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+The Project Gutenberg EBook of Le dernier vivant, by Paul Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le dernier vivant
+
+Author: Paul Féval
+
+Release Date: June 3, 2006 [EBook #18494]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
+
+
+
+
+Paul Féval
+
+LE DERNIER VIVANT
+
+(1871)
+
+
+
+
+Table des matières
+
+Au lecteur.
+
+PREMIÈRE PARTIE Les ciseaux de l'accusée.
+
+ Récit préliminaire.
+
+ I Comment je retrouvai Lucien--Bureau de M. de Méricourt
+
+ II Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart
+
+ III Grand paysage--L'âme de Lucien.
+
+ IV Le cas de Lucien Thibaut
+
+ V Sommeil--Apparition.
+
+ VI Réveil--Mon roman.
+
+ VII Jeanne.
+
+ VIII Assassin.
+
+ IX Ce qui me resta de l'entrevue.
+
+ X Bébelle--Pantalon crotté.
+
+Le dossier de Lucien Thibaut
+
+Récit intermédiaire de Geoffroy.
+
+Suite du dossier de Lucien Thibaut
+
+Récit intermédiaire de Geoffroy.
+
+Extrait du journal «Le Pirate».
+
+ Introduction du roman.
+
+Suite du récit de Geoffroy.
+
+Épreuves du «Pirate».
+
+ Suite de l'introduction du roman.
+
+ Suite du récit de Geoffroy.
+
+ Suite du dossier de Lucien.
+
+DEUXIÈME PARTIE Le défenseur de sa femme.
+
+ Récit de Geoffroy.
+
+ I J.-H.-M. Calvaire.
+
+ II Une lettre du comte Albert
+
+ III L'incomparable Olympe.
+
+ IV Le petit clerc.
+
+ V La famille Chapart
+
+Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne Récit fait par Lucien
+ de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge.
+
+Récit de Geoffroy.
+
+OEuvres de J.-B.-M. Calvaire.
+
+ I Le Fils Jacques.
+
+ II Les revenus de la tontine.
+
+ III Coup d'oeil sur la belle société des environs de Méricourt
+
+ IV Changement de règne.
+
+Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Le Codicille.
+
+Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire La nourriture de l'affaire.
+
+Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Du sang et des fleurs.
+
+ Avant-propos.
+
+ I La Couronne.
+
+ II Une pièce de la mécanique Louaisot.
+
+ III La petite Pologne.
+
+ IV L'outil est-il bon?
+
+ V Ce que valait l'outil.
+
+Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire
+ Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux.
+
+Annexe aux oeuvres de J.-B. Martroy
+ L'évasion de l'accusée--Les deux soeurs.
+
+Récit de Geoffroy.
+
+ Correspondance.
+
+Suite du récit de Geoffroy.
+
+ Dernière lettre de Martroy.
+
+Récit du conseiller Ferrand.
+
+Récit de Geoffroy.
+
+Récit de Fanchette.
+
+Dernier récit de Geoffroy.
+
+
+
+
+Au lecteur
+
+_J'ai reçu mission de livrer à la publicité le récit d'un événement
+auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon rôle, au milieu des
+singulières aventures qui vont être mises sous les yeux du lecteur,
+n'eut qu'une importance tardive, mais contribua quelque peu au
+dénouement inespéré du drame._
+
+_Le malheureux éclat donné par la dernière guerre aux agissements de
+certains hommes d'argent, patriotes au point de manger la patrie, a
+rappelé l'attention publique vers l'origine souvent peu honorable--et
+parfois infâme--des fortunes acquises dans les fournitures militaires._
+
+_Il ne faut point chercher ailleurs la raison d'être de ce livre, où la
+question d'argent tient en apparence peu de place, noyée qu'elle est
+dans un véritable océan d'aventures. Chacun a intérêt à bien établir
+qu'aucun argent volé n'est entré chez lui, soit anciennement, soit
+depuis peu, en un temps où les accusations pleuvent, remplaçant la grêle
+des balles et des obus._
+
+_Le cours des années, en éclaircissant les rangs des compagnons de ma
+jeunesse, avait laissé un cher, un excellent ami, seul juge de la
+question de savoir s'il fallait taire à tout jamais cette histoire, plus
+curieuse que la plupart des romans._
+
+_Mon ami a décidé que l'histoire devait être écrite et j'ai pris la
+plume._
+
+ Geoffroy de Roeux.
+
+_PS. Les noms des personnes et ceux des localités sont, comme de raison,
+déguisés._
+
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+Les ciseaux de l'accusée
+
+
+
+
+Récit préliminaire
+
+I
+
+Comment je retrouvai Lucien--Bureau de M. de Méricourt
+
+
+(Juillet 1866.) Je connaissais vaguement, par les journaux et aussi par
+nos amis communs--qui avaient autant de répugnance à parler que moi à
+interroger,--l'affreux malheur dont la vie de Lucien Thibaut était
+accablée. Jamais il ne m'en avait entretenu lui-même dans ses lettres,
+quoiqu'il m'écrivît assez souvent.
+
+Cette réserve, qui pourrait paraître bizarre, car j'étais son meilleur
+camarade d'enfance, sera expliquée par les faits.
+
+J'étais à Paris depuis plus d'une semaine, cherchant l'adresse de Lucien
+du matin au soir, et ne faisant pas autre chose. Je m'étais enquis
+partout, même à la préfecture de police.
+
+Lucien restait pour moi introuvable, lorsqu'on m'indiqua le bureau de M.
+Louaisot de Méricourt, rue Vivienne.
+
+Je ne fus pas sans demander ce qu'était ce M. Louaisot. On me répondit
+que le quartier Vivienne produisait une certaine quantité de spécialités
+ou providences. Il y a le théâtre du Palais-Royal et ses annexes pour
+les Anglais, Mme Sitt pour les cors aux pieds, le Coq-d'Or pour
+rassortir les morceaux de soie, etc.
+
+M. Louaisot de Méricourt avait la spécialité des renseignements. Il
+était providence pour les gens qui cherchent.
+
+Il demeurait au cinquième étage, dans une assez belle maison, dont les
+derrières donnaient sur la toiture vitrée du passage Colbert. Son nom
+était franchement écrit sur sa porte.
+
+Je fus reçu par une cauchoise des Bouffes-Parisiens, douée d'un
+embonpoint remarquable et d'une fraîcheur vraiment triomphante. Elle
+portait robe de soie et coiffe de dentelles; chacun de ses pendants
+d'oreilles devait peser trois louis.
+
+Elle avait l'air brusque, mais gai, d'une servante-maîtresse, et
+beaucoup d'accent.
+
+--Bonjour, ça va bien? me dit-elle, sans me laisser le temps de parler.
+Pas mal, et vous? Le patron est là. Ceux du gouvernement ont du temps
+pour déjeuner à la fourchette et le billard; mais lui, toujours sur le
+pont. Est-ce pour affaire de commerce ou plus délicate?
+
+Elle me coupa la parole au moment où j'allais répondre, et ajouta, en
+clignant de l'oeil:
+
+--Entrez toujours; on ne paye qu'en sortant. Ceux du gouvernement,
+j'entends les renseignements, sont censés _gratis_, mais vas-y voir!
+Rien sans pourboire, et des raides! Ici, au moins, on ne fait pas
+d'embarras.
+
+Elle ouvrit une porte intérieure et cria à pleins poumons:
+
+--Eh! patron! en voilà un nouveau qui n'est pas encore venu, faut-il le
+faire entrer?
+
+Et sans attendre la réponse du «patron», elle me poussa au travers de la
+porte, qu'elle referma sur moi.
+
+J'étais seul avec le patron: un vigoureux gaillard d'une quarantaine
+d'années, qui faisait assez bien la paire avec sa robuste normande.
+
+Il portait une magnifique robe de chambre écossaise, dont les couleurs
+éclataient comme des cris d'incendie, par-dessus un pantalon de drap
+noir, abondamment crotté. Ses larges et forts souliers, non moins
+maculés de boue, étaient commodément posés auprès de lui sur une chaise,
+et il avait fourré ses gros pieds dans des pantoufles de drap écarlate,
+brodé d'or.
+
+Une calotte turque, ornée d'une touffe gigantesque, reposait avec
+coquetterie sur ses cheveux très pommadés, mais mal peignés.
+
+Je ne puis prétendre que le premier aspect avec de M. Louaisot de
+Méricourt fût tout à fait à son avantage. Je lui trouvai l'air par
+moitié d'un souteneur de libres penseuses, par moitié d'un notaire de
+campagne effronté, rusé, âpre à la mauvaise besogne et bravement filou.
+
+Sa face volumineuse, presque aussi fraîche que celle de la cauchoise,
+son nez court, charnu, mais recourbé comme un bec de perroquet entre ses
+deux grosses joues, sa petite bouche sans lèvres qui restait volontiers
+toute ronde ouverte, comme pour remplir convenablement l'énorme espace
+que la brièveté du nez laissait au développement du menton, tout cela
+aurait poussé au comique ultra-bourgeois et même un peu à la caricature,
+sans le regard de deux yeux bien fendus, deux très beaux yeux, en
+vérité, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et plein
+d'autorité, quoi qu'ils fonctionnassent derrière une paire de lunettes.
+
+Sans ses yeux, M. Louaisot de Méricourt aurait été un pur grotesque.
+
+Avec ses yeux, ce pouvait être un charlatan très déterminé et même un
+dangereux coquin.
+
+Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramassées, il paraissait
+plutôt petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je vis qu'il était
+de bonne taille ordinaire, grâce à ses jambes qu'il avait démesurément
+longues.
+
+--Vous permettez, n'est-ce pas? me dit-il, continuant de manger un
+morceau de veau rôti, sous le pouce, tout en feuilletant avec la pointe
+de son couteau un dossier assez compact qui était devant lui sur la
+table, chargée de paperasses en désordre. Si vos journées, à vous, ont
+plus de vingt-quatre heures, mes sincères compliments; moi, je n'ai pas
+même le temps de brouter en repos: je mange l'avoine dans mon sac comme
+les chevaux de citadine.... De la part de qui, s'il vous plaît?
+
+Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne comprenais pas sa
+question, il l'expliqua, disant:
+
+--Je me fais l'honneur de vous demander quel est celui de mes honorables
+amis ou clients qui vous envoie vers moi. Je prononçai le nom de la
+personne qui m'avait indiqué sa maison.
+
+Il prit aussitôt un petit carnet dont la tranche formait un escalier
+alphabétique, et l'ouvrit à la lettre voulue.
+
+Pendant qu'il consultait ce livre d'or de sa clientèle, mon regard
+parcourut son bureau, qui était une chambre assez grande, mais basse
+d'étage, et dont les murailles, du plancher au plafond, se tapissaient
+de cartons.
+
+Le mobilier, très simple, avait dû être acheté rue Beaubourg, sauf deux
+consoles, ébène et écaille, toutes fleuries de pierres précieuses qui
+semblaient fort étonnées de se trouver en pareille compagnie.
+
+De même, parmi les estampes communes que les cartons reléguaient aux
+deux côtés de la cheminée, je vis, non sans surprise, deux Théodore
+Rousseau de la meilleure manière, et un véritable bijou signé Isabey.
+
+--Fort bien, me dit-il quand il eut consulté son livre: c'est un client
+qui doit être content de moi. À qui ai-je l'avantage de parler?
+
+--Je m'appelle Geoffroy de Roeux.
+
+--Respectable noblesse! murmura M. Louaisot avec un signe de tête
+amateur. Comte, marquis, baron?...
+
+--Simple chevalier-banneret, s'il vous plaît, interrompis-je un peu
+impatienté.
+
+M. Louaisot de Méricourt avait ouvert son livre à la lettre R pour y
+inscrire mon nom, mais sa plume, chargée d'encre, resta suspendue
+au-dessus du papier, et il me dit avec quelque sévérité:
+
+--Monsieur, la profession exige de la conscience! Je m'inclinai.
+
+Sa plume grinça.
+
+--Impérieusement, Monsieur! continua-t-il en écrivant.
+
+Il referma le livre et reprit:
+
+--Sans la conscience, la profession ressemblerait à n'importe quel
+métier. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
+
+--On m'a fait espérer, répondis-je, que vous me prêteriez votre aide
+pour trouver l'adresse d'un ami à moi que je cherche vainement.
+
+--On a eu raison, répliqua M. Louaisot. Aucune personne vivante
+n'échappe à l'organisation de mes bureaux. Pour les personnes décédées,
+j'indique non seulement le cimetière, mais la position exacte du
+monument. Quel est le nom de votre ami?
+
+--Lucien Thibaut, juge... peut-être ne l'est-il plus... mais très
+certainement ancien juge au tribunal de première instance d'Yvetot.
+
+M. Louaisot de Méricourt avait fait un brusque mouvement qui était tombé
+juste sur le mot _juge_, et c'était là ce qui m'avait porté à me
+reprendre. J'eus lieu de penser plus tard que ce n'était pas le mot
+_juge_, mais bien le nom lui-même qui avait troublé un instant le calme
+olympien de sa physionomie, au moment même où il venait de me laisser
+entrevoir la toute-puissance de son organisation. Il s'agita sur son
+fauteuil, piqua du doigt l'armature de ses lunettes et fit mine de
+chercher quelque chose sur son bureau. Je ne sais s'il le trouva, mais
+sa tranquillité était revenue quand il ramena sur moi le regard clair et
+affilé de ses grands yeux en prononçant cette phrase laconique:
+
+--Pas d'autres détails?
+
+Je lui passai une note préparée à l'avance et qui contenait toutes les
+indications qu'il m'était possible de fournir.
+
+Il dépensa un peu plus de temps que de raison à prendre connaissance de
+ma note.
+
+Pendant qu'il lisait, je l'entendis fredonner très bas, de façon à ne
+point manquer aux convenances, la romance bien connue:
+
+ _Ah! vous dirais-je maman_
+ _Ce qui cause mon tourment?_
+
+Ses paupières étaient à demi fermées et sa petite bouche s'arrondissait
+comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet, mais c'était une pure
+apparence.
+
+Il me remit le papier et demanda:
+
+--Pourquoi voulez-vous connaître l'adresse de ce monsieur?
+
+L'étonnement dut se peindre sur mes traits, car il s'empressa d'ajouter:
+
+--Vous savez, la conscience! Sans la conscience, autant abandonner la
+profession pour se faire agent de change ou même préfet. Suivez bien mon
+raisonnement si vous avez eu tant de peine à trouver ce monsieur, depuis
+le temps, c'est qu'il se cache, hein? Toutes les probabilités portent à
+le croire. Or, en principe, il a le droit imprescriptible de se cacher.
+Parallèlement, vous avez le droit également indiscutable de le chercher.
+Ce sont les deux côtés de la question. Mais moi, placé entre ces deux
+droits....
+
+J'interrompis cette argumentation qui vous paraîtra comme à moi reculer
+les bornes de la délicatesse, en lui tendant tout ouverte la dernière
+lettre de mon pauvre Lucien.
+
+Elle était ainsi conçue:
+
+«Mon cher Geoffroy.
+
+J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens _tout de
+suite_ ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrai te trouver. La
+chose presse malheureusement. Viens vite.»
+
+
+
+
+II
+
+Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart
+
+
+M. Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes attentivement.
+
+Il me dit en me rendant le papier:
+
+--Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait
+ravalée indéfiniment. Je n'ai pas à vous faire subir d'interrogatoire;
+murons la vie privée, mais la lettre a sept semaines de date: pourquoi
+ce temps perdu?
+
+Au moment où j'allais répondre, il m'arrêta par un de ces regards
+coupants qui modifiaient si étrangement l'expression débonnaire de sa
+physionomie et reprit:
+
+--Je vous prie de vouloir bien m'excuser et surtout me comprendre. La
+conscience implique la minutie dans la délicatesse. C'est la profession
+qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler
+de cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus
+exagérée. Je suis un assez drôle de corps, hein? Je me flanquerais à
+l'eau pour ma conscience: c'est la profession.
+
+--Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer l'impatience qui
+décidément me gagnait, n'a rien à voir en ceci et peut dormir
+tranquille. Quand j'ai reçu cette lettre, en Irlande, dans la campagne
+de Galway, elle avait déjà plus d'un mois de date: le temps de courir
+après moi par les chemins du Connaught, qui sont terriblement
+capricieux. Et il y a loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu'aux
+bords du lac Corrib.
+
+--Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt que
+l'explication sembla satisfaire. Connu! J'ai eu occasion de pousser une
+petite pointe jusque dans la «verte Erin», comme dit Lamartine. Quel
+poète! ah! si j'avais sa lyre! J'ai suivi un banqueroutier frauduleux
+jusqu'au sommet du Mamturk. Jolie vue, ça m'avait essoufflé; mais mon
+homme fut pincé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer: je possédais
+un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités celtiques en
+quantité; mais ce n'est pas un pays fortuné, par exemple, et des
+quantités de coqueluches.
+
+Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en ébauchant à
+bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le second distique de la
+romance.
+
+ ..._Depuis que j'ai vu Sylvandre_
+ _Me regarder d'un air tendre...._
+
+Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d'aménité:
+
+--La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais même pas la
+profession, peut se contenter de vos explications; donc j'ai l'honneur
+de vous remercier. Déposez trente francs et revenez demain.
+
+Je pris congé. À la moitié de l'escalier j'entendis encore le mot
+_conscience_, enveloppé dans le cinquième vers:
+
+ _Mon coeur dit à chaque instant_
+ _Peut-on vivre?..._
+
+Le lendemain, de bonne heure, j'étais au rendez-vous.
+
+Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues écarlates et
+répandait à la ronde une bonne odeur de gloria.
+
+Au lieu d'entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit, dans
+l'antichambre, une porte latérale qui me montra un long bureau, où
+écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes, tout
+au plus, elle revint avec un papier qu'elle tint à distance en disant:
+
+--Savez-vous comment le patron m'appelle? sa mule. Il est drôle. Alors,
+il me faut mon picotin. C'est dix francs.
+
+Je donnai le pourboire. Elle porta l'argent à ses lèvres, comme je l'ai
+vu faire aux mendiants des grandes routes en Normandie.
+
+Le papier ne contenait que ces mots:
+
+«Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à Belleville.»
+
+Une demi-heure après, un garçon à tournure d'infirmier m'ouvrait la
+chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la maison Chapart, où
+Lucien était pensionnaire.
+
+Il y avait maintenant près de dix ans que je n'avais vu Lucien Thibaut.
+Ma famille était de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, où son
+père avait occupé un emploi de magistrature. Sa mère, restée veuve avec
+deux filles, y jouissait d'une modeste aisance.
+
+Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon. Lucien et moi, et
+nous nous étions quittés, fort émus de la séparation, mais nous
+promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa
+vingtième année.
+
+Je me souviens qu'il était tout fier de sa thèse passée, et le moins
+triste de nous deux.
+
+Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais notre
+correspondance, quelquefois ralentie, n'avait point discontinué.
+
+Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en vérité, je ne
+saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet
+si souvent caressé de l'aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de
+famille où il passait les vacances avec sa mère et ses deux soeurs.
+
+Ma vie, il est vrai, n'avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans
+ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à
+Paris.
+
+Quoi qu'il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié
+paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise
+jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de
+notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la
+véritable profondeur.
+
+Nous étions encore l'un et l'autre au préambule de la vie. Dès ce temps
+là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je
+songeais à «l'avenir», quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place.
+
+Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de
+penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu'il fut, pour lui,
+question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.
+
+L'instant d'après, je m'en souviens, je souriais à une blonde vision: de
+chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.
+
+C'est assez ma vocation d'être oncle. Je suis vieux garçon de naissance,
+et comme je n'ai ni frère ni soeur, les enfants de Lucien étaient mes
+neveux prédestinés.
+
+Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre
+séparation--vers 1863, je crois--ne se fit pas. Mon avis n'y avait point
+été favorable, quoiqu'il s'agît d'une amie d'enfance dont Lucien nous
+avait rebattu les oreilles dès le collège.
+
+Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve, surtout une veuve
+qui était son aînée, car Mme la marquise Olympe de Chambray avait
+quarante-huit heures de plus que lui.
+
+«_Belle comme un ange, spirituelle comme un diable--et ridiculement
+riche!»_
+
+Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien
+Thibaut, parce qu'elle me paraît caractériser tout à fait le genre de
+sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.
+
+Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un
+autre style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais à travers
+sa réserve, dont le motif m'échappait, je devinais le grand,
+l'irrésistible amour.
+
+Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l'automne de 1865.
+
+J'en reçus la nouvelle quinze jours d'avance, à Vienne, où j'étais
+apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.
+
+Depuis lors, il m'avait écrit à peine une couple de fois, comme par
+manière d'acquit et sans me rien dire.
+
+Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu
+de chose. Je l'avais accusé bien souvent de n'avoir point confiance en
+moi.
+
+Il me cachait son coeur.
+
+Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M.
+Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr
+Chapart.
+
+
+
+
+III
+
+Grand paysage--L'âme de Lucien
+
+
+Quand le garçon à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il
+pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à
+laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la
+fenêtre.
+
+Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on
+embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées,
+ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système
+Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la
+brochure.)
+
+Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je
+découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un
+lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les
+pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux
+ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les
+campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours,
+détachés sur l'azur laiteux de l'horizon.
+
+Je n'eus qu'un coup d'oeil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé
+sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se
+retourna lentement vers moi.
+
+Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au
+sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue.
+
+Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il
+pas assez?
+
+Je retrouvais Lucien _rajeuni_, après ces dix années qui faisaient juste
+le tiers de notre âge à tous les deux.
+
+L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que
+l'adolescent achevant sa vingtième année.
+
+Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le coeur.
+
+Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus
+clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme
+amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante
+placidité de sa physionomie.
+
+Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous,
+mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute
+oeuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la
+perfection même de sa beauté.
+
+C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là
+n'appartient qu'à l'autre sexe.
+
+Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se
+ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui
+affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques.
+
+Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus
+doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque
+cruel.
+
+Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa
+trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de
+s'enlaidir.
+
+Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne
+mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain
+farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le
+plus gai que j'aie rencontré en ma vie.
+
+Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la
+_touche_ d'un mauvais gars.
+
+Aujourd'hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin.
+Il se laissait être joli.
+
+Je ne dirai pas qu'il était redevenu lui-même, car l'expression de son
+regard s'était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux
+qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait
+fait retour vers l'adolescence.
+
+Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le coeur.
+Et pourtant, quand il me regarda, j'éprouvai d'une façon très nette le
+contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.
+
+J'eus froid.
+
+Et j'eus peur.
+
+Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille.
+Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.
+
+--Te voilà, me dit-il, tu viens tard.
+
+Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les
+lumières de son brouillard, il ajouta:
+
+--Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la
+gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves
+qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la
+semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse
+vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup
+d'oeil. C'est à la lettre, regarde plutôt! Il n'y a pas un autre endroit
+comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher.
+Penses-tu que je la retrouverai?
+
+Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas:
+
+--Comment vas-tu ce matin?
+
+Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des
+gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la
+bouche.
+
+Malgré moi, j'interrogeais son visage et c'était là peut-être ce qui
+avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de
+maladie, car j'eusse presque désiré le retrouver malade.
+
+Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches; ses joues ne me paraissaient ni
+trop rouges, ni trop pâles; son front s'éclairait, à la fois poli et
+mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore:
+
+--Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton
+caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon âge. Y songes-tu?
+moi, j'aurais eu des idées de mariage....
+
+Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.
+
+--Oui, reprit-il, c'était dans mes goûts. J'aurais pensé à me marier
+sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas
+oublié, je suppose? Il prononça ainsi son propre nom comme s'il eût
+parlé de quelque autre camarade à nous.
+
+À part la furtive oeillade qu'il venait de me lancer, toute sa
+physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence.
+
+Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis
+mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et,
+aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d'une certitude.
+L'étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me
+demanda d'un ton de reproche affectueux:
+
+--Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien
+était notre meilleur ami.
+
+--Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon,
+ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.
+
+--À la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu
+as tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux,
+vois-tu....
+
+Il n'acheva pas et reprit:
+
+--Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est
+dans l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur
+toi.
+
+Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.
+
+--C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de
+circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle
+jamais et il ne faut pas même qu'il se doute....
+
+Cette phrase resta inachevée.
+
+Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient
+fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de
+suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à
+la fois resplendissant et confus.
+
+Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en
+disant:
+
+--Je crois parfois l'entrevoir là-bas....
+
+Il s'arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif.
+
+--Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser
+une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un
+enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne.
+Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est
+impossible. Serais-je ici, si c'était impossible? Elle y est, voilà le
+fait certain. Je le sais, j'en suis sûr. Puisqu'elle y est, en cherchant
+bien, on peut la trouver.
+
+Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie rondeur qui
+était à mille lieues de moi.
+
+--C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la
+connais?
+
+--Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.
+
+--J'allais te le demander.
+
+Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la
+réponse.
+
+--Eh bien! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de
+Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme plutôt. Quand tu
+verras Lucien, tu reconnaîtras cela d'un coup d'oeil: il n'a plus d'âme.
+
+Était-ce là l'explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée,
+m'oppressait le coeur si lourdement? Et fallait-il croire à cette
+définition que la folie donnait d'elle-même? Le malade poursuivit
+tranquillement.
+
+--C'est là le mal de Lucien. Les médecins l'ont traité et le traitent
+encore pour ceci ou pour cela. Des misères! Moi, je ne suis pas médecin,
+mais j'ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son âme. Il
+eut son bon rire d'autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma
+paupière.
+
+Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d'harmonie les strophes
+italiennes où Arioste raconte le voyage d'Astolphe dans la lune, à la
+recherche de l'âme de Roland.
+
+--À présent, ajouta-t-il d'un ton dogmatique et en secouant la tête, ce
+n'est plus dans la lune que les âmes se cachent: les âmes, comme Jeanne,
+c'est là!
+
+Son doigt tendu montrait Paris.
+
+
+
+
+IV
+
+Le cas de Lucien Thibaut
+
+
+Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l'âme
+de Lucien, la porte s'ouvrit sans qu'on eût pris la peine de sonner ni
+de frapper.
+
+Un vilain petit homme plus rond qu'une boule, entra dans la chambre en
+bourdonnant et en tournant comme une toupie.
+
+Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers,
+il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme
+une cascade de beurre fondu. Il avait un gilet de satin noir qui
+semblait une outre mal remplie, tant il ballottait drôlement; il avait
+enfin un pantalon de bébé, bien large, mais trop court, qui montrait
+l'embonpoint tremblant de ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un
+poupart, sculpté dans de la gelée de viande, habillé pour un enterrement
+et monté en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit
+homme était à la fois impatientant et joyeux. C'était le Dr Chapart,
+maître après Dieu de la maison Chapart, recommandée dans les articles.
+(Voir aux annonces.) Il me salua poliment de son chapeau qu'il tenait à
+la main, et tapa un coup égrillard sur sa cuisse en clignant de l'oeil à
+mon adresse.
+
+--Gaieté, santé, me dit-il d'une voix cuivrée de baryton qui lui allait
+à miracle. Ça rime, mon cher Monsieur. Jamais de mélancolie, si vous
+m'en croyez. Tout roule, ma poule. Treize centimes à la bourse: de
+hausse, s'entend. Je ne joue pas de peur de perdre mon argent, mais ça
+m'intéresse tout de même à cause des affaires. Donnez voir votre pouls,
+bijou. Ça rime.
+
+D'une main il prit le poignet de Lucien, de l'autre il atteignit une
+belle montre à secondes qui paraissait tout heureuse de reposer sur un
+estomac si moelleux.
+
+--Chronomètre à secondes détachées, poursuivit-il, 4.500 francs en
+fabrique. Avec ça on peut tâter le pouls sans cesser de causotter pour
+amuser le sujet. Ma position me permet un objet de ce prix-là. Ce n'est
+pas comme le meurt-de-faim d'en face, qui fait ses quatre visites à pied
+et qui n'a dans sa poche qu'un oignon de dix écus. Malheur!... quel
+temps des dieux! Beau fixe au baromètre. 28 degrés au thermo--idem! En
+Beauce, des blés superbes! des pommes en Normandie, des betteraves dans
+le Nord! J'ai vu des gens de Bourgogne: le raisin cuit... 62 pulsations,
+dites donc! ça rime. Est-ce assez gentil, cette circulation-là! Mais
+aussi quel air chez nous? ça embaume. Et quelle vue! ça ravigote. Votre
+bouteille de sirop-Chapart est bientôt à sec, vous savez? On va vous en
+monter une autre. Où trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi? Je ne
+parle pas des soins, c'est moi qui les donne.
+
+Il se tourna vers moi, clignant toujours de l'oeil, je n'ai jamais su
+pourquoi.
+
+--Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s'arrêter, je n'ai pas l'honneur
+de vous connaître, mais nous avons eu une jolie séance à la Chambre: 102
+voix de majorité, rien que cela, sur je ne sais plus quelle question. Ça
+ne fait rien. Attrape! 102 voix! Nous les écrasons, tout uniment. Avec
+ça, le prince Napoléon voyage. À vous revoir. Quand on a une clientèle
+comme la mienne, ce n'est pas le cas de prendre racine.
+
+Il n'y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni un point, ni
+une virgule. Tout avait été dit d'une seule lampée.
+
+Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la seconde
+fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se dirigea finalement
+vers la porte.
+
+En passant près de moi, il me dit d'un air fin:
+
+--Un parent? un ami? Parfait! Enchanté d'avoir fait votre connaissance!
+Va bien notre pensionnaire! Ah! le gaillard! Écoutez donc, soyons
+justes, le système Chapart en a ravaudé bien d'autres! Avec notre air,
+notre vue, avec un spécialiste comme votre serviteur et le sirop-Chapart
+à discrétion, il faudrait avoir tué père et mère pour résister.
+Seulement, dame....
+
+Il se toqua ici le front d'un air encore plus fin.
+
+--Vous comprenez, poursuivit-il, l'équilibre! Fouillez-moi plutôt! Où il
+n'y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des éternités avec ça,
+frais, gras et très bien portant. Jusqu'au plaisir de vous revoir. Vous
+me faites l'effet d'un charmant garçon, et j'espère cultiver votre
+connaissance.
+
+Il me glissa un assez gros paquet d'adresses et sortit toujours
+ronflant.
+
+Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait été là, Lucien n'avait ni
+fait un mouvement, ni prononcé une parole.
+
+Après le départ du docteur, il resta silencieux quelques minutes encore.
+
+--La famille n'est pour rien là-dedans, dit-il enfin avec un embarras
+évident. Il ne faudrait pas s'en prendre à elle. C'est moi seul qui ai
+mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce bonhomme. Tu l'as trouvé
+ridicule? On est assez bien chez lui, je t'assure.
+
+--Tout m'y semble très bien, fis-je d'un ton pénétré.
+
+--Mais oui, très bien... aussi bien que possible. La mère et les soeurs
+auraient peut-être choisi un autre établissement; mais j'avais mes
+raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut, d'où l'on pût tout
+voir....
+
+Son doigt timide me montrait Paris, et il semblait solliciter mon
+approbation d'une façon presque suppliante.
+
+--Tu as bien fait, déclarai-je aussitôt.
+
+--N'est-ce pas! s'écria-t-il avidement. Nous avons la même opinion tous
+deux: c'est certain, il fallait voir!
+
+Un instant, son regard se baigna dans la brume qui enveloppait Paris,
+puis il passa la main sur son front et rapprocha de moi son siège.
+
+--Geoffroy, me dit-il d'une voix tremblante, Lucien n'est pas fou, je
+t'affirme cela sur mon honneur. Seulement écoute bien: Jeanne était son
+coeur, on le lui a arraché. J'ai promis de lui rendre son coeur, ai-je
+encore bien fait, Geoffroy?
+
+Ses yeux, de plus en plus inquiets, étaient toujours fixés sur moi.
+
+--Tu as parfaitement fait! répliquai-je avec chaleur.
+
+--Aurais-tu fait comme moi?
+
+--Certes, et de toute mon âme!
+
+Il me saisit la main et la secoua fortement.
+
+--Je suis bien auprès de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que tu
+fusses là toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-être
+trouverais-je le courage de te les apprendre.
+
+--Ah! ah! se reprit-il tout à coup en relevant la tête et d'un air
+presque fanfaron, j'ai quelquefois de bonnes pensées! le malheur, c'est
+que je n'ai pas confiance en moi-même.
+
+--Tu as tort, prononçai-je au hasard.
+
+--Ai-je tort? murmura-t-il.
+
+--Pourquoi n'as-tu pas confiance en toi-même?
+
+--Parce que... ne l'as-tu pas deviné?
+
+Il s'arrêta. Sa joue était très pâle, et ses yeux se baissaient avec un
+redoublement de timidité. Cette fois, n'ayant aucune idée de ce qu'il
+voulait dire, je ne savais comment l'encourager. Il reprit bientôt de
+lui-même:
+
+--Je crois que tu as raison, Geoffroy; c'est vrai, j'ai tort d'avoir
+défiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je puis agir...
+mais... mais.... Il s'interrompit de nouveau et finit par balbutier si
+bas que j'eus peine à l'entendre:
+
+--Geoffroy, c'est que je ne sais pas bien qui je suis.
+
+Je me mis à rire et je répliquai:
+
+--Je vais te le dire, mon pauvre Lucien....
+
+Il ne me laissa pas achever ce nom.
+
+Ce fut avec une véritable violence qu'il sauta hors de son siège pour
+appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et qui tremblait.
+
+--Tu mens! s'écria-t-il. Je ne suis pas celui-là!
+
+Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion fiévreuse:
+
+--Non! non! non! je ne suis pas celui-là! Celui-là a condamné une femme
+à mort. Si j'étais celui-là, il me faudrait donc tuer cette femme!
+
+
+
+
+V
+
+Sommeil--Apparition
+
+
+Lucien parlait-il encore de Jeanne Péry? Et pourquoi Lucien aurait-il
+tué Jeanne Péry qui était son âme?
+
+Je n'osais plus interroger parce que je le voyais en proie à une
+surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses cheveux
+s'agitaient sur son crâne.
+
+Tout à coup sa tête s'inclina si bas que ses deux mains croisées sur ses
+genoux furent inondées par les boucles de ses cheveux. Il dit d'un ton
+d'accablement:
+
+--Condamner! tuer! une femme! Peut-être que Lucien Thibaut ne devrait
+pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je sais qu'il a eu de
+grands torts. Êtes-vous encore là, Geoffroy?
+
+Ma main toucha la sienne.
+
+--Merci, prononça-t-il tout bas et sans se redresser. Je n'aurais pas
+été surpris si vous m'aviez abandonné. Écoutez-moi, Geoffroy: En un jour
+dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et précisément à l'égard de
+cette femme la conduite de Lucien Thibaut ne fût pas celle d'un galant
+homme.
+
+À ces derniers mots, il s'arrêta pour prêter l'oreille, puis il se
+redressa furieusement et me regarda en face, comme si l'accusation fût
+venue de moi et non pas de lui-même.
+
+Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main
+crispée s'agitait. Je crus qu'il allait me frapper au visage.
+
+Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son
+front, et me dit avec amertume:
+
+--Je n'ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il
+est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez,
+il doit la tuer, il la tuera! voilà.
+
+Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.
+
+Je crus d'abord qu'il éprouvait un spasme ou même un évanouissement, car
+son immobilité ne cessait point, mais je m'aperçus bientôt qu'il dormait
+tout simplement. La force de son émotion l'avait brisé comme il arrive
+aux enfants de tomber dans le sommeil après la colère ou les larmes.
+
+Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une
+oppression soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement
+l'émoi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d'autres
+commotions plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa
+échapper des paroles confuses, entremêlées de sanglots. Je crus
+distinguer deux noms, deux noms de femme: Jeanne, Olympe.... Mme la
+marquise de Chambray s'appelait Olympe. Je savais cela dès le collège.
+Était-ce cette Olympe qu'il avait condamnée!
+
+Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l'éveiller ni à me retirer.
+J'avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.
+
+À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur
+mon coeur et sur mon intelligence.
+
+Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme
+une impossibilité.
+
+Il me sembla que j'étais ici à mon devoir tout naturellement et que j'y
+devais rester jusqu'à ce qu'un événement quelconque vint me relever de
+ma faction.
+
+Faction est bien le mot: je me sentais de garde.
+
+Lucien m'avait appelé; je le trouvais malheureux et seul; car je ne sais
+si d'autres partagent ce sentiment: c'est surtout dans ces faux
+hospices, ouverts par la spéculation, que l'isolement semble navrant.
+
+Je crois que Lucien m'eût parut moins abandonné dans un trou campagnard
+ou dans un grenier parisien.
+
+Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son sirop,
+il y a odeur de séquestration.
+
+Depuis que j'avais passé le seuil de cette cellule, j'étais chargé de
+Lucien. Je l'entendais, je l'acceptais ainsi.
+
+À la longue, pendant qu'il reposait, ses mains s'étaient écartées, et je
+voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux bouclés,
+dont bien des femmes eussent envié la finesse et l'abondance.
+
+Était-ce là un homme de trente ans? un homme que j'avais connu joyeux,
+intelligent et fort?
+
+Quel pouvait être l'étrange mystère de cette décadence?
+
+Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très vive en ce
+moment. J'étais beaucoup plus désolé que curieux.
+
+Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte avec soi son
+aiguillon; mais l'aiguillon ne m'avait pas encore piqué.
+
+La preuve, c'est que je me souviens de l'instant précis où ma curiosité,
+soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma tristesse.
+
+Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de
+midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées de tièdes parfums
+montaient du parterre qui fleurissait sous la fenêtre.
+
+La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la
+maison muette. La feuillée des grands arbres assombrissait encore le
+jour pâle et gris.
+
+Je dis tout cela parce que tout cela me gênait et m'opprimait.
+
+À force de regarder le sommeil de Lucien, j'avais fermé les yeux
+moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir.
+
+J'étais ainsi, n'ayant plus qu'une conscience très vague des choses
+extérieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la
+chambre même, à quelques pas de moi.
+
+Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n'avais pas aperçue--ce
+n'était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous étions entrés--roula
+lentement sur ses gonds.
+
+Je regardai mieux, pensant que c'était l'oeuvre du vent, car l'orage
+commençait à agiter les feuilles; mais je vis paraître au seuil une
+jeune femme d'une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et
+appartenant, selon les apparences, à ce qu'on appelle la classe
+distinguée.
+
+Elle ne me vit point, d'abord, parce que son regard inquiet cherchait
+Lucien.
+
+_Inquiet_ ne dit certes pas tout ce qu'il y avait dans ce regard, et
+pourtant j'hésite à écrire le mot _tendre_.
+
+Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu'il partait
+des plus beaux yeux noirs que j'eusse vus de ma vie.
+
+Quand la dame m'aperçut, elle recula avec un visible effroi.
+
+Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle
+joignit aussitôt les mains d'un air suppliant.
+
+Je me levai et j'allai vers elle.
+
+--Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le
+voir.
+
+Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes.
+
+Elle dit encore:
+
+--C'est l'heure où il sommeille. J'entre un instant, il ne me voit pas.
+S'il savait que je suis si près de lui....
+
+Elle s'arrêta. L'accent de ses paroles était douloureusement résigné.
+
+Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse:
+
+--Il n'aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr ceux
+qu'il devrait aimer....
+
+Lucien s'agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut derrière la
+porte doucement refermée.
+
+Lucien ne s'éveilla pas; mais il continuait de s'agiter.
+
+Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l'inconnue était
+d'une beauté rare.
+
+Je m'étais donc trompé: Lucien n'était pas abandonné.
+
+Pourquoi n'éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela?
+
+Et qui était cette splendide créature? Une de ses soeurs? Non. Jeanne
+Péry? Oh! certes, on ne pouvait appeler celle-là «ma petite Jeanne.»
+
+Lucien semblait se débattre contre un cauchemar.
+
+Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix étranglée des
+gens qui rêvent, il criait:
+
+--Olympe! Olympe!
+
+
+
+
+VI
+
+Réveil--Mon roman
+
+
+Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son
+front baigné de sueur.
+
+J'hésitai ne sachant s'il fallait parler le premier.
+
+Quand son regard tomba sur moi, il eût l'air profondément surpris.
+
+--Geoffroy! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Roeux! à Paris!
+
+Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait
+extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette _joliesse_ enfantine et
+presque féminine, qui m'avait étonné naguère et surtout chagriné.
+
+C'était un homme, à cette heure. Il avait l'air très souffrant, mais
+froid et ferme.
+
+Il me tendit la main.
+
+--Je n'espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai
+longtemps attendu.
+
+Manifestement, il ne se souvenait pas de m'avoir vu tout à l'heure.
+
+Ceci rentre dans l'ordre des faits admis scientifiquement.
+
+Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau
+ont _deux mémoires_. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de
+ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient
+profondément ce qui s'est passé dans les heures lucides.
+
+Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.
+
+--Je ne devrais pas vous avouer cela: je vous attendais plut tôt. J'ai
+craint plus d'une fois, depuis ma lettre écrite, d'avoir trop compté sur
+une amitié de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n'était sans doute
+qu'une simple camaraderie.
+
+Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je
+le pressai de bon coeur contre ma poitrine. Il parut content de cela,
+mais, comment dirai-je? content froidement. Et il mit une certaine
+réserve à me rendre mon étreinte.
+
+--À la bonne heure! fit-il de ce ton bas qu'il gardait depuis son
+réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après tout, nous
+étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins. Et je ne sais rien
+que je n'eusse fait pour vous au temps où j'avais encore du sang chaud
+dans les veines.
+
+--Parbleu! Lucien m'écriai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se
+jeter à l'eau tête première quand on ne sait pas nager, et tu t'es rendu
+coupable, pour moi, de cette folie!
+
+Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s'éclairait. Je
+reconnus mon Lucien d'autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de
+Lucien qu'il avait si violemment répudié naguère.
+
+Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l'une et
+l'autre bien funestes, m'ont donné quelque expérience des affections
+mentales. Je fus moins étonné que ne l'eussent été les purs profanes à
+la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux
+sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.
+
+--Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d'un bon
+regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as
+commencé. Moi, j'ai bien vieilli, n'est-ce pas!
+
+--Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir.
+
+Il sourit encore, mais moins franchement.
+
+--Alors, Geoffroy, reprit-il comme s'il se fût repenti d'avoir engagé
+l'entretien dans cette voie, tu n'as pas oublié cette redoutable
+occurrence où je bravai les flots irrités du lac d'Enghien pour te tirer
+de l'eau? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous
+gagnâmes deux gros rhumes.... Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a pas
+éveillé quand tu es entré. As-tu déjà vu le docteur? ou sa femme? ou
+leur fille? Réponds franc: lequel des trois s'est chargé de te dire que
+je suis fou?
+
+Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de
+m'embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et
+avec une présence d'esprit pleine de finesse.
+
+--Je vois qu'on ne t'a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner
+moi-même. Ce sont d'assez braves gens, ici. Le docteur aime l'argent, sa
+femme adore l'argent, sa fille idolâtre l'argent: c'est une famille très
+unie. On me soigne juste pour mon argent et je n'en demande pas
+davantage. Je passe pour fou. C'est peut-être vrai. Peu importe, comme
+tu vas le voir. Il ne s'agit de moi que fort indirectement, abordons nos
+affaires.
+
+J'avais essayé de l'interrompre quand il avait prononcé le mot fou, mais
+j'avais eu la bouche fermée par son geste net et péremptoire. Il voulait
+la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les
+miens, avec une certaine brusquerie:
+
+--Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant
+d'écrire ton roman?
+
+Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un nouveau
+symptôme d'aliénation mentale.
+
+C'est ici le cas d'avouer que, tout en me livrant avec assiduité aux
+rudes travaux qui sillonnent avant l'âge le front des jeunes attachés
+d'ambassade, j'avais trouvé le temps d'écrire et de publier, sous un
+pseudonyme suffisamment transparent, un livre très étudié: tableau
+joliment réussi de nos moeurs modernes.
+
+J'ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j'aie
+souci de plaire, n'avait pas trop mal accueilli ma tentative.
+
+Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir connu ici en
+qualité d'auteur, lors même que ma mémoire ne m'eût point rappelé à
+propos l'attention amicale que j'avais eue d'envoyer à Lucien Thibault
+un exemplaire de ma quatrième édition, avec portrait de l'auteur,
+photographié dans une pose agréable.
+
+--Bah! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de feindre
+l'indifférence voulue, t'es tu donné le tort de parcourir cette fredaine
+de jeunesse?
+
+Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité, en
+mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu'eut put
+le faire un critique régulier du _Figaro_ ou de _Paris-Journal_ à
+pareille naïve question.
+
+--Mon suffrage n'ajoutera pas beaucoup à ta gloire, répondit-il, mais
+j'ai lu en effet ton roman depuis la première page jusqu'à la dernière,
+et tu sauras bientôt, si tu les ignores, les raisons personnelles que
+j'avais pour trouver ton récit puissamment, cruellement attachant.
+Réponds à ma question, je te prie: Avant que ton livre fût composé,
+d'autres que moi t'avaient-ils parlé de Mme Lucien Thibaut?
+
+--Non, jamais, répliquai-je.
+
+Et j'ajoutai après réflexion:
+
+--Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m'en ont dit.
+
+--Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes
+lettres ne disaient rien du tout... rien qui eût trait aux événements,
+du moins.
+
+--Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent
+plaint en moi-même du vide de tes lettres qui semblaient....
+
+--Elles ne semblaient pas, c'était vrai. Je te cachais quelque chose.
+Mais ce n'était pas ce dont il est question. À l'époque où je t'écrivais
+ainsi, j'ignorais tout moi-même... car tu n'aurais pas cru, plus que
+moi, n'est-ce pas, à des dénonciations anonymes?
+
+Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui n'attend pas de
+réponse, et reprit en affermissant sa voix:
+
+--Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au
+jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu, ne fût-ce qu'une
+parcelle du mystère si terriblement curieux qui est entré dans ma vie,
+comme le ver pénètre la saine écorce d'un arbre condamné à mourir; si tu
+avais entrevu, ne fût-ce qu'un petit coin de ma misère inouïe, ton drame
+aurait pris tout aussitôt une réalité, une consistance, une passion....
+Ne te fâche pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu'il est.
+
+--Par exemple! protestai-je, moi! me fâcher! allons donc!
+
+Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte
+dans les journaux.
+
+--Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L'histoire a de
+l'originalité. Tu l'as faite avec quelques réminiscences d'Edgar Poe....
+
+--Je te jure... m'écriai-je.
+
+--As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre anglais qui
+laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de l'ordonnance
+et de la clarté, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus
+étonnantes qu'on ait assemblées de nos jours? La _Woman in White_ de
+Wilkie Collins?
+
+--_La Femme en blanc_?... répétai-je, non sans rougir un peu.
+
+--Je ne t'accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore à
+bien d'autres livres, mais tel qu'il est, il me suffit. Il me prouve que
+tu es mon homme.
+
+Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points
+d'interrogation, car je ne savais pas si j'allais recevoir encore
+quelques pierres dans mon pauvre jardin d'auteur.
+
+--Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu
+veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton
+imagination toute seule, tu peux le refaire, aidé de renseignements, de
+pièces....
+
+Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se mettre à
+portée d'un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la clef dans
+un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table.
+
+--Je suis entouré d'espions, me dit-il, en forme d'explication, et tous
+ces gens-là voudraient bien me voler mon roman!
+
+La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle
+avec lenteur.
+
+Il faut pourtant bien dire ce que j'éprouvais. Je croyais son accès
+revenu. L'idée d'accepter une besogne littéraire frivole dans cette
+chambre qui était comme le tombeau d'un charmant esprit et d'un noble
+coeur m'inspirait une répugnance dont aucun mot ne saurait rendre
+l'amertume.
+
+--Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont
+beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est
+vrai, toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir!
+
+
+
+
+VII
+
+Jeanne
+
+
+Le coffre était plein de papiers en liasses. La main de Lucien s'y
+plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit:
+
+--Laisse-moi te dire ceci qui a son importance: le roman de Wilkie
+Collins m'a beaucoup frappé, frappé jusqu'à l'angoisse. Il y a dans son
+récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les
+remplissais avec ce qui m'appartient de douleurs et de terreurs. Il y a
+aussi des invraisemblances si naïves qu'on les croirait préméditées pour
+prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces
+invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.
+
+Il mit sur moi son regard fixe et demanda:
+
+--As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler
+d'une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes? Moi, je suis
+comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt
+pour _mon_ aventure, car je n'en ai eu qu'une seule en toute ma vie. J'y
+rapporte ce que je lis, ce que j'entends, ce que je vois, j'y rapporte
+tout. Il y a des moments où il me semble que mon aventure m'a poursuivi
+jusqu'au fond de ce refuge, et que j'y suis entouré par de misérables
+subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le principal rôle
+dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n'a jamais entendu
+parler de moi, c'est certain; il ignore le premier mot de ma triste
+biographie, et pourtant, j'ai nourri souvent et longtemps la fantaisie
+de l'aller trouver en Angleterre, de l'interroger pour savoir si,
+derrière le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit
+morceau de mon fait à moi.... Veux-tu voir Jeanne?
+
+Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement.
+
+Je ne sais pourquoi ils ramenèrent devant mes yeux l'image charmante de
+l'inconnue qui tout à l'heure s'était montrée au seuil de l'appartement
+voisin.
+
+Je l'ai dit, je ne croyais pas que ce fût Jeanne, et pourtant ce nom,
+prononcé à l'improviste, me fit revoir le visage noble et triste de
+celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas être vue.
+
+Lucien me tendait un portrait, je le pris avec empressement. C'était une
+simple carte photographique, encadrée de papier verni.
+
+Jamais je n'avais rien vu de si joli que la fillette qui me souriait
+dans ce pauvre cadre.
+
+Celle-là était bien «la petite Jeanne.»
+
+Et certes, elle n'avait rien de commun avec la belle dame inconnue.
+
+Pourquoi le regard doux et profond de cette dernière restait-il entre
+moi et la gaieté enfantine du portrait?
+
+Je fus longtemps à regarder Jeanne, détaillant avec un intérêt que je ne
+pouvais définir l'exquise délicatesse de ses traits. J'avais plaisir à
+admirer la bonté vraiment angélique de sa joyeuse figure. Chez Jeanne
+tout était bon, même sa petite pointe d'espièglerie.
+
+La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il disait:
+
+--C'est ce mois-ci qu'elle va avoir ses vingt ans.
+
+Il ajouta d'un accent impatient:
+
+--Dis donc au moins comment tu la trouves?
+
+Le mot ne me vint pas, et je répondis:
+
+--Comme on doit bien l'aimer!
+
+Il fit mine d'activer sa recherche parmi les papiers.
+
+Je ne pouvais voir l'émotion de son visage qu'il détournait avec une
+sorte de honte.
+
+Sa voix trembla quand il reprit:
+
+--Oui, on l'a bien aimée!
+
+Il s'interrompit, puis ajouta:
+
+--Trop aimée!... mais ce portrait ne dit rien. C'est du noir et du
+blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette et morte, la
+vie du regard, la grâce du mouvement, l'attrait du repos? et la voix? et
+l'accent? et l'ineffable harmonie de l'ensemble? qui pourrait deviner
+cela?
+
+--Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours fixés sur le
+portrait de Jeanne.
+
+Certaines vues ont la faculté de produire, par l'intensité du regard, le
+phénomène stéréoscopique.
+
+Je voyais la photographie s'arrondir et prendre des reliefs comme si un
+souffle mystérieux eût soulevé et gonflé les plans de la pauvre chère
+image. J'avais devant moi la ravissante enfant, et je ne mentais même
+pas en parlant de vie, de mouvement, d'harmonie, car il me semblait que
+ma volonté pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se
+tourna pas encore de mon côté, mais tout son corps avait des
+frémissements, et il balbutia d'un accent troublé:
+
+--Toi! toi aussi, Geoffroy! Rends-moi ma petite Jeanne!
+
+Puis, riant péniblement et, à ce que je crus, refoulant un sanglot, il
+ajouta:
+
+--Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait? Il y a peut-être de la
+terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfumés, qui remuaient leurs
+boucles flexibles au moindre mot de sa bouche plus rose que les roses.
+Qui sait? Ses grands yeux bleus comme le ciel ont peut-être éteint la
+flamme adorée de leurs prunelles. Ma Jeanne! ma Jeanne! Oh! qui sait?
+Dieu ne veut rien me dire! Peut-être que son pauvre mignon petit corps
+est rongé par les vers au fond d'une tombe. Non, non, je ne suis pas
+jaloux. Je suis mort, si elle est morte!
+
+Il avait quitté son siège pour s'agenouiller auprès du coffre sur lequel
+il se penchait.
+
+Je croyais qu'il continuait sa recherche parmi les papiers, mais
+bientôt, je le vis immobile, puis tout à coup il chancela, et je n'eus
+que le temps de le prendre dans mes bras pour l'empêcher de s'affaisser
+sur le plancher.
+
+C'était un fardeau, hélas! bien léger: tout au plus le poids d'une
+femme.
+
+Quand je l'eus relevé, il resta un instant appuyé contre ma poitrine. Il
+respirait avec effort. Sa parole était celle d'un agonisant.
+
+J'eus peur. J'avais vu mourir quelqu'un ainsi debout.
+
+Mais, s'il est possible, quelque chose me frappait plus douloureusement
+encore que cette pâleur menaçante, c'était le _vieillissement_ soudain,
+extraordinaire, je dirais volontiers magique, qui s'était opéré dans
+tout son être.
+
+J'ai dû dire que, contre la coutume, les années avaient rajeuni mon
+malheureux camarade de collège jusqu'à lui donner presque la tournure
+d'un enfant. Tout en lui, au premier aspect, m'avait paru amoindri,
+effacé, réduit à ces apparences indécises qu'on retrouve parfois dans
+l'extrême vieillesse, mais qui sont surtout le propre de l'adolescence,
+luttant contre le travail de formation.
+
+Maintenant il avait son âge.
+
+Plus que son âge: c'était un homme mûr. La crise d'angoisse qui tendait
+chaque fibre de son être lui restituait la virilité et la fierté.
+
+Ce n'était pas la force revenue qui le faisait homme, c'était la
+douleur.
+
+Son aspect éveillait l'idée de cet héroïsme passif qui est la gloire des
+martyrs.
+
+J'essayais de le réchauffer contre ma poitrine, car son contact me
+faisait froid et j'étais secoué par ses frissons.
+
+Il me dit, et je n'oublierai jamais cela:
+
+--C'est bon de s'appuyer sur un coeur.
+
+Pauvre, pauvre Lucien! J'eus remords comme s'il m'eût reproché sa
+solitude.
+
+Au bout d'un instant, ses paupières humides découvrirent le profond
+regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit doucement:
+
+--Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy. Je n'ai pas
+le droit de mourir. Tu peux me lâcher maintenant, je me tiendrai bien
+debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans trop d'effort, après quoi
+il me serra la main en murmurant:
+
+--Ce n'est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je veillerai à ne
+plus t'effrayer ainsi; car tu es tout blême, Geoffroy, mon bon Geoffroy.
+
+Je pressai sa main entre les miennes sans répondre. Son sourire
+persistait. Il se figeait sur ses lèvres et faisait mal à voir.
+
+--N'est-ce pas, demanda-t-il tout à coup en prenant un ton dégagé qui
+sonnait faux, n'est-ce pas qu'il est gentil mon cher petit portrait?
+C'est tout ce qui me reste d'elle. On ne devinerait guère que c'est le
+portrait d'un assassin.
+
+Je crus avoir mal entendu.
+
+Et pourtant, j'avais ouï dire... Était-ce donc vrai?
+
+Des lèvres, plutôt que de la voix, je répétai ce mot: _Assassin_!
+
+Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son navrant sourire.
+L'effort qu'il faisait pour ne pas pleurer le brisait.
+
+
+
+
+VIII
+
+Assassin
+
+
+--Voyons, dis-je, je suis là, moi, ce coeur où il est bon de s'appuyer.
+
+--Merci, fit-il encore, merci! Ah! je ne me croyais pas si faible. C'est
+que j'étais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si heureux que le
+pressentiment de mon malheur tournait sans cesse autour de moi. On ne
+peut pas avoir tant de joie sur la terre.
+
+Ses larmes enfin venues dégonflèrent sa poitrine.
+
+--Mon Dieu! reprit-il en me laissant l'asseoir dans son fauteuil, mon
+pauvre Geoffroy, ce n'est pas que je sois tombé de bien haut: un juge de
+première instance, ce n'est certes pas le Pérou. Mais si on tient compte
+de l'allégresse bien aimée qui débordait de mon coeur, personne au
+monde, entends-tu: personne n'était au-dessus de moi.
+
+Cette façon énigmatique d'exposer non pas même des faits, mais je ne
+sais quels résultats indirects d'une catastrophe encore inconnue, me
+faisait souffrir plus que je ne puis l'exprimer. Chacune des paroles de
+Lucien avait un arrière-goût de résignation si touchant et si terrible à
+la fois que l'esprit ne pouvait s'arrêter à la pensée d'un malheur
+ordinaire. Il y avait d'ailleurs ce mot _assassin_, appliqué à
+Jeanne.... Je n'osais pas interroger. Mon malaise était si intense que
+l'envie de fuir me venait.
+
+--Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il affectueusement comme s'il
+eût surpris ma conscience, tu mettras peut-être du temps avant de me
+retrouver dans l'état où je suis aujourd'hui. Il faut profiter. Ce n'est
+pas que j'aie précisément une maladie du cerveau, non, je ne le crois
+pas, mais il y a des moments où je m'éveille d'une sorte de rêve qui
+supprime pour moi des heures de la journée et même des jours de la
+semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du jeudi. Comprends-tu
+cela? Pourtant, je suis bien sûr de n'avoir jamais dormi deux jours et
+deux nuits de suite.
+
+--Je comprends, répondis-je, que dans l'état nerveux où tu es....
+
+Il m'interrompit pour dire avec une ironie pleine de tristesse:
+
+--Ah! oui, état nerveux, c'est bien cela. Les médecins emploient ces
+mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en tout cas,
+aujourd'hui, mon _état nerveux_ fait relâche. Tout est clair dans ma
+tête. J'y vois. Je peux même établir nettement dans ma pensée de
+certaines distinctions très subtiles. Te souviens-tu comme j'étais un
+garçon studieux? Je n'ai pas fait beaucoup de folies dans ma jeunesse,
+tu pourrais en porter témoignage. Eh bien! en quittant les écoles, je
+restai le même, absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, après
+avoir été un jeune avocat acharné au travail,--un piocheur.--je devins
+un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide à la
+besogne et d'une bonne volonté infatigable.
+
+Mon amour même, le grand, l'unique amour qui décida de toute ma vie ne
+changea rien à tout cela. On me reprocha bien quelques voyages, deux
+absences... mais pouvais-je faire autrement? Et on était injuste; loin
+de me ralentir, quand je songeai à me marier, je fus pris d'ambition et
+je travaillai double, voyant déjà ma petite Jeanne honorée et renommée à
+cause de son mari....
+
+Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout à l'heure si francs,
+se détournèrent de moi, et il regarda le tapis à ses pieds.
+
+Évidemment, une hésitation le prenait. Il avait crainte de quelque
+chose.
+
+Cependant, sa voix resta calme et il continua:
+
+--Je sens que _cela_ vient. J'aurai juste le temps de te dire pourquoi
+je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m'interromps pas, je
+commence:
+
+Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois
+l'une l'autre, et c'est la grande misère d'une conscience de magistrat.
+
+Il y a la certitude _personnelle_ qui naît de l'intelligence, celle en
+un mot qui est humaine, c'est-à-dire commune à tous les hommes.
+
+Et il y a la certitude _technique_, particulière aux gens du métier, qui
+a son origine dans les instruments et agissements judiciaires.
+
+Au palais on regarde cette dernière certitude comme la meilleure, ou
+plutôt comme la seule authentique.
+
+Je ne saurais dire si on a raison ou tort.
+
+Je donnai un jour ma démission de juge parce qu'une instruction
+criminelle conduite avec soin, minutieusement, selon les procédés
+mathématiques de notre science à nous autres magistrats avait fourni la
+certitude judiciaire de ce fait que Jeanne Péry, ma chère petite femme,
+avait commis un meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des
+circonstances qui faisaient d'elle _a priori_ une fille perdue d'abord,
+ensuite une sorte de bête féroce.
+
+Voilà pour la certitude technique: Jeanne était coupable et infâme.
+
+Au contraire, ma certitude personnelle me criait: Jeanne est innocente
+et plus pure que les anges.
+
+Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l'une mentait.
+
+Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon coeur. Et j'aimai
+Jeanne cent fois, mille fois davantage.
+
+Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J'avais écouté, retenant
+ma respiration.
+
+Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait incapable de
+livrer passage à un son. Lucien, attendait pourtant une parole. Il
+fronça le sourcil avec colère.
+
+--Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la voix du
+métier plutôt que celle de ta conscience?
+
+--Dis-moi, dis-moi, m'écriai-je, que tu parvins à la sauver!
+
+Sa figure s'éclaira, pour se couvrir bientôt après d'un plus douloureux
+voile.
+
+--Je fis de mon mieux, prononça-t-il d'une voix qui voulait être ferme,
+oui, un instant, j'ai cru que je sauverais ma Jeanne bien aimée et
+respectée. Mais je n'ai pas pu, et je suis devenu fou.
+
+Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu'il accentuait cette
+dernière parole.
+
+Mais en même temps sa figure pâlissait et les traits s'en effaçaient
+comme si une lumière intérieure se fût éteinte au-dedans de lui.
+
+Il put dire encore de sa pauvre voix déjà changée:
+
+--Geoffroy, tu ne m'as pas cru quand je t'ai dit: je ne suis pas fou. Tu
+savais que je mentais, je lisais cela dans tes yeux. Tu avais raison, je
+suis fou. Je ne puis plus rien pour elle....
+
+Il se tut. C'était comme un charme rompu. Cette énergie virile dont
+j'avais admiré en lui la renaissance presque miraculeuse, s'affaissait
+d'un seul coup.
+
+J'avais devant moi le malheureux enfant au sourire timide et sans
+pensée, dont l'aspect avait effrayé mon premier regard.
+
+Je voulais réagir contre cette perclusion morale, je lui parlai, je
+l'encourageai, je touchai même à dessein et brutalement la plaie
+saignante de son âme, tout fut inutile.
+
+Lucien Thibaut n'était plus là. J'avais affaire à son ombre.
+
+Cela est vrai si rigoureusement, qu'au bout de quelques minutes il se
+reprit à parler de lui-même à la troisième personne et comme d'un
+absent.
+
+--Te voilà revenu? me dit-il, M. Thibaut ne pourra pas te recevoir
+aujourd'hui, parce qu'il est indisposé; mais je le remplacerai.
+
+--Quelle est son indisposition? demandai-je.
+
+Il prit un air naïvement rusé pour me répondre:
+
+--La migraine. J'espère que ce ne sera rien.
+
+Son regard fit le tour de la chambre avec inquiétude.
+
+--Le moment est bon, murmura-t-il. Je n'entends personne dans le
+corridor, mais on ne saurait prendre trop de précautions quand il s'agit
+d'affaires si graves.
+
+Il alla jusqu'à la porte qu'il ouvrit pour regarder au dehors.
+
+Puis, satisfait de cet examen, il revint vivement vers le coffre, qui
+restait ouvert.
+
+Cette fois, sans chercher aucunement, il y prit un assez volumineux
+dossier, tout bourré de papiers, qu'il tint à la main d'un air indécis.
+
+--Consentez-vous à vous charger de cela? me demanda-t-il, cessant de me
+tutoyer.
+
+--Volontiers, répondis-je.
+
+--C'est un dépôt, reprit-il. Promettez-moi de le défendre s'ils essayent
+de vous l'enlever.
+
+--Je le promets, dis-je encore.
+
+Il remit le dossier entre mes mains. Puis avec une politesse
+cérémonieuse:
+
+--M. Thibaut vous fait bien tous ses compliments et ses excuses. Il aura
+l'honneur de vous écrire dès que sa santé le permettra. Il vous
+recommande ces papiers tout particulièrement, n'en ayant point de
+double. Tâchez de vous retrouver là-dedans, c'est difficile, mais votre
+roman était encore plus embrouillé. Il y a une dame qu'il faut tuer,
+vous savez, parce que la pauvre petite morte ne serait pas en sûreté
+sans cela. C'est malheureux, mais on ne pouvait les garder toutes les
+deux, M. Thibaut a dû choisir entre l'ange et le démon.
+
+Il me salua profondément et de cette façon qui désigne la porte sans
+équivoque aucune.
+
+Je sortis. Quelque chose me résista quand je poussai la porte, quelque
+chose qui obstruait le seuil.
+
+C'était le Dr Chapart, auteur du sirop, qui venait d'arriver là aux
+écoutes et que le battant, en s'ouvrant, avait sévèrement souffleté. Je
+refermai aussitôt la porte pour que Lucien ne s'aperçût de rien et je
+demandai tout bas:
+
+--Que faisiez-vous là, Monsieur?
+
+
+
+
+IX
+
+Ce qui me resta de l'entrevue
+
+
+Le Dr Chapart ne fut pas déconcerté le moins du monde. Il me tendit la
+main comme un effronté gros petit homme qu'il était.
+
+--Bien le bonsoir, me dit-il en portant l'autre main à sa joue, vous
+avez failli m'assommer. J'étais là pour ausculter, parbleu! pour
+ausculter la situation à travers le trou de la serrure. Allez-vous me
+reprocher mon trop de soins? Ça s'est vu: les clients sont si drôles!
+
+Je fis un geste pour l'inviter à me livrer passage. Il tenait toute la
+largeur du corridor.
+
+Mais il ne bougea pas. J'avais cru voir son regard piqué un instant sur
+le dossier que j'emportais sous ma redingote où je l'avais dissimulé de
+mon mieux pour plaire à Lucien. Le docteur poursuivit:
+
+--Bien gentil garçon, dites donc, ce pauvre malheureux là! Et bien doux
+aussi, quoiqu'il ait l'idée de tuer une dame. Excusez, c'est sa marotte,
+chacun à la sienne. Ma femme et ma fille le dorlotent. Ça rime avec
+marotte. Son cas est drôle et incurable. C'est la manie métapsychique
+intermittente de ma nouvelle nomenclature. Connaissez-vous mon traité?
+non? vous devriez l'acheter. J'ai tâché d'amuser les gens du monde. Cas
+très curieux, très rare et qui m'appartient, M. Thibaut est mon second.
+Avant lui, j'en avais un autre, mais pas si beau, un major du train
+d'artillerie qui se battait lui-même comme plâtre parce qu'il se prenait
+pour sa propre femme. Est-ce assez cocasse? Vous pouvez venir souvent ou
+rarement, comme vous voudrez. Ici on est libre comme l'air. Je vous
+présenterai aux dames Chapart. Tiens, tiens....
+
+Il fit comme s'il apercevait seulement mon dossier, et reprit:
+
+--Nous emportons des paperasses entre cuir et chair? Ça vous regarde.
+Seulement, un bon conseil gratis, en usez-vous? Je vous l'offre: quand
+on n'est ni notaire, ni médecin, ni confesseur, le plus sage est de ne
+pas fourrer le nez dans les affaires des malades.
+
+Après une autre poignée de main, il s'effaça pour me laisser passer, et
+je l'entendis s'éloigner avec son ronflement de toupie.
+
+Quand j'arrivai dans la rue des Moulins, je m'arrêtai comme étourdi. Je
+ne sais comment expliquer cela, mais pendant mon énorme visite--elle
+avait duré plus d'une demi-journée.--c'est à peine si j'avais essayé de
+réfléchir.
+
+En somme, j'avais été pris par surprise. Malgré le peu que je savais
+d'avance sur Lucien, je ne m'attendais à rien de ce que je venais de
+voir et d'entendre.
+
+Tout au plus croyais-je retrouver un vieux camarade avec une blessure
+profonde, mais à demi cicatrisée déjà.
+
+Et comme, en cas pareil, on essaye volontiers d'oublier, j'avais écarté
+le côté tragique, me disant que Lucien était sans doute dans quelqu'un
+de ces embarras auxquels chacun de nous est sujet et qu'on fait cesser
+soit par une démarche, soit par un prêt d'argent.
+
+Le mot caractérisant ce que je croyais devoir à Lucien était:
+consolation plutôt que secours. On voit combien j'étais loin de compte.
+
+Je m'étais vu tout à coup en face d'une pauvre créature ravagée par un
+mal mystérieux, d'un être diminué, ruiné, épuisé, et ce vieillard-enfant
+m'avait paru attaqué d'une folie douce, peu caractérisée et surtout
+inoffensive, sous laquelle avait percé inopinément une pensée de
+meurtre.
+
+Mais cette pensée même s'était exprimée d'une façon si tranquille, si
+dépourvue de véhémence et de passion que je l'avais à peine prise au
+sérieux.
+
+Puis, petit à petit, par une pente insensible, j'étais arrivé, sans
+secousse ni avertissement, au centre d'une situation tragique dont les
+détails me restaient inconnus et qui me laissait enveloppé dans un
+réseau de mystères.
+
+Et il faut noter ceci: les vagues renseignements que je possédais à
+l'avance ne m'aidaient en rien à comprendre, mais ils me défendaient le
+doute.
+
+Sans eux, j'aurais pu me réfugier dans l'idée que la folie de Lucien
+avait créé les menaces du drame.
+
+Mais cela même ne m'était pas permis. Je connaissais l'existence de la
+tragédie.
+
+Ma première sensation morale fut l'étonnement de reconnaître si tard en
+moi la présence d'une curiosité arrivée à l'état de fièvre, mais qui
+était restée comme assoupie tant que j'avais été en présence de Lucien.
+
+C'est-à-dire tant que j'avais eu précisément sous la main le vivant
+moyen de satisfaire cette même curiosité.
+
+Je ne me souvenais point, en effet, d'avoir éprouvé le besoin
+d'interroger Lucien pendant ces longues heures où il aurait pu
+assurément me répondre, puisqu'une éclaircie s'était faite en son
+cerveau.
+
+Était-ce la répugnance involontaire que j'avais à pénétrer tout au fond
+de ce malheur sans issue?
+
+J'avais écouté Lucien avec une pitié passive, sans arrêter ni presser
+ses aveux. Dans toute la rigueur du terme, j'avais laissé sa pensée
+libre d'aller où elle voulait. Pas une seule fois, je n'avais essayé de
+la diriger vers le noeud même du problème.
+
+Maintenant qu'il n'était plus temps, je ressentais un regret tardif,
+mêlé de colère et peut-être de remords, car cette curiosité dont je
+parle, c'était bien plutôt de l'intérêt.
+
+Comment servir Lucien, si je restais dans mon ignorance?
+
+Et Lucien me l'avait dit lui-même quand il avait reconnu les symptômes
+avant-coureurs de sa crise qui revenait: un long intervalle de temps
+s'écoulerait peut-être avant que je pusse le retrouver en état de
+lucidité.
+
+Et le soupçon me venait que sa phrase pouvait avoir une signification
+autre et plus grave, car j'avais conscience d'un danger qui le menaçait,
+d'une surveillance organisée autour de lui, d'une pression exercée sur
+lui.
+
+Tout ce qui l'entourait me paraissait étrange; je voyais sa situation
+inexplicable. J'avais défiance du hasard ou de la cause, quelle qu'elle
+fût, qui l'avait poussé dans cette maison d'où je sortais la tête
+brûlante, le coeur glacé, et dont le maître me laissait un souvenir à la
+fois comique et mauvais.
+
+J'ai peur des grotesques.
+
+Je me demandais pourquoi Lucien, malade, était à Paris et non pas en
+Normandie: pourquoi il était seul, abandonné de sa famille et livré à
+des soins mercenaires?
+
+Oui, certes, je pouvais le craindre: Sous la signification triste de la
+phrase de Lucien, peut-être y avait-il un sens caché plus triste encore.
+
+Peut-être avait-il voulu dire: «Prends bien vite ce dépôt qu'une lueur
+de raison me porte à te confier aujourd'hui, car qui sait si demain il
+ne serait pas trop tard!»
+
+Et mon imagination une fois partie allait, allait:
+
+Me laisseraient-ils seulement pénétrer de nouveau jusqu'à lui?...
+
+Ils qui? Est-ce que je savais!
+
+Et sous quel prétexte me barrer la porte? Des prétextes! on en trouve ou
+en fait.
+
+C'était absurde. Croyez-vous? J'ai vu tant de choses absurdes qui
+étaient des réalités.
+
+Notre siècle lumineux qui affecte de mépriser le mélodrame est noir
+comme de l'encre, par places, et pavé de mélodrames.
+
+D'ailleurs, j'étais en veine de sombres hypothèses. Sur ma poitrine il y
+avait un poids qui allait s'alourdissant.
+
+Une fois, je me dis en tâtant mon dossier sous le drap de ma redingote:
+J'ai là de quoi éclaircir tous mes doutes.
+
+Eh bien! non. Ceci va vous donner la mesure exacte de ma situation
+d'esprit: à l'avance, le dossier lui-même était tenu en suspicion par ma
+fantaisie, et je pensais: cet homme m'a vu emporter les papiers. Si les
+papiers contenaient quelque chose d'important, les aurait-il laissé
+passer?
+
+En même temps le remords dont je parlais tout à l'heure s'aggravait
+jusqu'à me troubler cruellement, jusqu'à me faire honte.
+
+Je me reprochais ma froideur à l'égard de Lucien. Notre entrevue entière
+passait devant mes yeux sans que j'y pusse découvrir un seul élan de
+grande affection, une seule promesse de dévouement complet exprimée avec
+une parcelle de la chaleur qui bouillait désormais en moi.
+
+Il est bien vrai que j'avais dû écouter surtout; j'étais resté presque
+muet; la parole était à Lucien Thibaut, qui avait mené l'entretien en
+maître. Mais est-il besoin de parler beaucoup?
+
+Il ne faut qu'un instant et qu'un mot pour montrer le fond d'un coeur:
+je n'avais pas montré le mien.
+
+Mon malheureux camarade d'enfance pouvait croire que je ne lui avais
+rien apporté sinon le souvenir attiédi d'une vulgaire amitié.
+
+Et, chose singulière, je ne pouvais pas rejeter cette crainte loin de
+moi comme chimérique en faisant appel à la réalité de mon affection, car
+cette affection, telle que je la ressentais à présent, était toute
+nouvelle.
+
+Je ne l'éprouvais pas tout à l'heure, du moins à ce degré.
+
+Elle venait de naître, cette grande affection; elle datait pour moi du
+moment où je m'étais recueilli en moi-même au sortir de cette maison qui
+se dressait sombre et morne derrière moi.
+
+En mettant le pied dans la rue, je m'étais dit en toute sincérité: Je
+ferai pour Lucien comme s'il était mon frère.
+
+Mais c'était la première fois que je me le disais.
+
+Et Lucien était trop loin pour l'entendre.
+
+Toutes ces pensées roulaient dans ma tête et y entretenaient une
+agitation qui allait jusqu'à la souffrance. Sans rien savoir, encore, je
+me souviens que j'étais prêt à tout; j'avais vaguement la notion d'un
+lourd devoir qui allait m'incomber, et je l'acceptais sans réserves.
+
+Je pressentais mon courage comme si j'eusse entendu déjà les bruits
+prochains du combat.
+
+Il faisait encore jour, mais l'orage qui menaçait depuis le matin
+amassait des nuées de plomb au-dessus de ma tête. Le ciel ne donnait
+qu'une lumière fauve et fausse qui bronzait le profil des maisons. La
+chaleur était étouffante. Le silence régnait dans la rue déserte où
+j'entendais mon pas sonner sur le pavé.
+
+De loin et d'en bas le large murmure de la ville venait.
+
+Quand je tournai l'angle de la Grande Rue de Paris, la scène changea.
+
+Ce devait être une fête, je ne sais plus laquelle.
+
+La solitude des rues transversales augmente, ces jours là, parce que
+tout ce qui fait foule s'ameute dans les grandes voies où sont les
+cabarets.
+
+Tout en haut de Belleville, la joie des ivrognes titubait déjà sur les
+trottoirs. Les couples montaient et descendaient causant, clamant,
+chantant.
+
+Un peu avant d'arriver au théâtre dont les lampions s'allumaient, je
+reconnus la grosse gouvernante normande de M. Louaisot de Méricourt qui
+riait à casser les vitres au bras d'un cent-gardes.
+
+Elle faisait succès avec sa coiffe de dentelles et sa robe de soie,
+relevée par une immense crinoline. Tout le monde la regardait.
+
+L'embonpoint est partout respecté. Les gamins criaient à son fier
+cavalier: «Oh hé! la livrée! Plus que ça de nourrice!»
+
+Ils passaient, superbes tous deux, méprisant les blasphémateurs. La
+Cauchoise me parut plus fraîche encore qu'au bureau de la rue Vivienne.
+Les roses de sa joue tournaient énergiquement au ponceau.
+
+Sans façon, elle me montra du doigt à son guerrier, et il me sembla
+entendre, parmi les paroles d'ailleurs bienveillantes qu'elle prononça à
+mon sujet le mot _imbécile_ plusieurs fois répété.
+
+Je crus devoir la saluer d'un demi-sourire qu'elle me rendit au
+centuple.
+
+Quand je l'eus dépassée, elle me cria par-dessus son épaule:
+
+--Ne dites pas au patron que vous m'avez rencontrée un huit-pouces, hé!
+là-bas! Il est jaloux comme un gros rat, quoi qu'il soit dans la haute,
+ce soir, en bambochade.
+
+
+
+
+X
+
+Bébelle--Pantalon crotté
+
+
+Au moment où j'avais aperçu la Cauchoise, le souvenir de M. Louaisot de
+Méricourt traversait justement mon esprit.
+
+Et ce n'était pas la première fois.
+
+Pourquoi la pensée de cet homme me suivait-elle ainsi?
+
+Je ne lui connaissais d'autre lien avec l'affaire Thibaut que le fait
+d'avoir pu me fournir l'adresse de ce dernier. C'était là précisément
+son métier, et j'étais entré chez lui comme dans la boutique où
+s'achètent les choses de cette sorte. M'aurait-il d'ailleurs fourni
+l'adresse pour quelques francs s'il avait eu un intérêt, même minime à
+séquestrer ou à cacher Lucien? Mais les pressentiments et les soupçons
+vont et viennent. Bien rarement saurait-on dire de quel nuage ils
+tombent. Je montai dans un coupé de louage, après avoir indiqué au
+cocher la rue du Helder et mon numéro.
+
+Je voulais seulement déposer chez moi mon paquet de papiers avant de
+courir au restaurant voisin, car j'étais à demi mort de famine. Lucien
+avait déjeuné, mais moi je restais sur les quelques gouttes de thé,
+avalées à la hâte avant ma visite au bureau de M. Louaisot. Comme je
+rentrais, mon concierge me dit qu'il était venu un monsieur pour me
+voir.
+
+Ceci était presque un événement. Personne ne savait mon retour à Paris,
+où je n'étais du reste qu'en passant. Je ne recevais aucune visite. Mon
+concierge ne connaissait pas le monsieur qui n'avait pas voulu laisser
+son nom, disant qu'il demeurait dans le quartier et qu'il repasserait.
+Je ne pus obtenir à son sujet que des renseignements très vagues, assez
+ressemblants à ces funestes portraits, supplice de la gendarmerie, que
+les employés municipaux dessinent à la plume au bas des passeports. Ces
+choses portent le nom menteur de _signalement_. Les signalements sont
+au nombre de quatre. Chacun d'eux s'adapte à un quart de l'humanité. Il
+y en a pourtant un cinquième pour les nègres, et c'est le seul qui soit
+reconnaissable.
+
+Ils coûtent deux francs pour l'intérieur, dix francs pour l'étranger:
+savez-vous rien de plus lugubre que le comique administratif? Après
+avoir écouté la description de mon concierge, je n'en étais pas plus
+avancé. Aucune idée ne s'éveilla en moi par rapport au visiteur inconnu.
+Ce n'était personne et c'était tout le monde. Mais pendant que je
+montais l'escalier de mon entresol, une jolie petite voix clairette me
+cria d'en haut:
+
+--Bonsoir, Monsieur, comment te portes-tu? Je suis sur le carré parce
+que papa et maman se tapent.
+
+Je levai la tête et j'aperçus le sourire échevelé de Bébelle.
+
+--Bonsoir. Bébelle!
+
+Bébelle, mon amie, était un bijou de sept ans, héritière unique du
+cinquième, sur le derrière.
+
+Son père, prote d'imprimerie, et sa mère, artiste en éventails,
+pouvaient passer pour des coeurs d'or, très vifs de caractère.
+
+Deux tourtereaux hérissés.
+
+Ils s'aimaient très sincèrement; mais de temps en temps ils se
+renfermaient pour s'expliquer à bras raccourcis, et alors Bébelle se
+réfugiait chez moi.
+
+--As-tu vu le monsieur qui est venu me demander, Bébelle, ma chérie?
+
+J'étais sûr de mon affaire, Bébelle voyait tout.
+
+--Parbleu! me répondit-elle.
+
+Elle ajouta:
+
+--Puisque je revenais du lait, avec la boîte.
+
+--Pourrais-tu me dire comment il est fait?
+
+--Parbleu, il est mal fait... puisqu'il a les jambes si longues, si
+longues que j'ai eu envie de passer à travers, pendant qu'il se
+dandinait devant la loge... avec des lunettes d'or... et crottées, ses
+quilles, jusqu'en haut de sa culotte noire. Veux-tu que j'aille jouer
+chez toi, Monsieur, avec les images?
+
+--Non, je vais dîner dehors.
+
+--Alors, ça m'est égal, je suis bien sur le carré. D'ailleurs, c'est
+presque fini chez nous, car maman pleure.
+
+Bébelle n'en donnait que cela.
+
+Il y en a qui deviennent tout de même de chères créatures, mais je ne
+prends pas sous mon bonnet de recommander ce genre d'éducation aux
+familles.
+
+J'entrai chez moi et je refermai ma porte. Croiriez-vous que j'avais
+presque oublié ce grand appétit qui me talonnait depuis Belleville?
+
+Ces longues jambes vêtues de noir et que la boue tigrait du haut en bas,
+me ramenaient à mon idée fixe.
+
+J'avais admiré le pantalon noir crotté de M. Louaisot de Méricourt et la
+longueur inusitée de ses jambes, pendant qu'il mangeait avec tant de
+plaisir son morceau de rôti sous le pouce.
+
+Était-ce lui qui m'avait demandé? Dans quel but?
+
+Je haussai les épaules en jetant le dossier sur la tablette de mon
+secrétaire.
+
+Il n'y avait pas apparence que ce pût être lui.
+
+Mais, au lieu de sortir, j'allumai ma lampe et j'ouvris le dossier.
+
+Il pouvait être alors huit heures du soir. Douze heures me séparaient de
+mon thé du matin.
+
+Quand minuit sonna, j'étais encore assis auprès de mon bureau et je
+lisais avec une avidité croissante les papiers à moi confiés par mon
+pauvre camarade Lucien Thibaut.
+
+La majeure partie de ces papiers sera mise ici textuellement sous les
+yeux du lecteur, et j'analyserai les autres au cours de notre récit.
+
+
+
+
+Le dossier de Lucien Thibaut
+
+
+La première pièce sur laquelle je mis la main était enfermée dans une
+enveloppe qui avait pour étiquette: _Lettres anonymes et autres_.
+
+Elle était ainsi conçue:
+
+
+Pièce numéro 1
+
+(Anonyme, écriture contrefaite.)
+
+_M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot._
+
+10 septembre 1864.
+
+Monsieur,
+
+Généralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n'ont point de
+signatures. C'est peut-être un tort.
+
+Il y a deux sortes de lettres anonymes.
+
+Il y a celles où un être dépourvu de dignité et de courage veut
+insulter ou calomnier sans danger.
+
+Il y a celles où une personne faible et désarmée, n'ayant rien de ce
+qu'il faut pour braver des risques considérables, prétend néanmoins
+rendre service à un ami en le prémunissant contre des éventualités qui
+peuvent briser sa carrière et gâter sa vie.
+
+Je vous supplie de bien croire que la présente communication appartient
+à la seconde catégorie.
+
+Elle vous est adressée sans esprit de haine ni méchante intention par
+quelqu'un qui vous veut du bien et qui s'intéresse à votre honorable
+famille, mais qui désire ne point se compromettre.
+
+Vous êtes, Monsieur, sur le point de faire une folie: une de ces folies
+qui ruinent tout un avenir.
+
+La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n'est pas digne de
+vous.
+
+Elle n'est digne d'aucun honnête homme.
+
+Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa
+mère, ni des _malheurs_ de Monsieur son père, il est certain que cette
+intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux
+étourdi, mais qu'un homme sérieux ne saurait l'admettre à l'honneur de
+fonder sa maison.
+
+Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur
+mère!
+
+Ses amants ne se comptent plus, bien qu'elle sorte à peine de sa
+coquille.
+
+Je n'aime pas les énumérations, je n'en citerai qu'un seul, auprès de
+qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c'est votre ancien
+camarade de collège, M. Albert de Rochecotte.
+
+Je n'ajoute qu'un mot:
+
+Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec
+la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.
+
+C'est une pure fable.
+
+Il n'y a rien, rien, rien--qu'une demi-vertu qui veut faire une fin.
+
+Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la
+satisfaction d'avoir rempli mon devoir.
+
+
+Pièce numéro 2
+
+(Cette pièce était de l'écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle
+portait la mention suivante: _Lettre non envoyée à son adresse.)_
+
+_À M. Geoffroy de Roeux, attaché à l'ambassade française de Vienne
+(Autriche.)_
+
+28 septembre 1864.
+
+Mon cher Geoffroy,
+
+J'ai longtemps hésité avant de m'adresser à toi, ou plutôt je t'ai déjà
+écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après
+réflexion.
+
+Celle-ci aura-t-elle le même sort? C'est vraisemblable.
+
+J'écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent
+au secours, même quand il n'y a personne pour les entendre.
+
+Nous étions liés très certainement, toi et moi; mais mon malheureux
+défaut d'expansion et la timidité de mon caractère m'ont fait craindre
+souvent de n'avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié.
+
+Pas même à toi.
+
+J'entends une amitié de frère.
+
+C'est là le mot, tiens, il m'aurait fallu un frère. Je l'aurais regardé
+comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans
+mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils dont j'ai un si
+cruel besoin.
+
+Tu étais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur--et
+laisse-moi te remercier de n'avoir jamais cessé de m'écrire--tes lettres
+te montrent à moi moins ami du sarcasme, mais je t'y vois lancé dans de
+grandes relations, tu vois le monde, tu _connais la vie_, pour employer
+le mot sacramentel.
+
+Cela m'effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien.
+
+Moi.... Comment te faire la confession d'un triste sire, empêtré dans la
+plus plate et la plus bête--à ce qu'ils disent--de toutes les aventures
+réservées aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie?
+
+Je n'ai pas eu de jeunesse. Je commence à croire que c'est un grand
+malheur.
+
+Je vivais avec vous là-bas à Paris; mais je ne vivais pas comme vous, et
+j'ai souvent pensé depuis que c'était là l'origine du défaut d'élan que
+je remarquais chez la plupart d'entre vous à mon égard.
+
+Il y avait des heures où j'aurais tant souhaité votre affection! Je me
+sentais si bien capable de me dévouer pour vous, du moins pour
+quelques-uns d'entre vous.
+
+Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j'étais jaloux comme
+un amoureux qu'on dédaigne.
+
+J'ai entendu parler d'Albert ces jours derniers, et dans une
+circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m'entoure est triste.
+J'ai commencé une lettre pour lui; elle ne sera jamais achevée.
+
+Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si généreux? Il m'avait dit
+une fois:
+
+«Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours où on ne fait pas de
+fredaines!»
+
+C'était un gros reproche, je le comprends bien à présent.
+
+Pour être aimé, il faut partager tout avec ses amis, même leurs défauts,
+si c'est un défaut que de faire des fredaines.
+
+Je penche à croire que non, puisque je regrette amèrement d'avoir été
+sage au temps où les autres sont fous.
+
+On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute
+devenus sages.
+
+Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n'est certes pas pour te conter ces
+balivernes que j'ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible
+serrement de coeur.
+
+Je m'étais résolu à te faire ma confession générale, et je la retarde
+tant que je peux.
+
+Il me semble que tout ce bavardage est utile pour la préparer, et
+peut-être pour diminuer l'effort douloureux qu'elle me coûte.
+
+Je sais que tu ne la désires pas, je m'excuserais presque d'oser une
+importunité pareille, s'il ne s'agissait pas de toi, et je bavarde pour
+ajourner d'autant notre peine à tous deux.
+
+C'est bien vrai, Geoffroy, j'envie tout de toi: ta gaieté, ton
+insouciance, et jusqu'à tes péchés qui t'ont fait homme.
+
+Tu sais ce qui n'est pas dans les livres, tu as vécu et non pas lu la
+vie. Tu as eu des aventures. Moi, faute d'en avoir eu jamais, je perds
+pied à ma première aventure. Je m'y noie.
+
+Que tes lettres sont vivantes! Celle-ci est déjà plus longue que la plus
+longue parmi celles que tu m'as écrites, mais quelle différence! Il n'y
+a rien dans la mienne, et combien de choses les tiennes disent! Ceux
+qui, comme toi, agissent sans cesse peuvent raconter toujours. C'est
+intéressant, c'est jeune, c'est charmant. Tu as des centaines d'espoirs
+et le double de désirs.
+
+Combien trouverait-on de jolis noms dans la collection de tes lettres
+que je garde et que je relis pour me faire honte à moi-même: honte de ma
+méprisable immobilité!
+
+Ah! Geoffroy! l'oiseau qui a des ailes peut-il être l'ami du limaçon
+tardif, attelé péniblement à sa coque? L'un dévore l'espace en se
+jouant, l'autre vit et meurt au pied du même vieux mur.
+
+Dès le pays latin, vous regorgiez de passions. Lovelaces que vous étiez.
+Albert, du fond de sa mansarde, visait la bonne duchesse dans son jardin
+de la rue Vanneau. Le jardin était beau, t'en souviens-tu? mais la
+duchesse avait le nez rouge. Et rappelle-toi l'horreur de ce pauvre
+Rochecotte le jour où elle oublia d'ôter ses besicles pour traverser le
+parterre!
+
+Toi! tu comptais tes rêves par les contredanses que tu dansais, un soir
+au faubourg Saint-Germain, et le lendemain chez Bullier. On aurait
+pavoisé toute une rue avec la guirlande de tes amours.
+
+L'as-tu oublié? J'avais aussi _mon_ rêve. Il était unique. Je suis sûr
+que tu ne t'en souviens guère.
+
+Ni moi non plus, du reste.
+
+C'était un rêve décent que toute mère aurait pu souhaiter à sa fille: un
+rêve agrafé jusqu'au menton, un rêve sage comme une image.
+
+Quand vous me parliez de vos divinités. Albert ou toi, je répondais en
+chantant les louanges de ma petite voisine d'Yvetot qui était un peu la
+parente de Rochecotte: Olympe--_Mon Olympe_, comme vous disiez en vous
+gaussant de moi.
+
+Par le fait, mon rêve, Mlle Olympe Barnod, était, au dire de
+Rochecotte lui-même, beaucoup plus jolie que la plupart de vos déesses.
+Je n'ai connu au monde qu'une seule femme encore plus charmante
+qu'Olympe, et c'est d'elle que je vais enfin t'entretenir.
+
+Du reste, je n'eus pas la peine d'être infidèle à mes adorations de
+bambin. Quand je revins au pays après ma thèse, Mlle Olympe, au lieu
+de m'attendre, s'était fort avantageusement mariée.
+
+Elle s'appelait Mme la marquise de Chambray.
+
+Voilà donc un pas de fait, Dieu merci: je t'ai laissé voir qu'il
+s'agissait d'amour.
+
+Elle a nom Jeanne. Elle est de famille noble. Tu as beaucoup connu son
+père à Paris. Seulement, tu ne l'as pas connu sous le nom que Jeanne
+porte.
+
+Nous l'appelions, tout le monde l'appelait le baron de Marannes, et
+c'était bien son nom, mais ce n'était pas tout son nom. En réalité, il
+se nommait M. Péry de Marannes.
+
+Ce n'était pas avec moi qu'il était lié là-bas, c'était avec vous, les
+amis de la joie. À soixante ans qu'il avait, il était trop jeune pour
+moi.
+
+Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si précaire qu'elle
+ne voulut rien garder de ce qui fait étalage, elle fut Mme Péry, tout
+court, sans titre. Jeanne est Mlle Péry.
+
+Je t'entends d'ici, Geoffroy. Comment! le baron était marié, lui, le
+viveur imperturbable! le roi des vieux garçons! Se représente-t-on la
+femme du baron! Et sa fille! Où diable as-tu été pêcher la fille du
+baron?
+
+Voilà ce que tu dis ou du moins ce que tu penses.
+
+Vous l'aimiez assez, comme un drôle de corps qu'il était. Je me souviens
+de t'avoir reproché à toi personnellement cette accointance
+disproportionnée. Tu me répondis en riant: «C'est le plus jeune d'entre
+nous.»
+
+Lui-même il disait cela, et c'était très vrai à un certain point de vue.
+
+Plus tard, j'ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup
+mieux que vous ne pouviez le connaître vous-mêmes.
+
+Cela ne m'a pas porté à l'en estimer davantage.
+
+C'était un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu'ils sont
+incapables de mûrir. Il y a de belles exceptions dans la nature.
+Celle-ci est laide, mais elle plaît jusqu'à un certain point.
+
+On en rit d'ailleurs et cela désarme.
+
+Ces vieux hommes, tout en étant des exceptions ne sont pas rares. On en
+trouve partout et partout ils sont les mêmes.
+
+Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec ceux
+de leur âge.
+
+Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six générations de jeunes
+gens.
+
+C'est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les échappés de
+collège les appellent par leur petit nom.
+
+Généralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les uns
+pensent qu'elle est la marque d'un bon coeur, quelque peu banal et
+doublé d'une intelligence frivole.
+
+D'autres, plus sévères, prétendent qu'il y a vice, ici, ou tout au moins
+faiblesse ridicule.
+
+Le baron avait des moeurs peu régulières, ce n'est pas à toi qu'on peut
+cacher cela. Il n'était ni ridicule ni méchant. Le coeur, chez lui,
+battait à sa manière. Il se repentait souvent du mal qu'il avait fait,
+mais il recommençait toujours.
+
+Mais ce qui dominait tout en lui, c'était l'implacable besoin de ne pas
+vieillir.
+
+Te souviens-tu? Il se fit rare pendant notre dernière année d'école.
+Vous étiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux!
+
+Il passa à la fournée suivante, qui était plus de son âge. Il se fit
+tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec
+ostentation, mais n'y croyant pas le moins du monde, et racontant à la
+tolérance de ses _amis_ la centième édition de ses anecdotes, qui
+vraiment étaient assez drôlettes quand on ne les avait entendues que
+trois fois.
+
+En s'éloignant de vous, voilà ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de
+moi, non pas pour motif de jeune âge, mais parce que je passais déjà
+pour être assez fort en droit et que ses affaires l'amenaient fatalement
+du côté du palais.
+
+Quelles affaires, bon Dieu! Et qu'il avait raison de ne pas fréquenter
+les sages! Ce pauvre homme était tombé en jeunesse comme d'autres
+dégringolent en enfance.
+
+Ce n'est pas qu'il eût de bien grands vices, il en avait plutôt
+beaucoup. Il avait mangé sa fortune, mais il y avait mis le temps.
+C'était un prodigue peu généreux.
+
+Veux-tu savoir le taux des charges laissées par l'innombrable série de
+ses bonnes fortunes? Cela se bornait à une pension de 600 francs qu'il
+payait--quand il pouvait--pour un enfant naturel qu'il avait eu avant
+son mariage et qui vivait quelque part.
+
+Je crois que c'était à Paris.
+
+À l'époque où il m'honora de sa confiance, il était en train de
+grignoter, toujours au même métier, la fortune de sa femme. Pour ce
+faire, il plaidait contre elle, tout en protestant à tout bout de champ
+qu'il ne lui en voulait pas le moins du monde.
+
+C'était exact. Il n'avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu'il
+ruinait de parti pris. Il n'en voulait qu'à l'argent.
+
+La première fois qu'il me rencontra au Palais, j'endossais la robe pour
+la première fois aussi.
+
+C'était à Yvetot; les biens de la baronne étaient dans le pays de Caux.
+
+Si j'avais été moins novice, j'aurais su que tous nos avocats et avoués
+le fuyaient parce qu'il oubliait volontiers de solder les honoraires.
+
+Mais je ne vis qu'une chose: un premier client!
+
+Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touché du
+plaisir qu'il avait à me revoir. C'était, me dit-il, pour moi, un coup
+de destinée. Il me choisissait entre tous; il me donnait l'occasion de
+me poser d'emblée.
+
+Et pour commencer, séance tenante, il me fit l'historique de ses démêlés
+avec Mme la baronne, dont il parlait comme si c'eût été une
+octogénaire.
+
+Elle avait environ trente ans de moins que lui.
+
+Il faut bien que je l'avoue, j'eus le tort de croire aux contes qu'il me
+faisait. Quand il y avait un peu d'argent à pêcher, il trouvait les
+accents de la véritable éloquence.
+
+C'était ma première cause. Il y a là quelque chose de l'aveuglement du
+premier amour. Le premier client vous fascine.
+
+Je me représentai, selon son dire, Mme la baronne comme une vieille
+femme avare et méchante qui le laissait manquer du nécessaire. J'eus
+pitié, en vérité, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques
+conseils qui, malheureusement, se trouvèrent trop bons et contribuèrent
+à sa triste victoire.
+
+Car il en vint à ses fins et obtint l'administration des biens de la
+baronne.
+
+Or, administrer, pour lui, c'était dévorer.
+
+Les biens n'étaient pas lourds; ils durèrent aux environs de trois ans.
+
+Quant à moi, je fus payé de mes peines et soins par la bonté qu'eut le
+baron de m'emprunter mon argent, et de l'administrer comme les biens de
+sa femme.
+
+Que Dieu fasse paix à sa pauvre âme d'oiseau! Je lui dois mon bonheur
+puisqu'il est le père de Jeanne.
+
+Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant même pas
+qu'il avait mangé sa considération en même temps que ses rentes.
+
+J'allai à l'enterrement, où j'étais à peu près seul.
+
+J'y vis pourtant deux dames voilées de noir et dont je ne distinguai
+point les visages.
+
+Toutes deux avaient l'air jeune: ni l'une ni l'autre ne pouvait être la
+baronne à qui je reprochai cette absence en moi-même.
+
+D'ailleurs, leur mise était si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que
+je les pris pour les dernières hôtesses de ce brave baron, qui
+n'enrichissait jamais les maisons où il logeait.
+
+Je venais d'être nommé substitut du procureur impérial. Quelques mois
+après, il m'arriva de conclure à l'audience contre Mme veuve Péry de
+Marannes, qui avait frappé opposition sur un reliquat de rentes dont les
+arrérages étaient échus postérieurement à la mort du baron.
+
+Les créanciers du défunt réclamaient naturellement la somme.
+
+Mon avis exprimé était de droit strict. Je ne pouvais conclure
+autrement, mais j'éprouvai une impression très pénible au cours de la
+plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve--elle n'avait pu
+rajeunir depuis le temps où le baron la chargeait d'années--était ruinée
+complètement. Le soir du jugement, Mme la marquise Olympe de
+Chambray, pour qui j'avais gardé une respectueuse admiration, après son
+mariage, me dit:
+
+--Lucien, vous vous êtes fait aujourd'hui une ennemie mortelle d'une
+très jolie femme, ma cousine à la mode de Bretagne, Mme la baronne
+Péry de Marannes.
+
+--Une jolie femme! m'écriai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas!
+
+Olympe se mit à rire.
+
+--Le fait est qu'elle a une grande fille, répondit-elle. Mais il y a
+cinquante ans, et même quarante, je peux bien vous garantir que ma
+cousine n'était pas née.
+
+Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l'âge de la
+prétendue vieille, ce fut la mention d'une «grande fille».
+
+Le baron ne m'avait jamais soufflé mot de sa fille. J'avais donc aidé
+cet homme à dépouiller deux êtres sans défense!
+
+Deux femmes, appartenant précisément à cette catégorie que la profession
+d'avocat tient à si juste honneur de défendre envers et contre tous:
+héritière en ceci, le barreau s'en vante assez haut, et je suppose qu'il
+en a le droit, héritière, dis-je, des générosités mortes de la
+chevalerie! Moi, avocat, j'avais fait tort à _la veuve et à
+l'orpheline_. J'avais le coeur serré. Olympe qui ne remarquait point ma
+tristesse soudaine, poursuivit:
+
+--Du reste, vous n'êtes pas plus exposé que jadis à les rencontrer dans
+le monde. Elles n'ont plus rien absolument rien, et vivent à la
+campagne, au fond d'un trou. La famille se cotise et leur fait une
+petite pension, à laquelle M. le marquis a la bonté de contribuer pour
+ma part. Je crois, en outre, qu'elles travaillent. Nous cousinons peu,
+très peu, Mme Péry de Marannes a gâté sa vie, et c'est à peine si je
+connais la petite.
+
+Dans toute autre circonstance ces paroles m'eussent donné une piètre
+opinion de la baronne; car Mme la marquise Olympe de Chambray était
+pour moi une manière d'oracle. J'étais habitué, comme tout le monde et
+même un peu plus, à voir en elle une personne supérieure et tout à fait
+accomplie.
+
+Le pays de Caux appartenait à Olympe; dans toute la rigueur du terme,
+elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas à
+son crédit, mais nous étions surtout les vassaux de son élégance toute
+parisienne, de son esprit, de sa beauté, de sa grâce.
+
+Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid dédain exprimé par Olympe
+ajouta au sentiment d'intérêt qui naissait en moi....
+
+Est-ce vrai, ce que je dis là? Et ne fais-je pas effort plutôt pour
+donner une origine vraisemblable à ce qui vint de soi, par la seule
+volonté de Dieu?
+
+Je n'en sais rien, Geoffroy. J'arrive au fait.
+
+Tu sais que j'ai toujours été plus ou moins malade, et que ma vie
+entière peut passer pour une longue convalescence.
+
+Je pense que c'était six semaines ou deux mois après ma conversation
+avec Olympe. Mon médecin m'avait conseillé les courses à pied.
+
+Un samedi que notre audience avait tourné court, je pris un livre et je
+m'enfonçai dans la campagne....
+
+Geoffroy, tu n'as rien à craindre: il n'y eut aucune rencontre
+dramatique. Je ne protégeai point de jeune fille assaillie par un
+taureau furieux, quoique les nôtres ici, soient magnifiques et très
+ombrageux. Nulle attaque de brigands ne me coucha sur un lit hospitalier
+pour y être soigné par la main des grâces.
+
+Mon Dieu non. Je vis tout uniment au détour d'un sentier, dans un champ
+fleuri et charmant que je n'oublierai jamais, une petite demoiselle qui
+chantait en cueillant des primevères.
+
+Elle en avait déjà un gros bouquet.
+
+Je n'aurais pas su dire si elle était jolie, car sa figure disparaissait
+presque tout entière dans l'ombre de son chapeau de paille.
+
+Au-dessus d'elle se courbait un châtaignier trapu dont les branches ne
+bourgeonnaient pas encore, mais la hâte dans laquelle ses petites mains
+adroites fouillaient en se jouant, étincelait de mille points brillants.
+L'épine noire boutonnait déjà et les pousses sveltes du chèvrefeuille
+étaient vertes parmi les ronces.
+
+Les oiseaux habillaient, cachant dans les broussées le mystère de leur
+travail amoureux; la violette invisible exhalait son souffle dans l'air;
+le blé tout jeune ondulait sous les caresses de la brise.
+
+Je m'arrêtai à regarder la fillette qui ne me voyait pas.
+
+Elle avait une robe d'indienne grise dont le tissu commun me semblait
+plus doux que la soie. Un ruban noir serrait sa ceinture. Ses cheveux
+blonds jouaient en grosses boucles sur ses épaules d'enfant.
+
+Ce n'était qu'une enfant.... Geoffroy, que je t'aimerais si ton coeur
+battait un peu!
+
+Moi, je pliais sous le poids d'une émotion qui m'irritait parce que je
+n'y comprenais rien, mais qui me ravissait en extase.
+
+Peut-être que je fis un mouvement, bien malgré moi, car je retenais mon
+souffle; peut-être que mon regard pesa sur la jeune fille. Elle se
+retourna comme si quelque chose l'importunait. Nos regards se
+croisèrent, ce fut moi qui rougis.
+
+Elle? son mouvement venait de mettre ses traits en pleine lumière, et le
+soleil du printemps éclaira son sourire.
+
+Car elle eut un sourire à la fois espiègle et ingénu, avant de bondir
+comme un jeune faon pour disparaître d'un saut de l'autre côté de la
+haie. Je ne la vis plus; il y avait une brèche derrière le gros
+châtaignier. Mais je l'entendis qui disait, dans l'autre champ:
+
+--Maman, c'est notre ennemi!
+
+Ce mot me terrassa.
+
+Et pourtant il était prononcé d'un accent de moquerie caressante.
+
+Notre ennemi! son ennemi à elle! l'ennemi de _sa maman_!
+
+N'avais-je pas agi de manière à mériter ce nom?
+
+Pour tous les trésors de l'univers, je n'aurais pas franchi la haie qui
+me séparait de la baronne et de sa fille, mes deux victimes. Je les
+avais en effet reconnues. J'étais sûr de n'avoir fait de mal qu'à elles
+en toute ma vie.
+
+Et ce terrible mot _notre ennemi me_ les désignait aussi clairement que
+si elles se fussent nommées.
+
+Je revins sur mes pas, ou plutôt je m'enfuis en proie à un trouble que
+je n'essaierai même pas de décrire. Je tremblais comme un coupable. Je
+ne me souviens pas d'avoir été jamais si éperdument malheureux.
+
+Il ne me venait même pas à l'esprit qu'elles pussent suivre le même
+chemin que moi de l'autre côté de la haie. Je hâtais le pas, pensant
+m'éloigner d'elles.
+
+Au bout du champ, je les rencontrai face à face.
+
+T'attendais-tu à cela, Geoffroy? J'ai beau être misérable jusqu'à
+souhaiter de mourir, mon coeur fond dans ma poitrine au souvenir de
+cette heure délicieuse, comme si un rayon de bonheur éclairait et
+réchauffait mon désespoir.
+
+Va, je sais bien que je ne suis pas un homme fort comme vous autres.
+Qu'aurai-je de toi? Ta pitié? Elle me fait peur, je n'en veux pas.
+
+Je ne t'enverrai pas ces pauvres pages. En les écrivant, je sais que je
+les écris en vain--comme tant d'autres pages, à l'aide desquelles j'ai
+trompé mon angoisse.
+
+Cela me rassure de savoir que tu ne les liras pas, et j'y mets tout mon
+coeur comme si tu devais les lire.
+
+Je m'y complais, c'est ma seule jouissance. Je les garde quelques jours.
+Je les relis plusieurs fois avant de les anéantir....
+
+Elles étaient là devant moi, je n'avais plus aucun moyen de les éviter.
+
+Au premier regard, Jeanne et _sa maman_ me parurent comme deux soeurs.
+
+Il y a des maladies qui amoindrissent et font l'effet d'un
+rajeunissement.
+
+Quand je les vis ainsi tout près de moi, se tenant par la main et me
+regardant avec une douceur pareille, je fis un pas en arrière et je
+chancelai.
+
+La jeune mère me dit:
+
+--Nous ne vous cherchions pas, M. Thibaut, mais vous avez été bon pour
+le père de cette chère enfant, et nous sommes contentes de vous
+remercier.
+
+J'avais vu mourir ma soeur aînée de la poitrine, vers ma dixième année.
+À cet âge-là on se souvient.
+
+C'était ma soeur qui m'apprenait à lire. Il me sembla que j'entendais,
+après quinze ans, la douceur voilée de sa voix.
+
+Et quelque chose aussi me rappelait la chère morte dans la suavité
+douloureuse de ces traits qui avaient une blancheur de cire.
+
+J'ai oublié ce que je répondis.
+
+Jeanne et sa mère me donnèrent la main....
+
+_Note._ Il y avait ici une phrase effacée avec beaucoup de soin, puis
+les initiales de Lucien, avec son paraphe, le tout barré d'un simple
+trait de plume.
+
+
+Pièce numéro 3
+
+(_Anonyme_, écriture différente du n°1, mais également contrefaite.)
+
+_À M. L. Thibaut._
+
+30 septembre 1864.
+
+Mon cher Lucien,
+
+Vous avez encore des amis, bien que vous viviez comme un loup. Mais vous
+savez, les loups ont beau se cacher au fond du bois, on les relance. Je
+viens vous relancer pour vous dire ce que vous paraissez ne pas savoir:
+_les courtes folies sont les meilleures_.
+
+On ne vous demande rien pour cet adage ni pour cette conséquence qui en
+découle: la pire de toutes les folies est le mariage, parce que c'est
+celle qui dure le plus longtemps.
+
+Tant que vous n'avez pas sauté le fossé, mon pauvre garçon, il y a de la
+ressource, et on peut, on doit essayer de vous arrêter, fût-ce par le
+collet. Un bon médecin ne s'occupe pas de savoir si le remède est
+agréable à prendre ou non.
+
+Vous êtes entre les pattes de deux aventurières, on vous le dit tout
+net. Le proverbe chante: qui se ressemble s'assemble. Le papa et la
+maman de votre donzelle se ressemblaient, ils s'assemblèrent.
+
+On parlait déjà dans ce temps-là, et même bien plus qu'à présent, de la
+tontine des cinq fournisseurs. Les millions volés à l'État avaient fait
+des petits, et la fortune du Dernier Vivant était évaluée à des sommes
+folles. Ce coquin idiot, le baron Péry, vint se brûler à la chandelle:
+il épousa sa femme parce qu'il la croyait héritière de je ne sais plus
+quelle portion du gâteau. La dame de son côté, croyait le baron
+propriétaire de châteaux, de moulins, de futaies, etc.
+
+C'est une vieille histoire, mais qui est toujours amusante.
+
+La dame n'avait rien qu'un assez gentil mobilier, conquis sur divers, et
+quant au baron, il avait beaucoup de dettes. Qu'arriva-t-il? Reproches
+de s'être mutuellement trompés, scandale, séparation et le reste. Vous
+connaissez tout cela mieux que moi, puisque vous avez été l'homme
+d'affaires du vieux drôle.
+
+Ce que vous ignorez peut-être, c'est que d'une pierre vous recevez déjà
+deux coups, sans compter les autres, qui ne peuvent manquer de venir.
+
+On vous accuse déjà d'avoir eu vent du fantastique héritage, et de faire
+une affaire d'argent, détestable, il est vrai, mais très honteuse aussi.
+
+On vous accuse, en outre, de fermer volontairement les yeux sur le passé
+de la petite personne. Elle chasse de race, vous le savez puisque tout
+le monde le sait.
+
+C'est comme la loi que nul n'est censé ignorer quand elle a été dûment
+affichée.
+
+Vous arrivez après beaucoup d'autres, vous êtes censé le savoir.
+
+Si par impossible vous ne le saviez vraiment pas, écrivez donc un mot à
+ce fou de Rochecotte. Sa réponse vous fixera, et je me déclarerai bien
+heureux si mon avertissement désintéressé peut vous empêcher de faire
+une pareille culbute.
+
+Croyez-moi, écrivez à Rochecotte.
+
+
+Pièces numéros 4, 5, 6, 7 & 8
+
+Dates échelonnées du 4 au 15 octobre. Toutes lettres anonymes. Écritures
+diverses, mais contrefaites uniformément.
+
+_Note de Geoffroy_.--Ces lettres ne contenaient aucun fait nouveau.
+Trois d'entre-elles faisaient allusion à l'héritage du dernier vivant
+et à la tontine des cinq fournisseurs. Les deux autres engageaient
+ironiquement Lucien Thibaut à se renseigner sur le compte de Jeanne
+auprès d'Albert de Rochecotte.
+
+
+Pièce numéro 9
+
+(Lettre écrite et signée par Lucien.)
+
+_À M. le comte Albert de Rochecotte, à Paris._
+
+Yvetot, 15 octobre 1864.
+
+Mon cher Albert.
+
+Je te prie de me répondre courrier pour courrier. La question que je
+vais t'adresser te paraîtra singulière. Il m'en coûte beaucoup de te la
+faire, surtout par écrit, mais les circonstances me pressent et
+m'obligent. Je suis dans l'enfer en attendant ta réponse, qui va décider
+de mon sort. Connais-tu Mlle Jeanne Péry, fille de notre ancien
+compagnon, le baron Péry de Marannes? Je m'adresse à ta loyauté. Ton
+affirmation fera foi pour moi. Je t'embrasse.
+
+
+Pièce numéro 10
+
+(Écriture d'Albert de Rochecotte. Réponse à la précédente. Lettre signée
+et renfermant un billet anonyme qu'on trouvera sous le n°10 bis.)
+
+Paris, le 17 octobre 1864.
+
+Mon pauvre bon Lucien, je ne comprends rien à la lettre.
+
+Ou plutôt, si fait, je comprends très bien que tu vas faire une sottise,
+comme me l'annonce le billet ci-joint, reçu dans le courant de la
+semaine et que je t'engage à lire attentivement avant d'achever ma
+prose....
+
+
+Pièce numéro 10 bis
+
+(Anonyme. Même écriture que le n°3. Sans date ni désignation de lieu de
+départ. Point de timbre postal.)
+
+M. le comte de Rochecotte est prévenu que son ancien camarade et ami L.
+Thibaut est sur le point d'épouser une jeune personne peu digne de lui.
+
+Les amis de M. L. Thibaut ont lieu de supposer que M. de Rochecotte
+connaît supérieurement ladite jeune personne, et la connaît sous des
+rapports qui lui permettront d'éclairer la situation d'un seul mot.
+
+Pour tout dire, un desdits amis de M. L. Thibaut a rencontré à Paris,
+non pas une fois, mais plusieurs, ladite jeune personne au bras de
+Rochecotte lui-même, et cela dans des endroits où une honnête femme
+hésiterait à entrer.
+
+Il est probable que M. L. Thibaut écrira à M. de Rochecotte pour lui
+demander des renseignements.
+
+S'il ne le fait pas, il serait peut-être du devoir d'un galant homme de
+prendre les devants pour dire à ce malheureux ce qu'est ladite jeune
+personne.
+
+La mère et les soeurs de M. L. Thibaut sont dans la consternation.
+
+
+Suite du numéro 10
+
+As-tu lu? bon! D'abord j'ai trouvé ce billet absolument impertinent. Je
+n'ai jamais été avec ma Fanchonnette que dans de très bons endroits.
+
+Et il y a un temps immémorial que je n'ai été nulle part avec une autre
+que ma Fanchonnette.
+
+La première idée qui m'est venue, c'est que tu voulais me l'épouser sous
+le nez, ce qui aurait été malhonnête de ta part.
+
+Mais je me suis calmé en songeant que tu ne la connaissais seulement
+pas. J'ai jeté le chiffon anonyme et je n'y ai plus songé.
+
+Hier soir, parlons désormais sérieusement, ta lettre est arrivée. Elle
+m'a expliqué un peu l'hébreu impertinent du billet.
+
+D'après ta lettre «ladite jeune personne» est la fille de ce vieux
+Rodrigue de baron. Celui-là, j'ai bien le droit d'en faire les honneurs
+puisqu'il était un peu mon cousin par sa femme.
+
+Tiens, justement au même degré, et même plus près, je crois, que la
+perfection des perfections, mon autre cousine, la divine Olympe. Tu l'as
+donc oubliée depuis qu'elle est marquise?
+
+Mon père ne voyait pas la baronne Péry de Marannes. Ils s'étaient
+brouillés, je ne sais pourquoi. Ceci est pour répondre à ta question. La
+mère et la fille sont des étrangères pour moi. Je ne les connais ni
+d'Ève ni d'Adam, je l'affirme sur l'honneur.
+
+Voilà qui est dit. À ce sujet, le billet anonyme se trompe absolument.
+Comment peut-il se tromper tant que cela et me radoter à moi-même qu'il
+m'a rencontré avec une personne que je n'ai jamais vue, je n'en sais
+rien et m'en bats l'oeil. Je méprise les charades, ne sachant pas les
+deviner.
+
+Mais, mon vieux Lucien, il y a autre chose, malheureusement. Je suis
+presque marri de ne pouvoir remplir les intentions charitables de
+l'anonyme, car tu vas te casser le cou, c'est clair. As-tu idée, entre
+parenthèses, de ce que peut être l'anonyme?
+
+Les belles dames prennent souvent ce style de procureur quand elles vous
+lancent ainsi des gredineries non signées.
+
+As-tu une belle dame à tes trousses?
+
+Moi, j'ai songé à ta bonne mère. Je l'approuverais palsambleu! Ou à une
+de tes soeurs.
+
+La chose sûre, c'est que la fille de mon honoré cousin, le seigneur de
+Marannes, ne doit pas valoir très cher.
+
+Il est bien établi que le billet ment: je suis amoureux jusqu'au délire,
+et par continuation depuis les temps les plus fabuleux, de mon idole, de
+ma houri, de mon délicieux petit bijou, de ma Fanchette chérie, mon
+ange, mon diable, ma ruine, mon salut que tout Paris me connaît et
+m'envie, et qui me fait enrager en dansant avec tout Paris. Je me moque
+donc de toutes les Jeanne de l'univers et principalement de la tienne.
+
+Mais, et sois assez perspicace pour remarquer que ce mot, prononcé pour
+la seconde fois, est écrit en lettres capitales, mais, dis-je, cela
+n'empêche pas du tout le billet anonyme de mériter considération. Quant
+à moi, il m'a beaucoup frappé.
+
+Que diable! je ne suis pas le seul être au monde qui puisse se damner
+avec une Jeanne comme la tienne. Il y en a des quantités d'autres, je
+t'en donne ma parole d'honneur.
+
+Or, mon brave Lucien, mon cher camarade, tu n'es pas du bois dont on
+fait des maris résignés. Non. L'autre mois nous causions encore de toi,
+Geoffroy et moi. En voilà un qui fait son chemin! Nous disions que tu
+étais la meilleure et la plus noble nature d'entre nous tous: capable,
+selon le sort, d'être heureux à titre larigot ou malheureux comme on ne
+l'est pas.
+
+Si Geoffroy était à Paris, c'est lui qui filerait son noeud en deux
+temps pour courir à ton salut; mais la France, sa patrie et la nôtre, a
+besoin de lui dans les contrées étrangères. Allez! j'écrirais aussi bien
+qu'un autre, en beau style bête, si je voulais.
+
+Je te dis, moi: réfléchis avant de piquer ta tête. C'est diablement
+grave. Ma parole, je regrette presque le renseignement fourni ci-dessus,
+tant j'ai le pressentiment que ton affaire n'est pas bonne.
+
+Encore une fois, il était mon parent; je puis parler de lui la bouche
+ouverte; il faut avoir tué père et mère pour entrer comme cela
+volontairement dans la famille de cet imbécile coquin.
+
+N'y entre pas, vieux Lucien, je t'en prie! Il doit y avoir quelque
+mauvaise histoire là-dedans.
+
+Pour un peu, vois-tu, je te dirais que j'ai menti. Et, tiens, s'il faut
+cela pour te sauver, ça y est: je connais ta Jeanne, j'ai soupé avec
+elle plutôt dix fois qu'une; elle boit le Champagne comme un chérubin du
+ciel et lève l'une et l'autre jambe à hauteur de carabinier.
+
+Parole sacrée. Porte-toi bien.
+
+_Post-scriptum_.--Si tu connaissais ma Fanchonnette, tu comprendrais la
+vanité de pareils propos. Voilà une jeune personne! Mais, ventre de
+biche, je ne l'épouse pas.
+
+
+Pièce numéro 11
+
+(Lettre écrite et signée par Mme Thibaut.)
+
+_M. Lucien Thibaut, à Yvetot._
+
+Dieppe. 20 octobre 1864.
+
+Mon cher enfant.
+
+Nous avons un automne magnifique ici et cette chère Olympe nous traite
+si bien que nous prolongeons un peu notre séjour. La richesse ne fait
+pas le bonheur, c'est vrai, ou du moins on le dit, mais il faut pourtant
+être à son aise pour avoir, comme notre Olympe, un château aux portes de
+la ville.
+
+Tout ça me fait penser à toi, à ton établissement. Tu sais que mon plus
+ardent désir est de te voir marié. Tes soeurs et moi, Dieu merci, nous
+ne pensons pas à autre chose. Nous nous réveillons la nuit pour en
+parler.
+
+Ce n'est pas que j'ajoute foi à ces bruits ridicules qui sont venus
+jusqu'à mon oreille, mais enfin, ces bruits-là, tout bêtes qu'ils sont,
+ne diminuent pas mon envie de voir ton sort assuré.
+
+Notre Olympe est admirable pour nous. Ah! si la chance avait voulu...
+enfin, n'importe. Ce qui est certain, c'est que ta nomination t'a donné
+une valeur que tu n'avais pas: j'entends au point de vue matrimonial.
+
+Aussi, tes soeurs et moi nous avons renoncé à la pauvre Ida Moreau que
+nous aimions de tout notre coeur, mais qui ferait un parti par trop
+ordinaire. Nous pouvons maintenant choisir.
+
+Et puis son père et sa mère se portent comme des charmes. Ce qui lui
+reste à avoir, elle l'attendra longtemps.
+
+Moi, les _espérances_, je ne les compte que pour mémoire. (Le mot
+espérance était souligné au crayon, sans doute de la main de Lucien.)
+
+Il faut que j'en parle encore: oui j'avais fait un beau rêve autrefois,
+et je crois qu'il aurait été assez de ton goût, mon coquin! Notre Olympe
+était orpheline, elle avait dix mille livres de rentes en bon bien venu.
+Avec ça, jolie comme un coeur! Et des manières! Et une éducation! Et une
+conduite! Enfin tout, quoi! C'est le gros lot, celle-là.
+
+Mais elle a fait mieux, on ne peut pas dire le contraire. Ce n'est pas
+que le marquis de Chambray fût un petit mari bien mignon, mais il avait
+son asthme et ses soixante-sept ans. J'appelle ça un placement en
+viager. Je suis drôle, pas vrai, mon chéri?
+
+Eh bien! après? est-ce que nous ne sommes pas tous mortels? Notre Olympe
+a soigné son bonhomme mieux qu'une soeur de charité. Et une conduite!
+mais je l'ai déjà dit.
+
+Il aurait été le dernier des misérables s'il ne lui avait pas tout donné
+à son décès, puisqu'il n'avait que des neveux à la bretonne.
+
+Maintenant, elle est veuve. Elle a soixante mille livres de rentes, un
+château, un hôtel; elle est plus jeune et plus jolie que jamais.
+
+Sais-tu qu'on parle d'éventualités, de succession possible, probable
+même? Tu n'es pas sans avoir eu vent de la tontine des cinq
+fournisseurs. Le début de l'histoire n'est pas très propre, mais on
+calomnie toujours l'argent par jalousie. C'est la fable du raisin qui
+est trop vert.
+
+Il paraît que le marquis était neveu du dernier vivant de la tontine, le
+fournisseur, comme on l'appelle, qui se cache à Paris et qui vit comme
+un rat dans une cave. Il a près de cent ans et personne ne sait le
+compte absurde des millions qu'il ne pourra emporter dans l'autre monde.
+
+Est-ce vrai? Moi je ne sais pas; Olympe hausse les épaules quand on veut
+lui toucher un mot de la chose. En tous cas, qu'est-ce que cela nous
+fait, puisque ce serait folie de songer encore à elle dans la position
+où elle est pour un morveux de petit magistrat comme toi? On ne se
+démarquise pas pour devenir Mme Thibaut, _substitute_. C'est dommage.
+
+Mais sans aller chercher midi à quatorze heures, c'est-à-dire Mme la
+marquise de Chambray, tes soeurs et moi nous ne sommes pas au dépourvu.
+Nous avons battu les buissons dans tout le voisinage, et je te promets
+que nous ne sommes pas revenues sans gibier. On pourrait déjà t'offrir
+tout un panier de poulettes à choisir.
+
+Mauvais sujet! vois-tu, ça me rend gaie de penser à tes noces. Tu es si
+tranquille! Tu rendras ta petite si heureuse! Seulement, attention à ne
+pas te laisser mettre le pied sur la tête. Un homme doit rester le
+maître chez lui. Ceux qui donnent leur démission ne sont jamais aimés.
+Nous recauserons de ça en temps et lieu.
+
+Pour en revenir, tes soeurs et moi nous avons commencé par trier dans le
+bouquet pour ne pas trop t'ennuyer par l'embarras du choix.
+
+Car nous sommes unanimes à ne point nous dissimuler qu'il faudra te
+marier à la cuiller, comme on donne la bouillie aux petits enfants.
+
+Ah! je suis gaie quand ce sujet me tient. Je l'ai déjà dit, mais tant
+pis.
+
+Il reste trois noms, après triage fait. Et avec quel soin! Célestine et
+Julie se sont disputées, il fallait voir! et moi aussi. Nous étions
+comme trois harpies. Elles t'aiment tant! Et moi donc!
+
+Fifi, ne va pas nous chanter à présent que tu veux rester garçon, c'est
+bête, ni que tu as tes idées à toi comme les Moreau essayent d'en faire
+courir le bruit: une petite pécore sans position et dont la mère ne voit
+personne à Yvetot. Est-ce que je sais moi! j'ai grondé Julie et
+Célestine qui se faisaient du chagrin avec tous ces cancans. Je te
+connais, puisque je t'ai fait, pas vrai?
+
+Tu es incapable de mal tourner.
+
+Allons donc! mon Lucien! épouser une aventurière sans le sou!
+
+Les Moreau ont fait des pertes dans le Crédit mobilier. Ça les aigrit.
+Ils voudraient voir des désagréments à tout le monde.
+
+Je commence. Il y a donc d'abord Mlle Sidonie de la Saudraye, bien
+venu 3.700 francs de rentes, en chiffre rond. Espérances à peu près
+autant. Les parents ne sont plus très jeunes et la maman tousse.
+
+Pas jolie de figure, mais taille superbe--elle est aussi grande que
+toi;--un peu maigrette et longuette, mais, avec du coton, ni vu ni
+connu; les cheveux un petit peu roux, mais les blondes sont à la mode,
+un petit peu jaune de teint, mais on aime les pâles à présent, et elle a
+une gentille pointe rouge au bout du nez qui la relève: bonne
+orthographe, gentille écriture, joli caractère, une voix agréable comme
+un flageolet, et bien pensante.
+
+Tu sais? tu lui plairas du premier coup. Tout le monde lui plaît. Il
+faut penser à ta timidité. Sidonie est si bonne, si bonne, si bonne
+qu'on y entre comme dans du beurre, mais une conduite! Tu vois, je l'ai
+mise la première. C'est presque ma candidate.
+
+Passons au n°2, qui est Mlle Maria Mignet, la fille du receveur: une
+simple pension de mille écus pour dot et l'héritage de son oncle en
+perspective. Ne fais pas la petite bouche, coco: il y a, dans le ventre
+du receveur, les moulins du Theil, les trois fermes de la Rivière et
+une part dans la forêt de Blené. Je ne lâcherais pas le tout pour deux
+cent mille francs, au bas mot. Hé?
+
+Tu peux même mettre deux cent cinquante. Le receveur est veuf. Il a
+soixante-cinq ans et cinq mois. Sa goutte a déjà remonté l'année
+dernière.
+
+Quant à Maria elle-même, vingt ans juste, toute rose, toute ronde, des
+dents de lait, des cheveux de soie, élevée au sacré-coeur de Rouen,
+jouant du piano mieux qu'une serinette, apprenant le catéchisme aux
+petits enfants du quartier, enfin un joli parti tout à fait.
+
+Je ne parle même pas de la conduite.
+
+C'est la protégée de Julie....
+
+(Ici Mme Thibaut était arrivée au bout de ses quatre grandes feuilles
+de papier, mais, en femme de ressources, elle avait continué d'écrire en
+croisant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est
+adroit, mais rend les lettres de ces dames aussi difficiles à déchiffrer
+qu'un manuscrit du quatorzième siècle.)
+
+J'arrive à celle que porte ta soeur Célestine, le n°3 et dernier:
+Mlle Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille écus placés en 4-1/2
+pour cent et deux maisons à trois étages, en ville. Est-ce beau? Il y a
+un revers. Tu as connu son père qui était--hélas!--huissier, mais il est
+mort.
+
+Radicalement orpheline. Tout ce bien là venu. Peu d'orthographe, des
+manières plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et
+mignonnette, malgré un léger défaut dans la taille.
+
+Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l'orthographe et sans la
+déviation, ce parti-là ne serait pas pour ton nez. Je l'évalue à 20.000
+livres de rentes. Hein, garçon? Tu roulerais coupé, si tu voulais, et tu
+aurais ta campagne.
+
+Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l'enfant. Tu as l'âge de te placer
+comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de
+jeunesse peuvent gâter une position pour toujours. C'est le coup de
+pouce sur la poire. Dans deux ans d'ici il faudra peut-être
+redégringoler jusqu'à Ida Moreau.
+
+Réfléchis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons
+huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions proposées.
+
+Dès que tu m'auras répondu, je ferai la demande, et puis tu viendras
+voir la minette pour ne pas épouser chat en poche.
+
+Et puis encore, six semaines ou deux mois.... Ah! quel agréable moment!
+Lucien, c'est le plus beau jour de la vie.
+
+Je t'embrasse comme je t'aime; sois sage et décide-toi.
+
+Ta mère, etc.
+
+
+Pièce numéro 11 bis
+
+(Petit mot de Mlle Célestine, écrit en travers et signé.)
+
+Mon chéri de Lucien, c'était notre Olympe qui aurait été l'idéal. Quel
+coeur! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle.
+Ne va pas croire que je sois si enchantée de cette petite Agathe. C'est
+une pensionnaire, et élevée dans une pension-peuple, encore! Je sais
+aussi bien que maman qu'elle a un corset mécanique, mais on en ferait ce
+qu'on voudrait. Elle nous regarde comme ses supérieures. Tu nous
+prêterais ta voiture pour les visites.
+
+La grande Sidonie est insupportable. Maman ne t'a pas dit son âge: je
+sais qu'elle passe vingt-neuf ans; elle a moisi. Elle joue à l'ange,
+mais méfiance! Toutes ces longues filles fanées mettent la queue en
+trompette dès qu'un poil de barbe paraît à l'horizon!
+
+Maria Mignet, encore passe: au moins elle n'est que ridicule.
+
+Prends mon Agathe, va, c'est absolument ce qu'il nous faut, et tu me
+remercieras plus tard.
+
+
+Pièce numéro 11 ter
+
+(Petit mot de Mlle Julie, écrit comme le précédent et signé.)
+
+Mais, du tout, Maria n'est pas ridicule, mon Lucien, seulement Célestine
+ne voit jamais que l'argent, les visites, les voitures. Il faut autre
+chose pour alimenter l'âme. Je connais Maria et je te connais. Vous
+vivrez tous deux par le coeur.
+
+En tous cas, tu es libre; épouse cette bossue dorée d'Agathe, si tu
+veux; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie. Tu ne sauras jamais
+comme je pense à ton bonheur. S'il ne fallait que donner ma vie pour que
+tu eusses une Olympe... mais ce sont de vains rêves. Prends Maria.
+
+
+Pièce numéro 12
+
+(Billet écrit et signé par Mme la marquise de Chambray-)
+
+Yvetot, ce mercredi (sans autre date).
+
+Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre chère mère
+et vos soeurs m'avaient chargée d'avoir de vos nouvelles. Comment
+puis-je leur en donnerai je ne vous vois pas?
+
+Mme Thibaut est toujours chez moi, là-bas. J'espère aller l'y
+retrouver bientôt. Elle paraît préoccupée à votre endroit d'un désir et
+d'une crainte. Je ne puis ni la rassurer ni l'aider puisque vous vous
+éloignez de moi sans cesse davantage.
+
+Je ne sais si j'ai pu faire quelque chose qui vous ait déplu. Je cherche
+en vain, je ne trouve pas. Du vivant de mon mari, j'avais mes devoirs,
+mais, depuis que je l'ai perdu, j'avoue que je sais gré à ceux de mes
+anciens amis qui n'abandonnent pas la pauvre veuve.
+
+Avez-vous donc oublié tout à fait les jours qui suivirent notre enfance?
+Vous n'aviez pas de meilleure amie que moi et vous me disiez tous vos
+secrets.
+
+Au milieu du monde qui m'entoure, allez, je suis bien seule. Si vous
+veniez me voir, je ne vous demanderais pas votre secret maintenant.
+
+_Note de Geoffroy_.--C'était signé Olympe. Cette belle marquise avait
+une écriture anglaise un peu trop renversée, mais charmante.
+
+Je ne sais pas pourquoi, après avoir lu son billet qui gardait encore,
+depuis le temps, un parfum pâle et doux, je feuilletai le dossier pour
+retrouver les lettres anonymes portant les nos 1.3 et suivants jusqu'à
+8.
+
+Je m'arrêtai aux deux premières.
+
+Ces lettres n'étaient pas de la même main, cela sautait aux yeux.
+
+Du moins, cela semblait sauter aux yeux.
+
+L'une était tracée lourdement, sur fort papier, avec une grosse plume
+maladroite.
+
+L'autre, sur papier Bath, très faible, pouvait passer pour une série
+d'écorchures lisibles. Mais, je l'ai mentionné déjà, les écritures de
+ces lettres étaient toutes les deux déguisées.
+
+Et il y avait entre les deux corps d'écriture, en apparence si
+différents, un mystérieux lien de famille.
+
+Étais-je déjà prévenu? Le même rapport me parut exister, rapport
+excessivement vague assurément et encore plus sujet à contestation,
+entre ces écritures si contrastantes et les déliés gracieux de Mme la
+marquise.
+
+Remarquez que je ne me donne pas pour un expert juré,--mais je ne veux
+pas cacher non plus que je ne suis pas tout à fait un profane au point
+de vue de la calligraphie.
+
+J'ai pratiqué un peu cette science--ou cette fantaisie--qui consiste à
+juger le caractère des gens d'après leur plume.
+
+De ce travail d'examen--et de comparaison--qui interrompit un instant ma
+lecture, il me resta deux impressions:
+
+L'une ayant trait à la ressemblance: très fugitive celle-là et que je
+n'oserais pas même appeler un soupçon.
+
+L'autre se rapportant à l'examen technique de l'écriture de Mme de
+Chambray: cette impression beaucoup plus accentuée que la première.
+
+Il y avait là, selon ma manière d'interroger la plume, une vigueur sous
+la grâce, une puissance sous l'abandon, une volonté intense et une
+hardiesse peu commune derrière la mignardise toute féminine d'une
+écriture à la mode.
+
+Cette marquise me piquait, voilà le vrai. Elle m'effrayait aussi. Je la
+voyais dominer de toute la tête le niveau de ce drame, taillis confus où
+j'en étais encore à chercher ma route parmi les broussailles.
+
+Au moment où je remettais en place les lettres anonymes, ma pendule
+sonna. Il était onze heures de nuit. Je lisais depuis trois heures. Mon
+estomac criait littéralement famine.
+
+Cependant, au lieu de prendre mon chapeau pour descendre au boulevard où
+tant de restaurants m'offraient leurs tables hospitalières, mon oeil
+d'affamé fit le tour de la chambre.
+
+Il rencontra, sur un guéridon, quelques rogatons du pain à thé qui avait
+servi à mon déjeuner du matin.
+
+Je poussai le cri des naufragés de la _Méduse_ apercevant une voile à
+l'horizon. D'une main, je m'emparai des bribes desséchées, tandis que
+l'autre tournait déjà un nouveau feuillet, et je plongeai tête première
+dans mon investigation, dévorant avec une activité pareille mes croûtes
+et mes paperasses.
+
+
+Pièce numéro 13
+
+(Lettre écrite et signée par Albert de Rochecotte).
+
+Paris, lundi soir (sans autre date).
+
+Brave Lucien, où en est l'affaire Jeanne? L'affaire Fanchette périclite
+déplorablement. Mon oncle du Havre est mort. J'ai fait un héritage.
+
+Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma petite
+cousine Péry? J'en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l'incomparable
+Olympe, m'a dit que ta maman avait tout plein de peine à te marier.
+
+Tu as tort, il n'y a que le mariage, mon bon. J'ai toujours été de cet
+avis-là. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir.
+
+Au reçu de la présente, tu es sommé de te rendre à Lillebonne, au
+domicile politique et civil de _mon_ notaire, maître
+Béat-et-son-collègue (Solange-Alceste), dépositaire de mes papiers de
+famille.
+
+Ne rions jamais: je vais avoir un notaire à moi, un notaire pour de bon.
+Je serai un client. Le petit clerc m'honorera par-devant et me fera des
+cornes par-derrière. Oh! la vie!
+
+Chez ce maître Béat, tu retireras mon acte de naissance, mon diplôme de
+vaccination et généralement toutes les pièces indispensables pour
+épouser quelqu'un, autre que ma Fanchonnette.
+
+Ah! le cher coeur, le délicieux amour! Comme je l'épouserais plutôt cent
+fois qu'une si c'était seulement une chose possible! Mais c'est de la
+voltige, du cancan, de la marche au plafond. La postérité refuserait d'y
+croire. Que diable! on n'épouse pas Fanchette! (Ne le dis pas, elle a
+rempli jadis les fonctions de marchande de plaisirs.)
+
+J'ai vainement cherché un exemple dans l'histoire, un précédent, une
+excuse. Il n'y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de
+Bavière et mon bottier pour épouser Fanchette. Fanchette elle-même se
+moquerait de moi et ce ne serait pas la première fois. (Tu comprends:
+marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable!)
+
+Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire! Le monde est
+bête à tuer. Au fait, pourquoi n'épouse-t-on pas Fanchette?
+
+Voilà. C'est qu'on en épouse une autre. Je suppose que cette raison-là
+te paraîtra péremptoire.
+
+Comme je l'aimais! comme je l'adore! tu vas me demander: qui donc
+épouses-tu comme cela? Curieux!
+
+Te divertirait-il de savoir que j'ai demandé Olympe? Tu t'y attendais.
+C'est ce qui tombe d'abord sous le sens. On épouse Olympe aussi
+fatalement qu'on n'épouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle était
+encore chaud que j'avais déjà la main à la plume. Pas de réponse. J'ai
+pris la poste pour Dieppe. Olympe m'a ri au nez. Très bien. Je suis
+revenu à Paris.
+
+Je crois qu'Olympe a _un amour au coeur_, comme dit ta soeur Julie que
+j'ai vue là-bas et qui vaut à elle seule tout un cabinet de lecture.
+Bonne fille, du reste. Célestine aussi. Mais des râpes dans la bouche.
+
+Alors, Olympe m'ayant remis à ma place, je cherche comme un malheureux.
+Personne ne m'a dit: «Marie-toi», mais je sens qu'il faut me marier. Il
+le faut. C'est la loi.
+
+Songe donc! non seulement je suis riche, comme peut l'être un bon
+bourgeois, par mon oncle; mais, par mon oncle encore, il me tombe un
+droit éventuel à la succession du fournisseur,--le dernier vivant de la
+tontine.
+
+Tu dois bien connaître un peu cette chanson-là. Le bonhomme Jean
+Rochecotte était de chez vous, et tous ses héritiers demeurent autour
+d'Yvetot. Je prime tout le monde à ce qu'il paraît. Je suis sérieusement
+menacé de périr à la fleur de l'âge, étouffé sous une avalanche de
+millions.
+
+Et sais-tu que, si je mourais, ton affaire, Jeanne, cesserait d'être une
+mauvaise plaisanterie?
+
+Je ne pourrais pas te dire au juste en quel ordre elle vient, mais sa
+mère était cousine du fournisseur. Peut-être que Me Béat
+(Solange-Alceste) pourrait te renseigner. Vas-y voir.
+
+Moi, je continue de chercher. Je me suis donné quinze jours pour
+trouver, car si la situation traînait jusqu'à trois semaines, je parie
+un franc que j'épouserais Fanchette.
+
+Or, on ne l'épouse pas.
+
+Donc mon cas est absurde et tu peux souder mon désespoir.
+
+Dis-moi au juste, à l'occasion, comment se porte l'affaire Jeanne. Ça
+m'intéresse à cause de Fanchette.
+
+Ma pauvre petite perle! Elle m'idolâtre, quoique je n'en croie rien.
+Figure-toi que jamais, au grand jamais, elle n'a été si jolie. Je vais
+la faire dîner deux fois par jour à la campagne jusqu'à la catastrophe.
+
+Lucien, je le lui dois!
+
+Hier, elle m'a promis sur la mémoire de sa mère qu'elle me tuerait si
+j'étais infidèle, dépêche-toi d'envoyer les pièces.
+
+
+Pièce numéro 14
+
+(De l'écriture de Lucien Thibaut. Non signé. Sans date.)
+
+J'ai besoin de parler. J'en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que
+j'étouffe et qui voudrait crier: «Je l'aime, je l'aime!»
+
+Je l'aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle est
+ma vie. Oh! je l'aime! En écrivant cela toutes les fibres de mon être
+frémissent de volupté.
+
+À qui fais-je mal en l'aimant plus que moi-même? Quels sont les ennemis
+inconnus qui s'acharnent à torturer mon bonheur?
+
+Je demandais un frère autrefois. Un frère me dirait que je me perds, ou
+peut-être que je le déshonore. Qui sait? je ne veux pas de frère.
+
+Je t'écris encore, Geoffroy, mais c'est parce que tu ne me répondras
+pas. Je n'aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers.
+
+Ce n'est pas à toi que vont mes plaintes, c'est à un Geoffroy que je
+crée et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux,
+capable de prêter l'oreille au chant délicieux de ma douleur....
+
+Elles demeurent dans une toute petite maison qui dépend d'une ferme, à
+laquelle appartient le champ où je la rencontrai pour la première fois.
+
+La ferme s'appelle le Bois-Biot.
+
+La pauvre mère est bien malade, elle s'en va doucement. Jeanne
+s'accroche à elle et l'enveloppe d'une longue caresse qui s'efforce en
+vain de la retenir dans la vie.
+
+J'ai dû te dire que Mme Péry avait l'air d'être encore toute jeune.
+Elle est très belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si
+bien qu'elle voit sa fin prochaine! Je l'ai surprise mortellement
+triste, parce qu'elle ne se savait pas épiée, et j'ai deviné que l'image
+de sa Jeanne abandonnée passait alors devant ses grands yeux, qui n'ont
+même plus la consolation des pleurs.
+
+Elle sourit dès qu'on la regarde, mais son sourire est plus triste que
+sa tristesse.
+
+Est-ce à cause de Jeanne que je l'aime si profondément, cette douce
+mourante, belle comme la résignation?
+
+Ou plutôt n'est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble à
+l'amour infini que sa fille m'inspire?
+
+Jamais je ne leur ai parlé de cet amour. Je sais qu'il s'exhale de tout
+mon être. À quoi serviraient les paroles? Je reste là entre elles deux
+comme si c'était ma place et mon droit.
+
+Que n'est-ce mon devoir!
+
+Hier, notre malade s'était endormie. Quand ses yeux se sont rouverts,
+elle a surpris ma main dans celle de Jeanne. Un peu de sang est revenu à
+ses joues. J'ai cru qu'elle allait sourire et nous unir dans sa
+bénédiction.
+
+Je suis sûr qu'elle y songeait.
+
+Mais le voile de ses longs cils s'est rabattu sur son regard attendri et
+plus triste.
+
+Elle a demandé sa potion, quoique ce ne fût point l'heure. Jeanne nous a
+quittés aussitôt pour aller dans la chambre à coucher prendre la fiole.
+
+Mme Péry et moi nous sommes restés seuls.
+
+Elle a pris la main que Jeanne tenait tout à l'heure. Je croyais qu'elle
+allait parler. Pourquoi ne parlait-elle pas?
+
+Le silence, entre nous, a duré si longtemps que déjà on entendait le pas
+de Jeanne, revenant sur la pointe du pied, quand la chère malade a dit
+tout bas:
+
+--Lucien, est-ce que vous recevez aussi des lettres anonymes?
+
+Je ne pouvais pas répondre non.
+
+Au moment où Jeanne rouvrait la porte, Mme Péry m'a glissé dans la
+main une enveloppe qui semblait contenir plus d'une lettre, en
+murmurant:
+
+--Mon cher Lucien, vous avez une mère....
+
+
+Pièce numéro 15
+
+(Anonyme, écriture inconnue.)
+
+Paris. 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste).
+
+_À Mme veuve Péry, à la ferme du Bois-Biot, près et par Yvetot._
+
+Madame.
+
+Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup pour
+cela. Vous n'avez pas de fortune, Mademoiselle votre fille est à marier,
+vous essayez de la placer au mieux de vos intérêts, c'est tout simple.
+
+Pour ma part, moi, je suis très éloigné de vous blâmer.
+
+Malheureusement--ce qui est bien naturel aussi.--vous avez pour
+adversaires la famille et les amis de l'innocent autour de qui vous
+tendez vos filets.
+
+Ceux-là sont plus forts que vous, Madame, non seulement parce qu'ils
+sont plus riches, mieux posés, plus nombreux, mais encore parce que leur
+mobile est plus désintéressé que le vôtre. Vous entraînez un malheureux
+vers le fossé où l'on se casse le cou, ils l'arrêtent et le défendent.
+
+Le monde est avec eux contre vous.
+
+En conséquence, vous allez avoir beaucoup d'ennuis, vous allez vous
+donner beaucoup de mal, et vous ne réussirez pas.
+
+Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe.
+
+Madame, à votre place, moi, je lâcherais prise et j'irais marier ma
+fille ailleurs.
+
+
+Pièce numéro 15 bis
+
+(Anonyme, jointe à la précédente. Écriture rappelant celle du N°1.)
+
+17 octobre 64 (sans lieu de départ ni timbre postal).
+
+Madame,
+
+Il y a deux sortes de lettres anonymes: celles qui sont lâches et celles
+qu'un motif généreux a dictées.
+
+La présente appartient à la seconde catégorie, car elle vient d'une
+personne désintéressée. Elle ne vous dira point d'injures; elle vous
+donnera au contraire un bon conseil.
+
+Vous êtes mal regardée dans le pays, vous y avez des dettes, la justice
+a dû déjà vous dire son mot à différentes reprises, et la mémoire de
+feu votre mari n'est pas de celles qui protègent une veuve.--au palais
+ni ailleurs.
+
+Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une
+position si mauvaise?
+
+On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pensée vous venait de
+quitter l'arrondissement d'Yvetot sans tambour ni trompette, toutes
+facilités vous seraient accordées pour cela.
+
+Vos créanciers eux-mêmes n'y mettraient aucun obstacle.
+
+Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester où vous êtes,
+malgré le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez
+dans ce qu'elle a de plus cher, se regarderait comme autorisée à
+prendre immédiatement toutes mesures pour vous empêcher de lui nuire.
+
+
+Pièce numéro 16
+
+(Note écrite et signée par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au
+début.)
+
+(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)
+
+Jamais je n'avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection
+morbide du cerveau.
+
+Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie.
+
+Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère,
+ou qui viennent à la suite d'une émotion par trop douloureuse.
+
+Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de
+deux lettres sans signatures, à moi remises par Mme veuve Péry,
+j'éprouvai des symptômes singuliers.
+
+Un peu avant minuit, épuisé que j'étais par l'effort qui torturait ma
+pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et
+le bonheur, j'éprouvai tout d'un coup une sensation de grand repos comme
+quelqu'un qu'on arracherait aux angoisses d'une lutte désespérée.
+
+J'entends d'une lutte physique. La sensation avait lieu _dans le corps_.
+Elle était une détente des muscles et des nerfs.
+
+Je ne dormais pas, j'en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phénomène
+s'est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de
+s'écouler.
+
+J'analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n'en plus parler
+jamais.
+
+Je répète en outre à Geoffroy de Roeux, mon seul ami, entre les mains de
+qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont
+l'ensemble formera mon histoire--ou mon testament,--je répète à Geoffroy
+que j'ai conscience absolue de n'être pas fou.
+
+Le soir dont je parle, j'étais bien portant de corps.
+
+Par comparaison avec la misérable fièvre qui m'avait tenu depuis que
+j'avais quitté Jeanne et sa mère, j'étais même très bien portant.
+
+Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu'à aucun autre
+instant de cette terrible soirée.
+
+Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère _personnelle_
+les deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de
+Jeanne elle-même ne m'affectait plus que d'une manière indirecte.
+
+Il en était de même pour la pensée de moi.
+
+Me fais-je bien comprendre? J'ai peur que non. J'y mets sans doute trop
+de ménagements par la frayeur que j'ai de passer pour un homme en état
+de démence.
+
+Et n'est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une
+amitié que vous ne m'avez jamais jurée?
+
+Amitié si douteuse, mon Dieu! à mes propres yeux, que je n'ai pas encore
+osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous seul!
+
+Ô Geoffroy! mon frère! mon espoir unique! si tu me manquais, tout me
+manquerait!
+
+Si tu ne m'aimes pas encore comme il faut qu'on m'aime, tâche de
+m'aimer. Je mérite d'être aimé autrement que les autres, puisque je
+souffre plus que les autres. Je me dis: Il m'aimera quand il aura lu. Je
+le crois, je le sais, j'en suis sûr. C'est ma foi et c'est mon salut.
+Si tu venais vers moi! si je me réchauffais, serré contre ta
+poitrine!... Pour toi, donc, je m'explique entièrement, pauvre créature
+qui a honte d'elle-même.
+
+La pensée de Jeanne ne me blessait plus le coeur, parce que j'avais un
+autre coeur. Je n'étais plus moi. J'étais un autre. Est-ce clair, à la
+fin?
+
+Ah! je ne sais. Je désespère d'exprimer cela par des mots. Essaye de
+comprendre, Geoffroy, je t'en prie, car c'est bien cela: j'étais un
+autre. Un autre qui? Un autre moi. Je me sentais ému froidement, comme
+si on m'eût raconté l'histoire d'autrui.
+
+Écoute bien: j'arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de
+souffrir au premier degré, je n'avais plus qu'un reflet de souffrance.
+
+Ce reflet s'appelle la pitié. Eh bien, j'avais pitié, dans la mesure
+ordinaire des âmes compatissantes, de deux pauvres enfants écrasés par
+le malheur et qui s'aimaient saintement dans leur détresse. Le jeune
+homme s'appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J'aurais voulu de tout
+mon coeur les secourir.
+
+Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l'agonie d'amour,
+j'éprouvais--et c'est là le repos dont je te parlais tout à
+l'heure,--oui j'éprouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avoué
+par Lucrèce, le poète des égoïsmes païens:
+
+ _Suave_, _mari magno, turbantibus oequora ventis._
+ _E terra magnum alterius spectare laborem._
+
+Il est bon, il est doux, quand la tempête bouleverse la grande mer, de
+contempler, à l'abri, sur la grève, la grande détresse d'un _autre_...
+
+L'autre, c'est le naufragé, luttant contre les flots.
+
+Il n'y a pas au monde une pensée plus désespérément odieuse.
+
+Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que
+nous sommes, en courant à perte d'haleine, comme des chacals en chasse,
+après les émotions tragiques.
+
+Oui, elle est vraie,--et je me complaisais dans le bien être de la
+vision qui me montrait mon propre supplice, supporté par _un autre_.
+
+Tu verras plus tard, Geoffroy, où me conduisit l'étrange phénomène de
+dédoublement qui se produisit en moi pour la première fois, ce jour-là.
+
+Aujourd'hui, j'ai tout dit. Je n'en puis plus. Il me semble que j'ai
+soulevé une montagne.
+
+
+Pièce numéro 17
+
+(Écriture de Lucien Thibaut.)
+
+(Sans date, avec cette mention: _Pour Geoffroy_.)
+
+Je l'ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul.
+
+Hier encore, je souffrais cruellement, c'est vrai, mais j'étais si
+heureux! Près d'elle, tout était oublié.
+
+Je ne la verrai plus.
+
+Te souviens-tu de notre haie où les chèvrefeuilles verdissaient déjà
+au-dessus des ronces quand je vis ma petite Jeanne pour la première
+fois?
+
+La haie a fleuri, puis elle s'est dépouillée pour refleurir encore.
+C'était notre rendez-vous le plus cher. L'amour nous le consacrait, et
+le printemps et tout un essaim de jeunes souvenirs.
+
+C'est là quelle m'avait dit: «Lucien», et que je lui avais répondu:
+«Jeanne».
+
+Aucun autre aveu ne s'était échangé entre nous jamais, parce que nous
+aimions comme le coeur bat, tout naturellement. C'était notre existence.
+Nos âmes s'entendaient sans parler. Nous n'avions qu'une âme.
+
+Ce matin, je me suis trouvé seul sous le grand châtaignier. Hier, elle
+m'avait dit: «On est bien qu'ici...»
+
+J'ai attendu. Les branches parfumaient le vent, qui les balançait
+doucement. C'est bon d'attendre quand on sait que la bien aimée va
+venir.
+
+Mais Jeanne ne venait pas et j'avais longtemps attendu. L'inquiétude m'a
+pris. Notre chère malade était si faible hier au soir!
+
+J'ai franchi la haie.
+
+De là on voit toute la route.
+
+La route était déserte.
+
+Oh! Jeanne! Jeanne! Mon anxiété, à peine née, allait déjà grandissant.
+Je me suis dirigé vers la petite maison. Les volets étaient fermés, la
+porte aussi. Que voulait dire cela?
+
+Le souffle a manqué à ma poitrine.
+
+J'ai frappé, pas de réponse.
+
+Un paysan était à vanner du froment à cinquante pas de là, devant la
+porte de la métairie. Comme j'allais frapper encore, il m'a crié:
+
+--Ce n'est pas la peine de cogner, il n'y a plus personne.
+
+Je restai là tout étourdi.
+
+C'était comme si j'eusse reçu un grand coup au-dedans de la poitrine.
+
+La métayère, cependant, était sortie sur le pas de sa porte à la voix du
+vanneur. Elle m'appela, disant:
+
+--La pauvre dame a laissé quelque chose pour vous en partant.
+
+--Elles sont donc parties! m'écriai-je.
+
+--Oui, comme ça, de grand matin, dans une carriole.
+
+Et la dame était fièrement pâle.
+
+--Parties pour quel endroit?
+
+--Je ne sais pas. Voilà le paquet. Vous donnerez bien quelque chose pour
+la peine.
+
+Je m'éloignai avant de rompre l'enveloppe. Je n'osais pas. J'attendis
+plusieurs minutes. Le hasard avait dirigé mes pas vers notre haie, dont
+le soleil chauffait maintenant les feuilles odorantes. Je m'assis ou
+plutôt je tombai en gémissant à la place même où j'avais vu ma petite
+Jeanne cueillir des primevères par ce beau soir de printemps....
+
+
+Pièce numéro 18
+
+(Lettre de M. Ferrand, président du tribunal de première instance
+d'Yvetot, écrite par un secrétaire, mais signée.)
+
+Yvetot. 6 mai 1865.
+
+_À Mme Veuve Péry de Marannes._
+
+Madame.
+
+Je vous aurais évité un dérangement sans la multiplicité de mes
+occupations. Vous voudrez donc bien m'excuser si, dans l'impossibilité
+où je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer à mon cabinet
+pour recevoir de moi une communication importante.
+
+Cette communication aura un caractère tout officieux. Elle n'entraînera
+pour vous aucun désagrément. Il est, en effet, à espérer que vous
+céderez à des conseils que mon âge et l'intérêt que je porte à mon jeune
+collègue L. Thibaut m'autorisent à vous offrir.
+
+Veuillez agréer, Madame, mes hommages empressés.
+
+
+Pièce numéro 18 bis
+
+(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
+
+Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste).
+
+_À Mme veuve Péry de Marannes._
+
+Madame.
+
+Quoique n'ayant en aucune façon l'honneur de vous connaître
+personnellement, je prends la liberté de m'adresser à vous pour vous
+prier de mettre fin à une situation très pénible, et qui menace de
+devenir dangereuse.
+
+Mon fils, M. L. Thibaut, juge au tribunal de première instance, n'a pas
+de fortune patrimoniale, mais sa position lui permet de viser à un
+mariage avantageux.
+
+J'ajoute que, jusqu'à présent, sa conduite exemplaire doublait les
+chances qu'il peut avoir de s'établir honorablement.
+
+Il m'est revenu que des relations se sont nouées, depuis assez longtemps
+déjà, entre mon fils et Mademoiselle votre fille, dont je ne veux dire
+ici aucun mal, mais que je ne consentirai jamais, je vous le déclare
+formellement, à accepter pour ma bru.
+
+Veuillez bien croire, Madame, que je n'ai pas la plus légère intention
+de vous blesser; c'est pourquoi je me prive de toute espèce
+d'explication.
+
+Notre respectable ami, M. le président Ferrand, dans un esprit de
+dévouement pour nous et de conciliation à votre égard, se charge
+d'éclaircir près de vous les points qui pourraient vous faire hésiter à
+suivre la ligne de conduite que vous devez adopter désormais vis-à-vis
+de mon fils.
+
+Je suis mère, Madame, j'accomplis mon devoir de mère.
+
+Indépendamment de ce fait, qu'une union entre deux jeunes gens également
+dépourvus d'aisance est une immoralité, je prétends choisir celle qui
+sera la soeur de mes filles.
+
+À cet égard, mon parti est irrévocablement pris. Je ne reculerai devant
+rien pour sauvegarder l'avenir de mon fils, et s'il n'y avait pas
+d'autre moyen, tenez-vous certaine de ceci: c'est que je n'hésiterai pas
+à mettre ma malédiction entre lui et la folie qu'on le pousse à faire.
+
+Veuillez agréer, Madame, mes salutations empressées.
+
+
+Pièce numéro 19
+
+(Écrite et signée par Mme veuve Péry. _Aux soins de la fermière du
+Bois-Biot, pour remettre à M. L. Thibaut._ Sans date. Ce devait être le
+7 ou le 8 mai.)
+
+Adieu, mon cher enfant, les deux lettres ci-jointes vous donneront les
+raisons de notre départ ou plutôt de notre fuite.
+
+On aurait pu, je le crois, user de moyens moins cruels envers nous, mais
+n'oubliez pas ceci: la dureté apparente de Madame votre mère n'a d'autre
+origine que son affection pour vous. N'essayez pas de nous retrouver. Ce
+serait mal, et notre peine en serait aggravée. Entre vous et Jeanne ce
+n'était qu'une tendresse d'enfants. Vous oublierez. Adieu. Soyez bien
+heureux.
+
+_Note de Geoffroy_.--Au-dessous de la signature qui suivait cette
+dernière ligne, il y avait encore une fois le mot: _Adieu._ Mais ce
+n'était pas la même écriture, et la pauvre petite main de Jeanne avait
+bien tremblé en le traçant.
+
+
+Pièce numéro 20
+
+(Écriture de Lucien Thibaut, très altéré, avec la mention: _Pour
+Geoffroy_. Sans date.)
+
+Je viens d'être bien malade et pendant longtemps. Les médecins disent
+que c'est une fièvre nerveuse.
+
+Cela fait souffrir beaucoup, mais les médecins se trompent. Ce ne sont
+pas les nerfs qui souffrent dans cette fièvre-là.
+
+Jeanne! ma pauvre petite Jeanne! Voilà mon mal. Il est au coeur. Je
+souffre de ne plus la voir, de me sentir séparé d'elle à jamais.
+
+Pas une lettre! pas un mot d'elle ni de sa mère! Je ne sais pas même où
+elles sont.
+
+Sa mère disait: «Vous oublierez....» Si Jeanne allait m'oublier! Elle
+est si jeune! et il y en aura tant pour lui parler d'amour.
+
+C'est pour le coup que je....
+
+_Note de Geoffroy_.--Il y avait ici plusieurs lignes effacées, après
+lesquelles le même numéro continuait:
+
+Se peut-il que ce bas monde contienne un homme si heureux que toi,
+Geoffroy? me voilà tout ragaillardi. Je viens de recevoir une lettre de
+toi. C'est de l'essence de gaieté. J'essaierai de la respirer quand je
+serai trop triste.
+
+Autour de toi ce ne sont que sourires, joyeuses audaces, aimables
+aventures. Du haut de tes succès il faut vraiment que tu aies de
+l'affection pour moi puisque tu continues à m'écrire, à moi, obscur
+robin que tu dois croire engourdi dans l'assouplissement provincial.
+
+Car tu ne sais même pas que je me sauve de l'engourdissement par le
+martyre.
+
+Comme tu ris bien! de bon coeur et de tout!
+
+Moi, je ne ris plus jamais, Geoffroy, et pourtant, dans ta lettre, il y
+a une chose qui m'a fait sourire, c'est le paragraphe où tu me reproches
+mon silence.
+
+Mon silence! Je ne t'écris jamais, dis-tu? Malheureux! si tu recevais
+tout d'un coup toutes les mains de papier que j'ai barbouillées à ton
+intention! ce serait à submerger ta gaieté sous mes ennuis!
+
+Te souviens-tu? j'étais fort pour _tirer au mur à_ notre salle d'armes
+du collège. Je me confesse au mur en me confessant à toi, qui ne
+m'entends pas. Cela t'évite un chagrin, et pour moi, c'est peut-être
+plus commode....
+
+Je suis chez ma mère à la campagne, sur la route d'Yvetot à Lillebonne.
+Mes deux soeurs se relaient auprès de mon chevet.
+
+Tout le monde ici est très bon pour moi, mais le genre de bonté qu'on me
+témoigne implique un sentiment de protection. Dans ma famille, chacun
+me protège, mes soeurs aussi bien que ma mère, et les domestiques s'en
+mêlent à l'unanimité.
+
+Notre vieille cuisinière met du sucre dans mes plats comme si j'étais un
+petit enfant.
+
+J'ai dû très certainement, à la suite du coup de massue qui me terrassa
+à la ferme du Bois-Biot, donner quelques signes du mal mental auquel il
+a été fait allusion. Pendant plusieurs jours, je suis resté sans
+connaissance.
+
+On me cache ces défaillances de mon cerveau, on me dit que j'ai eu le
+délire, mais j'ai conscience de m'être assis plusieurs fois moi-même à
+mon propre chevet, analysant avec une curiosité froide les symptômes de
+mon mal moral, me consolant, m'arraisonnant et me grondant.... Quittons
+ce sujet qui me donne le vertige.
+
+On ne me cache pas tout, cependant. Ainsi, on me dit qu'en rentrant chez
+moi, après cette journée qui me broya le coeur, je trouvai ma mère qui
+m'attendait, et que je la maltraitai. Je n'en ai aucun souvenir, mais je
+m'en repens sur parole. On m'a pardonné.
+
+On me dit aussi que j'envoyai des injures, avec un cartel en règle, à ce
+bon M. Ferrand, le président du tribunal, qui me l'a pardonné également.
+
+Je lui sais gré de sa miséricorde, mais je ne me souviens ni du cartel
+ni des injures.
+
+On me dit enfin que vers ce même temps, Olympe quitta Dieppe et le
+cercle brillant dont elle est la lumière pour me servir de garde-malade.
+
+Le fait est que j'ai vaguement mémoire de l'avoir vue, plus belle que
+jamais, assise au pied de mon lit.
+
+Il parait qu'elle a été bonne, empressée, ravissante de zèle charitable,
+et même....
+
+Je peux bien être franc, puisque ma lettre ira où les autres sont
+allées: _au mur_.
+
+Il parait même qu'Olympe a été mieux encore que cela.
+
+Ma mère m'a avoué en grandissime confidence que Mme la marquise
+daignait se souvenir de nos enfantines amours.
+
+Vois-tu cela?
+
+De leur côté, mes soeurs échangent des regards attendris quand on parle
+d'Olympe. Célestine fait des allusions à la voiture de Mme la
+marquise qui est un huit-ressorts, s'il vous plaît. Julie lève les yeux
+au ciel et murmure des machines sentimentales. On ne me souffle plus
+jamais mot ni de la longue Sidonie, ni de Maria plus rose que les roses,
+ni d'Agathe, un peu déjetée, mais héritière. Si j'étais fat, je croirais
+qu'il dépend de moi, dès à présent, de remplacer M. le marquis de
+Chambray.
+
+Jeanne, ma jolie petite Jeanne! mon coeur chéri! Olympe est bien belle
+et j'ai vu le temps où je ne plaçais rien au-dessus de la noblesse de
+son âme. Mais maintenant, je t'aime, Jeanne, et je n'aimerai jamais que
+toi!
+
+
+Pièce numéro 21
+
+(Note écrite au crayon par Lucien. Sans date.)
+
+Olympe est revenue à Yvetot. Je ne pense pas qu'il y ait ici-bas une
+femme plus délicieusement belle.
+
+Beauté de marquise ou plutôt beauté de reine. Mes soeurs ont l'air
+d'être ses sujettes.
+
+Serait-il vrai qu'elle pût m'aimer? Que m'importe?
+
+Maman me l'a dit positivement ce matin. Je n'y crois pas. Qu'y a-t-il de
+commun entre ce rayon et mon ombre?
+
+Elle me parle peu. Je la trouve pâlie.
+
+Mme Péry est sa parente. Si elle pouvait me procurer des nouvelles de
+Jeanne.
+
+Je l'interrogerai le plus adroitement que je pourrai....
+
+
+Pièce numéro 22
+
+(Billet écrit et signé par M. le Dr Schontz. Tête de lettre imprimée
+portant le nom du docteur et cette mention: _Spécialité pour les
+affections pulmonaires.)_
+
+Paris, le 24 juin 1865.
+
+_À M. L. Thibaut, juge, etc._
+
+Monsieur,
+
+J'ai confessé une pauvre mourante qui va laisser après elle sur la terre
+un ange abandonné. Je vous ai rencontré une fois à Paris, au temps où
+vous et moi nous étions des étudiants, chez M. le baron de Marannes. Il
+s'agit de sa veuve et de sa fille. On ne vous reproche rien, mais on
+souffre et on se meurt. Votre présence ne sauverait pas la malade,
+Monsieur, ma conscience, me force à l'avouer, mais la dernière heure
+serait adoucie. Faites selon les conseils de votre honneur et de votre
+coeur.
+
+
+Pièce numéro 23
+
+(Écriture de Mme la marquise de Chambray, hâtive et troublée, sans
+date ni signature.)
+
+_À M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, rue Vivienne, à Paris._
+
+Répondez courrier pour courrier.
+
+Je suis dans la banlieue d'Yvetot, chez Mme veuve Thibaut, dont le
+fils très malade et _peut-être fou_, vient de s'enfuir.
+
+Il doit être à Paris.
+
+Je jurerais qu'il est à Paris.
+
+Trouvez-le sur-le-champ.
+
+Je dis: Coûte que coûte; trouvez-le, je le veux.
+
+
+Pièce numéro 24
+
+(Sans signature, mais écrit sur lettre à tête imprimée, ainsi conçue:
+Cabinet de M. Louaisot de Méricourt, consultations, démarches,
+renseignements, rue Vivienne, près du passage Colbert, Paris.)
+
+Cinq heures moins le quart (pas d'autre date).
+
+_À Mme la marquise de Chambray,_ etc.
+
+M. L. Thibaut, arrivé ce matin à Paris par train de onze heures.
+
+Descendu chez Mme veuve Péry (baronne de Marannes), rue de Verneuil,
+31, à midi moins dix.
+
+Baronne décédée à quatre heures, soir.
+
+
+Pièce numéro 25
+
+(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)
+
+Yvetot, 28 juin 1865.
+
+_À Mme la supérieure des dames de la Sainte-Espérance, à Paris._
+
+Madame et chère mère,
+
+Vous qui savez consoler tous les deuils, voici une bonne oeuvre à
+accomplir.
+
+Mlle Jeanne Péry de Marannes reste absolument seule après la mort de
+sa mère à qui j'ai pu faire quelque bien en son vivant. Elle n'a plus
+que moi de parente, et encore sommes-nous cousines si éloignées qu'il ne
+faut point chercher là l'origine de l'intérêt que je lui porte.
+
+Vous m'avez appris, vénérable et chère mère, à secourir, autant qu'on le
+peut, tous ceux qui souffrent, indistinctement. Je voudrais que Mlle
+Péry pût trouver un asile et des consolations dans votre sainte maison,
+au moins pendant les premiers instants de sa douleur, et je vous prie
+d'être assez bonne pour envoyer une de vos respectables compagnes, rue
+de Verneuil. 31, au domicile de feu Mme Péry.
+
+Vous donnerez à Mlle Jeanne une chambre convenable et la pension de
+2e classe.
+
+Il est bien entendu qu'elle ne devra recevoir aucune visite, sinon des
+personnes de notre sexe. Et encore, je m'en fie à votre discernement
+pour choisir les visiteuses.
+
+Elle a le malheur d'être belle, et sa mère n'était pas une femme
+prudente.
+
+Je m'engage à solder tous frais de quelque nature qu'ils soient, ayant
+trait à la mission que je vous donne, sur simple note remise par vous,
+et je vous prie bien d'agréer, Madame et chère mère, l'hommage de ma
+respectueuse affection.
+
+
+Pièce numéro 26
+
+(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut)
+
+_À M. Lucien Thibaut, etc., à Paris_ Yvetot,
+
+3 juillet 65.
+
+Que fais-tu donc là-bas, à Paris, mon pauvre garçon? As-tu envie de me
+faire mourir de chagrin! Ah! tu m'en as fait, tu m'en as fait depuis la
+mort de ton père qui ne s'en privait pas non plus! j'entends de me faire
+du chagrin.
+
+Voyons, te crois-tu un collégien en vacances? à ton âge! Qu'est-ce que
+c'est que ces polissonneries-là? Tu vas perdre ta place, tout uniment,
+et par conséquent, ta carrière. Veux-tu me faire mourir de chagrin? Je
+l'ai déjà dit une fois. Tu me fais battre la breloque.
+
+M. le président Ferrand est venu voir si tu étais de retour. Voilà ses
+propres paroles: «Si c'est comme ça que votre fils nous récompense de
+son avancement sur place! Nous avons remué ciel et terre pour qu'il
+monte juge, et il se comporte comme un paltoquet!»
+
+Que veux-tu que je lui réponde, à cet homme-là? Il est bon comme le bon
+pain, mais on se lasse, à la fin des fins. Est-ce que je peux lui dire
+dans le tuyau de l'oreille: «Mon garçon a un coup de marteau?»....
+
+Vois-tu, c'est tout bonnement terrible. Les mères sont trop
+malheureuses. Quand tu auras été mis à pied, de quoi vivras-tu? Je
+vendrai bien ma chemise pour toi, c'est sûr, mais on ne va pas loin avec
+ça.
+
+Et M. Ferrand me le disait encore hier: «Qu'il ne se fie pas à
+l'inamovibilité. Ça peut craquer.» Tu es bien coupable!
+
+Tes soeurs sont furieuses. Si tu n'avais pas notre Olympe pour te
+défendre envers et contre tous, même contre moi, ces demoiselles
+t'écriraient des lettres qui t'arracheraient les yeux de la tête.
+
+Quel ange que cette femme-là! J'entends notre Olympe, car Célestine et
+Julie ne sont pas tout à fait des anges.
+
+Écoute donc! Les partis ne se présentent pas pour elles aussi nombreux
+que les marguerites dans les prés. Et c'est toi qui en es la cause.
+
+Si tu t'étais marié avantageusement comme on t'en a donné les moyens,
+leurs relations auraient doublé du coup, et leurs chances de se placer
+aussi. Dame! elles comptaient là-dessus, les pauvres biches. Sais-tu que
+Célestine va sur ses vingt-sept ans? ça commence à n'être plus si tendre
+que du poulet. Le matin, quand elle n'est pas encore pomponnée, on ne
+peut pas, avec la meilleure volonté du monde, la prendre pour un enfant.
+
+Les mères sont bien malheureuses! Tant pis si je l'ai déjà dit.
+
+Julie passera encore plus vite que sa soeur parce qu'elle a des idées
+romanesques. Ça ride, à la longue.
+
+Voilà ou nous en sommes à cause de toi!
+
+Mais il ne s'agit pas de nous, mon pauvre innocent, les femmes, c'est
+bon pour souffrir; il s'agit de toi, il ne s'agit que de toi. Quinze
+jours d'absence sans congé pour une petite savoyarde qui n'a pas même
+d'aisance!
+
+Tu crois peut-être qu'on ne sait pas ton histoire? Raye ça de tes
+papiers.
+
+Là, tiens, ce n'est pas propre. Ah! mais non!
+
+Toi qui avais tant de conduite autrefois! M. Ferrand me le disait encore
+avant-hier: «Pour avoir inventé la poudre, non! mais il ne faisait
+jamais de grosses bévues, et quant à la conduite, un coeur!»
+
+Ah ça! nigaud, tu n'as donc pas un oeil de chaque côté de ton nez? Tu ne
+vois donc rien! Célestine et Julie s'en rongent le bout des doigts
+jusqu'au coude, et moi je dépéris, ma parole. Je sens que ça me conduit
+au tombeau.
+
+Faudra-t-il qu'elle te fasse la cour? J'entends notre Olympe. Et chanter
+des sérénades sous ta croisée, avec accompagnement de guitare? Ou
+t'envoyer sa déclaration sur timbre par huissier?
+
+Ah! godiche! godiche! un brin de sultane comme ça! je l'ai vue
+s'habiller l'autre soir, écoute... ma parole, tu me ferais dire des
+choses qui ne sont pas convenables!
+
+Mais c'est aussi par trop fort de voir un grand benêt comme toi passer
+devant le bonheur, les yeux tout larges, et ne pas seulement se douter
+que la plus charmante femme du pays de Caux languit d'un penchant
+qu'elle a pour lui!
+
+Je ne suis pas notaire, pas vrai, mais on peut évaluer, ça divertit
+toujours. À combien la comptes-tu? Soixante mille? Et le pouce! Je vas
+t'établir ça.
+
+Elle a tout le bien du marquis, tout, tout, tout! à la barbe des
+collatéraux! Et je ne parle pas des millions du fournisseur dont on
+cause par-dessus les moulins. C'est du roman, ça, le solide me suffit.
+
+Écris en haut cinquante mille. Et la plus-value des terres, encore: tu
+peux bien mettre cinquante-cinq.
+
+Écris au-dessous dix mille pour ses biens à elle: ça fait déjà
+soixante-cinq.
+
+Attends! la vieille cousine Bezuchon aurait bien pu se souvenir de moi,
+c'est sûr, eh bien! non. L'eau va toujours à la rivière. C'est Olympe
+qui a eu les oeillets salants de la cousine au Croisie: douze mille à
+poser.
+
+En plus, l'oncle de ton ami Albert, le vieux Rochecotte du Havre avait
+un faible pour Olympe--comme tout le monde parbleu! excepté toi--et il
+lui a laissé un tout petit cadeau de 50 actions de la Banque de France.
+
+À 3.700 francs l'action, ça nous donne un capital de cent quatre-vingt
+mille.
+
+Et les économies qu'elle doit faire tout en vivant comme une reine?
+
+As-tu su qu'elle a refusé Albert de Rochecotte? Et pourquoi? Albert est
+un garçon de trente à quarante mille depuis la mort de son oncle. Julie
+le trouve joliment bien.
+
+Imbécile! Voilà le mot lâché. Elle passe cent mille, j'en mettrais ma
+main au feu! Et toi, tu n'as que ta toque. Si j'étais homme, je te
+battrais comme plâtre. Tes soeurs, elles, n'y vont pas quatre chemins,
+elles veulent te flanquer sur la gazette, aux annonces, comme un chien
+perdu et te faire ramener par les gendarmes.
+
+Voyons, sois gentil, mon petit, ton paquet n'est pas long à faire,
+reviens, je t'en prie. Ta créature ne peut pas être de moitié si jolie
+que notre séraphin d'Olympe.
+
+Olympe! avec sa fortune! le ciel ouvert! et monsieur fait des façons!
+
+Si je l'ai dit, c'est bon, je le radote: les mères sont bien
+malheureuses!
+
+
+Pièce numéro 26 bis
+
+(Écrite et signée par la supérieure des Dames de la Sainte-Espérance.)
+
+Paris, ce 4 juillet 1865.
+
+_À Mme la marquise de Chambray, en son château, près et par Dieppe._
+
+Ma chère fille,
+
+J'ai le regret de vous apprendre que votre charitable intention au sujet
+de la demoiselle Jeanne Péry n'a pas eu le résultat qu'elle méritait et
+que vous désiriez.
+
+Le nécessaire fut fait en temps pour prendre, rue de Verneuil, 31, et
+amener dans notre maison cette jeune personne à laquelle vous aviez la
+bonté de vous intéresser.
+
+On lui donna une chambre commode et bien aérée, avec vue sur les arbres
+de l'enclos: elle eut la pension de deuxième classe à laquelle on ajouta
+quelques douceurs et toutes les consolations imaginables.
+
+Je l'invitai même une fois, à cause de vous, chère fille, à ma modeste
+table privée, avec les grandes pensionnaires du premier degré.
+
+Rien n'y a fait. Elle s'est tenue à l'écart pendant tout le temps de son
+séjour, rebutant nos mères par son silence boudeur qui ressemblait peu,
+en vérité, à la résignation chrétienne.
+
+Puis, le matin du septième jour, elle a pris la clé des champs.
+
+Elle était libre d'aller et de venir. Nous n'avions pas le droit de
+fermer sur elle la grille du cloître.
+
+Je vous dirai, chère fille, qu'elle avait des lettres dans son tiroir.
+Nous avons cru devoir en parcourir une ou deux. Elles étaient signées de
+deux initiales L. T. et toutes remplies _d'amour pur, de jeunes rêves,
+d'élans de l'âme_ et autres balivernes ridicules.
+
+Sa fuite ne nous a donc causé aucune surprise.
+
+Je vous rappelle les conditions de notre établissement: le mois commencé
+est dû en entier, plus le service et quelques suppléments tels que ports
+de lettres, visites de médecin, articles de pharmacie, bains, etc.
+
+Notre mère-économe a pris la liberté de tirer sur vous et la présente
+vaut avis.
+
+Je suis, en J. C, ma chère fille, etc.
+
+_P. S._--Nous sommes toujours en pourparlers avec le vieux millionnaire
+de la rue du Rocher, pour le terrain où doit être bâtie notre nouvelle
+maison. Il possède des hectares dans Paris! Et au prix où il veut
+vendre, nul ne saurait évaluer l'immensité de cette fortune.
+
+On dit que vous êtes sa parente; ma chère fille, ne pourriez-vous lui
+écrire en notre faveur, faisant valoir avec votre tact précieux et votre
+brillante intelligence, que nous sommes un établissement de bienfaisance
+et que nos ressources sont bien bornées?
+
+Je ne sais ce qu'il faut croire sur l'origine peu honorable des grands
+biens de ce vieillard, qui vit en dehors de l'Église, quoique séparé du
+monde.
+
+Son nom est peu connu dans nos quartiers, bien qu'il y possède d'énormes
+immeubles, mais son sobriquet, «le Fournisseur», est populaire par
+l'envie et la haine qu'il inspire.
+
+Avec un pied dans la tombe, qu'a-t-il besoin d'augmenter encore ses
+richesses? Parlez-lui pour nous. Ce qu'il lui faudrait ce sont des
+prières.
+
+Vous, chère fille, vous sauriez sanctifier cette fortune si, comme on le
+dit encore, elle vous venait en tout ou en partie par voie d'héritage.
+
+
+Pièce numéro 27
+
+(Anonyme. Écriture inconnue. Main de copiste. Sans date ni lieu de
+départ.)
+
+_À M. L. Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot, Paris._
+
+Ainsi finit l'histoire! La minette a sauté par la fenêtre de son couvent
+et rôtit le balai quelque part dans le pays latin ou ailleurs.
+
+Naturellement, on vous accuse de l'avoir enlevée.
+
+C'est bien fait. Tout n'est pas bénéfice dans le métier d'amoureux, vous
+verrez çà.
+
+Est-ce que vous n'êtes pas l'ami du nouvel héritier, Albert de
+Rochecotte? Avertissez-le de faire attention aux petites pattes de sa
+Dulcinée.
+
+Ces Fanchonnettes ont des griffes quelquefois.
+
+
+Pièce numéro 28
+
+(Écrite et signée par M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires.) Ce
+mercredi (sans autre date).
+
+_À M. Lucien Thibaut, juge, etc._
+
+Monsieur et cher compatriote,
+
+Je suis, comme vous, de cet excellent pays de Caux, qui peut passer pour
+le jardin de la Normandie.
+
+Sans avoir l'honneur d'être personnellement connu de vous, j'ai nourri
+des relations que j'oserais dire assez intimes avec plusieurs membres
+de votre respectable famille.
+
+À ces titres, j'ose vous prier de m'accorder un rendez-vous
+_d'affaires_, soit chez vous, soit à mon cabinet qui n'est pas sans
+jouir d'une certaine notoriété dans la capitale (rue Vivienne, près du
+passage Colbert, non loin du Palais-Royal).
+
+J'aurais à vous communiquer de vive voix des particularités concernant
+deux personnes _dont l'une s'intéresse à vous et dont l'autre vous
+intéresse._
+
+Tout retard pourrait être fâcheux.
+
+
+Pièce numéro 29
+
+(Écriture de Lucien. Non signée et non datée.)
+
+Je ne sais pas si je suis éveillé. Je crois plutôt que je rêve. Ce qui
+m'arrive est tellement étrange que je doute, même après avoir entendu et
+vu.
+
+Geoffroy! Je suis bien sûr que tu te serais rendu, comme je l'ai fait, à
+l'appel de ce M. Louaisot de Méricourt. Son nom ne m'était pas inconnu.
+Il appartenait à une famille de notaires, établi à Méricourt,
+arrondissement de Dieppe. On a beau se raisonner, ces rendez-vous
+mystérieux, donnés par les gens d'affaires, ont quelque chose
+d'irrésistible.
+
+Surtout quand le mystère est déjà entré dans notre vie par quelque porte
+que ce soit.
+
+Or, le mystère m'enveloppe et déborde tout autour de moi.
+
+On y va toujours à ces rendez-vous qui sont des promesses ou des
+menaces: J'y suis allé.
+
+C'est au cinquième étage d'une grande maison de la rue Vivienne, dont
+les fenêtres, ouvertes sur le derrière, dominent le vitrage du passage
+Colbert.
+
+J'ai été reçu par une grosse joufflue de servante, portant le costume de
+chez nous, un peu amendé à la parisienne. Elle m'a toisé d'un regard
+joyeusement effronté et m'a dit en balançant ses boucles d'oreilles d'or
+en girandoles:
+
+--Comment vous va? C'est vous qu'êtes le gentil garçon de juge? Je vous
+reconnais bien comme ça du premier coup, quoique je ne vous aie encore
+jamais vu. Je n'aime pas beaucoup les juges, mais je raffole des
+amoureux. Censé, le patron est à déjeuner chez Véfour; mais entrez tout
+de même, vous l'attendrez dans sa chapelle.
+
+En parlant ainsi avec le pur accent d'Yvetot, elle m'avait pris par le
+bras, sans façon, et me poussait à travers un salon, riche en poussière,
+dont les meubles étaient dérangés à la diable.
+
+--C'est moi qui fais le ménage, reprit-elle avec son rire retentissant,
+ça se voit, pas vrai? Farceur!
+
+Elle ouvrit une porte et m'en fit passer le seuil.
+
+--Voilà, continua-t-elle, c'est l'atelier, la fabrique et la renommée.
+Voulez-vous un coup de sec? ou demi-sec? Vous aimez peut-être mieux le
+tout doux? Il y a toujours de quoi dans l'armoire, au goût des messieurs
+et des dames.
+
+Cette coquine, un peu trop mûre pourtant, était brutalement jolie avec
+sa coiffe normande, surchargée de dentelles, et son jupon court. Elle
+tourna la clé d'un placard pour y prendre sans doute du sec ou du
+demi-sec, mais mon geste l'arrêta.
+
+--Bah! s'écria-t-elle en riant plus fort, pas même ce qui plaît aux
+demoiselles? On nous avait bien dit que vous étiez un agneau. Alors
+asseyez-vous et gobez le marmot en pensant à votre bergère. À vous
+revoir.
+
+Elle sortit, claquant la porte à tour de bras.
+
+J'étais seul dans le cabinet de M. Louaisot de Méricourt; une grande
+pièce basse d'étage, avec châssis régnants, chargés de casiers. Des deux
+côtés de la cheminée qui supportait une vilaine pendule, il y avait deux
+magnifiques consoles, genre Boule, avec bouquets de fleurs et de fruits
+en pierres précieuses.
+
+Mais je ne remarquai point cela dans le premier moment parce que mon
+attention fut tout de suite attirée vers un assez vaste bureau flanqué
+d'un fauteuil de cuir, forme grenouille, sur lequel un véritable
+fouillis de pièces de procédure et de dossiers s'éparpillait.
+
+Un mouvement venait de se produire sur ce bureau. Le vent de la porte
+brusquement poussée par la Normande, avait soulevé une feuille de papier
+blanc posée sur le devant de la tablette.
+
+Et la feuille, en s'envolant, avait découvert un agenda d'où sortait, en
+manière de signet, un portrait-carte photographié.
+
+De la cheminée, près de laquelle j'étais, c'est à peine si on pouvait
+distinguer la nature de ce dernier objet; encore bien moins était-il
+possible de reconnaître la personne représentée.
+
+Je déclare même que je n'aurais pas su dire, en m'appuyant sur le seul
+témoignage de mes yeux, si le portrait représentait un homme ou une
+femme.
+
+Et cependant je m'élançai en avant avec un battement de coeur qui
+faillit me jeter foudroyé sur le plancher. Je saisis l'agenda, j'en
+arrachai la carte, et je reconnus, au travers d'un éblouissement, le
+sourire bien aimé de ma petite Jeanne.
+
+Oui, de Jeanne que j'avais tourmentée tant de fois pour avoir son
+portrait, et qui jamais ne me l'avait donné!
+
+L'instant d'auparavant j'aurais cru pouvoir affirmer que Jeanne n'avait
+jamais posé devant un photographe.
+
+Mais c'était bien elle, vivante, on peut le dire, et parlante.
+
+Au dos de la carte où le nom du photographe avait été effacé par un
+grattage, il y avait quelque chose d'écrit au crayon.
+
+Textuellement ceci: _En campagne, tout de suite! 3.000. C'est convenu._
+
+Au moment où je déchiffrais ces mots bizarres il me semblait que
+l'écriture ne m'en était pas inconnue, et qu'un nom allait me monter aux
+lèvres.
+
+Mais le nom ne vint pas et le souvenir qui voulait naître s'évanouit,
+chassé par le flot de pensées qui envahit tumultueusement mon cerveau.
+
+Le portrait de ma Jeanne chez cet homme! Comment? Pourquoi?
+
+Un signalement écrit peut s'obtenir sans le concours du modèle, mais un
+portrait photographié--debout--éveillé, souriant!
+
+Je crus entendre un bruit de pas lointain encore, et je rouvris l'agenda
+pour y replacer la carte.
+
+Involontairement, mes yeux tombèrent sur la dernière page à demi-remplie
+hier et attendant les notes d'aujourd'hui.
+
+Mon nom écrit en toutes lettres arrêta mon regard.
+
+Le fait en lui-même ne pouvait m'étonner que médiocrement puisque
+j'étais ici sur l'invitation du maître de l'agenda, mais mon nom était
+accolé à un substantif qui me parut inexplicable.
+
+Il y avait, c'était la dernière ligne écrite: _Lucien
+Thibaut.--Succession._
+
+Et rien avant, rien après pour servir de clef à ce singulier rébus.
+
+Certes, ma succession ne devait pas être opulente, je vivais surtout des
+émoluments de ma charge.
+
+Mais telle qu'elle était, ma succession, je ne la voyais pas encore
+ouverte, et il pouvait m'étonner qu'on eût ainsi à s'en occuper chez les
+gens d'affaires.
+
+Je n'ai pas besoin d'ajouter que cette surprise était bien loin de
+m'impressionner comme la découverte du portrait qui me laissait sous le
+coup d'un grand trouble.
+
+Seulement, cette surprise m'avait empêché de reposer l'agenda à la place
+même où je l'avais pris et j'étais encore penché au-dessus du bureau
+lorsqu'un bruit de porte qu'on ouvrait me redressa en sursaut.
+
+J'attendais ce bruit puisque je savais qu'on approchait, mais je
+l'attendais derrière moi et du côté par où j'étais entré moi-même.
+
+Au contraire, il se produisait en face de moi, dans une lacune ménagée
+sous le dernier étage des casiers, et que je n'avais point remarquée.
+
+Cette lacune servait au jeu d'une porte dérobée qui venait de rouler sur
+ses gonds.
+
+En même temps, une voix de basse-taille fredonna sur un mode
+sentimental:
+
+ _Ah! vous dirai-je, maman_
+ _Ce qui cause mon tourment...._
+
+La chanson s'arrêta à ce deuxième vers, parce que le chanteur, dépassant
+la baie de la petite porte, venait de m'apercevoir en flagrant délit
+d'indiscrétion.
+
+Ma main tenait encore l'agenda accusateur.
+
+--Ah! ah! fit le nouvel arrivant, qui resta debout dans l'embrasure de
+la porte. Tiens, tiens! Allons! exact au rendez-vous, mon cher
+compatriote... car je suppose bien que vous êtes notre bon petit juge?
+
+Je ne me souviens pas d'avoir été jamais plus désagréablement attaqué.
+
+La voix de cet homme, qui était ronde pourtant et possédait un certain
+caractère de bonhomie, ou plutôt de vulgaire franchise, me frappa, me
+blessa comme un son connu et détesté.
+
+Ma mémoire, rapidement interrogée, m'affirma que nous nous rencontrions
+pour la première fois. Je ne pouvais connaître ni sa voix, ni lui. Cette
+assurance cependant ne diminua en rien mon irritation, et je fis un pas
+en avant, la tête haute, pour demander avec sévérité:
+
+--S'il vous plaît, d'où vous vient ce portrait?
+
+Je pense que mon accent devait être plus que sévère, car le nouveau venu
+recula.
+
+Mais ce fut l'affaire d'une seconde. L'instant d'après, il entra tout à
+fait et repoussa très délibérément la porte derrière lui.
+
+--Allons, allons, me dit-il, en assurant d'un coup de doigt les lunettes
+d'or, qu'il avait sur le nez, je ne déteste pas les questions. Nous
+allons causer nous deux, mon prince, je vous ai fait venir pour cela;
+causer de tout un peu, et causer encore d'autres choses. Mon temps vaut
+cher, c'est vrai, mais vous le payerez son prix.... Dites donc, vous
+permettez qu'on se mette à l'aise chez vous?
+
+Il appuya sur ce dernier mot avec une intention comique, mais sans
+méchanceté.
+
+Moi, désormais, je gardais le silence, regrettant déjà mon apostrophe
+imprudente qui allait mettre obstacle peut-être à l'explication
+ardemment souhaitée.
+
+M. Louaisot de Méricourt, sans attendre ma réponse, dépouilla le paletot
+noisette qu'il portait en surtout, malgré la chaleur, et m'apparut, vêtu
+d'un gilet à manches, en tartan marron, d'une cravate blanche mal nouée
+et d'un pantalon noir qui gardait de nombreuses traces de boue, en dépit
+du beau fixe.
+
+Il avait sous ce pantalon de vastes bottes difformes, chaussant bien à
+l'aise les pieds qu'on rêve au Juif-Errant, devenu facteur de la poste:
+pieds montagneux, aux orteils pourvus de robustes oignons, les vrais
+pieds du fantassin éternel! Il remarqua sans doute l'attention que
+j'accordais à sa base, car il me dit en décrochant dans un coin une robe
+de chambre à ramages. Patience et longueur de temps! j'éclabousserai les
+autres, à mon tour. Je n'aime pas les brosses. Mon pantalon ne sera
+propre que quand il roulera cabriolet. Il endossa sa robe de chambre et
+revint vers moi en ajoutant:
+
+--Saperlotte! pas si agneau! Vous savez, Monsieur et cher compatriote,
+je vous demandais tout à l'heure s'il était permis de se mettre à l'aise
+_chez vous_, parce que je vous surprenais travaillant comme chez vous,
+la main et le nez dans mes bibelots. Ce n'est pas un reproche. Je suis
+le meilleur enfant de la Terre. Mais au lieu d'être un peu déconcerté et
+de me dire avec politesse: «Pardonnez-moi, mon cher M. Louaisot de
+Méricourt, si je touche à vos chiffons, c'est le hasard ou la
+Providence, ou ci, ou ça», enfin un mot d'excuse, ah bien! ouiche! vous
+haussez votre tête à cinquante centimètres au-dessus de vos épaules, et
+vous me demandez malhonnêtement où j'ai volé ce qui est bien à moi....
+Pas si agneau qu'on me l'avait annoncé, Mylord! Saperlotte, pas si
+agneau!
+
+Je balbutiai je ne sais quoi. Il se plongea dans son fauteuil de cuir,
+et reprit bonnement:
+
+--Mettons ça dans le coin, contre la muraille et n'en parlons plus. Moi,
+je n'ai rien à cacher. Je vous aurais montré de moi-même le petit
+portrait, avec tout plein de plaisir. Pauvre chatte! un joli brin! J'ai
+connu son papa. Quelle canaille! Ça vous rembrunit, mon juge? Dans le
+coin! Je n'ai qu'une envie, c'est de vous plaire.
+
+Depuis qu'il était assis, je trouvais M. Louaisot de Méricourt tout
+exigu. C'était, en vérité, un drôle de bonhomme, tout en jambes, avec un
+buste court et replet, une tête qui hésitait entre l'épicier et le
+pitre.--mais des yeux d'aigle!
+
+Ces yeux-là arrêtaient le rire que toute la personne de M. Louaisot
+provoquait au premier aspect. Ils regardaient d'autorité, et parfois,
+sous le verre de ses lunettes, on voyait fulgurer de véritables éclairs.
+
+--Monsieur, lui dis-je, désirant éviter tout cas de guerre, c'est bien,
+en effet le hasard....
+
+Il m'interrompit d'un coup sec de son couteau à papier dont il frappa
+ma manche.
+
+Asseyez-vous, M. Thibaut, fit-il en changeant de ton, je vous tiens pour
+incapable d'espionner les gens qui vous ouvrent leur cabinet. Nous
+sommes destinés à nous entendre, c'est certain et nécessaire. Ce qui
+mène tout chez moi, je suis bien aise de vous le dire, c'est la
+conscience, jointe à la minutie dans la délicatesse. Je ne m'en vante
+pas: la profession l'exige. Faites-moi l'honneur de vous asseoir.
+
+Je m'assis, il reprit:
+
+--Vous grillez pour l'histoire du petit portrait? Je conçois ça. La
+jeunesse! J'en ai éprouvé, à l'âge voulu, les rêves et les douceurs.
+Mais ça n'empêche pas la conscience. Sans elle, dans notre état, on
+n'aurait pas de l'eau à boire. Authenticité des renseignements, minutie
+des informations, délicatesse des rapports. Je ne parle pas même de la
+discrétion: c'est l'air qu'on respire en ces lieux. Moi, j'appelle ça
+travailler en artiste.
+
+Les avocats, mon cher Monsieur, les avoués, les notaires, c'est le vieux
+monde. Il en faut pour donner des positions à un tas de fainéants.
+D'ailleurs, en Angleterre, on a essayé de détruire les crapauds et il a
+fallu en faire revenir de pleines cargaisons du continent. Historique.
+
+Ne détruisez rien de ce que la nature a créé: même les officiers
+ministériels, voilà le fond de ma religion.
+
+Mais il ne faut pas non plus mettre les crapauds dans des cages, comme
+des jolis oiseaux. Ils ne sont pas institués pour ça. Si vous soumettez
+aux gens qui ont des diplômes, ou qui achètent leurs charges au marché
+une difficulté,--une vraie difficulté comme celle qui menace de vous
+étrangler, mon juge.--eh bien! autant vaudrait vous nouer un pavé à la
+cravate pour piquer une tête du haut du parapet du Pont-Neuf!
+
+Ça nous ramène à nos moutons, j'ai le portrait de la belle enfant, là,
+sur ma table, au milieu d'une multitude d'autres objets, parce qu'il y a
+une personne, homme, femme, ou militaire, qui désire avoir son adresse,
+soit à Paris, soit à la campagne....
+
+--Et qui vous offre 3.000 francs pour cela! m'écriai-je avec toute mon
+indignation revenue.
+
+--Juste! 3.000 francs comptant, de la main à la main.
+
+--Et vous l'avez cette adresse?
+
+M. Louaisot de Méricourt m'envoya un signe de tête plein de
+bienveillance.
+
+--Jeunesse! fit-il d'un air attendri, je t'ai connue à l'époque! Mon
+cabriolet, auquel il était fait allusion tout à l'heure, ne me rendra
+pas, quand je l'aurai, tes agréables enivrements!
+
+Causons raison, voulez-vous? et ne lorgnez plus le portrait de la
+minette, ou bien je causerais tout seul.
+
+Mon cher Monsieur, vous êtes, sans vous en douter, un de mes meilleurs
+clients, et je tiens à vous montrer le bonhomme--moi s'entend--sous ses
+aspects les plus flatteurs.
+
+Fin de l'escarmouche préliminaire: j'entre dans le vif. Attention!
+
+Prime, d'abord, M. Thibaut, je vous connais comme ma propre poche. C'est
+un point à considérer puisque ça va vous éviter une confession toujours
+pas mal ridicule.
+
+Je vous savais par coeur dès le temps du baron de Marannes avec qui il
+m'est arrivé de faire, de ci, de là, quelque petite bricole d'affaire.
+Bon diable. Pas de tenue. Il a fini comme ça se devait: ni mieux, ni
+plus mal. Y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu des nouvelles de notre
+ami Rochecotte?...
+
+Je répondis négativement.
+
+--Je pense à lui, reprit M. Louaisot, parce qu'il était de la bande du
+baron, et aussi pour autre chose. Le voilà riche, ce bon grand Albert!
+Plus riche qu'il ne croit. Avez-vous su qu'il avait des vues sur Mme
+la marquise de Chambray? Oui? Et ça ne vous fait rien quand on chasse
+sur vos terres?... Bien, bien! ne nous fâchons jamais. C'est vous qui
+lui avez écrit une cocasse de lettre, l'année dernière, à ce bon Albert!
+
+L'étonnement me fit sauter sur mon siège.
+
+--La conscience, dit M. Louaisot, évidemment content de l'effet produit.
+Faites-moi penser à vous reparler de ce pauvre Rochecotte, avant la fin
+de notre conférence. Il lui est arrivé quelque chose.
+
+Quant à votre lettre, j'en ai fait mention pour que vous pussiez voir à
+quel point je suis renseigné. Ah! Mylord, vous étiez déjà un jeune
+magistrat bien embarrassé! Et j'aurais pu, dès lors, vous offrir tout un
+bouquet d'informations. Mais regardez-moi. Est-ce que j'ai l'air de
+celui qui court après les pratiques?
+
+Il se frotta les mains en clignant de l'oeil à mon adresse. Je gardai le
+silence.
+
+--Vous me direz, reprit-il: «Si vous ne courez pas après la pratique,
+mon cher M. Louaisot, pourquoi m'avez-vous écrit?» Ah! voilà! Ça fait
+partie d'une règle de conduite: je cueille les poires de mon jardin
+quand elles sont mûres.
+
+Il se mit à rire. Le rire éclairait ses traits vulgaires d'une lueur
+qu'on pourrait qualifier d'ignoble.
+
+Mais son bel oeil flamboyait héroïquement derrière ses lunettes.
+
+--Après la conscience, reprit-il d'un ton de professeur, ce qu'il faut
+dans notre état, c'est la décence. Pélagie vous aura
+scandalisé.--Pélagie, c'est mon clerc, vous savez, la Cauchoise?--Elle a
+une dégaine un peu folâtre, et je connais les divers sous-officiers
+qu'elle fréquente pour le mauvais motif. Mais vous aurez beau regarder
+dans une longue-vue, Monsieur, vous ne verrez rien si la lorgnette n'est
+pas à votre point. Pélagie fait partie de la règle de conduite; elle a
+sa raison d'être.... Je suis bête, moi! Je n'ai qu'à mettre un papier
+dessus, parbleu!
+
+Il s'agissait de la photographie que je dévorais toujours des yeux, à
+ce qu'il parait.
+
+M. Louaisot cacha ma pauvre petite Jeanne à l'aide d'une signification
+sur timbre à laquelle était encore joint le protêt.
+
+Mon oeil, arrêté dans cette direction, reconnut, ou crut reconnaître, au
+corps du billet, l'écriture de Mme Péry.
+
+M. Louaisot de Méricourt cligna encore de l'oeil et dit d'un air
+aimable:
+
+--Comme vous voyez! profits et pertes! Sans me targuer d'être supérieur
+à Saint Vincent de Paul, je n'ai jamais rien refusé à la veuve et à
+l'orphelin, quand l'affaire offre quelques garanties. J'avais
+confusément l'idée que vous feriez les fonds à l'échéance, mais Mme
+Péry refusa _mordicus_ de s'adresser à vous. C'était une nature
+insuffisante, sans aucune initiative.... Ne vous apitoyez pas sur mon
+sort. L'effet est de 500 francs, sur lesquels j'ai fourni 75 francs écus
+et 425 francs d'eau de Contrexeville en cruchons vernis. Je puis vous
+affirmer qu'il sera soldé un jour ou l'autre, capital, intérêts et
+frais, plus un pourboire.... Pélagie!
+
+La grosse gouvernante parut presque aussitôt, le nez et la coiffe au
+vent.
+
+--Apporte-moi une croûte, lui dit M. Louaisot, et quelque chose avec, M.
+le juge permet. Regarde bien M. le juge. Pélagie, il est de la maison.
+Jamais, au grand jamais, entends-tu, tu ne lui refuseras ma porte,--à
+moins que nous n'ayons mieux à faire.
+
+Pélagie exhiba ses trente-deux dents en un gros rire jovial et sortit.
+
+J'avais toujours les yeux fixés sur le pauvre billet de la morte. Je me
+disais qu'on l'avait protesté peut-être au chevet de son agonie. Et il
+recouvrait maintenant l'adoré sourire de ma Jeanne, perdue pour moi
+peut-être à jamais.
+
+Pélagie apporta une assiette sur laquelle il y avait un bon morceau de
+pain avec une tranche de rôti froid.
+
+--On n'a donc pas bien déjeuné, ce matin, chez Véfour? demanda-t-elle
+d'un air effrontément candide.
+
+--Va voir de l'autre côté si j'y suis, toi! répondit M. Louaisot, la
+bouche déjà pleine. Murons la vie privée, si nous ne voulons pas être
+flanquée dehors, M. le juge est un jeune homme comme il faut, et tu lui
+ferais croire que tu n'as pas été élevée aux Oiseaux!
+
+Pélagie montra pour la seconde fois ses dents d'une blancheur insolente,
+et fourra ses mains dodues dans les poches de son tablier de soie. Ce
+fut sa seule réponse, mais elle en valait bien une autre. M. Louaisot de
+Méricourt, reprit quand elle fut sortie:
+
+--Excusez-la, M. Thibaut, elle sort de chez un conseiller d'État. Je
+vous devais cette explication loyale. Où en étions-nous? Je vous disais
+que vous étiez mon client sans vous en douter. Farceur! je crois au
+contraire que vous vous en doutez supérieurement. Vous ne dites rien,
+mais la langue vous démange de m'interroger, parce que vous savez de
+science certaine que je peux vous apprendre un tas de machines. C'est
+ici le magasin.
+
+Il s'interrompit pour prononcer d'un ton railleur cette phrase que
+j'avais lu la veille dans une lettre anonyme.
+
+--_Tout n'est pas rose dans le métier d'amoureux._
+
+Cela me fit relever la tête. Il me regardait fixement. Le rayon aigu de
+sa prunelle m'entrait dans les yeux. Il reprit en baissant la voix:
+
+--Avez-vous lu dans les journaux la mort de ce pauvre Albert de
+Rochecotte?
+
+Je crus avoir mal entendu.
+
+--Mort! Albert serait mort! m'écriai-je.
+
+--Bien, bien. Ce triste événement m'a aussi donné un coup. Je vous avais
+dit que je vous reparlerais de lui avant de nous quitter, et peut-être
+que ce fait divers ne sera dans votre journal que demain. Voilà: il
+paraît que sa donzelle.... Comment l'appelez-vous?
+
+Je me souvenais du nom de Fanchette qui revenait si souvent dans les
+lettres d'Albert.
+
+Je le balbutiai. J'étais atterré.
+
+M. Louaisot, tout en mangeant son rôti sous le pouce, tenait toujours
+fixé sur moi son regard tranchant qui me blessait et m'inquiétait.
+
+Il me semblait deviner une menace dans ce regard.
+
+--C'est ça! fit-il avec un singulier sourire, méchant et bonhomme à la
+fois, c'est parbleu bien ça! Fanchette!... Quoiqu'elle ait peut-être
+encore un autre nom. Il s'arrêta. Évidemment son regard me provoquait.
+
+Je restai muet. J'étais frappé plus que je ne puis dire par l'annonce de
+cette mort prématurée, à laquelle ma raison refusait d'ajouter foi.
+
+--Mais que nous importent les autres noms qu'elle peut avoir? poursuivit
+M. Louaisot sans perdre un coup de dents. Celui de Fanchette suffit
+amplement à caractériser la particulière. À bon entendeur, salut, M.
+Thibaut! Donc, Fanchette, puisque Fanchette il y a, se mêlait d'être
+jalouse. Ce n'est pas rare, et quand elles ne le sont pas elles font
+semblant, c'est leur état. Or, ce pauvre Rochecotte s'était mis en tête
+de faire une fin....
+
+--On n'épouse pas Fanchette! murmurai-je involontairement, par souvenir
+de la dernière lettre du pauvre Rochecotte.
+
+--Possible, me répondit M. Louaisot, mais alors Fanchette tue.
+
+Ce mot me mit tout debout sur mes pieds. M. Louaisot, me voyant ainsi
+levé, me dit avec un geste courtois:
+
+--Ne vous dérangez donc pas, cher Monsieur.
+
+Mais je ne l'entendais pas. Je restais là tout étourdi.
+
+Après toi, Geoffroy, Rochecotte était celui de vous tous que j'aimais le
+mieux.
+
+M. Louaisot de Méricourt quitta son pain et son rôti pour prendre sur la
+table un paquet de lettres qu'il feuilleta avec son couteau à manger.
+
+--Fanchette tue, répéta-t-il, tout comme la balle d'un fusil ou le
+boulet d'un canon. Il y a cent manières de tuer.... Est-ce que vous
+n'aviez pas cher M. Thibaut, quelque engagement de jeunesse avec Mme
+la marquise de Chambray?
+
+Je dus me redresser très haut, car il enfila aussitôt toute une série de
+gestes qui valaient la plus éloquente apologie. Et cela ne l'empêcha
+pas d'ajouter:
+
+--Vous comprenez bien qu'on me répond quand on veut. Je ne force
+personne. Règle de conduite: quand je me permets d'interroger, c'est
+toujours dans l'intérêt du client. Mettez, je vous prie, que je n'ai
+rien dit, mon cher M. Thibaut.... Voici le fait-Paris en question.
+
+Il détacha une fiche de papier imprimé qu'on avait coupée dans un
+journal et collée, avec deux pains à cacheter, à l'intérieur d'une
+lettre. Il me la tendit au bout de son couteau.
+
+Le journal disait:
+
+Encore un assassinat! Hier soir, à dix heures, le pittoresque hameau du
+Point-du-Jour, si connu de tous les amateurs de plaisirs champêtres, a
+été effrayé par un tragique événement.
+
+Dans un cabinet particulier du restaurant: _les Tilleuls_, où se
+réunissent d'ordinaire les joyeuses sociétés de promeneurs, un jeune
+homme et une jeune femme s'étaient fait servir à dîner.
+
+Et tous deux, pendant le repas, au dire des garçons qui les ont servis,
+avaient fait preuve d'une gaieté folle.
+
+Longtemps après qu'on leur eut monté le café, et quand le maître de
+l'établissement s'étonnait déjà de ne plus rien entendre dans leur
+cabinet, tout à l'heure si bruyant, une société qui occupait un salon
+voisin put saisir quelques sons plaintifs.
+
+On essaya d'ouvrir la porte qui était fermée ou plutôt barricadée en
+dedans et force fut d'envoyer chercher un serrurier qui ouvrit enfin.
+
+À l'intérieur, un spectacle horrible s'offrit aux yeux des assistants.
+
+Le jeune homme--M. A. de R... reconnu par le maître de l'établissement
+pour un de ses clients habituels--était étendu sur le carreau et baigné
+dans son sang.
+
+Il expira au bout de quelques secondes et ne put prononcer une seule
+parole de révélation ou d'accusation.
+
+La jeune fille, elle, avait disparu; nul ne peut dire quand ni comment.
+
+Le maître de l'établissement dont elle était également connue la
+désigne sous le nom de F....
+
+On a trouvé parterre, auprès de la table--ceci n'est qu'un on-dit--un
+mouchoir souillé de sang, ayant appartenu à la fille F... et un petit
+étui ou paquet contenant une demi-douzaine de cartes photographiques qui
+seraient des portraits de la même fille F....
+
+M. A. de R..., venait de faire un héritage. Il était sur le point de se
+marier. On attribue ce meurtre à la jalousie. La justice informe
+activement.»
+
+C'était terriblement clair. J'allais pourtant exprimer un doute, fondé
+sur ce fait que le journal ne donnait que des initiales, lorsque M.
+Louaisot me tendit une seconde fiche plus étroite qu'il venait de
+découper délicatement avec des ciseaux dans le corps même de sa lettre.
+
+Je lus ce qui suit:
+
+...Vous avez déjà deviné: R. désigne Rochecotte et F. Fanchette. Je le
+sais d'une façon trop certaine.
+
+Ce que le journal ne dit pas, c'est que cette malheureuse a été vue par
+un témoin sur le bord de la rivière, tout égarée et comme folle.
+
+Elle tenait encore à la main une paire de ciseaux tout sanglants.--Ce
+serait avec des ciseaux que le meurtre aurait été commis!--Elle avait
+les mains souillées de taches rouges et des cheveux, arrachés dans la
+lutte, se collaient horriblement à ses doigts....
+
+Les uns disent qu'elle s'est noyée entre le Point-du-Jour et le pont de
+Grenelle, les autres, qu'elle est parvenue à s'évader...»
+
+Je restai muet de stupeur après cette lecture.
+
+M. Louaisot ayant achevé de dépêcher sa prébende, quitta son fauteuil et
+alla ouvrir le placard contenant, au dire de Pélagie, ce qui plaît aux
+messieurs, aux dames et aux demoiselles. Il en retira une bouteille de
+vin entamée.
+
+--Un petit coup pour vous remettre le coeur? demanda-t-il avec sa bonne
+humeur imperturbable. Sur mon geste de refus, il remplit un verre
+jusqu'au bord et le huma sans se presser.
+
+Puis il vint se rasseoir vis-à-vis de moi et reprit en s'essuyant la
+bouche:
+
+--Très malheureux, Monsieur et cher compatriote, je suis bien éloigné de
+dire le contraire. Un charmant garçon, riche dès aujourd'hui, et qui
+demain.... Mais bah! demain n'est à personne. Comprenez-vous maintenant
+la vérité de ce que je vous disais sur le métier d'amoureux?
+
+Et se figure-t-on chose pareille? avec des ciseaux! Combien cette
+Fanchette a-t-elle dû frapper de coups? dix, vingt, trente?... Mais,
+après tout, des ciseaux, c'est une arme de pauvre fille. Les grandes
+dames tuent autrement. J'en ai connu qui se servaient d'une épingle et
+qui frappaient--plus de mille fois--droit au coeur!
+
+La profession a ses chagrins, mais elle est curieuse pour un
+observateur.
+
+Le truc, mon cher Monsieur, c'est de savoir tout utiliser. Et, tenez, ce
+vieux bébé de baron a tourné l'oeil en me devant 176 fr. 20 c.; c'est de
+l'argent. Mais je lui pardonne, parce que, un beau jour de sa vie, ou
+peut-être une belle nuit, il a fait une besogne qui me vaudra mon
+cabriolet, et mon hôtel aussi, et mon château, et encore, vous allez
+rire, ma place au palais Bourbon, car j'ai des idées de politique. Je
+m'exprime élégamment, j'aime à discourir, et ça me chatouillerait assez
+d'être appelé «l'honorable préopinant».
+
+Il s'arrêta et mit le poing sur la hanche pour ajouter:
+
+--Dites-donc, vous! aussi honorable que bien d'autres! La profession est
+délicate, c'est sûr, mais louche-t-elle plus que le commerce à faux
+poids et l'industrie frelatée, qui remplissent la chambre d'usuriers et
+de faiseurs, gonflés, les uns et les autres, comme des sangsues après
+leur dîner rouge?... Et on se relève, chez nous par la conscience!
+
+M. Louaisot enfla ses joues et fourra son pouce dans l'entournure de son
+gilet, pour me regarder du haut de sa grandeur.
+
+En somme, où tendait tout cela?
+
+J'écoutais sans trop d'impatience ce débordement de paroles bavardes,
+parce que j'y cherchais un sens qui n'était pas celui des mots
+prononcés.
+
+Mon instinct me disait que, sous ces verbiages, se dissimulait un but
+très habilement poursuivi.
+
+Dans toute la vérité du terme, je me sentais enveloppé par une menace
+vague qui allait se resserrant sans cesse autour de moi.
+
+Une fois ou deux, la pensée me vint que j'avais affaire à un maniaque,
+mais ce soupçon ne tint pas contre l'évidence qui naissait de mon
+émotion même.
+
+Geoffroy, il faut me lire comme j'écoutais: entre les lignes et hors du
+texte. C'est sérieux. Je dirai plus: c'est peut-être mortel.
+
+Il y a déjà du sang dans le passé, il y aura encore du sang dans
+l'avenir.
+
+--Mon cher M. Thibaut, reprit Louaisot après un court silence, je vous
+étonnerais si je vous disais depuis combien de temps j'ai l'avantage de
+m'occuper de vous. M. Scribe a fait plus de cent comédies, c'était un
+homme de talent, moi aussi,--et je n'en ai fait, qu'une. Jugez si elle
+doit être bonne!
+
+Quand j'étais tout petit, là-bas, au pays, j'entendis raconter une fois
+l'histoire d'un brave homme qui n'était pas cordonnier et qui vendit
+300.000 paires de savates au gouvernement de l'empereur Napoléon 1er,
+roi d'Italie et protecteur de la Confédération germanique.
+
+Napoléon n'est pas mon fétiche, à moi, j'aime mieux Franconi.
+
+Devine devinaille! Savez-vous pourquoi les gouvernements qui ont besoin
+de chaussures frappent toujours à la porte des boutiques où il n'y a ni
+cuir ni ligneul? Et de même pour le reste, achetant leur pain au
+boucher, leur viande chez l'horloger et l'avoine de leurs chevaux aux
+fabricants de corsets mécaniques?
+
+Dans l'histoire dont je vous parle, on voyait un bedeau de paroisse et
+un facteur rural, qui vendirent au grand Napoléon trente-six charretées
+de fusils.
+
+Le brave homme aux 300.000 paires de souliers était un maquignon de
+Lillebonne qui avait un neveu, brosseur chez un capitaine, lequel
+capitaine faisait la cour à une demoiselle qui connaissait une dame dont
+la soeur avait une cousine. Comprenez-vous? La cousine était précisément
+la tante d'un beau gars qui valsait bien. Et la femme de M. le
+secrétaire général du ministère de la Guerre était folle de la valse.
+
+J'ai gazé l'anecdote à cause de vos moeurs.
+
+Voilà comment les choses se font: Mme la secrétaire générale donna la
+fourniture au beau gars, qui la vendit à sa tante, qui la passa à la
+cousine et ainsi de suite jusqu'à l'oncle du brosseur.
+
+Tout le long du chemin, la fourniture avait sué des pièces de cent sous.
+Elle était maigre, maigre quand elle arriva au maquignon de Lillebonne.
+S'il avait eu la bête d'idée de livrer des vrais souliers au
+gouvernement, il aurait fondu son dernier sou.
+
+Mais c'était un fin finaud de Cauchois. Il se dit: Qu'est-ce que ça
+fait? c'est pour des soldats!
+
+Et il acheta un plein magasin d'almanachs qu'il fourra dans les
+semelles.
+
+Qui fut bien chaussé? ce fut le fournisseur. Quant aux soldats, ils
+allèrent sur leurs plantes, dans la boue, jusqu'à Vienne ou jusqu'à
+Moscou, je ne sais pas au juste. Et tout le monde fut content.
+
+Ça vous est égal, mon histoire? vous croyez ça? Peut-être que vous vous
+trompez. Moi elle me donna la première idée de ma comédie.
+
+Et j'y pioche depuis le temps.
+
+De rien on ne peut rien faire, ça parait certain, mais il est également
+positif qu'avec presque rien on peut faire beaucoup. Voyez les
+almanachs, qui deviennent des semelles, portant les conquérants de
+l'Europe!
+
+C'est affaire de soins, de peines, et la manière de s'en servir.
+
+Mon histoire, telle que je vous l'ai contée, a tué le pauvre jeune M. de
+Rochecotte, à plus de soixante ans de distance.
+
+Et la petite photographie qui est là.... Mais n'embrouillons rien.
+C'était pour réveiller votre attention, Monsieur et cher compatriote.
+C'est fait.
+
+Nous en étions à ce qu'on peut tirer de presque rien. Dame! consultez la
+nature. Le coq est dans l'oeuf, le chêne est dans le gland.
+
+On couve l'oeuf, on arrose le gland; l'affaire sort, on la nourrit, on
+l'engraisse.
+
+Mais comment engraisser une affaire? Avec du foin? Non, avec de
+l'esprit, de l'adresse--et de la conscience.
+
+J'en ai plein mes poches et encore au grenier.
+
+Aussi, mon affaire se porte comme le Pont-Neuf, M. Scribe en serait
+jaloux....
+
+Il reprit haleine. Je passai mon mouchoir sur mon front qui était baigné
+de sueur.
+
+Pour tout autre ces choses eussent bourdonné à l'oreille comme un vain
+son. Moi, j'en souffrais comme la souris que le chat pelote.
+
+J'aurais payé pour que la griffe jaillît enfin hors de cette patte de
+velours.
+
+--Patience! fit M. Louaisot, avec son détestable sourire. Je ne dis rien
+d'inutile, et nous en verrons le bout. L'origine de ma brillante
+éducation fut donc l'anecdote des souliers militaires, fabriqués avec
+des almanachs. Ils étaient, dans notre pays de Caux, cinq fournisseurs
+de la même farine.... Mais vous transpirez trop, Monsieur et cher
+compatriote. J'abrège. Arrivons au fait et parlons de vous.
+
+--Oui, parlons de moi, répétai-je machinalement, je vous en prie!
+
+C'était de ma part, un véritable cri de détresse. M. Louaisot me jeta un
+regard de travers.
+
+--Ma parole, fit-il non sans dépit, je ne suis pourtant pas ici pour
+m'amuser. Aviez-vous peur de me voir démonter pour vous toute ma
+mécanique? Non pas, non pas, diable!
+
+Il ajouta en tirant sa montre:
+
+--J'ai d'autres clients que vous, mon cher Monsieur, entre autres la
+personne qui offre trois mille francs pour la photographie. Elle paye
+bien, et comptant. Je la sers pour son argent, ric à rac. Mais quant à
+gâter le métier, jamais! Ce n'est pas mon tempérament.
+
+D'ailleurs, qui sait? Peut-être que j'ai une vieille dent de lait
+contre cette personne-là. Et peut-être qu'au contraire je vous porte un
+intérêt hors ligne. Pourquoi? parce que....
+
+Voyons! si vous étiez l'affaire?
+
+--L'affaire? répétai-je encore, cherchant à lire dans le rayon qui
+flambait dans ses yeux.
+
+--Oui, l'affaire! si vous étiez l'affaire, la propre affaire que je
+nourris et que j'engraisse pour la vendre de mon mieux à la foire
+prochaine? On a vu des choses plus étonnantes, Mylord!
+
+En foi de quoi, ne faites plus l'endormi, et ouvrez vos deux oreilles
+toutes grandes....
+
+Il changea de ton et poursuivit avec une emphase soudaine:
+
+--M. Thibaut, vous allez entrer, non, vous êtes entré déjà et jusqu'au
+menton encore, dans une charade de tous les diables dont vous chercherez
+le mot longtemps, longtemps.
+
+Quand vous trouverez le mot, si jamais vous mettez la main dessus, il
+sera peut-être trop tard.
+
+En attendant, vous aurez des hauts et des bas, M. Thibaut. Au moment où
+vous vous croirez mort, je vous enverrai du secours, par suite de
+l'affection que vous avez su m'inspirer dans cette courte entrevue, ou
+bien pour nourrir l'affaire, arrangez cela comme vous voudrez.
+
+Mais aussi, quand vous ouvrirez le bec pour crier victoire, boum! un
+coup de canon! C'est moi qui tirerai sur vous à boulet rouge.
+
+L'affaire! Votre victoire tuerait l'affaire tout aussi bien que votre
+mort.
+
+Pour le moment, vous êtes à la côte comme disent les marins, aussi je
+vous tends la corde. Que souhaitez-vous, cher M. Thibaut? Je gage que
+c'est la photographie. En vérité, ça n'en vaudrait pas la peine. Je
+ferai mieux, je veux vous rendre l'original du portrait....
+
+Je joignis les mains comme s'il m'eût ouvert le ciel.
+
+--Attendez donc! ajouta-t-il. Et ça se mêle d'être le collègue de M.
+Ferrand! Voilà un compagnon dont la peau n'est pas transparente!
+L'avez-vous regardé dans l'oeil?... Attendez donc! Que feriez-vous du
+pauvre ange si les mêmes obstacles restaient dressés entre elle et vous?
+Je ne fais rien à demi. En vous rendant l'original en question, je
+prétends vous fournir les moyens de l'épouser bel et bien par-devant M.
+le curé et par-devant M. le maire.
+
+Ma tête s'inclina sur ma poitrine. J'étais incapable de trouver une
+parole. Mais des paroles, il en avait pour deux.
+
+--Vous croyez que je me moque de vous, jeunesse? reprit-il; vous avez
+tort. Je n'ai jamais le temps de me moquer. Je possède un moyen certain
+d'obtenir, par des voies de douceur, le consentement de cette farouche
+Mme Thibaut. Je suis prêt à mettre ce moyen à votre disposition, et
+ça ne vous coûtera que mille écus: juste le prix marqué par l'autre
+client sur la photographie.
+
+--Je n'ai pas mille écus, murmurai-je.
+
+--On vous fera crédit, mon prince, dit-il en souriant.
+
+Puis il ajouta ces paroles étranges:
+
+--Voyez-vous, il ne faut jurer de rien. Vous êtes peut-être un
+millionnaire, sans le savoir....
+
+
+Pièce numéro 29 bis
+
+(Écriture de Lucien. Suite du précédent.)
+
+On est venu me demander pendant que j'écrivais. Il m'a été remis un pli
+jeté dans la boîte du concierge, et contenant une lettre ou plutôt un
+fragment de lettre qui ajoute un point d'interrogation à tant d'autres.
+
+Tu le verras. Je continue tandis que j'ai la mémoire fraîche, désirant
+terminer aujourd'hui même le récit de mon entrevue avec M. Louaisot.
+
+Cette phrase bizarre: _Vous êtes peut-être un millionnaire sans le
+savoir,_ glissa sur mon entendement au milieu du flux des paroles dont
+j'étais littéralement inondé. M. Louaisot poursuivit après une pause,
+destinée sans doute à souligner son allusion à mes prétendus millions:
+
+--Vous n'avez pas, Monsieur et cher compatriote, à vous occuper des
+réalités ou des rêves sur lesquels je pique mon hypothèque. Ça me
+regarde exclusivement: Je suis majeur. Je prendrai votre promesse pour
+bonne, voilà le fait. Pas d'écrit, pas de billet! à la normande!
+Tapez-moi seulement dans le creux de la main.
+
+Il avança la sienne. Je la touchai du bout de mes doigts.
+
+Je n'espérais pas beaucoup sans doute du moyen mystérieux que M.
+Louaisot mettait à ma disposition comme s'il eût été une bonne fée, mais
+j'éprouvais une curiosité d'enfant.
+
+Je voudrais en vain le cacher, j'étais sous le coup de ce trouble qui
+porte à admettre le merveilleux.
+
+Dans une certaine mesure, M. Louaisot, touchant le but qu'il visait,
+avait réussi à me fasciner.
+
+--Tope! fit-il, marché conclu. Trois et trois font six, lié! c'est six
+mille francs que je gratte, ce matin. Passons au moyen dont je vais
+opérer loyalement la livraison. Vous n'avez pas plus de ruse qu'il ne
+faut dans votre sac, mon cher Monsieur, mais vous êtes juge; après tout,
+ça forme un jeune homme.
+
+Vous avez vu et entendu, sur le banc des accusés, des gaillards qui ont
+le fil, sans compter les avocats: vous savez à peu près ce que parler
+veut dire.
+
+Bon! Votre maman, qui est une respectable femme, veut faire votre
+fortune par un mariage. Les mères ne sortent pas de là. Pour elles,
+c'est le grand chemin. Et ici, la bonne dame est tout spécialement
+servie par le hasard. Après avoir jeté ses plombs sur des goujons de
+médiocre grosseur, Mlle Sidonie, Mlle Agathe, Mlle Maria...
+vous voilà tout ébahi de me voir connaître ces noms-là. Mettez-vous donc
+une bonne fois dans la tête que notre métier vit de conscience.
+
+Nos prospectus chantent: «Je sais tout, je sais tout, je sais tout!» Ce
+serait donc manquer de conscience si la maison ignorait la moindre des
+choses.
+
+Je reprends: La maman Thibaut, en lorgnant ce fretin, a cru voir tout
+d'un coup qu'un bien autre poisson rôdait autour de sa nasse.
+
+Un superbe saumon, celui-là! saperlotte! le plus beau poisson du pays à
+vingt lieues à la ronde! Mme la marquise de Chambray, la reine de la
+localité, l'étoile de l'arrondissement, l'astre du département, et avec
+ça le miroir de toutes les vertus, un phénix, quoi, une perle, un
+trésor... je ne ris pas, au moins: c'est ma cliente. Me suivez-vous
+bien, jeune homme?...
+
+Je fis un geste affirmatif.
+
+--Et vous ne vous offensez pas du ton léger que je prends, hein? On ne
+peut pas toujours rester raides comme des bâtons. J'ai un fonds de
+gaieté dans le caractère. «Voulez-vous bien me dire maintenant ce que
+pouvait peser votre autre petite vis-à-vis de l'incomparable marquise?
+Je parle de Jeanne Péry, la pauvre fillette. Vous savez mieux que
+personne d'où elle sort. Et pour racheter sa naissance, elle n'a que les
+dettes laissées par ses lamentables père et mère.
+
+--Mme Péry, voulus-je dire, était une femme....
+
+--Parbleu! interrompit M. Louaisot, et M. Péry, un homme. Au point de
+vue physiologique, il faut cette variété dans les sexes pour constituer
+un ménage.
+
+Mais quel homme! et quelle femme! Votre fantaisie de grand enfant pour
+l'héritière de ce couple, mon cher Monsieur, n'aurait pas même pu faire
+tort à Mlle Maria, ni à Mlle Agathe, ni à Mlle Sidonie. Jugez
+donc quand Mme votre maman l'a flanquée en balance avec la marquise
+Olympe!
+
+Et encore, votre bonne mère avait à dire ceci: c'est que vous étiez
+moins godiche dans votre jeune âge. La susdite marquise Olympe avait été
+votre premier rêve. Ne rougissez pas: c'est un fait acquis à l'histoire
+générale de notre époque.
+
+Bon! voici quelque chose de moins vraisemblable: de son côté,
+l'éblouissante Olympe en tenait pour vous, mon prince. Sous quel
+prétexte? Je n'explique pas, je constate. L'Amour a un bandeau dans la
+mythologie, et d'ailleurs, en dehors de l'innocence incurable qui fait
+le désespoir de vos proches, vous êtes diablement joli garçon!
+
+Enfin n'importe, ça y était: Cupidon l'avait piquée de ses flèches. On
+pouvait donc chanter: affaire bâclée! et marchander la corbeille.
+
+Ah! bien, ouiche! pas du tout. Obstination inopinée de l'ancien agneau
+qui tourne au bélier pour l'entêtement. L'agneau s'acharne après son
+second rêve, le mauvais rêve, celui qui n'a pas le sou!
+
+Dame! maman se fâche, mais là, tout bleu! Les deux soeurs n'ont plus une
+goutte de sang qui ne soit vinaigre.... Qu'est-ce que c'est Pélagie?
+
+La porte par où j'étais entré venait de s'ouvrir, et cette large fleur,
+Pélagie, s'épanouissait sur le seuil.
+
+--C'est la dame, dit-elle.
+
+--Quelle dame? demanda M. Louaisot avec impatience.
+
+--Parbleu! répliqua Pélagie, la belle, donc! Celle du pays, et que vous
+avez dit d'aller lui chercher des gâteaux jusque chez Félix, si elle
+veut.
+
+M. Louaisot de Méricourt sourit d'un air discret et fin.
+
+--Emballe dans le boudoir, ma vieille, dit-il, donne le journal et prie
+d'attendre. Sois polie, sois même prévenante, mais non pas jusqu'à
+offrir l'absinthe. Et souviens-toi bien de ceci: le jeune seigneur ici
+présent doit être traité en toutes circonstances avec les mêmes
+ménagements. La dame et lui font la paire. Suppose que ma clientèle soit
+un panier, ils sont le dessus de ma clientèle. Va!
+
+La Normande l'écoutait comme toujours d'un air moitié obéissant, moitié
+goguenard.
+
+Quand elle eut refermé la porte, M. Louaisot reprit:
+
+--Concis et précis, voilà désormais le mot d'ordre. Je supprime toute
+une série d'arguments intermédiaires, et je dis: nos prémisses étant
+posées comme ci-dessus, il est clair que la maman vous ferait rôtir sur
+le bûcher d'Abraham plutôt que de vous laisser convoler avec la
+photographie.
+
+C'est certain, c'est net et plus évident que la lumière du jour. Et je
+l'approuve, cette mère de famille.
+
+Mais si on démolissait les prémisses de fond en comble, de manière à
+n'en pas conserver une miette, qu'arriverait-il? Veuillez me répondre.
+
+Je n'eus garde. Il continua:
+
+--Monsieur et cher compatriote, j'ai rencontré plus d'un modèle
+d'ahurissement, mais d'aussi parfait que vous, jamais! J'ai peut-être
+en tort de vous parler la langue des artistes et gens du monde. En bon
+français d'Yvetot, voyons! Je suppose que Mme la marquise ne veuille
+plus de vous?
+
+Je dus faire un mouvement, car il s'écria:
+
+--N'est-ce pas que c'est une idée? J'en ai comme ça par hasard d'assez
+mignonnes. Il est manifeste que le refus de la belle Olympe arrangerait
+déjà beaucoup nos affaires. Le gros poisson étant parti, on
+recommencerait la pêche aux goujons.
+
+Mais c'est que notre pauvre photographie n'est même pas un goujon,
+direz-vous?
+
+Elle n'est rien. Elle est moins que rien.
+
+Donc, le refus de la rayonnante Olympe n'aurait pour résultat immédiat
+que de nous ramener à Mlle Sidonie, à Mlle Agathe et à Mlle
+Maria. Est-ce que nous voulons? Non? Alors, creusons l'idée....
+
+J'écoutais, pour le coup, de toutes mes oreilles. Cela mettait M.
+Louaisot en bonne humeur, il continua:
+
+--Ma parole, il a l'air de comprendre, l'élève Thibaut! Je creuse: je
+suppose que la situation monétaire de Mlle Jeanne vienne à
+s'améliorer. Comment? Je vais vous étonner: par la resplendissante
+Olympe elle-même.
+
+Vous faites la grimace, ça m'est égal. Quand on est en train de
+supposer, il ne faut jamais s'arrêter à moitié route. Les frais sont
+nuls.
+
+Je suppose donc que cette même radieuse Olympe, comparable à la
+divinité, abaisse un regard plein de miséricorde sur la
+photographie--qui est sa parente, vous savez, et qui pouvait avoir
+quelques droits à l'héritage de feu le marquis. Eh! eh! pas si bête, ce
+M. de Méricourt! je suppose, dis-je, que la dite Olympe ait l'idée,
+spontanée ou suggérée, de prendre ladite photographie sous sa protection
+majestueuse, de la relever par son contact purificateur, de la présenter
+dans le monde....
+
+--Assez! assez! balbutiai-je avec découragement.
+
+--Comment, assez! non pas, saperlotte! ce n'est pas assez, mon cher
+Monsieur.
+
+--Vous me leurrez d'espérances impossibles!
+
+--Est-ce votre avis? Gardez-le pour vous. Personne ne vous a consulté,
+pas vrai? Loin que ce soit assez, il faut encore qu'Olympe, déjà
+plusieurs fois nommée, et image de la céleste Providence, après avoir
+nettoyé notre ange, fournisse une jolie petite dot par-dessus le marché.
+
+Cette fois, je me levai indigné. M. Louaisot me saisit le poignet au
+moment où je me dirigeais vers la porte.
+
+Cet homme a la force d'un boeuf. Je restai immobile comme si les deux
+moitiés d'un étau s'étaient refermées sur mon bras.
+
+--Il le faut, il le faut, il le faut! répéta-t-il par trois fois. Non
+pas seulement pour vous, mais pour moi, pour nourrir l'affaire qui est
+en train de maigrir. Et d'ailleurs, croyez-moi, Mylord, l'auguste Olympe
+doit bien ça à sa pauvre petite cousinette. Ce ne sera qu'un à
+compte....
+
+Mon regard l'interrogea. Il s'interrompit pour ajouter:
+
+--Ne tâchez jamais d'en savoir plus long que je n'en veux dire. C'est
+inutile. Ne songez qu'à votre propre cas. Vous l'aimez ou vous ne
+l'aimez pas, cette pauvre petiote....
+
+--Jeanne! m'écriai-je. Si j'aime Jeanne!...
+
+--Bien, très bien! interrompit-il. Ça suffit, je n'en doute pas, et
+c'est pour cela que je vous dis sans ménager mes expressions: Votre
+hésitation est bête comme tout. Pendant que vous hésitez, qui sait si la
+pauvre petite chérie est étendue bien à son aise sur un canapé
+entièrement bourré de feuilles de roses?
+
+Eh! Biribi! vous ne songiez plus à cela!...
+
+Son terrible regard était sur moi. Il m'entra dans le coeur comme un
+couteau.
+
+--Vous savez où elle est! prononçai-je avec effort.
+
+Il me regardait toujours.
+
+--Vous savez qu'elle souffre!...
+
+Il haussa les épaules.
+
+--Je sais tout, mon frère, prononça-t-il durement. La question n'est pas
+là. Voici la question: je vous vends moyennant trois mille francs, un
+moyen de forcer la marquise de Chambray....
+
+--De forcer! répétai-je malgré moi.
+
+--Dame! écoutez donc, je ne suis pas sorcier au point de tordre une
+volonté sans serrer un peu son poignet ou sa gorge.
+
+--Pour forcer, il faut menacer....
+
+--À tous le moins, oui. Quelquefois, on est obligé d'exécuter la
+menace.
+
+--Pour menacer, il faut savoir....
+
+--Ça parait plausible, M. Thibaut. Aussi, je comptais vous apprendre....
+
+--Et vous croyez que je voudrais pénétrer dans la vie d'une femme!
+Acheter son secret!
+
+Je parlais avec une telle véhémence que ma voix se brisa dans ma gorge.
+
+M. Louaisot me contemplait avec un mépris qui allait jusqu'à
+l'admiration.
+
+Il restait là devant moi sans parler.
+
+Enfin, de lui quelque chose remua. Ce fut sa main qui souleva
+négligemment la pièce de procédure placée sur le portrait de Jeanne.
+
+Et il se mit à jouer avec la photographie, la faisant tourner et
+retourner entre ses doigts.
+
+--Je vois mon cher M. Thibaut, reprit-il après un assez long silence,
+que vous n'aimez pas cette enfant-là comme je le croyais. Ceci vous
+regarde, et je ne vois plus, en définitive, pourquoi vous ne finiriez
+pas par vous entendre avec Madame votre mère.
+
+Quant à moi vous me jugez mal parce que vous ne me connaissez pas. Dans
+la profession, jamais on ne trahit un secret, c'est la règle de
+conduite,--surtout pour trois mille misérables francs!
+
+Je puis avoir la fantaisie de vous servir. J'y puis avoir intérêt aussi.
+Je peux encore, suivant le penchant de ma nature espiègle, ne pas
+résister au plaisir de faire une niche à une belle dame qui m'a traité
+quelquefois peut-être du haut de sa grandeur. «Mais elle est ma cliente.
+Son secret, mon cher Monsieur, repose dans ma poitrine comme au fond
+d'un cercueil. «Elle a plusieurs secrets, la magnifique créature, un
+surtout, un gros. Vous le connaîtrez peut-être un jour, mais ce ne sera
+pas par moi.
+
+Je nourris les affaires, je ne les étrangle pas.
+
+Finissons: vous m'avez acheté pour trois mille francs de marchandise,
+reste à opérer la livraison. J'y procède.
+
+Il prit sur son bureau une feuille de papier à lettre et y traça
+lestement une ligne,--une seule.
+
+--Maintenant, poursuivit-il en me tendant la feuille pliée en quatre,
+vous ferez de ceci l'usage que bon vous semblera. Il vous est même
+loisible de le jeter au feu sans l'ouvrir; vous ne m'en devrez pas moins
+les trois mille francs convenus.... Je suis attendu par une dame, vous
+ne m'en voudrez pas si je vous quitte. Au plaisir de vous revoir, mon
+cher M. Thibaut.
+
+Comme je n'avais pas avancé la main pour prendre la feuille de papier
+pliée en quatre, il la glissa sur mes genoux. Puis il me laissa seul.
+
+
+Pièce numéro 30
+
+(Écriture de Lucien, suite du précédent.)
+
+J'ai dormi, cela ne m'a pas reposé. J'ai la fièvre.
+
+Je devrais placer ici, dans mon dossier, des pièces, selon leur numéro
+d'ordre, car elles me sont parvenues hier, mais j'aime mieux achever mon
+récit sans le morceler.
+
+Quand M. Louaisot me quitta ainsi brusquement, je ne répondis pas à son
+salut et ne songeai même point à me retirer.
+
+Tout ce qui m'avait été dit depuis deux grandes heures tourbillonnait
+autour de ma cervelle. L'impression que me laissait l'ensemble de
+l'entretien était menaçante à un point que je ne peux exprimer.
+
+Il me semblait que le regard affilé de cet homme pesait comme un
+couperet sur mon front. Il y laissait une sensation de plaie vive.
+
+Je restais assis à la même place. J'avais encore sur mes genoux la
+feuille pliée en quatre qu'il y avait posée. L'agenda, le protêt et la
+photographie avaient disparu: M. Louaisot les avait serrés ensemble dans
+un tiroir fermant à clé.
+
+Non seulement l'idée de prendre connaissance de l'écrit de M. Louaisot
+ne m'était pas venue, mais je ne l'avais ni touché ni même regardé.
+
+Ce qui m'éveilla, ce fut la sonore chanson de la Normande qui avait
+entonné le _Sire de Framboisy_ dans l'antichambre, en battant le
+par-dessus de son maître, à grand fracas.
+
+Concurremment avec le chant de Pélagie, mon oreille perçut alors le
+murmure d'une conversation vive et animée, mais qui très certainement
+n'était pas une dispute.
+
+Elle ne ressemblait guère à mon entretien avec M. Louaisot: les
+répliques allaient et venaient comme un feu croisé.
+
+Cette conversation ne se tenait point dans la pièce voisine. Je devais
+être séparé des interlocuteurs par deux portes dont une restait
+entrouverte.
+
+Je ne distinguais, bien entendu, aucune des paroles prononcées, mais le
+timbre des voix m'arrivait assez net.
+
+Il y avait un homme et une femme.
+
+Je savais que la femme était Olympe bien que son nom n'eût point été
+prononcé. La pensée d'Olympe me ramena au papier qui était sur mes
+genoux.
+
+Je le pris. Je crois pouvoir affirmer que c'était pour le jeter au feu.
+
+Il n'y avait pas de feu dans la cheminée.
+
+En toute ma vie je n'avais jamais songé à Olympe sans éprouver un
+sentiment d'admiration et de respect, auquel se mêlait une part de
+sincère affection.
+
+Je la considérais comme une créature charmante, hautement accomplie,
+bonne, spirituelle, heureuse autant qu'on peut l'être ici-bas et
+méritant tout ce bonheur.
+
+Si quelque chose m'éloignait d'elle un peu c'était son incontestable
+supériorité sur moi. Je me sentais, en vérité, par trop au-dessous
+d'elle.
+
+Tu sais bien, Geoffroy, j'étais un garçon honorable, et je le suis
+encore. Je crois que je le suis, malgré la conduite que je tins à dater
+précisément de cette heure qui commença ma misère.
+
+Ma vraie misère, Geoffroy, car, avant cette heure, je ne faisais que
+souffrir.
+
+Et depuis cette heure, le remords est dans ma souffrance.
+
+Le remords! Et pourquoi! Quel mal pouvait-il y avoir à déplier ce
+papier?
+
+Ce sont bien là ces lâches questions qui entament un caractère!
+
+Je voudrais tout rejeter sur la maladie de mon cerveau; et peut-être en
+aurais-je le droit, selon le monde, mais au-dedans de moi un reproche
+s'élève que je ne puis pas étouffer.
+
+Geoffroy, j'ai mal fait....
+
+Je vais te dire: mon regard était fixé sur le bureau, à la place même où
+souriait naguère le portrait de ma pauvre petite Jeanne.
+
+J'entendis rire M. Louaisot, et Olympe éleva la voix comme pour
+ordonner.
+
+Je savais que c'était elle qui avait offert trois mille francs à M.
+Louaisot pour connaître la retraite de Jeanne.
+
+Je le savais, je le sentais: elle était l'ennemie de Jeanne.
+
+Après tout, ce n'était pas pour moi que je combattais. J'étais chargé de
+défendre Jeanne. Sa mère m'avait appelé à son lit de mort.
+
+Et Jeanne avait-elle au monde un autre défenseur que moi?
+
+Ah! Geoffroy, Geoffroy, je plaide ma cause. Comment me jugeras-tu?
+
+Car j'ouvris le pli malgré mes mains qui tremblaient et malgré la voix
+qui disait au-dedans de moi: tu fais mal.
+
+La ligne tracée par M. Louaisot était ainsi: _Dites-lui seulement: je
+sais l'histoire du codicille...._
+
+À peine mon regard eut-il effleuré ces mots que le papier, froissé avec
+honte, puis déchiré en pièces, éparpillait ses morceaux sur le parquet.
+Il eût fallut agir ainsi quelques secondes auparavant. Maintenant, il
+était trop tard. On peut détruire la page dépositaire d'une pensée, on
+ne peut pas détruire la pensée.
+
+J'avais lu. Les mots étaient imprimés dans mon souvenir.
+
+Ces mots insignifiants, ces mots, jetés peut-être au hasard, ils
+vivaient désormais en moi, ineffaçables.
+
+Je _sais l'histoire du codicille_! c'était bien la forme consacrée du
+talisman. Cela ressemblait au «Sésame, ouvre-toi» des contes arabes. Il
+y avait là un mystère qui était une menace, une clé, une arme.
+
+La seule idée de me placer en face d'Olympe, l'amie de ma famille, la
+compagne de mon enfance, avec cette arme dans la main, fit monter le
+rouge de l'humiliation à mon front. Jamais, oh! certes, jamais je ne
+devais me servir de cette arme!
+
+--Pardon, excuse, dit la haute et intelligible voix de Pélagie qui
+venait de pousser la porte d'entrée d'un bon coup de pied, si ça ne vous
+dérangeait pas dans vos patenôtres--car vous parlez tout seul et c'est
+drôle, à votre âge--je balaierais à fond le bureau du patron. C'est mon
+jour.
+
+Je pris mon chapeau avec précipitation. Pélagie était debout sur le
+seuil, tenant son balai comme une lance. Elle s'effaça militairement
+pour me laisser passer et me dit:
+
+--Alors, il n'y a rien pour le vent de la porte qui a dérangé le papier
+placé sur le portrait de la petiote?
+
+Je m'arrêtai court, elle ajouta:
+
+--La princesse qui est là dans le boudoir ne viendrait jamais sans
+cracher au bassinet. Ça se doit.
+
+Elle baisa en riant la pièce de monnaie que je lui mis dans la main.
+
+--Tenez, bel homme, me dit-elle, on s'intéresse à vous. Je mettrai ça de
+côté comme un sou percé, parce que l'argent de joli garçon, ça porte
+bonheur. Comme vous prendriez vos jambes à votre cou, si vous saviez ce
+qui vous attend à votre hôtel!
+
+
+Pièce numéro 31
+
+(Charmante petite écriture de fillette. Signée «Jeanne» tout court.)
+
+_À M. Thibaut, juge, etc., à Yvetot:_ «Prière de faire suivre en cas
+d'absence.»
+
+(Sans indication du lieu de départ.)
+
+7 juillet 1865.
+
+Monsieur et bon ami.
+
+J'espère que ma bien-aimée mère est heureuse aux pieds de Dieu, mais je
+suis bien seule depuis qu'elle m'a quittée, et ses conseils me manquent
+à ce point que je ne sais plus ni que dire, ni que faire.
+
+Peut-être m'aurait-elle blâmée de vous écrire, et pourtant votre nom
+était sur ses lèvres, à l'heure où elle m'a dit au revoir pour un monde
+meilleur, et je suis bien sûre de l'avoir entendu dans son dernier
+baiser.
+
+Elle vous aimait tant! Je crois bien qu'elle ne sera pas fâchée contre
+moi, si elle me voit. Elle avait confiance en vous et je ne peux guère
+m'adresser à un autre que vous.
+
+Comment vais-je commencer, cependant? Je ne sais pas où je suis. Et
+quelles paroles employer, puisque j'ai à vous dire que vous êtes la
+cause bien innocente de ma captivité inexplicable!
+
+Je suis maintenant à peu près certaine que la lettre n'était pas de
+vous: la lettre qui m'a mise hors du couvent de la Sainte-Espérance. De
+qui est-elle? Ma mère avait des ennemis, puisqu'elle recevait des
+lettres qui l'ont tuée.
+
+Mais je ne connaissais aucun de ces ennemis.
+
+Et la lettre ne peut être d'un ami, puisqu'elle n'est pas de vous. Je
+l'ai gardée, je vous la montrerai, si je dois avoir jamais le bonheur de
+vous revoir.
+
+Assurément, je n'aurais pas dû ajouter foi à cette lettre, ni surtout
+obéir à ses prescriptions. Il y avait là-dedans trop de choses qui
+n'étaient pas vous.
+
+Mais j'ai cru à ma joie, c'est ma joie qui m'a trompée. Ma joie m'avait
+rendue folle.
+
+Est-ce qu'un pareil bonheur serait possible?
+
+Il est au-dessus de mes forces de vous répéter ce qu'il y avait dans
+cette lettre, mais je dois vous dire, pour mon excuse, qu'elle me
+parlait de Mme Thibaut, votre mère....
+
+C'est ce nom respecté qui m'a décidée.
+
+Une fois décidée, j'ai accompli résolument tout ce que vous
+m'ordonniez... tout ce que la lettre, du moins, m'ordonnait de faire.
+
+J'ai confiance en vous, Lucien, je ne crois qu'en vous ici-bas: comment
+aurais-je pu désobéir à un ordre qui me venait de vous?
+
+Je ne me déplaisais pas tout à fait chez les Dames de la
+Sainte-Espérance. Ce sont des personnes calmes et douces, un peu
+froides, même un peu sévères, mais leur austérité convenait justement à
+ma mortelle tristesse.
+
+Je ne me plaignais de rien, même au fond de mon coeur. Je vivais en
+moi-même. J'étais avec ma mère--et avec vous.
+
+Je savais, on me l'avait dit tout de suite, que ma pension était payée
+par ma cousine Olympe. Cela m'inspirait beaucoup de reconnaissance, et
+peut-être aussi un peu de chagrin. Je ne pourrais expliquer ce dernier
+sentiment que je me reprochais à moi-même.
+
+Maintenant, pour vous apprendre le reste, il faut bien que je fasse
+comme si la lettre était de vous. Pardonnez-moi. Vous êtes la bonté même
+et vous me jugerez sans rudesse.
+
+En quittant le couvent, je me suis rendue tout de suite à l'endroit que
+vous m'aviez indiqué. Est-il besoin d'ajouter que vous n'y étiez pas?
+
+Mais il y avait quelqu'un à m'attendre. Je fus reçue par une femme jeune
+encore, très forte de taille et d'un joyeux caractère qui se dit envoyée
+par vous.
+
+Tout de suite, je me dis ce doit être une bonne fermière des environs
+d'Yvetot.
+
+Elle portait le costume des Cauchoises.
+
+Je fus attristée par votre absence, mais rien de vous ne peut me
+blesser. Je ne conservais encore aucun soupçon. Je pris mon repas avec
+cette femme. Nos métayères mangent et boivent bien quand elles ont
+l'occasion. Je ne m'étonnai ni de son appétit ni de sa soif. Après le
+dîner, sa gaieté avait redoublé. Elle se mit à chanter des chansons qui
+n'étaient pas toutes de Normandie.
+
+Je fus un peu choquée par certaines de ces chansons et aussi par
+quelques plaisanteries. Elle le vit et me dit:
+
+--On est habitué au cidre chez nous, et peut-être que le vin de par ici
+aura tapé sous ma coiffe.
+
+La chambre d'auberge était à deux lits. Elle ronfla dans l'un, je
+veillai dans l'autre.
+
+Et quand je m'endormis, à la fin, je fis de beaux rêves.
+
+Le lendemain, en s'éveillant, elle mit sur mon lit des vêtements qui
+n'étaient pas les miens, donnant pour prétexte que je devais éviter
+d'être reconnue.
+
+C'était plausible. Les vêtements me semblaient pourtant d'une élégance
+un peu trop parisienne.
+
+Dès que je fus habillée, nous sortîmes. Je lui demandai où nous allions;
+elle me répondit:
+
+--Chez Nadar. Quand ma pauvre mère se promenait encore, j'avais regardé
+souvent avec envie la devanture de ce palais, où travaille le célèbre
+photographe. Je me souvenais du désir que vous aviez de posséder mon
+portrait. Mais nous étions si pauvres!
+
+Quoique je n'eusse manifesté aucune surprise, la métayère me dit en
+forme d'explication:
+
+--C'est la maman à M. Thibaut qui veut comme ça qu'on lui envoie par la
+poste la frimousse de sa future belle-fille. Ma main a tremblé, Lucien,
+en traçant ce dernier mot.
+
+La fermière l'avait prononcé avec un bon gros rire.
+
+Je posai en souriant, car je pensais à vous. Le premier cliché réussit.
+Ce fut la fermière qui passa au bureau, et je n'entendis pas l'adresse
+qu'elle donna pour qu'on y envoyât les épreuves.
+
+Je n'ai plus jamais entendu parler de cela.
+
+En sortant de chez Nadar, nous prîmes une voiture sur le boulevard, et
+la métayère en ferma les stores, toujours par précaution, après avoir
+parlé bas au cocher.
+
+Nous partîmes aussitôt et nous sortîmes de Paris. La voiture roula
+plusieurs heures sans s'arrêter. Nous dînâmes dans un village. Quand la
+fermière se fut «mis sa bouteille dans le coffre», comme elle disait,
+elle redevint aussi gaie que la veille et me dit:
+
+--Tout ça finira joliment bien, vous verrez, mais M. Thibaut a des
+mesures à prendre. On agit dans votre intérêt. Dormez tranquille.
+
+Et en effet, aussitôt remontée en voiture, je me sentis prise d'un
+assoupissement irrésistible. J'avais mangé très peu pourtant, et c'est à
+peine si le vin trempé d'eau de mon verre avait touché mes lèvres.
+
+Je dormis jusqu'à la nuit tombée, où il me sembla que nous entrions dans
+une ville. Je voyais vaguement beaucoup de lumières et j'entendais les
+roues sonner sur le pavé.
+
+À en juger par le temps qu'avait duré notre voyage, nous devions être
+déjà bien éloignées de Paris. Je songeai à Rouen, qui est sur la route
+de chez nous....
+
+Je ne m'éveillai véritablement qu'après être sortie de la voiture.
+
+On m'avait portée dans une allée qui n'était pas large. Je voyais
+beaucoup de clarté derrière moi: dans la rue, sans doute.
+
+Le trouble de mes sens était si complet que ce moment m'a laissé de très
+vagues souvenirs.
+
+Un homme, qui n'était pas le cocher, aida la fermière à me faire monter
+un escalier ciré et éclairé comme ceux de Paris.
+
+Une porte était toute ouverte au haut de l'escalier. Nous entrâmes, la
+métayère, l'homme et moi.
+
+L'homme disparut à l'intérieur de la maison. Dans mes souvenirs, il est
+vêtu d'une robe de chambre à ramages et porte des lunettes. Je ne l'ai
+plus revu.
+
+Je fus tout de suite introduite par la métayère dans ma chambre
+actuelle, que je n'ai point quittée depuis lors.
+
+C'est une cellule assez propre dont la petite fenêtre à jalousies ne
+voit rien, sinon un coin du ciel, par-dessus des toitures et des tuyaux
+de cheminée.
+
+En montant sur une chaise pour me pencher au-dessus de la garde en
+treillage de fer qui coupe ma croisée à la hauteur de mon menton, j'ai
+pu apercevoir, non pas une cour, mais un passage vitré qui s'illumine le
+soir.
+
+La poussière, qui est collée en couche épaisse sur les vitres, m'empêche
+de bien distinguer au travers, mais le soir, je vois passer des
+quantités de silhouettes, et il me semble que ce doit être une galerie
+comme celle des Panoramas.
+
+Je suis là depuis cinq longs jours.
+
+Il me serait impossible de vous indiquer où est située la maison; mais
+j'ai abandonné l'idée de Rouen. Les bruits durent jusqu'à deux heures du
+matin, et j'ai bien cru reconnaître le grand mouvement de Paris. Les
+voitures roulent sans relâche.
+
+Une fois j'ai entendu de l'autre côté de ma porte la voix de basse
+taille de l'homme qui a aidé la métayère à me faire monter; mais il a
+passé sans entrer.
+
+Je suis servie par la métayère elle-même, que j'appelle toujours ainsi,
+mais qui doit être une servante. Je ne vois qu'elle.
+
+Elle me parle encore de vous quelquefois, comme par manière d'acquit. Je
+n'y crois plus.
+
+Je ne suis pas mal traitée, mais je suis prisonnière. Ce ne peut être
+par votre ordre.
+
+Ma lettre n'a pas d'autre but que de vous informer de cette situation
+extraordinaire. Si je parviens à vous la faire remettre, votre coeur
+vous dictera la conduite à tenir.
+
+Mon moyen pour arriver là est bien chanceux.
+
+Ma lettre doit subir un examen préalable auquel j'ai consenti; je ne
+puis rien vous dire de plus, sinon que je reste votre amie bien dévouée.
+
+_Note de Geoffroy_.--Le papier gardait en plusieurs endroits des traces
+de larmes. À la signature qui ne portait que le nom de Jeanne, Lucien
+avait ajouté de sa main: «Péry».
+
+Le numéro suivant avait cette mention, également de la main de Lucien:
+«La présente pièce, qui est ma prétendue lettre, ne me fut remise que
+plus tard et par Jeanne elle-même. C'est un faux.»
+
+
+Pièce numéro 31 bis
+
+(Écriture imitant assez habilement celle de L. Thibaut. Signature du
+même, également contrefaite.)
+
+Paris, 1er juillet 1865.
+
+_À Mlle Jeanne Péry de Marannes, pensionnaire, au couvent de la
+Sainte-Espérance, en ville._
+
+Mademoiselle,
+
+Dans les termes où nous sommes ensemble, je me crois autorisé à vous
+écrire la présente. J'ai trop d'honnêteté pour saisir l'occasion de vous
+y glisser un mot de tendresse, et vous me tiendrez bon compte de cette
+réserve qui coûte à mon coeur.
+
+Voici l'exposé sincère de la question: Nous n'étions séparés que par les
+préjugés de ma respectable mère, laquelle mettait obstacle à nos projets
+d'union dans l'intérêt de mon avenir.
+
+Vous serez bien aise d'apprendre, Mademoiselle, que mes larmes et mes
+prières ont enfin fléchi l'entêtement de cette tendre mère qui consent à
+faire le bonheur de son fils.
+
+Si donc, comme je l'espère, vous êtes toujours, dans les mêmes
+intentions qu'autrefois, Mademoiselle et chère fiancée, je vous prierais
+instamment, aussitôt la présente reçue, de quitter la maison où vous
+êtes pour le moment, et de venir me trouver à l'hôtel de Beauvais, rue
+Legendre, aux Batignolles, où je vous attendrai demain, sur la brune.
+
+Une voiture vous conduira dans les bras de celle qui vous appellera
+bientôt sa fille.
+
+Je ne vous en marque pas davantage pour le moment, car mon impatience
+paralyse ma plume, et je me borne à vous exprimer que mon sentiment et
+ma tendre affection ne font que croître naturellement par la
+circonstance.
+
+Croyez-moi bien toujours, je vous prie.
+
+Votre fiancé fidèle,
+
+Lucien Thibaut.
+
+_P. S._--Veuillez ne pas vous étonner de quelques expressions échappées
+à mon ardeur, et quant à la précaution de quitter le couvent
+brusquement, sans rien dire à personne, croyez qu'elle est dans
+l'intérêt bien entendu de votre sécurité, comme cela vous sera expliqué
+au long, hôtel de Beauvais.
+
+_Ici, nouvelle mention de la main de Lucien:_
+
+Jeanne était alors une véritable enfant, une pauvre chère enfant sans
+défense ni expérience. Il n'y avait pas plus de quinze jours qu'elle
+avait perdu son abri: l'aile de sa mère. Et, pourtant, je ne peux pas le
+cacher: Au premier abord, je lui en voulus de s'être laissée prendre à
+un piège aussi grossier. D'autant que, pour tomber dans ce piège, il lui
+avait fallu me croire capable d'écrire une lettre pareille.
+
+La personne qui avait imité ma signature, me regardant comme un idiot,
+avait cru faire preuve d'adresse en me prêtant ces platitudes. Mais
+Jeanne!...
+
+_Autre mention, également de Lucien:_
+
+Je place à cet ordre l'envoi que je reçus pendant que j'écrivais ma
+dernière lettre à Geoffroy. J'en avais reculé le classement pour ne
+point interrompre le récit de mon entrevue avec M. Louaisot de
+Méricourt.
+
+
+Pièce numéro 32
+
+(Anonyme, écriture assez courante, inconnue, et ne ressemblant point aux
+autres lettres sans signature. Seconde feuille d'une lettre pliée en
+deux--la première feuille manque; papier froissé et maculé, mais très
+beau. Aucune marque de lieu de départ, aucune adresse: un simple
+fragment commençant au beau milieu d'une phrase:)
+
+...assez bien profité de vos leçons: J'écris maintenant aussi lestement
+de la main gauche que de la main droite.
+
+Vous m'avez donné ce talent-là avec tous mes autres talents. Je vous
+hais. Sans vous, j'aurais été ignorante et bonne. Si le monde pouvait
+savoir que je possède, moi, et que vous m'avez donné, vous (!!!), des
+talents de faussaire!
+
+Et tant d'autres habiletés redoutables!
+
+Vous voulez vous arrêter maintenant, vous dites que je vous traite en
+esclave, vous parlez de mes exigences! Vous vous moquez, n'est-ce pas?
+ou vous êtes fou.
+
+Vous arrêter! Avez-vous donc oublié l'histoire de cet homme qui avait
+une jeune fille à sa garde, qui était presque son père, tant elle le
+respectait pieusement, et qui entra une fois, la nuit, dans la chambre
+de l'enfant?...
+
+Vous êtes le diable, mon bon. Vous n'aviez même pas d'amour!
+
+Il est vrai que vous donnâtes en échange à la jeune fille la science de
+la vie magnifique et complète. Vous soulevâtes pour elle, vous
+déchirâtes le voile qui recouvre les hypocrisies humaines. Ah! vous ne
+gardâtes rien pour vous, j'en conviens. Ce fut à pleines mains que vous
+versâtes dans ce coeur enfant le précieux poison de votre coeur vieilli.
+
+Avec la manière de l'employer, c'est encore vrai.
+
+L'enfant fut convertie à votre religion des apparences et des
+convenances. Elle eut un sépulcre au-dedans de la poitrine, mais un
+sépulcre blanchi.
+
+Et vous voulez vous arrêter! Pourquoi? un crime de plus, bien établi,
+combiné selon l'art des philosophes, gâte-t-il la convenance ou
+gêne-t-il l'apparence?
+
+Il me déplaît d'être la première dans un trou. Je veux Paris, mais non
+pas pour y être la seconde.
+
+Partout la première!
+
+Combien faut-il pour payer cette place? Vous m'avez montré vous-même le
+chemin où sont les richesses entassées. J'irai, je le veux. Le prix
+qu'il faudra mettre, je le mettrai.
+
+Je serai reine, je jouirai un jour. Je m'ennuierai le lendemain
+qu'importe!
+
+Venez me voir, il est temps. Hier, j'ai cru que mon coeur allait
+ressusciter.
+
+Où conduit votre dogme, prêtre de Satan convenable? Je mourrai, vous
+aussi, et après? Le néant? C'est vraisemblable, mais glacé. Je
+m'ennuie....
+
+Oui, j'ai revu ce pauvre garçon, candeur splendide! Je ne sais pas si je
+l'aime; mais s'il m'aimait, je croirais en Dieu.
+
+Je ne puis me sauver de Dieu qu'en marchant; ne me dites jamais de
+m'arrêter. Venez, je veux vous voir.
+
+Il y a une besogne horrible à faire et des apparences à mettre dessus.
+Venez!
+
+_Note de Geoffroy_.--À cette feuille était collé un petit carré de
+papier écolier, portant quelques lignes dont l'écriture rappelait celle
+de deux ou trois lettres anonymes déjà lues.
+
+Il avait dû servir d'envoi à la pièce qui précède. Il était ainsi conçu:
+
+
+Pièce numéro 32 bis
+
+(Sans mention d'aucune sorte.)
+
+Devine devinaille!
+
+Le mignon morceau qui précède était adressé au plus vénéré des hommes
+par la plus respectée des femmes.
+
+Et jolie, et propre, et gantée!
+
+Où mettre le pied, dites donc, pour ne pas marcher sur les coquines et
+les coquins?
+
+Devine devinaille!
+
+Ce morceau friand a été trouvé à Yvetot (Seine-Inférieure), patrie du
+roi de ce nom, de M. Lucien Thibaut et d'autres personnages éminents,
+dans le petit vestiaire où MM. les membres du tribunal de première
+instance ont l'habitude de changer leur habit de ville contre la
+toge--et réciproquement.
+
+Devine devinaille!
+
+Les juges apprennent, à l'usé, l'art de mettre en perce les problèmes
+les plus impossibles. Vous êtes juge. Quel est celui de vos honorés
+collègues qui a pu perdre ce chiffon-là?
+
+Allez-y, M. Thibaut.
+
+Devine devinaille!
+
+
+Pièce numéro 33
+
+(Écrite et signée par M. Ferrand, président du tribunal civil d'Yvetot.)
+
+_À M. Lucien Thibaut, juge, etc., à Paris._
+
+Yvetot, 8 juillet 65.
+
+Mon cher et jeune collègue.
+
+Un peu jeune, en effet, décidément, à ce qu'il paraît.
+
+Que faites-vous à Paris? Rien de bon, répond votre chère mère. Vos
+aimables soeurs, rectifiant l'appréciation maternelle, prétendent que
+vous y faites beaucoup de mal, surtout à vous-même.
+
+Notre profession exige une tout autre tenue. Les plus fous d'entre nous
+ont abandonné la vie de polichinelle en payant le dernier terme de leur
+chambre d'étudiant.
+
+Notre esprit de corps est la gravité.
+
+Certes, je ne demande pas qu'un jeune magistrat s'enveloppe jusqu'au cou
+dans un manteau de puritanisme, encore moins qu'il pousse l'affectation
+de la vertu jusqu'à l'hypocrisie.
+
+Je hais l'hypocrisie.
+
+Mais il y a un milieu, et mon devoir est de vous dire que tout ce qui
+porte la robe à Yvetot manifeste tout haut son étonnement de votre
+absence prolongée.
+
+L'autre jour, M. Pivert, notre substitut--un garçon d'avenir,
+celui-là,--demandait si quelque loi nouvelle, à lui inconnue,
+autorisait ainsi les juges de première instance à faire l'école
+buissonnière.
+
+Vous comprenez, je le suppose, mon jeune ami, que je prends avec vous ce
+ton léger pour rendre la leçon moins amère. Je suis à cent lieues
+d'avoir l'intention de vous désobliger.
+
+Cela va même si loin que je m'abstiendrai de vous dire quels
+désagréments pourraient résulter pour vous d'une prolongation de séjour
+à Paris, et je vous serre la main sans diminution aucune de
+bienveillance ni d'amitié.
+
+
+Pièce numéro 34
+
+(Sur papier timbré. Extrait.)
+
+Copie d'une requête, à fin de perquisition, adressée par M. Lucien
+Thibaut à MM. les président et juges du tribunal de première instance de
+la Seine, fondée sur l'articulation de ce fait que la demoiselle
+Jeanne-Marguerite-Marie Péry de Marannes, fille mineure, âgée de
+dix-huit ans, serait retenue en charte privée et contre sa volonté, au
+domicile du sieur Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, tenant bureau
+de renseignements, rue Vivienne, passage Colbert, à Paris, lequel
+Louaisot n'est ni le parent, ni le tuteur, ni le mandataire des parents
+ou tuteur de ladite demoiselle Jeanne Péry.--Enregistré.
+
+
+Pièce numéro 35
+
+(Papier timbré. Extrait.)
+
+Mandat de perquisition aux fins de la requête ci-dessus, délivré à M. le
+commissaire de police du quartier de la Bourse.
+
+
+Pièce numéro 36
+
+(Sur papier timbré. Extrait.)
+
+Copie du procès-verbal de la perquisition opérée par M. Blondet,
+officier de paix, délégué par M. le commissaire de police du quartier de
+la Bourse, au domicile sus-indiqué, constatant que ledit M. Blondet n'a
+trouvé audit domicile ni la demoiselle Jeanne Péry, ni aucune trace de
+son séjour ou passage.
+
+
+Pièce numéro 36 bis
+
+(Annexé au précédent. Papier timbré. Extrait.)
+
+Protestation du sieur Louaisot de Méricourt, déclarant qu'il ne connaît
+et n'a jamais connu la demoiselle Péry de Marannes
+(Jeanne-Marguerite-Marie) et subsidiairement qu'il entend se pourvoir
+par toutes voies de droit contre le requérant pour violation de
+domicile. Enregistré.
+
+
+Pièce numéro 37
+
+(Anonyme. Écriture déguisée. Sans date ni autre indication.)
+
+_À M. L. Thibaut, juge en rupture de ban, à Paris_
+
+_Parenthèse de la main de Lucien:_
+
+Ce billet ne passa ni par les bureaux de la poste ni par la loge de mon
+concierge. Il fut glissé le soir, très tard, dans le trou de ma serrure.
+
+Fichtre! fichtre! agneau que vous êtes, vous avez tapé joliment près du
+rond!
+
+Il n'y avait pas un quart d'heure que la colombe était dénichée. J'en ai
+encore la chair de poule! Ah! fichtre, Monsieur, nous l'avons échappé
+belle!
+
+Voilà pourtant comme les plus jolies combinaisons peuvent être déjouées
+par un coup de maladroit! Je ne me doutais pas que vous alliez vous
+fendre à fond, et si j'ai avancé le départ de la minette, c'est que je
+voulais aller dîner au Point-du-Jour, au restaurant de ce pauvre
+Rochecotte, et peut-être avec la même Fanchette, car elle court encore
+les champs.
+
+J'ai la faiblesse de croire mon cuir trop dur pour que de simples
+ciseaux en puissent faire une écumoire.
+
+Si, cependant, vous aviez pu mettre la main sur la colombe, l'affaire,
+vous savez, l'affaire, nourrie comme un boeuf gras, tombait du coup tête
+première dans la rivière.
+
+Mais on ne vous en veut pas pour ça, jeunesse, bien au contraire, on est
+content de vous: vous avez montré plus de décision et plus de tête qu'on
+ne vous en supposait. Si vous alliez vous déboucher et devenir
+quelqu'un? que payeriez-vous?
+
+Seulement, une autre fois, arrivez un quart d'heure plus tôt.
+
+Pour l'instant, c'est un coup raté.
+
+Voulez-vous un bon avis pour finir?
+
+Pas de scrupule ni de vaine faiblesse, croyez-moi. À la guerre, ceux qui
+ne tuent pas sont tués.
+
+En avant deux et bonne chance!
+
+P. S.--Vous faut-il un petit _mémento_? Codicille! codicille! codicille!
+ce mot est fée.
+
+
+Pièce numéro 38
+
+(De la main d'un écrivain public et signée d'une croix par François
+Bochon, valet de chambre.)
+
+Yvetot, 12 juillet 1865.
+
+_À M. Lucien Thibaut, etc._
+
+Celle-ci est pour faire savoir à Monsieur que la maison est en bon état,
+et qu'il n'y a rien de nouveau, sinon que tout est sans dessus dessous
+par cause de la prise qu'on a faite, dans l'enclos du Bois-Biot, de
+l'assassine du pauvre M. de Rochecotte.
+
+Censé, je ne suis pas bien sûr qu'on l'ait prise tout à fait, mais
+n'empêche, M. le président est malade d'une flexion qui le prit à jouer
+le boston à la sous-préfecture, pleine de courants d'air, et l'autre
+juge a sa dame prête d'accoucher, en mal d'enfants.
+
+Ça fait qu'on attend Monsieur ici, pour commencer ric à rac
+l'instruction de l'assassine.
+
+Elle fait clabauder pas mal, j'entends l'absence de Monsieur.
+
+C'est jeune, j'entends l'assassine, et bien mignonne, à ce qu'on dit.
+Quel dommage! moi je ne l'ai pas vue. Elle a pincé le portefeuille de
+son jeune homme qui venait de toucher la succession de son oncle, un
+joli lopin, ils disent ça. Ce n'était donc pas désintéressé de sa part.
+Et puis en outre la mauvaise humeur qu'elle avait, qu'il allait se
+marier en ville, pas avec elle.
+
+La chose s'est faite avec une paire de ciseaux, pas des grands ciseaux
+de couturière, des ciseaux de dame ou de demoiselle, comme dans les
+nécessaires, ça fait mal rien que d'y penser.
+
+Mlle Célestine et Mlle Julie sont venues hier avec la bonne;
+qu'elles disaient ceci et ça au vis-à-vis de vous comme toujours, pas
+mal aigre, et que vous finiriez bien par finir comme M. de Rochecotte,
+avec votre démission comme déserteur, en plus sur le marché, n'ayant pas
+par-devers vous un congé réglementaire.
+
+À part quoi, rien de nouveau, hormis la grosse cousine Pélagie Bochon
+qui est venue au pays, le soir même de l'assassine. Toujours reluisante
+et sur sa bouche. Elle est censé gouvernante ou autre à Paris, chez un
+monsieur seul, pas loin du Palais-Royal, qui tient boutique
+d'espionnages et cancans pour le commerce.
+
+Il y en a des métiers dans ce Paris! Elle dit comme ça, la cousine,
+s'entend, que vous connaissez bien son maître et aussi l'assassine à M.
+de Rochecotte. Mais c'est une langue, faut voir! Et des couleurs!
+
+En attendant le plaisir de revoir Monsieur....
+
+
+
+
+Récit intermédiaire de Geoffroy
+
+
+À ce point de ma lecture, je me redressai en sursaut pour écouter ma
+pendule qui grondait les douze coups de minuit.
+
+Les débris de mon pain à thé avaient bien un peu amusé ma fringale, mais
+pour un instant seulement, et mon estomac recommençait à crier détresse.
+Je n'avais plus que le temps si je voulais trouver un restaurant ouvert.
+
+Je repoussai donc brusquement mon dossier, car si j'avais eu le malheur
+de jeter les yeux sur le numéro suivant, j'étais perdu.
+
+Je sentais cela.
+
+Pour une raison ou pour une autre, la lecture de ces pièces excitait en
+moi une curiosité si vive et si pleine d'émotions, que je fus obligé de
+faire un véritable effort pour les emprisonner dans un tiroir dont je
+fermai la serrure à double tour.
+
+L'appel timide et si fréquent, fait dans ces pages à une amitié
+d'enfance trop oubliée, m'avait plus d'une fois touché jusqu'à
+l'angoisse.
+
+Mais à côté de cette impression virile où, Dieu merci, l'élément
+cordial dominait et dont la vivacité croissante consolait mes scrupules,
+il y avait la pure, la simple envie de savoir.
+
+L'énigme était posée devant moi dans des conditions imprévues. Elle me
+provoquait hautement, brutalement.
+
+Une préoccupation me prenait d'assaut. Un besoin qui n'existait pas hier
+forçait l'entrée de ma vie et y conquérait une place.
+
+Une place considérable, peut-être énorme.
+
+Je ne m'étais pas interrogé encore sur la question du temps que j'avais
+à donner, ni de la brèche que je pouvais faire à mes travaux
+professionnels, mais je sentais d'avance que ce devoir nouveau se
+plaçait lui-même et d'autorité en première ligne.
+
+À quelque prix que ce fût, il me fallait faire honneur à la lettre de
+change que mon pauvre Lucien tirait sur moi.
+
+Je suis de ceux qui n'ont pas des douzaines d'amis, ni même une
+demi-douzaine. J'admire les larges coeurs, capables de contenir des
+foules, mais je n'en voudrais pas pour amis. Cela sent l'auberge.
+
+Faut-il pousser plus loin ma confession? Pourquoi non, puisque
+précisément je vais faire pénitence? Je n'avais jamais eu d'ami dans le
+sens admirable que j'attache à ce mot.
+
+Eh bien! ce soir, j'avais un ami. Pour la première fois, mon coeur
+battait largement à une pensée qui n'était ni d'ambition ni d'amour.
+
+C'est bien vrai, je me sentais vivre aujourd'hui autrement qu'hier.
+Toute mon âme, emportée par un élan inconnu, allait vers ce pauvre être,
+ce cher martyr, que j'avais laissé là-bas, à la maison de santé de
+Belleville, seul, triste, navré, défiant du monde entier et peut-être de
+moi-même.
+
+J'avais devant moi sa pâle figure si douce, si belle aussi, mais marquée
+au coin d'une si terrible faiblesse, et d'où le malheur avait banni la
+fierté.
+
+Je le voyais,--et je l'écoutais dans les lignes que je venais de lire.
+Cette tendresse timide dont il avait si obstinément entouré mon souvenir
+s'emparait de moi avec plus de puissance qu'une amitié hautement avouée.
+
+Elle avait deviné en moi, cette tendresse, des qualités que je ne
+connaissais pas moi-même.
+
+Lucien s'était-il trompé dans ce rêve non exprimé, mais qui perçait à
+chaque page de son récit: ce rêve d'un ami modèle--qui était
+moi--vaillant, dévoué, prêt à tout, ne devant reculer devant rien?
+
+Hier, je ne sais pas. Aujourd'hui, non, Lucien ne s'était pas trompé.
+
+--Je suis tout cela! m'écriai-je en moi-même, ou du moins, tout cela, je
+veux l'être, et je le serai!
+
+Ainsi, songeais-je en descendant l'escalier de mon entresol.
+
+Et en même temps tous les épisodes de mon étrange lecture passaient
+tumultueusement devant mes yeux.
+
+Albert de Rochecotte avait été mon plus intime camarade. Au collège,
+assurément, j'étais bien plus lié avec lui qu'avec Lucien.
+
+Je le revis jeune homme avec sa mine éveillée et si franche, sa petite
+moustache effrontée, son rire communicatif et les grosses boucles
+blondes qui dansaient sous sa casquette d'étudiant.
+
+Je n'avais pas ignoré sa mort prématurée, ni ce fait qu'il avait été
+assassiné par sa maîtresse, mais je l'avais appris en Turquie, par une
+lettre de ma mère. On comprend que les détails manquaient.
+
+Derrière la gaieté de Rochecotte, je revoyais aussi ce jeune, ce
+délicieux sourire de fillette: «la photographie».
+
+Rochecotte n'avait pas connu Jeanne Péry. Ses lettres l'affirmaient.
+Pourquoi ma pensée associait-elle d'une façon confuse Jeanne Péry et
+Rochecotte?
+
+Et cette femme si belle, si triste qui m'était apparue pendant le
+sommeil de Lucien, chez ce charlatan imbécile, le Dr Chapart?...
+
+Mais tout s'effaçait pour moi devant le personnage dominant de cette
+comédie bourgeoise dont je n'avais vu représenter encore que les
+premières scènes: M. Louaisot de Méricourt.
+
+Celui-là m'apparaissait comme une grosse araignée en embuscade au
+centre de sa toile.
+
+Entre tous, celui-là irritait ma curiosité. Je le mettais même avant
+Mme la marquise Olympe de Chambray, sa mystérieuse cliente que
+certain fragment de lettre, adressée à je ne sais qui, et fournie au
+dossier par Louaisot lui-même essayait de poser en soeur de
+Méphistophélès.
+
+Au sujet de celle-là je réservais complètement mon appréciation jusqu'au
+moment où je devais découvrir le diabolique professeur qui l'avait si
+bien éduquée.
+
+D'ailleurs M. Louaisot de Méricourt avait des talents calligraphiques
+qui me rendaient suspectes les pièces apportées par lui au débat.
+
+Mais lui-même, le nourrisseur d'affaires, je croyais le saisir
+parfaitement de pied en cap. Il était le côté original, énigmatique de
+ce prologue désordonné qui sollicitait ma pensée avec une âpreté inouïe.
+
+Jamais roman, jamais drame n'avaient fouetté plus énergiquement mon
+imagination. Au fond, le motif en pouvait être bien simple: j'étais
+acteur dans la pièce.
+
+L'émotion de mon _entrée_ me tenait.
+
+Je pris le boulevard pour gagner mon restaurant ordinaire, rue
+Lepelletier. Dans ce court chemin, je ne rencontrai personne de
+connaissance, quoique le trottoir fût encombré autant qu'en plein midi.
+
+Arrivé à la porte de mon restaurant, comme j'avançais la main pour
+tourner le bouton, une voix de basse-taille dit auprès de moi.
+
+--Tiens! tiens! le nouveau client! votre serviteur, Monsieur, j'espère
+que l'adresse fournie se sera trouvée exacte?
+
+Je me retournai. M. Louaisot de Méricourt était auprès de moi, un peu en
+arrière, le chapeau à la main, en grande tenue de soirée et coiffé, ma
+foi, par le perruquier.
+
+Quoique apprenti diplomate, j'avoue que mon premier mouvement fut de lui
+fausser compagnie. Les gens de son espèce sont beaucoup plus répugnants
+quand ils sont bien mis.
+
+Mais je me ravisai aussitôt, et je répondis poliment:
+
+--Très exacte, Monsieur, je vous remercie.
+
+Mon _entrée_ se faisait plus tôt que je ne l'avais pensé.
+
+Précisément à cette heure je quittais la coulisse et j'étais en scène.
+
+M. Louaisot reprit avec moins d'assurance:
+
+--Si je croyais ne pas être indiscret... j'attends ici la sortie de
+l'Opéra, et l'idée m'était venue de m'offrir une bavaroise....
+
+Mon regard se tourna pour la première fois vers la façade du théâtre où
+le gaz des grandes solennités ruisselait encore malgré l'heure tardive.
+
+--C'est à cause de la représentation de Roger, me dit obligeamment M.
+Louaisot. Leurs Majestés y sont, et tout Paris. Il y en a qui sont
+revenus des bains de mer tout exprès. Vous avez manqué ça; je sais
+pourquoi. Moi, j'avais ma stalle, mais dame, c'est trop long. Vous
+savez, je ne peux pas tant m'amuser à la fois. Il y a 22.737 francs de
+recette. Je néglige les centimes. On ne finira pas avant deux heures du
+matin.
+
+--Entrons donc, fis-je en m'effaçant.
+
+Malgré sa belle tenue, il avait toujours ses grands souliers montueux,
+et le bas de son pantalon noir gardait d'importantes marques de crotte.
+
+--Monsieur, répondit-il fort galamment, je n'en ferai rien. Veuillez
+passer le premier. La clientèle avant tout! J'obéis et j'allai
+m'asseoir à ma place habituelle, dans le premier salon, auprès de la
+fenêtre qui regarde le théâtre. M. Louaisot de Méricourt s'assit en face
+de moi, non sans m'en avoir demandé la permission.
+
+Je fis le menu de mon souper en homme affamé et pressé. M. Louaisot le
+remarqua. Il me dit en pendant son chapeau à la patère.
+
+--Ça me prouve que vous n'avez pas encore achevé.
+
+--Achevé quoi? demandai-je.
+
+Il eut un sourire bienveillant et me répondit:
+
+--Monsieur, j'ai eu tout ça entre les mains avant vous.
+
+Comme je le regardais avec étonnement, il ajouta:
+
+--J'ai même fourni quelques papiers. Vous reconnaîtrez bien les pièces
+qui viennent de chez moi. Ce sont les moins insignifiantes.
+
+--Mais les autres?
+
+--Monsieur, la cachette du pauvre garçon était bien naïve. Le Dr Chapart
+est mon client quoique, moi, je me prive de ses bouteilles.
