Saint-Domingue, avant Toussaint Louverture.</p> + +<p>Il sourit, et je le félicitais d'un signe de tête sur ses connaissances +historiques.</p> + +<p>—C'est comme ça, Monsieur, poursuivit-il, la mémoire est bonne. Mon +raisonnement n'était pas maladroit. Je me disais: les petits journaux me +donneront tout aussi bien quatre sous la ligne qu'à leurs fabricants +ordinaires de crimes. Ils ne sauront même pas que c'est du vrai crime, +le mien, bon teint, tout laine, du crime qui est arrivé. Je gagnerai +honorablement ma vie.</p> + +<p>Monsieur, çà paraissait tout simple. Mais je suis un garçon tranquille. +Une première réflexion me chiffonna: je suis seul à savoir toutes ces +histoires-là, seul avec les scélérats que je démasque. Bon! alors les +scélérats devineront du premier coup qui a vendu la mèche. C'est clair. +Et gare à toi, J.-B Martroy!</p> + +<p>Oui, mais M. J.-B Calvaire! comment trouvez-vous la parade? À l'instant +même le système des pseudonymes raisonnés analogiques sortit tout +complet de mon cerveau. Oui, Monsieur, tout complet.</p> + +<p>Le système englobait non seulement l'auteur, mais encore les +personnages. C'est par suite d'une idée à peu près semblable que je me +suis introduit dans votre voiture pendant que le cocher sifflait un +canon. Je ne le blâme pas. Craignant les curieux, je suis venu ici pour +causer plus à l'aise.</p> + +<p>Voilà un point établi, Monsieur. Revenons au système qui me permettait +de mettre mes scélérats dans les feuilletons sans risquer ma peau, car +ils m'étrangleraient comme un poulet, je ne vous le dissimule pas, s'ils +me mettaient la main dessus.</p> + +<p>Le système est une clef, je le trouve ingénieux. Vous connaissez déjà +Ida de Salonay. Prenons mon ancien patron: Mouainot, Monsieur, pour +Louaisot. Même genre d'animal, mêmes originalités d'orthographe. Au lieu +de Méricourt, Barthelémicourt. L'allusion saute aux yeux: Méry, +Barthélémy. Ces deux grands poètes, Monsieur, étaient frères en Apollon!</p> + +<p>Quelque chose de délicat, tenez: président Ferrand se change chez moi en +président Maréchal.</p> + +<p>Maréchal Ferrand. C'est joli.</p> + +<p>Et ce vieil olibrius, le baron Péry de Marannes? le baron Mouru, +Monsieur, même participe—inusité,—verbe analogue, <i>mourir, périr.</i> +Seulement, j'ai été forcé de mettre Étangannes, au lieu de Marannes: +mare-étang.</p> + +<p>C'est un peu tiré par les cheveux.</p> + +<p>Et ainsi de suite, Monsieur. Vous baillez? C'est un avertissement, j'ai +fini. <i>Stop!</i></p> + +<p>Il s'assit brusquement sur la banquette, vis-à-vis de moi. Il avait +l'air d'une petite marionnette taillée dans du carton et vue de profil. +On en aurait mis six comme lui dans la largeur du coussin.</p> + +<p>—Et après, M. Martroy? demandai-je: je fais une longue course, et je ne +voudrais pas vous mettre trop loin de chez vous.</p> + +<p>—Monsieur, répliqua-t-il, ça ne me dérange pas du tout d'aller à +Belleville, je demeure aux Prés-Saint-Gervais.</p> + +<p>Bon air, mais éloigné du centre. Après? Je n'étais pas mécontente du +système, mais je n'ai pas osé aller dans les journaux. Les coquins, +Monsieur, je ne parle pas des journaux, mais de mes ennemis: je les +sentais sur mes talons! Alors, j'ai songé à vous, parce qu'en rôdant +autour de la maison de santé de M. Thibaut, l'autre jour, je vous avais +vu entrer et sortir.</p> + +<p>Monsieur, voulez-vous m'acheter en bloc mes histoires à quatre sous la +ligne, comme le <i>Petit Journal</i>? ou même à deux sous? ou même....</p> + +<p>—Je ne dis pas non, M. Martroy, interrompis-je.</p> + +<p>Ses yeux firent une véritable cabriole en dehors de ses paupières.</p> + +<p>—Calvaire, s'il vous plaît, Monsieur, rectifia-t-il d'une voix très +émue. Ça m'offre plus de sécurité. J'ai l'honneur de vous remercier de +tout mon cœur. Je vais donc enfin voir luire des jours plus heureux! Je +ne suis pas seul, Monsieur: j'ai M<sup>me</sup> Martroy, légitime, préférablement +M<sup>me</sup> Calvaire. La pauvreté n'empêche pas l'attachement réciproque. Je +suis encore plus content pour elle que pour moi. Vous serait-il égal de +m'avancer trente francs sur le marché?</p> + +<p>Je lui donnai les trente francs et même quelque chose de plus. Il se +redressa aussitôt et me dit d'un air noble:</p> + +<p>—Monsieur vous avez mérité le titre de mon bienfaiteur. Grâce à cette +faible somme, Stéphanie pourra passer la tête haute devant notre +propriétaire!</p> + +<p>Quand Calvaire-Martroy eut son argent, il souleva sa pèlerine de toile +cirée blanche et exhiba une redoutable liasse de papiers qu'il portait +tout simplement passée entre sa bretelle et sa chemise.</p> + +<p>—Mon bienfaiteur, me dit-il, tout cela est à vous. Nous réglerons quand +vous voudrez et comme vous voudrez. Il y a longtemps que Stéphanie +Calvaire n'a vu plusieurs pièces de cinq francs à la fois, pauvre +compagne! Ces papiers demandent à être remis en ordre, vous les recevrez +demain. En attendant, je puis vous offrir un spécimen des titres, si +vous êtes curieux de les connaître.</p> + +<p>Sans attendre ma réponse, il déplia un chiffon et se mit à lire, les +yeux sortis tout ronds de leurs orbites:</p> + +<p>—<i>Histoire du baron Mouru d'Étangannes et de la mère d'Ida.</i> N'oublions +pas les pseudonymes! Ida pour Olympe,—<i>Histoire du mariage d'Ida...</i> à +seize ans; M<sup>me</sup> la marquise était un cœur, Monsieur!—<i>Mémoires d'un +petit clerc,</i> ou <i>Biographie de maître Mouainot de Barthelémicourt, +notaire,—Du sang et des fleurs,—Le testament du marquis de +Salonay,—Le codicille.</i></p> + +<p>J'avançai la main vivement à ce dernier titre.</p> + +<p>—Mon bienfaiteur, me dit-il en éloignant de moi les papiers, vous aurez +tout, en bloc, avec un rabais important puisque l'affaire est faite en +gros. Mais je ne veux pas vous livrer cela comme une poignée de +sottises, pas vrai? Ce sera propre et bien rangé.</p> + +<p>—Mais vous pouvez me dire, du moins....</p> + +<p>—Ça nuirait à l'intérêt, Monsieur! j'ai mon amour-propre tout comme les +autres auteurs!</p> + +<p>Ceci fut déclaré d'un ton péremptoire.</p> + +<p>—Pendant que j'étais sous votre pardessus, là, reprit Martroy, en +replongeant ses paperasses sous sa pèlerine, vous parliez un petit peu +tout seul, dites donc? J'ai cru deviner....</p> + +<p>—Un seul mot, interrompis-je, est-elle complice ou victime?</p> + +<p>—Qui ça? la marquise? Dame! le patron est un coquin comme on n'en a +jamais vu, mon bienfaiteur. Complice? victime? Il y a de ci et de ça. Je +parie qu'elle vous aura dit que la petiote Jeanne était morte?</p> + +<p>—En effet... serait-ce vrai?</p> + +<p>—Je vous dis que c'était un cœur.... Olympe... jusqu'à quinze ans, +quinze ans et demi, mais pas plus tard. Pourquoi tuer la petiote, +puisqu'elle est morte civilement par sa condamnation? Elle ne peut plus +hériter, c'est clair. Seulement, il faut la bien tenir pour qu'elle ne +vienne pas un matin purger sa contumace, comprenez-vous?... Voilà le +haut de la butte, Monsieur, les jambes me grillent d'aller porter à M<sup>me</sup> +Calvaire le premier argent que j'aie gagné avec ma plume. Permettez-moi +d'ouvrir la portière; je sais descendre d'omnibus... grand merci encore, +et au plaisir de vous revoir!</p> + +<p>—La liste, fis-je, donnez-moi au moins la liste des titres!</p> + +<p>—On ne peut rien vous refuser mon bienfaiteur. C'est griffonné, ça fait +pitié... mais vous aurez tout demain et vous en verrez de drôles! Il me +mit la liste dans la main et se laissa glisser dehors.</p> + +<p>Je le vis un instant, pauvre chétive créature, sautiller dans la boue à +la lueur des réverbères, puis disparaître dans l'ombre des maisons. Il +était environ dix heures du soir quand ma voiture s'arrêta rue des +Moulins, à la porte de la maison de santé du Dr Chapart. Mon cocher, à +moitié endormi, me demanda:</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous avez donc jeté tout à l'heure par la portière, +bourgeois? Je ne vous avais vu embarquer ni chat, ni chien.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Vb" id="Vb"></a><a href="#table">V</a></h2> + +<h3>La famille Chapart</h3> + + +<p>Le Dr Chapart était en famille. Ce fut chez lui qu'on m'introduisit, +quoique j'eusse demandé au concierge M. Lucien Thibaut.</p> + +<p>—Ah! ah! jeune Talleyrand! s'écria le docteur du plus loin qu'il +m'aperçut. Course inutile! Trop tard! Les pensionnaires sont couchés, +surtout ceux qui ont besoin de calme comme notre ami commun, car j'ai +tout plein de sympathie pour ce garçon là, moi, ces dames aussi. De la +part de leur sexe, c'est tout simple, puisqu'il s'agit de peines +d'amour!</p> + +<p>Il s'était levé, roulant, tournant et ronflant, pour venir à ma +rencontre.</p> + +<p>Les deux dames Chapart, une mère laide et prétentieuse, une fille laide +et insignifiante, m'adressèrent un cérémonieux salut.</p> + +<p>—Quand je dis course inutile, reprit le docteur, ce n'est pas poli pour +ces dames, à qui je vais avoir le plaisir de vous présenter. Léocadie, +ma bonne, et toi, Zuléma, M. Geoffroy de Rœux! Mon cher M. Geoffroy de +Rœux, M<sup>me</sup> et M<sup>lle</sup> Chapart. C'est fait! à l'anglaise! Vous allez +maintenant l'amitié de prendre une tasse de thé avec nous, du +thé-Chapart, mon cher Monsieur. Ceux qui en ont goûté ne veulent plus +d'autre thé. Ça rime.</p> + +<p>Mon premier mouvement avait été de refuser, mais j'étais dans un de ces +cas où l'on ne doit négliger aucune occasion d'écouter ou de voir. Je +m'assis entre M<sup>me</sup> Léocadie et M<sup>lle</sup> Zuléma.</p> + +<p>Le docteur me fit remarquer d'abord une théière qu'il avait inventée et +qui portait naturellement son nom, après quoi il me versa une tasse de +thé-Chapart que je ne trouvai pas bon.</p> + +<p>—Parfait! répondis-je à la question qui me fut adressée à ce sujet.</p> + +<p>La glace était rompue. Léocadie me dit aussitôt qu'elle se faisait fort +de m'en procurer au même prix que le simple thé de la caravane.</p> + +<p>—Voyons, voyons, Mesdames! s'écria Chapart, il ne s'agit pas de +caravane! Profitez de ce que vous avez un des mystérieux sous la main +pour tâcher de savoir quelque petite chose sur le mystère. Figurez-vous, +M. de Rœux que mes deux femmes en perdent le boire et le manger par +rapport à M. Thibaut!</p> + +<p>—C'est si drôle aussi! s'écrièrent ensemble les deux dames.</p> + +<p>Puis la mère seule:</p> + +<p>—Ce jeune homme si doux et si beau, on peut le dire, que personne ne +vient voir, pas même sa famille....</p> + +<p>La fille seule:</p> + +<p>—Excepté pourtant cette belle dame dont papa ne veut pas dire le nom et +qui vient le regarder dormir....</p> + +<p>—Un garçon qui rêve tout éveillé de meurtres, de millions, de cour +d'assises!</p> + +<p>—Et qui chante toute la sainte journée sa petite Jeanne chérie....</p> + +<p>—Une personne qui le trompait, à ce qu'il parait, Monsieur!</p> + +<p>—Excusez! et condamnée pour meurtre!</p> + +<p>Ensemble la mère et la fille:</p> + +<p>—C'est aussi par trop drôle!</p> + +<p>—Pif! paf! brr! conclut le docteur. Ah! elles n'ont pas leurs langues +rue Coquenard! Le fait est que vous devez en savoir joliment long, M. de +Rœux si vous avez lu ce que vous avez emporté hier?</p> + +<p>—Lire me fatigue, murmurai-je.</p> + +<p>—Prenez les conserves-Chapart!... Mesdames, vous êtes tombées sur un +diplomate discret, vous ne saurez rien, même sur les millions du Dernier +Vivant. Le fait est, mon cher M. de Rœux, que mes pauvres femmes +portent à votre ami un intérêt extraordinaire. Ça ne se paye pas en sus +de la pension, au moins! Zuléma lui brode une chancelière-Chapart à +double concentration de chaleur naturelle. Il est tout à fait de la +famille, et si on venait nous dire... qu'est-ce que c'est, Bruno?</p> + +<p>Le domestique à tournure d'infirmier qui m'avait introduit auprès de +Lucien lors de ma première visite, entra et vint parler à l'oreille du +docteur. Celui-ci sauta sur ses pieds en criant:</p> + +<p>—Pas possible! Par où aurait-il passé?</p> + +<p>Il ajouta:</p> + +<p>—Vois le livre, Léocadie; étions-nous en avance avec le pensionnaire?</p> + +<p>Cette façon de parler donnait à entendre que la maison Chapart n'avait +pas deux pensionnaires.</p> + +<p>Mais, en vérité, je ne songeais guère à cela. L'inquiétude me prenait.</p> + +<p>—Serait-il arrivé quelque chose à M. Thibaut! m'écriai-je.</p> + +<p>Le docteur haussa les épaules.</p> + +<p>Léocadie qui avait consulté le livre dit:</p> + +<p>—Il ne doit rien, sauf le mois courant qui a commencé ce soir à dix +heures. Chapart tira sa montre impétueusement.</p> + +<p>—Dix heures 25! proclama-t-il d'un accent triomphal. Le mois est dû! +Partez muscade!</p> + +<p>Cette gaieté-Chapart achevait de m'épouvanter, mais j'eus toutes les +peines du monde à obtenir réponse à mes questions. Quand on m'eut enfin +avoué que Lucien Thibaut n'était plus dans sa chambre, je m'y fis +conduire d'autorité. Le docteur était là qui tournait, qui boulait, qui +criait de sa voix essoufflée:</p> + +<p>—C'est imaginable! j'avais fait mettre une serrure-Chapart à la porte +du pensionnaire. S'est-il envolé par la fenêtre?</p> + +<p>Il n'y avait, en effet, aucune trace d'évasion: tous les meubles étaient +dans leur ordre accoutumé. Le lit n'avait pas été défait.</p> + +<p>—Est-ce que cette dame est venue ce soir? demandai-je: la dame qui le +regarde dormir?</p> + +<p>Les trois membres de la famille Chapart se regardèrent.</p> + +<p>Puis Léocadie prit un air déterminé et dit:</p> + +<p>—C'est égal, le mois est dû.</p> + +<p>—Intégralement, ajouta le docteur.</p> + +<p>Il me restait un espoir. Lucien avait pu se réfugier chez moi. Mon +adresse lui était dès longtemps connue.</p> + +<p>Je pris congé assez brusquement de la famille Chapart et je me remis +dans ma voiture en recommandant au cocher de brûler le pavé.</p> + +<p>Quand j'arrivai chez moi, il était près de minuit. Bébelle, ma petite +amie du cinquième étage était encore dans l'escalier où elle s'occupait +à faire les montagnes russes en se laissant glisser le long de la rampe.</p> + +<p>—Bonsoir, Monsieur, me dit-elle, tu rentres tard. Papa et maman ont été +au restaurant et puis au spectacle. Je suis toute seule, ça m'amuse. Le +restaurant et le spectacle venaient ordinairement après la bataille. +Cela faisait partie de la réconciliation.</p> + +<p>Bébelle, qui avait regagné le haut de sa montagne, fila près de moi +comme un trait, sur la rampe, et ajouta:</p> + +<p>—Il y a une femme chez toi, Monsieur. Tu sais, je ne dis pas une dame.</p> + +<p>En effet, je trouvai Guzman en grande conférence avec une superbe coiffe +de dentelles, sous laquelle éclatait la santé de Pélagie. Aussitôt que +la Cauchoise me vit, elle dit à Guzman:</p> + +<p>—Vous êtes bien honnête de m'avoir tenu compagnie. On ne s'ennuie pas +avec vous.</p> + +<p>Puis s'adressant à moi.</p> + +<p>—Le patron m'avait donné ordre de faire faction jusqu'à votre retour. +Vous me remettez bien, pas vrai? C'est moi qui vous ai donné l'adresse +de la rue des Moulins, à Belleville.</p> + +<p>Je pris la lettre qu'elle me tendait. Le regard que j'avais jeté à mon +Guzman en entrant n'était pas exempt de défiance. Je n'aimais pas voir +cette brave Pélagie dans ma maison. Sa présence arrêtait d'ailleurs sur +mes lèvres la question qui les brûlait. Je n'osais prononcer le nom de +Lucien devant elle. La lettre de M. Louaisot était ainsi conçue:</p> + +<p>«Ci-joint, mon cher Monsieur, quelques épreuves du roman nouveau. Il a +du succès dans un certain monde, et sa publication va engraisser +l'affaire.</p> + +<p>Va bien le Dr Chapart? Et l'incomparable voyageuse des Missions +étrangères? Qu'est-ce qu'elle vous aura dit de moi? Vous voyez si on +s'occupe de vous! Vous ne faites pas une enjambée sans que vos amis ne +le sachent.</p> + +<p>Vous devez être assez avancé dans votre dépouillement pour qu'on puisse +causer <i>utilement</i>. Voulez-vous bien me faire dire par ma mule à quelle +heure je pourrai avoir l'honneur de vous rencontrer demain dans la +journée.</p> + +<p>À moins que vous ne préfériez passer chez moi?</p> + +<p>J'ai à vous parler de M. L.... T....</p> + +<p>Mes respectueux compliments, etc.»</p> + +<p>—Voici ma réponse, dis-je à Pélagie: je serai chez moi demain toute la +journée.</p> + +<p>—Alors, j'ai campo? fit-elle, bonsoir!</p> + +<p>Puis, se tournant vers Guzman, qu'elle enveloppa d'une œillade +séduisante, mais modeste, elle ajouta:</p> + +<p>—Je ne me plains pas d'avoir attendu avec une personne bien élevée, +mais quand vous viendrez faire une commission à la maison, nous offrons +à rafraîchir.</p> + +<p>Guzman rougit jusqu'aux oreilles.</p> + +<p>Au moment où Pélagie passait la porte, mes voisins du cinquième +remontaient chez eux en chantant des hymnes patriotiques.</p> + +<p>—Est-il venu quelqu'un? demandai-je vivement dès que la Normande fut +partie.</p> + +<p>—Monsieur, me répondit Guzman, vous avez tout de même de drôles de +connaissances!</p> + +<p>Il était tout à fait en colère.</p> + +<p>—Si Monsieur me laissait du Vespétro, poursuivit-il, pour rincer le bec +aux demoiselles qui viennent chez lui comme au cabaret à des heures +indues....</p> + +<p>Je lui saisis le bras et répétai:</p> + +<p>—Est-il venu quelqu'un?</p> + +<p>—Oui, il est venu quelqu'un. Encore un drôle de pistolet!... Mais cette +Normande-là, voyez-vous....</p> + +<p>—Qui est venu? m'écriai-je en le secouant.</p> + +<p>—Croyez-vous qu'ils disent leur nom, ceux qui viennent vous voir! Il a +laissé un mot sur la table de Monsieur.</p> + +<p>Je le repoussai et je m'élançai dans ma chambre.</p> + +<p>Une lettre cachetée était sur ma table, en effet. Du premier coup +d'œil, je reconnus l'écriture de Lucien. Guzman poussa la porte +derrière moi, et je l'entendis qui disait:</p> + +<p>—Monsieur sait ce qu'il fait, mais, moi, je ne le sais pas!</p> + +<p>La lettre de Lucien ne contenait que quelques lignes. Elle disait:</p> + +<p>«Ne t'inquiète pas de moi. J'ai la tête froide et calme. Je ne cours +aucun danger.</p> + +<p>Demain, tu auras peut-être de mes nouvelles.»</p> + +<p>—Guzman! appelai-je.</p> + +<p>Car je l'entendais toujours grommeler à travers la porte.</p> + +<p>—Monsieur?</p> + +<p>—Celui qui a écrit la lettre s'est-il rencontré avec la Normande?</p> + +<p>—Non, Monsieur.</p> + +<p>—C'est bien, va te coucher.</p> + +<p>Je déposai sur ma table de nuit les épreuves dont l'envoi était une +obligeante attention de M. Louaisot, ainsi que la liste des histoires +que mon pauvre petit Martroy devait m'apporter le lendemain. Par-dessus +le tout, je posai le dossier de Lucien,—et je me mis au lit.</p> + +<p>J'étais disposé à faire une longue et laborieuse séance. La lettre de +Lucien me disait: «Hâte-toi.» Et j'étais de son avis: pour agir il faut +savoir. Or, j'étais encore loin de savoir.</p> + +<p>Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, il y avait sur la liste de +Calvaire-Martroy un titre ainsi conçu: <i>Histoire de l'enfant d'Ida</i>.</p> + +<p>Ida, c'était Olympe. Je n'avais jamais entendu dire que M<sup>me</sup> la marquise +eût un enfant....</p> + +<p>Je me remis donc à dévorer mon dossier, désirant ardemment avoir achevé +cette part de travail quand arriverait l'appoint promis par Martroy.</p> + +<p>Je me disais: J'en saurai alors plus long que Lucien lui-même, et mon +brave M. Louaisot ne compte pas là-dessus!</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—J'en étais resté au n°91 bis, qui était un permis +de visiter l'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut, délivré à maître L. +Thibaut, son défenseur.</p> + + +<h4>Pièce numéro 92</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.—Non signé.)</p> + +<p>29 septembre.</p> + +<p>Geoffroy, j'ai vu Jeanne. Je craignais de la trouver bien plus changée. +Elle m'a grondé parce que je pleurais. Elle veut que j'aie confiance en +Dieu.</p> + +<p>J'avais passé toute la soirée d'hier, toute la nuit, toute la matinée +d'aujourd'hui à méditer sur ce grand acte que j'allais accomplir. +Prendre sur moi la défense de Jeanne! J'étais bien heureux, mais j'avais +grand peur.</p> + +<p>Je comptais l'interroger minutieusement. Ne savais-je pas que la lumière +sortirait de ses réponses tout naturellement?</p> + +<p>Je ne l'ai pas interrogée. Le temps nous a manqué pour cela. Elle a mis +sa tête sur mon épaule et nous avons parlé de sa mère.</p> + +<p>Mon Dieu! je ne demande pas mieux que d'avoir confiance en vous! Mais à +voir cette tête suave, miroir d'une âme angélique, prise dans ce sombre +cadre d'une cellule de prison, que croire de votre justice?...</p> + +<p>Je disais cela. Elle a posé ses deux mains sur ma bouche. Elle m'a dit:</p> + +<p>—Au-delà de ce monde, il y a autre chose....</p> + +<p>Et puis elle s'est mise à sourire, ajoutant:</p> + +<p>—D'ailleurs, je ne serai pas condamnée, puisque tu es mon avocat.</p> + +<p>Et son front a remplacé ses deux mains sur ma bouche, pendant qu'elle +répétait en extase:</p> + +<p>—Mon mari, mon mari, mon mari! Tu es mon mari!</p> + +<p>Nous nous aimons, Geoffroy, nous sommes heureux. Elle a raison. Il faut +croire à la miséricorde de Dieu.</p> + +<p>Changerais-je mon sort contre celui d'un roi?...</p> + +<p>Elle est à moi, elle est ma femme. Ils ne peuvent pas faire qu'elle ne +soit pas ma femme. Voilà où Dieu est grand! Voilà où Dieu est bon! Que +son nom soit mille fois béni!</p> + +<p>Dans la petite maison du Bois-Biot, du temps de M<sup>me</sup> Péry, il y avait une +chambre qui donnait sur l'ancienne avenue du manoir. Le manoir a +disparu, mais les grands chênes restent.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Péry avait son piano dans cette chambre. Elle chantait bien +rarement. Une fois pourtant, j'entendis le piano en passant dans +l'avenue, et la voix de notre chère jeune mère descendit parmi les +branches.</p> + +<p>Elle chantait la chanson normande, la pauvre <i>Chanson du Poirier</i>.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Au bas de not'village,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma lon lan la,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma tour la-i-la,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Au bas de not'village</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Il était un poirier.</i><br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Il était un poirier (bis)</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Tous deux sous son ombrage</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Nous venions nous aimer.</i><br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Perrine, ma Perrine,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma lon lan la</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma tour la-i-la,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Perrine, ma Perrine,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Veux-tu nous épouser?...</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Dans la cellule de la prison où nous étions. Jeanne s'est mise à chanter +cela. Sa mère bien-aimée revivait et souriait entre nous deux.</p> + +<p>Nous nous tutoyons maintenant. Jeanne m'a dit:</p> + +<p>—Toi, tout te fait pleurer!</p> + +<p>Elle n'a plus voulu chanter.</p> + +<p>Je n'ai pas insisté. Les gens de la prison trouveraient peut-être que +c'est mal. Il vaut mieux qu'elle ne chante pas.</p> + +<p>C'est une histoire touchante que la <i>Chanson du Poirier</i>. Perrin et +Perrine sont des fiancés. Ils sont trop pauvres pour faire des noces, +mais ils soupirent sous le poirier. Perrin tire au sort. Il a un bon +billet, quelle joie! Mais il part tout de même parce que François, son +frère de lait est tombé soldat et que la vieille mère de François +pleure.</p> + +<p>Le poirier est tout en fleurs. Perrin et Perrine y viennent une dernière +fois. Ô Perrin! mon ami bon et brave! je t'attendrai, je t'attendrai! +C'est Perrine qui dit cela. Et Perrin:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Quand ce fut à la guerre,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma lon lan la Ma tour la-i-la,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Quand ce fut à la guerre,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Je me sentis trembler</i><br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Je me sentis trembler, (bis)</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Je voyais par-derrière,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Je voyais le poirier....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Et sous le poirier tout ce qu'on regrette: la brise du pays, l'herbe de +la prairie, et Perrine si jolie!</p> + +<p>Mais une voix a parlé au-dessus du canon. En avant! c'est l'empereur qui +passe.</p> + +<p>—Tu as peur, conscrit?</p> + +<p>—Non, sire.</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu?</p> + +<p>—Perrin.</p> + +<p>—Perrin, je te fais brigadier....</p> + +<p>Si Perrine savait cela! Que c'est facile, la guerre! Une, deux, droite, +gauche, et ne jamais reculer! Comme cela, on arrive le premier à la +brèche.</p> + +<p>—Tiens, c'est toi, brigadier?</p> + +<p>—Oui, sire.</p> + +<p>—Ramasse une épaulette, lieutenant!</p> + +<p>Oh! Perrine! Perrine! Une, deux, droite, gauche, toujours, +toujours—jusqu'à Moscou!</p> + +<p>Mais pas plus loin!</p> + +<p>On recule à travers les plaines glacées.</p> + +<p>—Capitaine! le dernier à la retraite! Voici ma croix.</p> + +<p>—Sire, merci.</p> + +<p>Mais reverra-t-il Perrine, après tant de fatigues et de blessures? +Une—mais pas deux!</p> + +<p>Droite—mais pas gauche! Il reste une de ses jambes dans la neige, sur +la route qui revient vers la patrie.</p> + +<p>Il y serait resté lui-même sans une vision qui réchauffa le sang de ses +veines:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Perrine, ma Perrine,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma lon lan la,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma tour la-i-la</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Perrine, ma Perrine,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Priait sous le poirier....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>La guerre est finie. L'heure du retour a sonné. Comme il se hâte! Voici +déjà le village. Mais le poirier?</p> + +<p>C'est le printemps. Le poirier devrait être en fleurs.</p> + +<p>Ils ont coupé le poirier!</p> + +<p>Le clocher est resté debout, lui, car les cloches sonnent. Pourquoi +sonnent-elles? Pour une noce.</p> + +<p>—Qui se marie?</p> + +<p>—Regardez! Voilà les fiancés.</p> + +<p>Les fiancés montaient les marches de l'église: Perrine et François. +C'est triste la guerre.</p> + +<p>Perrin entre, clopina clopant, derrière eux dans l'église. Il se cache à +l'ombre d'un pilier. Que va-t-il faire? Essuyer une larme et prier,</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Prier pour sa Perrine,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma lon lan la</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ma tour la-i-la,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Prier pour sa Perrine</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Et son frère de lait....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Geoffroy, Geoffroy, moi, je suis aimé. Ne cherche pas pourquoi je t'ai +dit la chanson normande. C'est pour me vanter de mon bonheur.</p> + +<p>Je me trouve si heureux, si heureux!</p> + + +<h4>Pièce numéro 93</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien, non signé.)</p> + +<p>30 septembre.</p> + +<p>J'y suis retourné ce matin. J'y peux aller tous les jours. Les gens de +la prison sont bons pour moi. Dans la pitié qu'on me témoigne, il y a +presque du respect.</p> + +<p>Personne, du reste, n'est méchant avec elle. Depuis qu'elle est arrivée +d'Yvetot, elle a subi deux interrogatoires. Le juge lui parle avec +douceur. Seulement il lui laisse voir qu'il ne croit pas à ses réponses.</p> + +<p>Elle me disait hier: «Il prétend que j'ai <i>un système</i>. Tout ce qui me +sort de la bouche fait partie de mon système. Le greffier, tout en +écrivant, marmotte le mot système entre ses dents...»</p> + +<p><i>Le système de l'accusée</i>, Geoffroy! Je connais trop cela. Au Palais, +nous nous blindons sans cesse contre le crime. Si l'innocence entre chez +nous, tant pis pour elle!</p> + +<p>Il est bien certain que le crime est savant et que tout criminel a un +système parfois très profondément combiné.</p> + +<p>Et ici même, Geoffroy, dès les premiers pas que je fais dans +l'instruction, mon sens de juge démêle la science d'un scélérat hors +ligne.</p> + +<p>La pauvre Jeanne n'a pas de système, quoi qu'ils en pensent ou quoi +qu'ils en disent. Mais autour d'elle, un filet à mailles serrées, œuvre +d'un véritable docteur ès-scélératesses, a été lancé et retombe, +l'enveloppant de ses plis.</p> + +<p>Il y a là ce que les Anglais appellent une <i>regular roguery</i>, seulement +le <i>rogue</i> n'est pas sous la main de la Justice.</p> + +<p>Le docteur ès-crimes a échappé par sa science même aux investigations du +parquet. Il a fui comme le sauvage de l'Amérique du Nord, usant tous les +calculs de sa tactique à dissimuler sa retraite.</p> + +<p>Chacun de ses pas en arrière a été un mensonge et une déception.</p> + +<p>Il est là quelque part, ce virtuose de l'assassinat. Parmi ceux qui +suivent l'instruction, il est le plus attentif et le plus curieux, sans +doute. Il faut t'en fier à lui, Geoffroy, de tous les détails de la +prison, il n'ignore rien. C'est lui qui voit, c'est lui qui sait. Il rit +du juge, il défie l'avocat et sa compassion railleuse insulte à la +victime.</p> + +<p>Oui, le crime est savant, le crime est prudent. De nos jours, il va à +l'école. Des gens se rencontrent qui dépensent à faire leur cours de +crimes autant de volonté, autant d'assiduité que nous mettons de +mollesse et de paresse à suivre notre cours de droit.</p> + +<p>Ils connaissent mieux que nous ce que nous connaissons, et nous ne +savons rien de ce qu'ils savent.</p> + +<p>Dans notre sac, il n'y a qu'un tour. Aussitôt qu'un accusé est sous +notre main, aussitôt qu'une série de preuves ou de vraisemblances nous +indique <i>qu'il y a lieu de suivre</i>, un singulier phénomène s'opère en +nous, magistrats insuffisants, amenés à la routine par la paresse.</p> + +<p>Nous voulons bien nous efforcer, mais nous ne voulons rien perdre de +notre premier effort.</p> + +<p>Le commencement de notre besogne est sacré, nous élevons un autel à +notre peine, qu'elle ait enfanté la vérité ou l'erreur.</p> + +<p>Il est à nous ce travail. Nous défendons qu'on y touche.</p> + +<p>Le seul moyen de ne perdre aucune parcelle de nos efforts, c'est d'en +consacrer provisoirement le résultat bon ou mauvais. Ainsi faisons-nous. +Par je ne sais quel travail de chimie intellectuelle, deux choses +absolument opposées se mêlent en nous et se confondent. Nous faisons de +l'hypothèse une réalité pour dormir dessus. Nous avons dit d'abord: +supposons que l'accusé soit coupable. Voilà bientôt un point réglé. Il +n'y a que le subjonctif à remplacer par l'indicatif: <i>L'accusé est +coupable.</i></p> + +<p>Or, un coupable est nécessairement retors.</p> + +<p>Et voilà comme quoi ma pauvre petite Jeanne a un système!</p> + +<p>Chaque profession a son écueil. C'est ici l'écueil du juge, chargé d'une +instruction criminelle.</p> + +<p>Dès qu'on s'est dit en désignant un être humain: voici le coupable, la +conscience est entraînée sur une pente terrible.</p> + +<p>Comme nous avons consenti à tout voir au travers d'un certain milieu qui +est notre hypothèse même, élevée à la hauteur d'un fait, toutes choses +prennent pour nous la couleur de ce fait.</p> + +<p>Nous avons mis au-devant de nos yeux des lunettes vertes, bleues ou +jaunes, nous voyons tout jaune, bleu ou vert.</p> + +<p>Les faits se façonnent: ils entrent par le trou qu'on leur ouvre, ils se +groupent dans le moule qu'on leur présente....</p> + +<p>Et tout cela de bonne foi, Geoffroy, voilà le grand, le vrai malheur. Je +n'ai jamais rencontré dans ma vie un seul juge qui fût de mauvaise foi. +S'il en est, j'affirme qu'ils sont très rares.</p> + +<p>Mais ceux qui ne savent pas et qui ne peuvent pas sont nombreux. Or, le +crime est là d'un côté, la Société, de l'autre. La Société paye le juge +pour la garder contre le crime.</p> + +<p>Pour chaque crime elle a droit à un coupable.</p> + +<p>Ils savent cela, les autres licenciés, les autres docteurs, ceux qui, au +Moyen âge, écoutaient les professeurs de la Cour des Miracles. Crois-tu +donc bonnement, Geoffroy, qu'une institution comme la Cour des Miracles +puisse jamais tomber? Elle s'est transformée comme l'Université, mais +elle existe.</p> + +<p>Elle ne mourra pas plus que l'Université. Les grandes choses ne meurent +jamais, surtout les choses gothiques. Certes, on ne passe plus sa thèse +à l'école du grand Coësre d'Égypte en dévalisant un mannequin garni de +clochettes, mais c'est qu'on fait mieux. Il y a de hautes études. +Quelque part, à de mystérieuses profondeurs, le vol a ses conférenciers, +l'assassinat ses philosophes. Pas de paresse ici! On étudie pour sa +peau.</p> + +<p>Jamais Toullier ni Delvincourt ne furent écoutés comme les maîtres de +cette faculté redoutable où s'enseigne l'envers de la loi.</p> + +<p>Ils sont forts, ils sont habiles, ils sont hardis, ils jouent du code +comme Liszt pétrissait l'ivoire de son piano. Rien ne les arrête +puisqu'ils ne croient à rien. Ils se sont dit, tout comme les autres: Il +faut un coupable. Ils en font un—qu'ils tendent aux autres au bout +d'une ficelle. Et les autres mordent à l'hameçon.</p> + +<p>Geoffroy, parlerais-je ainsi si je n'avais pas intérêt? Aurais-je parlé +ainsi hier?</p> + +<p>J'ai dépouillé la robe du juge. La femme que j'aime au-dessus de tout en +ce monde est une accusée. Puis-je être impartial?... Quand j'étais +magistrat, j'ai fait de mon mieux, toujours. Je pense que mes collègues +sont de même.</p> + +<p>Seulement, ce pauvre être sans défense, Jeanne, ils disent qu'elle a un +système! quelque chose en moi s'est révolté. Qu'on la charge, qu'on +l'accable, tout est possible excepté l'impossible. L'impossible, c'est +que Jeanne ait un système!</p> + +<p>Elle m'a accueilli ce matin d'un air tout pensif. C'est à peine si elle +m'a demandé de mes nouvelles.</p> + +<p>—Lucien, je voudrais savoir une chose: Qu'est-ce que c'est qu'un +système?</p> + +<p>J'ai senti froid dans mon sang, parce que je me suis dit: Si elle osait +leur faire une question de ce genre, comme ils crieraient à +l'hypocrisie! Je lui ai expliqué ce qu'on entend par système quand on +est juge d'instruction. Elle a réfléchi.</p> + +<p>—Est-ce que je ferais mieux d'en avoir un? m'a-t-elle demandé.</p> + +<p>J'ai repris ma place d'hier, et sa tête est revenue sur mon épaule.</p> + +<p>Mais elle n'était plus si gaie. Il y avait de gros embarras dans sa +chère petite cervelle.</p> + +<p>—Enfin, a-t-elle répété plusieurs fois, enfin, ils me croient donc +vraiment capable de cela!</p> + +<p>J'ai répondu la première fois, et c'était la première fois aussi que +j'essayais de savoir d'elle quelque chose ayant trait au procès:</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela nous fait, puisque tu n'étais même pas à Paris au +moment où le meurtre a été commis?</p> + +<p>—Mais si fait! s'est-elle écriée. Tu ne te souviens pas bien. Nous +étions venues pour les affaires de pauvre papa. Et ce fut pendant ce +voyage qu'on me vola mes ciseaux dans mon vieux nécessaire. Je leur ai +dit cela. M. Cressonneau a souri, et le greffier aussi. Je n'aime pas +quand ils sourient....</p> + +<p>—Jeanne, lui ai-je dit, mon bon petit amour, je vais t'interroger, moi +aussi, parce qu'il faut que je sache bien tout pour te défendre. Veux-tu +me répondre?</p> + +<p>—C'est donc vrai, alors! s'est-elle écriée. J'irai-là! avec des +gendarmes! maman aurait voulu venir avec moi. Ah! je suis contente +qu'elle soit morte!</p> + +<p>Elle n'aurait pas pleuré, je crois, car elle est brave plus que je ne +puis le dire. Mais ses larmes sont venues quand elle a vu les miennes +couler.</p> + +<p>Elle a essuyé mes yeux avec son mouchoir.</p> + +<p>—Eh bien, après! s'il faut aller, j'irai. Tu seras-là. Mon Dieu! comme +je te fais du chagrin!</p> + +<p>J'ai poursuivi mon interrogatoire:</p> + +<p>—Jeanne, tu ne connaissais pas du tout le comte Albert de Rochecotte, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Si, Lucien, je l'avais vu une fois quand pauvre maman me mena à +l'Opéra. Notre cousin Rochecotte était là avec papa et des dames. Il me +parut qu'ils se moquaient de papa, comme s'ils le trouvaient trop vieux +pour être avec eux. Il y avait d'autres jeunes gens.</p> + +<p>—Et Albert te vit-il?</p> + +<p>—Oh! non, Maman et moi nous nous mîmes dans un endroit sombre. Maman +était fâchée d'être venue.</p> + +<p>—Remarquas-tu la dame qui était avec Albert?</p> + +<p>—Quand maman me le montra, elle me dit: «C'est le beau, celui qui est +tout seul.» Il n'avait pas de dame avec lui.</p> + +<p>—Tu es bien sûre de cela Jeanne?</p> + +<p>Une nuance rosée vint à ses joues pendant qu'elle réprimait un sourire +espiègle.</p> + +<p>—Bien sûre, répondit-elle, puisque la dame que papa avait amenée était +pour le comte Albert.</p> + +<p>—Toute jeune, celle-là, n'est-ce pas, Jeanne?</p> + +<p>—Mais du tout. Une grande brune, très belle, trop forte, et qui +paraissait bien près de ses trente ans. Ce n'était pas Fanchette. Je +repris:</p> + +<p>—Jeanne, veux-tu me dire l'histoire de ton enfance?</p> + +<p>—Je veux bien, mais elle n'a pas beaucoup d'histoire, mon enfance. Nous +habitions une grande maison de campagne, presque un château, près de +Dieppe. Notre plus proche voisin était le marquis de Chambray qu'Olympe +épousa plus tard.</p> + +<p>—Te souviens-tu bien d'Olympe en ce temps-là.</p> + +<p>—Non, très peu. J'entendais dire qu'il n'y avait rien de si beau +qu'elle, mais elle était trop grande pour moi.</p> + +<p>Nous vivions comme des riches, seulement il arrivait du matin au soir +des gens qui voulaient être payés.</p> + +<p>Pauvre papa n'était pas méchant, au moins. Il ne grondait jamais maman +que pour avoir de l'argent. Maman l'aimait bien. Une fois pourtant, elle +se fâcha contre lui. Cela m'est resté. Je la trouvais trop sévère. +Pauvre papa s'en alla, et maman ne mit plus jamais son cachemire de +l'Inde.</p> + +<p>—En s'en allant, le baron l'avait emporté?</p> + +<p>—Oui, et les bracelets, avec la broche et les boucles d'oreilles. Maman +m'a dit depuis que c'était à lui, tout cela, et qu'il n'avait pas volé.</p> + +<p>—Mais qu'avait-il fait pour fâcher ta chère mère?</p> + +<p>—Dame... nous ne pûmes pas rester dans le pays.</p> + +<p>—Où allâtes-vous, Jeanne?</p> + +<p>—Partout. J'étais encore bien petite. J'ai été dans plus de dix +pensions à la queue leu leu. Pauvre papa venait toujours, et alors nous +partions.</p> + +<p>—Tu étais déjà grande quand vous vîntes au Bois-Biot?</p> + +<p>—Oh! bien grande. Ce fut quinze jours après notre arrivée que pauvre +maman me dit: «Il y a ici un jeune substitut qui est notre ennemi.» +Sais-tu que je te détestais? c'est pauvre maman qui t'excusa près de moi +quand tu nous eus fait condamner. Et puis je te vis, et puis je t'aimai.</p> + +<p>Je l'attirai contre mon cœur.</p> + +<p>Nous n'en avons pas dit plus long pour aujourd'hui.</p> + +<p>Je saurai tout en l'interrogeant ainsi petit à petit.</p> + +<p>En la quittant, aujourd'hui, j'ai salué une sœur dans le corridor; elle +m'a dit:</p> + +<p>—C'est véritablement une enfant. Est-il vrai, Monsieur, que vous ayez +possibilité d'établir un alibi?</p> + +<p>J'ai répondu non.</p> + +<p>La sœur a secoué la tête.</p> + +<p>—On annonce que ce sera la troisième affaire de la session, a-t-elle +ajouté. Probablement le 17 ou le 18 octobre. Nous ne sommes pas dans les +secrets de Dieu, Monsieur, mais je prie pour vous deux tous les matins +et tous les soirs.</p> + +<p>—Eh bien? et cet alibi! m'a demandé la femme du concierge.</p> + +<p>Là-bas, le mot <i>alibi</i> jouit d'une grande popularité. Je n'ai pas cru +devoir être aussi explicite qu'avec la sœur. J'ai répondu:</p> + +<p>—Nous avons bonne espérance.</p> + +<p>—Bravo! mais vous feriez peut-être bien de prendre avec vous, pour vous +aider, un de nos messieurs à la mode. Ça enlève une histoire. Un jury et +une crêpe, voyez-vous, c'est deux choses qui se retournent sur le feu.</p> + +<p>Je te l'ai dit, Geoffroy, on est très bon pour nous.</p> + + +<h4>Pièce numéro 94</h4> + +<p class="center">(Anonyme. Écriture inconnue.)</p> + +<p>Paris, 30 septembre.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, avocat.</i></p> + +<p>Une personne à qui M. Thibaut a fait du bien pendant qu'il était juge, +désire lui rendre la pareille.</p> + +<p>La personne est placée de telle façon qu'elle peut affirmer à coup sûr +que l'accusée Jeanne P., innocente ou coupable est condamnée d'avance. +Plus M. Thibaut étudiera l'affaire, plus il partagera cette malheureuse +conviction. En ce moment les recours en grâce n'ont aucune chance.</p> + +<p>La personne pense qu'une évasion ne serait pas impossible dans les +conditions où se trouve l'accusée Jeanne P. La question des frais ne +devra pas arrêter M. Thibaut.</p> + +<p>M. Thibaut pourrait faire tenir sa réponse d'une manière sûre à la +personne en employant le moyen suivant:</p> + +<p>Écrire une lettre d'avance, aller à Notre-Dame-des-Victoires demain +dimanche à huit heures du soir: se servir de la lettre pour envelopper +une pièce de monnaie, et la jeter dans la bourse de la quêteuse qui se +tiendra à la porte de gauche en entrant. Bien entendre <i>la porte de +gauche,</i> c'est-à-dire la plus voisine du passage des Petits-Pères. Il +serait peut-être encore temps le dimanche suivant, mais des heures +précieuses auraient été perdues.</p> + + +<h4>Pièce numéro 95</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien, sans signature.)</p> + +<p>1<sup>er</sup> octobre.</p> + +<p>Non, il n'est pas possible que la vérité reste ainsi enfouie!</p> + +<p>Ce sont d'honnêtes gens, Geoffroy. Ils se couperaient les deux mains +avant d'accomplir ce crime horrible qui s'appelle un meurtre judiciaire.</p> + +<p>Je les éclairerai, je ferai passer dans leur esprit la lumière qui +éblouit le mien. Ce doit être facile.</p> + +<p>Une évasion! jamais! je flaire un piège. Et puis, une évasion est un +aveu. Jeanne ne doit pas avouer puisque Jeanne n'est pas coupable.</p> + +<p>Les vois-tu autour de nous, dans le noir, ces misérables qui ne trouvent +pas suffisant le mal qu'ils nous ont déjà fait?</p> + +<p>Je l'ai bien dit: ce sont des docteurs. Ils ont passé tous leurs +examens. Ils savent le mal comme aucun de nous ne sait le bien.</p> + +<p>Quel est leur but? Je l'ai cherché. Chez eux, il n'y a jamais deux +mobiles. Toujours le même: l'argent. Il y a quelque part une montagne +d'argent qui a déjà tué Rochecotte, et qui va me tuer ma petite Jeanne.</p> + +<p>Oh! qu'ils le prennent, cet argent maudit! Qu'en a-t-elle besoin? +Aujourd'hui, je l'ai interrogée au sujet de cette succession qui est, +pour moi son malheur. Je croyais qu'elle allait me répondre: «Je ne sais +pas.»</p> + +<p>Mais ici, comme pour sa présence à Paris à l'époque du meurtre, comme +aussi pour le fait de s'être rencontrée au moins une fois avec Albert de +Rochecotte, sa réponse a trompé mon espoir.</p> + +<p>Elle sait. C'était une de leurs naïves gaietés entre la mère et la +fille: aux heures de misère, elles se moquaient souvent de leurs +millions à venir.</p> + +<p>Elles n'y croyaient pas, mais elles savaient.</p> + +<p>Et le vieux baron faisait mieux que savoir. Parmi ses dettes il y en +avait bon nombre de contractées à intérêts exorbitants qui étaient +garanties par ses droits éventuels à la succession du dernier vivant de +la tontine.</p> + +<p>Mais que prouve cela? s'ils sont des hommes, s'ils sont des juges, ils +verront bien avec moi la toile d'araignée où l'on a pris cette pauvre +petite mouche. Les fils en sont déliés, c'est vrai, les rets ont été +fabriqués par un ouvrier-maître, mais enfin il y a des fils, je les ai +dans ma main et je les montre.</p> + +<p>Le plus apparent, c'est celui qui a coûté la plus grande dépense +d'habileté.</p> + +<p>Il ne faut pas trop bien faire.</p> + +<p>C'est là le défaut des docteurs.</p> + +<p>Le détail des ciseaux est <i>trop bien fait</i>. À lui tout seul il forme un +roman.</p> + +<p>C'est une boîte à ouvrage de la fabrique de Samuel Worms, +Londres-Birmingham, que la mère de M<sup>me</sup> Péry avait rapportée de +l'émigration. Selon l'accusation, Jeanne aurait pris les ciseaux de +cette boîte, le jour du meurtre, et s'en serait servie pour assassiner +Albert de Rochecotte pendant son sommeil.</p> + +<p>Car une petite fille ne tue pas un grand et fort jeune homme avec une +mignonne paire de ciseaux, quand il a l'usage de ses facultés et de ses +mouvements.</p> + +<p>Tu connaissais Albert aussi bien que moi. À ton idée, combien aurait-il +fallu de fillettes pour avoir la fin de lui? De fillettes comme Jeanne?</p> + +<p>Il parait établi, d'après l'accusation, qu'un narcotique avait été versé +soit dans le vin d'Albert, soit dans son café, et qu'il s'était endormi +après le dessert.</p> + +<p>Mais je dis, moi, que cette circonstance même étant admise, on ne tue +pas avec des petits ciseaux,—à moins d'avoir une raison pour cela.</p> + +<p>Et la raison, la voici: elle appartient au docteur ès-crimes, la raison!</p> + +<p>La raison, c'est qu'il fallait faire retomber le meurtre sur une jeune +fille.</p> + +<p>Suis bien: une paire de ciseaux, c'est une arme de jeune fille.</p> + +<p>Tout le monde a dit cela, dès le début.</p> + +<p>C'est la comédie.—Voici la réalité: les ciseaux sont volés dans la +boîte à ouvrage de Jeanne, précisément pour que la comédie puisse avoir +lieu.</p> + +<p>Par qui, volés?</p> + +<p>Est-ce que je sais? Par Louaisot, si Louaisot est le docteur ès-crimes?</p> + +<p>Cependant Louaisot n'est pas héritier. Non. Mais il connaît un héritier.</p> + +<p>Souviens-toi de la personne pour laquelle il me quitta, le jour où il me +vendit le talisman.</p> + +<p>La femme au codicille était là. Elle est héritière, elle!...</p> + +<p>Je me suis arrêté, Geoffroy, c'est du délire. Je ne voulais assurément +rien dire de tout cela. Ne crois pas que je le pense. Est-ce ma folie +qui me prend?</p> + +<p>Je veux finir mon raisonnement et mon histoire. J'aurai le temps avant +ma crise.</p> + +<p>Les ciseaux sont volés, voilà le fait certain. Où? dans la chambre vide +où est morte la pauvre jeune mère. Personne ne défend plus cet asile. +M<sup>me</sup> Péry est au cimetière et Jeanne au couvent de la Sainte-Espérance.</p> + +<p>Volés par qui? je répète la question.</p> + +<p>Par celui ou par celle qui va s'en servir au restaurant du +Point-du-Jour.</p> + +<p>Par Fanchette, si tu veux, car elle existe, après tout, cette Fanchette, +puisque Rochecotte avait une maîtresse, et que cette maîtresse n'était +pas Jeanne.</p> + +<p>L'accusation dit le contraire. Il faudra qu'elle le prouve....</p> + +<p>Le meurtre est accompli. Les ciseaux restent au pouvoir de l'accusation.</p> + +<p>Que devient la boîte?</p> + +<p>La boîte est vendue avec le pauvre mobilier. On n'entendra plus jamais +parler de cette boîte, achetée à l'encan, comme le reste par des juifs +inconnus.</p> + +<p>Voilà le vrai. Cela aurait dû être ainsi.</p> + +<p>Mais la comédie judiciaire a besoin de la boîte, la boîte reparaîtra.</p> + +<p>Tu te souviens, quand Jeanne retourna au Bois-Biot en sortant de mon +cabinet de toilette? Elle trouva dans sa chambre une surprise. Elle +croyait, la pauvre chérie, que j'avais eu cette attention délicate de +racheter le petit meuble de famille: son cher nécessaire dont sa mère et +son aïeule s'étaient servies avant elle.</p> + +<p>Ce n'était pas moi qui avais eu cette attention délicate.</p> + +<p>Quelqu'un avait racheté la boîte à ouvrage tout exprès pour que les +badauds pussent dire, après l'arrestation de Jeanne et au moment de la +perquisition: <i>le doigt de Dieu est là</i>!</p> + +<p>Et ils n'ont pas manqué de le dire, les badauds! C'est ici la maîtresse +preuve et le principal témoin. L'affaire s'appelait déjà l'<i>Affaire des +ciseaux</i>.</p> + +<p>Un vrai docteur ès-crime mêle toujours à sa combinaison un élément de +gros drame—pour le public.</p> + +<p>Car le public est juge d'instruction aussi. Et l'histoire des pesées que +la foule opère sur la conviction du vrai juge serait une longue suite de +pages en deuil.</p> + +<p>Je crois au doigt de Dieu. Il m'est arrivé de le voir en ma vie. Le +doigt de Dieu n'est pas fait ainsi.</p> + +<p>Le doigt de Dieu, c'est la foudre. Le doigt de Dieu ne monte pas +péniblement, une à une, les pièces d'une misérable mécanique.</p> + +<p>C'est le doigt du démon ici. Je me lèverai seul contre tous et je leur +prouverai cela!</p> + +<p>Désormais, je vois ma cause si claire qu'il me suffira d'ouvrir la +bouche pour dissiper les ténèbres. J'ai grandi avec la nécessité. Je +suis éloquent, je suis fort. Je ne me reconnais plus moi-même. Ils +trembleront devant moi. Leur prétendue vérité qui n'est que mensonge et +artifice....</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—L'écriture devenait subitement illisible.</p> + + +<h4>Pièce numéro 96</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien altérée et méconnaissable. Sans date.)</p> + +<p>M. L. Thibaut a toujours eu des sentiments d'estime et même de respect +pour la magistrature française. Depuis qu'il fait partie du barreau +cette opinion n'a pas changé. Sa position particulière est difficile. Sa +santé n'est pas bonne. Depuis sa maladie, il se laisse aller à des +mouvements de violence qu'il déplore ensuite.</p> + +<p>Mais M. Geoffroy de R. peut être tranquille. Cet état de fièvre +s'explique par beaucoup de souffrances. Il n'est pas incompatible avec +la mission que M. L. Thibaut a sollicitée, obtenue et acceptée. L'étude +de sa cause est le travail de ses jours et de ses nuits. Sa jeune et +malheureuse cliente sera bien défendue.</p> + + +<h4>Pièce numéro 97</h4> + +<p class="center">(Écriture ordinaire de Lucien. Sans signature.) Dimanche.</p> + +<p>J'ai eu ma crise. J'en laisse ici la marque.</p> + +<p>Mes crises sont plus rares et moins fortes. Celle-ci n'a pas duré plus +d'une heure et ne m'a laissé qu'un peu de fatigue. J'ai bien dormi cette +nuit. Jeanne a été à la messe, ce matin. Pauvre chérie! c'est elle qui +dit cela. La sœur lui a prêté un paroissien et elles ont prié ensemble +dans la cellule. Cette sœur est une douce sainte. Je la vois souvent +triste. Quand elle sourit, elle est jeune et très belle.</p> + +<p>Jeanne était toute gaie. Elle ne voulait pas causer de l'affaire. Nous +apercevions sur le mur qui fait face un rayon du beau soleil d'octobre.</p> + +<p>Notre haie du Bois-Biot doit être riante, ce matin. On a sans doute +labouré les deux champs. Celui où passe le sentier qui descend à la +ferme a de grands pommiers qui doivent perdre leurs feuilles.</p> + +<p>—Je parie, m'a dit Jeanne, que les enfants sont sous notre châtaignier +à abattre des châtaignes.</p> + +<p>—Il faut travailler, Jeanne, ma petite Jeanne. Les jours passent, et +mon plaidoyer n'est pas achevé. Elle s'est assise auprès de moi. Elle a +mis sa blonde tête à sa place, sur mon cœur.</p> + +<p>—Eh bien, travaillons, Lucien, mon mari. Elle sait que ce mot-là me +rend heureux.</p> + +<p>—L'année dernière, reprit-elle, à cette époque-ci, il faisait froid. +Pauvre maman et moi nous nous levâmes de bon matin pour porter du +bouillon au vieux Jean Étienne qui avait gagné les fièvres à la battée. +Les prés étaient déjà tout blancs... mais travaille donc, Lucien, +puisque tu veux travailler!</p> + +<p>—À quelle date furent volés tes ciseaux, Jeanne?</p> + +<p>—Je ne m'en aperçus peut-être pas tout de suite. Je brodais si peu! Je +passais mes jours auprès du lit de pauvre maman; elle voulait toujours +mes mains dans les siennes. Il me semble bien que ce fut le jour où le +Dr Schontz t'écrivit de venir.</p> + +<p>—L'avant veille de?...</p> + +<p>—Oui. Oh! tu peux bien dire de la mort. Maman ne m'a pas quittée. Elle +vient toutes les nuits.... Ce jour-là, je voulus prendre mes ciseaux pour +arranger une de ses camisoles de malade. Je ne les trouvai plus.</p> + +<p>—Qui vous servait alors?</p> + +<p>—Une femme de ménage. Nous n'avions plus de domestique.</p> + +<p>—Et tu rachetas d'autres ciseaux? quand?</p> + +<p>—À l'instant même. J'envoyai la femme de ménage en lui disant d'en +prendre à bon marché. Maman était en train de me parler de toi. Cent +fois par jour, elle prenait la résolution de ne plus prononcer ton nom. +Et elle me défendait bien doucement de penser à toi. Mais ton nom +revenait toujours, toujours.</p> + +<p>—Est-ce que tu emportas la boîte à ouvrage avec toi au couvent?</p> + +<p>—Tu sais bien que non, puisque tu me la rendis à Yvetot.</p> + +<p>—Ce ne fut pas moi. Jeanne.</p> + +<p>—Qui donc aurait songé à me faire plaisir?</p> + +<p>Elle a de ces mots là qui me navrent tout en faisant que son innocence +est pour moi plus claire que l'évidence. S'ils l'interrogeaient +au-dehors de leur parti pris... mais leur siège est fait. Je connais +cela.</p> + +<p>Moi, je tâche de savoir, je fouille les détails, je fais la chasse aux +dates.</p> + +<p>Certain que je suis de l'impossibilité du fait principal, je crois à +chaque instant qu'un fait accessoire va venir appuyer ma thèse, ou +plutôt lui fournir un point de départ tangible, qu'on puisse prendre en +main et présenter à la discussion.</p> + +<p>Mon espoir est sans cesse trompé. Tout se groupe contre moi. Est-ce le +hasard? Est-ce la perfection même de ce travail diabolique que je +suppose accompli par un scélérat parvenu au <i>summum</i> de la science +criminelle?</p> + +<p>J'ai été chez Nadar. J'ai acquis la certitude que les épreuves +photographiques ont été livrées le jour même du crime. Il est donc +naturel que Fanchette les eût sur elle au restaurant.</p> + +<p>Qu'espérais-je en prenant ce renseignement? En vérité, je ne saurais le +dire.</p> + +<p>J'ai demandé au commis à qui il avait livré les épreuves. Il m'a +répondu: à la personne elle-même.</p> + +<p>Dès que l'esprit trouve une voie par où s'échapper dans un champ +d'hypothèses nouvelles, un obstacle sort de terre: un rempart d'acier: +le témoignage de Jeanne elle-même.</p> + +<p>Car il est certain qu'une idée s'obstine en moi, depuis qu'elle y est +née. Je cherche Fanchette.—Peut-être sont-elles deux....</p> + +<p>Mais alors tous ces témoins qui ont reconnu la photographie! car tous +l'ont reconnue. Tous et moi-même!</p> + +<p>Et Jeanne déclare qu'elle a posé!</p> + +<p>Il y a pourtant une circonstance. Dans la lettre où Jeanne me racontait +sa sortie du couvent de la Sainte-Espérance, tu dois te souvenir de ce +détail: <i>on lui avait fait changer d'habits</i>....</p> + +<p>Elle ne m'aide pas. Je ne peux pas dire qu'elle ne se doute de rien, +puisqu'elle sait tout. Elle sait absolument ce dont on l'accuse et ce +qui la menace. Mais elle ne tient état de rien. On dirait qu'elle fait +un mauvais rêve,—et qu'elle n'y croit pas. Tout doit disparaître au +réveil.</p> + +<p>C'est avec une résignation fatiguée qu'elle répond à mes inutiles +interrogatoires. Dès qu'elle le peut, elle se réfugie dans les souvenirs +de sa mère et dans la mémoire de nos jeunes amours. Elle me l'a dit une +fois: «Qu'est-ce que cela fait puisque ce n'est pas moi?» C'est bien le +mot de l'enfant qui laisse à Dieu le soin de garder son sommeil. +Qu'est-ce que cela fait?</p> + +<p>On pourrait amonceler bien plus de calomnies encore et serrer le réseau +des ruses savamment nouées, certes, l'œil de Dieu passe au travers de +tout cela. Mais nous sommes devant des juges qui sont hommes.</p> + +<p>Geoffroy, j'ai peur. La gaieté de Jeanne et son insouciance me font mal +horriblement. Tout éveillé, j'ai des rêves qui me la montrent condamnée. +Je repousse cependant l'idée d'une évasion. C'était aujourd'hui qu'on +m'avait donné rendez-vous à l'église Notre-Dame-des-Victoires. Je n'irai +pas.</p> + + +<h4>Pièce numéro 97 bis</h4> + +<p class="center">(Écrit par Lucien.)</p> + +<p>Chaque fois que j'interroge Jeanne, je perds un espoir. Ne l'ayant +jamais vue qu'au Bois-Biot, pour moi, elle et sa mère étaient des +habitantes de la campagne d'Yvetot.—ce qui rendait matériellement +impossibles les relations suivies entre elle et Rochecotte.</p> + +<p>Cela n'influait en rien sur ma conviction qui existe indépendamment de +tout, mais cela me fournissait des armes.</p> + +<p>De loin, je voyais une foule d'obstacles matériels entre elle et le +crime.</p> + +<p>De près, je ne vous plus rien. Elle n'est plus gardée que par ma foi +profonde.</p> + +<p>En réalité, c'étaient deux pauvres créatures errantes. Elles venaient +d'arriver au Bois-Biot quand je les y rencontrai. Elles étaient là pour +le procès que je leur fis perdre. Elles vivaient d'ordinaire à Paris où +la misère se cache aisément.</p> + +<p>Elles travaillaient de leurs mains.</p> + +<p>Elles vivaient dans la position exacte où M. Cressonneau aîné doit voir +celle dont le pauvre Albert disait: «On n'épouse pas Fanchette!»</p> + +<p>Restait la lettre de ce même Albert, celle où il m'affirmait ne pas +connaître sa cousine Jeanne Péry.</p> + +<p>Mais cette lettre laissait voir des répugnances qui avaient pu porter +Jeanne à prendre un masque—pour s'approcher de lui.</p> + +<p>Aux yeux de Cressonneau, cette lettre devait précisément expliquer +pourquoi la maîtresse de Rochecotte ne s'appelait pas Jeanne, mais bien +Fanchette!</p> + +<p>On en trouverait des traces, d'ailleurs, de cette Fanchette, à moins que +la terre ne se fût ouverte pour l'engloutir!</p> + +<p>Jeanne dit: «Il faut bien qu'il y ait contre moi des apparences, mon +pauvre Lucien chéri, sans cela, ils ne m'auraient pas mise en prison.»</p> + +<p>Et elle prend mes deux mains qu'elle appuie sur son cœur en appelant +mon regard sur ses yeux, qui laissent voir le fond de son âme.</p> + +<p>Pendant que nous restons ainsi, les heures s'écoulent.</p> + +<p>Je me vois au banc de la défense. Le jury me regarde et m'écoute. +L'auditoire attend.</p> + +<p>Dirai-je à tous ceux-là: elle est innocente précisément parce qu'elle +vous paraît coupable? Il n'y a ici que mes yeux pour ne point porter le +bandeau qui aveugle tous vos regards? Vous subissez l'influence d'un +mauvais génie....</p> + +<p>C'est l'exacte vérité, Geoffroy, mais on ne plaide pas ces mystiques +visées. Je passe déjà pour avoir le cerveau frappé. On me taxerait +d'incurable folie.</p> + +<p>Et le ministère public viendrait, les mains pleines de preuves +mathématiques. Il jouerait avec les dates qui sont pour lui: il +s'appuierait sur un ensemble concordant de témoignages....</p> + +<p>L'entends-tu? moi, il me semble que j'y suis, et que tout mon sang est +parti de mes veines!</p> + +<p>Voilà ce qu'il dira:</p> + +<p>—Messieurs les jurés, malheureusement, ma tâche est trop facile. +Laissant de côté les antécédents de l'accusée et ceux de sa famille, qui +militeraient contre elle, j'arrive tout de suite aux faits de la cause. +(Ici, le récit du crime.) Depuis que j'ai l'honneur de porter la robe, +il ne m'était pas encore arrivé de rencontrer une cause où l'ensemble +des circonstances produisit une somme d'évidences, équivalente au +flagrant délit.</p> + +<p>Voici une jeune fille qui est la cousine et l'héritière d'un jeune +homme, au point de vue d'une immense succession à échoir. Cette jeune +fille se rapproche du jeune homme sous un faux nom; sous un faux nom, +elle devient sa maîtresse.—et le jeune homme est assassiné.</p> + +<p>Le jeune homme était de ceux qu'on aime, noble, brillant et beau. La +jeune fille eût consenti à partager: elle se fût contentée du mariage. +Mais le jeune homme avait conservé assez de sens moral pour ne pas +choisir sa femme là où il avait pris sa maîtresse. Il était sur le point +d'épouser une jeune personne pure par elle-même et par sa famille, «On +n'épouse pas Fanchette!» disait-il souvent au rapport des témoins. +Fanchette est jalouse, elle parle de vengeance.—et le jeune homme est +assassiné.</p> + +<p>Comment est-il assassiné? Fanchette avait perdu sa mère. Une main +secourable la place dans une maison pieuse. Va-t-elle dire à +l'accusation: «À l'heure du crime je pleurais au pied des autels»?... +Non, il y avait sept jours qu'elle s'était évadée du couvent de la +Sainte-Espérance quand le jeune homme a été assassiné.</p> + +<p>Elle est faible, le jeune homme était fort. On a trouvé sous la table de +l'orgie un flacon de substance narcotique, destiné à égaliser les +forces.</p> + +<p>Et comme Fanchette était troublée, en sortant le flacon de sa poche, +elle a laissé tomber deux objets:</p> + +<p>Un paquet de cartes photographiées représentant M<sup>lle</sup> Jeanne Péry.</p> + +<p>Un mouchoir taché de rouge aux initiales de M<sup>lle</sup> Jeanne Péry.</p> + +<p>Est-ce tout? Non. Et déjà, cependant, ne peut-on pas dire que le +flagrant délit existe?</p> + +<p>Mais il y a autre chose; je n'ai pas parlé de l'arme qui a servi pour +commettre le crime.</p> + +<p>Fanchette est de famille noble. Ses ancêtres avaient émigré en +Angleterre à l'époque de notre glorieuse révolution. De l'émigration, +son aïeule avait rapporté une boîte à ouvrage ou nécessaire, de +fabrication anglaise et remarquable en ceci que toutes les pièces en +étaient burinées au même signe. Ai-je dit Fanchette? C'est M<sup>lle</sup> Jeanne +Péry qu'il fallait dire.</p> + +<p>Fanchette, en effet, et voilà l'étonnant, a accompli son œuvre +effroyable, un meurtre ayant nécessité plus de vingt blessures, avec les +ciseaux de M<sup>lle</sup> Jeanne Péry comme elle lui avait déjà emprunté son +mouchoir et ses photographies!</p> + +<p>Et quand la justice, égarée par ce nom de Fanchette, est arrivée enfin +chez M<sup>lle</sup> Jeanne Péry, qui venait, par un déplorable hasard, de changer +son nom contre un autre jusqu'alors universellement estimé, la justice a +trouvé chez elle M<sup>lle</sup> Jeanne Péry, la propriétaire du mouchoir de +Fanchette, l'original du portrait de Fanchette et la boîte à ouvrage de +fabrique anglaise où manquaient les ciseaux, arme révoltante, qui a +servi au meurtre accompli par Fanchette!</p> + + +<h4>Pièce numéro 98</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Dimanche, 9 heures du soir.</p> + +<p>Je suis sorti: j'étouffais. J'ignore quel est l'avocat général qui +prendra la parole dans ce procès, mais je l'ai entendu d'avance.</p> + +<p>Il a tout cela à dire. Il en dira peut-être plus, il n'en dira pas +moins.</p> + +<p>C'est trop de preuves, n'est-ce pas, réponds franc? Pour toi qui es de +sang-froid, pour toi qui est un homme du monde, pour toi qui es parmi +les délicats, c'est trop!</p> + +<p>Je suis sûr que tu t'es déjà dit: le but est dépassé.</p> + +<p>Eh bien! non! le docteur ès-crimes connaît son monde. Il sait que le +public et les juges seront d'accord ici. Après ce festin de preuves, +après cette curée de témoignages accablants, s'il prenait envie au +docteur ès-crimes de leur servir encore quelque grosse pièce, ils +l'avaleraient du même appétit.</p> + +<p>La cour d'assises est une bête insatiable, et le public est plus affamé +qu'elle.</p> + +<p>Ne crois pas que je récrimine ou que j'insulte. Je suis brisé, je suis +anéanti. Je vais te montrer d'un mot ce qui reste de moi: à leur place, +je penserais peut-être comme eux!</p> + +<p>Une machine créée dans le but exprès de trouver des coupables ne peut +pas produire d'autre fonctionnement que celui-là.</p> + +<p>Souviens-toi qu'il y a eu un examen préparatoire, et qu'une voix +autorisée a déjà dit: il y a lieu de suivre....