+
+Il s'assit et passa ses grosses mains dans la pommade de ses cheveux,
+puis il dit encore:
+
+--Je ne prétends pas qu'il n'y a point au monde une personne--et
+peut-être plusieurs--dont l'intérêt serait de détruire ce ramassis de
+papiers, mais moi, je n'aime pas détruire. Tout sert.... Garçon, ma
+bavaroise, quand vous aurez servi Monsieur, et mes trois petits pains.
+Il reprit en se penchant au travers de la table et sur le ton de la
+confidence la plus intime:
+
+--Le temps est de l'argent, Monsieur. Les Anglais comprennent cet adage,
+et c'est ce qui place leur patrie à la tête des nations chrétiennes. Je
+suis obligé de prendre ma nourriture à bâtons rompus. Il m'arrive
+parfois de me comparer gaiement aux chevaux de fiacre, qui mangent
+l'avoine dans un sac, suspendu à leur cou. Ça ne m'empêchera pas d'avoir
+mon cabriolet, au contraire... je parie que vous avez trouvé dans le
+dossier plus d'une allusion à mon cabriolet?
+
+--Plus d'une, répondis-je en souriant aussi bonnement que possible. Je
+dévorais déjà ma première aile de poulet froid.
+
+Le garçon servit à M. Louaisot de Méricourt un large bol plein de
+chocolat où les trois petits pains furent émiettés avec un soin
+méthodique l'un après l'autre.
+
+--Le pauvre cher jeune homme, reprit-il, se moque de moi de son mieux
+dans ces lettres qu'il accumule au lieu de les mettre à la poste. En
+avez-vous reçu assez aujourd'hui, Monsieur! Il n'écrit pas encore trop
+mal pour son état. Quant à moi, le fait est que mes pantalons sont doués
+d'un talent extraordinaire pour attirer la crotte. J'en ai vu de tout
+neufs qui arrivaient de chez le tailleur et qui se mouchetaient au mois
+d'août, après six semaines de sécheresse. On ne va pas contre la
+destinée. Hé! hé! mon cher Monsieur, vous voyez que je prends bien la
+plaisanterie, et jamais un client n'a pu m'accuser d'être mauvais
+coucheur. M. Lucien Thibaut est un client. Un bon!
+
+Il avala une pleine cuillerée de sa soupe au chocolat avec une
+satisfaction évidente, et m'envoya par-dessus ses lunettes une de ces
+flambantes oeillades qui donnaient à sa physionomie un caractère si
+particulier.
+
+--Une drôle de macédoine, n'est-ce pas, reprit-il rondement, cette
+aventure-là! Et embrouillée! Une vache, comme on dit, n'y reconnaîtrait
+pas son veau. Eh bien, pas du tout! C'est clair, au fond, comme un petit
+verre de genièvre. Seulement, il y a manière de poser la question, et le
+pauvre diable n'est pas de première force aux dominos, quoiqu'il ait
+porté la robe. Si Mme la marquise, la belle Olympe, comme notre
+innocent l'appelle, se donnait la peine d'établir un petit résumé, ce
+serait autrement fabriqué, je vous en signe mon mandat à vue!
+
+Il s'arrêta pour piquer ses lunettes d'un coup de doigt et ajouta en me
+regardant amicalement:
+
+--Je parie que celle-là, vous ne seriez pas désolé du tout de faire sa
+connaissance? Je mis encore toute la bonne grâce possible à confesser
+qu'il avait deviné juste.
+
+--J'aime les bons enfants! s'écria-t-il. On me gagne tout de suite quand
+on ne fait pas de manières. Où en êtes-vous?
+
+--De mon dépouillement?
+
+--Oui, répéta-t-il en ricanant, de votre dépouillement.
+
+--J'en suis à la lettre de François Bochon, le domestique.
+
+--Au n°38! fit-il. Allons, allons, ce n'est pas mal travaillé pour un
+seul soir. Et commencez-vous à comprendre un peu?
+
+--Pas beaucoup.
+
+--J'aime la franchise. Vous avez bien dit ça: «Pas beaucoup!» Eh bien,
+cher Monsieur, plus vous avancerez, moins ça se débrouillera.
+
+--Vraiment?
+
+--Oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous le spécifier: ça va toujours
+en se brouillant.
+
+--Alors, je ne comprendrai jamais?
+
+--J'en ai peur... à moins, toutefois, que vous ne trouviez le dévidoir.
+
+--Quel dévidoir? demandai-je en cessant de manger.
+
+--Mon cher Monsieur, répliqua-t-il gravement, il n'y a pas d'écheveau
+saccagé par les chats qu'on ne puisse démêler quand on a un outil avec
+la manière de s'en servir.
+
+--Et vous avez le bon outil, vous, M. Louaisot?
+
+--C'est vraisemblable.
+
+--Avec la manière de s'en servir?
+
+--Peut-être. Il y a tant et tant de marchandises au fond de mes tiroirs!
+Je n'ai pas besoin de vous dire, car vous l'avez bien vu, que je suis un
+peu dans tout ça.... Pas comme vous le croyez! Non, non, non, non!
+jamais je ne laisserai mon meilleur ami fourrer sa patte dans un trou
+qui peut cacher une souricière. Et mon meilleur ami, c'est moi,
+Monsieur!
+
+Il se redressa tout content de m'apprendre cette circonstance, et son
+regard sollicita mon approbation.
+
+Je saluai. Il poursuivit:
+
+--Règle générale et de conduite: je reste sur le sentier battu,
+bras-dessus bras-dessous avec ma conscience. Ne me cherchez jamais dans
+les broussailles. Nous causons, pas vrai? J'ai déjà eu l'avantage de
+vous dire que j'aurais pu jeter au feu tous ces papiers-là aussi
+facilement que j'avale la dernière cuillerée de ma bavaroise. Pas si
+bête! j'ajoute maintenant qu'ayant lu tout ce tohu-bohu depuis la
+première ligne jusqu'à la dernière--la profession le veut,--je savais
+parfaitement que le pauvre garçon vous appelait comme le Messie;
+j'aurais donc pu, au choix, vous cacher son adresse que vous n'aviez su
+découvrir nulle part, ou vous envoyer à Chaillot.... Est-ce vrai?
+
+--C'est très vrai.
+
+--Pourquoi faire? moi! gêner les clients! Allons donc! Vous me prenez
+pour un autre! J'ai été enchanté de nouer des relations avec vous. Et
+je vous dis du meilleur de mon coeur: donnez-vous la peine d'entrer dans
+l'embrouillamini, M. Geoffroy de Roeux, il y a place pour tout le monde.
+Vous êtes le bien venu. On vous attendait. Je vous ouvre les deux
+battants de la porte.
+
+Il reprit haleine pour achever:
+
+--Cher Monsieur, voilà comme je suis. Vous savez mon mot: ça nourrit
+l'affaire!
+
+Tout en parlant, il avait trouvé moyen de dépêcher superbement sa pâtée,
+dont il ne restait plus trace au fond du bol.
+
+Et il souriait, et il clignait tour à tour des deux yeux, et il tapait
+des petits coups triomphants sur ses lunettes d'or au travers
+desquelles ses yeux jaillissaient en gerbes d'étincelles. En vérité, cet
+homme-là ne pouvait être un gredin à la douzaine. Il grandissait
+l'intrigue.
+
+Il attirait le regard vers le côté fantastique--le côté doré du drame.
+
+Dans les nuages, en effet, tout au fond du mystère, j'avais déjà deviné
+la fatale influence de l'or qui est partout où il y a du sang. Et je me
+rappelais la phrase que M. Louaisot lui-même avait laissé échapper en
+parlant à Lucien: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir...»
+M. Louaisot, comme s'il eût deviné ma pensée, reprit la parole en ces
+termes:
+
+--Mon cher Monsieur, il y a de l'argent, un argent énorme! Je ne vais
+pas vous mettre les points sur les i comme çà du premier coup, ni vous
+verser dans le creux de la main le fond de ma boutique, mais s'il n'y
+avait pas d'argent, est-ce que je serais là-dedans?
+
+Vous me demanderez peut-être: où est-il, l'argent?
+
+Ça, c'est de l'enfantillage, du moment que vous ne dites pas: «Je donne
+tant pour la consultation.»
+
+L'argent est où il est, en dessus ou en dessous. Dans vos papiers, vous
+allez entendre parler de tontine, d'héritage, tout ça est vrai,--mais
+tout ça ne signifie rien.
+
+L'argent se pioche, Milord, on ne le cueille pas comme les roses.
+
+Ils m'amusent, ma parole! Et, tout en me laissant amuser, j'ai déjà
+pêché quelques bagatelles agréables. J'ai des appointements fixes. Payés
+par qui? Voilà. L'or qu'on attaque a bien le droit de se défendre. Les
+assiégeants financent aussi. C'est la guerre à coups de pourboire.
+
+Mme la marquise a toujours la main au porte-monnaie. Quelle femme,
+instruite, artiste, jolie, elle a tout pour elle....
+
+Ici, M. Louaisot se baisa le bout des doigts pour ponctuer sa phrase, et
+ses lunettes s'allumèrent.
+
+--Et riche! poursuivit-il. Mais il faut me comprendre, cher Monsieur, la
+fortune que peut avoir celui-ci ou celle-là, ce n'est pas l'argent de
+l'affaire. L'affaire a son argent à elle comme chaque arbre a son fruit.
+La brave Mme Thibaut qui suppute l'avoir de chacun par livres, sous
+et deniers évalue, je crois, la belle Olympe à 80.000 francs de rentes.
+C'est aimable, mais il n'y a pas là de quoi donner des cabriolets à ses
+pages. Nous avons mieux.
+
+J'ai eu aussi quelques émoluments de ce pauvre M. Thibaut; j'en ai pu
+recevoir même de la gentille photographie, indirectement. Ne dédaignons
+rien. Il n'y a pas jusqu'à vous, mon gentilhomme, qui ne m'ayez apporté
+en hommages six beaux écus de cinq francs, sans compter le picotin de ma
+mule.
+
+Et, soyez tranquille, entre nous deux ce n'est pas fini: vous m'en
+apporterez bien d'autres!
+
+Il s'arrêta parce qu'il avait vu la fin de la corbeille de gâteaux qu'on
+avait mise sur la table avec sa bavaroise.
+
+--Garçon, commanda-t-il, ma paillasse!
+
+--Mais pourquoi vous payerais-je un nouveau tribut? demandai-je.
+
+--Pour savoir, cher Monsieur, me répondit-il.
+
+Le garçon lui apporta «sa paillasse» qui consistait en un grand verre, à
+demi plein de curaçao tout versé et une carafe de thé froid.
+
+--Pour savoir quoi? demandai-je encore.
+
+--Il y en a qui ajoutent un peu d'extrait de menthe, dit-il, au lieu de
+me répondre, c'est la vraie mixture américaine: la menthe remplace le
+thé. Les membres de _la Société Républicaine Nord et Sud contre l'usage
+des Spiritueux_ n'ont pas d'autre tisane, mais moi, comme je ne suis pas
+compagnon de la Tempérance, j'ai le droit de boire quelques gouttes
+d'eau de temps en temps.... Pour savoir quoi? disiez-vous. Parbleu, ceci
+ou ça: ce que vous aurez besoin d'apprendre. J'aurais écrit sur mon
+enseigne: _résolveur_ de problèmes, si le mot était français.
+Conscience, mon cher Monsieur, minutie dans les détails, possibilité de
+répondre à toute question quelconque, tel est le prospectus d'une
+profession dans laquelle le résultat à atteindre, c'est d'acquérir un
+fil comparable à celui du meilleur rasoir anglais, sans jamais perdre la
+candeur du lys de la vallée.
+
+Voici comme je m'exprimais l'autre soir en m'adressant à un fin finaud,
+obtus comme ma pantoufle qui laissait percer une velléité de se moquer
+de moi. C'était dans son intérêt, je lui disais:
+
+--N'essayez jamais de m'englober, bonhomme, c'est au-dessus de vos
+moyens! Tempérament robuste, caractère gaillard, mouvements alertes, bon
+pied, bon oeil, avancé, il est vrai, et même libéral en politique, mais
+sachant respecter le sergent de ville dans l'exercice de son sacerdoce,
+je suis l'image du Théâtre-Français, chantant ce beau vers, pour gagner
+sa subvention:
+
+Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon sac!
+
+Comptez sur vos doigts, mon neveu, je n'ai ni volé, ni dessiné de
+fausses signatures, ni frappé des pièces en étain,--encore moins
+assassiné. Fi donc! au dix-neuvième siècle! Bon pour le Moyen âge.
+
+La loi, voilà ma passion. J'en dîne et j'en soupe, tant je l'aime!
+
+La loi ne défend pas d'engraisser un dindon, Monsieur. Et une affaire?
+Pas davantage. Il faudrait aussi qu'elle fût toquée, la loi pour
+empêcher un citoyen français de se laisser conter des anecdotes
+attachantes. On m'en conte, je les collectionne, est-ce un attentat?
+Mais alors que devient la liberté, soit des croyances, soit même des
+entournures? Je me fais Patagon! Guerre aux tyrans! Pour un esclave
+est-il quelque danger? à bas le gouvernement! aux armes! on assassine
+nos bénéfices!... Ah! bigre, Monsieur, voilà le monde qui sort du
+spectacle.
+
+M. Louaisot de Méricourt s'était sincèrement animé en parlant. Son nez
+gesticulait et sa petite bouche s'ouvrait, ronde comme le bec d'un
+oisillon qu'on pâte. L'idée de l'injustice atroce qu'on pourrait
+commettre en ruinant son industrie, l'avait transporté d'une pieuse
+fureur.
+
+Mais il s'apaisa comme il s'était monté à la minute.
+
+Sa paillasse était consommée, et le mouvement de sortie commençait sous
+le péristyle de l'Opéra.
+
+--Une soupe au lait, Monsieur, dit-il en tapant la garniture de son
+porte-monnaie contre la table pour appeler le garçon; je ne connais pas
+d'autre image pour symboliser ma nature. Je m'enlève, je retombe, pas
+plus de fiel qu'un enfant. J'espère que vous me pardonnez?
+
+--De tout mon coeur!
+
+--J'ai l'honneur de vous remercier. Enchanté d'avoir passé quelques
+instants avec vous. Je vais avoir le regret de prendre congé parce que
+je dois reconduire une petite dame.
+
+Je crus voir qu'il se rengorgeait un peu en prononçant ces derniers
+mots. Il paya le garçon et jeta un coup d'oeil à la glace qui lui
+renvoya son sourire éminemment satisfait.
+
+--Cher Monsieur, reprit-il, maintenant achevez votre lecture tout à
+votre aise. Après tout, ce fatras propose un rébus assez piquant pour un
+amateur. Quand vous aurez fini, si vous croyez avoir besoin de mon
+expérience, vous savez mon adresse. Ma collection de petites histoires
+est entièrement à votre service.
+
+J'étais en train de le remercier poliment, lorsque la surprise
+m'arracha un cri qui le fit changer de couleur, deux fois dans une
+seconde.
+
+--Je suis nerveux comme une douairière... balbutia-t-il en manière
+d'explication.
+
+Mais je ne songeais guère à ses nerfs, ni à son trouble, quoiqu'il eût
+véritablement fait un saut de côté comme un homme à qui on aurait mis un
+revolver sous le nez.
+
+Je venais d'apercevoir, par la fenêtre, au haut du perron de l'Opéra,
+cette jeune femme si belle et si triste que j'avais vue, le matin même
+dans la chambre de Lucien.
+
+Celle qui guettait son sommeil pour entrouvrir une porte et glisser un
+regard; celle qui m'avait dit avec une si douloureuse mélancolie: «Il
+n'aurait pas de plaisir à me voir.»
+
+Elle donnait le bras à un homme entre deux âges, grave d'apparence et
+portant haut. La figure de cet homme était régulière; le dessin de ses
+traits, nettement et finement sculptés avait de la noblesse et sa taille
+imposait quoiqu'elle ne fût pas beaucoup au-dessus du niveau ordinaire.
+Ses cheveux bouclés avaient ce gris uniforme et brillant qui est presque
+une parure.
+
+Son habit noir, ample comme il convenait à l'âge qu'il montrait, me
+sauta aux yeux par sa remarquable élégance: élégance simple, presque
+austère et qui venait peut-être uniquement de la façon dont il était
+porté.
+
+Sa boutonnière avait la rosette de la Légion d'honneur qui est la même
+en tenue de ville, pour les simples officiers, pour les commandeurs et
+pour les grands-officiers. Il y a d'ailleurs une foule de gens, décorés
+par le roi de Barataria, qui s'émaillent de fleurs à peu près
+semblables: Cela ne dit donc rien. Mais cela disait sur la poitrine de
+cet homme.
+
+Évidemment, il aurait pu être le père de la femme charmante qui
+s'appuyait à son bras, et pourtant, l'idée ne venait point qu'il pût
+être son père. Il n'avait pas l'air d'un mari.
+
+Cette dernière phrase peut sembler ridicule, mais elle dit mon
+impression.
+
+Je me souviens que mon regard resta fixé sur ce visage blanc, mais
+d'une belle blancheur de marbre, dont l'expression me frappa comme un
+point d'interrogation. Je me demandai: est-ce un homme d'État? est-ce un
+penseur? Pour moi, ce ne pouvait être le premier venu, prince des
+affaires ou de la propriété. La lumière du gaz glissait sur ses traits
+pour éclairer en plein ceux de sa compagne, qui me parut plus
+splendidement belle encore que le matin. Ils étaient arrêtés, attendant
+sans doute leur voiture. Ils ne se parlaient pas.
+
+M. Louaisot de Méricourt, cependant, s'était remis, parce que son regard
+ayant suivi la direction du mien, il avait découvert le motif de mon
+exclamation. J'avoue que je ne m'étonnais pas du tout d'avoir à le
+ranger dans la catégorie des gens qui ont comme cela des alertes. Il
+parlait si souvent de conscience!
+
+--C'est bête, les nerfs, dit-il encore, les miens surtout, un rien les
+met en danse; ça vous étonne donc de la rencontrer ici?
+
+--De qui parlez-vous? demandai-je.
+
+--Mais... ah ça! vous ne la connaissez peut-être pas! Allez-vous jouer
+au fin avec ce bon M. Louaisot de Méricourt?
+
+--Je l'ai entrevue, une seule fois....
+
+--Où ça?
+
+--Chez le Dr Chapart.
+
+--C'est-à-dire chez M. Lucien Thibaut. Quelle drôle de tocade de la
+part d'une personne si bien! Mais il n'y a pas que l'amour pour mener le
+monde à la ronde. On peut avoir d'autres raisons.... Vous êtes en train
+de deviner son nom pas vrai?
+
+--Serait-ce Mme la marquise de Chambray?
+
+--En propre original. Est-elle assez superbe!
+
+--Et... son cavalier? demandai-je.
+
+--Ce n'est pas un cavalier, ni même un fantassin, c'est un homme assis.
+Devine devinaille!...
+
+Il prononça ces deux mots du ton qu'on prend pour souligner une
+allusion.
+
+Le tranchant de son regard était sur moi. Un nom vint à mes lèvres, mais
+je ne le prononçai pas.
+
+--C'est ça, parbleu! me dit M. Louaisot, tout comme si j'eusse parlé,
+c'est bien ça! Et qui voudriez-vous que ce fût, sinon M. le président,
+son vieil ami, son ancien tuteur, presque son papa, quoi! Seulement, il
+a monté en grade. C'est maintenant M. le conseiller, depuis qu'il
+appartient à la cour impériale de Paris. M. le conseiller Ferrand et sa
+belle compagne avaient descendu le perron et gagné leur équipage.
+
+--Voilà qui va donner du montant à votre lecture, mon cher Monsieur,
+reprit Louaisot en habillant ses grosses mains de gants tout neufs et
+mal faits.
+
+--Et celle-ci! Et celle-ci! m'écriai-je encore au lieu de répondre.
+
+À la place occupée naguère par Mme la marquise de Chambray en haut
+des marches, et sous le même jet de gaz, une très jeune personne se
+tenait debout maintenant et semblait chercher quelqu'un dans la foule.
+
+Pour mieux regarder elle avait soulevé le voile-masque qui cachait ses
+traits.
+
+J'aurais juré que je reconnaissais l'original du portrait-carte à moi
+montré par Lucien,--ce sourire animé qu'il avait nommé Jeanne Péry.
+
+Seulement, ici, les traits seuls restaient, les traits mignons, jeunes,
+charmants: ils n'avaient plus de sourire.
+
+Pouvais-je m'en étonner? Je ne connaissais pas encore l'histoire entière
+de cette malheureuse enfant, mais ce que j'en savais suffisait amplement
+à expliquer pourquoi le sourire avait disparu de ses yeux et de ses
+lèvres.
+
+M. Louaisot n'eut point de tressaillement, cette fois; il regarda sous
+la marquise du théâtre et activa la mise en place de ses grands gants.
+
+--Ah! ah! fit-il, celle-ci! Vous êtes diablement curieux, savez-vous?
+Allez-vous me demander comme ça l'extrait de baptême de toutes les dames
+et demoiselles qui vont sortir ce soir de l'Opéra? Mais je suis de bonne
+humeur, et j'en ai motif, vous allez bien le voir! Celle-ci, c'est... ma
+foi, oui, c'est cela: le mot de l'énigme en chair et en os, la clé du
+mystère, le noeud de l'intrigue. Pas davantage, Monsieur! Elle n'a pas
+la beauté de Mme la marquise, il en faut pour tout les goûts, mais
+comme elle est plus jolie, hein? Et un petit chic! Moi, elle me va... et
+quand à son nom, vous l'avez lu trente-deux fois cette nuit. J'ai
+l'honneur de vous présenter la «petite photographie». À vous revoir!
+Elle m'attend, le cher bijou! Je n'ai pas encore tout à fait renoncé à
+plaire, dites donc!
+
+Il prit son chapeau d'un geste victorieux et ajouta:
+
+--Finissez la lecture. Cassez-vous la tête. Il y a de l'argent en
+masse--et il reste des chiens à qui jeter votre langue, Monsieur et cher
+client. À l'avantage!
+
+Au moment où il passait la porte, la jeune fille du péristyle
+descendait les marches avec son voile baissé, et je les perdis de vue
+derrière les voitures.
+
+Dix minutes après, j'étais à l'ouvrage, bien commodément étendu entre
+mes draps, ma lampe sur ma table de nuit, mon paquet de papiers sur ma
+couverture.
+
+Je ne lisais pas encore, mais, je le répète, j'étais au travail.
+
+Pour une oeuvre du genre de celle que j'avais entreprise, il faut non
+seulement rassembler les éléments, mais encore les retourner entre ses
+doigts, les rapprocher, les comparer, les briser même, parfois--pour
+voir ce qu'il y a dedans.
+
+Lucien m'avait choisi parce que je suis un peu diplomate et un peu
+romancier.
+
+Je lui devais de mettre en oeuvre, autant que j'en ai le moyen, les
+procédés de l'un et l'autre métier.
+
+Je fermai les yeux avant d'ouvrir le dossier.
+
+Et je regardai en moi-même. J'avais besoin de classer mes souvenirs.
+
+Il y avait d'abord et avant tout M. Louaisot de Méricourt.
+
+Ce soir, en lisant l'entrevue de ce dernier avec mon pauvre Lucien, je
+m'étais étonné plus d'une fois de voir que Lucien n'opposait aucune
+barrière à la loquacité calculée de l'agent d'affaires.
+
+Je m'étais dit: Si je le tenais, moi, ce Louaisot, il ne m'échapperait
+pas comme cela!
+
+Je venais de le tenir, et il m'avait échappé.
+
+Il m'avait échappé depuis la première parole jusqu'à la dernière.
+
+Il avait, ce bonhomme, le singulier talent de parler non pas tout à fait
+pour ne rien dire, car il embrouillait, il inquiétait, il déroutait,
+mais pour ne jamais dire le mot qui éclaire.
+
+Je fis comparaître M. Louaisot au tribunal de ma mémoire. Je lui
+demandai: qui es-tu? que veux-tu? qui sers-tu?
+
+Et son ombre évoquée ne me répondit pas plus catégoriquement qu'il n'eût
+fait lui-même.
+
+Il me sembla entendre encore cette phraséologie à la fois commune et
+bizarre, aiguisant à plaisir l'envie de savoir, comme certaines épices
+irritent le besoin de manger ou de boire.
+
+Était-ce un homme fort ou seulement un bavard un peu plus adroit, un peu
+moins imprudent que les autres bavards?
+
+Il y avait ce diabolique regard qui le rehaussait. Je ne peux dire à
+quel point les lunettes de ce bonhomme flambaient dans mon souvenir!
+
+Leurs fantastiques rayons éclairaient deux figures de femmes; les deux
+héroïnes de la pièce: Mme la marquise Olympe de Chambray, Jeanne
+Péry.
+
+Je venais de les voir en quelque sorte l'une à côté de l'autre.
+
+Cette marquise avait, en vérité, grande tournure, à part même sa beauté
+sans rivale.
+
+Il m'étonnait de plus en plus, qu'elle eût jeté son dévolu sur mon
+pauvre Lucien. Je ne concevais plus du tout, depuis que j'avais vu
+«l'incomparable Olympe» cette passion acharnée qui s'adressait justement
+au modeste juge du tribunal d'Yvetot.
+
+Il y avait là une invraisemblance, presqu'une impossibilité.
+
+Et l'invraisemblance devenait plus marquée, l'impossibilité plus
+flagrante par l'entrée en scène de cette hautaine figure: le conseiller
+Ferrand.
+
+Celui-là, je ne me l'étais pas du tout représenté ainsi.
+
+Au début de ma lecture, j'avais vu en lui un brave pasteur de petits
+magistrats, menant son tribunal comme une école maternelle.
+
+Puis tout à coup,--devine devinaille,--certain écrit mystérieux me
+l'avait montré sous un aspect tout opposé, mais plus grand: j'avais
+frémi en me penchant au-dessus d'un abîme.
+
+Rien de tout cela n'était dans le marbre poli--et propre--de cette tête
+énergique--mais modérée, élégante, intelligente--et sage.
+
+Quant à Jeanne Péry, oh! elle était, celle là, ravissante de la tête aux
+pieds, mais tout autrement que la marquise. Ce n'était pas du tout une
+grande dame. C'était... mon Dieu oui, c'était trop le contraire d'une
+grande dame pour cadrer avec l'idée que je m'étais faite d'elle.
+
+Selon moi, elle était bien plus l'héritière de notre vieux camarade de
+folies, le baron de Marannes, que la fille de cette chère sainte, si
+doucement noble dans son martyre, Mme veuve Péry.
+
+Au premier coup d'oeil, et sans hésiter, je l'avais reconnue, mais tout
+en la reconnaissant, je gardais comme un étonnement.
+
+Je dirai plus: un désappointement.
+
+Je la cherchais en vain telle que Lucien me l'avait fait rêver.
+
+La photographie justifiait bien le nom de _petit ange_ que Lucien
+appliquait si souvent à Jeanne. L'original passait à côté de ce nom.
+
+Pour tout dire, j'éprouvais un chagrin mêlé de dépit à l'idée du culte
+si naïf et à la fois si profond que Lucien lui avait conservé.
+
+Et j'éprouvais aussi une sorte d'indignation en songeant que je venais
+de la voir sortant de l'Opéra, en toilette d'opéra, elle que son mari
+cherchait si douloureusement, elle qui n'avait pas achevé le deuil de sa
+mère, elle qui devait être encore, j'avais sujet de le croire, sous le
+coup d'une mortelle accusation.
+
+Du moment que Jeanne ne rejoignait pas son mari, il m'eut fallu Jeanne
+enlevée violemment ou prisonnière. La force majeure seule pouvait
+excuser pour moi l'abandon où elle laissait Lucien.
+
+Et Jeanne était libre, et Jeanne attendait M. Louaisot de Méricourt au
+sortir d'un théâtre!
+
+À mesure que je réfléchissais, une voix s'élevait en moi qui criait: «Ce
+n'est pas seulement odieux, c'est absurde et _c'est impossible_.»
+
+La pensée que j'étais entouré d'invraisemblances m'apaisait et me
+rassurait. Sur le point de condamner Jeanne, je suspendais mon jugement.
+
+M. Louaisot me l'avait dit: «Plus vous pénétrerez au coeur de l'énigme,
+plus la solution fuira devant vous...»
+
+Il était deux heures du matin, environ, quand je repris mon travail de
+dépouillement.
+
+J'en étais resté au n°38: lettre de François Bochon, dont je supprime la
+fin comme étant inutile à l'intelligence de l'histoire.
+
+
+
+
+Suite du dossier de Lucien Thibaut
+
+
+Pièce numéro 39
+
+(Lettre écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
+
+Ce mercredi (sans autre désignation de date).
+
+_À Mme la marquise Olympe de Chambray, en son hôtel._
+
+Bonjour bien aimée. Tout un bouquet de baisers, d'abord. Après? encore
+des baisers. Mais ça vous ennuie? Alors, assez.
+
+Ah! chère divine, quand je pense au bonheur sans mélange qui pourrait
+embellir mon âge mûr, à cet océan de délices où nous nagerions, ces
+demoiselles et moi, si certain événement avait lieu, j'ai peur.
+
+Ne me dites pas que j'ai la tête partie. Il y aurait bien de quoi, mais
+non, je raisonne. Cette félicité est si fort au-dessus de nos mérites!
+Et le Destin est un monsieur qui se gêne si peu pour railler les pauvres
+mères!
+
+Les enfants, ma petite, les enfants! Il faudra pourtant bien que vous en
+ayez. Et je les dorloterai! Mais c'est horrible. Quand ils sont petits,
+encore passe, on leur donne le fouet. Les miens sont tous grands. Quelle
+responsabilité!
+
+Si j'étais homme!... Voulez-vous savoir? Mon Lucien n'ose pas, voilà le
+vrai. Il n'y a que cela. Vous chercheriez cent dix ans sans trouver
+autre chose. Je vous l'affirme; il n'ose pas, le nigaud qu'il est!
+
+Il voudrait bien, parbleu! mais comment s'y prendre? Les garçons timides
+comme lui vont tout droit aux femmes avec qui on ose. C'est la nature.
+On devrait la supprimer, ça donne trop de tracas aux mères.
+
+Je ne peux pas en vouloir à Lucien, moi. Ça me fait rire, plutôt. On
+sait bien qu'il n'est pas une demoiselle. Il a rencontré ce petit
+chiffon-là dans un pré fleuri, un jour que le soleil était doux et qu'on
+entendait siffler les merles; ça peut arriver à tout le monde.
+
+Et puis vlan! Voilà une passion, attrape! Bah! bah! une passion composée
+de primevères, d'aubépines et de coucous! Ça va et ça vient. Mais on a
+beau dire, c'est ennuyeux pour les mères.
+
+La minette n'était pas imposante du tout. Ça lui a donné du courage pour
+pousser sa pointe. Pourquoi l'a-t-il poussée sa pointe? Chérie, vous
+avez été mariée, on peut vous parler entre dames. Il a poussé sa pointe
+par rage du véritable amour qu'il nourrit dans le fond de son âme, et
+dont le véritable objet lui fait peur.
+
+Aussi, pourquoi avez-vous tant de noblesse, tant d'esprit, tant de
+beauté, tant de perfection? Pourquoi ressemblez-vous à une reine? Il
+n'ose pas, le cadet, je l'ai déjà dit, mais c'est exprès que je le
+répète, il n'ose pas, j'en mettrais ma main au feu.
+
+M. Thibaut, son père, était comme ça. Il a fait un bon mari, ma chérie.
+Vous trouverez une larme sur le papier. C'est sa mémoire qui me la tire.
+
+Mon pauvre Antoine! Pendant vingt-deux mois, quel sang il me fit faire!
+Mais ça vint à la fin! Assez là-dessus, sauf un mot: Quand ça fut venu,
+dame... ah! ma chère!
+
+Il s'agit de Lucien. Est-ce que je ne le connais pas comme ma poche?
+Est-ce que je n'ai pas épié le premier éveil de son coeur? En ce
+temps-là l'enfant me faisait trembler comme la feuille quand je le
+voyais rêvasser à un diamant de votre eau. J'aurais autant aimé qu'il
+eût lorgné les étoiles du ciel.
+
+Et c'est à moi la faute, peut-être. Combien de fois ne lui ai-je pas
+répété, le matin, le soir, à midi: malheureux! tu vas te brûler
+l'imagination à la chandelle. Ce trésor-là n'est pas pour ton pauvre
+nez!
+
+J'aurais dû me couper la langue avec mes dents!
+
+Car voilà ce qui arrive, bijou adoré, maintenant qu'il peut espérer et
+que nous nous tuons à le lui dire, ces demoiselles et moi, il ne peut
+pas croire à tant de bonheur. Moi, je conçois ça.
+
+Vous êtes la divine des divines, Olympe, il n'y en a jamais eu comme
+vous. Vous ne voulez pas le croire, mais la chose crève les yeux de tout
+le monde. Je le dis tous les jours à Célestine et à Julie, qui ont la
+fureur de vous copier, je leur dis: «Écoutez, mes petites bonnes femmes,
+n'essayez pas, vous seriez tout uniment ridicules. On peut singer Mme
+Chose ou encore Mlle Machin, mais celle-là, je t'en ratisse!»
+
+C'est sûr que je pourrais bien devenir un peu folle à la pensée d'avoir
+pour bru un ange du firmament comme vous. Le beau malheur! Je guérirais
+après la noce. Je donnerais trois doigts de chaque main pour y être, à
+la noce. Voilà comme je dissimule, moi! Tenez! si la santé de mon Lucien
+était attaquée, je vous le dirais tout de même, à la bonne franquette.
+
+Sa tête? Sa tête est aussi saine qu'un gland, ma perle. Seulement, il a
+ses migraines et on dirait quelquefois qu'il s'absente. Pourquoi? Parce
+que son coeur d'agneau est travaillé, tiraillé, tenaillé, quoi! Vous
+allez comprendre. Il a osé avec cette Jeanneton qu'il n'aime pas, avec
+vous qu'il idolâtre il n'a pas osé. Ça fait qu'il est malheureux et que
+sa tête éclate. Voilà l'histoire.
+
+Mais que fait-on pour les possédés? on prie le bon Dieu qui est plus
+fort que le diable. J'ai tant prié le bon Dieu que mon garçon se
+dépossède petit à petit. Écoutez ça un peu:
+
+Hier, qui était le cinquième jour depuis son retour de Paris, il m'a
+dit--et c'était de lui-même, je ne lui ouvrais pas la bouche de vous:
+«Olympe est encore plus belle qu'autrefois.» Moi, j'ai répondu en
+faisant celle à qui c'est bien égal: «Trouves-tu, garçon?» Il a ajouté
+d'un air pensif: «Oh! oui, bien plus belle!»
+
+Il a du goût, c'est certain.
+
+Quelque chose le tenait, et je m'en apercevais bien, mais je ne voulais
+pas l'interroger. Pas si bête!
+
+Il faut vous faire observer ici entre parenthèses que, depuis son retour
+de Paris, le gars n'a pas prononcé une seule fois le nom de son
+orpheline. Il n'y a donc qu'à faire mine de n'y plus penser du tout, et
+j'ai dans mon idée que ça s'en ira à la douce, comme c'est venu.
+
+Il y a ma neuvaine, aussi, et le pèlerinage, ces demoiselles n'ont pas
+tiré la réussite une seule fois sans vous trouver ensemble: le jeune
+homme blond et la dame brune. Les cartes, c'est de la superstition, j'en
+conviens, mais le grand jeu ne m'a jamais trompée. Et je vous dis, moi,
+que c'est un agneau qui ne savait pas écouter son coeur. Il vous a
+toujours adorée, toujours, toujours, à la sournoise, comme un poltron
+qu'il est.
+
+Il a donc repris, au bout d'un petit moment, sans avoir l'air d'y
+toucher.
+
+--Est-ce que tu crois qu'Olympe serait contrariée de me voir?
+
+--Pourquoi Olympe serait-elle contrariée de te voir? C'est moi qui ai
+répondu ça.
+
+--Dame, a-t-il fait, il y a si longtemps... et puis....
+
+--Et puis quoi?
+
+--Les histoires....
+
+J'avais bonne envie de rire, mais je gardai mon grand sérieux.
+
+Allez dire partout que la bonne femme radote, si vous voulez, mais il
+n'ose pas. Je le répéterais sur l'échafaud!
+
+Pendant ces derniers jours, il n'a pas quitté le palais. Je lui avais
+fait écrire avec de la bonne encre par M. le président. Mais, malgré le
+grand zèle que la semonce de son chef lui a donné, hier soir, il était à
+la maison dès quatre heures. Jusqu'au dîner il a passé son temps à se
+bichonner: eau chaude, pommade, pâte d'amande et tout. Monsieur a fait
+recirer trois fois ses bottes qui ne reluisaient pas assez. Il a essayé
+onze cols de chemises. Enfin de grands projets!
+
+Devinez-vous, chérie?
+
+Moi, je savais d'avance. Je l'avais entendu marmoter en se fâchant après
+le noeud de sa cravate:
+
+--Il faut que je la voie! Il le faut absolument!
+
+Vous savez, mon trésor, pas d'enfantillage! Quand il va se présenter
+chez vous, aidez-le un peu, je vous en prie. Souvenez-vous qu'il n'ose
+pas.
+
+En voulez-vous une preuve? Après le dîner, il a recommencé sa toilette
+sur nouveaux frais. Cette fois, je n'ai pas pu résister: j'ai été le
+regarder par le trou de la serrure. Sa chambre était un pillage. Il
+houspillait ses chemises blanches pour en trouver une comme il n'y en a
+pas. J'aurais donné gros pour que vous fussiez-là.
+
+Rien n'était assez beau. Il a ôté ses bottes pour mettre des chaussures
+vernies. Je ne vous en dis pas davantage.
+
+Et puis, au moment de partir, après avoir passé un quart d'heure à
+peiner sur ses gants, qui ne voulaient pas entrer, et comme il brossait
+son chapeau neuf, patatras! tout son courage a tombé à plat.
+
+Il a ôté ses gants, d'abord en soupirant comme un malheureux. Après ça,
+il s'est déshabillé et mis au lit sans crier gare.
+
+Voilà comme il est. Je ne l'ai pas dit à ces demoiselles, elles
+l'auraient griffé!
+
+Mais, aujourd'hui, il m'a reparlé. C'est sérieux. Je réponds que ce sera
+pour ce soir. Je ne plaisante pas, il a eu toute la journée la figure
+qu'il avait quand il passait ses examens de droit. Méfiez-vous.
+
+Chérie, j'ai cru bon de vous en toucher un mot pour que vous soyez
+gentille et que vous vous gardiez surtout de le déconcerter.
+
+Oh! bien aimée! oh! divine! ma perle, mon diamant, la plus chère de mes
+filles! Si j'apprenais ce soir, avant de me coucher, que Dieu a exaucé
+ma neuvaine! si vous étiez à nous enfin! si je m'éveillais demain matin
+la plus heureuse des femmes et des mères!
+
+Je vous embrasse mille fois, mais pas comme je vous aime, ce serait à
+vous étouffer.
+
+_P. S._--Je n'ai pas dit un traître mot à ces demoiselles, bien entendu.
+C'est toujours notre cher mignon secret à nous deux. Célestine et Julie
+veulent vous embrasser au bas de ma lettre, je tourne la page; pas de
+danger qu'elles lisent. Elles sont la discrétion même et, d'ailleurs, je
+reste là pour les surveiller.
+
+
+Pièce numéro 39 bis
+
+Billet de Mlle Célestine.
+
+Nous ne savons rien, rien de rien. Maman nous traite comme deux bébés.
+Il nous est défendu même de deviner.
+
+On veut vous dire seulement, à la hâte, qu'on vous aime bien, bien,
+bien, et encore mieux.
+
+Maman ne veut même pas que nous fassions nos noeuds de tour de cou comme
+vous. Ce n'était pourtant pas pour vous ressembler, c'est si impossible!
+
+Mon frère ne bouge plus du palais. On jurerait qu'il n'a jamais été à
+Paris. Moi, je n'ai jamais cru à l'orpheline.
+
+Des baisers, et laissez tomber quelque part une miette de votre grâce,
+j'irai la becqueter.
+
+
+Pièce numéro 39 ter
+
+Billet de Mlle Julie.
+
+Ma soeur a tout dit, l'égoïste. Le droit d'aînesse est pourtant aboli.
+Elle veut jusqu'à la miette. Laissez-en tomber deux.
+
+C'est vrai, pourtant, que nous ne savons rien. L'ignorance ouvre la
+porte aux rêves. Moi j'en fais de bien beaux, et vous y êtes toujours.
+
+Quant à Lucien, je ne m'y suis jamais trompée. Des âmes ordinaires
+pouvaient concevoir des inquiétudes et se méprendre à cette erreur du
+jeune âge, mais moi, je savais quelle empreinte profonde restait gravée
+dans le coeur de mon frère. Vous êtes de celles qu'on ne peut oublier,
+Olympe, aussi ne craignez pas d'aimer.
+
+
+Pièce numéro 40
+
+(Écrite et signée par la marquise Olympe de Chambray.)
+
+Yvetot, 23 juillet 1865.
+
+_À M. Ferrand, président, etc._
+
+Cher et digne ami, pour ce qui me regarde, je vous prie en grâce de
+laisser en repos M. L. T.... Comme juge, il vous appartient, mais comme
+prétendant à ma main, je désire qu'on lui garde sa liberté tout entière.
+Je crains le ridicule. Cette excellente Mme T... est justement la
+femme qu'il faut pour noyer quelqu'un sous le ridicule. Au lieu de vous
+mettre ainsi contre moi, digne ami, venez à mon secours.
+
+Et ne vous représentez pas votre Olympe sous les traits de Phèdre,
+brûlant comme un tison pour le bel Hippolyte qui la dédaigne.
+
+_Note de Geoffroy_.--Ce billet m'arrêta et me fit rêver longuement. Je
+recherchai dans le dossier le fragment anonyme qui avait été adressé à
+Lucien par un correspondant également anonyme, lequel était M. Louaisot,
+je croyais le savoir désormais.
+
+Je parle ici de cette demi-feuille où une inconnue--la marquise?--se
+confessait en un style froidement dépravé à un inconnu--le président
+Ferrand?--et qui était accompagnée de la fameuse légende: «Devine
+devinaille», etc.
+
+Cette demi-feuille m'avait laissé une impression presque sinistre. J'y
+flairais le crime en une complicité qui épouvantait ma raison.
+
+Je comparai minutieusement l'écriture du fragment avec celle du billet
+portant la signature de Mme la marquise.
+
+C'était là un travail qui ne pouvait aboutir à rien de concluant, car le
+fragment contenait cette phrase: «J'écris maintenant aussi lestement de
+la main gauche que de la main droite.... Vous m'avez donné des talents
+de faussaire.»
+
+Il n'y avait aucune espèce de rapport entre l'écriture du billet et
+l'écriture du fragment. Aucune.
+
+
+Pièce numéro 40 bis
+
+(Mention écrite de la main de Lucien.)
+
+J'ai rapproché la pièce qui précède du n°32 (devine devinaille). Je
+repousse les pensées que fait naître ce fragment comme on se débarrasse
+d'un impur cauchemar. Je ne juge pas Mme de Chambray que j'ai tant
+aimée et respectée.
+
+Mais je déclare en conscience que, pour moi, le président Ferrand est
+un honnête homme.
+
+
+Pièce numéro 41
+
+(Écriture de M. Louaisot, sans signature.)
+
+Pas d'adresse. Paris, 23 juillet 65.
+
+Je suis étonné de ne rien recevoir de vous. Est-ce que vous dormez? Le
+moment ne serait pas bien choisi.
+
+Je n'ai aucun avis à vous donner, mais si par hasard vous reculez
+maintenant devant l'arrestation et ce qui s'ensuit, que faire de la
+petite?
+
+Vous m'avez mis en avant, allez-vous me lâcher?
+
+Après la visite domiciliaire, pas moyen de reprendre l'enfant à la
+maison.
+
+La police et la justice pataugent, selon leur habitude. Ça fait plaisir,
+mais ça ne mène à rien. Il serait grand temps de leur fournir un point
+de départ raisonnable, sous main, s'entend, et de les prendre par la
+patte pour les conduire tout doucement sur le chemin de la _vérité_ (ce
+dernier mot était souligné au crayon.)
+
+Je vous prie de me répondre courrier pour courrier, ça en vaut la peine.
+Je suis très ennuyé de cette histoire, indépendamment même de la
+descente de police, qui a porté atteinte à la considération dont je
+jouis dans mon quartier. Vous aurez à m'en tenir compte.
+
+
+Pièce numéro 42
+
+(Écrite par la marquise de Chambray, non signée. Réponse à la précédente
+sans date ni adresse.)
+
+Ne précipitez rien. Laissez les choses en l'état. J'éprouve un sentiment
+de pitié pour cette jeune fille.
+
+Il paraît revenir à d'autres sentiments. On m'annonce sa visite pour ce
+soir même. Je veux attendre et voir.
+
+Demain, je vous enverrai mes instructions.
+
+
+Pièce numéro 43
+
+(Écrite par Lucien Thibaut, non signée.)
+
+Yvetot, 23 juillet 1865, 11 heures du soir.
+
+_Pour Geoffroy._
+
+Tu vas recevoir de mes nouvelles. J'ai mis hier une lettre à la poste
+pour toi.
+
+Cette lettre va franchir la mer et aller à Constantinople pour répondre
+à tes questions amicales sur ma famille et sur moi. Tu y verras notre
+intérieur, car nous demeurons momentanément ensemble, ma mère, mes
+soeurs et moi, depuis mon retour de Paris.
+
+Ma lettre d'hier ne te portera aucun mensonge, mais combien elle est
+éloignée pourtant de la vérité!
+
+Vas-tu deviner sous le calme de ma prose l'orage que je porte en moi?
+
+Sur mon honneur, je n'avais jusqu'à aujourd'hui, aucune raison pour te
+rien cacher. Je me taisais par timidité ou mauvaise honte, mais derrière
+mon silence, il y avait l'ardent désir de t'ouvrir mon âme.
+
+Mais il est bien certain que je ne suis pas complètement mon maître. Il
+m'arrive d'agir sous une impulsion qui n'est pas mienne, quoiqu'elle
+n'émane pas non plus d'une volonté étrangère.
+
+Je t'ai déjà parlé de cela, et les faits vont expliquer malheureusement
+ce que ma parole peut avoir d'obscur.
+
+Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, j'ai commis une action
+dont je me repens. Il y a quelque chose entre moi et ma conscience. Ce
+que je n'osais pas t'écrire autrefois, j'oserais encore bien moins te le
+dire.
+
+Et, cependant, il faut que je me confesse. C'est un impérieux besoin.
+J'ai défiance de moi.
+
+Je sais, ou, du moins, je crois encore que ma raison est intacte; mais
+il y a autour de ma raison des murmures et des menaces. Je les entends.
+J'en suis troublé. Je voudrais chasser ces ombres qui m'importunent.
+
+Il m'est arrivé d'agir sous la pression d'une force que j'appellerai
+impersonnelle. Ce n'est plus une crainte, c'est un remords que j'ai.
+L'acte est accompli.
+
+Bien plus, il m'est arrivé d'écrire sous la dictée.... Je dis bien: sous
+la dictée d'un autre _moi_ que moi.
+
+Je reconnaissais mon écriture, je me voyais tracer les caractères, et
+les pensées fixées sur le papier par ma propre main ne m'appartenaient
+pas. Non! Elles allaient même contre les pensées qui m'appartenaient.
+
+Cet autre moi vaut mieux que moi. Il est plus sévère que moi, et plus
+juste. Il sait des choses que j'ignore.
+
+Aussi ai-je pris déjà depuis longtemps un biais pour assurer ma
+confession.
+
+Il n'y a plus, j'en suis sûr, rien d'extravagant ni même de puéril dans
+ce fait de t'écrire journellement des lettres qui ne te sont pas
+envoyées. Je les garde toutes pour toi.
+
+J'y joins certaines pièces authentiques et explicatives, recueillies par
+moi que je classe autant que possible selon leur ordre chronologique.
+
+Cela forme déjà un _dossier_, pour employer le langage de ma
+profession.
+
+Et le dossier est gros.
+
+Avec ce dossier, tu instruiras un jour le procès de ma vie.
+
+Je le veux. C'est mon espoir qui n'est pas sans mélange de crainte. Je
+t'ai choisi pour cela entre tous ceux que je connais. Tu ne me refuseras
+pas.
+
+Jusqu'à cette heure, cependant, une lacune a existé dans la série de ces
+pages en apparence détachées, mais qui forment un tout suffisamment
+complet. J'ai supprimé, par un sentiment de pudeur--ou de douleur--les
+feuilles _écrites par moi quand je ne suis plus moi._
+
+L'idée de passer pour fou me faisait frayeur et honte.
+
+À dater d'aujourd'hui, je ne détournerai plus rien.
+
+Tu nous verras tous deux, moi et mon ombre....
+
+_Minuit_.--Je me suis arrêté, mon pauvre Geoffroy. J'ai hésité, je
+tergiverse au moment même où je fais parade de ma sincérité future.
+C'est bien vrai: toute cette exposition solennelle a pour but d'apporter
+un retard au récit des événements de cette soirée.
+
+Trêve de préliminaires! Je veux parler clairement et brièvement:
+
+Depuis dimanche--nous sommes au jeudi soir,--je sais où est ma petite
+Jeanne. La façon dont je l'ai appris te semblera singulière.
+
+J'étais arrivé l'avant-veille de Paris, où toutes mes recherches étaient
+restées vaines. Le matin du dimanche, au sortir de la messe, je trempais
+mes doigts dans le bénitier, suivant d'assez près ma mère et mes soeurs
+qui causaient sous le porche avec leurs amies, quand je me sentis
+coudoyer brusquement.
+
+Je me retournai. Il y avait derrière moi, parmi nos autres Cauchoises,
+une paysanne encore mieux endimanchée que les autres et dont la figure
+écarlate resplendissait sous une immense coiffe, chargée de broderies.
+
+J'avais reconnu d'un coup d'oeil la florissante Hébé du Jupiter des
+renseignements, rue Vivienne, au coin du passage Colbert.
+
+Elle me prit de l'eau bénite au doigt.
+
+Au lieu de faire le signe de la croix, elle mit un doigt sur sa bouche
+et sortit de l'église.
+
+Je la suivis de loin jusqu'au bout de la ville où elle prit un sentier à
+travers champs.
+
+Elle s'arrêta derrière une haie, regarda tout autour d'elle, et, sans
+mot dire, me remit une lettre que j'ouvris précipitamment.
+
+La pensée de Jeanne était en moi, comme toujours. Voici la lettre:
+
+
+Pièce numéro 43 bis
+
+(De la main de M. Louaisot, non signée. Sans date ni adresse.)
+
+Ceci, cher Monsieur, est _gratis et pro Deo_, sauf le picotin de ma mule
+qui se trouve par hasard en promenade dans votre localité.
+
+Ne vous évanouissez pas de joie en lisant les lignes suivantes. Votre
+tourterelle, à qui ne manque aucun membre et qui jouit même d'une santé
+parfaite, est en ce moment au village de Frémetot, site charmant, sur la
+route de Lillebonne, dans une maison où Pélagie vous conduira
+volontiers, si vous le lui demandez poliment.
+
+Elle irait même, j'en suis certain, car elle est bien bonne fille,
+jusqu'à vous prêter la main pour un enlèvement. Est-ce gentil de sa
+part?
+
+Soit dit sans vouloir vous effrayer, mon cher Monsieur, il ne faut pas
+vous amuser à réfléchir. Le cas est diablement grave. Un danger qu'il ne
+m'est pas permis de vous spécifier menace la pauvre enfant: un cruel
+danger.
+
+Si vous n'avez pas fait usage encore du _Sésame ouvre-toi_, que j'ai eu
+l'honneur de vous céder à crédit, dépêchez-vous. Il n'est que temps, si
+vous voulez éviter la catastrophe.
+
+Vous entendez: La catastrophe. Le mot n'est ni trop gros ni trop mince,
+il dit juste la chose.
+
+Grâce au talisman que vous savez, la divine O... irait jusqu'à réfugier
+chez elle notre petite minette. _J'en suis sûr_.
+
+_Mémento_: le codicille.
+
+
+Pièce numéro 43 ter
+
+(Suite de la lettre de Lucien.)
+
+Pélagie s'était assise sans façon sur le talus, ses jupes relevées à
+l'économie. Elle me regardait lire d'un air bon enfant. Quand j'eus
+fini, elle me dit:
+
+--Faut tout de même qu'on ne soit pas méchant pour être encore vos
+bienfaiteurs, après que vous nous avez flanqué le commissaire chez nous,
+rue Vivienne, dans une maison qui regorge de l'estime de son quartier.
+Et qu'on ne détenait l'enfant que pour son avantage, à seule fin de
+l'empêcher d'aller en prison tout à fait.
+
+--En prison! m'écriai-je. Et pourquoi irait-elle en prison, grand Dieu!
+
+Pélagie me fit un petit signe de tête caressant.
+
+--Le patron vous appelle toujours comme ça: «l'agneau», dit-elle au lieu
+de répondre. Ça vous coiffe assez bien. Mais faut être juste, vous êtes
+fièrement joli garçon tout de même pour un juge! Voyez-vous, si j'ai
+parlé prison à propos de la petiote, c'est que tout le monde n'est pas
+bonnes gens comme nous. Il y a des traîtres et filous qui peuvent avoir
+censément l'idée de la persécuter dans leur propre intérêt pécuniaire.
+
+--Est-elle du moins à l'abri, demandai-je, dans cette maison de la route
+de Lillebonne?
+
+--Pour ça, pas déjà tant, répondit Pélagie: à l'abri comme qui dirait
+sous un chêne qu'a perdu ses feuilles, quand il fait de la pluie.
+J'entendais, mais j'avais peine à comprendre.
+
+Pélagie reprit en tirant de sa poche un bon gros talon de pain, coupé en
+deux et farci moitié beurre, moitié fromage:
+
+--On serait bien bête aussi de se laisser manquer, pas vrai, M. le juge?
+Désormais, je ne déjeunerai guère que dans une heure d'ici. Quant à la
+petite, je garantis bien les gens chez qui elle est, mais c'est sous le
+rapport qu'ils ne valent pas cher.... Oui, oui, pardienne, tout ça vous
+embarrasse, vous aimeriez que quelqu'un vous tirerait de cette
+ornière-là. En plus que si vous voulez emmener votre bergère, on ne peut
+pas fabriquer ça en plein jour, rapport aux mauvaises langues d'Yvetot,
+qui vous en ont, des yeux!
+
+--C'est juste, répliquai-je, travaillant avec désespoir à combiner un
+plan qui eût le sens commun. Pouvez-vous me dire comment faire, vous, ma
+bonne fille? Pélagie aurait pu servir de modèle pour peindre l'appétit
+des consciences pures. Elle avalait sans effort ni douleur des bouchées
+véritablement formidables. Un instant, elle resta plantée devant moi à
+me regarder en silence. Elle riait bonnement: du beurre à un coin de sa
+bouche et du fromage à l'autre.
+
+--Voilà donc ce que c'est, poursuivit-elle tout à coup, je ne peux pas
+laisser un jeune homme dans le pétrin, c'est plus fort que moi, risque
+à la risque, je vais me fendre! Vous savez bien, mon frère?
+
+Jamais je n'avais ouï parler de son frère.
+
+--Mon frère Nicolas? Il s'est laissé tombé au sort comme un imbécile, et
+il nous manque vingt pistoles, comme ils disent ici, pour l'empêcher de
+partir soldat. À Paris, ça fait deux cents francs. Si ça vous va
+d'obliger notre famille de cette petite somme là, ce soir, à la brune
+tombée, sans le moindre dérangement pour vous, je charroierai la petite
+à la porte de derrière de chez vous, et vous l'emballerez censé par le
+jardin, ni vu ni connu, ça vous chausse-t-il, mon joli magistrat?
+
+J'acceptai avec empressement, et je lus dans les yeux de Pélagie combien
+elle regrettait de n'avoir pas demandé davantage.
+
+--Vous payerez bien à souper en sus, pour moi et Nicolas? ajouta-t-elle,
+en me tapant dans la main à la Normande: marché fait! Vous en êtes
+quitte à bon compte. Espérez jusqu'à ce soir, huit heures, et préparez
+le dodo de l'enfant.
+
+Elle s'éloigna en dévorant la dernière bouchée de son pain.
+
+Moi, je restai planté comme un mai derrière ma haie.
+
+C'était absurde, mon pauvre Geoffroy, cet arrangement-là, dix fois plus
+absurde encore que tu ne peux l'imaginer. Ma maison est toute petite:
+juste ce qu'il faut pour un ménage de garçon, et nous étions quatre
+là-dedans: ma mère, mes deux soeurs et moi.
+
+Ces dames m'avaient fait l'amitié de s'établir chez moi momentanément,
+tu devines bien pourquoi. Après la fameuse escapade de Paris, on voulait
+me surveiller de près et pousser en même temps le grand projet de mon
+mariage.
+
+Où mettre ma Jeanne dans cette maison-là, bon Dieu! Où la cacher
+seulement pendant une heure? C'était absurde--absurde! Je le sentais
+jusqu'à la détresse.
+
+Mon pauvre petit ange! Ma Jeanne! Il me semblait que, du premier coup,
+elles allaient flairer sa présence comme une meute évente un gibier.
+
+De toutes les créatures humaines respirant sur la surface du globe,
+Jeanne était, après Olympe, celle qui les préoccupait le plus.
+
+Si Olympe était le but, Jeanne était l'obstacle. Pour elle il n'y avait
+pas de quartier à espérer.
+
+Et mon étroit logis que ces trois amazones, armées en guerre,
+parcouraient en tous sens du matin au soir, n'avait ni cachette ni
+recoin.
+
+Et pourtant, Geoffroy, sois juste, pouvais-je reculer? nécessité fait
+loi, il fallait prendre un parti.
+
+Après avoir creusé ma misérable cervelle qui n'a jamais été bien fertile
+en expédients, voici tout ce que je trouvai:
+
+Je m'enfermai sous prétexte de travail, et je travaillai en effet à
+arracher la moitié du contenu de ma paillasse. À l'aide de ces quelques
+poignées de paille, avec du linge, avec des habits avec tout ce qui me
+tomba sous la main, je fabriquai une manière de lit que je mis... ma
+foi, oui, écoute donc, je n'avais pas à choisir, je le mis dans mon
+cabinet de toilette.
+
+Ce n'était pas convenable? à qui le dis-tu? Va, ce n'était pas trop
+commode non plus, mon pauvre ami, car le cabinet de toilette, ne valait
+guère mieux qu'une armoire.
+
+Sans lit, on avait peine à s'y retourner; avec le lit... mais c'est
+égal, je fus tout fier de ma trouvaille, et bien heureux surtout.
+
+Il me sembla que le plus fort était fait. J'attendis le soir avec moins
+d'inquiétude.
+
+Mais avec plus d'impatience aussi. Car, tu le croiras, si tu peux,
+Geoffroy, j'étais heureux comme un roi.--comme un fou!
+
+Huit heures sonnant, je descendis au jardin.
+
+J'y étais déjà descendu dix fois, pressant, gourmandant la marche du
+temps.
+
+J'avais bonne chance: ma mère et mes soeurs étaient à la neuvaine.
+
+J'attendis un quart d'heure tout au plus. Il faisait encore jour quand
+on gratta à la porte, et je reçus ma Jeanne dans mes bras.
+
+Pélagie fut contente de ce que je lui donnai, car elle baisa l'argent
+en me souhaitant du bonheur.
+
+Du bonheur! ah! j'en avais! Ma petite Jeanne était là sur mon coeur.
+
+Nous restâmes sous le berceau jusqu'à ce que la nuit fût tout à fait
+tombée. Je la trouvais un peu pâlie, mais beaucoup embellie.
+
+Et comme son sourire plus triste était aussi plus délicieux!
+
+Ce que nous disions, Geoffroy, sous la tonnelle? Ah! je ne sais. Elle
+est presque aussi timide que moi. Nous étions serrés l'un contre
+l'autre, et nos coeurs se parlaient. Nous nous aimions, vois-tu, jusqu'à
+ne plus savoir le dire. Et l'as-tu entendu le merveilleux cantique,
+chanté par le silence de deux coeurs!
+
+Il n'y avait plus pour nous ni douleurs dans le passé, ni frayeurs pour
+l'avenir. La pure ivresse des jeunes amours nous enveloppait comme le
+nuage des enchantements dans la poésie d'Arioste. Nous nous aimions et
+Dieu nous regardait.
+
+Je la menai à son petit réduit quand la nuit fut noire. Elle s'assit sur
+le lit, mais moi, ici, je restai debout devant elle.
+
+Elle me dit en riant:
+
+--C'est donc ici ma chambre?
+
+Mon Dieu! comme je l'aimais! Et comme je l'aime! Y eut-il jamais au
+palais des Tuileries, à Schoenbrunn, à Windsor, fille d'impératrice ou
+de reine plus respectée, plus dévotement adorée que ne le fut ma chérie
+dans ce trou qui s'ouvrait sur la chambre d'un garçon?
+
+J'ai dit _qui s'ouvrait_, car il ne se fermait point. Il n'avait ni
+verrou, ni serrure.
+
+J'en conviens, il y avait là quelque chose de... le mot ne me viens pas,
+mais _choquant_ ne dirait peut-être pas assez.
+
+Oui, certes, je suis de cet avis. Et ce qui me blesse davantage, il y
+avait aussi quelque chose de ridicule.
+
+Mais si vous étiez scandalisé, Geoffroy, ou s'il vous arrivait de
+railler, je ne vous pardonnerais de ma vie.
+
+Je t'en prie, ne raille pas. Quant à te défier de moi, je n'ai pas peur.
+Tu le sais bien avant que je te le dise. Elle entra là, elle dormit là,
+pure comme un doux petit ange.
+
+Le danger, elle ne le voyait pas: nous avions parlé de sa mère.
+
+Elle avait confiance en moi comme en sa mère.
+
+Si tu l'avais vue! comme elle était heureuse! Comme elle était jolie!
+comme elle me remerciait de la «chambre» que je lui donnais!
+
+Il faut te dire qu'elle avait eu de grosses frayeurs. Une fois déjà, on
+l'avait trompée à l'aide de mon nom pour la conduire où je n'étais pas,
+dans un guet-apens, dans une prison. Aujourd'hui c'était donc avec
+défiance qu'elle avait suivi Pélagie.
+
+Mais quand elle me vit, il n'y eut plus rien pour elle que sa joie.
+
+--C'est donc bien vous cette fois! Lucien, Lucien, c'est donc vous!
+
+Elle me regardait à travers les larmes qui baignaient ses pauvres yeux
+et dans lesquelles le sourire mettait des étincelles.
+
+C'était moi, cela suffisait.
+
+Elle resta là quatre jours et quatre nuits dans l'étrange réduit que je
+lui avais choisi, sans craindre rien, sans même s'étonner de rien.
+J'étais là. L'instinct de son coeur lui disait que je la protégeais
+contre tous et surtout contre moi-même.
+
+Et tout ce que je lui disais, elle le croyait. Je n'étais pas coupable,
+puisque j'étais le premier à le croire. Je lui donnais des espoirs
+extravagants qu'elle prenait pour paroles d'évangile. Je lui disais que
+ma mère allait consentir à notre bonheur, que ma mère ne tarderait pas à
+la nommer sa fille....
+
+Car c'était toujours de ma mère qu'il fallait lui parler. Après moi,
+elle ne songeait qu'à ma mère.
+
+Mon Dieu! je ne te défends pas de sourire. Ma pauvre bonne mère
+s'acharnait à sa neuvaine. Mes soeurs étaient devenues de bonnes
+clientes pour la somnambule. Si quelqu'un leur eût dénoncé le cher petit
+serpent qui mordait la queue de leur rêve!...
+
+J'ai quitté la plume un instant, Geoffroy pour essayer de me reposer. Je
+me suis étendu tout habillé sur mon lit, mais mes yeux n'ont pas voulu
+se fermer, il faut que j'achève.
+
+Ce fut pourtant une bien dure prison que celle de ma Jeanne, pendant ces
+quatre jours et ces quatre nuits. C'est à peine si je pouvais la voir
+quelques instants à la dérobée. Je lui portais ses repas en cachette et
+quels repas! Comme tu le devines, ils ne valaient pas les peines énormes
+que j'avais à me les procurer.
+
+Il fallait les voler d'abord, ensuite les dissimuler et les emporter.
+Quelles frayeurs j'avais d'être découvert, nanti de ma contrebande!
+
+La nuit, nous étions libres; mais, je vais te dire, comme la porte du
+cabinet de toilette ne fermait pas, j'avais imaginé de quitter ma
+chambre tout doucement pour aller dormir sur un banc, au fond du jardin.
+
+Elle ne s'en apercevait pas.
+
+Il faisait beau. Je n'étais pas très mal sur mon banc, et je pensais à
+elle.
+
+Seulement, la dernière nuit, il fit de la pluie tout le temps. Je me
+réfugiai dans l'escalier, où je fus bien.
+
+Je pleure un peu en t'écrivant cela, parce que je n'ai pas eu quatre
+autres jours de bonheur en toute ma vie.
+
+Pardonne-moi, c'est fini.
+
+À la maison, personne ne s'aperçut de rien. Il est vrai que j'usai de
+ruse pour la première fois depuis ma naissance. Je fis semblant de
+m'occuper d'Olympe. Je fis si bien semblant que tout le monde y fut
+trompé.
+
+Bien réellement, du reste, je m'occupais d'Olympe, tu ne vas que trop le
+voir, mais ce n'était pas tout à fait comme l'entendaient ma mère et mes
+soeurs.
+
+Je commençai à parler d'elle le lundi avant dîner.
+
+Toutes les oreilles aussitôt se dressèrent.
+
+Je m'informai de ses habitudes. Je demandai comme par manière d'acquit
+si on pensait qu'il ne lui serait pas importun de me revoir.
+
+Trois paires d'yeux se levèrent au ciel. Maman dit: «C'est la
+neuvaine...»
+
+Célestine et Julie me semblèrent avoir plus de confiance dans la
+somnambule.
+
+Le mardi, je rappelai en passant cette liaison d'enfance qui existait
+entre Olympe et moi. En revenant de chez la somnambule, Célestine et
+Julie me surprirent croisant sous les fenêtres de l'hôtel de Chambray.
+
+Sous leurs voiles, elles triomphèrent, et maman, ce soir-là, me suivait
+dans tous les coins pour m'embrasser.
+
+Le mercredi, après le dîner, je fis grande toilette pour rendre visite à
+Olympe, mais le coeur me manqua.
+
+À l'heure où nous sommes, l'idée de ce que devait être cette visite et
+de ce qu'il me fallait oser, me fait encore froid dans les veines.
+
+Oh! oui, je pensais à Olympe. Je pensais à elle la nuit, le jour, sans
+cesse: presque autant qu'à Jeanne elle-même!
+
+Le jeudi enfin,--qui était hier,--après avoir passé une demi-heure
+agenouillé devant la paillasse de Jeanne, je pris mon courage à deux
+mains, et je partis pour l'hôtel de Chambray, ganté de frais, mais la
+mort dans l'âme.
+
+Je n'ai jamais fait la guerre. Je pense qu'il en doit être ainsi quand
+on marche à l'ennemi sans espoir de vaincre.
+
+Au moment où je soulevai le marteau du vieil hôtel, laissé par feu M. le
+marquis à sa veuve, ma poitrine était si serrée que j'avais peine à
+respirer.
+
+Je ne sais pourquoi le souvenir du mari d'Olympe passa dans mon esprit.
+Je l'avais vu à peine trois ou quatre fois. C'était un homme grand et
+pâle, d'une santé maladive et qu'on disait très bon.
+
+Le concierge m'accueillit avec un empressement remarquable.
+
+Sa voix sonna comme une fanfare quand il appela sa femme pour garder la
+loge pendant qu'il m'accompagnait jusqu'au perron.
+
+Là, je fus reçu par Louette, la femme de chambre qui me connaissait de
+longue date, car elle servait déjà Mme la marquise à l'époque où
+celle-ci était encore Mlle Barnod et demeurait avec sa mère.
+
+Après la mort de Mme Barnod. Louette avait suivi Olympe dans la
+maison de son tuteur. Celui-là, je ne le connaissais pas. Je savais
+seulement qu'il demeurait aux environs de Dieppe, non loin du château de
+Chambray,--et qu'il avait contribué au mariage d'Olympe, ainsi que le
+président Ferrand, également membre du conseil de famille.
+
+Un hasard m'a mis à même d'apprendre, il y a quelques jours à peine, que
+le tuteur d'Olympe était notaire à Méricourt et s'appelait Louaisot.
+Était-ce mon Louaisot de Paris? Il devait être bien jeune en ce
+temps-là.
+
+Je suppose que c'était son père.
+
+Louette écarta d'autorité le valet de chambre qui voulait se mêler de
+moi et s'écria joyeusement:
+
+--On vous croyait mort, M. Lucien! Les uns descendent, les autres
+montent. Me voilà une vieille femme, moi. Vous et Mme la marquise,
+vous vous êtes épanouis comme des roses, ma parole! Savez-vous que voilà
+bien des années que c'est passé toutes ces choses-là?
+
+Je pense qu'elle entendait, par «ces choses-là» les visites que je
+rendais autrefois à Olympe jeune fille. Elle m'avait toujours encouragé
+de son mieux, cette bonne Louette, et j'aurais été un ingrat si je ne me
+fusse souvenu de l'excellent visage qu'elle ne manquait jamais de me
+faire au temps dont je parle.
+
+--C'est déjà bien loin de nous, en effet, Louette, répondis-je.
+
+Et j'allais enfin demander si Mme la marquise était visible, quand
+mon ancienne protectrice m'interrompit impétueusement.
+
+--Pas déjà si loin, dites donc! s'écria-t-elle. Et il ne faut pas avoir
+l'air de le regretter. Le temps fait du mal et du bien, c'est sûr.
+Qu'étiez-vous? Un marmouset dont on n'aurait su que faire. Et à présent
+vous voilà un amour d'homme, grave, soigné, un homme dans tout son beau,
+quoi!
+
+Elle leva le flambeau qu'elle tenait à la main, pour me toiser mieux à
+son aise.
+
+--Je n'adore pas les robes noires, quant à moi, reprit-elle: mais vous
+ne portez pas ce déguisement par les rues, ni surtout dans votre chambre
+à coucher, hé, hé, hé! M. Thibaut? D'ailleurs, je me dis ceci: quand on
+s'établit avantageusement, on donne sa démission. C'est le cas d'envoyer
+sa robe noire à la friperie, où d'autres vont l'acheter. Il faut bien
+commencer par quelque chose.
+
+Ici seulement, elle se mit en marche pour me conduire au salon.
+
+En route, elle acheva:
+
+--De son côté, Mademoiselle--je l'appelle comme ça souvent, quand nous
+parlons du temps jadis,--Mademoiselle est devenue la plus belle femme de
+la Normandie, et même d'ailleurs. Ça lui va si bien d'être une richarde.
+Je passe par-dessus la noblesse qui ne rapporte rien. Et pour être une
+richarde, il fallait d'abord épouser un richard. Quitte à choisir
+après... hé! hé!
+
+Son rire n'aurait pas plu à tous les moralistes, mais ce n'était, en
+somme, qu'une servante. Elle tourna le bouton du salon en annonçant:
+
+--Une ancienne connaissance que Mme la marquise n'attend pas!
+
+Ceci fut dit de ce ton emphatique qui souligne les contre-vérités. Puis
+Louette effaça son buste tout rond pour me livrer passage.
+
+Olympe était seule dans un petit salon Louis XV que feu M. le marquis
+avait orné pour l'amour d'elle avec un soin tout particulier.
+
+M. de Chambray était connu comme amateur. Avant son mariage il possédait
+déjà une riche et nombreuse collection d'objets d'art où il puisa
+généreusement pour le salon Louis XV.
+
+Il fit en outre pour ce même salon des dépenses déclarées folles par les
+gens sages de l'arrondissement et dont il fut parlé jusqu'à satiété dans
+les familles.
+
+La chose certaine, c'est que les étrangers de passage à Yvetot
+demandaient la permission de visiter les salons et la galerie de l'hôtel
+de Chambray.
+
+Moi, je m'y connais peu, et j'étais d'ailleurs absorbé si profondément
+dans la pensée qui m'amenait chez Olympe que je ne fis aucune espèce
+d'attention aux merveilles du petit salon Louis XV.
+
+Je ne vis qu'Olympe elle-même, et non loin d'elle, incliné, comme pour
+la contempler encore, le portrait de feu M. de Chambray, qui me parut
+extraordinairement ressemblant.
+
+Olympe était assise à la place qui devait lui être habituelle, auprès du
+guéridon-bijou qui supportait son livre et sa broderie.
+
+Je la vis au travers d'une douce lumière qui se colorait de toutes les
+nuances heureusement mêlées, de tous les reflets égarés savamment dans
+cette retraite gracieuse, dont l'atmosphère chatouillait les sens comme
+un velours fluide.
+
+Louette venait de me dire qu'Olympe avait embelli. C'était vrai. Je la
+trouvais belle splendidement.
+
+Et quelque chose en moi, dès le premier moment, se révolta contre cette
+splendeur de beauté.
+
+Il me semblait qu'elle insultait ainsi à la détresse de Jeanne. Elle
+volait Jeanne. J'étais jaloux pour Jeanne.
+
+Est-on assez fou, Geoffroy?
+
+Jeanne, dans sa misère, restait pourtant victorieuse. Elle était
+au-dessus de cette femme, elle allait l'opprimer.
+
+L'opprimer, tu entends bien, cette femme noble, heureuse, puissante,
+elle, ma pauvre petite Jeanne, du fond de son trou usurpé,--et
+l'opprimer terriblement jusqu'à arracher des pleurs de sang à ces grands
+yeux où brillait maintenant le calme sourire des reines!
+
+Olympe se leva quand elle m'aperçut sur le seuil, et fit un mouvement
+comme pour tendre ses deux bras vers moi.
+
+Je ne sais pourquoi, je cessai aussitôt de marcher.
+
+Peut-être que je l'admirais avec sa taille svelte et hardie, avec les
+masses d'un brun opulent qui encadraient l'ovale exquis de sa joue, et
+d'où un rayon, glissant à travers le globe dépoli de la lampe tirait
+des lueurs fauves, discrètes comme les polis d'un bronze. À l'instant où
+je m'arrêtai, les bras d'Olympe retombèrent, mais elle continua de
+s'avancer vers moi.
+
+--Il y a bien longtemps que je vous espérais, Lucien, me dit-elle de sa
+voix grave et douce, je vous remercie d'être enfin venu.
+
+C'était tout simple, et même il ne se pouvait guère qu'elle me dit autre
+chose. Elle me l'avait écrit plusieurs fois.
+
+Et pourtant je me sentis décontenancé comme si elle m'eût compromis ou
+qu'elle eût gagné un avantage sur moi. J'aurais voulu parler tout de
+suite dans le sens de la préoccupation qui avait déterminé ma visite.
+Les mots ne me vinrent pas.
+
+Je pris la main qu'elle me tendait et je restai muet devant elle.
+
+Ce n'était pas à elle que je pensais. J'étais malheureux jusqu'à
+l'impuissance. Je me disais: les intérêts de Jeanne sont en mauvaises
+mains. Je ne réussirai pas. Olympe sourit, me croyant seulement
+déconcerté. Peut-être y avait-il déjà pourtant de la souffrance dans son
+sourire. Et de la défiance aussi. Ce fut en me désignant un fauteuil
+qu'elle ajouta:
+
+--Êtes-vous donc toujours aussi timide qu'autrefois?
+
+Je m'assis et je répondis:
+
+--Plus timide.
+
+Il y eut une pause. Olympe aussi avait repris son siège.
+
+C'est une chose singulière à dire, j'avais du sang froid dans mon
+trouble. Je choisissais ce moment inopportun pour réfléchir, songeant à
+tous les points que j'aurais dû régler avec moi-même avant la visite, et
+constatant que je m'étais trompé en croyant me préparer.
+
+Je n'étais pas préparé du tout. Je n'avais pensé à rien de ce qu'il me
+fallait avoir et savoir.
+
+Je me souvins à cette heure des soupçons qui m'avaient traversé l'esprit
+à Paris; je relus en moi-même le «fragment» écrit de la main gauche.
+
+Mais j'eus beau essayer de croire à cela, je ne pus pas.
+
+Le souvenir me revint aussi de ce qui m'avait été suggéré tant de fois
+par M. Louaisot, par ma mère, par mes soeurs; était-il possible que
+cette femme, si supérieure à moi sous tous les rapports, fut éprise de
+moi?
+
+Et si cela était, que faisais-je chez elle?
+
+Une autre idée se fit jour, honteusement et malgré moi, M. Louaisot
+m'avait dit une fois: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir!»
+
+Olympe avait prouvé déjà qu'elle était ambitieuse....
+
+Oh! que n'était-ce vrai? Que n'avais-je des millions, tous les millions
+de la terre à lui offrir pour prix du bizarre secours que je venais
+implorer d'elle!
+
+En même temps que tout cela roulait dans ma tête, mon regard ne pouvait
+se détacher d'Olympe. Je la voyais, même quand mes yeux se baissaient ou
+se détournaient d'elle. Je subissais de plus en plus douloureusement
+l'empire de sa beauté.
+
+Je dis douloureusement parce que, tout en admirant malgré moi et avec de
+puériles colères, je comparais ou plutôt je combattais.
+
+L'image de Jeanne était là, plein mon coeur. Pauvre petite vaincue! Je
+la voyais entre Olympe et moi comme une cause de guerre implacable.
+
+Jeanne était belle aussi, mille fois plus belle à mes yeux que cette
+orgueilleuse. C'était vrai, mais ce n'était vrai que pour moi.
+
+J'avais conscience de ce fait qu'entre elles deux moi seul pouvais
+donner la préférence à Jeanne.
+
+Tout le reste de l'univers, j'en étais sûr et je m'en indignais
+amèrement, eût décerné le prix à Olympe.
+
+Je voudrais en vain expliquer comment je trouvais cela tout à la fois
+inique et naturel. Le contraire ne me tombait pas sous le sens, et ma
+rancune contre la victorieuse de cette lutte imaginaire
+grandissait--grandissait jusqu'à provoquer en moi un fougueux besoin de
+vengeance.
+
+Ma pensée énumérait à plaisir les avantages d'Olympe, trônant au milieu
+de ce luxe et de ces élégances qui lui allaient si bien. Je les lui
+reprochais comme si elle eût tout volé à Jeanne.
+
+À Jeanne, qui n'avait rien, pas même l'abri dont personne ne manque! À
+Jeanne qui se cachait comme un pauvre oiseau dans un trou!
+
+Et sa présence dans ce trou, découverte par malheur, lui eût été comptée
+pour la dernière des hontes!
+
+Je suis sûr de n'avoir jamais adoré mon cher petit ange si pieusement
+qu'à cette heure où je l'écrasais moi-même sous l'insolente victoire de
+sa rivale.
+
+Tu vas voir tout à l'heure comme je l'aimais.
+
+J'ai dit d'un coup ici tout ce qui s'agitait dans mon coeur et dans ma
+tête, mais il ne faut pas croire que nous fussions silencieux, Olympe et
+moi, en face l'un de l'autre pendant que je songeais.
+
+Matériellement, la conversation ne languissait même pas trop, parce que
+sa science de femme usagée portait l'entretien vers des sujets qui
+m'étaient faciles. Elle parlait de ma mère, de mes soeurs, de leur
+affection pour moi, et je répondais à peu près comme il se devait.
+
+Mais mon esprit était si manifestement ailleurs, qu'Olympe, malgré sa
+souveraine aisance, laissa percer plus d'une fois un symptôme de gêne.
+
+Voyait-elle au travers de mon front?
+
+Avant l'orage, un malaise court qui souvent a pesé sur mes tempes et
+oppressé ma poitrine.
+
+Il y avait de l'électricité dans notre air.
+
+Comme je tarde, Geoffroy! La plume me brûle. Tout à l'heure, je viens de
+repousser ma table et de marcher à grands pas comme pour fuir.
+
+Mais ce calice est de ceux qu'on ne peut éloigner. Je veux que tu
+saches.
+
+Je ne sais plus quelle transition Olympe employa pour arriver aux
+souvenirs de notre adolescence, ce que je puis dire, c'est que l'exquise
+mesure de ses prévenances mit le comble à mon irritation.
+
+Chacun de ses regards, chacune de ses paroles étaient empreints d'un
+charme inexprimable, et c'était ce charme odieux qui me jetait hors de
+moi-même.
+
+N'étais-je pas là, moi, depuis une demi-heure, m'efforçant avec
+désespoir et cherchant des mots introuvables pour aborder le sujet
+extravagant de ma démarche?
+
+Déjà dix fois, j'avais eu envie de me précipiter à ses genoux et de
+briser mon arme, en implorant sa pitié.
+
+Qu'aurait-elle fait si j'eusse capitulé ainsi?
+
+C'est à toi que je le demande, Geoffroy; moi, je l'ignore.
+
+Il y a une brutalité dans la poltronnerie. Ceux qui tremblent sont durs.
+Je me souviens que dans un moment où Olympe me rappelait les lettres
+enfantines que nous échangions pendant que je faisais ma rhétorique à
+Paris, je lui coupai la parole et lui dis, tressaillant moi-même au son
+méchant de ma propre voix:
+
+--Madame, je ne suis pas venu pour parler de cela.
+
+Elle pâlit. Crois-tu que je me repentis? Non, je fus content d'avoir
+frappé fort.
+
+Et je ne laissai pas le temps de naître au sourire que sa vaillance
+rappelait sur ses lèvres.
+
+Je continuai tout de suite.
+
+--Madame, je vous prie de m'écouter. Je suis très malheureux, ce qui me
+donne le droit d'être très pressant. J'aime Mlle Jeanne Péry, votre
+cousine....
+
+--Et c'est à moi que vous venez la demander en mariage, Lucien?
+interrompit-elle d'un ton douloureux qu'elle essayait de rendre
+sarcastique.
+
+Je ne répondis pas immédiatement.
+
+Cette question me frappait, et c'est la preuve de l'étrange sang-froid
+dont je te parlais tout à l'heure: je voulais voir quel avantage on en
+pouvait tirer dans ma situation. J'ai beau être faible de caractère et
+sans doute aussi d'esprit, l'habitude d'instruire les affaires et
+d'interroger méthodiquement m'a rompu aux feintes de la parole; sans
+l'avoir étudiée, je connais l'escrime du langage. Je répliquai après un
+court silence:
+
+--Ce n'est pas tout à fait cela, Madame, ou du moins je ne m'étais pas
+dit, en entrant ici, que je vous demanderais la main de votre cousine,
+mais, en définitive, cette marche me paraît régulière et je vous
+remercie de me l'avoir indiquée.
+
+--Ne me remerciez pas, Lucien, prononça-t-elle tout bas. Vous ne pouviez
+vous adresser plus mal. Mlle Péry de Marannes est en effet ma
+cousine, du côté de M. de Chambray; mais je ne la fréquente pas plus que
+je ne fréquentais son père ni sa mère, et je vous prie de croire que je
+n'ai aucun droit,--aucun désir non plus, assurément, de me mêler de ses
+affaires.
+
+Elle fit un geste qui ajouta au dédain exprimé par cette phrase. Le
+rouge me monta au front, mais je me contins et je poursuivis:
+
+--Mme la marquise, notre entretien s'égarerait dans cette voie. Ce
+n'est pas à vous que je demande la main de votre cousine, mais c'est sur
+vous que je compte pour l'obtenir.... Permettez! je ne refuse pas de
+m'expliquer, et veuillez croire que mon envie est de ne pas m'écarter un
+seul instant du respect qui vous est dû. Mlle Jeanne Péry se trouve
+dans une situation....
+
+--Et que m'importe la situation de cette fille! s'écria Olympe avec une
+violence soudaine. Je la connais mieux que vous, sa situation! je lui
+ai déjà fait l'aumône! Et c'est pure pitié de ma part si je ménage votre
+folie en ne vous disant point ce que je sais sur le compte de Mlle
+Jeanne Péry!
+
+Ses yeux brûlaient d'un feu sombre et ses lèvres blêmes tremblaient.
+
+Moi, j'écoutais encore, quoiqu'elle eût déjà cessé de parler.
+
+En écoutant, j'avais laissé mon regard monter jusqu'au portrait de feu
+M. le marquis. Il souriait, à ce que je crus.
+
+Ne crains rien, ce n'était pas encore ma folie qui me prenait.
+
+J'écoutais parce que j'étais l'ennemi mortel de cette femme. Que
+pouvait-elle inventer contre ma Jeanne? J'aurais eu plaisir à voir
+l'éclat superbe de cette bouche, terni par la calomnie.
+
+Cependant, comme elle se taisait, je repris encore:
+
+--Mme la marquise, il ne me convient pas de vous interroger. Je
+connais Jeanne comme je connais l'âme qui anime mon propre corps. Ce qui
+pourrait être allégué contre Jeanne ne me causerait aucun chagrin parce
+que je n'y croirais pas.
+
+Je comprends bien que ma bonne mère et aussi mes soeurs soient chagrines
+à cause de moi et s'efforcent de me faire contracter ce qu'elles
+appellent une union avantageuse. Je voudrais sincèrement leur donner
+cette joie, mais c'est impossible. En ce monde, il n'y a pour moi, et
+jamais il n'y aura qu'une femme.
+
+D'autres peuvent être plus brillantes, plus belles, même; d'autres sont
+aussi riches qu'elle est pauvre. Je ne vois rien de tout cela, je ne
+vois qu'elle.
+
+Vous souriez, Madame? Après la mort de sa mère.... Oh! ne souriez plus.
+Quand je prononce le nom de celle-là, je suis tenté de m'agenouiller,
+car c'était une sainte. Depuis la mort de sa mère, des personnes dont ce
+n'est pas ici le lieu de juger les intentions, se sont approchées de ma
+petite Jeanne, soit pour la secourir, soit pour la persécuter. Je ne
+connais pas, et que m'importe? La situation à laquelle vous faisiez
+allusion tout à l'heure, mais la situation dont je vous parle, moi, est
+celle-ci: J'ai pu retirer Jeanne des mains de ses ennemis. Elle est chez
+moi....
+
+--Chez vous! fit-elle en bondissant sur son siège. Vous avez dit chez
+vous?
+
+--J'ai dit chez moi, Madame.
+
+--Ici, en ville!
+
+--Ici, en ville, dans ma propre chambre.
+
+--Mais votre mère! mais vos soeurs! Elle ose souiller leur toit....
+
+--Madame, interrompis-je avec un calme surprenant, vous ne pouvez ni me
+blesser, ni l'insulter. Il est en mon pouvoir de vous réduire au silence
+comme par magie.
+
+Elle me regarda fixement.
+
+Je ne puis dire tout ce qu'il y avait d'étonnement et de courroux dans
+ce regard. Je repris:
+
+--Mme la marquise, il n'entre point dans mon dessein de vous menacer
+sans nécessité. Je serai trop heureux si nous tombons d'accord en
+restant dans les termes de la bienveillance, ou du moins de la
+courtoisie. Tout à l'heure, quand vous m'avez interrompu, j'allais vous
+dire que le pauvre asile de ma Jeanne est respecté par moi à l'égal du
+plus saint des temples, mais à quoi bon! cela ne vous intéresserait pas.
+
+Revenons à ce qui est surtout notre affaire. Il est utile, Madame, il
+est indispensable que je vous expose ma situation après vous avoir
+exposé celle de Jeanne.
+
+Je n'ai pas de courage contre ma mère. Je consentirais à vivre
+malheureux le restant de mon existence pour écarter de moi la
+malédiction dont elle m'a menacé. Mais, à part cette malédiction, je
+suis prêt à tout braver pour conquérir mon bonheur, qui est celui de ma
+Jeanne.
+
+Vous seule, en ceci, Madame, pouvez venir à mon aide. Et si je suis ici,
+c'est que j'ai compté sur vous. Elle m'avait écouté sans m'interrompre.
+Je m'arrêtai de moi-même. Elle se renversa dans son fauteuil en
+balbutiant:
+
+--Sur moi! vous avez compté sur moi!
+
+Dès longtemps une crainte s'était éveillée en elle. Je la voyais pâlir.
+Mais cela ne m'inspirait aucune pitié. Je me disais: Voilà que les
+choses changent bien! c'est à son tour de souffrir.
+
+Et j'étais content. À chaque minute qui s'écoulait, je me sentais plus
+impitoyable. Mon amour était en moi comme une férocité.
+
+Olympe n'ajouta rien. Ce fut moi qui repris la parole.
+
+J'expliquai en termes nets et modérés l'engouement sans bornes qui
+entraînait ma mère et mes soeurs vers Mme la marquise de Chambray. Je
+ne dis point quel était à mes yeux le principal motif de cet
+entraînement. Je ne voulais plus blesser, je voulais vaincre.
+
+J'appuyai sur la confiance qu'on avait en Mme la marquise, sur le
+culte à la fois frivole et sérieux dont on l'entourait. On avait fait un
+rêve féerique, on m'avait vu, moi, Lucien, dans une sorte d'apothéose,
+aborder le firmament où brillait l'étoile. On m'avait vu fiancé, puis
+époux.
+
+Mais que fallait-il pour faire évanouir ce rêve?
+
+Un mot, un seul mot de Mme la marquise....
+
+Ici, je m'arrêtai encore. Olympe resta muette.
+
+Elle ne protestait pas. Ma vaillance s'en accrut. Je poursuivis:
+
+--Ce mot, vous le prononcerez, j'en suis sûr, Madame. Vous le devez.
+Vous devez davantage et je n'ai pas tout dit.
+
+Le fol espoir de ce mariage était le grand obstacle à mon union avec
+Jeanne. Nous venons de supprimer cet obstacle.
+
+Mais l'espoir mort, l'espoir qui attirait à vous, restent les craintes
+qui éloignent de Jeanne. On lui reproche sa pauvreté, son isolement, son
+néant. Vous avez tout ce qu'elle n'a pas, Madame. Vous êtes riche, vous
+êtes entourée, vous êtes reine dans ce monde qui la dédaigne parce qu'il
+ne la connaît pas.
+
+Elle est votre parente. Rien ne sera plus simple que de lui prêter votre
+appui.
+
+Qui donc s'étonnera si vous lui tendez la main, fut-ce un peu
+tardivement? Il est toujours temps d'accomplir un devoir. Vous prendrez
+l'orpheline sous votre aile. Vous la présenterez, et de votre main le
+monde l'acceptera....
+
+Pour la troisième fois, je m'arrêtai.
+
+Je n'avais pas conscience de mon audace, non, j'avais parlé comme si
+j'eusse soutenu la plus simple des thèses.
+
+Olympe avait les yeux baissés maintenant. Elle se tut encore.
+
+Et moi--Geoffroy, vas-tu le croire?--je repris:
+
+--Vous serez sa soeur aînée, Madame, presque sa mère, puisqu'elle n'en
+a plus. Mais je n'ai pas exprimé toute ma pensée. À l'instant, je vous
+disais: vous êtes riche. Vous savez que ma mère tient à la fortune....
+
+--Ah! ah! fit Olympe qui releva la tête.
+
+Elle semblait n'en pas croire ses oreilles.
+
+De fait, M. Louaisot lui-même, au moment où il me vendait son talisman,
+n'avait certes pas deviné jusqu'où j'en pousserais l'usage. Je te répète
+que les paroles me venaient comme cela. Je discutais en homme qui use
+d'un incontestable droit.
+
+Mes souvenirs sont précis comme l'était mon argumentation. Je puis noter
+ce détail que je rapprochai familièrement mon fauteuil pour répondre à
+l'exclamation de Mme la marquise.
+
+--Ne vous méprenez pas, dis-je en souriant. Vous me connaissez. Ai-je
+besoin de spécifier qu'il n'y a ici aucune question d'intérêt matériel?
+
+--Bah! fit-elle. Alors je ne comprends pas.
+
+--Ce que je veux, Madame....
+
+--C'est une donation entre vifs, n'est-ce pas?
+
+--Fi donc! Je n'ai jamais pensé....
+
+--Qu'à mon testament, fait en faveur de Mlle Jeanne? C'est encore
+bien de la bonté de votre part!
+
+--Madame, repris-je sévèrement, je n'ai pensé à rien, à rien qui puisse
+motiver vos sarcasmes. Il ne s'agit que d'une apparence. En mon nom
+comme en celui de Jeanne, je vous déclare que nous n'accepterions rien
+de vous. Mais il faut que ma mère consente, et pour qu'elle consente il
+faut qu'elle croie Jeanne votre héritière, au moins pour une part.
+
+--Pour une bonne part? demanda-t-elle les lèvres serrées. Je répondis:
+
+--Pour une part convenable.
+
+Sur ce mot elle éclata de rire si brusquement et d'une façon si
+provocante, que j'en serais resté décontenancé en tout autre moment.
+Mais à cette heure, j'étais d'acier.
+
+--Il le faut! dis-je tout uniment.
+
+Et je reculai mon fauteuil à sa première place.
+
+Elle riait toujours, mais cela ne sonnait déjà plus franchement. Dans sa
+méprisante gaieté on aurait pu voir l'inquiétude qui renaissait. Moi,
+j'attendais, tranquille, les mains croisées sur mes genoux. Quand elle
+fut lasse de rire, elle me demanda, gardant avec peine son accent de
+moquerie:
+
+--Et pourquoi le faut-il, cher M. Thibaut?
+
+--Parce que je le veux, répondis-je.
+
+Je ne dis pas autre chose. Ce qu'il y avait dans mes yeux, je n'en sais
+rien, mais son regard se déroba sous le mien.
+
+--Ah! fit-elle avec lenteur, vous le voulez!... Alors vous croyez avoir
+les moyens de me contraindre?
+
+--Je le crois, répondis-je.
+
+Il est vrai que j'ajoutai un instant après:
+
+--J'en suis sûr.
+
+La contenance d'Olympe avait peu changé jusqu'à ce moment. Son effroi,
+si réellement elle en éprouvait, se dissimulant derrière un redoublement
+de hauteur.
+
+Elle me dit en relevant les yeux sur moi d'un air de froid défi:
+
+--Voyons vos moyens, M. Thibaut.
+
+--Je n'en ai qu'un, Mme la marquise, répondis-je, mais il est bon: je
+sais votre secret.
+
+Elle fit effort pour garder son sourire.
+
+--Vous êtes plus avancé que moi, alors, prononça-t-elle, d'un ton léger
+qui n'était plus qu'un reste de fanfaronnade: je ne me connais pas de
+secret.
+
+J'avais sur les lèvres les paroles cabalistiques que M. Louaisot de
+Méricourt m'avait vendues au prix de 3.000 francs, mais quelque chose me
+retenait de les laisser tomber.
+
+Ce n'était pas défiance du talisman: depuis que j'avais parlé de secret,
+Mme la marquise de Chambray vibrait sous ma main comme une feuille au
+vent.
+
+Je sentais le tremblement de sa conscience.
+
+Oh! certes, cette femme avait un secret, peut-être plusieurs. Les plus
+mauvais soupçons que j'avais pu concevoir autrefois d'une façon
+passagère, revenaient et prenaient racine en moi.
+
+Non, ce n'était pas défiance, c'était plutôt excès de confiance en
+l'efficacité du levier que j'avais dans ma main.
+
+L'arme était trop lourde, l'instinct de ma profession me le disait.
+J'avais pudeur d'en écraser une femme....
+
+Geoffroy, je viens de faire allusion à mon état de juge. Ce mot me fait
+mal à écrire. Je ne me souviens pas d'avoir commis une autre mauvaise
+action en toute ma vie. Ceci était une mauvaise action.
+
+Plus mauvaise parce que j'étais un juge.
+
+Ma profession affilait dans ma main l'arme à moi livrée par l'homme de
+la rue Vivienne.
+
+Si j'eusse été dans l'exercice public de ma fonction je n'aurais pas
+hésité. Dans l'intérêt social qui lui est confié, un magistrat a droit
+d'agir autrement qu'un simple citoyen. L'utilité de tous, opposée au
+désastre mérité d'un seul est l'éternelle excuse de certains agissements
+judiciaires.
+
+Comment n'aurait-il pas le champ libre, les coudées franches, la
+conscience débridée celui qui cherche la vérité pour le compte de tous
+les honnêtes gens, à l'encontre d'un seul malfaiteur?
+
+Et pourtant, bien des fois, dans l'exercice public de mes fonctions, la
+répugnance m'a saisi au collet.
+
+Bien des fois je me suis dit: Ce sont là d'adultères accommodements. Le
+Mal est toujours le Mal, même quand on l'emploie comme outil pour
+produire le Bien.
+
+Ici, toute excuse professionnelle me manquait. J'agissais pour moi, pour
+mon amour qui était moi-même.
+
+J'hésitai. Ma conscience me criait: «Arrête!» Mais ma passion, parlant
+plus haut encore, me montrait l'avenir sous son voile de deuil.
+
+C'était ici une occasion unique. Si je reculais, tout était perdu.
+
+Et là-bas, dans ce pauvre réduit où chaque minute pouvait la dénoncer et
+la déshonorer, je vis ma petite adorée qui me regardait à travers ses
+larmes souriantes, et qui me disait: «Je n'ai plus que toi pour
+défenseur.»
+
+Qu'aurais-tu fait, toi, Geoffroy?
+
+J'avais à proférer un mensonge, car le talisman était vide, comme ces
+pistolets non chargés qui effraient les voleurs de nuit.
+
+J'avais à dire: _je sais_, et je ne savais rien.
+
+Geoffroy! est-ce que tu aurais laissé mourir ta Jeanne?...
+
+Voici ce qui arriva:
+
+Depuis que je ne parlais plus, Olympe me guettait de ses grands yeux
+avides. Elle voyait bien comme je souffrais; elle pouvait compter les
+gouttes de la sueur froide qui baignait mon front.
+
+Elle crut que je m'étais avancé au hasard.
+
+--Lucien, fit-elle tout bas et presque tendrement, n'est-ce qu'un jeu?
+un jeu cruel? Avez-vous tendu à votre amie d'enfance le piège qui vous
+sert, à vous autres juges, pour prendre les criminels? Lucien,
+répondez-moi, je peux encore vous pardonner.
+
+Elle avança la main. De son propre mouchoir, elle essuya l'eau glacée
+qui coulait sur mes tempes.
+
+Cela me redressa comme si une main d'homme m'eût sanglé un soufflet au
+visage.
+
+--C'est un duel entre vous deux! m'écriai-je, saisi par une exaltation
+soudaine, un duel à mort entre celle que j'aime et celle que je hais!
+Vous êtes la plus forte, dix fois, cent fois la plus forte! Vous avez
+tout ce que prodigue l'enfer: l'or, la beauté, la science de la vie, et
+le monde imbécile vous grandit encore de son respect. Elle n'a rien,
+elle est seule, le mépris de ce même monde va l'accabler en face de
+vous, elle est brisée d'avance! Elle ne saurait se défendre contre vous,
+puisqu'elle est la faiblesse et que vous êtes la force. Pourquoi donc ne
+me mettrais-je pas au-devant d'elle pour empêcher un assassinat?
+Pourquoi ne vous arrêterais-je pas comme un bouclier? Et si ce n'est pas
+assez, comme une épée?
+
+--Lucien, Lucien! fit-elle on va vous entendre.
+
+Je la repoussai, car elle s'était levée et venait vers moi plutôt
+étonnée qu'effrayée, et comme on s'approche d'un enfant pour le calmer.
+
+Je venais de tomber dans ce qui ne fait jamais peur: la déclamation.
+
+La rage me mordit: la grande, celle qui est froide.
+
+Rien qu'au son changé de ma voix, je vis Olympe redevenir pâle quand je
+répliquai:
+
+--Vous avez raison, Madame, il faut parler bas. Si tout le monde était
+dans le secret, je ne pourrais plus vous le vendre.
+
+--Le vendre! Et c'est vous qui parlez ainsi! murmura-t-elle, cherchant
+éperdument une arme pour parer ce coup qu'elle voyait suspendu dans mes
+yeux. Elle crut l'avoir trouvée, car elle ajouta:
+
+--C'est affreux! Si j'en usais comme vous, si je vous dénonçais au
+président Ferrand, votre chef et mon ami....
+
+Ce fut à mon tour de rire. Le nom du président Ferrand venait mal.
+
+--Écrivez-lui cela, interrompis-je, écrivez-le lui de _la main gauche_.
+
+Elle recula jusqu'à chanceler contre son fauteuil.
+
+Cela ne m'arrêta pas, j'achevai:
+
+Et dites-lui dans votre lettre: destituez bien vite M. Lucien Thibaut,
+car _il sait l'histoire du codicille_... J'aurais voulu continuer que
+je n'aurais pas pu. As-tu vu bondir une bête fauve?
+
+Elle se jeta sur moi comme une lionne et ses deux mains pesèrent sur ma
+bouche.
+
+Et jamais de ma vie je n'oublierai ce regard,--le regard qu'elle lança,
+tout en me bâillonnant, au portrait de feu M. le marquis de Chambray,
+dont le visage sévère et pâle pendait à la muraille au-dessus de
+nous....
+
+J'ai dû reprendre haleine, Geoffroy, comme un lutteur épuisé.
+
+Geoffroy, je fis cela. J'ai cru que je ne parviendrais pas à te le dire.
+
+Juge-moi comme tu voudras, mais n'abandonne pas Jeanne. Elle ignorait
+tout. Elle n'est pas ma complice.
+
+Geoffroy, Geoffroy, je sentais contre mes lèvres les mains de cette
+femme, plus froides que celles d'une morte.
+
+Elle tremblait si fort que j'en étais secoué de la tête jusqu'aux pieds.
+
+Et ses yeux, convulsés par un strabisme effrayant, semblaient cloués au
+portrait de son mari décédé.
+
+Je la regardais avec une indicible épouvante. Deux cercles se creusaient
+sous ses paupières. Ce n'était pas blême qu'elle devenait, c'était
+verte.
+
+Et toujours belle--à la façon des tragédiennes qui expirent savamment.
+
+J'eus peur, en conscience j'eus peur de la voir mourir là, devant mes
+yeux.
+
+Il me sembla un instant que ma raison vacillait dans mon cerveau, mais
+je n'eus pas d'absence mentale.
+
+Au contraire, je restai dur comme un marbre.
+
+Geoffroy, j'ai été un magistrat. Toi, tu as jeté sur la vie humaine le
+regard doublement espion du diplomate et du romancier.
+
+À nous deux, saurions-nous répondre à cette question: Qu'y a-t-il dans
+la conscience de Mme la marquise de Chambray?
+
+Si elle avait pu me tuer en ce moment, je serais au fond d'un cercueil.
+
+Ses yeux quittèrent enfin le portrait et revinrent me frapper comme deux
+poignards.
+
+Elle était belle, toujours plus belle! Comment avoir pitié?
+
+Oh! je ne me repentais pas! Jeanne bien aimée, je t'avais sacrifié la
+fierté de mon âme. Tu ne savais même pas l'étendue de mon sacrifice. Tu
+pouvais encore sourire.
+
+J'avais envie de revoir Jeanne, maintenant que ma tâche était
+accomplie....
+
+On sonna à la porte extérieure.
+
+Olympe se rejeta en arrière et passa la main dans ses cheveux pour
+refaire sa coiffure.
+
+Puis elle appela Louette d'une voix que je ne connaissais pas. Elle dit:
+
+--Je n'y suis pour personne.
+
+--C'est que, objecta Louette qui nous dévisageait tous deux, c'est la
+mère.... Mme Thibaut.
+
+--Pour personne! répéta Olympe.
+
+--C'est différent, dit Louette, qui se retira, non sans marquer sa
+surprise. Je n'avais ni parlé ni bougé.
+
+Quand Louette fut sortie, Olympe essaya quelques pas. D'abord elle
+chancelait, puis elle se raffermit. J'épiais ses yeux. Ils ne se
+dirigèrent plus une seule fois vers le portrait. Après deux tours de
+salon, elle regagna son siège où elle s'installa avec une apparente
+tranquillité. L'effort qu'elle faisait sur elle-même ne se voyait
+presque plus. Elle disposa les plis de sa robe avec la grâce qui lui
+était ordinaire et me dit très doucement.
+
+--Lucien, vous m'avez fait beaucoup de mal.
+
+--Je l'ai vu, répondis-je.
+
+--Refuseriez-vous de m'apprendre qui vous a dit cela?
+
+--Mon Dieu non... commençai-je.
+
+Et le nom de Louaisot me vint à la bouche.
+
+Mais je me ravisai à temps pour achever tout naturellement:
+
+--C'est tout le monde et ce n'est personne. Au palais, nous savons ainsi
+beaucoup de choses.
+
+Le mensonge entraîne, c'est certain. Compromettre ma robe en tout ceci
+était encore un acte coupable. Mais ma réponse porta coup. Olympe fut
+frappée presque aussi violemment que la première fois. Seulement, elle
+garda mieux les apparences.
+
+--Pensez-vous, me demanda-t-elle, que M. le président soit aussi
+instruit que vous?
+
+--Je n'en sais rien, répliquai-je.
+
+Elle garda un instant le silence, puis elle reprit:
+
+--M. Thibaut, vous avez été ma première et peut-être ma seule affection.
+Répondez-moi sans irritation ni forfanterie. Vous croyez avoir une arme
+dans la main. Feriez-vous usage de cette arme contre moi?
+
+Je répliquai:
+
+--Je vous réponds avec calme, Madame. J'userai de cette arme si vous ne
+faites pas ce que je veux. Les paroles étaient dures, mais ma voix
+tremblait. J'étais à bout d'énergie.
+
+Olympe le vit bien. Elle se leva aussi digne, aussi tranquille que si
+elle eût été importunée par l'impuissante menace d'un mendiant.
+
+--Vous êtes un lâche, M. Thibaut, me dit-elle. Au palais dont vous
+parlez, ils ont un mot pour flétrir le genre de vol que vous essayez de
+commettre chez moi. Votre arme ne vaut rien, vous en serez pour votre
+honte. C'est uniquement en considération de votre mère que je ne vous
+fais pas chasser par mes valets. Sortez d'ici et n'y rentrez jamais!
+
+Son geste impérieux me désignait la porte.
+
+J'obéis sans répondre un seul mot.
+
+Dans la rue, ma bonne mère me guettait en faisant mine de se promener
+avec mes deux soeurs.
+
+Elles m'entourèrent aussitôt, et ma mère s'écria:
+
+--Eh bien! Innocent des innocents, était-ce donc si difficile?
+
+Mes soeurs ajoutèrent en passant leurs bras sous le mien:
+
+--Beau fiancé, quand vous êtes là, on barricade les portes. À quand la
+noce?
+
+
+Pièce numéro 44
+
+(Billet écrit par la marquise de Chambray, non signé.)
+
+23 juillet, onze heures du soir.
+
+_À M. Louaisot de Méricourt à Paris._
+
+Prenez le train express, toute affaire cessante. Je vous attends demain.
+Pas d'excuse.
+
+
+Pièce numéro 45
+
+(Dépêche télégraphique. 23 juillet, onze heures et demie du soir.)
+
+_M. Louaisot, rue Vivienne_ n°... _Paris._
+
+Recevrez demain billet, non avenu. Restez.
+
+Olympe.
+
+
+Pièce numéro 46
+
+(Écriture de Lucien, mais pénible et difficile à lire. Sans signature.
+Sans date ni adresse.)
+
+M. Geoffroy de Roeux a toute raison de s'étonner, mais il est prié de
+considérer: 1° que M. Lucien T. n'est pas dans un état de santé normal;
+2° que l'homme de la rue Vivienne avait donné à entendre au même L. T.
+que Mme la marquise de C. avait pu faire, de manière ou d'autre, un
+tort considérable à Mlle Jeanne.
+
+On croit pouvoir dire que ce tort, en tant que matériel, avait trait à
+la succession de M. le marquis. Mlle Jeanne était héritière au degré
+utile.
+
+La carrière judiciaire de M. L. Thibaut a été de tout point honorable.
+
+Sa vie privée est également sans reproche.
+
+Quant à l'affection cérébrale dont il est atteint, elle n'est pas très
+bien définie par la faculté. Quelques médecins la désignent sous le nom
+de métapsychie.
+
+Ce n'est pas du tout un genre de folie, mais cela diminue la
+responsabilité du sujet dans une certaine mesure.
+
+Le fait assurément condamnable qui est confessé ci-dessus par M. L. T.
+lui-même, avec une entière franchise, ne doit peut-être pas être jugé
+selon la rigueur de la morale ordinaire.
+
+On n'excuse pas ici l'action, qui est mauvaise, on met M. Geoffroy de
+Roeux en garde contre l'erreur d'une sévérité absolue.
+
+Il est constant, en effet, que dans les moments de forte émotion les
+métapsychiques n'ont pas l'entier usage de leur raison.
+
+D'autre part, la supercherie que M. L. T. s'est laissé entraîner à
+employer, s'entoure de circonstances atténuantes que M. Geoffroy de
+Roeux saura grouper de lui-même sans qu'on prolonge ici cette
+plaidoirie.
+
+M. L. T. a été bien cruellement éprouvé depuis lors. On espère que M.
+Geoffroy de Roeux ne lui retirera pas son estime.
+
+_Note de Geoffroy_.--Cette pièce si singulière arrêta un instant ma
+lecture. Il était quatre heures du matin, et le sommeil rôdait autour de
+mes paupières.
+
+Lucien devait être en état de «métapsychie» quand il avait écrit cela.
+
+Il y parlait de lui-même à la troisième personne, avec la compassion
+qu'on éprouve pour un tiers, plus malheureux que coupable.
+
+Après avoir lu cette note, je laissai errer ma pensée en arrière,
+rappelant à ma mémoire des faits et des impressions oubliés depuis
+longtemps.
+
+Je revis, mieux que je ne l'avais fait encore, le Lucien de notre
+enfance, si bon, si naïf, si généreux!
+
+Parmi nos autres compagnons d'étude et de plaisir y en avait-il un seul
+capable de plaider avec tant de timidité une cause gagnée?
+
+Non, il fallait être mon pauvre, mon cher Lucien Thibaut pour s'accuser
+ainsi amèrement et humblement, d'avoir usé du droit de légitime
+défense.
+
+Frapper une femme répugne toujours, mais c'était pour défendre une jeune
+fille.
+
+Ce que pouvait être cette jeune fille importait peu puisque sa pureté,
+pour Lucien, égalait celle des anges.
+
+Je lui donnai mon absolution de bon coeur. S'il faut le dire, même,
+cette aventure qu'il avait menée grand train, en définitive, ajouta
+singulièrement à mon affection pour lui.
+
+Je l'en aimai mieux à la fois pour ses remords et pour son crime.
+
+Les remords prouvaient l'exquise délicatesse de son coeur, mais la
+bataille avait été rondement livrée--et gagnée, malgré ce dernier geste
+de Mme la marquise, cachant sa détresse sous l'insolence et mettant à
+la porte son vainqueur.
+
+Je n'étais pas plus sorcier que Lucien par rapport au cas de cette
+adorable dame: que diable pouvait-il y avoir dans son passé?
+
+Je m'accuse d'avoir un peu bâillé en songeant ainsi. Morphée était le
+plus fort, décidément: et quand je tournai la page, je ne m'en donnais
+pas pour un quart d'heure avant de me laisser aller dans ses bras.
+
+Je continuai pourtant:
+
+
+Pièce numéro 47
+
+(Écriture de M. Louaisot, non déguisée, sans signature, sans date ni
+adresse.)
+
+Bien touché, agneau! Au milieu du rond! Vous allez recevoir des
+nouvelles de la dame de pique.
+
+Je parie un franc qu'on fera quelque chose de vous. Tenez-vous ferme!
+
+
+Pièce numéro 48
+
+(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)
+
+Yvetot, 25 juillet 1865.
+
+_À M. Lucien Thibaut, en ville._
+
+Je vous prie, mon cher M. Lucien, de vouloir bien m'accorder une
+entrevue. J'espère encore qu'elle peut être amicale.
+
+J'aurais quelques explications à vous demander avant d'entamer ce procès
+qui pourrait avoir pour vous de si graves conséquences. (Les deux mots
+_ce procès_ remplaçaient les deux autres mots _cette guerre_ qu'on avait
+raturés avec soin.) Veuillez agréer tous mes compliments empressés.
+
+Mention écrite de la main de Lucien au bas de la lettre: «Sans réponse».
+
+
+Pièce numéro 49
+
+(Écrite et signée par la marquise de Chambray.)
+
+27 juillet,
+
+Mon cher Lucien,
+
+Cette lettre vous sera remise en mains propres par Louette. Vous voudrez
+bien au moins m'en accuser réception.
+
+J'ai eu vis-à-vis de vous un mouvement de vivacité que je regrette. Nous
+aurions mieux fait l'un et l'autre de discuter froidement.
+
+Mais vous me rendrez cette justice que je n'ai pas abusé de votre
+confidence. Mme Thibaut ignore toujours ce que vous cachez dans votre
+cabinet de toilette.
+
+Tenez, Lucien, vous avez été le meilleur ami de mon enfance. Je ne puis
+m'habituer à vous regarder comme un adversaire (ce dernier mot
+remplaçant _ennemi_, raturé).
+
+Je ne me refuse pas du tout à faire quelque chose pour cette malheureuse
+enfant à qui, vous ne l'ignorez pas, j'ai déjà témoigné de la
+bienveillance.
+
+Venez me voir. Votre mère ne sait rien, pas même notre brouille.
+
+Au bas de la lettre, de la main de Lucien: «Sans réponse».
+
+
+Pièce numéro 50
+
+(Écrite et signée par Lucien.)
+
+_À Mme Rouxel, fermière au Bois-Biot, près Yvetot._
+
+27 juillet 1865.
+
+Ma bonne dame, Mlle Jeanne Péry, qui a déjà demeuré chez vous avec sa
+mère, désire passer quelques jours dans la petite maison qui est pour
+elle si pleine de souvenirs. Préparez, je vous prie, son ancienne
+chambre. Je vous la conduirai demain. Mlle Péry est en grand deuil et
+comptera sur vous pour lui épargner les visites importunes.
+
+
+Pièce numéro 51
+
+(Écrite par la marquise de Chambray, mais non signée.)
+
+_À M. Louaisot de Méricourt. Paris._
+
+27 juillet 1865.
+
+Sachez au plus vite si votre ancien petit clerc J.-B. Martroy a reparu
+en France. Il m'arrive une chose si extraordinaire que j'en perds la
+tête. Je ne peux pas vous expliquer cela par écrit.
+
+Répondez, s'il se peut, courrier pour courrier au sujet de Martroy. Il
+n'y avait que lui--et vous....
+
+Vous, je ne peux vous soupçonner, puisque votre intérêt....
+
+Mais, brisons là. Il faudrait que vous fussiez atteint de folie.
+Répondez.
+
+_P. S._--Où en est l'instruction pour l'affaire du Point-du-Jour? J'ai
+peur maintenant d'en être réduite à frapper le grand coup.
+
+
+Pièce numéro 52
+
+(Écrite et signée par Lucien.)
+
+_À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne, à Paris._
+
+Yvetot, 27 juillet 1865.
+
+Monsieur,
+
+Vous m'en avez trop dit, ou vous ne m'en avez pas dit assez. Je suis
+sans autre fortune que le petit bien de feu mon père, mais je peux
+prendre hypothèque et me procurer une somme assez ronde.
+
+Faites-moi savoir, je vous prie, quel prix vous exigeriez pour me
+fournir un _renseignement complet_ au sujet des paroles qui ont produit
+un si grand effet sur Mme la marquise O. de C.
+
+J'ai l'honneur de vous saluer.
+
+
+Pièce numéro 53
+
+(Écriture ronde de copiste. Pas de signature. Timbrée à Paris, place de
+la Bourse, levée de six heures, soir, 28 juillet.)
+
+_À M. L. Thibaut._
+
+Mon joli juge, le reste du renseignement vous coûterait dans les trois
+ou quatre millions, au bas mot, et ça vaut bien ça.
+
+Le petit bien du défunt papa serait trop court, même au prix où est le
+beurre.
+
+Dame, je ne dis pas, c'est une histoire bien curieuse, allez, et qui
+vous divertirait comme un bossu. Quand vous serez en possession de vos
+moulins, de vos étangs, de vos châteaux, polisson de grand
+propriétaire-sans-le-savoir, on pourra voir à vous vendre le dénouement
+de l'anecdote en question.
+
+Pour le présent, on vous a dit juste ce qu'on voulait vous dire, rien de
+plus, rien de moins, et ça suffit.
+
+Vous voyez bien que ça suffit, puisque la princesse de Navarre met les
+pouces.
+
+J'ai quelqu'un pour la corbeille de noces. Quand vous en serez là,
+n'oubliez pas que je réclame la préférence.
+
+Est-ce que vous n'avez jamais songé à vous faire assurer sur la vie? Ça
+dédommage une pauvre petite veuve.--Mais peut-être que ce sera un veuf
+qu'il y aura consoler.
+
+L'affaire engraisse. Elle a trois mentons. Ah! Quelles marionnettes nous
+sommes entre les mains du hasard! Surtout quand quelqu'un de moins idiot
+que ce vieux clampin de Destin prend la peine de tirer nos ficelles!
+
+Je vous salue d'amitié.
+
+
+Pièce numéro 54
+
+(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)
+
+Yvetot, 29 juillet.
+
+_À Mlle Jeanne Péry, au Bois-Biot._
+
+Mademoiselle et chère cousine,
+
+J'apprends que vous habitez tout auprès de nous et je m'en félicite de
+bien bon coeur, puisque cela me donne l'occasion d'entrer en rapport
+avec vous.
+
+Des circonstances qui ne provenaient ni de mon fait, ni du vôtre, nous
+ont séparées du vivant de vos parents, néanmoins je n'ai jamais cessé
+d'avoir pour vous une vive et sincère sympathie.
+
+Je crois vous en avoir donné une preuve aussitôt après la mort de votre
+chère mère. C'était peu de chose, il est vrai, mais cela suffisait dans
+le premier moment de votre deuil, et par la suite je comptais faire
+davantage.
+
+J'apprends aujourd'hui seulement le motif qui vous a portée à quitter la
+maison de mes respectables amies, les dames de la Sainte-Espérance. Vous
+avez voulu vous rapprocher de l'homme que vous aimez et qui vous a
+promis mariage.
+
+Je ne suis point de celles qui croient devoir prendre des gants pour
+parler de ces choses, Mademoiselle et chère cousine. Je suis du parti de
+l'amour quand il est honorable et légitime. J'imite en cela
+Notre-Seigneur qui protège l'amour pur et le bénit.
+
+Celui qui a su toucher votre coeur est une noble et belle âme: je le
+connais depuis plus longtemps que vous. Cela me donne le droit d'entrer
+dans vos affaires à tous les deux plus intimement que s'il ne s'agissait
+que de vous.
+
+Car vous ne m'avez rien confié, tandis qu'il m'a rendue dépositaire de
+son secret, qui est aussi le vôtre.
+
+Malheureusement, entre vous deux, un obstacle se dresse: la volonté, ou
+plutôt le préjugé d'une excellente mère, et l'asile que vous avez choisi
+au Bois-Biot, pour attendre des jours plus favorables ne convient, ce me
+semble, ni à vous, ni à M. Lucien Thibaut.
+
+Il s'est adressé à moi--et faut-il tout dire, lorsqu'il l'a fait, vous
+étiez encore plus mal logée qu'au Bois-Biot;--il s'est adressé à moi, la
+compagne de son enfance, et il m'a dit: «Venez à notre secours.»
+
+Quoi de plus simple? Je l'eusse fait pour Lucien tout seul, ma chère
+cousine--laissez-moi parler avec cette familiarité qui grandira entre
+nous, je l'espère,--car j'ai pour lui une véritable affection, mais je
+le ferai plus volontiers encore pour vous,--et surtout pour moi.
+
+Pour moi qui, seule ici-bas désormais, ai si grand besoin d'une amie,
+d'une soeur!
+
+Je suis votre aînée, j'essaierai de vous guider dans le monde où est
+votre place; le hasard m'a mise à la tête d'une fortune assez
+considérable, nous la partagerons; enfin, je crois avoir sur la famille
+de Lucien une assez grande influence: je la consacrerai tout entière à
+vous concilier l'amitié de sa mère et de ses soeurs.
+
+Je ne pense pas que vous puissiez repousser des offres si naturelles,
+faites si cordialement et avec tant de plaisir.
+
+Venez donc quand vous voudrez, et le plus tôt sera le mieux, ma bien
+chère petite cousine. L'hôtel de Chambray vous est tout grand ouvert.
+
+Préférez-vous que j'aille vous chercher?
+
+On travaille depuis ce matin à disposer les pièces qui seront votre
+appartement.
+
+À bientôt. Je vous espère avec impatience, et en attendant le plaisir de
+vous recevoir, je vous prie d'accepter mon baiser de grande soeur.
+
+
+Pièce numéro 55
+
+(Anonyme. Écriture déguisée, la même que celle de plusieurs numéros
+anonymes ci-dessus. Sans date.)
+
+_À M. Louaisot, à Paris._
+
+Je vous avais demandé si Martroy, votre ancien clerc, était de retour en
+France. Vous ne m'avez même pas répondu.
+
+Serait-ce donc vous qui m'avez porté ce coup, homme terrible, être
+inexplicable? C'est vous, ce doit être vous. Quelqu'un mourra de cela.
+
+J'ai du feu plein le coeur. Je crois que je l'aimais. Est-ce possible?
+non. Mais cela est. Je l'aime. Il m'a frappée, savez-vous, avec vigueur
+et sans miséricorde. Il est homme, il est fort. Il aime admirablement.
+
+Aussitôt cette lettre reçue, vous ferez le nécessaire auprès du juge qui
+tient l'instruction de l'affaire Rochecotte. Que justice se fasse! Plus
+de pitié criminelle! Cette fille m'a vaincue et perdue. Je la veux
+morte.
+
+
+Pièce numéro 56
+
+(Écriture de Louaisot, sans signature. Pas d'adresse.) Ce vendredi.
+
+Douce madone,
+
+J'ai bien reçu vos deux honorées à leur date, et j'en ai pris bonne
+note.
+
+Ça chauffe donc? Vous voilà mordue? Je plains l'agneau qui a eu le
+bonheur de vous plaire. Voilà un métier!
+
+Où diable voulez-vous que je pêche mon Martroy? Je l'ai cherché plus
+d'une fois dans les souterrains de Paris, car il avait son utilité--et
+son danger, mais je n'ai jamais trouvé trace de lui.
+
+L'absinthe a dû le régler depuis longtemps.
+
+Quant à vos insinuations sous forme d'invectives, je plane au-dessus de
+tout ça. Quel est le fond de la profession? La conscience. Qu'est-ce qui
+en fait l'ornement? La minutie dans la délicatesse.
+
+C'est vrai, je nourris l'affaire, mais à qui la faute? J'avais proposé
+une association loyale. On m'a laissé à mes pièces. Je travaille.
+
+J'ai mis un ruban rose autour du cou de l'affaire et je la mène paître
+comme un beau petit mouton.
+
+Quant à l'instruction du Point-du-Jour, c'est fait. Vous êtes obéie, ô
+belle reine!
+
+Mais il ne faut pas aller là-dedans comme une corneille qui abat des
+noix. Le terrain des cours (d'assises) est glissant. J'ai trouvé quelque
+chose de plus important que feu Martroy.
+
+Elles avaient vendu la boîte à ouvrage, pendant la dernière maladie de
+la mère. Alors, vous comprenez, le détail des ciseaux tombait dans l'eau
+et se noyait comme un plomb.
+
+Mais, pensez-vous, souveraine princesse, que j'aie chez moi, dans mes
+écuries, une mule pour ne rien traîner! Pendant que la minette était à
+la maison, Pélagie l'a confessée. Nous avons eu le nom du brocanteur qui
+avait acheté l'objet. Alors, pas et démarches d'abord infructueux, puis
+couronnés de succès.
+
+J'ai la boîte à ouvrage depuis hier. Je l'ai bien reconnue: fabrique
+anglaise, jolis petits estampages gravés, marque de la _manufactory_: un
+petit chien entre les deux initiales S. W.--Birmingham.
+
+Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. La boîte voyagera en même
+temps que ma lettre.
+
+Qu'est-ce qu'on offrira à papa pour une attention si mignonne?
+
+Allons, soyez tranquille, superbe lionne, aimez, détestez, caressez,
+écorchez et dormez sur les deux oreilles. Fiez-vous à moi. La petiote
+n'assassinera plus personne, pas même vous.
+
+_P. S._--Vous êtes priée d'envoyer le nerf de la guerre, s.v.p. Confiez
+trois ou quatre chiffons à la poste, en attendant que je fasse le compte
+de mes frais. Chargez votre lettre pour qu'elle ne passe pas au bureau
+des détournements. Admirons la poste comme institution, mais ne nous
+fions jamais à ses pontifes.
+
+
+Pièce numéro 57
+
+(Écrite et signée par la marquise de Chambray.) Yvetot, 1er août 65.
+
+_À M. L. Thibaut,_
+
+Lucien, je ne sais pas pourquoi j'ai mieux aimé capituler devant cette
+enfant que devant vous.
+
+Avec elle je n'ai pas eu de peine. Il n'y a rien de sa faute. Sait-elle
+seulement le mal qu'elle m'a fait?
+
+Et vous, Lucien, et vous, saurez-vous jamais à quel point vous m'avez
+méconnue?
+
+On n'est pas frappée deux fois ainsi. Du premier coup vous m'avez
+brisée. Hier encore je vivais par l'ambition, par l'amour, partout ce
+qui fait vivre, aujourd'hui, je suis morte.
+
+Ambitieuse, ai-je dit? C'est vrai, mais non pas pour moi: ambitieuse
+pour un autre.
+
+À cet autre j'avais lié en rêve mon avenir. Nous sommes des folles, oui,
+toutes, même les plus sages. À cet autre j'avais sacrifié ma jeunesse.
+Pour lui, pour lui seul je m'étais vendue, presque enfant que j'étais,
+à l'homme respectable que j'ai servi, soigné, aimé comme un père.
+
+Cet autre-là, en effet, je le voulais riche, brillant, heureux, le plus
+riche, le plus brillant, le plus heureux--tout cela par moi.
+
+On ne doit jamais se vendre. Je suis punie justement. Mais était-ce par
+vous que je devais être punie?
+
+Lucien, ceci est ma dernière plainte. Ne craignez plus rien de moi, pas
+même un reproche. Je suis morte--morte. Vous avez brisé tout ce qui
+était en moi, espoir ou désir. J'ai l'âme broyée, Lucien. Je n'y saurais
+même plus trouver de haine.
+
+Ne vous défiez pas de mes offres à cette enfant. C'est à vous que je
+les fais, et c'est de l'obéissance. J'agis selon que vous avez ordonné.
+Et je n'ai pas de peine à cela. J'abdique mon restant de jeunesse, ma
+fortune qui m'a coûté si cher, ce qu'on appelle mes succès du monde, je
+renonce à tout cela, Lucien, en renonçant à ma dernière espérance.
+
+Il n'y avait que cette espérance en moi. Le reste n'est rien, je le
+donne.
+
+Non pas en apparence comme vous le souhaitiez pour fléchir la résistance
+de votre chère mère, je le donne en réalité.
+
+C'est elle--je n'ai pas encore pu écrire son nom--c'est elle qui me
+succédera, non pas après ma mort, mais de mon vivant.
+
+Votre mère l'acceptera, je me charge de cette tâche.
+
+En échange de ce que je vais souffrir, je ne vous demande qu'une seule
+chose: Lucien, connaissez-moi enfin.
+
+Regardez ce qu'il y avait pour vous dans mon coeur!
+
+
+Pièce numéro 58
+
+(Écrite et signée par M. Amyntas Pivert, substitut.)
+
+_Cabinet du procureur impérial._
+
+Yvetot, 1er août 1865.
+
+_À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la
+Seine, Paris._
+
+Cher Maître,
+
+Je vous ai minuté ce matin la réponse officielle de notre petit parquet
+à l'espèce de mission rogatoire dont Vos Hautes Puissances parisiennes
+avaient daigné nous investir, pour l'affaire Fanchette. J'y ajoute
+quelques lignes moins graves pour me rafraîchir un peu le sang.
+
+Toujours la bienveillance même, notre cher président! Pensez-vous qu'il
+ait eu vingt ans, à l'époque? Il a la distinction de la momie. Au reçu
+de votre seconde lettre, qui réclamait un supplément d'enquête, il a
+dit:
+
+--Voilà un petit Cressonneau qui va bien! mazette! Il veut gagner un
+galon dans cette instruction-là. Tâchez de lui lever son gibier, Pivert.
+
+Il a regardé ensuite la carte photographique, jointe au dossier et il a
+ajouté:
+
+--Quelle drôle de petite bonne femme! Ça ne ressemble pourtant ni à
+Lacenaire, ni à Papavoine. Les temps sont durs, Messieurs! si ces
+demoiselles se mettent à percer leurs Arthurs comme des écumoires avec
+leurs ciseaux, le Pays latin ne sera plus tenable. Est-elle assez
+gentille, au moins, cette perruche!
+
+Il vous dit ces choses-là du ton de Cicéron embêtant Catilina. C'est un
+original. Nous le verrons sous peu à la cour d'appel.
+
+Mais le fait est qu'elle est à croquer, dites-donc, Cressonneau, cette
+petite chacalo! Quand vous l'aurez trouvée, n'allez pas vous laisser
+empaumer!
+
+Foi de gentilhomme! comme nous disions jadis en sortant de la
+Porte-Saint-Martin, les soirs de Mélingue, je n'avais pas besoin de la
+permission du patron pour tâcher de vous être agréable. J'ai fait ce que
+j'ai pu. Le ban et l'arrière-ban de nos observateurs invalides ont été
+mis sur pied. J'ai armé en guerre toute notre police--pauvre régiment,
+le Royal-Bancroche! J'ai lâché jusqu'aux gardes-champêtres!
+
+Néant! Royal-Bancroche est rentré bredouille et tout essoufflé. Nous
+n'avons pas ici une jeune personne, sédentaire ou voyageuse, qui
+ressemble de près ou de loin à la photographie.
+
+Désolé, cher Maître, de n'avoir pu mieux faire. Je ne veux pas du moins
+vous leurrer, et je vous dis franchement: il faut chercher ailleurs.
+Fanchette n'est pas chez nous.
+
+Je suis d'autant plus triste d'avoir si mal réussi--remarquez l'habileté
+de la transition--que j'avais un service à vous demander.
+
+Voyons! soyez clément, heureux Cressonneau, vous qui fleurissez sous les
+rayons du soleil, et songez combien il y a loin de notre misérable petit
+parquet au ministère de la Justice.
+
+Il s'agit de mon pauvre avancement. Je voudrais «gagner un galon» comme
+dit le président Ferrand en parlant de vous.
+
+L'occasion y est.
+
+Hélas! je ne demande pas encore à me rapprocher de Paris, coeur et
+cerveau du monde. Mon ambition ne va qu'à gonfler sur place.
+
+J'expose:
+
+Nous avons ici un juge--celui justement qui aurait dû s'occuper de votre
+affaire, mais qui, depuis des mois et des mois, ne s'occupe plus de
+rien,--un juge, dis-je, M. Thibaut--Lucien,--assez bon garçon, fort
+instruit, galant camarade, ayant, dit-on, des protections convenables et
+suffisamment bien vu de notre président.
+
+Vous allez croire qu'un pareil gaillard est en passe de me laisser son
+siège en grimpant un échelon?
+
+Pas du tout. Au contraire.
+
+Ce que je viens de vous dire doit être mis au passé. Il était tout cela,
+il ne l'est plus. Pour le présent, il a reçu sur la tête je ne sais quel
+coup de mailloche qui le rend propre à s'en aller, et voilà tout.
+
+On peut dire que notre président le soutient ici à bout de bras, car il
+est brûlé au palais de la tête aux pieds.
+
+Vous me demanderez quel est son crime? Il n'y a pas de crime. Ce qu'il a
+fait, enfin? Je n'en sais rien, ou plutôt je le sais mal.
+
+Vous n'êtes pas sans connaître, roué que vous êtes, le danger d'avoir
+mis sa jeunesse dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.
+
+Tel est d'abord le cas du pauvre diable. Jusqu'à l'âge de vingt-huit
+ans, il a vécu comme un ermite. Encore, les ermites commencent-ils à
+baisser dans l'opinion, mais le collègue Thibaut était un ermite du bon
+temps et de la bonne sorte.
+
+Première qualité d'ermite!
+
+C'est gandilleux, vous savez? Un beau jour saint Antoine est tenté, ça
+ne manque jamais.
+
+Ça débuta comme un roman champêtre. On se rencontra derrière une haie.
+Il y eut des chèvrefeuilles de cueillis, et l'ermite Thibaut, prenant
+le mors aux dents, jeta tout à coup son capuchon par-dessus les moulins.
+
+Le modèle de toutes les vertus se mit en goût subit de cabrioles, laissa
+de côté sa besogne, planta là son métier et fit des fugues jusqu'à Paris
+pour suivre sa bucolique.
+
+Or, il y a une Mme veuve Thibaut qui voudrait bien marier ce grand
+fils-là pour le ranger; et il y a une marquise Olympe de Chambray--ne
+rions plus, Cressonneau. Celle-là est une vraie merveille et marquerait
+même à Paris,--qui ne demanderait pas mieux que de ranger le même grand
+gars.
+
+On dit cela et ce doit être vrai, car c'est étonnant comme ces innocents
+ont toujours les mains pleines d'atouts!
+
+Mais rien n'y fait, l'ancien ermite ne veut absolument pas entendre
+raison. Il se cramponne à la bucolique qui jouit d'une réputation
+détestable, et on dit: Voilà le noeud--en latin _infandum_ ou chose qui
+peut provoquer la retraite forcée d'un inamovible,--on dit qu'il a pris
+avec lui la bucolique et qu'il la cache à tous les yeux dans le grenier
+de son domicile légal.
+
+Je n'y ai pas été voir, et je dois même ajouter que personne n'a vu la
+bucolique.
+
+Mais ce bruit court, on ne parle que de cela dans Yvetot. Mme veuve
+Thibaut est peut-être la seule qui n'en sache rien.
+
+Cher Maître, vous croyez bien, je suppose, que je ne suis pas capable
+d'une dénonciation. Je vous répète, à vous qui êtes mon camarade et mon
+ami, des choses vraies ou fausses, qui sont littéralement la fable de la
+ville....
+
+J'ai été interrompu par l'arrivée d'un renseignement. La bucolique, qui
+s'appelle Mlle Jeanne Péry, a quitté le domicile de M. Thibaut pour
+se retirer dans une ferme des environs--où elle est, en quelque sorte,
+cloîtrée.
+
+M. Thibaut seul est admis à la voir.
+
+Vous voyez qu'il est difficile de se compromettre plus maladroitement.
+
+Arrivons à la conclusion de cette longue lettre qui vous dira au moins
+le fond de ma pensée: je n'ai aucun sentiment d'inimitié contre M. L.
+Thibaut; je me regarderais comme le dernier des drôles si je faisais la
+moindre des choses, fût-ce un simple _nutus_ pour l'aider à glisser hors
+de son siège.
+
+Mais enfin, si les événements tournaient contre lui, comme il y a
+apparence, s'il était forcé de donner sa démission ou même simplement de
+quitter le ressort....
+
+Je vous rappellerais notre vieille amitié dans un billet courtois et
+bien senti, en vous disant: «Cher maître, l'heure est venue. Vous qui
+êtes sur les lieux, donnez-moi un coup d'épaule.»
+
+
+Pièce numéro 59
+
+(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.)
+
+_À Mlle Maria Mignet, aux bains de mer d'Étretat (Seine-inférieure)._
+
+Yvetot, le 24 août 1865.
+
+Ma chère Mariquita,
+
+Je vous remercie bien des détails que vous me donnez sur ce paradis
+aquatique dont vous devez être le plus joli ange. Je vous vois d'ici sur
+votre grève, avec votre capot rouge et votre lorgnon pince-nez, posé à
+la crâne--sur l'oreille. Les Parisiens doivent en devenir fous et les
+Parisiennes en mourir de rage.
+
+Figurez-vous que M. Pivert, le substitut précieux qui vous déplaît parce
+qu'il s'appelle Amyntas, de son petit nom, nous répète tous les soirs à
+la promenade qu'Étretat n'est qu'un petit tas de macadam, pris entre
+deux pierres percées.
+
+Vous allez le détester bien davantage.
+
+Il dit que la grève, ou plutôt le galet a été jeté là, après avoir servi
+pendant des siècles à l'Opéra-Comique.
+
+Il ajoute que le Casino est une masure et qu'on est obligé de mettre des
+sabots pour descendre se baigner.
+
+Enfin, selon lui, faut écrire à Paris quand on veut manger des
+crevettes fraîches.
+
+Quant à la société, le même précieux M. Pivert (Amyntas) affirme qu'elle
+est poivre et sel, moitié _biches_, moitié bonnetières.
+
+Quelle mauvaise langue! Il n'est pas sot. J'aime bien mieux vous croire,
+ma chère, puisque vous avez dansé avec un duc.
+
+Mais pour mon compte, si j'avais à me baigner, je préférerais Trouville.
+Au moins, les journaux publient le nom des ducs qui y dansent.
+
+Nous avons dansé aussi dans notre humble Yvetot, si désert et si terne,
+depuis que vous autres élégantes l'avez abandonné. Il y a eu un, deux,
+trois bals pour le mariage de Dorothée. Je ne vous parlerai que du
+troisième, donné par la vicomtesse.
+
+C'était tout uniment superbe: orchestre complet, tous les orangers dans
+l'escalier, on avait loué jusqu'à des lustres. Et des glaces à gogo!
+j'en avais le coeur affadi.
+
+Quand on en mange trop, ce n'est plus bon du tout.
+
+Dorothée avait l'air d'une corbeille. La toilette ne lui va pas.
+
+Son mari n'est pas trop mal pour un blond fade, mais il a les oreilles
+désourlées.
+
+Sidonie était en rose passé, avec son matelas de cheveux crépus. Elle
+est plus longue que jamais. Elle faisait horreur. M. Pivert a dit
+qu'elle avait l'air d'un peuplier qui a un nid de pie. Il est méchant.
+
+La sous-préfète avait sa garniture de point d'Angleterre. L'une portant
+l'autre, elles ont beaucoup servi toutes les deux, la garniture et la
+sous-préfète.
+
+Les trois Thibaut, mère et filles--je vais vous reparler tout à l'heure
+de la famille, ma chère,--s'étaient fagotées de leur mieux. La bonne
+femme avait son fameux velours épinglé d'avant la première révolution.
+Célestine portait la parure omnibus en petites pierres violettes:
+c'était son tour. Julie avait un paquet de myosotis qui criait à tous
+les messieurs: pensez à moi, pensez à moi, sur l'air des lampions!
+
+Quand je songe qu'elles se donnaient les gants de nous fiancer toutes
+les deux, vous et moi, à leur grand nigaud de frère!
+
+Joli parti! parlons-en! C'est bon pour une perle fine comme Mme la
+marquise de Chambray.
+
+Croyez-vous que je plaisante? à moitié tout au plus. Je veux bien rayer
+_perle_, mais _fine_, ah! ma chère, demandez plutôt aux héritiers de feu
+son bonhomme de mari!
+
+Elle était là dans toute sa gloire. C'est bien étonnant tout de même
+qu'une pareille femme ait eu quelque chose pour ce flandrin de Lucien.
+Elle avait ses bracelets, son diadème, sa rivière et ses aigrettes.
+Fermez les yeux. Sa toilette était arrivée le matin même de Paris. Il y
+en a qui n'ont pas besoin de tant d'embarras pour être passables.
+
+Mme la marquise n'était pas seule, elle avait amené avec elle sa
+nouvelle amie, habillée aussi par Würtz.
+
+Je vous entends, bonne chérie, vous ne savez plus où nous en sommes. De
+qui parle-t-on là? qui est cette nouvelle amie? Écoutez donc, il y a une
+histoire. Je l'amène tout doucement.
+
+Nous ne sommes pas à Étretat, nous autres, nous restons chez nous tout
+l'été comme des malheureux,--mais nous avons des aventures!
+
+Mariquita, ne faites pas la petite bouche. Je vous préviens que c'est
+extraordinairement curieux....
+
+Encore plus curieux que cela, ma chère, surtout pour nous deux qu'on a
+mariées tour à tour à ce dadais de juge.
+
+Voyons! laissez là pour un quart d'heure le Casino, revenez en idée à
+votre humble pays d'Yvetot, et tâchez de vous bien rappeler l'état de la
+question Thibaut au moment de votre départ.
+
+Faut-il vous aider un peu? soit. Quand vous vous êtes envolée, la mère
+du plus beau des juges à marier avait déjà tourné casaque à vous, à moi
+et à l'interminable Sidonie. Célestine, qui était chargée de me monter
+l'imagination, avait fui comme une ombre, la romanesque Julie, qui avait
+mission de vous enflammer, était rentrée dans son nuage. Tous les
+efforts de la famille s'étaient tournés contre l'opulente Olympe.
+
+Sous quel prétexte? D'où leur venait l'espoir d'escalader cette cime
+avec leurs courtes jambes? Était-ce tout simplement la folie
+particulière aux mamans enragées?
+
+Non. Il y avait folie, mais ce n'était pas dans la maison Thibaut. La
+maison Thibaut a trop grand faim et trop grand soif pour être folle. La
+folie était chez cette femme, qui est la plus riche du pays, sans
+conteste, et qui attend, par-dessus le marché un héritage comme il n'y
+en a pas ailleurs que dans les contes de fées.
+
+Celle-là qui pourrait prétendre à je ne sais quoi et se faire faire un
+mari sur commande s'est amourachée de qui? Du nigaud dont nous n'avons
+pas voulu, vous ni moi, chérie; elle nourrit, selon le bruit public,
+depuis sa première communion, une passion mystérieuse et irrésistible
+pour ce dadais de Lucien.
+
+Voilà ce que vous pouviez savoir comme moi.
+
+Mais ce que vous ignorez probablement, c'est que pendant cela, le dadais
+nourrissait de son côté, sans faire semblant de rien, une passion
+irrésistible et mystérieuse pour une petite personne que maman Thibaut
+appelait franchement «une coquine, fille de coquin et de coquine».
+
+C'était sa phrase. Vous savez qu'elle a le parler gras.
+
+Vous étiez au fait? Bon! Je ne me déconcerte pas pour si peu. Il m'en
+reste assez à vous apprendre. Vous allez voir qu'une lettre d'Yvetot
+peut être aussi bourrée d'événements qu'un courrier d'Étretat.
+
+Patience! Je suis certaine au moins que vous étiez partie bien avant les
+cancans qui coururent touchant le séjour de la petite coquine dans la
+propre maison du sage Lucien, où demeuraient justement alors sa mère et
+ses soeurs.
+
+Vous dressez l'oreille, pour le coup? Cela fit un scandale pitoyable. Un
+magistrat! chez lui! Moi, d'abord, je ne voulais pas y croire.
+
+En ville, c'est déjà bien honnête, mais chez soi, ma chère, chez soi!
+
+Eh bien! c'était vrai! allez donc donner le bon Dieu sans confession à
+ces saints-n'y-touche! Il lui avait fait un dodo devinez où? Dans son
+cabinet de toilette.
+
+M. Pivert a vu le dodo.
+
+Soyez juste, on ne devine pas des inconvenances pareilles, d'autant
+mieux qu'une belle après-midi toute la ville sut que M. Lucien Thibaut
+s'était rendu en habit noir et en cravate blanche à l'hôtel de Chambray,
+où il resta deux heures d'horloge, plutôt plus que moins.--Et les trois
+dames Thibaut l'attendaient dans la rue.
+
+Il aurait fallu avoir tué père et mère, n'est-ce pas, pour ne pas
+conclure de là que M. Lucien, cédant aux larmes de sa famille, et pour
+se faire pardonner ses récents déportements, avait enfin demandé la main
+de l'amoureuse Olympe.
+
+Ma foi, pendant vingt-quatre heures, la ville d'Yvetot, un peu à court
+de _potins_--c'est le mot nouveau de cette année, M. Pivert l'a rapporté
+de Paris--se raconta cette anecdote à elle-même.
+
+On en parla à tous les étages de toutes les maisons, et le dodo de la
+petite coquine fut relégué au rang des fables....
+
+Mais huit jours après, la nouvelle amie et cousine de Mme la marquise
+faisait son entrée à l'hôtel de Chambray, ma chère!
+
+Ma chère, une entrée solennelle!!!
+
+Et puis?... Pourquoi ces trois points d'exclamation?
+
+Voilà. J'ajoute un mot et vous sautez au plafond:
+
+La nouvelle amie et cousine de Mme la marquise s'appelle Jeanne Péry.
+
+Comprenez-vous? La demoiselle au dodo, la petite coquine, _fille de
+coquin et de coquine,_ selon l'évangile de Mme Thibaut?
+
+Attention à retomber sur vos chers petits pieds, Mariquita, ma belle, en
+revenant du plafond! Est-ce assez drôlet? N'aurais-je pas pu en mettre
+six au lieu de trois, des points d'exclamation?
+
+Mais ce n'est rien encore. Nous sommes chez Nicolet.
+
+Cette Mlle Jeanne, tombant des nues, ou du second étage de la maison
+Thibaut chez sa cousine, pensez-vous qu'elle y soit en visite? Erreur.
+La demoiselle Jeanne est installée à chaux et à sable; elle ne s'en ira
+jamais, jamais, jamais.
+
+C'est un pacte, une société, quelque chose comme une adoption.
+
+Mme la marquise est la maman, Mlle Jeanne est le bijou de fille
+unique. On s'adore, on ne se quitte pas d'un instant, et il y a déjà
+dans la tenue de la superbe Olympe une petite idée de cette majesté, de
+cette résignation aussi,--et même de cette mauvaise humeur qui distingue
+certaines physionomies de mamans.
+
+Les mamans qui regrettent.
+
+Enfin, je vais écrire un mot qui sera le point sur l'i.
+
+_Madame la marquise ne danse plus._
+
+Elle regarde danser Mlle Jeanne.
+
+Qui danse avec M. Lucien!
+
+Ouf! maintenant, je vais me relire, car j'ai peur d'avoir raté mon
+effet, comme dit M. Pivert. Il n'a pas toujours très bon ton.
+
+Et figurez-vous qu'il est aux cent coups, ces jours-ci. Le parquet de
+Paris l'accable de besogne. C'est au point qu'il n'a pas encore vu la
+fameuse cousine et amie. Il en sèche....
+
+J'ai relu, Mariquita. Je ne suis pas mécontente de ma chronique.
+Seulement, elle demande à être complétée.
+
+Voilà un grand mois que tout cela dure. Mlle Jeanne règne et gouverne
+à l'hôtel de Chambray où M. Lucien Thibaut lui fait la cour
+ostensiblement, officiellement, au su et vu de toute la ville, avec
+l'approbation des autorités et de maman Thibaut qui ne l'appelle plus
+coquine.
+
+On a vu des marquises de cinquante ans qui prenaient chez elle des
+héritières. Ça sert de chaufferette.
+
+Mais une marquise de vingt-huit ans! mais la belle des belles, Olympe de
+Chambray! s'embarrasser d'un semblable outil! Réchauffer dans son giron
+une petite couleuvre qui hérite d'elle dès maintenant, qui lui prend
+tout--entre vifs,--tout! même son grand bêta de Lucien! Dame!...
+
+Ma chère, il y a quelque chose là-dessous.
+
+Le côté gai, ce sont les trois Thibaudes.
+
+Les premiers jours, elles ne savaient pas du tout si c'était du lard ou
+du cochon. Elles flairaient au vent, étonnées, déroutées et très
+froides.
+
+Mais cela a changé lestement. Mme la marquise a imposé son amie et
+cousine, et peu à peu, la maman, les deux soeurs, tout l'élément Thibaut
+enfin, a fait avec ensemble un quart de conversion.
+
+C'est réglé désormais, Mlle Jeanne est l'idole. Mère Thibaut,
+Célestine Thibaut, Julie Thibaut, la caressent, l'adorent comme elles
+caressaient, comme elles adoraient autrefois la marquise elle-même.
+
+Celle-ci s'est enfoncée d'un cran.
+
+Tout le monde s'y prête, elle la première!
+
+Vous seriez battue comme plâtre si vous parliez dodo ou coquine devant
+ces dames. Jour de Dieu! maman Thibaut vous laisserait plutôt tutoyer
+Olympe elle-même!
+
+Vous croyez que j'exagère? Vous ne les connaissez pas, ces Thibaut! la
+bonne dame à déjà levé le pied à moitié hauteur de son ancien fétiche.
+Fiez-vous à elle, son pied fera le reste du chemin et passera par-dessus
+la tête de l'idole démissionnaire.
+
+Et, en définitive, Mariquita, pourquoi Mme la marquise se
+laisse-t-elle faire? moi, j'ai déjà jeté vingt fois ma langue aux
+chiens. Nous ne sommes pas dans le pays des _Mille et une nuits._ Chez
+nous, ce qui est a sa raison d'être.
+
+On s'y perd, surtout ceux qui connaissaient, comme nous, l'ancien
+caractère d'Olympe.
+
+Cette petite Jeanne a-t-elle de la corde de pendu? Ou bien la conscience
+de Mme la marquise?... hein?
+
+M. Pivert ne veut pas donner son avis là-dessus.
+
+Il n'est pas content, ce pauvre précieux substitut. Le parfait Lucien
+branlait dans le manche. Le dodo semblait devoir l'achever et M. Pivert
+espérait sa place. Peut-être même qu'il l'avait demandée.
+
+Mais maintenant, voilà que tout est régularisé. On parle très
+sérieusement de la noce, et Mme la marquise doit faire des avantages
+au contrat. Ce n'est pas avoir de la chance, j'entends pour ce pauvre
+Pivert.
+
+Cherchez donc un peu, chère Mariquita, vous qui avez tant d'esprit pour
+deviner les rébus. Moi, de mon côté, je vous promets de me creuser la
+cervelle. S'il y avait un drame!...
+
+Celle qui trouvera la première instruira l'autre. Je vous tiendrai au
+courant des événements.
+
+Tous mes respects à M. le duc. À vous du meilleur de mon coeur.
+
+_P. S._--Est-ce qu'on meurt de bonheur? Le dadais garde la chambre. Les
+actions Pivert remontent.
+
+
+Pièce numéro 60
+
+(Écrite et signée par Olympe de Chambray.)
+
+29 août.
+
+_À M. L. Thibaut._
+
+J'apprends avec plaisir que le docteur vous a permis de vous lever
+demain.
+
+Je vous envoie une lettre de notre Jeanne. La chère enfant ne pouvant
+plus vous voir a voulu vous écrire.
+
+Êtes-vous content, Lucien? J'ai fait de mon mieux.
+
+S'il n'y a pas d'indiscrétion, je voudrais voir le passage de la lettre
+de Jeanne où elle vous parle de moi. Je pense qu'elle doit vous parler
+de moi.
+
+Ce n'est pas par curiosité. J'ai besoin de récompense.
+
+
+Pièce numéro 60 bis
+
+(Incluse dans la précédente. Écrite et signée par Jeanne Péry. Même date
+et même adresse.)
+
+Cher Lucien,
+
+Je suis si heureuse qu'il me vient des terreurs. Tout m'effraie. Quand
+j'ai appris, avant-hier, que vous étiez souffrant et alité, une crainte
+égoïste m'a saisie. Je me suis dit: Si j'allais rester seule!
+
+C'est que je ne comprends rien à mon bonheur. Il y a des moments où je
+n'y crois pas, Olympe est pour moi plus qu'une soeur. Il me semble que
+ma mère elle-même ne m'entourait pas de si exquises tendresses.
+
+J'avais été élevée à penser qu'elle nous méprisait pour notre infortune.
+Comme c'était injuste! Combien pauvre maman se trompait! Oh! si elle
+l'avait mieux connue, l'aurait-elle assez aimée!
+
+Lucien, nous serions bien ingrats si nous ne lui donnions pas la
+première place dans notre coeur.
+
+Mais qu'a-t-elle donc à tant souffrir, le savez-vous? Hier, je l'ai
+trouvée au jardin. C'était dans un endroit obscur et solitaire. Elle ne
+pouvait s'attendre à m'y rencontrer. Elle était assise sur un banc, elle
+avait la tête entre ses mains. Ce que je voyais de son visage me
+laissait dans le doute et je n'aurais pas pu dire si elle était
+courroucée ou désespérée.
+
+Au bruit de mes pas, elle a retiré ses mains et j'ai vu qu'elle avait
+pleuré.
+
+Elle a voulu sourire et me dire que j'étais folle, mais j'en suis bien
+sûre, Lucien, ses pauvres beaux grands yeux étaient rouges de larmes.
+
+Elle! Olympe! la marquise de Chambray! si belle! si noble! si enviée!
+pleurer!
+
+Que je voudrais avoir le moyen de guérir sa peine! Savez-vous qui cause
+son chagrin? Il ne se peut pas qu'elle ait des ennemis.
+
+Nous parlons de vous sans cesse, elle sait qu'aucun autre sujet ne me
+plaît. Dimanche, elle me disait: «Je l'aime à cause de vous.»
+
+Est ce vrai? Non. Elle veut dire peut-être qu'elle vous aime encore
+davantage; car elle vous aimait auparavant, puisqu'elle vous connaissait
+bien avant de me connaître.
+
+Quelquefois aussi, elle amène la conversation sur ma mère. Elle m'écoute
+parler de ma chère morte.
+
+Je l'aime tous les jours davantage. Je souffre à la voir triste, triste
+jusqu'au découragement. Et que puis-je pour la consoler, ne connaissant
+point son mal?
+
+L'idée m'est venue que peut-être elle aime. Mais, en ce cas, serait-il
+possible qu'elle ne fût point aimée?
+
+Lucien, mon Lucien, guérissez-vous bien vite et ne restez pas éloigné de
+moi. Dès que je ne vous vois plus, je crois faire un rêve. Est-ce bien
+croyable, en effet, Lucien? Vais-je être votre femme?
+
+Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Mais que d'obstacles il y
+avait entre nous! Pauvre maman qui vous aimait pourtant presque aussi
+bien que moi, me défendait toujours d'espérer. Nous voit-elle, Lucien?
+
+Si elle nous voit, elle doit être heureuse.
+
+Elle nous voit. Il me semble que je l'entends prier longtemps et
+ardemment pour Olympe.
+
+Oh! priez, mère chérie, portez votre prière jusqu'aux pieds de Dieu.
+J'ai beau regarder en arrière, je ne vois qu'Olympe qui m'ait été
+secourable. Priez, ma mère, payez la dette de votre fille!
+
+C'est si vrai, Lucien! Sans elle, nous serions encore tout au fond de
+notre misère.
+
+Aussi, dès que je suis seule, une foule de questions se posent au-dedans
+de moi-même. La nuit, je les écoute comme des refrains:
+
+Comment ai-je pu mériter de sa part cet intérêt si subit et si profond?
+Cette amitié précieuse qui me relève à mes propres yeux et surtout aux
+yeux des autres? Pourquoi ai-je souffert si longtemps loin d'elle?
+Pourquoi est-elle venue si soudainement à mon secours?
+
+Je vous ai interrogé déjà bien des fois, jamais vous ne m'avez répondu.
+
+Je croyais lire pourtant dans vos yeux que vous auriez pu me
+répondre....
+
+Mais je cause, je cause et j'oublie le principal objet de ma lettre.
+Hier, votre chère maman est venue me voir avec vos soeurs.
+
+Je dis me voir, car c'est _moi_ qu'elles ont demandée.
+
+Cela a fait sourire Olympe, qui n'en a témoigné aucun déplaisir.
+
+Moi, j'en ai été un peu blessée.
+
+Votre bonne mère a été charmante, oh! charmante. Et vos soeurs, donc!
+moi qui avais tant souhaité avoir une amie; m'en voici deux. Et quelles
+amies! Les soeurs de mon Lucien--_mes_ soeurs!
+
+Je vous le dis encore: je suis trop heureuse, cela m'épouvante. Je
+voudrais un petit chagrin pour désarmer la destinée, mais j'ai beau
+faire, de quelque côté que je retourne mon regard, partout, partout du
+bonheur! À bientôt, mon Lucien. Demain, n'est-ce pas?
+
+_Note de Geoffroy_.--Cette lettre avait été lue et relue mille fois.
+Elle était presque effacée par les larmes.
+
+Elle portait, au bas, cette mention de la main de Lucien: «Communiquée à
+Olympe selon son désir.»
+
+Et en marge, également de l'écriture de Lucien, mais plus récente, cette
+autre mention: «Geoffroy est prié d'en avoir bien soin. J'ai eu de la
+peine à m'en séparer.»
+
+
+Pièce numéro 61
+
+(Écriture de la marquise. Sans date ni adresse.)
+
+Je vous renvoie la jolie chère lettre de notre Jeanne. Merci, je suis
+récompensée, mais prenez garde à sa curiosité d'enfant.
+
+
+Pièce numéro 62
+
+(Écriture inconnue.)
+
+Paris, 29 août 65.
+
+_À M. L. Thibaut, juge, etc._
+
+En envoyant un bon de dix louis sur la poste à l'adresse indiquée, M.
+L. Thibaut recevra par le retour du courrier un renseignement qui vaut
+pour lui plus de dix mille francs. _M. J.-B. Martroy, rentier, poste
+restante, à Paris._
+
+
+Pièce numéro 63
+
+(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
+
+29 août 1865.
+
+_Mlle Jeanne Péry de Marannes, à l'hôtel de Chambray en ville._
+
+Quelle chère petite enchanteresse êtes-vous donc, Mademoiselle, pour
+m'avoir retournée comme cela, comme un gant? C'est que je ne passe pas
+pour être trop facile à retourner, au moins! Feu M. Thibaut m'appelait
+bien souvent entêtée. Et demandez à notre Lucien--car il est à nous
+deux, maintenant, bien plus à vous qu'à moi,--il vous dira si j'ai mon
+idée dans ma poche.
+
+Ça se comprend. Quand on est restée veuve de bonne heure avec trois
+enfants, une position à soutenir et pas plus de rentes qu'il ne faut, on
+apprend à se défendre. Ah! mais oui, ma pauvre belle, j'ai été à rude
+école après le décès du papa! Mais ce n'est pas tout ça que je veux vous
+dire: nous sommes folles de vous, j'entends moi, Célestine et Julie,
+mais folles!
+
+Voilà le mot lâché, faites-en ce que vous voudrez; je suis prête à en
+témoigner même en justice.
+
+On s'instruit à tout âge, vous le savez, et la preuve c'est que j'avais
+d'affreux préjugés contre vous. Je suis si impressionnable! Je ne dis
+pas une pincée de préjugés, non, ni même une poignée, mais un plein
+panier.
+
+Ils m'en avaient dit, ah! ils m'en avaient dit sur votre papa, sur votre
+maman, sur vous, est-ce que je sais, moi? la société est si mauvaise
+langue! Quant au papa et à la maman, le malheur est qu'on ne peut plus
+les fréquenter pour les mieux connaître. Je parie qu'il en faut bien
+rabattre! un quart, un tiers? Bah! la moitié, même les trois-quarts, et,
+peut-être le tout. La société... tiens! J'allais redire que la société
+est si mauvaise langue!
+
+Mais, pour ce qui est de vous, ma petite, je mets ma main au feu qu'il
+n'y a pas un mot de vrai dans tous ces cancans. Pas un traître mot! Si
+ça avait été vrai, est-ce que mon garçon aurait couché dans le jardin, à
+la fraîche, quand vous étiez dans le cabinet de toilette, pour ne pas
+vous effaroucher la pudeur? Il faut qu'une jeune personne inspire bien
+de la considération pour qu'on risque ainsi des rhumatismes, sans parler
+des catarrhes et fluxions de poitrine. Il l'a délicate.
+
+J'ai dit tout de suite: on ne fait pas de ces choses-là pour la première
+venue. Et ces demoiselles aussi: j'entends Célestine et Julie. Et puis
+d'ailleurs, vos manières! Les manières, moi, c'est mon thermomètre pour
+savoir le temps qu'il fait sous la camisole d'une jeunesse. Je suis
+gaie. Je ne pèse pas mes mots chez l'épicier en passant. Avec des
+manières comme vous, pas d'inquiétude pour la conduite!
+
+Je le disais aux minettes, j'entends Célestine et Julie: ces manières-là
+ça donnerait envie d'avoir un petit vicomte à lui offrir. Je ne
+plaisante pas, je le disais. Mais les vicomtes ne valent pas mieux que
+les autres, et nous sommes de la bonne bourgeoisie.
+
+De la vraie, de la vieille. Si nous n'avons pas été aux croisades, c'est
+que nous étions libéraux un petit brin déjà dans ce temps-là. Pas des
+rouges, mais le drapeau de Voltaire et Louis-Philippe.
+
+Voilà l'authenticité: Les Thibaut étaient échevins de Lillebonne sous
+Duguesclin. Mon mari en avait vu les titres chez son grand-père;
+malheureusement, la Révolution a tout brûlé sous la Terreur.
+
+Je suis, de mon côté, une Pervanchois, de Bléré, près Tours, le jardin
+de la France: j'entends la Touraine. Pourquoi M. Thibaut avait été se
+marier si loin, c'est que la magistrature voyage et que je lui avais
+donné dans l'oeil.
+
+D'ailleurs, le garçon est juge. De là à conseiller il n'y a que le saut
+d'une puce. Et alors, on est décoré aussi forcément que si on en avait
+apporté la maladie en naissant. Ça vaudra bien la situation de vos
+comtesses et marquises au tas. Quoique je ne méprise pas la noblesse.
+
+Il en faut dans un département.
+
+Voilà donc pour la généalogie.
+
+Quant à la fortune, outre que le garçon est le plus joli cavalier du
+ressort, quand il veut s'en donner la peine, nous n'avons jamais rien
+demandé à personne. Et pourtant ces demoiselles n'ont pas pour un sou
+de coton dans leurs corsets, preuve qu'on les a nourries. Je plaisante,
+parce que je suis gaie, mais c'est vrai tout de même. On vit bien à la
+maison, et rien à crédit.
+
+Eh bien! quand Dieu me rappellera, vous partagerez, c'est la nature qui
+l'exige.
+
+Sans compter les appointements du garçon qui augmentent d'année en
+année, par suite de son avancement régulier, au choix ou à l'ancienneté.
+Et une conduite! On s'en moque de lui, tant il est étonnant pour la
+conduite!
+
+J'y vas carrément, comme vous voyez; je ne connais qu'une chose dans les
+affaires, c'est d'aller droit.
+
+On vous racontera que j'ai essayé de marier le garçon. Je parie ma tête
+à coiffer qu'on vous a déjà parlé de Mlle Sidonie, de Mlle Maria,
+de Mlle Agathe, et peut-être d'une autre....
+
+C'est bien entendu que ma lettre est pour vous, pas vrai, trésor? pour
+vous seule? pas d'enfantillages! Je m'épanche et je ne voudrais pas
+qu'on lût ma correspondance au prône.
+
+C'est-à-dire, ma petite, qu'elles étaient toutes autour de lui comme des
+tigres. Nous ne savions à laquelle entendre. Moi. Célestine et Julie,
+nous ne pouvions plus mettre le pied dehors sans risquer d'être
+dévorées. Mais je t'en souhaite! Les héritières avaient beau se jeter à
+la tête du garçon, il n'y entendait d'aucune oreille. Méchante! vous
+savez bien pourquoi. L'aviez-vous coiffé assez serré du premier coup!
+
+Il en a passé pour imbécile, ma petite. Et il y a un Pivert substitut,
+qui a demandé sa place pour le jour où on le mettra à la maison des
+écervelés. Il est joli, le Pivert, on l'empaillera.
+
+N'écoutez pas les cancans. On me donne bien la migraine à moi, à force
+de propos. Ils sont là tous qui me chantent: prenez garde!
+renseignez-vous! réfléchissez! et surtout ne lâchez pas votre
+consentement avant de savoir au juste ce que la cousine--j'entends
+Mme de Chambray--fera au contrat.
+
+Mais, dites donc, trésor, on ne traite pas quelqu'un comme elle vous
+traite pour la marier toute nue, pas vrai? Vous ai-je dit qu'il fallait
+garder ma lettre pour vous toute seule? Quand je veux qu'Olympe me
+lise, c'est à elle que j'écris. Nous causons de mère à fille, personne
+n'a à fourrer son nez là-dedans.
+
+Olympe a du bon, c'est certain. Je défie bien qu'on me trouve quelqu'un
+pour rapporter que j'aie jamais dit un mot contre elle. Au contraire, je
+soutenais Olympe, les minettes aussi; nous disions au garçon: tu n'as
+qu'à te baisser pour la prendre. As-tu donc les deux yeux crevés pour ne
+pas voir ça? Vas-tu passer auprès de soixante mille livres de rentes--et
+elle a mieux!--sans seulement leur ôter ton chapeau?
+
+Mais le garçon est plus fin que nous, avec son air chérubin. Dame! on
+n'est pas magistrat, on n'a pas l'estime de ses chefs les plus forts en
+droit pour ne pas voir plus clair que trois pauvres femmes.
+
+J'étais coiffée d'Olympe, j'aime mieux vous l'avouer en grand. Et ces
+demoiselles, donc! Ça faisait pitié. À la maison, les murs parlaient
+d'Olympe. Je lui ai dit une fois--au garçon: Épouse Olympe, ou je meurs
+de chagrin sous tes yeux!
+
+C'était à ce point-là.
+
+Eh bien! pas de ça. Lisette! Le coquin m'aurait laissé mourir si j'avais
+été assez bête pour tenir ma parole. Il refusa _mordicus_. Il avait son
+trésor de petite Jeanne; Olympe ne pouvait qu'avoir tort. Vous voyez
+qu'il ne faut pas laisser traîner la lettre.
+
+Quoique j'aie bien le droit de dire ma façon de penser, c'est le
+privilège d'un coeur de mère.
+
+Alors donc, ma petite, en un mot comme en mille, je donne mon
+consentement des deux mains, risquant le tout pour le tout, dans
+l'espérance que votre cousine sera raisonnable. J'entends au contrat.
+
+Il faut bien me comprendre: si je parle intérêt, c'est pour vous, car
+moi, il ne m'en reviendra ni froid ni chaud. Ça saute aux yeux.
+
+Et je dois ajouter, parce que c'est mon opinion, que dans le cas où elle
+vous doterait convenablement--j'entends Olympe--ce ne serait pas encore
+une raison pour vous traîner à ses genoux dans des témoignages de
+reconnaissance ridicule.
+
+La place de Mme Lucien Thibaut est de se tenir droite devant
+n'importe qui.
+
+Allez! même devant la reine, s'il y en avait. C'est ce que j'appelle
+garder son quant à soi.
+
+On accepte, mais on ne s'humilie pas.
+
+Ah ça! ma belle, est-ce que vous croyez qu'Olympe est née d'hier? Elle
+en sait long! Quand elle fait quelque chose, ce n'est pas pour le roi de
+Prusse.
+
+Vous me direz qu'un grand merci ne déshonore pas. D'accord, mais j'ai
+mon idée: la chandelle que vous lui devez n'est peut-être pas si
+longue.... Enfin, je m'entends.
+
+Offrez-lui mes plus tendres compliments, mais brûlez la lettre.
+
+Je ne l'aurais pas écrite, si elle n'était pas là toujours en tiers
+entre nous, car j'aime mieux parler la bouche ouverte que de barbouiller
+du papier. Mais elle ne vous quitte pas plus que votre ombre. C'en est
+insupportable. On dirait qu'elle veut empêcher les gens de vous
+approcher.
+
+Enfin, qui vivra verra. Après la noce, nous aurons le temps de causer
+nous deux.
+
+La noce! quel beau jour! J'arrange déjà dans ma tête les toilettes de
+ces demoiselles. Moi, je serai très simple, mais de bon goût. Cher petit
+ange! tenez, il n'y a pas à dire, c'est plus fort que moi: cinq nuits
+dans le cabinet de toilette, et le garçon sous la tonnelle! Et dans
+l'escalier, la fois qu'il fit de la pluie! Quel agneau! si je vous
+tenais, je vous mangerais de baisers.
+
+Votre future mère qui vous aime bien, bien, bien.
+
+_P. S._--J'ai l'habitude de laisser une petite place pour Célestine et
+Julie. Aujourd'hui, j'ai pris presque tout le papier: elles se
+serreront.
+
+Encore un gros baiser, mon amour de petite fille!
+
+
+Pièce numéro 63 bis
+
+(Mot de Mlle Célestine.)
+
+Ma chère... Écrirai-je soeur?
+
+C'est mon voeu le plus doux. Je n'ai jamais éprouvé pour personne une si
+tendre sympathie. Je vous brode un tour de cou, et je vous aime.
+
+
+Pièce numéro 63 ter
+
+(Mot de Mlle Julie.)
+
+Ma chère soeur,
+
+Moi, je l'écris tout couramment parce que je le souhaite ardemment. Si
+mon frère bien-aimé eût donné son coeur à telle jeune personne que je
+pourrais nommer, quel deuil pour mon âme! mais il a choisi celle vers
+qui d'avance toute ma tendresse s'élançait. Ô Jeanne, soyez la plus
+heureuse des femmes comme vous étiez la plus jolie, la plus suave des
+jeunes filles! Je vous fais des manches au crochet. Il ne me reste que
+la place d'un baiser, je l'y dépose.
+
+
+Pièce numéro 64
+
+(Anonyme.--Écriture inconnue. Sans date.)
+
+À M. Thibaut,
+
+Vous êtes bien près du précipice, allez-vous y tomber? Ce ne sera pas
+faute d'avoir été averti.
+
+Une dernière fois, _prenez garde_. Ce mariage sera votre perte.
+
+Il est temps encore.
+
+Ne vous plongez pas vous-même au fond d'un horrible malheur.
+
+
+Pièce numéro 65
+
+(Anonyme.--Écriture de copiste.)
+
+Paris, 29 août.
+
+_À M. L. Thibaut, juge, etc., etc._
+
+Mon prince, veillez au gain! Je ne m'appartiens pas, j'appartiens au
+_nourrissage_ de l'affaire. L'engraissage de l'affaire exige que je vous
+tourne casaque pour aller un peu du côté de la dame de pique. C'est une
+gaillarde, Mylord, et vous avez mis un jour votre pied sur sa gorge.
+Veillez au grain!
+
+
+Pièce numéro 66
+
+(Écriture de Lucien Thibaut.)
+
+5 septembre 1865.
+
+_À Geoffroy._
+
+Je devrais écrire plutôt «à moi-même», car c'est à moi que je parle.
+
+Je me marie demain. C'est demain que je serai le plus heureux des
+hommes. Dire comment je l'aime est impossible. Jamais femme ne fut
+adorée ainsi. Je crois qu'elle m'aime également du plus profond de son
+coeur. Elle a peur, et moi je tremble.
+
+Nous sommes fous. À moins que l'excès de la félicité ne ressemble à la
+souffrance.
+
+Olympe est là, devenant tous les jours plus pâle. Ses yeux ont
+étonnamment grandi. Elle est belle à inspirer de la terreur.
+
+Ma mère... quelle étrange chose! peut-on être à la fois bon et méchant?
+ma mère a écrit à Jeanne une lettre qui l'a troublée. Jeanne me l'a
+communiquée. Elle ne me cache rien. En lisant cette lettre, j'avais le
+rouge au front.
+
+Qu'est-ce que Jeanne doit penser de ma mère?
+
+Mais voilà ce qui me frappe le plus dans cette lettre:
+
+Ma mère semble avoir entrevu quelque chose de la situation où nous
+sommes vis-à-vis l'un de l'autre, Olympe et moi.
+
+Comment? Je n'en sais rien et ne puis le savoir. Ma mère a l'air de
+connaître, à tout le moins vaguement, l'oppression que je fais peser
+sur Olympe.
+
+Elle était l'esclave d'Olympe. Le mois dernier encore, il n'y avait pour
+elle qu'Olympe. Maintenant tout cela est changé du blanc au noir. Elle
+abandonne Olympe ouvertement, cruellement, Olympe vaincue ne lui inspire
+ni sympathie ni pitié.
+
+Pour un peu, elle l'accablerait.
+
+Loin de s'étonner des bontés peut-être excessives qu'Olympe témoigne à
+Jeanne, ma mère trouve qu'il en faudrait davantage. Elle est insatiable
+et impitoyable. Elle ne s'en cache pas, elle s'en vante.
+
+Hier, c'était la signature du contrat. Olympe, accomplissant à la
+lettre, ou plutôt bien au-delà de la lettre les conditions dictées par
+moi dans notre fameuse entrevue, a déclaré ses intentions par-devant
+notaire.
+
+Elle a assuré à Jeanne des avantages que je ne veux même pas énumérer.
+
+Je fais serment devant Dieu que jamais un centime de cet argent
+n'entrera chez nous. Ma femme mangera mon pain et ne mangera que mon
+pain.
+
+Pendant que le notaire écrivait, ne réussissant pas toujours à cacher sa
+surprise, la sueur froide baignait mes cheveux, et dix fois, j'ai cru
+que j'allais me trouver mal.
+
+Eh bien! ma pauvre bonne mère regardait non seulement comme tout simple
+qu'Olympe se dépouillât ainsi de son vivant, mais elle aurait voulu
+davantage.
+
+Elle ne prenait point souci de le dissimuler. Les signes de son
+désappointement étaient visibles.
+
+Elle aurait voulu l'hôtel de Chambray, le jugeant commode et très bien
+situé. Nous y eussions demeuré tous ensemble. Je crois que Célestine et
+Julie avaient déjà choisi leurs chambres.
+
+Elle aurait voulu le château à la porte de Dieppe. L'été prochain, ces
+demoiselles auraient été toutes portées pour prendre les bains de mer.
+
+Est-ce là simplement de l'aberration? ou bien savent-elles ce que
+j'ignore moi-même?
+
+En sortant, j'ai dit à ma mère, qui se plaignait tout haut et fort
+amèrement:
+
+--Mais enfin, Mme la marquise ne doit rien à sa cousine!
+
+Elle m'a regardé entre les deux yeux. Sa figure était à peindre; mais je
+ne saurais dire ce qu'elle exprimait. Mes deux soeurs hochaient la tête
+en se pinçant les lèvres. Ma mère a enfin répondu sèchement:
+
+--Ne vous faites pas encore plus innocent que vous ne l'êtes. Mme la
+marquise a l'âge de raison, je suppose? Si elle ne devait rien, pourquoi
+paierait-elle? Payer! Geoffroy, on me paye! Et moi, du moins, je sais
+qu'on ne me doit pas!
+
+La nuit, j'ai rêvé que je voyais mon père et qu'il détournait de moi son
+visage. Mon père était un honnête homme.
+
+Et vous aussi, Geoffroy, je vous ai vu. Vous êtes venu dans mon rêve. Je
+vous ai reconnu d'abord souriant et heureux, comme vous vous présentez
+toujours à ma pensée.--Mais bientôt vos traits se sont rembrunis et vous
+vous éloigniez de moi avec une méprisante compassion. J'avais beau vous
+crier: «Tout cela n'est qu'une feinte!» Je vivrai avec mon traitement
+comme devant. Nous ne garderons pas une parcelle du bien d'Olympe....
+Vous ne m'écoutiez pas!
+
+Mes mains jointes se tendaient vers vous; je disais encore: «Il fallait
+bien arracher le consentement de ma mère...»
+
+Votre dédaigneux silence m'écrasait....
+
+Oh! Geoffroy, il y a un mot dégradant que nous connaissons bien, nous
+autres magistrats, et qui désigne au palais le plus lâche des crimes.
+
+Dans mon rêve des voix murmuraient ce mot ignominieux autour de mon
+oreille.
+
+Faut-il le prononcer?... _Chantage...._ Moi! un juge!
+
+Et de quel droit ai-je pesé sur cette femme? Tous les malheurs sont-ils
+donc criminels? Cette femme a un secret qui n'est peut-être pas
+coupable. Il y a des infortunes que l'on cache. Les lépreux marchaient
+sous un voile.
+
+Et je suis venu vers elle qui a joué avec moi enfant, qui m'a aimé jeune
+fille, qui, femme, m'aime encore et davantage, je suis venu--j'ai posé
+mon doigt sur son malheur, sensible comme une plaie, j'ai appuyé--j'ai
+appuyé sans précaution ni mesure, comme les bourreaux du temps passé
+donnaient la question à leurs victimes, jusqu'à ce qu'elle m'ait dit:
+«Je suis vaincue! Ce que vous exigez, je le ferai!»
+
+Geoffroy, aurais-je donc mieux fait de laisser mourir ma pauvre petite
+Jeanne?... car elle se mourait, croyez-moi, lentement et misérablement.
+
+Si vous pouviez la voir relevée, rafraîchie, ressuscitée, on peut le
+dire, comme une fleur expirante à qui le Ciel a versé une goutte de sa
+rosée!
+
+Elle est joyeuse, elle est heureuse, malgré les pressentiments qui
+rôdent autour d'elle et qu'elle traite de chimères.
+
+Seigneur mon Dieu! s'il faut un châtiment, qu'il soit pour moi, pour moi
+tout seul!
+
+Elle n'a rien fait, elle n'a rien su, mon Dieu! Mon Dieu! elle est
+l'innocence même....
+
+Ce matin, Olympe m'a demandé encore: «Lucien, êtes-vous content?»
+
+Ah! comme elle est changée! Comme ses yeux approfondis évitent de se
+fixer sur moi!
+
+Elle a ajouté: «C'est demain, Lucien...»
+
+J'avais envie de tomber à ses genoux pour implorer mon pardon.
+
+Ma mère est entrée. Elle m'a remis une lettre que le facteur venait
+d'apporter.
+
+Il m'en vient comme cela tous les jours, des lettres qui menacent et ne
+sont pas signées.
+
+Je les cache, quand je ne les détruis pas.
+
+En les lisant, je pense à Olympe--et à cet homme de Paris, celui qui me
+vendit l'arme mystérieuse avec laquelle j'ai frappé.
+
+J'ai menacé, je suis menacé: c'est justice.
+
+Mais Jeanne, Jeanne!...
+
+Ils l'avaient attaquée. Elle n'avait pas de protecteur: je l'ai
+défendue. Hormis cette action que la nécessité commandait, ma vie a été
+celle d'un enfant solitaire. J'ai beau interroger ma conscience, je n'y
+trouve rien; jamais je n'ai fait le mal.
+
+Et elle! Depuis que je la connais, je passe mes jours à sonder la
+limpidité de son âme. Elle, c'est le Bien. Elle est faite de candeur, de
+bonté, de franchise. À toute heure, elle me laisse regarder au travers
+de son passé, transparent comme l'histoire d'un ange. Elles mentent les
+lettres anonymes puisqu'elles me crient de m'arrêter comme si j'avais le
+pied au bord d'un précipice.... Demain, c'est demain. Le vin de ma
+félicité est versé, je tiens la coupe pleine. Le proverbe est-il vrai,
+Geoffroy? Y a-t-il si loin de la coupe aux lèvres?...
+
+
+Pièce numéro 67
+
+(Écrite et signée par Mlle Maria Mignet.)
+
+Étretat. 5 septembre 1867.
+
+_À Mlle Agathe Desrosier, à Yvetot._
+
+Ma chère Guéguette,
+
+J'ai supérieurement bien compris vos adorables plaisanteries sachant
+par coeur, depuis le couvent, les fables de La Fontaine, et entre autres
+le _Renard et les raisins._
+
+Étretat est trop vert, bonne petite, voilà tout.
+
+Je me sens incapable de vous exprimer à quel point je déteste votre
+précieux substitut. Il s'appelle Pivert: Dieu m'a vengée.
+
+Il n'y a rien de grandiose au monde comme les deux portes, percées par
+la tempête dans les falaises d'Étretat. Honni soit qui mal y pense: la
+société y est charmante. Pas un seul Pivert; c'est à peine si on y
+trouve trois ou quatre journalistes, dont un est mon duc, je dois bien
+l'avouer.
+
+C'est un duc littéraire de la _Revue des Deux-Mondes_.
+
+Il a cinq ou six oncles à l'Académie française, trois au sénat et un à
+la Caisse d'épargne,--directeur.
+
+Il ne ressemble en rien à un substitut, espionnant ses collègues pour
+passer juge.
+
+Vous trouvez-vous suffisamment payée de votre grève en macadam et des
+crevettes pêchées chez Chevet? Moi, cela m'enchante de vous battre sur
+le dos du Pivert.
+
+Quant aux _biches_, Mlle Agathe, il y a des mots que vous connaissez
+et que j'ignore. Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire. Passons
+à des sujets plus décents, s'il vous plaît.
+
+Tous mes compliments, chère amie, mais cette fois de bon coeur: votre
+histoire du beau Thibaut, de Mme la marquise de Chambray et de
+Mlle Jeanne Péry est intéressante au suprême degré. Je l'ai lue d'un
+bout à l'autre à ces dames, et M. le duc a voulu l'entendre.
+
+Il a applaudi des deux mains. Vous voilà en pied à la _Revue_, si vous
+voulez.
+
+Le fait est que vous racontez de main de maître. À l'unanimité, Étretat
+vous a pardonné Pivert et vos impertinences.
+
+C'est un succès. J'attendais impatiemment de nouveaux détails, car il
+est impossible que le drame n'ait point marché depuis le temps.
+
+Sont-ils mariés? La magnifique Olympe a-t-elle piqué une tête dans un
+monastère? Piquer une tête n'est pas de mauvais ton ici, à cause des
+bains de mer.
+
+Je parie que Mlle Célestine et Mlle Julie ont écrit à la petite
+les deux fameuses lettres qui commencent l'une par: «Ma chère...
+oserai-je tracer le mot soeur?» Et la seconde par: «Ma chère soeur, moi,
+j'écris le mot couramment, parce que je désire la chose ardemment.»
+
+Quelle jolie paire de pestes! quand je pense qu'elles ont failli nous
+monter la tête à toutes les deux--et à toutes deux ensemble encore!
+
+Mais comme les choses se rencontrent, ma chère! Pendant que j'attendais
+ici la suite de l'histoire au prochain numéro, l'histoire elle-même
+arrivait en tilbury à Étretat, ou du moins un aboutissant de l'histoire.
+
+Si vous n'aviez pas été franche comme l'or avec moi, au sujet des ruses,
+mines et souterrains de l'ambitieux Amyntas, je vous aurais tout uniment
+foudroyée.
+
+Figurez-vous que nous avons à Étretat un ami, ou plutôt un protecteur du
+cher substitut, si soigneux de son petit avenir, un Parisien, juge
+d'instruction, je crois, M. Cressonneau aîné.
+
+Ce M. Cressonneau qui n'est pas trop mal appartient à la jeune école
+judiciaire. Il protège les arts, et s'empresse beaucoup autour de M. le
+duc, à cause de la _Revue_. La _Revue_, en effet, peut être utile à sa
+santé--il a pris vacance pour sa santé--qui s'appelle Mlle
+Spiegelmeyer, première chanteuse du théâtre royal de quelque part.
+
+C'est une jolie blonde, très bien élevée, qui ne fume pas devant le
+monde. Elle voudrait un engagement au grand Opéra de Paris.
+
+Vous concevez que M. Cressonneau traite le Pivert terriblement
+par-dessous la jambe, mais il a l'air de lui vouloir du bien au fond. Il
+dit qu'Amyntas n'est pas plus bête qu'un autre idiot de sa force.
+
+Il ne sait rien, bien entendu, des aventures de Mlle Jeanne dans le
+cabinet de toilette ni à l'hôtel de Chambray, mais il nous a parlé en
+grand détail de l'autre affaire: celle pour laquelle le parquet de Paris
+s'était mis en rapport avec le parquet d'Yvetot.
+
+Ma chère, voilà un drame! C'est à faire dresser les cheveux! N'envoyez
+jamais vos garçons étudier le droit ou la médecine à Paris, si vous en
+avez dans vingt ans d'ici. C'est trop dangereux. Quelle ville
+abominable!
+
+Vous souvenez-vous de ce beau danseur dont on disait qu'il avait les
+mines du Pérou en expectative, M. Albert de Rochecotte? Vous n'avez pu
+l'oublier, il vous trouvait jolie. Il vint, la dernière fois, passer
+quinze jours justement chez Olympe. Il cousinait avec elle.
+
+Que son exemple lamentable serve de leçon à tous les messieurs qui n'ont
+pas honte de fréquenter des couturières!
+
+Oh! Guéguette, ma bonne petite, j'essaye de plaisanter, mais ma main
+tremble. Il a été assassiné, chez un traiteur, en dînant, assassiné avec
+une paire de ciseaux! Ça va faire une cause célèbre.
+
+Dire que nos frères et nos... oserais-je écrire fiancés--style Célestine
+Thibaut--ne rougissent pas de se promener et même de prendre leur
+nourriture en cabinet particulier avec ces petites guenons-là! Quel
+goût! Les hommes sont vraiment trop pervers!
+
+L'histoire de M. de Rochecotte en corrigera-t-elle au moins
+quelques-uns? On devrait lui donner une énorme publicité dans l'intérêt
+des familles.
+
+Il parait que dans tout cela l'ambitieux Pivert n'avait pas montré un
+coup d'oeil comparable à celui du lynx. On avait eu le tort de lui
+donner une mission de confiance et il n'a fait que des sottises.
+
+M. Cressonneau dit que l'instruction a marché sans lui, malgré lui, car
+cette horreur de fille est cachée quelque part chez vous, on en est à
+peu près certain maintenant, et ce Pivert avait affirmé dans sa réponse
+au parquet de Paris qu'aucune jeune personne, ni à Yvetot, ni dans les
+environs, ne répondait au signalement envoyé.
+
+C'était même mieux qu'un signalement, c'était une photographie de Nadar.
+
+Sans s'expliquer catégoriquement, car les juges doivent garder une
+grande réserve dans ces sortes d'affaires, M. Cressonneau nous a laissé
+entrevoir que l'instruction était mûre, et que, sous peu, notre ville
+d'Yvetot serait témoin de l'arrestation de cette épouvantable créature.
+
+Ainsi, _my dear_, vous allez encore avoir une histoire à raconter.
+
+Vous avez raison de le dire: ce n'est vraiment plus la peine de courir
+le monde pour se procurer des émotions, puisque le hasard vous les sert
+à domicile.
+
+En grâce, chérie, écrivez-moi, dès qu'il y aura la moindre des choses.
+Tenez-moi surtout au courant de l'arrestation de Mlle
+Fanchette--c'est le vrai nom de la tigresse qui se cacherait chez vous,
+dit-on, sous une autre étiquette.
+
+Peut-être que vous la connaissez. Elle vous aura peut-être taillé un
+corsage ou donné de l'eau bénite à l'église. Non, tenez, ça fait frémir!
+
+Et ne lâchez pas pour cela le drame Thibaut-Péry. La tournure que prend
+là-dedans l'incomparable Olympe est tout à fait incompréhensible. Est-ce
+qu'elle se serait aussi servie de ses ciseaux, une fois ou l'autre?
+Lucien est juge. Ces messieurs savent tant de choses!
+
+Écrivez-moi beaucoup, beaucoup, sans négliger de bien danser à la noce.
+Un mot bien senti sur les toilettes qu'il y aura, s'il vous plaît.
+
+_P. S._--On m'apprend à l'instant que M. Cressonneau part pour Paris,
+mandé par dépêche télégraphique. Ça brûle.
+
+
+Pièce numéro 68
+
+(Extrait du journal _Le Moustique_, «courrier de la politique, de la
+littérature, du commerce, des arts et des tribunaux». Imprimé. Signé
+Midas.)
+
+...Et voilà pourquoi l'administration française et généralement tous nos
+services publics inspirent une pitié pleine d'admiration à l'Europe
+entière!
+
+Rien ne va, rien ne se fait. Nos bureaux sont si pleins d'employés
+inutiles qu'on n'y peut plus bouger.
+
+Dès qu'on donne un ordre, vingt messieurs plus ou moins décorés se
+mettent en mouvement, non pas du tout pour exécuter cet ordre, mais pour
+trouver un moyen administratifs de charger l'exécution comme un paquet
+sur les épaules d'un collègue.
+
+Ledit collègue, aussitôt chargé, cherche un voisin sur qui déposer son
+sac.
+
+Et ainsi de suite.
+
+Je connais, et vous aussi, un homme de lettres qui a _fait_ le mois
+dernier quarante-sept employés, dix-neuf bureaux, seize escaliers et
+onze corridors au ministère des Finances, pour arriver à savoir qu'il ne
+saurait rien.
+
+Mais, de temps en temps, nos organes officiels prennent la peine
+d'élever leur grande voix pour enseigner au monde cet Évangile: c'est à
+savoir que nos administrations sont parfaites, et que tout va pour le
+mieux dans le meilleur des gouvernements possibles!
+
+Ces réflexions nous sont suggérées par le mécontentement public qui
+commence à se faire jour par rapport aux lenteurs inexplicables de la
+justice dans l'instruction du crime du Point-du-Jour: _l'Affaire des
+ciseaux,_ comme on la nomme dans le peuple.
+
+Voilà des mois et des mois que cette instruction dure. Au parquet, on ne
+parait pas être beaucoup plus avancé que le premier jour.
+
+Ah! s'il s'agissait d'un procès de presse! à la bonne heure!
+
+En Angleterre dont la mode est de blâmer le système judiciaire, il y a
+longtemps que ce serait fini,--mais on croirait en vérité que nos
+magistrats prolongent à plaisir l'émotion malsaine résultant de certains
+drames criminels.
+
+Cela amuse le tapis! disent MM. les profonds politiques.
+
+Voulez-vous savoir comment les choses eussent marché en Angleterre? Le
+coroner aurait fait la constatation du meurtre et l'enquête, ici:--un
+jour.
+
+L'intendant de police, fonctionnaire responsable, aurait institué trois
+agents, quatre au plus,--responsables aussi--avec charge spéciale de
+mettre la main sur l'accusée, ci:--un jour.
+
+Les agents spéciaux se seraient mis en campagne et la prochaine session
+du comté aurait vu le jury en face d'une coupable ou d'une innocente.
+
+Voilà.
+
+Mais c'est que, à Londres, ils n'ont pas ce congrès de vieilles
+perruques immorales qui dorment sur leurs sièges et ne s'éveillent que
+chez Mabile.
+
+Vous souriez? Il n'y a pas de quoi. Vous doutez? Allez y voir. Hier,
+chez ledit Mabile, Mlle Freluche parlait vert entre deux simarres en
+bourgeois.
+
+C'est que, à Londres, ils n'ont pas cette nuée de petits jurisprudents
+au biberon qui cotillonnent l'hiver et buvottent, l'été, les eaux de
+toutes les fontaines mal fréquentées.
+
+Les juges restent chez eux, en Angleterre, chez nous, les plages
+d'Étretat, de Trouville, de Cabourg sont sablées avec l'argent du
+budget.
+
+En Angleterre, il y a un homme pour une besogne, en France, il y a une
+besogne pour cent paresseux.
+
+Lequel est le plus grand du scandale ou du ridicule?
+
+Et qu'on ne nous taxe pas de malveillance. Notre indignation déborde,
+voilà tout.
+
+Vendredi dernier--nous sommes au mercredi--un de nos collaborateurs qui
+n'est pourtant ni substitut, ni juge d'instruction, ni même officier de
+paix, a parié qu'avant huit jours, par lui-même et avec ses propres
+ressources, il verrait le fond de cet insondable mystère: le meurtre du
+Point-du-Jour.
+
+Notre collaborateur a gagné son pari. Et il lui restait vingt-quatre
+heures de marge.
+
+Avis à MM. du parquet. En trois jours, ni plus, ni moins, _Le Moustique_
+a trouvé tout seul ce que les armées combinées de la justice et de la
+police françaises cherchent en vain depuis une année.
+
+
+Pièce numéro 69
+
+(Communication du parquet de Paris.)
+
+5 septembre 1865.
+
+_À M. le procureur impérial près le tribunal de première instance
+d'Yvetot._
+
+Monsieur et cher collègue,
+
+J'ai l'honneur de vous recommander très expressément cette affaire, qui
+doit être conduite avec énergie, mais aussi avec discrétion et
+discernement.
+
+C'est la seconde fois qu'elle vient à votre ressort par délégation. Elle
+y avait d'abord été confiée à M. le substitut A. Pivert, dont les
+recherches n'eurent pas de résultat.
+
+J'ai le regret de vous dire que ce jeune magistrat nous parait être la
+cause du non succès dont les journaux mal pensants abusent aujourd'hui
+si cruellement contre nous.
+
+Sa réponse négative à toutes nos questions a, en effet, dérouté nos
+recherches, et la mauvaise presse tout entière, trouvant là une occasion
+d'assouvir sa haine, a produit un concert d'aboiements contre nous.
+
+La réponse, dis-je, de M. le substitut A. Pivert, a tourné nos efforts
+d'un côté où ils devaient être infructueux. Il nous avait affirmé
+péremptoirement que la nommée Fanchette n'était pas et n'avait jamais
+paru dans votre arrondissement.
+
+C'est une erreur que je n'hésite pas à qualifier de funeste. L'accusée
+est bien réellement chez vous. (Voir les dénonciations et avis
+ci-joints.)
+
+Néanmoins, et malgré ce qui précède, le soin de l'affaire doit être
+laissé provisoirement à M. A. Pivert, attendu qu'il a eu entre les
+mains, et qu'il est probablement le seul, chez vous, pour avoir eu entre
+les mains le portrait photographié de l'accusée Fanchette, portrait
+unique au dossier, et dont l'instruction a dû disposer dans une autre
+direction.
+
+Le portrait ne pourrait, par conséquent, pour le moment, être renvoyé à
+Yvetot. Ce détail est d'une grande importance.
+
+Vous penserez comme moi, Monsieur et cher collègue, qu'il est urgent de
+mettre un terme aux attaques de plus en plus subversives des journaux.
+La fâcheuse erreur déjà mentionnée, leur a malheureusement donné prise
+en causant tout ce retard. Prenez bien vos mesures, je vous prie, en
+conformité des renseignements ci-annexés, et veuillez réfléchir que
+cette fois, la responsabilité d'une fausse manoeuvre retomberait
+publiquement sur le parquet d'Yvetot. Je joins le mandat d'arrêt et les
+deux pièces dont il est question plus haut.
+
+Agréez, etc.
+
+
+Pièce numéro 70
+
+(Copie du mandat d'arrêt, décerné, le 4 septembre, par le parquet de
+Paris contre la nommée Fanchette Hulot, accusée de meurtre sur la
+personne du sieur Albert de Rochecotte.)
+
+
+Pièce numéro 70 bis
+
+(Première pièce annexée au mandat. Anonyme. Écriture ronde de copiste.
+Sans date.)
+
+_À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la
+Seine, chargé de l'instruction dans l'affaire dite des Ciseaux._
+
+_Le Moustique_ vous a drôlement éreinté confrère.
+
+J'éprouve un sentiment d'honorable compassion pour vos embarras.
+
+Désirant y mettre un terme je vous fournis un renseignement assez
+précieux que je me trouve posséder par hasard. Voilà la chose:
+
+La nommée Fanchette Hulot, ancienne maîtresse de feu M. A. de
+Rochecotte, s'est réfugiée à Yvetot (Seine-Inférieure).
+
+Elle n'a pas quitté cette résidence depuis la fin de juillet, présente
+année.
+
+Qu'on la cherche bien, _dans la ville même_, on l'y trouvera, j'en
+réponds.
+
+Elle y est trop avantageusement occupée pour s'en aller ailleurs.
+
+
+Pièce numéro 70 ter
+
+(Deuxième pièce annexée. Anonyme.--Écriture inconnue.--Sans date.)
+
+_À M. le procureur impérial près le tribunal de la Seine._
+
+Monsieur,
+
+Un ami du malheureux jeune homme, assassiné dans un restaurant du
+Point-du-Jour, M. Albert de Rochecotte, passant par-dessus la répugnance
+qu'éprouve tout galant homme à dénoncer un être humain--surtout une
+jeune et jolie femme--vous fait savoir que la fille Fanchette Hulot, se
+trouve présentement à Yvetot, sous un nom qui n'est pas le sien.
+
+Envoyez sur-le-champ quelqu'un qui la connaisse de vue ou qui soit nanti
+de son portrait.
+
+Que ce quelqu'un ait de bons yeux,--et qu'il passe tout uniment en revue
+les personnes qui assisteront au mariage de M. le juge Lucien Thibaut
+avec Mlle Jeanne Péry de Marannes.
+
+Ledit mariage est fixé au 6 septembre courant.
+
+Je vous signe mon billet que votre délégué ne sortira pas de l'église
+les mains vides.
+
+
+Pièce numéro 71
+
+(Billet écrit et signé par M. Cressonneau aîné.)
+
+Paris, 5 septembre, matin.
+
+_M. A. Pivert, à Yvetot._
+
+Voici une occasion de vous réhabiliter, saisissez-la aux cheveux, ou
+vous êtes un homme démoli à tout jamais, ma vieille.
+
+Ici, on voulait envoyer un agent à Yvetot. J'ai répondu de vous corps
+pour corps.
+
+N'allez pas me faire mentir!
+
+En suivant les instructions de la seconde lettre anonyme, c'est plus
+simple que bonjour. De l'oeil! et tenez le mandat tout dégainé.
+
+
+Pièce numéro 72
+
+(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.)
+
+Yvetot, le 6 septembre 1865.
+
+_À Mlle Maria Mignet, à Étretat._
+
+Mariquita, ma chère, je tremble comme la feuille. Voyez comme j'écris,
+c'est à peine si je peux tenir ma plume.
+
+Oh! quelle incroyable aventure! Qui aurait jamais pu s'attendre à cela!
+
+Nous cherchions le mot du rébus, nous aurions bien pu chercher cent
+ans, mille ans aussi, sans le trouver... mais procédons par ordre:
+
+C'est aujourd'hui, aujourd'hui même qu'a eu lieu la noce de M. Thibaut
+et de la cousine et amie.
+
+Peut-on dire d'abord qu'elle a eu lieu?
+
+Oui et non, ma chère.
+
+Il serait impossible de prétendre qu'elle n'a pas eu lieu, vous allez
+voir.
+
+Tout Yvetot était sous les armes. L'église était comble, jamais je ne
+l'avais vue si pleine, même un jour de Pâques, et ceux qui n'avaient pu
+entrer inondaient la place.
+
+Nous autres, nous avions notre banc réservé, mais nous étions bien
+forcées d'attendre l'entrée de la noce pour nous glisser derrière elle
+dans l'église.
+
+On se battait sur le parvis.
+
+Était-ce sympathie pour les mariés, tout cet empressement? Nous n'aimons
+pas beaucoup les étrangers à Yvetot, et la petite est étrangère. Quant à
+M. Thibaut, c'est un garçon si sage! On ne s'intéresse pas à ceux qui
+ont trop bonne conduite. Non, ce n'était pas sympathie.
+
+D'ailleurs on ne peut pas souffrir les trois Thibaudes.
+
+C'était plutôt curiosité. Tenez, il y avait quelque chose dans l'air. Un
+temps superbe pourtant, mais est-ce que je sais, moi? ce beau soleil
+était à l'orage.
+
+Certes, nul ne pouvait prévoir ni de près ni de loin ce qui est arrivé.
+Quant à moi, je ne me déguiserai pas en prophétesse; je n'en avais pas
+la plus légère idée, mais il courait dans la foule des frémissements et
+des pressentiments.
+
+J'en ai eu. Et froid dans le dos, malgré la chaleur.
+
+On dit que les Parisiens devinent l'émeute, il se peut que les
+provinciaux flairent le scandale.
+
+Vous avez remarqué, chérie, que, chez nous, le chemin est court de la
+mairie à l'église[1]. Les deux monuments se touchent presque, il n'y a
+que la place à traverser.
+
+[Note 1: Ces détails matériels se rapportent à une autre ville de
+Normandie. L'auteur ne connaît même pas Yvetot.]
+
+Comme le ciel était radieux, toute la _société_ d'Yvetot faisait comme
+nous et stationnait sur la place, en attendant que les nouveaux époux
+eussent fini de passer leur examen à la mairie.
+
+On savait que le mariage religieux aurait lieu immédiatement après le
+mariage civil.
+
+M. Pivert,--et si je vous parle souvent de lui, ce n'est pas ce que vous
+croyez, au moins, quoi qu'il y ait des noms beaucoup plus ridicules que
+le sien, c'est qu'il a un rôle, un très grand rôle dans l'histoire.
+
+M. Pivert, donc, était avec nous par hasard.
+
+Je l'aurais cru très curieux de voir la mariée, car les circonstances
+avaient fait jusque-là qu'il ne s'était jamais rencontré avec elle, mais
+il ne songeait pas du tout à la mariée, ni à rien de tout ce qui nous
+mettait en fièvre.
+
+Il avait sa préoccupation à lui tout seul. Il était distrait,
+malheureux: sur des épines!
+
+Il faut bien pourtant que je vous dise pourquoi. C'est toujours la
+fameuse affaire: l'affaire du Point-du-Jour ou des Ciseaux, comme vous
+voudrez l'appeler.
+
+Ah! j'ai beau vous mettre sur la voie, ne cherchez pas à deviner,
+Mariquita, ma chère. Moi qui ai vu, vu de mes yeux, je suis tentée de ne
+pas croire.
+
+Il y a donc que, ce matin même, par la première levée, M. Pivert avait
+reçu de votre Cressonneau, retour d'Étretat, un gros paquet officiel.
+
+Le paquet contenait d'abord une verte semonce d'un des chefs du parquet
+de Paris, puis des pièces prouvant la présence de Fanchette Hulot à
+Yvetot, puis encore un mandat d'arrêt avec la manière de s'en servir,
+puis enfin quelque chose de poli et de précis qui disait à ce malheureux
+Pivert que s'il manquait son coup, cette fois, il serait mis à pied.
+
+Vous jugez s'il était à la noce! Je méprise le jeu de mots qui pourrait
+jaillir de ce rapprochement.
+
+Dans une des pièces que je viens d'énumérer, il y avait cette indication
+un peu bien mystérieuse: «Fanchette Hulot, qui se cache à Yvetot depuis
+deux mois sous un nom d'emprunt, _assistera au mariage de M. Lucien
+Thibaut.»_
+
+C'était dit sous une forme encore plus affirmative, s'il est possible.
+
+Or, ils n'étaient que deux ici pour avoir vu le fameux portrait
+photographié de Fanchette Hulot, envoyé dans le temps par le parquet de
+Paris--trois en comptant M. le président, mais celui-là reste dans son
+nuage. Il y avait M. Pivert et le commissaire de police.
+
+Le commissaire de police a eu de l'avancement. Il est à Macon, à plus de
+cent cinquante lieues d'ici; impossible de le faire venir à temps pour
+la cérémonie.
+
+Donc, toute la responsabilité pesait sur ce pauvre M. Pivert. Lui seul
+était chargé de regarder sous le nez toutes les demoiselles présentes à
+la fête, pour les comparer à quoi? à un souvenir.
+
+On ne lui avait point réexpédié la photographie.
+
+Ma chère, les substituts ne sont pas inamovibles!
+
+Avec l'imagination que vous avez vous pouvez vous figurer l'état violent
+d'Amyntas.
+
+Désormais, loin de marcher à la conquête du siège occupé par M.
+Thibaut, il sentait chanceler le sien sous lui.
+
+Vraiment, il n'était pas sur un lit de roses et vous comprendrez
+désormais que peu lui importaient la figure et la toilette de la mariée.
+
+Il regardait à tous les points de l'horizon, il entrait dans l'église,
+attrapant des bordées de malédictions, il en ressortait de même; il nous
+suppliait à mains jointes de le prévenir si nous apercevions une figure
+étrangère, une tournure qui n'appartint pas notoirement à la localité,
+un jupon, un caraco, un chignon....
+
+Moi, vous savez, je suis bonne fille, je cherchais comme pour du pain,
+j'ai failli faire arrêter Sidonie, parce qu'elle n'avait pas son chignon
+de tous les jours.
+
+Néant, ma chère. Il n'y avait absolument rien de suspect.
+
+Yvetot tout entier était là; c'est vrai, mais il n'y avait qu'Yvetot. La
+France et l'étranger n'ayant point été prévenus, n'avaient pu envoyer
+chez nous leurs populations empressées.
+
+M. Pivert suait littéralement sang et eau. J'avais envie de lui prêter
+mon mouchoir de poche. De temps en temps le malheureux murmurait à mon
+oreille, du ton que devait avoir Vatel au moment de se percer le sein:
+«Je suis perdu, Mlle Agathe! Je suis déshonoré!»
+
+Mais tout à coup la foule ondule et s'agite sur la place, comme la mer
+entre les deux grandioses portes-fenêtres d'Étretat. (Votre lettre est
+dure, Mariette, nous en recauserons.) C'est la mairie qui s'ouvre, c'est
+la noce qui parait. Immense effet de curiosité. M. Pivert seul reste
+plongé dans son désespoir ahuri.
+
+Décidément, cette Jeanne Péry est une bien jolie fille! Toute gracieuse
+de la tête aux pieds. Je voudrais trouver un terme de comparaison parmi
+nous autres, mais il n'y en a pas. Elle a les traits d'une délicatesse
+infinie et d'admirables cheveux blonds. Je crois qu'ils sont à elle.
+
+Vous voulez savoir si elle est mieux que vous? curieuse! Si je vous
+disais la vérité, vous croiriez que je veux me venger.
+
+Son costume de mariée lui allait à ravir. Elle a eu un succès.
+
+Vous connaissez notre ancien Thibaut à nous deux, je n'ai pas besoin de
+vous le décrire. Il avait l'air un peu d'un lycéen qui a bu trop
+d'anisette pour la première fois de sa vie, mais on ne peut pas nier
+qu'il soit charmant garçon.
+
+C'est un beau couple. Il n'y avait qu'un avis sur la place.
+
+Au second rang venait la superbe Olympe. Superbe, c'est le mot, mais
+triste, mais accablée, mais vaincue. Je n'aurais pas cru qu'une femme
+pût être si pâle avant d'être morte.
+
+Ses regrets sautaient aux yeux, ma chère. Elle aurait aussi bien pu
+prendre le deuil. Comment peut-on se donner ainsi en spectacle!
+
+Au troisième rang arrivaient les trois Thibaudes....
+
+Mais attendez! à la manière dont je m'exprime, vous pourriez penser que
+les mariés étaient ensemble et se donnaient le bras. C'eût été contre
+toutes les règles. La mariée avait un père d'occasion. Devinez qui?
+
+M. le président Ferrand en propre original, avec sa figure de
+porcelaine. Ah! Monseigneur, quel honneur! Était-elle assez relevée,
+cette petite? Tout Yvetot a pu voir cela. Et le président avait l'air
+très aimable. Quel âge peut avoir un homme comme ça? Il épouserait
+encore qui il voudrait, vous savez?
+
+Mme la marquise avait le bras du marié, bien entendu, puisqu'elle
+prend les rôles de mère. C'était le moins qu'on pût faire pour elle.
+
+Où en étais-je? Aux trois Thibaudes, la mère et les filles. Vertuchoux,
+ces trois-là n'étaient pas pâles! Elles éclataient en rouge comme une
+pivoine entre deux coquelicots et leur insolent coloris faisait
+ressortir la blême beauté de cette pauvre Ariane, la marquise Olympe
+qu'un destin cruel condamnait à orner le triomphe de sa rivale.
+
+Je ne plaisante pas, Mariquita, Olympe me faisait de la peine. Il me
+semblait qu'elle allait s'affaisser sous le poids de son gros chagrin.
+Pauvre chatte!
+
+La Thibaudaille ne s'occupait aucunement de ce détail. On leur avait
+trouvé à chacune un bras de cousin campagnard. Vous eussiez dit qu'elles
+se mariaient aussi toutes les trois, tant il leur poussait de rayons
+autour du corps.
+
+Vais-je oublier M. Pivert? C'était ici son suprême espoir: la noce! Il
+avait déjà fouillé, criblé et dévisagé l'assistance plutôt dix fois
+qu'une. Il ne lui restait plus à passer au sas que les deux ou trois
+parentes et amies dont la famille Thibaut s'était nantie pour la
+circonstance.
+
+Car, du côté de la mariée, il va sans dire que personne n'était venu. Il
+parait que son papa et sa maman n'avaient laissé derrière eux rien qui
+ressemblât à une connaissance tolérable.
+
+Je n'ai pas honte de mon bon coeur. J'avoue franchement que je
+m'employais de mon mieux à renforcer la surveillance du pauvre
+substitut. Ce n'était pas que j'eusse la moindre envie de contribuer à
+l'arrestation de cette Fanchette Hulot, non, mais je n'aurais pas été
+trop fâchée qu'il y eût quelque anicroche à cette noce-là.
+
+À cause des Thibaudes: une bonne averse pour éteindre leurs rayons.
+
+Je cherchais donc. Eh bien! en conscience, j'aurais fermé les deux yeux
+et mis mes poings dessus si j'avais pu prévoir... mais nous arrivons à
+la grande surprise!
+
+J'avais remarqué sur la place, tout en furetant pour le compte d'autrui,
+un robuste monsieur, étranger au pays, porteur de lunettes d'or et qui
+semblait attiré là comme tout le monde par l'attrait du spectacle.
+
+Sa tournure était celle d'un avoué, oui, il était vraiment moins mal
+qu'un huissier, mais cela n'allait pas jusqu'à le pouvoir prendre pour
+un avocat.
+
+Ceci n'est pas fabriqué après coup; je fus frappée dès l'abord par
+l'aspect de cet inconnu. Le soleil brillait singulièrement dans les
+verres de ses lunettes, et une fois qu'il se tourna vers nous par
+hasard, son regard aigu et coupant comme la lame d'un couteau neuf me
+creva les yeux.
+
+Il était assez bien couvert, quoiqu'il eût un pardessus noisette, malgré
+la chaleur, mais je le trouvais mal chaussé et son pantalon noir gardait
+de la crotte jusqu'au dessus de la cheville.
+
+En vérité, je ne saurais vous dire au juste pourquoi je faisais tant
+d'attention à ce brave homme. Il est certain que, pendant tout le
+mariage à la mairie, il m'aida à tuer le temps.
+
+Je me demandais d'où il pouvait sortir, ce qu'il venait faire là, et une
+fois... non, je ne le pris pas tout à fait pour Fanchette Hulot, mais
+enfin, je le mêlai dans mon esprit de manière ou d'autre à toute cette
+histoire-là.
+
+Aussi ne fus-je pas étonnée quand je le vis faire un pas en avant au
+moment où la noce descendait le perron de la municipalité.
+
+Il se campa bien en évidence au milieu de la place et toussa par deux
+fois d'un creux retentissant.
+
+C'était un rôle qui entrait en scène: un rôle mystérieux et à effet.
+
+Plusieurs personnes se retournèrent pour le regarder, entre autres la
+marquise Olympe.
+
+Certes, celle-là ne pouvait plus pâlir.
+
+Mais ses traits eurent une contraction quand son regard rencontra les
+lunettes d'or de l'inconnu.
+
+Ce fut l'affaire d'une seconde. Les yeux de Mme la marquise se
+détournèrent tout de suite.
+
+Il me parut pourtant qu'elle avait eu un mouvement de paupières, signe
+presque imperceptible d'intelligence ou tout au moins de
+connaissance.--Mais cela, je ne saurais l'affirmer.
+
+Toujours est-il que la mèche prit feu à ce moment: la mèche qui allait
+faire sauter la mine.
+
+L'étincelle fut-elle communiquée par Mme la marquise? Je laisse la
+question irrésolue.
+
+Elle avait dû terriblement souffrir pour être si pâle!
+
+L'inconnu fit demi-tour à gauche, fendit la foule délibérément et marcha
+droit sur nous.
+
+Si droit que je crus qu'il voulait me parler.
+
+Mais ce n'était pas cela.
+
+Il aborda notre cavalier, M. le substitut Pivert, de côté, en lui
+lançant tout bonnement un coup de coude, puis il toucha du bout du doigt
+le bord de son chapeau, et demanda sans plus de façon:
+
+--Comment vous va, jeunesse?
+
+Vous savez, chère, que M. Pivert est un jeune homme à façons et même un
+peu cérémonieux. Il se retourna tout scandalisé pour toiser le quidam
+qui l'accostait ainsi.
+
+Mais à peine son regard eut-il rencontré les lunettes flamboyantes de
+l'inconnu qu'il changea de contenance, balbutiant un bonjour timide, et
+un nom qui me parut être Loiseau ou quelque chose d'approchant.
+
+En définitive, ce brave monsieur aux lunettes d'or, malgré ses
+souliers-bateaux et son pantalon crotté, pouvait bien être plus qu'un
+avoué ou même qu'un avocat. On dit qu'il y a à Paris, parmi les gros
+bonnets de la police, des gaillards bien étonnants.
+
+Toujours est-il que M. Pivert ôta son chapeau et fit son plus joli
+salut.
+
+M. Loiseau--prenons que c'est Loiseau--se mit à rire et lui donna un
+second coup de coude dans les côtes, mieux appliqué que le premier.
+
+--Est-ce que nous jetons notre langue aux toutous? demanda-t-il.
+
+C'était juste la voix de Levasseur, de l'Opéra, qui vint en tournée à
+Rouen dans l'hiver de 64.
+
+La noce, pendant cela, descendait les marches et commençait à traverser
+la place pour gagner le portail de l'église.
+
+Je ne sais pas quelle piteuse réponse M. Pivert fit à la question de M.
+Loiseau, mais celui-ci se mit à rire en haussant les épaules.
+
+--La poudre est inventée, dit-il, depuis déjà du temps. On n'a plus
+besoin de vous pour ça. Vous rappelez-vous bien comme il faut la
+photographie? Jetez-moi un coup d'oeil sur ceci.
+
+Il mit sous le nez de M. Pivert quelque chose que je ne vis pas.
+
+--Ce n'est pas là l'embarras, murmura notre substitut, j'avais la
+mémoire parfaitement présente.
+
+--Alors, par le flanc droit, jeunesse! et contemplez-moi cet amour de
+petite dame qui vient sur vous au bras de votre vénérable président.
+
+M. Pivert leva les yeux machinalement. Il fit un grand haut-le-corps, et
+ses jambes flageolèrent sous lui comme s'il voulait tomber à la
+renverse.
+
+--La mariée! fit-il d'une voix qui s'étranglait dans sa gorge: La
+mariée! c'est elle!
+
+Mes jambes se mirent à trembler aussi quand j'entendis cela.
+
+Je ne veux pas dire que je comprenais tout à fait, mais je sentais bien
+qu'il y avait là quelque chose de terrible.
+
+Je me reculai d'instinct parce que l'homme aux lunettes d'or me donnait
+le frisson comme si c'eût été le bourreau.
+
+Écoutez-moi, Maria, elle était jolie comme un coeur, en ce moment, il
+n'y a pas à dire non. Un peu de sa tristesse passée restait autour de
+son bonheur, comme ces brumes légères que le soleil du matin achève de
+dissiper.
+
+Elle est plutôt petite, mais si adorablement gracieuse! Et sa taille a
+des harmonies si exquises, des flexibilités si douces! mon regard ne
+pouvait pas se détacher d'elle. Le vent soulevait légèrement son grand
+voile, sous lequel ses cheveux blonds ondulaient, étoiles des fleurs
+d'orangers.
+
+Elle ne m'a fait aucun mal à moi, cette enfant.
+
+Heureuse, elle m'eût paru peut-être trop belle....
+
+Sans les trois Thibaudes, je crois que je la plaindrais.
+
+Mais Marie, Marie, est-ce bien possible que, derrière ce sourire,
+encadré de boucles d'or il y ait l'âme d'un assassin?
+
+Car c'est elle, Marie, ma chère, vous l'avez deviné de reste, c'est
+elle: Fanchette Hulot, la sinistre héroïne de l'Affaire des ciseaux,
+c'est elle qui a assassiné son amant à petit feu, presque à coups
+d'épingle!
+
+Du moins, on l'accuse de cela, on l'a arrêtée pour cela, elle est en
+prison pour cela.
+
+Oh! Marie! ce que j'en pense, moi? Il y a des monstres, c'est certain.
+
+Mais on dit qu'elle aime M. Thibaut ardemment et presque autant qu'elle
+est aimée par lui.
+
+Que s'est-il passé en elle au seuil de cette église où l'autel tout paré
+l'attendait, où sa félicité allait être consacrée? Que s'est-il passé en
+elle quand la main de l'homme de police l'a éveillée de son rêve en la
+touchant brutalement, quand elle a entendu, au milieu de toute cette
+foule qui écoutait et qui regardait, l'homme de police lui dire: «Je
+vous arrête au nom de la loi!»...
+
+Il faut pourtant que je reprenne mon récit, quoique je l'aie gâté en
+laissant voir le dénouement trop vite. Je n'ai pas pu me retenir,
+Marie. Mon coeur me faisait mal.
+
+Pauvre, pauvre créature!
+
+Le commissaire était là tout près et tout prêt. Comme de raison, M.
+Pivert l'avait requis d'avance à tout événement.
+
+Il ne fallut qu'un signe pour le faire arriver, et M. Pivert ne lui dit
+qu'un mot en désignant du doigt la mariée.
+
+Le brave M. Loiseau avait disparu déjà avec ses lunettes d'or. On ne l'a
+plus revu.
+
+La marquise Olympe était toujours là. Pas un muscle de sa figure n'a
+bougé.
+
+M. le président, lui, a laissé quelque petit changement s'opérer dans sa
+figure de stuc. Un peu d'étonnement a passé dans ses yeux. Il avait
+l'air d'être surpris d'une façon peu agréable. Mais tout cela très
+modéré. On parle d'avancement pour lui.
+
+Dans la ville, beaucoup de gens ont blâmé cette arrestation à grand
+spectacle, à la porte même d'une église, quand il était si aisé
+d'exécuter le mandat à domicile. M. le président s'en lave
+ostensiblement les mains. L'ordre venait de Paris.
+
+Mais la ville en parle bien à son aise! M. Pivert, Dieu merci, était
+payé pour avoir peur de manquer son coup. Il eut exécuté dans la
+sacristie!
+
+Que puis-je vous dire encore, Mariquita? J'étais à deux pas d'elle quand
+on lui a mis la main sur l'épaule. Elle a rougi un peu, puis pâli, pas
+beaucoup.
+
+Ce qui dominait en elle, c'était l'étonnement....
+
+Mais Lucien!... je ne vous ai pas parlé de Lucien. Un lion, ma chère! Il
+a rugi, cet ancien mouton! Il a saisi le commissaire de police à la
+gorge; j'ai vu le moment où il allait l'étrangler.
+
+Il a fallu que le président Ferrand lui-même vint au secours du
+commissaire, prenant M. Thibaut par les deux bras et répétant:
+
+--Du calme, mon jeune collègue et ami, du calme! cela s'expliquera, cela
+s'arrangera. Vous êtes magistrat, vous devez donner l'exemple du respect
+aux agents de l'autorité.
+
+Je pense bien que M. Thibaut ne comprenait pas. Vous savez qu'il a le
+cerveau entamé. Le docteur prétend qu'il est trois quarts et demi fou.
+
+Il s'est laissé aller dans les bras du président en pleurant comme un
+enfant.
+
+Mais ce qui était à peindre, c'était la Thibaudaille! On leur arrachait
+le pain de la bouche à celles-là! J'ai cru que la maman allait rosser
+l'autorité, le public, Olympe, son fils et surtout sa bru, qu'elle a
+appelée tout de suite intrigante, coquine et le reste.
+
+La Célestine et la Julie secouaient l'habit de noces de leur lamentable
+frère en criant comme des possédées: «Tu déshonores ta famille!»
+
+Le fait est que ça ne poussera pas à leur établissement. Les voilà bel
+et bien emmagasinées dans la cave où moisissent les vieilles filles.
+Attrape!
+
+Mme la marquise de Chambray, splendidement froide--en voilà une
+commère!--les a fait monter dans sa voiture et les a emmenées toujours
+hurlant.
+
+M. Thibaut, que le président Ferrand n'a pas abandonné, a suivi sa femme
+à la prison.
+
+Je dis _sa femme_, vous m'entendez bien, car il est marié de pied en
+cap, ma chère. L'église n'est que du luxe, c'est la mairie qui fait tout
+l'ouvrage aux yeux de la loi.
+
+Moi, je ne pouvais pas le croire, je pensais qu'un pareil événement
+cassait tout, mais pas le moins du monde.
+
+C'est fort, un mariage.
+
+M. Pivert, rendu à la vie par son succès, nous a expliqué que ce
+mariage-ci était tout aussi bon teint qu'un autre.
+
+Et pour que ce pauvre Lucien Thibaut recouvre sa liberté, il faudra que
+la Fanchette soit guillotinée....
+
+
+
+
+Récit intermédiaire de Geoffroy
+
+
+Je restai sur ce mot _guillotinée_. Il y avait déjà du temps que ma
+pendule avait sonné six heures du matin et que j'avais éteint ma lampe,
+car il faisait grand jour.
+
+Depuis une heure, au moins, la passion de savoir luttait en moi contre
+le sommeil irrésistible. Dans ce combat, le sommeil n'était pas sans
+remporter quelques avantages et la péripétie, contenue dans la lettre de
+Mlle Agathe, m'arrivait un peu comme en rêve.
+
+Pour excuse, je puis alléguer que je la connaissais d'avance.
+
+Je dois ajouter qu'éveillé ou rêvant, j'étais de plus en plus frappé.
+
+C'était peut-être une jeune personne très recommandable que cette
+demoiselle Agathe, mais sa lettre m'avait beaucoup irrité. Elle avait
+des prétentions à l'effet épistolaire qui me mettaient hors de moi dans
+des circonstances si graves.
+
+Cela n'empêchait pas le drame d'exister. J'y assistais avec un profond
+serrement de coeur.
+
+Le drame, pour moi--à ce point de ma lecture, du moins, car j'avais
+changé déjà plusieurs fois d'opinions, et plusieurs fois encore j'en
+devais changer peut-être--le drame, c'était la lutte trop aisément
+victorieuse, engagée par Mme la marquise de Chambray contre Lucien
+Thibaut et Jeanne Péry.
+
+Ou contre Jeanne Péry et Lucien: peu m'importait l'ordre de bataille.
+
+J'ai confessé déjà que j'avais mis au jour un roman dont la publication
+avait été couronnée de quelque réussite. J'ajoute que la pratique de
+certains métiers modifie considérablement notre façon de voir les
+choses.
+
+Je ne crois pas du tout que tel romancier du genre «inducteur», en le
+supposant même très habile, pût faire un remarquable agent de police. Il
+se complairait fatalement dans le côté _curieux de_ sa recherche. Il
+mettrait l'algèbre fantastique des probabilités à la place de
+l'observation simple qui est le résultat combiné de l'instinct et du bon
+sens. Il embrouillerait la piste.
+
+Dans la chasse ordinaire, souvenons-nous qu'il y a le chien à côté du
+chasseur: l'instinct brutal, corrigeant sans cesse les écarts de la
+science qui déraisonne.
+
+J'avais une défiance instinctive de mes calculs d'écrivain. Le peu, le
+très peu que je sais en diplomatie m'avait rendu partisan de ce système
+abandonné et méprisé qui consiste à marcher droit devant soi.
+
+De parti pris, je me dirigeais vers ce qui était tout bêtement
+plausible.
+
+Il y avait ici deux plausibilités: l'une qui résultait du drame
+apparent, au point où j'en étais de la représentation, l'autre qui
+devait surgir peut-être d'éclaircissements ultérieurs, mais qui n'était
+pas encore née.
+
+Je ne négligeais pas la seconde, je l'ajournais: elle avait trait à
+l'argent. Elle se résumait dans le fait d'un immense et mystérieux
+héritage, dont les miasmes corrupteurs viciaient l'air autour de moi.
+Pour moi, l'Affaire des ciseaux avait odeur d'or encore plus que de
+sang.
+
+Je m'arrêtais à la première apparence, à celle qui jaillissait de
+l'action même, des intérêts excités ou froissés, des passions mises en
+jeu, des événements enfin et de leurs mobiles.
+
+C'était Olympe, il n'y avait qu'Olympe au premier plan. Derrière elle,
+les lunettes de Louaisot flambaient. Derrière encore apparaissait très
+vaguement ce visage de marbre: M. le conseiller Ferrand.
+
+Notez que je partais d'un point sujet à erreur: l'innocence de Jeanne.
+Je voulais Jeanne innocente. Quoique j'en eusse, je restais l'avocat du
+pauvre Lucien.
+
+Olympe était donc devant moi, belle, ardente, forte,--ayant un secret
+qui la domptait,--amoureuse, vindicative, provoquée imprudemment--et, en
+fin de compte, poussée à bout par l'injure odieuse de ce mariage entre
+sa rivale et son amant, dont on l'avait fait la complice....
+
+Je ne dormais pas puisque j'interrogeais ainsi ma pensée, puisque je
+calculais, puisque je m'efforçais.
+
+Les feuilles du dossier de Lucien s'étaient éparpillées hors de ma main.
+Le jour grandissait derrière mes rideaux. J'écoutais les heures
+s'écouler dans ce silence étrange qui remplit les matinées du centre de
+Paris.
+
+J'embrassais, je m'en souviens, avec une lucidité extraordinaire les
+détails aussi bien que l'ensemble de ma lecture. Ceux des personnages de
+la pièce qui m'étaient connus venaient s'asseoir à mon chevet;
+j'inventais ceux qui m'étaient inconnus.
+
+Tous, même les comparses.
+
+Je me souviens que je créais, par exemple, un petit substitut Pivert si
+abominablement frappant qu'il s'accouplait de lui-même avec Mlle
+Agathe, la Sévigné d'Yvetot, formant à eux deux une sandwiche
+matrimoniale, beurrée par dix mille livres de rentes, plus les
+espérances du cimetière.
+
+Ce beau, ce joyeux enfant, c'était mon ami Albert de Rochecotte, riant à
+l'idée qu'on aime Fanchette à la folie, mais qu'on ne l'épouse pas....
+
+Fanchette!--Jeanne! Là était le mystère. Il y avait la photographie,
+témoin en apparence irrécusable, et qui déposait contre Jeanne....
+
+Et l'image de M. Louaisot de Méricourt s'asseyait dans ma ruelle,
+demandant familièrement à Pélagie une tranche de rôti à manger sous le
+pouce.
+
+Celui-là seul aurait pu me dire ce que j'avais besoin de savoir: Quel
+était le secret de la marquise Olympe.
+
+Je l'entendais murmurer la bouche pleine:
+
+«Quel secret, Monsieur et cher client? car la céleste créature en a
+plusieurs...»
+
+J'en demande bien pardon au lecteur, mais je n'ai pas tout dit encore
+sur l'incompatibilité des métiers de romancier et de juge d'instruction.
+
+De même qu'en physique il y a deux puissances opposées, gardant
+l'équilibre de notre monde matériel: la force centripète ou attraction,
+et la force centrifuge ou vitesse acquise, de même, dans la cage à
+écureuils où tournent les conteurs, il y a deux éléments contraires: la
+vraisemblance qui attache, l'incroyable qui entraîne.
+
+Ce sont là les deux sources éternelles de l'intérêt dans un récit.
+
+Et comme l'intérêt est identique à la vérité, il doit y avoir, par
+conséquent, pour arriver à la vérité ou a l'intérêt, deux routes dont
+l'une correspond à la vraisemblance et l'autre à l'imprévu.
+
+Dans notre cas, la vraisemblance condamnait Olympe énergiquement et sans
+appel.
+
+Mais l'imprévu plaidait pour elle avec un égal succès.
+
+En admettant purement et simplement qu'Olympe était le mauvais génie
+planant au-dessus de tous ces malheurs, la _chose allait trop droit_.
+
+Ceci n'implique aucune contradiction avec le principe posé par moi tout
+à l'heure.
+
+Les deux routes, en effet, ne se côtoient jamais jusqu'au moment où
+elles touchent ensemble le même but....
+
+Le vrai sommeil me prit au milieu de ces méditations flottantes comme
+des rêves.
+
+Quand vinrent les véritables rêves, fruits de mes agitations et de mon
+effort mental, ils furent en quelque sorte plus précis que mes
+réflexions.
+
+Je me souviens que je vis Lucien et Jeanne--ensemble.
+
+Ils étaient dans un endroit où il y avait du gazon et des fleurs.
+
+Quelque part, à l'entour d'eux, un tumulte se faisait, qui avait trait
+au meurtre de Rochecotte. On allait, on venait, on criait. La fenêtre du
+restaurant s'ouvrait demi-cachée par les branches d'arbres.
+J'entrevoyais la forme d'un mort sur un sopha, auprès d'une table,
+chargée de liqueurs et de fruits.
+
+La marquise Olympe se tenait debout, au seuil, et regardait impassible,
+comme dans la lettre de Mlle Agathe.
+
+Mais tout cela était lointain et confus.
+
+Ce qui était tout près de moi, c'était le couple doux et souriant:
+Lucien tenant la main de Jeanne et me le montrant comme pour me dire:
+
+«Tu n'as qu'à la bien regarder, tu sauras tout.»
+
+Et je la contemplais en effet de tous mes yeux, de toute mon âme.
+
+J'avais conscience de l'avoir déjà vue, la photographie animée.
+
+C'était elle, la femme voilée qui m'était apparue sous l'auvent de
+l'Opéra, et dont j'avais distingué les traits au moment où elle
+descendait les marches.
+
+Certes, c'était bien elle....
+
+Les rêves sont ainsi. La forme de Lucien s'effaça. Jeanne resta seule
+auprès de moi, ses jolies mains croisées sur sa poitrine, comme une âme
+d'Ary Scheffer.
+
+Je me mis à lui parler comme si je l'avais toujours connue.
+
+Je lui demandai tout franchement si elle aimait Lucien Thibaut comme il
+croyait être aimé--et si elle était encore digne de la profonde, de
+l'admirable tendresse que Lucien Thibaut lui avait vouée.
+
+Elle me regardait en silence avec ses grands yeux bleus, tristes et
+souriants tout à la fois.
+
+Ses yeux me disaient:
+
+«Ami, vous ne savez pas assez, étudiez encore. Le mystère vous échappe
+parce que vous ne me connaissez pas. Le mystère, c'est moi-même. Je vaux
+la peine d'être devinée.»
+
+J'aurais peine à exprimer le charme douloureux de ce rêve où j'aimais
+Jeanne non plus à cause de Lucien, mais pour elle-même et comme une
+chère petite soeur.
+
+Quand je m'éveillai, ma chambre était inondée par le soleil de midi.
+
+Je me sentais las et même un peu malade. Ma tête lourde me brûlait.
+
+Mais ma curiosité, éveillée en même temps que moi et bien plus
+fortement que la veille, me remit en main les pages du dossier, encore
+éparses sur mon lit.
+
+Mon domestique était entré pendant mon sommeil, et il y avait longtemps,
+sans doute, car mon chocolat, placé sur ma table de nuit ne fumait plus.
+
+Dans le plateau se trouvaient mes journaux et plusieurs lettres.
+
+Je laissai mon chocolat, bien que je le prenne froid, d'habitude. Ceci
+n'était pas un sacrifice puisque l'appétit me manquait, mais ce qui peut
+être regardé comme un symptôme majeur d'excitation, c'est que mon
+premier mouvement fut de négliger tout net mon courrier pour reprendre
+ma lecture.
+
+Cependant, il est une chose qui attire invinciblement ceux qui touchent
+à la presse, ne fût-ce que par une imperceptible tangente. Mon oeil
+ayant rencontré parmi mes journaux un titre nouveau, je tendis le bras
+d'instinct, et mes doigts déchirèrent la bande malgré moi.
+
+Voilà ce que la bande arrachée me laissa lire:
+
+«_Le Pirate_, courrier de la politique, du commerce, des arts, de la
+littérature et des tribunaux...»
+
+Je suppose que vous aimez comme moi les journaux dits «d'esprit», qui
+plaisantent agréablement sur toutes choses sérieuses et préparent avec
+une douce gaieté le terrain où les révolutions glissent dans le sang.
+
+Ces oeuvres quotidiennes et légères sont assurément les plus jolies
+fleurs de notre jardin intellectuel.
+
+Sans apprêt, sans prétention, sans études maussades, elles offrent, sous
+une forme aimable, tous les avantages d'une encyclopédie. On les voit en
+effet tour à tour apprendre l'éloquence à nos Bossuets, l'art de la
+scène à nos Talmas, la musique à Mozart et la langue française à
+l'Académie.
+
+Ils ne doutent de rien et ils ont bien raison! Un jour, vous les voyez
+enseigner au parquet de Paris comment il faut instruire l'affaire
+Troppmann, et le lendemain, ils professent pour la Compagnie de Suez
+l'art de percer les isthmes. La science infuse bout sous les chapeaux de
+leurs articliers. Demandez-leur n'importe quoi et surtout ne vous gênez
+pas; soyez sûrs qu'ils n'ignorent pas plus ceci que cela. Ils sont
+uniformément en mesure de remontrer la politique à Guizot, la
+diplomatie à Talleyrand, la stratégie aux Prussiens et la pharmacie aux
+apothicaires.
+
+Et ils ont de l'esprit, avec cela, beaucoup, tous les jours, et quelque
+temps qu'il fasse.
+
+J'ouvris _Le Pirate_. Il en tomba un petit carré de papier imprimé,
+expliquant que _Le Moustique_, «courrier de la politique, du commerce,
+des beaux-arts, de la littérature et des tribunaux», étant obligé de
+disparaître par suite de nombreuses condamnations, l'idée avait germé de
+le remplacer par _Le Pirate_, pareillement «courrier de la politique, du
+commerce, des beaux-arts, etc.»
+
+Ceux des anciens abonnés qui seraient assez rusés pour deviner que
+c'était exactement la même chose, étaient priés de ne pas le dire au
+gouvernement.
+
+En tête du numéro, la liste des rédacteurs: tout le monde.
+
+Le premier-Paris disait en très bons termes qu'en présence des rigueurs
+croissantes du pouvoir, on ne cesserait pas d'être scandaleux, mais
+qu'on le serait avec plus d'adresse.
+
+Le second article écorchait vif quelqu'un. (On voit de ces écorchés qui
+s'abonnent.)
+
+Le troisième, rédigé par un photographe de mes amis, élucidait la
+question du pouvoir temporel des papes.
+
+Le quatrième.... Mais vous en savez aussi long que moi sur _Le Pirate_.
+Vous ne le respectez probablement pas beaucoup, mais vous le lirez
+jusqu'au dernier jour de votre vie.
+
+J'allais le rejeter après l'avoir parcouru, quand mon regard tomba sur
+un _Avis au lecteur_, imprimé en caractères gras et placé bien en vue,
+au centre de la première page.
+
+Il était ainsi conçu:
+
+Dès son premier numéro, _Le Pirate_ commence la publication d'une oeuvre
+tout à fait hors ligne, due à la plume d'un jeune écrivain que son
+premier ouvrage a rendu tout d'un coup célèbre: M. Athanase Morin,
+auteur du _Viol de la rue Castiglione_.
+
+_Le Pirate_, qui veut avoir accès dans les familles, aurait reculé
+devant ce titre trop significatif, mais M. Athanase Morin a bien voulu
+écrire spécialement pour nous un roman de la vie moderne, palpitant sans
+être dangereux et qui mettra le sceau à son illustration littéraire.
+
+L'oeuvre nouvelle de notre brillant romancier est intitulée: _La Tontine
+des cinq fournisseurs._
+
+C'est une histoire véritable, où les Parisiens de Paris pourront
+reconnaître sous leurs noms d'emprunt plusieurs personnages bien connus
+du boulevard.
+
+Le récit est écrit sur renseignements authentiques et fournira des
+détails d'une vérité saisissante sur une affaire qui a récemment
+passionné la curiosité publique: un meurtre horrible, commis dans un
+restaurant des environs de Paris par une jeune fille sur la personne de
+son amant.
+
+Voir à notre troisième page le premier chapitre ou introduction de ce
+remarquable ouvrage.
+
+Je tournai la feuille précipitamment et avec une émotion que je ne
+saurais nier.
+
+C'était une pièce nouvelle que le hasard glissait dans mon dossier.
+
+J'allai tout de suite à la troisième page où, sous la rubrique
+_Variétés_, je lus ce qui va suivre.
+
+Mais avant de transcrire la prose du _Pirate_, je dois dire qu'il y
+avait en marge de l'article variété ces mots écrits à la main:
+
+«Bien le bonjour, Monsieur et cher client, voyez si ça peut vous
+servir.»
+
+
+
+
+Extrait du journal «Le Pirate»
+
+
+
+
+Introduction du roman
+
+
+Il y avait une fois cinq fournisseurs qui étaient tous les cinq Normands
+du pays de Caux.
+
+C'était à la fin du Premier Empire,--mais ils n'avaient pas toujours été
+fournisseurs.
+
+Avant d'être fournisseurs, l'un était un gentillâtre ruiné, l'autre un
+mendiant à besace, le troisième un bedeau de paroisse, le quatrième un
+maquignon banqueroutier et le cinquième un soldat déserteur.
+
+Vous voyez que MM. les fournisseurs du Premier Empire étaient déjà des
+industriels assez comme il faut. Depuis lors, on a fait mieux.
+
+C'était en 1811, il s'agissait dès lors de monter, d'habiller, de
+chausser, d'équiper en un mot la Grande Armée qui devait geler en
+Russie.
+
+Il y avait aux Tuileries des embarras de toute sorte qui formaient
+l'envers d'une immense gloire: entre autres des embarras d'argent.
+
+Or, c'est la vraie fête des fournisseurs quand le pouvoir n'a pas
+d'argent.
+
+Dans tous les coins de la France et même au fond des campagnes, les
+fournisseurs sortirent de terre. Ne croyez pas que notre quart de siècle
+ait inventé les cocottes-fournisseuses. Il y eut, en 1811, des
+demoiselles qui vendirent à l'État bien des chevaux fourbus et bien des
+culottes percées.
+
+Ce fut au point que le bon pays de Caux lui-même voulut avoir sa part du
+gâteau. Le 12 juin 1811, dans un cabaret de Lillebonne, Jean
+Rochecotte-Bocourt, le gentillâtre, réduit au métier de facteur rural,
+Jean-Pierre Martin, bedeau de la paroisse, Vincent Malouais, ancien
+marchand de chevaux, et Simon Roux, qui se cachait sous le nom de
+Duchesne, en sa qualité de déserteur, signèrent, sur papier graisseux,
+un acte où ils s'associaient pour fournir au gouvernement tout ce dont
+le gouvernement aurait besoin.
+
+Il fut convenu que Jean Rochecotte serait le directeur de la société et
+ferait les démarches, parce qu'il parlait et écrivait couramment. On se
+cotisa même pour lui fournir un habillement présentable qui fut acheté
+seize francs chez un revendeur d'Yvetot.
+
+Avec ce bel habit, Rochecotte devait aller à l'intendance de Rouen et
+soumissionner n'importe quoi.
+
+Seulement, l'habit payé, M. le directeur était, il est vrai, superbe,
+mais l'association n'avait plus un denier.
+
+Or il fallait un boursicot, non pas pour payer la marchandise--quand on
+a la commande, le crédit arrive tout naturellement,--mais pour graisser
+la patte à quelqu'un et avoir ainsi la commande.
+
+Bien entendu, nous ne plaçons pas ce quelqu'un-là dans les bureaux de
+l'intendance. Le plus souvent! Ça ne s'est jamais vu!
+
+Ah! par exemple! un voleur dans les bureaux!...
+
+Les quatre associés cauchois se réunirent de nouveau au cabaret de
+Lillebonne. Il y eut une délibération longue et animée dont le résultat
+fut qu'il fallait un banquier à l'association.
+
+Où trouver ce banquier? À eux quatre, ils n'auraient certainement pas pu
+cueillir dans l'arrondissement ce qu'il faut de crédit pour emprunter
+une pièce de six liards.
+
+Mais il y a un dieu spécial pour les Normands qui ont le goût de la
+fourniture. C'est connu.
+
+Pendant qu'ils délibéraient, un de ces mendiants qui vont le long des
+grandes routes du pays de Caux, chantant: _La chantais, si vous plaît,
+pour l'amour di bon Diais,_ entra dans l'auberge déposa sa besace sur la
+table et demanda la soupe.
+
+Les associés ne le virent point, tant ils étaient occupés.
+
+De sorte que le mendiant put entendre toutes les belles choses qui
+furent dites, touchant les bénéfices certains de l'affaire.
+
+--Avec un billet de mille francs, dit enfin Rochecotte, je parie que
+nous aurions un million avant six mois!
+
+Le mendiant était normand aussi, et la vocation des fournitures dormait
+au fond de son âme immortelle.
+
+Il se leva et vint mettre sa besace sur la table de nos quatre associés
+tous surpris de cette intrusion.
+
+Il dit:
+
+--Je m'appelle Joseph Huroux. Il y a dans la poche de cuir de ma
+gibecière cent soixante-six pièces de six livres, plus un petit écu de
+trois livres et une pièce de vingt sous, total mille francs. Je veux
+bien les mettre dans votre affaire, pourvu que je sois le caissier de
+_notre société_.
+
+Même quand ils se jettent par la fenêtre d'un cinquième étage, ces
+braves fils de Rollon n'abandonnent jamais la prudence originelle.
+
+Vous jugez si les quatre associés firent la petite bouche!
+
+Séance tenante, le premier papier graisseux fut déchiré et on en prit un
+second pour libeller un nouvel acte où les associés étaient cinq au lieu
+de quatre.
+
+Le lendemain, Jean Rochecotte partit pour Rouen avec Joseph Huroux qui
+ne lâchait pas sa caisse.
+
+Ce qu'ils firent dans les bureaux de l'intendance, ma foi, je n'en sais
+rien, mais ils revinrent sans les pièces de 6 livres et avec un petit
+morceau de fourniture, un rien, 50 ou 60.000 francs de chevaux à livrer.
+
+Vincent Malouais, le maquignon, se mit aussitôt en campagne. Au bout de
+trois semaines, l'association avait fourni une centaine de rosses à
+l'État et gagné dessus cent pour cent.
+
+Jean Rochecotte et Jean Huroux allèrent cette fois jusqu'à Paris.
+Toujours même ignorance sur ce qu'ils purent bien faire chez M. le
+ministre. Mais ils avaient emporté 25.000 francs et revinrent sans le
+sou avec un plein sac de marchés.
+
+Marchés de salaisons, marchés de draps, marchés de chaussures.
+
+Alors, tout le monde se mit à l'oeuvre: le bedeau qui avait été savetier
+se chargea des souliers, le maquignon qui connaissait tout des chevaux,
+même la viande, prit à son compte les salaisons; le déserteur qui avait
+foulé la laine à Saint-Pierre-lès-Louviers, s'occupa des draps, et vogue
+la galère! On eut des domestiques, des commis, un bureau comme M.
+l'intendant lui-même.
+
+Si bien que, non pas tout à fait au bout de six mois, mais après avoir
+comblé pendant deux ans l'armée française de souliers en papier mâché,
+de culottes et de vestes en amadou, de jambons de cheval malade et
+généralement de toutes autres espèces de friandises, nos cinq associés
+normands avaient leur joli million en belles monnaies sonnantes dans la
+caisse tenue par Joseph Huroux.
+
+L'idée leur vint de partager. En apparence, ce n'était pas très
+difficile. Un million entre cinq donne à chacun deux cents mille francs.
+
+Un petit enfant pourrait faire le calcul.
+
+Mais deux Normands ne peuvent jamais partager quoi que ce soit, même
+une pomme de Chatigny sans l'homme de loi. Jugez quand ils sont cinq et
+qu'il s'agit de cinquante mille livres de rentes au denier vingt.
+
+On alla chez le notaire.
+
+Chez le notaire, on se disputa tant et si bien qu'on fut sur le point de
+se battre.
+
+Il fallut bien se réconcilier. On ne se réconcilie pas sans boire. Il y
+eut un fort repas de corps chez l'aubergiste de Lillebonne, et on invita
+le notaire.
+
+Je n'étais pas là, mais j'ai connue quelqu'un qui y était.
+
+L'idée vint du notaire qui espérait avoir le dépôt des fonds.
+
+L'idée de la tontine.
+
+Nous voici donc enfin arrivés à cette tontine vaguement connue, et dont
+la mystérieuse célébrité trotte dans un si grand nombre d'imaginations!
+
+Cette loterie au dernier vivant qui, en 1858, époque où trois de ses
+membres existaient encore, comportait déjà un capital de huit millions
+de francs!
+
+Cet amas d'or autour duquel se sont ameutées depuis le temps tant de
+passions, dont le pied baigne dans une si profonde mare de sang, et qui
+a déjà coûté à l'humanité tant de crimes!
+
+Car outre l'_Affaire des ciseaux_, dont je parlerai tout à l'heure, il
+est constant que quatre des associés sont morts ailleurs que dans leur
+lit.
+
+Le cinquième existe encore....
+
+_(La suite à demain)._
+
+
+
+
+Suite du récit de Geoffroy
+
+
+Mes yeux restaient fixés sur la signature de romancier qui terminait ce
+fragment. Je cherchais en vain à faire la lumière dans ma pensée. Il me
+semblait voir derrière cette signature une personnalité autre que celle
+du romancier lui-même.
+
+Cela avait odeur d'attaque. Ce n'était pas seulement l'introduction d'un
+récit populaire. Je ne sais quoi de savant et de menaçant se cachait
+sous ce début de prologue, lestement troussé.
+
+Contre qui allait être dirigée l'attaque? Rien ne pouvait encore le
+faire deviner, à moins que ce fût contre le dernier vivant de la
+tontine.
+
+Mais quelque chose me disait que cette machine de guerre dont je ne
+pouvais encore mesurer ni la portée ni la puissance avait un autre
+objectif.
+
+Ce ne pouvait être ni Lucien, ni Jeanne. Ils étaient trop complètement
+vaincus. Inutile assurément de pointer contre eux cette grosse
+artillerie.
+
+L'idée me vint que c'était peut-être moi-même qui servait de cible....
+
+Il fallait que le fragment m'eût bien vivement frappé, par ce qu'il
+disait, et surtout par ce qu'il promettait de dire, car je ne repris pas
+la lecture du dossier de Lucien. Je demeurai là, méditant, cherchant à
+deviner quel était le but de l'article, et surtout le but de la
+communication qui m'en était faite.
+
+Il y avait trois lettres sur mon plateau: deux de forme ordinaire et
+une très grosse qui ne portait pas le timbre de la poste. Par manière
+d'acquis, je pris cette dernière et j'en rompis le cachet. Il s'en
+échappa des papiers d'imprimerie.
+
+Je sais ce que c'est qu'une «épreuve» ayant corrigé celles de mon livre,
+mais je n'avais rien sous presse, et mon premier mouvement fut de croire
+que l'imprimeur s'était trompé en m'adressant ce paquet.
+
+Cependant, comme il y avait deux lignes écrites à la main en tête de la
+première feuille volante, j'y jetai les yeux pour me bien assurer du
+fait.
+
+C'était encore la même écriture: celle de la note trouvée par moi à la
+troisième page du journal _Le Pirate_.
+
+Cette fois, M. Louaisot de Méricourt--car j'avais parfaitement reconnu
+mon attentionné correspondant--me disait:
+
+«J'ai bien pensé, Monsieur et cher client, qu'il ne vous serait pas
+désagréable de devancer la publication du second numéro. Il a du talent,
+ce jeune homme-là, hé!»
+
+Je me jetai aussitôt sur les épreuves comme sur une proie.
+
+
+
+
+Épreuves du «Pirate»
+
+
+
+
+Suite de l'introduction du roman
+
+
+Le cinquième membre de la tontine, disions-nous, existe encore, si l'on
+peut appeler existence la misérable végétation de ce cadavre animé qui
+se meurt de soif et de faim auprès de sa montagne de richesses!
+
+Mais revenons à l'auberge de Lillebonne où nos cinq fournisseurs
+fêtaient leur réconciliation par-devant notaire. Le cidre était bon,
+cette année-là, on en but beaucoup, et, après le cidre, vint le
+bourguignon, comme on dit là-bas.
+
+Au dessert, ils étaient tous les cinq ronds comme des tonneaux.
+
+Voilà que le notaire, au lieu de chanter des chansons, se met à remuer
+des chiffres. C'est bien plus amusant. Un million, ce n'est pas grand
+chose, mais, en composant l'intérêt, ça rapporte un autre million en
+quatorze ans,--quatre millions en vingt-huit ans,--huit millions en
+quarante-trois ans,--seize millions en cinquante-sept ans.
+
+Or, le plus âgé des associés, qui était Jean Rochecotte, allait sur ses
+trente-cinq ans. Il pouvait donc voir cela haut la main, rien qu'en
+dépassant un peu ses 90 ans, et les autres encore mieux.
+
+Seulement, pour produire ce miracle de la multiplication des millions,
+il ne fallait toucher ni au capital ni aux intérêts.
+
+On prit le café, du café qui n'était pas très bon, mais dans lequel on
+mit beaucoup d'eau-de-vie.
+
+Et puis, on poussa le café, on le surpoussa. La salle d'auberge était si
+pleine de millions qu'on marchait dessus. Le notaire les semait.
+
+Jean Rochecotte, qui était un grand maigre, maladif et pris de la
+poitrine, dit au notaire en toussant creux:
+
+--Expliquez-nous ça, la tontine, Me Louaisot.
+
+Le notaire s'appelait Louaisot, et son étude était à Méricourt, auprès
+de Dieppe.
+
+C'était un petit vieux qui en savait long. Il expliqua la tontine, et il
+versa de l'eau-de-vie dans les tasses.
+
+Après l'explication de Me Louaisot, chacun comprit très bien que la
+tontine, c'était l'art de ne pas partager le million et de l'avoir à soi
+seul. Que dis-je un million! Deux, quatre, huit, seize millions.
+
+Et pour cela, il ne s'agissait que de vivre; or, aujourd'hui, après tant
+de bouteilles vidées, chacun de nos cinq Normands était bien sûr de
+durer au moins cent sept ans.
+
+Cependant, on hésitait encore. Se séparer de son argent! quel
+crève-coeur!
+
+Me Louaisot se garda bien d'insister, mais il montra un bout de gazette
+qui représentait l'empereur comme fou de colère. On ne parlait de rien
+moins que de fouiller les fournisseurs!
+
+Vous voyez que ce Me Louaisot n'était pas le premier venu, même en
+Normandie, où tout le monde a de l'esprit, jusqu'à Gribouille!
+
+Est-ce régulier? moi, je ne suis pas notaire. Ce qui est sûr, c'est que
+ces messieurs ont toujours du bon papier timbré dans leur poche. L'acte
+fut libellé sur la table vineuse et daté de Méricourt, pour la due
+forme.
+
+Puis les cinq ivrognes signèrent avant de glisser sous la table.
+
+Le roman dont j'offre ici aux lecteurs du _Pirate_ le prologue ou
+l'introduction, et qui commencera demain à cette place même, est
+l'histoire d'un million placé à intérêts composés pendant quarante-six
+années, car la tontine fut liquidée le 30 août 1859 par suite du décès
+de l'ancien mendiant Joseph Huroux, qui était l'avant-dernier vivant.
+
+L'histoire de ce million comporte sa croissance, les dangers qu'il a pu
+courir, la course au clocher des passions enragées autour de lui, la
+série des bassesses, des vols, des meurtres dont il a été l'origine.
+
+La cupidité n'est pas comme l'amour qui engendre le Bien et le Mal:
+notre million, dans sa longue vie, ne conseilla pas une bonne action.
+
+C'est peut-être parce qu'il était le fruit du vol.
+
+Fantaisie est venue au _Pirate_ de se renseigner à cet égard, et nous
+avons pris des informations sur la biographie des autres millions de
+notre connaissance.
+
+Les millions sont nos maîtres comme le gouvernement, ils cousinent avec
+le gouvernement, nous les respectons comme le gouvernement.
+
+Nous ne dirons donc pas qu'ils sont tous plus ou moins le fruit du vol,
+comme le million qui est le héros de notre drame, mais nous affirmerons
+qu'après avoir interrogé séparément des douzaines et des douzaines de
+millions, nous n'en avons pas trouvé un seul qui eût un bel
+acte--gratuit--à se reprocher.
+
+Pas une tache dans ce livre d'or!
+
+--Ils ne donnent jamais et ils prennent toujours, disait le vieux
+maître Louaisot. On n'est million qu'à ce prix-là.
+
+Pour aujourd'hui, il ne me reste qu'à effleurer très légèrement un sujet
+qui sera peut-être l'attrait principal de mon livre: je veux parler de
+l'_Affaire des ciseaux_.
+
+Ayant mis mon respect très humble aux pieds de l'autorité, de
+l'intendance, de l'or et généralement de tout ce que j'ai rencontré de
+saint sur mon passage, vous pensez bien que je ne vais pas prendre la
+justice au collet pour lui dire maladroitement ses vérités.
+
+Non, je vénère l'habileté, le savoir, le flair, l'infaillibilité et même
+les bonnes moeurs de la justice française presque autant que l'héroïsme
+des millions, mais cela ne peut m'empêcher de dire au lecteur que
+l'affaire du Point-du-Jour est très peu et très mal connue.
+
+L'éminent et jeune magistrat, chargé de l'instruction préliminaire a
+paru ignorer, le célèbre avocat général qui a pris la parole aux débats
+n'a même pas mentionné un fait de l'importance la plus considérable et
+qui présente sous un nouvel aspect le crime de la malheureuse Fanchette
+Hulot.
+
+Ce fait est à lui seul un témoignage excellent et une explication
+complète.
+
+Comme il rattache étroitement la biographie du million à l'Affaire des
+ciseaux, nous allons le révéler d'avance au lecteur:
+
+Fanchette Hulot, ou plutôt Jeanne Péry, femme Thibaut, était non
+seulement la maîtresse, mais encore la cousine du comte Albert de
+Rochecotte.
+
+Le compte Albert était l'héritier légal de ce Jean Rochecotte,--l'ancien
+facteur rural de Lillebonne,--qui reste le dernier vivant des cinq
+fournisseurs.
+
+Et à qui appartient par conséquent le montant énorme de la tontine!
+
+En seconde ligne, après le comte Albert venait Jeanne _Péry,--à qui la
+mort de son amant constituait ainsi une colossale fortune en
+expectative._
+
+La justice française a condamné Jeanne Péry à mort, par contumace, sans
+faire mention de cela!
+
+Que sait-elle donc, si elle ignore le fond même des causes qu'elle juge?
+
+Après Jeanne, en troisième ligne, arrive...; mais pourquoi parler de cet
+héritier-là qui va probablement être le seul, le véritable héritier?
+
+Nul n'accuse cette personne, placée dans une position très honorable.
+
+Et il faudrait avoir la folie américaine d'Edgar Poe, pour imaginer ici
+une main de troisième héritier, tuant le premier par le second, et le
+second par la loi qui punit le meurtre du premier....
+
+Ce troisième héritier est encore une femme.
+
+(Fin de l'introduction)
+
+
+
+
+Suite du récit de Geoffroy
+
+
+Dans ce second article, la griffe de M. Louaisot de Méricourt ne se
+cachait plus.
+
+Il entamait ici, ou poursuivait une véritable bataille. Je le
+reconnaissais derrière l'auteur comme si le terrible rayon de ses
+lunettes eût blessé mon regard.
+
+Le nom de son père, car je supposais bien que le vieux Louaisot était
+son père, écrit en toutes lettres sans nécessité, proclamait sa volonté
+de se mettre en évidence.
+
+Le second article confirmait pour moi le premier. J'avais bien deviné.
+Ce roman était une machine de guerre.
+
+Dès les premières pages, cette machine tirait à tort et à travers, sur
+beaucoup de gens, des vivants et des morts.
+
+Elle atteignait Jeanne rudement en la plaçant sous le coup de la fameuse
+maxime juridique: _Reus is est cui prodest crimen_ (celui-là est le
+coupable à qui profite le crime).
+
+Elle atteignait Lucien dans Jeanne, elle le frappait en outre en jetant
+son nom en pâture à la curiosité publique.
+
+Mais ce n'était ni contre Lucien, ni contre Jeanne que l'artillerie de
+M. Louaisot était pointée. Elle ne les mitraillait qu'en passant.
+
+On dit que la pensée d'une lettre est dans le post-scriptum.
+
+La pensée de l'article était tout entière dans ses trois derniers
+alinéas.
+
+La forteresse que l'on bombardait, c'était le troisième héritier,--_qui
+était encore une femme!_
+
+M. Louaisot avait fait écrire l'introduction et peut-être le roman tout
+entier pour effrayer--ou pour tuer cette personne, dans une position
+très honorable «que nul n'accusait...» jusqu'à présent.
+
+J'avoue que cela me troublait. Quoique je ne fusse pas au bout de ma
+lecture, j'avais chiffré déjà les bases d'un calcul de probabilités.
+Dans ce calcul, M. Louaisot et Mme la marquise de Chambray étaient
+des quantités de même nature et placées du même côté de l'équation.
+
+Fallait-il bouleverser tous mes chiffres et changer complètement la
+position du problème, maintenant que M. Louaisot mettait si ouvertement
+en joue Mme la marquise de Chambray?
+
+Je mis à part le journal _Le Pirate_ et le paquet d'épreuves sous mon
+oreiller, pour les reprendre au besoin, et pendant que j'y étais,
+j'ouvris les deux lettres qui restaient sur le plateau.
+
+La première dont l'enveloppe était bordée d'un large liseré noir, ne
+contenait que ce peu de mots:
+
+_Mme la baronne de Frénoy présente ses compliments à M. G. de Roeux,
+dont elle a appris le retour, et le prie de vouloir bien la favoriser
+d'une visite._
+
+Ce nom n'éveilla en moi aucun souvenir.
+
+L'autre lettre était aussi brève et presque semblable. Elle disait:
+
+_Monsieur,_
+
+_Au nom de notre ami commun, M. Thibaut, je vous prie d'être assez bon
+pour m'accorder une prochaine entrevue._
+
+_Signé: O. de Chambray._
+
+Ceci répondait à un désir qui était si vif en moi que je sautai hors de
+mon lit, éparpillant sur le parquet les pauvres pièces du dossier de
+Lucien.
+
+Mon premier mouvement était de partir ainsi du pied gauche pour me
+précipiter chez la marquise.
+
+La réflexion seule me suggéra l'idée qu'il était bon de passer au moins
+mon pantalon et de chausser mes bottes. Je sonnai.
+
+J'ai un valet de chambre qui s'appelle Guzman. Ce n'est pas ma faute.
+J'ai peine à croire qu'il appartienne à l'illustre famille de celui qui
+ne connaissait pas d'obstacles. Il est né à Paris, rue Saint-Guillaume,
+faubourg Saint-Germain, chez mon père, qu'il servait avant moi. Je ne
+lui sais qu'un défaut, c'est de s'échapper un petit instant pour faire
+trente points au billard de la rue Taitbout.
+
+Ces petits instants réunis forment à peu près les trois quarts de la
+journée.
+
+À part cela, c'est un modèle. Et sincèrement fort à la poule.
+
+Guzman était là par hasard. Mon coup de sonnette l'avait pris entre deux
+petits instants, à la minute précise où, ayant achevé trente points, il
+n'avait pas encore commencé les trente autres.
+
+La conversation suivante s'engagea entre nous.
+
+--Habillez-moi un peu vite, Guzman, dis-je.
+
+--Oui, Monsieur, me répondit-il; ce n'est pas pour déjeuner en ville,
+car il est trois heures passées.
+
+--Ces deux lettres sont-elles arrivées de bon matin?
+
+--Distribution de dix heures.
+
+--Et il n'est venu personne?
+
+--Si fait, Monsieur. Il est venu un homme à lunettes qui savait que je
+fais volontiers mes trente points, car il m'a forcé d'en enfiler
+soixante quand il a vu que vous n'étiez pas levé. Monsieur prend du
+corps. Le sait-il? La ceinture de son pantalon tire.... Il joue
+bien.--les lunettes. Elles sont d'or, heureusement. Sans ça, je n'aurais
+pas été avec lui au café, rapport à son pantalon dont le bas n'est pas
+propre.
+
+--Que me voulait-il?
+
+--Rien. Il a déposé un paquet de papiers que Monsieur a dû trouver.
+
+--Je l'ai trouvé. Après?
+
+--J'ai gagné les trente premiers et lui les trente seconds.
+
+--Personne autre?
+
+--Nous n'avons pas fait la belle. Il est venu aussi la dame de compagnie
+de Mme la baronne de Frénoy.
+
+--Connais pas.
+
+--Par exemple! Monsieur a encore moins de mémoire qu'autrefois. Ce n'est
+pourtant pas l'âge.
+
+--Ce sont peut-être les infirmités. Guzman. Que voulait la dame de
+compagnie?
+
+--Réponse à la lettre de sa maîtresse.
+
+--Qu'est-ce que c'est que sa maîtresse?
+
+--Mme la baronne de Frénoy.
+
+--Et qu'est-ce que c'est que Mme la baronne de Frénoy? fis-je avec
+impatience, cette fois.
+
+Guzman, qui avait achevé de brosser mon chapeau, se mit à ramasser les
+feuilles du dossier de Lucien, semées sur le parquet. Il me répondit
+d'un ton de reproche:
+
+--Monsieur a sorti plus d'une fois chez elle quand il était au lycée.
+C'est la mère de feu M. le comte de Rochecotte. Il m'était tout à fait
+sorti de l'esprit que la bonne dame avait épousé en secondes noces M. le
+baron de Frénoy.
+
+--Elle est re-veuve, continua Guzman, et bien seule, depuis que M.
+Albert s'en est allé.
+
+Au lieu de mettre ma redingote, je passai une robe de chambre et je
+m'assis à mon bureau.
+
+J'écrivis à Mme la baronne pour lui dire que j'aurais l'honneur de me
+présenter à son hôtel le lendemain.
+
+Et j'écrivis à Mme de Chambray pour la prier de m'attendre chez elle,
+le soir même, à neuf heures.
+
+--Prenez une voiture. Guzman, et portez ces deux lettres: celle de
+Mme la marquise d'abord.
+
+--Ça doit être la plus jeune, fit Guzman.
+
+Je ne le donne pas pour un valet de chambre de la haute espèce.
+
+Il ajouta en sortant:
+
+--J'avais oublié de dire à Monsieur que les lunettes d'or reviendront
+demain.
+
+--Pourquoi faire?
+
+--Pour faire la belle.
+
+La plus jeune! ce brave Guzman ne savait guère à quel point de pareilles
+pensées étaient loin de moi en ce moment.
+
+Et pourtant, il est certain que l'idée de voir cette belle marquise
+m'agitait à un très vif degré.
+
+Il était entré dans mes projets de tout faire pour obtenir une audience
+d'elle, mais je croyais y trouver des obstacles, et c'était elle qui
+venait au-devant de moi!
+
+La pensée de la mère d'Albert passait aussi à travers mes
+préoccupations.
+
+Que de choses, mon Dieu! moi, un oisif de la veille!
+
+Et malgré l'énormité de la besogne qui allait s'amoncelant autour de
+moi, j'étais en ce moment comme un désoeuvré, je ne savais que faire.
+
+Depuis mon réveil j'étais en quelque sorte dans un autre drame, ou
+plutôt dans un autre acte du même drame.
+
+Le dossier de Lucien ne m'intéressait plus autant. C'était désormais de
+l'histoire ancienne.
+
+Je le repris pourtant, mais ce fut par devoir. Je le posai devant moi
+sur mon bureau, et j'en remis les diverses pièces en ordre.
+
+À mesure que je rangeais les scènes éparses de cette étrange comédie
+qui, la veille, avait si profondément passionné mon attention, il arriva
+que je rentrai à mon insu dans la série de mes émotions un instant
+distraites.
+
+Je ne saurais pas expliquer pourquoi le fait d'avoir un pied dans le
+passé, un pied dans le présent du drame doubla tout à coup l'intérêt que
+j'y prenais.
+
+Ma curiosité, réveillée par les faits nouveaux qui facilitaient ou
+entravaient mes moyens de la satisfaire, se jeta plus avidement que
+jamais sur la pâture offerte par le dossier.
+
+C'étaient là les éléments mêmes du problème. Pour en obtenir la
+solution, il était nécessaire de ne rien négliger.
+
+Je repris ma lecture à la fin du n°72, qui était, on s'en souvient, la
+lettre où Mlle Agathe racontait le mariage et l'arrestation de
+Jeanne.
+
+
+
+
+Suite du dossier de Lucien
+
+
+Pièce numéro 73
+
+(Billet de Mlle Agathe Desrosiers. Signé.)
+
+6 Septembre, 8 heures du soir.
+
+_À Mlle Maria Mignet,_
+
+C'est encore moi, ma chère. Vous allez vous étonner de recevoir deux
+courriers de moi le même jour, mais ma lettre était déjà à la poste, et
+il m'est venu quelque chose de nouveau à vous dire:
+
+Quelque chose de vraiment étonnant. Le détail m'a été donné par M.
+Pivert. Vous allez voir comme c'est drôle.
+
+Vous vous souvenez bien des ciseaux? La police avait fait photographier
+les ciseaux de Fanchette comme Fanchette elle-même.
+
+Voilà une invention que les assassins ne doivent pas prôner, la
+photographie!
+
+Figurez-vous que ces ciseaux-là n'étaient pas les premiers venus. Ils
+sortaient de fabrique anglaise. J'ai vu leur portrait. Ils ont une
+petite estampe damasquinée à la croisure des deux branches, représentant
+une double palme, et au centre de l'estampe, une marque poinçonnée,
+celle de la fabrique, probablement: un petit lévrier entre les deux
+initiales S. W.
+
+Après l'arrestation, M. le président a pris lui-même en main la conduite
+de l'affaire. Une perquisition a été ordonnée au domicile de l'accusée,
+qui était, vous le savez, l'hôtel même de Mme la marquise de
+Chambray.
+
+Là on n'a rien trouvé que des brimborions insignifiants. Vous sentez
+bien que Mlle Jeanne Péry--ou plutôt Mme Lucien Thibaut, ma
+chère!--n'avait pas été garder par exemple des lettres de son ancien
+Rochecotte!
+
+Voyez-vous, mon émotion est passée, et j'ai presque honte de m'être
+laissé prendre par la pitié.
+
+Il faut un exemple.
+
+Mais une seconde perquisition ayant été faite dans la chambre que
+l'accusée occupait dans la ferme du Bois-Biot, près de la ville, on a
+découvert une boîte à ouvrage en chagrin noir, pouvant dater du règne de
+Louis XVI, et qui aurait maintenant une certaine valeur comme bibelot.
+
+Pourquoi l'avait-elle laissée-là? On ne sait pas encore. Toutes ses
+autres affaires étaient à l'hôtel de Chambray.
+
+La plaque d'acier de la boîte à ouvrage était ornée de l'estampe dont je
+viens de vous faire la description, et au centre de l'estampe, il y
+avait le petit chien entre les deux initiales S. W.
+
+Hein, chérie? le doigt de Dieu!
+
+Ce n'est pas tout.
+
+On a ouvert la boîte. À l'intérieur, aucune pièce ne manquait, pas même
+les ciseaux, mais attendez!
+
+Les ciseaux étaient de fabrique française et tout neufs.
+
+Tandis que toutes les autres pièces, sans exception, le dé, l'étui, le
+poinçon, etc., etc., étaient de fabrique anglaise et portaient
+l'estampe, la même, encadrant le même petit lévrier, entre les deux
+mêmes lettres S. W.
+
+Est-ce clair? et est-ce curieux? moi, ça m'amuserait de mener des
+instructions.
+
+M. Pivert dit que ça achève Mme Thibaut,--la jeune.
+
+Selon un bruit qui court, l'autre Mme Thibaut--la mère--et ses deux
+demoiselles vont faire enfermer le déplorable Lucien dans une maison de
+fous.
+
+
+Pièce numéro 74
+
+(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)
+
+7 septembre au matin.
+
+_À M. L. Thibaut,_
+
+Où te caches-tu, malheureux dindon? Tu n'étais pas chez toi, hier au
+soir. Je parie que tu rôdais autour de la prison. C'est heureux que je
+ne t'aie pas trouvé, car je t'arrachais les yeux. Je l'avais promis à
+Célestine et à Julie.
+
+Oh! les pauvres, les pauvres mères! On devrait vous étouffer entre la
+paillasse et le matelas de vos berceaux, sacs à chagrin que vous êtes!
+Et dire qu'on vous aime tout de même! c'est trop bête aussi, je veux te
+détester et j'y parviendrai.
+
+Si ton père n'était pas mort, et qu'il a bien fait, le cher homme! je
+lui dirais: casse-lui les deux bras et les deux jambes ou je me sépare
+de corps et de biens!
+
+Et je le ferais comme je le dis, Mon Dieu! que je suis malheureuse!
+
+Ah ça! tu ne voyais donc rien, toi! Ce n'est pas moi qui ai été trompée.
+Dès le premier coup d'oeil, j'ai vu que c'était une petite rien de rien.
+Ça sautait aux yeux, mon pauvre gars. Il fallait être toi pour la gober.
+Les mères devraient....
+
+Mais non! elles ne peuvent pourtant pas vous noyer.
+
+Moi qui étais si fière de ta conduite! c'est du propre! j'en donnerais
+douze comme toi pour un mauvais sujet qui aurait le fil et qui ne se
+laisserait pas prendre à la première gourgandine venue déguisée en
+colombe.
+
+Qu'est-ce que je dis, une gourgandine! Toutes les gourgandines
+n'assassinent pas. Mon fils, mon Lucien, un juge, le jeune homme le plus
+sage d'Yvetot, a été donner son nom à une abomination de guenon qui tue
+les hommes en cabinet particulier!
+
+Il faut te remuer, dis donc, et plus vite que ça; il faut soulever ciel
+et terre, casser le mariage, piétiner dessus, le hacher en miettes, ou
+bien, si ça ne se peut pas, la faire guillotiner en deux temps....
+Miséricorde! les mères! c'est mon nom qu'elle porterait sur l'échafaud!
+
+Tu es un coquin! tes soeurs le disent. On ne se conduit pas comme ça
+avec ses parents!
+
+Jolie! elle! allons donc! Un chiffon: la beauté du diable! Et des
+manières! Je n'ai jamais pu la regarder en face. Des cheveux jaunes, des
+yeux de faïence, un nez... enfin, quand même elle aurait été jolie!
+après?
+
+Qu'avais-tu fait à Olympe? Tu as donc un tour dans ton sac avec ton air
+d'innocent. Si ça avait été seulement pour t'établir avec avantage! Que
+lui avais-tu promis? De quoi l'avais-tu menacée? Je veux savoir. Elle
+avait quelque chose autour du cou que tu lui avais noué et qui
+l'étranglait. Qu'est-ce que c'était? Tu me le diras ou nous verrons!
+
+Olympe! soixante-dix mille livres de rentes! Les mères! Les mères! ça me
+revient toujours. J'aimerais mieux être domestique!
+
+Cherche, maintenant! va! fouille! non pas soixante-dix mille francs,
+mais soixante-dix mille sous! malheureux! Il ne s'agit plus d'Olympe.
+Demande Mlle Agathe, on te tournera le dos, demande Mlle Maria, on
+te rira au nez.
+
+Tu n'obtiendrais même pas Sidonie!
+
+D'ailleurs, tu es marié, marié, marié! Je deviens folle.
+
+Écoute, je vais quitter le pays, c'est résolu, reprendre mon nom de
+Pervanchois qui n'ira pas du moins à la cour d'assises. Je vais me
+cacher quelque part en Touraine, au fond d'un puits. Et ces demoiselles
+sécheront vieilles filles! Tu devrais t'empoisonner.
+
+Je ne sais plus ce que je dis. Tu as tué ta mère. Tes soeurs vont
+t'arranger, je leur cède la place. Je n'en peux plus de mal de tête.
+Pour un peu, je te maudirais, mais à quoi ça servirait-il?
+
+
+Pièce numéro 74 bis
+
+De Mlle Célestine.
+
+La sympathie ne se commande pas. Je la devinais criminelle à la
+répugnance qu'elle m'inspirait. As-tu été assez aveugle! et entêté! Nous
+avons pu t'épargner la malédiction de notre mère.
+
+Nous n'avions pas envie de nous marier; si nous en avions eu envie, nous
+aurions trouvé, Dieu merci, bien des occasions, mais enfin, nous
+n'avions pas prononcé de voeux, et nous voilà condamnées à la solitude.
+Nous sommes déshonorées.
+
+Pour mon compte, je te pardonne, mais je ne te reverrai de ma vie.
+
+
+Pièce numéro 74 ter
+
+De Mlle Julie.
+
+Tu nous a déshonorées, c'est vrai, malheureux frère, mais je fais la
+part de ton peu d'intelligence. J'ai souvent souhaité d'être homme pour
+te soutenir et te guider dans la vie. Loin de moi la pensée d'écraser
+ton infortune, je trouve Célestine trop sévère.
+
+Hier au soir, maman voulait te maudire. Cela appartient à la catégorie
+des opinions surannées. Je préfère, moi, te tendre une main secourable.
+Si tu m'avais demandé mon avis sur cette fille, je t'aurais dit qu'elle
+n'avait rien pour elle. Mais il est trop tard. Tu touches au dernier
+degré de la honte. Moi seule te reste fidèle.
+
+
+Pièce numéro 75
+
+(Écriture de Lucien, sans signature.)
+
+8 septembre 1865, 6 heures du matin. _(Sans suscription.)_
+
+Je suis à Paris depuis une heure. J'ai la tête froide et calme. Je me
+porte très bien. Je combattrai vaillamment, j'en suis sûr, et je la
+sauverai, je l'espère.
+
+Tout conspire pour l'accuser. Son innocence est pour moi claire comme
+l'existence même de Dieu.
+
+J'ai été frappé au milieu de mon bonheur. Je n'ai pas ressenti le coup
+aussi cruellement qu'on pourrait le penser. Je ne croyais pas à ce
+bonheur.
+
+D'ailleurs, moi, je ne suis rien, elle est tout: je ne songe qu'à elle.
+
+Quand on l'arrêta, je la suivis à la prison. Elle y entra. On ferma la
+porte sur moi. Je m'assis auprès de la porte, parce que mes jambes
+étaient faibles sous le poids de mon corps.
+
+M. Ferrand voulut m'emmener chez lui, je le remerciai. Je pensais être
+là à ma place.
+
+Geoffroy, je suis son mari. La loi nous a joints. Rien ne peut briser
+cette union que la mort.
+
+C'est là ma consolation, ma joie, mon espérance.
+
+Ils sont venus trop tard. Jeanne est à moi devant les hommes, nous
+étions l'un à l'autre déjà devant Dieu.
+
+Je ne suis pas malheureux: Jeanne est ma femme.
+
+Je pensais à cela, sur ma borne, au seuil de la prison où est Jeanne. Je
+me disais: Là-dedans, et plus tard, sur le banc des accusés, elle
+portera mon nom.
+
+Et je remerciais Dieu.
+
+Pendant cela, il venait des gens de la ville pour me regarder. On ne
+m'insulta pas. Je crois au contraire que tout le monde avait pitié de
+moi.
+
+Ma mère m'a écrit des choses incohérentes et cruelles, mais il y a dans
+sa lettre qu'elle m'aime toujours. Elle aurait pu me maudire.
+
+Mais c'est trop vite parler de ma bonne mère: je n'eus sa lettre que le
+lendemain, c'est-à-dire hier. Je restai à la porte de la prison très
+longtemps--jusqu'à la nuit tombée. M. le président envoya trois fois
+pour me chercher.
+
+Louette, la femme de chambre d'Olympe vint aussi--plus de trois fois.
+
+À la nuit noire, je frappai au guichet de la prison. Le concierge vint.
+Je lui dis:
+
+--Ce n'est pas pour entrer. Je voudrais savoir à quelle heure les
+prisonniers se couchent.
+
+Il me répondit:
+
+--Elle est couchée depuis longtemps. Je le remerciai et je partis.
+
+Je sortis dans la campagne et je pris le chemin qui mène à la ferme de
+Bois-Biot. J'allais vite, comme si on m'eût attendu à un rendez-vous.
+
+Dans l'aire de la ferme, les gens étaient rassemblés et causaient tous à
+la fois. Quelque chose d'insolite s'était passé, je le vis bien et je
+m'approchai.
+
+--C'est M. le juge. Il va nous dire pourquoi on a mis la petite
+demoiselle en prison!
+
+--Parce qu'on l'accuse d'avoir tué quelqu'un, répondis-je.
+
+Ils se mirent à rire. Puis un gars dit:
+
+--Dame! il y a de si drôles de choses dans ce monde-ci!
+
+Et un autre demanda:
+
+--Est ce que c'est vous qui la condamnerez, M. le juge?
+
+Je me mis rire à mon tour.
+
+Ils me racontèrent que la justice avait opéré une descente dans
+l'ancienne chambre de Jeanne. On avait trouvé et emporté une boîte à
+ouvrage. Parmi les preuves qui accablent ma chère petite femme, celle-ci
+est une des plus lourdes. Mais Jeanne est innocente.
+
+Je quittai ces braves gens, qui ne riaient plus. J'allai à notre haie.
+Je m'assis sur l'herbe mouillée.--Pour moi, Jeanne était accroupie parmi
+les feuilles et cueillait des primevères. Nous fûmes ensemble toute la
+nuit. Je ne dormis pas.
+
+Je me levai sans fatigue, avec le soleil. En repassant devant la ferme,
+je dis:
+
+--Non, non, mes amis, ce n'est pas moi qui la condamnerai.
+
+La fermière me demanda:
+
+--Comment ferez-vous, M. le juge, si elle est coupable?
+
+Je me rendis à la porte de la prison pour savoir si Jeanne avait bien
+dormi. Le guichetier me fit un salut de connaissance et me répondit:
+
+--C'est elle qui voudrait bien avoir de vos nouvelles!
+
+Je lui mis une pièce d'argent dans la main et il me promit de dire à
+Jeanne que je l'aimais toujours bien.
+
+M. le président Ferrand ne se lève guère qu'à neuf heures. J'allai chez
+moi où je trouvai les lettres de ma mère et de mes soeurs. Je les lus.
+Je préférai bien la colère de maman au pardon de mes soeurs. Je t'assure
+qu'elle est très bonne. Mes soeurs ne sont pas méchantes, mais elles
+ont envie de se marier. Je trouvai M. Ferrand à son bureau. Il était
+entouré des pièces relatives à l'assassinat de Rochecotte.
+
+--Mon pauvre M. Thibaut, dit-il en m'apercevant, c'est épouvantable.
+Nous avons tous été trompés indignement.
+
+M. Ferrand a toujours été bon pour moi. Il était l'ami de mon père.
+
+--Le mieux pour vous, ajouta-t-il, serait de faire un voyage. Je me
+charge de vous obtenir un congé.
+
+Je ne m'étais pas assis. J'étais auprès de son bureau, la tête penchée
+et mes yeux parcouraient la pièce qu'il était en train de lire. C'était
+une copie de l'acte d'accusation.
+
+--M. le président, demandai-je, est-ce que vous la croyez coupable?
+
+Il eut un sourire de compassion et garda le silence.
+
+Je pris dans mon portefeuille la lettre d'Albert qu'il m'avait écrite en
+réponse à mes questions au sujet de Jeanne. Tu te souviens, Geoffroy?
+
+C'est la seule fois que j'aie en un soupçon. J'étais affolé par ces
+dénonciations anonymes, et j'avais écrit à Albert pour lui demander s'il
+connaissait ma Jeanne.
+
+Sur ma prière, M. le président eut la bonté de lire la lettre. Quand il
+l'eut achevée, il me dit:
+
+--Mon Dieu, cher M. Thibaut, je savais bien que vous étiez de bonne foi.
+Je suis content néanmoins d'avoir eu communication de cette pièce, qui
+excuse jusqu'à un certain point votre erreur.
+
+Il me rendit la lettre.
+
+Cela me donna un grand coup, car cette lettre était pour moi l'évidence,
+et, je croyais qu'après l'avoir lue, M. le président changerait
+d'opinion sur Jeanne.
+
+Je demandai encore.
+
+--Est-ce que vous la croyez coupable?
+
+--Mon cher ami, me répondit-il très affectueusement, cela importe peu
+puisque je ne suis pas chargé de l'instruction. J'ai ici les pièces
+parce que M. Cressonneau est arrivé hier au soir. Il repart aujourd'hui.
+
+Je relevai la tête. Ces choses accablantes me donnaient du courage et je
+sentis que ma voix s'affermissait quand je repris:
+
+--M. le président, je vous demande la permission de voir ma femme.
+
+Il répéta ce mot _ma femme_, d'un ton scandalisé, mais doux et plein de
+compassion. Son regard était moins froid que d'habitude.
+
+--C'est malheureusement vrai, prononça-t-il tout bas. Si je m'étais cru
+hier, j'aurais battu M. Pivert qui a laissé le fait s'accomplir. Une
+heure plus tôt, vous étiez sauvé!
+
+Une chaleur monta à mon front et mon coeur battit comme de joie.
+
+--Je remercie Dieu de ce retard, M. le président, puisque ce retard a
+donné à Jeanne un protecteur. Je vous ai demandé la permission de voir
+ma femme.
+
+Il se leva.
+
+--M. Thibaut, répliqua-t-il, je suis fâché de vous refuser. Ce n'est pas
+à vous qu'il faut apprendre la loi. L'accusée est au secret. Il me salua
+le premier. Je me dirigeai aussitôt vers la porte.
+
+Pendant que j'étais en chemin, il me dit, retrouvant quelque chose de
+son accent affectueux:
+
+--Mon jeune collègue, vous me pardonnerez si j'ai mis fin à cette scène
+pénible. Je vous plains de tout mon coeur, et je voudrais vous servir.
+Faites un voyage. Vous n'ignorez pas que je quitte le ressort. À Paris,
+où je vais, je vous promets de m'employer activement pour vous obtenir
+une autre résidence. Désormais, vous ne seriez pas bien ici.
+
+Je l'écoutais, arrêté sur le seuil. J'attendis qu'il eût achevé pour
+demander:
+
+--Est-ce aujourd'hui qu'elle part pour Paris?
+
+Il secoua la tête affirmativement.
+
+--À quelle heure?
+
+M. le président me tourna le dos et je sortis.