</p> + +<p>Nous sommes perdus, Geoffroy. Il faudrait un miracle rien que pour nous +obtenir des circonstances atténuantes. Le cœur me manque....</p> + +<p>J'ai été regarder la Seine couler, mais je ne veux pas mourir avant +Jeanne.</p> + +<p>Deux fois, je suis revenu vers l'église Notre-Dame-des-Victoires. À quoi +bon entrer?</p> + +<p>Une évasion de la Conciergerie! Tu connais la prison. C'est purement un +rêve ou un leurre. D'ailleurs, je ne veux pas d'évasion.</p> + +<p>Et Jeanne! Est-ce que Jeanne consentirait jamais à une évasion!</p> + +<p>Ce n'est pas qu'elle soit gardée aussi étroitement qu'au début. Elle +n'est plus au secret. La sœur l'aime et les employés de la prison la +protègent....</p> + +<p>La troisième fois, je suis entré dans l'église—par la porte de droite. +C'est à la porte de gauche que la quêteuse devait m'attendre.</p> + +<p>Ceux qui prient sont bien heureux. Les murs de l'église disparaissent +sous les <i>ex-voto</i> de marbre qui disent merci à la Vierge pour une grâce +accordée. Il y en a des milliers et des milliers. Tous ceux-là étaient +aux abois. Ils ont crié à l'aide. L'aide est descendue du ciel. C'est +vrai, puisqu'ils remercient. J'ai eu l'idée de faire un vœu, moi aussi. +Que donnerais-je! Tout, et ma vie!... L'église était pleine. Je me suis +agenouillé derrière un pilier. Le chant des orgues me fendait le cœur. +J'ai traversé le bas de la nef. Mon regard a glissé jusqu'à la quêteuse: +Une femme en deuil dont le visage disparaissait entièrement sous son +voile. Je ne puis dire que j'ai cru reconnaître Olympe. Mais le nom +d'Olympe est tombé dans ma pensée, et j'ai pris la fuite.</p> + +<p>Geoffroy, comment serait-il possible de s'évader de la Conciergerie? Et +quel moyen prendre pour amener Jeanne à consentir?</p> + +<p>Et moi? Est-ce que je pourrais me résoudre à cela?</p> + +<p>J'ai passé une terrible nuit. J'ai vu la cour d'assises en rêve. Tous +ceux qui viennent là se chauffer ou se divertir étaient à leur poste. +Sous le crucifix, les robes rouges siégeaient. Les jurés regardaient +avec un étonnement plein d'horreur une enfant—Jeanne me paraissait +toute petite—qui essayait de se cacher au banc des accusés.</p> + +<p>Moi, j'avais aussi ma robe. Et je faisais des efforts sans nom pour +porter haut ma tête qui me pesait comme un fardeau de plomb.</p> + +<p>C'était vaste, cette salle, c'était immense, cette foule.</p> + +<p>Les juges écarlates me semblaient d'une taille surhumaine.</p> + +<p>Tout était grand, presque colossal,—excepté Jeanne, pauvre petite +chérie, qui rapetissait devant ces ennemis géants!</p> + +<p>On s'agitait sans accomplir aucun des actes réglementaires qui +constituent une séance, mais la séance allait tout de même. J'entendais +autour de moi un murmure d'une profondeur inouïe qui m'enveloppait de +ces mots:</p> + +<p>—Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux!</p> + +<p>Et de temps en temps une voix éclatait, criant:</p> + +<p>—Elle a tué son amant!</p> + +<p>Il y avait des rires qui grinçaient:</p> + +<p>—Et c'est son mari qui va la défendre....</p> + +<p>Ma mère et mes sœurs étaient là; elles se détournaient de moi.</p> + +<p>À côté de ma mère, je voyais un visage de marbre, blême, mais rayonnant +de lueurs étranges et qui rejetait Jeanne dans un abîme de nuit.... La +bouche d'Olympe ne s'ouvrait pas; aucun son ne s'échappait de ses +lèvres, et pourtant je l'entendais qui me disait:</p> + +<p>—Comment trouvez-vous que je me venge!</p> + +<p>Tout à coup, il y eut un grand mouvement. Quelque chose de long était +sur l'estrade au devant des juges. Cela s'ouvrit. Albert de Rochecotte +était couché, la tête dans ses cheveux blonds épars.</p> + +<p>—Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux!</p> + +<p>—Comme il était beau!</p> + +<p>—Et si jeune!</p> + +<p>—Elle a tué son amant, son amant, son amant!</p> + +<p>—Et voilà son mari qui parle pour elle!</p> + +<p>Jamais je n'entendrai plus ce silence effrayant. Tous les bruits étaient +morts. On m'écoutait. Je parlais. L'attention de cette foule muette +m'écrasait comme le poids d'un monde. Je parlais, mais comment dire +cela? ma parole était muette aussi.</p> + +<p>Toutes les facultés de mon être, mon cœur et mon âme s'élançaient +impérieusement hors de moi, mais ne franchissaient pas le seuil de mes +lèvres. Les pensées, les mots, l'éloquence, la colère, la passion +jaillissaient pour retomber inertes et insonores. Mes efforts se +débattaient en vain contre cette impuissance. Le cauchemar, cette +hideuse caricature du désespoir, m'enchaînait dans ses morts +embrassements....</p> + +<p>La foule ondula comme une mer. Les murailles de la salle chancelèrent, +et un cri grave s'éleva:</p> + +<p>—Condamné! condamnée! condamnée!...</p> + + +<h4>Pièce numéro 99</h4> + +<p class="center">(Anonyme. Même écriture que celle du n°94.)</p> + +<p>Paris, lundi, 2 octobre 1865.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, avocat.</i></p> + +<p>La personne qui a écrit à M. L. Th..., vendredi dernier, l'a attendu +toute la soirée d'hier, dimanche, au rendez-vous de l'église +Notre-Dame-des-Victoires. Elle l'a vu s'approcher, mais M. L. Th... a eu +défiance sans doute.</p> + +<p>La personne n'a pas dit toute la vérité dans sa première lettre. Elle ne +croyait pas avoir besoin d'insister.</p> + +<p>Ce n'est pas à M. L. Th... surtout que la personne porte intérêt, c'est +bien davantage encore à la malheureuse fille du baron Péry de Marannes. +Si M. L. Th... gardait des doutes, s'il voulait s'entretenir avec la +personne—la voir,—il serait sûr de la trouver demain mardi à la +consultation de M. le Dr Schontz, rue de la Pépinière, n°.... Dimanche +prochain il serait désormais trop tard, les événements se précipitent. +M. L. Th... est supplié de ne plus hésiter. Il n'a pas le droit de +refuser. La malheureuse J. P. est perdue sans ressource.</p> + + +<h4>Pièce numéro 100</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Mardi matin.</p> + +<p>Je n'ai pas pu écrire hier au soir. La nuit de dimanche à lundi m'a +laissé tellement brisé de corps et d'esprit que je n'ai pu tenir la +plume.</p> + +<p>C'est peut-être vrai, Geoffroy. Peut-être n'ai-je pas le droit de +refuser l'offre de cette personne inconnue. Du moins est-il de mon +devoir de m'informer, de savoir, de me rencontrer avec elle.</p> + +<p>Le nom du Dr Schontz est fait pour me donner confiance. Je le connais; +je crois que tu le connaissais aussi. C'est lui qui m'avait écrit cette +lettre quand M<sup>me</sup> Péry fut à l'article de la mort. C'est grâce à lui que +j'ai pu la revoir une dernière fois.</p> + +<p>Qui sait? peut-être que le baron de Marannes a laissé des amis.</p> + +<p>Je suis résolu cette fois à ne pas manquer au rendez-vous.</p> + +<p>Mais Jeanne? vas-tu demander. Il faudrait le consentement de Jeanne.</p> + +<p>Et Jeanne, ne consentirait jamais....</p> + +<p>Mon Dieu! c'est une bien faible chance. Je ne crois pas, moi, à la +possibilité d'une évasion.</p> + +<p>En outre, je ne suis pas toujours dans mes accès de mortel +découragement. Tout n'est pas perdu. J'ai vu M. Cressonneau. J'ai plaidé +près de lui ma théorie du docteur ès-crimes. Il a ri comme un bossu. +Jamais il n'avait rien entendu de si drôle,—mais j'ai vu qu'il était +frappé dans une certaine mesure.</p> + +<p>Quand je lui ai dit: «Il y a trop de preuves», il a repris un instant +son sérieux.</p> + +<p>Fais bien attention que c'est là surtout un argument d'homme du métier. +Les jurés n'y entendraient goutte, mais cela fait réfléchir un +magistrat, parce que cela en appelle à son expérience et à sa science.</p> + +<p>À son intelligence surtout.</p> + +<p>M. Cressonneau est très intelligent. Son intelligence fait mauvaise +route, voilà tout.</p> + +<p>Il y a dans la vérité une force latente qui peut éclater à l'improviste.</p> + +<p>Elle n'a pas encore éclaté pour M. Cressonneau aîné, c'est certain, car +il m'a dit quand j'ai eu fini:</p> + +<p>—Si vous plaidez cela, cher M. Thibaut, on vous mènera tout doucement à +Charenton à l'issue de l'audience.</p> + +<p>Mais sous sa fanfaronnade officielle, je te réponds qu'il a été touché. +Il y a trop de preuves. Ce serait à dire que l'accusée a rassemblé à +grands frais pour les déposer bien en vue, derrière elle, sur le chemin, +toutes les circonstances compromettantes qu'il était possible de se +procurer.</p> + +<p>Je disais tout à l'heure: Jeanne qui se sent innocente, rejetterait bien +loin toute pensée d'évasion.</p> + +<p>Est-ce qu'on sait jamais avec Jeanne? Je le croyais, je me trompais.</p> + +<p>Elle me met en colère et je l'admire.</p> + +<p>Son innocence est au-dessus de ce qu'on rêve. On pense savoir à quel +point ce cœur enfant est en dehors du Mal et des craintes que le Mal +inspire. On en est à cent lieues.</p> + +<p>Hier matin, soucieux, malade, gêné par cette responsabilité nouvelle à +propos d'une entreprise dont je ne connais ni la nature ni les +garanties—s'il y en a,—je l'aurais bien défiée de m'égayer.</p> + +<p>Je n'étais pas avec elle depuis trois minutes que je souriais à son +sourire.</p> + +<p>Tu penses bien que je n'avais pas le cœur de lui raconter mon rêve.</p> + +<p>Mais elle me racontait les siens: de l'herbe verte, du soleil, du vent +de campagne qui a si bonne odeur! Et des fossés sautés, et des sentiers +qui tournent dans les taillis!</p> + +<p>—Ils m'ont le jour, ici, disait-elle; mais la nuit, je me sauve.</p> + +<p>L'occasion était bonne, j'en ai profité.</p> + +<p>—Est-ce que tu te sauverais, Jeanne, si tu en avais le moyen?</p> + +<p>Elle s'est arrêtée au milieu d'un sourire argentin qui scandalisait ces +murailles de prison. Puis elle s'est levée brusquement. Elle avait envie +de bondir.</p> + +<p>—Écoute, m'a-t-elle dit, essoufflée déjà par la joie, je te connais. Si +tu me parles de cela, c'est que tu y as pensé, mon Lucien chéri, c'est +que c'est une chose possible!</p> + +<p>Je restais devant elle tout décontenancé.</p> + +<p>—Oh! que tu es bon! que tu es bon! Je ne pense qu'à cela, moi, mais je +n'osais t'en parler. J'aurais bien fini pourtant par te le demander. +J'avais déjà songé à ce que ça coûterait. Je suppose que ça doit coûter +très cher.</p> + +<p>—Je ne sais pas, voulus-je dire.</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela fait? interrompit-elle. Je ne connais pas très bien +cette affaire-là, vois-tu, mon Lucien, mais pauvre maman m'avait dit +souvent que si notre cousin Albert de Rochecotte mourait....</p> + +<p>Je devins pâle.</p> + +<p>—Qu'as-tu donc? fit-elle. Il est mort, nous n'y pouvons rien, et +puisqu'il est mort, je suis l'héritière du vieil homme qui a des +millions. Eh bien, si tu veux, nous donnerons la succession aux pauvres, +puisqu'on dit que c'est de l'argent mal acquis. Car on dit cela. Nous +donnerons toute la succession, excepté ce qu'il faudra pour payer ma +liberté. Vois-tu, mon Lucien, l'idée d'aller là-bas, devant le monde, +entre les gendarmes, me rend folle. Oh! je ris quand tu es là, mais +c'est pour que tu n'aies pas de la peine. Les gendarmes! les gendarmes!</p> + +<p>J'étais émerveillé. Je suis toujours émerveillé près d'elle.</p> + +<p>Les paroles ne peuvent pas exprimer pour toi tout ce que cette horreur +des gendarmes avait d'enfantin.</p> + +<p>—Mais, dis-je, ce n'est donc pas d'être condamnée que tu as peur +Jeanne?</p> + +<p>—Puisque je n'ai rien fait, Lucien.</p> + +<p>Elle revint auprès de moi pour ajouter:</p> + +<p>—Si fait, pourtant, j'ai peur un peu. Ceux qui m'interrogent ont bien +l'air de me croire coupable. Si je ne t'avais pas pour me défendre... +mais tu ne peux pas m'empêcher d'aller entre deux gendarmes. J'ai vu +passer une fois une pauvre fille qu'ils conduisaient. Oh!...</p> + +<p>Elle cacha sa figure dans ses mains. Puis, tout à coup souriant:</p> + +<p>—Et le temps que je perds ici sans toi, loin de toi! Et nos champs! Si +je pouvais encore courir, courir avec toi, sous les arbres où pauvre +maman aimait tant à se promener....</p> + +<p>Elle mit sa tête sur mon cœur et je vis une larme, un diamant qui +tremblait au bord de sa paupière. Il est deux heures et demie. Je pars +pour mon rendez-vous chez le Dr Schontz.</p> + + +<h4>Pièce numéro 101</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Mardi, 5 heures du soir.</p> + +<p>Je reviens de la consultation du Dr Schontz.</p> + +<p>Ce n'est pas Olympe. Cette frayeur restait en moi, mais je suis +absolument certain que ce n'est pas Olympe. Elle est beaucoup moins +grande qu'Olympe. Elle serait plutôt de la taille de Jeanne elle-même. +Tu ne l'as donc pas vue? me demanderas-tu. Non, je ne l'ai pas vue. +Alors, rien n'est fait?</p> + +<p>Je ne sais que répondre. J'ai confiance un peu. Je crois que cela se +fera. À tout le moins, cela se tentera. Le Dr Schontz est pour +l'évasion.</p> + +<p>Il ressemble à la lettre qu'il m'écrivit voici quelques mois, celui-là. +Je ne l'aurais pas reconnu. Le travail l'a vieilli. C'est un vrai +médecin qui a usé son corps, mais gardé la jeunesse de son cœur. Quand +je suis entré, il était là, en compagnie de la quêteuse voilée.</p> + +<p>Elle portait le même costume de deuil que la veille, et le même voile +épais qui ne laisse pour ainsi dire rien voir de ses traits.</p> + +<p>De prés, elle m'a paru très jeune: l'âge de Jeanne. Et je ne sais +pourquoi ce visage invisible était, dans ma pensée, ressemblant au +visage de Jeanne. La voix est bien différente pourtant. Jeanne gazouille +comme un cher petit oiseau. Celle-ci parle d'un accent décidé et presque +viril. Je me suis assis après avoir salué l'inconnue et serré la main du +Dr Schontz. Celui-ci a parlé le premier.</p> + +<p>—J'étais l'ami de M<sup>me</sup> Péry de Marannes, a-t-il dit. Non seulement je +crois à l'innocence de sa fille, mais j'en suis certain.</p> + +<p>Ma main, qui venait de quitter la sienne, s'est avancée de nouveau. Il +l'a serrée.</p> + +<p>—En épousant Jeanne Péry, M. Thibaut, a-t-il repris, vous avez risqué +le repos de votre vie, cela est vrai, mais j'espère encore que vous +serez récompensé par un avenir de bonheur.</p> + +<p>—J'aime Jeanne, répondis-je, et je ne puis être récompensé que par le +bonheur de Jeanne.</p> + +<p>Schontz approuva du geste. La quêteuse dit:</p> + +<p>—Avant de songer à son bonheur, il faut l'empêcher de mourir +misérablement.</p> + +<p>Schontz s'inclina encore. Il y eut entre nous trois un silence.</p> + +<p>—M. Thibaut, reprit la jeune femme, vous voudriez savoir qui je suis?</p> + +<p>—Il est vrai, Madame. Votre lettre me disait que je vous entendrais et +que je vous verrais.</p> + +<p>—Les promesses de ma lettre ne seront pas tenues, Monsieur, à cet +égard, du moins; j'ai une raison majeure pour vous taire mon nom et pour +vous cacher mon visage. Je vous prie de vous contenter de la garantie du +docteur qui va vous affirmer que cette raison n'est point de nature à +justifier votre défiance.</p> + +<p>—Je l'affirme, en effet, sur l'honneur, a dit Schontz.</p> + +<p>—Puis-je au moins savoir, ai-je demandé, quel est le motif de l'intérêt +que vous portez à M<sup>me</sup> Lucien Thibaut?</p> + +<p>Elle m'a tendu à son tour sa main gantée de noir.</p> + +<p>—J'aime à vous entendre l'appeler ainsi, Monsieur, a-t-elle dit, et il +y avait de l'émotion dans sa voix. Vous êtes un digne cœur!</p> + +<p>Elle a repris après un instant:</p> + +<p>—Mon motif, c'est mon devoir. Je voudrais vous parler autrement que par +énigmes: j'aime Jeanne, mais je ne la connais pas. Je lui ai fait du mal +sans le vouloir et même sans le savoir. Je donnerais une part de mon +sang pour guérir le mal que je lui ai fait. J'ai pourtant des raisons +plus compréhensibles. Vous êtes ici, vous, pour votre femme, le docteur +pour M<sup>me</sup> Péry, son amie; mettez que, moi, je représente feu M. le baron +Péry de Marannes, ce sera vrai dans toute la force du terme. Mais, je le +répète: ce qui me fait agir, c'est surtout mon devoir: un devoir +impérieux, un devoir sacré!</p> + +<p>Sa voix restait grave, mais l'émotion la faisait profondément vibrer. Le +Dr Schontz dit:</p> + +<p>—Tout cela est l'expression exacte de la vérité, je l'affirme.</p> + +<p>Geoffroy, j'avais confiance. D'ailleurs, que risquais-je à entamer les +préliminaires? On allait sans doute me soumettre un plan, me détailler +les voies et moyens qu'on devait employer pour arriver à un résultat que +la première vue montrait presque impossible. Il y avait en moi plus que +de la curiosité. Je cédai à ce mouvement et je dis:</p> + +<p>—Mettons que nous sommes d'accord. J'admets aussi, je suppose que +j'admette la nécessité d'une évasion. Quel genre de concours vient-on +m'offrir?</p> + +<p>—M. Thibaut, me répondit la jeune femme, je vous offre plus que mon +concours. Vous n'aurez à vous mêler de rien; je me charge de tout.</p> + +<p>Mon visage dut exprimer de la surprise, car la jeune femme reprit +vivement:</p> + +<p>—Votre rôle sera de recueillir votre femme après la réussite et de +l'emmener dans l'asile sûr que vous aurez choisi.</p> + +<p>Elle appuya sur le mot <i>sûr</i>. Son ton était redevenu tranchant.</p> + +<p>—Pour le reste, poursuivit-elle, j'agirai seule. C'est une condition +que je pose rigoureusement.</p> + +<p>—Cependant, voulus-je dire, je désirerais connaître....</p> + +<p>—Mes moyens? je ne vous les dirai pas. Que savez-vous s'il m'est permis +de vous le dire? Il vous importe peu quels soient mes moyens, s'ils +rendent votre femme libre. Et moi, il m'importe de ne pas trahir le +secret d'autrui.</p> + +<p>Sais-tu l'idée qui me vint, Geoffroy? Je connais tout ce qui touche au +palais. C'est du palais seulement que peut venir la possibilité d'une +évasion.</p> + +<p>Si la femme d'un dignitaire, une de ces femmes-maîtresses qui obtiennent +tout ce qu'elles veulent, se mettait dans la tête de déménager la +Sainte-Chapelle... ma foi....</p> + +<p>Que veux-tu? je cherchais. Le dehors ne peut rien, il faut partir de là; +le dedans seul a une faible possibilité de s'entrouvrir lui-même.</p> + +<p>Le secret d'autrui! Évidemment la serrure qui devait livrer passage +était attaquée d'avance.</p> + +<p>—Du moment que je n'ai pas voix au chapitre, dis-je, et que ma +coopération n'est pas désirée, je ne vois pas pourquoi on a pris mon +avis.</p> + +<p>—Cher M. Thibaut, répliqua la quêteuse dont la voix s'adoucit encore +une fois—on devinait le sourire derrière son voile—vous n'avez pas +voix au chapitre, c'est vrai, et je vous en demande bien pardon; mais +votre coopération est fort souhaitée, et même formellement réclamée. Je +vous connais trop pour ne pas savoir que dans une occurrence si grave, +vous mettrez de côté volontiers une vaine curiosité. Je vous déclare que +je ne pourrais pas vous donner le plus léger renseignement sur notre +manière d'opérer, sans tromper la confiance de quelqu'un, d'abord,—de +quelqu'un qui se met en péril pour nous servir, et ensuite sans +compromettre gravement le succès de notre entreprise.</p> + +<p>Le Dr Schontz approuva d'un geste qui m'était adressé et qui contenait +une prière.</p> + +<p>—Madame, dis-je, tout sera donc comme vous l'exigez. Je pense pouvoir +vous demander maintenant en quoi consistera l'aide que vous attendez de +moi?</p> + +<p>—Elle aura trait au rôle de Jeanne. Jeanne n'a rien à faire, sinon à se +tenir prête de nuit comme de jour au premier signal. L'instant propice +sera peut-être court, il faut pouvoir en profiter. Que Jeanne soit donc +toujours habillée. Qu'elle veille, et quand la sœur Marie-Joseph lui +dira: «Suivez-moi»...</p> + +<p>—La religieuse! m'écriai-je, sachant quelle est la position de ces +dames dans les prisons, et quelle lourde responsabilité pèserait sur +elle.</p> + +<p>—Vous voyez bien! fit la jeune femme, dont la patience n'était +décidément pas le fort, vous ne savez rien et vous voulez déjà discuter! +Que serait-ce si vous saviez? Je veux bien vous dire, mais ce sera le +premier et le dernier éclaircissement, que la sœur Marie-Joseph n'est +pas complice. Elle ne sait rien, elle ne risque rien. Seulement, la +consigne sera de la suivre à n'importe quelle heure du jour ou de la +nuit. Pensez-vous obtenir cela de Jeanne?</p> + +<p>—Je l'obtiendrai.</p> + +<p>—Merci pour elle, car c'est son salut. Maintenant, passons à ce qui +vous regarde personnellement. Vous ne contribuerez pas à la victoire, +cher M. Thibaut, mais vous en profiterez. Et votre rôle exige au moins +un grand dévouement, une grande patience. Nous sommes aujourd'hui à +mardi. À partir de vendredi soir, souvenez-vous bien de cela, toutes les +heures du jour ou de la nuit peuvent voir se livrer la bataille. Il faut +donc qu'il y ait une voiture, à toute heure, prête à recevoir la +fugitive, en un lieu que nous allons choisir tout de suite si vous +voulez. J'ajoute qu'il y a vingt chances contre une pour la nuit.</p> + +<p>La question du lieu où la voiture devait attendre fut agitée à nous +trois. Il fut convenu qu'on choisirait plusieurs places, selon les +heures; pour ne pas donner l'éveil par un stationnement trop prolongé.</p> + +<p>Les endroits désignés étaient tous à cinq ou six cents pas de la cour du +palais.</p> + +<p>Aussitôt que ceci fut convenu, la jeune femme se leva.</p> + +<p>—À dater de vendredi soir, neuf heures, dit-elle en se résumant, Jeanne +prête nuit et jour à suivre la sœur,—à dater du même moment, voiture +stationnant aux places désignées, suivant l'échelle d'heures que nous +avons réglée et qui vous sera adressée par écrit. Je ne sais pas si nous +nous verrons jamais face à face, M. Thibaut, mais je vous offre la main +et je vous dis: vous avez en moi une amie.</p> + +<p>Elle secoua ma main d'un mouvement bref, salua le Dr Schontz et se +retira.</p> + +<p>Dès qu'elle fut partie, le docteur me dit:</p> + +<p>—Vous n'en saurez pas une syllabe de plus, cher M. Thibaut. Ayez bon +courage et faites exactement comme il a été convenu. Excusez-moi, j'ai +déjà pris beaucoup sur l'heure de mes visites.</p> + +<p>Il était plus de cinq heures. Je pris congé aussitôt.</p> + + +<h4>Pièce numéro 102</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Mardi, minuit.</p> + +<p>Je n'ai pas pu revoir Jeanne. J'aurais voulu me consulter avec elle. Il +y a une pensée qui tourne autour de mon cerveau. Cette personne +accomplit un devoir en travaillant au salut de Jeanne.</p> + +<p>Un devoir impérieux!</p> + +<p>Elle représente, dit-elle, le père de Jeanne.</p> + +<p>Jeanne pourra me dire, peut-être....</p> + +<p>Il y a des moments où mon cœur se dilate tout à coup. Je me sens léger +et fort. Cette horrible crainte de la justice, entêtée dans son +égarement, ne pèse plus sur moi. Je viendrai seul devant les juges, je +serai sûr de moi. La vérité jaillira de ma poitrine si haute et si +éclatante, dès que le danger de Jeanne ne sera plus là....</p> + +<p>Voici une pensée qui a heurté mon esprit comme un choc: il y a bien +longtemps que je n'ai entendu parler ni de M. Louaisot ni d'Olympe.</p> + +<p>Se reposent-ils dans leur victoire?</p> + +<p>Je suis terriblement seul, Geoffroy. Je ne connais pas à Paris une +créature humaine à qui je puisse demander conseil!</p> + + +<h4>Pièce numéro 103</h4> + +<p class="center">(Écriture de copiste. Sans date.)</p> + +<p>J.-B.-M. (Calvaire) a déjà eu l'honneur d'offrir ses services à M. +Thibaut. Ce nom de Calvaire est un pseudonyme raisonné analogique. Le +danger qui menace mon existence m'empêche de m'expliquer plus +clairement.</p> + +<p>On me traque comme un renard. M. Mouainot de Barthelémicourt et M<sup>me</sup> la +marquise Ida de Salonay ont juré de faire la fin de moi. Pour des prix +relativement doux, je mettrais M. Thibaut à même de terrasser ses +ennemis. Écrire poste restante, au nom de Calvaire et mettre un petit +bon dans la lettre.</p> + +<p><i>Mention de la main de Lucien</i>.—Doit être le même qu'un nommé Martroy, +qui m'avait déjà écrit. Tout ce fatras doit être d'un intrigant ou fou.</p> + + +<h4>Pièce numéro 104</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Mercredi.</p> + +<p>Voilà tout ce que m'a dit Jeanne quand je l'ai priée de bien interroger +ses souvenirs d'enfance:</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin d'interroger mes souvenirs. Je sais que j'ai une +sœur. Et j'ai pensé bien souvent à ma sœur depuis que je suis accusée. +J'étais debout et je la tenais dans mes bras. Le souffle m'a manqué. +J'ai été obligé de m'asseoir.</p> + +<p>—Et quel nom a-t-elle, ta sœur, Jeanne?</p> + +<p>—Pour nous, elle n'avait pas de nom. Pauvre maman l'appelait «la fille +de mon mari».</p> + +<p>—Tu ne l'as jamais vue?</p> + +<p>—Jamais. J'entendais parler d'elle quand père venait chercher de +l'argent pour payer sa pension. Je me souvins alors de cette pension de +600 francs que le baron servait à un enfant. Je ne sais pourquoi j'avais +cru dans le temps que cet enfant était un fils.</p> + +<p>—Et c'était M<sup>me</sup> Péry qui payait cela! m'écriai-je.</p> + +<p>—Pauvre maman était bien bonne.</p> + +<p>Geoffroy, le baron avait deux filles. Fanchette doit exister. Fanchette +existe!</p> + +<p>Je sais maintenant de quel impérieux devoir me parlait hier la jeune +femme voilée.</p> + +<p>J'ai tout raconté à Jeanne, sauf mes soupçons au sujet de sa sœur.</p> + +<p>As-tu vu une fillette à l'annonce de son premier bal? Amère tristesse du +présent, menaces accumulées de l'avenir, où étiez-vous?</p> + +<p>Jeanne me fait peur souvent avec ce prodigieux enfantillage. Elle qui +est si vaillante et si intelligente! Elle que j'ai vu tenir si dignement +une place si difficile à l'hôtel de Chambray, dans les jours qui +précédèrent notre mariage! Elle qui a toutes les délicatesses, elle qui +devine toutes les sciences qui sont le charme et l'honneur de la femme!</p> + +<p>Il y a des instants où je la vois jouant à la poupée.</p> + +<p>J'ai cru qu'elle allait m'entraîner à valser autour de sa cellule.</p> + +<p>Une évasion! un roman, un mystère, des dangers, la nuit, dans Paris!</p> + +<p>Et plus de gendarmes!</p> + +<p>Puis elle a cessé tout à coup de sauter, de m'embrasser, de bavarder +pour prendre un air plus grave.</p> + +<p>—Mais sais-tu, Lucien, m'a-t-elle dit, qu'il va falloir bien de la +prudence!</p> + +<p>À cette découverte qu'elle faisait, je n'ai pu m'empêcher de sourire. +Elle m'a grondé.</p> + +<p>—Je suis votre femme, Monsieur, m'a-t-elle dit, c'est mal de me traiter +toujours comme une petite fille. Mais grand Dieu! comment vais-je faire +pour attendre? Je grille déjà. Et la sœur! la bonne sœur! comme je +l'aime! Qui se serait douté?... Je vais la regarder si bien dans le +blanc des yeux.... Mais non, au contraire. Ne faisons semblant de rien, +n'est-ce pas? c'est la consigne. Peut-être qu'on me déguisera en sœur +de charité, moi aussi, ou en porte-clés.... Enfin, on ne sait pas. +Attendons.</p> + +<p>Oh! celle-là sera prête à l'heure, elle va compter soixante secondes +dans chaque minute!</p> + +<p>Celle-là, c'est Jeanne Péry, Geoffroy, la fille sanglante dont parlent +tous les journaux, le monstre qui fait frissonner les familles!</p> + +<p>Quand j'ai été pour m'en aller:</p> + +<p>—Dis au docteur que je l'aime bien, et à la dame que je l'adore! Oh! il +y a encore de bons cœurs! mais tâche qu'ils se dépêchent. Qu'est-ce que +ça leur fait d'avancer un petit peu?</p> + + +<h4>Pièce numéro 105</h4> + +<p class="center">(Même écriture que les deux lettres de la quêteuse. Sans signature. Sans +date.)</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, avocat, etc.</i></p> + +<p>Rien pour vendredi. Samedi soir au plus tôt.</p> + + +<h4>Pièce numéro 106</h4> + +<p class="center">(Même écriture que la précédente.)</p> + +<p>Samedi. 6 octobre 1865.</p> + +<p>C'est pour ce soir, veillez.</p> + + +<h4>Pièce numéro 107</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Samedi, 3 heures du soir.</p> + +<p>Je pars, Geoffroy. Il est trop tard pour prévenir Jeanne, mais je sais +que c'est inutile. Depuis qu'il est question de notre tentative, elle +n'a pas eu une heure de sommeil.</p> + + +<h4>Pièce numéro 108</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Dimanche, 1 heure du matin.</p> + +<p>Me voilà revenu. Rien.</p> + +<p>J'ai veillé dans ma voiture deux heures sur le quai, au coin du +Pont-Neuf, deux heures entre le pont Notre-Dame et l'Hôtel-de-Ville, le +reste du temps autour de la cathédrale. Vers minuit moins le quart, un +homme enveloppé d'un manteau s'est approché. J'étais rue d'Arcole. J'ai +reconnu le Dr Schontz. Il m'a dit:</p> + +<p>—Vous pouvez aller vous reposer, mais revenez demain. Je suis très +inquiet.</p> + + +<h4>Pièce numéro 109</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Dimanche, 2 h, de l'après-midi.</p> + +<p>Je n'ai rien dit à Jeanne. Ce serait pour la rendre folle. Elle vit de +fièvre.</p> + +<p>En quittant Jeanne, je suis monté au palais. Je voulais voir si le +greffe était ouvert, ayant une pièce à y prendre. J'ai passé devant le +cabinet de M. le conseiller Ferrand qui doit présider les assises. Au +moment où je tournais l'angle du corridor, la porte du cabinet s'est +ouverte. Une femme en est sortie. J'ai regardé de tous mes yeux, car je +pensais à Olympe. Mais ce n'était pas Olympe.</p> + +<p>Je ne voyais pas le visage de la femme qui portait un voile-masque de +dentelle noire, et qui, d'ailleurs, me tournait le dos, en se dirigeant +rapidement vers l'escalier de sortie. Je n'ai jamais vu le visage de la +quêteuse: c'est pour cela que je la reconnais plus aisément sous le +voile. C'était elle, j'en suis certain. Le son sec de son talon sur les +dalles m'a frappé comme une voix qu'on reconnaît. Et je n'ai pas été +surpris de la rencontrer au palais. C'est quelque chose comme cela que +je m'étais figuré. Je pars pour ma faction. Vais-je encore attendre en +vain? Quelque chose me dit que c'est aujourd'hui le grand jour.</p> + + +<h4>Pièce numéro 110</h4> + +<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des Tribunaux</i>—imprimé.)</p> + +<p>Lundi, 3 octobre 1865.</p> + +<p>Au moment de mettre sous presse, on nous annonce une nouvelle que nous +accueillons sous toute réserve.</p> + +<p>L'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut (affaire de l'assassinat du +Point-du-Jour), se serait évadée de la prison de la Conciergerie. Le +fait nous est affirmé par une personne digne de foi, mais le temps nous +manque pour contrôler son dire.</p> + +<p class="center">(Même numéro. Coupé dans les faits divers.)</p> + +<p>On a trouvé, ce matin, sur le quai de l'Horloge, aux environs de la +maison Lerebours, le cadavre d'un jeune homme paraissant être un +étudiant. La mort parait être le résultat d'une rixe. Il y a des traces +de strangulation. Le corps a été déposé à la Morgue.</p> + + +<h4>Pièce numéro 111</h4> + +<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des Tribunaux</i>—imprimé.)</p> + +<p>Mardi, 9 octobre.</p> + +<p>La nouvelle que nous avons donnée hier, concernant l'évasion de +l'accusée Jeanne Péry est malheureusement trop exacte et un pareil +événement, survenu à la veille de l'ouverture des assises, n'a pu que +produire une profonde émotion au palais.</p> + +<p>Nos lecteurs comprendront l'extrême réserve que nous voulons mettre à +parler de cet incident. La justice informe, l'administration fait une +enquête. Nous n'avons pas à contre-carrer l'une ou l'autre dans leurs +efforts.</p> + +<p>Il doit nous être permis, cependant, de consigner les bruits très vagues +et parfois contradictoires qui circulent dans la ville.</p> + +<p>Tout d'abord, nous sommes autorisés à démentir le dire d'un journal +d'hier soir, selon lequel une sœur de Saint-Vincent-de-Paul aurait été +arrêtée. La sœur M. J. n'a pas quitté son poste à l'infirmerie de la +prison et n'est compromise en rien dans cette affaire.</p> + +<p>Nous donnons ici le résultat de nos informations:</p> + +<p>Depuis quelques jours, la surveillance, sans se relâcher, autour de +l'accusée Jeanne Péry, lui laissait la possibilité de traiter une légère +affection des bronches, pour laquelle l'infirmerie lui fournissait des +médicaments par l'entremise de la sœur de service.</p> + +<p>Elle était toujours au secret, mais l'instruction se trouvant absolument +complète, les précautions, comme il arrive en pareil cas, ne gardaient +plus le même degré de minutie.</p> + +<p>Cependant, elle ne voyait, et elle n'a jamais vu, pendant tout le temps +de son séjour à la prison que, Me Thibaut, son avocat, qui est en même +temps son mari.</p> + +<p>Me Thibaut n'est d'ailleurs jamais entré dans sa cellule qu'aux heures +réglementaires et ne parait pas avoir prêté la main à l'évasion.</p> + +<p>Dimanche soir, c'est ici le dire intérieur de la prison, l'accusée se +sentit plus souffrante et demanda les soins d'un médecin.—D'autres +prétendent que la sœur Marie-Joseph prit sur elle de la conduire à +l'infirmerie, où M. le Dr Schontz venait justement d'être appelé pour un +cas grave.</p> + +<p>L'accusée grelottait la fièvre en arrivant à l'infirmerie. Elle était +gardée par deux employés, dont l'un fut requis pour tenir le malade dont +le docteur s'occupait en ce moment et qui était en proie à un accès de +délire.</p> + +<p>L'autre employé a disparu en même temps que l'accusée elle-même.</p> + +<p>Maintenant, par quel moyen l'employé et l'accusée, ensemble ou +séparément, sont-ils parvenus à gagner la sortie de la prison, puis +l'une des issues du Palais de justice? nous ne pouvons, à cet égard, +satisfaire la curiosité de nos lecteurs.</p> + +<p>La sœur Marie Joseph avait quitté l'infirmerie avant le départ de +l'accusée et vaquait à son service ordinaire.</p> + +<p>Le Dr Schontz est sorti seul. Plusieurs témoins sont là pour l'affirmer.</p> + +<p>On peut dire, du reste que, l'accusée a glissé comme une ombre à travers +la prison, car personne n'y a rien vu de suspect. Les gardiens des +différentes portes sont unanimes. Personne n'est passé au moyen de leurs +clefs, sinon ceux qui avaient droit.</p> + +<p>L'absence de Jeanne Péry n'a pu être constatée qu'à la visite de nuit.</p> + +<p>On a pris immédiatement toutes les mesures nécessaires, mais elles sont +restées jusqu'à présent sans résultat.</p> + +<p>Dernière information.</p> + +<p>On pense que l'accusée a pu sortir par la partie du Palais qui avoisine +la Préfecture de police et qui est en reconstruction.</p> + +<p>Une échelle a été trouvée contre le mur, et les maçons ont déclaré ne +l'y avoir point dressée.</p> + +<p>Mais resterait toujours à savoir par quel miracle la fugitive aurait pu +voyager sans être aperçue, depuis l'infirmerie jusqu'à cette portion des +bâtiments.</p> + + +<h4>Pièce numéro 112</h4> + +<p class="center">(Extrait du journal <i>Le Moustique</i>—imprimé.)</p> + +<p>Mercredi, 10 novembre 1865.</p> + +<p><i>Morituri te salutant, Caesar!</i></p> + +<p>César, c'est vous, ô bon public! ceux qui vont mourir vous font la +révérence.</p> + +<p>Ceux-là, les moribonds, c'est nous, la rédaction du <i>Moustique</i>.</p> + +<p>Rendez le salut, car nous allons trépasser pour vous.</p> + +<p>La chose triste, c'est que ça vous est bien égal.</p> + +<p>Nous agonisons sous les coups du parquet. Le parquet nous traque parce +que nous disons la vérité. Voilà un crime qui ne se pardonne pas en l'an +de grâce 1865.</p> + +<p>Tuez votre amant dans un bouge, à petits coups, j'entends dans un bouge +élégant, à Ville-d'Avray ou au Point-du-Jour, et on vous laissera vous +évader, si vous êtes jeune, gentille et de bonne maison, mais imprimez +la vérité, on vous mettra à la lanterne.</p> + +<p>Voyons! à quoi va-t-on nous condamner parce que haute et puissante +demoiselle Jeanne-Hildegonde-Ermengarde Péry, dame de Marannes et autres +lieux a jugé à propos de prendre la clé des champs?</p> + +<p>Nous ne lui en voulons pas pour cela, mais on va nous condamner à +quelque chose, c'est certain.</p> + +<p>Nous avons déjà eu quinze jours de prison et 2.000 francs d'amende pour +avoir osé dire autrefois que dame Justice faisait exprès de ne pas +mettre la main sur cette noble demoiselle.</p> + +<p>Quel supplice va-t-on inventer à notre usage! car nous sommes bien +forcés de murmurer que dame Justice a fait exprès d'ouvrir les doigts +pour permettre à l'oiseau en question de prendre sa volée.</p> + +<p>Ce n'est pas une pauvre ouvrière de nos faubourgs qu'on aurait mise à +même de pratiquer une si miraculeuse évasion!</p> + +<p>Vous savez, personne ne s'en est mêlé. Les employés de la prison sont +tous des anges de vigilance et de fidélité. La sœur Marie-Joseph a fait +pour le mieux. Le Dr Schontz n'avait pas mission de fermer les portes à +double tour, que diable!</p> + +<p>C'était dimanche, M. le directeur faisait son whist dans une bonne +maison, M. le sous-directeur mangeait la chasse de M. l'économe, M. +l'inspecteur avait mené quelqu'un—ou quelqu'une—à la seconde de +l'Ambigu. Quoi de plus légitime?</p> + +<p>Les concierges? ils dînaient en famille. Défend-on l'oie maintenant?</p> + +<p>Et M. le Président des assises... mais chut! veux-tu décidément sauter, +ô ma tête!</p> + +<p>Ils ont tous fait leur devoir. Demoiselle Jeanne aussi, qui s'en est +allée, dit-on, finir sa soirée au bal Valentino....</p> + +<p>Coups d'aiguillon. (Même numéro.)</p> + +<p>—Le <i>Moustique</i> voudrait bien savoir, avant sa dernière heure, s'il est +vrai que M. le Dr Schontz soit entré dans le service de la Conciergerie +par les soins d'un éminent magistrat, arrivé depuis peu de Normandie et +qui va faire ses premières armes, comme président de la cour d'assises à +la prochaine session. Réponse, SVP.</p> + +<p>—Le <i>Moniteur universel</i> annonce qu'on va faire à la chambre une +demande de crédit pour remplacer le carreau par où M<sup>lle</sup> Jeanne Péry a +passé.</p> + +<p>—L'Affaire des ciseaux s'appellera désormais l'Affaire du carreau.</p> + +<p>—Il y a une dame en noir dans l'histoire. Elle a été vue dans la cour +du palais.</p> + +<p>Soupirait-elle une sérénade sous les balcons de certain conseiller qui +était justement dans son cabinet à cette heure?</p> + +<p>—On offre de parier que la dame en noir n'est pas celle qui se glissait +quelquefois le long des corridors austères et qu'on appelait <i>Mam'zelle +la Présidente</i>.</p> + + +<h4>Pièce numéro 113</h4> + +<p class="center">(Extrait du <i>Moniteur universel</i>—imprimé.)</p> + +<p>12 novembre 1865. <i>Partie non officielle.</i></p> + +<p>Nous rougirions de mettre en garde nos lecteurs contre les fausses +nouvelles, les insinuations ridicules, les détails controuvés qui +défraient certaine presse à propos de l'évasion de dimanche dernier.</p> + +<p>L'enquête sévère à laquelle on se livre découvrira sûrement la vérité.</p> + +<p>L'employé fugitif qui était le gardien même du secret, a été manqué de +quelques minutes à la frontière. Tout porte à croire qu'il a reçu une +forte somme d'argent.</p> + +<p>Quant à l'accusée elle-même, nos renseignements particuliers nous +permettent d'affirmer qu'il lui a été impossible de quitter Paris, où +elle n'échappera pas longtemps désormais aux investigations de la +police.</p> + + +<h4>Pièce numéro 114</h4> + +<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des Tribunaux</i>—imprimé.)</p> + +<p>Paris, 13 novembre 1865.</p> + +<p>Le journal <i>Le Moustique</i> vient d'être déféré en parquet, dans la +personne de son gérant, pour un article contenant des outrages à la +magistrature.</p> + +<p>On pense que l'affaire du Point-du-Jour (Jeanne Péry) sera renvoyée à +une autre session.</p> + +<p>M. L. Thibaut qui devait débuter comme avocat dans cette cause, est, +dit-on, gravement malade. Sa famille l'a fait entrer dans la maison de +santé du Dr Chapart, médecin aliéniste.</p> + +<p class="center">(Même numéro. Coupé dans les <i>faits divers.)</i></p> + +<p>Le cadavre, trouvé devant la maison Lerebours, et qu'on supposait +appartenir à un étudiant, a été reconnu par les agents du service de +sûreté. C'est celui d'un repris de justice. On ignore la cause de ce +meurtre, qui a été accompli sans armes d'aucune sorte, par simple +strangulation.</p> + + +<h4>Pièce numéro 115</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien, très altérée.)</p> + +<p>Belleville, 2 décembre.</p> + +<p>M. L. Thibaut n'a pas perdu la raison. Il a perdu le repos après une +déception terrible. Voilà bientôt un mois que Jeanne a quitté la prison. +Depuis lors, M. L. Thibaut n'a reçu aucune nouvelle de Jeanne. L'opinion +d'un ami lui serait bien précieuse. Y eut-il de sa faute? Aurait-il pu +prévenir ce grand malheur? Dès qu'il aura un peu de force, il essayera +de raconter, d'expliquer....</p> + +<p>Les assises sont closes. C'est aujourd'hui qu'on a jugé M<sup>me</sup> Thibaut par +contumace. M. Thibaut n'a pu la défendre. Oh! non, il n'a pas pu!... Il +ne connaît pas le résultat de l'audience. Mais il le devine. Il est seul +horriblement. Ceux qui ont un ami ne sont jamais tout à fait malheureux.</p> + + +<h4>Pièce numéro 115 bis</h4> + +<p class="center">(Anonyme.)</p> + +<p>Salle des Pas-Perdus, 5 h, du soir, 2 décembre.</p> + +<p><i>M. L. Thibaut</i></p> + +<p><i>As pas peur!</i> Elle est condamnée à mort, mais par contumace. On en +revient.</p> + +<p>Nous allons bientôt commencer à nous revoir, Monsieur et cher client. +L'affaire maigrit, il faut mettre ordre à cela. Portez-vous bien.</p> + +<p>La santé de notre chère petite amie n'est pas trop mauvaise. Elle vous +dit mille choses aimables.</p> + + +<h4>Pièce numéro 116</h4> + +<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des tribunaux</i>—imprimé.)</p> + +<p>Paris. 3 décembre.</p> + +<p>La fameuse Affaire des ciseaux, qui menaçait d'encombrer la salle des +assises pendant plusieurs séances et qu'on disait remise à une autre +session, a été jugée aujourd'hui presque à huis-clos. L'absence de +l'accusée avait découragé la curiosité publique. M. L. Thibaut, dont on +dit la santé à tout jamais perdue, ne s'est pas présenté. La défense +avait été confiée d'office à Me Moreau qui n'a pas eu à plaider. La +cour, présidée par M. le conseiller Ferrand, a condamné Jeanne Péry, +femme Thibaut, à la peine capitale par contumace.</p> + + +<h4>Pièce numéro 117</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>Belleville, 15 février 1866.</p> + +<p>Geoffroy, aujourd'hui, pour la première fois, je suis sorti dans le +jardin. Je pense avoir été bien près de la mort, et cela me fait peur.</p> + +<p>Il me semble que je n'ai pas le droit de mourir.</p> + +<p>Voici maintenant trois mois que j'ai perdu Jeanne. D'autres à ma place +la croiraient morte, mais je suis sûr qu'elle vit.</p> + +<p>Pendant ces trois mois, je me suis éveillé rarement, et chaque fois pour +un instant bien court. Mon état ordinaire était celui que M. le Dr +Chapart désigne sous le nom de <i>métapsychie</i>.</p> + +<p>Le mot n'est pas mal choisi. En cet état, je ne suis pas moi, je suis à +<i>côté de moi</i>.</p> + +<p>Je ne puis l'expliquer par moi-même puisque mon retour ne garde aucun +souvenir de mon absence, mais ceux qui m'entourent me renseignent et +j'ai un moyen de contrôler leurs informations.</p> + +<p>Dans mon état d'absence, j'écris une considérable quantité de lettres, +où je parle toujours de moi—tu sais déjà cela—à la troisième personne.</p> + +<p>Je sais donc que, pour moi, je ne suis pas moi. Qui suis-je? Rien dans +mes lettres ne me l'indique, et il paraît que dans les paroles assez +rares que j'échange avec les gens de la maison, rien non plus ne peut le +faire deviner.</p> + +<p>Les premières fois, je me refusais à reconnaître mon écriture, tant elle +est changée en ces moments où la crise physique accompagne sans doute +l'aliénation morale. Il a fallu les assertions de ceux qui m'entourent.</p> + +<p>—C'est vous qui avez écrit cela, me disent-ils.</p> + +<p>Et une fois, le garçon de chambre m'a demandé:</p> + +<p>—Où donc le prenez-vous ce M. Geoffroy, à qui vous écrivez? Dans la +lune?</p> + +<p>Car c'est là une chose qui me frappe fortement. Tu es chez moi le lien +entre la réalité et le rêve. Dans l'un et l'autre de ces états tu ne +m'abandonnes jamais.</p> + +<p>Quand je suis moi ou quand je suis l'autre, c'est toujours, toujours à +toi que j'écris.</p> + +<p>Jeanne qui est ma vie, et toi qui es mon espérance, voilà ce que je +garde.</p> + +<p>Cela me donne une foi superstitieuse en toi. Mon amitié s'obstine, mon +espoir grandit au lieu de s'éteindre.</p> + +<p>Quand je perds courage, il y a un coin de mon cœur où je me réfugie. Ce +coin, c'est celui qui me parle de toi.</p> + +<p>J'ai détruit les innombrables pages où ma plume avait tracé de confus +griffonnages—parfois des hiéroglyphes que je ne pouvais déchiffrer +moi-même.</p> + +<p>Je n'ai gardé qu'un seul spécimen, que j'ai classé sous le n°115 +ci-dessus et qui remplacera pour toi tous les autres.</p> + +<p>Car ils se ressemblaient tous. C'était toujours une timide protestation +contre la folie, un remords exprimé au sujet de la tentative d'évasion.</p> + +<p>Et la pensée de Jeanne.</p> + +<p>Tu remarqueras que tout ce qui concerne Jeanne est net et lucide. En +moi, l'idée de Jeanne n'a jamais été folle.</p> + +<p>Je dois dire pourtant que le billet classé sous le n°115 était de +beaucoup le plus raisonnable. C'est pour cela que je l'ai conservé.</p> + +<p>Il y a une chose qui m'effraie, c'est le récit que j'ai à te faire de la +nuit du 7 au 8 octobre,—du dimanche au lundi: la nuit de l'évasion.</p> + +<p>Je sens qu'il le faut.</p> + +<p>Mais si tu savais combien mes souvenirs sont à la fois vagues et +douloureux?</p> + +<p>Cette nuit-là, j'ai tué un homme.</p> + +<p>Et j'ai perdu Jeanne!</p> + +<p>J'essaierai demain.</p> + + +<h4>Pièce numéro 118</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par Louaisot de Méricourt.)</p> + +<p>Paris. 15 février 66.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut, maison de santé du Dr Chapart....</i></p> + +<p>Eh bien! mon pauvre cher Monsieur, vous allez donc un peu mieux? J'en +suis vraiment tout à fait content.</p> + +<p>On s'attache, vous savez. J'ai envoyé plus d'une fois ma mule savoir de +vos nouvelles. (Mule, employé ici par métaphrase pour signifier Pélagie +et sa coiffe.) Elle aime monter chez vous parce qu'on passe par la +Courtille. Ça n'a pas fait son éducation première au Sacré-Cœur, mais +c'est libertin tout de même.</p> + +<p>Quand vous allez vous repiquer tout à fait, comme je l'espère, passez +donc chez moi, rue Vivienne.</p> + +<p>Vous me devez 3.000 francs, mais ce n'est pas pressé, ne vous gênez pas +de cela.</p> + +<p>Nous jabotterions tous deux amicalement. On peut avoir besoin l'un de +l'autre. L'affaire se porte diablement bien, la gaillarde! Mon cabriolet +n'est pas loin et il pourrait bien se changer en calèche.</p> + +<p>Dame! je ne l'aurais pas volé!</p> + +<p>Venez, quand vous aurez un quart d'heure à jeter par la fenêtre. Ce +n'est pas que j'aie rien à vous vendre pour le moment, mais la semaine +prochaine, qui sait? Peut-être demain, dites donc!</p> + +<p>Dans les maisons de curiosités comme la mienne, on trouve quelquefois de +drôles d'occasions.</p> + +<p>Meilleure santé et à bientôt.</p> + +<p><i>P. S.</i>—J'ai ouï dire par-dessus les moulins que certaine jeune +personne était établie tranquillement en Amérique, pays tout neuf et +remarquable par la croustillance de ses demoiselles honnêtes. Moi, ça +m'est égal.</p> + + +<h4>Pièce numéro 119</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>16 février.</p> + +<p>Ce ne sera pas encore pour aujourd'hui, l'histoire de ma terrible nuit.</p> + +<p>Je suis trop ébranlé. J'ai eu des visites auxquelles je ne m'attendais +pas.</p> + +<p>Ils sont venus tous ensemble. Tu ne devinerais pas qui. Je parie que tu +penses à la quêteuse? Celle-là, je l'ai attendue nuit et jour pendant +trois mois. Elle n'est jamais venue.</p> + +<p>Le Dr Schontz, lui, s'est présenté deux fois, pendant que j'étais hors +d'état de le recevoir. Je lui ai écrit depuis, il ne m'a pas répondu. Je +sais qu'il est absent pour un grand voyage.</p> + +<p>Non, ceux qui sont venus aujourd'hui, tous ensemble, c'est M. le +conseiller Ferrand, ma mère et mes deux sœurs.</p> + +<p>Comment t'exprimer le sentiment que m'a fait éprouver la vue de M. +Ferrand? Quoique ma famille fût là, il était pour moi le personnage +principal.</p> + +<p>Te voilà bien avancé dans ta lecture. Tu touches aux dernières pages de +mon dossier. As-tu jugé cet homme comme moi?</p> + +<p>Je l'ai sincèrement aimé, et beaucoup estimé.</p> + +<p>Tu as pu voir par les articles des journaux qu'il est soupçonné de +n'avoir pas été étranger à l'évasion de Jeanne.</p> + +<p>Ces choses me touchent peu. La magistrature qui mérite souvent d'être +blâmée est constamment relevée et sauvée par la calomnie stupide.</p> + +<p>Loin de poursuivre certaines feuilles, moi, je leur payerais une prime. +Elles rehaussent si bien ce qu'elles croient outrager!</p> + +<p>Tu verras d'ailleurs demain ou après qu'il y a deux choses dans +l'évasion de Jeanne: un effort loyal et secourable d'abord, ensuite une +trahison.</p> + +<p>À supposer que M. Ferrand, à son insu, comme cela arrive, ait contribué +à ouvrir une porte, à décrocher une serrure, il était du côté de Schontz +et de la quêteuse, c'est-à-dire du parti loyal et généreux.</p> + +<p>Mais je suis bien sûr qu'il n'a rien fait, sinon regarder avec faveur +une jeune et jolie personne.</p> + +<p>Comme beaucoup d'hommes graves, il a une façon dangereuse d'être galant.</p> + +<p>Je te demandais comment tu le juges. Moi, je le juge ainsi, de ce seul +mot: il est austère et regarde les femmes.</p> + +<p>Il n'y a plus de mousquetaires. Pour eux, ce n'était pas péché de boire, +de jouer, d'aimer. Leur vie était une chanson et un éclat de rire.</p> + +<p>Mais les gens qui ne chantent pas, les gens graves, les magistrats, +surtout, ces demi-prêtres, j'ai peur d'eux quand ils ont un roman +d'amour.</p> + +<p>M. le conseiller Ferrand a été l'esclave d'Olympe. Il l'est peut-être +encore: je jurerais sur mon propre honneur qu'il est resté honnête homme +dans le sens bourgeois du mot.</p> + +<p>Quand je dis esclave, cela implique-t-il nécessairement amour? Il fut +fait grand bruit de la passion d'Olympe pour moi, et M. Ferrand ne parut +pas m'en vouloir à cause de cela.</p> + +<p>Au contraire, il était partisan de mon mariage avec Olympe.</p> + +<p>Tu comprends ces choses-là bien mieux que moi, qui te les explique.</p> + +<p>Caprice inamovible, galanterie du XIX<sup>e</sup> siècle!</p> + +<p>Nous ne sommes ni vertueux, ni poètes.</p> + +<p>Aussi le <i>Journal officiel</i> est presque toujours aussi coquin que le +journal insulteur. Il ment par l'admiration salariée comme l'autre ment +par l'outrage qui rapporte.</p> + +<p>Ni ces excès d'honneur ni cette indignité ne sont mérités par nos pères +conscrits, qui sont parfois de très remarquables esprits, sans avoir +droit par leur caractère, à la moindre statue.</p> + +<p>Revenons à la visite que j'ai reçue.</p> + +<p>Il y avait de la tendresse vraie dans le baiser théâtral que ma pauvre +maman m'a donné en entrant. Mes sœurs étaient plutôt curieuses +qu'émues. Elles n'ont pu s'empêcher de me dire qu'elles avaient renoncé +au mariage à cause de moi.</p> + +<p>Ma mère a mis ses deux mains sur mes épaules pour me regarder +longuement.</p> + +<p>—Ton éducation a pourtant coûté les yeux de la tête! a-t-elle fait +entre haut et bas.</p> + +<p>—Vas-tu revenir avec nous en Normandie, Lucien? m'a demandé Célestine.</p> + +<p>Et Julie a ajouté:</p> + +<p>—Tu pourrais trouver peut-être un emploi dans le commerce. M. Ferrand +m'a donné la main comme si nous nous étions quittés de la veille.</p> + +<p>La conversation aurait langui sans ma mère qui m'a raconté les +événements d'Yvetot. M<sup>lle</sup> Agathe a épousé M. Pivert, mon remplaçant. +Elle a eu deux cachemires, et le meuble de sa chambre à coucher est +lilas. M<sup>lle</sup> Maria se marie la semaine prochaine avec un baigneur +d'Étretat, pas le duc. Il n'y a que la longue Sidonie qui reste pendue +au portemanteau.</p> + +<p>—Et les deux pauvres minettes! a ajouté ma mère en étouffant un gros +soupir à l'adresse de Célestine et de Julie qui m'ont tendu la main +noblement.</p> + +<p>Geoffroy, ce serait une amère tristesse pour moi si je me sentais cause +de leur condamnation au célibat. Mais il n'y avait aucun mariage sur le +tapis.</p> + +<p>Je trouve un peu injuste la responsabilité dont on m'accable, et j'avoue +que je supporte impatiemment la clémence de mes deux chères sœurs. Au +moment où ma mère a fait mine de se lever, M. Ferrand l'a prévenue. Il +m'a pris par la main et m'a conduit dans une embrasure.</p> + +<p>—Mon cher Thibaut, m'a-t-il dit, nous avons été confrères, et j'espère +que nous sommes toujours amis.</p> + +<p>J'ai répondu:</p> + +<p>—Du moins n'ai-je aucune haine contre vous, M. Ferrand, je l'affirme. +Il a retiré sa main en murmurant:</p> + +<p>—C'est peu dire.</p> + +<p>Nous nous regardions en face. Je ne t'ai pas encore assez répété, +Geoffroy, que je tiens M. Ferrand pour un homme d'honneur.</p> + +<p>Cela implique-t-il qu'il soit un juge impeccable? Non. Il n'y a point de +juge comme cela.</p> + +<p>Nos convictions ne descendent pas du ciel, elles naissent sur la terre.</p> + +<p>Tout ce qu'on peut demander à un homme juge ou non, c'est d'agir selon +sa conviction.</p> + +<p>M. Ferrand a repris:</p> + +<p>—Je ne croyais pas qu'ayant été magistrat et me connaissant, vous +pussiez garder contre moi de la rancune ou de la défiance. J'ai accompli +un devoir.</p> + +<p>—C'est ainsi que je l'entends, ai-je répondu. Seulement il doit m'être +permis de déplorer que vous vous soyez trompé en accomplissant votre +devoir.</p> + +<p>Il a gardé un instant le silence.</p> + +<p>J'entendais ma mère et mes sœurs qui discutaient tout bas, mais avec +énergie, la question de savoir si on irait au sermon ou à la +Porte-Saint-Martin.</p> + +<p>Le père Lavigne prêchait, mais on jouait les <i>Mousquetaires</i>.</p> + +<p>—Mon cher Thibaut, poursuivit M. Ferrand, il est superflu de vous dire +que j'ai écouté ma conscience. Voici maintenant pourquoi j'ai voulu vous +entretenir en particulier. J'ai le désir, le grand désir d'être ramené à +un autre sentiment. La condamnation n'est pas définitive. Il se peut +que, volontairement ou par suite des circonstances, l'accusée Jeanne +Péry revienne devant nous. Savez-vous quelque chose de particulier qui +puisse m'éclairer?</p> + +<p>—Oui, répartis-je sans hésiter, je sais beaucoup de choses.</p> + +<p>—Voulez-vous me les dire?</p> + +<p>Nous nous touchions. Le grand jour nous enveloppait. Mes yeux étaient +dans les siens.</p> + +<p>J'aurais surpris dans son regard la plus fugitive des pensées.</p> + +<p>Je n'y vis rien, sinon ce qui était exprimé par ces paroles: le loyal +désir de savoir.</p> + +<p>Et aussi, peut-être, car ses paroles impliquaient également cela: la +certitude qu'il n'avait plus rien à apprendre.</p> + +<p>—M. Ferrand, répliquai-je, je prends votre démarche comme elle doit +être prise, en bonne part. Mais je refuse de vous dire ce que je sais +jusqu'au moment où je jugerai utile ou nécessaire de rompre le silence. +Vous avez raison, je puis vous l'affirmer: l'affaire n'est pas finie. Si +Dieu me laisse l'existence et la faculté de penser, je m'engage à +consacrer ce qui me reste de vie à la manifestation de la vérité.</p> + +<p>Je devinai une question sur ses lèvres. Il ne la proféra pas.</p> + +<p>—Au revoir donc, mon cher Thibaut, me dit-il en me tendant de nouveau +sa main que je pris, je ne regrette pas ma démarche qui aurait pu être +mieux accueillie. Quand vous jugerez à propos de venir à moi, +souvenez-vous que ma porte—et ma main—vous seront ouvertes à toute +heure.</p> + +<p>Je remerciai et nous rejoignîmes ces dames.</p> + +<p>Le sermon avait eu tort. On s'était décidé pour la Porte-Saint-Martin.</p> + +<p>Mère m'embrassa de bon cœur et sans même m'appeler <i>imbécile</i>. Mes deux +sœurs me concédèrent l'accolade chrétienne que le martyr doit à son +bourreau.</p> + +<p>Et je restai seul, brisé comme si je m'éveillais d'un cauchemar.</p> + + +<h4>Pièce numéro 120</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>18 février.</p> + +<p>Je vais réellement beaucoup mieux, M. Chapart, mon docteur, a inventé un +sirop. Il me vend de ce sirop qui n'est pas plus mauvais à boire que les +autres sirops.</p> + +<p>Il attribue <i>ma cure</i> à son sirop.</p> + +<p>J'en jette un verre le matin et le soir par la fenêtre.</p> + +<p>Cela consomme les bouteilles.</p> + +<p>Hier, j'ai commencé le récit que je t'avais promis. Je n'ai pas pu. J'ai +lancé au feu trois ou quatre pages.</p> + +<p>Je recommence aujourd'hui. Si je ne réussis pas, je n'essaierai plus.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Nuit_du_7_au_8_decembre_evasion_de_Jeanne" id="Nuit_du_7_au_8_decembre_evasion_de_Jeanne"></a>Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne</h2> + +<h3>Récit fait par Lucien de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge</h3> + + +<p>J'avais pris la même voiture que la veille. Le cocher était déjà habitué +à la manœuvre. Je lui avais dit qu'il s'agissait d'un enlèvement et je +le payais en conséquence. Depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à +onze heures de nuit, nous fîmes quatre stations en gardant notre +distance de cinq ou six cents pas autour de la Conciergerie. Notre +dernière station fut au coin du quai de l'Horloge et du Pont-Neuf, +vis-à-vis de la maison Lerebours. Il faisait un temps froid et noir. La +neige tombait par intervalles. Quoique ce fût dimanche, le pont était +presque désert. Mon cocher me dit:</p> + +<p>—C'est à ne pas jeter un étudiant dehors!</p> + +<p>Moi, je remerciais le hasard. Pour nous, c'était un bon temps.</p> + +<p>Vers minuit moins le quart, les voitures roulèrent. La sortie de l'Odéon +mit une cinquantaine de groupes grelottants sur le pont, puis les autres +théâtres vinrent en sens contraire.</p> + +<p>Cela dura une demi-heure. Les cafés de la rue Dauphine et du quai de +l'École s'étaient fermés. À minuit et demi, il ne passait pas une âme +devant la statue.</p> + +<p>Ce fut juste à ce moment, l'horloge des bains sonnait la demie de +minuit, que cinq ou six jeunes gens qui me parurent être des étudiants +ou des commis, ayant passé leur soirée du dimanche dans un lieu de +plaisir, arrivèrent de la rue Dauphine, longèrent le pont et tournèrent +l'angle de la maison Lerebours pour prendre le quai de l'Horloge.</p> + +<p>Ils allaient le nez dans leurs collets relevés, et ne semblaient pas du +tout d'une gaieté folle.</p> + +<p>Ils passèrent. Un seul d'entre eux parut remarquer la voiture.</p> + +<p>Moi, je remarquais tout. Je crus voir qu'ils s'arrêtaient le long d'une +maison en réparation, située à égale distance de la rue Harlay-du-Palais +et du magasin Lerebours.</p> + +<p>Ils étaient entrés quelque part, peut-être, car j'eus beau écouter et +regarder, je ne vis plus aucun mouvement, je n'entendis plus aucun +bruit.</p> + +<p>Dix minutes tout au plus s'écoulèrent.</p> + +<p>Au bout de ce temps, et précisément à la hauteur de cette maison du quai +de l'Horloge qui était en réparation, et où j'avais vu les jeunes gens +disparaître, des cris de femmes retentirent.</p> + +<p>Un homme s'élança hors de la place Dauphine, dit en passant près de la +voiture: «Ce sont elles!» et disparut au détour du pont, dans la +direction de la rue de la Monnaie.</p> + +<p>Cet homme était enveloppé dans un manteau. Je ne suis pas sûr d'avoir +reconnu le Dr Schontz.</p> + +<p>Il n'avait pas fini de parler que j'étais déjà hors de la voiture.</p> + +<p>Deux femmes, toutes deux vêtues de noir, arrivaient en courant, +poursuivies de près par les six jeunes gens qui se donnaient maintenant +des airs de gens ivres.</p> + +<p>L'une des femmes était bien ma Jeanne, car sa pauvre chère voix, brisée +par l'épouvante, criait:</p> + +<p>—À moi, Lucien! au secours!</p> + +<p>Je n'avais pas d'armes. Je n'ai jamais d'armes. Je méprise et je hais +les armes.</p> + +<p>J'aurais donné dix ans de vie, non pas pour tenir en main un pistolet, +mais une massue.</p> + +<p>L'autre femme ne criait pas. Elle était voilée. Je savais que c'était la +quêteuse.</p> + +<p>Je m'élançai en avant, la tête basse et les poings fermés.</p> + +<p>Il me semblait simple et facile de tuer ces six jeunes gens avec mes +mains.</p> + +<p>La quêteuse était serrée d'un peu plus près que Jeanne. Son voile volait +au vent derrière elle.</p> + +<p>La main de celui qui la poursuivait put saisir la dentelle.</p> + +<p>Il tira—mais la dentelle lui resta dans les doigts.</p> + +<p>Et la figure de la quêteuse fut découverte.</p> + +<p>Elle arrivait juste sous le réverbère.</p> + +<p>C'était Jeanne!</p> + +<p>Et pourtant, l'autre Jeanne qui venait de trébucher contre un tas de +neige criait de sa pauvre douce voix en détresse:</p> + +<p>—Lucien! au secours! au secours!</p> + +<p>J'hésitai l'espace d'une seconde, ne sachant à laquelle aller.</p> + +<p>Le son peut tromper.</p> + +<p>Celle qui avait appelé entra à son tour dans la lueur du réverbère.</p> + +<p>C'était Jeanne aussi!</p> + +<p>Je les vis toutes deux pendant un instant.</p> + +<p>Il y avait deux Jeanne!</p> + +<p>Je me crus fou, mais cela ne m'arrêta pas.</p> + +<p>Jamais je ne m'étais battu. Je pense que je ne me battrai plus jamais.</p> + +<p>Je plantai ma tête dans la poitrine de celui qui avait arraché le voile. +Il fut enlevé de terre et retomba en poussant un râle sourd.</p> + +<p>Je me retournai sur celui qui allait atteindre l'autre Jeanne, et je le +précipitai le front sur le pavé.</p> + +<p>En ce moment, je me souviens bien que j'entendis la voix de la quêteuse +qui disait, à moi, sans doute:</p> + +<p>—Nous sommes trahis! c'est un guet-apens!</p> + +<p>Je ne la vis plus après cela.</p> + +<p>Je ne vis plus que ma petite Jeanne, entourée par trois hommes.</p> + +<p>Le quatrième, car ils restaient quatre debout, me barrait le passage.</p> + +<p>Je bondis à sa gorge comme un loup. Nous luttâmes. Il était fort. Il me +mit dessous.</p> + +<p>Pendant que nous luttions,—et que je ne voyais plus rien, car le corps +de mon adversaire me couvrait,—j'entendais la voix de Jeanne qui +s'éloignait, criant:</p> + +<p>—Au secours, Lucien, au secours!</p> + +<p>Mes doigts se crispaient autour de cette gorge que j'avais entre les +mains. Je ne me défendais pas, j'essayais d'étrangler.—La gorge râla.</p> + +<p>J'entendis le pavé qui sonnait sous les roues d'une voiture.</p> + +<p>Les mains qui me garrottaient se lâchèrent et le corps devint plus +lourd.</p> + +<p>Je parvins à le soulever. Il retomba inerte....</p> + +<p>Je me remis sur mes pieds.</p> + +<p>—Jeanne! Jeanne! où es-tu?</p> + +<p>Pas de réponse.</p> + +<p>—Jeanne! Jeanne!...</p> + +<p>Le silence.</p> + +<p>Tout était désert autour de moi.</p> + +<p>La voiture elle-même était partie et c'était elle sans doute qui avait +servi à emmener Jeanne.</p> + +<p>Il n'y avait plus là que l'homme mort—et moi dont le cerveau chancelait +comme une ruine.</p> + +<p>Ma dernière lueur de raison fut d'écouter attentivement pour saisir au +loin le bruit des roues.</p> + +<p>Mais je n'entendis rien, sinon ce murmure uniforme que rendent les +quatre aires de vent dans les nuits de Paris.</p> + +<p>Je retombai sur le pavé et je restai assis dans la neige à côté du mort.</p> + +<p>Je ne tâtai pas si son cœur battait.</p> + +<p>Je me souviens que j'entendais sonner les heures.</p> + +<p>Quand le jour vint, j'étais encore là. Je vis la figure du mort.</p> + +<p>Il me regardait.</p> + +<p>Je m'enfuis pour éviter ce regard qui me blessait. Je marchai longtemps +dans les rues,—et je vins tomber au seuil de ma porte où je m'évanouis.</p> + + +<h4>Pièce numéro 121</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>30 février.</p> + +<p>Je ne reçois aucune nouvelle.</p> + +<p>Le plus étrange pour moi, c'est que je n'ai plus entendu parler de cette +femme: La quêteuse.—S'ils l'avaient tuée!</p> + +<p>Tu comprends bien que j'ai méfiance de moi-même et que je ne crois pas +complètement au témoignage de mes sens.</p> + +<p>Je viens de relire ce récit qui a déjà deux semaines de date. Je n'avais +pas espéré l'écrire si clair, mais ai-je vu réellement deux Jeanne?...</p> + +<p>Geoffroy, la question qui va suivre, te l'es-tu adressée?</p> + +<p>Si j'ai vu deux Jeanne, l'une d'elles est Fanchette.</p> + +<p>L'une d'elles a poignardé Albert de Rochecotte, son amant.</p> + +<p>L'une d'elles a réfugié son crime derrière l'innocence de l'autre!</p> + +<p>À quoi croire? À qui se fier? Où porter son regard et sa pensée? Le +cercle des menaces se resserre.</p> + +<p>Je ne sais rien de plus mortel que de découvrir un ennemi sous +l'apparence d'un bienfaiteur.</p> + +<p>S'il y a du sang aux mains de la quêteuse, si elle est Fanchette, +qu'a-t-elle fait de Jeanne?</p> + + +<h4>Pièce numéro 122</h4> + +<p class="center">(Même écriture que les deux billets anonymes, attribués à la quêteuse de +Notre-Dame des Victoires. Sans signature.)</p> + +<p>Londres, 30 février 1866.</p> + +<p><i>À M. L. Thibaut.</i></p> + +<p>Il se peut, il se doit même que vous ayez défiance de moi. Vous avez vu +mes traits. C'est un très grand malheur <i>pour vous,—et pour elle.</i></p> + +<p>Vous en savez assez pour condamner. Vous ignorez trop pour juger.</p> + +<p>J'avais accompli un acte très difficile, presque impossible, dans la +nuit du 7 au 8 décembre. On m'a volée du résultat de mes efforts.</p> + +<p>Ce qui avait été fait pour elle a tourné contre elle.</p> + +<p>Je ne me suis pas découragée. Mon devoir reste le même: mon devoir +impérieux.</p> + +<p>J'arrive de New York. Une fausse indication m'avait dirigée sur +l'Amérique où je croyais trouver Jeanne.</p> + +<p>Jeanne n'a pas quitté la France, peut-être même n'a-t-elle pas quitté +Paris. J'y retourne.</p> + +<p>Ne craignez aucune catastrophe immédiate. <i>Quelque chose protège +Jeanne.</i></p> + +<p><i>Et quelqu'un aussi</i>.</p> + +<p>N'avez-vous pas des amis? N'avez-vous pas au moins un ami? Personne +n'est sans avoir un ami.</p> + +<p>Appelez à votre aide. Tout n'est pas désespéré.</p> + +<p>Il serait de la plus haute importance de trouver un homme du nom de +J.-B. Martroy, qui doit être à Paris en ce moment.</p> + +<p>J'ai lieu de croire qu'il se cache. Encore une fois, appelez à votre +aide. Efforcez-vous.</p> + +<p>La protection qui couvre Jeanne peut faiblir—ou disparaître.</p> + +<p><i>Mention de la main de Lucien</i>.—Cette lettre fut trouvée par moi à mon +ancien logement, lors de ma première sortie. On m'y demandait si j'avais +un ami, Geoffroy, je songeai à toi.</p> + + +<h4>Pièce numéro 123</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par Lucien.)</p> + +<p>Belleville, rue des Moulins, maison de santé du Dr Chapart.</p> + +<p>4 avril 1866.</p> + +<p><i>À M. le chef du personnel au ministère des Affaires étrangères, à +Paris.</i></p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>J'ai recours à votre obligeance pour connaître la résidence actuelle de +M. Geoffroy de Rœux, récemment attaché à l'ambassade de Turquie.</p> + +<p>J'aurais une communication importante à lui adresser. L'affaire est +urgente.</p> + +<p>Veuillez agréer, etc.</p> + + +<h4>Pièce numéro 124</h4> + +<p>Du ministère des Affaires étrangères. Division du personnel (2<sup>e</sup> bureau).</p> + +<p>Paris. 9 avril 1866.</p> + +<p><i>M. L. Thibaut, avocat.</i></p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>En réponse à la demande que vous m'avez adressée, j'ai l'honneur de vous +informer que M. Geoffroy de Rœux, attaché à la légation d'Italie, est +rappelé à Paris, où il a reçu l'ordre de se tenir à la disposition de S. +Exc. M. le ministre des Affaires étrangères. Veuillez agréer, etc.</p> + + +<h4>Pièce numéro 125</h4> + +<p class="center">(Écrite et signée par Lucien.)</p> + +<p>Paris, 10 avril 1866.</p> + +<p><i>À M. Geoffroy de Rœux, attaché à la légation d'Italie, rue du Helder, +à Paris.</i></p> + +<p>Mon cher Geoffroy,</p> + +<p>J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens <i>tout de +suite</i> ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrais te trouver. La +chose presse, malheureusement. Viens vite.</p> + +<p><i>Note de la main de Geoffroy</i>.—Cette lettre, exactement semblable à +celle que je reçus en Irlande et qui interrompit mes excursions autour +du lac Corrib, ne fut pas envoyée, puisque je la retrouvais au dossier. +Si elle eût été envoyée chez moi, elle m'eût rencontré lors de mon +passage à Paris où je touchai barre en revenant de Turin, vers le 15 +avril. Ce retard va être expliqué dans la suite de la correspondance.</p> + + +<h4>Pièce numéro 126</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>14 avril.</p> + +<p>J'ai eu trois jours de crise. La crise va revenir. Elle n'est pas loin, +je la sens, elle me guette.—Depuis quinze jours, j'en ai souvent.</p> + +<p>Je n'étais pas assez misérablement impuissant! Il me faut ce surcroît.</p> + +<p>Ta lettre est encore sur mon bureau: la lettre que je t'ai écrite.</p> + +<p>Que vais-je te demander, si tu viens? que peux-tu faire? Tu as une +carrière. Puis-je exiger de toi que tu me donnes ta vie?</p> + +<p>Et sur quels indices te mettrais-je en campagne?</p> + +<p>Un billet anonyme, écrit par cette femme qui m'a déjà trompé....</p> + +<p>Je suis découragé jusqu'à l'agonie.</p> + +<p>Ta lettre est là. Elle y reste....</p> + +<p>Te souviens-tu? Ce Martroy dont parle la quêteuse s'est présenté à moi +de lui-même au moins deux fois, peut-être trois fois....</p> + +<p>Je viens de feuilleter tout le dossier: c'est trois fois.</p> + +<p>La dernière fois, qui est assez récente, il prenait le nom de J.-B. +Calvaire et me disait de lui écrire poste restante. C'était vers la fin +de septembre.</p> + +<p>J'ai écrit ce matin poste restante et j'ai mis un bon dans la lettre.</p> + +<p>Mais de septembre en avril! sept mois! Il a dû se fatiguer d'aller au +bureau de poste sans y jamais rien trouver.</p> + +<p>J'ai remords de ma négligence. Que de fautes il y a dans mon malheur!</p> + +<p>Et d'un autre côté, puis-je accorder confiance à un avis qui me vient de +cette femme!</p> + +<p>Que le bon Dieu ait pitié de moi!</p> + + +<h4>Pièce numéro 127</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>16 avril.</p> + +<p>Je me suis levé avec l'idée d'aller chez toi, rue du Helder. Cela +vaudrait bien mieux qu'une lettre. Pourquoi ne l'ai-je pas tenté plus +tôt?</p> + +<p>Ma détresse a quelque chose de misérable et de ridicule à cause de ma +lâcheté. Je ne m'aide pas. Quand je pense que tu es peut-être à deux pas +de moi, et que j'ai un si ardent désir de te voir!</p> + +<p>J'ai demandé une voiture. M. le Dr Chapart est venu lui-même. Il m'a +tâté le pouls. Défense de sortir. Double dose de sirop-Chapart. Calme +absolu. Rien que des potages. Le fait est que je suis cruellement +malade, Geoffroy. Je n'aurais pas pu aller, ma tête se brouille. Je n'ai +pas reçu réponse de J.-B. Martroy.</p> + + +<h4>Pièce numéro 128</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>30 avril—Rien de ce Martroy. Plus rien de la quêteuse. La lettre à ton +adresse est toujours là. Mes crises se rapprochent d'une façon +effrayante.</p> + +<p>Il me semble que je me sauverais moi-même si je pouvais travailler à la +sauver.</p> + +<p>Je ne peux pas. Je ne peux rien. J'ai toujours été un être faible. Même +quand je tue un homme, cela ne sert à rien.</p> + +<p>L'homme que j'ai tué, je le revois quelquefois dans la neige, avec sa +face terreuse et presque noire. Il était tout jeune. Il avait les +cheveux blonds. Les journaux ont dit que c'était un malfaiteur. Tant +mieux. Je n'aurais pas eu de remords, même sans cela.</p> + +<p>Voici juste vingt jours que ta lettre est là. Je n'ai plus l'idée de te +l'adresser. À quoi bon?</p> + + +<h4>Pièce numéro 129</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>1<sup>er</sup> mai.</p> + +<p>À quoi bon! Oh! tu es jeune, toi, tu es fort, tu connais la vie—et tu +as des amis!</p> + +<p>Je me déchirerais la poitrine avec mes ongles! <i>À quoi bon?</i> C'est moi +qui ai écrit cela! Mais elle se meurt, peut-être!</p> + +<p>Je suis dans mon lit. J'ai soif, je brûle. Je la vois si pâle! Où s'est +envolé son sourire? Il y a de grosses larmes qui roulent lentement le +long de ses joues. Je les vois.... De mon lit je vois Paris par ma +fenêtre. Elle est là. Où? Il y a des moments où mon œil se dirige comme +si une voix l'appelait. C'est qu'elle m'appelle, va, Geoffroy!</p> + +<p>Vais-je mourir sans combattre! Ma force! Ma jeunesse! Moi, je ne me sers +pas d'armes. Que Dieu me montre l'ennemi de Jeanne, j'irai à lui, fût-il +Satan, et je l'étranglerai!</p> + + +<h4>Pièce numéro 130</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien, mais pénible et altérée.)</p> + +<p>17 mai.</p> + +<p>Ces deux semaines ont été comme un rêve douloureux.</p> + +<p>Ma mère est venue hier, toute seule. Elle a pleuré en me voyant. Je dois +être bien changé. Elle m'a demandé si je répugnerais à voir un prêtre. +J'ai écrit à Jeanne, comme je t'écris à toi, pour laisser mon cœur +parler. Si nous devions nous retrouver dans l'autre vie....</p> + +<p>Voilà maintenant dix-neuf jours que je ne me suis levé. Mes yeux +faiblissent; je ne vois plus bien Paris.</p> + +<p>Quand ma mère est partie, elle a parlé au docteur dans l'antichambre. +J'ai entendu qu'il lui disait: «Ça peut durer un mois, deux mois, mais +ça peut finir brusquement.» Il me semble que Jeanne est morte. J'ai hâte +de mourir aussi.</p> + + +<h4>Pièce numéro 131</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>18 mai.</p> + +<p>Je suis debout! je vois Paris! Jeanne y est. Jeanne m'a écrit, Jeanne +m'a parlé. Bonté de Dieu! moi qui désespérais!</p> + +<p>Ce matin, on a laissé entrer chez moi un beau jeune garçon de douze à +treize ans. J'ai cru au premier aspect que c'était Olympe déguisée, tant +il lui ressemble.</p> + +<p>Il venait de la part de M. Louaisot de Méricourt, dont il est le neveu.</p> + +<p>M. Louaisot m'envoyait des compliments, et désirait avoir de mes +nouvelles.</p> + +<p>Le beau jeune garçon n'est pas resté plus de deux minutes. J'étais à me +demander pourquoi M. Louaisot me l'avait envoyé lorsque j'ai vu une +petite enveloppe sur ma table de nuit. Je l'ai prise. Il n'y avait rien +à l'extérieur.</p> + +<p>J'ai déchiré le cachet. Tout ce qui me reste de sang s'est précipité +vers mon cœur. J'avais reconnu l'écriture de ma Jeanne.</p> + +<p>Rien que deux pauvres petites chères lignes:</p> + +<p><i>Je ne peux pas te dire où je suis. Je me porte bien. Je t'aime de tout +mon cœur. Je ne serais pas malheureuse, si je n'étais loin de toi....</i></p> + +<p>Cette lettre ne peut avoir été apportée que par le jeune garçon!</p> + +<p>Avant son arrivée je suis sûr qu'il n'y avait aucun papier sur ma table +de nuit.</p> + +<p>Olympe n'a pas de frère—ni de fils. Elle est d'ailleurs trop jeune pour +avoir un enfant de cet âge-là.</p> + +<p>Il lui ressemble étrangement!</p> + +<p>A-t-il apporté cela de lui-même?</p> + +<p>Est-ce un envoi de Louaisot qui voyait de loin que la lampe allait +s'éteindre?...</p> + +<p>Je crois être sûr qu'il a besoin de moi vivant—pour nourrir l'affaire.</p> + +<p>Ce qui est certain, c'est que les deux lignes sont de Jeanne.</p> + +<p>Je les défie bien de me tromper en contrefaisant son écriture? Je les ai +baisées, ces deux lignes, cent fois, mille fois. Il reste quelque chose +de son âme à mes lèvres.</p> + +<p>Je suis ressuscité.</p> + +<p>J'ai recopié ta lettre—ta lettre qui attendait là depuis trente-huit +jours. Je te l'ai adressée.</p> + +<p>Elle est à la poste. Tu l'as déjà peut-être.</p> + +<p>Tu vas venir, je le devine, je le sens. Un bonheur n'arrive jamais seul.</p> + +<p>Ma mère est revenue. J'étais si mal hier qu'elle avait peur de ne pas me +retrouver vivant.</p> + +<p>Quand elle m'a vu, elle a crié au miracle.</p> + +<p>Le Dr Chapart a brandi la bouteille de médicament qui est toujours sur +ma commode.</p> + +<p>—Madame, s'est-il écrié, vous avez dit le mot: c'est un miracle. +J'espère que vous répandrez parmi vos amis et connaissances qu'il est dû +au sirop-Chapart!</p> + +<p>C'est une effrontée boule de chair que ce gros petit homme! Il sait que +son sirop me sert à arroser la plate-bande qui est sous ma fenêtre,—et +qu'il n'y vient jamais rien....</p> + +<p>Voilà midi. Tu as ma lettre. Je suis seul. Je veux préparer notre +causerie de tantôt.</p> + +<p>Car tu vas être ici vers deux heures. C'est si loin, Belleville! Je +changerai de logement pour me rapprocher de toi, quand même je devrais +perdre le sirop Chapart.</p> + +<p>Je te disais l'autre jour que j'ignorais ce que tu pourrais faire pour +moi. J'étais mort. Je suis vivant aujourd'hui. Je sais ce que tu feras.</p> + +<p>Ou plutôt ce que nous ferons, car je veux travailler avec toi nuit et +jour.</p> + +<p>Il y a une Fanchette! Nous possédons un point de départ.</p> + +<p>Mais d'abord, retrouvons Jeanne. C'est facile. Quand je tiens quelqu'un +à la gorge, c'est un collier de fer. Louaisot sait où est Jeanne. Je le +lui demanderai dans le langage que j'ai tenu à l'homme étranglé.</p> + +<p>Tu verras le trésor de renseignements que j'ai amassé. Nous sommes dans +les délais pour former opposition à l'arrêt du 2 décembre. Jeanne sera +réhabilitée,—quand je devrais traîner Fanchette aux pieds de la Cour!</p> + +<p>Et quand même rien de tout cela ne serait possible, quand notre dernière +ressource serait la fuite, partout où elle sera, j'aurai ma patrie.</p> + +<p>Deux heures qui sonnent! la route est longue et la grande rue monte. Je +t'attends.</p> + +<p>J'ai fermé ma fenêtre. L'air est froid. Ou bien, c'est moi peut-être qui +ai des frissons....</p> + +<p>Deux heures et demie! Aujourd'hui tu viendras trop tard, Geoffroy. Je +sens <i>l'autre moi</i> qui pousse ma pensée hors de mon cerveau. Le voilà. +Ma plume tombe....</p> + + +<h4>Pièce numéro 132</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>19 mai.</p> + +<p>Tu n'es pas venu Geoffroy. Je fais ce que j'aurais dû faire dès hier: +j'envoie chez toi.</p> + +<p>Je suis bien, très bien. J'ai la lettre de Jeanne....</p> + +<p>Ma crise d'hier a été longue, mais elle ne touchait que l'esprit. Le +corps ne souffre plus.</p> + +<p>Pourtant, je ne retrouve pas toute ma vaillance d'hier. Les ennemis que +nous aurons à combattre toi et moi sont bien résolus et bien +puissants....</p> + +<p>Mon messager revient de chez toi. Tu n'es pas à Paris. Où ma lettre te +trouvera-t-elle?</p> + +<p>Ces gens sont de bien habiles faussaires. Il y a des moments où je me +demande si ma chère lettre est bien de Jeanne....</p> + +<p>Le temps est sombre. Ma crise vient à l'heure ordinaire.</p> + +<p>Je crois que j'ai espéré pour la dernière fois.</p> + + +<h4>Pièce numéro 133</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>7 juin.</p> + +<p>Je n'écris plus, même pour moi. Tu étais mon prétexte. Je te parlais....</p> + +<p>Je n'aurais jamais cru que mon appel pût rester sans réponse. J'attends +depuis trois semaines!</p> + + +<h4>Pièce numéro 134</h4> + +<p class="center">(Écriture de Lucien.)</p> + +<p>29 juin.</p> + +<p>Je n'attends plus.... Adieu!</p> + +<p>Fin du dossier de Lucien.</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Ceci était la dernière feuille. Je m'endormis en la +tenant dans mes mains. Il était cinq heures du matin, et c'était ma +seconde nuit sans sommeil. Au moment où je perdais connaissance, je me +souviens que je répétais en moi-même cette parole de Lucien ayant trait +au fait qui m'avait le plus frappé dans ma lecture de cette nuit:—Elles +sont deux Jeanne!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_de_Geoffroyb" id="Recit_de_Geoffroyb"></a><a href="#table">Récit de Geoffroy</a></h2> + + +<p>Je m'éveillai avec la même pensée. En rassemblant les pièces du dossier, +passablement en désordre, pour les remettre dans leur chemise, je me +surpris à parler tout haut, disant:</p> + +<p>—Elles sont deux, c'est certain....</p> + +<p>—Parbleu! fit une voix de basse-taille qui partait de l'embrasure de ma +fenêtre.</p> + +<p>Je me retournai vivement et je reconnus avec surprise M. Louaisot, assis +commodément à côté de la croisée, et dont les lunettes mettaient deux +ronds de lumière sur le journal qu'il lisait.</p> + +<p>—Je n'ai aucune espèce de droit à en user familièrement dans votre +domicile, mon cher Monsieur, me dit-il d'un ton beaucoup plus «homme du +monde» que je ne l'aurais attendu de lui. C'est à peine si je pourrais +me vanter d'être au nombre de vos connaissances, mais comme votre valet +de chambre était absent et que je vous apportais de la pâture....</p> + +<p>Au lieu d'achever sa phrase, il allongea le bras et mit un paquet +d'épreuves sur ma table de nuit.</p> + +<p>J'avais tôt réprimé un mouvement de fierté blessée.</p> + +<p>Ce n'est pas pour peu de chose que j'eusse consenti à me brouiller avec +M. Louaisot!</p> + +<p>Il reprit en se levant pour retourner son fauteuil.</p> + +<p>—J'ose espérer que vous m'excuserez.</p> + +<p>—Mais très volontiers.</p> + +<p>—Je vous rends grâce.... Alors nous avons achevé notre lecture?</p> + +<p>—Comme vous voyez.</p> + +<p>—Et nous n'y avons rien compris du tout?</p> + +<p>—Mais, si fait, M. Louaisot. Je crois pouvoir dire au contraire....</p> + +<p>—Quant à cela, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez!</p> + +<p>—Permettez....</p> + +<p>—Je permets. Seulement vous n'y voyez goutte.</p> + +<p>—Quand ce ne serait que ce fait de l'existence des deux sœurs?</p> + +<p>—Elles sont trois, cher Monsieur.</p> + +<p>—Comment, trois!</p> + +<p>—Pas une de moins!</p> + +<p>Je le regardais avec inquiétude, ne sachant s'il se moquait de moi.</p> + +<p>—Trois, répéta-t-il, je dis trois sœurs: une, deux, trois! et toutes +trois de beaux brins, quoi qu'il y en ait une qui n'ait plus ses +dix-huit ans.... Et que pensez-vous de l'incident Ferrand? L'histoire de +la quêteuse? et celle de ce douceâtre Dr Schontz?</p> + +<p>—Je pense, répondis-je en le couvrant de mon regard fixe, car j'avais +recouvré tout mon sang-froid, je pense que vous avez mis tous ces +pauvres gens-là en avant, vous, M. Louaisot, et qu'ils ont tiré les +marrons du feu pour vous.</p> + +<p>Ses lunettes laissèrent passer un rayon de triomphante vanité.</p> + +<p>Il ébaucha même le geste de se frotter les mains.</p> + +<p>—Moi, M. Louaisot, répéta-t-il, surnommé de Méricourt, je n'aurais pas +du tout honte de vendre des marrons, si ce métier-là était de ceux où +l'on fait fortune. M. Louaisot croisa ses jambes l'une sur l'autre, en +homme qui prend position définitive, et fredonna tout bas, non pas:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Ah! vous dirais-je maman,</i><br /></span> +</div></div> + +<p>c'était bon pour chez lui, mais la romance sentimentale de Bérat:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>J'aime à revoir ma Normandie,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>C'est le pays qui m'a donné le jour.</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Ce qu'il trouvait sans doute plus habillé.</p> + +<p>C'était vraiment un scélérat de bien bonne humeur.</p> + +<p>—Rien, rien, rien, cher Monsieur, reprit-il tout à coup, je vous dis +que vous n'y comprenez rien! L'affaire est simple, voilà ce qui vous +déroute au milieu de toutes les complications dont on l'a entourée. Ce +pauvre bon garçon de Lucien a pourtant raison quand il dit qu'il y a un +homme de talent là-dedans. Mais pourquoi le désigne-t-il sous le nom de +docteur ès-crimes et autres appellations injurieuses? Pourquoi? Je vais +avoir l'honneur de vous le dire. Les gens à courte vue détestent ce +qu'ils ne conçoivent pas. Et ce cher excellent M. Thibaut, avant +d'arriver à l'état de ramollissement où nous avons le chagrin de le voir +réduit, n'avait pas inventé la poudre!</p> + +<p>—Lucien, dis-je, n'est pas un adversaire aussi méprisable que vous le +pensez.</p> + +<p>—Il étrangle bien! dit M. Louaisot. Ah! saperlotte, quand je me suis +permis de mettre mes lunettes dans son grimoire, j'ai distingué ce +passage. Le gredin du quai de l'Horloge fut proprement étranglé; mais +voilà: cela donne la mesure exacte de son intelligence. Il étrangle un +détail et il laisse le fait principal passer son chemin.</p> + +<p>—Quand vous êtes seul contre six, M. Louaisot, tout docteur que vous +êtes....</p> + +<p>—Jamais il ne faut être seul contre six!... Mais sur cette pente, notre +discussion deviendrait un assaut de pensées philosophiques, et nous ne +sommes ni l'un ni l'autre des fainéants.... Vous n'avez pas été en +Russie?</p> + +<p>—Non. Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que vous avez inspiré de l'intérêt à la plus jolie femme du +monde, et qu'il manque un attaché à l'ambassade de Saint-Pétersbourg.</p> + +<p>—Si on me nomme, je peux donner ma démission.</p> + +<p>—Vous êtes nommé, mon cher Monsieur.</p> + +<p>Je gardai le silence.</p> + +<p>—Voulez-vous que je vous dise? s'écria M. Louaisot en haussant les +épaules. Voilà de la guerre bêtement faite! La femme la plus +intelligente est toujours un très petit homme. Vous n'avez pas cru à la +mort de Jeanne Péry, j'en suis sûr. Quand vous jouez à l'écarté, marquez +vos points, c'est la mode, mais il est d'autres jeux....</p> + +<p>—M. Louaisot, interrompis-je, je voudrais avoir une affirmation ou une +négation sur ce sujet: Jeanne est-elle morte?</p> + +<p>Il piqua ce coup de doigt qu'il donnait à ses lunettes et il me regarda +d'un air de franche supériorité.</p> + +<p>—Quand vous réfléchiriez une fois en votre vie, cher Monsieur, dit-il, +vous n'en mourriez pas. Selon vous, depuis déjà du temps, Jeanne est +entre les mains du démon, n'est-il pas vrai? Eh bien, quand une pauvre +colombe languit dans les griffes du vautour, la question de savoir si +elle a été mangée hier ou si elle sera mangée demain est parfaitement +oiseuse. Cela dépend du vautour.... Je vous dis, moi, que le brave +Thibaut est beaucoup moins convaincu de nos scélératesses qu'il ne le +croit. Nous sommes à Paris, que diable! La France est le pays de +l'univers où il en coûte le moins pour raconter à la justice les bourdes +les plus pitoyables. Suis-je un prince pour qu'on n'ose me dénoncer? +Non. Il y a un fou, là-dedans, voyez-vous, et tout participe un peu de +sa folie. M<sup>me</sup> la marquise elle-même, à force d'aimer ce fou, est très +gentiment un peu folle. Mais je suis sage, moi....</p> + +<p>Ici, M. Louaisot s'arrêta et prêta l'oreille. On marchait dans mon +antichambre.</p> + +<p>J'arrive à raconter un fait qui paraîtra peut-être peu important et même +trivial.</p> + +<p>C'est alors que je n'aurai pas su le rendre, car il me frappa +singulièrement.</p> + +<p>Il y a des hommes-limiers. Je ne le savais pas, je le vis.</p> + +<p>Juste au moment où M. Louaisot s'arrêtait, la porte s'ouvrit lentement +et sans bruit aucun. La maigre figure de J.-B. Martroy se montra sur le +seuil, humble et souriante.</p> + +<p>Sur ses lèvres, on devinait qu'il allait dire:</p> + +<p>—Mon bienfaiteur, vous voyez que je suis fidèle au rendez-vous!</p> + +<p>Mais il ne parla point, parce que son regard rencontra, entre lui et +moi, la titus touffue de M. Louaisot, qui lui tournait le dos.</p> + +<p>Jamais je n'ai vu décomposition chimique plus rapide. Il n'y a pas de +poison foudroyant qui puisse produire un semblable effet.</p> + +<p>Instantanément, Martroy devint couleur <i>de mort</i>.</p> + +<p>Il se retint au chambranle pour ne pas tomber, puis il disparut, fermant +la porte sans bruit, comme il l'avait ouverte.</p> + +<p>Louaisot s'était remis à parler en disant je ne sais quoi +d'insignifiant.</p> + +<p>Il avait, j'en étais sûr, entendu la porte s'ouvrir, puis se refermer.</p> + +<p>Il ne s'était pas retourné. Aucune glace n'était posée de manière à lui +montrer les objets placés derrière lui.</p> + +<p>La physionomie d'un interlocuteur peut servir de miroir, mais j'étais +sûr de n'avoir pas bronché.</p> + +<p>Il cessa de nouveau de parler deux ou trois secondes après la fermeture +de la porte,—juste le temps qu'il aurait fallu au fumet d'un +animal,—d'un gibier pour arriver de l'antichambre jusqu'à lui. Ses yeux +devinrent vagues derrière ses lunettes éteintes. Son nez ondula +positivement, puis ses narines se gonflèrent avec force.</p> + +<p>—C'est un fumeur, dit-il, et c'est un pauvre.</p> + +<p>—Qui donc? demandai-je.</p> + +<p>Sa figure avait déjà repris son aspect ordinaire. Il souriait.</p> + +<p>—Je suis docteur, vous savez? fit-il avec bonhomie. Nos examens +comprennent des quantités de matières, et votre baccalauréat n'est rien +auprès du nôtre. Avez-vous remarqué que chaque pipe a son odeur?</p> + +<p>—L'odeur d'une pipe, oui.</p> + +<p>J'essayais de rire, mais ma poitrine se serrait.</p> + +<p>—Je m'exprime mal à ce qu'il parait, reprit M. Louaisot. Je voulais +dire qu'un homme qui fume la pipe est reconnaissable par l'odeur +particulière de sa pipe comme il est reconnaissable par sa voix, par son +pas, par son écriture, par toute chose enfin qui lui est propre. J'ai +beaucoup étudié ces choses-là. Les sauvages d'Amérique ont des +rocamboles encore plus subtiles.... Voilà longtemps que je n'avais senti +cette pipe-là.</p> + +<p>J'eus froid pour ce pauvre petit diable de Martroy.</p> + +<p>—Guzman! appelai-je.</p> + +<p>—Vous souhaitez quelque chose? me demanda M. Louaisot.</p> + +<p>—Je voudrais voir si vous connaissez la pipe de mon valet de chambre.</p> + +<p>—Ne prenez pas cette peine-là, dit-il en se levant. Guzman est un +garçon bien nourri. Le tabac et la misère combinent un coquin de parfum +qu'on n'oublie plus quand on l'a respiré.... Je vais avoir l'honneur de +prendre congé, car l'estomac me tire. Je vous laisse mes épreuves; le +roman va bien: nous allons faire une réputation à ce vieux cancre, le +Dernier Vivant.... Résumons-nous: vous pataugez, mon cher Monsieur, parce +que vous prenez les almanachs d'un homme qui barbotte. Vous voyez des +démons où il n'y a que d'estimables industriels, et des victimes dans +ceux ou celles qu'on essaye de sauver.</p> + +<p>Et puis, je savais bien que j'avais quelque chose à vous dire! et puis, +tout diplomate que vous êtes, vous conservez d'enfantins préjugés. +Voltaire s'entendait quand il voulait inventer le bon Dieu. Vous, «vous +croyez que c'est arrivé», comme dit le militaire de Pélagie.</p> + +<p>Le titre de magistrat, de président, de conseiller vous fait quelque +chose. Vous hésitez à vous dire tout franchement à vous-même: «Celui-là +est une canaille!» Pardonnez-moi l'expression. Elle a le mérite de la +simplicité.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, je ne donnerais pas dix centimes de vos dossiers, ni +de toutes vos instructions pour rire.</p> + +<p>Quand vous voudrez savoir le fin mot, j'en tiens boutique. Mais ça coûte +bon. Au plaisir de vous revoir. Il me salua et prit la porte. J'entendis +sa basse-taille dans l'antichambre qui chantait:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Quand tout renaît à l'espérance</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Et que l'hiver fuit loin de nous</i>....<br /></span> +<span class="i0">Toujours<br /></span> +<span class="i0"><i>Ma Normandie</i> du feu Bérat.<br /></span> +</div></div> + +<p>Je restai sous l'impression d'un sentiment qui ressemblait à de la peur. +M. Louaisot avait-il vraiment reconnu Martroy? J'appelai Guzman.</p> + +<p>—M. Louaisot a-t-il parlé?</p> + +<p>—Il m'a demandé si je voulais faire trente points en fumant ma pipe!</p> + +<p>—Qu'as-tu répondu?</p> + +<p>—Que j'en sortais, et que je ne fume que des petits bordeaux.</p> + +<p>—Et l'autre, où est-il passé?</p> + +<p>—Quel autre? Je n'ai vu personne.</p> + +<p>L'habitude de faire trente points ne peut être rangée dans la catégorie +des forfaits qui ne méritent pas de merci, mais elle empêche de bien +garder une maison. Je renvoyai Guzman en lui recommandant de faire +entrer Martroy aussitôt qu'il viendrait.</p> + +<p>J'avais ressenti tout à l'heure une impression véritablement pénible et +comparable à celle qu'on éprouverait à voir une bête féroce s'approcher +d'un enfant endormi. Cela s'effaçait peu à peu. Je me taxais moi-même +d'exagération. Et j'essayais de démêler, parmi les discours de Louaisot, +le motif réel de sa visite.</p> + +<p>Ce motif se cachait-il dans le <i>post-scriptum</i> de notre entrevue? Il en +voulait beaucoup à M. Ferrand. Cela me rangeait à l'opinion de Lucien, +qui déclarait ce galant magistrat homme d'honneur.</p> + +<p>Je pris les épreuves du roman commencé dans <i>Le Pirate: La Tontine des +cinq fournisseurs.</i> J'en avais maintenant trois gros paquets à lire.</p> + +<p>Au moment où je mettais les feuillets en ordre sur ma couverture, Guzman +introduisit Martroy.</p> + +<p>Le pauvre petit homme gardait bien quelque chose de l'aspect effarouché +d'une chouette qui vient d'échapper à l'épervier, mais sous son +désordre, il y avait un naïf triomphe.</p> + +<p>—Tout de même, me dit-il en entrant, M. Mouainot de Barthélémicourt n'y +a vu que du feu! Est-ce qu'il vient souvent? Ça rendrait mes visites +plus rares.</p> + +<p>J'étais à m'interroger pour savoir s'il fallait l'avertir ou lui laisser +sa sécurité.</p> + +<p>—Où vous êtes-vous caché, Martroy? demandai-je. Êtes-vous bien sûr +qu'il ne vous a point reconnu sous la porte cochère ou dans la rue?</p> + +<p>Il cligna de l'œil d'un air malin.</p> + +<p>—Quand on est costumé comme cela, répliqua-t-il en touchant sa pèlerine +de toile cirée blanche, il ne faut pas se cacher à moitié. Le patron est +le meilleur chien de chasse que je connaisse, mais je suis son élève et +nous pouvons faire notre partie, tant qu'il ne m'a pas vu. Ce n'est pas +avec lui qu'on se dissimule derrière un fiacre ou dans une allée.</p> + +<p>—Comment avez-vous fait?</p> + +<p>—Au lieu de descendre, j'ai monté. J'ai été m'asseoir dans le petit +escalier du grenier, au sixième étage. Je n'étais pas sans inquiétude, +car il a un nez de possédé. Mais heureusement, j'en ai été quitte pour +la peur. Il s'en est allé tout droit et je l'ai vu par la lucarne qui +tournait tranquillement le coin du boulevard. Il prit à la place +ordinaire, sous sa toile cirée, entre sa chemise et son unique bretelle, +un gros paquet de papiers, noués avec une faveur rose qu'il déposa sur +mon lit.</p> + +<p>—Tiens! fit-il en voyant les épreuves du <i>Pirate, vous</i> donnez +là-dedans?</p> + +<p>—Est-ce que vous connaissez cet ouvrage?</p> + +<p>—C'est du Louaisot. Pas besoin de connaître. Une cuisine faite avec une +miette de vérité, sautée dans un tas de mensonges!...</p> + +<p>—Tandis que moi, poursuivit-il en pointant ses manuscrits du bout du +doigt, rien que du vrai. Pas d'imagination pour un sou!</p> + +<p>—Voulez-vous être payé tout de suite? demandai-je.</p> + +<p>—Ça me flatterait, rapport à Stéphanie que je veux mettre sur un pied +étonnant! Il y a du temps que je la vois en rêve avec des falbalas! Elle +est toute fraîche relevée de ses couches. Elle voiturera le petit à la +promenade dans une brouette à ressorts, avec une robe en mérinos tout +laine et un tartan, tout laine aussi, rouge, vert, bleu et jaune, que +j'ai lorgné au grand magasin de nouveautés du faubourg du Temple.</p> + +<p>J'avais préparé d'avance la somme que je voulais lui allouer. Il prit +sans compter. C'était une manière de petit gentilhomme. Et il m'appela +son bienfaiteur.</p> + +<p>De poche, il n'en avait point, mais il avait installé un nœud coulant à +sa bretelle qui servait à tout. Il passa mes quatre billets de cent +francs dans le nœud, donna un tour à la ficelle, et tout fut dit.</p> + +<p>—C'est là, déclara-t-il, comme dans une sacoche de la Banque de France!</p> + +<p>—Quant à ça, reprit-il en montrant les épreuves que j'étais en train de +mettre de côté pour prendre ses papiers, c'est son fort, la tontine. Il +la connaît comme personne. Il est né dedans. C'est son papa qui l'avait +faite. Au lieu de lui conter des histoires de ma mère l'Oie, le bonhomme +le berçait avec la tontine. La première fois qu'il a pensé, il a pensé à +la tontine. La première fois qu'il a parlé, il a parlé de la tontine. +C'est sa vie, quoi! Il appartient à ça, et ça lui appartient. S'il +voulait dire la vérité... mais je t'en souhaite!</p> + +<p>Il fit son geste favori, mettant sa main au-devant de sa bouche, pour +bien marquer le caractère tout confidentiel de l'exclamation.</p> + +<p>—Vous en verrez plus dans deux de mes pages, reprit-il, que dans tout +le fatras qu'il a dicté ou commandé à cet écrivailleur du journal. Au +moins, moi, je n'ai pas d'imagination.... Et j'ai été dans la tontine +presque autant que lui, puisqu'il m'y tenait noyé jusque par-dessus la +tête. C'est un homme habile, c'est un homme savant, c'est un homme +terrible! Pas méchant, quand il ne s'agit pas de la tontine... mais +capable de mettre le monde à feu et à sang pour la tontine. Il y en a +là-dedans, du sang!</p> + +<p>Son doigt pointait le manuscrit.</p> + +<p>—Ah! fit-il en baissant la voix, c'était un joli ange que M<sup>lle</sup> Olympe +Barnod, la première fois que je la vis. Entre nous deux, on peut lâcher +de côté les pseudonymes raisonnés. Mais M. Louaisot l'a choisie pour +arriver à l'argent de la tontine, et l'ange est devenue une diablesse. +Vous allez voir, vous allez voir! Je ne veux pas vous gâter la lecture +de mes ouvrages en vous disant d'avance ce qu'il y a dedans. Et puis, je +ne le cache pas, je suis pressé de porter à Stéphanie le bénéfice de ma +littérature.</p> + +<p>En l'écoutant, un scrupule me prenait.</p> + +<p>J'avais d'abord pensé à ne point troubler sa joie, mais n'était-il pas +plus dangereux de le laisser ainsi dans l'ignorance?</p> + +<p>Le lecteur devine que je veux parler des théories de M. Louaisot de +Méricourt touchant l'odeur de la pipe.</p> + +<p>À supposer que j'eusse accordé trop d'importance à ce qui n'était +peut-être qu'une fantaisie, Martroy devait être mis au fait. Il était le +meilleur juge.</p> + +<p>—Je crois devoir vous prévenir, commençai-je, d'un fait qui vient de se +passer ici.</p> + +<p>Le petit homme, qui avait déjà fait un pas vers la porte, revint tout +tremblant.</p> + +<p>—Vous n'avez pas prononcé mon nom devant lui! s'écria-t-il.</p> + +<p>—Non certes.</p> + +<p>—Ni mon pseudonyme analogique.... Il est si rusé!</p> + +<p>—Non. Écoutez-moi.</p> + +<p>Son regard faisait le tour de la chambre.</p> + +<p>—Il n'y a pourtant pas de glace où il ait pu me voir! murmura-t-il, et +le bois du lit ne mire pas.</p> + +<p>Je lui racontai la chose exactement comme elle avait eu lieu. À mesure +que je parlais, le sang abandonnait ses pauvres joues. Il devenait vert.</p> + +<p>Quand j'eus fini, il dénoua la ficelle qui tenait ses billets.</p> + +<p>—Vous enverrez ça à Stéphanie, me dit-il. Je suis un homme mort.</p> + +<p>—Voyons, voyons, Martroy....</p> + +<p>—Oh! fit-il, c'est réglé... à moins... avez-vous un coin de cave où me +cacher?</p> + +<p>—S'il le faut, certainement.</p> + +<p>—Non, cela ne se peut pas. Stéphanie m'attend. Il était en proie à une +agitation inexprimable.</p> + +<p>—On avait loué notre grenier à d'autres, murmura-t-il. Je ne sais pas +s'il y a beaucoup de malheureux pour avoir souffert comme nous. C'est +vrai que j'avais commis des péchés.... Nous couchions dans la basse-cour +depuis deux semaines. Hier, quand on m'avait vu de l'argent, on m'avait +permis de mettre le lit sur le carré pour que Stéphanie soit un peu à +l'abri. Je vous l'ai dit: elle n'est pas belle, c'est une estropiée, +mais nous nous aimons bien.... Et maintenant elle allait revoir une +chambre! J'étais riche!... Et voilà la mort!</p> + +<p>—Voulez-vous rester ici, Martroy?</p> + +<p>Il eut des larmes en me prenant les deux mains.</p> + +<p>—Merci, mon bienfaiteur. Vous l'auriez fait comme vous le dites, mais +ça ne se peut pas. Nous sommes les derniers des derniers. Nous n'avons +rien, pas même notre conscience. Vous verrez dans ces papiers là que +j'ai été un malheureux enfant... et coupable.... Mais que voulez-vous, on +s'aime comme il faut... et on a beau trembler, on est brave tout de +même, allez! Ce que je voudrais, si c'était un effet de votre bonté et +que ça se pourrait, c'est quelques vieilles hardes pour me déguiser un +petit peu.</p> + +<p>Je sautai hors de mon lit. Je ne voulais pas mettre Guzman dans +l'affaire. J'étais d'ailleurs à peu près sûr qu'il était à faire trente +points quelque part. J'entrai dans ma garde-robe et j'en ressortis avec +une brassée d'effets.</p> + +<p>C'était quelque chose de touchant que de voir sur les traits du petit +homme le combat de la détresse et de la joie. Il était, j'en suis sûr, +bien plus coquet que Stéphanie.</p> + +<p>Du reste, il n'y mit point de façon; il se dépouilla nu comme un ver et +passa un de mes costumes, considérablement trop grand pour lui, mais +dans lequel il se trouvait le supérieur d'Apollon. J'héritai du pantalon +déguenillé, de la bretelle, de la toile cirée blanche et des bottes à la +poulaine. En s'habillant et en acceptant mes soins de valet de chambre +sans aucune espèce de cérémonie, il me disait:</p> + +<p>—Si vous vous intéressez à M. Lucien Thibaut et à sa petite femme, +c'est sûr que vous serez récompensé de votre bonne action, car il y a +dans mes ouvrages de quoi tourner la face du procès sans dessus +dessous.... Voilà une culotte qu'on dirait taillée pour moi si elle +n'était pas si longue... et si large! Voyez-vous il ne mangera pas, lui +qui est si gourmand, il ne dormira pas, lui qui aime tant son traversin, +avant de m'avoir mis la main dessus! Ah! c'est un homme de talent! Il +est là quelque part à me guetter. Pas tout seul: il a une demi-douzaine +de bassets et sa mule qui est une rusée commère... ma meilleure chance +c'est qu'il doit croire que j'ai pris mes jambes à mon cou après l'avoir +vu ici: alors ils doivent me chercher entrant et non pas sortant. C'est +un point à marquer de mon côté; mais il y en a tant à marquer du sien!</p> + +<p>—Martroy, mon garçon, dis-je en admirant sa toilette achevée, le Diable +ne vous reconnaîtrait pas!</p> + +<p>—J'aimerais mieux avoir affaire au Diable qu'à lui, me répondit-il.</p> + +<p>Pourtant, quand il se fut regardé dans la grande glace de ma psyché, qui +le montra à lui-même du haut en bas, il ne put retenir l'expression de +sa complète satisfaction.</p> + +<p>—Voilà pourquoi on était laid, dit-il, c'est qu'on n'avait pas de +toilette! Avant de lui poser un chapeau presque neuf sur l'oreille, je +lui époussetai les joues avec de la poudre de riz.</p> + +<p>—C'est la vie que vous me sauvez, mon bienfaiteur, reprit-il en se +lorgnant toujours du coin de l'œil. Puis, avec un éclair de gaieté et +en dessinant son geste confidentiel:</p> + +<p>—Stéphanie ne va pas oser m'embrasser!</p> + +<p>Je me plaçai à distance pour le dernier coup d'œil:</p> + +<p>—Martroy, prononçai-je avec solennité, si vous marchez posément, les +pieds en dehors et que vous ne ramassiez pas de bouts de cigare, je +réponds de votre traversée!</p> + +<p>Il prit ma main et la porta rapidement à ses lèvres.</p> + +<p>—Puisque vous le dites, je le crois, répliqua-t-il. En tous cas, ils ne +me feront rien aujourd'hui. Pas si bêtes! Ils me suivront, et, en +passant, ils remarqueront le bon endroit....</p> + +<p>Le bon endroit, c'est là-bas, à deux cents pas du village de l'Avenir... +il y a un terrain qui s'appelle la Carrière....</p> + +<p>Si vous voyez dans les journaux, demain ou après, qu'on a fait un +mauvais coup par là, n'oubliez pas Stéphanie. Je lui donnai une bonne +poignée de main. J'étais entièrement rassuré. J'affirme que je l'aurais +croisé dix fois dans la rue sans le reconnaître.</p> + +<p>Dès qu'il fut parti, je fermai ma porte à clé. J'étais vraiment curieux +de parcourir son manuscrit. Je dénouai la faveur rose qui manquait +peut-être au dernier bonnet de la pauvre Stéphanie et j'ouvris le +premier cahier qui portait pour titre:</p> + +<p class="center">Œuvres de J.-B.-M. Calvaire<br /> +romancier sans imagination<br /> +</p> + +<p>Il y avait d'abord un préambule en forme d'avis au lecteur pour établir +que les drames réels sont généralement bien supérieurs à ceux que les +auteurs prennent la peine d'inventer.</p> + +<p>Martroy partait de là pour jurer ses grands dieux qu'il n'y avait pas un +seul fait dans «ces pages» qui ne fût de la plus plate exactitude.</p> + +<p>Dans chaque scène, il avait été témoin ou acteur.</p> + +<p>Il s'excusait en parlant du rôle assez peu recommandable qu'il jouait +dans certaines parties de la pièce, alléguant sa misère, sa faiblesse et +son esclavage.</p> + +<p>Il n'avait jamais rien tant désiré en sa vie, prétendait-il, que d'être +un honnête homme à son aise et vivant de ses rentes.</p> + +<p>Bien entendu, il expliquait compendieusement son système de pseudonymes +analogiques raisonnés, inventés par lui pour éviter des désagréments +qu'il ne spécifiait point.</p> + +<p>Tout cela était d'une belle écriture ronde de copiste, aussi facile à +lire que de l'imprimé.</p> + +<p>Pour faire, moi aussi, mon petit bout de préambule, j'annonce que je +supprime le système des pseudonymes analogiques et que je modifie +légèrement le style de J.-B. Martroy, dans l'intérêt raisonné du +lecteur.</p> + +<p>Et j'ajoute que nul poète, en le supposant même juge d'instruction, +n'aurait pu résoudre d'une façon plus lumineuse les énigmes posées par +le dossier de Lucien.</p> + +<p>Cela dit, je donne son œuvre telle quelle.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="OEuvres_de_J-B-M_Calvaire" id="OEuvres_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Œuvres de J.-B.-M. Calvaire</a></h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Ic" id="Ic"></a><a href="#table">I</a></h2> + +<h3>Le Fils Jacques.</h3> + + +<p><i>Avis pour M. de Rœux</i>.—Vous êtes prié de commencer par le +commencement, dans votre propre intérêt, quand même vous seriez alléché +par quelque titre particulier, comme par exemple l<i>'Aventure du +codicille</i> ou l'<i>Histoire de l'enfant d'Olympe</i>. Ça viendra à son tour, +et vous y gagnerez de mieux comprendre.</p> + +<p>Je suis natif des environs de Dieppe, dans le département de la +Seine-Inférieure. Mon père était un vieil homme qui s'était marié sur le +tard à une femme presque aussi âgée que lui. Mon père tenait l'emploi de +clerc-expéditionnaire chez M. Louaisot l'ancien. Ma mère polissait des +couteaux à papier d'ivoire en chambre.</p> + +<p>Je ne leur en veux pas de ce qu'ils me firent chétif. On va selon ses +moyens. Les voisins croyaient qu'ils ne m'auraient pas fait du tout, et +ma naissance fut regardée comme un tour de force.</p> + +<p>Voilà déjà où vous pouvez juger que je ne suis pas un charlatan de +romancier ordinaire, puisque je ne me donne pas une taille de cinq pieds +six pouces, sans souliers et la figure agréable d'un archange.</p> + +<p>Le mariage ne réussit pas à mon père qui laissa là au bout d'un an son +buvard et ses fausses manches pour s'en aller en terre. Je l'ai peu +connu à vrai dire. J'avais trois mois quand il décéda; mais je respecte +sa mémoire.</p> + +<p>Ma mère, infirme, obtint un lit à l'hôpital et je fus mis dans un asile +de petits pauvres. Ce début-là n'est pas gai, mais j'ai mangé mon pain +encore plus dur par la suite, et plus sec aussi.</p> + +<p>M. Louaisot l'ancien vint un fois à notre hospice chercher un petit +saute-ruisseau «pour le pain» comme on dit à Dieppe. Je n'avais jamais +vu d'homme si imposant que lui, quoiqu'il portât un bonnet de coton +blanc par-dessous son chapeau et que ce bonnet ne fût pas propre.</p> + +<p>On fit ranger les petits de huit à dix ans dans la cour et M. Louaisot +l'ancien nous passa en revue. Quand il arriva à moi, il me donna un +soufflet parce que je me mouchais avec ma manche.</p> + +<p>—Comment s'appelle ce polisson-là?</p> + +<p>—Jean-Baptiste Martroy.</p> + +<p>—Martroy! J'ai été pendant quarante ans le bienfaiteur de ton père. +Jean-Baptiste, à ton tour, je vais te donner une position. Veux-tu venir +avec moi?</p> + +<p>Ça m'était bien égal. Je ne pensais pas qu'on pût être plus mal quelque +part qu'à l'asile. On me fourra dans la carriole de M. Louaisot l'ancien +qui dormit pendant toute la route, parce qu'il avait déjeuné deux fois +et dîné trois—chez des clients.</p> + +<p>Moi, j'avais faim, aussi on m'envoya coucher sans souper.</p> + +<p>M. Louaisot l'ancien était notaire royal au gros bourg de +Méricourt-lès-Dieppe. J'entrai chez lui maigre comme un coucou et j'y +devins étique. Il faisait de nombreuses affaires dans les campagnes. Il +trouvait toujours que je mangeais trop et que je ne voyageais pas assez. +J'étais en route depuis le point du jour jusqu'au soir. Cela ne me fit +pas grandir à cause de mon ordinaire, qui était le jeûne.</p> + +<p>Après avoir tiré la jambe toute la semaine, on me mettait le dimanche, +pour me reposer, à «curer l'étable», comme le bonhomme appelait +lui-même son étude.</p> + +<p>Je suppose qu'il pensait aux écuries d'Augias, car il était facétieux et +instruit, autant que pas un notaire de la campagne normande, où ils sont +tous pétris d'esprit.</p> + +<p>Le fils Jacques, héritier unique de M. Louaisot, était en ce temps-là au +collège. C'était un grand et beau garçon d'une quinzaine d'années, très +luron, très gai, très gourmand, très voleur, et que les clercs +regardaient comme un demi-dieu.</p> + +<p>Le bonhomme l'adorait. Je l'ai vu lui donner dix sous pour son dimanche!</p> + +<p>Il lui donnait, mieux encore que cela: il le comblait de leçons dont le +fils Jacques a bien profité depuis.</p> + +<p>Je ne comprenais pas beaucoup ces leçons où l'on parlait d'honnêteté; +mais, petit à petit, j'en vins à regarder l'honnêteté comme l'art d'être +filou sans qu'il en résultat aucun désagrément.</p> + +<p>Il y avait un nom qui revenait presque aussi souvent que le mot +honnêteté dans les leçons du bonhomme: la Tontine.</p> + +<p>Quand le fils Jacques eut fini ses humanités, vers ses dix-huit ou +dix-neuf ans, il vint passer ses vacances à Méricourt, avant de partir +pour l'école de droit, car il fallait qu'il fût reçu <i>capax pour</i> +prendre l'étude de son père.</p> + +<p>On causa de la Tontine depuis le matin jusqu'au soir.</p> + +<p>Qui donc était cette Tontine dont les fonds étaient déposés chez M. +Louaisot? Cela m'intriguait au plus haut point. Vingt fois, j'avais +entendu le bonhomme dire au fils Jacques:</p> + +<p>—Il faut que la Tontine fasse ta fortune.</p> + +<p>Je pensais que ce devait être une vieille rentière, facile à paumer.</p> + +<p>Le plus ancien de mes souvenirs date de cette époque. Je pouvais bien +avoir douze ans. Le fils Jacques était en vacances depuis une quinzaine. +La veille, son père lui avait dit:</p> + +<p>—Trouve une combinaison, Fanfan, tu me la soumettras et je te la +corrigerai. Ces mécaniques-là, c'est comme les versions et les thèmes.</p> + +<p>Le fils Jacques avait répondu:</p> + +<p>—Je chercherai.</p> + +<p>Donc, ce soir-là, je venais de monter dans ma soupente, où j'étais à +portée de la voix du vieux. Le vieux s'occupait à compter sa recette +après souper. Tout à coup le fils Jacques fit irruption dans sa cabine +en criant:</p> + +<p>—Papa, je viens de trouver le joint!</p> + +<p>Le bonhomme ferma sa caisse et rabattit son bonnet de coton sur ses +oreilles en regardant son héritier du coin de l'œil.</p> + +<p>—Si tu as vraiment inventé une mécanique, garçon, dit-il d'un ton +encourageant, je n'y vas pas par quatre chemins: je te flanque trente +sous pour ton dimanche! Le fils Jacques répondit avec fierté:</p> + +<p>—Je veux trente francs!</p> + +<p>Pour le coup, le vieux se mit à rire. Mais le fils Jacques frappa du +pied, disant:</p> + +<p>—Ça vaut un million comme un liard! deux millions! trois millions! et +le reste!</p> + +<p>—Alors, garçon, on t'écoute!</p> + +<p>—Le saute-ruisseau dort-il dans son trou?</p> + +<p>—Comme une marmotte. Cause, je te dis!</p> + +<p>J'étais en effet bien près de m'endormir, mais quand je vis qu'ils +craignaient d'être entendus, je me frottai les yeux et j'écoutai de +toutes mes oreilles.</p> + +<p>Le fils s'assit auprès de son père. C'était vraiment un joli gars. Il +avait de la flamme dans les yeux.</p> + +<p>Ce qu'il conta, je ne le comprenais pas bien alors, et pourtant je m'en +souvins mot pour mot quand il fut temps pour moi de le comprendre.</p> + +<p>—Papa, dit le fils Jacques, les jeunes ramassent ce que les vieux +laissent tomber. Tu baisses et moi je monte.</p> + +<p>—Prends garde de glisser, Fanfan, dans l'escalier!</p> + +<p>—Allons donc! j'ai étudié l'affaire à fond et je la sais mieux que toi. +Sur les cinq membres il n'y en a qu'un de commode pour mon idée. Le +bedeau, le pauvre, le maquignon et le déserteur ont des familles +auxquelles le diable ne connaîtrait goutte. Quand on aurait bien +travaillé, quelque va nu-pieds de cousin ou quelque drôlesse de cousine +sortirait de terre au moment où l'on s'y attendrait le moins, et adieu +mon argent!</p> + +<p>—Le fait est, Fanfan, que les familles des malheureux sont bien +gênantes à cause de ça. On les croit seuls ici-bas. Dès qu'ils meurent, +vous voyez tout un régiment autour de leur paillasse,—quand il y a +quelque chose dedans.</p> + +<p>—Au contraire, poursuivit Jacques, Jean Rochecotte, tout facteur rural +qu'il a été, est sorti d'une maison de gentilhommerie. Ses parents sont +connus. On les compte, et puis on se dit: «Voilà, c'est tout, il n'y en +a pas d'autres.» Le vieux fit un signe de tête qui voulait dire: +«Fanfan, tu m'étonnes par ta capacité.» Il demanda tout haut:</p> + +<p>—Et combien en comptes-tu de parents au facteur rural?</p> + +<p>—Rien que trois <i>têtées</i>. C'est avantageux.</p> + +<p>—Tu trouves?</p> + +<p>—Un marquis, un comte, un baron.</p> + +<p>—C'est vrai, pourtant! grommela le vieux.</p> + +<p>Le fils Jacques poursuivit:</p> + +<p>—Première têtée, première ligne, le comte de Rochecotte, à Paris; +seconde ligne et seconde têtée, le baron Péry de Marannes, à Lillebonne; +troisième ligne, M. le marquis de Chambray, à la porte de chez nous.</p> + +<p>—Juste, Fanfan, je vois le château de Chambray de ma fenêtre, quand il +fait jour. Après!</p> + +<p>—Ça tombe sous le sens, papa. Pour le bien de la combinaison, il faut +que Jean-Pierre Martin, le bedeau; Vincent Malouais, le maquignon; Simon +Roux, dit Duchêne, le déserteur; et Joseph Huroux, le mendiant, passent +de vie à trépas avant Jean Rochecotte.</p> + +<p>Le vieux se gratta l'oreille sous son bonnet de coton et dit:</p> + +<p>—Diable! diable! tu en juges quatre d'un coup!</p> + +<p>—C'est tout simple, papa, puisque Jean Rochecotte doit rester le +dernier vivant.</p> + +<p>—J'entends bien, mais....</p> + +<p>—Il n'y a pas de mais: tout part de là.</p> + +<p>—Soit. Voyons d'abord le thème tout entier, nous marquerons les fautes +après.</p> + +<p>—Il n'y a pas de fautes, papa.</p> + +<p>—Et ensuite?</p> + +<p>—Ensuite, il faut que j'hérite du dernier vivant.</p> + +<p>—Vraiment!</p> + +<p>—Dame! Sans ça, ce ne serait pas la peine de se creuser la cervelle!</p> + +<p>—Et tu as un moyen d'hériter du dernier vivant?</p> + +<p>—Parbleu!</p> + +<p>—Quel moyen?</p> + +<p>—Un mariage.</p> + +<p>—Jean Rochecotte n'a pas de fille.</p> + +<p>—Je sais bien, et c'est dommage. D'un autre côté, je ne peux pas +épouser M. le comte de Rochecotte à Paris.</p> + +<p>—Ça paraît clair, Fanfan. Sais-tu que tu m'amuses?</p> + +<p>—Ni le baron Péry non plus.</p> + +<p>—Ni le marquis de Chambray, je suppose?</p> + +<p>—Celui-là, si fait, papa.</p> + +<p>—Comment! s'écria le bonhomme qui se mit à rire.</p> + +<p>—Ne riez pas, la langue m'a fourché. Ce n'est pas moi qui épouserai M. +le marquis.</p> + +<p>—À la bonne heure!</p> + +<p>—Ce sera ma petite amie Olympe Barnod.</p> + +<p>—Beaucoup plus tard, alors? Elle n'a que six ans.</p> + +<p>—Oui, plus tard, papa. Le temps ne fait rien. Je suis jeune.</p> + +<p>—Et puis encore?</p> + +<p>—Le reste n'est pourtant pas bien difficile à deviner.</p> + +<p>—Tu épouses Olympe Barnod, je parie?</p> + +<p>—Parbleu!</p> + +<p>—Mais il faut au moins qu'elle soit veuve!</p> + +<p>—Ça tombe sous le sens, papa. Elle le sera.</p> + +<p>Il y eut un silence pendant lequel ils se regardèrent fixement tous les +deux. Le bonhomme baissa les yeux le premier.</p> + +<p>—Mais, reprit-il, d'une voix que je trouvais singulièrement changée: +Olympe Barnod ne sera pas héritière si elle devient veuve.</p> + +<p>—Elle aura un enfant, repartit le fils Jacques sans hésiter.</p> + +<p>—Si le bon Dieu le veut, oui, mais en ce cas-là même, il y aura +toujours deux lignes entre elle et l'héritage du dernier vivant: la +têtée Rochecotte et la têtée Péry de Marannes.</p> + +<p>—Papa, répondit le fils Jacques, il suffira peut-être du temps pour +éteindre ces deux lignes-là.</p> + +<p>Le bonhomme, au lieu de répliquer, prit la lampe qui était sur sa table +et monta l'escalier de ma soupente.</p> + +<p>Heureusement que j'entendis son pas. Je me retournai le nez contre le +mur. Cette position ne lui permit point de passer la lampe au-devant de +mes yeux.</p> + +<p>Il redescendit. Le fils Jacques sifflait auprès de la table. Le vieux se +rassit. Il était tout pensif.</p> + +<p>—Garçon, dit-il enfin, tu n'es pas de mon école.</p> + +<p>—Non, papa, je suis de la mienne.</p> + +<p>—J'ai pourtant assez bien mené ma barque, garçon!</p> + +<p>—Dans votre mare, oui, papa, mais moi, je veux aller au large.</p> + +<p>—Prends garde de te noyer! Tu as de l'intelligence, mais tu n'as pas de +sens pratique.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est ça, papa, le sens pratique?</p> + +<p>—Fanfan, c'est l'intelligence qui ne s'égare pas du côté de la cour +d'assises.</p> + +<p>—Tu sais où elle est, papa, la cour d'assises, répondit cet effronté +fils Jacques. Alors, selon toi, ma combinaison ne vaut rien?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Moi, je la trouve bonne; qui vivra verra.</p> + +<p>Le vieux lui prit la main et l'attira contre lui.</p> + +<p>—Voyons, garçon, fit-il en essayant un peu d'attendrissement paternel. +Je t'ai pourtant donné des principes. Tu m'affliges véritablement. Tu +vas là, et du premier coup en dehors de l'honnêteté, qui est proverbiale +dans notre profession! Le fils Jacques se mit à chanter:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Ah! vous dirais-je maman....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>—Réponds, au moins, garçon!</p> + +<p>—Ah ça! papa, est-ce que vous avez la prétention d'être honnête, vous?</p> + +<p>Le vieux se redressa.</p> + +<p>—Fils Jacques, fit-il sévèrement, nous ne nous entendons plus tous +deux. J'ai une prétention, en effet, c'est de mourir dans mon lit. Je ne +suis pas un grand philosophe, moi. J'appelle honnête tout ce qui peut +passer à côté d'un gendarme sans mettre un faux nez et des lunettes +vertes. Tu finiras mal, fils Jacques. Je te souhaite de n'avoir rien de +plus fâcheux en ta vie que les lunettes vertes et l'emplâtre sur +l'œil.... Ne répliquez pas! Vous êtes un méchant blanc-bec, allez vous +coucher!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIc" id="IIc"></a><a href="#table">II</a></h2> + +<h3>Les revenus de la tontine.</h3> + + +<p>Quand Louaisot l'ancien le prenait sur ce ton-là, il ne faisait pas bon +continuer de rire. Le fils Jacques alla se coucher l'oreille basse.</p> + +<p>Le fils Jacques est devenu avec le temps le grand M. Louaisot de +Méricourt que nous voyons un peu tombé dans sa boutique de +renseignements, mais qui a eu vraiment son jour,—un jour où il a pu +croire que Louaisot l'ancien était une ganache.</p> + +<p>Au pays, là-bas, il n'y avait pas beaucoup de gentilshommes qui eussent +une posture meilleure que le jeune M. Louaisot, notaire, membre du +conseil général, maire de Méricourt, tuteur de M<sup>lle</sup> Olympe et oracle de +toutes les familles à vingt lieues à la ronde.</p> + +<p>Ce jour-là ne dura pas. Le pied de M. Louaisot glissa parce qu'il avait +voulu grimper trop vite, mais il se raccrocha lestement aux branches.</p> + +<p>Il ne tomba pas plus bas que mi-côte.</p> + +<p>Et jusqu'à ce moment, la prophétie de Louaisot l'ancien ne s'est pas +encore réalisée. Le fils Jacques a passé souvent auprès de la cour +d'assises et n'y est pas entré.</p> + +<p>Mais il continue sa route le long de cette haie dangereuse. Il n'a pas +atteint son but. Il y marche sans que rien l'en puisse détourner.</p> + +<p>Il se peut encore que Louaisot l'ancien se trouve avoir été bon +prophète.</p> + +<p>Cette combinaison, en apparence si folle, dont j'entendis l'exposé sans +le comprendre, ce fut la première idée de M. Louaisot de Méricourt.</p> + +<p>Il n'a jamais eu que cette idée-là en toute sa vie.</p> + +<p>C'est ce qu'il appelle l'<i>affaire</i> par excellence.</p> + +<p>Quand il parle «d'engraisser l'affaire», il s'agit de cette idée là.</p> + +<p>Elle a déjà marché considérablement entre ses mains. Elle est parvenue, +on peut le dire, aux trois quarts et demi de la route qui conduit au +succès.</p> + +<p>Mais le dernier demi-quart restant est toujours le plus difficile à +faire.</p> + +<p>Voyez au mât de cocagne! Combien dégringolent au moment même où ils +avancent la main pour saisir la montre ou la timbale?</p> + +<p>J'ai aidé—que pardonne au pauvre esclave!—j'ai aidé parfois à faire +avancer l'idée de quelques pas, mais en ce moment je suis en train de +lui passer la jambe, comme on dit dans les milieux vulgaires.</p> + +<p>Ceci, j'espère, servira d'expiation à cela.</p> + +<p>Je la connais sur le bout du doigt, l'affaire. Elle est loin d'être +aussi absurde que Louaisot l'ancien le supposait. Elle est une dans sa +complication et si le principal rouage de la mécanique—<i>la femme</i>—ne +s'était pas montré rétif dans une certaine mesure, l'idée serait +peut-être parvenue à exécution depuis longtemps.</p> + +<p>Elle peut encore réussir. Si je n'étais pas là, moi que je +désignerai—l'expression est assez heureuse—par le nom de vermisseau +providentiel, je dirais qu'elle <i>doit</i> réussir.</p> + +<p>En somme, n'exagérons rien: étant donnée la valeur intellectuelle de M. +Louaisot, on pouvait trouver mieux comme idée.</p> + +<p>Mais l'idée étant admise pour ce qu'elle vaut, tous ceux qui connaissent +un peu la partie vous diront, s'ils sont de bonne foi, que M. Louaisot +de Méricourt a dépensé pour la réaliser des trésors de patience, +d'audace, d'activité et de scélératesse et même de génie. Vous allez +voir.</p> + +<p>Le fils Jacques partit pour l'École de droit sans se réconcilier avec +son père. Son absence ne fit ni chaud ni froid à ma situation, qui était +celle d'un petit noir dans les colonies, avant l'émancipation. Tout y +était, même le fouet. Louaisot l'ancien aimait à donner le fouet quand +sa digestion ne réussissait pas comme il voulait.</p> + +<p>Je ne sais comment exprimer cela: je ne me déplaisais pas chez lui—à +cause de la tontine.</p> + +<p>La conversation entre le père et le fils m'avait ouvert l'esprit d'une +façon singulière. Je ne prenais plus la tontine pour une vieille dame. +Je savais que c'était un tas d'or qui allait grossissant +incessamment—comme les boules de neige qu'on roule au dégel.</p> + +<p>Elle valait déjà, la boule de neige, en l'année où nous étions +alors—1843,—plus de quatre millions.</p> + +<p>Avais-je, du fond de ma misère, une notion bien exacte de ce que pouvait +être un million, je n'en sais rien, mais on peut affirmer que chez les +enfants l'idée du million est plutôt au dessus qu'au-dessous de la +réalité.</p> + +<p>La première fois qu'on essaie de l'évaluer, on a peur que le monde ne +contienne pas assez d'or pour parfaire cette énormité.</p> + +<p>La tontine, quand je voulus la définir, fut donc pour moi une bourse de +quatre millions, devant doubler dans une période de quinze années et qui +avait cinq propriétaires.</p> + +<p>Était-ce bien cela? Si c'eût été cela, les cinq propriétaires auraient +pu partager. Or, les cinq propriétaires mouraient de faim en regardant +au loin ce festin, gardé par une barrière magique et auquel leurs +longues dents ne pouvaient atteindre.</p> + +<p>Non, ce n'était pas cela. L'essence de la tontine est de n'appartenir +qu'à un seul. Tant qu'ils étaient cinq ayant droit, elle n'appartenait +donc à personne.</p> + +<p>Ou plutôt elle appartenait à M. Louaisot l'ancien, dragon de ce trésor, +qui avait mission de le garder captif sous une demi douzaine de clefs.</p> + +<p>Mais j'ai déjà dit combien ce vieux Normand de notaire qui faisait +entrer la cour d'assises dans la définition de l'honnêteté, était +fanatique partisan du travail. Je ne me couchais jamais le soir sans +être à moitié expirant de fatigue.</p> + +<p>M. Louaisot usait du même système vis-à-vis de ses autres clercs. +Pourquoi, faisant exception pour l'argent de la tontine, l'aurait-il +laissé honteusement se reposer?</p> + +<p>Comme il ne se mettait jamais en dehors d'une certaine régularité, rogue +comme le puritanisme coquin, il faisait grand bruit de l'immaculée +candeur de sa caisse. Je penche à croire que sa caisse était en état, +mais il s'y faisait des affaires à la petite semaine sur une échelle +vraiment imposante. On venait lui chercher des sous jusque de l'autre +côté de Rouen.</p> + +<p>Les paysans normands sont très fins, mais très nigauds. L'idée de +posséder les affole; ils ne savent pas résister aux attraits d'un lopin +de terre. Aussitôt qu'un paysan a emprunté vingt écus, il est pris. M. +Louaisot le tient par la patte et ne le lâche plus. En Normandie, M. +Louaisot l'ancien se nomme légion. Je ne veux même pas dire ce qu'une +pièce de 5 francs peut rapporter au bout de l'an à ces monts-de-piété +campagnards. On ne me croirait pas.</p> + +<p>Mais, soit qu'on les nomme banques, études, agences, soit même qu'on les +appelle cabarets, si le titulaire vend du cidre, échoppes s'il +raccommode des savates ou s'il fait la barbe en foire, je puis bien +constater que ces boutiques de liards pullulent à tel point chez nous +qu'il faut compter au moins un bourreau pour chaque douzaine de +victimes.</p> + +<p>Aussi les bourreaux eux-mêmes commencent à maigrir. On rencontre de ces +sangsues toutes plates et qui languissent. Le métier ne va plus.</p> + +<p>Le métier allait toujours pour Louaisot l'ancien qui était le dieu de +cette arithmétique rabougrie. Il faisait en grand. Banquiers, +perruquiers, agents, rebouteurs, usuriers de tout poil et de toute +engeance étaient ses tributaires. C'était moi qui faisais circuler les +capitaux, et sous ma petite houppelande en guenilles, je portais une +vieille sacoche où il y avait parfois plus que la recette d'un garçon de +banque.</p> + +<p>J'ai souvent galopé derrière la diligence en demandant un petit sou, +avec des paquets de billets de banque entre ma houppelande et ma +peau,—car Louaisot l'ancien disait que les chemises enrhument la +jeunesse.</p> + +<p>Quoique le principal du métier soit de prêter aux pauvres, les pauvres +étant la seule espèce humaine qui puisse payer trois ou quatre cents +pour cent d'intérêt par an. Louaisot l'ancien aussi prêtait aux riches. +Je garantis que l'argent de la tontine ne moisissait pas.</p> + +<p>Il y avait pourtant quatre gaillards de mauvaise mine à qui M. Louaisot +ne prêtait jamais. Quand ils venaient, on les mettait à la porte, +quoiqu'ils offrissent de donner vingt francs pour cent sous. Je fus du +temps à apprendre leurs noms, parce que ma vie se passait par vaux et +par chemins.