+
+Je retournai à la prison tout exprès pour avoir réponse à la question
+que M. Ferrand avait laissée sans réplique. Le guichetier me donna un
+petit bout d'ardoise sur lequel étaient écrits ces mots avec la pointe
+d'une épingle:
+
+«Merci, Lucien, je voudrais mourir.»
+
+Le départ avait lieu à dix heures du soir.
+
+Quand je rentrai à la maison, ma mère était venue avec ma soeur Julie.
+Célestine me tenait rigueur.
+
+Je n'avais pas mangé depuis la vieille au matin. Je me fis servir une
+soupe. Pendant que j'étais à table, Louette, la femme de chambre
+d'Olympe, entra sans s'être fait annoncer.
+
+--Eh bien! eh bien! me cria-t-elle dès le seuil, voilà de l'ouvrage!
+Mme la marquise deviendra imbécile de tout ça ou folle. Avez-vous
+jamais vu rien de pareil? Elle m'a dit: «Louette, il faut que tu le
+voies, ce pauvre M. Lucien, quand tu devrais entrer par la fenêtre. Et
+dis-lui bien que je ne lui en veux pas pour tout l'ennui que ça me
+procure.» Pensez-vous qu'elle soit appelée comme témoin dans l'affaire,
+vous M. Thibaut? Vous mangez de bon appétit, oui! ça va lui faire
+plaisir de savoir que vous n'avez pas mal au coeur.
+
+J'appelai mon domestique et je lui dis:
+
+--Tu as eu tort de laisser entrer.
+
+--Alors, vous nous renvoyez! s'écria Louette. C'est bien fait! Il ne
+faut jamais s'avancer avec certaines gens... À vous revoir tout de même,
+M. Thibaut. Quand Mme la marquise me consultera, elle choisira
+autrement, voilà tout.
+
+Elle sortit et ne se priva pas de m'appeler grand bêta dans
+l'antichambre.
+
+Je bus un verre de vin après ma soupe, je voulais être fort.
+
+La visite de Louette m'avait mis dans l'esprit des pensées dont je
+n'avais que faire. Je me mis à rêver. D'abord, je songeai à Olympe,
+ensuite au président Ferrand, ensuite à l'homme qui m'avait vendu le
+talisman.
+
+Pourquoi mettais-je ici le président en tiers?
+
+Je lui gardais de la rancune pour son refus de ce matin, mais quant à le
+soupçonner capable d'une mauvaise action, non.
+
+L'accusation vague--le fameux fragment--que tu auras dû trouver dans le
+dossier ne s'appliquait pas à lui nommément.
+
+Pourtant, il avait servi de tuteur à Olympe, mais seulement pendant les
+derniers mois de sa minorité, et en remplacement du premier tuteur
+nommé, qui avait disparu dans une fâcheuse affaire.
+
+J'écartai M. le président.
+
+Restèrent Olympe et M. Louaisot de Méricourt....
+
+J'ai été juge, Geoffroy. J'ai respecté, je respecte encore sincèrement
+les magistrats dignes de ce nom, mais je suis payé pour m'avoir pas
+beaucoup de foi dans l'infaillibilité des jugements humains.
+
+En somme, je ne savais rien alors de ce que je sais maintenant. Je
+regrettais d'avoir été dur envers Louette, c'est-à-dire envers Olympe.
+Il y avait un fait certain: la justice se trompait.
+
+Mais pour se tromper, la justice n'a besoin que d'elle-même.
+
+Ce sont des hommes qui la rendent.
+
+Je suis un pauvre esprit, tu vas bien le voir. Tout en rejetant sur la
+justice le fardeau entier de l'erreur, j'étais pris de soudaines et
+furieuses colères contre Olympe et son Louaisot.
+
+C'étaient eux qui devaient avoir sur la conscience de ces fardeaux qu'on
+décharge à la cour d'assises. J'en étais sûr, je l'aurais juré.
+
+C'étaient eux que le banc des accusés réclamait. Je les y voyais.
+
+J'étais leur juge et je les condamnais....
+
+Puis je m'effrayais de moi-même et j'avais peur d'être fou.
+
+Je dois constater cependant que je n'avais éprouvé, depuis mon malheur,
+aucun symptôme du mal mental que tu connais. J'étais absolument
+moi-même.--_L'autre moi_ n'avait pas parlé.
+
+À six heures du soir, j'avais achevé de préparer mes bagages. Tu
+comprends bien que ma femme partant je ne pouvais pas rester derrière
+elle.
+
+À sept heures, je me rendis au chemin de fer pour savoir si la justice
+aurait un train spécial. J'éprouvai un grand plaisir à apprendre que
+Jeanne devait prendre le convoi public, où on réservait seulement pour
+elle et ses gardiens un wagon à part.
+
+J'allais faire le voyage avec elle.
+
+J'avais le temps. Je me rendis encore une fois au Bois-Biot Je priai,
+agenouillé au pied de la haie, sous le grand vieux châtaignier.
+J'emportai la dernière fleur du chèvrefeuille....
+
+À dix heures, nous partîmes d'Yvetot pour Paris. J'avais bien regardé
+tous les wagons composant le train et je m'étais mis le plus près
+possible de celui où je supposais Jeanne.
+
+À la gare de Rouen, je crus voir une petite main derrière le rideau du
+compartiment fermé.
+
+Ce fut tout. Si le train avait heurté contre un obstacle et s'était
+broyé comme il arrive, j'aurais peut-être sauvé Jeanne.
+
+Si nous étions morts tous les deux--ensemble! je songeai à cela.
+
+Mais qu'allais-je donc faire à Paris? Je ne me demandai cela qu'à la
+gare Saint-Lazare. Jusque-là, j'allais comme un homme sûr de son fait
+qui croit avoir bien conscience de sa conduite et de son devoir.
+
+À la gare, quand je regardai au dedans moi, j'y découvris le vide. Je
+voulais faire, faire, faire, mais quoi?
+
+J'essayai en vain d'entrevoir Jeanne. On fit sortir tous les voyageurs
+avant d'ouvrir le wagon réservé.
+
+Un terrible découragement me prit dans la rue. Il me semblait que
+j'avais oublié pourquoi j'étais venu.
+
+C'était là mon erreur, je ne l'avais jamais su....
+
+Je descendis à mon hôtel ordinaire. Je tâchai de réfléchir. Après quoi,
+je me suis mis à t'écrire cette lettre que j'achève.
+
+Cela m'a calmé. Je sais ce que je veux faire.
+
+
+Pièce numéro 76
+
+(Écrite par Lucien sans signature ni suscription)
+
+Paris. 8 septembre, midi.
+
+Je sors de chez M. Cressonneau aîné, le juge d'instruction. Il est très
+bien logé dans une des maisons neuves de la place Saint-Michel auprès de
+la fontaine. Il m'a montré tout son appartement et m'a prié de regarder
+à sa vue».
+
+Il voit de ses fenêtres le palais, la Sainte-Chapelle et tout un
+panorama de monuments.
+
+Il y a vraiment une grande différence entre un juge comme moi et un juge
+comme lui. Il a un boudoir, et sa robe de chambre lui donne l'air d'un
+petit duc.
+
+J'avais peur d'arriver trop matin à cause du voyage qu'il venait de
+faire, mais il ne m'a pas fait attendre du tout.
+
+Je suis entré dans sa salle à manger où il déjeunait d'un oeuf frais et
+d'une côtelette.
+
+Il est jeune encore, assez joli garçon, vif, pétulant, spirituel et un
+peu bavard. Sous sa calotte de velours il n'y a presque plus de cheveux.
+Tu vois si je suis froid, j'ai remarqué tout cela.
+
+--Entrez donc, mon cher collègue, entrez donc, m'a-t-il dit en me
+tendant la main sans se lever. On va vous donner un bon fauteuil, car
+vous avez passé une mauvaise nuit. Je vous voyais à toutes les gares.
+Pauvre cher garçon! vous me faisiez l'effet d'une âme en peine! Quel
+singulier cas que le vôtre! Voulez-vous faire comme moi? un oeuf? une
+côtelette?
+
+Je remerciai et je pris le fauteuil qu'on avait roulé vers la table à
+mon intention. M. Cressonneau aîné, quand je fus assis, me serra de
+nouveau la main le plus cordialement du monde.
+
+--Ma parole, reprit-il, je vous attendais presque. Je suis enchanté de
+vous voir: sérieusement, je ne mens pas: j'ai beaucoup entendu parler de
+vous, comme bien vous pensez, depuis l'affaire, mais aussi auparavant et
+autrement, M. Ferrand vous regardait alors comme très fort. Vous savez
+que nous l'avons à Paris? Sa nomination doit être au _Moniteur_
+d'aujourd'hui.... Connaissez-vous là-bas une demoiselle Agathe? Agathe
+Desrosiers?
+
+J'aurais voulu l'interrompre, mais ce n'était pas aisé. Il y allait
+d'une telle abondance! Je répondis affirmativement.
+
+--Voilà! poursuivit-il. J'étais à Étretat. C'est l'affaire qui m'a
+rappelé ici. Cette demoiselle Agathe est une peste assez réussie. Je
+plains Pivert. C'est celui-là un vrai naïf! Il fait des mots! La
+demoiselle Agathe nous avait raconté vos fiançailles. Moi, je ne suis
+pas de l'école formaliste, vous savez. Les convenances sont du drap dont
+on habille la sottise. Je ne m'en sers tout juste que pour ne pas aller
+en chemise. Ne craignez donc rien de moi. Je ne vous méprise pas le
+moins du monde. Vous êtes un original, eh bien! après?
+
+Il cassa la coque de son oeuf en petits morceaux et se servit la
+côtelette.
+
+Je ne peux pas te dire l'air que j'avais, mais je ne ressentais pas
+encore trop d'impatience.
+
+Pendant que M. Cressonneau opérait son changement d'assiettes, je saisis
+le joint et je dis:
+
+--J'étais venu pour vous demander s'il me serait possible de voir ma
+femme.
+
+Il s'arrêta de découper pour me regarder.
+
+--Sa femme! répéta-t-il avec une nuance de reproche amical. Comme il
+vous lâche cela la bouche ouverte! Eh bien! ma parole, je ne déteste pas
+ça. Nous sommes de la jeune magistrature. Toutes les vieilles
+précautions oratoires nous ennuient et nous dégoûtent. Moi, par exemple,
+si je l'appelais Mme Thibaut....
+
+Je l'interrompis pour lui dire:
+
+--C'est son vrai nom, c'est son seul nom.
+
+Son couteau sépara la côtelette en deux d'un geste tout gaillard.
+
+--Au fait, collègue, répéta-t-il, c'est ma foi, la vérité! Seulement, je
+n'aurais pas cru que la réclamation vint de vous. Mais quant à la voir,
+impossible! Le secret est une de ces machines surannées qui font honte à
+la jeune école, mais il faut y tenir. L'accusée est au secret ici comme
+à Yvetot.
+
+Je courbai la tête.
+
+--Nous changerons tout cela, continua-t-il en manière de consolidation.
+Je suis pour la méthode anglaise et toute la jeune école avec moi. Nous
+arrivons, les vieux glissent. Je parie qu'avant vingt ans d'ici tout le
+code d'instruction criminelle sera démoli. Nous avons déjà bien changé
+de façons et de tournures, dites donc! Est-ce que je ressemble, moi qui
+vous parle, à un robin du temps de Louis-Philippe? Excepté la barbe....
+
+--Permettez-moi... commençai-je.
+
+--La barbe! répéta-t-il avec énergie. Voilà ce que je ne conseillerai
+jamais aux hommes de notre profession. Il faut à chaque état sa
+physionomie, son caractère. Avec de la barbe on nous prendrait pour des
+artistes ou des gens de lettres! Vous vouliez faire une question?
+
+--J'en voulais faire plusieurs.
+
+--Ne vous gênez pas! J'écoute.
+
+--D'abord....
+
+--Avec moi, ne vous gênez jamais! J'aurai toujours le plus grand plaisir
+à vous être agréable, et si vos questions ne me vont pas, je me
+dispenserai d'y répondre, voilà. Allez.
+
+Il avala un verre de vin en riant d'un air satisfait.
+
+--Ma première question, dis-je, est probablement de celles que vous
+croirez devoir laisser sans réponse. Je désirerais savoir ce que vous
+pensez de la position judiciaire de l'accusée.
+
+--Eh bien! collègue, fit-il, en reposant son verre, c'est là ce qui vous
+trompe! Jeune école des pieds à la tête! Au Palais, je suis bien obligé
+de suivre une routine: les vieux me mangeraient, mais chez moi, j'agis à
+ma guise. À quoi bon des cachotteries?... En premier lieu, il n'y a pas
+à dire, voyez-vous, elle est délicieusement jolie.... Il parait que
+votre président Ferrand avait vu son portrait. Pivert me l'a dit hier,
+après la tripotée de reproches qu'il a reçue du même président. C'est
+son pain quotidien. Il arrivera à force de verges. Vous voyez comme je
+suis sans façon dans mon langage. Jeune école, Pivert m'a dit: «Puisque
+M. le président lui servait de témoin, il aurait bien pu la
+reconnaître.» Dame! ça parait plausible, mais... à quoi pensez-vous
+donc, collègue?
+
+Je pensais à ce qu'il disait. C'était la première fois que j'entendais
+parler de cela, car j'eus seulement beaucoup plus tard entre les mains
+la lettre où Mlle Agathe racontait le mot prononcé par M. Ferrand à
+la vue du portrait de Jeanne. Mais au lieu d'avouer ma préoccupation, je
+dis:
+
+--J'attends votre réponse à ma question, Monsieur et cher collègue.
+
+--Alors, fit-il, la... distraction de M. le président ne vous frappe
+pas? Tant mieux! c'est sans doute qu'elle n'a aucune importance. Je vous
+disais donc que l'accusée est adorable. Mais ceci n'a pas encore été
+classé, même par la jeune école, au nombre des circonstances
+atténuantes. Mon opinion sur la situation, judiciaire de l'accusée, je
+vais vous la dire sans la mâcher. L'accusée est perdue de fond en
+comble. Sa culpabilité est plus claire que le jour, ceci ne serait rien,
+mais en même temps, ce qui est tout, plus facile à démontrer que deux
+et deux font quatre.
+
+Il repoussa son siège et prit un cure-dents.
+
+J'essuyai la sueur de mon front. M. Cressonneau me tendit la main pour
+la troisième fois.
+
+--Vous avez voulu savoir et j'ai parlé, me dit-il d'un ton sérieux. Il
+est bon de ne pas garder d'illusions. L'affaire est simple comme
+bonjour. C'est Fanchette qui a commis le crime, et Jeanne est Fanchette.
+Voilà tout.
+
+--Et si Jeanne n'était pas Fanchette? demandai-je.
+
+Il me regarda avec une curiosité qui n'était pas sans inquiétude.
+
+Mais j'avais parlé au hasard.
+
+Il se leva. Je fis aussitôt comme lui. Loin de me renvoyer, il passa son
+bras sous le mien, et me conduisit voir ses richesses.
+
+Ses faïences lui donnaient beaucoup de fierté. Il en causait presque
+aussi volontiers que de «sa vue».
+
+--Voyons vos autres questions, me dit-il en toquant une terre cuite
+qu'il affirma être de Clodion.
+
+--J'ose à peine formuler le désir que j'ai, murmurai-je. Cette fameuse
+photographie, je ne l'ai jamais eue....
+
+--Ah! parbleu! interrompit-il, la chose sera originale! Je vais non
+seulement vous la montrer, mais vous faire cadeau d'un exemplaire.
+
+--Est-ce vrai! m'écriai-je tout tremblant.
+
+Il prit dans sa poche une enveloppe de lettre qui contenait deux
+épreuves du portrait dont il a été si souvent question.
+
+J'en avais déjà vu une chez M. Louaisot, mais il avait refusé de la
+mettre en ma possession. Je saisis avidement celle que M. Cressonneau me
+tendait. J'avais un espoir. Il y a de si singulières ressemblances! Mais
+après avoir fait subir au portrait un minutieux, un douloureux examen,
+je laissai retomber mes deux bras.
+
+--Oui, oui, fit M. Cressonneau, je n'étais pas fâché de voir votre
+impression, c'est vrai, quoique le plaisir de vous être agréable m'eût
+amplement suffi. Vous en étiez toujours à vos idées de séparer Jeanne de
+Fanchette? Mais maintenant, c'est bien fini, hein?
+
+Je répondis:
+
+--Du moins, ce portrait est bien parfaitement celui de ma femme.
+
+--Est-ce tout ce que vous aviez à me demander, collègue?
+
+--Non, mais ceci est ma dernière requête. Je vous supplie de m'apprendre
+s'il y a pour moi un moyen quelconque de parvenir jusqu'à ma femme.
+
+M. Cressonneau fut un instant avant de me répondre.
+
+--Vous l'aimez bien! murmura-t-il enfin.
+
+Puis il haussa les épaules et poursuivit du ton qu'on prend pour
+suggérer les expédients impossibles:
+
+--Je ne vois rien... rien! à moins qu'il ne vous passe par la tête de
+donner votre démission, de vous faire inscrire au tableau, et de....
+
+Je ne le laissai pas achever. Je lui serrai la main fortement et je
+m'enfuis.
+
+
+Pièce numéro 77
+
+(Écrite et signée par Lucien. Copie.)
+
+Paris. 8 septembre 1865.
+
+_À M. le président du tribunal civil d'Yvetot._
+
+M. le président,
+
+J'ai l'honneur de remettre entre vos mains, selon l'usage hiérarchique,
+ma démission, adressée à M. le garde des Sceaux, et que je vous prie de
+vouloir bien lui faire tenir. Veuillez agréer, M. le président, etc.
+
+
+Pièce numéro 78
+
+(Copie de la démission de L. Thibaut, adressée au ministre de la
+justice.)
+
+
+Pièce numéro 79
+
+(Écrite et signée par L. Thibaut. Copie.)
+
+Paris. 8 septembre 1865.
+
+_À M. le bâtonnier de l'ordre des avocats, à Paris._
+
+Monsieur et très honoré confrère,
+
+En conformité de ma démission envoyée aujourd'hui même à qui de droit,
+j'ai l'honneur de solliciter mon inscription au tableau des avocats près
+la cour impériale de Paris. Je joins mon diplôme de licencié en droit.
+
+L'acceptation de M. le garde des Sceaux vous sera ultérieurement
+adressée, avec les pièces nécessaires que vous voudriez bien me
+réclamer. J'ai l'honneur d'être avec respect, etc.
+
+
+Pièce numéro 80
+
+(Extrait du _Moniteur universel_. Partie officielle du 8 septembre
+1865.)
+
+M. C.-B. Ferrand, président du tribunal de première instance d'Yvetot,
+est nommé conseiller près la cour impériale de Paris.
+
+
+Pièce numéro 81
+
+(Écriture de femme, sur papier à tête imprimée, portant: «Hôtel de
+Dieppe, rue d'Amsterdam, à Paris».)
+
+10 septembre.
+
+_À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne._
+
+M. L. Thibaut ne pouvant ni écrire ni quitter sa chambre, prie M.
+Louaisot de vouloir bien venir le trouver à l'adresse indiquée
+ci-dessus.
+
+
+Pièce numéro 82
+
+(Écrite par Louaisot.--Sans signature.)
+
+Paris. 11 septembre 65.
+
+_À Mme la marquise de Chambray._
+
+L'agneau est bien malade, mais il guérira. Il cherche, il brûle. Il m'a
+proposé beaucoup d'argent, savez-vous pourquoi? _Pour retrouver
+Fanchette._ Je vous dis qu'il brûle.
+
+Ce qui reste à fabriquer doit être mis en main lestement.
+
+Et il ne faut pas, croyez-moi, vous faire des ennemis de ceux qui
+peuvent, à leur choix, vous donner un coup de coude ou un coup d'épaule.
+
+Une femme adroite attendrait encore un peu pour être ingrate envers un
+vieil esclave comme moi.
+
+
+Pièce numéro 83
+
+(Écriture de copiste. Anonyme. Papier écolier. Pressée et à suivre, si
+M. L. Thibaut est absent.)
+
+Paris, 12 septembre.
+
+_À M. L. Thibaut, à Yvetot._
+
+Une personne qui s'est déjà mise en communication avec M. L. Thibaut, en
+lui proposant des révélations de première importance contre un envoi de
+dix louis, poste restante, revient à la charge, poussée par le
+besoin,--et aussi par l'idée qu'elle pourrait empêcher de grands
+malheurs. La personne a appris que les événements ont marché. Ce n'est
+pas sa faute. Elle avait de quoi sauvegarder ceux qui ont été frappés.
+Écrire poste restante à M. J.-B. Martroy, sans même envoyer d'argent. La
+personne n'est pas dans une position heureuse. Elle n'a pas non plus
+toute liberté dans ses mouvements. Les ennemis de M. L. Thibaut sont ses
+ennemis.
+
+
+Pièce numéro 84
+
+(Écriture de Louaisot. Sans signature.)
+
+Paris. 13 septembre 1865.
+
+_À Mme la marquise de Chambray, en son hôtel, à Yvetot._
+
+Haute et puissante dame, il paraît que vous dédaignez maintenant de
+répondre aux missives qu'on se fait l'honneur de vous adresser
+humblement. Seriez-vous malade comme l'agneau? Il a bel et bien une
+pleuropneumonie. Je l'ai fait visiter par mon illustre ami, le Dr
+Chapart, qui est le roi des ânes.
+
+Le Dr Chapart avait reconnu du premier coup l'existence d'un rhume de
+cerveau, compliqué d'un point de côté qu'il attribuait, sauf le respect
+qui vous est dû, à des gaz. Il a ordonné son sirop-Chapart. L'agneau
+n'en savait plus bien long, allez!
+
+Mais il se trouve que ma mule, attendrie par sa beauté touchante, a juré
+de le sauver. Pélagie est comme ça: elle a des goûts de marquise.
+
+Parmi ses honorables connaissances, elle compte un aide-vétérinaire,
+destiné à un bel avenir. Frauduleusement et sans m'en prévenir, elle a
+introduit cet artiste à l'hôtel de Dieppe où demeure l'agneau.
+
+Ce qui est bon pour la remonte n'est sans doute pas mauvais pour
+l'homme, créé à l'image de Dieu, car après avoir pris son remède de
+cheval, l'agneau s'est repiqué à vue d'oeil.
+
+Il ne s'agit pas du tout de cela, vous savez, ô reine! Envoyez du nerf,
+comme disait Talleyrand,--_de la braise_ pour employer l'expression
+favorite de cet ignominieux J.-B. Martroy.
+
+Devinez pourquoi je vous parle de celui-là?
+
+C'est que j'ai eu la chance d'éteindre, ce matin, le feu qui était déjà
+à la maison, Madame et chère patronne. Non pas chez l'agneau, mais à
+l'hôtel de Chambray.
+
+Que payez-vous aux pompiers?
+
+_Martroy est à Paris._
+
+Non seulement Martroy est à Paris, mais il cherche à se mettre en
+relation avec l'agneau.
+
+Et ce n'est pas la première fois à ce qu'il paraît. Du moins sa lettre
+que j'ai chipée--cachets intacts, rassurez-vous--sur la table de nuit de
+l'agneau, et lue d'un bout à l'autre avec le plus vif intérêt, se réfère
+à un autre message dont la date m'est inconnue.
+
+Ce premier message dut rester sans réponse. Pourquoi? Je n'en sais rien.
+Peut-être parce que Martroy demandait 200 francs. J'ai appris que
+l'agneau donnait toutes ses petites rentes et une bonne partie de son
+traitement pour la toilette de ses soeurs.--Et puis, si les gens comme
+lui savaient s'y prendre, ne fût-ce qu'un peu, on aurait le cou cassé
+toutes les trois enjambées.
+
+Ci-joint copie de la missive de Martroy.... Vous avez lu? Qu'en
+dites-vous?
+
+Ce serait dommage d'échouer quand on est si près du port.
+
+Le vieux dernier vivant baisse, baisse, baisse!
+
+Il ne veut plus manger de crainte de dépenser. Depuis qu'il a chassé son
+dernier domestique, il va chercher son sou de lait, lui-même, dans sa
+boîte, avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes.
+
+Son chien lui fait peur, sans ça il le tuerait.
+
+Il ramasse des croûtes de pain dans les chiffons.
+
+Pélagie va toujours le voir et lui porte des petits morceaux de sucre.
+Il les met en tas dans son armoire. Il en a haut comme moi.
+
+Et il tousse à faire trembler. Ce n'est plus le squelette d'un vieux
+coquin, c'est l'ombre d'un singe.
+
+J'ai l'honneur, Madame et incomparable suzeraine, de solliciter vos
+instructions. Faut-il tendre une ratière? Martroy est un retors, mais si
+l'argent ne manque pas....
+
+Envoyez donc une bonne fois ce qu'il faut, sans liarder, ô reine!
+
+C'est ce Martroy qui satisferait bien la curiosité de l'agneau au sujet
+de Fanchette!...
+
+
+Pièce numéro 85
+
+(Anonyme. Écriture complètement déguisée. Sans date.)
+
+_À M. Louaisot, à Paris._
+
+Vous aurez été mon mauvais génie depuis mon enfance jusqu'à la fin. Vous
+ne manquerez pas d'argent.
+
+Puisque je ne peux pas être heureuse, je veux être riche. Rien ne
+m'arrêtera, cette fois, je le veux!
+
+
+Pièce numéro 86
+
+(De la main d'un écrivain public, signée d'une croix, par François
+Bochon, valet de chambre.)
+
+Yvetot, 16 septembre 1865.
+
+_À M. L. Thibaut, démissionnaire, à Paris._
+
+La présente est pour vous faire savoir que ça ne me chausse qu'à moitié
+de supporter les raisons de Madame et de ses demoiselles, du matin
+jusqu'au soir, par la mauvaise humeur qu'elles ont de ne pas pouvoir
+taper sur vous.
+
+J'y mets encore de la patience assez, parce que je ne peux pas dire le
+contraire que c'est maladroit à Monsieur d'avoir lâché un bon état pour
+se mettre à rien faire à la suite d'une bêtise comme celle que Monsieur
+a faite. N'empêche que, trouvant une bonne place en ville, avec un
+particulier seul et garçon, pas marié, je prie bien Monsieur de me payer
+mon compte en me disant qu'il n'a plus besoin de moi et un certificat.
+
+Rien de nouveau d'ailleurs, si ce n'est que Madame et ses deux
+demoiselles parlent du matin au soir de vous faire interdire de vos
+droits dans la société. Comme elles n'osent plus sortir dans la rue,
+rapport à ce qu'elles croient que les polissons vont les suivre au
+doigt, elles sont toujours à la maison, et c'est pour ça que je m'en
+vas.
+
+Mme la marquise de Chambray est partie hier avec Louette. En voilà
+une qui chante partout que Monsieur n'a point d'esprit. Dame! Elle a ses
+raisons pour ça, moi, je ne me mêle que de mes affaires. Et bien juste.
+
+Le nouveau M. le président est arrivé. C'est un petit sec, gravé de la
+vérette. Il n'y a plus rien pour ceux de Normandie. C'est un Picard.
+
+Quant à la chose de vos noces, ça ne faiblit pas, on en parlera
+longtemps.
+
+De cette histoire-là, ils disent que le petit M. Pivert va enfler et se
+marier. Ce qui casse les uns raccommode les autres.
+
+Rien autre à vous marquer que mon dévouement et mes gages à me payer.
+
+
+Pièce numéro 87
+
+(Écriture de Lucien, pénible et altérée.--Sans adresse.)
+
+Paris. 22 septembre.
+
+J'ai cru que j'allais mourir. C'est toi Geoffroy à qui j'aurais légué la
+continuation de ma tâche. J'avais fait, moi-même, à ma dernière heure de
+force, le paquet qui devait t'être adressé.
+
+Je le défais aujourd'hui. Le recueil n'est pas complet. Dieu veut que
+j'y ajoute encore.
+
+Pendant ma maladie, je n'ai pas eu une minute de trouble mental. Je me
+sentais mourir. J'en éprouvais une grande joie--et un inexprimable
+chagrin.
+
+Mon chagrin était pour Jeanne que je laissais en péril.
+
+Ma joie était pour moi. Je m'en repens. J'ai bien souffert, mais je n'ai
+pas plus souffert que la plupart des autres hommes. Et j'ai fait mon
+devoir.
+
+J'ai eu autour de moi, à plusieurs reprises, pendant ma maladie, M.
+Louaisot, l'homme de la rue Vivienne, sa gouvernante Pélagie et un
+médecin qu'il avait amené. Mes papiers étaient à l'abri. Une seule
+lettre m'a manqué que j'avais entrevue sur ma table de nuit.
+
+C'était moi qui avais mandé Louaisot, mais je ne l'avais pas appelé en
+qualité de garde malade.
+
+Ma mère et mes soeurs ne m'ont pas écrit. Je n'ai aucune nouvelle de
+Jeanne, sinon par M. Cressonneau qui, par deux fois, a eu l'obligeance
+de me faire dire que la santé de ma femme bien-aimée n'était pas
+mauvaise.
+
+Je ne suis pas encore bien fort. La plume tremble dans ma main.
+
+Et pourtant Geoffroy, l'heure de travailler arrive. Jeanne m'attend. Je
+vais me mettre à l'oeuvre. Je sens que je serai courageux et patient.
+
+Dieu est bon de m'avoir conservé pour ma tâche.
+
+Les assises me trouveront prêt, Geoffroy. Jeanne n'y viendra pas seule.
+
+
+Pièce numéro 88
+
+(Extrait du _Moniteur universel_, partie officielle. Numéro du 24
+septembre 1865.)
+
+M. Pivert (A), substitut du procureur impérial à Yvetot, est nommé juge,
+près du même siège, en remplacement de M. Lucien Thibaut, dont la
+démission est acceptée.
+
+
+Pièce numéro 89
+
+(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_. Numéro du 24 septembre 1863.)
+
+Le tirage du jury pour la prochaine session de la cour d'assises de la
+Seine a donné le résultat suivant:
+
+(Liste des jurés.)
+
+C'est à cette session que doit venir, selon toute probabilité, la trop
+fameuse affaire du Point-du-Jour dite l'_Affaire des ciseaux_.
+
+On désigne pour présider la cour d'assises, le conseiller nouvellement
+nommé, M. Ferrand, qui passe pour un magistrat de haut savoir et
+d'avenir.
+
+
+Pièce numéro 90
+
+(Du bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris, signée par lui, écrite
+par un expéditionnaire.)
+
+Paris, 26 septembre 1865.
+
+_À M. L. Thibaut, avocat à la Cour impériale._
+
+(Avis officiel de son inscription au tableau.)
+
+
+Pièce numéro 91
+
+(Écrite par un expéditionnaire. Signée par le président des assises.)
+
+Paris. 28 septembre 1865.
+
+_À M. L. Thibaut, avocat et Cie._
+
+(Envoi d'une carte spéciale pour entrer à la prison.)
+
+
+Pièce numéro 91 bis
+
+Carte d'admission
+
+Prison de la Conciergerie
+
+Service des accusés au secret
+
+Laissez entrer dans la chambre de l'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut,
+M. Lucien Thibaut, avocat, son défenseur.
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+Le défenseur de sa femme
+
+
+
+
+Récit de Geoffroy
+
+
+
+
+I
+
+J.-H.-M. Calvaire
+
+
+Je ne lisais plus. Mes yeux restaient fixés sur le petit carré de papier
+qui portait l'estampille de la Conciergerie. Et mes yeux étaient
+mouillés.
+
+Se peut-il qu'un laissez-passer libellé selon la formule morne des actes
+de cette sorte, produise ainsi une profonde, une enthousiaste émotion!
+
+Mon âme vibrait, je puis le dire, pendant que je lisais le dernier mot,
+écrit sur ce pauvre carton: «Défenseur»!
+
+Une fois, Lucien me l'avait dit dans le lyrisme de sa tendresse si
+belle. Il m'avait dit: «Rien n'est pour moi au-dessus de cette fable
+splendide: Orphée allant chercher sa femme aux enfers!»
+
+Aussi comme cette grande fable nous fait rire à gorge déployée, nous, le
+siècle contempteur des géants, nous les impuissants et les railleurs,
+nous, les pitres de la décadence!
+
+Et Lucien avait ajouté:
+
+«Ma femme était dans l'enfer, je suis allé l'y chercher.»
+
+À l'heure où il m'avait dit cela, je ne l'avais pas compris, mais je
+comprenais, maintenant.
+
+Le mari de l'accusée était le défenseur de l'accusée.
+
+Du bord où marche l'homme d'honneur, il se penchait, devant tous et sous
+le soleil, vers le gouffre où l'infamie se débat dans le sombre. Sa main
+s'y plongeait, frémissante d'orgueil généreux; il y cherchait, il y
+trouvait une main déshonorée et il la ramenait à lui, criant à la
+foule:
+
+«Je suis le mari de cette femme, et je suis son défenseur!»
+
+C'est grand, le mariage, allez, les petits ont beau rire!
+
+Et c'est grand aussi l'oeuvre d'avocat, quoi que fassent certains
+avocats.
+
+Y eût-il, autour de ces deux nobles choses, plus de misères grotesques
+qu'on n'y en amoncelle à plaisir: j'entends les avocats et les maris
+eux-mêmes, collaborateurs de toutes les comédies, ces deux choses
+seraient grandes encore, parmi ce que le monde garde de plus grand.
+
+J'étais avec Lucien. Je le connaissais si bien depuis vingt-quatre
+heures! Je voyais battre à nu son excellent coeur si naïf et si brave!
+Je devinais quelle allégresse avait rempli tout son être en lisant ce
+mot _défenseur_ à la suite de son nom.
+
+Pour certains, il y a de profondes jouissances dans le sacrifice, mais
+pour Lucien, ce n'était pas cela.
+
+Lucien ne sacrifiait rien.
+
+L'héroïsme s'exhalait de son amour comme le souffle sort de nos
+poitrines. Il vivait de tendresse. Pour employer son expression qui,
+pour nous, serait prétentieuse, mais qui devenait si juste entre ses
+lèvres: «Jeanne était son âme.»
+
+Je n'eus pas le temps de poursuivre plus loin ma lecture. Au moment où
+j'allais prendre le numéro suivant, mon domestique Guzman rentra. Il
+venait me rendre compte des deux commissions que je lui avais données.
+
+Mme la marquise de Chambray me faisait dire qu'elle m'attendrait,
+selon mon désir, ce soir, à huit heures.
+
+Ce devait être la fameuse femme de chambre Louette qui avait transmis
+cette réponse, du moins je crus la reconnaître à la description que m'en
+fit Guzman.
+
+Quant à Mme la baronne de Frénoy. Guzman l'avait vue elle-même.
+
+C'était, au dire de Guzman, une forte femme très brune, au teint presque
+gris et aux yeux brillants, pris en quelque sorte dans un réseau de
+rides. Il me sembla que je la revoyais. C'était une créole. Les créoles
+sont souvent jolies dans leur jeunesse.
+
+Mais l'âge les masque d'une étrange façon.
+
+Mme de Frénoy, veuve de Rochecotte, avait fait entrer Guzman dans sa
+chambre à coucher, où elle était étendue sur un canapé.
+
+--Pas belle, pas belle, me dit Guzman. Des rides faites avec de la peau
+de serpent, des cheveux gris de fer et des yeux taillés à pointes, comme
+les cristaux de lustres. Et tout ça dans du lait, car elle est entourée
+de mousseline blanche. Elle m'a dit du premier coup:
+
+--Dites donc, là-bas, vous, ce gamin de Geoffroy aurait bien pu venir
+lui-même et tout de suite. Je lui ai assez donné de fessées quand il
+faisait le méchant,--et des dîners aussi, les jours de sortie. Mon
+pauvre Albert avait de bien mauvais sujets pour amis. Guzman n'était pas
+sans éprouver un certain plaisir à me rapporter ces paroles.
+
+--La demoiselle de compagnie, reprit-il, la même qui est venue ici ce
+matin chercher la réponse de Monsieur, pauvre diablesse, a voulu mettre
+son nez à la porte; Mme la baronne lui a dit d'aller voir à ses
+affaires et qu'elle était curieuse comme une pie. J'aimerais mieux être
+bourreau que demoiselle de compagnie, ça, c'est sûr. Mme la baronne
+m'a donc continué:
+
+«--Vous direz à M. Geoffroy de Roeux que je pleure toujours mon fils
+Albert, le jour et la nuit. C'est en automne qu'il aurait eu ses trente
+ans. Je suis obligée de partir parce qu'on m'a invitée en vendanges,
+mais je compte sur M. de Roeux pour se mettre à la recherche de cette
+drôlesse de Fanchette. On l'a laissée partir. La justice est une bête.
+M. de Roeux nous doit bien ça à mon fils et à moi. L'autre ami de mon
+fils, l'avocat Thibaut, s'est mis du côté de la coquine. Il y a des
+hommes bien abominables! Quand je reviendrai de la Bourgogne, je verrai
+votre maître. Dites-lui qu'il peut s'adresser à M. le conseiller Ferrand
+pour les démarches. C'est un aimable homme, et fort au whist. Si on
+retrouve la créature, je la déchirerai de mes propres mains, allez!»
+
+Ce compte-rendu fidèle de la mission de Guzman ne me donna pas beaucoup
+à regretter le départ de Mme la baronne pour les vendanges.
+
+Dans mes souvenirs, c'était une très bonne femme, mais fantasque et
+impérieuse. Je n'avais ni le temps, ni la volonté de m'atteler à sa
+vengeance.
+
+S'il m'eût été donné de la voir, j'aurais essayé de changer son
+sentiment par rapport à Jeanne, mais c'aurait été là une rude besogne.
+
+Mon dîner, lestement pris, pourtant, me mena jusqu'à l'heure de partir
+pour le rendez-vous de Mme la marquise. Il pleuvait. Guzman mit mon
+pardessus dans la voiture fermée qu'il m'avait fait avancer.
+
+Au moment où je traversais le trottoir pour monter, j'aperçus un
+malheureux petit homme maigre et plat comme un couteau à papier qui me
+tira son vieux chapeau rougeâtre d'un air de connaissance.
+
+Je croyais pourtant être bien sûr de n'avoir jamais rencontré en ma vie
+ce pauvre petit homme-là.
+
+Il était vraiment fait de manière à ce qu'on pût se souvenir de lui.
+
+Parmi les marchands de lorgnettes il y a de ces maigreurs, mais le
+marchand de lorgnettes prend l'usage du monde, à force d'accoster les
+Anglais. Son abord n'est ni emprunté, ni timide.
+
+En outre, il parle généralement la langue de Moïse.
+
+Mon petit homme parlait normand, comme je pus l'entendre au seul mot
+qu'il prononça en me tendant discrètement sa carte: un petit carré de
+papier écolier, sur lequel étaient tracées, en belle écriture ronde de
+copiste, ces trois lettres majuscules: J.-B.-M.
+
+--Calvaire! me disait-il tout bas; Calvaire!
+
+Il avait arrondi ses deux mains autour de sa bouche pour former
+porte-voix.
+
+Il y a des heures de danger et d'embarras où les choses qu'on ne
+comprend pas font peur. Je regardai le petit homme avec défiance.
+
+C'est bien, en apparence, la plus inoffensive et la plus pauvre créature
+qu'on puisse imaginer. Outre son chapeau roussi qui ruisselait de pluie,
+il portait un pantalon de casimir gris perle dont les lambeaux faisaient
+frange sur des bottes désastreuses, et si longues qu'elles se relevaient
+à la poulaine.
+
+Par-dessus son pantalon, il avait, au lieu de redingote, un petit collet
+de toile cirée blanche qui avait dû être la partie supérieure d'un
+carrick de cocher.
+
+Une assez forte liasse de papiers relevait le pan de ce manteau--comme
+une épée.
+
+Avez-vous vu parfois de ces yeux myopes qui s'allongent et se
+raccourcissent comme des lunettes d'approche? Mon pauvre petit homme
+avait cela de commun avec les escargots.
+
+--Calvaire! murmurait-il en agitant sa carte, Calvaire!
+
+Je voyais sortir d'entre ses paupières et se tendre vers moi, en même
+temps que sa carte, deux prunelles ternes qui me semblaient supportées
+par des tentacules en caoutchouc. Ces prunelles avaient une expression
+suppliante. Quand j'eus pris la carte, les prunelles rentrèrent chez
+elles et s'abritèrent derrière deux touffes de cils blondâtres, pendant
+que le petit homme répétait:
+
+--Calvaire, mon bon Monsieur. Vous comprendrez l'analogie. Ça fait
+partie de la série de mes pseudonymes raisonnés.
+
+Ses mains faisaient toujours porte-voix.
+
+J'étais pressé, je lui offris vingt sous et je montai en voiture.
+
+--Hôtel des Missions étrangères, dis-je au cocher, rue du Bac!
+
+Mon petit homme m'adressa un gracieux salut; mais il n'avait pas encore
+tout ce qu'il voulait, car je le vis gesticuler sur le trottoir et, au
+moment où ma voiture s'ébranlait, j'entendis sa voix grêle qui
+m'envoyait ce mot cabalistique:
+
+--Calvaire!
+
+À dix secondes de là, je ne songeais plus au petit homme. J'essayais de
+recueillir ma pensée pour ne pas arriver sans préparation au rendez-vous
+de Mme la marquise de Chambray.
+
+Tout d'abord, j'étais bien forcé de m'avouer qu'en risquant cette
+démarche, je n'avais aucune intention précise, aucun but qui se pût
+formuler.
+
+J'ai écrit le mot _risquer_, non pas assurément que je crusse à la
+possibilité d'aucun danger personnel, mais parce que je me sentais
+étroitement chargé des intérêts de Lucien Thibaut et que vis-à-vis d'une
+femme comme Mme la marquise--comme je la jugeais du moins--il y a
+toujours péril à laisser entamer une situation.
+
+J'avoue que j'avais grande idée des capacités diplomatiques de cette
+belle Olympe.
+
+Lucien avait eu raison d'elle un jour, mais ç'avait été par un coup de
+massue.
+
+En diplomatie, puisque j'ai prononcé le mot, une démarche n'est pas
+toujours inopportune parce qu'elle n'a pas de but actuel ni d'utilité
+apparente. Il y a des démarches qui coûtent un prix fou sans autre
+avantage que de «voir venir». Demandez aux joueurs d'écarté ce que
+rapporte le _voir-venir_, quand on a le roi et le valet contre la dame
+seconde.
+
+À mes yeux, Mme la marquise de Chambray était une de ces personnes
+qu'il est impossible de lire. Il faut les entendre et les voir.
+
+Mon rôle était évidemment la réserve. Ma chasse ne quêtait aucun gibier
+particulier: tout m'était bon. Je faisais une battue générale sur les
+terres de cette belle Olympe.
+
+Et plus la voiture mangeait de pavés sur la route du faubourg
+Saint-Germain, plus je prenais assurance, certain de rapporter quelque
+chose dans mon sac, en revenant de cette guerre.
+
+
+
+
+
+II
+
+Une lettre du comte Albert
+
+
+L'hôtel des Missions étrangères est un logis de prêtres et de grandes
+dames départementales. On y voit des évêques et des duchesses. Les curés
+et les châtelaines de seconde qualité vont rue de Grenelle, à l'hôtel du
+Bon-Lafontaine, qui est également bien célèbre.
+
+Mais que Dieu me garde de dire ou de penser que dans l'une ou dans
+l'autre de ces deux pieuses hôtelleries il y ait beaucoup de clientes
+comme Mme la marquise de Chambray!
+
+Je la trouvai dans une grande chambre assez belle, mais singulièrement
+triste, et qui me rappela, par le contraste, les enchantements du petit
+salon Louis XV, où ce vieillard amoureux, M. le marquis de Chambray,
+avait entassé tant de merveilles artistiques.
+
+Il faisait froid là-dedans, malgré le plein Paris et la saison, comme
+dans un vieux château du fond de la Bretagne.
+
+Du reste, il y avait du feu dans la cheminée.
+
+Mme la marquise était assise auprès de sa table, un peu en avant, de
+manière, à ce que la lueur du flambeau à deux branches qui brûlait à
+côté d'elle glissât de biais sur ses traits. Pour les mettre tout à
+fait dans l'ombre, elle n'avait à faire qu'un tout petit mouvement en
+avant.
+
+Sur la cheminée, il y avait deux autres bougies. En tout quatre. Dans
+cette pièce morne et sombre, cela donnait un crépuscule. Les ténèbres
+étaient visibles.
+
+Mme la marquise portait le deuil, un deuil très sévère et très
+élégant. Je la trouvai moins belle qu'au sortir de l'Opéra, mais plus
+jeune.
+
+Ce fut ce qui me frappa en ce moment: son extraordinaire jeunesse.
+
+Elle se leva pour me recevoir et je pus admirer la gracieuse noblesse de
+sa taille.
+
+J'ai toujours pensé que certaines femmes peuvent, quand elles le
+veulent, mettre une sourdine à leur beauté.
+
+Mais la beauté n'est rien, puisque cette merveilleuse Olympe avait été
+vaincue par Jeanne.
+
+--M. de Roeux, me dit-elle quand je fus assis en face d'elle avec les
+deux bougies de la table dans les yeux, nous sommes, vous et moi, de
+bien vieilles connaissances. J'ai sollicité le plaisir de vous voir
+parce que je vous crois le meilleur ami de M. Lucien Thibaut.
+
+--Vous ne vous êtes pas trompée, Mme la marquise, répondis-je.
+J'ignore si Lucien a un meilleur ami que moi, mais je sais que je l'aime
+de tout mon coeur.
+
+Elle s'inclina. Il me sembla déjà qu'elle cherchait ses paroles.
+
+--Hier matin, reprit-elle, à la maison de santé de Belleville, vous
+m'avez surprise au moment où j'accomplissais un singulier pèlerinage. Je
+ne me cache pas de cela, ou plutôt je ne me cache de cela que vis-à-vis
+de Lucien lui-même. Je suis l'amie de son enfance. Quoi qu'il arrive, je
+resterai fidèle à cette tendresse. Puisque je ne peux pas être la femme
+de Lucien, M. de Roeux, et j'avoue que c'était là mon rêve le plus cher,
+je veux être la soeur de Lucien, toujours.
+
+À mon tour, je m'inclinai.
+
+Ses doigts, qui frémissaient malgré elle, tourmentaient son mouchoir.
+
+--Lucien est bien malade, dit-elle encore, et bien malheureux.
+
+--Je crois qu'il peut guérir, répondis-je. Quant à son malheur, je vous
+demande pardon, Madame, mais je n'en connais pas encore toute l'étendue.
+
+--C'était la première fois que vous revoyiez Lucien, M. de Roeux?
+
+--Depuis les jours de notre enfance, oui, Mme la marquise, la
+première fois.
+
+--Mais vous saviez tout ce qui le concernait depuis longtemps?
+
+--J'ai commencé cette nuit seulement à lire son histoire.
+
+Elle témoigna de l'étonnement, mais comme si elle se fût dit: il faut
+bien être un peu étonnée.
+
+--Oserais-je vous demander, M. de Roeux, poursuivit-elle comment vous
+avez trouvé l'adresse de Lucien?
+
+--Par un M. Louaisot de Méricourt qui me l'a vendue trente francs,
+répondis-je.
+
+Elle porta son mouchoir à ses lèvres.
+
+--Et que pouvez-vous croire de moi? prononça-t-elle tout à coup à voix
+basse, pendant que la lueur oblique des bougies allumait deux étincelles
+aux bords de ses paupières, que croit-il lui-même? Que croirais-je si
+j'étais à votre place à tous les deux!
+
+Les larmes qui tremblaient à ses cils roulèrent lentement sur sa joue.
+Quelque chose remua tout au fond de mon coeur.
+
+Je me raidis. Je sentais l'influence de la sirène.
+
+Mais je ne me raidis pas jusqu'à repousser de parti pris la vérité, si
+elle venait en contradiction avec mes impressions ou mes sentiments
+acquis. J'avais un doute qui ne naissait pas ici. Il était préexistant.
+
+L'idée que les événements m'imposaient au sujet de cette admirable
+créature était si horrible qu'un instinct surgissait au-dedans de moi
+pour la repousser. Elle pleurait. J'ai vu des comédiennes pleurer au
+théâtre et dans le monde.
+
+Mais elle souffrait si terriblement qu'aucune comédienne n'aurait pu
+rendre un pareil martyre, sans paroles ni gestes, en laissant seulement
+une goutte d'eau aller le long de la pâleur de ses joues.
+
+--M. de Roeux, reprit-elle en affermissant sa voix par un grand effort,
+je ne vous ai pas appelé ici pour vous parler de moi. Je suis enserrée
+dans un tel lacet d'apparences mensongères--et calomnieuses, que je
+n'espère ramener ni Lucien ni vous qui ne pouvez voir que par lui....
+
+--Vous vous trompez, Mme la marquise, interrompis-je. J'essaye de
+voir par mes propres yeux.
+
+--Plût à Dieu! fit-elle, mais sans chaleur ni espoir.
+
+Elle poursuivit:
+
+--Je sais ce que vous valez, M. de Roeux. Outre ce que M. Lucien Thibaut
+me disait autrefois, j'avais souvent, bien souvent entendu parler de
+vous par un autre ami qui nous fut commun, à vous et à moi: le brave, le
+bon, le cher Albert de Rochecotte.
+
+Il me déplut de l'entendre prononcer ce nom. Je restai muet. Le
+sentiment qui était en moi se lisait sans doute sur mon visage, car elle
+devint plus pâle. Auprès d'elle, sur la table, il y avait une lettre que
+je n'avais point remarquée. Elle la prit et me dit:
+
+--Je l'ai cherchée et retrouvée pour vous. Elle fut écrite bien peu de
+jours avant la mort d'Albert. Vous savez qu'il avait demandé ma main.
+Dans cette lettre, il m'annonçait son mariage prochain. Lisez seulement
+le dernier paragraphe. Je pris le papier qu'elle me tendait, et je lus
+à l'endroit qu'elle me désignait.
+
+«.... Vous savez de quel coeur je radotais ce cri de guerre: _On
+n'épouse pas Fanchette!_ Cela reste vrai, au fond, je ne l'épouserai
+pas, puisque j'en épouse une autre; mais il n'en est pas moins vrai que
+ma position devient gênante.
+
+Est-ce un coup monté par la cousine Péry, j'entends la mère? ou même par
+ce vieux farceur de baron de Marannes? Je parie bien que vous ne
+devinerez pas? Il faudra vous mettre les points sur les i....
+
+Fanchette elle-même ne sait pas que je sais cela. Mais je le sais,
+morbleu! et cela me met aux cents coups.
+
+Aidez-moi donc, huitième merveille, vous devez bien aussi être un peu
+devineresse! Eh bien, Fanchette n'est pas Fanchette. Quoi! voilà le mot
+lâché!
+
+Qui est-elle, alors? Voilà que vous devinez.
+
+Mon Dieu, oui, c'est elle! ils ont joué ce jeu. C'était assez facile, je
+n'avais jamais vu ma cousine Jeanne.
+
+Et le diable, c'est que la pauvre chérie m'aime comme une folle! Et moi
+donc!
+
+Quand je pense que j'avais écrit à ce bon Lucien dans le temps pour lui
+dire....
+
+Voulez-vous parier une chose avec moi, cousine? c'est que tout cela
+finira mal.
+
+Si je pouvais, comme indemnité, céder à ces Péry--quels coquins!--mes
+droits à la succession tontinière et fantastique! Je ris, mais j'ai
+envie de pleurer. Après vous, c'est la plus jolie du monde. Et bonne,
+comme une petite panthère privée! Mais ma mère ne consentirait jamais!
+
+Je baise le bout de vos doigts, déesse...»
+
+Mes yeux restèrent cloués au papier longtemps après que j'en eus achevé
+la lecture.
+
+Le fait révélé dans cette lettre, à savoir que Jeanne et Fanchette ne
+faisaient qu'une, m'était venu à l'esprit bien des fois depuis la
+veille.
+
+Y croyais-je?
+
+Tout ce que mon cerveau peut comporter d'attention se concentrait dans
+l'examen de la lettre.
+
+D'Albert, tout m'était familier: non seulement son écriture, mais son
+style, ses plaisanteries courantes--sa façon de commencer la marge
+étroite, pour la finir large, ce qui faisait surplomber ses pages comme
+des maisons du XVe siècle,--tout, jusqu'à son papier....
+
+C'était bien l'écriture d'Albert, je l'aurais affirmé sous serment.
+C'était son style, c'étaient ses plaisanteries. C'était sa façon de
+marginer, sa plume, son encre, son papier et sa ponctuation qui
+différait bien un peu de celle de tout le monde.
+
+La lettre était d'Albert.
+
+Y croyais-je.
+
+Je la rendis à Mme la marquise qui me dit:
+
+--Vous vous étonnerez après cela de la part que je pris au mariage de
+Lucien avec ma cousine Jeanne.
+
+--En effet, murmurai-je, de deux choses l'une....
+
+--Non, M. de Roeux, interrompit-elle. Il y a trois choses: Lucien
+m'avait menacée.
+
+Cela était vrai. La parole qu'il eût fallu dire ne me venait pas.
+
+--Oh! fit-elle, Dieu n'a pas voulu me prendre!
+
+--N'avez-vous point fait usage de ceci devant les tribunaux? demandai-je
+un peu au hasard.
+
+--Jamais.
+
+--Et vis-à-vis de Lucien?
+
+--Dieu m'en garde! ç'aurait été le tuer.
+
+Cela était vrai encore.
+
+Pendant que je songeais, elle déchira la lettre et en jeta les fragments
+dans le foyer.
+
+--Que faites-vous! m'écriai-je.
+
+--Vous l'avez vue, cela me suffit. Je n'ai pas.... Je n'avais pas de
+haine contre ma cousine Jeanne, et maintenant, cette lettre est inutile.
+
+Le soupçon qui naissait en moi par rapport à l'authenticité de la lettre
+m'empêcha de donner attention à ces paroles dont le sens devait m'être
+bientôt expliqué.
+
+
+
+
+III
+
+L'incomparable Olympe
+
+
+--M. de Roeux continua la marquise après un silence, ce n'est pas
+seulement Lucien qui m'a calomniée près de vous.
+
+--Madame, répondis-je, Lucien ne s'appartient plus à lui-même. Moi, je
+n'ai qu'un désir, c'est de vous trouver telle que les amis de votre
+enfance, Lucien lui-même et Albert, vous dépeignaient à moi autrefois.
+
+Elle eut un sourire fier et triste qui fit tout à coup éclater sa beauté
+comme la couche de vernis illumine, sous le noir, les splendeurs
+inconnues d'un tableau de maître.
+
+--Je ne suis pas adroite, moi, M. de Roeux, me dit-elle, je n'essayerai
+pas de lutter avec vous. J'ai un secret, vous le savez, et il est bien
+pesant, puisque j'ai prêté un jour ma maison à ma rivale pour y célébrer
+les fêtes de son mariage.... Vous pensez à l'arrestation de Jeanne? Je
+lis cela dans vos regards. Vous vous trompez, l'arrestation de Jeanne me
+surprit, me frappa tout autant que Jeanne elle-même. Je la croyais à
+l'abri: j'avais des raisons de croire cela, Monsieur....
+
+Elle s'interrompit parce que mon regard, peut-être, était incrédule.
+
+--Non! reprit-elle, ne cherchez rien en dehors du secret que je confesse
+avoir. Malheur ou faute, ce secret me livre en proie à un tyran sans
+pitié, qui ne se contente pas de m'opprimer, qui travestit mes actes et
+ma pensée, qui me perd--qui me déshonore!... On vous a dit que j'étais
+l'héritière, après cette malheureuse enfant, Jeanne, qui venait
+elle-même après Albert de Rochecotte, l'héritière de la tontine, de
+cette fortune immense et infâme dont Paris commence à s'occuper... on
+vous a dit cela, n'est-ce pas?
+
+--On me l'a dit, Madame.
+
+--On vous a menti. Cela n'est pas vrai. Ou plutôt, s'il est vrai que je
+sois l'héritière, il est faux que je poursuive l'héritage. Un autre est
+là derrière moi qui fait agir mes mains garrottées.... On vous dira
+demain que j'ai fait interdire un vieillard,--le _dernier vivant_... ce
+n'est pas vrai! ce n'est pas moi! c'est mon secret qui agit malgré moi.
+Moi, je n'ai jamais fait que porter les aliments à la bouche de ce
+misérable vieillard, dont la folie consiste à se laisser mourir
+d'inanition au milieu de ses richesses. Mais à quoi bon me défendre?
+Personne ne m'attaque, n'est-ce pas M. de Roeux?
+
+--Madame, répondis-je avec beaucoup de respect, si je dois apprendre
+plus tard les choses auxquelles vous venez de faire allusion, au moins
+n'en suis-je pas encore là de ma lecture.
+
+Elle me regardait d'un air vraiment désespéré.
+
+--Que faire? murmura-t-elle, sans savoir qu'elle parlait; vous avez
+entre les mains ce que vous croyez être mon écriture! chaque parole qui
+tombe de mes lèvres doit être pour vous un mensonge. Il y a quelque
+chose de plus odieux que le crime, c'est l'hypocrisie. Moi, pour vous,
+je suis à la fois hypocrite et criminelle....
+
+Sa belle tête s'était courbée, elle la redressa.
+
+--Mais dites-moi donc ce que vous pensez de moi, Monsieur!
+s'écria-t-elle avec plus de douleur encore que de colère.
+
+Et, sans attendre ma réponse qui, peut-être, aurait été difficile, elle
+reprit brusquement:
+
+--Laissons cela. Il y a longtemps que je n'espère plus rien, pas même
+justice. J'aurais voulu seulement qu'il fût heureux.... Vous savez de
+qui je parle... car le sentiment que j'ai pour lui survit à tout, chez
+moi, M. de Roeux, je l'emporterai avec moi hors de ce monde. Je n'ai pas
+été exaucée. Il est malheureux et son malheur va s'aggraver jusqu'au
+désespoir. J'ai désiré une entrevue avec vous pour savoir si vous
+voudriez vous charger d'apprendre à M. Lucien Thibaut une mauvaise, une
+cruelle nouvelle.
+
+Son regard qui couvrait le mien s'imprégnait d'une dignité grave.
+
+--Quelle nouvelle? balbutiai-je, car les paroles prononcées naguère me
+revenaient et je craignais de deviner.
+
+--C'est bien cela, me répondit-elle, comme si j'eusse exprimé ma
+crainte.
+
+Puis elle ajouta d'une voix étouffée, mais sans baisser les yeux.
+
+--Jeanne est morte.
+
+À cette sinistre déclaration mon fauteuil recula malgré moi.
+
+--J'avais fait mon devoir, poursuivit Mme la marquise, vous verrez
+plus tard, si vous ne l'avez pas encore vu, que j'avais contribué à
+l'évasion... j'avais donné asile à ma cousine, à la femme de mon seul
+ami dans mon château près de Dieppe.... Pourquoi je n'avais pas prévenu
+Lucien? Ah! c'est bien vrai! mais demandez-moi aussi pourquoi je ne suis
+pas depuis un an au fond d'un cloître? Esclave! esclave! j'espérais
+pourtant donner cette grande joie à celui qu'un peu de joie ferait
+renaître. Je me disais: Je le prendrai par la main, bientôt.... Bientôt,
+je le conduirai à celle qu'il aime....
+
+Elle avait des larmes plein la voix. Encore de vraies larmes.
+
+Je l'écoutais, je l'examinais de toute ma faculté de juger. Eh bien!
+non, je ne la condamnais pas sans appel! Le juré ne doit compte de ses
+impressions qu'à sa conscience. Je gardais un doute....
+
+Mais il y avait quelque chose de plus étrange encore. La mort de Jeanne
+qui m'avait d'abord porté un si rude coup, laissait à peine une trace
+dans ma pensée. Était-ce que je n'y croyais déjà plus?... Mme la
+marquise me tendit une lettre timbrée de Dieppe en ajoutant:
+
+--Voici l'annonce que je reçois du malheureux événement.
+
+Je pris la lettre et je la parcourus des yeux. Je ne crois pas que
+Mme la marquise eût conscience du motif de ma froideur.
+
+--Vous chargez-vous de la triste commission, M. de Roeux? me
+demanda-t-elle quand je lui eus rendu la lettre mortuaire.
+
+Il me sembla que la lettre était d'un médecin ou du curé: un témoignage
+impossible à suspecter. Mais ce n'était ni le curé ni le médecin que je
+soupçonnais de mensonge en moi-même.
+
+--Puisque vous le désirez, Madame, répondis-je, je m'en chargerai.
+
+Elle me remercia. Je vis bien que l'entrevue, pour elle, n'avait plus de
+raison d'être. Mais moi, je n'avais pas fini.
+
+--Madame, lui dis-je, en continuant de parler dans le diapason ému
+qu'elle avait choisi elle-même, auprès de cette pauvre jeune tombe, me
+permettrez-vous de vous adresser une question?
+
+--Faites, Monsieur.
+
+--Dans votre pensée, à vous.--avec ou malgré le témoignage apporté par
+la lettre de Rochecotte--dans votre conscience, Madame, oui ou non,
+cette malheureuse enfant était-elle coupable?
+
+Mme la marquise ne s'attendait pas à cette question; elle fut quelque
+temps avant de me répondre. Je la vis, je la sentis encore bien mieux se
+recueillir. Je ne me suis pas chargé d'expliquer cette âme. Elle se
+détourna pour cacher une larme qui jaillissait de ses yeux.
+
+--Non! répondit-elle avec force et comme si sa conscience eût fait
+explosion.
+
+--Non! répétai-je.
+
+Son regard revint à moi. Elle avait déjà l'oeil sec.
+
+--M. de Roeux, poursuivit-elle avec une froideur soudaine, s'il m'était
+permis de parler, ce serait la fin de mon supplice. Ne m'interrogez
+plus, je ne pourrais pas vous répondre. Personne n'est coupable. Il y a
+un démon. Un seul démon suffit pour un monceau de crimes.
+
+Elle se leva. Je l'imitai aussitôt.
+
+--Épargnez Lucien, me dit-elle, pendant que je saluais pour prendre
+congé. Qu'il apprenne cela lentement, peu à peu. Un choc trop brusque
+pourrait le tuer.
+
+Elle me reconduisit jusqu'à la porte. Ses derniers mots furent ceux-ci:
+
+--M. de Roeux, je voudrais bien être à la place de Jeanne!
+
+Était-ce une comédienne très habile? En regagnant ma voiture, j'avais la
+tête pleine. Je cherchais en vain à mettre de l'ordre parmi la révolte
+de mes pensées. Avais-je eu tort ou raison de ne point prononcer les
+deux noms qui tant de fois étaient venus jusqu'à mes lèvres? Celui du
+président Ferrand--et surtout M. Louaisot de Méricourt. J'avais souhaité
+cette entrevue. Je m'étais préparé pour une lutte d'où, selon moi, il
+était impossible que la lumière ne jaillit pas dans une certaine
+mesure. Et en effet, tant que le regard triste de Mme la marquise
+Olympe était resté sur moi, il m'avait semblé que je soulevais un coin
+du voile. Je croyais comprendre ou du moins deviner.
+
+Une explication voulait naître en moi. J'entrevoyais à tout le moins,
+pesant sur le coeur de cette femme, une oppression qui me semblait
+lourde comme la fatalité. Mais dès que je fus seul, rien ne resta, sinon
+l'image de cette incomparable beauté qui me poursuivait mystérieuse,
+énigmatique comme le sphinx. Je sautai dans ma voiture et je dis au
+cocher:
+
+--Belleville, rue des Moulins.
+
+Aussitôt assis, je crus entendre un soupir--ou un éclat de rire étouffé
+dans l'air qui m'environnait. Pendant mon absence, l'intérieur de la
+voiture avait pris une odeur de pipe.--De pipe pauvre. Car l'odeur des
+pipes a des degrés. J'ai dit qu'il pleuvait. Je pensai que mon cocher
+avait pu chercher un abri dans la voiture. Mon pardessus avait glissé de
+la banquette parterre, où il formait tas.
+
+Comme j'avançais la main pour le relever il s'agita.
+
+Je crus qu'il y avait un chien dessous.
+
+--N'ayez pas peur, dit une pauvre voix cassée, pendant que la maigre
+figure de mon protégé du trottoir,--celui à qui j'avais donné une pièce
+de vingt sous--sortait de dessous le paletot.
+
+Jamais de ma vie je n'ai vu rien de si plat que ce pauvre petit homme.
+En vérité, sous le pardessus, un chien eût paru davantage.
+
+--Monsieur, ajouta-t-il quand il fut débarrassé, je ne suis pas ici dans
+de mauvaises intentions.
+
+Je le regardais profondément ahuri. L'idée lui vint que je ne le
+reconnaissais pas.
+
+--Calvaire! me dit-il d'un ton de professeur bienveillant qui fait la
+leçon à son élève. Vous avez ma carte. C'est un pseudonyme analogique
+pour remplacer Martroy. Calvaire, Martroy (place du), à Orléans. Loiret,
+pour rappeler le supplice de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle, qui est la
+honte de l'Angleterre!
+
+--Ah! ça, m'écriai-je, qu'est-ce que diable vous me voulez, vous?
+
+Je ne savais, en vérité, si je devais rire ou me fâcher. Ses yeux
+myopes, montés sur antennes, jaillirent hors de son front et vinrent me
+regarder avec un certain effroi.
+
+--Je ne veux pas de scandale, reprit-il précipitamment. Je n'ai pas le
+moyen de le supporter. Ma position est irrégulière et me commande la
+prudence la plus scrupuleuse.
+
+Il mit sa main au-devant de sa bouche en manière de porte-voix et
+ajouta:
+
+--Vous n'avez donc pas lu ma carte? Je suis obligé d'emprunter le voile
+du pseudonyme, Monsieur. Mais je vous en donne la clef:
+Calvaire-Martroy!
+
+--Martroy! répétai-je.
+
+Un vague souvenir me reportait au dossier de Lucien.
+
+--J'ai vu ce nom là quelque part! fis-je en me parlant à moi-même.
+
+--Je crois bien! s'écria mon petit homme, qui ramena ses yeux d'escargot
+à leur place normale. Monsieur, vous avez vu mon nom; car il est à moi,
+soit dans les lettres de M. Mouainot de Barthelémicourt (pseudonyme),
+soit dans celles de Mme la marquise (pseudonyme) Ida de Salonay. Ida
+pour Olympe, deux montagnes de l'antiquité, Salonay, pour Chambray,
+salon, chambre, analogie raisonné série des pseudonymes logiques, tous
+inventés par moi, bon monsieur, comprenez-vous?
+
+
+
+
+IV
+
+Le petit clerc
+
+
+Je comprenais, en effet. Le souvenir me revenait peu à peu. J'avais
+devant moi l'homme qui avait écrit à Lucien pour lui proposer dix louis
+de renseignements.
+
+Absolument comme un tas de pommes.
+
+Et aussi l'homme qui effrayait tant Louaisot et Mme de Chambray,
+celui qu'ils appelaient «le petit clerc». Je n'en restais pas moins tout
+stupéfait à contempler mon étrange compagnon de route. Cela le redressa
+dans sa propre importance. Mon étonnement, du moment qu'il ne l'effraya
+plus, le satisfit.
+
+Il drapa sur ses épaules pointues le quart de carrick en toile cirée
+blanche qui lui servait de gilet, d'habit et de paletot, pour prendre, à
+ce qu'il me parut, la pose la plus solennellement oratoire dont il fut
+capable.
+
+--Il ne s'agit que de s'expliquer, commença-t-il, Monsieur; les
+intentions ne sont mauvaises ni d'un côté ni de l'autre. Quand je vous
+ai entendu dire à votre cocher: hôtel des Missions étrangères, j'ai
+pensé: c'est bon, il va chez elle. C'était l'heure de mon dîner,
+puisque vous veniez de me donner vingt sous; eh bien! j'ai mis un frein
+à mon appétit et j'ai grimpé sur le siège de derrière.
+
+Quelqu'un ici-bas saurait-il dresser la liste des signes qui nous
+servent à juger nos semblables? Souvent nous passons dédaigneux à côte
+d'un gros symptôme, tandis qu'une bagatelle décide notre verdict. Il
+avait bien dit cela, le pauvre petit hère: «C'était l'heure de mon
+dîner, puisque vous veniez de me donner vingt sous.»
+
+Il l'avait dit sans fanfaronnade de mendicité, mais aussi sans aucune
+nuance de respect humain. Il m'avait plu en le disant. Il m'avait
+presque touché.
+
+--Asseyez-vous, M. Martroy, lui dis-je.
+
+--Monsieur, me répondit-il, je parle avec plus de facilité debout, et
+j'ai préparé quelques paroles, dans le but de les prononcer devant
+vous.... Monsieur!...
+
+Il toussa sec pour s'éclaircir l'organe.
+
+--Monsieur, je ne me donne pas pour un homme de lettres. Mes humanités
+ont été négligées et l'état d'esclavage où s'est écoulée mon
+adolescence,--pas dans les colonies, Monsieur, en pleine France!--me
+rend excusable de n'avoir pas poussé plus loin les langues mortes. Je ne
+veux même pas me targuer de posséder une imagination plus dévorante que
+celle de mes semblables.
+
+Non, au contraire, je n'en ai pas du tout. Pourquoi donc ai-je pris la
+plume? Parce que je n'ai pas trouvé d'outil meilleur marché, Monsieur,
+comprenez-vous?
+
+Il me lança ce dernier mot par-dessous sa main arrondie en porte-voix,
+et de la façon la plus confidentielle.
+
+J'écoutais patiemment. C'était ici tout l'opposé de mon entrevue avec
+Mme la marquise. D'instinct, je sentais que j'allais faire une
+récolte.
+
+--Monsieur, reprit J.-B. Martroy, dissimulé sous le pseudonyme de
+Calvaire, pour un sou j'eus quatre plumes d'acier au bas des marches du
+passage du Saumon. Et voulez-vous savoir ce que j'ai écrit? Rien que des
+choses authentiques. C'est tout simple, manquant d'imagination, je dis
+seulement ce que je sais. Et je sais des tas de choses, des grosses!
+J'ai été petit-clerc là-dedans. J'ai été esclave,--en France, Monsieur,
+le pays de la liberté. Ce serait moins étonnant si c'était à
+Saint-Domingue, avant Toussaint Louverture.
+
+Il sourit, et je le félicitais d'un signe de tête sur ses connaissances
+historiques.
+
+--C'est comme ça, Monsieur, poursuivit-il, la mémoire est bonne. Mon
+raisonnement n'était pas maladroit. Je me disais: les petits journaux me
+donneront tout aussi bien quatre sous la ligne qu'à leurs fabricants
+ordinaires de crimes. Ils ne sauront même pas que c'est du vrai crime,
+le mien, bon teint, tout laine, du crime qui est arrivé. Je gagnerai
+honorablement ma vie.
+
+Monsieur, çà paraissait tout simple. Mais je suis un garçon tranquille.
+Une première réflexion me chiffonna: je suis seul à savoir toutes ces
+histoires-là, seul avec les scélérats que je démasque. Bon! alors les
+scélérats devineront du premier coup qui a vendu la mèche. C'est clair.
+Et gare à toi, J.-B Martroy!
+
+Oui, mais M. J.-B Calvaire! comment trouvez-vous la parade? À l'instant
+même le système des pseudonymes raisonnés analogiques sortit tout
+complet de mon cerveau. Oui, Monsieur, tout complet.
+
+Le système englobait non seulement l'auteur, mais encore les
+personnages. C'est par suite d'une idée à peu près semblable que je me
+suis introduit dans votre voiture pendant que le cocher sifflait un
+canon. Je ne le blâme pas. Craignant les curieux, je suis venu ici pour
+causer plus à l'aise.
+
+Voilà un point établi, Monsieur. Revenons au système qui me permettait
+de mettre mes scélérats dans les feuilletons sans risquer ma peau, car
+ils m'étrangleraient comme un poulet, je ne vous le dissimule pas, s'ils
+me mettaient la main dessus.
+
+Le système est une clef, je le trouve ingénieux. Vous connaissez déjà
+Ida de Salonay. Prenons mon ancien patron: Mouainot, Monsieur, pour
+Louaisot. Même genre d'animal, mêmes originalités d'orthographe. Au lieu
+de Méricourt, Barthelémicourt. L'allusion saute aux yeux: Méry,
+Barthélémy. Ces deux grands poètes, Monsieur, étaient frères en Apollon!
+
+Quelque chose de délicat, tenez: président Ferrand se change chez moi en
+président Maréchal.
+
+Maréchal Ferrand. C'est joli.
+
+Et ce vieil olibrius, le baron Péry de Marannes? le baron Mouru,
+Monsieur, même participe--inusité,--verbe analogue, _mourir, périr._
+Seulement, j'ai été forcé de mettre Étangannes, au lieu de Marannes:
+mare-étang.
+
+C'est un peu tiré par les cheveux.
+
+Et ainsi de suite, Monsieur. Vous baillez? C'est un avertissement, j'ai
+fini. _Stop!_
+
+Il s'assit brusquement sur la banquette, vis-à-vis de moi. Il avait
+l'air d'une petite marionnette taillée dans du carton et vue de profil.
+On en aurait mis six comme lui dans la largeur du coussin.
+
+--Et après, M. Martroy? demandai-je: je fais une longue course, et je ne
+voudrais pas vous mettre trop loin de chez vous.
+
+--Monsieur, répliqua-t-il, ça ne me dérange pas du tout d'aller à
+Belleville, je demeure aux Prés-Saint-Gervais.
+
+Bon air, mais éloigné du centre. Après? Je n'étais pas mécontente du
+système, mais je n'ai pas osé aller dans les journaux. Les coquins,
+Monsieur, je ne parle pas des journaux, mais de mes ennemis: je les
+sentais sur mes talons! Alors, j'ai songé à vous, parce qu'en rôdant
+autour de la maison de santé de M. Thibaut, l'autre jour, je vous avais
+vu entrer et sortir.
+
+Monsieur, voulez-vous m'acheter en bloc mes histoires à quatre sous la
+ligne, comme le _Petit Journal_? ou même à deux sous? ou même....
+
+--Je ne dis pas non, M. Martroy, interrompis-je.
+
+Ses yeux firent une véritable cabriole en dehors de ses paupières.
+
+--Calvaire, s'il vous plaît, Monsieur, rectifia-t-il d'une voix très
+émue. Ça m'offre plus de sécurité. J'ai l'honneur de vous remercier de
+tout mon coeur. Je vais donc enfin voir luire des jours plus heureux! Je
+ne suis pas seul, Monsieur: j'ai Mme Martroy, légitime,
+préférablement Mme Calvaire. La pauvreté n'empêche pas l'attachement
+réciproque. Je suis encore plus content pour elle que pour moi. Vous
+serait-il égal de m'avancer trente francs sur le marché?
+
+Je lui donnai les trente francs et même quelque chose de plus. Il se
+redressa aussitôt et me dit d'un air noble:
+
+--Monsieur vous avez mérité le titre de mon bienfaiteur. Grâce à cette
+faible somme, Stéphanie pourra passer la tête haute devant notre
+propriétaire!
+
+Quand Calvaire-Martroy eut son argent, il souleva sa pèlerine de toile
+cirée blanche et exhiba une redoutable liasse de papiers qu'il portait
+tout simplement passée entre sa bretelle et sa chemise.
+
+--Mon bienfaiteur, me dit-il, tout cela est à vous. Nous réglerons quand
+vous voudrez et comme vous voudrez. Il y a longtemps que Stéphanie
+Calvaire n'a vu plusieurs pièces de cinq francs à la fois, pauvre
+compagne! Ces papiers demandent à être remis en ordre, vous les
+recevrez demain. En attendant, je puis vous offrir un spécimen des
+titres, si vous êtes curieux de les connaître.
+
+Sans attendre ma réponse, il déplia un chiffon et se mit à lire, les
+yeux sortis tout ronds de leurs orbites:
+
+--_Histoire du baron Mouru d'Étangannes et de la mère d'Ida._ N'oublions
+pas les pseudonymes! Ida pour Olympe,--_Histoire du mariage d'Ida..._ à
+seize ans; Mme la marquise était un coeur, Monsieur!--_Mémoires d'un
+petit clerc,_ ou _Biographie de maître Mouainot de Barthelémicourt,
+notaire,--Du sang et des fleurs,--Le testament du marquis de
+Salonay,--Le codicille._
+
+J'avançai la main vivement à ce dernier titre.
+
+--Mon bienfaiteur, me dit-il en éloignant de moi les papiers, vous aurez
+tout, en bloc, avec un rabais important puisque l'affaire est faite en
+gros. Mais je ne veux pas vous livrer cela comme une poignée de
+sottises, pas vrai? Ce sera propre et bien rangé.
+
+--Mais vous pouvez me dire, du moins....
+
+--Ça nuirait à l'intérêt, Monsieur! j'ai mon amour-propre tout comme les
+autres auteurs!
+
+Ceci fut déclaré d'un ton péremptoire.
+
+--Pendant que j'étais sous votre pardessus, là, reprit Martroy, en
+replongeant ses paperasses sous sa pèlerine, vous parliez un petit peu
+tout seul, dites donc? J'ai cru deviner....
+
+--Un seul mot, interrompis-je, est-elle complice ou victime?
+
+--Qui ça? la marquise? Dame! le patron est un coquin comme on n'en a
+jamais vu, mon bienfaiteur. Complice? victime? Il y a de ci et de ça. Je
+parie qu'elle vous aura dit que la petiote Jeanne était morte?
+
+--En effet... serait-ce vrai?
+
+--Je vous dis que c'était un coeur.... Olympe... jusqu'à quinze ans,
+quinze ans et demi, mais pas plus tard. Pourquoi tuer la petiote,
+puisqu'elle est morte civilement par sa condamnation? Elle ne peut plus
+hériter, c'est clair. Seulement, il faut la bien tenir pour qu'elle ne
+vienne pas un matin purger sa contumace, comprenez-vous?... Voilà le
+haut de la butte, Monsieur, les jambes me grillent d'aller porter à
+Mme Calvaire le premier argent que j'aie gagné avec ma plume.
+Permettez-moi d'ouvrir la portière; je sais descendre d'omnibus... grand
+merci encore, et au plaisir de vous revoir!
+
+--La liste, fis-je, donnez-moi au moins la liste des titres!
+
+--On ne peut rien vous refuser mon bienfaiteur. C'est griffonné, ça fait
+pitié... mais vous aurez tout demain et vous en verrez de drôles! Il me
+mit la liste dans la main et se laissa glisser dehors.
+
+Je le vis un instant, pauvre chétive créature, sautiller dans la boue à
+la lueur des réverbères, puis disparaître dans l'ombre des maisons. Il
+était environ dix heures du soir quand ma voiture s'arrêta rue des
+Moulins, à la porte de la maison de santé du Dr Chapart. Mon cocher, à
+moitié endormi, me demanda:
+
+--Qu'est-ce que vous avez donc jeté tout à l'heure par la portière,
+bourgeois? Je ne vous avais vu embarquer ni chat, ni chien.
+
+
+
+
+V
+
+La famille Chapart
+
+
+Le Dr Chapart était en famille. Ce fut chez lui qu'on m'introduisit,
+quoique j'eusse demandé au concierge M. Lucien Thibaut.
+
+--Ah! ah! jeune Talleyrand! s'écria le docteur du plus loin qu'il
+m'aperçut. Course inutile! Trop tard! Les pensionnaires sont couchés,
+surtout ceux qui ont besoin de calme comme notre ami commun, car j'ai
+tout plein de sympathie pour ce garçon là, moi, ces dames aussi. De la
+part de leur sexe, c'est tout simple, puisqu'il s'agit de peines
+d'amour!
+
+Il s'était levé, roulant, tournant et ronflant, pour venir à ma
+rencontre.
+
+Les deux dames Chapart, une mère laide et prétentieuse, une fille laide
+et insignifiante, m'adressèrent un cérémonieux salut.
+
+--Quand je dis course inutile, reprit le docteur, ce n'est pas poli pour
+ces dames, à qui je vais avoir le plaisir de vous présenter. Léocadie,
+ma bonne, et toi, Zuléma, M. Geoffroy de Roeux! Mon cher M. Geoffroy de
+Roeux, Mme et Mlle Chapart. C'est fait! à l'anglaise! Vous allez
+maintenant l'amitié de prendre une tasse de thé avec nous, du
+thé-Chapart, mon cher Monsieur. Ceux qui en ont goûté ne veulent plus
+d'autre thé. Ça rime.
+
+Mon premier mouvement avait été de refuser, mais j'étais dans un de ces
+cas où l'on ne doit négliger aucune occasion d'écouter ou de voir. Je
+m'assis entre Mme Léocadie et Mlle Zuléma.
+
+Le docteur me fit remarquer d'abord une théière qu'il avait inventée et
+qui portait naturellement son nom, après quoi il me versa une tasse de
+thé-Chapart que je ne trouvai pas bon.
+
+--Parfait! répondis-je à la question qui me fut adressée à ce sujet.
+
+La glace était rompue. Léocadie me dit aussitôt qu'elle se faisait fort
+de m'en procurer au même prix que le simple thé de la caravane.
+
+--Voyons, voyons, Mesdames! s'écria Chapart, il ne s'agit pas de
+caravane! Profitez de ce que vous avez un des mystérieux sous la main
+pour tâcher de savoir quelque petite chose sur le mystère. Figurez-vous,
+M. de Roeux que mes deux femmes en perdent le boire et le manger par
+rapport à M. Thibaut!
+
+--C'est si drôle aussi! s'écrièrent ensemble les deux dames.
+
+Puis la mère seule:
+
+--Ce jeune homme si doux et si beau, on peut le dire, que personne ne
+vient voir, pas même sa famille....
+
+La fille seule:
+
+--Excepté pourtant cette belle dame dont papa ne veut pas dire le nom et
+qui vient le regarder dormir....
+
+--Un garçon qui rêve tout éveillé de meurtres, de millions, de cour
+d'assises!
+
+--Et qui chante toute la sainte journée sa petite Jeanne chérie....
+
+--Une personne qui le trompait, à ce qu'il parait, Monsieur!
+
+--Excusez! et condamnée pour meurtre!
+
+Ensemble la mère et la fille:
+
+--C'est aussi par trop drôle!
+
+--Pif! paf! brr! conclut le docteur. Ah! elles n'ont pas leurs langues
+rue Coquenard! Le fait est que vous devez en savoir joliment long, M. de
+Roeux si vous avez lu ce que vous avez emporté hier?
+
+--Lire me fatigue, murmurai-je.
+
+--Prenez les conserves-Chapart!... Mesdames, vous êtes tombées sur un
+diplomate discret, vous ne saurez rien, même sur les millions du Dernier
+Vivant. Le fait est, mon cher M. de Roeux, que mes pauvres femmes
+portent à votre ami un intérêt extraordinaire. Ça ne se paye pas en sus
+de la pension, au moins! Zuléma lui brode une chancelière-Chapart à
+double concentration de chaleur naturelle. Il est tout à fait de la
+famille, et si on venait nous dire... qu'est-ce que c'est, Bruno?
+
+Le domestique à tournure d'infirmier qui m'avait introduit auprès de
+Lucien lors de ma première visite, entra et vint parler à l'oreille du
+docteur. Celui-ci sauta sur ses pieds en criant:
+
+--Pas possible! Par où aurait-il passé?
+
+Il ajouta:
+
+--Vois le livre, Léocadie; étions-nous en avance avec le pensionnaire?
+
+Cette façon de parler donnait à entendre que la maison Chapart n'avait
+pas deux pensionnaires.
+
+Mais, en vérité, je ne songeais guère à cela. L'inquiétude me prenait.
+
+--Serait-il arrivé quelque chose à M. Thibaut! m'écriai-je.
+
+Le docteur haussa les épaules.
+
+Léocadie qui avait consulté le livre dit:
+
+--Il ne doit rien, sauf le mois courant qui a commencé ce soir à dix
+heures. Chapart tira sa montre impétueusement.
+
+--Dix heures 25! proclama-t-il d'un accent triomphal. Le mois est dû!
+Partez muscade!
+
+Cette gaieté-Chapart achevait de m'épouvanter, mais j'eus toutes les
+peines du monde à obtenir réponse à mes questions. Quand on m'eut enfin
+avoué que Lucien Thibaut n'était plus dans sa chambre, je m'y fis
+conduire d'autorité. Le docteur était là qui tournait, qui boulait, qui
+criait de sa voix essoufflée:
+
+--C'est imaginable! j'avais fait mettre une serrure-Chapart à la porte
+du pensionnaire. S'est-il envolé par la fenêtre?
+
+Il n'y avait, en effet, aucune trace d'évasion: tous les meubles étaient
+dans leur ordre accoutumé. Le lit n'avait pas été défait.
+
+--Est-ce que cette dame est venue ce soir? demandai-je: la dame qui le
+regarde dormir?
+
+Les trois membres de la famille Chapart se regardèrent.
+
+Puis Léocadie prit un air déterminé et dit:
+
+--C'est égal, le mois est dû.
+
+--Intégralement, ajouta le docteur.
+
+Il me restait un espoir. Lucien avait pu se réfugier chez moi. Mon
+adresse lui était dès longtemps connue.
+
+Je pris congé assez brusquement de la famille Chapart et je me remis
+dans ma voiture en recommandant au cocher de brûler le pavé.
+
+Quand j'arrivai chez moi, il était près de minuit. Bébelle, ma petite
+amie du cinquième étage était encore dans l'escalier où elle s'occupait
+à faire les montagnes russes en se laissant glisser le long de la rampe.
+
+--Bonsoir, Monsieur, me dit-elle, tu rentres tard. Papa et maman ont été
+au restaurant et puis au spectacle. Je suis toute seule, ça m'amuse. Le
+restaurant et le spectacle venaient ordinairement après la bataille.
+Cela faisait partie de la réconciliation.
+
+Bébelle, qui avait regagné le haut de sa montagne, fila près de moi
+comme un trait, sur la rampe, et ajouta:
+
+--Il y a une femme chez toi, Monsieur. Tu sais, je ne dis pas une dame.
+
+En effet, je trouvai Guzman en grande conférence avec une superbe coiffe
+de dentelles, sous laquelle éclatait la santé de Pélagie. Aussitôt que
+la Cauchoise me vit, elle dit à Guzman:
+
+--Vous êtes bien honnête de m'avoir tenu compagnie. On ne s'ennuie pas
+avec vous.
+
+Puis s'adressant à moi.
+
+--Le patron m'avait donné ordre de faire faction jusqu'à votre retour.
+Vous me remettez bien, pas vrai? C'est moi qui vous ai donné l'adresse
+de la rue des Moulins, à Belleville.
+
+Je pris la lettre qu'elle me tendait. Le regard que j'avais jeté à mon
+Guzman en entrant n'était pas exempt de défiance. Je n'aimais pas voir
+cette brave Pélagie dans ma maison. Sa présence arrêtait d'ailleurs sur
+mes lèvres la question qui les brûlait. Je n'osais prononcer le nom de
+Lucien devant elle. La lettre de M. Louaisot était ainsi conçue:
+
+«Ci-joint, mon cher Monsieur, quelques épreuves du roman nouveau. Il a
+du succès dans un certain monde, et sa publication va engraisser
+l'affaire.
+
+Va bien le Dr Chapart? Et l'incomparable voyageuse des Missions
+étrangères? Qu'est-ce qu'elle vous aura dit de moi? Vous voyez si on
+s'occupe de vous! Vous ne faites pas une enjambée sans que vos amis ne
+le sachent.
+
+Vous devez être assez avancé dans votre dépouillement pour qu'on puisse
+causer _utilement_. Voulez-vous bien me faire dire par ma mule à quelle
+heure je pourrai avoir l'honneur de vous rencontrer demain dans la
+journée.
+
+À moins que vous ne préfériez passer chez moi?
+
+J'ai à vous parler de M. L.... T....
+
+Mes respectueux compliments, etc.»
+
+--Voici ma réponse, dis-je à Pélagie: je serai chez moi demain toute la
+journée.
+
+--Alors, j'ai campo? fit-elle, bonsoir!
+
+Puis, se tournant vers Guzman, qu'elle enveloppa d'une oeillade
+séduisante, mais modeste, elle ajouta:
+
+--Je ne me plains pas d'avoir attendu avec une personne bien élevée,
+mais quand vous viendrez faire une commission à la maison, nous offrons
+à rafraîchir.
+
+Guzman rougit jusqu'aux oreilles.
+
+Au moment où Pélagie passait la porte, mes voisins du cinquième
+remontaient chez eux en chantant des hymnes patriotiques.
+
+--Est-il venu quelqu'un? demandai-je vivement dès que la Normande fut
+partie.
+
+--Monsieur, me répondit Guzman, vous avez tout de même de drôles de
+connaissances!
+
+Il était tout à fait en colère.
+
+--Si Monsieur me laissait du Vespétro, poursuivit-il, pour rincer le bec
+aux demoiselles qui viennent chez lui comme au cabaret à des heures
+indues....
+
+Je lui saisis le bras et répétai:
+
+--Est-il venu quelqu'un?
+
+--Oui, il est venu quelqu'un. Encore un drôle de pistolet!... Mais cette
+Normande-là, voyez-vous....
+
+--Qui est venu? m'écriai-je en le secouant.
+
+--Croyez-vous qu'ils disent leur nom, ceux qui viennent vous voir! Il a
+laissé un mot sur la table de Monsieur.
+
+Je le repoussai et je m'élançai dans ma chambre.
+
+Une lettre cachetée était sur ma table, en effet. Du premier coup
+d'oeil, je reconnus l'écriture de Lucien. Guzman poussa la porte
+derrière moi, et je l'entendis qui disait:
+
+--Monsieur sait ce qu'il fait, mais, moi, je ne le sais pas!
+
+La lettre de Lucien ne contenait que quelques lignes. Elle disait:
+
+«Ne t'inquiète pas de moi. J'ai la tête froide et calme. Je ne cours
+aucun danger.
+
+Demain, tu auras peut-être de mes nouvelles.»
+
+--Guzman! appelai-je.
+
+Car je l'entendais toujours grommeler à travers la porte.
+
+--Monsieur?
+
+--Celui qui a écrit la lettre s'est-il rencontré avec la Normande?
+
+--Non, Monsieur.
+
+--C'est bien, va te coucher.
+
+Je déposai sur ma table de nuit les épreuves dont l'envoi était une
+obligeante attention de M. Louaisot, ainsi que la liste des histoires
+que mon pauvre petit Martroy devait m'apporter le lendemain. Par-dessus
+le tout, je posai le dossier de Lucien,--et je me mis au lit.
+
+J'étais disposé à faire une longue et laborieuse séance. La lettre de
+Lucien me disait: «Hâte-toi.» Et j'étais de son avis: pour agir il faut
+savoir. Or, j'étais encore loin de savoir.
+
+Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, il y avait sur la liste de
+Calvaire-Martroy un titre ainsi conçu: _Histoire de l'enfant d'Ida_.
+
+Ida, c'était Olympe. Je n'avais jamais entendu dire que Mme la
+marquise eût un enfant....
+
+Je me remis donc à dévorer mon dossier, désirant ardemment avoir achevé
+cette part de travail quand arriverait l'appoint promis par Martroy.
+
+Je me disais: J'en saurai alors plus long que Lucien lui-même, et mon
+brave M. Louaisot ne compte pas là-dessus!
+
+_Note de Geoffroy_.--J'en étais resté au n°91 bis, qui était un permis
+de visiter l'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut, délivré à maître L.
+Thibaut, son défenseur.
+
+
+Pièce numéro 92
+
+(Écriture de Lucien.--Non signé.)
+
+29 septembre.
+
+Geoffroy, j'ai vu Jeanne. Je craignais de la trouver bien plus changée.
+Elle m'a grondé parce que je pleurais. Elle veut que j'aie confiance en
+Dieu.
+
+J'avais passé toute la soirée d'hier, toute la nuit, toute la matinée
+d'aujourd'hui à méditer sur ce grand acte que j'allais accomplir.
+Prendre sur moi la défense de Jeanne! J'étais bien heureux, mais j'avais
+grand peur.
+
+Je comptais l'interroger minutieusement. Ne savais-je pas que la lumière
+sortirait de ses réponses tout naturellement?
+
+Je ne l'ai pas interrogée. Le temps nous a manqué pour cela. Elle a mis
+sa tête sur mon épaule et nous avons parlé de sa mère.
+
+Mon Dieu! je ne demande pas mieux que d'avoir confiance en vous! Mais à
+voir cette tête suave, miroir d'une âme angélique, prise dans ce sombre
+cadre d'une cellule de prison, que croire de votre justice?...
+
+Je disais cela. Elle a posé ses deux mains sur ma bouche. Elle m'a dit:
+
+--Au-delà de ce monde, il y a autre chose....
+
+Et puis elle s'est mise à sourire, ajoutant:
+
+--D'ailleurs, je ne serai pas condamnée, puisque tu es mon avocat.
+
+Et son front a remplacé ses deux mains sur ma bouche, pendant qu'elle
+répétait en extase:
+
+--Mon mari, mon mari, mon mari! Tu es mon mari!
+
+Nous nous aimons, Geoffroy, nous sommes heureux. Elle a raison. Il faut
+croire à la miséricorde de Dieu.
+
+Changerais-je mon sort contre celui d'un roi?...
+
+Elle est à moi, elle est ma femme. Ils ne peuvent pas faire qu'elle ne
+soit pas ma femme. Voilà où Dieu est grand! Voilà où Dieu est bon! Que
+son nom soit mille fois béni!
+
+Dans la petite maison du Bois-Biot, du temps de Mme Péry, il y avait
+une chambre qui donnait sur l'ancienne avenue du manoir. Le manoir a
+disparu, mais les grands chênes restent.
+
+Mme Péry avait son piano dans cette chambre. Elle chantait bien
+rarement. Une fois pourtant, j'entendis le piano en passant dans
+l'avenue, et la voix de notre chère jeune mère descendit parmi les
+branches.
+
+Elle chantait la chanson normande, la pauvre _Chanson du Poirier_.
+
+ _Au bas de not'village,_
+ _Ma lon lan la,_
+ _Ma tour la-i-la,_
+ _Au bas de not'village_
+ _Il était un poirier._
+
+ _Il était un poirier (bis)_
+ _Tous deux sous son ombrage_
+ _Nous venions nous aimer._
+
+ _Perrine, ma Perrine,_
+ _Ma lon lan la_
+ _Ma tour la-i-la,_
+ _Perrine, ma Perrine,_
+ _Veux-tu nous épouser?..._
+
+Dans la cellule de la prison où nous étions. Jeanne s'est mise à chanter
+cela. Sa mère bien-aimée revivait et souriait entre nous deux.
+
+Nous nous tutoyons maintenant. Jeanne m'a dit:
+
+--Toi, tout te fait pleurer!
+
+Elle n'a plus voulu chanter.
+
+Je n'ai pas insisté. Les gens de la prison trouveraient peut-être que
+c'est mal. Il vaut mieux qu'elle ne chante pas.
+
+C'est une histoire touchante que la _Chanson du Poirier_. Perrin et
+Perrine sont des fiancés. Ils sont trop pauvres pour faire des noces,
+mais ils soupirent sous le poirier. Perrin tire au sort. Il a un bon
+billet, quelle joie! Mais il part tout de même parce que François, son
+frère de lait est tombé soldat et que la vieille mère de François
+pleure.
+
+Le poirier est tout en fleurs. Perrin et Perrine y viennent une dernière
+fois. Ô Perrin! mon ami bon et brave! je t'attendrai, je t'attendrai!
+C'est Perrine qui dit cela. Et Perrin:
+
+ _Quand ce fut à la guerre,_
+ _Ma lon lan la Ma tour la-i-la,_
+ _Quand ce fut à la guerre,_
+ _Je me sentis trembler_
+
+ _Je me sentis trembler, (bis)_
+ _Je voyais par-derrière,_
+ _Je voyais le poirier...._
+
+Et sous le poirier tout ce qu'on regrette: la brise du pays, l'herbe de
+la prairie, et Perrine si jolie!
+
+Mais une voix a parlé au-dessus du canon. En avant! c'est l'empereur qui
+passe.
+
+--Tu as peur, conscrit?
+
+--Non, sire.
+
+--Comment t'appelles-tu?
+
+--Perrin.
+
+--Perrin, je te fais brigadier....
+
+Si Perrine savait cela! Que c'est facile, la guerre! Une, deux, droite,
+gauche, et ne jamais reculer! Comme cela, on arrive le premier à la
+brèche.
+
+--Tiens, c'est toi, brigadier?
+
+--Oui, sire.
+
+--Ramasse une épaulette, lieutenant!
+
+Oh! Perrine! Perrine! Une, deux, droite, gauche, toujours,
+toujours--jusqu'à Moscou!
+
+Mais pas plus loin!
+
+On recule à travers les plaines glacées.
+
+--Capitaine! le dernier à la retraite! Voici ma croix.
+
+--Sire, merci.
+
+Mais reverra-t-il Perrine, après tant de fatigues et de blessures?
+Une--mais pas deux!
+
+Droite--mais pas gauche! Il reste une de ses jambes dans la neige, sur
+la route qui revient vers la patrie.
+
+Il y serait resté lui-même sans une vision qui réchauffa le sang de ses
+veines:
+
+ _Perrine, ma Perrine,_
+ _Ma lon lan la,_
+ _Ma tour la-i-la_
+ _Perrine, ma Perrine,_
+ _Priait sous le poirier...._
+
+La guerre est finie. L'heure du retour a sonné. Comme il se hâte! Voici
+déjà le village. Mais le poirier?
+
+C'est le printemps. Le poirier devrait être en fleurs.
+
+Ils ont coupé le poirier!
+
+Le clocher est resté debout, lui, car les cloches sonnent. Pourquoi
+sonnent-elles? Pour une noce.
+
+--Qui se marie?
+
+--Regardez! Voilà les fiancés.
+
+Les fiancés montaient les marches de l'église: Perrine et François.
+C'est triste la guerre.
+
+Perrin entre, clopina clopant, derrière eux dans l'église. Il se cache à
+l'ombre d'un pilier. Que va-t-il faire? Essuyer une larme et prier,
+
+ _Prier pour sa Perrine,_
+ _Ma lon lan la_
+ _Ma tour la-i-la,_
+ _Prier pour sa Perrine_
+ _Et son frère de lait...._
+
+Geoffroy, Geoffroy, moi, je suis aimé. Ne cherche pas pourquoi je t'ai
+dit la chanson normande. C'est pour me vanter de mon bonheur.
+
+Je me trouve si heureux, si heureux!
+
+
+Pièce numéro 93
+
+(Écriture de Lucien, non signé.)
+
+30 septembre.
+
+J'y suis retourné ce matin. J'y peux aller tous les jours. Les gens de
+la prison sont bons pour moi. Dans la pitié qu'on me témoigne, il y a
+presque du respect.
+
+Personne, du reste, n'est méchant avec elle. Depuis qu'elle est arrivée
+d'Yvetot, elle a subi deux interrogatoires. Le juge lui parle avec
+douceur. Seulement il lui laisse voir qu'il ne croit pas à ses réponses.
+
+Elle me disait hier: «Il prétend que j'ai _un système_. Tout ce qui me
+sort de la bouche fait partie de mon système. Le greffier, tout en
+écrivant, marmotte le mot système entre ses dents...»
+
+_Le système de l'accusée_, Geoffroy! Je connais trop cela. Au Palais,
+nous nous blindons sans cesse contre le crime. Si l'innocence entre chez
+nous, tant pis pour elle!
+
+Il est bien certain que le crime est savant et que tout criminel a un
+système parfois très profondément combiné.
+
+Et ici même, Geoffroy, dès les premiers pas que je fais dans
+l'instruction, mon sens de juge démêle la science d'un scélérat hors
+ligne.
+
+La pauvre Jeanne n'a pas de système, quoi qu'ils en pensent ou quoi
+qu'ils en disent. Mais autour d'elle, un filet à mailles serrées, oeuvre
+d'un véritable docteur ès-scélératesses, a été lancé et retombe,
+l'enveloppant de ses plis.
+
+Il y a là ce que les Anglais appellent une _regular roguery_, seulement
+le _rogue_ n'est pas sous la main de la Justice.
+
+Le docteur ès-crimes a échappé par sa science même aux investigations du
+parquet. Il a fui comme le sauvage de l'Amérique du Nord, usant tous les
+calculs de sa tactique à dissimuler sa retraite.
+
+Chacun de ses pas en arrière a été un mensonge et une déception.
+
+Il est là quelque part, ce virtuose de l'assassinat. Parmi ceux qui
+suivent l'instruction, il est le plus attentif et le plus curieux, sans
+doute. Il faut t'en fier à lui, Geoffroy, de tous les détails de la
+prison, il n'ignore rien. C'est lui qui voit, c'est lui qui sait. Il rit
+du juge, il défie l'avocat et sa compassion railleuse insulte à la
+victime.
+
+Oui, le crime est savant, le crime est prudent. De nos jours, il va à
+l'école. Des gens se rencontrent qui dépensent à faire leur cours de
+crimes autant de volonté, autant d'assiduité que nous mettons de
+mollesse et de paresse à suivre notre cours de droit.
+
+Ils connaissent mieux que nous ce que nous connaissons, et nous ne
+savons rien de ce qu'ils savent.
+
+Dans notre sac, il n'y a qu'un tour. Aussitôt qu'un accusé est sous
+notre main, aussitôt qu'une série de preuves ou de vraisemblances nous
+indique _qu'il y a lieu de suivre_, un singulier phénomène s'opère en
+nous, magistrats insuffisants, amenés à la routine par la paresse.
+
+Nous voulons bien nous efforcer, mais nous ne voulons rien perdre de
+notre premier effort.
+
+Le commencement de notre besogne est sacré, nous élevons un autel à
+notre peine, qu'elle ait enfanté la vérité ou l'erreur.
+
+Il est à nous ce travail. Nous défendons qu'on y touche.
+
+Le seul moyen de ne perdre aucune parcelle de nos efforts, c'est d'en
+consacrer provisoirement le résultat bon ou mauvais. Ainsi faisons-nous.
+Par je ne sais quel travail de chimie intellectuelle, deux choses
+absolument opposées se mêlent en nous et se confondent. Nous faisons de
+l'hypothèse une réalité pour dormir dessus. Nous avons dit d'abord:
+supposons que l'accusé soit coupable. Voilà bientôt un point réglé. Il
+n'y a que le subjonctif à remplacer par l'indicatif: _L'accusé est
+coupable._
+
+Or, un coupable est nécessairement retors.
+
+Et voilà comme quoi ma pauvre petite Jeanne a un système!
+
+Chaque profession a son écueil. C'est ici l'écueil du juge, chargé d'une
+instruction criminelle.
+
+Dès qu'on s'est dit en désignant un être humain: voici le coupable, la
+conscience est entraînée sur une pente terrible.
+
+Comme nous avons consenti à tout voir au travers d'un certain milieu qui
+est notre hypothèse même, élevée à la hauteur d'un fait, toutes choses
+prennent pour nous la couleur de ce fait.
+
+Nous avons mis au-devant de nos yeux des lunettes vertes, bleues ou
+jaunes, nous voyons tout jaune, bleu ou vert.
+
+Les faits se façonnent: ils entrent par le trou qu'on leur ouvre, ils se
+groupent dans le moule qu'on leur présente....
+
+Et tout cela de bonne foi, Geoffroy, voilà le grand, le vrai malheur. Je
+n'ai jamais rencontré dans ma vie un seul juge qui fût de mauvaise foi.
+S'il en est, j'affirme qu'ils sont très rares.
+
+Mais ceux qui ne savent pas et qui ne peuvent pas sont nombreux. Or, le
+crime est là d'un côté, la Société, de l'autre. La Société paye le juge
+pour la garder contre le crime.
+
+Pour chaque crime elle a droit à un coupable.
+
+Ils savent cela, les autres licenciés, les autres docteurs, ceux qui, au
+Moyen âge, écoutaient les professeurs de la Cour des Miracles. Crois-tu
+donc bonnement, Geoffroy, qu'une institution comme la Cour des Miracles
+puisse jamais tomber? Elle s'est transformée comme l'Université, mais
+elle existe.
+
+Elle ne mourra pas plus que l'Université. Les grandes choses ne meurent
+jamais, surtout les choses gothiques. Certes, on ne passe plus sa thèse
+à l'école du grand Coësre d'Égypte en dévalisant un mannequin garni de
+clochettes, mais c'est qu'on fait mieux. Il y a de hautes études.
+Quelque part, à de mystérieuses profondeurs, le vol a ses conférenciers,
+l'assassinat ses philosophes. Pas de paresse ici! On étudie pour sa
+peau.
+
+Jamais Toullier ni Delvincourt ne furent écoutés comme les maîtres de
+cette faculté redoutable où s'enseigne l'envers de la loi.
+
+Ils sont forts, ils sont habiles, ils sont hardis, ils jouent du code
+comme Liszt pétrissait l'ivoire de son piano. Rien ne les arrête
+puisqu'ils ne croient à rien. Ils se sont dit, tout comme les autres: Il
+faut un coupable. Ils en font un--qu'ils tendent aux autres au bout
+d'une ficelle. Et les autres mordent à l'hameçon.
+
+Geoffroy, parlerais-je ainsi si je n'avais pas intérêt? Aurais-je parlé
+ainsi hier?
+
+J'ai dépouillé la robe du juge. La femme que j'aime au-dessus de tout en
+ce monde est une accusée. Puis-je être impartial?... Quand j'étais
+magistrat, j'ai fait de mon mieux, toujours. Je pense que mes collègues
+sont de même.
+
+Seulement, ce pauvre être sans défense, Jeanne, ils disent qu'elle a un
+système! quelque chose en moi s'est révolté. Qu'on la charge, qu'on
+l'accable, tout est possible excepté l'impossible. L'impossible, c'est
+que Jeanne ait un système!
+
+Elle m'a accueilli ce matin d'un air tout pensif. C'est à peine si elle
+m'a demandé de mes nouvelles.
+
+--Lucien, je voudrais savoir une chose: Qu'est-ce que c'est qu'un
+système?
+
+J'ai senti froid dans mon sang, parce que je me suis dit: Si elle osait
+leur faire une question de ce genre, comme ils crieraient à
+l'hypocrisie! Je lui ai expliqué ce qu'on entend par système quand on
+est juge d'instruction. Elle a réfléchi.
+
+--Est-ce que je ferais mieux d'en avoir un? m'a-t-elle demandé.
+
+J'ai repris ma place d'hier, et sa tête est revenue sur mon épaule.
+
+Mais elle n'était plus si gaie. Il y avait de gros embarras dans sa
+chère petite cervelle.
+
+--Enfin, a-t-elle répété plusieurs fois, enfin, ils me croient donc
+vraiment capable de cela!
+
+J'ai répondu la première fois, et c'était la première fois aussi que
+j'essayais de savoir d'elle quelque chose ayant trait au procès:
+
+--Qu'est-ce que cela nous fait, puisque tu n'étais même pas à Paris au
+moment où le meurtre a été commis?
+
+--Mais si fait! s'est-elle écriée. Tu ne te souviens pas bien. Nous
+étions venues pour les affaires de pauvre papa. Et ce fut pendant ce
+voyage qu'on me vola mes ciseaux dans mon vieux nécessaire. Je leur ai
+dit cela. M. Cressonneau a souri, et le greffier aussi. Je n'aime pas
+quand ils sourient....
+
+--Jeanne, lui ai-je dit, mon bon petit amour, je vais t'interroger, moi
+aussi, parce qu'il faut que je sache bien tout pour te défendre. Veux-tu
+me répondre?
+
+--C'est donc vrai, alors! s'est-elle écriée. J'irai-là! avec des
+gendarmes! maman aurait voulu venir avec moi. Ah! je suis contente
+qu'elle soit morte!
+
+Elle n'aurait pas pleuré, je crois, car elle est brave plus que je ne
+puis le dire. Mais ses larmes sont venues quand elle a vu les miennes
+couler.
+
+Elle a essuyé mes yeux avec son mouchoir.
+
+--Eh bien, après! s'il faut aller, j'irai. Tu seras-là. Mon Dieu! comme
+je te fais du chagrin!
+
+J'ai poursuivi mon interrogatoire:
+
+--Jeanne, tu ne connaissais pas du tout le comte Albert de Rochecotte,
+n'est-ce pas?
+
+--Si, Lucien, je l'avais vu une fois quand pauvre maman me mena à
+l'Opéra. Notre cousin Rochecotte était là avec papa et des dames. Il me
+parut qu'ils se moquaient de papa, comme s'ils le trouvaient trop vieux
+pour être avec eux. Il y avait d'autres jeunes gens.
+
+--Et Albert te vit-il?
+
+--Oh! non, Maman et moi nous nous mîmes dans un endroit sombre. Maman
+était fâchée d'être venue.
+
+--Remarquas-tu la dame qui était avec Albert?
+
+--Quand maman me le montra, elle me dit: «C'est le beau, celui qui est
+tout seul.» Il n'avait pas de dame avec lui.
+
+--Tu es bien sûre de cela Jeanne?
+
+Une nuance rosée vint à ses joues pendant qu'elle réprimait un sourire
+espiègle.
+
+--Bien sûre, répondit-elle, puisque la dame que papa avait amenée était
+pour le comte Albert.
+
+--Toute jeune, celle-là, n'est-ce pas, Jeanne?
+
+--Mais du tout. Une grande brune, très belle, trop forte, et qui
+paraissait bien près de ses trente ans. Ce n'était pas Fanchette. Je
+repris:
+
+--Jeanne, veux-tu me dire l'histoire de ton enfance?
+
+--Je veux bien, mais elle n'a pas beaucoup d'histoire, mon enfance. Nous
+habitions une grande maison de campagne, presque un château, près de
+Dieppe. Notre plus proche voisin était le marquis de Chambray qu'Olympe
+épousa plus tard.
+
+--Te souviens-tu bien d'Olympe en ce temps-là.
+
+--Non, très peu. J'entendais dire qu'il n'y avait rien de si beau
+qu'elle, mais elle était trop grande pour moi.
+
+Nous vivions comme des riches, seulement il arrivait du matin au soir
+des gens qui voulaient être payés.
+
+Pauvre papa n'était pas méchant, au moins. Il ne grondait jamais maman
+que pour avoir de l'argent. Maman l'aimait bien. Une fois pourtant, elle
+se fâcha contre lui. Cela m'est resté. Je la trouvais trop sévère.
+Pauvre papa s'en alla, et maman ne mit plus jamais son cachemire de
+l'Inde.
+
+--En s'en allant, le baron l'avait emporté?
+
+--Oui, et les bracelets, avec la broche et les boucles d'oreilles. Maman
+m'a dit depuis que c'était à lui, tout cela, et qu'il n'avait pas volé.
+
+--Mais qu'avait-il fait pour fâcher ta chère mère?
+
+--Dame... nous ne pûmes pas rester dans le pays.
+
+--Où allâtes-vous, Jeanne?
+
+--Partout. J'étais encore bien petite. J'ai été dans plus de dix
+pensions à la queue leu leu. Pauvre papa venait toujours, et alors nous
+partions.
+
+--Tu étais déjà grande quand vous vîntes au Bois-Biot?
+
+--Oh! bien grande. Ce fut quinze jours après notre arrivée que pauvre
+maman me dit: «Il y a ici un jeune substitut qui est notre ennemi.»
+Sais-tu que je te détestais? c'est pauvre maman qui t'excusa près de moi
+quand tu nous eus fait condamner. Et puis je te vis, et puis je t'aimai.
+
+Je l'attirai contre mon coeur.
+
+Nous n'en avons pas dit plus long pour aujourd'hui.
+
+Je saurai tout en l'interrogeant ainsi petit à petit.
+
+En la quittant, aujourd'hui, j'ai salué une soeur dans le corridor; elle
+m'a dit:
+
+--C'est véritablement une enfant. Est-il vrai, Monsieur, que vous ayez
+possibilité d'établir un alibi?
+
+J'ai répondu non.
+
+La soeur a secoué la tête.
+
+--On annonce que ce sera la troisième affaire de la session, a-t-elle
+ajouté. Probablement le 17 ou le 18 octobre. Nous ne sommes pas dans les
+secrets de Dieu, Monsieur, mais je prie pour vous deux tous les matins
+et tous les soirs.
+
+--Eh bien? et cet alibi! m'a demandé la femme du concierge.
+
+Là-bas, le mot _alibi_ jouit d'une grande popularité. Je n'ai pas cru
+devoir être aussi explicite qu'avec la soeur. J'ai répondu:
+
+--Nous avons bonne espérance.
+
+--Bravo! mais vous feriez peut-être bien de prendre avec vous, pour vous
+aider, un de nos messieurs à la mode. Ça enlève une histoire. Un jury et
+une crêpe, voyez-vous, c'est deux choses qui se retournent sur le feu.
+
+Je te l'ai dit, Geoffroy, on est très bon pour nous.
+
+
+Pièce numéro 94
+
+(Anonyme. Écriture inconnue.)
+
+Paris, 30 septembre.
+
+_À M. L. Thibaut, avocat._
+
+Une personne à qui M. Thibaut a fait du bien pendant qu'il était juge,
+désire lui rendre la pareille.
+
+La personne est placée de telle façon qu'elle peut affirmer à coup sûr
+que l'accusée Jeanne P., innocente ou coupable est condamnée d'avance.
+Plus M. Thibaut étudiera l'affaire, plus il partagera cette malheureuse
+conviction. En ce moment les recours en grâce n'ont aucune chance.
+
+La personne pense qu'une évasion ne serait pas impossible dans les
+conditions où se trouve l'accusée Jeanne P. La question des frais ne
+devra pas arrêter M. Thibaut.
+
+M. Thibaut pourrait faire tenir sa réponse d'une manière sûre à la
+personne en employant le moyen suivant:
+
+Écrire une lettre d'avance, aller à Notre-Dame-des-Victoires demain
+dimanche à huit heures du soir: se servir de la lettre pour envelopper
+une pièce de monnaie, et la jeter dans la bourse de la quêteuse qui se
+tiendra à la porte de gauche en entrant. Bien entendre _la porte de
+gauche,_ c'est-à-dire la plus voisine du passage des Petits-Pères. Il
+serait peut-être encore temps le dimanche suivant, mais des heures
+précieuses auraient été perdues.
+
+
+Pièce numéro 95
+
+(Écriture de Lucien, sans signature.)
+
+1er octobre.
+
+Non, il n'est pas possible que la vérité reste ainsi enfouie!
+
+Ce sont d'honnêtes gens, Geoffroy. Ils se couperaient les deux mains
+avant d'accomplir ce crime horrible qui s'appelle un meurtre judiciaire.
+
+Je les éclairerai, je ferai passer dans leur esprit la lumière qui
+éblouit le mien. Ce doit être facile.
+
+Une évasion! jamais! je flaire un piège. Et puis, une évasion est un
+aveu. Jeanne ne doit pas avouer puisque Jeanne n'est pas coupable.
+
+Les vois-tu autour de nous, dans le noir, ces misérables qui ne trouvent
+pas suffisant le mal qu'ils nous ont déjà fait?
+
+Je l'ai bien dit: ce sont des docteurs. Ils ont passé tous leurs
+examens. Ils savent le mal comme aucun de nous ne sait le bien.
+
+Quel est leur but? Je l'ai cherché. Chez eux, il n'y a jamais deux
+mobiles. Toujours le même: l'argent. Il y a quelque part une montagne
+d'argent qui a déjà tué Rochecotte, et qui va me tuer ma petite Jeanne.
+
+Oh! qu'ils le prennent, cet argent maudit! Qu'en a-t-elle besoin?
+Aujourd'hui, je l'ai interrogée au sujet de cette succession qui est,
+pour moi son malheur. Je croyais qu'elle allait me répondre: «Je ne sais
+pas.»
+
+Mais ici, comme pour sa présence à Paris à l'époque du meurtre, comme
+aussi pour le fait de s'être rencontrée au moins une fois avec Albert de
+Rochecotte, sa réponse a trompé mon espoir.
+
+Elle sait. C'était une de leurs naïves gaietés entre la mère et la
+fille: aux heures de misère, elles se moquaient souvent de leurs
+millions à venir.
+
+Elles n'y croyaient pas, mais elles savaient.
+
+Et le vieux baron faisait mieux que savoir. Parmi ses dettes il y en
+avait bon nombre de contractées à intérêts exorbitants qui étaient
+garanties par ses droits éventuels à la succession du dernier vivant de
+la tontine.
+
+Mais que prouve cela? s'ils sont des hommes, s'ils sont des juges, ils
+verront bien avec moi la toile d'araignée où l'on a pris cette pauvre
+petite mouche. Les fils en sont déliés, c'est vrai, les rets ont été
+fabriqués par un ouvrier-maître, mais enfin il y a des fils, je les ai
+dans ma main et je les montre.
+
+Le plus apparent, c'est celui qui a coûté la plus grande dépense
+d'habileté.
+
+Il ne faut pas trop bien faire.
+
+C'est là le défaut des docteurs.
+
+Le détail des ciseaux est _trop bien fait_. À lui tout seul il forme un
+roman.
+
+C'est une boîte à ouvrage de la fabrique de Samuel Worms,
+Londres-Birmingham, que la mère de Mme Péry avait rapportée de
+l'émigration. Selon l'accusation, Jeanne aurait pris les ciseaux de
+cette boîte, le jour du meurtre, et s'en serait servie pour assassiner
+Albert de Rochecotte pendant son sommeil.
+
+Car une petite fille ne tue pas un grand et fort jeune homme avec une
+mignonne paire de ciseaux, quand il a l'usage de ses facultés et de ses
+mouvements.
+
+Tu connaissais Albert aussi bien que moi. À ton idée, combien aurait-il
+fallu de fillettes pour avoir la fin de lui? De fillettes comme Jeanne?
+
+Il parait établi, d'après l'accusation, qu'un narcotique avait été versé
+soit dans le vin d'Albert, soit dans son café, et qu'il s'était endormi
+après le dessert.
+
+Mais je dis, moi, que cette circonstance même étant admise, on ne tue
+pas avec des petits ciseaux,--à moins d'avoir une raison pour cela.
+
+Et la raison, la voici: elle appartient au docteur ès-crimes, la raison!
+
+La raison, c'est qu'il fallait faire retomber le meurtre sur une jeune
+fille.
+
+Suis bien: une paire de ciseaux, c'est une arme de jeune fille.
+
+Tout le monde a dit cela, dès le début.
+
+C'est la comédie.--Voici la réalité: les ciseaux sont volés dans la
+boîte à ouvrage de Jeanne, précisément pour que la comédie puisse avoir
+lieu.
+
+Par qui, volés?
+
+Est-ce que je sais? Par Louaisot, si Louaisot est le docteur ès-crimes?
+
+Cependant Louaisot n'est pas héritier. Non. Mais il connaît un héritier.
+
+Souviens-toi de la personne pour laquelle il me quitta, le jour où il me
+vendit le talisman.
+
+La femme au codicille était là. Elle est héritière, elle!...
+
+Je me suis arrêté, Geoffroy, c'est du délire. Je ne voulais assurément
+rien dire de tout cela. Ne crois pas que je le pense. Est-ce ma folie
+qui me prend?
+
+Je veux finir mon raisonnement et mon histoire. J'aurai le temps avant
+ma crise.
+
+Les ciseaux sont volés, voilà le fait certain. Où? dans la chambre vide
+où est morte la pauvre jeune mère. Personne ne défend plus cet asile.
+Mme Péry est au cimetière et Jeanne au couvent de la
+Sainte-Espérance.
+
+Volés par qui? je répète la question.
+
+Par celui ou par celle qui va s'en servir au restaurant du
+Point-du-Jour.
+
+Par Fanchette, si tu veux, car elle existe, après tout, cette Fanchette,
+puisque Rochecotte avait une maîtresse, et que cette maîtresse n'était
+pas Jeanne.
+
+L'accusation dit le contraire. Il faudra qu'elle le prouve....
+
+Le meurtre est accompli. Les ciseaux restent au pouvoir de l'accusation.
+
+Que devient la boîte?
+
+La boîte est vendue avec le pauvre mobilier. On n'entendra plus jamais
+parler de cette boîte, achetée à l'encan, comme le reste par des juifs
+inconnus.
+
+Voilà le vrai. Cela aurait dû être ainsi.
+
+Mais la comédie judiciaire a besoin de la boîte, la boîte reparaîtra.
+
+Tu te souviens, quand Jeanne retourna au Bois-Biot en sortant de mon
+cabinet de toilette? Elle trouva dans sa chambre une surprise. Elle
+croyait, la pauvre chérie, que j'avais eu cette attention délicate de
+racheter le petit meuble de famille: son cher nécessaire dont sa mère et
+son aïeule s'étaient servies avant elle.
+
+Ce n'était pas moi qui avais eu cette attention délicate.
+
+Quelqu'un avait racheté la boîte à ouvrage tout exprès pour que les
+badauds pussent dire, après l'arrestation de Jeanne et au moment de la
+perquisition: _le doigt de Dieu est là_!
+
+Et ils n'ont pas manqué de le dire, les badauds! C'est ici la maîtresse
+preuve et le principal témoin. L'affaire s'appelait déjà l'_Affaire des
+ciseaux_.
+
+Un vrai docteur ès-crime mêle toujours à sa combinaison un élément de
+gros drame--pour le public.
+
+Car le public est juge d'instruction aussi. Et l'histoire des pesées que
+la foule opère sur la conviction du vrai juge serait une longue suite de
+pages en deuil.
+
+Je crois au doigt de Dieu. Il m'est arrivé de le voir en ma vie. Le
+doigt de Dieu n'est pas fait ainsi.
+
+Le doigt de Dieu, c'est la foudre. Le doigt de Dieu ne monte pas
+péniblement, une à une, les pièces d'une misérable mécanique.
+
+C'est le doigt du démon ici. Je me lèverai seul contre tous et je leur
+prouverai cela!
+
+Désormais, je vois ma cause si claire qu'il me suffira d'ouvrir la
+bouche pour dissiper les ténèbres. J'ai grandi avec la nécessité. Je
+suis éloquent, je suis fort. Je ne me reconnais plus moi-même. Ils
+trembleront devant moi. Leur prétendue vérité qui n'est que mensonge et
+artifice....
+
+_Note de Geoffroy_.--L'écriture devenait subitement illisible.
+
+
+Pièce numéro 96
+
+(Écriture de Lucien altérée et méconnaissable. Sans date.)
+
+M. L. Thibaut a toujours eu des sentiments d'estime et même de respect
+pour la magistrature française. Depuis qu'il fait partie du barreau
+cette opinion n'a pas changé. Sa position particulière est difficile. Sa
+santé n'est pas bonne. Depuis sa maladie, il se laisse aller à des
+mouvements de violence qu'il déplore ensuite.
+
+Mais M. Geoffroy de R. peut être tranquille. Cet état de fièvre
+s'explique par beaucoup de souffrances. Il n'est pas incompatible avec
+la mission que M. L. Thibaut a sollicitée, obtenue et acceptée. L'étude
+de sa cause est le travail de ses jours et de ses nuits. Sa jeune et
+malheureuse cliente sera bien défendue.
+
+
+Pièce numéro 97
+
+(Écriture ordinaire de Lucien. Sans signature.) Dimanche.
+
+J'ai eu ma crise. J'en laisse ici la marque.
+
+Mes crises sont plus rares et moins fortes. Celle-ci n'a pas duré plus
+d'une heure et ne m'a laissé qu'un peu de fatigue. J'ai bien dormi cette
+nuit. Jeanne a été à la messe, ce matin. Pauvre chérie! c'est elle qui
+dit cela. La soeur lui a prêté un paroissien et elles ont prié ensemble
+dans la cellule. Cette soeur est une douce sainte. Je la vois souvent
+triste. Quand elle sourit, elle est jeune et très belle.
+
+Jeanne était toute gaie. Elle ne voulait pas causer de l'affaire. Nous
+apercevions sur le mur qui fait face un rayon du beau soleil d'octobre.
+
+Notre haie du Bois-Biot doit être riante, ce matin. On a sans doute
+labouré les deux champs. Celui où passe le sentier qui descend à la
+ferme a de grands pommiers qui doivent perdre leurs feuilles.
+
+--Je parie, m'a dit Jeanne, que les enfants sont sous notre châtaignier
+à abattre des châtaignes.
+
+--Il faut travailler, Jeanne, ma petite Jeanne. Les jours passent, et
+mon plaidoyer n'est pas achevé. Elle s'est assise auprès de moi. Elle a
+mis sa blonde tête à sa place, sur mon coeur.
+
+--Eh bien, travaillons, Lucien, mon mari. Elle sait que ce mot-là me
+rend heureux.
+
+--L'année dernière, reprit-elle, à cette époque-ci, il faisait froid.
+Pauvre maman et moi nous nous levâmes de bon matin pour porter du
+bouillon au vieux Jean Étienne qui avait gagné les fièvres à la battée.
+Les prés étaient déjà tout blancs... mais travaille donc, Lucien,
+puisque tu veux travailler!
+
+--À quelle date furent volés tes ciseaux, Jeanne?
+
+--Je ne m'en aperçus peut-être pas tout de suite. Je brodais si peu! Je
+passais mes jours auprès du lit de pauvre maman; elle voulait toujours
+mes mains dans les siennes. Il me semble bien que ce fut le jour où le
+Dr Schontz t'écrivit de venir.
+
+--L'avant veille de?...
+
+--Oui. Oh! tu peux bien dire de la mort. Maman ne m'a pas quittée. Elle
+vient toutes les nuits.... Ce jour-là, je voulus prendre mes ciseaux
+pour arranger une de ses camisoles de malade. Je ne les trouvai plus.
+
+--Qui vous servait alors?
+
+--Une femme de ménage. Nous n'avions plus de domestique.
+
+--Et tu rachetas d'autres ciseaux? quand?
+
+--À l'instant même. J'envoyai la femme de ménage en lui disant d'en
+prendre à bon marché. Maman était en train de me parler de toi. Cent
+fois par jour, elle prenait la résolution de ne plus prononcer ton nom.
+Et elle me défendait bien doucement de penser à toi. Mais ton nom
+revenait toujours, toujours.
+
+--Est-ce que tu emportas la boîte à ouvrage avec toi au couvent?
+
+--Tu sais bien que non, puisque tu me la rendis à Yvetot.
+
+--Ce ne fut pas moi. Jeanne.
+
+--Qui donc aurait songé à me faire plaisir?
+
+Elle a de ces mots là qui me navrent tout en faisant que son innocence
+est pour moi plus claire que l'évidence. S'ils l'interrogeaient
+au-dehors de leur parti pris... mais leur siège est fait. Je connais
+cela.
+
+Moi, je tâche de savoir, je fouille les détails, je fais la chasse aux
+dates.
+
+Certain que je suis de l'impossibilité du fait principal, je crois à
+chaque instant qu'un fait accessoire va venir appuyer ma thèse, ou
+plutôt lui fournir un point de départ tangible, qu'on puisse prendre en
+main et présenter à la discussion.
+
+Mon espoir est sans cesse trompé. Tout se groupe contre moi. Est-ce le
+hasard? Est-ce la perfection même de ce travail diabolique que je
+suppose accompli par un scélérat parvenu au _summum_ de la science
+criminelle?
+
+J'ai été chez Nadar. J'ai acquis la certitude que les épreuves
+photographiques ont été livrées le jour même du crime. Il est donc
+naturel que Fanchette les eût sur elle au restaurant.
+
+Qu'espérais-je en prenant ce renseignement? En vérité, je ne saurais le
+dire.
+
+J'ai demandé au commis à qui il avait livré les épreuves. Il m'a
+répondu: à la personne elle-même.
+
+Dès que l'esprit trouve une voie par où s'échapper dans un champ
+d'hypothèses nouvelles, un obstacle sort de terre: un rempart d'acier:
+le témoignage de Jeanne elle-même.
+
+Car il est certain qu'une idée s'obstine en moi, depuis qu'elle y est
+née. Je cherche Fanchette.--Peut-être sont-elles deux....
+
+Mais alors tous ces témoins qui ont reconnu la photographie! car tous
+l'ont reconnue. Tous et moi-même!
+
+Et Jeanne déclare qu'elle a posé!
+
+Il y a pourtant une circonstance. Dans la lettre où Jeanne me racontait
+sa sortie du couvent de la Sainte-Espérance, tu dois te souvenir de ce
+détail: _on lui avait fait changer d'habits_....
+
+Elle ne m'aide pas. Je ne peux pas dire qu'elle ne se doute de rien,
+puisqu'elle sait tout. Elle sait absolument ce dont on l'accuse et ce
+qui la menace. Mais elle ne tient état de rien. On dirait qu'elle fait
+un mauvais rêve,--et qu'elle n'y croit pas. Tout doit disparaître au
+réveil.
+
+C'est avec une résignation fatiguée qu'elle répond à mes inutiles
+interrogatoires. Dès qu'elle le peut, elle se réfugie dans les souvenirs
+de sa mère et dans la mémoire de nos jeunes amours. Elle me l'a dit une
+fois: «Qu'est-ce que cela fait puisque ce n'est pas moi?» C'est bien le
+mot de l'enfant qui laisse à Dieu le soin de garder son sommeil.
+Qu'est-ce que cela fait?
+
+On pourrait amonceler bien plus de calomnies encore et serrer le réseau
+des ruses savamment nouées, certes, l'oeil de Dieu passe au travers de
+tout cela. Mais nous sommes devant des juges qui sont hommes.
+
+Geoffroy, j'ai peur. La gaieté de Jeanne et son insouciance me font mal
+horriblement. Tout éveillé, j'ai des rêves qui me la montrent condamnée.
+Je repousse cependant l'idée d'une évasion. C'était aujourd'hui qu'on
+m'avait donné rendez-vous à l'église Notre-Dame-des-Victoires. Je n'irai
+pas.
+
+
+Pièce numéro 97 bis
+
+(Écrit par Lucien.)
+
+Chaque fois que j'interroge Jeanne, je perds un espoir. Ne l'ayant
+jamais vue qu'au Bois-Biot, pour moi, elle et sa mère étaient des
+habitantes de la campagne d'Yvetot.--ce qui rendait matériellement
+impossibles les relations suivies entre elle et Rochecotte.
+
+Cela n'influait en rien sur ma conviction qui existe indépendamment de
+tout, mais cela me fournissait des armes.
+
+De loin, je voyais une foule d'obstacles matériels entre elle et le
+crime.
+
+De près, je ne vous plus rien. Elle n'est plus gardée que par ma foi
+profonde.
+
+En réalité, c'étaient deux pauvres créatures errantes. Elles venaient
+d'arriver au Bois-Biot quand je les y rencontrai. Elles étaient là pour
+le procès que je leur fis perdre. Elles vivaient d'ordinaire à Paris où
+la misère se cache aisément.
+
+Elles travaillaient de leurs mains.
+
+Elles vivaient dans la position exacte où M. Cressonneau aîné doit voir
+celle dont le pauvre Albert disait: «On n'épouse pas Fanchette!»
+
+Restait la lettre de ce même Albert, celle où il m'affirmait ne pas
+connaître sa cousine Jeanne Péry.
+
+Mais cette lettre laissait voir des répugnances qui avaient pu porter
+Jeanne à prendre un masque--pour s'approcher de lui.
+
+Aux yeux de Cressonneau, cette lettre devait précisément expliquer
+pourquoi la maîtresse de Rochecotte ne s'appelait pas Jeanne, mais bien
+Fanchette!
+
+On en trouverait des traces, d'ailleurs, de cette Fanchette, à moins que
+la terre ne se fût ouverte pour l'engloutir!
+
+Jeanne dit: «Il faut bien qu'il y ait contre moi des apparences, mon
+pauvre Lucien chéri, sans cela, ils ne m'auraient pas mise en prison.»
+
+Et elle prend mes deux mains qu'elle appuie sur son coeur en appelant
+mon regard sur ses yeux, qui laissent voir le fond de son âme.
+
+Pendant que nous restons ainsi, les heures s'écoulent.
+
+Je me vois au banc de la défense. Le jury me regarde et m'écoute.
+L'auditoire attend.
+
+Dirai-je à tous ceux-là: elle est innocente précisément parce qu'elle
+vous paraît coupable? Il n'y a ici que mes yeux pour ne point porter le
+bandeau qui aveugle tous vos regards? Vous subissez l'influence d'un
+mauvais génie....
+
+C'est l'exacte vérité, Geoffroy, mais on ne plaide pas ces mystiques
+visées. Je passe déjà pour avoir le cerveau frappé. On me taxerait
+d'incurable folie.
+
+Et le ministère public viendrait, les mains pleines de preuves
+mathématiques. Il jouerait avec les dates qui sont pour lui: il
+s'appuierait sur un ensemble concordant de témoignages....
+
+L'entends-tu? moi, il me semble que j'y suis, et que tout mon sang est
+parti de mes veines!
+
+Voilà ce qu'il dira:
+
+--Messieurs les jurés, malheureusement, ma tâche est trop facile.
+Laissant de côté les antécédents de l'accusée et ceux de sa famille, qui
+militeraient contre elle, j'arrive tout de suite aux faits de la cause.
+(Ici, le récit du crime.) Depuis que j'ai l'honneur de porter la robe,
+il ne m'était pas encore arrivé de rencontrer une cause où l'ensemble
+des circonstances produisit une somme d'évidences, équivalente au
+flagrant délit.
+
+Voici une jeune fille qui est la cousine et l'héritière d'un jeune
+homme, au point de vue d'une immense succession à échoir. Cette jeune
+fille se rapproche du jeune homme sous un faux nom; sous un faux nom,
+elle devient sa maîtresse.--et le jeune homme est assassiné.
+
+Le jeune homme était de ceux qu'on aime, noble, brillant et beau. La
+jeune fille eût consenti à partager: elle se fût contentée du mariage.
+Mais le jeune homme avait conservé assez de sens moral pour ne pas
+choisir sa femme là où il avait pris sa maîtresse. Il était sur le point
+d'épouser une jeune personne pure par elle-même et par sa famille, «On
+n'épouse pas Fanchette!» disait-il souvent au rapport des témoins.
+Fanchette est jalouse, elle parle de vengeance.--et le jeune homme est
+assassiné.
+
+Comment est-il assassiné? Fanchette avait perdu sa mère. Une main
+secourable la place dans une maison pieuse. Va-t-elle dire à
+l'accusation: «À l'heure du crime je pleurais au pied des autels»?...
+Non, il y avait sept jours qu'elle s'était évadée du couvent de la
+Sainte-Espérance quand le jeune homme a été assassiné.
+
+Elle est faible, le jeune homme était fort. On a trouvé sous la table de
+l'orgie un flacon de substance narcotique, destiné à égaliser les
+forces.
+
+Et comme Fanchette était troublée, en sortant le flacon de sa poche,
+elle a laissé tomber deux objets:
+
+Un paquet de cartes photographiées représentant Mlle Jeanne Péry.
+
+Un mouchoir taché de rouge aux initiales de Mlle Jeanne Péry.
+
+Est-ce tout? Non. Et déjà, cependant, ne peut-on pas dire que le
+flagrant délit existe?
+
+Mais il y a autre chose; je n'ai pas parlé de l'arme qui a servi pour
+commettre le crime.
+
+Fanchette est de famille noble. Ses ancêtres avaient émigré en
+Angleterre à l'époque de notre glorieuse révolution. De l'émigration,
+son aïeule avait rapporté une boîte à ouvrage ou nécessaire, de
+fabrication anglaise et remarquable en ceci que toutes les pièces en
+étaient burinées au même signe. Ai-je dit Fanchette? C'est Mlle
+Jeanne Péry qu'il fallait dire.
+
+Fanchette, en effet, et voilà l'étonnant, a accompli son oeuvre
+effroyable, un meurtre ayant nécessité plus de vingt blessures, avec les
+ciseaux de Mlle Jeanne Péry comme elle lui avait déjà emprunté son
+mouchoir et ses photographies!
+
+Et quand la justice, égarée par ce nom de Fanchette, est arrivée enfin
+chez Mlle Jeanne Péry, qui venait, par un déplorable hasard, de
+changer son nom contre un autre jusqu'alors universellement estimé, la
+justice a trouvé chez elle Mlle Jeanne Péry, la propriétaire du
+mouchoir de Fanchette, l'original du portrait de Fanchette et la boîte à
+ouvrage de fabrique anglaise où manquaient les ciseaux, arme révoltante,
+qui a servi au meurtre accompli par Fanchette!
+
+
+Pièce numéro 98
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Dimanche, 9 heures du soir.
+
+Je suis sorti: j'étouffais. J'ignore quel est l'avocat général qui
+prendra la parole dans ce procès, mais je l'ai entendu d'avance.
+
+Il a tout cela à dire. Il en dira peut-être plus, il n'en dira pas
+moins.
+
+C'est trop de preuves, n'est-ce pas, réponds franc? Pour toi qui es de
+sang-froid, pour toi qui est un homme du monde, pour toi qui es parmi
+les délicats, c'est trop!
+
+Je suis sûr que tu t'es déjà dit: le but est dépassé.
+
+Eh bien! non! le docteur ès-crimes connaît son monde. Il sait que le
+public et les juges seront d'accord ici. Après ce festin de preuves,
+après cette curée de témoignages accablants, s'il prenait envie au
+docteur ès-crimes de leur servir encore quelque grosse pièce, ils
+l'avaleraient du même appétit.
+
+La cour d'assises est une bête insatiable, et le public est plus affamé
+qu'elle.
+
+Ne crois pas que je récrimine ou que j'insulte. Je suis brisé, je suis
+anéanti. Je vais te montrer d'un mot ce qui reste de moi: à leur place,
+je penserais peut-être comme eux!
+
+Une machine créée dans le but exprès de trouver des coupables ne peut
+pas produire d'autre fonctionnement que celui-là.
+
+Souviens-toi qu'il y a eu un examen préparatoire, et qu'une voix
+autorisée a déjà dit: il y a lieu de suivre....
+
+Nous sommes perdus, Geoffroy. Il faudrait un miracle rien que pour nous
+obtenir des circonstances atténuantes. Le coeur me manque....
+
+J'ai été regarder la Seine couler, mais je ne veux pas mourir avant
+Jeanne.
+
+Deux fois, je suis revenu vers l'église Notre-Dame-des-Victoires. À quoi
+bon entrer?
+
+Une évasion de la Conciergerie! Tu connais la prison. C'est purement un
+rêve ou un leurre. D'ailleurs, je ne veux pas d'évasion.
+
+Et Jeanne! Est-ce que Jeanne consentirait jamais à une évasion!
+
+Ce n'est pas qu'elle soit gardée aussi étroitement qu'au début. Elle
+n'est plus au secret. La soeur l'aime et les employés de la prison la
+protègent....
+
+La troisième fois, je suis entré dans l'église--par la porte de droite.
+C'est à la porte de gauche que la quêteuse devait m'attendre.
+
+Ceux qui prient sont bien heureux. Les murs de l'église disparaissent
+sous les _ex-voto_ de marbre qui disent merci à la Vierge pour une grâce
+accordée. Il y en a des milliers et des milliers. Tous ceux-là étaient
+aux abois. Ils ont crié à l'aide. L'aide est descendue du ciel. C'est
+vrai, puisqu'ils remercient. J'ai eu l'idée de faire un voeu, moi aussi.
+Que donnerais-je! Tout, et ma vie!... L'église était pleine. Je me suis
+agenouillé derrière un pilier. Le chant des orgues me fendait le coeur.
+J'ai traversé le bas de la nef. Mon regard a glissé jusqu'à la quêteuse:
+Une femme en deuil dont le visage disparaissait entièrement sous son
+voile. Je ne puis dire que j'ai cru reconnaître Olympe. Mais le nom
+d'Olympe est tombé dans ma pensée, et j'ai pris la fuite.
+
+Geoffroy, comment serait-il possible de s'évader de la Conciergerie? Et
+quel moyen prendre pour amener Jeanne à consentir?
+
+Et moi? Est-ce que je pourrais me résoudre à cela?
+
+J'ai passé une terrible nuit. J'ai vu la cour d'assises en rêve. Tous
+ceux qui viennent là se chauffer ou se divertir étaient à leur poste.
+Sous le crucifix, les robes rouges siégeaient. Les jurés regardaient
+avec un étonnement plein d'horreur une enfant--Jeanne me paraissait
+toute petite--qui essayait de se cacher au banc des accusés.
+
+Moi, j'avais aussi ma robe. Et je faisais des efforts sans nom pour
+porter haut ma tête qui me pesait comme un fardeau de plomb.
+
+C'était vaste, cette salle, c'était immense, cette foule.
+
+Les juges écarlates me semblaient d'une taille surhumaine.
+
+Tout était grand, presque colossal,--excepté Jeanne, pauvre petite
+chérie, qui rapetissait devant ces ennemis géants!
+
+On s'agitait sans accomplir aucun des actes réglementaires qui
+constituent une séance, mais la séance allait tout de même. J'entendais
+autour de moi un murmure d'une profondeur inouïe qui m'enveloppait de
+ces mots:
+
+--Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux!
+
+Et de temps en temps une voix éclatait, criant:
+
+--Elle a tué son amant!
+
+Il y avait des rires qui grinçaient:
+
+--Et c'est son mari qui va la défendre....
+
+Ma mère et mes soeurs étaient là; elles se détournaient de moi.
+
+À côté de ma mère, je voyais un visage de marbre, blême, mais rayonnant
+de lueurs étranges et qui rejetait Jeanne dans un abîme de nuit.... La
+bouche d'Olympe ne s'ouvrait pas; aucun son ne s'échappait de ses
+lèvres, et pourtant je l'entendais qui me disait:
+
+--Comment trouvez-vous que je me venge!
+
+Tout à coup, il y eut un grand mouvement. Quelque chose de long était
+sur l'estrade au devant des juges. Cela s'ouvrit. Albert de Rochecotte
+était couché, la tête dans ses cheveux blonds épars.
+
+--Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux!
+
+--Comme il était beau!
+
+--Et si jeune!
+
+--Elle a tué son amant, son amant, son amant!
+
+--Et voilà son mari qui parle pour elle!
+
+Jamais je n'entendrai plus ce silence effrayant. Tous les bruits étaient
+morts. On m'écoutait. Je parlais. L'attention de cette foule muette
+m'écrasait comme le poids d'un monde. Je parlais, mais comment dire
+cela? ma parole était muette aussi.
+
+Toutes les facultés de mon être, mon coeur et mon âme s'élançaient
+impérieusement hors de moi, mais ne franchissaient pas le seuil de mes
+lèvres. Les pensées, les mots, l'éloquence, la colère, la passion
+jaillissaient pour retomber inertes et insonores. Mes efforts se
+débattaient en vain contre cette impuissance. Le cauchemar, cette
+hideuse caricature du désespoir, m'enchaînait dans ses morts
+embrassements....
+
+La foule ondula comme une mer. Les murailles de la salle chancelèrent,
+et un cri grave s'éleva:
+
+--Condamné! condamnée! condamnée!...
+
+
+Pièce numéro 99
+
+(Anonyme. Même écriture que celle du n°94.)
+
+Paris, lundi, 2 octobre 1865.
+
+_À M. L. Thibaut, avocat._
+
+La personne qui a écrit à M. L. Th..., vendredi dernier, l'a attendu
+toute la soirée d'hier, dimanche, au rendez-vous de l'église
+Notre-Dame-des-Victoires. Elle l'a vu s'approcher, mais M. L. Th... a eu
+défiance sans doute.
+
+La personne n'a pas dit toute la vérité dans sa première lettre. Elle ne
+croyait pas avoir besoin d'insister.
+
+Ce n'est pas à M. L. Th... surtout que la personne porte intérêt, c'est
+bien davantage encore à la malheureuse fille du baron Péry de Marannes.
+Si M. L. Th... gardait des doutes, s'il voulait s'entretenir avec la
+personne--la voir,--il serait sûr de la trouver demain mardi à la
+consultation de M. le Dr Schontz, rue de la Pépinière, n°.... Dimanche
+prochain il serait désormais trop tard, les événements se précipitent.
+M. L. Th... est supplié de ne plus hésiter. Il n'a pas le droit de
+refuser. La malheureuse J. P. est perdue sans ressource.
+
+
+Pièce numéro 100
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Mardi matin.
+
+Je n'ai pas pu écrire hier au soir. La nuit de dimanche à lundi m'a
+laissé tellement brisé de corps et d'esprit que je n'ai pu tenir la
+plume.
+
+C'est peut-être vrai, Geoffroy. Peut-être n'ai-je pas le droit de
+refuser l'offre de cette personne inconnue. Du moins est-il de mon
+devoir de m'informer, de savoir, de me rencontrer avec elle.
+
+Le nom du Dr Schontz est fait pour me donner confiance. Je le connais;
+je crois que tu le connaissais aussi. C'est lui qui m'avait écrit cette
+lettre quand Mme Péry fut à l'article de la mort. C'est grâce à lui
+que j'ai pu la revoir une dernière fois.
+
+Qui sait? peut-être que le baron de Marannes a laissé des amis.
+
+Je suis résolu cette fois à ne pas manquer au rendez-vous.
+
+Mais Jeanne? vas-tu demander. Il faudrait le consentement de Jeanne.
+
+Et Jeanne, ne consentirait jamais....
+
+Mon Dieu! c'est une bien faible chance. Je ne crois pas, moi, à la
+possibilité d'une évasion.
+
+En outre, je ne suis pas toujours dans mes accès de mortel
+découragement. Tout n'est pas perdu. J'ai vu M. Cressonneau. J'ai plaidé
+près de lui ma théorie du docteur ès-crimes. Il a ri comme un bossu.
+Jamais il n'avait rien entendu de si drôle,--mais j'ai vu qu'il était
+frappé dans une certaine mesure.
+
+Quand je lui ai dit: «Il y a trop de preuves», il a repris un instant
+son sérieux.
+
+Fais bien attention que c'est là surtout un argument d'homme du métier.
+Les jurés n'y entendraient goutte, mais cela fait réfléchir un
+magistrat, parce que cela en appelle à son expérience et à sa science.
+
+À son intelligence surtout.
+
+M. Cressonneau est très intelligent. Son intelligence fait mauvaise
+route, voilà tout.
+
+Il y a dans la vérité une force latente qui peut éclater à l'improviste.
+
+Elle n'a pas encore éclaté pour M. Cressonneau aîné, c'est certain, car
+il m'a dit quand j'ai eu fini:
+
+--Si vous plaidez cela, cher M. Thibaut, on vous mènera tout doucement à
+Charenton à l'issue de l'audience.
+
+Mais sous sa fanfaronnade officielle, je te réponds qu'il a été touché.
+Il y a trop de preuves. Ce serait à dire que l'accusée a rassemblé à
+grands frais pour les déposer bien en vue, derrière elle, sur le chemin,
+toutes les circonstances compromettantes qu'il était possible de se
+procurer.
+
+Je disais tout à l'heure: Jeanne qui se sent innocente, rejetterait bien
+loin toute pensée d'évasion.
+
+Est-ce qu'on sait jamais avec Jeanne? Je le croyais, je me trompais.
+
+Elle me met en colère et je l'admire.
+
+Son innocence est au-dessus de ce qu'on rêve. On pense savoir à quel
+point ce coeur enfant est en dehors du Mal et des craintes que le Mal
+inspire. On en est à cent lieues.
+
+Hier matin, soucieux, malade, gêné par cette responsabilité nouvelle à
+propos d'une entreprise dont je ne connais ni la nature ni les
+garanties--s'il y en a,--je l'aurais bien défiée de m'égayer.
+
+Je n'étais pas avec elle depuis trois minutes que je souriais à son
+sourire.
+
+Tu penses bien que je n'avais pas le coeur de lui raconter mon rêve.
+
+Mais elle me racontait les siens: de l'herbe verte, du soleil, du vent
+de campagne qui a si bonne odeur! Et des fossés sautés, et des sentiers
+qui tournent dans les taillis!
+
+--Ils m'ont le jour, ici, disait-elle; mais la nuit, je me sauve.
+
+L'occasion était bonne, j'en ai profité.
+
+--Est-ce que tu te sauverais, Jeanne, si tu en avais le moyen?
+
+Elle s'est arrêtée au milieu d'un sourire argentin qui scandalisait ces
+murailles de prison. Puis elle s'est levée brusquement. Elle avait envie
+de bondir.
+
+--Écoute, m'a-t-elle dit, essoufflée déjà par la joie, je te connais. Si
+tu me parles de cela, c'est que tu y as pensé, mon Lucien chéri, c'est
+que c'est une chose possible!
+
+Je restais devant elle tout décontenancé.
+
+--Oh! que tu es bon! que tu es bon! Je ne pense qu'à cela, moi, mais je
+n'osais t'en parler. J'aurais bien fini pourtant par te le demander.
+J'avais déjà songé à ce que ça coûterait. Je suppose que ça doit coûter
+très cher.
+
+--Je ne sais pas, voulus-je dire.
+
+--Qu'est-ce que cela fait? interrompit-elle. Je ne connais pas très bien
+cette affaire-là, vois-tu, mon Lucien, mais pauvre maman m'avait dit
+souvent que si notre cousin Albert de Rochecotte mourait....
+
+Je devins pâle.
+
+--Qu'as-tu donc? fit-elle. Il est mort, nous n'y pouvons rien, et
+puisqu'il est mort, je suis l'héritière du vieil homme qui a des
+millions. Eh bien, si tu veux, nous donnerons la succession aux pauvres,
+puisqu'on dit que c'est de l'argent mal acquis. Car on dit cela. Nous
+donnerons toute la succession, excepté ce qu'il faudra pour payer ma
+liberté. Vois-tu, mon Lucien, l'idée d'aller là-bas, devant le monde,
+entre les gendarmes, me rend folle. Oh! je ris quand tu es là, mais
+c'est pour que tu n'aies pas de la peine. Les gendarmes! les gendarmes!
+
+J'étais émerveillé. Je suis toujours émerveillé près d'elle.
+
+Les paroles ne peuvent pas exprimer pour toi tout ce que cette horreur
+des gendarmes avait d'enfantin.
+
+--Mais, dis-je, ce n'est donc pas d'être condamnée que tu as peur
+Jeanne?
+
+--Puisque je n'ai rien fait, Lucien.
+
+Elle revint auprès de moi pour ajouter:
+
+--Si fait, pourtant, j'ai peur un peu. Ceux qui m'interrogent ont bien
+l'air de me croire coupable. Si je ne t'avais pas pour me défendre...
+mais tu ne peux pas m'empêcher d'aller entre deux gendarmes. J'ai vu
+passer une fois une pauvre fille qu'ils conduisaient. Oh!...
+
+Elle cacha sa figure dans ses mains. Puis, tout à coup souriant:
+
+--Et le temps que je perds ici sans toi, loin de toi! Et nos champs! Si
+je pouvais encore courir, courir avec toi, sous les arbres où pauvre
+maman aimait tant à se promener....
+
+Elle mit sa tête sur mon coeur et je vis une larme, un diamant qui
+tremblait au bord de sa paupière. Il est deux heures et demie. Je pars
+pour mon rendez-vous chez le Dr Schontz.
+
+
+Pièce numéro 101
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Mardi, 5 heures du soir.
+
+Je reviens de la consultation du Dr Schontz.
+
+Ce n'est pas Olympe. Cette frayeur restait en moi, mais je suis
+absolument certain que ce n'est pas Olympe. Elle est beaucoup moins
+grande qu'Olympe. Elle serait plutôt de la taille de Jeanne elle-même.
+Tu ne l'as donc pas vue? me demanderas-tu. Non, je ne l'ai pas vue.
+Alors, rien n'est fait?
+
+Je ne sais que répondre. J'ai confiance un peu. Je crois que cela se
+fera. À tout le moins, cela se tentera. Le Dr Schontz est pour
+l'évasion.
+
+Il ressemble à la lettre qu'il m'écrivit voici quelques mois, celui-là.
+Je ne l'aurais pas reconnu. Le travail l'a vieilli. C'est un vrai
+médecin qui a usé son corps, mais gardé la jeunesse de son coeur. Quand
+je suis entré, il était là, en compagnie de la quêteuse voilée.
+
+Elle portait le même costume de deuil que la veille, et le même voile
+épais qui ne laisse pour ainsi dire rien voir de ses traits.
+
+De près, elle m'a paru très jeune: l'âge de Jeanne. Et je ne sais
+pourquoi ce visage invisible était, dans ma pensée, ressemblant au
+visage de Jeanne. La voix est bien différente pourtant. Jeanne gazouille
+comme un cher petit oiseau. Celle-ci parle d'un accent décidé et presque
+viril. Je me suis assis après avoir salué l'inconnue et serré la main du
+Dr Schontz. Celui-ci a parlé le premier.
+
+--J'étais l'ami de Mme Péry de Marannes, a-t-il dit. Non seulement je
+crois à l'innocence de sa fille, mais j'en suis certain.
+
+Ma main, qui venait de quitter la sienne, s'est avancée de nouveau. Il
+l'a serrée.
+
+--En épousant Jeanne Péry, M. Thibaut, a-t-il repris, vous avez risqué
+le repos de votre vie, cela est vrai, mais j'espère encore que vous
+serez récompensé par un avenir de bonheur.
+
+--J'aime Jeanne, répondis-je, et je ne puis être récompensé que par le
+bonheur de Jeanne.
+
+Schontz approuva du geste. La quêteuse dit:
+
+--Avant de songer à son bonheur, il faut l'empêcher de mourir
+misérablement.
+
+Schontz s'inclina encore. Il y eut entre nous trois un silence.
+
+--M. Thibaut, reprit la jeune femme, vous voudriez savoir qui je suis?
+
+--Il est vrai, Madame. Votre lettre me disait que je vous entendrais et
+que je vous verrais.
+
+--Les promesses de ma lettre ne seront pas tenues, Monsieur, à cet
+égard, du moins; j'ai une raison majeure pour vous taire mon nom et pour
+vous cacher mon visage. Je vous prie de vous contenter de la garantie du
+docteur qui va vous affirmer que cette raison n'est point de nature à
+justifier votre défiance.
+
+--Je l'affirme, en effet, sur l'honneur, a dit Schontz.
+
+--Puis-je au moins savoir, ai-je demandé, quel est le motif de l'intérêt
+que vous portez à Mme Lucien Thibaut?
+
+Elle m'a tendu à son tour sa main gantée de noir.
+
+--J'aime à vous entendre l'appeler ainsi, Monsieur, a-t-elle dit, et il
+y avait de l'émotion dans sa voix. Vous êtes un digne coeur!
+
+Elle a repris après un instant:
+
+--Mon motif, c'est mon devoir. Je voudrais vous parler autrement que par
+énigmes: j'aime Jeanne, mais je ne la connais pas. Je lui ai fait du mal
+sans le vouloir et même sans le savoir. Je donnerais une part de mon
+sang pour guérir le mal que je lui ai fait. J'ai pourtant des raisons
+plus compréhensibles. Vous êtes ici, vous, pour votre femme, le docteur
+pour Mme Péry, son amie; mettez que, moi, je représente feu M. le
+baron Péry de Marannes, ce sera vrai dans toute la force du terme. Mais,
+je le répète: ce qui me fait agir, c'est surtout mon devoir: un devoir
+impérieux, un devoir sacré!
+
+Sa voix restait grave, mais l'émotion la faisait profondément vibrer. Le
+Dr Schontz dit:
+
+--Tout cela est l'expression exacte de la vérité, je l'affirme.
+
+Geoffroy, j'avais confiance. D'ailleurs, que risquais-je à entamer les
+préliminaires? On allait sans doute me soumettre un plan, me détailler
+les voies et moyens qu'on devait employer pour arriver à un résultat que
+la première vue montrait presque impossible. Il y avait en moi plus que
+de la curiosité. Je cédai à ce mouvement et je dis:
+
+--Mettons que nous sommes d'accord. J'admets aussi, je suppose que
+j'admette la nécessité d'une évasion. Quel genre de concours vient-on
+m'offrir?
+
+--M. Thibaut, me répondit la jeune femme, je vous offre plus que mon
+concours. Vous n'aurez à vous mêler de rien; je me charge de tout.
+
+Mon visage dut exprimer de la surprise, car la jeune femme reprit
+vivement:
+
+--Votre rôle sera de recueillir votre femme après la réussite et de
+l'emmener dans l'asile sûr que vous aurez choisi.
+
+Elle appuya sur le mot _sûr_. Son ton était redevenu tranchant.
+
+--Pour le reste, poursuivit-elle, j'agirai seule. C'est une condition
+que je pose rigoureusement.
+
+--Cependant, voulus-je dire, je désirerais connaître....
+
+--Mes moyens? je ne vous les dirai pas. Que savez-vous s'il m'est permis
+de vous le dire? Il vous importe peu quels soient mes moyens, s'ils
+rendent votre femme libre. Et moi, il m'importe de ne pas trahir le
+secret d'autrui.
+
+Sais-tu l'idée qui me vint, Geoffroy? Je connais tout ce qui touche au
+palais. C'est du palais seulement que peut venir la possibilité d'une
+évasion.
+
+Si la femme d'un dignitaire, une de ces femmes-maîtresses qui obtiennent
+tout ce qu'elles veulent, se mettait dans la tête de déménager la
+Sainte-Chapelle... ma foi....
+
+Que veux-tu? je cherchais. Le dehors ne peut rien, il faut partir de là;
+le dedans seul a une faible possibilité de s'entrouvrir lui-même.
+
+Le secret d'autrui! Évidemment la serrure qui devait livrer passage
+était attaquée d'avance.
+
+--Du moment que je n'ai pas voix au chapitre, dis-je, et que ma
+coopération n'est pas désirée, je ne vois pas pourquoi on a pris mon
+avis.
+
+--Cher M. Thibaut, répliqua la quêteuse dont la voix s'adoucit encore
+une fois--on devinait le sourire derrière son voile--vous n'avez pas
+voix au chapitre, c'est vrai, et je vous en demande bien pardon; mais
+votre coopération est fort souhaitée, et même formellement réclamée. Je
+vous connais trop pour ne pas savoir que dans une occurrence si grave,
+vous mettrez de côté volontiers une vaine curiosité. Je vous déclare que
+je ne pourrais pas vous donner le plus léger renseignement sur notre
+manière d'opérer, sans tromper la confiance de quelqu'un, d'abord,--de
+quelqu'un qui se met en péril pour nous servir, et ensuite sans
+compromettre gravement le succès de notre entreprise.
+
+Le Dr Schontz approuva d'un geste qui m'était adressé et qui contenait
+une prière.
+
+--Madame, dis-je, tout sera donc comme vous l'exigez. Je pense pouvoir
+vous demander maintenant en quoi consistera l'aide que vous attendez de
+moi?
+
+--Elle aura trait au rôle de Jeanne. Jeanne n'a rien à faire, sinon à se
+tenir prête de nuit comme de jour au premier signal. L'instant propice
+sera peut-être court, il faut pouvoir en profiter. Que Jeanne soit donc
+toujours habillée. Qu'elle veille, et quand la soeur Marie-Joseph lui
+dira: «Suivez-moi»...
+
+--La religieuse! m'écriai-je, sachant quelle est la position de ces
+dames dans les prisons, et quelle lourde responsabilité pèserait sur
+elle.
+
+--Vous voyez bien! fit la jeune femme, dont la patience n'était
+décidément pas le fort, vous ne savez rien et vous voulez déjà discuter!
+Que serait-ce si vous saviez? Je veux bien vous dire, mais ce sera le
+premier et le dernier éclaircissement, que la soeur Marie-Joseph n'est
+pas complice. Elle ne sait rien, elle ne risque rien. Seulement, la
+consigne sera de la suivre à n'importe quelle heure du jour ou de la
+nuit. Pensez-vous obtenir cela de Jeanne?
+
+--Je l'obtiendrai.
+
+--Merci pour elle, car c'est son salut. Maintenant, passons à ce qui
+vous regarde personnellement. Vous ne contribuerez pas à la victoire,
+cher M. Thibaut, mais vous en profiterez. Et votre rôle exige au moins
+un grand dévouement, une grande patience. Nous sommes aujourd'hui à
+mardi. À partir de vendredi soir, souvenez-vous bien de cela, toutes les
+heures du jour ou de la nuit peuvent voir se livrer la bataille. Il faut
+donc qu'il y ait une voiture, à toute heure, prête à recevoir la
+fugitive, en un lieu que nous allons choisir tout de suite si vous
+voulez. J'ajoute qu'il y a vingt chances contre une pour la nuit.
+
+La question du lieu où la voiture devait attendre fut agitée à nous
+trois. Il fut convenu qu'on choisirait plusieurs places, selon les
+heures; pour ne pas donner l'éveil par un stationnement trop prolongé.
+
+Les endroits désignés étaient tous à cinq ou six cents pas de la cour du
+palais.
+
+Aussitôt que ceci fut convenu, la jeune femme se leva.
+
+--À dater de vendredi soir, neuf heures, dit-elle en se résumant, Jeanne
+prête nuit et jour à suivre la soeur,--à dater du même moment, voiture
+stationnant aux places désignées, suivant l'échelle d'heures que nous
+avons réglée et qui vous sera adressée par écrit. Je ne sais pas si nous
+nous verrons jamais face à face, M. Thibaut, mais je vous offre la main
+et je vous dis: vous avez en moi une amie.
+
+Elle secoua ma main d'un mouvement bref, salua le Dr Schontz et se
+retira.
+
+Dès qu'elle fut partie, le docteur me dit:
+
+--Vous n'en saurez pas une syllabe de plus, cher M. Thibaut. Ayez bon
+courage et faites exactement comme il a été convenu. Excusez-moi, j'ai
+déjà pris beaucoup sur l'heure de mes visites.
+
+Il était plus de cinq heures. Je pris congé aussitôt.
+
+
+Pièce numéro 102
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Mardi, minuit.
+
+Je n'ai pas pu revoir Jeanne. J'aurais voulu me consulter avec elle. Il
+y a une pensée qui tourne autour de mon cerveau. Cette personne
+accomplit un devoir en travaillant au salut de Jeanne.
+
+Un devoir impérieux!
+
+Elle représente, dit-elle, le père de Jeanne.
+
+Jeanne pourra me dire, peut-être....
+
+Il y a des moments où mon coeur se dilate tout à coup. Je me sens léger
+et fort. Cette horrible crainte de la justice, entêtée dans son
+égarement, ne pèse plus sur moi. Je viendrai seul devant les juges, je
+serai sûr de moi. La vérité jaillira de ma poitrine si haute et si
+éclatante, dès que le danger de Jeanne ne sera plus là....
+
+Voici une pensée qui a heurté mon esprit comme un choc: il y a bien
+longtemps que je n'ai entendu parler ni de M. Louaisot ni d'Olympe.
+
+Se reposent-ils dans leur victoire?
+
+Je suis terriblement seul, Geoffroy. Je ne connais pas à Paris une
+créature humaine à qui je puisse demander conseil!
+
+
+Pièce numéro 103
+
+(Écriture de copiste. Sans date.)
+
+J.-B.-M. (Calvaire) a déjà eu l'honneur d'offrir ses services à M.
+Thibaut. Ce nom de Calvaire est un pseudonyme raisonné analogique. Le
+danger qui menace mon existence m'empêche de m'expliquer plus
+clairement.
+
+On me traque comme un renard. M. Mouainot de Barthelémicourt et Mme
+la marquise Ida de Salonay ont juré de faire la fin de moi. Pour des
+prix relativement doux, je mettrais M. Thibaut à même de terrasser ses
+ennemis. Écrire poste restante, au nom de Calvaire et mettre un petit
+bon dans la lettre.
+
+_Mention de la main de Lucien_.--Doit être le même qu'un nommé Martroy,
+qui m'avait déjà écrit. Tout ce fatras doit être d'un intrigant ou fou.
+
+
+Pièce numéro 104
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Mercredi.
+
+Voilà tout ce que m'a dit Jeanne quand je l'ai priée de bien interroger
+ses souvenirs d'enfance:
+
+--Je n'ai pas besoin d'interroger mes souvenirs. Je sais que j'ai une
+soeur. Et j'ai pensé bien souvent à ma soeur depuis que je suis accusée.
+J'étais debout et je la tenais dans mes bras. Le souffle m'a manqué.
+J'ai été obligé de m'asseoir.
+
+--Et quel nom a-t-elle, ta soeur, Jeanne?
+
+--Pour nous, elle n'avait pas de nom. Pauvre maman l'appelait «la fille
+de mon mari».
+
+--Tu ne l'as jamais vue?
+
+--Jamais. J'entendais parler d'elle quand père venait chercher de
+l'argent pour payer sa pension. Je me souvins alors de cette pension de
+600 francs que le baron servait à un enfant. Je ne sais pourquoi j'avais
+cru dans le temps que cet enfant était un fils.
+
+--Et c'était Mme Péry qui payait cela! m'écriai-je.
+
+--Pauvre maman était bien bonne.
+
+Geoffroy, le baron avait deux filles. Fanchette doit exister. Fanchette
+existe!
+
+Je sais maintenant de quel impérieux devoir me parlait hier la jeune
+femme voilée.
+
+J'ai tout raconté à Jeanne, sauf mes soupçons au sujet de sa soeur.
+
+As-tu vu une fillette à l'annonce de son premier bal? Amère tristesse du
+présent, menaces accumulées de l'avenir, où étiez-vous?
+
+Jeanne me fait peur souvent avec ce prodigieux enfantillage. Elle qui
+est si vaillante et si intelligente! Elle que j'ai vu tenir si dignement
+une place si difficile à l'hôtel de Chambray, dans les jours qui
+précédèrent notre mariage! Elle qui a toutes les délicatesses, elle qui
+devine toutes les sciences qui sont le charme et l'honneur de la femme!
+
+Il y a des instants où je la vois jouant à la poupée.
+
+J'ai cru qu'elle allait m'entraîner à valser autour de sa cellule.
+
+Une évasion! un roman, un mystère, des dangers, la nuit, dans Paris!
+
+Et plus de gendarmes!
+
+Puis elle a cessé tout à coup de sauter, de m'embrasser, de bavarder
+pour prendre un air plus grave.
+
+--Mais sais-tu, Lucien, m'a-t-elle dit, qu'il va falloir bien de la
+prudence!
+
+À cette découverte qu'elle faisait, je n'ai pu m'empêcher de sourire.
+Elle m'a grondé.
+
+--Je suis votre femme, Monsieur, m'a-t-elle dit, c'est mal de me traiter
+toujours comme une petite fille. Mais grand Dieu! comment vais-je faire
+pour attendre? Je grille déjà. Et la soeur! la bonne soeur! comme je
+l'aime! Qui se serait douté?... Je vais la regarder si bien dans le
+blanc des yeux.... Mais non, au contraire. Ne faisons semblant de rien,
+n'est-ce pas? c'est la consigne. Peut-être qu'on me déguisera en soeur
+de charité, moi aussi, ou en porte-clés.... Enfin, on ne sait pas.
+Attendons.
+
+Oh! celle-là sera prête à l'heure, elle va compter soixante secondes
+dans chaque minute!
+
+Celle-là, c'est Jeanne Péry, Geoffroy, la fille sanglante dont parlent
+tous les journaux, le monstre qui fait frissonner les familles!
+
+Quand j'ai été pour m'en aller:
+
+--Dis au docteur que je l'aime bien, et à la dame que je l'adore! Oh! il
+y a encore de bons coeurs! mais tâche qu'ils se dépêchent. Qu'est-ce que
+ça leur fait d'avancer un petit peu?
+
+
+Pièce numéro 105
+
+(Même écriture que les deux lettres de la quêteuse. Sans signature. Sans
+date.)
+
+_À M. L. Thibaut, avocat, etc._
+
+Rien pour vendredi. Samedi soir au plus tôt.
+
+
+Pièce numéro 106
+
+(Même écriture que la précédente.)
+
+Samedi. 6 octobre 1865.
+
+C'est pour ce soir, veillez.
+
+
+Pièce numéro 107
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Samedi, 3 heures du soir.
+
+Je pars, Geoffroy. Il est trop tard pour prévenir Jeanne, mais je sais
+que c'est inutile. Depuis qu'il est question de notre tentative, elle
+n'a pas eu une heure de sommeil.
+
+
+Pièce numéro 108
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Dimanche, 1 heure du matin.
+
+Me voilà revenu. Rien.
+
+J'ai veillé dans ma voiture deux heures sur le quai, au coin du
+Pont-Neuf, deux heures entre le pont Notre-Dame et l'Hôtel-de-Ville, le
+reste du temps autour de la cathédrale. Vers minuit moins le quart, un
+homme enveloppé d'un manteau s'est approché. J'étais rue d'Arcole. J'ai
+reconnu le Dr Schontz. Il m'a dit:
+
+--Vous pouvez aller vous reposer, mais revenez demain. Je suis très
+inquiet.
+
+
+Pièce numéro 109
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Dimanche, 2 h, de l'après-midi.
+
+Je n'ai rien dit à Jeanne. Ce serait pour la rendre folle. Elle vit de
+fièvre.
+
+En quittant Jeanne, je suis monté au palais. Je voulais voir si le
+greffe était ouvert, ayant une pièce à y prendre. J'ai passé devant le
+cabinet de M. le conseiller Ferrand qui doit présider les assises. Au
+moment où je tournais l'angle du corridor, la porte du cabinet s'est
+ouverte. Une femme en est sortie. J'ai regardé de tous mes yeux, car je
+pensais à Olympe. Mais ce n'était pas Olympe.
+
+Je ne voyais pas le visage de la femme qui portait un voile-masque de
+dentelle noire, et qui, d'ailleurs, me tournait le dos, en se dirigeant
+rapidement vers l'escalier de sortie. Je n'ai jamais vu le visage de la
+quêteuse: c'est pour cela que je la reconnais plus aisément sous le
+voile. C'était elle, j'en suis certain. Le son sec de son talon sur les
+dalles m'a frappé comme une voix qu'on reconnaît. Et je n'ai pas été
+surpris de la rencontrer au palais. C'est quelque chose comme cela que
+je m'étais figuré. Je pars pour ma faction. Vais-je encore attendre en
+vain? Quelque chose me dit que c'est aujourd'hui le grand jour.
+
+
+Pièce numéro 110
+
+(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.)
+
+Lundi, 3 octobre 1865.
+
+Au moment de mettre sous presse, on nous annonce une nouvelle que nous
+accueillons sous toute réserve.
+
+L'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut (affaire de l'assassinat du
+Point-du-Jour), se serait évadée de la prison de la Conciergerie. Le
+fait nous est affirmé par une personne digne de foi, mais le temps nous
+manque pour contrôler son dire.
+
+(Même numéro. Coupé dans les faits divers.)
+
+On a trouvé, ce matin, sur le quai de l'Horloge, aux environs de la
+maison Lerebours, le cadavre d'un jeune homme paraissant être un
+étudiant. La mort parait être le résultat d'une rixe. Il y a des traces
+de strangulation. Le corps a été déposé à la Morgue.
+
+
+Pièce numéro 111
+
+(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.)
+
+Mardi, 9 octobre.
+
+La nouvelle que nous avons donnée hier, concernant l'évasion de
+l'accusée Jeanne Péry est malheureusement trop exacte et un pareil
+événement, survenu à la veille de l'ouverture des assises, n'a pu que
+produire une profonde émotion au palais.
+
+Nos lecteurs comprendront l'extrême réserve que nous voulons mettre à
+parler de cet incident. La justice informe, l'administration fait une
+enquête. Nous n'avons pas à contre-carrer l'une ou l'autre dans leurs
+efforts.
+
+Il doit nous être permis, cependant, de consigner les bruits très vagues
+et parfois contradictoires qui circulent dans la ville.
+
+Tout d'abord, nous sommes autorisés à démentir le dire d'un journal
+d'hier soir, selon lequel une soeur de Saint-Vincent-de-Paul aurait été
+arrêtée. La soeur M. J. n'a pas quitté son poste à l'infirmerie de la
+prison et n'est compromise en rien dans cette affaire.
+
+Nous donnons ici le résultat de nos informations:
+
+Depuis quelques jours, la surveillance, sans se relâcher, autour de
+l'accusée Jeanne Péry, lui laissait la possibilité de traiter une légère
+affection des bronches, pour laquelle l'infirmerie lui fournissait des
+médicaments par l'entremise de la soeur de service.
+
+Elle était toujours au secret, mais l'instruction se trouvant absolument
+complète, les précautions, comme il arrive en pareil cas, ne gardaient
+plus le même degré de minutie.
+
+Cependant, elle ne voyait, et elle n'a jamais vu, pendant tout le temps
+de son séjour à la prison que, Me Thibaut, son avocat, qui est en même
+temps son mari.
+
+Me Thibaut n'est d'ailleurs jamais entré dans sa cellule qu'aux heures
+réglementaires et ne parait pas avoir prêté la main à l'évasion.
+
+Dimanche soir, c'est ici le dire intérieur de la prison, l'accusée se
+sentit plus souffrante et demanda les soins d'un médecin.--D'autres
+prétendent que la soeur Marie-Joseph prit sur elle de la conduire à
+l'infirmerie, où M. le Dr Schontz venait justement d'être appelé pour un
+cas grave.
+
+L'accusée grelottait la fièvre en arrivant à l'infirmerie. Elle était
+gardée par deux employés, dont l'un fut requis pour tenir le malade dont
+le docteur s'occupait en ce moment et qui était en proie à un accès de
+délire.
+
+L'autre employé a disparu en même temps que l'accusée elle-même.
+
+Maintenant, par quel moyen l'employé et l'accusée, ensemble ou
+séparément, sont-ils parvenus à gagner la sortie de la prison, puis
+l'une des issues du Palais de justice? nous ne pouvons, à cet égard,
+satisfaire la curiosité de nos lecteurs.
+
+La soeur Marie Joseph avait quitté l'infirmerie avant le départ de
+l'accusée et vaquait à son service ordinaire.
+
+Le Dr Schontz est sorti seul. Plusieurs témoins sont là pour l'affirmer.
+
+On peut dire, du reste que, l'accusée a glissé comme une ombre à travers
+la prison, car personne n'y a rien vu de suspect. Les gardiens des
+différentes portes sont unanimes. Personne n'est passé au moyen de leurs
+clefs, sinon ceux qui avaient droit.
+
+L'absence de Jeanne Péry n'a pu être constatée qu'à la visite de nuit.
+
+On a pris immédiatement toutes les mesures nécessaires, mais elles sont
+restées jusqu'à présent sans résultat.
+
+Dernière information.
+
+On pense que l'accusée a pu sortir par la partie du Palais qui avoisine
+la Préfecture de police et qui est en reconstruction.
+
+Une échelle a été trouvée contre le mur, et les maçons ont déclaré ne
+l'y avoir point dressée.
+
+Mais resterait toujours à savoir par quel miracle la fugitive aurait pu
+voyager sans être aperçue, depuis l'infirmerie jusqu'à cette portion des
+bâtiments.
+
+
+Pièce numéro 112
+
+(Extrait du journal _Le Moustique_--imprimé.)
+
+Mercredi, 10 novembre 1865.
+
+_Morituri te salutant, Caesar!_
+
+César, c'est vous, ô bon public! ceux qui vont mourir vous font la
+révérence.
+
+Ceux-là, les moribonds, c'est nous, la rédaction du _Moustique_.
+
+Rendez le salut, car nous allons trépasser pour vous.
+
+La chose triste, c'est que ça vous est bien égal.
+
+Nous agonisons sous les coups du parquet. Le parquet nous traque parce
+que nous disons la vérité. Voilà un crime qui ne se pardonne pas en l'an
+de grâce 1865.
+
+Tuez votre amant dans un bouge, à petits coups, j'entends dans un bouge
+élégant, à Ville-d'Avray ou au Point-du-Jour, et on vous laissera vous
+évader, si vous êtes jeune, gentille et de bonne maison, mais imprimez
+la vérité, on vous mettra à la lanterne.
+
+Voyons! à quoi va-t-on nous condamner parce que haute et puissante
+demoiselle Jeanne-Hildegonde-Ermengarde Péry, dame de Marannes et autres
+lieux a jugé à propos de prendre la clé des champs?
+
+Nous ne lui en voulons pas pour cela, mais on va nous condamner à
+quelque chose, c'est certain.
+
+Nous avons déjà eu quinze jours de prison et 2.000 francs d'amende pour
+avoir osé dire autrefois que dame Justice faisait exprès de ne pas
+mettre la main sur cette noble demoiselle.
+
+Quel supplice va-t-on inventer à notre usage! car nous sommes bien
+forcés de murmurer que dame Justice a fait exprès d'ouvrir les doigts
+pour permettre à l'oiseau en question de prendre sa volée.
+
+Ce n'est pas une pauvre ouvrière de nos faubourgs qu'on aurait mise à
+même de pratiquer une si miraculeuse évasion!
+
+Vous savez, personne ne s'en est mêlé. Les employés de la prison sont
+tous des anges de vigilance et de fidélité. La soeur Marie-Joseph a fait
+pour le mieux. Le Dr Schontz n'avait pas mission de fermer les portes à
+double tour, que diable!
+
+C'était dimanche, M. le directeur faisait son whist dans une bonne
+maison, M. le sous-directeur mangeait la chasse de M. l'économe, M.
+l'inspecteur avait mené quelqu'un--ou quelqu'une--à la seconde de
+l'Ambigu. Quoi de plus légitime?
+
+Les concierges? ils dînaient en famille. Défend-on l'oie maintenant?
+
+Et M. le Président des assises... mais chut! veux-tu décidément sauter,
+ô ma tête!
+
+Ils ont tous fait leur devoir. Demoiselle Jeanne aussi, qui s'en est
+allée, dit-on, finir sa soirée au bal Valentino....
+
+Coups d'aiguillon. (Même numéro.)
+
+--Le _Moustique_ voudrait bien savoir, avant sa dernière heure, s'il est
+vrai que M. le Dr Schontz soit entré dans le service de la Conciergerie
+par les soins d'un éminent magistrat, arrivé depuis peu de Normandie et
+qui va faire ses premières armes, comme président de la cour d'assises à
+la prochaine session. Réponse, SVP.
+
+--Le _Moniteur universel_ annonce qu'on va faire à la chambre une
+demande de crédit pour remplacer le carreau par où Mlle Jeanne Péry a
+passé.
+
+--L'Affaire des ciseaux s'appellera désormais l'Affaire du carreau.
+
+--Il y a une dame en noir dans l'histoire. Elle a été vue dans la cour
+du palais.
+
+Soupirait-elle une sérénade sous les balcons de certain conseiller qui
+était justement dans son cabinet à cette heure?
+
+--On offre de parier que la dame en noir n'est pas celle qui se glissait
+quelquefois le long des corridors austères et qu'on appelait _Mam'zelle
+la Présidente_.
+
+
+Pièce numéro 113
+
+(Extrait du _Moniteur universel_--imprimé.)
+
+12 novembre 1865. _Partie non officielle._
+
+Nous rougirions de mettre en garde nos lecteurs contre les fausses
+nouvelles, les insinuations ridicules, les détails controuvés qui
+défraient certaine presse à propos de l'évasion de dimanche dernier.
+
+L'enquête sévère à laquelle on se livre découvrira sûrement la vérité.
+
+L'employé fugitif qui était le gardien même du secret, a été manqué de
+quelques minutes à la frontière. Tout porte à croire qu'il a reçu une
+forte somme d'argent.
+
+Quant à l'accusée elle-même, nos renseignements particuliers nous
+permettent d'affirmer qu'il lui a été impossible de quitter Paris, où
+elle n'échappera pas longtemps désormais aux investigations de la
+police.
+
+
+Pièce numéro 114
+
+(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.)
+
+Paris, 13 novembre 1865.
+
+Le journal _Le Moustique_ vient d'être déféré en parquet, dans la
+personne de son gérant, pour un article contenant des outrages à la
+magistrature.
+
+On pense que l'affaire du Point-du-Jour (Jeanne Péry) sera renvoyée à
+une autre session.
+
+M. L. Thibaut qui devait débuter comme avocat dans cette cause, est,
+dit-on, gravement malade. Sa famille l'a fait entrer dans la maison de
+santé du Dr Chapart, médecin aliéniste.
+
+(Même numéro. Coupé dans les _faits divers.)_
+
+Le cadavre, trouvé devant la maison Lerebours, et qu'on supposait
+appartenir à un étudiant, a été reconnu par les agents du service de
+sûreté. C'est celui d'un repris de justice. On ignore la cause de ce
+meurtre, qui a été accompli sans armes d'aucune sorte, par simple
+strangulation.
+
+
+Pièce numéro 115
+
+(Écriture de Lucien, très altérée.)
+
+Belleville, 2 décembre.
+
+M. L. Thibaut n'a pas perdu la raison. Il a perdu le repos après une
+déception terrible. Voilà bientôt un mois que Jeanne a quitté la prison.
+Depuis lors, M. L. Thibaut n'a reçu aucune nouvelle de Jeanne. L'opinion
+d'un ami lui serait bien précieuse. Y eut-il de sa faute? Aurait-il pu
+prévenir ce grand malheur? Dès qu'il aura un peu de force, il essayera
+de raconter, d'expliquer....
+
+Les assises sont closes. C'est aujourd'hui qu'on a jugé Mme Thibaut
+par contumace. M. Thibaut n'a pu la défendre. Oh! non, il n'a pas pu!...
+Il ne connaît pas le résultat de l'audience. Mais il le devine. Il est
+seul horriblement. Ceux qui ont un ami ne sont jamais tout à fait
+malheureux.
+
+
+Pièce numéro 115 bis
+
+(Anonyme.)
+
+Salle des Pas-Perdus, 5 h, du soir, 2 décembre.
+
+_M. L. Thibaut_
+
+_As pas peur!_ Elle est condamnée à mort, mais par contumace. On en
+revient.
+
+Nous allons bientôt commencer à nous revoir, Monsieur et cher client.
+L'affaire maigrit, il faut mettre ordre à cela. Portez-vous bien.
+
+La santé de notre chère petite amie n'est pas trop mauvaise. Elle vous
+dit mille choses aimables.
+
+
+Pièce numéro 116
+
+(Extrait de la _Gazette des tribunaux_--imprimé.)
+
+Paris. 3 décembre.
+
+La fameuse Affaire des ciseaux, qui menaçait d'encombrer la salle des
+assises pendant plusieurs séances et qu'on disait remise à une autre
+session, a été jugée aujourd'hui presque à huis-clos. L'absence de
+l'accusée avait découragé la curiosité publique. M. L. Thibaut, dont on
+dit la santé à tout jamais perdue, ne s'est pas présenté. La défense
+avait été confiée d'office à Me Moreau qui n'a pas eu à plaider. La
+cour, présidée par M. le conseiller Ferrand, a condamné Jeanne Péry,
+femme Thibaut, à la peine capitale par contumace.
+
+
+Pièce numéro 117
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+Belleville, 15 février 1866.
+
+Geoffroy, aujourd'hui, pour la première fois, je suis sorti dans le
+jardin. Je pense avoir été bien près de la mort, et cela me fait peur.
+
+Il me semble que je n'ai pas le droit de mourir.
+
+Voici maintenant trois mois que j'ai perdu Jeanne. D'autres à ma place
+la croiraient morte, mais je suis sûr qu'elle vit.
+
+Pendant ces trois mois, je me suis éveillé rarement, et chaque fois pour
+un instant bien court. Mon état ordinaire était celui que M. le Dr
+Chapart désigne sous le nom de _métapsychie_.
+
+Le mot n'est pas mal choisi. En cet état, je ne suis pas moi, je suis à
+_côté de moi_.
+
+Je ne puis l'expliquer par moi-même puisque mon retour ne garde aucun
+souvenir de mon absence, mais ceux qui m'entourent me renseignent et
+j'ai un moyen de contrôler leurs informations.
+
+Dans mon état d'absence, j'écris une considérable quantité de lettres,
+où je parle toujours de moi--tu sais déjà cela--à la troisième personne.
+
+Je sais donc que, pour moi, je ne suis pas moi. Qui suis-je? Rien dans
+mes lettres ne me l'indique, et il paraît que dans les paroles assez
+rares que j'échange avec les gens de la maison, rien non plus ne peut le
+faire deviner.
+
+Les premières fois, je me refusais à reconnaître mon écriture, tant elle
+est changée en ces moments où la crise physique accompagne sans doute
+l'aliénation morale. Il a fallu les assertions de ceux qui m'entourent.
+
+--C'est vous qui avez écrit cela, me disent-ils.
+
+Et une fois, le garçon de chambre m'a demandé:
+
+--Où donc le prenez-vous ce M. Geoffroy, à qui vous écrivez? Dans la
+lune?
+
+Car c'est là une chose qui me frappe fortement. Tu es chez moi le lien
+entre la réalité et le rêve. Dans l'un et l'autre de ces états tu ne
+m'abandonnes jamais.
+
+Quand je suis moi ou quand je suis l'autre, c'est toujours, toujours à
+toi que j'écris.
+
+Jeanne qui est ma vie, et toi qui es mon espérance, voilà ce que je
+garde.
+
+Cela me donne une foi superstitieuse en toi. Mon amitié s'obstine, mon
+espoir grandit au lieu de s'éteindre.
+
+Quand je perds courage, il y a un coin de mon coeur où je me réfugie. Ce
+coin, c'est celui qui me parle de toi.
+
+J'ai détruit les innombrables pages où ma plume avait tracé de confus
+griffonnages--parfois des hiéroglyphes que je ne pouvais déchiffrer
+moi-même.
+
+Je n'ai gardé qu'un seul spécimen, que j'ai classé sous le n°115
+ci-dessus et qui remplacera pour toi tous les autres.
+
+Car ils se ressemblaient tous. C'était toujours une timide protestation
+contre la folie, un remords exprimé au sujet de la tentative d'évasion.
+
+Et la pensée de Jeanne.
+
+Tu remarqueras que tout ce qui concerne Jeanne est net et lucide. En
+moi, l'idée de Jeanne n'a jamais été folle.
+
+Je dois dire pourtant que le billet classé sous le n°115 était de
+beaucoup le plus raisonnable. C'est pour cela que je l'ai conservé.
+
+Il y a une chose qui m'effraie, c'est le récit que j'ai à te faire de la
+nuit du 7 au 8 octobre,--du dimanche au lundi: la nuit de l'évasion.
+
+Je sens qu'il le faut.
+
+Mais si tu savais combien mes souvenirs sont à la fois vagues et
+douloureux?
+
+Cette nuit-là, j'ai tué un homme.
+
+Et j'ai perdu Jeanne!
+
+J'essaierai demain.
+
+
+Pièce numéro 118
+
+(Écrite et signée par Louaisot de Méricourt.)
+
+Paris. 15 février 66.
+
+_À M. L. Thibaut, maison de santé du Dr Chapart...._
+
+Eh bien! mon pauvre cher Monsieur, vous allez donc un peu mieux? J'en
+suis vraiment tout à fait content.
+
+On s'attache, vous savez. J'ai envoyé plus d'une fois ma mule savoir de
+vos nouvelles. (Mule, employé ici par métaphrase pour signifier Pélagie
+et sa coiffe.) Elle aime monter chez vous parce qu'on passe par la
+Courtille. Ça n'a pas fait son éducation première au Sacré-Coeur, mais
+c'est libertin tout de même.
+
+Quand vous allez vous repiquer tout à fait, comme je l'espère, passez
+donc chez moi, rue Vivienne.
+
+Vous me devez 3.000 francs, mais ce n'est pas pressé, ne vous gênez pas
+de cela.
+
+Nous jabotterions tous deux amicalement. On peut avoir besoin l'un de
+l'autre. L'affaire se porte diablement bien, la gaillarde! Mon cabriolet
+n'est pas loin et il pourrait bien se changer en calèche.
+
+Dame! je ne l'aurais pas volé!
+
+Venez, quand vous aurez un quart d'heure à jeter par la fenêtre. Ce
+n'est pas que j'aie rien à vous vendre pour le moment, mais la semaine
+prochaine, qui sait? Peut-être demain, dites donc!
+
+Dans les maisons de curiosités comme la mienne, on trouve quelquefois de
+drôles d'occasions.
+
+Meilleure santé et à bientôt.
+
+_P. S._--J'ai ouï dire par-dessus les moulins que certaine jeune
+personne était établie tranquillement en Amérique, pays tout neuf et
+remarquable par la croustillance de ses demoiselles honnêtes. Moi, ça
+m'est égal.
+
+
+Pièce numéro 119
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+16 février.
+
+Ce ne sera pas encore pour aujourd'hui, l'histoire de ma terrible nuit.
+
+Je suis trop ébranlé. J'ai eu des visites auxquelles je ne m'attendais
+pas.
+
+Ils sont venus tous ensemble. Tu ne devinerais pas qui. Je parie que tu
+penses à la quêteuse? Celle-là, je l'ai attendue nuit et jour pendant
+trois mois. Elle n'est jamais venue.
+
+Le Dr Schontz, lui, s'est présenté deux fois, pendant que j'étais hors
+d'état de le recevoir. Je lui ai écrit depuis, il ne m'a pas répondu. Je
+sais qu'il est absent pour un grand voyage.
+
+Non, ceux qui sont venus aujourd'hui, tous ensemble, c'est M. le
+conseiller Ferrand, ma mère et mes deux soeurs.
+
+Comment t'exprimer le sentiment que m'a fait éprouver la vue de M.
+Ferrand? Quoique ma famille fût là, il était pour moi le personnage
+principal.
+
+Te voilà bien avancé dans ta lecture. Tu touches aux dernières pages de
+mon dossier. As-tu jugé cet homme comme moi?
+
+Je l'ai sincèrement aimé, et beaucoup estimé.
+
+Tu as pu voir par les articles des journaux qu'il est soupçonné de
+n'avoir pas été étranger à l'évasion de Jeanne.
+
+Ces choses me touchent peu. La magistrature qui mérite souvent d'être
+blâmée est constamment relevée et sauvée par la calomnie stupide.
+
+Loin de poursuivre certaines feuilles, moi, je leur payerais une prime.
+Elles rehaussent si bien ce qu'elles croient outrager!
+
+Tu verras d'ailleurs demain ou après qu'il y a deux choses dans
+l'évasion de Jeanne: un effort loyal et secourable d'abord, ensuite une
+trahison.
+
+À supposer que M. Ferrand, à son insu, comme cela arrive, ait contribué
+à ouvrir une porte, à décrocher une serrure, il était du côté de Schontz
+et de la quêteuse, c'est-à-dire du parti loyal et généreux.
+
+Mais je suis bien sûr qu'il n'a rien fait, sinon regarder avec faveur
+une jeune et jolie personne.
+
+Comme beaucoup d'hommes graves, il a une façon dangereuse d'être galant.
+
+Je te demandais comment tu le juges. Moi, je le juge ainsi, de ce seul
+mot: il est austère et regarde les femmes.
+
+Il n'y a plus de mousquetaires. Pour eux, ce n'était pas péché de boire,
+de jouer, d'aimer. Leur vie était une chanson et un éclat de rire.
+
+Mais les gens qui ne chantent pas, les gens graves, les magistrats,
+surtout, ces demi-prêtres, j'ai peur d'eux quand ils ont un roman
+d'amour.
+
+M. le conseiller Ferrand a été l'esclave d'Olympe. Il l'est peut-être
+encore: je jurerais sur mon propre honneur qu'il est resté honnête homme
+dans le sens bourgeois du mot.
+
+Quand je dis esclave, cela implique-t-il nécessairement amour? Il fut
+fait grand bruit de la passion d'Olympe pour moi, et M. Ferrand ne parut
+pas m'en vouloir à cause de cela.
+
+Au contraire, il était partisan de mon mariage avec Olympe.
+
+Tu comprends ces choses-là bien mieux que moi, qui te les explique.
+
+Caprice inamovible, galanterie du XIXe siècle!
+
+Nous ne sommes ni vertueux, ni poètes.
+
+Aussi le _Journal officiel_ est presque toujours aussi coquin que le
+journal insulteur. Il ment par l'admiration salariée comme l'autre ment
+par l'outrage qui rapporte.
+
+Ni ces excès d'honneur ni cette indignité ne sont mérités par nos pères
+conscrits, qui sont parfois de très remarquables esprits, sans avoir
+droit par leur caractère, à la moindre statue.
+
+Revenons à la visite que j'ai reçue.
+
+Il y avait de la tendresse vraie dans le baiser théâtral que ma pauvre
+maman m'a donné en entrant. Mes soeurs étaient plutôt curieuses
+qu'émues. Elles n'ont pu s'empêcher de me dire qu'elles avaient renoncé
+au mariage à cause de moi.
+
+Ma mère a mis ses deux mains sur mes épaules pour me regarder
+longuement.
+
+--Ton éducation a pourtant coûté les yeux de la tête! a-t-elle fait
+entre haut et bas.
+
+--Vas-tu revenir avec nous en Normandie, Lucien? m'a demandé Célestine.
+
+Et Julie a ajouté:
+
+--Tu pourrais trouver peut-être un emploi dans le commerce. M. Ferrand
+m'a donné la main comme si nous nous étions quittés de la veille.
+
+La conversation aurait langui sans ma mère qui m'a raconté les
+événements d'Yvetot. Mlle Agathe a épousé M. Pivert, mon remplaçant.
+Elle a eu deux cachemires, et le meuble de sa chambre à coucher est
+lilas. Mlle Maria se marie la semaine prochaine avec un baigneur
+d'Étretat, pas le duc. Il n'y a que la longue Sidonie qui reste pendue
+au portemanteau.
+
+--Et les deux pauvres minettes! a ajouté ma mère en étouffant un gros
+soupir à l'adresse de Célestine et de Julie qui m'ont tendu la main
+noblement.
+
+Geoffroy, ce serait une amère tristesse pour moi si je me sentais cause
+de leur condamnation au célibat. Mais il n'y avait aucun mariage sur le
+tapis.
+
+Je trouve un peu injuste la responsabilité dont on m'accable, et j'avoue
+que je supporte impatiemment la clémence de mes deux chères soeurs. Au
+moment où ma mère a fait mine de se lever, M. Ferrand l'a prévenue. Il
+m'a pris par la main et m'a conduit dans une embrasure.
+
+--Mon cher Thibaut, m'a-t-il dit, nous avons été confrères, et j'espère
+que nous sommes toujours amis.
+
+J'ai répondu:
+
+--Du moins n'ai-je aucune haine contre vous, M. Ferrand, je l'affirme.
+Il a retiré sa main en murmurant:
+
+--C'est peu dire.
+
+Nous nous regardions en face. Je ne t'ai pas encore assez répété,
+Geoffroy, que je tiens M. Ferrand pour un homme d'honneur.
+
+Cela implique-t-il qu'il soit un juge impeccable? Non. Il n'y a point de
+juge comme cela.
+
+Nos convictions ne descendent pas du ciel, elles naissent sur la terre.
+
+Tout ce qu'on peut demander à un homme juge ou non, c'est d'agir selon
+sa conviction.
+
+M. Ferrand a repris:
+
+--Je ne croyais pas qu'ayant été magistrat et me connaissant, vous
+pussiez garder contre moi de la rancune ou de la défiance. J'ai accompli
+un devoir.
+
+--C'est ainsi que je l'entends, ai-je répondu. Seulement il doit m'être
+permis de déplorer que vous vous soyez trompé en accomplissant votre
+devoir.
+
+Il a gardé un instant le silence.
+
+J'entendais ma mère et mes soeurs qui discutaient tout bas, mais avec
+énergie, la question de savoir si on irait au sermon ou à la
+Porte-Saint-Martin.
+
+Le père Lavigne prêchait, mais on jouait les _Mousquetaires_.
+
+--Mon cher Thibaut, poursuivit M. Ferrand, il est superflu de vous dire
+que j'ai écouté ma conscience. Voici maintenant pourquoi j'ai voulu vous
+entretenir en particulier. J'ai le désir, le grand désir d'être ramené à
+un autre sentiment. La condamnation n'est pas définitive. Il se peut
+que, volontairement ou par suite des circonstances, l'accusée Jeanne
+Péry revienne devant nous. Savez-vous quelque chose de particulier qui
+puisse m'éclairer?
+
+--Oui, répartis-je sans hésiter, je sais beaucoup de choses.
+
+--Voulez-vous me les dire?
+
+Nous nous touchions. Le grand jour nous enveloppait. Mes yeux étaient
+dans les siens.
+
+J'aurais surpris dans son regard la plus fugitive des pensées.
+
+Je n'y vis rien, sinon ce qui était exprimé par ces paroles: le loyal
+désir de savoir.
+
+Et aussi, peut-être, car ses paroles impliquaient également cela: la
+certitude qu'il n'avait plus rien à apprendre.
+
+--M. Ferrand, répliquai-je, je prends votre démarche comme elle doit
+être prise, en bonne part. Mais je refuse de vous dire ce que je sais
+jusqu'au moment où je jugerai utile ou nécessaire de rompre le silence.
+Vous avez raison, je puis vous l'affirmer: l'affaire n'est pas finie. Si
+Dieu me laisse l'existence et la faculté de penser, je m'engage à
+consacrer ce qui me reste de vie à la manifestation de la vérité.
+
+Je devinai une question sur ses lèvres. Il ne la proféra pas.
+
+--Au revoir donc, mon cher Thibaut, me dit-il en me tendant de nouveau
+sa main que je pris, je ne regrette pas ma démarche qui aurait pu être
+mieux accueillie. Quand vous jugerez à propos de venir à moi,
+souvenez-vous que ma porte--et ma main--vous seront ouvertes à toute
+heure.
+
+Je remerciai et nous rejoignîmes ces dames.
+
+Le sermon avait eu tort. On s'était décidé pour la Porte-Saint-Martin.
+
+Mère m'embrassa de bon coeur et sans même m'appeler _imbécile_. Mes deux
+soeurs me concédèrent l'accolade chrétienne que le martyr doit à son
+bourreau.
+
+Et je restai seul, brisé comme si je m'éveillais d'un cauchemar.
+
+
+Pièce numéro 120
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+18 février.
+
+Je vais réellement beaucoup mieux, M. Chapart, mon docteur, a inventé un
+sirop. Il me vend de ce sirop qui n'est pas plus mauvais à boire que les
+autres sirops.
+
+Il attribue _ma cure_ à son sirop.
+
+J'en jette un verre le matin et le soir par la fenêtre.
+
+Cela consomme les bouteilles.
+
+Hier, j'ai commencé le récit que je t'avais promis. Je n'ai pas pu. J'ai
+lancé au feu trois ou quatre pages.
+
+Je recommence aujourd'hui. Si je ne réussis pas, je n'essaierai plus.
+
+
+
+
+Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne
+
+Récit fait par Lucien de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge
+
+
+J'avais pris la même voiture que la veille. Le cocher était déjà habitué
+à la manoeuvre. Je lui avais dit qu'il s'agissait d'un enlèvement et je
+le payais en conséquence. Depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à
+onze heures de nuit, nous fîmes quatre stations en gardant notre
+distance de cinq ou six cents pas autour de la Conciergerie. Notre
+dernière station fut au coin du quai de l'Horloge et du Pont-Neuf,
+vis-à-vis de la maison Lerebours. Il faisait un temps froid et noir. La
+neige tombait par intervalles. Quoique ce fût dimanche, le pont était
+presque désert. Mon cocher me dit:
+
+--C'est à ne pas jeter un étudiant dehors!
+
+Moi, je remerciais le hasard. Pour nous, c'était un bon temps.
+
+Vers minuit moins le quart, les voitures roulèrent. La sortie de l'Odéon
+mit une cinquantaine de groupes grelottants sur le pont, puis les autres
+théâtres vinrent en sens contraire.
+
+Cela dura une demi-heure. Les cafés de la rue Dauphine et du quai de
+l'École s'étaient fermés. À minuit et demi, il ne passait pas une âme
+devant la statue.
+
+Ce fut juste à ce moment, l'horloge des bains sonnait la demie de
+minuit, que cinq ou six jeunes gens qui me parurent être des étudiants
+ou des commis, ayant passé leur soirée du dimanche dans un lieu de
+plaisir, arrivèrent de la rue Dauphine, longèrent le pont et tournèrent
+l'angle de la maison Lerebours pour prendre le quai de l'Horloge.
+
+Ils allaient le nez dans leurs collets relevés, et ne semblaient pas du
+tout d'une gaieté folle.
+
+Ils passèrent. Un seul d'entre eux parut remarquer la voiture.
+
+Moi, je remarquais tout. Je crus voir qu'ils s'arrêtaient le long d'une
+maison en réparation, située à égale distance de la rue Harlay-du-Palais
+et du magasin Lerebours.
+
+Ils étaient entrés quelque part, peut-être, car j'eus beau écouter et
+regarder, je ne vis plus aucun mouvement, je n'entendis plus aucun
+bruit.
+
+Dix minutes tout au plus s'écoulèrent.
+
+Au bout de ce temps, et précisément à la hauteur de cette maison du quai
+de l'Horloge qui était en réparation, et où j'avais vu les jeunes gens
+disparaître, des cris de femmes retentirent.
+
+Un homme s'élança hors de la place Dauphine, dit en passant près de la
+voiture: «Ce sont elles!» et disparut au détour du pont, dans la
+direction de la rue de la Monnaie.
+
+Cet homme était enveloppé dans un manteau. Je ne suis pas sûr d'avoir
+reconnu le Dr Schontz.
+
+Il n'avait pas fini de parler que j'étais déjà hors de la voiture.
+
+Deux femmes, toutes deux vêtues de noir, arrivaient en courant,
+poursuivies de près par les six jeunes gens qui se donnaient maintenant
+des airs de gens ivres.
+
+L'une des femmes était bien ma Jeanne, car sa pauvre chère voix, brisée
+par l'épouvante, criait:
+
+--À moi, Lucien! au secours!
+
+Je n'avais pas d'armes. Je n'ai jamais d'armes. Je méprise et je hais
+les armes.
+
+J'aurais donné dix ans de vie, non pas pour tenir en main un pistolet,
+mais une massue.
+
+L'autre femme ne criait pas. Elle était voilée. Je savais que c'était la
+quêteuse.
+
+Je m'élançai en avant, la tête basse et les poings fermés.
+
+Il me semblait simple et facile de tuer ces six jeunes gens avec mes
+mains.
+
+La quêteuse était serrée d'un peu plus près que Jeanne. Son voile volait
+au vent derrière elle.
+
+La main de celui qui la poursuivait put saisir la dentelle.
+
+Il tira--mais la dentelle lui resta dans les doigts.
+
+Et la figure de la quêteuse fut découverte.
+
+Elle arrivait juste sous le réverbère.
+
+C'était Jeanne!
+
+Et pourtant, l'autre Jeanne qui venait de trébucher contre un tas de
+neige criait de sa pauvre douce voix en détresse:
+
+--Lucien! au secours! au secours!
+
+J'hésitai l'espace d'une seconde, ne sachant à laquelle aller.
+
+Le son peut tromper.
+
+Celle qui avait appelé entra à son tour dans la lueur du réverbère.
+
+C'était Jeanne aussi!
+
+Je les vis toutes deux pendant un instant.
+
+Il y avait deux Jeanne!
+
+Je me crus fou, mais cela ne m'arrêta pas.
+
+Jamais je ne m'étais battu. Je pense que je ne me battrai plus jamais.
+
+Je plantai ma tête dans la poitrine de celui qui avait arraché le voile.
+Il fut enlevé de terre et retomba en poussant un râle sourd.
+
+Je me retournai sur celui qui allait atteindre l'autre Jeanne, et je le
+précipitai le front sur le pavé.
+
+En ce moment, je me souviens bien que j'entendis la voix de la quêteuse
+qui disait, à moi, sans doute:
+
+--Nous sommes trahis! c'est un guet-apens!
+
+Je ne la vis plus après cela.
+
+Je ne vis plus que ma petite Jeanne, entourée par trois hommes.
+
+Le quatrième, car ils restaient quatre debout, me barrait le passage.
+
+Je bondis à sa gorge comme un loup. Nous luttâmes. Il était fort. Il me
+mit dessous.
+
+Pendant que nous luttions,--et que je ne voyais plus rien, car le corps
+de mon adversaire me couvrait,--j'entendais la voix de Jeanne qui
+s'éloignait, criant:
+
+--Au secours, Lucien, au secours!
+
+Mes doigts se crispaient autour de cette gorge que j'avais entre les
+mains. Je ne me défendais pas, j'essayais d'étrangler.--La gorge râla.
+
+J'entendis le pavé qui sonnait sous les roues d'une voiture.
+
+Les mains qui me garrottaient se lâchèrent et le corps devint plus
+lourd.
+
+Je parvins à le soulever. Il retomba inerte....
+
+Je me remis sur mes pieds.
+
+--Jeanne! Jeanne! où es-tu?
+
+Pas de réponse.
+
+--Jeanne! Jeanne!...
+
+Le silence.
+
+Tout était désert autour de moi.
+
+La voiture elle-même était partie et c'était elle sans doute qui avait
+servi à emmener Jeanne.
+
+Il n'y avait plus là que l'homme mort--et moi dont le cerveau chancelait
+comme une ruine.
+
+Ma dernière lueur de raison fut d'écouter attentivement pour saisir au
+loin le bruit des roues.
+
+Mais je n'entendis rien, sinon ce murmure uniforme que rendent les
+quatre aires de vent dans les nuits de Paris.
+
+Je retombai sur le pavé et je restai assis dans la neige à côté du mort.
+
+Je ne tâtai pas si son coeur battait.
+
+Je me souviens que j'entendais sonner les heures.
+
+Quand le jour vint, j'étais encore là. Je vis la figure du mort.
+
+Il me regardait.
+
+Je m'enfuis pour éviter ce regard qui me blessait. Je marchai longtemps
+dans les rues,--et je vins tomber au seuil de ma porte où je m'évanouis.
+
+
+Pièce numéro 121
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+30 février.
+
+Je ne reçois aucune nouvelle.
+
+Le plus étrange pour moi, c'est que je n'ai plus entendu parler de cette
+femme: La quêteuse.--S'ils l'avaient tuée!
+
+Tu comprends bien que j'ai méfiance de moi-même et que je ne crois pas
+complètement au témoignage de mes sens.
+
+Je viens de relire ce récit qui a déjà deux semaines de date. Je n'avais
+pas espéré l'écrire si clair, mais ai-je vu réellement deux Jeanne?...
+
+Geoffroy, la question qui va suivre, te l'es-tu adressée?
+
+Si j'ai vu deux Jeanne, l'une d'elles est Fanchette.
+
+L'une d'elles a poignardé Albert de Rochecotte, son amant.
+
+L'une d'elles a réfugié son crime derrière l'innocence de l'autre!
+
+À quoi croire? À qui se fier? Où porter son regard et sa pensée? Le
+cercle des menaces se resserre.
+
+Je ne sais rien de plus mortel que de découvrir un ennemi sous
+l'apparence d'un bienfaiteur.
+
+S'il y a du sang aux mains de la quêteuse, si elle est Fanchette,
+qu'a-t-elle fait de Jeanne?
+
+
+Pièce numéro 122
+
+(Même écriture que les deux billets anonymes, attribués à la quêteuse de
+Notre-Dame des Victoires. Sans signature.)
+
+Londres, 30 février 1866.
+
+_À M. L. Thibaut._
+
+Il se peut, il se doit même que vous ayez défiance de moi. Vous avez vu
+mes traits. C'est un très grand malheur _pour vous,--et pour elle._
+
+Vous en savez assez pour condamner. Vous ignorez trop pour juger.
+
+J'avais accompli un acte très difficile, presque impossible, dans la
+nuit du 7 au 8 décembre. On m'a volée du résultat de mes efforts.
+
+Ce qui avait été fait pour elle a tourné contre elle.
+
+Je ne me suis pas découragée. Mon devoir reste le même: mon devoir
+impérieux.
+
+J'arrive de New York. Une fausse indication m'avait dirigée sur
+l'Amérique où je croyais trouver Jeanne.
+
+Jeanne n'a pas quitté la France, peut-être même n'a-t-elle pas quitté
+Paris. J'y retourne.
+
+Ne craignez aucune catastrophe immédiate. _Quelque chose protège
+Jeanne._
+
+_Et quelqu'un aussi_.
+
+N'avez-vous pas des amis? N'avez-vous pas au moins un ami? Personne
+n'est sans avoir un ami.
+
+Appelez à votre aide. Tout n'est pas désespéré.
+
+Il serait de la plus haute importance de trouver un homme du nom de
+J.-B. Martroy, qui doit être à Paris en ce moment.
+
+J'ai lieu de croire qu'il se cache. Encore une fois, appelez à votre
+aide. Efforcez-vous.
+
+La protection qui couvre Jeanne peut faiblir--ou disparaître.
+
+_Mention de la main de Lucien_.--Cette lettre fut trouvée par moi à mon
+ancien logement, lors de ma première sortie. On m'y demandait si j'avais
+un ami, Geoffroy, je songeai à toi.
+
+
+Pièce numéro 123
+
+(Écrite et signée par Lucien.)
+
+Belleville, rue des Moulins, maison de santé du Dr Chapart.
+
+4 avril 1866.
+
+_À M. le chef du personnel au ministère des Affaires étrangères, à
+Paris._
+
+Monsieur,
+
+J'ai recours à votre obligeance pour connaître la résidence actuelle de
+M. Geoffroy de Roeux, récemment attaché à l'ambassade de Turquie.
+
+J'aurais une communication importante à lui adresser. L'affaire est
+urgente.
+
+Veuillez agréer, etc.
+
+
+Pièce numéro 124
+
+Du ministère des Affaires étrangères. Division du personnel (2e
+bureau).
+
+Paris. 9 avril 1866.
+
+_M. L. Thibaut, avocat._
+
+Monsieur,
+
+En réponse à la demande que vous m'avez adressée, j'ai l'honneur de vous
+informer que M. Geoffroy de Roeux, attaché à la légation d'Italie, est
+rappelé à Paris, où il a reçu l'ordre de se tenir à la disposition de S.
+Exc. M. le ministre des Affaires étrangères. Veuillez agréer, etc.
+
+
+Pièce numéro 125
+
+(Écrite et signée par Lucien.)
+
+Paris, 10 avril 1866.
+
+_À M. Geoffroy de Roeux, attaché à la légation d'Italie, rue du Helder,
+à Paris._
+
+Mon cher Geoffroy,
+
+J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens _tout de
+suite_ ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrais te trouver. La
+chose presse, malheureusement. Viens vite.
+
+_Note de la main de Geoffroy_.--Cette lettre, exactement semblable à
+celle que je reçus en Irlande et qui interrompit mes excursions autour
+du lac Corrib, ne fut pas envoyée, puisque je la retrouvais au dossier.
+Si elle eût été envoyée chez moi, elle m'eût rencontré lors de mon
+passage à Paris où je touchai barre en revenant de Turin, vers le 15
+avril. Ce retard va être expliqué dans la suite de la correspondance.
+
+
+Pièce numéro 126
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+14 avril.
+
+J'ai eu trois jours de crise. La crise va revenir. Elle n'est pas loin,
+je la sens, elle me guette.--Depuis quinze jours, j'en ai souvent.
+
+Je n'étais pas assez misérablement impuissant! Il me faut ce surcroît.
+
+Ta lettre est encore sur mon bureau: la lettre que je t'ai écrite.
+
+Que vais-je te demander, si tu viens? que peux-tu faire? Tu as une
+carrière. Puis-je exiger de toi que tu me donnes ta vie?
+
+Et sur quels indices te mettrais-je en campagne?
+
+Un billet anonyme, écrit par cette femme qui m'a déjà trompé....
+
+Je suis découragé jusqu'à l'agonie.
+
+Ta lettre est là. Elle y reste....
+
+Te souviens-tu? Ce Martroy dont parle la quêteuse s'est présenté à moi
+de lui-même au moins deux fois, peut-être trois fois....
+
+Je viens de feuilleter tout le dossier: c'est trois fois.
+
+La dernière fois, qui est assez récente, il prenait le nom de J.-B.
+Calvaire et me disait de lui écrire poste restante. C'était vers la fin
+de septembre.
+
+J'ai écrit ce matin poste restante et j'ai mis un bon dans la lettre.
+
+Mais de septembre en avril! sept mois! Il a dû se fatiguer d'aller au
+bureau de poste sans y jamais rien trouver.
+
+J'ai remords de ma négligence. Que de fautes il y a dans mon malheur!
+
+Et d'un autre côté, puis-je accorder confiance à un avis qui me vient de
+cette femme!
+
+Que le bon Dieu ait pitié de moi!
+
+
+Pièce numéro 127
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+16 avril.
+
+Je me suis levé avec l'idée d'aller chez toi, rue du Helder. Cela
+vaudrait bien mieux qu'une lettre. Pourquoi ne l'ai-je pas tenté plus
+tôt?
+
+Ma détresse a quelque chose de misérable et de ridicule à cause de ma
+lâcheté. Je ne m'aide pas. Quand je pense que tu es peut-être à deux pas
+de moi, et que j'ai un si ardent désir de te voir!
+
+J'ai demandé une voiture. M. le Dr Chapart est venu lui-même. Il m'a
+tâté le pouls. Défense de sortir. Double dose de sirop-Chapart. Calme
+absolu. Rien que des potages. Le fait est que je suis cruellement
+malade, Geoffroy. Je n'aurais pas pu aller, ma tête se brouille. Je n'ai
+pas reçu réponse de J.-B. Martroy.
+
+
+Pièce numéro 128
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+30 avril--Rien de ce Martroy. Plus rien de la quêteuse. La lettre à ton
+adresse est toujours là. Mes crises se rapprochent d'une façon
+effrayante.
+
+Il me semble que je me sauverais moi-même si je pouvais travailler à la
+sauver.
+
+Je ne peux pas. Je ne peux rien. J'ai toujours été un être faible. Même
+quand je tue un homme, cela ne sert à rien.
+
+L'homme que j'ai tué, je le revois quelquefois dans la neige, avec sa
+face terreuse et presque noire. Il était tout jeune. Il avait les
+cheveux blonds. Les journaux ont dit que c'était un malfaiteur. Tant
+mieux. Je n'aurais pas eu de remords, même sans cela.
+
+Voici juste vingt jours que ta lettre est là. Je n'ai plus l'idée de te
+l'adresser. À quoi bon?
+
+
+Pièce numéro 129
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+1er mai.
+
+À quoi bon! Oh! tu es jeune, toi, tu es fort, tu connais la vie--et tu
+as des amis!
+
+Je me déchirerais la poitrine avec mes ongles! _À quoi bon?_ C'est moi
+qui ai écrit cela! Mais elle se meurt, peut-être!
+
+Je suis dans mon lit. J'ai soif, je brûle. Je la vois si pâle! Où s'est
+envolé son sourire? Il y a de grosses larmes qui roulent lentement le
+long de ses joues. Je les vois.... De mon lit je vois Paris par ma
+fenêtre. Elle est là. Où? Il y a des moments où mon oeil se dirige comme
+si une voix l'appelait. C'est qu'elle m'appelle, va, Geoffroy!
+
+Vais-je mourir sans combattre! Ma force! Ma jeunesse! Moi, je ne me sers
+pas d'armes. Que Dieu me montre l'ennemi de Jeanne, j'irai à lui, fût-il
+Satan, et je l'étranglerai!
+
+
+Pièce numéro 130
+
+(Écriture de Lucien, mais pénible et altérée.)
+
+17 mai.
+
+Ces deux semaines ont été comme un rêve douloureux.
+
+Ma mère est venue hier, toute seule. Elle a pleuré en me voyant. Je dois
+être bien changé. Elle m'a demandé si je répugnerais à voir un prêtre.
+J'ai écrit à Jeanne, comme je t'écris à toi, pour laisser mon coeur
+parler. Si nous devions nous retrouver dans l'autre vie....
+
+Voilà maintenant dix-neuf jours que je ne me suis levé. Mes yeux
+faiblissent; je ne vois plus bien Paris.
+
+Quand ma mère est partie, elle a parlé au docteur dans l'antichambre.
+J'ai entendu qu'il lui disait: «Ça peut durer un mois, deux mois, mais
+ça peut finir brusquement.» Il me semble que Jeanne est morte. J'ai hâte
+de mourir aussi.
+
+
+Pièce numéro 131
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+18 mai.
+
+Je suis debout! je vois Paris! Jeanne y est. Jeanne m'a écrit, Jeanne
+m'a parlé. Bonté de Dieu! moi qui désespérais!
+
+Ce matin, on a laissé entrer chez moi un beau jeune garçon de douze à
+treize ans. J'ai cru au premier aspect que c'était Olympe déguisée, tant
+il lui ressemble.
+
+Il venait de la part de M. Louaisot de Méricourt, dont il est le neveu.
+
+M. Louaisot m'envoyait des compliments, et désirait avoir de mes
+nouvelles.
+
+Le beau jeune garçon n'est pas resté plus de deux minutes. J'étais à me
+demander pourquoi M. Louaisot me l'avait envoyé lorsque j'ai vu une
+petite enveloppe sur ma table de nuit. Je l'ai prise. Il n'y avait rien
+à l'extérieur.
+
+J'ai déchiré le cachet. Tout ce qui me reste de sang s'est précipité
+vers mon coeur. J'avais reconnu l'écriture de ma Jeanne.
+
+Rien que deux pauvres petites chères lignes:
+
+_Je ne peux pas te dire où je suis. Je me porte bien. Je t'aime de tout
+mon coeur. Je ne serais pas malheureuse, si je n'étais loin de toi...._
+
+Cette lettre ne peut avoir été apportée que par le jeune garçon!
+
+Avant son arrivée je suis sûr qu'il n'y avait aucun papier sur ma table
+de nuit.
+
+Olympe n'a pas de frère--ni de fils. Elle est d'ailleurs trop jeune pour
+avoir un enfant de cet âge-là.
+
+Il lui ressemble étrangement!
+
+A-t-il apporté cela de lui-même?
+
+Est-ce un envoi de Louaisot qui voyait de loin que la lampe allait
+s'éteindre?...
+
+Je crois être sûr qu'il a besoin de moi vivant--pour nourrir l'affaire.
+
+Ce qui est certain, c'est que les deux lignes sont de Jeanne.
+
+Je les défie bien de me tromper en contrefaisant son écriture? Je les ai
+baisées, ces deux lignes, cent fois, mille fois. Il reste quelque chose
+de son âme à mes lèvres.
+
+Je suis ressuscité.
+
+J'ai recopié ta lettre--ta lettre qui attendait là depuis trente-huit
+jours. Je te l'ai adressée.
+
+Elle est à la poste. Tu l'as déjà peut-être.
+
+Tu vas venir, je le devine, je le sens. Un bonheur n'arrive jamais seul.
+
+Ma mère est revenue. J'étais si mal hier qu'elle avait peur de ne pas me
+retrouver vivant.
+
+Quand elle m'a vu, elle a crié au miracle.
+
+Le Dr Chapart a brandi la bouteille de médicament qui est toujours sur
+ma commode.
+
+--Madame, s'est-il écrié, vous avez dit le mot: c'est un miracle.
+J'espère que vous répandrez parmi vos amis et connaissances qu'il est dû
+au sirop-Chapart!
+
+C'est une effrontée boule de chair que ce gros petit homme! Il sait que
+son sirop me sert à arroser la plate-bande qui est sous ma fenêtre,--et
+qu'il n'y vient jamais rien....
+
+Voilà midi. Tu as ma lettre. Je suis seul. Je veux préparer notre
+causerie de tantôt.
+
+Car tu vas être ici vers deux heures. C'est si loin, Belleville! Je
+changerai de logement pour me rapprocher de toi, quand même je devrais
+perdre le sirop Chapart.
+
+Je te disais l'autre jour que j'ignorais ce que tu pourrais faire pour
+moi. J'étais mort. Je suis vivant aujourd'hui. Je sais ce que tu feras.
+
+Ou plutôt ce que nous ferons, car je veux travailler avec toi nuit et
+jour.
+
+Il y a une Fanchette! Nous possédons un point de départ.
+
+Mais d'abord, retrouvons Jeanne. C'est facile. Quand je tiens quelqu'un
+à la gorge, c'est un collier de fer. Louaisot sait où est Jeanne. Je le
+lui demanderai dans le langage que j'ai tenu à l'homme étranglé.
+
+Tu verras le trésor de renseignements que j'ai amassé. Nous sommes dans
+les délais pour former opposition à l'arrêt du 2 décembre. Jeanne sera
+réhabilitée,--quand je devrais traîner Fanchette aux pieds de la Cour!
+
+Et quand même rien de tout cela ne serait possible, quand notre dernière
+ressource serait la fuite, partout où elle sera, j'aurai ma patrie.
+
+Deux heures qui sonnent! la route est longue et la grande rue monte. Je
+t'attends.
+
+J'ai fermé ma fenêtre. L'air est froid. Ou bien, c'est moi peut-être qui
+ai des frissons....
+
+Deux heures et demie! Aujourd'hui tu viendras trop tard, Geoffroy. Je
+sens _l'autre moi_ qui pousse ma pensée hors de mon cerveau. Le voilà.
+Ma plume tombe....
+
+
+Pièce numéro 132
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+19 mai.
+
+Tu n'es pas venu Geoffroy. Je fais ce que j'aurais dû faire dès hier:
+j'envoie chez toi.
+
+Je suis bien, très bien. J'ai la lettre de Jeanne....
+
+Ma crise d'hier a été longue, mais elle ne touchait que l'esprit. Le
+corps ne souffre plus.
+
+Pourtant, je ne retrouve pas toute ma vaillance d'hier. Les ennemis que
+nous aurons à combattre toi et moi sont bien résolus et bien
+puissants....
+
+Mon messager revient de chez toi. Tu n'es pas à Paris. Où ma lettre te
+trouvera-t-elle?
+
+Ces gens sont de bien habiles faussaires. Il y a des moments où je me
+demande si ma chère lettre est bien de Jeanne....
+
+Le temps est sombre. Ma crise vient à l'heure ordinaire.
+
+Je crois que j'ai espéré pour la dernière fois.
+
+
+Pièce numéro 133
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+7 juin.
+
+Je n'écris plus, même pour moi. Tu étais mon prétexte. Je te parlais....
+
+Je n'aurais jamais cru que mon appel pût rester sans réponse. J'attends
+depuis trois semaines!
+
+
+Pièce numéro 134
+
+(Écriture de Lucien.)
+
+29 juin.
+
+Je n'attends plus.... Adieu!
+
+Fin du dossier de Lucien.
+
+_Note de Geoffroy_.--Ceci était la dernière feuille. Je m'endormis en la
+tenant dans mes mains. Il était cinq heures du matin, et c'était ma
+seconde nuit sans sommeil. Au moment où je perdais connaissance, je me
+souviens que je répétais en moi-même cette parole de Lucien ayant trait
+au fait qui m'avait le plus frappé dans ma lecture de cette nuit:--Elles
+sont deux Jeanne!
+
+
+
+
+Récit de Geoffroy
+
+
+Je m'éveillai avec la même pensée. En rassemblant les pièces du dossier,
+passablement en désordre, pour les remettre dans leur chemise, je me
+surpris à parler tout haut, disant:
+
+--Elles sont deux, c'est certain....
+
+--Parbleu! fit une voix de basse-taille qui partait de l'embrasure de ma
+fenêtre.
+
+Je me retournai vivement et je reconnus avec surprise M. Louaisot, assis
+commodément à côté de la croisée, et dont les lunettes mettaient deux
+ronds de lumière sur le journal qu'il lisait.
+
+--Je n'ai aucune espèce de droit à en user familièrement dans votre
+domicile, mon cher Monsieur, me dit-il d'un ton beaucoup plus «homme du
+monde» que je ne l'aurais attendu de lui. C'est à peine si je pourrais
+me vanter d'être au nombre de vos connaissances, mais comme votre valet
+de chambre était absent et que je vous apportais de la pâture....
+
+Au lieu d'achever sa phrase, il allongea le bras et mit un paquet
+d'épreuves sur ma table de nuit.
+
+J'avais tôt réprimé un mouvement de fierté blessée.
+
+Ce n'est pas pour peu de chose que j'eusse consenti à me brouiller avec
+M. Louaisot!
+
+Il reprit en se levant pour retourner son fauteuil.
+
+--J'ose espérer que vous m'excuserez.
+
+--Mais très volontiers.
+
+--Je vous rends grâce.... Alors nous avons achevé notre lecture?
+
+--Comme vous voyez.
+
+--Et nous n'y avons rien compris du tout?
+
+--Mais, si fait, M. Louaisot. Je crois pouvoir dire au contraire....
+
+--Quant à cela, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez!
+
+--Permettez....
+
+--Je permets. Seulement vous n'y voyez goutte.
+
+--Quand ce ne serait que ce fait de l'existence des deux soeurs?
+
+--Elles sont trois, cher Monsieur.
+
+--Comment, trois!
+
+--Pas une de moins!
+
+Je le regardais avec inquiétude, ne sachant s'il se moquait de moi.
+
+--Trois, répéta-t-il, je dis trois soeurs: une, deux, trois! et toutes
+trois de beaux brins, quoi qu'il y en ait une qui n'ait plus ses
+dix-huit ans.... Et que pensez-vous de l'incident Ferrand? L'histoire de
+la quêteuse? et celle de ce douceâtre Dr Schontz?
+
+--Je pense, répondis-je en le couvrant de mon regard fixe, car j'avais
+recouvré tout mon sang-froid, je pense que vous avez mis tous ces
+pauvres gens-là en avant, vous, M. Louaisot, et qu'ils ont tiré les
+marrons du feu pour vous.
+
+Ses lunettes laissèrent passer un rayon de triomphante vanité.
+
+Il ébaucha même le geste de se frotter les mains.
+
+--Moi, M. Louaisot, répéta-t-il, surnommé de Méricourt, je n'aurais pas
+du tout honte de vendre des marrons, si ce métier-là était de ceux où
+l'on fait fortune. M. Louaisot croisa ses jambes l'une sur l'autre, en
+homme qui prend position définitive, et fredonna tout bas, non pas:
+
+ _Ah! vous dirais-je maman,_
+
+c'était bon pour chez lui, mais la romance sentimentale de Bérat:
+
+ _J'aime à revoir ma Normandie,_
+ _C'est le pays qui m'a donné le jour._
+
+Ce qu'il trouvait sans doute plus habillé.
+
+C'était vraiment un scélérat de bien bonne humeur.
+
+--Rien, rien, rien, cher Monsieur, reprit-il tout à coup, je vous dis
+que vous n'y comprenez rien! L'affaire est simple, voilà ce qui vous
+déroute au milieu de toutes les complications dont on l'a entourée. Ce
+pauvre bon garçon de Lucien a pourtant raison quand il dit qu'il y a un
+homme de talent là-dedans. Mais pourquoi le désigne-t-il sous le nom de
+docteur ès-crimes et autres appellations injurieuses? Pourquoi? Je vais
+avoir l'honneur de vous le dire. Les gens à courte vue détestent ce
+qu'ils ne conçoivent pas. Et ce cher excellent M. Thibaut, avant
+d'arriver à l'état de ramollissement où nous avons le chagrin de le voir
+réduit, n'avait pas inventé la poudre!
+
+--Lucien, dis-je, n'est pas un adversaire aussi méprisable que vous le
+pensez.
+
+--Il étrangle bien! dit M. Louaisot. Ah! saperlotte, quand je me suis
+permis de mettre mes lunettes dans son grimoire, j'ai distingué ce
+passage. Le gredin du quai de l'Horloge fut proprement étranglé; mais
+voilà: cela donne la mesure exacte de son intelligence. Il étrangle un
+détail et il laisse le fait principal passer son chemin.
+
+--Quand vous êtes seul contre six, M. Louaisot, tout docteur que vous
+êtes....
+
+--Jamais il ne faut être seul contre six!... Mais sur cette pente, notre
+discussion deviendrait un assaut de pensées philosophiques, et nous ne
+sommes ni l'un ni l'autre des fainéants.... Vous n'avez pas été en
+Russie?
+
+--Non. Pourquoi?
+
+--Parce que vous avez inspiré de l'intérêt à la plus jolie femme du
+monde, et qu'il manque un attaché à l'ambassade de Saint-Pétersbourg.
+
+--Si on me nomme, je peux donner ma démission.
+
+--Vous êtes nommé, mon cher Monsieur.
+
+Je gardai le silence.
+
+--Voulez-vous que je vous dise? s'écria M. Louaisot en haussant les
+épaules. Voilà de la guerre bêtement faite! La femme la plus
+intelligente est toujours un très petit homme. Vous n'avez pas cru à la
+mort de Jeanne Péry, j'en suis sûr. Quand vous jouez à l'écarté, marquez
+vos points, c'est la mode, mais il est d'autres jeux....
+
+--M. Louaisot, interrompis-je, je voudrais avoir une affirmation ou une
+négation sur ce sujet: Jeanne est-elle morte?
+
+Il piqua ce coup de doigt qu'il donnait à ses lunettes et il me regarda
+d'un air de franche supériorité.
+
+--Quand vous réfléchiriez une fois en votre vie, cher Monsieur, dit-il,
+vous n'en mourriez pas. Selon vous, depuis déjà du temps, Jeanne est
+entre les mains du démon, n'est-il pas vrai? Eh bien, quand une pauvre
+colombe languit dans les griffes du vautour, la question de savoir si
+elle a été mangée hier ou si elle sera mangée demain est parfaitement
+oiseuse. Cela dépend du vautour.... Je vous dis, moi, que le brave
+Thibaut est beaucoup moins convaincu de nos scélératesses qu'il ne le
+croit. Nous sommes à Paris, que diable! La France est le pays de
+l'univers où il en coûte le moins pour raconter à la justice les bourdes
+les plus pitoyables. Suis-je un prince pour qu'on n'ose me dénoncer?
+Non. Il y a un fou, là-dedans, voyez-vous, et tout participe un peu de
+sa folie. Mme la marquise elle-même, à force d'aimer ce fou, est très
+gentiment un peu folle. Mais je suis sage, moi....
+
+Ici, M. Louaisot s'arrêta et prêta l'oreille. On marchait dans mon
+antichambre.
+
+J'arrive à raconter un fait qui paraîtra peut-être peu important et même
+trivial.
+
+C'est alors que je n'aurai pas su le rendre, car il me frappa
+singulièrement.
+
+Il y a des hommes-limiers. Je ne le savais pas, je le vis.
+
+Juste au moment où M. Louaisot s'arrêtait, la porte s'ouvrit lentement
+et sans bruit aucun. La maigre figure de J.-B. Martroy se montra sur le
+seuil, humble et souriante.
+
+Sur ses lèvres, on devinait qu'il allait dire:
+
+--Mon bienfaiteur, vous voyez que je suis fidèle au rendez-vous!
+
+Mais il ne parla point, parce que son regard rencontra, entre lui et
+moi, la titus touffue de M. Louaisot, qui lui tournait le dos.
+
+Jamais je n'ai vu décomposition chimique plus rapide. Il n'y a pas de
+poison foudroyant qui puisse produire un semblable effet.
+
+Instantanément, Martroy devint couleur _de mort_.
+
+Il se retint au chambranle pour ne pas tomber, puis il disparut, fermant
+la porte sans bruit, comme il l'avait ouverte.
+
+Louaisot s'était remis à parler en disant je ne sais quoi
+d'insignifiant.
+
+Il avait, j'en étais sûr, entendu la porte s'ouvrir, puis se refermer.
+
+Il ne s'était pas retourné. Aucune glace n'était posée de manière à lui
+montrer les objets placés derrière lui.
+
+La physionomie d'un interlocuteur peut servir de miroir, mais j'étais
+sûr de n'avoir pas bronché.
+
+Il cessa de nouveau de parler deux ou trois secondes après la fermeture
+de la porte,--juste le temps qu'il aurait fallu au fumet d'un
+animal,--d'un gibier pour arriver de l'antichambre jusqu'à lui. Ses yeux
+devinrent vagues derrière ses lunettes éteintes. Son nez ondula
+positivement, puis ses narines se gonflèrent avec force.
+
+--C'est un fumeur, dit-il, et c'est un pauvre.
+
+--Qui donc? demandai-je.
+
+Sa figure avait déjà repris son aspect ordinaire. Il souriait.
+
+--Je suis docteur, vous savez? fit-il avec bonhomie. Nos examens
+comprennent des quantités de matières, et votre baccalauréat n'est rien
+auprès du nôtre. Avez-vous remarqué que chaque pipe a son odeur?
+
+--L'odeur d'une pipe, oui.
+
+J'essayais de rire, mais ma poitrine se serrait.
+
+--Je m'exprime mal à ce qu'il parait, reprit M. Louaisot. Je voulais
+dire qu'un homme qui fume la pipe est reconnaissable par l'odeur
+particulière de sa pipe comme il est reconnaissable par sa voix, par son
+pas, par son écriture, par toute chose enfin qui lui est propre. J'ai
+beaucoup étudié ces choses-là. Les sauvages d'Amérique ont des
+rocamboles encore plus subtiles.... Voilà longtemps que je n'avais senti
+cette pipe-là.
+
+J'eus froid pour ce pauvre petit diable de Martroy.
+
+--Guzman! appelai-je.
+
+--Vous souhaitez quelque chose? me demanda M. Louaisot.
+
+--Je voudrais voir si vous connaissez la pipe de mon valet de chambre.
+
+--Ne prenez pas cette peine-là, dit-il en se levant. Guzman est un
+garçon bien nourri. Le tabac et la misère combinent un coquin de parfum
+qu'on n'oublie plus quand on l'a respiré.... Je vais avoir l'honneur de
+prendre congé, car l'estomac me tire. Je vous laisse mes épreuves; le
+roman va bien: nous allons faire une réputation à ce vieux cancre, le
+Dernier Vivant.... Résumons-nous: vous pataugez, mon cher Monsieur,
+parce que vous prenez les almanachs d'un homme qui barbotte. Vous voyez
+des démons où il n'y a que d'estimables industriels, et des victimes
+dans ceux ou celles qu'on essaye de sauver.
+
+Et puis, je savais bien que j'avais quelque chose à vous dire! et puis,
+tout diplomate que vous êtes, vous conservez d'enfantins préjugés.
+Voltaire s'entendait quand il voulait inventer le bon Dieu. Vous, «vous
+croyez que c'est arrivé», comme dit le militaire de Pélagie.
+
+Le titre de magistrat, de président, de conseiller vous fait quelque
+chose. Vous hésitez à vous dire tout franchement à vous-même: «Celui-là
+est une canaille!» Pardonnez-moi l'expression. Elle a le mérite de la
+simplicité.
+
+Mon cher Monsieur, je ne donnerais pas dix centimes de vos dossiers, ni
+de toutes vos instructions pour rire.
+
+Quand vous voudrez savoir le fin mot, j'en tiens boutique. Mais ça coûte
+bon. Au plaisir de vous revoir. Il me salua et prit la porte. J'entendis
+sa basse-taille dans l'antichambre qui chantait:
+
+ _Quand tout renaît à l'espérance_
+ _Et que l'hiver fuit loin de nous_....
+ Toujours
+ _Ma Normandie_ du feu Bérat.
+
+Je restai sous l'impression d'un sentiment qui ressemblait à de la peur.
+M. Louaisot avait-il vraiment reconnu Martroy? J'appelai Guzman.
+
+--M. Louaisot a-t-il parlé?
+
+--Il m'a demandé si je voulais faire trente points en fumant ma pipe!
+
+--Qu'as-tu répondu?
+
+--Que j'en sortais, et que je ne fume que des petits bordeaux.
+
+--Et l'autre, où est-il passé?
+
+--Quel autre? Je n'ai vu personne.
+
+L'habitude de faire trente points ne peut être rangée dans la catégorie
+des forfaits qui ne méritent pas de merci, mais elle empêche de bien
+garder une maison. Je renvoyai Guzman en lui recommandant de faire
+entrer Martroy aussitôt qu'il viendrait.
+
+J'avais ressenti tout à l'heure une impression véritablement pénible et
+comparable à celle qu'on éprouverait à voir une bête féroce s'approcher
+d'un enfant endormi. Cela s'effaçait peu à peu. Je me taxais moi-même
+d'exagération. Et j'essayais de démêler, parmi les discours de Louaisot,
+le motif réel de sa visite.
+
+Ce motif se cachait-il dans le _post-scriptum_ de notre entrevue? Il en
+voulait beaucoup à M. Ferrand. Cela me rangeait à l'opinion de Lucien,
+qui déclarait ce galant magistrat homme d'honneur.
+
+Je pris les épreuves du roman commencé dans _Le Pirate: La Tontine des
+cinq fournisseurs._ J'en avais maintenant trois gros paquets à lire.
+
+Au moment où je mettais les feuillets en ordre sur ma couverture, Guzman
+introduisit Martroy.
+
+Le pauvre petit homme gardait bien quelque chose de l'aspect effarouché
+d'une chouette qui vient d'échapper à l'épervier, mais sous son
+désordre, il y avait un naïf triomphe.
+
+--Tout de même, me dit-il en entrant, M. Mouainot de Barthélémicourt n'y
+a vu que du feu! Est-ce qu'il vient souvent? Ça rendrait mes visites
+plus rares.
+
+J'étais à m'interroger pour savoir s'il fallait l'avertir ou lui laisser
+sa sécurité.
+
+--Où vous êtes-vous caché, Martroy? demandai-je. Êtes-vous bien sûr
+qu'il ne vous a point reconnu sous la porte cochère ou dans la rue?
+
+Il cligna de l'oeil d'un air malin.
+
+--Quand on est costumé comme cela, répliqua-t-il en touchant sa pèlerine
+de toile cirée blanche, il ne faut pas se cacher à moitié. Le patron est
+le meilleur chien de chasse que je connaisse, mais je suis son élève et
+nous pouvons faire notre partie, tant qu'il ne m'a pas vu. Ce n'est pas
+avec lui qu'on se dissimule derrière un fiacre ou dans une allée.
+
+--Comment avez-vous fait?
+
+--Au lieu de descendre, j'ai monté. J'ai été m'asseoir dans le petit
+escalier du grenier, au sixième étage. Je n'étais pas sans inquiétude,
+car il a un nez de possédé. Mais heureusement, j'en ai été quitte pour
+la peur. Il s'en est allé tout droit et je l'ai vu par la lucarne qui
+tournait tranquillement le coin du boulevard. Il prit à la place
+ordinaire, sous sa toile cirée, entre sa chemise et son unique bretelle,
+un gros paquet de papiers, noués avec une faveur rose qu'il déposa sur
+mon lit.
+
+--Tiens! fit-il en voyant les épreuves du _Pirate, vous_ donnez
+là-dedans?
+
+--Est-ce que vous connaissez cet ouvrage?
+
+--C'est du Louaisot. Pas besoin de connaître. Une cuisine faite avec une
+miette de vérité, sautée dans un tas de mensonges!...
+
+--Tandis que moi, poursuivit-il en pointant ses manuscrits du bout du
+doigt, rien que du vrai. Pas d'imagination pour un sou!
+
+--Voulez-vous être payé tout de suite? demandai-je.
+
+--Ça me flatterait, rapport à Stéphanie que je veux mettre sur un pied
+étonnant! Il y a du temps que je la vois en rêve avec des falbalas! Elle
+est toute fraîche relevée de ses couches. Elle voiturera le petit à la
+promenade dans une brouette à ressorts, avec une robe en mérinos tout
+laine et un tartan, tout laine aussi, rouge, vert, bleu et jaune, que
+j'ai lorgné au grand magasin de nouveautés du faubourg du Temple.
+
+J'avais préparé d'avance la somme que je voulais lui allouer. Il prit
+sans compter. C'était une manière de petit gentilhomme. Et il m'appela
+son bienfaiteur.
+
+De poche, il n'en avait point, mais il avait installé un noeud coulant à
+sa bretelle qui servait à tout. Il passa mes quatre billets de cent
+francs dans le noeud, donna un tour à la ficelle, et tout fut dit.
+
+--C'est là, déclara-t-il, comme dans une sacoche de la Banque de France!
+
+--Quant à ça, reprit-il en montrant les épreuves que j'étais en train de
+mettre de côté pour prendre ses papiers, c'est son fort, la tontine. Il
+la connaît comme personne. Il est né dedans. C'est son papa qui l'avait
+faite. Au lieu de lui conter des histoires de ma mère l'Oie, le bonhomme
+le berçait avec la tontine. La première fois qu'il a pensé, il a pensé à
+la tontine. La première fois qu'il a parlé, il a parlé de la tontine.
+C'est sa vie, quoi! Il appartient à ça, et ça lui appartient. S'il
+voulait dire la vérité... mais je t'en souhaite!
+
+Il fit son geste favori, mettant sa main au-devant de sa bouche, pour
+bien marquer le caractère tout confidentiel de l'exclamation.
+
+--Vous en verrez plus dans deux de mes pages, reprit-il, que dans tout
+le fatras qu'il a dicté ou commandé à cet écrivailleur du journal. Au
+moins, moi, je n'ai pas d'imagination.... Et j'ai été dans la tontine
+presque autant que lui, puisqu'il m'y tenait noyé jusque par-dessus la
+tête. C'est un homme habile, c'est un homme savant, c'est un homme
+terrible! Pas méchant, quand il ne s'agit pas de la tontine... mais
+capable de mettre le monde à feu et à sang pour la tontine. Il y en a
+là-dedans, du sang!
+
+Son doigt pointait le manuscrit.
+
+--Ah! fit-il en baissant la voix, c'était un joli ange que Mlle
+Olympe Barnod, la première fois que je la vis. Entre nous deux, on peut
+lâcher de côté les pseudonymes raisonnés. Mais M. Louaisot l'a choisie
+pour arriver à l'argent de la tontine, et l'ange est devenue une
+diablesse. Vous allez voir, vous allez voir! Je ne veux pas vous gâter
+la lecture de mes ouvrages en vous disant d'avance ce qu'il y a dedans.
+Et puis, je ne le cache pas, je suis pressé de porter à Stéphanie le
+bénéfice de ma littérature.
+
+En l'écoutant, un scrupule me prenait.
+
+J'avais d'abord pensé à ne point troubler sa joie, mais n'était-il pas
+plus dangereux de le laisser ainsi dans l'ignorance?
+
+Le lecteur devine que je veux parler des théories de M. Louaisot de
+Méricourt touchant l'odeur de la pipe.
+
+À supposer que j'eusse accordé trop d'importance à ce qui n'était
+peut-être qu'une fantaisie, Martroy devait être mis au fait. Il était le
+meilleur juge.
+
+--Je crois devoir vous prévenir, commençai-je, d'un fait qui vient de se
+passer ici.
+
+Le petit homme, qui avait déjà fait un pas vers la porte, revint tout
+tremblant.
+
+--Vous n'avez pas prononcé mon nom devant lui! s'écria-t-il.
+
+--Non certes.
+
+--Ni mon pseudonyme analogique.... Il est si rusé!
+
+--Non. Écoutez-moi.
+
+Son regard faisait le tour de la chambre.
+
+--Il n'y a pourtant pas de glace où il ait pu me voir! murmura-t-il, et
+le bois du lit ne mire pas.
+
+Je lui racontai la chose exactement comme elle avait eu lieu. À mesure
+que je parlais, le sang abandonnait ses pauvres joues. Il devenait vert.
+
+Quand j'eus fini, il dénoua la ficelle qui tenait ses billets.
+
+--Vous enverrez ça à Stéphanie, me dit-il. Je suis un homme mort.
+
+--Voyons, voyons, Martroy....
+
+--Oh! fit-il, c'est réglé... à moins... avez-vous un coin de cave où me
+cacher?
+
+--S'il le faut, certainement.
+
+--Non, cela ne se peut pas. Stéphanie m'attend. Il était en proie à une
+agitation inexprimable.
+
+--On avait loué notre grenier à d'autres, murmura-t-il. Je ne sais pas
+s'il y a beaucoup de malheureux pour avoir souffert comme nous. C'est
+vrai que j'avais commis des péchés.... Nous couchions dans la basse-cour
+depuis deux semaines. Hier, quand on m'avait vu de l'argent, on m'avait
+permis de mettre le lit sur le carré pour que Stéphanie soit un peu à
+l'abri. Je vous l'ai dit: elle n'est pas belle, c'est une estropiée,
+mais nous nous aimons bien.... Et maintenant elle allait revoir une
+chambre! J'étais riche!... Et voilà la mort!
+
+--Voulez-vous rester ici, Martroy?
+
+Il eut des larmes en me prenant les deux mains.
+
+--Merci, mon bienfaiteur. Vous l'auriez fait comme vous le dites, mais
+ça ne se peut pas. Nous sommes les derniers des derniers. Nous n'avons
+rien, pas même notre conscience. Vous verrez dans ces papiers là que
+j'ai été un malheureux enfant... et coupable.... Mais que voulez-vous,
+on s'aime comme il faut... et on a beau trembler, on est brave tout de
+même, allez! Ce que je voudrais, si c'était un effet de votre bonté et
+que ça se pourrait, c'est quelques vieilles hardes pour me déguiser un
+petit peu.
+
+Je sautai hors de mon lit. Je ne voulais pas mettre Guzman dans
+l'affaire. J'étais d'ailleurs à peu près sûr qu'il était à faire trente
+points quelque part. J'entrai dans ma garde-robe et j'en ressortis avec
+une brassée d'effets.
+
+C'était quelque chose de touchant que de voir sur les traits du petit
+homme le combat de la détresse et de la joie. Il était, j'en suis sûr,
+bien plus coquet que Stéphanie.
+
+Du reste, il n'y mit point de façon; il se dépouilla nu comme un ver et
+passa un de mes costumes, considérablement trop grand pour lui, mais
+dans lequel il se trouvait le supérieur d'Apollon. J'héritai du pantalon
+déguenillé, de la bretelle, de la toile cirée blanche et des bottes à la
+poulaine. En s'habillant et en acceptant mes soins de valet de chambre
+sans aucune espèce de cérémonie, il me disait:
+
+--Si vous vous intéressez à M. Lucien Thibaut et à sa petite femme,
+c'est sûr que vous serez récompensé de votre bonne action, car il y a
+dans mes ouvrages de quoi tourner la face du procès sans dessus
+dessous.... Voilà une culotte qu'on dirait taillée pour moi si elle
+n'était pas si longue... et si large! Voyez-vous il ne mangera pas, lui
+qui est si gourmand, il ne dormira pas, lui qui aime tant son traversin,
+avant de m'avoir mis la main dessus! Ah! c'est un homme de talent! Il
+est là quelque part à me guetter. Pas tout seul: il a une demi-douzaine
+de bassets et sa mule qui est une rusée commère... ma meilleure chance
+c'est qu'il doit croire que j'ai pris mes jambes à mon cou après l'avoir
+vu ici: alors ils doivent me chercher entrant et non pas sortant. C'est
+un point à marquer de mon côté; mais il y en a tant à marquer du sien!
+
+--Martroy, mon garçon, dis-je en admirant sa toilette achevée, le Diable
+ne vous reconnaîtrait pas!
+
+--J'aimerais mieux avoir affaire au Diable qu'à lui, me répondit-il.
+
+Pourtant, quand il se fut regardé dans la grande glace de ma psyché, qui
+le montra à lui-même du haut en bas, il ne put retenir l'expression de
+sa complète satisfaction.
+
+--Voilà pourquoi on était laid, dit-il, c'est qu'on n'avait pas de
+toilette! Avant de lui poser un chapeau presque neuf sur l'oreille, je
+lui époussetai les joues avec de la poudre de riz.
+
+--C'est la vie que vous me sauvez, mon bienfaiteur, reprit-il en se
+lorgnant toujours du coin de l'oeil. Puis, avec un éclair de gaieté et
+en dessinant son geste confidentiel:
+
+--Stéphanie ne va pas oser m'embrasser!
+
+Je me plaçai à distance pour le dernier coup d'oeil:
+
+--Martroy, prononçai-je avec solennité, si vous marchez posément, les
+pieds en dehors et que vous ne ramassiez pas de bouts de cigare, je
+réponds de votre traversée!
+
+Il prit ma main et la porta rapidement à ses lèvres.
+
+--Puisque vous le dites, je le crois, répliqua-t-il. En tous cas, ils ne
+me feront rien aujourd'hui. Pas si bêtes! Ils me suivront, et, en
+passant, ils remarqueront le bon endroit....
+
+Le bon endroit, c'est là-bas, à deux cents pas du village de l'Avenir...
+il y a un terrain qui s'appelle la Carrière....
+
+Si vous voyez dans les journaux, demain ou après, qu'on a fait un
+mauvais coup par là, n'oubliez pas Stéphanie. Je lui donnai une bonne
+poignée de main. J'étais entièrement rassuré. J'affirme que je l'aurais
+croisé dix fois dans la rue sans le reconnaître.
+
+Dès qu'il fut parti, je fermai ma porte à clé. J'étais vraiment curieux
+de parcourir son manuscrit. Je dénouai la faveur rose qui manquait
+peut-être au dernier bonnet de la pauvre Stéphanie et j'ouvris le
+premier cahier qui portait pour titre:
+
+ OEuvres de J.-B.-M. Calvaire
+ romancier sans imagination
+
+Il y avait d'abord un préambule en forme d'avis au lecteur pour établir
+que les drames réels sont généralement bien supérieurs à ceux que les
+auteurs prennent la peine d'inventer.
+
+Martroy partait de là pour jurer ses grands dieux qu'il n'y avait pas un
+seul fait dans «ces pages» qui ne fût de la plus plate exactitude.
+
+Dans chaque scène, il avait été témoin ou acteur.
+
+Il s'excusait en parlant du rôle assez peu recommandable qu'il jouait
+dans certaines parties de la pièce, alléguant sa misère, sa faiblesse et
+son esclavage.
+
+Il n'avait jamais rien tant désiré en sa vie, prétendait-il, que d'être
+un honnête homme à son aise et vivant de ses rentes.
+
+Bien entendu, il expliquait compendieusement son système de pseudonymes
+analogiques raisonnés, inventés par lui pour éviter des désagréments
+qu'il ne spécifiait point.
+
+Tout cela était d'une belle écriture ronde de copiste, aussi facile à
+lire que de l'imprimé.
+
+Pour faire, moi aussi, mon petit bout de préambule, j'annonce que je
+supprime le système des pseudonymes analogiques et que je modifie
+légèrement le style de J.-B. Martroy, dans l'intérêt raisonné du
+lecteur.
+
+Et j'ajoute que nul poète, en le supposant même juge d'instruction,
+n'aurait pu résoudre d'une façon plus lumineuse les énigmes posées par
+le dossier de Lucien.
+
+Cela dit, je donne son oeuvre telle quelle.
+
+
+
+
+OEuvres de J.-B.-M. Calvaire
+
+
+
+
+I
+
+Le Fils Jacques.
+
+
+_Avis pour M. de Roeux_.--Vous êtes prié de commencer par le
+commencement, dans votre propre intérêt, quand même vous seriez alléché
+par quelque titre particulier, comme par exemple l_'Aventure du
+codicille_ ou l'_Histoire de l'enfant d'Olympe_. Ça viendra à son tour,
+et vous y gagnerez de mieux comprendre.
+
+Je suis natif des environs de Dieppe, dans le département de la
+Seine-Inférieure. Mon père était un vieil homme qui s'était marié sur le
+tard à une femme presque aussi âgée que lui. Mon père tenait l'emploi de
+clerc-expéditionnaire chez M. Louaisot l'ancien. Ma mère polissait des
+couteaux à papier d'ivoire en chambre.
+
+Je ne leur en veux pas de ce qu'ils me firent chétif. On va selon ses
+moyens. Les voisins croyaient qu'ils ne m'auraient pas fait du tout, et
+ma naissance fut regardée comme un tour de force.
+
+Voilà déjà où vous pouvez juger que je ne suis pas un charlatan de
+romancier ordinaire, puisque je ne me donne pas une taille de cinq pieds
+six pouces, sans souliers et la figure agréable d'un archange.
+
+Le mariage ne réussit pas à mon père qui laissa là au bout d'un an son
+buvard et ses fausses manches pour s'en aller en terre. Je l'ai peu
+connu à vrai dire. J'avais trois mois quand il décéda; mais je respecte
+sa mémoire.
+
+Ma mère, infirme, obtint un lit à l'hôpital et je fus mis dans un asile
+de petits pauvres. Ce début-là n'est pas gai, mais j'ai mangé mon pain
+encore plus dur par la suite, et plus sec aussi.
+
+M. Louaisot l'ancien vint un fois à notre hospice chercher un petit
+saute-ruisseau «pour le pain» comme on dit à Dieppe. Je n'avais jamais
+vu d'homme si imposant que lui, quoiqu'il portât un bonnet de coton
+blanc par-dessous son chapeau et que ce bonnet ne fût pas propre.
+
+On fit ranger les petits de huit à dix ans dans la cour et M. Louaisot
+l'ancien nous passa en revue. Quand il arriva à moi, il me donna un
+soufflet parce que je me mouchais avec ma manche.
+
+--Comment s'appelle ce polisson-là?
+
+--Jean-Baptiste Martroy.
+
+--Martroy! J'ai été pendant quarante ans le bienfaiteur de ton père.
+Jean-Baptiste, à ton tour, je vais te donner une position. Veux-tu venir
+avec moi?
+
+Ça m'était bien égal. Je ne pensais pas qu'on pût être plus mal quelque
+part qu'à l'asile. On me fourra dans la carriole de M. Louaisot l'ancien
+qui dormit pendant toute la route, parce qu'il avait déjeuné deux fois
+et dîné trois--chez des clients.
+
+Moi, j'avais faim, aussi on m'envoya coucher sans souper.
+
+M. Louaisot l'ancien était notaire royal au gros bourg de
+Méricourt-lès-Dieppe. J'entrai chez lui maigre comme un coucou et j'y
+devins étique. Il faisait de nombreuses affaires dans les campagnes. Il
+trouvait toujours que je mangeais trop et que je ne voyageais pas assez.
+J'étais en route depuis le point du jour jusqu'au soir. Cela ne me fit
+pas grandir à cause de mon ordinaire, qui était le jeûne.
+
+Après avoir tiré la jambe toute la semaine, on me mettait le dimanche,
+pour me reposer, à «curer l'étable», comme le bonhomme appelait lui-même
+son étude.
+
+Je suppose qu'il pensait aux écuries d'Augias, car il était facétieux et
+instruit, autant que pas un notaire de la campagne normande, où ils sont
+tous pétris d'esprit.
+
+Le fils Jacques, héritier unique de M. Louaisot, était en ce temps-là au
+collège. C'était un grand et beau garçon d'une quinzaine d'années, très
+luron, très gai, très gourmand, très voleur, et que les clercs
+regardaient comme un demi-dieu.
+
+Le bonhomme l'adorait. Je l'ai vu lui donner dix sous pour son dimanche!
+
+Il lui donnait, mieux encore que cela: il le comblait de leçons dont le
+fils Jacques a bien profité depuis.
+
+Je ne comprenais pas beaucoup ces leçons où l'on parlait d'honnêteté;
+mais, petit à petit, j'en vins à regarder l'honnêteté comme l'art d'être
+filou sans qu'il en résultat aucun désagrément.
+
+Il y avait un nom qui revenait presque aussi souvent que le mot
+honnêteté dans les leçons du bonhomme: la Tontine.
+
+Quand le fils Jacques eut fini ses humanités, vers ses dix-huit ou
+dix-neuf ans, il vint passer ses vacances à Méricourt, avant de partir
+pour l'école de droit, car il fallait qu'il fût reçu _capax pour_
+prendre l'étude de son père.
+
+On causa de la Tontine depuis le matin jusqu'au soir.
+
+Qui donc était cette Tontine dont les fonds étaient déposés chez M.
+Louaisot? Cela m'intriguait au plus haut point. Vingt fois, j'avais
+entendu le bonhomme dire au fils Jacques:
+
+--Il faut que la Tontine fasse ta fortune.
+
+Je pensais que ce devait être une vieille rentière, facile à paumer.
+
+Le plus ancien de mes souvenirs date de cette époque. Je pouvais bien
+avoir douze ans. Le fils Jacques était en vacances depuis une quinzaine.
+La veille, son père lui avait dit:
+
+--Trouve une combinaison, Fanfan, tu me la soumettras et je te la
+corrigerai. Ces mécaniques-là, c'est comme les versions et les thèmes.
+
+Le fils Jacques avait répondu:
+
+--Je chercherai.
+
+Donc, ce soir-là, je venais de monter dans ma soupente, où j'étais à
+portée de la voix du vieux. Le vieux s'occupait à compter sa recette
+après souper. Tout à coup le fils Jacques fit irruption dans sa cabine
+en criant:
+
+--Papa, je viens de trouver le joint!
+
+Le bonhomme ferma sa caisse et rabattit son bonnet de coton sur ses
+oreilles en regardant son héritier du coin de l'oeil.
+
+--Si tu as vraiment inventé une mécanique, garçon, dit-il d'un ton
+encourageant, je n'y vas pas par quatre chemins: je te flanque trente
+sous pour ton dimanche! Le fils Jacques répondit avec fierté:
+
+--Je veux trente francs!
+
+Pour le coup, le vieux se mit à rire. Mais le fils Jacques frappa du
+pied, disant:
+
+--Ça vaut un million comme un liard! deux millions! trois millions! et
+le reste!
+
+--Alors, garçon, on t'écoute!
+
+--Le saute-ruisseau dort-il dans son trou?
+
+--Comme une marmotte. Cause, je te dis!
+
+J'étais en effet bien près de m'endormir, mais quand je vis qu'ils
+craignaient d'être entendus, je me frottai les yeux et j'écoutai de
+toutes mes oreilles.
+
+Le fils s'assit auprès de son père. C'était vraiment un joli gars. Il
+avait de la flamme dans les yeux.
+
+Ce qu'il conta, je ne le comprenais pas bien alors, et pourtant je m'en
+souvins mot pour mot quand il fut temps pour moi de le comprendre.
+
+--Papa, dit le fils Jacques, les jeunes ramassent ce que les vieux
+laissent tomber. Tu baisses et moi je monte.
+
+--Prends garde de glisser, Fanfan, dans l'escalier!
+
+--Allons donc! j'ai étudié l'affaire à fond et je la sais mieux que toi.
+Sur les cinq membres il n'y en a qu'un de commode pour mon idée. Le
+bedeau, le pauvre, le maquignon et le déserteur ont des familles
+auxquelles le diable ne connaîtrait goutte. Quand on aurait bien
+travaillé, quelque va nu-pieds de cousin ou quelque drôlesse de cousine
+sortirait de terre au moment où l'on s'y attendrait le moins, et adieu
+mon argent!
+
+--Le fait est, Fanfan, que les familles des malheureux sont bien
+gênantes à cause de ça. On les croit seuls ici-bas. Dès qu'ils meurent,
+vous voyez tout un régiment autour de leur paillasse,--quand il y a
+quelque chose dedans.
+
+--Au contraire, poursuivit Jacques, Jean Rochecotte, tout facteur rural
+qu'il a été, est sorti d'une maison de gentilhommerie. Ses parents sont
+connus. On les compte, et puis on se dit: «Voilà, c'est tout, il n'y en
+a pas d'autres.» Le vieux fit un signe de tête qui voulait dire:
+«Fanfan, tu m'étonnes par ta capacité.» Il demanda tout haut:
+
+--Et combien en comptes-tu de parents au facteur rural?
+
+--Rien que trois _têtées_. C'est avantageux.
+
+--Tu trouves?
+
+--Un marquis, un comte, un baron.
+
+--C'est vrai, pourtant! grommela le vieux.
+
+Le fils Jacques poursuivit:
+
+--Première têtée, première ligne, le comte de Rochecotte, à Paris;
+seconde ligne et seconde têtée, le baron Péry de Marannes, à Lillebonne;
+troisième ligne, M. le marquis de Chambray, à la porte de chez nous.
+
+--Juste, Fanfan, je vois le château de Chambray de ma fenêtre, quand il
+fait jour. Après!
+
+--Ça tombe sous le sens, papa. Pour le bien de la combinaison, il faut
+que Jean-Pierre Martin, le bedeau; Vincent Malouais, le maquignon; Simon
+Roux, dit Duchêne, le déserteur; et Joseph Huroux, le mendiant, passent
+de vie à trépas avant Jean Rochecotte.
+
+Le vieux se gratta l'oreille sous son bonnet de coton et dit:
+
+--Diable! diable! tu en juges quatre d'un coup!
+
+--C'est tout simple, papa, puisque Jean Rochecotte doit rester le
+dernier vivant.
+
+--J'entends bien, mais....
+
+--Il n'y a pas de mais: tout part de là.
+
+--Soit. Voyons d'abord le thème tout entier, nous marquerons les fautes
+après.
+
+--Il n'y a pas de fautes, papa.
+
+--Et ensuite?
+
+--Ensuite, il faut que j'hérite du dernier vivant.
+
+--Vraiment!
+
+--Dame! Sans ça, ce ne serait pas la peine de se creuser la cervelle!
+
+--Et tu as un moyen d'hériter du dernier vivant?
+
+--Parbleu!
+
+--Quel moyen?
+
+--Un mariage.
+
+--Jean Rochecotte n'a pas de fille.
+
+--Je sais bien, et c'est dommage. D'un autre côté, je ne peux pas
+épouser M. le comte de Rochecotte à Paris.
+
+--Ça paraît clair, Fanfan. Sais-tu que tu m'amuses?
+
+--Ni le baron Péry non plus.
+
+--Ni le marquis de Chambray, je suppose?
+
+--Celui-là, si fait, papa.
+
+--Comment! s'écria le bonhomme qui se mit à rire.
+
+--Ne riez pas, la langue m'a fourché. Ce n'est pas moi qui épouserai M.
+le marquis.
+
+--À la bonne heure!
+
+--Ce sera ma petite amie Olympe Barnod.
+
+--Beaucoup plus tard, alors? Elle n'a que six ans.
+
+--Oui, plus tard, papa. Le temps ne fait rien. Je suis jeune.
+
+--Et puis encore?
+
+--Le reste n'est pourtant pas bien difficile à deviner.
+
+--Tu épouses Olympe Barnod, je parie?
+
+--Parbleu!
+
+--Mais il faut au moins qu'elle soit veuve!
+
+--Ça tombe sous le sens, papa. Elle le sera.
+
+Il y eut un silence pendant lequel ils se regardèrent fixement tous les
+deux. Le bonhomme baissa les yeux le premier.
+
+--Mais, reprit-il, d'une voix que je trouvais singulièrement changée:
+Olympe Barnod ne sera pas héritière si elle devient veuve.
+
+--Elle aura un enfant, repartit le fils Jacques sans hésiter.
+
+--Si le bon Dieu le veut, oui, mais en ce cas-là même, il y aura
+toujours deux lignes entre elle et l'héritage du dernier vivant: la
+têtée Rochecotte et la têtée Péry de Marannes.
+
+--Papa, répondit le fils Jacques, il suffira peut-être du temps pour
+éteindre ces deux lignes-là.
+
+Le bonhomme, au lieu de répliquer, prit la lampe qui était sur sa table
+et monta l'escalier de ma soupente.
+
+Heureusement que j'entendis son pas. Je me retournai le nez contre le
+mur. Cette position ne lui permit point de passer la lampe au-devant de
+mes yeux.
+
+Il redescendit. Le fils Jacques sifflait auprès de la table. Le vieux se
+rassit. Il était tout pensif.
+
+--Garçon, dit-il enfin, tu n'es pas de mon école.
+
+--Non, papa, je suis de la mienne.
+
+--J'ai pourtant assez bien mené ma barque, garçon!
+
+--Dans votre mare, oui, papa, mais moi, je veux aller au large.
+
+--Prends garde de te noyer! Tu as de l'intelligence, mais tu n'as pas de
+sens pratique.
+
+--Qu'est-ce que c'est ça, papa, le sens pratique?
+
+--Fanfan, c'est l'intelligence qui ne s'égare pas du côté de la cour
+d'assises.
+
+--Tu sais où elle est, papa, la cour d'assises, répondit cet effronté
+fils Jacques. Alors, selon toi, ma combinaison ne vaut rien?
+
+--Non.
+
+--Moi, je la trouve bonne; qui vivra verra.
+
+Le vieux lui prit la main et l'attira contre lui.
+
+--Voyons, garçon, fit-il en essayant un peu d'attendrissement paternel.
+Je t'ai pourtant donné des principes. Tu m'affliges véritablement. Tu
+vas là, et du premier coup en dehors de l'honnêteté, qui est proverbiale
+dans notre profession! Le fils Jacques se mit à chanter:
+
+ _Ah! vous dirais-je maman...._
+
+--Réponds, au moins, garçon!
+
+--Ah ça! papa, est-ce que vous avez la prétention d'être honnête, vous?
+
+Le vieux se redressa.
+
+--Fils Jacques, fit-il sévèrement, nous ne nous entendons plus tous
+deux. J'ai une prétention, en effet, c'est de mourir dans mon lit. Je ne
+suis pas un grand philosophe, moi. J'appelle honnête tout ce qui peut
+passer à côté d'un gendarme sans mettre un faux nez et des lunettes
+vertes. Tu finiras mal, fils Jacques. Je te souhaite de n'avoir rien de
+plus fâcheux en ta vie que les lunettes vertes et l'emplâtre sur
+l'oeil.... Ne répliquez pas! Vous êtes un méchant blanc-bec, allez vous
+coucher!
+
+
+
+
+II
+
+Les revenus de la tontine.
+
+
+Quand Louaisot l'ancien le prenait sur ce ton-là, il ne faisait pas bon
+continuer de rire. Le fils Jacques alla se coucher l'oreille basse.
+
+Le fils Jacques est devenu avec le temps le grand M. Louaisot de
+Méricourt que nous voyons un peu tombé dans sa boutique de
+renseignements, mais qui a eu vraiment son jour,--un jour où il a pu
+croire que Louaisot l'ancien était une ganache.
+
+Au pays, là-bas, il n'y avait pas beaucoup de gentilshommes qui eussent
+une posture meilleure que le jeune M. Louaisot, notaire, membre du
+conseil général, maire de Méricourt, tuteur de Mlle Olympe et oracle
+de toutes les familles à vingt lieues à la ronde.
+
+Ce jour-là ne dura pas. Le pied de M. Louaisot glissa parce qu'il avait
+voulu grimper trop vite, mais il se raccrocha lestement aux branches.
+
+Il ne tomba pas plus bas que mi-côte.
+
+Et jusqu'à ce moment, la prophétie de Louaisot l'ancien ne s'est pas
+encore réalisée. Le fils Jacques a passé souvent auprès de la cour
+d'assises et n'y est pas entré.
+
+Mais il continue sa route le long de cette haie dangereuse. Il n'a pas
+atteint son but. Il y marche sans que rien l'en puisse détourner.
+
+Il se peut encore que Louaisot l'ancien se trouve avoir été bon
+prophète.
+
+Cette combinaison, en apparence si folle, dont j'entendis l'exposé sans
+le comprendre, ce fut la première idée de M. Louaisot de Méricourt.
+
+Il n'a jamais eu que cette idée-là en toute sa vie.
+
+C'est ce qu'il appelle l'_affaire_ par excellence.
+
+Quand il parle «d'engraisser l'affaire», il s'agit de cette idée là.
+
+Elle a déjà marché considérablement entre ses mains. Elle est parvenue,
+on peut le dire, aux trois quarts et demi de la route qui conduit au
+succès.
+
+Mais le dernier demi-quart restant est toujours le plus difficile à
+faire.
+
+Voyez au mât de cocagne! Combien dégringolent au moment même où ils
+avancent la main pour saisir la montre ou la timbale?
+
+J'ai aidé--que pardonne au pauvre esclave!--j'ai aidé parfois à faire
+avancer l'idée de quelques pas, mais en ce moment je suis en train de
+lui passer la jambe, comme on dit dans les milieux vulgaires.
+
+Ceci, j'espère, servira d'expiation à cela.
+
+Je la connais sur le bout du doigt, l'affaire. Elle est loin d'être
+aussi absurde que Louaisot l'ancien le supposait. Elle est une dans sa
+complication et si le principal rouage de la mécanique--_la femme_--ne
+s'était pas montré rétif dans une certaine mesure, l'idée serait
+peut-être parvenue à exécution depuis longtemps.
+
+Elle peut encore réussir. Si je n'étais pas là, moi que je
+désignerai--l'expression est assez heureuse--par le nom de vermisseau
+providentiel, je dirais qu'elle _doit_ réussir.
+
+En somme, n'exagérons rien: étant donnée la valeur intellectuelle de M.
+Louaisot, on pouvait trouver mieux comme idée.
+
+Mais l'idée étant admise pour ce qu'elle vaut, tous ceux qui connaissent
+un peu la partie vous diront, s'ils sont de bonne foi, que M. Louaisot
+de Méricourt a dépensé pour la réaliser des trésors de patience,
+d'audace, d'activité et de scélératesse et même de génie. Vous allez
+voir.
+
+Le fils Jacques partit pour l'École de droit sans se réconcilier avec
+son père. Son absence ne fit ni chaud ni froid à ma situation, qui était
+celle d'un petit noir dans les colonies, avant l'émancipation. Tout y
+était, même le fouet. Louaisot l'ancien aimait à donner le fouet quand
+sa digestion ne réussissait pas comme il voulait.
+
+Je ne sais comment exprimer cela: je ne me déplaisais pas chez lui--à
+cause de la tontine.
+
+La conversation entre le père et le fils m'avait ouvert l'esprit d'une
+façon singulière. Je ne prenais plus la tontine pour une vieille dame.
+Je savais que c'était un tas d'or qui allait grossissant
+incessamment--comme les boules de neige qu'on roule au dégel.
+
+Elle valait déjà, la boule de neige, en l'année où nous étions
+alors--1843,--plus de quatre millions.
+
+Avais-je, du fond de ma misère, une notion bien exacte de ce que pouvait
+être un million, je n'en sais rien, mais on peut affirmer que chez les
+enfants l'idée du million est plutôt au dessus qu'au-dessous de la
+réalité.
+
+La première fois qu'on essaie de l'évaluer, on a peur que le monde ne
+contienne pas assez d'or pour parfaire cette énormité.
+
+La tontine, quand je voulus la définir, fut donc pour moi une bourse de
+quatre millions, devant doubler dans une période de quinze années et qui
+avait cinq propriétaires.
+
+Était-ce bien cela? Si c'eût été cela, les cinq propriétaires auraient
+pu partager. Or, les cinq propriétaires mouraient de faim en regardant
+au loin ce festin, gardé par une barrière magique et auquel leurs
+longues dents ne pouvaient atteindre.
+
+Non, ce n'était pas cela. L'essence de la tontine est de n'appartenir
+qu'à un seul. Tant qu'ils étaient cinq ayant droit, elle n'appartenait
+donc à personne.
+
+Ou plutôt elle appartenait à M. Louaisot l'ancien, dragon de ce trésor,
+qui avait mission de le garder captif sous une demi douzaine de clefs.
+
+Mais j'ai déjà dit combien ce vieux Normand de notaire qui faisait
+entrer la cour d'assises dans la définition de l'honnêteté, était
+fanatique partisan du travail. Je ne me couchais jamais le soir sans
+être à moitié expirant de fatigue.
+
+M. Louaisot usait du même système vis-à-vis de ses autres clercs.
+Pourquoi, faisant exception pour l'argent de la tontine, l'aurait-il
+laissé honteusement se reposer?
+
+Comme il ne se mettait jamais en dehors d'une certaine régularité, rogue
+comme le puritanisme coquin, il faisait grand bruit de l'immaculée
+candeur de sa caisse. Je penche à croire que sa caisse était en état,
+mais il s'y faisait des affaires à la petite semaine sur une échelle
+vraiment imposante. On venait lui chercher des sous jusque de l'autre
+côté de Rouen.
+
+Les paysans normands sont très fins, mais très nigauds. L'idée de
+posséder les affole; ils ne savent pas résister aux attraits d'un lopin
+de terre. Aussitôt qu'un paysan a emprunté vingt écus, il est pris. M.
+Louaisot le tient par la patte et ne le lâche plus. En Normandie, M.
+Louaisot l'ancien se nomme légion. Je ne veux même pas dire ce qu'une
+pièce de 5 francs peut rapporter au bout de l'an à ces monts-de-piété
+campagnards. On ne me croirait pas.
+
+Mais, soit qu'on les nomme banques, études, agences, soit même qu'on les
+appelle cabarets, si le titulaire vend du cidre, échoppes s'il
+raccommode des savates ou s'il fait la barbe en foire, je puis bien
+constater que ces boutiques de liards pullulent à tel point chez nous
+qu'il faut compter au moins un bourreau pour chaque douzaine de
+victimes.
+
+Aussi les bourreaux eux-mêmes commencent à maigrir. On rencontre de ces
+sangsues toutes plates et qui languissent. Le métier ne va plus.
+
+Le métier allait toujours pour Louaisot l'ancien qui était le dieu de
+cette arithmétique rabougrie. Il faisait en grand. Banquiers,
+perruquiers, agents, rebouteurs, usuriers de tout poil et de toute
+engeance étaient ses tributaires. C'était moi qui faisais circuler les
+capitaux, et sous ma petite houppelande en guenilles, je portais une
+vieille sacoche où il y avait parfois plus que la recette d'un garçon de
+banque.
+
+J'ai souvent galopé derrière la diligence en demandant un petit sou,
+avec des paquets de billets de banque entre ma houppelande et ma
+peau,--car Louaisot l'ancien disait que les chemises enrhument la
+jeunesse.
+
+Quoique le principal du métier soit de prêter aux pauvres, les pauvres
+étant la seule espèce humaine qui puisse payer trois ou quatre cents
+pour cent d'intérêt par an. Louaisot l'ancien aussi prêtait aux riches.
+Je garantis que l'argent de la tontine ne moisissait pas.
+
+Il y avait pourtant quatre gaillards de mauvaise mine à qui M. Louaisot
+ne prêtait jamais. Quand ils venaient, on les mettait à la porte,
+quoiqu'ils offrissent de donner vingt francs pour cent sous. Je fus du
+temps à apprendre leurs noms, parce que ma vie se passait par vaux et
+par chemins.
+
+Mais je finis bien pourtant par savoir que ces quatre déshérités à qui
+Louaisot l'ancien ne voulait pas prêter--même à la demi-semaine--étaient
+Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, Vincent Malouais, le maquignon
+démissionnaire. Simon Roux, dit Duchesne, le soldat déserteur et Joseph
+Huroux, le seul des quatre qui eût gardé un état, car il tendait la main
+sur les routes:
+
+C'est-à-dire quatre des ayant droit aux millions que M. Louaisot tenait
+sous son pressoir et dont il tirait tant de bon jus!
+
+Le cinquième membre de la tontine. Jean Rochecotte, vivait heureux en
+comparaison des autres. Son cousin, le Rochecotte de Paris lui faisait
+une pension de sept francs par semaine, qui se payait chez nous. Aussi,
+à celui-là on avançait tout ce qu'il voulait, jusqu'à concurrence de 3
+fr. 30 c, le reste étant pour l'intérêt.
+
+On s'étonnera peut-être que, dans ce pays de tripotage, des héritiers
+présomptifs de plusieurs millions ne trouvassent pas à emprunter une
+pièce blanche. Il y avait plus d'une raison pour cela. D'abord Louaisot
+l'ancien leur tenait la tête sous l'eau tant qu'il pouvait, sachant bien
+que si la voix leur poussait une fois, ils hurleraient comme des diables
+autour de sa caisse; ensuite, ils avaient pris soin eux-mêmes d'épaissir
+un tel brouillard autour de leur association que les trois quarts et
+demi du monde regardaient la tontine comme une pure menterie.
+
+Ils avaient eu si grande frayeur au début des poursuites du
+gouvernement! Et M. Louaisot avait exploité si savamment leur épouvante!
+
+«Argent volé ne profite pas», dit le proverbe. Je ne sais pas si jamais
+on put en rencontrer preuve plus lamentable que celle qui était offerte
+par ces quatre malheureux.
+
+Excepté Joseph Huroux qui savait son état de mendiant, les autres
+mouraient littéralement de misère. Quoiqu'on ne crût pas à la Tontine,
+le souvenir des méfaits qui avaient donné naissance à la rumeur courant
+depuis tant d'années, au sujet de cette même prétendue Tontine, s'était
+perpétué de père en fils dans la campagne cauchoise. Ces gens-là
+étaient, pour tous, des voleurs.
+
+Et non pas des voleurs ordinaires, mais des voleurs sur l'autel!
+
+Des fournisseurs!--chose qui accumule sur soi plus de mépris et plus de
+haine que toutes les autres infamies rassemblées en monceau!
+
+Je n'en sais pas bien long. J'ignore si cette haine est méritée et si ce
+mépris est toujours équitable. Je suppose qu'il peut se trouver un
+honnête homme par ici, par là dans la partie.
+
+Mais quand on songe que dans toutes nos guerres c'est la même farce!
+L'ennemi est bien nourri et bien couvert: ah ça! ils n'ont donc pas de
+fournisseurs, les Russes ou les Prussiens?
+
+Nos soldats, eux, arrivent à la bataille sans souliers, sans culottes,
+l'estomac creux et souvent la giberne vide.
+
+Et c'est bien rare qu'on entende dire qu'il y a eu un fournisseur
+écartelé à quatre chevaux. Je n'en ai jamais vu.
+
+J'en connais un, un gros, qui passe pour avoir _fourni_ la dysenterie à
+tout un corps d'armée avec de la viande, mort dans son lit. Eh bien!
+l'autre jour, il a condamné aux galères, comme juré, un méchant gars qui
+avait passé une brèche pour tirer un lièvre dans un bois réservé.
+
+Bien sûr le méchant gars avait eu tort, mais le gros fournisseur!
+Peut-être qu'il n'y aura plus de révolutions le jour où on fera juger
+les fournisseurs par les braconniers.
+
+Dame! et tenez, je rencontrai, moi, un jour Jean-Pierre Martin, le
+bedeau, qui dormait au coin d'un mur. Ce ne fut pas bien brave: je lui
+donnai mon pied quelque part.
+
+Que voulez-vous! Quand je vois ces gens-là c'est comme si j'entendais
+crier les âmes des tourlourous qui sont morts de froid et de faim tout
+exprès pour leur fourrer du foin dans leurs bottes!
+
+Il n'y avait pas que moi à taper sur les quatre fournisseurs.
+
+Ordinairement, ces gens-là sont gardés par leur coquin d'argent. Ceux-ci
+n'avaient pas d'argent pour se garder, on les menait à coups de
+fourches.
+
+Mais le plus drôle c'est qu'ils se battaient entre eux partout où ils
+pouvaient se rencontrer. Ils essayaient de s'entretuer, c'est sûr, et ça
+se conçoit puisqu'ils devaient hériter les uns des autres.
+
+Ils se cherchaient quand ils avaient bu par hasard. C'était chez eux une
+idée fixe qu'un verre de cidre éveillait. Joseph Huroux qui buvait un
+peu plus souvent que les autres parce qu'il était bon mendiant, passa
+trois fois à la police correctionnelle d'Yvetot pour avoir essayé
+d'assommer avec ses sabots, savoir: Jean-Pierre Martin à deux reprises,
+et une fois Simon.
+
+Il faut se rendre compte de ceci que la farce durait déjà depuis _trente
+ans,_ en 1843.
+
+Non seulement il n'y en avait pas un de mort, mais ils se portaient tous
+comme des charmes, excepté Jean Rochecotte qui s'en allait vieux et qui
+était tout malingre.
+
+On aurait dit que leur misère les conservait comme du vinaigre.
+
+C'est sûr qu'ils devaient être enragés.
+
+
+
+
+III
+
+Coup d'oeil sur la belle société des environs de Méricourt
+
+
+Voilà donc que le fils Jacques resta à Caen deux années au lieu d'une
+pour se faire recevoir _capax_. Il mena là une vie assez luronne, et le
+vieux se plaignait qu'il dépensait beaucoup d'argent.
+
+Lors de son retour, c'était le plus beau gars que j'aie jamais vu de ma
+vie. Il ne faudrait pas le juger par ce qu'il est maintenant. Quand il
+quitta le pays, longtemps après, ce ne fut pas tout à fait de bon gré;
+il se cacha de ci de là pendant plusieurs années, et _il_ _se fit une
+tête_ qu'il a gardée.
+
+Ce qu'il n'a pas pu changer, c'est son polisson de regard qui vous
+poignarde derrière ses lunettes. Quand il revint de Caen, tout son
+individu était comme ses yeux: brillant et tranchant.
+
+Il portait moustache, s'il vous plaît, et ses cheveux bouclés tombaient
+sur ses épaules. Il y avait encore des romantiques en Normandie. Il fut
+chez nous l'élégant des élégants.
+
+Mme Barnod, la mère de la petite Olympe, était une très jolie femme,
+sévère, dévote, mais qui aimait bien les beaux gars. Elle avait une des
+meilleures maisons de campagne du canton. Elle faisait de la musique et
+parlait littérature.
+
+Elle attira chez elle le fils Jacques, qui avait grand goût pour les
+maisons de gentilhommerie. Le fils Jacques se rencontra là et se lia
+avec deux personnages que nous reverrons plus d'une fois: le baron Péry
+de Marannes et M. Ferrand, le juge.
+
+Je pense bien que le bonhomme Barnod n'était pas encore défunt. Celui-là
+ne faisait pas grand bruit dans le monde. Il avait le goût de la
+minéralogie. Je me souviens de l'avoir rencontré souvent avec son sac et
+son marteau. Jamais il n'entrait au salon gêner sa femme. Il était de
+Genève et protestant. Mme Barnod parlait toujours de lui comme d'un
+grand savant, mais elle le laissait aller par les chemins sans
+chaussettes.
+
+Il avait un ami, presque aussi original que lui, qui ne ramassait pas
+des pierres, mais bien des bahuts et de la faïence: M. le marquis de
+Chambray, l'homme riche du pays. Ils allaient parfois ensemble faire des
+courses énormes. M. de Chambray pouvait avoir alors la quarantaine bien
+sonnée. Il ne fréquentait pas le salon de Mme Barnod.
+
+Le juge Ferrand avait dans les trente ans. C'était aussi un joli homme,
+mais pas romantique. Il passait pour avoir devant lui un brillant
+avenir.
+
+Mais quelqu'un qui plaisait aux dames, surtout à Mme Barnod, c'était
+ce farceur de baron: M. le baron Péry de Marannes. Il devait bien friser
+la quarantaine, sinon la dépasser, c'est égal, c'était toujours un
+chérubin pour la gaieté et la folie. Il faisait la cour à tout le monde,
+même à Mme Louaisot--la propre femme de Louaisot l'ancien, dont je
+n'ai pas eu encore occasion de parler.
+
+C'était celle-là qui me coupait mon pain bis et mon petit morceau de
+viande. Je ne me souviens pas d'avoir rencontré une plus vilaine bonne
+femme en toute ma vie. Le fils Jacques en fit pourtant un beau jour une
+manière de grande dame qui mettait de la dentelle sur ses sales cheveux
+gris, mais c'était le sorcier des sorciers. Nous verrons la chose en son
+lieu.
+
+Pendant que je suis au pain bis et à la viande, je peux bien parler un
+peu de moi. Je courais entre quatorze et quinze ans, la deuxième année
+du retour du fils Jacques. Je n'avais pas grandi d'un demi-pouce ni
+grossi d'une demi-livre. Mon père et ma mère m'avaient peut-être fait
+ainsi étant par trop anciens: j'étais de la vieille étoffe. Mais il est
+sûr que dans la maison Louaisot on ne me donnait pas assez à manger. Par
+contre, ils me faisaient trop travailler. Il y avait des temps de presse
+où la bonne femme venait me réveiller la nuit.
+
+Le vieux Louaisot et elle faisaient bon ménage. Elle le respectait
+beaucoup pour un motif qu'elle exprimait ainsi:
+
+--Depuis trente ans que nous sommes mariés, M. Louaisot en est encore à
+lever la main sur moi!
+
+Son air peignait sa reconnaissance profonde et solennelle quand elle
+disait cela. On voyait bien qu'elle pouvait vivre cent ans et qu'elle ne
+guérirait jamais de son étonnement.
+
+Elle buvait du cidre avec plaisir, mais sans se déranger, se lavait les
+mains les jours où elle allait en ville, et obtenait quelquefois--pas
+souvent--des écus de cinq francs pour le fils Jacques qui la traitait
+par-dessous la jambe en toute occasion.
+
+Si j'étais maigre comme un petit clou, je n'étais pas faible.
+J'accomplissais une somme de besogne qui eût découragé un homme fort.
+Outre mon état de petit clerc et mes fonctions de saute-ruisseau,
+j'étais le valet de chambre des deux Louaisot père et fils et la
+camériste de la bonne femme.
+
+Faut-il l'avouer? Dès cet âge si tendre j'avais un talisman: l'amour.
+Stéphanie, jeune paysanne un peu plus âgée que moi et légèrement
+disloquée, qui raccommodait le linge et les vêtements tout en faisant la
+cuisine, avait su me plaire.
+
+Je n'ai pas un tempérament à m'étendre sur les secrets de ma vie privée.
+Qu'il me suffise de dire qu'un coeur content fait passer par-dessus bien
+des désagréments matériels, et que Stéphanie, sans manquer à l'honneur,
+me donnait bien quelques rogatons et quelques caresses.
+
+Le fils Jacques chantait très bien. Mme Barnod aimait à dire des
+morceaux d'opéra devant le baron de Marannes, qui l'écoutait
+religieusement en faisant des mines à la femme de chambre. Le fils
+Jacques s'insinua surtout en proposant ses services pour le duo de
+_Guillaume Tell_. Les choses suisses avaient une plus-value dans le
+salon Barnod.
+
+Jacques fut en outre chargé d'apprendre le solfège à la petite Olympe,
+qui attrapait ses douze ans et qui était jolie comme les amours.
+
+Je ne saurais pas trop dire comment elle était avec le fils Jacques. Des
+fois--c'était beaucoup plus tard, il est vrai,--j'ai cru qu'elle
+l'adorait. D'autres fois, il m'a semblé qu'elle le détestait comme la
+colique.
+
+Elle avait, en ce temps-là, un petit ami de son âge, un vrai séraphin,
+qui s'appelait Lucien Thibaut. Je crois bien qu'ils s'aimaient comme
+deux enfants qu'ils étaient, si toutefois Mlle Olympe Barnod a jamais
+été un enfant.
+
+Ce Lucien Thibaut est tombé par la suite des temps dans un trou de
+malheur qui semble sans fond. J'ai essayé de lui porter secours,
+moyennant rétribution, bien entendu, mais il ne me connaissait pas, il
+n'a pas voulu de mes services.
+
+Il a eu grand tort.
+
+Pour le moment, il ne s'agit pas de lui, ce que je veux raconter, c'est
+le mariage de ce polisson de baron, et je me souviens bien maintenant
+que le pauvre bonhomme Barnod n'était pas mort, car on se moquait assez
+de lui.
+
+Le baron Péry de Marannes avait beau écouter chanter Mme Barnod, tout
+en faisant des signes à sa domestique, cela ne l'empêchait pas de courir
+encore ailleurs. C'était un séducteur n°1. Il m'a fait peur une fois au
+sujet de Stéphanie.
+
+Pauvre ange, elle était bien au-dessus de cela!
+
+Voilà donc que tout d'un coup Mme Barnod abandonna le duo de
+_Guillaume Tell_ pour jaunir et maigrir que ça faisait peine à voir. Je
+rencontrais le fils Jacques qui riait sous cape, car il a toujours aimé
+plaies et bosses, et un jour, de ma soupente je l'entendis, qui disait à
+Louaisot l'ancien:
+
+--Tu es bien heureux d'avoir épousé une honnête femme, toi, papa!
+
+--Le fait est, répondit le bonhomme, que Mme Louaisot, ta mère, ne
+m'a jamais donné lieu de concevoir le moindre soupçon. Je suis d'un
+caractère vif, garçon, et je n'aurais pas toléré de certaines manières.
+
+Ce gueux de fils Jacques avait grand peine à s'empêcher de rire.
+
+Moi, l'idée ne m'était pas encore venue que Mme Louaisot eût été, en
+son temps, une personne du sexe capable d'avoir de certaines manières et
+d'inspirer de certaines inquiétudes. C'était pour moi Mme Louaisot:
+une laideur à la fois auguste et redoutable. Elle me suffisait comme
+cela.
+
+--Papa, reprit le fils Jacques, aimes-tu les cancans?
+
+--Je les ai toujours méprisés, Fanfan, mais, si tu en sais, dis-les moi.
+
+Le fils Jacques se mit à rire.
+
+--Je n'en ai qu'un, dit-il, mais il se porte bien! Tu sais, ma
+combinaison? Elle n'est pas cause si tu ne l'as pas comprise. Je la
+mûris depuis le temps et je te préviens qu'elle a déjà une certaine
+tournure. C'est pour ma combinaison que je fréquente la maison Barnod,
+et sans ma combinaison je t'aurais déjà dit de veiller à ta balance avec
+le baron Péry... mais tu n'as pas besoin de conseils, papa.... Il y a
+donc que Mme Barnod est partie ce matin pour Vichy.
+
+--Avec M. Barnod?
+
+--Ah! mais non!
+
+--Serait-ce avec le baron de Marannes?
+
+Louaisot l'ancien dit cela avec indignation. Il était filou mais chaste.
+
+--Non plus, hélas! répondit le fils Jacques. Ce monstre de baron se
+marie.
+
+--Qui épouse-t-il? demanda vivement l'ancien.
+
+--Une jeune personne du pays, qui a une fort jolie fortune et qu'il
+rendra malheureuse comme les pierres.
+
+L'ancien dit:
+
+--Ça regarde la jeune personne. D'où est-elle?
+
+--Du côté de Rouen, je crois.
+
+--Et c'est avancé, le mariage?
+
+--On les publie dimanche.
+
+--Fanfan, fit observer M. Louaisot, je ne vois pas là de cancan.
+
+--Ce n'est pas là non plus qu'est le cancan, papa. Il roule sur la route
+de Vichy.
+
+--Voudrais-tu me donner à entendre?...
+
+--Voilà. Si tu ne veux pas savoir, papa, il est encore temps de te
+boucher les oreilles.
+
+Le bonhomme posa son bonnet de coton sur l'oreille et dit:
+
+--Il est bon d'être au fait de toutes circonstances dans une localité.
+Cause mais sois bref. Ces faridondaines là ne valent pas la peine d'être
+délayées.
+
+--Eh bien donc, papa, le cancan, c'est cet affreux baron! au moment où
+l'affaire de son mariage prenait tournure! Je crois même qu'il a dû
+emprunter deux ou trois centaines de louis dans la maison Barnod pour
+faire les beaux bras, auprès de sa nouvelle famille!
+
+--Satané farceur! dit l'ancien d'un ton presque caressant. J'aimerais
+encore mieux être à la place de Mme Barnod qu'à la place de la pauvre
+petite qu'il épouse.
+
+--On dit que c'est l'ange du bon Dieu!
+
+--Raison de plus!
+
+--Mais d'un autre côté, papa, cette pauvre Mme Barnod est bien
+empêchée, va! Il paraît que M. Barnod ne donne plus, depuis longtemps,
+aucun prétexte de supposer qu'il ait pu contribuer....
+
+--Fanfan, je vous engage à ne pas entrer dans ces détails!
+
+--Papa, c'est Louette, la bonne d'Olympe, qui me les a confiés sous le
+sceau du mystère le plus absolu. Tu comprends bien que Mme Barnod a
+été obligée d'emmener Olympe avec elle pour garder une contenance....
+
+--Puisque c'est un fait accompli....
+
+--Mais non, papa... j'ai cru pouvoir dire à Louette... je sais que tu
+aimes à rendre des services quand ça te procure une influence.... Notre
+maison est grande....
+
+--Les points sur les i, s'il vous plaît, Fanfan! interrompit l'ancien.
+Qu'est-ce que Mme Barnod va faire à Vichy?
+
+--Ses couches, papa, mais elle n'ira pas jusqu'à Vichy. Louette a trouvé
+un nid à deux heures de Dieppe.
+
+--Et sous quelle couleur cette femme coupable dissimule-t-elle le projet
+de son voyage?
+
+--Des coliques hépatiques, papa. Les eaux de Vichy font dégringoler les
+calculs biliaires....
+
+--Elles en ont la réputation. Fanfan... et alors la fille Louette
+viendrait ici pendant ce temps là avec la petite?
+
+--Si tu veux bien le permettre.
+
+--Laisse-moi réfléchir jusqu'à demain, garçon.
+
+--Bien, papa. Je vais les rejoindre au salon. J'ai fait préparer la
+chambre bleue, car elles ne peuvent pas coucher dehors... et j'espère
+qu'au dîner tu vas être aimable.
+
+Ce terrible baron, pendant cela, était à choisir la corbeille de sa
+future. Il fut charmant, il donna des chiffons d'une fraîcheur
+étourdissante. Il fit des mots qu'il plaçait comme cela depuis vingt
+ans, mais que sa nouvelle famille ne connaissait pas encore.
+
+Nous avions un client à l'étude qui était de ce monde-là et qui disait:
+
+--Voilà une petite demoiselle qui a péché le gros lot à la loterie du
+mariage. Avec un pareil homme, on ne peut pas s'ennuyer!
+
+Mme Barnod revint de Vichy le lendemain du mariage.
+
+M. Barnod, en sa qualité de minéralogiste eut quelque envie de voir les
+calculs, mais sa femme l'envoya paître.
+
+Olympe dit à sa mère que M. Jacques Louaisot l'avait fait travailler et
+promener comme s'il avait été son grand frère.
+
+Ce fut l'origine de la grande influence du fils Jacques dans cette
+maison-là.
+
+Au bout de huit jours, cependant, M. le baron était à son poste dans le
+salon Barnod, ne pouvant plus écouter Mme Barnod qui n'avait garde de
+chanter, mais faisant toujours des signes à Louette.
+
+Il était triste, le salon. M. Ferrand ne savait rien, ou du moins ou ne
+lui avait rien confié, mais il devinait et se sentait mal à l'aise.
+C'était un véritable ami. Malheureusement, il avait l'air d'avoir été
+davantage. Le fils Jacques observait et jouait au professeur avec
+Olympe. Mme Barnod se livrait à cette joie rancuneuse des femmes sur
+le retour qui croient faire peser l'abandon sur une jeune rivale.
+
+Car ce baron se moquait déjà très agréablement de son petit ménage.
+
+Il avait l'air, le vieil étourdi, de faire l'école buissonnière loin de
+sa femme de dix-neuf ans.
+
+Celui-là était-il un fripon ou un misérable vieil enfant?
+
+Je fus choisi une fois, car on me mettait à toute sauce, de conduire la
+carriole, prêtée par le fils Jacques à Mme Barnod pour une expédition
+tout à fait caractéristique.
+
+Mme Barnod et M. le baron Péry allaient visiter un enfant du sexe
+féminin qui était en nourrice dans une ferme de l'autre côté de Dieppe,
+tenue par des métayers du nom de Hulot.
+
+J'étais chargé par le fils Jacques, qui passait décidément à l'état de
+confident, de dire, au retour, que j'avais conduit Mme Barnod toute
+seule faire une visite sur la route.
+
+La mère Hulot, forte nourrice, exhiba une belle petite fille qu'elle
+appelait Fanchette. Le baron Péry la dévora de baisers. Mme Barnod
+pleurait comme une Madeleine.
+
+En revenant, on causa. Dans les carrioles du pays de Caux, le siège du
+cocher est tout bonnement la banquette. J'étais donc avec eux, et cela
+gênait bien Mme Barnod.
+
+Rien ne gênait jamais le baron Péry qui avait le plus heureux des
+caractères.
+
+Il était à son aise comme s'il se fût appelé M. Barnod ou que Mme
+Barnod eût été la baronne Péry.
+
+Il y eut pourtant un moment où il baissa la voix presque aussi bas que
+sa compagne. Mme Barnod parlait de l'avenir de cette pauvre petite
+créature, placée entre deux familles, mais qui n'aurait point de
+famille. Tout à coup, j'entendis le baron qui murmurait d'une voix
+religieusement émue:
+
+--Cinquante mille francs! Ah! c'est joli!
+
+Je crus d'abord qu'il promettait, comme on dit chez nous, une
+_indépendance_ de cinquante mille francs à la petite, et je pensais en
+moi-même: Mon gaillard, voilà deux mille cinq cents livres de rentes qui
+ne te coûteront pas cher à payer. Mais je me trompais. L'indépendance
+était constituée par Mme Barnod elle-même. Comment elle avait pu se
+procurer pareille somme, cela ne me regarde pas. Elle l'avait, la somme,
+sur elle, dans un portefeuille, et c'est pour cela que la voix de
+l'excellent baron avait tremblé de tendresse. Rien ne put l'empêcher de
+se jeter au cou de Mme Barnod. Il l'aurait embrassée devant la terre
+entière tant il trouvait son procédé délicat. La pauvre femme se tuait à
+dire:
+
+--Cet argent-là m'appartient en propre. Ce n'est pas une fortune, mais
+en le plaçant dès aujourd'hui chez un notaire, notre petite Fanchette
+aura une aisance à sa majorité.
+
+--Parbleu! répondait le baron. Si elle se plaignait, elle serait bien
+difficile! Vous êtes la plus généreuse des mères. Ce qui me vexe, c'est
+de n'en pas pouvoir faire autant.
+
+Le portefeuille passa dans sa poche.
+
+Il fut convenu entre Mme Barnod et lui que la somme serait placée dès
+le lendemain. Pendant toute la route, le baron se prêta avec une
+charmante obligeance à la fantaisie qu'avait Mme Barnod de bâtir des
+châteaux en Espagne pour la petite Fanchette. Ce cher baron ne demandait
+jamais mieux que de faire plaisir aux dames.
+
+Figurez-vous que le lendemain je guettai à l'étude pour voir arriver le
+dépôt. Ça m'intéressait. J'étais un peu de l'affaire.
+
+Mais la dot de Fanchette n'arriva pas ce jour là, ni le lendemain.
+
+Pauvre Mme Barnod! Le baron devenait enragé quand il avait des
+billets de banque. Il abandonna en même temps sa jeune femme et sa
+vieille maîtresse pour un voyage de Paris, où il mena la vie d'étudiant
+tant qu'il y eut un écu dans son escarcelle.
+
+Voilà où fut déposée la dot de Fanchette.
+
+Et c'est ainsi qu'entra dans la vie la soeur cadette de Mme la
+marquise Olympe de Chambray, la soeur aînée de Mlle Jeanne Péry.
+
+
+
+
+IV
+
+Changement de règne.
+
+
+Pendant que le baron éblouissait ainsi le Quartier latin par ses
+fredaines, la pauvre petite baronne restait toute seule à la maison. Il
+n'y avait aucune mésintelligence entre elle et son mari. Celui-ci ne
+l'avait jamais vue que pour l'adorer à genoux.
+
+C'était bien le mari le plus aimable qui se puisse imaginer.
+
+Seulement à quarante et quelques années, il avait juste dix-huit ans, et
+je ne sais pas si il y a au monde une infirmité plus fâcheuse que
+celle-là.
+
+Il fut dix ou onze mois à manger la dot de Fanchette. Quand il revint,
+la jeune baronne avait mis au monde une jolie petite fille que le baron
+dévora de baisers.
+
+Il était comme cela, le coeur sur la main.
+
+Quand Mme Barnod voulut lui faire des reproches, il pleura à chaudes
+larmes, et je crois qu'elle lui donna dix louis pour qu'il eût du moins
+de l'argent de poche.
+
+Il promit du reste, sur son honneur, de faire six cents francs de
+pension viagère à Fanchette--qu'il allait voir avec Mme Barnod et à
+qui il ne gardait pas la moindre rancune.
+
+Pendant les années qui suivirent, il venait comme cela de temps en temps
+voir la petite baronne qu'il aimait beaucoup et Mme Barnod à qui il
+témoignait son estime en acceptant d'elle quelques cadeaux. Il
+embrassait Fanchette et Jeanne du même coeur innocent et ouvert aux
+joies de la nature.
+
+Je ne sais ce qu'il avait conté à sa petite femme, mais c'était
+généralement celle-ci qui venait porter à l'étude les deux semestres de
+300 francs constituant la pension de Fanchette.
+
+Je me souviens de Jeanne Péry, en ce temps-là comme d'un petit chérubin
+de trois ou quatre ans. Elle était gentille à croquer. Mme Barnod la
+suivait partout à la promenade pour l'embrasser.
+
+Le fait est qu'on aurait dit Fanchette, habillée en petite demoiselle.
+
+Fanchette était toujours chez maman Hulot sa nourrice, et portait des
+habits de paysanne.
+
+Aux environ de 1850, la petite baronne et Jeanne quittèrent le pays. Le
+bruit courut que le cher baron les avait saignées à blanc et qu'elles
+avaient gagné du côté de Rouen pour cacher la grande gêne où elles
+étaient.
+
+Chez nous, les choses avaient bien changé, non pas pour moi: je ne sais
+pas quelle révolution il aurait fallu pour qu'on me donnât mon content
+de soupe, mais pour les maîtres.
+
+Louaisot l'ancien baissait, le fils Jacques haussait.
+
+La bonne femme tenait son ancien niveau, juste, qui l'avait mise
+autrefois au-dessous de l'ancien, au-dessus du fils Jacques, et qui la
+mettait maintenant au-dessous du fils Jacques, au-dessus de l'ancien.
+
+Cela ne s'était pas produit sans de terribles batailles intérieures. Le
+vieux était titulaire, en définitive et tenait ferme à son autorité. Je
+crus un instant qu'il allait gagner la partie.
+
+Mais voyez ce qui se passe quand un roi tombe ou qu'une république s'en
+va. C'est toujours de l'intérieur de la boutique que part le mauvais
+coup. Et qui nous trahirait si ce n'étaient les nôtres? Quand la bonne
+femme vit que l'ancien dégringolait et que le fils Jacques montait elle
+se mit à taper sur l'ancien pour le compte du fils Jacques.
+
+Le vieux se débattit puis resta tranquille. On se comporta du reste
+décemment avec lui. La bonne femme lui ravaudait toujours ses bonnets de
+coton et il restait le maître à la condition de faire tout ce que le
+fils Jacques voulait.
+
+La dernière fois que l'ancien se mit en colère pour tout de bon, ce fut
+un soir ou le fils Jacques apporta une robe de soie à la bonne femme.
+
+La bonne femme en robe de soie! Le fait est que ça me parut une drôle
+d'idée. Du premier coup le vieux parla de les jeter tous deux à la
+porte.
+
+Le fils Jacques dit à sa mère de s'en aller, et resta seul avec son
+père.
+
+--Papa, demanda-t-il tranquillement, qu'est-ce que vous fîtes jadis
+quand feu mon grand-père tomba en enfance?
+
+Le vieux leva la main. Le jeune la lui prit et la serra sans méchanceté.
+
+--Il n'y a rien de bête comme de se fourrer des attaques d'apoplexie
+foudroyante, lui dit-il. Voilà vos deux grosses veines qui se gonflent
+et votre cou qui enfle comme celui d'un dindon.... Vous dites à feu mon
+grand-père, c'est ma grand'mère qui me l'a raconté: «Papa, chacun son
+tour. Vous avez mené l'attelage tant que vous avez eu bon oeil et bon
+poignet. Maintenant vos lunettes n'y voient goutte et votre moignon
+tremble. Vous verseriez la diligence, papa, je prends les guides et le
+fouet.» Il paraît tout de même que c'était vrai car le père mit son
+menton dans son giron.
+
+--Moi je ne vous dis pas ça, papa, reprit le fils Jacques, parce que je
+vaux mieux que vous. Je vous dis: restez sur votre siège, mais
+laissez-moi manier le fouet et tenir les chevaux en bride. Comme ça,
+vous vivrez et vous mourrez tranquillement.
+
+L'ancien ne répondit pas tout de suite. Il savait bien que la résistance
+était impossible à cause de la défection de sa bonne femme. Aussi sa
+rancune alla contre la bonne femme.
+
+--Je veux bien que tu mènes les affaires, Fanfan, dit-il, mais pourquoi
+acheter de la soie à la vieille?
+
+Le fils Jacques se redressa.
+
+--Papa, fit-il, vous n'avez jamais été en état de me comprendre. Vous
+souvenez-vous d'un soir où vous me refusâtes trente sous d'une mécanique
+que j'avais inventée? C'était pour la tontine.... Oui? Vous vous en
+souvenez, pas vrai? C'est vrai qu'il y manquait quelque petite chose. Un
+premier jet n'est pas complet. Mais voilà sept ans que j'y travaille et
+que je la perfectionne. C'est déjà un joli ouvrage maintenant et ça
+deviendra encore un plus joli ouvrage plus tard. Le temps importe peu
+quand on est jeune. J'y mettrai tout le temps qu'il faudra, et toutes
+les herbes de la Saint-Jean aussi pour que l'affaire devienne la reine
+des affaires. La robe de soie que j'ai donnée à Mme Louaisot, mon
+papa, est une herbe de la Saint-Jean destinée à nourrir l'affaire.
+
+Depuis ce soir-là, le vieux ne remua plus. Je n'y gagnai pas, car
+n'ayant plus personne à mener il prit l'habitude de me battre. Le fils
+Jacques et la bonne femme pensèrent qu'on ne pouvait lui refuser cette
+satisfaction-là.
+
+Mais d'un autre côté, comme je fus bientôt seul à le servir, l'idée me
+vint de lui voler une part de son manger, et je ne m'étais jamais vu à
+pareille fête. Je sus vers cette époque ce que c'était qu'un blanc de
+poulet!
+
+Le fils Jacques menait l'étude quoique Louaisot l'ancien fût toujours
+assis devant son grand bureau de bois noir. Mais le fils Jacques faisait
+encore bien d'autres choses.
+
+Depuis son retour au logis, il s'amusait assez bien avec des mauvais
+sujets venus de Dieppe: cela ne l'empêchait pas de travailler beaucoup.
+Il était savant. Je l'ai vu passer des nuits entières sur des livres de
+philosophie ou de mathématiques. Il lisait cinq ou six langues aussi
+couramment que le français. La bonne femme qui l'adorait, le grondait
+souvent au sujet de ses veilles. Il répondait:
+
+--Les gens qui dirigent les fouilles dans les mines sont obligés d'aller
+à l'École polytechnique; moi, je fouille quelque chose de bien plus
+profond et de bien plus riche qu'une mine. Pour installer ma mécanique,
+il faut tout savoir. Je saurai tout!
+
+Sa chambre était encombrée de livres, il y en avait un grand nombre dont
+je ne peux pas dire les titres parce qu'ils étaient en langues
+étrangères, mais je me souviens d'un tas de bouquins sur la police, de
+la collection complète des _causes célèbres_--j'y fourrais bien, moi
+aussi, le nez quelquefois,--de traités allemands et anglais sur
+l'_Induction_, la _Déduction_, le _Calcul des probables_ et _l'Échelle
+des présomptions._
+
+Il avait usé à force de le lire un ouvrage écrit en anglais, par un
+auteur dont j'ai vu le nom, longtemps après affiché aux devantures des
+libraires parisiens: Edgar Poe.
+
+C'était pour faire le Mal qu'il étudiait ainsi, mais il n'y a pas
+beaucoup d'hommes qui se donnent autant de peine pour faire le Bien.
+
+J'ai vu depuis des jeunes savants qui travaillaient pour passer leurs
+examens. Ce n'était rien auprès du fils Jacques. Aussi quand il était de
+bonne humeur, il disait:
+
+--Je passe mes examens vis-à-vis de moi-même. Rien ne me résistera.
+Quand il en sera temps, je ferai dire au diable qu'il peut venir, et il
+me recevra docteur.
+
+M. Louaisot l'ancien mourut tout seul et sans secours un soir que
+j'étais en course. Sa bonne femme, qui avait bu trop de cidre, s'était
+endormie auprès du feu de la cuisine.
+
+On trouva le vieux à moitié hors de son lit. Il avait crié, puis il
+avait essayé de se lever. C'est la fin ordinaire des rois dégommés.
+
+L'enterrement fut superbe: la vieille mit sa robe de soie pour la
+première fois pour recevoir les visites du deuil.
+
+Le fils Jacques se fit nommer titulaire sans difficulté. Il devint Me
+Louaisot. Dans le pays, on vit bien tout de suite qu'il irait plus vite
+que son père.
+
+Au bout de dix mois la bonne femme fut installée à la moderne et tint
+maison. Ça ne lui allait pas beaucoup dans les commencements, mais peu à
+peu elle s'habitua à boire du bordeaux au lieu de cidre.
+
+--On se fait à tout, disait-elle.
+
+Nous verrons bien plus tard pourquoi le nouveau Louaisot régnant donnait
+toutes ces belles façons à sa reine-mère.
+
+Le voisinage ne se fit pas du tout prier pour venir chez nous. En
+définitive, nous étions une vieille boutique. Les secrets de tout le
+pays dormaient dans nos cartons. On s'étonna bien un peu de voir M.
+Louaisot prendre tout à coup un train de gentilhomme, mais on pensait
+qu'il était bien assez riche pour cela. M. Barnod était mort, je ne
+saurais pas trop dire quand, car les gens comme lui vont et viennent
+sans qu'on s'en aperçoive. Je me souviens seulement que sa collection
+minéralogique fut vendue à l'encan parce qu'elle encombrait trois
+chambres. Il avait employé sa vie à la former. On en eut 25 fr. 50 c.
+
+Mme Barnod fut tutrice d'Olympe, selon le droit. On nomma pour
+subrogé tuteur M. le juge Ferrand.
+
+Olympe était une petite demoiselle. Il n'y a jamais eu rien au monde de
+si joli qu'elle en ce temps-là. Bien entendu. Louaisot ne pouvait plus
+jouer au professeur avec elle, mais il avait gagné entièrement la
+confiance de Mme Barnod, qui le consultait en tout. Il avait pris un
+air grave et tout à fait notaire. Ses ennemis eux-mêmes disaient qu'il
+aurait pu épouser n'importe qui dans le pays.
+
+Mais souvenons-nous de la mécanique expliquée au vieux pendant que je
+faisais semblant de dormir dans ma soupente.
+
+Pour la mécanique, Louaisot ne pouvait épouser qu'Olympe.
+
+Non pas Olympe Barnod, mais Olympe, veuve de M. le marquis de Chambray.
+
+C'était écrit.--Seulement, M. le marquis de Chambray vivait comme un
+loup, et Olympe ne sortait guère de l'enclos de sa mère.
+
+Olympe et le marquis ne s'étaient jamais vus.
+
+Patience. Il y avait autre chose à régler avant cela.
+
+Qui dit mécanique parle naturellement de précision et surtout de
+régularité. Ce n'est pas dans ces choses-là qu'on peut mettre la charrue
+avant les boeufs.
+
+Mme Barnod mourut au mois de juin 1852. Olympe avait seize ans.
+
+On raconta, dans le pays, que M. Louaisot avait mené au lit de mort de
+la bonne dame une petite fille de six ou sept ans, du nom de Fanchette.
+Le fait est probable, mais je n'en eus point connaissance personnelle.
+
+Ce qui est sûr, c'est que le testament donna une preuve bien certaine de
+la confiance que la défunte avait en M. Louaisot.
+
+Ce testament désigna expressément M. Louaisot comme devant être le
+tuteur d'Olympe.
+
+La chose était évidemment en dehors du droit; aussi le conseil de
+famille avait à sanctionner ou à repousser ce désir maternel.
+
+M. le juge Ferrand, qui était subrogé-tuteur du vivant de la mère, se
+posa ici tout franchement en adversaire de M. Louaisot. Il fit valoir
+devant le conseil de famille, dans un discours où perçait quelque
+rancune de n'avoir pas été désigné par la mère,--lui, l'ancien
+subrogé-tuteur,--il fit valoir un assez grand nombre de considérations
+parmi lesquelles l'âge du jeune notaire était placé en première ligne.
+
+Mlle Olympe Barnod était maintenant une fille nubile. Comment lui
+donner pour retraite la maison d'un jeune homme qui atteignait à peine
+ses trente ans?
+
+Cette considération parut impressionner assez vivement le conseil.
+
+Mais M. Louaisot prit la parole à son tour, disant qu'il croirait
+manquer à son devoir envers la défunte s'il désertait sans combattre le
+poste d'honneur qu'elle lui avait confié.
+
+M. Ferrand était connu comme orateur; personne ne savait encore si M.
+Louaisot parlait bien ou mal. Son succès fut d'autant plus grand que
+l'étonnement de l'entendre discourir beaucoup mieux que M. Ferrand vint
+à tout le monde.
+
+Il rendit justice tout d'abord aux excellentes intentions de son
+adversaire qui parlait uniquement, sans doute dans l'intérêt de la
+mineure, et ajouta tout de suite que, si sa maison était choisie par le
+conseil pour y abriter Olympe, il supplierait M. Ferrand d'en apprendre
+bien vite le chemin.
+
+Ayant ensuite combattu les diverses considérations présentées par le
+juge et qu'il écarta comme en se jouant, il arriva à la question d'âge.
+
+--Messieurs, dit-il, faisant comme s'il n'eût pu retenir un sourire, les
+choses se présentent en vérité comme si M. Ferrand et moi nous étions
+deux compétiteurs. Prenons-le donc ainsi. Il sera tuteur de Mlle
+Barnod, au cas où vous me jugeriez indigne de l'être moi-même. Eh bien!
+M. Ferrand est garçon comme moi, à moins qu'il ne nous déclare
+aujourd'hui un mariage secret; M. Ferrand est jeune comme moi, car une
+différence de quatre ou cinq ans est insignifiante dans l'espèce. M.
+Ferrand aurait-il donc à présenter des garanties que je ne puis fournir?
+
+Il en est une, Messieurs, la meilleure de toutes. L'un de nous deux peut
+l'offrir, en effet, mais il se trouve que ce n'est pas M. Ferrand.
+
+Moi, _j'ai une mère_, avec laquelle je vis et vivrai jusqu'à ce que Dieu
+me la prenne, une mère respectable, femme du monde, entretenant des
+relations avec les premières familles de la contrée, une mère qui
+gouverne ma maison, qui éclaire ma conduite et qui sera pour ma pupille
+non seulement un guide, mais un porte-respect.
+
+J'en suis fâché pour M. Ferrand. Il mettrait donc sa pupille au couvent,
+puisque pour la garder il n'a ni femme ni mère!
+
+Louaisot l'ancien n'avait pas deviné cela, mais vous comprenez
+maintenant pourquoi le fils Jacques avait _acheté de la soie à la
+vieille._
+
+À l'unanimité, le conseil de famille adjugea la tutelle à M. Louaisot.
+
+La justice ratifia cette décision. C'était un grand pas de fait.
+
+La mécanique inventée par le fils Jacques commençait à dessiner ses
+rouages. Un homme habile aurait déjà deviné son mouvement. Le juge
+Ferrand était un homme habile, mais il eut le tort de bouder. Il se
+retira.
+
+M. Louaisot resta seul en face d'Olympe.
+
+Voici que nous entrons dans le vif de l'affaire.
+
+Jusqu'à présent M. Louaisot avait travaillé comme un nègre on peut le
+dire, autour de la tontine, sans se préoccuper autrement de la tontine
+elle-même.
+
+Il établissait, à des distances inouïes, les premiers travaux d'un siège
+régulier qui menaçait non pas le dernier vivant quelconque de la
+tontine, ou du moins son héritage, mais un dernier vivant dénommé, qu'il
+avait choisi entre les cinq.
+
+Je n'ai pas besoin de faire remarquer que si le cours de la nature ou la
+volonté de la Providence venait à déranger l'ordre des décès fixé par M.
+Louaisot lui-même, la mécanique dudit M. Louaisot se détraquait aussitôt
+et n'était plus bonne qu'à mettre au grenier.
+
+Il n'avait pas l'air, en vérité, de craindre le moindre achoppement de
+ce côté. On eût dit qu'il avait fait un pacte avec la destinée.
+
+Il laissait les membres de la tontine végéter comme ils l'entendaient au
+fond d'une misère, devenue si normale qu'elle n'excitait même plus la
+curiosité.
+
+Peu de jours après l'entrée d'Olympe à la maison, j'appris dans mes
+courses que le premier des cinq fournisseurs associés avait payé son
+tribut à la nature.
+
+Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, avait été trouvé mort dans le fossé
+de la grand'route qui mène d'Yvetot à Rouen. Les constatations médicales
+dénonçaient une congestion au cerveau, occasionnée par l'ivresse.
+
+Je me hâtai de rentrer chez nous pour apprendre la nouvelle au patron.
+
+--Tiens, tiens, fit-il, on ne parle pas de traces de lutte?
+
+--Quelque chose comme une poussée entre ivrognes, mais pas de blessures
+ayant pu occasionner la mort.
+
+Louaisot réfléchit un instant, puis il dit:
+
+--Ça commence! Joseph Huroux est un malin. Je le surveillerai.
+
+J'étais dépossédé de ma soupente parce qu'on avait donné l'ancien
+appartement du vieux Louaisot à Mlle Olympe-Barnod.
+
+Elle reposait là, bien tranquille, sous l'aile même de la vieille mère
+Louaisot dont la chambre à coucher s'ouvrait à deux pas du lit de la
+fillette.
+
+Toutes les convenances étaient du reste gardées admirablement. La bonne
+femme ne bougeait pas de la maison et c'était un va et vient perpétuel
+des familles du voisinage qui avaient décidément adopté le salon
+Louaisot comme centre de la bonne compagnie du canton.
+
+Olympe était triste de la mort de sa mère, mais ce n'était pas une de
+ces tristesses qui fuient le bruit. Elle aimait le monde. Il est vrai
+que le monde l'adorait.
+
+Ce noble ermite du château voisin, le sauvage marquis de Chambray
+s'était attiré hors de son trou petit à petit. Il était venu d'abord
+sous prétexte d'affaires, car tous ses dossiers de famille étaient à
+l'étude. Maintenant il ne se passait pas de semaine sans qu'il arrivât
+au salon avec un gros bouquet cueilli dans sa serre magnifique.
+
+La première apparition du marquis fit à Louaisot l'effet joyeux que
+produit sur l'araignée la mouche imprudente effleurant de sa patte un
+fil de la toile tendue, précisément à son intention.
+
+Certes, la mort de Jean Pierre Martin ne l'avait pas frappé si
+agréablement.
+
+Les rouages s'engrenaient. On allait voir le premier tour de manivelle.
+
+Souvenez-vous que j'avais entendu le plan explicatif de la machine. Je
+possédais la clé, je pouvais juger.
+
+Olympe n'entretenait de correspondance avec personne, sinon avec un
+jeune garçon, ami de son enfance et dont j'ai dû parler déjà: M. Lucien
+Thibaut qui faisait alors ses études à Paris. La veille de Noël de cette
+année 1852, elle avait reçu une lettre de ce Lucien, et elle était tout
+heureuse.
+
+Entre eux, je ne saurais pas dire si c'était de l'amour, mais Olympe l'a
+aimé plus tard avec passion. Elle l'aime encore.
+
+Dans la maison Louaisot, depuis son arrivée, elle était traitée comme
+une petite reine. Personne ne lui demandait compte de ses actions et
+tout le monde s'attachait à lui plaire. Elle était gardée mieux qu'un
+trésor: la bonne femme couchait d'un côté d'elle et Louette de l'autre.
+
+Ce soir là, Mme veuve Louaisot fit la partie d'aller à la messe de
+minuit. Louette demanda la permission de l'accompagner. Elles partirent
+vers onze heures parce que l'église était loin. On mit pour gardienne, à
+la place de Louette, une jeune paysanne des environs d'Yvetot qui était
+depuis peu au service des Louaisot et qui s'appelait Pélagie.
+
+Olympe était heureuse d'être seule, parce qu'elle voulait répondre à
+Lucien. Vers minuit, au moment où elle appartenait tout entière au
+plaisir de sa correspondance, elle entendit le parquet de sa chambre
+craquer.
+
+Elle leva les yeux avec un sentiment de frayeur irréfléchie et vit un
+homme debout devant elle.
+
+Elle appela Louette, sans songer que Louette était absente.
+
+Un ronflement sonore lui répondit de la chambre voisine où Pélagie
+dormait à triple carillon.
+
+Du reste, Olympe ne renouvela point son cri, car elle avait reconnu M.
+Louaisot son tuteur.
+
+Si elle ne l'avait pas reconnu tout de suite, c'est que le beau notaire
+était, en vérité, ce soir, différent de lui-même. Un gros paletot de
+campagne l'alourdissait et l'épaississait. Au lieu du galant jeune homme
+qui l'entourait, tant que durait le jour, de courtoisie et de respects
+affectueux, elle voyait ici quelque chose comme un surveillant fâcheux:
+un vrai tuteur de comédie.
+
+--Ma chère demoiselle, dit Louaisot d'un ton qu'elle trouva sévère, je
+suis rentré tard. On m'a dit que vous receviez des lettres d'un jeune
+homme.... Olympe se mit à trembler. Peut-être était-ce de colère, car
+c'était une impérieuse enfant.
+
+M. Louaisot se rapprocha comme s'il eût voulu saisir la lettre qu'elle
+écrivait. Elle la retira avec indignation.
+
+Louaisot se mit à sourire. Je ne sais comment le lourd paletot écarta
+ses revers laissant voir un élégant costume de ville.
+
+Ceux qui me lisent auront occasion bientôt de voir à quel point cet
+homme était comédien.
+
+--Vous voilà toute bouleversée, ma chère enfant, dit-il avec douceur.
+Vous retirez votre lettre comme si vous aviez crainte de me voir vous
+l'arracher. Avez-vous donc eu à vous plaindre de la manière dont vous
+êtes traitée chez moi?
+
+Olympe rougit et courba la tête. Louaisot prit un siège auprès d'elle.
+
+Ceci était joué supérieurement. L'effet voulu était produit. Olympe,
+déroutée, n'avait pas trouvé le joint pour dire: «Monsieur, que venez
+vous faire chez moi à cette heure?»
+
+Et c'était exactement tout ce que Louaisot voulait.
+
+Quand Louaisot fut assis, le campagnard avait disparu avec le gros
+paletot, jeté sur le dos d'une chaise. Le beau jeune homme était revenu.
+
+--J'ai donc l'air d'un tyran? demanda-t-il avec sa gaieté ordinaire, où
+il mettait une nuance de sensibilité. De mes droits cependant, je ne
+réclame que celui de dire à ma chère pupille que la nuit est faite pour
+dormir et que notre bel étudiant Lucien Thibaut peut bien attendre sa
+réponse jusqu'à demain.
+
+--Je n'avais pas sommeil... balbutia Olympe qui n'avait qu'une pensée:
+excuser son empressement.
+
+Puis prise de ce besoin particulier aux femmes qui nient comme elles
+respirent; elle ajouta:
+
+--Ce n'est pas ce que vous croyez, Monsieur!
+
+--Est-ce que vous savez ce que je crois, Olympe? demanda Louaisot.
+
+Il souriait toujours. Il avait des yeux comme je n'en ai vu à personne.
+Il se pencha un peu en avant. Les boucles brillantes de ses cheveux
+jouèrent autour de son sourire.
+
+Olympe se sentit rougir.
+
+Ceux qui connaissent maintenant cet homme-là et qui ne l'ont pas connu
+au temps dont je parle, croiront que je me moque. Il était beau jusqu'à
+produire chez la jeune fille un sentiment de malaise magnétique.
+
+Pélagie ronflait, mais elle ne dormait pas.
+
+Il y avait trois femmes à la maison, et Dieu sait que cette aventure
+extraordinaire leur fut un sujet de conversation pendant bien des jours.
+
+J'ai vu ce que je raconte par ma pauvre Stéphanie qui faisait tous les
+soirs la veillée avec Louette et Pélagie.
+
+--Je crois, reprit Louaisot dont la voix grave vibrait comme les cordes
+basses d'une harpe, que vous êtes belle, divinement pure, et que votre
+coeur va s'éveiller. Vous n'avez plus de mère, et c'est moi que votre
+mère a choisi pour la remplacer.
+
+--C'est vrai, murmura Olympe. Ma mère avait confiance en vous.
+
+--C'est qu'elle savait le fond de mon âme, et que tous deux--votre mère
+et moi--nous avions causé bien souvent de ce qui arrive aujourd'hui.
+
+--Quoi! de Lucien?
+
+--Non pas de Lucien... ou plutôt, si fait, je crois bien que le nom de
+votre jeune camarade d'enfance est venu, et même plus d'une fois dans
+nos entretiens....
+
+--Ma mère l'aimait, interrompit Olympe.
+
+--Je crois me souvenir de cela. Et il parait que le jeune homme le
+mérite à tous égards.
+
+--Oh! oui, fit Olympe.
+
+--Oh! oui! répéta Louaisot, contrefaisant l'accent de sa pupille avec
+une moquerie tout imprégnée d'exquise bonté. Moquerie de jeune mère ou
+de soeur aînée.
+
+Olympe qui avait les larmes aux yeux se mit à sourire.
+
+Elle lui tendit la main.
+
+M. Louaisot la toucha du bout de ses doigts.
+
+--Mais ce n'était pourtant pas, continua-t-il, de M. Lucien en
+particulier que nous causions, votre chère mère et moi, quand nous
+étions seuls le soir et que notre veillée se prolongeait si tard. Nous
+causions--en général--de celui qui serait assez heureux pour mettre
+entre vos paupières la première larme.
+
+Olympe essuya ses yeux précipitamment.
+
+--C'est vous qui m'avez fait pleurer! dit-elle avec vivacité.
+
+Les cils du beau tuteur s'abaissèrent pour cacher l'éclair de son
+regard. Ceci était-il un augure de triomphe?
+
+Il venait de parler du premier pleur d'amour et l'enfant s'était écriée:
+«C'est vous qui l'avez fait couler!»
+
+Elle devait être plus tard une femme habile et redoutable, précisément
+par le fait de ce maître qui allait lui donner des leçons.
+
+Mais ce n'était alors qu'une petite fille. Le maître la dominait de
+toute sa funeste science.
+
+Il avait amené l'entretien juste au point où il le voulait. Désormais
+l'entretien lui appartenait.
+
+--Admettons donc que ce soit M. Lucien, poursuivit-il, et si c'est
+Lucien, enfant chérie, Lucien devient aussitôt le plus aimé de mes amis.
+Je n'ai qu'un but dans la vie: me dévouer à vous, remplacer pour vous
+celle qui vous aimait si tendrement.
+
+--Ma chère! ma bonne mère! murmura Olympe.
+
+--Et ce n'est pas au hasard, ma fille que je suis venu près de vous à
+l'heure où personne ne m'écoute. Personne ne doit écouter les
+confidences qu'une fille fait à sa mère.
+
+Olympe devint froide. On n'est pas parfait. Louaisot avait dépassé le
+but. Mais son adresse de chat le rattrapa aux branches.
+
+--Les mamans grondent, dit-il en quittant le ton sentimental. Les
+petites filles raisonnent. Il n'est pas bon que tout le monde entende
+ces choses-là.
+
+Olympe réconciliée, lui tendit la main en disant:
+
+--Soyez mon frère. Je sens que ma mère a bien fait de se confier en
+vous.
+
+...Les messes de Noël sont longues en Normandie. Une grande heure
+s'était écoulée. Le jeune tuteur et sa pupille étaient toujours assis
+l'un auprès de l'autre.
+
+Seulement on n'entendait plus Pélagie ronfler parce que la porte qui
+communiquait avec sa chambre avait été fermée.
+
+Cela s'était fait dans un de ces jeux de scène auxquels Louaisot
+excellait.
+
+La porte avait été fermée sur le désir exprimé par Olympe elle-même.
+
+On est ému parfois même auprès d'une soeur, même auprès d'une mère,
+quand on s'entretient de certains sujets. Olympe était émue très émue.
+Son coeur avait ce spasme charmant et inquiet qui étonne si doucement
+les jeunes filles. Mais son émotion ne l'effrayait plus. Elle se sentait
+en sûreté comme si elle eût été auprès de sa mère ou de sa soeur.
+
+Encore une fois Louaisot avait produit avec une exactitude mathématique
+l'impression qui lui faisait besoin.
+
+Cette impression là et non pas une autre. C'était un savant coquin et le
+diable avait bien pu le recevoir à tous ses examens.
+
+--Olympe, si vous l'aimez, reprit-il au bout de cette heure qui avait
+passé comme une minute, à quoi sert de discuter? C'est moi qui le
+prendrai par la main pour l'amener dans vos bras. Votre mère aurait fait
+cela, je le ferai; c'est ma mission. Est-ce que j'aurai seulement une
+seule pensée pour moi, chère, chère enfant? Non, vous ne saurez même pas
+qu'au fond de mon coeur... mais, pour que vous ne le sachiez pas, je
+dois me taire.
+
+Il réprima un soupir.
+
+--Lucien! continua-t-il, c'est Lucien! Lucien mérite d'être heureux,
+puisqu'il a su vous plaire. Était-ce lui que votre mère rêvait? je n'en
+sais rien. Qu'importe? C'est de vous qu'il s'agit. Vous seule devez
+choisir.--Oh! certes, elle se faisait un tableau délicieux de votre
+bonheur, votre excellente mère. Si elle ne songeait pas à Lucien, c'est
+qu'il n'est qu'un enfant à côté de vous: l'homme reste toujours plus
+jeune que la femme. Elle voyait, elle voulait votre tête charmante
+appuyée contre un sein viril, contre un coeur fort! Les mères savent la
+vie. Les mots: _Je t'aime_ quand ils sont dits par un homme doivent
+venir d'en haut et non pas d'en bas....
+
+--Lucien est un noble coeur, dit Olympe sans colère. Lucien est
+au-dessus de moi. J'aime Lucien.
+
+--Qu'il soit donc le plus heureux des hommes! mais qu'il vous aime,
+Olympe, comme vous méritez d'être aimée! qu'il vous donne ce paradis
+d'amour auquel nulle femme autant que vous n'a droit sur la Terre! qu'il
+sache entraîner votre jeunesse dans ces jardins de volupté où Dieu veut
+que soit consommée la sainte union des coeurs! Olympe, Olympe, il faut
+un divin amour pour une divine créature! Olympe! fille du ciel!...
+
+Il était pâle et ses yeux brûlaient.
+
+Elle était plus pâle que lui.
+
+Quelque chose de plus fort qu'elle-même rivait sa prunelle à ce regard
+de serpent qui pénétrait jusqu'au fond de son être.
+
+Il avait glissé son bras derrière la taille d'Olympe. Le savait-elle?
+
+Il ne parlait plus. Elle écoutait encore ce nom de Lucien, si ardent et
+si doux quand il tombait des lèvres de cet homme.
+
+Lucien! Lucien! sa pensée entière était à Lucien.
+
+--Je me sens mal, murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous ainsi? Vos
+yeux me blessent....
+
+Elle porta la main à son front, puis à son coeur. Louaisot se pencha en
+avant et les boucles de leurs cheveux se touchèrent....
+
+Elle eut comme un grand effroi qui était le réveil.
+
+Elle voulait s'enfuir. Les bras de Louaisot l'enlaçaient en même temps
+que sa prunelle l'enveloppait comme un incendie.
+
+Il approcha lentement,--lentement ses lèvres.
+
+Pour fuir, elle se renversa dans ses bras....
+
+La fascination est-elle une violence?
+
+Quand la bonne femme Louaisot revint de la messe de minuit, Olympe était
+seule dans sa chambre auprès de sa table où s'éparpillaient les morceaux
+d'une lettre déchirée.
+
+Louette rencontra Louaisot dans le corridor.
+
+Louaisot lui donna dix louis.
+
+À l'automne suivant, Olympe fit une absence. Elle n'avait plus jamais
+écrit à Lucien Thibaut.
+
+M. Ferrand avait repris à la venir voir quelquefois.
+
+C'était celui-là qui avait pour elle le coeur d'un père.
+
+Mais Olympe ne dit son secret à personne.
+
+Haïssait-elle Louaisot? Elle lui obéissait.
+
+L'absence d'Olympe se prolongea deux semaines seulement, et nul n'y put
+rien trouver à redire. Mme Louaisot mère l'avait accompagnée.
+
+Dans la ferme même où la petite Fanchette avait été élevée, un enfant du
+sexe masculin resta après le départ d'Olympe et fut nourri par maman
+Hulot.
+
+Nul ne s'aperçut dans le pays qu'Olympe allât jamais le voir.
+
+Jusqu'à l'hiver, Olympe resta triste mortellement. M. Ferrand était
+comme une âme en peine. Il eut des inquiétudes pour sa vie.
+
+À l'hiver, Olympe retourna tout à coup dans le monde.
+
+M. Ferrand la revit sourire.
+
+Pour voir Olympe, M. Ferrand était forcé de voir Louaisot.
+
+Je ne sais pourquoi ce fut à M. Ferrand que le marquis de Chambray
+s'adressa quand il prit la détermination de solliciter la main d'Olympe.
+M. Ferrand le trouva trop âgé. Ils étaient amis, le marquis et lui.
+
+M. Ferrand parla à Louaisot qui porta parole à Olympe. Stéphanie sut par
+Louette qu'Olympe ne voulait pas épouser le marquis, mais Olympe dit oui
+tout de même parce que Louaisot le voulait.
+
+Il y avait l'enfant, désormais Louaisot était le maître.
+
+Le fils Jacques avait dit à Louaisot l'ancien, dix ans auparavant:
+Olympe aura un enfant du marquis de Chambray, _son premier mari_.
+
+Olympe avait un enfant,--car toutes les portions du plan s'exécutaient
+une à une avec une rigueur mathématique.
+
+Rouage à rouage, la machine se montait.
+
+Il fallait maintenant que M. de Chambray fût le mari d'Olympe et que
+l'enfant fût à M. de Chambray.
+
+L'enfant de Louaisot. C'était là le principal. Dans la main de Louaisot
+l'enfant était un noeud coulant, passé autour du cou d'Olympe.
+
+L'enfant se nommait Lucien, par une effrayante moquerie--et il
+ressemblait à Lucien Thibaut, en même temps qu'à Olympe.
+
+C'était le fils d'un rêve.
+
+M. le marquis de Chambray était déjà un vieillard, mais un très beau
+vieillard. Par sa naissance et par sa fortune il avait droit à être
+considéré comme le personnage important du pays. Sa passion pour Olympe
+datait de plusieurs mois déjà. Il aimait Olympe jusqu'à l'excès, comme
+on aime à son âge quand on aime une Olympe. Tous les préliminaires du
+mariage furent réglés aisément. Le marquis ne demandait qu'à combler sa
+fiancée.
+
+La veille de la signature du contrat Louaisot me mit entre une fenêtre
+et lui et me demanda:
+
+--Petiot, est-ce que je suis bien pâle?
+
+--Oui, patron, bien pâle.
+
+C'était vrai. Sauf son regard qui restait clair comme celui d'un aigle,
+il avait l'air d'un condamné à mort.
+
+--Je ne peux pourtant pas me farder! grommela-t-il entre ses dents.
+
+Puis il ajouta:
+
+--J'ai beau faire, je sais que cette fois, je risque ma peau!
+
+On sonna à la porte de l'étude.
+
+--C'est lui, fit Louaisot qui se redressa de son haut, tout tremblant
+qu'il était. Jouons serré. Jacques ma vieille....
+
+Il s'interrompit pour me dire rudement:
+
+--Allons! ouvre et file!
+
+J'ouvris--mais je restai à portée de voir et d'entendre.
+
+Pour se cacher, c'est commode d'être gros comme un rat.
+
+C'était M. le marquis de Chambray. Il tendit la main à Louaisot qui
+retira la sienne.
+
+Et comme le marquis s'étonnait, Louaisot tomba sur ses deux genoux,
+disant:
+
+--M. de Chambray, faites de moi ce que vous voudrez, je vous appartiens!
+
+Le vieillard resta tout interdit.
+
+--Je vous supplie de parler, M. Louaisot, dit-il, si je devais la
+perdre, il ne me resterait qu'à mourir. Louaisot murmura d'une voix
+sourde:
+
+--C'est moi qui dois mourir.
+
+Et il ajouta en courbant la tête jusqu'à terre.
+
+--Il y a un enfant....
+
+Le marquis chancela. Je crus qu'il allait tomber à la renverse.
+
+Dans sa stupéfaction, cependant, il ne comprenait pas tout à fait, car
+Louaisot fut obligé d'ajouter:
+
+--Si on ne reconnaît pas l'enfant, elle se tuera!
+
+Le marquis s'appuya au dossier d'un fauteuil et resta muet.
+
+La foudre l'avait touché.
+
+Tout à coup. Louaisot entrouvrit sa redingote, prit un pistolet sous le
+revers et le mit dans la main du vieillard en criant:
+
+--Punissez-moi!
+
+--Toi! fit le marquis, reculant comme s'il avait en devant lui un
+reptile. Ce serait toi.... Elle!!!
+
+--C'est moi, mais je suis plus infâme que vous ne le croyez.... C'est
+moi... moi seul... elle est pure comme les anges!
+
+Le marquis dont la main tremblait convulsivement, appuya le pistolet sur
+la tempe de Louaisot.
+
+En sentant le froid de l'acier, Louaisot eut une grimace autour de la
+bouche, cela ne dura pas la dixième partie d'une seconde. Il se
+redressa, regarda le marquis en face et croisa ses bras sur sa poitrine.
+Le souffle me manqua.
+
+Je ne croyais pas qu'une chose pareille fût possible.
+
+Et pourtant, Louaisot devait faire encore plus fort que cela dans
+l'affaire du codicille. C'était un grand, un immense comédien! Au moment
+où j'attendais l'explosion, voyant déjà la cervelle du patron jaillir
+contre la muraille. M. de Chambray jeta au loin le pistolet.
+
+Louaisot avait joué son va-tout avec une audace sans nom.
+
+Mais il avait gagné.
+
+Le fils d'Olympe allait être le légitime héritier du marquis.
+
+Et les huit millions de la tontine marchaient, lointains encore, mais se
+rapprochant à vue d'oeil.
+
+Le marquis resta un instant silencieux, puis, sans demander aucune sorte
+d'explication, il dit:
+
+--Vous allez vendre immédiatement votre étude.
+
+--Oui, répondit Louaisot.
+
+--Donner votre démission de maire.
+
+--Oui, M. le marquis.
+
+--Et de conseiller général.
+
+--Oui, M. le marquis.
+
+--Quitter le pays....
+
+--Oui, M. le marquis.
+
+--La France....
+
+--Oui, M. le marquis.
+
+M. de Chambray aurait pu continuer sa litanie, Louaisot n'eût rien
+refusé. Mais M. de Chambray se borna à conclure:
+
+--Et si jamais vous reparaissez, je vous tue comme un chien!
+
+--Oui, M. le marquis.
+
+Voilà pourquoi Louaisot n'assista point au mariage d'Olympe. Il avait
+conquis ce qu'il voulait. Son étude et le reste lui importaient peu.
+
+Ce fut M. Ferrand qui servit de père à Mlle Barnod.
+
+Quand le marquis reconnut et par conséquent légitima l'enfant, Olympe
+resta froide comme un marbre.
+
+Il n'y avait eu aucune explication auparavant, il n'y en eut aucune
+après.
+
+Olympe fut avec son mari indifférente et douce. Elle ne remercia même
+pas.
+
+La chose fit du reste peu de bruit. Les efforts de M. de Chambray pour
+l'étouffer réussirent dans la mesure du possible.
+
+Le soir des noces, M. Ferrand dit tout bas à Olympe en l'embrassant:
+
+--Soyez maintenant une bonne femme. Elle répondit:
+
+--Mon père n'était pas là pour me défendre.
+
+Et M. Ferrand chancela comme si une main l'eût frappé au visage. Olympe
+dansa. On ne l'avait jamais admirée si belle.
+
+Entre les divers concurrents qui se disputèrent l'étude dès que
+l'intention du patron fut connue, celui qui l'emporta fut un clerc entre
+deux âges, nommé Pouleux qui passait pour un parfait imbécile.
+
+Le patron avait pensé à moi un instant, car je savais mon affaire sur le
+bout du doigt et il croyait me tenir dans ses mains. Je n'aurais eu que
+les inscriptions à prendre et l'examen à passer, mais la bonne femme dit
+que je ne pesais pas assez lourd.
+
+D'ailleurs, on me destinait d'autres fonctions.
+
+Quand M. Louaisot eût choisi entre tous et pour cause cet imbécile de
+Pouleux, il exécuta loyalement son engagement. Il laissa la bonne femme
+à Méricourt, gardienne de l'enfant qui ne mit jamais les pieds au
+château de Chambray, mais que sa mère, désormais, pouvait voir autant
+qu'elle le voulait.
+
+M. Louaisot, lui, partit pour Paris, après avoir résigné ses fonctions
+de maire et de conseiller général.
+
+Il n'emmena que moi et Pélagie.
+
+De nature, c'était un assez bon vivant qui s'amusait de peu. Il se mit
+d'abord tout uniment à vivre de ses rentes, et les fredaines qu'il
+faisait ne le ruinaient pas.
+
+Mais son activité le mordit bientôt. Il fonda son bureau de
+renseignements où j'ai été commis principal et dont je n'ai rien à dire.
+L'argent qu'on gagne là-dedans n'entre jamais que par les portes de
+derrière.
+
+C'est du patron lui-même que je veux parler.
+
+J'ai ouï dire que certaines gens se balafraient à coups de bistouri ou
+se brûlaient le visage avec de l'acide prussique pour changer leur
+physionomie. Ça ne m'irait pas du tout.
+
+Et ce n'est pas nécessaire.
+
+On avait promis à Louaisot qu'on le tuerait comme un loup partout où on
+le rencontrerait. Il se doutait bien que la nouvelle marquise ne
+diminuerait pas par ses caresses la rancune de son mari. En conséquence,
+Louaisot avait besoin de changer de peau, surtout pour le cas où il
+voudrait pousser une pointe du côté de Méricourt.
+
+Ce fut pour lui la chose du monde la plus simple. Il ne se fit pas le
+moindre bobo, n'arbora aucun emplâtre et garda tout jusqu'à son nom.
+
+Le lendemain de notre arrivée, je vis un homme à côté de moi dans ma
+chambre d'hôtel, et je lui demandai ce qu'il faisait là.
+
+C'était M. Louaisot.
+
+Quand il me l'eût dit, j'eus encore peine à le reconnaître.
+
+C'était M. Louaisot qui avait rasé sa beauté en un tour de main, comme
+on se fait la barbe.
+
+Il avait arraché son grand air, éteint sa jeunesse, alourdi sa grâce et
+mis je ne sais quoi d'épais à la place de son élégance.
+
+Tout cela par sa volonté plus que par aucune transformation matérielle.
+
+C'était, en dehors du _grimage_ moral dont l'habitude s'établit chez lui
+en quelques jours, c'était surtout une affaire de coiffure et de
+toilette.
+
+Ses yeux seuls se cachèrent derrière des lunettes qui flamboyaient d'une
+façon singulière. L'éclair même de son regard--par sa volonté,--était
+devenu ridicule.
+
+Pendant cela, le ménage de M. le marquis allait comme il pouvait. Je ne
+sais pas si la belle Olympe ignorait une partie de ce qu'elle devait à
+son mari, mais elle ne pouvait passer pour l'ange de la reconnaissance.
+
+Aux yeux du monde elle se conduisait bien, elle rendait même la quantité
+suffisante de soins à son vieil époux; mais elle ne lui donnait rien de
+son coeur.
+
+Rien. Quelques-unes font semblant. Elle ne daignait pas.
+
+C'était dans toute la rigueur du terme, une soeur de charité qui
+s'asseyait au chevet du pauvre homme.
+
+Car au bout de quelques mois, la maladie le mit au lit ou peut-être le
+chagrin.
+
+Nous recevions des nouvelles fort exactement. Louaisot avait un
+chroniqueur à Méricourt: Louette, la femme de chambre qui était une
+peste perfectionnée.
+
+J'ai peu de choses à raconter sur notre vie à Paris. Pélagie me donnait
+un peu plus à manger que la bonne femme, mais quand elle allait d'un
+côté et le patron de l'autre, il n'y avait qu'à se coucher sans souper.
+
+Pour me faire partir avec lui, Louaisot m'avait pourtant promis des
+appointements superbes.
+
+Ce n'est pas qu'il fût avare. Un jour je l'ai vu donner un billet de
+mille francs à l'Homme à la poupée pour une seule leçon de ventriloquie.
+Il voulait tout savoir.
+
+Le lendemain de ce jour là il me fit courir cinq fois de suite à la
+cuisine où j'entendais le porteur d'eau lancer des _fouchtrrra_!
+
+Aussitôt que j'étais à la cuisine où je ne trouvais personne, une
+dispute s'élevait dans la salle à manger entre le patron et Pouleux, son
+successeur à l'étude.
+
+J'arrivais, étonné que Pouleux eût quitté Méricourt et je trouvais le
+patron mangeant tranquillement son talon de pain avec son veau rôti sous
+le pouce.
+
+C'était lui qui faisait sur moi l'épreuve de son nouveau talent. Il
+était trois fois plus fort ventriloque que l'Homme à la poupée.
+
+--À quoi ça pourra-t-il bien vous servir, patron?
+
+--L'affaire mange de tout, petiot. Ça lui fera son souper un jour ou
+l'autre. Et ça ne manqua pas. Un rude souper! vous verrez bien.
+
+Louette écrivit vers ce temps-là que Simon Roux, l'ancien soldat
+déserteur, était venu à l'étude dans un triste état. Il avait eu toutes
+les dents de devant cassées dans une bagarre, et il se plaignait de ses
+entrailles, disant qu'on l'avait soigné dans une grange où Joseph Huroux
+venait coucher, et qu'il avait crié deux nuits durant, demandant le
+repos de la mort, parce que quelqu'un avait jeté du verre pilé dans sa
+soupe.
+
+Le _post-scriptum_ de la lettre ajoutait que le déserteur n'avait pas
+été bien loin au sortir de la maison. Il était mort contre le banc qui
+est au coin de la mairie.
+
+Le bruit courait bel et bien qu'il avait fini empoisonné, mais c'était
+un si pauvre malheureux qu'on le jeta tranquillement dans la fosse.
+
+«Si on ouvrait tous les chiens crevés pour voir s'ils ont avalé des
+boulettes, ajoutait gaiement la femme de chambre de Mme la marquise,
+ça serait encore un bel embarras!»
+
+Louaisot rit de cela, mais il dit:
+
+--Ce Joseph Huroux va bien! Je vais lui mettre un fil à la patte, sans
+ça il m'abîmerait mon oncle Rochecotte. Voici un autre incident qui me
+revient.
+
+Une après-dînée que nous traversions le jardin du Palais-Royal, le
+patron, les mains dans ses poches, et moi chargé comme un mulet, car je
+portais les registres de sa nouvelle administration, je reconnus tout
+d'un coup la petite baronne Péry qui était toujours bien jolie, mais
+toute maigre et toute pâle. Je la montrai au patron qui s'écria en même
+temps:
+
+--Est-ce que le baron les aurait mises si bas que cela! Voici la
+fillette qui est marchande de plaisirs!
+
+--Mais du tout, fis-je, sa fillette est avec elle.
+
+À quelques pas de la baronne, la petite Jeanne jouait en effet avec
+d'autres enfants. Elle était très bien mise, quoique le costume de la
+mère annonçât déjà quelque gêne,--et jolie! mais jolie à croquer! Le
+regard du patron suivit mon indication, tandis que le mien cherchait ce
+qui avait pu causer son erreur. Nous nous écriâmes en même temps:
+
+--Elles sont deux!
+
+Le patron venait de découvrir la petite Jeanne, sautant à la corde comme
+une fée, et moi, mes yeux étaient tombés sur une petite marchande de
+plaisirs, coquettement habillée à la cauchoise et portant avec une
+gracieuse crânerie sa corbeille enrubannée. La petite marchande de
+plaisirs et Jeanne se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Louaisot
+s'arrêta et mit la main à son gousset. La petite marchande s'approcha
+aussitôt. Louaisot prit dans sa corbeille une poignée de plaisirs et lui
+dit:
+
+--Comment que ça va, Fanchette?
+
+L'enfant le regarda en riant:
+
+--C'est donc que vous êtes aussi de là-bas par _chais_ nous?
+demanda-t-elle avec le pur accent de la campagne de Dieppe.
+
+Louaisot voulut savoir où elle demeurait et si quelqu'un lui servait de
+père ou de mère, mais Fanchette prit son argent et alla à d'autres
+pratiques en chantant.
+
+--Voilà le plaisir, Mesdames, voilà le plaisir!
+
+Le patron prit sa mine de mathématicien qui hache des chiffres.
+
+--Est-ce que c'est encore un souper pour l'affaire cette rencontre-là?
+demandai-je.
+
+Il me répondit:
+
+--Cette rencontre-là peut fournir un dîner à trois services, petiot, me
+répondit-il.
+
+Les circonstances qui entourèrent l'événement dont je vais parler
+n'étaient pas nées. Je ne dis pas même que ce fût M. Louaisot qui les
+fit naître, car j'affirme seulement ce que je sais.--Mais ce qui est
+bien certain c'est qu'il emmagasina cette ressemblance dans le tiroir de
+son cerveau où étaient les provisions à l'usage de _l'affaire_.
+
+Et qu'un jour venant, cette rencontre au Palais-Royal, soigneusement
+gardée dans sa mémoire, fut le point de départ de la combinaison
+diabolique dont Paris n'a vu que les apparences et que tout le monde
+connaît sous le nom de l'Affaire des ciseaux.
+
+J'aurai à revenir, dans un autre récit, sur l'assassinat du jeune M.
+Albert de Rochecotte.
+
+
+
+
+Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire
+
+Le Codicille
+
+
+Depuis deux semaines environ, les bulletins de Louette constataient que
+la santé de M. de Chambray déclinait.
+
+Selon Louette, le médecin augurait très mal de la maladie, dont il ne
+désignait point clairement la nature.
+
+Moi qui n'étais ni médecin, ni présent sur les lieux, j'aurais pu aider
+le médecin, je connaissais la maladie de M. le marquis. M. le marquis
+avait tout uniment changé une vie tranquille et un peu végétative contre
+une existence pleine d'humiliations, de désappointements, et de
+douleurs.
+
+La maladie de M. le marquis s'appelait le chagrin. Louaisot, en lui
+révélant le funeste secret d'Olympe, l'avait frappé au coeur. Et cette
+blessure, la froideur d'Olympe l'avait envenimée au lieu de la guérir.
+
+M. le marquis aimait sa femme à l'adoration, mais il la haïssait à la
+folie.
+
+On meurt de cela.
+
+Personne ne me demandant mon avis, je le gardai pour moi.
+
+Un dimanche du mois de novembre au matin, l'employé du télégraphe
+apporta la dépêche suivante:
+
+«Marquis plus mal a mandé Pouleux. Testament dicté. Madame ne veut
+s'occuper de rien. Arrivez. _Signé_: Louette.»
+
+Bien entendu, le patron ne me communiquait pas ses dépêches, mais je les
+lisais tout de même.
+
+M. Louaisot ne réfléchit pas longtemps. Il me fit faire sa valise.
+Pendant que j'y travaillais, il se promenait de long en large et je
+l'entendais qui pensait tout haut:
+
+--Olympe a tout gâté! Ce sera dur. Plus dur encore que l'histoire de
+l'enfant!
+
+Ordinairement M. Louaisot ne faisait jamais allusion à l'histoire de
+l'enfant. En parlant ainsi il était tout défait, comme ce soir où il
+m'avait demandé: Petiot, est-ce que je suis bien pâle? Mais sa
+physionomie exprimait une indomptable résolution. Tout à coup, il me
+dit:
+
+--Mets une chemise à toi et une paire de bas dans la valise. Je
+t'emmène.
+
+Je ne sais pas pourquoi je me mis à trembler comme la feuille. Je
+n'aurais pas pu expliquer mon impression, mais j'avais idée qu'il allait
+se passer là-bas quelque chose de terrible.
+
+--Patron, répliquai-je humblement, je ne suis pas bon pour les choses où
+il y a du danger.
+
+--Qui t'a dit qu'il y aurait du danger?
+
+Sa voix menaçait. C'était rare. Je ne l'avais jamais vu bon, mais il ne
+se montrait pas souvent dur. Comme je ne répondais pas il ajouta:
+
+--Est-ce que tu as à choisir ta besogne à présent?
+
+--Pour ce qu'on me paye... murmurai-je.
+
+Il s'approcha de moi et m'attrapa par le cou avant que je pusse me
+garer. Il était agile comme un tigre sous son air de lourde bonhomie.
+
+--Petiot, me dit-il en faisant de ses deux mains un collier, j'ai
+l'intention de t'assurer une jolie aisance quand je vais être un homme
+riche. Je serai un homme très riche. J'ai de l'affection pour toi. Je
+suis une bête d'habitude, et voilà longtemps que tu es dans la boutique.
+Ne me résiste pas, vois-tu petit, parce que, tu sens bien que je ne peux
+pas te mettre à la porte, tu en sais beaucoup trop pour cela.... Et
+alors, je serais obligé de te placer dans le coin où ceux qui savent
+trop ne peuvent plus rien dire.
+
+Il me parlait posément, mais son oeil m'aveuglait. Je me mis à grelotter
+convulsivement.
+
+--N'aie donc pas peur! reprit-il. Tu sais bien que je suis un bon
+enfant. Mais il y avait ta soupente là-bas dans la chambre du papa; et
+puis, je cause quelquefois tout seul: et puis ta Stéphanie bavardait
+dans tous les coins avec Pélagie et Louette, après cette nuit de Noël...
+tu sais?
+
+Je ne peux pas dire jusqu'où m'entraient ses yeux.
+
+--Tu sais? répéta-t-il. C'est dangereux de savoir.... Et puis il se
+trouve justement que nous avons à faire là-bas une besogne pour laquelle
+tu es particulièrement propre. Tu m'entends: tout particulièrement.
+C'est-à-dire qu'il n'y en a pas six dans tout l'univers qui soient aussi
+propres que toi à cette besogne. Et, sois juste, petiot, je suis pris de
+trop court pour me mettre à courir ce matin après un des cinq autres.
+
+Il me tenait toujours à la gorge, mais sans me faire aucun mal.
+
+--Tu n'es pas sans intelligence, petiot, poursuivit-il encore, tu
+comprends tout ça parfaitement, j'en suis sûr. Voyons, sois sage,
+dis-moi: «Patron, je ferai tout ce que vous voudrez», sinon....
+
+Il n'acheva pas la phrase, mais il resserra ses mains--un peu.
+
+Et il vous a des mains!
+
+C'était la terreur qui m'empêchait de répondre, car je déclare que je
+n'avais pas la moindre idée de lui résister.
+
+--As-tu vu, gronda-t-il, tandis que ses sourcils se rabattaient sur ses
+yeux, mettant du noir dans ses lunettes, as-tu vu tordre le cou d'un
+canard?
+
+--J'irai, j'irai! m'écriai-je!
+
+Car j'étais positivement certain qu'il allait m'assassiner Il lâcha
+prise aussitôt et me donna un petit coup sur la joue.
+
+--À la bonne heure, fit-il. Tu ne seras pas fâché de ton expédition,
+c'est moi qui te le dis. Je mettrai la main à la pâte comme toi, plus
+que toi, et ce sera excessivement curieux.
+
+Il jeta un trousseau de clefs dans la valise au moment où j'allais la
+fermer. Je reconnus très bien ces clefs pour celles qu'il portait quand
+il était notaire à Méricourt.
+
+Nous fîmes le voyage en train express. Il pouvait être quatre heures du
+soir quand nous descendîmes à la station de Méricourt.
+
+Je fus chargé d'aller chercher la marquise au château où M. Louaisot ne
+voulut pas entrer de jour.
+
+Mme la marquise quitta le chevet de son mari pour me suivre; Louaisot
+et elle se rencontrèrent dans le parc, au milieu d'un fourré.
+
+Je faisais sentinelle.
+
+Louaisot dit en commençant:
+
+--Le petit Lucien ne va pas mal, je viens de le voir en passant. C'est
+un beau gamin. La bonne femme prétend que vous l'aimez comme une folle.
+Moi, je refoule un peu mes sentiments, c'est une nécessité de situation.
+Mais j'ai le coeur tendre au fond, Madame et chère ancienne pupille.
+
+Olympe demanda d'une voix sourde:
+
+--Que voulez-vous de moi?
+
+--D'abord des nouvelles de ce bon M. de Chambray.
+
+--Il se meurt.
+
+--Bien. Nous en arriverons tous là un jour ou l'autre. Savez-vous
+quelque chose du testament qu'il a fait?
+
+--Je ne sais rien.
+
+--C'est un tort. Il faut toujours savoir. Votre ignorance rend notre
+présente entrevue inutile. Avant de vous dire comme vous m'avez fait
+l'honneur de me le demander, _ce que je veux de vous_--il appuya
+fortement sur ces mots,--il faut de toute nécessité que je sache le
+contenu de ce divin testament. Vous pouvez donc retourner à votre pieux
+devoir, Mme la marquise. J'aurai l'avantage de vous revoir dans la
+soirée, ou dans la nuit.
+
+Il salua. La marquise Olympe se retira sans répondre.
+
+Elle n'avait pas du tout changé pendant notre absence de plus de deux
+ans. C'était toujours la même beauté incomparable mais froide et triste.
+
+Aussitôt qu'elle fut partie, Louaisot me dit:
+
+--Je n'ai pas menti de beaucoup, car nous allons maintenant faire une
+visite au gamin et à la bonne femme.... Bonjour Louette, comment va?
+
+Le brun de nuit tombait. Une femme venait de paraître au détour du
+sentier. Le patron m'ordonna de m'éloigner et de me remettre en faction.
+Cette fois, on causa tout bas et j'entendis seulement ça et là quelques
+paroles.
+
+Louette dit:
+
+--Monsieur a trop souffert. Il se serait tué de ses mains si la maladie
+n'avait pas pris les devants.... Elle n'a plus de goût à rien. Je ne
+crois pas qu'elle ait revu ce Lucien Thibaut, qui est revenu au pays et
+qui vraiment est un beau brin d'imbécile. Il n'y a que l'enfant, sans
+l'enfant, ce serait une morte.
+
+Louaisot bâilla.
+
+--J'ai des crampes d'estomac, dit-il. Je vais me faire une bonne soupe
+normande par maman. Dépêchons! Le testament....
+
+Ici on baissa la voix tout à fait. Le premier mot que je pus entendre
+vint au bout de deux ou trois minutes seulement. Louette disait:
+
+--.... Il a été nommé président du tribunal d'Yvetot. Il est venu voici
+quinze jours. Il a supplié M. le marquis de ne pas déshériter Mme la
+marquise....
+
+--Et le marquis a répondu? demanda Louaisot.
+
+--Le marquis a gardé le silence.
+
+--On n'a pas parlé du gamin?
+
+--Pas un mot.
+
+--Le testament a-t-il été long à faire?
+
+--.... M. Pouleux l'a emporté. Il est à l'étude j'en suis sûre.
+
+--Nous ne dormirons pas beaucoup d'ici demain matin, ma bonne
+Louette!... Impossible qu'il passe la nuit.
+
+--En route petiot!
+
+C'était à moi que ce dernier ordre s'adressait.
+
+Louette avait disparu. Nous nous éloignâmes à grands pas.
+
+La vieille mère Louaisot était maintenant une manière de grosse momie
+lourde et impotente, mais elle buvait toujours du cidre avec plaisir.
+Elle avait repris ses habits du temps de Louaisot l'ancien: un costume
+qui ressemblait beaucoup à celui d'une paysanne.
+
+Elle fut contente de voir son fils qui mangea un morceau sous le pouce
+avec elle à la cuisine sans préjudice du plantureux souper qu'il
+commanda pour neuf heures du soir. Louaisot prit sur ses genoux le petit
+Lucien, qui était un charmant démon. Il lui chanta des chansons et le
+fit aller au pas, au trot, au galop sur sa cuisse. Avant d'entrer, il
+avait ordonné qu'on mît le cheval à la carriole. Quand on vint le
+prévenir que c'était fait, la bonne femme demanda:
+
+--Où vas-tu donc si tard, garçon?
+
+--Faire une promenade au gamin, répondit Louaisot.
+
+Le petit Lucien se mit à danser de joie. La vieille mère ne questionna
+pas davantage. Quand je me levai pour suivre le patron, il me dit:
+
+--Reste et repose-toi. Tu vas fatiguer plus tard.
+
+Et il partit emportant le petit Lucien dans ses bras.
+
+Dès qu'il fut dehors, l'idée me vint de me sauver. J'aurais bien fait.
+Mais ma bourse était si plate! Et puis, où aller dans ce pays? À Paris,
+quand on fuit, il suffit de tourner le coin de la rue pour être dans un
+autre monde.
+
+À Méricourt, il fallait des lieues pour être hors du voisinage.
+
+L'hiver me fit peur.
+
+M. Louaisot revint comme il l'avait annoncé, entre huit et neuf heures
+du soir.
+
+Il n'avait plus l'enfant.
+
+Personne ne lui demanda ce qu'il en avait fait, parce que la bonne femme
+seule aurait eu ce droit, et qu'elle s'était endormie, sous le manteau
+de la cheminée.
+
+Quand elle s'éveilla pour souper, c'était l'heure où le petit Lucien
+était couché depuis longtemps d'ordinaire.
+
+Elle le crut au lit, ou plutôt elle ne s'inquiéta point de lui. Et ce
+fut tout.
+
+Louaisot mangea comme un ogre et but à proportion. C'était un vrai
+souper cauchois. Le patron me soignait et me caressait à ce point que je
+connus une fois ce que c'est que de quitter la table avec un poids sur
+l'estomac.
+
+Après le repas, Louaisot me mena dans sa chambre et me donna un cigare à
+fumer. Je prenais une espèce d'importance.
+
+Il était agité, inquiet.
+
+Il avait absolument besoin de parler à quelqu'un.
+
+--Est-ce que tu serais bien à plaindre, petiot, me dit-il, d'épouser
+cette bonne Stéphanie, avec mille écus de rente à vous deux? Elle
+_bambane_ comme un canard en marchant, mais tu n'es pas le plus bel
+homme de ton siècle, dis donc! Eh bien, c'est possible que, sous trois
+ou quatre mois d'ici, on te flanque soixante mille francs dans le creux
+de la main.
+
+J'essayai de me réjouir à cette proposition vraiment féerique, mais je
+ne pus pas. J'avais sur la poitrine un poids qui
+m'étouffait,--indépendamment même de mon premier souper de Gargantua. Le
+patron ne parlait point de se coucher. Qu'allions-nous faire cette nuit?
+Au moment où onze heures sonnèrent à la pendule, M. Louaisot se leva
+brusquement, rabattit son gilet, remonta son col et donna le coup de
+doigt à ses lunettes.
+
+Chacun a sa façon de «retrousser ses manches».
+
+--En avant marche! dit-il, c'est l'instant, c'est le moment! le
+spectacle va commencer!
+
+Il prit dans la valise le trousseau de clefs et une petite trousse
+microscopique qu'il glissa dans sa poche, puis nous sortîmes.
+
+Maman Louaisot habitait l'ancienne maison de campagne de la famille,
+située à quelque distance du bourg.
+
+L'étude, occupée maintenant par Me Pouleux, était sur la place de la
+mairie.
+
+Ce fut vers cet endroit que Louaisot dirigea notre course.
+
+La nuit était très noire. Il n'y avait pas une seule fenêtre éclairée
+dans tout le village.
+
+Comme nous passions au bout de l'avenue de Chambray, nous vîmes au
+contraire des lumières briller à la façade du château.
+
+Louaisot pressa le pas, mais il s'arrêta tout à coup en me faisant signe
+de l'imiter: on courait précipitamment sur les feuilles sèches de
+l'avenue.
+
+C'était Louette qui se jeta presque sur nous, tant elle était troublée.
+
+--Où vas-tu? lui demanda M. Louaisot.
+
+--Jésus Dieu! Jésus Dieu! fit la chambrière, quelle nuit!
+
+--Est-ce que ce serait déjà fini, ma fille?
+
+--Je viens chercher le vicaire pour la veillée des morts.
+
+Elle voulut poursuivre sa route, tout essoufflée, et tremblante qu'elle
+était. Louaisot l'arrêta par le bras.
+
+--Ta commission est faite, dit-il. Retourne au château.
+
+--Et que dirai-je à Mme la marquise?
+
+--Tu lui diras que tu m'as rencontré et que je t'ai dit: il n'est pas
+temps encore d'amener le vicaire.
+
+--Mais il est mort! s'écria Louette, faisant effort pour se dégager,
+vous ne me comprenez donc pas: il est mort! mort!
+
+Je pense que Louaisot lui serra le bras un peu dur, car elle ajouta en
+baissant la voix:
+
+--Vous savez bien qu'on fera ce que vous voulez!
+
+Louaisot l'attira sur le bord de la grande route et se mit à lui parler
+tout bas.
+
+C'était par habitude de cachotterie ou pour la frime, car, cette nuit,
+je devais avoir sa confidence toute entière.
+
+Pour mon malheur, il le fallait bien. J'étais un outil. Le voleur ne
+peut rien cacher à la clef qui lui sert pour forcer la serrure.
+
+J'étais la clef cette nuit.
+
+Louette était une fille forte qui ne s'épouvantait de rien, sauf de la
+mort.
+
+Mais l'idée de la mort la tenait à la gorge.
+
+--Quand Madame est revenue du bois, dit-elle, elle l'a trouvé sur son
+séant, tout dressé. Il cherchait sur ses draps des deux mains, ramenant,
+des choses invisibles.... C'est la fin cela, vous savez bien: quand ils
+ramassent leurs draps, c'est pour se raccrocher à quelque chose. Que
+Dieu ait pitié de nous quand nous en serons-là!
+
+Madame lui a donné sa potion et l'a recouché plus tranquille. Puis elle
+s'est assise à sa place.
+
+Le _grolet_[2] a commencé vers huit heures, et le bain de sueur en même
+temps. Il n'y voyait plus rien depuis le midi.
+
+[Note 2: Le râle.]
+
+On ne pouvait pas savoir s'il avait perdu la parole, car voilà bien huit
+jours qu'il n'avait prononcé un mot, sauf pour son testament et sa
+confession.
+
+À dix heures le grolet a cessé. Il a essayé encore de se mettre sur son
+séant et il a parlé.
+
+Ça peut-il s'appeler parler? Jésus Dieu! ce que c'est que de nous! J'ai
+vu cet homme-là si vivant! J'ai compris qu'il demandait le grand tiroir
+où il mettait ses médailles. J'ai couru le chercher. Il n'a pas vu. J'ai
+dit: «Voilà le médailler.» Il n'a pas entendu.
+
+Il a pris ses draps à poignées.
+
+Sa figure a ressuscité un petit peu et il a soulevé sa tête à plus d'un
+pied de l'oreiller; alors il a dit presque avec sa voix de vivant:
+«--Madame, Dieu me fait la grâce de ne pas vous maudire!»
+
+Et sa tête a retombé comme coupée, car elle a rebondi sur le traversin
+deux fois.
+
+--Et bonsoir! il n'y avait plus personne? interrompit Louaisot qui avait
+donné des marques d'impatience pendant le récit. Louette se détourna
+pour faire un signe de croix.
+
+--Que Dieu ait pitié de nous à notre heure! répéta-t-elle.
+
+--Mais d'ici là, ma grosse, interrompit encore Louaisot, faisons notre
+ouvrage comme de jolis enfants. Tu n'as qu'à retourner à la maison.
+J'espère que Mme la marquise sera sage. Si elle n'est pas sage, tu
+lui diras que j'ai fait une petite course en carriole avec l'enfant, ce
+soir.... Un joli petit gars, ma parole!
+
+--Et où l'avez-vous mené?
+
+--Voilà ce que je dirai moi-même, si ça me plaît de le dire. Pour le
+moment, il lui suffira de savoir que son garçonnet n'est plus à
+Méricourt.
+
+--Elle qui disait déjà, soupira Louette, que l'enfant coucherait au
+château demain soir!
+
+--Ça dépendra d'elle. Dans une heure d'ici, j'aurai fait une fière
+besogne. Je verrai Mme la marquise dans une heure. Qu'elle m'attende.
+Va.
+
+Louette remonta l'avenue.
+
+Je n'étais pas sans me douter de l'endroit où nous allions, car j'avais
+reconnu le trousseau de clefs: nous étions sur le chemin de l'étude.
+
+Mais au lieu d'y arriver par-devant, du côté de la place de l'Église où
+sont les deux écussons dorés. M. Louaisot fit un grand détour par les
+ruelles. Il aborda ainsi le mur du jardin. La clef de la petite porte de
+derrière était dans le trousseau, nous entrâmes. La nuit se gâtait. Il
+tombait une neige fine qui fondait à mesure. M. Louaisot regarda le
+jardin et dit:
+
+--C'est mal tenu. Cet imbécile-là a abîmé mes espaliers! Et il haussa
+les épaules avec une véritable colère.
+
+Nous traversâmes le jardin sans bruit. Un chien aboya.
+
+--Loup! fit Louaisot assez haut, ici, mâtin!
+
+Quelque chose rampa entre les buissons et une vieille, vieille bête vint
+se frotter contre Louaisot en remuant la queue.
+
+--Je n'y avais pas pensé, tout de même! dit-il, si l'animal avait été
+remplacé, nous étions frits. Est-ce que je baisse?
+
+Il caressa le chien et passa.
+
+Le trousseau ouvrit encore deux portes. Nous montâmes un escalier de
+service, puis une quatrième clef joua. Nous étions dans l'étude.
+
+Je reconnus l'odeur de renfermé qui emplissait d'un bout de l'année à
+l'autre cette grande pièce poudreuse où j'avais passé des heures si
+tristes. Le portrait de M. Louaisot l'ancien, oeuvre d'une cliente qui
+avait eu le prix de dessin aux Oiseaux de Rouen, pendait encore à la
+place d'honneur. Nous le vîmes dès que le patron eût allumé de la
+lumière.
+
+Car aussitôt entré, il fit comme chez lui.
+
+Et réellement, il courait peu de risques. Toutes les chambres à coucher
+étaient de l'autre côté de la maison.
+
+Quant à la lumière, les volets bien clos de l'étude la mettaient à
+l'abri de tous regards venant du dehors.
+
+Louaisot fit un signe de tête amical au portrait et lui dit:
+
+--Salut, papa. C'est cette nuit qu'on va voir lequel de nous deux avait
+raison pour la mécanique.
+
+Nous connaissions les êtres de l'étude. Sur l'ordre du patron,
+j'atteignis le carton de la famille de Chambray qui fut ouvert et
+fouillé. Nous n'y trouvâmes pas l'ombre d'un testament.
+
+--Je m'en doutais fit Louaisot. C'est trop récent. La pièce est encore
+dans le tiroir de Pouleux.
+
+Une cinquième clef fit jouer la serrure du cabinet. Louaisot, que
+l'impatience commençait à prendre, marcha droit au bureau du titulaire
+et introduisit la sixième clef dans la serrure d'un tiroir. Elle entra
+franc,--mais elle tourna sans rien rencontrer. Un juron gros comme toute
+la maison jaillit de la bouche de Louaisot. Ses deux bras tombèrent.
+
+--Gredin de sort! s'écria-t-il avec un désespoir mêlé de rage:
+l'imbécile a changé la serrure! Ce n'était pourtant pas la plus grande
+preuve de sottise que pût donner ce Pouleux.
+
+Si un regard flamboyant pouvait incendier un meuble en noyer, je jure
+que le bureau de Pouleux aurait pris feu. Mais les terribles lunettes
+eurent beau lancer des chandelles romaines, le bureau ne fuma même pas.
+Et ce puissant Louaisot restait là, jurant et geignant comme un simple
+apprenti.
+
+Il avait bien une petite trousse, mais nous allons voir tout à l'heure
+que ce n'était point un nécessaire de serrurier. Le bon La Fontaine a
+montré dans ses fables le rat venant au secours du lion. Je ne me vante
+pas d'être un homme de génie comme le patron, mais je sais regarder
+autour de moi.
+
+--Sous la pomme!... dis-je.
+
+Je désignais en même temps du doigt une pomme de marbre qui avait servi
+de presse-papier à la dynastie des Louaisot de père en fils.
+
+Les yeux du patron ne firent qu'effleurer la pomme. Il se précipita sur
+moi, il m'enleva dans ses bras et me serra sur son coeur.
+
+Il y avait, en effet, sous le presse-papier et dissimulée par un
+fragment de lettre destiné à la protéger contre la poussière, une large
+enveloppe scellée de trois cachets: celui du centre aux armes de
+Chambray, ceux des côtés au timbre de l'étude.
+
+Ce fut alors que vit le jour la trousse qui ne contenait pas d'outils de
+serrurier.
+
+C'était un nécessaire de _décacheteur_. Louaisot prétendait l'avoir
+acquis d'un employé du Cabinet Noir, ce laboratoire mystérieux situé
+dans le septième dessous de l'hôtel des postes, cet autre que les
+républiques reprochent à bon droit aux monarchies et les monarchies aux
+républiques avec la même juste raison.
+
+La politique est une belle chose pour laquelle on a bien raison de se
+faire tuer!
+
+Il y avait dans cette trousse tout ce qu'il fallait pour faire
+l'autopsie d'une enveloppe et recoudre le cadavre.
+
+En dix minutes, Louaisot, qui était maître à ce jeu comme à tous autres,
+eut mis à jour et fermé de nouveau le testament dont il me montra
+l'enveloppe qui paraissait intacte et toute neuve.
+
+Le testament déshéritait, dans toute la mesure du possible, Mme la
+marquise et son fils. Il disposait en faveur de la jeune Jeanne Péry,
+fille de M. le baron Péry de Marannes, qui était la nièce de M. de
+Chambray à la mode de Bretagne.
+
+Il spécifiait «que les droits éventuels à la succession des Rochecotte
+et des Péry étaient dans sa volonté, réservés exclusivement à ses
+_véritables héritiers_, les collatéraux».
+
+Or, les droits éventuels à la succession des Rochecotte et des Péry,
+c'était précisément ce que voulait M. Louaisot, puisque les Rochecotte
+d'abord et les Péry ensuite se trouvaient placés entre M. le marquis de
+Chambray et ce futur-contingent, encore enveloppé de nuages: les
+millions du vieux Jean Rochecotte-Bocourt, dernier vivant présomptif de
+la tontine.
+
+La machine Louaisot craquait misérablement, attaquée dans ses oeuvres
+vives.
+
+Et pourtant Louaisot ne paraissait pas malheureux du tout; quand il eut
+replacé l'enveloppe sous le presse-papier, il se frotta les mains en me
+regardant.
+
+--Hein! fit-il. Si nous avions découvert ce pot aux roses après
+l'arrivée du vicaire! On n'éloigne pas ces oiseaux-là comme on veut.
+Nous allons fabriquer de la bonne besogne cette nuit, petiot, et demain
+matin ta fortune sera faite.
+
+Le cabinet fut refermé, la lumière éteinte et nous laissâmes l'étude
+dans l'état exact où nous l'avions trouvée.
+
+Quand Louaisot repassa la petite porte du potager après avoir donné une
+dernière caresse au vieux Loup, minuit sonnait à l'horloge de la
+paroisse. Notre expédition avait duré un peu plus d'une demi-heure.
+Méricourt tout entier dormait comme un seul Normand. Nous prîmes par la
+traverse et en cinq minutes nous avions atteint le château. Louette vint
+nous ouvrir à la grille du parc. Louaisot se fit introduire aussitôt
+auprès de la marquise Olympe qui était dans la chambre du mort.
+
+Ici, et pour la première fois, je cesse d'être un témoin ayant vu de ses
+propres yeux, entendu de ses propres oreilles.
+
+La lacune va être courte et ne comprendra que la scène entre la marquise
+Olympe et Louaisot.
+
+Je la raconte sommairement, d'après ce que je sus par Louaisot lui-même
+que son émotion et l'extrême besoin qu'il avait de moi rendaient
+communicatif, cette nuit.
+
+Le défunt était sur son lit, la tête couverte d'une mousseline.
+
+Olympe restait assise à la place qu'elle avait tenue fidèlement pendant
+la maladie.
+
+En entrant, Louaisot lui dit:
+
+--Chère Madame, je viens de prendre connaissance du testament: ceci
+entre nous, car je me suis passé de l'aide de M. Pouleux. Vous et votre
+fils, vous êtes déshérités.
+
+La marquise resta froide. Louaisot ajouta:
+
+--Chère Madame, je ne veux pas que cela soit.
+
+--Et comment pourrez-vous l'empêcher maintenant? demanda Olympe.
+
+--Maintenant? répéta Louaisot. Vous voulez dire: Maintenant qu'il est
+mort, je suppose?
+
+Elle répondit oui d'un signe de tête.
+
+--Voilà, fit le patron. Je suis un garçon de ressources. Ce n'est pas
+pour le roi de Prusse que j'ai empêché le vicaire de venir.
+
+Elle leva sur lui son regard inquiet où il y avait déjà de l'horreur.
+
+--Vous comprenez bien, reprit Louaisot, que si ce pauvre homme qui est
+là ne m'avait pas forcé de vendre mon étude et chassé du pays, tout se
+serait passé autrement. D'abord, je vous aurais guidée de mes conseils,
+et je veux être pendu si vous eussiez commis la faiblesse de vous faire
+prendre en grippe par un si excellent mari! Mais ne parlons point du
+passé. Ce qui est fait est fait. Il s'agit uniquement de faire autre
+chose--à côté--qui nous remette dans la très bonne position où nous
+étions avant ce scélérat de testament.
+
+--Expliquez-vous, prononça tout bas la marquise. Sa voix tremblait.
+
+--Je n'ai pas besoin de m'expliquer, répartit le patron. Je vous demande
+seulement de quitter cette chambre et de m'y laisser libre pendant une
+heure ou deux.
+
+Olympe frissonna.
+
+--Vous allez commettre un sacrilège! balbutia-t-elle.
+
+--Je vais commettre ce que je voudrai. J'ai mon plan établi, ma route
+tracée, un obstacle la barre, je l'écarte.
+
+Olympe demeurait immobile.
+
+--Qu'avez-vous fait de mon fils? demanda-t-elle avec des larmes dans la
+voix.
+
+--Vous le saurez demain matin, si vous m'obéissez tant que durera cette
+nuit.
+
+--Et qu'aurai-je à faire?
+
+--Rien.
+
+--Et si je ne vous obéissais pas?
+
+--Le petit Lucien est frais comme une rose. C'est pitié de voir comme
+ces chérubins sont emportés par le croup....
+
+--Jacques! fit la marquise qui se leva toute droite, l'éclair de la
+haine dans les yeux, vous venez de l'enfer!
+
+--Non pas! je viens de la rue Vivienne où j'ai monté un établissement
+utile pour remplacer mon étude que je vous ai sacrifiée. Je veux que mon
+fils soit riche, Mme la marquise, je veux que vous soyez riche, et je
+veux être riche. C'est réglé. Riches, entendez-vous, et heureux,
+ensemble, tous les trois!
+
+Olympe se dirigea vers la porte avec lenteur.
+
+--Je crois au mal que vous sauriez me faire, dit-elle avant de passer le
+seuil, j'ai peur de vous. Mais si jamais j'ai la main sur vous, ne me
+demandez pas pitié!
+
+Louaisot salua et sourit.
+
+--Feu Mlle Rachel, de la Comédie-Française, n'aurait pas mieux piqué
+cette menace! dit-il. Chère Madame, ayez la bonté, je vous prie, de ne
+pas vous coucher. J'aurai absolument besoin de vous dans une heure.
+
+Louette vint me chercher dans la cuisine où j'attendais en cassant une
+croûte. On me comblait, cette nuit-là.
+
+À mon tour, je fus introduit dans la chambre du mort.
+
+Je trouvai M. Louaisot occupé à découper un drap de lit avec des
+ciseaux. Il y taillait des fentes disposées selon une certaine fantaisie
+bizarre et il rapprochait ces fentes de trous, taillés, également aux
+ciseaux, dans une chemise de nuit et dans un gilet de laine marqués au
+chiffre du défunt.
+
+--Allons! allons! fit-il en me voyant, a-t-on bien pansé ce bijou-là?
+Apporte-nous une bouteille de vieille eau-de-vie, Louette, mon trésor.
+Il faut de l'avoine aux bons chevaux.
+
+Louette apporta de l'eau-de-vie et voulut se retirer.
+
+Ce n'était pas le compte du patron qui lui dit:
+
+--Ma poule, tu vas mettre la main à la pâte, ou tu diras pourquoi! Nous
+jouons pour gagner ou pour perdre. Je payerai bien, mais je ne veux pas
+qu'on raisonne!
+
+Il tira de sa poche, à demi, un revolver de bonne taille.
+
+Je crois bien que Louette était comme moi, sûre qu'il ne lui en
+coûterait pas plus de faire sauter une cervelle humaine que de casser
+les reins à un lapin. Elle fit pourtant meilleure contenance que moi:
+
+--Pas besoin de menacer, M. Louaisot, dit-elle. C'est la fortune de
+Mlle Olympe et de l'enfant. J'appartiens à Mlle Olympe.
+
+Louette appelait souvent la marquise par son nom de demoiselle.
+
+Louaisot lui envoya un baiser et demanda:
+
+--Combien y a-t-il de temps que tu as fait coucher le dernier
+domestique?
+
+--Au moins une heure.
+
+--C'est bien, tout le monde ronfle. Travaillons!
+
+Je suis un pauvre misérable. Je n'ai pas reçu d'éducation. Je n'ai pas
+connu mon père; c'est à peine si ma mère m'a dit, quand j'étais tout
+enfant: ceci est bien ou ceci est mal.
+
+J'ai vécu depuis ma plus petite jeunesse dans cette maison de notaire
+campagnard où personne n'avait ni foi ni loi. Le père était un coquin
+prudent, le fils un scélérat audacieux, voilà toute la différence. Je ne
+connais pas d'être qui ait été plus cruellement abandonné que moi.
+
+Et pourtant, si le patron m'avait dit tout de suite à quel rôle il me
+destinait dans cette téméraire, dans cette extravagante tragédie où la
+profanation allait être poussée jusqu'à l'incroyable, j'aurais tendu mon
+front au canon de son revolver.
+
+Mais il se garda bien d'expliquer son plan tout de suite. Cela vint
+petit à petit, et tout le temps il me fit boire de l'eau-de-vie.
+
+D'abord, on ne parla que de changer les draps du mort.
+
+Pourquoi? Louette s'en doutait peut-être, moi je ne devinais pas.
+
+On se mit à cette tâche avec une activité singulière. Le corps du
+marquis fut pris par Louaisot et Louette qui le déposèrent sur un sopha.
+
+Mais au lieu de changer les draps tout simplement, les matelas furent
+enlevés et Louette fut chargée de les échancrer tous les deux selon un
+dessin que Louaisot traça sur la toile avec de la craie.
+
+Je puis donner une idée de ce crénelage en le comparant au trou
+semi-circulaire pratiqué dans certaines tables de travail de l'état de
+peaussier.
+
+L'ouvrier peut agir ainsi au centre de la table. Il est encastré dans la
+table.
+
+Aussitôt que cet ouvrage fut fait, on mit le drap découpé sur les
+matelas recousus et reposés en place, de façon à ce que l'échancrure fût
+à la tête du lit.
+
+Le traversin et l'oreiller étant aussi replacés, l'échancrure laissait
+un trou dépassant l'oreiller qui fut lui-même évidé dans une proportion
+correspondante.
+
+Ces diverses retouches mettaient une véritable ouverture sous le corps
+de la personne couchée. Cette ouverture prenait à un pied de la chute
+des reins et remontait jusqu'au dessus de la nuque.
+
+Le traversin était jeté comme un pont sur ce trou, et maintenu
+par-dessous à l'aide d'une planchette pour qu'il ne s'infléchît pas au
+milieu sous le poids d'une tête.
+
+Cela fait, on étendit le drap taillé qui était le drap inférieur, bien
+entendu, et dont les découpures restèrent béantes aux deux côtés du
+trou, celle de droite plus large que celle de gauche.
+
+Puis on reprit haleine.
+
+Louette dit en caressant un verre de cognac:
+
+--Si le diable veut savoir son métier, il n'a qu'à venir ici à l'école!
+
+Elle suait à grosses gouttes, mais elle allait bravement. Moi, le coeur
+me manquait. Commençais-je à comprendre? En vérité, je ne sais.
+
+Mais était-il besoin de comprendre? je m'en fiais au patron pour être
+sûr qu'il s'agissait de quelque effrayant blasphème, mis en scène comme
+une charade.
+
+En tous cas, si je ne comprenais point encore, l'intelligence n'allait
+pas tarder à me venir.
+
+--Les fers au feu! cria le patron qui ne perdit pas un seul instant son
+entrain satanique. Nous avons assez soufflé. Ôte-moi encore ce
+traversin, Louette. Ce n'était que pour essayer; toi, petiot, apporte la
+boîte aux outils.
+
+Louette avait monté une boîte de menuisier en même temps que
+l'eau-de-vie.
+
+--Donne ici, petiot, et reste là. Tu me serviras de coterie. Tu vas voir
+comment on saborde un lit d'ébène de mille écus sans le faire crier.
+Belle pièce, parole d'honneur! et curieuse! Ce vieux marquis-là va bien
+manquer à nos marchands de bric-à-brac!
+
+Je tenais la boîte. Il pratiqua d'abord au ciseau et au marteau un trou
+carré, juste assez large pour laisser passer la lame d'une scie à main.
+Et tout en coignant il disait:
+
+--Ceux qui s'éveilleront croiront qu'on cloue déjà le cercueil. Minute!
+nous n'y sommes pas encore, mes mignons! M. le marquis a encore quelque
+chose à faire ici-bas.
+
+Il prit la scie à main et la fit jouer avec une vigueur, avec une
+précision qu'un maître ouvrier lui aurait enviée. Il était bon à tout
+excepté au Bien.
+
+En quatre traits de scie qui ne prirent pas un demi-quart d'heure, une
+large ouverture quadrangulaire fut pratiquée au bois du lit,
+immédiatement au-dessous de la place où s'appuyait l'oreiller. Il me
+demanda en retirant le carré d'ébène qui était net comme un dessus de
+table.
+
+--Petiot, je suppose que tu pourras entrer par cette porte-là? Oh! pour
+le coup je compris.
+
+Et tout mon sang se figea dans mes veines:
+
+--Moi! là! balbutiai-je.
+
+--Est-ce que tu n'auras pas assez de place?
+
+--Mais je serai sous le corps!
+
+--Juste, c'est ce qu'il faut.
+
+Je me laissai aller sur un siège.
+
+Louaisot et Louette se mirent à rire tous les deux.
+
+Cela me transporta de fureur.
+
+--Par le nom de Dieu! m'écriai-je, vous avez raison de rire! Je suis un
+lâche! Eh bien! frayeur pour frayeur, j'aime mieux avoir la tête écrasée
+que d'entrer là-dedans quand le mort y sera! Tuez-moi, patron, je ne
+vous obéirai pas!
+
+Il me pinça la joue avec bonté.
+
+--Mais fais donc attention, petit bêta, me dit-il du ton que prend un
+papa pour extirper une erreur enfantine du cerveau d'un bambin, que nous
+serons là, autour de toi, nous tes bons amis, et qu'il ne pourra rien
+t'arriver du tout. Parbleu! il y aura de la société assez, va! Que
+diable veux-tu que le mort te fasse? Voyons, nous n'avons pas le temps
+de nous amuser. Tu es précisément la petite bête qu'il faut pour
+manoeuvrer dans ce trou à rat. Je pourrais te remplacer à la rigueur en
+élargissant le trou, mais d'abord, j'ai mon rôle aussi dans la comédie,
+et ensuite, je ne pourrais pas te reprendre mon secret. Il faut être
+complice ou avaler ta langue.
+
+Il prit un verre d'eau-de-vie d'une main et son revolver de l'autre.
+
+Si j'avais réfléchi, j'aurais bien pensé qu'il ne pouvait s'exposer à
+réveiller toute la maison en tirant un coup de pistolet à cette heure de
+la nuit. Mais il m'aurait tué autrement, voilà tout. Ses yeux le
+criaient.
+
+J'eus peur. Que ceux qui liront ces tristes lignes aient compassion d'un
+pauvre petit malheureux. L'image de Stéphanie passa devant moi...; enfin
+pas tant de paroles! J'eus peur. Et je bus le verre d'eau-de-vie.
+
+Boire, c'était accepter le rôle qu'on m'imposait. Le patron fit
+disparaître son revolver et me dit:
+
+--Voilà un garçon raisonnable!
+
+On remit en place lestement drap, traversin, oreiller, puis on fit la
+toilette du mort qui fut recouché avec sa chemise et son gilet, percés
+de fentes qui correspondaient avec celles du drap. J'entrai dans le trou
+où j'étais à l'aise.
+
+Je passai mes deux mains dans les fentes et ma tête s'appuya sous la
+planchette qui soutenait le traversin. Comme cela je pouvais faire
+mouvoir les deux bras du défunt, avec mes bras--et sa tête aussi, avec
+ma tête. Ma main droite qui était complètement libre, d'après la
+disposition des fentes, pouvait même faire verser le corps sur le côté
+gauche et le tourner vers la ruelle.
+
+On fit une répétition. Cela allait bien. M. Louaisot pourtant dit qu'on
+pouvait faire mieux.
+
+Il replia le bras du défunt sous le corps, et ce fut ma propre main
+droite qui entra dans la manche de la chemise.
+
+--Comme ça, tu pourras signer, dit Louaisot, à tâtons, c'est vrai, mais
+qu'importe? Dans l'état où est le pauvre monsieur, on n'a pas une belle
+écriture. Plus tu barbouilleras, mieux cela vaudra. D'ailleurs, je te
+tiendrai la main.... Sors de là, petiot, tu n'as pas besoin de te
+fatiguer d'avance.
+
+Si j'avais de l'imagination, j'aurais arrangé toute cette histoire-là,
+et je n'aurais pas montré les ficelles de mes marionnettes avant de les
+mettre en scène, mais je ne sais pas raconter autrement qu'en suivant
+l'ordre et la marche de ce qui se passa sous mes yeux.
+
+Louaisot paraissait content. Il passa un instant derrière le rideau, et
+nous entendîmes quelqu'un qui appelait Louette d'une voix faible.
+
+Louette tenait je ne sais quoi à la main et cela tomba.
+
+Elle se mit à trembler si fort que sa jupe allait et venait, et son
+bonnet se souleva sur ses cheveux qui se hérissaient.
+
+--Jésus Seigneur! fit-elle, notre monsieur a parlé!
+
+Moi, je me doutais bien que c'était le patron, mais la voix était si
+miraculeusement imitée et sortait si bien de la bouche entrouverte du
+marquis que tout mon corps n'était qu'un frisson.
+
+Je me souvins de la leçon que le patron avait prise avec le ventriloque
+et qu'il avait payée un billet de mille francs.
+
+Il ressortit de derrière le rideau. Louette et moi nous reculâmes.
+
+C'était un vieil homme à cheveux blancs qui venait à nous d'un pas
+vénérable et nous demanda:
+
+--Pensez-vous que cet imbécile de Pouleux me reconnaisse?
+
+--Le diable! dit Louette. Le diable en personne! À quel métier
+pourra-t-on faire pénitence après tout ça!
+
+--Alors, reprit le patron, vous pensez que je ne vas pas trop mal jouer
+mon petit bout de rôle.... Quelle heure avons-nous? La pendule marquait
+deux heures et demie après minuit. Il y avait deux grandes heures que
+nous étions au travail.
+
+--Nous avons du temps devant nous, dit Louaisot. En cette saison, il ne
+fait pas jour avant sept heures. Voyons! avant de lever le rideau, une
+dernière fois, Louette, ma commère, tu n'avais dit à personne au château
+que ton maître avait _passé_?
+
+--Je ne suis pas sortie par la cuisine pour aller au presbytère,
+répondit Louette.
+
+--Et tu es bien sûre de n'avoir rencontré personne en chemin?
+
+--Personne que vous.
+
+--Nous sommes des bons! alors, va me chercher ta maîtresse, et toi,
+petiot, à ton poste!
+
+Quand Mme la marquise de Chambray rentra dans la chambre de son mari.
+Louaisot était debout auprès du lit.
+
+Louette avait prévenu sa maîtresse sans doute, car celle-ci ne se méprit
+point au déguisement de Louaisot, qui était parfait, je l'affirme, au
+point de tromper sa propre mère, si elle l'eût vu costumé ainsi.
+
+Olympe dit dès le seuil:
+
+--M. Louaisot, qu'est-ce que c'est que cette farce infâme?
+
+--Belle dame, répondit le patron, vous êtes sévère dans vos expressions.
+Je ne suis pas M. Louaisot. Je suis le célèbre médecin de Paris que
+toute autre marquise dans votre position aurait mandé par le télégraphe.
+Il est bon de pouvoir se dire plus tard: Je n'ai rien négligé!
+
+--Si j'ai commis une faute... commença Olympe.
+
+--La voilà réparée! interrompit Louaisot. Le célèbre médecin de Paris
+est arrivé à temps, Dieu merci! M. le marquis de Chambray n'est pas
+mort!
+
+La marquise voulut parler. Je crois que son indignation était sincère,
+mais Louette lui dit tout bas:
+
+--C'est pour votre bien... et songez à l'enfant!
+
+--Madame, reprit Louaisot, il va se passer ici quelque chose de
+solennel. Nous ne craignons ni les témoins ni la lumière. Il faut que
+tous les domestiques du château et les gens de la ferme soient éveillés
+à l'instant même pour assister à la cérémonie....
+
+--Et vous avez cru que je me prêterais à cela! s'écria Olympe qui
+repoussa Louette loin d'elle.
+
+--Oui, Madame, j'en suis sûr. Ce soir, votre petit Lucien me l'a promis
+de votre part.
+
+Olympe courba la tête. Louaisot poursuivit:
+
+--Il faut que Me Pouleux, le notaire de Méricourt soit mandé, à
+l'instant même aussi; qu'on le fasse lever de force s'il est besoin,
+qu'on l'arrache de son lit. La mort n'attend pas et M. le marquis est
+bien malade! Il m'a confié son désir de changer quelque chose à l'acte
+authentique qui contient ses dispositions dernières.
+
+La poitrine d'Olympe rendit un gémissement, mais elle ne fit aucune
+résistance.
+
+--Avant de partir pour faire exécuter avec la plus extrême diligence,
+les ordres de Mme la marquise, dit Louaisot à Louette, je vous serais
+obligé, ma bonne fille, de m'apporter une légère collation; n'importe
+quoi: de la viande froide et un verre de vin. Les glaces de l'âge,
+figurées par ma perruque, ont rendu mon estomac exigeant.
+
+Louette sortit et revint l'instant d'après avec un plateau.
+
+Quand elle fut partie définitivement pour accomplir les ordres qu'elle
+avait reçus, nous restâmes seuls dans la chambre mortuaire la marquise,
+Louaisot et moi.
+
+Du fond de mon trou, j'entendais la marquise, sangloter et Louaisot
+manger.
+
+Il mangeait avec cette sonore activité de mâchoires qui appartient aux
+ruminants et aux bonnes consciences.
+
+Aucune parole ne fut échangée entre la marquise et lui.
+
+Elle connaissait bien son Louaisot: elle n'essaya ni menaces ni prières.
+
+Au bout de dix minutes à peine, les premiers valets arrivèrent effarés,
+inquiets--surtout curieux.
+
+Les larmes de la marquise faisaient bien. Louaisot avait brusqué la fin
+de son réveillon.
+
+Il se tenait debout au chevet de _son malade_. Les bonnes gens le
+regardaient avec une superstitieuse terreur. Louette leur avait dit:
+«Vous verrez un médecin de Paris!»
+
+Valets et servantes faisaient le signe de la croix en entrant. Quant aux
+gens de la ferme ils s'agenouillèrent sur le plancher. Et de tout ce
+monde qui allait sans cesse augmentant, car on avait prévenu les voisins
+comme pour une fête, un murmure sourd se dégageait disant:
+
+--Il est comme s'il était déjà un défunt!
+
+Le célèbre médecin de Paris se pencha et demanda d'une voix basse, mais
+intelligible:
+
+--M. le marquis, sentez-vous l'effet de votre potion?
+
+Le marquis ne répondit pas, mais sa tête remua si ostensiblement que la
+foule des serviteurs et des fermiers ondula. Il y eut une paysanne qui
+dit:
+
+--Ça a l'air d'un bon sorcier tout de même, ce vieux-là.
+
+Me Pouleux arriva, suivi de son clerc et d'une fournée de paysans qu'on
+avait réveillés en route.
+
+Dans la campagne normande, l'agonie d'un être humain est un irrésistible
+attrait. Ces braves gens, hommes et femmes, étaient tous reconnaissants
+du service qu'on leur avait rendu en les amenant.
+
+Me Pouleux avait sa grosse face couleur de chandelle toute bouffie de
+sommeil. Il traversa la foule des assistants avec l'air d'importance que
+lui donnait sa position sociale et vint s'aplatir devant le fauteuil de
+la marquise, qui avait sa tête entre ses mains et ne le voyait pas.
+
+--C'est donc bien pressé? demanda-t-il.
+
+Olympe le regarda d'un oeil égaré et resta muette. Me Pouleux se
+retourna du côté du lit et dit:
+
+--Eh bien! M. le marquis, vous voilà qui avez meilleure mine....
+
+Il s'arrêta bouche béante parce qu'il venait de rencontrer l'oeil
+vitreux du cadavre.
+
+Les notaires sont comme les prêtres et les médecins: ils connaissent
+intimement la mort.
+
+--Mais... mais... mais... fit-il par trois fois.
+
+Les paysans comprirent. Il y en eut qui dirent.
+
+--Oh! allez, il bouge encore bien!
+
+Le médecin de Paris s'était incliné jusqu'à mettre son oreille sur la
+bouche du mort. En se relevant il dit:
+
+--M. le marquis demande qu'on éloigne un peu les lumières. Et la tête de
+M. le marquis remua en signe d'assentiment.
+
+--Ma foi, oui, ma foi oui, dit Pouleux, il bouge encore bien.
+
+La voix du célèbre médecin ne ressemblait pas à celle de M. Louaisot. Il
+la prenait je ne sais où dans sa tête. C'était la voix que les ténors
+ont en parlant. Me Pouleux appela son clerc qui portait sous le bras une
+serviette de cuir.
+
+--Alors, Madame, dit-il, M. le marquis a manifesté le désir de me voir?
+
+--Me Pouleux! appela en ce moment le marquis.
+
+Ce fut un son très faible, mais on l'entendit de toutes les extrémités
+de la chambre. Dans mon trou, je reconnus la voix du mort.
+
+Le notaire s'était vivement retourné.
+
+Le marquis ne parlait plus, mais sa main droite, qui était sur le devant
+du lit, fit un mouvement comme pour désigner le docteur de Paris.
+
+Celui-ci prit aussitôt la parole.
+
+--Mme la marquise, dit-il depuis mon arrivée, est dans un état de
+prostration qui doit inquiéter. Quand on m'a montré pour la première
+fois le malade, j'ai cru qu'il était trop tard, mais le spasme a cédé à
+une médication énergique.
+
+--Puis-je demander le nom de M. le docteur? interrogea timidement
+Pouleux.
+
+--Chapart, Dr Chapart, directeur de la maison Chapart, rue des Moulins à
+Belleville. C'est un établissement qui jouit de quelque notoriété.
+
+--J'en ai beaucoup entendu parler, dit Pouleux qui salua d'un air
+aimable.
+
+Le médecin de Paris rendit le salut et reprit.
+
+--Au lieu et place de Mme la marquise, dont la santé personnelle va
+nécessiter tout à l'heure de grands soins, puis-je rendre compte de ce
+qui a nécessité l'envoi d'un message à M. le notaire? Est-ce légal?
+
+--Mais parfaitement, mais parfaitement, répondit Pouleux. Ah! je crois
+bien! Pourquoi pas?
+
+--D'ailleurs poursuivit le médecin, Mme la marquise pourra me
+rectifier si ma mémoire s'égare. Et il y avait en outre ici une
+servante... je ne la vois plus.
+
+--Si fait présent! dit Louette en masculin.
+
+--Très bien. Voici donc les faits: Aussitôt que M. le marquis de
+Chambray a repris connaissance, c'était il y a une heure environ, il a
+regardé tout autour de lui, disant--si on peut appeler cela
+_dire_,--murmurant plutôt:
+
+--Ai-je rêvé que j'ai fait mon testament?
+
+Je ne pouvais pas répondre, puisque je l'ignorais. D'un autre côté,
+Mme la marquise restait muette et insensible, comme vous la voyez.
+C'est la servante qui a répondu:
+
+--Vous n'avez pas rêvé M. le marquis; vous avez fait votre testament.
+
+Je serais bien aise que la servante déclarât si mon souvenir est fidèle.
+
+--Ça y est! fit Louette.
+
+--Merci, ma fille. Mon rôle ici est délicat. Je me mêle de choses qui ne
+me regardent absolument pas, mais je le fais dans le pur intérêt de la
+vérité.
+
+--Quant à ça, c'est certain, dit-on de toute part. Il ne lui en
+reviendra ni froid ni chaud à ce vieux bonhomme-là! Avant de poursuivre,
+le médecin tâta le pouls du malade,--c'est-à-dire mon propre pouls, à
+moi, J.-B-. M. Calvaire.
+
+--Il y a des moments dit-il à Pouleux, où la circulation est presque
+normale. Voyez! On ne voyait qu'un coin de mon poignet, ma main était
+sous la couverture.
+
+Pouleux me tâta le pouls d'un air entendu.
+
+--Quel pauvre poignet maigre! chuchotait l'assistance. Lui qui était si
+bien en point quand il venait fureter pour les bahuts ou les vieux
+plats.
+
+--Ma parole, ma parole! s'écria Pouleux, ça bat encore assez raide!
+
+--Parlez moins haut, je vous prie, continua le docteur. Où en étais-je?
+à la réponse de la servante. Bien. Cette idée d'avoir fait un testament
+paraissait préoccuper M. le marquis excessivement; je dirai presque
+jusqu'à l'angoisse. Cela ne valait rien. Il fallait le calmer. Je lui
+demandai s'il voulait du papier, une plume et de l'encre. Il secoua la
+tête. Alors je songeai au notaire....
+
+--Il faut toujours en venir là! dit Pouleux. Pensez-vous qu'on puisse
+adresser une question au malade?
+
+--Attendez!
+
+Le docteur prit dans sa poche une petite fiole et un pinceau.
+
+Il trempa le pinceau dans la fiole après l'avoir secoué énergiquement et
+promena les poils de blaireau ainsi humectés sur les lèvres du malade.
+
+Dans la chambre tous les yeux étaient ronds à force de s'écarquiller.
+
+Pouleux cligna de l'oeil en regardant l'assistance.
+
+Toute sa physionomie disait:
+
+--Les docteurs de Paris sont comme ça!
+
+--Interrogez! dit alors le médecin.
+
+En même temps, il se pencha pour mettre ses deux mains en bandeau sur le
+front du marquis, dont la figure fut ainsi plongée dans l'ombre.
+
+--Voilà le notaire demandé, dit aussitôt Pouleux. J'ai le testament avec
+moi. M. le marquis voudrait-il y ajouter ou en retrancher quelque chose?
+Le mot _codicille_ partit comme une explosion faible et sourde. On
+voyait que ce pauvre homme de marquis avait fait grand effort pour le
+prononcer. Olympe se leva. Tout le monde crut qu'elle allait parler.
+
+Mais le docteur parisien se tourna vers elle, et Olympe retomba sur son
+fauteuil.
+
+Il y a des mots qui chantent dans l'oreille des notaires. Du moment que
+le mot _codicille_ eût été prononcé, Me Pouleux ne vit plus rien et
+n'entendit plus rien. Son clerc et lui étaient déjà à la besogne. Le
+testament fut ouvert. Le clerc se mit à une table et trempa sa plume
+dans l'écritoire.
+
+--Permettez! dit le médecin de Paris, Mme la marquise vient de faire
+un mouvement qui pourrait être interprété comme une protestation. Je
+marche ici à l'aveugle. Je suis arrivé de cette nuit. Peut-être le
+testament qu'il est question de changer était-il en faveur de Mme la
+marquise....
+
+--Mais du tout! mais du tout! interrompit Pouleux. Au contraire! y
+sommes-nous?
+
+Le docteur renouvela la scène du pinceau. L'assistance était
+positivement aux anges. Chacun retenait son souffle pour écouter mieux.
+De mémoire de Normand méricourtin, jamais personne n'avait pénétré dans
+la chambre d'un marquis à l'heure où il testait. Et ici tout le monde y
+était. Liesse!
+
+--Parlez, Monsieur dit le médecin qui imposa les mains de nouveau,
+remettant ainsi tout naturellement le visage du malade dans l'ombre. Il
+y eut un silence.
+
+--Il ne peut pas! Il ne peut pas! disaient les bons Cauchois dont le
+coeur battait.
+
+--La paix! fit le notaire. Eh bien! M. le marquis... un peu de courage!
+
+--Je donne... et lègue, prononça faiblement, mais nettement le malade,
+tout... tout... à ma femme... et à mon fils. Un immense soupir souleva
+les poitrines.
+
+--La paix, bonnes gens, répéta le notaire, on va rédiger.
+
+La plume du clerc grinça sur le papier et il lut d'une petite voix
+aigrelette qu'il avait, la formule qui précède le codicille, puis le
+codicille lui-même, ainsi conçu: «.... A déclaré donner et léguer par le
+présent à la dame Olympe-Marguerite-Émilie Barnod, marquise de Chambray
+et audit mineur légitimé Lucien de Chambray, la totalité de ses biens
+meubles et immeubles.»
+
+--Est-ce bien cela? demanda Pouleux.
+
+M. de Chambray ne répondit pas.
+
+--Diable! fit le notaire, s'il est parti, ce sera comme on dit, de la
+bouillie pour les chats!
+
+--Est-ce cela que vous voulez, M. le marquis? demanda le docteur à son
+tour.
+
+Et il se pencha pour approcher son oreille de cette bouche immobile qui
+était froide déjà depuis longtemps. Il écouta faisant signe à tous de
+retenir leur respiration,--et tous obéirent.
+
+La partie que jouait ce Louaisot était audacieuse à un degré qui dépasse
+la raison. Il eût suffi d'une main qui eût frôlé le cadavre par hasard
+pour faire écrouler tout l'échafaudage de ses supercheries.... Oui, nous
+pouvons croire cela.--Mais je parie bien qu'à cette botte-là ou à toute
+autre, ce démon de Louaisot aurait eu la parade. Quoi qu'il en soit, il
+dit en se relevant, et au milieu du silence absolu qui régnait dans la
+chambre:
+
+--M. le marquis est las. Il demande qu'on ajoute après «biens, meubles
+et immeubles» les mots «présents et à venir».
+
+Pouleux sourit finement.
+
+--Ça n'a pas grand sens grommela-t-il, mais je sais bien ce qu'il veut
+dire.... C'est la Tontine... et, de fait, ils ne sont plus que deux.
+Vincent Malouais est décédé hier.... On va mettre la chose puisqu'il le
+désire. Mais pourra-t-il signer, seulement?
+
+--Je l'espère, répondit le médecin.
+
+Ce galant homme avait tressailli visiblement à l'annonce du décès de
+Malouais, mais ce mouvement avait passé inaperçu.
+
+Il demanda, en se penchant au-dessus du malade:
+
+--M. le marquis, voulez-vous signer?
+
+M. le marquis remua la tête affirmativement.
+
+Il n'y eut pas dans la salle une seule paire d'yeux qui ne le vit.
+
+Le clerc se leva de son tabouret.
+
+C'était ici l'instant critique.
+
+L'assistance n'était plus agenouillée. Elle se tenait au contraire sur
+ses pointes. Tout le monde voulait voir la main de «notre monsieur» qui
+devait être si maigre!
+
+Jamais les coeurs simples qui étaient là rassemblés ne s'étaient tant
+amusés que cette nuit. Il y en avait pour longtemps à raconter aux
+veillées.
+
+C'était le cas ou jamais de faire usage du pinceau et du petit flaconnet
+que les coeurs simples appelaient déjà «la bouteille à la malice».
+
+Toutes les ménagères, toutes les jeunesses à bonnet de coton auraient
+donné un péché mortel pour voir de près ce brimborion-là.
+
+Et pour savoir au juste ce que ça coûtait d'argent pour faire venir de
+Paris un médecin pareil!
+
+Le célèbre docteur arrêta le clerc d'un geste et opéra sa mise en scène
+du blaireau avec un redoublement de gravité.
+
+Dès que les lèvres du malade furent imbibées, sa main remua.
+
+Tout le monde aurait bien pu en jurer au tribunal: la main remua comme
+si elle allait sortir de dessous la couverture.
+
+Néanmoins le docteur fut obligé d'aider un peu.
+
+On la vit enfin, cette main. Elle était très suffisamment maigre, car en
+ce temps-là comme aujourd'hui, je n'avais que la peau et les os.
+
+--Elle est déjà grise! dit-on tout bas. Lui qui l'avait si blanchette!
+
+Presque tout le monde avait vu cette main-là de près, car M. le marquis
+allait souvent dans les fermes marchander un coucou du temps de Louis
+XIII, un bahut à personnages ou quelque saladier de vieux-croyant. Ils
+la trouvaient rapetissée. Ils disaient:
+
+--Ce que c'est que la fin d'un quelqu'un!
+
+Telle qu'elle était, cette main-là fut tirée tout doucement hors du lit
+et on lui mit entre les doigts la plume trempée dans l'encre.
+
+Le clerc fit à haute voix la lecture du codicille.
+
+Puis le papier timbré fut étendu sur la chemise de cuir que le clerc
+agenouillé tint juste sous le poignet du malade.
+
+Vous eussiez entendu une mouche voler et même marcher au plafond! Toutes
+les respirations étaient arrêtées, tous les yeux s'écarquillaient.
+
+La main se «mit en mouvance» pour employer l'expression d'une ménagère
+qui n'aurait pas donné sa place au spectacle pour dix potées de cidre.
+
+J'étais plus mort que vif au fond de mon trou; mais quand le docteur eût
+dit: «Signez, M. le marquis», je fis aller mes doigts du mieux que je
+pus,--puis ma main retomba, comme épuisée par ce suprême effort, et je
+laissai aller la plume.
+
+Pour le coup, il fut impossible de retenir la curiosité générale: on
+rompit les rangs, et tout le monde se précipita pour voir.
+
+Pour voir cette signature qui venait presque de l'autre monde!
+
+Il n'y avait pas à espérer qu'elle ressemblât beaucoup à celle du
+marquis en bonne santé. Il avait écrit son nom à tâtons, puisque sa tête
+n'avait pu quitter l'oreiller.
+
+Elle ne ressemblait pas, en effet, au seing large et hardi du vieux
+gentilhomme, elle ne ressemblait même à rien du tout, sinon à la
+maculature que laisserait sur un papier blanc la griffe noircie d'un
+chat.
+
+Et pourtant, il se trouva là, nombre de gens pour la reconnaître,
+surtout ceux qui ne savaient pas lire, et Me Pouleux lui-même, essuyant
+ses bésicles en amateur, déclara qu'il y avait «quelque chose».
+
+Mais le savant médecin de Paris fut plus sévère.
+
+--Puisque je me suis mêlé de cette affaire-là, dit-il, je veux qu'elle
+soit bien faite. Nous avons ici les témoins et le notaire. Je désire, et
+ce sera l'opinion de M. le marquis, qu'un acte de notoriété soit dressé
+pour appuyer cette informe signature. Ces braves gens ne refuseront pas
+d'affirmer par écrit ce qu'ils ont vu.
+
+--Ah! dame non! firent trente voix empressées, pour quant à ça, je
+_sons_ des vrais témoins pour du coup! Me Pouleux ne put faire
+d'objection, c'était un article de plus à ajouter à son mémoire.
+
+Le clerc se remit à sa place et bâcla un acte à joindre au testament qui
+était une sorte de procès-verbal et certifiait véritable la signature
+hiéroglyphique de M. le marquis de Chambray. Après lecture, tous ceux
+qui savaient signer signèrent. Les autres firent leur croix. Seule,
+Mme la marquise repoussa l'acte en détournant la tête.
+
+--Êtes-vous satisfait, M. le marquis? demanda le célèbre docteur.
+
+M. de Chambray remua la tête.
+
+Puis on vit son corps verser lentement sur le côté gauche, tournant son
+visage vers la ruelle, comme s'il eût donné congé à tous ceux qui
+étaient là. La foule s'écoula lentement et silencieusement, mais elle
+retrouva la voix dans l'escalier qui retentit d'exclamations normandes.
+Ah! dame! Ah! dame! on n'espérait pas se divertir davantage, même à
+l'enterrement de «Notre Monsieur!»
+
+Pouleux et son clerc se retirèrent à leur tour, après avoir souhaité
+meilleure santé à M. le marquis et témoigné au célèbre médecin le
+plaisir qu'ils avaient eu à faire sa connaissance.
+
+Nous restâmes seuls, Mme la marquise, Louaisot, Louette et moi.
+
+J'étais sorti de mon trou aux trois quarts asphyxié et complètement
+abêti par l'excès de ma terreur.
+
+Ce que je viens de raconter vient surtout de Stéphanie ma femme, qui
+était parmi les assistants.
+
+Pendant toute la cérémonie--qui avait duré trois heures
+d'horloge!--Mme la marquise était restée morne comme une pierre.
+Louette avait les joues défaites et les yeux creux comme après un mois
+de maladie.
+
+Pour n'avoir point changé, il n'y avait que le patron et le mort. M.
+Louaisot était frais comme une rose.
+
+--Mes petits enfants, dit-il, voilà une histoire qui a joliment marché!
+J'avais peur que notre chère belle Olympe ne commît quelque
+inconséquence, mais quand je la regardais, je mettais quelque chose dans
+mon oeil qui disait: «Amour, vous tenez dans vos jolies mains la vie et
+la mort de votre Lucien!» Le jeune, s'entend, car le grand dadais du
+même nom vient d'être nommé substitut à Yvetot, et je ne l'ai pas si
+complètement sous ma coupe..., mais il y viendra.... Dites donc, je
+grignoterais bien quelque chose, vous autres!
+
+Louette sortit.
+
+Le patron me prit l'oreille amicalement.
+
+--Toi, petiot, me dit-il, tu as été superbe! On fera quelque chose de
+toi. Seulement, tu as mis trop de force quand tu as retourné le pauvre
+monsieur dans la ruelle. Un gaillard qui se relève comme ça tout seul
+aurait pu s'asseoir sur son séant et signer quatre douzaines de
+codicilles. Mais une autre fois mieux.
+
+Quand Louette fut revenue, M. Louaisot recommença son éternel repas.
+Rien ne diminuait jamais son implacable appétit.
+
+--Mes enfants, reprit-il la bouche pleine, nous allons régler nos
+comptes. Je vous ai promis beaucoup, mais je ne vous dois rien parce que
+désormais vous êtes mes complices et que vous ne pouvez rien contre moi
+sans vous casser les reins à vous-mêmes; j'ai mis un très grand soin à
+tout cela: je suis l'homme qui ne néglige aucun détail. Un clou mal
+attaché peut faire tomber toute une charpente.
+
+Il alla vers le secrétaire de M. de Chambray. La clef était à la
+serrure. Il ouvrit en disant:
+
+--Ce soir, on mettra les scellés. Il y a un mineur. Chère Madame, vous
+n'êtes donc pas contente de voir ce bébé-là un des héritiers les plus
+calés du département Je ne sais pas pourquoi ces gens-là trouvent
+toujours le tiroir où est l'argent.
+
+--Chère Madame, continua-t-il, je prends cinq mille francs pour moi, pas
+un centime de plus. J'ai un peu négligé nos tontiniers depuis quelque
+temps pour m'occuper de vos intérêts plus prochains, mais ces braves-là
+y vont trop bon jeu, trop bon argent! Peste! Vincent Malouais mort, il
+n'en reste plus que deux. Il ne faut pas que ce gueux de Joseph Huroux
+nous mange notre oncle Jean, dites donc! Nous ne sommes pas les
+héritiers de Joseph Huroux!
+
+Il fit sonner des pièces d'or dans le creux de sa main.
+
+--Avance! me dit-il.
+
+J'étais incapable de lui désobéir en face. Je m'approchai.
+
+--Je t'avais promis trois mille livres de rentes, poursuivit-il, ce qui
+au denier vingt doit nous donner un capital de soixante mille francs. Je
+te rachète ça pour cinq louis, et une augmentation d'appointements de
+cinq francs par mois.... Tiens donc!
+
+Il frappa du pied parce que j'hésitais. Je pris les cinq louis, et je
+les mis dans ma poche.
+
+--Est-ce que vous comptez vous moquer de moi de la même manière? demanda
+Louette qui mit les deux poings sur ses hanches.
+
+Louaisot referma le secrétaire.
+
+--Toi, dit-il, tu es une bonne fille et une madrée commère. Je te
+promets que si les huit millions nous viennent, tu auras un bureau de
+tabac. Louette l'appela coquin. Il éleva un billet de mille francs
+au-dessus de sa tête et Louette sauta comme une levrette pour l'avoir.
+Puis il revint vers la marquise Olympe dont il prit la main.
+
+--Chère Madame, dit-il d'un ton sec, si vous êtes bien sage, dans
+quarante-huit heures, je vous amènerai notre Lucien. Je me nomme
+moi-même son subrogé-tuteur, arrangez-vous pour que ce soit ratifié par
+le conseil de famille. Je ne vous fatigue pas de la peinture de mes
+sentiments pour vous, mais vous voilà veuve....
+
+Il porta la main d'Olympe jusqu'à un pouce de ses lèvres.
+
+Elle ne leva point les yeux sur lui, mais il me semblait que je voyais
+sourdre le feu sombre de ses prunelles à travers ses paupières baissées.
+
+S'il serre trop fort, la lionne le mordra, un jour ou l'autre....
+
+Nous sortîmes du château, M. Louaisot et moi, une demi-heure avant le
+jour, mais il arriva tout seul à la maison de la bonne femme.
+
+En chemin je m'enfuis et jamais depuis lors, il ne m'a revu.
+
+Mais j'ai le privilège de ceux qui sont tout petits: il m'arrive parfois
+de voir ceux qui ne me voient pas.
+
+Moi, j'ai revu M. Louaisot.
+
+
+
+
+Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire
+
+La nourriture de l'affaire
+
+
+Avant de passer à la dernière série de ces récits où je n'avais plus le
+patron sous la main, mais où je le suivais toujours comme un espion
+honoraire, aidé dans ma tâche par Stéphanie, qui resta encore un peu de
+temps chez la bonne femme Louaisot, je veux rassembler ici quelques
+faits et quelques observations utiles.
+
+J'ai toujours idée que ceci servira soit à M. L. Thibaut, soit à Jeanne
+Péry, les deux principales victimes vivantes de ce merveilleux scélérat.
+
+Je suis à peu près sûr que la mort des trois premiers membres de la
+tontine, Jean-Pierre Martin, Simon Roux dit Duchesne et Vincent
+Malouais, lui est étrangère.
+
+Vincent Malouais décéda, du reste, dans un lit de l'hôpital général de
+Rouen. Son cas fut regardé comme curieux par les professeurs:
+
+Il avait la morve du cheval.
+
+En sa qualité d'ancien maquignon, devenu vagabond et presque mendiant,
+il couchait souvent dans des écuries de village.
+
+Mais lors de la visite du corps, on trouva deux petites cicatrices, une
+derrière chacune de ses oreilles. Toutes les deux étaient noires et
+environnées d'un cercle gangréneux.
+
+Ce pouvaient être des piqûres de mouches à cheval.
+
+Un interne de l'hôpital fit observer néanmoins que les deux plaies
+originaires, très petites, étaient en long et avaient des lèvres comme
+celles que produit la lancette du médecin qui vaccine....
+
+Joseph Huroux commençait à se former, et le patron avait raison de
+craindre pour son vieux Jean Rochecotte.
+
+D'autant mieux que, du côté du vieux Jean, le patron était dès lors
+parfaitement en règle.
+
+Le codicille établissait à chaux et à sable la position de Mme la
+marquise et de son fils.
+
+Or, dans l'idée de Louaisot, il était chef prédestiné de cette famille,
+composée de lui-même, d'Olympe et du petit Lucien.
+
+Et je suis bien loin de dire qu'il n'en arrivera pas à réaliser ce plan.
+
+Il a exécuté, Dieu merci! des tours de force bien plus difficiles.
+
+Il est l'Encyclopédie vivante de la science scélérate.
+
+C'est le docteur, le grand docteur polytechnique du crime!
+
+L'affaire du codicille produisit sur moi un effet de terreur que je suis
+incapable d'exprimer. Je me demandai en moi-même à quelles besognes cet
+homme-là que rien n'arrêtait ne pouvait pas me destiner, et je trouvai
+le courage de fuir.
+
+Il restait entre M. Louaisot et les millions de la tontine d'abord
+Joseph Huroux, scélérat comme lui, et qui pouvait, soit d'un coup de
+couteau, soit à l'aide d'une pilule, déchirer sa toile d'araignée en
+envoyant le vieux Rochecotte dans l'autre monde.
+
+Jean Huroux aurait été alors le _dernier vivant_, et adieu paniers! la
+vendange était faite.
+
+Il y avait ensuite Jean Rochecotte lui-même qu'il fallait garder
+précieusement, mais dont, en somme, dans un temps donné, il fallait
+hériter.
+
+En troisième lieu, entre le vieux Jean et M. Louaisot, il y avait:
+
+1° La famille des comtes de Rochecotte, représentée par le jeune M.
+Albert qui venait de perdre son père.
+
+2° La famille Péry de Marannes, représentée par trois têtes: le baron,
+la baronne et Jeanne.
+
+Le baron achevait sa vie dans l'ornière où il l'avait versée. La
+baronne, attaquée de la poitrine, et minée par le chagrin, ne devait
+pas, selon l'apparence, fournir une bien longue carrière.--Mais Jeanne
+était toute brillante de jeunesse et de santé.
+
+Il y avait enfin, toujours entre le patron et le trésor, objet de sa
+passion, deux personnes qu'il faut bien faire entrer en ligne de compte
+pour éclairer le jeu extraordinaire de cet homme:
+
+La marquise Olympe qu'il tenait par l'enfant, mais dont la fière nature
+était susceptible de révolte, et M. Lucien Thibaut pour qui la même
+Olympe conservait au fond de son coeur un amour entêté et--selon M.
+Louaisot--absolument inexplicable.
+
+Moi, telle n'est pas mon opinion. Je comprends très bien l'obstination
+d'une sympathie enfantine qui a pour objet un homme remarquablement
+beau, noble d'intelligence, grand de coeur et n'ayant contre lui qu'une
+candeur de caractère qui peut inspirer de la pitié à M. Louaisot mais
+caresser au contraire ce qu'il y a de tendre dans l'imagination d'une
+femme.
+
+Je raisonne, moi aussi, et Stéphanie m'aide: Mme la marquise de
+Chambray, étant donnés le secret de son adolescence, les douleurs, les
+dangers de sa jeunesse, devait laisser précisément son coeur aller vers
+ce rêve d'amour pur qui, pour elle, s'appelait Lucien Thibaut....
+
+Quoi qu'il en soit, M. Thibaut, à son insu, était dans l'affaire.
+
+Son nom se trouvait couché sur la liste des obstacles vivants qui
+gênaient la mécanique de M. Louaisot.
+
+Mais en même temps, comme le fils d'Olympe lui-même, il pouvait être
+utile en qualité de mors à fourrer dans la bouche de la belle révoltée.
+
+Aussi Louaisot, donnant les cartes d'une main sûre, a servi parfois des
+atouts à ce pauvre M. Thibaut, qui jouait à l'aveuglette.
+
+Et maintenant que penser d'Olympe, ce miraculeux trésor de beauté?
+Faut-il la plaindre comme une martyre? Faut-il l'exécrer comme la
+principale complice du bourreau?
+
+Voilà qui passe un peu ma philosophie.
+
+Il y a de ceci et de cela dans son fait.
+
+Louaisot reçut un jour des mains de Mme Barnod mourante, cette enfant
+chez qui toutes les généreuses passions étaient en germe.
+
+Il fit évidemment plus que la flétrir. Il la perdit.
+
+J'ai surpris dans ce temps-là des lambeaux de leur correspondance.
+
+Louaisot était le maître, Olympe était l'élève.
+
+Élève qui combattait, c'est vrai, les tendances empoisonnées de son
+professeur, mais qui ne refusait pas d'apprendre de lui cette escrime
+dont on se sert pour parer les coups du monde.
+
+Du monde qu'on lui avait représenté comme une immense caverne de
+brigands.
+
+Olympe possédait des talents qui salissent. Je n'en citerai qu'un:
+Olympe avait plusieurs écritures; j'ai vu de ses lettres tracées de la
+main gauche....
+
+Cette éducation diabolique devait porter ses fruits.
+
+Un jour, poussée par la jalousie qui devenait torture, Olympe, pour tuer
+sa rivale, profita d'un crime commis et commit un autre crime, plus
+grand peut-être: elle favorisa l'erreur des juges dans une cause où il
+s'agissait de vie ou de mort.
+
+Oui, ce crime-là est, à mes yeux, plus grand même que le brutal
+assassinat!
+
+S'arrête-t-on dans cette voie?
+
+On essaye quelquefois. Olympe a eu de cruels remords.
+
+Mais elle ne s'est pas encore arrêtée.
+
+Il me reste à parler du fils d'Olympe, le petit Lucien, et de Fanchette,
+avant de reprendre ces récits dramatiques qui ne sont autre chose que
+le procès-verbal de faits accomplis.
+
+Deux mots seulement:
+
+L'enfant de la nuit de Noël grandit. Il marche vers l'adolescence. C'est
+une charmante et douce créature qui _aime son père_ jusqu'à l'adoration.
+
+Son père, c'est Louaisot.
+
+Quant à Fanchette, la soeur aînée de Jeanne Péry, femme Thibaut, la main
+du patron doit être là-dedans pour beaucoup ou pour peu.
+
+Elle devint jeune fille. Elle avait 600 francs de pension qui lui
+étaient servis, Dieu sait comme, par le baron Péry, son père.
+
+Le baron l'aimait énormément, à ce qu'il disait, et l'abandonnait du
+meilleur de son coeur. Il la faisait dîner quelquefois au restaurant et
+je ne pense pas qu'il l'inondât de morale au dessert.
+
+Fanchette était toujours marchande de plaisirs. C'était une intelligence
+assez remarquable. Elle s'était fait toute seule une manière
+d'éducation. Beaucoup plus tard, je l'ai vue dame un instant.
+
+Et par l'apparence c'était une vraie dame.
+
+M. Albert de Rochecotte avait tort quand il disait, comme cela a été
+rapporté dans l'acte d'accusation:
+
+«On n'épouse pas Fanchette.»
+
+Si fait vraiment. Il y a des Fanchette qu'il faut relever et épouser.
+Quand on meurt pour avoir payé avec une moquerie la tendresse d'une
+jeune fille, c'est bien fait, M. le comte! Je ne vous plains pas.
+
+Fanchette était encore marchande de plaisirs quand Albert de Rochecotte
+la vit et l'aima.
+
+La rencontra-t-il par hasard, ou par les soins de M. Louaisot, qui
+prenait les mécaniques de loin, nous le savons, ou bien par l'imprudence
+de ce vieil étourneau de baron? Je l'ignore....
+
+
+
+
+Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire
+
+Du sang et des fleurs
+
+
+
+
+Avant-propos
+
+
+Ce titre-là a l'air prétentieux, mais il est encore bien loin de dire
+tout ce qu'il y aura dessous. C'est ici comme chez Nicolet, toujours de
+plus carabiné en plus carabiné! Le mérite n'en est pas à moi, mais aux
+événements dont je suis le fidèle rapporteur.
+
+Je n'ai rien contre les romanciers, mais je ne peux m'empêcher de dire
+ceci: les histoires inventées par le hasard sont autrement originales
+que les rengaines prétendues habiles qu'on pipe en fouillant cette hotte
+creuse que ces messieurs appellent leur imagination. Attrape!
+
+
+
+
+I
+
+La Couronne
+
+
+J'ai omis à dessein de parler d'une visite que le patron fit à la
+Salpêtrière, quartier des folles, pendant notre premier voyage de Paris.
+Je désirais ne mentionner cette circonstance qu'au moment voulu, crainte
+qu'elle ne fût oubliée par le lecteur.
+
+On sait que M. Louaisot affichait la prétention de tout connaître et
+d'être plus savant que les almanachs. Je pense bien qu'ici il avait son
+idée. Il cherchait un rouage pour sa mécanique, ou plutôt un outil:
+_l'outil qui tue_.
+
+Le diable sema un instrument sur son chemin, et vous pensez que M.
+Louaisot ne le laissa pas traîner.
+
+Il y avait à la Salpêtrière une folle nommée Laura Cantù. Elle était née
+à Paris, malgré son nom italien, mais ses parents venaient de Catane en
+Sicile.
+
+Son père et sa mère étaient morts.
+
+On l'appelait la Couronne. Voici pourquoi: elle s'évadait très souvent,
+malgré la surveillance spéciale dont on l'entourait, on peut même dire
+qu'elle s'évadait quand elle voulait, par suite d'un merveilleux don
+d'agilité qu'elle avait. On prétendait qu'elle était veuve d'un
+saltimbanque et ancienne danseuse de corde elle-même.
+
+Dès qu'elle était libre elle volait. Cela lui était d'autant plus facile
+qu'elle avait une physionomie douce et remarquablement honnête.
+
+Avec le produit de ses vols, elle achetait des fleurs qu'elle arrangeait
+en couronnes pour les porter au cimetière,--non point sur une tombe
+aimée ou tout au moins connue d'avance, mais sur n'importe quelle tombe,
+pourvu que le gazon d'alentour recouvrit le corps d'un enfant.
+
+C'était là sa folie. Elle disait qu'on lui avait pris son petit enfant
+pour le mettre dans la terre, et elle voulait couvrir la terre de
+fleurs.
+
+Laura Cantù ou la Couronne pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle était
+assez grande et trop mince, à cause de sa maigreur, mais vous n'avez pas
+vu souvent de taille plus gracieuse que la sienne. Elle prenait tout
+naturellement des poses charmantes et la souplesse inouïe de son corps
+donnait à ses mouvements une harmonie singulière.
+
+Elle avait dû être jolie tout à fait. Ses traits pâlis et flétris
+retrouvaient encore de la beauté dans le sourire. Je l'ai vue plus d'une
+fois dans sa pose indolente et qu'un peintre eût voulu saisir, bercer le
+vent dans ses bras vides, tandis que ses grands cheveux noirs tombaient
+comme un voile sur son visage reposé dans un rêve.
+
+C'était son rêve qu'elle berçait en chantant sur un air lent et triste
+une chanson interminable qui commençait ainsi:
+
+ _Le petit enfant_
+ _Sourit, dans ses langes,_
+ _C'est qu'il voit les anges.--_
+ _Le soleil couchant_
+ _À des yeux étranges...._
+
+ _Le petit enfant_
+ _Se plaît sur la terre_
+ _Auprès de sa mère.--_
+ _J'ai pleuré souvent_
+ _La nuit tout entière...._
+
+
+
+
+II
+
+Une pièce de la mécanique Louaisot
+
+
+M. Louaisot, en ce temps-là, étudiait surtout la phrénologie. Que
+n'étudiait-il pas? Il disait que lui, M. Louaisot, avait toutes les
+bosses du fameux diplomate M. de Talleyrand-Périgord, et que moi je
+n'étais pas beaucoup mieux monté qu'un singe ouistiti.
+
+La phrénologie, toujours selon lui, était pour beaucoup dans sa visite à
+la Salpêtrière. Il me parla de la Couronne pendant toute une semaine et
+finit par me la mener voir.
+
+Je la trouvai telle que je l'ai décrite, assise sur l'herbe, dans le
+bosquet.
+
+Quand nous lui parlâmes, elle ne nous répondit point.
+
+Son regard, qui passait à travers les boucles ruisselantes de ses
+cheveux, avait une douceur infinie. Elle se laissa palper le derrière de
+la tête. M. Louaisot me montra, vers la nuque, la bosse qui était cause
+de son amour passionné pour les enfants, et derrière les oreilles, deux
+autres bosses qui la prédisposaient fatalement à tuer.
+
+Elle se mit à bercer et à chanter pendant cela:
+
+ _Le petit enfant_
+ _Aimait sa demeure,_
+ _Dans le ciel il pleure.--_
+ _L'écho lentement_
+ _A murmuré l'heure...._
+
+Tuer! Cette pauvre créature! Sa voix me remuait le coeur.
+
+Une gardienne nous dit:
+
+--Elle est bien tranquille aujourd'hui, mais hier elle a sauté de cette
+branche que vous voyez là-haut dans le grand marronnier. Heureusement
+qu'elle a manqué son élan et qu'elle est retombée de ce côté-ci du mur,
+car elle aurait porté l'argent des voisins au cimetière!
+
+--Est-elle méchante? demanda Louaisot.
+
+--Des fois, mais pas souvent. Elle dit qu'on voulait faire danser son
+petit sur la corde quand il était encore trop jeune. Plus on les fait
+danser petits, plus ça attire la foule. Alors, il tomba et se cassa.
+Elle cherche toujours l'homme qui fit ce coup-là et si elle le trouve
+jamais, gare à lui! Vous ne savez pas comme elle est forte!
+
+La Couronne berçait le vide et chantait:
+
+ _Le petit enfant_
+ _À la tête ronde,_
+ _Souriante et blonde.--_
+ _L'eau coule en chantant_
+ _Sa chanson profonde...._
+
+Cette chose-là une fois écrite ne sonne plus. Il aurait fallu entendre
+la Couronne elle-même.
+
+--Il n'y a pas bien longtemps, reprit la gardienne, il vint un visiteur
+qui déplut à une de nos vieilles, je ne sais pas pourquoi. Elles ont de
+la malice comme des démons. La vieille alla trouver la Couronne qui
+était à bêcher son petit cimetière là-bas au bout du bosquet et lui
+montra le visiteur en disant:
+
+--Le voilà! celui qui a tué l'enfant!
+
+La Couronne ne fit qu'une demi-douzaine de bonds pour traverser tout cet
+espace que vous voyez. Elle tomba sur le malheureux monsieur comme une
+tigresse. Ah! Ah! vous ne l'auriez pas reconnue! Le diable était dans
+ses yeux! Ses cheveux se hérissaient. On entendait ce qui râle dans la
+gorge des bêtes féroces. Le pauvre monsieur ne mourut pas sur le coup,
+mais les médecins disent qu'il n'en relèvera pas....
+
+Le patron cligna de l'oeil en me regardant. Simple histoire d'avoir
+raison en phrénologie.
+
+--Elle a donc un petit cimetière à elle? demanda-t-il.
+
+--Si vous voulez lui payer quelques fleurs, vous allez bien voir.
+
+La gardienne vendait des fleurs, à cause de la folle, comme elle aurait
+vendu des petits pains si elle eût gardé, de l'autre côté du boulevard,
+les ours du jardin des Plantes. Le patron acheta un bouquet qu'il jeta
+sur les genoux de Laura.
+
+Celle-ci ne leva même pas les yeux. Elle se mit tout de suite, avec une
+activité incroyable, à fabriquer une couronne qui fut achevée en un clin
+d'oeil. En travaillant, elle égrenait les couplets de sa chanson.
+
+Dès que la couronne fut achevée, elle se leva, et sans nous accorder la
+moindre attention, elle se dirigea, de son pas indolent et gracieux,
+vers l'une des extrémités du bosquet. La gardienne nous dit:
+
+--Elle ne remercie jamais. Dans son idée, c'est le bon Dieu qui lui
+envoie les fleurs. Elle va remercier le bon Dieu là-bas.
+
+Nous la suivîmes. La gardienne continuait.
+
+--Ce n'est pas qu'elle aime le bon Dieu, il lui a pris son enfant; mais
+elle le craint parce qu'il a son enfant.
+
+La Couronne s'arrêta tout au bout du bosquet devant un petit tertre
+gazonné qu'elle avait dû élever elle-même. Il y avait une pierre plate
+et une croix.
+
+Elle mit la guirlande au bras de la croix qui avait déjà des fleurs,
+puis elle s'agenouilla et colla ses lèvres contre la terre.
+
+J'avais le coeur plein.
+
+En rentrant chez nous, le patron me dit:
+
+--Tout peut se placer, même cette bonne femme-là: la mécanique a une
+pièce de plus.
+
+
+
+
+III
+
+La petite Pologne
+
+
+Quelques semaines après, je fus l'homme le plus étonné du monde en
+voyant arriver chez nous Laura Cantù en costume très décent et l'air
+aussi posé qu'une dame de charité.
+
+Le patron était absent. Je la fis asseoir dans le bureau. Elle me dit
+avec beaucoup de calme qu'elle était la Couronne, une folle de la
+Salpêtrière et qu'elle s'était évadée tout exprès pour venir trouver M.
+Louaisot de Méricourt qui devait lui vendre des renseignements sur
+l'homme qui avait tué son pauvre petit enfant.
+
+Louaisot avait dû la travailler déjà depuis notre visite.
+
+Laura Cantù me raconta quelques bribes de sa mélancolique histoire. Il y
+avait en elle une poésie douce qui charmait. Je fus obligé de la quitter
+pour aller à un autre client.
+
+Elle fit, pendant mon absence, deux couronnes avec les fleurs qui
+étaient dans les vases de la cheminée.
+
+Et quand je revins, elle me dit qu'elle allait avoir une grosse brassée
+de roses avec deux louis qu'elle avait volés dans une maison de l'avenue
+d'Italie. Elle comptait bien prendre le temps de porter ses fleurs au
+Père-Lachaise avant de rentrer à la Salpêtrière.
+
+Car elle ne s'échappait pas pour autre chose que pour visiter les
+cimetières. Elle rentrait toujours.
+
+Franchissons maintenant les mois et les années. Arrivons au moment où
+séparé de M. Louaisot déjà depuis longtemps, je continuais néanmoins
+d'éclairer sa conduite, poussé par un sentiment de curiosité
+irrésistible.
+
+On n'assiste pas au prologue d'un tel drame sans rester mordu par le
+besoin d'en connaître le dénouement.
+
+Jean Rochecotte-Bocourt, l'un des deux survivants de l'association
+tontinière établie plus de quarante ans en ça entre les cinq
+fournisseurs du pays de Caux, était maintenant un vieillard souffreteux,
+tout tremblant de corps et d'esprit qui végétait dans un état de
+perpétuelle terreur.
+
+Il avait quitté la Normandie quelques mois après la mort du troisième
+tontinier, et je suppose que M. Louaisot n'était pas étranger à cette
+fuite.
+
+Car, en s'expatriant, le vieux Jean fuyait positivement le terrible
+voisinage de Joseph Huroux.
+
+L'étude Pouleux était toujours dépositaire des fonds de la tontine, qui
+dépassaient désormais de beaucoup quatre millions, puisque la troisième
+période de quinze années était entamée.
+
+Me Pouleux n'avait pas les mêmes raisons que Louaisot pour tenir la
+dragée haute à Joseph Huroux qui avait maintenant une chance sur deux
+d'entrer en possession du trésor: une très grosse chance contre une très
+petite, car il était bien portant, malgré ses excès, et le vieux Jean ne
+tenait plus sur ses jambes.
+
+En outre, Joseph Huroux passait pour avoir un moyen à lui d'amender les
+tables de mortalité, et le vieux Jean, à cet égard, n'était plus capable
+de lui rendre la monnaie de sa pièce.
+
+Aussi Me Pouleux s'était-il fait sans scrupule aucun le banquier de
+l'ancien mendiant qui ne gueusait plus et courait les foires et
+assemblées, aussi cossu que pas un marchand de boeufs.
+
+Plus Joseph Huroux vieillissait, et mieux il buvait. Quand il avait bu,
+il se posait en gros capitaliste, comme si déjà la clef de la caisse
+tontinière eût été dans la poche de côté de sa peau de bique.
+
+Seulement, il avait la fanfaronnade normande, et ne disait jamais rien
+qui pût compromettre ni le passé ni l'avenir.
+
+Le vieux Jean, pauvre et malade, n'aurait pas duré beaucoup en face de
+ce robuste matador qui avait déjà de terribles ressources au temps de sa
+misère, et qui aujourd'hui faisait sonner des poignées de pièces de cent
+sous dans son sac.
+
+Mais, aux faibles, il reste la Providence. Ici, la Providence eut la
+bizarre idée de marcher dans les grands souliers crottés de M. Louaisot,
+qui donna au pauvre vieux Jean les moyens de venir à Paris.
+
+M. Louaisot l'aurait mis bien volontiers dans sa propre maison, mais le
+vieux Jean avait défiance. Les gens de campagne se croient plus en
+sûreté dans la solitude qu'auprès d'un chrétien de certaine espèce.
+
+Je partage un peu leur avis.
+
+On chercha donc tout bonnement un trou pour bien cacher le vieux Jean.
+
+Dans la rue du Rocher, à quelques centaines de pas de la barrière
+Monceaux, il y avait alors une petite allée humide et tortueuse, qui
+courait entre deux grands murs et rejoignait d'immenses terrains vagues,
+où le quartier de Laborde a été bâti depuis.
+
+Cela confinait à la Petite-Pologne, forêt de Bondy parisienne, aussi
+célèbre jadis que le furent plus tard les Carrières d'Amérique.
+
+Ce lieu s'appelait la plaine Bochet. Bien peu de gens savaient son nom.
+
+Au bout de la ruelle, il y avait une masure en complet désarroi,
+entourée, comme une tombe, d'un terrain de deux mètres en tous sens.
+Elle avait appartenu à un rétameur qui travaillait en ville et ne venait
+là que pour dormir.
+
+On y installa le bonhomme Jean Rochecotte.
+
+De prix d'achat, ce palais coûta cinq cents francs, et le vieux vécut là
+au milieu de son futur domaine, car il devait acquérir bien peu de temps
+après tous les terrains et toutes les maisons qui entouraient sa misère.
+
+Ce ne fut pas moi qui le cherchai. Vous allez voir que ce fut lui qui
+vint à moi, car je nichais dans une hutte encore plus misérable que la
+sienne, faite avec une douzaine de planches pourries et de vieux volets,
+dont la location me coûtait quatorze sous par semaine, payables dix
+centimes chaque soir.
+
+Je succédais à un tueur de rats qui avait fait banqueroute.
+
+Moi, dans ma hutte, je n'avais même pas d'entourage comme au cimetière,
+et quand mes pieds s'allongeaient en dormant, ils passaient à travers
+mes murs.
+
+Ce fut là que je commençai la rédaction de mes oeuvres littéraires.
+
+J'avais vu M. Louaisot venir plusieurs fois dans le taudis du vieux Jean
+qui m'inspirait une certaine envie par le confortable dont il jouissait.
+On lui avait installé un poêle de fonte et il faisait sa soupe en plein
+air, vêtu d'un manteau de chasseur d'Afrique qui m'aurait été comme un
+gant.
+
+Avec ce même petit manteau gris d'ardoise, dont les déchirures étaient
+très bien recousues de fil blanc, il allait, le matin, chercher son sou
+de lait dans la rue du Rocher sous une porte cochère. Pour tout dire
+enfin, il prenait son café le soir avec une larme d'eau-de-vie.
+
+Auprès de moi, c'était un gros bourgeois.
+
+On pense si je guettais M. Louaisot! Je l'avais reconnu dès sa première
+visite. Mais on devine en même temps quelles précautions je prenais pour
+n'être point vu de lui.
+
+En vérité, ce n'était pas difficile. Les pentes des Montagnes Rocheuses
+ne peuvent pas être plus sauvages ni plus accidentées que ne l'étaient
+les abords de mon domaine.
+
+C'étaient partout des décombres, d'immenses tas de plâtras, des steppes
+de cette grande vilaine herbe bleuâtre qui croit sans culture, dans tous
+les terrains vagues de Paris.
+
+On aurait mis là-dedans du chevreuil! Et j'avais arrangé--car mon goût
+pour la poésie a résisté à tous mes malheurs--un petit jardinet entre
+trois pans de mur en ruines, où je cultivais des chrysanthèmes arrachés
+sur les talus des fortifications, des pissenlits, deux pieds de digitale
+et même un lilas, ramassé dans les rebuts du marché aux fleurs. Il était
+devenu superbe, mon lilas,--comme ces condamnés de la médecine qui ont
+le tort de reprendre et d'engraisser à la barbe de la faculté.
+
+Un jour que j'étais à mon travail d'auteur, je vis M. Louaisot déboucher
+de l'allée avec une jeune femme, et du premier coup d'oeil je reconnus
+la folle de la Salpêtrière: Laura Cantù, dite la Couronne.
+
+Elle allait derrière lui, ou plutôt autour de lui comme un enfant qui
+joue en marchant. Elle cueillait des herbes et quelques pauvres vilaines
+fleurs.
+
+Parfois, d'un bond de chamois, elle franchissait un décombre--ou bien
+grimpait sur une ruine--pour voir de plus loin.
+
+D'où j'étais, je la trouvais toute jeune: l'air d'une fillette.
+
+Le bonhomme Jean prenait le soleil sur le pas de sa porte.
+
+Dès que Laura l'aperçut, elle courut à lui. Il se trouvait que la pauvre
+créature aimait les vieillards presque autant que les enfants.
+
+Elle bondit sur les genoux de Jean Rochecotte et s'y blottit, caressante
+comme si elle eût trouvé là le sein de son père.
+
+
+
+
+IV
+
+L'outil est-il bon?
+
+
+Je ne sais pas ce que se dirent le vieux Jean et le patron. J'étais bien
+trop loin pour les entendre causer mais il fut évident pour moi que M.
+Louaisot apportait une communication à la fois importante et fâcheuse,
+car le vieux se prit bientôt à trembler de tous ses membres.
+
+Il n'y aura pas beaucoup de dialogue dans le drame qui va suivre,
+puisque mes oreilles m'étaient inutiles. J'espère cependant rendre les
+scènes aussi claires pour le lecteur qu'elles le furent pour moi qui
+assistai, toute cette journée durant, à une véritable pantomime.
+
+Louaisot ne resta pas plus d'un quart d'heure. En s'en allant, il laissa
+Laura endormie aux pieds du vieillard qui la regardait avec un espoir
+mêlé de terreur.
+
+Je traduisais déjà l'expression de cette physionomie ravagée. Elle me
+semblait dire:
+
+«Est-ce bien vrai que cette pauvre fille soit en état de me porter
+secours?»
+
+Mais le véritable mot de l'énigme me fut donné une heure environ après
+le départ de Louaisot.
+
+Le bonhomme s'était assoupi à son tour. C'était vraiment une misérable
+créature, sa tête pendait sur sa poitrine creuse, laissant saillir les
+os de sa nuque, dentée comme une scie.
+
+Un coup de poing aurait brisé cela comme verre.
+
+Tout d'un coup, je vis paraître au bout de la ruelle une peau de bique,
+un brûle-gueule et un nez couleur de tomate.
+
+Jamais je n'avais vu Joseph Huroux. J'ignorais même qu'il fût en état de
+se payer une toilette aussi étoffée.
+
+Et pourtant je le reconnus tout de suite, comme si quelqu'un l'eût nommé
+derrière moi.
+
+Ma pensée marcha aussitôt. Je ne dis pas mon imagination, j'en manque
+absolument; je dis ma pensée: ce qui chez nous devine et déduit par le
+calcul.
+
+Que venait faire là l'ancien mendiant, si véhémentement soupçonné
+d'avoir guéri de leur misère les trois premiers membres de la tontine?
+
+Ceci n'était pas même une question pour moi.
+
+Joseph Huroux venait rendre au vieux Jean le même service qu'il avait
+déjà rendu successivement à Jean-Pierre Martin, le bedeau, à Simon Roux,
+dit Duchêne le déserteur, et à Vincent Malouais, le maquignon.
+
+Mauvaise figure, du reste, ce Joseph Huroux, et qui disait assez bien
+son dessein.
+
+Mais comment était-il là? Le trou du bonhomme ne pouvait, en vérité,
+passer pour une cachette facile à découvrir.
+
+Le vieux Jean ne sortait jamais, sinon dans un petit périmètre de cent
+cinquante mètres au plus pour se procurer ses aliments et son tabac. Son
+chauffage, il le ramassait dans le désert qui environnait nos deux
+huttes, la sienne et la mienne.
+
+Et même, quand une de mes planches laissait tomber ses coins moisis, il
+ramassait le bois pour le brûler.
+
+Un limier de Paris, un vrai limier serait venu ici peut-être tout
+justement parce que personne n'y venait, mais un bouledogue campagnard!
+
+Non. Ce devait être M. Louaisot qui avait attiré là Joseph Huroux par
+son industrie.
+
+La présence de Laura,--l'outil,--donnait pour moi à cette supposition le
+caractère de l'évidence.
+
+M. Louaisot avait pris les devants, parce que l'homme à la peau de bique
+l'inquiétait. Ce n'était pas, après tout, un adversaire méprisable. Il
+avait fait trois fois ses preuves.
+
+Un coup d'heureuse chance pouvait lui fournir beau jeu pour la partie
+suprême. Avec beau jeu, il devait gagner. Et alors, le plan de M.
+Louaisot, qui avait déjà coûté si cher, était ruiné à jamais.
+
+Il n'était pas dans la nature du patron de s'en rapporter au sort. Lui
+qui trichait toujours, pourquoi aurait-il mené loyalement cette partie
+d'où dépendait tout son avenir?
+
+Il avait, comme à l'ordinaire, voulu choisir son terrain, son heure et
+ses armes.
+
+Il avait amené Joseph Huroux ici--lui-même.
+
+Ici, où le piège était tendu.
+
+J'allais voir la lutte, moi, la plume derrière l'oreille et commodément
+assis sur la bûche qui me servait de fauteuil à la Voltaire.
+
+Je ne sais pas si mon admiration pour ce roi des coquins me rend
+partial, mais je suis bien forcé d'avouer qu'ici encore sa combinaison
+me paraît mériter les plus grands éloges.
+
+Rien que le choix de l'outil trahit la main d'un maître.
+
+Voici un scélérat campagnard qu'on a été pêcher dans son cabaret
+d'habitude, là-bas, au fond du pays de Caux pour lui dire:
+
+«L'homme que tu cherches et qui vaut pour toi une demi-douzaine de
+millions est à Paris.»
+
+Ce n'est pas mal, mais cela rentre dans les moyens vulgaires.
+
+Le rustre part. À Paris, il cherche et ne trouve pas. On le prend par la
+main et on le conduit au seuil de la cachette.
+
+Ça devient plus original. Il y a en effet, là, une difficulté.
+
+Pour tendre une embuscade à l'ennemi, il faut des soldats. Et l'ennemi,
+quand il s'appelle Joseph Huroux, ancien mendiant à besace du pays
+cauchois, a un flair capable de dépister le gendarme à trois lieues à la
+ronde.
+
+D'ailleurs, dans notre cas spécial le gendarme n'est bon que pour
+arrêter, empêcher, il ne tranche pas la question de survivance, qui est
+la principale.
+
+Tout est donc dans le choix du soldat qui va garder ce vieil homme,
+inhabile à se garder lui-même.
+
+Tout est dans le choix de l'outil.
+
+Or voici un outil qu'on ne voit pas, une arme qui n'a pas l'air d'une
+arme: une gracieuse jeune femme dont l'indolence ne peut qu'ajouter aux
+embarras du vieillard.
+
+Le rustre peut approcher sans défiance. Tout au plus lui en coûtera-t-il
+deux coups au lieu d'un, et il n'est pas à cela près.
+
+Ah! certes, la trappe est bien tendue. C'est une arme invisible,
+celle-là.--Reste à savoir si elle est assez fortement trempée pour
+remplacer les armes qui se voient.
+
+C'est à peine si Joseph Huroux se montra au bout du mur qui fermait
+l'extrémité de la ruelle, débouchant dans la plaine Bochet.
+
+Je dis _fermait_ parce que la ruelle venait sur nous de biais. Pour se
+cacher il suffisait de faire un pas en arrière.
+
+Joseph Huroux avait un chapeau de cuir rabattu jusque sur ses yeux. Il
+tenait à la main une monstrueuse cravache dont le cuir était tout pelé,
+mais qui devait avoir dans sa pomme une balle pesant au moins une once.
+
+Il regarda le vieux et je vis ses grosses lèvres sourire.
+
+La vue de Laura endormie parut l'enchanter beaucoup moins. Je devinai
+sur sa bouche une question qui devait être celle-ci:
+
+--Où diable la vieille bête a-t-il volé cela?
+
+Il réfléchit pendant la moitié d'une minute, puis il disparut.
+
+J'étais sûr qu'il ne s'en était pas allé bien loin.
+
+
+
+
+V
+
+Ce que valait l'outil
+
+
+Le dimanche, dans ces halliers parisiens plus sauvages que les solitudes
+de la Sonora et d'une laideur désolée à laquelle rien au monde ne se
+peut comparer, quelques Pawnies de la rue Saint-Lazare, quelques
+O-jibbewas de la barrière Monceaux venaient quelquefois vaguer.
+
+On voyait là de pauvres honnêtes familles si peu habituées au vert
+qu'elles prenaient les souillures du sol pour de l'herbe, et nos cahutes
+pour des chaumières,--on voyait aussi quelques couples prodigieux, don
+Juan de retour du bagne et sa dona Anna fourrageant dans cette misère et
+essayant de ruiner les ruines.
+
+Mais les jours de semaine, personne! jamais!
+
+On arrivait pourtant dans ce Sahara de deux hectares par trois
+différents côtés, la ruelle d'abord, un couloir descendant du boulevard
+extérieur ensuite, enfin une sorte de boyau tortueux qui montait de la
+rue de Laborde.
+
+Mais excepté le dimanche, où Paris descendrait à la cave plutôt que de
+ne pas sortir de chez lui, ces trois défilés semblaient des barrières
+infranchissables entre notre barbarie et la civilisation indigente des
+alentours.
+
+Le lieu était véritablement propice pour un mauvais coup. Point de
+fenêtres donnant sur les terrains. Entre la rue du Rocher, qui était la
+plus voisine de nous et nos huttes il y avait toute la longueur de la
+ruelle, occupée par deux grands jardins dont les murs avaient vingt
+pieds de hauteur.
+
+Je ne crois pas qu'il se fût jamais commis là beaucoup de crimes, mais
+c'était parce que personne n'y venait qui valût la peine d'être assommé.
+
+Un soir de dimanche, j'y ai entendu deux philosophes dont l'un disait à
+l'autre avec mélancolie:
+
+--S'il venait seulement quelqu'un de trois francs!...
+
+Mais l'autre ne répondit seulement pas à la hardiesse de cette
+hypothèse.
+
+Une heure se passa. La Couronne s'éveilla la première. Elle secoua
+doucement la main du vieillard qui ouvrit les yeux en sursaut. Il avait
+dormi tranquille parce qu'il se sentait gardé, on comprenait cela à la
+terreur soudaine que le réveil amenait.
+
+La Couronne demanda à manger, car le vieux entra dans sa maison et en
+ressortit avec une tartine de pain et une pomme.
+
+Laura se mit aussitôt à faire son repas.
+
+Il n'y avait pas à s'y tromper, elle était là en sentinelle. Louaisot
+avait obtenu d'elle promesse d'y rester un temps donné. Et d'autre part,
+il s'était arrangé de façon que Joseph Huroux arrivât pendant qu'elle
+faisait faction.
+
+Le patron excellait à ces arrangements presque puérils et fournissant
+des conséquences tragiques.
+
+Dès que la Couronne eut achevé son repas qu'elle prit, accroupie,
+mangeant tour à tour une petite bouchée de pain et une petite bouchée de
+pomme, elle sauta sur les genoux du vieux Jean et l'embrassa à plusieurs
+reprises.
+
+Elle était gaie, elle riait si bruyamment que l'écho de sa joie venait
+jusqu'à moi par les trous de mes planches.
+
+Puis elle prit tout à coup sa course à travers les herbes desséchées,
+fouillant les maigres broussailles et cherchant je ne sais quoi.
+
+Tantôt elle parlait toute seule, tantôt elle chantait sa chanson.
+
+Je guettais l'embouchure de la ruelle.
+
+Joseph Huroux n'avait point reparu.
+
+Le soleil s'était couché derrière les maisons lointaines de la rue de la
+Bienfaisance dont les derrières bordaient le terrain du côté de l'ouest.
+
+Le brun de nuit approchait.
+
+Laura se mit à bercer le cher petit fantôme que son rêve mettait entre
+ses bras si souvent. Aux lueurs du crépuscule vous eussiez dit la jeune
+mère heureuse qui presse contre son sein l'espoir bien aimé de sa vie.
+
+Elle était belle et douce comme l'amour des madones.
+
+En berçant, elle chantait. Elle vint si près de ma hutte que j'entendais
+sa mélodie plaintive:
+
+ _Le petit enfant_
+ _Était dans sa cage_
+ _L'oiseau de passage.--_
+ _La lune à présent_
+ _Est sous le nuage...._
+
+Elle s'interrompit à dix pas de moi pour cueillir un liseron fané.
+
+Et la nature du pacte conclu entre elle et Louaisot me fut
+catégoriquement expliquée, car elle dit:
+
+--Il m'a promis de me donner tout ce que je pourrais porter de fleurs!
+
+Voilà pourquoi elle gardait fidèlement sa faction. Pour récompense, elle
+aurait de pleines brassées de fleurs; de quoi fleurir beaucoup, beaucoup
+de petites tombes.
+
+Elle passa derrière ma cahute:
+
+ _Mon petit enfant,_
+ _Où s'en est allée_
+ _Ton âme envolée?--_
+ _J'écoute le vent_
+ _Qui suit la vallée...._
+
+Ce fut le dernier couplet que j'entendis: Laura s'était perdue dans les
+décombres.
+
+Le vieux Jean avait repassé le seuil de sa maison.
+
+Mon regard, qui avait quitté un instant l'extrémité de la ruelle, y
+revint. Je vis quelque chose de sombre au coin du grand mur.
+
+Cela remuait--et avançait.
+
+La brune était tombée tout à fait, mais je n'avais pas besoin d'y voir.
+Je savais quel était cet objet sombre qui semblait glisser vers la
+cabane du vieux Jean.
+
+Celui-ci était en train d'allumer sa chandelle. Je venais d'apercevoir
+cette lueur rapide qui suit l'explosion d'une allumette chimique.
+
+Il ne devait pas être sur ses gardes.
+
+Tout cela ne me concernait point, et pourtant j'avais la poitrine
+serrée.
+
+Ce n'était pas pour les millions. Ces deux vieux hommes jouaient une
+partie dont l'enjeu aurait couvert d'or les trois quarts de la plaine
+Bochet, mais que m'importait cet enjeu, dont, en aucun cas, je ne devais
+avoir ma part?
+
+Ma poitrine se serrait parce que je devinais un couteau sous la peau de
+bique de l'ancien mendiant, et parce que ce vieillard tremblotant, qui
+ne saurait point se défendre, était mon voisin, mon seul voisin depuis
+plusieurs semaines.
+
+Et puis qu'allait faire la Couronne?
+
+Elle était loin. On ne la voyait plus. L'écho de son chant n'arrivait
+même pas jusqu'à moi.
+
+Joseph Huroux avançait toujours.
+
+Il était arrivé à un pli de terrain où les herbes avaient eu plus
+d'humidité et s'étaient multipliées.
+
+Il avait désormais de quoi masquer son approche.
+
+Je n'aurai jamais honte de ma sensibilité. Cédant à un mouvement
+généreux, je soulevai la planche qui me servait de porte et je sortis.
+
+Je pouvais prévenir le vieux sans trop de danger parce que sa cahute
+avait une manière de fenêtre qui donnait juste en face de moi et qui se
+trouvait ouverte.
+
+Mais je n'eus pas le temps d'accomplir mon dessein.
+
+L'événement marcha comme la foudre.
+
+Au moment où je sortais en prenant les précautions dictées par la
+prudence, le vieux Jean qui ne se doutait encore de rien, mais qui
+voulait clore sa devanture à l'heure ordinaire, passa sa tête à la
+fenêtre, ouverte de mon côté et cria de sa voix chevrotante:
+
+--Hé! là-bas! ma bonne fille, il faut rentrer.
+
+Elle entendit, car son pas remua les herbes à une centaine de mètres
+derrière moi. Mais Jean Huroux entendit aussi. Il avait avancé bien plus
+que je ne croyais à l'abri de la coulée. Je le vis se dresser à vingt
+mètres tout au plus de la porte du vieux Jean.
+
+Celui-ci l'aperçut en même temps que moi. Il était debout au seuil de sa
+porte et tenait la barre à la main. Je suppose qu'il reconnut son mortel
+ennemi, car il jeta la barre dont il n'avait plus le temps de se servir
+et, faisant le tour de sa cabane, il s'enfuit vers ma hutte. On
+entendait le râle de terreur qui s'échappait de sa gorge. Pourtant, il
+n'avait pas perdu son sang-froid, car en courant, il criait:
+
+--Laura, ma fille! c'est lui! au secours!
+
+C'était encore un rude gaillard que ce Joseph Huroux.
+
+Il avait dépouillé sa peau de bique pour mieux aller et il faisait des
+enjambées de loup.
+
+Moi, j'avais laissé retomber ma planche. Mon taudis avait bien assez de
+trous sans cela.
+
+La Couronne venait, mais elle ne se pressait pas. Le vieux n'avait pas
+encore prononcé le mot sacramentel.
+
+Et il faillit bien ne pas le prononcer, car Joseph Huroux gagnait
+terriblement.
+
+Au risque de radoter, je répète qu'on était ici aussi loin de tout
+secours, quoique dans Paris, et aussi à l'aise pour commettre un meurtre
+que si une forêt vierge vous eût entouré à dix lieues à la ronde. Huroux
+atteignit Jean au moment où celui-ci passait devant ma hutte. Jean
+venait de butter et de tomber.
+
+Ce fut ce qui le sauva, car en tombant et probablement sans le savoir,
+il prononça le mot-talisman.
+
+--Viens! s'écria-t-il avec détresse, voilà l'homme! celui qui a tué le
+petit enfant!
+
+Quelque chose de plus rapide qu'un cerf au plus fort de sa course passa
+devant ma hutte. À travers les planches, je sentis le vent de ce
+projectile humain. C'était la Couronne qui bondissait.
+
+Jean Huroux, saisi à la gorge, poussa une clameur étranglée.
+
+Il y eut une lutte courte, pendant laquelle je vis la folle s'enlacer
+comme un serpent autour de ce gros corps aux formes athlétiques. Puis la
+folle se mit à gambader de ci de là, tandis que Joseph Huroux gisait la
+face contre terre. L'outil était bon.
+
+Le vieux Jean se releva péniblement. Quand il fut debout, il redressa
+ses reins que toujours j'avais vus courbés, et d'une voix que je n'avais
+jamais entendue, il dit:
+
+--_Je suis le dernier vivant!_
+
+J'attendais le patron.
+
+Le patron vint avec sa charge de fleurs que la Couronne emporta en
+triomphe.
+
+Celle-là n'était pas embarrassée pour entrer au cimetière après la
+fermeture des grilles. La hauteur des murailles ne l'inquiétait point.
+
+M. Louaisot voulut prendre avec le vieux Jean son ton ordinaire, mais
+celui-ci ne le permit point.
+
+--Mon brave M. Louaisot, lui dit-il, gardons nos distances, s'il vous
+plaît. Je ne refuse pas de vous prendre pour mon homme d'affaires: vous
+savez votre métier, vous ferez les diligences voulues pour que les fonds
+de la tontine me soient immédiatement délivrés. En attendant, quoique je
+sois bien innocent du meurtre de cette bête brute, on pourrait m'en
+accuser, à cause du grand intérêt que j'y avais. Si vous voulez traîner
+le cadavre jusqu'au bout de la ruelle qui va place Laborde, il y a là un
+cabaret mal famé dont le voisinage expliquera au besoin la fin violente
+de Joseph Huroux. Attendez, si vous voulez, que la nuit soit plus noire.
+Ici, nous n'avons pas à craindre la curiosité des passants, et mon
+voisin, mon seul voisin--il parlait de moi,--ne rentre guère que vers
+dix heures. S'il s'était trouvé là, malheureusement, nous aurions été
+obligés de nous occuper de lui.
+
+--Vous êtes sûr qu'il n'y est pas? demanda Louaisot. On juge si j'étais
+sur un lit de roses!
+
+J'avais une sortie de derrière, ou plutôt chaque planche de mon taudis
+pouvait être poussée et servir de porte.
+
+Je n'attendis même pas la réponse du vieux Jean. Je fourrai mes papiers
+sous ma pèlerine, et je me glissai dehors.
+
+Il était temps. Le vieux Jean répondit:
+
+--On peut toujours voir.
+
+Et, sans plus de façon, le patron entra chez moi en poussant ma porte
+d'un coup de pied.
+
+Je m'étais blotti dehors dans une brousse qui avait prospéré à l'abri du
+mur, et je ne bougeais pas plus qu'un lapin dans son terrier.
+
+Il n'y est pas, dit le patron, mais....
+
+--Il s'interrompit pour respirer fortement et acheva:
+
+--Oui, de par le diable! Je connais cette odeur-là: c'est du gibier à
+moi!
+
+Je ne sais pas si j'ai noté parmi les qualités naturelles de M. Louaisot
+le flair qu'il avait: un flair qui valait celui d'un limier. Je l'ai vu
+dix fois, à Méricourt, me dire le nom du client qui l'avait attendu en
+fumant sa pipe dans la cuisine. Et cela sans jamais se tromper.
+
+--Comment s'appelle votre voisin, puissant et respectable millionnaire?
+demanda-t-il au vieux Jean.
+
+--Est-ce que je sais le nom d'une pareille espèce! répondit le bonhomme,
+prenant pour sérieuse la formule ironique du patron.
+
+--L'avez-vous vu, au moins, noble capitaliste?
+
+--Deux ou trois fois, oui.
+
+--Est-il grand ou petit?
+
+--Il est haut comme ma botte.
+
+--C'est bien cela. Je vais passer la nuit chez vous, tant pour porter ce
+qui reste de Joseph Huroux à une distance convenable que pour établir
+une souricière où se prendra votre avorton de voisin. J'ai un compte
+personnel à régler avec ce moucheron-là.
+
+Mais le compte ne fut pas réglé. Pendant que M. Louaisot allait chercher
+de la lumière dans la cahute du vieux, je gagnai au large en rampant
+comme un sauvage. Du coup, je perdis mon mobilier, car je ne suis jamais
+rentré depuis dans mon domicile de la plaine Bochet.
+
+
+
+
+Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire
+
+Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux
+
+
+Cette affaire-là, je la connais comme ma poche. Je ne vais pas m'amuser
+à repasser tout ce que les journaux ont dit, mais il y a beaucoup de
+choses que personne n'a pu dire, parce que tout le monde les ignore,
+excepté le patron et moi.
+
+Et encore une belle dame à qui je puis donner un nom, grâce à mon
+système de pseudonymes raisonnés analogiques: la marquise Ida de Salonay
+(Olympe de Chambray).
+
+Quand un outil est bon, c'est le cas de ne pas le jeter de côté après
+s'en être servi une fois. Louaisot avait une besogne encore plus
+importante que l'exécution de Joseph Huroux. En définitive, il y avait
+vingt moyens d'éloigner l'ancien mendiant de son chemin.
+
+Le genre de vie de Huroux rendait explicables tous les genres de mort
+violente.
+
+Il n'en était pas de même du jeune comte Albert de Rochecotte et de
+Jeanne Péry. Tous les deux devaient disparaître puisque tous les deux
+barraient la route, mais ici, un double meurtre, accompli dans des
+circonstances ordinaires, aurait donné naissance à de trop faciles
+soupçons.
+
+Car on commençait à parler du dernier vivant de la tontine normande et
+de ses héritiers présomptifs. Bien des gens savaient l'ordre légal dans
+lequel venaient les têtes aptes à succéder: Rochecotte premier, Péry de
+Marannes second, marquise de Chambray troisième. (Celle-ci du chef du
+jeune marquis Lucien de Chambray, son fils mineur.)
+
+Il s'agissait d'apporter ici des raffinements tout particuliers. La mort
+devait jouer un jeu savant.
+
+La maxime: _reus is est cui prodest crimen_[3] qui, dans le cas d'une
+double disparition, devait peser si lourdement sur la marquise Olympe,
+pouvait-elle être retournée à son avantage? la couvrir, en quelque sorte
+comme une irrécusable preuve d'innocence?
+
+[Note 3: «Celui-là est le coupable à qui profite le crime.»]
+
+Déjà de mon temps, le patron travaillait à résoudre ce problème de haute
+algèbre-coquine.
+
+Il avait trouvé cette formule mathématique: _détruire la première tête
+par la seconde et la seconde par la loi qui aurait à châtier le meurtre
+de la première._
+
+Cartouche et Mandrin étaient en vérité de bien naïfs scélérats à côté de
+nos calculateurs modernes.
+
+Car ce problème étant proprement résolu, la troisième ligne devenait
+première et pouvait se laver les mains de l'accident qui fauchait les
+deux autres.
+
+On dira tout ce qu'on voudra, le patron avait du talent.
+
+Le lecteur peut se souvenir d'une double rencontre que nous fîmes, M.
+Louaisot et moi, dans le jardin du Palais-Royal: la petite Jeanne Péry
+d'un côté, conduite par sa mère, et de l'autre la petite Fanchette, plus
+âgée d'un an, émancipée par l'abandon et la misère, et faisant toute
+seule son métier de revendeuse de plaisirs.
+
+M. Louaisot n'avait alors que faire de Jeanne ni de Mme Péry, mais il
+s'était donné le soin d'acheter des plaisirs à Fanchette.
+
+Et en le voyant causer avec l'enfant, je m'étais dit tout de suite: Ce
+n'est pas pour le roi de Prusse que le patron gaspille ainsi dix sous et
+dix minutes!
+
+Cette Fanchette était vraiment une jolie petite fille, résolue et gaie,
+qui prenait son sort en joyeuse part.
+
+M. Louaisot, depuis ce jour-là, s'arrangea de manière à ne la plus
+perdre de vue, et même quand elle eut monté--ou descendu--en grade,
+quand elle fut devenue la maîtresse de cet Albert de Rochecotte dont la
+devise était «on n'épouse pas Fanchette», M. Louaisot l'accostait encore
+partout où il la rencontrait pour lui donner ou lui demander des
+nouvelles du pays.
+
+Ils se traitaient tous deux en amis. Louaisot avait raconté à la jeune
+fille qu'il l'avait embrassée autrefois toute petite enfant chez les
+bons fermiers des environs de Dieppe.
+
+Il savait leur nom pour avoir eu lui-même affaire à eux--pour le petit
+Lucien, le fils d'Olympe. Il rappelait la grande écuelle du père Hulot,
+toujours pleine de fort cidre, et les aiguilles à tricoter qui
+hérissaient du soir au matin la coiffe de la maman Hulot.
+
+Bref, il prenait juste le diapason qu'il fallait pour avoir le droit
+d'appeler Fanchette:
+
+«Ma jolie payse».
+
+À Paris, on a des connaissances comme cela et des amis du même numéro.
+Ce sont des familiarités de rencontre qui ne mènent à rien, mais les
+gens qui ont une grande quantité de ces relations savent tout.
+
+Le patron était homme à cultiver avec soin un pareil commerce pour s'en
+servir à l'occasion, ne fût-ce qu'une seule fois.
+
+Fanchette n'était pas pour lui un _outil de_ premier ordre comme la
+Couronne, c'était un de ces objets qu'on use d'un coup: une allumette,
+un timbre, un cigare.
+
+Ces choses on les porte quelquefois longtemps sans y toucher. Puis vient
+l'heure et on les consomme.
+
+Ce fut Fanchette qui donna au patron, l'heure étant venue, le moyen de
+préparer la mise en scène du drame.
+
+Pour cela, cette pauvre Fanchette ne se mit pas en frais. Elle répondit
+à une question banale par une parole insignifiante.
+
+Et tout fut dit. Le patron se paya de ses cinq ou six ans d'attente.
+
+Voici la demande de Louaisot et la réponse de Fanchette:
+
+--Est-ce que vous allez demain à la première du _Gymnase_?
+
+--Non, je dîne à la campagne.
+
+Louaisot était prêt. Il cherchait son terrain pour livrer la bataille.
+La veille, il avait appris que Jeanne était au couvent de la
+Sainte-Espérance. Le matin il avait trouvé un moyen de l'en faire
+sortir.
+
+Depuis huit jours il portait dans sa poche la paire de ciseaux de
+fabrique anglaise, aux initiales S. W., qu'une main exercée avait
+soustraite dans la boîte à ouvrage de Jeanne. Ses canons étaient en
+batterie. Il dressa l'oreille à ce mot _campagne_.
+
+--On ne dîne plus bien à la grille de Ville-d'Avray, dit-il au hasard.
+Si rien n'avait mordu à l'hameçon il en aurait jeté un autre.
+
+Mais quelque chose mordit, Fanchette répartit:
+
+--Oh! nous n'allons pas à Ville-d'Avray. C'est un anniversaire. Nous
+fêtons, Albert et moi, le souvenir de notre premier tête à tête, et il
+faut bien choisir pour cela le restaurant où le dîner eut lieu.
+
+--Le nom du temple, s'il vous plaît? demanda Louaisot en riant.
+
+--Nous n'étions pas riches alors. Nous dînâmes aux _Tilleuls_, au
+Point-du-Jour. C'est devenu depuis un restaurant très convenable.
+
+--Bon appétit, ma jolie payse!
+
+Si fort qu'on soit, il est impossible de tout faire par soi-même.
+Louaisot avait des aides peu nombreux, mais éprouvés, qu'il employait le
+plus rarement possible. Je ne lui en ai jamais connu que deux, et c'est
+à peine si je les ai vus deux ou trois fois en besogne. L'un de ces
+aides était un mauvais sujet du nom de François Riant, ancien garçon de
+café. Louaisot rentra chez lui raide comme balle. François Riant fut
+appelé, Louaisot lui demanda:
+
+--Connais-tu des garçons aux _Tilleuls_, du Point-du-Jour?
+
+--Berthoud, Laurent et Nicolas, répliqua Riant. Il n'y en a pas des
+masses.
+
+--Si tu veux gagner cinquante louis... tu m'entends? cinquante, tu
+remplaceras demain de trois heures de l'après-midi à dix heures Nicolas,
+Laurent ou Berthoud.
+
+--Lequel?
+
+--Celui qui sert les cabinets.
+
+--Il y en a deux.
+
+--Celui qui sert les meilleurs cabinets.
+
+--C'est Laurent... mais comment faire?
+
+--Laurent a-t-il encore sa mère?
+
+--Oui, la brave femme.
+
+--Où demeure-t-elle?
+
+--À l'Isle-Adam.
+
+--Tu vas partir tout de suite pour l'Isle-Adam.
+
+--Ça se peut. Après?
+
+--À la poste de l'Isle-Adam tu jetteras à la boîte une lettre ainsi
+conçue ou à peu près: «Mon cher frère....» Il a des soeurs?
+
+--Trois.
+
+--«Mon cher frère, si tu veux arriver à temps pour voir et embrasser
+notre mère...»
+
+--Compris, mais après?
+
+--Après, tu calculeras l'heure où la lettre devra être distribuée, et tu
+iras demain, au Point-du-Jour, juste à cette même heure... un peu avant
+pour que ta demande soit faite quand la lettre arrivera.
+
+--Demande d'emploi?
+
+--Parbleu! on te refuse d'abord....
+
+--Et puis, on me rappellera quand Laurent aura lu sa lettre. C'est
+possible.
+
+--C'est certain. Qu'en dis-tu?
+
+--Je ne dis pas non. Et aux _Tilleuls_, quelle besogne?
+
+--Demain, quand tu seras revenu, avant de partir pour le Point-du-Jour,
+tu viendras me voir.
+
+La dernière escapade de la Couronne avait fait grand scandale à la
+Salpêtrière. Elle avait passé dehors la nuit tout entière. On l'avait
+mise en prison, et la surveillance s'était resserrée autour d'elle.
+
+Mais il y avait déjà bien du temps que cela était passé, et depuis son
+aventure de la plaine Bochet, la Couronne avait pris une folie plus
+tranquille. L'avis du médecin en chef était que si on pouvait lui éviter
+toute excitation, elle serait bientôt en voie de guérison.
+
+Le patron savait cela. Car il continuait de faire à sa _protégée_ des
+visites sobres et rares. Les médecins causaient volontiers avec lui. Ils
+voyaient en lui un philanthrope et un homme du monde désireux de
+s'instruire.
+
+Bien entendu, personne à l'hôpital ne se doutait de la lugubre aventure
+qui avait marqué la dernière fugue de Laura Cantù. Le corps de Joseph
+Huroux avait été relevé en un lieu où de pareilles épaves ne sont pas
+rares. On avait fait autour de lui cette enquête décente et résignée qui
+semble conclure toujours ainsi: «Où trouverait-on des pommes, sinon sous
+les pommiers?»
+
+Et comme il avait ses papiers sur lui, on l'avait régulièrement mis en
+terre.
+
+Au moment où nous sommes arrivés, nul ne se souvenait de cela, et Laura
+Cantù moins que personne.
+
+J'ai dit que les batteries de M. Louaisot étaient prêtes. Depuis
+quelques semaines en effet, il avait recommencé à agir sur la pauvre
+imagination de la Couronne. Il lui parlait à mots couverts d'une rumeur
+bizarre qui courait dans Paris: il y avait un démon, ennemi des jeunes
+mères, un Vampire qui avait deux existences et qu'il faudrait tuer deux
+fois.
+
+La Couronne écoutait cela. Son cerveau travaillait.
+
+Elle gardait le secret comme un conspirateur à qui on a confié l'espoir
+de la lutte prochaine....
+
+Dès que François Riant fut parti pour l'Isle-Adam, M. Louaisot se rendit
+à la Salpêtrière. Il causa un quart d'heure avec Laura qui était ce
+jour-là très calme, avant sa venue.
+
+En la quittant, il lui serra la main et lui dit:
+
+--Voici bien longtemps que le petit enfant n'a eu de fleurs....
+
+Laura s'échappa le soir même par-dessus le mur du préau.
+
+Elle alla droit au logis de la rue Vivienne. Pélagie lui fit un lit dans
+sa chambre. Elles parlèrent du Vampire.
+
+Pélagie n'était pas absolument rassurée, mais elle avait ses ordres.
+
+Le lendemain, dès le matin, M. Louaisot mena Laura au cimetière. En
+vérité, ce n'était plus une folle: elle savait très bien que son enfant
+n'était pas là.
+
+Il ne restait qu'un coin malade dans son cerveau, mais dans ce coin
+vivait la manie terrible et sanguinaire.
+
+Ce fut le long des allées qui vont et viennent dans le champ des morts
+que le patron lui redit, avec plus de détails, la légende du Vampire.
+Chacun sait bien que ces monstres à visage humain habitent la campagne
+hongroise entre Szeged et Belgrade, mais qu'ils s'échappent parfois pour
+franchir le Danube et porter l'effroi dans le centre de l'Europe.
+
+Il y en a qui boivent la vie des jeunes filles, d'autres qui cherchent
+ces petits lits blancs où dort la joie des mères.
+
+Il faut leur ôter deux fois l'existence.
+
+Pendant que le patron parlait, la Couronne était suspendue à ses lèvres.
+Elle dit: «Je le tuerai deux fois!»
+
+Dès que Louaisot la vit résolue à tenter la lutte, il lui expliqua
+comment il faudrait combattre. On devait la conduire jusqu'au lieu où
+elle trouverait le vampire endormi, ivre de son hideux festin.
+
+Il faudrait d'abord l'étrangler dans son sommeil, sans hésitation ni
+pitié, car s'il s'éveillait tout serait perdu.
+
+Ensuite, il était nécessaire de lui porter un grand nombre de coups avec
+la seule arme qui eût le pouvoir de percer sa chair maudite: une paire
+de ciseaux enchantée qu'une pauvre mère en deuil avait fait bénir par le
+saint archevêque de Grant, primat de Hongrie....
+
+Or, racontez donc de pareilles faridondaine à des juges en robes noires
+ou rouges! Ils aiment bien mieux croire aux vraisemblances que M.
+Louaisot leur sert toutes hachées dans une assiette avec du persil
+par-dessus.
+
+Les juges qui ont sous leur bonnet carré une tradition vieille de tant
+de siècles, une expérience perfectionnée à travers tous les âges du
+monde, ne savent pas encore que les virtuoses du mal n'ont qu'un but:
+abriter leurs actes derrière l'impossible.
+
+Les docteurs ès-crime ne se servent jamais de la vraisemblance que pour
+mentir.
+
+Et l'entêtement des gens raisonnables, des esprits droits, des
+imaginations correctes, de tous les hommes comme il faut, enfin,
+attachés à cette routine qu'ils ont l'obligeance d'appeler le _bon
+sens_, font, hélas! souvent la partie trop belle aux malfaiteurs bien
+appris....
+
+Vénérés maîtres, en fait de chasse, il y a aussi deux bons sens: le bon
+sens de M. le vicomte dont le gibier court encore quoique ce gentilhomme
+ait des culottes de chez Geiger, et le bon sens de Gros Pierre,
+l'affûteur de nuit, qui n'a pas de culottes, mais qui tue le gibier.
+
+La Couronne écoutait ce que lui disait Louaisot avec une curiosité
+avide. Elle baisa les ciseaux bénis et les glissa sous les plis de son
+corsage.
+
+François Riant était de retour de son voyage quand Laura et le patron
+revinrent à la maison. Riant avait mis sa lettre à la poste de
+l'Isle-Adam. La lettre devait arriver au bureau d'Auteuil à neuf heures.
+Le patron s'enferma avec Riant.
+
+Pour gagner ses cinquante louis. Riant devait glisser une préparation
+opiacée, que le patron lui donna, dans le chambertin, débouché au
+dessert pour le comte Albert de Rochecotte et Fanchette sa maîtresse. La
+préparation était dans un flacon portant l'étiquette du pharmacien. Ce
+n'était pas du poison. Riant s'y connaissait. Il demanda selon sa
+coutume.
+
+--Et après?
+
+Le patron lui remit un mouchoir et un étui contenant six cartes
+photographiques qui devaient être jetés, le mouchoir sous la table, et
+l'étui sur la nappe. Riant demanda encore:
+
+--Et après?
+
+--Tu ouvriras la fenêtre, répondit le patron, et tu les laisseras
+dormir.
+
+Ils partirent tous les trois, mais non pas ensemble, pour le
+Point-du-Jour. Riant alla par les omnibus. La Couronne et le patron
+prirent une voiture de place.
+
+Quand Riant arriva. Laurent, le garçon qui avait sa mère à l'Isle-Adam,
+venait de recevoir la lettre. Il était en train de demander un congé.
+
+Riant fut reçu comme une providence. Il prit tout de suite le veston et
+la serviette. Les déjeuners commençaient. Le maître du restaurant
+surveilla Riant pendant une demi-heure; puis, voyant que le nouveau
+garçon était au fait du service, il rentra dans son comptoir.
+
+Le restaurant des Tilleuls est situé à mi-côte, à l'angle des chemins
+qui remontent en tournant vers Auteuil.
+
+On a beaucoup bâti depuis lors. En ce temps-là, le chemin de ceinture
+n'avait pas encore jeté sur la Seine le pont viaduc qui change tout
+l'aspect du pays. La devanture du restaurant regardait la rivière
+par-dessus la grande route, et ses derrières donnaient sur une façon de
+petit parc qu'on était en train de dépecer en lots pour le vendre au
+détail.
+
+Le terrain du parc allait en montant; il était planté de beaux arbres.
+Le mur qui le séparait du restaurant était bas et tapissé de lierre, de
+sorte que, de ce côté, les cabinets avaient une jolie vue de campagne.
+
+En dedans du mur et tout près de la maison, il y avait deux grands
+tilleuls qui avaient donné leur nom à l'établissement.
+
+Louaisot et sa compagne étaient arrivés au Point-du-Jour presque en même
+temps que François Riant. En longeant la grande route, M. Louaisot put
+assister au départ de Laurent et à l'installation de François, son
+remplaçant.
+
+Il était près de midi. Désormais le train le plus prochain, dépassant
+Pontoise, était à trois heures. Quoi qu'il arrivât, Laurent ne pouvait
+revenir que le lendemain matin, ou tout au plus tôt par le dernier
+convoi de nuit.
+
+On avait à soi la soirée tout entière.
+
+Pélagie avait procuré à Laura une toilette simple et décente qu'elle
+portait à merveille. En elle il n'y avait rien absolument qui dénotât
+son état mental. Pour quiconque ne la connaissait point, c'était une
+jolie personne, ayant passé la première jeunesse et portant sur son
+visage la trace d'une souffrance physique ou d'un chagrin.
+
+Aujourd'hui, il y avait en elle quelque chose de grave et de recueilli.
+Elle était un peu comme les anciens chevaliers à la veille des armes.
+
+Louaisot avait remué les cendres de sa folie qui couvait, prête à
+s'éteindre peut-être. Le feu prenait de nouveau à sa pensée. Une
+solennelle obligation pesait sur elle.
+
+En chemin, elle avait dit plusieurs fois:
+
+--Je voudrais prier dans une église.
+
+Louaisot n'était pas à la noce, comme on dit, et cette journée devait
+lui sembler longue. Il lui fallait, en effet, soutenir son rôle jusqu'à
+la nuit et ne pas laisser refroidir un seul instant le mystique
+enthousiasme de la Couronne.
+
+Mais nous savons bien qu'il avait le diable au corps: le diable de
+patience et de ruse. Il causait vampires, petites tombes violées et
+autres lugubres farces de la même espèce, comme s'il eût été payé à
+l'heure. Et il disait de temps en temps avec un accent de profonde
+conviction:
+
+--Ma fille, Dieu vous a choisie pour une sainte tâche!
+
+La malheureuse créature répondait:
+
+--Dieu me donnera la force de l'accomplir.
+
+En arrivant, Louaisot fit d'abord le tour du restaurant et entra dans le
+terrain, comme s'il eût voulu acheter quelqu'un des lots qui étaient en
+vente. Il se plaça vis-à-vis de l'arrière-façade du restaurant et
+examina les lieux avec soin.
+
+Plusieurs cabinets ouvraient leurs fenêtres sur une petite terrasse dont
+la balustrade touchait presque les branches des deux grands tilleuls.
+
+De l'endroit où Louaisot se tenait et qui était une sorte de tertre, on
+voyait parfaitement l'intérieur du cabinet du milieu, l'espace compris,
+entre les deux tilleuls laissant une échappée au regard. Laura demanda:
+
+--Ne me conduirez-vous point à une église?
+
+--Si fait, répondit Louaisot, vous aurez tout le temps de prier, ma
+fille.
+
+Puis il demanda à son tour:
+
+--Ce mur qui est là devant nous est-il trop haut pour que vous puissiez
+le franchir?
+
+La Couronne eut un sourire dédaigneux.
+
+--Les murailles de l'hôpital ont le double de hauteur, répliqua-t-elle.
+Je franchirais le rempart d'une forteresse, s'il se dressait entre moi
+et l'agent du démon!
+
+Louaisot lui serra la main doucement.
+
+--Vous êtes la vengeresse prédestinée! prononça-t-il tout bas avec
+emphase.
+
+Puis il ajouta, revenant à sa nature:
+
+--Mais il faut soutenir le corps pour que l'âme garde toutes ses forces.
+Nous allons entrer là-dedans et commander un léger repas.
+
+--Mangez, si vous avez faim, dit-elle. Pour moi, c'est jour de jeune.
+
+Louaisot revint à la grande route et entra au restaurant par la grille.
+François Riant vint lui-même à sa rencontre, et Louaisot demanda le
+cabinet qui voyait la campagne entre les deux tilleuls. On le lui donna.
+Il mangea comme un loup affamé, tout en débitant de nuageuses tirades.
+La Couronne ne voulut rien accepter, pas même une bouchée de pain. Vers
+la fin du déjeuner, Louaisot lui montra celui des deux tilleuls qui
+était planté à gauche de la croisée. Ses branches pendaient sur la
+terrasse.
+
+--Est-ce que vous monteriez bien par là, s'il le fallait? demanda-t-il.
+
+La Couronne eut encore son orgueilleux sourire. Elle ne daigna même pas
+répondre. En sortant, Louaisot dit à François Riant:
+
+--Quand les deux jeunes gens vont venir, vous donnerez ce cabinet et non
+pas un autre, je le veux.
+
+--Et vous n'avez rien autre à m'ordonner?
+
+--Rien, sinon ce que j'ai dit déjà: le flacon, le mouchoir, les
+photographies, et ne pas oublier d'ouvrir la fenêtre pour qu'ils
+respirent à l'aise.
+
+Il était deux heures. Le patron et sa compagne remontèrent le chemin
+d'Auteuil.
+
+Laura devenait agitée, la fièvre la prenait.
+
+Louaisot était un peu à bout de légendes, mais le transport qui montait
+lentement et sûrement au cerveau de la pauvre folle rendait sa besogne
+aisée.
+
+Il aurait aussi bien pu se taire désormais. Ce que Laura voulait,
+c'était prier. Louaisot la conduisit à l'église d'Auteuil.
+
+--Moi, dit-il, je vais battre le pays et fouiller les profondeurs du
+bois pour savoir où se cache le vampire, après quoi je reviendrai vous
+chercher. Laura entra dans l'église solitaire. Elle y chercha un coin
+bien sombre et s'y prosterna, la face contre les dalles.
+
+Louaisot alla à l'estaminet fumer une pipe, boire une chope et lire le
+_Siècle_, car il avait des opinions éclairées.
+
+Vers six heures du soir, sous le beau soleil d'été qui allait
+s'inclinant déjà parmi les nuées roses, vers les coteaux de Meudon, un
+nuage de poussière arriva du côté de Paris.
+
+C'était une calèche attelée de deux fringants chevaux qui s'arrêta
+devant la porte des _Tilleuls_.
+
+Le maître du restaurant quitta son comptoir et vint faire accueil à M.
+le comte Albert de Rochecotte qui était un client de choix. Albert
+portait le deuil. Fanchette, sa maîtresse, avait une toilette ravissante
+de fraîcheur. Elle était jolie à miracle. François Riant leur offrit le
+cabinet que nous savons.
+
+--Où donc est passé Laurent? demanda Albert.
+
+Mais comme cela lui était égal, il n'attendit pas la réponse et se mit à
+combiner le plan d'un petit dîner transcendant. Fanchette donnait son
+avis. C'était une luronne. Son charmant visage pétillait d'esprit et de
+gaieté.
+
+François Riant, car je tiens de lui une partie de ces détails, disait
+que M. le comte avait encore l'air fort amoureux. Fanchette et lui
+dînèrent bien et longtemps. Entre eux tout était sympathique même
+l'appétit.
+
+En allant et en venant. François Riant entendait quelques bribes de leur
+entretien. Une fois, M. le comte dit en montrant le terrain voisin:
+
+--Si je t'achetais un de ces lots pour y bâtir le chalet de tes rêves?
+
+--Viendrais-tu y demeurer avec moi? demanda Fanchette.
+
+--Et le décorum, ma chère!
+
+--Alors, ça aurait l'air d'un cadeau de congé. Je n'en veux pas.
+
+Une autre fois, François n'avait pas entendu la demande de M. le comte,
+mais la réplique de Fanchette fut:
+
+--Je veux bien que tu ne m'épouses pas, mais si tu en épouses une autre,
+je ne te prends pas en traître, tu mourras étranglé.
+
+Et c'étaient des rires!...
+
+Vers huit heures, comme le vent du soir fraîchissait, François fut prié
+de fermer la croisée. Il venait justement de servir la bouteille de Clos
+Vougeot, préparé à l'aide du petit flacon et selon la formule du patron.
+
+Une demi-heure après, on servit le café et on se retira discrètement.
+
+Une demi-heure après encore, et toujours discrètement, François mit son
+oeil à la serrure.
+
+M. le comte dormait profondément. Son cigare en tombant avait mis le feu
+à la nappe qui fumait. Fanchette avait renversé sa jolie tête dans ses
+cheveux et sommeillait aussi.
+
+François entra sans bruit. Il éteignit la lampe, jeta sous la table le
+mouchoir avec l'étui à photographies qui contenait tout uniment six
+portraits de Mlle Fanchette--et rouvrit la fenêtre.
+
+Un des châssis craqua.
+
+M. le comte, qui avait probablement bu la meilleure part de la
+bouteille, ne broncha pas, mais Fanchette s'agita et un murmure passa
+entre ses lèvres roses.
+
+Elle ne devait pas être difficile à éveiller....
+
+François s'enfuit sur la pointe des pieds et referma la porte.
+
+C'était jour de semaine. Il y avait peu de monde aux _Tilleuls_ et le
+Point-du-Jour était à peu près désert déjà.
+
+Certes, les rares passants qui descendaient le chemin d'Auteuil
+n'auraient point soupçonné qu'il restât des promeneurs dans l'ancien
+parc dont les terrains étaient à vendre par lots. Il en restait deux
+pourtant.
+
+M. Louaisot et la Couronne étaient assis sur l'herbe au sommet du
+tertre.
+
+Entre eux le silence régnait. Louaisot avait beau se creuser la
+cervelle, il ne trouvait plus rien à dire. Laura songeait et souffrait.
+Elle avait quitté l'église seulement quand le bedeau était venu fermer
+les portes. Sa pauvre cervelle s'était exaltée dans la solitude bien
+autrement que par l'éloquence du patron. Sa tête brûlait, son corps
+grelottait. Elle tremblait la fièvre.
+
+Quand François Riant ouvrit la fenêtre, Laura n'y prit pas garde tant
+elle était absorbée. Mais il n'en pouvait être de même du patron, qui
+guettait depuis longtemps ce signal.
+
+Aussitôt après l'ouverture de la croisée, son regard plongea dans le
+cabinet, dont l'intérieur était vivement éclairé.
+
+Il vit ce qu'avait vu François Riant: au second plan, Fanchette,
+gracieusement renversée sur le dos de son fauteuil; au premier, M. le
+comte Albert de Rochecotte la tête penchée en avant et plongé dans un
+profond sommeil. Ce qu'il ne put voir, ce fut l'oeil de François, qui,
+intrigué au plus haut degré, regardait tant qu'il pouvait par le trou de
+la serrure. Le patron saisit le bras de la Couronne et le serra
+fortement:
+
+--L'heure est sonnée! dit-il.
+
+La malheureuse femme frémit de la tête aux pieds, mais elle se leva:
+
+--Êtes-vous prête, ma fille? demanda Louaisot.
+
+--Je suis prête, répondit-elle?
+
+Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps. Louaisot dit encore:
+
+--Aurez-vous la force d'accomplir votre devoir? La tête de Laura se
+redressa.
+
+--J'aurai la force, répliqua-t-elle. Montrez-moi mon devoir.
+
+Alors. Louaisot tendit le doigt vers la fenêtre éclairée du cabinet. Le
+regard de la folle suivit la direction indiquée par ce mouvement. Elle
+frissonna de nouveau, mais non point de la même façon que la première
+fois. C'était le transport qui montait. Elle venait d'apercevoir le
+comte Albert. Sa main se glissa dans son sein et y chercha l'arme
+enchantée: les ciseaux bénis par l'archevêque primat de Grant.
+
+--Est-ce lui? prononça-t-elle à voix basse.
+
+Et déjà sa figure transformée était terrible à voir.
+
+--C'est lui, répondit M. Louaisot.
+
+Elle resta un instant immobile, suffoquée par un spasme.
+
+--Lui! répéta Louaisot, le vampire qui boit le sang des petits enfants!
+
+Un rauquement s'échappa de la gorge de Laura. Elle bondit. En trois
+sauts, elle atteignit le mur au-dessus duquel sa silhouette noire se
+profila un moment.
+
+Puis les feuilles du tilleul omirent.
+
+Puis encore la silhouette reparut sur l'appui de la croisée, se
+dessinant en sombre au-devant de la lumière.
+
+La Couronne était dans le cabinet. Elle ne vit même pas Fanchette. Ses
+deux mains se nouèrent autour du cou du jeune comte, étouffant ainsi son
+premier cri.
+
+Elle avait, aux heures de sa folie, cette science instinctive
+d'étrangler qui appartient à toutes les bêtes féroces.
+
+Son entrée, son effort, la lutte n'avaient produit aucun bruit.
+François, l'oeil au trou de la serrure, croyait être en proie à un rêve.
+
+Quand elle lâcha la gorge du comte Albert, la tête de celui-ci, qu'elle
+avait relevée, pendit de côté sur le dos de son siège.
+
+S'il n'était pas mort encore, il avait perdu tout sentiment.
+
+La Couronne prit alors les ciseaux qu'elle porta pieusement à ses
+lèvres.
+
+Et elle frappa: d'abord au coeur, puis en vingt endroits, car le délire
+du sang s'était emparé d'elle....
+
+Enfin, jetant son arme sanglante, elle poussa un cri de triomphe et
+sauta dans le jardin sans même s'aider des branches de tilleul.
+
+Ce fut ce cri qui réveilla Fanchette dont les yeux troublés aperçurent
+en s'ouvrant cette forme noire qui sembla disparaître comme un énorme
+oiseau dans l'espace.
+
+Son second regard découvrit le cadavre de son amant. Elle voulut crier,
+sa voix s'étouffa dans sa gorge.
+
+Elle se jeta sur le comte Albert, croyant le ranimer ou trouver en lui
+un signe de vie: le contact de ce cadavre tout sanglant la fit reculer
+épouvantée.
+
+Et la glace lui renvoya son image: une femme folle dont la fraîche
+toilette était toute souillée de rouge....
+
+Alors, l'épouvante la prit, écrasant sa douleur. Elle se dit: c'est moi
+qui vais être accusée!
+
+Et enveloppée de son burnous d'été qui cachait au moins les taches
+rouges, elle s'enfuit le long des corridors où personne ne lui barra le
+passage.
+
+Voilà ce qui est vrai sur le meurtre du Point-du-Jour.
+
+Ce que les journaux ont radoté à l'envi les uns des autres est, comme à
+l'ordinaire, invention ou erreur.
+
+Quant aux juges, ils se sont trompés, je ne répéterai pas, comme à
+l'ordinaire, mais du moins comme cela leur arrive beaucoup trop souvent.
+
+J'ai dit que je tenais une partie de ces détails de François Riant qui
+subit un interrogatoire et fut même incarcéré dans le premier moment.
+
+Les autres détails me viennent d'une source plus sûre encore: je les ai
+eus par Laura Cantù elle-même.
+
+Laura n'a jamais été inquiétée. Elle a quitté la Salpêtrière. Elle est
+notre voisine aux Prés-Saint-Gervais.
+
+Ma Stéphanie l'a prise en affection; elles travaillent ensemble et Laura
+ne manque pas de pain quand il y en a chez nous.
+
+Elle n'est plus folle.
+
+Mais elle redeviendra folle dès que M. Louaisot le voudra.
+
+Et M. Louaisot le voudra dès qu'il aura besoin de sa folie.
+
+L'outil est trop excellent pour qu'on y renonce.
+
+La Couronne a tué, elle tuera.
+
+
+
+
+Annexe aux oeuvres de J.-B. Martroy
+
+L'évasion de l'accusée--Les deux soeurs
+
+
+_(détails incomplets)_
+
+Ici finissent les oeuvres proprement dites de J.-B.-M. (Calvaire),
+romancier sans imagination.
+
+Ce qui me reste à dire n'est pas un roman vrai, comme mes autres récits,
+ni même une nouvelle authentique. Je n'écris pas cela pour les journaux,
+mais bien pour M. Thibaut, l'ancien juge d'Yvetot, qui ne sera peut-être
+pas toujours assez simple pour repousser mes services.
+
+On dirait que d'avoir été magistrat ça suffit pour boucher l'oeil d'un
+homme.
+
+Je ne sais rien sur le rôdeur qui fut assassiné la nuit de l'évasion,
+devant la boutique Le Rebours, mais je n'ai pas de peine à deviner qu'il
+était un des hommes apostés par Louaisot pour couper l'herbe sous le
+pied de M. Thibaut.
+
+La marquise Olympe était là-dedans, jusqu'au cou. Elle avait commencé à
+travailler avec Louaisot après l'Affaire des ciseaux, ou du moins elle
+avait profité sans scrupule de l'affreuse position où se trouvait sa
+rivale pour l'écraser.
+
+Lors du scandale cruel qui eut lieu à la porte de l'église d'Yvetot,
+l'arrestation de Jeanne Péry, la marquise était complice, sinon mieux
+encore. Elle avait une blessure cuisante à venger.
+
+Lors de l'évasion elle était à la tête du complot. L'avis de Louaisot
+était qu'il fallait laisser aller les choses. Il tenait par amour-propre
+d'auteur à ce chef-d'oeuvre du genre: le réseau d'apparences et de
+preuves qui enlaçait Jeanne et la jetait d'avance, ficelée comme un
+colis, dans le tombereau de la guillotine.
+
+La marquise ne voulait pas que Jeanne mourût.
+
+Aussi ai-je pu affirmer à mon cher bienfaiteur, que la marquise a menti
+quand elle a dit: «Jeanne est morte».
+
+Seulement, il y a deux genres de mort, au point de vue des successions
+qui s'ouvrent: la mort naturelle et la mort civile. L'une vaut l'autre
+devant la loi.
+
+La marquise Olympe qui ne _pouvait_ pas tuer Jeanne dans le sens naturel
+du mot, _voulait_ la tuer civilement.
+
+Or, pour cela, il suffisait de laisser à l'arrêt par défaut qui frappe
+Jeanne le temps de devenir définitif.
+
+Voilà pourquoi Jeanne a disparu.
+
+Je ne crois pas que, désormais, les mouvements de Mme la marquise
+soient guidés par l'amour ni même par la jalousie. Je ne sais si l'amour
+est mort, mais je suis sûr que l'espoir est perdu.
+
+Mme la marquise a tourné sa passion d'un autre côté.
+
+Cette fière Sicambre adore ce qu'elle avait dédaigné si longtemps:
+d'amoureuse, elle s'est faite ambitieuse.
+
+J'ai dit une fois qu'après avoir été ange, elle était devenue démon. Ce
+sont des mots qui viennent sous la plume des auteurs. D'abord, je n'ai
+aucune raison de penser qu'elle ait jamais été ange, ensuite, est-elle
+démon? je n'en sais rien.
+
+Elle est malheureuse, bien malheureuse, je vais bientôt expliquer
+pourquoi.
+
+C'est bien plutôt une damnée qu'une diablesse, car le démon, le vrai
+démon la tourmente.
+
+Maintenant pourquoi ai-je dit que la marquise Olympe ne _pouvait_ pas
+tuer Jeanne Péry? C'est que Jeanne Péry est la soeur de Fanchette.
+
+Et que Fanchette est la soeur de Mme la marquise.
+
+La soeur tendrement et sincèrement aimée.
+
+J'en dirais bien plus long, mais quelque chose me manque. Je n'ai pas
+deviné tout à fait.
+
+Ce que je pourrais dire a trait au pauvre M. Barnod qui chassait déjà
+aux petits cailloux, dès le temps de la naissance d'Olympe. Ça refroidit
+un ménage.
+
+Ma confiance en cette bonne Mme Barnod n'est pas aveugle; j'ai des
+raisons pour penser que M. le baron Péry n'était pas le premier...
+enfin, suffit!
+
+Si quelqu'un trouve que mes suppositions sont risquées, je ferai
+observer que Mme Barnod avait une excuse comme les criminels de la
+tragédie antique: la fatalité.
+
+Elle venait de Genève où l'austérité indigène lève la jambe trois fois
+plus haut que l'étourderie des autres pays.
+
+La marquise Olympe et Fanchette s'étaient rapprochées un peu avant
+l'évasion et peut-être même à l'occasion de l'évasion. Depuis lors,
+elles ne se quittent plus.
+
+C'est par Mme la marquise que Fanchette eut accès auprès de M. le
+conseiller Ferrand. (Encore un mystère, celui-là, mais pas bien gros, et
+à son égard je jette ma langue aux chiens.)
+
+Fanchette, du reste, n'est plus la fille des _Tilleuls_. Vous la
+prendriez elle-même pour une marquise et le pauvre Rochecotte
+l'épouserait des deux mains.
+
+Ai-je besoin de dire pourquoi Fanchette voulait sauver Jeanne?
+
+Jeanne est sa soeur, d'abord.
+
+Ensuite Jeanne expie, non pas le crime de Fanchette, il est vrai, mais
+un crime dont Fanchette devrait être accusée.
+
+Jeanne paye pour Fanchette; les yeux de lynx de la justice prennent la
+soeur cadette pour la soeur aînée.
+
+Je vais finir maintenant par le plus important, au point de vue de
+l'avenir: la guerre déclarée entre M. Louaisot de Méricourt et son
+ancienne pupille, Olympe.
+
+Cette guerre a pour origine l'implacable obstination du patron qui
+_veut_ les millions de la tontine, et qui ne peut les avoir légitimement
+qu'en devenant l'époux de Mme la marquise.
+
+Celle-ci lui a dit non une fois. Elle n'est pas de celles qui
+reviennent.
+
+Alors le patron s'est remis à travailler sur de nouveaux frais. Voilà un
+homme laborieux et que rien ne décourage!
+
+Il a filé, il a tissé, il a tendu une seconde toile d'araignée pour y
+prendre la marquise elle-même.
+
+Ceci explique plusieurs de ses démarches qui ont pu paraître au moins
+singulières. Après avoir été l'homme lige de Mme de Chambray, il
+l'attaque sournoisement souvent, parfois ouvertement. C'est un siège en
+règle.
+
+Le feuilleton--est-ce assez mauvais!--du journal _Le Pirate_ fait partie
+de l'artillerie de siège.
+
+Je termine ici cette espèce de chronique à laquelle je viens d'ajouter
+quelques paragraphes, expressément pour M. Geoffroy de Roeux.
+
+Je dois lui porter mes oeuvres aujourd'hui même, sans cela et si l'heure
+ne me talonnait pas, j'ajouterais tout ce que je sais sur la position
+prise par Mme de Chambray dans la maison du pauvre vieux Jean
+Rochecotte, le dernier vivant qui est plus qu'aux trois quarts mort.
+
+Elle l'a fait interdire pour parer à toute idée de testament. Et son
+avocat a eu beau jeu. Il a prouvé que le bonhomme se laissait
+littéralement mourir de faim.
+
+Mme la marquise peut se donner les gants d'un acte d'humanité, car
+elle force le vieux à manger deux soupes tous les jours.
+
+Mais quelle malédiction, Monsieur, sur tous ces hommes qui avaient volé
+la patrie et spéculé sur la santé, sur le bien-être, sur la vie même de
+pauvres soldats qui étaient leurs frères!
+
+Il n'y a pas eu un centime de cet argent mal acquis dépensé par eux et
+pour eux!
+
+Les quatre premiers sont morts misérablement; le cinquième, le dernier
+vivant.--cette momie,--dès qu'il a eu les millions de la tontine, a
+supprimé jusqu'à son sou de lait!
+
+Je l'ai rencontré, le soir, cherchant sa vie comme les rats dans les
+monceaux d'ordure.
+
+Et il a acheté toute la plaine Bochet, et vingt maisons, et....
+
+Mais je bavarde, au risque d'être en retard avec vous; à une autre fois
+le reste. Nous sommes, Dieu merci, gens de revue.
+
+(Fin des oeuvres de J.-B.-M. Calvaire)
+
+
+
+
+Récit de Geoffroy
+
+
+Je mis deux jours entiers à lire le manuscrit de Martroy, que j'ai du
+reste abrégé considérablement.
+
+Je m'étais reporté bien souvent pendant cette lecture aux passages
+correspondants du dossier de Lucien.
+
+Ces deux recueils pouvaient mutuellement se servir de clef. L'un
+complétait l'autre.
+
+Cette comparaison, qui aboutissait presque toujours pour moi à une
+clarté complète, m'avait fourni l'occasion de prendre des notes
+nombreuses et assez étendues.
+
+J'avais maintenant un troisième dossier: le mien.
+
+Je l'épargnerai au lecteur, qui a dû se former, comme moi et sans mon
+aide, une certitude bien près d'être absolue.
+
+Le travail de Martroy m'a paru si important et si concluant que je n'ai
+point voulu en scinder l'intérêt.
+
+Nous serons donc obligés de revenir sur nos pas un instant pour
+dépouiller la partie de ma correspondance, reçue pendant ces deux jours
+et ayant trait à notre histoire.
+
+
+
+
+CORRESPONDANCE
+
+
+N°1
+
+_Mme la baronne de Frénoy à M. Geoffroy de Roeux_
+
+Paris 29 juillet 1866.
+
+Mon cher M. Geoffroy,
+
+Je n'aurais pas été fâchée de vous revoir. Mon pauvre Albert avait de
+l'amitié pour vous et vous n'étiez pas du tout le plus mauvais parmi les
+godelureaux qu'il fréquentait. Je vous réitère que je pars en vendanges
+et qu'à mon retour je causerai sérieusement avec vous. Il faut que cette
+fille se retrouve et qu'elle soit guillotinée; je n'ai pas de haine,
+mais je songe à la tranquillité des familles. Je m'y suis du reste
+engagée auprès de toutes mes connaissances.
+
+J'écris à M. Ferrand et à M. Cressonneau qui est nommé avocat général de
+ce matin. Il marche, ce gamin-là!
+
+Le but de la présente est de vous dire que je ferais volontiers un
+sacrifice, et que dans le cas où vos idées tourneraient au mariage--cela
+vaut mieux que d'aller se faire piquer comme un devant de chemise, aux
+_Tilleuls_ ou ailleurs--mes relations me permettraient de vous donner un
+joli coup d'épaule. Justement, dans la maison où je vais en vendanges,
+il y a une jeune personne qui vous conviendrait sous tous les rapports.
+
+À vous revoir après les vendanges.
+
+
+N°2
+
+_Mme veuve Thibaut à M. G. de Roeux_ Paris, 29 juillet 1866.
+
+Monsieur,
+
+J'apprends par l'excellent Dr Chapart, dont les soins ont eu une
+influence si favorable sur l'état de mon malheureux fils que vous êtes
+allé le voir et qu'il vous a confié la collection de papiers qu'il
+appelle son dossier. Pauvre enfant! Je n'ai jamais eu l'avantage de me
+rencontrer avec vous, mais Julie, ma fille cadette, a eu un de vos
+ouvrages qui lui a laissé dans le coeur et dans l'esprit des sensations
+profondes; on ne se repent jamais de nouer des relations avec les hommes
+de talent et même de génie. D'ailleurs, je sais que vous êtes
+sincèrement l'ami de mon Lucien.
+
+Eh bien! Monsieur, c'est le cas de lui rendre service. Sa santé ne va
+pas trop mal. La dernière fois que nous l'avons vu, sa pauvre tête ne
+nous a pas paru vraiment beaucoup plus détraquée qu'au temps où il était
+juge. Vous savez qu'il n'a jamais été fou; seulement il battait la
+campagne. Quel malheur! Après les sacrifices qu'on s'était imposés pour
+son éducation! Monsieur, les mères sont bien à plaindre.
+
+Voici ce que nous attendrions de vous; car mes deux filles, Célestine et
+Julie, qui sont pour Lucien, non pas des soeurs, mais des anges,
+approuvent complètement la démarche que je fais. Mais d'abord je dois
+vous dire que notre admirable et chère amie, Mme la marquise de
+Chambray, vient d'avoir enfin la récompense de ses vertus en recevant du
+ciel une position vraiment royale. Ce n'est pas encore fait, puisque
+l'oncle est en vie et qu'elle le soigne comme une providence du bon
+Dieu; mais enfin il est déjà interdit judiciairement, et son âge, joint
+à sa santé, ne permet pas d'espérer qu'il aille loin. Je parle de la
+personne dont elle hérite.
+
+Quand cette circonstance, que je ne désigne pas autrement, aura lieu,
+notre Olympe pourra compter parmi les plus grandes fortunes de France,
+tout uniment.
+
+Ce n'est pas ce qui nous guide, Monsieur, mais elle a tant de qualités!
+Et une conduite! Enfin, renseigné comme vous l'êtes, vous ne pouvez pas
+ignorer que mon Lucien a fait son malheur en s'attachant à une personne
+dont je ne veux même pas prononcer le nom. Oui, Monsieur, si cet
+enfant-là avait voulu, il serait maintenant dans le cas d'attendre
+d'heure en heure la catastrophe qui doit apporter le Pactole--on dit
+huit à dix millions au moins--au modèle de beauté qu'il aurait conduit à
+l'autel!
+
+Quand je songe à cela, j'ai de fortes migraines, sans compter que ça a
+pris sur le caractère de Célestine et de Julie, comme vous pouvez
+penser. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes radotages maternels.
+
+Revenons à l'affaire du service que je prends la liberté de vous
+demander. Vous avez, Monsieur, de grandes relations dans les cours
+étrangères, par suite de la carrière diplomatique où vous êtes engagé
+brillamment. En France, on nous a dépouillées du divorce, et qui
+m'aurait dit que je me rangerais un jour parmi les partisans de cette
+loi qui n'est pas généralement soutenue par les gens bien pensants?
+
+Mais je ne tiendrais pas à ce que le divorce fût rétabli en général,
+j'en reconnais l'immoralité. Seulement, dans notre cas spécial, il est
+nécessaire.
+
+Or, le divorce existe dans les pays voisins. Je désirerais savoir de
+vous, Monsieur, la marche à suivre pour nous en appliquer les bénéfices.
+Nous ferions volontiers les frais d'un voyage en Belgique: j'ai une
+cousine issue de germains, établie à Namur. J'attends de votre bonne
+obligeance une réponse qui me dise si l'affaire peut être traitée par
+correspondance, s'il est d'usage de faire des cadeaux là-bas comme ici,
+et généralement sur quelle dépense à peu près il faudrait compter pour
+rendre notre Lucien apte à contracter valablement avec la plus riche
+héritière de France!
+
+Je suis, en attendant le plaisir de vous lire, etc.
+
+
+N°3
+
+_Le Dr Chapart à M. de Roeux_
+
+Établissement Chapart, rue des Moulins, à Belleville Paris. Sirop
+Chapart recommandé par tous les spécialistes dont l'intérêt n'oblitère
+pas la bonne foi. Douches Chapart. Thé Chapart (médicinal). Librairie:
+OEuvres choisies du Dr Chapart. Remise aux courtiers. 29 juillet 1860.
+
+Honoré Monsieur,
+
+Mme et Mlle Chapart, gardant un souvenir distingué de la visite
+que vous avez bien voulu nous faire, m'ont suggéré l'idée de m'adresser
+à vous pour obtenir satisfaction de nos diverses créances sur la
+personne de M. L. Thibaut, votre estimable ami qui a quitté notre maison
+en me restant redevable d'un mois de pension et de diverses fournitures
+dont la note est ci-jointe.
+
+Ma sympathie pour un ancien client et pour un nouvel ami--c'est à vous,
+Monsieur, que je me permets de faire allusion en ces termes--m'a conduit
+tout naturellement à porter les objets aux plus doux prix qui se
+puissent demander sans y mettre du sien.
+
+Je suis, Monsieur, espérant la persistance d'une relation qui m'honore,
+etc.
+
+
+N°4
+
+_Lucien à Geoffroy_
+
+29 juillet.
+
+Ne m'attends pas encore aujourd'hui. Mon cerveau est dans un état de
+lucidité splendide. Je comprends tout, je sais tout. Je suis au centre
+même de cette machination inouïe. Sois prêt quand j'arriverai.
+
+
+N°5
+
+_M. Louaisot de Méricourt à M. G._ de Paris, 29 juillet 1866
+
+Mon cher Monsieur,
+
+Je vous envoie sous ce pli une lettre adressée par moi à M. Lucien
+Thibaut. J'ai fait en vain tous mes efforts, et vous savez que j'ai mes
+petits talents en ce genre, pour trouver un moyen de joindre M. L.
+Thibaut. Je n'ai pas réussi.
+
+J'ai tout lieu de penser que vous serez plus heureux que moi.
+
+La communication contenue dans la lettre ci-incluse est d'une telle
+importance que je vous prie d'employer tous vos soins à la faire
+remettre.
+
+J'ajoute que si, dans vingt-quatre heures, vous n'avez pas réussi à
+placer ma missive sous les yeux de M. L. Thibaut, _votre devoir sera de
+rompre vous-même le cachet et de faire comme il eut fait._
+
+Vous comprendrez la signification de cette dernière phrase quand vous
+aurez pris connaissance de la lettre incluse.
+
+N'attendez pas plus tard que demain.
+
+Du reste, un _mémento_ vivant viendra, en cas de besoin, rafraîchir
+votre mémoire.
+
+Cher Monsieur, les événements ont marché à la vapeur. L'affaire, trop
+bien nourrie peut-être, a pris le mors aux dents et s'est précipitée
+comme une folle. Gare la culbute! je suis positivement très inquiet.
+
+Les choses en sont à ce point qu'il faut, de nécessité, jouer le tout
+pour le tout. Ce n'est pas mon caractère, qui penche naturellement vers
+la douceur: mais il le faut.
+
+Désormais le dénouement de cet imbroglio où les amateurs reconnaîtront
+qu'il avait été prodigué beaucoup d'intelligence et beaucoup d'art, ne
+peut pas se faire attendre plus de vingt-quatre heures.
+
+Peut-être, cher Monsieur, ne nous reverrons-nous jamais. J'en suis
+fâché, car les courtes relations que j'ai eu l'honneur d'entretenir avec
+vous, m'avaient donné très bonne idée de votre esprit et de votre
+caractère.
+
+Je crois que si je vous avais eu en face de moi dès le début, au lieu de
+ce pauvre M. L. Thibaut, les choses auraient marché plus droit et versé
+moins court.
+
+Le dédain absolu où je tenais mon adversaire a pu endormir plus d'une
+fois mon énergie. Je sens cela maintenant qu'il n'est plus temps d'y
+remédier.
+
+Mais j'ai encore les mains pleines d'atouts, et ma dernière partie, du
+moins, sera menée en beau joueur, je vous en réponds.
+
+Souvenez-vous que la lettre doit être ouverte demain matin, au plus tard
+par L. Thibaut--ou par vous.
+
+Et à demain--ou à jamais!
+
+
+N°6
+
+_J.-B.-M. Calvaire à M. Geoffroy de Roeux_ Prés-Saint-Gervais, 29
+juillet
+
+Cher bienfaiteur,
+
+Car je vous dois tout, depuis mes pieds chaussés de vos souliers,
+jusqu'à ma tête qui est encore, grâce à vous, sur mes épaules.
+
+Je l'ai véritablement échappé belle. Nous avions bien raison; le patron
+m'avait reconnu. Quel homme! Supposez des sens pareils et un instinct
+semblable à Napoléon 1er, il est certain que la coalition européenne
+était tordue! Et alors, nous n'avions pas l'invasion!
+
+Je passe les autres conséquences qui sont incalculables.
+
+Figurez-vous que le ban et l'arrière-ban étaient sur pied. François
+Riant avait son poste devant Tortore. Il m'a regardé sous le nez, mais
+sans me reconnaître.
+
+Ma taille est contre moi, je ne suis pas si sûr de n'avoir pas été remis
+par mon ancien voisin de bureau, rue Vivienne. Il m'a suivi depuis le
+passage de l'Opéra jusqu'au _Gymnase_.
+
+Je n'osais pas prendre les rues, de peur d'être accosté.
+
+Au coin du faubourg du Temple où j'ai tourné, je me suis trouvé nez à
+nez avec Pélagie. Elle serait bonne chienne de chasse sans les
+militaires. Heureusement qu'elle en avait trouvé un, dont le képi tout
+entier disparaissait à l'ombre de sa coiffe.
+
+Enfin, je suis arrivé sain et sauf à la maison, sans autre accident
+qu'une peur affreuse que j'ai eue à l'endroit dit: la Carrière, en avant
+du village de l'Avenir. Je vous ai déjà parlé de ce coupe-gorge.
+
+C'est un vilain trou et qui a mauvaise renommée. C'est là que je suis
+obligé de quitter la grande route pour gagner mon pauvre gîte, et
+pendant un demi-quart de lieue, je longe des fouilles de sable dont la
+mine n'est pas rassurante. Il y est plus d'une fois arrivé malheur.
+
+Je m'en allais en rasant la haie du côté opposé au trou, et ne faisant
+pas plus de bruit qu'une belette, quand j'ai entendu causer dans la
+carrière.
+
+La voix m'a sauté à l'oreille. C'était le patron qui parlait!
+
+Je me suis couché dans le chemin, mettant ma tête au bord du talus.
+Entre deux tas de gravats, j'ai vu un homme et une femme qui causaient,
+abrités par la rampe taillée à pic.
+
+Il faisait noir. Si je n'avais pas entendu sa voix, je n'aurais pu
+reconnaître M. Louaisot; quant à la femme, elle n'a pas prononcé une
+parole tout le temps que j'étais là, mais je suis sûr que c'était Laura
+Cantù--la Couronne.
+
+Je ne suis pas resté longtemps: je serais mort de peur.
+
+Voici ce que j'ai entendu, le temps que j'ai écouté; c'était le patron
+qui parlait:
+
+--.... Il y en avait une des deux qui était endormie auprès du vampire,
+le jour où vous avez fait justice, au Point-du-Jour. _Elles sont la
+femelle du monstre._ Je dis _elles_ au pluriel et _la_ au singulier,
+parce que, par un infernal mystère, elles sont deux, et ne font qu'une.
+Vous les reconnaîtrez à ceci que leurs deux corps n'ont qu'un visage....
+
+Comme je vous le disais, La Couronne n'a pas répondu.
+
+Le patron s'est mis à marcher. Je me suis relevé et j'ai pris la fuite.
+
+Au moment où je m'éloignais, j'ai encore entendu:
+
+--.... Mais auparavant, et sans sortir d'ici, il faut....
+
+Le patron et la Couronne ont tourné le tas de sable.
+
+Que «faut-il?» et «sans sortir d'ici»?
+
+Je suis bien sûr que la Couronne ne voudrait pas me frapper. Elle me
+connaît trop bien. Elle a eu du pain de moi....
+
+Un bonheur ne vient jamais seul, dit-on. En rentrant à la maison, je
+trouvai ma femme tout heureuse. Elle venait d'être gagée comme bonne à
+tout faire chez le bonhomme Jean Rochecotte par Mme la marquise de
+Chambray.
+
+Là-bas, ils ignorent, tout aussi bien que M. Louaisot lui-même, que
+Stéphanie et moi nous sommes mariés.
+
+En apparence, et vous comprenez bien pourquoi, j'avais rompu toutes
+relations avec Stéphanie en quittant le service de M. Louaisot.
+
+Ça va être une séparation bien pénible, c'est vrai. Je n'aurais plus
+près de moi la compagne chérie qui mit tant de consolation dans ma
+misère, mais d'un autre côté, la misère a disparu. Je pourrai me donner
+des douceurs qui diminueront l'amertume de l'absence.
+
+Et d'ailleurs il y a une raison qui m'a déterminé tout d'un coup à
+accepter cette situation nouvelle: ça pourra vous être utile.
+
+Très utile. Pendant quelques heures, passées par ma Stéphanie dans le
+grand Capharnaüm de la rue du Rocher, elle a déjà levé bien des lièvres.
+Quoique légèrement contrefaite, elle est souple comme une anguille. Elle
+se glisse dans des fentes où d'autres ne pourraient pas entrer le doigt.
+
+Je vais vous marquer ici ce que je sais par elle. Ce n'est pas encore
+grand chose, mais ça ouvre des percées et on y mettra l'oeil.
+
+D'abord, vous souvenez-vous de la topographie de la plaine Bochet,
+tracée par moi dans celui de mes romans vrais qui porte ce titre
+saisissant: _Du sang et des fleurs_? (Voir mes oeuvres complètes.)
+
+Depuis ce temps-là, la plaine Bochet a bien changé. Elle appartient dans
+toute son étendue, et beaucoup d'autres choses avec, au dernier vivant
+de la tontine qui a fait là une spéculation à quintupler son capital en
+quelques années.
+
+Il a eu ces immenses terrains pour un morceau de pain. Je suis sûr que
+ses huit millions sont presque intacts,--s'ils ne se sont pas augmentés.
+
+Il y avait, vous le savez, la ruelle qui passait entre deux murs. Le mur
+du nord, celui derrière lequel Joseph Huroux s'était caché pour guetter
+la cahute du vieux Jean, le jour où la Couronne _travailla_, enfermait
+une vaste propriété dont le jardin ressemblait à une forêt vierge, et,
+dans le jardin, il y avait un immeuble connu sous le nom de: la Grande
+Maison.
+
+C'était, par moitié, un château ou du moins un très vieil hôtel, par
+moitié une fabrique plus moderne, mais qui datait pourtant d'avant la
+première révolution.
+
+Il ne reste plus guère de la Grande Maison aujourd'hui que des pans de
+muraille qu'on va démolir et des caves immenses qui vont être comblées.
+
+Les pierres de la fabrique ont déjà servi à bâtir la maison neuve du
+Dernier Vivant dont Mme la marquise de Chambray a fait sa demeure
+depuis deux jours.
+
+Notez ceci: _depuis deux jours_, et soyez sûr qu'on prépare du nouveau.
+
+Le patron n'habite pas là, mais il y a une chambre et on l'y voit
+plusieurs fois par jour.
+
+Il y est venu entre autres, aujourd'hui, avec un jeune homme
+remarquablement beau, _qui ressemble à Mme la marquise._
+
+Une entrevue a eu lieu entre Mme la marquise, Louaisot et ce jeune
+homme.
+
+Puis le jeune homme s'est retiré avec Louaisot.
+
+Les domestiques disent que Mme la marquise a pleuré.
+
+Mais revenons aux caves. Ces caves ont pour moi une odeur de gibier. J'y
+sens une piste. Ne serait-ce pas là «qu'on cache la femelle du vampire»,
+cet être bizarre qui n'a qu'une figure pour deux corps?...
+
+C'est assez bien le signalement de Jeanne et de Fanchette, dites donc!
+ces Siamoises dont la ressemblance a déjà tant servi le patron....
+
+Ce sont de véritables souterrains. Le château avait précédé la fabrique;
+avant le château peut-être y avait-il un monastère, je ne sais pas, moi,
+mais sous ces voûtes interminables on pourrait loger un drame en cinq
+actes et en douze tableaux, plus noir que les _Mystères d'Udolphe_.
+
+Je les connais, en partie du moins. Du temps où je rôdais encore par-là
+et quand on a commencé à ravager le jardin de la Grand-Maison, je suis
+entré plus d'une fois par les brèches. Les ouvriers s'amusaient à
+chercher le bout de ces arceaux demi ruinés qui auraient pu contenir des
+provisions pour toute une ville assiégée.
+
+J'y retournerai.
+
+En attendant, je puis vous dire que, la nuit dernière, Mme la
+marquise de Chambray est descendue dans ces caves toute seule.
+
+Voilà tout ce que Stéphanie m'a dit, et vous savez que je n'invente
+jamais rien.
+
+Ici, cependant, la tentation serait forte. Quelles diableries
+l'imagination ne devine-t-elle pas derrière ce voile?
+
+Le vieux Jean est superbe, il engraisse, mais il rage, parce qu'on le
+force à manger de bons morceaux qui coûtent cher. On l'a surpris dans le
+quartier cherchant à revendre son pain et sa viande qu'il emportait dans
+son mouchoir.
+
+Mme la marquise a voulu lui faire quitter son vieux manteau de
+chasseur d'Afrique, mais elle a échoué complètement. Il a menacé de se
+tuer si on le forçait à mettre du linge propre.
+
+Je rouvre ma lettre pour vous dire que la Couronne n'a pas couché dans
+son lit de cette nuit.
+
+Il y a quelque chose en l'air, je vous en signe mon billet!
+
+Stéphanie part pour son nouveau service. Elle emporte ma lettre.
+
+À demain ce que j'aurai pu savoir.
+
+
+
+
+Suite du récit de Geoffroy
+
+
+J'étais singulièrement agité. Il y avait dans la lettre de Martroy,
+venant après celle de Louaisot, des choses qui m'effrayaient jusqu'à
+l'angoisse.
+
+On ne pouvait plus en douter: le dénouement était là, tout près.
+
+J'étais entré dans cette étrange histoire au moment précis de sa
+maturité.
+
+Je sentais qu'il y avait quelque chose à faire, mais quoi?
+
+Les doigts me démangeaient en touchant le pli adressé à Lucien, et qui
+ne pouvait être décacheté par moi que le lendemain.
+
+Cent fois je me mis à la fenêtre pour voir si Lucien venait,--mais
+Lucien ne venait pas.
+
+Une idée naquit enfin dans la fièvre de mon cerveau, fièvre intense,
+mais qui m'accablait au lieu de m'exalter. Je l'accueillis avec une
+véritable joie.
+
+Je crois que je serais mort s'il m'avait fallu rester en place.
+
+J'appelai Guzman et je lui ordonnai de garder la maison en mon absence,
+sans s'éloigner d'un pas, même pour faire ses trente points. Il me le
+promit.
+
+Je lui donnai l'ordre aussi de faire attendre M. Lucien Thibaut, si
+celui-ci venait enfin, et de lui remettre la clé de mon secrétaire où le
+manuscrit de Martroy était cacheté sous bande, à son adresse.
+
+Puis, je sortis, n'emportant rien des papiers à moi confiés, mais muni
+de toutes mes notes, prises au cours de ma lecture.
+
+Je me fis conduire au domicile du nouvel avocat général près la cour
+impériale de Paris, M. Cressonneau aîné.
+
+Il était chez lui et voulut bien mettre un gracieux empressement à me
+faire entrer, dès qu'on lui eut porté ma carte.
+
+Je le trouvai dans un cabinet charmant, ah! charmant. Depuis que le
+pauvre Lucien lui avait fait visite, le luxe de M. Cressonneau aîné
+avait beaucoup augmenté,--surtout dans le sens artistique.
+
+Ce n'étaient partout qu'objets rares, ou soi-disant tels, et tableaux
+qu'avec un peu de bonne volonté on pouvait attribuer à des maîtres.
+
+Don Juan de troisième volée aurait respiré, non sans plaisir, l'air un
+peu trop chargé de glycérine qui embaumait ce gracieux séjour; il aurait
+lorgné avec sympathie les drôleries rococo et les galantines de
+duchesses qui ornaient le fumoir boudoir, ouvert à la suite du cabinet.
+
+Moi, je ne vis à tout cela aucune espèce de mal. On ne peut pas toujours
+être jugé par d'austères perruques à la Molé ou à la d'Aguesseau. M. de
+Lamoignon est mort et bien mort.
+
+--Est-ce que je serais assez heureux, s'écria M. Cressonneau aîné, avant
+même que j'eusse passé le seuil, pour pouvoir quelque chose qui vous fût
+agréable? Nous sommes croisés si souvent dans le monde! Et je regrettais
+de ne pas vous avoir été présenté. Je suis un de vos lecteurs, vous
+savez! La littérature me délasse énormément.
+
+Il me montra d'un geste arrondi un coin de son bureau où la dernière
+pièce de Dumas fils caressait la dernière pièce de Sardou, assises
+toutes les deux sur le dernier roman d'Edmond About. Ces choses
+charmantes paraissaient être là un peu comme les autres bibelots: pour
+la montre.
+
+--Mais, reprit-il, vous avez peut-être honte d'avoir écrit une des
+jolies pages de ces temps-ci? (Ce fut seulement ici que M. Cressonneau
+aîné me serra la main.) Vous auriez grand tort. Dans le roman, il y a
+beaucoup de diplomatie, et, dans la diplomatie, encore plus de roman.
+
+Pour le coup, il respira, pensant avoir fait un mot.
+
+Il était assez joli garçon, ce magistrat de la jeune école. Il avait
+bien un peu le verbe offensant de l'avocat, mais cela passait, tant il
+avait franchement envie de plaire et tant il sentait bon de loin. Je
+tirai mes notes de ma poche, mais il n'avait pas fini.
+
+--Plaisanterie à part, continua-t-il comme si jusque-là il n'eût débité
+que des gaietés folles, votre roman m'a _pincé_ tout à fait. Il y a
+là-dedans une étude extrajudiciaire extrêmement subtile. Nous autres de
+la jeune école, nous prenons nos renseignements où nous les trouvons.
+C'est original. On y apprend beaucoup.... Parbleu! je ne veux pas dire
+que vous n'ayez pas lu l'_institutionnelle_ anglais Wilkie Collins,--et
+l'auteur d_'Est Linné_ dont je ne me rappelle plus le nom,--et cette
+grosse bonne femme de miss Bradons,--et surtout ce fou qui est si
+intéressant quand il ne vous asphyxie pas sous l'ennui, l'Américain
+Edgard Phi, mais enfin je ne m'en dédis pas: c'est original, malgré la
+banalité de votre thèse: _l'erreur judiciaire_. Voulez-vous la vraie
+vérité? Vous la savez aussi bien que moi: il n'y a jamais eu d'erreur
+judiciaire. L'affaire Lesurques elle-même fut un «bien jugé»; à plus
+forte raison, les autres. Seulement cela sert à faire tous les ans
+beaucoup de drames et beaucoup de romans qui désennuient les oisifs. Et
+nous sommes tous des oisifs, cher M. de Roeux, aux heures où nous
+faisons des romans et où nous en lisons. J'ai vraiment hâte de savoir ce
+que vous allez m'ordonner.
+
+J'avais plus de hâte que M. Cressonneau, car son éloquence me paraissait
+un peu prodigue.
+
+--M. l'avocat général... dis-je.
+
+--Ah! interrompit-il, très bien! vous me donnez une leçon à la
+Talleyrand. Pourquoi vais-je me frotter à un diplomate? J'ai compris: je
+redeviens avocat général des pieds à la tête!
+
+Il prit une pleine poignée de papiers timbrés et en couvrit le coin du
+roman et de la comédie, après quoi il se frotta les mains.
+
+Je n'ai jamais vu d'homme plus enchanté de ce qu'il faisait. Soit qu'il
+parlât, soit qu'il agit, tout en lui avait l'air de dire: Voilà comme
+nous sommes dans la nouvelle école!
+
+--Je n'avais pas du tout l'intention de vous donner une leçon, dis-je,
+mais je venais justement vous parler de ce qui me parait être une erreur
+judiciaire.
+
+--Oh! oh! fit-il sans perdre son sourire, vous vous occupez de cela
+autrement qu'en fictions! De quelle cause s'agit-il?
+
+--De l'affaire Jeanne Péry.
+
+Il frappa dans ses mains.
+
+--C'est vrai! s'écria-t-il, je l'avais oublié: vous êtes l'ami de ce
+pauvre diable de Thibaut. Quel malheur! Avoir les reins cassés à trente
+ans! Il avait des protections, savez-vous? Et M. le conseiller Ferrand
+qui va passer président de chambre au 15 août lui porte encore un
+véritable intérêt. Mais voyons, cher M. de Roeux comment pourriez-vous
+connaître cette affaire-là mieux que moi qui l'ai instruite de fond en
+comble!
+
+--Voulez-vous me faire l'honneur de m'écouter un instant?
+
+--Deux instants... dix instants... toute une journée, si vous voulez.
+Mais pouvez-vous supprimer les ciseaux? et faire que Jeanne Péry ne fût
+pas l'héritière du comte Albert de Rochecotte? Répondez!
+
+--Sans vous prendre au mot tout à fait, répliquai-je, je vous demande au
+moins une demi-heure d'attention, mais d'attention sérieuse, sans
+commentaires ni interruption.
+
+J'avais parlé ainsi sans élever la voix, mais de cet accent qui coupe
+court aux divagations les plus obstinées. Il croisa ses mains sur ses
+genoux, et me regarda avec beaucoup de bienveillance.
+
+--De tout mon coeur, répondit-il, vous n'allez pas vous fâcher! Je suis
+vraiment curieux de voir le roman que vous avez trouvé dans cette
+aventure si pleine de palpitant imprévu!
+
+Je ne me fâchai pas, ou du moins je ne le laissais pas voir.
+
+Au contraire, je pris la parole d'un air reconnaissant, et je la gardai
+juste trente minutes.
+
+C'était suffisant pour résumer, vis-à-vis d'un homme qui avait étudié la
+question, toute la substance de la contre enquête contenue dans mes
+notes.
+
+Je déclare que je parlai clairement à M. Cressonneau--et qu'il me
+comprit.
+
+--J'admire, me dit-il quand j'eus achevé, quel avocat vous auriez fait.
+C'est un _épisome_ admirable. Il y avait là de quoi plaider quatre
+heures durant sans éternuer ni cracher.... Eh bien, cher Monsieur, je
+suis forcé de vous dire que je savais cela tout aussi bien que vous. Le
+président des assises, M. Ferrand, connaît personnellement le docteur
+ès-crime dont vous parlez, et qui ferait fureur dans un livre comme _Les
+Habits Noirs._ Il le regarde comme un déterminé filou. Mais de là à
+perdre pied au bord d'une fable aussi invraisemblable, il y a loin,
+permettez-moi de vous le dire. Nous tenons les hommes pour ce qu'ils
+valent, mais nous prenons les faits pour ce qu'ils sont. Vous m'avez
+intéressé, mon cher Monsieur, mais vous ne m'avez pas converti.
+
+Je rassemblai mes notes.
+
+Pendant que je me livrais à ce travail, Me Cressonneau poursuivait:
+
+--Vous n'êtes pas content, c'est clair. J'en suis sincèrement peiné.
+Mais si Jeanne Péry était innocente, pourquoi s'est-elle évadée?
+
+--Tout le monde n'est pas comme vous, M. l'avocat général, répondis-je.
+Il y a des gens assez peu éclairés pour croire aux erreurs judiciaires.
+
+--Bien riposté! mais voyons, maintenant que vous avez les mains pleines
+d'éléments nouveaux qui, selon vous, éclairent la question comme si un
+rayon de soleil passait au travers, pourquoi Jeanne Péry ne se
+présente-t-elle pas pour purger sa contumace?
+
+--Ignorez-vous donc, Monsieur, demandai-je avec étonnement que Jeanne
+Péry a disparu, qu'elle n'est pas libre, et que, selon toute
+probabilité, elle est aux mains de ceux qui....
+
+Il m'interrompit d'un geste amical.
+
+--Les hommes d'imagination! fit-il. Cela réussit jusqu'à un certain
+point devant le jury, ces choses-là, parce que le jury est composé de
+bourgeois qui vont au théâtre. Voyons! nous sommes ici de bonne foi tous
+les deux, n'est-ce pas? et dans une situation toute amicale vis-à-vis
+l'un de l'autre. Je vous passe le docteur ès-crime, et j'accorderai, si
+vous voulez, qu'il a une salle à 150 pieds au-dessous du niveau de la
+Seine, où il fait dans Paris des cours de scélératesse au cachet; je
+vous passe aussi les ressemblances, je vous passerais presque la folle
+transformée en poignard mécanique, quoique on ne s'échappe pas comme
+cela à volonté de la Salpêtrière, et quoique les ciseaux, bénis par
+l'archevêque primat de Grant, me paraissent pendre à un cheveu gros
+comme un câble, mais raisonnons! vous avez des arguments de cette
+force-ci. Les preuves, dites-vous, sont trop abondantes et trop bien
+disposées: il y a _excès de vraisemblance_....
+
+Excès de vraisemblance! mon cher Monsieur, permettez-moi de m'étonner
+qu'un homme de votre incontestable valeur puisse tomber dans de pareils
+solécismes de logique! Je ne me donne pas pour un très grand
+métaphysicien, et je m'occupe assez peu de ces formules surannées à
+l'aide desquelles les Allemands et les Écossais, résumés dans ce qu'on
+appelle la _philosophie_ du brave M. Cousin, enfilent des pois chiches
+qu'ils vendent pour des perles, mais enfin j'ai passé, comme tout le
+monde, mon examen de bachelier, je sais qu'une abstraction est une
+abstraction, un absolu un absolu. Il peut y avoir plus ou moins de
+vraisemblances accumulées autour d'un fait, cela dépend du soin et j'ose
+le dire, de l'habileté du juge instructeur, mais jamais il ne peut y
+avoir _trop_ de vraisemblance, car, alors, ce ne serait plus _la
+vraisemblance._
+
+--Je n'ai pas dit autre chose, M. l'avocat général....
+
+Mais il m'interrompit parce qu'il tenait à placer sa tirade.
+
+--Permettez! je vous ai laissé parler. Vous me répondrez si vous voulez.
+L'absolu est-il l'absolu? Changeons le substantif: oseriez-vous affirmer
+que beaucoup de vérités puissent produire _trop de vérité_? Ce sont, mon
+cher Monsieur, de vaines logomachies. Il suffit, pour répondre à cela,
+de distinguer entre le singulier et le pluriel: une multitude de biens
+c'est peut-être trop de biens, au pluriel, mais ce n'est pas assurément
+trop de bien, au singulier, parce que le bien est un absolu....
+
+Je vous demande bien pardon d'avoir raison, cher Monsieur, et je suis
+sincèrement désolé de n'être pas de votre avis. Croyez-moi, la jeune
+école est sérieuse, très sérieuse, sous des apparences, je ne dirai pas
+frivoles, mais au moins dépourvues de toute pédanterie scolastique. Nous
+savons nos auteurs, en tapinois, et vous trouveriez au fond de notre sac
+jusqu'à des croûtons du latin de Cujas. Seulement, nous ne les
+mâchonnons point devant le monde, comme faisaient les vieux qui savaient
+trop peu pour s'aviser de cacher leur savoir....
+
+Je m'étais levé.
+
+Quand sa phrase fut finie, je saluai.
+
+Il me reconduisit jusqu'à la porte de l'escalier avec une rare
+bienveillance, protestant qu'il se mettait tout entier à mon service et
+me demandant s'il n'aurait pas bientôt le plaisir de lire un nouveau
+roman de moi.
+
+Moi, je ne le cache pas, j'aime un peu de gravité chez le juge, un peu
+de hâle sur la joue du soldat, comme il me faut un peu de modestie chez
+la jeune fille et un peu d'accord dans mon piano.
+
+Mais je mentirais lâchement à ma conscience si je n'avouais pas que M.
+Cressonneau aîné était un joli avocat général et qu'il ne déparait point
+la jeune école.
+
+Ma démarche se trouvait être si carrément inutile que je l'oubliai
+presque aussitôt que je fus dans la rue. Je me fis reconduire chez moi
+au galop. La nuit était tombée quand j'arrivai rue du Helder.
+
+Je trouvai Lucien installé dans ma chambre à coucher et occupé à
+parcourir les oeuvres de J. B. M. Martroy.
+
+Mon premier regard le toisa de la tête aux pieds avec inquiétude, car, à
+cette heure de crise suprême, j'eusse bien mieux aimé agir seul que
+d'avoir près de moi un malade ou un fou.
+
+Il était rasé de frais, coiffé avec soin, vêtu selon la plus rigoureuse
+élégance. On n'eût pas trouvé, le long du boulevard, à l'endroit
+propice, entre le café Foy et Tortoni, beaucoup de jeunes messieurs
+possédant au même degré que Lucien la tenue du vrai gentleman.
+
+Il avait beau être un homme de loi d'Yvetot; dès qu'il voulait, Paris
+brillait en lui, et je ne pus m'empêcher de comparer cette fière
+élégance à la petite _fashion_ de M. Cressonneau aîné.
+
+Ce qui m'importait davantage encore, l'expression du visage de Lucien
+était mâle et tranquille.
+
+--As-tu tout lu? me demanda-t-il après m'avoir serré la main plutôt
+froidement.
+
+--J'ai tout lu, répondis-je.
+
+--Ton opinion est-elle formée?
+
+--Parfaitement, d'autant que tu tiens là un manuscrit qui explique et
+complète ton dossier.
+
+--Oui, fit-il avec distraction, mais je n'aurai pas le temps de le lire.
+
+Il me tendit tout ouverte la lettre contenue dans la missive que M.
+Louaisot m'avait adressée.
+
+--Prends connaissance de ceci, ajouta-t-il.
+
+Et il continua sa lecture.
+
+Ce calme avait de la force. Je fus content.
+
+La lettre de M Louaisot était ainsi conçue:
+
+Cher M. Thibaut,
+
+Ne connaissant pas votre nouvelle adresse, j'ai recours à M. G. de Roeux
+pour vous faire tenir cette communication qui, comme vous allez le voir,
+a son importance.
+
+Je vous ai fait beaucoup de mal, mais ce n'est pas ma faute. Je n'avais
+rien personnellement contre vous.
+
+Du reste, vous me l'avez rendu avec usure. Sans le vouloir et même sans
+le savoir, vous avez été le bâton qui sans cesse enrayait mes roues. Par
+vous peut-être va se trouver ruinée une combinaison admirable qui
+m'avait coûté vingt années de travail.
+
+L'oeuvre de toute ma vie, on peut le dire, et cela au moment où le
+succès allait couronner mes efforts.
+
+Vous comprenez bien que je ne vous aime pas, cher Monsieur. Le
+contretemps le plus funeste qui puisse entraver la marche du génie,
+c'est d'avoir un imbécile à combattre. Mieux vaudrait toute une armée de
+gens d'esprit!
+
+Donc, je vous déteste, ou plutôt vous m'irritez comme ferait un
+maladroit sans parti pris qui ravagerait du coude, sur l'échiquier, les
+calculs d'un joueur de première force.
+
+Et, cependant, je m'adresse à vous, parce que vous êtes la seule
+personne au monde qui puisse me venger comme il faut.
+
+Si, comme je commence à le craindre, j'ai besoin d'être vengé.
+
+Vous n'allez guère au théâtre. Connaissez-vous _La Tour de Nesle?_ Votre
+ami, M. de Roeux pourra vous expliquer ce que c'est que Buridan.
+
+Buridan avait, comme vous et moi, affaire à une terrible coquine.
+Poursuivi par l'idée que cette coquine, qui est une reine, pourra lui
+faire tôt ou tard un mauvais parti, Buridan creuse et charge une mine
+qui doit faire explosion après sa mort.
+
+Je suis dans la position de Buridan--ou de Carter, le dompteur, quand il
+entre dans la cage de sa lionne.
+
+J'ai creusé, j'ai chargé ma mine. Je vous enverrai la mèche allumée. Et
+tout est arrangé pour que vous soyez forcé de mettre le feu si je meurs.
+
+À l'instant où j'achève cette lettre j'entame une partie suprême. Nous
+sommes au 29 juillet, neuf heures du soir; si demain, 30 juillet, à neuf
+heures du soir, je n'ai pas réussi, c'est que je serai mort.
+
+À cette heure donc, vous recevrez la mèche des mains d'une personne que
+vous connaissez bien. Je vous fais mon héritier, et mon héritage, _c'est
+votre femme_, qui valait pour moi huit millions.
+
+À demain, neuf heures.
+
+Je consultai ma montre, il était neuf heures et cinq minutes. Lucien vit
+mon mouvement et me dit:
+
+--Il faut un quart d'heure pour venir ici de la rue Vivienne. Elle n'est
+pas en retard.
+
+--Qui, elle?
+
+--Pélagie, qui va m'apporter _la mèche_.
+
+Il ferma le cahier qu'il était en train de lire et le jeta sur la table.
+
+--Résume-moi en peu de mots ce qu'il y a là-dedans, dit-il.
+
+Je fis aussitôt ce qu'il désirait; quand j'eus achevé, il me dit:
+
+--J'aurais su tout cela que je n'aurais pas agi davantage. J'étais mort.
+Ma dernière lueur de vie était en toi. En venant, tu m'as ressuscité. Il
+me prit de nouveau la main qu'il serra, cette fois, avec chaleur.
+
+Quoi que j'eusse pu faire, mon résumé avait pris du temps. La demie de
+neuf heures sonna à la pendule. Lucien sembla se recueillir.
+
+--Si elle ne vient pas, prononça-t-il tout bas, nous allons tenter un
+effort par nous-mêmes.
+
+--Quel effort?
+
+--Je suis juge, répondit Lucien, dont l'oeil devint sombre, non pas
+parce que l'empereur m'avait nommé, mais parce que ma conscience me
+crie: Tu es juge!
+
+--Franc-juge, alors? fis-je en essayant de sourire. Il prononça plus bas
+encore:
+
+--Cette femme a mérité de mourir! Je savais qu'il parlait d'Olympe.
+
+En ce moment, nous entendîmes dans l'antichambre une voix pleurarde qui
+parlementait avec Guzman. Je m'élançai, j'ouvris la porte et la grande
+coiffe de Pélagie se montra, encadrant un visage qui, littéralement,
+était inondé de larmes.
+
+--À quoi que ça rime, s'écria-t-elle, avant même d'avoir passé le seuil,
+de s'entêter à une idée de même!
+
+Vouloir épouser quelqu'un de force! N'avait-il pas à la maison tout ce
+qu'il lui fallait? Et maintenant le voilà fini, le pauvre monsieur, car
+il m'avait bien dit: «Si tu ne reçois pas contrordre avant neuf heures,
+c'est qu'elle m'aura fait avaler ma langue, et alors porte la lettre rue
+du Helder!»
+
+Les sanglots secouaient la richesse de sa vaste poitrine. Elle était
+sincèrement et profondément affligée.
+
+--Donnez la lettre, dit Lucien.
+
+--Je l'avais toujours bien prévenu! gémit-elle. Je lui avais dit: «Ne
+poussez pas celle-là à bout, ou bien il vous arrivera du chagrin! Je
+l'ai vue sur la place d'Yvetot le jour où on arrêta la mariée. J'ai peur
+des pâles! Prenez garde à elle!...» Mais il n'écoutait rien! Il se
+croyait si fort!
+
+--Donnez la lettre, répéta Lucien.
+
+--La voilà, mon brave Monsieur, et vengez-le bien comme il faut. Moi, je
+n'ai même pas la consolation de m'occuper de ça. L'adjudant m'attend en
+bas, et il n'est pas patient. Ce n'est pas au moment où j'en perds un
+que je vas risquer l'autre, n'est-ce pas?
+
+Elle remit la lettre, bouchonna ses yeux avec son tablier et sortit en
+levant les bras vers le ciel. Dans l'antichambre, j'entendis Guzman qui
+lui disait:
+
+--Ce n'est donc plus le maréchal des logis d'artillerie?
+
+--J'ai de la mort plein le coeur, répondit Pélagie, et penser qu'il faut
+qu'on danse à la barrière! La lettre de M. Louaisot disait:
+
+«M. Lucien Thibaut,
+
+Mon métier a été de mentir. J'avais du talent dans cette partie-là. Je
+parle de moi au passé, parce que je suis mort.
+
+Les morts ne mentent plus. Elle m'a tué parce que je voulais sauver
+votre femme.
+
+Votre femme est prisonnière dans les caves de la Grande-Maison, rue du
+Rocher, n°9. Elle n'y est pas seule. Fanchette était pour Mme la
+marquise aussi dangereuse que Jeanne elle-même, car si la justice avait
+mis la main sur Fanchette, la condamnation de Jeanne tombait.
+
+En cela, et pour la seconde fois, la justice se serait encore trompée,
+mais qu'importe, une fois de plus ou de moins.
+
+En tenant Jeanne et Fanchette captives, nous rendions définitive la
+condamnation de la première, nous devenions héritiers, le bonhomme--le
+Dernier Vivant--s'éteignait doucement et tout était dit. Mais ça ne
+suffisait pas. Olympe a dit: «Il n'y a que les morts qui ne gênent
+jamais...»
+
+Vengez-moi. Pour récompense, je vous rends votre femme.
+
+Voici mes instructions pour arriver jusqu'à elle.
+
+Prenez des hommes de police, si vous voulez, ce sera plus sûr.
+Munissez-vous de lanternes, car la route souterraine est longue.
+
+Il ne s'agit pas d'entrer par la rue du Rocher et la maison du vieux:
+vous trouveriez là de bons obstacles, c'est moi qui les ai disposés.
+
+Arrivez par la rue de Laborde, prenez le terrain où l'on bâtit:
+l'ancienne plaine Bochet: entrez dans le jardin de la Grande-Maison, il
+n'a plus de clôture.
+
+À la droite du dernier acacia qui reste debout et à trente pas environ
+des ruines de la Grande-Maison, vous trouverez un pavillon dont il ne
+reste plus que les quatre murs.
+
+Entrez, dérangez la paille qui est à gauche de la porte, vous verrez
+dessous une trappe et vous la lèverez par son anneau.
+
+Sous la trappe, il y a un escalier, vous allumerez vos lanternes et vous
+descendrez.
+
+Marchez alors droit devant vous.
+
+Au bout de quarante pas, tournez à gauche.--puis faites douze pas et
+tournez à gauche encore.
+
+Vous serez alors dans un cellier très vaste où vous verrez des
+foudres,--une vingtaine--qui s'alignent contre le mur.
+
+Le dernier foudre, en allant toujours sur votre gauche, masque une porte
+voûtée dont la clé est pendue à un clou à l'intérieur du tonneau,
+immédiatement au-dessous de la bonde.
+
+Ah! elle se croit bien gardée aussi de ce côté!
+
+Vous ouvrez la porte, et vous êtes arrivé, car devant vous s'étend un
+couloir, large comme une route charretière, qui vous conduit tout droit
+à la cachette.
+
+Seulement, le couloir est long, cinq cents pas au moins; je n'ai pas le
+temps de vous dire à quoi tout cela servait dans le temps. Allez, sauvez
+votre femme--et vengez-moi.»
+
+Lucien avait lu cette étrange missive à haute voix.
+
+--Est-ce que tu crois à cela? demandai-je.
+
+--Viens, fit-il au lieu de répondre.
+
+Il prit son chapeau.
+
+--Le piège tendu par ce misérable est grossier, dis-je encore. Prends
+garde!
+
+--Viens, répéta Lucien. Ce misérable ment, mais il n'y a pas de piège.
+Il est mort, Olympe vit, et je suis juge. Viens.
+
+À mon tour, je pris mon chapeau.
+
+J'avais l'idée qu'en le suivant je pourrais empêcher un malheur.
+
+En passant, il demanda à Guzman des allumettes et un paquet de bougies.
+
+--Ne prendras-tu pas au moins des hommes de police? demandai-je. Il me
+répondit:
+
+--Non; j'aurai mieux que cela.
+
+Nous montâmes en voiture devant le café anglais. Il donna au cocher une
+adresse que je connaissais: celle de M. le conseiller Ferrand.
+
+Je voulus lui parler en route, mais il ne me répondit pas.
+
+Quand la voiture s'arrêta il me dit:
+
+--Reste à m'attendre, je ne serai pas longtemps.
+
+Je lui demandai ce qu'il allait faire. Je n'eus point de réponse encore.
+
+Il passa la porte cochère.
+
+Mon rôle me pesait terriblement. Il me semblait que dans cette barque où
+j'étais, la responsabilité tout entière était sur moi qui ne tenais
+pourtant pas le gouvernail.
+
+Dès le premier pas que je fis sur le trottoir, je vis venir à moi une
+femme pauvrement habillée qui boitait en marchant et qui tenait son
+mouchoir sur sa bouche.
+
+Elle m'accosta tout essoufflée et fut quelque temps avant de pouvoir
+parler.
+
+--Vous êtes M. de Roeux, me dit-elle enfin, je vous suis en courant
+depuis la rue de Helder. Je n'ai pas perdu de vue le fiacre. Ah! si vous
+saviez le malheur! Je vis alors seulement que ses yeux étaient tout
+sanglants de larmes.
+
+Je ne comprenais pas encore pourtant. Elle reprit:
+
+--Il est mort, Monsieur! Ils me l'ont tué! C'est la folle! La
+Couronne....
+
+--Martroy! m'écriai-je.
+
+Stéphanie, la pauvre créature, chancela et je la soutins dans mes bras.
+
+--Sa dernière pensée a été pour son bienfaiteur, comme il vous appelait,
+dit-elle, il m'a dit: «Porte-lui ma lettre, je ne lui écrirai plus...»
+et pourtant, il a pu mettre encore un petit mot au bas avant de mourir.
+Voici la lettre... et je retourne là-bas, Monsieur, car mon vieux maître
+n'est pas un bon malade.
+
+Elle me quitta en effet, courant par cahots et s'épongeant les yeux.
+
+Je m'approchai d'un magasin, et je lus la lettre de Martroy à la lueur
+du gaz.
+
+Elle commençait gaillardement; il ne se doutait pas de son sort.
+
+
+
+
+Dernière lettre de Martroy
+
+
+Cher bienfaiteur,
+
+Voilà: je vous ai fourni dans ma dernière de faux renseignements sur la
+Grande-Maison, dont je viens à l'instant d'apprendre l'histoire par ma
+Stéphanie, qui est un trésor. Elle vous a une oreille, vous allez voir
+tout à l'heure.
+
+La Grande-Maison n'est ni un ancien couvent, ni un ancien château, ni un
+ancien hôtel, c'est tout bonnement un ex-entrepôt de contrebande, monté
+sur un pied tout à fait monumental.
+
+C'est là qu'on a dû faire tort à la Douane!
+
+Non seulement, les caves sont immenses, comme je vous l'ai dit, mais il
+y a un chemin voûté, assez large pour donner passage à des charrettes
+attelées, et qui reliait le magasin principal à un second entrepôt,
+situé hors de la barrière.
+
+Cet entrepôt occupait tous les derrières d'une des plus considérables
+maisons de la rue de Levis.
+
+Tout cela était devenu inutile depuis qu'on a reculé le mur d'octroi
+jusqu'aux fortifications. Comme la bouche du souterrain se trouve
+maintenant à plus d'un quart de lieue de l'enceinte, l'administration ne
+s'est même pas souciée de le combler.
+
+Hein? ce Paris! Et comme le vieux fournisseur qui a tant volé l'État est
+bien là dans ce logis de voleurs!
+
+Il fallait que le métier fût bon pour payer les frais d'une pareille
+installation. Ce qu'il a dû passer d'alcool dans ce monstrueux siphon
+est incalculable. Et pendant ce temps, les hommes verts, institués pour
+empêcher un pauvre diable comme moi de faire entrer plus d'une chopine
+de vin bleu, veillaient!
+
+Là-bas, quand nous étions auprès de Dieppe, j'ai connu un brave douanier
+qui racontait toujours l'histoire d'une caisse de porcelaine de Jersey
+qui fut prise par ses soins en 1820. Je lui demandai une fois pourquoi
+il radotait sans cesse la même anecdote, il me répondit:
+
+--En quarante ans de service je n'ai jamais vu faire une autre prise!
+
+La douane fait pourtant vivre un état-major bien dodu. On dit qu'elle
+est utile à la manière de ces matous paresseux qui ne prennent pas de
+souris, mais qui les éloignent par leur seule odeur.
+
+Je suis tout gai aujourd'hui et je bavarde. Tous mes sinistres
+pressentiments d'hier sont partis. J'irai voir ce souterrain de
+contrebande, large comme une voie romaine qui laissait passer des
+foudres de vingt barriques sous la barrière où les préposés, brandissant
+la sonde municipale, arrêtaient vaillamment les demi litres.
+
+Mais revenons à nos affaires. Le vieux est malade. Il lui est arrivé un
+accident. Depuis que la guerre entre l'Autriche et la Prusse est
+déclarée et qu'on parle de la possibilité d'une conflagration générale
+en Europe, le vieux a la fièvre. Il rêve fournitures.
+
+Hier soir, il s'est échappé pour aller faire débauche ou plutôt pourvoir
+à fonder quelque bonne affaire de pillage administratif. Son cercle est
+de l'autre côté du boulevard extérieur, dans un cabaret plus que borgne
+où se réunissent les raccommodeurs de souliers ambulants.
+
+Ce sont, vous le savez, de forts gaillards qui parcourent les bas
+quartiers et la banlieue la hotte sur le dos et ne ressemblent pas du
+tout aux savetiers en guérite.
+
+Avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes, le Dernier Vivant ne
+faisait point tache dans cette assemblée sans prétention. Il y était
+connu. On l'appelait Papa-Turco.
+
+Hier soir donc, ayant bu un gloria de deux sous, sa tête s'est montée.
+Il a rassemblé autour de lui les savetiers ambulants et leur a proposé
+une association pour fournir à toute l'armée française d'excellents
+souliers sur lesquels l'entreprise gagnerait cinq cents pour cent. Il ne
+s'agissait que de centraliser les cuirs des bêtes crevées pour
+l'empeigne, et les fonds de boutique de certains journaux, également
+morts de maladie, pour la semelle.
+
+Les bonnes gens ont d'abord trouvé cela très drôle, on a beaucoup ri,
+mais le vieux s'est fâché tout rouge en jurant qu'il ne plaisantait pas:
+à l'appui de quoi il a eu l'imprudence de raconter quelques-uns des bons
+tours joués par l'association des cinq fournisseurs normands à
+l'administration de la guerre, sous le Premier Empire.
+
+Bref, on l'a reconnu pour le vieux damné de la plaine Bochet. Il a été
+porté en triomphe et roué de coups. Ça pourrait bien être sa fin.
+
+Et à ce propos, il y a eu une grande scène entre Louaisot et la marquise
+Olympe. Ce sera la partie importante de ma lettre. Stéphanie n'a pas
+tout entendu, mais ce qu'elle a surpris vaut bien la peine de vous être
+rapporté.
+
+M. Louaisot et Mme la marquise étaient dans la chambre à coucher de
+cette dernière.
+
+On avait parlé d'abord du petit jeune homme, Lucien, de Chambray,
+l'enfant dont M. Louaisot se sert depuis si longtemps comme d'un mors
+qu'il a introduit de force dans la bouche de la malheureuse mère.
+
+Car elle a péché, c'est vrai, mais on peut dire que celle-là fait son
+purgatoire sur la Terre!
+
+Stéphanie n'a commencé à entendre qu'au moment où la colère a élevé les
+voix.
+
+--.... Vous m'appartenez! disait Louaisot. J'ai dépensé ma jeunesse
+entière et une partie de mon âge mûr à vous acheter. Vous serez ma femme
+ou vous serez une mère sans enfant.
+
+--Je sais que vous êtes capable d'assassiner votre propre fils, a
+répondu Olympe, mais vous ne le ferez pas, car il vous sert de garrot
+pour me serrer la gorge.
+
+--Madame, a reprit Louaisot, l'heure vient où serrer ne suffit plus.
+Pensez-vous que je veuille attendre le bien-être jusqu'à ma soixantième
+année? Je crois avoir temporisé suffisamment; je veux agir.
+
+La voix d'Olympe, nette et froide, a prononcé ces mots:
+
+--Jamais je ne serai votre femme.
+
+Après cette réponse, il y a eu un silence, puis Louaisot a repris:
+
+--C'est donc la guerre déclarée! Vous serez brisée, je vous en préviens.
+Je le regrette. Je vous aurais rendue heureuse. Vous êtes
+merveilleusement belle. Jeanne morte, il est impossible que M. Lucien
+Thibaut ne revienne pas à vous. C'est une affaire de temps.
+
+La marquise a dit:
+
+--Vous me faites horreur.
+
+--Les moeurs modernes, continua Louaisot, admettent de plus en plus ce
+genre de compromis. Je ne vous gênerais pas, j'ai mes habitudes. Vous
+seriez entre l'ami de votre enfance et votre fils, à qui, d'avance, j'ai
+donné son nom....
+
+--Vous me faites horreur! répéta la marquise Olympe.
+
+--Moi, vous me faites pitié! s'écria Louaisot, se fâchant de nouveau.
+D'où sortons-nous donc, s'il vous plaît, ma pupille, pour afficher de
+semblables pruderies? Je croyais que nous avions été élevée à une
+école... oh! vous avez beau me foudroyer du regard, la patience a des
+bornes, et l'excellent M. Barnod savait à quoi s'en tenir sur les dames
+d'apparence sévère....
+
+...Vous avez rompu la glace vous-même. Adieu va! Parlons en français: si
+je suis, comme vous me faites l'honneur de me le dire, le dernier degré
+de l'infamie, vous êtes, vous, le crime sans courage et la damnation
+sans grandeur. Au moins, moi, je me tiens droit, je marche droit, rien
+ne m'arrête. Vous, votre coeur et votre main tremblent toujours.
+
+Vous avez fait subir à Jeanne Péry un supplice monstrueux, et vous
+hésitez quand il s'agit de terminer son martyre avec sa vie....
+
+...Du danger? aucun. Elle est censée en fuite. Rien de plus aisé que de
+supprimer les personnes qui se cachent. On ne fait que continuer de les
+cacher dans la terre....
+
+Stéphanie n'entendit pas ce que répondait la marquise. Stéphanie a
+pourtant l'oreille fine.