</p> + +<p>Mais je finis bien pourtant par savoir que ces quatre déshérités à qui +Louaisot l'ancien ne voulait pas prêter—même à la demi-semaine—étaient +Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, Vincent Malouais, le maquignon +démissionnaire. Simon Roux, dit Duchesne, le soldat déserteur et Joseph +Huroux, le seul des quatre qui eût gardé un état, car il tendait la main +sur les routes:</p> + +<p>C'est-à-dire quatre des ayant droit aux millions que M. Louaisot tenait +sous son pressoir et dont il tirait tant de bon jus!</p> + +<p>Le cinquième membre de la tontine. Jean Rochecotte, vivait heureux en +comparaison des autres. Son cousin, le Rochecotte de Paris lui faisait +une pension de sept francs par semaine, qui se payait chez nous. Aussi, +à celui-là on avançait tout ce qu'il voulait, jusqu'à concurrence de 3 +fr. 30 c, le reste étant pour l'intérêt.</p> + +<p>On s'étonnera peut-être que, dans ce pays de tripotage, des héritiers +présomptifs de plusieurs millions ne trouvassent pas à emprunter une +pièce blanche. Il y avait plus d'une raison pour cela. D'abord Louaisot +l'ancien leur tenait la tête sous l'eau tant qu'il pouvait, sachant bien +que si la voix leur poussait une fois, ils hurleraient comme des diables +autour de sa caisse; ensuite, ils avaient pris soin eux-mêmes d'épaissir +un tel brouillard autour de leur association que les trois quarts et +demi du monde regardaient la tontine comme une pure menterie.</p> + +<p>Ils avaient eu si grande frayeur au début des poursuites du +gouvernement! Et M. Louaisot avait exploité si savamment leur épouvante!</p> + +<p>«Argent volé ne profite pas», dit le proverbe. Je ne sais pas si jamais +on put en rencontrer preuve plus lamentable que celle qui était offerte +par ces quatre malheureux.</p> + +<p>Excepté Joseph Huroux qui savait son état de mendiant, les autres +mouraient littéralement de misère. Quoiqu'on ne crût pas à la Tontine, +le souvenir des méfaits qui avaient donné naissance à la rumeur courant +depuis tant d'années, au sujet de cette même prétendue Tontine, s'était +perpétué de père en fils dans la campagne cauchoise. Ces gens-là +étaient, pour tous, des voleurs.</p> + +<p>Et non pas des voleurs ordinaires, mais des voleurs sur l'autel!</p> + +<p>Des fournisseurs!—chose qui accumule sur soi plus de mépris et plus de +haine que toutes les autres infamies rassemblées en monceau!</p> + +<p>Je n'en sais pas bien long. J'ignore si cette haine est méritée et si ce +mépris est toujours équitable. Je suppose qu'il peut se trouver un +honnête homme par ici, par là dans la partie.</p> + +<p>Mais quand on songe que dans toutes nos guerres c'est la même farce! +L'ennemi est bien nourri et bien couvert: ah ça! ils n'ont donc pas de +fournisseurs, les Russes ou les Prussiens?</p> + +<p>Nos soldats, eux, arrivent à la bataille sans souliers, sans culottes, +l'estomac creux et souvent la giberne vide.</p> + +<p>Et c'est bien rare qu'on entende dire qu'il y a eu un fournisseur +écartelé à quatre chevaux. Je n'en ai jamais vu.</p> + +<p>J'en connais un, un gros, qui passe pour avoir <i>fourni</i> la dysenterie à +tout un corps d'armée avec de la viande, mort dans son lit. Eh bien! +l'autre jour, il a condamné aux galères, comme juré, un méchant gars qui +avait passé une brèche pour tirer un lièvre dans un bois réservé.</p> + +<p>Bien sûr le méchant gars avait eu tort, mais le gros fournisseur! +Peut-être qu'il n'y aura plus de révolutions le jour où on fera juger +les fournisseurs par les braconniers.</p> + +<p>Dame! et tenez, je rencontrai, moi, un jour Jean-Pierre Martin, le +bedeau, qui dormait au coin d'un mur. Ce ne fut pas bien brave: je lui +donnai mon pied quelque part.</p> + +<p>Que voulez-vous! Quand je vois ces gens-là c'est comme si j'entendais +crier les âmes des tourlourous qui sont morts de froid et de faim tout +exprès pour leur fourrer du foin dans leurs bottes!</p> + +<p>Il n'y avait pas que moi à taper sur les quatre fournisseurs.</p> + +<p>Ordinairement, ces gens-là sont gardés par leur coquin d'argent. Ceux-ci +n'avaient pas d'argent pour se garder, on les menait à coups de +fourches.</p> + +<p>Mais le plus drôle c'est qu'ils se battaient entre eux partout où ils +pouvaient se rencontrer. Ils essayaient de s'entretuer, c'est sûr, et ça +se conçoit puisqu'ils devaient hériter les uns des autres.</p> + +<p>Ils se cherchaient quand ils avaient bu par hasard. C'était chez eux une +idée fixe qu'un verre de cidre éveillait. Joseph Huroux qui buvait un +peu plus souvent que les autres parce qu'il était bon mendiant, passa +trois fois à la police correctionnelle d'Yvetot pour avoir essayé +d'assommer avec ses sabots, savoir: Jean-Pierre Martin à deux reprises, +et une fois Simon.</p> + +<p>Il faut se rendre compte de ceci que la farce durait déjà depuis <i>trente +ans,</i> en 1843.</p> + +<p>Non seulement il n'y en avait pas un de mort, mais ils se portaient tous +comme des charmes, excepté Jean Rochecotte qui s'en allait vieux et qui +était tout malingre.</p> + +<p>On aurait dit que leur misère les conservait comme du vinaigre.</p> + +<p>C'est sûr qu'ils devaient être enragés.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIIc" id="IIIc"></a><a href="#table">III</a></h2> + +<h3>Coup d'œil sur la belle société des environs de Méricourt</h3> + + +<p>Voilà donc que le fils Jacques resta à Caen deux années au lieu d'une +pour se faire recevoir <i>capax</i>. Il mena là une vie assez luronne, et le +vieux se plaignait qu'il dépensait beaucoup d'argent.</p> + +<p>Lors de son retour, c'était le plus beau gars que j'aie jamais vu de ma +vie. Il ne faudrait pas le juger par ce qu'il est maintenant. Quand il +quitta le pays, longtemps après, ce ne fut pas tout à fait de bon gré; +il se cacha de ci de là pendant plusieurs années, et <i>il</i> <i>se fit une +tête</i> qu'il a gardée.</p> + +<p>Ce qu'il n'a pas pu changer, c'est son polisson de regard qui vous +poignarde derrière ses lunettes. Quand il revint de Caen, tout son +individu était comme ses yeux: brillant et tranchant.</p> + +<p>Il portait moustache, s'il vous plaît, et ses cheveux bouclés tombaient +sur ses épaules. Il y avait encore des romantiques en Normandie. Il fut +chez nous l'élégant des élégants.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Barnod, la mère de la petite Olympe, était une très jolie femme, +sévère, dévote, mais qui aimait bien les beaux gars. Elle avait une des +meilleures maisons de campagne du canton. Elle faisait de la musique et +parlait littérature.</p> + +<p>Elle attira chez elle le fils Jacques, qui avait grand goût pour les +maisons de gentilhommerie. Le fils Jacques se rencontra là et se lia +avec deux personnages que nous reverrons plus d'une fois: le baron Péry +de Marannes et M. Ferrand, le juge.</p> + +<p>Je pense bien que le bonhomme Barnod n'était pas encore défunt. Celui-là +ne faisait pas grand bruit dans le monde. Il avait le goût de la +minéralogie. Je me souviens de l'avoir rencontré souvent avec son sac et +son marteau. Jamais il n'entrait au salon gêner sa femme. Il était de +Genève et protestant. M<sup>me</sup> Barnod parlait toujours de lui comme d'un +grand savant, mais elle le laissait aller par les chemins sans +chaussettes.</p> + +<p>Il avait un ami, presque aussi original que lui, qui ne ramassait pas +des pierres, mais bien des bahuts et de la faïence: M. le marquis de +Chambray, l'homme riche du pays. Ils allaient parfois ensemble faire des +courses énormes. M. de Chambray pouvait avoir alors la quarantaine bien +sonnée. Il ne fréquentait pas le salon de M<sup>me</sup> Barnod.</p> + +<p>Le juge Ferrand avait dans les trente ans. C'était aussi un joli homme, +mais pas romantique. Il passait pour avoir devant lui un brillant +avenir.</p> + +<p>Mais quelqu'un qui plaisait aux dames, surtout à M<sup>me</sup> Barnod, c'était ce +farceur de baron: M. le baron Péry de Marannes. Il devait bien friser la +quarantaine, sinon la dépasser, c'est égal, c'était toujours un chérubin +pour la gaieté et la folie. Il faisait la cour à tout le monde, même à +M<sup>me</sup> Louaisot—la propre femme de Louaisot l'ancien, dont je n'ai pas eu +encore occasion de parler.</p> + +<p>C'était celle-là qui me coupait mon pain bis et mon petit morceau de +viande. Je ne me souviens pas d'avoir rencontré une plus vilaine bonne +femme en toute ma vie. Le fils Jacques en fit pourtant un beau jour une +manière de grande dame qui mettait de la dentelle sur ses sales cheveux +gris, mais c'était le sorcier des sorciers. Nous verrons la chose en son +lieu.</p> + +<p>Pendant que je suis au pain bis et à la viande, je peux bien parler un +peu de moi. Je courais entre quatorze et quinze ans, la deuxième année +du retour du fils Jacques. Je n'avais pas grandi d'un demi-pouce ni +grossi d'une demi-livre. Mon père et ma mère m'avaient peut-être fait +ainsi étant par trop anciens: j'étais de la vieille étoffe. Mais il est +sûr que dans la maison Louaisot on ne me donnait pas assez à manger. Par +contre, ils me faisaient trop travailler. Il y avait des temps de presse +où la bonne femme venait me réveiller la nuit.</p> + +<p>Le vieux Louaisot et elle faisaient bon ménage. Elle le respectait +beaucoup pour un motif qu'elle exprimait ainsi:</p> + +<p>—Depuis trente ans que nous sommes mariés, M. Louaisot en est encore à +lever la main sur moi!</p> + +<p>Son air peignait sa reconnaissance profonde et solennelle quand elle +disait cela. On voyait bien qu'elle pouvait vivre cent ans et qu'elle ne +guérirait jamais de son étonnement.</p> + +<p>Elle buvait du cidre avec plaisir, mais sans se déranger, se lavait les +mains les jours où elle allait en ville, et obtenait quelquefois—pas +souvent—des écus de cinq francs pour le fils Jacques qui la traitait +par-dessous la jambe en toute occasion.</p> + +<p>Si j'étais maigre comme un petit clou, je n'étais pas faible. +J'accomplissais une somme de besogne qui eût découragé un homme fort. +Outre mon état de petit clerc et mes fonctions de saute-ruisseau, +j'étais le valet de chambre des deux Louaisot père et fils et la +camériste de la bonne femme.</p> + +<p>Faut-il l'avouer? Dès cet âge si tendre j'avais un talisman: l'amour. +Stéphanie, jeune paysanne un peu plus âgée que moi et légèrement +disloquée, qui raccommodait le linge et les vêtements tout en faisant la +cuisine, avait su me plaire.</p> + +<p>Je n'ai pas un tempérament à m'étendre sur les secrets de ma vie privée. +Qu'il me suffise de dire qu'un cœur content fait passer par-dessus bien +des désagréments matériels, et que Stéphanie, sans manquer à l'honneur, +me donnait bien quelques rogatons et quelques caresses.</p> + +<p>Le fils Jacques chantait très bien. M<sup>me</sup> Barnod aimait à dire des +morceaux d'opéra devant le baron de Marannes, qui l'écoutait +religieusement en faisant des mines à la femme de chambre. Le fils +Jacques s'insinua surtout en proposant ses services pour le duo de +<i>Guillaume Tell</i>. Les choses suisses avaient une plus-value dans le +salon Barnod.</p> + +<p>Jacques fut en outre chargé d'apprendre le solfège à la petite Olympe, +qui attrapait ses douze ans et qui était jolie comme les amours.</p> + +<p>Je ne saurais pas trop dire comment elle était avec le fils Jacques. Des +fois—c'était beaucoup plus tard, il est vrai,—j'ai cru qu'elle +l'adorait. D'autres fois, il m'a semblé qu'elle le détestait comme la +colique.</p> + +<p>Elle avait, en ce temps-là, un petit ami de son âge, un vrai séraphin, +qui s'appelait Lucien Thibaut. Je crois bien qu'ils s'aimaient comme +deux enfants qu'ils étaient, si toutefois M<sup>lle</sup> Olympe Barnod a jamais +été un enfant.</p> + +<p>Ce Lucien Thibaut est tombé par la suite des temps dans un trou de +malheur qui semble sans fond. J'ai essayé de lui porter secours, +moyennant rétribution, bien entendu, mais il ne me connaissait pas, il +n'a pas voulu de mes services.</p> + +<p>Il a eu grand tort.</p> + +<p>Pour le moment, il ne s'agit pas de lui, ce que je veux raconter, c'est +le mariage de ce polisson de baron, et je me souviens bien maintenant +que le pauvre bonhomme Barnod n'était pas mort, car on se moquait assez +de lui.</p> + +<p>Le baron Péry de Marannes avait beau écouter chanter M<sup>me</sup> Barnod, tout en +faisant des signes à sa domestique, cela ne l'empêchait pas de courir +encore ailleurs. C'était un séducteur n°1. Il m'a fait peur une fois au +sujet de Stéphanie.</p> + +<p>Pauvre ange, elle était bien au-dessus de cela!</p> + +<p>Voilà donc que tout d'un coup M<sup>me</sup> Barnod abandonna le duo de <i>Guillaume +Tell</i> pour jaunir et maigrir que ça faisait peine à voir. Je rencontrais +le fils Jacques qui riait sous cape, car il a toujours aimé plaies et +bosses, et un jour, de ma soupente je l'entendis, qui disait à Louaisot +l'ancien:</p> + +<p>—Tu es bien heureux d'avoir épousé une honnête femme, toi, papa!</p> + +<p>—Le fait est, répondit le bonhomme, que M<sup>me</sup> Louaisot, ta mère, ne m'a +jamais donné lieu de concevoir le moindre soupçon. Je suis d'un +caractère vif, garçon, et je n'aurais pas toléré de certaines manières.</p> + +<p>Ce gueux de fils Jacques avait grand peine à s'empêcher de rire.</p> + +<p>Moi, l'idée ne m'était pas encore venue que M<sup>me</sup> Louaisot eût été, en son +temps, une personne du sexe capable d'avoir de certaines manières et +d'inspirer de certaines inquiétudes. C'était pour moi M<sup>me</sup> Louaisot: une +laideur à la fois auguste et redoutable. Elle me suffisait comme cela.</p> + +<p>—Papa, reprit le fils Jacques, aimes-tu les cancans?</p> + +<p>—Je les ai toujours méprisés, Fanfan, mais, si tu en sais, dis-les moi.</p> + +<p>Le fils Jacques se mit à rire.</p> + +<p>—Je n'en ai qu'un, dit-il, mais il se porte bien! Tu sais, ma +combinaison? Elle n'est pas cause si tu ne l'as pas comprise. Je la +mûris depuis le temps et je te préviens qu'elle a déjà une certaine +tournure. C'est pour ma combinaison que je fréquente la maison Barnod, +et sans ma combinaison je t'aurais déjà dit de veiller à ta balance avec +le baron Péry... mais tu n'as pas besoin de conseils, papa.... Il y a +donc que M<sup>me</sup> Barnod est partie ce matin pour Vichy.</p> + +<p>—Avec M. Barnod?</p> + +<p>—Ah! mais non!</p> + +<p>—Serait-ce avec le baron de Marannes?</p> + +<p>Louaisot l'ancien dit cela avec indignation. Il était filou mais chaste.</p> + +<p>—Non plus, hélas! répondit le fils Jacques. Ce monstre de baron se +marie.</p> + +<p>—Qui épouse-t-il? demanda vivement l'ancien.</p> + +<p>—Une jeune personne du pays, qui a une fort jolie fortune et qu'il +rendra malheureuse comme les pierres.</p> + +<p>L'ancien dit:</p> + +<p>—Ça regarde la jeune personne. D'où est-elle?</p> + +<p>—Du côté de Rouen, je crois.</p> + +<p>—Et c'est avancé, le mariage?</p> + +<p>—On les publie dimanche.</p> + +<p>—Fanfan, fit observer M. Louaisot, je ne vois pas là de cancan.</p> + +<p>—Ce n'est pas là non plus qu'est le cancan, papa. Il roule sur la route +de Vichy.</p> + +<p>—Voudrais-tu me donner à entendre?...</p> + +<p>—Voilà. Si tu ne veux pas savoir, papa, il est encore temps de te +boucher les oreilles.</p> + +<p>Le bonhomme posa son bonnet de coton sur l'oreille et dit:</p> + +<p>—Il est bon d'être au fait de toutes circonstances dans une localité. +Cause mais sois bref. Ces faridondaines là ne valent pas la peine d'être +délayées.</p> + +<p>—Eh bien donc, papa, le cancan, c'est cet affreux baron! au moment où +l'affaire de son mariage prenait tournure! Je crois même qu'il a dû +emprunter deux ou trois centaines de louis dans la maison Barnod pour +faire les beaux bras, auprès de sa nouvelle famille!</p> + +<p>—Satané farceur! dit l'ancien d'un ton presque caressant. J'aimerais +encore mieux être à la place de M<sup>me</sup> Barnod qu'à la place de la pauvre +petite qu'il épouse.</p> + +<p>—On dit que c'est l'ange du bon Dieu!</p> + +<p>—Raison de plus!</p> + +<p>—Mais d'un autre côté, papa, cette pauvre M<sup>me</sup> Barnod est bien empêchée, +va! Il paraît que M. Barnod ne donne plus, depuis longtemps, aucun +prétexte de supposer qu'il ait pu contribuer....</p> + +<p>—Fanfan, je vous engage à ne pas entrer dans ces détails!</p> + +<p>—Papa, c'est Louette, la bonne d'Olympe, qui me les a confiés sous le +sceau du mystère le plus absolu. Tu comprends bien que M<sup>me</sup> Barnod a été +obligée d'emmener Olympe avec elle pour garder une contenance....</p> + +<p>—Puisque c'est un fait accompli....</p> + +<p>—Mais non, papa... j'ai cru pouvoir dire à Louette... je sais que tu +aimes à rendre des services quand ça te procure une influence.... Notre +maison est grande....</p> + +<p>—Les points sur les i, s'il vous plaît, Fanfan! interrompit l'ancien. +Qu'est-ce que M<sup>me</sup> Barnod va faire à Vichy?</p> + +<p>—Ses couches, papa, mais elle n'ira pas jusqu'à Vichy. Louette a trouvé +un nid à deux heures de Dieppe.</p> + +<p>—Et sous quelle couleur cette femme coupable dissimule-t-elle le projet +de son voyage?</p> + +<p>—Des coliques hépatiques, papa. Les eaux de Vichy font dégringoler les +calculs biliaires....</p> + +<p>—Elles en ont la réputation. Fanfan... et alors la fille Louette +viendrait ici pendant ce temps là avec la petite?</p> + +<p>—Si tu veux bien le permettre.</p> + +<p>—Laisse-moi réfléchir jusqu'à demain, garçon.</p> + +<p>—Bien, papa. Je vais les rejoindre au salon. J'ai fait préparer la +chambre bleue, car elles ne peuvent pas coucher dehors... et j'espère +qu'au dîner tu vas être aimable.</p> + +<p>Ce terrible baron, pendant cela, était à choisir la corbeille de sa +future. Il fut charmant, il donna des chiffons d'une fraîcheur +étourdissante. Il fit des mots qu'il plaçait comme cela depuis vingt +ans, mais que sa nouvelle famille ne connaissait pas encore.</p> + +<p>Nous avions un client à l'étude qui était de ce monde-là et qui disait:</p> + +<p>—Voilà une petite demoiselle qui a péché le gros lot à la loterie du +mariage. Avec un pareil homme, on ne peut pas s'ennuyer!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Barnod revint de Vichy le lendemain du mariage.</p> + +<p>M. Barnod, en sa qualité de minéralogiste eut quelque envie de voir les +calculs, mais sa femme l'envoya paître.</p> + +<p>Olympe dit à sa mère que M. Jacques Louaisot l'avait fait travailler et +promener comme s'il avait été son grand frère.</p> + +<p>Ce fut l'origine de la grande influence du fils Jacques dans cette +maison-là.</p> + +<p>Au bout de huit jours, cependant, M. le baron était à son poste dans le +salon Barnod, ne pouvant plus écouter M<sup>me</sup> Barnod qui n'avait garde de +chanter, mais faisant toujours des signes à Louette.</p> + +<p>Il était triste, le salon. M. Ferrand ne savait rien, ou du moins ou ne +lui avait rien confié, mais il devinait et se sentait mal à l'aise. +C'était un véritable ami. Malheureusement, il avait l'air d'avoir été +davantage. Le fils Jacques observait et jouait au professeur avec +Olympe. M<sup>me</sup> Barnod se livrait à cette joie rancuneuse des femmes sur le +retour qui croient faire peser l'abandon sur une jeune rivale.</p> + +<p>Car ce baron se moquait déjà très agréablement de son petit ménage.</p> + +<p>Il avait l'air, le vieil étourdi, de faire l'école buissonnière loin de +sa femme de dix-neuf ans.</p> + +<p>Celui-là était-il un fripon ou un misérable vieil enfant?</p> + +<p>Je fus choisi une fois, car on me mettait à toute sauce, de conduire la +carriole, prêtée par le fils Jacques à M<sup>me</sup> Barnod pour une expédition +tout à fait caractéristique.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Barnod et M. le baron Péry allaient visiter un enfant du sexe +féminin qui était en nourrice dans une ferme de l'autre côté de Dieppe, +tenue par des métayers du nom de Hulot.</p> + +<p>J'étais chargé par le fils Jacques, qui passait décidément à l'état de +confident, de dire, au retour, que j'avais conduit M<sup>me</sup> Barnod toute +seule faire une visite sur la route.</p> + +<p>La mère Hulot, forte nourrice, exhiba une belle petite fille qu'elle +appelait Fanchette. Le baron Péry la dévora de baisers. M<sup>me</sup> Barnod +pleurait comme une Madeleine.</p> + +<p>En revenant, on causa. Dans les carrioles du pays de Caux, le siège du +cocher est tout bonnement la banquette. J'étais donc avec eux, et cela +gênait bien M<sup>me</sup> Barnod.</p> + +<p>Rien ne gênait jamais le baron Péry qui avait le plus heureux des +caractères.</p> + +<p>Il était à son aise comme s'il se fût appelé M. Barnod ou que M<sup>me</sup> Barnod +eût été la baronne Péry.</p> + +<p>Il y eut pourtant un moment où il baissa la voix presque aussi bas que +sa compagne. M<sup>me</sup> Barnod parlait de l'avenir de cette pauvre petite +créature, placée entre deux familles, mais qui n'aurait point de +famille. Tout à coup, j'entendis le baron qui murmurait d'une voix +religieusement émue:</p> + +<p>—Cinquante mille francs! Ah! c'est joli!</p> + +<p>Je crus d'abord qu'il promettait, comme on dit chez nous, une +<i>indépendance</i> de cinquante mille francs à la petite, et je pensais en +moi-même: Mon gaillard, voilà deux mille cinq cents livres de rentes qui +ne te coûteront pas cher à payer. Mais je me trompais. L'indépendance +était constituée par M<sup>me</sup> Barnod elle-même. Comment elle avait pu se +procurer pareille somme, cela ne me regarde pas. Elle l'avait, la somme, +sur elle, dans un portefeuille, et c'est pour cela que la voix de +l'excellent baron avait tremblé de tendresse. Rien ne put l'empêcher de +se jeter au cou de M<sup>me</sup> Barnod. Il l'aurait embrassée devant la terre +entière tant il trouvait son procédé délicat. La pauvre femme se tuait à +dire:</p> + +<p>—Cet argent-là m'appartient en propre. Ce n'est pas une fortune, mais +en le plaçant dès aujourd'hui chez un notaire, notre petite Fanchette +aura une aisance à sa majorité.</p> + +<p>—Parbleu! répondait le baron. Si elle se plaignait, elle serait bien +difficile! Vous êtes la plus généreuse des mères. Ce qui me vexe, c'est +de n'en pas pouvoir faire autant.</p> + +<p>Le portefeuille passa dans sa poche.</p> + +<p>Il fut convenu entre M<sup>me</sup> Barnod et lui que la somme serait placée dès le +lendemain. Pendant toute la route, le baron se prêta avec une charmante +obligeance à la fantaisie qu'avait M<sup>me</sup> Barnod de bâtir des châteaux en +Espagne pour la petite Fanchette. Ce cher baron ne demandait jamais +mieux que de faire plaisir aux dames.</p> + +<p>Figurez-vous que le lendemain je guettai à l'étude pour voir arriver le +dépôt. Ça m'intéressait. J'étais un peu de l'affaire.</p> + +<p>Mais la dot de Fanchette n'arriva pas ce jour là, ni le lendemain.</p> + +<p>Pauvre M<sup>me</sup> Barnod! Le baron devenait enragé quand il avait des billets +de banque. Il abandonna en même temps sa jeune femme et sa vieille +maîtresse pour un voyage de Paris, où il mena la vie d'étudiant tant +qu'il y eut un écu dans son escarcelle.</p> + +<p>Voilà où fut déposée la dot de Fanchette.</p> + +<p>Et c'est ainsi qu'entra dans la vie la sœur cadette de M<sup>me</sup> la marquise +Olympe de Chambray, la sœur aînée de M<sup>lle</sup> Jeanne Péry.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IVc" id="IVc"></a><a href="#table">IV</a></h2> + +<h3>Changement de règne.</h3> + + +<p>Pendant que le baron éblouissait ainsi le Quartier latin par ses +fredaines, la pauvre petite baronne restait toute seule à la maison. Il +n'y avait aucune mésintelligence entre elle et son mari. Celui-ci ne +l'avait jamais vue que pour l'adorer à genoux.</p> + +<p>C'était bien le mari le plus aimable qui se puisse imaginer.</p> + +<p>Seulement à quarante et quelques années, il avait juste dix-huit ans, et +je ne sais pas si il y a au monde une infirmité plus fâcheuse que +celle-là.</p> + +<p>Il fut dix ou onze mois à manger la dot de Fanchette. Quand il revint, +la jeune baronne avait mis au monde une jolie petite fille que le baron +dévora de baisers.</p> + +<p>Il était comme cela, le cœur sur la main.</p> + +<p>Quand M<sup>me</sup> Barnod voulut lui faire des reproches, il pleura à chaudes +larmes, et je crois qu'elle lui donna dix louis pour qu'il eût du moins +de l'argent de poche.</p> + +<p>Il promit du reste, sur son honneur, de faire six cents francs de +pension viagère à Fanchette—qu'il allait voir avec M<sup>me</sup> Barnod et à qui +il ne gardait pas la moindre rancune.</p> + +<p>Pendant les années qui suivirent, il venait comme cela de temps en temps +voir la petite baronne qu'il aimait beaucoup et M<sup>me</sup> Barnod à qui il +témoignait son estime en acceptant d'elle quelques cadeaux. Il +embrassait Fanchette et Jeanne du même cœur innocent et ouvert aux +joies de la nature.</p> + +<p>Je ne sais ce qu'il avait conté à sa petite femme, mais c'était +généralement celle-ci qui venait porter à l'étude les deux semestres de +300 francs constituant la pension de Fanchette.</p> + +<p>Je me souviens de Jeanne Péry, en ce temps-là comme d'un petit chérubin +de trois ou quatre ans. Elle était gentille à croquer. M<sup>me</sup> Barnod la +suivait partout à la promenade pour l'embrasser.</p> + +<p>Le fait est qu'on aurait dit Fanchette, habillée en petite demoiselle.</p> + +<p>Fanchette était toujours chez maman Hulot sa nourrice, et portait des +habits de paysanne.</p> + +<p>Aux environ de 1850, la petite baronne et Jeanne quittèrent le pays. Le +bruit courut que le cher baron les avait saignées à blanc et qu'elles +avaient gagné du côté de Rouen pour cacher la grande gêne où elles +étaient.</p> + +<p>Chez nous, les choses avaient bien changé, non pas pour moi: je ne sais +pas quelle révolution il aurait fallu pour qu'on me donnât mon content +de soupe, mais pour les maîtres.</p> + +<p>Louaisot l'ancien baissait, le fils Jacques haussait.</p> + +<p>La bonne femme tenait son ancien niveau, juste, qui l'avait mise +autrefois au-dessous de l'ancien, au-dessus du fils Jacques, et qui la +mettait maintenant au-dessous du fils Jacques, au-dessus de l'ancien.</p> + +<p>Cela ne s'était pas produit sans de terribles batailles intérieures. Le +vieux était titulaire, en définitive et tenait ferme à son autorité. Je +crus un instant qu'il allait gagner la partie.</p> + +<p>Mais voyez ce qui se passe quand un roi tombe ou qu'une république s'en +va. C'est toujours de l'intérieur de la boutique que part le mauvais +coup. Et qui nous trahirait si ce n'étaient les nôtres? Quand la bonne +femme vit que l'ancien dégringolait et que le fils Jacques montait elle +se mit à taper sur l'ancien pour le compte du fils Jacques.</p> + +<p>Le vieux se débattit puis resta tranquille. On se comporta du reste +décemment avec lui. La bonne femme lui ravaudait toujours ses bonnets de +coton et il restait le maître à la condition de faire tout ce que le +fils Jacques voulait.</p> + +<p>La dernière fois que l'ancien se mit en colère pour tout de bon, ce fut +un soir ou le fils Jacques apporta une robe de soie à la bonne femme.</p> + +<p>La bonne femme en robe de soie! Le fait est que ça me parut une drôle +d'idée. Du premier coup le vieux parla de les jeter tous deux à la +porte.</p> + +<p>Le fils Jacques dit à sa mère de s'en aller, et resta seul avec son +père.</p> + +<p>—Papa, demanda-t-il tranquillement, qu'est-ce que vous fîtes jadis +quand feu mon grand-père tomba en enfance?</p> + +<p>Le vieux leva la main. Le jeune la lui prit et la serra sans méchanceté.</p> + +<p>—Il n'y a rien de bête comme de se fourrer des attaques d'apoplexie +foudroyante, lui dit-il. Voilà vos deux grosses veines qui se gonflent +et votre cou qui enfle comme celui d'un dindon.... Vous dites à feu mon +grand-père, c'est ma grand'mère qui me l'a raconté: «Papa, chacun son +tour. Vous avez mené l'attelage tant que vous avez eu bon œil et bon +poignet. Maintenant vos lunettes n'y voient goutte et votre moignon +tremble. Vous verseriez la diligence, papa, je prends les guides et le +fouet.» Il paraît tout de même que c'était vrai car le père mit son +menton dans son giron.</p> + +<p>—Moi je ne vous dis pas ça, papa, reprit le fils Jacques, parce que je +vaux mieux que vous. Je vous dis: restez sur votre siège, mais +laissez-moi manier le fouet et tenir les chevaux en bride. Comme ça, +vous vivrez et vous mourrez tranquillement.</p> + +<p>L'ancien ne répondit pas tout de suite. Il savait bien que la résistance +était impossible à cause de la défection de sa bonne femme. Aussi sa +rancune alla contre la bonne femme.</p> + +<p>—Je veux bien que tu mènes les affaires, Fanfan, dit-il, mais pourquoi +acheter de la soie à la vieille?</p> + +<p>Le fils Jacques se redressa.</p> + +<p>—Papa, fit-il, vous n'avez jamais été en état de me comprendre. Vous +souvenez-vous d'un soir où vous me refusâtes trente sous d'une mécanique +que j'avais inventée? C'était pour la tontine.... Oui? Vous vous en +souvenez, pas vrai? C'est vrai qu'il y manquait quelque petite chose. Un +premier jet n'est pas complet. Mais voilà sept ans que j'y travaille et +que je la perfectionne. C'est déjà un joli ouvrage maintenant et ça +deviendra encore un plus joli ouvrage plus tard. Le temps importe peu +quand on est jeune. J'y mettrai tout le temps qu'il faudra, et toutes +les herbes de la Saint-Jean aussi pour que l'affaire devienne la reine +des affaires. La robe de soie que j'ai donnée à M<sup>me</sup> Louaisot, mon papa, +est une herbe de la Saint-Jean destinée à nourrir l'affaire.</p> + +<p>Depuis ce soir-là, le vieux ne remua plus. Je n'y gagnai pas, car +n'ayant plus personne à mener il prit l'habitude de me battre. Le fils +Jacques et la bonne femme pensèrent qu'on ne pouvait lui refuser cette +satisfaction-là.</p> + +<p>Mais d'un autre côté, comme je fus bientôt seul à le servir, l'idée me +vint de lui voler une part de son manger, et je ne m'étais jamais vu à +pareille fête. Je sus vers cette époque ce que c'était qu'un blanc de +poulet!</p> + +<p>Le fils Jacques menait l'étude quoique Louaisot l'ancien fût toujours +assis devant son grand bureau de bois noir. Mais le fils Jacques faisait +encore bien d'autres choses.</p> + +<p>Depuis son retour au logis, il s'amusait assez bien avec des mauvais +sujets venus de Dieppe: cela ne l'empêchait pas de travailler beaucoup. +Il était savant. Je l'ai vu passer des nuits entières sur des livres de +philosophie ou de mathématiques. Il lisait cinq ou six langues aussi +couramment que le français. La bonne femme qui l'adorait, le grondait +souvent au sujet de ses veilles. Il répondait:</p> + +<p>—Les gens qui dirigent les fouilles dans les mines sont obligés d'aller +à l'École polytechnique; moi, je fouille quelque chose de bien plus +profond et de bien plus riche qu'une mine. Pour installer ma mécanique, +il faut tout savoir. Je saurai tout!</p> + +<p>Sa chambre était encombrée de livres, il y en avait un grand nombre dont +je ne peux pas dire les titres parce qu'ils étaient en langues +étrangères, mais je me souviens d'un tas de bouquins sur la police, de +la collection complète des <i>causes célèbres</i>—j'y fourrais bien, moi +aussi, le nez quelquefois,—de traités allemands et anglais sur +l'<i>Induction</i>, la <i>Déduction</i>, le <i>Calcul des probables</i> et <i>l'Échelle +des présomptions.</i></p> + +<p>Il avait usé à force de le lire un ouvrage écrit en anglais, par un +auteur dont j'ai vu le nom, longtemps après affiché aux devantures des +libraires parisiens: Edgar Poe.</p> + +<p>C'était pour faire le Mal qu'il étudiait ainsi, mais il n'y a pas +beaucoup d'hommes qui se donnent autant de peine pour faire le Bien.</p> + +<p>J'ai vu depuis des jeunes savants qui travaillaient pour passer leurs +examens. Ce n'était rien auprès du fils Jacques. Aussi quand il était de +bonne humeur, il disait:</p> + +<p>—Je passe mes examens vis-à-vis de moi-même. Rien ne me résistera. +Quand il en sera temps, je ferai dire au diable qu'il peut venir, et il +me recevra docteur.</p> + +<p>M. Louaisot l'ancien mourut tout seul et sans secours un soir que +j'étais en course. Sa bonne femme, qui avait bu trop de cidre, s'était +endormie auprès du feu de la cuisine.</p> + +<p>On trouva le vieux à moitié hors de son lit. Il avait crié, puis il +avait essayé de se lever. C'est la fin ordinaire des rois dégommés.</p> + +<p>L'enterrement fut superbe: la vieille mit sa robe de soie pour la +première fois pour recevoir les visites du deuil.</p> + +<p>Le fils Jacques se fit nommer titulaire sans difficulté. Il devint M<sup>e</sup> +Louaisot. Dans le pays, on vit bien tout de suite qu'il irait plus vite +que son père.</p> + +<p>Au bout de dix mois la bonne femme fut installée à la moderne et tint +maison. Ça ne lui allait pas beaucoup dans les commencements, mais peu à +peu elle s'habitua à boire du bordeaux au lieu de cidre.</p> + +<p>—On se fait à tout, disait-elle.</p> + +<p>Nous verrons bien plus tard pourquoi le nouveau Louaisot régnant donnait +toutes ces belles façons à sa reine-mère.</p> + +<p>Le voisinage ne se fit pas du tout prier pour venir chez nous. En +définitive, nous étions une vieille boutique. Les secrets de tout le +pays dormaient dans nos cartons. On s'étonna bien un peu de voir M. +Louaisot prendre tout à coup un train de gentilhomme, mais on pensait +qu'il était bien assez riche pour cela. M. Barnod était mort, je ne +saurais pas trop dire quand, car les gens comme lui vont et viennent +sans qu'on s'en aperçoive. Je me souviens seulement que sa collection +minéralogique fut vendue à l'encan parce qu'elle encombrait trois +chambres. Il avait employé sa vie à la former. On en eut 25 fr. 50 c.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Barnod fut tutrice d'Olympe, selon le droit. On nomma pour subrogé +tuteur M. le juge Ferrand.</p> + +<p>Olympe était une petite demoiselle. Il n'y a jamais eu rien au monde de +si joli qu'elle en ce temps-là. Bien entendu. Louaisot ne pouvait plus +jouer au professeur avec elle, mais il avait gagné entièrement la +confiance de M<sup>me</sup> Barnod, qui le consultait en tout. Il avait pris un air +grave et tout à fait notaire. Ses ennemis eux-mêmes disaient qu'il +aurait pu épouser n'importe qui dans le pays.</p> + +<p>Mais souvenons-nous de la mécanique expliquée au vieux pendant que je +faisais semblant de dormir dans ma soupente.</p> + +<p>Pour la mécanique, Louaisot ne pouvait épouser qu'Olympe.</p> + +<p>Non pas Olympe Barnod, mais Olympe, veuve de M. le marquis de Chambray.</p> + +<p>C'était écrit.—Seulement, M. le marquis de Chambray vivait comme un +loup, et Olympe ne sortait guère de l'enclos de sa mère.</p> + +<p>Olympe et le marquis ne s'étaient jamais vus.</p> + +<p>Patience. Il y avait autre chose à régler avant cela.</p> + +<p>Qui dit mécanique parle naturellement de précision et surtout de +régularité. Ce n'est pas dans ces choses-là qu'on peut mettre la charrue +avant les bœufs.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Barnod mourut au mois de juin 1852. Olympe avait seize ans.</p> + +<p>On raconta, dans le pays, que M. Louaisot avait mené au lit de mort de +la bonne dame une petite fille de six ou sept ans, du nom de Fanchette. +Le fait est probable, mais je n'en eus point connaissance personnelle.</p> + +<p>Ce qui est sûr, c'est que le testament donna une preuve bien certaine de +la confiance que la défunte avait en M. Louaisot.</p> + +<p>Ce testament désigna expressément M. Louaisot comme devant être le +tuteur d'Olympe.</p> + +<p>La chose était évidemment en dehors du droit; aussi le conseil de +famille avait à sanctionner ou à repousser ce désir maternel.</p> + +<p>M. le juge Ferrand, qui était subrogé-tuteur du vivant de la mère, se +posa ici tout franchement en adversaire de M. Louaisot. Il fit valoir +devant le conseil de famille, dans un discours où perçait quelque +rancune de n'avoir pas été désigné par la mère,—lui, l'ancien +subrogé-tuteur,—il fit valoir un assez grand nombre de considérations +parmi lesquelles l'âge du jeune notaire était placé en première ligne.</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Olympe Barnod était maintenant une fille nubile. Comment lui donner +pour retraite la maison d'un jeune homme qui atteignait à peine ses +trente ans?</p> + +<p>Cette considération parut impressionner assez vivement le conseil.</p> + +<p>Mais M. Louaisot prit la parole à son tour, disant qu'il croirait +manquer à son devoir envers la défunte s'il désertait sans combattre le +poste d'honneur qu'elle lui avait confié.</p> + +<p>M. Ferrand était connu comme orateur; personne ne savait encore si M. +Louaisot parlait bien ou mal. Son succès fut d'autant plus grand que +l'étonnement de l'entendre discourir beaucoup mieux que M. Ferrand vint +à tout le monde.</p> + +<p>Il rendit justice tout d'abord aux excellentes intentions de son +adversaire qui parlait uniquement, sans doute dans l'intérêt de la +mineure, et ajouta tout de suite que, si sa maison était choisie par le +conseil pour y abriter Olympe, il supplierait M. Ferrand d'en apprendre +bien vite le chemin.</p> + +<p>Ayant ensuite combattu les diverses considérations présentées par le +juge et qu'il écarta comme en se jouant, il arriva à la question d'âge.</p> + +<p>—Messieurs, dit-il, faisant comme s'il n'eût pu retenir un sourire, les +choses se présentent en vérité comme si M. Ferrand et moi nous étions +deux compétiteurs. Prenons-le donc ainsi. Il sera tuteur de M<sup>lle</sup> Barnod, +au cas où vous me jugeriez indigne de l'être moi-même. Eh bien! M. +Ferrand est garçon comme moi, à moins qu'il ne nous déclare aujourd'hui +un mariage secret; M. Ferrand est jeune comme moi, car une différence de +quatre ou cinq ans est insignifiante dans l'espèce. M. Ferrand aurait-il +donc à présenter des garanties que je ne puis fournir?</p> + +<p>Il en est une, Messieurs, la meilleure de toutes. L'un de nous deux peut +l'offrir, en effet, mais il se trouve que ce n'est pas M. Ferrand.</p> + +<p>Moi, <i>j'ai une mère</i>, avec laquelle je vis et vivrai jusqu'à ce que Dieu +me la prenne, une mère respectable, femme du monde, entretenant des +relations avec les premières familles de la contrée, une mère qui +gouverne ma maison, qui éclaire ma conduite et qui sera pour ma pupille +non seulement un guide, mais un porte-respect.</p> + +<p>J'en suis fâché pour M. Ferrand. Il mettrait donc sa pupille au couvent, +puisque pour la garder il n'a ni femme ni mère!</p> + +<p>Louaisot l'ancien n'avait pas deviné cela, mais vous comprenez +maintenant pourquoi le fils Jacques avait <i>acheté de la soie à la +vieille.</i></p> + +<p>À l'unanimité, le conseil de famille adjugea la tutelle à M. Louaisot.</p> + +<p>La justice ratifia cette décision. C'était un grand pas de fait.</p> + +<p>La mécanique inventée par le fils Jacques commençait à dessiner ses +rouages. Un homme habile aurait déjà deviné son mouvement. Le juge +Ferrand était un homme habile, mais il eut le tort de bouder. Il se +retira.</p> + +<p>M. Louaisot resta seul en face d'Olympe.</p> + +<p>Voici que nous entrons dans le vif de l'affaire.</p> + +<p>Jusqu'à présent M. Louaisot avait travaillé comme un nègre on peut le +dire, autour de la tontine, sans se préoccuper autrement de la tontine +elle-même.</p> + +<p>Il établissait, à des distances inouïes, les premiers travaux d'un siège +régulier qui menaçait non pas le dernier vivant quelconque de la +tontine, ou du moins son héritage, mais un dernier vivant dénommé, qu'il +avait choisi entre les cinq.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de faire remarquer que si le cours de la nature ou la +volonté de la Providence venait à déranger l'ordre des décès fixé par M. +Louaisot lui-même, la mécanique dudit M. Louaisot se détraquait aussitôt +et n'était plus bonne qu'à mettre au grenier.</p> + +<p>Il n'avait pas l'air, en vérité, de craindre le moindre achoppement de +ce côté. On eût dit qu'il avait fait un pacte avec la destinée.</p> + +<p>Il laissait les membres de la tontine végéter comme ils l'entendaient au +fond d'une misère, devenue si normale qu'elle n'excitait même plus la +curiosité.</p> + +<p>Peu de jours après l'entrée d'Olympe à la maison, j'appris dans mes +courses que le premier des cinq fournisseurs associés avait payé son +tribut à la nature.</p> + +<p>Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, avait été trouvé mort dans le fossé +de la grand'route qui mène d'Yvetot à Rouen. Les constatations médicales +dénonçaient une congestion au cerveau, occasionnée par l'ivresse.</p> + +<p>Je me hâtai de rentrer chez nous pour apprendre la nouvelle au patron.</p> + +<p>—Tiens, tiens, fit-il, on ne parle pas de traces de lutte?</p> + +<p>—Quelque chose comme une poussée entre ivrognes, mais pas de blessures +ayant pu occasionner la mort.</p> + +<p>Louaisot réfléchit un instant, puis il dit:</p> + +<p>—Ça commence! Joseph Huroux est un malin. Je le surveillerai.</p> + +<p>J'étais dépossédé de ma soupente parce qu'on avait donné l'ancien +appartement du vieux Louaisot à M<sup>lle</sup> Olympe-Barnod.</p> + +<p>Elle reposait là, bien tranquille, sous l'aile même de la vieille mère +Louaisot dont la chambre à coucher s'ouvrait à deux pas du lit de la +fillette.</p> + +<p>Toutes les convenances étaient du reste gardées admirablement. La bonne +femme ne bougeait pas de la maison et c'était un va et vient perpétuel +des familles du voisinage qui avaient décidément adopté le salon +Louaisot comme centre de la bonne compagnie du canton.</p> + +<p>Olympe était triste de la mort de sa mère, mais ce n'était pas une de +ces tristesses qui fuient le bruit. Elle aimait le monde. Il est vrai +que le monde l'adorait.</p> + +<p>Ce noble ermite du château voisin, le sauvage marquis de Chambray +s'était attiré hors de son trou petit à petit. Il était venu d'abord +sous prétexte d'affaires, car tous ses dossiers de famille étaient à +l'étude. Maintenant il ne se passait pas de semaine sans qu'il arrivât +au salon avec un gros bouquet cueilli dans sa serre magnifique.</p> + +<p>La première apparition du marquis fit à Louaisot l'effet joyeux que +produit sur l'araignée la mouche imprudente effleurant de sa patte un +fil de la toile tendue, précisément à son intention.</p> + +<p>Certes, la mort de Jean Pierre Martin ne l'avait pas frappé si +agréablement.</p> + +<p>Les rouages s'engrenaient. On allait voir le premier tour de manivelle.</p> + +<p>Souvenez-vous que j'avais entendu le plan explicatif de la machine. Je +possédais la clé, je pouvais juger.</p> + +<p>Olympe n'entretenait de correspondance avec personne, sinon avec un +jeune garçon, ami de son enfance et dont j'ai dû parler déjà: M. Lucien +Thibaut qui faisait alors ses études à Paris. La veille de Noël de cette +année 1852, elle avait reçu une lettre de ce Lucien, et elle était tout +heureuse.</p> + +<p>Entre eux, je ne saurais pas dire si c'était de l'amour, mais Olympe l'a +aimé plus tard avec passion. Elle l'aime encore.</p> + +<p>Dans la maison Louaisot, depuis son arrivée, elle était traitée comme +une petite reine. Personne ne lui demandait compte de ses actions et +tout le monde s'attachait à lui plaire. Elle était gardée mieux qu'un +trésor: la bonne femme couchait d'un côté d'elle et Louette de l'autre.</p> + +<p>Ce soir là, M<sup>me</sup> veuve Louaisot fit la partie d'aller à la messe de +minuit. Louette demanda la permission de l'accompagner. Elles partirent +vers onze heures parce que l'église était loin. On mit pour gardienne, à +la place de Louette, une jeune paysanne des environs d'Yvetot qui était +depuis peu au service des Louaisot et qui s'appelait Pélagie.</p> + +<p>Olympe était heureuse d'être seule, parce qu'elle voulait répondre à +Lucien. Vers minuit, au moment où elle appartenait tout entière au +plaisir de sa correspondance, elle entendit le parquet de sa chambre +craquer.</p> + +<p>Elle leva les yeux avec un sentiment de frayeur irréfléchie et vit un +homme debout devant elle.</p> + +<p>Elle appela Louette, sans songer que Louette était absente.</p> + +<p>Un ronflement sonore lui répondit de la chambre voisine où Pélagie +dormait à triple carillon.</p> + +<p>Du reste, Olympe ne renouvela point son cri, car elle avait reconnu M. +Louaisot son tuteur.</p> + +<p>Si elle ne l'avait pas reconnu tout de suite, c'est que le beau notaire +était, en vérité, ce soir, différent de lui-même. Un gros paletot de +campagne l'alourdissait et l'épaississait. Au lieu du galant jeune homme +qui l'entourait, tant que durait le jour, de courtoisie et de respects +affectueux, elle voyait ici quelque chose comme un surveillant fâcheux: +un vrai tuteur de comédie.</p> + +<p>—Ma chère demoiselle, dit Louaisot d'un ton qu'elle trouva sévère, je +suis rentré tard. On m'a dit que vous receviez des lettres d'un jeune +homme.... Olympe se mit à trembler. Peut-être était-ce de colère, car +c'était une impérieuse enfant.</p> + +<p>M. Louaisot se rapprocha comme s'il eût voulu saisir la lettre qu'elle +écrivait. Elle la retira avec indignation.</p> + +<p>Louaisot se mit à sourire. Je ne sais comment le lourd paletot écarta +ses revers laissant voir un élégant costume de ville.</p> + +<p>Ceux qui me lisent auront occasion bientôt de voir à quel point cet +homme était comédien.</p> + +<p>—Vous voilà toute bouleversée, ma chère enfant, dit-il avec douceur. +Vous retirez votre lettre comme si vous aviez crainte de me voir vous +l'arracher. Avez-vous donc eu à vous plaindre de la manière dont vous +êtes traitée chez moi?</p> + +<p>Olympe rougit et courba la tête. Louaisot prit un siège auprès d'elle.</p> + +<p>Ceci était joué supérieurement. L'effet voulu était produit. Olympe, +déroutée, n'avait pas trouvé le joint pour dire: «Monsieur, que venez +vous faire chez moi à cette heure?»</p> + +<p>Et c'était exactement tout ce que Louaisot voulait.</p> + +<p>Quand Louaisot fut assis, le campagnard avait disparu avec le gros +paletot, jeté sur le dos d'une chaise. Le beau jeune homme était revenu.</p> + +<p>—J'ai donc l'air d'un tyran? demanda-t-il avec sa gaieté ordinaire, où +il mettait une nuance de sensibilité. De mes droits cependant, je ne +réclame que celui de dire à ma chère pupille que la nuit est faite pour +dormir et que notre bel étudiant Lucien Thibaut peut bien attendre sa +réponse jusqu'à demain.</p> + +<p>—Je n'avais pas sommeil... balbutia Olympe qui n'avait qu'une pensée: +excuser son empressement.</p> + +<p>Puis prise de ce besoin particulier aux femmes qui nient comme elles +respirent; elle ajouta:</p> + +<p>—Ce n'est pas ce que vous croyez, Monsieur!</p> + +<p>—Est-ce que vous savez ce que je crois, Olympe? demanda Louaisot.</p> + +<p>Il souriait toujours. Il avait des yeux comme je n'en ai vu à personne. +Il se pencha un peu en avant. Les boucles brillantes de ses cheveux +jouèrent autour de son sourire.</p> + +<p>Olympe se sentit rougir.</p> + +<p>Ceux qui connaissent maintenant cet homme-là et qui ne l'ont pas connu +au temps dont je parle, croiront que je me moque. Il était beau jusqu'à +produire chez la jeune fille un sentiment de malaise magnétique.</p> + +<p>Pélagie ronflait, mais elle ne dormait pas.</p> + +<p>Il y avait trois femmes à la maison, et Dieu sait que cette aventure +extraordinaire leur fut un sujet de conversation pendant bien des jours.</p> + +<p>J'ai vu ce que je raconte par ma pauvre Stéphanie qui faisait tous les +soirs la veillée avec Louette et Pélagie.</p> + +<p>—Je crois, reprit Louaisot dont la voix grave vibrait comme les cordes +basses d'une harpe, que vous êtes belle, divinement pure, et que votre +cœur va s'éveiller. Vous n'avez plus de mère, et c'est moi que votre +mère a choisi pour la remplacer.</p> + +<p>—C'est vrai, murmura Olympe. Ma mère avait confiance en vous.</p> + +<p>—C'est qu'elle savait le fond de mon âme, et que tous deux—votre mère +et moi—nous avions causé bien souvent de ce qui arrive aujourd'hui.</p> + +<p>—Quoi! de Lucien?</p> + +<p>—Non pas de Lucien... ou plutôt, si fait, je crois bien que le nom de +votre jeune camarade d'enfance est venu, et même plus d'une fois dans +nos entretiens....</p> + +<p>—Ma mère l'aimait, interrompit Olympe.</p> + +<p>—Je crois me souvenir de cela. Et il parait que le jeune homme le +mérite à tous égards.</p> + +<p>—Oh! oui, fit Olympe.</p> + +<p>—Oh! oui! répéta Louaisot, contrefaisant l'accent de sa pupille avec +une moquerie tout imprégnée d'exquise bonté. Moquerie de jeune mère ou +de sœur aînée.</p> + +<p>Olympe qui avait les larmes aux yeux se mit à sourire.</p> + +<p>Elle lui tendit la main.</p> + +<p>M. Louaisot la toucha du bout de ses doigts.</p> + +<p>—Mais ce n'était pourtant pas, continua-t-il, de M. Lucien en +particulier que nous causions, votre chère mère et moi, quand nous +étions seuls le soir et que notre veillée se prolongeait si tard. Nous +causions—en général—de celui qui serait assez heureux pour mettre +entre vos paupières la première larme.</p> + +<p>Olympe essuya ses yeux précipitamment.</p> + +<p>—C'est vous qui m'avez fait pleurer! dit-elle avec vivacité.</p> + +<p>Les cils du beau tuteur s'abaissèrent pour cacher l'éclair de son +regard. Ceci était-il un augure de triomphe?</p> + +<p>Il venait de parler du premier pleur d'amour et l'enfant s'était écriée: +«C'est vous qui l'avez fait couler!»</p> + +<p>Elle devait être plus tard une femme habile et redoutable, précisément +par le fait de ce maître qui allait lui donner des leçons.</p> + +<p>Mais ce n'était alors qu'une petite fille. Le maître la dominait de +toute sa funeste science.</p> + +<p>Il avait amené l'entretien juste au point où il le voulait. Désormais +l'entretien lui appartenait.</p> + +<p>—Admettons donc que ce soit M. Lucien, poursuivit-il, et si c'est +Lucien, enfant chérie, Lucien devient aussitôt le plus aimé de mes amis. +Je n'ai qu'un but dans la vie: me dévouer à vous, remplacer pour vous +celle qui vous aimait si tendrement.</p> + +<p>—Ma chère! ma bonne mère! murmura Olympe.</p> + +<p>—Et ce n'est pas au hasard, ma fille que je suis venu près de vous à +l'heure où personne ne m'écoute. Personne ne doit écouter les +confidences qu'une fille fait à sa mère.</p> + +<p>Olympe devint froide. On n'est pas parfait. Louaisot avait dépassé le +but. Mais son adresse de chat le rattrapa aux branches.</p> + +<p>—Les mamans grondent, dit-il en quittant le ton sentimental. Les +petites filles raisonnent. Il n'est pas bon que tout le monde entende +ces choses-là.</p> + +<p>Olympe réconciliée, lui tendit la main en disant:</p> + +<p>—Soyez mon frère. Je sens que ma mère a bien fait de se confier en +vous.</p> + +<p>...Les messes de Noël sont longues en Normandie. Une grande heure +s'était écoulée. Le jeune tuteur et sa pupille étaient toujours assis +l'un auprès de l'autre.</p> + +<p>Seulement on n'entendait plus Pélagie ronfler parce que la porte qui +communiquait avec sa chambre avait été fermée.</p> + +<p>Cela s'était fait dans un de ces jeux de scène auxquels Louaisot +excellait.</p> + +<p>La porte avait été fermée sur le désir exprimé par Olympe elle-même.</p> + +<p>On est ému parfois même auprès d'une sœur, même auprès d'une mère, +quand on s'entretient de certains sujets. Olympe était émue très émue. +Son cœur avait ce spasme charmant et inquiet qui étonne si doucement +les jeunes filles. Mais son émotion ne l'effrayait plus. Elle se sentait +en sûreté comme si elle eût été auprès de sa mère ou de sa sœur.</p> + +<p>Encore une fois Louaisot avait produit avec une exactitude mathématique +l'impression qui lui faisait besoin.</p> + +<p>Cette impression là et non pas une autre. C'était un savant coquin et le +diable avait bien pu le recevoir à tous ses examens.</p> + +<p>—Olympe, si vous l'aimez, reprit-il au bout de cette heure qui avait +passé comme une minute, à quoi sert de discuter? C'est moi qui le +prendrai par la main pour l'amener dans vos bras. Votre mère aurait fait +cela, je le ferai; c'est ma mission. Est-ce que j'aurai seulement une +seule pensée pour moi, chère, chère enfant? Non, vous ne saurez même pas +qu'au fond de mon cœur... mais, pour que vous ne le sachiez pas, je +dois me taire.</p> + +<p>Il réprima un soupir.</p> + +<p>—Lucien! continua-t-il, c'est Lucien! Lucien mérite d'être heureux, +puisqu'il a su vous plaire. Était-ce lui que votre mère rêvait? je n'en +sais rien. Qu'importe? C'est de vous qu'il s'agit. Vous seule devez +choisir.—Oh! certes, elle se faisait un tableau délicieux de votre +bonheur, votre excellente mère. Si elle ne songeait pas à Lucien, c'est +qu'il n'est qu'un enfant à côté de vous: l'homme reste toujours plus +jeune que la femme. Elle voyait, elle voulait votre tête charmante +appuyée contre un sein viril, contre un cœur fort! Les mères savent la +vie. Les mots: <i>Je t'aime</i> quand ils sont dits par un homme doivent +venir d'en haut et non pas d'en bas....</p> + +<p>—Lucien est un noble cœur, dit Olympe sans colère. Lucien est +au-dessus de moi. J'aime Lucien.</p> + +<p>—Qu'il soit donc le plus heureux des hommes! mais qu'il vous aime, +Olympe, comme vous méritez d'être aimée! qu'il vous donne ce paradis +d'amour auquel nulle femme autant que vous n'a droit sur la Terre! qu'il +sache entraîner votre jeunesse dans ces jardins de volupté où Dieu veut +que soit consommée la sainte union des cœurs! Olympe, Olympe, il faut +un divin amour pour une divine créature! Olympe! fille du ciel!...</p> + +<p>Il était pâle et ses yeux brûlaient.</p> + +<p>Elle était plus pâle que lui.</p> + +<p>Quelque chose de plus fort qu'elle-même rivait sa prunelle à ce regard +de serpent qui pénétrait jusqu'au fond de son être.</p> + +<p>Il avait glissé son bras derrière la taille d'Olympe. Le savait-elle?</p> + +<p>Il ne parlait plus. Elle écoutait encore ce nom de Lucien, si ardent et +si doux quand il tombait des lèvres de cet homme.</p> + +<p>Lucien! Lucien! sa pensée entière était à Lucien.</p> + +<p>—Je me sens mal, murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous ainsi? Vos +yeux me blessent....</p> + +<p>Elle porta la main à son front, puis à son cœur. Louaisot se pencha en +avant et les boucles de leurs cheveux se touchèrent....</p> + +<p>Elle eut comme un grand effroi qui était le réveil.</p> + +<p>Elle voulait s'enfuir. Les bras de Louaisot l'enlaçaient en même temps +que sa prunelle l'enveloppait comme un incendie.</p> + +<p>Il approcha lentement,—lentement ses lèvres.</p> + +<p>Pour fuir, elle se renversa dans ses bras....</p> + +<p>La fascination est-elle une violence?</p> + +<p>Quand la bonne femme Louaisot revint de la messe de minuit, Olympe était +seule dans sa chambre auprès de sa table où s'éparpillaient les morceaux +d'une lettre déchirée.</p> + +<p>Louette rencontra Louaisot dans le corridor.</p> + +<p>Louaisot lui donna dix louis.</p> + +<p>À l'automne suivant, Olympe fit une absence. Elle n'avait plus jamais +écrit à Lucien Thibaut.</p> + +<p>M. Ferrand avait repris à la venir voir quelquefois.</p> + +<p>C'était celui-là qui avait pour elle le cœur d'un père.</p> + +<p>Mais Olympe ne dit son secret à personne.</p> + +<p>Haïssait-elle Louaisot? Elle lui obéissait.</p> + +<p>L'absence d'Olympe se prolongea deux semaines seulement, et nul n'y put +rien trouver à redire. M<sup>me</sup> Louaisot mère l'avait accompagnée.</p> + +<p>Dans la ferme même où la petite Fanchette avait été élevée, un enfant du +sexe masculin resta après le départ d'Olympe et fut nourri par maman +Hulot.</p> + +<p>Nul ne s'aperçut dans le pays qu'Olympe allât jamais le voir.</p> + +<p>Jusqu'à l'hiver, Olympe resta triste mortellement. M. Ferrand était +comme une âme en peine. Il eut des inquiétudes pour sa vie.</p> + +<p>À l'hiver, Olympe retourna tout à coup dans le monde.</p> + +<p>M. Ferrand la revit sourire.</p> + +<p>Pour voir Olympe, M. Ferrand était forcé de voir Louaisot.</p> + +<p>Je ne sais pourquoi ce fut à M. Ferrand que le marquis de Chambray +s'adressa quand il prit la détermination de solliciter la main d'Olympe. +M. Ferrand le trouva trop âgé. Ils étaient amis, le marquis et lui.</p> + +<p>M. Ferrand parla à Louaisot qui porta parole à Olympe. Stéphanie sut par +Louette qu'Olympe ne voulait pas épouser le marquis, mais Olympe dit oui +tout de même parce que Louaisot le voulait.</p> + +<p>Il y avait l'enfant, désormais Louaisot était le maître.</p> + +<p>Le fils Jacques avait dit à Louaisot l'ancien, dix ans auparavant: +Olympe aura un enfant du marquis de Chambray, <i>son premier mari</i>.</p> + +<p>Olympe avait un enfant,—car toutes les portions du plan s'exécutaient +une à une avec une rigueur mathématique.</p> + +<p>Rouage à rouage, la machine se montait.</p> + +<p>Il fallait maintenant que M. de Chambray fût le mari d'Olympe et que +l'enfant fût à M. de Chambray.</p> + +<p>L'enfant de Louaisot. C'était là le principal. Dans la main de Louaisot +l'enfant était un nœud coulant, passé autour du cou d'Olympe.</p> + +<p>L'enfant se nommait Lucien, par une effrayante moquerie—et il +ressemblait à Lucien Thibaut, en même temps qu'à Olympe.</p> + +<p>C'était le fils d'un rêve.</p> + +<p>M. le marquis de Chambray était déjà un vieillard, mais un très beau +vieillard. Par sa naissance et par sa fortune il avait droit à être +considéré comme le personnage important du pays. Sa passion pour Olympe +datait de plusieurs mois déjà. Il aimait Olympe jusqu'à l'excès, comme +on aime à son âge quand on aime une Olympe. Tous les préliminaires du +mariage furent réglés aisément. Le marquis ne demandait qu'à combler sa +fiancée.</p> + +<p>La veille de la signature du contrat Louaisot me mit entre une fenêtre +et lui et me demanda:</p> + +<p>—Petiot, est-ce que je suis bien pâle?</p> + +<p>—Oui, patron, bien pâle.</p> + +<p>C'était vrai. Sauf son regard qui restait clair comme celui d'un aigle, +il avait l'air d'un condamné à mort.</p> + +<p>—Je ne peux pourtant pas me farder! grommela-t-il entre ses dents.</p> + +<p>Puis il ajouta:</p> + +<p>—J'ai beau faire, je sais que cette fois, je risque ma peau!</p> + +<p>On sonna à la porte de l'étude.</p> + +<p>—C'est lui, fit Louaisot qui se redressa de son haut, tout tremblant +qu'il était. Jouons serré. Jacques ma vieille....</p> + +<p>Il s'interrompit pour me dire rudement:</p> + +<p>—Allons! ouvre et file!</p> + +<p>J'ouvris—mais je restai à portée de voir et d'entendre.</p> + +<p>Pour se cacher, c'est commode d'être gros comme un rat.</p> + +<p>C'était M. le marquis de Chambray. Il tendit la main à Louaisot qui +retira la sienne.</p> + +<p>Et comme le marquis s'étonnait, Louaisot tomba sur ses deux genoux, +disant:</p> + +<p>—M. de Chambray, faites de moi ce que vous voudrez, je vous appartiens!</p> + +<p>Le vieillard resta tout interdit.</p> + +<p>—Je vous supplie de parler, M. Louaisot, dit-il, si je devais la +perdre, il ne me resterait qu'à mourir. Louaisot murmura d'une voix +sourde:</p> + +<p>—C'est moi qui dois mourir.</p> + +<p>Et il ajouta en courbant la tête jusqu'à terre.</p> + +<p>—Il y a un enfant....</p> + +<p>Le marquis chancela. Je crus qu'il allait tomber à la renverse.</p> + +<p>Dans sa stupéfaction, cependant, il ne comprenait pas tout à fait, car +Louaisot fut obligé d'ajouter:</p> + +<p>—Si on ne reconnaît pas l'enfant, elle se tuera!</p> + +<p>Le marquis s'appuya au dossier d'un fauteuil et resta muet.</p> + +<p>La foudre l'avait touché.</p> + +<p>Tout à coup. Louaisot entrouvrit sa redingote, prit un pistolet sous le +revers et le mit dans la main du vieillard en criant:</p> + +<p>—Punissez-moi!</p> + +<p>—Toi! fit le marquis, reculant comme s'il avait en devant lui un +reptile. Ce serait toi.... Elle!!!</p> + +<p>—C'est moi, mais je suis plus infâme que vous ne le croyez.... C'est +moi... moi seul... elle est pure comme les anges!</p> + +<p>Le marquis dont la main tremblait convulsivement, appuya le pistolet sur +la tempe de Louaisot.</p> + +<p>En sentant le froid de l'acier, Louaisot eut une grimace autour de la +bouche, cela ne dura pas la dixième partie d'une seconde. Il se +redressa, regarda le marquis en face et croisa ses bras sur sa poitrine. +Le souffle me manqua.</p> + +<p>Je ne croyais pas qu'une chose pareille fût possible.</p> + +<p>Et pourtant, Louaisot devait faire encore plus fort que cela dans +l'affaire du codicille. C'était un grand, un immense comédien! Au moment +où j'attendais l'explosion, voyant déjà la cervelle du patron jaillir +contre la muraille. M. de Chambray jeta au loin le pistolet.</p> + +<p>Louaisot avait joué son va-tout avec une audace sans nom.</p> + +<p>Mais il avait gagné.</p> + +<p>Le fils d'Olympe allait être le légitime héritier du marquis.</p> + +<p>Et les huit millions de la tontine marchaient, lointains encore, mais se +rapprochant à vue d'œil.</p> + +<p>Le marquis resta un instant silencieux, puis, sans demander aucune sorte +d'explication, il dit:</p> + +<p>—Vous allez vendre immédiatement votre étude.</p> + +<p>—Oui, répondit Louaisot.</p> + +<p>—Donner votre démission de maire.</p> + +<p>—Oui, M. le marquis.</p> + +<p>—Et de conseiller général.</p> + +<p>—Oui, M. le marquis.</p> + +<p>—Quitter le pays....</p> + +<p>—Oui, M. le marquis.</p> + +<p>—La France....</p> + +<p>—Oui, M. le marquis.</p> + +<p>M. de Chambray aurait pu continuer sa litanie, Louaisot n'eût rien +refusé. Mais M. de Chambray se borna à conclure:</p> + +<p>—Et si jamais vous reparaissez, je vous tue comme un chien!</p> + +<p>—Oui, M. le marquis.</p> + +<p>Voilà pourquoi Louaisot n'assista point au mariage d'Olympe. Il avait +conquis ce qu'il voulait. Son étude et le reste lui importaient peu.</p> + +<p>Ce fut M. Ferrand qui servit de père à M<sup>lle</sup> Barnod.</p> + +<p>Quand le marquis reconnut et par conséquent légitima l'enfant, Olympe +resta froide comme un marbre.</p> + +<p>Il n'y avait eu aucune explication auparavant, il n'y en eut aucune +après.</p> + +<p>Olympe fut avec son mari indifférente et douce. Elle ne remercia même +pas.</p> + +<p>La chose fit du reste peu de bruit. Les efforts de M. de Chambray pour +l'étouffer réussirent dans la mesure du possible.</p> + +<p>Le soir des noces, M. Ferrand dit tout bas à Olympe en l'embrassant:</p> + +<p>—Soyez maintenant une bonne femme. Elle répondit:</p> + +<p>—Mon père n'était pas là pour me défendre.</p> + +<p>Et M. Ferrand chancela comme si une main l'eût frappé au visage. Olympe +dansa. On ne l'avait jamais admirée si belle.</p> + +<p>Entre les divers concurrents qui se disputèrent l'étude dès que +l'intention du patron fut connue, celui qui l'emporta fut un clerc entre +deux âges, nommé Pouleux qui passait pour un parfait imbécile.</p> + +<p>Le patron avait pensé à moi un instant, car je savais mon affaire sur le +bout du doigt et il croyait me tenir dans ses mains. Je n'aurais eu que +les inscriptions à prendre et l'examen à passer, mais la bonne femme dit +que je ne pesais pas assez lourd.</p> + +<p>D'ailleurs, on me destinait d'autres fonctions.</p> + +<p>Quand M. Louaisot eût choisi entre tous et pour cause cet imbécile de +Pouleux, il exécuta loyalement son engagement. Il laissa la bonne femme +à Méricourt, gardienne de l'enfant qui ne mit jamais les pieds au +château de Chambray, mais que sa mère, désormais, pouvait voir autant +qu'elle le voulait.</p> + +<p>M. Louaisot, lui, partit pour Paris, après avoir résigné ses fonctions +de maire et de conseiller général.</p> + +<p>Il n'emmena que moi et Pélagie.</p> + +<p>De nature, c'était un assez bon vivant qui s'amusait de peu. Il se mit +d'abord tout uniment à vivre de ses rentes, et les fredaines qu'il +faisait ne le ruinaient pas.</p> + +<p>Mais son activité le mordit bientôt. Il fonda son bureau de +renseignements où j'ai été commis principal et dont je n'ai rien à dire. +L'argent qu'on gagne là-dedans n'entre jamais que par les portes de +derrière.</p> + +<p>C'est du patron lui-même que je veux parler.</p> + +<p>J'ai ouï dire que certaines gens se balafraient à coups de bistouri ou +se brûlaient le visage avec de l'acide prussique pour changer leur +physionomie. Ça ne m'irait pas du tout.