+
+Mais Olympe dut parler, car Louaisot répliqua:
+
+--Vos soeurs! Ah! vous les appelez vos soeurs! Osez-vous bien employer
+des mots pareils! Alors, donnez tout de suite le nom de famille à ce
+bouquet de fleurs cultivées dans le jardin de l'adultère!... Je vous
+l'ai dit, Olympe, et je vous le répète; vous m'appartenez, non pas
+seulement parce que je vous ai conquise, mais encore, mais surtout parce
+que vous êtes à mon niveau par vos actes et au-dessous de moi par votre
+origine. Ma mère était une honnête femme....
+
+Ici, il y eut un silence.
+
+Le dernier mot entendu fut celui-ci, prononcé par Olympe:
+
+--Pourtant de sang répandu, vous n'aurez rien de l'héritage, car je
+n'aurai pas l'héritage. Est-ce que les morts héritent? _Vous ne pouvez
+pas m'empêcher de me tuer...._ Ainsi, le patron est au bout de son
+rouleau. Je le connais: il doit voir rouge à travers le feu d'artifice
+de ses lunettes.
+
+La menace est une bonne chose, mais quand elle fait long feu, tout rate.
+J'aurais cru que la pensée de son fils aurait dompté la marquise. Du
+moment qu'elle ne cède pas, il faut que Louaisot frappe ou qu'il donne
+sa démission. Il ne donnera pas sa démission, donc il frappera. Il y a
+dans l'air que je respire ici une odeur de sang.
+
+Je pars à l'instant même pour rôder autour de cette tragédie. Je veux
+voir ce curieux monument de l'industrie française: les caves de la
+Grande-Maison. Rien ne m'ôterait de l'idée que _l'outil_ du
+patron,--Laura Cantù--est embusquée là-dedans quelque part....
+
+_Note de Geoffroy_.--Il y avait au-dessous de cette dernière ligne une
+vingtaine de mots, tracés d'une main défaillante:
+
+«Je me meurs. La folle m'a tué... _l'outil_! Hâtez-vous, elle en tuera
+d'autres. Ayez pitié de ma femme et de mon petit.»
+
+Comme j'achevais, tout frissonnant, cette lecture, la porte cochère de
+la maison voisine s'ouvrit.
+
+M. Ferrand sortit le premier, le visage couvert d'une mortelle pâleur.
+
+Lucien, qui le suivait, le fit monter dans la voiture et m'appela.
+
+Je suis obligé de dire ici, pour laisser de l'ordre dans les événements,
+ce qui s'était passé chez le conseiller.
+
+M. Ferrand lui-même me fit ce récit à quelques jours de là.
+
+
+
+
+Récit du conseiller Ferrand
+
+
+Il y a bien longtemps que ma santé est profondément altérée. La
+souffrance morale a réagi sur moi physiquement. Je me sens fatigué. Je
+suis un vieillard.
+
+Je venais de me mettre au lit, quoiqu'il ne fût pas plus de neuf heures
+du soir. Mon domestique m'annonça M. Lucien Thibaut. Je fis entrer tout
+de suite. J'ai beaucoup aimé Lucien, que je traitais autrefois en élève.
+Mon attachement pour lui avait encore un autre motif. Son malheur et sa
+maladie m'avaient causé une très sincère affliction.
+
+Lucien entra et vint jusqu'à mon lit sans me saluer ni me demander des
+nouvelles de ma santé.
+
+Il n'y avait rien en lui pourtant qui indiquât la volonté de me traiter
+avec violence.
+
+Seulement, son regard était sombre et ses traits contractés.
+
+--M. Ferrand, me dit-il presque à voix basse, vous êtes un honnête
+homme, je le sais maintenant, et je regrette de vous avoir calomnié dans
+ma pensée, mais vous allez, je vous prie, vous lèvera l'instant même et
+me suivre, car vous avez condamné une innocente, et il faut que la
+lumière se fasse en vous, je le veux.
+
+Je fus blessé de ce dernier mot.
+
+--M. Thibaut, répondis-je, vous voyez que je suis souffrant. Vous avez
+vos convictions, que je respecte, j'ai droit d'exiger que vous
+respectiez les miennes....
+
+Il m'interrompit disant:
+
+--Je n'ai pas le temps de discuter, levez-vous et partons.
+
+--Mais, Monsieur, répliquai-je, je ne permets pas qu'on me parle comme
+vous le faites.
+
+--Vous refusez?
+
+--Je refuse.
+
+--Vous me regardez comme un fou?
+
+--Vous agissez comme un fou.
+
+Il fit un pas en arrière.
+
+--M. Ferrand, me dit-il, et son accent était glacial, je ne suis pas
+fou, je vous l'affirme. Je vous affirme également que si vous ne me
+suivez pas, je vais vous tuer.
+
+Ses yeux étaient baissés. Son visage devenait blême. Moi aussi, je me
+sentais pâlir.
+
+Les gens qui parlent ainsi ont, d'ordinaire, à la main, un pistolet, un
+couteau, une arme. Il avait, lui, les mains vides; des mains blanches et
+fines comme celles d'une femme. Je crois que je suis brave. Je n'aurais
+pas peur d'une arme. Ces mains vides et frémissantes menaçaient
+autrement qu'une arme. Et le regard de M. Thibaut me donna une sensation
+de frayeur. Il faudrait dire de terreur, car je me sentis trembler sous
+mes couvertures. Cependant, j'eus honte de céder.
+
+--Est-ce donc ainsi que vous deviez finir, Lucien! m'écriai-je.
+
+--Je ne finis pas, me répondit-il, je commence.
+
+--Vous! un assassin!
+
+--Un juge! je suis juge.
+
+Il fit un pas vers moi, la tête haute, le regard noir et froid.
+
+--Et je suis investi en outre, ajouta-t-il, de la mission la plus grande
+qui puisse sacrer le caractère d'un homme: je suis le défenseur de ma
+femme. Sa voix, sans s'élever, avait pris une emphase extraordinaire.
+
+Dans sa bouche, ces mots: _le défenseur de ma femme_ étaient grands
+comme les quelques paroles sublimes de la poésie ou de l'histoire qui
+ont traversé les siècles.
+
+Mon coeur battait. Ce n'était déjà plus de frayeur.
+
+J'ai aussi un amour en moi, un grand amour, n'est pas de la même nature;
+mais tous les amours comprennent.
+
+Et pourtant, je résistais encore, car précisément la voix de cet amour
+me criait de ne pas aller là où Lucien voulait m'entraîner.
+
+--Je vais appeler, dis-je. N'approchez pas davantage....
+
+--Que votre sang retombe sur votre tête! murmura-t-il en faisant un pas
+de plus.
+
+--Mais avec quoi me tuerez-vous, insensé! m'écriai-je, prêt à me
+défendre.
+
+--Je ne sais pas... avec moi!
+
+En même temps qu'il prononçait ce mot étrange dont l'accent faisait une
+menace véritablement mortelle, il me toucha le bras.
+
+Ce fut si faible qu'on eût dit l'étreinte d'un enfant. Mais ce fut
+terrible.
+
+Écoutez: terrible! je sentis que la vie défaillait dans ma poitrine.
+
+Ma tête se renversa sur mon oreiller et malgré moi ces paroles passèrent
+entre mes lèvres:
+
+--Si elle est innocente, qui donc est coupable?
+
+Lucien prit cela pour une acceptation. Il lâcha mon bras et serra
+doucement ma main.
+
+--Courage, me dit-il, M. Ferrand. Vous allez beaucoup souffrir. Je lui
+rendis son étreinte et je sortis de mon lit.
+
+Il m'aida à m'habiller.
+
+--Où allons-nous? lui demandai-je.
+
+--Rue du Rocher. Je répétai:
+
+--Rue du Rocher?
+
+--Oui, dans la maison où habite maintenant Mme la marquise de
+Chambray. Je passai la main sur mon front. Il ajouta:
+
+--C'est le devoir. Et je répétai:
+
+--Peut-être que c'est le devoir.
+
+--Marchez devant, me dit-il au moment où nous sortions, et souvenez-vous
+que je ne m'appartiens pas. Je défends ma femme. Si vous tentez de vous
+soustraire à votre tâche, vous êtes mort!
+
+
+
+
+Récit de Geoffroy
+
+
+Ce fut à la suite de cette scène que M. Ferrand et Lucien me
+rejoignirent. Ils montèrent dans le fiacre.
+
+M. le conseiller Ferrand était seul, au fond du fiacre, affaissé dans
+une encoignure. Lucien s'était assis auprès de moi sur le devant.
+
+Je lui communiquai à voix basse et sommairement le contenu de la lettre
+de Martroy.
+
+--Tout cela, me dit-il, je le savais. Je suis ressuscité. Nous gardâmes
+ensuite le silence.
+
+Pendant tout le trajet, M. Ferrand ne prononça pas une parole.
+
+Quand nous passâmes devant la gare Saint-Lazare, le cadran marquait dix
+heures.
+
+Au lieu de monter la rue du Rocher, nous tournâmes à gauche et notre
+fiacre s'arrêta au coin de la place Laborde.
+
+Là, sous un réverbère, nous relûmes les instructions de M. Louaisot et
+nous nous engageâmes dans la ruelle qui conduisait encore au nouveau
+quartier qu'on était en train de construire sur l'ancien emplacement de
+la place Bochet.
+
+La nuit était noire. Nous eûmes quelque peine à trouver notre chemin
+parmi les tas de sable, les trous à mortier et les moellons, mais enfin,
+nous franchîmes ce qui avait été le mur du grand jardin et nous
+découvrîmes aisément les quatre pans de maçonnerie toute nue, restes du
+pavillon.
+
+C'était à une trentaine de pas à peine de la maison neuve, bâtie par le
+Dernier Vivant. À cinquante autres pas, sur la gauche, c'est-à-dire en
+allant vers Monceaux-Batignolles, on voyait un amas de décombres, qui
+étaient les ruines de la Grande-Maison.
+
+Le tas de paille fut dérangé; nous ouvrîmes la trappe qui recouvrait
+l'escalier.
+
+Chacun de nous alluma une bougie et nous descendîmes.
+
+L'itinéraire tracé par M. Louaisot était bon. En le suivant exactement
+nous arrivâmes d'abord au cellier, grand comme une place de village, qui
+contenait encore les gigantesques tonneaux--puis à l'artère principale
+de cette ville souterraine: le chemin charretier conduisant jadis de
+l'entrepôt Bochet à l'entrepôt de la rue de Levis, situé alors _extra
+muros._
+
+Pendant que nous étions dans le passage allant du cellier au grand
+chemin souterrain, il nous sembla entendre un bruit soudain et violent,
+suivi de cris qui se mêlaient répercutés par les voûtes.
+
+Nous pressâmes le pas, mais en arrivant au bout du couloir, nous
+écoutâmes en vain.
+
+Le bruit avait cessé.
+
+L'énorme galerie dont la voûte humide et sombre pendait maintenant sur
+nos têtes s'emplissait d'un morne silence.
+
+Nous nous étions arrêtés pour prêter l'oreille et pour regarder. Dès que
+nous marchions, en effet, quoique le sol fût très doux, le bruit de nos
+pas faisait tapage.
+
+D'abord nous ne vîmes rien, j'entends Lucien et moi, car M. Ferrand
+semblait littéralement anéanti. Il ne regardait même pas.
+
+Puis, tout à coup, au moment où nous allions reprendre notre marche, une
+voix d'homme parla.
+
+C'était à la fois lointain et tout proche. La voix venait à nous
+nettement comme dans un tuyau acoustique.
+
+Elle était faible pourtant, mais si altérée qu'elle fût, je reconnus
+parfaitement la basse taille de M. Louaisot. Elle disait:
+
+--Voilà! J'ai mon compte. L'outil était trop bon! Il n'y a pas eu faute:
+qui diable aurait pu croire qu'une mère sacrifiât son enfant? J'ai bien
+joué mon jeu, mais j'ai perdu. Bonsoir, les voisins!--Mais je suis vengé
+déjà une fois, ma pupille, vous n'avez plus de fils!--et je serai vengé
+deux fois, voici l'autre Lucien qui arrive: regardez là-bas!
+
+Ces derniers mots nous parvinrent comme un chuchotement qu'on eût
+murmuré à notre oreille.
+
+--Là-bas, c'est ici, me dit Lucien. Ils nous voient.
+
+--Pas lui, répondis-je, car il est mort.
+
+Une voix de femme s'éleva dans le silence:
+
+--_Laura_, disait-elle, _je t'ai trompée ce n'est pas cet homme-là qui a
+tué le petit enfant._
+
+M. Ferrand laissa tomber sa bougie et s'affaissa sur moi.
+
+--Mon Dieu! dit-il, ayez pitié de moi! Éloignez de moi cet horrible
+rêve!
+
+La voix qui avait parlé était celle de la marquise Olympe. Nous la
+connaissions bien tous les trois.
+
+Une sorte de rauquement lui répondit dans la nuit.
+
+Puis une autre voix, haletante, celle-là, et brisée, demanda:
+
+--Qui donc a tué l'enfant? qui donc? La voix d'Olympe répondit:
+
+--_C'est moi_! Et tout aussitôt un grand cri de rage courut en s'enflant
+sous les voûtes.
+
+Puis un gémissement d'agonie....
+
+--Olympe! mon Olympe! gémit M. Ferrand d'un accent déchirant. Ce fut
+tout. Il resta inanimé entre mes bras.
+
+L'instant d'après quelque chose de rapide comme le vol d'une flèche
+passa au milieu de nous. C'était Laura qui brandissait au-dessus de sa
+tête un gros bouquet de fleurs....
+
+Nous entendîmes alors le bruit de quelqu'un qui se traînait sur le
+sable. On reconnaissait le frôlement de la soie. Je ne puis dire à quel
+point tous ces bruits étaient distincts.
+
+--Elle n'est pas morte! balbutia M. Ferrand qui se redressa et se mit en
+marche le premier, plus chancelant qu'un homme ivre. Lucien et moi nous
+le soutenions de chaque côté.
+
+Quand nous le suivîmes on n'entendait plus rien.
+
+Nous marchâmes pendant deux longues minutes au moins, et à mesure que
+nous avancions, nous pressions le pas.
+
+Nous arrivâmes ainsi à un carrefour où se croisaient deux routes: la
+nôtre et une beaucoup plus étroite.
+
+À l'angle de cette dernière, à droite, c'est-à-dire en tournant vers la
+rue du Rocher, il y avait des débris de fleurs et de feuillage, sur
+lesquels un homme était étendu tout de son long sur le dos. Il portait
+un paletot noisette, et ses lunettes nous renvoyèrent dans l'ombre la
+flamme de nos bougies.
+
+Nous nous approchâmes. C'était M. Louaisot, dont les souliers se
+dressaient à pic, sortant de son pantalon noir, moucheté de boue.
+
+Il tenait à la main un long couteau tout neuf dont il n'avait pas eu le
+temps de se servir, car la lame était brillante et intacte.
+
+Sa tête portait de côté. Il y avait à son cou les marques d'une pression
+si terrible qu'on aurait dit les traces laissées par les griffes d'un
+tigre.
+
+Il était mort par la désarticulation de la colonne vertébrale.
+
+Derrière lui, dans une cavité de la paroi, on voyait un véritable
+fouillis de fleurs, deux couronnes tressées et une autre qui était à
+moitié.
+
+Lucien mit sa bougie sous le menton du mort et dit à M. Ferrand:
+
+--Avant d'être poignardé, Albert de Rochecotte avait été étranglé.
+Voyez-vous clair?
+
+M. Ferrand ne répondit que par un gémissement.
+
+En cet instant où toutes nos bougies étaient dans le chemin de droite,
+le hasard me fit jeter un regard dans le lointain de la galerie
+principale et j'y crus apercevoir une lueur. Je la signalai aussitôt.
+
+Nous éteignîmes nos bougies pour mieux voir.
+
+La lueur existait réellement et semblait sortir d'une seconde percée,
+ouverte sur la droite aussi, à une cinquantaine de mètres plus loin.
+
+--Portez-moi jusque-là! s'écria M. Ferrand. Elle est là!
+
+Je le soutins de mon mieux. Lucien s'était déjà élancé en avant. Nous le
+vîmes entrer dans le champ lumineux et disparaître au coude de la route.
+
+Quelques secondes plus tard, nous entrions dans la lueur et un spectacle
+étrange frappait nos regards.
+
+La seconde voie transversale, parallèle à la première où nous avions
+trouvé le corps de M. Louaisot, aboutissait presque immédiatement à une
+salle de forme ronde où régnait, dans toute son étendue, un double
+cercle de mangeoires et de râteliers. C'avait dû être la grande écurie
+des fraudeurs.
+
+Çà et là pendaient encore aux parois des harnais moisis.
+
+Au centre se trouvait une sorte de tabernacle, ouvert de notre côté, et
+formé de rideaux de soie. Dans cette tente, éclairée par une grande
+lampe de salon à globe de verre dépoli, il y avait deux pauvres petites
+couchettes en fer, quelques fauteuils de velours brodé d'une rare
+élégance et un canapé dont la couverture en tapisserie des Gobelins
+éclatait des plus riches couleurs.
+
+Sur le canapé, deux jeunes femmes, qui semblaient être deux épreuves
+tirées de la même beauté, entouraient de leurs bras une troisième femme
+prosternée et comme affaissée à leurs pieds.
+
+Sur le guéridon en laque de Chine, qui supportait la lampe, il y avait
+des ouvrages d'aiguille.
+
+À l'instant où nous tournions, M. Ferrand et moi, l'angle de la galerie,
+une des jeunes femmes du canapé se levait en poussant un cri et se
+pendait au cou de Lucien, foudroyé par la joie.
+
+M. Ferrand me quitta et prit un élan suprême qui le porta jusqu'au
+centre de la tente, où il tomba brisé, portant à ses lèvres, de ses deux
+pauvres mains qui tremblaient, le vêtement de la femme prosternée.
+
+Celle-ci ne prit même pas garde à lui.
+
+Elle releva la tête pour regarder Lucien, rien que Lucien, et je
+reconnus l'admirable beauté de la marquise Olympe de Chambray.
+
+Lucien détourna d'elle son regard.
+
+La marquise Olympe pencha sa tête de nouveau, et je vis une larme au
+bord de sa paupière.
+
+Dire à quel point elle était belle est au-dessus de mon pouvoir. Cette
+larme la transfigurait à mes yeux. Mon coeur s'élançait avec une
+inexprimable passion vers cette mourante que j'aurais voulu ressusciter
+au prix du bonheur de ma vie.
+
+Elle portait au cou les mêmes traces que Louaisot.
+
+Les mêmes traces qu'Albert de Rochecotte.
+
+--Lucien, murmura-t-elle, d'une voix qui allait déjà s'éteignant, j'ai
+été bien malheureuse... et bien coupable.... Mais demandez-lui...
+demandez-leur!...
+
+Elle montrait les deux jeunes femmes qui se ressemblaient.
+
+Jeanne s'était arrachée déjà aux embrassements de son mari. Elle
+pressait les deux mains d'Olympe sur son coeur.
+
+Toutes trois, elles formaient un groupe exquis dans sa mortelle
+tristesse.
+
+Ensemble, Jeanne et Fanchette disaient:
+
+--Ma soeur, ma soeur chérie, tu nous as défendues, tu nous as protégées,
+nous ne vivons que par toi!
+
+--Lucien, reprit Olympe, en remerciant Jeanne du regard, j'avais un
+fils, je l'ai donné pour elle, c'est-à-dire pour vous!
+
+Les jarrets de Lucien fléchirent, il entra dans le groupe en
+s'agenouillant.
+
+Je restais seul debout, et j'étais peut-être le plus bas prosterné au
+fond de mon coeur.
+
+--Lucien, dit-elle encore, voulez-vous me pardonner?
+
+Il se pencha et mit un baiser sur son front.
+
+La marquise Olympe mourut sous le contact de cette lèvre qui jamais
+n'avait touché la sienne, et la mort la fit plus divinement belle....
+Personne ne prenait garde à M. Ferrand qui gisait inanimé, la tête dans
+les plis de la robe d'Olympe.
+
+
+
+
+Récit de Fanchette
+
+
+_Nota_.--Ceux qui ont compris la scène _invisible_ de la mort de
+Louaisot peuvent passer les pages suivantes.
+
+J'ai cru devoir au lecteur l'explication complète de ce mystère, telle
+qu'elle nous fut donnée par l'une des habitantes de la grande écurie des
+fraudeurs, transformée en prison-salon.
+
+C'est Fanchette qui parle.
+
+Je n'étais pour rien assurément dans l'affreuse mort d'Albert de
+Rochecotte qui m'aurait très certainement épousée, et dont je possède
+une promesse écrite en tels termes qu'il n'aurait pu y mentir sans se
+déshonorer.
+
+Or, Albert était la loyauté même.
+
+Mais tout en n'ayant point contribué à la catastrophe qui termina sa
+vie, je ne pouvais manquer de comprendre que Jeanne Péry, ma soeur--je
+ne la connaissais pas encore, mais je l'aimais déjà--était accusée en
+mon lieu et place.
+
+J'étais innocente, c'est vrai, mais c'était moi que la justice croyait
+tenir en fermant sur Jeanne les verrous d'une prison.
+
+J'aurais dû me livrer peut-être. J'en eus le désir plus d'une fois, car
+le récit de l'arrestation de Jeanne au seuil de l'église, où le prêtre
+l'attendait pour bénir son bonheur, m'avait navrée,--mais j'écoutais
+alors les conseils d'un homme dont la profonde perversité m'était encore
+inconnue.
+
+M. Louaisot me disait: «Vous vous perdrez sans la sauver», et je le
+croyais,--peut-être parce que mon intérêt égoïste était de le croire.
+
+Il faut songera la jeunesse que j'ai eue. Jamais je n'ai connu ma mère.
+Elle m'avait assuré une petite fortune que mon père m'a dérobée. Je tais
+les enseignements plus que frivoles qu'il essaya de m'inculquer au temps
+où j'étais une petite marchande de plaisirs. Il trouvait cette position
+excellente comme point de départ. J'étais, me disait-il, mieux placée
+que Fanchon-la-Vielleuse ou que la célèbre marchande de violettes qui
+eût épousé, si elle l'eût voulu, le prince de Courtenay, cousin des rois
+de France.
+
+Mais laissons cela. L'idée de l'évasion de Jeanne me fut suggérée par M.
+Louaisot. Je l'accueillis avec passion, comme un moyen d'apaiser mes
+remords, et j'en fis bientôt l'unique affaire de ma vie. Je ne pourrais,
+sans compromettre des personnes qui vivent de leur emploi, détailler le
+plan de cette évasion, mais je dois dire que M. le conseiller Ferrand,
+dont je reçus l'accueil le plus bienveillant à la recommandation de
+Mme la marquise de Chambray, ne fit rien, absolument rien qui sortit
+des bornes strictes de son devoir.
+
+En ce temps je ne connaissais pas plus Mme la marquise de Chambray
+que Jeanne Péry elle-même.
+
+La lettre par laquelle Mme la marquise m'introduisait auprès du
+président de la cour d'assises me fut donnée par M. Louaisot.
+
+L'évasion réussit, et cela fut regardé comme un miracle par tous ceux
+qui connaissent l'organisation de la Conciergerie;--mais elle ne réussit
+pas au profit de cet excellent et cher jeune homme, M. Lucien Thibaut
+qui attendait sa femme dans une voiture au coin du quai de l'Horloge.
+
+J'avais été jouée par M. Louaisot, et,--je l'ai cru longtemps,--par
+Mme de Chambray elle-même.
+
+Ils avaient peur du résultat final de ce procès où la vérité pouvait
+jaillir du nuage même dans lequel on l'avait si savamment enveloppée.
+
+J'ai à peine besoin de dire que j'ignorais complètement la part prise
+par Louaisot à l'assassinat de mon pauvre Albert.
+
+Je n'avais rien vu dans cette nuit funeste, qui restait en moi comme le
+souvenir d'un épouvantable rêve.
+
+Quant à cette autre nuit où Jeanne, que je venais d'arracher à ses
+geôliers, me fut enlevée sur le quai de l'Horloge, je fus plusieurs mois
+avant d'en comprendre le mystère.
+
+Je savais une seule chose, c'est que j'avais été jouée par M. Louaisot,
+et ce fut à M. Louaisot que je m'en pris.
+
+Mais M. Louaisot était plus fort que moi. On dit qu'un homme, luttant de
+ruse avec une femme, est toujours sûr d'être vaincu. Cela peut être vrai
+pour les autres hommes; M. Louaisot faisait exception à la règle.
+
+Et pourtant c'est une ruse de femme qui l'a jeté mort sur la terre
+humide d'une cave, au moment où il allait moissonner son champ,
+engraissé par tant de crimes!
+
+Le grand moyen employé vis-à-vis de moi par M. Louaisot était celui-ci:
+la marquise de Chambray, disait-il, avait tout fait; il n'était que son
+instrument ou plutôt son esclave.
+
+Jeanne Péry était aux mains de la marquise et probablement hors de
+France.
+
+La marquise avait un double intérêt à la faire disparaître.
+
+Toute démarche qui inquiéterait la marquise aurait pour résultat de
+précipiter la catastrophe.
+
+Car chez nous, en plein XIXe siècle, il y a des cas où la loi est
+aussi impuissante à vous protéger que si vous voyagiez dans les steppes
+de la Tartarie. On a beau se gendarmer contre cela: je mets n'importe
+qui, fût-ce le souverain sur son trône, au défi de me dire ce qu'on peut
+faire contre un scélérat qui pose la question ainsi:
+
+«La personne qui vous est chère est en mon pouvoir, hors de l'atteinte
+de la loi; si vous appelez la loi à votre secours contre moi, je n'ai
+qu'un geste à faire pour supprimer la personne que vous voulez sauver.»
+
+C'est clair, on peut passer outre, mais à quel prix?
+
+Un beau jour, cependant, Louaisot eut peur de me voir passer outre, ou
+plutôt il se dit que, moi aussi, j'étais bonne à supprimer. Je le
+gênais.
+
+Tout ce qui touchait à cette affaire du Point-du-Jour le gênait.
+
+Il fit semblant de céder à mes désirs; on me conduisit enfin près de
+Jeanne.
+
+Mais on m'enferma avec elle.
+
+Jeanne n'était pas à l'étranger. Elle n'avait jamais quitté Paris,
+malgré les divers changes que Louaisot avait donnés à moi et à d'autres.
+
+Cette nuit même où M. Louaisot m'avait assigné un rendez-vous à la
+sortie de l'opéra, je trouvai Jeanne dans la retraite étrange où nous
+avons vécu depuis lors ensemble.
+
+Olympe y avait mis les meubles de son propre boudoir.
+
+J'arrivai les yeux bandés, après une route assez longue faite hors de
+Paris. Je ne savais pas du tout où j'étais. Jeanne restait dans la même
+ignorance. À cet égard, nous ne fûmes instruites que par Olympe
+elle-même.
+
+Il est temps que j'appelle ainsi familièrement par son nom, celle-là,
+qui est morte notre amie--notre soeur, et dont les derniers moments ont
+expié des fautes qui appartenaient encore plus à la fatalité qu'à son
+coeur.
+
+J'ai été heureuse dans cette retraite où j'ai trouvé la caressante
+affection de ma soeur cadette, la noble, la vaillante tendresse de ma
+soeur aînée.
+
+La mort nous menaçait, c'est vrai, mais nous nous aimions tant!
+
+Et j'assistais à un beau spectacle: la renaissance d'une âme.
+
+Au commencement, Louaisot regardait encore Olympe comme sa complice, non
+pas volontaire, assurément, mais forcée; il avait obtenu d'elle tant de
+choses à l'aide de son moyen, toujours le même, la menace!
+
+La menace appropriée, choisie, la menace spéciale à chaque cas.
+
+Ici la menace était l'enfant,--le jeune Lucien,--un splendide adolescent
+qui aimait Louaisot, son père, jusqu'à l'adoration.
+
+Et je pense que Louaisot aussi l'aimait à sa manière. Dans un coin de
+son égoïsme il voyait peut-être ce beau jeune homme compléter sa gloire,
+élevé qu'il serait sur le piédestal d'une immense fortune.
+
+Chaque fois qu'Olympe résistait, Louaisot disait comme Jean Bart
+brandissait la mèche allumée: «Je ferai sauter ce qui me reste de coeur;
+je tuerai l'enfant!»
+
+L'a-t-il fait? Olympe est morte en croyant qu'elle le retrouverait au
+ciel....
+
+Un jour, en effet, Olympe résista en face.
+
+Louaisot lui avait posé son atroce _ultimatum_: le mariage avec lui,
+Louaisot, la mort de Jeanne et la mienne.
+
+Ce jour-là, Olympe se donna à nous tout entière.
+
+Elle nous dit toute sa vie si jalousée, mais si funeste. Ses larmes
+demandèrent pardon à Jeanne, qui la serrait contre son coeur.
+
+Et ce jour-là aussi, elle fut prisonnière. La porte du souterrain se
+ferma sur elle comme sur nous.
+
+En haut, dans la maison de ce vieil homme qu'on appelait le Dernier
+Vivant et qui se mourait, il n'y avait plus que M. Louaisot.
+
+Et M. Louaisot avait peur. Il ne pouvait rien contre la vie d'Olympe. La
+vie d'Olympe, c'était l'héritage du vieil homme.
+
+Il avait mis le pied sur ce front ardent et fort.
+
+Mais il tremblait. L'arme qui l'avait rendu victorieux si longtemps
+était brisée dans ses mains.
+
+On avait bravé sa menace.
+
+De la menace que l'on brave il ne reste rien.
+
+C'est un fourreau qui ne contient plus d'épée.
+
+Il espérait encore pourtant, car il suivait sa route impitoyable, il se
+disait: les deux soeurs mortes, elle cédera. Ce sont elles qui
+contrebalancent le pouvoir de l'enfant....
+
+Et nous fûmes condamnées.
+
+L'instrument de notre supplice était là: _l'outil_, comme l'appelait
+Louaisot dans ses gaietés lugubres.
+
+Un outil humain, vivant, une pauvre folle qu'il savait monter comme ces
+jouets qui ont à l'intérieur un ressort d'horlogerie,--et qui partent,
+quand on presse du doigt le ressort. Laura Cantù était dans le
+souterrain, Olympe le savait. Elle savait aussi l'histoire du restaurant
+des Tilleuls. Louaisot s'était vanté.
+
+Olympe connaissait l'outil et comment il fallait s'y prendre pour que
+l'outil frappât. Elle vola l'outil.
+
+Dans une niche, la folle travaillait à ses couronnes. C'est le symptôme
+de sa crise qui monte. Et sa crise montait dès que Louaisot le voulait.
+
+Jeanne et moi nous avions bien entendu un bruit dans la grande galerie,
+mais comment aurions-nous deviné?... Olympe nous a tout épargné, jusqu'à
+la terreur.
+
+Nous n'avons su la menace suspendue sur notre tête qu'à l'heure où nous
+étions déjà sauvées. Mais Olympe, elle, avait compris la signification
+de ce bruit. Elle avait fait son choix et son sacrifice. Comme nous lui
+demandions où elle allait, quand elle sortit de la tente, elle nous
+répondit avec un douloureux sourire:
+
+--Je vais gagner le pardon de Lucien.
+
+Elle chercha, elle trouva Laura Cantù qui tressait ses fleurs à la lueur
+du dehors filtrant par une fissure.
+
+Il ne faisait pas encore tout à fait nuit.
+
+Olympe s'assit auprès de la folle et lui parla de son enfant.
+
+Elle resta là longtemps, bien plus de temps qu'il n'en fallait pour
+faire de Laura son esclave.
+
+Et quand Louaisot descendit pour en finir avec nous, Olympe prononçant
+les paroles sacramentelles, dit à Laura:
+
+--Le voilà! c'est lui qui a tué l'enfant! La folle s'élança tête
+baissée.
+
+L'outil était retourné contre son maître. Louaisot tomba étranglé. Mais
+pourquoi Olympe fut-elle frappée à son tour? Parce qu'elle le voulut.
+
+Louaisot expirant lui avait dit en parlant de Lucien: je l'ai appelé, il
+me vengera! Elle eut horreur de mourir par les mains de Lucien. On doit
+croire que sa raison chancelait.
+
+Quand elle vit de loin, dans la perspective de la galerie les trois
+hommes s'avancer et qu'elle reconnut le visage de Lucien, sévère comme
+celui d'un juge,--c'est elle qui nous l'a dit: elle se sentit condamnée.
+Son fils, l'autre Lucien, l'appelait....
+
+Elle dit à la folle, comme on approche de son sein, le poignard, rouge
+d'un autre sang: «Je t'ai trompée: c'est moi, c'est moi, qui ai tué...»
+C'était presser le ressort. Le ressort joua. Olympe sentit les doigts de
+Laura pénétrer dans sa chair, puis tordre son cou....
+
+
+
+
+Dernier récit de Geoffroy
+
+
+Un instant après qu'Olympe eut rendu son dernier soupir, nous entendîmes
+une voix qui appelait dans le lointain de la galerie: «Madame! Madame!»
+
+Lucien et moi nous étions en train d'arranger un fauteuil en civière
+pour porter le corps de la marquise de Chambray dans sa maison.
+
+La personne qui appelait était Stéphanie. Le vieux Jean Rochecotte était
+à l'article de la mort. Il demandait instamment sa nièce Olympe, ou,
+pour employer ses expressions, répétées par Stéphanie: «Quelqu'un de sa
+famille.»
+
+Nous nous mîmes en marche. Stéphanie nous éclairait. Lucien et moi nous
+portions la civière.
+
+M. Ferrand nous suivait de tout près, plié en deux et vieilli de vingt
+ans.
+
+Derrière venaient Jeanne et Fanchette qui se tenaient par la main.
+
+Stéphanie nous fit trouver, par une route plus courte, l'escalier qui
+montait à la maison neuve.
+
+En chemin, nous entendîmes deux fois la voix douce de la folle qui
+disait sa chanson, perdue dans ces vastes ténèbres:
+
+ _Mon petit enfant,_
+ _Où s'en est allée_
+ _Ton âme envolée?..._
+
+Quand nous arrivâmes au premier étage de la Maison neuve, le vieux Jean
+Rochecotte était couché dans une chambre richement meublée, mais sur son
+lit, autour duquel se drapaient des rideaux de lampas, il avait voulu
+ses haillons sordides.
+
+Il y avait entre autres son petit manteau de chasseur de Vincennes
+qu'il ramenait jusqu'à sa face et que ses dernières convulsions
+semblaient caresser.
+
+Nous entrâmes dans la chambre du vieil homme, nous n'étions plus que
+quatre: Lucien, les deux soeurs et moi.
+
+M. Ferrand était resté auprès du lit où l'on avait étendu Olympe.
+
+Il la contemplait, toujours à genoux, les mains jointes en cherchant
+dans sa mémoire des lambeaux de prières....
+
+Les yeux vitreux du moribond se fixèrent sur nous. Il y avait déjà
+plusieurs heures que son agonie était commencée.
+
+Et pourtant sa voix, qui venait par saccades lentement espacées, avait
+encore de la force. Il dit:
+
+--Ah! Ah!... Vous voilà?... Je ne vous reconnais pas.... Je ne mourrai
+pas de sitôt.... C'est moi le Dernier Vivant!
+
+En prononçant ce mot avec une orgueilleuse emphase, il souleva sa tête
+hâve.
+
+Nous étions muets autour de lui.
+
+Il dit encore:
+
+--Où sont les autres?... Je ne vois pas Olympe.... Le notaire l'a-t-il
+tué, le notaire Louaisot?... Cet or-là a bu son pesant de sang!... L'or
+ne boit que cela.... Aussi comme on l'aime!... Je veux le notaire... mon
+ami Louaisot de Méricourt.... Celui-là n'a ni coeur ni âme.... Il saura
+se servir du tas d'or pour mal faire....
+
+Sa tête se souleva davantage, pendant que ses doigts crispés
+s'accrochaient au drap du manteau.
+
+Il était effrayant à voir.
+
+Ses yeux semblaient grandir dans le blême hideux de son visage décharné.
+
+À chacune des pauses que je figure par des traits de plume, un râle
+profond, mais sonore, jaillissait de sa poitrine.
+
+Et sa tête montait toujours comme si elle eût été hissée par un
+mouvement mécanique.
+
+Il reprit d'une voix plus forte:
+
+--Celui-là saura se servir de mon bien.... Il m'a promis de nourrir les
+soldats... d'habiller les soldats... les soldats... les braves
+soldats!... Je suppose cinq cent mille soldats... prenez quarante sous à
+chacun... vous aurez un million!... quatre francs, deux millions... huit
+francs, quatre millions... et s'ils se plaignent... moi, j'en ai fait
+fusiller... qui se plaignaient!
+
+Sa bouche se contracta en une grimace qui voulait être un rire.
+
+Il était maintenant tout à fait droit sur son séant.
+
+Sa face cadavéreuse semblait pendre à une hauteur énorme au-dessus du
+lit.
+
+Son râle sortait violemment avec un bruit de crécelle.
+
+--C'est moi le Dernier Vivant, prononça-t-il en plongeant dans le vide
+la morne fixité de son regard. C'est à moi, tout.... Pas un soldat ne
+m'échappera... si je veux!... Ils mangeront mon pain, et j'aurai de
+l'or... ils boiront mon vin, et j'aurai de l'or.... Ils deviendront
+maigres... faibles... lâches!... mais j'aurai de l'or!... de l'or pour
+le frisson qui passe à travers le drap de leur tunique... de l'or pour
+l'eau glacée qui noiera leurs pieds dans leurs souliers.... Moi je n'ai
+pas froid!... et je porte un manteau... du drap que j'ai fourni!...
+J'aime les soldats... les soldats sont à moi... affranchissez vos
+lettres... à Monsieur, M. Jean Rochecotte... fournisseur... fournisseur
+général... seul fournisseur... de tous les soldats du monde!...
+allez-vous-en... vous n'aurez rien.... Je ne veux pas mourir... je
+resterai le dernier... avec tout l'or de la terre... le _dernier
+vivant_!
+
+Il tomba de son haut.
+
+Et son râle fit silence. Il était mort.
+
+Lucien prit la main de Jeanne et la porta à ses lèvres.
+
+--Je mourrais s'il me fallait renoncer à toi maintenant, dit-il; mais je
+renoncerais à toi si l'héritage de cet homme devait entrer avec toi dans
+ma maison.
+
+Jeanne lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant:
+
+--Oh! je te connais bien! Mais que je suis heureuse et que je t'aime!
+
+Le lendemain, Lucien reçut de M. le conseiller Ferrand la lettre
+suivante:
+
+«Monsieur--je n'ose plus dire ami,
+
+J'ai cru, je jure que j'ai cru!
+
+Mais je n'aurais pas dû croire. Pour nous, magistrats, l'erreur est un
+crime.
+
+Jamais plus je ne m'assoierai sur le siège du juge.
+
+Je vous dois l'explication de l'influence exercée sur moi par cette
+chère, par cette infortunée femme. Vous avez peut-être deviné. Peu
+importe.
+
+J'avais vingt ans. J'étais un étudiant. M. Barnod n'était pas mon ami.
+Il ne m'avait pas confié sa femme....
+
+Pour cette faute, j'ai été malheureux toute ma vie.
+
+Et je n'ai même plus ma fille....
+
+Adieu!»
+
+En immeubles, titres, valeurs mobilières et argent comptant la
+succession de Jean Rochecotte fut évaluée judiciairement à 11.500.000
+francs; mais avec la plus-value des terrains, on peut hardiment porter
+ce chiffre au double.
+
+Lucien vécut pendant deux ans bien pauvre, avec le produit de son
+cabinet d'avocat.
+
+Au bout de deux ans, Mme la baronne de Frenoy--la mère du comte
+Albert, celle-là même qui voulait guillotiner Jeanne,--mourut et
+institua Jeanne sa légataire universelle.
+
+Ce livre, je l'ai dit dès le début, a été écrit pour répondre à une
+calomnie.
+
+L'orateur éminent, le jurisconsulte respecté qui porte dans ces pages le
+nom de Lucien Thibaut a soulevé bien des jalousies par son glorieux
+succès.
+
+On l'a accusé de devoir sa fortune à cette source impure: la succession
+du dernier vivant de la tontine des fournisseurs.
+
+Moi qui m'honore si profondément d'être son ami, j'affirme sur l'honneur
+qu'à l'heure même de sa pauvreté, il a rejeté loin de lui cette fortune
+avec dégoût.
+
+Et je déclare, les mains pleines de preuves, que le fruit du vol,--du
+vol le plus monstrueux qui se puisse punir ici-bas, _le vol des
+fournisseurs,_ le vol qui dépouille et qui désarme nos soldats en face
+de l'ennemi, le vol, car c'est un vol pareil (et qu'il soit à jamais
+maudit!) qui nous coûte peut-être, à l'heure présente, deux provinces
+françaises et dix milliards,--je déclare, dis-je, que la succession de
+Jean Rochecotte, le dernier vivant des cinq fournisseurs _a fait retour
+intégral à l'état,_ dès l'année 1866.
+
+Il me reste à dire en peu de mots comment notre bien-aimée Jeanne fut
+réhabilitée.
+
+Lucien, comme de raison, se hâta d'introduire une opposition à l'arrêt
+par défaut qui condamnait sa femme.
+
+Le jour de l'audience, car il n'y eut qu'une audience et qui ne fut pas
+longue, deux avocats prirent place au banc de la défense.
+
+Le premier était Lucien lui-même, le _défenseur de sa femme_, comme la
+sympathie du barreau tout entier l'avait déjà surnommé.
+
+Le second était Me Ferrand, un débutant à cheveux gris, qui avait donné
+sa démission le 1er août, jour où le _Moniteur Universel_ inscrivait sa
+nomination en qualité de président de chambre à la cour impériale de
+Paris.
+
+Mais la tâche de Lucien et de M. Ferrand fut à peu près nulle.
+
+Tout l'honneur de la journée revint à M. Cressonneau aîné, avocat
+général, qui occupait le siège du ministre public.
+
+Bien entendu, l'accusée faisait de nouveau défaut.
+
+M. Cressonneau aîné prit texte de cette absence pour effeuiller tout un
+bouquet de roses sur la place que l'accusée aurait dû occuper.
+
+Il fut très éloquent, surtout quand il rappela que c'était lui,
+Cressonneau, qui avait établi la première instruction.
+
+Il est, dit-il, de telles accumulations de preuves, écrasant de si
+hautes innocences qu'une ordonnance de non-lieu ne peut être regardée
+comme une suffisante réparation. Je voyais ce monstrueux amas
+d'apparences accusatrices avec l'oeil de la justice, ce regard perçant
+auquel rien n'échappe. Je découvrais, ou du moins, je devinais, derrière
+ce mirage, la main habile qui le produisait....
+
+Car, Messieurs, en vain les esprits routiniers se révoltent contre
+l'évidence; nos moeurs modernes ont tout perfectionné, même la science
+du Mal. Nous avons, dans les bas-fonds de notre société, des écoles
+spéciales de scélératesses, on y passe les examens d'un sinistre
+baccalauréat, on y reçoit des _docteurs ès-crimes_!...
+
+Il m'est arrivé de le dire une fois--et il ne voulait pas me croire!--à
+l'avocat éminent qui s'est donné la mission la plus belle, la plus
+véritablement noble, qui puisse honorer un homme de coeur, à Me Lucien
+Thibaut, le _défenseur de sa femme_...»
+
+Ici, le président fut obligé de réprimer les applaudissements.
+
+Je supprime le reste de la tirade qui posa M. Cressonneau aîné sur un
+très joli piédestal et le mit décidément à la tête de la jeune école.
+
+L'accusation fut abandonnée.
+
+Lucien n'a plus jamais entendu parler de la métapsychie. La santé de sa
+belle intelligence est robuste et complète.
+
+On paya néanmoins le mois commencé du Dr Chapart.
+
+Jeanne est heureuse, et si belle! je suis l'oncle de ses deux chers
+enfants.
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le dernier vivant, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT ***
+
+***** This file should be named 18494-8.txt or 18494-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/1/8/4/9/18494/
+
+Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
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+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
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+
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+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
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+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
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+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+even without complying with the full terms of this agreement. See
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
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+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
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+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
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+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
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+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
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+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+Gutenberg-tm License.
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+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
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+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
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+License as specified in paragraph 1.E.1.
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+that
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
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+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
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+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
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+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
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+++ b/18494-h/18494-h.htm
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+ The Project Gutenberg eBook of Le dernier vivant, by Paul Féval
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+The Project Gutenberg EBook of Le dernier vivant, by Paul Féval
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+Title: Le dernier vivant
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+Author: Paul Féval
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+Release Date: June 3, 2006 [EBook #18494]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT ***
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+<tr><td>
+<b>Table des mati&egrave;res</b><br />
+<a href="#Au_lecteur"><b>Au lecteur</b></a><br /><br />
+<a href="#PREMIERE_PARTIE"><b>PREMI&Egrave;RE PARTIE&nbsp;&nbsp;&nbsp; Les ciseaux de l'accusée.</b></a><br /><br />
+<a href="#Recit_preliminaire"><b>R&eacute;cit pr&eacute;liminaire
+<br />&nbsp;&nbsp;&nbsp;I Comment je retrouvai Lucien--Bureau de M. de Méricourt.
+</b></a><br />
+<a href="#IIa"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;II Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart.</b></a><br />
+<a href="#IIIa"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;III Grand paysage--L'âme de Lucien.</b></a><br />
+<a href="#IVa"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;IV Le cas de Lucien Thibaut.</b></a><br />
+<a href="#Va"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;V Sommeil--Apparition.</b></a><br />
+<a href="#VI"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;VI Réveil--Mon roman.</b></a><br />
+<a href="#VII"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;VII Jeanne.</b></a><br />
+<a href="#VIII"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;VIII Assassin.</b></a><br />
+<a href="#IX"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;IX Ce qui me resta de l'entrevue.</b></a><br />
+<a href="#X"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;X Bébelle--Pantalon crotté.</b></a><br />
+<a href="#Le_dossier_de_Lucien_Thibaut"><b>Le dossier de Lucien Thibaut</b></a><br />
+<a href="#Recit_intermediaire_de_Geoffroya"><b>R&eacute;cit interm&eacute;diaire de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#Suite_du_dossier_de_Lucien_Thibaut"><b>Suite du dossier de Lucien Thibaut</b></a><br />
+<a href="#Recit_intermediaire_de_Geoffroyb"><b>R&eacute;cit interm&eacute;diaire de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#Extrait_du_journal_Le_Pirate"><b>Extrait du journal &laquo;Le Pirate&raquo;</b></a><br />
+<a href="#Introduction_du_roman"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;Introduction du roman</b></a><br />
+<a href="#Suite_du_recit_de_Geoffroya"><b>Suite du r&eacute;cit de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#Epreuves_du_Pirate"><b>&Eacute;preuves du &laquo;Pirate&raquo;</b></a><br />
+<a href="#Suite_de_lintroduction_du_roman"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;Suite de l'introduction du roman</b></a><br />
+<a href="#Suite_du_recit_de_Geoffroyb"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;Suite du r&eacute;cit de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#Suite_du_dossier_de_Lucien"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;Suite du dossier de Lucien</b></a><br /><br />
+<a href="#DEUXIEME_PARTIE"><b>DEUXI&Egrave;ME PARTIE&nbsp;&nbsp;&nbsp; Le d&eacute;fenseur de sa femme.</b></a><br /><br />
+<a href="#Recit_de_Geoffroya"><b>R&eacute;cit de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#Ib"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;I J.-H.-M. Calvaire.</b></a><br />
+<a href="#IIb"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;II Une lettre du comte Albert.</b></a><br />
+<a href="#IIIb"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;III L'incomparable Olympe.</b></a><br />
+<a href="#IVb"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;IV Le petit clerc.</b></a><br />
+<a href="#Vb"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;V La famille Chapart.</b></a><br />
+<a href="#Nuit_du_7_au_8_decembre_evasion_de_Jeanne"><b>Nuit du 7 au 8 d&eacute;cembre: &eacute;vasion de Jeanne</b></a><br />
+<a href="#Recit_de_Geoffroyb"><b>R&eacute;cit de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#OEuvres_de_J-B-M_Calvaire"><b>&OElig;uvres de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br />
+<a href="#Ic"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;I Le Fils Jacques.</b></a><br />
+<a href="#IIc"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;II Les revenus de la tontine.</b></a><br />
+<a href="#IIIc"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;III Coup d'&oelig;il sur la belle société des environs de Méricourt.</b></a><br />
+<a href="#IVc"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;IV Changement de règne.</b></a><br />
+<a href="#Quatrieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"><b>Quatri&egrave;me ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br />
+<a href="#Sixieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"><b>Sixi&egrave;me ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br />
+<a href="#Septieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"><b>Septi&egrave;me ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br />
+<a href="#Avant-propos"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;Avant-propos</b></a><br />
+<a href="#Id"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;I La Couronne.</b></a><br />
+<a href="#IId"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;II Une pièce de la mécanique Louaisot.</b></a><br />
+<a href="#IIId"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;III La petite Pologne.</b></a><br />
+<a href="#IVd"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;IV L'outil est-il bon?</b></a><br />
+<a href="#Vd"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;V Ce que valait l'outil.</b></a><br />
+<a href="#Neuvieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"><b>Neuvi&egrave;me ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</b></a><br />
+<a href="#Annexe_aux_oeuvres_de_J-B_Martroy"><b>Annexe aux &oelig;uvres de J.-B. Martroy</b></a><br />
+<a href="#Recit_de_Geoffroyc"><b>R&eacute;cit de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#CORRESPONDANCE"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;Correspondance</b></a><br />
+<a href="#Suite_du_recit_de_Geoffroyc"><b>Suite du r&eacute;cit de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#Derniere_lettre_de_Martroy"><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;Derni&egrave;re lettre de Martroy</b></a><br />
+<a href="#Recit_du_conseiller_Ferrand"><b>R&eacute;cit du conseiller Ferrand</b></a><br />
+<a href="#Recit_de_Geoffroyd"><b>R&eacute;cit de Geoffroy</b></a><br />
+<a href="#Recit_de_Fanchette"><b>R&eacute;cit de Fanchette</b></a><br />
+<a href="#Dernier_recit_de_Geoffroy"><b>Dernier r&eacute;cit de Geoffroy</b></a><br />
+</td></tr>
+</table>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Au_lecteur" id="Au_lecteur"></a><a href="#table">Au lecteur</a></h2>
+
+<p><i>J'ai re&ccedil;u mission de livrer &agrave; la publicit&eacute; le r&eacute;cit d'un &eacute;v&eacute;nement
+auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon r&ocirc;le, au milieu des
+singuli&egrave;res aventures qui vont &ecirc;tre mises sous les yeux du lecteur,
+n'eut qu'une importance tardive, mais contribua quelque peu au
+d&eacute;nouement inesp&eacute;r&eacute; du drame.</i></p>
+
+<p><i>Le malheureux &eacute;clat donn&eacute; par la derni&egrave;re guerre aux agissements de
+certains hommes d'argent, patriotes au point de manger la patrie, a
+rappel&eacute; l'attention publique vers l'origine souvent peu honorable&mdash;et
+parfois inf&acirc;me&mdash;des fortunes acquises dans les fournitures militaires.</i></p>
+
+<p><i>Il ne faut point chercher ailleurs la raison d'&ecirc;tre de ce livre, o&ugrave; la
+question d'argent tient en apparence peu de place, noy&eacute;e qu'elle est
+dans un v&eacute;ritable oc&eacute;an d'aventures. Chacun a int&eacute;r&ecirc;t &agrave; bien &eacute;tablir
+qu'aucun argent vol&eacute; n'est entr&eacute; chez lui, soit anciennement, soit
+depuis peu, en un temps o&ugrave; les accusations pleuvent, rempla&ccedil;ant la gr&ecirc;le
+des balles et des obus.</i></p>
+
+<p><i>Le cours des ann&eacute;es, en &eacute;claircissant les rangs des compagnons de ma
+jeunesse, avait laiss&eacute; un cher, un excellent ami, seul juge de la
+question de savoir s'il fallait taire &agrave; tout jamais cette histoire, plus
+curieuse que la plupart des romans.</i></p>
+
+<p><i>Mon ami a d&eacute;cid&eacute; que l'histoire devait &ecirc;tre &eacute;crite et j'ai pris la
+plume.</i></p>
+
+<p class="droit">Geoffroy de R&oelig;ux.<br />
+</p>
+
+<p><i>PS. Les noms des personnes et ceux des localit&eacute;s sont, comme de raison,
+d&eacute;guis&eacute;s.</i></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="PREMIERE_PARTIE" id="PREMIERE_PARTIE"></a><a href="#table">PREMI&Egrave;RE PARTIE</a></h2>
+
+<h3>Les ciseaux de l'accus&eacute;e</h3>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_preliminaire" id="Recit_preliminaire"></a><a href="#table">R&eacute;cit pr&eacute;liminaire</a><a href="#table"></a></h2>
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>Comment je retrouvai Lucien&mdash;Bureau de M. de M&eacute;ricourt</h3>
+
+
+<p>(Juillet 1866.) Je connaissais vaguement, par les journaux et aussi par
+nos amis communs&mdash;qui avaient autant de r&eacute;pugnance &agrave; parler que moi &agrave;
+interroger,&mdash;l'affreux malheur dont la vie de Lucien Thibaut &eacute;tait
+accabl&eacute;e. Jamais il ne m'en avait entretenu lui-m&ecirc;me dans ses lettres,
+quoiqu'il m'&eacute;criv&icirc;t assez souvent.</p>
+
+<p>Cette r&eacute;serve, qui pourrait para&icirc;tre bizarre, car j'&eacute;tais son meilleur
+camarade d'enfance, sera expliqu&eacute;e par les faits.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais &agrave; Paris depuis plus d'une semaine, cherchant l'adresse de Lucien
+du matin au soir, et ne faisant pas autre chose. Je m'&eacute;tais enquis
+partout, m&ecirc;me &agrave; la pr&eacute;fecture de police.</p>
+
+<p>Lucien restait pour moi introuvable, lorsqu'on m'indiqua le bureau de M.
+Louaisot de M&eacute;ricourt, rue Vivienne.</p>
+
+<p>Je ne fus pas sans demander ce qu'&eacute;tait ce M. Louaisot. On me r&eacute;pondit
+que le quartier Vivienne produisait une certaine quantit&eacute; de sp&eacute;cialit&eacute;s
+ou providences. Il y a le th&eacute;&acirc;tre du Palais-Royal et ses annexes pour
+les Anglais, M<sup>me</sup> Sitt pour les cors aux pieds, le Coq-d'Or pour
+rassortir les morceaux de soie, etc.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt avait la sp&eacute;cialit&eacute; des renseignements. Il
+&eacute;tait providence pour les gens qui cherchent.</p>
+
+<p>Il demeurait au cinqui&egrave;me &eacute;tage, dans une assez belle maison, dont les
+derri&egrave;res donnaient sur la toiture vitr&eacute;e du passage Colbert. Son nom
+&eacute;tait franchement &eacute;crit sur sa porte.</p>
+
+<p>Je fus re&ccedil;u par une cauchoise des Bouffes-Parisiens, dou&eacute;e d'un
+embonpoint remarquable et d'une fra&icirc;cheur vraiment triomphante. Elle
+portait robe de soie et coiffe de dentelles; chacun de ses pendants
+d'oreilles devait peser trois louis.</p>
+
+<p>Elle avait l'air brusque, mais gai, d'une servante-ma&icirc;tresse, et
+beaucoup d'accent.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, &ccedil;a va bien? me dit-elle, sans me laisser le temps de parler.
+Pas mal, et vous? Le patron est l&agrave;. Ceux du gouvernement ont du temps
+pour d&eacute;jeuner &agrave; la fourchette et le billard; mais lui, toujours sur le
+pont. Est-ce pour affaire de commerce ou plus d&eacute;licate?</p>
+
+<p>Elle me coupa la parole au moment o&ugrave; j'allais r&eacute;pondre, et ajouta, en
+clignant de l'&oelig;il:</p>
+
+<p>&mdash;Entrez toujours; on ne paye qu'en sortant. Ceux du gouvernement,
+j'entends les renseignements, sont cens&eacute;s <i>gratis</i>, mais vas-y voir!
+Rien sans pourboire, et des raides! Ici, au moins, on ne fait pas
+d'embarras.</p>
+
+<p>Elle ouvrit une porte int&eacute;rieure et cria &agrave; pleins poumons:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! patron! en voil&agrave; un nouveau qui n'est pas encore venu, faut-il le
+faire entrer?</p>
+
+<p>Et sans attendre la r&eacute;ponse du &laquo;patron&raquo;, elle me poussa au travers de la
+porte, qu'elle referma sur moi.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais seul avec le patron: un vigoureux gaillard d'une quarantaine
+d'ann&eacute;es, qui faisait assez bien la paire avec sa robuste normande.</p>
+
+<p>Il portait une magnifique robe de chambre &eacute;cossaise, dont les couleurs
+&eacute;clataient comme des cris d'incendie, par-dessus un pantalon de drap
+noir, abondamment crott&eacute;. Ses larges et forts souliers, non moins
+macul&eacute;s de boue, &eacute;taient commod&eacute;ment pos&eacute;s aupr&egrave;s de lui sur une chaise,
+et il avait fourr&eacute; ses gros pieds dans des pantoufles de drap &eacute;carlate,
+brod&eacute; d'or.</p>
+
+<p>Une calotte turque, orn&eacute;e d'une touffe gigantesque, reposait avec
+coquetterie sur ses cheveux tr&egrave;s pommad&eacute;s, mais mal peign&eacute;s.</p>
+
+<p>Je ne puis pr&eacute;tendre que le premier aspect avec de M. Louaisot de
+M&eacute;ricourt f&ucirc;t tout &agrave; fait &agrave; son avantage. Je lui trouvai l'air par
+moiti&eacute; d'un souteneur de libres penseuses, par moiti&eacute; d'un notaire de
+campagne effront&eacute;, rus&eacute;, &acirc;pre &agrave; la mauvaise besogne et bravement filou.</p>
+
+<p>Sa face volumineuse, presque aussi fra&icirc;che que celle de la cauchoise,
+son nez court, charnu, mais recourb&eacute; comme un bec de perroquet entre ses
+deux grosses joues, sa petite bouche sans l&egrave;vres qui restait volontiers
+toute ronde ouverte, comme pour remplir convenablement l'&eacute;norme espace
+que la bri&egrave;vet&eacute; du nez laissait au d&eacute;veloppement du menton, tout cela
+aurait pouss&eacute; au comique ultra-bourgeois et m&ecirc;me un peu &agrave; la caricature,
+sans le regard de deux yeux bien fendus, deux tr&egrave;s beaux yeux, en
+v&eacute;rit&eacute;, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et plein
+d'autorit&eacute;, quoi qu'ils fonctionnassent derri&egrave;re une paire de lunettes.</p>
+
+<p>Sans ses yeux, M. Louaisot de M&eacute;ricourt aurait &eacute;t&eacute; un pur grotesque.</p>
+
+<p>Avec ses yeux, ce pouvait &ecirc;tre un charlatan tr&egrave;s d&eacute;termin&eacute; et m&ecirc;me un
+dangereux coquin.</p>
+
+<p>Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramass&eacute;es, il paraissait
+plut&ocirc;t petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je vis qu'il &eacute;tait
+de bonne taille ordinaire, gr&acirc;ce &agrave; ses jambes qu'il avait d&eacute;mesur&eacute;ment
+longues.</p>
+
+<p>&mdash;Vous permettez, n'est-ce pas? me dit-il, continuant de manger un
+morceau de veau r&ocirc;ti, sous le pouce, tout en feuilletant avec la pointe
+de son couteau un dossier assez compact qui &eacute;tait devant lui sur la
+table, charg&eacute;e de paperasses en d&eacute;sordre. Si vos journ&eacute;es, &agrave; vous, ont
+plus de vingt-quatre heures, mes sinc&egrave;res compliments; moi, je n'ai pas
+m&ecirc;me le temps de brouter en repos: je mange l'avoine dans mon sac comme
+les chevaux de citadine.... De la part de qui, s'il vous pla&icirc;t?</p>
+
+<p>Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne comprenais pas sa
+question, il l'expliqua, disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je me fais l'honneur de vous demander quel est celui de mes honorables
+amis ou clients qui vous envoie vers moi. Je pronon&ccedil;ai le nom de la
+personne qui m'avait indiqu&eacute; sa maison.</p>
+
+<p>Il prit aussit&ocirc;t un petit carnet dont la tranche formait un escalier
+alphab&eacute;tique, et l'ouvrit &agrave; la lettre voulue.</p>
+
+<p>Pendant qu'il consultait ce livre d'or de sa client&egrave;le, mon regard
+parcourut son bureau, qui &eacute;tait une chambre assez grande, mais basse
+d'&eacute;tage, et dont les murailles, du plancher au plafond, se tapissaient
+de cartons.</p>
+
+<p>Le mobilier, tr&egrave;s simple, avait d&ucirc; &ecirc;tre achet&eacute; rue Beaubourg, sauf deux
+consoles, &eacute;b&egrave;ne et &eacute;caille, toutes fleuries de pierres pr&eacute;cieuses qui
+semblaient fort &eacute;tonn&eacute;es de se trouver en pareille compagnie.</p>
+
+<p>De m&ecirc;me, parmi les estampes communes que les cartons rel&eacute;guaient aux
+deux c&ocirc;t&eacute;s de la chemin&eacute;e, je vis, non sans surprise, deux Th&eacute;odore
+Rousseau de la meilleure mani&egrave;re, et un v&eacute;ritable bijou sign&eacute; Isabey.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien, me dit-il quand il eut consult&eacute; son livre: c'est un client
+qui doit &ecirc;tre content de moi. &Agrave; qui ai-je l'avantage de parler?</p>
+
+<p>&mdash;Je m'appelle Geoffroy de R&oelig;ux.</p>
+
+<p>&mdash;Respectable noblesse! murmura M. Louaisot avec un signe de t&ecirc;te
+amateur. Comte, marquis, baron?...</p>
+
+<p>&mdash;Simple chevalier-banneret, s'il vous pla&icirc;t, interrompis-je un peu
+impatient&eacute;.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt avait ouvert son livre &agrave; la lettre R pour y
+inscrire mon nom, mais sa plume, charg&eacute;e d'encre, resta suspendue
+au-dessus du papier, et il me dit avec quelque s&eacute;v&eacute;rit&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, la profession exige de la conscience! Je m'inclinai.</p>
+
+<p>Sa plume grin&ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Imp&eacute;rieusement, Monsieur! continua-t-il en &eacute;crivant.</p>
+
+<p>Il referma le livre et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Sans la conscience, la profession ressemblerait &agrave; n'importe quel
+m&eacute;tier. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?</p>
+
+<p>&mdash;On m'a fait esp&eacute;rer, r&eacute;pondis-je, que vous me pr&ecirc;teriez votre aide
+pour trouver l'adresse d'un ami &agrave; moi que je cherche vainement.</p>
+
+<p>&mdash;On a eu raison, r&eacute;pliqua M. Louaisot. Aucune personne vivante
+n'&eacute;chappe &agrave; l'organisation de mes bureaux. Pour les personnes d&eacute;c&eacute;d&eacute;es,
+j'indique non seulement le cimeti&egrave;re, mais la position exacte du
+monument. Quel est le nom de votre ami?</p>
+
+<p>&mdash;Lucien Thibaut, juge... peut-&ecirc;tre ne l'est-il plus... mais tr&egrave;s
+certainement ancien juge au tribunal de premi&egrave;re instance d'Yvetot.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt avait fait un brusque mouvement qui &eacute;tait tomb&eacute;
+juste sur le mot <i>juge</i>, et c'&eacute;tait l&agrave; ce qui m'avait port&eacute; &agrave; me
+reprendre. J'eus lieu de penser plus tard que ce n'&eacute;tait pas le mot
+<i>juge</i>, mais bien le nom lui-m&ecirc;me qui avait troubl&eacute; un instant le calme
+olympien de sa physionomie, au moment m&ecirc;me o&ugrave; il venait de me laisser
+entrevoir la toute-puissance de son organisation. Il s'agita sur son
+fauteuil, piqua du doigt l'armature de ses lunettes et fit mine de
+chercher quelque chose sur son bureau. Je ne sais s'il le trouva, mais
+sa tranquillit&eacute; &eacute;tait revenue quand il ramena sur moi le regard clair et
+affil&eacute; de ses grands yeux en pronon&ccedil;ant cette phrase laconique:</p>
+
+<p>&mdash;Pas d'autres d&eacute;tails?</p>
+
+<p>Je lui passai une note pr&eacute;par&eacute;e &agrave; l'avance et qui contenait toutes les
+indications qu'il m'&eacute;tait possible de fournir.</p>
+
+<p>Il d&eacute;pensa un peu plus de temps que de raison &agrave; prendre connaissance de
+ma note.</p>
+
+<p>Pendant qu'il lisait, je l'entendis fredonner tr&egrave;s bas, de fa&ccedil;on &agrave; ne
+point manquer aux convenances, la romance bien connue:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Ah! vous dirais-je maman</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ce qui cause mon tourment?</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ses paupi&egrave;res &eacute;taient &agrave; demi ferm&eacute;es et sa petite bouche s'arrondissait
+comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet, mais c'&eacute;tait une pure
+apparence.</p>
+
+<p>Il me remit le papier et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi voulez-vous conna&icirc;tre l'adresse de ce monsieur?</p>
+
+<p>L'&eacute;tonnement dut se peindre sur mes traits, car il s'empressa d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, la conscience! Sans la conscience, autant abandonner la
+profession pour se faire agent de change ou m&ecirc;me pr&eacute;fet. Suivez bien mon
+raisonnement si vous avez eu tant de peine &agrave; trouver ce monsieur, depuis
+le temps, c'est qu'il se cache, hein? Toutes les probabilit&eacute;s portent &agrave;
+le croire. Or, en principe, il a le droit imprescriptible de se cacher.
+Parall&egrave;lement, vous avez le droit &eacute;galement indiscutable de le chercher.
+Ce sont les deux c&ocirc;t&eacute;s de la question. Mais moi, plac&eacute; entre ces deux
+droits....</p>
+
+<p>J'interrompis cette argumentation qui vous para&icirc;tra comme &agrave; moi reculer
+les bornes de la d&eacute;licatesse, en lui tendant tout ouverte la derni&egrave;re
+lettre de mon pauvre Lucien.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait ainsi con&ccedil;ue:</p>
+
+<p>&laquo;Mon cher Geoffroy.</p>
+
+<p>J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens <i>tout de
+suite</i> ou &eacute;cris-moi un mot qui me dise o&ugrave; je pourrai te trouver. La
+chose presse malheureusement. Viens vite.&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIa" id="IIa"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+<h3>Pourboire de P&eacute;lagie&mdash;Maison du Dr Chapart</h3>
+
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt lut ces quatre lignes attentivement.</p>
+
+<p>Il me dit en me rendant le papier:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait
+raval&eacute;e ind&eacute;finiment. Je n'ai pas &agrave; vous faire subir d'interrogatoire;
+murons la vie priv&eacute;e, mais la lettre a sept semaines de date: pourquoi
+ce temps perdu?</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; j'allais r&eacute;pondre, il m'arr&ecirc;ta par un de ces regards
+coupants qui modifiaient si &eacute;trangement l'expression d&eacute;bonnaire de sa
+physionomie et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie de vouloir bien m'excuser et surtout me comprendre. La
+conscience implique la minutie dans la d&eacute;licatesse. C'est la profession
+qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me m&ecirc;ler
+de cette histoire sans contrevenir aux lois de la d&eacute;licatesse la plus
+exag&eacute;r&eacute;e. Je suis un assez dr&ocirc;le de corps, hein? Je me flanquerais &agrave;
+l'eau pour ma conscience: c'est la profession.</p>
+
+<p>&mdash;Votre conscience, r&eacute;pondis-je, sans trop montrer l'impatience qui
+d&eacute;cid&eacute;ment me gagnait, n'a rien &agrave; voir en ceci et peut dormir
+tranquille. Quand j'ai re&ccedil;u cette lettre, en Irlande, dans la campagne
+de Galway, elle avait d&eacute;j&agrave; plus d'un mois de date: le temps de courir
+apr&egrave;s moi par les chemins du Connaught, qui sont terriblement
+capricieux. Et il y a loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu'aux
+bords du lac Corrib.</p>
+
+<p>&mdash;Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de M&eacute;ricourt que
+l'explication sembla satisfaire. Connu! J'ai eu occasion de pousser une
+petite pointe jusque dans la &laquo;verte Erin&raquo;, comme dit Lamartine. Quel
+po&egrave;te! ah! si j'avais sa lyre! J'ai suivi un banqueroutier frauduleux
+jusqu'au sommet du Mamturk. Jolie vue, &ccedil;a m'avait essouffl&eacute;; mais mon
+homme fut pinc&eacute; &agrave; 700 m&egrave;tres au-dessus du niveau de la mer: je poss&eacute;dais
+un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquit&eacute;s celtiques en
+quantit&eacute;; mais ce n'est pas un pays fortun&eacute;, par exemple, et des
+quantit&eacute;s de coqueluches.</p>
+
+<p>Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouch&eacute;e de veau r&ocirc;ti en &eacute;bauchant &agrave;
+bas bruit la m&eacute;lodie c&eacute;l&egrave;bre qui accompagne le second distique de la
+romance.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">...<i>Depuis que j'ai vu Sylvandre</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Me regarder d'un air tendre....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d'am&eacute;nit&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais m&ecirc;me pas la
+profession, peut se contenter de vos explications; donc j'ai l'honneur
+de vous remercier. D&eacute;posez trente francs et revenez demain.</p>
+
+<p>Je pris cong&eacute;. &Agrave; la moiti&eacute; de l'escalier j'entendis encore le mot
+<i>conscience</i>, envelopp&eacute; dans le cinqui&egrave;me vers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Mon c&oelig;ur dit &agrave; chaque instant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Peut-on vivre?...</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Le lendemain, de bonne heure, j'&eacute;tais au rendez-vous.</p>
+
+<p>Je fus re&ccedil;u par la cauchoise, qui avait d&eacute;j&agrave; les joues &eacute;carlates et
+r&eacute;pandait &agrave; la ronde une bonne odeur de gloria.</p>
+
+<p>Au lieu d'entrer chez M. Louaisot de M&eacute;ricourt, elle ouvrit, dans
+l'antichambre, une porte lat&eacute;rale qui me montra un long bureau, o&ugrave;
+&eacute;crivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes, tout
+au plus, elle revint avec un papier qu'elle tint &agrave; distance en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous comment le patron m'appelle? sa mule. Il est dr&ocirc;le. Alors,
+il me faut mon picotin. C'est dix francs.</p>
+
+<p>Je donnai le pourboire. Elle porta l'argent &agrave; ses l&egrave;vres, comme je l'ai
+vu faire aux mendiants des grandes routes en Normandie.</p>
+
+<p>Le papier ne contenait que ces mots:</p>
+
+<p>&laquo;Maison de sant&eacute; du Dr Chapart, rue des Moulins, &agrave; Belleville.&raquo;</p>
+
+<p>Une demi-heure apr&egrave;s, un gar&ccedil;on &agrave; tournure d'infirmier m'ouvrait la
+chambre n&deg;9, corridor du deuxi&egrave;me &eacute;tage, dans la maison Chapart, o&ugrave;
+Lucien &eacute;tait pensionnaire.</p>
+
+<p>Il y avait maintenant pr&egrave;s de dix ans que je n'avais vu Lucien Thibaut.
+Ma famille &eacute;tait de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, o&ugrave; son
+p&egrave;re avait occup&eacute; un emploi de magistrature. Sa m&egrave;re, rest&eacute;e veuve avec
+deux filles, y jouissait d'une modeste aisance.</p>
+
+<p>Nous avions fait nos &eacute;tudes ensemble au lyc&eacute;e Bourbon. Lucien et moi, et
+nous nous &eacute;tions quitt&eacute;s, fort &eacute;mus de la s&eacute;paration, mais nous
+promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa
+vingti&egrave;me ann&eacute;e.</p>
+
+<p>Je me souviens qu'il &eacute;tait tout fier de sa th&egrave;se pass&eacute;e, et le moins
+triste de nous deux.</p>
+
+<p>Nous ne nous &eacute;tions jamais rencontr&eacute;s depuis lors, mais notre
+correspondance, quelquefois ralentie, n'avait point discontinu&eacute;.</p>
+
+<p>Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en v&eacute;rit&eacute;, je ne
+saurais dire pourquoi je ne r&eacute;alisai pas, au moins une fois, le projet
+si souvent caress&eacute; de l'aller voir soit &agrave; Yvetot, soit &agrave; sa maison de
+famille o&ugrave; il passait les vacances avec sa m&egrave;re et ses deux s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Ma vie, il est vrai, n'avait pas &eacute;t&eacute; s&eacute;dentaire comme la sienne, et dans
+ma carri&egrave;re un peu vagabonde, je ne faisais gu&egrave;re que toucher barres &agrave;
+Paris.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, nous &eacute;tions li&eacute;s, Lucien et moi, par une amiti&eacute;
+paisible, mais sinc&egrave;re. Je ne puis dire que cette affection e&ucirc;t &eacute;t&eacute; mise
+jamais &agrave; de s&eacute;rieuses &eacute;preuves, mais elle existait depuis les jours de
+notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la
+v&eacute;ritable profondeur.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions encore l'un et l'autre au pr&eacute;ambule de la vie. D&egrave;s ce temps
+l&agrave;, quand il me venait par hasard des bouff&eacute;es de sagesse et que je
+songeais &agrave; &laquo;l'avenir&raquo;, quel que f&ucirc;t mon r&ecirc;ve, Lucien y avait sa place.</p>
+
+<p>Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de
+penser &agrave; moi sans penser &agrave; lui, et la premi&egrave;re fois qu'il fut, pour lui,
+question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.</p>
+
+<p>L'instant d'apr&egrave;s, je m'en souviens, je souriais &agrave; une blonde vision: de
+chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.</p>
+
+<p>C'est assez ma vocation d'&ecirc;tre oncle. Je suis vieux gar&ccedil;on de naissance,
+et comme je n'ai ni fr&egrave;re ni s&oelig;ur, les enfants de Lucien &eacute;taient mes
+neveux pr&eacute;destin&eacute;s.</p>
+
+<p>Ce mariage, du reste, dont il fut question tr&egrave;s longtemps apr&egrave;s notre
+s&eacute;paration&mdash;vers 1863, je crois&mdash;ne se fit pas. Mon avis n'y avait point
+&eacute;t&eacute; favorable, quoiqu'il s'ag&icirc;t d'une amie d'enfance dont Lucien nous
+avait rebattu les oreilles d&egrave;s le coll&egrave;ge.</p>
+
+<p>Je trouvais Lucien trop jeune pour &eacute;pouser une veuve, surtout une veuve
+qui &eacute;tait son a&icirc;n&eacute;e, car M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray avait
+quarante-huit heures de plus que lui.</p>
+
+<p>&laquo;<i>Belle comme un ange, spirituelle comme un diable&mdash;et ridiculement
+riche!&raquo;</i></p>
+
+<p>Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien
+Thibaut, parce qu'elle me para&icirc;t caract&eacute;riser tout &agrave; fait le genre de
+sentiment &agrave; lui inspir&eacute; par la charmante veuve.</p>
+
+<p>Plus tard, quand ses lettres me parl&egrave;rent de Jeanne P&eacute;ry, ce fut un
+autre style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais &agrave; travers
+sa r&eacute;serve, dont le motif m'&eacute;chappait, je devinais le grand,
+l'irr&eacute;sistible amour.</p>
+
+<p>Lucien Thibaut &eacute;pousa Jeanne vers l'automne de 1865.</p>
+
+<p>J'en re&ccedil;us la nouvelle quinze jours d'avance, &agrave; Vienne, o&ugrave; j'&eacute;tais
+apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.</p>
+
+<p>Depuis lors, il m'avait &eacute;crit &agrave; peine une couple de fois, comme par
+mani&egrave;re d'acquit et sans me rien dire.</p>
+
+<p>Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu
+de chose. Je l'avais accus&eacute; bien souvent de n'avoir point confiance en
+moi.</p>
+
+<p>Il me cachait son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ce fut neuf ou dix mois apr&egrave;s son mariage, le 22 juillet 1866, que M.
+Louaisot me fournit l'adresse de Lucien &agrave; la maison de sant&eacute; du Dr
+Chapart.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIIa" id="IIIa"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+<h3>Grand paysage&mdash;L'&acirc;me de Lucien</h3>
+
+
+<p>Quand le gar&ccedil;on &agrave; mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n&deg;9, il
+pouvait &ecirc;tre dix heures du matin. Le d&eacute;jeuner fumait sur la table &agrave;
+laquelle Lucien tournait le dos, occup&eacute; qu'il &eacute;tait &agrave; regarder par la
+fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables &agrave; celui qu'on
+embrasse, par une belle matin&eacute;e d'&eacute;t&eacute;, des vilaines petites crois&eacute;es,
+ouvertes sur les derri&egrave;res de la maison de sant&eacute; du Dr Chapart. (Syst&egrave;me
+Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la
+brochure.)</p>
+
+<p>Ce paysage fut la premi&egrave;re chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je
+d&eacute;couvrais la ville immense, envelopp&eacute;e d'une brume diaphane dans un
+lointain qui poudroyait de lumi&egrave;re. Les d&ocirc;mes et les clochers, les
+pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux
+ondes nacr&eacute;es de gris, de rose et d'or tandis qu'&agrave; perte de vue, les
+campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours,
+d&eacute;tach&eacute;s sur l'azur laiteux de l'horizon.</p>
+
+<p>Je n'eus qu'un coup d'&oelig;il pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuy&eacute;
+sur la barre de la fen&ecirc;tre, se redressa au bruit de mon entr&eacute;e et se
+retourna lentement vers moi.</p>
+
+<p>Tout le reste disparut &agrave; mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au
+sentiment d'angoisse qui s'empara de moi &agrave; sa vue.</p>
+
+<p>Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pens&eacute;e? Dit-il trop ou ne dit-il
+pas assez?</p>
+
+<p>Je retrouvais Lucien <i>rajeuni</i>, apr&egrave;s ces dix ann&eacute;es qui faisaient juste
+le tiers de notre &acirc;ge &agrave; tous les deux.</p>
+
+<p>L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juv&eacute;nile que
+l'adolescent achevant sa vingti&egrave;me ann&eacute;e.</p>
+
+<p>Telle fut mon impression bien marqu&eacute;e. Cela me serra le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint &eacute;tait plus
+clair et presque transparent. Tout en lui &eacute;tait affaibli et comme
+amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante
+placidit&eacute; de sa physionomie.</p>
+
+<p>Au coll&egrave;ge, Lucien &eacute;tait incomparablement le plus beau d'entre nous,
+mais comme il faut, de toute n&eacute;cessit&eacute;, trouver quelque tache &agrave; toute
+&oelig;uvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la
+perfection m&ecirc;me de sa beaut&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'&ecirc;tre joli &agrave; ce point-l&agrave;
+n'appartient qu'&agrave; l'autre sexe.</p>
+
+<p>Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il &eacute;tait magnifique quand il se
+ruait sur le tas des railleurs. Il ch&acirc;tiait surtout s&eacute;v&egrave;rement ceux qui
+affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai port&eacute; de ses marques.</p>
+
+<p>Ce genre de moquerie avait attaqu&eacute; son caract&egrave;re. De l'enfant le plus
+doux qui f&ucirc;t au monde, il &eacute;tait devenu ombrageux, querelleur, presque
+cruel.</p>
+
+<p>Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son &acirc;ge, mais sa
+trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de
+s'enlaidir.</p>
+
+<p>Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne
+mine, il s'&eacute;tait fait, &agrave; l'&eacute;cole de droit, une t&ecirc;te de puritain
+farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le
+plus gai que j'aie rencontr&eacute; en ma vie.</p>
+
+<p>Mais il &eacute;tait content positivement quand on lui disait qu'il avait la
+<i>touche</i> d'un mauvais gars.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, toute pr&eacute;occupation de ce genre avait &eacute;videmment pris fin.
+Il se laissait &ecirc;tre joli.</p>
+
+<p>Je ne dirai pas qu'il &eacute;tait redevenu lui-m&ecirc;me, car l'expression de son
+regard s'&eacute;tait d&eacute;rob&eacute;e et comme &eacute;teinte, mais &agrave; part ce rayon g&eacute;n&eacute;reux
+qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait
+fait retour vers l'adolescence.</p>
+
+<p>Rien de tout cela n'&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment de nature &agrave; vous serrer le c&oelig;ur.
+Et pourtant, quand il me regarda, j'&eacute;prouvai d'une fa&ccedil;on tr&egrave;s nette le
+contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.</p>
+
+<p>J'eus froid.</p>
+
+<p>Et j'eus peur.</p>
+
+<p>Il me tendit la main comme si nous nous fussions s&eacute;par&eacute;s de la veille.
+Son regard ne laissait percer ni &eacute;motion ni surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Te voil&agrave;, me dit-il, tu viens tard.</p>
+
+<p>Puis, d&eacute;signant du doigt le panorama de la grande ville, noy&eacute; dans les
+lumi&egrave;res de son brouillard, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la
+gauche, l&agrave;-bas, au bout du troisi&egrave;me jardin, voil&agrave; deux maisons neuves
+qui percent les arbres. La semaine derni&egrave;re on ne les apercevait pas, la
+semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse
+vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup
+d'&oelig;il. C'est &agrave; la lettre, regarde plut&ocirc;t! Il n'y a pas un autre endroit
+comme celui-ci: rien ne m'&eacute;chappe. Je suis venu ici pour la chercher.
+Penses-tu que je la retrouverai?</p>
+
+<p>Ses yeux se d&eacute;tourn&egrave;rent de moi et il reprit un peu plus bas:</p>
+
+<p>&mdash;Comment vas-tu ce matin?</p>
+
+<p>Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialit&eacute; paisible des
+gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la
+bouche.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; moi, j'interrogeais son visage et c'&eacute;tait l&agrave; peut-&ecirc;tre ce qui
+avait d&eacute;tourn&eacute; de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de
+maladie, car j'eusse presque d&eacute;sir&eacute; le retrouver malade.</p>
+
+<p>Mais rien. Ses l&egrave;vres &eacute;taient fra&icirc;ches; ses joues ne me paraissaient ni
+trop rouges, ni trop p&acirc;les; son front s'&eacute;clairait, &agrave; la fois poli et
+mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as peut-&ecirc;tre bien fait de rester gar&ccedil;on, toi, Geoffroy, avec ton
+caract&egrave;re. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon &acirc;ge. Y songes-tu?
+moi, j'aurais eu des id&eacute;es de mariage....</p>
+
+<p>Il h&eacute;sita, et son regard furtif revint vers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit-il, c'&eacute;tait dans mes go&ucirc;ts. J'aurais pens&eacute; &agrave; me marier
+sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas
+oubli&eacute;, je suppose? Il pronon&ccedil;a ainsi son propre nom comme s'il e&ucirc;t
+parl&eacute; de quelque autre camarade &agrave; nous.</p>
+
+<p>&Agrave; part la furtive &oelig;illade qu'il venait de me lancer, toute sa
+physionomie peignait la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; et m&ecirc;me l'indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>Quant &agrave; moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis
+mon entr&eacute;e, prit un corps. La pens&eacute;e me vint qu'il &eacute;tait fou. Et,
+aussit&ocirc;t n&eacute;, ce soup&ccedil;on prit les proportions d'une certitude.
+L'&eacute;tonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me
+demanda d'un ton de reproche affectueux:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu aurais oubli&eacute; Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien
+&eacute;tait notre meilleur ami.</p>
+
+<p>&mdash;Non, certes, r&eacute;pondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon,
+ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la bonne heure, &agrave; la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu
+as tant couru le monde! Ta vie a &eacute;t&eacute; bien heureuse, et les heureux,
+vois-tu....</p>
+
+<p>Il n'acheva pas et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis content, tr&egrave;s content que tu n'aies pas oubli&eacute; Lucien. Il est
+dans l'embarras. Tu pourras nous &ecirc;tre tr&egrave;s utile et il avait compt&eacute; sur
+toi.</p>
+
+<p>Sa voix baissait peu &agrave; peu, arrivant au ton de la confidence.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, continua-t-il, une affaire assez malais&eacute;e. Beaucoup de
+circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle
+jamais et il ne faut pas m&ecirc;me qu'il se doute....</p>
+
+<p>Cette phrase resta inachev&eacute;e.</p>
+
+<p>Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif &eacute;clair s'&eacute;taient
+fix&eacute;s tout &agrave; coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de
+suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien &agrave;
+la fois resplendissant et confus.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s une minute de silence, Lucien secoua la t&ecirc;te avec lenteur en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois parfois l'entrevoir l&agrave;-bas....</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta encore pour me lancer ce m&ecirc;me regard rapide et craintif.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais tr&egrave;s bien, reprit-il un peu s&egrave;chement et comme pour repousser
+une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un
+enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard g&ecirc;ne.
+N&eacute;anmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est
+impossible. Serais-je ici, si c'&eacute;tait impossible? Elle y est, voil&agrave; le
+fait certain. Je le sais, j'en suis s&ucirc;r. Puisqu'elle y est, en cherchant
+bien, on peut la trouver.</p>
+
+<p>Je me rapprochai de lui, t&acirc;chant de prendre un air de gaie rondeur qui
+&eacute;tait &agrave; mille lieues de moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la
+connais?</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, r&eacute;pliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.</p>
+
+<p>&mdash;J'allais te le demander.</p>
+
+<p>Tout cela &eacute;tait pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la
+r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit-il tr&egrave;s simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de
+Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son &acirc;me plut&ocirc;t. Quand tu
+verras Lucien, tu reconna&icirc;tras cela d'un coup d'&oelig;il: il n'a plus d'&acirc;me.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce l&agrave; l'explication de ce grand poids qui, depuis mon arriv&eacute;e,
+m'oppressait le c&oelig;ur si lourdement? Et fallait-il croire &agrave; cette
+d&eacute;finition que la folie donnait d'elle-m&ecirc;me? Le malade poursuivit
+tranquillement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave; le mal de Lucien. Les m&eacute;decins l'ont trait&eacute; et le traitent
+encore pour ceci ou pour cela. Des mis&egrave;res! Moi, je ne suis pas m&eacute;decin,
+mais j'ai la certitude que nous le gu&eacute;ririons en lui rendant son &acirc;me. Il
+eut son bon rire d'autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma
+paupi&egrave;re.</p>
+
+<p>Et il se mit &agrave; d&eacute;clamer de sa voix pleine d'harmonie les strophes
+italiennes o&ugrave; Arioste raconte le voyage d'Astolphe dans la lune, &agrave; la
+recherche de l'&acirc;me de Roland.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; pr&eacute;sent, ajouta-t-il d'un ton dogmatique et en secouant la t&ecirc;te, ce
+n'est plus dans la lune que les &acirc;mes se cachent: les &acirc;mes, comme Jeanne,
+c'est l&agrave;!</p>
+
+<p>Son doigt tendu montrait Paris.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IVa" id="IVa"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+<h3>Le cas de Lucien Thibaut</h3>
+
+
+<p>Au moment o&ugrave; mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l'&acirc;me
+de Lucien, la porte s'ouvrit sans qu'on e&ucirc;t pris la peine de sonner ni
+de frapper.</p>
+
+<p>Un vilain petit homme plus rond qu'une boule, entra dans la chambre en
+bourdonnant et en tournant comme une toupie.</p>
+
+<p>Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers,
+il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme
+une cascade de beurre fondu. Il avait un gilet de satin noir qui
+semblait une outre mal remplie, tant il ballottait dr&ocirc;lement; il avait
+enfin un pantalon de b&eacute;b&eacute;, bien large, mais trop court, qui montrait
+l'embonpoint tremblant de ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un
+poupart, sculpt&eacute; dans de la gel&eacute;e de viande, habill&eacute; pour un enterrement
+et mont&eacute; en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit
+homme &eacute;tait &agrave; la fois impatientant et joyeux. C'&eacute;tait le Dr Chapart,
+ma&icirc;tre apr&egrave;s Dieu de la maison Chapart, recommand&eacute;e dans les articles.
+(Voir aux annonces.) Il me salua poliment de son chapeau qu'il tenait &agrave;
+la main, et tapa un coup &eacute;grillard sur sa cuisse en clignant de l'&oelig;il &agrave;
+mon adresse.</p>
+
+<p>&mdash;Gaiet&eacute;, sant&eacute;, me dit-il d'une voix cuivr&eacute;e de baryton qui lui allait
+&agrave; miracle. &Ccedil;a rime, mon cher Monsieur. Jamais de m&eacute;lancolie, si vous
+m'en croyez. Tout roule, ma poule. Treize centimes &agrave; la bourse: de
+hausse, s'entend. Je ne joue pas de peur de perdre mon argent, mais &ccedil;a
+m'int&eacute;resse tout de m&ecirc;me &agrave; cause des affaires. Donnez voir votre pouls,
+bijou. &Ccedil;a rime.</p>
+
+<p>D'une main il prit le poignet de Lucien, de l'autre il atteignit une
+belle montre &agrave; secondes qui paraissait tout heureuse de reposer sur un
+estomac si moelleux.</p>
+
+<p>&mdash;Chronom&egrave;tre &agrave; secondes d&eacute;tach&eacute;es, poursuivit-il, 4.500 francs en
+fabrique. Avec &ccedil;a on peut t&acirc;ter le pouls sans cesser de causotter pour
+amuser le sujet. Ma position me permet un objet de ce prix-l&agrave;. Ce n'est
+pas comme le meurt-de-faim d'en face, qui fait ses quatre visites &agrave; pied
+et qui n'a dans sa poche qu'un oignon de dix &eacute;cus. Malheur!... quel
+temps des dieux! Beau fixe au barom&egrave;tre. 28 degr&eacute;s au thermo&mdash;idem! En
+Beauce, des bl&eacute;s superbes! des pommes en Normandie, des betteraves dans
+le Nord! J'ai vu des gens de Bourgogne: le raisin cuit... 62 pulsations,
+dites donc! &ccedil;a rime. Est-ce assez gentil, cette circulation-l&agrave;! Mais
+aussi quel air chez nous? &ccedil;a embaume. Et quelle vue! &ccedil;a ravigote. Votre
+bouteille de sirop-Chapart est bient&ocirc;t &agrave; sec, vous savez? On va vous en
+monter une autre. O&ugrave; trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi? Je ne
+parle pas des soins, c'est moi qui les donne.</p>
+
+<p>Il se tourna vers moi, clignant toujours de l'&oelig;il, je n'ai jamais su
+pourquoi.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s'arr&ecirc;ter, je n'ai pas l'honneur
+de vous conna&icirc;tre, mais nous avons eu une jolie s&eacute;ance &agrave; la Chambre: 102
+voix de majorit&eacute;, rien que cela, sur je ne sais plus quelle question. &Ccedil;a
+ne fait rien. Attrape! 102 voix! Nous les &eacute;crasons, tout uniment. Avec
+&ccedil;a, le prince Napol&eacute;on voyage. &Agrave; vous revoir. Quand on a une client&egrave;le
+comme la mienne, ce n'est pas le cas de prendre racine.</p>
+
+<p>Il n'y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni un point, ni
+une virgule. Tout avait &eacute;t&eacute; dit d'une seule lamp&eacute;e.</p>
+
+<p>Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la seconde
+fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se dirigea finalement
+vers la porte.</p>
+
+<p>En passant pr&egrave;s de moi, il me dit d'un air fin:</p>
+
+<p>&mdash;Un parent? un ami? Parfait! Enchant&eacute; d'avoir fait votre connaissance!
+Va bien notre pensionnaire! Ah! le gaillard! &Eacute;coutez donc, soyons
+justes, le syst&egrave;me Chapart en a ravaud&eacute; bien d'autres! Avec notre air,
+notre vue, avec un sp&eacute;cialiste comme votre serviteur et le sirop-Chapart
+&agrave; discr&eacute;tion, il faudrait avoir tu&eacute; p&egrave;re et m&egrave;re pour r&eacute;sister.
+Seulement, dame....</p>
+
+<p>Il se toqua ici le front d'un air encore plus fin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez, poursuivit-il, l'&eacute;quilibre! Fouillez-moi plut&ocirc;t! O&ugrave; il
+n'y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des &eacute;ternit&eacute;s avec &ccedil;a,
+frais, gras et tr&egrave;s bien portant. Jusqu'au plaisir de vous revoir. Vous
+me faites l'effet d'un charmant gar&ccedil;on, et j'esp&egrave;re cultiver votre
+connaissance.</p>
+
+<p>Il me glissa un assez gros paquet d'adresses et sortit toujours
+ronflant.</p>
+
+<p>Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait &eacute;t&eacute; l&agrave;, Lucien n'avait ni
+fait un mouvement, ni prononc&eacute; une parole.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s le d&eacute;part du docteur, il resta silencieux quelques minutes encore.</p>
+
+<p>&mdash;La famille n'est pour rien l&agrave;-dedans, dit-il enfin avec un embarras
+&eacute;vident. Il ne faudrait pas s'en prendre &agrave; elle. C'est moi seul qui ai
+mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce bonhomme. Tu l'as trouv&eacute;
+ridicule? On est assez bien chez lui, je t'assure.</p>
+
+<p>&mdash;Tout m'y semble tr&egrave;s bien, fis-je d'un ton p&eacute;n&eacute;tr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, tr&egrave;s bien... aussi bien que possible. La m&egrave;re et les s&oelig;urs
+auraient peut-&ecirc;tre choisi un autre &eacute;tablissement; mais j'avais mes
+raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut, d'o&ugrave; l'on p&ucirc;t tout
+voir....</p>
+
+<p>Son doigt timide me montrait Paris, et il semblait solliciter mon
+approbation d'une fa&ccedil;on presque suppliante.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as bien fait, d&eacute;clarai-je aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas! s'&eacute;cria-t-il avidement. Nous avons la m&ecirc;me opinion tous
+deux: c'est certain, il fallait voir!</p>
+
+<p>Un instant, son regard se baigna dans la brume qui enveloppait Paris,
+puis il passa la main sur son front et rapprocha de moi son si&egrave;ge.</p>
+
+<p>&mdash;Geoffroy, me dit-il d'une voix tremblante, Lucien n'est pas fou, je
+t'affirme cela sur mon honneur. Seulement &eacute;coute bien: Jeanne &eacute;tait son
+c&oelig;ur, on le lui a arrach&eacute;. J'ai promis de lui rendre son c&oelig;ur, ai-je
+encore bien fait, Geoffroy?</p>
+
+<p>Ses yeux, de plus en plus inquiets, &eacute;taient toujours fix&eacute;s sur moi.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as parfaitement fait! r&eacute;pliquai-je avec chaleur.</p>
+
+<p>&mdash;Aurais-tu fait comme moi?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, et de toute mon &acirc;me!</p>
+
+<p>Il me saisit la main et la secoua fortement.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien aupr&egrave;s de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que tu
+fusses l&agrave; toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-&ecirc;tre
+trouverais-je le courage de te les apprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! se reprit-il tout &agrave; coup en relevant la t&ecirc;te et d'un air
+presque fanfaron, j'ai quelquefois de bonnes pens&eacute;es! le malheur, c'est
+que je n'ai pas confiance en moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as tort, pronon&ccedil;ai-je au hasard.</p>
+
+<p>&mdash;Ai-je tort? murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'as-tu pas confiance en toi-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que... ne l'as-tu pas devin&eacute;?</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta. Sa joue &eacute;tait tr&egrave;s p&acirc;le, et ses yeux se baissaient avec un
+redoublement de timidit&eacute;. Cette fois, n'ayant aucune id&eacute;e de ce qu'il
+voulait dire, je ne savais comment l'encourager. Il reprit bient&ocirc;t de
+lui-m&ecirc;me:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que tu as raison, Geoffroy; c'est vrai, j'ai tort d'avoir
+d&eacute;fiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je puis agir...
+mais... mais.... Il s'interrompit de nouveau et finit par balbutier si
+bas que j'eus peine &agrave; l'entendre:</p>
+
+<p>&mdash;Geoffroy, c'est que je ne sais pas bien qui je suis.</p>
+
+<p>Je me mis &agrave; rire et je r&eacute;pliquai:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te le dire, mon pauvre Lucien....</p>
+
+<p>Il ne me laissa pas achever ce nom.</p>
+
+<p>Ce fut avec une v&eacute;ritable violence qu'il sauta hors de son si&egrave;ge pour
+appuyer sur ma bouche sa main qui &eacute;tait glac&eacute;e et qui tremblait.</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens! s'&eacute;cria-t-il. Je ne suis pas celui-l&agrave;!</p>
+
+<p>Et il ajouta par trois fois, secou&eacute; par une &eacute;motion fi&eacute;vreuse:</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! non! je ne suis pas celui-l&agrave;! Celui-l&agrave; a condamn&eacute; une femme
+&agrave; mort. Si j'&eacute;tais celui-l&agrave;, il me faudrait donc tuer cette femme!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Va" id="Va"></a><a href="#table">V</a></h2>
+
+<h3>Sommeil&mdash;Apparition</h3>
+
+
+<p>Lucien parlait-il encore de Jeanne P&eacute;ry? Et pourquoi Lucien aurait-il
+tu&eacute; Jeanne P&eacute;ry qui &eacute;tait son &acirc;me?</p>
+
+<p>Je n'osais plus interroger parce que je le voyais en proie &agrave; une
+surexcitation croissante. Ses l&egrave;vres tremblaient et ses cheveux
+s'agitaient sur son cr&acirc;ne.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup sa t&ecirc;te s'inclina si bas que ses deux mains crois&eacute;es sur ses
+genoux furent inond&eacute;es par les boucles de ses cheveux. Il dit d'un ton
+d'accablement:</p>
+
+<p>&mdash;Condamner! tuer! une femme! Peut-&ecirc;tre que Lucien Thibaut ne devrait
+pas se montrer si s&eacute;v&egrave;re. Il a eu des torts. Je sais qu'il a eu de
+grands torts. &Ecirc;tes-vous encore l&agrave;, Geoffroy?</p>
+
+<p>Ma main toucha la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, pronon&ccedil;a-t-il tout bas et sans se redresser. Je n'aurais pas
+&eacute;t&eacute; surpris si vous m'aviez abandonn&eacute;. &Eacute;coutez-moi, Geoffroy: En un jour
+dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; l'&eacute;gard de
+cette femme la conduite de Lucien Thibaut ne f&ucirc;t pas celle d'un galant
+homme.</p>
+
+<p>&Agrave; ces derniers mots, il s'arr&ecirc;ta pour pr&ecirc;ter l'oreille, puis il se
+redressa furieusement et me regarda en face, comme si l'accusation f&ucirc;t
+venue de moi et non pas de lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Sa col&egrave;re &eacute;tait si violente que tout son corps fr&eacute;missait. Sa main
+crisp&eacute;e s'agitait. Je crus qu'il allait me frapper au visage.</p>
+
+<p>Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son
+front, et me dit avec amertume:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas &agrave; d&eacute;fendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il
+est juge, il a jug&eacute; et il a condamn&eacute;. Pensez de lui ce que vous voudrez,
+il doit la tuer, il la tuera! voil&agrave;.</p>
+
+<p>Sa t&ecirc;te retomba lourdement et il ne bougea plus.</p>
+
+<p>Je crus d'abord qu'il &eacute;prouvait un spasme ou m&ecirc;me un &eacute;vanouissement, car
+son immobilit&eacute; ne cessait point, mais je m'aper&ccedil;us bient&ocirc;t qu'il dormait
+tout simplement. La force de son &eacute;motion l'avait bris&eacute; comme il arrive
+aux enfants de tomber dans le sommeil apr&egrave;s la col&egrave;re ou les larmes.</p>
+
+<p>Tant&ocirc;t son souffle &eacute;tait &eacute;gal et doux, tant&ocirc;t il subissait une
+oppression soudaine. Un r&ecirc;ve lui rendait peut-&ecirc;tre, non pas seulement
+l'&eacute;moi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d'autres
+commotions plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa
+&eacute;chapper des paroles confuses, entrem&ecirc;l&eacute;es de sanglots. Je crus
+distinguer deux noms, deux noms de femme: Jeanne, Olympe.... M<sup>me</sup> la
+marquise de Chambray s'appelait Olympe. Je savais cela d&egrave;s le coll&egrave;ge.
+&Eacute;tait-ce cette Olympe qu'il avait condamn&eacute;e!</p>
+
+<p>Il dormit longtemps. Je ne songeais ni &agrave; l'&eacute;veiller ni &agrave; me retirer.
+J'avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.</p>
+
+<p>&Agrave; peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur
+mon c&oelig;ur et sur mon intelligence.</p>
+
+<p>Quand cette id&eacute;e de me retirer me vint &agrave; la fin, je la repoussai comme
+une impossibilit&eacute;.</p>
+
+<p>Il me sembla que j'&eacute;tais ici &agrave; mon devoir tout naturellement et que j'y
+devais rester jusqu'&agrave; ce qu'un &eacute;v&eacute;nement quelconque vint me relever de
+ma faction.</p>
+
+<p>Faction est bien le mot: je me sentais de garde.</p>
+
+<p>Lucien m'avait appel&eacute;; je le trouvais malheureux et seul; car je ne sais
+si d'autres partagent ce sentiment: c'est surtout dans ces faux
+hospices, ouverts par la sp&eacute;culation, que l'isolement semble navrant.</p>
+
+<p>Je crois que Lucien m'e&ucirc;t parut moins abandonn&eacute; dans un trou campagnard
+ou dans un grenier parisien.</p>
+
+<p>Partout o&ugrave; le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, d&eacute;bite son sirop,
+il y a odeur de s&eacute;questration.</p>
+
+<p>Depuis que j'avais pass&eacute; le seuil de cette cellule, j'&eacute;tais charg&eacute; de
+Lucien. Je l'entendais, je l'acceptais ainsi.</p>
+
+<p>&Agrave; la longue, pendant qu'il reposait, ses mains s'&eacute;taient &eacute;cart&eacute;es, et je
+voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux boucl&eacute;s,
+dont bien des femmes eussent envi&eacute; la finesse et l'abondance.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce l&agrave; un homme de trente ans? un homme que j'avais connu joyeux,
+intelligent et fort?</p>
+
+<p>Quel pouvait &ecirc;tre l'&eacute;trange myst&egrave;re de cette d&eacute;cadence?</p>
+
+<p>Je ne puis dire que mon envie de percer le myst&egrave;re f&ucirc;t tr&egrave;s vive en ce
+moment. J'&eacute;tais beaucoup plus d&eacute;sol&eacute; que curieux.</p>
+
+<p>Il y avait l&agrave; une &eacute;nigme, et toute &eacute;nigme qui se pose porte avec soi son
+aiguillon; mais l'aiguillon ne m'avait pas encore piqu&eacute;.</p>
+
+<p>La preuve, c'est que je me souviens de l'instant pr&eacute;cis o&ugrave; ma curiosit&eacute;,
+soudainement &eacute;veill&eacute;e, secoua les langueurs de ma tristesse.</p>
+
+<p>Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de
+midi se cachait sous des nu&eacute;es orageuses. Des bouff&eacute;es de ti&egrave;des parfums
+montaient du parterre qui fleurissait sous la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la
+maison muette. La feuill&eacute;e des grands arbres assombrissait encore le
+jour p&acirc;le et gris.</p>
+
+<p>Je dis tout cela parce que tout cela me g&ecirc;nait et m'opprimait.</p>
+
+<p>&Agrave; force de regarder le sommeil de Lucien, j'avais ferm&eacute; les yeux
+moi-m&ecirc;me, r&ecirc;vant confus&eacute;ment au m&eacute;lancolique d&eacute;but de notre revoir.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais ainsi, n'ayant plus qu'une conscience tr&egrave;s vague des choses
+ext&eacute;rieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la
+chambre m&ecirc;me, &agrave; quelques pas de moi.</p>
+
+<p>Je rouvris les yeux &agrave; demi. Une porte que je n'avais pas aper&ccedil;ue&mdash;ce
+n'&eacute;tait pas celle par o&ugrave; le Dr Chapart et moi nous &eacute;tions entr&eacute;s&mdash;roula
+lentement sur ses gonds.</p>
+
+<p>Je regardai mieux, pensant que c'&eacute;tait l'&oelig;uvre du vent, car l'orage
+commen&ccedil;ait &agrave; agiter les feuilles; mais je vis para&icirc;tre au seuil une
+jeune femme d'une remarquable beaut&eacute;, &eacute;l&eacute;gamment v&ecirc;tue de noir et
+appartenant, selon les apparences, &agrave; ce qu'on appelle la classe
+distingu&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle ne me vit point, d'abord, parce que son regard inquiet cherchait
+Lucien.</p>
+
+<p><i>Inquiet</i> ne dit certes pas tout ce qu'il y avait dans ce regard, et
+pourtant j'h&eacute;site &agrave; &eacute;crire le mot <i>tendre</i>.</p>
+
+<p>Ce regard &eacute;tait aussi une charade, mais je puis affirmer qu'il partait
+des plus beaux yeux noirs que j'eusse vus de ma vie.</p>
+
+<p>Quand la dame m'aper&ccedil;ut, elle recula avec un visible effroi.</p>
+
+<p>Croyant la servir, je fis un mouvement pour &eacute;veiller Lucien, mais elle
+joignit aussit&ocirc;t les mains d'un air suppliant.</p>
+
+<p>Je me levai et j'allai vers elle.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le
+voir.</p>
+
+<p>Ses paupi&egrave;res battaient comme pour contenir des larmes.</p>
+
+<p>Elle dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'heure o&ugrave; il sommeille. J'entre un instant, il ne me voit pas.
+S'il savait que je suis si pr&egrave;s de lui....</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta. L'accent de ses paroles &eacute;tait douloureusement r&eacute;sign&eacute;.</p>
+
+<p>Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'aurait pas de plaisir &agrave; me voir. Sa maladie est de ha&iuml;r ceux
+qu'il devrait aimer....</p>
+
+<p>Lucien s'agita. Elle mit un doigt sur ses l&egrave;vres et disparut derri&egrave;re la
+porte doucement referm&eacute;e.</p>
+
+<p>Lucien ne s'&eacute;veilla pas; mais il continuait de s'agiter.</p>
+
+<p>Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l'inconnue &eacute;tait
+d'une beaut&eacute; rare.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais donc tromp&eacute;: Lucien n'&eacute;tait pas abandonn&eacute;.</p>
+
+<p>Pourquoi n'&eacute;prouvais-je aucun plaisir &agrave; me dire cela?</p>
+
+<p>Et qui &eacute;tait cette splendide cr&eacute;ature? Une de ses s&oelig;urs? Non. Jeanne
+P&eacute;ry? Oh! certes, on ne pouvait appeler celle-l&agrave; &laquo;ma petite Jeanne.&raquo;</p>
+
+<p>Lucien semblait se d&eacute;battre contre un cauchemar.</p>
+
+<p>Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix &eacute;trangl&eacute;e des
+gens qui r&ecirc;vent, il criait:</p>
+
+<p>&mdash;Olympe! Olympe!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#table">VI</a></h2>
+
+<h3>R&eacute;veil&mdash;Mon roman</h3>
+
+
+<p>Je touchai Lucien, il ouvrit aussit&ocirc;t les yeux et passa la main sur son
+front baign&eacute; de sueur.</p>
+
+<p>J'h&eacute;sitai ne sachant s'il fallait parler le premier.</p>
+
+<p>Quand son regard tomba sur moi, il e&ucirc;t l'air profond&eacute;ment surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Geoffroy! pronon&ccedil;a-t-il &agrave; voix basse, Geoffroy de R&oelig;ux! &agrave; Paris!</p>
+
+<p>Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout &agrave; fait
+extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette <i>joliesse</i> enfantine et
+presque f&eacute;minine, qui m'avait &eacute;tonn&eacute; nagu&egrave;re et surtout chagrin&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un homme, &agrave; cette heure. Il avait l'air tr&egrave;s souffrant, mais
+froid et ferme.</p>
+
+<p>Il me tendit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'esp&eacute;rais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai
+longtemps attendu.</p>
+
+<p>Manifestement, il ne se souvenait pas de m'avoir vu tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>Ceci rentre dans l'ordre des faits admis scientifiquement.</p>
+
+<p>Les m&eacute;decins ali&eacute;nistes professent, en effet, que les malades du cerveau
+ont <i>deux m&eacute;moires</i>. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de
+ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient
+profond&eacute;ment ce qui s'est pass&eacute; dans les heures lucides.</p>
+
+<p>Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne devrais pas vous avouer cela: je vous attendais plut t&ocirc;t. J'ai
+craint plus d'une fois, depuis ma lettre &eacute;crite, d'avoir trop compt&eacute; sur
+une amiti&eacute; de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n'&eacute;tait sans doute
+qu'une simple camaraderie.</p>
+
+<p>Au lieu de r&eacute;pondre, je l&acirc;chai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je
+le pressai de bon c&oelig;ur contre ma poitrine. Il parut content de cela,
+mais, comment dirai-je? content froidement. Et il mit une certaine
+r&eacute;serve &agrave; me rendre mon &eacute;treinte.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la bonne heure! fit-il de ce ton bas qu'il gardait depuis son
+r&eacute;veil, &agrave; la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Apr&egrave;s tout, nous
+&eacute;tions &agrave; peu pr&egrave;s des amis. Tout &agrave; fait, m&ecirc;me, moins. Et je ne sais rien
+que je n'eusse fait pour vous au temps o&ugrave; j'avais encore du sang chaud
+dans les veines.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! Lucien m'&eacute;criai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se
+jeter &agrave; l'eau t&ecirc;te premi&egrave;re quand on ne sait pas nager, et tu t'es rendu
+coupable, pour moi, de cette folie!</p>
+
+<p>Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s'&eacute;clairait. Je
+reconnus mon Lucien d'autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de
+Lucien qu'il avait si violemment r&eacute;pudi&eacute; nagu&egrave;re.</p>
+
+<p>Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l'une et
+l'autre bien funestes, m'ont donn&eacute; quelque exp&eacute;rience des affections
+mentales. Je fus moins &eacute;tonn&eacute; que ne l'eussent &eacute;t&eacute; les purs profanes &agrave;
+la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fi&eacute;vreux
+sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d'un bon
+regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as
+commenc&eacute;. Moi, j'ai bien vieilli, n'est-ce pas!</p>
+
+<p>&mdash;Toi, tu es un malade, r&eacute;pondis-je, et je compte bien te gu&eacute;rir.</p>
+
+<p>Il sourit encore, mais moins franchement.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Geoffroy, reprit-il comme s'il se f&ucirc;t repenti d'avoir engag&eacute;
+l'entretien dans cette voie, tu n'as pas oubli&eacute; cette redoutable
+occurrence o&ugrave; je bravai les flots irrit&eacute;s du lac d'Enghien pour te tirer
+de l'eau? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous
+gagn&acirc;mes deux gros rhumes.... Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a pas
+&eacute;veill&eacute; quand tu es entr&eacute;. As-tu d&eacute;j&agrave; vu le docteur? ou sa femme? ou
+leur fille? R&eacute;ponds franc: lequel des trois s'est charg&eacute; de te dire que
+je suis fou?</p>
+
+<p>Cette derni&egrave;re question l&acirc;ch&eacute;e &agrave; br&ucirc;le pourpoint, ne laissa pas de
+m'embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-m&ecirc;me &agrave; mon secours gaiement et
+avec une pr&eacute;sence d'esprit pleine de finesse.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois qu'on ne t'a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner
+moi-m&ecirc;me. Ce sont d'assez braves gens, ici. Le docteur aime l'argent, sa
+femme adore l'argent, sa fille idol&acirc;tre l'argent: c'est une famille tr&egrave;s
+unie. On me soigne juste pour mon argent et je n'en demande pas
+davantage. Je passe pour fou. C'est peut-&ecirc;tre vrai. Peu importe, comme
+tu vas le voir. Il ne s'agit de moi que fort indirectement, abordons nos
+affaires.</p>
+
+<p>J'avais essay&eacute; de l'interrompre quand il avait prononc&eacute; le mot fou, mais
+j'avais eu la bouche ferm&eacute;e par son geste net et p&eacute;remptoire. Il voulait
+la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les
+miens, avec une certaine brusquerie:</p>
+
+<p>&mdash;Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant
+d'&eacute;crire ton roman?</p>
+
+<p>Il ne faudrait pas que le lecteur pr&icirc;t cette question pour un nouveau
+sympt&ocirc;me d'ali&eacute;nation mentale.</p>
+
+<p>C'est ici le cas d'avouer que, tout en me livrant avec assiduit&eacute; aux
+rudes travaux qui sillonnent avant l'&acirc;ge le front des jeunes attach&eacute;s
+d'ambassade, j'avais trouv&eacute; le temps d'&eacute;crire et de publier, sous un
+pseudonyme suffisamment transparent, un livre tr&egrave;s &eacute;tudi&eacute;: tableau
+joliment r&eacute;ussi de nos m&oelig;urs modernes.</p>
+
+<p>J'ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j'aie
+souci de plaire, n'avait pas trop mal accueilli ma tentative.</p>
+
+<p>Je ne me serais donc pas &eacute;tonn&eacute; outre mesure de me voir connu ici en
+qualit&eacute; d'auteur, lors m&ecirc;me que ma m&eacute;moire ne m'e&ucirc;t point rappel&eacute; &agrave;
+propos l'attention amicale que j'avais eue d'envoyer &agrave; Lucien Thibault
+un exemplaire de ma quatri&egrave;me &eacute;dition, avec portrait de l'auteur,
+photographi&eacute; dans une pose agr&eacute;able.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fis-je du bout des l&egrave;vres et sans me priver de feindre
+l'indiff&eacute;rence voulue, t'es tu donn&eacute; le tort de parcourir cette fredaine
+de jeunesse?</p>
+
+<p>Il sourit pour la troisi&egrave;me fois, mais pour le coup, en v&eacute;rit&eacute;, en
+m&eacute;langeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu'eut put
+le faire un critique r&eacute;gulier du <i>Figaro</i> ou de <i>Paris-Journal</i> &agrave;
+pareille na&iuml;ve question.</p>
+
+<p>&mdash;Mon suffrage n'ajoutera pas beaucoup &agrave; ta gloire, r&eacute;pondit-il, mais
+j'ai lu en effet ton roman depuis la premi&egrave;re page jusqu'&agrave; la derni&egrave;re,
+et tu sauras bient&ocirc;t, si tu les ignores, les raisons personnelles que
+j'avais pour trouver ton r&eacute;cit puissamment, cruellement attachant.
+R&eacute;ponds &agrave; ma question, je te prie: Avant que ton livre f&ucirc;t compos&eacute;,
+d'autres que moi t'avaient-ils parl&eacute; de M<sup>me</sup> Lucien Thibaut?</p>
+
+<p>&mdash;Non, jamais, r&eacute;pliquai-je.</p>
+
+<p>Et j'ajoutai apr&egrave;s r&eacute;flexion:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m'en ont dit.</p>
+
+<p>&mdash;Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes
+lettres ne disaient rien du tout... rien qui e&ucirc;t trait aux &eacute;v&eacute;nements,
+du moins.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent
+plaint en moi-m&ecirc;me du vide de tes lettres qui semblaient....</p>
+
+<p>&mdash;Elles ne semblaient pas, c'&eacute;tait vrai. Je te cachais quelque chose.
+Mais ce n'&eacute;tait pas ce dont il est question. &Agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; je t'&eacute;crivais
+ainsi, j'ignorais tout moi-m&ecirc;me... car tu n'aurais pas cru, plus que
+moi, n'est-ce pas, &agrave; des d&eacute;nonciations anonymes?</p>
+
+<p>Il rapprocha son si&egrave;ge d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment, en homme qui n'attend pas de
+r&eacute;ponse, et reprit en affermissant sa voix:</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au
+jour un r&eacute;cit de pure imagination. Si tu avais connu, ne f&ucirc;t-ce qu'une
+parcelle du myst&egrave;re si terriblement curieux qui est entr&eacute; dans ma vie,
+comme le ver p&eacute;n&egrave;tre la saine &eacute;corce d'un arbre condamn&eacute; &agrave; mourir; si tu
+avais entrevu, ne f&ucirc;t-ce qu'un petit coin de ma mis&egrave;re inou&iuml;e, ton drame
+aurait pris tout aussit&ocirc;t une r&eacute;alit&eacute;, une consistance, une passion....
+Ne te f&acirc;che pas Geoffroy, ton livre est tr&egrave;s bien tel qu'il est.</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! protestai-je, moi! me f&acirc;cher! allons donc!</p>
+
+<p>Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte
+dans les journaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis tr&egrave;s bien, r&eacute;p&eacute;ta-t-il, comme je le pense. L'histoire a de
+l'originalit&eacute;. Tu l'as faite avec quelques r&eacute;miniscences d'Edgar Poe....</p>
+
+<p>&mdash;Je te jure... m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu lu, par hasard, interrompit-il &agrave; son tour, un livre anglais qui
+laisse peut-&ecirc;tre quelque chose &agrave; d&eacute;sirer sous le rapport de l'ordonnance
+et de la clart&eacute;, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus
+&eacute;tonnantes qu'on ait assembl&eacute;es de nos jours? La <i>Woman in White</i> de
+Wilkie Collins?</p>
+
+<p>&mdash;<i>La Femme en blanc</i>?... r&eacute;p&eacute;tai-je, non sans rougir un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne t'accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore &agrave;
+bien d'autres livres, mais tel qu'il est, il me suffit. Il me prouve que
+tu es mon homme.</p>
+
+<p>Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points
+d'interrogation, car je ne savais pas si j'allais recevoir encore
+quelques pierres dans mon pauvre jardin d'auteur.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, r&eacute;p&eacute;ta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu
+veux &ecirc;tre mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton
+imagination toute seule, tu peux le refaire, aid&eacute; de renseignements, de
+pi&egrave;ces....</p>
+
+<p>Tout en parlant, il avait recul&eacute; son fauteuil de fa&ccedil;on &agrave; se mettre &agrave;
+port&eacute;e d'un coffre qui &eacute;tait derri&egrave;re lui, et dont il prit la clef dans
+un petit trou pratiqu&eacute; sous un des pieds de sa table.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis entour&eacute; d'espions, me dit-il, en forme d'explication, et tous
+ces gens-l&agrave; voudraient bien me voler mon roman!</p>
+
+<p>La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle
+avec lenteur.</p>
+
+<p>Il faut pourtant bien dire ce que j'&eacute;prouvais. Je croyais son acc&egrave;s
+revenu. L'id&eacute;e d'accepter une besogne litt&eacute;raire frivole dans cette
+chambre qui &eacute;tait comme le tombeau d'un charmant esprit et d'un noble
+c&oelig;ur m'inspirait une r&eacute;pugnance dont aucun mot ne saurait rendre
+l'amertume.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, continua Lucien avec une fermet&eacute; solennelle, je veille. Ils ont
+beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est
+vrai, toutes mes mis&egrave;res mais qui renferme aussi mon dernier espoir!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#table">VII</a></h2>
+
+<h3>Jeanne</h3>
+
+
+<p>Le coffre &eacute;tait plein de papiers en liasses. La main de Lucien s'y
+plongea avec une sorte de fr&eacute;missement nerveux. Il poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi te dire ceci qui a son importance: le roman de Wilkie
+Collins m'a beaucoup frapp&eacute;, frapp&eacute; jusqu'&agrave; l'angoisse. Il y a dans son
+r&eacute;cit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les
+remplissais avec ce qui m'appartient de douleurs et de terreurs. Il y a
+aussi des invraisemblances si na&iuml;ves qu'on les croirait pr&eacute;m&eacute;dit&eacute;es pour
+pr&ecirc;ter &agrave; la fiction une couleur enti&egrave;re de v&eacute;rit&eacute;. Je connais ces
+invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.</p>
+
+<p>Il mit sur moi son regard fixe et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;As-tu rencontr&eacute; de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler
+d'une maladie sans en ressentir aussit&ocirc;t les sympt&ocirc;mes? Moi, je suis
+comme cela, non pas pour ma sant&eacute;, mais pour mes aventures, on plut&ocirc;t
+pour <i>mon</i> aventure, car je n'en ai eu qu'une seule en toute ma vie. J'y
+rapporte ce que je lis, ce que j'entends, ce que je vois, j'y rapporte
+tout. Il y a des moments o&ugrave; il me semble que mon aventure m'a poursuivi
+jusqu'au fond de ce refuge, et que j'y suis entour&eacute; par de mis&eacute;rables
+subalternes &agrave; la solde du d&eacute;mon en chef qui a jou&eacute; le principal r&ocirc;le
+dans la com&eacute;die de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n'a jamais entendu
+parler de moi, c'est certain; il ignore le premier mot de ma triste
+biographie, et pourtant, j'ai nourri souvent et longtemps la fantaisie
+de l'aller trouver en Angleterre, de l'interroger pour savoir si,
+derri&egrave;re le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit
+morceau de mon fait &agrave; moi.... Veux-tu voir Jeanne?</p>
+
+<p>Ces derniers mots me donn&egrave;rent un tressaillement.</p>
+
+<p>Je ne sais pourquoi ils ramen&egrave;rent devant mes yeux l'image charmante de
+l'inconnue qui tout &agrave; l'heure s'&eacute;tait montr&eacute;e au seuil de l'appartement
+voisin.</p>
+
+<p>Je l'ai dit, je ne croyais pas que ce f&ucirc;t Jeanne, et pourtant ce nom,
+prononc&eacute; &agrave; l'improviste, me fit revoir le visage noble et triste de
+celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas &ecirc;tre vue.</p>
+
+<p>Lucien me tendait un portrait, je le pris avec empressement. C'&eacute;tait une
+simple carte photographique, encadr&eacute;e de papier verni.</p>
+
+<p>Jamais je n'avais rien vu de si joli que la fillette qui me souriait
+dans ce pauvre cadre.</p>
+
+<p>Celle-l&agrave; &eacute;tait bien &laquo;la petite Jeanne.&raquo;</p>
+
+<p>Et certes, elle n'avait rien de commun avec la belle dame inconnue.</p>
+
+<p>Pourquoi le regard doux et profond de cette derni&egrave;re restait-il entre
+moi et la gaiet&eacute; enfantine du portrait?</p>
+
+<p>Je fus longtemps &agrave; regarder Jeanne, d&eacute;taillant avec un int&eacute;r&ecirc;t que je ne
+pouvais d&eacute;finir l'exquise d&eacute;licatesse de ses traits. J'avais plaisir &agrave;
+admirer la bont&eacute; vraiment ang&eacute;lique de sa joyeuse figure. Chez Jeanne
+tout &eacute;tait bon, m&ecirc;me sa petite pointe d'espi&egrave;glerie.</p>
+
+<p>La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il disait:</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce mois-ci qu'elle va avoir ses vingt ans.</p>
+
+<p>Il ajouta d'un accent impatient:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc au moins comment tu la trouves?</p>
+
+<p>Le mot ne me vint pas, et je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&mdash;Comme on doit bien l'aimer!</p>
+
+<p>Il fit mine d'activer sa recherche parmi les papiers.</p>
+
+<p>Je ne pouvais voir l'&eacute;motion de son visage qu'il d&eacute;tournait avec une
+sorte de honte.</p>
+
+<p>Sa voix trembla quand il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, on l'a bien aim&eacute;e!</p>
+
+<p>Il s'interrompit, puis ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Trop aim&eacute;e!... mais ce portrait ne dit rien. C'est du noir et du
+blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette et morte, la
+vie du regard, la gr&acirc;ce du mouvement, l'attrait du repos? et la voix? et
+l'accent? et l'ineffable harmonie de l'ensemble? qui pourrait deviner
+cela?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours fix&eacute;s sur le
+portrait de Jeanne.</p>
+
+<p>Certaines vues ont la facult&eacute; de produire, par l'intensit&eacute; du regard, le
+ph&eacute;nom&egrave;ne st&eacute;r&eacute;oscopique.</p>
+
+<p>Je voyais la photographie s'arrondir et prendre des reliefs comme si un
+souffle myst&eacute;rieux e&ucirc;t soulev&eacute; et gonfl&eacute; les plans de la pauvre ch&egrave;re
+image. J'avais devant moi la ravissante enfant, et je ne mentais m&ecirc;me
+pas en parlant de vie, de mouvement, d'harmonie, car il me semblait que
+ma volont&eacute; pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se
+tourna pas encore de mon c&ocirc;t&eacute;, mais tout son corps avait des
+fr&eacute;missements, et il balbutia d'un accent troubl&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Toi! toi aussi, Geoffroy! Rends-moi ma petite Jeanne!</p>
+
+<p>Puis, riant p&eacute;niblement et, &agrave; ce que je crus, refoulant un sanglot, il
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait? Il y a peut-&ecirc;tre de la
+terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfum&eacute;s, qui remuaient leurs
+boucles flexibles au moindre mot de sa bouche plus rose que les roses.
+Qui sait? Ses grands yeux bleus comme le ciel ont peut-&ecirc;tre &eacute;teint la
+flamme ador&eacute;e de leurs prunelles. Ma Jeanne! ma Jeanne! Oh! qui sait?
+Dieu ne veut rien me dire! Peut-&ecirc;tre que son pauvre mignon petit corps
+est rong&eacute; par les vers au fond d'une tombe. Non, non, je ne suis pas
+jaloux. Je suis mort, si elle est morte!</p>
+
+<p>Il avait quitt&eacute; son si&egrave;ge pour s'agenouiller aupr&egrave;s du coffre sur lequel
+il se penchait.</p>
+
+<p>Je croyais qu'il continuait sa recherche parmi les papiers, mais
+bient&ocirc;t, je le vis immobile, puis tout &agrave; coup il chancela, et je n'eus
+que le temps de le prendre dans mes bras pour l'emp&ecirc;cher de s'affaisser
+sur le plancher.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un fardeau, h&eacute;las! bien l&eacute;ger: tout au plus le poids d'une
+femme.</p>
+
+<p>Quand je l'eus relev&eacute;, il resta un instant appuy&eacute; contre ma poitrine. Il
+respirait avec effort. Sa parole &eacute;tait celle d'un agonisant.</p>
+
+<p>J'eus peur. J'avais vu mourir quelqu'un ainsi debout.</p>
+
+<p>Mais, s'il est possible, quelque chose me frappait plus douloureusement
+encore que cette p&acirc;leur mena&ccedil;ante, c'&eacute;tait le <i>vieillissement</i> soudain,
+extraordinaire, je dirais volontiers magique, qui s'&eacute;tait op&eacute;r&eacute; dans
+tout son &ecirc;tre.</p>
+
+<p>J'ai d&ucirc; dire que, contre la coutume, les ann&eacute;es avaient rajeuni mon
+malheureux camarade de coll&egrave;ge jusqu'&agrave; lui donner presque la tournure
+d'un enfant. Tout en lui, au premier aspect, m'avait paru amoindri,
+effac&eacute;, r&eacute;duit &agrave; ces apparences ind&eacute;cises qu'on retrouve parfois dans
+l'extr&ecirc;me vieillesse, mais qui sont surtout le propre de l'adolescence,
+luttant contre le travail de formation.</p>
+
+<p>Maintenant il avait son &acirc;ge.</p>
+
+<p>Plus que son &acirc;ge: c'&eacute;tait un homme m&ucirc;r. La crise d'angoisse qui tendait
+chaque fibre de son &ecirc;tre lui restituait la virilit&eacute; et la fiert&eacute;.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas la force revenue qui le faisait homme, c'&eacute;tait la
+douleur.</p>
+
+<p>Son aspect &eacute;veillait l'id&eacute;e de cet h&eacute;ro&iuml;sme passif qui est la gloire des
+martyrs.</p>
+
+<p>J'essayais de le r&eacute;chauffer contre ma poitrine, car son contact me
+faisait froid et j'&eacute;tais secou&eacute; par ses frissons.</p>
+
+<p>Il me dit, et je n'oublierai jamais cela:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon de s'appuyer sur un c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Pauvre, pauvre Lucien! J'eus remords comme s'il m'e&ucirc;t reproch&eacute; sa
+solitude.</p>
+
+<p>Au bout d'un instant, ses paupi&egrave;res humides d&eacute;couvrirent le profond
+regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy. Je n'ai pas
+le droit de mourir. Tu peux me l&acirc;cher maintenant, je me tiendrai bien
+debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans trop d'effort, apr&egrave;s quoi
+il me serra la main en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je veillerai &agrave; ne
+plus t'effrayer ainsi; car tu es tout bl&ecirc;me, Geoffroy, mon bon Geoffroy.</p>
+
+<p>Je pressai sa main entre les miennes sans r&eacute;pondre. Son sourire
+persistait. Il se figeait sur ses l&egrave;vres et faisait mal &agrave; voir.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, demanda-t-il tout &agrave; coup en prenant un ton d&eacute;gag&eacute; qui
+sonnait faux, n'est-ce pas qu'il est gentil mon cher petit portrait?
+C'est tout ce qui me reste d'elle. On ne devinerait gu&egrave;re que c'est le
+portrait d'un assassin.</p>
+
+<p>Je crus avoir mal entendu.</p>
+
+<p>Et pourtant, j'avais ou&iuml; dire... &Eacute;tait-ce donc vrai?</p>
+
+<p>Des l&egrave;vres, plut&ocirc;t que de la voix, je r&eacute;p&eacute;tai ce mot: <i>Assassin</i>!</p>
+
+<p>Lucien d&eacute;tourna la t&ecirc;te, ne pouvant plus garder son navrant sourire.
+L'effort qu'il faisait pour ne pas pleurer le brisait.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#table">VIII</a></h2>
+
+<h3>Assassin</h3>
+
+
+<p>&mdash;Voyons, dis-je, je suis l&agrave;, moi, ce c&oelig;ur o&ugrave; il est bon de s'appuyer.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, fit-il encore, merci! Ah! je ne me croyais pas si faible. C'est
+que j'&eacute;tais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si heureux que le
+pressentiment de mon malheur tournait sans cesse autour de moi. On ne
+peut pas avoir tant de joie sur la terre.</p>
+
+<p>Ses larmes enfin venues d&eacute;gonfl&egrave;rent sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! reprit-il en me laissant l'asseoir dans son fauteuil, mon
+pauvre Geoffroy, ce n'est pas que je sois tomb&eacute; de bien haut: un juge de
+premi&egrave;re instance, ce n'est certes pas le P&eacute;rou. Mais si on tient compte
+de l'all&eacute;gresse bien aim&eacute;e qui d&eacute;bordait de mon c&oelig;ur, personne au
+monde, entends-tu: personne n'&eacute;tait au-dessus de moi.</p>
+
+<p>Cette fa&ccedil;on &eacute;nigmatique d'exposer non pas m&ecirc;me des faits, mais je ne
+sais quels r&eacute;sultats indirects d'une catastrophe encore inconnue, me
+faisait souffrir plus que je ne puis l'exprimer. Chacune des paroles de
+Lucien avait un arri&egrave;re-go&ucirc;t de r&eacute;signation si touchant et si terrible &agrave;
+la fois que l'esprit ne pouvait s'arr&ecirc;ter &agrave; la pens&eacute;e d'un malheur
+ordinaire. Il y avait d'ailleurs ce mot <i>assassin</i>, appliqu&eacute; &agrave; Jeanne....
+Je n'osais pas interroger. Mon malaise &eacute;tait si intense que l'envie de
+fuir me venait.</p>
+
+<p>&mdash;Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il affectueusement comme s'il
+e&ucirc;t surpris ma conscience, tu mettras peut-&ecirc;tre du temps avant de me
+retrouver dans l'&eacute;tat o&ugrave; je suis aujourd'hui. Il faut profiter. Ce n'est
+pas que j'aie pr&eacute;cis&eacute;ment une maladie du cerveau, non, je ne le crois
+pas, mais il y a des moments o&ugrave; je m'&eacute;veille d'une sorte de r&ecirc;ve qui
+supprime pour moi des heures de la journ&eacute;e et m&ecirc;me des jours de la
+semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du jeudi. Comprends-tu
+cela? Pourtant, je suis bien s&ucirc;r de n'avoir jamais dormi deux jours et
+deux nuits de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, r&eacute;pondis-je, que dans l'&eacute;tat nerveux o&ugrave; tu es....</p>
+
+<p>Il m'interrompit pour dire avec une ironie pleine de tristesse:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, &eacute;tat nerveux, c'est bien cela. Les m&eacute;decins emploient ces
+mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en tout cas,
+aujourd'hui, mon <i>&eacute;tat nerveux</i> fait rel&acirc;che. Tout est clair dans ma
+t&ecirc;te. J'y vois. Je peux m&ecirc;me &eacute;tablir nettement dans ma pens&eacute;e de
+certaines distinctions tr&egrave;s subtiles. Te souviens-tu comme j'&eacute;tais un
+gar&ccedil;on studieux? Je n'ai pas fait beaucoup de folies dans ma jeunesse,
+tu pourrais en porter t&eacute;moignage. Eh bien! en quittant les &eacute;coles, je
+restai le m&ecirc;me, absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, apr&egrave;s
+avoir &eacute;t&eacute; un jeune avocat acharn&eacute; au travail,&mdash;un piocheur.&mdash;je devins
+un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide &agrave; la
+besogne et d'une bonne volont&eacute; infatigable.</p>
+
+<p>Mon amour m&ecirc;me, le grand, l'unique amour qui d&eacute;cida de toute ma vie ne
+changea rien &agrave; tout cela. On me reprocha bien quelques voyages, deux
+absences... mais pouvais-je faire autrement? Et on &eacute;tait injuste; loin
+de me ralentir, quand je songeai &agrave; me marier, je fus pris d'ambition et
+je travaillai double, voyant d&eacute;j&agrave; ma petite Jeanne honor&eacute;e et renomm&eacute;e &agrave;
+cause de son mari....</p>
+
+<p>Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout &agrave; l'heure si francs,
+se d&eacute;tourn&egrave;rent de moi, et il regarda le tapis &agrave; ses pieds.</p>
+
+<p>&Eacute;videmment, une h&eacute;sitation le prenait. Il avait crainte de quelque
+chose.</p>
+
+<p>Cependant, sa voix resta calme et il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je sens que <i>cela</i> vient. J'aurai juste le temps de te dire pourquoi
+je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m'interromps pas, je
+commence:</p>
+
+<p>Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois
+l'une l'autre, et c'est la grande mis&egrave;re d'une conscience de magistrat.</p>
+
+<p>Il y a la certitude <i>personnelle</i> qui na&icirc;t de l'intelligence, celle en
+un mot qui est humaine, c'est-&agrave;-dire commune &agrave; tous les hommes.</p>
+
+<p>Et il y a la certitude <i>technique</i>, particuli&egrave;re aux gens du m&eacute;tier, qui
+a son origine dans les instruments et agissements judiciaires.</p>
+
+<p>Au palais on regarde cette derni&egrave;re certitude comme la meilleure, ou
+plut&ocirc;t comme la seule authentique.</p>
+
+<p>Je ne saurais dire si on a raison ou tort.</p>
+
+<p>Je donnai un jour ma d&eacute;mission de juge parce qu'une instruction
+criminelle conduite avec soin, minutieusement, selon les proc&eacute;d&eacute;s
+math&eacute;matiques de notre science &agrave; nous autres magistrats avait fourni la
+certitude judiciaire de ce fait que Jeanne P&eacute;ry, ma ch&egrave;re petite femme,
+avait commis un meurtre, je dis un meurtre pr&eacute;m&eacute;dit&eacute;, dans des
+circonstances qui faisaient d'elle <i>a priori</i> une fille perdue d'abord,
+ensuite une sorte de b&ecirc;te f&eacute;roce.</p>
+
+<p>Voil&agrave; pour la certitude technique: Jeanne &eacute;tait coupable et inf&acirc;me.</p>
+
+<p>Au contraire, ma certitude personnelle me criait: Jeanne est innocente
+et plus pure que les anges.</p>
+
+<p>Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l'une mentait.</p>
+
+<p>Je crus &agrave; mon intelligence, &agrave; mon instinct, &agrave; mon c&oelig;ur. Et j'aimai
+Jeanne cent fois, mille fois davantage.</p>
+
+<p>Tout ceci fut dit avec une extr&ecirc;me simplicit&eacute;. J'avais &eacute;cout&eacute;, retenant
+ma respiration.</p>
+
+<p>Ma poitrine &eacute;tait serr&eacute;e si violemment que ma gorge restait incapable de
+livrer passage &agrave; un son. Lucien, attendait pourtant une parole. Il
+fron&ccedil;a le sourcil avec col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais &eacute;cout&eacute; la voix du
+m&eacute;tier plut&ocirc;t que celle de ta conscience?</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi, dis-moi, m'&eacute;criai-je, que tu parvins &agrave; la sauver!</p>
+
+<p>Sa figure s'&eacute;claira, pour se couvrir bient&ocirc;t apr&egrave;s d'un plus douloureux
+voile.</p>
+
+<p>&mdash;Je fis de mon mieux, pronon&ccedil;a-t-il d'une voix qui voulait &ecirc;tre ferme,
+oui, un instant, j'ai cru que je sauverais ma Jeanne bien aim&eacute;e et
+respect&eacute;e. Mais je n'ai pas pu, et je suis devenu fou.</p>
+
+<p>Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu'il accentuait cette
+derni&egrave;re parole.</p>
+
+<p>Mais en m&ecirc;me temps sa figure p&acirc;lissait et les traits s'en effa&ccedil;aient
+comme si une lumi&egrave;re int&eacute;rieure se f&ucirc;t &eacute;teinte au-dedans de lui.</p>
+
+<p>Il put dire encore de sa pauvre voix d&eacute;j&agrave; chang&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Geoffroy, tu ne m'as pas cru quand je t'ai dit: je ne suis pas fou. Tu
+savais que je mentais, je lisais cela dans tes yeux. Tu avais raison, je
+suis fou. Je ne puis plus rien pour elle....</p>
+
+<p>Il se tut. C'&eacute;tait comme un charme rompu. Cette &eacute;nergie virile dont
+j'avais admir&eacute; en lui la renaissance presque miraculeuse, s'affaissait
+d'un seul coup.</p>
+
+<p>J'avais devant moi le malheureux enfant au sourire timide et sans
+pens&eacute;e, dont l'aspect avait effray&eacute; mon premier regard.</p>
+
+<p>Je voulais r&eacute;agir contre cette perclusion morale, je lui parlai, je
+l'encourageai, je touchai m&ecirc;me &agrave; dessein et brutalement la plaie
+saignante de son &acirc;me, tout fut inutile.</p>
+
+<p>Lucien Thibaut n'&eacute;tait plus l&agrave;. J'avais affaire &agrave; son ombre.</p>
+
+<p>Cela est vrai si rigoureusement, qu'au bout de quelques minutes il se
+reprit &agrave; parler de lui-m&ecirc;me &agrave; la troisi&egrave;me personne et comme d'un
+absent.</p>
+
+<p>&mdash;Te voil&agrave; revenu? me dit-il, M. Thibaut ne pourra pas te recevoir
+aujourd'hui, parce qu'il est indispos&eacute;; mais je le remplacerai.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est son indisposition? demandai-je.</p>
+
+<p>Il prit un air na&iuml;vement rus&eacute; pour me r&eacute;pondre:</p>
+
+<p>&mdash;La migraine. J'esp&egrave;re que ce ne sera rien.</p>
+
+<p>Son regard fit le tour de la chambre avec inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>&mdash;Le moment est bon, murmura-t-il. Je n'entends personne dans le
+corridor, mais on ne saurait prendre trop de pr&eacute;cautions quand il s'agit
+d'affaires si graves.</p>
+
+<p>Il alla jusqu'&agrave; la porte qu'il ouvrit pour regarder au dehors.</p>
+
+<p>Puis, satisfait de cet examen, il revint vivement vers le coffre, qui
+restait ouvert.</p>
+
+<p>Cette fois, sans chercher aucunement, il y prit un assez volumineux
+dossier, tout bourr&eacute; de papiers, qu'il tint &agrave; la main d'un air ind&eacute;cis.</p>
+
+<p>&mdash;Consentez-vous &agrave; vous charger de cela? me demanda-t-il, cessant de me
+tutoyer.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un d&eacute;p&ocirc;t, reprit-il. Promettez-moi de le d&eacute;fendre s'ils essayent
+de vous l'enlever.</p>
+
+<p>&mdash;Je le promets, dis-je encore.</p>
+
+<p>Il remit le dossier entre mes mains. Puis avec une politesse
+c&eacute;r&eacute;monieuse:</p>
+
+<p>&mdash;M. Thibaut vous fait bien tous ses compliments et ses excuses. Il aura
+l'honneur de vous &eacute;crire d&egrave;s que sa sant&eacute; le permettra. Il vous
+recommande ces papiers tout particuli&egrave;rement, n'en ayant point de
+double. T&acirc;chez de vous retrouver l&agrave;-dedans, c'est difficile, mais votre
+roman &eacute;tait encore plus embrouill&eacute;. Il y a une dame qu'il faut tuer,
+vous savez, parce que la pauvre petite morte ne serait pas en s&ucirc;ret&eacute;
+sans cela. C'est malheureux, mais on ne pouvait les garder toutes les
+deux, M. Thibaut a d&ucirc; choisir entre l'ange et le d&eacute;mon.</p>
+
+<p>Il me salua profond&eacute;ment et de cette fa&ccedil;on qui d&eacute;signe la porte sans
+&eacute;quivoque aucune.</p>
+
+<p>Je sortis. Quelque chose me r&eacute;sista quand je poussai la porte, quelque
+chose qui obstruait le seuil.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le Dr Chapart, auteur du sirop, qui venait d'arriver l&agrave; aux
+&eacute;coutes et que le battant, en s'ouvrant, avait s&eacute;v&egrave;rement soufflet&eacute;. Je
+refermai aussit&ocirc;t la porte pour que Lucien ne s'aper&ccedil;&ucirc;t de rien et je
+demandai tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Que faisiez-vous l&agrave;, Monsieur?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#table">IX</a></h2>
+
+<h3>Ce qui me resta de l'entrevue</h3>
+
+
+<p>Le Dr Chapart ne fut pas d&eacute;concert&eacute; le moins du monde. Il me tendit la
+main comme un effront&eacute; gros petit homme qu'il &eacute;tait.</p>
+
+<p>&mdash;Bien le bonsoir, me dit-il en portant l'autre main &agrave; sa joue, vous
+avez failli m'assommer. J'&eacute;tais l&agrave; pour ausculter, parbleu! pour
+ausculter la situation &agrave; travers le trou de la serrure. Allez-vous me
+reprocher mon trop de soins? &Ccedil;a s'est vu: les clients sont si dr&ocirc;les!</p>
+
+<p>Je fis un geste pour l'inviter &agrave; me livrer passage. Il tenait toute la
+largeur du corridor.</p>
+
+<p>Mais il ne bougea pas. J'avais cru voir son regard piqu&eacute; un instant sur
+le dossier que j'emportais sous ma redingote o&ugrave; je l'avais dissimul&eacute; de
+mon mieux pour plaire &agrave; Lucien. Le docteur poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Bien gentil gar&ccedil;on, dites donc, ce pauvre malheureux l&agrave;! Et bien doux
+aussi, quoiqu'il ait l'id&eacute;e de tuer une dame. Excusez, c'est sa marotte,
+chacun &agrave; la sienne. Ma femme et ma fille le dorlotent. &Ccedil;a rime avec
+marotte. Son cas est dr&ocirc;le et incurable. C'est la manie m&eacute;tapsychique
+intermittente de ma nouvelle nomenclature. Connaissez-vous mon trait&eacute;?
+non? vous devriez l'acheter. J'ai t&acirc;ch&eacute; d'amuser les gens du monde. Cas
+tr&egrave;s curieux, tr&egrave;s rare et qui m'appartient, M. Thibaut est mon second.
+Avant lui, j'en avais un autre, mais pas si beau, un major du train
+d'artillerie qui se battait lui-m&ecirc;me comme pl&acirc;tre parce qu'il se prenait
+pour sa propre femme. Est-ce assez cocasse? Vous pouvez venir souvent ou
+rarement, comme vous voudrez. Ici on est libre comme l'air. Je vous
+pr&eacute;senterai aux dames Chapart. Tiens, tiens....</p>
+
+<p>Il fit comme s'il apercevait seulement mon dossier, et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous emportons des paperasses entre cuir et chair? &Ccedil;a vous regarde.
+Seulement, un bon conseil gratis, en usez-vous? Je vous l'offre: quand
+on n'est ni notaire, ni m&eacute;decin, ni confesseur, le plus sage est de ne
+pas fourrer le nez dans les affaires des malades.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s une autre poign&eacute;e de main, il s'effa&ccedil;a pour me laisser passer, et
+je l'entendis s'&eacute;loigner avec son ronflement de toupie.</p>
+
+<p>Quand j'arrivai dans la rue des Moulins, je m'arr&ecirc;tai comme &eacute;tourdi. Je
+ne sais comment expliquer cela, mais pendant mon &eacute;norme visite&mdash;elle
+avait dur&eacute; plus d'une demi-journ&eacute;e.&mdash;c'est &agrave; peine si j'avais essay&eacute; de
+r&eacute;fl&eacute;chir.</p>
+
+<p>En somme, j'avais &eacute;t&eacute; pris par surprise. Malgr&eacute; le peu que je savais
+d'avance sur Lucien, je ne m'attendais &agrave; rien de ce que je venais de
+voir et d'entendre.</p>
+
+<p>Tout au plus croyais-je retrouver un vieux camarade avec une blessure
+profonde, mais &agrave; demi cicatris&eacute;e d&eacute;j&agrave;.</p>
+
+<p>Et comme, en cas pareil, on essaye volontiers d'oublier, j'avais &eacute;cart&eacute;
+le c&ocirc;t&eacute; tragique, me disant que Lucien &eacute;tait sans doute dans quelqu'un
+de ces embarras auxquels chacun de nous est sujet et qu'on fait cesser
+soit par une d&eacute;marche, soit par un pr&ecirc;t d'argent.</p>
+
+<p>Le mot caract&eacute;risant ce que je croyais devoir &agrave; Lucien &eacute;tait:
+consolation plut&ocirc;t que secours. On voit combien j'&eacute;tais loin de compte.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais vu tout &agrave; coup en face d'une pauvre cr&eacute;ature ravag&eacute;e par un
+mal myst&eacute;rieux, d'un &ecirc;tre diminu&eacute;, ruin&eacute;, &eacute;puis&eacute;, et ce vieillard-enfant
+m'avait paru attaqu&eacute; d'une folie douce, peu caract&eacute;ris&eacute;e et surtout
+inoffensive, sous laquelle avait perc&eacute; inopin&eacute;ment une pens&eacute;e de
+meurtre.</p>
+
+<p>Mais cette pens&eacute;e m&ecirc;me s'&eacute;tait exprim&eacute;e d'une fa&ccedil;on si tranquille, si
+d&eacute;pourvue de v&eacute;h&eacute;mence et de passion que je l'avais &agrave; peine prise au
+s&eacute;rieux.</p>
+
+<p>Puis, petit &agrave; petit, par une pente insensible, j'&eacute;tais arriv&eacute;, sans
+secousse ni avertissement, au centre d'une situation tragique dont les
+d&eacute;tails me restaient inconnus et qui me laissait envelopp&eacute; dans un
+r&eacute;seau de myst&egrave;res.</p>
+
+<p>Et il faut noter ceci: les vagues renseignements que je poss&eacute;dais &agrave;
+l'avance ne m'aidaient en rien &agrave; comprendre, mais ils me d&eacute;fendaient le
+doute.</p>
+
+<p>Sans eux, j'aurais pu me r&eacute;fugier dans l'id&eacute;e que la folie de Lucien
+avait cr&eacute;&eacute; les menaces du drame.</p>
+
+<p>Mais cela m&ecirc;me ne m'&eacute;tait pas permis. Je connaissais l'existence de la
+trag&eacute;die.</p>
+
+<p>Ma premi&egrave;re sensation morale fut l'&eacute;tonnement de reconna&icirc;tre si tard en
+moi la pr&eacute;sence d'une curiosit&eacute; arriv&eacute;e &agrave; l'&eacute;tat de fi&egrave;vre, mais qui
+&eacute;tait rest&eacute;e comme assoupie tant que j'avais &eacute;t&eacute; en pr&eacute;sence de Lucien.</p>
+
+<p>C'est-&agrave;-dire tant que j'avais eu pr&eacute;cis&eacute;ment sous la main le vivant
+moyen de satisfaire cette m&ecirc;me curiosit&eacute;.</p>
+
+<p>Je ne me souvenais point, en effet, d'avoir &eacute;prouv&eacute; le besoin
+d'interroger Lucien pendant ces longues heures o&ugrave; il aurait pu
+assur&eacute;ment me r&eacute;pondre, puisqu'une &eacute;claircie s'&eacute;tait faite en son
+cerveau.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce la r&eacute;pugnance involontaire que j'avais &agrave; p&eacute;n&eacute;trer tout au fond
+de ce malheur sans issue?</p>
+
+<p>J'avais &eacute;cout&eacute; Lucien avec une piti&eacute; passive, sans arr&ecirc;ter ni presser
+ses aveux. Dans toute la rigueur du terme, j'avais laiss&eacute; sa pens&eacute;e
+libre d'aller o&ugrave; elle voulait. Pas une seule fois, je n'avais essay&eacute; de
+la diriger vers le n&oelig;ud m&ecirc;me du probl&egrave;me.</p>
+
+<p>Maintenant qu'il n'&eacute;tait plus temps, je ressentais un regret tardif,
+m&ecirc;l&eacute; de col&egrave;re et peut-&ecirc;tre de remords, car cette curiosit&eacute; dont je
+parle, c'&eacute;tait bien plut&ocirc;t de l'int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+
+<p>Comment servir Lucien, si je restais dans mon ignorance?</p>
+
+<p>Et Lucien me l'avait dit lui-m&ecirc;me quand il avait reconnu les sympt&ocirc;mes
+avant-coureurs de sa crise qui revenait: un long intervalle de temps
+s'&eacute;coulerait peut-&ecirc;tre avant que je pusse le retrouver en &eacute;tat de
+lucidit&eacute;.</p>
+
+<p>Et le soup&ccedil;on me venait que sa phrase pouvait avoir une signification
+autre et plus grave, car j'avais conscience d'un danger qui le mena&ccedil;ait,
+d'une surveillance organis&eacute;e autour de lui, d'une pression exerc&eacute;e sur
+lui.</p>
+
+<p>Tout ce qui l'entourait me paraissait &eacute;trange; je voyais sa situation
+inexplicable. J'avais d&eacute;fiance du hasard ou de la cause, quelle qu'elle
+f&ucirc;t, qui l'avait pouss&eacute; dans cette maison d'o&ugrave; je sortais la t&ecirc;te
+br&ucirc;lante, le c&oelig;ur glac&eacute;, et dont le ma&icirc;tre me laissait un souvenir &agrave; la
+fois comique et mauvais.</p>
+
+<p>J'ai peur des grotesques.</p>
+
+<p>Je me demandais pourquoi Lucien, malade, &eacute;tait &agrave; Paris et non pas en
+Normandie: pourquoi il &eacute;tait seul, abandonn&eacute; de sa famille et livr&eacute; &agrave;
+des soins mercenaires?</p>
+
+<p>Oui, certes, je pouvais le craindre: Sous la signification triste de la
+phrase de Lucien, peut-&ecirc;tre y avait-il un sens cach&eacute; plus triste encore.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre avait-il voulu dire: &laquo;Prends bien vite ce d&eacute;p&ocirc;t qu'une lueur
+de raison me porte &agrave; te confier aujourd'hui, car qui sait si demain il
+ne serait pas trop tard!&raquo;</p>
+
+<p>Et mon imagination une fois partie allait, allait:</p>
+
+<p>Me laisseraient-ils seulement p&eacute;n&eacute;trer de nouveau jusqu'&agrave; lui?...</p>
+
+<p>Ils qui? Est-ce que je savais!</p>
+
+<p>Et sous quel pr&eacute;texte me barrer la porte? Des pr&eacute;textes! on en trouve ou
+en fait.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait absurde. Croyez-vous? J'ai vu tant de choses absurdes qui
+&eacute;taient des r&eacute;alit&eacute;s.</p>
+
+<p>Notre si&egrave;cle lumineux qui affecte de m&eacute;priser le m&eacute;lodrame est noir
+comme de l'encre, par places, et pav&eacute; de m&eacute;lodrames.</p>
+
+<p>D'ailleurs, j'&eacute;tais en veine de sombres hypoth&egrave;ses. Sur ma poitrine il y
+avait un poids qui allait s'alourdissant.</p>
+
+<p>Une fois, je me dis en t&acirc;tant mon dossier sous le drap de ma redingote:
+J'ai l&agrave; de quoi &eacute;claircir tous mes doutes.</p>
+
+<p>Eh bien! non. Ceci va vous donner la mesure exacte de ma situation
+d'esprit: &agrave; l'avance, le dossier lui-m&ecirc;me &eacute;tait tenu en suspicion par ma
+fantaisie, et je pensais: cet homme m'a vu emporter les papiers. Si les
+papiers contenaient quelque chose d'important, les aurait-il laiss&eacute;
+passer?</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps le remords dont je parlais tout &agrave; l'heure s'aggravait
+jusqu'&agrave; me troubler cruellement, jusqu'&agrave; me faire honte.</p>
+
+<p>Je me reprochais ma froideur &agrave; l'&eacute;gard de Lucien. Notre entrevue enti&egrave;re
+passait devant mes yeux sans que j'y pusse d&eacute;couvrir un seul &eacute;lan de
+grande affection, une seule promesse de d&eacute;vouement complet exprim&eacute;e avec
+une parcelle de la chaleur qui bouillait d&eacute;sormais en moi.</p>
+
+<p>Il est bien vrai que j'avais d&ucirc; &eacute;couter surtout; j'&eacute;tais rest&eacute; presque
+muet; la parole &eacute;tait &agrave; Lucien Thibaut, qui avait men&eacute; l'entretien en
+ma&icirc;tre. Mais est-il besoin de parler beaucoup?</p>
+
+<p>Il ne faut qu'un instant et qu'un mot pour montrer le fond d'un c&oelig;ur:
+je n'avais pas montr&eacute; le mien.</p>
+
+<p>Mon malheureux camarade d'enfance pouvait croire que je ne lui avais
+rien apport&eacute; sinon le souvenir atti&eacute;di d'une vulgaire amiti&eacute;.</p>
+
+<p>Et, chose singuli&egrave;re, je ne pouvais pas rejeter cette crainte loin de
+moi comme chim&eacute;rique en faisant appel &agrave; la r&eacute;alit&eacute; de mon affection, car
+cette affection, telle que je la ressentais &agrave; pr&eacute;sent, &eacute;tait toute
+nouvelle.</p>
+
+<p>Je ne l'&eacute;prouvais pas tout &agrave; l'heure, du moins &agrave; ce degr&eacute;.</p>
+
+<p>Elle venait de na&icirc;tre, cette grande affection; elle datait pour moi du
+moment o&ugrave; je m'&eacute;tais recueilli en moi-m&ecirc;me au sortir de cette maison qui
+se dressait sombre et morne derri&egrave;re moi.</p>
+
+<p>En mettant le pied dans la rue, je m'&eacute;tais dit en toute sinc&eacute;rit&eacute;: Je
+ferai pour Lucien comme s'il &eacute;tait mon fr&egrave;re.</p>
+
+<p>Mais c'&eacute;tait la premi&egrave;re fois que je me le disais.</p>
+
+<p>Et Lucien &eacute;tait trop loin pour l'entendre.</p>
+
+<p>Toutes ces pens&eacute;es roulaient dans ma t&ecirc;te et y entretenaient une
+agitation qui allait jusqu'&agrave; la souffrance. Sans rien savoir, encore, je
+me souviens que j'&eacute;tais pr&ecirc;t &agrave; tout; j'avais vaguement la notion d'un
+lourd devoir qui allait m'incomber, et je l'acceptais sans r&eacute;serves.</p>
+
+<p>Je pressentais mon courage comme si j'eusse entendu d&eacute;j&agrave; les bruits
+prochains du combat.</p>
+
+<p>Il faisait encore jour, mais l'orage qui mena&ccedil;ait depuis le matin
+amassait des nu&eacute;es de plomb au-dessus de ma t&ecirc;te. Le ciel ne donnait
+qu'une lumi&egrave;re fauve et fausse qui bronzait le profil des maisons. La
+chaleur &eacute;tait &eacute;touffante. Le silence r&eacute;gnait dans la rue d&eacute;serte o&ugrave;
+j'entendais mon pas sonner sur le pav&eacute;.</p>
+
+<p>De loin et d'en bas le large murmure de la ville venait.</p>
+
+<p>Quand je tournai l'angle de la Grande Rue de Paris, la sc&egrave;ne changea.</p>
+
+<p>Ce devait &ecirc;tre une f&ecirc;te, je ne sais plus laquelle.</p>
+
+<p>La solitude des rues transversales augmente, ces jours l&agrave;, parce que
+tout ce qui fait foule s'ameute dans les grandes voies o&ugrave; sont les
+cabarets.</p>
+
+<p>Tout en haut de Belleville, la joie des ivrognes titubait d&eacute;j&agrave; sur les
+trottoirs. Les couples montaient et descendaient causant, clamant,
+chantant.</p>
+
+<p>Un peu avant d'arriver au th&eacute;&acirc;tre dont les lampions s'allumaient, je
+reconnus la grosse gouvernante normande de M. Louaisot de M&eacute;ricourt qui
+riait &agrave; casser les vitres au bras d'un cent-gardes.</p>
+
+<p>Elle faisait succ&egrave;s avec sa coiffe de dentelles et sa robe de soie,
+relev&eacute;e par une immense crinoline. Tout le monde la regardait.</p>
+
+<p>L'embonpoint est partout respect&eacute;. Les gamins criaient &agrave; son fier
+cavalier: &laquo;Oh h&eacute;! la livr&eacute;e! Plus que &ccedil;a de nourrice!&raquo;</p>
+
+<p>Ils passaient, superbes tous deux, m&eacute;prisant les blasph&eacute;mateurs. La
+Cauchoise me parut plus fra&icirc;che encore qu'au bureau de la rue Vivienne.
+Les roses de sa joue tournaient &eacute;nergiquement au ponceau.</p>
+
+<p>Sans fa&ccedil;on, elle me montra du doigt &agrave; son guerrier, et il me sembla
+entendre, parmi les paroles d'ailleurs bienveillantes qu'elle pronon&ccedil;a &agrave;
+mon sujet le mot <i>imb&eacute;cile</i> plusieurs fois r&eacute;p&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>Je crus devoir la saluer d'un demi-sourire qu'elle me rendit au
+centuple.</p>
+
+<p>Quand je l'eus d&eacute;pass&eacute;e, elle me cria par-dessus son &eacute;paule:</p>
+
+<p>&mdash;Ne dites pas au patron que vous m'avez rencontr&eacute;e un huit-pouces, h&eacute;!
+l&agrave;-bas! Il est jaloux comme un gros rat, quoi qu'il soit dans la haute,
+ce soir, en bambochade.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#table">X</a></h2>
+
+<h3>B&eacute;belle&mdash;Pantalon crott&eacute;</h3>
+
+
+<p>Au moment o&ugrave; j'avais aper&ccedil;u la Cauchoise, le souvenir de M. Louaisot de
+M&eacute;ricourt traversait justement mon esprit.</p>
+
+<p>Et ce n'&eacute;tait pas la premi&egrave;re fois.</p>
+
+<p>Pourquoi la pens&eacute;e de cet homme me suivait-elle ainsi?</p>
+
+<p>Je ne lui connaissais d'autre lien avec l'affaire Thibaut que le fait
+d'avoir pu me fournir l'adresse de ce dernier. C'&eacute;tait l&agrave; pr&eacute;cis&eacute;ment
+son m&eacute;tier, et j'&eacute;tais entr&eacute; chez lui comme dans la boutique o&ugrave;
+s'ach&egrave;tent les choses de cette sorte. M'aurait-il d'ailleurs fourni
+l'adresse pour quelques francs s'il avait eu un int&eacute;r&ecirc;t, m&ecirc;me minime &agrave;
+s&eacute;questrer ou &agrave; cacher Lucien? Mais les pressentiments et les soup&ccedil;ons
+vont et viennent. Bien rarement saurait-on dire de quel nuage ils
+tombent. Je montai dans un coup&eacute; de louage, apr&egrave;s avoir indiqu&eacute; au
+cocher la rue du Helder et mon num&eacute;ro.</p>
+
+<p>Je voulais seulement d&eacute;poser chez moi mon paquet de papiers avant de
+courir au restaurant voisin, car j'&eacute;tais &agrave; demi mort de famine. Lucien
+avait d&eacute;jeun&eacute;, mais moi je restais sur les quelques gouttes de th&eacute;,
+aval&eacute;es &agrave; la h&acirc;te avant ma visite au bureau de M. Louaisot. Comme je
+rentrais, mon concierge me dit qu'il &eacute;tait venu un monsieur pour me
+voir.</p>
+
+<p>Ceci &eacute;tait presque un &eacute;v&eacute;nement. Personne ne savait mon retour &agrave; Paris,
+o&ugrave; je n'&eacute;tais du reste qu'en passant. Je ne recevais aucune visite. Mon
+concierge ne connaissait pas le monsieur qui n'avait pas voulu laisser
+son nom, disant qu'il demeurait dans le quartier et qu'il repasserait.
+Je ne pus obtenir &agrave; son sujet que des renseignements tr&egrave;s vagues, assez
+ressemblants &agrave; ces funestes portraits, supplice de la gendarmerie, que
+les employ&eacute;s municipaux dessinent &agrave; la plume au bas des passeports. Ces
+choses portent le nom menteur de <i>signalement</i>. Les signalements sont au
+nombre de quatre. Chacun d'eux s'adapte &agrave; un quart de l'humanit&eacute;. Il y
+en a pourtant un cinqui&egrave;me pour les n&egrave;gres, et c'est le seul qui soit
+reconnaissable.</p>
+
+<p>Ils co&ucirc;tent deux francs pour l'int&eacute;rieur, dix francs pour l'&eacute;tranger:
+savez-vous rien de plus lugubre que le comique administratif? Apr&egrave;s
+avoir &eacute;cout&eacute; la description de mon concierge, je n'en &eacute;tais pas plus
+avanc&eacute;. Aucune id&eacute;e ne s'&eacute;veilla en moi par rapport au visiteur inconnu.
+Ce n'&eacute;tait personne et c'&eacute;tait tout le monde. Mais pendant que je
+montais l'escalier de mon entresol, une jolie petite voix clairette me
+cria d'en haut:</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, Monsieur, comment te portes-tu? Je suis sur le carr&eacute; parce
+que papa et maman se tapent.</p>
+
+<p>Je levai la t&ecirc;te et j'aper&ccedil;us le sourire &eacute;chevel&eacute; de B&eacute;belle.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir. B&eacute;belle!</p>
+
+<p>B&eacute;belle, mon amie, &eacute;tait un bijou de sept ans, h&eacute;riti&egrave;re unique du
+cinqui&egrave;me, sur le derri&egrave;re.</p>
+
+<p>Son p&egrave;re, prote d'imprimerie, et sa m&egrave;re, artiste en &eacute;ventails,
+pouvaient passer pour des c&oelig;urs d'or, tr&egrave;s vifs de caract&egrave;re.</p>
+
+<p>Deux tourtereaux h&eacute;riss&eacute;s.</p>
+
+<p>Ils s'aimaient tr&egrave;s sinc&egrave;rement; mais de temps en temps ils se
+renfermaient pour s'expliquer &agrave; bras raccourcis, et alors B&eacute;belle se
+r&eacute;fugiait chez moi.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu vu le monsieur qui est venu me demander, B&eacute;belle, ma ch&eacute;rie?</p>
+
+<p>J'&eacute;tais s&ucirc;r de mon affaire, B&eacute;belle voyait tout.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! me r&eacute;pondit-elle.</p>
+
+<p>Elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je revenais du lait, avec la bo&icirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Pourrais-tu me dire comment il est fait?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu, il est mal fait... puisqu'il a les jambes si longues, si
+longues que j'ai eu envie de passer &agrave; travers, pendant qu'il se
+dandinait devant la loge... avec des lunettes d'or... et crott&eacute;es, ses
+quilles, jusqu'en haut de sa culotte noire. Veux-tu que j'aille jouer
+chez toi, Monsieur, avec les images?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je vais d&icirc;ner dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, &ccedil;a m'est &eacute;gal, je suis bien sur le carr&eacute;. D'ailleurs, c'est
+presque fini chez nous, car maman pleure.</p>
+
+<p>B&eacute;belle n'en donnait que cela.</p>
+
+<p>Il y en a qui deviennent tout de m&ecirc;me de ch&egrave;res cr&eacute;atures, mais je ne
+prends pas sous mon bonnet de recommander ce genre d'&eacute;ducation aux
+familles.</p>
+
+<p>J'entrai chez moi et je refermai ma porte. Croiriez-vous que j'avais
+presque oubli&eacute; ce grand app&eacute;tit qui me talonnait depuis Belleville?</p>
+
+<p>Ces longues jambes v&ecirc;tues de noir et que la boue tigrait du haut en bas,
+me ramenaient &agrave; mon id&eacute;e fixe.</p>
+
+<p>J'avais admir&eacute; le pantalon noir crott&eacute; de M. Louaisot de M&eacute;ricourt et la
+longueur inusit&eacute;e de ses jambes, pendant qu'il mangeait avec tant de
+plaisir son morceau de r&ocirc;ti sous le pouce.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce lui qui m'avait demand&eacute;? Dans quel but?</p>
+
+<p>Je haussai les &eacute;paules en jetant le dossier sur la tablette de mon
+secr&eacute;taire.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas apparence que ce p&ucirc;t &ecirc;tre lui.</p>
+
+<p>Mais, au lieu de sortir, j'allumai ma lampe et j'ouvris le dossier.</p>
+
+<p>Il pouvait &ecirc;tre alors huit heures du soir. Douze heures me s&eacute;paraient de
+mon th&eacute; du matin.</p>
+
+<p>Quand minuit sonna, j'&eacute;tais encore assis aupr&egrave;s de mon bureau et je
+lisais avec une avidit&eacute; croissante les papiers &agrave; moi confi&eacute;s par mon
+pauvre camarade Lucien Thibaut.</p>
+
+<p>La majeure partie de ces papiers sera mise ici textuellement sous les
+yeux du lecteur, et j'analyserai les autres au cours de notre r&eacute;cit.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Le_dossier_de_Lucien_Thibaut" id="Le_dossier_de_Lucien_Thibaut"></a><a href="#table">Le dossier de Lucien Thibaut</a></h2>
+
+
+<p>La premi&egrave;re pi&egrave;ce sur laquelle je mis la main &eacute;tait enferm&eacute;e dans une
+enveloppe qui avait pour &eacute;tiquette: <i>Lettres anonymes et autres</i>.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait ainsi con&ccedil;ue:</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 1</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme, &eacute;criture contrefaite.)</p>
+
+<p><i>M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot.</i></p>
+
+<p>10 septembre 1864.</p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>G&eacute;n&eacute;ralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n'ont point de
+signatures. C'est peut-&ecirc;tre un tort.</p>
+
+<p>Il y a deux sortes de lettres anonymes.</p>
+
+<p>Il y a celles o&ugrave; un &ecirc;tre d&eacute;pourvu de dignit&eacute; et de courage veut insulter
+ou calomnier sans danger.</p>
+
+<p>Il y a celles o&ugrave; une personne faible et d&eacute;sarm&eacute;e, n'ayant rien de ce
+qu'il faut pour braver des risques consid&eacute;rables, pr&eacute;tend n&eacute;anmoins
+rendre service &agrave; un ami en le pr&eacute;munissant contre des &eacute;ventualit&eacute;s qui
+peuvent briser sa carri&egrave;re et g&acirc;ter sa vie.</p>
+
+<p>Je vous supplie de bien croire que la pr&eacute;sente communication appartient
+&agrave; la seconde cat&eacute;gorie.</p>
+
+<p>Elle vous est adress&eacute;e sans esprit de haine ni m&eacute;chante intention par
+quelqu'un qui vous veut du bien et qui s'int&eacute;resse &agrave; votre honorable
+famille, mais qui d&eacute;sire ne point se compromettre.</p>
+
+<p>Vous &ecirc;tes, Monsieur, sur le point de faire une folie: une de ces folies
+qui ruinent tout un avenir.</p>
+
+<p>La jeune personne &agrave; qui vous voulez donner votre nom n'est pas digne de
+vous.</p>
+
+<p>Elle n'est digne d'aucun honn&ecirc;te homme.</p>
+
+<p>Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa
+m&egrave;re, ni des <i>malheurs</i> de Monsieur son p&egrave;re, il est certain que cette
+int&eacute;ressante orpheline peut bien servir de passe-temps &agrave; quelque joyeux
+&eacute;tourdi, mais qu'un homme s&eacute;rieux ne saurait l'admettre &agrave; l'honneur de
+fonder sa maison.</p>
+
+<p>Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur
+m&egrave;re!</p>
+
+<p>Ses amants ne se comptent plus, bien qu'elle sorte &agrave; peine de sa
+coquille.</p>
+
+<p>Je n'aime pas les &eacute;num&eacute;rations, je n'en citerai qu'un seul, aupr&egrave;s de
+qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c'est votre ancien
+camarade de coll&egrave;ge, M. Albert de Rochecotte.</p>
+
+<p>Je n'ajoute qu'un mot:</p>
+
+<p>Si la m&egrave;re de la donzelle a essay&eacute; de vous monter la t&ecirc;te autrefois avec
+la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.</p>
+
+<p>C'est une pure fable.</p>
+
+<p>Il n'y a rien, rien, rien&mdash;qu'une demi-vertu qui veut faire une fin.</p>
+
+<p>Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la
+satisfaction d'avoir rempli mon devoir.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 2</h4>
+
+<p class="center">(Cette pi&egrave;ce &eacute;tait de l'&eacute;criture de Lucien Thibaut lui-m&ecirc;me. Elle
+portait la mention suivante: <i>Lettre non envoy&eacute;e &agrave; son adresse.)</i></p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Geoffroy de R&oelig;ux, attach&eacute; &agrave; l'ambassade fran&ccedil;aise de Vienne
+(Autriche.)</i></p>
+
+<p>28 septembre 1864.</p>
+
+<p>Mon cher Geoffroy,</p>
+
+<p>J'ai longtemps h&eacute;sit&eacute; avant de m'adresser &agrave; toi, ou plut&ocirc;t je t'ai d&eacute;j&agrave;
+&eacute;crit plus de vingt lettres qui, toutes, ont &eacute;t&eacute; jet&eacute;es au feu apr&egrave;s
+r&eacute;flexion.</p>
+
+<p>Celle-ci aura-t-elle le m&ecirc;me sort? C'est vraisemblable.</p>
+
+<p>J'&eacute;cris par un besoin d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, comme les gens qui se noient appellent
+au secours, m&ecirc;me quand il n'y a personne pour les entendre.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions li&eacute;s tr&egrave;s certainement, toi et moi; mais mon malheureux
+d&eacute;faut d'expansion et la timidit&eacute; de mon caract&egrave;re m'ont fait craindre
+souvent de n'avoir jamais su inspirer &agrave; personne une v&eacute;ritable amiti&eacute;.</p>
+
+<p>Pas m&ecirc;me &agrave; toi.</p>
+
+<p>J'entends une amiti&eacute; de fr&egrave;re.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; le mot, tiens, il m'aurait fallu un fr&egrave;re. Je l'aurais regard&eacute;
+comme forc&eacute; par la nature &agrave; &eacute;couter mes pauvres plaintes, &agrave; entrer dans
+mes mis&eacute;rables douleurs, &agrave; me fournir enfin les conseils dont j'ai un si
+cruel besoin.</p>
+
+<p>Tu &eacute;tais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur&mdash;et
+laisse-moi te remercier de n'avoir jamais cess&eacute; de m'&eacute;crire&mdash;tes lettres
+te montrent &agrave; moi moins ami du sarcasme, mais je t'y vois lanc&eacute; dans de
+grandes relations, tu vois le monde, tu <i>connais la vie</i>, pour employer
+le mot sacramentel.</p>
+
+<p>Cela m'effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien.</p>
+
+<p>Moi.... Comment te faire la confession d'un triste sire, emp&ecirc;tr&eacute; dans la
+plus plate et la plus b&ecirc;te&mdash;&agrave; ce qu'ils disent&mdash;de toutes les aventures
+r&eacute;serv&eacute;es aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie?</p>
+
+<p>Je n'ai pas eu de jeunesse. Je commence &agrave; croire que c'est un grand
+malheur.</p>
+
+<p>Je vivais avec vous l&agrave;-bas &agrave; Paris; mais je ne vivais pas comme vous, et
+j'ai souvent pens&eacute; depuis que c'&eacute;tait l&agrave; l'origine du d&eacute;faut d'&eacute;lan que
+je remarquais chez la plupart d'entre vous &agrave; mon &eacute;gard.</p>
+
+<p>Il y avait des heures o&ugrave; j'aurais tant souhait&eacute; votre affection! Je me
+sentais si bien capable de me d&eacute;vouer pour vous, du moins pour
+quelques-uns d'entre vous.</p>
+
+<p>Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j'&eacute;tais jaloux comme
+un amoureux qu'on d&eacute;daigne.</p>
+
+<p>J'ai entendu parler d'Albert ces jours derniers, et dans une
+circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m'entoure est triste.
+J'ai commenc&eacute; une lettre pour lui; elle ne sera jamais achev&eacute;e.</p>
+
+<p>Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si g&eacute;n&eacute;reux? Il m'avait dit
+une fois:</p>
+
+<p>&laquo;Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours o&ugrave; on ne fait pas de
+fredaines!&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un gros reproche, je le comprends bien &agrave; pr&eacute;sent.</p>
+
+<p>Pour &ecirc;tre aim&eacute;, il faut partager tout avec ses amis, m&ecirc;me leurs d&eacute;fauts,
+si c'est un d&eacute;faut que de faire des fredaines.</p>
+
+<p>Je penche &agrave; croire que non, puisque je regrette am&egrave;rement d'avoir &eacute;t&eacute;
+sage au temps o&ugrave; les autres sont fous.</p>
+
+<p>On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute
+devenus sages.</p>
+
+<p>Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n'est certes pas pour te conter ces
+balivernes que j'ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible
+serrement de c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais r&eacute;solu &agrave; te faire ma confession g&eacute;n&eacute;rale, et je la retarde
+tant que je peux.</p>
+
+<p>Il me semble que tout ce bavardage est utile pour la pr&eacute;parer, et
+peut-&ecirc;tre pour diminuer l'effort douloureux qu'elle me co&ucirc;te.</p>
+
+<p>Je sais que tu ne la d&eacute;sires pas, je m'excuserais presque d'oser une
+importunit&eacute; pareille, s'il ne s'agissait pas de toi, et je bavarde pour
+ajourner d'autant notre peine &agrave; tous deux.</p>
+
+<p>C'est bien vrai, Geoffroy, j'envie tout de toi: ta gaiet&eacute;, ton
+insouciance, et jusqu'&agrave; tes p&eacute;ch&eacute;s qui t'ont fait homme.</p>
+
+<p>Tu sais ce qui n'est pas dans les livres, tu as v&eacute;cu et non pas lu la
+vie. Tu as eu des aventures. Moi, faute d'en avoir eu jamais, je perds
+pied &agrave; ma premi&egrave;re aventure. Je m'y noie.</p>
+
+<p>Que tes lettres sont vivantes! Celle-ci est d&eacute;j&agrave; plus longue que la plus
+longue parmi celles que tu m'as &eacute;crites, mais quelle diff&eacute;rence! Il n'y
+a rien dans la mienne, et combien de choses les tiennes disent! Ceux
+qui, comme toi, agissent sans cesse peuvent raconter toujours. C'est
+int&eacute;ressant, c'est jeune, c'est charmant. Tu as des centaines d'espoirs
+et le double de d&eacute;sirs.</p>
+
+<p>Combien trouverait-on de jolis noms dans la collection de tes lettres
+que je garde et que je relis pour me faire honte &agrave; moi-m&ecirc;me: honte de ma
+m&eacute;prisable immobilit&eacute;!</p>
+
+<p>Ah! Geoffroy! l'oiseau qui a des ailes peut-il &ecirc;tre l'ami du lima&ccedil;on
+tardif, attel&eacute; p&eacute;niblement &agrave; sa coque? L'un d&eacute;vore l'espace en se
+jouant, l'autre vit et meurt au pied du m&ecirc;me vieux mur.</p>
+
+<p>D&egrave;s le pays latin, vous regorgiez de passions. Lovelaces que vous &eacute;tiez.
+Albert, du fond de sa mansarde, visait la bonne duchesse dans son jardin
+de la rue Vanneau. Le jardin &eacute;tait beau, t'en souviens-tu? mais la
+duchesse avait le nez rouge. Et rappelle-toi l'horreur de ce pauvre
+Rochecotte le jour o&ugrave; elle oublia d'&ocirc;ter ses besicles pour traverser le
+parterre!</p>
+
+<p>Toi! tu comptais tes r&ecirc;ves par les contredanses que tu dansais, un soir
+au faubourg Saint-Germain, et le lendemain chez Bullier. On aurait
+pavois&eacute; toute une rue avec la guirlande de tes amours.</p>
+
+<p>L'as-tu oubli&eacute;? J'avais aussi <i>mon</i> r&ecirc;ve. Il &eacute;tait unique. Je suis s&ucirc;r
+que tu ne t'en souviens gu&egrave;re.</p>
+
+<p>Ni moi non plus, du reste.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un r&ecirc;ve d&eacute;cent que toute m&egrave;re aurait pu souhaiter &agrave; sa fille: un
+r&ecirc;ve agraf&eacute; jusqu'au menton, un r&ecirc;ve sage comme une image.</p>
+
+<p>Quand vous me parliez de vos divinit&eacute;s. Albert ou toi, je r&eacute;pondais en
+chantant les louanges de ma petite voisine d'Yvetot qui &eacute;tait un peu la
+parente de Rochecotte: Olympe&mdash;<i>Mon Olympe</i>, comme vous disiez en vous
+gaussant de moi.</p>
+
+<p>Par le fait, mon r&ecirc;ve, M<sup>lle</sup> Olympe Barnod, &eacute;tait, au dire de Rochecotte
+lui-m&ecirc;me, beaucoup plus jolie que la plupart de vos d&eacute;esses. Je n'ai
+connu au monde qu'une seule femme encore plus charmante qu'Olympe, et
+c'est d'elle que je vais enfin t'entretenir.</p>
+
+<p>Du reste, je n'eus pas la peine d'&ecirc;tre infid&egrave;le &agrave; mes adorations de
+bambin. Quand je revins au pays apr&egrave;s ma th&egrave;se, M<sup>lle</sup> Olympe, au lieu de
+m'attendre, s'&eacute;tait fort avantageusement mari&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle s'appelait M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.</p>
+
+<p>Voil&agrave; donc un pas de fait, Dieu merci: je t'ai laiss&eacute; voir qu'il
+s'agissait d'amour.</p>
+
+<p>Elle a nom Jeanne. Elle est de famille noble. Tu as beaucoup connu son
+p&egrave;re &agrave; Paris. Seulement, tu ne l'as pas connu sous le nom que Jeanne
+porte.</p>
+
+<p>Nous l'appelions, tout le monde l'appelait le baron de Marannes, et
+c'&eacute;tait bien son nom, mais ce n'&eacute;tait pas tout son nom. En r&eacute;alit&eacute;, il
+se nommait M. P&eacute;ry de Marannes.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas avec moi qu'il &eacute;tait li&eacute; l&agrave;-bas, c'&eacute;tait avec vous, les
+amis de la joie. &Agrave; soixante ans qu'il avait, il &eacute;tait trop jeune pour
+moi.</p>
+
+<p>Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si pr&eacute;caire qu'elle
+ne voulut rien garder de ce qui fait &eacute;talage, elle fut M<sup>me</sup> P&eacute;ry, tout
+court, sans titre. Jeanne est M<sup>lle</sup> P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Je t'entends d'ici, Geoffroy. Comment! le baron &eacute;tait mari&eacute;, lui, le
+viveur imperturbable! le roi des vieux gar&ccedil;ons! Se repr&eacute;sente-t-on la
+femme du baron! Et sa fille! O&ugrave; diable as-tu &eacute;t&eacute; p&ecirc;cher la fille du
+baron?</p>
+
+<p>Voil&agrave; ce que tu dis ou du moins ce que tu penses.</p>
+
+<p>Vous l'aimiez assez, comme un dr&ocirc;le de corps qu'il &eacute;tait. Je me souviens
+de t'avoir reproch&eacute; &agrave; toi personnellement cette accointance
+disproportionn&eacute;e. Tu me r&eacute;pondis en riant: &laquo;C'est le plus jeune d'entre
+nous.&raquo;</p>
+
+<p>Lui-m&ecirc;me il disait cela, et c'&eacute;tait tr&egrave;s vrai &agrave; un certain point de vue.</p>
+
+<p>Plus tard, j'ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup
+mieux que vous ne pouviez le conna&icirc;tre vous-m&ecirc;mes.</p>
+
+<p>Cela ne m'a pas port&eacute; &agrave; l'en estimer davantage.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu'ils sont
+incapables de m&ucirc;rir. Il y a de belles exceptions dans la nature.
+Celle-ci est laide, mais elle pla&icirc;t jusqu'&agrave; un certain point.</p>
+
+<p>On en rit d'ailleurs et cela d&eacute;sarme.</p>
+
+<p>Ces vieux hommes, tout en &eacute;tant des exceptions ne sont pas rares. On en
+trouve partout et partout ils sont les m&ecirc;mes.</p>
+
+<p>Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec ceux
+de leur &acirc;ge.</p>
+
+<p>Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six g&eacute;n&eacute;rations de jeunes
+gens.</p>
+
+<p>C'est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les &eacute;chapp&eacute;s de
+coll&egrave;ge les appellent par leur petit nom.</p>
+
+<p>G&eacute;n&eacute;ralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les uns
+pensent qu'elle est la marque d'un bon c&oelig;ur, quelque peu banal et
+doubl&eacute; d'une intelligence frivole.</p>
+
+<p>D'autres, plus s&eacute;v&egrave;res, pr&eacute;tendent qu'il y a vice, ici, ou tout au moins
+faiblesse ridicule.</p>
+
+<p>Le baron avait des m&oelig;urs peu r&eacute;guli&egrave;res, ce n'est pas &agrave; toi qu'on peut
+cacher cela. Il n'&eacute;tait ni ridicule ni m&eacute;chant. Le c&oelig;ur, chez lui,
+battait &agrave; sa mani&egrave;re. Il se repentait souvent du mal qu'il avait fait,
+mais il recommen&ccedil;ait toujours.</p>
+
+<p>Mais ce qui dominait tout en lui, c'&eacute;tait l'implacable besoin de ne pas
+vieillir.</p>
+
+<p>Te souviens-tu? Il se fit rare pendant notre derni&egrave;re ann&eacute;e d'&eacute;cole.
+Vous &eacute;tiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux!</p>
+
+<p>Il passa &agrave; la fourn&eacute;e suivante, qui &eacute;tait plus de son &acirc;ge. Il se fit
+tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec
+ostentation, mais n'y croyant pas le moins du monde, et racontant &agrave; la
+tol&eacute;rance de ses <i>amis</i> la centi&egrave;me &eacute;dition de ses anecdotes, qui
+vraiment &eacute;taient assez dr&ocirc;lettes quand on ne les avait entendues que
+trois fois.</p>
+
+<p>En s'&eacute;loignant de vous, voil&agrave; ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de
+moi, non pas pour motif de jeune &acirc;ge, mais parce que je passais d&eacute;j&agrave;
+pour &ecirc;tre assez fort en droit et que ses affaires l'amenaient fatalement
+du c&ocirc;t&eacute; du palais.</p>
+
+<p>Quelles affaires, bon Dieu! Et qu'il avait raison de ne pas fr&eacute;quenter
+les sages! Ce pauvre homme &eacute;tait tomb&eacute; en jeunesse comme d'autres
+d&eacute;gringolent en enfance.</p>
+
+<p>Ce n'est pas qu'il e&ucirc;t de bien grands vices, il en avait plut&ocirc;t
+beaucoup. Il avait mang&eacute; sa fortune, mais il y avait mis le temps.
+C'&eacute;tait un prodigue peu g&eacute;n&eacute;reux.</p>
+
+<p>Veux-tu savoir le taux des charges laiss&eacute;es par l'innombrable s&eacute;rie de
+ses bonnes fortunes? Cela se bornait &agrave; une pension de 600 francs qu'il
+payait&mdash;quand il pouvait&mdash;pour un enfant naturel qu'il avait eu avant
+son mariage et qui vivait quelque part.</p>
+
+<p>Je crois que c'&eacute;tait &agrave; Paris.</p>
+
+<p>&Agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; il m'honora de sa confiance, il &eacute;tait en train de
+grignoter, toujours au m&ecirc;me m&eacute;tier, la fortune de sa femme. Pour ce
+faire, il plaidait contre elle, tout en protestant &agrave; tout bout de champ
+qu'il ne lui en voulait pas le moins du monde.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait exact. Il n'avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu'il
+ruinait de parti pris. Il n'en voulait qu'&agrave; l'argent.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re fois qu'il me rencontra au Palais, j'endossais la robe pour
+la premi&egrave;re fois aussi.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; Yvetot; les biens de la baronne &eacute;taient dans le pays de Caux.</p>
+
+<p>Si j'avais &eacute;t&eacute; moins novice, j'aurais su que tous nos avocats et avou&eacute;s
+le fuyaient parce qu'il oubliait volontiers de solder les honoraires.</p>
+
+<p>Mais je ne vis qu'une chose: un premier client!</p>
+
+<p>Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touch&eacute; du
+plaisir qu'il avait &agrave; me revoir. C'&eacute;tait, me dit-il, pour moi, un coup
+de destin&eacute;e. Il me choisissait entre tous; il me donnait l'occasion de
+me poser d'embl&eacute;e.</p>
+
+<p>Et pour commencer, s&eacute;ance tenante, il me fit l'historique de ses d&eacute;m&ecirc;l&eacute;s
+avec M<sup>me</sup> la baronne, dont il parlait comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une octog&eacute;naire.</p>
+
+<p>Elle avait environ trente ans de moins que lui.</p>
+
+<p>Il faut bien que je l'avoue, j'eus le tort de croire aux contes qu'il me
+faisait. Quand il y avait un peu d'argent &agrave; p&ecirc;cher, il trouvait les
+accents de la v&eacute;ritable &eacute;loquence.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait ma premi&egrave;re cause. Il y a l&agrave; quelque chose de l'aveuglement du
+premier amour. Le premier client vous fascine.</p>
+
+<p>Je me repr&eacute;sentai, selon son dire, M<sup>me</sup> la baronne comme une vieille
+femme avare et m&eacute;chante qui le laissait manquer du n&eacute;cessaire. J'eus
+piti&eacute;, en v&eacute;rit&eacute;, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques
+conseils qui, malheureusement, se trouv&egrave;rent trop bons et contribu&egrave;rent
+&agrave; sa triste victoire.</p>
+
+<p>Car il en vint &agrave; ses fins et obtint l'administration des biens de la
+baronne.</p>
+
+<p>Or, administrer, pour lui, c'&eacute;tait d&eacute;vorer.</p>
+
+<p>Les biens n'&eacute;taient pas lourds; ils dur&egrave;rent aux environs de trois ans.</p>
+
+<p>Quant &agrave; moi, je fus pay&eacute; de mes peines et soins par la bont&eacute; qu'eut le
+baron de m'emprunter mon argent, et de l'administrer comme les biens de
+sa femme.</p>
+
+<p>Que Dieu fasse paix &agrave; sa pauvre &acirc;me d'oiseau! Je lui dois mon bonheur
+puisqu'il est le p&egrave;re de Jeanne.</p>
+
+<p>Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant m&ecirc;me pas
+qu'il avait mang&eacute; sa consid&eacute;ration en m&ecirc;me temps que ses rentes.</p>
+
+<p>J'allai &agrave; l'enterrement, o&ugrave; j'&eacute;tais &agrave; peu pr&egrave;s seul.</p>
+
+<p>J'y vis pourtant deux dames voil&eacute;es de noir et dont je ne distinguai
+point les visages.</p>
+
+<p>Toutes deux avaient l'air jeune: ni l'une ni l'autre ne pouvait &ecirc;tre la
+baronne &agrave; qui je reprochai cette absence en moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>D'ailleurs, leur mise &eacute;tait si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que
+je les pris pour les derni&egrave;res h&ocirc;tesses de ce brave baron, qui
+n'enrichissait jamais les maisons o&ugrave; il logeait.</p>
+
+<p>Je venais d'&ecirc;tre nomm&eacute; substitut du procureur imp&eacute;rial. Quelques mois
+apr&eacute;s, il m'arriva de conclure &agrave; l'audience contre M<sup>me</sup> veuve P&eacute;ry de
+Marannes, qui avait frapp&eacute; opposition sur un reliquat de rentes dont les
+arr&eacute;rages &eacute;taient &eacute;chus post&eacute;rieurement &agrave; la mort du baron.</p>
+
+<p>Les cr&eacute;anciers du d&eacute;funt r&eacute;clamaient naturellement la somme.</p>
+
+<p>Mon avis exprim&eacute; &eacute;tait de droit strict. Je ne pouvais conclure
+autrement, mais j'&eacute;prouvai une impression tr&egrave;s p&eacute;nible au cours de la
+plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve&mdash;elle n'avait pu
+rajeunir depuis le temps o&ugrave; le baron la chargeait d'ann&eacute;es&mdash;&eacute;tait ruin&eacute;e
+compl&egrave;tement. Le soir du jugement, M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray,
+pour qui j'avais gard&eacute; une respectueuse admiration, apr&egrave;s son mariage,
+me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, vous vous &ecirc;tes fait aujourd'hui une ennemie mortelle d'une
+tr&egrave;s jolie femme, ma cousine &agrave; la mode de Bretagne, M<sup>me</sup> la baronne P&eacute;ry
+de Marannes.</p>
+
+<p>&mdash;Une jolie femme! m'&eacute;criai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas!</p>
+
+<p>Olympe se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est qu'elle a une grande fille, r&eacute;pondit-elle. Mais il y a
+cinquante ans, et m&ecirc;me quarante, je peux bien vous garantir que ma
+cousine n'&eacute;tait pas n&eacute;e.</p>
+
+<p>Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l'&acirc;ge de la
+pr&eacute;tendue vieille, ce fut la mention d'une &laquo;grande fille&raquo;.</p>
+
+<p>Le baron ne m'avait jamais souffl&eacute; mot de sa fille. J'avais donc aid&eacute;
+cet homme &agrave; d&eacute;pouiller deux &ecirc;tres sans d&eacute;fense!</p>
+
+<p>Deux femmes, appartenant pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; cette cat&eacute;gorie que la profession
+d'avocat tient &agrave; si juste honneur de d&eacute;fendre envers et contre tous:
+h&eacute;riti&egrave;re en ceci, le barreau s'en vante assez haut, et je suppose qu'il
+en a le droit, h&eacute;riti&egrave;re, dis-je, des g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;s mortes de la
+chevalerie! Moi, avocat, j'avais fait tort &agrave; <i>la veuve et &agrave; l'orpheline</i>.
+J'avais le c&oelig;ur serr&eacute;. Olympe qui ne remarquait point ma tristesse
+soudaine, poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, vous n'&ecirc;tes pas plus expos&eacute; que jadis &agrave; les rencontrer dans
+le monde. Elles n'ont plus rien absolument rien, et vivent &agrave; la
+campagne, au fond d'un trou. La famille se cotise et leur fait une
+petite pension, &agrave; laquelle M. le marquis a la bont&eacute; de contribuer pour
+ma part. Je crois, en outre, qu'elles travaillent. Nous cousinons peu,
+tr&egrave;s peu, M<sup>me</sup> P&eacute;ry de Marannes a g&acirc;t&eacute; sa vie, et c'est &agrave; peine si je
+connais la petite.</p>
+
+<p>Dans toute autre circonstance ces paroles m'eussent donn&eacute; une pi&egrave;tre
+opinion de la baronne; car M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray &eacute;tait pour
+moi une mani&egrave;re d'oracle. J'&eacute;tais habitu&eacute;, comme tout le monde et m&ecirc;me
+un peu plus, &agrave; voir en elle une personne sup&eacute;rieure et tout &agrave; fait
+accomplie.</p>
+
+<p>Le pays de Caux appartenait &agrave; Olympe; dans toute la rigueur du terme,
+elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas &agrave;
+son cr&eacute;dit, mais nous &eacute;tions surtout les vassaux de son &eacute;l&eacute;gance toute
+parisienne, de son esprit, de sa beaut&eacute;, de sa gr&acirc;ce.</p>
+
+<p>Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid d&eacute;dain exprim&eacute; par Olympe
+ajouta au sentiment d'int&eacute;r&ecirc;t qui naissait en moi....</p>
+
+<p>Est-ce vrai, ce que je dis l&agrave;? Et ne fais-je pas effort plut&ocirc;t pour
+donner une origine vraisemblable &agrave; ce qui vint de soi, par la seule
+volont&eacute; de Dieu?</p>
+
+<p>Je n'en sais rien, Geoffroy. J'arrive au fait.</p>
+
+<p>Tu sais que j'ai toujours &eacute;t&eacute; plus ou moins malade, et que ma vie
+enti&egrave;re peut passer pour une longue convalescence.</p>
+
+<p>Je pense que c'&eacute;tait six semaines ou deux mois apr&egrave;s ma conversation
+avec Olympe. Mon m&eacute;decin m'avait conseill&eacute; les courses &agrave; pied.</p>
+
+<p>Un samedi que notre audience avait tourn&eacute; court, je pris un livre et je
+m'enfon&ccedil;ai dans la campagne....</p>
+
+<p>Geoffroy, tu n'as rien &agrave; craindre: il n'y eut aucune rencontre
+dramatique. Je ne prot&eacute;geai point de jeune fille assaillie par un
+taureau furieux, quoique les n&ocirc;tres ici, soient magnifiques et tr&egrave;s
+ombrageux. Nulle attaque de brigands ne me coucha sur un lit hospitalier
+pour y &ecirc;tre soign&eacute; par la main des gr&acirc;ces.</p>
+
+<p>Mon Dieu non. Je vis tout uniment au d&eacute;tour d'un sentier, dans un champ
+fleuri et charmant que je n'oublierai jamais, une petite demoiselle qui
+chantait en cueillant des primev&egrave;res.</p>
+
+<p>Elle en avait d&eacute;j&agrave; un gros bouquet.</p>
+
+<p>Je n'aurais pas su dire si elle &eacute;tait jolie, car sa figure disparaissait
+presque tout enti&egrave;re dans l'ombre de son chapeau de paille.</p>
+
+<p>Au-dessus d'elle se courbait un ch&acirc;taignier trapu dont les branches ne
+bourgeonnaient pas encore, mais la h&acirc;te dans laquelle ses petites mains
+adroites fouillaient en se jouant, &eacute;tincelait de mille points brillants.
+L'&eacute;pine noire boutonnait d&eacute;j&agrave; et les pousses sveltes du ch&egrave;vrefeuille
+&eacute;taient vertes parmi les ronces.</p>
+
+<p>Les oiseaux habillaient, cachant dans les brouss&eacute;es le myst&egrave;re de leur
+travail amoureux; la violette invisible exhalait son souffle dans l'air;
+le bl&eacute; tout jeune ondulait sous les caresses de la brise.</p>
+
+<p>Je m'arr&ecirc;tai &agrave; regarder la fillette qui ne me voyait pas.</p>
+
+<p>Elle avait une robe d'indienne grise dont le tissu commun me semblait
+plus doux que la soie. Un ruban noir serrait sa ceinture. Ses cheveux
+blonds jouaient en grosses boucles sur ses &eacute;paules d'enfant.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait qu'une enfant.... Geoffroy, que je t'aimerais si ton c&oelig;ur
+battait un peu!</p>
+
+<p>Moi, je pliais sous le poids d'une &eacute;motion qui m'irritait parce que je
+n'y comprenais rien, mais qui me ravissait en extase.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre que je fis un mouvement, bien malgr&eacute; moi, car je retenais mon
+souffle; peut-&ecirc;tre que mon regard pesa sur la jeune fille. Elle se
+retourna comme si quelque chose l'importunait. Nos regards se
+crois&egrave;rent, ce fut moi qui rougis.</p>
+
+<p>Elle? son mouvement venait de mettre ses traits en pleine lumi&egrave;re, et le
+soleil du printemps &eacute;claira son sourire.</p>
+
+<p>Car elle eut un sourire &agrave; la fois espi&egrave;gle et ing&eacute;nu, avant de bondir
+comme un jeune faon pour dispara&icirc;tre d'un saut de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la
+haie. Je ne la vis plus; il y avait une br&egrave;che derri&egrave;re le gros
+ch&acirc;taignier. Mais je l'entendis qui disait, dans l'autre champ:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, c'est notre ennemi!</p>
+
+<p>Ce mot me terrassa.</p>
+
+<p>Et pourtant il &eacute;tait prononc&eacute; d'un accent de moquerie caressante.</p>
+
+<p>Notre ennemi! son ennemi &agrave; elle! l'ennemi de <i>sa maman</i>!</p>
+
+<p>N'avais-je pas agi de mani&egrave;re &agrave; m&eacute;riter ce nom?</p>
+
+<p>Pour tous les tr&eacute;sors de l'univers, je n'aurais pas franchi la haie qui
+me s&eacute;parait de la baronne et de sa fille, mes deux victimes. Je les
+avais en effet reconnues. J'&eacute;tais s&ucirc;r de n'avoir fait de mal qu'&agrave; elles
+en toute ma vie.</p>
+
+<p>Et ce terrible mot <i>notre ennemi me</i> les d&eacute;signait aussi clairement que
+si elles se fussent nomm&eacute;es.</p>
+
+<p>Je revins sur mes pas, ou plut&ocirc;t je m'enfuis en proie &agrave; un trouble que
+je n'essaierai m&ecirc;me pas de d&eacute;crire. Je tremblais comme un coupable. Je
+ne me souviens pas d'avoir &eacute;t&eacute; jamais si &eacute;perdument malheureux.</p>
+
+<p>Il ne me venait m&ecirc;me pas &agrave; l'esprit qu'elles pussent suivre le m&ecirc;me
+chemin que moi de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la haie. Je h&acirc;tais le pas, pensant
+m'&eacute;loigner d'elles.</p>
+
+<p>Au bout du champ, je les rencontrai face &agrave; face.</p>
+
+<p>T'attendais-tu &agrave; cela, Geoffroy? J'ai beau &ecirc;tre mis&eacute;rable jusqu'&agrave;
+souhaiter de mourir, mon c&oelig;ur fond dans ma poitrine au souvenir de
+cette heure d&eacute;licieuse, comme si un rayon de bonheur &eacute;clairait et
+r&eacute;chauffait mon d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>Va, je sais bien que je ne suis pas un homme fort comme vous autres.
+Qu'aurai-je de toi? Ta piti&eacute;? Elle me fait peur, je n'en veux pas.</p>
+
+<p>Je ne t'enverrai pas ces pauvres pages. En les &eacute;crivant, je sais que je
+les &eacute;cris en vain&mdash;comme tant d'autres pages, &agrave; l'aide desquelles j'ai
+tromp&eacute; mon angoisse.</p>
+
+<p>Cela me rassure de savoir que tu ne les liras pas, et j'y mets tout mon
+c&oelig;ur comme si tu devais les lire.</p>
+
+<p>Je m'y complais, c'est ma seule jouissance. Je les garde quelques jours.
+Je les relis plusieurs fois avant de les an&eacute;antir....</p>
+
+<p>Elles &eacute;taient l&agrave; devant moi, je n'avais plus aucun moyen de les &eacute;viter.</p>
+
+<p>Au premier regard, Jeanne et <i>sa maman</i> me parurent comme deux s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Il y a des maladies qui amoindrissent et font l'effet d'un
+rajeunissement.</p>
+
+<p>Quand je les vis ainsi tout pr&egrave;s de moi, se tenant par la main et me
+regardant avec une douceur pareille, je fis un pas en arri&egrave;re et je
+chancelai.</p>
+
+<p>La jeune m&egrave;re me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne vous cherchions pas, M. Thibaut, mais vous avez &eacute;t&eacute; bon pour
+le p&egrave;re de cette ch&egrave;re enfant, et nous sommes contentes de vous
+remercier.</p>
+
+<p>J'avais vu mourir ma s&oelig;ur a&icirc;n&eacute;e de la poitrine, vers ma dixi&egrave;me ann&eacute;e.
+&Agrave; cet &acirc;ge-l&agrave; on se souvient.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait ma s&oelig;ur qui m'apprenait &agrave; lire. Il me sembla que j'entendais,
+apr&egrave;s quinze ans, la douceur voil&eacute;e de sa voix.</p>
+
+<p>Et quelque chose aussi me rappelait la ch&egrave;re morte dans la suavit&eacute;
+douloureuse de ces traits qui avaient une blancheur de cire.</p>
+
+<p>J'ai oubli&eacute; ce que je r&eacute;pondis.</p>
+
+<p>Jeanne et sa m&egrave;re me donn&egrave;rent la main....</p>
+
+<p><i>Note.</i> Il y avait ici une phrase effac&eacute;e avec beaucoup de soin, puis
+les initiales de Lucien, avec son paraphe, le tout barr&eacute; d'un simple
+trait de plume.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 3</h4>
+
+<p class="center">(<i>Anonyme</i>, &eacute;criture diff&eacute;rente du n&deg;1, mais &eacute;galement contrefaite.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut.</i></p>
+
+<p>30 septembre 1864.</p>
+
+<p>Mon cher Lucien,</p>
+
+<p>Vous avez encore des amis, bien que vous viviez comme un loup. Mais vous
+savez, les loups ont beau se cacher au fond du bois, on les relance. Je
+viens vous relancer pour vous dire ce que vous paraissez ne pas savoir:
+<i>les courtes folies sont les meilleures</i>.</p>
+
+<p>On ne vous demande rien pour cet adage ni pour cette cons&eacute;quence qui en
+d&eacute;coule: la pire de toutes les folies est le mariage, parce que c'est
+celle qui dure le plus longtemps.</p>
+
+<p>Tant que vous n'avez pas saut&eacute; le foss&eacute;, mon pauvre gar&ccedil;on, il y a de la
+ressource, et on peut, on doit essayer de vous arr&ecirc;ter, f&ucirc;t-ce par le
+collet. Un bon m&eacute;decin ne s'occupe pas de savoir si le rem&egrave;de est
+agr&eacute;able &agrave; prendre ou non.</p>
+
+<p>Vous &ecirc;tes entre les pattes de deux aventuri&egrave;res, on vous le dit tout
+net. Le proverbe chante: qui se ressemble s'assemble. Le papa et la
+maman de votre donzelle se ressemblaient, ils s'assembl&egrave;rent.</p>
+
+<p>On parlait d&eacute;j&agrave; dans ce temps-l&agrave;, et m&ecirc;me bien plus qu'&agrave; pr&eacute;sent, de la
+tontine des cinq fournisseurs. Les millions vol&eacute;s &agrave; l'&Eacute;tat avaient fait
+des petits, et la fortune du Dernier Vivant &eacute;tait &eacute;valu&eacute;e &agrave; des sommes
+folles. Ce coquin idiot, le baron P&eacute;ry, vint se br&ucirc;ler &agrave; la chandelle:
+il &eacute;pousa sa femme parce qu'il la croyait h&eacute;riti&egrave;re de je ne sais plus
+quelle portion du g&acirc;teau. La dame de son c&ocirc;t&eacute;, croyait le baron
+propri&eacute;taire de ch&acirc;teaux, de moulins, de futaies, etc.</p>
+
+<p>C'est une vieille histoire, mais qui est toujours amusante.</p>
+
+<p>La dame n'avait rien qu'un assez gentil mobilier, conquis sur divers, et
+quant au baron, il avait beaucoup de dettes. Qu'arriva-t-il? Reproches
+de s'&ecirc;tre mutuellement tromp&eacute;s, scandale, s&eacute;paration et le reste. Vous
+connaissez tout cela mieux que moi, puisque vous avez &eacute;t&eacute; l'homme
+d'affaires du vieux dr&ocirc;le.</p>
+
+<p>Ce que vous ignorez peut-&ecirc;tre, c'est que d'une pierre vous recevez d&eacute;j&agrave;
+deux coups, sans compter les autres, qui ne peuvent manquer de venir.</p>
+
+<p>On vous accuse d&eacute;j&agrave; d'avoir eu vent du fantastique h&eacute;ritage, et de faire
+une affaire d'argent, d&eacute;testable, il est vrai, mais tr&egrave;s honteuse aussi.</p>
+
+<p>On vous accuse, en outre, de fermer volontairement les yeux sur le pass&eacute;
+de la petite personne. Elle chasse de race, vous le savez puisque tout
+le monde le sait.</p>
+
+<p>C'est comme la loi que nul n'est cens&eacute; ignorer quand elle a &eacute;t&eacute; d&ucirc;ment
+affich&eacute;e.</p>
+
+<p>Vous arrivez apr&egrave;s beaucoup d'autres, vous &ecirc;tes cens&eacute; le savoir.</p>
+
+<p>Si par impossible vous ne le saviez vraiment pas, &eacute;crivez donc un mot &agrave;
+ce fou de Rochecotte. Sa r&eacute;ponse vous fixera, et je me d&eacute;clarerai bien
+heureux si mon avertissement d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; peut vous emp&ecirc;cher de faire
+une pareille culbute.</p>
+
+<p>Croyez-moi, &eacute;crivez &agrave; Rochecotte.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ces num&eacute;ros 4, 5, 6, 7 &amp; 8</h4>
+
+<p>Dates &eacute;chelonn&eacute;es du 4 au 15 octobre. Toutes lettres anonymes. &Eacute;critures
+diverses, mais contrefaites uniform&eacute;ment.</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Ces lettres ne contenaient aucun fait nouveau.
+Trois d'entre-elles faisaient allusion &agrave; l'h&eacute;ritage du dernier vivant et
+&agrave; la tontine des cinq fournisseurs. Les deux autres engageaient
+ironiquement Lucien Thibaut &agrave; se renseigner sur le compte de Jeanne
+aupr&egrave;s d'Albert de Rochecotte.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 9</h4>
+
+<p class="center">(Lettre &eacute;crite et sign&eacute;e par Lucien.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. le comte Albert de Rochecotte, &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Yvetot, 15 octobre 1864.</p>
+
+<p>Mon cher Albert.</p>
+
+<p>Je te prie de me r&eacute;pondre courrier pour courrier. La question que je
+vais t'adresser te para&icirc;tra singuli&egrave;re. Il m'en co&ucirc;te beaucoup de te la
+faire, surtout par &eacute;crit, mais les circonstances me pressent et
+m'obligent. Je suis dans l'enfer en attendant ta r&eacute;ponse, qui va d&eacute;cider
+de mon sort. Connais-tu M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry, fille de notre ancien
+compagnon, le baron P&eacute;ry de Marannes? Je m'adresse &agrave; ta loyaut&eacute;. Ton
+affirmation fera foi pour moi. Je t'embrasse.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 10</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture d'Albert de Rochecotte. R&eacute;ponse &agrave; la pr&eacute;c&eacute;dente. Lettre sign&eacute;e
+et renfermant un billet anonyme qu'on trouvera sous le n&deg;10 bis.)</p>
+
+<p>Paris, le 17 octobre 1864.</p>
+
+<p>Mon pauvre bon Lucien, je ne comprends rien &agrave; la lettre.</p>
+
+<p>Ou plut&ocirc;t, si fait, je comprends tr&egrave;s bien que tu vas faire une sottise,
+comme me l'annonce le billet ci-joint, re&ccedil;u dans le courant de la
+semaine et que je t'engage &agrave; lire attentivement avant d'achever ma
+prose....</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 10 bis</h4>
+
+<p>(Anonyme. M&ecirc;me &eacute;criture que le n&deg;3. Sans date ni d&eacute;signation de lieu de
+d&eacute;part. Point de timbre postal.)</p>
+
+<p>M. le comte de Rochecotte est pr&eacute;venu que son ancien camarade et ami L.
+Thibaut est sur le point d'&eacute;pouser une jeune personne peu digne de lui.</p>
+
+<p>Les amis de M. L. Thibaut ont lieu de supposer que M. de Rochecotte
+conna&icirc;t sup&eacute;rieurement ladite jeune personne, et la conna&icirc;t sous des
+rapports qui lui permettront d'&eacute;clairer la situation d'un seul mot.</p>
+
+<p>Pour tout dire, un desdits amis de M. L. Thibaut a rencontr&eacute; &agrave; Paris,
+non pas une fois, mais plusieurs, ladite jeune personne au bras de
+Rochecotte lui-m&ecirc;me, et cela dans des endroits o&ugrave; une honn&ecirc;te femme
+h&eacute;siterait &agrave; entrer.</p>
+
+<p>Il est probable que M. L. Thibaut &eacute;crira &agrave; M. de Rochecotte pour lui
+demander des renseignements.</p>
+
+<p>S'il ne le fait pas, il serait peut-&ecirc;tre du devoir d'un galant homme de
+prendre les devants pour dire &agrave; ce malheureux ce qu'est ladite jeune
+personne.</p>
+
+<p>La m&egrave;re et les s&oelig;urs de M. L. Thibaut sont dans la consternation.</p>
+
+
+<p>Suite du num&eacute;ro 10</p>
+
+<p>As-tu lu? bon! D'abord j'ai trouv&eacute; ce billet absolument impertinent. Je
+n'ai jamais &eacute;t&eacute; avec ma Fanchonnette que dans de tr&egrave;s bons endroits.</p>
+
+<p>Et il y a un temps imm&eacute;morial que je n'ai &eacute;t&eacute; nulle part avec une autre
+que ma Fanchonnette.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re id&eacute;e qui m'est venue, c'est que tu voulais me l'&eacute;pouser sous
+le nez, ce qui aurait &eacute;t&eacute; malhonn&ecirc;te de ta part.</p>
+
+<p>Mais je me suis calm&eacute; en songeant que tu ne la connaissais seulement
+pas. J'ai jet&eacute; le chiffon anonyme et je n'y ai plus song&eacute;.</p>
+
+<p>Hier soir, parlons d&eacute;sormais s&eacute;rieusement, ta lettre est arriv&eacute;e. Elle
+m'a expliqu&eacute; un peu l'h&eacute;breu impertinent du billet.</p>
+
+<p>D'apr&egrave;s ta lettre &laquo;ladite jeune personne&raquo; est la fille de ce vieux
+Rodrigue de baron. Celui-l&agrave;, j'ai bien le droit d'en faire les honneurs
+puisqu'il &eacute;tait un peu mon cousin par sa femme.</p>
+
+<p>Tiens, justement au m&ecirc;me degr&eacute;, et m&ecirc;me plus pr&egrave;s, je crois, que la
+perfection des perfections, mon autre cousine, la divine Olympe. Tu l'as
+donc oubli&eacute;e depuis qu'elle est marquise?</p>
+
+<p>Mon p&egrave;re ne voyait pas la baronne P&eacute;ry de Marannes. Ils s'&eacute;taient
+brouill&eacute;s, je ne sais pourquoi. Ceci est pour r&eacute;pondre &agrave; ta question. La
+m&egrave;re et la fille sont des &eacute;trang&egrave;res pour moi. Je ne les connais ni
+d'&Egrave;ve ni d'Adam, je l'affirme sur l'honneur.</p>
+
+<p>Voil&agrave; qui est dit. &Agrave; ce sujet, le billet anonyme se trompe absolument.
+Comment peut-il se tromper tant que cela et me radoter &agrave; moi-m&ecirc;me qu'il
+m'a rencontr&eacute; avec une personne que je n'ai jamais vue, je n'en sais
+rien et m'en bats l'&oelig;il. Je m&eacute;prise les charades, ne sachant pas les
+deviner.</p>
+
+<p>Mais, mon vieux Lucien, il y a autre chose, malheureusement. Je suis
+presque marri de ne pouvoir remplir les intentions charitables de
+l'anonyme, car tu vas te casser le cou, c'est clair. As-tu id&eacute;e, entre
+parenth&egrave;ses, de ce que peut &ecirc;tre l'anonyme?</p>
+
+<p>Les belles dames prennent souvent ce style de procureur quand elles vous
+lancent ainsi des gredineries non sign&eacute;es.</p>
+
+<p>As-tu une belle dame &agrave; tes trousses?</p>
+
+<p>Moi, j'ai song&eacute; &agrave; ta bonne m&egrave;re. Je l'approuverais palsambleu! Ou &agrave; une
+de tes s&oelig;urs.</p>
+
+<p>La chose s&ucirc;re, c'est que la fille de mon honor&eacute; cousin, le seigneur de
+Marannes, ne doit pas valoir tr&egrave;s cher.</p>
+
+<p>Il est bien &eacute;tabli que le billet ment: je suis amoureux jusqu'au d&eacute;lire,
+et par continuation depuis les temps les plus fabuleux, de mon idole, de
+ma houri, de mon d&eacute;licieux petit bijou, de ma Fanchette ch&eacute;rie, mon
+ange, mon diable, ma ruine, mon salut que tout Paris me conna&icirc;t et
+m'envie, et qui me fait enrager en dansant avec tout Paris. Je me moque
+donc de toutes les Jeanne de l'univers et principalement de la tienne.</p>
+
+<p>Mais, et sois assez perspicace pour remarquer que ce mot, prononc&eacute; pour
+la seconde fois, est &eacute;crit en lettres capitales, mais, dis-je, cela
+n'emp&ecirc;che pas du tout le billet anonyme de m&eacute;riter consid&eacute;ration. Quant
+&agrave; moi, il m'a beaucoup frapp&eacute;.</p>
+
+<p>Que diable! je ne suis pas le seul &ecirc;tre au monde qui puisse se damner
+avec une Jeanne comme la tienne. Il y en a des quantit&eacute;s d'autres, je
+t'en donne ma parole d'honneur.</p>
+
+<p>Or, mon brave Lucien, mon cher camarade, tu n'es pas du bois dont on
+fait des maris r&eacute;sign&eacute;s. Non. L'autre mois nous causions encore de toi,
+Geoffroy et moi. En voil&agrave; un qui fait son chemin! Nous disions que tu
+&eacute;tais la meilleure et la plus noble nature d'entre nous tous: capable,
+selon le sort, d'&ecirc;tre heureux &agrave; titre larigot ou malheureux comme on ne
+l'est pas.</p>
+
+<p>Si Geoffroy &eacute;tait &agrave; Paris, c'est lui qui filerait son n&oelig;ud en deux
+temps pour courir &agrave; ton salut; mais la France, sa patrie et la n&ocirc;tre, a
+besoin de lui dans les contr&eacute;es &eacute;trang&egrave;res. Allez! j'&eacute;crirais aussi bien
+qu'un autre, en beau style b&ecirc;te, si je voulais.</p>
+
+<p>Je te dis, moi: r&eacute;fl&eacute;chis avant de piquer ta t&ecirc;te. C'est diablement
+grave. Ma parole, je regrette presque le renseignement fourni ci-dessus,
+tant j'ai le pressentiment que ton affaire n'est pas bonne.</p>
+
+<p>Encore une fois, il &eacute;tait mon parent; je puis parler de lui la bouche
+ouverte; il faut avoir tu&eacute; p&egrave;re et m&egrave;re pour entrer comme cela
+volontairement dans la famille de cet imb&eacute;cile coquin.</p>
+
+<p>N'y entre pas, vieux Lucien, je t'en prie! Il doit y avoir quelque
+mauvaise histoire l&agrave;-dedans.</p>
+
+<p>Pour un peu, vois-tu, je te dirais que j'ai menti. Et, tiens, s'il faut
+cela pour te sauver, &ccedil;a y est: je connais ta Jeanne, j'ai soup&eacute; avec
+elle plut&ocirc;t dix fois qu'une; elle boit le Champagne comme un ch&eacute;rubin du
+ciel et l&egrave;ve l'une et l'autre jambe &agrave; hauteur de carabinier.</p>
+
+<p>Parole sacr&eacute;e. Porte-toi bien.</p>
+
+<p><i>Post-scriptum</i>.&mdash;Si tu connaissais ma Fanchonnette, tu comprendrais la
+vanit&eacute; de pareils propos. Voil&agrave; une jeune personne! Mais, ventre de
+biche, je ne l'&eacute;pouse pas.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 11</h4>
+
+<p class="center">(Lettre &eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> Thibaut.)</p>
+
+<p><i>M. Lucien Thibaut, &agrave; Yvetot.</i></p>
+
+<p>Dieppe. 20 octobre 1864.</p>
+
+<p>Mon cher enfant.</p>
+
+<p>Nous avons un automne magnifique ici et cette ch&egrave;re Olympe nous traite
+si bien que nous prolongeons un peu notre s&eacute;jour. La richesse ne fait
+pas le bonheur, c'est vrai, ou du moins on le dit, mais il faut pourtant
+&ecirc;tre &agrave; son aise pour avoir, comme notre Olympe, un ch&acirc;teau aux portes de
+la ville.</p>
+
+<p>Tout &ccedil;a me fait penser &agrave; toi, &agrave; ton &eacute;tablissement. Tu sais que mon plus
+ardent d&eacute;sir est de te voir mari&eacute;. Tes s&oelig;urs et moi, Dieu merci, nous
+ne pensons pas &agrave; autre chose. Nous nous r&eacute;veillons la nuit pour en
+parler.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que j'ajoute foi &agrave; ces bruits ridicules qui sont venus
+jusqu'&agrave; mon oreille, mais enfin, ces bruits-l&agrave;, tout b&ecirc;tes qu'ils sont,
+ne diminuent pas mon envie de voir ton sort assur&eacute;.</p>
+
+<p>Notre Olympe est admirable pour nous. Ah! si la chance avait voulu...
+enfin, n'importe. Ce qui est certain, c'est que ta nomination t'a donn&eacute;
+une valeur que tu n'avais pas: j'entends au point de vue matrimonial.</p>
+
+<p>Aussi, tes s&oelig;urs et moi nous avons renonc&eacute; &agrave; la pauvre Ida Moreau que
+nous aimions de tout notre c&oelig;ur, mais qui ferait un parti par trop
+ordinaire. Nous pouvons maintenant choisir.</p>
+
+<p>Et puis son p&egrave;re et sa m&egrave;re se portent comme des charmes. Ce qui lui
+reste &agrave; avoir, elle l'attendra longtemps.</p>
+
+<p>Moi, les <i>esp&eacute;rances</i>, je ne les compte que pour m&eacute;moire. (Le mot
+esp&eacute;rance &eacute;tait soulign&eacute; au crayon, sans doute de la main de Lucien.)</p>
+
+<p>Il faut que j'en parle encore: oui j'avais fait un beau r&ecirc;ve autrefois,
+et je crois qu'il aurait &eacute;t&eacute; assez de ton go&ucirc;t, mon coquin! Notre Olympe
+&eacute;tait orpheline, elle avait dix mille livres de rentes en bon bien venu.
+Avec &ccedil;a, jolie comme un c&oelig;ur! Et des mani&egrave;res! Et une &eacute;ducation! Et une
+conduite! Enfin tout, quoi! C'est le gros lot, celle-l&agrave;.</p>
+
+<p>Mais elle a fait mieux, on ne peut pas dire le contraire. Ce n'est pas
+que le marquis de Chambray f&ucirc;t un petit mari bien mignon, mais il avait
+son asthme et ses soixante-sept ans. J'appelle &ccedil;a un placement en
+viager. Je suis dr&ocirc;le, pas vrai, mon ch&eacute;ri?</p>
+
+<p>Eh bien! apr&egrave;s? est-ce que nous ne sommes pas tous mortels? Notre Olympe
+a soign&eacute; son bonhomme mieux qu'une s&oelig;ur de charit&eacute;. Et une conduite!
+mais je l'ai d&eacute;j&agrave; dit.</p>
+
+<p>Il aurait &eacute;t&eacute; le dernier des mis&eacute;rables s'il ne lui avait pas tout donn&eacute;
+&agrave; son d&eacute;c&egrave;s, puisqu'il n'avait que des neveux &agrave; la bretonne.</p>
+
+<p>Maintenant, elle est veuve. Elle a soixante mille livres de rentes, un
+ch&acirc;teau, un h&ocirc;tel; elle est plus jeune et plus jolie que jamais.</p>
+
+<p>Sais-tu qu'on parle d'&eacute;ventualit&eacute;s, de succession possible, probable
+m&ecirc;me? Tu n'es pas sans avoir eu vent de la tontine des cinq
+fournisseurs. Le d&eacute;but de l'histoire n'est pas tr&egrave;s propre, mais on
+calomnie toujours l'argent par jalousie. C'est la fable du raisin qui
+est trop vert.</p>
+
+<p>Il para&icirc;t que le marquis &eacute;tait neveu du dernier vivant de la tontine, le
+fournisseur, comme on l'appelle, qui se cache &agrave; Paris et qui vit comme
+un rat dans une cave. Il a pr&egrave;s de cent ans et personne ne sait le
+compte absurde des millions qu'il ne pourra emporter dans l'autre monde.</p>
+
+<p>Est-ce vrai? Moi je ne sais pas; Olympe hausse les &eacute;paules quand on veut
+lui toucher un mot de la chose. En tous cas, qu'est-ce que cela nous
+fait, puisque ce serait folie de songer encore &agrave; elle dans la position
+o&ugrave; elle est pour un morveux de petit magistrat comme toi? On ne se
+d&eacute;marquise pas pour devenir M<sup>me</sup> Thibaut, <i>substitute</i>. C'est dommage.</p>
+
+<p>Mais sans aller chercher midi &agrave; quatorze heures, c'est-&agrave;-dire M<sup>me</sup> la
+marquise de Chambray, tes s&oelig;urs et moi nous ne sommes pas au d&eacute;pourvu.
+Nous avons battu les buissons dans tout le voisinage, et je te promets
+que nous ne sommes pas revenues sans gibier. On pourrait d&eacute;j&agrave; t'offrir
+tout un panier de poulettes &agrave; choisir.</p>
+
+<p>Mauvais sujet! vois-tu, &ccedil;a me rend gaie de penser &agrave; tes noces. Tu es si
+tranquille! Tu rendras ta petite si heureuse! Seulement, attention &agrave; ne
+pas te laisser mettre le pied sur la t&ecirc;te. Un homme doit rester le
+ma&icirc;tre chez lui. Ceux qui donnent leur d&eacute;mission ne sont jamais aim&eacute;s.
+Nous recauserons de &ccedil;a en temps et lieu.</p>
+
+<p>Pour en revenir, tes s&oelig;urs et moi nous avons commenc&eacute; par trier dans le
+bouquet pour ne pas trop t'ennuyer par l'embarras du choix.</p>
+
+<p>Car nous sommes unanimes &agrave; ne point nous dissimuler qu'il faudra te
+marier &agrave; la cuiller, comme on donne la bouillie aux petits enfants.</p>
+
+<p>Ah! je suis gaie quand ce sujet me tient. Je l'ai d&eacute;j&agrave; dit, mais tant
+pis.</p>
+
+<p>Il reste trois noms, apr&egrave;s triage fait. Et avec quel soin! C&eacute;lestine et
+Julie se sont disput&eacute;es, il fallait voir! et moi aussi. Nous &eacute;tions
+comme trois harpies. Elles t'aiment tant! Et moi donc!</p>
+
+<p>Fifi, ne va pas nous chanter &agrave; pr&eacute;sent que tu veux rester gar&ccedil;on, c'est
+b&ecirc;te, ni que tu as tes id&eacute;es &agrave; toi comme les Moreau essayent d'en faire
+courir le bruit: une petite p&eacute;core sans position et dont la m&egrave;re ne voit
+personne &agrave; Yvetot. Est-ce que je sais moi! j'ai grond&eacute; Julie et
+C&eacute;lestine qui se faisaient du chagrin avec tous ces cancans. Je te
+connais, puisque je t'ai fait, pas vrai?</p>
+
+<p>Tu es incapable de mal tourner.</p>
+
+<p>Allons donc! mon Lucien! &eacute;pouser une aventuri&egrave;re sans le sou!</p>
+
+<p>Les Moreau ont fait des pertes dans le Cr&eacute;dit mobilier. &Ccedil;a les aigrit.
+Ils voudraient voir des d&eacute;sagr&eacute;ments &agrave; tout le monde.</p>
+
+<p>Je commence. Il y a donc d'abord M<sup>lle</sup> Sidonie de la Saudraye, bien venu
+3.700 francs de rentes, en chiffre rond. Esp&eacute;rances &agrave; peu pr&egrave;s autant.
+Les parents ne sont plus tr&egrave;s jeunes et la maman tousse.</p>
+
+<p>Pas jolie de figure, mais taille superbe&mdash;elle est aussi grande que
+toi;&mdash;un peu maigrette et longuette, mais, avec du coton, ni vu ni
+connu; les cheveux un petit peu roux, mais les blondes sont &agrave; la mode,
+un petit peu jaune de teint, mais on aime les p&acirc;les &agrave; pr&eacute;sent, et elle a
+une gentille pointe rouge au bout du nez qui la rel&egrave;ve: bonne
+orthographe, gentille &eacute;criture, joli caract&egrave;re, une voix agr&eacute;able comme
+un flageolet, et bien pensante.</p>
+
+<p>Tu sais? tu lui plairas du premier coup. Tout le monde lui pla&icirc;t. Il
+faut penser &agrave; ta timidit&eacute;. Sidonie est si bonne, si bonne, si bonne
+qu'on y entre comme dans du beurre, mais une conduite! Tu vois, je l'ai
+mise la premi&egrave;re. C'est presque ma candidate.</p>
+
+<p>Passons au n&deg;2, qui est M<sup>lle</sup> Maria Mignet, la fille du receveur: une
+simple pension de mille &eacute;cus pour dot et l'h&eacute;ritage de son oncle en
+perspective. Ne fais pas la petite bouche, coco: il y a, dans le ventre
+du receveur, les moulins du Theil, les trois fermes de la Rivi&egrave;re et une
+part dans la for&ecirc;t de Blen&eacute;. Je ne l&acirc;cherais pas le tout pour deux cent
+mille francs, au bas mot. H&eacute;?</p>
+
+<p>Tu peux m&ecirc;me mettre deux cent cinquante. Le receveur est veuf. Il a
+soixante-cinq ans et cinq mois. Sa goutte a d&eacute;j&agrave; remont&eacute; l'ann&eacute;e
+derni&egrave;re.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Maria elle-m&ecirc;me, vingt ans juste, toute rose, toute ronde, des
+dents de lait, des cheveux de soie, &eacute;lev&eacute;e au sacr&eacute;-c&oelig;ur de Rouen,
+jouant du piano mieux qu'une serinette, apprenant le cat&eacute;chisme aux
+petits enfants du quartier, enfin un joli parti tout &agrave; fait.</p>
+
+<p>Je ne parle m&ecirc;me pas de la conduite.</p>
+
+<p>C'est la prot&eacute;g&eacute;e de Julie....</p>
+
+<p>(Ici M<sup>me</sup> Thibaut &eacute;tait arriv&eacute;e au bout de ses quatre grandes feuilles de
+papier, mais, en femme de ressources, elle avait continu&eacute; d'&eacute;crire en
+croisant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est
+adroit, mais rend les lettres de ces dames aussi difficiles &agrave; d&eacute;chiffrer
+qu'un manuscrit du quatorzi&egrave;me si&egrave;cle.)</p>
+
+<p>J'arrive &agrave; celle que porte ta s&oelig;ur C&eacute;lestine, le n&deg;3 et dernier: M<sup>lle</sup>
+Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille &eacute;cus plac&eacute;s en 4&frac12; pour
+cent et deux maisons &agrave; trois &eacute;tages, en ville. Est-ce beau? Il y a un
+revers. Tu as connu son p&egrave;re qui &eacute;tait&mdash;h&eacute;las!&mdash;huissier, mais il est
+mort.</p>
+
+<p>Radicalement orpheline. Tout ce bien l&agrave; venu. Peu d'orthographe, des
+mani&egrave;res plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et
+mignonnette, malgr&eacute; un l&eacute;ger d&eacute;faut dans la taille.</p>
+
+<p>Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l'orthographe et sans la
+d&eacute;viation, ce parti-l&agrave; ne serait pas pour ton nez. Je l'&eacute;value &agrave; 20.000
+livres de rentes. Hein, gar&ccedil;on? Tu roulerais coup&eacute;, si tu voulais, et tu
+aurais ta campagne.</p>
+
+<p>Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l'enfant. Tu as l'&acirc;ge de te placer
+comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de
+jeunesse peuvent g&acirc;ter une position pour toujours. C'est le coup de
+pouce sur la poire. Dans deux ans d'ici il faudra peut-&ecirc;tre
+red&eacute;gringoler jusqu'&agrave; Ida Moreau.</p>
+
+<p>R&eacute;fl&eacute;chis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons
+huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions propos&eacute;es.</p>
+
+<p>D&egrave;s que tu m'auras r&eacute;pondu, je ferai la demande, et puis tu viendras
+voir la minette pour ne pas &eacute;pouser chat en poche.</p>
+
+<p>Et puis encore, six semaines ou deux mois.... Ah! quel agr&eacute;able moment!
+Lucien, c'est le plus beau jour de la vie.</p>
+
+<p>Je t'embrasse comme je t'aime; sois sage et d&eacute;cide-toi.</p>
+
+<p>Ta m&egrave;re, etc.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 11 bis</h4>
+
+<p>(Petit mot de M<sup>lle</sup> C&eacute;lestine, &eacute;crit en travers et sign&eacute;.)</p>
+
+<p>Mon ch&eacute;ri de Lucien, c'&eacute;tait notre Olympe qui aurait &eacute;t&eacute; l'id&eacute;al. Quel
+c&oelig;ur! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle.
+Ne va pas croire que je sois si enchant&eacute;e de cette petite Agathe. C'est
+une pensionnaire, et &eacute;lev&eacute;e dans une pension-peuple, encore! Je sais
+aussi bien que maman qu'elle a un corset m&eacute;canique, mais on en ferait ce
+qu'on voudrait. Elle nous regarde comme ses sup&eacute;rieures. Tu nous
+pr&ecirc;terais ta voiture pour les visites.</p>
+
+<p>La grande Sidonie est insupportable. Maman ne t'a pas dit son &acirc;ge: je
+sais qu'elle passe vingt-neuf ans; elle a moisi. Elle joue &agrave; l'ange,
+mais m&eacute;fiance! Toutes ces longues filles fan&eacute;es mettent la queue en
+trompette d&egrave;s qu'un poil de barbe para&icirc;t &agrave; l'horizon!</p>
+
+<p>Maria Mignet, encore passe: au moins elle n'est que ridicule.</p>
+
+<p>Prends mon Agathe, va, c'est absolument ce qu'il nous faut, et tu me
+remercieras plus tard.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 11 ter</h4>
+
+<p>(Petit mot de M<sup>lle</sup> Julie, &eacute;crit comme le pr&eacute;c&eacute;dent et sign&eacute;.)</p>
+
+<p>Mais, du tout, Maria n'est pas ridicule, mon Lucien, seulement C&eacute;lestine
+ne voit jamais que l'argent, les visites, les voitures. Il faut autre
+chose pour alimenter l'&acirc;me. Je connais Maria et je te connais. Vous
+vivrez tous deux par le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>En tous cas, tu es libre; &eacute;pouse cette bossue dor&eacute;e d'Agathe, si tu
+veux; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie. Tu ne sauras jamais
+comme je pense &agrave; ton bonheur. S'il ne fallait que donner ma vie pour que
+tu eusses une Olympe... mais ce sont de vains r&ecirc;ves. Prends Maria.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 12</h4>
+
+<p class="center">(Billet &eacute;crit et sign&eacute; par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray-)</p>
+
+<p>Yvetot, ce mercredi (sans autre date).</p>
+
+<p>Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre ch&egrave;re m&egrave;re
+et vos s&oelig;urs m'avaient charg&eacute;e d'avoir de vos nouvelles. Comment
+puis-je leur en donnerai je ne vous vois pas?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Thibaut est toujours chez moi, l&agrave;-bas. J'esp&egrave;re aller l'y retrouver
+bient&ocirc;t. Elle para&icirc;t pr&eacute;occup&eacute;e &agrave; votre endroit d'un d&eacute;sir et d'une
+crainte. Je ne puis ni la rassurer ni l'aider puisque vous vous &eacute;loignez
+de moi sans cesse davantage.</p>
+
+<p>Je ne sais si j'ai pu faire quelque chose qui vous ait d&eacute;plu. Je cherche
+en vain, je ne trouve pas. Du vivant de mon mari, j'avais mes devoirs,
+mais, depuis que je l'ai perdu, j'avoue que je sais gr&eacute; &agrave; ceux de mes
+anciens amis qui n'abandonnent pas la pauvre veuve.</p>
+
+<p>Avez-vous donc oubli&eacute; tout &agrave; fait les jours qui suivirent notre enfance?
+Vous n'aviez pas de meilleure amie que moi et vous me disiez tous vos
+secrets.</p>
+
+<p>Au milieu du monde qui m'entoure, allez, je suis bien seule. Si vous
+veniez me voir, je ne vous demanderais pas votre secret maintenant.</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;C'&eacute;tait sign&eacute; Olympe. Cette belle marquise avait
+une &eacute;criture anglaise un peu trop renvers&eacute;e, mais charmante.</p>
+
+<p>Je ne sais pas pourquoi, apr&egrave;s avoir lu son billet qui gardait encore,
+depuis le temps, un parfum p&acirc;le et doux, je feuilletai le dossier pour
+retrouver les lettres anonymes portant les nos 1.3 et suivants jusqu'&agrave;
+8.</p>
+
+<p>Je m'arr&ecirc;tai aux deux premi&egrave;res.</p>
+
+<p>Ces lettres n'&eacute;taient pas de la m&ecirc;me main, cela sautait aux yeux.</p>
+
+<p>Du moins, cela semblait sauter aux yeux.</p>
+
+<p>L'une &eacute;tait trac&eacute;e lourdement, sur fort papier, avec une grosse plume
+maladroite.</p>
+
+<p>L'autre, sur papier Bath, tr&egrave;s faible, pouvait passer pour une s&eacute;rie
+d'&eacute;corchures lisibles. Mais, je l'ai mentionn&eacute; d&eacute;j&agrave;, les &eacute;critures de
+ces lettres &eacute;taient toutes les deux d&eacute;guis&eacute;es.</p>
+
+<p>Et il y avait entre les deux corps d'&eacute;criture, en apparence si
+diff&eacute;rents, un myst&eacute;rieux lien de famille.</p>
+
+<p>&Eacute;tais-je d&eacute;j&agrave; pr&eacute;venu? Le m&ecirc;me rapport me parut exister, rapport
+excessivement vague assur&eacute;ment et encore plus sujet &agrave; contestation,
+entre ces &eacute;critures si contrastantes et les d&eacute;li&eacute;s gracieux de M<sup>me</sup> la
+marquise.</p>
+
+<p>Remarquez que je ne me donne pas pour un expert jur&eacute;,&mdash;mais je ne veux
+pas cacher non plus que je ne suis pas tout &agrave; fait un profane au point
+de vue de la calligraphie.</p>
+
+<p>J'ai pratiqu&eacute; un peu cette science&mdash;ou cette fantaisie&mdash;qui consiste &agrave;
+juger le caract&egrave;re des gens d'apr&egrave;s leur plume.</p>
+
+<p>De ce travail d'examen&mdash;et de comparaison&mdash;qui interrompit un instant ma
+lecture, il me resta deux impressions:</p>
+
+<p>L'une ayant trait &agrave; la ressemblance: tr&egrave;s fugitive celle-l&agrave; et que je
+n'oserais pas m&ecirc;me appeler un soup&ccedil;on.</p>
+
+<p>L'autre se rapportant &agrave; l'examen technique de l'&eacute;criture de M<sup>me</sup> de
+Chambray: cette impression beaucoup plus accentu&eacute;e que la premi&egrave;re.</p>
+
+<p>Il y avait l&agrave;, selon ma mani&egrave;re d'interroger la plume, une vigueur sous
+la gr&acirc;ce, une puissance sous l'abandon, une volont&eacute; intense et une
+hardiesse peu commune derri&egrave;re la mignardise toute f&eacute;minine d'une
+&eacute;criture &agrave; la mode.</p>
+
+<p>Cette marquise me piquait, voil&agrave; le vrai. Elle m'effrayait aussi. Je la
+voyais dominer de toute la t&ecirc;te le niveau de ce drame, taillis confus o&ugrave;
+j'en &eacute;tais encore &agrave; chercher ma route parmi les broussailles.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; je remettais en place les lettres anonymes, ma pendule
+sonna. Il &eacute;tait onze heures de nuit. Je lisais depuis trois heures. Mon
+estomac criait litt&eacute;ralement famine.</p>
+
+<p>Cependant, au lieu de prendre mon chapeau pour descendre au boulevard o&ugrave;
+tant de restaurants m'offraient leurs tables hospitali&egrave;res, mon &oelig;il
+d'affam&eacute; fit le tour de la chambre.</p>
+
+<p>Il rencontra, sur un gu&eacute;ridon, quelques rogatons du pain &agrave; th&eacute; qui avait
+servi &agrave; mon d&eacute;jeuner du matin.</p>
+
+<p>Je poussai le cri des naufrag&eacute;s de la <i>M&eacute;duse</i> apercevant une voile &agrave;
+l'horizon. D'une main, je m'emparai des bribes dess&eacute;ch&eacute;es, tandis que
+l'autre tournait d&eacute;j&agrave; un nouveau feuillet, et je plongeai t&ecirc;te premi&egrave;re
+dans mon investigation, d&eacute;vorant avec une activit&eacute; pareille mes cro&ucirc;tes
+et mes paperasses.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 13</h4>
+
+<p class="center">(Lettre &eacute;crite et sign&eacute;e par Albert de Rochecotte).</p>
+
+<p>Paris, lundi soir (sans autre date).</p>
+
+<p>Brave Lucien, o&ugrave; en est l'affaire Jeanne? L'affaire Fanchette p&eacute;riclite
+d&eacute;plorablement. Mon oncle du Havre est mort. J'ai fait un h&eacute;ritage.</p>
+
+<p>Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma petite
+cousine P&eacute;ry? J'en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l'incomparable
+Olympe, m'a dit que ta maman avait tout plein de peine &agrave; te marier.</p>
+
+<p>Tu as tort, il n'y a que le mariage, mon bon. J'ai toujours &eacute;t&eacute; de cet
+avis-l&agrave;. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir.</p>
+
+<p>Au re&ccedil;u de la pr&eacute;sente, tu es somm&eacute; de te rendre &agrave; Lillebonne,
+au domicile politique et civil de <i>mon</i> notaire, ma&icirc;tre
+B&eacute;at-et-son-coll&egrave;gue (Solange-Alceste), d&eacute;positaire de mes papiers de
+famille.</p>
+
+<p>Ne rions jamais: je vais avoir un notaire &agrave; moi, un notaire pour de bon.
+Je serai un client. Le petit clerc m'honorera par-devant et me fera des
+cornes par-derri&egrave;re. Oh! la vie!</p>
+
+<p>Chez ce ma&icirc;tre B&eacute;at, tu retireras mon acte de naissance, mon dipl&ocirc;me de
+vaccination et g&eacute;n&eacute;ralement toutes les pi&egrave;ces indispensables pour
+&eacute;pouser quelqu'un, autre que ma Fanchonnette.</p>
+
+<p>Ah! le cher c&oelig;ur, le d&eacute;licieux amour! Comme je l'&eacute;pouserais plut&ocirc;t cent
+fois qu'une si c'&eacute;tait seulement une chose possible! Mais c'est de la
+voltige, du cancan, de la marche au plafond. La post&eacute;rit&eacute; refuserait d'y
+croire. Que diable! on n'&eacute;pouse pas Fanchette! (Ne le dis pas, elle a
+rempli jadis les fonctions de marchande de plaisirs.)</p>
+
+<p>J'ai vainement cherch&eacute; un exemple dans l'histoire, un pr&eacute;c&eacute;dent, une
+excuse. Il n'y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de
+Bavi&egrave;re et mon bottier pour &eacute;pouser Fanchette. Fanchette elle-m&ecirc;me se
+moquerait de moi et ce ne serait pas la premi&egrave;re fois. (Tu comprends:
+marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable!)</p>
+
+<p>Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire! Le monde est
+b&ecirc;te &agrave; tuer. Au fait, pourquoi n'&eacute;pouse-t-on pas Fanchette?</p>
+
+<p>Voil&agrave;. C'est qu'on en &eacute;pouse une autre. Je suppose que cette raison-l&agrave;
+te para&icirc;tra p&eacute;remptoire.</p>
+
+<p>Comme je l'aimais! comme je l'adore! tu vas me demander: qui donc
+&eacute;pouses-tu comme cela? Curieux!</p>
+
+<p>Te divertirait-il de savoir que j'ai demand&eacute; Olympe? Tu t'y attendais.
+C'est ce qui tombe d'abord sous le sens. On &eacute;pouse Olympe aussi
+fatalement qu'on n'&eacute;pouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle &eacute;tait
+encore chaud que j'avais d&eacute;j&agrave; la main &agrave; la plume. Pas de r&eacute;ponse. J'ai
+pris la poste pour Dieppe. Olympe m'a ri au nez. Tr&egrave;s bien. Je suis
+revenu &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Je crois qu'Olympe a <i>un amour au c&oelig;ur</i>, comme dit ta s&oelig;ur Julie que
+j'ai vue l&agrave;-bas et qui vaut &agrave; elle seule tout un cabinet de lecture.
+Bonne fille, du reste. C&eacute;lestine aussi. Mais des r&acirc;pes dans la bouche.</p>
+
+<p>Alors, Olympe m'ayant remis &agrave; ma place, je cherche comme un malheureux.
+Personne ne m'a dit: &laquo;Marie-toi&raquo;, mais je sens qu'il faut me marier. Il
+le faut. C'est la loi.</p>
+
+<p>Songe donc! non seulement je suis riche, comme peut l'&ecirc;tre un bon
+bourgeois, par mon oncle; mais, par mon oncle encore, il me tombe un
+droit &eacute;ventuel &agrave; la succession du fournisseur,&mdash;le dernier vivant de la
+tontine.</p>
+
+<p>Tu dois bien conna&icirc;tre un peu cette chanson-l&agrave;. Le bonhomme Jean
+Rochecotte &eacute;tait de chez vous, et tous ses h&eacute;ritiers demeurent autour
+d'Yvetot. Je prime tout le monde &agrave; ce qu'il para&icirc;t. Je suis s&eacute;rieusement
+menac&eacute; de p&eacute;rir &agrave; la fleur de l'&acirc;ge, &eacute;touff&eacute; sous une avalanche de
+millions.</p>
+
+<p>Et sais-tu que, si je mourais, ton affaire, Jeanne, cesserait d'&ecirc;tre une
+mauvaise plaisanterie?</p>
+
+<p>Je ne pourrais pas te dire au juste en quel ordre elle vient, mais sa
+m&egrave;re &eacute;tait cousine du fournisseur. Peut-&ecirc;tre que Me B&eacute;at
+(Solange-Alceste) pourrait te renseigner. Vas-y voir.</p>
+
+<p>Moi, je continue de chercher. Je me suis donn&eacute; quinze jours pour
+trouver, car si la situation tra&icirc;nait jusqu'&agrave; trois semaines, je parie
+un franc que j'&eacute;pouserais Fanchette.</p>
+
+<p>Or, on ne l'&eacute;pouse pas.</p>
+
+<p>Donc mon cas est absurde et tu peux souder mon d&eacute;sespoir.</p>
+
+<p>Dis-moi au juste, &agrave; l'occasion, comment se porte l'affaire Jeanne. &Ccedil;a
+m'int&eacute;resse &agrave; cause de Fanchette.</p>
+
+<p>Ma pauvre petite perle! Elle m'idol&acirc;tre, quoique je n'en croie rien.
+Figure-toi que jamais, au grand jamais, elle n'a &eacute;t&eacute; si jolie. Je vais
+la faire d&icirc;ner deux fois par jour &agrave; la campagne jusqu'&agrave; la catastrophe.</p>
+
+<p>Lucien, je le lui dois!</p>
+
+<p>Hier, elle m'a promis sur la m&eacute;moire de sa m&egrave;re qu'elle me tuerait si
+j'&eacute;tais infid&egrave;le, d&eacute;p&ecirc;che-toi d'envoyer les pi&egrave;ces.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 14</h4>
+
+<p class="center">(De l'&eacute;criture de Lucien Thibaut. Non sign&eacute;. Sans date.)</p>
+
+<p>J'ai besoin de parler. J'en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que
+j'&eacute;touffe et qui voudrait crier: &laquo;Je l'aime, je l'aime!&raquo;</p>
+
+<p>Je l'aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle est
+ma vie. Oh! je l'aime! En &eacute;crivant cela toutes les fibres de mon &ecirc;tre
+fr&eacute;missent de volupt&eacute;.</p>
+
+<p>&Agrave; qui fais-je mal en l'aimant plus que moi-m&ecirc;me? Quels sont les ennemis
+inconnus qui s'acharnent &agrave; torturer mon bonheur?</p>
+
+<p>Je demandais un fr&egrave;re autrefois. Un fr&egrave;re me dirait que je me perds, ou
+peut-&ecirc;tre que je le d&eacute;shonore. Qui sait? je ne veux pas de fr&egrave;re.</p>
+
+<p>Je t'&eacute;cris encore, Geoffroy, mais c'est parce que tu ne me r&eacute;pondras
+pas. Je n'aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers.</p>
+
+<p>Ce n'est pas &agrave; toi que vont mes plaintes, c'est &agrave; un Geoffroy que je
+cr&eacute;e et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux,
+capable de pr&ecirc;ter l'oreille au chant d&eacute;licieux de ma douleur....</p>
+
+<p>Elles demeurent dans une toute petite maison qui d&eacute;pend d'une ferme, &agrave;
+laquelle appartient le champ o&ugrave; je la rencontrai pour la premi&egrave;re fois.</p>
+
+<p>La ferme s'appelle le Bois-Biot.</p>
+
+<p>La pauvre m&egrave;re est bien malade, elle s'en va doucement. Jeanne
+s'accroche &agrave; elle et l'enveloppe d'une longue caresse qui s'efforce en
+vain de la retenir dans la vie.</p>
+
+<p>J'ai d&ucirc; te dire que M<sup>me</sup> P&eacute;ry avait l'air d'&ecirc;tre encore toute jeune. Elle
+est tr&egrave;s belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si bien
+qu'elle voit sa fin prochaine! Je l'ai surprise mortellement triste,
+parce qu'elle ne se savait pas &eacute;pi&eacute;e, et j'ai devin&eacute; que l'image de sa
+Jeanne abandonn&eacute;e passait alors devant ses grands yeux, qui n'ont m&ecirc;me
+plus la consolation des pleurs.</p>
+
+<p>Elle sourit d&egrave;s qu'on la regarde, mais son sourire est plus triste que
+sa tristesse.</p>
+
+<p>Est-ce &agrave; cause de Jeanne que je l'aime si profond&eacute;ment, cette douce
+mourante, belle comme la r&eacute;signation?</p>
+
+<p>Ou plut&ocirc;t n'est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble &agrave;
+l'amour infini que sa fille m'inspire?</p>
+
+<p>Jamais je ne leur ai parl&eacute; de cet amour. Je sais qu'il s'exhale de tout
+mon &ecirc;tre. &Agrave; quoi serviraient les paroles? Je reste l&agrave; entre elles deux
+comme si c'&eacute;tait ma place et mon droit.</p>
+
+<p>Que n'est-ce mon devoir!</p>
+
+<p>Hier, notre malade s'&eacute;tait endormie. Quand ses yeux se sont rouverts,
+elle a surpris ma main dans celle de Jeanne. Un peu de sang est revenu &agrave;
+ses joues. J'ai cru qu'elle allait sourire et nous unir dans sa
+b&eacute;n&eacute;diction.</p>
+
+<p>Je suis s&ucirc;r qu'elle y songeait.</p>
+
+<p>Mais le voile de ses longs cils s'est rabattu sur son regard attendri et
+plus triste.</p>
+
+<p>Elle a demand&eacute; sa potion, quoique ce ne f&ucirc;t point l'heure. Jeanne nous a
+quitt&eacute;s aussit&ocirc;t pour aller dans la chambre &agrave; coucher prendre la fiole.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> P&eacute;ry et moi nous sommes rest&eacute;s seuls.</p>
+
+<p>Elle a pris la main que Jeanne tenait tout &agrave; l'heure. Je croyais qu'elle
+allait parler. Pourquoi ne parlait-elle pas?</p>
+
+<p>Le silence, entre nous, a dur&eacute; si longtemps que d&eacute;j&agrave; on entendait le pas
+de Jeanne, revenant sur la pointe du pied, quand la ch&egrave;re malade a dit
+tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, est-ce que vous recevez aussi des lettres anonymes?</p>
+
+<p>Je ne pouvais pas r&eacute;pondre non.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; Jeanne rouvrait la porte, M<sup>me</sup> P&eacute;ry m'a gliss&eacute; dans la main
+une enveloppe qui semblait contenir plus d'une lettre, en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Lucien, vous avez une m&egrave;re....</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 15</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme, &eacute;criture inconnue.)</p>
+
+<p>Paris. 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste).</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> veuve P&eacute;ry, &agrave; la ferme du Bois-Biot, pr&egrave;s et par Yvetot.</i></p>
+
+<p>Madame.</p>
+
+<p>Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup pour
+cela. Vous n'avez pas de fortune, Mademoiselle votre fille est &agrave; marier,
+vous essayez de la placer au mieux de vos int&eacute;r&ecirc;ts, c'est tout simple.</p>
+
+<p>Pour ma part, moi, je suis tr&egrave;s &eacute;loign&eacute; de vous bl&acirc;mer.</p>
+
+<p>Malheureusement&mdash;ce qui est bien naturel aussi.&mdash;vous avez pour
+adversaires la famille et les amis de l'innocent autour de qui vous
+tendez vos filets.</p>
+
+<p>Ceux-l&agrave; sont plus forts que vous, Madame, non seulement parce qu'ils
+sont plus riches, mieux pos&eacute;s, plus nombreux, mais encore parce que leur
+mobile est plus d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; que le v&ocirc;tre. Vous entra&icirc;nez un malheureux
+vers le foss&eacute; o&ugrave; l'on se casse le cou, ils l'arr&ecirc;tent et le d&eacute;fendent.</p>
+
+<p>Le monde est avec eux contre vous.</p>
+
+<p>En cons&eacute;quence, vous allez avoir beaucoup d'ennuis, vous allez vous
+donner beaucoup de mal, et vous ne r&eacute;ussirez pas.</p>
+
+<p>Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe.</p>
+
+<p>Madame, &agrave; votre place, moi, je l&acirc;cherais prise et j'irais marier ma
+fille ailleurs.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 15 bis</h4>
+
+<p>(Anonyme, jointe &agrave; la pr&eacute;c&eacute;dente. &Eacute;criture rappelant celle du N&deg;1.)</p>
+
+<p>17 octobre 64 (sans lieu de d&eacute;part ni timbre postal).</p>
+
+<p>Madame,</p>
+
+<p>Il y a deux sortes de lettres anonymes: celles qui sont l&acirc;ches et celles
+qu'un motif g&eacute;n&eacute;reux a dict&eacute;es.</p>
+
+<p>La pr&eacute;sente appartient &agrave; la seconde cat&eacute;gorie, car elle vient d'une
+personne d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e. Elle ne vous dira point d'injures; elle vous
+donnera au contraire un bon conseil.</p>
+
+<p>Vous &ecirc;tes mal regard&eacute;e dans le pays, vous y avez des dettes, la justice
+a d&ucirc; d&eacute;j&agrave; vous dire son mot &agrave; diff&eacute;rentes reprises, et la m&eacute;moire de feu
+votre mari n'est pas de celles qui prot&egrave;gent une veuve.&mdash;au palais ni
+ailleurs.</p>
+
+<p>Quel int&eacute;r&ecirc;t s&eacute;rieux pouvez-vous avoir &agrave; rester chez nous dans une
+position si mauvaise?</p>
+
+<p>On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pens&eacute;e vous venait de
+quitter l'arrondissement d'Yvetot sans tambour ni trompette, toutes
+facilit&eacute;s vous seraient accord&eacute;es pour cela.</p>
+
+<p>Vos cr&eacute;anciers eux-m&ecirc;mes n'y mettraient aucun obstacle.</p>
+
+<p>Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester o&ugrave; vous &ecirc;tes,
+malgr&eacute; le pr&eacute;sent avertissement, la famille respectable que vous menacez
+dans ce qu'elle a de plus cher, se regarderait comme autoris&eacute;e &agrave; prendre
+imm&eacute;diatement toutes mesures pour vous emp&ecirc;cher de lui nuire.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 16</h4>
+
+<p class="center">(Note &eacute;crite et sign&eacute;e par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au
+d&eacute;but.)</p>
+
+<p>(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)</p>
+
+<p>Jamais je n'avais rien ressenti qui p&ucirc;t me faire craindre une affection
+morbide du cerveau.</p>
+
+<p>Je ne crois pas encore que je sois menac&eacute; de folie.</p>
+
+<p>Il y a des accidents isol&eacute;s que provoque, par exemple, une vive col&egrave;re,
+ou qui viennent &agrave; la suite d'une &eacute;motion par trop douloureuse.</p>
+
+<p>Il y a huit jours, un soir, chez moi, apr&egrave;s avoir pris connaissance de
+deux lettres sans signatures, &agrave; moi remises par M<sup>me</sup> veuve P&eacute;ry,
+j'&eacute;prouvai des sympt&ocirc;mes singuliers.</p>
+
+<p>Un peu avant minuit, &eacute;puis&eacute; que j'&eacute;tais par l'effort qui torturait ma
+pens&eacute;e, car je mesurais, je comptais les obstacles entass&eacute;s entre moi et
+le bonheur, j'&eacute;prouvai tout d'un coup une sensation de grand repos comme
+quelqu'un qu'on arracherait aux angoisses d'une lutte d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e.</p>
+
+<p>J'entends d'une lutte physique. La sensation avait lieu <i>dans le corps</i>.
+Elle &eacute;tait une d&eacute;tente des muscles et des nerfs.</p>
+
+<p>Je ne dormais pas, j'en suis s&ucirc;r, trop s&ucirc;r, puisque semblable ph&eacute;nom&egrave;ne
+s'est reproduit &agrave; plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de
+s'&eacute;couler.</p>
+
+<p>J'analyse ici mon &eacute;tat une fois pour toutes, d&eacute;sirant n'en plus parler
+jamais.</p>
+
+<p>Je r&eacute;p&egrave;te en outre &agrave; Geoffroy de R&oelig;ux, mon seul ami, entre les mains de
+qui cette d&eacute;claration ira t&ocirc;t ou tard avec le reste des &eacute;crits dont
+l'ensemble formera mon histoire&mdash;ou mon testament,&mdash;je r&eacute;p&egrave;te &agrave; Geoffroy
+que j'ai conscience absolue de n'&ecirc;tre pas fou.</p>
+
+<p>Le soir dont je parle, j'&eacute;tais bien portant de corps.</p>
+
+<p>Par comparaison avec la mis&eacute;rable fi&egrave;vre qui m'avait tenu depuis que
+j'avais quitt&eacute; Jeanne et sa m&egrave;re, j'&eacute;tais m&ecirc;me tr&egrave;s bien portant.</p>
+
+<p>Mes id&eacute;es &eacute;taient nettes, plus nettes assur&eacute;ment qu'&agrave; aucun autre
+instant de cette terrible soir&eacute;e.</p>
+
+<p>Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans col&egrave;re <i>personnelle</i>
+les deux lettres anonymes qui &eacute;taient l&agrave; sur ma table, et la pens&eacute;e de
+Jeanne elle-m&ecirc;me ne m'affectait plus que d'une mani&egrave;re indirecte.</p>
+
+<p>Il en &eacute;tait de m&ecirc;me pour la pens&eacute;e de moi.</p>
+
+<p>Me fais-je bien comprendre? J'ai peur que non. J'y mets sans doute trop
+de m&eacute;nagements par la frayeur que j'ai de passer pour un homme en &eacute;tat
+de d&eacute;mence.</p>
+
+<p>Et n'est-ce pas d&eacute;j&agrave; folie, Geoffroy, que de compter &agrave; ce point sur une
+amiti&eacute; que vous ne m'avez jamais jur&eacute;e?</p>
+
+<p>Amiti&eacute; si douteuse, mon Dieu! &agrave; mes propres yeux, que je n'ai pas encore
+os&eacute; vous envoyer mes confessions, &eacute;crites pour vous, pour vous seul!</p>
+
+<p>&Ocirc; Geoffroy! mon fr&egrave;re! mon espoir unique! si tu me manquais, tout me
+manquerait!</p>
+
+<p>Si tu ne m'aimes pas encore comme il faut qu'on m'aime, t&acirc;che de
+m'aimer. Je m&eacute;rite d'&ecirc;tre aim&eacute; autrement que les autres, puisque je
+souffre plus que les autres. Je me dis: Il m'aimera quand il aura lu. Je
+le crois, je le sais, j'en suis s&ucirc;r. C'est ma foi et c'est mon salut. Si
+tu venais vers moi! si je me r&eacute;chauffais, serr&eacute; contre ta poitrine!...
+Pour toi, donc, je m'explique enti&egrave;rement, pauvre cr&eacute;ature qui a honte
+d'elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>La pens&eacute;e de Jeanne ne me blessait plus le c&oelig;ur, parce que j'avais un
+autre c&oelig;ur. Je n'&eacute;tais plus moi. J'&eacute;tais un autre. Est-ce clair, &agrave; la
+fin?</p>
+
+<p>Ah! je ne sais. Je d&eacute;sesp&egrave;re d'exprimer cela par des mots. Essaye de
+comprendre, Geoffroy, je t'en prie, car c'est bien cela: j'&eacute;tais un
+autre. Un autre qui? Un autre moi. Je me sentais &eacute;mu froidement, comme
+si on m'e&ucirc;t racont&eacute; l'histoire d'autrui.</p>
+
+<p>&Eacute;coute bien: j'arrive &agrave; peindre exactement mon &eacute;tat. Au lieu de souffrir
+au premier degr&eacute;, je n'avais plus qu'un reflet de souffrance.</p>
+
+<p>Ce reflet s'appelle la piti&eacute;. Eh bien, j'avais piti&eacute;, dans la mesure
+ordinaire des &acirc;mes compatissantes, de deux pauvres enfants &eacute;cras&eacute;s par
+le malheur et qui s'aimaient saintement dans leur d&eacute;tresse. Le jeune
+homme s'appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J'aurais voulu de tout
+mon c&oelig;ur les secourir.</p>
+
+<p>Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l'agonie d'amour,
+j'&eacute;prouvais&mdash;et c'est l&agrave; le repos dont je te parlais tout &agrave;
+l'heure,&mdash;oui j'&eacute;prouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avou&eacute;
+par Lucr&egrave;ce, le po&egrave;te des &eacute;go&iuml;smes pa&iuml;ens:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Suave</i>, <i>mari magno, turbantibus oequora ventis.</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>E terra magnum alterius spectare laborem.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il est bon, il est doux, quand la temp&ecirc;te bouleverse la grande mer, de
+contempler, &agrave; l'abri, sur la gr&egrave;ve, la grande d&eacute;tresse d'un <i>autre</i>...</p>
+
+<p>L'autre, c'est le naufrag&eacute;, luttant contre les flots.</p>
+
+<p>Il n'y a pas au monde une pens&eacute;e plus d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment odieuse.</p>
+
+<p>Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que
+nous sommes, en courant &agrave; perte d'haleine, comme des chacals en chasse,
+apr&egrave;s les &eacute;motions tragiques.</p>
+
+<p>Oui, elle est vraie,&mdash;et je me complaisais dans le bien &ecirc;tre de la
+vision qui me montrait mon propre supplice, support&eacute; par <i>un autre</i>.</p>
+
+<p>Tu verras plus tard, Geoffroy, o&ugrave; me conduisit l'&eacute;trange ph&eacute;nom&egrave;ne de
+d&eacute;doublement qui se produisit en moi pour la premi&egrave;re fois, ce jour-l&agrave;.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, j'ai tout dit. Je n'en puis plus. Il me semble que j'ai
+soulev&eacute; une montagne.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 17</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien Thibaut.)</p>
+
+<p>(Sans date, avec cette mention: <i>Pour Geoffroy</i>.)</p>
+
+<p>Je l'ai vue pour la derni&egrave;re fois. Elle est partie. Je suis seul.</p>
+
+<p>Hier encore, je souffrais cruellement, c'est vrai, mais j'&eacute;tais si
+heureux! Pr&egrave;s d'elle, tout &eacute;tait oubli&eacute;.</p>
+
+<p>Je ne la verrai plus.</p>
+
+<p>Te souviens-tu de notre haie o&ugrave; les ch&egrave;vrefeuilles verdissaient d&eacute;j&agrave;
+au-dessus des ronces quand je vis ma petite Jeanne pour la premi&egrave;re
+fois?</p>
+
+<p>La haie a fleuri, puis elle s'est d&eacute;pouill&eacute;e pour refleurir encore.
+C'&eacute;tait notre rendez-vous le plus cher. L'amour nous le consacrait, et
+le printemps et tout un essaim de jeunes souvenirs.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; quelle m'avait dit: &laquo;Lucien&raquo;, et que je lui avais r&eacute;pondu:
+&laquo;Jeanne&raquo;.</p>
+
+<p>Aucun autre aveu ne s'&eacute;tait &eacute;chang&eacute; entre nous jamais, parce que nous
+aimions comme le c&oelig;ur bat, tout naturellement. C'&eacute;tait notre existence.
+Nos &acirc;mes s'entendaient sans parler. Nous n'avions qu'une &acirc;me.</p>
+
+<p>Ce matin, je me suis trouv&eacute; seul sous le grand ch&acirc;taignier. Hier, elle
+m'avait dit: &laquo;On est bien qu'ici...&raquo;</p>
+
+<p>J'ai attendu. Les branches parfumaient le vent, qui les balan&ccedil;ait
+doucement. C'est bon d'attendre quand on sait que la bien aim&eacute;e va
+venir.</p>
+
+<p>Mais Jeanne ne venait pas et j'avais longtemps attendu. L'inqui&eacute;tude m'a
+pris. Notre ch&egrave;re malade &eacute;tait si faible hier au soir!</p>
+
+<p>J'ai franchi la haie.</p>
+
+<p>De l&agrave; on voit toute la route.</p>
+
+<p>La route &eacute;tait d&eacute;serte.</p>
+
+<p>Oh! Jeanne! Jeanne! Mon anxi&eacute;t&eacute;, &agrave; peine n&eacute;e, allait d&eacute;j&agrave; grandissant.
+Je me suis dirig&eacute; vers la petite maison. Les volets &eacute;taient ferm&eacute;s, la
+porte aussi. Que voulait dire cela?</p>
+
+<p>Le souffle a manqu&eacute; &agrave; ma poitrine.</p>
+
+<p>J'ai frapp&eacute;, pas de r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>Un paysan &eacute;tait &agrave; vanner du froment &agrave; cinquante pas de l&agrave;, devant la
+porte de la m&eacute;tairie. Comme j'allais frapper encore, il m'a cri&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine de cogner, il n'y a plus personne.</p>
+
+<p>Je restai l&agrave; tout &eacute;tourdi.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait comme si j'eusse re&ccedil;u un grand coup au-dedans de la poitrine.</p>
+
+<p>La m&eacute;tay&egrave;re, cependant, &eacute;tait sortie sur le pas de sa porte &agrave; la voix du
+vanneur. Elle m'appela, disant:</p>
+
+<p>&mdash;La pauvre dame a laiss&eacute; quelque chose pour vous en partant.</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont donc parties! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, comme &ccedil;a, de grand matin, dans une carriole.</p>
+
+<p>Et la dame &eacute;tait fi&egrave;rement p&acirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Parties pour quel endroit?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. Voil&agrave; le paquet. Vous donnerez bien quelque chose pour
+la peine.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;loignai avant de rompre l'enveloppe. Je n'osais pas. J'attendis
+plusieurs minutes. Le hasard avait dirig&eacute; mes pas vers notre haie, dont
+le soleil chauffait maintenant les feuilles odorantes. Je m'assis ou
+plut&ocirc;t je tombai en g&eacute;missant &agrave; la place m&ecirc;me o&ugrave; j'avais vu ma petite
+Jeanne cueillir des primev&egrave;res par ce beau soir de printemps....</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 18</h4>
+
+<p class="center">(Lettre de M. Ferrand, pr&eacute;sident du tribunal de premi&egrave;re instance
+d'Yvetot, &eacute;crite par un secr&eacute;taire, mais sign&eacute;e.)</p>
+
+<p>Yvetot. 6 mai 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> Veuve P&eacute;ry de Marannes.</i></p>
+
+<p>Madame.</p>
+
+<p>Je vous aurais &eacute;vit&eacute; un d&eacute;rangement sans la multiplicit&eacute; de mes
+occupations. Vous voudrez donc bien m'excuser si, dans l'impossibilit&eacute;
+o&ugrave; je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer &agrave; mon cabinet
+pour recevoir de moi une communication importante.</p>
+
+<p>Cette communication aura un caract&egrave;re tout officieux. Elle n'entra&icirc;nera
+pour vous aucun d&eacute;sagr&eacute;ment. Il est, en effet, &agrave; esp&eacute;rer que vous
+c&eacute;derez &agrave; des conseils que mon &acirc;ge et l'int&eacute;r&ecirc;t que je porte &agrave; mon jeune
+coll&egrave;gue L. Thibaut m'autorisent &agrave; vous offrir.</p>
+
+<p>Veuillez agr&eacute;er, Madame, mes hommages empress&eacute;s.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 18 bis</h4>
+
+<p>(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> veuve Thibaut.)</p>
+
+<p>Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste).</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> veuve P&eacute;ry de Marannes.</i></p>
+
+<p>Madame.</p>
+
+<p>Quoique n'ayant en aucune fa&ccedil;on l'honneur de vous conna&icirc;tre
+personnellement, je prends la libert&eacute; de m'adresser &agrave; vous pour vous
+prier de mettre fin &agrave; une situation tr&egrave;s p&eacute;nible, et qui menace de
+devenir dangereuse.</p>
+
+<p>Mon fils, M. L. Thibaut, juge au tribunal de premi&egrave;re instance, n'a pas
+de fortune patrimoniale, mais sa position lui permet de viser &agrave; un
+mariage avantageux.</p>
+
+<p>J'ajoute que, jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, sa conduite exemplaire doublait les
+chances qu'il peut avoir de s'&eacute;tablir honorablement.</p>
+
+<p>Il m'est revenu que des relations se sont nou&eacute;es, depuis assez longtemps
+d&eacute;j&agrave;, entre mon fils et Mademoiselle votre fille, dont je ne veux dire
+ici aucun mal, mais que je ne consentirai jamais, je vous le d&eacute;clare
+formellement, &agrave; accepter pour ma bru.</p>
+
+<p>Veuillez bien croire, Madame, que je n'ai pas la plus l&eacute;g&egrave;re intention
+de vous blesser; c'est pourquoi je me prive de toute esp&egrave;ce
+d'explication.</p>
+
+<p>Notre respectable ami, M. le pr&eacute;sident Ferrand, dans un esprit de
+d&eacute;vouement pour nous et de conciliation &agrave; votre &eacute;gard, se charge
+d'&eacute;claircir pr&egrave;s de vous les points qui pourraient vous faire h&eacute;siter &agrave;
+suivre la ligne de conduite que vous devez adopter d&eacute;sormais vis-&agrave;-vis
+de mon fils.</p>
+
+<p>Je suis m&egrave;re, Madame, j'accomplis mon devoir de m&egrave;re.</p>
+
+<p>Ind&eacute;pendamment de ce fait, qu'une union entre deux jeunes gens &eacute;galement
+d&eacute;pourvus d'aisance est une immoralit&eacute;, je pr&eacute;tends choisir celle qui
+sera la s&oelig;ur de mes filles.</p>
+
+<p>&Agrave; cet &eacute;gard, mon parti est irr&eacute;vocablement pris. Je ne reculerai devant
+rien pour sauvegarder l'avenir de mon fils, et s'il n'y avait pas
+d'autre moyen, tenez-vous certaine de ceci: c'est que je n'h&eacute;siterai pas
+&agrave; mettre ma mal&eacute;diction entre lui et la folie qu'on le pousse &agrave; faire.</p>
+
+<p>Veuillez agr&eacute;er, Madame, mes salutations empress&eacute;es.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 19</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> veuve P&eacute;ry. <i>Aux soins de la fermi&egrave;re du
+Bois-Biot, pour remettre &agrave; M. L. Thibaut.</i> Sans date. Ce devait &ecirc;tre le
+7 ou le 8 mai.)</p>
+
+<p>Adieu, mon cher enfant, les deux lettres ci-jointes vous donneront les
+raisons de notre d&eacute;part ou plut&ocirc;t de notre fuite.</p>
+
+<p>On aurait pu, je le crois, user de moyens moins cruels envers nous, mais
+n'oubliez pas ceci: la duret&eacute; apparente de Madame votre m&egrave;re n'a d'autre
+origine que son affection pour vous. N'essayez pas de nous retrouver. Ce
+serait mal, et notre peine en serait aggrav&eacute;e. Entre vous et Jeanne ce
+n'&eacute;tait qu'une tendresse d'enfants. Vous oublierez. Adieu. Soyez bien
+heureux.</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Au-dessous de la signature qui suivait cette
+derni&egrave;re ligne, il y avait encore une fois le mot: <i>Adieu.</i> Mais ce
+n'&eacute;tait pas la m&ecirc;me &eacute;criture, et la pauvre petite main de Jeanne avait
+bien trembl&eacute; en le tra&ccedil;ant.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 20</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien Thibaut, tr&egrave;s alt&eacute;r&eacute;, avec la mention: <i>Pour
+Geoffroy</i>. Sans date.)</p>
+
+<p>Je viens d'&ecirc;tre bien malade et pendant longtemps. Les m&eacute;decins disent
+que c'est une fi&egrave;vre nerveuse.</p>
+
+<p>Cela fait souffrir beaucoup, mais les m&eacute;decins se trompent. Ce ne sont
+pas les nerfs qui souffrent dans cette fi&egrave;vre-l&agrave;.</p>
+
+<p>Jeanne! ma pauvre petite Jeanne! Voil&agrave; mon mal. Il est au c&oelig;ur. Je
+souffre de ne plus la voir, de me sentir s&eacute;par&eacute; d'elle &agrave; jamais.</p>
+
+<p>Pas une lettre! pas un mot d'elle ni de sa m&egrave;re! Je ne sais pas m&ecirc;me o&ugrave;
+elles sont.</p>
+
+<p>Sa m&egrave;re disait: &laquo;Vous oublierez....&raquo; Si Jeanne allait m'oublier! Elle est
+si jeune! et il y en aura tant pour lui parler d'amour.</p>
+
+<p>C'est pour le coup que je....</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Il y avait ici plusieurs lignes effac&eacute;es, apr&egrave;s
+lesquelles le m&ecirc;me num&eacute;ro continuait:</p>
+
+<p>Se peut-il que ce bas monde contienne un homme si heureux que toi,
+Geoffroy? me voil&agrave; tout ragaillardi. Je viens de recevoir une lettre de
+toi. C'est de l'essence de gaiet&eacute;. J'essaierai de la respirer quand je
+serai trop triste.</p>
+
+<p>Autour de toi ce ne sont que sourires, joyeuses audaces, aimables
+aventures. Du haut de tes succ&egrave;s il faut vraiment que tu aies de
+l'affection pour moi puisque tu continues &agrave; m'&eacute;crire, &agrave; moi, obscur
+robin que tu dois croire engourdi dans l'assouplissement provincial.</p>
+
+<p>Car tu ne sais m&ecirc;me pas que je me sauve de l'engourdissement par le
+martyre.</p>
+
+<p>Comme tu ris bien! de bon c&oelig;ur et de tout!</p>
+
+<p>Moi, je ne ris plus jamais, Geoffroy, et pourtant, dans ta lettre, il y
+a une chose qui m'a fait sourire, c'est le paragraphe o&ugrave; tu me reproches
+mon silence.</p>
+
+<p>Mon silence! Je ne t'&eacute;cris jamais, dis-tu? Malheureux! si tu recevais
+tout d'un coup toutes les mains de papier que j'ai barbouill&eacute;es &agrave; ton
+intention! ce serait &agrave; submerger ta gaiet&eacute; sous mes ennuis!</p>
+
+<p>Te souviens-tu? j'&eacute;tais fort pour <i>tirer au mur &agrave;</i> notre salle d'armes
+du coll&egrave;ge. Je me confesse au mur en me confessant &agrave; toi, qui ne
+m'entends pas. Cela t'&eacute;vite un chagrin, et pour moi, c'est peut-&ecirc;tre
+plus commode....</p>
+
+<p>Je suis chez ma m&egrave;re &agrave; la campagne, sur la route d'Yvetot &agrave; Lillebonne.