</p> + +<p>Et ce n'est pas nécessaire.</p> + +<p>On avait promis à Louaisot qu'on le tuerait comme un loup partout où on +le rencontrerait. Il se doutait bien que la nouvelle marquise ne +diminuerait pas par ses caresses la rancune de son mari. En conséquence, +Louaisot avait besoin de changer de peau, surtout pour le cas où il +voudrait pousser une pointe du côté de Méricourt.</p> + +<p>Ce fut pour lui la chose du monde la plus simple. Il ne se fit pas le +moindre bobo, n'arbora aucun emplâtre et garda tout jusqu'à son nom.</p> + +<p>Le lendemain de notre arrivée, je vis un homme à côté de moi dans ma +chambre d'hôtel, et je lui demandai ce qu'il faisait là.</p> + +<p>C'était M. Louaisot.</p> + +<p>Quand il me l'eût dit, j'eus encore peine à le reconnaître.</p> + +<p>C'était M. Louaisot qui avait rasé sa beauté en un tour de main, comme +on se fait la barbe.</p> + +<p>Il avait arraché son grand air, éteint sa jeunesse, alourdi sa grâce et +mis je ne sais quoi d'épais à la place de son élégance.</p> + +<p>Tout cela par sa volonté plus que par aucune transformation matérielle.</p> + +<p>C'était, en dehors du <i>grimage</i> moral dont l'habitude s'établit chez lui +en quelques jours, c'était surtout une affaire de coiffure et de +toilette.</p> + +<p>Ses yeux seuls se cachèrent derrière des lunettes qui flamboyaient d'une +façon singulière. L'éclair même de son regard—par sa volonté,—était +devenu ridicule.</p> + +<p>Pendant cela, le ménage de M. le marquis allait comme il pouvait. Je ne +sais pas si la belle Olympe ignorait une partie de ce qu'elle devait à +son mari, mais elle ne pouvait passer pour l'ange de la reconnaissance.</p> + +<p>Aux yeux du monde elle se conduisait bien, elle rendait même la quantité +suffisante de soins à son vieil époux; mais elle ne lui donnait rien de +son cœur.</p> + +<p>Rien. Quelques-unes font semblant. Elle ne daignait pas.</p> + +<p>C'était dans toute la rigueur du terme, une sœur de charité qui +s'asseyait au chevet du pauvre homme.</p> + +<p>Car au bout de quelques mois, la maladie le mit au lit ou peut-être le +chagrin.</p> + +<p>Nous recevions des nouvelles fort exactement. Louaisot avait un +chroniqueur à Méricourt: Louette, la femme de chambre qui était une +peste perfectionnée.</p> + +<p>J'ai peu de choses à raconter sur notre vie à Paris. Pélagie me donnait +un peu plus à manger que la bonne femme, mais quand elle allait d'un +côté et le patron de l'autre, il n'y avait qu'à se coucher sans souper.</p> + +<p>Pour me faire partir avec lui, Louaisot m'avait pourtant promis des +appointements superbes.</p> + +<p>Ce n'est pas qu'il fût avare. Un jour je l'ai vu donner un billet de +mille francs à l'Homme à la poupée pour une seule leçon de ventriloquie. +Il voulait tout savoir.</p> + +<p>Le lendemain de ce jour là il me fit courir cinq fois de suite à la +cuisine où j'entendais le porteur d'eau lancer des <i>fouchtrrra</i>!</p> + +<p>Aussitôt que j'étais à la cuisine où je ne trouvais personne, une +dispute s'élevait dans la salle à manger entre le patron et Pouleux, son +successeur à l'étude.</p> + +<p>J'arrivais, étonné que Pouleux eût quitté Méricourt et je trouvais le +patron mangeant tranquillement son talon de pain avec son veau rôti sous +le pouce.</p> + +<p>C'était lui qui faisait sur moi l'épreuve de son nouveau talent. Il +était trois fois plus fort ventriloque que l'Homme à la poupée.</p> + +<p>—À quoi ça pourra-t-il bien vous servir, patron?</p> + +<p>—L'affaire mange de tout, petiot. Ça lui fera son souper un jour ou +l'autre. Et ça ne manqua pas. Un rude souper! vous verrez bien.</p> + +<p>Louette écrivit vers ce temps-là que Simon Roux, l'ancien soldat +déserteur, était venu à l'étude dans un triste état. Il avait eu toutes +les dents de devant cassées dans une bagarre, et il se plaignait de ses +entrailles, disant qu'on l'avait soigné dans une grange où Joseph Huroux +venait coucher, et qu'il avait crié deux nuits durant, demandant le +repos de la mort, parce que quelqu'un avait jeté du verre pilé dans sa +soupe.</p> + +<p>Le <i>post-scriptum</i> de la lettre ajoutait que le déserteur n'avait pas +été bien loin au sortir de la maison. Il était mort contre le banc qui +est au coin de la mairie.</p> + +<p>Le bruit courait bel et bien qu'il avait fini empoisonné, mais c'était +un si pauvre malheureux qu'on le jeta tranquillement dans la fosse.</p> + +<p>«Si on ouvrait tous les chiens crevés pour voir s'ils ont avalé des +boulettes, ajoutait gaiement la femme de chambre de M<sup>me</sup> la marquise, ça +serait encore un bel embarras!»</p> + +<p>Louaisot rit de cela, mais il dit:</p> + +<p>—Ce Joseph Huroux va bien! Je vais lui mettre un fil à la patte, sans +ça il m'abîmerait mon oncle Rochecotte. Voici un autre incident qui me +revient.</p> + +<p>Une après-dînée que nous traversions le jardin du Palais-Royal, le +patron, les mains dans ses poches, et moi chargé comme un mulet, car je +portais les registres de sa nouvelle administration, je reconnus tout +d'un coup la petite baronne Péry qui était toujours bien jolie, mais +toute maigre et toute pâle. Je la montrai au patron qui s'écria en même +temps:</p> + +<p>—Est-ce que le baron les aurait mises si bas que cela! Voici la +fillette qui est marchande de plaisirs!</p> + +<p>—Mais du tout, fis-je, sa fillette est avec elle.</p> + +<p>À quelques pas de la baronne, la petite Jeanne jouait en effet avec +d'autres enfants. Elle était très bien mise, quoique le costume de la +mère annonçât déjà quelque gêne,—et jolie! mais jolie à croquer! Le +regard du patron suivit mon indication, tandis que le mien cherchait ce +qui avait pu causer son erreur. Nous nous écriâmes en même temps:</p> + +<p>—Elles sont deux!</p> + +<p>Le patron venait de découvrir la petite Jeanne, sautant à la corde comme +une fée, et moi, mes yeux étaient tombés sur une petite marchande de +plaisirs, coquettement habillée à la cauchoise et portant avec une +gracieuse crânerie sa corbeille enrubannée. La petite marchande de +plaisirs et Jeanne se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Louaisot +s'arrêta et mit la main à son gousset. La petite marchande s'approcha +aussitôt. Louaisot prit dans sa corbeille une poignée de plaisirs et lui +dit:</p> + +<p>—Comment que ça va, Fanchette?</p> + +<p>L'enfant le regarda en riant:</p> + +<p>—C'est donc que vous êtes aussi de là-bas par <i>chais</i> nous? +demanda-t-elle avec le pur accent de la campagne de Dieppe.</p> + +<p>Louaisot voulut savoir où elle demeurait et si quelqu'un lui servait de +père ou de mère, mais Fanchette prit son argent et alla à d'autres +pratiques en chantant.</p> + +<p>—Voilà le plaisir, Mesdames, voilà le plaisir!</p> + +<p>Le patron prit sa mine de mathématicien qui hache des chiffres.</p> + +<p>—Est-ce que c'est encore un souper pour l'affaire cette rencontre-là? +demandai-je.</p> + +<p>Il me répondit:</p> + +<p>—Cette rencontre-là peut fournir un dîner à trois services, petiot, me +répondit-il.</p> + +<p>Les circonstances qui entourèrent l'événement dont je vais parler +n'étaient pas nées. Je ne dis pas même que ce fût M. Louaisot qui les +fit naître, car j'affirme seulement ce que je sais.—Mais ce qui est +bien certain c'est qu'il emmagasina cette ressemblance dans le tiroir de +son cerveau où étaient les provisions à l'usage de <i>l'affaire</i>.</p> + +<p>Et qu'un jour venant, cette rencontre au Palais-Royal, soigneusement +gardée dans sa mémoire, fut le point de départ de la combinaison +diabolique dont Paris n'a vu que les apparences et que tout le monde +connaît sous le nom de l'Affaire des ciseaux.</p> + +<p>J'aurai à revenir, dans un autre récit, sur l'assassinat du jeune M. +Albert de Rochecotte.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Quatrieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire" id="Quatrieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</a></h2> + +<h3>Le Codicille</h3> + + +<p>Depuis deux semaines environ, les bulletins de Louette constataient que +la santé de M. de Chambray déclinait.</p> + +<p>Selon Louette, le médecin augurait très mal de la maladie, dont il ne +désignait point clairement la nature.</p> + +<p>Moi qui n'étais ni médecin, ni présent sur les lieux, j'aurais pu aider +le médecin, je connaissais la maladie de M. le marquis. M. le marquis +avait tout uniment changé une vie tranquille et un peu végétative contre +une existence pleine d'humiliations, de désappointements, et de +douleurs.</p> + +<p>La maladie de M. le marquis s'appelait le chagrin. Louaisot, en lui +révélant le funeste secret d'Olympe, l'avait frappé au cœur. Et cette +blessure, la froideur d'Olympe l'avait envenimée au lieu de la guérir.</p> + +<p>M. le marquis aimait sa femme à l'adoration, mais il la haïssait à la +folie.</p> + +<p>On meurt de cela.</p> + +<p>Personne ne me demandant mon avis, je le gardai pour moi.</p> + +<p>Un dimanche du mois de novembre au matin, l'employé du télégraphe +apporta la dépêche suivante:</p> + +<p>«Marquis plus mal a mandé Pouleux. Testament dicté. Madame ne veut +s'occuper de rien. Arrivez. <i>Signé</i>: Louette.»</p> + +<p>Bien entendu, le patron ne me communiquait pas ses dépêches, mais je les +lisais tout de même.</p> + +<p>M. Louaisot ne réfléchit pas longtemps. Il me fit faire sa valise. +Pendant que j'y travaillais, il se promenait de long en large et je +l'entendais qui pensait tout haut:</p> + +<p>—Olympe a tout gâté! Ce sera dur. Plus dur encore que l'histoire de +l'enfant!</p> + +<p>Ordinairement M. Louaisot ne faisait jamais allusion à l'histoire de +l'enfant. En parlant ainsi il était tout défait, comme ce soir où il +m'avait demandé: Petiot, est-ce que je suis bien pâle? Mais sa +physionomie exprimait une indomptable résolution. Tout à coup, il me +dit:</p> + +<p>—Mets une chemise à toi et une paire de bas dans la valise. Je +t'emmène.</p> + +<p>Je ne sais pas pourquoi je me mis à trembler comme la feuille. Je +n'aurais pas pu expliquer mon impression, mais j'avais idée qu'il allait +se passer là-bas quelque chose de terrible.</p> + +<p>—Patron, répliquai-je humblement, je ne suis pas bon pour les choses où +il y a du danger.</p> + +<p>—Qui t'a dit qu'il y aurait du danger?</p> + +<p>Sa voix menaçait. C'était rare. Je ne l'avais jamais vu bon, mais il ne +se montrait pas souvent dur. Comme je ne répondais pas il ajouta:</p> + +<p>—Est-ce que tu as à choisir ta besogne à présent?</p> + +<p>—Pour ce qu'on me paye... murmurai-je.</p> + +<p>Il s'approcha de moi et m'attrapa par le cou avant que je pusse me +garer. Il était agile comme un tigre sous son air de lourde bonhomie.</p> + +<p>—Petiot, me dit-il en faisant de ses deux mains un collier, j'ai +l'intention de t'assurer une jolie aisance quand je vais être un homme +riche. Je serai un homme très riche. J'ai de l'affection pour toi. Je +suis une bête d'habitude, et voilà longtemps que tu es dans la boutique. +Ne me résiste pas, vois-tu petit, parce que, tu sens bien que je ne peux +pas te mettre à la porte, tu en sais beaucoup trop pour cela.... Et +alors, je serais obligé de te placer dans le coin où ceux qui savent +trop ne peuvent plus rien dire.</p> + +<p>Il me parlait posément, mais son œil m'aveuglait. Je me mis à grelotter +convulsivement.</p> + +<p>—N'aie donc pas peur! reprit-il. Tu sais bien que je suis un bon +enfant. Mais il y avait ta soupente là-bas dans la chambre du papa; et +puis, je cause quelquefois tout seul: et puis ta Stéphanie bavardait +dans tous les coins avec Pélagie et Louette, après cette nuit de Noël... +tu sais?</p> + +<p>Je ne peux pas dire jusqu'où m'entraient ses yeux.</p> + +<p>—Tu sais? répéta-t-il. C'est dangereux de savoir.... Et puis il se +trouve justement que nous avons à faire là-bas une besogne pour laquelle +tu es particulièrement propre. Tu m'entends: tout particulièrement. +C'est-à-dire qu'il n'y en a pas six dans tout l'univers qui soient aussi +propres que toi à cette besogne. Et, sois juste, petiot, je suis pris de +trop court pour me mettre à courir ce matin après un des cinq autres.</p> + +<p>Il me tenait toujours à la gorge, mais sans me faire aucun mal.</p> + +<p>—Tu n'es pas sans intelligence, petiot, poursuivit-il encore, tu +comprends tout ça parfaitement, j'en suis sûr. Voyons, sois sage, +dis-moi: «Patron, je ferai tout ce que vous voudrez», sinon....</p> + +<p>Il n'acheva pas la phrase, mais il resserra ses mains—un peu.</p> + +<p>Et il vous a des mains!</p> + +<p>C'était la terreur qui m'empêchait de répondre, car je déclare que je +n'avais pas la moindre idée de lui résister.</p> + +<p>—As-tu vu, gronda-t-il, tandis que ses sourcils se rabattaient sur ses +yeux, mettant du noir dans ses lunettes, as-tu vu tordre le cou d'un +canard?</p> + +<p>—J'irai, j'irai! m'écriai-je!</p> + +<p>Car j'étais positivement certain qu'il allait m'assassiner Il lâcha +prise aussitôt et me donna un petit coup sur la joue.</p> + +<p>—À la bonne heure, fit-il. Tu ne seras pas fâché de ton expédition, +c'est moi qui te le dis. Je mettrai la main à la pâte comme toi, plus +que toi, et ce sera excessivement curieux.</p> + +<p>Il jeta un trousseau de clefs dans la valise au moment où j'allais la +fermer. Je reconnus très bien ces clefs pour celles qu'il portait quand +il était notaire à Méricourt.</p> + +<p>Nous fîmes le voyage en train express. Il pouvait être quatre heures du +soir quand nous descendîmes à la station de Méricourt.</p> + +<p>Je fus chargé d'aller chercher la marquise au château où M. Louaisot ne +voulut pas entrer de jour.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise quitta le chevet de son mari pour me suivre; Louaisot et +elle se rencontrèrent dans le parc, au milieu d'un fourré.</p> + +<p>Je faisais sentinelle.</p> + +<p>Louaisot dit en commençant:</p> + +<p>—Le petit Lucien ne va pas mal, je viens de le voir en passant. C'est +un beau gamin. La bonne femme prétend que vous l'aimez comme une folle. +Moi, je refoule un peu mes sentiments, c'est une nécessité de situation. +Mais j'ai le cœur tendre au fond, Madame et chère ancienne pupille.</p> + +<p>Olympe demanda d'une voix sourde:</p> + +<p>—Que voulez-vous de moi?</p> + +<p>—D'abord des nouvelles de ce bon M. de Chambray.</p> + +<p>—Il se meurt.</p> + +<p>—Bien. Nous en arriverons tous là un jour ou l'autre. Savez-vous +quelque chose du testament qu'il a fait?</p> + +<p>—Je ne sais rien.</p> + +<p>—C'est un tort. Il faut toujours savoir. Votre ignorance rend notre +présente entrevue inutile. Avant de vous dire comme vous m'avez fait +l'honneur de me le demander, <i>ce que je veux de vous</i>—il appuya +fortement sur ces mots,—il faut de toute nécessité que je sache le +contenu de ce divin testament. Vous pouvez donc retourner à votre pieux +devoir, M<sup>me</sup> la marquise. J'aurai l'avantage de vous revoir dans la +soirée, ou dans la nuit.</p> + +<p>Il salua. La marquise Olympe se retira sans répondre.</p> + +<p>Elle n'avait pas du tout changé pendant notre absence de plus de deux +ans. C'était toujours la même beauté incomparable mais froide et triste.</p> + +<p>Aussitôt qu'elle fut partie, Louaisot me dit:</p> + +<p>—Je n'ai pas menti de beaucoup, car nous allons maintenant faire une +visite au gamin et à la bonne femme.... Bonjour Louette, comment va?</p> + +<p>Le brun de nuit tombait. Une femme venait de paraître au détour du +sentier. Le patron m'ordonna de m'éloigner et de me remettre en faction. +Cette fois, on causa tout bas et j'entendis seulement ça et là quelques +paroles.</p> + +<p>Louette dit:</p> + +<p>—Monsieur a trop souffert. Il se serait tué de ses mains si la maladie +n'avait pas pris les devants.... Elle n'a plus de goût à rien. Je ne +crois pas qu'elle ait revu ce Lucien Thibaut, qui est revenu au pays et +qui vraiment est un beau brin d'imbécile. Il n'y a que l'enfant, sans +l'enfant, ce serait une morte.</p> + +<p>Louaisot bâilla.</p> + +<p>—J'ai des crampes d'estomac, dit-il. Je vais me faire une bonne soupe +normande par maman. Dépêchons! Le testament....</p> + +<p>Ici on baissa la voix tout à fait. Le premier mot que je pus entendre +vint au bout de deux ou trois minutes seulement. Louette disait:</p> + +<p>—.... Il a été nommé président du tribunal d'Yvetot. Il est venu voici +quinze jours. Il a supplié M. le marquis de ne pas déshériter M<sup>me</sup> la +marquise....</p> + +<p>—Et le marquis a répondu? demanda Louaisot.</p> + +<p>—Le marquis a gardé le silence.</p> + +<p>—On n'a pas parlé du gamin?</p> + +<p>—Pas un mot.</p> + +<p>—Le testament a-t-il été long à faire?</p> + +<p>—.... M. Pouleux l'a emporté. Il est à l'étude j'en suis sûre.</p> + +<p>—Nous ne dormirons pas beaucoup d'ici demain matin, ma bonne +Louette!... Impossible qu'il passe la nuit.</p> + +<p>—En route petiot!</p> + +<p>C'était à moi que ce dernier ordre s'adressait.</p> + +<p>Louette avait disparu. Nous nous éloignâmes à grands pas.</p> + +<p>La vieille mère Louaisot était maintenant une manière de grosse momie +lourde et impotente, mais elle buvait toujours du cidre avec plaisir. +Elle avait repris ses habits du temps de Louaisot l'ancien: un costume +qui ressemblait beaucoup à celui d'une paysanne.</p> + +<p>Elle fut contente de voir son fils qui mangea un morceau sous le pouce +avec elle à la cuisine sans préjudice du plantureux souper qu'il +commanda pour neuf heures du soir. Louaisot prit sur ses genoux le petit +Lucien, qui était un charmant démon. Il lui chanta des chansons et le +fit aller au pas, au trot, au galop sur sa cuisse. Avant d'entrer, il +avait ordonné qu'on mît le cheval à la carriole. Quand on vint le +prévenir que c'était fait, la bonne femme demanda:</p> + +<p>—Où vas-tu donc si tard, garçon?</p> + +<p>—Faire une promenade au gamin, répondit Louaisot.</p> + +<p>Le petit Lucien se mit à danser de joie. La vieille mère ne questionna +pas davantage. Quand je me levai pour suivre le patron, il me dit:</p> + +<p>—Reste et repose-toi. Tu vas fatiguer plus tard.</p> + +<p>Et il partit emportant le petit Lucien dans ses bras.</p> + +<p>Dès qu'il fut dehors, l'idée me vint de me sauver. J'aurais bien fait. +Mais ma bourse était si plate! Et puis, où aller dans ce pays? À Paris, +quand on fuit, il suffit de tourner le coin de la rue pour être dans un +autre monde.</p> + +<p>À Méricourt, il fallait des lieues pour être hors du voisinage.</p> + +<p>L'hiver me fit peur.</p> + +<p>M. Louaisot revint comme il l'avait annoncé, entre huit et neuf heures +du soir.</p> + +<p>Il n'avait plus l'enfant.</p> + +<p>Personne ne lui demanda ce qu'il en avait fait, parce que la bonne femme +seule aurait eu ce droit, et qu'elle s'était endormie, sous le manteau +de la cheminée.</p> + +<p>Quand elle s'éveilla pour souper, c'était l'heure où le petit Lucien +était couché depuis longtemps d'ordinaire.</p> + +<p>Elle le crut au lit, ou plutôt elle ne s'inquiéta point de lui. Et ce +fut tout.</p> + +<p>Louaisot mangea comme un ogre et but à proportion. C'était un vrai +souper cauchois. Le patron me soignait et me caressait à ce point que je +connus une fois ce que c'est que de quitter la table avec un poids sur +l'estomac.</p> + +<p>Après le repas, Louaisot me mena dans sa chambre et me donna un cigare à +fumer. Je prenais une espèce d'importance.</p> + +<p>Il était agité, inquiet.</p> + +<p>Il avait absolument besoin de parler à quelqu'un.</p> + +<p>—Est-ce que tu serais bien à plaindre, petiot, me dit-il, d'épouser +cette bonne Stéphanie, avec mille écus de rente à vous deux? Elle +<i>bambane</i> comme un canard en marchant, mais tu n'es pas le plus bel +homme de ton siècle, dis donc! Eh bien, c'est possible que, sous trois +ou quatre mois d'ici, on te flanque soixante mille francs dans le creux +de la main.</p> + +<p>J'essayai de me réjouir à cette proposition vraiment féerique, mais je ne +pus pas. J'avais sur la poitrine un poids qui m'étouffait,—indépendamment +même de mon premier souper de Gargantua. Le patron ne parlait point de +se coucher. Qu'allions-nous faire cette nuit? Au moment où onze heures +sonnèrent à la pendule, M. Louaisot se leva brusquement, rabattit son +gilet, remonta son col et donna le coup de doigt à ses lunettes.</p> + +<p>Chacun a sa façon de «retrousser ses manches».</p> + +<p>—En avant marche! dit-il, c'est l'instant, c'est le moment! le +spectacle va commencer!</p> + +<p>Il prit dans la valise le trousseau de clefs et une petite trousse +microscopique qu'il glissa dans sa poche, puis nous sortîmes.</p> + +<p>Maman Louaisot habitait l'ancienne maison de campagne de la famille, +située à quelque distance du bourg.</p> + +<p>L'étude, occupée maintenant par Me Pouleux, était sur la place de la +mairie.</p> + +<p>Ce fut vers cet endroit que Louaisot dirigea notre course.</p> + +<p>La nuit était très noire. Il n'y avait pas une seule fenêtre éclairée +dans tout le village.</p> + +<p>Comme nous passions au bout de l'avenue de Chambray, nous vîmes au +contraire des lumières briller à la façade du château.</p> + +<p>Louaisot pressa le pas, mais il s'arrêta tout à coup en me faisant signe +de l'imiter: on courait précipitamment sur les feuilles sèches de +l'avenue.</p> + +<p>C'était Louette qui se jeta presque sur nous, tant elle était troublée.</p> + +<p>—Où vas-tu? lui demanda M. Louaisot.</p> + +<p>—Jésus Dieu! Jésus Dieu! fit la chambrière, quelle nuit!</p> + +<p>—Est-ce que ce serait déjà fini, ma fille?</p> + +<p>—Je viens chercher le vicaire pour la veillée des morts.</p> + +<p>Elle voulut poursuivre sa route, tout essoufflée, et tremblante qu'elle +était. Louaisot l'arrêta par le bras.</p> + +<p>—Ta commission est faite, dit-il. Retourne au château.</p> + +<p>—Et que dirai-je à M<sup>me</sup> la marquise?</p> + +<p>—Tu lui diras que tu m'as rencontré et que je t'ai dit: il n'est pas +temps encore d'amener le vicaire.</p> + +<p>—Mais il est mort! s'écria Louette, faisant effort pour se dégager, +vous ne me comprenez donc pas: il est mort! mort!</p> + +<p>Je pense que Louaisot lui serra le bras un peu dur, car elle ajouta en +baissant la voix:</p> + +<p>—Vous savez bien qu'on fera ce que vous voulez!</p> + +<p>Louaisot l'attira sur le bord de la grande route et se mit à lui parler +tout bas.</p> + +<p>C'était par habitude de cachotterie ou pour la frime, car, cette nuit, +je devais avoir sa confidence toute entière.</p> + +<p>Pour mon malheur, il le fallait bien. J'étais un outil. Le voleur ne +peut rien cacher à la clef qui lui sert pour forcer la serrure.</p> + +<p>J'étais la clef cette nuit.</p> + +<p>Louette était une fille forte qui ne s'épouvantait de rien, sauf de la +mort.</p> + +<p>Mais l'idée de la mort la tenait à la gorge.</p> + +<p>—Quand Madame est revenue du bois, dit-elle, elle l'a trouvé sur son +séant, tout dressé. Il cherchait sur ses draps des deux mains, ramenant, +des choses invisibles.... C'est la fin cela, vous savez bien: quand ils +ramassent leurs draps, c'est pour se raccrocher à quelque chose. Que +Dieu ait pitié de nous quand nous en serons-là!</p> + +<p>Madame lui a donné sa potion et l'a recouché plus tranquille. Puis elle +s'est assise à sa place.</p> + +<p>Le <i>grolet</i><a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a> a commencé vers huit heures, et le bain de sueur en +même temps. Il n'y voyait plus rien depuis le midi.</p> + +<p>On ne pouvait pas savoir s'il avait perdu la parole, car voilà bien huit +jours qu'il n'avait prononcé un mot, sauf pour son testament et sa +confession.</p> + +<p>À dix heures le grolet a cessé. Il a essayé encore de se mettre sur son +séant et il a parlé.</p> + +<p>Ça peut-il s'appeler parler? Jésus Dieu! ce que c'est que de nous! J'ai +vu cet homme-là si vivant! J'ai compris qu'il demandait le grand tiroir +où il mettait ses médailles. J'ai couru le chercher. Il n'a pas vu. J'ai +dit: «Voilà le médailler.» Il n'a pas entendu.</p> + +<p>Il a pris ses draps à poignées.</p> + +<p>Sa figure a ressuscité un petit peu et il a soulevé sa tête à plus d'un +pied de l'oreiller; alors il a dit presque avec sa voix de vivant: +«—Madame, Dieu me fait la grâce de ne pas vous maudire!»</p> + +<p>Et sa tête a retombé comme coupée, car elle a rebondi sur le traversin +deux fois.</p> + +<p>—Et bonsoir! il n'y avait plus personne? interrompit Louaisot qui avait +donné des marques d'impatience pendant le récit. Louette se détourna +pour faire un signe de croix.</p> + +<p>—Que Dieu ait pitié de nous à notre heure! répéta-t-elle.</p> + +<p>—Mais d'ici là, ma grosse, interrompit encore Louaisot, faisons notre +ouvrage comme de jolis enfants. Tu n'as qu'à retourner à la maison. +J'espère que M<sup>me</sup> la marquise sera sage. Si elle n'est pas sage, tu lui +diras que j'ai fait une petite course en carriole avec l'enfant, ce +soir.... Un joli petit gars, ma parole!</p> + +<p>—Et où l'avez-vous mené?</p> + +<p>—Voilà ce que je dirai moi-même, si ça me plaît de le dire. Pour le +moment, il lui suffira de savoir que son garçonnet n'est plus à +Méricourt.</p> + +<p>—Elle qui disait déjà, soupira Louette, que l'enfant coucherait au +château demain soir!</p> + +<p>—Ça dépendra d'elle. Dans une heure d'ici, j'aurai fait une fière +besogne. Je verrai M<sup>me</sup> la marquise dans une heure. Qu'elle m'attende. +Va.</p> + +<p>Louette remonta l'avenue.</p> + +<p>Je n'étais pas sans me douter de l'endroit où nous allions, car j'avais +reconnu le trousseau de clefs: nous étions sur le chemin de l'étude.</p> + +<p>Mais au lieu d'y arriver par-devant, du côté de la place de l'Église où +sont les deux écussons dorés. M. Louaisot fit un grand détour par les +ruelles. Il aborda ainsi le mur du jardin. La clef de la petite porte de +derrière était dans le trousseau, nous entrâmes. La nuit se gâtait. Il +tombait une neige fine qui fondait à mesure. M. Louaisot regarda le +jardin et dit:</p> + +<p>—C'est mal tenu. Cet imbécile-là a abîmé mes espaliers! Et il haussa +les épaules avec une véritable colère.</p> + +<p>Nous traversâmes le jardin sans bruit. Un chien aboya.</p> + +<p>—Loup! fit Louaisot assez haut, ici, mâtin!</p> + +<p>Quelque chose rampa entre les buissons et une vieille, vieille bête vint +se frotter contre Louaisot en remuant la queue.</p> + +<p>—Je n'y avais pas pensé, tout de même! dit-il, si l'animal avait été +remplacé, nous étions frits. Est-ce que je baisse?</p> + +<p>Il caressa le chien et passa.</p> + +<p>Le trousseau ouvrit encore deux portes. Nous montâmes un escalier de +service, puis une quatrième clef joua. Nous étions dans l'étude.</p> + +<p>Je reconnus l'odeur de renfermé qui emplissait d'un bout de l'année à +l'autre cette grande pièce poudreuse où j'avais passé des heures si +tristes. Le portrait de M. Louaisot l'ancien, œuvre d'une cliente qui +avait eu le prix de dessin aux Oiseaux de Rouen, pendait encore à la +place d'honneur. Nous le vîmes dès que le patron eût allumé de la +lumière.</p> + +<p>Car aussitôt entré, il fit comme chez lui.</p> + +<p>Et réellement, il courait peu de risques. Toutes les chambres à coucher +étaient de l'autre côté de la maison.</p> + +<p>Quant à la lumière, les volets bien clos de l'étude la mettaient à +l'abri de tous regards venant du dehors.</p> + +<p>Louaisot fit un signe de tête amical au portrait et lui dit:</p> + +<p>—Salut, papa. C'est cette nuit qu'on va voir lequel de nous deux avait +raison pour la mécanique.</p> + +<p>Nous connaissions les êtres de l'étude. Sur l'ordre du patron, +j'atteignis le carton de la famille de Chambray qui fut ouvert et +fouillé. Nous n'y trouvâmes pas l'ombre d'un testament.</p> + +<p>—Je m'en doutais fit Louaisot. C'est trop récent. La pièce est encore +dans le tiroir de Pouleux.</p> + +<p>Une cinquième clef fit jouer la serrure du cabinet. Louaisot, que +l'impatience commençait à prendre, marcha droit au bureau du titulaire +et introduisit la sixième clef dans la serrure d'un tiroir. Elle entra +franc,—mais elle tourna sans rien rencontrer. Un juron gros comme toute +la maison jaillit de la bouche de Louaisot. Ses deux bras tombèrent.</p> + +<p>—Gredin de sort! s'écria-t-il avec un désespoir mêlé de rage: +l'imbécile a changé la serrure! Ce n'était pourtant pas la plus grande +preuve de sottise que pût donner ce Pouleux.</p> + +<p>Si un regard flamboyant pouvait incendier un meuble en noyer, je jure +que le bureau de Pouleux aurait pris feu. Mais les terribles lunettes +eurent beau lancer des chandelles romaines, le bureau ne fuma même pas. +Et ce puissant Louaisot restait là, jurant et geignant comme un simple +apprenti.</p> + +<p>Il avait bien une petite trousse, mais nous allons voir tout à l'heure +que ce n'était point un nécessaire de serrurier. Le bon La Fontaine a +montré dans ses fables le rat venant au secours du lion. Je ne me vante +pas d'être un homme de génie comme le patron, mais je sais regarder +autour de moi.</p> + +<p>—Sous la pomme!... dis-je.</p> + +<p>Je désignais en même temps du doigt une pomme de marbre qui avait servi +de presse-papier à la dynastie des Louaisot de père en fils.</p> + +<p>Les yeux du patron ne firent qu'effleurer la pomme. Il se précipita sur +moi, il m'enleva dans ses bras et me serra sur son cœur.</p> + +<p>Il y avait, en effet, sous le presse-papier et dissimulée par un +fragment de lettre destiné à la protéger contre la poussière, une large +enveloppe scellée de trois cachets: celui du centre aux armes de +Chambray, ceux des côtés au timbre de l'étude.</p> + +<p>Ce fut alors que vit le jour la trousse qui ne contenait pas d'outils de +serrurier.</p> + +<p>C'était un nécessaire de <i>décacheteur</i>. Louaisot prétendait l'avoir +acquis d'un employé du Cabinet Noir, ce laboratoire mystérieux situé +dans le septième dessous de l'hôtel des postes, cet autre que les +républiques reprochent à bon droit aux monarchies et les monarchies aux +républiques avec la même juste raison.</p> + +<p>La politique est une belle chose pour laquelle on a bien raison de se +faire tuer!</p> + +<p>Il y avait dans cette trousse tout ce qu'il fallait pour faire +l'autopsie d'une enveloppe et recoudre le cadavre.</p> + +<p>En dix minutes, Louaisot, qui était maître à ce jeu comme à tous autres, +eut mis à jour et fermé de nouveau le testament dont il me montra +l'enveloppe qui paraissait intacte et toute neuve.</p> + +<p>Le testament déshéritait, dans toute la mesure du possible, M<sup>me</sup> la +marquise et son fils. Il disposait en faveur de la jeune Jeanne Péry, +fille de M. le baron Péry de Marannes, qui était la nièce de M. de +Chambray à la mode de Bretagne.</p> + +<p>Il spécifiait «que les droits éventuels à la succession des Rochecotte +et des Péry étaient dans sa volonté, réservés exclusivement à ses +<i>véritables héritiers</i>, les collatéraux».</p> + +<p>Or, les droits éventuels à la succession des Rochecotte et des Péry, +c'était précisément ce que voulait M. Louaisot, puisque les Rochecotte +d'abord et les Péry ensuite se trouvaient placés entre M. le marquis de +Chambray et ce futur-contingent, encore enveloppé de nuages: les +millions du vieux Jean Rochecotte-Bocourt, dernier vivant présomptif de +la tontine.</p> + +<p>La machine Louaisot craquait misérablement, attaquée dans ses œuvres +vives.</p> + +<p>Et pourtant Louaisot ne paraissait pas malheureux du tout; quand il eut +replacé l'enveloppe sous le presse-papier, il se frotta les mains en me +regardant.</p> + +<p>—Hein! fit-il. Si nous avions découvert ce pot aux roses après +l'arrivée du vicaire! On n'éloigne pas ces oiseaux-là comme on veut. +Nous allons fabriquer de la bonne besogne cette nuit, petiot, et demain +matin ta fortune sera faite.</p> + +<p>Le cabinet fut refermé, la lumière éteinte et nous laissâmes l'étude +dans l'état exact où nous l'avions trouvée.</p> + +<p>Quand Louaisot repassa la petite porte du potager après avoir donné une +dernière caresse au vieux Loup, minuit sonnait à l'horloge de la +paroisse. Notre expédition avait duré un peu plus d'une demi-heure. +Méricourt tout entier dormait comme un seul Normand. Nous prîmes par la +traverse et en cinq minutes nous avions atteint le château. Louette vint +nous ouvrir à la grille du parc. Louaisot se fit introduire aussitôt +auprès de la marquise Olympe qui était dans la chambre du mort.</p> + +<p>Ici, et pour la première fois, je cesse d'être un témoin ayant vu de ses +propres yeux, entendu de ses propres oreilles.</p> + +<p>La lacune va être courte et ne comprendra que la scène entre la marquise +Olympe et Louaisot.</p> + +<p>Je la raconte sommairement, d'après ce que je sus par Louaisot lui-même +que son émotion et l'extrême besoin qu'il avait de moi rendaient +communicatif, cette nuit.</p> + +<p>Le défunt était sur son lit, la tête couverte d'une mousseline.</p> + +<p>Olympe restait assise à la place qu'elle avait tenue fidèlement pendant +la maladie.</p> + +<p>En entrant, Louaisot lui dit:</p> + +<p>—Chère Madame, je viens de prendre connaissance du testament: ceci +entre nous, car je me suis passé de l'aide de M. Pouleux. Vous et votre +fils, vous êtes déshérités.</p> + +<p>La marquise resta froide. Louaisot ajouta:</p> + +<p>—Chère Madame, je ne veux pas que cela soit.</p> + +<p>—Et comment pourrez-vous l'empêcher maintenant? demanda Olympe.</p> + +<p>—Maintenant? répéta Louaisot. Vous voulez dire: Maintenant qu'il est +mort, je suppose?</p> + +<p>Elle répondit oui d'un signe de tête.</p> + +<p>—Voilà, fit le patron. Je suis un garçon de ressources. Ce n'est pas +pour le roi de Prusse que j'ai empêché le vicaire de venir.</p> + +<p>Elle leva sur lui son regard inquiet où il y avait déjà de l'horreur.</p> + +<p>—Vous comprenez bien, reprit Louaisot, que si ce pauvre homme qui est +là ne m'avait pas forcé de vendre mon étude et chassé du pays, tout se +serait passé autrement. D'abord, je vous aurais guidée de mes conseils, +et je veux être pendu si vous eussiez commis la faiblesse de vous faire +prendre en grippe par un si excellent mari! Mais ne parlons point du +passé. Ce qui est fait est fait. Il s'agit uniquement de faire autre +chose—à côté—qui nous remette dans la très bonne position où nous +étions avant ce scélérat de testament.</p> + +<p>—Expliquez-vous, prononça tout bas la marquise. Sa voix tremblait.</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de m'expliquer, répartit le patron. Je vous demande +seulement de quitter cette chambre et de m'y laisser libre pendant une +heure ou deux.</p> + +<p>Olympe frissonna.</p> + +<p>—Vous allez commettre un sacrilège! balbutia-t-elle.</p> + +<p>—Je vais commettre ce que je voudrai. J'ai mon plan établi, ma route +tracée, un obstacle la barre, je l'écarte.</p> + +<p>Olympe demeurait immobile.</p> + +<p>—Qu'avez-vous fait de mon fils? demanda-t-elle avec des larmes dans la +voix.</p> + +<p>—Vous le saurez demain matin, si vous m'obéissez tant que durera cette +nuit.</p> + +<p>—Et qu'aurai-je à faire?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Et si je ne vous obéissais pas?</p> + +<p>—Le petit Lucien est frais comme une rose. C'est pitié de voir comme +ces chérubins sont emportés par le croup....</p> + +<p>—Jacques! fit la marquise qui se leva toute droite, l'éclair de la +haine dans les yeux, vous venez de l'enfer!</p> + +<p>—Non pas! je viens de la rue Vivienne où j'ai monté un établissement +utile pour remplacer mon étude que je vous ai sacrifiée. Je veux que mon +fils soit riche, M<sup>me</sup> la marquise, je veux que vous soyez riche, et je +veux être riche. C'est réglé. Riches, entendez-vous, et heureux, +ensemble, tous les trois!</p> + +<p>Olympe se dirigea vers la porte avec lenteur.</p> + +<p>—Je crois au mal que vous sauriez me faire, dit-elle avant de passer le +seuil, j'ai peur de vous. Mais si jamais j'ai la main sur vous, ne me +demandez pas pitié!</p> + +<p>Louaisot salua et sourit.</p> + +<p>—Feu M<sup>lle</sup> Rachel, de la Comédie-Française, n'aurait pas mieux piqué +cette menace! dit-il. Chère Madame, ayez la bonté, je vous prie, de ne +pas vous coucher. J'aurai absolument besoin de vous dans une heure.</p> + +<p>Louette vint me chercher dans la cuisine où j'attendais en cassant une +croûte. On me comblait, cette nuit-là.</p> + +<p>À mon tour, je fus introduit dans la chambre du mort.</p> + +<p>Je trouvai M. Louaisot occupé à découper un drap de lit avec des +ciseaux. Il y taillait des fentes disposées selon une certaine fantaisie +bizarre et il rapprochait ces fentes de trous, taillés, également aux +ciseaux, dans une chemise de nuit et dans un gilet de laine marqués au +chiffre du défunt.</p> + +<p>—Allons! allons! fit-il en me voyant, a-t-on bien pansé ce bijou-là? +Apporte-nous une bouteille de vieille eau-de-vie, Louette, mon trésor. +Il faut de l'avoine aux bons chevaux.</p> + +<p>Louette apporta de l'eau-de-vie et voulut se retirer.</p> + +<p>Ce n'était pas le compte du patron qui lui dit:</p> + +<p>—Ma poule, tu vas mettre la main à la pâte, ou tu diras pourquoi! Nous +jouons pour gagner ou pour perdre. Je payerai bien, mais je ne veux pas +qu'on raisonne!</p> + +<p>Il tira de sa poche, à demi, un revolver de bonne taille.</p> + +<p>Je crois bien que Louette était comme moi, sûre qu'il ne lui en +coûterait pas plus de faire sauter une cervelle humaine que de casser +les reins à un lapin. Elle fit pourtant meilleure contenance que moi:</p> + +<p>—Pas besoin de menacer, M. Louaisot, dit-elle. C'est la fortune de M<sup>lle</sup> +Olympe et de l'enfant. J'appartiens à M<sup>lle</sup> Olympe.</p> + +<p>Louette appelait souvent la marquise par son nom de demoiselle.</p> + +<p>Louaisot lui envoya un baiser et demanda:</p> + +<p>—Combien y a-t-il de temps que tu as fait coucher le dernier +domestique?</p> + +<p>—Au moins une heure.</p> + +<p>—C'est bien, tout le monde ronfle. Travaillons!</p> + +<p>Je suis un pauvre misérable. Je n'ai pas reçu d'éducation. Je n'ai pas +connu mon père; c'est à peine si ma mère m'a dit, quand j'étais tout +enfant: ceci est bien ou ceci est mal.</p> + +<p>J'ai vécu depuis ma plus petite jeunesse dans cette maison de notaire +campagnard où personne n'avait ni foi ni loi. Le père était un coquin +prudent, le fils un scélérat audacieux, voilà toute la différence. Je ne +connais pas d'être qui ait été plus cruellement abandonné que moi.</p> + +<p>Et pourtant, si le patron m'avait dit tout de suite à quel rôle il me +destinait dans cette téméraire, dans cette extravagante tragédie où la +profanation allait être poussée jusqu'à l'incroyable, j'aurais tendu mon +front au canon de son revolver.</p> + +<p>Mais il se garda bien d'expliquer son plan tout de suite. Cela vint +petit à petit, et tout le temps il me fit boire de l'eau-de-vie.</p> + +<p>D'abord, on ne parla que de changer les draps du mort.</p> + +<p>Pourquoi? Louette s'en doutait peut-être, moi je ne devinais pas.</p> + +<p>On se mit à cette tâche avec une activité singulière. Le corps du +marquis fut pris par Louaisot et Louette qui le déposèrent sur un sopha.</p> + +<p>Mais au lieu de changer les draps tout simplement, les matelas furent +enlevés et Louette fut chargée de les échancrer tous les deux selon un +dessin que Louaisot traça sur la toile avec de la craie.</p> + +<p>Je puis donner une idée de ce crénelage en le comparant au trou +semi-circulaire pratiqué dans certaines tables de travail de l'état de +peaussier.</p> + +<p>L'ouvrier peut agir ainsi au centre de la table. Il est encastré dans la +table.</p> + +<p>Aussitôt que cet ouvrage fut fait, on mit le drap découpé sur les +matelas recousus et reposés en place, de façon à ce que l'échancrure fût +à la tête du lit.</p> + +<p>Le traversin et l'oreiller étant aussi replacés, l'échancrure laissait +un trou dépassant l'oreiller qui fut lui-même évidé dans une proportion +correspondante.</p> + +<p>Ces diverses retouches mettaient une véritable ouverture sous le corps +de la personne couchée. Cette ouverture prenait à un pied de la chute +des reins et remontait jusqu'au dessus de la nuque.</p> + +<p>Le traversin était jeté comme un pont sur ce trou, et maintenu +par-dessous à l'aide d'une planchette pour qu'il ne s'infléchît pas au +milieu sous le poids d'une tête.</p> + +<p>Cela fait, on étendit le drap taillé qui était le drap inférieur, bien +entendu, et dont les découpures restèrent béantes aux deux côtés du +trou, celle de droite plus large que celle de gauche.</p> + +<p>Puis on reprit haleine.</p> + +<p>Louette dit en caressant un verre de cognac:</p> + +<p>—Si le diable veut savoir son métier, il n'a qu'à venir ici à l'école!</p> + +<p>Elle suait à grosses gouttes, mais elle allait bravement. Moi, le cœur +me manquait. Commençais-je à comprendre? En vérité, je ne sais.</p> + +<p>Mais était-il besoin de comprendre? je m'en fiais au patron pour être +sûr qu'il s'agissait de quelque effrayant blasphème, mis en scène comme +une charade.</p> + +<p>En tous cas, si je ne comprenais point encore, l'intelligence n'allait +pas tarder à me venir.</p> + +<p>—Les fers au feu! cria le patron qui ne perdit pas un seul instant son +entrain satanique. Nous avons assez soufflé. Ôte-moi encore ce +traversin, Louette. Ce n'était que pour essayer; toi, petiot, apporte la +boîte aux outils.</p> + +<p>Louette avait monté une boîte de menuisier en même temps que +l'eau-de-vie.</p> + +<p>—Donne ici, petiot, et reste là. Tu me serviras de coterie. Tu vas voir +comment on saborde un lit d'ébène de mille écus sans le faire crier. +Belle pièce, parole d'honneur! et curieuse! Ce vieux marquis-là va bien +manquer à nos marchands de bric-à-brac!</p> + +<p>Je tenais la boîte. Il pratiqua d'abord au ciseau et au marteau un trou +carré, juste assez large pour laisser passer la lame d'une scie à main. +Et tout en coignant il disait:</p> + +<p>—Ceux qui s'éveilleront croiront qu'on cloue déjà le cercueil. Minute! +nous n'y sommes pas encore, mes mignons! M. le marquis a encore quelque +chose à faire ici-bas.</p> + +<p>Il prit la scie à main et la fit jouer avec une vigueur, avec une +précision qu'un maître ouvrier lui aurait enviée. Il était bon à tout +excepté au Bien.</p> + +<p>En quatre traits de scie qui ne prirent pas un demi-quart d'heure, une +large ouverture quadrangulaire fut pratiquée au bois du lit, +immédiatement au-dessous de la place où s'appuyait l'oreiller. Il me +demanda en retirant le carré d'ébène qui était net comme un dessus de +table.</p> + +<p>—Petiot, je suppose que tu pourras entrer par cette porte-là? Oh! pour +le coup je compris.</p> + +<p>Et tout mon sang se figea dans mes veines:</p> + +<p>—Moi! là! balbutiai-je.</p> + +<p>—Est-ce que tu n'auras pas assez de place?</p> + +<p>—Mais je serai sous le corps!</p> + +<p>—Juste, c'est ce qu'il faut.</p> + +<p>Je me laissai aller sur un siège.</p> + +<p>Louaisot et Louette se mirent à rire tous les deux.</p> + +<p>Cela me transporta de fureur.</p> + +<p>—Par le nom de Dieu! m'écriai-je, vous avez raison de rire! Je suis un +lâche! Eh bien! frayeur pour frayeur, j'aime mieux avoir la tête écrasée +que d'entrer là-dedans quand le mort y sera! Tuez-moi, patron, je ne +vous obéirai pas!</p> + +<p>Il me pinça la joue avec bonté.</p> + +<p>—Mais fais donc attention, petit bêta, me dit-il du ton que prend un +papa pour extirper une erreur enfantine du cerveau d'un bambin, que nous +serons là, autour de toi, nous tes bons amis, et qu'il ne pourra rien +t'arriver du tout. Parbleu! il y aura de la société assez, va! Que +diable veux-tu que le mort te fasse? Voyons, nous n'avons pas le temps +de nous amuser. Tu es précisément la petite bête qu'il faut pour +manœuvrer dans ce trou à rat. Je pourrais te remplacer à la rigueur en +élargissant le trou, mais d'abord, j'ai mon rôle aussi dans la comédie, +et ensuite, je ne pourrais pas te reprendre mon secret. Il faut être +complice ou avaler ta langue.</p> + +<p>Il prit un verre d'eau-de-vie d'une main et son revolver de l'autre.</p> + +<p>Si j'avais réfléchi, j'aurais bien pensé qu'il ne pouvait s'exposer à +réveiller toute la maison en tirant un coup de pistolet à cette heure de +la nuit. Mais il m'aurait tué autrement, voilà tout. Ses yeux le +criaient.</p> + +<p>J'eus peur. Que ceux qui liront ces tristes lignes aient compassion d'un +pauvre petit malheureux. L'image de Stéphanie passa devant moi...; enfin +pas tant de paroles! J'eus peur. Et je bus le verre d'eau-de-vie.</p> + +<p>Boire, c'était accepter le rôle qu'on m'imposait. Le patron fit +disparaître son revolver et me dit:</p> + +<p>—Voilà un garçon raisonnable!</p> + +<p>On remit en place lestement drap, traversin, oreiller, puis on fit la +toilette du mort qui fut recouché avec sa chemise et son gilet, percés +de fentes qui correspondaient avec celles du drap. J'entrai dans le trou +où j'étais à l'aise.</p> + +<p>Je passai mes deux mains dans les fentes et ma tête s'appuya sous la +planchette qui soutenait le traversin. Comme cela je pouvais faire +mouvoir les deux bras du défunt, avec mes bras—et sa tête aussi, avec +ma tête. Ma main droite qui était complètement libre, d'après la +disposition des fentes, pouvait même faire verser le corps sur le côté +gauche et le tourner vers la ruelle.</p> + +<p>On fit une répétition. Cela allait bien. M. Louaisot pourtant dit qu'on +pouvait faire mieux.</p> + +<p>Il replia le bras du défunt sous le corps, et ce fut ma propre main +droite qui entra dans la manche de la chemise.</p> + +<p>—Comme ça, tu pourras signer, dit Louaisot, à tâtons, c'est vrai, mais +qu'importe? Dans l'état où est le pauvre monsieur, on n'a pas une belle +écriture. Plus tu barbouilleras, mieux cela vaudra. D'ailleurs, je te +tiendrai la main.... Sors de là, petiot, tu n'as pas besoin de te +fatiguer d'avance.</p> + +<p>Si j'avais de l'imagination, j'aurais arrangé toute cette histoire-là, +et je n'aurais pas montré les ficelles de mes marionnettes avant de les +mettre en scène, mais je ne sais pas raconter autrement qu'en suivant +l'ordre et la marche de ce qui se passa sous mes yeux.</p> + +<p>Louaisot paraissait content. Il passa un instant derrière le rideau, et +nous entendîmes quelqu'un qui appelait Louette d'une voix faible.</p> + +<p>Louette tenait je ne sais quoi à la main et cela tomba.</p> + +<p>Elle se mit à trembler si fort que sa jupe allait et venait, et son +bonnet se souleva sur ses cheveux qui se hérissaient.</p> + +<p>—Jésus Seigneur! fit-elle, notre monsieur a parlé!</p> + +<p>Moi, je me doutais bien que c'était le patron, mais la voix était si +miraculeusement imitée et sortait si bien de la bouche entrouverte du +marquis que tout mon corps n'était qu'un frisson.</p> + +<p>Je me souvins de la leçon que le patron avait prise avec le ventriloque +et qu'il avait payée un billet de mille francs.</p> + +<p>Il ressortit de derrière le rideau. Louette et moi nous reculâmes.</p> + +<p>C'était un vieil homme à cheveux blancs qui venait à nous d'un pas +vénérable et nous demanda:</p> + +<p>—Pensez-vous que cet imbécile de Pouleux me reconnaisse?</p> + +<p>—Le diable! dit Louette. Le diable en personne! À quel métier +pourra-t-on faire pénitence après tout ça!</p> + +<p>—Alors, reprit le patron, vous pensez que je ne vas pas trop mal jouer +mon petit bout de rôle.... Quelle heure avons-nous? La pendule marquait +deux heures et demie après minuit. Il y avait deux grandes heures que +nous étions au travail.</p> + +<p>—Nous avons du temps devant nous, dit Louaisot. En cette saison, il ne +fait pas jour avant sept heures. Voyons! avant de lever le rideau, une +dernière fois, Louette, ma commère, tu n'avais dit à personne au château +que ton maître avait <i>passé</i>?</p> + +<p>—Je ne suis pas sortie par la cuisine pour aller au presbytère, +répondit Louette.</p> + +<p>—Et tu es bien sûre de n'avoir rencontré personne en chemin?</p> + +<p>—Personne que vous.</p> + +<p>—Nous sommes des bons! alors, va me chercher ta maîtresse, et toi, +petiot, à ton poste!</p> + +<p>Quand M<sup>me</sup> la marquise de Chambray rentra dans la chambre de son mari. +Louaisot était debout auprès du lit.</p> + +<p>Louette avait prévenu sa maîtresse sans doute, car celle-ci ne se méprit +point au déguisement de Louaisot, qui était parfait, je l'affirme, au +point de tromper sa propre mère, si elle l'eût vu costumé ainsi.</p> + +<p>Olympe dit dès le seuil:</p> + +<p>—M. Louaisot, qu'est-ce que c'est que cette farce infâme?</p> + +<p>—Belle dame, répondit le patron, vous êtes sévère dans vos expressions. +Je ne suis pas M. Louaisot. Je suis le célèbre médecin de Paris que +toute autre marquise dans votre position aurait mandé par le télégraphe. +Il est bon de pouvoir se dire plus tard: Je n'ai rien négligé!</p> + +<p>—Si j'ai commis une faute... commença Olympe.</p> + +<p>—La voilà réparée! interrompit Louaisot. Le célèbre médecin de Paris +est arrivé à temps, Dieu merci! M. le marquis de Chambray n'est pas +mort!</p> + +<p>La marquise voulut parler. Je crois que son indignation était sincère, +mais Louette lui dit tout bas:</p> + +<p>—C'est pour votre bien... et songez à l'enfant!</p> + +<p>—Madame, reprit Louaisot, il va se passer ici quelque chose de +solennel. Nous ne craignons ni les témoins ni la lumière. Il faut que +tous les domestiques du château et les gens de la ferme soient éveillés +à l'instant même pour assister à la cérémonie....</p> + +<p>—Et vous avez cru que je me prêterais à cela! s'écria Olympe qui +repoussa Louette loin d'elle.</p> + +<p>—Oui, Madame, j'en suis sûr. Ce soir, votre petit Lucien me l'a promis +de votre part.</p> + +<p>Olympe courba la tête. Louaisot poursuivit:</p> + +<p>—Il faut que Me Pouleux, le notaire de Méricourt soit mandé, à +l'instant même aussi; qu'on le fasse lever de force s'il est besoin, +qu'on l'arrache de son lit. La mort n'attend pas et M. le marquis est +bien malade! Il m'a confié son désir de changer quelque chose à l'acte +authentique qui contient ses dispositions dernières.</p> + +<p>La poitrine d'Olympe rendit un gémissement, mais elle ne fit aucune +résistance.</p> + +<p>—Avant de partir pour faire exécuter avec la plus extrême diligence, +les ordres de M<sup>me</sup> la marquise, dit Louaisot à Louette, je vous serais +obligé, ma bonne fille, de m'apporter une légère collation; n'importe +quoi: de la viande froide et un verre de vin. Les glaces de l'âge, +figurées par ma perruque, ont rendu mon estomac exigeant.</p> + +<p>Louette sortit et revint l'instant d'après avec un plateau.</p> + +<p>Quand elle fut partie définitivement pour accomplir les ordres qu'elle +avait reçus, nous restâmes seuls dans la chambre mortuaire la marquise, +Louaisot et moi.</p> + +<p>Du fond de mon trou, j'entendais la marquise, sangloter et Louaisot +manger.</p> + +<p>Il mangeait avec cette sonore activité de mâchoires qui appartient aux +ruminants et aux bonnes consciences.</p> + +<p>Aucune parole ne fut échangée entre la marquise et lui.</p> + +<p>Elle connaissait bien son Louaisot: elle n'essaya ni menaces ni prières.</p> + +<p>Au bout de dix minutes à peine, les premiers valets arrivèrent effarés, +inquiets—surtout curieux.</p> + +<p>Les larmes de la marquise faisaient bien. Louaisot avait brusqué la fin +de son réveillon.</p> + +<p>Il se tenait debout au chevet de <i>son malade</i>. Les bonnes gens le +regardaient avec une superstitieuse terreur. Louette leur avait dit: +«Vous verrez un médecin de Paris!»</p> + +<p>Valets et servantes faisaient le signe de la croix en entrant. Quant aux +gens de la ferme ils s'agenouillèrent sur le plancher. Et de tout ce +monde qui allait sans cesse augmentant, car on avait prévenu les voisins +comme pour une fête, un murmure sourd se dégageait disant:</p> + +<p>—Il est comme s'il était déjà un défunt!</p> + +<p>Le célèbre médecin de Paris se pencha et demanda d'une voix basse, mais +intelligible:</p> + +<p>—M. le marquis, sentez-vous l'effet de votre potion?</p> + +<p>Le marquis ne répondit pas, mais sa tête remua si ostensiblement que la +foule des serviteurs et des fermiers ondula. Il y eut une paysanne qui +dit:</p> + +<p>—Ça a l'air d'un bon sorcier tout de même, ce vieux-là.</p> + +<p>Me Pouleux arriva, suivi de son clerc et d'une fournée de paysans qu'on +avait réveillés en route.</p> + +<p>Dans la campagne normande, l'agonie d'un être humain est un irrésistible +attrait. Ces braves gens, hommes et femmes, étaient tous reconnaissants +du service qu'on leur avait rendu en les amenant.</p> + +<p>Me Pouleux avait sa grosse face couleur de chandelle toute bouffie de +sommeil. Il traversa la foule des assistants avec l'air d'importance que +lui donnait sa position sociale et vint s'aplatir devant le fauteuil de +la marquise, qui avait sa tête entre ses mains et ne le voyait pas.</p> + +<p>—C'est donc bien pressé? demanda-t-il.</p> + +<p>Olympe le regarda d'un œil égaré et resta muette. Me Pouleux se +retourna du côté du lit et dit:</p> + +<p>—Eh bien! M. le marquis, vous voilà qui avez meilleure mine....</p> + +<p>Il s'arrêta bouche béante parce qu'il venait de rencontrer l'œil +vitreux du cadavre.</p> + +<p>Les notaires sont comme les prêtres et les médecins: ils connaissent +intimement la mort.</p> + +<p>—Mais... mais... mais... fit-il par trois fois.</p> + +<p>Les paysans comprirent. Il y en eut qui dirent.</p> + +<p>—Oh! allez, il bouge encore bien!</p> + +<p>Le médecin de Paris s'était incliné jusqu'à mettre son oreille sur la +bouche du mort. En se relevant il dit:</p> + +<p>—M. le marquis demande qu'on éloigne un peu les lumières. Et la tête de +M. le marquis remua en signe d'assentiment.</p> + +<p>—Ma foi, oui, ma foi oui, dit Pouleux, il bouge encore bien.</p> + +<p>La voix du célèbre médecin ne ressemblait pas à celle de M. Louaisot. Il +la prenait je ne sais où dans sa tête. C'était la voix que les ténors +ont en parlant. Me Pouleux appela son clerc qui portait sous le bras une +serviette de cuir.</p> + +<p>—Alors, Madame, dit-il, M. le marquis a manifesté le désir de me voir?</p> + +<p>—Me Pouleux! appela en ce moment le marquis.</p> + +<p>Ce fut un son très faible, mais on l'entendit de toutes les extrémités +de la chambre. Dans mon trou, je reconnus la voix du mort.</p> + +<p>Le notaire s'était vivement retourné.</p> + +<p>Le marquis ne parlait plus, mais sa main droite, qui était sur le devant +du lit, fit un mouvement comme pour désigner le docteur de Paris.</p> + +<p>Celui-ci prit aussitôt la parole.</p> + +<p>—M<sup>me</sup> la marquise, dit-il depuis mon arrivée, est dans un état de +prostration qui doit inquiéter. Quand on m'a montré pour la première +fois le malade, j'ai cru qu'il était trop tard, mais le spasme a cédé à +une médication énergique.</p> + +<p>—Puis-je demander le nom de M. le docteur? interrogea timidement +Pouleux.</p> + +<p>—Chapart, Dr Chapart, directeur de la maison Chapart, rue des Moulins à +Belleville. C'est un établissement qui jouit de quelque notoriété.</p> + +<p>—J'en ai beaucoup entendu parler, dit Pouleux qui salua d'un air +aimable.</p> + +<p>Le médecin de Paris rendit le salut et reprit.</p> + +<p>—Au lieu et place de M<sup>me</sup> la marquise, dont la santé personnelle va +nécessiter tout à l'heure de grands soins, puis-je rendre compte de ce +qui a nécessité l'envoi d'un message à M. le notaire? Est-ce légal?</p> + +<p>—Mais parfaitement, mais parfaitement, répondit Pouleux. Ah! je crois +bien! Pourquoi pas?</p> + +<p>—D'ailleurs poursuivit le médecin, M<sup>me</sup> la marquise pourra me rectifier +si ma mémoire s'égare. Et il y avait en outre ici une servante... je ne +la vois plus.</p> + +<p>—Si fait présent! dit Louette en masculin.</p> + +<p>—Très bien. Voici donc les faits: Aussitôt que M. le marquis de +Chambray a repris connaissance, c'était il y a une heure environ, il a +regardé tout autour de lui, disant—si on peut appeler cela +<i>dire</i>,—murmurant plutôt:</p> + +<p>—Ai-je rêvé que j'ai fait mon testament?</p> + +<p>Je ne pouvais pas répondre, puisque je l'ignorais. D'un autre côté, M<sup>me</sup> +la marquise restait muette et insensible, comme vous la voyez. C'est la +servante qui a répondu:</p> + +<p>—Vous n'avez pas rêvé M. le marquis; vous avez fait votre testament.</p> + +<p>Je serais bien aise que la servante déclarât si mon souvenir est fidèle.</p> + +<p>—Ça y est! fit Louette.</p> + +<p>—Merci, ma fille. Mon rôle ici est délicat. Je me mêle de choses qui ne +me regardent absolument pas, mais je le fais dans le pur intérêt de la +vérité.</p> + +<p>—Quant à ça, c'est certain, dit-on de toute part. Il ne lui en +reviendra ni froid ni chaud à ce vieux bonhomme-là! Avant de poursuivre, +le médecin tâta le pouls du malade,—c'est-à-dire mon propre pouls, à +moi, J.-B-. M. Calvaire.</p> + +<p>—Il y a des moments dit-il à Pouleux, où la circulation est presque +normale. Voyez! On ne voyait qu'un coin de mon poignet, ma main était +sous la couverture.</p> + +<p>Pouleux me tâta le pouls d'un air entendu.</p> + +<p>—Quel pauvre poignet maigre! chuchotait l'assistance. Lui qui était si +bien en point quand il venait fureter pour les bahuts ou les vieux +plats.</p> + +<p>—Ma parole, ma parole! s'écria Pouleux, ça bat encore assez raide!</p> + +<p>—Parlez moins haut, je vous prie, continua le docteur. Où en étais-je? +à la réponse de la servante. Bien. Cette idée d'avoir fait un testament +paraissait préoccuper M. le marquis excessivement; je dirai presque +jusqu'à l'angoisse. Cela ne valait rien. Il fallait le calmer. Je lui +demandai s'il voulait du papier, une plume et de l'encre. Il secoua la +tête. Alors je songeai au notaire....</p> + +<p>—Il faut toujours en venir là! dit Pouleux. Pensez-vous qu'on puisse +adresser une question au malade?</p> + +<p>—Attendez!</p> + +<p>Le docteur prit dans sa poche une petite fiole et un pinceau.</p> + +<p>Il trempa le pinceau dans la fiole après l'avoir secoué énergiquement et +promena les poils de blaireau ainsi humectés sur les lèvres du malade.</p> + +<p>Dans la chambre tous les yeux étaient ronds à force de s'écarquiller.</p> + +<p>Pouleux cligna de l'œil en regardant l'assistance.</p> + +<p>Toute sa physionomie disait:</p> + +<p>—Les docteurs de Paris sont comme ça!</p> + +<p>—Interrogez! dit alors le médecin.</p> + +<p>En même temps, il se pencha pour mettre ses deux mains en bandeau sur le +front du marquis, dont la figure fut ainsi plongée dans l'ombre.</p> + +<p>—Voilà le notaire demandé, dit aussitôt Pouleux. J'ai le testament avec +moi. M. le marquis voudrait-il y ajouter ou en retrancher quelque chose? +Le mot <i>codicille</i> partit comme une explosion faible et sourde. On +voyait que ce pauvre homme de marquis avait fait grand effort pour le +prononcer. Olympe se leva. Tout le monde crut qu'elle allait parler.</p> + +<p>Mais le docteur parisien se tourna vers elle, et Olympe retomba sur son +fauteuil.</p> + +<p>Il y a des mots qui chantent dans l'oreille des notaires. Du moment que +le mot <i>codicille</i> eût été prononcé, Me Pouleux ne vit plus rien et +n'entendit plus rien. Son clerc et lui étaient déjà à la besogne. Le +testament fut ouvert. Le clerc se mit à une table et trempa sa plume +dans l'écritoire.</p> + +<p>—Permettez! dit le médecin de Paris, M<sup>me</sup> la marquise vient de faire un +mouvement qui pourrait être interprété comme une protestation. Je marche +ici à l'aveugle. Je suis arrivé de cette nuit. Peut-être le testament +qu'il est question de changer était-il en faveur de M<sup>me</sup> la marquise....</p> + +<p>—Mais du tout! mais du tout! interrompit Pouleux. Au contraire! y +sommes-nous?</p> + +<p>Le docteur renouvela la scène du pinceau. L'assistance était +positivement aux anges. Chacun retenait son souffle pour écouter mieux. +De mémoire de Normand méricourtin, jamais personne n'avait pénétré dans +la chambre d'un marquis à l'heure où il testait. Et ici tout le monde y +était. Liesse!</p> + +<p>—Parlez, Monsieur dit le médecin qui imposa les mains de nouveau, +remettant ainsi tout naturellement le visage du malade dans l'ombre. Il +y eut un silence.</p> + +<p>—Il ne peut pas! Il ne peut pas! disaient les bons Cauchois dont le +cœur battait.</p> + +<p>—La paix! fit le notaire. Eh bien! M. le marquis... un peu de courage!</p> + +<p>—Je donne... et lègue, prononça faiblement, mais nettement le malade, +tout... tout... à ma femme... et à mon fils. Un immense soupir souleva +les poitrines.</p> + +<p>—La paix, bonnes gens, répéta le notaire, on va rédiger.</p> + +<p>La plume du clerc grinça sur le papier et il lut d'une petite voix +aigrelette qu'il avait, la formule qui précède le codicille, puis le +codicille lui-même, ainsi conçu: «.... A déclaré donner et léguer par le +présent à la dame Olympe-Marguerite-Émilie Barnod, marquise de Chambray +et audit mineur légitimé Lucien de Chambray, la totalité de ses biens +meubles et immeubles.»</p> + +<p>—Est-ce bien cela? demanda Pouleux.</p> + +<p>M. de Chambray ne répondit pas.</p> + +<p>—Diable! fit le notaire, s'il est parti, ce sera comme on dit, de la +bouillie pour les chats!</p> + +<p>—Est-ce cela que vous voulez, M. le marquis? demanda le docteur à son +tour.</p> + +<p>Et il se pencha pour approcher son oreille de cette bouche immobile qui +était froide déjà depuis longtemps. Il écouta faisant signe à tous de +retenir leur respiration,—et tous obéirent.</p> + +<p>La partie que jouait ce Louaisot était audacieuse à un degré qui dépasse +la raison. Il eût suffi d'une main qui eût frôlé le cadavre par hasard +pour faire écrouler tout l'échafaudage de ses supercheries.... Oui, nous +pouvons croire cela.—Mais je parie bien qu'à cette botte-là ou à toute +autre, ce démon de Louaisot aurait eu la parade. Quoi qu'il en soit, il +dit en se relevant, et au milieu du silence absolu qui régnait dans la +chambre:</p> + +<p>—M. le marquis est las. Il demande qu'on ajoute après «biens, meubles +et immeubles» les mots «présents et à venir».</p> + +<p>Pouleux sourit finement.</p> + +<p>—Ça n'a pas grand sens grommela-t-il, mais je sais bien ce qu'il veut +dire.... C'est la Tontine... et, de fait, ils ne sont plus que deux. +Vincent Malouais est décédé hier.... On va mettre la chose puisqu'il le +désire. Mais pourra-t-il signer, seulement?</p> + +<p>—Je l'espère, répondit le médecin.</p> + +<p>Ce galant homme avait tressailli visiblement à l'annonce du décès de +Malouais, mais ce mouvement avait passé inaperçu.</p> + +<p>Il demanda, en se penchant au-dessus du malade:</p> + +<p>—M. le marquis, voulez-vous signer?</p> + +<p>M. le marquis remua la tête affirmativement.</p> + +<p>Il n'y eut pas dans la salle une seule paire d'yeux qui ne le vit.</p> + +<p>Le clerc se leva de son tabouret.</p> + +<p>C'était ici l'instant critique.</p> + +<p>L'assistance n'était plus agenouillée. Elle se tenait au contraire sur +ses pointes. Tout le monde voulait voir la main de «notre monsieur» qui +devait être si maigre!</p> + +<p>Jamais les cœurs simples qui étaient là rassemblés ne s'étaient tant +amusés que cette nuit. Il y en avait pour longtemps à raconter aux +veillées.</p> + +<p>C'était le cas ou jamais de faire usage du pinceau et du petit flaconnet +que les cœurs simples appelaient déjà «la bouteille à la malice».</p> + +<p>Toutes les ménagères, toutes les jeunesses à bonnet de coton auraient +donné un péché mortel pour voir de près ce brimborion-là.</p> + +<p>Et pour savoir au juste ce que ça coûtait d'argent pour faire venir de +Paris un médecin pareil!</p> + +<p>Le célèbre docteur arrêta le clerc d'un geste et opéra sa mise en scène +du blaireau avec un redoublement de gravité.</p> + +<p>Dès que les lèvres du malade furent imbibées, sa main remua.</p> + +<p>Tout le monde aurait bien pu en jurer au tribunal: la main remua comme +si elle allait sortir de dessous la couverture.</p> + +<p>Néanmoins le docteur fut obligé d'aider un peu.</p> + +<p>On la vit enfin, cette main. Elle était très suffisamment maigre, car en +ce temps-là comme aujourd'hui, je n'avais que la peau et les os.</p> + +<p>—Elle est déjà grise! dit-on tout bas. Lui qui l'avait si blanchette!