+Mes deux s&oelig;urs se relaient aupr&egrave;s de mon chevet.</p>
+
+<p>Tout le monde ici est tr&egrave;s bon pour moi, mais le genre de bont&eacute; qu'on me
+t&eacute;moigne implique un sentiment de protection. Dans ma famille, chacun me
+prot&egrave;ge, mes s&oelig;urs aussi bien que ma m&egrave;re, et les domestiques s'en
+m&ecirc;lent &agrave; l'unanimit&eacute;.</p>
+
+<p>Notre vieille cuisini&egrave;re met du sucre dans mes plats comme si j'&eacute;tais un
+petit enfant.</p>
+
+<p>J'ai d&ucirc; tr&egrave;s certainement, &agrave; la suite du coup de massue qui me terrassa
+&agrave; la ferme du Bois-Biot, donner quelques signes du mal mental auquel il
+a &eacute;t&eacute; fait allusion. Pendant plusieurs jours, je suis rest&eacute; sans
+connaissance.</p>
+
+<p>On me cache ces d&eacute;faillances de mon cerveau, on me dit que j'ai eu le
+d&eacute;lire, mais j'ai conscience de m'&ecirc;tre assis plusieurs fois moi-m&ecirc;me &agrave;
+mon propre chevet, analysant avec une curiosit&eacute; froide les sympt&ocirc;mes de
+mon mal moral, me consolant, m'arraisonnant et me grondant.... Quittons
+ce sujet qui me donne le vertige.</p>
+
+<p>On ne me cache pas tout, cependant. Ainsi, on me dit qu'en rentrant chez
+moi, apr&egrave;s cette journ&eacute;e qui me broya le c&oelig;ur, je trouvai ma m&egrave;re qui
+m'attendait, et que je la maltraitai. Je n'en ai aucun souvenir, mais je
+m'en repens sur parole. On m'a pardonn&eacute;.</p>
+
+<p>On me dit aussi que j'envoyai des injures, avec un cartel en r&egrave;gle, &agrave; ce
+bon M. Ferrand, le pr&eacute;sident du tribunal, qui me l'a pardonn&eacute; &eacute;galement.</p>
+
+<p>Je lui sais gr&eacute; de sa mis&eacute;ricorde, mais je ne me souviens ni du cartel
+ni des injures.</p>
+
+<p>On me dit enfin que vers ce m&ecirc;me temps, Olympe quitta Dieppe et le
+cercle brillant dont elle est la lumi&egrave;re pour me servir de garde-malade.</p>
+
+<p>Le fait est que j'ai vaguement m&eacute;moire de l'avoir vue, plus belle que
+jamais, assise au pied de mon lit.</p>
+
+<p>Il parait qu'elle a &eacute;t&eacute; bonne, empress&eacute;e, ravissante de z&egrave;le charitable,
+et m&ecirc;me....</p>
+
+<p>Je peux bien &ecirc;tre franc, puisque ma lettre ira o&ugrave; les autres sont
+all&eacute;es: <i>au mur</i>.</p>
+
+<p>Il parait m&ecirc;me qu'Olympe a &eacute;t&eacute; mieux encore que cela.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re m'a avou&eacute; en grandissime confidence que M<sup>me</sup> la marquise daignait
+se souvenir de nos enfantines amours.</p>
+
+<p>Vois-tu cela?</p>
+
+<p>De leur c&ocirc;t&eacute;, mes s&oelig;urs &eacute;changent des regards attendris quand on parle
+d'Olympe. C&eacute;lestine fait des allusions &agrave; la voiture de M<sup>me</sup> la marquise
+qui est un huit-ressorts, s'il vous pla&icirc;t. Julie l&egrave;ve les yeux au ciel
+et murmure des machines sentimentales. On ne me souffle plus jamais mot
+ni de la longue Sidonie, ni de Maria plus rose que les roses, ni
+d'Agathe, un peu d&eacute;jet&eacute;e, mais h&eacute;riti&egrave;re. Si j'&eacute;tais fat, je croirais
+qu'il d&eacute;pend de moi, d&egrave;s &agrave; pr&eacute;sent, de remplacer M. le marquis de
+Chambray.</p>
+
+<p>Jeanne, ma jolie petite Jeanne! mon c&oelig;ur ch&eacute;ri! Olympe est bien belle
+et j'ai vu le temps o&ugrave; je ne pla&ccedil;ais rien au-dessus de la noblesse de
+son &acirc;me. Mais maintenant, je t'aime, Jeanne, et je n'aimerai jamais que
+toi!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 21</h4>
+
+<p class="center">(Note &eacute;crite au crayon par Lucien. Sans date.)</p>
+
+<p>Olympe est revenue &agrave; Yvetot. Je ne pense pas qu'il y ait ici-bas une
+femme plus d&eacute;licieusement belle.</p>
+
+<p>Beaut&eacute; de marquise ou plut&ocirc;t beaut&eacute; de reine. Mes s&oelig;urs ont l'air
+d'&ecirc;tre ses sujettes.</p>
+
+<p>Serait-il vrai qu'elle p&ucirc;t m'aimer? Que m'importe?</p>
+
+<p>Maman me l'a dit positivement ce matin. Je n'y crois pas. Qu'y a-t-il de
+commun entre ce rayon et mon ombre?</p>
+
+<p>Elle me parle peu. Je la trouve p&acirc;lie.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> P&eacute;ry est sa parente. Si elle pouvait me procurer des nouvelles de
+Jeanne.</p>
+
+<p>Je l'interrogerai le plus adroitement que je pourrai....</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 22</h4>
+
+<p class="center">(Billet &eacute;crit et sign&eacute; par M. le Dr Schontz. T&ecirc;te de lettre imprim&eacute;e
+portant le nom du docteur et cette mention: <i>Sp&eacute;cialit&eacute; pour les
+affections pulmonaires.)</i></p>
+
+<p>Paris, le 24 juin 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, juge, etc.</i></p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>J'ai confess&eacute; une pauvre mourante qui va laisser apr&egrave;s elle sur la terre
+un ange abandonn&eacute;. Je vous ai rencontr&eacute; une fois &agrave; Paris, au temps o&ugrave;
+vous et moi nous &eacute;tions des &eacute;tudiants, chez M. le baron de Marannes. Il
+s'agit de sa veuve et de sa fille. On ne vous reproche rien, mais on
+souffre et on se meurt. Votre pr&eacute;sence ne sauverait pas la malade,
+Monsieur, ma conscience, me force &agrave; l'avouer, mais la derni&egrave;re heure
+serait adoucie. Faites selon les conseils de votre honneur et de votre
+c&oelig;ur.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 23</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, h&acirc;tive et troubl&eacute;e, sans date
+ni signature.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Louaisot de M&eacute;ricourt, agent d'affaires, rue Vivienne, &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>R&eacute;pondez courrier pour courrier.</p>
+
+<p>Je suis dans la banlieue d'Yvetot, chez M<sup>me</sup> veuve Thibaut, dont le fils
+tr&egrave;s malade et <i>peut-&ecirc;tre fou</i>, vient de s'enfuir.</p>
+
+<p>Il doit &ecirc;tre &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Je jurerais qu'il est &agrave; Paris.</p>
+
+<p>Trouvez-le sur-le-champ.</p>
+
+<p>Je dis: Co&ucirc;te que co&ucirc;te; trouvez-le, je le veux.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 24</h4>
+
+<p class="center">(Sans signature, mais &eacute;crit sur lettre &agrave; t&ecirc;te imprim&eacute;e, ainsi con&ccedil;ue:
+Cabinet de M. Louaisot de M&eacute;ricourt, consultations, d&eacute;marches,
+renseignements, rue Vivienne, pr&egrave;s du passage Colbert, Paris.)</p>
+
+<p>Cinq heures moins le quart (pas d'autre date).</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> la marquise de Chambray,</i> etc.</p>
+
+<p>M. L. Thibaut, arriv&eacute; ce matin &agrave; Paris par train de onze heures.</p>
+
+<p>Descendu chez M<sup>me</sup> veuve P&eacute;ry (baronne de Marannes), rue de Verneuil, 31,
+&agrave; midi moins dix.</p>
+
+<p>Baronne d&eacute;c&eacute;d&eacute;e &agrave; quatre heures, soir.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 25</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.)</p>
+
+<p>Yvetot, 28 juin 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> la sup&eacute;rieure des dames de la Sainte-Esp&eacute;rance, &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Madame et ch&egrave;re m&egrave;re,</p>
+
+<p>Vous qui savez consoler tous les deuils, voici une bonne &oelig;uvre &agrave;
+accomplir.</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry de Marannes reste absolument seule apr&egrave;s la mort de sa
+m&egrave;re &agrave; qui j'ai pu faire quelque bien en son vivant. Elle n'a plus que
+moi de parente, et encore sommes-nous cousines si &eacute;loign&eacute;es qu'il ne
+faut point chercher l&agrave; l'origine de l'int&eacute;r&ecirc;t que je lui porte.</p>
+
+<p>Vous m'avez appris, v&eacute;n&eacute;rable et ch&egrave;re m&egrave;re, &agrave; secourir, autant qu'on le
+peut, tous ceux qui souffrent, indistinctement. Je voudrais que M<sup>lle</sup>
+P&eacute;ry p&ucirc;t trouver un asile et des consolations dans votre sainte maison,
+au moins pendant les premiers instants de sa douleur, et je vous prie
+d'&ecirc;tre assez bonne pour envoyer une de vos respectables compagnes, rue
+de Verneuil. 31, au domicile de feu M<sup>me</sup> P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Vous donnerez &agrave; M<sup>lle</sup> Jeanne une chambre convenable et la pension
+de 2<sup>e</sup> classe.</p>
+
+<p>Il est bien entendu qu'elle ne devra recevoir aucune visite, sinon des
+personnes de notre sexe. Et encore, je m'en fie &agrave; votre discernement
+pour choisir les visiteuses.</p>
+
+<p>Elle a le malheur d'&ecirc;tre belle, et sa m&egrave;re n'&eacute;tait pas une femme
+prudente.</p>
+
+<p>Je m'engage &agrave; solder tous frais de quelque nature qu'ils soient, ayant
+trait &agrave; la mission que je vous donne, sur simple note remise par vous,
+et je vous prie bien d'agr&eacute;er, Madame et ch&egrave;re m&egrave;re, l'hommage de ma
+respectueuse affection.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 26</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> veuve Thibaut)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Lucien Thibaut, etc., &agrave; Paris</i> Yvetot,</p>
+
+<p>3 juillet 65.</p>
+
+<p>Que fais-tu donc l&agrave;-bas, &agrave; Paris, mon pauvre gar&ccedil;on? As-tu envie de me
+faire mourir de chagrin! Ah! tu m'en as fait, tu m'en as fait depuis la
+mort de ton p&egrave;re qui ne s'en privait pas non plus! j'entends de me faire
+du chagrin.</p>
+
+<p>Voyons, te crois-tu un coll&eacute;gien en vacances? &agrave; ton &acirc;ge! Qu'est-ce que
+c'est que ces polissonneries-l&agrave;? Tu vas perdre ta place, tout uniment,
+et par cons&eacute;quent, ta carri&egrave;re. Veux-tu me faire mourir de chagrin? Je
+l'ai d&eacute;j&agrave; dit une fois. Tu me fais battre la breloque.</p>
+
+<p>M. le pr&eacute;sident Ferrand est venu voir si tu &eacute;tais de retour. Voil&agrave; ses
+propres paroles: &laquo;Si c'est comme &ccedil;a que votre fils nous r&eacute;compense de
+son avancement sur place! Nous avons remu&eacute; ciel et terre pour qu'il
+monte juge, et il se comporte comme un paltoquet!&raquo;</p>
+
+<p>Que veux-tu que je lui r&eacute;ponde, &agrave; cet homme-l&agrave;? Il est bon comme le bon
+pain, mais on se lasse, &agrave; la fin des fins. Est-ce que je peux lui dire
+dans le tuyau de l'oreille: &laquo;Mon gar&ccedil;on a un coup de marteau?&raquo;....</p>
+
+<p>Vois-tu, c'est tout bonnement terrible. Les m&egrave;res sont trop
+malheureuses. Quand tu auras &eacute;t&eacute; mis &agrave; pied, de quoi vivras-tu? Je
+vendrai bien ma chemise pour toi, c'est s&ucirc;r, mais on ne va pas loin avec
+&ccedil;a.</p>
+
+<p>Et M. Ferrand me le disait encore hier: &laquo;Qu'il ne se fie pas &agrave;
+l'inamovibilit&eacute;. &Ccedil;a peut craquer.&raquo; Tu es bien coupable!</p>
+
+<p>Tes s&oelig;urs sont furieuses. Si tu n'avais pas notre Olympe pour te
+d&eacute;fendre envers et contre tous, m&ecirc;me contre moi, ces demoiselles
+t'&eacute;criraient des lettres qui t'arracheraient les yeux de la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Quel ange que cette femme-l&agrave;! J'entends notre Olympe, car C&eacute;lestine et
+Julie ne sont pas tout &agrave; fait des anges.</p>
+
+<p>&Eacute;coute donc! Les partis ne se pr&eacute;sentent pas pour elles aussi nombreux
+que les marguerites dans les pr&eacute;s. Et c'est toi qui en es la cause.</p>
+
+<p>Si tu t'&eacute;tais mari&eacute; avantageusement comme on t'en a donn&eacute; les moyens,
+leurs relations auraient doubl&eacute; du coup, et leurs chances de se placer
+aussi. Dame! elles comptaient l&agrave;-dessus, les pauvres biches. Sais-tu que
+C&eacute;lestine va sur ses vingt-sept ans? &ccedil;a commence &agrave; n'&ecirc;tre plus si tendre
+que du poulet. Le matin, quand elle n'est pas encore pomponn&eacute;e, on ne
+peut pas, avec la meilleure volont&eacute; du monde, la prendre pour un enfant.</p>
+
+<p>Les m&egrave;res sont bien malheureuses! Tant pis si je l'ai d&eacute;j&agrave; dit.</p>
+
+<p>Julie passera encore plus vite que sa s&oelig;ur parce qu'elle a des id&eacute;es
+romanesques. &Ccedil;a ride, &agrave; la longue.</p>
+
+<p>Voil&agrave; ou nous en sommes &agrave; cause de toi!</p>
+
+<p>Mais il ne s'agit pas de nous, mon pauvre innocent, les femmes, c'est
+bon pour souffrir; il s'agit de toi, il ne s'agit que de toi. Quinze
+jours d'absence sans cong&eacute; pour une petite savoyarde qui n'a pas m&ecirc;me
+d'aisance!</p>
+
+<p>Tu crois peut-&ecirc;tre qu'on ne sait pas ton histoire? Raye &ccedil;a de tes
+papiers.</p>
+
+<p>L&agrave;, tiens, ce n'est pas propre. Ah! mais non!</p>
+
+<p>Toi qui avais tant de conduite autrefois! M. Ferrand me le disait encore
+avant-hier: &laquo;Pour avoir invent&eacute; la poudre, non! mais il ne faisait
+jamais de grosses b&eacute;vues, et quant &agrave; la conduite, un c&oelig;ur!&raquo;</p>
+
+<p>Ah &ccedil;a! nigaud, tu n'as donc pas un &oelig;il de chaque c&ocirc;t&eacute; de ton nez? Tu ne
+vois donc rien! C&eacute;lestine et Julie s'en rongent le bout des doigts
+jusqu'au coude, et moi je d&eacute;p&eacute;ris, ma parole. Je sens que &ccedil;a me conduit
+au tombeau.</p>
+
+<p>Faudra-t-il qu'elle te fasse la cour? J'entends notre Olympe. Et chanter
+des s&eacute;r&eacute;nades sous ta crois&eacute;e, avec accompagnement de guitare? Ou
+t'envoyer sa d&eacute;claration sur timbre par huissier?</p>
+
+<p>Ah! godiche! godiche! un brin de sultane comme &ccedil;a! je l'ai vue
+s'habiller l'autre soir, &eacute;coute... ma parole, tu me ferais dire des
+choses qui ne sont pas convenables!</p>
+
+<p>Mais c'est aussi par trop fort de voir un grand ben&ecirc;t comme toi passer
+devant le bonheur, les yeux tout larges, et ne pas seulement se douter
+que la plus charmante femme du pays de Caux languit d'un penchant
+qu'elle a pour lui!</p>
+
+<p>Je ne suis pas notaire, pas vrai, mais on peut &eacute;valuer, &ccedil;a divertit
+toujours. &Agrave; combien la comptes-tu? Soixante mille? Et le pouce! Je vas
+t'&eacute;tablir &ccedil;a.</p>
+
+<p>Elle a tout le bien du marquis, tout, tout, tout! &agrave; la barbe des
+collat&eacute;raux! Et je ne parle pas des millions du fournisseur dont on
+cause par-dessus les moulins. C'est du roman, &ccedil;a, le solide me suffit.</p>
+
+<p>&Eacute;cris en haut cinquante mille. Et la plus-value des terres, encore: tu
+peux bien mettre cinquante-cinq.</p>
+
+<p>&Eacute;cris au-dessous dix mille pour ses biens &agrave; elle: &ccedil;a fait d&eacute;j&agrave;
+soixante-cinq.</p>
+
+<p>Attends! la vieille cousine Bezuchon aurait bien pu se souvenir de moi,
+c'est s&ucirc;r, eh bien! non. L'eau va toujours &agrave; la rivi&egrave;re. C'est Olympe
+qui a eu les &oelig;illets salants de la cousine au Croisie: douze mille &agrave;
+poser.</p>
+
+<p>En plus, l'oncle de ton ami Albert, le vieux Rochecotte du Havre avait
+un faible pour Olympe&mdash;comme tout le monde parbleu! except&eacute; toi&mdash;et il
+lui a laiss&eacute; un tout petit cadeau de 50 actions de la Banque de France.</p>
+
+<p>&Agrave; 3.700 francs l'action, &ccedil;a nous donne un capital de cent quatre-vingt
+mille.</p>
+
+<p>Et les &eacute;conomies qu'elle doit faire tout en vivant comme une reine?</p>
+
+<p>As-tu su qu'elle a refus&eacute; Albert de Rochecotte? Et pourquoi? Albert est
+un gar&ccedil;on de trente &agrave; quarante mille depuis la mort de son oncle. Julie
+le trouve joliment bien.</p>
+
+<p>Imb&eacute;cile! Voil&agrave; le mot l&acirc;ch&eacute;. Elle passe cent mille, j'en mettrais ma
+main au feu! Et toi, tu n'as que ta toque. Si j'&eacute;tais homme, je te
+battrais comme pl&acirc;tre. Tes s&oelig;urs, elles, n'y vont pas quatre chemins,
+elles veulent te flanquer sur la gazette, aux annonces, comme un chien
+perdu et te faire ramener par les gendarmes.</p>
+
+<p>Voyons, sois gentil, mon petit, ton paquet n'est pas long &agrave; faire,
+reviens, je t'en prie. Ta cr&eacute;ature ne peut pas &ecirc;tre de moiti&eacute; si jolie
+que notre s&eacute;raphin d'Olympe.</p>
+
+<p>Olympe! avec sa fortune! le ciel ouvert! et monsieur fait des fa&ccedil;ons!</p>
+
+<p>Si je l'ai dit, c'est bon, je le radote: les m&egrave;res sont bien
+malheureuses!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 26 bis</h4>
+
+<p>(&Eacute;crite et sign&eacute;e par la sup&eacute;rieure des Dames de la Sainte-Esp&eacute;rance.)</p>
+
+<p>Paris, ce 4 juillet 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, en son ch&acirc;teau, pr&egrave;s et par Dieppe.</i></p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re fille,</p>
+
+<p>J'ai le regret de vous apprendre que votre charitable intention au sujet
+de la demoiselle Jeanne P&eacute;ry n'a pas eu le r&eacute;sultat qu'elle m&eacute;ritait et
+que vous d&eacute;siriez.</p>
+
+<p>Le n&eacute;cessaire fut fait en temps pour prendre, rue de Verneuil, 31, et
+amener dans notre maison cette jeune personne &agrave; laquelle vous aviez la
+bont&eacute; de vous int&eacute;resser.</p>
+
+<p>On lui donna une chambre commode et bien a&eacute;r&eacute;e, avec vue sur les arbres
+de l'enclos: elle eut la pension de deuxi&egrave;me classe &agrave; laquelle on ajouta
+quelques douceurs et toutes les consolations imaginables.</p>
+
+<p>Je l'invitai m&ecirc;me une fois, &agrave; cause de vous, ch&egrave;re fille, &agrave; ma modeste
+table priv&eacute;e, avec les grandes pensionnaires du premier degr&eacute;.</p>
+
+<p>Rien n'y a fait. Elle s'est tenue &agrave; l'&eacute;cart pendant tout le temps de son
+s&eacute;jour, rebutant nos m&egrave;res par son silence boudeur qui ressemblait peu,
+en v&eacute;rit&eacute;, &agrave; la r&eacute;signation chr&eacute;tienne.</p>
+
+<p>Puis, le matin du septi&egrave;me jour, elle a pris la cl&eacute; des champs.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait libre d'aller et de venir. Nous n'avions pas le droit de
+fermer sur elle la grille du clo&icirc;tre.</p>
+
+<p>Je vous dirai, ch&egrave;re fille, qu'elle avait des lettres dans son tiroir.
+Nous avons cru devoir en parcourir une ou deux. Elles &eacute;taient sign&eacute;es de
+deux initiales L. T. et toutes remplies <i>d'amour pur, de jeunes r&ecirc;ves,
+d'&eacute;lans de l'&acirc;me</i> et autres balivernes ridicules.</p>
+
+<p>Sa fuite ne nous a donc caus&eacute; aucune surprise.</p>
+
+<p>Je vous rappelle les conditions de notre &eacute;tablissement: le mois commenc&eacute;
+est d&ucirc; en entier, plus le service et quelques suppl&eacute;ments tels que ports
+de lettres, visites de m&eacute;decin, articles de pharmacie, bains, etc.</p>
+
+<p>Notre m&egrave;re-&eacute;conome a pris la libert&eacute; de tirer sur vous et la pr&eacute;sente
+vaut avis.</p>
+
+<p>Je suis, en J. C, ma ch&egrave;re fille, etc.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;Nous sommes toujours en pourparlers avec le vieux millionnaire
+de la rue du Rocher, pour le terrain o&ugrave; doit &ecirc;tre b&acirc;tie notre nouvelle
+maison. Il poss&egrave;de des hectares dans Paris! Et au prix o&ugrave; il veut
+vendre, nul ne saurait &eacute;valuer l'immensit&eacute; de cette fortune.</p>
+
+<p>On dit que vous &ecirc;tes sa parente; ma ch&egrave;re fille, ne pourriez-vous lui
+&eacute;crire en notre faveur, faisant valoir avec votre tact pr&eacute;cieux et votre
+brillante intelligence, que nous sommes un &eacute;tablissement de bienfaisance
+et que nos ressources sont bien born&eacute;es?</p>
+
+<p>Je ne sais ce qu'il faut croire sur l'origine peu honorable des grands
+biens de ce vieillard, qui vit en dehors de l'&Eacute;glise, quoique s&eacute;par&eacute; du
+monde.</p>
+
+<p>Son nom est peu connu dans nos quartiers, bien qu'il y poss&egrave;de d'&eacute;normes
+immeubles, mais son sobriquet, &laquo;le Fournisseur&raquo;, est populaire par
+l'envie et la haine qu'il inspire.</p>
+
+<p>Avec un pied dans la tombe, qu'a-t-il besoin d'augmenter encore ses
+richesses? Parlez-lui pour nous. Ce qu'il lui faudrait ce sont des
+pri&egrave;res.</p>
+
+<p>Vous, ch&egrave;re fille, vous sauriez sanctifier cette fortune si, comme on le
+dit encore, elle vous venait en tout ou en partie par voie d'h&eacute;ritage.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 27</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme. &Eacute;criture inconnue. Main de copiste. Sans date ni lieu de
+d&eacute;part.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot, Paris.</i></p>
+
+<p>Ainsi finit l'histoire! La minette a saut&eacute; par la fen&ecirc;tre de son couvent
+et r&ocirc;tit le balai quelque part dans le pays latin ou ailleurs.</p>
+
+<p>Naturellement, on vous accuse de l'avoir enlev&eacute;e.</p>
+
+<p>C'est bien fait. Tout n'est pas b&eacute;n&eacute;fice dans le m&eacute;tier d'amoureux, vous
+verrez &ccedil;&agrave;.</p>
+
+<p>Est-ce que vous n'&ecirc;tes pas l'ami du nouvel h&eacute;ritier, Albert de
+Rochecotte? Avertissez-le de faire attention aux petites pattes de sa
+Dulcin&eacute;e.</p>
+
+<p>Ces Fanchonnettes ont des griffes quelquefois.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 28</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M. Louaisot de M&eacute;ricourt, agent d'affaires.) Ce
+mercredi (sans autre date).</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Lucien Thibaut, juge, etc.</i></p>
+
+<p>Monsieur et cher compatriote,</p>
+
+<p>Je suis, comme vous, de cet excellent pays de Caux, qui peut passer pour
+le jardin de la Normandie.</p>
+
+<p>Sans avoir l'honneur d'&ecirc;tre personnellement connu de vous, j'ai nourri
+des relations que j'oserais dire assez intimes avec plusieurs membres de
+votre respectable famille.</p>
+
+<p>&Agrave; ces titres, j'ose vous prier de m'accorder un rendez-vous <i>d'affaires</i>,
+soit chez vous, soit &agrave; mon cabinet qui n'est pas sans jouir d'une
+certaine notori&eacute;t&eacute; dans la capitale (rue Vivienne, pr&egrave;s du passage
+Colbert, non loin du Palais-Royal).</p>
+
+<p>J'aurais &agrave; vous communiquer de vive voix des particularit&eacute;s concernant
+deux personnes <i>dont l'une s'int&eacute;resse &agrave; vous et dont l'autre vous
+int&eacute;resse.</i></p>
+
+<p>Tout retard pourrait &ecirc;tre f&acirc;cheux.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 29</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien. Non sign&eacute;e et non dat&eacute;e.)</p>
+
+<p>Je ne sais pas si je suis &eacute;veill&eacute;. Je crois plut&ocirc;t que je r&ecirc;ve. Ce qui
+m'arrive est tellement &eacute;trange que je doute, m&ecirc;me apr&egrave;s avoir entendu et
+vu.</p>
+
+<p>Geoffroy! Je suis bien s&ucirc;r que tu te serais rendu, comme je l'ai fait, &agrave;
+l'appel de ce M. Louaisot de M&eacute;ricourt. Son nom ne m'&eacute;tait pas inconnu.
+Il appartenait &agrave; une famille de notaires, &eacute;tabli &agrave; M&eacute;ricourt,
+arrondissement de Dieppe. On a beau se raisonner, ces rendez-vous
+myst&eacute;rieux, donn&eacute;s par les gens d'affaires, ont quelque chose
+d'irr&eacute;sistible.</p>
+
+<p>Surtout quand le myst&egrave;re est d&eacute;j&agrave; entr&eacute; dans notre vie par quelque porte
+que ce soit.</p>
+
+<p>Or, le myst&egrave;re m'enveloppe et d&eacute;borde tout autour de moi.</p>
+
+<p>On y va toujours &agrave; ces rendez-vous qui sont des promesses ou des
+menaces: J'y suis all&eacute;.</p>
+
+<p>C'est au cinqui&egrave;me &eacute;tage d'une grande maison de la rue Vivienne, dont
+les fen&ecirc;tres, ouvertes sur le derri&egrave;re, dominent le vitrage du passage
+Colbert.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; re&ccedil;u par une grosse joufflue de servante, portant le costume de
+chez nous, un peu amend&eacute; &agrave; la parisienne. Elle m'a tois&eacute; d'un regard
+joyeusement effront&eacute; et m'a dit en balan&ccedil;ant ses boucles d'oreilles d'or
+en girandoles:</p>
+
+<p>&mdash;Comment vous va? C'est vous qu'&ecirc;tes le gentil gar&ccedil;on de juge? Je vous
+reconnais bien comme &ccedil;a du premier coup, quoique je ne vous aie encore
+jamais vu. Je n'aime pas beaucoup les juges, mais je raffole des
+amoureux. Cens&eacute;, le patron est &agrave; d&eacute;jeuner chez V&eacute;four; mais entrez tout
+de m&ecirc;me, vous l'attendrez dans sa chapelle.</p>
+
+<p>En parlant ainsi avec le pur accent d'Yvetot, elle m'avait pris par le
+bras, sans fa&ccedil;on, et me poussait &agrave; travers un salon, riche en poussi&egrave;re,
+dont les meubles &eacute;taient d&eacute;rang&eacute;s &agrave; la diable.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui fais le m&eacute;nage, reprit-elle avec son rire retentissant,
+&ccedil;a se voit, pas vrai? Farceur!</p>
+
+<p>Elle ouvrit une porte et m'en fit passer le seuil.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;, continua-t-elle, c'est l'atelier, la fabrique et la renomm&eacute;e.
+Voulez-vous un coup de sec? ou demi-sec? Vous aimez peut-&ecirc;tre mieux le
+tout doux? Il y a toujours de quoi dans l'armoire, au go&ucirc;t des messieurs
+et des dames.</p>
+
+<p>Cette coquine, un peu trop m&ucirc;re pourtant, &eacute;tait brutalement jolie avec
+sa coiffe normande, surcharg&eacute;e de dentelles, et son jupon court. Elle
+tourna la cl&eacute; d'un placard pour y prendre sans doute du sec ou du
+demi-sec, mais mon geste l'arr&ecirc;ta.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! s'&eacute;cria-t-elle en riant plus fort, pas m&ecirc;me ce qui pla&icirc;t aux
+demoiselles? On nous avait bien dit que vous &eacute;tiez un agneau. Alors
+asseyez-vous et gobez le marmot en pensant &agrave; votre berg&egrave;re. &Agrave; vous
+revoir.</p>
+
+<p>Elle sortit, claquant la porte &agrave; tour de bras.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais seul dans le cabinet de M. Louaisot de M&eacute;ricourt; une grande
+pi&egrave;ce basse d'&eacute;tage, avec ch&acirc;ssis r&eacute;gnants, charg&eacute;s de casiers. Des deux
+c&ocirc;t&eacute;s de la chemin&eacute;e qui supportait une vilaine pendule, il y avait deux
+magnifiques consoles, genre Boule, avec bouquets de fleurs et de fruits
+en pierres pr&eacute;cieuses.</p>
+
+<p>Mais je ne remarquai point cela dans le premier moment parce que mon
+attention fut tout de suite attir&eacute;e vers un assez vaste bureau flanqu&eacute;
+d'un fauteuil de cuir, forme grenouille, sur lequel un v&eacute;ritable
+fouillis de pi&egrave;ces de proc&eacute;dure et de dossiers s'&eacute;parpillait.</p>
+
+<p>Un mouvement venait de se produire sur ce bureau. Le vent de la porte
+brusquement pouss&eacute;e par la Normande, avait soulev&eacute; une feuille de papier
+blanc pos&eacute;e sur le devant de la tablette.</p>
+
+<p>Et la feuille, en s'envolant, avait d&eacute;couvert un agenda d'o&ugrave; sortait, en
+mani&egrave;re de signet, un portrait-carte photographi&eacute;.</p>
+
+<p>De la chemin&eacute;e, pr&egrave;s de laquelle j'&eacute;tais, c'est &agrave; peine si on pouvait
+distinguer la nature de ce dernier objet; encore bien moins &eacute;tait-il
+possible de reconna&icirc;tre la personne repr&eacute;sent&eacute;e.</p>
+
+<p>Je d&eacute;clare m&ecirc;me que je n'aurais pas su dire, en m'appuyant sur le seul
+t&eacute;moignage de mes yeux, si le portrait repr&eacute;sentait un homme ou une
+femme.</p>
+
+<p>Et cependant je m'&eacute;lan&ccedil;ai en avant avec un battement de c&oelig;ur qui
+faillit me jeter foudroy&eacute; sur le plancher. Je saisis l'agenda, j'en
+arrachai la carte, et je reconnus, au travers d'un &eacute;blouissement, le
+sourire bien aim&eacute; de ma petite Jeanne.</p>
+
+<p>Oui, de Jeanne que j'avais tourment&eacute;e tant de fois pour avoir son
+portrait, et qui jamais ne me l'avait donn&eacute;!</p>
+
+<p>L'instant d'auparavant j'aurais cru pouvoir affirmer que Jeanne n'avait
+jamais pos&eacute; devant un photographe.</p>
+
+<p>Mais c'&eacute;tait bien elle, vivante, on peut le dire, et parlante.</p>
+
+<p>Au dos de la carte o&ugrave; le nom du photographe avait &eacute;t&eacute; effac&eacute; par un
+grattage, il y avait quelque chose d'&eacute;crit au crayon.</p>
+
+<p>Textuellement ceci: <i>En campagne, tout de suite! 3.000. C'est convenu.</i></p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; je d&eacute;chiffrais ces mots bizarres il me semblait que
+l'&eacute;criture ne m'en &eacute;tait pas inconnue, et qu'un nom allait me monter aux
+l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Mais le nom ne vint pas et le souvenir qui voulait na&icirc;tre s'&eacute;vanouit,
+chass&eacute; par le flot de pens&eacute;es qui envahit tumultueusement mon cerveau.</p>
+
+<p>Le portrait de ma Jeanne chez cet homme! Comment? Pourquoi?</p>
+
+<p>Un signalement &eacute;crit peut s'obtenir sans le concours du mod&egrave;le, mais un
+portrait photographi&eacute;&mdash;debout&mdash;&eacute;veill&eacute;, souriant!</p>
+
+<p>Je crus entendre un bruit de pas lointain encore, et je rouvris l'agenda
+pour y replacer la carte.</p>
+
+<p>Involontairement, mes yeux tomb&egrave;rent sur la derni&egrave;re page &agrave; demi-remplie
+hier et attendant les notes d'aujourd'hui.</p>
+
+<p>Mon nom &eacute;crit en toutes lettres arr&ecirc;ta mon regard.</p>
+
+<p>Le fait en lui-m&ecirc;me ne pouvait m'&eacute;tonner que m&eacute;diocrement puisque
+j'&eacute;tais ici sur l'invitation du ma&icirc;tre de l'agenda, mais mon nom &eacute;tait
+accol&eacute; &agrave; un substantif qui me parut inexplicable.</p>
+
+<p>Il y avait, c'&eacute;tait la derni&egrave;re ligne &eacute;crite: <i>Lucien
+Thibaut.&mdash;Succession.</i></p>
+
+<p>Et rien avant, rien apr&egrave;s pour servir de clef &agrave; ce singulier r&eacute;bus.</p>
+
+<p>Certes, ma succession ne devait pas &ecirc;tre opulente, je vivais surtout des
+&eacute;moluments de ma charge.</p>
+
+<p>Mais telle qu'elle &eacute;tait, ma succession, je ne la voyais pas encore
+ouverte, et il pouvait m'&eacute;tonner qu'on e&ucirc;t ainsi &agrave; s'en occuper chez les
+gens d'affaires.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin d'ajouter que cette surprise &eacute;tait bien loin de
+m'impressionner comme la d&eacute;couverte du portrait qui me laissait sous le
+coup d'un grand trouble.</p>
+
+<p>Seulement, cette surprise m'avait emp&ecirc;ch&eacute; de reposer l'agenda &agrave; la place
+m&ecirc;me o&ugrave; je l'avais pris et j'&eacute;tais encore pench&eacute; au-dessus du bureau
+lorsqu'un bruit de porte qu'on ouvrait me redressa en sursaut.</p>
+
+<p>J'attendais ce bruit puisque je savais qu'on approchait, mais je
+l'attendais derri&egrave;re moi et du c&ocirc;t&eacute; par o&ugrave; j'&eacute;tais entr&eacute; moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Au contraire, il se produisait en face de moi, dans une lacune m&eacute;nag&eacute;e
+sous le dernier &eacute;tage des casiers, et que je n'avais point remarqu&eacute;e.</p>
+
+<p>Cette lacune servait au jeu d'une porte d&eacute;rob&eacute;e qui venait de rouler sur
+ses gonds.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, une voix de basse-taille fredonna sur un mode
+sentimental:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Ah! vous dirai-je, maman</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ce qui cause mon tourment....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>La chanson s'arr&ecirc;ta &agrave; ce deuxi&egrave;me vers, parce que le chanteur, d&eacute;passant
+la baie de la petite porte, venait de m'apercevoir en flagrant d&eacute;lit
+d'indiscr&eacute;tion.</p>
+
+<p>Ma main tenait encore l'agenda accusateur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit le nouvel arrivant, qui resta debout dans l'embrasure de
+la porte. Tiens, tiens! Allons! exact au rendez-vous, mon cher
+compatriote... car je suppose bien que vous &ecirc;tes notre bon petit juge?</p>
+
+<p>Je ne me souviens pas d'avoir &eacute;t&eacute; jamais plus d&eacute;sagr&eacute;ablement attaqu&eacute;.</p>
+
+<p>La voix de cet homme, qui &eacute;tait ronde pourtant et poss&eacute;dait un certain
+caract&egrave;re de bonhomie, ou plut&ocirc;t de vulgaire franchise, me frappa, me
+blessa comme un son connu et d&eacute;test&eacute;.</p>
+
+<p>Ma m&eacute;moire, rapidement interrog&eacute;e, m'affirma que nous nous rencontrions
+pour la premi&egrave;re fois. Je ne pouvais conna&icirc;tre ni sa voix, ni lui. Cette
+assurance cependant ne diminua en rien mon irritation, et je fis un pas
+en avant, la t&ecirc;te haute, pour demander avec s&eacute;v&eacute;rit&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;S'il vous pla&icirc;t, d'o&ugrave; vous vient ce portrait?</p>
+
+<p>Je pense que mon accent devait &ecirc;tre plus que s&eacute;v&egrave;re, car le nouveau venu
+recula.</p>
+
+<p>Mais ce fut l'affaire d'une seconde. L'instant d'apr&egrave;s, il entra tout &agrave;
+fait et repoussa tr&egrave;s d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment la porte derri&egrave;re lui.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, me dit-il, en assurant d'un coup de doigt les lunettes
+d'or, qu'il avait sur le nez, je ne d&eacute;teste pas les questions. Nous
+allons causer nous deux, mon prince, je vous ai fait venir pour cela;
+causer de tout un peu, et causer encore d'autres choses. Mon temps vaut
+cher, c'est vrai, mais vous le payerez son prix.... Dites donc, vous
+permettez qu'on se mette &agrave; l'aise chez vous?</p>
+
+<p>Il appuya sur ce dernier mot avec une intention comique, mais sans
+m&eacute;chancet&eacute;.</p>
+
+<p>Moi, d&eacute;sormais, je gardais le silence, regrettant d&eacute;j&agrave; mon apostrophe
+imprudente qui allait mettre obstacle peut-&ecirc;tre &agrave; l'explication
+ardemment souhait&eacute;e.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt, sans attendre ma r&eacute;ponse, d&eacute;pouilla le paletot
+noisette qu'il portait en surtout, malgr&eacute; la chaleur, et m'apparut, v&ecirc;tu
+d'un gilet &agrave; manches, en tartan marron, d'une cravate blanche mal nou&eacute;e
+et d'un pantalon noir qui gardait de nombreuses traces de boue, en d&eacute;pit
+du beau fixe.</p>
+
+<p>Il avait sous ce pantalon de vastes bottes difformes, chaussant bien &agrave;
+l'aise les pieds qu'on r&ecirc;ve au Juif-Errant, devenu facteur de la poste:
+pieds montagneux, aux orteils pourvus de robustes oignons, les vrais
+pieds du fantassin &eacute;ternel! Il remarqua sans doute l'attention que
+j'accordais &agrave; sa base, car il me dit en d&eacute;crochant dans un coin une robe
+de chambre &agrave; ramages. Patience et longueur de temps! j'&eacute;clabousserai les
+autres, &agrave; mon tour. Je n'aime pas les brosses. Mon pantalon ne sera
+propre que quand il roulera cabriolet. Il endossa sa robe de chambre et
+revint vers moi en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Saperlotte! pas si agneau! Vous savez, Monsieur et cher compatriote,
+je vous demandais tout &agrave; l'heure s'il &eacute;tait permis de se mettre &agrave; l'aise
+<i>chez vous</i>, parce que je vous surprenais travaillant comme chez vous,
+la main et le nez dans mes bibelots. Ce n'est pas un reproche. Je suis
+le meilleur enfant de la Terre. Mais au lieu d'&ecirc;tre un peu d&eacute;concert&eacute; et
+de me dire avec politesse: &laquo;Pardonnez-moi, mon cher M. Louaisot de
+M&eacute;ricourt, si je touche &agrave; vos chiffons, c'est le hasard ou la
+Providence, ou ci, ou &ccedil;a&raquo;, enfin un mot d'excuse, ah bien! ouiche! vous
+haussez votre t&ecirc;te &agrave; cinquante centim&egrave;tres au-dessus de vos &eacute;paules, et
+vous me demandez malhonn&ecirc;tement o&ugrave; j'ai vol&eacute; ce qui est bien &agrave; moi....
+Pas si agneau qu'on me l'avait annonc&eacute;, Mylord! Saperlotte, pas si
+agneau!</p>
+
+<p>Je balbutiai je ne sais quoi. Il se plongea dans son fauteuil de cuir,
+et reprit bonnement:</p>
+
+<p>&mdash;Mettons &ccedil;a dans le coin, contre la muraille et n'en parlons plus. Moi,
+je n'ai rien &agrave; cacher. Je vous aurais montr&eacute; de moi-m&ecirc;me le petit
+portrait, avec tout plein de plaisir. Pauvre chatte! un joli brin! J'ai
+connu son papa. Quelle canaille! &Ccedil;a vous rembrunit, mon juge? Dans le
+coin! Je n'ai qu'une envie, c'est de vous plaire.</p>
+
+<p>Depuis qu'il &eacute;tait assis, je trouvais M. Louaisot de M&eacute;ricourt tout
+exigu. C'&eacute;tait, en v&eacute;rit&eacute;, un dr&ocirc;le de bonhomme, tout en jambes, avec un
+buste court et replet, une t&ecirc;te qui h&eacute;sitait entre l'&eacute;picier et le
+pitre.&mdash;mais des yeux d'aigle!</p>
+
+<p>Ces yeux-l&agrave; arr&ecirc;taient le rire que toute la personne de M. Louaisot
+provoquait au premier aspect. Ils regardaient d'autorit&eacute;, et parfois,
+sous le verre de ses lunettes, on voyait fulgurer de v&eacute;ritables &eacute;clairs.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, lui dis-je, d&eacute;sirant &eacute;viter tout cas de guerre, c'est bien,
+en effet le hasard....</p>
+
+<p>Il m'interrompit d'un coup sec de son couteau &agrave; papier dont il frappa ma
+manche.</p>
+
+<p>Asseyez-vous, M. Thibaut, fit-il en changeant de ton, je vous tiens pour
+incapable d'espionner les gens qui vous ouvrent leur cabinet. Nous
+sommes destin&eacute;s &agrave; nous entendre, c'est certain et n&eacute;cessaire. Ce qui
+m&egrave;ne tout chez moi, je suis bien aise de vous le dire, c'est la
+conscience, jointe &agrave; la minutie dans la d&eacute;licatesse. Je ne m'en vante
+pas: la profession l'exige. Faites-moi l'honneur de vous asseoir.</p>
+
+<p>Je m'assis, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous grillez pour l'histoire du petit portrait? Je con&ccedil;ois &ccedil;a. La
+jeunesse! J'en ai &eacute;prouv&eacute;, &agrave; l'&acirc;ge voulu, les r&ecirc;ves et les douceurs.
+Mais &ccedil;a n'emp&ecirc;che pas la conscience. Sans elle, dans notre &eacute;tat, on
+n'aurait pas de l'eau &agrave; boire. Authenticit&eacute; des renseignements, minutie
+des informations, d&eacute;licatesse des rapports. Je ne parle pas m&ecirc;me de la
+discr&eacute;tion: c'est l'air qu'on respire en ces lieux. Moi, j'appelle &ccedil;a
+travailler en artiste.</p>
+
+<p>Les avocats, mon cher Monsieur, les avou&eacute;s, les notaires, c'est le vieux
+monde. Il en faut pour donner des positions &agrave; un tas de fain&eacute;ants.
+D'ailleurs, en Angleterre, on a essay&eacute; de d&eacute;truire les crapauds et il a
+fallu en faire revenir de pleines cargaisons du continent. Historique.</p>
+
+<p>Ne d&eacute;truisez rien de ce que la nature a cr&eacute;&eacute;: m&ecirc;me les officiers
+minist&eacute;riels, voil&agrave; le fond de ma religion.</p>
+
+<p>Mais il ne faut pas non plus mettre les crapauds dans des cages, comme
+des jolis oiseaux. Ils ne sont pas institu&eacute;s pour &ccedil;a. Si vous soumettez
+aux gens qui ont des dipl&ocirc;mes, ou qui ach&egrave;tent leurs charges au march&eacute;
+une difficult&eacute;,&mdash;une vraie difficult&eacute; comme celle qui menace de vous
+&eacute;trangler, mon juge.&mdash;eh bien! autant vaudrait vous nouer un pav&eacute; &agrave; la
+cravate pour piquer une t&ecirc;te du haut du parapet du Pont-Neuf!</p>
+
+<p>&Ccedil;a nous ram&egrave;ne &agrave; nos moutons, j'ai le portrait de la belle enfant, l&agrave;,
+sur ma table, au milieu d'une multitude d'autres objets, parce qu'il y a
+une personne, homme, femme, ou militaire, qui d&eacute;sire avoir son adresse,
+soit &agrave; Paris, soit &agrave; la campagne....</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous offre 3.000 francs pour cela! m'&eacute;criai-je avec toute mon
+indignation revenue.</p>
+
+<p>&mdash;Juste! 3.000 francs comptant, de la main &agrave; la main.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous l'avez cette adresse?</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt m'envoya un signe de t&ecirc;te plein de
+bienveillance.</p>
+
+<p>&mdash;Jeunesse! fit-il d'un air attendri, je t'ai connue &agrave; l'&eacute;poque! Mon
+cabriolet, auquel il &eacute;tait fait allusion tout &agrave; l'heure, ne me rendra
+pas, quand je l'aurai, tes agr&eacute;ables enivrements!</p>
+
+<p>Causons raison, voulez-vous? et ne lorgnez plus le portrait de la
+minette, ou bien je causerais tout seul.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, vous &ecirc;tes, sans vous en douter, un de mes meilleurs
+clients, et je tiens &agrave; vous montrer le bonhomme&mdash;moi s'entend&mdash;sous ses
+aspects les plus flatteurs.</p>
+
+<p>Fin de l'escarmouche pr&eacute;liminaire: j'entre dans le vif. Attention!</p>
+
+<p>Prime, d'abord, M. Thibaut, je vous connais comme ma propre poche. C'est
+un point &agrave; consid&eacute;rer puisque &ccedil;a va vous &eacute;viter une confession toujours
+pas mal ridicule.</p>
+
+<p>Je vous savais par c&oelig;ur d&egrave;s le temps du baron de Marannes avec qui il
+m'est arriv&eacute; de faire, de ci, de l&agrave;, quelque petite bricole d'affaire.
+Bon diable. Pas de tenue. Il a fini comme &ccedil;a se devait: ni mieux, ni
+plus mal. Y a-t-il longtemps que vous n'avez re&ccedil;u des nouvelles de notre
+ami Rochecotte?...</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis n&eacute;gativement.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense &agrave; lui, reprit M. Louaisot, parce qu'il &eacute;tait de la bande du
+baron, et aussi pour autre chose. Le voil&agrave; riche, ce bon grand Albert!
+Plus riche qu'il ne croit. Avez-vous su qu'il avait des vues sur M<sup>me</sup> la
+marquise de Chambray? Oui? Et &ccedil;a ne vous fait rien quand on chasse sur
+vos terres?... Bien, bien! ne nous f&acirc;chons jamais. C'est vous qui lui
+avez &eacute;crit une cocasse de lettre, l'ann&eacute;e derni&egrave;re, &agrave; ce bon Albert!</p>
+
+<p>L'&eacute;tonnement me fit sauter sur mon si&egrave;ge.</p>
+
+<p>&mdash;La conscience, dit M. Louaisot, &eacute;videmment content de l'effet produit.
+Faites-moi penser &agrave; vous reparler de ce pauvre Rochecotte, avant la fin
+de notre conf&eacute;rence. Il lui est arriv&eacute; quelque chose.</p>
+
+<p>Quant &agrave; votre lettre, j'en ai fait mention pour que vous pussiez voir &agrave;
+quel point je suis renseign&eacute;. Ah! Mylord, vous &eacute;tiez d&eacute;j&agrave; un jeune
+magistrat bien embarrass&eacute;! Et j'aurais pu, d&egrave;s lors, vous offrir tout un
+bouquet d'informations. Mais regardez-moi. Est-ce que j'ai l'air de
+celui qui court apr&egrave;s les pratiques?</p>
+
+<p>Il se frotta les mains en clignant de l'&oelig;il &agrave; mon adresse. Je gardai le
+silence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me direz, reprit-il: &laquo;Si vous ne courez pas apr&egrave;s la pratique,
+mon cher M. Louaisot, pourquoi m'avez-vous &eacute;crit?&raquo; Ah! voil&agrave;! &Ccedil;a fait
+partie d'une r&egrave;gle de conduite: je cueille les poires de mon jardin
+quand elles sont m&ucirc;res.</p>
+
+<p>Il se mit &agrave; rire. Le rire &eacute;clairait ses traits vulgaires d'une lueur
+qu'on pourrait qualifier d'ignoble.</p>
+
+<p>Mais son bel &oelig;il flamboyait h&eacute;ro&iuml;quement derri&egrave;re ses lunettes.</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s la conscience, reprit-il d'un ton de professeur, ce
+qu'il faut dans notre &eacute;tat, c'est la d&eacute;cence. P&eacute;lagie vous aura
+scandalis&eacute;.&mdash;P&eacute;lagie, c'est mon clerc, vous savez, la Cauchoise?&mdash;Elle a
+une d&eacute;gaine un peu fol&acirc;tre, et je connais les divers sous-officiers
+qu'elle fr&eacute;quente pour le mauvais motif. Mais vous aurez beau regarder
+dans une longue-vue, Monsieur, vous ne verrez rien si la lorgnette n'est
+pas &agrave; votre point. P&eacute;lagie fait partie de la r&egrave;gle de conduite; elle a
+sa raison d'&ecirc;tre.... Je suis b&ecirc;te, moi! Je n'ai qu'&agrave; mettre un papier
+dessus, parbleu!</p>
+
+<p>Il s'agissait de la photographie que je d&eacute;vorais toujours des yeux, &agrave; ce
+qu'il parait.</p>
+
+<p>M. Louaisot cacha ma pauvre petite Jeanne &agrave; l'aide d'une signification
+sur timbre &agrave; laquelle &eacute;tait encore joint le prot&ecirc;t.</p>
+
+<p>Mon &oelig;il, arr&ecirc;t&eacute; dans cette direction, reconnut, ou crut reconna&icirc;tre, au
+corps du billet, l'&eacute;criture de M<sup>me</sup> P&eacute;ry.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt cligna encore de l'&oelig;il et dit d'un air
+aimable:</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voyez! profits et pertes! Sans me targuer d'&ecirc;tre sup&eacute;rieur
+&agrave; Saint Vincent de Paul, je n'ai jamais rien refus&eacute; &agrave; la veuve et &agrave;
+l'orphelin, quand l'affaire offre quelques garanties. J'avais
+confus&eacute;ment l'id&eacute;e que vous feriez les fonds &agrave; l'&eacute;ch&eacute;ance, mais M<sup>me</sup> P&eacute;ry
+refusa <i>mordicus</i> de s'adresser &agrave; vous. C'&eacute;tait une nature insuffisante,
+sans aucune initiative.... Ne vous apitoyez pas sur mon sort. L'effet est
+de 500 francs, sur lesquels j'ai fourni 75 francs &eacute;cus et 425 francs
+d'eau de Contrexeville en cruchons vernis. Je puis vous affirmer qu'il
+sera sold&eacute; un jour ou l'autre, capital, int&eacute;r&ecirc;ts et frais, plus un
+pourboire.... P&eacute;lagie!</p>
+
+<p>La grosse gouvernante parut presque aussit&ocirc;t, le nez et la coiffe au
+vent.</p>
+
+<p>&mdash;Apporte-moi une cro&ucirc;te, lui dit M. Louaisot, et quelque chose avec, M.
+le juge permet. Regarde bien M. le juge. P&eacute;lagie, il est de la maison.
+Jamais, au grand jamais, entends-tu, tu ne lui refuseras ma porte,&mdash;&agrave;
+moins que nous n'ayons mieux &agrave; faire.</p>
+
+<p>P&eacute;lagie exhiba ses trente-deux dents en un gros rire jovial et sortit.</p>
+
+<p>J'avais toujours les yeux fix&eacute;s sur le pauvre billet de la morte. Je me
+disais qu'on l'avait protest&eacute; peut-&ecirc;tre au chevet de son agonie. Et il
+recouvrait maintenant l'ador&eacute; sourire de ma Jeanne, perdue pour moi
+peut-&ecirc;tre &agrave; jamais.</p>
+
+<p>P&eacute;lagie apporta une assiette sur laquelle il y avait un bon morceau de
+pain avec une tranche de r&ocirc;ti froid.</p>
+
+<p>&mdash;On n'a donc pas bien d&eacute;jeun&eacute;, ce matin, chez V&eacute;four? demanda-t-elle
+d'un air effront&eacute;ment candide.</p>
+
+<p>&mdash;Va voir de l'autre c&ocirc;t&eacute; si j'y suis, toi! r&eacute;pondit M. Louaisot, la
+bouche d&eacute;j&agrave; pleine. Murons la vie priv&eacute;e, si nous ne voulons pas &ecirc;tre
+flanqu&eacute;e dehors, M. le juge est un jeune homme comme il faut, et tu lui
+ferais croire que tu n'as pas &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e aux Oiseaux!</p>
+
+<p>P&eacute;lagie montra pour la seconde fois ses dents d'une blancheur insolente,
+et fourra ses mains dodues dans les poches de son tablier de soie. Ce
+fut sa seule r&eacute;ponse, mais elle en valait bien une autre. M. Louaisot de
+M&eacute;ricourt, reprit quand elle fut sortie:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-la, M. Thibaut, elle sort de chez un conseiller d'&Eacute;tat. Je
+vous devais cette explication loyale. O&ugrave; en &eacute;tions-nous? Je vous disais
+que vous &eacute;tiez mon client sans vous en douter. Farceur! je crois au
+contraire que vous vous en doutez sup&eacute;rieurement. Vous ne dites rien,
+mais la langue vous d&eacute;mange de m'interroger, parce que vous savez de
+science certaine que je peux vous apprendre un tas de machines. C'est
+ici le magasin.</p>
+
+<p>Il s'interrompit pour prononcer d'un ton railleur cette phrase que
+j'avais lu la veille dans une lettre anonyme.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Tout n'est pas rose dans le m&eacute;tier d'amoureux.</i></p>
+
+<p>Cela me fit relever la t&ecirc;te. Il me regardait fixement. Le rayon aigu de
+sa prunelle m'entrait dans les yeux. Il reprit en baissant la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous lu dans les journaux la mort de ce pauvre Albert de
+Rochecotte?</p>
+
+<p>Je crus avoir mal entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Mort! Albert serait mort! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien. Ce triste &eacute;v&eacute;nement m'a aussi donn&eacute; un coup. Je vous avais
+dit que je vous reparlerais de lui avant de nous quitter, et peut-&ecirc;tre
+que ce fait divers ne sera dans votre journal que demain. Voil&agrave;: il
+para&icirc;t que sa donzelle.... Comment l'appelez-vous?</p>
+
+<p>Je me souvenais du nom de Fanchette qui revenait si souvent dans les
+lettres d'Albert.</p>
+
+<p>Je le balbutiai. J'&eacute;tais atterr&eacute;.</p>
+
+<p>M. Louaisot, tout en mangeant son r&ocirc;ti sous le pouce, tenait toujours
+fix&eacute; sur moi son regard tranchant qui me blessait et m'inqui&eacute;tait.</p>
+
+<p>Il me semblait deviner une menace dans ce regard.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a! fit-il avec un singulier sourire, m&eacute;chant et bonhomme &agrave; la
+fois, c'est parbleu bien &ccedil;a! Fanchette!... Quoiqu'elle ait peut-&ecirc;tre
+encore un autre nom. Il s'arr&ecirc;ta. &Eacute;videmment son regard me provoquait.</p>
+
+<p>Je restai muet. J'&eacute;tais frapp&eacute; plus que je ne puis dire par l'annonce de
+cette mort pr&eacute;matur&eacute;e, &agrave; laquelle ma raison refusait d'ajouter foi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que nous importent les autres noms qu'elle peut avoir? poursuivit
+M. Louaisot sans perdre un coup de dents. Celui de Fanchette suffit
+amplement &agrave; caract&eacute;riser la particuli&egrave;re. &Agrave; bon entendeur, salut, M.
+Thibaut! Donc, Fanchette, puisque Fanchette il y a, se m&ecirc;lait d'&ecirc;tre
+jalouse. Ce n'est pas rare, et quand elles ne le sont pas elles font
+semblant, c'est leur &eacute;tat. Or, ce pauvre Rochecotte s'&eacute;tait mis en t&ecirc;te
+de faire une fin....</p>
+
+<p>&mdash;On n'&eacute;pouse pas Fanchette! murmurai-je involontairement, par souvenir
+de la derni&egrave;re lettre du pauvre Rochecotte.</p>
+
+<p>&mdash;Possible, me r&eacute;pondit M. Louaisot, mais alors Fanchette tue.</p>
+
+<p>Ce mot me mit tout debout sur mes pieds. M. Louaisot, me voyant ainsi
+lev&eacute;, me dit avec un geste courtois:</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous d&eacute;rangez donc pas, cher Monsieur.</p>
+
+<p>Mais je ne l'entendais pas. Je restais l&agrave; tout &eacute;tourdi.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s toi, Geoffroy, Rochecotte &eacute;tait celui de vous tous que j'aimais le
+mieux.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt quitta son pain et son r&ocirc;ti pour prendre sur la
+table un paquet de lettres qu'il feuilleta avec son couteau &agrave; manger.</p>
+
+<p>&mdash;Fanchette tue, r&eacute;p&eacute;ta-t-il, tout comme la balle d'un fusil ou le
+boulet d'un canon. Il y a cent mani&egrave;res de tuer.... Est-ce que vous
+n'aviez pas cher M. Thibaut, quelque engagement de jeunesse avec M<sup>me</sup> la
+marquise de Chambray?</p>
+
+<p>Je dus me redresser tr&egrave;s haut, car il enfila aussit&ocirc;t toute une s&eacute;rie de
+gestes qui valaient la plus &eacute;loquente apologie. Et cela ne l'emp&ecirc;cha pas
+d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez bien qu'on me r&eacute;pond quand on veut. Je ne force
+personne. R&egrave;gle de conduite: quand je me permets d'interroger, c'est
+toujours dans l'int&eacute;r&ecirc;t du client. Mettez, je vous prie, que je n'ai
+rien dit, mon cher M. Thibaut.... Voici le fait-Paris en question.</p>
+
+<p>Il d&eacute;tacha une fiche de papier imprim&eacute; qu'on avait coup&eacute;e dans un
+journal et coll&eacute;e, avec deux pains &agrave; cacheter, &agrave; l'int&eacute;rieur d'une
+lettre. Il me la tendit au bout de son couteau.</p>
+
+<p>Le journal disait:</p>
+
+<p>Encore un assassinat! Hier soir, &agrave; dix heures, le pittoresque hameau du
+Point-du-Jour, si connu de tous les amateurs de plaisirs champ&ecirc;tres, a
+&eacute;t&eacute; effray&eacute; par un tragique &eacute;v&eacute;nement.</p>
+
+<p>Dans un cabinet particulier du restaurant: <i>les Tilleuls</i>, o&ugrave; se
+r&eacute;unissent d'ordinaire les joyeuses soci&eacute;t&eacute;s de promeneurs, un jeune
+homme et une jeune femme s'&eacute;taient fait servir &agrave; d&icirc;ner.</p>
+
+<p>Et tous deux, pendant le repas, au dire des gar&ccedil;ons qui les ont servis,
+avaient fait preuve d'une gaiet&eacute; folle.</p>
+
+<p>Longtemps apr&egrave;s qu'on leur eut mont&eacute; le caf&eacute;, et quand le ma&icirc;tre de
+l'&eacute;tablissement s'&eacute;tonnait d&eacute;j&agrave; de ne plus rien entendre dans leur
+cabinet, tout &agrave; l'heure si bruyant, une soci&eacute;t&eacute; qui occupait un salon
+voisin put saisir quelques sons plaintifs.</p>
+
+<p>On essaya d'ouvrir la porte qui &eacute;tait ferm&eacute;e ou plut&ocirc;t barricad&eacute;e en
+dedans et force fut d'envoyer chercher un serrurier qui ouvrit enfin.</p>
+
+<p>&Agrave; l'int&eacute;rieur, un spectacle horrible s'offrit aux yeux des assistants.</p>
+
+<p>Le jeune homme&mdash;M. A. de R... reconnu par le ma&icirc;tre de l'&eacute;tablissement
+pour un de ses clients habituels&mdash;&eacute;tait &eacute;tendu sur le carreau et baign&eacute;
+dans son sang.</p>
+
+<p>Il expira au bout de quelques secondes et ne put prononcer une seule
+parole de r&eacute;v&eacute;lation ou d'accusation.</p>
+
+<p>La jeune fille, elle, avait disparu; nul ne peut dire quand ni comment.</p>
+
+<p>Le ma&icirc;tre de l'&eacute;tablissement dont elle &eacute;tait &eacute;galement connue la d&eacute;signe
+sous le nom de F....</p>
+
+<p>On a trouv&eacute; parterre, aupr&egrave;s de la table&mdash;ceci n'est qu'un on-dit&mdash;un
+mouchoir souill&eacute; de sang, ayant appartenu &agrave; la fille F... et un petit
+&eacute;tui ou paquet contenant une demi-douzaine de cartes photographiques qui
+seraient des portraits de la m&ecirc;me fille F....</p>
+
+<p>M. A. de R..., venait de faire un h&eacute;ritage. Il &eacute;tait sur le point de se
+marier. On attribue ce meurtre &agrave; la jalousie. La justice informe
+activement.&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait terriblement clair. J'allais pourtant exprimer un doute, fond&eacute;
+sur ce fait que le journal ne donnait que des initiales, lorsque M.
+Louaisot me tendit une seconde fiche plus &eacute;troite qu'il venait de
+d&eacute;couper d&eacute;licatement avec des ciseaux dans le corps m&ecirc;me de sa lettre.</p>
+
+<p>Je lus ce qui suit:</p>
+
+<p>...Vous avez d&eacute;j&agrave; devin&eacute;: R. d&eacute;signe Rochecotte et F. Fanchette. Je le
+sais d'une fa&ccedil;on trop certaine.</p>
+
+<p>Ce que le journal ne dit pas, c'est que cette malheureuse a &eacute;t&eacute; vue par
+un t&eacute;moin sur le bord de la rivi&egrave;re, tout &eacute;gar&eacute;e et comme folle.</p>
+
+<p>Elle tenait encore &agrave; la main une paire de ciseaux tout sanglants.&mdash;Ce
+serait avec des ciseaux que le meurtre aurait &eacute;t&eacute; commis!&mdash;Elle avait
+les mains souill&eacute;es de taches rouges et des cheveux, arrach&eacute;s dans la
+lutte, se collaient horriblement &agrave; ses doigts....</p>
+
+<p>Les uns disent qu'elle s'est noy&eacute;e entre le Point-du-Jour et le pont de
+Grenelle, les autres, qu'elle est parvenue &agrave; s'&eacute;vader...&raquo;</p>
+
+<p>Je restai muet de stupeur apr&egrave;s cette lecture.</p>
+
+<p>M. Louaisot ayant achev&eacute; de d&eacute;p&ecirc;cher sa pr&eacute;bende, quitta son fauteuil et
+alla ouvrir le placard contenant, au dire de P&eacute;lagie, ce qui pla&icirc;t aux
+messieurs, aux dames et aux demoiselles. Il en retira une bouteille de
+vin entam&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Un petit coup pour vous remettre le c&oelig;ur? demanda-t-il avec sa bonne
+humeur imperturbable. Sur mon geste de refus, il remplit un verre
+jusqu'au bord et le huma sans se presser.</p>
+
+<p>Puis il vint se rasseoir vis-&agrave;-vis de moi et reprit en s'essuyant la
+bouche:</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s malheureux, Monsieur et cher compatriote, je suis bien &eacute;loign&eacute; de
+dire le contraire. Un charmant gar&ccedil;on, riche d&egrave;s aujourd'hui, et qui
+demain.... Mais bah! demain n'est &agrave; personne. Comprenez-vous maintenant
+la v&eacute;rit&eacute; de ce que je vous disais sur le m&eacute;tier d'amoureux?</p>
+
+<p>Et se figure-t-on chose pareille? avec des ciseaux! Combien cette
+Fanchette a-t-elle d&ucirc; frapper de coups? dix, vingt, trente?... Mais,
+apr&egrave;s tout, des ciseaux, c'est une arme de pauvre fille. Les grandes
+dames tuent autrement. J'en ai connu qui se servaient d'une &eacute;pingle et
+qui frappaient&mdash;plus de mille fois&mdash;droit au c&oelig;ur!</p>
+
+<p>La profession a ses chagrins, mais elle est curieuse pour un
+observateur.</p>
+
+<p>Le truc, mon cher Monsieur, c'est de savoir tout utiliser. Et, tenez, ce
+vieux b&eacute;b&eacute; de baron a tourn&eacute; l'&oelig;il en me devant 176 fr. 20 c.; c'est de
+l'argent. Mais je lui pardonne, parce que, un beau jour de sa vie, ou
+peut-&ecirc;tre une belle nuit, il a fait une besogne qui me vaudra mon
+cabriolet, et mon h&ocirc;tel aussi, et mon ch&acirc;teau, et encore, vous allez
+rire, ma place au palais Bourbon, car j'ai des id&eacute;es de politique. Je
+m'exprime &eacute;l&eacute;gamment, j'aime &agrave; discourir, et &ccedil;a me chatouillerait assez
+d'&ecirc;tre appel&eacute; &laquo;l'honorable pr&eacute;opinant&raquo;.</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta et mit le poing sur la hanche pour ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Dites-donc, vous! aussi honorable que bien d'autres! La profession est
+d&eacute;licate, c'est s&ucirc;r, mais louche-t-elle plus que le commerce &agrave; faux
+poids et l'industrie frelat&eacute;e, qui remplissent la chambre d'usuriers et
+de faiseurs, gonfl&eacute;s, les uns et les autres, comme des sangsues apr&egrave;s
+leur d&icirc;ner rouge?... Et on se rel&egrave;ve, chez nous par la conscience!</p>
+
+<p>M. Louaisot enfla ses joues et fourra son pouce dans l'entournure de son
+gilet, pour me regarder du haut de sa grandeur.</p>
+
+<p>En somme, o&ugrave; tendait tout cela?</p>
+
+<p>J'&eacute;coutais sans trop d'impatience ce d&eacute;bordement de paroles bavardes,
+parce que j'y cherchais un sens qui n'&eacute;tait pas celui des mots
+prononc&eacute;s.</p>
+
+<p>Mon instinct me disait que, sous ces verbiages, se dissimulait un but
+tr&egrave;s habilement poursuivi.</p>
+
+<p>Dans toute la v&eacute;rit&eacute; du terme, je me sentais envelopp&eacute; par une menace
+vague qui allait se resserrant sans cesse autour de moi.</p>
+
+<p>Une fois ou deux, la pens&eacute;e me vint que j'avais affaire &agrave; un maniaque,
+mais ce soup&ccedil;on ne tint pas contre l'&eacute;vidence qui naissait de mon
+&eacute;motion m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Geoffroy, il faut me lire comme j'&eacute;coutais: entre les lignes et hors du
+texte. C'est s&eacute;rieux. Je dirai plus: c'est peut-&ecirc;tre mortel.</p>
+
+<p>Il y a d&eacute;j&agrave; du sang dans le pass&eacute;, il y aura encore du sang dans
+l'avenir.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher M. Thibaut, reprit Louaisot apr&egrave;s un court silence, je vous
+&eacute;tonnerais si je vous disais depuis combien de temps j'ai l'avantage de
+m'occuper de vous. M. Scribe a fait plus de cent com&eacute;dies, c'&eacute;tait un
+homme de talent, moi aussi,&mdash;et je n'en ai fait, qu'une. Jugez si elle
+doit &ecirc;tre bonne!</p>
+
+<p>Quand j'&eacute;tais tout petit, l&agrave;-bas, au pays, j'entendis raconter une fois
+l'histoire d'un brave homme qui n'&eacute;tait pas cordonnier et qui vendit
+300.000 paires de savates au gouvernement de l'empereur Napol&eacute;on 1<sup>er</sup>,
+roi d'Italie et protecteur de la Conf&eacute;d&eacute;ration germanique.</p>
+
+<p>Napol&eacute;on n'est pas mon f&eacute;tiche, &agrave; moi, j'aime mieux Franconi.</p>
+
+<p>Devine devinaille! Savez-vous pourquoi les gouvernements qui ont besoin
+de chaussures frappent toujours &agrave; la porte des boutiques o&ugrave; il n'y a ni
+cuir ni ligneul? Et de m&ecirc;me pour le reste, achetant leur pain au
+boucher, leur viande chez l'horloger et l'avoine de leurs chevaux aux
+fabricants de corsets m&eacute;caniques?</p>
+
+<p>Dans l'histoire dont je vous parle, on voyait un bedeau de paroisse et
+un facteur rural, qui vendirent au grand Napol&eacute;on trente-six charret&eacute;es
+de fusils.</p>
+
+<p>Le brave homme aux 300.000 paires de souliers &eacute;tait un maquignon de
+Lillebonne qui avait un neveu, brosseur chez un capitaine, lequel
+capitaine faisait la cour &agrave; une demoiselle qui connaissait une dame dont
+la s&oelig;ur avait une cousine. Comprenez-vous? La cousine &eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment
+la tante d'un beau gars qui valsait bien. Et la femme de M. le
+secr&eacute;taire g&eacute;n&eacute;ral du minist&egrave;re de la Guerre &eacute;tait folle de la valse.</p>
+
+<p>J'ai gaz&eacute; l'anecdote &agrave; cause de vos m&oelig;urs.</p>
+
+<p>Voil&agrave; comment les choses se font: M<sup>me</sup> la secr&eacute;taire g&eacute;n&eacute;rale donna la
+fourniture au beau gars, qui la vendit &agrave; sa tante, qui la passa &agrave; la
+cousine et ainsi de suite jusqu'&agrave; l'oncle du brosseur.</p>
+
+<p>Tout le long du chemin, la fourniture avait su&eacute; des pi&egrave;ces de cent sous.
+Elle &eacute;tait maigre, maigre quand elle arriva au maquignon de Lillebonne.
+S'il avait eu la b&ecirc;te d'id&eacute;e de livrer des vrais souliers au
+gouvernement, il aurait fondu son dernier sou.</p>
+
+<p>Mais c'&eacute;tait un fin finaud de Cauchois. Il se dit: Qu'est-ce que &ccedil;a
+fait? c'est pour des soldats!</p>
+
+<p>Et il acheta un plein magasin d'almanachs qu'il fourra dans les
+semelles.</p>
+
+<p>Qui fut bien chauss&eacute;? ce fut le fournisseur. Quant aux soldats, ils
+all&egrave;rent sur leurs plantes, dans la boue, jusqu'&agrave; Vienne ou jusqu'&agrave;
+Moscou, je ne sais pas au juste. Et tout le monde fut content.</p>
+
+<p>&Ccedil;a vous est &eacute;gal, mon histoire? vous croyez &ccedil;a? Peut-&ecirc;tre que vous vous
+trompez. Moi elle me donna la premi&egrave;re id&eacute;e de ma com&eacute;die.</p>
+
+<p>Et j'y pioche depuis le temps.</p>
+
+<p>De rien on ne peut rien faire, &ccedil;a parait certain, mais il est &eacute;galement
+positif qu'avec presque rien on peut faire beaucoup. Voyez les
+almanachs, qui deviennent des semelles, portant les conqu&eacute;rants de
+l'Europe!</p>
+
+<p>C'est affaire de soins, de peines, et la mani&egrave;re de s'en servir.</p>
+
+<p>Mon histoire, telle que je vous l'ai cont&eacute;e, a tu&eacute; le pauvre jeune M. de
+Rochecotte, &agrave; plus de soixante ans de distance.</p>
+
+<p>Et la petite photographie qui est l&agrave;.... Mais n'embrouillons rien.
+C'&eacute;tait pour r&eacute;veiller votre attention, Monsieur et cher compatriote.
+C'est fait.</p>
+
+<p>Nous en &eacute;tions &agrave; ce qu'on peut tirer de presque rien. Dame! consultez la
+nature. Le coq est dans l'&oelig;uf, le ch&ecirc;ne est dans le gland.</p>
+
+<p>On couve l'&oelig;uf, on arrose le gland; l'affaire sort, on la nourrit, on
+l'engraisse.</p>
+
+<p>Mais comment engraisser une affaire? Avec du foin? Non, avec de
+l'esprit, de l'adresse&mdash;et de la conscience.</p>
+
+<p>J'en ai plein mes poches et encore au grenier.</p>
+
+<p>Aussi, mon affaire se porte comme le Pont-Neuf, M. Scribe en serait
+jaloux....</p>
+
+<p>Il reprit haleine. Je passai mon mouchoir sur mon front qui &eacute;tait baign&eacute;
+de sueur.</p>
+
+<p>Pour tout autre ces choses eussent bourdonn&eacute; &agrave; l'oreille comme un vain
+son. Moi, j'en souffrais comme la souris que le chat pelote.</p>
+
+<p>J'aurais pay&eacute; pour que la griffe jaill&icirc;t enfin hors de cette patte de
+velours.</p>
+
+<p>&mdash;Patience! fit M. Louaisot, avec son d&eacute;testable sourire. Je ne dis rien
+d'inutile, et nous en verrons le bout. L'origine de ma brillante
+&eacute;ducation fut donc l'anecdote des souliers militaires, fabriqu&eacute;s avec
+des almanachs. Ils &eacute;taient, dans notre pays de Caux, cinq fournisseurs
+de la m&ecirc;me farine.... Mais vous transpirez trop, Monsieur et cher
+compatriote. J'abr&egrave;ge. Arrivons au fait et parlons de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, parlons de moi, r&eacute;p&eacute;tai-je machinalement, je vous en prie!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait de ma part, un v&eacute;ritable cri de d&eacute;tresse. M. Louaisot me jeta un
+regard de travers.</p>
+
+<p>&mdash;Ma parole, fit-il non sans d&eacute;pit, je ne suis pourtant pas ici pour
+m'amuser. Aviez-vous peur de me voir d&eacute;monter pour vous toute ma
+m&eacute;canique? Non pas, non pas, diable!</p>
+
+<p>Il ajouta en tirant sa montre:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai d'autres clients que vous, mon cher Monsieur, entre autres la
+personne qui offre trois mille francs pour la photographie. Elle paye
+bien, et comptant. Je la sers pour son argent, ric &agrave; rac. Mais quant &agrave;
+g&acirc;ter le m&eacute;tier, jamais! Ce n'est pas mon temp&eacute;rament.</p>
+
+<p>D'ailleurs, qui sait? Peut-&ecirc;tre que j'ai une vieille dent de lait contre
+cette personne-l&agrave;. Et peut-&ecirc;tre qu'au contraire je vous porte un int&eacute;r&ecirc;t
+hors ligne. Pourquoi? parce que....</p>
+
+<p>Voyons! si vous &eacute;tiez l'affaire?</p>
+
+<p>&mdash;L'affaire? r&eacute;p&eacute;tai-je encore, cherchant &agrave; lire dans le rayon qui
+flambait dans ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, l'affaire! si vous &eacute;tiez l'affaire, la propre affaire que je
+nourris et que j'engraisse pour la vendre de mon mieux &agrave; la foire
+prochaine? On a vu des choses plus &eacute;tonnantes, Mylord!</p>
+
+<p>En foi de quoi, ne faites plus l'endormi, et ouvrez vos deux oreilles
+toutes grandes....</p>
+
+<p>Il changea de ton et poursuivit avec une emphase soudaine:</p>
+
+<p>&mdash;M. Thibaut, vous allez entrer, non, vous &ecirc;tes entr&eacute; d&eacute;j&agrave; et jusqu'au
+menton encore, dans une charade de tous les diables dont vous chercherez
+le mot longtemps, longtemps.</p>
+
+<p>Quand vous trouverez le mot, si jamais vous mettez la main dessus, il
+sera peut-&ecirc;tre trop tard.</p>
+
+<p>En attendant, vous aurez des hauts et des bas, M. Thibaut. Au moment o&ugrave;
+vous vous croirez mort, je vous enverrai du secours, par suite de
+l'affection que vous avez su m'inspirer dans cette courte entrevue, ou
+bien pour nourrir l'affaire, arrangez cela comme vous voudrez.</p>
+
+<p>Mais aussi, quand vous ouvrirez le bec pour crier victoire, boum! un
+coup de canon! C'est moi qui tirerai sur vous &agrave; boulet rouge.</p>
+
+<p>L'affaire! Votre victoire tuerait l'affaire tout aussi bien que votre
+mort.</p>
+
+<p>Pour le moment, vous &ecirc;tes &agrave; la c&ocirc;te comme disent les marins, aussi je
+vous tends la corde. Que souhaitez-vous, cher M. Thibaut? Je gage que
+c'est la photographie. En v&eacute;rit&eacute;, &ccedil;a n'en vaudrait pas la peine. Je
+ferai mieux, je veux vous rendre l'original du portrait....</p>
+
+<p>Je joignis les mains comme s'il m'e&ucirc;t ouvert le ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez donc! ajouta-t-il. Et &ccedil;a se m&ecirc;le d'&ecirc;tre le coll&egrave;gue de M.
+Ferrand! Voil&agrave; un compagnon dont la peau n'est pas transparente!
+L'avez-vous regard&eacute; dans l'&oelig;il?... Attendez donc! Que feriez-vous du
+pauvre ange si les m&ecirc;mes obstacles restaient dress&eacute;s entre elle et vous?
+Je ne fais rien &agrave; demi. En vous rendant l'original en question, je
+pr&eacute;tends vous fournir les moyens de l'&eacute;pouser bel et bien par-devant M.
+le cur&eacute; et par-devant M. le maire.</p>
+
+<p>Ma t&ecirc;te s'inclina sur ma poitrine. J'&eacute;tais incapable de trouver une
+parole. Mais des paroles, il en avait pour deux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez que je me moque de vous, jeunesse? reprit-il; vous avez
+tort. Je n'ai jamais le temps de me moquer. Je poss&egrave;de un moyen certain
+d'obtenir, par des voies de douceur, le consentement de cette farouche
+M<sup>me</sup> Thibaut. Je suis pr&ecirc;t &agrave; mettre ce moyen &agrave; votre disposition, et &ccedil;a
+ne vous co&ucirc;tera que mille &eacute;cus: juste le prix marqu&eacute; par l'autre client
+sur la photographie.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas mille &eacute;cus, murmurai-je.</p>
+
+<p>&mdash;On vous fera cr&eacute;dit, mon prince, dit-il en souriant.</p>
+
+<p>Puis il ajouta ces paroles &eacute;tranges:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, il ne faut jurer de rien. Vous &ecirc;tes peut-&ecirc;tre un
+millionnaire, sans le savoir....</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 29 bis</h4>
+
+<p>(&Eacute;criture de Lucien. Suite du pr&eacute;c&eacute;dent.)</p>
+
+<p>On est venu me demander pendant que j'&eacute;crivais. Il m'a &eacute;t&eacute; remis un pli
+jet&eacute; dans la bo&icirc;te du concierge, et contenant une lettre ou plut&ocirc;t un
+fragment de lettre qui ajoute un point d'interrogation &agrave; tant d'autres.</p>
+
+<p>Tu le verras. Je continue tandis que j'ai la m&eacute;moire fra&icirc;che, d&eacute;sirant
+terminer aujourd'hui m&ecirc;me le r&eacute;cit de mon entrevue avec M. Louaisot.</p>
+
+<p>Cette phrase bizarre: <i>Vous &ecirc;tes peut-&ecirc;tre un millionnaire sans le
+savoir,</i> glissa sur mon entendement au milieu du flux des paroles dont
+j'&eacute;tais litt&eacute;ralement inond&eacute;. M. Louaisot poursuivit apr&egrave;s une pause,
+destin&eacute;e sans doute &agrave; souligner son allusion &agrave; mes pr&eacute;tendus millions:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas, Monsieur et cher compatriote, &agrave; vous occuper des
+r&eacute;alit&eacute;s ou des r&ecirc;ves sur lesquels je pique mon hypoth&egrave;que. &Ccedil;a me
+regarde exclusivement: Je suis majeur. Je prendrai votre promesse pour
+bonne, voil&agrave; le fait. Pas d'&eacute;crit, pas de billet! &agrave; la normande!
+Tapez-moi seulement dans le creux de la main.</p>
+
+<p>Il avan&ccedil;a la sienne. Je la touchai du bout de mes doigts.</p>
+
+<p>Je n'esp&eacute;rais pas beaucoup sans doute du moyen myst&eacute;rieux que M.
+Louaisot mettait &agrave; ma disposition comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; une bonne f&eacute;e, mais
+j'&eacute;prouvais une curiosit&eacute; d'enfant.</p>
+
+<p>Je voudrais en vain le cacher, j'&eacute;tais sous le coup de ce trouble qui
+porte &agrave; admettre le merveilleux.</p>
+
+<p>Dans une certaine mesure, M. Louaisot, touchant le but qu'il visait,
+avait r&eacute;ussi &agrave; me fasciner.</p>
+
+<p>&mdash;Tope! fit-il, march&eacute; conclu. Trois et trois font six, li&eacute;! c'est six
+mille francs que je gratte, ce matin. Passons au moyen dont je vais
+op&eacute;rer loyalement la livraison. Vous n'avez pas plus de ruse qu'il ne
+faut dans votre sac, mon cher Monsieur, mais vous &ecirc;tes juge; apr&egrave;s tout,
+&ccedil;a forme un jeune homme.</p>
+
+<p>Vous avez vu et entendu, sur le banc des accus&eacute;s, des gaillards qui ont
+le fil, sans compter les avocats: vous savez &agrave; peu pr&egrave;s ce que parler
+veut dire.</p>
+
+<p>Bon! Votre maman, qui est une respectable femme, veut faire votre
+fortune par un mariage. Les m&egrave;res ne sortent pas de l&agrave;. Pour elles,
+c'est le grand chemin. Et ici, la bonne dame est tout sp&eacute;cialement
+servie par le hasard. Apr&egrave;s avoir jet&eacute; ses plombs sur des goujons
+de m&eacute;diocre grosseur, M<sup>lle</sup> Sidonie, M<sup>lle</sup> Agathe, M<sup>lle</sup>
+Maria... vous voil&agrave; tout &eacute;bahi de me voir conna&icirc;tre ces noms-l&agrave;.
+Mettez-vous donc une bonne fois dans la t&ecirc;te que notre m&eacute;tier vit
+de conscience.</p>
+
+<p>Nos prospectus chantent: &laquo;Je sais tout, je sais tout, je sais tout!&raquo; Ce
+serait donc manquer de conscience si la maison ignorait la moindre des
+choses.</p>
+
+<p>Je reprends: La maman Thibaut, en lorgnant ce fretin, a cru voir tout
+d'un coup qu'un bien autre poisson r&ocirc;dait autour de sa nasse.</p>
+
+<p>Un superbe saumon, celui-l&agrave;! saperlotte! le plus beau poisson du pays &agrave;
+vingt lieues &agrave; la ronde! M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, la reine de la
+localit&eacute;, l'&eacute;toile de l'arrondissement, l'astre du d&eacute;partement, et avec
+&ccedil;a le miroir de toutes les vertus, un ph&eacute;nix, quoi, une perle, un
+tr&eacute;sor... je ne ris pas, au moins: c'est ma cliente. Me suivez-vous
+bien, jeune homme?...</p>
+
+<p>Je fis un geste affirmatif.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne vous offensez pas du ton l&eacute;ger que je prends, hein? On ne
+peut pas toujours rester raides comme des b&acirc;tons. J'ai un fonds de
+gaiet&eacute; dans le caract&egrave;re. &laquo;Voulez-vous bien me dire maintenant ce que
+pouvait peser votre autre petite vis-&agrave;-vis de l'incomparable marquise?
+Je parle de Jeanne P&eacute;ry, la pauvre fillette. Vous savez mieux que
+personne d'o&ugrave; elle sort. Et pour racheter sa naissance, elle n'a que les
+dettes laiss&eacute;es par ses lamentables p&egrave;re et m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> P&eacute;ry, voulus-je dire, &eacute;tait une femme....</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! interrompit M. Louaisot, et M. P&eacute;ry, un homme. Au point de
+vue physiologique, il faut cette vari&eacute;t&eacute; dans les sexes pour constituer
+un m&eacute;nage.</p>
+
+<p>Mais quel homme! et quelle femme! Votre fantaisie de grand enfant pour
+l'h&eacute;riti&egrave;re de ce couple, mon cher Monsieur, n'aurait pas m&ecirc;me pu faire
+tort &agrave; M<sup>lle</sup> Maria, ni &agrave; M<sup>lle</sup> Agathe, ni &agrave; M<sup>lle</sup> Sidonie. Jugez
+donc quand M<sup>me</sup> votre maman l'a flanqu&eacute;e en balance avec la marquise
+Olympe!</p>
+
+<p>Et encore, votre bonne m&egrave;re avait &agrave; dire ceci: c'est que vous &eacute;tiez
+moins godiche dans votre jeune &acirc;ge. La susdite marquise Olympe avait &eacute;t&eacute;
+votre premier r&ecirc;ve. Ne rougissez pas: c'est un fait acquis &agrave; l'histoire
+g&eacute;n&eacute;rale de notre &eacute;poque.</p>
+
+<p>Bon! voici quelque chose de moins vraisemblable: de son c&ocirc;t&eacute;,
+l'&eacute;blouissante Olympe en tenait pour vous, mon prince. Sous quel
+pr&eacute;texte? Je n'explique pas, je constate. L'Amour a un bandeau dans la
+mythologie, et d'ailleurs, en dehors de l'innocence incurable qui fait
+le d&eacute;sespoir de vos proches, vous &ecirc;tes diablement joli gar&ccedil;on!</p>
+
+<p>Enfin n'importe, &ccedil;a y &eacute;tait: Cupidon l'avait piqu&eacute;e de ses fl&egrave;ches. On
+pouvait donc chanter: affaire b&acirc;cl&eacute;e! et marchander la corbeille.</p>
+
+<p>Ah! bien, ouiche! pas du tout. Obstination inopin&eacute;e de l'ancien agneau
+qui tourne au b&eacute;lier pour l'ent&ecirc;tement. L'agneau s'acharne apr&egrave;s son
+second r&ecirc;ve, le mauvais r&ecirc;ve, celui qui n'a pas le sou!</p>
+
+<p>Dame! maman se f&acirc;che, mais l&agrave;, tout bleu! Les deux s&oelig;urs n'ont plus une
+goutte de sang qui ne soit vinaigre.... Qu'est-ce que c'est P&eacute;lagie?</p>
+
+<p>La porte par o&ugrave; j'&eacute;tais entr&eacute; venait de s'ouvrir, et cette large fleur,
+P&eacute;lagie, s'&eacute;panouissait sur le seuil.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la dame, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle dame? demanda M. Louaisot avec impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! r&eacute;pliqua P&eacute;lagie, la belle, donc! Celle du pays, et que vous
+avez dit d'aller lui chercher des g&acirc;teaux jusque chez F&eacute;lix, si elle
+veut.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt sourit d'un air discret et fin.</p>
+
+<p>&mdash;Emballe dans le boudoir, ma vieille, dit-il, donne le journal et prie
+d'attendre. Sois polie, sois m&ecirc;me pr&eacute;venante, mais non pas jusqu'&agrave;
+offrir l'absinthe. Et souviens-toi bien de ceci: le jeune seigneur ici
+pr&eacute;sent doit &ecirc;tre trait&eacute; en toutes circonstances avec les m&ecirc;mes
+m&eacute;nagements. La dame et lui font la paire. Suppose que ma client&egrave;le soit
+un panier, ils sont le dessus de ma client&egrave;le. Va!</p>
+
+<p>La Normande l'&eacute;coutait comme toujours d'un air moiti&eacute; ob&eacute;issant, moiti&eacute;
+goguenard.</p>
+
+<p>Quand elle eut referm&eacute; la porte, M. Louaisot reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Concis et pr&eacute;cis, voil&agrave; d&eacute;sormais le mot d'ordre. Je supprime toute
+une s&eacute;rie d'arguments interm&eacute;diaires, et je dis: nos pr&eacute;misses &eacute;tant
+pos&eacute;es comme ci-dessus, il est clair que la maman vous ferait r&ocirc;tir sur
+le b&ucirc;cher d'Abraham plut&ocirc;t que de vous laisser convoler avec la
+photographie.</p>
+
+<p>C'est certain, c'est net et plus &eacute;vident que la lumi&egrave;re du jour. Et je
+l'approuve, cette m&egrave;re de famille.</p>
+
+<p>Mais si on d&eacute;molissait les pr&eacute;misses de fond en comble, de mani&egrave;re &agrave;
+n'en pas conserver une miette, qu'arriverait-il? Veuillez me r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Je n'eus garde. Il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur et cher compatriote, j'ai rencontr&eacute; plus d'un mod&egrave;le
+d'ahurissement, mais d'aussi parfait que vous, jamais! J'ai peut-&ecirc;tre en
+tort de vous parler la langue des artistes et gens du monde. En bon
+fran&ccedil;ais d'Yvetot, voyons! Je suppose que M<sup>me</sup> la marquise ne veuille
+plus de vous?</p>
+
+<p>Je dus faire un mouvement, car il s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas que c'est une id&eacute;e? J'en ai comme &ccedil;a par hasard d'assez
+mignonnes. Il est manifeste que le refus de la belle Olympe arrangerait
+d&eacute;j&agrave; beaucoup nos affaires. Le gros poisson &eacute;tant parti, on
+recommencerait la p&ecirc;che aux goujons.</p>
+
+<p>Mais c'est que notre pauvre photographie n'est m&ecirc;me pas un goujon,
+direz-vous?</p>
+
+<p>Elle n'est rien. Elle est moins que rien.</p>
+
+<p>Donc, le refus de la rayonnante Olympe n'aurait pour r&eacute;sultat imm&eacute;diat
+que de nous ramener &agrave; M<sup>lle</sup> Sidonie, &agrave; M<sup>lle</sup> Agathe et &agrave; M<sup>lle</sup> Maria.
+Est-ce que nous voulons? Non? Alors, creusons l'id&eacute;e....</p>
+
+<p>J'&eacute;coutais, pour le coup, de toutes mes oreilles. Cela mettait M.
+Louaisot en bonne humeur, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Ma parole, il a l'air de comprendre, l'&eacute;l&egrave;ve Thibaut! Je creuse: je
+suppose que la situation mon&eacute;taire de M<sup>lle</sup> Jeanne vienne &agrave; s'am&eacute;liorer.
+Comment? Je vais vous &eacute;tonner: par la resplendissante Olympe elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Vous faites la grimace, &ccedil;a m'est &eacute;gal. Quand on est en train de
+supposer, il ne faut jamais s'arr&ecirc;ter &agrave; moiti&eacute; route. Les frais sont
+nuls.</p>
+
+<p>Je suppose donc que cette m&ecirc;me radieuse Olympe, comparable &agrave; la
+divinit&eacute;, abaisse un regard plein de mis&eacute;ricorde sur la
+photographie&mdash;qui est sa parente, vous savez, et qui pouvait avoir
+quelques droits &agrave; l'h&eacute;ritage de feu le marquis. Eh! eh! pas si b&ecirc;te, ce
+M. de M&eacute;ricourt! je suppose, dis-je, que la dite Olympe ait l'id&eacute;e,
+spontan&eacute;e ou sugg&eacute;r&eacute;e, de prendre ladite photographie sous sa protection
+majestueuse, de la relever par son contact purificateur, de la pr&eacute;senter
+dans le monde....</p>
+
+<p>&mdash;Assez! assez! balbutiai-je avec d&eacute;couragement.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, assez! non pas, saperlotte! ce n'est pas assez, mon cher
+Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me leurrez d'esp&eacute;rances impossibles!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce votre avis? Gardez-le pour vous. Personne ne vous a consult&eacute;,
+pas vrai? Loin que ce soit assez, il faut encore qu'Olympe, d&eacute;j&agrave;
+plusieurs fois nomm&eacute;e, et image de la c&eacute;leste Providence, apr&egrave;s avoir
+nettoy&eacute; notre ange, fournisse une jolie petite dot par-dessus le march&eacute;.</p>
+
+<p>Cette fois, je me levai indign&eacute;. M. Louaisot me saisit le poignet au
+moment o&ugrave; je me dirigeais vers la porte.</p>
+
+<p>Cet homme a la force d'un b&oelig;uf. Je restai immobile comme si les deux
+moiti&eacute;s d'un &eacute;tau s'&eacute;taient referm&eacute;es sur mon bras.</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut, il le faut, il le faut! r&eacute;p&eacute;ta-t-il par trois fois. Non
+pas seulement pour vous, mais pour moi, pour nourrir l'affaire qui est
+en train de maigrir. Et d'ailleurs, croyez-moi, Mylord, l'auguste Olympe
+doit bien &ccedil;a &agrave; sa pauvre petite cousinette. Ce ne sera qu'un &agrave; compte....</p>
+
+<p>Mon regard l'interrogea. Il s'interrompit pour ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Ne t&acirc;chez jamais d'en savoir plus long que je n'en veux dire. C'est
+inutile. Ne songez qu'&agrave; votre propre cas. Vous l'aimez ou vous ne
+l'aimez pas, cette pauvre petiote....</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne! m'&eacute;criai-je. Si j'aime Jeanne!...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, tr&egrave;s bien! interrompit-il. &Ccedil;a suffit, je n'en doute pas, et
+c'est pour cela que je vous dis sans m&eacute;nager mes expressions: Votre
+h&eacute;sitation est b&ecirc;te comme tout. Pendant que vous h&eacute;sitez, qui sait si la
+pauvre petite ch&eacute;rie est &eacute;tendue bien &agrave; son aise sur un canap&eacute;
+enti&egrave;rement bourr&eacute; de feuilles de roses?</p>
+
+<p>Eh! Biribi! vous ne songiez plus &agrave; cela!...</p>
+
+<p>Son terrible regard &eacute;tait sur moi. Il m'entra dans le c&oelig;ur comme un
+couteau.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez o&ugrave; elle est! pronon&ccedil;ai-je avec effort.</p>
+
+<p>Il me regardait toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez qu'elle souffre!...</p>
+
+<p>Il haussa les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais tout, mon fr&egrave;re, pronon&ccedil;a-t-il durement. La question n'est pas
+l&agrave;. Voici la question: je vous vends moyennant trois mille francs, un
+moyen de forcer la marquise de Chambray....</p>
+
+<p>&mdash;De forcer! r&eacute;p&eacute;tai-je malgr&eacute; moi.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! &eacute;coutez donc, je ne suis pas sorcier au point de tordre une
+volont&eacute; sans serrer un peu son poignet ou sa gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Pour forcer, il faut menacer....</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; tous le moins, oui. Quelquefois, on est oblig&eacute; d'ex&eacute;cuter la menace.</p>
+
+<p>&mdash;Pour menacer, il faut savoir....</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a parait plausible, M. Thibaut. Aussi, je comptais vous apprendre....</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez que je voudrais p&eacute;n&eacute;trer dans la vie d'une femme!
+Acheter son secret!</p>
+
+<p>Je parlais avec une telle v&eacute;h&eacute;mence que ma voix se brisa dans ma gorge.</p>
+
+<p>M. Louaisot me contemplait avec un m&eacute;pris qui allait jusqu'&agrave;
+l'admiration.</p>
+
+<p>Il restait l&agrave; devant moi sans parler.</p>
+
+<p>Enfin, de lui quelque chose remua. Ce fut sa main qui souleva
+n&eacute;gligemment la pi&egrave;ce de proc&eacute;dure plac&eacute;e sur le portrait de Jeanne.</p>
+
+<p>Et il se mit &agrave; jouer avec la photographie, la faisant tourner et
+retourner entre ses doigts.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois mon cher M. Thibaut, reprit-il apr&egrave;s un assez long silence,
+que vous n'aimez pas cette enfant-l&agrave; comme je le croyais. Ceci vous
+regarde, et je ne vois plus, en d&eacute;finitive, pourquoi vous ne finiriez
+pas par vous entendre avec Madame votre m&egrave;re.</p>
+
+<p>Quant &agrave; moi vous me jugez mal parce que vous ne me connaissez pas. Dans
+la profession, jamais on ne trahit un secret, c'est la r&egrave;gle de
+conduite,&mdash;surtout pour trois mille mis&eacute;rables francs!</p>
+
+<p>Je puis avoir la fantaisie de vous servir. J'y puis avoir int&eacute;r&ecirc;t aussi.
+Je peux encore, suivant le penchant de ma nature espi&egrave;gle, ne pas
+r&eacute;sister au plaisir de faire une niche &agrave; une belle dame qui m'a trait&eacute;
+quelquefois peut-&ecirc;tre du haut de sa grandeur. &laquo;Mais elle est ma cliente.
+Son secret, mon cher Monsieur, repose dans ma poitrine comme au fond
+d'un cercueil. &laquo;Elle a plusieurs secrets, la magnifique cr&eacute;ature, un
+surtout, un gros. Vous le conna&icirc;trez peut-&ecirc;tre un jour, mais ce ne sera
+pas par moi.</p>
+
+<p>Je nourris les affaires, je ne les &eacute;trangle pas.</p>
+
+<p>Finissons: vous m'avez achet&eacute; pour trois mille francs de marchandise,
+reste &agrave; op&eacute;rer la livraison. J'y proc&egrave;de.</p>
+
+<p>Il prit sur son bureau une feuille de papier &agrave; lettre et y tra&ccedil;a
+lestement une ligne,&mdash;une seule.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, poursuivit-il en me tendant la feuille pli&eacute;e en quatre,
+vous ferez de ceci l'usage que bon vous semblera. Il vous est m&ecirc;me
+loisible de le jeter au feu sans l'ouvrir; vous ne m'en devrez pas moins
+les trois mille francs convenus.... Je suis attendu par une dame, vous ne
+m'en voudrez pas si je vous quitte. Au plaisir de vous revoir, mon cher
+M. Thibaut.</p>
+
+<p>Comme je n'avais pas avanc&eacute; la main pour prendre la feuille de papier
+pli&eacute;e en quatre, il la glissa sur mes genoux. Puis il me laissa seul.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 30</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien, suite du pr&eacute;c&eacute;dent.)</p>
+
+<p>J'ai dormi, cela ne m'a pas repos&eacute;. J'ai la fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>Je devrais placer ici, dans mon dossier, des pi&egrave;ces, selon leur num&eacute;ro
+d'ordre, car elles me sont parvenues hier, mais j'aime mieux achever mon
+r&eacute;cit sans le morceler.</p>
+
+<p>Quand M. Louaisot me quitta ainsi brusquement, je ne r&eacute;pondis pas &agrave; son
+salut et ne songeai m&ecirc;me point &agrave; me retirer.</p>
+
+<p>Tout ce qui m'avait &eacute;t&eacute; dit depuis deux grandes heures tourbillonnait
+autour de ma cervelle. L'impression que me laissait l'ensemble de
+l'entretien &eacute;tait mena&ccedil;ante &agrave; un point que je ne peux exprimer.</p>
+
+<p>Il me semblait que le regard affil&eacute; de cet homme pesait comme un
+couperet sur mon front. Il y laissait une sensation de plaie vive.</p>
+
+<p>Je restais assis &agrave; la m&ecirc;me place. J'avais encore sur mes genoux la
+feuille pli&eacute;e en quatre qu'il y avait pos&eacute;e. L'agenda, le prot&ecirc;t et la
+photographie avaient disparu: M. Louaisot les avait serr&eacute;s ensemble dans
+un tiroir fermant &agrave; cl&eacute;.</p>
+
+<p>Non seulement l'id&eacute;e de prendre connaissance de l'&eacute;crit de M. Louaisot
+ne m'&eacute;tait pas venue, mais je ne l'avais ni touch&eacute; ni m&ecirc;me regard&eacute;.</p>
+
+<p>Ce qui m'&eacute;veilla, ce fut la sonore chanson de la Normande qui avait
+entonn&eacute; le <i>Sire de Framboisy</i> dans l'antichambre, en battant le
+par-dessus de son ma&icirc;tre, &agrave; grand fracas.</p>
+
+<p>Concurremment avec le chant de P&eacute;lagie, mon oreille per&ccedil;ut alors le
+murmure d'une conversation vive et anim&eacute;e, mais qui tr&egrave;s certainement
+n'&eacute;tait pas une dispute.</p>
+
+<p>Elle ne ressemblait gu&egrave;re &agrave; mon entretien avec M. Louaisot: les
+r&eacute;pliques allaient et venaient comme un feu crois&eacute;.</p>
+
+<p>Cette conversation ne se tenait point dans la pi&egrave;ce voisine. Je devais
+&ecirc;tre s&eacute;par&eacute; des interlocuteurs par deux portes dont une restait
+entrouverte.</p>
+
+<p>Je ne distinguais, bien entendu, aucune des paroles prononc&eacute;es, mais le
+timbre des voix m'arrivait assez net.</p>
+
+<p>Il y avait un homme et une femme.</p>
+
+<p>Je savais que la femme &eacute;tait Olympe bien que son nom n'e&ucirc;t point &eacute;t&eacute;
+prononc&eacute;. La pens&eacute;e d'Olympe me ramena au papier qui &eacute;tait sur mes
+genoux.</p>
+
+<p>Je le pris. Je crois pouvoir affirmer que c'&eacute;tait pour le jeter au feu.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas de feu dans la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>En toute ma vie je n'avais jamais song&eacute; &agrave; Olympe sans &eacute;prouver un
+sentiment d'admiration et de respect, auquel se m&ecirc;lait une part de
+sinc&egrave;re affection.</p>
+
+<p>Je la consid&eacute;rais comme une cr&eacute;ature charmante, hautement accomplie,
+bonne, spirituelle, heureuse autant qu'on peut l'&ecirc;tre ici-bas et
+m&eacute;ritant tout ce bonheur.</p>
+
+<p>Si quelque chose m'&eacute;loignait d'elle un peu c'&eacute;tait son incontestable
+sup&eacute;riorit&eacute; sur moi. Je me sentais, en v&eacute;rit&eacute;, par trop au-dessous
+d'elle.</p>
+
+<p>Tu sais bien, Geoffroy, j'&eacute;tais un gar&ccedil;on honorable, et je le suis
+encore. Je crois que je le suis, malgr&eacute; la conduite que je tins &agrave; dater
+pr&eacute;cis&eacute;ment de cette heure qui commen&ccedil;a ma mis&egrave;re.</p>
+
+<p>Ma vraie mis&egrave;re, Geoffroy, car, avant cette heure, je ne faisais que
+souffrir.</p>
+
+<p>Et depuis cette heure, le remords est dans ma souffrance.</p>
+
+<p>Le remords! Et pourquoi! Quel mal pouvait-il y avoir &agrave; d&eacute;plier ce
+papier?</p>
+
+<p>Ce sont bien l&agrave; ces l&acirc;ches questions qui entament un caract&egrave;re!</p>
+
+<p>Je voudrais tout rejeter sur la maladie de mon cerveau; et peut-&ecirc;tre en
+aurais-je le droit, selon le monde, mais au-dedans de moi un reproche
+s'&eacute;l&egrave;ve que je ne puis pas &eacute;touffer.</p>
+
+<p>Geoffroy, j'ai mal fait....</p>
+
+<p>Je vais te dire: mon regard &eacute;tait fix&eacute; sur le bureau, &agrave; la place m&ecirc;me o&ugrave;
+souriait nagu&egrave;re le portrait de ma pauvre petite Jeanne.</p>
+
+<p>J'entendis rire M. Louaisot, et Olympe &eacute;leva la voix comme pour
+ordonner.</p>
+
+<p>Je savais que c'&eacute;tait elle qui avait offert trois mille francs &agrave; M.
+Louaisot pour conna&icirc;tre la retraite de Jeanne.</p>
+
+<p>Je le savais, je le sentais: elle &eacute;tait l'ennemie de Jeanne.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s tout, ce n'&eacute;tait pas pour moi que je combattais. J'&eacute;tais charg&eacute; de
+d&eacute;fendre Jeanne. Sa m&egrave;re m'avait appel&eacute; &agrave; son lit de mort.</p>
+
+<p>Et Jeanne avait-elle au monde un autre d&eacute;fenseur que moi?</p>
+
+<p>Ah! Geoffroy, Geoffroy, je plaide ma cause. Comment me jugeras-tu?</p>
+
+<p>Car j'ouvris le pli malgr&eacute; mes mains qui tremblaient et malgr&eacute; la voix
+qui disait au-dedans de moi: tu fais mal.</p>
+
+<p>La ligne trac&eacute;e par M. Louaisot &eacute;tait ainsi: <i>Dites-lui seulement: je
+sais l'histoire du codicille....</i></p>
+
+<p>&Agrave; peine mon regard eut-il effleur&eacute; ces mots que le papier, froiss&eacute; avec
+honte, puis d&eacute;chir&eacute; en pi&egrave;ces, &eacute;parpillait ses morceaux sur le parquet.
+Il e&ucirc;t fallut agir ainsi quelques secondes auparavant. Maintenant, il
+&eacute;tait trop tard. On peut d&eacute;truire la page d&eacute;positaire d'une pens&eacute;e, on
+ne peut pas d&eacute;truire la pens&eacute;e.</p>
+
+<p>J'avais lu. Les mots &eacute;taient imprim&eacute;s dans mon souvenir.</p>
+
+<p>Ces mots insignifiants, ces mots, jet&eacute;s peut-&ecirc;tre au hasard, ils
+vivaient d&eacute;sormais en moi, ineffa&ccedil;ables.</p>
+
+<p>Je <i>sais l'histoire du codicille</i>! c'&eacute;tait bien la forme consacr&eacute;e du
+talisman. Cela ressemblait au &laquo;S&eacute;same, ouvre-toi&raquo; des contes arabes. Il
+y avait l&agrave; un myst&egrave;re qui &eacute;tait une menace, une cl&eacute;, une arme.</p>
+
+<p>La seule id&eacute;e de me placer en face d'Olympe, l'amie de ma famille, la
+compagne de mon enfance, avec cette arme dans la main, fit monter le
+rouge de l'humiliation &agrave; mon front. Jamais, oh! certes, jamais je ne
+devais me servir de cette arme!</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, excuse, dit la haute et intelligible voix de P&eacute;lagie qui
+venait de pousser la porte d'entr&eacute;e d'un bon coup de pied, si &ccedil;a ne vous
+d&eacute;rangeait pas dans vos paten&ocirc;tres&mdash;car vous parlez tout seul et c'est
+dr&ocirc;le, &agrave; votre &acirc;ge&mdash;je balaierais &agrave; fond le bureau du patron. C'est mon
+jour.</p>
+
+<p>Je pris mon chapeau avec pr&eacute;cipitation. P&eacute;lagie &eacute;tait debout sur le
+seuil, tenant son balai comme une lance. Elle s'effa&ccedil;a militairement
+pour me laisser passer et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il n'y a rien pour le vent de la porte qui a d&eacute;rang&eacute; le papier
+plac&eacute; sur le portrait de la petiote?</p>
+
+<p>Je m'arr&ecirc;tai court, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;La princesse qui est l&agrave; dans le boudoir ne viendrait jamais sans
+cracher au bassinet. &Ccedil;a se doit.</p>
+
+<p>Elle baisa en riant la pi&egrave;ce de monnaie que je lui mis dans la main.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, bel homme, me dit-elle, on s'int&eacute;resse &agrave; vous. Je mettrai &ccedil;a de
+c&ocirc;t&eacute; comme un sou perc&eacute;, parce que l'argent de joli gar&ccedil;on, &ccedil;a porte
+bonheur. Comme vous prendriez vos jambes &agrave; votre cou, si vous saviez ce
+qui vous attend &agrave; votre h&ocirc;tel!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 31</h4>
+
+<p class="center">(Charmante petite &eacute;criture de fillette. Sign&eacute;e &laquo;Jeanne&raquo; tout court.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Thibaut, juge, etc., &agrave; Yvetot:</i> &laquo;Pri&egrave;re de faire suivre en cas
+d'absence.&raquo;</p>
+
+<p>(Sans indication du lieu de d&eacute;part.)</p>
+
+<p>7 juillet 1865.</p>
+
+<p>Monsieur et bon ami.</p>
+
+<p>J'esp&egrave;re que ma bien-aim&eacute;e m&egrave;re est heureuse aux pieds de Dieu, mais je
+suis bien seule depuis qu'elle m'a quitt&eacute;e, et ses conseils me manquent
+&agrave; ce point que je ne sais plus ni que dire, ni que faire.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre m'aurait-elle bl&acirc;m&eacute;e de vous &eacute;crire, et pourtant votre nom
+&eacute;tait sur ses l&egrave;vres, &agrave; l'heure o&ugrave; elle m'a dit au revoir pour un monde
+meilleur, et je suis bien s&ucirc;re de l'avoir entendu dans son dernier
+baiser.</p>
+
+<p>Elle vous aimait tant! Je crois bien qu'elle ne sera pas f&acirc;ch&eacute;e contre
+moi, si elle me voit. Elle avait confiance en vous et je ne peux gu&egrave;re
+m'adresser &agrave; un autre que vous.</p>
+
+<p>Comment vais-je commencer, cependant? Je ne sais pas o&ugrave; je suis. Et
+quelles paroles employer, puisque j'ai &agrave; vous dire que vous &ecirc;tes la
+cause bien innocente de ma captivit&eacute; inexplicable!</p>
+
+<p>Je suis maintenant &agrave; peu pr&egrave;s certaine que la lettre n'&eacute;tait pas de
+vous: la lettre qui m'a mise hors du couvent de la Sainte-Esp&eacute;rance. De
+qui est-elle? Ma m&egrave;re avait des ennemis, puisqu'elle recevait des
+lettres qui l'ont tu&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais je ne connaissais aucun de ces ennemis.</p>
+
+<p>Et la lettre ne peut &ecirc;tre d'un ami, puisqu'elle n'est pas de vous. Je
+l'ai gard&eacute;e, je vous la montrerai, si je dois avoir jamais le bonheur de
+vous revoir.</p>
+
+<p>Assur&eacute;ment, je n'aurais pas d&ucirc; ajouter foi &agrave; cette lettre, ni surtout
+ob&eacute;ir &agrave; ses prescriptions. Il y avait l&agrave;-dedans trop de choses qui
+n'&eacute;taient pas vous.</p>
+
+<p>Mais j'ai cru &agrave; ma joie, c'est ma joie qui m'a tromp&eacute;e. Ma joie m'avait
+rendue folle.</p>
+
+<p>Est-ce qu'un pareil bonheur serait possible?</p>
+
+<p>Il est au-dessus de mes forces de vous r&eacute;p&eacute;ter ce qu'il y avait dans
+cette lettre, mais je dois vous dire, pour mon excuse, qu'elle me
+parlait de M<sup>me</sup> Thibaut, votre m&egrave;re....</p>
+
+<p>C'est ce nom respect&eacute; qui m'a d&eacute;cid&eacute;e.</p>
+
+<p>Une fois d&eacute;cid&eacute;e, j'ai accompli r&eacute;solument tout ce que vous
+m'ordonniez... tout ce que la lettre, du moins, m'ordonnait de faire.</p>
+
+<p>J'ai confiance en vous, Lucien, je ne crois qu'en vous ici-bas: comment
+aurais-je pu d&eacute;sob&eacute;ir &agrave; un ordre qui me venait de vous?</p>
+
+<p>Je ne me d&eacute;plaisais pas tout &agrave; fait chez les Dames de la
+Sainte-Esp&eacute;rance. Ce sont des personnes calmes et douces, un peu
+froides, m&ecirc;me un peu s&eacute;v&egrave;res, mais leur aust&eacute;rit&eacute; convenait justement &agrave;
+ma mortelle tristesse.</p>
+
+<p>Je ne me plaignais de rien, m&ecirc;me au fond de mon c&oelig;ur. Je vivais en
+moi-m&ecirc;me. J'&eacute;tais avec ma m&egrave;re&mdash;et avec vous.</p>
+
+<p>Je savais, on me l'avait dit tout de suite, que ma pension &eacute;tait pay&eacute;e
+par ma cousine Olympe. Cela m'inspirait beaucoup de reconnaissance, et
+peut-&ecirc;tre aussi un peu de chagrin. Je ne pourrais expliquer ce dernier
+sentiment que je me reprochais &agrave; moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Maintenant, pour vous apprendre le reste, il faut bien que je fasse
+comme si la lettre &eacute;tait de vous. Pardonnez-moi. Vous &ecirc;tes la bont&eacute; m&ecirc;me
+et vous me jugerez sans rudesse.</p>
+
+<p>En quittant le couvent, je me suis rendue tout de suite &agrave; l'endroit que
+vous m'aviez indiqu&eacute;. Est-il besoin d'ajouter que vous n'y &eacute;tiez pas?</p>
+
+<p>Mais il y avait quelqu'un &agrave; m'attendre. Je fus re&ccedil;ue par une femme jeune
+encore, tr&egrave;s forte de taille et d'un joyeux caract&egrave;re qui se dit envoy&eacute;e
+par vous.</p>
+
+<p>Tout de suite, je me dis ce doit &ecirc;tre une bonne fermi&egrave;re des environs
+d'Yvetot.</p>
+
+<p>Elle portait le costume des Cauchoises.</p>
+
+<p>Je fus attrist&eacute;e par votre absence, mais rien de vous ne peut me
+blesser. Je ne conservais encore aucun soup&ccedil;on. Je pris mon repas avec
+cette femme. Nos m&eacute;tay&egrave;res mangent et boivent bien quand elles ont
+l'occasion. Je ne m'&eacute;tonnai ni de son app&eacute;tit ni de sa soif. Apr&egrave;s le
+d&icirc;ner, sa gaiet&eacute; avait redoubl&eacute;. Elle se mit &agrave; chanter des chansons qui
+n'&eacute;taient pas toutes de Normandie.</p>
+
+<p>Je fus un peu choqu&eacute;e par certaines de ces chansons et aussi par
+quelques plaisanteries. Elle le vit et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;On est habitu&eacute; au cidre chez nous, et peut-&ecirc;tre que le vin de par ici
+aura tap&eacute; sous ma coiffe.</p>
+
+<p>La chambre d'auberge &eacute;tait &agrave; deux lits. Elle ronfla dans l'un, je
+veillai dans l'autre.</p>
+
+<p>Et quand je m'endormis, &agrave; la fin, je fis de beaux r&ecirc;ves.</p>
+
+<p>Le lendemain, en s'&eacute;veillant, elle mit sur mon lit des v&ecirc;tements qui
+n'&eacute;taient pas les miens, donnant pour pr&eacute;texte que je devais &eacute;viter
+d'&ecirc;tre reconnue.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait plausible. Les v&ecirc;tements me semblaient pourtant d'une &eacute;l&eacute;gance
+un peu trop parisienne.</p>
+
+<p>D&egrave;s que je fus habill&eacute;e, nous sort&icirc;mes. Je lui demandai o&ugrave; nous allions;
+elle me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Chez Nadar. Quand ma pauvre m&egrave;re se promenait encore, j'avais regard&eacute;
+souvent avec envie la devanture de ce palais, o&ugrave; travaille le c&eacute;l&egrave;bre
+photographe. Je me souvenais du d&eacute;sir que vous aviez de poss&eacute;der mon
+portrait. Mais nous &eacute;tions si pauvres!</p>
+
+<p>Quoique je n'eusse manifest&eacute; aucune surprise, la m&eacute;tay&egrave;re me dit en
+forme d'explication:</p>
+
+<p>&mdash;C'est la maman &agrave; M. Thibaut qui veut comme &ccedil;a qu'on lui envoie par la
+poste la frimousse de sa future belle-fille. Ma main a trembl&eacute;, Lucien,
+en tra&ccedil;ant ce dernier mot.</p>
+
+<p>La fermi&egrave;re l'avait prononc&eacute; avec un bon gros rire.</p>
+
+<p>Je posai en souriant, car je pensais &agrave; vous. Le premier clich&eacute; r&eacute;ussit.
+Ce fut la fermi&egrave;re qui passa au bureau, et je n'entendis pas l'adresse
+qu'elle donna pour qu'on y envoy&acirc;t les &eacute;preuves.</p>
+
+<p>Je n'ai plus jamais entendu parler de cela.</p>
+
+<p>En sortant de chez Nadar, nous pr&icirc;mes une voiture sur le boulevard, et
+la m&eacute;tay&egrave;re en ferma les stores, toujours par pr&eacute;caution, apr&egrave;s avoir
+parl&eacute; bas au cocher.</p>
+
+<p>Nous part&icirc;mes aussit&ocirc;t et nous sort&icirc;mes de Paris. La voiture roula
+plusieurs heures sans s'arr&ecirc;ter. Nous d&icirc;n&acirc;mes dans un village. Quand la
+fermi&egrave;re se fut &laquo;mis sa bouteille dans le coffre&raquo;, comme elle disait,
+elle redevint aussi gaie que la veille et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tout &ccedil;a finira joliment bien, vous verrez, mais M. Thibaut a des
+mesures &agrave; prendre. On agit dans votre int&eacute;r&ecirc;t. Dormez tranquille.</p>
+
+<p>Et en effet, aussit&ocirc;t remont&eacute;e en voiture, je me sentis prise d'un
+assoupissement irr&eacute;sistible. J'avais mang&eacute; tr&egrave;s peu pourtant, et c'est &agrave;
+peine si le vin tremp&eacute; d'eau de mon verre avait touch&eacute; mes l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Je dormis jusqu'&agrave; la nuit tomb&eacute;e, o&ugrave; il me sembla que nous entrions dans
+une ville. Je voyais vaguement beaucoup de lumi&egrave;res et j'entendais les
+roues sonner sur le pav&eacute;.</p>
+
+<p>&Agrave; en juger par le temps qu'avait dur&eacute; notre voyage, nous devions &ecirc;tre
+d&eacute;j&agrave; bien &eacute;loign&eacute;es de Paris. Je songeai &agrave; Rouen, qui est sur la route
+de chez nous....</p>
+
+<p>Je ne m'&eacute;veillai v&eacute;ritablement qu'apr&egrave;s &ecirc;tre sortie de la voiture.</p>
+
+<p>On m'avait port&eacute;e dans une all&eacute;e qui n'&eacute;tait pas large. Je voyais
+beaucoup de clart&eacute; derri&egrave;re moi: dans la rue, sans doute.</p>
+
+<p>Le trouble de mes sens &eacute;tait si complet que ce moment m'a laiss&eacute; de tr&egrave;s
+vagues souvenirs.</p>
+
+<p>Un homme, qui n'&eacute;tait pas le cocher, aida la fermi&egrave;re &agrave; me faire monter
+un escalier cir&eacute; et &eacute;clair&eacute; comme ceux de Paris.</p>
+
+<p>Une porte &eacute;tait toute ouverte au haut de l'escalier. Nous entr&acirc;mes, la
+m&eacute;tay&egrave;re, l'homme et moi.</p>
+
+<p>L'homme disparut &agrave; l'int&eacute;rieur de la maison. Dans mes souvenirs, il est
+v&ecirc;tu d'une robe de chambre &agrave; ramages et porte des lunettes. Je ne l'ai
+plus revu.</p>
+
+<p>Je fus tout de suite introduite par la m&eacute;tay&egrave;re dans ma chambre
+actuelle, que je n'ai point quitt&eacute;e depuis lors.</p>
+
+<p>C'est une cellule assez propre dont la petite fen&ecirc;tre &agrave; jalousies ne
+voit rien, sinon un coin du ciel, par-dessus des toitures et des tuyaux
+de chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>En montant sur une chaise pour me pencher au-dessus de la garde en
+treillage de fer qui coupe ma crois&eacute;e &agrave; la hauteur de mon menton, j'ai
+pu apercevoir, non pas une cour, mais un passage vitr&eacute; qui s'illumine le
+soir.</p>
+
+<p>La poussi&egrave;re, qui est coll&eacute;e en couche &eacute;paisse sur les vitres, m'emp&ecirc;che
+de bien distinguer au travers, mais le soir, je vois passer des
+quantit&eacute;s de silhouettes, et il me semble que ce doit &ecirc;tre une galerie
+comme celle des Panoramas.</p>
+
+<p>Je suis l&agrave; depuis cinq longs jours.</p>
+
+<p>Il me serait impossible de vous indiquer o&ugrave; est situ&eacute;e la maison; mais
+j'ai abandonn&eacute; l'id&eacute;e de Rouen. Les bruits durent jusqu'&agrave; deux heures du
+matin, et j'ai bien cru reconna&icirc;tre le grand mouvement de Paris. Les
+voitures roulent sans rel&acirc;che.</p>
+
+<p>Une fois j'ai entendu de l'autre c&ocirc;t&eacute; de ma porte la voix de basse
+taille de l'homme qui a aid&eacute; la m&eacute;tay&egrave;re &agrave; me faire monter; mais il a
+pass&eacute; sans entrer.</p>
+
+<p>Je suis servie par la m&eacute;tay&egrave;re elle-m&ecirc;me, que j'appelle toujours ainsi,
+mais qui doit &ecirc;tre une servante. Je ne vois qu'elle.</p>
+
+<p>Elle me parle encore de vous quelquefois, comme par mani&egrave;re d'acquit. Je
+n'y crois plus.</p>
+
+<p>Je ne suis pas mal trait&eacute;e, mais je suis prisonni&egrave;re. Ce ne peut &ecirc;tre
+par votre ordre.</p>
+
+<p>Ma lettre n'a pas d'autre but que de vous informer de cette situation
+extraordinaire. Si je parviens &agrave; vous la faire remettre, votre c&oelig;ur
+vous dictera la conduite &agrave; tenir.</p>
+
+<p>Mon moyen pour arriver l&agrave; est bien chanceux.</p>
+
+<p>Ma lettre doit subir un examen pr&eacute;alable auquel j'ai consenti; je ne
+puis rien vous dire de plus, sinon que je reste votre amie bien d&eacute;vou&eacute;e.</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Le papier gardait en plusieurs endroits des traces
+de larmes. &Agrave; la signature qui ne portait que le nom de Jeanne, Lucien
+avait ajout&eacute; de sa main: &laquo;P&eacute;ry&raquo;.</p>
+
+<p>Le num&eacute;ro suivant avait cette mention, &eacute;galement de la main de Lucien:
+&laquo;La pr&eacute;sente pi&egrave;ce, qui est ma pr&eacute;tendue lettre, ne me fut remise que
+plus tard et par Jeanne elle-m&ecirc;me. C'est un faux.&raquo;</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 31 bis</h4>
+
+<p>(&Eacute;criture imitant assez habilement celle de L. Thibaut. Signature du
+m&ecirc;me, &eacute;galement contrefaite.)</p>
+
+<p>Paris, 1<sup>er</sup> juillet 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry de Marannes, pensionnaire, au couvent de la
+Sainte-Esp&eacute;rance, en ville.</i></p>
+
+<p>Mademoiselle,</p>
+
+<p>Dans les termes o&ugrave; nous sommes ensemble, je me crois autoris&eacute; &agrave; vous
+&eacute;crire la pr&eacute;sente. J'ai trop d'honn&ecirc;tet&eacute; pour saisir l'occasion de vous
+y glisser un mot de tendresse, et vous me tiendrez bon compte de cette
+r&eacute;serve qui co&ucirc;te &agrave; mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Voici l'expos&eacute; sinc&egrave;re de la question: Nous n'&eacute;tions s&eacute;par&eacute;s que par les
+pr&eacute;jug&eacute;s de ma respectable m&egrave;re, laquelle mettait obstacle &agrave; nos projets
+d'union dans l'int&eacute;r&ecirc;t de mon avenir.</p>
+
+<p>Vous serez bien aise d'apprendre, Mademoiselle, que mes larmes et mes
+pri&egrave;res ont enfin fl&eacute;chi l'ent&ecirc;tement de cette tendre m&egrave;re qui consent &agrave;
+faire le bonheur de son fils.</p>
+
+<p>Si donc, comme je l'esp&egrave;re, vous &ecirc;tes toujours, dans les m&ecirc;mes
+intentions qu'autrefois, Mademoiselle et ch&egrave;re fianc&eacute;e, je vous prierais
+instamment, aussit&ocirc;t la pr&eacute;sente re&ccedil;ue, de quitter la maison o&ugrave; vous
+&ecirc;tes pour le moment, et de venir me trouver &agrave; l'h&ocirc;tel de Beauvais, rue
+Legendre, aux Batignolles, o&ugrave; je vous attendrai demain, sur la brune.</p>
+
+<p>Une voiture vous conduira dans les bras de celle qui vous appellera
+bient&ocirc;t sa fille.</p>
+
+<p>Je ne vous en marque pas davantage pour le moment, car mon impatience
+paralyse ma plume, et je me borne &agrave; vous exprimer que mon sentiment et
+ma tendre affection ne font que cro&icirc;tre naturellement par la
+circonstance.</p>
+
+<p>Croyez-moi bien toujours, je vous prie.</p>
+
+<p>Votre fianc&eacute; fid&egrave;le,</p>
+
+<p>Lucien Thibaut.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;Veuillez ne pas vous &eacute;tonner de quelques expressions &eacute;chapp&eacute;es
+&agrave; mon ardeur, et quant &agrave; la pr&eacute;caution de quitter le couvent
+brusquement, sans rien dire &agrave; personne, croyez qu'elle est dans
+l'int&eacute;r&ecirc;t bien entendu de votre s&eacute;curit&eacute;, comme cela vous sera expliqu&eacute;
+au long, h&ocirc;tel de Beauvais.</p>
+
+<p><i>Ici, nouvelle mention de la main de Lucien:</i></p>
+
+<p>Jeanne &eacute;tait alors une v&eacute;ritable enfant, une pauvre ch&egrave;re enfant sans
+d&eacute;fense ni exp&eacute;rience. Il n'y avait pas plus de quinze jours qu'elle
+avait perdu son abri: l'aile de sa m&egrave;re. Et, pourtant, je ne peux pas le
+cacher: Au premier abord, je lui en voulus de s'&ecirc;tre laiss&eacute;e prendre &agrave;
+un pi&egrave;ge aussi grossier. D'autant que, pour tomber dans ce pi&egrave;ge, il lui
+avait fallu me croire capable d'&eacute;crire une lettre pareille.</p>
+
+<p>La personne qui avait imit&eacute; ma signature, me regardant comme un idiot,
+avait cru faire preuve d'adresse en me pr&ecirc;tant ces platitudes. Mais
+Jeanne!...</p>
+
+<p><i>Autre mention, &eacute;galement de Lucien:</i></p>
+
+<p>Je place &agrave; cet ordre l'envoi que je re&ccedil;us pendant que j'&eacute;crivais ma
+derni&egrave;re lettre &agrave; Geoffroy. J'en avais recul&eacute; le classement pour ne
+point interrompre le r&eacute;cit de mon entrevue avec M. Louaisot de
+M&eacute;ricourt.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 32</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme, &eacute;criture assez courante, inconnue, et ne ressemblant point aux
+autres lettres sans signature. Seconde feuille d'une lettre pli&eacute;e en
+deux&mdash;la premi&egrave;re feuille manque; papier froiss&eacute; et macul&eacute;, mais tr&egrave;s
+beau. Aucune marque de lieu de d&eacute;part, aucune adresse: un simple
+fragment commen&ccedil;ant au beau milieu d'une phrase:)</p>
+
+<p>...assez bien profit&eacute; de vos le&ccedil;ons: J'&eacute;cris maintenant aussi lestement
+de la main gauche que de la main droite.</p>
+
+<p>Vous m'avez donn&eacute; ce talent-l&agrave; avec tous mes autres talents. Je vous
+hais. Sans vous, j'aurais &eacute;t&eacute; ignorante et bonne. Si le monde pouvait
+savoir que je poss&egrave;de, moi, et que vous m'avez donn&eacute;, vous (!!!), des
+talents de faussaire!</p>
+
+<p>Et tant d'autres habilet&eacute;s redoutables!</p>
+
+<p>Vous voulez vous arr&ecirc;ter maintenant, vous dites que je vous traite en
+esclave, vous parlez de mes exigences! Vous vous moquez, n'est-ce pas?
+ou vous &ecirc;tes fou.</p>
+
+<p>Vous arr&ecirc;ter! Avez-vous donc oubli&eacute; l'histoire de cet homme qui avait
+une jeune fille &agrave; sa garde, qui &eacute;tait presque son p&egrave;re, tant elle le
+respectait pieusement, et qui entra une fois, la nuit, dans la chambre
+de l'enfant?...</p>
+
+<p>Vous &ecirc;tes le diable, mon bon. Vous n'aviez m&ecirc;me pas d'amour!</p>
+
+<p>Il est vrai que vous donn&acirc;tes en &eacute;change &agrave; la jeune fille la science de
+la vie magnifique et compl&egrave;te. Vous soulev&acirc;tes pour elle, vous
+d&eacute;chir&acirc;tes le voile qui recouvre les hypocrisies humaines. Ah! vous ne
+gard&acirc;tes rien pour vous, j'en conviens. Ce fut &agrave; pleines mains que vous
+vers&acirc;tes dans ce c&oelig;ur enfant le pr&eacute;cieux poison de votre c&oelig;ur vieilli.</p>
+
+<p>Avec la mani&egrave;re de l'employer, c'est encore vrai.</p>
+
+<p>L'enfant fut convertie &agrave; votre religion des apparences et des
+convenances. Elle eut un s&eacute;pulcre au-dedans de la poitrine, mais un
+s&eacute;pulcre blanchi.</p>
+
+<p>Et vous voulez vous arr&ecirc;ter! Pourquoi? un crime de plus, bien &eacute;tabli,
+combin&eacute; selon l'art des philosophes, g&acirc;te-t-il la convenance ou
+g&ecirc;ne-t-il l'apparence?</p>
+
+<p>Il me d&eacute;pla&icirc;t d'&ecirc;tre la premi&egrave;re dans un trou. Je veux Paris, mais non
+pas pour y &ecirc;tre la seconde.</p>
+
+<p>Partout la premi&egrave;re!</p>
+
+<p>Combien faut-il pour payer cette place? Vous m'avez montr&eacute; vous-m&ecirc;me le
+chemin o&ugrave; sont les richesses entass&eacute;es. J'irai, je le veux. Le prix
+qu'il faudra mettre, je le mettrai.</p>
+
+<p>Je serai reine, je jouirai un jour. Je m'ennuierai le lendemain
+qu'importe!</p>
+
+<p>Venez me voir, il est temps. Hier, j'ai cru que mon c&oelig;ur allait
+ressusciter.</p>
+
+<p>O&ugrave; conduit votre dogme, pr&ecirc;tre de Satan convenable? Je mourrai, vous
+aussi, et apr&egrave;s? Le n&eacute;ant? C'est vraisemblable, mais glac&eacute;. Je
+m'ennuie....</p>
+
+<p>Oui, j'ai revu ce pauvre gar&ccedil;on, candeur splendide! Je ne sais pas si je
+l'aime; mais s'il m'aimait, je croirais en Dieu.</p>
+
+<p>Je ne puis me sauver de Dieu qu'en marchant; ne me dites jamais de
+m'arr&ecirc;ter. Venez, je veux vous voir.</p>
+
+<p>Il y a une besogne horrible &agrave; faire et des apparences &agrave; mettre dessus.
+Venez!</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;&Agrave; cette feuille &eacute;tait coll&eacute; un petit carr&eacute; de
+papier &eacute;colier, portant quelques lignes dont l'&eacute;criture rappelait celle
+de deux ou trois lettres anonymes d&eacute;j&agrave; lues.</p>
+
+<p>Il avait d&ucirc; servir d'envoi &agrave; la pi&egrave;ce qui pr&eacute;c&egrave;de. Il &eacute;tait ainsi con&ccedil;u:</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 32 bis</h4>
+
+<p>(Sans mention d'aucune sorte.)</p>
+
+<p>Devine devinaille!</p>
+
+<p>Le mignon morceau qui pr&eacute;c&egrave;de &eacute;tait adress&eacute; au plus v&eacute;n&eacute;r&eacute; des hommes
+par la plus respect&eacute;e des femmes.</p>
+
+<p>Et jolie, et propre, et gant&eacute;e!</p>
+
+<p>O&ugrave; mettre le pied, dites donc, pour ne pas marcher sur les coquines et
+les coquins?</p>
+
+<p>Devine devinaille!</p>
+
+<p>Ce morceau friand a &eacute;t&eacute; trouv&eacute; &agrave; Yvetot (Seine-Inf&eacute;rieure), patrie du
+roi de ce nom, de M. Lucien Thibaut et d'autres personnages &eacute;minents,
+dans le petit vestiaire o&ugrave; MM. les membres du tribunal de premi&egrave;re
+instance ont l'habitude de changer leur habit de ville contre la
+toge&mdash;et r&eacute;ciproquement.</p>
+
+<p>Devine devinaille!</p>
+
+<p>Les juges apprennent, &agrave; l'us&eacute;, l'art de mettre en perce les probl&egrave;mes
+les plus impossibles. Vous &ecirc;tes juge. Quel est celui de vos honor&eacute;s
+coll&egrave;gues qui a pu perdre ce chiffon-l&agrave;?</p>
+
+<p>Allez-y, M. Thibaut.</p>
+
+<p>Devine devinaille!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 33</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M. Ferrand, pr&eacute;sident du tribunal civil d'Yvetot.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Lucien Thibaut, juge, etc., &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Yvetot, 8 juillet 65.</p>
+
+<p>Mon cher et jeune coll&egrave;gue.</p>
+
+<p>Un peu jeune, en effet, d&eacute;cid&eacute;ment, &agrave; ce qu'il para&icirc;t.</p>
+
+<p>Que faites-vous &agrave; Paris? Rien de bon, r&eacute;pond votre ch&egrave;re m&egrave;re. Vos
+aimables s&oelig;urs, rectifiant l'appr&eacute;ciation maternelle, pr&eacute;tendent que
+vous y faites beaucoup de mal, surtout &agrave; vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Notre profession exige une tout autre tenue. Les plus fous d'entre nous
+ont abandonn&eacute; la vie de polichinelle en payant le dernier terme de leur
+chambre d'&eacute;tudiant.</p>
+
+<p>Notre esprit de corps est la gravit&eacute;.</p>
+
+<p>Certes, je ne demande pas qu'un jeune magistrat s'enveloppe jusqu'au cou
+dans un manteau de puritanisme, encore moins qu'il pousse l'affectation
+de la vertu jusqu'&agrave; l'hypocrisie.</p>
+
+<p>Je hais l'hypocrisie.</p>
+
+<p>Mais il y a un milieu, et mon devoir est de vous dire que tout ce qui
+porte la robe &agrave; Yvetot manifeste tout haut son &eacute;tonnement de votre
+absence prolong&eacute;e.</p>
+
+<p>L'autre jour, M. Pivert, notre substitut&mdash;un gar&ccedil;on d'avenir,
+celui-l&agrave;,&mdash;demandait si quelque loi nouvelle, &agrave; lui inconnue, autorisait
+ainsi les juges de premi&egrave;re instance &agrave; faire l'&eacute;cole buissonni&egrave;re.</p>
+
+<p>Vous comprenez, je le suppose, mon jeune ami, que je prends avec vous ce
+ton l&eacute;ger pour rendre la le&ccedil;on moins am&egrave;re. Je suis &agrave; cent lieues
+d'avoir l'intention de vous d&eacute;sobliger.</p>
+
+<p>Cela va m&ecirc;me si loin que je m'abstiendrai de vous dire quels
+d&eacute;sagr&eacute;ments pourraient r&eacute;sulter pour vous d'une prolongation de s&eacute;jour
+&agrave; Paris, et je vous serre la main sans diminution aucune de
+bienveillance ni d'amiti&eacute;.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 34</h4>
+
+<p class="center">(Sur papier timbr&eacute;. Extrait.)</p>
+
+<p>Copie d'une requ&ecirc;te, &agrave; fin de perquisition, adress&eacute;e par M. Lucien
+Thibaut &agrave; MM. les pr&eacute;sident et juges du tribunal de premi&egrave;re instance de
+la Seine, fond&eacute;e sur l'articulation de ce fait que la demoiselle
+Jeanne-Marguerite-Marie P&eacute;ry de Marannes, fille mineure, &acirc;g&eacute;e de
+dix-huit ans, serait retenue en charte priv&eacute;e et contre sa volont&eacute;, au
+domicile du sieur Louaisot de M&eacute;ricourt, agent d'affaires, tenant bureau
+de renseignements, rue Vivienne, passage Colbert, &agrave; Paris, lequel
+Louaisot n'est ni le parent, ni le tuteur, ni le mandataire des parents
+ou tuteur de ladite demoiselle Jeanne P&eacute;ry.&mdash;Enregistr&eacute;.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 35</h4>
+
+<p class="center">(Papier timbr&eacute;. Extrait.)</p>
+
+<p>Mandat de perquisition aux fins de la requ&ecirc;te ci-dessus, d&eacute;livr&eacute; &agrave; M. le
+commissaire de police du quartier de la Bourse.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 36</h4>
+
+<p class="center">(Sur papier timbr&eacute;. Extrait.)</p>
+
+<p>Copie du proc&egrave;s-verbal de la perquisition op&eacute;r&eacute;e par M. Blondet,
+officier de paix, d&eacute;l&eacute;gu&eacute; par M. le commissaire de police du quartier de
+la Bourse, au domicile sus-indiqu&eacute;, constatant que ledit M. Blondet n'a
+trouv&eacute; audit domicile ni la demoiselle Jeanne P&eacute;ry, ni aucune trace de
+son s&eacute;jour ou passage.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 36 bis</h4>
+
+<p>(Annex&eacute; au pr&eacute;c&eacute;dent. Papier timbr&eacute;. Extrait.)</p>
+
+<p>Protestation du sieur Louaisot de M&eacute;ricourt, d&eacute;clarant qu'il ne
+conna&icirc;t et n'a jamais connu la demoiselle P&eacute;ry de Marannes
+(Jeanne-Marguerite-Marie) et subsidiairement qu'il entend se pourvoir
+par toutes voies de droit contre le requ&eacute;rant pour violation de
+domicile. Enregistr&eacute;.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 37</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme. &Eacute;criture d&eacute;guis&eacute;e. Sans date ni autre indication.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, juge en rupture de ban, &agrave; Paris</i></p>
+
+<p><i>Parenth&egrave;se de la main de Lucien:</i></p>
+
+<p>Ce billet ne passa ni par les bureaux de la poste ni par la loge de mon
+concierge. Il fut gliss&eacute; le soir, tr&egrave;s tard, dans le trou de ma serrure.</p>
+
+<p>Fichtre! fichtre! agneau que vous &ecirc;tes, vous avez tap&eacute; joliment pr&egrave;s du
+rond!</p>
+
+<p>Il n'y avait pas un quart d'heure que la colombe &eacute;tait d&eacute;nich&eacute;e. J'en ai
+encore la chair de poule! Ah! fichtre, Monsieur, nous l'avons &eacute;chapp&eacute;
+belle!</p>
+
+<p>Voil&agrave; pourtant comme les plus jolies combinaisons peuvent &ecirc;tre d&eacute;jou&eacute;es
+par un coup de maladroit! Je ne me doutais pas que vous alliez vous
+fendre &agrave; fond, et si j'ai avanc&eacute; le d&eacute;part de la minette, c'est que je
+voulais aller d&icirc;ner au Point-du-Jour, au restaurant de ce pauvre
+Rochecotte, et peut-&ecirc;tre avec la m&ecirc;me Fanchette, car elle court encore
+les champs.</p>
+
+<p>J'ai la faiblesse de croire mon cuir trop dur pour que de simples
+ciseaux en puissent faire une &eacute;cumoire.</p>
+
+<p>Si, cependant, vous aviez pu mettre la main sur la colombe, l'affaire,
+vous savez, l'affaire, nourrie comme un b&oelig;uf gras, tombait du coup t&ecirc;te
+premi&egrave;re dans la rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>Mais on ne vous en veut pas pour &ccedil;a, jeunesse, bien au contraire, on est
+content de vous: vous avez montr&eacute; plus de d&eacute;cision et plus de t&ecirc;te qu'on
+ne vous en supposait. Si vous alliez vous d&eacute;boucher et devenir
+quelqu'un? que payeriez-vous?</p>
+
+<p>Seulement, une autre fois, arrivez un quart d'heure plus t&ocirc;t.</p>
+
+<p>Pour l'instant, c'est un coup rat&eacute;.</p>
+
+<p>Voulez-vous un bon avis pour finir?</p>
+
+<p>Pas de scrupule ni de vaine faiblesse, croyez-moi. &Agrave; la guerre, ceux qui
+ne tuent pas sont tu&eacute;s.</p>
+
+<p>En avant deux et bonne chance!</p>
+
+<p>P. S.&mdash;Vous faut-il un petit <i>m&eacute;mento</i>? Codicille! codicille! codicille!
+ce mot est f&eacute;e.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 38</h4>
+
+<p class="center">(De la main d'un &eacute;crivain public et sign&eacute;e d'une croix par Fran&ccedil;ois
+Bochon, valet de chambre.)</p>
+
+<p>Yvetot, 12 juillet 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Lucien Thibaut, etc.</i></p>
+
+<p>Celle-ci est pour faire savoir &agrave; Monsieur que la maison est en bon &eacute;tat,
+et qu'il n'y a rien de nouveau, sinon que tout est sans dessus dessous
+par cause de la prise qu'on a faite, dans l'enclos du Bois-Biot, de
+l'assassine du pauvre M. de Rochecotte.</p>
+
+<p>Cens&eacute;, je ne suis pas bien s&ucirc;r qu'on l'ait prise tout &agrave; fait, mais
+n'emp&ecirc;che, M. le pr&eacute;sident est malade d'une flexion qui le prit &agrave; jouer
+le boston &agrave; la sous-pr&eacute;fecture, pleine de courants d'air, et l'autre
+juge a sa dame pr&ecirc;te d'accoucher, en mal d'enfants.</p>
+
+<p>&Ccedil;a fait qu'on attend Monsieur ici, pour commencer ric &agrave; rac
+l'instruction de l'assassine.</p>
+
+<p>Elle fait clabauder pas mal, j'entends l'absence de Monsieur.</p>
+
+<p>C'est jeune, j'entends l'assassine, et bien mignonne, &agrave; ce qu'on dit.
+Quel dommage! moi je ne l'ai pas vue. Elle a pinc&eacute; le portefeuille de
+son jeune homme qui venait de toucher la succession de son oncle, un
+joli lopin, ils disent &ccedil;a. Ce n'&eacute;tait donc pas d&eacute;sint&eacute;ress&eacute; de sa part.
+Et puis en outre la mauvaise humeur qu'elle avait, qu'il allait se
+marier en ville, pas avec elle.</p>
+
+<p>La chose s'est faite avec une paire de ciseaux, pas des grands ciseaux
+de couturi&egrave;re, des ciseaux de dame ou de demoiselle, comme dans les
+n&eacute;cessaires, &ccedil;a fait mal rien que d'y penser.</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> C&eacute;lestine et M<sup>lle</sup> Julie sont venues hier avec la bonne; qu'elles
+disaient ceci et &ccedil;a au vis-&agrave;-vis de vous comme toujours, pas mal aigre,
+et que vous finiriez bien par finir comme M. de Rochecotte, avec votre
+d&eacute;mission comme d&eacute;serteur, en plus sur le march&eacute;, n'ayant pas par-devers
+vous un cong&eacute; r&eacute;glementaire.</p>
+
+<p>&Agrave; part quoi, rien de nouveau, hormis la grosse cousine P&eacute;lagie Bochon
+qui est venue au pays, le soir m&ecirc;me de l'assassine. Toujours reluisante
+et sur sa bouche. Elle est cens&eacute; gouvernante ou autre &agrave; Paris, chez un
+monsieur seul, pas loin du Palais-Royal, qui tient boutique
+d'espionnages et cancans pour le commerce.</p>
+
+<p>Il y en a des m&eacute;tiers dans ce Paris! Elle dit comme &ccedil;a, la cousine,
+s'entend, que vous connaissez bien son ma&icirc;tre et aussi l'assassine &agrave; M.
+de Rochecotte. Mais c'est une langue, faut voir! Et des couleurs!</p>
+
+<p>En attendant le plaisir de revoir Monsieur....</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_intermediaire_de_Geoffroya" id="Recit_intermediaire_de_Geoffroya"></a><a href="#table">R&eacute;cit interm&eacute;diaire de Geoffroy</a><a href="#table"></a></h2>
+
+
+<p>&Agrave; ce point de ma lecture, je me redressai en sursaut pour &eacute;couter ma
+pendule qui grondait les douze coups de minuit.</p>
+
+<p>Les d&eacute;bris de mon pain &agrave; th&eacute; avaient bien un peu amus&eacute; ma fringale, mais
+pour un instant seulement, et mon estomac recommen&ccedil;ait &agrave; crier d&eacute;tresse.
+Je n'avais plus que le temps si je voulais trouver un restaurant ouvert.</p>
+
+<p>Je repoussai donc brusquement mon dossier, car si j'avais eu le malheur
+de jeter les yeux sur le num&eacute;ro suivant, j'&eacute;tais perdu.</p>
+
+<p>Je sentais cela.</p>
+
+<p>Pour une raison ou pour une autre, la lecture de ces pi&egrave;ces excitait en
+moi une curiosit&eacute; si vive et si pleine d'&eacute;motions, que je fus oblig&eacute; de
+faire un v&eacute;ritable effort pour les emprisonner dans un tiroir dont je
+fermai la serrure &agrave; double tour.</p>
+
+<p>L'appel timide et si fr&eacute;quent, fait dans ces pages &agrave; une amiti&eacute;
+d'enfance trop oubli&eacute;e, m'avait plus d'une fois touch&eacute; jusqu'&agrave;
+l'angoisse.</p>
+
+<p>Mais &agrave; c&ocirc;t&eacute; de cette impression virile o&ugrave;, Dieu merci, l'&eacute;l&eacute;ment cordial
+dominait et dont la vivacit&eacute; croissante consolait mes scrupules, il y
+avait la pure, la simple envie de savoir.</p>
+
+<p>L'&eacute;nigme &eacute;tait pos&eacute;e devant moi dans des conditions impr&eacute;vues. Elle me
+provoquait hautement, brutalement.</p>
+
+<p>Une pr&eacute;occupation me prenait d'assaut. Un besoin qui n'existait pas hier
+for&ccedil;ait l'entr&eacute;e de ma vie et y conqu&eacute;rait une place.</p>
+
+<p>Une place consid&eacute;rable, peut-&ecirc;tre &eacute;norme.</p>
+
+<p>Je ne m'&eacute;tais pas interrog&eacute; encore sur la question du temps que j'avais
+&agrave; donner, ni de la br&egrave;che que je pouvais faire &agrave; mes travaux
+professionnels, mais je sentais d'avance que ce devoir nouveau se
+pla&ccedil;ait lui-m&ecirc;me et d'autorit&eacute; en premi&egrave;re ligne.</p>
+
+<p>&Agrave; quelque prix que ce f&ucirc;t, il me fallait faire honneur &agrave; la lettre de
+change que mon pauvre Lucien tirait sur moi.</p>
+
+<p>Je suis de ceux qui n'ont pas des douzaines d'amis, ni m&ecirc;me une
+demi-douzaine. J'admire les larges c&oelig;urs, capables de contenir des
+foules, mais je n'en voudrais pas pour amis. Cela sent l'auberge.</p>
+
+<p>Faut-il pousser plus loin ma confession? Pourquoi non, puisque
+pr&eacute;cis&eacute;ment je vais faire p&eacute;nitence? Je n'avais jamais eu d'ami dans le
+sens admirable que j'attache &agrave; ce mot.</p>
+
+<p>Eh bien! ce soir, j'avais un ami. Pour la premi&egrave;re fois, mon c&oelig;ur
+battait largement &agrave; une pens&eacute;e qui n'&eacute;tait ni d'ambition ni d'amour.</p>
+
+<p>C'est bien vrai, je me sentais vivre aujourd'hui autrement qu'hier.
+Toute mon &acirc;me, emport&eacute;e par un &eacute;lan inconnu, allait vers ce pauvre &ecirc;tre,
+ce cher martyr, que j'avais laiss&eacute; l&agrave;-bas, &agrave; la maison de sant&eacute; de
+Belleville, seul, triste, navr&eacute;, d&eacute;fiant du monde entier et peut-&ecirc;tre de
+moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>J'avais devant moi sa p&acirc;le figure si douce, si belle aussi, mais marqu&eacute;e
+au coin d'une si terrible faiblesse, et d'o&ugrave; le malheur avait banni la
+fiert&eacute;.</p>
+
+<p>Je le voyais,&mdash;et je l'&eacute;coutais dans les lignes que je venais de lire.
+Cette tendresse timide dont il avait si obstin&eacute;ment entour&eacute; mon souvenir
+s'emparait de moi avec plus de puissance qu'une amiti&eacute; hautement avou&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle avait devin&eacute; en moi, cette tendresse, des qualit&eacute;s que je ne
+connaissais pas moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Lucien s'&eacute;tait-il tromp&eacute; dans ce r&ecirc;ve non exprim&eacute;, mais qui per&ccedil;ait &agrave;
+chaque page de son r&eacute;cit: ce r&ecirc;ve d'un ami mod&egrave;le&mdash;qui &eacute;tait
+moi&mdash;vaillant, d&eacute;vou&eacute;, pr&ecirc;t &agrave; tout, ne devant reculer devant rien?</p>
+
+<p>Hier, je ne sais pas. Aujourd'hui, non, Lucien ne s'&eacute;tait pas tromp&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis tout cela! m'&eacute;criai-je en moi-m&ecirc;me, ou du moins, tout cela, je
+veux l'&ecirc;tre, et je le serai!</p>
+
+<p>Ainsi, songeais-je en descendant l'escalier de mon entresol.</p>
+
+<p>Et en m&ecirc;me temps tous les &eacute;pisodes de mon &eacute;trange lecture passaient
+tumultueusement devant mes yeux.</p>
+
+<p>Albert de Rochecotte avait &eacute;t&eacute; mon plus intime camarade. Au coll&egrave;ge,
+assur&eacute;ment, j'&eacute;tais bien plus li&eacute; avec lui qu'avec Lucien.</p>
+
+<p>Je le revis jeune homme avec sa mine &eacute;veill&eacute;e et si franche, sa petite
+moustache effront&eacute;e, son rire communicatif et les grosses boucles
+blondes qui dansaient sous sa casquette d'&eacute;tudiant.</p>
+
+<p>Je n'avais pas ignor&eacute; sa mort pr&eacute;matur&eacute;e, ni ce fait qu'il avait &eacute;t&eacute;
+assassin&eacute; par sa ma&icirc;tresse, mais je l'avais appris en Turquie, par une
+lettre de ma m&egrave;re. On comprend que les d&eacute;tails manquaient.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re la gaiet&eacute; de Rochecotte, je revoyais aussi ce jeune, ce
+d&eacute;licieux sourire de fillette: &laquo;la photographie&raquo;.</p>
+
+<p>Rochecotte n'avait pas connu Jeanne P&eacute;ry. Ses lettres l'affirmaient.
+Pourquoi ma pens&eacute;e associait-elle d'une fa&ccedil;on confuse Jeanne P&eacute;ry et
+Rochecotte?</p>
+
+<p>Et cette femme si belle, si triste qui m'&eacute;tait apparue pendant le
+sommeil de Lucien, chez ce charlatan imb&eacute;cile, le Dr Chapart?...</p>
+
+<p>Mais tout s'effa&ccedil;ait pour moi devant le personnage dominant de cette
+com&eacute;die bourgeoise dont je n'avais vu repr&eacute;senter encore que les
+premi&egrave;res sc&egrave;nes: M. Louaisot de M&eacute;ricourt.</p>
+
+<p>Celui-l&agrave; m'apparaissait comme une grosse araign&eacute;e en embuscade au centre
+de sa toile.</p>
+
+<p>Entre tous, celui-l&agrave; irritait ma curiosit&eacute;. Je le mettais m&ecirc;me avant M<sup>me</sup>
+la marquise Olympe de Chambray, sa myst&eacute;rieuse cliente que certain
+fragment de lettre, adress&eacute;e &agrave; je ne sais qui, et fournie au dossier par
+Louaisot lui-m&ecirc;me essayait de poser en s&oelig;ur de M&eacute;phistoph&eacute;l&egrave;s.</p>
+
+<p>Au sujet de celle-l&agrave; je r&eacute;servais compl&egrave;tement mon appr&eacute;ciation jusqu'au
+moment o&ugrave; je devais d&eacute;couvrir le diabolique professeur qui l'avait si
+bien &eacute;duqu&eacute;e.</p>
+
+<p>D'ailleurs M. Louaisot de M&eacute;ricourt avait des talents calligraphiques
+qui me rendaient suspectes les pi&egrave;ces apport&eacute;es par lui au d&eacute;bat.</p>
+
+<p>Mais lui-m&ecirc;me, le nourrisseur d'affaires, je croyais le saisir
+parfaitement de pied en cap. Il &eacute;tait le c&ocirc;t&eacute; original, &eacute;nigmatique de
+ce prologue d&eacute;sordonn&eacute; qui sollicitait ma pens&eacute;e avec une &acirc;pret&eacute; inou&iuml;e.</p>
+
+<p>Jamais roman, jamais drame n'avaient fouett&eacute; plus &eacute;nergiquement mon
+imagination. Au fond, le motif en pouvait &ecirc;tre bien simple: j'&eacute;tais
+acteur dans la pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>L'&eacute;motion de mon <i>entr&eacute;e</i> me tenait.</p>
+
+<p>Je pris le boulevard pour gagner mon restaurant ordinaire, rue
+Lepelletier. Dans ce court chemin, je ne rencontrai personne de
+connaissance, quoique le trottoir f&ucirc;t encombr&eacute; autant qu'en plein midi.</p>
+
+<p>Arriv&eacute; &agrave; la porte de mon restaurant, comme j'avan&ccedil;ais la main pour
+tourner le bouton, une voix de basse-taille dit aupr&egrave;s de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! le nouveau client! votre serviteur, Monsieur, j'esp&egrave;re
+que l'adresse fournie se sera trouv&eacute;e exacte?</p>
+
+<p>Je me retournai. M. Louaisot de M&eacute;ricourt &eacute;tait aupr&egrave;s de moi, un peu en
+arri&egrave;re, le chapeau &agrave; la main, en grande tenue de soir&eacute;e et coiff&eacute;, ma
+foi, par le perruquier.</p>
+
+<p>Quoique apprenti diplomate, j'avoue que mon premier mouvement fut de lui
+fausser compagnie. Les gens de son esp&egrave;ce sont beaucoup plus r&eacute;pugnants
+quand ils sont bien mis.</p>
+
+<p>Mais je me ravisai aussit&ocirc;t, et je r&eacute;pondis poliment:</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s exacte, Monsieur, je vous remercie.</p>
+
+<p>Mon <i>entr&eacute;e</i> se faisait plus t&ocirc;t que je ne l'avais pens&eacute;.</p>
+
+<p>Pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; cette heure je quittais la coulisse et j'&eacute;tais en sc&egrave;ne.</p>
+
+<p>M. Louaisot reprit avec moins d'assurance:</p>
+
+<p>&mdash;Si je croyais ne pas &ecirc;tre indiscret... j'attends ici la sortie de
+l'Op&eacute;ra, et l'id&eacute;e m'&eacute;tait venue de m'offrir une bavaroise....</p>
+
+<p>Mon regard se tourna pour la premi&egrave;re fois vers la fa&ccedil;ade du th&eacute;&acirc;tre o&ugrave;
+le gaz des grandes solennit&eacute;s ruisselait encore malgr&eacute; l'heure tardive.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &agrave; cause de la repr&eacute;sentation de Roger, me dit obligeamment M.
+Louaisot. Leurs Majest&eacute;s y sont, et tout Paris. Il y en a qui sont
+revenus des bains de mer tout expr&egrave;s. Vous avez manqu&eacute; &ccedil;a; je sais
+pourquoi. Moi, j'avais ma stalle, mais dame, c'est trop long. Vous
+savez, je ne peux pas tant m'amuser &agrave; la fois. Il y a 22.737 francs de
+recette. Je n&eacute;glige les centimes. On ne finira pas avant deux heures du
+matin.</p>
+
+<p>&mdash;Entrons donc, fis-je en m'effa&ccedil;ant.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; sa belle tenue, il avait toujours ses grands souliers montueux,
+et le bas de son pantalon noir gardait d'importantes marques de crotte.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, r&eacute;pondit-il fort galamment, je n'en ferai rien. Veuillez
+passer le premier. La client&egrave;le avant tout! J'ob&eacute;is et j'allai m'asseoir
+&agrave; ma place habituelle, dans le premier salon, aupr&egrave;s de la fen&ecirc;tre qui
+regarde le th&eacute;&acirc;tre. M. Louaisot de M&eacute;ricourt s'assit en face de moi, non
+sans m'en avoir demand&eacute; la permission.</p>
+
+<p>Je fis le menu de mon souper en homme affam&eacute; et press&eacute;. M. Louaisot le
+remarqua. Il me dit en pendant son chapeau &agrave; la pat&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a me prouve que vous n'avez pas encore achev&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Achev&eacute; quoi? demandai-je.</p>
+
+<p>Il eut un sourire bienveillant et me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, j'ai eu tout &ccedil;a entre les mains avant vous.</p>
+
+<p>Comme je le regardais avec &eacute;tonnement, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai m&ecirc;me fourni quelques papiers. Vous reconna&icirc;trez bien les pi&egrave;ces
+qui viennent de chez moi. Ce sont les moins insignifiantes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais les autres?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, la cachette du pauvre gar&ccedil;on &eacute;tait bien na&iuml;ve. Le Dr Chapart
+est mon client quoique, moi, je me prive de ses bouteilles.</p>
+
+<p>Il s'assit et passa ses grosses mains dans la pommade de ses cheveux,
+puis il dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pr&eacute;tends pas qu'il n'y a point au monde une personne&mdash;et
+peut-&ecirc;tre plusieurs&mdash;dont l'int&eacute;r&ecirc;t serait de d&eacute;truire ce ramassis de
+papiers, mais moi, je n'aime pas d&eacute;truire. Tout sert.... Gar&ccedil;on, ma
+bavaroise, quand vous aurez servi Monsieur, et mes trois petits pains.
+Il reprit en se penchant au travers de la table et sur le ton de la
+confidence la plus intime:</p>
+
+<p>&mdash;Le temps est de l'argent, Monsieur. Les Anglais comprennent cet adage,
+et c'est ce qui place leur patrie &agrave; la t&ecirc;te des nations chr&eacute;tiennes. Je
+suis oblig&eacute; de prendre ma nourriture &agrave; b&acirc;tons rompus. Il m'arrive
+parfois de me comparer gaiement aux chevaux de fiacre, qui mangent
+l'avoine dans un sac, suspendu &agrave; leur cou. &Ccedil;a ne m'emp&ecirc;chera pas d'avoir
+mon cabriolet, au contraire... je parie que vous avez trouv&eacute; dans le
+dossier plus d'une allusion &agrave; mon cabriolet?</p>
+
+<p>&mdash;Plus d'une, r&eacute;pondis-je en souriant aussi bonnement que possible. Je
+d&eacute;vorais d&eacute;j&agrave; ma premi&egrave;re aile de poulet froid.</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on servit &agrave; M. Louaisot de M&eacute;ricourt un large bol plein de
+chocolat o&ugrave; les trois petits pains furent &eacute;miett&eacute;s avec un soin
+m&eacute;thodique l'un apr&egrave;s l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Le pauvre cher jeune homme, reprit-il, se moque de moi de son mieux
+dans ces lettres qu'il accumule au lieu de les mettre &agrave; la poste. En
+avez-vous re&ccedil;u assez aujourd'hui, Monsieur! Il n'&eacute;crit pas encore trop
+mal pour son &eacute;tat. Quant &agrave; moi, le fait est que mes pantalons sont dou&eacute;s
+d'un talent extraordinaire pour attirer la crotte. J'en ai vu de tout
+neufs qui arrivaient de chez le tailleur et qui se mouchetaient au mois
+d'ao&ucirc;t, apr&egrave;s six semaines de s&eacute;cheresse. On ne va pas contre la
+destin&eacute;e. H&eacute;! h&eacute;! mon cher Monsieur, vous voyez que je prends bien la
+plaisanterie, et jamais un client n'a pu m'accuser d'&ecirc;tre mauvais
+coucheur. M. Lucien Thibaut est un client. Un bon!</p>
+
+<p>Il avala une pleine cuiller&eacute;e de sa soupe au chocolat avec une
+satisfaction &eacute;vidente, et m'envoya par-dessus ses lunettes une de ces
+flambantes &oelig;illades qui donnaient &agrave; sa physionomie un caract&egrave;re si
+particulier.</p>
+
+<p>&mdash;Une dr&ocirc;le de mac&eacute;doine, n'est-ce pas, reprit-il rondement, cette
+aventure-l&agrave;! Et embrouill&eacute;e! Une vache, comme on dit, n'y reconna&icirc;trait
+pas son veau. Eh bien, pas du tout! C'est clair, au fond, comme un petit
+verre de geni&egrave;vre. Seulement, il y a mani&egrave;re de poser la question, et le
+pauvre diable n'est pas de premi&egrave;re force aux dominos, quoiqu'il ait
+port&eacute; la robe. Si M<sup>me</sup> la marquise, la belle Olympe, comme notre innocent
+l'appelle, se donnait la peine d'&eacute;tablir un petit r&eacute;sum&eacute;, ce serait
+autrement fabriqu&eacute;, je vous en signe mon mandat &agrave; vue!</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta pour piquer ses lunettes d'un coup de doigt et ajouta en me
+regardant amicalement:</p>
+
+<p>&mdash;Je parie que celle-l&agrave;, vous ne seriez pas d&eacute;sol&eacute; du tout de faire sa
+connaissance? Je mis encore toute la bonne gr&acirc;ce possible &agrave; confesser
+qu'il avait devin&eacute; juste.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime les bons enfants! s'&eacute;cria-t-il. On me gagne tout de suite quand
+on ne fait pas de mani&egrave;res. O&ugrave; en &ecirc;tes-vous?</p>
+
+<p>&mdash;De mon d&eacute;pouillement?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;p&eacute;ta-t-il en ricanant, de votre d&eacute;pouillement.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis &agrave; la lettre de Fran&ccedil;ois Bochon, le domestique.</p>
+
+<p>&mdash;Au n&deg;38! fit-il. Allons, allons, ce n'est pas mal travaill&eacute; pour un
+seul soir. Et commencez-vous &agrave; comprendre un peu?</p>
+
+<p>&mdash;Pas beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime la franchise. Vous avez bien dit &ccedil;a: &laquo;Pas beaucoup!&raquo; Eh bien,
+cher Monsieur, plus vous avancerez, moins &ccedil;a se d&eacute;brouillera.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous le sp&eacute;cifier: &ccedil;a va toujours
+en se brouillant.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je ne comprendrai jamais?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai peur... &agrave; moins, toutefois, que vous ne trouviez le d&eacute;vidoir.</p>
+
+<p>&mdash;Quel d&eacute;vidoir? demandai-je en cessant de manger.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Monsieur, r&eacute;pliqua-t-il gravement, il n'y a pas d'&eacute;cheveau
+saccag&eacute; par les chats qu'on ne puisse d&eacute;m&ecirc;ler quand on a un outil avec
+la mani&egrave;re de s'en servir.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez le bon outil, vous, M. Louaisot?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vraisemblable.</p>
+
+<p>&mdash;Avec la mani&egrave;re de s'en servir?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre. Il y a tant et tant de marchandises au fond de mes tiroirs!
+Je n'ai pas besoin de vous dire, car vous l'avez bien vu, que je suis un
+peu dans tout &ccedil;a.... Pas comme vous le croyez! Non, non, non, non! jamais
+je ne laisserai mon meilleur ami fourrer sa patte dans un trou qui peut
+cacher une sourici&egrave;re. Et mon meilleur ami, c'est moi, Monsieur!</p>
+
+<p>Il se redressa tout content de m'apprendre cette circonstance, et son
+regard sollicita mon approbation.</p>
+
+<p>Je saluai. Il poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;R&egrave;gle g&eacute;n&eacute;rale et de conduite: je reste sur le sentier battu,
+bras-dessus bras-dessous avec ma conscience. Ne me cherchez jamais dans
+les broussailles. Nous causons, pas vrai? J'ai d&eacute;j&agrave; eu l'avantage de
+vous dire que j'aurais pu jeter au feu tous ces papiers-l&agrave; aussi
+facilement que j'avale la derni&egrave;re cuiller&eacute;e de ma bavaroise. Pas si
+b&ecirc;te! j'ajoute maintenant qu'ayant lu tout ce tohu-bohu depuis la
+premi&egrave;re ligne jusqu'&agrave; la derni&egrave;re&mdash;la profession le veut,&mdash;je savais
+parfaitement que le pauvre gar&ccedil;on vous appelait comme le Messie;
+j'aurais donc pu, au choix, vous cacher son adresse que vous n'aviez su
+d&eacute;couvrir nulle part, ou vous envoyer &agrave; Chaillot.... Est-ce vrai?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tr&egrave;s vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire? moi! g&ecirc;ner les clients! Allons donc! Vous me prenez
+pour un autre! J'ai &eacute;t&eacute; enchant&eacute; de nouer des relations avec vous. Et je
+vous dis du meilleur de mon c&oelig;ur: donnez-vous la peine d'entrer dans
+l'embrouillamini, M. Geoffroy de R&oelig;ux, il y a place pour tout le monde.
+Vous &ecirc;tes le bien venu. On vous attendait. Je vous ouvre les deux
+battants de la porte.</p>
+
+<p>Il reprit haleine pour achever:</p>
+
+<p>&mdash;Cher Monsieur, voil&agrave; comme je suis. Vous savez mon mot: &ccedil;a nourrit
+l'affaire!</p>
+
+<p>Tout en parlant, il avait trouv&eacute; moyen de d&eacute;p&ecirc;cher superbement sa p&acirc;t&eacute;e,
+dont il ne restait plus trace au fond du bol.</p>
+
+<p>Et il souriait, et il clignait tour &agrave; tour des deux yeux, et il tapait
+des petits coups triomphants sur ses lunettes d'or au travers desquelles
+ses yeux jaillissaient en gerbes d'&eacute;tincelles. En v&eacute;rit&eacute;, cet homme-l&agrave;
+ne pouvait &ecirc;tre un gredin &agrave; la douzaine. Il grandissait l'intrigue.</p>
+
+<p>Il attirait le regard vers le c&ocirc;t&eacute; fantastique&mdash;le c&ocirc;t&eacute; dor&eacute; du drame.</p>
+
+<p>Dans les nuages, en effet, tout au fond du myst&egrave;re, j'avais d&eacute;j&agrave; devin&eacute;
+la fatale influence de l'or qui est partout o&ugrave; il y a du sang. Et je me
+rappelais la phrase que M. Louaisot lui-m&ecirc;me avait laiss&eacute; &eacute;chapper en
+parlant &agrave; Lucien: &laquo;Vous &ecirc;tes peut-&ecirc;tre millionnaire sans le savoir...&raquo;
+M. Louaisot, comme s'il e&ucirc;t devin&eacute; ma pens&eacute;e, reprit la parole en ces
+termes:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Monsieur, il y a de l'argent, un argent &eacute;norme! Je ne vais
+pas vous mettre les points sur les i comme &ccedil;&agrave; du premier coup, ni vous
+verser dans le creux de la main le fond de ma boutique, mais s'il n'y
+avait pas d'argent, est-ce que je serais l&agrave;-dedans?</p>
+
+<p>Vous me demanderez peut-&ecirc;tre: o&ugrave; est-il, l'argent?</p>
+
+<p>&Ccedil;a, c'est de l'enfantillage, du moment que vous ne dites pas: &laquo;Je donne
+tant pour la consultation.&raquo;</p>
+
+<p>L'argent est o&ugrave; il est, en dessus ou en dessous. Dans vos papiers, vous
+allez entendre parler de tontine, d'h&eacute;ritage, tout &ccedil;a est vrai,&mdash;mais
+tout &ccedil;a ne signifie rien.</p>
+
+<p>L'argent se pioche, Milord, on ne le cueille pas comme les roses.</p>
+
+<p>Ils m'amusent, ma parole! Et, tout en me laissant amuser, j'ai d&eacute;j&agrave;
+p&ecirc;ch&eacute; quelques bagatelles agr&eacute;ables. J'ai des appointements fixes. Pay&eacute;s
+par qui? Voil&agrave;. L'or qu'on attaque a bien le droit de se d&eacute;fendre. Les
+assi&eacute;geants financent aussi. C'est la guerre &agrave; coups de pourboire.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise a toujours la main au porte-monnaie. Quelle femme,
+instruite, artiste, jolie, elle a tout pour elle....</p>
+
+<p>Ici, M. Louaisot se baisa le bout des doigts pour ponctuer sa phrase, et
+ses lunettes s'allum&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Et riche! poursuivit-il. Mais il faut me comprendre, cher Monsieur, la
+fortune que peut avoir celui-ci ou celle-l&agrave;, ce n'est pas l'argent de
+l'affaire. L'affaire a son argent &agrave; elle comme chaque arbre a son fruit.
+La brave M<sup>me</sup> Thibaut qui suppute l'avoir de chacun par livres, sous et
+deniers &eacute;value, je crois, la belle Olympe &agrave; 80.000 francs de rentes.
+C'est aimable, mais il n'y a pas l&agrave; de quoi donner des cabriolets &agrave; ses
+pages. Nous avons mieux.</p>
+
+<p>J'ai eu aussi quelques &eacute;moluments de ce pauvre M. Thibaut; j'en ai pu
+recevoir m&ecirc;me de la gentille photographie, indirectement. Ne d&eacute;daignons
+rien. Il n'y a pas jusqu'&agrave; vous, mon gentilhomme, qui ne m'ayez apport&eacute;
+en hommages six beaux &eacute;cus de cinq francs, sans compter le picotin de ma
+mule.</p>
+
+<p>Et, soyez tranquille, entre nous deux ce n'est pas fini: vous m'en
+apporterez bien d'autres!</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta parce qu'il avait vu la fin de la corbeille de g&acirc;teaux qu'on
+avait mise sur la table avec sa bavaroise.</p>
+
+<p>&mdash;Gar&ccedil;on, commanda-t-il, ma paillasse!</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi vous payerais-je un nouveau tribut? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Pour savoir, cher Monsieur, me r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>Le gar&ccedil;on lui apporta &laquo;sa paillasse&raquo; qui consistait en un grand verre, &agrave;
+demi plein de cura&ccedil;ao tout vers&eacute; et une carafe de th&eacute; froid.</p>
+
+<p>&mdash;Pour savoir quoi? demandai-je encore.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a qui ajoutent un peu d'extrait de menthe, dit-il, au lieu de
+me r&eacute;pondre, c'est la vraie mixture am&eacute;ricaine: la menthe remplace le
+th&eacute;. Les membres de <i>la Soci&eacute;t&eacute; R&eacute;publicaine Nord et Sud contre l'usage
+des Spiritueux</i> n'ont pas d'autre tisane, mais moi, comme je ne suis pas
+compagnon de la Temp&eacute;rance, j'ai le droit de boire quelques gouttes
+d'eau de temps en temps.... Pour savoir quoi? disiez-vous. Parbleu, ceci
+ou &ccedil;a: ce que vous aurez besoin d'apprendre. J'aurais &eacute;crit sur mon
+enseigne: <i>r&eacute;solveur</i> de probl&egrave;mes, si le mot &eacute;tait fran&ccedil;ais.
+Conscience, mon cher Monsieur, minutie dans les d&eacute;tails, possibilit&eacute; de
+r&eacute;pondre &agrave; toute question quelconque, tel est le prospectus d'une
+profession dans laquelle le r&eacute;sultat &agrave; atteindre, c'est d'acqu&eacute;rir un
+fil comparable &agrave; celui du meilleur rasoir anglais, sans jamais perdre la
+candeur du lys de la vall&eacute;e.</p>
+
+<p>Voici comme je m'exprimais l'autre soir en m'adressant &agrave; un fin finaud,
+obtus comme ma pantoufle qui laissait percer une vell&eacute;it&eacute; de se moquer
+de moi. C'&eacute;tait dans son int&eacute;r&ecirc;t, je lui disais:</p>
+
+<p>&mdash;N'essayez jamais de m'englober, bonhomme, c'est au-dessus de vos
+moyens! Temp&eacute;rament robuste, caract&egrave;re gaillard, mouvements alertes, bon
+pied, bon &oelig;il, avanc&eacute;, il est vrai, et m&ecirc;me lib&eacute;ral en politique, mais
+sachant respecter le sergent de ville dans l'exercice de son sacerdoce,
+je suis l'image du Th&eacute;&acirc;tre-Fran&ccedil;ais, chantant ce beau vers, pour gagner
+sa subvention:</p>
+
+<p>Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon sac!</p>
+
+<p>Comptez sur vos doigts, mon neveu, je n'ai ni vol&eacute;, ni dessin&eacute; de
+fausses signatures, ni frapp&eacute; des pi&egrave;ces en &eacute;tain,&mdash;encore moins
+assassin&eacute;. Fi donc! au dix-neuvi&egrave;me si&egrave;cle! Bon pour le Moyen &acirc;ge.</p>
+
+<p>La loi, voil&agrave; ma passion. J'en d&icirc;ne et j'en soupe, tant je l'aime!</p>
+
+<p>La loi ne d&eacute;fend pas d'engraisser un dindon, Monsieur. Et une affaire?
+Pas davantage. Il faudrait aussi qu'elle f&ucirc;t toqu&eacute;e, la loi pour
+emp&ecirc;cher un citoyen fran&ccedil;ais de se laisser conter des anecdotes
+attachantes. On m'en conte, je les collectionne, est-ce un attentat?
+Mais alors que devient la libert&eacute;, soit des croyances, soit m&ecirc;me des
+entournures? Je me fais Patagon! Guerre aux tyrans! Pour un esclave
+est-il quelque danger? &agrave; bas le gouvernement! aux armes! on assassine
+nos b&eacute;n&eacute;fices!... Ah! bigre, Monsieur, voil&agrave; le monde qui sort du
+spectacle.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt s'&eacute;tait sinc&egrave;rement anim&eacute; en parlant. Son nez
+gesticulait et sa petite bouche s'ouvrait, ronde comme le bec d'un
+oisillon qu'on p&acirc;te. L'id&eacute;e de l'injustice atroce qu'on pourrait
+commettre en ruinant son industrie, l'avait transport&eacute; d'une pieuse
+fureur.</p>
+
+<p>Mais il s'apaisa comme il s'&eacute;tait mont&eacute; &agrave; la minute.</p>
+
+<p>Sa paillasse &eacute;tait consomm&eacute;e, et le mouvement de sortie commen&ccedil;ait sous
+le p&eacute;ristyle de l'Op&eacute;ra.</p>
+
+<p>&mdash;Une soupe au lait, Monsieur, dit-il en tapant la garniture de son
+porte-monnaie contre la table pour appeler le gar&ccedil;on; je ne connais pas
+d'autre image pour symboliser ma nature. Je m'enl&egrave;ve, je retombe, pas
+plus de fiel qu'un enfant. J'esp&egrave;re que vous me pardonnez?</p>
+
+<p>&mdash;De tout mon c&oelig;ur!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l'honneur de vous remercier. Enchant&eacute; d'avoir pass&eacute; quelques
+instants avec vous. Je vais avoir le regret de prendre cong&eacute; parce que
+je dois reconduire une petite dame.</p>
+
+<p>Je crus voir qu'il se rengorgeait un peu en pronon&ccedil;ant ces derniers
+mots. Il paya le gar&ccedil;on et jeta un coup d'&oelig;il &agrave; la glace qui lui
+renvoya son sourire &eacute;minemment satisfait.</p>
+
+<p>&mdash;Cher Monsieur, reprit-il, maintenant achevez votre lecture tout &agrave;
+votre aise. Apr&egrave;s tout, ce fatras propose un r&eacute;bus assez piquant pour un
+amateur. Quand vous aurez fini, si vous croyez avoir besoin de mon
+exp&eacute;rience, vous savez mon adresse. Ma collection de petites histoires
+est enti&egrave;rement &agrave; votre service.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais en train de le remercier poliment, lorsque la surprise m'arracha
+un cri qui le fit changer de couleur, deux fois dans une seconde.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis nerveux comme une douairi&egrave;re... balbutia-t-il en mani&egrave;re
+d'explication.</p>
+
+<p>Mais je ne songeais gu&egrave;re &agrave; ses nerfs, ni &agrave; son trouble, quoiqu'il e&ucirc;t
+v&eacute;ritablement fait un saut de c&ocirc;t&eacute; comme un homme &agrave; qui on aurait mis un
+revolver sous le nez.</p>
+
+<p>Je venais d'apercevoir, par la fen&ecirc;tre, au haut du perron de l'Op&eacute;ra,
+cette jeune femme si belle et si triste que j'avais vue, le matin m&ecirc;me
+dans la chambre de Lucien.</p>
+
+<p>Celle qui guettait son sommeil pour entrouvrir une porte et glisser un
+regard; celle qui m'avait dit avec une si douloureuse m&eacute;lancolie: &laquo;Il
+n'aurait pas de plaisir &agrave; me voir.&raquo;</p>
+
+<p>Elle donnait le bras &agrave; un homme entre deux &acirc;ges, grave d'apparence et
+portant haut. La figure de cet homme &eacute;tait r&eacute;guli&egrave;re; le dessin de ses
+traits, nettement et finement sculpt&eacute;s avait de la noblesse et sa taille
+imposait quoiqu'elle ne f&ucirc;t pas beaucoup au-dessus du niveau ordinaire.
+Ses cheveux boucl&eacute;s avaient ce gris uniforme et brillant qui est presque
+une parure.</p>
+
+<p>Son habit noir, ample comme il convenait &agrave; l'&acirc;ge qu'il montrait, me
+sauta aux yeux par sa remarquable &eacute;l&eacute;gance: &eacute;l&eacute;gance simple, presque
+aust&egrave;re et qui venait peut-&ecirc;tre uniquement de la fa&ccedil;on dont il &eacute;tait
+port&eacute;.</p>
+
+<p>Sa boutonni&egrave;re avait la rosette de la L&eacute;gion d'honneur qui est la m&ecirc;me
+en tenue de ville, pour les simples officiers, pour les commandeurs et
+pour les grands-officiers. Il y a d'ailleurs une foule de gens, d&eacute;cor&eacute;s
+par le roi de Barataria, qui s'&eacute;maillent de fleurs &agrave; peu pr&egrave;s
+semblables: Cela ne dit donc rien. Mais cela disait sur la poitrine de
+cet homme.</p>
+
+<p>&Eacute;videmment, il aurait pu &ecirc;tre le p&egrave;re de la femme charmante qui
+s'appuyait &agrave; son bras, et pourtant, l'id&eacute;e ne venait point qu'il p&ucirc;t
+&ecirc;tre son p&egrave;re. Il n'avait pas l'air d'un mari.</p>
+
+<p>Cette derni&egrave;re phrase peut sembler ridicule, mais elle dit mon
+impression.</p>
+
+<p>Je me souviens que mon regard resta fix&eacute; sur ce visage blanc, mais d'une
+belle blancheur de marbre, dont l'expression me frappa comme un point
+d'interrogation. Je me demandai: est-ce un homme d'&Eacute;tat? est-ce un
+penseur? Pour moi, ce ne pouvait &ecirc;tre le premier venu, prince des
+affaires ou de la propri&eacute;t&eacute;. La lumi&egrave;re du gaz glissait sur ses traits
+pour &eacute;clairer en plein ceux de sa compagne, qui me parut plus
+splendidement belle encore que le matin. Ils &eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;s, attendant
+sans doute leur voiture. Ils ne se parlaient pas.</p>
+
+<p>M. Louaisot de M&eacute;ricourt, cependant, s'&eacute;tait remis, parce que son regard
+ayant suivi la direction du mien, il avait d&eacute;couvert le motif de mon
+exclamation. J'avoue que je ne m'&eacute;tonnais pas du tout d'avoir &agrave; le
+ranger dans la cat&eacute;gorie des gens qui ont comme cela des alertes. Il
+parlait si souvent de conscience!</p>
+
+<p>&mdash;C'est b&ecirc;te, les nerfs, dit-il encore, les miens surtout, un rien les
+met en danse; &ccedil;a vous &eacute;tonne donc de la rencontrer ici?</p>
+
+<p>&mdash;De qui parlez-vous? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... ah &ccedil;a! vous ne la connaissez peut-&ecirc;tre pas! Allez-vous jouer
+au fin avec ce bon M. Louaisot de M&eacute;ricourt?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai entrevue, une seule fois....</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;Chez le Dr Chapart.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-&agrave;-dire chez M. Lucien Thibaut. Quelle dr&ocirc;le de tocade de la part
+d'une personne si bien! Mais il n'y a pas que l'amour pour mener le
+monde &agrave; la ronde. On peut avoir d'autres raisons.... Vous &ecirc;tes en train
+de deviner son nom pas vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Serait-ce M<sup>me</sup> la marquise de Chambray?</p>
+
+<p>&mdash;En propre original. Est-elle assez superbe!</p>
+
+<p>&mdash;Et... son cavalier? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas un cavalier, ni m&ecirc;me un fantassin, c'est un homme assis.
+Devine devinaille!...</p>
+
+<p>Il pronon&ccedil;a ces deux mots du ton qu'on prend pour souligner une
+allusion.</p>
+
+<p>Le tranchant de son regard &eacute;tait sur moi. Un nom vint &agrave; mes l&egrave;vres, mais
+je ne le pronon&ccedil;ai pas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &ccedil;a, parbleu! me dit M. Louaisot, tout comme si j'eusse parl&eacute;,
+c'est bien &ccedil;a! Et qui voudriez-vous que ce f&ucirc;t, sinon M. le pr&eacute;sident,
+son vieil ami, son ancien tuteur, presque son papa, quoi! Seulement, il
+a mont&eacute; en grade. C'est maintenant M. le conseiller, depuis qu'il
+appartient &agrave; la cour imp&eacute;riale de Paris. M. le conseiller Ferrand et sa
+belle compagne avaient descendu le perron et gagn&eacute; leur &eacute;quipage.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; qui va donner du montant &agrave; votre lecture, mon cher Monsieur,
+reprit Louaisot en habillant ses grosses mains de gants tout neufs et
+mal faits.</p>
+
+<p>&mdash;Et celle-ci! Et celle-ci! m'&eacute;criai-je encore au lieu de r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&Agrave; la place occup&eacute;e nagu&egrave;re par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray en haut des
+marches, et sous le m&ecirc;me jet de gaz, une tr&egrave;s jeune personne se tenait
+debout maintenant et semblait chercher quelqu'un dans la foule.</p>
+
+<p>Pour mieux regarder elle avait soulev&eacute; le voile-masque qui cachait ses
+traits.</p>
+
+<p>J'aurais jur&eacute; que je reconnaissais l'original du portrait-carte &agrave; moi
+montr&eacute; par Lucien,&mdash;ce sourire anim&eacute; qu'il avait nomm&eacute; Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Seulement, ici, les traits seuls restaient, les traits mignons, jeunes,
+charmants: ils n'avaient plus de sourire.</p>
+
+<p>Pouvais-je m'en &eacute;tonner? Je ne connaissais pas encore l'histoire enti&egrave;re
+de cette malheureuse enfant, mais ce que j'en savais suffisait amplement
+&agrave; expliquer pourquoi le sourire avait disparu de ses yeux et de ses
+l&egrave;vres.</p>
+
+<p>M. Louaisot n'eut point de tressaillement, cette fois; il regarda sous
+la marquise du th&eacute;&acirc;tre et activa la mise en place de ses grands gants.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit-il, celle-ci! Vous &ecirc;tes diablement curieux, savez-vous?
+Allez-vous me demander comme &ccedil;a l'extrait de bapt&ecirc;me de toutes les dames
+et demoiselles qui vont sortir ce soir de l'Op&eacute;ra? Mais je suis de bonne
+humeur, et j'en ai motif, vous allez bien le voir! Celle-ci, c'est... ma
+foi, oui, c'est cela: le mot de l'&eacute;nigme en chair et en os, la cl&eacute; du
+myst&egrave;re, le n&oelig;ud de l'intrigue. Pas davantage, Monsieur! Elle n'a pas
+la beaut&eacute; de M<sup>me</sup> la marquise, il en faut pour tout les go&ucirc;ts, mais comme
+elle est plus jolie, hein? Et un petit chic! Moi, elle me va... et quand
+&agrave; son nom, vous l'avez lu trente-deux fois cette nuit. J'ai l'honneur de
+vous pr&eacute;senter la &laquo;petite photographie&raquo;. &Agrave; vous revoir! Elle m'attend,
+le cher bijou! Je n'ai pas encore tout &agrave; fait renonc&eacute; &agrave; plaire, dites
+donc!</p>
+
+<p>Il prit son chapeau d'un geste victorieux et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Finissez la lecture. Cassez-vous la t&ecirc;te. Il y a de l'argent en
+masse&mdash;et il reste des chiens &agrave; qui jeter votre langue, Monsieur et cher
+client. &Agrave; l'avantage!</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; il passait la porte, la jeune fille du p&eacute;ristyle descendait
+les marches avec son voile baiss&eacute;, et je les perdis de vue derri&egrave;re les
+voitures.</p>
+
+<p>Dix minutes apr&egrave;s, j'&eacute;tais &agrave; l'ouvrage, bien commod&eacute;ment &eacute;tendu entre
+mes draps, ma lampe sur ma table de nuit, mon paquet de papiers sur ma
+couverture.</p>
+
+<p>Je ne lisais pas encore, mais, je le r&eacute;p&egrave;te, j'&eacute;tais au travail.</p>
+
+<p>Pour une &oelig;uvre du genre de celle que j'avais entreprise, il faut non
+seulement rassembler les &eacute;l&eacute;ments, mais encore les retourner entre ses
+doigts, les rapprocher, les comparer, les briser m&ecirc;me, parfois&mdash;pour
+voir ce qu'il y a dedans.</p>
+
+<p>Lucien m'avait choisi parce que je suis un peu diplomate et un peu
+romancier.</p>
+
+<p>Je lui devais de mettre en &oelig;uvre, autant que j'en ai le moyen, les
+proc&eacute;d&eacute;s de l'un et l'autre m&eacute;tier.</p>
+
+<p>Je fermai les yeux avant d'ouvrir le dossier.</p>
+
+<p>Et je regardai en moi-m&ecirc;me. J'avais besoin de classer mes souvenirs.</p>
+
+<p>Il y avait d'abord et avant tout M. Louaisot de M&eacute;ricourt.</p>
+
+<p>Ce soir, en lisant l'entrevue de ce dernier avec mon pauvre Lucien, je
+m'&eacute;tais &eacute;tonn&eacute; plus d'une fois de voir que Lucien n'opposait aucune
+barri&egrave;re &agrave; la loquacit&eacute; calcul&eacute;e de l'agent d'affaires.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais dit: Si je le tenais, moi, ce Louaisot, il ne m'&eacute;chapperait
+pas comme cela!</p>
+
+<p>Je venais de le tenir, et il m'avait &eacute;chapp&eacute;.</p>
+
+<p>Il m'avait &eacute;chapp&eacute; depuis la premi&egrave;re parole jusqu'&agrave; la derni&egrave;re.</p>
+
+<p>Il avait, ce bonhomme, le singulier talent de parler non pas tout &agrave; fait
+pour ne rien dire, car il embrouillait, il inqui&eacute;tait, il d&eacute;routait,
+mais pour ne jamais dire le mot qui &eacute;claire.</p>
+
+<p>Je fis compara&icirc;tre M. Louaisot au tribunal de ma m&eacute;moire. Je lui
+demandai: qui es-tu? que veux-tu? qui sers-tu?</p>
+
+<p>Et son ombre &eacute;voqu&eacute;e ne me r&eacute;pondit pas plus cat&eacute;goriquement qu'il n'e&ucirc;t
+fait lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il me sembla entendre encore cette phras&eacute;ologie &agrave; la fois commune et
+bizarre, aiguisant &agrave; plaisir l'envie de savoir, comme certaines &eacute;pices
+irritent le besoin de manger ou de boire.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce un homme fort ou seulement un bavard un peu plus adroit, un peu
+moins imprudent que les autres bavards?</p>
+
+<p>Il y avait ce diabolique regard qui le rehaussait. Je ne peux dire &agrave;
+quel point les lunettes de ce bonhomme flambaient dans mon souvenir!</p>
+
+<p>Leurs fantastiques rayons &eacute;clairaient deux figures de femmes; les deux
+h&eacute;ro&iuml;nes de la pi&egrave;ce: M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray, Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Je venais de les voir en quelque sorte l'une &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l'autre.</p>
+
+<p>Cette marquise avait, en v&eacute;rit&eacute;, grande tournure, &agrave; part m&ecirc;me sa beaut&eacute;
+sans rivale.</p>
+
+<p>Il m'&eacute;tonnait de plus en plus, qu'elle e&ucirc;t jet&eacute; son d&eacute;volu sur mon
+pauvre Lucien. Je ne concevais plus du tout, depuis que j'avais vu
+&laquo;l'incomparable Olympe&raquo; cette passion acharn&eacute;e qui s'adressait justement
+au modeste juge du tribunal d'Yvetot.</p>
+
+<p>Il y avait l&agrave; une invraisemblance, presqu'une impossibilit&eacute;.</p>
+
+<p>Et l'invraisemblance devenait plus marqu&eacute;e, l'impossibilit&eacute; plus
+flagrante par l'entr&eacute;e en sc&egrave;ne de cette hautaine figure: le conseiller
+Ferrand.</p>
+
+<p>Celui-l&agrave;, je ne me l'&eacute;tais pas du tout repr&eacute;sent&eacute; ainsi.</p>
+
+<p>Au d&eacute;but de ma lecture, j'avais vu en lui un brave pasteur de petits
+magistrats, menant son tribunal comme une &eacute;cole maternelle.</p>
+
+<p>Puis tout &agrave; coup,&mdash;devine devinaille,&mdash;certain &eacute;crit myst&eacute;rieux me
+l'avait montr&eacute; sous un aspect tout oppos&eacute;, mais plus grand: j'avais
+fr&eacute;mi en me penchant au-dessus d'un ab&icirc;me.</p>
+
+<p>Rien de tout cela n'&eacute;tait dans le marbre poli&mdash;et propre&mdash;de cette t&ecirc;te
+&eacute;nergique&mdash;mais mod&eacute;r&eacute;e, &eacute;l&eacute;gante, intelligente&mdash;et sage.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Jeanne P&eacute;ry, oh! elle &eacute;tait, celle l&agrave;, ravissante de la t&ecirc;te aux
+pieds, mais tout autrement que la marquise. Ce n'&eacute;tait pas du tout une
+grande dame. C'&eacute;tait... mon Dieu oui, c'&eacute;tait trop le contraire d'une
+grande dame pour cadrer avec l'id&eacute;e que je m'&eacute;tais faite d'elle.</p>
+
+<p>Selon moi, elle &eacute;tait bien plus l'h&eacute;riti&egrave;re de notre vieux camarade de
+folies, le baron de Marannes, que la fille de cette ch&egrave;re sainte, si
+doucement noble dans son martyre, M<sup>me</sup> veuve P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Au premier coup d'&oelig;il, et sans h&eacute;siter, je l'avais reconnue, mais tout
+en la reconnaissant, je gardais comme un &eacute;tonnement.</p>
+
+<p>Je dirai plus: un d&eacute;sappointement.</p>
+
+<p>Je la cherchais en vain telle que Lucien me l'avait fait r&ecirc;ver.</p>
+
+<p>La photographie justifiait bien le nom de <i>petit ange</i> que Lucien
+appliquait si souvent &agrave; Jeanne. L'original passait &agrave; c&ocirc;t&eacute; de ce nom.</p>
+
+<p>Pour tout dire, j'&eacute;prouvais un chagrin m&ecirc;l&eacute; de d&eacute;pit &agrave; l'id&eacute;e du culte
+si na&iuml;f et &agrave; la fois si profond que Lucien lui avait conserv&eacute;.</p>
+
+<p>Et j'&eacute;prouvais aussi une sorte d'indignation en songeant que je venais
+de la voir sortant de l'Op&eacute;ra, en toilette d'op&eacute;ra, elle que son mari
+cherchait si douloureusement, elle qui n'avait pas achev&eacute; le deuil de sa
+m&egrave;re, elle qui devait &ecirc;tre encore, j'avais sujet de le croire, sous le
+coup d'une mortelle accusation.</p>
+
+<p>Du moment que Jeanne ne rejoignait pas son mari, il m'eut fallu Jeanne
+enlev&eacute;e violemment ou prisonni&egrave;re. La force majeure seule pouvait
+excuser pour moi l'abandon o&ugrave; elle laissait Lucien.</p>
+
+<p>Et Jeanne &eacute;tait libre, et Jeanne attendait M. Louaisot de M&eacute;ricourt au
+sortir d'un th&eacute;&acirc;tre!</p>
+
+<p>&Agrave; mesure que je r&eacute;fl&eacute;chissais, une voix s'&eacute;levait en moi qui criait: &laquo;Ce
+n'est pas seulement odieux, c'est absurde et <i>c'est impossible</i>.&raquo;</p>
+
+<p>La pens&eacute;e que j'&eacute;tais entour&eacute; d'invraisemblances m'apaisait et me
+rassurait. Sur le point de condamner Jeanne, je suspendais mon jugement.</p>
+
+<p>M. Louaisot me l'avait dit: &laquo;Plus vous p&eacute;n&eacute;trerez au c&oelig;ur de l'&eacute;nigme,
+plus la solution fuira devant vous...&raquo;</p>
+
+<p>Il &eacute;tait deux heures du matin, environ, quand je repris mon travail de
+d&eacute;pouillement.</p>
+
+<p>J'en &eacute;tais rest&eacute; au n&deg;38: lettre de Fran&ccedil;ois Bochon, dont je supprime la
+fin comme &eacute;tant inutile &agrave; l'intelligence de l'histoire.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Suite_du_dossier_de_Lucien_Thibaut" id="Suite_du_dossier_de_Lucien_Thibaut"></a><a href="#table">Suite du dossier de Lucien Thibaut</a><a href="#table"></a></h2>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 39</h4>
+
+<p class="center">(Lettre &eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> veuve Thibaut.)</p>
+
+<p>Ce mercredi (sans autre d&eacute;signation de date).</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> la marquise Olympe de Chambray, en son h&ocirc;tel.</i></p>
+
+<p>Bonjour bien aim&eacute;e. Tout un bouquet de baisers, d'abord. Apr&egrave;s? encore
+des baisers. Mais &ccedil;a vous ennuie? Alors, assez.</p>
+
+<p>Ah! ch&egrave;re divine, quand je pense au bonheur sans m&eacute;lange qui pourrait
+embellir mon &acirc;ge m&ucirc;r, &agrave; cet oc&eacute;an de d&eacute;lices o&ugrave; nous nagerions, ces
+demoiselles et moi, si certain &eacute;v&eacute;nement avait lieu, j'ai peur.</p>
+
+<p>Ne me dites pas que j'ai la t&ecirc;te partie. Il y aurait bien de quoi, mais
+non, je raisonne. Cette f&eacute;licit&eacute; est si fort au-dessus de nos m&eacute;rites!
+Et le Destin est un monsieur qui se g&ecirc;ne si peu pour railler les pauvres
+m&egrave;res!</p>
+
+<p>Les enfants, ma petite, les enfants! Il faudra pourtant bien que vous en
+ayez. Et je les dorloterai! Mais c'est horrible. Quand ils sont petits,
+encore passe, on leur donne le fouet. Les miens sont tous grands. Quelle
+responsabilit&eacute;!</p>
+
+<p>Si j'&eacute;tais homme!... Voulez-vous savoir? Mon Lucien n'ose pas, voil&agrave; le
+vrai. Il n'y a que cela. Vous chercheriez cent dix ans sans trouver
+autre chose. Je vous l'affirme; il n'ose pas, le nigaud qu'il est!</p>
+
+<p>Il voudrait bien, parbleu! mais comment s'y prendre? Les gar&ccedil;ons timides
+comme lui vont tout droit aux femmes avec qui on ose. C'est la nature.
+On devrait la supprimer, &ccedil;a donne trop de tracas aux m&egrave;res.</p>
+
+<p>Je ne peux pas en vouloir &agrave; Lucien, moi. &Ccedil;a me fait rire, plut&ocirc;t. On
+sait bien qu'il n'est pas une demoiselle. Il a rencontr&eacute; ce petit
+chiffon-l&agrave; dans un pr&eacute; fleuri, un jour que le soleil &eacute;tait doux et qu'on
+entendait siffler les merles; &ccedil;a peut arriver &agrave; tout le monde.</p>
+
+<p>Et puis vlan! Voil&agrave; une passion, attrape! Bah! bah! une passion compos&eacute;e
+de primev&egrave;res, d'aub&eacute;pines et de coucous! &Ccedil;a va et &ccedil;a vient. Mais on a
+beau dire, c'est ennuyeux pour les m&egrave;res.</p>
+
+<p>La minette n'&eacute;tait pas imposante du tout. &Ccedil;a lui a donn&eacute; du courage pour
+pousser sa pointe. Pourquoi l'a-t-il pouss&eacute;e sa pointe? Ch&eacute;rie, vous
+avez &eacute;t&eacute; mari&eacute;e, on peut vous parler entre dames. Il a pouss&eacute; sa pointe
+par rage du v&eacute;ritable amour qu'il nourrit dans le fond de son &acirc;me, et
+dont le v&eacute;ritable objet lui fait peur.</p>
+
+<p>Aussi, pourquoi avez-vous tant de noblesse, tant d'esprit, tant de
+beaut&eacute;, tant de perfection? Pourquoi ressemblez-vous &agrave; une reine? Il
+n'ose pas, le cadet, je l'ai d&eacute;j&agrave; dit, mais c'est expr&egrave;s que je le
+r&eacute;p&egrave;te, il n'ose pas, j'en mettrais ma main au feu.</p>
+
+<p>M. Thibaut, son p&egrave;re, &eacute;tait comme &ccedil;a. Il a fait un bon mari, ma ch&eacute;rie.
+Vous trouverez une larme sur le papier. C'est sa m&eacute;moire qui me la tire.</p>
+
+<p>Mon pauvre Antoine! Pendant vingt-deux mois, quel sang il me fit faire!
+Mais &ccedil;a vint &agrave; la fin! Assez l&agrave;-dessus, sauf un mot: Quand &ccedil;a fut venu,
+dame... ah! ma ch&egrave;re!</p>
+
+<p>Il s'agit de Lucien. Est-ce que je ne le connais pas comme ma poche?
+Est-ce que je n'ai pas &eacute;pi&eacute; le premier &eacute;veil de son c&oelig;ur? En ce
+temps-l&agrave; l'enfant me faisait trembler comme la feuille quand je le
+voyais r&ecirc;vasser &agrave; un diamant de votre eau. J'aurais autant aim&eacute; qu'il
+e&ucirc;t lorgn&eacute; les &eacute;toiles du ciel.</p>
+
+<p>Et c'est &agrave; moi la faute, peut-&ecirc;tre. Combien de fois ne lui ai-je pas
+r&eacute;p&eacute;t&eacute;, le matin, le soir, &agrave; midi: malheureux! tu vas te br&ucirc;ler
+l'imagination &agrave; la chandelle. Ce tr&eacute;sor-l&agrave; n'est pas pour ton pauvre
+nez!</p>
+
+<p>J'aurais d&ucirc; me couper la langue avec mes dents!</p>
+
+<p>Car voil&agrave; ce qui arrive, bijou ador&eacute;, maintenant qu'il peut esp&eacute;rer et
+que nous nous tuons &agrave; le lui dire, ces demoiselles et moi, il ne peut
+pas croire &agrave; tant de bonheur. Moi, je con&ccedil;ois &ccedil;a.</p>
+
+<p>Vous &ecirc;tes la divine des divines, Olympe, il n'y en a jamais eu comme
+vous. Vous ne voulez pas le croire, mais la chose cr&egrave;ve les yeux de tout
+le monde. Je le dis tous les jours &agrave; C&eacute;lestine et &agrave; Julie, qui ont la
+fureur de vous copier, je leur dis: &laquo;&Eacute;coutez, mes petites bonnes femmes,
+n'essayez pas, vous seriez tout uniment ridicules. On peut singer M<sup>me</sup>
+Chose ou encore M<sup>lle</sup> Machin, mais celle-l&agrave;, je t'en ratisse!&raquo;</p>
+
+<p>C'est s&ucirc;r que je pourrais bien devenir un peu folle &agrave; la pens&eacute;e d'avoir
+pour bru un ange du firmament comme vous. Le beau malheur! Je gu&eacute;rirais
+apr&egrave;s la noce. Je donnerais trois doigts de chaque main pour y &ecirc;tre, &agrave;
+la noce. Voil&agrave; comme je dissimule, moi! Tenez! si la sant&eacute; de mon Lucien
+&eacute;tait attaqu&eacute;e, je vous le dirais tout de m&ecirc;me, &agrave; la bonne franquette.</p>
+
+<p>Sa t&ecirc;te? Sa t&ecirc;te est aussi saine qu'un gland, ma perle. Seulement, il a
+ses migraines et on dirait quelquefois qu'il s'absente. Pourquoi? Parce
+que son c&oelig;ur d'agneau est travaill&eacute;, tiraill&eacute;, tenaill&eacute;, quoi! Vous
+allez comprendre. Il a os&eacute; avec cette Jeanneton qu'il n'aime pas, avec
+vous qu'il idol&acirc;tre il n'a pas os&eacute;. &Ccedil;a fait qu'il est malheureux et que
+sa t&ecirc;te &eacute;clate. Voil&agrave; l'histoire.</p>
+
+<p>Mais que fait-on pour les poss&eacute;d&eacute;s? on prie le bon Dieu qui est plus
+fort que le diable. J'ai tant pri&eacute; le bon Dieu que mon gar&ccedil;on se
+d&eacute;poss&egrave;de petit &agrave; petit. &Eacute;coutez &ccedil;a un peu:</p>
+
+<p>Hier, qui &eacute;tait le cinqui&egrave;me jour depuis son retour de Paris, il m'a
+dit&mdash;et c'&eacute;tait de lui-m&ecirc;me, je ne lui ouvrais pas la bouche de vous:
+&laquo;Olympe est encore plus belle qu'autrefois.&raquo; Moi, j'ai r&eacute;pondu en
+faisant celle &agrave; qui c'est bien &eacute;gal: &laquo;Trouves-tu, gar&ccedil;on?&raquo; Il a ajout&eacute;
+d'un air pensif: &laquo;Oh! oui, bien plus belle!&raquo;</p>
+
+<p>Il a du go&ucirc;t, c'est certain.</p>
+
+<p>Quelque chose le tenait, et je m'en apercevais bien, mais je ne voulais
+pas l'interroger. Pas si b&ecirc;te!</p>
+
+<p>Il faut vous faire observer ici entre parenth&egrave;ses que, depuis son retour
+de Paris, le gars n'a pas prononc&eacute; une seule fois le nom de son
+orpheline. Il n'y a donc qu'&agrave; faire mine de n'y plus penser du tout, et
+j'ai dans mon id&eacute;e que &ccedil;a s'en ira &agrave; la douce, comme c'est venu.</p>
+
+<p>Il y a ma neuvaine, aussi, et le p&egrave;lerinage, ces demoiselles n'ont pas
+tir&eacute; la r&eacute;ussite une seule fois sans vous trouver ensemble: le jeune
+homme blond et la dame brune. Les cartes, c'est de la superstition, j'en
+conviens, mais le grand jeu ne m'a jamais tromp&eacute;e. Et je vous dis, moi,
+que c'est un agneau qui ne savait pas &eacute;couter son c&oelig;ur. Il vous a
+toujours ador&eacute;e, toujours, toujours, &agrave; la sournoise, comme un poltron
+qu'il est.</p>
+
+<p>Il a donc repris, au bout d'un petit moment, sans avoir l'air d'y
+toucher.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu crois qu'Olympe serait contrari&eacute;e de me voir?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi Olympe serait-elle contrari&eacute;e de te voir? C'est moi qui ai
+r&eacute;pondu &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Dame, a-t-il fait, il y a si longtemps... et puis....</p>
+
+<p>&mdash;Et puis quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Les histoires....</p>
+
+<p>J'avais bonne envie de rire, mais je gardai mon grand s&eacute;rieux.</p>
+
+<p>Allez dire partout que la bonne femme radote, si vous voulez, mais il
+n'ose pas. Je le r&eacute;p&eacute;terais sur l'&eacute;chafaud!</p>
+
+<p>Pendant ces derniers jours, il n'a pas quitt&eacute; le palais. Je lui avais
+fait &eacute;crire avec de la bonne encre par M. le pr&eacute;sident. Mais, malgr&eacute; le
+grand z&egrave;le que la semonce de son chef lui a donn&eacute;, hier soir, il &eacute;tait &agrave;
+la maison d&egrave;s quatre heures. Jusqu'au d&icirc;ner il a pass&eacute; son temps &agrave; se
+bichonner: eau chaude, pommade, p&acirc;te d'amande et tout. Monsieur a fait
+recirer trois fois ses bottes qui ne reluisaient pas assez. Il a essay&eacute;
+onze cols de chemises. Enfin de grands projets!</p>
+
+<p>Devinez-vous, ch&eacute;rie?</p>
+
+<p>Moi, je savais d'avance. Je l'avais entendu marmoter en se f&acirc;chant apr&egrave;s
+le n&oelig;ud de sa cravate:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que je la voie! Il le faut absolument!</p>
+
+<p>Vous savez, mon tr&eacute;sor, pas d'enfantillage! Quand il va se pr&eacute;senter
+chez vous, aidez-le un peu, je vous en prie. Souvenez-vous qu'il n'ose
+pas.</p>
+
+<p>En voulez-vous une preuve? Apr&egrave;s le d&icirc;ner, il a recommenc&eacute; sa toilette
+sur nouveaux frais. Cette fois, je n'ai pas pu r&eacute;sister: j'ai &eacute;t&eacute; le
+regarder par le trou de la serrure. Sa chambre &eacute;tait un pillage. Il
+houspillait ses chemises blanches pour en trouver une comme il n'y en a
+pas. J'aurais donn&eacute; gros pour que vous fussiez-l&agrave;.</p>
+
+<p>Rien n'&eacute;tait assez beau. Il a &ocirc;t&eacute; ses bottes pour mettre des chaussures
+vernies. Je ne vous en dis pas davantage.</p>
+
+<p>Et puis, au moment de partir, apr&egrave;s avoir pass&eacute; un quart d'heure &agrave;
+peiner sur ses gants, qui ne voulaient pas entrer, et comme il brossait
+son chapeau neuf, patatras! tout son courage a tomb&eacute; &agrave; plat.</p>
+
+<p>Il a &ocirc;t&eacute; ses gants, d'abord en soupirant comme un malheureux. Apr&egrave;s &ccedil;a,
+il s'est d&eacute;shabill&eacute; et mis au lit sans crier gare.</p>
+
+<p>Voil&agrave; comme il est. Je ne l'ai pas dit &agrave; ces demoiselles, elles
+l'auraient griff&eacute;!</p>
+
+<p>Mais, aujourd'hui, il m'a reparl&eacute;. C'est s&eacute;rieux. Je r&eacute;ponds que ce sera
+pour ce soir. Je ne plaisante pas, il a eu toute la journ&eacute;e la figure
+qu'il avait quand il passait ses examens de droit. M&eacute;fiez-vous.</p>
+
+<p>Ch&eacute;rie, j'ai cru bon de vous en toucher un mot pour que vous soyez
+gentille et que vous vous gardiez surtout de le d&eacute;concerter.</p>
+
+<p>Oh! bien aim&eacute;e! oh! divine! ma perle, mon diamant, la plus ch&egrave;re de mes
+filles! Si j'apprenais ce soir, avant de me coucher, que Dieu a exauc&eacute;
+ma neuvaine! si vous &eacute;tiez &agrave; nous enfin! si je m'&eacute;veillais demain matin
+la plus heureuse des femmes et des m&egrave;res!</p>
+
+<p>Je vous embrasse mille fois, mais pas comme je vous aime, ce serait &agrave;
+vous &eacute;touffer.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;Je n'ai pas dit un tra&icirc;tre mot &agrave; ces demoiselles, bien entendu.
+C'est toujours notre cher mignon secret &agrave; nous deux. C&eacute;lestine et Julie
+veulent vous embrasser au bas de ma lettre, je tourne la page; pas de
+danger qu'elles lisent. Elles sont la discr&eacute;tion m&ecirc;me et, d'ailleurs, je
+reste l&agrave; pour les surveiller.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 39 bis</h4>
+
+<p>Billet de M<sup>lle</sup> C&eacute;lestine.</p>
+
+<p>Nous ne savons rien, rien de rien. Maman nous traite comme deux b&eacute;b&eacute;s.
+Il nous est d&eacute;fendu m&ecirc;me de deviner.</p>
+
+<p>On veut vous dire seulement, &agrave; la h&acirc;te, qu'on vous aime bien, bien,
+bien, et encore mieux.</p>
+
+<p>Maman ne veut m&ecirc;me pas que nous fassions nos n&oelig;uds de tour de cou comme
+vous. Ce n'&eacute;tait pourtant pas pour vous ressembler, c'est si impossible!</p>
+
+<p>Mon fr&egrave;re ne bouge plus du palais. On jurerait qu'il n'a jamais &eacute;t&eacute; &agrave;
+Paris. Moi, je n'ai jamais cru &agrave; l'orpheline.</p>
+
+<p>Des baisers, et laissez tomber quelque part une miette de votre gr&acirc;ce,
+j'irai la becqueter.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 39 ter</h4>
+
+<p>Billet de M<sup>lle</sup> Julie.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur a tout dit, l'&eacute;go&iuml;ste. Le droit d'a&icirc;nesse est pourtant aboli.
+Elle veut jusqu'&agrave; la miette. Laissez-en tomber deux.</p>
+
+<p>C'est vrai, pourtant, que nous ne savons rien. L'ignorance ouvre la
+porte aux r&ecirc;ves. Moi j'en fais de bien beaux, et vous y &ecirc;tes toujours.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Lucien, je ne m'y suis jamais tromp&eacute;e. Des &acirc;mes ordinaires
+pouvaient concevoir des inqui&eacute;tudes et se m&eacute;prendre &agrave; cette erreur du
+jeune &acirc;ge, mais moi, je savais quelle empreinte profonde restait grav&eacute;e
+dans le c&oelig;ur de mon fr&egrave;re. Vous &ecirc;tes de celles qu'on ne peut oublier,
+Olympe, aussi ne craignez pas d'aimer.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 40</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par la marquise Olympe de Chambray.)</p>
+
+<p>Yvetot, 23 juillet 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Ferrand, pr&eacute;sident, etc.</i></p>
+
+<p>Cher et digne ami, pour ce qui me regarde, je vous prie en gr&acirc;ce de
+laisser en repos M. L. T.... Comme juge, il vous appartient, mais comme
+pr&eacute;tendant &agrave; ma main, je d&eacute;sire qu'on lui garde sa libert&eacute; tout enti&egrave;re.
+Je crains le ridicule. Cette excellente M<sup>me</sup> T... est justement la femme
+qu'il faut pour noyer quelqu'un sous le ridicule. Au lieu de vous mettre
+ainsi contre moi, digne ami, venez &agrave; mon secours.</p>
+
+<p>Et ne vous repr&eacute;sentez pas votre Olympe sous les traits de Ph&egrave;dre,
+br&ucirc;lant comme un tison pour le bel Hippolyte qui la d&eacute;daigne.</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Ce billet m'arr&ecirc;ta et me fit r&ecirc;ver longuement. Je
+recherchai dans le dossier le fragment anonyme qui avait &eacute;t&eacute; adress&eacute; &agrave;
+Lucien par un correspondant &eacute;galement anonyme, lequel &eacute;tait M. Louaisot,
+je croyais le savoir d&eacute;sormais.</p>
+
+<p>Je parle ici de cette demi-feuille o&ugrave; une inconnue&mdash;la marquise?&mdash;se
+confessait en un style froidement d&eacute;prav&eacute; &agrave; un inconnu&mdash;le pr&eacute;sident
+Ferrand?&mdash;et qui &eacute;tait accompagn&eacute;e de la fameuse l&eacute;gende: &laquo;Devine
+devinaille&raquo;, etc.</p>
+
+<p>Cette demi-feuille m'avait laiss&eacute; une impression presque sinistre. J'y
+flairais le crime en une complicit&eacute; qui &eacute;pouvantait ma raison.</p>
+
+<p>Je comparai minutieusement l'&eacute;criture du fragment avec celle du billet
+portant la signature de M<sup>me</sup> la marquise.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; un travail qui ne pouvait aboutir &agrave; rien de concluant, car le
+fragment contenait cette phrase: &laquo;J'&eacute;cris maintenant aussi lestement de
+la main gauche que de la main droite.... Vous m'avez donn&eacute; des talents de
+faussaire.&raquo;</p>
+
+<p>Il n'y avait aucune esp&egrave;ce de rapport entre l'&eacute;criture du billet et
+l'&eacute;criture du fragment. Aucune.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 40 bis</h4>
+
+<p>(Mention &eacute;crite de la main de Lucien.)</p>
+
+<p>J'ai rapproch&eacute; la pi&egrave;ce qui pr&eacute;c&egrave;de du n&deg;32 (devine devinaille). Je
+repousse les pens&eacute;es que fait na&icirc;tre ce fragment comme on se d&eacute;barrasse
+d'un impur cauchemar. Je ne juge pas M<sup>me</sup> de Chambray que j'ai tant aim&eacute;e
+et respect&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais je d&eacute;clare en conscience que, pour moi, le pr&eacute;sident Ferrand est un
+honn&ecirc;te homme.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 41</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de M. Louaisot, sans signature.)</p>
+
+<p>Pas d'adresse. Paris, 23 juillet 65.</p>
+
+<p>Je suis &eacute;tonn&eacute; de ne rien recevoir de vous. Est-ce que vous dormez? Le
+moment ne serait pas bien choisi.</p>
+
+<p>Je n'ai aucun avis &agrave; vous donner, mais si par hasard vous reculez
+maintenant devant l'arrestation et ce qui s'ensuit, que faire de la
+petite?</p>
+
+<p>Vous m'avez mis en avant, allez-vous me l&acirc;cher?</p>
+
+<p>Apr&egrave;s la visite domiciliaire, pas moyen de reprendre l'enfant &agrave; la
+maison.</p>
+
+<p>La police et la justice pataugent, selon leur habitude. &Ccedil;a fait plaisir,
+mais &ccedil;a ne m&egrave;ne &agrave; rien. Il serait grand temps de leur fournir un point
+de d&eacute;part raisonnable, sous main, s'entend, et de les prendre par la
+patte pour les conduire tout doucement sur le chemin de la <i>v&eacute;rit&eacute;</i>
+(ce dernier mot &eacute;tait soulign&eacute; au crayon.)</p>
+
+<p>Je vous prie de me r&eacute;pondre courrier pour courrier, &ccedil;a en vaut la peine.
+Je suis tr&egrave;s ennuy&eacute; de cette histoire, ind&eacute;pendamment m&ecirc;me de la
+descente de police, qui a port&eacute; atteinte &agrave; la consid&eacute;ration dont je
+jouis dans mon quartier. Vous aurez &agrave; m'en tenir compte.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 42</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite par la marquise de Chambray, non sign&eacute;e. R&eacute;ponse &agrave; la pr&eacute;c&eacute;dente
+sans date ni adresse.)</p>
+
+<p>Ne pr&eacute;cipitez rien. Laissez les choses en l'&eacute;tat. J'&eacute;prouve un sentiment
+de piti&eacute; pour cette jeune fille.</p>
+
+<p>Il para&icirc;t revenir &agrave; d'autres sentiments. On m'annonce sa visite pour ce
+soir m&ecirc;me. Je veux attendre et voir.</p>
+
+<p>Demain, je vous enverrai mes instructions.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 43</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite par Lucien Thibaut, non sign&eacute;e.)</p>
+
+<p>Yvetot, 23 juillet 1865, 11 heures du soir.</p>
+
+<p><i>Pour Geoffroy.</i></p>
+
+<p>Tu vas recevoir de mes nouvelles. J'ai mis hier une lettre &agrave; la poste
+pour toi.</p>
+
+<p>Cette lettre va franchir la mer et aller &agrave; Constantinople pour r&eacute;pondre
+&agrave; tes questions amicales sur ma famille et sur moi. Tu y verras notre
+int&eacute;rieur, car nous demeurons momentan&eacute;ment ensemble, ma m&egrave;re, mes
+s&oelig;urs et moi, depuis mon retour de Paris.</p>
+
+<p>Ma lettre d'hier ne te portera aucun mensonge, mais combien elle est
+&eacute;loign&eacute;e pourtant de la v&eacute;rit&eacute;!</p>
+
+<p>Vas-tu deviner sous le calme de ma prose l'orage que je porte en moi?</p>
+
+<p>Sur mon honneur, je n'avais jusqu'&agrave; aujourd'hui, aucune raison pour te
+rien cacher. Je me taisais par timidit&eacute; ou mauvaise honte, mais derri&egrave;re
+mon silence, il y avait l'ardent d&eacute;sir de t'ouvrir mon &acirc;me.</p>
+
+<p>Mais il est bien certain que je ne suis pas compl&egrave;tement mon ma&icirc;tre. Il
+m'arrive d'agir sous une impulsion qui n'est pas mienne, quoiqu'elle
+n'&eacute;mane pas non plus d'une volont&eacute; &eacute;trang&egrave;re.</p>
+
+<p>Je t'ai d&eacute;j&agrave; parl&eacute; de cela, et les faits vont expliquer malheureusement
+ce que ma parole peut avoir d'obscur.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, pour la premi&egrave;re fois de ma vie, j'ai commis une action
+dont je me repens. Il y a quelque chose entre moi et ma conscience. Ce
+que je n'osais pas t'&eacute;crire autrefois, j'oserais encore bien moins te le
+dire.</p>
+
+<p>Et, cependant, il faut que je me confesse. C'est un imp&eacute;rieux besoin.
+J'ai d&eacute;fiance de moi.</p>
+
+<p>Je sais, ou, du moins, je crois encore que ma raison est intacte; mais
+il y a autour de ma raison des murmures et des menaces. Je les entends.
+J'en suis troubl&eacute;. Je voudrais chasser ces ombres qui m'importunent.</p>
+
+<p>Il m'est arriv&eacute; d'agir sous la pression d'une force que j'appellerai
+impersonnelle. Ce n'est plus une crainte, c'est un remords que j'ai.
+L'acte est accompli.</p>
+
+<p>Bien plus, il m'est arriv&eacute; d'&eacute;crire sous la dict&eacute;e.... Je dis bien: sous
+la dict&eacute;e d'un autre <i>moi</i> que moi.</p>
+
+<p>Je reconnaissais mon &eacute;criture, je me voyais tracer les caract&egrave;res, et
+les pens&eacute;es fix&eacute;es sur le papier par ma propre main ne m'appartenaient
+pas. Non! Elles allaient m&ecirc;me contre les pens&eacute;es qui m'appartenaient.</p>
+
+<p>Cet autre moi vaut mieux que moi. Il est plus s&eacute;v&egrave;re que moi, et plus
+juste. Il sait des choses que j'ignore.</p>
+
+<p>Aussi ai-je pris d&eacute;j&agrave; depuis longtemps un biais pour assurer ma
+confession.</p>
+
+<p>Il n'y a plus, j'en suis s&ucirc;r, rien d'extravagant ni m&ecirc;me de pu&eacute;ril dans
+ce fait de t'&eacute;crire journellement des lettres qui ne te sont pas
+envoy&eacute;es. Je les garde toutes pour toi.</p>
+
+<p>J'y joins certaines pi&egrave;ces authentiques et explicatives, recueillies par
+moi que je classe autant que possible selon leur ordre chronologique.</p>
+
+<p>Cela forme d&eacute;j&agrave; un <i>dossier</i>, pour employer le langage de ma profession.</p>
+
+<p>Et le dossier est gros.</p>
+
+<p>Avec ce dossier, tu instruiras un jour le proc&egrave;s de ma vie.</p>
+
+<p>Je le veux. C'est mon espoir qui n'est pas sans m&eacute;lange de crainte. Je
+t'ai choisi pour cela entre tous ceux que je connais. Tu ne me refuseras
+pas.</p>
+
+<p>Jusqu'&agrave; cette heure, cependant, une lacune a exist&eacute; dans la s&eacute;rie de ces
+pages en apparence d&eacute;tach&eacute;es, mais qui forment un tout suffisamment
+complet. J'ai supprim&eacute;, par un sentiment de pudeur&mdash;ou de douleur&mdash;les
+feuilles <i>&eacute;crites par moi quand je ne suis plus moi.</i></p>
+
+<p>L'id&eacute;e de passer pour fou me faisait frayeur et honte.</p>
+
+<p>&Agrave; dater d'aujourd'hui, je ne d&eacute;tournerai plus rien.</p>
+
+<p>Tu nous verras tous deux, moi et mon ombre....</p>
+
+<p><i>Minuit</i>.&mdash;Je me suis arr&ecirc;t&eacute;, mon pauvre Geoffroy. J'ai h&eacute;sit&eacute;, je
+tergiverse au moment m&ecirc;me o&ugrave; je fais parade de ma sinc&eacute;rit&eacute; future.
+C'est bien vrai: toute cette exposition solennelle a pour but d'apporter
+un retard au r&eacute;cit des &eacute;v&eacute;nements de cette soir&eacute;e.</p>
+
+<p>Tr&ecirc;ve de pr&eacute;liminaires! Je veux parler clairement et bri&egrave;vement:</p>
+
+<p>Depuis dimanche&mdash;nous sommes au jeudi soir,&mdash;je sais o&ugrave; est ma petite
+Jeanne. La fa&ccedil;on dont je l'ai appris te semblera singuli&egrave;re.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais arriv&eacute; l'avant-veille de Paris, o&ugrave; toutes mes recherches &eacute;taient
+rest&eacute;es vaines. Le matin du dimanche, au sortir de la messe, je trempais
+mes doigts dans le b&eacute;nitier, suivant d'assez pr&egrave;s ma m&egrave;re et mes s&oelig;urs
+qui causaient sous le porche avec leurs amies, quand je me sentis
+coudoyer brusquement.</p>
+
+<p>Je me retournai. Il y avait derri&egrave;re moi, parmi nos autres Cauchoises,
+une paysanne encore mieux endimanch&eacute;e que les autres et dont la figure
+&eacute;carlate resplendissait sous une immense coiffe, charg&eacute;e de broderies.</p>
+
+<p>J'avais reconnu d'un coup d'&oelig;il la florissante H&eacute;b&eacute; du Jupiter des
+renseignements, rue Vivienne, au coin du passage Colbert.</p>
+
+<p>Elle me prit de l'eau b&eacute;nite au doigt.</p>
+
+<p>Au lieu de faire le signe de la croix, elle mit un doigt sur sa bouche
+et sortit de l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>Je la suivis de loin jusqu'au bout de la ville o&ugrave; elle prit un sentier &agrave;
+travers champs.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta derri&egrave;re une haie, regarda tout autour d'elle, et, sans
+mot dire, me remit une lettre que j'ouvris pr&eacute;cipitamment.</p>
+
+<p>La pens&eacute;e de Jeanne &eacute;tait en moi, comme toujours. Voici la lettre:</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 43 bis</h4>
+
+<p>(De la main de M. Louaisot, non sign&eacute;e. Sans date ni adresse.)</p>
+
+<p>Ceci, cher Monsieur, est <i>gratis et pro Deo</i>, sauf le picotin de ma mule
+qui se trouve par hasard en promenade dans votre localit&eacute;.</p>
+
+<p>Ne vous &eacute;vanouissez pas de joie en lisant les lignes suivantes. Votre
+tourterelle, &agrave; qui ne manque aucun membre et qui jouit m&ecirc;me d'une sant&eacute;
+parfaite, est en ce moment au village de Fr&eacute;metot, site charmant, sur la
+route de Lillebonne, dans une maison o&ugrave; P&eacute;lagie vous conduira
+volontiers, si vous le lui demandez poliment.</p>
+
+<p>Elle irait m&ecirc;me, j'en suis certain, car elle est bien bonne fille,
+jusqu'&agrave; vous pr&ecirc;ter la main pour un enl&egrave;vement. Est-ce gentil de sa
+part?</p>
+
+<p>Soit dit sans vouloir vous effrayer, mon cher Monsieur, il ne faut pas
+vous amuser &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. Le cas est diablement grave. Un danger qu'il ne
+m'est pas permis de vous sp&eacute;cifier menace la pauvre enfant: un cruel
+danger.</p>
+
+<p>Si vous n'avez pas fait usage encore du <i>S&eacute;same ouvre-toi</i>, que j'ai eu
+l'honneur de vous c&eacute;der &agrave; cr&eacute;dit, d&eacute;p&ecirc;chez-vous. Il n'est que temps, si
+vous voulez &eacute;viter la catastrophe.</p>
+
+<p>Vous entendez: La catastrophe. Le mot n'est ni trop gros ni trop mince,
+il dit juste la chose.</p>
+
+<p>Gr&acirc;ce au talisman que vous savez, la divine O... irait jusqu'&agrave; r&eacute;fugier
+chez elle notre petite minette. <i>J'en suis s&ucirc;r</i>.</p>
+
+<p><i>M&eacute;mento</i>: le codicille.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 43 ter</h4>
+
+<p>(Suite de la lettre de Lucien.)</p>
+
+<p>P&eacute;lagie s'&eacute;tait assise sans fa&ccedil;on sur le talus, ses jupes relev&eacute;es &agrave;
+l'&eacute;conomie. Elle me regardait lire d'un air bon enfant. Quand j'eus
+fini, elle me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Faut tout de m&ecirc;me qu'on ne soit pas m&eacute;chant pour &ecirc;tre encore vos
+bienfaiteurs, apr&egrave;s que vous nous avez flanqu&eacute; le commissaire chez nous,
+rue Vivienne, dans une maison qui regorge de l'estime de son quartier.
+Et qu'on ne d&eacute;tenait l'enfant que pour son avantage, &agrave; seule fin de
+l'emp&ecirc;cher d'aller en prison tout &agrave; fait.</p>
+
+<p>&mdash;En prison! m'&eacute;criai-je. Et pourquoi irait-elle en prison, grand Dieu!</p>
+
+<p>P&eacute;lagie me fit un petit signe de t&ecirc;te caressant.</p>
+
+<p>&mdash;Le patron vous appelle toujours comme &ccedil;a: &laquo;l'agneau&raquo;, dit-elle au lieu
+de r&eacute;pondre. &Ccedil;a vous coiffe assez bien. Mais faut &ecirc;tre juste, vous &ecirc;tes
+fi&egrave;rement joli gar&ccedil;on tout de m&ecirc;me pour un juge! Voyez-vous, si j'ai
+parl&eacute; prison &agrave; propos de la petiote, c'est que tout le monde n'est pas
+bonnes gens comme nous. Il y a des tra&icirc;tres et filous qui peuvent avoir
+cens&eacute;ment l'id&eacute;e de la pers&eacute;cuter dans leur propre int&eacute;r&ecirc;t p&eacute;cuniaire.</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle du moins &agrave; l'abri, demandai-je, dans cette maison de la route
+de Lillebonne?</p>
+
+<p>&mdash;Pour &ccedil;a, pas d&eacute;j&agrave; tant, r&eacute;pondit P&eacute;lagie: &agrave; l'abri comme qui dirait
+sous un ch&ecirc;ne qu'a perdu ses feuilles, quand il fait de la pluie.
+J'entendais, mais j'avais peine &agrave; comprendre.</p>
+
+<p>P&eacute;lagie reprit en tirant de sa poche un bon gros talon de pain, coup&eacute; en
+deux et farci moiti&eacute; beurre, moiti&eacute; fromage:</p>
+
+<p>&mdash;On serait bien b&ecirc;te aussi de se laisser manquer, pas vrai, M. le juge?
+D&eacute;sormais, je ne d&eacute;jeunerai gu&egrave;re que dans une heure d'ici. Quant &agrave; la
+petite, je garantis bien les gens chez qui elle est, mais c'est sous le
+rapport qu'ils ne valent pas cher.... Oui, oui, pardienne, tout &ccedil;a vous
+embarrasse, vous aimeriez que quelqu'un vous tirerait de cette
+orni&egrave;re-l&agrave;. En plus que si vous voulez emmener votre berg&egrave;re, on ne peut
+pas fabriquer &ccedil;a en plein jour, rapport aux mauvaises langues d'Yvetot,
+qui vous en ont, des yeux!</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, r&eacute;pliquai-je, travaillant avec d&eacute;sespoir &agrave; combiner un
+plan qui e&ucirc;t le sens commun. Pouvez-vous me dire comment faire, vous, ma
+bonne fille? P&eacute;lagie aurait pu servir de mod&egrave;le pour peindre l'app&eacute;tit
+des consciences pures. Elle avalait sans effort ni douleur des bouch&eacute;es
+v&eacute;ritablement formidables. Un instant, elle resta plant&eacute;e devant moi &agrave;
+me regarder en silence. Elle riait bonnement: du beurre &agrave; un coin de sa
+bouche et du fromage &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; donc ce que c'est, poursuivit-elle tout &agrave; coup, je ne peux pas
+laisser un jeune homme dans le p&eacute;trin, c'est plus fort que moi, risque &agrave;
+la risque, je vais me fendre! Vous savez bien, mon fr&egrave;re?</p>
+
+<p>Jamais je n'avais ou&iuml; parler de son fr&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fr&egrave;re Nicolas? Il s'est laiss&eacute; tomb&eacute; au sort comme un imb&eacute;cile, et
+il nous manque vingt pistoles, comme ils disent ici, pour l'emp&ecirc;cher de
+partir soldat. &Agrave; Paris, &ccedil;a fait deux cents francs. Si &ccedil;a vous va
+d'obliger notre famille de cette petite somme l&agrave;, ce soir, &agrave; la brune
+tomb&eacute;e, sans le moindre d&eacute;rangement pour vous, je charroierai la petite
+&agrave; la porte de derri&egrave;re de chez vous, et vous l'emballerez cens&eacute; par le
+jardin, ni vu ni connu, &ccedil;a vous chausse-t-il, mon joli magistrat?</p>
+
+<p>J'acceptai avec empressement, et je lus dans les yeux de P&eacute;lagie combien
+elle regrettait de n'avoir pas demand&eacute; davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Vous payerez bien &agrave; souper en sus, pour moi et Nicolas? ajouta-t-elle,
+en me tapant dans la main &agrave; la Normande: march&eacute; fait! Vous en &ecirc;tes
+quitte &agrave; bon compte. Esp&eacute;rez jusqu'&agrave; ce soir, huit heures, et pr&eacute;parez
+le dodo de l'enfant.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;loigna en d&eacute;vorant la derni&egrave;re bouch&eacute;e de son pain.</p>
+
+<p>Moi, je restai plant&eacute; comme un mai derri&egrave;re ma haie.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait absurde, mon pauvre Geoffroy, cet arrangement-l&agrave;, dix fois plus
+absurde encore que tu ne peux l'imaginer. Ma maison est toute petite:
+juste ce qu'il faut pour un m&eacute;nage de gar&ccedil;on, et nous &eacute;tions quatre
+l&agrave;-dedans: ma m&egrave;re, mes deux s&oelig;urs et moi.</p>
+
+<p>Ces dames m'avaient fait l'amiti&eacute; de s'&eacute;tablir chez moi momentan&eacute;ment,
+tu devines bien pourquoi. Apr&egrave;s la fameuse escapade de Paris, on voulait
+me surveiller de pr&egrave;s et pousser en m&ecirc;me temps le grand projet de mon
+mariage.</p>
+
+<p>O&ugrave; mettre ma Jeanne dans cette maison-l&agrave;, bon Dieu! O&ugrave; la cacher
+seulement pendant une heure? C'&eacute;tait absurde&mdash;absurde! Je le sentais
+jusqu'&agrave; la d&eacute;tresse.</p>
+
+<p>Mon pauvre petit ange! Ma Jeanne! Il me semblait que, du premier coup,
+elles allaient flairer sa pr&eacute;sence comme une meute &eacute;vente un gibier.</p>
+
+<p>De toutes les cr&eacute;atures humaines respirant sur la surface du globe,
+Jeanne &eacute;tait, apr&egrave;s Olympe, celle qui les pr&eacute;occupait le plus.</p>
+
+<p>Si Olympe &eacute;tait le but, Jeanne &eacute;tait l'obstacle. Pour elle il n'y avait
+pas de quartier &agrave; esp&eacute;rer.</p>
+
+<p>Et mon &eacute;troit logis que ces trois amazones, arm&eacute;es en guerre,
+parcouraient en tous sens du matin au soir, n'avait ni cachette ni
+recoin.</p>
+
+<p>Et pourtant, Geoffroy, sois juste, pouvais-je reculer? n&eacute;cessit&eacute; fait
+loi, il fallait prendre un parti.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir creus&eacute; ma mis&eacute;rable cervelle qui n'a jamais &eacute;t&eacute; bien fertile
+en exp&eacute;dients, voici tout ce que je trouvai:</p>
+
+<p>Je m'enfermai sous pr&eacute;texte de travail, et je travaillai en effet &agrave;
+arracher la moiti&eacute; du contenu de ma paillasse. &Agrave; l'aide de ces quelques
+poign&eacute;es de paille, avec du linge, avec des habits avec tout ce qui me
+tomba sous la main, je fabriquai une mani&egrave;re de lit que je mis... ma
+foi, oui, &eacute;coute donc, je n'avais pas &agrave; choisir, je le mis dans mon
+cabinet de toilette.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas convenable? &agrave; qui le dis-tu? Va, ce n'&eacute;tait pas trop
+commode non plus, mon pauvre ami, car le cabinet de toilette, ne valait
+gu&egrave;re mieux qu'une armoire.</p>
+
+<p>Sans lit, on avait peine &agrave; s'y retourner; avec le lit... mais c'est
+&eacute;gal, je fus tout fier de ma trouvaille, et bien heureux surtout.</p>
+
+<p>Il me sembla que le plus fort &eacute;tait fait. J'attendis le soir avec moins
+d'inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>Mais avec plus d'impatience aussi. Car, tu le croiras, si tu peux,
+Geoffroy, j'&eacute;tais heureux comme un roi.&mdash;comme un fou!</p>
+
+<p>Huit heures sonnant, je descendis au jardin.</p>
+
+<p>J'y &eacute;tais d&eacute;j&agrave; descendu dix fois, pressant, gourmandant la marche du
+temps.</p>
+
+<p>J'avais bonne chance: ma m&egrave;re et mes s&oelig;urs &eacute;taient &agrave; la neuvaine.</p>
+
+<p>J'attendis un quart d'heure tout au plus. Il faisait encore jour quand
+on gratta &agrave; la porte, et je re&ccedil;us ma Jeanne dans mes bras.</p>
+
+<p>P&eacute;lagie fut contente de ce que je lui donnai, car elle baisa l'argent en
+me souhaitant du bonheur.</p>
+
+<p>Du bonheur! ah! j'en avais! Ma petite Jeanne &eacute;tait l&agrave; sur mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Nous rest&acirc;mes sous le berceau jusqu'&agrave; ce que la nuit f&ucirc;t tout &agrave; fait
+tomb&eacute;e. Je la trouvais un peu p&acirc;lie, mais beaucoup embellie.</p>
+
+<p>Et comme son sourire plus triste &eacute;tait aussi plus d&eacute;licieux!</p>
+
+<p>Ce que nous disions, Geoffroy, sous la tonnelle? Ah! je ne sais. Elle
+est presque aussi timide que moi. Nous &eacute;tions serr&eacute;s l'un contre
+l'autre, et nos c&oelig;urs se parlaient. Nous nous aimions, vois-tu, jusqu'&agrave;
+ne plus savoir le dire. Et l'as-tu entendu le merveilleux cantique,
+chant&eacute; par le silence de deux c&oelig;urs!</p>
+
+<p>Il n'y avait plus pour nous ni douleurs dans le pass&eacute;, ni frayeurs pour
+l'avenir. La pure ivresse des jeunes amours nous enveloppait comme le
+nuage des enchantements dans la po&eacute;sie d'Arioste. Nous nous aimions et
+Dieu nous regardait.</p>
+
+<p>Je la menai &agrave; son petit r&eacute;duit quand la nuit fut noire. Elle s'assit sur
+le lit, mais moi, ici, je restai debout devant elle.</p>
+
+<p>Elle me dit en riant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc ici ma chambre?</p>
+
+<p>Mon Dieu! comme je l'aimais! Et comme je l'aime! Y eut-il jamais au
+palais des Tuileries, &agrave; Schoenbrunn, &agrave; Windsor, fille d'imp&eacute;ratrice ou
+de reine plus respect&eacute;e, plus d&eacute;votement ador&eacute;e que ne le fut ma ch&eacute;rie
+dans ce trou qui s'ouvrait sur la chambre d'un gar&ccedil;on?</p>
+
+<p>J'ai dit <i>qui s'ouvrait</i>, car il ne se fermait point. Il n'avait ni
+verrou, ni serrure.</p>
+
+<p>J'en conviens, il y avait l&agrave; quelque chose de... le mot ne me viens pas,
+mais <i>choquant</i> ne dirait peut-&ecirc;tre pas assez.</p>
+
+<p>Oui, certes, je suis de cet avis. Et ce qui me blesse davantage, il y
+avait aussi quelque chose de ridicule.</p>
+
+<p>Mais si vous &eacute;tiez scandalis&eacute;, Geoffroy, ou s'il vous arrivait de
+railler, je ne vous pardonnerais de ma vie.</p>
+
+<p>Je t'en prie, ne raille pas. Quant &agrave; te d&eacute;fier de moi, je n'ai pas peur.
+Tu le sais bien avant que je te le dise. Elle entra l&agrave;, elle dormit l&agrave;,
+pure comme un doux petit ange.</p>
+
+<p>Le danger, elle ne le voyait pas: nous avions parl&eacute; de sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>Elle avait confiance en moi comme en sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>Si tu l'avais vue! comme elle &eacute;tait heureuse! Comme elle &eacute;tait jolie!
+comme elle me remerciait de la &laquo;chambre&raquo; que je lui donnais!</p>
+
+<p>Il faut te dire qu'elle avait eu de grosses frayeurs. Une fois d&eacute;j&agrave;, on
+l'avait tromp&eacute;e &agrave; l'aide de mon nom pour la conduire o&ugrave; je n'&eacute;tais pas,
+dans un guet-apens, dans une prison. Aujourd'hui c'&eacute;tait donc avec
+d&eacute;fiance qu'elle avait suivi P&eacute;lagie.</p>
+
+<p>Mais quand elle me vit, il n'y eut plus rien pour elle que sa joie.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc bien vous cette fois! Lucien, Lucien, c'est donc vous!</p>
+
+<p>Elle me regardait &agrave; travers les larmes qui baignaient ses pauvres yeux
+et dans lesquelles le sourire mettait des &eacute;tincelles.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait moi, cela suffisait.</p>
+
+<p>Elle resta l&agrave; quatre jours et quatre nuits dans l'&eacute;trange r&eacute;duit que je
+lui avais choisi, sans craindre rien, sans m&ecirc;me s'&eacute;tonner de rien.
+J'&eacute;tais l&agrave;. L'instinct de son c&oelig;ur lui disait que je la prot&eacute;geais
+contre tous et surtout contre moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Et tout ce que je lui disais, elle le croyait. Je n'&eacute;tais pas coupable,
+puisque j'&eacute;tais le premier &agrave; le croire. Je lui donnais des espoirs
+extravagants qu'elle prenait pour paroles d'&eacute;vangile. Je lui disais que
+ma m&egrave;re allait consentir &agrave; notre bonheur, que ma m&egrave;re ne tarderait pas &agrave;
+la nommer sa fille....</p>
+
+<p>Car c'&eacute;tait toujours de ma m&egrave;re qu'il fallait lui parler. Apr&egrave;s moi,
+elle ne songeait qu'&agrave; ma m&egrave;re.</p>
+
+<p>Mon Dieu! je ne te d&eacute;fends pas de sourire. Ma pauvre bonne m&egrave;re
+s'acharnait &agrave; sa neuvaine. Mes s&oelig;urs &eacute;taient devenues de bonnes
+clientes pour la somnambule. Si quelqu'un leur e&ucirc;t d&eacute;nonc&eacute; le cher petit
+serpent qui mordait la queue de leur r&ecirc;ve!...</p>
+
+<p>J'ai quitt&eacute; la plume un instant, Geoffroy pour essayer de me reposer. Je
+me suis &eacute;tendu tout habill&eacute; sur mon lit, mais mes yeux n'ont pas voulu
+se fermer, il faut que j'ach&egrave;ve.</p>
+
+<p>Ce fut pourtant une bien dure prison que celle de ma Jeanne, pendant ces
+quatre jours et ces quatre nuits. C'est &agrave; peine si je pouvais la voir
+quelques instants &agrave; la d&eacute;rob&eacute;e. Je lui portais ses repas en cachette et
+quels repas! Comme tu le devines, ils ne valaient pas les peines &eacute;normes
+que j'avais &agrave; me les procurer.</p>
+
+<p>Il fallait les voler d'abord, ensuite les dissimuler et les emporter.
+Quelles frayeurs j'avais d'&ecirc;tre d&eacute;couvert, nanti de ma contrebande!</p>
+
+<p>La nuit, nous &eacute;tions libres; mais, je vais te dire, comme la porte du
+cabinet de toilette ne fermait pas, j'avais imagin&eacute; de quitter ma
+chambre tout doucement pour aller dormir sur un banc, au fond du jardin.</p>
+
+<p>Elle ne s'en apercevait pas.</p>
+
+<p>Il faisait beau. Je n'&eacute;tais pas tr&egrave;s mal sur mon banc, et je pensais &agrave;
+elle.</p>
+
+<p>Seulement, la derni&egrave;re nuit, il fit de la pluie tout le temps. Je me
+r&eacute;fugiai dans l'escalier, o&ugrave; je fus bien.</p>
+
+<p>Je pleure un peu en t'&eacute;crivant cela, parce que je n'ai pas eu quatre
+autres jours de bonheur en toute ma vie.</p>
+
+<p>Pardonne-moi, c'est fini.</p>
+
+<p>&Agrave; la maison, personne ne s'aper&ccedil;ut de rien. Il est vrai que j'usai de
+ruse pour la premi&egrave;re fois depuis ma naissance. Je fis semblant de
+m'occuper d'Olympe. Je fis si bien semblant que tout le monde y fut
+tromp&eacute;.</p>
+
+<p>Bien r&eacute;ellement, du reste, je m'occupais d'Olympe, tu ne vas que trop le
+voir, mais ce n'&eacute;tait pas tout &agrave; fait comme l'entendaient ma m&egrave;re et mes
+s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ai &agrave; parler d'elle le lundi avant d&icirc;ner.</p>
+
+<p>Toutes les oreilles aussit&ocirc;t se dress&egrave;rent.</p>
+
+<p>Je m'informai de ses habitudes. Je demandai comme par mani&egrave;re d'acquit
+si on pensait qu'il ne lui serait pas importun de me revoir.</p>
+
+<p>Trois paires d'yeux se lev&egrave;rent au ciel. Maman dit: &laquo;C'est la
+neuvaine...&raquo;</p>
+
+<p>C&eacute;lestine et Julie me sembl&egrave;rent avoir plus de confiance dans la
+somnambule.</p>
+
+<p>Le mardi, je rappelai en passant cette liaison d'enfance qui existait
+entre Olympe et moi. En revenant de chez la somnambule, C&eacute;lestine et
+Julie me surprirent croisant sous les fen&ecirc;tres de l'h&ocirc;tel de Chambray.</p>
+
+<p>Sous leurs voiles, elles triomph&egrave;rent, et maman, ce soir-l&agrave;, me suivait
+dans tous les coins pour m'embrasser.</p>
+
+<p>Le mercredi, apr&egrave;s le d&icirc;ner, je fis grande toilette pour rendre visite &agrave;
+Olympe, mais le c&oelig;ur me manqua.</p>
+
+<p>&Agrave; l'heure o&ugrave; nous sommes, l'id&eacute;e de ce que devait &ecirc;tre cette visite et
+de ce qu'il me fallait oser, me fait encore froid dans les veines.</p>
+
+<p>Oh! oui, je pensais &agrave; Olympe. Je pensais &agrave; elle la nuit, le jour, sans
+cesse: presque autant qu'&agrave; Jeanne elle-m&ecirc;me!</p>
+
+<p>Le jeudi enfin,&mdash;qui &eacute;tait hier,&mdash;apr&egrave;s avoir pass&eacute; une demi-heure
+agenouill&eacute; devant la paillasse de Jeanne, je pris mon courage &agrave; deux
+mains, et je partis pour l'h&ocirc;tel de Chambray, gant&eacute; de frais, mais la
+mort dans l'&acirc;me.</p>
+
+<p>Je n'ai jamais fait la guerre. Je pense qu'il en doit &ecirc;tre ainsi quand
+on marche &agrave; l'ennemi sans espoir de vaincre.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; je soulevai le marteau du vieil h&ocirc;tel, laiss&eacute; par feu M. le
+marquis &agrave; sa veuve, ma poitrine &eacute;tait si serr&eacute;e que j'avais peine &agrave;
+respirer.</p>
+
+<p>Je ne sais pourquoi le souvenir du mari d'Olympe passa dans mon esprit.
+Je l'avais vu &agrave; peine trois ou quatre fois. C'&eacute;tait un homme grand et
+p&acirc;le, d'une sant&eacute; maladive et qu'on disait tr&egrave;s bon.</p>
+
+<p>Le concierge m'accueillit avec un empressement remarquable.</p>
+
+<p>Sa voix sonna comme une fanfare quand il appela sa femme pour garder la
+loge pendant qu'il m'accompagnait jusqu'au perron.</p>
+
+<p>L&agrave;, je fus re&ccedil;u par Louette, la femme de chambre qui me connaissait de
+longue date, car elle servait d&eacute;j&agrave; M<sup>me</sup> la marquise &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave;
+celle-ci &eacute;tait encore M<sup>lle</sup> Barnod et demeurait avec sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s la mort de M<sup>me</sup> Barnod. Louette avait suivi Olympe dans la maison
+de son tuteur. Celui-l&agrave;, je ne le connaissais pas. Je savais seulement
+qu'il demeurait aux environs de Dieppe, non loin du ch&acirc;teau de
+Chambray,&mdash;et qu'il avait contribu&eacute; au mariage d'Olympe, ainsi que le
+pr&eacute;sident Ferrand, &eacute;galement membre du conseil de famille.</p>
+
+<p>Un hasard m'a mis &agrave; m&ecirc;me d'apprendre, il y a quelques jours &agrave; peine, que
+le tuteur d'Olympe &eacute;tait notaire &agrave; M&eacute;ricourt et s'appelait Louaisot.
+&Eacute;tait-ce mon Louaisot de Paris? Il devait &ecirc;tre bien jeune en ce
+temps-l&agrave;.</p>
+
+<p>Je suppose que c'&eacute;tait son p&egrave;re.</p>
+
+<p>Louette &eacute;carta d'autorit&eacute; le valet de chambre qui voulait se m&ecirc;ler de
+moi et s'&eacute;cria joyeusement:</p>
+
+<p>&mdash;On vous croyait mort, M. Lucien! Les uns descendent, les autres
+montent. Me voil&agrave; une vieille femme, moi. Vous et M<sup>me</sup> la marquise, vous
+vous &ecirc;tes &eacute;panouis comme des roses, ma parole! Savez-vous que voil&agrave; bien
+des ann&eacute;es que c'est pass&eacute; toutes ces choses-l&agrave;?</p>
+
+<p>Je pense qu'elle entendait, par &laquo;ces choses-l&agrave;&raquo; les visites que je
+rendais autrefois &agrave; Olympe jeune fille. Elle m'avait toujours encourag&eacute;
+de son mieux, cette bonne Louette, et j'aurais &eacute;t&eacute; un ingrat si je ne me
+fusse souvenu de l'excellent visage qu'elle ne manquait jamais de me
+faire au temps dont je parle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est d&eacute;j&agrave; bien loin de nous, en effet, Louette, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Et j'allais enfin demander si M<sup>me</sup> la marquise &eacute;tait visible, quand mon
+ancienne protectrice m'interrompit imp&eacute;tueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Pas d&eacute;j&agrave; si loin, dites donc! s'&eacute;cria-t-elle. Et il ne faut pas avoir
+l'air de le regretter. Le temps fait du mal et du bien, c'est s&ucirc;r.
+Qu'&eacute;tiez-vous? Un marmouset dont on n'aurait su que faire. Et &agrave; pr&eacute;sent
+vous voil&agrave; un amour d'homme, grave, soign&eacute;, un homme dans tout son beau,
+quoi!</p>
+
+<p>Elle leva le flambeau qu'elle tenait &agrave; la main, pour me toiser mieux &agrave;
+son aise.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'adore pas les robes noires, quant &agrave; moi, reprit-elle: mais vous
+ne portez pas ce d&eacute;guisement par les rues, ni surtout dans votre chambre
+&agrave; coucher, h&eacute;, h&eacute;, h&eacute;! M. Thibaut? D'ailleurs, je me dis ceci: quand on
+s'&eacute;tablit avantageusement, on donne sa d&eacute;mission. C'est le cas d'envoyer
+sa robe noire &agrave; la friperie, o&ugrave; d'autres vont l'acheter. Il faut bien
+commencer par quelque chose.</p>
+
+<p>Ici seulement, elle se mit en marche pour me conduire au salon.</p>
+
+<p>En route, elle acheva:</p>
+
+<p>&mdash;De son c&ocirc;t&eacute;, Mademoiselle&mdash;je l'appelle comme &ccedil;a souvent, quand nous
+parlons du temps jadis,&mdash;Mademoiselle est devenue la plus belle femme de
+la Normandie, et m&ecirc;me d'ailleurs. &Ccedil;a lui va si bien d'&ecirc;tre une richarde.
+Je passe par-dessus la noblesse qui ne rapporte rien. Et pour &ecirc;tre une
+richarde, il fallait d'abord &eacute;pouser un richard. Quitte &agrave; choisir
+apr&egrave;s... h&eacute;! h&eacute;!</p>
+
+<p>Son rire n'aurait pas plu &agrave; tous les moralistes, mais ce n'&eacute;tait, en
+somme, qu'une servante. Elle tourna le bouton du salon en annon&ccedil;ant:</p>
+
+<p>&mdash;Une ancienne connaissance que M<sup>me</sup> la marquise n'attend pas!</p>
+
+<p>Ceci fut dit de ce ton emphatique qui souligne les contre-v&eacute;rit&eacute;s. Puis
+Louette effa&ccedil;a son buste tout rond pour me livrer passage.</p>
+
+<p>Olympe &eacute;tait seule dans un petit salon Louis XV que feu M. le marquis
+avait orn&eacute; pour l'amour d'elle avec un soin tout particulier.</p>
+
+<p>M. de Chambray &eacute;tait connu comme amateur. Avant son mariage il poss&eacute;dait
+d&eacute;j&agrave; une riche et nombreuse collection d'objets d'art o&ugrave; il puisa
+g&eacute;n&eacute;reusement pour le salon Louis XV.</p>
+
+<p>Il fit en outre pour ce m&ecirc;me salon des d&eacute;penses d&eacute;clar&eacute;es folles par les
+gens sages de l'arrondissement et dont il fut parl&eacute; jusqu'&agrave; sati&eacute;t&eacute; dans
+les familles.</p>
+
+<p>La chose certaine, c'est que les &eacute;trangers de passage &agrave; Yvetot
+demandaient la permission de visiter les salons et la galerie de l'h&ocirc;tel
+de Chambray.</p>
+
+<p>Moi, je m'y connais peu, et j'&eacute;tais d'ailleurs absorb&eacute; si profond&eacute;ment
+dans la pens&eacute;e qui m'amenait chez Olympe que je ne fis aucune esp&egrave;ce
+d'attention aux merveilles du petit salon Louis XV.</p>
+
+<p>Je ne vis qu'Olympe elle-m&ecirc;me, et non loin d'elle, inclin&eacute;, comme pour
+la contempler encore, le portrait de feu M. de Chambray, qui me parut
+extraordinairement ressemblant.</p>
+
+<p>Olympe &eacute;tait assise &agrave; la place qui devait lui &ecirc;tre habituelle, aupr&egrave;s du
+gu&eacute;ridon-bijou qui supportait son livre et sa broderie.</p>
+
+<p>Je la vis au travers d'une douce lumi&egrave;re qui se colorait de toutes les
+nuances heureusement m&ecirc;l&eacute;es, de tous les reflets &eacute;gar&eacute;s savamment dans
+cette retraite gracieuse, dont l'atmosph&egrave;re chatouillait les sens comme
+un velours fluide.</p>
+
+<p>Louette venait de me dire qu'Olympe avait embelli. C'&eacute;tait vrai. Je la
+trouvais belle splendidement.</p>
+
+<p>Et quelque chose en moi, d&egrave;s le premier moment, se r&eacute;volta contre cette
+splendeur de beaut&eacute;.</p>
+
+<p>Il me semblait qu'elle insultait ainsi &agrave; la d&eacute;tresse de Jeanne. Elle
+volait Jeanne. J'&eacute;tais jaloux pour Jeanne.</p>
+
+<p>Est-on assez fou, Geoffroy?</p>
+
+<p>Jeanne, dans sa mis&egrave;re, restait pourtant victorieuse. Elle &eacute;tait
+au-dessus de cette femme, elle allait l'opprimer.</p>
+
+<p>L'opprimer, tu entends bien, cette femme noble, heureuse, puissante,
+elle, ma pauvre petite Jeanne, du fond de son trou usurp&eacute;,&mdash;et
+l'opprimer terriblement jusqu'&agrave; arracher des pleurs de sang &agrave; ces grands
+yeux o&ugrave; brillait maintenant le calme sourire des reines!</p>
+
+<p>Olympe se leva quand elle m'aper&ccedil;ut sur le seuil, et fit un mouvement
+comme pour tendre ses deux bras vers moi.</p>
+
+<p>Je ne sais pourquoi, je cessai aussit&ocirc;t de marcher.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre que je l'admirais avec sa taille svelte et hardie, avec les
+masses d'un brun opulent qui encadraient l'ovale exquis de sa joue, et
+d'o&ugrave; un rayon, glissant &agrave; travers le globe d&eacute;poli de la lampe tirait des
+lueurs fauves, discr&egrave;tes comme les polis d'un bronze. &Agrave; l'instant o&ugrave; je
+m'arr&ecirc;tai, les bras d'Olympe retomb&egrave;rent, mais elle continua de
+s'avancer vers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a bien longtemps que je vous esp&eacute;rais, Lucien, me dit-elle de sa
+voix grave et douce, je vous remercie d'&ecirc;tre enfin venu.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait tout simple, et m&ecirc;me il ne se pouvait gu&egrave;re qu'elle me dit autre
+chose. Elle me l'avait &eacute;crit plusieurs fois.</p>
+
+<p>Et pourtant je me sentis d&eacute;contenanc&eacute; comme si elle m'e&ucirc;t compromis ou
+qu'elle e&ucirc;t gagn&eacute; un avantage sur moi. J'aurais voulu parler tout de
+suite dans le sens de la pr&eacute;occupation qui avait d&eacute;termin&eacute; ma visite.
+Les mots ne me vinrent pas.</p>
+
+<p>Je pris la main qu'elle me tendait et je restai muet devant elle.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas &agrave; elle que je pensais. J'&eacute;tais malheureux jusqu'&agrave;
+l'impuissance. Je me disais: les int&eacute;r&ecirc;ts de Jeanne sont en mauvaises
+mains. Je ne r&eacute;ussirai pas. Olympe sourit, me croyant seulement
+d&eacute;concert&eacute;. Peut-&ecirc;tre y avait-il d&eacute;j&agrave; pourtant de la souffrance dans son
+sourire. Et de la d&eacute;fiance aussi. Ce fut en me d&eacute;signant un fauteuil
+qu'elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous donc toujours aussi timide qu'autrefois?</p>
+
+<p>Je m'assis et je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&mdash;Plus timide.</p>
+
+<p>Il y eut une pause. Olympe aussi avait repris son si&egrave;ge.</p>
+
+<p>C'est une chose singuli&egrave;re &agrave; dire, j'avais du sang froid dans mon
+trouble. Je choisissais ce moment inopportun pour r&eacute;fl&eacute;chir, songeant &agrave;
+tous les points que j'aurais d&ucirc; r&eacute;gler avec moi-m&ecirc;me avant la visite, et
+constatant que je m'&eacute;tais tromp&eacute; en croyant me pr&eacute;parer.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas pr&eacute;par&eacute; du tout. Je n'avais pens&eacute; &agrave; rien de ce qu'il me
+fallait avoir et savoir.</p>
+
+<p>Je me souvins &agrave; cette heure des soup&ccedil;ons qui m'avaient travers&eacute; l'esprit
+&agrave; Paris; je relus en moi-m&ecirc;me le &laquo;fragment&raquo; &eacute;crit de la main gauche.</p>
+
+<p>Mais j'eus beau essayer de croire &agrave; cela, je ne pus pas.</p>
+
+<p>Le souvenir me revint aussi de ce qui m'avait &eacute;t&eacute; sugg&eacute;r&eacute; tant de fois
+par M. Louaisot, par ma m&egrave;re, par mes s&oelig;urs; &eacute;tait-il possible que
+cette femme, si sup&eacute;rieure &agrave; moi sous tous les rapports, fut &eacute;prise de
+moi?</p>
+
+<p>Et si cela &eacute;tait, que faisais-je chez elle?</p>
+
+<p>Une autre id&eacute;e se fit jour, honteusement et malgr&eacute; moi, M. Louaisot
+m'avait dit une fois: &laquo;Vous &ecirc;tes peut-&ecirc;tre millionnaire sans le savoir!&raquo;</p>
+
+<p>Olympe avait prouv&eacute; d&eacute;j&agrave; qu'elle &eacute;tait ambitieuse....</p>
+
+<p>Oh! que n'&eacute;tait-ce vrai? Que n'avais-je des millions, tous les millions
+de la terre &agrave; lui offrir pour prix du bizarre secours que je venais
+implorer d'elle!</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps que tout cela roulait dans ma t&ecirc;te, mon regard ne pouvait
+se d&eacute;tacher d'Olympe. Je la voyais, m&ecirc;me quand mes yeux se baissaient ou
+se d&eacute;tournaient d'elle. Je subissais de plus en plus douloureusement
+l'empire de sa beaut&eacute;.</p>
+
+<p>Je dis douloureusement parce que, tout en admirant malgr&eacute; moi et avec de
+pu&eacute;riles col&egrave;res, je comparais ou plut&ocirc;t je combattais.</p>
+
+<p>L'image de Jeanne &eacute;tait l&agrave;, plein mon c&oelig;ur. Pauvre petite vaincue! Je
+la voyais entre Olympe et moi comme une cause de guerre implacable.</p>
+
+<p>Jeanne &eacute;tait belle aussi, mille fois plus belle &agrave; mes yeux que cette
+orgueilleuse. C'&eacute;tait vrai, mais ce n'&eacute;tait vrai que pour moi.</p>
+
+<p>J'avais conscience de ce fait qu'entre elles deux moi seul pouvais
+donner la pr&eacute;f&eacute;rence &agrave; Jeanne.</p>
+
+<p>Tout le reste de l'univers, j'en &eacute;tais s&ucirc;r et je m'en indignais
+am&egrave;rement, e&ucirc;t d&eacute;cern&eacute; le prix &agrave; Olympe.</p>
+
+<p>Je voudrais en vain expliquer comment je trouvais cela tout &agrave; la fois
+inique et naturel. Le contraire ne me tombait pas sous le sens, et ma
+rancune contre la victorieuse de cette lutte imaginaire
+grandissait&mdash;grandissait jusqu'&agrave; provoquer en moi un fougueux besoin de
+vengeance.</p>
+
+<p>Ma pens&eacute;e &eacute;num&eacute;rait &agrave; plaisir les avantages d'Olympe, tr&ocirc;nant au milieu
+de ce luxe et de ces &eacute;l&eacute;gances qui lui allaient si bien. Je les lui
+reprochais comme si elle e&ucirc;t tout vol&eacute; &agrave; Jeanne.</p>
+
+<p>&Agrave; Jeanne, qui n'avait rien, pas m&ecirc;me l'abri dont personne ne manque! &Agrave;
+Jeanne qui se cachait comme un pauvre oiseau dans un trou!</p>
+
+<p>Et sa pr&eacute;sence dans ce trou, d&eacute;couverte par malheur, lui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; compt&eacute;e
+pour la derni&egrave;re des hontes!</p>
+
+<p>Je suis s&ucirc;r de n'avoir jamais ador&eacute; mon cher petit ange si pieusement
+qu'&agrave; cette heure o&ugrave; je l'&eacute;crasais moi-m&ecirc;me sous l'insolente victoire de
+sa rivale.</p>
+
+<p>Tu vas voir tout &agrave; l'heure comme je l'aimais.</p>
+
+<p>J'ai dit d'un coup ici tout ce qui s'agitait dans mon c&oelig;ur et dans ma
+t&ecirc;te, mais il ne faut pas croire que nous fussions silencieux, Olympe et
+moi, en face l'un de l'autre pendant que je songeais.</p>
+
+<p>Mat&eacute;riellement, la conversation ne languissait m&ecirc;me pas trop, parce que
+sa science de femme usag&eacute;e portait l'entretien vers des sujets qui
+m'&eacute;taient faciles. Elle parlait de ma m&egrave;re, de mes s&oelig;urs, de leur
+affection pour moi, et je r&eacute;pondais &agrave; peu pr&egrave;s comme il se devait.</p>
+
+<p>Mais mon esprit &eacute;tait si manifestement ailleurs, qu'Olympe, malgr&eacute; sa
+souveraine aisance, laissa percer plus d'une fois un sympt&ocirc;me de g&ecirc;ne.</p>
+
+<p>Voyait-elle au travers de mon front?</p>
+
+<p>Avant l'orage, un malaise court qui souvent a pes&eacute; sur mes tempes et
+oppress&eacute; ma poitrine.</p>
+
+<p>Il y avait de l'&eacute;lectricit&eacute; dans notre air.</p>
+
+<p>Comme je tarde, Geoffroy! La plume me br&ucirc;le. Tout &agrave; l'heure, je viens de
+repousser ma table et de marcher &agrave; grands pas comme pour fuir.</p>
+
+<p>Mais ce calice est de ceux qu'on ne peut &eacute;loigner. Je veux que tu
+saches.</p>
+
+<p>Je ne sais plus quelle transition Olympe employa pour arriver aux
+souvenirs de notre adolescence, ce que je puis dire, c'est que l'exquise
+mesure de ses pr&eacute;venances mit le comble &agrave; mon irritation.</p>
+
+<p>Chacun de ses regards, chacune de ses paroles &eacute;taient empreints d'un
+charme inexprimable, et c'&eacute;tait ce charme odieux qui me jetait hors de
+moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>N'&eacute;tais-je pas l&agrave;, moi, depuis une demi-heure, m'effor&ccedil;ant avec
+d&eacute;sespoir et cherchant des mots introuvables pour aborder le sujet
+extravagant de ma d&eacute;marche?</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; dix fois, j'avais eu envie de me pr&eacute;cipiter &agrave; ses genoux et de
+briser mon arme, en implorant sa piti&eacute;.</p>
+
+<p>Qu'aurait-elle fait si j'eusse capitul&eacute; ainsi?</p>
+
+<p>C'est &agrave; toi que je le demande, Geoffroy; moi, je l'ignore.</p>
+
+<p>Il y a une brutalit&eacute; dans la poltronnerie. Ceux qui tremblent sont durs.
+Je me souviens que dans un moment o&ugrave; Olympe me rappelait les lettres
+enfantines que nous &eacute;changions pendant que je faisais ma rh&eacute;torique &agrave;
+Paris, je lui coupai la parole et lui dis, tressaillant moi-m&ecirc;me au son
+m&eacute;chant de ma propre voix:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je ne suis pas venu pour parler de cela.</p>
+
+<p>Elle p&acirc;lit. Crois-tu que je me repentis? Non, je fus content d'avoir
+frapp&eacute; fort.</p>
+
+<p>Et je ne laissai pas le temps de na&icirc;tre au sourire que sa vaillance
+rappelait sur ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Je continuai tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je vous prie de m'&eacute;couter. Je suis tr&egrave;s malheureux, ce qui me
+donne le droit d'&ecirc;tre tr&egrave;s pressant. J'aime M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry, votre
+cousine....</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est &agrave; moi que vous venez la demander en mariage, Lucien?
+interrompit-elle d'un ton douloureux qu'elle essayait de rendre
+sarcastique.</p>
+
+<p>Je ne r&eacute;pondis pas imm&eacute;diatement.</p>
+
+<p>Cette question me frappait, et c'est la preuve de l'&eacute;trange sang-froid
+dont je te parlais tout &agrave; l'heure: je voulais voir quel avantage on en
+pouvait tirer dans ma situation. J'ai beau &ecirc;tre faible de caract&egrave;re et
+sans doute aussi d'esprit, l'habitude d'instruire les affaires et
+d'interroger m&eacute;thodiquement m'a rompu aux feintes de la parole; sans
+l'avoir &eacute;tudi&eacute;e, je connais l'escrime du langage. Je r&eacute;pliquai apr&egrave;s un
+court silence:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout &agrave; fait cela, Madame, ou du moins je ne m'&eacute;tais pas
+dit, en entrant ici, que je vous demanderais la main de votre cousine,
+mais, en d&eacute;finitive, cette marche me para&icirc;t r&eacute;guli&egrave;re et je vous
+remercie de me l'avoir indiqu&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me remerciez pas, Lucien, pronon&ccedil;a-t-elle tout bas. Vous ne pouviez
+vous adresser plus mal. M<sup>lle</sup> P&eacute;ry de Marannes est en effet ma cousine,
+du c&ocirc;t&eacute; de M. de Chambray; mais je ne la fr&eacute;quente pas plus que je ne
+fr&eacute;quentais son p&egrave;re ni sa m&egrave;re, et je vous prie de croire que je n'ai
+aucun droit,&mdash;aucun d&eacute;sir non plus, assur&eacute;ment, de me m&ecirc;ler de ses
+affaires.</p>
+
+<p>Elle fit un geste qui ajouta au d&eacute;dain exprim&eacute; par cette phrase. Le
+rouge me monta au front, mais je me contins et je poursuivis:</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> la marquise, notre entretien s'&eacute;garerait dans cette voie. Ce n'est
+pas &agrave; vous que je demande la main de votre cousine, mais c'est sur vous
+que je compte pour l'obtenir.... Permettez! je ne refuse pas de
+m'expliquer, et veuillez croire que mon envie est de ne pas m'&eacute;carter un
+seul instant du respect qui vous est d&ucirc;. M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry se trouve dans
+une situation....</p>
+
+<p>&mdash;Et que m'importe la situation de cette fille! s'&eacute;cria Olympe avec une
+violence soudaine. Je la connais mieux que vous, sa situation! je lui ai
+d&eacute;j&agrave; fait l'aum&ocirc;ne! Et c'est pure piti&eacute; de ma part si je m&eacute;nage votre
+folie en ne vous disant point ce que je sais sur le compte de M<sup>lle</sup>
+Jeanne P&eacute;ry!</p>
+
+<p>Ses yeux br&ucirc;laient d'un feu sombre et ses l&egrave;vres bl&ecirc;mes tremblaient.</p>
+
+<p>Moi, j'&eacute;coutais encore, quoiqu'elle e&ucirc;t d&eacute;j&agrave; cess&eacute; de parler.</p>
+
+<p>En &eacute;coutant, j'avais laiss&eacute; mon regard monter jusqu'au portrait de feu
+M. le marquis. Il souriait, &agrave; ce que je crus.</p>
+
+<p>Ne crains rien, ce n'&eacute;tait pas encore ma folie qui me prenait.</p>
+
+<p>J'&eacute;coutais parce que j'&eacute;tais l'ennemi mortel de cette femme. Que
+pouvait-elle inventer contre ma Jeanne? J'aurais eu plaisir &agrave; voir
+l'&eacute;clat superbe de cette bouche, terni par la calomnie.</p>
+
+<p>Cependant, comme elle se taisait, je repris encore:</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> la marquise, il ne me convient pas de vous interroger. Je connais
+Jeanne comme je connais l'&acirc;me qui anime mon propre corps. Ce qui
+pourrait &ecirc;tre all&eacute;gu&eacute; contre Jeanne ne me causerait aucun chagrin parce
+que je n'y croirais pas.</p>
+
+<p>Je comprends bien que ma bonne m&egrave;re et aussi mes s&oelig;urs soient chagrines
+&agrave; cause de moi et s'efforcent de me faire contracter ce qu'elles
+appellent une union avantageuse. Je voudrais sinc&egrave;rement leur donner
+cette joie, mais c'est impossible. En ce monde, il n'y a pour moi, et
+jamais il n'y aura qu'une femme.</p>
+
+<p>D'autres peuvent &ecirc;tre plus brillantes, plus belles, m&ecirc;me; d'autres sont
+aussi riches qu'elle est pauvre. Je ne vois rien de tout cela, je ne
+vois qu'elle.</p>
+
+<p>Vous souriez, Madame? Apr&egrave;s la mort de sa m&egrave;re.... Oh! ne souriez plus.
+Quand je prononce le nom de celle-l&agrave;, je suis tent&eacute; de m'agenouiller,
+car c'&eacute;tait une sainte. Depuis la mort de sa m&egrave;re, des personnes dont ce
+n'est pas ici le lieu de juger les intentions, se sont approch&eacute;es de ma
+petite Jeanne, soit pour la secourir, soit pour la pers&eacute;cuter. Je ne
+connais pas, et que m'importe? La situation &agrave; laquelle vous faisiez
+allusion tout &agrave; l'heure, mais la situation dont je vous parle, moi, est
+celle-ci: J'ai pu retirer Jeanne des mains de ses ennemis. Elle est chez
+moi....</p>
+
+<p>&mdash;Chez vous! fit-elle en bondissant sur son si&egrave;ge. Vous avez dit chez
+vous?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit chez moi, Madame.</p>
+
+<p>&mdash;Ici, en ville!</p>
+
+<p>&mdash;Ici, en ville, dans ma propre chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais votre m&egrave;re! mais vos s&oelig;urs! Elle ose souiller leur toit....</p>
+
+<p>&mdash;Madame, interrompis-je avec un calme surprenant, vous ne pouvez ni me
+blesser, ni l'insulter. Il est en mon pouvoir de vous r&eacute;duire au silence
+comme par magie.</p>
+
+<p>Elle me regarda fixement.</p>
+
+<p>Je ne puis dire tout ce qu'il y avait d'&eacute;tonnement et de courroux dans
+ce regard. Je repris:</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> la marquise, il n'entre point dans mon dessein de vous menacer
+sans n&eacute;cessit&eacute;. Je serai trop heureux si nous tombons d'accord en
+restant dans les termes de la bienveillance, ou du moins de la
+courtoisie. Tout &agrave; l'heure, quand vous m'avez interrompu, j'allais vous
+dire que le pauvre asile de ma Jeanne est respect&eacute; par moi &agrave; l'&eacute;gal du
+plus saint des temples, mais &agrave; quoi bon! cela ne vous int&eacute;resserait pas.</p>
+
+<p>Revenons &agrave; ce qui est surtout notre affaire. Il est utile, Madame, il
+est indispensable que je vous expose ma situation apr&egrave;s vous avoir
+expos&eacute; celle de Jeanne.</p>
+
+<p>Je n'ai pas de courage contre ma m&egrave;re. Je consentirais &agrave; vivre
+malheureux le restant de mon existence pour &eacute;carter de moi la
+mal&eacute;diction dont elle m'a menac&eacute;. Mais, &agrave; part cette mal&eacute;diction, je
+suis pr&ecirc;t &agrave; tout braver pour conqu&eacute;rir mon bonheur, qui est celui de ma
+Jeanne.</p>
+
+<p>Vous seule, en ceci, Madame, pouvez venir &agrave; mon aide. Et si je suis ici,
+c'est que j'ai compt&eacute; sur vous. Elle m'avait &eacute;cout&eacute; sans m'interrompre.
+Je m'arr&ecirc;tai de moi-m&ecirc;me. Elle se renversa dans son fauteuil en
+balbutiant:</p>
+
+<p>&mdash;Sur moi! vous avez compt&eacute; sur moi!</p>
+
+<p>D&egrave;s longtemps une crainte s'&eacute;tait &eacute;veill&eacute;e en elle. Je la voyais p&acirc;lir.
+Mais cela ne m'inspirait aucune piti&eacute;. Je me disais: Voil&agrave; que les
+choses changent bien! c'est &agrave; son tour de souffrir.</p>
+
+<p>Et j'&eacute;tais content. &Agrave; chaque minute qui s'&eacute;coulait, je me sentais plus
+impitoyable. Mon amour &eacute;tait en moi comme une f&eacute;rocit&eacute;.</p>
+
+<p>Olympe n'ajouta rien. Ce fut moi qui repris la parole.</p>
+
+<p>J'expliquai en termes nets et mod&eacute;r&eacute;s l'engouement sans bornes qui
+entra&icirc;nait ma m&egrave;re et mes s&oelig;urs vers M<sup>me</sup> la marquise de Chambray. Je ne
+dis point quel &eacute;tait &agrave; mes yeux le principal motif de cet entra&icirc;nement.
+Je ne voulais plus blesser, je voulais vaincre.</p>
+
+<p>J'appuyai sur la confiance qu'on avait en M<sup>me</sup> la marquise, sur le culte
+&agrave; la fois frivole et s&eacute;rieux dont on l'entourait. On avait fait un r&ecirc;ve
+f&eacute;erique, on m'avait vu, moi, Lucien, dans une sorte d'apoth&eacute;ose,
+aborder le firmament o&ugrave; brillait l'&eacute;toile. On m'avait vu fianc&eacute;, puis
+&eacute;poux.</p>
+
+<p>Mais que fallait-il pour faire &eacute;vanouir ce r&ecirc;ve?</p>
+
+<p>Un mot, un seul mot de M<sup>me</sup> la marquise....</p>
+
+<p>Ici, je m'arr&ecirc;tai encore. Olympe resta muette.</p>
+
+<p>Elle ne protestait pas. Ma vaillance s'en accrut. Je poursuivis:</p>
+
+<p>&mdash;Ce mot, vous le prononcerez, j'en suis s&ucirc;r, Madame. Vous le devez.
+Vous devez davantage et je n'ai pas tout dit.</p>
+
+<p>Le fol espoir de ce mariage &eacute;tait le grand obstacle &agrave; mon union avec
+Jeanne. Nous venons de supprimer cet obstacle.</p>
+
+<p>Mais l'espoir mort, l'espoir qui attirait &agrave; vous, restent les craintes
+qui &eacute;loignent de Jeanne. On lui reproche sa pauvret&eacute;, son isolement, son
+n&eacute;ant. Vous avez tout ce qu'elle n'a pas, Madame. Vous &ecirc;tes riche, vous
+&ecirc;tes entour&eacute;e, vous &ecirc;tes reine dans ce monde qui la d&eacute;daigne parce qu'il
+ne la conna&icirc;t pas.</p>
+
+<p>Elle est votre parente. Rien ne sera plus simple que de lui pr&ecirc;ter votre
+appui.</p>
+
+<p>Qui donc s'&eacute;tonnera si vous lui tendez la main, fut-ce un peu
+tardivement? Il est toujours temps d'accomplir un devoir. Vous prendrez
+l'orpheline sous votre aile. Vous la pr&eacute;senterez, et de votre main le
+monde l'acceptera....</p>
+
+<p>Pour la troisi&egrave;me fois, je m'arr&ecirc;tai.</p>
+
+<p>Je n'avais pas conscience de mon audace, non, j'avais parl&eacute; comme si
+j'eusse soutenu la plus simple des th&egrave;ses.</p>
+
+<p>Olympe avait les yeux baiss&eacute;s maintenant. Elle se tut encore.</p>
+
+<p>Et moi&mdash;Geoffroy, vas-tu le croire?&mdash;je repris:</p>
+
+<p>&mdash;Vous serez sa s&oelig;ur a&icirc;n&eacute;e, Madame, presque sa m&egrave;re, puisqu'elle n'en a
+plus. Mais je n'ai pas exprim&eacute; toute ma pens&eacute;e. &Agrave; l'instant, je vous
+disais: vous &ecirc;tes riche. Vous savez que ma m&egrave;re tient &agrave; la fortune....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit Olympe qui releva la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Elle semblait n'en pas croire ses oreilles.</p>
+
+<p>De fait, M. Louaisot lui-m&ecirc;me, au moment o&ugrave; il me vendait son talisman,
+n'avait certes pas devin&eacute; jusqu'o&ugrave; j'en pousserais l'usage. Je te r&eacute;p&egrave;te
+que les paroles me venaient comme cela. Je discutais en homme qui use
+d'un incontestable droit.</p>
+
+<p>Mes souvenirs sont pr&eacute;cis comme l'&eacute;tait mon argumentation. Je puis noter
+ce d&eacute;tail que je rapprochai famili&egrave;rement mon fauteuil pour r&eacute;pondre &agrave;
+l'exclamation de M<sup>me</sup> la marquise.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous m&eacute;prenez pas, dis-je en souriant. Vous me connaissez. Ai-je
+besoin de sp&eacute;cifier qu'il n'y a ici aucune question d'int&eacute;r&ecirc;t mat&eacute;riel?</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit-elle. Alors je ne comprends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux, Madame....</p>
+
+<p>&mdash;C'est une donation entre vifs, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Fi donc! Je n'ai jamais pens&eacute;....</p>
+
+<p>&mdash;Qu'&agrave; mon testament, fait en faveur de M<sup>lle</sup> Jeanne? C'est encore bien
+de la bont&eacute; de votre part!</p>
+
+<p>&mdash;Madame, repris-je s&eacute;v&egrave;rement, je n'ai pens&eacute; &agrave; rien, &agrave; rien qui puisse
+motiver vos sarcasmes. Il ne s'agit que d'une apparence. En mon nom
+comme en celui de Jeanne, je vous d&eacute;clare que nous n'accepterions rien
+de vous. Mais il faut que ma m&egrave;re consente, et pour qu'elle consente il
+faut qu'elle croie Jeanne votre h&eacute;riti&egrave;re, au moins pour une part.</p>
+
+<p>&mdash;Pour une bonne part? demanda-t-elle les l&egrave;vres serr&eacute;es. Je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&mdash;Pour une part convenable.</p>
+
+<p>Sur ce mot elle &eacute;clata de rire si brusquement et d'une fa&ccedil;on si
+provocante, que j'en serais rest&eacute; d&eacute;contenanc&eacute; en tout autre moment.
+Mais &agrave; cette heure, j'&eacute;tais d'acier.</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut! dis-je tout uniment.</p>
+
+<p>Et je reculai mon fauteuil &agrave; sa premi&egrave;re place.</p>
+
+<p>Elle riait toujours, mais cela ne sonnait d&eacute;j&agrave; plus franchement. Dans sa
+m&eacute;prisante gaiet&eacute; on aurait pu voir l'inqui&eacute;tude qui renaissait. Moi,
+j'attendais, tranquille, les mains crois&eacute;es sur mes genoux. Quand elle
+fut lasse de rire, elle me demanda, gardant avec peine son accent de
+moquerie:</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi le faut-il, cher M. Thibaut?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je le veux, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Je ne dis pas autre chose. Ce qu'il y avait dans mes yeux, je n'en sais
+rien, mais son regard se d&eacute;roba sous le mien.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit-elle avec lenteur, vous le voulez!... Alors vous croyez avoir
+les moyens de me contraindre?</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Il est vrai que j'ajoutai un instant apr&egrave;s:</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis s&ucirc;r.</p>
+
+<p>La contenance d'Olympe avait peu chang&eacute; jusqu'&agrave; ce moment. Son effroi,
+si r&eacute;ellement elle en &eacute;prouvait, se dissimulant derri&egrave;re un redoublement
+de hauteur.</p>
+
+<p>Elle me dit en relevant les yeux sur moi d'un air de froid d&eacute;fi:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons vos moyens, M. Thibaut.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ai qu'un, M<sup>me</sup> la marquise, r&eacute;pondis-je, mais il est bon: je
+sais votre secret.</p>
+
+<p>Elle fit effort pour garder son sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes plus avanc&eacute; que moi, alors, pronon&ccedil;a-t-elle, d'un ton l&eacute;ger
+qui n'&eacute;tait plus qu'un reste de fanfaronnade: je ne me connais pas de
+secret.</p>
+
+<p>J'avais sur les l&egrave;vres les paroles cabalistiques que M. Louaisot de
+M&eacute;ricourt m'avait vendues au prix de 3.000 francs, mais quelque chose me
+retenait de les laisser tomber.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas d&eacute;fiance du talisman: depuis que j'avais parl&eacute; de secret,
+M<sup>me</sup> la marquise de Chambray vibrait sous ma main comme une feuille au
+vent.</p>
+
+<p>Je sentais le tremblement de sa conscience.</p>
+
+<p>Oh! certes, cette femme avait un secret, peut-&ecirc;tre plusieurs. Les plus
+mauvais soup&ccedil;ons que j'avais pu concevoir autrefois d'une fa&ccedil;on
+passag&egrave;re, revenaient et prenaient racine en moi.</p>
+
+<p>Non, ce n'&eacute;tait pas d&eacute;fiance, c'&eacute;tait plut&ocirc;t exc&egrave;s de confiance en
+l'efficacit&eacute; du levier que j'avais dans ma main.</p>
+
+<p>L'arme &eacute;tait trop lourde, l'instinct de ma profession me le disait.
+J'avais pudeur d'en &eacute;craser une femme....</p>
+
+<p>Geoffroy, je viens de faire allusion &agrave; mon &eacute;tat de juge. Ce mot me fait
+mal &agrave; &eacute;crire. Je ne me souviens pas d'avoir commis une autre mauvaise
+action en toute ma vie. Ceci &eacute;tait une mauvaise action.</p>
+
+<p>Plus mauvaise parce que j'&eacute;tais un juge.</p>
+
+<p>Ma profession affilait dans ma main l'arme &agrave; moi livr&eacute;e par l'homme de
+la rue Vivienne.</p>
+
+<p>Si j'eusse &eacute;t&eacute; dans l'exercice public de ma fonction je n'aurais pas
+h&eacute;sit&eacute;. Dans l'int&eacute;r&ecirc;t social qui lui est confi&eacute;, un magistrat a droit
+d'agir autrement qu'un simple citoyen. L'utilit&eacute; de tous, oppos&eacute;e au
+d&eacute;sastre m&eacute;rit&eacute; d'un seul est l'&eacute;ternelle excuse de certains agissements
+judiciaires.</p>
+
+<p>Comment n'aurait-il pas le champ libre, les coud&eacute;es franches, la
+conscience d&eacute;brid&eacute;e celui qui cherche la v&eacute;rit&eacute; pour le compte de tous
+les honn&ecirc;tes gens, &agrave; l'encontre d'un seul malfaiteur?</p>
+
+<p>Et pourtant, bien des fois, dans l'exercice public de mes fonctions, la
+r&eacute;pugnance m'a saisi au collet.</p>
+
+<p>Bien des fois je me suis dit: Ce sont l&agrave; d'adult&egrave;res accommodements. Le
+Mal est toujours le Mal, m&ecirc;me quand on l'emploie comme outil pour
+produire le Bien.</p>
+
+<p>Ici, toute excuse professionnelle me manquait. J'agissais pour moi, pour
+mon amour qui &eacute;tait moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>J'h&eacute;sitai. Ma conscience me criait: &laquo;Arr&ecirc;te!&raquo; Mais ma passion, parlant
+plus haut encore, me montrait l'avenir sous son voile de deuil.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait ici une occasion unique. Si je reculais, tout &eacute;tait perdu.</p>
+
+<p>Et l&agrave;-bas, dans ce pauvre r&eacute;duit o&ugrave; chaque minute pouvait la d&eacute;noncer et
+la d&eacute;shonorer, je vis ma petite ador&eacute;e qui me regardait &agrave; travers ses
+larmes souriantes, et qui me disait: &laquo;Je n'ai plus que toi pour
+d&eacute;fenseur.&raquo;</p>
+
+<p>Qu'aurais-tu fait, toi, Geoffroy?</p>
+
+<p>J'avais &agrave; prof&eacute;rer un mensonge, car le talisman &eacute;tait vide, comme ces
+pistolets non charg&eacute;s qui effraient les voleurs de nuit.</p>
+
+<p>J'avais &agrave; dire: <i>je sais</i>, et je ne savais rien.</p>
+
+<p>Geoffroy! est-ce que tu aurais laiss&eacute; mourir ta Jeanne?...</p>
+
+<p>Voici ce qui arriva:</p>
+
+<p>Depuis que je ne parlais plus, Olympe me guettait de ses grands yeux
+avides. Elle voyait bien comme je souffrais; elle pouvait compter les
+gouttes de la sueur froide qui baignait mon front.</p>
+
+<p>Elle crut que je m'&eacute;tais avanc&eacute; au hasard.</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, fit-elle tout bas et presque tendrement, n'est-ce qu'un jeu?
+un jeu cruel? Avez-vous tendu &agrave; votre amie d'enfance le pi&egrave;ge qui vous
+sert, &agrave; vous autres juges, pour prendre les criminels? Lucien,
+r&eacute;pondez-moi, je peux encore vous pardonner.</p>
+
+<p>Elle avan&ccedil;a la main. De son propre mouchoir, elle essuya l'eau glac&eacute;e
+qui coulait sur mes tempes.</p>
+
+<p>Cela me redressa comme si une main d'homme m'e&ucirc;t sangl&eacute; un soufflet au
+visage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un duel entre vous deux! m'&eacute;criai-je, saisi par une exaltation
+soudaine, un duel &agrave; mort entre celle que j'aime et celle que je hais!
+Vous &ecirc;tes la plus forte, dix fois, cent fois la plus forte! Vous avez
+tout ce que prodigue l'enfer: l'or, la beaut&eacute;, la science de la vie, et
+le monde imb&eacute;cile vous grandit encore de son respect. Elle n'a rien,
+elle est seule, le m&eacute;pris de ce m&ecirc;me monde va l'accabler en face de
+vous, elle est bris&eacute;e d'avance! Elle ne saurait se d&eacute;fendre contre vous,
+puisqu'elle est la faiblesse et que vous &ecirc;tes la force. Pourquoi donc ne
+me mettrais-je pas au-devant d'elle pour emp&ecirc;cher un assassinat?