</p> + +<p>Presque tout le monde avait vu cette main-là de près, car M. le marquis +allait souvent dans les fermes marchander un coucou du temps de Louis +XIII, un bahut à personnages ou quelque saladier de vieux-croyant. Ils +la trouvaient rapetissée. Ils disaient:</p> + +<p>—Ce que c'est que la fin d'un quelqu'un!</p> + +<p>Telle qu'elle était, cette main-là fut tirée tout doucement hors du lit +et on lui mit entre les doigts la plume trempée dans l'encre.</p> + +<p>Le clerc fit à haute voix la lecture du codicille.</p> + +<p>Puis le papier timbré fut étendu sur la chemise de cuir que le clerc +agenouillé tint juste sous le poignet du malade.</p> + +<p>Vous eussiez entendu une mouche voler et même marcher au plafond! Toutes +les respirations étaient arrêtées, tous les yeux s'écarquillaient.</p> + +<p>La main se «mit en mouvance» pour employer l'expression d'une ménagère +qui n'aurait pas donné sa place au spectacle pour dix potées de cidre.</p> + +<p>J'étais plus mort que vif au fond de mon trou; mais quand le docteur eût +dit: «Signez, M. le marquis», je fis aller mes doigts du mieux que je +pus,—puis ma main retomba, comme épuisée par ce suprême effort, et je +laissai aller la plume.</p> + +<p>Pour le coup, il fut impossible de retenir la curiosité générale: on +rompit les rangs, et tout le monde se précipita pour voir.</p> + +<p>Pour voir cette signature qui venait presque de l'autre monde!</p> + +<p>Il n'y avait pas à espérer qu'elle ressemblât beaucoup à celle du +marquis en bonne santé. Il avait écrit son nom à tâtons, puisque sa tête +n'avait pu quitter l'oreiller.</p> + +<p>Elle ne ressemblait pas, en effet, au seing large et hardi du vieux +gentilhomme, elle ne ressemblait même à rien du tout, sinon à la +maculature que laisserait sur un papier blanc la griffe noircie d'un +chat.</p> + +<p>Et pourtant, il se trouva là, nombre de gens pour la reconnaître, +surtout ceux qui ne savaient pas lire, et Me Pouleux lui-même, essuyant +ses bésicles en amateur, déclara qu'il y avait «quelque chose».</p> + +<p>Mais le savant médecin de Paris fut plus sévère.</p> + +<p>—Puisque je me suis mêlé de cette affaire-là, dit-il, je veux qu'elle +soit bien faite. Nous avons ici les témoins et le notaire. Je désire, et +ce sera l'opinion de M. le marquis, qu'un acte de notoriété soit dressé +pour appuyer cette informe signature. Ces braves gens ne refuseront pas +d'affirmer par écrit ce qu'ils ont vu.</p> + +<p>—Ah! dame non! firent trente voix empressées, pour quant à ça, je <i>sons</i> +des vrais témoins pour du coup! Me Pouleux ne put faire d'objection, +c'était un article de plus à ajouter à son mémoire.</p> + +<p>Le clerc se remit à sa place et bâcla un acte à joindre au testament qui +était une sorte de procès-verbal et certifiait véritable la signature +hiéroglyphique de M. le marquis de Chambray. Après lecture, tous ceux +qui savaient signer signèrent. Les autres firent leur croix. Seule, M<sup>me</sup> +la marquise repoussa l'acte en détournant la tête.</p> + +<p>—Êtes-vous satisfait, M. le marquis? demanda le célèbre docteur.</p> + +<p>M. de Chambray remua la tête.</p> + +<p>Puis on vit son corps verser lentement sur le côté gauche, tournant son +visage vers la ruelle, comme s'il eût donné congé à tous ceux qui +étaient là. La foule s'écoula lentement et silencieusement, mais elle +retrouva la voix dans l'escalier qui retentit d'exclamations normandes. +Ah! dame! Ah! dame! on n'espérait pas se divertir davantage, même à +l'enterrement de «Notre Monsieur!»</p> + +<p>Pouleux et son clerc se retirèrent à leur tour, après avoir souhaité +meilleure santé à M. le marquis et témoigné au célèbre médecin le +plaisir qu'ils avaient eu à faire sa connaissance.</p> + +<p>Nous restâmes seuls, M<sup>me</sup> la marquise, Louaisot, Louette et moi.</p> + +<p>J'étais sorti de mon trou aux trois quarts asphyxié et complètement +abêti par l'excès de ma terreur.</p> + +<p>Ce que je viens de raconter vient surtout de Stéphanie ma femme, qui +était parmi les assistants.</p> + +<p>Pendant toute la cérémonie—qui avait duré trois heures d'horloge!—M<sup>me</sup> +la marquise était restée morne comme une pierre. Louette avait les joues +défaites et les yeux creux comme après un mois de maladie.</p> + +<p>Pour n'avoir point changé, il n'y avait que le patron et le mort. M. +Louaisot était frais comme une rose.</p> + +<p>—Mes petits enfants, dit-il, voilà une histoire qui a joliment marché! +J'avais peur que notre chère belle Olympe ne commît quelque +inconséquence, mais quand je la regardais, je mettais quelque chose dans +mon œil qui disait: «Amour, vous tenez dans vos jolies mains la vie et +la mort de votre Lucien!» Le jeune, s'entend, car le grand dadais du +même nom vient d'être nommé substitut à Yvetot, et je ne l'ai pas si +complètement sous ma coupe..., mais il y viendra.... Dites donc, je +grignoterais bien quelque chose, vous autres!</p> + +<p>Louette sortit.</p> + +<p>Le patron me prit l'oreille amicalement.</p> + +<p>—Toi, petiot, me dit-il, tu as été superbe! On fera quelque chose de +toi. Seulement, tu as mis trop de force quand tu as retourné le pauvre +monsieur dans la ruelle. Un gaillard qui se relève comme ça tout seul +aurait pu s'asseoir sur son séant et signer quatre douzaines de +codicilles. Mais une autre fois mieux.</p> + +<p>Quand Louette fut revenue, M. Louaisot recommença son éternel repas. +Rien ne diminuait jamais son implacable appétit.</p> + +<p>—Mes enfants, reprit-il la bouche pleine, nous allons régler nos +comptes. Je vous ai promis beaucoup, mais je ne vous dois rien parce que +désormais vous êtes mes complices et que vous ne pouvez rien contre moi +sans vous casser les reins à vous-mêmes; j'ai mis un très grand soin à +tout cela: je suis l'homme qui ne néglige aucun détail. Un clou mal +attaché peut faire tomber toute une charpente.</p> + +<p>Il alla vers le secrétaire de M. de Chambray. La clef était à la +serrure. Il ouvrit en disant:</p> + +<p>—Ce soir, on mettra les scellés. Il y a un mineur. Chère Madame, vous +n'êtes donc pas contente de voir ce bébé-là un des héritiers les plus +calés du département Je ne sais pas pourquoi ces gens-là trouvent +toujours le tiroir où est l'argent.</p> + +<p>—Chère Madame, continua-t-il, je prends cinq mille francs pour moi, pas +un centime de plus. J'ai un peu négligé nos tontiniers depuis quelque +temps pour m'occuper de vos intérêts plus prochains, mais ces braves-là +y vont trop bon jeu, trop bon argent! Peste! Vincent Malouais mort, il +n'en reste plus que deux. Il ne faut pas que ce gueux de Joseph Huroux +nous mange notre oncle Jean, dites donc! Nous ne sommes pas les +héritiers de Joseph Huroux!</p> + +<p>Il fit sonner des pièces d'or dans le creux de sa main.</p> + +<p>—Avance! me dit-il.</p> + +<p>J'étais incapable de lui désobéir en face. Je m'approchai.</p> + +<p>—Je t'avais promis trois mille livres de rentes, poursuivit-il, ce qui +au denier vingt doit nous donner un capital de soixante mille francs. Je +te rachète ça pour cinq louis, et une augmentation d'appointements de +cinq francs par mois.... Tiens donc!</p> + +<p>Il frappa du pied parce que j'hésitais. Je pris les cinq louis, et je +les mis dans ma poche.</p> + +<p>—Est-ce que vous comptez vous moquer de moi de la même manière? demanda +Louette qui mit les deux poings sur ses hanches.</p> + +<p>Louaisot referma le secrétaire.</p> + +<p>—Toi, dit-il, tu es une bonne fille et une madrée commère. Je te +promets que si les huit millions nous viennent, tu auras un bureau de +tabac. Louette l'appela coquin. Il éleva un billet de mille francs +au-dessus de sa tête et Louette sauta comme une levrette pour l'avoir. +Puis il revint vers la marquise Olympe dont il prit la main.</p> + +<p>—Chère Madame, dit-il d'un ton sec, si vous êtes bien sage, dans +quarante-huit heures, je vous amènerai notre Lucien. Je me nomme +moi-même son subrogé-tuteur, arrangez-vous pour que ce soit ratifié par +le conseil de famille. Je ne vous fatigue pas de la peinture de mes +sentiments pour vous, mais vous voilà veuve....</p> + +<p>Il porta la main d'Olympe jusqu'à un pouce de ses lèvres.</p> + +<p>Elle ne leva point les yeux sur lui, mais il me semblait que je voyais +sourdre le feu sombre de ses prunelles à travers ses paupières baissées.</p> + +<p>S'il serre trop fort, la lionne le mordra, un jour ou l'autre....</p> + +<p>Nous sortîmes du château, M. Louaisot et moi, une demi-heure avant le +jour, mais il arriva tout seul à la maison de la bonne femme.</p> + +<p>En chemin je m'enfuis et jamais depuis lors, il ne m'a revu.</p> + +<p>Mais j'ai le privilège de ceux qui sont tout petits: il m'arrive parfois +de voir ceux qui ne me voient pas.</p> + +<p>Moi, j'ai revu M. Louaisot.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Sixieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire" id="Sixieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</a></h2> + +<h3>La nourriture de l'affaire</h3> + + +<p>Avant de passer à la dernière série de ces récits où je n'avais plus le +patron sous la main, mais où je le suivais toujours comme un espion +honoraire, aidé dans ma tâche par Stéphanie, qui resta encore un peu de +temps chez la bonne femme Louaisot, je veux rassembler ici quelques +faits et quelques observations utiles.</p> + +<p>J'ai toujours idée que ceci servira soit à M. L. Thibaut, soit à Jeanne +Péry, les deux principales victimes vivantes de ce merveilleux scélérat.</p> + +<p>Je suis à peu près sûr que la mort des trois premiers membres de la +tontine, Jean-Pierre Martin, Simon Roux dit Duchesne et Vincent +Malouais, lui est étrangère.</p> + +<p>Vincent Malouais décéda, du reste, dans un lit de l'hôpital général de +Rouen. Son cas fut regardé comme curieux par les professeurs:</p> + +<p>Il avait la morve du cheval.</p> + +<p>En sa qualité d'ancien maquignon, devenu vagabond et presque mendiant, +il couchait souvent dans des écuries de village.</p> + +<p>Mais lors de la visite du corps, on trouva deux petites cicatrices, une +derrière chacune de ses oreilles. Toutes les deux étaient noires et +environnées d'un cercle gangréneux.</p> + +<p>Ce pouvaient être des piqûres de mouches à cheval.</p> + +<p>Un interne de l'hôpital fit observer néanmoins que les deux plaies +originaires, très petites, étaient en long et avaient des lèvres comme +celles que produit la lancette du médecin qui vaccine....</p> + +<p>Joseph Huroux commençait à se former, et le patron avait raison de +craindre pour son vieux Jean Rochecotte.</p> + +<p>D'autant mieux que, du côté du vieux Jean, le patron était dès lors +parfaitement en règle.</p> + +<p>Le codicille établissait à chaux et à sable la position de M<sup>me</sup> la +marquise et de son fils.</p> + +<p>Or, dans l'idée de Louaisot, il était chef prédestiné de cette famille, +composée de lui-même, d'Olympe et du petit Lucien.</p> + +<p>Et je suis bien loin de dire qu'il n'en arrivera pas à réaliser ce plan.</p> + +<p>Il a exécuté, Dieu merci! des tours de force bien plus difficiles.</p> + +<p>Il est l'Encyclopédie vivante de la science scélérate.</p> + +<p>C'est le docteur, le grand docteur polytechnique du crime!</p> + +<p>L'affaire du codicille produisit sur moi un effet de terreur que je suis +incapable d'exprimer. Je me demandai en moi-même à quelles besognes cet +homme-là que rien n'arrêtait ne pouvait pas me destiner, et je trouvai +le courage de fuir.</p> + +<p>Il restait entre M. Louaisot et les millions de la tontine d'abord +Joseph Huroux, scélérat comme lui, et qui pouvait, soit d'un coup de +couteau, soit à l'aide d'une pilule, déchirer sa toile d'araignée en +envoyant le vieux Rochecotte dans l'autre monde.</p> + +<p>Jean Huroux aurait été alors le <i>dernier vivant</i>, et adieu paniers! la +vendange était faite.</p> + +<p>Il y avait ensuite Jean Rochecotte lui-même qu'il fallait garder +précieusement, mais dont, en somme, dans un temps donné, il fallait +hériter.</p> + +<p>En troisième lieu, entre le vieux Jean et M. Louaisot, il y avait:</p> + +<p>1° La famille des comtes de Rochecotte, représentée par le jeune M. +Albert qui venait de perdre son père.</p> + +<p>2° La famille Péry de Marannes, représentée par trois têtes: le baron, +la baronne et Jeanne.</p> + +<p>Le baron achevait sa vie dans l'ornière où il l'avait versée. La +baronne, attaquée de la poitrine, et minée par le chagrin, ne devait +pas, selon l'apparence, fournir une bien longue carrière.—Mais Jeanne +était toute brillante de jeunesse et de santé.</p> + +<p>Il y avait enfin, toujours entre le patron et le trésor, objet de sa +passion, deux personnes qu'il faut bien faire entrer en ligne de compte +pour éclairer le jeu extraordinaire de cet homme:</p> + +<p>La marquise Olympe qu'il tenait par l'enfant, mais dont la fière nature +était susceptible de révolte, et M. Lucien Thibaut pour qui la même +Olympe conservait au fond de son cœur un amour entêté et—selon M. +Louaisot—absolument inexplicable.</p> + +<p>Moi, telle n'est pas mon opinion. Je comprends très bien l'obstination +d'une sympathie enfantine qui a pour objet un homme remarquablement +beau, noble d'intelligence, grand de cœur et n'ayant contre lui qu'une +candeur de caractère qui peut inspirer de la pitié à M. Louaisot mais +caresser au contraire ce qu'il y a de tendre dans l'imagination d'une +femme.</p> + +<p>Je raisonne, moi aussi, et Stéphanie m'aide: M<sup>me</sup> la marquise de +Chambray, étant donnés le secret de son adolescence, les douleurs, les +dangers de sa jeunesse, devait laisser précisément son cœur aller vers +ce rêve d'amour pur qui, pour elle, s'appelait Lucien Thibaut....</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, M. Thibaut, à son insu, était dans l'affaire.</p> + +<p>Son nom se trouvait couché sur la liste des obstacles vivants qui +gênaient la mécanique de M. Louaisot.</p> + +<p>Mais en même temps, comme le fils d'Olympe lui-même, il pouvait être +utile en qualité de mors à fourrer dans la bouche de la belle révoltée.</p> + +<p>Aussi Louaisot, donnant les cartes d'une main sûre, a servi parfois des +atouts à ce pauvre M. Thibaut, qui jouait à l'aveuglette.</p> + +<p>Et maintenant que penser d'Olympe, ce miraculeux trésor de beauté? +Faut-il la plaindre comme une martyre? Faut-il l'exécrer comme la +principale complice du bourreau?</p> + +<p>Voilà qui passe un peu ma philosophie.</p> + +<p>Il y a de ceci et de cela dans son fait.</p> + +<p>Louaisot reçut un jour des mains de M<sup>me</sup> Barnod mourante, cette enfant +chez qui toutes les généreuses passions étaient en germe.</p> + +<p>Il fit évidemment plus que la flétrir. Il la perdit.</p> + +<p>J'ai surpris dans ce temps-là des lambeaux de leur correspondance.</p> + +<p>Louaisot était le maître, Olympe était l'élève.</p> + +<p>Élève qui combattait, c'est vrai, les tendances empoisonnées de son +professeur, mais qui ne refusait pas d'apprendre de lui cette escrime +dont on se sert pour parer les coups du monde.</p> + +<p>Du monde qu'on lui avait représenté comme une immense caverne de +brigands.</p> + +<p>Olympe possédait des talents qui salissent. Je n'en citerai qu'un: +Olympe avait plusieurs écritures; j'ai vu de ses lettres tracées de la +main gauche....</p> + +<p>Cette éducation diabolique devait porter ses fruits.</p> + +<p>Un jour, poussée par la jalousie qui devenait torture, Olympe, pour tuer +sa rivale, profita d'un crime commis et commit un autre crime, plus +grand peut-être: elle favorisa l'erreur des juges dans une cause où il +s'agissait de vie ou de mort.</p> + +<p>Oui, ce crime-là est, à mes yeux, plus grand même que le brutal +assassinat!</p> + +<p>S'arrête-t-on dans cette voie?</p> + +<p>On essaye quelquefois. Olympe a eu de cruels remords.</p> + +<p>Mais elle ne s'est pas encore arrêtée.</p> + +<p>Il me reste à parler du fils d'Olympe, le petit Lucien, et de Fanchette, +avant de reprendre ces récits dramatiques qui ne sont autre chose que le +procès-verbal de faits accomplis.</p> + +<p>Deux mots seulement:</p> + +<p>L'enfant de la nuit de Noël grandit. Il marche vers l'adolescence. C'est +une charmante et douce créature qui <i>aime son père</i> jusqu'à l'adoration.</p> + +<p>Son père, c'est Louaisot.</p> + +<p>Quant à Fanchette, la sœur aînée de Jeanne Péry, femme Thibaut, la main +du patron doit être là-dedans pour beaucoup ou pour peu.</p> + +<p>Elle devint jeune fille. Elle avait 600 francs de pension qui lui +étaient servis, Dieu sait comme, par le baron Péry, son père.</p> + +<p>Le baron l'aimait énormément, à ce qu'il disait, et l'abandonnait du +meilleur de son cœur. Il la faisait dîner quelquefois au restaurant et +je ne pense pas qu'il l'inondât de morale au dessert.</p> + +<p>Fanchette était toujours marchande de plaisirs. C'était une intelligence +assez remarquable. Elle s'était fait toute seule une manière +d'éducation. Beaucoup plus tard, je l'ai vue dame un instant.</p> + +<p>Et par l'apparence c'était une vraie dame.</p> + +<p>M. Albert de Rochecotte avait tort quand il disait, comme cela a été +rapporté dans l'acte d'accusation:</p> + +<p>«On n'épouse pas Fanchette.»</p> + +<p>Si fait vraiment. Il y a des Fanchette qu'il faut relever et épouser. +Quand on meurt pour avoir payé avec une moquerie la tendresse d'une +jeune fille, c'est bien fait, M. le comte! Je ne vous plains pas.</p> + +<p>Fanchette était encore marchande de plaisirs quand Albert de Rochecotte +la vit et l'aima.</p> + +<p>La rencontra-t-il par hasard, ou par les soins de M. Louaisot, qui +prenait les mécaniques de loin, nous le savons, ou bien par l'imprudence +de ce vieil étourneau de baron? Je l'ignore....</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Septieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire" id="Septieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</a></h2> + +<h3>Du sang et des fleurs</h3> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Avant-propos" id="Avant-propos"></a><a href="#table">Avant-propos</a></h2> + +<p>Ce titre-là a l'air prétentieux, mais il est encore bien loin de dire +tout ce qu'il y aura dessous. C'est ici comme chez Nicolet, toujours de +plus carabiné en plus carabiné! Le mérite n'en est pas à moi, mais aux +événements dont je suis le fidèle rapporteur.</p> + +<p>Je n'ai rien contre les romanciers, mais je ne peux m'empêcher de dire +ceci: les histoires inventées par le hasard sont autrement originales +que les rengaines prétendues habiles qu'on pipe en fouillant cette hotte +creuse que ces messieurs appellent leur imagination. Attrape!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Id" id="Id"></a><a href="#table">I</a></h2> + +<h3>La Couronne</h3> + + +<p>J'ai omis à dessein de parler d'une visite que le patron fit à la +Salpêtrière, quartier des folles, pendant notre premier voyage de Paris. +Je désirais ne mentionner cette circonstance qu'au moment voulu, crainte +qu'elle ne fût oubliée par le lecteur.</p> + +<p>On sait que M. Louaisot affichait la prétention de tout connaître et +d'être plus savant que les almanachs. Je pense bien qu'ici il avait son +idée. Il cherchait un rouage pour sa mécanique, ou plutôt un outil: +<i>l'outil qui tue</i>.</p> + +<p>Le diable sema un instrument sur son chemin, et vous pensez que M. +Louaisot ne le laissa pas traîner.</p> + +<p>Il y avait à la Salpêtrière une folle nommée Laura Cantù. Elle était née +à Paris, malgré son nom italien, mais ses parents venaient de Catane en +Sicile.</p> + +<p>Son père et sa mère étaient morts.</p> + +<p>On l'appelait la Couronne. Voici pourquoi: elle s'évadait très souvent, +malgré la surveillance spéciale dont on l'entourait, on peut même dire +qu'elle s'évadait quand elle voulait, par suite d'un merveilleux don +d'agilité qu'elle avait. On prétendait qu'elle était veuve d'un +saltimbanque et ancienne danseuse de corde elle-même.</p> + +<p>Dès qu'elle était libre elle volait. Cela lui était d'autant plus facile +qu'elle avait une physionomie douce et remarquablement honnête.</p> + +<p>Avec le produit de ses vols, elle achetait des fleurs qu'elle arrangeait +en couronnes pour les porter au cimetière,—non point sur une tombe +aimée ou tout au moins connue d'avance, mais sur n'importe quelle tombe, +pourvu que le gazon d'alentour recouvrit le corps d'un enfant.</p> + +<p>C'était là sa folie. Elle disait qu'on lui avait pris son petit enfant +pour le mettre dans la terre, et elle voulait couvrir la terre de +fleurs.</p> + +<p>Laura Cantù ou la Couronne pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle était +assez grande et trop mince, à cause de sa maigreur, mais vous n'avez pas +vu souvent de taille plus gracieuse que la sienne. Elle prenait tout +naturellement des poses charmantes et la souplesse inouïe de son corps +donnait à ses mouvements une harmonie singulière.</p> + +<p>Elle avait dû être jolie tout à fait. Ses traits pâlis et flétris +retrouvaient encore de la beauté dans le sourire. Je l'ai vue plus d'une +fois dans sa pose indolente et qu'un peintre eût voulu saisir, bercer le +vent dans ses bras vides, tandis que ses grands cheveux noirs tombaient +comme un voile sur son visage reposé dans un rêve.</p> + +<p>C'était son rêve qu'elle berçait en chantant sur un air lent et triste +une chanson interminable qui commençait ainsi:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Sourit, dans ses langes,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>C'est qu'il voit les anges.—</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Le soleil couchant</i><br /></span> +<span class="i0"><i>À des yeux étranges....</i><br /></span> +</div><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Se plaît sur la terre</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Auprès de sa mère.—</i><br /></span> +<span class="i0"><i>J'ai pleuré souvent</i><br /></span> +<span class="i0"><i>La nuit tout entière....</i><br /></span> +</div></div> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IId" id="IId"></a><a href="#table">II</a></h2> + +<h3>Une pièce de la mécanique Louaisot</h3> + + +<p>M. Louaisot, en ce temps-là, étudiait surtout la phrénologie. Que +n'étudiait-il pas? Il disait que lui, M. Louaisot, avait toutes les +bosses du fameux diplomate M. de Talleyrand-Périgord, et que moi je +n'étais pas beaucoup mieux monté qu'un singe ouistiti.</p> + +<p>La phrénologie, toujours selon lui, était pour beaucoup dans sa visite à +la Salpêtrière. Il me parla de la Couronne pendant toute une semaine et +finit par me la mener voir.</p> + +<p>Je la trouvai telle que je l'ai décrite, assise sur l'herbe, dans le +bosquet.</p> + +<p>Quand nous lui parlâmes, elle ne nous répondit point.</p> + +<p>Son regard, qui passait à travers les boucles ruisselantes de ses +cheveux, avait une douceur infinie. Elle se laissa palper le derrière de +la tête. M. Louaisot me montra, vers la nuque, la bosse qui était cause +de son amour passionné pour les enfants, et derrière les oreilles, deux +autres bosses qui la prédisposaient fatalement à tuer.</p> + +<p>Elle se mit à bercer et à chanter pendant cela:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Aimait sa demeure,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Dans le ciel il pleure.—</i><br /></span> +<span class="i0"><i>L'écho lentement</i><br /></span> +<span class="i0"><i>A murmuré l'heure....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Tuer! Cette pauvre créature! Sa voix me remuait le cœur.</p> + +<p>Une gardienne nous dit:</p> + +<p>—Elle est bien tranquille aujourd'hui, mais hier elle a sauté de cette +branche que vous voyez là-haut dans le grand marronnier. Heureusement +qu'elle a manqué son élan et qu'elle est retombée de ce côté-ci du mur, +car elle aurait porté l'argent des voisins au cimetière!</p> + +<p>—Est-elle méchante? demanda Louaisot.</p> + +<p>—Des fois, mais pas souvent. Elle dit qu'on voulait faire danser son +petit sur la corde quand il était encore trop jeune. Plus on les fait +danser petits, plus ça attire la foule. Alors, il tomba et se cassa. +Elle cherche toujours l'homme qui fit ce coup-là et si elle le trouve +jamais, gare à lui! Vous ne savez pas comme elle est forte!</p> + +<p>La Couronne berçait le vide et chantait:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span> +<span class="i0"><i>À la tête ronde,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Souriante et blonde.—</i><br /></span> +<span class="i0"><i>L'eau coule en chantant</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Sa chanson profonde....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Cette chose-là une fois écrite ne sonne plus. Il aurait fallu entendre +la Couronne elle-même.</p> + +<p>—Il n'y a pas bien longtemps, reprit la gardienne, il vint un visiteur +qui déplut à une de nos vieilles, je ne sais pas pourquoi. Elles ont de +la malice comme des démons. La vieille alla trouver la Couronne qui +était à bêcher son petit cimetière là-bas au bout du bosquet et lui +montra le visiteur en disant:</p> + +<p>—Le voilà! celui qui a tué l'enfant!</p> + +<p>La Couronne ne fit qu'une demi-douzaine de bonds pour traverser tout cet +espace que vous voyez. Elle tomba sur le malheureux monsieur comme une +tigresse. Ah! Ah! vous ne l'auriez pas reconnue! Le diable était dans +ses yeux! Ses cheveux se hérissaient. On entendait ce qui râle dans la +gorge des bêtes féroces. Le pauvre monsieur ne mourut pas sur le coup, +mais les médecins disent qu'il n'en relèvera pas....</p> + +<p>Le patron cligna de l'œil en me regardant. Simple histoire d'avoir +raison en phrénologie.</p> + +<p>—Elle a donc un petit cimetière à elle? demanda-t-il.</p> + +<p>—Si vous voulez lui payer quelques fleurs, vous allez bien voir.</p> + +<p>La gardienne vendait des fleurs, à cause de la folle, comme elle aurait +vendu des petits pains si elle eût gardé, de l'autre côté du boulevard, +les ours du jardin des Plantes. Le patron acheta un bouquet qu'il jeta +sur les genoux de Laura.</p> + +<p>Celle-ci ne leva même pas les yeux. Elle se mit tout de suite, avec une +activité incroyable, à fabriquer une couronne qui fut achevée en un clin +d'œil. En travaillant, elle égrenait les couplets de sa chanson.</p> + +<p>Dès que la couronne fut achevée, elle se leva, et sans nous accorder la +moindre attention, elle se dirigea, de son pas indolent et gracieux, +vers l'une des extrémités du bosquet. La gardienne nous dit:</p> + +<p>—Elle ne remercie jamais. Dans son idée, c'est le bon Dieu qui lui +envoie les fleurs. Elle va remercier le bon Dieu là-bas.</p> + +<p>Nous la suivîmes. La gardienne continuait.</p> + +<p>—Ce n'est pas qu'elle aime le bon Dieu, il lui a pris son enfant; mais +elle le craint parce qu'il a son enfant.</p> + +<p>La Couronne s'arrêta tout au bout du bosquet devant un petit tertre +gazonné qu'elle avait dû élever elle-même. Il y avait une pierre plate +et une croix.</p> + +<p>Elle mit la guirlande au bras de la croix qui avait déjà des fleurs, +puis elle s'agenouilla et colla ses lèvres contre la terre.</p> + +<p>J'avais le cœur plein.</p> + +<p>En rentrant chez nous, le patron me dit:</p> + +<p>—Tout peut se placer, même cette bonne femme-là: la mécanique a une +pièce de plus.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IIId" id="IIId"></a><a href="#table">III</a></h2> + +<h3>La petite Pologne</h3> + + +<p>Quelques semaines après, je fus l'homme le plus étonné du monde en +voyant arriver chez nous Laura Cantù en costume très décent et l'air +aussi posé qu'une dame de charité.</p> + +<p>Le patron était absent. Je la fis asseoir dans le bureau. Elle me dit +avec beaucoup de calme qu'elle était la Couronne, une folle de la +Salpêtrière et qu'elle s'était évadée tout exprès pour venir trouver M. +Louaisot de Méricourt qui devait lui vendre des renseignements sur +l'homme qui avait tué son pauvre petit enfant.</p> + +<p>Louaisot avait dû la travailler déjà depuis notre visite.</p> + +<p>Laura Cantù me raconta quelques bribes de sa mélancolique histoire. Il y +avait en elle une poésie douce qui charmait. Je fus obligé de la quitter +pour aller à un autre client.</p> + +<p>Elle fit, pendant mon absence, deux couronnes avec les fleurs qui +étaient dans les vases de la cheminée.</p> + +<p>Et quand je revins, elle me dit qu'elle allait avoir une grosse brassée +de roses avec deux louis qu'elle avait volés dans une maison de l'avenue +d'Italie. Elle comptait bien prendre le temps de porter ses fleurs au +Père-Lachaise avant de rentrer à la Salpêtrière.</p> + +<p>Car elle ne s'échappait pas pour autre chose que pour visiter les +cimetières. Elle rentrait toujours.</p> + +<p>Franchissons maintenant les mois et les années. Arrivons au moment où +séparé de M. Louaisot déjà depuis longtemps, je continuais néanmoins +d'éclairer sa conduite, poussé par un sentiment de curiosité +irrésistible.</p> + +<p>On n'assiste pas au prologue d'un tel drame sans rester mordu par le +besoin d'en connaître le dénouement.</p> + +<p>Jean Rochecotte-Bocourt, l'un des deux survivants de l'association +tontinière établie plus de quarante ans en ça entre les cinq +fournisseurs du pays de Caux, était maintenant un vieillard souffreteux, +tout tremblant de corps et d'esprit qui végétait dans un état de +perpétuelle terreur.</p> + +<p>Il avait quitté la Normandie quelques mois après la mort du troisième +tontinier, et je suppose que M. Louaisot n'était pas étranger à cette +fuite.</p> + +<p>Car, en s'expatriant, le vieux Jean fuyait positivement le terrible +voisinage de Joseph Huroux.</p> + +<p>L'étude Pouleux était toujours dépositaire des fonds de la tontine, qui +dépassaient désormais de beaucoup quatre millions, puisque la troisième +période de quinze années était entamée.</p> + +<p>Me Pouleux n'avait pas les mêmes raisons que Louaisot pour tenir la +dragée haute à Joseph Huroux qui avait maintenant une chance sur deux +d'entrer en possession du trésor: une très grosse chance contre une très +petite, car il était bien portant, malgré ses excès, et le vieux Jean ne +tenait plus sur ses jambes.</p> + +<p>En outre, Joseph Huroux passait pour avoir un moyen à lui d'amender les +tables de mortalité, et le vieux Jean, à cet égard, n'était plus capable +de lui rendre la monnaie de sa pièce.</p> + +<p>Aussi Me Pouleux s'était-il fait sans scrupule aucun le banquier de +l'ancien mendiant qui ne gueusait plus et courait les foires et +assemblées, aussi cossu que pas un marchand de bœufs.</p> + +<p>Plus Joseph Huroux vieillissait, et mieux il buvait. Quand il avait bu, +il se posait en gros capitaliste, comme si déjà la clef de la caisse +tontinière eût été dans la poche de côté de sa peau de bique.</p> + +<p>Seulement, il avait la fanfaronnade normande, et ne disait jamais rien +qui pût compromettre ni le passé ni l'avenir.</p> + +<p>Le vieux Jean, pauvre et malade, n'aurait pas duré beaucoup en face de +ce robuste matador qui avait déjà de terribles ressources au temps de sa +misère, et qui aujourd'hui faisait sonner des poignées de pièces de cent +sous dans son sac.</p> + +<p>Mais, aux faibles, il reste la Providence. Ici, la Providence eut la +bizarre idée de marcher dans les grands souliers crottés de M. Louaisot, +qui donna au pauvre vieux Jean les moyens de venir à Paris.</p> + +<p>M. Louaisot l'aurait mis bien volontiers dans sa propre maison, mais le +vieux Jean avait défiance. Les gens de campagne se croient plus en +sûreté dans la solitude qu'auprès d'un chrétien de certaine espèce.</p> + +<p>Je partage un peu leur avis.</p> + +<p>On chercha donc tout bonnement un trou pour bien cacher le vieux Jean.</p> + +<p>Dans la rue du Rocher, à quelques centaines de pas de la barrière +Monceaux, il y avait alors une petite allée humide et tortueuse, qui +courait entre deux grands murs et rejoignait d'immenses terrains vagues, +où le quartier de Laborde a été bâti depuis.</p> + +<p>Cela confinait à la Petite-Pologne, forêt de Bondy parisienne, aussi +célèbre jadis que le furent plus tard les Carrières d'Amérique.</p> + +<p>Ce lieu s'appelait la plaine Bochet. Bien peu de gens savaient son nom.</p> + +<p>Au bout de la ruelle, il y avait une masure en complet désarroi, +entourée, comme une tombe, d'un terrain de deux mètres en tous sens. +Elle avait appartenu à un rétameur qui travaillait en ville et ne venait +là que pour dormir.</p> + +<p>On y installa le bonhomme Jean Rochecotte.</p> + +<p>De prix d'achat, ce palais coûta cinq cents francs, et le vieux vécut là +au milieu de son futur domaine, car il devait acquérir bien peu de temps +après tous les terrains et toutes les maisons qui entouraient sa misère.</p> + +<p>Ce ne fut pas moi qui le cherchai. Vous allez voir que ce fut lui qui +vint à moi, car je nichais dans une hutte encore plus misérable que la +sienne, faite avec une douzaine de planches pourries et de vieux volets, +dont la location me coûtait quatorze sous par semaine, payables dix +centimes chaque soir.</p> + +<p>Je succédais à un tueur de rats qui avait fait banqueroute.</p> + +<p>Moi, dans ma hutte, je n'avais même pas d'entourage comme au cimetière, +et quand mes pieds s'allongeaient en dormant, ils passaient à travers +mes murs.</p> + +<p>Ce fut là que je commençai la rédaction de mes œuvres littéraires.</p> + +<p>J'avais vu M. Louaisot venir plusieurs fois dans le taudis du vieux Jean +qui m'inspirait une certaine envie par le confortable dont il jouissait. +On lui avait installé un poêle de fonte et il faisait sa soupe en plein +air, vêtu d'un manteau de chasseur d'Afrique qui m'aurait été comme un +gant.</p> + +<p>Avec ce même petit manteau gris d'ardoise, dont les déchirures étaient +très bien recousues de fil blanc, il allait, le matin, chercher son sou +de lait dans la rue du Rocher sous une porte cochère. Pour tout dire +enfin, il prenait son café le soir avec une larme d'eau-de-vie.</p> + +<p>Auprès de moi, c'était un gros bourgeois.</p> + +<p>On pense si je guettais M. Louaisot! Je l'avais reconnu dès sa première +visite. Mais on devine en même temps quelles précautions je prenais pour +n'être point vu de lui.</p> + +<p>En vérité, ce n'était pas difficile. Les pentes des Montagnes Rocheuses +ne peuvent pas être plus sauvages ni plus accidentées que ne l'étaient +les abords de mon domaine.</p> + +<p>C'étaient partout des décombres, d'immenses tas de plâtras, des steppes +de cette grande vilaine herbe bleuâtre qui croit sans culture, dans tous +les terrains vagues de Paris.</p> + +<p>On aurait mis là-dedans du chevreuil! Et j'avais arrangé—car mon goût +pour la poésie a résisté à tous mes malheurs—un petit jardinet entre +trois pans de mur en ruines, où je cultivais des chrysanthèmes arrachés +sur les talus des fortifications, des pissenlits, deux pieds de digitale +et même un lilas, ramassé dans les rebuts du marché aux fleurs. Il était +devenu superbe, mon lilas,—comme ces condamnés de la médecine qui ont +le tort de reprendre et d'engraisser à la barbe de la faculté.</p> + +<p>Un jour que j'étais à mon travail d'auteur, je vis M. Louaisot déboucher +de l'allée avec une jeune femme, et du premier coup d'œil je reconnus +la folle de la Salpêtrière: Laura Cantù, dite la Couronne.</p> + +<p>Elle allait derrière lui, ou plutôt autour de lui comme un enfant qui +joue en marchant. Elle cueillait des herbes et quelques pauvres vilaines +fleurs.</p> + +<p>Parfois, d'un bond de chamois, elle franchissait un décombre—ou bien +grimpait sur une ruine—pour voir de plus loin.</p> + +<p>D'où j'étais, je la trouvais toute jeune: l'air d'une fillette.</p> + +<p>Le bonhomme Jean prenait le soleil sur le pas de sa porte.</p> + +<p>Dès que Laura l'aperçut, elle courut à lui. Il se trouvait que la pauvre +créature aimait les vieillards presque autant que les enfants.</p> + +<p>Elle bondit sur les genoux de Jean Rochecotte et s'y blottit, caressante +comme si elle eût trouvé là le sein de son père.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IVd" id="IVd"></a><a href="#table">IV</a></h2> + +<h3>L'outil est-il bon?</h3> + + +<p>Je ne sais pas ce que se dirent le vieux Jean et le patron. J'étais bien +trop loin pour les entendre causer mais il fut évident pour moi que M. +Louaisot apportait une communication à la fois importante et fâcheuse, +car le vieux se prit bientôt à trembler de tous ses membres.</p> + +<p>Il n'y aura pas beaucoup de dialogue dans le drame qui va suivre, +puisque mes oreilles m'étaient inutiles. J'espère cependant rendre les +scènes aussi claires pour le lecteur qu'elles le furent pour moi qui +assistai, toute cette journée durant, à une véritable pantomime.</p> + +<p>Louaisot ne resta pas plus d'un quart d'heure. En s'en allant, il laissa +Laura endormie aux pieds du vieillard qui la regardait avec un espoir +mêlé de terreur.</p> + +<p>Je traduisais déjà l'expression de cette physionomie ravagée. Elle me +semblait dire:</p> + +<p>«Est-ce bien vrai que cette pauvre fille soit en état de me porter +secours?»</p> + +<p>Mais le véritable mot de l'énigme me fut donné une heure environ après +le départ de Louaisot.</p> + +<p>Le bonhomme s'était assoupi à son tour. C'était vraiment une misérable +créature, sa tête pendait sur sa poitrine creuse, laissant saillir les +os de sa nuque, dentée comme une scie.</p> + +<p>Un coup de poing aurait brisé cela comme verre.</p> + +<p>Tout d'un coup, je vis paraître au bout de la ruelle une peau de bique, +un brûle-gueule et un nez couleur de tomate.</p> + +<p>Jamais je n'avais vu Joseph Huroux. J'ignorais même qu'il fût en état de +se payer une toilette aussi étoffée.</p> + +<p>Et pourtant je le reconnus tout de suite, comme si quelqu'un l'eût nommé +derrière moi.</p> + +<p>Ma pensée marcha aussitôt. Je ne dis pas mon imagination, j'en manque +absolument; je dis ma pensée: ce qui chez nous devine et déduit par le +calcul.</p> + +<p>Que venait faire là l'ancien mendiant, si véhémentement soupçonné +d'avoir guéri de leur misère les trois premiers membres de la tontine?</p> + +<p>Ceci n'était pas même une question pour moi.</p> + +<p>Joseph Huroux venait rendre au vieux Jean le même service qu'il avait +déjà rendu successivement à Jean-Pierre Martin, le bedeau, à Simon Roux, +dit Duchêne le déserteur, et à Vincent Malouais, le maquignon.</p> + +<p>Mauvaise figure, du reste, ce Joseph Huroux, et qui disait assez bien +son dessein.</p> + +<p>Mais comment était-il là? Le trou du bonhomme ne pouvait, en vérité, +passer pour une cachette facile à découvrir.</p> + +<p>Le vieux Jean ne sortait jamais, sinon dans un petit périmètre de cent +cinquante mètres au plus pour se procurer ses aliments et son tabac. Son +chauffage, il le ramassait dans le désert qui environnait nos deux +huttes, la sienne et la mienne.</p> + +<p>Et même, quand une de mes planches laissait tomber ses coins moisis, il +ramassait le bois pour le brûler.</p> + +<p>Un limier de Paris, un vrai limier serait venu ici peut-être tout +justement parce que personne n'y venait, mais un bouledogue campagnard!</p> + +<p>Non. Ce devait être M. Louaisot qui avait attiré là Joseph Huroux par +son industrie.</p> + +<p>La présence de Laura,—l'outil,—donnait pour moi à cette supposition le +caractère de l'évidence.</p> + +<p>M. Louaisot avait pris les devants, parce que l'homme à la peau de bique +l'inquiétait. Ce n'était pas, après tout, un adversaire méprisable. Il +avait fait trois fois ses preuves.</p> + +<p>Un coup d'heureuse chance pouvait lui fournir beau jeu pour la partie +suprême. Avec beau jeu, il devait gagner. Et alors, le plan de M. +Louaisot, qui avait déjà coûté si cher, était ruiné à jamais.</p> + +<p>Il n'était pas dans la nature du patron de s'en rapporter au sort. Lui +qui trichait toujours, pourquoi aurait-il mené loyalement cette partie +d'où dépendait tout son avenir?</p> + +<p>Il avait, comme à l'ordinaire, voulu choisir son terrain, son heure et +ses armes.</p> + +<p>Il avait amené Joseph Huroux ici—lui-même.</p> + +<p>Ici, où le piège était tendu.</p> + +<p>J'allais voir la lutte, moi, la plume derrière l'oreille et commodément +assis sur la bûche qui me servait de fauteuil à la Voltaire.</p> + +<p>Je ne sais pas si mon admiration pour ce roi des coquins me rend +partial, mais je suis bien forcé d'avouer qu'ici encore sa combinaison +me paraît mériter les plus grands éloges.</p> + +<p>Rien que le choix de l'outil trahit la main d'un maître.</p> + +<p>Voici un scélérat campagnard qu'on a été pêcher dans son cabaret +d'habitude, là-bas, au fond du pays de Caux pour lui dire:</p> + +<p>«L'homme que tu cherches et qui vaut pour toi une demi-douzaine de +millions est à Paris.»</p> + +<p>Ce n'est pas mal, mais cela rentre dans les moyens vulgaires.</p> + +<p>Le rustre part. À Paris, il cherche et ne trouve pas. On le prend par la +main et on le conduit au seuil de la cachette.</p> + +<p>Ça devient plus original. Il y a en effet, là, une difficulté.</p> + +<p>Pour tendre une embuscade à l'ennemi, il faut des soldats. Et l'ennemi, +quand il s'appelle Joseph Huroux, ancien mendiant à besace du pays +cauchois, a un flair capable de dépister le gendarme à trois lieues à la +ronde.</p> + +<p>D'ailleurs, dans notre cas spécial le gendarme n'est bon que pour +arrêter, empêcher, il ne tranche pas la question de survivance, qui est +la principale.</p> + +<p>Tout est donc dans le choix du soldat qui va garder ce vieil homme, +inhabile à se garder lui-même.</p> + +<p>Tout est dans le choix de l'outil.</p> + +<p>Or voici un outil qu'on ne voit pas, une arme qui n'a pas l'air d'une +arme: une gracieuse jeune femme dont l'indolence ne peut qu'ajouter aux +embarras du vieillard.</p> + +<p>Le rustre peut approcher sans défiance. Tout au plus lui en coûtera-t-il +deux coups au lieu d'un, et il n'est pas à cela près.</p> + +<p>Ah! certes, la trappe est bien tendue. C'est une arme invisible, +celle-là.—Reste à savoir si elle est assez fortement trempée pour +remplacer les armes qui se voient.</p> + +<p>C'est à peine si Joseph Huroux se montra au bout du mur qui fermait +l'extrémité de la ruelle, débouchant dans la plaine Bochet.</p> + +<p>Je dis <i>fermait</i> parce que la ruelle venait sur nous de biais. Pour se +cacher il suffisait de faire un pas en arrière.</p> + +<p>Joseph Huroux avait un chapeau de cuir rabattu jusque sur ses yeux. Il +tenait à la main une monstrueuse cravache dont le cuir était tout pelé, +mais qui devait avoir dans sa pomme une balle pesant au moins une once.</p> + +<p>Il regarda le vieux et je vis ses grosses lèvres sourire.</p> + +<p>La vue de Laura endormie parut l'enchanter beaucoup moins. Je devinai +sur sa bouche une question qui devait être celle-ci:</p> + +<p>—Où diable la vieille bête a-t-il volé cela?</p> + +<p>Il réfléchit pendant la moitié d'une minute, puis il disparut.</p> + +<p>J'étais sûr qu'il ne s'en était pas allé bien loin.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Vd" id="Vd"></a><a href="#table">V</a></h2> + +<h3>Ce que valait l'outil</h3> + + +<p>Le dimanche, dans ces halliers parisiens plus sauvages que les solitudes +de la Sonora et d'une laideur désolée à laquelle rien au monde ne se +peut comparer, quelques Pawnies de la rue Saint-Lazare, quelques +O-jibbewas de la barrière Monceaux venaient quelquefois vaguer.</p> + +<p>On voyait là de pauvres honnêtes familles si peu habituées au vert +qu'elles prenaient les souillures du sol pour de l'herbe, et nos cahutes +pour des chaumières,—on voyait aussi quelques couples prodigieux, don +Juan de retour du bagne et sa dona Anna fourrageant dans cette misère et +essayant de ruiner les ruines.</p> + +<p>Mais les jours de semaine, personne! jamais!</p> + +<p>On arrivait pourtant dans ce Sahara de deux hectares par trois +différents côtés, la ruelle d'abord, un couloir descendant du boulevard +extérieur ensuite, enfin une sorte de boyau tortueux qui montait de la +rue de Laborde.</p> + +<p>Mais excepté le dimanche, où Paris descendrait à la cave plutôt que de +ne pas sortir de chez lui, ces trois défilés semblaient des barrières +infranchissables entre notre barbarie et la civilisation indigente des +alentours.</p> + +<p>Le lieu était véritablement propice pour un mauvais coup. Point de +fenêtres donnant sur les terrains. Entre la rue du Rocher, qui était la +plus voisine de nous et nos huttes il y avait toute la longueur de la +ruelle, occupée par deux grands jardins dont les murs avaient vingt +pieds de hauteur.</p> + +<p>Je ne crois pas qu'il se fût jamais commis là beaucoup de crimes, mais +c'était parce que personne n'y venait qui valût la peine d'être assommé.</p> + +<p>Un soir de dimanche, j'y ai entendu deux philosophes dont l'un disait à +l'autre avec mélancolie:</p> + +<p>—S'il venait seulement quelqu'un de trois francs!...</p> + +<p>Mais l'autre ne répondit seulement pas à la hardiesse de cette +hypothèse.</p> + +<p>Une heure se passa. La Couronne s'éveilla la première. Elle secoua +doucement la main du vieillard qui ouvrit les yeux en sursaut. Il avait +dormi tranquille parce qu'il se sentait gardé, on comprenait cela à la +terreur soudaine que le réveil amenait.</p> + +<p>La Couronne demanda à manger, car le vieux entra dans sa maison et en +ressortit avec une tartine de pain et une pomme.</p> + +<p>Laura se mit aussitôt à faire son repas.</p> + +<p>Il n'y avait pas à s'y tromper, elle était là en sentinelle. Louaisot +avait obtenu d'elle promesse d'y rester un temps donné. Et d'autre part, +il s'était arrangé de façon que Joseph Huroux arrivât pendant qu'elle +faisait faction.</p> + +<p>Le patron excellait à ces arrangements presque puérils et fournissant +des conséquences tragiques.</p> + +<p>Dès que la Couronne eut achevé son repas qu'elle prit, accroupie, +mangeant tour à tour une petite bouchée de pain et une petite bouchée de +pomme, elle sauta sur les genoux du vieux Jean et l'embrassa à plusieurs +reprises.</p> + +<p>Elle était gaie, elle riait si bruyamment que l'écho de sa joie venait +jusqu'à moi par les trous de mes planches.</p> + +<p>Puis elle prit tout à coup sa course à travers les herbes desséchées, +fouillant les maigres broussailles et cherchant je ne sais quoi.</p> + +<p>Tantôt elle parlait toute seule, tantôt elle chantait sa chanson.</p> + +<p>Je guettais l'embouchure de la ruelle.</p> + +<p>Joseph Huroux n'avait point reparu.</p> + +<p>Le soleil s'était couché derrière les maisons lointaines de la rue de la +Bienfaisance dont les derrières bordaient le terrain du côté de l'ouest.</p> + +<p>Le brun de nuit approchait.</p> + +<p>Laura se mit à bercer le cher petit fantôme que son rêve mettait entre +ses bras si souvent. Aux lueurs du crépuscule vous eussiez dit la jeune +mère heureuse qui presse contre son sein l'espoir bien aimé de sa vie.</p> + +<p>Elle était belle et douce comme l'amour des madones.</p> + +<p>En berçant, elle chantait. Elle vint si près de ma hutte que j'entendais +sa mélodie plaintive:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Était dans sa cage</i><br /></span> +<span class="i0"><i>L'oiseau de passage.—</i><br /></span> +<span class="i0"><i>La lune à présent</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Est sous le nuage....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Elle s'interrompit à dix pas de moi pour cueillir un liseron fané.</p> + +<p>Et la nature du pacte conclu entre elle et Louaisot me fut +catégoriquement expliquée, car elle dit:</p> + +<p>—Il m'a promis de me donner tout ce que je pourrais porter de fleurs!</p> + +<p>Voilà pourquoi elle gardait fidèlement sa faction. Pour récompense, elle +aurait de pleines brassées de fleurs; de quoi fleurir beaucoup, beaucoup +de petites tombes.</p> + +<p>Elle passa derrière ma cahute:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Mon petit enfant,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Où s'en est allée</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ton âme envolée?—</i><br /></span> +<span class="i0"><i>J'écoute le vent</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Qui suit la vallée....</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Ce fut le dernier couplet que j'entendis: Laura s'était perdue dans les +décombres.</p> + +<p>Le vieux Jean avait repassé le seuil de sa maison.</p> + +<p>Mon regard, qui avait quitté un instant l'extrémité de la ruelle, y +revint. Je vis quelque chose de sombre au coin du grand mur.</p> + +<p>Cela remuait—et avançait.</p> + +<p>La brune était tombée tout à fait, mais je n'avais pas besoin d'y voir. +Je savais quel était cet objet sombre qui semblait glisser vers la +cabane du vieux Jean.</p> + +<p>Celui-ci était en train d'allumer sa chandelle. Je venais d'apercevoir +cette lueur rapide qui suit l'explosion d'une allumette chimique.</p> + +<p>Il ne devait pas être sur ses gardes.</p> + +<p>Tout cela ne me concernait point, et pourtant j'avais la poitrine +serrée.</p> + +<p>Ce n'était pas pour les millions. Ces deux vieux hommes jouaient une +partie dont l'enjeu aurait couvert d'or les trois quarts de la plaine +Bochet, mais que m'importait cet enjeu, dont, en aucun cas, je ne devais +avoir ma part?</p> + +<p>Ma poitrine se serrait parce que je devinais un couteau sous la peau de +bique de l'ancien mendiant, et parce que ce vieillard tremblotant, qui +ne saurait point se défendre, était mon voisin, mon seul voisin depuis +plusieurs semaines.</p> + +<p>Et puis qu'allait faire la Couronne?</p> + +<p>Elle était loin. On ne la voyait plus. L'écho de son chant n'arrivait +même pas jusqu'à moi.</p> + +<p>Joseph Huroux avançait toujours.</p> + +<p>Il était arrivé à un pli de terrain où les herbes avaient eu plus +d'humidité et s'étaient multipliées.</p> + +<p>Il avait désormais de quoi masquer son approche.</p> + +<p>Je n'aurai jamais honte de ma sensibilité. Cédant à un mouvement +généreux, je soulevai la planche qui me servait de porte et je sortis.</p> + +<p>Je pouvais prévenir le vieux sans trop de danger parce que sa cahute +avait une manière de fenêtre qui donnait juste en face de moi et qui se +trouvait ouverte.</p> + +<p>Mais je n'eus pas le temps d'accomplir mon dessein.</p> + +<p>L'événement marcha comme la foudre.</p> + +<p>Au moment où je sortais en prenant les précautions dictées par la +prudence, le vieux Jean qui ne se doutait encore de rien, mais qui +voulait clore sa devanture à l'heure ordinaire, passa sa tête à la +fenêtre, ouverte de mon côté et cria de sa voix chevrotante:</p> + +<p>—Hé! là-bas! ma bonne fille, il faut rentrer.</p> + +<p>Elle entendit, car son pas remua les herbes à une centaine de mètres +derrière moi. Mais Jean Huroux entendit aussi. Il avait avancé bien plus +que je ne croyais à l'abri de la coulée. Je le vis se dresser à vingt +mètres tout au plus de la porte du vieux Jean.</p> + +<p>Celui-ci l'aperçut en même temps que moi. Il était debout au seuil de sa +porte et tenait la barre à la main. Je suppose qu'il reconnut son mortel +ennemi, car il jeta la barre dont il n'avait plus le temps de se servir +et, faisant le tour de sa cabane, il s'enfuit vers ma hutte. On +entendait le râle de terreur qui s'échappait de sa gorge. Pourtant, il +n'avait pas perdu son sang-froid, car en courant, il criait:</p> + +<p>—Laura, ma fille! c'est lui! au secours!</p> + +<p>C'était encore un rude gaillard que ce Joseph Huroux.</p> + +<p>Il avait dépouillé sa peau de bique pour mieux aller et il faisait des +enjambées de loup.</p> + +<p>Moi, j'avais laissé retomber ma planche. Mon taudis avait bien assez de +trous sans cela.</p> + +<p>La Couronne venait, mais elle ne se pressait pas. Le vieux n'avait pas +encore prononcé le mot sacramentel.</p> + +<p>Et il faillit bien ne pas le prononcer, car Joseph Huroux gagnait +terriblement.</p> + +<p>Au risque de radoter, je répète qu'on était ici aussi loin de tout +secours, quoique dans Paris, et aussi à l'aise pour commettre un meurtre +que si une forêt vierge vous eût entouré à dix lieues à la ronde. Huroux +atteignit Jean au moment où celui-ci passait devant ma hutte. Jean +venait de butter et de tomber.</p> + +<p>Ce fut ce qui le sauva, car en tombant et probablement sans le savoir, +il prononça le mot-talisman.</p> + +<p>—Viens! s'écria-t-il avec détresse, voilà l'homme! celui qui a tué le +petit enfant!</p> + +<p>Quelque chose de plus rapide qu'un cerf au plus fort de sa course passa +devant ma hutte. À travers les planches, je sentis le vent de ce +projectile humain. C'était la Couronne qui bondissait.</p> + +<p>Jean Huroux, saisi à la gorge, poussa une clameur étranglée.</p> + +<p>Il y eut une lutte courte, pendant laquelle je vis la folle s'enlacer +comme un serpent autour de ce gros corps aux formes athlétiques. Puis la +folle se mit à gambader de ci de là, tandis que Joseph Huroux gisait la +face contre terre. L'outil était bon.</p> + +<p>Le vieux Jean se releva péniblement. Quand il fut debout, il redressa +ses reins que toujours j'avais vus courbés, et d'une voix que je n'avais +jamais entendue, il dit:</p> + +<p>—<i>Je suis le dernier vivant!</i></p> + +<p>J'attendais le patron.</p> + +<p>Le patron vint avec sa charge de fleurs que la Couronne emporta en +triomphe.</p> + +<p>Celle-là n'était pas embarrassée pour entrer au cimetière après la +fermeture des grilles. La hauteur des murailles ne l'inquiétait point.</p> + +<p>M. Louaisot voulut prendre avec le vieux Jean son ton ordinaire, mais +celui-ci ne le permit point.</p> + +<p>—Mon brave M. Louaisot, lui dit-il, gardons nos distances, s'il vous +plaît. Je ne refuse pas de vous prendre pour mon homme d'affaires: vous +savez votre métier, vous ferez les diligences voulues pour que les fonds +de la tontine me soient immédiatement délivrés. En attendant, quoique je +sois bien innocent du meurtre de cette bête brute, on pourrait m'en +accuser, à cause du grand intérêt que j'y avais. Si vous voulez traîner +le cadavre jusqu'au bout de la ruelle qui va place Laborde, il y a là un +cabaret mal famé dont le voisinage expliquera au besoin la fin violente +de Joseph Huroux. Attendez, si vous voulez, que la nuit soit plus noire. +Ici, nous n'avons pas à craindre la curiosité des passants, et mon +voisin, mon seul voisin—il parlait de moi,—ne rentre guère que vers +dix heures. S'il s'était trouvé là, malheureusement, nous aurions été +obligés de nous occuper de lui.</p> + +<p>—Vous êtes sûr qu'il n'y est pas? demanda Louaisot. On juge si j'étais +sur un lit de roses!</p> + +<p>J'avais une sortie de derrière, ou plutôt chaque planche de mon taudis +pouvait être poussée et servir de porte.</p> + +<p>Je n'attendis même pas la réponse du vieux Jean. Je fourrai mes papiers +sous ma pèlerine, et je me glissai dehors.</p> + +<p>Il était temps. Le vieux Jean répondit:</p> + +<p>—On peut toujours voir.</p> + +<p>Et, sans plus de façon, le patron entra chez moi en poussant ma porte +d'un coup de pied.</p> + +<p>Je m'étais blotti dehors dans une brousse qui avait prospéré à l'abri du +mur, et je ne bougeais pas plus qu'un lapin dans son terrier.</p> + +<p>Il n'y est pas, dit le patron, mais....</p> + +<p>—Il s'interrompit pour respirer fortement et acheva:</p> + +<p>—Oui, de par le diable! Je connais cette odeur-là: c'est du gibier à +moi!</p> + +<p>Je ne sais pas si j'ai noté parmi les qualités naturelles de M. Louaisot +le flair qu'il avait: un flair qui valait celui d'un limier. Je l'ai vu +dix fois, à Méricourt, me dire le nom du client qui l'avait attendu en +fumant sa pipe dans la cuisine. Et cela sans jamais se tromper.</p> + +<p>—Comment s'appelle votre voisin, puissant et respectable millionnaire? +demanda-t-il au vieux Jean.</p> + +<p>—Est-ce que je sais le nom d'une pareille espèce! répondit le bonhomme, +prenant pour sérieuse la formule ironique du patron.</p> + +<p>—L'avez-vous vu, au moins, noble capitaliste?</p> + +<p>—Deux ou trois fois, oui.</p> + +<p>—Est-il grand ou petit?</p> + +<p>—Il est haut comme ma botte.</p> + +<p>—C'est bien cela. Je vais passer la nuit chez vous, tant pour porter ce +qui reste de Joseph Huroux à une distance convenable que pour établir +une souricière où se prendra votre avorton de voisin. J'ai un compte +personnel à régler avec ce moucheron-là.</p> + +<p>Mais le compte ne fut pas réglé. Pendant que M. Louaisot allait chercher +de la lumière dans la cahute du vieux, je gagnai au large en rampant +comme un sauvage. Du coup, je perdis mon mobilier, car je ne suis jamais +rentré depuis dans mon domicile de la plaine Bochet.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Neuvieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire" id="Neuvieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</a></h2> + +<h3>Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux</h3> + + +<p>Cette affaire-là, je la connais comme ma poche. Je ne vais pas m'amuser +à repasser tout ce que les journaux ont dit, mais il y a beaucoup de +choses que personne n'a pu dire, parce que tout le monde les ignore, +excepté le patron et moi.</p> + +<p>Et encore une belle dame à qui je puis donner un nom, grâce à mon +système de pseudonymes raisonnés analogiques: la marquise Ida de Salonay +(Olympe de Chambray).</p> + +<p>Quand un outil est bon, c'est le cas de ne pas le jeter de côté après +s'en être servi une fois. Louaisot avait une besogne encore plus +importante que l'exécution de Joseph Huroux. En définitive, il y avait +vingt moyens d'éloigner l'ancien mendiant de son chemin.</p> + +<p>Le genre de vie de Huroux rendait explicables tous les genres de mort +violente.</p> + +<p>Il n'en était pas de même du jeune comte Albert de Rochecotte et de +Jeanne Péry. Tous les deux devaient disparaître puisque tous les deux +barraient la route, mais ici, un double meurtre, accompli dans des +circonstances ordinaires, aurait donné naissance à de trop faciles +soupçons.</p> + +<p>Car on commençait à parler du dernier vivant de la tontine normande et +de ses héritiers présomptifs. Bien des gens savaient l'ordre légal dans +lequel venaient les têtes aptes à succéder: Rochecotte premier, Péry de +Marannes second, marquise de Chambray troisième. (Celle-ci du chef du +jeune marquis Lucien de Chambray, son fils mineur.)</p> + +<p>Il s'agissait d'apporter ici des raffinements tout particuliers. La mort +devait jouer un jeu savant.</p> + +<p>La maxime: <i>reus is est cui prodest crimen</i><a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a> qui, dans le cas d'une +double disparition, devait peser si lourdement sur la marquise Olympe, +pouvait-elle être retournée à son avantage? la couvrir, en quelque sorte +comme une irrécusable preuve d'innocence?</p> + +<p>Déjà de mon temps, le patron travaillait à résoudre ce problème de haute +algèbre-coquine.</p> + +<p>Il avait trouvé cette formule mathématique: <i>détruire la première tête +par la seconde et la seconde par la loi qui aurait à châtier le meurtre +de la première.</i></p> + +<p>Cartouche et Mandrin étaient en vérité de bien naïfs scélérats à côté de +nos calculateurs modernes.</p> + +<p>Car ce problème étant proprement résolu, la troisième ligne devenait +première et pouvait se laver les mains de l'accident qui fauchait les +deux autres.</p> + +<p>On dira tout ce qu'on voudra, le patron avait du talent.</p> + +<p>Le lecteur peut se souvenir d'une double rencontre que nous fîmes, M. +Louaisot et moi, dans le jardin du Palais-Royal: la petite Jeanne Péry +d'un côté, conduite par sa mère, et de l'autre la petite Fanchette, plus +âgée d'un an, émancipée par l'abandon et la misère, et faisant toute +seule son métier de revendeuse de plaisirs.</p> + +<p>M. Louaisot n'avait alors que faire de Jeanne ni de M<sup>me</sup> Péry, mais il +s'était donné le soin d'acheter des plaisirs à Fanchette.</p> + +<p>Et en le voyant causer avec l'enfant, je m'étais dit tout de suite: Ce +n'est pas pour le roi de Prusse que le patron gaspille ainsi dix sous et +dix minutes!</p> + +<p>Cette Fanchette était vraiment une jolie petite fille, résolue et gaie, +qui prenait son sort en joyeuse part.</p> + +<p>M. Louaisot, depuis ce jour-là, s'arrangea de manière à ne la plus +perdre de vue, et même quand elle eut monté—ou descendu—en grade, +quand elle fut devenue la maîtresse de cet Albert de Rochecotte dont la +devise était «on n'épouse pas Fanchette», M. Louaisot l'accostait +encore partout où il la rencontrait pour lui donner ou lui demander des +nouvelles du pays.</p> + +<p>Ils se traitaient tous deux en amis. Louaisot avait raconté à la jeune +fille qu'il l'avait embrassée autrefois toute petite enfant chez les +bons fermiers des environs de Dieppe.</p> + +<p>Il savait leur nom pour avoir eu lui-même affaire à eux—pour le petit +Lucien, le fils d'Olympe. Il rappelait la grande écuelle du père Hulot, +toujours pleine de fort cidre, et les aiguilles à tricoter qui +hérissaient du soir au matin la coiffe de la maman Hulot.</p> + +<p>Bref, il prenait juste le diapason qu'il fallait pour avoir le droit +d'appeler Fanchette:</p> + +<p>«Ma jolie payse».</p> + +<p>À Paris, on a des connaissances comme cela et des amis du même numéro. +Ce sont des familiarités de rencontre qui ne mènent à rien, mais les +gens qui ont une grande quantité de ces relations savent tout.</p> + +<p>Le patron était homme à cultiver avec soin un pareil commerce pour s'en +servir à l'occasion, ne fût-ce qu'une seule fois.</p> + +<p>Fanchette n'était pas pour lui un <i>outil de</i> premier ordre comme la +Couronne, c'était un de ces objets qu'on use d'un coup: une allumette, +un timbre, un cigare.</p> + +<p>Ces choses on les porte quelquefois longtemps sans y toucher. Puis vient +l'heure et on les consomme.</p> + +<p>Ce fut Fanchette qui donna au patron, l'heure étant venue, le moyen de +préparer la mise en scène du drame.</p> + +<p>Pour cela, cette pauvre Fanchette ne se mit pas en frais. Elle répondit +à une question banale par une parole insignifiante.</p> + +<p>Et tout fut dit. Le patron se paya de ses cinq ou six ans d'attente.</p> + +<p>Voici la demande de Louaisot et la réponse de Fanchette:</p> + +<p>—Est-ce que vous allez demain à la première du <i>Gymnase</i>?</p> + +<p>—Non, je dîne à la campagne.</p> + +<p>Louaisot était prêt. Il cherchait son terrain pour livrer la bataille. +La veille, il avait appris que Jeanne était au couvent de la +Sainte-Espérance. Le matin il avait trouvé un moyen de l'en faire +sortir.</p> + +<p>Depuis huit jours il portait dans sa poche la paire de ciseaux de +fabrique anglaise, aux initiales S. W., qu'une main exercée avait +soustraite dans la boîte à ouvrage de Jeanne. Ses canons étaient en +batterie. Il dressa l'oreille à ce mot <i>campagne</i>.</p> + +<p>—On ne dîne plus bien à la grille de Ville-d'Avray, dit-il au hasard. +Si rien n'avait mordu à l'hameçon il en aurait jeté un autre.</p> + +<p>Mais quelque chose mordit, Fanchette répartit:</p> + +<p>—Oh! nous n'allons pas à Ville-d'Avray. C'est un anniversaire. Nous +fêtons, Albert et moi, le souvenir de notre premier tête à tête, et il +faut bien choisir pour cela le restaurant où le dîner eut lieu.</p> + +<p>—Le nom du temple, s'il vous plaît? demanda Louaisot en riant.</p> + +<p>—Nous n'étions pas riches alors. Nous dînâmes aux <i>Tilleuls</i>, au +Point-du-Jour. C'est devenu depuis un restaurant très convenable.</p> + +<p>—Bon appétit, ma jolie payse!</p> + +<p>Si fort qu'on soit, il est impossible de tout faire par soi-même. +Louaisot avait des aides peu nombreux, mais éprouvés, qu'il employait le +plus rarement possible. Je ne lui en ai jamais connu que deux, et c'est +à peine si je les ai vus deux ou trois fois en besogne. L'un de ces +aides était un mauvais sujet du nom de François Riant, ancien garçon de +café. Louaisot rentra chez lui raide comme balle. François Riant fut +appelé, Louaisot lui demanda:</p> + +<p>—Connais-tu des garçons aux <i>Tilleuls</i>, du Point-du-Jour?</p> + +<p>—Berthoud, Laurent et Nicolas, répliqua Riant. Il n'y en a pas des +masses.</p> + +<p>—Si tu veux gagner cinquante louis... tu m'entends? cinquante, tu +remplaceras demain de trois heures de l'après-midi à dix heures Nicolas, +Laurent ou Berthoud.</p> + +<p>—Lequel?</p> + +<p>—Celui qui sert les cabinets.</p> + +<p>—Il y en a deux.</p> + +<p>—Celui qui sert les meilleurs cabinets.</p> + +<p>—C'est Laurent... mais comment faire?</p> + +<p>—Laurent a-t-il encore sa mère?</p> + +<p>—Oui, la brave femme.</p> + +<p>—Où demeure-t-elle?</p> + +<p>—À l'Isle-Adam.</p> + +<p>—Tu vas partir tout de suite pour l'Isle-Adam.</p> + +<p>—Ça se peut. Après?</p> + +<p>—À la poste de l'Isle-Adam tu jetteras à la boîte une lettre ainsi +conçue ou à peu près: «Mon cher frère....» Il a des sœurs?</p> + +<p>—Trois.</p> + +<p>—«Mon cher frère, si tu veux arriver à temps pour voir et embrasser +notre mère...»</p> + +<p>—Compris, mais après?</p> + +<p>—Après, tu calculeras l'heure où la lettre devra être distribuée, et tu +iras demain, au Point-du-Jour, juste à cette même heure... un peu avant +pour que ta demande soit faite quand la lettre arrivera.</p> + +<p>—Demande d'emploi?</p> + +<p>—Parbleu! on te refuse d'abord....</p> + +<p>—Et puis, on me rappellera quand Laurent aura lu sa lettre. C'est +possible.</p> + +<p>—C'est certain. Qu'en dis-tu?</p> + +<p>—Je ne dis pas non. Et aux <i>Tilleuls</i>, quelle besogne?</p> + +<p>—Demain, quand tu seras revenu, avant de partir pour le Point-du-Jour, +tu viendras me voir.</p> + +<p>La dernière escapade de la Couronne avait fait grand scandale à la +Salpêtrière. Elle avait passé dehors la nuit tout entière. On l'avait +mise en prison, et la surveillance s'était resserrée autour d'elle.</p> + +<p>Mais il y avait déjà bien du temps que cela était passé, et depuis son +aventure de la plaine Bochet, la Couronne avait pris une folie plus +tranquille. L'avis du médecin en chef était que si on pouvait lui éviter +toute excitation, elle serait bientôt en voie de guérison.</p> + +<p>Le patron savait cela. Car il continuait de faire à sa <i>protégée</i> des +visites sobres et rares. Les médecins causaient volontiers avec lui. Ils +voyaient en lui un philanthrope et un homme du monde désireux de +s'instruire.</p> + +<p>Bien entendu, personne à l'hôpital ne se doutait de la lugubre aventure +qui avait marqué la dernière fugue de Laura Cantù. Le corps de Joseph +Huroux avait été relevé en un lieu où de pareilles épaves ne sont pas +rares. On avait fait autour de lui cette enquête décente et résignée qui +semble conclure toujours ainsi: «Où trouverait-on des pommes, sinon sous +les pommiers?»</p> + +<p>Et comme il avait ses papiers sur lui, on l'avait régulièrement mis en +terre.</p> + +<p>Au moment où nous sommes arrivés, nul ne se souvenait de cela, et Laura +Cantù moins que personne.</p> + +<p>J'ai dit que les batteries de M. Louaisot étaient prêtes. Depuis +quelques semaines en effet, il avait recommencé à agir sur la pauvre +imagination de la Couronne. Il lui parlait à mots couverts d'une rumeur +bizarre qui courait dans Paris: il y avait un démon, ennemi des jeunes +mères, un Vampire qui avait deux existences et qu'il faudrait tuer deux +fois.</p> + +<p>La Couronne écoutait cela. Son cerveau travaillait.</p> + +<p>Elle gardait le secret comme un conspirateur à qui on a confié l'espoir +de la lutte prochaine....</p> + +<p>Dès que François Riant fut parti pour l'Isle-Adam, M. Louaisot se rendit +à la Salpêtrière. Il causa un quart d'heure avec Laura qui était ce +jour-là très calme, avant sa venue.</p> + +<p>En la quittant, il lui serra la main et lui dit:</p> + +<p>—Voici bien longtemps que le petit enfant n'a eu de fleurs....</p> + +<p>Laura s'échappa le soir même par-dessus le mur du préau.</p> + +<p>Elle alla droit au logis de la rue Vivienne. Pélagie lui fit un lit dans +sa chambre. Elles parlèrent du Vampire.</p> + +<p>Pélagie n'était pas absolument rassurée, mais elle avait ses ordres.</p> + +<p>Le lendemain, dès le matin, M. Louaisot mena Laura au cimetière. En +vérité, ce n'était plus une folle: elle savait très bien que son enfant +n'était pas là.</p> + +<p>Il ne restait qu'un coin malade dans son cerveau, mais dans ce coin +vivait la manie terrible et sanguinaire.</p> + +<p>Ce fut le long des allées qui vont et viennent dans le champ des morts +que le patron lui redit, avec plus de détails, la légende du Vampire. +Chacun sait bien que ces monstres à visage humain habitent la campagne +hongroise entre Szeged et Belgrade, mais qu'ils s'échappent parfois pour +franchir le Danube et porter l'effroi dans le centre de l'Europe.</p> + +<p>Il y en a qui boivent la vie des jeunes filles, d'autres qui cherchent +ces petits lits blancs où dort la joie des mères.</p> + +<p>Il faut leur ôter deux fois l'existence.</p> + +<p>Pendant que le patron parlait, la Couronne était suspendue à ses lèvres. +Elle dit: «Je le tuerai deux fois!»</p> + +<p>Dès que Louaisot la vit résolue à tenter la lutte, il lui expliqua +comment il faudrait combattre. On devait la conduire jusqu'au lieu où +elle trouverait le vampire endormi, ivre de son hideux festin.</p> + +<p>Il faudrait d'abord l'étrangler dans son sommeil, sans hésitation ni +pitié, car s'il s'éveillait tout serait perdu.</p> + +<p>Ensuite, il était nécessaire de lui porter un grand nombre de coups avec +la seule arme qui eût le pouvoir de percer sa chair maudite: une paire +de ciseaux enchantée qu'une pauvre mère en deuil avait fait bénir par le +saint archevêque de Grant, primat de Hongrie....</p> + +<p>Or, racontez donc de pareilles faridondaine à des juges en robes noires +ou rouges! Ils aiment bien mieux croire aux vraisemblances que M. +Louaisot leur sert toutes hachées dans une assiette avec du persil +par-dessus.</p> + +<p>Les juges qui ont sous leur bonnet carré une tradition vieille de tant +de siècles, une expérience perfectionnée à travers tous les âges du +monde, ne savent pas encore que les virtuoses du mal n'ont qu'un but: +abriter leurs actes derrière l'impossible.</p> + +<p>Les docteurs ès-crime ne se servent jamais de la vraisemblance que pour +mentir.</p> + +<p>Et l'entêtement des gens raisonnables, des esprits droits, des +imaginations correctes, de tous les hommes comme il faut, enfin, +attachés à cette routine qu'ils ont l'obligeance d'appeler le <i>bon sens</i>, +font, hélas! souvent la partie trop belle aux malfaiteurs bien +appris....</p> + +<p>Vénérés maîtres, en fait de chasse, il y a aussi deux bons sens: le bon +sens de M. le vicomte dont le gibier court encore quoique ce gentilhomme +ait des culottes de chez Geiger, et le bon sens de Gros Pierre, +l'affûteur de nuit, qui n'a pas de culottes, mais qui tue le gibier.</p> + +<p>La Couronne écoutait ce que lui disait Louaisot avec une curiosité +avide. Elle baisa les ciseaux bénis et les glissa sous les plis de son +corsage.</p> + +<p>François Riant était de retour de son voyage quand Laura et le patron +revinrent à la maison. Riant avait mis sa lettre à la poste de +l'Isle-Adam. La lettre devait arriver au bureau d'Auteuil à neuf heures. +Le patron s'enferma avec Riant.</p> + +<p>Pour gagner ses cinquante louis. Riant devait glisser une préparation +opiacée, que le patron lui donna, dans le chambertin, débouché au +dessert pour le comte Albert de Rochecotte et Fanchette sa maîtresse. La +préparation était dans un flacon portant l'étiquette du pharmacien. Ce +n'était pas du poison. Riant s'y connaissait. Il demanda selon sa +coutume.</p> + +<p>—Et après?</p> + +<p>Le patron lui remit un mouchoir et un étui contenant six cartes +photographiques qui devaient être jetés, le mouchoir sous la table, et +l'étui sur la nappe. Riant demanda encore:</p> + +<p>—Et après?</p> + +<p>—Tu ouvriras la fenêtre, répondit le patron, et tu les laisseras +dormir.</p> + +<p>Ils partirent tous les trois, mais non pas ensemble, pour le +Point-du-Jour. Riant alla par les omnibus. La Couronne et le patron +prirent une voiture de place.</p> + +<p>Quand Riant arriva. Laurent, le garçon qui avait sa mère à l'Isle-Adam, +venait de recevoir la lettre. Il était en train de demander un congé.</p> + +<p>Riant fut reçu comme une providence. Il prit tout de suite le veston et +la serviette. Les déjeuners commençaient. Le maître du restaurant +surveilla Riant pendant une demi-heure; puis, voyant que le nouveau +garçon était au fait du service, il rentra dans son comptoir.</p> + +<p>Le restaurant des Tilleuls est situé à mi-côte, à l'angle des chemins +qui remontent en tournant vers Auteuil.</p> + +<p>On a beaucoup bâti depuis lors. En ce temps-là, le chemin de ceinture +n'avait pas encore jeté sur la Seine le pont viaduc qui change tout +l'aspect du pays. La devanture du restaurant regardait la rivière +par-dessus la grande route, et ses derrières donnaient sur une façon de +petit parc qu'on était en train de dépecer en lots pour le vendre au +détail.</p> + +<p>Le terrain du parc allait en montant; il était planté de beaux arbres. +Le mur qui le séparait du restaurant était bas et tapissé de lierre, de +sorte que, de ce côté, les cabinets avaient une jolie vue de campagne.</p> + +<p>En dedans du mur et tout près de la maison, il y avait deux grands +tilleuls qui avaient donné leur nom à l'établissement.</p> + +<p>Louaisot et sa compagne étaient arrivés au Point-du-Jour presque en même +temps que François Riant. En longeant la grande route, M. Louaisot put +assister au départ de Laurent et à l'installation de François, son +remplaçant.</p> + +<p>Il était près de midi. Désormais le train le plus prochain, dépassant +Pontoise, était à trois heures. Quoi qu'il arrivât, Laurent ne pouvait +revenir que le lendemain matin, ou tout au plus tôt par le dernier +convoi de nuit.</p> + +<p>On avait à soi la soirée tout entière.</p> + +<p>Pélagie avait procuré à Laura une toilette simple et décente qu'elle +portait à merveille. En elle il n'y avait rien absolument qui dénotât +son état mental. Pour quiconque ne la connaissait point, c'était une +jolie personne, ayant passé la première jeunesse et portant sur son +visage la trace d'une souffrance physique ou d'un chagrin.</p> + +<p>Aujourd'hui, il y avait en elle quelque chose de grave et de recueilli. +Elle était un peu comme les anciens chevaliers à la veille des armes.</p> + +<p>Louaisot avait remué les cendres de sa folie qui couvait, prête à +s'éteindre peut-être. Le feu prenait de nouveau à sa pensée. Une +solennelle obligation pesait sur elle.</p> + +<p>En chemin, elle avait dit plusieurs fois:</p> + +<p>—Je voudrais prier dans une église.</p> + +<p>Louaisot n'était pas à la noce, comme on dit, et cette journée devait +lui sembler longue. Il lui fallait, en effet, soutenir son rôle jusqu'à +la nuit et ne pas laisser refroidir un seul instant le mystique +enthousiasme de la Couronne.</p> + +<p>Mais nous savons bien qu'il avait le diable au corps: le diable de +patience et de ruse. Il causait vampires, petites tombes violées et +autres lugubres farces de la même espèce, comme s'il eût été payé à +l'heure. Et il disait de temps en temps avec un accent de profonde +conviction:</p> + +<p>—Ma fille, Dieu vous a choisie pour une sainte tâche!</p> + +<p>La malheureuse créature répondait:</p> + +<p>—Dieu me donnera la force de l'accomplir.</p> + +<p>En arrivant, Louaisot fit d'abord le tour du restaurant et entra dans le +terrain, comme s'il eût voulu acheter quelqu'un des lots qui étaient en +vente. Il se plaça vis-à-vis de l'arrière-façade du restaurant et +examina les lieux avec soin.</p> + +<p>Plusieurs cabinets ouvraient leurs fenêtres sur une petite terrasse dont +la balustrade touchait presque les branches des deux grands tilleuls.</p> + +<p>De l'endroit où Louaisot se tenait et qui était une sorte de tertre, on +voyait parfaitement l'intérieur du cabinet du milieu, l'espace compris, +entre les deux tilleuls laissant une échappée au regard. Laura demanda:</p> + +<p>—Ne me conduirez-vous point à une église?</p> + +<p>—Si fait, répondit Louaisot, vous aurez tout le temps de prier, ma +fille.</p> + +<p>Puis il demanda à son tour:</p> + +<p>—Ce mur qui est là devant nous est-il trop haut pour que vous puissiez +le franchir?</p> + +<p>La Couronne eut un sourire dédaigneux.</p> + +<p>—Les murailles de l'hôpital ont le double de hauteur, répliqua-t-elle. +Je franchirais le rempart d'une forteresse, s'il se dressait entre moi +et l'agent du démon!</p> + +<p>Louaisot lui serra la main doucement.</p> + +<p>—Vous êtes la vengeresse prédestinée! prononça-t-il tout bas avec +emphase.</p> + +<p>Puis il ajouta, revenant à sa nature:</p> + +<p>—Mais il faut soutenir le corps pour que l'âme garde toutes ses forces. +Nous allons entrer là-dedans et commander un léger repas.</p> + +<p>—Mangez, si vous avez faim, dit-elle. Pour moi, c'est jour de jeune.</p> + +<p>Louaisot revint à la grande route et entra au restaurant par la grille. +François Riant vint lui-même à sa rencontre, et Louaisot demanda le +cabinet qui voyait la campagne entre les deux tilleuls. On le lui donna. +Il mangea comme un loup affamé, tout en débitant de nuageuses tirades. +La Couronne ne voulut rien accepter, pas même une bouchée de pain. Vers +la fin du déjeuner, Louaisot lui montra celui des deux tilleuls qui +était planté à gauche de la croisée. Ses branches pendaient sur la +terrasse.</p> + +<p>—Est-ce que vous monteriez bien par là, s'il le fallait? demanda-t-il.</p> + +<p>La Couronne eut encore son orgueilleux sourire. Elle ne daigna même pas +répondre. En sortant, Louaisot dit à François Riant:</p> + +<p>—Quand les deux jeunes gens vont venir, vous donnerez ce cabinet et non +pas un autre, je le veux.</p> + +<p>—Et vous n'avez rien autre à m'ordonner?</p> + +<p>—Rien, sinon ce que j'ai dit déjà: le flacon, le mouchoir, les +photographies, et ne pas oublier d'ouvrir la fenêtre pour qu'ils +respirent à l'aise.</p> + +<p>Il était deux heures. Le patron et sa compagne remontèrent le chemin +d'Auteuil.</p> + +<p>Laura devenait agitée, la fièvre la prenait.</p> + +<p>Louaisot était un peu à bout de légendes, mais le transport qui montait +lentement et sûrement au cerveau de la pauvre folle rendait sa besogne +aisée.</p> + +<p>Il aurait aussi bien pu se taire désormais. Ce que Laura voulait, +c'était prier. Louaisot la conduisit à l'église d'Auteuil.</p> + +<p>—Moi, dit-il, je vais battre le pays et fouiller les profondeurs du +bois pour savoir où se cache le vampire, après quoi je reviendrai vous +chercher. Laura entra dans l'église solitaire. Elle y chercha un coin +bien sombre et s'y prosterna, la face contre les dalles.</p> + +<p>Louaisot alla à l'estaminet fumer une pipe, boire une chope et lire le +<i>Siècle</i>, car il avait des opinions éclairées.</p> + +<p>Vers six heures du soir, sous le beau soleil d'été qui allait +s'inclinant déjà parmi les nuées roses, vers les coteaux de Meudon, un +nuage de poussière arriva du côté de Paris.</p> + +<p>C'était une calèche attelée de deux fringants chevaux qui s'arrêta +devant la porte des <i>Tilleuls</i>.</p> + +<p>Le maître du restaurant quitta son comptoir et vint faire accueil à M. +le comte Albert de Rochecotte qui était un client de choix. Albert +portait le deuil. Fanchette, sa maîtresse, avait une toilette ravissante +de fraîcheur. Elle était jolie à miracle. François Riant leur offrit le +cabinet que nous savons.</p> + +<p>—Où donc est passé Laurent? demanda Albert.</p> + +<p>Mais comme cela lui était égal, il n'attendit pas la réponse et se mit à +combiner le plan d'un petit dîner transcendant. Fanchette donnait son +avis. C'était une luronne. Son charmant visage pétillait d'esprit et de +gaieté.</p> + +<p>François Riant, car je tiens de lui une partie de ces détails, disait +que M. le comte avait encore l'air fort amoureux. Fanchette et lui +dînèrent bien et longtemps. Entre eux tout était sympathique même +l'appétit.</p> + +<p>En allant et en venant. François Riant entendait quelques bribes de leur +entretien. Une fois, M. le comte dit en montrant le terrain voisin:</p> + +<p>—Si je t'achetais un de ces lots pour y bâtir le chalet de tes rêves?</p> + +<p>—Viendrais-tu y demeurer avec moi? demanda Fanchette.</p> + +<p>—Et le décorum, ma chère!</p> + +<p>—Alors, ça aurait l'air d'un cadeau de congé. Je n'en veux pas.</p> + +<p>Une autre fois, François n'avait pas entendu la demande de M. le comte, +mais la réplique de Fanchette fut:</p> + +<p>—Je veux bien que tu ne m'épouses pas, mais si tu en épouses une autre, +je ne te prends pas en traître, tu mourras étranglé.</p> + +<p>Et c'étaient des rires!...</p> + +<p>Vers huit heures, comme le vent du soir fraîchissait, François fut prié +de fermer la croisée. Il venait justement de servir la bouteille de Clos +Vougeot, préparé à l'aide du petit flacon et selon la formule du patron.</p> + +<p>Une demi-heure après, on servit le café et on se retira discrètement.</p> + +<p>Une demi-heure après encore, et toujours discrètement, François mit son +œil à la serrure.</p> + +<p>M. le comte dormait profondément. Son cigare en tombant avait mis le feu +à la nappe qui fumait. Fanchette avait renversé sa jolie tête dans ses +cheveux et sommeillait aussi.</p> + +<p>François entra sans bruit. Il éteignit la lampe, jeta sous la table le +mouchoir avec l'étui à photographies qui contenait tout uniment six +portraits de M<sup>lle</sup> Fanchette—et rouvrit la fenêtre.</p> + +<p>Un des châssis craqua.</p> + +<p>M. le comte, qui avait probablement bu la meilleure part de la +bouteille, ne broncha pas, mais Fanchette s'agita et un murmure passa +entre ses lèvres roses.</p> + +<p>Elle ne devait pas être difficile à éveiller....</p> + +<p>François s'enfuit sur la pointe des pieds et referma la porte.</p> + +<p>C'était jour de semaine. Il y avait peu de monde aux <i>Tilleuls</i> et le +Point-du-Jour était à peu près désert déjà.</p> + +<p>Certes, les rares passants qui descendaient le chemin d'Auteuil +n'auraient point soupçonné qu'il restât des promeneurs dans l'ancien +parc dont les terrains étaient à vendre par lots. Il en restait deux +pourtant.</p> + +<p>M. Louaisot et la Couronne étaient assis sur l'herbe au sommet du +tertre.</p> + +<p>Entre eux le silence régnait. Louaisot avait beau se creuser la +cervelle, il ne trouvait plus rien à dire. Laura songeait et souffrait. +Elle avait quitté l'église seulement quand le bedeau était venu fermer +les portes. Sa pauvre cervelle s'était exaltée dans la solitude bien +autrement que par l'éloquence du patron. Sa tête brûlait, son corps +grelottait. Elle tremblait la fièvre.</p> + +<p>Quand François Riant ouvrit la fenêtre, Laura n'y prit pas garde tant +elle était absorbée. Mais il n'en pouvait être de même du patron, qui +guettait depuis longtemps ce signal.</p> + +<p>Aussitôt après l'ouverture de la croisée, son regard plongea dans le +cabinet, dont l'intérieur était vivement éclairé.</p> + +<p>Il vit ce qu'avait vu François Riant: au second plan, Fanchette, +gracieusement renversée sur le dos de son fauteuil; au premier, M. le +comte Albert de Rochecotte la tête penchée en avant et plongé dans un +profond sommeil. Ce qu'il ne put voir, ce fut l'œil de François, qui, +intrigué au plus haut degré, regardait tant qu'il pouvait par le trou de +la serrure. Le patron saisit le bras de la Couronne et le serra +fortement:</p> + +<p>—L'heure est sonnée! dit-il.</p> + +<p>La malheureuse femme frémit de la tête aux pieds, mais elle se leva:</p> + +<p>—Êtes-vous prête, ma fille? demanda Louaisot.</p> + +<p>—Je suis prête, répondit-elle?</p> + +<p>Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps. Louaisot dit encore:</p> + +<p>—Aurez-vous la force d'accomplir votre devoir? La tête de Laura se +redressa.</p> + +<p>—J'aurai la force, répliqua-t-elle. Montrez-moi mon devoir.</p> + +<p>Alors. Louaisot tendit le doigt vers la fenêtre éclairée du cabinet. Le +regard de la folle suivit la direction indiquée par ce mouvement. Elle +frissonna de nouveau, mais non point de la même façon que la première +fois. C'était le transport qui montait. Elle venait d'apercevoir le +comte Albert. Sa main se glissa dans son sein et y chercha l'arme +enchantée: les ciseaux bénis par l'archevêque primat de Grant.</p> + +<p>—Est-ce lui? prononça-t-elle à voix basse.</p> + +<p>Et déjà sa figure transformée était terrible à voir.</p> + +<p>—C'est lui, répondit M. Louaisot.</p> + +<p>Elle resta un instant immobile, suffoquée par un spasme.</p> + +<p>—Lui! répéta Louaisot, le vampire qui boit le sang des petits enfants!</p> + +<p>Un rauquement s'échappa de la gorge de Laura. Elle bondit. En trois +sauts, elle atteignit le mur au-dessus duquel sa silhouette noire se +profila un moment.</p> + +<p>Puis les feuilles du tilleul omirent.</p> + +<p>Puis encore la silhouette reparut sur l'appui de la croisée, se +dessinant en sombre au-devant de la lumière.</p> + +<p>La Couronne était dans le cabinet. Elle ne vit même pas Fanchette. Ses +deux mains se nouèrent autour du cou du jeune comte, étouffant ainsi son +premier cri.</p> + +<p>Elle avait, aux heures de sa folie, cette science instinctive +d'étrangler qui appartient à toutes les bêtes féroces.</p> + +<p>Son entrée, son effort, la lutte n'avaient produit aucun bruit. +François, l'œil au trou de la serrure, croyait être en proie à un rêve.</p> + +<p>Quand elle lâcha la gorge du comte Albert, la tête de celui-ci, qu'elle +avait relevée, pendit de côté sur le dos de son siège.</p> + +<p>S'il n'était pas mort encore, il avait perdu tout sentiment.</p> + +<p>La Couronne prit alors les ciseaux qu'elle porta pieusement à ses +lèvres.</p> + +<p>Et elle frappa: d'abord au cœur, puis en vingt endroits, car le délire +du sang s'était emparé d'elle....</p> + +<p>Enfin, jetant son arme sanglante, elle poussa un cri de triomphe et +sauta dans le jardin sans même s'aider des branches de tilleul.</p> + +<p>Ce fut ce cri qui réveilla Fanchette dont les yeux troublés aperçurent +en s'ouvrant cette forme noire qui sembla disparaître comme un énorme +oiseau dans l'espace.</p> + +<p>Son second regard découvrit le cadavre de son amant. Elle voulut crier, +sa voix s'étouffa dans sa gorge.</p> + +<p>Elle se jeta sur le comte Albert, croyant le ranimer ou trouver en lui +un signe de vie: le contact de ce cadavre tout sanglant la fit reculer +épouvantée.</p> + +<p>Et la glace lui renvoya son image: une femme folle dont la fraîche +toilette était toute souillée de rouge....</p> + +<p>Alors, l'épouvante la prit, écrasant sa douleur. Elle se dit: c'est moi +qui vais être accusée!</p> + +<p>Et enveloppée de son burnous d'été qui cachait au moins les taches +rouges, elle s'enfuit le long des corridors où personne ne lui barra le +passage.</p> + +<p>Voilà ce qui est vrai sur le meurtre du Point-du-Jour.</p> + +<p>Ce que les journaux ont radoté à l'envi les uns des autres est, comme à +l'ordinaire, invention ou erreur.</p> + +<p>Quant aux juges, ils se sont trompés, je ne répéterai pas, comme à +l'ordinaire, mais du moins comme cela leur arrive beaucoup trop souvent.</p> + +<p>J'ai dit que je tenais une partie de ces détails de François Riant qui +subit un interrogatoire et fut même incarcéré dans le premier moment.</p> + +<p>Les autres détails me viennent d'une source plus sûre encore: je les ai +eus par Laura Cantù elle-même.</p> + +<p>Laura n'a jamais été inquiétée. Elle a quitté la Salpêtrière. Elle est +notre voisine aux Prés-Saint-Gervais.</p> + +<p>Ma Stéphanie l'a prise en affection; elles travaillent ensemble et Laura +ne manque pas de pain quand il y en a chez nous.</p> + +<p>Elle n'est plus folle.</p> + +<p>Mais elle redeviendra folle dès que M. Louaisot le voudra.</p> + +<p>Et M. Louaisot le voudra dès qu'il aura besoin de sa folie.</p> + +<p>L'outil est trop excellent pour qu'on y renonce.</p> + +<p>La Couronne a tué, elle tuera.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Annexe_aux_oeuvres_de_J-B_Martroy" id="Annexe_aux_oeuvres_de_J-B_Martroy"></a><a href="#table">Annexe aux œuvres de J.-B. Martroy</a></h2> + +<h3>L'évasion de l'accusée—Les deux sœurs</h3> + + +<p class="center"><i>(détails incomplets)</i></p> + +<p>Ici finissent les œuvres proprement dites de J.-B.-M. (Calvaire), +romancier sans imagination.</p> + +<p>Ce qui me reste à dire n'est pas un roman vrai, comme mes autres récits, +ni même une nouvelle authentique. Je n'écris pas cela pour les journaux, +mais bien pour M. Thibaut, l'ancien juge d'Yvetot, qui ne sera peut-être +pas toujours assez simple pour repousser mes services.</p> + +<p>On dirait que d'avoir été magistrat ça suffit pour boucher l'œil d'un +homme.</p> + +<p>Je ne sais rien sur le rôdeur qui fut assassiné la nuit de l'évasion, +devant la boutique Le Rebours, mais je n'ai pas de peine à deviner qu'il +était un des hommes apostés par Louaisot pour couper l'herbe sous le +pied de M. Thibaut.</p> + +<p>La marquise Olympe était là-dedans, jusqu'au cou. Elle avait commencé à +travailler avec Louaisot après l'Affaire des ciseaux, ou du moins elle +avait profité sans scrupule de l'affreuse position où se trouvait sa +rivale pour l'écraser.</p> + +<p>Lors du scandale cruel qui eut lieu à la porte de l'église d'Yvetot, +l'arrestation de Jeanne Péry, la marquise était complice, sinon mieux +encore. Elle avait une blessure cuisante à venger.</p> + +<p>Lors de l'évasion elle était à la tête du complot. L'avis de Louaisot +était qu'il fallait laisser aller les choses. Il tenait par amour-propre +d'auteur à ce chef-d'œuvre du genre: le réseau d'apparences et de +preuves qui enlaçait Jeanne et la jetait d'avance, ficelée comme un +colis, dans le tombereau de la guillotine.</p> + +<p>La marquise ne voulait pas que Jeanne mourût.</p> + +<p>Aussi ai-je pu affirmer à mon cher bienfaiteur, que la marquise a menti +quand elle a dit: «Jeanne est morte».</p> + +<p>Seulement, il y a deux genres de mort, au point de vue des successions +qui s'ouvrent: la mort naturelle et la mort civile. L'une vaut l'autre +devant la loi.</p> + +<p>La marquise Olympe qui ne <i>pouvait</i> pas tuer Jeanne dans le sens naturel +du mot, <i>voulait</i> la tuer civilement.</p> + +<p>Or, pour cela, il suffisait de laisser à l'arrêt par défaut qui frappe +Jeanne le temps de devenir définitif.</p> + +<p>Voilà pourquoi Jeanne a disparu.</p> + +<p>Je ne crois pas que, désormais, les mouvements de M<sup>me</sup> la marquise soient +guidés par l'amour ni même par la jalousie. Je ne sais si l'amour est +mort, mais je suis sûr que l'espoir est perdu.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise a tourné sa passion d'un autre côté.</p> + +<p>Cette fière Sicambre adore ce qu'elle avait dédaigné si longtemps: +d'amoureuse, elle s'est faite ambitieuse.</p> + +<p>J'ai dit une fois qu'après avoir été ange, elle était devenue démon. Ce +sont des mots qui viennent sous la plume des auteurs. D'abord, je n'ai +aucune raison de penser qu'elle ait jamais été ange, ensuite, est-elle +démon? je n'en sais rien.</p> + +<p>Elle est malheureuse, bien malheureuse, je vais bientôt expliquer +pourquoi.</p> + +<p>C'est bien plutôt une damnée qu'une diablesse, car le démon, le vrai +démon la tourmente.</p> + +<p>Maintenant pourquoi ai-je dit que la marquise Olympe ne <i>pouvait</i> pas +tuer Jeanne Péry? C'est que Jeanne Péry est la sœur de Fanchette.</p> + +<p>Et que Fanchette est la sœur de M<sup>me</sup> la marquise.</p> + +<p>La sœur tendrement et sincèrement aimée.</p> + +<p>J'en dirais bien plus long, mais quelque chose me manque. Je n'ai pas +deviné tout à fait.</p> + +<p>Ce que je pourrais dire a trait au pauvre M. Barnod qui chassait déjà +aux petits cailloux, dès le temps de la naissance d'Olympe. Ça refroidit +un ménage.</p> + +<p>Ma confiance en cette bonne M<sup>me</sup> Barnod n'est pas aveugle; j'ai des +raisons pour penser que M. le baron Péry n'était pas le premier... +enfin, suffit!</p> + +<p>Si quelqu'un trouve que mes suppositions sont risquées, je ferai +observer que M<sup>me</sup> Barnod avait une excuse comme les criminels de la +tragédie antique: la fatalité.</p> + +<p>Elle venait de Genève où l'austérité indigène lève la jambe trois fois +plus haut que l'étourderie des autres pays.</p> + +<p>La marquise Olympe et Fanchette s'étaient rapprochées un peu avant +l'évasion et peut-être même à l'occasion de l'évasion. Depuis lors, +elles ne se quittent plus.</p> + +<p>C'est par M<sup>me</sup> la marquise que Fanchette eut accès auprès de M. le +conseiller Ferrand. (Encore un mystère, celui-là, mais pas bien gros, et +à son égard je jette ma langue aux chiens.)</p> + +<p>Fanchette, du reste, n'est plus la fille des <i>Tilleuls</i>. Vous la +prendriez elle-même pour une marquise et le pauvre Rochecotte +l'épouserait des deux mains.</p> + +<p>Ai-je besoin de dire pourquoi Fanchette voulait sauver Jeanne?</p> + +<p>Jeanne est sa sœur, d'abord.</p> + +<p>Ensuite Jeanne expie, non pas le crime de Fanchette, il est vrai, mais +un crime dont Fanchette devrait être accusée.</p> + +<p>Jeanne paye pour Fanchette; les yeux de lynx de la justice prennent la +sœur cadette pour la sœur aînée.</p> + +<p>Je vais finir maintenant par le plus important, au point de vue de +l'avenir: la guerre déclarée entre M. Louaisot de Méricourt et son +ancienne pupille, Olympe.</p> + +<p>Cette guerre a pour origine l'implacable obstination du patron qui <i>veut</i> +les millions de la tontine, et qui ne peut les avoir légitimement qu'en +devenant l'époux de M<sup>me</sup> la marquise.</p> + +<p>Celle-ci lui a dit non une fois. Elle n'est pas de celles qui +reviennent.</p> + +<p>Alors le patron s'est remis à travailler sur de nouveaux frais. Voilà un +homme laborieux et que rien ne décourage!</p> + +<p>Il a filé, il a tissé, il a tendu une seconde toile d'araignée pour y +prendre la marquise elle-même.</p> + +<p>Ceci explique plusieurs de ses démarches qui ont pu paraître au moins +singulières. Après avoir été l'homme lige de M<sup>me</sup> de Chambray, il +l'attaque sournoisement souvent, parfois ouvertement. C'est un siège en +règle.</p> + +<p>Le feuilleton—est-ce assez mauvais!—du journal <i>Le Pirate</i> fait partie +de l'artillerie de siège.</p> + +<p>Je termine ici cette espèce de chronique à laquelle je viens d'ajouter +quelques paragraphes, expressément pour M. Geoffroy de Rœux.</p> + +<p>Je dois lui porter mes œuvres aujourd'hui même, sans cela et si l'heure +ne me talonnait pas, j'ajouterais tout ce que je sais sur la position +prise par M<sup>me</sup> de Chambray dans la maison du pauvre vieux Jean +Rochecotte, le dernier vivant qui est plus qu'aux trois quarts mort.</p> + +<p>Elle l'a fait interdire pour parer à toute idée de testament. Et son +avocat a eu beau jeu. Il a prouvé que le bonhomme se laissait +littéralement mourir de faim.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise peut se donner les gants d'un acte d'humanité, car elle +force le vieux à manger deux soupes tous les jours.</p> + +<p>Mais quelle malédiction, Monsieur, sur tous ces hommes qui avaient volé +la patrie et spéculé sur la santé, sur le bien-être, sur la vie même de +pauvres soldats qui étaient leurs frères!</p> + +<p>Il n'y a pas eu un centime de cet argent mal acquis dépensé par eux et +pour eux!</p> + +<p>Les quatre premiers sont morts misérablement; le cinquième, le dernier +vivant.—cette momie,—dès qu'il a eu les millions de la tontine, a +supprimé jusqu'à son sou de lait!</p> + +<p>Je l'ai rencontré, le soir, cherchant sa vie comme les rats dans les +monceaux d'ordure.</p> + +<p>Et il a acheté toute la plaine Bochet, et vingt maisons, et....</p> + +<p>Mais je bavarde, au risque d'être en retard avec vous; à une autre fois +le reste. Nous sommes, Dieu merci, gens de revue.</p> + +<p>(Fin des œuvres de J.-B.-M. Calvaire)</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_de_Geoffroyc" id="Recit_de_Geoffroyc"></a><a href="#table">Récit de Geoffroy</a></h2> + + +<p>Je mis deux jours entiers à lire le manuscrit de Martroy, que j'ai du +reste abrégé considérablement.</p> + +<p>Je m'étais reporté bien souvent pendant cette lecture aux passages +correspondants du dossier de Lucien.</p> + +<p>Ces deux recueils pouvaient mutuellement se servir de clef. L'un +complétait l'autre.</p> + +<p>Cette comparaison, qui aboutissait presque toujours pour moi à une +clarté complète, m'avait fourni l'occasion de prendre des notes +nombreuses et assez étendues.</p> + +<p>J'avais maintenant un troisième dossier: le mien.</p> + +<p>Je l'épargnerai au lecteur, qui a dû se former, comme moi et sans mon +aide, une certitude bien près d'être absolue.</p> + +<p>Le travail de Martroy m'a paru si important et si concluant que je n'ai +point voulu en scinder l'intérêt.</p> + +<p>Nous serons donc obligés de revenir sur nos pas un instant pour +dépouiller la partie de ma correspondance, reçue pendant ces deux jours +et ayant trait à notre histoire.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="CORRESPONDANCE" id="CORRESPONDANCE"></a><a href="#table">CORRESPONDANCE</a></h2> + + +<h4>N°1</h4> + +<p><i>M<sup>me</sup> la baronne de Frénoy à M. Geoffroy de Rœux</i></p> + +<p>Paris 29 juillet 1866.</p> + +<p>Mon cher M. Geoffroy,</p> + +<p>Je n'aurais pas été fâchée de vous revoir. Mon pauvre Albert avait de +l'amitié pour vous et vous n'étiez pas du tout le plus mauvais parmi les +godelureaux qu'il fréquentait. Je vous réitère que je pars en vendanges +et qu'à mon retour je causerai sérieusement avec vous. Il faut que cette +fille se retrouve et qu'elle soit guillotinée; je n'ai pas de haine, +mais je songe à la tranquillité des familles. Je m'y suis du reste +engagée auprès de toutes mes connaissances.</p> + +<p>J'écris à M. Ferrand et à M. Cressonneau qui est nommé avocat général de +ce matin. Il marche, ce gamin-là!</p> + +<p>Le but de la présente est de vous dire que je ferais volontiers un +sacrifice, et que dans le cas où vos idées tourneraient au mariage—cela +vaut mieux que d'aller se faire piquer comme un devant de chemise, aux +<i>Tilleuls</i> ou ailleurs—mes relations me permettraient de vous donner un +joli coup d'épaule. Justement, dans la maison où je vais en vendanges, +il y a une jeune personne qui vous conviendrait sous tous les rapports.</p> + +<p>À vous revoir après les vendanges.</p> + + +<h4>N°2</h4> + +<p><i>M<sup>me</sup> veuve Thibaut à M. G. de Rœux</i> Paris, 29 juillet 1866.</p> + +<p>Monsieur,</p> + +<p>J'apprends par l'excellent Dr Chapart, dont les soins ont eu une +influence si favorable sur l'état de mon malheureux fils que vous êtes +allé le voir et qu'il vous a confié la collection de papiers qu'il +appelle son dossier. Pauvre enfant! Je n'ai jamais eu l'avantage de me +rencontrer avec vous, mais Julie, ma fille cadette, a eu un de vos +ouvrages qui lui a laissé dans le cœur et dans l'esprit des sensations +profondes; on ne se repent jamais de nouer des relations avec les hommes +de talent et même de génie. D'ailleurs, je sais que vous êtes +sincèrement l'ami de mon Lucien.</p> + +<p>Eh bien! Monsieur, c'est le cas de lui rendre service. Sa santé ne va +pas trop mal. La dernière fois que nous l'avons vu, sa pauvre tête ne +nous a pas paru vraiment beaucoup plus détraquée qu'au temps où il était +juge. Vous savez qu'il n'a jamais été fou; seulement il battait la +campagne. Quel malheur! Après les sacrifices qu'on s'était imposés pour +son éducation! Monsieur, les mères sont bien à plaindre.</p> + +<p>Voici ce que nous attendrions de vous; car mes deux filles, Célestine et +Julie, qui sont pour Lucien, non pas des sœurs, mais des anges, +approuvent complètement la démarche que je fais. Mais d'abord je dois +vous dire que notre admirable et chère amie, M<sup>me</sup> la marquise de +Chambray, vient d'avoir enfin la récompense de ses vertus en recevant du +ciel une position vraiment royale. Ce n'est pas encore fait, puisque +l'oncle est en vie et qu'elle le soigne comme une providence du bon +Dieu; mais enfin il est déjà interdit judiciairement, et son âge, joint +à sa santé, ne permet pas d'espérer qu'il aille loin. Je parle de la +personne dont elle hérite.</p> + +<p>Quand cette circonstance, que je ne désigne pas autrement, aura lieu, +notre Olympe pourra compter parmi les plus grandes fortunes de France, +tout uniment.</p> + +<p>Ce n'est pas ce qui nous guide, Monsieur, mais elle a tant de qualités! +Et une conduite! Enfin, renseigné comme vous l'êtes, vous ne pouvez pas +ignorer que mon Lucien a fait son malheur en s'attachant à une personne +dont je ne veux même pas prononcer le nom. Oui, Monsieur, si cet +enfant-là avait voulu, il serait maintenant dans le cas d'attendre +d'heure en heure la catastrophe qui doit apporter le Pactole—on dit +huit à dix millions au moins—au modèle de beauté qu'il aurait conduit à +l'autel!</p> + +<p>Quand je songe à cela, j'ai de fortes migraines, sans compter que ça a +pris sur le caractère de Célestine et de Julie, comme vous pouvez +penser. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes radotages maternels.</p> + +<p>Revenons à l'affaire du service que je prends la liberté de vous +demander. Vous avez, Monsieur, de grandes relations dans les cours +étrangères, par suite de la carrière diplomatique où vous êtes engagé +brillamment. En France, on nous a dépouillées du divorce, et qui +m'aurait dit que je me rangerais un jour parmi les partisans de cette +loi qui n'est pas généralement soutenue par les gens bien pensants?</p> + +<p>Mais je ne tiendrais pas à ce que le divorce fût rétabli en général, +j'en reconnais l'immoralité. Seulement, dans notre cas spécial, il est +nécessaire.</p> + +<p>Or, le divorce existe dans les pays voisins. Je désirerais savoir de +vous, Monsieur, la marche à suivre pour nous en appliquer les bénéfices. +Nous ferions volontiers les frais d'un voyage en Belgique: j'ai une +cousine issue de germains, établie à Namur. J'attends de votre bonne +obligeance une réponse qui me dise si l'affaire peut être traitée par +correspondance, s'il est d'usage de faire des cadeaux là-bas comme ici, +et généralement sur quelle dépense à peu près il faudrait compter pour +rendre notre Lucien apte à contracter valablement avec la plus riche +héritière de France!</p> + +<p>Je suis, en attendant le plaisir de vous lire, etc.</p> + + +<h4>N°3</h4> + +<p><i>Le Dr Chapart à M. de Rœux</i></p> + +<p>Établissement Chapart, rue des Moulins, à Belleville Paris. Sirop +Chapart recommandé par tous les spécialistes dont l'intérêt n'oblitère +pas la bonne foi. Douches Chapart. Thé Chapart (médicinal). Librairie: +Œuvres choisies du Dr Chapart. Remise aux courtiers. 29 juillet 1860.</p> + +<p>Honoré Monsieur,</p> + +<p>M<sup>me</sup> et M<sup>lle</sup> Chapart, gardant un souvenir distingué de la visite +que vous avez bien voulu nous faire, m'ont suggéré l'idée de m'adresser +à vous pour obtenir satisfaction de nos diverses créances sur la personne +de M. L. Thibaut, votre estimable ami qui a quitté notre maison en me +restant redevable d'un mois de pension et de diverses fournitures dont +la note est ci-jointe.</p> + +<p>Ma sympathie pour un ancien client et pour un nouvel ami—c'est à vous, +Monsieur, que je me permets de faire allusion en ces termes—m'a conduit +tout naturellement à porter les objets aux plus doux prix qui se +puissent demander sans y mettre du sien.</p> + +<p>Je suis, Monsieur, espérant la persistance d'une relation qui m'honore, +etc.</p> + + +<h4>N°4</h4> + +<p><i>Lucien à Geoffroy</i></p> + +<p>29 juillet.</p> + +<p>Ne m'attends pas encore aujourd'hui. Mon cerveau est dans un état de +lucidité splendide. Je comprends tout, je sais tout. Je suis au centre +même de cette machination inouïe. Sois prêt quand j'arriverai.</p> + + +<h4>N°5</h4> + +<p><i>M. Louaisot de Méricourt à M. G.</i> de Paris, 29 juillet 1866</p> + +<p>Mon cher Monsieur,</p> + +<p>Je vous envoie sous ce pli une lettre adressée par moi à M. Lucien +Thibaut. J'ai fait en vain tous mes efforts, et vous savez que j'ai mes +petits talents en ce genre, pour trouver un moyen de joindre M. L. +Thibaut. Je n'ai pas réussi.</p> + +<p>J'ai tout lieu de penser que vous serez plus heureux que moi.</p> + +<p>La communication contenue dans la lettre ci-incluse est d'une telle +importance que je vous prie d'employer tous vos soins à la faire +remettre.</p> + +<p>J'ajoute que si, dans vingt-quatre heures, vous n'avez pas réussi à +placer ma missive sous les yeux de M. L. Thibaut, <i>votre devoir sera de +rompre vous-même le cachet et de faire comme il eut fait.</i></p> + +<p>Vous comprendrez la signification de cette dernière phrase quand vous +aurez pris connaissance de la lettre incluse.</p> + +<p>N'attendez pas plus tard que demain.</p> + +<p>Du reste, un <i>mémento</i> vivant viendra, en cas de besoin, rafraîchir +votre mémoire.</p> + +<p>Cher Monsieur, les événements ont marché à la vapeur. L'affaire, trop +bien nourrie peut-être, a pris le mors aux dents et s'est précipitée +comme une folle. Gare la culbute! je suis positivement très inquiet.</p> + +<p>Les choses en sont à ce point qu'il faut, de nécessité, jouer le tout +pour le tout. Ce n'est pas mon caractère, qui penche naturellement vers +la douceur: mais il le faut.</p> + +<p>Désormais le dénouement de cet imbroglio où les amateurs reconnaîtront +qu'il avait été prodigué beaucoup d'intelligence et beaucoup d'art, ne +peut pas se faire attendre plus de vingt-quatre heures.</p> + +<p>Peut-être, cher Monsieur, ne nous reverrons-nous jamais. J'en suis +fâché, car les courtes relations que j'ai eu l'honneur d'entretenir avec +vous, m'avaient donné très bonne idée de votre esprit et de votre +caractère.</p> + +<p>Je crois que si je vous avais eu en face de moi dès le début, au lieu de +ce pauvre M. L. Thibaut, les choses auraient marché plus droit et versé +moins court.</p> + +<p>Le dédain absolu où je tenais mon adversaire a pu endormir plus d'une +fois mon énergie. Je sens cela maintenant qu'il n'est plus temps d'y +remédier.</p> + +<p>Mais j'ai encore les mains pleines d'atouts, et ma dernière partie, du +moins, sera menée en beau joueur, je vous en réponds.</p> + +<p>Souvenez-vous que la lettre doit être ouverte demain matin, au plus tard +par L. Thibaut—ou par vous.</p> + +<p>Et à demain—ou à jamais!</p> + + +<h4>N°6</h4> + +<p><i>J.-B.-M. Calvaire à M. Geoffroy de Rœux</i> Prés-Saint-Gervais, 29 +juillet</p> + +<p>Cher bienfaiteur,</p> + +<p>Car je vous dois tout, depuis mes pieds chaussés de vos souliers, +jusqu'à ma tête qui est encore, grâce à vous, sur mes épaules.</p> + +<p>Je l'ai véritablement échappé belle. Nous avions bien raison; le patron +m'avait reconnu. Quel homme! Supposez des sens pareils et un instinct +semblable à Napoléon 1<sup>er</sup>, il est certain que la coalition européenne +était tordue! Et alors, nous n'avions pas l'invasion!</p> + +<p>Je passe les autres conséquences qui sont incalculables.</p> + +<p>Figurez-vous que le ban et l'arrière-ban étaient sur pied. François +Riant avait son poste devant Tortore. Il m'a regardé sous le nez, mais +sans me reconnaître.</p> + +<p>Ma taille est contre moi, je ne suis pas si sûr de n'avoir pas été remis +par mon ancien voisin de bureau, rue Vivienne. Il m'a suivi depuis le +passage de l'Opéra jusqu'au <i>Gymnase</i>.</p> + +<p>Je n'osais pas prendre les rues, de peur d'être accosté.</p> + +<p>Au coin du faubourg du Temple où j'ai tourné, je me suis trouvé nez à +nez avec Pélagie. Elle serait bonne chienne de chasse sans les +militaires. Heureusement qu'elle en avait trouvé un, dont le képi tout +entier disparaissait à l'ombre de sa coiffe.</p> + +<p>Enfin, je suis arrivé sain et sauf à la maison, sans autre accident +qu'une peur affreuse que j'ai eue à l'endroit dit: la Carrière, en avant +du village de l'Avenir. Je vous ai déjà parlé de ce coupe-gorge.</p> + +<p>C'est un vilain trou et qui a mauvaise renommée. C'est là que je suis +obligé de quitter la grande route pour gagner mon pauvre gîte, et +pendant un demi-quart de lieue, je longe des fouilles de sable dont la +mine n'est pas rassurante. Il y est plus d'une fois arrivé malheur.</p> + +<p>Je m'en allais en rasant la haie du côté opposé au trou, et ne faisant +pas plus de bruit qu'une belette, quand j'ai entendu causer dans la +carrière.</p> + +<p>La voix m'a sauté à l'oreille. C'était le patron qui parlait!</p> + +<p>Je me suis couché dans le chemin, mettant ma tête au bord du talus. +Entre deux tas de gravats, j'ai vu un homme et une femme qui causaient, +abrités par la rampe taillée à pic.</p> + +<p>Il faisait noir. Si je n'avais pas entendu sa voix, je n'aurais pu +reconnaître M. Louaisot; quant à la femme, elle n'a pas prononcé une +parole tout le temps que j'étais là, mais je suis sûr que c'était Laura +Cantù—la Couronne.</p> + +<p>Je ne suis pas resté longtemps: je serais mort de peur.</p> + +<p>Voici ce que j'ai entendu, le temps que j'ai écouté; c'était le patron +qui parlait:</p> + +<p>—.... Il y en avait une des deux qui était endormie auprès du vampire, +le jour où vous avez fait justice, au Point-du-Jour. <i>Elles sont la +femelle du monstre.</i> Je dis <i>elles</i> au pluriel et <i>la</i> au singulier, +parce que, par un infernal mystère, elles sont deux, et ne font qu'une. +Vous les reconnaîtrez à ceci que leurs deux corps n'ont qu'un visage....</p> + +<p>Comme je vous le disais, La Couronne n'a pas répondu.</p> + +<p>Le patron s'est mis à marcher. Je me suis relevé et j'ai pris la fuite.</p> + +<p>Au moment où je m'éloignais, j'ai encore entendu:</p> + +<p>—.... Mais auparavant, et sans sortir d'ici, il faut....</p> + +<p>Le patron et la Couronne ont tourné le tas de sable.</p> + +<p>Que «faut-il?» et «sans sortir d'ici»?</p> + +<p>Je suis bien sûr que la Couronne ne voudrait pas me frapper. Elle me +connaît trop bien. Elle a eu du pain de moi....</p> + +<p>Un bonheur ne vient jamais seul, dit-on. En rentrant à la maison, je +trouvai ma femme tout heureuse. Elle venait d'être gagée comme bonne à +tout faire chez le bonhomme Jean Rochecotte par M<sup>me</sup> la marquise de +Chambray.</p> + +<p>Là-bas, ils ignorent, tout aussi bien que M. Louaisot lui-même, que +Stéphanie et moi nous sommes mariés.</p> + +<p>En apparence, et vous comprenez bien pourquoi, j'avais rompu toutes +relations avec Stéphanie en quittant le service de M. Louaisot.</p> + +<p>Ça va être une séparation bien pénible, c'est vrai. Je n'aurais plus +près de moi la compagne chérie qui mit tant de consolation dans ma +misère, mais d'un autre côté, la misère a disparu. Je pourrai me donner +des douceurs qui diminueront l'amertume de l'absence.</p> + +<p>Et d'ailleurs il y a une raison qui m'a déterminé tout d'un coup à +accepter cette situation nouvelle: ça pourra vous être utile.</p> + +<p>Très utile. Pendant quelques heures, passées par ma Stéphanie dans le +grand Capharnaüm de la rue du Rocher, elle a déjà levé bien des lièvres. +Quoique légèrement contrefaite, elle est souple comme une anguille. Elle +se glisse dans des fentes où d'autres ne pourraient pas entrer le doigt.</p> + +<p>Je vais vous marquer ici ce que je sais par elle. Ce n'est pas encore +grand chose, mais ça ouvre des percées et on y mettra l'œil.</p> + +<p>D'abord, vous souvenez-vous de la topographie de la plaine Bochet, +tracée par moi dans celui de mes romans vrais qui porte ce titre +saisissant: <i>Du sang et des fleurs</i>? (Voir mes œuvres complètes.)</p> + +<p>Depuis ce temps-là, la plaine Bochet a bien changé. Elle appartient dans +toute son étendue, et beaucoup d'autres choses avec, au dernier vivant +de la tontine qui a fait là une spéculation à quintupler son capital en +quelques années.</p> + +<p>Il a eu ces immenses terrains pour un morceau de pain. Je suis sûr que +ses huit millions sont presque intacts,—s'ils ne se sont pas augmentés.</p> + +<p>Il y avait, vous le savez, la ruelle qui passait entre deux murs. Le mur +du nord, celui derrière lequel Joseph Huroux s'était caché pour guetter +la cahute du vieux Jean, le jour où la Couronne <i>travailla</i>, enfermait +une vaste propriété dont le jardin ressemblait à une forêt vierge, et, +dans le jardin, il y avait un immeuble connu sous le nom de: la Grande +Maison.</p> + +<p>C'était, par moitié, un château ou du moins un très vieil hôtel, par +moitié une fabrique plus moderne, mais qui datait pourtant d'avant la +première révolution.</p> + +<p>Il ne reste plus guère de la Grande Maison aujourd'hui que des pans de +muraille qu'on va démolir et des caves immenses qui vont être comblées.</p> + +<p>Les pierres de la fabrique ont déjà servi à bâtir la maison neuve du +Dernier Vivant dont M<sup>me</sup> la marquise de Chambray a fait sa demeure depuis +deux jours.</p> + +<p>Notez ceci: <i>depuis deux jours</i>, et soyez sûr qu'on prépare du nouveau.</p> + +<p>Le patron n'habite pas là, mais il y a une chambre et on l'y voit +plusieurs fois par jour.</p> + +<p>Il y est venu entre autres, aujourd'hui, avec un jeune homme +remarquablement beau, <i>qui ressemble à M<sup>me</sup> la marquise.</i></p> + +<p>Une entrevue a eu lieu entre M<sup>me</sup> la marquise, Louaisot et ce jeune +homme.</p> + +<p>Puis le jeune homme s'est retiré avec Louaisot.</p> + +<p>Les domestiques disent que M<sup>me</sup> la marquise a pleuré.</p> + +<p>Mais revenons aux caves. Ces caves ont pour moi une odeur de gibier. J'y +sens une piste. Ne serait-ce pas là «qu'on cache la femelle du +vampire», cet être bizarre qui n'a qu'une figure pour deux corps?...</p> + +<p>C'est assez bien le signalement de Jeanne et de Fanchette, dites donc! +ces Siamoises dont la ressemblance a déjà tant servi le patron....</p> + +<p>Ce sont de véritables souterrains. Le château avait précédé la fabrique; +avant le château peut-être y avait-il un monastère, je ne sais pas, moi, +mais sous ces voûtes interminables on pourrait loger un drame en cinq +actes et en douze tableaux, plus noir que les <i>Mystères d'Udolphe</i>.</p> + +<p>Je les connais, en partie du moins. Du temps où je rôdais encore par-là +et quand on a commencé à ravager le jardin de la Grand-Maison, je suis +entré plus d'une fois par les brèches. Les ouvriers s'amusaient à +chercher le bout de ces arceaux demi ruinés qui auraient pu contenir des +provisions pour toute une ville assiégée.</p> + +<p>J'y retournerai.</p> + +<p>En attendant, je puis vous dire que, la nuit dernière, M<sup>me</sup> la marquise +de Chambray est descendue dans ces caves toute seule.</p> + +<p>Voilà tout ce que Stéphanie m'a dit, et vous savez que je n'invente +jamais rien.</p> + +<p>Ici, cependant, la tentation serait forte. Quelles diableries +l'imagination ne devine-t-elle pas derrière ce voile?</p> + +<p>Le vieux Jean est superbe, il engraisse, mais il rage, parce qu'on le +force à manger de bons morceaux qui coûtent cher. On l'a surpris dans le +quartier cherchant à revendre son pain et sa viande qu'il emportait dans +son mouchoir.</p> + +<p>M<sup>me</sup> la marquise a voulu lui faire quitter son vieux manteau de chasseur +d'Afrique, mais elle a échoué complètement. Il a menacé de se tuer si on +le forçait à mettre du linge propre.</p> + +<p>Je rouvre ma lettre pour vous dire que la Couronne n'a pas couché dans +son lit de cette nuit.</p> + +<p>Il y a quelque chose en l'air, je vous en signe mon billet!</p> + +<p>Stéphanie part pour son nouveau service. Elle emporte ma lettre.</p> + +<p>À demain ce que j'aurai pu savoir.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Suite_du_recit_de_Geoffroyc" id="Suite_du_recit_de_Geoffroyc"></a><a href="#table">Suite du récit de Geoffroy</a></h2> + + +<p>J'étais singulièrement agité. Il y avait dans la lettre de Martroy, +venant après celle de Louaisot, des choses qui m'effrayaient jusqu'à +l'angoisse.</p> + +<p>On ne pouvait plus en douter: le dénouement était là, tout près.</p> + +<p>J'étais entré dans cette étrange histoire au moment précis de sa +maturité.</p> + +<p>Je sentais qu'il y avait quelque chose à faire, mais quoi?</p> + +<p>Les doigts me démangeaient en touchant le pli adressé à Lucien, et qui +ne pouvait être décacheté par moi que le lendemain.</p> + +<p>Cent fois je me mis à la fenêtre pour voir si Lucien venait,—mais +Lucien ne venait pas.</p> + +<p>Une idée naquit enfin dans la fièvre de mon cerveau, fièvre intense, +mais qui m'accablait au lieu de m'exalter. Je l'accueillis avec une +véritable joie.</p> + +<p>Je crois que je serais mort s'il m'avait fallu rester en place.</p> + +<p>J'appelai Guzman et je lui ordonnai de garder la maison en mon absence, +sans s'éloigner d'un pas, même pour faire ses trente points. Il me le +promit.</p> + +<p>Je lui donnai l'ordre aussi de faire attendre M. Lucien Thibaut, si +celui-ci venait enfin, et de lui remettre la clé de mon secrétaire où le +manuscrit de Martroy était cacheté sous bande, à son adresse.</p> + +<p>Puis, je sortis, n'emportant rien des papiers à moi confiés, mais muni +de toutes mes notes, prises au cours de ma lecture.</p> + +<p>Je me fis conduire au domicile du nouvel avocat général près la cour +impériale de Paris, M. Cressonneau aîné.</p> + +<p>Il était chez lui et voulut bien mettre un gracieux empressement à me +faire entrer, dès qu'on lui eut porté ma carte.</p> + +<p>Je le trouvai dans un cabinet charmant, ah! charmant. Depuis que le +pauvre Lucien lui avait fait visite, le luxe de M. Cressonneau aîné +avait beaucoup augmenté,—surtout dans le sens artistique.</p> + +<p>Ce n'étaient partout qu'objets rares, ou soi-disant tels, et tableaux +qu'avec un peu de bonne volonté on pouvait attribuer à des maîtres.</p> + +<p>Don Juan de troisième volée aurait respiré, non sans plaisir, l'air un +peu trop chargé de glycérine qui embaumait ce gracieux séjour; il aurait +lorgné avec sympathie les drôleries rococo et les galantines de +duchesses qui ornaient le fumoir boudoir, ouvert à la suite du cabinet.</p> + +<p>Moi, je ne vis à tout cela aucune espèce de mal. On ne peut pas toujours +être jugé par d'austères perruques à la Molé ou à la d'Aguesseau. M. de +Lamoignon est mort et bien mort.</p> + +<p>—Est-ce que je serais assez heureux, s'écria M. Cressonneau aîné, avant +même que j'eusse passé le seuil, pour pouvoir quelque chose qui vous fût +agréable? Nous sommes croisés si souvent dans le monde! Et je regrettais +de ne pas vous avoir été présenté. Je suis un de vos lecteurs, vous +savez! La littérature me délasse énormément.</p> + +<p>Il me montra d'un geste arrondi un coin de son bureau où la dernière +pièce de Dumas fils caressait la dernière pièce de Sardou, assises +toutes les deux sur le dernier roman d'Edmond About. Ces choses +charmantes paraissaient être là un peu comme les autres bibelots: pour +la montre.</p> + +<p>—Mais, reprit-il, vous avez peut-être honte d'avoir écrit une des +jolies pages de ces temps-ci? (Ce fut seulement ici que M. Cressonneau +aîné me serra la main.) Vous auriez grand tort. Dans le roman, il y a +beaucoup de diplomatie, et, dans la diplomatie, encore plus de roman.</p> + +<p>Pour le coup, il respira, pensant avoir fait un mot.</p> + +<p>Il était assez joli garçon, ce magistrat de la jeune école. Il avait +bien un peu le verbe offensant de l'avocat, mais cela passait, tant il +avait franchement envie de plaire et tant il sentait bon de loin. Je +tirai mes notes de ma poche, mais il n'avait pas fini.</p> + +<p>—Plaisanterie à part, continua-t-il comme si jusque-là il n'eût débité +que des gaietés folles, votre roman m'a <i>pincé</i> tout à fait. Il y a +là-dedans une étude extrajudiciaire extrêmement subtile. Nous autres de +la jeune école, nous prenons nos renseignements où nous les trouvons. +C'est original. On y apprend beaucoup.... Parbleu! je ne veux pas dire +que vous n'ayez pas lu l'<i>institutionnelle</i> anglais Wilkie Collins,—et +l'auteur d<i>'Est Linné</i> dont je ne me rappelle plus le nom,—et cette +grosse bonne femme de miss Bradons,—et surtout ce fou qui est si +intéressant quand il ne vous asphyxie pas sous l'ennui, l'Américain +Edgard Phi, mais enfin je ne m'en dédis pas: c'est original, malgré la +banalité de votre thèse: <i>l'erreur judiciaire</i>. Voulez-vous la vraie +vérité? Vous la savez aussi bien que moi: il n'y a jamais eu d'erreur +judiciaire. L'affaire Lesurques elle-même fut un «bien jugé»; à plus +forte raison, les autres. Seulement cela sert à faire tous les ans +beaucoup de drames et beaucoup de romans qui désennuient les oisifs. Et +nous sommes tous des oisifs, cher M. de Rœux, aux heures où nous +faisons des romans et où nous en lisons. J'ai vraiment hâte de savoir ce +que vous allez m'ordonner.</p> + +<p>J'avais plus de hâte que M. Cressonneau, car son éloquence me paraissait +un peu prodigue.</p> + +<p>—M. l'avocat général... dis-je.</p> + +<p>—Ah! interrompit-il, très bien! vous me donnez une leçon à la +Talleyrand. Pourquoi vais-je me frotter à un diplomate? J'ai compris: je +redeviens avocat général des pieds à la tête!</p> + +<p>Il prit une pleine poignée de papiers timbrés et en couvrit le coin du +roman et de la comédie, après quoi il se frotta les mains.</p> + +<p>Je n'ai jamais vu d'homme plus enchanté de ce qu'il faisait. Soit qu'il +parlât, soit qu'il agit, tout en lui avait l'air de dire: Voilà comme +nous sommes dans la nouvelle école!</p> + +<p>—Je n'avais pas du tout l'intention de vous donner une leçon, dis-je, +mais je venais justement vous parler de ce qui me parait être une erreur +judiciaire.</p> + +<p>—Oh! oh! fit-il sans perdre son sourire, vous vous occupez de cela +autrement qu'en fictions! De quelle cause s'agit-il?</p> + +<p>—De l'affaire Jeanne Péry.</p> + +<p>Il frappa dans ses mains.</p> + +<p>—C'est vrai! s'écria-t-il, je l'avais oublié: vous êtes l'ami de ce +pauvre diable de Thibaut. Quel malheur! Avoir les reins cassés à trente +ans! Il avait des protections, savez-vous? Et M. le conseiller Ferrand +qui va passer président de chambre au 15 août lui porte encore un +véritable intérêt. Mais voyons, cher M. de Rœux comment pourriez-vous +connaître cette affaire-là mieux que moi qui l'ai instruite de fond en +comble!</p> + +<p>—Voulez-vous me faire l'honneur de m'écouter un instant?</p> + +<p>—Deux instants... dix instants... toute une journée, si vous voulez. +Mais pouvez-vous supprimer les ciseaux? et faire que Jeanne Péry ne fût +pas l'héritière du comte Albert de Rochecotte? Répondez!</p> + +<p>—Sans vous prendre au mot tout à fait, répliquai-je, je vous demande au +moins une demi-heure d'attention, mais d'attention sérieuse, sans +commentaires ni interruption.</p> + +<p>J'avais parlé ainsi sans élever la voix, mais de cet accent qui coupe +court aux divagations les plus obstinées. Il croisa ses mains sur ses +genoux, et me regarda avec beaucoup de bienveillance.</p> + +<p>—De tout mon cœur, répondit-il, vous n'allez pas vous fâcher! Je suis +vraiment curieux de voir le roman que vous avez trouvé dans cette +aventure si pleine de palpitant imprévu!</p> + +<p>Je ne me fâchai pas, ou du moins je ne le laissais pas voir.</p> + +<p>Au contraire, je pris la parole d'un air reconnaissant, et je la gardai +juste trente minutes.</p> + +<p>C'était suffisant pour résumer, vis-à-vis d'un homme qui avait étudié la +question, toute la substance de la contre enquête contenue dans mes +notes.</p> + +<p>Je déclare que je parlai clairement à M. Cressonneau—et qu'il me +comprit.</p> + +<p>—J'admire, me dit-il quand j'eus achevé, quel avocat vous auriez fait. +C'est un <i>épisome</i> admirable. Il y avait là de quoi plaider quatre +heures durant sans éternuer ni cracher.... Eh bien, cher Monsieur, je +suis forcé de vous dire que je savais cela tout aussi bien que vous. Le +président des assises, M. Ferrand, connaît personnellement le docteur +ès-crime dont vous parlez, et qui ferait fureur dans un livre comme <i>Les +Habits Noirs.</i> Il le regarde comme un déterminé filou. Mais de là à +perdre pied au bord d'une fable aussi invraisemblable, il y a loin, +permettez-moi de vous le dire. Nous tenons les hommes pour ce qu'ils +valent, mais nous prenons les faits pour ce qu'ils sont. Vous m'avez +intéressé, mon cher Monsieur, mais vous ne m'avez pas converti.</p> + +<p>Je rassemblai mes notes.</p> + +<p>Pendant que je me livrais à ce travail, Me Cressonneau poursuivait:</p> + +<p>—Vous n'êtes pas content, c'est clair. J'en suis sincèrement peiné. +Mais si Jeanne Péry était innocente, pourquoi s'est-elle évadée?</p> + +<p>—Tout le monde n'est pas comme vous, M. l'avocat général, répondis-je. +Il y a des gens assez peu éclairés pour croire aux erreurs judiciaires.</p> + +<p>—Bien riposté! mais voyons, maintenant que vous avez les mains pleines +d'éléments nouveaux qui, selon vous, éclairent la question comme si un +rayon de soleil passait au travers, pourquoi Jeanne Péry ne se +présente-t-elle pas pour purger sa contumace?</p> + +<p>—Ignorez-vous donc, Monsieur, demandai-je avec étonnement que Jeanne +Péry a disparu, qu'elle n'est pas libre, et que, selon toute +probabilité, elle est aux mains de ceux qui....</p> + +<p>Il m'interrompit d'un geste amical.</p> + +<p>—Les hommes d'imagination! fit-il. Cela réussit jusqu'à un certain +point devant le jury, ces choses-là, parce que le jury est composé de +bourgeois qui vont au théâtre. Voyons! nous sommes ici de bonne foi tous +les deux, n'est-ce pas? et dans une situation toute amicale vis-à-vis +l'un de l'autre. Je vous passe le docteur ès-crime, et j'accorderai, si +vous voulez, qu'il a une salle à 150 pieds au-dessous du niveau de la +Seine, où il fait dans Paris des cours de scélératesse au cachet; je +vous passe aussi les ressemblances, je vous passerais presque la folle +transformée en poignard mécanique, quoique on ne s'échappe pas comme +cela à volonté de la Salpêtrière, et quoique les ciseaux, bénis par +l'archevêque primat de Grant, me paraissent pendre à un cheveu gros +comme un câble, mais raisonnons! vous avez des arguments de cette +force-ci. Les preuves, dites-vous, sont trop abondantes et trop bien +disposées: il y a <i>excès de vraisemblance</i>....</p> + +<p>Excès de vraisemblance! mon cher Monsieur, permettez-moi de m'étonner +qu'un homme de votre incontestable valeur puisse tomber dans de pareils +solécismes de logique! Je ne me donne pas pour un très grand +métaphysicien, et je m'occupe assez peu de ces formules surannées à +l'aide desquelles les Allemands et les Écossais, résumés dans ce qu'on +appelle la <i>philosophie</i> du brave M. Cousin, enfilent des pois chiches +qu'ils vendent pour des perles, mais enfin j'ai passé, comme tout le +monde, mon examen de bachelier, je sais qu'une abstraction est une +abstraction, un absolu un absolu. Il peut y avoir plus ou moins de +vraisemblances accumulées autour d'un fait, cela dépend du soin et j'ose +le dire, de l'habileté du juge instructeur, mais jamais il ne peut y +avoir <i>trop</i> de vraisemblance, car, alors, ce ne serait plus <i>la +vraisemblance.</i></p> + +<p>—Je n'ai pas dit autre chose, M. l'avocat général....</p> + +<p>Mais il m'interrompit parce qu'il tenait à placer sa tirade.</p> + +<p>—Permettez! je vous ai laissé parler. Vous me répondrez si vous voulez. +L'absolu est-il l'absolu? Changeons le substantif: oseriez-vous affirmer +que beaucoup de vérités puissent produire <i>trop de vérité</i>? Ce sont, mon +cher Monsieur, de vaines logomachies. Il suffit, pour répondre à cela, +de distinguer entre le singulier et le pluriel: une multitude de biens +c'est peut-être trop de biens, au pluriel, mais ce n'est pas assurément +trop de bien, au singulier, parce que le bien est un absolu....</p> + +<p>Je vous demande bien pardon d'avoir raison, cher Monsieur, et je suis +sincèrement désolé de n'être pas de votre avis. Croyez-moi, la jeune +école est sérieuse, très sérieuse, sous des apparences, je ne dirai pas +frivoles, mais au moins dépourvues de toute pédanterie scolastique. Nous +savons nos auteurs, en tapinois, et vous trouveriez au fond de notre sac +jusqu'à des croûtons du latin de Cujas. Seulement, nous ne les +mâchonnons point devant le monde, comme faisaient les vieux qui savaient +trop peu pour s'aviser de cacher leur savoir....