+Pourquoi ne vous arr&ecirc;terais-je pas comme un bouclier? Et si ce n'est pas
+assez, comme une &eacute;p&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, Lucien! fit-elle on va vous entendre.</p>
+
+<p>Je la repoussai, car elle s'&eacute;tait lev&eacute;e et venait vers moi plut&ocirc;t
+&eacute;tonn&eacute;e qu'effray&eacute;e, et comme on s'approche d'un enfant pour le calmer.</p>
+
+<p>Je venais de tomber dans ce qui ne fait jamais peur: la d&eacute;clamation.</p>
+
+<p>La rage me mordit: la grande, celle qui est froide.</p>
+
+<p>Rien qu'au son chang&eacute; de ma voix, je vis Olympe redevenir p&acirc;le quand je
+r&eacute;pliquai:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, Madame, il faut parler bas. Si tout le monde &eacute;tait
+dans le secret, je ne pourrais plus vous le vendre.</p>
+
+<p>&mdash;Le vendre! Et c'est vous qui parlez ainsi! murmura-t-elle, cherchant
+&eacute;perdument une arme pour parer ce coup qu'elle voyait suspendu dans mes
+yeux. Elle crut l'avoir trouv&eacute;e, car elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;C'est affreux! Si j'en usais comme vous, si je vous d&eacute;non&ccedil;ais au
+pr&eacute;sident Ferrand, votre chef et mon ami....</p>
+
+<p>Ce fut &agrave; mon tour de rire. Le nom du pr&eacute;sident Ferrand venait mal.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;crivez-lui cela, interrompis-je, &eacute;crivez-le lui de <i>la main gauche</i>.</p>
+
+<p>Elle recula jusqu'&agrave; chanceler contre son fauteuil.</p>
+
+<p>Cela ne m'arr&ecirc;ta pas, j'achevai:</p>
+
+<p>Et dites-lui dans votre lettre: destituez bien vite M. Lucien Thibaut,
+car <i>il sait l'histoire du codicille</i>... J'aurais voulu continuer que
+je n'aurais pas pu. As-tu vu bondir une b&ecirc;te fauve?</p>
+
+<p>Elle se jeta sur moi comme une lionne et ses deux mains pes&egrave;rent sur ma
+bouche.</p>
+
+<p>Et jamais de ma vie je n'oublierai ce regard,&mdash;le regard qu'elle lan&ccedil;a,
+tout en me b&acirc;illonnant, au portrait de feu M. le marquis de Chambray,
+dont le visage s&eacute;v&egrave;re et p&acirc;le pendait &agrave; la muraille au-dessus de nous....</p>
+
+<p>J'ai d&ucirc; reprendre haleine, Geoffroy, comme un lutteur &eacute;puis&eacute;.</p>
+
+<p>Geoffroy, je fis cela. J'ai cru que je ne parviendrais pas &agrave; te le dire.</p>
+
+<p>Juge-moi comme tu voudras, mais n'abandonne pas Jeanne. Elle ignorait
+tout. Elle n'est pas ma complice.</p>
+
+<p>Geoffroy, Geoffroy, je sentais contre mes l&egrave;vres les mains de cette
+femme, plus froides que celles d'une morte.</p>
+
+<p>Elle tremblait si fort que j'en &eacute;tais secou&eacute; de la t&ecirc;te jusqu'aux pieds.</p>
+
+<p>Et ses yeux, convuls&eacute;s par un strabisme effrayant, semblaient clou&eacute;s au
+portrait de son mari d&eacute;c&eacute;d&eacute;.</p>
+
+<p>Je la regardais avec une indicible &eacute;pouvante. Deux cercles se creusaient
+sous ses paupi&egrave;res. Ce n'&eacute;tait pas bl&ecirc;me qu'elle devenait, c'&eacute;tait
+verte.</p>
+
+<p>Et toujours belle&mdash;&agrave; la fa&ccedil;on des trag&eacute;diennes qui expirent savamment.</p>
+
+<p>J'eus peur, en conscience j'eus peur de la voir mourir l&agrave;, devant mes
+yeux.</p>
+
+<p>Il me sembla un instant que ma raison vacillait dans mon cerveau, mais
+je n'eus pas d'absence mentale.</p>
+
+<p>Au contraire, je restai dur comme un marbre.</p>
+
+<p>Geoffroy, j'ai &eacute;t&eacute; un magistrat. Toi, tu as jet&eacute; sur la vie humaine le
+regard doublement espion du diplomate et du romancier.</p>
+
+<p>&Agrave; nous deux, saurions-nous r&eacute;pondre &agrave; cette question: Qu'y a-t-il dans
+la conscience de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray?</p>
+
+<p>Si elle avait pu me tuer en ce moment, je serais au fond d'un cercueil.</p>
+
+<p>Ses yeux quitt&egrave;rent enfin le portrait et revinrent me frapper comme deux
+poignards.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait belle, toujours plus belle! Comment avoir piti&eacute;?</p>
+
+<p>Oh! je ne me repentais pas! Jeanne bien aim&eacute;e, je t'avais sacrifi&eacute; la
+fiert&eacute; de mon &acirc;me. Tu ne savais m&ecirc;me pas l'&eacute;tendue de mon sacrifice. Tu
+pouvais encore sourire.</p>
+
+<p>J'avais envie de revoir Jeanne, maintenant que ma t&acirc;che &eacute;tait
+accomplie....</p>
+
+<p>On sonna &agrave; la porte ext&eacute;rieure.</p>
+
+<p>Olympe se rejeta en arri&egrave;re et passa la main dans ses cheveux pour
+refaire sa coiffure.</p>
+
+<p>Puis elle appela Louette d'une voix que je ne connaissais pas. Elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y suis pour personne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, objecta Louette qui nous d&eacute;visageait tous deux, c'est la
+m&egrave;re.... M<sup>me</sup> Thibaut.</p>
+
+<p>&mdash;Pour personne! r&eacute;p&eacute;ta Olympe.</p>
+
+<p>&mdash;C'est diff&eacute;rent, dit Louette, qui se retira, non sans marquer sa
+surprise. Je n'avais ni parl&eacute; ni boug&eacute;.</p>
+
+<p>Quand Louette fut sortie, Olympe essaya quelques pas. D'abord elle
+chancelait, puis elle se raffermit. J'&eacute;piais ses yeux. Ils ne se
+dirig&egrave;rent plus une seule fois vers le portrait. Apr&egrave;s deux tours de
+salon, elle regagna son si&egrave;ge o&ugrave; elle s'installa avec une apparente
+tranquillit&eacute;. L'effort qu'elle faisait sur elle-m&ecirc;me ne se voyait
+presque plus. Elle disposa les plis de sa robe avec la gr&acirc;ce qui lui
+&eacute;tait ordinaire et me dit tr&egrave;s doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, vous m'avez fait beaucoup de mal.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vu, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Refuseriez-vous de m'apprendre qui vous a dit cela?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu non... commen&ccedil;ai-je.</p>
+
+<p>Et le nom de Louaisot me vint &agrave; la bouche.</p>
+
+<p>Mais je me ravisai &agrave; temps pour achever tout naturellement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout le monde et ce n'est personne. Au palais, nous savons ainsi
+beaucoup de choses.</p>
+
+<p>Le mensonge entra&icirc;ne, c'est certain. Compromettre ma robe en tout ceci
+&eacute;tait encore un acte coupable. Mais ma r&eacute;ponse porta coup. Olympe fut
+frapp&eacute;e presque aussi violemment que la premi&egrave;re fois. Seulement, elle
+garda mieux les apparences.</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous, me demanda-t-elle, que M. le pr&eacute;sident soit aussi
+instruit que vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, r&eacute;pliquai-je.</p>
+
+<p>Elle garda un instant le silence, puis elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;M. Thibaut, vous avez &eacute;t&eacute; ma premi&egrave;re et peut-&ecirc;tre ma seule affection.
+R&eacute;pondez-moi sans irritation ni forfanterie. Vous croyez avoir une arme
+dans la main. Feriez-vous usage de cette arme contre moi?</p>
+
+<p>Je r&eacute;pliquai:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous r&eacute;ponds avec calme, Madame. J'userai de cette arme si vous ne
+faites pas ce que je veux. Les paroles &eacute;taient dures, mais ma voix
+tremblait. J'&eacute;tais &agrave; bout d'&eacute;nergie.</p>
+
+<p>Olympe le vit bien. Elle se leva aussi digne, aussi tranquille que si
+elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; importun&eacute;e par l'impuissante menace d'un mendiant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes un l&acirc;che, M. Thibaut, me dit-elle. Au palais dont vous
+parlez, ils ont un mot pour fl&eacute;trir le genre de vol que vous essayez de
+commettre chez moi. Votre arme ne vaut rien, vous en serez pour votre
+honte. C'est uniquement en consid&eacute;ration de votre m&egrave;re que je ne vous
+fais pas chasser par mes valets. Sortez d'ici et n'y rentrez jamais!</p>
+
+<p>Son geste imp&eacute;rieux me d&eacute;signait la porte.</p>
+
+<p>J'ob&eacute;is sans r&eacute;pondre un seul mot.</p>
+
+<p>Dans la rue, ma bonne m&egrave;re me guettait en faisant mine de se promener
+avec mes deux s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Elles m'entour&egrave;rent aussit&ocirc;t, et ma m&egrave;re s'&eacute;cria:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Innocent des innocents, &eacute;tait-ce donc si difficile?</p>
+
+<p>Mes s&oelig;urs ajout&egrave;rent en passant leurs bras sous le mien:</p>
+
+<p>&mdash;Beau fianc&eacute;, quand vous &ecirc;tes l&agrave;, on barricade les portes. &Agrave; quand la
+noce?</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 44</h4>
+
+<p class="center">(Billet &eacute;crit par la marquise de Chambray, non sign&eacute;.)</p>
+
+<p>23 juillet, onze heures du soir.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Louaisot de M&eacute;ricourt &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Prenez le train express, toute affaire cessante. Je vous attends demain.
+Pas d'excuse.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 45</h4>
+
+<p class="center">(D&eacute;p&ecirc;che t&eacute;l&eacute;graphique. 23 juillet, onze heures et demie du soir.)</p>
+
+<p><i>M. Louaisot, rue Vivienne</i> n&deg;... <i>Paris.</i></p>
+
+<p>Recevrez demain billet, non avenu. Restez.</p>
+
+<p>Olympe.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 46</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien, mais p&eacute;nible et difficile &agrave; lire. Sans signature.
+Sans date ni adresse.)</p>
+
+<p>M. Geoffroy de R&oelig;ux a toute raison de s'&eacute;tonner, mais il est pri&eacute; de
+consid&eacute;rer: 1&deg; que M. Lucien T. n'est pas dans un &eacute;tat de sant&eacute; normal;
+2&deg; que l'homme de la rue Vivienne avait donn&eacute; &agrave; entendre au m&ecirc;me L. T.
+que M<sup>me</sup> la marquise de C. avait pu faire, de mani&egrave;re ou d'autre, un tort
+consid&eacute;rable &agrave; M<sup>lle</sup> Jeanne.</p>
+
+<p>On croit pouvoir dire que ce tort, en tant que mat&eacute;riel, avait trait &agrave;
+la succession de M. le marquis. M<sup>lle</sup> Jeanne &eacute;tait h&eacute;riti&egrave;re au degr&eacute;
+utile.</p>
+
+<p>La carri&egrave;re judiciaire de M. L. Thibaut a &eacute;t&eacute; de tout point honorable.</p>
+
+<p>Sa vie priv&eacute;e est &eacute;galement sans reproche.</p>
+
+<p>Quant &agrave; l'affection c&eacute;r&eacute;brale dont il est atteint, elle n'est pas tr&egrave;s
+bien d&eacute;finie par la facult&eacute;. Quelques m&eacute;decins la d&eacute;signent sous le nom
+de m&eacute;tapsychie.</p>
+
+<p>Ce n'est pas du tout un genre de folie, mais cela diminue la
+responsabilit&eacute; du sujet dans une certaine mesure.</p>
+
+<p>Le fait assur&eacute;ment condamnable qui est confess&eacute; ci-dessus par M. L. T.
+lui-m&ecirc;me, avec une enti&egrave;re franchise, ne doit peut-&ecirc;tre pas &ecirc;tre jug&eacute;
+selon la rigueur de la morale ordinaire.</p>
+
+<p>On n'excuse pas ici l'action, qui est mauvaise, on met M. Geoffroy de
+R&oelig;ux en garde contre l'erreur d'une s&eacute;v&eacute;rit&eacute; absolue.</p>
+
+<p>Il est constant, en effet, que dans les moments de forte &eacute;motion les
+m&eacute;tapsychiques n'ont pas l'entier usage de leur raison.</p>
+
+<p>D'autre part, la supercherie que M. L. T. s'est laiss&eacute; entra&icirc;ner &agrave;
+employer, s'entoure de circonstances att&eacute;nuantes que M. Geoffroy de
+R&oelig;ux saura grouper de lui-m&ecirc;me sans qu'on prolonge ici cette
+plaidoirie.</p>
+
+<p>M. L. T. a &eacute;t&eacute; bien cruellement &eacute;prouv&eacute; depuis lors. On esp&egrave;re que M.
+Geoffroy de R&oelig;ux ne lui retirera pas son estime.</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Cette pi&egrave;ce si singuli&egrave;re arr&ecirc;ta un instant ma
+lecture. Il &eacute;tait quatre heures du matin, et le sommeil r&ocirc;dait autour de
+mes paupi&egrave;res.</p>
+
+<p>Lucien devait &ecirc;tre en &eacute;tat de &laquo;m&eacute;tapsychie&raquo; quand il avait &eacute;crit cela.</p>
+
+<p>Il y parlait de lui-m&ecirc;me &agrave; la troisi&egrave;me personne, avec la compassion
+qu'on &eacute;prouve pour un tiers, plus malheureux que coupable.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir lu cette note, je laissai errer ma pens&eacute;e en arri&egrave;re,
+rappelant &agrave; ma m&eacute;moire des faits et des impressions oubli&eacute;s depuis
+longtemps.</p>
+
+<p>Je revis, mieux que je ne l'avais fait encore, le Lucien de notre
+enfance, si bon, si na&iuml;f, si g&eacute;n&eacute;reux!</p>
+
+<p>Parmi nos autres compagnons d'&eacute;tude et de plaisir y en avait-il un seul
+capable de plaider avec tant de timidit&eacute; une cause gagn&eacute;e?</p>
+
+<p>Non, il fallait &ecirc;tre mon pauvre, mon cher Lucien Thibaut pour s'accuser
+ainsi am&egrave;rement et humblement, d'avoir us&eacute; du droit de l&eacute;gitime d&eacute;fense.</p>
+
+<p>Frapper une femme r&eacute;pugne toujours, mais c'&eacute;tait pour d&eacute;fendre une jeune
+fille.</p>
+
+<p>Ce que pouvait &ecirc;tre cette jeune fille importait peu puisque sa puret&eacute;,
+pour Lucien, &eacute;galait celle des anges.</p>
+
+<p>Je lui donnai mon absolution de bon c&oelig;ur. S'il faut le dire, m&ecirc;me,
+cette aventure qu'il avait men&eacute;e grand train, en d&eacute;finitive, ajouta
+singuli&egrave;rement &agrave; mon affection pour lui.</p>
+
+<p>Je l'en aimai mieux &agrave; la fois pour ses remords et pour son crime.</p>
+
+<p>Les remords prouvaient l'exquise d&eacute;licatesse de son c&oelig;ur, mais la
+bataille avait &eacute;t&eacute; rondement livr&eacute;e&mdash;et gagn&eacute;e, malgr&eacute; ce dernier geste
+de M<sup>me</sup> la marquise, cachant sa d&eacute;tresse sous l'insolence et mettant &agrave; la
+porte son vainqueur.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas plus sorcier que Lucien par rapport au cas de cette
+adorable dame: que diable pouvait-il y avoir dans son pass&eacute;?</p>
+
+<p>Je m'accuse d'avoir un peu b&acirc;ill&eacute; en songeant ainsi. Morph&eacute;e &eacute;tait le
+plus fort, d&eacute;cid&eacute;ment: et quand je tournai la page, je ne m'en donnais
+pas pour un quart d'heure avant de me laisser aller dans ses bras.</p>
+
+<p>Je continuai pourtant:</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 47</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de M. Louaisot, non d&eacute;guis&eacute;e, sans signature, sans date ni
+adresse.)</p>
+
+<p>Bien touch&eacute;, agneau! Au milieu du rond! Vous allez recevoir des
+nouvelles de la dame de pique.</p>
+
+<p>Je parie un franc qu'on fera quelque chose de vous. Tenez-vous ferme!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 48</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.)</p>
+
+<p>Yvetot, 25 juillet 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Lucien Thibaut, en ville.</i></p>
+
+<p>Je vous prie, mon cher M. Lucien, de vouloir bien m'accorder une
+entrevue. J'esp&egrave;re encore qu'elle peut &ecirc;tre amicale.</p>
+
+<p>J'aurais quelques explications &agrave; vous demander avant d'entamer ce proc&egrave;s
+qui pourrait avoir pour vous de si graves cons&eacute;quences. (Les deux mots
+<i>ce proc&egrave;s</i> rempla&ccedil;aient les deux autres mots <i>cette guerre</i> qu'on avait
+ratur&eacute;s avec soin.) Veuillez agr&eacute;er tous mes compliments empress&eacute;s.</p>
+
+<p>Mention &eacute;crite de la main de Lucien au bas de la lettre: &laquo;Sans r&eacute;ponse&raquo;.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 49</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par la marquise de Chambray.)</p>
+
+<p>27 juillet,</p>
+
+<p>Mon cher Lucien,</p>
+
+<p>Cette lettre vous sera remise en mains propres par Louette. Vous voudrez
+bien au moins m'en accuser r&eacute;ception.</p>
+
+<p>J'ai eu vis-&agrave;-vis de vous un mouvement de vivacit&eacute; que je regrette. Nous
+aurions mieux fait l'un et l'autre de discuter froidement.</p>
+
+<p>Mais vous me rendrez cette justice que je n'ai pas abus&eacute; de votre
+confidence. M<sup>me</sup> Thibaut ignore toujours ce que vous cachez dans votre
+cabinet de toilette.</p>
+
+<p>Tenez, Lucien, vous avez &eacute;t&eacute; le meilleur ami de mon enfance. Je ne puis
+m'habituer &agrave; vous regarder comme un adversaire (ce dernier mot
+rempla&ccedil;ant <i>ennemi</i>, ratur&eacute;).</p>
+
+<p>Je ne me refuse pas du tout &agrave; faire quelque chose pour cette malheureuse
+enfant &agrave; qui, vous ne l'ignorez pas, j'ai d&eacute;j&agrave; t&eacute;moign&eacute; de la
+bienveillance.</p>
+
+<p>Venez me voir. Votre m&egrave;re ne sait rien, pas m&ecirc;me notre brouille.</p>
+
+<p>Au bas de la lettre, de la main de Lucien: &laquo;Sans r&eacute;ponse&raquo;.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 50</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par Lucien.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> Rouxel, fermi&egrave;re au Bois-Biot, pr&egrave;s Yvetot.</i></p>
+
+<p>27 juillet 1865.</p>
+
+<p>Ma bonne dame, M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry, qui a d&eacute;j&agrave; demeur&eacute; chez vous avec sa
+m&egrave;re, d&eacute;sire passer quelques jours dans la petite maison qui est pour
+elle si pleine de souvenirs. Pr&eacute;parez, je vous prie, son ancienne
+chambre. Je vous la conduirai demain. M<sup>lle</sup> P&eacute;ry est en grand deuil et
+comptera sur vous pour lui &eacute;pargner les visites importunes.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 51</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite par la marquise de Chambray, mais non sign&eacute;e.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Louaisot de M&eacute;ricourt. Paris.</i></p>
+
+<p>27 juillet 1865.</p>
+
+<p>Sachez au plus vite si votre ancien petit clerc J.-B. Martroy a reparu
+en France. Il m'arrive une chose si extraordinaire que j'en perds la
+t&ecirc;te. Je ne peux pas vous expliquer cela par &eacute;crit.</p>
+
+<p>R&eacute;pondez, s'il se peut, courrier pour courrier au sujet de Martroy. Il
+n'y avait que lui&mdash;et vous....</p>
+
+<p>Vous, je ne peux vous soup&ccedil;onner, puisque votre int&eacute;r&ecirc;t....</p>
+
+<p>Mais, brisons l&agrave;. Il faudrait que vous fussiez atteint de folie.
+R&eacute;pondez.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;O&ugrave; en est l'instruction pour l'affaire du Point-du-Jour? J'ai
+peur maintenant d'en &ecirc;tre r&eacute;duite &agrave; frapper le grand coup.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 52</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par Lucien.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Louaisot de M&eacute;ricourt, rue Vivienne, &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Yvetot, 27 juillet 1865.</p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>Vous m'en avez trop dit, ou vous ne m'en avez pas dit assez. Je suis
+sans autre fortune que le petit bien de feu mon p&egrave;re, mais je peux
+prendre hypoth&egrave;que et me procurer une somme assez ronde.</p>
+
+<p>Faites-moi savoir, je vous prie, quel prix vous exigeriez pour me
+fournir un <i>renseignement complet</i> au sujet des paroles qui ont produit
+un si grand effet sur M<sup>me</sup> la marquise O. de C.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur de vous saluer.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 53</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture ronde de copiste. Pas de signature. Timbr&eacute;e &agrave; Paris, place de
+la Bourse, lev&eacute;e de six heures, soir, 28 juillet.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut.</i></p>
+
+<p>Mon joli juge, le reste du renseignement vous co&ucirc;terait dans les trois
+ou quatre millions, au bas mot, et &ccedil;a vaut bien &ccedil;a.</p>
+
+<p>Le petit bien du d&eacute;funt papa serait trop court, m&ecirc;me au prix o&ugrave; est le
+beurre.</p>
+
+<p>Dame, je ne dis pas, c'est une histoire bien curieuse, allez, et qui
+vous divertirait comme un bossu. Quand vous serez en possession de vos
+moulins, de vos &eacute;tangs, de vos ch&acirc;teaux, polisson de grand
+propri&eacute;taire-sans-le-savoir, on pourra voir &agrave; vous vendre le d&eacute;nouement
+de l'anecdote en question.</p>
+
+<p>Pour le pr&eacute;sent, on vous a dit juste ce qu'on voulait vous dire, rien de
+plus, rien de moins, et &ccedil;a suffit.</p>
+
+<p>Vous voyez bien que &ccedil;a suffit, puisque la princesse de Navarre met les
+pouces.</p>
+
+<p>J'ai quelqu'un pour la corbeille de noces. Quand vous en serez l&agrave;,
+n'oubliez pas que je r&eacute;clame la pr&eacute;f&eacute;rence.</p>
+
+<p>Est-ce que vous n'avez jamais song&eacute; &agrave; vous faire assurer sur la vie? &Ccedil;a
+d&eacute;dommage une pauvre petite veuve.&mdash;Mais peut-&ecirc;tre que ce sera un veuf
+qu'il y aura consoler.</p>
+
+<p>L'affaire engraisse. Elle a trois mentons. Ah! Quelles marionnettes nous
+sommes entre les mains du hasard! Surtout quand quelqu'un de moins idiot
+que ce vieux clampin de Destin prend la peine de tirer nos ficelles!</p>
+
+<p>Je vous salue d'amiti&eacute;.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 54</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.)</p>
+
+<p>Yvetot, 29 juillet.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry, au Bois-Biot.</i></p>
+
+<p>Mademoiselle et ch&egrave;re cousine,</p>
+
+<p>J'apprends que vous habitez tout aupr&egrave;s de nous et je m'en f&eacute;licite de
+bien bon c&oelig;ur, puisque cela me donne l'occasion d'entrer en rapport
+avec vous.</p>
+
+<p>Des circonstances qui ne provenaient ni de mon fait, ni du v&ocirc;tre, nous
+ont s&eacute;par&eacute;es du vivant de vos parents, n&eacute;anmoins je n'ai jamais cess&eacute;
+d'avoir pour vous une vive et sinc&egrave;re sympathie.</p>
+
+<p>Je crois vous en avoir donn&eacute; une preuve aussit&ocirc;t apr&egrave;s la mort de votre
+ch&egrave;re m&egrave;re. C'&eacute;tait peu de chose, il est vrai, mais cela suffisait dans
+le premier moment de votre deuil, et par la suite je comptais faire
+davantage.</p>
+
+<p>J'apprends aujourd'hui seulement le motif qui vous a port&eacute;e &agrave; quitter la
+maison de mes respectables amies, les dames de la Sainte-Esp&eacute;rance. Vous
+avez voulu vous rapprocher de l'homme que vous aimez et qui vous a
+promis mariage.</p>
+
+<p>Je ne suis point de celles qui croient devoir prendre des gants pour
+parler de ces choses, Mademoiselle et ch&egrave;re cousine. Je suis du parti de
+l'amour quand il est honorable et l&eacute;gitime. J'imite en cela
+Notre-Seigneur qui prot&egrave;ge l'amour pur et le b&eacute;nit.</p>
+
+<p>Celui qui a su toucher votre c&oelig;ur est une noble et belle &acirc;me: je le
+connais depuis plus longtemps que vous. Cela me donne le droit d'entrer
+dans vos affaires &agrave; tous les deux plus intimement que s'il ne s'agissait
+que de vous.</p>
+
+<p>Car vous ne m'avez rien confi&eacute;, tandis qu'il m'a rendue d&eacute;positaire de
+son secret, qui est aussi le v&ocirc;tre.</p>
+
+<p>Malheureusement, entre vous deux, un obstacle se dresse: la volont&eacute;, ou
+plut&ocirc;t le pr&eacute;jug&eacute; d'une excellente m&egrave;re, et l'asile que vous avez choisi
+au Bois-Biot, pour attendre des jours plus favorables ne convient, ce me
+semble, ni &agrave; vous, ni &agrave; M. Lucien Thibaut.</p>
+
+<p>Il s'est adress&eacute; &agrave; moi&mdash;et faut-il tout dire, lorsqu'il l'a fait, vous
+&eacute;tiez encore plus mal log&eacute;e qu'au Bois-Biot;&mdash;il s'est adress&eacute; &agrave; moi, la
+compagne de son enfance, et il m'a dit: &laquo;Venez &agrave; notre secours.&raquo;</p>
+
+<p>Quoi de plus simple? Je l'eusse fait pour Lucien tout seul, ma ch&egrave;re
+cousine&mdash;laissez-moi parler avec cette familiarit&eacute; qui grandira entre
+nous, je l'esp&egrave;re,&mdash;car j'ai pour lui une v&eacute;ritable affection, mais je
+le ferai plus volontiers encore pour vous,&mdash;et surtout pour moi.</p>
+
+<p>Pour moi qui, seule ici-bas d&eacute;sormais, ai si grand besoin d'une amie,
+d'une s&oelig;ur!</p>
+
+<p>Je suis votre a&icirc;n&eacute;e, j'essaierai de vous guider dans le monde o&ugrave; est
+votre place; le hasard m'a mise &agrave; la t&ecirc;te d'une fortune assez
+consid&eacute;rable, nous la partagerons; enfin, je crois avoir sur la famille
+de Lucien une assez grande influence: je la consacrerai tout enti&egrave;re &agrave;
+vous concilier l'amiti&eacute; de sa m&egrave;re et de ses s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Je ne pense pas que vous puissiez repousser des offres si naturelles,
+faites si cordialement et avec tant de plaisir.</p>
+
+<p>Venez donc quand vous voudrez, et le plus t&ocirc;t sera le mieux, ma bien
+ch&egrave;re petite cousine. L'h&ocirc;tel de Chambray vous est tout grand ouvert.</p>
+
+<p>Pr&eacute;f&eacute;rez-vous que j'aille vous chercher?</p>
+
+<p>On travaille depuis ce matin &agrave; disposer les pi&egrave;ces qui seront votre
+appartement.</p>
+
+<p>&Agrave; bient&ocirc;t. Je vous esp&egrave;re avec impatience, et en attendant le plaisir de
+vous recevoir, je vous prie d'accepter mon baiser de grande s&oelig;ur.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 55</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme. &Eacute;criture d&eacute;guis&eacute;e, la m&ecirc;me que celle de plusieurs num&eacute;ros
+anonymes ci-dessus. Sans date.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Louaisot, &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Je vous avais demand&eacute; si Martroy, votre ancien clerc, &eacute;tait de retour en
+France. Vous ne m'avez m&ecirc;me pas r&eacute;pondu.</p>
+
+<p>Serait-ce donc vous qui m'avez port&eacute; ce coup, homme terrible, &ecirc;tre
+inexplicable? C'est vous, ce doit &ecirc;tre vous. Quelqu'un mourra de cela.</p>
+
+<p>J'ai du feu plein le c&oelig;ur. Je crois que je l'aimais. Est-ce possible?
+non. Mais cela est. Je l'aime. Il m'a frapp&eacute;e, savez-vous, avec vigueur
+et sans mis&eacute;ricorde. Il est homme, il est fort. Il aime admirablement.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t cette lettre re&ccedil;ue, vous ferez le n&eacute;cessaire aupr&egrave;s du juge qui
+tient l'instruction de l'affaire Rochecotte. Que justice se fasse! Plus
+de piti&eacute; criminelle! Cette fille m'a vaincue et perdue. Je la veux
+morte.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 56</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Louaisot, sans signature. Pas d'adresse.) Ce vendredi.</p>
+
+<p>Douce madone,</p>
+
+<p>J'ai bien re&ccedil;u vos deux honor&eacute;es &agrave; leur date, et j'en ai pris bonne
+note.</p>
+
+<p>&Ccedil;a chauffe donc? Vous voil&agrave; mordue? Je plains l'agneau qui a eu le
+bonheur de vous plaire. Voil&agrave; un m&eacute;tier!</p>
+
+<p>O&ugrave; diable voulez-vous que je p&ecirc;che mon Martroy? Je l'ai cherch&eacute; plus
+d'une fois dans les souterrains de Paris, car il avait son utilit&eacute;&mdash;et
+son danger, mais je n'ai jamais trouv&eacute; trace de lui.</p>
+
+<p>L'absinthe a d&ucirc; le r&eacute;gler depuis longtemps.</p>
+
+<p>Quant &agrave; vos insinuations sous forme d'invectives, je plane au-dessus de
+tout &ccedil;a. Quel est le fond de la profession? La conscience. Qu'est-ce qui
+en fait l'ornement? La minutie dans la d&eacute;licatesse.</p>
+
+<p>C'est vrai, je nourris l'affaire, mais &agrave; qui la faute? J'avais propos&eacute;
+une association loyale. On m'a laiss&eacute; &agrave; mes pi&egrave;ces. Je travaille.</p>
+
+<p>J'ai mis un ruban rose autour du cou de l'affaire et je la m&egrave;ne pa&icirc;tre
+comme un beau petit mouton.</p>
+
+<p>Quant &agrave; l'instruction du Point-du-Jour, c'est fait. Vous &ecirc;tes ob&eacute;ie, &ocirc;
+belle reine!</p>
+
+<p>Mais il ne faut pas aller l&agrave;-dedans comme une corneille qui abat des
+noix. Le terrain des cours (d'assises) est glissant. J'ai trouv&eacute; quelque
+chose de plus important que feu Martroy.</p>
+
+<p>Elles avaient vendu la bo&icirc;te &agrave; ouvrage, pendant la derni&egrave;re maladie de
+la m&egrave;re. Alors, vous comprenez, le d&eacute;tail des ciseaux tombait dans l'eau
+et se noyait comme un plomb.</p>
+
+<p>Mais, pensez-vous, souveraine princesse, que j'aie chez moi, dans mes
+&eacute;curies, une mule pour ne rien tra&icirc;ner! Pendant que la minette &eacute;tait &agrave;
+la maison, P&eacute;lagie l'a confess&eacute;e. Nous avons eu le nom du brocanteur qui
+avait achet&eacute; l'objet. Alors, pas et d&eacute;marches d'abord infructueux, puis
+couronn&eacute;s de succ&egrave;s.</p>
+
+<p>J'ai la bo&icirc;te &agrave; ouvrage depuis hier. Je l'ai bien reconnue: fabrique
+anglaise, jolis petits estampages grav&eacute;s, marque de la <i>manufactory</i>: un
+petit chien entre les deux initiales S. W.&mdash;Birmingham.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. La bo&icirc;te voyagera en m&ecirc;me
+temps que ma lettre.</p>
+
+<p>Qu'est-ce qu'on offrira &agrave; papa pour une attention si mignonne?</p>
+
+<p>Allons, soyez tranquille, superbe lionne, aimez, d&eacute;testez, caressez,
+&eacute;corchez et dormez sur les deux oreilles. Fiez-vous &agrave; moi. La petiote
+n'assassinera plus personne, pas m&ecirc;me vous.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;Vous &ecirc;tes pri&eacute;e d'envoyer le nerf de la guerre, s.v.p.
+Confiez trois ou quatre chiffons &agrave; la poste, en attendant que je fasse
+le compte de mes frais. Chargez votre lettre pour qu'elle ne passe pas
+au bureau des d&eacute;tournements. Admirons la poste comme institution, mais
+ne nous fions jamais &agrave; ses pontifes.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 57</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par la marquise de Chambray.) Yvetot, 1<sup>er</sup> ao&ucirc;t 65.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut,</i></p>
+
+<p>Lucien, je ne sais pas pourquoi j'ai mieux aim&eacute; capituler devant cette
+enfant que devant vous.</p>
+
+<p>Avec elle je n'ai pas eu de peine. Il n'y a rien de sa faute. Sait-elle
+seulement le mal qu'elle m'a fait?</p>
+
+<p>Et vous, Lucien, et vous, saurez-vous jamais &agrave; quel point vous m'avez
+m&eacute;connue?</p>
+
+<p>On n'est pas frapp&eacute;e deux fois ainsi. Du premier coup vous m'avez
+bris&eacute;e. Hier encore je vivais par l'ambition, par l'amour, partout ce
+qui fait vivre, aujourd'hui, je suis morte.</p>
+
+<p>Ambitieuse, ai-je dit? C'est vrai, mais non pas pour moi: ambitieuse
+pour un autre.</p>
+
+<p>&Agrave; cet autre j'avais li&eacute; en r&ecirc;ve mon avenir. Nous sommes des folles, oui,
+toutes, m&ecirc;me les plus sages. &Agrave; cet autre j'avais sacrifi&eacute; ma jeunesse.
+Pour lui, pour lui seul je m'&eacute;tais vendue, presque enfant que j'&eacute;tais, &agrave;
+l'homme respectable que j'ai servi, soign&eacute;, aim&eacute; comme un p&egrave;re.</p>
+
+<p>Cet autre-l&agrave;, en effet, je le voulais riche, brillant, heureux, le plus
+riche, le plus brillant, le plus heureux&mdash;tout cela par moi.</p>
+
+<p>On ne doit jamais se vendre. Je suis punie justement. Mais &eacute;tait-ce par
+vous que je devais &ecirc;tre punie?</p>
+
+<p>Lucien, ceci est ma derni&egrave;re plainte. Ne craignez plus rien de moi, pas
+m&ecirc;me un reproche. Je suis morte&mdash;morte. Vous avez bris&eacute; tout ce qui
+&eacute;tait en moi, espoir ou d&eacute;sir. J'ai l'&acirc;me broy&eacute;e, Lucien. Je n'y saurais
+m&ecirc;me plus trouver de haine.</p>
+
+<p>Ne vous d&eacute;fiez pas de mes offres &agrave; cette enfant. C'est &agrave; vous que je les
+fais, et c'est de l'ob&eacute;issance. J'agis selon que vous avez ordonn&eacute;. Et
+je n'ai pas de peine &agrave; cela. J'abdique mon restant de jeunesse, ma
+fortune qui m'a co&ucirc;t&eacute; si cher, ce qu'on appelle mes succ&egrave;s du monde, je
+renonce &agrave; tout cela, Lucien, en renon&ccedil;ant &agrave; ma derni&egrave;re esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>Il n'y avait que cette esp&eacute;rance en moi. Le reste n'est rien, je le
+donne.</p>
+
+<p>Non pas en apparence comme vous le souhaitiez pour fl&eacute;chir la r&eacute;sistance
+de votre ch&egrave;re m&egrave;re, je le donne en r&eacute;alit&eacute;.</p>
+
+<p>C'est elle&mdash;je n'ai pas encore pu &eacute;crire son nom&mdash;c'est elle qui me
+succ&eacute;dera, non pas apr&egrave;s ma mort, mais de mon vivant.</p>
+
+<p>Votre m&egrave;re l'acceptera, je me charge de cette t&acirc;che.</p>
+
+<p>En &eacute;change de ce que je vais souffrir, je ne vous demande qu'une seule
+chose: Lucien, connaissez-moi enfin.</p>
+
+<p>Regardez ce qu'il y avait pour vous dans mon c&oelig;ur!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 58</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M. Amyntas Pivert, substitut.)</p>
+
+<p><i>Cabinet du procureur imp&eacute;rial.</i></p>
+
+<p>Yvetot, 1<sup>er</sup> ao&ucirc;t 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;, juge au tribunal de premi&egrave;re instance de la
+Seine, Paris.</i></p>
+
+<p>Cher Ma&icirc;tre,</p>
+
+<p>Je vous ai minut&eacute; ce matin la r&eacute;ponse officielle de notre petit parquet
+&agrave; l'esp&egrave;ce de mission rogatoire dont Vos Hautes Puissances parisiennes
+avaient daign&eacute; nous investir, pour l'affaire Fanchette. J'y ajoute
+quelques lignes moins graves pour me rafra&icirc;chir un peu le sang.</p>
+
+<p>Toujours la bienveillance m&ecirc;me, notre cher pr&eacute;sident! Pensez-vous qu'il
+ait eu vingt ans, &agrave; l'&eacute;poque? Il a la distinction de la momie. Au re&ccedil;u
+de votre seconde lettre, qui r&eacute;clamait un suppl&eacute;ment d'enqu&ecirc;te, il a
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; un petit Cressonneau qui va bien! mazette! Il veut gagner un
+galon dans cette instruction-l&agrave;. T&acirc;chez de lui lever son gibier, Pivert.</p>
+
+<p>Il a regard&eacute; ensuite la carte photographique, jointe au dossier et il a
+ajout&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle dr&ocirc;le de petite bonne femme! &Ccedil;a ne ressemble pourtant ni &agrave;
+Lacenaire, ni &agrave; Papavoine. Les temps sont durs, Messieurs! si ces
+demoiselles se mettent &agrave; percer leurs Arthurs comme des &eacute;cumoires avec
+leurs ciseaux, le Pays latin ne sera plus tenable. Est-elle assez
+gentille, au moins, cette perruche!</p>
+
+<p>Il vous dit ces choses-l&agrave; du ton de Cic&eacute;ron emb&ecirc;tant Catilina. C'est un
+original. Nous le verrons sous peu &agrave; la cour d'appel.</p>
+
+<p>Mais le fait est qu'elle est &agrave; croquer, dites-donc, Cressonneau, cette
+petite chacalo! Quand vous l'aurez trouv&eacute;e, n'allez pas vous laisser
+empaumer!</p>
+
+<p>Foi de gentilhomme! comme nous disions jadis en sortant de la
+Porte-Saint-Martin, les soirs de M&eacute;lingue, je n'avais pas besoin de la
+permission du patron pour t&acirc;cher de vous &ecirc;tre agr&eacute;able. J'ai fait ce que
+j'ai pu. Le ban et l'arri&egrave;re-ban de nos observateurs invalides ont &eacute;t&eacute;
+mis sur pied. J'ai arm&eacute; en guerre toute notre police&mdash;pauvre r&eacute;giment,
+le Royal-Bancroche! J'ai l&acirc;ch&eacute; jusqu'aux gardes-champ&ecirc;tres!</p>
+
+<p>N&eacute;ant! Royal-Bancroche est rentr&eacute; bredouille et tout essouffl&eacute;. Nous
+n'avons pas ici une jeune personne, s&eacute;dentaire ou voyageuse, qui
+ressemble de pr&egrave;s ou de loin &agrave; la photographie.</p>
+
+<p>D&eacute;sol&eacute;, cher Ma&icirc;tre, de n'avoir pu mieux faire. Je ne veux pas du moins
+vous leurrer, et je vous dis franchement: il faut chercher ailleurs.
+Fanchette n'est pas chez nous.</p>
+
+<p>Je suis d'autant plus triste d'avoir si mal r&eacute;ussi&mdash;remarquez l'habilet&eacute;
+de la transition&mdash;que j'avais un service &agrave; vous demander.</p>
+
+<p>Voyons! soyez cl&eacute;ment, heureux Cressonneau, vous qui fleurissez sous les
+rayons du soleil, et songez combien il y a loin de notre mis&eacute;rable petit
+parquet au minist&egrave;re de la Justice.</p>
+
+<p>Il s'agit de mon pauvre avancement. Je voudrais &laquo;gagner un galon&raquo; comme
+dit le pr&eacute;sident Ferrand en parlant de vous.</p>
+
+<p>L'occasion y est.</p>
+
+<p>H&eacute;las! je ne demande pas encore &agrave; me rapprocher de Paris, c&oelig;ur et
+cerveau du monde. Mon ambition ne va qu'&agrave; gonfler sur place.</p>
+
+<p>J'expose:</p>
+
+<p>Nous avons ici un juge&mdash;celui justement qui aurait d&ucirc; s'occuper de votre
+affaire, mais qui, depuis des mois et des mois, ne s'occupe plus de
+rien,&mdash;un juge, dis-je, M. Thibaut&mdash;Lucien,&mdash;assez bon gar&ccedil;on, fort
+instruit, galant camarade, ayant, dit-on, des protections convenables et
+suffisamment bien vu de notre pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>Vous allez croire qu'un pareil gaillard est en passe de me laisser son
+si&egrave;ge en grimpant un &eacute;chelon?</p>
+
+<p>Pas du tout. Au contraire.</p>
+
+<p>Ce que je viens de vous dire doit &ecirc;tre mis au pass&eacute;. Il &eacute;tait tout cela,
+il ne l'est plus. Pour le pr&eacute;sent, il a re&ccedil;u sur la t&ecirc;te je ne sais quel
+coup de mailloche qui le rend propre &agrave; s'en aller, et voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>On peut dire que notre pr&eacute;sident le soutient ici &agrave; bout de bras, car il
+est br&ucirc;l&eacute; au palais de la t&ecirc;te aux pieds.</p>
+
+<p>Vous me demanderez quel est son crime? Il n'y a pas de crime. Ce qu'il a
+fait, enfin? Je n'en sais rien, ou plut&ocirc;t je le sais mal.</p>
+
+<p>Vous n'&ecirc;tes pas sans conna&icirc;tre, rou&eacute; que vous &ecirc;tes, le danger d'avoir
+mis sa jeunesse dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.</p>
+
+<p>Tel est d'abord le cas du pauvre diable. Jusqu'&agrave; l'&acirc;ge de vingt-huit
+ans, il a v&eacute;cu comme un ermite. Encore, les ermites commencent-ils &agrave;
+baisser dans l'opinion, mais le coll&egrave;gue Thibaut &eacute;tait un ermite du bon
+temps et de la bonne sorte.</p>
+
+<p>Premi&egrave;re qualit&eacute; d'ermite!</p>
+
+<p>C'est gandilleux, vous savez? Un beau jour saint Antoine est tent&eacute;, &ccedil;a
+ne manque jamais.</p>
+
+<p>&Ccedil;a d&eacute;buta comme un roman champ&ecirc;tre. On se rencontra derri&egrave;re une haie.
+Il y eut des ch&egrave;vrefeuilles de cueillis, et l'ermite Thibaut, prenant le
+mors aux dents, jeta tout &agrave; coup son capuchon par-dessus les moulins.</p>
+
+<p>Le mod&egrave;le de toutes les vertus se mit en go&ucirc;t subit de cabrioles, laissa
+de c&ocirc;t&eacute; sa besogne, planta l&agrave; son m&eacute;tier et fit des fugues jusqu'&agrave; Paris
+pour suivre sa bucolique.</p>
+
+<p>Or, il y a une M<sup>me</sup> veuve Thibaut qui voudrait bien marier ce grand
+fils-l&agrave; pour le ranger; et il y a une marquise Olympe de Chambray&mdash;ne
+rions plus, Cressonneau. Celle-l&agrave; est une vraie merveille et marquerait
+m&ecirc;me &agrave; Paris,&mdash;qui ne demanderait pas mieux que de ranger le m&ecirc;me grand
+gars.</p>
+
+<p>On dit cela et ce doit &ecirc;tre vrai, car c'est &eacute;tonnant comme ces innocents
+ont toujours les mains pleines d'atouts!</p>
+
+<p>Mais rien n'y fait, l'ancien ermite ne veut absolument pas entendre
+raison. Il se cramponne &agrave; la bucolique qui jouit d'une r&eacute;putation
+d&eacute;testable, et on dit: Voil&agrave; le n&oelig;ud&mdash;en latin <i>infandum</i> ou chose qui
+peut provoquer la retraite forc&eacute;e d'un inamovible,&mdash;on dit qu'il a pris
+avec lui la bucolique et qu'il la cache &agrave; tous les yeux dans le grenier
+de son domicile l&eacute;gal.</p>
+
+<p>Je n'y ai pas &eacute;t&eacute; voir, et je dois m&ecirc;me ajouter que personne n'a vu la
+bucolique.</p>
+
+<p>Mais ce bruit court, on ne parle que de cela dans Yvetot. M<sup>me</sup> veuve
+Thibaut est peut-&ecirc;tre la seule qui n'en sache rien.</p>
+
+<p>Cher Ma&icirc;tre, vous croyez bien, je suppose, que je ne suis pas capable
+d'une d&eacute;nonciation. Je vous r&eacute;p&egrave;te, &agrave; vous qui &ecirc;tes mon camarade et mon
+ami, des choses vraies ou fausses, qui sont litt&eacute;ralement la fable de la
+ville....</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; interrompu par l'arriv&eacute;e d'un renseignement. La bucolique, qui
+s'appelle M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry, a quitt&eacute; le domicile de M. Thibaut pour se
+retirer dans une ferme des environs&mdash;o&ugrave; elle est, en quelque sorte,
+clo&icirc;tr&eacute;e.</p>
+
+<p>M. Thibaut seul est admis &agrave; la voir.</p>
+
+<p>Vous voyez qu'il est difficile de se compromettre plus maladroitement.</p>
+
+<p>Arrivons &agrave; la conclusion de cette longue lettre qui vous dira au moins
+le fond de ma pens&eacute;e: je n'ai aucun sentiment d'inimiti&eacute; contre M. L.
+Thibaut; je me regarderais comme le dernier des dr&ocirc;les si je faisais la
+moindre des choses, f&ucirc;t-ce un simple <i>nutus</i> pour l'aider &agrave; glisser hors
+de son si&egrave;ge.</p>
+
+<p>Mais enfin, si les &eacute;v&eacute;nements tournaient contre lui, comme il y a
+apparence, s'il &eacute;tait forc&eacute; de donner sa d&eacute;mission ou m&ecirc;me simplement de
+quitter le ressort....</p>
+
+<p>Je vous rappellerais notre vieille amiti&eacute; dans un billet courtois et
+bien senti, en vous disant: &laquo;Cher ma&icirc;tre, l'heure est venue. Vous qui
+&ecirc;tes sur les lieux, donnez-moi un coup d'&eacute;paule.&raquo;</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 59</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>lle</sup> Agathe Desrosier.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>lle</sup> Maria Mignet, aux bains de mer d'&Eacute;tretat (Seine-inf&eacute;rieure).</i></p>
+
+<p>Yvetot, le 24 ao&ucirc;t 1865.</p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re Mariquita,</p>
+
+<p>Je vous remercie bien des d&eacute;tails que vous me donnez sur ce paradis
+aquatique dont vous devez &ecirc;tre le plus joli ange. Je vous vois d'ici sur
+votre gr&egrave;ve, avec votre capot rouge et votre lorgnon pince-nez, pos&eacute; &agrave;
+la cr&acirc;ne&mdash;sur l'oreille. Les Parisiens doivent en devenir fous et les
+Parisiennes en mourir de rage.</p>
+
+<p>Figurez-vous que M. Pivert, le substitut pr&eacute;cieux qui vous d&eacute;pla&icirc;t parce
+qu'il s'appelle Amyntas, de son petit nom, nous r&eacute;p&egrave;te tous les soirs &agrave;
+la promenade qu'&Eacute;tretat n'est qu'un petit tas de macadam, pris entre
+deux pierres perc&eacute;es.</p>
+
+<p>Vous allez le d&eacute;tester bien davantage.</p>
+
+<p>Il dit que la gr&egrave;ve, ou plut&ocirc;t le galet a &eacute;t&eacute; jet&eacute; l&agrave;, apr&egrave;s avoir servi
+pendant des si&egrave;cles &agrave; l'Op&eacute;ra-Comique.</p>
+
+<p>Il ajoute que le Casino est une masure et qu'on est oblig&eacute; de mettre des
+sabots pour descendre se baigner.</p>
+
+<p>Enfin, selon lui, faut &eacute;crire &agrave; Paris quand on veut manger des crevettes
+fra&icirc;ches.</p>
+
+<p>Quant &agrave; la soci&eacute;t&eacute;, le m&ecirc;me pr&eacute;cieux M. Pivert (Amyntas) affirme qu'elle
+est poivre et sel, moiti&eacute; <i>biches</i>, moiti&eacute; bonneti&egrave;res.</p>
+
+<p>Quelle mauvaise langue! Il n'est pas sot. J'aime bien mieux vous croire,
+ma ch&egrave;re, puisque vous avez dans&eacute; avec un duc.</p>
+
+<p>Mais pour mon compte, si j'avais &agrave; me baigner, je pr&eacute;f&eacute;rerais Trouville.
+Au moins, les journaux publient le nom des ducs qui y dansent.</p>
+
+<p>Nous avons dans&eacute; aussi dans notre humble Yvetot, si d&eacute;sert et si terne,
+depuis que vous autres &eacute;l&eacute;gantes l'avez abandonn&eacute;. Il y a eu un, deux,
+trois bals pour le mariage de Doroth&eacute;e. Je ne vous parlerai que du
+troisi&egrave;me, donn&eacute; par la vicomtesse.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait tout uniment superbe: orchestre complet, tous les orangers dans
+l'escalier, on avait lou&eacute; jusqu'&agrave; des lustres. Et des glaces &agrave; gogo!
+j'en avais le c&oelig;ur affadi.</p>
+
+<p>Quand on en mange trop, ce n'est plus bon du tout.</p>
+
+<p>Doroth&eacute;e avait l'air d'une corbeille. La toilette ne lui va pas.</p>
+
+<p>Son mari n'est pas trop mal pour un blond fade, mais il a les oreilles
+d&eacute;sourl&eacute;es.</p>
+
+<p>Sidonie &eacute;tait en rose pass&eacute;, avec son matelas de cheveux cr&eacute;pus. Elle
+est plus longue que jamais. Elle faisait horreur. M. Pivert a dit
+qu'elle avait l'air d'un peuplier qui a un nid de pie. Il est m&eacute;chant.</p>
+
+<p>La sous-pr&eacute;f&egrave;te avait sa garniture de point d'Angleterre. L'une portant
+l'autre, elles ont beaucoup servi toutes les deux, la garniture et la
+sous-pr&eacute;f&egrave;te.</p>
+
+<p>Les trois Thibaut, m&egrave;re et filles&mdash;je vais vous reparler tout &agrave; l'heure
+de la famille, ma ch&egrave;re,&mdash;s'&eacute;taient fagot&eacute;es de leur mieux. La bonne
+femme avait son fameux velours &eacute;pingl&eacute; d'avant la premi&egrave;re r&eacute;volution.
+C&eacute;lestine portait la parure omnibus en petites pierres violettes:
+c'&eacute;tait son tour. Julie avait un paquet de myosotis qui criait &agrave; tous
+les messieurs: pensez &agrave; moi, pensez &agrave; moi, sur l'air des lampions!</p>
+
+<p>Quand je songe qu'elles se donnaient les gants de nous fiancer toutes
+les deux, vous et moi, &agrave; leur grand nigaud de fr&egrave;re!</p>
+
+<p>Joli parti! parlons-en! C'est bon pour une perle fine comme M<sup>me</sup> la
+marquise de Chambray.</p>
+
+<p>Croyez-vous que je plaisante? &agrave; moiti&eacute; tout au plus. Je veux bien rayer
+<i>perle</i>, mais <i>fine</i>, ah! ma ch&egrave;re, demandez plut&ocirc;t aux h&eacute;ritiers de feu
+son bonhomme de mari!</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait l&agrave; dans toute sa gloire. C'est bien &eacute;tonnant tout de m&ecirc;me
+qu'une pareille femme ait eu quelque chose pour ce flandrin de Lucien.
+Elle avait ses bracelets, son diad&egrave;me, sa rivi&egrave;re et ses aigrettes.
+Fermez les yeux. Sa toilette &eacute;tait arriv&eacute;e le matin m&ecirc;me de Paris. Il y
+en a qui n'ont pas besoin de tant d'embarras pour &ecirc;tre passables.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise n'&eacute;tait pas seule, elle avait amen&eacute; avec elle sa
+nouvelle amie, habill&eacute;e aussi par W&uuml;rtz.</p>
+
+<p>Je vous entends, bonne ch&eacute;rie, vous ne savez plus o&ugrave; nous en sommes. De
+qui parle-t-on l&agrave;? qui est cette nouvelle amie? &Eacute;coutez donc, il y a une
+histoire. Je l'am&egrave;ne tout doucement.</p>
+
+<p>Nous ne sommes pas &agrave; &Eacute;tretat, nous autres, nous restons chez nous tout
+l'&eacute;t&eacute; comme des malheureux,&mdash;mais nous avons des aventures!</p>
+
+<p>Mariquita, ne faites pas la petite bouche. Je vous pr&eacute;viens que c'est
+extraordinairement curieux....</p>
+
+<p>Encore plus curieux que cela, ma ch&egrave;re, surtout pour nous deux qu'on a
+mari&eacute;es tour &agrave; tour &agrave; ce dadais de juge.</p>
+
+<p>Voyons! laissez l&agrave; pour un quart d'heure le Casino, revenez en id&eacute;e &agrave;
+votre humble pays d'Yvetot, et t&acirc;chez de vous bien rappeler l'&eacute;tat de la
+question Thibaut au moment de votre d&eacute;part.</p>
+
+<p>Faut-il vous aider un peu? soit. Quand vous vous &ecirc;tes envol&eacute;e, la m&egrave;re
+du plus beau des juges &agrave; marier avait d&eacute;j&agrave; tourn&eacute; casaque &agrave; vous, &agrave; moi
+et &agrave; l'interminable Sidonie. C&eacute;lestine, qui &eacute;tait charg&eacute;e de me monter
+l'imagination, avait fui comme une ombre, la romanesque Julie, qui avait
+mission de vous enflammer, &eacute;tait rentr&eacute;e dans son nuage. Tous les
+efforts de la famille s'&eacute;taient tourn&eacute;s contre l'opulente Olympe.</p>
+
+<p>Sous quel pr&eacute;texte? D'o&ugrave; leur venait l'espoir d'escalader cette cime
+avec leurs courtes jambes? &Eacute;tait-ce tout simplement la folie
+particuli&egrave;re aux mamans enrag&eacute;es?</p>
+
+<p>Non. Il y avait folie, mais ce n'&eacute;tait pas dans la maison Thibaut. La
+maison Thibaut a trop grand faim et trop grand soif pour &ecirc;tre folle. La
+folie &eacute;tait chez cette femme, qui est la plus riche du pays, sans
+conteste, et qui attend, par-dessus le march&eacute; un h&eacute;ritage comme il n'y
+en a pas ailleurs que dans les contes de f&eacute;es.</p>
+
+<p>Celle-l&agrave; qui pourrait pr&eacute;tendre &agrave; je ne sais quoi et se faire faire un
+mari sur commande s'est amourach&eacute;e de qui? Du nigaud dont nous n'avons
+pas voulu, vous ni moi, ch&eacute;rie; elle nourrit, selon le bruit public,
+depuis sa premi&egrave;re communion, une passion myst&eacute;rieuse et irr&eacute;sistible
+pour ce dadais de Lucien.</p>
+
+<p>Voil&agrave; ce que vous pouviez savoir comme moi.</p>
+
+<p>Mais ce que vous ignorez probablement, c'est que pendant cela, le dadais
+nourrissait de son c&ocirc;t&eacute;, sans faire semblant de rien, une passion
+irr&eacute;sistible et myst&eacute;rieuse pour une petite personne que maman Thibaut
+appelait franchement &laquo;une coquine, fille de coquin et de coquine&raquo;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait sa phrase. Vous savez qu'elle a le parler gras.</p>
+
+<p>Vous &eacute;tiez au fait? Bon! Je ne me d&eacute;concerte pas pour si peu. Il m'en
+reste assez &agrave; vous apprendre. Vous allez voir qu'une lettre d'Yvetot
+peut &ecirc;tre aussi bourr&eacute;e d'&eacute;v&eacute;nements qu'un courrier d'&Eacute;tretat.</p>
+
+<p>Patience! Je suis certaine au moins que vous &eacute;tiez partie bien avant les
+cancans qui coururent touchant le s&eacute;jour de la petite coquine dans la
+propre maison du sage Lucien, o&ugrave; demeuraient justement alors sa m&egrave;re et
+ses s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Vous dressez l'oreille, pour le coup? Cela fit un scandale pitoyable. Un
+magistrat! chez lui! Moi, d'abord, je ne voulais pas y croire.</p>
+
+<p>En ville, c'est d&eacute;j&agrave; bien honn&ecirc;te, mais chez soi, ma ch&egrave;re, chez soi!</p>
+
+<p>Eh bien! c'&eacute;tait vrai! allez donc donner le bon Dieu sans confession &agrave;
+ces saints-n'y-touche! Il lui avait fait un dodo devinez o&ugrave;? Dans son
+cabinet de toilette.</p>
+
+<p>M. Pivert a vu le dodo.</p>
+
+<p>Soyez juste, on ne devine pas des inconvenances pareilles, d'autant
+mieux qu'une belle apr&egrave;s-midi toute la ville sut que M. Lucien Thibaut
+s'&eacute;tait rendu en habit noir et en cravate blanche &agrave; l'h&ocirc;tel de Chambray,
+o&ugrave; il resta deux heures d'horloge, plut&ocirc;t plus que moins.&mdash;Et les trois
+dames Thibaut l'attendaient dans la rue.</p>
+
+<p>Il aurait fallu avoir tu&eacute; p&egrave;re et m&egrave;re, n'est-ce pas, pour ne pas
+conclure de l&agrave; que M. Lucien, c&eacute;dant aux larmes de sa famille, et pour
+se faire pardonner ses r&eacute;cents d&eacute;portements, avait enfin demand&eacute; la main
+de l'amoureuse Olympe.</p>
+
+<p>Ma foi, pendant vingt-quatre heures, la ville d'Yvetot, un peu &agrave; court
+de <i>potins</i>&mdash;c'est le mot nouveau de cette ann&eacute;e, M. Pivert l'a rapport&eacute;
+de Paris&mdash;se raconta cette anecdote &agrave; elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>On en parla &agrave; tous les &eacute;tages de toutes les maisons, et le dodo de la
+petite coquine fut rel&eacute;gu&eacute; au rang des fables....</p>
+
+<p>Mais huit jours apr&egrave;s, la nouvelle amie et cousine de M<sup>me</sup> la marquise
+faisait son entr&eacute;e &agrave; l'h&ocirc;tel de Chambray, ma ch&egrave;re!</p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re, une entr&eacute;e solennelle!!!</p>
+
+<p>Et puis?... Pourquoi ces trois points d'exclamation?</p>
+
+<p>Voil&agrave;. J'ajoute un mot et vous sautez au plafond:</p>
+
+<p>La nouvelle amie et cousine de M<sup>me</sup> la marquise s'appelle Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Comprenez-vous? La demoiselle au dodo, la petite coquine, <i>fille de
+coquin et de coquine,</i> selon l'&eacute;vangile de M<sup>me</sup> Thibaut?</p>
+
+<p>Attention &agrave; retomber sur vos chers petits pieds, Mariquita, ma belle, en
+revenant du plafond! Est-ce assez dr&ocirc;let? N'aurais-je pas pu en mettre
+six au lieu de trois, des points d'exclamation?</p>
+
+<p>Mais ce n'est rien encore. Nous sommes chez Nicolet.</p>
+
+<p>Cette M<sup>lle</sup> Jeanne, tombant des nues, ou du second &eacute;tage de la maison
+Thibaut chez sa cousine, pensez-vous qu'elle y soit en visite? Erreur.
+La demoiselle Jeanne est install&eacute;e &agrave; chaux et &agrave; sable; elle ne s'en ira
+jamais, jamais, jamais.</p>
+
+<p>C'est un pacte, une soci&eacute;t&eacute;, quelque chose comme une adoption.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise est la maman, M<sup>lle</sup> Jeanne est le bijou de fille
+unique. On s'adore, on ne se quitte pas d'un instant, et il y a d&eacute;j&agrave;
+dans la tenue de la superbe Olympe une petite id&eacute;e de cette majest&eacute;,
+de cette r&eacute;signation aussi,&mdash;et m&ecirc;me de cette mauvaise humeur qui
+distingue certaines physionomies de mamans.</p>
+
+<p>Les mamans qui regrettent.</p>
+
+<p>Enfin, je vais &eacute;crire un mot qui sera le point sur l'i.</p>
+
+<p><i>Madame la marquise ne danse plus.</i></p>
+
+<p>Elle regarde danser M<sup>lle</sup> Jeanne.</p>
+
+<p>Qui danse avec M. Lucien!</p>
+
+<p>Ouf! maintenant, je vais me relire, car j'ai peur d'avoir rat&eacute; mon
+effet, comme dit M. Pivert. Il n'a pas toujours tr&egrave;s bon ton.</p>
+
+<p>Et figurez-vous qu'il est aux cent coups, ces jours-ci. Le parquet de
+Paris l'accable de besogne. C'est au point qu'il n'a pas encore vu la
+fameuse cousine et amie. Il en s&egrave;che....</p>
+
+<p>J'ai relu, Mariquita. Je ne suis pas m&eacute;contente de ma chronique.
+Seulement, elle demande &agrave; &ecirc;tre compl&eacute;t&eacute;e.</p>
+
+<p>Voil&agrave; un grand mois que tout cela dure. M<sup>lle</sup> Jeanne r&egrave;gne et gouverne &agrave;
+l'h&ocirc;tel de Chambray o&ugrave; M. Lucien Thibaut lui fait la cour
+ostensiblement, officiellement, au su et vu de toute la ville, avec
+l'approbation des autorit&eacute;s et de maman Thibaut qui ne l'appelle plus
+coquine.</p>
+
+<p>On a vu des marquises de cinquante ans qui prenaient chez elle des
+h&eacute;riti&egrave;res. &Ccedil;a sert de chaufferette.</p>
+
+<p>Mais une marquise de vingt-huit ans! mais la belle des belles, Olympe de
+Chambray! s'embarrasser d'un semblable outil! R&eacute;chauffer dans son giron
+une petite couleuvre qui h&eacute;rite d'elle d&egrave;s maintenant, qui lui prend
+tout&mdash;entre vifs,&mdash;tout! m&ecirc;me son grand b&ecirc;ta de Lucien! Dame!...</p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re, il y a quelque chose l&agrave;-dessous.</p>
+
+<p>Le c&ocirc;t&eacute; gai, ce sont les trois Thibaudes.</p>
+
+<p>Les premiers jours, elles ne savaient pas du tout si c'&eacute;tait du lard ou
+du cochon. Elles flairaient au vent, &eacute;tonn&eacute;es, d&eacute;rout&eacute;es et tr&egrave;s
+froides.</p>
+
+<p>Mais cela a chang&eacute; lestement. M<sup>me</sup> la marquise a impos&eacute; son amie et
+cousine, et peu &agrave; peu, la maman, les deux s&oelig;urs, tout l'&eacute;l&eacute;ment Thibaut
+enfin, a fait avec ensemble un quart de conversion.</p>
+
+<p>C'est r&eacute;gl&eacute; d&eacute;sormais, M<sup>lle</sup> Jeanne est l'idole. M&egrave;re Thibaut, C&eacute;lestine
+Thibaut, Julie Thibaut, la caressent, l'adorent comme elles caressaient,
+comme elles adoraient autrefois la marquise elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Celle-ci s'est enfonc&eacute;e d'un cran.</p>
+
+<p>Tout le monde s'y pr&ecirc;te, elle la premi&egrave;re!</p>
+
+<p>Vous seriez battue comme pl&acirc;tre si vous parliez dodo ou coquine devant
+ces dames. Jour de Dieu! maman Thibaut vous laisserait plut&ocirc;t tutoyer
+Olympe elle-m&ecirc;me!</p>
+
+<p>Vous croyez que j'exag&egrave;re? Vous ne les connaissez pas, ces Thibaut! la
+bonne dame &agrave; d&eacute;j&agrave; lev&eacute; le pied &agrave; moiti&eacute; hauteur de son ancien f&eacute;tiche.
+Fiez-vous &agrave; elle, son pied fera le reste du chemin et passera par-dessus
+la t&ecirc;te de l'idole d&eacute;missionnaire.</p>
+
+<p>Et, en d&eacute;finitive, Mariquita, pourquoi M<sup>me</sup> la marquise se laisse-t-elle
+faire? moi, j'ai d&eacute;j&agrave; jet&eacute; vingt fois ma langue aux chiens. Nous ne
+sommes pas dans le pays des <i>Mille et une nuits.</i> Chez nous, ce qui est
+a sa raison d'&ecirc;tre.</p>
+
+<p>On s'y perd, surtout ceux qui connaissaient, comme nous, l'ancien
+caract&egrave;re d'Olympe.</p>
+
+<p>Cette petite Jeanne a-t-elle de la corde de pendu? Ou bien la conscience
+de M<sup>me</sup> la marquise?... hein?</p>
+
+<p>M. Pivert ne veut pas donner son avis l&agrave;-dessus.</p>
+
+<p>Il n'est pas content, ce pauvre pr&eacute;cieux substitut. Le parfait Lucien
+branlait dans le manche. Le dodo semblait devoir l'achever et M. Pivert
+esp&eacute;rait sa place. Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me qu'il l'avait demand&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais maintenant, voil&agrave; que tout est r&eacute;gularis&eacute;. On parle tr&egrave;s
+s&eacute;rieusement de la noce, et M<sup>me</sup> la marquise doit faire des avantages au
+contrat. Ce n'est pas avoir de la chance, j'entends pour ce pauvre
+Pivert.</p>
+
+<p>Cherchez donc un peu, ch&egrave;re Mariquita, vous qui avez tant d'esprit pour
+deviner les r&eacute;bus. Moi, de mon c&ocirc;t&eacute;, je vous promets de me creuser la
+cervelle. S'il y avait un drame!...</p>
+
+<p>Celle qui trouvera la premi&egrave;re instruira l'autre. Je vous tiendrai au
+courant des &eacute;v&eacute;nements.</p>
+
+<p>Tous mes respects &agrave; M. le duc. &Agrave; vous du meilleur de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;Est-ce qu'on meurt de bonheur? Le dadais garde la chambre. Les
+actions Pivert remontent.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 60</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par Olympe de Chambray.)</p>
+
+<p>29 ao&ucirc;t.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut.</i></p>
+
+<p>J'apprends avec plaisir que le docteur vous a permis de vous lever
+demain.</p>
+
+<p>Je vous envoie une lettre de notre Jeanne. La ch&egrave;re enfant ne pouvant
+plus vous voir a voulu vous &eacute;crire.</p>
+
+<p>&Ecirc;tes-vous content, Lucien? J'ai fait de mon mieux.</p>
+
+<p>S'il n'y a pas d'indiscr&eacute;tion, je voudrais voir le passage de la lettre
+de Jeanne o&ugrave; elle vous parle de moi. Je pense qu'elle doit vous parler
+de moi.</p>
+
+<p>Ce n'est pas par curiosit&eacute;. J'ai besoin de r&eacute;compense.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 60 bis</h4>
+
+<p>(Incluse dans la pr&eacute;c&eacute;dente. &Eacute;crite et sign&eacute;e par Jeanne P&eacute;ry. M&ecirc;me date
+et m&ecirc;me adresse.)</p>
+
+<p>Cher Lucien,</p>
+
+<p>Je suis si heureuse qu'il me vient des terreurs. Tout m'effraie. Quand
+j'ai appris, avant-hier, que vous &eacute;tiez souffrant et alit&eacute;, une crainte
+&eacute;go&iuml;ste m'a saisie. Je me suis dit: Si j'allais rester seule!</p>
+
+<p>C'est que je ne comprends rien &agrave; mon bonheur. Il y a des moments o&ugrave; je
+n'y crois pas, Olympe est pour moi plus qu'une s&oelig;ur. Il me semble que
+ma m&egrave;re elle-m&ecirc;me ne m'entourait pas de si exquises tendresses.</p>
+
+<p>J'avais &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e &agrave; penser qu'elle nous m&eacute;prisait pour notre infortune.
+Comme c'&eacute;tait injuste! Combien pauvre maman se trompait! Oh! si elle
+l'avait mieux connue, l'aurait-elle assez aim&eacute;e!</p>
+
+<p>Lucien, nous serions bien ingrats si nous ne lui donnions pas la
+premi&egrave;re place dans notre c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Mais qu'a-t-elle donc &agrave; tant souffrir, le savez-vous? Hier, je l'ai
+trouv&eacute;e au jardin. C'&eacute;tait dans un endroit obscur et solitaire. Elle ne
+pouvait s'attendre &agrave; m'y rencontrer. Elle &eacute;tait assise sur un banc, elle
+avait la t&ecirc;te entre ses mains. Ce que je voyais de son visage me
+laissait dans le doute et je n'aurais pas pu dire si elle &eacute;tait
+courrouc&eacute;e ou d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e.</p>
+
+<p>Au bruit de mes pas, elle a retir&eacute; ses mains et j'ai vu qu'elle avait
+pleur&eacute;.</p>
+
+<p>Elle a voulu sourire et me dire que j'&eacute;tais folle, mais j'en suis bien
+s&ucirc;re, Lucien, ses pauvres beaux grands yeux &eacute;taient rouges de larmes.</p>
+
+<p>Elle! Olympe! la marquise de Chambray! si belle! si noble! si envi&eacute;e!
+pleurer!</p>
+
+<p>Que je voudrais avoir le moyen de gu&eacute;rir sa peine! Savez-vous qui cause
+son chagrin? Il ne se peut pas qu'elle ait des ennemis.</p>
+
+<p>Nous parlons de vous sans cesse, elle sait qu'aucun autre sujet ne me
+pla&icirc;t. Dimanche, elle me disait: &laquo;Je l'aime &agrave; cause de vous.&raquo;</p>
+
+<p>Est ce vrai? Non. Elle veut dire peut-&ecirc;tre qu'elle vous aime encore
+davantage; car elle vous aimait auparavant, puisqu'elle vous connaissait
+bien avant de me conna&icirc;tre.</p>
+
+<p>Quelquefois aussi, elle am&egrave;ne la conversation sur ma m&egrave;re. Elle m'&eacute;coute
+parler de ma ch&egrave;re morte.</p>
+
+<p>Je l'aime tous les jours davantage. Je souffre &agrave; la voir triste, triste
+jusqu'au d&eacute;couragement. Et que puis-je pour la consoler, ne connaissant
+point son mal?</p>
+
+<p>L'id&eacute;e m'est venue que peut-&ecirc;tre elle aime. Mais, en ce cas, serait-il
+possible qu'elle ne f&ucirc;t point aim&eacute;e?</p>
+
+<p>Lucien, mon Lucien, gu&eacute;rissez-vous bien vite et ne restez pas &eacute;loign&eacute; de
+moi. D&egrave;s que je ne vous vois plus, je crois faire un r&ecirc;ve. Est-ce bien
+croyable, en effet, Lucien? Vais-je &ecirc;tre votre femme?</p>
+
+<p>Nous nous sommes aim&eacute;s d&egrave;s le premier regard. Mais que d'obstacles il y
+avait entre nous! Pauvre maman qui vous aimait pourtant presque aussi
+bien que moi, me d&eacute;fendait toujours d'esp&eacute;rer. Nous voit-elle, Lucien?</p>
+
+<p>Si elle nous voit, elle doit &ecirc;tre heureuse.</p>
+
+<p>Elle nous voit. Il me semble que je l'entends prier longtemps et
+ardemment pour Olympe.</p>
+
+<p>Oh! priez, m&egrave;re ch&eacute;rie, portez votre pri&egrave;re jusqu'aux pieds de Dieu.
+J'ai beau regarder en arri&egrave;re, je ne vois qu'Olympe qui m'ait &eacute;t&eacute;
+secourable. Priez, ma m&egrave;re, payez la dette de votre fille!</p>
+
+<p>C'est si vrai, Lucien! Sans elle, nous serions encore tout au fond de
+notre mis&egrave;re.</p>
+
+<p>Aussi, d&egrave;s que je suis seule, une foule de questions se posent au-dedans
+de moi-m&ecirc;me. La nuit, je les &eacute;coute comme des refrains:</p>
+
+<p>Comment ai-je pu m&eacute;riter de sa part cet int&eacute;r&ecirc;t si subit et si profond?
+Cette amiti&eacute; pr&eacute;cieuse qui me rel&egrave;ve &agrave; mes propres yeux et surtout aux
+yeux des autres? Pourquoi ai-je souffert si longtemps loin d'elle?
+Pourquoi est-elle venue si soudainement &agrave; mon secours?</p>
+
+<p>Je vous ai interrog&eacute; d&eacute;j&agrave; bien des fois, jamais vous ne m'avez r&eacute;pondu.</p>
+
+<p>Je croyais lire pourtant dans vos yeux que vous auriez pu me r&eacute;pondre....</p>
+
+<p>Mais je cause, je cause et j'oublie le principal objet de ma lettre.
+Hier, votre ch&egrave;re maman est venue me voir avec vos s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Je dis me voir, car c'est <i>moi</i> qu'elles ont demand&eacute;e.</p>
+
+<p>Cela a fait sourire Olympe, qui n'en a t&eacute;moign&eacute; aucun d&eacute;plaisir.</p>
+
+<p>Moi, j'en ai &eacute;t&eacute; un peu bless&eacute;e.</p>
+
+<p>Votre bonne m&egrave;re a &eacute;t&eacute; charmante, oh! charmante. Et vos s&oelig;urs, donc!
+moi qui avais tant souhait&eacute; avoir une amie; m'en voici deux. Et quelles
+amies! Les s&oelig;urs de mon Lucien&mdash;<i>mes</i> s&oelig;urs!</p>
+
+<p>Je vous le dis encore: je suis trop heureuse, cela m'&eacute;pouvante. Je
+voudrais un petit chagrin pour d&eacute;sarmer la destin&eacute;e, mais j'ai beau
+faire, de quelque c&ocirc;t&eacute; que je retourne mon regard, partout, partout du
+bonheur! &Agrave; bient&ocirc;t, mon Lucien. Demain, n'est-ce pas?</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Cette lettre avait &eacute;t&eacute; lue et relue mille fois.
+Elle &eacute;tait presque effac&eacute;e par les larmes.</p>
+
+<p>Elle portait, au bas, cette mention de la main de Lucien: &laquo;Communiqu&eacute;e &agrave;
+Olympe selon son d&eacute;sir.&raquo;</p>
+
+<p>Et en marge, &eacute;galement de l'&eacute;criture de Lucien, mais plus r&eacute;cente, cette
+autre mention: &laquo;Geoffroy est pri&eacute; d'en avoir bien soin. J'ai eu de la
+peine &agrave; m'en s&eacute;parer.&raquo;</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 61</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de la marquise. Sans date ni adresse.)</p>
+
+<p>Je vous renvoie la jolie ch&egrave;re lettre de notre Jeanne. Merci, je suis
+r&eacute;compens&eacute;e, mais prenez garde &agrave; sa curiosit&eacute; d'enfant.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 62</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture inconnue.)</p>
+
+<p>Paris, 29 ao&ucirc;t 65.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, juge, etc.</i></p>
+
+<p>En envoyant un bon de dix louis sur la poste &agrave; l'adresse indiqu&eacute;e, M. L.
+Thibaut recevra par le retour du courrier un renseignement qui vaut pour
+lui plus de dix mille francs. <i>M. J.-B. Martroy, rentier, poste
+restante, &agrave; Paris.</i></p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 63</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> veuve Thibaut.)</p>
+
+<p>29 ao&ucirc;t 1865.</p>
+
+<p><i>M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry de Marannes, &agrave; l'h&ocirc;tel de Chambray en ville.</i></p>
+
+<p>Quelle ch&egrave;re petite enchanteresse &ecirc;tes-vous donc, Mademoiselle, pour
+m'avoir retourn&eacute;e comme cela, comme un gant? C'est que je ne passe pas
+pour &ecirc;tre trop facile &agrave; retourner, au moins! Feu M. Thibaut m'appelait
+bien souvent ent&ecirc;t&eacute;e. Et demandez &agrave; notre Lucien&mdash;car il est &agrave; nous
+deux, maintenant, bien plus &agrave; vous qu'&agrave; moi,&mdash;il vous dira si j'ai mon
+id&eacute;e dans ma poche.</p>
+
+<p>&Ccedil;a se comprend. Quand on est rest&eacute;e veuve de bonne heure avec trois
+enfants, une position &agrave; soutenir et pas plus de rentes qu'il ne faut, on
+apprend &agrave; se d&eacute;fendre. Ah! mais oui, ma pauvre belle, j'ai &eacute;t&eacute; &agrave; rude
+&eacute;cole apr&egrave;s le d&eacute;c&egrave;s du papa! Mais ce n'est pas tout &ccedil;a que je veux vous
+dire: nous sommes folles de vous, j'entends moi, C&eacute;lestine et Julie,
+mais folles!</p>
+
+<p>Voil&agrave; le mot l&acirc;ch&eacute;, faites-en ce que vous voudrez; je suis pr&ecirc;te &agrave; en
+t&eacute;moigner m&ecirc;me en justice.</p>
+
+<p>On s'instruit &agrave; tout &acirc;ge, vous le savez, et la preuve c'est que j'avais
+d'affreux pr&eacute;jug&eacute;s contre vous. Je suis si impressionnable! Je ne dis
+pas une pinc&eacute;e de pr&eacute;jug&eacute;s, non, ni m&ecirc;me une poign&eacute;e, mais un plein
+panier.</p>
+
+<p>Ils m'en avaient dit, ah! ils m'en avaient dit sur votre papa, sur votre
+maman, sur vous, est-ce que je sais, moi? la soci&eacute;t&eacute; est si mauvaise
+langue! Quant au papa et &agrave; la maman, le malheur est qu'on ne peut plus
+les fr&eacute;quenter pour les mieux conna&icirc;tre. Je parie qu'il en faut bien
+rabattre! un quart, un tiers? Bah! la moiti&eacute;, m&ecirc;me les trois-quarts, et,
+peut-&ecirc;tre le tout. La soci&eacute;t&eacute;... tiens! J'allais redire que la soci&eacute;t&eacute;
+est si mauvaise langue!</p>
+
+<p>Mais, pour ce qui est de vous, ma petite, je mets ma main au feu qu'il
+n'y a pas un mot de vrai dans tous ces cancans. Pas un tra&icirc;tre mot! Si
+&ccedil;a avait &eacute;t&eacute; vrai, est-ce que mon gar&ccedil;on aurait couch&eacute; dans le jardin, &agrave;
+la fra&icirc;che, quand vous &eacute;tiez dans le cabinet de toilette, pour ne pas
+vous effaroucher la pudeur? Il faut qu'une jeune personne inspire bien
+de la consid&eacute;ration pour qu'on risque ainsi des rhumatismes, sans parler
+des catarrhes et fluxions de poitrine. Il l'a d&eacute;licate.</p>
+
+<p>J'ai dit tout de suite: on ne fait pas de ces choses-l&agrave; pour la premi&egrave;re
+venue. Et ces demoiselles aussi: j'entends C&eacute;lestine et Julie. Et puis
+d'ailleurs, vos mani&egrave;res! Les mani&egrave;res, moi, c'est mon thermom&egrave;tre pour
+savoir le temps qu'il fait sous la camisole d'une jeunesse. Je suis
+gaie. Je ne p&egrave;se pas mes mots chez l'&eacute;picier en passant. Avec des
+mani&egrave;res comme vous, pas d'inqui&eacute;tude pour la conduite!</p>
+
+<p>Je le disais aux minettes, j'entends C&eacute;lestine et Julie: ces mani&egrave;res-l&agrave;
+&ccedil;a donnerait envie d'avoir un petit vicomte &agrave; lui offrir. Je ne
+plaisante pas, je le disais. Mais les vicomtes ne valent pas mieux que
+les autres, et nous sommes de la bonne bourgeoisie.</p>
+
+<p>De la vraie, de la vieille. Si nous n'avons pas &eacute;t&eacute; aux croisades, c'est
+que nous &eacute;tions lib&eacute;raux un petit brin d&eacute;j&agrave; dans ce temps-l&agrave;. Pas des
+rouges, mais le drapeau de Voltaire et Louis-Philippe.</p>
+
+<p>Voil&agrave; l'authenticit&eacute;: Les Thibaut &eacute;taient &eacute;chevins de Lillebonne sous
+Duguesclin. Mon mari en avait vu les titres chez son grand-p&egrave;re;
+malheureusement, la R&eacute;volution a tout br&ucirc;l&eacute; sous la Terreur.</p>
+
+<p>Je suis, de mon c&ocirc;t&eacute;, une Pervanchois, de Bl&eacute;r&eacute;, pr&egrave;s Tours, le jardin
+de la France: j'entends la Touraine. Pourquoi M. Thibaut avait &eacute;t&eacute; se
+marier si loin, c'est que la magistrature voyage et que je lui avais
+donn&eacute; dans l'&oelig;il.</p>
+
+<p>D'ailleurs, le gar&ccedil;on est juge. De l&agrave; &agrave; conseiller il n'y a que le saut
+d'une puce. Et alors, on est d&eacute;cor&eacute; aussi forc&eacute;ment que si on en avait
+apport&eacute; la maladie en naissant. &Ccedil;a vaudra bien la situation de vos
+comtesses et marquises au tas. Quoique je ne m&eacute;prise pas la noblesse.</p>
+
+<p>Il en faut dans un d&eacute;partement.</p>
+
+<p>Voil&agrave; donc pour la g&eacute;n&eacute;alogie.</p>
+
+<p>Quant &agrave; la fortune, outre que le gar&ccedil;on est le plus joli cavalier du
+ressort, quand il veut s'en donner la peine, nous n'avons jamais rien
+demand&eacute; &agrave; personne. Et pourtant ces demoiselles n'ont pas pour un sou de
+coton dans leurs corsets, preuve qu'on les a nourries. Je plaisante,
+parce que je suis gaie, mais c'est vrai tout de m&ecirc;me. On vit bien &agrave; la
+maison, et rien &agrave; cr&eacute;dit.</p>
+
+<p>Eh bien! quand Dieu me rappellera, vous partagerez, c'est la nature qui
+l'exige.</p>
+
+<p>Sans compter les appointements du gar&ccedil;on qui augmentent d'ann&eacute;e en
+ann&eacute;e, par suite de son avancement r&eacute;gulier, au choix ou &agrave; l'anciennet&eacute;.
+Et une conduite! On s'en moque de lui, tant il est &eacute;tonnant pour la
+conduite!</p>
+
+<p>J'y vas carr&eacute;ment, comme vous voyez; je ne connais qu'une chose dans les
+affaires, c'est d'aller droit.</p>
+
+<p>On vous racontera que j'ai essay&eacute; de marier le gar&ccedil;on. Je parie ma t&ecirc;te
+&agrave; coiffer qu'on vous a d&eacute;j&agrave; parl&eacute; de M<sup>lle</sup> Sidonie, de M<sup>lle</sup> Maria, de
+M<sup>lle</sup> Agathe, et peut-&ecirc;tre d'une autre....</p>
+
+<p>C'est bien entendu que ma lettre est pour vous, pas vrai, tr&eacute;sor? pour
+vous seule? pas d'enfantillages! Je m'&eacute;panche et je ne voudrais pas
+qu'on l&ucirc;t ma correspondance au pr&ocirc;ne.</p>
+
+<p>C'est-&agrave;-dire, ma petite, qu'elles &eacute;taient toutes autour de lui comme des
+tigres. Nous ne savions &agrave; laquelle entendre. Moi. C&eacute;lestine et Julie,
+nous ne pouvions plus mettre le pied dehors sans risquer d'&ecirc;tre
+d&eacute;vor&eacute;es. Mais je t'en souhaite! Les h&eacute;riti&egrave;res avaient beau se jeter &agrave;
+la t&ecirc;te du gar&ccedil;on, il n'y entendait d'aucune oreille. M&eacute;chante! vous
+savez bien pourquoi. L'aviez-vous coiff&eacute; assez serr&eacute; du premier coup!</p>
+
+<p>Il en a pass&eacute; pour imb&eacute;cile, ma petite. Et il y a un Pivert substitut,
+qui a demand&eacute; sa place pour le jour o&ugrave; on le mettra &agrave; la maison des
+&eacute;cervel&eacute;s. Il est joli, le Pivert, on l'empaillera.</p>
+
+<p>N'&eacute;coutez pas les cancans. On me donne bien la migraine &agrave; moi, &agrave; force
+de propos. Ils sont l&agrave; tous qui me chantent: prenez garde!
+renseignez-vous! r&eacute;fl&eacute;chissez! et surtout ne l&acirc;chez pas votre
+consentement avant de savoir au juste ce que la cousine&mdash;j'entends M<sup>me</sup>
+de Chambray&mdash;fera au contrat.</p>
+
+<p>Mais, dites donc, tr&eacute;sor, on ne traite pas quelqu'un comme elle vous
+traite pour la marier toute nue, pas vrai? Vous ai-je dit qu'il fallait
+garder ma lettre pour vous toute seule? Quand je veux qu'Olympe me lise,
+c'est &agrave; elle que j'&eacute;cris. Nous causons de m&egrave;re &agrave; fille, personne n'a &agrave;
+fourrer son nez l&agrave;-dedans.</p>
+
+<p>Olympe a du bon, c'est certain. Je d&eacute;fie bien qu'on me trouve quelqu'un
+pour rapporter que j'aie jamais dit un mot contre elle. Au contraire, je
+soutenais Olympe, les minettes aussi; nous disions au gar&ccedil;on: tu n'as
+qu'&agrave; te baisser pour la prendre. As-tu donc les deux yeux crev&eacute;s pour ne
+pas voir &ccedil;a? Vas-tu passer aupr&egrave;s de soixante mille livres de rentes&mdash;et
+elle a mieux!&mdash;sans seulement leur &ocirc;ter ton chapeau?</p>
+
+<p>Mais le gar&ccedil;on est plus fin que nous, avec son air ch&eacute;rubin. Dame! on
+n'est pas magistrat, on n'a pas l'estime de ses chefs les plus forts en
+droit pour ne pas voir plus clair que trois pauvres femmes.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais coiff&eacute;e d'Olympe, j'aime mieux vous l'avouer en grand. Et ces
+demoiselles, donc! &Ccedil;a faisait piti&eacute;. &Agrave; la maison, les murs parlaient
+d'Olympe. Je lui ai dit une fois&mdash;au gar&ccedil;on: &Eacute;pouse Olympe, ou je meurs
+de chagrin sous tes yeux!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; ce point-l&agrave;.</p>
+
+<p>Eh bien! pas de &ccedil;a. Lisette! Le coquin m'aurait laiss&eacute; mourir si j'avais
+&eacute;t&eacute; assez b&ecirc;te pour tenir ma parole. Il refusa <i>mordicus</i>. Il avait son
+tr&eacute;sor de petite Jeanne; Olympe ne pouvait qu'avoir tort. Vous voyez
+qu'il ne faut pas laisser tra&icirc;ner la lettre.</p>
+
+<p>Quoique j'aie bien le droit de dire ma fa&ccedil;on de penser, c'est le
+privil&egrave;ge d'un c&oelig;ur de m&egrave;re.</p>
+
+<p>Alors donc, ma petite, en un mot comme en mille, je donne mon
+consentement des deux mains, risquant le tout pour le tout, dans
+l'esp&eacute;rance que votre cousine sera raisonnable. J'entends au contrat.</p>
+
+<p>Il faut bien me comprendre: si je parle int&eacute;r&ecirc;t, c'est pour vous, car
+moi, il ne m'en reviendra ni froid ni chaud. &Ccedil;a saute aux yeux.</p>
+
+<p>Et je dois ajouter, parce que c'est mon opinion, que dans le cas o&ugrave; elle
+vous doterait convenablement&mdash;j'entends Olympe&mdash;ce ne serait pas encore
+une raison pour vous tra&icirc;ner &agrave; ses genoux dans des t&eacute;moignages de
+reconnaissance ridicule.</p>
+
+<p>La place de M<sup>me</sup> Lucien Thibaut est de se tenir droite devant n'importe
+qui.</p>
+
+<p>Allez! m&ecirc;me devant la reine, s'il y en avait. C'est ce que j'appelle
+garder son quant &agrave; soi.</p>
+
+<p>On accepte, mais on ne s'humilie pas.</p>
+
+<p>Ah &ccedil;a! ma belle, est-ce que vous croyez qu'Olympe est n&eacute;e d'hier? Elle
+en sait long! Quand elle fait quelque chose, ce n'est pas pour le roi de
+Prusse.</p>
+
+<p>Vous me direz qu'un grand merci ne d&eacute;shonore pas. D'accord, mais j'ai
+mon id&eacute;e: la chandelle que vous lui devez n'est peut-&ecirc;tre pas si
+longue.... Enfin, je m'entends.</p>
+
+<p>Offrez-lui mes plus tendres compliments, mais br&ucirc;lez la lettre.</p>
+
+<p>Je ne l'aurais pas &eacute;crite, si elle n'&eacute;tait pas l&agrave; toujours en tiers
+entre nous, car j'aime mieux parler la bouche ouverte que de barbouiller
+du papier. Mais elle ne vous quitte pas plus que votre ombre. C'en est
+insupportable. On dirait qu'elle veut emp&ecirc;cher les gens de vous
+approcher.</p>
+
+<p>Enfin, qui vivra verra. Apr&egrave;s la noce, nous aurons le temps de causer
+nous deux.</p>
+
+<p>La noce! quel beau jour! J'arrange d&eacute;j&agrave; dans ma t&ecirc;te les toilettes de
+ces demoiselles. Moi, je serai tr&egrave;s simple, mais de bon go&ucirc;t. Cher petit
+ange! tenez, il n'y a pas &agrave; dire, c'est plus fort que moi: cinq nuits
+dans le cabinet de toilette, et le gar&ccedil;on sous la tonnelle! Et dans
+l'escalier, la fois qu'il fit de la pluie! Quel agneau! si je vous
+tenais, je vous mangerais de baisers.</p>
+
+<p>Votre future m&egrave;re qui vous aime bien, bien, bien.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;J'ai l'habitude de laisser une petite place pour C&eacute;lestine et
+Julie. Aujourd'hui, j'ai pris presque tout le papier: elles se
+serreront.</p>
+
+<p>Encore un gros baiser, mon amour de petite fille!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 63 bis</h4>
+
+<p>(Mot de M<sup>lle</sup> C&eacute;lestine.)</p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re... &Eacute;crirai-je s&oelig;ur?</p>
+
+<p>C'est mon v&oelig;u le plus doux. Je n'ai jamais &eacute;prouv&eacute; pour personne une si
+tendre sympathie. Je vous brode un tour de cou, et je vous aime.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 63 ter</h4>
+
+<p>(Mot de M<sup>lle</sup> Julie.)</p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re s&oelig;ur,</p>
+
+<p>Moi, je l'&eacute;cris tout couramment parce que je le souhaite ardemment. Si
+mon fr&egrave;re bien-aim&eacute; e&ucirc;t donn&eacute; son c&oelig;ur &agrave; telle jeune personne que je
+pourrais nommer, quel deuil pour mon &acirc;me! mais il a choisi celle vers
+qui d'avance toute ma tendresse s'&eacute;lan&ccedil;ait. &Ocirc; Jeanne, soyez la plus
+heureuse des femmes comme vous &eacute;tiez la plus jolie, la plus suave des
+jeunes filles! Je vous fais des manches au crochet. Il ne me reste que
+la place d'un baiser, je l'y d&eacute;pose.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 64</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme.&mdash;&Eacute;criture inconnue. Sans date.)</p>
+
+<p>&Agrave; M. Thibaut,</p>
+
+<p>Vous &ecirc;tes bien pr&egrave;s du pr&eacute;cipice, allez-vous y tomber? Ce ne sera pas
+faute d'avoir &eacute;t&eacute; averti.</p>
+
+<p>Une derni&egrave;re fois, <i>prenez garde</i>. Ce mariage sera votre perte.</p>
+
+<p>Il est temps encore.</p>
+
+<p>Ne vous plongez pas vous-m&ecirc;me au fond d'un horrible malheur.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 65</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme.&mdash;&Eacute;criture de copiste.)</p>
+
+<p>Paris, 29 ao&ucirc;t.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, juge, etc., etc.</i></p>
+
+<p>Mon prince, veillez au gain! Je ne m'appartiens pas, j'appartiens au
+<i>nourrissage</i> de l'affaire. L'engraissage de l'affaire exige que je vous
+tourne casaque pour aller un peu du c&ocirc;t&eacute; de la dame de pique. C'est une
+gaillarde, Mylord, et vous avez mis un jour votre pied sur sa gorge.
+Veillez au grain!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 66</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien Thibaut.)</p>
+
+<p>5 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; Geoffroy.</i></p>
+
+<p>Je devrais &eacute;crire plut&ocirc;t &laquo;&agrave; moi-m&ecirc;me&raquo;, car c'est &agrave; moi que je parle.</p>
+
+<p>Je me marie demain. C'est demain que je serai le plus heureux des
+hommes. Dire comment je l'aime est impossible. Jamais femme ne fut
+ador&eacute;e ainsi. Je crois qu'elle m'aime &eacute;galement du plus profond de son
+c&oelig;ur. Elle a peur, et moi je tremble.</p>
+
+<p>Nous sommes fous. &Agrave; moins que l'exc&egrave;s de la f&eacute;licit&eacute; ne ressemble &agrave; la
+souffrance.</p>
+
+<p>Olympe est l&agrave;, devenant tous les jours plus p&acirc;le. Ses yeux ont
+&eacute;tonnamment grandi. Elle est belle &agrave; inspirer de la terreur.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re... quelle &eacute;trange chose! peut-on &ecirc;tre &agrave; la fois bon et m&eacute;chant?
+ma m&egrave;re a &eacute;crit &agrave; Jeanne une lettre qui l'a troubl&eacute;e. Jeanne me l'a
+communiqu&eacute;e. Elle ne me cache rien. En lisant cette lettre, j'avais le
+rouge au front.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que Jeanne doit penser de ma m&egrave;re?</p>
+
+<p>Mais voil&agrave; ce qui me frappe le plus dans cette lettre:</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re semble avoir entrevu quelque chose de la situation o&ugrave; nous
+sommes vis-&agrave;-vis l'un de l'autre, Olympe et moi.</p>
+
+<p>Comment? Je n'en sais rien et ne puis le savoir. Ma m&egrave;re a l'air de
+conna&icirc;tre, &agrave; tout le moins vaguement, l'oppression que je fais peser sur
+Olympe.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait l'esclave d'Olympe. Le mois dernier encore, il n'y avait pour
+elle qu'Olympe. Maintenant tout cela est chang&eacute; du blanc au noir. Elle
+abandonne Olympe ouvertement, cruellement, Olympe vaincue ne lui inspire
+ni sympathie ni piti&eacute;.</p>
+
+<p>Pour un peu, elle l'accablerait.</p>
+
+<p>Loin de s'&eacute;tonner des bont&eacute;s peut-&ecirc;tre excessives qu'Olympe t&eacute;moigne &agrave;
+Jeanne, ma m&egrave;re trouve qu'il en faudrait davantage. Elle est insatiable
+et impitoyable. Elle ne s'en cache pas, elle s'en vante.</p>
+
+<p>Hier, c'&eacute;tait la signature du contrat. Olympe, accomplissant &agrave; la
+lettre, ou plut&ocirc;t bien au-del&agrave; de la lettre les conditions dict&eacute;es par
+moi dans notre fameuse entrevue, a d&eacute;clar&eacute; ses intentions par-devant
+notaire.</p>
+
+<p>Elle a assur&eacute; &agrave; Jeanne des avantages que je ne veux m&ecirc;me pas &eacute;num&eacute;rer.</p>
+
+<p>Je fais serment devant Dieu que jamais un centime de cet argent
+n'entrera chez nous. Ma femme mangera mon pain et ne mangera que mon
+pain.</p>
+
+<p>Pendant que le notaire &eacute;crivait, ne r&eacute;ussissant pas toujours &agrave; cacher sa
+surprise, la sueur froide baignait mes cheveux, et dix fois, j'ai cru
+que j'allais me trouver mal.</p>
+
+<p>Eh bien! ma pauvre bonne m&egrave;re regardait non seulement comme tout simple
+qu'Olympe se d&eacute;pouill&acirc;t ainsi de son vivant, mais elle aurait voulu
+davantage.</p>
+
+<p>Elle ne prenait point souci de le dissimuler. Les signes de son
+d&eacute;sappointement &eacute;taient visibles.</p>
+
+<p>Elle aurait voulu l'h&ocirc;tel de Chambray, le jugeant commode et tr&egrave;s bien
+situ&eacute;. Nous y eussions demeur&eacute; tous ensemble. Je crois que C&eacute;lestine et
+Julie avaient d&eacute;j&agrave; choisi leurs chambres.</p>
+
+<p>Elle aurait voulu le ch&acirc;teau &agrave; la porte de Dieppe. L'&eacute;t&eacute; prochain, ces
+demoiselles auraient &eacute;t&eacute; toutes port&eacute;es pour prendre les bains de mer.</p>
+
+<p>Est-ce l&agrave; simplement de l'aberration? ou bien savent-elles ce que
+j'ignore moi-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>En sortant, j'ai dit &agrave; ma m&egrave;re, qui se plaignait tout haut et fort
+am&egrave;rement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, M<sup>me</sup> la marquise ne doit rien &agrave; sa cousine!</p>
+
+<p>Elle m'a regard&eacute; entre les deux yeux. Sa figure &eacute;tait &agrave; peindre; mais je
+ne saurais dire ce qu'elle exprimait. Mes deux s&oelig;urs hochaient la t&ecirc;te
+en se pin&ccedil;ant les l&egrave;vres. Ma m&egrave;re a enfin r&eacute;pondu s&egrave;chement:</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous faites pas encore plus innocent que vous ne l'&ecirc;tes. M<sup>me</sup> la
+marquise a l'&acirc;ge de raison, je suppose? Si elle ne devait rien, pourquoi
+paierait-elle? Payer! Geoffroy, on me paye! Et moi, du moins, je sais
+qu'on ne me doit pas!</p>
+
+<p>La nuit, j'ai r&ecirc;v&eacute; que je voyais mon p&egrave;re et qu'il d&eacute;tournait de moi son
+visage. Mon p&egrave;re &eacute;tait un honn&ecirc;te homme.</p>
+
+<p>Et vous aussi, Geoffroy, je vous ai vu. Vous &ecirc;tes venu dans mon r&ecirc;ve. Je
+vous ai reconnu d'abord souriant et heureux, comme vous vous pr&eacute;sentez
+toujours &agrave; ma pens&eacute;e.&mdash;Mais bient&ocirc;t vos traits se sont rembrunis et vous
+vous &eacute;loigniez de moi avec une m&eacute;prisante compassion. J'avais beau vous
+crier: &laquo;Tout cela n'est qu'une feinte!&raquo; Je vivrai avec mon traitement
+comme devant. Nous ne garderons pas une parcelle du bien d'Olympe....
+Vous ne m'&eacute;coutiez pas!</p>
+
+<p>Mes mains jointes se tendaient vers vous; je disais encore: &laquo;Il fallait
+bien arracher le consentement de ma m&egrave;re...&raquo;</p>
+
+<p>Votre d&eacute;daigneux silence m'&eacute;crasait....</p>
+
+<p>Oh! Geoffroy, il y a un mot d&eacute;gradant que nous connaissons bien, nous
+autres magistrats, et qui d&eacute;signe au palais le plus l&acirc;che des crimes.</p>
+
+<p>Dans mon r&ecirc;ve des voix murmuraient ce mot ignominieux autour de mon
+oreille.</p>
+
+<p>Faut-il le prononcer?... <i>Chantage....</i> Moi! un juge!</p>
+
+<p>Et de quel droit ai-je pes&eacute; sur cette femme? Tous les malheurs sont-ils
+donc criminels? Cette femme a un secret qui n'est peut-&ecirc;tre pas
+coupable. Il y a des infortunes que l'on cache. Les l&eacute;preux marchaient
+sous un voile.</p>
+
+<p>Et je suis venu vers elle qui a jou&eacute; avec moi enfant, qui m'a aim&eacute; jeune
+fille, qui, femme, m'aime encore et davantage, je suis venu&mdash;j'ai pos&eacute;
+mon doigt sur son malheur, sensible comme une plaie, j'ai appuy&eacute;&mdash;j'ai
+appuy&eacute; sans pr&eacute;caution ni mesure, comme les bourreaux du temps pass&eacute;
+donnaient la question &agrave; leurs victimes, jusqu'&agrave; ce qu'elle m'ait dit:
+&laquo;Je suis vaincue! Ce que vous exigez, je le ferai!&raquo;</p>
+
+<p>Geoffroy, aurais-je donc mieux fait de laisser mourir ma pauvre petite
+Jeanne?... car elle se mourait, croyez-moi, lentement et mis&eacute;rablement.</p>
+
+<p>Si vous pouviez la voir relev&eacute;e, rafra&icirc;chie, ressuscit&eacute;e, on peut le
+dire, comme une fleur expirante &agrave; qui le Ciel a vers&eacute; une goutte de sa
+ros&eacute;e!</p>
+
+<p>Elle est joyeuse, elle est heureuse, malgr&eacute; les pressentiments qui
+r&ocirc;dent autour d'elle et qu'elle traite de chim&egrave;res.</p>
+
+<p>Seigneur mon Dieu! s'il faut un ch&acirc;timent, qu'il soit pour moi, pour moi
+tout seul!</p>
+
+<p>Elle n'a rien fait, elle n'a rien su, mon Dieu! Mon Dieu! elle est
+l'innocence m&ecirc;me....</p>
+
+<p>Ce matin, Olympe m'a demand&eacute; encore: &laquo;Lucien, &ecirc;tes-vous content?&raquo;</p>
+
+<p>Ah! comme elle est chang&eacute;e! Comme ses yeux approfondis &eacute;vitent de se
+fixer sur moi!</p>
+
+<p>Elle a ajout&eacute;: &laquo;C'est demain, Lucien...&raquo;</p>
+
+<p>J'avais envie de tomber &agrave; ses genoux pour implorer mon pardon.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re est entr&eacute;e. Elle m'a remis une lettre que le facteur venait
+d'apporter.</p>
+
+<p>Il m'en vient comme cela tous les jours, des lettres qui menacent et ne
+sont pas sign&eacute;es.</p>
+
+<p>Je les cache, quand je ne les d&eacute;truis pas.</p>
+
+<p>En les lisant, je pense &agrave; Olympe&mdash;et &agrave; cet homme de Paris, celui qui me
+vendit l'arme myst&eacute;rieuse avec laquelle j'ai frapp&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai menac&eacute;, je suis menac&eacute;: c'est justice.</p>
+
+<p>Mais Jeanne, Jeanne!...</p>
+
+<p>Ils l'avaient attaqu&eacute;e. Elle n'avait pas de protecteur: je l'ai
+d&eacute;fendue. Hormis cette action que la n&eacute;cessit&eacute; commandait, ma vie a &eacute;t&eacute;
+celle d'un enfant solitaire. J'ai beau interroger ma conscience, je n'y
+trouve rien; jamais je n'ai fait le mal.</p>
+
+<p>Et elle! Depuis que je la connais, je passe mes jours &agrave; sonder la
+limpidit&eacute; de son &acirc;me. Elle, c'est le Bien. Elle est faite de candeur, de
+bont&eacute;, de franchise. &Agrave; toute heure, elle me laisse regarder au travers
+de son pass&eacute;, transparent comme l'histoire d'un ange. Elles mentent les
+lettres anonymes puisqu'elles me crient de m'arr&ecirc;ter comme si j'avais le
+pied au bord d'un pr&eacute;cipice.... Demain, c'est demain. Le vin de ma
+f&eacute;licit&eacute; est vers&eacute;, je tiens la coupe pleine. Le proverbe est-il vrai,
+Geoffroy? Y a-t-il si loin de la coupe aux l&egrave;vres?...</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 67</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>lle</sup> Maria Mignet.)</p>
+
+<p>&Eacute;tretat. 5 septembre 1867.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>lle</sup> Agathe Desrosier, &agrave; Yvetot.</i></p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re Gu&eacute;guette,</p>
+
+<p>J'ai sup&eacute;rieurement bien compris vos adorables plaisanteries sachant par
+c&oelig;ur, depuis le couvent, les fables de La Fontaine, et entre autres le
+<i>Renard et les raisins.</i></p>
+
+<p>&Eacute;tretat est trop vert, bonne petite, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>Je me sens incapable de vous exprimer &agrave; quel point je d&eacute;teste votre
+pr&eacute;cieux substitut. Il s'appelle Pivert: Dieu m'a veng&eacute;e.</p>
+
+<p>Il n'y a rien de grandiose au monde comme les deux portes, perc&eacute;es par
+la temp&ecirc;te dans les falaises d'&Eacute;tretat. Honni soit qui mal y pense: la
+soci&eacute;t&eacute; y est charmante. Pas un seul Pivert; c'est &agrave; peine si on y
+trouve trois ou quatre journalistes, dont un est mon duc, je dois bien
+l'avouer.</p>
+
+<p>C'est un duc litt&eacute;raire de la <i>Revue des Deux-Mondes</i>.</p>
+
+<p>Il a cinq ou six oncles &agrave; l'Acad&eacute;mie fran&ccedil;aise, trois au s&eacute;nat et un &agrave;
+la Caisse d'&eacute;pargne,&mdash;directeur.</p>
+
+<p>Il ne ressemble en rien &agrave; un substitut, espionnant ses coll&egrave;gues pour
+passer juge.</p>
+
+<p>Vous trouvez-vous suffisamment pay&eacute;e de votre gr&egrave;ve en macadam et des
+crevettes p&ecirc;ch&eacute;es chez Chevet? Moi, cela m'enchante de vous battre sur
+le dos du Pivert.</p>
+
+<p>Quant aux <i>biches</i>, M<sup>lle</sup> Agathe, il y a des mots que vous connaissez et
+que j'ignore. Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire. Passons &agrave;
+des sujets plus d&eacute;cents, s'il vous pla&icirc;t.</p>
+
+<p>Tous mes compliments, ch&egrave;re amie, mais cette fois de bon c&oelig;ur: votre
+histoire du beau Thibaut, de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray et de M<sup>lle</sup>
+Jeanne P&eacute;ry est int&eacute;ressante au supr&ecirc;me degr&eacute;. Je l'ai lue d'un bout &agrave;
+l'autre &agrave; ces dames, et M. le duc a voulu l'entendre.</p>
+
+<p>Il a applaudi des deux mains. Vous voil&agrave; en pied &agrave; la <i>Revue</i>, si vous
+voulez.</p>
+
+<p>Le fait est que vous racontez de main de ma&icirc;tre. &Agrave; l'unanimit&eacute;, &Eacute;tretat
+vous a pardonn&eacute; Pivert et vos impertinences.</p>
+
+<p>C'est un succ&egrave;s. J'attendais impatiemment de nouveaux d&eacute;tails, car il
+est impossible que le drame n'ait point march&eacute; depuis le temps.</p>
+
+<p>Sont-ils mari&eacute;s? La magnifique Olympe a-t-elle piqu&eacute; une t&ecirc;te dans un
+monast&egrave;re? Piquer une t&ecirc;te n'est pas de mauvais ton ici, &agrave; cause des
+bains de mer.</p>
+
+<p>Je parie que M<sup>lle</sup> C&eacute;lestine et M<sup>lle</sup> Julie ont &eacute;crit &agrave; la
+petite les deux fameuses lettres qui commencent l'une par: &laquo;Ma
+ch&egrave;re... oserai-je tracer le mot s&oelig;ur?&raquo; Et la seconde par: &laquo;Ma
+ch&egrave;re s&oelig;ur, moi, j'&eacute;cris le mot couramment, parce que je d&eacute;sire
+la chose ardemment.&raquo;</p>
+
+<p>Quelle jolie paire de pestes! quand je pense qu'elles ont failli nous
+monter la t&ecirc;te &agrave; toutes les deux&mdash;et &agrave; toutes deux ensemble encore!</p>
+
+<p>Mais comme les choses se rencontrent, ma ch&egrave;re! Pendant que j'attendais
+ici la suite de l'histoire au prochain num&eacute;ro, l'histoire elle-m&ecirc;me
+arrivait en tilbury &agrave; &Eacute;tretat, ou du moins un aboutissant de l'histoire.</p>
+
+<p>Si vous n'aviez pas &eacute;t&eacute; franche comme l'or avec moi, au sujet des ruses,
+mines et souterrains de l'ambitieux Amyntas, je vous aurais tout uniment
+foudroy&eacute;e.</p>
+
+<p>Figurez-vous que nous avons &agrave; &Eacute;tretat un ami, ou plut&ocirc;t un protecteur du
+cher substitut, si soigneux de son petit avenir, un Parisien, juge
+d'instruction, je crois, M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;.</p>
+
+<p>Ce M. Cressonneau qui n'est pas trop mal appartient &agrave; la jeune &eacute;cole
+judiciaire. Il prot&egrave;ge les arts, et s'empresse beaucoup autour de M. le
+duc, &agrave; cause de la <i>Revue</i>. La <i>Revue</i>, en effet, peut &ecirc;tre utile &agrave; sa
+sant&eacute;&mdash;il a pris vacance pour sa sant&eacute;&mdash;qui s'appelle M<sup>lle</sup> Spiegelmeyer,
+premi&egrave;re chanteuse du th&eacute;&acirc;tre royal de quelque part.</p>
+
+<p>C'est une jolie blonde, tr&egrave;s bien &eacute;lev&eacute;e, qui ne fume pas devant le
+monde. Elle voudrait un engagement au grand Op&eacute;ra de Paris.</p>
+
+<p>Vous concevez que M. Cressonneau traite le Pivert terriblement
+par-dessous la jambe, mais il a l'air de lui vouloir du bien au fond. Il
+dit qu'Amyntas n'est pas plus b&ecirc;te qu'un autre idiot de sa force.</p>
+
+<p>Il ne sait rien, bien entendu, des aventures de M<sup>lle</sup> Jeanne dans le
+cabinet de toilette ni &agrave; l'h&ocirc;tel de Chambray, mais il nous a parl&eacute; en
+grand d&eacute;tail de l'autre affaire: celle pour laquelle le parquet de Paris
+s'&eacute;tait mis en rapport avec le parquet d'Yvetot.</p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re, voil&agrave; un drame! C'est &agrave; faire dresser les cheveux! N'envoyez
+jamais vos gar&ccedil;ons &eacute;tudier le droit ou la m&eacute;decine &agrave; Paris, si vous en
+avez dans vingt ans d'ici. C'est trop dangereux. Quelle ville
+abominable!</p>
+
+<p>Vous souvenez-vous de ce beau danseur dont on disait qu'il avait les
+mines du P&eacute;rou en expectative, M. Albert de Rochecotte? Vous n'avez pu
+l'oublier, il vous trouvait jolie. Il vint, la derni&egrave;re fois, passer
+quinze jours justement chez Olympe. Il cousinait avec elle.</p>
+
+<p>Que son exemple lamentable serve de le&ccedil;on &agrave; tous les messieurs qui n'ont
+pas honte de fr&eacute;quenter des couturi&egrave;res!</p>
+
+<p>Oh! Gu&eacute;guette, ma bonne petite, j'essaye de plaisanter, mais ma main
+tremble. Il a &eacute;t&eacute; assassin&eacute;, chez un traiteur, en d&icirc;nant, assassin&eacute; avec
+une paire de ciseaux! &Ccedil;a va faire une cause c&eacute;l&egrave;bre.</p>
+
+<p>Dire que nos fr&egrave;res et nos... oserais-je &eacute;crire fianc&eacute;s&mdash;style C&eacute;lestine
+Thibaut&mdash;ne rougissent pas de se promener et m&ecirc;me de prendre leur
+nourriture en cabinet particulier avec ces petites guenons-l&agrave;! Quel
+go&ucirc;t! Les hommes sont vraiment trop pervers!</p>
+
+<p>L'histoire de M. de Rochecotte en corrigera-t-elle au moins
+quelques-uns? On devrait lui donner une &eacute;norme publicit&eacute; dans l'int&eacute;r&ecirc;t
+des familles.</p>
+
+<p>Il parait que dans tout cela l'ambitieux Pivert n'avait pas montr&eacute; un
+coup d'&oelig;il comparable &agrave; celui du lynx. On avait eu le tort de lui
+donner une mission de confiance et il n'a fait que des sottises.</p>
+
+<p>M. Cressonneau dit que l'instruction a march&eacute; sans lui, malgr&eacute; lui, car
+cette horreur de fille est cach&eacute;e quelque part chez vous, on en est &agrave;
+peu pr&egrave;s certain maintenant, et ce Pivert avait affirm&eacute; dans sa r&eacute;ponse
+au parquet de Paris qu'aucune jeune personne, ni &agrave; Yvetot, ni dans les
+environs, ne r&eacute;pondait au signalement envoy&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait m&ecirc;me mieux qu'un signalement, c'&eacute;tait une photographie de Nadar.</p>
+
+<p>Sans s'expliquer cat&eacute;goriquement, car les juges doivent garder une
+grande r&eacute;serve dans ces sortes d'affaires, M. Cressonneau nous a laiss&eacute;
+entrevoir que l'instruction &eacute;tait m&ucirc;re, et que, sous peu, notre ville
+d'Yvetot serait t&eacute;moin de l'arrestation de cette &eacute;pouvantable cr&eacute;ature.</p>
+
+<p>Ainsi, <i>my dear</i>, vous allez encore avoir une histoire &agrave; raconter.</p>
+
+<p>Vous avez raison de le dire: ce n'est vraiment plus la peine de courir
+le monde pour se procurer des &eacute;motions, puisque le hasard vous les sert
+&agrave; domicile.</p>
+
+<p>En gr&acirc;ce, ch&eacute;rie, &eacute;crivez-moi, d&egrave;s qu'il y aura la moindre des choses.
+Tenez-moi surtout au courant de l'arrestation de M<sup>lle</sup> Fanchette&mdash;c'est
+le vrai nom de la tigresse qui se cacherait chez vous, dit-on, sous une
+autre &eacute;tiquette.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre que vous la connaissez. Elle vous aura peut-&ecirc;tre taill&eacute; un
+corsage ou donn&eacute; de l'eau b&eacute;nite &agrave; l'&eacute;glise. Non, tenez, &ccedil;a fait fr&eacute;mir!</p>
+
+<p>Et ne l&acirc;chez pas pour cela le drame Thibaut-P&eacute;ry. La tournure que prend
+l&agrave;-dedans l'incomparable Olympe est tout &agrave; fait incompr&eacute;hensible. Est-ce
+qu'elle se serait aussi servie de ses ciseaux, une fois ou l'autre?
+Lucien est juge. Ces messieurs savent tant de choses!</p>
+
+<p>&Eacute;crivez-moi beaucoup, beaucoup, sans n&eacute;gliger de bien danser &agrave; la noce.
+Un mot bien senti sur les toilettes qu'il y aura, s'il vous pla&icirc;t.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;On m'apprend &agrave; l'instant que M. Cressonneau part pour Paris,
+mand&eacute; par d&eacute;p&ecirc;che t&eacute;l&eacute;graphique. &Ccedil;a br&ucirc;le.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 68</h4>
+
+<p class="center">(Extrait du journal <i>Le Moustique</i>, &laquo;courrier de la politique, de la
+litt&eacute;rature, du commerce, des arts et des tribunaux&raquo;. Imprim&eacute;. Sign&eacute;
+Midas.)</p>
+
+<p>...Et voil&agrave; pourquoi l'administration fran&ccedil;aise et g&eacute;n&eacute;ralement tous
+nos services publics inspirent une piti&eacute; pleine d'admiration &agrave; l'Europe
+enti&egrave;re!</p>
+
+<p>Rien ne va, rien ne se fait. Nos bureaux sont si pleins d'employ&eacute;s
+inutiles qu'on n'y peut plus bouger.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'on donne un ordre, vingt messieurs plus ou moins d&eacute;cor&eacute;s se
+mettent en mouvement, non pas du tout pour ex&eacute;cuter cet ordre, mais pour
+trouver un moyen administratifs de charger l'ex&eacute;cution comme un paquet
+sur les &eacute;paules d'un coll&egrave;gue.</p>
+
+<p>Ledit coll&egrave;gue, aussit&ocirc;t charg&eacute;, cherche un voisin sur qui d&eacute;poser son
+sac.</p>
+
+<p>Et ainsi de suite.</p>
+
+<p>Je connais, et vous aussi, un homme de lettres qui a <i>fait</i> le mois
+dernier quarante-sept employ&eacute;s, dix-neuf bureaux, seize escaliers et
+onze corridors au minist&egrave;re des Finances, pour arriver &agrave; savoir qu'il ne
+saurait rien.</p>
+
+<p>Mais, de temps en temps, nos organes officiels prennent la peine
+d'&eacute;lever leur grande voix pour enseigner au monde cet &Eacute;vangile: c'est &agrave;
+savoir que nos administrations sont parfaites, et que tout va pour le
+mieux dans le meilleur des gouvernements possibles!</p>
+
+<p>Ces r&eacute;flexions nous sont sugg&eacute;r&eacute;es par le m&eacute;contentement public qui
+commence &agrave; se faire jour par rapport aux lenteurs inexplicables de la
+justice dans l'instruction du crime du Point-du-Jour: <i>l'Affaire des
+ciseaux,</i> comme on la nomme dans le peuple.</p>
+
+<p>Voil&agrave; des mois et des mois que cette instruction dure. Au parquet, on ne
+parait pas &ecirc;tre beaucoup plus avanc&eacute; que le premier jour.</p>
+
+<p>Ah! s'il s'agissait d'un proc&egrave;s de presse! &agrave; la bonne heure!</p>
+
+<p>En Angleterre dont la mode est de bl&acirc;mer le syst&egrave;me judiciaire, il y a
+longtemps que ce serait fini,&mdash;mais on croirait en v&eacute;rit&eacute; que nos
+magistrats prolongent &agrave; plaisir l'&eacute;motion malsaine r&eacute;sultant de certains
+drames criminels.</p>
+
+<p>Cela amuse le tapis! disent MM. les profonds politiques.</p>
+
+<p>Voulez-vous savoir comment les choses eussent march&eacute; en Angleterre? Le
+coroner aurait fait la constatation du meurtre et l'enqu&ecirc;te, ici:&mdash;un
+jour.</p>
+
+<p>L'intendant de police, fonctionnaire responsable, aurait institu&eacute; trois
+agents, quatre au plus,&mdash;responsables aussi&mdash;avec charge sp&eacute;ciale de
+mettre la main sur l'accus&eacute;e, ci:&mdash;un jour.</p>
+
+<p>Les agents sp&eacute;ciaux se seraient mis en campagne et la prochaine session
+du comt&eacute; aurait vu le jury en face d'une coupable ou d'une innocente.</p>
+
+<p>Voil&agrave;.</p>
+
+<p>Mais c'est que, &agrave; Londres, ils n'ont pas ce congr&egrave;s de vieilles
+perruques immorales qui dorment sur leurs si&egrave;ges et ne s'&eacute;veillent que
+chez Mabile.</p>
+
+<p>Vous souriez? Il n'y a pas de quoi. Vous doutez? Allez y voir. Hier,
+chez ledit Mabile, M<sup>lle</sup> Freluche parlait vert entre deux simarres en
+bourgeois.</p>
+
+<p>C'est que, &agrave; Londres, ils n'ont pas cette nu&eacute;e de petits jurisprudents
+au biberon qui cotillonnent l'hiver et buvottent, l'&eacute;t&eacute;, les eaux de
+toutes les fontaines mal fr&eacute;quent&eacute;es.</p>
+
+<p>Les juges restent chez eux, en Angleterre, chez nous, les plages
+d'&Eacute;tretat, de Trouville, de Cabourg sont sabl&eacute;es avec l'argent du
+budget.</p>
+
+<p>En Angleterre, il y a un homme pour une besogne, en France, il y a une
+besogne pour cent paresseux.</p>
+
+<p>Lequel est le plus grand du scandale ou du ridicule?</p>
+
+<p>Et qu'on ne nous taxe pas de malveillance. Notre indignation d&eacute;borde,
+voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>Vendredi dernier&mdash;nous sommes au mercredi&mdash;un de nos collaborateurs qui
+n'est pourtant ni substitut, ni juge d'instruction, ni m&ecirc;me officier de
+paix, a pari&eacute; qu'avant huit jours, par lui-m&ecirc;me et avec ses propres
+ressources, il verrait le fond de cet insondable myst&egrave;re: le meurtre du
+Point-du-Jour.</p>
+
+<p>Notre collaborateur a gagn&eacute; son pari. Et il lui restait vingt-quatre
+heures de marge.</p>
+
+<p>Avis &agrave; MM. du parquet. En trois jours, ni plus, ni moins, <i>Le Moustique</i>
+a trouv&eacute; tout seul ce que les arm&eacute;es combin&eacute;es de la justice et de la
+police fran&ccedil;aises cherchent en vain depuis une ann&eacute;e.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 69</h4>
+
+<p class="center">(Communication du parquet de Paris.)</p>
+
+<p>5 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. le procureur imp&eacute;rial pr&egrave;s le tribunal de premi&egrave;re instance
+d'Yvetot.</i></p>
+
+<p>Monsieur et cher coll&egrave;gue,</p>
+
+<p>J'ai l'honneur de vous recommander tr&egrave;s express&eacute;ment cette affaire, qui
+doit &ecirc;tre conduite avec &eacute;nergie, mais aussi avec discr&eacute;tion et
+discernement.</p>
+
+<p>C'est la seconde fois qu'elle vient &agrave; votre ressort par d&eacute;l&eacute;gation. Elle
+y avait d'abord &eacute;t&eacute; confi&eacute;e &agrave; M. le substitut A. Pivert, dont les
+recherches n'eurent pas de r&eacute;sultat.</p>
+
+<p>J'ai le regret de vous dire que ce jeune magistrat nous parait &ecirc;tre la
+cause du non succ&egrave;s dont les journaux mal pensants abusent aujourd'hui
+si cruellement contre nous.</p>
+
+<p>Sa r&eacute;ponse n&eacute;gative &agrave; toutes nos questions a, en effet, d&eacute;rout&eacute; nos
+recherches, et la mauvaise presse tout enti&egrave;re, trouvant l&agrave; une occasion
+d'assouvir sa haine, a produit un concert d'aboiements contre nous.</p>
+
+<p>La r&eacute;ponse, dis-je, de M. le substitut A. Pivert, a tourn&eacute; nos efforts
+d'un c&ocirc;t&eacute; o&ugrave; ils devaient &ecirc;tre infructueux. Il nous avait affirm&eacute;
+p&eacute;remptoirement que la nomm&eacute;e Fanchette n'&eacute;tait pas et n'avait jamais
+paru dans votre arrondissement.</p>
+
+<p>C'est une erreur que je n'h&eacute;site pas &agrave; qualifier de funeste. L'accus&eacute;e
+est bien r&eacute;ellement chez vous. (Voir les d&eacute;nonciations et avis
+ci-joints.)</p>
+
+<p>N&eacute;anmoins, et malgr&eacute; ce qui pr&eacute;c&egrave;de, le soin de l'affaire doit &ecirc;tre
+laiss&eacute; provisoirement &agrave; M. A. Pivert, attendu qu'il a eu entre les
+mains, et qu'il est probablement le seul, chez vous, pour avoir eu entre
+les mains le portrait photographi&eacute; de l'accus&eacute;e Fanchette, portrait
+unique au dossier, et dont l'instruction a d&ucirc; disposer dans une autre
+direction.</p>
+
+<p>Le portrait ne pourrait, par cons&eacute;quent, pour le moment, &ecirc;tre renvoy&eacute; &agrave;
+Yvetot. Ce d&eacute;tail est d'une grande importance.</p>
+
+<p>Vous penserez comme moi, Monsieur et cher coll&egrave;gue, qu'il est urgent de
+mettre un terme aux attaques de plus en plus subversives des journaux.
+La f&acirc;cheuse erreur d&eacute;j&agrave; mentionn&eacute;e, leur a malheureusement donn&eacute; prise
+en causant tout ce retard. Prenez bien vos mesures, je vous prie, en
+conformit&eacute; des renseignements ci-annex&eacute;s, et veuillez r&eacute;fl&eacute;chir que
+cette fois, la responsabilit&eacute; d'une fausse man&oelig;uvre retomberait
+publiquement sur le parquet d'Yvetot. Je joins le mandat d'arr&ecirc;t et les
+deux pi&egrave;ces dont il est question plus haut.</p>
+
+<p>Agr&eacute;ez, etc.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 70</h4>
+
+<p class="center">(Copie du mandat d'arr&ecirc;t, d&eacute;cern&eacute;, le 4 septembre, par le parquet de
+Paris contre la nomm&eacute;e Fanchette Hulot, accus&eacute;e de meurtre sur la
+personne du sieur Albert de Rochecotte.)</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 70 bis</h4>
+
+<p>(Premi&egrave;re pi&egrave;ce annex&eacute;e au mandat. Anonyme. &Eacute;criture ronde de copiste.
+Sans date.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;, juge au tribunal de premi&egrave;re instance de la
+Seine, charg&eacute; de l'instruction dans l'affaire dite des Ciseaux.</i></p>
+
+<p><i>Le Moustique</i> vous a dr&ocirc;lement &eacute;reint&eacute; confr&egrave;re.</p>
+
+<p>J'&eacute;prouve un sentiment d'honorable compassion pour vos embarras.</p>
+
+<p>D&eacute;sirant y mettre un terme je vous fournis un renseignement assez
+pr&eacute;cieux que je me trouve poss&eacute;der par hasard. Voil&agrave; la chose:</p>
+
+<p>La nomm&eacute;e Fanchette Hulot, ancienne ma&icirc;tresse de feu M. A. de
+Rochecotte, s'est r&eacute;fugi&eacute;e &agrave; Yvetot (Seine-Inf&eacute;rieure).</p>
+
+<p>Elle n'a pas quitt&eacute; cette r&eacute;sidence depuis la fin de juillet, pr&eacute;sente
+ann&eacute;e.</p>
+
+<p>Qu'on la cherche bien, <i>dans la ville m&ecirc;me</i>, on l'y trouvera, j'en
+r&eacute;ponds.</p>
+
+<p>Elle y est trop avantageusement occup&eacute;e pour s'en aller ailleurs.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 70 ter</h4>
+
+<p>(Deuxi&egrave;me pi&egrave;ce annex&eacute;e. Anonyme.&mdash;&Eacute;criture inconnue.&mdash;Sans date.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. le procureur imp&eacute;rial pr&egrave;s le tribunal de la Seine.</i></p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>Un ami du malheureux jeune homme, assassin&eacute; dans un restaurant du
+Point-du-Jour, M. Albert de Rochecotte, passant par-dessus la r&eacute;pugnance
+qu'&eacute;prouve tout galant homme &agrave; d&eacute;noncer un &ecirc;tre humain&mdash;surtout une
+jeune et jolie femme&mdash;vous fait savoir que la fille Fanchette Hulot, se
+trouve pr&eacute;sentement &agrave; Yvetot, sous un nom qui n'est pas le sien.</p>
+
+<p>Envoyez sur-le-champ quelqu'un qui la connaisse de vue ou qui soit nanti
+de son portrait.</p>
+
+<p>Que ce quelqu'un ait de bons yeux,&mdash;et qu'il passe tout uniment en revue
+les personnes qui assisteront au mariage de M. le juge Lucien Thibaut
+avec M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry de Marannes.</p>
+
+<p>Ledit mariage est fix&eacute; au 6 septembre courant.</p>
+
+<p>Je vous signe mon billet que votre d&eacute;l&eacute;gu&eacute; ne sortira pas de l'&eacute;glise
+les mains vides.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 71</h4>
+
+<p class="center">(Billet &eacute;crit et sign&eacute; par M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;.)</p>
+
+<p>Paris, 5 septembre, matin.</p>
+
+<p><i>M. A. Pivert, &agrave; Yvetot.</i></p>
+
+<p>Voici une occasion de vous r&eacute;habiliter, saisissez-la aux cheveux, ou
+vous &ecirc;tes un homme d&eacute;moli &agrave; tout jamais, ma vieille.</p>
+
+<p>Ici, on voulait envoyer un agent &agrave; Yvetot. J'ai r&eacute;pondu de vous corps
+pour corps.</p>
+
+<p>N'allez pas me faire mentir!</p>
+
+<p>En suivant les instructions de la seconde lettre anonyme, c'est plus
+simple que bonjour. De l'&oelig;il! et tenez le mandat tout d&eacute;gain&eacute;.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 72</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>lle</sup> Agathe Desrosier.)</p>
+
+<p>Yvetot, le 6 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>lle</sup> Maria Mignet, &agrave; &Eacute;tretat.</i></p>
+
+<p>Mariquita, ma ch&egrave;re, je tremble comme la feuille. Voyez comme j'&eacute;cris,
+c'est &agrave; peine si je peux tenir ma plume.</p>
+
+<p>Oh! quelle incroyable aventure! Qui aurait jamais pu s'attendre &agrave; cela!</p>
+
+<p>Nous cherchions le mot du r&eacute;bus, nous aurions bien pu chercher cent ans,
+mille ans aussi, sans le trouver... mais proc&eacute;dons par ordre:</p>
+
+<p>C'est aujourd'hui, aujourd'hui m&ecirc;me qu'a eu lieu la noce de M. Thibaut
+et de la cousine et amie.</p>
+
+<p>Peut-on dire d'abord qu'elle a eu lieu?</p>
+
+<p>Oui et non, ma ch&egrave;re.</p>
+
+<p>Il serait impossible de pr&eacute;tendre qu'elle n'a pas eu lieu, vous allez
+voir.</p>
+
+<p>Tout Yvetot &eacute;tait sous les armes. L'&eacute;glise &eacute;tait comble, jamais je ne
+l'avais vue si pleine, m&ecirc;me un jour de P&acirc;ques, et ceux qui n'avaient pu
+entrer inondaient la place.</p>
+
+<p>Nous autres, nous avions notre banc r&eacute;serv&eacute;, mais nous &eacute;tions bien
+forc&eacute;es d'attendre l'entr&eacute;e de la noce pour nous glisser derri&egrave;re elle
+dans l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>On se battait sur le parvis.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce sympathie pour les mari&eacute;s, tout cet empressement? Nous n'aimons
+pas beaucoup les &eacute;trangers &agrave; Yvetot, et la petite est &eacute;trang&egrave;re. Quant &agrave;
+M. Thibaut, c'est un gar&ccedil;on si sage! On ne s'int&eacute;resse pas &agrave; ceux qui
+ont trop bonne conduite. Non, ce n'&eacute;tait pas sympathie.</p>
+
+<p>D'ailleurs on ne peut pas souffrir les trois Thibaudes.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait plut&ocirc;t curiosit&eacute;. Tenez, il y avait quelque chose dans l'air. Un
+temps superbe pourtant, mais est-ce que je sais, moi? ce beau soleil
+&eacute;tait &agrave; l'orage.</p>
+
+<p>Certes, nul ne pouvait pr&eacute;voir ni de pr&egrave;s ni de loin ce qui est arriv&eacute;.
+Quant &agrave; moi, je ne me d&eacute;guiserai pas en proph&eacute;tesse; je n'en avais pas
+la plus l&eacute;g&egrave;re id&eacute;e, mais il courait dans la foule des fr&eacute;missements et
+des pressentiments.</p>
+
+<p>J'en ai eu. Et froid dans le dos, malgr&eacute; la chaleur.</p>
+
+<p>On dit que les Parisiens devinent l'&eacute;meute, il se peut que les
+provinciaux flairent le scandale.</p>
+
+<p>Vous avez remarqu&eacute;, ch&eacute;rie, que, chez nous, le chemin est court de la
+mairie &agrave; l'&eacute;glise<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>. Les deux monuments se touchent presque, il n'y a
+que la place &agrave; traverser.</p>
+
+<p>Comme le ciel &eacute;tait radieux, toute la <i>soci&eacute;t&eacute;</i> d'Yvetot faisait comme
+nous et stationnait sur la place, en attendant que les nouveaux &eacute;poux
+eussent fini de passer leur examen &agrave; la mairie.</p>
+
+<p>On savait que le mariage religieux aurait lieu imm&eacute;diatement apr&egrave;s le
+mariage civil.</p>
+
+<p>M. Pivert,&mdash;et si je vous parle souvent de lui, ce n'est pas ce que vous
+croyez, au moins, quoi qu'il y ait des noms beaucoup plus ridicules que
+le sien, c'est qu'il a un r&ocirc;le, un tr&egrave;s grand r&ocirc;le dans l'histoire.</p>
+
+<p>M. Pivert, donc, &eacute;tait avec nous par hasard.</p>
+
+<p>Je l'aurais cru tr&egrave;s curieux de voir la mari&eacute;e, car les circonstances
+avaient fait jusque-l&agrave; qu'il ne s'&eacute;tait jamais rencontr&eacute; avec elle, mais
+il ne songeait pas du tout &agrave; la mari&eacute;e, ni &agrave; rien de tout ce qui nous
+mettait en fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>Il avait sa pr&eacute;occupation &agrave; lui tout seul. Il &eacute;tait distrait,
+malheureux: sur des &eacute;pines!</p>
+
+<p>Il faut bien pourtant que je vous dise pourquoi. C'est toujours la
+fameuse affaire: l'affaire du Point-du-Jour ou des Ciseaux, comme vous
+voudrez l'appeler.</p>
+
+<p>Ah! j'ai beau vous mettre sur la voie, ne cherchez pas &agrave; deviner,
+Mariquita, ma ch&egrave;re. Moi qui ai vu, vu de mes yeux, je suis tent&eacute;e de ne
+pas croire.</p>
+
+<p>Il y a donc que, ce matin m&ecirc;me, par la premi&egrave;re lev&eacute;e, M. Pivert avait
+re&ccedil;u de votre Cressonneau, retour d'&Eacute;tretat, un gros paquet officiel.</p>
+
+<p>Le paquet contenait d'abord une verte semonce d'un des chefs du parquet
+de Paris, puis des pi&egrave;ces prouvant la pr&eacute;sence de Fanchette Hulot &agrave;
+Yvetot, puis encore un mandat d'arr&ecirc;t avec la mani&egrave;re de s'en servir,
+puis enfin quelque chose de poli et de pr&eacute;cis qui disait &agrave; ce malheureux
+Pivert que s'il manquait son coup, cette fois, il serait mis &agrave; pied.</p>
+
+<p>Vous jugez s'il &eacute;tait &agrave; la noce! Je m&eacute;prise le jeu de mots qui pourrait
+jaillir de ce rapprochement.</p>
+
+<p>Dans une des pi&egrave;ces que je viens d'&eacute;num&eacute;rer, il y avait cette indication
+un peu bien myst&eacute;rieuse: &laquo;Fanchette Hulot, qui se cache &agrave; Yvetot depuis
+deux mois sous un nom d'emprunt, <i>assistera au mariage de M. Lucien
+Thibaut.&raquo;</i></p>
+
+<p>C'&eacute;tait dit sous une forme encore plus affirmative, s'il est possible.</p>
+
+<p>Or, ils n'&eacute;taient que deux ici pour avoir vu le fameux portrait
+photographi&eacute; de Fanchette Hulot, envoy&eacute; dans le temps par le parquet de
+Paris&mdash;trois en comptant M. le pr&eacute;sident, mais celui-l&agrave; reste dans son
+nuage. Il y avait M. Pivert et le commissaire de police.</p>
+
+<p>Le commissaire de police a eu de l'avancement. Il est &agrave; Macon, &agrave; plus de
+cent cinquante lieues d'ici; impossible de le faire venir &agrave; temps pour
+la c&eacute;r&eacute;monie.</p>
+
+<p>Donc, toute la responsabilit&eacute; pesait sur ce pauvre M. Pivert. Lui seul
+&eacute;tait charg&eacute; de regarder sous le nez toutes les demoiselles pr&eacute;sentes &agrave;
+la f&ecirc;te, pour les comparer &agrave; quoi? &agrave; un souvenir.</p>
+
+<p>On ne lui avait point r&eacute;exp&eacute;di&eacute; la photographie.</p>
+
+<p>Ma ch&egrave;re, les substituts ne sont pas inamovibles!</p>
+
+<p>Avec l'imagination que vous avez vous pouvez vous figurer l'&eacute;tat violent
+d'Amyntas.</p>
+
+<p>D&eacute;sormais, loin de marcher &agrave; la conqu&ecirc;te du si&egrave;ge occup&eacute; par M. Thibaut,
+il sentait chanceler le sien sous lui.</p>
+
+<p>Vraiment, il n'&eacute;tait pas sur un lit de roses et vous comprendrez
+d&eacute;sormais que peu lui importaient la figure et la toilette de la mari&eacute;e.</p>
+
+<p>Il regardait &agrave; tous les points de l'horizon, il entrait dans l'&eacute;glise,
+attrapant des bord&eacute;es de mal&eacute;dictions, il en ressortait de m&ecirc;me; il nous
+suppliait &agrave; mains jointes de le pr&eacute;venir si nous apercevions une figure
+&eacute;trang&egrave;re, une tournure qui n'appartint pas notoirement &agrave; la localit&eacute;,
+un jupon, un caraco, un chignon....</p>
+
+<p>Moi, vous savez, je suis bonne fille, je cherchais comme pour du pain,
+j'ai failli faire arr&ecirc;ter Sidonie, parce qu'elle n'avait pas son chignon
+de tous les jours.</p>
+
+<p>N&eacute;ant, ma ch&egrave;re. Il n'y avait absolument rien de suspect.</p>
+
+<p>Yvetot tout entier &eacute;tait l&agrave;; c'est vrai, mais il n'y avait qu'Yvetot. La
+France et l'&eacute;tranger n'ayant point &eacute;t&eacute; pr&eacute;venus, n'avaient pu envoyer
+chez nous leurs populations empress&eacute;es.</p>
+
+<p>M. Pivert suait litt&eacute;ralement sang et eau. J'avais envie de lui pr&ecirc;ter
+mon mouchoir de poche. De temps en temps le malheureux murmurait &agrave; mon
+oreille, du ton que devait avoir Vatel au moment de se percer le sein:
+&laquo;Je suis perdu, M<sup>lle</sup> Agathe! Je suis d&eacute;shonor&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Mais tout &agrave; coup la foule ondule et s'agite sur la place, comme la mer
+entre les deux grandioses portes-fen&ecirc;tres d'&Eacute;tretat. (Votre lettre est
+dure, Mariette, nous en recauserons.) C'est la mairie qui s'ouvre, c'est
+la noce qui parait. Immense effet de curiosit&eacute;. M. Pivert seul reste
+plong&eacute; dans son d&eacute;sespoir ahuri.</p>
+
+<p>D&eacute;cid&eacute;ment, cette Jeanne P&eacute;ry est une bien jolie fille! Toute gracieuse
+de la t&ecirc;te aux pieds. Je voudrais trouver un terme de comparaison parmi
+nous autres, mais il n'y en a pas. Elle a les traits d'une d&eacute;licatesse
+infinie et d'admirables cheveux blonds. Je crois qu'ils sont &agrave; elle.</p>
+
+<p>Vous voulez savoir si elle est mieux que vous? curieuse! Si je vous
+disais la v&eacute;rit&eacute;, vous croiriez que je veux me venger.</p>
+
+<p>Son costume de mari&eacute;e lui allait &agrave; ravir. Elle a eu un succ&egrave;s.</p>
+
+<p>Vous connaissez notre ancien Thibaut &agrave; nous deux, je n'ai pas besoin de
+vous le d&eacute;crire. Il avait l'air un peu d'un lyc&eacute;en qui a bu trop
+d'anisette pour la premi&egrave;re fois de sa vie, mais on ne peut pas nier
+qu'il soit charmant gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>C'est un beau couple. Il n'y avait qu'un avis sur la place.</p>
+
+<p>Au second rang venait la superbe Olympe. Superbe, c'est le mot, mais
+triste, mais accabl&eacute;e, mais vaincue. Je n'aurais pas cru qu'une femme
+p&ucirc;t &ecirc;tre si p&acirc;le avant d'&ecirc;tre morte.</p>
+
+<p>Ses regrets sautaient aux yeux, ma ch&egrave;re. Elle aurait aussi bien pu
+prendre le deuil. Comment peut-on se donner ainsi en spectacle!</p>
+
+<p>Au troisi&egrave;me rang arrivaient les trois Thibaudes....</p>
+
+<p>Mais attendez! &agrave; la mani&egrave;re dont je m'exprime, vous pourriez penser que
+les mari&eacute;s &eacute;taient ensemble et se donnaient le bras. C'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; contre
+toutes les r&egrave;gles. La mari&eacute;e avait un p&egrave;re d'occasion. Devinez qui?</p>
+
+<p>M. le pr&eacute;sident Ferrand en propre original, avec sa figure de
+porcelaine. Ah! Monseigneur, quel honneur! &Eacute;tait-elle assez relev&eacute;e,
+cette petite? Tout Yvetot a pu voir cela. Et le pr&eacute;sident avait l'air
+tr&egrave;s aimable. Quel &acirc;ge peut avoir un homme comme &ccedil;a? Il &eacute;pouserait
+encore qui il voudrait, vous savez?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise avait le bras du mari&eacute;, bien entendu, puisqu'elle prend
+les r&ocirc;les de m&egrave;re. C'&eacute;tait le moins qu'on p&ucirc;t faire pour elle.</p>
+
+<p>O&ugrave; en &eacute;tais-je? Aux trois Thibaudes, la m&egrave;re et les filles. Vertuchoux,
+ces trois-l&agrave; n'&eacute;taient pas p&acirc;les! Elles &eacute;clataient en rouge comme une
+pivoine entre deux coquelicots et leur insolent coloris faisait
+ressortir la bl&ecirc;me beaut&eacute; de cette pauvre Ariane, la marquise Olympe
+qu'un destin cruel condamnait &agrave; orner le triomphe de sa rivale.</p>
+
+<p>Je ne plaisante pas, Mariquita, Olympe me faisait de la peine. Il me
+semblait qu'elle allait s'affaisser sous le poids de son gros chagrin.
+Pauvre chatte!</p>
+
+<p>La Thibaudaille ne s'occupait aucunement de ce d&eacute;tail. On leur avait
+trouv&eacute; &agrave; chacune un bras de cousin campagnard. Vous eussiez dit qu'elles
+se mariaient aussi toutes les trois, tant il leur poussait de rayons
+autour du corps.</p>
+
+<p>Vais-je oublier M. Pivert? C'&eacute;tait ici son supr&ecirc;me espoir: la noce! Il
+avait d&eacute;j&agrave; fouill&eacute;, cribl&eacute; et d&eacute;visag&eacute; l'assistance plut&ocirc;t dix fois
+qu'une. Il ne lui restait plus &agrave; passer au sas que les deux ou trois
+parentes et amies dont la famille Thibaut s'&eacute;tait nantie pour la
+circonstance.</p>
+
+<p>Car, du c&ocirc;t&eacute; de la mari&eacute;e, il va sans dire que personne n'&eacute;tait venu. Il
+parait que son papa et sa maman n'avaient laiss&eacute; derri&egrave;re eux rien qui
+ressembl&acirc;t &agrave; une connaissance tol&eacute;rable.</p>
+
+<p>Je n'ai pas honte de mon bon c&oelig;ur. J'avoue franchement que je
+m'employais de mon mieux &agrave; renforcer la surveillance du pauvre
+substitut. Ce n'&eacute;tait pas que j'eusse la moindre envie de contribuer &agrave;
+l'arrestation de cette Fanchette Hulot, non, mais je n'aurais pas &eacute;t&eacute;
+trop f&acirc;ch&eacute;e qu'il y e&ucirc;t quelque anicroche &agrave; cette noce-l&agrave;.</p>
+
+<p>&Agrave; cause des Thibaudes: une bonne averse pour &eacute;teindre leurs rayons.</p>
+
+<p>Je cherchais donc. Eh bien! en conscience, j'aurais ferm&eacute; les deux yeux
+et mis mes poings dessus si j'avais pu pr&eacute;voir... mais nous arrivons &agrave;
+la grande surprise!</p>
+
+<p>J'avais remarqu&eacute; sur la place, tout en furetant pour le compte d'autrui,
+un robuste monsieur, &eacute;tranger au pays, porteur de lunettes d'or et qui
+semblait attir&eacute; l&agrave; comme tout le monde par l'attrait du spectacle.</p>
+
+<p>Sa tournure &eacute;tait celle d'un avou&eacute;, oui, il &eacute;tait vraiment moins mal
+qu'un huissier, mais cela n'allait pas jusqu'&agrave; le pouvoir prendre pour
+un avocat.</p>
+
+<p>Ceci n'est pas fabriqu&eacute; apr&egrave;s coup; je fus frapp&eacute;e d&egrave;s l'abord par
+l'aspect de cet inconnu. Le soleil brillait singuli&egrave;rement dans les
+verres de ses lunettes, et une fois qu'il se tourna vers nous par
+hasard, son regard aigu et coupant comme la lame d'un couteau neuf me
+creva les yeux.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait assez bien couvert, quoiqu'il e&ucirc;t un pardessus noisette, malgr&eacute;
+la chaleur, mais je le trouvais mal chauss&eacute; et son pantalon noir gardait
+de la crotte jusqu'au dessus de la cheville.</p>
+
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, je ne saurais vous dire au juste pourquoi je faisais tant
+d'attention &agrave; ce brave homme. Il est certain que, pendant tout le
+mariage &agrave; la mairie, il m'aida &agrave; tuer le temps.</p>
+
+<p>Je me demandais d'o&ugrave; il pouvait sortir, ce qu'il venait faire l&agrave;, et une
+fois... non, je ne le pris pas tout &agrave; fait pour Fanchette Hulot, mais
+enfin, je le m&ecirc;lai dans mon esprit de mani&egrave;re ou d'autre &agrave; toute cette
+histoire-l&agrave;.</p>
+
+<p>Aussi ne fus-je pas &eacute;tonn&eacute;e quand je le vis faire un pas en avant au
+moment o&ugrave; la noce descendait le perron de la municipalit&eacute;.</p>
+
+<p>Il se campa bien en &eacute;vidence au milieu de la place et toussa par deux
+fois d'un creux retentissant.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un r&ocirc;le qui entrait en sc&egrave;ne: un r&ocirc;le myst&eacute;rieux et &agrave; effet.</p>
+
+<p>Plusieurs personnes se retourn&egrave;rent pour le regarder, entre autres la
+marquise Olympe.</p>
+
+<p>Certes, celle-l&agrave; ne pouvait plus p&acirc;lir.</p>
+
+<p>Mais ses traits eurent une contraction quand son regard rencontra les
+lunettes d'or de l'inconnu.</p>
+
+<p>Ce fut l'affaire d'une seconde. Les yeux de M<sup>me</sup> la marquise se
+d&eacute;tourn&egrave;rent tout de suite.</p>
+
+<p>Il me parut pourtant qu'elle avait eu un mouvement de paupi&egrave;res, signe
+presque imperceptible d'intelligence ou tout au moins de
+connaissance.&mdash;Mais cela, je ne saurais l'affirmer.</p>
+
+<p>Toujours est-il que la m&egrave;che prit feu &agrave; ce moment: la m&egrave;che qui allait
+faire sauter la mine.</p>
+
+<p>L'&eacute;tincelle fut-elle communiqu&eacute;e par M<sup>me</sup> la marquise? Je laisse la
+question irr&eacute;solue.</p>
+
+<p>Elle avait d&ucirc; terriblement souffrir pour &ecirc;tre si p&acirc;le!</p>
+
+<p>L'inconnu fit demi-tour &agrave; gauche, fendit la foule d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment et marcha
+droit sur nous.</p>
+
+<p>Si droit que je crus qu'il voulait me parler.</p>
+
+<p>Mais ce n'&eacute;tait pas cela.</p>
+
+<p>Il aborda notre cavalier, M. le substitut Pivert, de c&ocirc;t&eacute;, en lui
+lan&ccedil;ant tout bonnement un coup de coude, puis il toucha du bout du doigt
+le bord de son chapeau, et demanda sans plus de fa&ccedil;on:</p>
+
+<p>&mdash;Comment vous va, jeunesse?</p>
+
+<p>Vous savez, ch&egrave;re, que M. Pivert est un jeune homme &agrave; fa&ccedil;ons et m&ecirc;me un
+peu c&eacute;r&eacute;monieux. Il se retourna tout scandalis&eacute; pour toiser le quidam
+qui l'accostait ainsi.</p>
+
+<p>Mais &agrave; peine son regard eut-il rencontr&eacute; les lunettes flamboyantes de
+l'inconnu qu'il changea de contenance, balbutiant un bonjour timide, et
+un nom qui me parut &ecirc;tre Loiseau ou quelque chose d'approchant.</p>
+
+<p>En d&eacute;finitive, ce brave monsieur aux lunettes d'or, malgr&eacute; ses
+souliers-bateaux et son pantalon crott&eacute;, pouvait bien &ecirc;tre plus qu'un
+avou&eacute; ou m&ecirc;me qu'un avocat. On dit qu'il y a &agrave; Paris, parmi les gros
+bonnets de la police, des gaillards bien &eacute;tonnants.</p>
+
+<p>Toujours est-il que M. Pivert &ocirc;ta son chapeau et fit son plus joli
+salut.</p>
+
+<p>M. Loiseau&mdash;prenons que c'est Loiseau&mdash;se mit &agrave; rire et lui donna un
+second coup de coude dans les c&ocirc;tes, mieux appliqu&eacute; que le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que nous jetons notre langue aux toutous? demanda-t-il.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait juste la voix de Levasseur, de l'Op&eacute;ra, qui vint en tourn&eacute;e &agrave;
+Rouen dans l'hiver de 64.</p>
+
+<p>La noce, pendant cela, descendait les marches et commen&ccedil;ait &agrave; traverser
+la place pour gagner le portail de l'&eacute;glise.</p>
+
+<p>Je ne sais pas quelle piteuse r&eacute;ponse M. Pivert fit &agrave; la question de M.
+Loiseau, mais celui-ci se mit &agrave; rire en haussant les &eacute;paules.</p>
+
+<p>&mdash;La poudre est invent&eacute;e, dit-il, depuis d&eacute;j&agrave; du temps. On n'a plus
+besoin de vous pour &ccedil;a. Vous rappelez-vous bien comme il faut la
+photographie? Jetez-moi un coup d'&oelig;il sur ceci.</p>
+
+<p>Il mit sous le nez de M. Pivert quelque chose que je ne vis pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas l&agrave; l'embarras, murmura notre substitut, j'avais la
+m&eacute;moire parfaitement pr&eacute;sente.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, par le flanc droit, jeunesse! et contemplez-moi cet amour de
+petite dame qui vient sur vous au bras de votre v&eacute;n&eacute;rable pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>M. Pivert leva les yeux machinalement. Il fit un grand haut-le-corps, et
+ses jambes flageol&egrave;rent sous lui comme s'il voulait tomber &agrave; la
+renverse.</p>
+
+<p>&mdash;La mari&eacute;e! fit-il d'une voix qui s'&eacute;tranglait dans sa gorge: La
+mari&eacute;e! c'est elle!</p>
+
+<p>Mes jambes se mirent &agrave; trembler aussi quand j'entendis cela.</p>
+
+<p>Je ne veux pas dire que je comprenais tout &agrave; fait, mais je sentais bien
+qu'il y avait l&agrave; quelque chose de terrible.</p>
+
+<p>Je me reculai d'instinct parce que l'homme aux lunettes d'or me donnait
+le frisson comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; le bourreau.</p>
+
+<p>&Eacute;coutez-moi, Maria, elle &eacute;tait jolie comme un c&oelig;ur, en ce moment, il
+n'y a pas &agrave; dire non. Un peu de sa tristesse pass&eacute;e restait autour de
+son bonheur, comme ces brumes l&eacute;g&egrave;res que le soleil du matin ach&egrave;ve de
+dissiper.</p>
+
+<p>Elle est plut&ocirc;t petite, mais si adorablement gracieuse! Et sa taille a
+des harmonies si exquises, des flexibilit&eacute;s si douces! mon regard ne
+pouvait pas se d&eacute;tacher d'elle. Le vent soulevait l&eacute;g&egrave;rement son grand
+voile, sous lequel ses cheveux blonds ondulaient, &eacute;toiles des fleurs
+d'orangers.</p>
+
+<p>Elle ne m'a fait aucun mal &agrave; moi, cette enfant.</p>
+
+<p>Heureuse, elle m'e&ucirc;t paru peut-&ecirc;tre trop belle....</p>
+
+<p>Sans les trois Thibaudes, je crois que je la plaindrais.</p>
+
+<p>Mais Marie, Marie, est-ce bien possible que, derri&egrave;re ce sourire,
+encadr&eacute; de boucles d'or il y ait l'&acirc;me d'un assassin?</p>
+
+<p>Car c'est elle, Marie, ma ch&egrave;re, vous l'avez devin&eacute; de reste, c'est
+elle: Fanchette Hulot, la sinistre h&eacute;ro&iuml;ne de l'Affaire des ciseaux,
+c'est elle qui a assassin&eacute; son amant &agrave; petit feu, presque &agrave; coups
+d'&eacute;pingle!</p>
+
+<p>Du moins, on l'accuse de cela, on l'a arr&ecirc;t&eacute;e pour cela, elle est en
+prison pour cela.</p>
+
+<p>Oh! Marie! ce que j'en pense, moi? Il y a des monstres, c'est certain.</p>
+
+<p>Mais on dit qu'elle aime M. Thibaut ardemment et presque autant qu'elle
+est aim&eacute;e par lui.</p>
+
+<p>Que s'est-il pass&eacute; en elle au seuil de cette &eacute;glise o&ugrave; l'autel tout par&eacute;
+l'attendait, o&ugrave; sa f&eacute;licit&eacute; allait &ecirc;tre consacr&eacute;e? Que s'est-il pass&eacute; en
+elle quand la main de l'homme de police l'a &eacute;veill&eacute;e de son r&ecirc;ve en la
+touchant brutalement, quand elle a entendu, au milieu de toute cette
+foule qui &eacute;coutait et qui regardait, l'homme de police lui dire: &laquo;Je
+vous arr&ecirc;te au nom de la loi!&raquo;...</p>
+
+<p>Il faut pourtant que je reprenne mon r&eacute;cit, quoique je l'aie g&acirc;t&eacute; en
+laissant voir le d&eacute;nouement trop vite. Je n'ai pas pu me retenir, Marie.
+Mon c&oelig;ur me faisait mal.</p>
+
+<p>Pauvre, pauvre cr&eacute;ature!</p>
+
+<p>Le commissaire &eacute;tait l&agrave; tout pr&egrave;s et tout pr&ecirc;t. Comme de raison, M.
+Pivert l'avait requis d'avance &agrave; tout &eacute;v&eacute;nement.</p>
+
+<p>Il ne fallut qu'un signe pour le faire arriver, et M. Pivert ne lui dit
+qu'un mot en d&eacute;signant du doigt la mari&eacute;e.</p>
+
+<p>Le brave M. Loiseau avait disparu d&eacute;j&agrave; avec ses lunettes d'or. On ne l'a
+plus revu.</p>
+
+<p>La marquise Olympe &eacute;tait toujours l&agrave;. Pas un muscle de sa figure n'a
+boug&eacute;.</p>
+
+<p>M. le pr&eacute;sident, lui, a laiss&eacute; quelque petit changement s'op&eacute;rer dans sa
+figure de stuc. Un peu d'&eacute;tonnement a pass&eacute; dans ses yeux. Il avait
+l'air d'&ecirc;tre surpris d'une fa&ccedil;on peu agr&eacute;able. Mais tout cela tr&egrave;s
+mod&eacute;r&eacute;. On parle d'avancement pour lui.</p>
+
+<p>Dans la ville, beaucoup de gens ont bl&acirc;m&eacute; cette arrestation &agrave; grand
+spectacle, &agrave; la porte m&ecirc;me d'une &eacute;glise, quand il &eacute;tait si ais&eacute;
+d'ex&eacute;cuter le mandat &agrave; domicile. M. le pr&eacute;sident s'en lave
+ostensiblement les mains. L'ordre venait de Paris.</p>
+
+<p>Mais la ville en parle bien &agrave; son aise! M. Pivert, Dieu merci, &eacute;tait
+pay&eacute; pour avoir peur de manquer son coup. Il eut ex&eacute;cut&eacute; dans la
+sacristie!</p>
+
+<p>Que puis-je vous dire encore, Mariquita? J'&eacute;tais &agrave; deux pas d'elle quand
+on lui a mis la main sur l'&eacute;paule. Elle a rougi un peu, puis p&acirc;li, pas
+beaucoup.</p>
+
+<p>Ce qui dominait en elle, c'&eacute;tait l'&eacute;tonnement....</p>
+
+<p>Mais Lucien!... je ne vous ai pas parl&eacute; de Lucien. Un lion, ma ch&egrave;re! Il
+a rugi, cet ancien mouton! Il a saisi le commissaire de police &agrave; la
+gorge; j'ai vu le moment o&ugrave; il allait l'&eacute;trangler.</p>
+
+<p>Il a fallu que le pr&eacute;sident Ferrand lui-m&ecirc;me vint au secours du
+commissaire, prenant M. Thibaut par les deux bras et r&eacute;p&eacute;tant:</p>
+
+<p>&mdash;Du calme, mon jeune coll&egrave;gue et ami, du calme! cela s'expliquera, cela
+s'arrangera. Vous &ecirc;tes magistrat, vous devez donner l'exemple du respect
+aux agents de l'autorit&eacute;.</p>
+
+<p>Je pense bien que M. Thibaut ne comprenait pas. Vous savez qu'il a le
+cerveau entam&eacute;. Le docteur pr&eacute;tend qu'il est trois quarts et demi fou.</p>
+
+<p>Il s'est laiss&eacute; aller dans les bras du pr&eacute;sident en pleurant comme un
+enfant.</p>
+
+<p>Mais ce qui &eacute;tait &agrave; peindre, c'&eacute;tait la Thibaudaille! On leur arrachait
+le pain de la bouche &agrave; celles-l&agrave;! J'ai cru que la maman allait rosser
+l'autorit&eacute;, le public, Olympe, son fils et surtout sa bru, qu'elle a
+appel&eacute;e tout de suite intrigante, coquine et le reste.</p>
+
+<p>La C&eacute;lestine et la Julie secouaient l'habit de noces de leur lamentable
+fr&egrave;re en criant comme des poss&eacute;d&eacute;es: &laquo;Tu d&eacute;shonores ta famille!&raquo;</p>
+
+<p>Le fait est que &ccedil;a ne poussera pas &agrave; leur &eacute;tablissement. Les voil&agrave; bel
+et bien emmagasin&eacute;es dans la cave o&ugrave; moisissent les vieilles filles.
+Attrape!</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, splendidement froide&mdash;en voil&agrave; une
+comm&egrave;re!&mdash;les a fait monter dans sa voiture et les a emmen&eacute;es toujours
+hurlant.</p>
+
+<p>M. Thibaut, que le pr&eacute;sident Ferrand n'a pas abandonn&eacute;, a suivi sa femme
+&agrave; la prison.</p>
+
+<p>Je dis <i>sa femme</i>, vous m'entendez bien, car il est mari&eacute; de pied en
+cap, ma ch&egrave;re. L'&eacute;glise n'est que du luxe, c'est la mairie qui fait tout
+l'ouvrage aux yeux de la loi.</p>
+
+<p>Moi, je ne pouvais pas le croire, je pensais qu'un pareil &eacute;v&eacute;nement
+cassait tout, mais pas le moins du monde.</p>
+
+<p>C'est fort, un mariage.</p>
+
+<p>M. Pivert, rendu &agrave; la vie par son succ&egrave;s, nous a expliqu&eacute; que ce
+mariage-ci &eacute;tait tout aussi bon teint qu'un autre.</p>
+
+<p>Et pour que ce pauvre Lucien Thibaut recouvre sa libert&eacute;, il faudra que
+la Fanchette soit guillotin&eacute;e....</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_intermediaire_de_Geoffroyb" id="Recit_intermediaire_de_Geoffroyb"></a><a href="#table">R&eacute;cit interm&eacute;diaire de Geoffroy</a><a href="#table"></a></h2>
+
+
+<p>Je restai sur ce mot <i>guillotin&eacute;e</i>. Il y avait d&eacute;j&agrave; du temps que ma
+pendule avait sonn&eacute; six heures du matin et que j'avais &eacute;teint ma lampe,
+car il faisait grand jour.</p>
+
+<p>Depuis une heure, au moins, la passion de savoir luttait en moi contre
+le sommeil irr&eacute;sistible. Dans ce combat, le sommeil n'&eacute;tait pas sans
+remporter quelques avantages et la p&eacute;rip&eacute;tie, contenue dans la lettre de
+M<sup>lle</sup> Agathe, m'arrivait un peu comme en r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>Pour excuse, je puis all&eacute;guer que je la connaissais d'avance.</p>
+
+<p>Je dois ajouter qu'&eacute;veill&eacute; ou r&ecirc;vant, j'&eacute;tais de plus en plus frapp&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait peut-&ecirc;tre une jeune personne tr&egrave;s recommandable que cette
+demoiselle Agathe, mais sa lettre m'avait beaucoup irrit&eacute;. Elle avait
+des pr&eacute;tentions &agrave; l'effet &eacute;pistolaire qui me mettaient hors de moi dans
+des circonstances si graves.</p>
+
+<p>Cela n'emp&ecirc;chait pas le drame d'exister. J'y assistais avec un profond
+serrement de c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le drame, pour moi&mdash;&agrave; ce point de ma lecture, du moins, car j'avais
+chang&eacute; d&eacute;j&agrave; plusieurs fois d'opinions, et plusieurs fois encore j'en
+devais changer peut-&ecirc;tre&mdash;le drame, c'&eacute;tait la lutte trop ais&eacute;ment
+victorieuse, engag&eacute;e par M<sup>me</sup> la marquise de Chambray contre Lucien
+Thibaut et Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Ou contre Jeanne P&eacute;ry et Lucien: peu m'importait l'ordre de bataille.</p>
+
+<p>J'ai confess&eacute; d&eacute;j&agrave; que j'avais mis au jour un roman dont la publication
+avait &eacute;t&eacute; couronn&eacute;e de quelque r&eacute;ussite. J'ajoute que la pratique de
+certains m&eacute;tiers modifie consid&eacute;rablement notre fa&ccedil;on de voir les
+choses.</p>
+
+<p>Je ne crois pas du tout que tel romancier du genre &laquo;inducteur&raquo;, en le
+supposant m&ecirc;me tr&egrave;s habile, p&ucirc;t faire un remarquable agent de police. Il
+se complairait fatalement dans le c&ocirc;t&eacute; <i>curieux de</i> sa recherche. Il
+mettrait l'alg&egrave;bre fantastique des probabilit&eacute;s &agrave; la place de
+l'observation simple qui est le r&eacute;sultat combin&eacute; de l'instinct et du bon
+sens. Il embrouillerait la piste.</p>
+
+<p>Dans la chasse ordinaire, souvenons-nous qu'il y a le chien &agrave; c&ocirc;t&eacute; du
+chasseur: l'instinct brutal, corrigeant sans cesse les &eacute;carts de la
+science qui d&eacute;raisonne.</p>
+
+<p>J'avais une d&eacute;fiance instinctive de mes calculs d'&eacute;crivain. Le peu, le
+tr&egrave;s peu que je sais en diplomatie m'avait rendu partisan de ce syst&egrave;me
+abandonn&eacute; et m&eacute;pris&eacute; qui consiste &agrave; marcher droit devant soi.</p>
+
+<p>De parti pris, je me dirigeais vers ce qui &eacute;tait tout b&ecirc;tement
+plausible.</p>
+
+<p>Il y avait ici deux plausibilit&eacute;s: l'une qui r&eacute;sultait du drame
+apparent, au point o&ugrave; j'en &eacute;tais de la repr&eacute;sentation, l'autre qui
+devait surgir peut-&ecirc;tre d'&eacute;claircissements ult&eacute;rieurs, mais qui n'&eacute;tait
+pas encore n&eacute;e.</p>
+
+<p>Je ne n&eacute;gligeais pas la seconde, je l'ajournais: elle avait trait &agrave;
+l'argent. Elle se r&eacute;sumait dans le fait d'un immense et myst&eacute;rieux
+h&eacute;ritage, dont les miasmes corrupteurs viciaient l'air autour de moi.
+Pour moi, l'Affaire des ciseaux avait odeur d'or encore plus que de
+sang.</p>
+
+<p>Je m'arr&ecirc;tais &agrave; la premi&egrave;re apparence, &agrave; celle qui jaillissait de
+l'action m&ecirc;me, des int&eacute;r&ecirc;ts excit&eacute;s ou froiss&eacute;s, des passions mises en
+jeu, des &eacute;v&eacute;nements enfin et de leurs mobiles.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Olympe, il n'y avait qu'Olympe au premier plan. Derri&egrave;re elle,
+les lunettes de Louaisot flambaient. Derri&egrave;re encore apparaissait tr&egrave;s
+vaguement ce visage de marbre: M. le conseiller Ferrand.</p>
+
+<p>Notez que je partais d'un point sujet &agrave; erreur: l'innocence de Jeanne.
+Je voulais Jeanne innocente. Quoique j'en eusse, je restais l'avocat du
+pauvre Lucien.</p>
+
+<p>Olympe &eacute;tait donc devant moi, belle, ardente, forte,&mdash;ayant un secret
+qui la domptait,&mdash;amoureuse, vindicative, provoqu&eacute;e imprudemment&mdash;et, en
+fin de compte, pouss&eacute;e &agrave; bout par l'injure odieuse de ce mariage entre
+sa rivale et son amant, dont on l'avait fait la complice....</p>
+
+<p>Je ne dormais pas puisque j'interrogeais ainsi ma pens&eacute;e, puisque je
+calculais, puisque je m'effor&ccedil;ais.</p>
+
+<p>Les feuilles du dossier de Lucien s'&eacute;taient &eacute;parpill&eacute;es hors de ma main.
+Le jour grandissait derri&egrave;re mes rideaux. J'&eacute;coutais les heures
+s'&eacute;couler dans ce silence &eacute;trange qui remplit les matin&eacute;es du centre de
+Paris.</p>
+
+<p>J'embrassais, je m'en souviens, avec une lucidit&eacute; extraordinaire les
+d&eacute;tails aussi bien que l'ensemble de ma lecture. Ceux des personnages de
+la pi&egrave;ce qui m'&eacute;taient connus venaient s'asseoir &agrave; mon chevet;
+j'inventais ceux qui m'&eacute;taient inconnus.</p>
+
+<p>Tous, m&ecirc;me les comparses.</p>
+
+<p>Je me souviens que je cr&eacute;ais, par exemple, un petit substitut Pivert si
+abominablement frappant qu'il s'accouplait de lui-m&ecirc;me avec M<sup>lle</sup> Agathe,
+la S&eacute;vign&eacute; d'Yvetot, formant &agrave; eux deux une sandwiche matrimoniale,
+beurr&eacute;e par dix mille livres de rentes, plus les esp&eacute;rances du
+cimeti&egrave;re.</p>
+
+<p>Ce beau, ce joyeux enfant, c'&eacute;tait mon ami Albert de Rochecotte, riant &agrave;
+l'id&eacute;e qu'on aime Fanchette &agrave; la folie, mais qu'on ne l'&eacute;pouse pas....</p>
+
+<p>Fanchette!&mdash;Jeanne! L&agrave; &eacute;tait le myst&egrave;re. Il y avait la photographie,
+t&eacute;moin en apparence irr&eacute;cusable, et qui d&eacute;posait contre Jeanne....</p>
+
+<p>Et l'image de M. Louaisot de M&eacute;ricourt s'asseyait dans ma ruelle,
+demandant famili&egrave;rement &agrave; P&eacute;lagie une tranche de r&ocirc;ti &agrave; manger sous le
+pouce.</p>
+
+<p>Celui-l&agrave; seul aurait pu me dire ce que j'avais besoin de savoir: Quel
+&eacute;tait le secret de la marquise Olympe.</p>
+
+<p>Je l'entendais murmurer la bouche pleine:</p>
+
+<p>&laquo;Quel secret, Monsieur et cher client? car la c&eacute;leste cr&eacute;ature en a
+plusieurs...&raquo;</p>
+
+<p>J'en demande bien pardon au lecteur, mais je n'ai pas tout dit encore
+sur l'incompatibilit&eacute; des m&eacute;tiers de romancier et de juge d'instruction.</p>
+
+<p>De m&ecirc;me qu'en physique il y a deux puissances oppos&eacute;es, gardant
+l'&eacute;quilibre de notre monde mat&eacute;riel: la force centrip&egrave;te ou attraction,
+et la force centrifuge ou vitesse acquise, de m&ecirc;me, dans la cage &agrave;
+&eacute;cureuils o&ugrave; tournent les conteurs, il y a deux &eacute;l&eacute;ments contraires: la
+vraisemblance qui attache, l'incroyable qui entra&icirc;ne.</p>
+
+<p>Ce sont l&agrave; les deux sources &eacute;ternelles de l'int&eacute;r&ecirc;t dans un r&eacute;cit.</p>
+
+<p>Et comme l'int&eacute;r&ecirc;t est identique &agrave; la v&eacute;rit&eacute;, il doit y avoir, par
+cons&eacute;quent, pour arriver &agrave; la v&eacute;rit&eacute; ou a l'int&eacute;r&ecirc;t, deux routes dont
+l'une correspond &agrave; la vraisemblance et l'autre &agrave; l'impr&eacute;vu.</p>
+
+<p>Dans notre cas, la vraisemblance condamnait Olympe &eacute;nergiquement et sans
+appel.</p>
+
+<p>Mais l'impr&eacute;vu plaidait pour elle avec un &eacute;gal succ&egrave;s.</p>
+
+<p>En admettant purement et simplement qu'Olympe &eacute;tait le mauvais g&eacute;nie
+planant au-dessus de tous ces malheurs, la <i>chose allait trop droit</i>.</p>
+
+<p>Ceci n'implique aucune contradiction avec le principe pos&eacute; par moi tout
+&agrave; l'heure.</p>
+
+<p>Les deux routes, en effet, ne se c&ocirc;toient jamais jusqu'au moment o&ugrave;
+elles touchent ensemble le m&ecirc;me but....</p>
+
+<p>Le vrai sommeil me prit au milieu de ces m&eacute;ditations flottantes comme
+des r&ecirc;ves.</p>
+
+<p>Quand vinrent les v&eacute;ritables r&ecirc;ves, fruits de mes agitations et de mon
+effort mental, ils furent en quelque sorte plus pr&eacute;cis que mes
+r&eacute;flexions.</p>
+
+<p>Je me souviens que je vis Lucien et Jeanne&mdash;ensemble.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient dans un endroit o&ugrave; il y avait du gazon et des fleurs.</p>
+
+<p>Quelque part, &agrave; l'entour d'eux, un tumulte se faisait, qui avait trait
+au meurtre de Rochecotte. On allait, on venait, on criait. La fen&ecirc;tre du
+restaurant s'ouvrait demi-cach&eacute;e par les branches d'arbres.
+J'entrevoyais la forme d'un mort sur un sopha, aupr&egrave;s d'une table,
+charg&eacute;e de liqueurs et de fruits.</p>
+
+<p>La marquise Olympe se tenait debout, au seuil, et regardait impassible,
+comme dans la lettre de M<sup>lle</sup> Agathe.</p>
+
+<p>Mais tout cela &eacute;tait lointain et confus.</p>
+
+<p>Ce qui &eacute;tait tout pr&egrave;s de moi, c'&eacute;tait le couple doux et souriant:
+Lucien tenant la main de Jeanne et me le montrant comme pour me dire:</p>
+
+<p>&laquo;Tu n'as qu'&agrave; la bien regarder, tu sauras tout.&raquo;</p>
+
+<p>Et je la contemplais en effet de tous mes yeux, de toute mon &acirc;me.</p>
+
+<p>J'avais conscience de l'avoir d&eacute;j&agrave; vue, la photographie anim&eacute;e.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait elle, la femme voil&eacute;e qui m'&eacute;tait apparue sous l'auvent de
+l'Op&eacute;ra, et dont j'avais distingu&eacute; les traits au moment o&ugrave; elle
+descendait les marches.</p>
+
+<p>Certes, c'&eacute;tait bien elle....</p>
+
+<p>Les r&ecirc;ves sont ainsi. La forme de Lucien s'effa&ccedil;a. Jeanne resta seule
+aupr&egrave;s de moi, ses jolies mains crois&eacute;es sur sa poitrine, comme une &acirc;me
+d'Ary Scheffer.</p>
+
+<p>Je me mis &agrave; lui parler comme si je l'avais toujours connue.</p>
+
+<p>Je lui demandai tout franchement si elle aimait Lucien Thibaut comme il
+croyait &ecirc;tre aim&eacute;&mdash;et si elle &eacute;tait encore digne de la profonde, de
+l'admirable tendresse que Lucien Thibaut lui avait vou&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle me regardait en silence avec ses grands yeux bleus, tristes et
+souriants tout &agrave; la fois.</p>
+
+<p>Ses yeux me disaient:</p>
+
+<p>&laquo;Ami, vous ne savez pas assez, &eacute;tudiez encore. Le myst&egrave;re vous &eacute;chappe
+parce que vous ne me connaissez pas. Le myst&egrave;re, c'est moi-m&ecirc;me. Je vaux
+la peine d'&ecirc;tre devin&eacute;e.&raquo;</p>
+
+<p>J'aurais peine &agrave; exprimer le charme douloureux de ce r&ecirc;ve o&ugrave; j'aimais
+Jeanne non plus &agrave; cause de Lucien, mais pour elle-m&ecirc;me et comme une
+ch&egrave;re petite s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Quand je m'&eacute;veillai, ma chambre &eacute;tait inond&eacute;e par le soleil de midi.</p>
+
+<p>Je me sentais las et m&ecirc;me un peu malade. Ma t&ecirc;te lourde me br&ucirc;lait.</p>
+
+<p>Mais ma curiosit&eacute;, &eacute;veill&eacute;e en m&ecirc;me temps que moi et bien plus fortement
+que la veille, me remit en main les pages du dossier, encore &eacute;parses sur
+mon lit.</p>
+
+<p>Mon domestique &eacute;tait entr&eacute; pendant mon sommeil, et il y avait longtemps,
+sans doute, car mon chocolat, plac&eacute; sur ma table de nuit ne fumait plus.</p>
+
+<p>Dans le plateau se trouvaient mes journaux et plusieurs lettres.</p>
+
+<p>Je laissai mon chocolat, bien que je le prenne froid, d'habitude. Ceci
+n'&eacute;tait pas un sacrifice puisque l'app&eacute;tit me manquait, mais ce qui peut
+&ecirc;tre regard&eacute; comme un sympt&ocirc;me majeur d'excitation, c'est que mon
+premier mouvement fut de n&eacute;gliger tout net mon courrier pour reprendre
+ma lecture.</p>
+
+<p>Cependant, il est une chose qui attire invinciblement ceux qui touchent
+&agrave; la presse, ne f&ucirc;t-ce que par une imperceptible tangente. Mon &oelig;il
+ayant rencontr&eacute; parmi mes journaux un titre nouveau, je tendis le bras
+d'instinct, et mes doigts d&eacute;chir&egrave;rent la bande malgr&eacute; moi.</p>
+
+<p>Voil&agrave; ce que la bande arrach&eacute;e me laissa lire:</p>
+
+<p>&laquo;<i>Le Pirate</i>, courrier de la politique, du commerce, des arts, de la
+litt&eacute;rature et des tribunaux...&raquo;</p>
+
+<p>Je suppose que vous aimez comme moi les journaux dits &laquo;d'esprit&raquo;, qui
+plaisantent agr&eacute;ablement sur toutes choses s&eacute;rieuses et pr&eacute;parent avec
+une douce gaiet&eacute; le terrain o&ugrave; les r&eacute;volutions glissent dans le sang.</p>
+
+<p>Ces &oelig;uvres quotidiennes et l&eacute;g&egrave;res sont assur&eacute;ment les plus jolies
+fleurs de notre jardin intellectuel.</p>
+
+<p>Sans appr&ecirc;t, sans pr&eacute;tention, sans &eacute;tudes maussades, elles offrent, sous
+une forme aimable, tous les avantages d'une encyclop&eacute;die. On les voit en
+effet tour &agrave; tour apprendre l'&eacute;loquence &agrave; nos Bossuets, l'art de la
+sc&egrave;ne &agrave; nos Talmas, la musique &agrave; Mozart et la langue fran&ccedil;aise &agrave;
+l'Acad&eacute;mie.</p>
+
+<p>Ils ne doutent de rien et ils ont bien raison! Un jour, vous les voyez
+enseigner au parquet de Paris comment il faut instruire l'affaire
+Troppmann, et le lendemain, ils professent pour la Compagnie de Suez
+l'art de percer les isthmes. La science infuse bout sous les chapeaux de
+leurs articliers. Demandez-leur n'importe quoi et surtout ne vous g&ecirc;nez
+pas; soyez s&ucirc;rs qu'ils n'ignorent pas plus ceci que cela. Ils sont
+uniform&eacute;ment en mesure de remontrer la politique &agrave; Guizot, la diplomatie
+&agrave; Talleyrand, la strat&eacute;gie aux Prussiens et la pharmacie aux
+apothicaires.</p>
+
+<p>Et ils ont de l'esprit, avec cela, beaucoup, tous les jours, et quelque
+temps qu'il fasse.</p>
+
+<p>J'ouvris <i>Le Pirate</i>. Il en tomba un petit carr&eacute; de papier imprim&eacute;,
+expliquant que <i>Le Moustique</i>, &laquo;courrier de la politique, du commerce,
+des beaux-arts, de la litt&eacute;rature et des tribunaux&raquo;, &eacute;tant oblig&eacute; de
+dispara&icirc;tre par suite de nombreuses condamnations, l'id&eacute;e avait germ&eacute; de
+le remplacer par <i>Le Pirate</i>, pareillement &laquo;courrier de la politique, du
+commerce, des beaux-arts, etc.&raquo;</p>
+
+<p>Ceux des anciens abonn&eacute;s qui seraient assez rus&eacute;s pour deviner que
+c'&eacute;tait exactement la m&ecirc;me chose, &eacute;taient pri&eacute;s de ne pas le dire au
+gouvernement.</p>
+
+<p>En t&ecirc;te du num&eacute;ro, la liste des r&eacute;dacteurs: tout le monde.</p>
+
+<p>Le premier-Paris disait en tr&egrave;s bons termes qu'en pr&eacute;sence des rigueurs
+croissantes du pouvoir, on ne cesserait pas d'&ecirc;tre scandaleux, mais
+qu'on le serait avec plus d'adresse.</p>
+
+<p>Le second article &eacute;corchait vif quelqu'un. (On voit de ces &eacute;corch&eacute;s qui
+s'abonnent.)</p>
+
+<p>Le troisi&egrave;me, r&eacute;dig&eacute; par un photographe de mes amis, &eacute;lucidait la
+question du pouvoir temporel des papes.</p>
+
+<p>Le quatri&egrave;me.... Mais vous en savez aussi long que moi sur <i>Le Pirate</i>.
+Vous ne le respectez probablement pas beaucoup, mais vous le lirez
+jusqu'au dernier jour de votre vie.</p>
+
+<p>J'allais le rejeter apr&egrave;s l'avoir parcouru, quand mon regard tomba sur
+un <i>Avis au lecteur</i>, imprim&eacute; en caract&egrave;res gras et plac&eacute; bien en vue,
+au centre de la premi&egrave;re page.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait ainsi con&ccedil;u:</p>
+
+<p>D&egrave;s son premier num&eacute;ro, <i>Le Pirate</i> commence la publication d'une &oelig;uvre
+tout &agrave; fait hors ligne, due &agrave; la plume d'un jeune &eacute;crivain que son
+premier ouvrage a rendu tout d'un coup c&eacute;l&egrave;bre: M. Athanase Morin,
+auteur du <i>Viol de la rue Castiglione</i>.</p>
+
+<p><i>Le Pirate</i>, qui veut avoir acc&egrave;s dans les familles, aurait recul&eacute;
+devant ce titre trop significatif, mais M. Athanase Morin a bien voulu
+&eacute;crire sp&eacute;cialement pour nous un roman de la vie moderne, palpitant sans
+&ecirc;tre dangereux et qui mettra le sceau &agrave; son illustration litt&eacute;raire.</p>
+
+<p>L'&oelig;uvre nouvelle de notre brillant romancier est intitul&eacute;e: <i>La Tontine
+des cinq fournisseurs.</i></p>
+
+<p>C'est une histoire v&eacute;ritable, o&ugrave; les Parisiens de Paris pourront
+reconna&icirc;tre sous leurs noms d'emprunt plusieurs personnages bien connus
+du boulevard.</p>
+
+<p>Le r&eacute;cit est &eacute;crit sur renseignements authentiques et fournira des
+d&eacute;tails d'une v&eacute;rit&eacute; saisissante sur une affaire qui a r&eacute;cemment
+passionn&eacute; la curiosit&eacute; publique: un meurtre horrible, commis dans un
+restaurant des environs de Paris par une jeune fille sur la personne de
+son amant.</p>
+
+<p>Voir &agrave; notre troisi&egrave;me page le premier chapitre ou introduction de ce
+remarquable ouvrage.</p>
+
+<p>Je tournai la feuille pr&eacute;cipitamment et avec une &eacute;motion que je ne
+saurais nier.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une pi&egrave;ce nouvelle que le hasard glissait dans mon dossier.</p>
+
+<p>J'allai tout de suite &agrave; la troisi&egrave;me page o&ugrave;, sous la rubrique
+<i>Vari&eacute;t&eacute;s</i>, je lus ce qui va suivre.</p>
+
+<p>Mais avant de transcrire la prose du <i>Pirate</i>, je dois dire qu'il y
+avait en marge de l'article vari&eacute;t&eacute; ces mots &eacute;crits &agrave; la main:</p>
+
+<p>&laquo;Bien le bonjour, Monsieur et cher client, voyez si &ccedil;a peut vous
+servir.&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Extrait_du_journal_Le_Pirate" id="Extrait_du_journal_Le_Pirate"></a><a href="#table">Extrait du journal &laquo;Le Pirate&raquo;</a><a href="#table"></a></h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Introduction_du_roman" id="Introduction_du_roman"></a><a href="#table">Introduction du roman</a></h2>
+
+
+<p>Il y avait une fois cinq fournisseurs qui &eacute;taient tous les cinq Normands
+du pays de Caux.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; la fin du Premier Empire,&mdash;mais ils n'avaient pas toujours &eacute;t&eacute;
+fournisseurs.</p>
+
+<p>Avant d'&ecirc;tre fournisseurs, l'un &eacute;tait un gentill&acirc;tre ruin&eacute;, l'autre un
+mendiant &agrave; besace, le troisi&egrave;me un bedeau de paroisse, le quatri&egrave;me un
+maquignon banqueroutier et le cinqui&egrave;me un soldat d&eacute;serteur.</p>
+
+<p>Vous voyez que MM. les fournisseurs du Premier Empire &eacute;taient d&eacute;j&agrave; des
+industriels assez comme il faut. Depuis lors, on a fait mieux.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait en 1811, il s'agissait d&egrave;s lors de monter, d'habiller, de
+chausser, d'&eacute;quiper en un mot la Grande Arm&eacute;e qui devait geler en
+Russie.</p>
+
+<p>Il y avait aux Tuileries des embarras de toute sorte qui formaient
+l'envers d'une immense gloire: entre autres des embarras d'argent.</p>
+
+<p>Or, c'est la vraie f&ecirc;te des fournisseurs quand le pouvoir n'a pas
+d'argent.</p>
+
+<p>Dans tous les coins de la France et m&ecirc;me au fond des campagnes, les
+fournisseurs sortirent de terre. Ne croyez pas que notre quart de si&egrave;cle
+ait invent&eacute; les cocottes-fournisseuses. Il y eut, en 1811, des
+demoiselles qui vendirent &agrave; l'&Eacute;tat bien des chevaux fourbus et bien des
+culottes perc&eacute;es.</p>
+
+<p>Ce fut au point que le bon pays de Caux lui-m&ecirc;me voulut avoir sa part du
+g&acirc;teau. Le 12 juin 1811, dans un cabaret de Lillebonne, Jean
+Rochecotte-Bocourt, le gentill&acirc;tre, r&eacute;duit au m&eacute;tier de facteur rural,
+Jean-Pierre Martin, bedeau de la paroisse, Vincent Malouais, ancien
+marchand de chevaux, et Simon Roux, qui se cachait sous le nom de
+Duchesne, en sa qualit&eacute; de d&eacute;serteur, sign&egrave;rent, sur papier graisseux,
+un acte o&ugrave; ils s'associaient pour fournir au gouvernement tout ce dont
+le gouvernement aurait besoin.</p>
+
+<p>Il fut convenu que Jean Rochecotte serait le directeur de la soci&eacute;t&eacute; et
+ferait les d&eacute;marches, parce qu'il parlait et &eacute;crivait couramment. On se
+cotisa m&ecirc;me pour lui fournir un habillement pr&eacute;sentable qui fut achet&eacute;
+seize francs chez un revendeur d'Yvetot.</p>
+
+<p>Avec ce bel habit, Rochecotte devait aller &agrave; l'intendance de Rouen et
+soumissionner n'importe quoi.</p>
+
+<p>Seulement, l'habit pay&eacute;, M. le directeur &eacute;tait, il est vrai, superbe,
+mais l'association n'avait plus un denier.</p>
+
+<p>Or il fallait un boursicot, non pas pour payer la marchandise&mdash;quand on
+a la commande, le cr&eacute;dit arrive tout naturellement,&mdash;mais pour graisser
+la patte &agrave; quelqu'un et avoir ainsi la commande.</p>
+
+<p>Bien entendu, nous ne pla&ccedil;ons pas ce quelqu'un-l&agrave; dans les bureaux de
+l'intendance. Le plus souvent! &Ccedil;a ne s'est jamais vu!</p>
+
+<p>Ah! par exemple! un voleur dans les bureaux!...</p>
+
+<p>Les quatre associ&eacute;s cauchois se r&eacute;unirent de nouveau au cabaret de
+Lillebonne. Il y eut une d&eacute;lib&eacute;ration longue et anim&eacute;e dont le r&eacute;sultat
+fut qu'il fallait un banquier &agrave; l'association.</p>
+
+<p>O&ugrave; trouver ce banquier? &Agrave; eux quatre, ils n'auraient certainement pas pu
+cueillir dans l'arrondissement ce qu'il faut de cr&eacute;dit pour emprunter
+une pi&egrave;ce de six liards.</p>
+
+<p>Mais il y a un dieu sp&eacute;cial pour les Normands qui ont le go&ucirc;t de la
+fourniture. C'est connu.</p>
+
+<p>Pendant qu'ils d&eacute;lib&eacute;raient, un de ces mendiants qui vont le long des
+grandes routes du pays de Caux, chantant: <i>La chantais, si vous pla&icirc;t,
+pour l'amour di bon Diais,</i> entra dans l'auberge d&eacute;posa sa besace sur la
+table et demanda la soupe.</p>
+
+<p>Les associ&eacute;s ne le virent point, tant ils &eacute;taient occup&eacute;s.</p>
+
+<p>De sorte que le mendiant put entendre toutes les belles choses qui
+furent dites, touchant les b&eacute;n&eacute;fices certains de l'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Avec un billet de mille francs, dit enfin Rochecotte, je parie que
+nous aurions un million avant six mois!</p>
+
+<p>Le mendiant &eacute;tait normand aussi, et la vocation des fournitures dormait
+au fond de son &acirc;me immortelle.</p>
+
+<p>Il se leva et vint mettre sa besace sur la table de nos quatre associ&eacute;s
+tous surpris de cette intrusion.</p>
+
+<p>Il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je m'appelle Joseph Huroux. Il y a dans la poche de cuir de ma
+gibeci&egrave;re cent soixante-six pi&egrave;ces de six livres, plus un petit &eacute;cu de
+trois livres et une pi&egrave;ce de vingt sous, total mille francs. Je veux
+bien les mettre dans votre affaire, pourvu que je sois le caissier de
+<i>notre soci&eacute;t&eacute;</i>.</p>
+
+<p>M&ecirc;me quand ils se jettent par la fen&ecirc;tre d'un cinqui&egrave;me &eacute;tage, ces
+braves fils de Rollon n'abandonnent jamais la prudence originelle.</p>
+
+<p>Vous jugez si les quatre associ&eacute;s firent la petite bouche!</p>
+
+<p>S&eacute;ance tenante, le premier papier graisseux fut d&eacute;chir&eacute; et on en prit un
+second pour libeller un nouvel acte o&ugrave; les associ&eacute;s &eacute;taient cinq au lieu
+de quatre.</p>
+
+<p>Le lendemain, Jean Rochecotte partit pour Rouen avec Joseph Huroux qui
+ne l&acirc;chait pas sa caisse.</p>
+
+<p>Ce qu'ils firent dans les bureaux de l'intendance, ma foi, je n'en sais
+rien, mais ils revinrent sans les pi&egrave;ces de 6 livres et avec un petit
+morceau de fourniture, un rien, 50 ou 60.000 francs de chevaux &agrave; livrer.</p>
+
+<p>Vincent Malouais, le maquignon, se mit aussit&ocirc;t en campagne. Au bout de
+trois semaines, l'association avait fourni une centaine de rosses &agrave;
+l'&Eacute;tat et gagn&eacute; dessus cent pour cent.</p>
+
+<p>Jean Rochecotte et Jean Huroux all&egrave;rent cette fois jusqu'&agrave; Paris.
+Toujours m&ecirc;me ignorance sur ce qu'ils purent bien faire chez M. le
+ministre. Mais ils avaient emport&eacute; 25.000 francs et revinrent sans le
+sou avec un plein sac de march&eacute;s.</p>
+
+<p>March&eacute;s de salaisons, march&eacute;s de draps, march&eacute;s de chaussures.</p>
+
+<p>Alors, tout le monde se mit &agrave; l'&oelig;uvre: le bedeau qui avait &eacute;t&eacute; savetier
+se chargea des souliers, le maquignon qui connaissait tout des chevaux,
+m&ecirc;me la viande, prit &agrave; son compte les salaisons; le d&eacute;serteur qui avait
+foul&eacute; la laine &agrave; Saint-Pierre-l&egrave;s-Louviers, s'occupa des draps, et vogue
+la gal&egrave;re! On eut des domestiques, des commis, un bureau comme M.
+l'intendant lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Si bien que, non pas tout &agrave; fait au bout de six mois, mais apr&egrave;s avoir
+combl&eacute; pendant deux ans l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise de souliers en papier m&acirc;ch&eacute;,
+de culottes et de vestes en amadou, de jambons de cheval malade et
+g&eacute;n&eacute;ralement de toutes autres esp&egrave;ces de friandises, nos cinq associ&eacute;s
+normands avaient leur joli million en belles monnaies sonnantes dans la
+caisse tenue par Joseph Huroux.</p>
+
+<p>L'id&eacute;e leur vint de partager. En apparence, ce n'&eacute;tait pas tr&egrave;s
+difficile. Un million entre cinq donne &agrave; chacun deux cents mille francs.</p>
+
+<p>Un petit enfant pourrait faire le calcul.</p>
+
+<p>Mais deux Normands ne peuvent jamais partager quoi que ce soit, m&ecirc;me une
+pomme de Chatigny sans l'homme de loi. Jugez quand ils sont cinq et
+qu'il s'agit de cinquante mille livres de rentes au denier vingt.</p>
+
+<p>On alla chez le notaire.</p>
+
+<p>Chez le notaire, on se disputa tant et si bien qu'on fut sur le point de
+se battre.</p>
+
+<p>Il fallut bien se r&eacute;concilier. On ne se r&eacute;concilie pas sans boire. Il y
+eut un fort repas de corps chez l'aubergiste de Lillebonne, et on invita
+le notaire.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas l&agrave;, mais j'ai connue quelqu'un qui y &eacute;tait.</p>
+
+<p>L'id&eacute;e vint du notaire qui esp&eacute;rait avoir le d&eacute;p&ocirc;t des fonds.</p>
+
+<p>L'id&eacute;e de la tontine.</p>
+
+<p>Nous voici donc enfin arriv&eacute;s &agrave; cette tontine vaguement connue, et dont
+la myst&eacute;rieuse c&eacute;l&eacute;brit&eacute; trotte dans un si grand nombre d'imaginations!</p>
+
+<p>Cette loterie au dernier vivant qui, en 1858, &eacute;poque o&ugrave; trois de ses
+membres existaient encore, comportait d&eacute;j&agrave; un capital de huit millions
+de francs!</p>
+
+<p>Cet amas d'or autour duquel se sont ameut&eacute;es depuis le temps tant de
+passions, dont le pied baigne dans une si profonde mare de sang, et qui
+a d&eacute;j&agrave; co&ucirc;t&eacute; &agrave; l'humanit&eacute; tant de crimes!</p>
+
+<p>Car outre l'<i>Affaire des ciseaux</i>, dont je parlerai tout &agrave; l'heure, il
+est constant que quatre des associ&eacute;s sont morts ailleurs que dans leur
+lit.</p>
+
+<p>Le cinqui&egrave;me existe encore....</p>
+
+<p><i>(La suite &agrave; demain).</i></p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Suite_du_recit_de_Geoffroya" id="Suite_du_recit_de_Geoffroya"></a><a href="#table">Suite du r&eacute;cit de Geoffroy</a></h2>
+
+
+<p>Mes yeux restaient fix&eacute;s sur la signature de romancier qui terminait ce
+fragment. Je cherchais en vain &agrave; faire la lumi&egrave;re dans ma pens&eacute;e. Il me
+semblait voir derri&egrave;re cette signature une personnalit&eacute; autre que celle
+du romancier lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Cela avait odeur d'attaque. Ce n'&eacute;tait pas seulement l'introduction d'un
+r&eacute;cit populaire. Je ne sais quoi de savant et de mena&ccedil;ant se cachait
+sous ce d&eacute;but de prologue, lestement trouss&eacute;.</p>
+
+<p>Contre qui allait &ecirc;tre dirig&eacute;e l'attaque? Rien ne pouvait encore le
+faire deviner, &agrave; moins que ce f&ucirc;t contre le dernier vivant de la
+tontine.</p>
+
+<p>Mais quelque chose me disait que cette machine de guerre dont je ne
+pouvais encore mesurer ni la port&eacute;e ni la puissance avait un autre
+objectif.</p>
+
+<p>Ce ne pouvait &ecirc;tre ni Lucien, ni Jeanne. Ils &eacute;taient trop compl&egrave;tement
+vaincus. Inutile assur&eacute;ment de pointer contre eux cette grosse
+artillerie.</p>
+
+<p>L'id&eacute;e me vint que c'&eacute;tait peut-&ecirc;tre moi-m&ecirc;me qui servait de cible....</p>
+
+<p>Il fallait que le fragment m'e&ucirc;t bien vivement frapp&eacute;, par ce qu'il
+disait, et surtout par ce qu'il promettait de dire, car je ne repris pas
+la lecture du dossier de Lucien. Je demeurai l&agrave;, m&eacute;ditant, cherchant &agrave;
+deviner quel &eacute;tait le but de l'article, et surtout le but de la
+communication qui m'en &eacute;tait faite.</p>
+
+<p>Il y avait trois lettres sur mon plateau: deux de forme ordinaire et une
+tr&egrave;s grosse qui ne portait pas le timbre de la poste. Par mani&egrave;re
+d'acquis, je pris cette derni&egrave;re et j'en rompis le cachet. Il s'en
+&eacute;chappa des papiers d'imprimerie.</p>
+
+<p>Je sais ce que c'est qu'une &laquo;&eacute;preuve&raquo; ayant corrig&eacute; celles de mon livre,
+mais je n'avais rien sous presse, et mon premier mouvement fut de croire
+que l'imprimeur s'&eacute;tait tromp&eacute; en m'adressant ce paquet.</p>
+
+<p>Cependant, comme il y avait deux lignes &eacute;crites &agrave; la main en t&ecirc;te de la
+premi&egrave;re feuille volante, j'y jetai les yeux pour me bien assurer du
+fait.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait encore la m&ecirc;me &eacute;criture: celle de la note trouv&eacute;e par moi &agrave; la
+troisi&egrave;me page du journal <i>Le Pirate</i>.</p>
+
+<p>Cette fois, M. Louaisot de M&eacute;ricourt&mdash;car j'avais parfaitement reconnu
+mon attentionn&eacute; correspondant&mdash;me disait:</p>
+
+<p>&laquo;J'ai bien pens&eacute;, Monsieur et cher client, qu'il ne vous serait pas
+d&eacute;sagr&eacute;able de devancer la publication du second num&eacute;ro. Il a du talent,
+ce jeune homme-l&agrave;, h&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Je me jetai aussit&ocirc;t sur les &eacute;preuves comme sur une proie.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Epreuves_du_Pirate" id="Epreuves_du_Pirate"></a><a href="#table">&Eacute;preuves du &laquo;Pirate&raquo;</a></h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Suite_de_lintroduction_du_roman" id="Suite_de_lintroduction_du_roman"></a><a href="#table">Suite de l'introduction du roman</a></h2>
+
+
+<p>Le cinqui&egrave;me membre de la tontine, disions-nous, existe encore, si l'on
+peut appeler existence la mis&eacute;rable v&eacute;g&eacute;tation de ce cadavre anim&eacute; qui
+se meurt de soif et de faim aupr&egrave;s de sa montagne de richesses!</p>
+
+<p>Mais revenons &agrave; l'auberge de Lillebonne o&ugrave; nos cinq fournisseurs
+f&ecirc;taient leur r&eacute;conciliation par-devant notaire. Le cidre &eacute;tait bon,
+cette ann&eacute;e-l&agrave;, on en but beaucoup, et, apr&egrave;s le cidre, vint le
+bourguignon, comme on dit l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>Au dessert, ils &eacute;taient tous les cinq ronds comme des tonneaux.</p>
+
+<p>Voil&agrave; que le notaire, au lieu de chanter des chansons, se met &agrave; remuer
+des chiffres. C'est bien plus amusant. Un million, ce n'est pas grand
+chose, mais, en composant l'int&eacute;r&ecirc;t, &ccedil;a rapporte un autre million en
+quatorze ans,&mdash;quatre millions en vingt-huit ans,&mdash;huit millions en
+quarante-trois ans,&mdash;seize millions en cinquante-sept ans.</p>
+
+<p>Or, le plus &acirc;g&eacute; des associ&eacute;s, qui &eacute;tait Jean Rochecotte, allait sur ses
+trente-cinq ans. Il pouvait donc voir cela haut la main, rien qu'en
+d&eacute;passant un peu ses 90 ans, et les autres encore mieux.</p>
+
+<p>Seulement, pour produire ce miracle de la multiplication des millions,
+il ne fallait toucher ni au capital ni aux int&eacute;r&ecirc;ts.</p>
+
+<p>On prit le caf&eacute;, du caf&eacute; qui n'&eacute;tait pas tr&egrave;s bon, mais dans lequel on
+mit beaucoup d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Et puis, on poussa le caf&eacute;, on le surpoussa. La salle d'auberge &eacute;tait si
+pleine de millions qu'on marchait dessus. Le notaire les semait.</p>
+
+<p>Jean Rochecotte, qui &eacute;tait un grand maigre, maladif et pris de la
+poitrine, dit au notaire en toussant creux:</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-nous &ccedil;a, la tontine, M<sup>e</sup> Louaisot.</p>
+
+<p>Le notaire s'appelait Louaisot, et son &eacute;tude &eacute;tait &agrave; M&eacute;ricourt, aupr&egrave;s
+de Dieppe.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un petit vieux qui en savait long. Il expliqua la tontine, et il
+versa de l'eau-de-vie dans les tasses.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s l'explication de M<sup>e</sup> Louaisot, chacun comprit tr&egrave;s bien que la
+tontine, c'&eacute;tait l'art de ne pas partager le million et de l'avoir &agrave; soi
+seul. Que dis-je un million! Deux, quatre, huit, seize millions.</p>
+
+<p>Et pour cela, il ne s'agissait que de vivre; or, aujourd'hui, apr&egrave;s tant
+de bouteilles vid&eacute;es, chacun de nos cinq Normands &eacute;tait bien s&ucirc;r de
+durer au moins cent sept ans.</p>
+
+<p>Cependant, on h&eacute;sitait encore. Se s&eacute;parer de son argent! quel
+cr&egrave;ve-c&oelig;ur!</p>
+
+<p>M<sup>e</sup> Louaisot se garda bien d'insister, mais il montra un bout de gazette
+qui repr&eacute;sentait l'empereur comme fou de col&egrave;re. On ne parlait de rien
+moins que de fouiller les fournisseurs!</p>
+
+<p>Vous voyez que ce M<sup>e</sup> Louaisot n'&eacute;tait pas le premier venu, m&ecirc;me en
+Normandie, o&ugrave; tout le monde a de l'esprit, jusqu'&agrave; Gribouille!</p>
+
+<p>Est-ce r&eacute;gulier? moi, je ne suis pas notaire. Ce qui est s&ucirc;r, c'est que
+ces messieurs ont toujours du bon papier timbr&eacute; dans leur poche. L'acte
+fut libell&eacute; sur la table vineuse et dat&eacute; de M&eacute;ricourt, pour la due
+forme.</p>
+
+<p>Puis les cinq ivrognes sign&egrave;rent avant de glisser sous la table.</p>
+
+<p>Le roman dont j'offre ici aux lecteurs du <i>Pirate</i> le prologue ou
+l'introduction, et qui commencera demain &agrave; cette place m&ecirc;me, est
+l'histoire d'un million plac&eacute; &agrave; int&eacute;r&ecirc;ts compos&eacute;s pendant quarante-six
+ann&eacute;es, car la tontine fut liquid&eacute;e le 30 ao&ucirc;t 1859 par suite du d&eacute;c&egrave;s
+de l'ancien mendiant Joseph Huroux, qui &eacute;tait l'avant-dernier vivant.</p>
+
+<p>L'histoire de ce million comporte sa croissance, les dangers qu'il a pu
+courir, la course au clocher des passions enrag&eacute;es autour de lui, la
+s&eacute;rie des bassesses, des vols, des meurtres dont il a &eacute;t&eacute; l'origine.</p>
+
+<p>La cupidit&eacute; n'est pas comme l'amour qui engendre le Bien et le Mal:
+notre million, dans sa longue vie, ne conseilla pas une bonne action.</p>
+
+<p>C'est peut-&ecirc;tre parce qu'il &eacute;tait le fruit du vol.</p>
+
+<p>Fantaisie est venue au <i>Pirate</i> de se renseigner &agrave; cet &eacute;gard, et nous
+avons pris des informations sur la biographie des autres millions de
+notre connaissance.</p>
+
+<p>Les millions sont nos ma&icirc;tres comme le gouvernement, ils cousinent avec
+le gouvernement, nous les respectons comme le gouvernement.</p>
+
+<p>Nous ne dirons donc pas qu'ils sont tous plus ou moins le fruit du vol,
+comme le million qui est le h&eacute;ros de notre drame, mais nous affirmerons
+qu'apr&egrave;s avoir interrog&eacute; s&eacute;par&eacute;ment des douzaines et des douzaines de
+millions, nous n'en avons pas trouv&eacute; un seul qui e&ucirc;t un bel
+acte&mdash;gratuit&mdash;&agrave; se reprocher.</p>
+
+<p>Pas une tache dans ce livre d'or!</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne donnent jamais et ils prennent toujours, disait le vieux ma&icirc;tre
+Louaisot. On n'est million qu'&agrave; ce prix-l&agrave;.</p>
+
+<p>Pour aujourd'hui, il ne me reste qu'&agrave; effleurer tr&egrave;s l&eacute;g&egrave;rement un sujet
+qui sera peut-&ecirc;tre l'attrait principal de mon livre: je veux parler de
+l'<i>Affaire des ciseaux</i>.</p>
+
+<p>Ayant mis mon respect tr&egrave;s humble aux pieds de l'autorit&eacute;, de
+l'intendance, de l'or et g&eacute;n&eacute;ralement de tout ce que j'ai rencontr&eacute; de
+saint sur mon passage, vous pensez bien que je ne vais pas prendre la
+justice au collet pour lui dire maladroitement ses v&eacute;rit&eacute;s.</p>
+
+<p>Non, je v&eacute;n&egrave;re l'habilet&eacute;, le savoir, le flair, l'infaillibilit&eacute; et m&ecirc;me
+les bonnes m&oelig;urs de la justice fran&ccedil;aise presque autant que l'h&eacute;ro&iuml;sme
+des millions, mais cela ne peut m'emp&ecirc;cher de dire au lecteur que
+l'affaire du Point-du-Jour est tr&egrave;s peu et tr&egrave;s mal connue.</p>
+
+<p>L'&eacute;minent et jeune magistrat, charg&eacute; de l'instruction pr&eacute;liminaire a
+paru ignorer, le c&eacute;l&egrave;bre avocat g&eacute;n&eacute;ral qui a pris la parole aux d&eacute;bats
+n'a m&ecirc;me pas mentionn&eacute; un fait de l'importance la plus consid&eacute;rable et
+qui pr&eacute;sente sous un nouvel aspect le crime de la malheureuse Fanchette
+Hulot.</p>
+
+<p>Ce fait est &agrave; lui seul un t&eacute;moignage excellent et une explication
+compl&egrave;te.</p>
+
+<p>Comme il rattache &eacute;troitement la biographie du million &agrave; l'Affaire des
+ciseaux, nous allons le r&eacute;v&eacute;ler d'avance au lecteur:</p>
+
+<p>Fanchette Hulot, ou plut&ocirc;t Jeanne P&eacute;ry, femme Thibaut, &eacute;tait non
+seulement la ma&icirc;tresse, mais encore la cousine du comte Albert de
+Rochecotte.</p>
+
+<p>Le compte Albert &eacute;tait l'h&eacute;ritier l&eacute;gal de ce Jean Rochecotte,&mdash;l'ancien
+facteur rural de Lillebonne,&mdash;qui reste le dernier vivant des cinq
+fournisseurs.</p>
+
+<p>Et &agrave; qui appartient par cons&eacute;quent le montant &eacute;norme de la tontine!</p>
+
+<p>En seconde ligne, apr&egrave;s le comte Albert venait Jeanne <i>P&eacute;ry,&mdash;&agrave; qui la
+mort de son amant constituait ainsi une colossale fortune en
+expectative.</i></p>
+
+<p>La justice fran&ccedil;aise a condamn&eacute; Jeanne P&eacute;ry &agrave; mort, par contumace, sans
+faire mention de cela!</p>
+
+<p>Que sait-elle donc, si elle ignore le fond m&ecirc;me des causes qu'elle juge?</p>
+
+<p>Apr&egrave;s Jeanne, en troisi&egrave;me ligne, arrive...; mais pourquoi parler de cet
+h&eacute;ritier-l&agrave; qui va probablement &ecirc;tre le seul, le v&eacute;ritable h&eacute;ritier?</p>
+
+<p>Nul n'accuse cette personne, plac&eacute;e dans une position tr&egrave;s honorable.</p>
+
+<p>Et il faudrait avoir la folie am&eacute;ricaine d'Edgar Poe, pour imaginer ici
+une main de troisi&egrave;me h&eacute;ritier, tuant le premier par le second, et le
+second par la loi qui punit le meurtre du premier....</p>
+
+<p>Ce troisi&egrave;me h&eacute;ritier est encore une femme.</p>
+
+<p>(Fin de l'introduction)</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Suite_du_recit_de_Geoffroyb" id="Suite_du_recit_de_Geoffroyb"></a><a href="#table">Suite du r&eacute;cit de Geoffroy</a></h2>
+
+
+<p>Dans ce second article, la griffe de M. Louaisot de M&eacute;ricourt ne se
+cachait plus.</p>
+
+<p>Il entamait ici, ou poursuivait une v&eacute;ritable bataille. Je le
+reconnaissais derri&egrave;re l'auteur comme si le terrible rayon de ses
+lunettes e&ucirc;t bless&eacute; mon regard.</p>
+
+<p>Le nom de son p&egrave;re, car je supposais bien que le vieux Louaisot &eacute;tait
+son p&egrave;re, &eacute;crit en toutes lettres sans n&eacute;cessit&eacute;, proclamait sa volont&eacute;
+de se mettre en &eacute;vidence.</p>
+
+<p>Le second article confirmait pour moi le premier. J'avais bien devin&eacute;.
+Ce roman &eacute;tait une machine de guerre.</p>
+
+<p>D&egrave;s les premi&egrave;res pages, cette machine tirait &agrave; tort et &agrave; travers, sur
+beaucoup de gens, des vivants et des morts.</p>
+
+<p>Elle atteignait Jeanne rudement en la pla&ccedil;ant sous le coup de la fameuse
+maxime juridique: <i>Reus is est cui prodest crimen</i> (celui-l&agrave; est le
+coupable &agrave; qui profite le crime).</p>
+
+<p>Elle atteignait Lucien dans Jeanne, elle le frappait en outre en jetant
+son nom en p&acirc;ture &agrave; la curiosit&eacute; publique.</p>
+
+<p>Mais ce n'&eacute;tait ni contre Lucien, ni contre Jeanne que l'artillerie de
+M. Louaisot &eacute;tait point&eacute;e. Elle ne les mitraillait qu'en passant.</p>
+
+<p>On dit que la pens&eacute;e d'une lettre est dans le post-scriptum.</p>
+
+<p>La pens&eacute;e de l'article &eacute;tait tout enti&egrave;re dans ses trois derniers
+alin&eacute;as.</p>
+
+<p>La forteresse que l'on bombardait, c'&eacute;tait le troisi&egrave;me h&eacute;ritier,&mdash;<i>qui
+&eacute;tait encore une femme!</i></p>
+
+<p>M. Louaisot avait fait &eacute;crire l'introduction et peut-&ecirc;tre le roman tout
+entier pour effrayer&mdash;ou pour tuer cette personne, dans une position
+tr&egrave;s honorable &laquo;que nul n'accusait...&raquo; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent.</p>
+
+<p>J'avoue que cela me troublait. Quoique je ne fusse pas au bout de ma
+lecture, j'avais chiffr&eacute; d&eacute;j&agrave; les bases d'un calcul de probabilit&eacute;s.
+Dans ce calcul, M. Louaisot et M<sup>me</sup> la marquise de Chambray &eacute;taient des
+quantit&eacute;s de m&ecirc;me nature et plac&eacute;es du m&ecirc;me c&ocirc;t&eacute; de l'&eacute;quation.</p>
+
+<p>Fallait-il bouleverser tous mes chiffres et changer compl&egrave;tement la
+position du probl&egrave;me, maintenant que M. Louaisot mettait si ouvertement
+en joue M<sup>me</sup> la marquise de Chambray?</p>
+
+<p>Je mis &agrave; part le journal <i>Le Pirate</i> et le paquet d'&eacute;preuves sous mon
+oreiller, pour les reprendre au besoin, et pendant que j'y &eacute;tais,
+j'ouvris les deux lettres qui restaient sur le plateau.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re dont l'enveloppe &eacute;tait bord&eacute;e d'un large liser&eacute; noir, ne
+contenait que ce peu de mots:</p>
+
+<p><i>M<sup>me</sup> la baronne de Fr&eacute;noy pr&eacute;sente ses compliments &agrave; M. G. de R&oelig;ux,
+dont elle a appris le retour, et le prie de vouloir bien la favoriser
+d'une visite.</i></p>
+
+<p>Ce nom n'&eacute;veilla en moi aucun souvenir.</p>
+
+<p>L'autre lettre &eacute;tait aussi br&egrave;ve et presque semblable. Elle disait:</p>
+
+<p><i>Monsieur,</i></p>
+
+<p><i>Au nom de notre ami commun, M. Thibaut, je vous prie d'&ecirc;tre assez bon
+pour m'accorder une prochaine entrevue.</i></p>
+
+<p><i>Sign&eacute;: O. de Chambray.</i></p>
+
+<p>Ceci r&eacute;pondait &agrave; un d&eacute;sir qui &eacute;tait si vif en moi que je sautai hors de
+mon lit, &eacute;parpillant sur le parquet les pauvres pi&egrave;ces du dossier de
+Lucien.</p>
+
+<p>Mon premier mouvement &eacute;tait de partir ainsi du pied gauche pour me
+pr&eacute;cipiter chez la marquise.</p>
+
+<p>La r&eacute;flexion seule me sugg&eacute;ra l'id&eacute;e qu'il &eacute;tait bon de passer au moins
+mon pantalon et de chausser mes bottes. Je sonnai.</p>
+
+<p>J'ai un valet de chambre qui s'appelle Guzman. Ce n'est pas ma faute.
+J'ai peine &agrave; croire qu'il appartienne &agrave; l'illustre famille de celui qui
+ne connaissait pas d'obstacles. Il est n&eacute; &agrave; Paris, rue Saint-Guillaume,
+faubourg Saint-Germain, chez mon p&egrave;re, qu'il servait avant moi. Je ne
+lui sais qu'un d&eacute;faut, c'est de s'&eacute;chapper un petit instant pour faire
+trente points au billard de la rue Taitbout.</p>
+
+<p>Ces petits instants r&eacute;unis forment &agrave; peu pr&egrave;s les trois quarts de la
+journ&eacute;e.</p>
+
+<p>&Agrave; part cela, c'est un mod&egrave;le. Et sinc&egrave;rement fort &agrave; la poule.</p>
+
+<p>Guzman &eacute;tait l&agrave; par hasard. Mon coup de sonnette l'avait pris entre deux
+petits instants, &agrave; la minute pr&eacute;cise o&ugrave;, ayant achev&eacute; trente points, il
+n'avait pas encore commenc&eacute; les trente autres.</p>
+
+<p>La conversation suivante s'engagea entre nous.</p>
+
+<p>&mdash;Habillez-moi un peu vite, Guzman, dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Monsieur, me r&eacute;pondit-il; ce n'est pas pour d&eacute;jeuner en ville,
+car il est trois heures pass&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Ces deux lettres sont-elles arriv&eacute;es de bon matin?</p>
+
+<p>&mdash;Distribution de dix heures.</p>
+
+<p>&mdash;Et il n'est venu personne?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, Monsieur. Il est venu un homme &agrave; lunettes qui savait que je
+fais volontiers mes trente points, car il m'a forc&eacute; d'en enfiler
+soixante quand il a vu que vous n'&eacute;tiez pas lev&eacute;. Monsieur prend du
+corps. Le sait-il? La ceinture de son pantalon tire.... Il joue
+bien.&mdash;les lunettes. Elles sont d'or, heureusement. Sans &ccedil;a, je n'aurais
+pas &eacute;t&eacute; avec lui au caf&eacute;, rapport &agrave; son pantalon dont le bas n'est pas
+propre.</p>
+
+<p>&mdash;Que me voulait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Rien. Il a d&eacute;pos&eacute; un paquet de papiers que Monsieur a d&ucirc; trouver.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai trouv&eacute;. Apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai gagn&eacute; les trente premiers et lui les trente seconds.</p>
+
+<p>&mdash;Personne autre?</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons pas fait la belle. Il est venu aussi la dame de compagnie
+de M<sup>me</sup> la baronne de Fr&eacute;noy.</p>
+
+<p>&mdash;Connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! Monsieur a encore moins de m&eacute;moire qu'autrefois. Ce n'est
+pourtant pas l'&acirc;ge.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont peut-&ecirc;tre les infirmit&eacute;s. Guzman. Que voulait la dame de
+compagnie?</p>
+
+<p>&mdash;R&eacute;ponse &agrave; la lettre de sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que sa ma&icirc;tresse?</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> la baronne de Fr&eacute;noy.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce que c'est que M<sup>me</sup> la baronne de Fr&eacute;noy? fis-je avec
+impatience, cette fois.</p>
+
+<p>Guzman, qui avait achev&eacute; de brosser mon chapeau, se mit &agrave; ramasser les
+feuilles du dossier de Lucien, sem&eacute;es sur le parquet. Il me r&eacute;pondit
+d'un ton de reproche:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur a sorti plus d'une fois chez elle quand il &eacute;tait au lyc&eacute;e.
+C'est la m&egrave;re de feu M. le comte de Rochecotte. Il m'&eacute;tait tout &agrave; fait
+sorti de l'esprit que la bonne dame avait &eacute;pous&eacute; en secondes noces M. le
+baron de Fr&eacute;noy.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est re-veuve, continua Guzman, et bien seule, depuis que M.
+Albert s'en est all&eacute;.</p>
+
+<p>Au lieu de mettre ma redingote, je passai une robe de chambre et je
+m'assis &agrave; mon bureau.</p>
+
+<p>J'&eacute;crivis &agrave; M<sup>me</sup> la baronne pour lui dire que j'aurais l'honneur de me
+pr&eacute;senter &agrave; son h&ocirc;tel le lendemain.</p>
+
+<p>Et j'&eacute;crivis &agrave; M<sup>me</sup> de Chambray pour la prier de m'attendre chez elle, le
+soir m&ecirc;me, &agrave; neuf heures.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez une voiture. Guzman, et portez ces deux lettres: celle de M<sup>me</sup>
+la marquise d'abord.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a doit &ecirc;tre la plus jeune, fit Guzman.</p>
+
+<p>Je ne le donne pas pour un valet de chambre de la haute esp&egrave;ce.</p>
+
+<p>Il ajouta en sortant:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais oubli&eacute; de dire &agrave; Monsieur que les lunettes d'or reviendront
+demain.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Pour faire la belle.</p>
+
+<p>La plus jeune! ce brave Guzman ne savait gu&egrave;re &agrave; quel point de pareilles
+pens&eacute;es &eacute;taient loin de moi en ce moment.</p>
+
+<p>Et pourtant, il est certain que l'id&eacute;e de voir cette belle marquise
+m'agitait &agrave; un tr&egrave;s vif degr&eacute;.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait entr&eacute; dans mes projets de tout faire pour obtenir une audience
+d'elle, mais je croyais y trouver des obstacles, et c'&eacute;tait elle qui
+venait au-devant de moi!</p>
+
+<p>La pens&eacute;e de la m&egrave;re d'Albert passait aussi &agrave; travers mes
+pr&eacute;occupations.</p>
+
+<p>Que de choses, mon Dieu! moi, un oisif de la veille!</p>
+
+<p>Et malgr&eacute; l'&eacute;normit&eacute; de la besogne qui allait s'amoncelant autour de
+moi, j'&eacute;tais en ce moment comme un d&eacute;s&oelig;uvr&eacute;, je ne savais que faire.</p>
+
+<p>Depuis mon r&eacute;veil j'&eacute;tais en quelque sorte dans un autre drame, ou
+plut&ocirc;t dans un autre acte du m&ecirc;me drame.</p>
+
+<p>Le dossier de Lucien ne m'int&eacute;ressait plus autant. C'&eacute;tait d&eacute;sormais de
+l'histoire ancienne.</p>
+
+<p>Je le repris pourtant, mais ce fut par devoir. Je le posai devant moi
+sur mon bureau, et j'en remis les diverses pi&egrave;ces en ordre.</p>
+
+<p>&Agrave; mesure que je rangeais les sc&egrave;nes &eacute;parses de cette &eacute;trange com&eacute;die
+qui, la veille, avait si profond&eacute;ment passionn&eacute; mon attention, il arriva
+que je rentrai &agrave; mon insu dans la s&eacute;rie de mes &eacute;motions un instant
+distraites.</p>
+
+<p>Je ne saurais pas expliquer pourquoi le fait d'avoir un pied dans le
+pass&eacute;, un pied dans le pr&eacute;sent du drame doubla tout &agrave; coup l'int&eacute;r&ecirc;t que
+j'y prenais.</p>
+
+<p>Ma curiosit&eacute;, r&eacute;veill&eacute;e par les faits nouveaux qui facilitaient ou
+entravaient mes moyens de la satisfaire, se jeta plus avidement que
+jamais sur la p&acirc;ture offerte par le dossier.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient l&agrave; les &eacute;l&eacute;ments m&ecirc;mes du probl&egrave;me. Pour en obtenir la
+solution, il &eacute;tait n&eacute;cessaire de ne rien n&eacute;gliger.</p>
+
+<p>Je repris ma lecture &agrave; la fin du n&deg;72, qui &eacute;tait, on s'en souvient, la
+lettre o&ugrave; M<sup>lle</sup> Agathe racontait le mariage et l'arrestation de Jeanne.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Suite_du_dossier_de_Lucien" id="Suite_du_dossier_de_Lucien"></a><a href="#table">Suite du dossier de Lucien</a></h2>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 73</h4>
+
+<p class="center">(Billet de M<sup>lle</sup> Agathe Desrosiers. Sign&eacute;.)</p>
+
+<p>6 Septembre, 8 heures du soir.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>lle</sup> Maria Mignet,</i></p>
+
+<p>C'est encore moi, ma ch&egrave;re. Vous allez vous &eacute;tonner de recevoir deux
+courriers de moi le m&ecirc;me jour, mais ma lettre &eacute;tait d&eacute;j&agrave; &agrave; la poste, et
+il m'est venu quelque chose de nouveau &agrave; vous dire:</p>
+
+<p>Quelque chose de vraiment &eacute;tonnant. Le d&eacute;tail m'a &eacute;t&eacute; donn&eacute; par M.
+Pivert. Vous allez voir comme c'est dr&ocirc;le.</p>
+
+<p>Vous vous souvenez bien des ciseaux? La police avait fait photographier
+les ciseaux de Fanchette comme Fanchette elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Voil&agrave; une invention que les assassins ne doivent pas pr&ocirc;ner, la
+photographie!</p>
+
+<p>Figurez-vous que ces ciseaux-l&agrave; n'&eacute;taient pas les premiers venus. Ils
+sortaient de fabrique anglaise. J'ai vu leur portrait. Ils ont une
+petite estampe damasquin&eacute;e &agrave; la croisure des deux branches, repr&eacute;sentant
+une double palme, et au centre de l'estampe, une marque poin&ccedil;onn&eacute;e,
+celle de la fabrique, probablement: un petit l&eacute;vrier entre les deux
+initiales S. W.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s l'arrestation, M. le pr&eacute;sident a pris lui-m&ecirc;me en main la conduite
+de l'affaire. Une perquisition a &eacute;t&eacute; ordonn&eacute;e au domicile de l'accus&eacute;e,
+qui &eacute;tait, vous le savez, l'h&ocirc;tel m&ecirc;me de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.</p>
+
+<p>L&agrave; on n'a rien trouv&eacute; que des brimborions insignifiants. Vous sentez
+bien que M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry&mdash;ou plut&ocirc;t M<sup>me</sup> Lucien Thibaut, ma
+ch&egrave;re!&mdash;n'avait pas &eacute;t&eacute; garder par exemple des lettres de son ancien
+Rochecotte!</p>
+
+<p>Voyez-vous, mon &eacute;motion est pass&eacute;e, et j'ai presque honte de m'&ecirc;tre
+laiss&eacute; prendre par la piti&eacute;.</p>
+
+<p>Il faut un exemple.</p>
+
+<p>Mais une seconde perquisition ayant &eacute;t&eacute; faite dans la chambre que
+l'accus&eacute;e occupait dans la ferme du Bois-Biot, pr&egrave;s de la ville, on a
+d&eacute;couvert une bo&icirc;te &agrave; ouvrage en chagrin noir, pouvant dater du r&egrave;gne de
+Louis XVI, et qui aurait maintenant une certaine valeur comme bibelot.</p>
+
+<p>Pourquoi l'avait-elle laiss&eacute;e-l&agrave;? On ne sait pas encore. Toutes ses
+autres affaires &eacute;taient &agrave; l'h&ocirc;tel de Chambray.</p>
+
+<p>La plaque d'acier de la bo&icirc;te &agrave; ouvrage &eacute;tait orn&eacute;e de l'estampe dont je
+viens de vous faire la description, et au centre de l'estampe, il y
+avait le petit chien entre les deux initiales S. W.</p>
+
+<p>Hein, ch&eacute;rie? le doigt de Dieu!</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout.</p>
+
+<p>On a ouvert la bo&icirc;te. &Agrave; l'int&eacute;rieur, aucune pi&egrave;ce ne manquait, pas m&ecirc;me
+les ciseaux, mais attendez!</p>
+
+<p>Les ciseaux &eacute;taient de fabrique fran&ccedil;aise et tout neufs.</p>
+
+<p>Tandis que toutes les autres pi&egrave;ces, sans exception, le d&eacute;, l'&eacute;tui, le
+poin&ccedil;on, etc., etc., &eacute;taient de fabrique anglaise et portaient
+l'estampe, la m&ecirc;me, encadrant le m&ecirc;me petit l&eacute;vrier, entre les deux
+m&ecirc;mes lettres S. W.</p>
+
+<p>Est-ce clair? et est-ce curieux? moi, &ccedil;a m'amuserait de mener des
+instructions.</p>
+
+<p>M. Pivert dit que &ccedil;a ach&egrave;ve M<sup>me</sup> Thibaut,&mdash;la jeune.</p>
+
+<p>Selon un bruit qui court, l'autre M<sup>me</sup> Thibaut&mdash;la m&egrave;re&mdash;et ses deux
+demoiselles vont faire enfermer le d&eacute;plorable Lucien dans une maison de
+fous.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 74</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par M<sup>me</sup> veuve Thibaut.)</p>
+
+<p>7 septembre au matin.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut,</i></p>
+
+<p>O&ugrave; te caches-tu, malheureux dindon? Tu n'&eacute;tais pas chez toi, hier au
+soir. Je parie que tu r&ocirc;dais autour de la prison. C'est heureux que je
+ne t'aie pas trouv&eacute;, car je t'arrachais les yeux. Je l'avais promis &agrave;
+C&eacute;lestine et &agrave; Julie.</p>
+
+<p>Oh! les pauvres, les pauvres m&egrave;res! On devrait vous &eacute;touffer entre la
+paillasse et le matelas de vos berceaux, sacs &agrave; chagrin que vous &ecirc;tes!
+Et dire qu'on vous aime tout de m&ecirc;me! c'est trop b&ecirc;te aussi, je veux te
+d&eacute;tester et j'y parviendrai.</p>
+
+<p>Si ton p&egrave;re n'&eacute;tait pas mort, et qu'il a bien fait, le cher homme! je
+lui dirais: casse-lui les deux bras et les deux jambes ou je me s&eacute;pare
+de corps et de biens!</p>
+
+<p>Et je le ferais comme je le dis, Mon Dieu! que je suis malheureuse!</p>
+
+<p>Ah &ccedil;a! tu ne voyais donc rien, toi! Ce n'est pas moi qui ai &eacute;t&eacute; tromp&eacute;e.
+D&egrave;s le premier coup d'&oelig;il, j'ai vu que c'&eacute;tait une petite rien de rien.
+&Ccedil;a sautait aux yeux, mon pauvre gars. Il fallait &ecirc;tre toi pour la gober.
+Les m&egrave;res devraient....</p>
+
+<p>Mais non! elles ne peuvent pourtant pas vous noyer.</p>
+
+<p>Moi qui &eacute;tais si fi&egrave;re de ta conduite! c'est du propre! j'en donnerais
+douze comme toi pour un mauvais sujet qui aurait le fil et qui ne se
+laisserait pas prendre &agrave; la premi&egrave;re gourgandine venue d&eacute;guis&eacute;e en
+colombe.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que je dis, une gourgandine! Toutes les gourgandines
+n'assassinent pas. Mon fils, mon Lucien, un juge, le jeune homme le plus
+sage d'Yvetot, a &eacute;t&eacute; donner son nom &agrave; une abomination de guenon qui tue
+les hommes en cabinet particulier!</p>
+
+<p>Il faut te remuer, dis donc, et plus vite que &ccedil;a; il faut soulever ciel
+et terre, casser le mariage, pi&eacute;tiner dessus, le hacher en miettes, ou
+bien, si &ccedil;a ne se peut pas, la faire guillotiner en deux temps....
+Mis&eacute;ricorde! les m&egrave;res! c'est mon nom qu'elle porterait sur l'&eacute;chafaud!</p>
+
+<p>Tu es un coquin! tes s&oelig;urs le disent. On ne se conduit pas comme &ccedil;a
+avec ses parents!</p>
+
+<p>Jolie! elle! allons donc! Un chiffon: la beaut&eacute; du diable! Et des
+mani&egrave;res! Je n'ai jamais pu la regarder en face. Des cheveux jaunes, des
+yeux de fa&iuml;ence, un nez... enfin, quand m&ecirc;me elle aurait &eacute;t&eacute; jolie!
+apr&egrave;s?</p>
+
+<p>Qu'avais-tu fait &agrave; Olympe? Tu as donc un tour dans ton sac avec ton air
+d'innocent. Si &ccedil;a avait &eacute;t&eacute; seulement pour t'&eacute;tablir avec avantage! Que
+lui avais-tu promis? De quoi l'avais-tu menac&eacute;e? Je veux savoir. Elle
+avait quelque chose autour du cou que tu lui avais nou&eacute; et qui
+l'&eacute;tranglait. Qu'est-ce que c'&eacute;tait? Tu me le diras ou nous verrons!</p>
+
+<p>Olympe! soixante-dix mille livres de rentes! Les m&egrave;res! Les m&egrave;res! &ccedil;a me
+revient toujours. J'aimerais mieux &ecirc;tre domestique!</p>
+
+<p>Cherche, maintenant! va! fouille! non pas soixante-dix mille francs,
+mais soixante-dix mille sous! malheureux! Il ne s'agit plus d'Olympe.
+Demande M<sup>lle</sup> Agathe, on te tournera le dos, demande M<sup>lle</sup> Maria, on te
+rira au nez.</p>
+
+<p>Tu n'obtiendrais m&ecirc;me pas Sidonie!</p>
+
+<p>D'ailleurs, tu es mari&eacute;, mari&eacute;, mari&eacute;! Je deviens folle.</p>
+
+<p>&Eacute;coute, je vais quitter le pays, c'est r&eacute;solu, reprendre mon nom de
+Pervanchois qui n'ira pas du moins &agrave; la cour d'assises. Je vais me
+cacher quelque part en Touraine, au fond d'un puits. Et ces demoiselles
+s&eacute;cheront vieilles filles! Tu devrais t'empoisonner.</p>
+
+<p>Je ne sais plus ce que je dis. Tu as tu&eacute; ta m&egrave;re. Tes s&oelig;urs vont
+t'arranger, je leur c&egrave;de la place. Je n'en peux plus de mal de t&ecirc;te.
+Pour un peu, je te maudirais, mais &agrave; quoi &ccedil;a servirait-il?</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 74 bis</h4>
+
+<p>De M<sup>lle</sup> C&eacute;lestine.</p>
+
+<p>La sympathie ne se commande pas. Je la devinais criminelle &agrave; la
+r&eacute;pugnance qu'elle m'inspirait. As-tu &eacute;t&eacute; assez aveugle! et ent&ecirc;t&eacute;! Nous
+avons pu t'&eacute;pargner la mal&eacute;diction de notre m&egrave;re.</p>
+
+<p>Nous n'avions pas envie de nous marier; si nous en avions eu envie, nous
+aurions trouv&eacute;, Dieu merci, bien des occasions, mais enfin, nous
+n'avions pas prononc&eacute; de v&oelig;ux, et nous voil&agrave; condamn&eacute;es &agrave; la solitude.
+Nous sommes d&eacute;shonor&eacute;es.</p>
+
+<p>Pour mon compte, je te pardonne, mais je ne te reverrai de ma vie.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 74 ter</h4>
+
+<p>De M<sup>lle</sup> Julie.</p>
+
+<p>Tu nous a d&eacute;shonor&eacute;es, c'est vrai, malheureux fr&egrave;re, mais je fais la
+part de ton peu d'intelligence. J'ai souvent souhait&eacute; d'&ecirc;tre homme pour
+te soutenir et te guider dans la vie. Loin de moi la pens&eacute;e d'&eacute;craser
+ton infortune, je trouve C&eacute;lestine trop s&eacute;v&egrave;re.</p>
+
+<p>Hier au soir, maman voulait te maudire. Cela appartient &agrave; la cat&eacute;gorie
+des opinions surann&eacute;es. Je pr&eacute;f&egrave;re, moi, te tendre une main secourable.
+Si tu m'avais demand&eacute; mon avis sur cette fille, je t'aurais dit qu'elle
+n'avait rien pour elle. Mais il est trop tard. Tu touches au dernier
+degr&eacute; de la honte. Moi seule te reste fid&egrave;le.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 75</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien, sans signature.)</p>
+
+<p>8 septembre 1865, 6 heures du matin. <i>(Sans suscription.)</i></p>
+
+<p>Je suis &agrave; Paris depuis une heure. J'ai la t&ecirc;te froide et calme. Je me
+porte tr&egrave;s bien. Je combattrai vaillamment, j'en suis s&ucirc;r, et je la
+sauverai, je l'esp&egrave;re.</p>
+
+<p>Tout conspire pour l'accuser. Son innocence est pour moi claire comme
+l'existence m&ecirc;me de Dieu.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; frapp&eacute; au milieu de mon bonheur. Je n'ai pas ressenti le coup
+aussi cruellement qu'on pourrait le penser. Je ne croyais pas &agrave; ce
+bonheur.</p>
+
+<p>D'ailleurs, moi, je ne suis rien, elle est tout: je ne songe qu'&agrave; elle.</p>
+
+<p>Quand on l'arr&ecirc;ta, je la suivis &agrave; la prison. Elle y entra. On ferma la
+porte sur moi. Je m'assis aupr&egrave;s de la porte, parce que mes jambes
+&eacute;taient faibles sous le poids de mon corps.</p>
+
+<p>M. Ferrand voulut m'emmener chez lui, je le remerciai. Je pensais &ecirc;tre
+l&agrave; &agrave; ma place.</p>
+
+<p>Geoffroy, je suis son mari. La loi nous a joints. Rien ne peut briser
+cette union que la mort.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; ma consolation, ma joie, mon esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>Ils sont venus trop tard. Jeanne est &agrave; moi devant les hommes, nous
+&eacute;tions l'un &agrave; l'autre d&eacute;j&agrave; devant Dieu.</p>
+
+<p>Je ne suis pas malheureux: Jeanne est ma femme.</p>
+
+<p>Je pensais &agrave; cela, sur ma borne, au seuil de la prison o&ugrave; est Jeanne. Je
+me disais: L&agrave;-dedans, et plus tard, sur le banc des accus&eacute;s, elle
+portera mon nom.</p>
+
+<p>Et je remerciais Dieu.</p>
+
+<p>Pendant cela, il venait des gens de la ville pour me regarder. On ne
+m'insulta pas. Je crois au contraire que tout le monde avait piti&eacute; de
+moi.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re m'a &eacute;crit des choses incoh&eacute;rentes et cruelles, mais il y a dans
+sa lettre qu'elle m'aime toujours. Elle aurait pu me maudire.</p>
+
+<p>Mais c'est trop vite parler de ma bonne m&egrave;re: je n'eus sa lettre que le
+lendemain, c'est-&agrave;-dire hier. Je restai &agrave; la porte de la prison tr&egrave;s
+longtemps&mdash;jusqu'&agrave; la nuit tomb&eacute;e. M. le pr&eacute;sident envoya trois fois
+pour me chercher.</p>
+
+<p>Louette, la femme de chambre d'Olympe vint aussi&mdash;plus de trois fois.</p>
+
+<p>&Agrave; la nuit noire, je frappai au guichet de la prison. Le concierge vint.
+Je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas pour entrer. Je voudrais savoir &agrave; quelle heure les
+prisonniers se couchent.</p>
+
+<p>Il me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est couch&eacute;e depuis longtemps. Je le remerciai et je partis.</p>
+
+<p>Je sortis dans la campagne et je pris le chemin qui m&egrave;ne &agrave; la ferme de
+Bois-Biot. J'allais vite, comme si on m'e&ucirc;t attendu &agrave; un rendez-vous.</p>
+
+<p>Dans l'aire de la ferme, les gens &eacute;taient rassembl&eacute;s et causaient tous &agrave;
+la fois. Quelque chose d'insolite s'&eacute;tait pass&eacute;, je le vis bien et je
+m'approchai.</p>
+
+<p>&mdash;C'est M. le juge. Il va nous dire pourquoi on a mis la petite
+demoiselle en prison!</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'on l'accuse d'avoir tu&eacute; quelqu'un, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Ils se mirent &agrave; rire. Puis un gars dit:</p>
+
+<p>&mdash;Dame! il y a de si dr&ocirc;les de choses dans ce monde-ci!</p>
+
+<p>Et un autre demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Est ce que c'est vous qui la condamnerez, M. le juge?</p>
+
+<p>Je me mis rire &agrave; mon tour.</p>
+
+<p>Ils me racont&egrave;rent que la justice avait op&eacute;r&eacute; une descente dans
+l'ancienne chambre de Jeanne. On avait trouv&eacute; et emport&eacute; une bo&icirc;te &agrave;
+ouvrage. Parmi les preuves qui accablent ma ch&egrave;re petite femme, celle-ci
+est une des plus lourdes. Mais Jeanne est innocente.</p>
+
+<p>Je quittai ces braves gens, qui ne riaient plus. J'allai &agrave; notre haie.
+Je m'assis sur l'herbe mouill&eacute;e.&mdash;Pour moi, Jeanne &eacute;tait accroupie parmi
+les feuilles et cueillait des primev&egrave;res. Nous f&ucirc;mes ensemble toute la
+nuit. Je ne dormis pas.</p>
+
+<p>Je me levai sans fatigue, avec le soleil. En repassant devant la ferme,
+je dis:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mes amis, ce n'est pas moi qui la condamnerai.</p>
+
+<p>La fermi&egrave;re me demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Comment ferez-vous, M. le juge, si elle est coupable?</p>
+
+<p>Je me rendis &agrave; la porte de la prison pour savoir si Jeanne avait bien
+dormi. Le guichetier me fit un salut de connaissance et me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est elle qui voudrait bien avoir de vos nouvelles!</p>
+
+<p>Je lui mis une pi&egrave;ce d'argent dans la main et il me promit de dire &agrave;
+Jeanne que je l'aimais toujours bien.</p>
+
+<p>M. le pr&eacute;sident Ferrand ne se l&egrave;ve gu&egrave;re qu'&agrave; neuf heures. J'allai chez
+moi o&ugrave; je trouvai les lettres de ma m&egrave;re et de mes s&oelig;urs. Je les lus.
+Je pr&eacute;f&eacute;rai bien la col&egrave;re de maman au pardon de mes s&oelig;urs. Je t'assure
+qu'elle est tr&egrave;s bonne. Mes s&oelig;urs ne sont pas m&eacute;chantes, mais elles ont
+envie de se marier. Je trouvai M. Ferrand &agrave; son bureau. Il &eacute;tait entour&eacute;
+des pi&egrave;ces relatives &agrave; l'assassinat de Rochecotte.</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre M. Thibaut, dit-il en m'apercevant, c'est &eacute;pouvantable.
+Nous avons tous &eacute;t&eacute; tromp&eacute;s indignement.</p>
+
+<p>M. Ferrand a toujours &eacute;t&eacute; bon pour moi. Il &eacute;tait l'ami de mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Le mieux pour vous, ajouta-t-il, serait de faire un voyage. Je me
+charge de vous obtenir un cong&eacute;.</p>
+
+<p>Je ne m'&eacute;tais pas assis. J'&eacute;tais aupr&egrave;s de son bureau, la t&ecirc;te pench&eacute;e
+et mes yeux parcouraient la pi&egrave;ce qu'il &eacute;tait en train de lire. C'&eacute;tait
+une copie de l'acte d'accusation.</p>
+
+<p>&mdash;M. le pr&eacute;sident, demandai-je, est-ce que vous la croyez coupable?</p>
+
+<p>Il eut un sourire de compassion et garda le silence.</p>
+
+<p>Je pris dans mon portefeuille la lettre d'Albert qu'il m'avait &eacute;crite en
+r&eacute;ponse &agrave; mes questions au sujet de Jeanne. Tu te souviens, Geoffroy?</p>
+
+<p>C'est la seule fois que j'aie en un soup&ccedil;on. J'&eacute;tais affol&eacute; par ces
+d&eacute;nonciations anonymes, et j'avais &eacute;crit &agrave; Albert pour lui demander s'il
+connaissait ma Jeanne.</p>
+
+<p>Sur ma pri&egrave;re, M. le pr&eacute;sident eut la bont&eacute; de lire la lettre. Quand il
+l'eut achev&eacute;e, il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, cher M. Thibaut, je savais bien que vous &eacute;tiez de bonne foi.
+Je suis content n&eacute;anmoins d'avoir eu communication de cette pi&egrave;ce, qui
+excuse jusqu'&agrave; un certain point votre erreur.</p>
+
+<p>Il me rendit la lettre.</p>
+
+<p>Cela me donna un grand coup, car cette lettre &eacute;tait pour moi l'&eacute;vidence,
+et, je croyais qu'apr&egrave;s l'avoir lue, M. le pr&eacute;sident changerait
+d'opinion sur Jeanne.</p>
+
+<p>Je demandai encore.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous la croyez coupable?</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher ami, me r&eacute;pondit-il tr&egrave;s affectueusement, cela importe peu
+puisque je ne suis pas charg&eacute; de l'instruction. J'ai ici les pi&egrave;ces
+parce que M. Cressonneau est arriv&eacute; hier au soir. Il repart aujourd'hui.</p>
+
+<p>Je relevai la t&ecirc;te. Ces choses accablantes me donnaient du courage et je
+sentis que ma voix s'affermissait quand je repris:</p>
+
+<p>&mdash;M. le pr&eacute;sident, je vous demande la permission de voir ma femme.</p>
+
+<p>Il r&eacute;p&eacute;ta ce mot <i>ma femme</i>, d'un ton scandalis&eacute;, mais doux et plein de
+compassion. Son regard &eacute;tait moins froid que d'habitude.</p>
+
+<p>&mdash;C'est malheureusement vrai, pronon&ccedil;a-t-il tout bas. Si je m'&eacute;tais cru
+hier, j'aurais battu M. Pivert qui a laiss&eacute; le fait s'accomplir. Une
+heure plus t&ocirc;t, vous &eacute;tiez sauv&eacute;!</p>
+
+<p>Une chaleur monta &agrave; mon front et mon c&oelig;ur battit comme de joie.</p>
+
+<p>&mdash;Je remercie Dieu de ce retard, M. le pr&eacute;sident, puisque ce retard a
+donn&eacute; &agrave; Jeanne un protecteur. Je vous ai demand&eacute; la permission de voir
+ma femme.</p>
+
+<p>Il se leva.</p>
+
+<p>&mdash;M. Thibaut, r&eacute;pliqua-t-il, je suis f&acirc;ch&eacute; de vous refuser. Ce n'est pas
+&agrave; vous qu'il faut apprendre la loi. L'accus&eacute;e est au secret. Il me salua
+le premier. Je me dirigeai aussit&ocirc;t vers la porte.</p>
+
+<p>Pendant que j'&eacute;tais en chemin, il me dit, retrouvant quelque chose de
+son accent affectueux:</p>
+
+<p>&mdash;Mon jeune coll&egrave;gue, vous me pardonnerez si j'ai mis fin &agrave; cette sc&egrave;ne
+p&eacute;nible. Je vous plains de tout mon c&oelig;ur, et je voudrais vous servir.
+Faites un voyage. Vous n'ignorez pas que je quitte le ressort. &Agrave; Paris,
+o&ugrave; je vais, je vous promets de m'employer activement pour vous obtenir
+une autre r&eacute;sidence. D&eacute;sormais, vous ne seriez pas bien ici.</p>
+
+<p>Je l'&eacute;coutais, arr&ecirc;t&eacute; sur le seuil. J'attendis qu'il e&ucirc;t achev&eacute; pour
+demander:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce aujourd'hui qu'elle part pour Paris?</p>
+
+<p>Il secoua la t&ecirc;te affirmativement.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quelle heure?</p>
+
+<p>M. le pr&eacute;sident me tourna le dos et je sortis.</p>
+
+<p>Je retournai &agrave; la prison tout expr&egrave;s pour avoir r&eacute;ponse &agrave; la question
+que M. Ferrand avait laiss&eacute;e sans r&eacute;plique. Le guichetier me donna un
+petit bout d'ardoise sur lequel &eacute;taient &eacute;crits ces mots avec la pointe
+d'une &eacute;pingle:</p>
+
+<p>&laquo;Merci, Lucien, je voudrais mourir.&raquo;</p>
+
+<p>Le d&eacute;part avait lieu &agrave; dix heures du soir.</p>
+
+<p>Quand je rentrai &agrave; la maison, ma m&egrave;re &eacute;tait venue avec ma s&oelig;ur Julie.
+C&eacute;lestine me tenait rigueur.</p>
+
+<p>Je n'avais pas mang&eacute; depuis la vieille au matin. Je me fis servir une
+soupe. Pendant que j'&eacute;tais &agrave; table, Louette, la femme de chambre
+d'Olympe, entra sans s'&ecirc;tre fait annoncer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien! me cria-t-elle d&egrave;s le seuil, voil&agrave; de l'ouvrage! M<sup>me</sup>
+la marquise deviendra imb&eacute;cile de tout &ccedil;a ou folle. Avez-vous jamais vu
+rien de pareil? Elle m'a dit: &laquo;Louette, il faut que tu le voies, ce
+pauvre M. Lucien, quand tu devrais entrer par la fen&ecirc;tre. Et dis-lui
+bien que je ne lui en veux pas pour tout l'ennui que &ccedil;a me procure.&raquo;
+Pensez-vous qu'elle soit appel&eacute;e comme t&eacute;moin dans l'affaire, vous M.
+Thibaut? Vous mangez de bon app&eacute;tit, oui! &ccedil;a va lui faire plaisir de
+savoir que vous n'avez pas mal au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>J'appelai mon domestique et je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as eu tort de laisser entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous nous renvoyez! s'&eacute;cria Louette. C'est bien fait! Il ne
+faut jamais s'avancer avec certaines gens... &Agrave; vous revoir tout de m&ecirc;me,
+M. Thibaut. Quand M<sup>me</sup> la marquise me consultera, elle choisira
+autrement, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>Elle sortit et ne se priva pas de m'appeler grand b&ecirc;ta dans
+l'antichambre.</p>
+
+<p>Je bus un verre de vin apr&egrave;s ma soupe, je voulais &ecirc;tre fort.</p>
+
+<p>La visite de Louette m'avait mis dans l'esprit des pens&eacute;es dont je
+n'avais que faire. Je me mis &agrave; r&ecirc;ver. D'abord, je songeai &agrave; Olympe,
+ensuite au pr&eacute;sident Ferrand, ensuite &agrave; l'homme qui m'avait vendu le
+talisman.</p>
+
+<p>Pourquoi mettais-je ici le pr&eacute;sident en tiers?</p>
+
+<p>Je lui gardais de la rancune pour son refus de ce matin, mais quant &agrave; le
+soup&ccedil;onner capable d'une mauvaise action, non.</p>
+
+<p>L'accusation vague&mdash;le fameux fragment&mdash;que tu auras d&ucirc; trouver dans le
+dossier ne s'appliquait pas &agrave; lui nomm&eacute;ment.</p>
+
+<p>Pourtant, il avait servi de tuteur &agrave; Olympe, mais seulement pendant les
+derniers mois de sa minorit&eacute;, et en remplacement du premier tuteur
+nomm&eacute;, qui avait disparu dans une f&acirc;cheuse affaire.</p>
+
+<p>J'&eacute;cartai M. le pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>Rest&egrave;rent Olympe et M. Louaisot de M&eacute;ricourt....</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; juge, Geoffroy. J'ai respect&eacute;, je respecte encore sinc&egrave;rement
+les magistrats dignes de ce nom, mais je suis pay&eacute; pour m'avoir pas
+beaucoup de foi dans l'infaillibilit&eacute; des jugements humains.</p>
+
+<p>En somme, je ne savais rien alors de ce que je sais maintenant. Je
+regrettais d'avoir &eacute;t&eacute; dur envers Louette, c'est-&agrave;-dire envers Olympe.
+Il y avait un fait certain: la justice se trompait.</p>
+
+<p>Mais pour se tromper, la justice n'a besoin que d'elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ce sont des hommes qui la rendent.</p>
+
+<p>Je suis un pauvre esprit, tu vas bien le voir. Tout en rejetant sur la
+justice le fardeau entier de l'erreur, j'&eacute;tais pris de soudaines et
+furieuses col&egrave;res contre Olympe et son Louaisot.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient eux qui devaient avoir sur la conscience de ces fardeaux qu'on
+d&eacute;charge &agrave; la cour d'assises. J'en &eacute;tais s&ucirc;r, je l'aurais jur&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient eux que le banc des accus&eacute;s r&eacute;clamait. Je les y voyais.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais leur juge et je les condamnais....</p>
+
+<p>Puis je m'effrayais de moi-m&ecirc;me et j'avais peur d'&ecirc;tre fou.</p>
+
+<p>Je dois constater cependant que je n'avais &eacute;prouv&eacute;, depuis mon malheur,
+aucun sympt&ocirc;me du mal mental que tu connais. J'&eacute;tais absolument
+moi-m&ecirc;me.&mdash;<i>L'autre moi</i> n'avait pas parl&eacute;.</p>
+
+<p>&Agrave; six heures du soir, j'avais achev&eacute; de pr&eacute;parer mes bagages. Tu
+comprends bien que ma femme partant je ne pouvais pas rester derri&egrave;re
+elle.</p>
+
+<p>&Agrave; sept heures, je me rendis au chemin de fer pour savoir si la justice
+aurait un train sp&eacute;cial. J'&eacute;prouvai un grand plaisir &agrave; apprendre que
+Jeanne devait prendre le convoi public, o&ugrave; on r&eacute;servait seulement pour
+elle et ses gardiens un wagon &agrave; part.</p>
+
+<p>J'allais faire le voyage avec elle.</p>
+
+<p>J'avais le temps. Je me rendis encore une fois au Bois-Biot Je priai,
+agenouill&eacute; au pied de la haie, sous le grand vieux ch&acirc;taignier.
+J'emportai la derni&egrave;re fleur du ch&egrave;vrefeuille....</p>
+
+<p>&Agrave; dix heures, nous part&icirc;mes d'Yvetot pour Paris. J'avais bien regard&eacute;
+tous les wagons composant le train et je m'&eacute;tais mis le plus pr&egrave;s
+possible de celui o&ugrave; je supposais Jeanne.</p>
+
+<p>&Agrave; la gare de Rouen, je crus voir une petite main derri&egrave;re le rideau du
+compartiment ferm&eacute;.</p>
+
+<p>Ce fut tout. Si le train avait heurt&eacute; contre un obstacle et s'&eacute;tait
+broy&eacute; comme il arrive, j'aurais peut-&ecirc;tre sauv&eacute; Jeanne.</p>
+
+<p>Si nous &eacute;tions morts tous les deux&mdash;ensemble! je songeai &agrave; cela.</p>
+
+<p>Mais qu'allais-je donc faire &agrave; Paris? Je ne me demandai cela qu'&agrave; la
+gare Saint-Lazare. Jusque-l&agrave;, j'allais comme un homme s&ucirc;r de son fait
+qui croit avoir bien conscience de sa conduite et de son devoir.</p>
+
+<p>&Agrave; la gare, quand je regardai au dedans moi, j'y d&eacute;couvris le vide. Je
+voulais faire, faire, faire, mais quoi?</p>
+
+<p>J'essayai en vain d'entrevoir Jeanne. On fit sortir tous les voyageurs
+avant d'ouvrir le wagon r&eacute;serv&eacute;.</p>
+
+<p>Un terrible d&eacute;couragement me prit dans la rue. Il me semblait que
+j'avais oubli&eacute; pourquoi j'&eacute;tais venu.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; mon erreur, je ne l'avais jamais su....</p>
+
+<p>Je descendis &agrave; mon h&ocirc;tel ordinaire. Je t&acirc;chai de r&eacute;fl&eacute;chir. Apr&egrave;s quoi,
+je me suis mis &agrave; t'&eacute;crire cette lettre que j'ach&egrave;ve.</p>
+
+<p>Cela m'a calm&eacute;. Je sais ce que je veux faire.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 76</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite par Lucien sans signature ni suscription)</p>
+
+<p>Paris. 8 septembre, midi.</p>
+
+<p>Je sors de chez M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;, le juge d'instruction. Il est tr&egrave;s
+bien log&eacute; dans une des maisons neuves de la place Saint-Michel aupr&egrave;s de
+la fontaine. Il m'a montr&eacute; tout son appartement et m'a pri&eacute; de regarder
+&agrave; sa vue&raquo;.</p>
+
+<p>Il voit de ses fen&ecirc;tres le palais, la Sainte-Chapelle et tout un
+panorama de monuments.</p>
+
+<p>Il y a vraiment une grande diff&eacute;rence entre un juge comme moi et un juge
+comme lui. Il a un boudoir, et sa robe de chambre lui donne l'air d'un
+petit duc.</p>
+
+<p>J'avais peur d'arriver trop matin &agrave; cause du voyage qu'il venait de
+faire, mais il ne m'a pas fait attendre du tout.</p>
+
+<p>Je suis entr&eacute; dans sa salle &agrave; manger o&ugrave; il d&eacute;jeunait d'un &oelig;uf frais et
+d'une c&ocirc;telette.</p>
+
+<p>Il est jeune encore, assez joli gar&ccedil;on, vif, p&eacute;tulant, spirituel et un
+peu bavard. Sous sa calotte de velours il n'y a presque plus de cheveux.
+Tu vois si je suis froid, j'ai remarqu&eacute; tout cela.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez donc, mon cher coll&egrave;gue, entrez donc, m'a-t-il dit en me
+tendant la main sans se lever. On va vous donner un bon fauteuil, car
+vous avez pass&eacute; une mauvaise nuit. Je vous voyais &agrave; toutes les gares.
+Pauvre cher gar&ccedil;on! vous me faisiez l'effet d'une &acirc;me en peine! Quel
+singulier cas que le v&ocirc;tre! Voulez-vous faire comme moi? un &oelig;uf? une
+c&ocirc;telette?</p>
+
+<p>Je remerciai et je pris le fauteuil qu'on avait roul&eacute; vers la table &agrave;
+mon intention. M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;, quand je fus assis, me serra de
+nouveau la main le plus cordialement du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Ma parole, reprit-il, je vous attendais presque. Je suis enchant&eacute; de
+vous voir: s&eacute;rieusement, je ne mens pas: j'ai beaucoup entendu parler de
+vous, comme bien vous pensez, depuis l'affaire, mais aussi auparavant et
+autrement, M. Ferrand vous regardait alors comme tr&egrave;s fort. Vous savez
+que nous l'avons &agrave; Paris? Sa nomination doit &ecirc;tre au <i>Moniteur</i>
+d'aujourd'hui.... Connaissez-vous l&agrave;-bas une demoiselle Agathe? Agathe
+Desrosiers?</p>
+
+<p>J'aurais voulu l'interrompre, mais ce n'&eacute;tait pas ais&eacute;. Il y allait
+d'une telle abondance! Je r&eacute;pondis affirmativement.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;! poursuivit-il. J'&eacute;tais &agrave; &Eacute;tretat. C'est l'affaire qui m'a
+rappel&eacute; ici. Cette demoiselle Agathe est une peste assez r&eacute;ussie. Je
+plains Pivert. C'est celui-l&agrave; un vrai na&iuml;f! Il fait des mots! La
+demoiselle Agathe nous avait racont&eacute; vos fian&ccedil;ailles. Moi, je ne suis
+pas de l'&eacute;cole formaliste, vous savez. Les convenances sont du drap dont
+on habille la sottise. Je ne m'en sers tout juste que pour ne pas aller
+en chemise. Ne craignez donc rien de moi. Je ne vous m&eacute;prise pas le
+moins du monde. Vous &ecirc;tes un original, eh bien! apr&egrave;s?</p>
+
+<p>Il cassa la coque de son &oelig;uf en petits morceaux et se servit la
+c&ocirc;telette.</p>
+
+<p>Je ne peux pas te dire l'air que j'avais, mais je ne ressentais pas
+encore trop d'impatience.</p>
+
+<p>Pendant que M. Cressonneau op&eacute;rait son changement d'assiettes, je saisis
+le joint et je dis:</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais venu pour vous demander s'il me serait possible de voir ma
+femme.</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta de d&eacute;couper pour me regarder.</p>
+
+<p>&mdash;Sa femme! r&eacute;p&eacute;ta-t-il avec une nuance de reproche amical. Comme il
+vous l&acirc;che cela la bouche ouverte! Eh bien! ma parole, je ne d&eacute;teste pas
+&ccedil;a. Nous sommes de la jeune magistrature. Toutes les vieilles
+pr&eacute;cautions oratoires nous ennuient et nous d&eacute;go&ucirc;tent. Moi, par exemple,
+si je l'appelais M<sup>me</sup> Thibaut....</p>
+
+<p>Je l'interrompis pour lui dire:</p>
+
+<p>&mdash;C'est son vrai nom, c'est son seul nom.</p>
+
+<p>Son couteau s&eacute;para la c&ocirc;telette en deux d'un geste tout gaillard.</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, coll&egrave;gue, r&eacute;p&eacute;ta-t-il, c'est ma foi, la v&eacute;rit&eacute;! Seulement, je
+n'aurais pas cru que la r&eacute;clamation vint de vous. Mais quant &agrave; la voir,
+impossible! Le secret est une de ces machines surann&eacute;es qui font honte &agrave;
+la jeune &eacute;cole, mais il faut y tenir. L'accus&eacute;e est au secret ici comme
+&agrave; Yvetot.</p>
+
+<p>Je courbai la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Nous changerons tout cela, continua-t-il en mani&egrave;re de consolidation.
+Je suis pour la m&eacute;thode anglaise et toute la jeune &eacute;cole avec moi. Nous
+arrivons, les vieux glissent. Je parie qu'avant vingt ans d'ici tout le
+code d'instruction criminelle sera d&eacute;moli. Nous avons d&eacute;j&agrave; bien chang&eacute;
+de fa&ccedil;ons et de tournures, dites donc! Est-ce que je ressemble, moi qui
+vous parle, &agrave; un robin du temps de Louis-Philippe? Except&eacute; la barbe....</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi... commen&ccedil;ai-je.</p>
+
+<p>&mdash;La barbe! r&eacute;p&eacute;ta-t-il avec &eacute;nergie. Voil&agrave; ce que je ne conseillerai
+jamais aux hommes de notre profession. Il faut &agrave; chaque &eacute;tat sa
+physionomie, son caract&egrave;re. Avec de la barbe on nous prendrait pour des
+artistes ou des gens de lettres! Vous vouliez faire une question?</p>
+
+<p>&mdash;J'en voulais faire plusieurs.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous g&ecirc;nez pas! J'&eacute;coute.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord....</p>
+
+<p>&mdash;Avec moi, ne vous g&ecirc;nez jamais! J'aurai toujours le plus grand plaisir
+&agrave; vous &ecirc;tre agr&eacute;able, et si vos questions ne me vont pas, je me
+dispenserai d'y r&eacute;pondre, voil&agrave;. Allez.</p>
+
+<p>Il avala un verre de vin en riant d'un air satisfait.</p>
+
+<p>&mdash;Ma premi&egrave;re question, dis-je, est probablement de celles que vous
+croirez devoir laisser sans r&eacute;ponse. Je d&eacute;sirerais savoir ce que vous
+pensez de la position judiciaire de l'accus&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! coll&egrave;gue, fit-il, en reposant son verre, c'est l&agrave; ce qui vous
+trompe! Jeune &eacute;cole des pieds &agrave; la t&ecirc;te! Au Palais, je suis bien oblig&eacute;
+de suivre une routine: les vieux me mangeraient, mais chez moi, j'agis &agrave;
+ma guise. &Agrave; quoi bon des cachotteries?... En premier lieu, il n'y a pas
+&agrave; dire, voyez-vous, elle est d&eacute;licieusement jolie.... Il parait que votre
+pr&eacute;sident Ferrand avait vu son portrait. Pivert me l'a dit hier, apr&egrave;s
+la tripot&eacute;e de reproches qu'il a re&ccedil;ue du m&ecirc;me pr&eacute;sident. C'est son pain
+quotidien. Il arrivera &agrave; force de verges. Vous voyez comme je suis sans
+fa&ccedil;on dans mon langage. Jeune &eacute;cole, Pivert m'a dit: &laquo;Puisque M. le
+pr&eacute;sident lui servait de t&eacute;moin, il aurait bien pu la reconna&icirc;tre.&raquo;
+Dame! &ccedil;a parait plausible, mais... &agrave; quoi pensez-vous donc, coll&egrave;gue?</p>
+
+<p>Je pensais &agrave; ce qu'il disait. C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois que j'entendais
+parler de cela, car j'eus seulement beaucoup plus tard entre les mains
+la lettre o&ugrave; M<sup>lle</sup> Agathe racontait le mot prononc&eacute; par M. Ferrand &agrave; la
+vue du portrait de Jeanne. Mais au lieu d'avouer ma pr&eacute;occupation, je
+dis:</p>
+
+<p>&mdash;J'attends votre r&eacute;ponse &agrave; ma question, Monsieur et cher coll&egrave;gue.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, fit-il, la... distraction de M. le pr&eacute;sident ne vous frappe
+pas? Tant mieux! c'est sans doute qu'elle n'a aucune importance. Je vous
+disais donc que l'accus&eacute;e est adorable. Mais ceci n'a pas encore &eacute;t&eacute;
+class&eacute;, m&ecirc;me par la jeune &eacute;cole, au nombre des circonstances
+att&eacute;nuantes. Mon opinion sur la situation, judiciaire de l'accus&eacute;e, je
+vais vous la dire sans la m&acirc;cher. L'accus&eacute;e est perdue de fond en
+comble. Sa culpabilit&eacute; est plus claire que le jour, ceci ne serait rien,
+mais en m&ecirc;me temps, ce qui est tout, plus facile &agrave; d&eacute;montrer que deux et
+deux font quatre.</p>
+
+<p>Il repoussa son si&egrave;ge et prit un cure-dents.</p>
+
+<p>J'essuyai la sueur de mon front. M. Cressonneau me tendit la main pour
+la troisi&egrave;me fois.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez voulu savoir et j'ai parl&eacute;, me dit-il d'un ton s&eacute;rieux. Il
+est bon de ne pas garder d'illusions. L'affaire est simple comme
+bonjour. C'est Fanchette qui a commis le crime, et Jeanne est Fanchette.
+Voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>&mdash;Et si Jeanne n'&eacute;tait pas Fanchette? demandai-je.</p>
+
+<p>Il me regarda avec une curiosit&eacute; qui n'&eacute;tait pas sans inqui&eacute;tude.</p>
+
+<p>Mais j'avais parl&eacute; au hasard.</p>
+
+<p>Il se leva. Je fis aussit&ocirc;t comme lui. Loin de me renvoyer, il passa son
+bras sous le mien, et me conduisit voir ses richesses.</p>
+
+<p>Ses fa&iuml;ences lui donnaient beaucoup de fiert&eacute;. Il en causait presque
+aussi volontiers que de &laquo;sa vue&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons vos autres questions, me dit-il en toquant une terre cuite
+qu'il affirma &ecirc;tre de Clodion.</p>
+
+<p>&mdash;J'ose &agrave; peine formuler le d&eacute;sir que j'ai, murmurai-je. Cette fameuse
+photographie, je ne l'ai jamais eue....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! parbleu! interrompit-il, la chose sera originale! Je vais non
+seulement vous la montrer, mais vous faire cadeau d'un exemplaire.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai! m'&eacute;criai-je tout tremblant.</p>
+
+<p>Il prit dans sa poche une enveloppe de lettre qui contenait deux
+&eacute;preuves du portrait dont il a &eacute;t&eacute; si souvent question.</p>
+
+<p>J'en avais d&eacute;j&agrave; vu une chez M. Louaisot, mais il avait refus&eacute; de la
+mettre en ma possession. Je saisis avidement celle que M. Cressonneau me
+tendait. J'avais un espoir. Il y a de si singuli&egrave;res ressemblances! Mais
+apr&egrave;s avoir fait subir au portrait un minutieux, un douloureux examen,
+je laissai retomber mes deux bras.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, fit M. Cressonneau, je n'&eacute;tais pas f&acirc;ch&eacute; de voir votre
+impression, c'est vrai, quoique le plaisir de vous &ecirc;tre agr&eacute;able m'e&ucirc;t
+amplement suffi. Vous en &eacute;tiez toujours &agrave; vos id&eacute;es de s&eacute;parer Jeanne de
+Fanchette? Mais maintenant, c'est bien fini, hein?</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&mdash;Du moins, ce portrait est bien parfaitement celui de ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout ce que vous aviez &agrave; me demander, coll&egrave;gue?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais ceci est ma derni&egrave;re requ&ecirc;te. Je vous supplie de m'apprendre
+s'il y a pour moi un moyen quelconque de parvenir jusqu'&agrave; ma femme.</p>
+
+<p>M. Cressonneau fut un instant avant de me r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'aimez bien! murmura-t-il enfin.</p>
+
+<p>Puis il haussa les &eacute;paules et poursuivit du ton qu'on prend pour
+sugg&eacute;rer les exp&eacute;dients impossibles:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois rien... rien! &agrave; moins qu'il ne vous passe par la t&ecirc;te de
+donner votre d&eacute;mission, de vous faire inscrire au tableau, et de....</p>
+
+<p>Je ne le laissai pas achever. Je lui serrai la main fortement et je
+m'enfuis.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 77</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par Lucien. Copie.)</p>
+
+<p>Paris. 8 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. le pr&eacute;sident du tribunal civil d'Yvetot.</i></p>
+
+<p>M. le pr&eacute;sident,</p>
+
+<p>J'ai l'honneur de remettre entre vos mains, selon l'usage hi&eacute;rarchique,
+ma d&eacute;mission, adress&eacute;e &agrave; M. le garde des Sceaux, et que je vous prie de
+vouloir bien lui faire tenir. Veuillez agr&eacute;er, M. le pr&eacute;sident, etc.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 78</h4>
+
+<p class="center">(Copie de la d&eacute;mission de L. Thibaut, adress&eacute;e au ministre de la
+justice.)</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 79</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par L. Thibaut. Copie.)</p>
+
+<p>Paris. 8 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. le b&acirc;tonnier de l'ordre des avocats, &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Monsieur et tr&egrave;s honor&eacute; confr&egrave;re,</p>
+
+<p>En conformit&eacute; de ma d&eacute;mission envoy&eacute;e aujourd'hui m&ecirc;me &agrave; qui de droit,
+j'ai l'honneur de solliciter mon inscription au tableau des avocats pr&egrave;s
+la cour imp&eacute;riale de Paris. Je joins mon dipl&ocirc;me de licenci&eacute; en droit.</p>
+
+<p>L'acceptation de M. le garde des Sceaux vous sera ult&eacute;rieurement
+adress&eacute;e, avec les pi&egrave;ces n&eacute;cessaires que vous voudriez bien me
+r&eacute;clamer. J'ai l'honneur d'&ecirc;tre avec respect, etc.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 80</h4>
+
+<p class="center">(Extrait du <i>Moniteur universel</i>. Partie officielle du 8 septembre
+1865.)</p>
+
+<p>M. C.-B. Ferrand, pr&eacute;sident du tribunal de premi&egrave;re instance d'Yvetot,
+est nomm&eacute; conseiller pr&egrave;s la cour imp&eacute;riale de Paris.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 81</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de femme, sur papier &agrave; t&ecirc;te imprim&eacute;e, portant: &laquo;H&ocirc;tel de
+Dieppe, rue d'Amsterdam, &agrave; Paris&raquo;.)</p>
+
+<p>10 septembre.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Louaisot de M&eacute;ricourt, rue Vivienne.</i></p>
+
+<p>M. L. Thibaut ne pouvant ni &eacute;crire ni quitter sa chambre, prie M.
+Louaisot de vouloir bien venir le trouver &agrave; l'adresse indiqu&eacute;e
+ci-dessus.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 82</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite par Louaisot.&mdash;Sans signature.)</p>
+
+<p>Paris. 11 septembre 65.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.</i></p>
+
+<p>L'agneau est bien malade, mais il gu&eacute;rira. Il cherche, il br&ucirc;le. Il m'a
+propos&eacute; beaucoup d'argent, savez-vous pourquoi? <i>Pour retrouver
+Fanchette.</i> Je vous dis qu'il br&ucirc;le.</p>
+
+<p>Ce qui reste &agrave; fabriquer doit &ecirc;tre mis en main lestement.</p>
+
+<p>Et il ne faut pas, croyez-moi, vous faire des ennemis de ceux qui
+peuvent, &agrave; leur choix, vous donner un coup de coude ou un coup d'&eacute;paule.</p>
+
+<p>Une femme adroite attendrait encore un peu pour &ecirc;tre ingrate envers un
+vieil esclave comme moi.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 83</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de copiste. Anonyme. Papier &eacute;colier. Press&eacute;e et &agrave; suivre, si
+M. L. Thibaut est absent.)</p>
+
+<p>Paris, 12 septembre.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, &agrave; Yvetot.</i></p>
+
+<p>Une personne qui s'est d&eacute;j&agrave; mise en communication avec M. L. Thibaut, en
+lui proposant des r&eacute;v&eacute;lations de premi&egrave;re importance contre un envoi de
+dix louis, poste restante, revient &agrave; la charge, pouss&eacute;e par le
+besoin,&mdash;et aussi par l'id&eacute;e qu'elle pourrait emp&ecirc;cher de grands
+malheurs. La personne a appris que les &eacute;v&eacute;nements ont march&eacute;. Ce n'est
+pas sa faute. Elle avait de quoi sauvegarder ceux qui ont &eacute;t&eacute; frapp&eacute;s.
+&Eacute;crire poste restante &agrave; M. J.-B. Martroy, sans m&ecirc;me envoyer d'argent. La
+personne n'est pas dans une position heureuse. Elle n'a pas non plus
+toute libert&eacute; dans ses mouvements. Les ennemis de M. L. Thibaut sont ses
+ennemis.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 84</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Louaisot. Sans signature.)</p>
+
+<p>Paris. 13 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M<sup>me</sup> la marquise de Chambray, en son h&ocirc;tel, &agrave; Yvetot.</i></p>
+
+<p>Haute et puissante dame, il para&icirc;t que vous d&eacute;daignez maintenant de
+r&eacute;pondre aux missives qu'on se fait l'honneur de vous adresser
+humblement. Seriez-vous malade comme l'agneau? Il a bel et bien une
+pleuropneumonie. Je l'ai fait visiter par mon illustre ami, le Dr
+Chapart, qui est le roi des &acirc;nes.</p>
+
+<p>Le Dr Chapart avait reconnu du premier coup l'existence d'un rhume de
+cerveau, compliqu&eacute; d'un point de c&ocirc;t&eacute; qu'il attribuait, sauf le respect
+qui vous est d&ucirc;, &agrave; des gaz. Il a ordonn&eacute; son sirop-Chapart. L'agneau
+n'en savait plus bien long, allez!</p>
+
+<p>Mais il se trouve que ma mule, attendrie par sa beaut&eacute; touchante, a jur&eacute;
+de le sauver. P&eacute;lagie est comme &ccedil;a: elle a des go&ucirc;ts de marquise.</p>
+
+<p>Parmi ses honorables connaissances, elle compte un aide-v&eacute;t&eacute;rinaire,
+destin&eacute; &agrave; un bel avenir. Frauduleusement et sans m'en pr&eacute;venir, elle a
+introduit cet artiste &agrave; l'h&ocirc;tel de Dieppe o&ugrave; demeure l'agneau.</p>
+
+<p>Ce qui est bon pour la remonte n'est sans doute pas mauvais pour
+l'homme, cr&eacute;&eacute; &agrave; l'image de Dieu, car apr&egrave;s avoir pris son rem&egrave;de de
+cheval, l'agneau s'est repiqu&eacute; &agrave; vue d'&oelig;il.</p>
+
+<p>Il ne s'agit pas du tout de cela, vous savez, &ocirc; reine! Envoyez du nerf,
+comme disait Talleyrand,&mdash;<i>de la braise</i> pour employer l'expression
+favorite de cet ignominieux J.-B. Martroy.</p>
+
+<p>Devinez pourquoi je vous parle de celui-l&agrave;?</p>
+
+<p>C'est que j'ai eu la chance d'&eacute;teindre, ce matin, le feu qui &eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+&agrave; la maison, Madame et ch&egrave;re patronne. Non pas chez l'agneau, mais &agrave;
+l'h&ocirc;tel de Chambray.</p>
+
+<p>Que payez-vous aux pompiers?</p>
+
+<p><i>Martroy est &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Non seulement Martroy est &agrave; Paris, mais il cherche &agrave; se mettre en
+relation avec l'agneau.</p>
+
+<p>Et ce n'est pas la premi&egrave;re fois &agrave; ce qu'il para&icirc;t. Du moins sa lettre
+que j'ai chip&eacute;e&mdash;cachets intacts, rassurez-vous&mdash;sur la table de nuit de
+l'agneau, et lue d'un bout &agrave; l'autre avec le plus vif int&eacute;r&ecirc;t, se r&eacute;f&egrave;re
+&agrave; un autre message dont la date m'est inconnue.</p>
+
+<p>Ce premier message dut rester sans r&eacute;ponse. Pourquoi? Je n'en sais rien.
+Peut-&ecirc;tre parce que Martroy demandait 200 francs. J'ai appris que
+l'agneau donnait toutes ses petites rentes et une bonne partie de son
+traitement pour la toilette de ses s&oelig;urs.&mdash;Et puis, si les gens comme
+lui savaient s'y prendre, ne f&ucirc;t-ce qu'un peu, on aurait le cou cass&eacute;
+toutes les trois enjamb&eacute;es.</p>
+
+<p>Ci-joint copie de la missive de Martroy.... Vous avez lu? Qu'en
+dites-vous?</p>
+
+<p>Ce serait dommage d'&eacute;chouer quand on est si pr&egrave;s du port.</p>
+
+<p>Le vieux dernier vivant baisse, baisse, baisse!</p>
+
+<p>Il ne veut plus manger de crainte de d&eacute;penser. Depuis qu'il a chass&eacute; son
+dernier domestique, il va chercher son sou de lait, lui-m&ecirc;me, dans sa
+bo&icirc;te, avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes.</p>
+
+<p>Son chien lui fait peur, sans &ccedil;a il le tuerait.</p>
+
+<p>Il ramasse des cro&ucirc;tes de pain dans les chiffons.</p>
+
+<p>P&eacute;lagie va toujours le voir et lui porte des petits morceaux de sucre.
+Il les met en tas dans son armoire. Il en a haut comme moi.</p>
+
+<p>Et il tousse &agrave; faire trembler. Ce n'est plus le squelette d'un vieux
+coquin, c'est l'ombre d'un singe.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur, Madame et incomparable suzeraine, de solliciter vos
+instructions. Faut-il tendre une rati&egrave;re? Martroy est un retors, mais si
+l'argent ne manque pas....</p>
+
+<p>Envoyez donc une bonne fois ce qu'il faut, sans liarder, &ocirc; reine!</p>
+
+<p>C'est ce Martroy qui satisferait bien la curiosit&eacute; de l'agneau au sujet
+de Fanchette!...</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 85</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme. &Eacute;criture compl&egrave;tement d&eacute;guis&eacute;e. Sans date.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Louaisot, &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Vous aurez &eacute;t&eacute; mon mauvais g&eacute;nie depuis mon enfance jusqu'&agrave; la fin. Vous
+ne manquerez pas d'argent.</p>
+
+<p>Puisque je ne peux pas &ecirc;tre heureuse, je veux &ecirc;tre riche. Rien ne
+m'arr&ecirc;tera, cette fois, je le veux!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 86</h4>
+
+<p class="center">(De la main d'un &eacute;crivain public, sign&eacute;e d'une croix, par Fran&ccedil;ois
+Bochon, valet de chambre.)</p>
+
+<p>Yvetot, 16 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, d&eacute;missionnaire, &agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>La pr&eacute;sente est pour vous faire savoir que &ccedil;a ne me chausse qu'&agrave; moiti&eacute;
+de supporter les raisons de Madame et de ses demoiselles, du matin
+jusqu'au soir, par la mauvaise humeur qu'elles ont de ne pas pouvoir
+taper sur vous.</p>
+
+<p>J'y mets encore de la patience assez, parce que je ne peux pas dire le
+contraire que c'est maladroit &agrave; Monsieur d'avoir l&acirc;ch&eacute; un bon &eacute;tat pour
+se mettre &agrave; rien faire &agrave; la suite d'une b&ecirc;tise comme celle que Monsieur
+a faite. N'emp&ecirc;che que, trouvant une bonne place en ville, avec un
+particulier seul et gar&ccedil;on, pas mari&eacute;, je prie bien Monsieur de me payer
+mon compte en me disant qu'il n'a plus besoin de moi et un certificat.</p>
+
+<p>Rien de nouveau d'ailleurs, si ce n'est que Madame et ses deux
+demoiselles parlent du matin au soir de vous faire interdire de vos
+droits dans la soci&eacute;t&eacute;. Comme elles n'osent plus sortir dans la rue,
+rapport &agrave; ce qu'elles croient que les polissons vont les suivre au
+doigt, elles sont toujours &agrave; la maison, et c'est pour &ccedil;a que je m'en
+vas.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise de Chambray est partie hier avec Louette. En voil&agrave; une
+qui chante partout que Monsieur n'a point d'esprit. Dame! Elle a ses
+raisons pour &ccedil;a, moi, je ne me m&ecirc;le que de mes affaires. Et bien juste.</p>
+
+<p>Le nouveau M. le pr&eacute;sident est arriv&eacute;. C'est un petit sec, grav&eacute; de la
+v&eacute;rette. Il n'y a plus rien pour ceux de Normandie. C'est un Picard.</p>
+
+<p>Quant &agrave; la chose de vos noces, &ccedil;a ne faiblit pas, on en parlera
+longtemps.</p>
+
+<p>De cette histoire-l&agrave;, ils disent que le petit M. Pivert va enfler et se
+marier. Ce qui casse les uns raccommode les autres.</p>
+
+<p>Rien autre &agrave; vous marquer que mon d&eacute;vouement et mes gages &agrave; me payer.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 87</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien, p&eacute;nible et alt&eacute;r&eacute;e.&mdash;Sans adresse.)</p>
+
+<p>Paris. 22 septembre.</p>
+
+<p>J'ai cru que j'allais mourir. C'est toi Geoffroy &agrave; qui j'aurais l&eacute;gu&eacute; la
+continuation de ma t&acirc;che. J'avais fait, moi-m&ecirc;me, &agrave; ma derni&egrave;re heure de
+force, le paquet qui devait t'&ecirc;tre adress&eacute;.</p>
+
+<p>Je le d&eacute;fais aujourd'hui. Le recueil n'est pas complet. Dieu veut que
+j'y ajoute encore.</p>
+
+<p>Pendant ma maladie, je n'ai pas eu une minute de trouble mental. Je me
+sentais mourir. J'en &eacute;prouvais une grande joie&mdash;et un inexprimable
+chagrin.</p>
+
+<p>Mon chagrin &eacute;tait pour Jeanne que je laissais en p&eacute;ril.</p>
+
+<p>Ma joie &eacute;tait pour moi. Je m'en repens. J'ai bien souffert, mais je n'ai
+pas plus souffert que la plupart des autres hommes. Et j'ai fait mon
+devoir.</p>
+
+<p>J'ai eu autour de moi, &agrave; plusieurs reprises, pendant ma maladie, M.
+Louaisot, l'homme de la rue Vivienne, sa gouvernante P&eacute;lagie et un
+m&eacute;decin qu'il avait amen&eacute;. Mes papiers &eacute;taient &agrave; l'abri. Une seule
+lettre m'a manqu&eacute; que j'avais entrevue sur ma table de nuit.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait moi qui avais mand&eacute; Louaisot, mais je ne l'avais pas appel&eacute; en
+qualit&eacute; de garde malade.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re et mes s&oelig;urs ne m'ont pas &eacute;crit. Je n'ai aucune nouvelle de
+Jeanne, sinon par M. Cressonneau qui, par deux fois, a eu l'obligeance
+de me faire dire que la sant&eacute; de ma femme bien-aim&eacute;e n'&eacute;tait pas
+mauvaise.</p>
+
+<p>Je ne suis pas encore bien fort. La plume tremble dans ma main.</p>
+
+<p>Et pourtant Geoffroy, l'heure de travailler arrive. Jeanne m'attend. Je
+vais me mettre &agrave; l'&oelig;uvre. Je sens que je serai courageux et patient.</p>
+
+<p>Dieu est bon de m'avoir conserv&eacute; pour ma t&acirc;che.</p>
+
+<p>Les assises me trouveront pr&ecirc;t, Geoffroy. Jeanne n'y viendra pas seule.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 88</h4>
+
+<p class="center">(Extrait du <i>Moniteur universel</i>, partie officielle. Num&eacute;ro du 24
+septembre 1865.)</p>
+
+<p>M. Pivert (A), substitut du procureur imp&eacute;rial &agrave; Yvetot, est nomm&eacute; juge,
+pr&egrave;s du m&ecirc;me si&egrave;ge, en remplacement de M. Lucien Thibaut, dont la
+d&eacute;mission est accept&eacute;e.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 89</h4>
+
+<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des Tribunaux</i>. Num&eacute;ro du 24 septembre 1863.)</p>
+
+<p>Le tirage du jury pour la prochaine session de la cour d'assises de la
+Seine a donn&eacute; le r&eacute;sultat suivant:</p>
+
+<p>(Liste des jur&eacute;s.)</p>
+
+<p>C'est &agrave; cette session que doit venir, selon toute probabilit&eacute;, la trop
+fameuse affaire du Point-du-Jour dite l'<i>Affaire des ciseaux</i>.</p>
+
+<p>On d&eacute;signe pour pr&eacute;sider la cour d'assises, le conseiller nouvellement
+nomm&eacute;, M. Ferrand, qui passe pour un magistrat de haut savoir et
+d'avenir.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 90</h4>
+
+<p class="center">(Du b&acirc;tonnier de l'ordre des avocats de Paris, sign&eacute;e par lui, &eacute;crite
+par un exp&eacute;ditionnaire.)</p>
+
+<p>Paris, 26 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, avocat &agrave; la Cour imp&eacute;riale.</i></p>
+
+<p>(Avis officiel de son inscription au tableau.)</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 91</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite par un exp&eacute;ditionnaire. Sign&eacute;e par le pr&eacute;sident des assises.)</p>
+
+<p>Paris. 28 septembre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, avocat et C<sup>ie</sup>.</i></p>
+
+<p>(Envoi d'une carte sp&eacute;ciale pour entrer &agrave; la prison.)</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 91 bis</h4>
+
+<p>Carte d'admission</p>
+
+<p>Prison de la Conciergerie</p>
+
+<p>Service des accus&eacute;s au secret</p>
+
+<p>Laissez entrer dans la chambre de l'accus&eacute;e Jeanne P&eacute;ry, femme Thibaut,
+M. Lucien Thibaut, avocat, son d&eacute;fenseur.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="DEUXIEME_PARTIE" id="DEUXIEME_PARTIE"></a><a href="#table">DEUXI&Egrave;ME PARTIE</a></h2>
+
+<h3>Le d&eacute;fenseur de sa femme</h3>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_de_Geoffroya" id="Recit_de_Geoffroya"></a><a href="#table">R&eacute;cit de Geoffroy</a></h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Ib" id="Ib"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+<h3>J.-H.-M. Calvaire</h3>
+
+
+<p>Je ne lisais plus. Mes yeux restaient fix&eacute;s sur le petit carr&eacute; de papier
+qui portait l'estampille de la Conciergerie. Et mes yeux &eacute;taient
+mouill&eacute;s.</p>
+
+<p>Se peut-il qu'un laissez-passer libell&eacute; selon la formule morne des actes
+de cette sorte, produise ainsi une profonde, une enthousiaste &eacute;motion!</p>
+
+<p>Mon &acirc;me vibrait, je puis le dire, pendant que je lisais le dernier mot,
+&eacute;crit sur ce pauvre carton: &laquo;D&eacute;fenseur&raquo;!</p>
+
+<p>Une fois, Lucien me l'avait dit dans le lyrisme de sa tendresse si
+belle. Il m'avait dit: &laquo;Rien n'est pour moi au-dessus de cette fable
+splendide: Orph&eacute;e allant chercher sa femme aux enfers!&raquo;</p>
+
+<p>Aussi comme cette grande fable nous fait rire &agrave; gorge d&eacute;ploy&eacute;e, nous, le
+si&egrave;cle contempteur des g&eacute;ants, nous les impuissants et les railleurs,
+nous, les pitres de la d&eacute;cadence!</p>
+
+<p>Et Lucien avait ajout&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;Ma femme &eacute;tait dans l'enfer, je suis all&eacute; l'y chercher.&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; l'heure o&ugrave; il m'avait dit cela, je ne l'avais pas compris, mais je
+comprenais, maintenant.</p>
+
+<p>Le mari de l'accus&eacute;e &eacute;tait le d&eacute;fenseur de l'accus&eacute;e.</p>
+
+<p>Du bord o&ugrave; marche l'homme d'honneur, il se penchait, devant tous et sous
+le soleil, vers le gouffre o&ugrave; l'infamie se d&eacute;bat dans le sombre. Sa main
+s'y plongeait, fr&eacute;missante d'orgueil g&eacute;n&eacute;reux; il y cherchait, il y
+trouvait une main d&eacute;shonor&eacute;e et il la ramenait &agrave; lui, criant &agrave; la foule:</p>
+
+<p>&laquo;Je suis le mari de cette femme, et je suis son d&eacute;fenseur!&raquo;</p>
+
+<p>C'est grand, le mariage, allez, les petits ont beau rire!</p>
+
+<p>Et c'est grand aussi l'&oelig;uvre d'avocat, quoi que fassent certains
+avocats.</p>
+
+<p>Y e&ucirc;t-il, autour de ces deux nobles choses, plus de mis&egrave;res grotesques
+qu'on n'y en amoncelle &agrave; plaisir: j'entends les avocats et les maris
+eux-m&ecirc;mes, collaborateurs de toutes les com&eacute;dies, ces deux choses
+seraient grandes encore, parmi ce que le monde garde de plus grand.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais avec Lucien. Je le connaissais si bien depuis vingt-quatre
+heures! Je voyais battre &agrave; nu son excellent c&oelig;ur si na&iuml;f et si brave!