</p> + +<p>Je m'étais levé.</p> + +<p>Quand sa phrase fut finie, je saluai.</p> + +<p>Il me reconduisit jusqu'à la porte de l'escalier avec une rare +bienveillance, protestant qu'il se mettait tout entier à mon service et +me demandant s'il n'aurait pas bientôt le plaisir de lire un nouveau +roman de moi.</p> + +<p>Moi, je ne le cache pas, j'aime un peu de gravité chez le juge, un peu +de hâle sur la joue du soldat, comme il me faut un peu de modestie chez +la jeune fille et un peu d'accord dans mon piano.</p> + +<p>Mais je mentirais lâchement à ma conscience si je n'avouais pas que M. +Cressonneau aîné était un joli avocat général et qu'il ne déparait point +la jeune école.</p> + +<p>Ma démarche se trouvait être si carrément inutile que je l'oubliai +presque aussitôt que je fus dans la rue. Je me fis reconduire chez moi +au galop. La nuit était tombée quand j'arrivai rue du Helder.</p> + +<p>Je trouvai Lucien installé dans ma chambre à coucher et occupé à +parcourir les œuvres de J. B. M. Martroy.</p> + +<p>Mon premier regard le toisa de la tête aux pieds avec inquiétude, car, à +cette heure de crise suprême, j'eusse bien mieux aimé agir seul que +d'avoir près de moi un malade ou un fou.</p> + +<p>Il était rasé de frais, coiffé avec soin, vêtu selon la plus rigoureuse +élégance. On n'eût pas trouvé, le long du boulevard, à l'endroit +propice, entre le café Foy et Tortoni, beaucoup de jeunes messieurs +possédant au même degré que Lucien la tenue du vrai gentleman.</p> + +<p>Il avait beau être un homme de loi d'Yvetot; dès qu'il voulait, Paris +brillait en lui, et je ne pus m'empêcher de comparer cette fière +élégance à la petite <i>fashion</i> de M. Cressonneau aîné.</p> + +<p>Ce qui m'importait davantage encore, l'expression du visage de Lucien +était mâle et tranquille.</p> + +<p>—As-tu tout lu? me demanda-t-il après m'avoir serré la main plutôt +froidement.</p> + +<p>—J'ai tout lu, répondis-je.</p> + +<p>—Ton opinion est-elle formée?</p> + +<p>—Parfaitement, d'autant que tu tiens là un manuscrit qui explique et +complète ton dossier.</p> + +<p>—Oui, fit-il avec distraction, mais je n'aurai pas le temps de le lire.</p> + +<p>Il me tendit tout ouverte la lettre contenue dans la missive que M. +Louaisot m'avait adressée.</p> + +<p>—Prends connaissance de ceci, ajouta-t-il.</p> + +<p>Et il continua sa lecture.</p> + +<p>Ce calme avait de la force. Je fus content.</p> + +<p>La lettre de M Louaisot était ainsi conçue:</p> + +<p>Cher M. Thibaut,</p> + +<p>Ne connaissant pas votre nouvelle adresse, j'ai recours à M. G. de Rœux +pour vous faire tenir cette communication qui, comme vous allez le voir, +a son importance.</p> + +<p>Je vous ai fait beaucoup de mal, mais ce n'est pas ma faute. Je n'avais +rien personnellement contre vous.</p> + +<p>Du reste, vous me l'avez rendu avec usure. Sans le vouloir et même sans +le savoir, vous avez été le bâton qui sans cesse enrayait mes roues. Par +vous peut-être va se trouver ruinée une combinaison admirable qui +m'avait coûté vingt années de travail.</p> + +<p>L'œuvre de toute ma vie, on peut le dire, et cela au moment où le +succès allait couronner mes efforts.</p> + +<p>Vous comprenez bien que je ne vous aime pas, cher Monsieur. Le +contretemps le plus funeste qui puisse entraver la marche du génie, +c'est d'avoir un imbécile à combattre. Mieux vaudrait toute une armée de +gens d'esprit!</p> + +<p>Donc, je vous déteste, ou plutôt vous m'irritez comme ferait un +maladroit sans parti pris qui ravagerait du coude, sur l'échiquier, les +calculs d'un joueur de première force.</p> + +<p>Et, cependant, je m'adresse à vous, parce que vous êtes la seule +personne au monde qui puisse me venger comme il faut.</p> + +<p>Si, comme je commence à le craindre, j'ai besoin d'être vengé.</p> + +<p>Vous n'allez guère au théâtre. Connaissez-vous <i>La Tour de Nesle?</i> Votre +ami, M. de Rœux pourra vous expliquer ce que c'est que Buridan.</p> + +<p>Buridan avait, comme vous et moi, affaire à une terrible coquine. +Poursuivi par l'idée que cette coquine, qui est une reine, pourra lui +faire tôt ou tard un mauvais parti, Buridan creuse et charge une mine +qui doit faire explosion après sa mort.</p> + +<p>Je suis dans la position de Buridan—ou de Carter, le dompteur, quand il +entre dans la cage de sa lionne.</p> + +<p>J'ai creusé, j'ai chargé ma mine. Je vous enverrai la mèche allumée. Et +tout est arrangé pour que vous soyez forcé de mettre le feu si je meurs.</p> + +<p>À l'instant où j'achève cette lettre j'entame une partie suprême. Nous +sommes au 29 juillet, neuf heures du soir; si demain, 30 juillet, à neuf +heures du soir, je n'ai pas réussi, c'est que je serai mort.</p> + +<p>À cette heure donc, vous recevrez la mèche des mains d'une personne que +vous connaissez bien. Je vous fais mon héritier, et mon héritage, <i>c'est +votre femme</i>, qui valait pour moi huit millions.</p> + +<p>À demain, neuf heures.</p> + +<p>Je consultai ma montre, il était neuf heures et cinq minutes. Lucien vit +mon mouvement et me dit:</p> + +<p>—Il faut un quart d'heure pour venir ici de la rue Vivienne. Elle n'est +pas en retard.</p> + +<p>—Qui, elle?</p> + +<p>—Pélagie, qui va m'apporter <i>la mèche</i>.</p> + +<p>Il ferma le cahier qu'il était en train de lire et le jeta sur la table.</p> + +<p>—Résume-moi en peu de mots ce qu'il y a là-dedans, dit-il.</p> + +<p>Je fis aussitôt ce qu'il désirait; quand j'eus achevé, il me dit:</p> + +<p>—J'aurais su tout cela que je n'aurais pas agi davantage. J'étais mort. +Ma dernière lueur de vie était en toi. En venant, tu m'as ressuscité. Il +me prit de nouveau la main qu'il serra, cette fois, avec chaleur.</p> + +<p>Quoi que j'eusse pu faire, mon résumé avait pris du temps. La demie de +neuf heures sonna à la pendule. Lucien sembla se recueillir.</p> + +<p>—Si elle ne vient pas, prononça-t-il tout bas, nous allons tenter un +effort par nous-mêmes.</p> + +<p>—Quel effort?</p> + +<p>—Je suis juge, répondit Lucien, dont l'œil devint sombre, non pas +parce que l'empereur m'avait nommé, mais parce que ma conscience me +crie: Tu es juge!</p> + +<p>—Franc-juge, alors? fis-je en essayant de sourire. Il prononça plus bas +encore:</p> + +<p>—Cette femme a mérité de mourir! Je savais qu'il parlait d'Olympe.</p> + +<p>En ce moment, nous entendîmes dans l'antichambre une voix pleurarde qui +parlementait avec Guzman. Je m'élançai, j'ouvris la porte et la grande +coiffe de Pélagie se montra, encadrant un visage qui, littéralement, +était inondé de larmes.</p> + +<p>—À quoi que ça rime, s'écria-t-elle, avant même d'avoir passé le seuil, +de s'entêter à une idée de même!</p> + +<p>Vouloir épouser quelqu'un de force! N'avait-il pas à la maison tout ce +qu'il lui fallait? Et maintenant le voilà fini, le pauvre monsieur, car +il m'avait bien dit: «Si tu ne reçois pas contrordre avant neuf heures, +c'est qu'elle m'aura fait avaler ma langue, et alors porte la lettre rue +du Helder!»</p> + +<p>Les sanglots secouaient la richesse de sa vaste poitrine. Elle était +sincèrement et profondément affligée.</p> + +<p>—Donnez la lettre, dit Lucien.</p> + +<p>—Je l'avais toujours bien prévenu! gémit-elle. Je lui avais dit: «Ne +poussez pas celle-là à bout, ou bien il vous arrivera du chagrin! Je +l'ai vue sur la place d'Yvetot le jour où on arrêta la mariée. J'ai peur +des pâles! Prenez garde à elle!...» Mais il n'écoutait rien! Il se +croyait si fort!</p> + +<p>—Donnez la lettre, répéta Lucien.</p> + +<p>—La voilà, mon brave Monsieur, et vengez-le bien comme il faut. Moi, je +n'ai même pas la consolation de m'occuper de ça. L'adjudant m'attend en +bas, et il n'est pas patient. Ce n'est pas au moment où j'en perds un +que je vas risquer l'autre, n'est-ce pas?</p> + +<p>Elle remit la lettre, bouchonna ses yeux avec son tablier et sortit en +levant les bras vers le ciel. Dans l'antichambre, j'entendis Guzman qui +lui disait:</p> + +<p>—Ce n'est donc plus le maréchal des logis d'artillerie?</p> + +<p>—J'ai de la mort plein le cœur, répondit Pélagie, et penser qu'il faut +qu'on danse à la barrière! La lettre de M. Louaisot disait:</p> + +<p>«M. Lucien Thibaut,</p> + +<p>Mon métier a été de mentir. J'avais du talent dans cette partie-là. Je +parle de moi au passé, parce que je suis mort.</p> + +<p>Les morts ne mentent plus. Elle m'a tué parce que je voulais sauver +votre femme.</p> + +<p>Votre femme est prisonnière dans les caves de la Grande-Maison, rue du +Rocher, n°9. Elle n'y est pas seule. Fanchette était pour M<sup>me</sup> la +marquise aussi dangereuse que Jeanne elle-même, car si la justice avait +mis la main sur Fanchette, la condamnation de Jeanne tombait.</p> + +<p>En cela, et pour la seconde fois, la justice se serait encore trompée, +mais qu'importe, une fois de plus ou de moins.</p> + +<p>En tenant Jeanne et Fanchette captives, nous rendions définitive la +condamnation de la première, nous devenions héritiers, le bonhomme—le +Dernier Vivant—s'éteignait doucement et tout était dit. Mais ça ne +suffisait pas. Olympe a dit: «Il n'y a que les morts qui ne gênent +jamais...»</p> + +<p>Vengez-moi. Pour récompense, je vous rends votre femme.</p> + +<p>Voici mes instructions pour arriver jusqu'à elle.</p> + +<p>Prenez des hommes de police, si vous voulez, ce sera plus sûr. +Munissez-vous de lanternes, car la route souterraine est longue.</p> + +<p>Il ne s'agit pas d'entrer par la rue du Rocher et la maison du vieux: +vous trouveriez là de bons obstacles, c'est moi qui les ai disposés.</p> + +<p>Arrivez par la rue de Laborde, prenez le terrain où l'on bâtit: +l'ancienne plaine Bochet: entrez dans le jardin de la Grande-Maison, il +n'a plus de clôture.</p> + +<p>À la droite du dernier acacia qui reste debout et à trente pas environ +des ruines de la Grande-Maison, vous trouverez un pavillon dont il ne +reste plus que les quatre murs.</p> + +<p>Entrez, dérangez la paille qui est à gauche de la porte, vous verrez +dessous une trappe et vous la lèverez par son anneau.</p> + +<p>Sous la trappe, il y a un escalier, vous allumerez vos lanternes et vous +descendrez.</p> + +<p>Marchez alors droit devant vous.</p> + +<p>Au bout de quarante pas, tournez à gauche.—puis faites douze pas et +tournez à gauche encore.</p> + +<p>Vous serez alors dans un cellier très vaste où vous verrez des +foudres,—une vingtaine—qui s'alignent contre le mur.</p> + +<p>Le dernier foudre, en allant toujours sur votre gauche, masque une porte +voûtée dont la clé est pendue à un clou à l'intérieur du tonneau, +immédiatement au-dessous de la bonde.</p> + +<p>Ah! elle se croit bien gardée aussi de ce côté!</p> + +<p>Vous ouvrez la porte, et vous êtes arrivé, car devant vous s'étend un +couloir, large comme une route charretière, qui vous conduit tout droit +à la cachette.</p> + +<p>Seulement, le couloir est long, cinq cents pas au moins; je n'ai pas le +temps de vous dire à quoi tout cela servait dans le temps. Allez, sauvez +votre femme—et vengez-moi.»</p> + +<p>Lucien avait lu cette étrange missive à haute voix.</p> + +<p>—Est-ce que tu crois à cela? demandai-je.</p> + +<p>—Viens, fit-il au lieu de répondre.</p> + +<p>Il prit son chapeau.</p> + +<p>—Le piège tendu par ce misérable est grossier, dis-je encore. Prends +garde!</p> + +<p>—Viens, répéta Lucien. Ce misérable ment, mais il n'y a pas de piège. +Il est mort, Olympe vit, et je suis juge. Viens.</p> + +<p>À mon tour, je pris mon chapeau.</p> + +<p>J'avais l'idée qu'en le suivant je pourrais empêcher un malheur.</p> + +<p>En passant, il demanda à Guzman des allumettes et un paquet de bougies.</p> + +<p>—Ne prendras-tu pas au moins des hommes de police? demandai-je. Il me +répondit:</p> + +<p>—Non; j'aurai mieux que cela.</p> + +<p>Nous montâmes en voiture devant le café anglais. Il donna au cocher une +adresse que je connaissais: celle de M. le conseiller Ferrand.</p> + +<p>Je voulus lui parler en route, mais il ne me répondit pas.</p> + +<p>Quand la voiture s'arrêta il me dit:</p> + +<p>—Reste à m'attendre, je ne serai pas longtemps.</p> + +<p>Je lui demandai ce qu'il allait faire. Je n'eus point de réponse encore.</p> + +<p>Il passa la porte cochère.</p> + +<p>Mon rôle me pesait terriblement. Il me semblait que dans cette barque où +j'étais, la responsabilité tout entière était sur moi qui ne tenais +pourtant pas le gouvernail.</p> + +<p>Dès le premier pas que je fis sur le trottoir, je vis venir à moi une +femme pauvrement habillée qui boitait en marchant et qui tenait son +mouchoir sur sa bouche.</p> + +<p>Elle m'accosta tout essoufflée et fut quelque temps avant de pouvoir +parler.</p> + +<p>—Vous êtes M. de Rœux, me dit-elle enfin, je vous suis en courant +depuis la rue de Helder. Je n'ai pas perdu de vue le fiacre. Ah! si vous +saviez le malheur! Je vis alors seulement que ses yeux étaient tout +sanglants de larmes.</p> + +<p>Je ne comprenais pas encore pourtant. Elle reprit:</p> + +<p>—Il est mort, Monsieur! Ils me l'ont tué! C'est la folle! La +Couronne....</p> + +<p>—Martroy! m'écriai-je.</p> + +<p>Stéphanie, la pauvre créature, chancela et je la soutins dans mes bras.</p> + +<p>—Sa dernière pensée a été pour son bienfaiteur, comme il vous appelait, +dit-elle, il m'a dit: «Porte-lui ma lettre, je ne lui écrirai plus...» +et pourtant, il a pu mettre encore un petit mot au bas avant de mourir. +Voici la lettre... et je retourne là-bas, Monsieur, car mon vieux maître +n'est pas un bon malade.</p> + +<p>Elle me quitta en effet, courant par cahots et s'épongeant les yeux.</p> + +<p>Je m'approchai d'un magasin, et je lus la lettre de Martroy à la lueur +du gaz.</p> + +<p>Elle commençait gaillardement; il ne se doutait pas de son sort.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Derniere_lettre_de_Martroy" id="Derniere_lettre_de_Martroy"></a><a href="#table">Dernière lettre de Martroy</a></h2> + + +<p>Cher bienfaiteur,</p> + +<p>Voilà: je vous ai fourni dans ma dernière de faux renseignements sur la +Grande-Maison, dont je viens à l'instant d'apprendre l'histoire par ma +Stéphanie, qui est un trésor. Elle vous a une oreille, vous allez voir +tout à l'heure.</p> + +<p>La Grande-Maison n'est ni un ancien couvent, ni un ancien château, ni un +ancien hôtel, c'est tout bonnement un ex-entrepôt de contrebande, monté +sur un pied tout à fait monumental.</p> + +<p>C'est là qu'on a dû faire tort à la Douane!</p> + +<p>Non seulement, les caves sont immenses, comme je vous l'ai dit, mais il +y a un chemin voûté, assez large pour donner passage à des charrettes +attelées, et qui reliait le magasin principal à un second entrepôt, +situé hors de la barrière.</p> + +<p>Cet entrepôt occupait tous les derrières d'une des plus considérables +maisons de la rue de Levis.</p> + +<p>Tout cela était devenu inutile depuis qu'on a reculé le mur d'octroi +jusqu'aux fortifications. Comme la bouche du souterrain se trouve +maintenant à plus d'un quart de lieue de l'enceinte, l'administration ne +s'est même pas souciée de le combler.</p> + +<p>Hein? ce Paris! Et comme le vieux fournisseur qui a tant volé l'État est +bien là dans ce logis de voleurs!</p> + +<p>Il fallait que le métier fût bon pour payer les frais d'une pareille +installation. Ce qu'il a dû passer d'alcool dans ce monstrueux siphon +est incalculable. Et pendant ce temps, les hommes verts, institués pour +empêcher un pauvre diable comme moi de faire entrer plus d'une chopine +de vin bleu, veillaient!</p> + +<p>Là-bas, quand nous étions auprès de Dieppe, j'ai connu un brave douanier +qui racontait toujours l'histoire d'une caisse de porcelaine de Jersey +qui fut prise par ses soins en 1820. Je lui demandai une fois pourquoi +il radotait sans cesse la même anecdote, il me répondit:</p> + +<p>—En quarante ans de service je n'ai jamais vu faire une autre prise!</p> + +<p>La douane fait pourtant vivre un état-major bien dodu. On dit qu'elle +est utile à la manière de ces matous paresseux qui ne prennent pas de +souris, mais qui les éloignent par leur seule odeur.</p> + +<p>Je suis tout gai aujourd'hui et je bavarde. Tous mes sinistres +pressentiments d'hier sont partis. J'irai voir ce souterrain de +contrebande, large comme une voie romaine qui laissait passer des +foudres de vingt barriques sous la barrière où les préposés, brandissant +la sonde municipale, arrêtaient vaillamment les demi litres.</p> + +<p>Mais revenons à nos affaires. Le vieux est malade. Il lui est arrivé un +accident. Depuis que la guerre entre l'Autriche et la Prusse est +déclarée et qu'on parle de la possibilité d'une conflagration générale +en Europe, le vieux a la fièvre. Il rêve fournitures.</p> + +<p>Hier soir, il s'est échappé pour aller faire débauche ou plutôt pourvoir +à fonder quelque bonne affaire de pillage administratif. Son cercle est +de l'autre côté du boulevard extérieur, dans un cabaret plus que borgne +où se réunissent les raccommodeurs de souliers ambulants.</p> + +<p>Ce sont, vous le savez, de forts gaillards qui parcourent les bas +quartiers et la banlieue la hotte sur le dos et ne ressemblent pas du +tout aux savetiers en guérite.</p> + +<p>Avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes, le Dernier Vivant ne +faisait point tache dans cette assemblée sans prétention. Il y était +connu. On l'appelait Papa-Turco.</p> + +<p>Hier soir donc, ayant bu un gloria de deux sous, sa tête s'est montée. +Il a rassemblé autour de lui les savetiers ambulants et leur a proposé +une association pour fournir à toute l'armée française d'excellents +souliers sur lesquels l'entreprise gagnerait cinq cents pour cent. Il ne +s'agissait que de centraliser les cuirs des bêtes crevées pour +l'empeigne, et les fonds de boutique de certains journaux, également +morts de maladie, pour la semelle.</p> + +<p>Les bonnes gens ont d'abord trouvé cela très drôle, on a beaucoup ri, +mais le vieux s'est fâché tout rouge en jurant qu'il ne plaisantait pas: +à l'appui de quoi il a eu l'imprudence de raconter quelques-uns des bons +tours joués par l'association des cinq fournisseurs normands à +l'administration de la guerre, sous le Premier Empire.</p> + +<p>Bref, on l'a reconnu pour le vieux damné de la plaine Bochet. Il a été +porté en triomphe et roué de coups. Ça pourrait bien être sa fin.</p> + +<p>Et à ce propos, il y a eu une grande scène entre Louaisot et la marquise +Olympe. Ce sera la partie importante de ma lettre. Stéphanie n'a pas +tout entendu, mais ce qu'elle a surpris vaut bien la peine de vous être +rapporté.</p> + +<p>M. Louaisot et M<sup>me</sup> la marquise étaient dans la chambre à coucher de +cette dernière.</p> + +<p>On avait parlé d'abord du petit jeune homme, Lucien, de Chambray, +l'enfant dont M. Louaisot se sert depuis si longtemps comme d'un mors +qu'il a introduit de force dans la bouche de la malheureuse mère.</p> + +<p>Car elle a péché, c'est vrai, mais on peut dire que celle-là fait son +purgatoire sur la Terre!</p> + +<p>Stéphanie n'a commencé à entendre qu'au moment où la colère a élevé les +voix.</p> + +<p>—.... Vous m'appartenez! disait Louaisot. J'ai dépensé ma jeunesse +entière et une partie de mon âge mûr à vous acheter. Vous serez ma femme +ou vous serez une mère sans enfant.</p> + +<p>—Je sais que vous êtes capable d'assassiner votre propre fils, a +répondu Olympe, mais vous ne le ferez pas, car il vous sert de garrot +pour me serrer la gorge.</p> + +<p>—Madame, a reprit Louaisot, l'heure vient où serrer ne suffit plus. +Pensez-vous que je veuille attendre le bien-être jusqu'à ma soixantième +année? Je crois avoir temporisé suffisamment; je veux agir.</p> + +<p>La voix d'Olympe, nette et froide, a prononcé ces mots:</p> + +<p>—Jamais je ne serai votre femme.</p> + +<p>Après cette réponse, il y a eu un silence, puis Louaisot a repris:</p> + +<p>—C'est donc la guerre déclarée! Vous serez brisée, je vous en préviens. +Je le regrette. Je vous aurais rendue heureuse. Vous êtes +merveilleusement belle. Jeanne morte, il est impossible que M. Lucien +Thibaut ne revienne pas à vous. C'est une affaire de temps.</p> + +<p>La marquise a dit:</p> + +<p>—Vous me faites horreur.</p> + +<p>—Les mœurs modernes, continua Louaisot, admettent de plus en plus ce +genre de compromis. Je ne vous gênerais pas, j'ai mes habitudes. Vous +seriez entre l'ami de votre enfance et votre fils, à qui, d'avance, j'ai +donné son nom....</p> + +<p>—Vous me faites horreur! répéta la marquise Olympe.</p> + +<p>—Moi, vous me faites pitié! s'écria Louaisot, se fâchant de nouveau. +D'où sortons-nous donc, s'il vous plaît, ma pupille, pour afficher de +semblables pruderies? Je croyais que nous avions été élevée à une +école... oh! vous avez beau me foudroyer du regard, la patience a des +bornes, et l'excellent M. Barnod savait à quoi s'en tenir sur les dames +d'apparence sévère....</p> + +<p>...Vous avez rompu la glace vous-même. Adieu va! Parlons en français: +si je suis, comme vous me faites l'honneur de me le dire, le dernier +degré de l'infamie, vous êtes, vous, le crime sans courage et la +damnation sans grandeur. Au moins, moi, je me tiens droit, je marche +droit, rien ne m'arrête. Vous, votre cœur et votre main tremblent +toujours.</p> + +<p>Vous avez fait subir à Jeanne Péry un supplice monstrueux, et vous +hésitez quand il s'agit de terminer son martyre avec sa vie....</p> + +<p>...Du danger? aucun. Elle est censée en fuite. Rien de plus aisé que de +supprimer les personnes qui se cachent. On ne fait que continuer de les +cacher dans la terre....</p> + +<p>Stéphanie n'entendit pas ce que répondait la marquise. Stéphanie a +pourtant l'oreille fine.</p> + +<p>Mais Olympe dut parler, car Louaisot répliqua:</p> + +<p>—Vos sœurs! Ah! vous les appelez vos sœurs! Osez-vous bien employer +des mots pareils! Alors, donnez tout de suite le nom de famille à ce +bouquet de fleurs cultivées dans le jardin de l'adultère!... Je vous +l'ai dit, Olympe, et je vous le répète; vous m'appartenez, non pas +seulement parce que je vous ai conquise, mais encore, mais surtout parce +que vous êtes à mon niveau par vos actes et au-dessous de moi par votre +origine. Ma mère était une honnête femme....</p> + +<p>Ici, il y eut un silence.</p> + +<p>Le dernier mot entendu fut celui-ci, prononcé par Olympe:</p> + +<p>—Pourtant de sang répandu, vous n'aurez rien de l'héritage, car je +n'aurai pas l'héritage. Est-ce que les morts héritent? <i>Vous ne pouvez +pas m'empêcher de me tuer....</i> Ainsi, le patron est au bout de son +rouleau. Je le connais: il doit voir rouge à travers le feu d'artifice +de ses lunettes.</p> + +<p>La menace est une bonne chose, mais quand elle fait long feu, tout rate. +J'aurais cru que la pensée de son fils aurait dompté la marquise. Du +moment qu'elle ne cède pas, il faut que Louaisot frappe ou qu'il donne +sa démission. Il ne donnera pas sa démission, donc il frappera. Il y a +dans l'air que je respire ici une odeur de sang.</p> + +<p>Je pars à l'instant même pour rôder autour de cette tragédie. Je veux +voir ce curieux monument de l'industrie française: les caves de la +Grande-Maison. Rien ne m'ôterait de l'idée que <i>l'outil</i> du +patron,—Laura Cantù—est embusquée là-dedans quelque part....</p> + +<p><i>Note de Geoffroy</i>.—Il y avait au-dessous de cette dernière ligne une +vingtaine de mots, tracés d'une main défaillante:</p> + +<p>«Je me meurs. La folle m'a tué... <i>l'outil</i>! Hâtez-vous, elle en tuera +d'autres. Ayez pitié de ma femme et de mon petit.»</p> + +<p>Comme j'achevais, tout frissonnant, cette lecture, la porte cochère de +la maison voisine s'ouvrit.</p> + +<p>M. Ferrand sortit le premier, le visage couvert d'une mortelle pâleur.</p> + +<p>Lucien, qui le suivait, le fit monter dans la voiture et m'appela.</p> + +<p>Je suis obligé de dire ici, pour laisser de l'ordre dans les événements, +ce qui s'était passé chez le conseiller.</p> + +<p>M. Ferrand lui-même me fit ce récit à quelques jours de là.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_du_conseiller_Ferrand" id="Recit_du_conseiller_Ferrand"></a><a href="#table">Récit du conseiller Ferrand</a></h2> + + +<p>Il y a bien longtemps que ma santé est profondément altérée. La +souffrance morale a réagi sur moi physiquement. Je me sens fatigué. Je +suis un vieillard.</p> + +<p>Je venais de me mettre au lit, quoiqu'il ne fût pas plus de neuf heures +du soir. Mon domestique m'annonça M. Lucien Thibaut. Je fis entrer tout +de suite. J'ai beaucoup aimé Lucien, que je traitais autrefois en élève. +Mon attachement pour lui avait encore un autre motif. Son malheur et sa +maladie m'avaient causé une très sincère affliction.</p> + +<p>Lucien entra et vint jusqu'à mon lit sans me saluer ni me demander des +nouvelles de ma santé.</p> + +<p>Il n'y avait rien en lui pourtant qui indiquât la volonté de me traiter +avec violence.</p> + +<p>Seulement, son regard était sombre et ses traits contractés.</p> + +<p>—M. Ferrand, me dit-il presque à voix basse, vous êtes un honnête +homme, je le sais maintenant, et je regrette de vous avoir calomnié dans +ma pensée, mais vous allez, je vous prie, vous lèvera l'instant même et +me suivre, car vous avez condamné une innocente, et il faut que la +lumière se fasse en vous, je le veux.</p> + +<p>Je fus blessé de ce dernier mot.</p> + +<p>—M. Thibaut, répondis-je, vous voyez que je suis souffrant. Vous avez +vos convictions, que je respecte, j'ai droit d'exiger que vous +respectiez les miennes....</p> + +<p>Il m'interrompit disant:</p> + +<p>—Je n'ai pas le temps de discuter, levez-vous et partons.</p> + +<p>—Mais, Monsieur, répliquai-je, je ne permets pas qu'on me parle comme +vous le faites.</p> + +<p>—Vous refusez?</p> + +<p>—Je refuse.</p> + +<p>—Vous me regardez comme un fou?</p> + +<p>—Vous agissez comme un fou.</p> + +<p>Il fit un pas en arrière.</p> + +<p>—M. Ferrand, me dit-il, et son accent était glacial, je ne suis pas +fou, je vous l'affirme. Je vous affirme également que si vous ne me +suivez pas, je vais vous tuer.</p> + +<p>Ses yeux étaient baissés. Son visage devenait blême. Moi aussi, je me +sentais pâlir.</p> + +<p>Les gens qui parlent ainsi ont, d'ordinaire, à la main, un pistolet, un +couteau, une arme. Il avait, lui, les mains vides; des mains blanches et +fines comme celles d'une femme. Je crois que je suis brave. Je n'aurais +pas peur d'une arme. Ces mains vides et frémissantes menaçaient +autrement qu'une arme. Et le regard de M. Thibaut me donna une sensation +de frayeur. Il faudrait dire de terreur, car je me sentis trembler sous +mes couvertures. Cependant, j'eus honte de céder.</p> + +<p>—Est-ce donc ainsi que vous deviez finir, Lucien! m'écriai-je.</p> + +<p>—Je ne finis pas, me répondit-il, je commence.</p> + +<p>—Vous! un assassin!</p> + +<p>—Un juge! je suis juge.</p> + +<p>Il fit un pas vers moi, la tête haute, le regard noir et froid.</p> + +<p>—Et je suis investi en outre, ajouta-t-il, de la mission la plus grande +qui puisse sacrer le caractère d'un homme: je suis le défenseur de ma +femme. Sa voix, sans s'élever, avait pris une emphase extraordinaire.</p> + +<p>Dans sa bouche, ces mots: <i>le défenseur de ma femme</i> étaient grands +comme les quelques paroles sublimes de la poésie ou de l'histoire qui +ont traversé les siècles.</p> + +<p>Mon cœur battait. Ce n'était déjà plus de frayeur.</p> + +<p>J'ai aussi un amour en moi, un grand amour, n'est pas de la même nature; +mais tous les amours comprennent.</p> + +<p>Et pourtant, je résistais encore, car précisément la voix de cet amour +me criait de ne pas aller là où Lucien voulait m'entraîner.</p> + +<p>—Je vais appeler, dis-je. N'approchez pas davantage....</p> + +<p>—Que votre sang retombe sur votre tête! murmura-t-il en faisant un pas +de plus.</p> + +<p>—Mais avec quoi me tuerez-vous, insensé! m'écriai-je, prêt à me +défendre.</p> + +<p>—Je ne sais pas... avec moi!</p> + +<p>En même temps qu'il prononçait ce mot étrange dont l'accent faisait une +menace véritablement mortelle, il me toucha le bras.</p> + +<p>Ce fut si faible qu'on eût dit l'étreinte d'un enfant. Mais ce fut +terrible.</p> + +<p>Écoutez: terrible! je sentis que la vie défaillait dans ma poitrine.</p> + +<p>Ma tête se renversa sur mon oreiller et malgré moi ces paroles passèrent +entre mes lèvres:</p> + +<p>—Si elle est innocente, qui donc est coupable?</p> + +<p>Lucien prit cela pour une acceptation. Il lâcha mon bras et serra +doucement ma main.</p> + +<p>—Courage, me dit-il, M. Ferrand. Vous allez beaucoup souffrir. Je lui +rendis son étreinte et je sortis de mon lit.</p> + +<p>Il m'aida à m'habiller.</p> + +<p>—Où allons-nous? lui demandai-je.</p> + +<p>—Rue du Rocher. Je répétai:</p> + +<p>—Rue du Rocher?</p> + +<p>—Oui, dans la maison où habite maintenant M<sup>me</sup> la marquise de Chambray. +Je passai la main sur mon front. Il ajouta:</p> + +<p>—C'est le devoir. Et je répétai:</p> + +<p>—Peut-être que c'est le devoir.</p> + +<p>—Marchez devant, me dit-il au moment où nous sortions, et souvenez-vous +que je ne m'appartiens pas. Je défends ma femme. Si vous tentez de vous +soustraire à votre tâche, vous êtes mort!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_de_Geoffroyd" id="Recit_de_Geoffroyd"></a><a href="#table">Récit de Geoffroy</a></h2> + + +<p>Ce fut à la suite de cette scène que M. Ferrand et Lucien me +rejoignirent. Ils montèrent dans le fiacre.</p> + +<p>M. le conseiller Ferrand était seul, au fond du fiacre, affaissé dans +une encoignure. Lucien s'était assis auprès de moi sur le devant.</p> + +<p>Je lui communiquai à voix basse et sommairement le contenu de la lettre +de Martroy.</p> + +<p>—Tout cela, me dit-il, je le savais. Je suis ressuscité. Nous gardâmes +ensuite le silence.</p> + +<p>Pendant tout le trajet, M. Ferrand ne prononça pas une parole.</p> + +<p>Quand nous passâmes devant la gare Saint-Lazare, le cadran marquait dix +heures.</p> + +<p>Au lieu de monter la rue du Rocher, nous tournâmes à gauche et notre +fiacre s'arrêta au coin de la place Laborde.</p> + +<p>Là, sous un réverbère, nous relûmes les instructions de M. Louaisot et +nous nous engageâmes dans la ruelle qui conduisait encore au nouveau +quartier qu'on était en train de construire sur l'ancien emplacement de +la place Bochet.</p> + +<p>La nuit était noire. Nous eûmes quelque peine à trouver notre chemin +parmi les tas de sable, les trous à mortier et les moellons, mais enfin, +nous franchîmes ce qui avait été le mur du grand jardin et nous +découvrîmes aisément les quatre pans de maçonnerie toute nue, restes du +pavillon.</p> + +<p>C'était à une trentaine de pas à peine de la maison neuve, bâtie par le +Dernier Vivant. À cinquante autres pas, sur la gauche, c'est-à-dire en +allant vers Monceaux-Batignolles, on voyait un amas de décombres, qui +étaient les ruines de la Grande-Maison.</p> + +<p>Le tas de paille fut dérangé; nous ouvrîmes la trappe qui recouvrait +l'escalier.</p> + +<p>Chacun de nous alluma une bougie et nous descendîmes.</p> + +<p>L'itinéraire tracé par M. Louaisot était bon. En le suivant exactement +nous arrivâmes d'abord au cellier, grand comme une place de village, qui +contenait encore les gigantesques tonneaux—puis à l'artère principale +de cette ville souterraine: le chemin charretier conduisant jadis de +l'entrepôt Bochet à l'entrepôt de la rue de Levis, situé alors <i>extra +muros.</i></p> + +<p>Pendant que nous étions dans le passage allant du cellier au grand +chemin souterrain, il nous sembla entendre un bruit soudain et violent, +suivi de cris qui se mêlaient répercutés par les voûtes.</p> + +<p>Nous pressâmes le pas, mais en arrivant au bout du couloir, nous +écoutâmes en vain.</p> + +<p>Le bruit avait cessé.</p> + +<p>L'énorme galerie dont la voûte humide et sombre pendait maintenant sur +nos têtes s'emplissait d'un morne silence.</p> + +<p>Nous nous étions arrêtés pour prêter l'oreille et pour regarder. Dès que +nous marchions, en effet, quoique le sol fût très doux, le bruit de nos +pas faisait tapage.</p> + +<p>D'abord nous ne vîmes rien, j'entends Lucien et moi, car M. Ferrand +semblait littéralement anéanti. Il ne regardait même pas.</p> + +<p>Puis, tout à coup, au moment où nous allions reprendre notre marche, une +voix d'homme parla.</p> + +<p>C'était à la fois lointain et tout proche. La voix venait à nous +nettement comme dans un tuyau acoustique.</p> + +<p>Elle était faible pourtant, mais si altérée qu'elle fût, je reconnus +parfaitement la basse taille de M. Louaisot. Elle disait:</p> + +<p>—Voilà! J'ai mon compte. L'outil était trop bon! Il n'y a pas eu faute: +qui diable aurait pu croire qu'une mère sacrifiât son enfant? J'ai bien +joué mon jeu, mais j'ai perdu. Bonsoir, les voisins!—Mais je suis vengé +déjà une fois, ma pupille, vous n'avez plus de fils!—et je serai vengé +deux fois, voici l'autre Lucien qui arrive: regardez là-bas!</p> + +<p>Ces derniers mots nous parvinrent comme un chuchotement qu'on eût +murmuré à notre oreille.</p> + +<p>—Là-bas, c'est ici, me dit Lucien. Ils nous voient.</p> + +<p>—Pas lui, répondis-je, car il est mort.</p> + +<p>Une voix de femme s'éleva dans le silence:</p> + +<p>—<i>Laura</i>, disait-elle, <i>je t'ai trompée ce n'est pas cet homme-là qui a +tué le petit enfant.</i></p> + +<p>M. Ferrand laissa tomber sa bougie et s'affaissa sur moi.</p> + +<p>—Mon Dieu! dit-il, ayez pitié de moi! Éloignez de moi cet horrible +rêve!</p> + +<p>La voix qui avait parlé était celle de la marquise Olympe. Nous la +connaissions bien tous les trois.</p> + +<p>Une sorte de rauquement lui répondit dans la nuit.</p> + +<p>Puis une autre voix, haletante, celle-là, et brisée, demanda:</p> + +<p>—Qui donc a tué l'enfant? qui donc? La voix d'Olympe répondit:</p> + +<p>—<i>C'est moi</i>! Et tout aussitôt un grand cri de rage courut en s'enflant +sous les voûtes.</p> + +<p>Puis un gémissement d'agonie....</p> + +<p>—Olympe! mon Olympe! gémit M. Ferrand d'un accent déchirant. Ce fut +tout. Il resta inanimé entre mes bras.</p> + +<p>L'instant d'après quelque chose de rapide comme le vol d'une flèche +passa au milieu de nous. C'était Laura qui brandissait au-dessus de sa +tête un gros bouquet de fleurs....</p> + +<p>Nous entendîmes alors le bruit de quelqu'un qui se traînait sur le +sable. On reconnaissait le frôlement de la soie. Je ne puis dire à quel +point tous ces bruits étaient distincts.</p> + +<p>—Elle n'est pas morte! balbutia M. Ferrand qui se redressa et se mit en +marche le premier, plus chancelant qu'un homme ivre. Lucien et moi nous +le soutenions de chaque côté.</p> + +<p>Quand nous le suivîmes on n'entendait plus rien.</p> + +<p>Nous marchâmes pendant deux longues minutes au moins, et à mesure que +nous avancions, nous pressions le pas.</p> + +<p>Nous arrivâmes ainsi à un carrefour où se croisaient deux routes: la +nôtre et une beaucoup plus étroite.</p> + +<p>À l'angle de cette dernière, à droite, c'est-à-dire en tournant vers la +rue du Rocher, il y avait des débris de fleurs et de feuillage, sur +lesquels un homme était étendu tout de son long sur le dos. Il portait +un paletot noisette, et ses lunettes nous renvoyèrent dans l'ombre la +flamme de nos bougies.</p> + +<p>Nous nous approchâmes. C'était M. Louaisot, dont les souliers se +dressaient à pic, sortant de son pantalon noir, moucheté de boue.</p> + +<p>Il tenait à la main un long couteau tout neuf dont il n'avait pas eu le +temps de se servir, car la lame était brillante et intacte.</p> + +<p>Sa tête portait de côté. Il y avait à son cou les marques d'une pression +si terrible qu'on aurait dit les traces laissées par les griffes d'un +tigre.</p> + +<p>Il était mort par la désarticulation de la colonne vertébrale.</p> + +<p>Derrière lui, dans une cavité de la paroi, on voyait un véritable +fouillis de fleurs, deux couronnes tressées et une autre qui était à +moitié.</p> + +<p>Lucien mit sa bougie sous le menton du mort et dit à M. Ferrand:</p> + +<p>—Avant d'être poignardé, Albert de Rochecotte avait été étranglé. +Voyez-vous clair?</p> + +<p>M. Ferrand ne répondit que par un gémissement.</p> + +<p>En cet instant où toutes nos bougies étaient dans le chemin de droite, +le hasard me fit jeter un regard dans le lointain de la galerie +principale et j'y crus apercevoir une lueur. Je la signalai aussitôt.</p> + +<p>Nous éteignîmes nos bougies pour mieux voir.</p> + +<p>La lueur existait réellement et semblait sortir d'une seconde percée, +ouverte sur la droite aussi, à une cinquantaine de mètres plus loin.</p> + +<p>—Portez-moi jusque-là! s'écria M. Ferrand. Elle est là!</p> + +<p>Je le soutins de mon mieux. Lucien s'était déjà élancé en avant. Nous le +vîmes entrer dans le champ lumineux et disparaître au coude de la route.</p> + +<p>Quelques secondes plus tard, nous entrions dans la lueur et un spectacle +étrange frappait nos regards.</p> + +<p>La seconde voie transversale, parallèle à la première où nous avions +trouvé le corps de M. Louaisot, aboutissait presque immédiatement à une +salle de forme ronde où régnait, dans toute son étendue, un double +cercle de mangeoires et de râteliers. C'avait dû être la grande écurie +des fraudeurs.</p> + +<p>Çà et là pendaient encore aux parois des harnais moisis.</p> + +<p>Au centre se trouvait une sorte de tabernacle, ouvert de notre côté, et +formé de rideaux de soie. Dans cette tente, éclairée par une grande +lampe de salon à globe de verre dépoli, il y avait deux pauvres petites +couchettes en fer, quelques fauteuils de velours brodé d'une rare +élégance et un canapé dont la couverture en tapisserie des Gobelins +éclatait des plus riches couleurs.</p> + +<p>Sur le canapé, deux jeunes femmes, qui semblaient être deux épreuves +tirées de la même beauté, entouraient de leurs bras une troisième femme +prosternée et comme affaissée à leurs pieds.</p> + +<p>Sur le guéridon en laque de Chine, qui supportait la lampe, il y avait +des ouvrages d'aiguille.</p> + +<p>À l'instant où nous tournions, M. Ferrand et moi, l'angle de la galerie, +une des jeunes femmes du canapé se levait en poussant un cri et se +pendait au cou de Lucien, foudroyé par la joie.</p> + +<p>M. Ferrand me quitta et prit un élan suprême qui le porta jusqu'au +centre de la tente, où il tomba brisé, portant à ses lèvres, de ses deux +pauvres mains qui tremblaient, le vêtement de la femme prosternée.</p> + +<p>Celle-ci ne prit même pas garde à lui.</p> + +<p>Elle releva la tête pour regarder Lucien, rien que Lucien, et je +reconnus l'admirable beauté de la marquise Olympe de Chambray.</p> + +<p>Lucien détourna d'elle son regard.</p> + +<p>La marquise Olympe pencha sa tête de nouveau, et je vis une larme au +bord de sa paupière.</p> + +<p>Dire à quel point elle était belle est au-dessus de mon pouvoir. Cette +larme la transfigurait à mes yeux. Mon cœur s'élançait avec une +inexprimable passion vers cette mourante que j'aurais voulu ressusciter +au prix du bonheur de ma vie.</p> + +<p>Elle portait au cou les mêmes traces que Louaisot.</p> + +<p>Les mêmes traces qu'Albert de Rochecotte.</p> + +<p>—Lucien, murmura-t-elle, d'une voix qui allait déjà s'éteignant, j'ai +été bien malheureuse... et bien coupable.... Mais demandez-lui... +demandez-leur!...</p> + +<p>Elle montrait les deux jeunes femmes qui se ressemblaient.</p> + +<p>Jeanne s'était arrachée déjà aux embrassements de son mari. Elle +pressait les deux mains d'Olympe sur son cœur.</p> + +<p>Toutes trois, elles formaient un groupe exquis dans sa mortelle +tristesse.</p> + +<p>Ensemble, Jeanne et Fanchette disaient:</p> + +<p>—Ma sœur, ma sœur chérie, tu nous as défendues, tu nous as protégées, +nous ne vivons que par toi!</p> + +<p>—Lucien, reprit Olympe, en remerciant Jeanne du regard, j'avais un +fils, je l'ai donné pour elle, c'est-à-dire pour vous!</p> + +<p>Les jarrets de Lucien fléchirent, il entra dans le groupe en +s'agenouillant.</p> + +<p>Je restais seul debout, et j'étais peut-être le plus bas prosterné au +fond de mon cœur.</p> + +<p>—Lucien, dit-elle encore, voulez-vous me pardonner?</p> + +<p>Il se pencha et mit un baiser sur son front.</p> + +<p>La marquise Olympe mourut sous le contact de cette lèvre qui jamais +n'avait touché la sienne, et la mort la fit plus divinement belle.... +Personne ne prenait garde à M. Ferrand qui gisait inanimé, la tête dans +les plis de la robe d'Olympe.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Recit_de_Fanchette" id="Recit_de_Fanchette"></a><a href="#table">Récit de Fanchette</a></h2> + + +<p><i>Nota</i>.—Ceux qui ont compris la scène <i>invisible</i> de la mort de +Louaisot peuvent passer les pages suivantes.</p> + +<p>J'ai cru devoir au lecteur l'explication complète de ce mystère, telle +qu'elle nous fut donnée par l'une des habitantes de la grande écurie des +fraudeurs, transformée en prison-salon.</p> + +<p>C'est Fanchette qui parle.</p> + +<p>Je n'étais pour rien assurément dans l'affreuse mort d'Albert de +Rochecotte qui m'aurait très certainement épousée, et dont je possède +une promesse écrite en tels termes qu'il n'aurait pu y mentir sans se +déshonorer.</p> + +<p>Or, Albert était la loyauté même.</p> + +<p>Mais tout en n'ayant point contribué à la catastrophe qui termina sa +vie, je ne pouvais manquer de comprendre que Jeanne Péry, ma sœur—je +ne la connaissais pas encore, mais je l'aimais déjà—était accusée en +mon lieu et place.</p> + +<p>J'étais innocente, c'est vrai, mais c'était moi que la justice croyait +tenir en fermant sur Jeanne les verrous d'une prison.</p> + +<p>J'aurais dû me livrer peut-être. J'en eus le désir plus d'une fois, car +le récit de l'arrestation de Jeanne au seuil de l'église, où le prêtre +l'attendait pour bénir son bonheur, m'avait navrée,—mais j'écoutais +alors les conseils d'un homme dont la profonde perversité m'était encore +inconnue.</p> + +<p>M. Louaisot me disait: «Vous vous perdrez sans la sauver», et je le +croyais,—peut-être parce que mon intérêt égoïste était de le croire.</p> + +<p>Il faut songera la jeunesse que j'ai eue. Jamais je n'ai connu ma mère. +Elle m'avait assuré une petite fortune que mon père m'a dérobée. Je tais +les enseignements plus que frivoles qu'il essaya de m'inculquer au temps +où j'étais une petite marchande de plaisirs. Il trouvait cette position +excellente comme point de départ. J'étais, me disait-il, mieux placée +que Fanchon-la-Vielleuse ou que la célèbre marchande de violettes qui +eût épousé, si elle l'eût voulu, le prince de Courtenay, cousin des rois +de France.</p> + +<p>Mais laissons cela. L'idée de l'évasion de Jeanne me fut suggérée par M. +Louaisot. Je l'accueillis avec passion, comme un moyen d'apaiser mes +remords, et j'en fis bientôt l'unique affaire de ma vie. Je ne pourrais, +sans compromettre des personnes qui vivent de leur emploi, détailler le +plan de cette évasion, mais je dois dire que M. le conseiller Ferrand, +dont je reçus l'accueil le plus bienveillant à la recommandation de M<sup>me</sup> +la marquise de Chambray, ne fit rien, absolument rien qui sortit des +bornes strictes de son devoir.</p> + +<p>En ce temps je ne connaissais pas plus M<sup>me</sup> la marquise de Chambray que +Jeanne Péry elle-même.</p> + +<p>La lettre par laquelle M<sup>me</sup> la marquise m'introduisait auprès du +président de la cour d'assises me fut donnée par M. Louaisot.</p> + +<p>L'évasion réussit, et cela fut regardé comme un miracle par tous ceux +qui connaissent l'organisation de la Conciergerie;—mais elle ne réussit +pas au profit de cet excellent et cher jeune homme, M. Lucien Thibaut +qui attendait sa femme dans une voiture au coin du quai de l'Horloge.</p> + +<p>J'avais été jouée par M. Louaisot, et,—je l'ai cru longtemps,—par M<sup>me</sup> +de Chambray elle-même.</p> + +<p>Ils avaient peur du résultat final de ce procès où la vérité pouvait +jaillir du nuage même dans lequel on l'avait si savamment enveloppée.</p> + +<p>J'ai à peine besoin de dire que j'ignorais complètement la part prise +par Louaisot à l'assassinat de mon pauvre Albert.</p> + +<p>Je n'avais rien vu dans cette nuit funeste, qui restait en moi comme le +souvenir d'un épouvantable rêve.</p> + +<p>Quant à cette autre nuit où Jeanne, que je venais d'arracher à ses +geôliers, me fut enlevée sur le quai de l'Horloge, je fus plusieurs mois +avant d'en comprendre le mystère.</p> + +<p>Je savais une seule chose, c'est que j'avais été jouée par M. Louaisot, +et ce fut à M. Louaisot que je m'en pris.</p> + +<p>Mais M. Louaisot était plus fort que moi. On dit qu'un homme, luttant de +ruse avec une femme, est toujours sûr d'être vaincu. Cela peut être vrai +pour les autres hommes; M. Louaisot faisait exception à la règle.</p> + +<p>Et pourtant c'est une ruse de femme qui l'a jeté mort sur la terre +humide d'une cave, au moment où il allait moissonner son champ, +engraissé par tant de crimes!</p> + +<p>Le grand moyen employé vis-à-vis de moi par M. Louaisot était celui-ci: +la marquise de Chambray, disait-il, avait tout fait; il n'était que son +instrument ou plutôt son esclave.</p> + +<p>Jeanne Péry était aux mains de la marquise et probablement hors de +France.</p> + +<p>La marquise avait un double intérêt à la faire disparaître.</p> + +<p>Toute démarche qui inquiéterait la marquise aurait pour résultat de +précipiter la catastrophe.</p> + +<p>Car chez nous, en plein XIX<sup>e</sup> siècle, il y a des cas où la loi est aussi +impuissante à vous protéger que si vous voyagiez dans les steppes de la +Tartarie. On a beau se gendarmer contre cela: je mets n'importe qui, +fût-ce le souverain sur son trône, au défi de me dire ce qu'on peut +faire contre un scélérat qui pose la question ainsi:</p> + +<p>«La personne qui vous est chère est en mon pouvoir, hors de l'atteinte +de la loi; si vous appelez la loi à votre secours contre moi, je n'ai +qu'un geste à faire pour supprimer la personne que vous voulez sauver.»</p> + +<p>C'est clair, on peut passer outre, mais à quel prix?</p> + +<p>Un beau jour, cependant, Louaisot eut peur de me voir passer outre, ou +plutôt il se dit que, moi aussi, j'étais bonne à supprimer. Je le +gênais.</p> + +<p>Tout ce qui touchait à cette affaire du Point-du-Jour le gênait.</p> + +<p>Il fit semblant de céder à mes désirs; on me conduisit enfin près de +Jeanne.</p> + +<p>Mais on m'enferma avec elle.</p> + +<p>Jeanne n'était pas à l'étranger. Elle n'avait jamais quitté Paris, +malgré les divers changes que Louaisot avait donnés à moi et à d'autres.</p> + +<p>Cette nuit même où M. Louaisot m'avait assigné un rendez-vous à la +sortie de l'opéra, je trouvai Jeanne dans la retraite étrange où nous +avons vécu depuis lors ensemble.</p> + +<p>Olympe y avait mis les meubles de son propre boudoir.</p> + +<p>J'arrivai les yeux bandés, après une route assez longue faite hors de +Paris. Je ne savais pas du tout où j'étais. Jeanne restait dans la même +ignorance. À cet égard, nous ne fûmes instruites que par Olympe +elle-même.</p> + +<p>Il est temps que j'appelle ainsi familièrement par son nom, celle-là, +qui est morte notre amie—notre sœur, et dont les derniers moments ont +expié des fautes qui appartenaient encore plus à la fatalité qu'à son +cœur.</p> + +<p>J'ai été heureuse dans cette retraite où j'ai trouvé la caressante +affection de ma sœur cadette, la noble, la vaillante tendresse de ma +sœur aînée.</p> + +<p>La mort nous menaçait, c'est vrai, mais nous nous aimions tant!</p> + +<p>Et j'assistais à un beau spectacle: la renaissance d'une âme.</p> + +<p>Au commencement, Louaisot regardait encore Olympe comme sa complice, non +pas volontaire, assurément, mais forcée; il avait obtenu d'elle tant de +choses à l'aide de son moyen, toujours le même, la menace!</p> + +<p>La menace appropriée, choisie, la menace spéciale à chaque cas.</p> + +<p>Ici la menace était l'enfant,—le jeune Lucien,—un splendide adolescent +qui aimait Louaisot, son père, jusqu'à l'adoration.</p> + +<p>Et je pense que Louaisot aussi l'aimait à sa manière. Dans un coin de +son égoïsme il voyait peut-être ce beau jeune homme compléter sa gloire, +élevé qu'il serait sur le piédestal d'une immense fortune.</p> + +<p>Chaque fois qu'Olympe résistait, Louaisot disait comme Jean Bart +brandissait la mèche allumée: «Je ferai sauter ce qui me reste de cœur; +je tuerai l'enfant!»</p> + +<p>L'a-t-il fait? Olympe est morte en croyant qu'elle le retrouverait au +ciel....</p> + +<p>Un jour, en effet, Olympe résista en face.</p> + +<p>Louaisot lui avait posé son atroce <i>ultimatum</i>: le mariage avec lui, +Louaisot, la mort de Jeanne et la mienne.</p> + +<p>Ce jour-là, Olympe se donna à nous tout entière.</p> + +<p>Elle nous dit toute sa vie si jalousée, mais si funeste. Ses larmes +demandèrent pardon à Jeanne, qui la serrait contre son cœur.</p> + +<p>Et ce jour-là aussi, elle fut prisonnière. La porte du souterrain se +ferma sur elle comme sur nous.</p> + +<p>En haut, dans la maison de ce vieil homme qu'on appelait le Dernier +Vivant et qui se mourait, il n'y avait plus que M. Louaisot.</p> + +<p>Et M. Louaisot avait peur. Il ne pouvait rien contre la vie d'Olympe. La +vie d'Olympe, c'était l'héritage du vieil homme.</p> + +<p>Il avait mis le pied sur ce front ardent et fort.</p> + +<p>Mais il tremblait. L'arme qui l'avait rendu victorieux si longtemps +était brisée dans ses mains.</p> + +<p>On avait bravé sa menace.</p> + +<p>De la menace que l'on brave il ne reste rien.</p> + +<p>C'est un fourreau qui ne contient plus d'épée.</p> + +<p>Il espérait encore pourtant, car il suivait sa route impitoyable, il se +disait: les deux sœurs mortes, elle cédera. Ce sont elles qui +contrebalancent le pouvoir de l'enfant....</p> + +<p>Et nous fûmes condamnées.</p> + +<p>L'instrument de notre supplice était là: <i>l'outil</i>, comme l'appelait +Louaisot dans ses gaietés lugubres.</p> + +<p>Un outil humain, vivant, une pauvre folle qu'il savait monter comme ces +jouets qui ont à l'intérieur un ressort d'horlogerie,—et qui partent, +quand on presse du doigt le ressort. Laura Cantù était dans le +souterrain, Olympe le savait. Elle savait aussi l'histoire du restaurant +des Tilleuls. Louaisot s'était vanté.</p> + +<p>Olympe connaissait l'outil et comment il fallait s'y prendre pour que +l'outil frappât. Elle vola l'outil.</p> + +<p>Dans une niche, la folle travaillait à ses couronnes. C'est le symptôme +de sa crise qui monte. Et sa crise montait dès que Louaisot le voulait.</p> + +<p>Jeanne et moi nous avions bien entendu un bruit dans la grande galerie, +mais comment aurions-nous deviné?... Olympe nous a tout épargné, jusqu'à +la terreur.</p> + +<p>Nous n'avons su la menace suspendue sur notre tête qu'à l'heure où nous +étions déjà sauvées. Mais Olympe, elle, avait compris la signification +de ce bruit. Elle avait fait son choix et son sacrifice. Comme nous lui +demandions où elle allait, quand elle sortit de la tente, elle nous +répondit avec un douloureux sourire:</p> + +<p>—Je vais gagner le pardon de Lucien.</p> + +<p>Elle chercha, elle trouva Laura Cantù qui tressait ses fleurs à la lueur +du dehors filtrant par une fissure.</p> + +<p>Il ne faisait pas encore tout à fait nuit.</p> + +<p>Olympe s'assit auprès de la folle et lui parla de son enfant.</p> + +<p>Elle resta là longtemps, bien plus de temps qu'il n'en fallait pour +faire de Laura son esclave.</p> + +<p>Et quand Louaisot descendit pour en finir avec nous, Olympe prononçant +les paroles sacramentelles, dit à Laura:</p> + +<p>—Le voilà! c'est lui qui a tué l'enfant! La folle s'élança tête +baissée.</p> + +<p>L'outil était retourné contre son maître. Louaisot tomba étranglé. Mais +pourquoi Olympe fut-elle frappée à son tour? Parce qu'elle le voulut.</p> + +<p>Louaisot expirant lui avait dit en parlant de Lucien: je l'ai appelé, il +me vengera! Elle eut horreur de mourir par les mains de Lucien. On doit +croire que sa raison chancelait.</p> + +<p>Quand elle vit de loin, dans la perspective de la galerie les trois +hommes s'avancer et qu'elle reconnut le visage de Lucien, sévère comme +celui d'un juge,—c'est elle qui nous l'a dit: elle se sentit condamnée. +Son fils, l'autre Lucien, l'appelait....</p> + +<p>Elle dit à la folle, comme on approche de son sein, le poignard, rouge +d'un autre sang: «Je t'ai trompée: c'est moi, c'est moi, qui ai tué...» +C'était presser le ressort. Le ressort joua. Olympe sentit les doigts de +Laura pénétrer dans sa chair, puis tordre son cou....</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="Dernier_recit_de_Geoffroy" id="Dernier_recit_de_Geoffroy"></a><a href="#table">Dernier récit de Geoffroy</a></h2> + + +<p>Un instant après qu'Olympe eut rendu son dernier soupir, nous entendîmes +une voix qui appelait dans le lointain de la galerie: «Madame! Madame!»</p> + +<p>Lucien et moi nous étions en train d'arranger un fauteuil en civière +pour porter le corps de la marquise de Chambray dans sa maison.</p> + +<p>La personne qui appelait était Stéphanie. Le vieux Jean Rochecotte était +à l'article de la mort. Il demandait instamment sa nièce Olympe, ou, +pour employer ses expressions, répétées par Stéphanie: «Quelqu'un de sa +famille.»</p> + +<p>Nous nous mîmes en marche. Stéphanie nous éclairait. Lucien et moi nous +portions la civière.</p> + +<p>M. Ferrand nous suivait de tout près, plié en deux et vieilli de vingt +ans.</p> + +<p>Derrière venaient Jeanne et Fanchette qui se tenaient par la main.</p> + +<p>Stéphanie nous fit trouver, par une route plus courte, l'escalier qui +montait à la maison neuve.</p> + +<p>En chemin, nous entendîmes deux fois la voix douce de la folle qui +disait sa chanson, perdue dans ces vastes ténèbres:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0"><i>Mon petit enfant,</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Où s'en est allée</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Ton âme envolée?...</i><br /></span> +</div></div> + +<p>Quand nous arrivâmes au premier étage de la Maison neuve, le vieux Jean +Rochecotte était couché dans une chambre richement meublée, mais sur son +lit, autour duquel se drapaient des rideaux de lampas, il avait voulu +ses haillons sordides.</p> + +<p>Il y avait entre autres son petit manteau de chasseur de Vincennes qu'il +ramenait jusqu'à sa face et que ses dernières convulsions semblaient +caresser.</p> + +<p>Nous entrâmes dans la chambre du vieil homme, nous n'étions plus que +quatre: Lucien, les deux sœurs et moi.</p> + +<p>M. Ferrand était resté auprès du lit où l'on avait étendu Olympe.</p> + +<p>Il la contemplait, toujours à genoux, les mains jointes en cherchant +dans sa mémoire des lambeaux de prières....</p> + +<p>Les yeux vitreux du moribond se fixèrent sur nous. Il y avait déjà +plusieurs heures que son agonie était commencée.</p> + +<p>Et pourtant sa voix, qui venait par saccades lentement espacées, avait +encore de la force. Il dit:</p> + +<p>—Ah! Ah!... Vous voilà?... Je ne vous reconnais pas.... Je ne mourrai +pas de sitôt.... C'est moi le Dernier Vivant!</p> + +<p>En prononçant ce mot avec une orgueilleuse emphase, il souleva sa tête +hâve.</p> + +<p>Nous étions muets autour de lui.</p> + +<p>Il dit encore:</p> + +<p>—Où sont les autres?... Je ne vois pas Olympe.... Le notaire l'a-t-il +tué, le notaire Louaisot?... Cet or-là a bu son pesant de sang!... L'or +ne boit que cela.... Aussi comme on l'aime!... Je veux le notaire... mon +ami Louaisot de Méricourt.... Celui-là n'a ni cœur ni âme.... Il saura se +servir du tas d'or pour mal faire....</p> + +<p>Sa tête se souleva davantage, pendant que ses doigts crispés +s'accrochaient au drap du manteau.</p> + +<p>Il était effrayant à voir.</p> + +<p>Ses yeux semblaient grandir dans le blême hideux de son visage décharné.</p> + +<p>À chacune des pauses que je figure par des traits de plume, un râle +profond, mais sonore, jaillissait de sa poitrine.</p> + +<p>Et sa tête montait toujours comme si elle eût été hissée par un +mouvement mécanique.</p> + +<p>Il reprit d'une voix plus forte:</p> + +<p>—Celui-là saura se servir de mon bien.... Il m'a promis de nourrir les +soldats... d'habiller les soldats... les soldats... les braves +soldats!... Je suppose cinq cent mille soldats... prenez quarante sous à +chacun... vous aurez un million!... quatre francs, deux millions... huit +francs, quatre millions... et s'ils se plaignent... moi, j'en ai fait +fusiller... qui se plaignaient!</p> + +<p>Sa bouche se contracta en une grimace qui voulait être un rire.</p> + +<p>Il était maintenant tout à fait droit sur son séant.</p> + +<p>Sa face cadavéreuse semblait pendre à une hauteur énorme au-dessus du +lit.</p> + +<p>Son râle sortait violemment avec un bruit de crécelle.</p> + +<p>—C'est moi le Dernier Vivant, prononça-t-il en plongeant dans le vide +la morne fixité de son regard. C'est à moi, tout.... Pas un soldat ne +m'échappera... si je veux!... Ils mangeront mon pain, et j'aurai de +l'or... ils boiront mon vin, et j'aurai de l'or.... Ils deviendront +maigres... faibles... lâches!... mais j'aurai de l'or!... de l'or pour +le frisson qui passe à travers le drap de leur tunique... de l'or pour +l'eau glacée qui noiera leurs pieds dans leurs souliers.... Moi je n'ai +pas froid!... et je porte un manteau... du drap que j'ai fourni!... +J'aime les soldats... les soldats sont à moi... affranchissez vos +lettres... à Monsieur, M. Jean Rochecotte... fournisseur... fournisseur +général... seul fournisseur... de tous les soldats du monde!... +allez-vous-en... vous n'aurez rien.... Je ne veux pas mourir... je +resterai le dernier... avec tout l'or de la terre... le <i>dernier +vivant</i>!</p> + +<p>Il tomba de son haut.</p> + +<p>Et son râle fit silence. Il était mort.</p> + +<p>Lucien prit la main de Jeanne et la porta à ses lèvres.</p> + +<p>—Je mourrais s'il me fallait renoncer à toi maintenant, dit-il; mais je +renoncerais à toi si l'héritage de cet homme devait entrer avec toi dans +ma maison.</p> + +<p>Jeanne lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant:</p> + +<p>—Oh! je te connais bien! Mais que je suis heureuse et que je t'aime!</p> + +<p>Le lendemain, Lucien reçut de M. le conseiller Ferrand la lettre +suivante:</p> + +<p>«Monsieur—je n'ose plus dire ami,</p> + +<p>J'ai cru, je jure que j'ai cru!</p> + +<p>Mais je n'aurais pas dû croire. Pour nous, magistrats, l'erreur est un +crime.</p> + +<p>Jamais plus je ne m'assoierai sur le siège du juge.</p> + +<p>Je vous dois l'explication de l'influence exercée sur moi par cette +chère, par cette infortunée femme. Vous avez peut-être deviné. Peu +importe.</p> + +<p>J'avais vingt ans. J'étais un étudiant. M. Barnod n'était pas mon ami. +Il ne m'avait pas confié sa femme....</p> + +<p>Pour cette faute, j'ai été malheureux toute ma vie.</p> + +<p>Et je n'ai même plus ma fille....</p> + +<p>Adieu!»</p> + +<p>En immeubles, titres, valeurs mobilières et argent comptant la +succession de Jean Rochecotte fut évaluée judiciairement à 11.500.000 +francs; mais avec la plus-value des terrains, on peut hardiment porter +ce chiffre au double.</p> + +<p>Lucien vécut pendant deux ans bien pauvre, avec le produit de son +cabinet d'avocat.</p> + +<p>Au bout de deux ans, M<sup>me</sup> la baronne de Frenoy—la mère du comte Albert, +celle-là même qui voulait guillotiner Jeanne,—mourut et institua Jeanne +sa légataire universelle.</p> + +<p>Ce livre, je l'ai dit dès le début, a été écrit pour répondre à une +calomnie.</p> + +<p>L'orateur éminent, le jurisconsulte respecté qui porte dans ces pages le +nom de Lucien Thibaut a soulevé bien des jalousies par son glorieux +succès.</p> + +<p>On l'a accusé de devoir sa fortune à cette source impure: la succession +du dernier vivant de la tontine des fournisseurs.</p> + +<p>Moi qui m'honore si profondément d'être son ami, j'affirme sur l'honneur +qu'à l'heure même de sa pauvreté, il a rejeté loin de lui cette fortune +avec dégoût.</p> + +<p>Et je déclare, les mains pleines de preuves, que le fruit du vol,—du +vol le plus monstrueux qui se puisse punir ici-bas, <i>le vol des +fournisseurs,</i> le vol qui dépouille et qui désarme nos soldats en face +de l'ennemi, le vol, car c'est un vol pareil (et qu'il soit à jamais +maudit!) qui nous coûte peut-être, à l'heure présente, deux provinces +françaises et dix milliards,—je déclare, dis-je, que la succession de +Jean Rochecotte, le dernier vivant des cinq fournisseurs <i>a fait retour +intégral à l'état,</i> dès l'année 1866.</p> + +<p>Il me reste à dire en peu de mots comment notre bien-aimée Jeanne fut +réhabilitée.</p> + +<p>Lucien, comme de raison, se hâta d'introduire une opposition à l'arrêt +par défaut qui condamnait sa femme.</p> + +<p>Le jour de l'audience, car il n'y eut qu'une audience et qui ne fut pas +longue, deux avocats prirent place au banc de la défense.</p> + +<p>Le premier était Lucien lui-même, le <i>défenseur de sa femme</i>, comme la +sympathie du barreau tout entier l'avait déjà surnommé.</p> + +<p>Le second était Me Ferrand, un débutant à cheveux gris, qui avait donné +sa démission le 1<sup>er</sup> août, jour où le <i>Moniteur Universel</i> inscrivait sa +nomination en qualité de président de chambre à la cour impériale de +Paris.</p> + +<p>Mais la tâche de Lucien et de M. Ferrand fut à peu près nulle.</p> + +<p>Tout l'honneur de la journée revint à M. Cressonneau aîné, avocat +général, qui occupait le siège du ministre public.</p> + +<p>Bien entendu, l'accusée faisait de nouveau défaut.</p> + +<p>M. Cressonneau aîné prit texte de cette absence pour effeuiller tout un +bouquet de roses sur la place que l'accusée aurait dû occuper.</p> + +<p>Il fut très éloquent, surtout quand il rappela que c'était lui, +Cressonneau, qui avait établi la première instruction.</p> + +<p>Il est, dit-il, de telles accumulations de preuves, écrasant de si +hautes innocences qu'une ordonnance de non-lieu ne peut être regardée +comme une suffisante réparation. Je voyais ce monstrueux amas +d'apparences accusatrices avec l'œil de la justice, ce regard perçant +auquel rien n'échappe. Je découvrais, ou du moins, je devinais, derrière +ce mirage, la main habile qui le produisait....</p> + +<p>Car, Messieurs, en vain les esprits routiniers se révoltent contre +l'évidence; nos mœurs modernes ont tout perfectionné, même la science +du Mal. Nous avons, dans les bas-fonds de notre société, des écoles +spéciales de scélératesses, on y passe les examens d'un sinistre +baccalauréat, on y reçoit des <i>docteurs ès-crimes</i>!...</p> + +<p>Il m'est arrivé de le dire une fois—et il ne voulait pas me croire!—à +l'avocat éminent qui s'est donné la mission la plus belle, la plus +véritablement noble, qui puisse honorer un homme de cœur, à M<sup>e</sup> Lucien +Thibaut, le <i>défenseur de sa femme</i>...»</p> + +<p>Ici, le président fut obligé de réprimer les applaudissements.</p> + +<p>Je supprime le reste de la tirade qui posa M. Cressonneau aîné sur un +très joli piédestal et le mit décidément à la tête de la jeune école.</p> + +<p>L'accusation fut abandonnée.</p> + +<p>Lucien n'a plus jamais entendu parler de la métapsychie. La santé de sa +belle intelligence est robuste et complète.</p> + +<p>On paya néanmoins le mois commencé du Dr Chapart.</p> + +<p>Jeanne est heureuse, et si belle! je suis l'oncle de ses deux chers +enfants.</p> + +<h3>FIN</h3> + +<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Ces détails matériels se rapportent à une autre ville de Normandie. +L'auteur ne connaît même pas Yvetot.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Le râle.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> «Celui-là est le coupable à qui profite le crime.»</p></div> + +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le dernier vivant, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT *** + +***** This file should be named 18494-h.htm or 18494-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/4/9/18494/ + +Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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