+Je devinais quelle all&eacute;gresse avait rempli tout son &ecirc;tre en lisant ce
+mot <i>d&eacute;fenseur</i> &agrave; la suite de son nom.</p>
+
+<p>Pour certains, il y a de profondes jouissances dans le sacrifice, mais
+pour Lucien, ce n'&eacute;tait pas cela.</p>
+
+<p>Lucien ne sacrifiait rien.</p>
+
+<p>L'h&eacute;ro&iuml;sme s'exhalait de son amour comme le souffle sort de nos
+poitrines. Il vivait de tendresse. Pour employer son expression qui,
+pour nous, serait pr&eacute;tentieuse, mais qui devenait si juste entre ses
+l&egrave;vres: &laquo;Jeanne &eacute;tait son &acirc;me.&raquo;</p>
+
+<p>Je n'eus pas le temps de poursuivre plus loin ma lecture. Au moment o&ugrave;
+j'allais prendre le num&eacute;ro suivant, mon domestique Guzman rentra. Il
+venait me rendre compte des deux commissions que je lui avais donn&eacute;es.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise de Chambray me faisait dire qu'elle m'attendrait, selon
+mon d&eacute;sir, ce soir, &agrave; huit heures.</p>
+
+<p>Ce devait &ecirc;tre la fameuse femme de chambre Louette qui avait transmis
+cette r&eacute;ponse, du moins je crus la reconna&icirc;tre &agrave; la description que m'en
+fit Guzman.</p>
+
+<p>Quant &agrave; M<sup>me</sup> la baronne de Fr&eacute;noy. Guzman l'avait vue elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait, au dire de Guzman, une forte femme tr&egrave;s brune, au teint presque
+gris et aux yeux brillants, pris en quelque sorte dans un r&eacute;seau de
+rides. Il me sembla que je la revoyais. C'&eacute;tait une cr&eacute;ole. Les cr&eacute;oles
+sont souvent jolies dans leur jeunesse.</p>
+
+<p>Mais l'&acirc;ge les masque d'une &eacute;trange fa&ccedil;on.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Fr&eacute;noy, veuve de Rochecotte, avait fait entrer Guzman dans sa
+chambre &agrave; coucher, o&ugrave; elle &eacute;tait &eacute;tendue sur un canap&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pas belle, pas belle, me dit Guzman. Des rides faites avec de la peau
+de serpent, des cheveux gris de fer et des yeux taill&eacute;s &agrave; pointes, comme
+les cristaux de lustres. Et tout &ccedil;a dans du lait, car elle est entour&eacute;e
+de mousseline blanche. Elle m'a dit du premier coup:</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, l&agrave;-bas, vous, ce gamin de Geoffroy aurait bien pu venir
+lui-m&ecirc;me et tout de suite. Je lui ai assez donn&eacute; de fess&eacute;es quand il
+faisait le m&eacute;chant,&mdash;et des d&icirc;ners aussi, les jours de sortie. Mon
+pauvre Albert avait de bien mauvais sujets pour amis. Guzman n'&eacute;tait pas
+sans &eacute;prouver un certain plaisir &agrave; me rapporter ces paroles.</p>
+
+<p>&mdash;La demoiselle de compagnie, reprit-il, la m&ecirc;me qui est venue ici ce
+matin chercher la r&eacute;ponse de Monsieur, pauvre diablesse, a voulu mettre
+son nez &agrave; la porte; M<sup>me</sup> la baronne lui a dit d'aller voir &agrave; ses affaires
+et qu'elle &eacute;tait curieuse comme une pie. J'aimerais mieux &ecirc;tre bourreau
+que demoiselle de compagnie, &ccedil;a, c'est s&ucirc;r. M<sup>me</sup> la baronne m'a donc
+continu&eacute;:</p>
+
+<p>&laquo;&mdash;Vous direz &agrave; M. Geoffroy de R&oelig;ux que je pleure toujours mon fils
+Albert, le jour et la nuit. C'est en automne qu'il aurait eu ses trente
+ans. Je suis oblig&eacute;e de partir parce qu'on m'a invit&eacute;e en vendanges,
+mais je compte sur M. de R&oelig;ux pour se mettre &agrave; la recherche de cette
+dr&ocirc;lesse de Fanchette. On l'a laiss&eacute;e partir. La justice est une b&ecirc;te.
+M. de R&oelig;ux nous doit bien &ccedil;a &agrave; mon fils et &agrave; moi. L'autre ami de mon
+fils, l'avocat Thibaut, s'est mis du c&ocirc;t&eacute; de la coquine. Il y a des
+hommes bien abominables! Quand je reviendrai de la Bourgogne, je verrai
+votre ma&icirc;tre. Dites-lui qu'il peut s'adresser &agrave; M. le conseiller Ferrand
+pour les d&eacute;marches. C'est un aimable homme, et fort au whist. Si on
+retrouve la cr&eacute;ature, je la d&eacute;chirerai de mes propres mains, allez!&raquo;</p>
+
+<p>Ce compte-rendu fid&egrave;le de la mission de Guzman ne me donna pas beaucoup
+&agrave; regretter le d&eacute;part de M<sup>me</sup> la baronne pour les vendanges.</p>
+
+<p>Dans mes souvenirs, c'&eacute;tait une tr&egrave;s bonne femme, mais fantasque et
+imp&eacute;rieuse. Je n'avais ni le temps, ni la volont&eacute; de m'atteler &agrave; sa
+vengeance.</p>
+
+<p>S'il m'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; donn&eacute; de la voir, j'aurais essay&eacute; de changer son
+sentiment par rapport &agrave; Jeanne, mais c'aurait &eacute;t&eacute; l&agrave; une rude besogne.</p>
+
+<p>Mon d&icirc;ner, lestement pris, pourtant, me mena jusqu'&agrave; l'heure de partir
+pour le rendez-vous de M<sup>me</sup> la marquise. Il pleuvait. Guzman mit mon
+pardessus dans la voiture ferm&eacute;e qu'il m'avait fait avancer.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; je traversais le trottoir pour monter, j'aper&ccedil;us un
+malheureux petit homme maigre et plat comme un couteau &agrave; papier qui me
+tira son vieux chapeau rouge&acirc;tre d'un air de connaissance.</p>
+
+<p>Je croyais pourtant &ecirc;tre bien s&ucirc;r de n'avoir jamais rencontr&eacute; en ma vie
+ce pauvre petit homme-l&agrave;.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait vraiment fait de mani&egrave;re &agrave; ce qu'on p&ucirc;t se souvenir de lui.</p>
+
+<p>Parmi les marchands de lorgnettes il y a de ces maigreurs, mais le
+marchand de lorgnettes prend l'usage du monde, &agrave; force d'accoster les
+Anglais. Son abord n'est ni emprunt&eacute;, ni timide.</p>
+
+<p>En outre, il parle g&eacute;n&eacute;ralement la langue de Mo&iuml;se.</p>
+
+<p>Mon petit homme parlait normand, comme je pus l'entendre au seul mot
+qu'il pronon&ccedil;a en me tendant discr&egrave;tement sa carte: un petit carr&eacute; de
+papier &eacute;colier, sur lequel &eacute;taient trac&eacute;es, en belle &eacute;criture ronde de
+copiste, ces trois lettres majuscules: J.-B.-M.</p>
+
+<p>&mdash;Calvaire! me disait-il tout bas; Calvaire!</p>
+
+<p>Il avait arrondi ses deux mains autour de sa bouche pour former
+porte-voix.</p>
+
+<p>Il y a des heures de danger et d'embarras o&ugrave; les choses qu'on ne
+comprend pas font peur. Je regardai le petit homme avec d&eacute;fiance.</p>
+
+<p>C'est bien, en apparence, la plus inoffensive et la plus pauvre cr&eacute;ature
+qu'on puisse imaginer. Outre son chapeau roussi qui ruisselait de pluie,
+il portait un pantalon de casimir gris perle dont les lambeaux faisaient
+frange sur des bottes d&eacute;sastreuses, et si longues qu'elles se relevaient
+&agrave; la poulaine.</p>
+
+<p>Par-dessus son pantalon, il avait, au lieu de redingote, un petit collet
+de toile cir&eacute;e blanche qui avait d&ucirc; &ecirc;tre la partie sup&eacute;rieure d'un
+carrick de cocher.</p>
+
+<p>Une assez forte liasse de papiers relevait le pan de ce manteau&mdash;comme
+une &eacute;p&eacute;e.</p>
+
+<p>Avez-vous vu parfois de ces yeux myopes qui s'allongent et se
+raccourcissent comme des lunettes d'approche? Mon pauvre petit homme
+avait cela de commun avec les escargots.</p>
+
+<p>&mdash;Calvaire! murmurait-il en agitant sa carte, Calvaire!</p>
+
+<p>Je voyais sortir d'entre ses paupi&egrave;res et se tendre vers moi, en m&ecirc;me
+temps que sa carte, deux prunelles ternes qui me semblaient support&eacute;es
+par des tentacules en caoutchouc. Ces prunelles avaient une expression
+suppliante. Quand j'eus pris la carte, les prunelles rentr&egrave;rent chez
+elles et s'abrit&egrave;rent derri&egrave;re deux touffes de cils blond&acirc;tres, pendant
+que le petit homme r&eacute;p&eacute;tait:</p>
+
+<p>&mdash;Calvaire, mon bon Monsieur. Vous comprendrez l'analogie. &Ccedil;a fait
+partie de la s&eacute;rie de mes pseudonymes raisonn&eacute;s.</p>
+
+<p>Ses mains faisaient toujours porte-voix.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais press&eacute;, je lui offris vingt sous et je montai en voiture.</p>
+
+<p>&mdash;H&ocirc;tel des Missions &eacute;trang&egrave;res, dis-je au cocher, rue du Bac!</p>
+
+<p>Mon petit homme m'adressa un gracieux salut; mais il n'avait pas encore
+tout ce qu'il voulait, car je le vis gesticuler sur le trottoir et, au
+moment o&ugrave; ma voiture s'&eacute;branlait, j'entendis sa voix gr&ecirc;le qui
+m'envoyait ce mot cabalistique:</p>
+
+<p>&mdash;Calvaire!</p>
+
+<p>&Agrave; dix secondes de l&agrave;, je ne songeais plus au petit homme. J'essayais de
+recueillir ma pens&eacute;e pour ne pas arriver sans pr&eacute;paration au rendez-vous
+de M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.</p>
+
+<p>Tout d'abord, j'&eacute;tais bien forc&eacute; de m'avouer qu'en risquant cette
+d&eacute;marche, je n'avais aucune intention pr&eacute;cise, aucun but qui se p&ucirc;t
+formuler.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;crit le mot <i>risquer</i>, non pas assur&eacute;ment que je crusse &agrave; la
+possibilit&eacute; d'aucun danger personnel, mais parce que je me sentais
+&eacute;troitement charg&eacute; des int&eacute;r&ecirc;ts de Lucien Thibaut et que vis-&agrave;-vis d'une
+femme comme M<sup>me</sup> la marquise&mdash;comme je la jugeais du moins&mdash;il y a
+toujours p&eacute;ril &agrave; laisser entamer une situation.</p>
+
+<p>J'avoue que j'avais grande id&eacute;e des capacit&eacute;s diplomatiques de cette
+belle Olympe.</p>
+
+<p>Lucien avait eu raison d'elle un jour, mais &ccedil;'avait &eacute;t&eacute; par un coup de
+massue.</p>
+
+<p>En diplomatie, puisque j'ai prononc&eacute; le mot, une d&eacute;marche n'est pas
+toujours inopportune parce qu'elle n'a pas de but actuel ni d'utilit&eacute;
+apparente. Il y a des d&eacute;marches qui co&ucirc;tent un prix fou sans autre
+avantage que de &laquo;voir venir&raquo;. Demandez aux joueurs d'&eacute;cart&eacute; ce que
+rapporte le <i>voir-venir</i>, quand on a le roi et le valet contre la dame
+seconde.</p>
+
+<p>&Agrave; mes yeux, M<sup>me</sup> la marquise de Chambray &eacute;tait une de ces personnes qu'il
+est impossible de lire. Il faut les entendre et les voir.</p>
+
+<p>Mon r&ocirc;le &eacute;tait &eacute;videmment la r&eacute;serve. Ma chasse ne qu&ecirc;tait aucun gibier
+particulier: tout m'&eacute;tait bon. Je faisais une battue g&eacute;n&eacute;rale sur les
+terres de cette belle Olympe.</p>
+
+<p>Et plus la voiture mangeait de pav&eacute;s sur la route du faubourg
+Saint-Germain, plus je prenais assurance, certain de rapporter quelque
+chose dans mon sac, en revenant de cette guerre.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIb" id="IIb"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+<h3>Une lettre du comte Albert</h3>
+
+
+<p>L'h&ocirc;tel des Missions &eacute;trang&egrave;res est un logis de pr&ecirc;tres et de grandes
+dames d&eacute;partementales. On y voit des &eacute;v&ecirc;ques et des duchesses. Les cur&eacute;s
+et les ch&acirc;telaines de seconde qualit&eacute; vont rue de Grenelle, &agrave; l'h&ocirc;tel du
+Bon-Lafontaine, qui est &eacute;galement bien c&eacute;l&egrave;bre.</p>
+
+<p>Mais que Dieu me garde de dire ou de penser que dans l'une ou dans
+l'autre de ces deux pieuses h&ocirc;telleries il y ait beaucoup de clientes
+comme M<sup>me</sup> la marquise de Chambray!</p>
+
+<p>Je la trouvai dans une grande chambre assez belle, mais singuli&egrave;rement
+triste, et qui me rappela, par le contraste, les enchantements du petit
+salon Louis XV, o&ugrave; ce vieillard amoureux, M. le marquis de Chambray,
+avait entass&eacute; tant de merveilles artistiques.</p>
+
+<p>Il faisait froid l&agrave;-dedans, malgr&eacute; le plein Paris et la saison, comme
+dans un vieux ch&acirc;teau du fond de la Bretagne.</p>
+
+<p>Du reste, il y avait du feu dans la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise &eacute;tait assise aupr&egrave;s de sa table, un peu en avant, de
+mani&egrave;re, &agrave; ce que la lueur du flambeau &agrave; deux branches qui br&ucirc;lait &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'elle gliss&acirc;t de biais sur ses traits. Pour les mettre tout &agrave; fait
+dans l'ombre, elle n'avait &agrave; faire qu'un tout petit mouvement en avant.</p>
+
+<p>Sur la chemin&eacute;e, il y avait deux autres bougies. En tout quatre. Dans
+cette pi&egrave;ce morne et sombre, cela donnait un cr&eacute;puscule. Les t&eacute;n&egrave;bres
+&eacute;taient visibles.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise portait le deuil, un deuil tr&egrave;s s&eacute;v&egrave;re et tr&egrave;s &eacute;l&eacute;gant.
+Je la trouvai moins belle qu'au sortir de l'Op&eacute;ra, mais plus jeune.</p>
+
+<p>Ce fut ce qui me frappa en ce moment: son extraordinaire jeunesse.</p>
+
+<p>Elle se leva pour me recevoir et je pus admirer la gracieuse noblesse de
+sa taille.</p>
+
+<p>J'ai toujours pens&eacute; que certaines femmes peuvent, quand elles le
+veulent, mettre une sourdine &agrave; leur beaut&eacute;.</p>
+
+<p>Mais la beaut&eacute; n'est rien, puisque cette merveilleuse Olympe avait &eacute;t&eacute;
+vaincue par Jeanne.</p>
+
+<p>&mdash;M. de R&oelig;ux, me dit-elle quand je fus assis en face d'elle avec les
+deux bougies de la table dans les yeux, nous sommes, vous et moi, de
+bien vieilles connaissances. J'ai sollicit&eacute; le plaisir de vous voir
+parce que je vous crois le meilleur ami de M. Lucien Thibaut.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous &ecirc;tes pas tromp&eacute;e, M<sup>me</sup> la marquise, r&eacute;pondis-je. J'ignore
+si Lucien a un meilleur ami que moi, mais je sais que je l'aime de tout
+mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Elle s'inclina. Il me sembla d&eacute;j&agrave; qu'elle cherchait ses paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Hier matin, reprit-elle, &agrave; la maison de sant&eacute; de Belleville, vous
+m'avez surprise au moment o&ugrave; j'accomplissais un singulier p&egrave;lerinage. Je
+ne me cache pas de cela, ou plut&ocirc;t je ne me cache de cela que vis-&agrave;-vis
+de Lucien lui-m&ecirc;me. Je suis l'amie de son enfance. Quoi qu'il arrive, je
+resterai fid&egrave;le &agrave; cette tendresse. Puisque je ne peux pas &ecirc;tre la femme
+de Lucien, M. de R&oelig;ux, et j'avoue que c'&eacute;tait l&agrave; mon r&ecirc;ve le plus cher,
+je veux &ecirc;tre la s&oelig;ur de Lucien, toujours.</p>
+
+<p>&Agrave; mon tour, je m'inclinai.</p>
+
+<p>Ses doigts, qui fr&eacute;missaient malgr&eacute; elle, tourmentaient son mouchoir.</p>
+
+<p>&mdash;Lucien est bien malade, dit-elle encore, et bien malheureux.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois qu'il peut gu&eacute;rir, r&eacute;pondis-je. Quant &agrave; son malheur, je vous
+demande pardon, Madame, mais je n'en connais pas encore toute l'&eacute;tendue.</p>
+
+<p>&mdash;C'&eacute;tait la premi&egrave;re fois que vous revoyiez Lucien, M. de R&oelig;ux?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis les jours de notre enfance, oui, M<sup>me</sup> la marquise, la premi&egrave;re
+fois.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous saviez tout ce qui le concernait depuis longtemps?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai commenc&eacute; cette nuit seulement &agrave; lire son histoire.</p>
+
+<p>Elle t&eacute;moigna de l'&eacute;tonnement, mais comme si elle se f&ucirc;t dit: il faut
+bien &ecirc;tre un peu &eacute;tonn&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Oserais-je vous demander, M. de R&oelig;ux, poursuivit-elle comment vous
+avez trouv&eacute; l'adresse de Lucien?</p>
+
+<p>&mdash;Par un M. Louaisot de M&eacute;ricourt qui me l'a vendue trente francs,
+r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Elle porta son mouchoir &agrave; ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Et que pouvez-vous croire de moi? pronon&ccedil;a-t-elle tout &agrave; coup &agrave; voix
+basse, pendant que la lueur oblique des bougies allumait deux &eacute;tincelles
+aux bords de ses paupi&egrave;res, que croit-il lui-m&ecirc;me? Que croirais-je si
+j'&eacute;tais &agrave; votre place &agrave; tous les deux!</p>
+
+<p>Les larmes qui tremblaient &agrave; ses cils roul&egrave;rent lentement sur sa joue.
+Quelque chose remua tout au fond de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Je me raidis. Je sentais l'influence de la sir&egrave;ne.</p>
+
+<p>Mais je ne me raidis pas jusqu'&agrave; repousser de parti pris la v&eacute;rit&eacute;, si
+elle venait en contradiction avec mes impressions ou mes sentiments
+acquis. J'avais un doute qui ne naissait pas ici. Il &eacute;tait pr&eacute;existant.</p>
+
+<p>L'id&eacute;e que les &eacute;v&eacute;nements m'imposaient au sujet de cette admirable
+cr&eacute;ature &eacute;tait si horrible qu'un instinct surgissait au-dedans de moi
+pour la repousser. Elle pleurait. J'ai vu des com&eacute;diennes pleurer au
+th&eacute;&acirc;tre et dans le monde.</p>
+
+<p>Mais elle souffrait si terriblement qu'aucune com&eacute;dienne n'aurait pu
+rendre un pareil martyre, sans paroles ni gestes, en laissant seulement
+une goutte d'eau aller le long de la p&acirc;leur de ses joues.</p>
+
+<p>&mdash;M. de R&oelig;ux, reprit-elle en affermissant sa voix par un grand effort,
+je ne vous ai pas appel&eacute; ici pour vous parler de moi. Je suis enserr&eacute;e
+dans un tel lacet d'apparences mensong&egrave;res&mdash;et calomnieuses, que je
+n'esp&egrave;re ramener ni Lucien ni vous qui ne pouvez voir que par lui....</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, M<sup>me</sup> la marquise, interrompis-je. J'essaye de voir
+par mes propres yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Pl&ucirc;t &agrave; Dieu! fit-elle, mais sans chaleur ni espoir.</p>
+
+<p>Elle poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais ce que vous valez, M. de R&oelig;ux. Outre ce que M. Lucien Thibaut
+me disait autrefois, j'avais souvent, bien souvent entendu parler de
+vous par un autre ami qui nous fut commun, &agrave; vous et &agrave; moi: le brave, le
+bon, le cher Albert de Rochecotte.</p>
+
+<p>Il me d&eacute;plut de l'entendre prononcer ce nom. Je restai muet. Le
+sentiment qui &eacute;tait en moi se lisait sans doute sur mon visage, car elle
+devint plus p&acirc;le. Aupr&egrave;s d'elle, sur la table, il y avait une lettre que
+je n'avais point remarqu&eacute;e. Elle la prit et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai cherch&eacute;e et retrouv&eacute;e pour vous. Elle fut &eacute;crite bien peu de
+jours avant la mort d'Albert. Vous savez qu'il avait demand&eacute; ma main.
+Dans cette lettre, il m'annon&ccedil;ait son mariage prochain. Lisez seulement
+le dernier paragraphe. Je pris le papier qu'elle me tendait, et je lus &agrave;
+l'endroit qu'elle me d&eacute;signait.</p>
+
+<p>&laquo;.... Vous savez de quel c&oelig;ur je radotais ce cri de guerre: <i>On n'&eacute;pouse
+pas Fanchette!</i> Cela reste vrai, au fond, je ne l'&eacute;pouserai pas, puisque
+j'en &eacute;pouse une autre; mais il n'en est pas moins vrai que ma position
+devient g&ecirc;nante.</p>
+
+<p>Est-ce un coup mont&eacute; par la cousine P&eacute;ry, j'entends la m&egrave;re? ou m&ecirc;me par
+ce vieux farceur de baron de Marannes? Je parie bien que vous ne
+devinerez pas? Il faudra vous mettre les points sur les i....</p>
+
+<p>Fanchette elle-m&ecirc;me ne sait pas que je sais cela. Mais je le sais,
+morbleu! et cela me met aux cents coups.</p>
+
+<p>Aidez-moi donc, huiti&egrave;me merveille, vous devez bien aussi &ecirc;tre un peu
+devineresse! Eh bien, Fanchette n'est pas Fanchette. Quoi! voil&agrave; le mot
+l&acirc;ch&eacute;!</p>
+
+<p>Qui est-elle, alors? Voil&agrave; que vous devinez.</p>
+
+<p>Mon Dieu, oui, c'est elle! ils ont jou&eacute; ce jeu. C'&eacute;tait assez facile, je
+n'avais jamais vu ma cousine Jeanne.</p>
+
+<p>Et le diable, c'est que la pauvre ch&eacute;rie m'aime comme une folle! Et moi
+donc!</p>
+
+<p>Quand je pense que j'avais &eacute;crit &agrave; ce bon Lucien dans le temps pour lui
+dire....</p>
+
+<p>Voulez-vous parier une chose avec moi, cousine? c'est que tout cela
+finira mal.</p>
+
+<p>Si je pouvais, comme indemnit&eacute;, c&eacute;der &agrave; ces P&eacute;ry&mdash;quels coquins!&mdash;mes
+droits &agrave; la succession tontini&egrave;re et fantastique! Je ris, mais j'ai
+envie de pleurer. Apr&egrave;s vous, c'est la plus jolie du monde. Et bonne,
+comme une petite panth&egrave;re priv&eacute;e! Mais ma m&egrave;re ne consentirait jamais!</p>
+
+<p>Je baise le bout de vos doigts, d&eacute;esse...&raquo;</p>
+
+<p>Mes yeux rest&egrave;rent clou&eacute;s au papier longtemps apr&egrave;s que j'en eus achev&eacute;
+la lecture.</p>
+
+<p>Le fait r&eacute;v&eacute;l&eacute; dans cette lettre, &agrave; savoir que Jeanne et Fanchette ne
+faisaient qu'une, m'&eacute;tait venu &agrave; l'esprit bien des fois depuis la
+veille.</p>
+
+<p>Y croyais-je?</p>
+
+<p>Tout ce que mon cerveau peut comporter d'attention se concentrait dans
+l'examen de la lettre.</p>
+
+<p>D'Albert, tout m'&eacute;tait familier: non seulement son &eacute;criture, mais son
+style, ses plaisanteries courantes&mdash;sa fa&ccedil;on de commencer la marge
+&eacute;troite, pour la finir large, ce qui faisait surplomber ses pages comme
+des maisons du XV<sup>e</sup> si&egrave;cle,&mdash;tout, jusqu'&agrave; son papier....</p>
+
+<p>C'&eacute;tait bien l'&eacute;criture d'Albert, je l'aurais affirm&eacute; sous serment.
+C'&eacute;tait son style, c'&eacute;taient ses plaisanteries. C'&eacute;tait sa fa&ccedil;on de
+marginer, sa plume, son encre, son papier et sa ponctuation qui
+diff&eacute;rait bien un peu de celle de tout le monde.</p>
+
+<p>La lettre &eacute;tait d'Albert.</p>
+
+<p>Y croyais-je.</p>
+
+<p>Je la rendis &agrave; M<sup>me</sup> la marquise qui me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous &eacute;tonnerez apr&egrave;s cela de la part que je pris au mariage de
+Lucien avec ma cousine Jeanne.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, murmurai-je, de deux choses l'une....</p>
+
+<p>&mdash;Non, M. de R&oelig;ux, interrompit-elle. Il y a trois choses: Lucien
+m'avait menac&eacute;e.</p>
+
+<p>Cela &eacute;tait vrai. La parole qu'il e&ucirc;t fallu dire ne me venait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit-elle, Dieu n'a pas voulu me prendre!</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous point fait usage de ceci devant les tribunaux? demandai-je
+un peu au hasard.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Et vis-&agrave;-vis de Lucien?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'en garde! &ccedil;'aurait &eacute;t&eacute; le tuer.</p>
+
+<p>Cela &eacute;tait vrai encore.</p>
+
+<p>Pendant que je songeais, elle d&eacute;chira la lettre et en jeta les fragments
+dans le foyer.</p>
+
+<p>&mdash;Que faites-vous! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez vue, cela me suffit. Je n'ai pas.... Je n'avais pas de
+haine contre ma cousine Jeanne, et maintenant, cette lettre est inutile.</p>
+
+<p>Le soup&ccedil;on qui naissait en moi par rapport &agrave; l'authenticit&eacute; de la lettre
+m'emp&ecirc;cha de donner attention &agrave; ces paroles dont le sens devait m'&ecirc;tre
+bient&ocirc;t expliqu&eacute;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIIb" id="IIIb"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+<h3>L'incomparable Olympe</h3>
+
+
+<p>&mdash;M. de R&oelig;ux continua la marquise apr&egrave;s un silence, ce n'est pas
+seulement Lucien qui m'a calomni&eacute;e pr&egrave;s de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, r&eacute;pondis-je, Lucien ne s'appartient plus &agrave; lui-m&ecirc;me. Moi, je
+n'ai qu'un d&eacute;sir, c'est de vous trouver telle que les amis de votre
+enfance, Lucien lui-m&ecirc;me et Albert, vous d&eacute;peignaient &agrave; moi autrefois.</p>
+
+<p>Elle eut un sourire fier et triste qui fit tout &agrave; coup &eacute;clater sa beaut&eacute;
+comme la couche de vernis illumine, sous le noir, les splendeurs
+inconnues d'un tableau de ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas adroite, moi, M. de R&oelig;ux, me dit-elle, je n'essayerai
+pas de lutter avec vous. J'ai un secret, vous le savez, et il est bien
+pesant, puisque j'ai pr&ecirc;t&eacute; un jour ma maison &agrave; ma rivale pour y c&eacute;l&eacute;brer
+les f&ecirc;tes de son mariage.... Vous pensez &agrave; l'arrestation de Jeanne? Je
+lis cela dans vos regards. Vous vous trompez, l'arrestation de Jeanne me
+surprit, me frappa tout autant que Jeanne elle-m&ecirc;me. Je la croyais &agrave;
+l'abri: j'avais des raisons de croire cela, Monsieur....</p>
+
+<p>Elle s'interrompit parce que mon regard, peut-&ecirc;tre, &eacute;tait incr&eacute;dule.</p>
+
+<p>&mdash;Non! reprit-elle, ne cherchez rien en dehors du secret que je confesse
+avoir. Malheur ou faute, ce secret me livre en proie &agrave; un tyran sans
+piti&eacute;, qui ne se contente pas de m'opprimer, qui travestit mes actes et
+ma pens&eacute;e, qui me perd&mdash;qui me d&eacute;shonore!... On vous a dit que j'&eacute;tais
+l'h&eacute;riti&egrave;re, apr&egrave;s cette malheureuse enfant, Jeanne, qui venait
+elle-m&ecirc;me apr&egrave;s Albert de Rochecotte, l'h&eacute;riti&egrave;re de la tontine, de
+cette fortune immense et inf&acirc;me dont Paris commence &agrave; s'occuper... on
+vous a dit cela, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;On me l'a dit, Madame.</p>
+
+<p>&mdash;On vous a menti. Cela n'est pas vrai. Ou plut&ocirc;t, s'il est vrai que je
+sois l'h&eacute;riti&egrave;re, il est faux que je poursuive l'h&eacute;ritage. Un autre est
+l&agrave; derri&egrave;re moi qui fait agir mes mains garrott&eacute;es.... On vous dira
+demain que j'ai fait interdire un vieillard,&mdash;le <i>dernier vivant</i>... ce
+n'est pas vrai! ce n'est pas moi! c'est mon secret qui agit malgr&eacute; moi.
+Moi, je n'ai jamais fait que porter les aliments &agrave; la bouche de ce
+mis&eacute;rable vieillard, dont la folie consiste &agrave; se laisser mourir
+d'inanition au milieu de ses richesses. Mais &agrave; quoi bon me d&eacute;fendre?
+Personne ne m'attaque, n'est-ce pas M. de R&oelig;ux?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, r&eacute;pondis-je avec beaucoup de respect, si je dois apprendre
+plus tard les choses auxquelles vous venez de faire allusion, au moins
+n'en suis-je pas encore l&agrave; de ma lecture.</p>
+
+<p>Elle me regardait d'un air vraiment d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Que faire? murmura-t-elle, sans savoir qu'elle parlait; vous avez
+entre les mains ce que vous croyez &ecirc;tre mon &eacute;criture! chaque parole qui
+tombe de mes l&egrave;vres doit &ecirc;tre pour vous un mensonge. Il y a quelque
+chose de plus odieux que le crime, c'est l'hypocrisie. Moi, pour vous,
+je suis &agrave; la fois hypocrite et criminelle....</p>
+
+<p>Sa belle t&ecirc;te s'&eacute;tait courb&eacute;e, elle la redressa.</p>
+
+<p>&mdash;Mais dites-moi donc ce que vous pensez de moi, Monsieur!
+s'&eacute;cria-t-elle avec plus de douleur encore que de col&egrave;re.</p>
+
+<p>Et, sans attendre ma r&eacute;ponse qui, peut-&ecirc;tre, aurait &eacute;t&eacute; difficile, elle
+reprit brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Laissons cela. Il y a longtemps que je n'esp&egrave;re plus rien, pas m&ecirc;me
+justice. J'aurais voulu seulement qu'il f&ucirc;t heureux.... Vous savez de qui
+je parle... car le sentiment que j'ai pour lui survit &agrave; tout, chez moi,
+M. de R&oelig;ux, je l'emporterai avec moi hors de ce monde. Je n'ai pas &eacute;t&eacute;
+exauc&eacute;e. Il est malheureux et son malheur va s'aggraver jusqu'au
+d&eacute;sespoir. J'ai d&eacute;sir&eacute; une entrevue avec vous pour savoir si vous
+voudriez vous charger d'apprendre &agrave; M. Lucien Thibaut une mauvaise, une
+cruelle nouvelle.</p>
+
+<p>Son regard qui couvrait le mien s'impr&eacute;gnait d'une dignit&eacute; grave.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle nouvelle? balbutiai-je, car les paroles prononc&eacute;es nagu&egrave;re me
+revenaient et je craignais de deviner.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela, me r&eacute;pondit-elle, comme si j'eusse exprim&eacute; ma
+crainte.</p>
+
+<p>Puis elle ajouta d'une voix &eacute;touff&eacute;e, mais sans baisser les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne est morte.</p>
+
+<p>&Agrave; cette sinistre d&eacute;claration mon fauteuil recula malgr&eacute; moi.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais fait mon devoir, poursuivit M<sup>me</sup> la marquise, vous verrez plus
+tard, si vous ne l'avez pas encore vu, que j'avais contribu&eacute; &agrave;
+l'&eacute;vasion... j'avais donn&eacute; asile &agrave; ma cousine, &agrave; la femme de mon seul
+ami dans mon ch&acirc;teau pr&egrave;s de Dieppe.... Pourquoi je n'avais pas pr&eacute;venu
+Lucien? Ah! c'est bien vrai! mais demandez-moi aussi pourquoi je ne suis
+pas depuis un an au fond d'un clo&icirc;tre? Esclave! esclave! j'esp&eacute;rais
+pourtant donner cette grande joie &agrave; celui qu'un peu de joie ferait
+rena&icirc;tre. Je me disais: Je le prendrai par la main, bient&ocirc;t.... Bient&ocirc;t,
+je le conduirai &agrave; celle qu'il aime....</p>
+
+<p>Elle avait des larmes plein la voix. Encore de vraies larmes.</p>
+
+<p>Je l'&eacute;coutais, je l'examinais de toute ma facult&eacute; de juger. Eh bien!
+non, je ne la condamnais pas sans appel! Le jur&eacute; ne doit compte de ses
+impressions qu'&agrave; sa conscience. Je gardais un doute....</p>
+
+<p>Mais il y avait quelque chose de plus &eacute;trange encore. La mort de Jeanne
+qui m'avait d'abord port&eacute; un si rude coup, laissait &agrave; peine une trace
+dans ma pens&eacute;e. &Eacute;tait-ce que je n'y croyais d&eacute;j&agrave; plus?... M<sup>me</sup> la
+marquise me tendit une lettre timbr&eacute;e de Dieppe en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici l'annonce que je re&ccedil;ois du malheureux &eacute;v&eacute;nement.</p>
+
+<p>Je pris la lettre et je la parcourus des yeux. Je ne crois pas que M<sup>me</sup>
+la marquise e&ucirc;t conscience du motif de ma froideur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous chargez-vous de la triste commission, M. de R&oelig;ux? me
+demanda-t-elle quand je lui eus rendu la lettre mortuaire.</p>
+
+<p>Il me sembla que la lettre &eacute;tait d'un m&eacute;decin ou du cur&eacute;: un t&eacute;moignage
+impossible &agrave; suspecter. Mais ce n'&eacute;tait ni le cur&eacute; ni le m&eacute;decin que je
+soup&ccedil;onnais de mensonge en moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous le d&eacute;sirez, Madame, r&eacute;pondis-je, je m'en chargerai.</p>
+
+<p>Elle me remercia. Je vis bien que l'entrevue, pour elle, n'avait plus de
+raison d'&ecirc;tre. Mais moi, je n'avais pas fini.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, lui dis-je, en continuant de parler dans le diapason &eacute;mu
+qu'elle avait choisi elle-m&ecirc;me, aupr&egrave;s de cette pauvre jeune tombe, me
+permettrez-vous de vous adresser une question?</p>
+
+<p>&mdash;Faites, Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Dans votre pens&eacute;e, &agrave; vous.&mdash;avec ou malgr&eacute; le t&eacute;moignage apport&eacute; par
+la lettre de Rochecotte&mdash;dans votre conscience, Madame, oui ou non,
+cette malheureuse enfant &eacute;tait-elle coupable?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise ne s'attendait pas &agrave; cette question; elle fut quelque
+temps avant de me r&eacute;pondre. Je la vis, je la sentis encore bien mieux se
+recueillir. Je ne me suis pas charg&eacute; d'expliquer cette &acirc;me. Elle se
+d&eacute;tourna pour cacher une larme qui jaillissait de ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Non! r&eacute;pondit-elle avec force et comme si sa conscience e&ucirc;t fait
+explosion.</p>
+
+<p>&mdash;Non! r&eacute;p&eacute;tai-je.</p>
+
+<p>Son regard revint &agrave; moi. Elle avait d&eacute;j&agrave; l'&oelig;il sec.</p>
+
+<p>&mdash;M. de R&oelig;ux, poursuivit-elle avec une froideur soudaine, s'il m'&eacute;tait
+permis de parler, ce serait la fin de mon supplice. Ne m'interrogez
+plus, je ne pourrais pas vous r&eacute;pondre. Personne n'est coupable. Il y a
+un d&eacute;mon. Un seul d&eacute;mon suffit pour un monceau de crimes.</p>
+
+<p>Elle se leva. Je l'imitai aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;pargnez Lucien, me dit-elle, pendant que je saluais pour prendre
+cong&eacute;. Qu'il apprenne cela lentement, peu &agrave; peu. Un choc trop brusque
+pourrait le tuer.</p>
+
+<p>Elle me reconduisit jusqu'&agrave; la porte. Ses derniers mots furent ceux-ci:</p>
+
+<p>&mdash;M. de R&oelig;ux, je voudrais bien &ecirc;tre &agrave; la place de Jeanne!</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce une com&eacute;dienne tr&egrave;s habile? En regagnant ma voiture, j'avais la
+t&ecirc;te pleine. Je cherchais en vain &agrave; mettre de l'ordre parmi la r&eacute;volte
+de mes pens&eacute;es. Avais-je eu tort ou raison de ne point prononcer les
+deux noms qui tant de fois &eacute;taient venus jusqu'&agrave; mes l&egrave;vres? Celui du
+pr&eacute;sident Ferrand&mdash;et surtout M. Louaisot de M&eacute;ricourt. J'avais souhait&eacute;
+cette entrevue. Je m'&eacute;tais pr&eacute;par&eacute; pour une lutte d'o&ugrave;, selon moi, il
+&eacute;tait impossible que la lumi&egrave;re ne jaillit pas dans une certaine mesure.
+Et en effet, tant que le regard triste de M<sup>me</sup> la marquise Olympe &eacute;tait
+rest&eacute; sur moi, il m'avait sembl&eacute; que je soulevais un coin du voile. Je
+croyais comprendre ou du moins deviner.</p>
+
+<p>Une explication voulait na&icirc;tre en moi. J'entrevoyais &agrave; tout le moins,
+pesant sur le c&oelig;ur de cette femme, une oppression qui me semblait
+lourde comme la fatalit&eacute;. Mais d&egrave;s que je fus seul, rien ne resta, sinon
+l'image de cette incomparable beaut&eacute; qui me poursuivait myst&eacute;rieuse,
+&eacute;nigmatique comme le sphinx. Je sautai dans ma voiture et je dis au
+cocher:</p>
+
+<p>&mdash;Belleville, rue des Moulins.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t assis, je crus entendre un soupir&mdash;ou un &eacute;clat de rire &eacute;touff&eacute;
+dans l'air qui m'environnait. Pendant mon absence, l'int&eacute;rieur de la
+voiture avait pris une odeur de pipe.&mdash;De pipe pauvre. Car l'odeur des
+pipes a des degr&eacute;s. J'ai dit qu'il pleuvait. Je pensai que mon cocher
+avait pu chercher un abri dans la voiture. Mon pardessus avait gliss&eacute; de
+la banquette parterre, o&ugrave; il formait tas.</p>
+
+<p>Comme j'avan&ccedil;ais la main pour le relever il s'agita.</p>
+
+<p>Je crus qu'il y avait un chien dessous.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas peur, dit une pauvre voix cass&eacute;e, pendant que la maigre
+figure de mon prot&eacute;g&eacute; du trottoir,&mdash;celui &agrave; qui j'avais donn&eacute; une pi&egrave;ce
+de vingt sous&mdash;sortait de dessous le paletot.</p>
+
+<p>Jamais de ma vie je n'ai vu rien de si plat que ce pauvre petit homme.
+En v&eacute;rit&eacute;, sous le pardessus, un chien e&ucirc;t paru davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, ajouta-t-il quand il fut d&eacute;barrass&eacute;, je ne suis pas ici dans
+de mauvaises intentions.</p>
+
+<p>Je le regardais profond&eacute;ment ahuri. L'id&eacute;e lui vint que je ne le
+reconnaissais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Calvaire! me dit-il d'un ton de professeur bienveillant qui fait la
+le&ccedil;on &agrave; son &eacute;l&egrave;ve. Vous avez ma carte. C'est un pseudonyme analogique
+pour remplacer Martroy. Calvaire, Martroy (place du), &agrave; Orl&eacute;ans. Loiret,
+pour rappeler le supplice de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle, qui est la
+honte de l'Angleterre!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! &ccedil;a, m'&eacute;criai-je, qu'est-ce que diable vous me voulez, vous?</p>
+
+<p>Je ne savais, en v&eacute;rit&eacute;, si je devais rire ou me f&acirc;cher. Ses yeux
+myopes, mont&eacute;s sur antennes, jaillirent hors de son front et vinrent me
+regarder avec un certain effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas de scandale, reprit-il pr&eacute;cipitamment. Je n'ai pas le
+moyen de le supporter. Ma position est irr&eacute;guli&egrave;re et me commande la
+prudence la plus scrupuleuse.</p>
+
+<p>Il mit sa main au-devant de sa bouche en mani&egrave;re de porte-voix et
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez donc pas lu ma carte? Je suis oblig&eacute; d'emprunter le voile
+du pseudonyme, Monsieur. Mais je vous en donne la clef:
+Calvaire-Martroy!</p>
+
+<p>&mdash;Martroy! r&eacute;p&eacute;tai-je.</p>
+
+<p>Un vague souvenir me reportait au dossier de Lucien.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu ce nom l&agrave; quelque part! fis-je en me parlant &agrave; moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien! s'&eacute;cria mon petit homme, qui ramena ses yeux d'escargot
+&agrave; leur place normale. Monsieur, vous avez vu mon nom; car il est &agrave; moi,
+soit dans les lettres de M. Mouainot de Barthel&eacute;micourt (pseudonyme),
+soit dans celles de M<sup>me</sup> la marquise (pseudonyme) Ida de Salonay. Ida
+pour Olympe, deux montagnes de l'antiquit&eacute;, Salonay, pour Chambray,
+salon, chambre, analogie raisonn&eacute; s&eacute;rie des pseudonymes logiques, tous
+invent&eacute;s par moi, bon monsieur, comprenez-vous?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IVb" id="IVb"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+<h3>Le petit clerc</h3>
+
+
+<p>Je comprenais, en effet. Le souvenir me revenait peu &agrave; peu. J'avais
+devant moi l'homme qui avait &eacute;crit &agrave; Lucien pour lui proposer dix louis
+de renseignements.</p>
+
+<p>Absolument comme un tas de pommes.</p>
+
+<p>Et aussi l'homme qui effrayait tant Louaisot et M<sup>me</sup> de Chambray, celui
+qu'ils appelaient &laquo;le petit clerc&raquo;. Je n'en restais pas moins tout
+stup&eacute;fait &agrave; contempler mon &eacute;trange compagnon de route. Cela le redressa
+dans sa propre importance. Mon &eacute;tonnement, du moment qu'il ne l'effraya
+plus, le satisfit.</p>
+
+<p>Il drapa sur ses &eacute;paules pointues le quart de carrick en toile cir&eacute;e
+blanche qui lui servait de gilet, d'habit et de paletot, pour prendre, &agrave;
+ce qu'il me parut, la pose la plus solennellement oratoire dont il fut
+capable.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit que de s'expliquer, commen&ccedil;a-t-il, Monsieur; les
+intentions ne sont mauvaises ni d'un c&ocirc;t&eacute; ni de l'autre. Quand je vous
+ai entendu dire &agrave; votre cocher: h&ocirc;tel des Missions &eacute;trang&egrave;res, j'ai
+pens&eacute;: c'est bon, il va chez elle. C'&eacute;tait l'heure de mon d&icirc;ner, puisque
+vous veniez de me donner vingt sous; eh bien! j'ai mis un frein &agrave; mon
+app&eacute;tit et j'ai grimp&eacute; sur le si&egrave;ge de derri&egrave;re.</p>
+
+<p>Quelqu'un ici-bas saurait-il dresser la liste des signes qui nous
+servent &agrave; juger nos semblables? Souvent nous passons d&eacute;daigneux &agrave; c&ocirc;te
+d'un gros sympt&ocirc;me, tandis qu'une bagatelle d&eacute;cide notre verdict. Il
+avait bien dit cela, le pauvre petit h&egrave;re: &laquo;C'&eacute;tait l'heure de mon
+d&icirc;ner, puisque vous veniez de me donner vingt sous.&raquo;</p>
+
+<p>Il l'avait dit sans fanfaronnade de mendicit&eacute;, mais aussi sans aucune
+nuance de respect humain. Il m'avait plu en le disant. Il m'avait
+presque touch&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous, M. Martroy, lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, me r&eacute;pondit-il, je parle avec plus de facilit&eacute; debout, et
+j'ai pr&eacute;par&eacute; quelques paroles, dans le but de les prononcer devant
+vous.... Monsieur!...</p>
+
+<p>Il toussa sec pour s'&eacute;claircir l'organe.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je ne me donne pas pour un homme de lettres. Mes humanit&eacute;s
+ont &eacute;t&eacute; n&eacute;glig&eacute;es et l'&eacute;tat d'esclavage o&ugrave; s'est &eacute;coul&eacute;e mon
+adolescence,&mdash;pas dans les colonies, Monsieur, en pleine France!&mdash;me
+rend excusable de n'avoir pas pouss&eacute; plus loin les langues mortes. Je ne
+veux m&ecirc;me pas me targuer de poss&eacute;der une imagination plus d&eacute;vorante que
+celle de mes semblables.</p>
+
+<p>Non, au contraire, je n'en ai pas du tout. Pourquoi donc ai-je pris la
+plume? Parce que je n'ai pas trouv&eacute; d'outil meilleur march&eacute;, Monsieur,
+comprenez-vous?</p>
+
+<p>Il me lan&ccedil;a ce dernier mot par-dessous sa main arrondie en porte-voix,
+et de la fa&ccedil;on la plus confidentielle.</p>
+
+<p>J'&eacute;coutais patiemment. C'&eacute;tait ici tout l'oppos&eacute; de mon entrevue avec
+M<sup>me</sup> la marquise. D'instinct, je sentais que j'allais faire une r&eacute;colte.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, reprit J.-B. Martroy, dissimul&eacute; sous le pseudonyme de
+Calvaire, pour un sou j'eus quatre plumes d'acier au bas des marches du
+passage du Saumon. Et voulez-vous savoir ce que j'ai &eacute;crit? Rien que des
+choses authentiques. C'est tout simple, manquant d'imagination, je dis
+seulement ce que je sais. Et je sais des tas de choses, des grosses!
+J'ai &eacute;t&eacute; petit-clerc l&agrave;-dedans. J'ai &eacute;t&eacute; esclave,&mdash;en France, Monsieur,
+le pays de la libert&eacute;. Ce serait moins &eacute;tonnant si c'&eacute;tait &agrave;
+Saint-Domingue, avant Toussaint Louverture.</p>
+
+<p>Il sourit, et je le f&eacute;licitais d'un signe de t&ecirc;te sur ses connaissances
+historiques.</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme &ccedil;a, Monsieur, poursuivit-il, la m&eacute;moire est bonne. Mon
+raisonnement n'&eacute;tait pas maladroit. Je me disais: les petits journaux me
+donneront tout aussi bien quatre sous la ligne qu'&agrave; leurs fabricants
+ordinaires de crimes. Ils ne sauront m&ecirc;me pas que c'est du vrai crime,
+le mien, bon teint, tout laine, du crime qui est arriv&eacute;. Je gagnerai
+honorablement ma vie.</p>
+
+<p>Monsieur, &ccedil;&agrave; paraissait tout simple. Mais je suis un gar&ccedil;on tranquille.
+Une premi&egrave;re r&eacute;flexion me chiffonna: je suis seul &agrave; savoir toutes ces
+histoires-l&agrave;, seul avec les sc&eacute;l&eacute;rats que je d&eacute;masque. Bon! alors les
+sc&eacute;l&eacute;rats devineront du premier coup qui a vendu la m&egrave;che. C'est clair.
+Et gare &agrave; toi, J.-B Martroy!</p>
+
+<p>Oui, mais M. J.-B Calvaire! comment trouvez-vous la parade? &Agrave; l'instant
+m&ecirc;me le syst&egrave;me des pseudonymes raisonn&eacute;s analogiques sortit tout
+complet de mon cerveau. Oui, Monsieur, tout complet.</p>
+
+<p>Le syst&egrave;me englobait non seulement l'auteur, mais encore les
+personnages. C'est par suite d'une id&eacute;e &agrave; peu pr&egrave;s semblable que je me
+suis introduit dans votre voiture pendant que le cocher sifflait un
+canon. Je ne le bl&acirc;me pas. Craignant les curieux, je suis venu ici pour
+causer plus &agrave; l'aise.</p>
+
+<p>Voil&agrave; un point &eacute;tabli, Monsieur. Revenons au syst&egrave;me qui me permettait
+de mettre mes sc&eacute;l&eacute;rats dans les feuilletons sans risquer ma peau, car
+ils m'&eacute;trangleraient comme un poulet, je ne vous le dissimule pas, s'ils
+me mettaient la main dessus.</p>
+
+<p>Le syst&egrave;me est une clef, je le trouve ing&eacute;nieux. Vous connaissez d&eacute;j&agrave;
+Ida de Salonay. Prenons mon ancien patron: Mouainot, Monsieur, pour
+Louaisot. M&ecirc;me genre d'animal, m&ecirc;mes originalit&eacute;s d'orthographe. Au lieu
+de M&eacute;ricourt, Barthel&eacute;micourt. L'allusion saute aux yeux: M&eacute;ry,
+Barth&eacute;l&eacute;my. Ces deux grands po&egrave;tes, Monsieur, &eacute;taient fr&egrave;res en Apollon!</p>
+
+<p>Quelque chose de d&eacute;licat, tenez: pr&eacute;sident Ferrand se change chez moi en
+pr&eacute;sident Mar&eacute;chal.</p>
+
+<p>Mar&eacute;chal Ferrand. C'est joli.</p>
+
+<p>Et ce vieil olibrius, le baron P&eacute;ry de Marannes? le baron Mouru,
+Monsieur, m&ecirc;me participe&mdash;inusit&eacute;,&mdash;verbe analogue, <i>mourir, p&eacute;rir.</i>
+Seulement, j'ai &eacute;t&eacute; forc&eacute; de mettre &Eacute;tangannes, au lieu de Marannes:
+mare-&eacute;tang.</p>
+
+<p>C'est un peu tir&eacute; par les cheveux.</p>
+
+<p>Et ainsi de suite, Monsieur. Vous baillez? C'est un avertissement, j'ai
+fini. <i>Stop!</i></p>
+
+<p>Il s'assit brusquement sur la banquette, vis-&agrave;-vis de moi. Il avait
+l'air d'une petite marionnette taill&eacute;e dans du carton et vue de profil.
+On en aurait mis six comme lui dans la largeur du coussin.</p>
+
+<p>&mdash;Et apr&egrave;s, M. Martroy? demandai-je: je fais une longue course, et je ne
+voudrais pas vous mettre trop loin de chez vous.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, r&eacute;pliqua-t-il, &ccedil;a ne me d&eacute;range pas du tout d'aller &agrave;
+Belleville, je demeure aux Pr&eacute;s-Saint-Gervais.</p>
+
+<p>Bon air, mais &eacute;loign&eacute; du centre. Apr&egrave;s? Je n'&eacute;tais pas m&eacute;contente du
+syst&egrave;me, mais je n'ai pas os&eacute; aller dans les journaux. Les coquins,
+Monsieur, je ne parle pas des journaux, mais de mes ennemis: je les
+sentais sur mes talons! Alors, j'ai song&eacute; &agrave; vous, parce qu'en r&ocirc;dant
+autour de la maison de sant&eacute; de M. Thibaut, l'autre jour, je vous avais
+vu entrer et sortir.</p>
+
+<p>Monsieur, voulez-vous m'acheter en bloc mes histoires &agrave; quatre sous la
+ligne, comme le <i>Petit Journal</i>? ou m&ecirc;me &agrave; deux sous? ou m&ecirc;me....</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non, M. Martroy, interrompis-je.</p>
+
+<p>Ses yeux firent une v&eacute;ritable cabriole en dehors de ses paupi&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Calvaire, s'il vous pla&icirc;t, Monsieur, rectifia-t-il d'une voix tr&egrave;s
+&eacute;mue. &Ccedil;a m'offre plus de s&eacute;curit&eacute;. J'ai l'honneur de vous remercier de
+tout mon c&oelig;ur. Je vais donc enfin voir luire des jours plus heureux! Je
+ne suis pas seul, Monsieur: j'ai M<sup>me</sup> Martroy, l&eacute;gitime, pr&eacute;f&eacute;rablement
+M<sup>me</sup> Calvaire. La pauvret&eacute; n'emp&ecirc;che pas l'attachement r&eacute;ciproque. Je
+suis encore plus content pour elle que pour moi. Vous serait-il &eacute;gal de
+m'avancer trente francs sur le march&eacute;?</p>
+
+<p>Je lui donnai les trente francs et m&ecirc;me quelque chose de plus. Il se
+redressa aussit&ocirc;t et me dit d'un air noble:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur vous avez m&eacute;rit&eacute; le titre de mon bienfaiteur. Gr&acirc;ce &agrave; cette
+faible somme, St&eacute;phanie pourra passer la t&ecirc;te haute devant notre
+propri&eacute;taire!</p>
+
+<p>Quand Calvaire-Martroy eut son argent, il souleva sa p&egrave;lerine de toile
+cir&eacute;e blanche et exhiba une redoutable liasse de papiers qu'il portait
+tout simplement pass&eacute;e entre sa bretelle et sa chemise.</p>
+
+<p>&mdash;Mon bienfaiteur, me dit-il, tout cela est &agrave; vous. Nous r&eacute;glerons quand
+vous voudrez et comme vous voudrez. Il y a longtemps que St&eacute;phanie
+Calvaire n'a vu plusieurs pi&egrave;ces de cinq francs &agrave; la fois, pauvre
+compagne! Ces papiers demandent &agrave; &ecirc;tre remis en ordre, vous les recevrez
+demain. En attendant, je puis vous offrir un sp&eacute;cimen des titres, si
+vous &ecirc;tes curieux de les conna&icirc;tre.</p>
+
+<p>Sans attendre ma r&eacute;ponse, il d&eacute;plia un chiffon et se mit &agrave; lire, les
+yeux sortis tout ronds de leurs orbites:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Histoire du baron Mouru d'&Eacute;tangannes et de la m&egrave;re d'Ida.</i> N'oublions
+pas les pseudonymes! Ida pour Olympe,&mdash;<i>Histoire du mariage d'Ida...</i> &agrave;
+seize ans; M<sup>me</sup> la marquise &eacute;tait un c&oelig;ur, Monsieur!&mdash;<i>M&eacute;moires d'un
+petit clerc,</i> ou <i>Biographie de ma&icirc;tre Mouainot de Barthel&eacute;micourt,
+notaire,&mdash;Du sang et des fleurs,&mdash;Le testament du marquis de
+Salonay,&mdash;Le codicille.</i></p>
+
+<p>J'avan&ccedil;ai la main vivement &agrave; ce dernier titre.</p>
+
+<p>&mdash;Mon bienfaiteur, me dit-il en &eacute;loignant de moi les papiers, vous aurez
+tout, en bloc, avec un rabais important puisque l'affaire est faite en
+gros. Mais je ne veux pas vous livrer cela comme une poign&eacute;e de
+sottises, pas vrai? Ce sera propre et bien rang&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous pouvez me dire, du moins....</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a nuirait &agrave; l'int&eacute;r&ecirc;t, Monsieur! j'ai mon amour-propre tout comme les
+autres auteurs!</p>
+
+<p>Ceci fut d&eacute;clar&eacute; d'un ton p&eacute;remptoire.</p>
+
+<p>&mdash;Pendant que j'&eacute;tais sous votre pardessus, l&agrave;, reprit Martroy, en
+replongeant ses paperasses sous sa p&egrave;lerine, vous parliez un petit peu
+tout seul, dites donc? J'ai cru deviner....</p>
+
+<p>&mdash;Un seul mot, interrompis-je, est-elle complice ou victime?</p>
+
+<p>&mdash;Qui &ccedil;a? la marquise? Dame! le patron est un coquin comme on n'en a
+jamais vu, mon bienfaiteur. Complice? victime? Il y a de ci et de &ccedil;a. Je
+parie qu'elle vous aura dit que la petiote Jeanne &eacute;tait morte?</p>
+
+<p>&mdash;En effet... serait-ce vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis que c'&eacute;tait un c&oelig;ur.... Olympe... jusqu'&agrave; quinze ans,
+quinze ans et demi, mais pas plus tard. Pourquoi tuer la petiote,
+puisqu'elle est morte civilement par sa condamnation? Elle ne peut plus
+h&eacute;riter, c'est clair. Seulement, il faut la bien tenir pour qu'elle ne
+vienne pas un matin purger sa contumace, comprenez-vous?... Voil&agrave; le
+haut de la butte, Monsieur, les jambes me grillent d'aller porter &agrave; M<sup>me</sup>
+Calvaire le premier argent que j'aie gagn&eacute; avec ma plume. Permettez-moi
+d'ouvrir la porti&egrave;re; je sais descendre d'omnibus... grand merci encore,
+et au plaisir de vous revoir!</p>
+
+<p>&mdash;La liste, fis-je, donnez-moi au moins la liste des titres!</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut rien vous refuser mon bienfaiteur. C'est griffonn&eacute;, &ccedil;a fait
+piti&eacute;... mais vous aurez tout demain et vous en verrez de dr&ocirc;les! Il me
+mit la liste dans la main et se laissa glisser dehors.</p>
+
+<p>Je le vis un instant, pauvre ch&eacute;tive cr&eacute;ature, sautiller dans la boue &agrave;
+la lueur des r&eacute;verb&egrave;res, puis dispara&icirc;tre dans l'ombre des maisons. Il
+&eacute;tait environ dix heures du soir quand ma voiture s'arr&ecirc;ta rue des
+Moulins, &agrave; la porte de la maison de sant&eacute; du Dr Chapart. Mon cocher, &agrave;
+moiti&eacute; endormi, me demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous avez donc jet&eacute; tout &agrave; l'heure par la porti&egrave;re,
+bourgeois? Je ne vous avais vu embarquer ni chat, ni chien.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Vb" id="Vb"></a><a href="#table">V</a></h2>
+
+<h3>La famille Chapart</h3>
+
+
+<p>Le Dr Chapart &eacute;tait en famille. Ce fut chez lui qu'on m'introduisit,
+quoique j'eusse demand&eacute; au concierge M. Lucien Thibaut.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! jeune Talleyrand! s'&eacute;cria le docteur du plus loin qu'il
+m'aper&ccedil;ut. Course inutile! Trop tard! Les pensionnaires sont couch&eacute;s,
+surtout ceux qui ont besoin de calme comme notre ami commun, car j'ai
+tout plein de sympathie pour ce gar&ccedil;on l&agrave;, moi, ces dames aussi. De la
+part de leur sexe, c'est tout simple, puisqu'il s'agit de peines
+d'amour!</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait lev&eacute;, roulant, tournant et ronflant, pour venir &agrave; ma
+rencontre.</p>
+
+<p>Les deux dames Chapart, une m&egrave;re laide et pr&eacute;tentieuse, une fille laide
+et insignifiante, m'adress&egrave;rent un c&eacute;r&eacute;monieux salut.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je dis course inutile, reprit le docteur, ce n'est pas poli pour
+ces dames, &agrave; qui je vais avoir le plaisir de vous pr&eacute;senter. L&eacute;ocadie,
+ma bonne, et toi, Zul&eacute;ma, M. Geoffroy de R&oelig;ux! Mon cher M. Geoffroy de
+R&oelig;ux, M<sup>me</sup> et M<sup>lle</sup> Chapart. C'est fait! &agrave; l'anglaise! Vous allez
+maintenant l'amiti&eacute; de prendre une tasse de th&eacute; avec nous, du
+th&eacute;-Chapart, mon cher Monsieur. Ceux qui en ont go&ucirc;t&eacute; ne veulent plus
+d'autre th&eacute;. &Ccedil;a rime.</p>
+
+<p>Mon premier mouvement avait &eacute;t&eacute; de refuser, mais j'&eacute;tais dans un de ces
+cas o&ugrave; l'on ne doit n&eacute;gliger aucune occasion d'&eacute;couter ou de voir. Je
+m'assis entre M<sup>me</sup> L&eacute;ocadie et M<sup>lle</sup> Zul&eacute;ma.</p>
+
+<p>Le docteur me fit remarquer d'abord une th&eacute;i&egrave;re qu'il avait invent&eacute;e et
+qui portait naturellement son nom, apr&egrave;s quoi il me versa une tasse de
+th&eacute;-Chapart que je ne trouvai pas bon.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait! r&eacute;pondis-je &agrave; la question qui me fut adress&eacute;e &agrave; ce sujet.</p>
+
+<p>La glace &eacute;tait rompue. L&eacute;ocadie me dit aussit&ocirc;t qu'elle se faisait fort
+de m'en procurer au m&ecirc;me prix que le simple th&eacute; de la caravane.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons, Mesdames! s'&eacute;cria Chapart, il ne s'agit pas de
+caravane! Profitez de ce que vous avez un des myst&eacute;rieux sous la main
+pour t&acirc;cher de savoir quelque petite chose sur le myst&egrave;re. Figurez-vous,
+M. de R&oelig;ux que mes deux femmes en perdent le boire et le manger par
+rapport &agrave; M. Thibaut!</p>
+
+<p>&mdash;C'est si dr&ocirc;le aussi! s'&eacute;cri&egrave;rent ensemble les deux dames.</p>
+
+<p>Puis la m&egrave;re seule:</p>
+
+<p>&mdash;Ce jeune homme si doux et si beau, on peut le dire, que personne ne
+vient voir, pas m&ecirc;me sa famille....</p>
+
+<p>La fille seule:</p>
+
+<p>&mdash;Except&eacute; pourtant cette belle dame dont papa ne veut pas dire le nom et
+qui vient le regarder dormir....</p>
+
+<p>&mdash;Un gar&ccedil;on qui r&ecirc;ve tout &eacute;veill&eacute; de meurtres, de millions, de cour
+d'assises!</p>
+
+<p>&mdash;Et qui chante toute la sainte journ&eacute;e sa petite Jeanne ch&eacute;rie....</p>
+
+<p>&mdash;Une personne qui le trompait, &agrave; ce qu'il parait, Monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Excusez! et condamn&eacute;e pour meurtre!</p>
+
+<p>Ensemble la m&egrave;re et la fille:</p>
+
+<p>&mdash;C'est aussi par trop dr&ocirc;le!</p>
+
+<p>&mdash;Pif! paf! brr! conclut le docteur. Ah! elles n'ont pas leurs langues
+rue Coquenard! Le fait est que vous devez en savoir joliment long, M. de
+R&oelig;ux si vous avez lu ce que vous avez emport&eacute; hier?</p>
+
+<p>&mdash;Lire me fatigue, murmurai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez les conserves-Chapart!... Mesdames, vous &ecirc;tes tomb&eacute;es sur un
+diplomate discret, vous ne saurez rien, m&ecirc;me sur les millions du Dernier
+Vivant. Le fait est, mon cher M. de R&oelig;ux, que mes pauvres femmes
+portent &agrave; votre ami un int&eacute;r&ecirc;t extraordinaire. &Ccedil;a ne se paye pas en sus
+de la pension, au moins! Zul&eacute;ma lui brode une chanceli&egrave;re-Chapart &agrave;
+double concentration de chaleur naturelle. Il est tout &agrave; fait de la
+famille, et si on venait nous dire... qu'est-ce que c'est, Bruno?</p>
+
+<p>Le domestique &agrave; tournure d'infirmier qui m'avait introduit aupr&egrave;s de
+Lucien lors de ma premi&egrave;re visite, entra et vint parler &agrave; l'oreille du
+docteur. Celui-ci sauta sur ses pieds en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible! Par o&ugrave; aurait-il pass&eacute;?</p>
+
+<p>Il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Vois le livre, L&eacute;ocadie; &eacute;tions-nous en avance avec le pensionnaire?</p>
+
+<p>Cette fa&ccedil;on de parler donnait &agrave; entendre que la maison Chapart n'avait
+pas deux pensionnaires.</p>
+
+<p>Mais, en v&eacute;rit&eacute;, je ne songeais gu&egrave;re &agrave; cela. L'inqui&eacute;tude me prenait.</p>
+
+<p>&mdash;Serait-il arriv&eacute; quelque chose &agrave; M. Thibaut! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>Le docteur haussa les &eacute;paules.</p>
+
+<p>L&eacute;ocadie qui avait consult&eacute; le livre dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne doit rien, sauf le mois courant qui a commenc&eacute; ce soir &agrave; dix
+heures. Chapart tira sa montre imp&eacute;tueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Dix heures 25! proclama-t-il d'un accent triomphal. Le mois est d&ucirc;!
+Partez muscade!</p>
+
+<p>Cette gaiet&eacute;-Chapart achevait de m'&eacute;pouvanter, mais j'eus toutes les
+peines du monde &agrave; obtenir r&eacute;ponse &agrave; mes questions. Quand on m'eut enfin
+avou&eacute; que Lucien Thibaut n'&eacute;tait plus dans sa chambre, je m'y fis
+conduire d'autorit&eacute;. Le docteur &eacute;tait l&agrave; qui tournait, qui boulait, qui
+criait de sa voix essouffl&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;C'est imaginable! j'avais fait mettre une serrure-Chapart &agrave; la porte
+du pensionnaire. S'est-il envol&eacute; par la fen&ecirc;tre?</p>
+
+<p>Il n'y avait, en effet, aucune trace d'&eacute;vasion: tous les meubles &eacute;taient
+dans leur ordre accoutum&eacute;. Le lit n'avait pas &eacute;t&eacute; d&eacute;fait.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que cette dame est venue ce soir? demandai-je: la dame qui le
+regarde dormir?</p>
+
+<p>Les trois membres de la famille Chapart se regard&egrave;rent.</p>
+
+<p>Puis L&eacute;ocadie prit un air d&eacute;termin&eacute; et dit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est &eacute;gal, le mois est d&ucirc;.</p>
+
+<p>&mdash;Int&eacute;gralement, ajouta le docteur.</p>
+
+<p>Il me restait un espoir. Lucien avait pu se r&eacute;fugier chez moi. Mon
+adresse lui &eacute;tait d&egrave;s longtemps connue.</p>
+
+<p>Je pris cong&eacute; assez brusquement de la famille Chapart et je me remis
+dans ma voiture en recommandant au cocher de br&ucirc;ler le pav&eacute;.</p>
+
+<p>Quand j'arrivai chez moi, il &eacute;tait pr&egrave;s de minuit. B&eacute;belle, ma petite
+amie du cinqui&egrave;me &eacute;tage &eacute;tait encore dans l'escalier o&ugrave; elle s'occupait
+&agrave; faire les montagnes russes en se laissant glisser le long de la rampe.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, Monsieur, me dit-elle, tu rentres tard. Papa et maman ont &eacute;t&eacute;
+au restaurant et puis au spectacle. Je suis toute seule, &ccedil;a m'amuse. Le
+restaurant et le spectacle venaient ordinairement apr&egrave;s la bataille.
+Cela faisait partie de la r&eacute;conciliation.</p>
+
+<p>B&eacute;belle, qui avait regagn&eacute; le haut de sa montagne, fila pr&egrave;s de moi
+comme un trait, sur la rampe, et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a une femme chez toi, Monsieur. Tu sais, je ne dis pas une dame.</p>
+
+<p>En effet, je trouvai Guzman en grande conf&eacute;rence avec une superbe coiffe
+de dentelles, sous laquelle &eacute;clatait la sant&eacute; de P&eacute;lagie. Aussit&ocirc;t que
+la Cauchoise me vit, elle dit &agrave; Guzman:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes bien honn&ecirc;te de m'avoir tenu compagnie. On ne s'ennuie pas
+avec vous.</p>
+
+<p>Puis s'adressant &agrave; moi.</p>
+
+<p>&mdash;Le patron m'avait donn&eacute; ordre de faire faction jusqu'&agrave; votre retour.
+Vous me remettez bien, pas vrai? C'est moi qui vous ai donn&eacute; l'adresse
+de la rue des Moulins, &agrave; Belleville.</p>
+
+<p>Je pris la lettre qu'elle me tendait. Le regard que j'avais jet&eacute; &agrave; mon
+Guzman en entrant n'&eacute;tait pas exempt de d&eacute;fiance. Je n'aimais pas voir
+cette brave P&eacute;lagie dans ma maison. Sa pr&eacute;sence arr&ecirc;tait d'ailleurs sur
+mes l&egrave;vres la question qui les br&ucirc;lait. Je n'osais prononcer le nom de
+Lucien devant elle. La lettre de M. Louaisot &eacute;tait ainsi con&ccedil;ue:</p>
+
+<p>&laquo;Ci-joint, mon cher Monsieur, quelques &eacute;preuves du roman nouveau. Il a
+du succ&egrave;s dans un certain monde, et sa publication va engraisser
+l'affaire.</p>
+
+<p>Va bien le Dr Chapart? Et l'incomparable voyageuse des Missions
+&eacute;trang&egrave;res? Qu'est-ce qu'elle vous aura dit de moi? Vous voyez si on
+s'occupe de vous! Vous ne faites pas une enjamb&eacute;e sans que vos amis ne
+le sachent.</p>
+
+<p>Vous devez &ecirc;tre assez avanc&eacute; dans votre d&eacute;pouillement pour qu'on puisse
+causer <i>utilement</i>. Voulez-vous bien me faire dire par ma mule &agrave; quelle
+heure je pourrai avoir l'honneur de vous rencontrer demain dans la
+journ&eacute;e.</p>
+
+<p>&Agrave; moins que vous ne pr&eacute;f&eacute;riez passer chez moi?</p>
+
+<p>J'ai &agrave; vous parler de M. L.... T....</p>
+
+<p>Mes respectueux compliments, etc.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Voici ma r&eacute;ponse, dis-je &agrave; P&eacute;lagie: je serai chez moi demain toute la
+journ&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, j'ai campo? fit-elle, bonsoir!</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers Guzman, qu'elle enveloppa d'une &oelig;illade
+s&eacute;duisante, mais modeste, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me plains pas d'avoir attendu avec une personne bien &eacute;lev&eacute;e,
+mais quand vous viendrez faire une commission &agrave; la maison, nous offrons
+&agrave; rafra&icirc;chir.</p>
+
+<p>Guzman rougit jusqu'aux oreilles.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; P&eacute;lagie passait la porte, mes voisins du cinqui&egrave;me
+remontaient chez eux en chantant des hymnes patriotiques.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il venu quelqu'un? demandai-je vivement d&egrave;s que la Normande fut
+partie.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, me r&eacute;pondit Guzman, vous avez tout de m&ecirc;me de dr&ocirc;les de
+connaissances!</p>
+
+<p>Il &eacute;tait tout &agrave; fait en col&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Si Monsieur me laissait du Vesp&eacute;tro, poursuivit-il, pour rincer le bec
+aux demoiselles qui viennent chez lui comme au cabaret &agrave; des heures
+indues....</p>
+
+<p>Je lui saisis le bras et r&eacute;p&eacute;tai:</p>
+
+<p>&mdash;Est-il venu quelqu'un?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il est venu quelqu'un. Encore un dr&ocirc;le de pistolet!... Mais cette
+Normande-l&agrave;, voyez-vous....</p>
+
+<p>&mdash;Qui est venu? m'&eacute;criai-je en le secouant.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous qu'ils disent leur nom, ceux qui viennent vous voir! Il a
+laiss&eacute; un mot sur la table de Monsieur.</p>
+
+<p>Je le repoussai et je m'&eacute;lan&ccedil;ai dans ma chambre.</p>
+
+<p>Une lettre cachet&eacute;e &eacute;tait sur ma table, en effet. Du premier coup
+d'&oelig;il, je reconnus l'&eacute;criture de Lucien. Guzman poussa la porte
+derri&egrave;re moi, et je l'entendis qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur sait ce qu'il fait, mais, moi, je ne le sais pas!</p>
+
+<p>La lettre de Lucien ne contenait que quelques lignes. Elle disait:</p>
+
+<p>&laquo;Ne t'inqui&egrave;te pas de moi. J'ai la t&ecirc;te froide et calme. Je ne cours
+aucun danger.</p>
+
+<p>Demain, tu auras peut-&ecirc;tre de mes nouvelles.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Guzman! appelai-je.</p>
+
+<p>Car je l'entendais toujours grommeler &agrave; travers la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui a &eacute;crit la lettre s'est-il rencontr&eacute; avec la Normande?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, va te coucher.</p>
+
+<p>Je d&eacute;posai sur ma table de nuit les &eacute;preuves dont l'envoi &eacute;tait une
+obligeante attention de M. Louaisot, ainsi que la liste des histoires
+que mon pauvre petit Martroy devait m'apporter le lendemain. Par-dessus
+le tout, je posai le dossier de Lucien,&mdash;et je me mis au lit.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais dispos&eacute; &agrave; faire une longue et laborieuse s&eacute;ance. La lettre de
+Lucien me disait: &laquo;H&acirc;te-toi.&raquo; Et j'&eacute;tais de son avis: pour agir il faut
+savoir. Or, j'&eacute;tais encore loin de savoir.</p>
+
+<p>Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, il y avait sur la liste de
+Calvaire-Martroy un titre ainsi con&ccedil;u: <i>Histoire de l'enfant d'Ida</i>.</p>
+
+<p>Ida, c'&eacute;tait Olympe. Je n'avais jamais entendu dire que M<sup>me</sup> la marquise
+e&ucirc;t un enfant....</p>
+
+<p>Je me remis donc &agrave; d&eacute;vorer mon dossier, d&eacute;sirant ardemment avoir achev&eacute;
+cette part de travail quand arriverait l'appoint promis par Martroy.</p>
+
+<p>Je me disais: J'en saurai alors plus long que Lucien lui-m&ecirc;me, et mon
+brave M. Louaisot ne compte pas l&agrave;-dessus!</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;J'en &eacute;tais rest&eacute; au n&deg;91 bis, qui &eacute;tait un permis
+de visiter l'accus&eacute;e Jeanne P&eacute;ry, femme Thibaut, d&eacute;livr&eacute; &agrave; ma&icirc;tre L.
+Thibaut, son d&eacute;fenseur.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 92</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.&mdash;Non sign&eacute;.)</p>
+
+<p>29 septembre.</p>
+
+<p>Geoffroy, j'ai vu Jeanne. Je craignais de la trouver bien plus chang&eacute;e.
+Elle m'a grond&eacute; parce que je pleurais. Elle veut que j'aie confiance en
+Dieu.</p>
+
+<p>J'avais pass&eacute; toute la soir&eacute;e d'hier, toute la nuit, toute la matin&eacute;e
+d'aujourd'hui &agrave; m&eacute;diter sur ce grand acte que j'allais accomplir.
+Prendre sur moi la d&eacute;fense de Jeanne! J'&eacute;tais bien heureux, mais j'avais
+grand peur.</p>
+
+<p>Je comptais l'interroger minutieusement. Ne savais-je pas que la lumi&egrave;re
+sortirait de ses r&eacute;ponses tout naturellement?</p>
+
+<p>Je ne l'ai pas interrog&eacute;e. Le temps nous a manqu&eacute; pour cela. Elle a mis
+sa t&ecirc;te sur mon &eacute;paule et nous avons parl&eacute; de sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>Mon Dieu! je ne demande pas mieux que d'avoir confiance en vous! Mais &agrave;
+voir cette t&ecirc;te suave, miroir d'une &acirc;me ang&eacute;lique, prise dans ce sombre
+cadre d'une cellule de prison, que croire de votre justice?...</p>
+
+<p>Je disais cela. Elle a pos&eacute; ses deux mains sur ma bouche. Elle m'a dit:</p>
+
+<p>&mdash;Au-del&agrave; de ce monde, il y a autre chose....</p>
+
+<p>Et puis elle s'est mise &agrave; sourire, ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, je ne serai pas condamn&eacute;e, puisque tu es mon avocat.</p>
+
+<p>Et son front a remplac&eacute; ses deux mains sur ma bouche, pendant qu'elle
+r&eacute;p&eacute;tait en extase:</p>
+
+<p>&mdash;Mon mari, mon mari, mon mari! Tu es mon mari!</p>
+
+<p>Nous nous aimons, Geoffroy, nous sommes heureux. Elle a raison. Il faut
+croire &agrave; la mis&eacute;ricorde de Dieu.</p>
+
+<p>Changerais-je mon sort contre celui d'un roi?...</p>
+
+<p>Elle est &agrave; moi, elle est ma femme. Ils ne peuvent pas faire qu'elle ne
+soit pas ma femme. Voil&agrave; o&ugrave; Dieu est grand! Voil&agrave; o&ugrave; Dieu est bon! Que
+son nom soit mille fois b&eacute;ni!</p>
+
+<p>Dans la petite maison du Bois-Biot, du temps de M<sup>me</sup> P&eacute;ry, il y avait une
+chambre qui donnait sur l'ancienne avenue du manoir. Le manoir a
+disparu, mais les grands ch&ecirc;nes restent.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> P&eacute;ry avait son piano dans cette chambre. Elle chantait bien
+rarement. Une fois pourtant, j'entendis le piano en passant dans
+l'avenue, et la voix de notre ch&egrave;re jeune m&egrave;re descendit parmi les
+branches.</p>
+
+<p>Elle chantait la chanson normande, la pauvre <i>Chanson du Poirier</i>.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Au bas de not'village,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma lon lan la,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma tour la-i-la,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Au bas de not'village</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Il &eacute;tait un poirier.</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Il &eacute;tait un poirier (bis)</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Tous deux sous son ombrage</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Nous venions nous aimer.</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Perrine, ma Perrine,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma lon lan la</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma tour la-i-la,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Perrine, ma Perrine,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Veux-tu nous &eacute;pouser?...</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Dans la cellule de la prison o&ugrave; nous &eacute;tions. Jeanne s'est mise &agrave; chanter
+cela. Sa m&egrave;re bien-aim&eacute;e revivait et souriait entre nous deux.</p>
+
+<p>Nous nous tutoyons maintenant. Jeanne m'a dit:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, tout te fait pleurer!</p>
+
+<p>Elle n'a plus voulu chanter.</p>
+
+<p>Je n'ai pas insist&eacute;. Les gens de la prison trouveraient peut-&ecirc;tre que
+c'est mal. Il vaut mieux qu'elle ne chante pas.</p>
+
+<p>C'est une histoire touchante que la <i>Chanson du Poirier</i>. Perrin et
+Perrine sont des fianc&eacute;s. Ils sont trop pauvres pour faire des noces,
+mais ils soupirent sous le poirier. Perrin tire au sort. Il a un bon
+billet, quelle joie! Mais il part tout de m&ecirc;me parce que Fran&ccedil;ois, son
+fr&egrave;re de lait est tomb&eacute; soldat et que la vieille m&egrave;re de Fran&ccedil;ois
+pleure.</p>
+
+<p>Le poirier est tout en fleurs. Perrin et Perrine y viennent une derni&egrave;re
+fois. &Ocirc; Perrin! mon ami bon et brave! je t'attendrai, je t'attendrai!
+C'est Perrine qui dit cela. Et Perrin:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Quand ce fut &agrave; la guerre,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma lon lan la Ma tour la-i-la,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Quand ce fut &agrave; la guerre,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Je me sentis trembler</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Je me sentis trembler, (bis)</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Je voyais par-derri&egrave;re,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Je voyais le poirier....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Et sous le poirier tout ce qu'on regrette: la brise du pays, l'herbe de
+la prairie, et Perrine si jolie!</p>
+
+<p>Mais une voix a parl&eacute; au-dessus du canon. En avant! c'est l'empereur qui
+passe.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as peur, conscrit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Comment t'appelles-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Perrin.</p>
+
+<p>&mdash;Perrin, je te fais brigadier....</p>
+
+<p>Si Perrine savait cela! Que c'est facile, la guerre! Une, deux, droite,
+gauche, et ne jamais reculer! Comme cela, on arrive le premier &agrave; la
+br&egrave;che.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est toi, brigadier?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Ramasse une &eacute;paulette, lieutenant!</p>
+
+<p>Oh! Perrine! Perrine! Une, deux, droite, gauche, toujours,
+toujours&mdash;jusqu'&agrave; Moscou!</p>
+
+<p>Mais pas plus loin!</p>
+
+<p>On recule &agrave; travers les plaines glac&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine! le dernier &agrave; la retraite! Voici ma croix.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, merci.</p>
+
+<p>Mais reverra-t-il Perrine, apr&egrave;s tant de fatigues et de blessures?
+Une&mdash;mais pas deux!</p>
+
+<p>Droite&mdash;mais pas gauche! Il reste une de ses jambes dans la neige, sur
+la route qui revient vers la patrie.</p>
+
+<p>Il y serait rest&eacute; lui-m&ecirc;me sans une vision qui r&eacute;chauffa le sang de ses
+veines:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Perrine, ma Perrine,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma lon lan la,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma tour la-i-la</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Perrine, ma Perrine,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Priait sous le poirier....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>La guerre est finie. L'heure du retour a sonn&eacute;. Comme il se h&acirc;te! Voici
+d&eacute;j&agrave; le village. Mais le poirier?</p>
+
+<p>C'est le printemps. Le poirier devrait &ecirc;tre en fleurs.</p>
+
+<p>Ils ont coup&eacute; le poirier!</p>
+
+<p>Le clocher est rest&eacute; debout, lui, car les cloches sonnent. Pourquoi
+sonnent-elles? Pour une noce.</p>
+
+<p>&mdash;Qui se marie?</p>
+
+<p>&mdash;Regardez! Voil&agrave; les fianc&eacute;s.</p>
+
+<p>Les fianc&eacute;s montaient les marches de l'&eacute;glise: Perrine et Fran&ccedil;ois.
+C'est triste la guerre.</p>
+
+<p>Perrin entre, clopina clopant, derri&egrave;re eux dans l'&eacute;glise. Il se cache &agrave;
+l'ombre d'un pilier. Que va-t-il faire? Essuyer une larme et prier,</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Prier pour sa Perrine,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma lon lan la</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma tour la-i-la,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Prier pour sa Perrine</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et son fr&egrave;re de lait....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Geoffroy, Geoffroy, moi, je suis aim&eacute;. Ne cherche pas pourquoi je t'ai
+dit la chanson normande. C'est pour me vanter de mon bonheur.</p>
+
+<p>Je me trouve si heureux, si heureux!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 93</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien, non sign&eacute;.)</p>
+
+<p>30 septembre.</p>
+
+<p>J'y suis retourn&eacute; ce matin. J'y peux aller tous les jours. Les gens de
+la prison sont bons pour moi. Dans la piti&eacute; qu'on me t&eacute;moigne, il y a
+presque du respect.</p>
+
+<p>Personne, du reste, n'est m&eacute;chant avec elle. Depuis qu'elle est arriv&eacute;e
+d'Yvetot, elle a subi deux interrogatoires. Le juge lui parle avec
+douceur. Seulement il lui laisse voir qu'il ne croit pas &agrave; ses r&eacute;ponses.</p>
+
+<p>Elle me disait hier: &laquo;Il pr&eacute;tend que j'ai <i>un syst&egrave;me</i>. Tout ce qui me
+sort de la bouche fait partie de mon syst&egrave;me. Le greffier, tout en
+&eacute;crivant, marmotte le mot syst&egrave;me entre ses dents...&raquo;</p>
+
+<p><i>Le syst&egrave;me de l'accus&eacute;e</i>, Geoffroy! Je connais trop cela. Au Palais,
+nous nous blindons sans cesse contre le crime. Si l'innocence entre chez
+nous, tant pis pour elle!</p>
+
+<p>Il est bien certain que le crime est savant et que tout criminel a un
+syst&egrave;me parfois tr&egrave;s profond&eacute;ment combin&eacute;.</p>
+
+<p>Et ici m&ecirc;me, Geoffroy, d&egrave;s les premiers pas que je fais dans
+l'instruction, mon sens de juge d&eacute;m&ecirc;le la science d'un sc&eacute;l&eacute;rat hors
+ligne.</p>
+
+<p>La pauvre Jeanne n'a pas de syst&egrave;me, quoi qu'ils en pensent ou quoi
+qu'ils en disent. Mais autour d'elle, un filet &agrave; mailles serr&eacute;es, &oelig;uvre
+d'un v&eacute;ritable docteur &egrave;s-sc&eacute;l&eacute;ratesses, a &eacute;t&eacute; lanc&eacute; et retombe,
+l'enveloppant de ses plis.</p>
+
+<p>Il y a l&agrave; ce que les Anglais appellent une <i>regular roguery</i>, seulement
+le <i>rogue</i> n'est pas sous la main de la Justice.</p>
+
+<p>Le docteur &egrave;s-crimes a &eacute;chapp&eacute; par sa science m&ecirc;me aux investigations du
+parquet. Il a fui comme le sauvage de l'Am&eacute;rique du Nord, usant tous les
+calculs de sa tactique &agrave; dissimuler sa retraite.</p>
+
+<p>Chacun de ses pas en arri&egrave;re a &eacute;t&eacute; un mensonge et une d&eacute;ception.</p>
+
+<p>Il est l&agrave; quelque part, ce virtuose de l'assassinat. Parmi ceux qui
+suivent l'instruction, il est le plus attentif et le plus curieux, sans
+doute. Il faut t'en fier &agrave; lui, Geoffroy, de tous les d&eacute;tails de la
+prison, il n'ignore rien. C'est lui qui voit, c'est lui qui sait. Il rit
+du juge, il d&eacute;fie l'avocat et sa compassion railleuse insulte &agrave; la
+victime.</p>
+
+<p>Oui, le crime est savant, le crime est prudent. De nos jours, il va &agrave;
+l'&eacute;cole. Des gens se rencontrent qui d&eacute;pensent &agrave; faire leur cours de
+crimes autant de volont&eacute;, autant d'assiduit&eacute; que nous mettons de
+mollesse et de paresse &agrave; suivre notre cours de droit.</p>
+
+<p>Ils connaissent mieux que nous ce que nous connaissons, et nous ne
+savons rien de ce qu'ils savent.</p>
+
+<p>Dans notre sac, il n'y a qu'un tour. Aussit&ocirc;t qu'un accus&eacute; est sous
+notre main, aussit&ocirc;t qu'une s&eacute;rie de preuves ou de vraisemblances nous
+indique <i>qu'il y a lieu de suivre</i>, un singulier ph&eacute;nom&egrave;ne s'op&egrave;re en
+nous, magistrats insuffisants, amen&eacute;s &agrave; la routine par la paresse.</p>
+
+<p>Nous voulons bien nous efforcer, mais nous ne voulons rien perdre de
+notre premier effort.</p>
+
+<p>Le commencement de notre besogne est sacr&eacute;, nous &eacute;levons un autel &agrave;
+notre peine, qu'elle ait enfant&eacute; la v&eacute;rit&eacute; ou l'erreur.</p>
+
+<p>Il est &agrave; nous ce travail. Nous d&eacute;fendons qu'on y touche.</p>
+
+<p>Le seul moyen de ne perdre aucune parcelle de nos efforts, c'est d'en
+consacrer provisoirement le r&eacute;sultat bon ou mauvais. Ainsi faisons-nous.
+Par je ne sais quel travail de chimie intellectuelle, deux choses
+absolument oppos&eacute;es se m&ecirc;lent en nous et se confondent. Nous faisons de
+l'hypoth&egrave;se une r&eacute;alit&eacute; pour dormir dessus. Nous avons dit d'abord:
+supposons que l'accus&eacute; soit coupable. Voil&agrave; bient&ocirc;t un point r&eacute;gl&eacute;. Il
+n'y a que le subjonctif &agrave; remplacer par l'indicatif: <i>L'accus&eacute; est
+coupable.</i></p>
+
+<p>Or, un coupable est n&eacute;cessairement retors.</p>
+
+<p>Et voil&agrave; comme quoi ma pauvre petite Jeanne a un syst&egrave;me!</p>
+
+<p>Chaque profession a son &eacute;cueil. C'est ici l'&eacute;cueil du juge, charg&eacute; d'une
+instruction criminelle.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'on s'est dit en d&eacute;signant un &ecirc;tre humain: voici le coupable, la
+conscience est entra&icirc;n&eacute;e sur une pente terrible.</p>
+
+<p>Comme nous avons consenti &agrave; tout voir au travers d'un certain milieu qui
+est notre hypoth&egrave;se m&ecirc;me, &eacute;lev&eacute;e &agrave; la hauteur d'un fait, toutes choses
+prennent pour nous la couleur de ce fait.</p>
+
+<p>Nous avons mis au-devant de nos yeux des lunettes vertes, bleues ou
+jaunes, nous voyons tout jaune, bleu ou vert.</p>
+
+<p>Les faits se fa&ccedil;onnent: ils entrent par le trou qu'on leur ouvre, ils se
+groupent dans le moule qu'on leur pr&eacute;sente....</p>
+
+<p>Et tout cela de bonne foi, Geoffroy, voil&agrave; le grand, le vrai malheur. Je
+n'ai jamais rencontr&eacute; dans ma vie un seul juge qui f&ucirc;t de mauvaise foi.
+S'il en est, j'affirme qu'ils sont tr&egrave;s rares.</p>
+
+<p>Mais ceux qui ne savent pas et qui ne peuvent pas sont nombreux. Or, le
+crime est l&agrave; d'un c&ocirc;t&eacute;, la Soci&eacute;t&eacute;, de l'autre. La Soci&eacute;t&eacute; paye le juge
+pour la garder contre le crime.</p>
+
+<p>Pour chaque crime elle a droit &agrave; un coupable.</p>
+
+<p>Ils savent cela, les autres licenci&eacute;s, les autres docteurs, ceux qui, au
+Moyen &acirc;ge, &eacute;coutaient les professeurs de la Cour des Miracles. Crois-tu
+donc bonnement, Geoffroy, qu'une institution comme la Cour des Miracles
+puisse jamais tomber? Elle s'est transform&eacute;e comme l'Universit&eacute;, mais
+elle existe.</p>
+
+<p>Elle ne mourra pas plus que l'Universit&eacute;. Les grandes choses ne meurent
+jamais, surtout les choses gothiques. Certes, on ne passe plus sa th&egrave;se
+&agrave; l'&eacute;cole du grand Co&euml;sre d'&Eacute;gypte en d&eacute;valisant un mannequin garni de
+clochettes, mais c'est qu'on fait mieux. Il y a de hautes &eacute;tudes.
+Quelque part, &agrave; de myst&eacute;rieuses profondeurs, le vol a ses conf&eacute;renciers,
+l'assassinat ses philosophes. Pas de paresse ici! On &eacute;tudie pour sa
+peau.</p>
+
+<p>Jamais Toullier ni Delvincourt ne furent &eacute;cout&eacute;s comme les ma&icirc;tres de
+cette facult&eacute; redoutable o&ugrave; s'enseigne l'envers de la loi.</p>
+
+<p>Ils sont forts, ils sont habiles, ils sont hardis, ils jouent du code
+comme Liszt p&eacute;trissait l'ivoire de son piano. Rien ne les arr&ecirc;te
+puisqu'ils ne croient &agrave; rien. Ils se sont dit, tout comme les autres: Il
+faut un coupable. Ils en font un&mdash;qu'ils tendent aux autres au bout
+d'une ficelle. Et les autres mordent &agrave; l'hame&ccedil;on.</p>
+
+<p>Geoffroy, parlerais-je ainsi si je n'avais pas int&eacute;r&ecirc;t? Aurais-je parl&eacute;
+ainsi hier?</p>
+
+<p>J'ai d&eacute;pouill&eacute; la robe du juge. La femme que j'aime au-dessus de tout en
+ce monde est une accus&eacute;e. Puis-je &ecirc;tre impartial?... Quand j'&eacute;tais
+magistrat, j'ai fait de mon mieux, toujours. Je pense que mes coll&egrave;gues
+sont de m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Seulement, ce pauvre &ecirc;tre sans d&eacute;fense, Jeanne, ils disent qu'elle a un
+syst&egrave;me! quelque chose en moi s'est r&eacute;volt&eacute;. Qu'on la charge, qu'on
+l'accable, tout est possible except&eacute; l'impossible. L'impossible, c'est
+que Jeanne ait un syst&egrave;me!</p>
+
+<p>Elle m'a accueilli ce matin d'un air tout pensif. C'est &agrave; peine si elle
+m'a demand&eacute; de mes nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, je voudrais savoir une chose: Qu'est-ce que c'est qu'un
+syst&egrave;me?</p>
+
+<p>J'ai senti froid dans mon sang, parce que je me suis dit: Si elle osait
+leur faire une question de ce genre, comme ils crieraient &agrave;
+l'hypocrisie! Je lui ai expliqu&eacute; ce qu'on entend par syst&egrave;me quand on
+est juge d'instruction. Elle a r&eacute;fl&eacute;chi.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je ferais mieux d'en avoir un? m'a-t-elle demand&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai repris ma place d'hier, et sa t&ecirc;te est revenue sur mon &eacute;paule.</p>
+
+<p>Mais elle n'&eacute;tait plus si gaie. Il y avait de gros embarras dans sa
+ch&egrave;re petite cervelle.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, a-t-elle r&eacute;p&eacute;t&eacute; plusieurs fois, enfin, ils me croient donc
+vraiment capable de cela!</p>
+
+<p>J'ai r&eacute;pondu la premi&egrave;re fois, et c'&eacute;tait la premi&egrave;re fois aussi que
+j'essayais de savoir d'elle quelque chose ayant trait au proc&egrave;s:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela nous fait, puisque tu n'&eacute;tais m&ecirc;me pas &agrave; Paris au
+moment o&ugrave; le meurtre a &eacute;t&eacute; commis?</p>
+
+<p>&mdash;Mais si fait! s'est-elle &eacute;cri&eacute;e. Tu ne te souviens pas bien. Nous
+&eacute;tions venues pour les affaires de pauvre papa. Et ce fut pendant ce
+voyage qu'on me vola mes ciseaux dans mon vieux n&eacute;cessaire. Je leur ai
+dit cela. M. Cressonneau a souri, et le greffier aussi. Je n'aime pas
+quand ils sourient....</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne, lui ai-je dit, mon bon petit amour, je vais t'interroger, moi
+aussi, parce qu'il faut que je sache bien tout pour te d&eacute;fendre. Veux-tu
+me r&eacute;pondre?</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc vrai, alors! s'est-elle &eacute;cri&eacute;e. J'irai-l&agrave;! avec des
+gendarmes! maman aurait voulu venir avec moi. Ah! je suis contente
+qu'elle soit morte!</p>
+
+<p>Elle n'aurait pas pleur&eacute;, je crois, car elle est brave plus que je ne
+puis le dire. Mais ses larmes sont venues quand elle a vu les miennes
+couler.</p>
+
+<p>Elle a essuy&eacute; mes yeux avec son mouchoir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, apr&egrave;s! s'il faut aller, j'irai. Tu seras-l&agrave;. Mon Dieu! comme
+je te fais du chagrin!</p>
+
+<p>J'ai poursuivi mon interrogatoire:</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne, tu ne connaissais pas du tout le comte Albert de Rochecotte,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Si, Lucien, je l'avais vu une fois quand pauvre maman me mena &agrave;
+l'Op&eacute;ra. Notre cousin Rochecotte &eacute;tait l&agrave; avec papa et des dames. Il me
+parut qu'ils se moquaient de papa, comme s'ils le trouvaient trop vieux
+pour &ecirc;tre avec eux. Il y avait d'autres jeunes gens.</p>
+
+<p>&mdash;Et Albert te vit-il?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, Maman et moi nous nous m&icirc;mes dans un endroit sombre. Maman
+&eacute;tait f&acirc;ch&eacute;e d'&ecirc;tre venue.</p>
+
+<p>&mdash;Remarquas-tu la dame qui &eacute;tait avec Albert?</p>
+
+<p>&mdash;Quand maman me le montra, elle me dit: &laquo;C'est le beau, celui qui est
+tout seul.&raquo; Il n'avait pas de dame avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien s&ucirc;re de cela Jeanne?</p>
+
+<p>Une nuance ros&eacute;e vint &agrave; ses joues pendant qu'elle r&eacute;primait un sourire
+espi&egrave;gle.</p>
+
+<p>&mdash;Bien s&ucirc;re, r&eacute;pondit-elle, puisque la dame que papa avait amen&eacute;e &eacute;tait
+pour le comte Albert.</p>
+
+<p>&mdash;Toute jeune, celle-l&agrave;, n'est-ce pas, Jeanne?</p>
+
+<p>&mdash;Mais du tout. Une grande brune, tr&egrave;s belle, trop forte, et qui
+paraissait bien pr&egrave;s de ses trente ans. Ce n'&eacute;tait pas Fanchette. Je
+repris:</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne, veux-tu me dire l'histoire de ton enfance?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, mais elle n'a pas beaucoup d'histoire, mon enfance. Nous
+habitions une grande maison de campagne, presque un ch&acirc;teau, pr&egrave;s de
+Dieppe. Notre plus proche voisin &eacute;tait le marquis de Chambray qu'Olympe
+&eacute;pousa plus tard.</p>
+
+<p>&mdash;Te souviens-tu bien d'Olympe en ce temps-l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Non, tr&egrave;s peu. J'entendais dire qu'il n'y avait rien de si beau
+qu'elle, mais elle &eacute;tait trop grande pour moi.</p>
+
+<p>Nous vivions comme des riches, seulement il arrivait du matin au soir
+des gens qui voulaient &ecirc;tre pay&eacute;s.</p>
+
+<p>Pauvre papa n'&eacute;tait pas m&eacute;chant, au moins. Il ne grondait jamais maman
+que pour avoir de l'argent. Maman l'aimait bien. Une fois pourtant, elle
+se f&acirc;cha contre lui. Cela m'est rest&eacute;. Je la trouvais trop s&eacute;v&egrave;re.
+Pauvre papa s'en alla, et maman ne mit plus jamais son cachemire de
+l'Inde.</p>
+
+<p>&mdash;En s'en allant, le baron l'avait emport&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et les bracelets, avec la broche et les boucles d'oreilles. Maman
+m'a dit depuis que c'&eacute;tait &agrave; lui, tout cela, et qu'il n'avait pas vol&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'avait-il fait pour f&acirc;cher ta ch&egrave;re m&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Dame... nous ne p&ucirc;mes pas rester dans le pays.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; all&acirc;tes-vous, Jeanne?</p>
+
+<p>&mdash;Partout. J'&eacute;tais encore bien petite. J'ai &eacute;t&eacute; dans plus de dix
+pensions &agrave; la queue leu leu. Pauvre papa venait toujours, et alors nous
+partions.</p>
+
+<p>&mdash;Tu &eacute;tais d&eacute;j&agrave; grande quand vous v&icirc;ntes au Bois-Biot?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bien grande. Ce fut quinze jours apr&egrave;s notre arriv&eacute;e que pauvre
+maman me dit: &laquo;Il y a ici un jeune substitut qui est notre ennemi.&raquo;
+Sais-tu que je te d&eacute;testais? c'est pauvre maman qui t'excusa pr&egrave;s de moi
+quand tu nous eus fait condamner. Et puis je te vis, et puis je t'aimai.</p>
+
+<p>Je l'attirai contre mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Nous n'en avons pas dit plus long pour aujourd'hui.</p>
+
+<p>Je saurai tout en l'interrogeant ainsi petit &agrave; petit.</p>
+
+<p>En la quittant, aujourd'hui, j'ai salu&eacute; une s&oelig;ur dans le corridor; elle
+m'a dit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est v&eacute;ritablement une enfant. Est-il vrai, Monsieur, que vous ayez
+possibilit&eacute; d'&eacute;tablir un alibi?</p>
+
+<p>J'ai r&eacute;pondu non.</p>
+
+<p>La s&oelig;ur a secou&eacute; la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;On annonce que ce sera la troisi&egrave;me affaire de la session, a-t-elle
+ajout&eacute;. Probablement le 17 ou le 18 octobre. Nous ne sommes pas dans les
+secrets de Dieu, Monsieur, mais je prie pour vous deux tous les matins
+et tous les soirs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? et cet alibi! m'a demand&eacute; la femme du concierge.</p>
+
+<p>L&agrave;-bas, le mot <i>alibi</i> jouit d'une grande popularit&eacute;. Je n'ai pas cru
+devoir &ecirc;tre aussi explicite qu'avec la s&oelig;ur. J'ai r&eacute;pondu:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons bonne esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! mais vous feriez peut-&ecirc;tre bien de prendre avec vous, pour vous
+aider, un de nos messieurs &agrave; la mode. &Ccedil;a enl&egrave;ve une histoire. Un jury et
+une cr&ecirc;pe, voyez-vous, c'est deux choses qui se retournent sur le feu.</p>
+
+<p>Je te l'ai dit, Geoffroy, on est tr&egrave;s bon pour nous.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 94</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme. &Eacute;criture inconnue.)</p>
+
+<p>Paris, 30 septembre.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, avocat.</i></p>
+
+<p>Une personne &agrave; qui M. Thibaut a fait du bien pendant qu'il &eacute;tait juge,
+d&eacute;sire lui rendre la pareille.</p>
+
+<p>La personne est plac&eacute;e de telle fa&ccedil;on qu'elle peut affirmer &agrave; coup s&ucirc;r
+que l'accus&eacute;e Jeanne P., innocente ou coupable est condamn&eacute;e d'avance.
+Plus M. Thibaut &eacute;tudiera l'affaire, plus il partagera cette malheureuse
+conviction. En ce moment les recours en gr&acirc;ce n'ont aucune chance.</p>
+
+<p>La personne pense qu'une &eacute;vasion ne serait pas impossible dans les
+conditions o&ugrave; se trouve l'accus&eacute;e Jeanne P. La question des frais ne
+devra pas arr&ecirc;ter M. Thibaut.</p>
+
+<p>M. Thibaut pourrait faire tenir sa r&eacute;ponse d'une mani&egrave;re s&ucirc;re &agrave; la
+personne en employant le moyen suivant:</p>
+
+<p>&Eacute;crire une lettre d'avance, aller &agrave; Notre-Dame-des-Victoires demain
+dimanche &agrave; huit heures du soir: se servir de la lettre pour envelopper
+une pi&egrave;ce de monnaie, et la jeter dans la bourse de la qu&ecirc;teuse qui se
+tiendra &agrave; la porte de gauche en entrant. Bien entendre <i>la porte de
+gauche,</i> c'est-&agrave;-dire la plus voisine du passage des Petits-P&egrave;res. Il
+serait peut-&ecirc;tre encore temps le dimanche suivant, mais des heures
+pr&eacute;cieuses auraient &eacute;t&eacute; perdues.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 95</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien, sans signature.)</p>
+
+<p>1<sup>er</sup> octobre.</p>
+
+<p>Non, il n'est pas possible que la v&eacute;rit&eacute; reste ainsi enfouie!</p>
+
+<p>Ce sont d'honn&ecirc;tes gens, Geoffroy. Ils se couperaient les deux mains
+avant d'accomplir ce crime horrible qui s'appelle un meurtre judiciaire.</p>
+
+<p>Je les &eacute;clairerai, je ferai passer dans leur esprit la lumi&egrave;re qui
+&eacute;blouit le mien. Ce doit &ecirc;tre facile.</p>
+
+<p>Une &eacute;vasion! jamais! je flaire un pi&egrave;ge. Et puis, une &eacute;vasion est un
+aveu. Jeanne ne doit pas avouer puisque Jeanne n'est pas coupable.</p>
+
+<p>Les vois-tu autour de nous, dans le noir, ces mis&eacute;rables qui ne trouvent
+pas suffisant le mal qu'ils nous ont d&eacute;j&agrave; fait?</p>
+
+<p>Je l'ai bien dit: ce sont des docteurs. Ils ont pass&eacute; tous leurs
+examens. Ils savent le mal comme aucun de nous ne sait le bien.</p>
+
+<p>Quel est leur but? Je l'ai cherch&eacute;. Chez eux, il n'y a jamais deux
+mobiles. Toujours le m&ecirc;me: l'argent. Il y a quelque part une montagne
+d'argent qui a d&eacute;j&agrave; tu&eacute; Rochecotte, et qui va me tuer ma petite Jeanne.</p>
+
+<p>Oh! qu'ils le prennent, cet argent maudit! Qu'en a-t-elle besoin?
+Aujourd'hui, je l'ai interrog&eacute;e au sujet de cette succession qui est,
+pour moi son malheur. Je croyais qu'elle allait me r&eacute;pondre: &laquo;Je ne sais
+pas.&raquo;</p>
+
+<p>Mais ici, comme pour sa pr&eacute;sence &agrave; Paris &agrave; l'&eacute;poque du meurtre, comme
+aussi pour le fait de s'&ecirc;tre rencontr&eacute;e au moins une fois avec Albert de
+Rochecotte, sa r&eacute;ponse a tromp&eacute; mon espoir.</p>
+
+<p>Elle sait. C'&eacute;tait une de leurs na&iuml;ves gaiet&eacute;s entre la m&egrave;re et la
+fille: aux heures de mis&egrave;re, elles se moquaient souvent de leurs
+millions &agrave; venir.</p>
+
+<p>Elles n'y croyaient pas, mais elles savaient.</p>
+
+<p>Et le vieux baron faisait mieux que savoir. Parmi ses dettes il y en
+avait bon nombre de contract&eacute;es &agrave; int&eacute;r&ecirc;ts exorbitants qui &eacute;taient
+garanties par ses droits &eacute;ventuels &agrave; la succession du dernier vivant de
+la tontine.</p>
+
+<p>Mais que prouve cela? s'ils sont des hommes, s'ils sont des juges, ils
+verront bien avec moi la toile d'araign&eacute;e o&ugrave; l'on a pris cette pauvre
+petite mouche. Les fils en sont d&eacute;li&eacute;s, c'est vrai, les rets ont &eacute;t&eacute;
+fabriqu&eacute;s par un ouvrier-ma&icirc;tre, mais enfin il y a des fils, je les ai
+dans ma main et je les montre.</p>
+
+<p>Le plus apparent, c'est celui qui a co&ucirc;t&eacute; la plus grande d&eacute;pense
+d'habilet&eacute;.</p>
+
+<p>Il ne faut pas trop bien faire.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; le d&eacute;faut des docteurs.</p>
+
+<p>Le d&eacute;tail des ciseaux est <i>trop bien fait</i>. &Agrave; lui tout seul il forme un
+roman.</p>
+
+<p>C'est une bo&icirc;te &agrave; ouvrage de la fabrique de Samuel Worms,
+Londres-Birmingham, que la m&egrave;re de M<sup>me</sup> P&eacute;ry avait rapport&eacute;e de
+l'&eacute;migration. Selon l'accusation, Jeanne aurait pris les ciseaux de
+cette bo&icirc;te, le jour du meurtre, et s'en serait servie pour assassiner
+Albert de Rochecotte pendant son sommeil.</p>
+
+<p>Car une petite fille ne tue pas un grand et fort jeune homme avec une
+mignonne paire de ciseaux, quand il a l'usage de ses facult&eacute;s et de ses
+mouvements.</p>
+
+<p>Tu connaissais Albert aussi bien que moi. &Agrave; ton id&eacute;e, combien aurait-il
+fallu de fillettes pour avoir la fin de lui? De fillettes comme Jeanne?</p>
+
+<p>Il parait &eacute;tabli, d'apr&egrave;s l'accusation, qu'un narcotique avait &eacute;t&eacute; vers&eacute;
+soit dans le vin d'Albert, soit dans son caf&eacute;, et qu'il s'&eacute;tait endormi
+apr&egrave;s le dessert.</p>
+
+<p>Mais je dis, moi, que cette circonstance m&ecirc;me &eacute;tant admise, on ne tue
+pas avec des petits ciseaux,&mdash;&agrave; moins d'avoir une raison pour cela.</p>
+
+<p>Et la raison, la voici: elle appartient au docteur &egrave;s-crimes, la raison!</p>
+
+<p>La raison, c'est qu'il fallait faire retomber le meurtre sur une jeune
+fille.</p>
+
+<p>Suis bien: une paire de ciseaux, c'est une arme de jeune fille.</p>
+
+<p>Tout le monde a dit cela, d&egrave;s le d&eacute;but.</p>
+
+<p>C'est la com&eacute;die.&mdash;Voici la r&eacute;alit&eacute;: les ciseaux sont vol&eacute;s dans la
+bo&icirc;te &agrave; ouvrage de Jeanne, pr&eacute;cis&eacute;ment pour que la com&eacute;die puisse avoir
+lieu.</p>
+
+<p>Par qui, vol&eacute;s?</p>
+
+<p>Est-ce que je sais? Par Louaisot, si Louaisot est le docteur &egrave;s-crimes?</p>
+
+<p>Cependant Louaisot n'est pas h&eacute;ritier. Non. Mais il conna&icirc;t un h&eacute;ritier.</p>
+
+<p>Souviens-toi de la personne pour laquelle il me quitta, le jour o&ugrave; il me
+vendit le talisman.</p>
+
+<p>La femme au codicille &eacute;tait l&agrave;. Elle est h&eacute;riti&egrave;re, elle!...</p>
+
+<p>Je me suis arr&ecirc;t&eacute;, Geoffroy, c'est du d&eacute;lire. Je ne voulais assur&eacute;ment
+rien dire de tout cela. Ne crois pas que je le pense. Est-ce ma folie
+qui me prend?</p>
+
+<p>Je veux finir mon raisonnement et mon histoire. J'aurai le temps avant
+ma crise.</p>
+
+<p>Les ciseaux sont vol&eacute;s, voil&agrave; le fait certain. O&ugrave;? dans la chambre vide
+o&ugrave; est morte la pauvre jeune m&egrave;re. Personne ne d&eacute;fend plus cet asile.
+M<sup>me</sup> P&eacute;ry est au cimeti&egrave;re et Jeanne au couvent de la Sainte-Esp&eacute;rance.</p>
+
+<p>Vol&eacute;s par qui? je r&eacute;p&egrave;te la question.</p>
+
+<p>Par celui ou par celle qui va s'en servir au restaurant du
+Point-du-Jour.</p>
+
+<p>Par Fanchette, si tu veux, car elle existe, apr&egrave;s tout, cette Fanchette,
+puisque Rochecotte avait une ma&icirc;tresse, et que cette ma&icirc;tresse n'&eacute;tait
+pas Jeanne.</p>
+
+<p>L'accusation dit le contraire. Il faudra qu'elle le prouve....</p>
+
+<p>Le meurtre est accompli. Les ciseaux restent au pouvoir de l'accusation.</p>
+
+<p>Que devient la bo&icirc;te?</p>
+
+<p>La bo&icirc;te est vendue avec le pauvre mobilier. On n'entendra plus jamais
+parler de cette bo&icirc;te, achet&eacute;e &agrave; l'encan, comme le reste par des juifs
+inconnus.</p>
+
+<p>Voil&agrave; le vrai. Cela aurait d&ucirc; &ecirc;tre ainsi.</p>
+
+<p>Mais la com&eacute;die judiciaire a besoin de la bo&icirc;te, la bo&icirc;te repara&icirc;tra.</p>
+
+<p>Tu te souviens, quand Jeanne retourna au Bois-Biot en sortant de mon
+cabinet de toilette? Elle trouva dans sa chambre une surprise. Elle
+croyait, la pauvre ch&eacute;rie, que j'avais eu cette attention d&eacute;licate de
+racheter le petit meuble de famille: son cher n&eacute;cessaire dont sa m&egrave;re et
+son a&iuml;eule s'&eacute;taient servies avant elle.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas moi qui avais eu cette attention d&eacute;licate.</p>
+
+<p>Quelqu'un avait rachet&eacute; la bo&icirc;te &agrave; ouvrage tout expr&egrave;s pour que les
+badauds pussent dire, apr&egrave;s l'arrestation de Jeanne et au moment de la
+perquisition: <i>le doigt de Dieu est l&agrave;</i>!</p>
+
+<p>Et ils n'ont pas manqu&eacute; de le dire, les badauds! C'est ici la ma&icirc;tresse
+preuve et le principal t&eacute;moin. L'affaire s'appelait d&eacute;j&agrave; l'<i>Affaire des
+ciseaux</i>.</p>
+
+<p>Un vrai docteur &egrave;s-crime m&ecirc;le toujours &agrave; sa combinaison un &eacute;l&eacute;ment de
+gros drame&mdash;pour le public.</p>
+
+<p>Car le public est juge d'instruction aussi. Et l'histoire des pes&eacute;es que
+la foule op&egrave;re sur la conviction du vrai juge serait une longue suite de
+pages en deuil.</p>
+
+<p>Je crois au doigt de Dieu. Il m'est arriv&eacute; de le voir en ma vie. Le
+doigt de Dieu n'est pas fait ainsi.</p>
+
+<p>Le doigt de Dieu, c'est la foudre. Le doigt de Dieu ne monte pas
+p&eacute;niblement, une &agrave; une, les pi&egrave;ces d'une mis&eacute;rable m&eacute;canique.</p>
+
+<p>C'est le doigt du d&eacute;mon ici. Je me l&egrave;verai seul contre tous et je leur
+prouverai cela!</p>
+
+<p>D&eacute;sormais, je vois ma cause si claire qu'il me suffira d'ouvrir la
+bouche pour dissiper les t&eacute;n&egrave;bres. J'ai grandi avec la n&eacute;cessit&eacute;. Je
+suis &eacute;loquent, je suis fort. Je ne me reconnais plus moi-m&ecirc;me. Ils
+trembleront devant moi. Leur pr&eacute;tendue v&eacute;rit&eacute; qui n'est que mensonge et
+artifice....</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;L'&eacute;criture devenait subitement illisible.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 96</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien alt&eacute;r&eacute;e et m&eacute;connaissable. Sans date.)</p>
+
+<p>M. L. Thibaut a toujours eu des sentiments d'estime et m&ecirc;me de respect
+pour la magistrature fran&ccedil;aise. Depuis qu'il fait partie du barreau
+cette opinion n'a pas chang&eacute;. Sa position particuli&egrave;re est difficile. Sa
+sant&eacute; n'est pas bonne. Depuis sa maladie, il se laisse aller &agrave; des
+mouvements de violence qu'il d&eacute;plore ensuite.</p>
+
+<p>Mais M. Geoffroy de R. peut &ecirc;tre tranquille. Cet &eacute;tat de fi&egrave;vre
+s'explique par beaucoup de souffrances. Il n'est pas incompatible avec
+la mission que M. L. Thibaut a sollicit&eacute;e, obtenue et accept&eacute;e. L'&eacute;tude
+de sa cause est le travail de ses jours et de ses nuits. Sa jeune et
+malheureuse cliente sera bien d&eacute;fendue.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 97</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture ordinaire de Lucien. Sans signature.) Dimanche.</p>
+
+<p>J'ai eu ma crise. J'en laisse ici la marque.</p>
+
+<p>Mes crises sont plus rares et moins fortes. Celle-ci n'a pas dur&eacute; plus
+d'une heure et ne m'a laiss&eacute; qu'un peu de fatigue. J'ai bien dormi cette
+nuit. Jeanne a &eacute;t&eacute; &agrave; la messe, ce matin. Pauvre ch&eacute;rie! c'est elle qui
+dit cela. La s&oelig;ur lui a pr&ecirc;t&eacute; un paroissien et elles ont pri&eacute; ensemble
+dans la cellule. Cette s&oelig;ur est une douce sainte. Je la vois souvent
+triste. Quand elle sourit, elle est jeune et tr&egrave;s belle.</p>
+
+<p>Jeanne &eacute;tait toute gaie. Elle ne voulait pas causer de l'affaire. Nous
+apercevions sur le mur qui fait face un rayon du beau soleil d'octobre.</p>
+
+<p>Notre haie du Bois-Biot doit &ecirc;tre riante, ce matin. On a sans doute
+labour&eacute; les deux champs. Celui o&ugrave; passe le sentier qui descend &agrave; la
+ferme a de grands pommiers qui doivent perdre leurs feuilles.</p>
+
+<p>&mdash;Je parie, m'a dit Jeanne, que les enfants sont sous notre ch&acirc;taignier
+&agrave; abattre des ch&acirc;taignes.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut travailler, Jeanne, ma petite Jeanne. Les jours passent, et
+mon plaidoyer n'est pas achev&eacute;. Elle s'est assise aupr&egrave;s de moi. Elle a
+mis sa blonde t&ecirc;te &agrave; sa place, sur mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, travaillons, Lucien, mon mari. Elle sait que ce mot-l&agrave; me
+rend heureux.</p>
+
+<p>&mdash;L'ann&eacute;e derni&egrave;re, reprit-elle, &agrave; cette &eacute;poque-ci, il faisait froid.
+Pauvre maman et moi nous nous lev&acirc;mes de bon matin pour porter du
+bouillon au vieux Jean &Eacute;tienne qui avait gagn&eacute; les fi&egrave;vres &agrave; la batt&eacute;e.
+Les pr&eacute;s &eacute;taient d&eacute;j&agrave; tout blancs... mais travaille donc, Lucien,
+puisque tu veux travailler!</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quelle date furent vol&eacute;s tes ciseaux, Jeanne?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'en aper&ccedil;us peut-&ecirc;tre pas tout de suite. Je brodais si peu! Je
+passais mes jours aupr&egrave;s du lit de pauvre maman; elle voulait toujours
+mes mains dans les siennes. Il me semble bien que ce fut le jour o&ugrave; le
+Dr Schontz t'&eacute;crivit de venir.</p>
+
+<p>&mdash;L'avant veille de?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Oh! tu peux bien dire de la mort. Maman ne m'a pas quitt&eacute;e. Elle
+vient toutes les nuits.... Ce jour-l&agrave;, je voulus prendre mes ciseaux pour
+arranger une de ses camisoles de malade. Je ne les trouvai plus.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous servait alors?</p>
+
+<p>&mdash;Une femme de m&eacute;nage. Nous n'avions plus de domestique.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu rachetas d'autres ciseaux? quand?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; l'instant m&ecirc;me. J'envoyai la femme de m&eacute;nage en lui disant d'en
+prendre &agrave; bon march&eacute;. Maman &eacute;tait en train de me parler de toi. Cent
+fois par jour, elle prenait la r&eacute;solution de ne plus prononcer ton nom.
+Et elle me d&eacute;fendait bien doucement de penser &agrave; toi. Mais ton nom
+revenait toujours, toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu emportas la bo&icirc;te &agrave; ouvrage avec toi au couvent?</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que non, puisque tu me la rendis &agrave; Yvetot.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne fut pas moi. Jeanne.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc aurait song&eacute; &agrave; me faire plaisir?</p>
+
+<p>Elle a de ces mots l&agrave; qui me navrent tout en faisant que son innocence
+est pour moi plus claire que l'&eacute;vidence. S'ils l'interrogeaient
+au-dehors de leur parti pris... mais leur si&egrave;ge est fait. Je connais
+cela.</p>
+
+<p>Moi, je t&acirc;che de savoir, je fouille les d&eacute;tails, je fais la chasse aux
+dates.</p>
+
+<p>Certain que je suis de l'impossibilit&eacute; du fait principal, je crois &agrave;
+chaque instant qu'un fait accessoire va venir appuyer ma th&egrave;se, ou
+plut&ocirc;t lui fournir un point de d&eacute;part tangible, qu'on puisse prendre en
+main et pr&eacute;senter &agrave; la discussion.</p>
+
+<p>Mon espoir est sans cesse tromp&eacute;. Tout se groupe contre moi. Est-ce le
+hasard? Est-ce la perfection m&ecirc;me de ce travail diabolique que je
+suppose accompli par un sc&eacute;l&eacute;rat parvenu au <i>summum</i> de la science
+criminelle?</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; chez Nadar. J'ai acquis la certitude que les &eacute;preuves
+photographiques ont &eacute;t&eacute; livr&eacute;es le jour m&ecirc;me du crime. Il est donc
+naturel que Fanchette les e&ucirc;t sur elle au restaurant.</p>
+
+<p>Qu'esp&eacute;rais-je en prenant ce renseignement? En v&eacute;rit&eacute;, je ne saurais le
+dire.</p>
+
+<p>J'ai demand&eacute; au commis &agrave; qui il avait livr&eacute; les &eacute;preuves. Il m'a
+r&eacute;pondu: &agrave; la personne elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>D&egrave;s que l'esprit trouve une voie par o&ugrave; s'&eacute;chapper dans un champ
+d'hypoth&egrave;ses nouvelles, un obstacle sort de terre: un rempart d'acier:
+le t&eacute;moignage de Jeanne elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Car il est certain qu'une id&eacute;e s'obstine en moi, depuis qu'elle y est
+n&eacute;e. Je cherche Fanchette.&mdash;Peut-&ecirc;tre sont-elles deux....</p>
+
+<p>Mais alors tous ces t&eacute;moins qui ont reconnu la photographie! car tous
+l'ont reconnue. Tous et moi-m&ecirc;me!</p>
+
+<p>Et Jeanne d&eacute;clare qu'elle a pos&eacute;!</p>
+
+<p>Il y a pourtant une circonstance. Dans la lettre o&ugrave; Jeanne me racontait
+sa sortie du couvent de la Sainte-Esp&eacute;rance, tu dois te souvenir de ce
+d&eacute;tail: <i>on lui avait fait changer d'habits</i>....</p>
+
+<p>Elle ne m'aide pas. Je ne peux pas dire qu'elle ne se doute de rien,
+puisqu'elle sait tout. Elle sait absolument ce dont on l'accuse et ce
+qui la menace. Mais elle ne tient &eacute;tat de rien. On dirait qu'elle fait
+un mauvais r&ecirc;ve,&mdash;et qu'elle n'y croit pas. Tout doit dispara&icirc;tre au
+r&eacute;veil.</p>
+
+<p>C'est avec une r&eacute;signation fatigu&eacute;e qu'elle r&eacute;pond &agrave; mes inutiles
+interrogatoires. D&egrave;s qu'elle le peut, elle se r&eacute;fugie dans les souvenirs
+de sa m&egrave;re et dans la m&eacute;moire de nos jeunes amours. Elle me l'a dit une
+fois: &laquo;Qu'est-ce que cela fait puisque ce n'est pas moi?&raquo; C'est bien le
+mot de l'enfant qui laisse &agrave; Dieu le soin de garder son sommeil.
+Qu'est-ce que cela fait?</p>
+
+<p>On pourrait amonceler bien plus de calomnies encore et serrer le r&eacute;seau
+des ruses savamment nou&eacute;es, certes, l'&oelig;il de Dieu passe au travers de
+tout cela. Mais nous sommes devant des juges qui sont hommes.</p>
+
+<p>Geoffroy, j'ai peur. La gaiet&eacute; de Jeanne et son insouciance me font mal
+horriblement. Tout &eacute;veill&eacute;, j'ai des r&ecirc;ves qui me la montrent condamn&eacute;e.
+Je repousse cependant l'id&eacute;e d'une &eacute;vasion. C'&eacute;tait aujourd'hui qu'on
+m'avait donn&eacute; rendez-vous &agrave; l'&eacute;glise Notre-Dame-des-Victoires. Je n'irai
+pas.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 97 bis</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crit par Lucien.)</p>
+
+<p>Chaque fois que j'interroge Jeanne, je perds un espoir. Ne l'ayant
+jamais vue qu'au Bois-Biot, pour moi, elle et sa m&egrave;re &eacute;taient des
+habitantes de la campagne d'Yvetot.&mdash;ce qui rendait mat&eacute;riellement
+impossibles les relations suivies entre elle et Rochecotte.</p>
+
+<p>Cela n'influait en rien sur ma conviction qui existe ind&eacute;pendamment de
+tout, mais cela me fournissait des armes.</p>
+
+<p>De loin, je voyais une foule d'obstacles mat&eacute;riels entre elle et le
+crime.</p>
+
+<p>De pr&egrave;s, je ne vous plus rien. Elle n'est plus gard&eacute;e que par ma foi
+profonde.</p>
+
+<p>En r&eacute;alit&eacute;, c'&eacute;taient deux pauvres cr&eacute;atures errantes. Elles venaient
+d'arriver au Bois-Biot quand je les y rencontrai. Elles &eacute;taient l&agrave; pour
+le proc&egrave;s que je leur fis perdre. Elles vivaient d'ordinaire &agrave; Paris o&ugrave;
+la mis&egrave;re se cache ais&eacute;ment.</p>
+
+<p>Elles travaillaient de leurs mains.</p>
+
+<p>Elles vivaient dans la position exacte o&ugrave; M. Cressonneau a&icirc;n&eacute; doit voir
+celle dont le pauvre Albert disait: &laquo;On n'&eacute;pouse pas Fanchette!&raquo;</p>
+
+<p>Restait la lettre de ce m&ecirc;me Albert, celle o&ugrave; il m'affirmait ne pas
+conna&icirc;tre sa cousine Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Mais cette lettre laissait voir des r&eacute;pugnances qui avaient pu porter
+Jeanne &agrave; prendre un masque&mdash;pour s'approcher de lui.</p>
+
+<p>Aux yeux de Cressonneau, cette lettre devait pr&eacute;cis&eacute;ment expliquer
+pourquoi la ma&icirc;tresse de Rochecotte ne s'appelait pas Jeanne, mais bien
+Fanchette!</p>
+
+<p>On en trouverait des traces, d'ailleurs, de cette Fanchette, &agrave; moins que
+la terre ne se f&ucirc;t ouverte pour l'engloutir!</p>
+
+<p>Jeanne dit: &laquo;Il faut bien qu'il y ait contre moi des apparences, mon
+pauvre Lucien ch&eacute;ri, sans cela, ils ne m'auraient pas mise en prison.&raquo;</p>
+
+<p>Et elle prend mes deux mains qu'elle appuie sur son c&oelig;ur en appelant
+mon regard sur ses yeux, qui laissent voir le fond de son &acirc;me.</p>
+
+<p>Pendant que nous restons ainsi, les heures s'&eacute;coulent.</p>
+
+<p>Je me vois au banc de la d&eacute;fense. Le jury me regarde et m'&eacute;coute.
+L'auditoire attend.</p>
+
+<p>Dirai-je &agrave; tous ceux-l&agrave;: elle est innocente pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu'elle
+vous para&icirc;t coupable? Il n'y a ici que mes yeux pour ne point porter le
+bandeau qui aveugle tous vos regards? Vous subissez l'influence d'un
+mauvais g&eacute;nie....</p>
+
+<p>C'est l'exacte v&eacute;rit&eacute;, Geoffroy, mais on ne plaide pas ces mystiques
+vis&eacute;es. Je passe d&eacute;j&agrave; pour avoir le cerveau frapp&eacute;. On me taxerait
+d'incurable folie.</p>
+
+<p>Et le minist&egrave;re public viendrait, les mains pleines de preuves
+math&eacute;matiques. Il jouerait avec les dates qui sont pour lui: il
+s'appuierait sur un ensemble concordant de t&eacute;moignages....</p>
+
+<p>L'entends-tu? moi, il me semble que j'y suis, et que tout mon sang est
+parti de mes veines!</p>
+
+<p>Voil&agrave; ce qu'il dira:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs les jur&eacute;s, malheureusement, ma t&acirc;che est trop facile.
+Laissant de c&ocirc;t&eacute; les ant&eacute;c&eacute;dents de l'accus&eacute;e et ceux de sa famille, qui
+militeraient contre elle, j'arrive tout de suite aux faits de la cause.
+(Ici, le r&eacute;cit du crime.) Depuis que j'ai l'honneur de porter la robe,
+il ne m'&eacute;tait pas encore arriv&eacute; de rencontrer une cause o&ugrave; l'ensemble
+des circonstances produisit une somme d'&eacute;vidences, &eacute;quivalente au
+flagrant d&eacute;lit.</p>
+
+<p>Voici une jeune fille qui est la cousine et l'h&eacute;riti&egrave;re d'un jeune
+homme, au point de vue d'une immense succession &agrave; &eacute;choir. Cette jeune
+fille se rapproche du jeune homme sous un faux nom; sous un faux nom,
+elle devient sa ma&icirc;tresse.&mdash;et le jeune homme est assassin&eacute;.</p>
+
+<p>Le jeune homme &eacute;tait de ceux qu'on aime, noble, brillant et beau. La
+jeune fille e&ucirc;t consenti &agrave; partager: elle se f&ucirc;t content&eacute;e du mariage.
+Mais le jeune homme avait conserv&eacute; assez de sens moral pour ne pas
+choisir sa femme l&agrave; o&ugrave; il avait pris sa ma&icirc;tresse. Il &eacute;tait sur le point
+d'&eacute;pouser une jeune personne pure par elle-m&ecirc;me et par sa famille, &laquo;On
+n'&eacute;pouse pas Fanchette!&raquo; disait-il souvent au rapport des t&eacute;moins.
+Fanchette est jalouse, elle parle de vengeance.&mdash;et le jeune homme est
+assassin&eacute;.</p>
+
+<p>Comment est-il assassin&eacute;? Fanchette avait perdu sa m&egrave;re. Une main
+secourable la place dans une maison pieuse. Va-t-elle dire &agrave;
+l'accusation: &laquo;&Agrave; l'heure du crime je pleurais au pied des autels&raquo;?...
+Non, il y avait sept jours qu'elle s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute;e du couvent de la
+Sainte-Esp&eacute;rance quand le jeune homme a &eacute;t&eacute; assassin&eacute;.</p>
+
+<p>Elle est faible, le jeune homme &eacute;tait fort. On a trouv&eacute; sous la table de
+l'orgie un flacon de substance narcotique, destin&eacute; &agrave; &eacute;galiser les
+forces.</p>
+
+<p>Et comme Fanchette &eacute;tait troubl&eacute;e, en sortant le flacon de sa poche,
+elle a laiss&eacute; tomber deux objets:</p>
+
+<p>Un paquet de cartes photographi&eacute;es repr&eacute;sentant M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Un mouchoir tach&eacute; de rouge aux initiales de M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Est-ce tout? Non. Et d&eacute;j&agrave;, cependant, ne peut-on pas dire que le
+flagrant d&eacute;lit existe?</p>
+
+<p>Mais il y a autre chose; je n'ai pas parl&eacute; de l'arme qui a servi pour
+commettre le crime.</p>
+
+<p>Fanchette est de famille noble. Ses anc&ecirc;tres avaient &eacute;migr&eacute; en
+Angleterre &agrave; l'&eacute;poque de notre glorieuse r&eacute;volution. De l'&eacute;migration,
+son a&iuml;eule avait rapport&eacute; une bo&icirc;te &agrave; ouvrage ou n&eacute;cessaire, de
+fabrication anglaise et remarquable en ceci que toutes les pi&egrave;ces en
+&eacute;taient burin&eacute;es au m&ecirc;me signe. Ai-je dit Fanchette? C'est M<sup>lle</sup> Jeanne
+P&eacute;ry qu'il fallait dire.</p>
+
+<p>Fanchette, en effet, et voil&agrave; l'&eacute;tonnant, a accompli son &oelig;uvre
+effroyable, un meurtre ayant n&eacute;cessit&eacute; plus de vingt blessures, avec les
+ciseaux de M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry comme elle lui avait d&eacute;j&agrave; emprunt&eacute; son
+mouchoir et ses photographies!</p>
+
+<p>Et quand la justice, &eacute;gar&eacute;e par ce nom de Fanchette, est arriv&eacute;e enfin
+chez M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry, qui venait, par un d&eacute;plorable hasard, de changer
+son nom contre un autre jusqu'alors universellement estim&eacute;, la justice a
+trouv&eacute; chez elle M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry, la propri&eacute;taire du mouchoir de
+Fanchette, l'original du portrait de Fanchette et la bo&icirc;te &agrave; ouvrage de
+fabrique anglaise o&ugrave; manquaient les ciseaux, arme r&eacute;voltante, qui a
+servi au meurtre accompli par Fanchette!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 98</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Dimanche, 9 heures du soir.</p>
+
+<p>Je suis sorti: j'&eacute;touffais. J'ignore quel est l'avocat g&eacute;n&eacute;ral qui
+prendra la parole dans ce proc&egrave;s, mais je l'ai entendu d'avance.</p>
+
+<p>Il a tout cela &agrave; dire. Il en dira peut-&ecirc;tre plus, il n'en dira pas
+moins.</p>
+
+<p>C'est trop de preuves, n'est-ce pas, r&eacute;ponds franc? Pour toi qui es de
+sang-froid, pour toi qui est un homme du monde, pour toi qui es parmi
+les d&eacute;licats, c'est trop!</p>
+
+<p>Je suis s&ucirc;r que tu t'es d&eacute;j&agrave; dit: le but est d&eacute;pass&eacute;.</p>
+
+<p>Eh bien! non! le docteur &egrave;s-crimes conna&icirc;t son monde. Il sait que le
+public et les juges seront d'accord ici. Apr&egrave;s ce festin de preuves,
+apr&egrave;s cette cur&eacute;e de t&eacute;moignages accablants, s'il prenait envie au
+docteur &egrave;s-crimes de leur servir encore quelque grosse pi&egrave;ce, ils
+l'avaleraient du m&ecirc;me app&eacute;tit.</p>
+
+<p>La cour d'assises est une b&ecirc;te insatiable, et le public est plus affam&eacute;
+qu'elle.</p>
+
+<p>Ne crois pas que je r&eacute;crimine ou que j'insulte. Je suis bris&eacute;, je suis
+an&eacute;anti. Je vais te montrer d'un mot ce qui reste de moi: &agrave; leur place,
+je penserais peut-&ecirc;tre comme eux!</p>
+
+<p>Une machine cr&eacute;&eacute;e dans le but expr&egrave;s de trouver des coupables ne peut
+pas produire d'autre fonctionnement que celui-l&agrave;.</p>
+
+<p>Souviens-toi qu'il y a eu un examen pr&eacute;paratoire, et qu'une voix
+autoris&eacute;e a d&eacute;j&agrave; dit: il y a lieu de suivre....</p>
+
+<p>Nous sommes perdus, Geoffroy. Il faudrait un miracle rien que pour nous
+obtenir des circonstances att&eacute;nuantes. Le c&oelig;ur me manque....</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; regarder la Seine couler, mais je ne veux pas mourir avant
+Jeanne.</p>
+
+<p>Deux fois, je suis revenu vers l'&eacute;glise Notre-Dame-des-Victoires. &Agrave; quoi
+bon entrer?</p>
+
+<p>Une &eacute;vasion de la Conciergerie! Tu connais la prison. C'est purement un
+r&ecirc;ve ou un leurre. D'ailleurs, je ne veux pas d'&eacute;vasion.</p>
+
+<p>Et Jeanne! Est-ce que Jeanne consentirait jamais &agrave; une &eacute;vasion!</p>
+
+<p>Ce n'est pas qu'elle soit gard&eacute;e aussi &eacute;troitement qu'au d&eacute;but. Elle
+n'est plus au secret. La s&oelig;ur l'aime et les employ&eacute;s de la prison la
+prot&egrave;gent....</p>
+
+<p>La troisi&egrave;me fois, je suis entr&eacute; dans l'&eacute;glise&mdash;par la porte de droite.
+C'est &agrave; la porte de gauche que la qu&ecirc;teuse devait m'attendre.</p>
+
+<p>Ceux qui prient sont bien heureux. Les murs de l'&eacute;glise disparaissent
+sous les <i>ex-voto</i> de marbre qui disent merci &agrave; la Vierge pour une gr&acirc;ce
+accord&eacute;e. Il y en a des milliers et des milliers. Tous ceux-l&agrave; &eacute;taient
+aux abois. Ils ont cri&eacute; &agrave; l'aide. L'aide est descendue du ciel. C'est
+vrai, puisqu'ils remercient. J'ai eu l'id&eacute;e de faire un v&oelig;u, moi aussi.
+Que donnerais-je! Tout, et ma vie!... L'&eacute;glise &eacute;tait pleine. Je me suis
+agenouill&eacute; derri&egrave;re un pilier. Le chant des orgues me fendait le c&oelig;ur.
+J'ai travers&eacute; le bas de la nef. Mon regard a gliss&eacute; jusqu'&agrave; la qu&ecirc;teuse:
+Une femme en deuil dont le visage disparaissait enti&egrave;rement sous son
+voile. Je ne puis dire que j'ai cru reconna&icirc;tre Olympe. Mais le nom
+d'Olympe est tomb&eacute; dans ma pens&eacute;e, et j'ai pris la fuite.</p>
+
+<p>Geoffroy, comment serait-il possible de s'&eacute;vader de la Conciergerie? Et
+quel moyen prendre pour amener Jeanne &agrave; consentir?</p>
+
+<p>Et moi? Est-ce que je pourrais me r&eacute;soudre &agrave; cela?</p>
+
+<p>J'ai pass&eacute; une terrible nuit. J'ai vu la cour d'assises en r&ecirc;ve. Tous
+ceux qui viennent l&agrave; se chauffer ou se divertir &eacute;taient &agrave; leur poste.
+Sous le crucifix, les robes rouges si&eacute;geaient. Les jur&eacute;s regardaient
+avec un &eacute;tonnement plein d'horreur une enfant&mdash;Jeanne me paraissait
+toute petite&mdash;qui essayait de se cacher au banc des accus&eacute;s.</p>
+
+<p>Moi, j'avais aussi ma robe. Et je faisais des efforts sans nom pour
+porter haut ma t&ecirc;te qui me pesait comme un fardeau de plomb.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait vaste, cette salle, c'&eacute;tait immense, cette foule.</p>
+
+<p>Les juges &eacute;carlates me semblaient d'une taille surhumaine.</p>
+
+<p>Tout &eacute;tait grand, presque colossal,&mdash;except&eacute; Jeanne, pauvre petite
+ch&eacute;rie, qui rapetissait devant ces ennemis g&eacute;ants!</p>
+
+<p>On s'agitait sans accomplir aucun des actes r&eacute;glementaires qui
+constituent une s&eacute;ance, mais la s&eacute;ance allait tout de m&ecirc;me. J'entendais
+autour de moi un murmure d'une profondeur inou&iuml;e qui m'enveloppait de
+ces mots:</p>
+
+<p>&mdash;Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux!</p>
+
+<p>Et de temps en temps une voix &eacute;clatait, criant:</p>
+
+<p>&mdash;Elle a tu&eacute; son amant!</p>
+
+<p>Il y avait des rires qui grin&ccedil;aient:</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est son mari qui va la d&eacute;fendre....</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re et mes s&oelig;urs &eacute;taient l&agrave;; elles se d&eacute;tournaient de moi.</p>
+
+<p>&Agrave; c&ocirc;t&eacute; de ma m&egrave;re, je voyais un visage de marbre, bl&ecirc;me, mais rayonnant
+de lueurs &eacute;tranges et qui rejetait Jeanne dans un ab&icirc;me de nuit.... La
+bouche d'Olympe ne s'ouvrait pas; aucun son ne s'&eacute;chappait de ses
+l&egrave;vres, et pourtant je l'entendais qui me disait:</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous que je me venge!</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, il y eut un grand mouvement. Quelque chose de long &eacute;tait
+sur l'estrade au devant des juges. Cela s'ouvrit. Albert de Rochecotte
+&eacute;tait couch&eacute;, la t&ecirc;te dans ses cheveux blonds &eacute;pars.</p>
+
+<p>&mdash;Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux!</p>
+
+<p>&mdash;Comme il &eacute;tait beau!</p>
+
+<p>&mdash;Et si jeune!</p>
+
+<p>&mdash;Elle a tu&eacute; son amant, son amant, son amant!</p>
+
+<p>&mdash;Et voil&agrave; son mari qui parle pour elle!</p>
+
+<p>Jamais je n'entendrai plus ce silence effrayant. Tous les bruits &eacute;taient
+morts. On m'&eacute;coutait. Je parlais. L'attention de cette foule muette
+m'&eacute;crasait comme le poids d'un monde. Je parlais, mais comment dire
+cela? ma parole &eacute;tait muette aussi.</p>
+
+<p>Toutes les facult&eacute;s de mon &ecirc;tre, mon c&oelig;ur et mon &acirc;me s'&eacute;lan&ccedil;aient
+imp&eacute;rieusement hors de moi, mais ne franchissaient pas le seuil de mes
+l&egrave;vres. Les pens&eacute;es, les mots, l'&eacute;loquence, la col&egrave;re, la passion
+jaillissaient pour retomber inertes et insonores. Mes efforts se
+d&eacute;battaient en vain contre cette impuissance. Le cauchemar, cette
+hideuse caricature du d&eacute;sespoir, m'encha&icirc;nait dans ses morts
+embrassements....</p>
+
+<p>La foule ondula comme une mer. Les murailles de la salle chancel&egrave;rent,
+et un cri grave s'&eacute;leva:</p>
+
+<p>&mdash;Condamn&eacute;! condamn&eacute;e! condamn&eacute;e!...</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 99</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme. M&ecirc;me &eacute;criture que celle du n&deg;94.)</p>
+
+<p>Paris, lundi, 2 octobre 1865.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, avocat.</i></p>
+
+<p>La personne qui a &eacute;crit &agrave; M. L. Th..., vendredi dernier, l'a attendu
+toute la soir&eacute;e d'hier, dimanche, au rendez-vous de l'&eacute;glise
+Notre-Dame-des-Victoires. Elle l'a vu s'approcher, mais M. L. Th... a eu
+d&eacute;fiance sans doute.</p>
+
+<p>La personne n'a pas dit toute la v&eacute;rit&eacute; dans sa premi&egrave;re lettre. Elle ne
+croyait pas avoir besoin d'insister.</p>
+
+<p>Ce n'est pas &agrave; M. L. Th... surtout que la personne porte int&eacute;r&ecirc;t, c'est
+bien davantage encore &agrave; la malheureuse fille du baron P&eacute;ry de Marannes.
+Si M. L. Th... gardait des doutes, s'il voulait s'entretenir avec la
+personne&mdash;la voir,&mdash;il serait s&ucirc;r de la trouver demain mardi &agrave; la
+consultation de M. le Dr Schontz, rue de la P&eacute;pini&egrave;re, n&deg;.... Dimanche
+prochain il serait d&eacute;sormais trop tard, les &eacute;v&eacute;nements se pr&eacute;cipitent.
+M. L. Th... est suppli&eacute; de ne plus h&eacute;siter. Il n'a pas le droit de
+refuser. La malheureuse J. P. est perdue sans ressource.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 100</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Mardi matin.</p>
+
+<p>Je n'ai pas pu &eacute;crire hier au soir. La nuit de dimanche &agrave; lundi m'a
+laiss&eacute; tellement bris&eacute; de corps et d'esprit que je n'ai pu tenir la
+plume.</p>
+
+<p>C'est peut-&ecirc;tre vrai, Geoffroy. Peut-&ecirc;tre n'ai-je pas le droit de
+refuser l'offre de cette personne inconnue. Du moins est-il de mon
+devoir de m'informer, de savoir, de me rencontrer avec elle.</p>
+
+<p>Le nom du Dr Schontz est fait pour me donner confiance. Je le connais;
+je crois que tu le connaissais aussi. C'est lui qui m'avait &eacute;crit cette
+lettre quand M<sup>me</sup> P&eacute;ry fut &agrave; l'article de la mort. C'est gr&acirc;ce &agrave; lui que
+j'ai pu la revoir une derni&egrave;re fois.</p>
+
+<p>Qui sait? peut-&ecirc;tre que le baron de Marannes a laiss&eacute; des amis.</p>
+
+<p>Je suis r&eacute;solu cette fois &agrave; ne pas manquer au rendez-vous.</p>
+
+<p>Mais Jeanne? vas-tu demander. Il faudrait le consentement de Jeanne.</p>
+
+<p>Et Jeanne, ne consentirait jamais....</p>
+
+<p>Mon Dieu! c'est une bien faible chance. Je ne crois pas, moi, &agrave; la
+possibilit&eacute; d'une &eacute;vasion.</p>
+
+<p>En outre, je ne suis pas toujours dans mes acc&egrave;s de mortel
+d&eacute;couragement. Tout n'est pas perdu. J'ai vu M. Cressonneau. J'ai plaid&eacute;
+pr&egrave;s de lui ma th&eacute;orie du docteur &egrave;s-crimes. Il a ri comme un bossu.
+Jamais il n'avait rien entendu de si dr&ocirc;le,&mdash;mais j'ai vu qu'il &eacute;tait
+frapp&eacute; dans une certaine mesure.</p>
+
+<p>Quand je lui ai dit: &laquo;Il y a trop de preuves&raquo;, il a repris un instant
+son s&eacute;rieux.</p>
+
+<p>Fais bien attention que c'est l&agrave; surtout un argument d'homme du m&eacute;tier.
+Les jur&eacute;s n'y entendraient goutte, mais cela fait r&eacute;fl&eacute;chir un
+magistrat, parce que cela en appelle &agrave; son exp&eacute;rience et &agrave; sa science.</p>
+
+<p>&Agrave; son intelligence surtout.</p>
+
+<p>M. Cressonneau est tr&egrave;s intelligent. Son intelligence fait mauvaise
+route, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>Il y a dans la v&eacute;rit&eacute; une force latente qui peut &eacute;clater &agrave; l'improviste.</p>
+
+<p>Elle n'a pas encore &eacute;clat&eacute; pour M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;, c'est certain, car
+il m'a dit quand j'ai eu fini:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous plaidez cela, cher M. Thibaut, on vous m&egrave;nera tout doucement &agrave;
+Charenton &agrave; l'issue de l'audience.</p>
+
+<p>Mais sous sa fanfaronnade officielle, je te r&eacute;ponds qu'il a &eacute;t&eacute; touch&eacute;.
+Il y a trop de preuves. Ce serait &agrave; dire que l'accus&eacute;e a rassembl&eacute; &agrave;
+grands frais pour les d&eacute;poser bien en vue, derri&egrave;re elle, sur le chemin,
+toutes les circonstances compromettantes qu'il &eacute;tait possible de se
+procurer.</p>
+
+<p>Je disais tout &agrave; l'heure: Jeanne qui se sent innocente, rejetterait bien
+loin toute pens&eacute;e d'&eacute;vasion.</p>
+
+<p>Est-ce qu'on sait jamais avec Jeanne? Je le croyais, je me trompais.</p>
+
+<p>Elle me met en col&egrave;re et je l'admire.</p>
+
+<p>Son innocence est au-dessus de ce qu'on r&ecirc;ve. On pense savoir &agrave; quel
+point ce c&oelig;ur enfant est en dehors du Mal et des craintes que le Mal
+inspire. On en est &agrave; cent lieues.</p>
+
+<p>Hier matin, soucieux, malade, g&ecirc;n&eacute; par cette responsabilit&eacute; nouvelle &agrave;
+propos d'une entreprise dont je ne connais ni la nature ni les
+garanties&mdash;s'il y en a,&mdash;je l'aurais bien d&eacute;fi&eacute;e de m'&eacute;gayer.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas avec elle depuis trois minutes que je souriais &agrave; son
+sourire.</p>
+
+<p>Tu penses bien que je n'avais pas le c&oelig;ur de lui raconter mon r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>Mais elle me racontait les siens: de l'herbe verte, du soleil, du vent
+de campagne qui a si bonne odeur! Et des foss&eacute;s saut&eacute;s, et des sentiers
+qui tournent dans les taillis!</p>
+
+<p>&mdash;Ils m'ont le jour, ici, disait-elle; mais la nuit, je me sauve.</p>
+
+<p>L'occasion &eacute;tait bonne, j'en ai profit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu te sauverais, Jeanne, si tu en avais le moyen?</p>
+
+<p>Elle s'est arr&ecirc;t&eacute;e au milieu d'un sourire argentin qui scandalisait ces
+murailles de prison. Puis elle s'est lev&eacute;e brusquement. Elle avait envie
+de bondir.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, m'a-t-elle dit, essouffl&eacute;e d&eacute;j&agrave; par la joie, je te connais. Si
+tu me parles de cela, c'est que tu y as pens&eacute;, mon Lucien ch&eacute;ri, c'est
+que c'est une chose possible!</p>
+
+<p>Je restais devant elle tout d&eacute;contenanc&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que tu es bon! que tu es bon! Je ne pense qu'&agrave; cela, moi, mais je
+n'osais t'en parler. J'aurais bien fini pourtant par te le demander.
+J'avais d&eacute;j&agrave; song&eacute; &agrave; ce que &ccedil;a co&ucirc;terait. Je suppose que &ccedil;a doit co&ucirc;ter
+tr&egrave;s cher.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, voulus-je dire.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela fait? interrompit-elle. Je ne connais pas tr&egrave;s bien
+cette affaire-l&agrave;, vois-tu, mon Lucien, mais pauvre maman m'avait dit
+souvent que si notre cousin Albert de Rochecotte mourait....</p>
+
+<p>Je devins p&acirc;le.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu donc? fit-elle. Il est mort, nous n'y pouvons rien, et
+puisqu'il est mort, je suis l'h&eacute;riti&egrave;re du vieil homme qui a des
+millions. Eh bien, si tu veux, nous donnerons la succession aux pauvres,
+puisqu'on dit que c'est de l'argent mal acquis. Car on dit cela. Nous
+donnerons toute la succession, except&eacute; ce qu'il faudra pour payer ma
+libert&eacute;. Vois-tu, mon Lucien, l'id&eacute;e d'aller l&agrave;-bas, devant le monde,
+entre les gendarmes, me rend folle. Oh! je ris quand tu es l&agrave;, mais
+c'est pour que tu n'aies pas de la peine. Les gendarmes! les gendarmes!</p>
+
+<p>J'&eacute;tais &eacute;merveill&eacute;. Je suis toujours &eacute;merveill&eacute; pr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>Les paroles ne peuvent pas exprimer pour toi tout ce que cette horreur
+des gendarmes avait d'enfantin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dis-je, ce n'est donc pas d'&ecirc;tre condamn&eacute;e que tu as peur
+Jeanne?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je n'ai rien fait, Lucien.</p>
+
+<p>Elle revint aupr&egrave;s de moi pour ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, pourtant, j'ai peur un peu. Ceux qui m'interrogent ont bien
+l'air de me croire coupable. Si je ne t'avais pas pour me d&eacute;fendre...
+mais tu ne peux pas m'emp&ecirc;cher d'aller entre deux gendarmes. J'ai vu
+passer une fois une pauvre fille qu'ils conduisaient. Oh!...</p>
+
+<p>Elle cacha sa figure dans ses mains. Puis, tout &agrave; coup souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Et le temps que je perds ici sans toi, loin de toi! Et nos champs! Si
+je pouvais encore courir, courir avec toi, sous les arbres o&ugrave; pauvre
+maman aimait tant &agrave; se promener....</p>
+
+<p>Elle mit sa t&ecirc;te sur mon c&oelig;ur et je vis une larme, un diamant qui
+tremblait au bord de sa paupi&egrave;re. Il est deux heures et demie. Je pars
+pour mon rendez-vous chez le Dr Schontz.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 101</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Mardi, 5 heures du soir.</p>
+
+<p>Je reviens de la consultation du Dr Schontz.</p>
+
+<p>Ce n'est pas Olympe. Cette frayeur restait en moi, mais je suis
+absolument certain que ce n'est pas Olympe. Elle est beaucoup moins
+grande qu'Olympe. Elle serait plut&ocirc;t de la taille de Jeanne elle-m&ecirc;me.
+Tu ne l'as donc pas vue? me demanderas-tu. Non, je ne l'ai pas vue.
+Alors, rien n'est fait?</p>
+
+<p>Je ne sais que r&eacute;pondre. J'ai confiance un peu. Je crois que cela se
+fera. &Agrave; tout le moins, cela se tentera. Le Dr Schontz est pour
+l'&eacute;vasion.</p>
+
+<p>Il ressemble &agrave; la lettre qu'il m'&eacute;crivit voici quelques mois, celui-l&agrave;.
+Je ne l'aurais pas reconnu. Le travail l'a vieilli. C'est un vrai
+m&eacute;decin qui a us&eacute; son corps, mais gard&eacute; la jeunesse de son c&oelig;ur. Quand
+je suis entr&eacute;, il &eacute;tait l&agrave;, en compagnie de la qu&ecirc;teuse voil&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle portait le m&ecirc;me costume de deuil que la veille, et le m&ecirc;me voile
+&eacute;pais qui ne laisse pour ainsi dire rien voir de ses traits.</p>
+
+<p>De pr&eacute;s, elle m'a paru tr&egrave;s jeune: l'&acirc;ge de Jeanne. Et je ne sais
+pourquoi ce visage invisible &eacute;tait, dans ma pens&eacute;e, ressemblant au
+visage de Jeanne. La voix est bien diff&eacute;rente pourtant. Jeanne gazouille
+comme un cher petit oiseau. Celle-ci parle d'un accent d&eacute;cid&eacute; et presque
+viril. Je me suis assis apr&egrave;s avoir salu&eacute; l'inconnue et serr&eacute; la main du
+Dr Schontz. Celui-ci a parl&eacute; le premier.</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais l'ami de M<sup>me</sup> P&eacute;ry de Marannes, a-t-il dit. Non seulement je
+crois &agrave; l'innocence de sa fille, mais j'en suis certain.</p>
+
+<p>Ma main, qui venait de quitter la sienne, s'est avanc&eacute;e de nouveau. Il
+l'a serr&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;En &eacute;pousant Jeanne P&eacute;ry, M. Thibaut, a-t-il repris, vous avez risqu&eacute;
+le repos de votre vie, cela est vrai, mais j'esp&egrave;re encore que vous
+serez r&eacute;compens&eacute; par un avenir de bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime Jeanne, r&eacute;pondis-je, et je ne puis &ecirc;tre r&eacute;compens&eacute; que par le
+bonheur de Jeanne.</p>
+
+<p>Schontz approuva du geste. La qu&ecirc;teuse dit:</p>
+
+<p>&mdash;Avant de songer &agrave; son bonheur, il faut l'emp&ecirc;cher de mourir
+mis&eacute;rablement.</p>
+
+<p>Schontz s'inclina encore. Il y eut entre nous trois un silence.</p>
+
+<p>&mdash;M. Thibaut, reprit la jeune femme, vous voudriez savoir qui je suis?</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, Madame. Votre lettre me disait que je vous entendrais et
+que je vous verrais.</p>
+
+<p>&mdash;Les promesses de ma lettre ne seront pas tenues, Monsieur, &agrave; cet
+&eacute;gard, du moins; j'ai une raison majeure pour vous taire mon nom et pour
+vous cacher mon visage. Je vous prie de vous contenter de la garantie du
+docteur qui va vous affirmer que cette raison n'est point de nature &agrave;
+justifier votre d&eacute;fiance.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'affirme, en effet, sur l'honneur, a dit Schontz.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je au moins savoir, ai-je demand&eacute;, quel est le motif de l'int&eacute;r&ecirc;t
+que vous portez &agrave; M<sup>me</sup> Lucien Thibaut?</p>
+
+<p>Elle m'a tendu &agrave; son tour sa main gant&eacute;e de noir.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime &agrave; vous entendre l'appeler ainsi, Monsieur, a-t-elle dit, et il
+y avait de l'&eacute;motion dans sa voix. Vous &ecirc;tes un digne c&oelig;ur!</p>
+
+<p>Elle a repris apr&egrave;s un instant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon motif, c'est mon devoir. Je voudrais vous parler autrement que par
+&eacute;nigmes: j'aime Jeanne, mais je ne la connais pas. Je lui ai fait du mal
+sans le vouloir et m&ecirc;me sans le savoir. Je donnerais une part de mon
+sang pour gu&eacute;rir le mal que je lui ai fait. J'ai pourtant des raisons
+plus compr&eacute;hensibles. Vous &ecirc;tes ici, vous, pour votre femme, le docteur
+pour M<sup>me</sup> P&eacute;ry, son amie; mettez que, moi, je repr&eacute;sente feu M. le baron
+P&eacute;ry de Marannes, ce sera vrai dans toute la force du terme. Mais, je le
+r&eacute;p&egrave;te: ce qui me fait agir, c'est surtout mon devoir: un devoir
+imp&eacute;rieux, un devoir sacr&eacute;!</p>
+
+<p>Sa voix restait grave, mais l'&eacute;motion la faisait profond&eacute;ment vibrer. Le
+Dr Schontz dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela est l'expression exacte de la v&eacute;rit&eacute;, je l'affirme.</p>
+
+<p>Geoffroy, j'avais confiance. D'ailleurs, que risquais-je &agrave; entamer les
+pr&eacute;liminaires? On allait sans doute me soumettre un plan, me d&eacute;tailler
+les voies et moyens qu'on devait employer pour arriver &agrave; un r&eacute;sultat que
+la premi&egrave;re vue montrait presque impossible. Il y avait en moi plus que
+de la curiosit&eacute;. Je c&eacute;dai &agrave; ce mouvement et je dis:</p>
+
+<p>&mdash;Mettons que nous sommes d'accord. J'admets aussi, je suppose que
+j'admette la n&eacute;cessit&eacute; d'une &eacute;vasion. Quel genre de concours vient-on
+m'offrir?</p>
+
+<p>&mdash;M. Thibaut, me r&eacute;pondit la jeune femme, je vous offre plus que mon
+concours. Vous n'aurez &agrave; vous m&ecirc;ler de rien; je me charge de tout.</p>
+
+<p>Mon visage dut exprimer de la surprise, car la jeune femme reprit
+vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Votre r&ocirc;le sera de recueillir votre femme apr&egrave;s la r&eacute;ussite et de
+l'emmener dans l'asile s&ucirc;r que vous aurez choisi.</p>
+
+<p>Elle appuya sur le mot <i>s&ucirc;r</i>. Son ton &eacute;tait redevenu tranchant.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le reste, poursuivit-elle, j'agirai seule. C'est une condition
+que je pose rigoureusement.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, voulus-je dire, je d&eacute;sirerais conna&icirc;tre....</p>
+
+<p>&mdash;Mes moyens? je ne vous les dirai pas. Que savez-vous s'il m'est permis
+de vous le dire? Il vous importe peu quels soient mes moyens, s'ils
+rendent votre femme libre. Et moi, il m'importe de ne pas trahir le
+secret d'autrui.</p>
+
+<p>Sais-tu l'id&eacute;e qui me vint, Geoffroy? Je connais tout ce qui touche au
+palais. C'est du palais seulement que peut venir la possibilit&eacute; d'une
+&eacute;vasion.</p>
+
+<p>Si la femme d'un dignitaire, une de ces femmes-ma&icirc;tresses qui obtiennent
+tout ce qu'elles veulent, se mettait dans la t&ecirc;te de d&eacute;m&eacute;nager la
+Sainte-Chapelle... ma foi....</p>
+
+<p>Que veux-tu? je cherchais. Le dehors ne peut rien, il faut partir de l&agrave;;
+le dedans seul a une faible possibilit&eacute; de s'entrouvrir lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Le secret d'autrui! &Eacute;videmment la serrure qui devait livrer passage
+&eacute;tait attaqu&eacute;e d'avance.</p>
+
+<p>&mdash;Du moment que je n'ai pas voix au chapitre, dis-je, et que ma
+coop&eacute;ration n'est pas d&eacute;sir&eacute;e, je ne vois pas pourquoi on a pris mon
+avis.</p>
+
+<p>&mdash;Cher M. Thibaut, r&eacute;pliqua la qu&ecirc;teuse dont la voix s'adoucit encore
+une fois&mdash;on devinait le sourire derri&egrave;re son voile&mdash;vous n'avez pas
+voix au chapitre, c'est vrai, et je vous en demande bien pardon; mais
+votre coop&eacute;ration est fort souhait&eacute;e, et m&ecirc;me formellement r&eacute;clam&eacute;e. Je
+vous connais trop pour ne pas savoir que dans une occurrence si grave,
+vous mettrez de c&ocirc;t&eacute; volontiers une vaine curiosit&eacute;. Je vous d&eacute;clare que
+je ne pourrais pas vous donner le plus l&eacute;ger renseignement sur notre
+mani&egrave;re d'op&eacute;rer, sans tromper la confiance de quelqu'un, d'abord,&mdash;de
+quelqu'un qui se met en p&eacute;ril pour nous servir, et ensuite sans
+compromettre gravement le succ&egrave;s de notre entreprise.</p>
+
+<p>Le Dr Schontz approuva d'un geste qui m'&eacute;tait adress&eacute; et qui contenait
+une pri&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dis-je, tout sera donc comme vous l'exigez. Je pense pouvoir
+vous demander maintenant en quoi consistera l'aide que vous attendez de
+moi?</p>
+
+<p>&mdash;Elle aura trait au r&ocirc;le de Jeanne. Jeanne n'a rien &agrave; faire, sinon &agrave; se
+tenir pr&ecirc;te de nuit comme de jour au premier signal. L'instant propice
+sera peut-&ecirc;tre court, il faut pouvoir en profiter. Que Jeanne soit donc
+toujours habill&eacute;e. Qu'elle veille, et quand la s&oelig;ur Marie-Joseph lui
+dira: &laquo;Suivez-moi&raquo;...</p>
+
+<p>&mdash;La religieuse! m'&eacute;criai-je, sachant quelle est la position de ces
+dames dans les prisons, et quelle lourde responsabilit&eacute; p&egrave;serait sur
+elle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien! fit la jeune femme, dont la patience n'&eacute;tait
+d&eacute;cid&eacute;ment pas le fort, vous ne savez rien et vous voulez d&eacute;j&agrave; discuter!
+Que serait-ce si vous saviez? Je veux bien vous dire, mais ce sera le
+premier et le dernier &eacute;claircissement, que la s&oelig;ur Marie-Joseph n'est
+pas complice. Elle ne sait rien, elle ne risque rien. Seulement, la
+consigne sera de la suivre &agrave; n'importe quelle heure du jour ou de la
+nuit. Pensez-vous obtenir cela de Jeanne?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'obtiendrai.</p>
+
+<p>&mdash;Merci pour elle, car c'est son salut. Maintenant, passons &agrave; ce qui
+vous regarde personnellement. Vous ne contribuerez pas &agrave; la victoire,
+cher M. Thibaut, mais vous en profiterez. Et votre r&ocirc;le exige au moins
+un grand d&eacute;vouement, une grande patience. Nous sommes aujourd'hui &agrave;
+mardi. &Agrave; partir de vendredi soir, souvenez-vous bien de cela, toutes les
+heures du jour ou de la nuit peuvent voir se livrer la bataille. Il faut
+donc qu'il y ait une voiture, &agrave; toute heure, pr&ecirc;te &agrave; recevoir la
+fugitive, en un lieu que nous allons choisir tout de suite si vous
+voulez. J'ajoute qu'il y a vingt chances contre une pour la nuit.</p>
+
+<p>La question du lieu o&ugrave; la voiture devait attendre fut agit&eacute;e &agrave; nous
+trois. Il fut convenu qu'on choisirait plusieurs places, selon les
+heures; pour ne pas donner l'&eacute;veil par un stationnement trop prolong&eacute;.</p>
+
+<p>Les endroits d&eacute;sign&eacute;s &eacute;taient tous &agrave; cinq ou six cents pas de la cour du
+palais.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t que ceci fut convenu, la jeune femme se leva.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; dater de vendredi soir, neuf heures, dit-elle en se r&eacute;sumant, Jeanne
+pr&ecirc;te nuit et jour &agrave; suivre la s&oelig;ur,&mdash;&agrave; dater du m&ecirc;me moment, voiture
+stationnant aux places d&eacute;sign&eacute;es, suivant l'&eacute;chelle d'heures que nous
+avons r&eacute;gl&eacute;e et qui vous sera adress&eacute;e par &eacute;crit. Je ne sais pas si nous
+nous verrons jamais face &agrave; face, M. Thibaut, mais je vous offre la main
+et je vous dis: vous avez en moi une amie.</p>
+
+<p>Elle secoua ma main d'un mouvement bref, salua le Dr Schontz et se
+retira.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elle fut partie, le docteur me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'en saurez pas une syllabe de plus, cher M. Thibaut. Ayez bon
+courage et faites exactement comme il a &eacute;t&eacute; convenu. Excusez-moi, j'ai
+d&eacute;j&agrave; pris beaucoup sur l'heure de mes visites.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait plus de cinq heures. Je pris cong&eacute; aussit&ocirc;t.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 102</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Mardi, minuit.</p>
+
+<p>Je n'ai pas pu revoir Jeanne. J'aurais voulu me consulter avec elle. Il
+y a une pens&eacute;e qui tourne autour de mon cerveau. Cette personne
+accomplit un devoir en travaillant au salut de Jeanne.</p>
+
+<p>Un devoir imp&eacute;rieux!</p>
+
+<p>Elle repr&eacute;sente, dit-elle, le p&egrave;re de Jeanne.</p>
+
+<p>Jeanne pourra me dire, peut-&ecirc;tre....</p>
+
+<p>Il y a des moments o&ugrave; mon c&oelig;ur se dilate tout &agrave; coup. Je me sens l&eacute;ger
+et fort. Cette horrible crainte de la justice, ent&ecirc;t&eacute;e dans son
+&eacute;garement, ne p&egrave;se plus sur moi. Je viendrai seul devant les juges, je
+serai s&ucirc;r de moi. La v&eacute;rit&eacute; jaillira de ma poitrine si haute et si
+&eacute;clatante, d&egrave;s que le danger de Jeanne ne sera plus l&agrave;....</p>
+
+<p>Voici une pens&eacute;e qui a heurt&eacute; mon esprit comme un choc: il y a bien
+longtemps que je n'ai entendu parler ni de M. Louaisot ni d'Olympe.</p>
+
+<p>Se reposent-ils dans leur victoire?</p>
+
+<p>Je suis terriblement seul, Geoffroy. Je ne connais pas &agrave; Paris une
+cr&eacute;ature humaine &agrave; qui je puisse demander conseil!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 103</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de copiste. Sans date.)</p>
+
+<p>J.-B.-M. (Calvaire) a d&eacute;j&agrave; eu l'honneur d'offrir ses services &agrave; M.
+Thibaut. Ce nom de Calvaire est un pseudonyme raisonn&eacute; analogique. Le
+danger qui menace mon existence m'emp&ecirc;che de m'expliquer plus
+clairement.</p>
+
+<p>On me traque comme un renard. M. Mouainot de Barthel&eacute;micourt et M<sup>me</sup> la
+marquise Ida de Salonay ont jur&eacute; de faire la fin de moi. Pour des prix
+relativement doux, je mettrais M. Thibaut &agrave; m&ecirc;me de terrasser ses
+ennemis. &Eacute;crire poste restante, au nom de Calvaire et mettre un petit
+bon dans la lettre.</p>
+
+<p><i>Mention de la main de Lucien</i>.&mdash;Doit &ecirc;tre le m&ecirc;me qu'un nomm&eacute; Martroy,
+qui m'avait d&eacute;j&agrave; &eacute;crit. Tout ce fatras doit &ecirc;tre d'un intrigant ou fou.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 104</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Mercredi.</p>
+
+<p>Voil&agrave; tout ce que m'a dit Jeanne quand je l'ai pri&eacute;e de bien interroger
+ses souvenirs d'enfance:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin d'interroger mes souvenirs. Je sais que j'ai une
+s&oelig;ur. Et j'ai pens&eacute; bien souvent &agrave; ma s&oelig;ur depuis que je suis accus&eacute;e.
+J'&eacute;tais debout et je la tenais dans mes bras. Le souffle m'a manqu&eacute;.
+J'ai &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de m'asseoir.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel nom a-t-elle, ta s&oelig;ur, Jeanne?</p>
+
+<p>&mdash;Pour nous, elle n'avait pas de nom. Pauvre maman l'appelait &laquo;la fille
+de mon mari&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne l'as jamais vue?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais. J'entendais parler d'elle quand p&egrave;re venait chercher de
+l'argent pour payer sa pension. Je me souvins alors de cette pension de
+600 francs que le baron servait &agrave; un enfant. Je ne sais pourquoi j'avais
+cru dans le temps que cet enfant &eacute;tait un fils.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'&eacute;tait M<sup>me</sup> P&eacute;ry qui payait cela! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre maman &eacute;tait bien bonne.</p>
+
+<p>Geoffroy, le baron avait deux filles. Fanchette doit exister. Fanchette
+existe!</p>
+
+<p>Je sais maintenant de quel imp&eacute;rieux devoir me parlait hier la jeune
+femme voil&eacute;e.</p>
+
+<p>J'ai tout racont&eacute; &agrave; Jeanne, sauf mes soup&ccedil;ons au sujet de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>As-tu vu une fillette &agrave; l'annonce de son premier bal? Am&egrave;re tristesse du
+pr&eacute;sent, menaces accumul&eacute;es de l'avenir, o&ugrave; &eacute;tiez-vous?</p>
+
+<p>Jeanne me fait peur souvent avec ce prodigieux enfantillage. Elle qui
+est si vaillante et si intelligente! Elle que j'ai vu tenir si dignement
+une place si difficile &agrave; l'h&ocirc;tel de Chambray, dans les jours qui
+pr&eacute;c&eacute;d&egrave;rent notre mariage! Elle qui a toutes les d&eacute;licatesses, elle qui
+devine toutes les sciences qui sont le charme et l'honneur de la femme!</p>
+
+<p>Il y a des instants o&ugrave; je la vois jouant &agrave; la poup&eacute;e.</p>
+
+<p>J'ai cru qu'elle allait m'entra&icirc;ner &agrave; valser autour de sa cellule.</p>
+
+<p>Une &eacute;vasion! un roman, un myst&egrave;re, des dangers, la nuit, dans Paris!</p>
+
+<p>Et plus de gendarmes!</p>
+
+<p>Puis elle a cess&eacute; tout &agrave; coup de sauter, de m'embrasser, de bavarder
+pour prendre un air plus grave.</p>
+
+<p>&mdash;Mais sais-tu, Lucien, m'a-t-elle dit, qu'il va falloir bien de la
+prudence!</p>
+
+<p>&Agrave; cette d&eacute;couverte qu'elle faisait, je n'ai pu m'emp&ecirc;cher de sourire.
+Elle m'a grond&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis votre femme, Monsieur, m'a-t-elle dit, c'est mal de me traiter
+toujours comme une petite fille. Mais grand Dieu! comment vais-je faire
+pour attendre? Je grille d&eacute;j&agrave;. Et la s&oelig;ur! la bonne s&oelig;ur! comme je
+l'aime! Qui se serait dout&eacute;?... Je vais la regarder si bien dans le
+blanc des yeux.... Mais non, au contraire. Ne faisons semblant de rien,
+n'est-ce pas? c'est la consigne. Peut-&ecirc;tre qu'on me d&eacute;guisera en s&oelig;ur
+de charit&eacute;, moi aussi, ou en porte-cl&eacute;s.... Enfin, on ne sait pas.
+Attendons.</p>
+
+<p>Oh! celle-l&agrave; sera pr&ecirc;te &agrave; l'heure, elle va compter soixante secondes
+dans chaque minute!</p>
+
+<p>Celle-l&agrave;, c'est Jeanne P&eacute;ry, Geoffroy, la fille sanglante dont parlent
+tous les journaux, le monstre qui fait frissonner les familles!</p>
+
+<p>Quand j'ai &eacute;t&eacute; pour m'en aller:</p>
+
+<p>&mdash;Dis au docteur que je l'aime bien, et &agrave; la dame que je l'adore! Oh! il
+y a encore de bons c&oelig;urs! mais t&acirc;che qu'ils se d&eacute;p&ecirc;chent. Qu'est-ce que
+&ccedil;a leur fait d'avancer un petit peu?</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 105</h4>
+
+<p class="center">(M&ecirc;me &eacute;criture que les deux lettres de la qu&ecirc;teuse. Sans signature. Sans
+date.)</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, avocat, etc.</i></p>
+
+<p>Rien pour vendredi. Samedi soir au plus t&ocirc;t.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 106</h4>
+
+<p class="center">(M&ecirc;me &eacute;criture que la pr&eacute;c&eacute;dente.)</p>
+
+<p>Samedi. 6 octobre 1865.</p>
+
+<p>C'est pour ce soir, veillez.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 107</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Samedi, 3 heures du soir.</p>
+
+<p>Je pars, Geoffroy. Il est trop tard pour pr&eacute;venir Jeanne, mais je sais
+que c'est inutile. Depuis qu'il est question de notre tentative, elle
+n'a pas eu une heure de sommeil.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 108</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Dimanche, 1 heure du matin.</p>
+
+<p>Me voil&agrave; revenu. Rien.</p>
+
+<p>J'ai veill&eacute; dans ma voiture deux heures sur le quai, au coin du
+Pont-Neuf, deux heures entre le pont Notre-Dame et l'H&ocirc;tel-de-Ville, le
+reste du temps autour de la cath&eacute;drale. Vers minuit moins le quart, un
+homme envelopp&eacute; d'un manteau s'est approch&eacute;. J'&eacute;tais rue d'Arcole. J'ai
+reconnu le Dr Schontz. Il m'a dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez aller vous reposer, mais revenez demain. Je suis tr&egrave;s
+inquiet.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 109</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Dimanche, 2 h, de l'apr&egrave;s-midi.</p>
+
+<p>Je n'ai rien dit &agrave; Jeanne. Ce serait pour la rendre folle. Elle vit de
+fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>En quittant Jeanne, je suis mont&eacute; au palais. Je voulais voir si le
+greffe &eacute;tait ouvert, ayant une pi&egrave;ce &agrave; y prendre. J'ai pass&eacute; devant le
+cabinet de M. le conseiller Ferrand qui doit pr&eacute;sider les assises. Au
+moment o&ugrave; je tournais l'angle du corridor, la porte du cabinet s'est
+ouverte. Une femme en est sortie. J'ai regard&eacute; de tous mes yeux, car je
+pensais &agrave; Olympe. Mais ce n'&eacute;tait pas Olympe.</p>
+
+<p>Je ne voyais pas le visage de la femme qui portait un voile-masque de
+dentelle noire, et qui, d'ailleurs, me tournait le dos, en se dirigeant
+rapidement vers l'escalier de sortie. Je n'ai jamais vu le visage de la
+qu&ecirc;teuse: c'est pour cela que je la reconnais plus ais&eacute;ment sous le
+voile. C'&eacute;tait elle, j'en suis certain. Le son sec de son talon sur les
+dalles m'a frapp&eacute; comme une voix qu'on reconna&icirc;t. Et je n'ai pas &eacute;t&eacute;
+surpris de la rencontrer au palais. C'est quelque chose comme cela que
+je m'&eacute;tais figur&eacute;. Je pars pour ma faction. Vais-je encore attendre en
+vain? Quelque chose me dit que c'est aujourd'hui le grand jour.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 110</h4>
+
+<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des Tribunaux</i>&mdash;imprim&eacute;.)</p>
+
+<p>Lundi, 3 octobre 1865.</p>
+
+<p>Au moment de mettre sous presse, on nous annonce une nouvelle que nous
+accueillons sous toute r&eacute;serve.</p>
+
+<p>L'accus&eacute;e Jeanne P&eacute;ry, femme Thibaut (affaire de l'assassinat du
+Point-du-Jour), se serait &eacute;vad&eacute;e de la prison de la Conciergerie. Le
+fait nous est affirm&eacute; par une personne digne de foi, mais le temps nous
+manque pour contr&ocirc;ler son dire.</p>
+
+<p class="center">(M&ecirc;me num&eacute;ro. Coup&eacute; dans les faits divers.)</p>
+
+<p>On a trouv&eacute;, ce matin, sur le quai de l'Horloge, aux environs de la
+maison Lerebours, le cadavre d'un jeune homme paraissant &ecirc;tre un
+&eacute;tudiant. La mort parait &ecirc;tre le r&eacute;sultat d'une rixe. Il y a des traces
+de strangulation. Le corps a &eacute;t&eacute; d&eacute;pos&eacute; &agrave; la Morgue.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 111</h4>
+
+<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des Tribunaux</i>&mdash;imprim&eacute;.)</p>
+
+<p>Mardi, 9 octobre.</p>
+
+<p>La nouvelle que nous avons donn&eacute;e hier, concernant l'&eacute;vasion de
+l'accus&eacute;e Jeanne P&eacute;ry est malheureusement trop exacte et un pareil
+&eacute;v&eacute;nement, survenu &agrave; la veille de l'ouverture des assises, n'a pu que
+produire une profonde &eacute;motion au palais.</p>
+
+<p>Nos lecteurs comprendront l'extr&ecirc;me r&eacute;serve que nous voulons mettre &agrave;
+parler de cet incident. La justice informe, l'administration fait une
+enqu&ecirc;te. Nous n'avons pas &agrave; contre-carrer l'une ou l'autre dans leurs
+efforts.</p>
+
+<p>Il doit nous &ecirc;tre permis, cependant, de consigner les bruits tr&egrave;s vagues
+et parfois contradictoires qui circulent dans la ville.</p>
+
+<p>Tout d'abord, nous sommes autoris&eacute;s &agrave; d&eacute;mentir le dire d'un journal
+d'hier soir, selon lequel une s&oelig;ur de Saint-Vincent-de-Paul aurait &eacute;t&eacute;
+arr&ecirc;t&eacute;e. La s&oelig;ur M. J. n'a pas quitt&eacute; son poste &agrave; l'infirmerie de la
+prison et n'est compromise en rien dans cette affaire.</p>
+
+<p>Nous donnons ici le r&eacute;sultat de nos informations:</p>
+
+<p>Depuis quelques jours, la surveillance, sans se rel&acirc;cher, autour de
+l'accus&eacute;e Jeanne P&eacute;ry, lui laissait la possibilit&eacute; de traiter une l&eacute;g&egrave;re
+affection des bronches, pour laquelle l'infirmerie lui fournissait des
+m&eacute;dicaments par l'entremise de la s&oelig;ur de service.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait toujours au secret, mais l'instruction se trouvant absolument
+compl&egrave;te, les pr&eacute;cautions, comme il arrive en pareil cas, ne gardaient
+plus le m&ecirc;me degr&eacute; de minutie.</p>
+
+<p>Cependant, elle ne voyait, et elle n'a jamais vu, pendant tout le temps
+de son s&eacute;jour &agrave; la prison que, Me Thibaut, son avocat, qui est en m&ecirc;me
+temps son mari.</p>
+
+<p>Me Thibaut n'est d'ailleurs jamais entr&eacute; dans sa cellule qu'aux heures
+r&eacute;glementaires et ne parait pas avoir pr&ecirc;t&eacute; la main &agrave; l'&eacute;vasion.</p>
+
+<p>Dimanche soir, c'est ici le dire int&eacute;rieur de la prison, l'accus&eacute;e se
+sentit plus souffrante et demanda les soins d'un m&eacute;decin.&mdash;D'autres
+pr&eacute;tendent que la s&oelig;ur Marie-Joseph prit sur elle de la conduire &agrave;
+l'infirmerie, o&ugrave; M. le Dr Schontz venait justement d'&ecirc;tre appel&eacute; pour un
+cas grave.</p>
+
+<p>L'accus&eacute;e grelottait la fi&egrave;vre en arrivant &agrave; l'infirmerie. Elle &eacute;tait
+gard&eacute;e par deux employ&eacute;s, dont l'un fut requis pour tenir le malade dont
+le docteur s'occupait en ce moment et qui &eacute;tait en proie &agrave; un acc&egrave;s de
+d&eacute;lire.</p>
+
+<p>L'autre employ&eacute; a disparu en m&ecirc;me temps que l'accus&eacute;e elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Maintenant, par quel moyen l'employ&eacute; et l'accus&eacute;e, ensemble ou
+s&eacute;par&eacute;ment, sont-ils parvenus &agrave; gagner la sortie de la prison, puis
+l'une des issues du Palais de justice? nous ne pouvons, &agrave; cet &eacute;gard,
+satisfaire la curiosit&eacute; de nos lecteurs.</p>
+
+<p>La s&oelig;ur Marie Joseph avait quitt&eacute; l'infirmerie avant le d&eacute;part de
+l'accus&eacute;e et vaquait &agrave; son service ordinaire.</p>
+
+<p>Le Dr Schontz est sorti seul. Plusieurs t&eacute;moins sont l&agrave; pour l'affirmer.</p>
+
+<p>On peut dire, du reste que, l'accus&eacute;e a gliss&eacute; comme une ombre &agrave; travers
+la prison, car personne n'y a rien vu de suspect. Les gardiens des
+diff&eacute;rentes portes sont unanimes. Personne n'est pass&eacute; au moyen de leurs
+clefs, sinon ceux qui avaient droit.</p>
+
+<p>L'absence de Jeanne P&eacute;ry n'a pu &ecirc;tre constat&eacute;e qu'&agrave; la visite de nuit.</p>
+
+<p>On a pris imm&eacute;diatement toutes les mesures n&eacute;cessaires, mais elles sont
+rest&eacute;es jusqu'&agrave; pr&eacute;sent sans r&eacute;sultat.</p>
+
+<p>Derni&egrave;re information.</p>
+
+<p>On pense que l'accus&eacute;e a pu sortir par la partie du Palais qui avoisine
+la Pr&eacute;fecture de police et qui est en reconstruction.</p>
+
+<p>Une &eacute;chelle a &eacute;t&eacute; trouv&eacute;e contre le mur, et les ma&ccedil;ons ont d&eacute;clar&eacute; ne
+l'y avoir point dress&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais resterait toujours &agrave; savoir par quel miracle la fugitive aurait pu
+voyager sans &ecirc;tre aper&ccedil;ue, depuis l'infirmerie jusqu'&agrave; cette portion des
+b&acirc;timents.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 112</h4>
+
+<p class="center">(Extrait du journal <i>Le Moustique</i>&mdash;imprim&eacute;.)</p>
+
+<p>Mercredi, 10 novembre 1865.</p>
+
+<p><i>Morituri te salutant, Caesar!</i></p>
+
+<p>C&eacute;sar, c'est vous, &ocirc; bon public! ceux qui vont mourir vous font la
+r&eacute;v&eacute;rence.</p>
+
+<p>Ceux-l&agrave;, les moribonds, c'est nous, la r&eacute;daction du <i>Moustique</i>.</p>
+
+<p>Rendez le salut, car nous allons tr&eacute;passer pour vous.</p>
+
+<p>La chose triste, c'est que &ccedil;a vous est bien &eacute;gal.</p>
+
+<p>Nous agonisons sous les coups du parquet. Le parquet nous traque parce
+que nous disons la v&eacute;rit&eacute;. Voil&agrave; un crime qui ne se pardonne pas en l'an
+de gr&acirc;ce 1865.</p>
+
+<p>Tuez votre amant dans un bouge, &agrave; petits coups, j'entends dans un bouge
+&eacute;l&eacute;gant, &agrave; Ville-d'Avray ou au Point-du-Jour, et on vous laissera vous
+&eacute;vader, si vous &ecirc;tes jeune, gentille et de bonne maison, mais imprimez
+la v&eacute;rit&eacute;, on vous mettra &agrave; la lanterne.</p>
+
+<p>Voyons! &agrave; quoi va-t-on nous condamner parce que haute et puissante
+demoiselle Jeanne-Hildegonde-Ermengarde P&eacute;ry, dame de Marannes et autres
+lieux a jug&eacute; &agrave; propos de prendre la cl&eacute; des champs?</p>
+
+<p>Nous ne lui en voulons pas pour cela, mais on va nous condamner &agrave;
+quelque chose, c'est certain.</p>
+
+<p>Nous avons d&eacute;j&agrave; eu quinze jours de prison et 2.000 francs d'amende pour
+avoir os&eacute; dire autrefois que dame Justice faisait expr&egrave;s de ne pas
+mettre la main sur cette noble demoiselle.</p>
+
+<p>Quel supplice va-t-on inventer &agrave; notre usage! car nous sommes bien
+forc&eacute;s de murmurer que dame Justice a fait expr&egrave;s d'ouvrir les doigts
+pour permettre &agrave; l'oiseau en question de prendre sa vol&eacute;e.</p>
+
+<p>Ce n'est pas une pauvre ouvri&egrave;re de nos faubourgs qu'on aurait mise &agrave;
+m&ecirc;me de pratiquer une si miraculeuse &eacute;vasion!</p>
+
+<p>Vous savez, personne ne s'en est m&ecirc;l&eacute;. Les employ&eacute;s de la prison sont
+tous des anges de vigilance et de fid&eacute;lit&eacute;. La s&oelig;ur Marie-Joseph a fait
+pour le mieux. Le Dr Schontz n'avait pas mission de fermer les portes &agrave;
+double tour, que diable!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait dimanche, M. le directeur faisait son whist dans une bonne
+maison, M. le sous-directeur mangeait la chasse de M. l'&eacute;conome, M.
+l'inspecteur avait men&eacute; quelqu'un&mdash;ou quelqu'une&mdash;&agrave; la seconde de
+l'Ambigu. Quoi de plus l&eacute;gitime?</p>
+
+<p>Les concierges? ils d&icirc;naient en famille. D&eacute;fend-on l'oie maintenant?</p>
+
+<p>Et M. le Pr&eacute;sident des assises... mais chut! veux-tu d&eacute;cid&eacute;ment sauter,
+&ocirc; ma t&ecirc;te!</p>
+
+<p>Ils ont tous fait leur devoir. Demoiselle Jeanne aussi, qui s'en est
+all&eacute;e, dit-on, finir sa soir&eacute;e au bal Valentino....</p>
+
+<p>Coups d'aiguillon. (M&ecirc;me num&eacute;ro.)</p>
+
+<p>&mdash;Le <i>Moustique</i> voudrait bien savoir, avant sa derni&egrave;re heure, s'il est
+vrai que M. le Dr Schontz soit entr&eacute; dans le service de la Conciergerie
+par les soins d'un &eacute;minent magistrat, arriv&eacute; depuis peu de Normandie et
+qui va faire ses premi&egrave;res armes, comme pr&eacute;sident de la cour d'assises &agrave;
+la prochaine session. R&eacute;ponse, SVP.</p>
+
+<p>&mdash;Le <i>Moniteur universel</i> annonce qu'on va faire &agrave; la chambre une
+demande de cr&eacute;dit pour remplacer le carreau par o&ugrave; M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry a
+pass&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;L'Affaire des ciseaux s'appellera d&eacute;sormais l'Affaire du carreau.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a une dame en noir dans l'histoire. Elle a &eacute;t&eacute; vue dans la cour
+du palais.</p>
+
+<p>Soupirait-elle une s&eacute;r&eacute;nade sous les balcons de certain conseiller qui
+&eacute;tait justement dans son cabinet &agrave; cette heure?</p>
+
+<p>&mdash;On offre de parier que la dame en noir n'est pas celle qui se glissait
+quelquefois le long des corridors aust&egrave;res et qu'on appelait <i>Mam'zelle
+la Pr&eacute;sidente</i>.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 113</h4>
+
+<p class="center">(Extrait du <i>Moniteur universel</i>&mdash;imprim&eacute;.)</p>
+
+<p>12 novembre 1865. <i>Partie non officielle.</i></p>
+
+<p>Nous rougirions de mettre en garde nos lecteurs contre les fausses
+nouvelles, les insinuations ridicules, les d&eacute;tails controuv&eacute;s qui
+d&eacute;fraient certaine presse &agrave; propos de l'&eacute;vasion de dimanche dernier.</p>
+
+<p>L'enqu&ecirc;te s&eacute;v&egrave;re &agrave; laquelle on se livre d&eacute;couvrira s&ucirc;rement la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>L'employ&eacute; fugitif qui &eacute;tait le gardien m&ecirc;me du secret, a &eacute;t&eacute; manqu&eacute; de
+quelques minutes &agrave; la fronti&egrave;re. Tout porte &agrave; croire qu'il a re&ccedil;u une
+forte somme d'argent.</p>
+
+<p>Quant &agrave; l'accus&eacute;e elle-m&ecirc;me, nos renseignements particuliers nous
+permettent d'affirmer qu'il lui a &eacute;t&eacute; impossible de quitter Paris, o&ugrave;
+elle n'&eacute;chappera pas longtemps d&eacute;sormais aux investigations de la
+police.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 114</h4>
+
+<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des Tribunaux</i>&mdash;imprim&eacute;.)</p>
+
+<p>Paris, 13 novembre 1865.</p>
+
+<p>Le journal <i>Le Moustique</i> vient d'&ecirc;tre d&eacute;f&eacute;r&eacute; en parquet, dans la
+personne de son g&eacute;rant, pour un article contenant des outrages &agrave; la
+magistrature.</p>
+
+<p>On pense que l'affaire du Point-du-Jour (Jeanne P&eacute;ry) sera renvoy&eacute;e &agrave;
+une autre session.</p>
+
+<p>M. L. Thibaut qui devait d&eacute;buter comme avocat dans cette cause, est,
+dit-on, gravement malade. Sa famille l'a fait entrer dans la maison de
+sant&eacute; du Dr Chapart, m&eacute;decin ali&eacute;niste.</p>
+
+<p class="center">(M&ecirc;me num&eacute;ro. Coup&eacute; dans les <i>faits divers.)</i></p>
+
+<p>Le cadavre, trouv&eacute; devant la maison Lerebours, et qu'on supposait
+appartenir &agrave; un &eacute;tudiant, a &eacute;t&eacute; reconnu par les agents du service de
+s&ucirc;ret&eacute;. C'est celui d'un repris de justice. On ignore la cause de ce
+meurtre, qui a &eacute;t&eacute; accompli sans armes d'aucune sorte, par simple
+strangulation.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 115</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien, tr&egrave;s alt&eacute;r&eacute;e.)</p>
+
+<p>Belleville, 2 d&eacute;cembre.</p>
+
+<p>M. L. Thibaut n'a pas perdu la raison. Il a perdu le repos apr&egrave;s une
+d&eacute;ception terrible. Voil&agrave; bient&ocirc;t un mois que Jeanne a quitt&eacute; la prison.
+Depuis lors, M. L. Thibaut n'a re&ccedil;u aucune nouvelle de Jeanne. L'opinion
+d'un ami lui serait bien pr&eacute;cieuse. Y eut-il de sa faute? Aurait-il pu
+pr&eacute;venir ce grand malheur? D&egrave;s qu'il aura un peu de force, il essayera
+de raconter, d'expliquer....</p>
+
+<p>Les assises sont closes. C'est aujourd'hui qu'on a jug&eacute; M<sup>me</sup> Thibaut par
+contumace. M. Thibaut n'a pu la d&eacute;fendre. Oh! non, il n'a pas pu!... Il
+ne conna&icirc;t pas le r&eacute;sultat de l'audience. Mais il le devine. Il est seul
+horriblement. Ceux qui ont un ami ne sont jamais tout &agrave; fait malheureux.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 115 bis</h4>
+
+<p class="center">(Anonyme.)</p>
+
+<p>Salle des Pas-Perdus, 5 h, du soir, 2 d&eacute;cembre.</p>
+
+<p><i>M. L. Thibaut</i></p>
+
+<p><i>As pas peur!</i> Elle est condamn&eacute;e &agrave; mort, mais par contumace. On en
+revient.</p>
+
+<p>Nous allons bient&ocirc;t commencer &agrave; nous revoir, Monsieur et cher client.
+L'affaire maigrit, il faut mettre ordre &agrave; cela. Portez-vous bien.</p>
+
+<p>La sant&eacute; de notre ch&egrave;re petite amie n'est pas trop mauvaise. Elle vous
+dit mille choses aimables.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 116</h4>
+
+<p class="center">(Extrait de la <i>Gazette des tribunaux</i>&mdash;imprim&eacute;.)</p>
+
+<p>Paris. 3 d&eacute;cembre.</p>
+
+<p>La fameuse Affaire des ciseaux, qui mena&ccedil;ait d'encombrer la salle des
+assises pendant plusieurs s&eacute;ances et qu'on disait remise &agrave; une autre
+session, a &eacute;t&eacute; jug&eacute;e aujourd'hui presque &agrave; huis-clos. L'absence de
+l'accus&eacute;e avait d&eacute;courag&eacute; la curiosit&eacute; publique. M. L. Thibaut, dont on
+dit la sant&eacute; &agrave; tout jamais perdue, ne s'est pas pr&eacute;sent&eacute;. La d&eacute;fense
+avait &eacute;t&eacute; confi&eacute;e d'office &agrave; Me Moreau qui n'a pas eu &agrave; plaider. La
+cour, pr&eacute;sid&eacute;e par M. le conseiller Ferrand, a condamn&eacute; Jeanne P&eacute;ry,
+femme Thibaut, &agrave; la peine capitale par contumace.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 117</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>Belleville, 15 f&eacute;vrier 1866.</p>
+
+<p>Geoffroy, aujourd'hui, pour la premi&egrave;re fois, je suis sorti dans le
+jardin. Je pense avoir &eacute;t&eacute; bien pr&egrave;s de la mort, et cela me fait peur.</p>
+
+<p>Il me semble que je n'ai pas le droit de mourir.</p>
+
+<p>Voici maintenant trois mois que j'ai perdu Jeanne. D'autres &agrave; ma place
+la croiraient morte, mais je suis s&ucirc;r qu'elle vit.</p>
+
+<p>Pendant ces trois mois, je me suis &eacute;veill&eacute; rarement, et chaque fois pour
+un instant bien court. Mon &eacute;tat ordinaire &eacute;tait celui que M. le Dr
+Chapart d&eacute;signe sous le nom de <i>m&eacute;tapsychie</i>.</p>
+
+<p>Le mot n'est pas mal choisi. En cet &eacute;tat, je ne suis pas moi, je suis &agrave;
+<i>c&ocirc;t&eacute; de moi</i>.</p>
+
+<p>Je ne puis l'expliquer par moi-m&ecirc;me puisque mon retour ne garde aucun
+souvenir de mon absence, mais ceux qui m'entourent me renseignent et
+j'ai un moyen de contr&ocirc;ler leurs informations.</p>
+
+<p>Dans mon &eacute;tat d'absence, j'&eacute;cris une consid&eacute;rable quantit&eacute; de lettres,
+o&ugrave; je parle toujours de moi&mdash;tu sais d&eacute;j&agrave; cela&mdash;&agrave; la troisi&egrave;me personne.</p>
+
+<p>Je sais donc que, pour moi, je ne suis pas moi. Qui suis-je? Rien dans
+mes lettres ne me l'indique, et il para&icirc;t que dans les paroles assez
+rares que j'&eacute;change avec les gens de la maison, rien non plus ne peut le
+faire deviner.</p>
+
+<p>Les premi&egrave;res fois, je me refusais &agrave; reconna&icirc;tre mon &eacute;criture, tant elle
+est chang&eacute;e en ces moments o&ugrave; la crise physique accompagne sans doute
+l'ali&eacute;nation morale. Il a fallu les assertions de ceux qui m'entourent.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous qui avez &eacute;crit cela, me disent-ils.</p>
+
+<p>Et une fois, le gar&ccedil;on de chambre m'a demand&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; donc le prenez-vous ce M. Geoffroy, &agrave; qui vous &eacute;crivez? Dans la
+lune?</p>
+
+<p>Car c'est l&agrave; une chose qui me frappe fortement. Tu es chez moi le lien
+entre la r&eacute;alit&eacute; et le r&ecirc;ve. Dans l'un et l'autre de ces &eacute;tats tu ne
+m'abandonnes jamais.</p>
+
+<p>Quand je suis moi ou quand je suis l'autre, c'est toujours, toujours &agrave;
+toi que j'&eacute;cris.</p>
+
+<p>Jeanne qui est ma vie, et toi qui es mon esp&eacute;rance, voil&agrave; ce que je
+garde.</p>
+
+<p>Cela me donne une foi superstitieuse en toi. Mon amiti&eacute; s'obstine, mon
+espoir grandit au lieu de s'&eacute;teindre.</p>
+
+<p>Quand je perds courage, il y a un coin de mon c&oelig;ur o&ugrave; je me r&eacute;fugie. Ce
+coin, c'est celui qui me parle de toi.</p>
+
+<p>J'ai d&eacute;truit les innombrables pages o&ugrave; ma plume avait trac&eacute; de confus
+griffonnages&mdash;parfois des hi&eacute;roglyphes que je ne pouvais d&eacute;chiffrer
+moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Je n'ai gard&eacute; qu'un seul sp&eacute;cimen, que j'ai class&eacute; sous le n&deg;115
+ci-dessus et qui remplacera pour toi tous les autres.</p>
+
+<p>Car ils se ressemblaient tous. C'&eacute;tait toujours une timide protestation
+contre la folie, un remords exprim&eacute; au sujet de la tentative d'&eacute;vasion.</p>
+
+<p>Et la pens&eacute;e de Jeanne.</p>
+
+<p>Tu remarqueras que tout ce qui concerne Jeanne est net et lucide. En
+moi, l'id&eacute;e de Jeanne n'a jamais &eacute;t&eacute; folle.</p>
+
+<p>Je dois dire pourtant que le billet class&eacute; sous le n&deg;115 &eacute;tait de
+beaucoup le plus raisonnable. C'est pour cela que je l'ai conserv&eacute;.</p>
+
+<p>Il y a une chose qui m'effraie, c'est le r&eacute;cit que j'ai &agrave; te faire de la
+nuit du 7 au 8 octobre,&mdash;du dimanche au lundi: la nuit de l'&eacute;vasion.</p>
+
+<p>Je sens qu'il le faut.</p>
+
+<p>Mais si tu savais combien mes souvenirs sont &agrave; la fois vagues et
+douloureux?</p>
+
+<p>Cette nuit-l&agrave;, j'ai tu&eacute; un homme.</p>
+
+<p>Et j'ai perdu Jeanne!</p>
+
+<p>J'essaierai demain.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 118</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par Louaisot de M&eacute;ricourt.)</p>
+
+<p>Paris. 15 f&eacute;vrier 66.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut, maison de sant&eacute; du Dr Chapart....</i></p>
+
+<p>Eh bien! mon pauvre cher Monsieur, vous allez donc un peu mieux? J'en
+suis vraiment tout &agrave; fait content.</p>
+
+<p>On s'attache, vous savez. J'ai envoy&eacute; plus d'une fois ma mule savoir de
+vos nouvelles. (Mule, employ&eacute; ici par m&eacute;taphrase pour signifier P&eacute;lagie
+et sa coiffe.) Elle aime monter chez vous parce qu'on passe par la
+Courtille. &Ccedil;a n'a pas fait son &eacute;ducation premi&egrave;re au Sacr&eacute;-C&oelig;ur, mais
+c'est libertin tout de m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Quand vous allez vous repiquer tout &agrave; fait, comme je l'esp&egrave;re, passez
+donc chez moi, rue Vivienne.</p>
+
+<p>Vous me devez 3.000 francs, mais ce n'est pas press&eacute;, ne vous g&ecirc;nez pas
+de cela.</p>
+
+<p>Nous jabotterions tous deux amicalement. On peut avoir besoin l'un de
+l'autre. L'affaire se porte diablement bien, la gaillarde! Mon cabriolet
+n'est pas loin et il pourrait bien se changer en cal&egrave;che.</p>
+
+<p>Dame! je ne l'aurais pas vol&eacute;!</p>
+
+<p>Venez, quand vous aurez un quart d'heure &agrave; jeter par la fen&ecirc;tre. Ce
+n'est pas que j'aie rien &agrave; vous vendre pour le moment, mais la semaine
+prochaine, qui sait? Peut-&ecirc;tre demain, dites donc!</p>
+
+<p>Dans les maisons de curiosit&eacute;s comme la mienne, on trouve quelquefois de
+dr&ocirc;les d'occasions.</p>
+
+<p>Meilleure sant&eacute; et &agrave; bient&ocirc;t.</p>
+
+<p><i>P. S.</i>&mdash;J'ai ou&iuml; dire par-dessus les moulins que certaine jeune
+personne &eacute;tait &eacute;tablie tranquillement en Am&eacute;rique, pays tout neuf et
+remarquable par la croustillance de ses demoiselles honn&ecirc;tes. Moi, &ccedil;a
+m'est &eacute;gal.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 119</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>16 f&eacute;vrier.</p>
+
+<p>Ce ne sera pas encore pour aujourd'hui, l'histoire de ma terrible nuit.</p>
+
+<p>Je suis trop &eacute;branl&eacute;. J'ai eu des visites auxquelles je ne m'attendais
+pas.</p>
+
+<p>Ils sont venus tous ensemble. Tu ne devinerais pas qui. Je parie que tu
+penses &agrave; la qu&ecirc;teuse? Celle-l&agrave;, je l'ai attendue nuit et jour pendant
+trois mois. Elle n'est jamais venue.</p>
+
+<p>Le Dr Schontz, lui, s'est pr&eacute;sent&eacute; deux fois, pendant que j'&eacute;tais hors
+d'&eacute;tat de le recevoir. Je lui ai &eacute;crit depuis, il ne m'a pas r&eacute;pondu. Je
+sais qu'il est absent pour un grand voyage.</p>
+
+<p>Non, ceux qui sont venus aujourd'hui, tous ensemble, c'est M. le
+conseiller Ferrand, ma m&egrave;re et mes deux s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Comment t'exprimer le sentiment que m'a fait &eacute;prouver la vue de M.
+Ferrand? Quoique ma famille f&ucirc;t l&agrave;, il &eacute;tait pour moi le personnage
+principal.</p>
+
+<p>Te voil&agrave; bien avanc&eacute; dans ta lecture. Tu touches aux derni&egrave;res pages de
+mon dossier. As-tu jug&eacute; cet homme comme moi?</p>
+
+<p>Je l'ai sinc&egrave;rement aim&eacute;, et beaucoup estim&eacute;.</p>
+
+<p>Tu as pu voir par les articles des journaux qu'il est soup&ccedil;onn&eacute; de
+n'avoir pas &eacute;t&eacute; &eacute;tranger &agrave; l'&eacute;vasion de Jeanne.</p>
+
+<p>Ces choses me touchent peu. La magistrature qui m&eacute;rite souvent d'&ecirc;tre
+bl&acirc;m&eacute;e est constamment relev&eacute;e et sauv&eacute;e par la calomnie stupide.</p>
+
+<p>Loin de poursuivre certaines feuilles, moi, je leur payerais une prime.
+Elles rehaussent si bien ce qu'elles croient outrager!</p>
+
+<p>Tu verras d'ailleurs demain ou apr&egrave;s qu'il y a deux choses dans
+l'&eacute;vasion de Jeanne: un effort loyal et secourable d'abord, ensuite une
+trahison.</p>
+
+<p>&Agrave; supposer que M. Ferrand, &agrave; son insu, comme cela arrive, ait contribu&eacute;
+&agrave; ouvrir une porte, &agrave; d&eacute;crocher une serrure, il &eacute;tait du c&ocirc;t&eacute; de Schontz
+et de la qu&ecirc;teuse, c'est-&agrave;-dire du parti loyal et g&eacute;n&eacute;reux.</p>
+
+<p>Mais je suis bien s&ucirc;r qu'il n'a rien fait, sinon regarder avec faveur
+une jeune et jolie personne.</p>
+
+<p>Comme beaucoup d'hommes graves, il a une fa&ccedil;on dangereuse d'&ecirc;tre galant.</p>
+
+<p>Je te demandais comment tu le juges. Moi, je le juge ainsi, de ce seul
+mot: il est aust&egrave;re et regarde les femmes.</p>
+
+<p>Il n'y a plus de mousquetaires. Pour eux, ce n'&eacute;tait pas p&eacute;ch&eacute; de boire,
+de jouer, d'aimer. Leur vie &eacute;tait une chanson et un &eacute;clat de rire.</p>
+
+<p>Mais les gens qui ne chantent pas, les gens graves, les magistrats,
+surtout, ces demi-pr&ecirc;tres, j'ai peur d'eux quand ils ont un roman
+d'amour.</p>
+
+<p>M. le conseiller Ferrand a &eacute;t&eacute; l'esclave d'Olympe. Il l'est peut-&ecirc;tre
+encore: je jurerais sur mon propre honneur qu'il est rest&eacute; honn&ecirc;te homme
+dans le sens bourgeois du mot.</p>
+
+<p>Quand je dis esclave, cela implique-t-il n&eacute;cessairement amour? Il fut
+fait grand bruit de la passion d'Olympe pour moi, et M. Ferrand ne parut
+pas m'en vouloir &agrave; cause de cela.</p>
+
+<p>Au contraire, il &eacute;tait partisan de mon mariage avec Olympe.</p>
+
+<p>Tu comprends ces choses-l&agrave; bien mieux que moi, qui te les explique.</p>
+
+<p>Caprice inamovible, galanterie du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle!</p>
+
+<p>Nous ne sommes ni vertueux, ni po&egrave;tes.</p>
+
+<p>Aussi le <i>Journal officiel</i> est presque toujours aussi coquin que le
+journal insulteur. Il ment par l'admiration salari&eacute;e comme l'autre ment
+par l'outrage qui rapporte.</p>
+
+<p>Ni ces exc&egrave;s d'honneur ni cette indignit&eacute; ne sont m&eacute;rit&eacute;s par nos p&egrave;res
+conscrits, qui sont parfois de tr&egrave;s remarquables esprits, sans avoir
+droit par leur caract&egrave;re, &agrave; la moindre statue.</p>
+
+<p>Revenons &agrave; la visite que j'ai re&ccedil;ue.</p>
+
+<p>Il y avait de la tendresse vraie dans le baiser th&eacute;&acirc;tral que ma pauvre
+maman m'a donn&eacute; en entrant. Mes s&oelig;urs &eacute;taient plut&ocirc;t curieuses
+qu'&eacute;mues. Elles n'ont pu s'emp&ecirc;cher de me dire qu'elles avaient renonc&eacute;
+au mariage &agrave; cause de moi.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re a mis ses deux mains sur mes &eacute;paules pour me regarder
+longuement.</p>
+
+<p>&mdash;Ton &eacute;ducation a pourtant co&ucirc;t&eacute; les yeux de la t&ecirc;te! a-t-elle fait
+entre haut et bas.</p>
+
+<p>&mdash;Vas-tu revenir avec nous en Normandie, Lucien? m'a demand&eacute; C&eacute;lestine.</p>
+
+<p>Et Julie a ajout&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Tu pourrais trouver peut-&ecirc;tre un emploi dans le commerce. M. Ferrand
+m'a donn&eacute; la main comme si nous nous &eacute;tions quitt&eacute;s de la veille.</p>
+
+<p>La conversation aurait langui sans ma m&egrave;re qui m'a racont&eacute; les
+&eacute;v&eacute;nements d'Yvetot. M<sup>lle</sup> Agathe a &eacute;pous&eacute; M. Pivert, mon rempla&ccedil;ant.
+Elle a eu deux cachemires, et le meuble de sa chambre &agrave; coucher est
+lilas. M<sup>lle</sup> Maria se marie la semaine prochaine avec un baigneur
+d'&Eacute;tretat, pas le duc. Il n'y a que la longue Sidonie qui reste pendue
+au portemanteau.</p>
+
+<p>&mdash;Et les deux pauvres minettes! a ajout&eacute; ma m&egrave;re en &eacute;touffant un gros
+soupir &agrave; l'adresse de C&eacute;lestine et de Julie qui m'ont tendu la main
+noblement.</p>
+
+<p>Geoffroy, ce serait une am&egrave;re tristesse pour moi si je me sentais cause
+de leur condamnation au c&eacute;libat. Mais il n'y avait aucun mariage sur le
+tapis.</p>
+
+<p>Je trouve un peu injuste la responsabilit&eacute; dont on m'accable, et j'avoue
+que je supporte impatiemment la cl&eacute;mence de mes deux ch&egrave;res s&oelig;urs. Au
+moment o&ugrave; ma m&egrave;re a fait mine de se lever, M. Ferrand l'a pr&eacute;venue. Il
+m'a pris par la main et m'a conduit dans une embrasure.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Thibaut, m'a-t-il dit, nous avons &eacute;t&eacute; confr&egrave;res, et j'esp&egrave;re
+que nous sommes toujours amis.</p>
+
+<p>J'ai r&eacute;pondu:</p>
+
+<p>&mdash;Du moins n'ai-je aucune haine contre vous, M. Ferrand, je l'affirme.
+Il a retir&eacute; sa main en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est peu dire.</p>
+
+<p>Nous nous regardions en face. Je ne t'ai pas encore assez r&eacute;p&eacute;t&eacute;,
+Geoffroy, que je tiens M. Ferrand pour un homme d'honneur.</p>
+
+<p>Cela implique-t-il qu'il soit un juge impeccable? Non. Il n'y a point de
+juge comme cela.</p>
+
+<p>Nos convictions ne descendent pas du ciel, elles naissent sur la terre.</p>
+
+<p>Tout ce qu'on peut demander &agrave; un homme juge ou non, c'est d'agir selon
+sa conviction.</p>
+
+<p>M. Ferrand a repris:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne croyais pas qu'ayant &eacute;t&eacute; magistrat et me connaissant, vous
+pussiez garder contre moi de la rancune ou de la d&eacute;fiance. J'ai accompli
+un devoir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi que je l'entends, ai-je r&eacute;pondu. Seulement il doit m'&ecirc;tre
+permis de d&eacute;plorer que vous vous soyez tromp&eacute; en accomplissant votre
+devoir.</p>
+
+<p>Il a gard&eacute; un instant le silence.</p>
+
+<p>J'entendais ma m&egrave;re et mes s&oelig;urs qui discutaient tout bas, mais avec
+&eacute;nergie, la question de savoir si on irait au sermon ou &agrave; la
+Porte-Saint-Martin.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Lavigne pr&ecirc;chait, mais on jouait les <i>Mousquetaires</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Thibaut, poursuivit M. Ferrand, il est superflu de vous dire
+que j'ai &eacute;cout&eacute; ma conscience. Voici maintenant pourquoi j'ai voulu vous
+entretenir en particulier. J'ai le d&eacute;sir, le grand d&eacute;sir d'&ecirc;tre ramen&eacute; &agrave;
+un autre sentiment. La condamnation n'est pas d&eacute;finitive. Il se peut
+que, volontairement ou par suite des circonstances, l'accus&eacute;e Jeanne
+P&eacute;ry revienne devant nous. Savez-vous quelque chose de particulier qui
+puisse m'&eacute;clairer?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;partis-je sans h&eacute;siter, je sais beaucoup de choses.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me les dire?</p>
+
+<p>Nous nous touchions. Le grand jour nous enveloppait. Mes yeux &eacute;taient
+dans les siens.</p>
+
+<p>J'aurais surpris dans son regard la plus fugitive des pens&eacute;es.</p>
+
+<p>Je n'y vis rien, sinon ce qui &eacute;tait exprim&eacute; par ces paroles: le loyal
+d&eacute;sir de savoir.</p>
+
+<p>Et aussi, peut-&ecirc;tre, car ses paroles impliquaient &eacute;galement cela: la
+certitude qu'il n'avait plus rien &agrave; apprendre.</p>
+
+<p>&mdash;M. Ferrand, r&eacute;pliquai-je, je prends votre d&eacute;marche comme elle doit
+&ecirc;tre prise, en bonne part. Mais je refuse de vous dire ce que je sais
+jusqu'au moment o&ugrave; je jugerai utile ou n&eacute;cessaire de rompre le silence.
+Vous avez raison, je puis vous l'affirmer: l'affaire n'est pas finie. Si
+Dieu me laisse l'existence et la facult&eacute; de penser, je m'engage &agrave;
+consacrer ce qui me reste de vie &agrave; la manifestation de la v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>Je devinai une question sur ses l&egrave;vres. Il ne la prof&eacute;ra pas.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir donc, mon cher Thibaut, me dit-il en me tendant de nouveau
+sa main que je pris, je ne regrette pas ma d&eacute;marche qui aurait pu &ecirc;tre
+mieux accueillie. Quand vous jugerez &agrave; propos de venir &agrave; moi,
+souvenez-vous que ma porte&mdash;et ma main&mdash;vous seront ouvertes &agrave; toute
+heure.</p>
+
+<p>Je remerciai et nous rejoign&icirc;mes ces dames.</p>
+
+<p>Le sermon avait eu tort. On s'&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; pour la Porte-Saint-Martin.</p>
+
+<p>M&egrave;re m'embrassa de bon c&oelig;ur et sans m&ecirc;me m'appeler <i>imb&eacute;cile</i>. Mes deux
+s&oelig;urs me conc&eacute;d&egrave;rent l'accolade chr&eacute;tienne que le martyr doit &agrave; son
+bourreau.</p>
+
+<p>Et je restai seul, bris&eacute; comme si je m'&eacute;veillais d'un cauchemar.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 120</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>18 f&eacute;vrier.</p>
+
+<p>Je vais r&eacute;ellement beaucoup mieux, M. Chapart, mon docteur, a invent&eacute; un
+sirop. Il me vend de ce sirop qui n'est pas plus mauvais &agrave; boire que les
+autres sirops.</p>
+
+<p>Il attribue <i>ma cure</i> &agrave; son sirop.</p>
+
+<p>J'en jette un verre le matin et le soir par la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Cela consomme les bouteilles.</p>
+
+<p>Hier, j'ai commenc&eacute; le r&eacute;cit que je t'avais promis. Je n'ai pas pu. J'ai
+lanc&eacute; au feu trois ou quatre pages.</p>
+
+<p>Je recommence aujourd'hui. Si je ne r&eacute;ussis pas, je n'essaierai plus.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Nuit_du_7_au_8_decembre_evasion_de_Jeanne" id="Nuit_du_7_au_8_decembre_evasion_de_Jeanne"></a>Nuit du 7 au 8 d&eacute;cembre: &eacute;vasion de Jeanne</h2>
+
+<h3>R&eacute;cit fait par Lucien de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge</h3>
+
+
+<p>J'avais pris la m&ecirc;me voiture que la veille. Le cocher &eacute;tait d&eacute;j&agrave; habitu&eacute;
+&agrave; la man&oelig;uvre. Je lui avais dit qu'il s'agissait d'un enl&egrave;vement et je
+le payais en cons&eacute;quence. Depuis trois heures de l'apr&egrave;s-midi jusqu'&agrave;
+onze heures de nuit, nous f&icirc;mes quatre stations en gardant notre
+distance de cinq ou six cents pas autour de la Conciergerie. Notre
+derni&egrave;re station fut au coin du quai de l'Horloge et du Pont-Neuf,
+vis-&agrave;-vis de la maison Lerebours. Il faisait un temps froid et noir. La
+neige tombait par intervalles. Quoique ce f&ucirc;t dimanche, le pont &eacute;tait
+presque d&eacute;sert. Mon cocher me dit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est &agrave; ne pas jeter un &eacute;tudiant dehors!</p>
+
+<p>Moi, je remerciais le hasard. Pour nous, c'&eacute;tait un bon temps.</p>
+
+<p>Vers minuit moins le quart, les voitures roul&egrave;rent. La sortie de l'Od&eacute;on
+mit une cinquantaine de groupes grelottants sur le pont, puis les autres
+th&eacute;&acirc;tres vinrent en sens contraire.</p>
+
+<p>Cela dura une demi-heure. Les caf&eacute;s de la rue Dauphine et du quai de
+l'&Eacute;cole s'&eacute;taient ferm&eacute;s. &Agrave; minuit et demi, il ne passait pas une &acirc;me
+devant la statue.</p>
+
+<p>Ce fut juste &agrave; ce moment, l'horloge des bains sonnait la demie de
+minuit, que cinq ou six jeunes gens qui me parurent &ecirc;tre des &eacute;tudiants
+ou des commis, ayant pass&eacute; leur soir&eacute;e du dimanche dans un lieu de
+plaisir, arriv&egrave;rent de la rue Dauphine, long&egrave;rent le pont et tourn&egrave;rent
+l'angle de la maison Lerebours pour prendre le quai de l'Horloge.</p>
+
+<p>Ils allaient le nez dans leurs collets relev&eacute;s, et ne semblaient pas du
+tout d'une gaiet&eacute; folle.</p>
+
+<p>Ils pass&egrave;rent. Un seul d'entre eux parut remarquer la voiture.</p>
+
+<p>Moi, je remarquais tout. Je crus voir qu'ils s'arr&ecirc;taient le long d'une
+maison en r&eacute;paration, situ&eacute;e &agrave; &eacute;gale distance de la rue Harlay-du-Palais
+et du magasin Lerebours.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient entr&eacute;s quelque part, peut-&ecirc;tre, car j'eus beau &eacute;couter et
+regarder, je ne vis plus aucun mouvement, je n'entendis plus aucun
+bruit.</p>
+
+<p>Dix minutes tout au plus s'&eacute;coul&egrave;rent.</p>
+
+<p>Au bout de ce temps, et pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; la hauteur de cette maison du quai
+de l'Horloge qui &eacute;tait en r&eacute;paration, et o&ugrave; j'avais vu les jeunes gens
+dispara&icirc;tre, des cris de femmes retentirent.</p>
+
+<p>Un homme s'&eacute;lan&ccedil;a hors de la place Dauphine, dit en passant pr&egrave;s de la
+voiture: &laquo;Ce sont elles!&raquo; et disparut au d&eacute;tour du pont, dans la
+direction de la rue de la Monnaie.</p>
+
+<p>Cet homme &eacute;tait envelopp&eacute; dans un manteau. Je ne suis pas s&ucirc;r d'avoir
+reconnu le Dr Schontz.</p>
+
+<p>Il n'avait pas fini de parler que j'&eacute;tais d&eacute;j&agrave; hors de la voiture.</p>
+
+<p>Deux femmes, toutes deux v&ecirc;tues de noir, arrivaient en courant,
+poursuivies de pr&egrave;s par les six jeunes gens qui se donnaient maintenant
+des airs de gens ivres.</p>
+
+<p>L'une des femmes &eacute;tait bien ma Jeanne, car sa pauvre ch&egrave;re voix, bris&eacute;e
+par l'&eacute;pouvante, criait:</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; moi, Lucien! au secours!</p>
+
+<p>Je n'avais pas d'armes. Je n'ai jamais d'armes. Je m&eacute;prise et je hais
+les armes.</p>
+
+<p>J'aurais donn&eacute; dix ans de vie, non pas pour tenir en main un pistolet,
+mais une massue.</p>
+
+<p>L'autre femme ne criait pas. Elle &eacute;tait voil&eacute;e. Je savais que c'&eacute;tait la
+qu&ecirc;teuse.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;lan&ccedil;ai en avant, la t&ecirc;te basse et les poings ferm&eacute;s.</p>
+
+<p>Il me semblait simple et facile de tuer ces six jeunes gens avec mes
+mains.</p>
+
+<p>La qu&ecirc;teuse &eacute;tait serr&eacute;e d'un peu plus pr&egrave;s que Jeanne. Son voile volait
+au vent derri&egrave;re elle.</p>
+
+<p>La main de celui qui la poursuivait put saisir la dentelle.</p>
+
+<p>Il tira&mdash;mais la dentelle lui resta dans les doigts.</p>
+
+<p>Et la figure de la qu&ecirc;teuse fut d&eacute;couverte.</p>
+
+<p>Elle arrivait juste sous le r&eacute;verb&egrave;re.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Jeanne!</p>
+
+<p>Et pourtant, l'autre Jeanne qui venait de tr&eacute;bucher contre un tas de
+neige criait de sa pauvre douce voix en d&eacute;tresse:</p>
+
+<p>&mdash;Lucien! au secours! au secours!</p>
+
+<p>J'h&eacute;sitai l'espace d'une seconde, ne sachant &agrave; laquelle aller.</p>
+
+<p>Le son peut tromper.</p>
+
+<p>Celle qui avait appel&eacute; entra &agrave; son tour dans la lueur du r&eacute;verb&egrave;re.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Jeanne aussi!</p>
+
+<p>Je les vis toutes deux pendant un instant.</p>
+
+<p>Il y avait deux Jeanne!</p>
+
+<p>Je me crus fou, mais cela ne m'arr&ecirc;ta pas.</p>
+
+<p>Jamais je ne m'&eacute;tais battu. Je pense que je ne me battrai plus jamais.</p>
+
+<p>Je plantai ma t&ecirc;te dans la poitrine de celui qui avait arrach&eacute; le voile.
+Il fut enlev&eacute; de terre et retomba en poussant un r&acirc;le sourd.</p>
+
+<p>Je me retournai sur celui qui allait atteindre l'autre Jeanne, et je le
+pr&eacute;cipitai le front sur le pav&eacute;.</p>
+
+<p>En ce moment, je me souviens bien que j'entendis la voix de la qu&ecirc;teuse
+qui disait, &agrave; moi, sans doute:</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes trahis! c'est un guet-apens!</p>
+
+<p>Je ne la vis plus apr&egrave;s cela.</p>
+
+<p>Je ne vis plus que ma petite Jeanne, entour&eacute;e par trois hommes.</p>
+
+<p>Le quatri&egrave;me, car ils restaient quatre debout, me barrait le passage.</p>
+
+<p>Je bondis &agrave; sa gorge comme un loup. Nous lutt&acirc;mes. Il &eacute;tait fort. Il me
+mit dessous.</p>
+
+<p>Pendant que nous luttions,&mdash;et que je ne voyais plus rien, car le corps
+de mon adversaire me couvrait,&mdash;j'entendais la voix de Jeanne qui
+s'&eacute;loignait, criant:</p>
+
+<p>&mdash;Au secours, Lucien, au secours!</p>
+
+<p>Mes doigts se crispaient autour de cette gorge que j'avais entre les
+mains. Je ne me d&eacute;fendais pas, j'essayais d'&eacute;trangler.&mdash;La gorge r&acirc;la.</p>
+
+<p>J'entendis le pav&eacute; qui sonnait sous les roues d'une voiture.</p>
+
+<p>Les mains qui me garrottaient se l&acirc;ch&egrave;rent et le corps devint plus
+lourd.</p>
+
+<p>Je parvins &agrave; le soulever. Il retomba inerte....</p>
+
+<p>Je me remis sur mes pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne! Jeanne! o&ugrave; es-tu?</p>
+
+<p>Pas de r&eacute;ponse.</p>
+
+<p>&mdash;Jeanne! Jeanne!...</p>
+
+<p>Le silence.</p>
+
+<p>Tout &eacute;tait d&eacute;sert autour de moi.</p>
+
+<p>La voiture elle-m&ecirc;me &eacute;tait partie et c'&eacute;tait elle sans doute qui avait
+servi &agrave; emmener Jeanne.</p>
+
+<p>Il n'y avait plus l&agrave; que l'homme mort&mdash;et moi dont le cerveau chancelait
+comme une ruine.</p>
+
+<p>Ma derni&egrave;re lueur de raison fut d'&eacute;couter attentivement pour saisir au
+loin le bruit des roues.</p>
+
+<p>Mais je n'entendis rien, sinon ce murmure uniforme que rendent les
+quatre aires de vent dans les nuits de Paris.</p>
+
+<p>Je retombai sur le pav&eacute; et je restai assis dans la neige &agrave; c&ocirc;t&eacute; du mort.</p>
+
+<p>Je ne t&acirc;tai pas si son c&oelig;ur battait.</p>
+
+<p>Je me souviens que j'entendais sonner les heures.</p>
+
+<p>Quand le jour vint, j'&eacute;tais encore l&agrave;. Je vis la figure du mort.</p>
+
+<p>Il me regardait.</p>
+
+<p>Je m'enfuis pour &eacute;viter ce regard qui me blessait. Je marchai longtemps
+dans les rues,&mdash;et je vins tomber au seuil de ma porte o&ugrave; je m'&eacute;vanouis.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 121</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>30 f&eacute;vrier.</p>
+
+<p>Je ne re&ccedil;ois aucune nouvelle.</p>
+
+<p>Le plus &eacute;trange pour moi, c'est que je n'ai plus entendu parler de cette
+femme: La qu&ecirc;teuse.&mdash;S'ils l'avaient tu&eacute;e!</p>
+
+<p>Tu comprends bien que j'ai m&eacute;fiance de moi-m&ecirc;me et que je ne crois pas
+compl&egrave;tement au t&eacute;moignage de mes sens.</p>
+
+<p>Je viens de relire ce r&eacute;cit qui a d&eacute;j&agrave; deux semaines de date. Je n'avais
+pas esp&eacute;r&eacute; l'&eacute;crire si clair, mais ai-je vu r&eacute;ellement deux Jeanne?...</p>
+
+<p>Geoffroy, la question qui va suivre, te l'es-tu adress&eacute;e?</p>
+
+<p>Si j'ai vu deux Jeanne, l'une d'elles est Fanchette.</p>
+
+<p>L'une d'elles a poignard&eacute; Albert de Rochecotte, son amant.</p>
+
+<p>L'une d'elles a r&eacute;fugi&eacute; son crime derri&egrave;re l'innocence de l'autre!</p>
+
+<p>&Agrave; quoi croire? &Agrave; qui se fier? O&ugrave; porter son regard et sa pens&eacute;e? Le
+cercle des menaces se resserre.</p>
+
+<p>Je ne sais rien de plus mortel que de d&eacute;couvrir un ennemi sous
+l'apparence d'un bienfaiteur.</p>
+
+<p>S'il y a du sang aux mains de la qu&ecirc;teuse, si elle est Fanchette,
+qu'a-t-elle fait de Jeanne?</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 122</h4>
+
+<p class="center">(M&ecirc;me &eacute;criture que les deux billets anonymes, attribu&eacute;s &agrave; la qu&ecirc;teuse de
+Notre-Dame des Victoires. Sans signature.)</p>
+
+<p>Londres, 30 f&eacute;vrier 1866.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. L. Thibaut.</i></p>
+
+<p>Il se peut, il se doit m&ecirc;me que vous ayez d&eacute;fiance de moi. Vous avez vu
+mes traits. C'est un tr&egrave;s grand malheur <i>pour vous,&mdash;et pour elle.</i></p>
+
+<p>Vous en savez assez pour condamner. Vous ignorez trop pour juger.</p>
+
+<p>J'avais accompli un acte tr&egrave;s difficile, presque impossible, dans la
+nuit du 7 au 8 d&eacute;cembre. On m'a vol&eacute;e du r&eacute;sultat de mes efforts.</p>
+
+<p>Ce qui avait &eacute;t&eacute; fait pour elle a tourn&eacute; contre elle.</p>
+
+<p>Je ne me suis pas d&eacute;courag&eacute;e. Mon devoir reste le m&ecirc;me: mon devoir
+imp&eacute;rieux.</p>
+
+<p>J'arrive de New York. Une fausse indication m'avait dirig&eacute;e sur
+l'Am&eacute;rique o&ugrave; je croyais trouver Jeanne.</p>
+
+<p>Jeanne n'a pas quitt&eacute; la France, peut-&ecirc;tre m&ecirc;me n'a-t-elle pas quitt&eacute;
+Paris. J'y retourne.</p>
+
+<p>Ne craignez aucune catastrophe imm&eacute;diate. <i>Quelque chose prot&egrave;ge
+Jeanne.</i></p>
+
+<p><i>Et quelqu'un aussi</i>.</p>
+
+<p>N'avez-vous pas des amis? N'avez-vous pas au moins un ami? Personne
+n'est sans avoir un ami.</p>
+
+<p>Appelez &agrave; votre aide. Tout n'est pas d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>Il serait de la plus haute importance de trouver un homme du nom de
+J.-B. Martroy, qui doit &ecirc;tre &agrave; Paris en ce moment.</p>
+
+<p>J'ai lieu de croire qu'il se cache. Encore une fois, appelez &agrave; votre
+aide. Efforcez-vous.</p>
+
+<p>La protection qui couvre Jeanne peut faiblir&mdash;ou dispara&icirc;tre.</p>
+
+<p><i>Mention de la main de Lucien</i>.&mdash;Cette lettre fut trouv&eacute;e par moi &agrave; mon
+ancien logement, lors de ma premi&egrave;re sortie. On m'y demandait si j'avais
+un ami, Geoffroy, je songeai &agrave; toi.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 123</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par Lucien.)</p>
+
+<p>Belleville, rue des Moulins, maison de sant&eacute; du Dr Chapart.</p>
+
+<p>4 avril 1866.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. le chef du personnel au minist&egrave;re des Affaires &eacute;trang&egrave;res, &agrave;
+Paris.</i></p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>J'ai recours &agrave; votre obligeance pour conna&icirc;tre la r&eacute;sidence actuelle de
+M. Geoffroy de R&oelig;ux, r&eacute;cemment attach&eacute; &agrave; l'ambassade de Turquie.</p>
+
+<p>J'aurais une communication importante &agrave; lui adresser. L'affaire est
+urgente.</p>
+
+<p>Veuillez agr&eacute;er, etc.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 124</h4>
+
+<p>Du minist&egrave;re des Affaires &eacute;trang&egrave;res. Division du personnel (2<sup>e</sup> bureau).</p>
+
+<p>Paris. 9 avril 1866.</p>
+
+<p><i>M. L. Thibaut, avocat.</i></p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>En r&eacute;ponse &agrave; la demande que vous m'avez adress&eacute;e, j'ai l'honneur de vous
+informer que M. Geoffroy de R&oelig;ux, attach&eacute; &agrave; la l&eacute;gation d'Italie, est
+rappel&eacute; &agrave; Paris, o&ugrave; il a re&ccedil;u l'ordre de se tenir &agrave; la disposition de S.
+Exc. M. le ministre des Affaires &eacute;trang&egrave;res. Veuillez agr&eacute;er, etc.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 125</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;crite et sign&eacute;e par Lucien.)</p>
+
+<p>Paris, 10 avril 1866.</p>
+
+<p><i>&Agrave; M. Geoffroy de R&oelig;ux, attach&eacute; &agrave; la l&eacute;gation d'Italie, rue du Helder,
+&agrave; Paris.</i></p>
+
+<p>Mon cher Geoffroy,</p>
+
+<p>J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens <i>tout de
+suite</i> ou &eacute;cris-moi un mot qui me dise o&ugrave; je pourrais te trouver. La
+chose presse, malheureusement. Viens vite.</p>
+
+<p><i>Note de la main de Geoffroy</i>.&mdash;Cette lettre, exactement semblable &agrave;
+celle que je re&ccedil;us en Irlande et qui interrompit mes excursions autour
+du lac Corrib, ne fut pas envoy&eacute;e, puisque je la retrouvais au dossier.
+Si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; envoy&eacute;e chez moi, elle m'e&ucirc;t rencontr&eacute; lors de mon
+passage &agrave; Paris o&ugrave; je touchai barre en revenant de Turin, vers le 15
+avril. Ce retard va &ecirc;tre expliqu&eacute; dans la suite de la correspondance.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 126</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>14 avril.</p>
+
+<p>J'ai eu trois jours de crise. La crise va revenir. Elle n'est pas loin,
+je la sens, elle me guette.&mdash;Depuis quinze jours, j'en ai souvent.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas assez mis&eacute;rablement impuissant! Il me faut ce surcro&icirc;t.</p>
+
+<p>Ta lettre est encore sur mon bureau: la lettre que je t'ai &eacute;crite.</p>
+
+<p>Que vais-je te demander, si tu viens? que peux-tu faire? Tu as une
+carri&egrave;re. Puis-je exiger de toi que tu me donnes ta vie?</p>
+
+<p>Et sur quels indices te mettrais-je en campagne?</p>
+
+<p>Un billet anonyme, &eacute;crit par cette femme qui m'a d&eacute;j&agrave; tromp&eacute;....</p>
+
+<p>Je suis d&eacute;courag&eacute; jusqu'&agrave; l'agonie.</p>
+
+<p>Ta lettre est l&agrave;. Elle y reste....</p>
+
+<p>Te souviens-tu? Ce Martroy dont parle la qu&ecirc;teuse s'est pr&eacute;sent&eacute; &agrave; moi
+de lui-m&ecirc;me au moins deux fois, peut-&ecirc;tre trois fois....</p>
+
+<p>Je viens de feuilleter tout le dossier: c'est trois fois.</p>
+
+<p>La derni&egrave;re fois, qui est assez r&eacute;cente, il prenait le nom de J.-B.
+Calvaire et me disait de lui &eacute;crire poste restante. C'&eacute;tait vers la fin
+de septembre.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;crit ce matin poste restante et j'ai mis un bon dans la lettre.</p>
+
+<p>Mais de septembre en avril! sept mois! Il a d&ucirc; se fatiguer d'aller au
+bureau de poste sans y jamais rien trouver.</p>
+
+<p>J'ai remords de ma n&eacute;gligence. Que de fautes il y a dans mon malheur!</p>
+
+<p>Et d'un autre c&ocirc;t&eacute;, puis-je accorder confiance &agrave; un avis qui me vient de
+cette femme!</p>
+
+<p>Que le bon Dieu ait piti&eacute; de moi!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 127</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>16 avril.</p>
+
+<p>Je me suis lev&eacute; avec l'id&eacute;e d'aller chez toi, rue du Helder. Cela
+vaudrait bien mieux qu'une lettre. Pourquoi ne l'ai-je pas tent&eacute; plus
+t&ocirc;t?</p>
+
+<p>Ma d&eacute;tresse a quelque chose de mis&eacute;rable et de ridicule &agrave; cause de ma
+l&acirc;chet&eacute;. Je ne m'aide pas. Quand je pense que tu es peut-&ecirc;tre &agrave; deux pas
+de moi, et que j'ai un si ardent d&eacute;sir de te voir!</p>
+
+<p>J'ai demand&eacute; une voiture. M. le Dr Chapart est venu lui-m&ecirc;me. Il m'a
+t&acirc;t&eacute; le pouls. D&eacute;fense de sortir. Double dose de sirop-Chapart. Calme
+absolu. Rien que des potages. Le fait est que je suis cruellement
+malade, Geoffroy. Je n'aurais pas pu aller, ma t&ecirc;te se brouille. Je n'ai
+pas re&ccedil;u r&eacute;ponse de J.-B. Martroy.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 128</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>30 avril&mdash;Rien de ce Martroy. Plus rien de la qu&ecirc;teuse. La lettre &agrave; ton
+adresse est toujours l&agrave;. Mes crises se rapprochent d'une fa&ccedil;on
+effrayante.</p>
+
+<p>Il me semble que je me sauverais moi-m&ecirc;me si je pouvais travailler &agrave; la
+sauver.</p>
+
+<p>Je ne peux pas. Je ne peux rien. J'ai toujours &eacute;t&eacute; un &ecirc;tre faible. M&ecirc;me
+quand je tue un homme, cela ne sert &agrave; rien.</p>
+
+<p>L'homme que j'ai tu&eacute;, je le revois quelquefois dans la neige, avec sa
+face terreuse et presque noire. Il &eacute;tait tout jeune. Il avait les
+cheveux blonds. Les journaux ont dit que c'&eacute;tait un malfaiteur. Tant
+mieux. Je n'aurais pas eu de remords, m&ecirc;me sans cela.</p>
+
+<p>Voici juste vingt jours que ta lettre est l&agrave;. Je n'ai plus l'id&eacute;e de te
+l'adresser. &Agrave; quoi bon?</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 129</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>1<sup>er</sup> mai.</p>
+
+<p>&Agrave; quoi bon! Oh! tu es jeune, toi, tu es fort, tu connais la vie&mdash;et tu
+as des amis!</p>
+
+<p>Je me d&eacute;chirerais la poitrine avec mes ongles! <i>&Agrave; quoi bon?</i> C'est moi
+qui ai &eacute;crit cela! Mais elle se meurt, peut-&ecirc;tre!</p>
+
+<p>Je suis dans mon lit. J'ai soif, je br&ucirc;le. Je la vois si p&acirc;le! O&ugrave; s'est
+envol&eacute; son sourire? Il y a de grosses larmes qui roulent lentement le
+long de ses joues. Je les vois.... De mon lit je vois Paris par ma
+fen&ecirc;tre. Elle est l&agrave;. O&ugrave;? Il y a des moments o&ugrave; mon &oelig;il se dirige comme
+si une voix l'appelait. C'est qu'elle m'appelle, va, Geoffroy!</p>
+
+<p>Vais-je mourir sans combattre! Ma force! Ma jeunesse! Moi, je ne me sers
+pas d'armes. Que Dieu me montre l'ennemi de Jeanne, j'irai &agrave; lui, f&ucirc;t-il
+Satan, et je l'&eacute;tranglerai!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 130</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien, mais p&eacute;nible et alt&eacute;r&eacute;e.)</p>
+
+<p>17 mai.</p>
+
+<p>Ces deux semaines ont &eacute;t&eacute; comme un r&ecirc;ve douloureux.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re est venue hier, toute seule. Elle a pleur&eacute; en me voyant. Je dois
+&ecirc;tre bien chang&eacute;. Elle m'a demand&eacute; si je r&eacute;pugnerais &agrave; voir un pr&ecirc;tre.
+J'ai &eacute;crit &agrave; Jeanne, comme je t'&eacute;cris &agrave; toi, pour laisser mon c&oelig;ur
+parler. Si nous devions nous retrouver dans l'autre vie....</p>
+
+<p>Voil&agrave; maintenant dix-neuf jours que je ne me suis lev&eacute;. Mes yeux
+faiblissent; je ne vois plus bien Paris.</p>
+
+<p>Quand ma m&egrave;re est partie, elle a parl&eacute; au docteur dans l'antichambre.
+J'ai entendu qu'il lui disait: &laquo;&Ccedil;a peut durer un mois, deux mois, mais
+&ccedil;a peut finir brusquement.&raquo; Il me semble que Jeanne est morte. J'ai h&acirc;te
+de mourir aussi.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 131</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>18 mai.</p>
+
+<p>Je suis debout! je vois Paris! Jeanne y est. Jeanne m'a &eacute;crit, Jeanne
+m'a parl&eacute;. Bont&eacute; de Dieu! moi qui d&eacute;sesp&eacute;rais!</p>
+
+<p>Ce matin, on a laiss&eacute; entrer chez moi un beau jeune gar&ccedil;on de douze &agrave;
+treize ans. J'ai cru au premier aspect que c'&eacute;tait Olympe d&eacute;guis&eacute;e, tant
+il lui ressemble.</p>
+
+<p>Il venait de la part de M. Louaisot de M&eacute;ricourt, dont il est le neveu.</p>
+
+<p>M. Louaisot m'envoyait des compliments, et d&eacute;sirait avoir de mes
+nouvelles.</p>
+
+<p>Le beau jeune gar&ccedil;on n'est pas rest&eacute; plus de deux minutes. J'&eacute;tais &agrave; me
+demander pourquoi M. Louaisot me l'avait envoy&eacute; lorsque j'ai vu une
+petite enveloppe sur ma table de nuit. Je l'ai prise. Il n'y avait rien
+&agrave; l'ext&eacute;rieur.</p>
+
+<p>J'ai d&eacute;chir&eacute; le cachet. Tout ce qui me reste de sang s'est pr&eacute;cipit&eacute;
+vers mon c&oelig;ur. J'avais reconnu l'&eacute;criture de ma Jeanne.</p>
+
+<p>Rien que deux pauvres petites ch&egrave;res lignes:</p>
+
+<p><i>Je ne peux pas te dire o&ugrave; je suis. Je me porte bien. Je t'aime de tout
+mon c&oelig;ur. Je ne serais pas malheureuse, si je n'&eacute;tais loin de toi....</i></p>
+
+<p>Cette lettre ne peut avoir &eacute;t&eacute; apport&eacute;e que par le jeune gar&ccedil;on!</p>
+
+<p>Avant son arriv&eacute;e je suis s&ucirc;r qu'il n'y avait aucun papier sur ma table
+de nuit.</p>
+
+<p>Olympe n'a pas de fr&egrave;re&mdash;ni de fils. Elle est d'ailleurs trop jeune pour
+avoir un enfant de cet &acirc;ge-l&agrave;.</p>
+
+<p>Il lui ressemble &eacute;trangement!</p>
+
+<p>A-t-il apport&eacute; cela de lui-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>Est-ce un envoi de Louaisot qui voyait de loin que la lampe allait
+s'&eacute;teindre?...</p>
+
+<p>Je crois &ecirc;tre s&ucirc;r qu'il a besoin de moi vivant&mdash;pour nourrir l'affaire.</p>
+
+<p>Ce qui est certain, c'est que les deux lignes sont de Jeanne.</p>
+
+<p>Je les d&eacute;fie bien de me tromper en contrefaisant son &eacute;criture? Je les ai
+bais&eacute;es, ces deux lignes, cent fois, mille fois. Il reste quelque chose
+de son &acirc;me &agrave; mes l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Je suis ressuscit&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai recopi&eacute; ta lettre&mdash;ta lettre qui attendait l&agrave; depuis trente-huit
+jours. Je te l'ai adress&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle est &agrave; la poste. Tu l'as d&eacute;j&agrave; peut-&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Tu vas venir, je le devine, je le sens. Un bonheur n'arrive jamais seul.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re est revenue. J'&eacute;tais si mal hier qu'elle avait peur de ne pas me
+retrouver vivant.</p>
+
+<p>Quand elle m'a vu, elle a cri&eacute; au miracle.</p>
+
+<p>Le Dr Chapart a brandi la bouteille de m&eacute;dicament qui est toujours sur
+ma commode.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, s'est-il &eacute;cri&eacute;, vous avez dit le mot: c'est un miracle.
+J'esp&egrave;re que vous r&eacute;pandrez parmi vos amis et connaissances qu'il est d&ucirc;
+au sirop-Chapart!</p>
+
+<p>C'est une effront&eacute;e boule de chair que ce gros petit homme! Il sait que
+son sirop me sert &agrave; arroser la plate-bande qui est sous ma fen&ecirc;tre,&mdash;et
+qu'il n'y vient jamais rien....</p>
+
+<p>Voil&agrave; midi. Tu as ma lettre. Je suis seul. Je veux pr&eacute;parer notre
+causerie de tant&ocirc;t.</p>
+
+<p>Car tu vas &ecirc;tre ici vers deux heures. C'est si loin, Belleville! Je
+changerai de logement pour me rapprocher de toi, quand m&ecirc;me je devrais
+perdre le sirop Chapart.</p>
+
+<p>Je te disais l'autre jour que j'ignorais ce que tu pourrais faire pour
+moi. J'&eacute;tais mort. Je suis vivant aujourd'hui. Je sais ce que tu feras.</p>
+
+<p>Ou plut&ocirc;t ce que nous ferons, car je veux travailler avec toi nuit et
+jour.</p>
+
+<p>Il y a une Fanchette! Nous poss&eacute;dons un point de d&eacute;part.</p>
+
+<p>Mais d'abord, retrouvons Jeanne. C'est facile. Quand je tiens quelqu'un
+&agrave; la gorge, c'est un collier de fer. Louaisot sait o&ugrave; est Jeanne. Je le
+lui demanderai dans le langage que j'ai tenu &agrave; l'homme &eacute;trangl&eacute;.</p>
+
+<p>Tu verras le tr&eacute;sor de renseignements que j'ai amass&eacute;. Nous sommes dans
+les d&eacute;lais pour former opposition &agrave; l'arr&ecirc;t du 2 d&eacute;cembre. Jeanne sera
+r&eacute;habilit&eacute;e,&mdash;quand je devrais tra&icirc;ner Fanchette aux pieds de la Cour!</p>
+
+<p>Et quand m&ecirc;me rien de tout cela ne serait possible, quand notre derni&egrave;re
+ressource serait la fuite, partout o&ugrave; elle sera, j'aurai ma patrie.</p>
+
+<p>Deux heures qui sonnent! la route est longue et la grande rue monte. Je
+t'attends.</p>
+
+<p>J'ai ferm&eacute; ma fen&ecirc;tre. L'air est froid. Ou bien, c'est moi peut-&ecirc;tre qui
+ai des frissons....</p>
+
+<p>Deux heures et demie! Aujourd'hui tu viendras trop tard, Geoffroy. Je
+sens <i>l'autre moi</i> qui pousse ma pens&eacute;e hors de mon cerveau. Le voil&agrave;.
+Ma plume tombe....</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 132</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>19 mai.</p>
+
+<p>Tu n'es pas venu Geoffroy. Je fais ce que j'aurais d&ucirc; faire d&egrave;s hier:
+j'envoie chez toi.</p>
+
+<p>Je suis bien, tr&egrave;s bien. J'ai la lettre de Jeanne....</p>
+
+<p>Ma crise d'hier a &eacute;t&eacute; longue, mais elle ne touchait que l'esprit. Le
+corps ne souffre plus.</p>
+
+<p>Pourtant, je ne retrouve pas toute ma vaillance d'hier. Les ennemis que
+nous aurons &agrave; combattre toi et moi sont bien r&eacute;solus et bien
+puissants....</p>
+
+<p>Mon messager revient de chez toi. Tu n'es pas &agrave; Paris. O&ugrave; ma lettre te
+trouvera-t-elle?</p>
+
+<p>Ces gens sont de bien habiles faussaires. Il y a des moments o&ugrave; je me
+demande si ma ch&egrave;re lettre est bien de Jeanne....</p>
+
+<p>Le temps est sombre. Ma crise vient &agrave; l'heure ordinaire.</p>
+
+<p>Je crois que j'ai esp&eacute;r&eacute; pour la derni&egrave;re fois.</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 133</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>7 juin.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;cris plus, m&ecirc;me pour moi. Tu &eacute;tais mon pr&eacute;texte. Je te parlais....</p>
+
+<p>Je n'aurais jamais cru que mon appel p&ucirc;t rester sans r&eacute;ponse. J'attends
+depuis trois semaines!</p>
+
+
+<h4>Pi&egrave;ce num&eacute;ro 134</h4>
+
+<p class="center">(&Eacute;criture de Lucien.)</p>
+
+<p>29 juin.</p>
+
+<p>Je n'attends plus.... Adieu!</p>
+
+<p>Fin du dossier de Lucien.</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Ceci &eacute;tait la derni&egrave;re feuille. Je m'endormis en la
+tenant dans mes mains. Il &eacute;tait cinq heures du matin, et c'&eacute;tait ma
+seconde nuit sans sommeil. Au moment o&ugrave; je perdais connaissance, je me
+souviens que je r&eacute;p&eacute;tais en moi-m&ecirc;me cette parole de Lucien ayant trait
+au fait qui m'avait le plus frapp&eacute; dans ma lecture de cette nuit:&mdash;Elles
+sont deux Jeanne!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_de_Geoffroyb" id="Recit_de_Geoffroyb"></a><a href="#table">R&eacute;cit de Geoffroy</a></h2>
+
+
+<p>Je m'&eacute;veillai avec la m&ecirc;me pens&eacute;e. En rassemblant les pi&egrave;ces du dossier,
+passablement en d&eacute;sordre, pour les remettre dans leur chemise, je me
+surpris &agrave; parler tout haut, disant:</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont deux, c'est certain....</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! fit une voix de basse-taille qui partait de l'embrasure de ma
+fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Je me retournai vivement et je reconnus avec surprise M. Louaisot, assis
+commod&eacute;ment &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la crois&eacute;e, et dont les lunettes mettaient deux
+ronds de lumi&egrave;re sur le journal qu'il lisait.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai aucune esp&egrave;ce de droit &agrave; en user famili&egrave;rement dans votre
+domicile, mon cher Monsieur, me dit-il d'un ton beaucoup plus &laquo;homme du
+monde&raquo; que je ne l'aurais attendu de lui. C'est &agrave; peine si je pourrais
+me vanter d'&ecirc;tre au nombre de vos connaissances, mais comme votre valet
+de chambre &eacute;tait absent et que je vous apportais de la p&acirc;ture....</p>
+
+<p>Au lieu d'achever sa phrase, il allongea le bras et mit un paquet
+d'&eacute;preuves sur ma table de nuit.</p>
+
+<p>J'avais t&ocirc;t r&eacute;prim&eacute; un mouvement de fiert&eacute; bless&eacute;e.</p>
+
+<p>Ce n'est pas pour peu de chose que j'eusse consenti &agrave; me brouiller avec
+M. Louaisot!</p>
+
+<p>Il reprit en se levant pour retourner son fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;J'ose esp&eacute;rer que vous m'excuserez.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tr&egrave;s volontiers.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous rends gr&acirc;ce.... Alors nous avons achev&eacute; notre lecture?</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voyez.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous n'y avons rien compris du tout?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, si fait, M. Louaisot. Je crois pouvoir dire au contraire....</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; cela, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez!</p>
+
+<p>&mdash;Permettez....</p>
+
+<p>&mdash;Je permets. Seulement vous n'y voyez goutte.</p>
+
+<p>&mdash;Quand ce ne serait que ce fait de l'existence des deux s&oelig;urs?</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont trois, cher Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, trois!</p>
+
+<p>&mdash;Pas une de moins!</p>
+
+<p>Je le regardais avec inqui&eacute;tude, ne sachant s'il se moquait de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Trois, r&eacute;p&eacute;ta-t-il, je dis trois s&oelig;urs: une, deux, trois! et toutes
+trois de beaux brins, quoi qu'il y en ait une qui n'ait plus ses
+dix-huit ans.... Et que pensez-vous de l'incident Ferrand? L'histoire de
+la qu&ecirc;teuse? et celle de ce douce&acirc;tre Dr Schontz?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense, r&eacute;pondis-je en le couvrant de mon regard fixe, car j'avais
+recouvr&eacute; tout mon sang-froid, je pense que vous avez mis tous ces
+pauvres gens-l&agrave; en avant, vous, M. Louaisot, et qu'ils ont tir&eacute; les
+marrons du feu pour vous.</p>
+
+<p>Ses lunettes laiss&egrave;rent passer un rayon de triomphante vanit&eacute;.</p>
+
+<p>Il &eacute;baucha m&ecirc;me le geste de se frotter les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, M. Louaisot, r&eacute;p&eacute;ta-t-il, surnomm&eacute; de M&eacute;ricourt, je n'aurais pas
+du tout honte de vendre des marrons, si ce m&eacute;tier-l&agrave; &eacute;tait de ceux o&ugrave;
+l'on fait fortune. M. Louaisot croisa ses jambes l'une sur l'autre, en
+homme qui prend position d&eacute;finitive, et fredonna tout bas, non pas:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Ah! vous dirais-je maman,</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>c'&eacute;tait bon pour chez lui, mais la romance sentimentale de B&eacute;rat:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>J'aime &agrave; revoir ma Normandie,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>C'est le pays qui m'a donn&eacute; le jour.</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ce qu'il trouvait sans doute plus habill&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait vraiment un sc&eacute;l&eacute;rat de bien bonne humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, rien, rien, cher Monsieur, reprit-il tout &agrave; coup, je vous dis
+que vous n'y comprenez rien! L'affaire est simple, voil&agrave; ce qui vous
+d&eacute;route au milieu de toutes les complications dont on l'a entour&eacute;e. Ce
+pauvre bon gar&ccedil;on de Lucien a pourtant raison quand il dit qu'il y a un
+homme de talent l&agrave;-dedans. Mais pourquoi le d&eacute;signe-t-il sous le nom de
+docteur &egrave;s-crimes et autres appellations injurieuses? Pourquoi? Je vais
+avoir l'honneur de vous le dire. Les gens &agrave; courte vue d&eacute;testent ce
+qu'ils ne con&ccedil;oivent pas. Et ce cher excellent M. Thibaut, avant
+d'arriver &agrave; l'&eacute;tat de ramollissement o&ugrave; nous avons le chagrin de le voir
+r&eacute;duit, n'avait pas invent&eacute; la poudre!</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, dis-je, n'est pas un adversaire aussi m&eacute;prisable que vous le
+pensez.</p>
+
+<p>&mdash;Il &eacute;trangle bien! dit M. Louaisot. Ah! saperlotte, quand je me suis
+permis de mettre mes lunettes dans son grimoire, j'ai distingu&eacute; ce
+passage. Le gredin du quai de l'Horloge fut proprement &eacute;trangl&eacute;; mais
+voil&agrave;: cela donne la mesure exacte de son intelligence. Il &eacute;trangle un
+d&eacute;tail et il laisse le fait principal passer son chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous &ecirc;tes seul contre six, M. Louaisot, tout docteur que vous
+&ecirc;tes....</p>
+
+<p>&mdash;Jamais il ne faut &ecirc;tre seul contre six!... Mais sur cette pente, notre
+discussion deviendrait un assaut de pens&eacute;es philosophiques, et nous ne
+sommes ni l'un ni l'autre des fain&eacute;ants.... Vous n'avez pas &eacute;t&eacute; en
+Russie?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous avez inspir&eacute; de l'int&eacute;r&ecirc;t &agrave; la plus jolie femme du
+monde, et qu'il manque un attach&eacute; &agrave; l'ambassade de Saint-P&eacute;tersbourg.</p>
+
+<p>&mdash;Si on me nomme, je peux donner ma d&eacute;mission.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes nomm&eacute;, mon cher Monsieur.</p>
+
+<p>Je gardai le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que je vous dise? s'&eacute;cria M. Louaisot en haussant les
+&eacute;paules. Voil&agrave; de la guerre b&ecirc;tement faite! La femme la plus
+intelligente est toujours un tr&egrave;s petit homme. Vous n'avez pas cru &agrave; la
+mort de Jeanne P&eacute;ry, j'en suis s&ucirc;r. Quand vous jouez &agrave; l'&eacute;cart&eacute;, marquez
+vos points, c'est la mode, mais il est d'autres jeux....</p>
+
+<p>&mdash;M. Louaisot, interrompis-je, je voudrais avoir une affirmation ou une
+n&eacute;gation sur ce sujet: Jeanne est-elle morte?</p>
+
+<p>Il piqua ce coup de doigt qu'il donnait &agrave; ses lunettes et il me regarda
+d'un air de franche sup&eacute;riorit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous r&eacute;fl&eacute;chiriez une fois en votre vie, cher Monsieur, dit-il,
+vous n'en mourriez pas. Selon vous, depuis d&eacute;j&agrave; du temps, Jeanne est
+entre les mains du d&eacute;mon, n'est-il pas vrai? Eh bien, quand une pauvre
+colombe languit dans les griffes du vautour, la question de savoir si
+elle a &eacute;t&eacute; mang&eacute;e hier ou si elle sera mang&eacute;e demain est parfaitement
+oiseuse. Cela d&eacute;pend du vautour.... Je vous dis, moi, que le brave
+Thibaut est beaucoup moins convaincu de nos sc&eacute;l&eacute;ratesses qu'il ne le
+croit. Nous sommes &agrave; Paris, que diable! La France est le pays de
+l'univers o&ugrave; il en co&ucirc;te le moins pour raconter &agrave; la justice les bourdes
+les plus pitoyables. Suis-je un prince pour qu'on n'ose me d&eacute;noncer?
+Non. Il y a un fou, l&agrave;-dedans, voyez-vous, et tout participe un peu de
+sa folie. M<sup>me</sup> la marquise elle-m&ecirc;me, &agrave; force d'aimer ce fou, est tr&egrave;s
+gentiment un peu folle. Mais je suis sage, moi....</p>
+
+<p>Ici, M. Louaisot s'arr&ecirc;ta et pr&ecirc;ta l'oreille. On marchait dans mon
+antichambre.</p>
+
+<p>J'arrive &agrave; raconter un fait qui para&icirc;tra peut-&ecirc;tre peu important et m&ecirc;me
+trivial.</p>
+
+<p>C'est alors que je n'aurai pas su le rendre, car il me frappa
+singuli&egrave;rement.</p>
+
+<p>Il y a des hommes-limiers. Je ne le savais pas, je le vis.</p>
+
+<p>Juste au moment o&ugrave; M. Louaisot s'arr&ecirc;tait, la porte s'ouvrit lentement
+et sans bruit aucun. La maigre figure de J.-B. Martroy se montra sur le
+seuil, humble et souriante.</p>
+
+<p>Sur ses l&egrave;vres, on devinait qu'il allait dire:</p>
+
+<p>&mdash;Mon bienfaiteur, vous voyez que je suis fid&egrave;le au rendez-vous!</p>
+
+<p>Mais il ne parla point, parce que son regard rencontra, entre lui et
+moi, la titus touffue de M. Louaisot, qui lui tournait le dos.</p>
+
+<p>Jamais je n'ai vu d&eacute;composition chimique plus rapide. Il n'y a pas de
+poison foudroyant qui puisse produire un semblable effet.</p>
+
+<p>Instantan&eacute;ment, Martroy devint couleur <i>de mort</i>.</p>
+
+<p>Il se retint au chambranle pour ne pas tomber, puis il disparut, fermant
+la porte sans bruit, comme il l'avait ouverte.</p>
+
+<p>Louaisot s'&eacute;tait remis &agrave; parler en disant je ne sais quoi
+d'insignifiant.</p>
+
+<p>Il avait, j'en &eacute;tais s&ucirc;r, entendu la porte s'ouvrir, puis se refermer.</p>
+
+<p>Il ne s'&eacute;tait pas retourn&eacute;. Aucune glace n'&eacute;tait pos&eacute;e de mani&egrave;re &agrave; lui
+montrer les objets plac&eacute;s derri&egrave;re lui.</p>
+
+<p>La physionomie d'un interlocuteur peut servir de miroir, mais j'&eacute;tais
+s&ucirc;r de n'avoir pas bronch&eacute;.</p>
+
+<p>Il cessa de nouveau de parler deux ou trois secondes apr&egrave;s la fermeture
+de la porte,&mdash;juste le temps qu'il aurait fallu au fumet d'un
+animal,&mdash;d'un gibier pour arriver de l'antichambre jusqu'&agrave; lui. Ses yeux
+devinrent vagues derri&egrave;re ses lunettes &eacute;teintes. Son nez ondula
+positivement, puis ses narines se gonfl&egrave;rent avec force.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un fumeur, dit-il, et c'est un pauvre.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc? demandai-je.</p>
+
+<p>Sa figure avait d&eacute;j&agrave; repris son aspect ordinaire. Il souriait.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis docteur, vous savez? fit-il avec bonhomie. Nos examens
+comprennent des quantit&eacute;s de mati&egrave;res, et votre baccalaur&eacute;at n'est rien
+aupr&egrave;s du n&ocirc;tre. Avez-vous remarqu&eacute; que chaque pipe a son odeur?</p>
+
+<p>&mdash;L'odeur d'une pipe, oui.</p>
+
+<p>J'essayais de rire, mais ma poitrine se serrait.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'exprime mal &agrave; ce qu'il parait, reprit M. Louaisot. Je voulais
+dire qu'un homme qui fume la pipe est reconnaissable par l'odeur
+particuli&egrave;re de sa pipe comme il est reconnaissable par sa voix, par son
+pas, par son &eacute;criture, par toute chose enfin qui lui est propre. J'ai
+beaucoup &eacute;tudi&eacute; ces choses-l&agrave;. Les sauvages d'Am&eacute;rique ont des
+rocamboles encore plus subtiles.... Voil&agrave; longtemps que je n'avais senti
+cette pipe-l&agrave;.</p>
+
+<p>J'eus froid pour ce pauvre petit diable de Martroy.</p>
+
+<p>&mdash;Guzman! appelai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Vous souhaitez quelque chose? me demanda M. Louaisot.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais voir si vous connaissez la pipe de mon valet de chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne prenez pas cette peine-l&agrave;, dit-il en se levant. Guzman est un
+gar&ccedil;on bien nourri. Le tabac et la mis&egrave;re combinent un coquin de parfum
+qu'on n'oublie plus quand on l'a respir&eacute;.... Je vais avoir l'honneur de
+prendre cong&eacute;, car l'estomac me tire. Je vous laisse mes &eacute;preuves; le
+roman va bien: nous allons faire une r&eacute;putation &agrave; ce vieux cancre, le
+Dernier Vivant.... R&eacute;sumons-nous: vous pataugez, mon cher Monsieur, parce
+que vous prenez les almanachs d'un homme qui barbotte. Vous voyez des
+d&eacute;mons o&ugrave; il n'y a que d'estimables industriels, et des victimes dans
+ceux ou celles qu'on essaye de sauver.</p>
+
+<p>Et puis, je savais bien que j'avais quelque chose &agrave; vous dire! et puis,
+tout diplomate que vous &ecirc;tes, vous conservez d'enfantins pr&eacute;jug&eacute;s.
+Voltaire s'entendait quand il voulait inventer le bon Dieu. Vous, &laquo;vous
+croyez que c'est arriv&eacute;&raquo;, comme dit le militaire de P&eacute;lagie.</p>
+
+<p>Le titre de magistrat, de pr&eacute;sident, de conseiller vous fait quelque
+chose. Vous h&eacute;sitez &agrave; vous dire tout franchement &agrave; vous-m&ecirc;me: &laquo;Celui-l&agrave;
+est une canaille!&raquo; Pardonnez-moi l'expression. Elle a le m&eacute;rite de la
+simplicit&eacute;.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, je ne donnerais pas dix centimes de vos dossiers, ni
+de toutes vos instructions pour rire.</p>
+
+<p>Quand vous voudrez savoir le fin mot, j'en tiens boutique. Mais &ccedil;a co&ucirc;te
+bon. Au plaisir de vous revoir. Il me salua et prit la porte. J'entendis
+sa basse-taille dans l'antichambre qui chantait:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Quand tout rena&icirc;t &agrave; l'esp&eacute;rance</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Et que l'hiver fuit loin de nous</i>....<br /></span>
+<span class="i0">Toujours<br /></span>
+<span class="i0"><i>Ma Normandie</i> du feu B&eacute;rat.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Je restai sous l'impression d'un sentiment qui ressemblait &agrave; de la peur.
+M. Louaisot avait-il vraiment reconnu Martroy? J'appelai Guzman.</p>
+
+<p>&mdash;M. Louaisot a-t-il parl&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a demand&eacute; si je voulais faire trente points en fumant ma pipe!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu r&eacute;pondu?</p>
+
+<p>&mdash;Que j'en sortais, et que je ne fume que des petits bordeaux.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'autre, o&ugrave; est-il pass&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Quel autre? Je n'ai vu personne.</p>
+
+<p>L'habitude de faire trente points ne peut &ecirc;tre rang&eacute;e dans la cat&eacute;gorie
+des forfaits qui ne m&eacute;ritent pas de merci, mais elle emp&ecirc;che de bien
+garder une maison. Je renvoyai Guzman en lui recommandant de faire
+entrer Martroy aussit&ocirc;t qu'il viendrait.</p>
+
+<p>J'avais ressenti tout &agrave; l'heure une impression v&eacute;ritablement p&eacute;nible et
+comparable &agrave; celle qu'on &eacute;prouverait &agrave; voir une b&ecirc;te f&eacute;roce s'approcher
+d'un enfant endormi. Cela s'effa&ccedil;ait peu &agrave; peu. Je me taxais moi-m&ecirc;me
+d'exag&eacute;ration. Et j'essayais de d&eacute;m&ecirc;ler, parmi les discours de Louaisot,
+le motif r&eacute;el de sa visite.</p>
+
+<p>Ce motif se cachait-il dans le <i>post-scriptum</i> de notre entrevue? Il en
+voulait beaucoup &agrave; M. Ferrand. Cela me rangeait &agrave; l'opinion de Lucien,
+qui d&eacute;clarait ce galant magistrat homme d'honneur.</p>
+
+<p>Je pris les &eacute;preuves du roman commenc&eacute; dans <i>Le Pirate: La Tontine des
+cinq fournisseurs.</i> J'en avais maintenant trois gros paquets &agrave; lire.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; je mettais les feuillets en ordre sur ma couverture, Guzman
+introduisit Martroy.</p>
+
+<p>Le pauvre petit homme gardait bien quelque chose de l'aspect effarouch&eacute;
+d'une chouette qui vient d'&eacute;chapper &agrave; l'&eacute;pervier, mais sous son
+d&eacute;sordre, il y avait un na&iuml;f triomphe.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de m&ecirc;me, me dit-il en entrant, M. Mouainot de Barth&eacute;l&eacute;micourt n'y
+a vu que du feu! Est-ce qu'il vient souvent? &Ccedil;a rendrait mes visites
+plus rares.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais &agrave; m'interroger pour savoir s'il fallait l'avertir ou lui laisser
+sa s&eacute;curit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; vous &ecirc;tes-vous cach&eacute;, Martroy? demandai-je. &Ecirc;tes-vous bien s&ucirc;r
+qu'il ne vous a point reconnu sous la porte coch&egrave;re ou dans la rue?</p>
+
+<p>Il cligna de l'&oelig;il d'un air malin.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on est costum&eacute; comme cela, r&eacute;pliqua-t-il en touchant sa p&egrave;lerine
+de toile cir&eacute;e blanche, il ne faut pas se cacher &agrave; moiti&eacute;. Le patron est
+le meilleur chien de chasse que je connaisse, mais je suis son &eacute;l&egrave;ve et
+nous pouvons faire notre partie, tant qu'il ne m'a pas vu. Ce n'est pas
+avec lui qu'on se dissimule derri&egrave;re un fiacre ou dans une all&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Comment avez-vous fait?</p>
+
+<p>&mdash;Au lieu de descendre, j'ai mont&eacute;. J'ai &eacute;t&eacute; m'asseoir dans le petit
+escalier du grenier, au sixi&egrave;me &eacute;tage. Je n'&eacute;tais pas sans inqui&eacute;tude,
+car il a un nez de poss&eacute;d&eacute;. Mais heureusement, j'en ai &eacute;t&eacute; quitte pour
+la peur. Il s'en est all&eacute; tout droit et je l'ai vu par la lucarne qui
+tournait tranquillement le coin du boulevard. Il prit &agrave; la place
+ordinaire, sous sa toile cir&eacute;e, entre sa chemise et son unique bretelle,
+un gros paquet de papiers, nou&eacute;s avec une faveur rose qu'il d&eacute;posa sur
+mon lit.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! fit-il en voyant les &eacute;preuves du <i>Pirate, vous</i> donnez
+l&agrave;-dedans?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous connaissez cet ouvrage?</p>
+
+<p>&mdash;C'est du Louaisot. Pas besoin de conna&icirc;tre. Une cuisine faite avec une
+miette de v&eacute;rit&eacute;, saut&eacute;e dans un tas de mensonges!...</p>
+
+<p>&mdash;Tandis que moi, poursuivit-il en pointant ses manuscrits du bout du
+doigt, rien que du vrai. Pas d'imagination pour un sou!</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous &ecirc;tre pay&eacute; tout de suite? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a me flatterait, rapport &agrave; St&eacute;phanie que je veux mettre sur un pied
+&eacute;tonnant! Il y a du temps que je la vois en r&ecirc;ve avec des falbalas! Elle
+est toute fra&icirc;che relev&eacute;e de ses couches. Elle voiturera le petit &agrave; la
+promenade dans une brouette &agrave; ressorts, avec une robe en m&eacute;rinos tout
+laine et un tartan, tout laine aussi, rouge, vert, bleu et jaune, que
+j'ai lorgn&eacute; au grand magasin de nouveaut&eacute;s du faubourg du Temple.</p>
+
+<p>J'avais pr&eacute;par&eacute; d'avance la somme que je voulais lui allouer. Il prit
+sans compter. C'&eacute;tait une mani&egrave;re de petit gentilhomme. Et il m'appela
+son bienfaiteur.</p>
+
+<p>De poche, il n'en avait point, mais il avait install&eacute; un n&oelig;ud coulant &agrave;
+sa bretelle qui servait &agrave; tout. Il passa mes quatre billets de cent
+francs dans le n&oelig;ud, donna un tour &agrave; la ficelle, et tout fut dit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave;, d&eacute;clara-t-il, comme dans une sacoche de la Banque de France!</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; &ccedil;a, reprit-il en montrant les &eacute;preuves que j'&eacute;tais en train de
+mettre de c&ocirc;t&eacute; pour prendre ses papiers, c'est son fort, la tontine. Il
+la conna&icirc;t comme personne. Il est n&eacute; dedans. C'est son papa qui l'avait
+faite. Au lieu de lui conter des histoires de ma m&egrave;re l'Oie, le bonhomme
+le ber&ccedil;ait avec la tontine. La premi&egrave;re fois qu'il a pens&eacute;, il a pens&eacute; &agrave;
+la tontine. La premi&egrave;re fois qu'il a parl&eacute;, il a parl&eacute; de la tontine.
+C'est sa vie, quoi! Il appartient &agrave; &ccedil;a, et &ccedil;a lui appartient. S'il
+voulait dire la v&eacute;rit&eacute;... mais je t'en souhaite!</p>
+
+<p>Il fit son geste favori, mettant sa main au-devant de sa bouche, pour
+bien marquer le caract&egrave;re tout confidentiel de l'exclamation.</p>
+
+<p>&mdash;Vous en verrez plus dans deux de mes pages, reprit-il, que dans tout
+le fatras qu'il a dict&eacute; ou command&eacute; &agrave; cet &eacute;crivailleur du journal. Au
+moins, moi, je n'ai pas d'imagination.... Et j'ai &eacute;t&eacute; dans la tontine
+presque autant que lui, puisqu'il m'y tenait noy&eacute; jusque par-dessus la
+t&ecirc;te. C'est un homme habile, c'est un homme savant, c'est un homme
+terrible! Pas m&eacute;chant, quand il ne s'agit pas de la tontine... mais
+capable de mettre le monde &agrave; feu et &agrave; sang pour la tontine. Il y en a
+l&agrave;-dedans, du sang!</p>
+
+<p>Son doigt pointait le manuscrit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit-il en baissant la voix, c'&eacute;tait un joli ange que M<sup>lle</sup> Olympe
+Barnod, la premi&egrave;re fois que je la vis. Entre nous deux, on peut l&acirc;cher
+de c&ocirc;t&eacute; les pseudonymes raisonn&eacute;s. Mais M. Louaisot l'a choisie pour
+arriver &agrave; l'argent de la tontine, et l'ange est devenue une diablesse.
+Vous allez voir, vous allez voir! Je ne veux pas vous g&acirc;ter la lecture
+de mes ouvrages en vous disant d'avance ce qu'il y a dedans. Et puis, je
+ne le cache pas, je suis press&eacute; de porter &agrave; St&eacute;phanie le b&eacute;n&eacute;fice de ma
+litt&eacute;rature.</p>
+
+<p>En l'&eacute;coutant, un scrupule me prenait.</p>
+
+<p>J'avais d'abord pens&eacute; &agrave; ne point troubler sa joie, mais n'&eacute;tait-il pas
+plus dangereux de le laisser ainsi dans l'ignorance?</p>
+
+<p>Le lecteur devine que je veux parler des th&eacute;ories de M. Louaisot de
+M&eacute;ricourt touchant l'odeur de la pipe.</p>
+
+<p>&Agrave; supposer que j'eusse accord&eacute; trop d'importance &agrave; ce qui n'&eacute;tait
+peut-&ecirc;tre qu'une fantaisie, Martroy devait &ecirc;tre mis au fait. Il &eacute;tait le
+meilleur juge.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois devoir vous pr&eacute;venir, commen&ccedil;ai-je, d'un fait qui vient de se
+passer ici.</p>
+
+<p>Le petit homme, qui avait d&eacute;j&agrave; fait un pas vers la porte, revint tout
+tremblant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas prononc&eacute; mon nom devant lui! s'&eacute;cria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non certes.</p>
+
+<p>&mdash;Ni mon pseudonyme analogique.... Il est si rus&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Non. &Eacute;coutez-moi.</p>
+
+<p>Son regard faisait le tour de la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pourtant pas de glace o&ugrave; il ait pu me voir! murmura-t-il, et
+le bois du lit ne mire pas.</p>
+
+<p>Je lui racontai la chose exactement comme elle avait eu lieu. &Agrave; mesure
+que je parlais, le sang abandonnait ses pauvres joues. Il devenait vert.</p>
+
+<p>Quand j'eus fini, il d&eacute;noua la ficelle qui tenait ses billets.</p>
+
+<p>&mdash;Vous enverrez &ccedil;a &agrave; St&eacute;phanie, me dit-il. Je suis un homme mort.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons, Martroy....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit-il, c'est r&eacute;gl&eacute;... &agrave; moins... avez-vous un coin de cave o&ugrave; me
+cacher?</p>
+
+<p>&mdash;S'il le faut, certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Non, cela ne se peut pas. St&eacute;phanie m'attend. Il &eacute;tait en proie &agrave; une
+agitation inexprimable.</p>
+
+<p>&mdash;On avait lou&eacute; notre grenier &agrave; d'autres, murmura-t-il. Je ne sais pas
+s'il y a beaucoup de malheureux pour avoir souffert comme nous. C'est
+vrai que j'avais commis des p&eacute;ch&eacute;s.... Nous couchions dans la basse-cour
+depuis deux semaines. Hier, quand on m'avait vu de l'argent, on m'avait
+permis de mettre le lit sur le carr&eacute; pour que St&eacute;phanie soit un peu &agrave;
+l'abri. Je vous l'ai dit: elle n'est pas belle, c'est une estropi&eacute;e,
+mais nous nous aimons bien.... Et maintenant elle allait revoir une
+chambre! J'&eacute;tais riche!... Et voil&agrave; la mort!</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous rester ici, Martroy?</p>
+
+<p>Il eut des larmes en me prenant les deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon bienfaiteur. Vous l'auriez fait comme vous le dites, mais
+&ccedil;a ne se peut pas. Nous sommes les derniers des derniers. Nous n'avons
+rien, pas m&ecirc;me notre conscience. Vous verrez dans ces papiers l&agrave; que
+j'ai &eacute;t&eacute; un malheureux enfant... et coupable.... Mais que voulez-vous, on
+s'aime comme il faut... et on a beau trembler, on est brave tout de
+m&ecirc;me, allez! Ce que je voudrais, si c'&eacute;tait un effet de votre bont&eacute; et
+que &ccedil;a se pourrait, c'est quelques vieilles hardes pour me d&eacute;guiser un
+petit peu.</p>
+
+<p>Je sautai hors de mon lit. Je ne voulais pas mettre Guzman dans
+l'affaire. J'&eacute;tais d'ailleurs &agrave; peu pr&egrave;s s&ucirc;r qu'il &eacute;tait &agrave; faire trente
+points quelque part. J'entrai dans ma garde-robe et j'en ressortis avec
+une brass&eacute;e d'effets.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait quelque chose de touchant que de voir sur les traits du petit
+homme le combat de la d&eacute;tresse et de la joie. Il &eacute;tait, j'en suis s&ucirc;r,
+bien plus coquet que St&eacute;phanie.</p>
+
+<p>Du reste, il n'y mit point de fa&ccedil;on; il se d&eacute;pouilla nu comme un ver et
+passa un de mes costumes, consid&eacute;rablement trop grand pour lui, mais
+dans lequel il se trouvait le sup&eacute;rieur d'Apollon. J'h&eacute;ritai du pantalon
+d&eacute;guenill&eacute;, de la bretelle, de la toile cir&eacute;e blanche et des bottes &agrave; la
+poulaine. En s'habillant et en acceptant mes soins de valet de chambre
+sans aucune esp&egrave;ce de c&eacute;r&eacute;monie, il me disait:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous vous int&eacute;ressez &agrave; M. Lucien Thibaut et &agrave; sa petite femme,
+c'est s&ucirc;r que vous serez r&eacute;compens&eacute; de votre bonne action, car il y a
+dans mes ouvrages de quoi tourner la face du proc&egrave;s sans dessus
+dessous.... Voil&agrave; une culotte qu'on dirait taill&eacute;e pour moi si elle
+n'&eacute;tait pas si longue... et si large! Voyez-vous il ne mangera pas, lui
+qui est si gourmand, il ne dormira pas, lui qui aime tant son traversin,
+avant de m'avoir mis la main dessus! Ah! c'est un homme de talent! Il
+est l&agrave; quelque part &agrave; me guetter. Pas tout seul: il a une demi-douzaine
+de bassets et sa mule qui est une rus&eacute;e comm&egrave;re... ma meilleure chance
+c'est qu'il doit croire que j'ai pris mes jambes &agrave; mon cou apr&egrave;s l'avoir
+vu ici: alors ils doivent me chercher entrant et non pas sortant. C'est
+un point &agrave; marquer de mon c&ocirc;t&eacute;; mais il y en a tant &agrave; marquer du sien!</p>
+
+<p>&mdash;Martroy, mon gar&ccedil;on, dis-je en admirant sa toilette achev&eacute;e, le Diable
+ne vous reconna&icirc;trait pas!</p>
+
+<p>&mdash;J'aimerais mieux avoir affaire au Diable qu'&agrave; lui, me r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>Pourtant, quand il se fut regard&eacute; dans la grande glace de ma psych&eacute;, qui
+le montra &agrave; lui-m&ecirc;me du haut en bas, il ne put retenir l'expression de
+sa compl&egrave;te satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; pourquoi on &eacute;tait laid, dit-il, c'est qu'on n'avait pas de
+toilette! Avant de lui poser un chapeau presque neuf sur l'oreille, je
+lui &eacute;poussetai les joues avec de la poudre de riz.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vie que vous me sauvez, mon bienfaiteur, reprit-il en se
+lorgnant toujours du coin de l'&oelig;il. Puis, avec un &eacute;clair de gaiet&eacute; et
+en dessinant son geste confidentiel:</p>
+
+<p>&mdash;St&eacute;phanie ne va pas oser m'embrasser!</p>
+
+<p>Je me pla&ccedil;ai &agrave; distance pour le dernier coup d'&oelig;il:</p>
+
+<p>&mdash;Martroy, pronon&ccedil;ai-je avec solennit&eacute;, si vous marchez pos&eacute;ment, les
+pieds en dehors et que vous ne ramassiez pas de bouts de cigare, je
+r&eacute;ponds de votre travers&eacute;e!</p>
+
+<p>Il prit ma main et la porta rapidement &agrave; ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous le dites, je le crois, r&eacute;pliqua-t-il. En tous cas, ils ne
+me feront rien aujourd'hui. Pas si b&ecirc;tes! Ils me suivront, et, en
+passant, ils remarqueront le bon endroit....</p>
+
+<p>Le bon endroit, c'est l&agrave;-bas, &agrave; deux cents pas du village de l'Avenir...
+il y a un terrain qui s'appelle la Carri&egrave;re....</p>
+
+<p>Si vous voyez dans les journaux, demain ou apr&egrave;s, qu'on a fait un
+mauvais coup par l&agrave;, n'oubliez pas St&eacute;phanie. Je lui donnai une bonne
+poign&eacute;e de main. J'&eacute;tais enti&egrave;rement rassur&eacute;. J'affirme que je l'aurais
+crois&eacute; dix fois dans la rue sans le reconna&icirc;tre.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il fut parti, je fermai ma porte &agrave; cl&eacute;. J'&eacute;tais vraiment curieux
+de parcourir son manuscrit. Je d&eacute;nouai la faveur rose qui manquait
+peut-&ecirc;tre au dernier bonnet de la pauvre St&eacute;phanie et j'ouvris le
+premier cahier qui portait pour titre:</p>
+
+<p class="center">&OElig;uvres de J.-B.-M. Calvaire<br />
+romancier sans imagination<br />
+</p>
+
+<p>Il y avait d'abord un pr&eacute;ambule en forme d'avis au lecteur pour &eacute;tablir
+que les drames r&eacute;els sont g&eacute;n&eacute;ralement bien sup&eacute;rieurs &agrave; ceux que les
+auteurs prennent la peine d'inventer.</p>
+
+<p>Martroy partait de l&agrave; pour jurer ses grands dieux qu'il n'y avait pas un
+seul fait dans &laquo;ces pages&raquo; qui ne f&ucirc;t de la plus plate exactitude.</p>
+
+<p>Dans chaque sc&egrave;ne, il avait &eacute;t&eacute; t&eacute;moin ou acteur.</p>
+
+<p>Il s'excusait en parlant du r&ocirc;le assez peu recommandable qu'il jouait
+dans certaines parties de la pi&egrave;ce, all&eacute;guant sa mis&egrave;re, sa faiblesse et
+son esclavage.</p>
+
+<p>Il n'avait jamais rien tant d&eacute;sir&eacute; en sa vie, pr&eacute;tendait-il, que d'&ecirc;tre
+un honn&ecirc;te homme &agrave; son aise et vivant de ses rentes.</p>
+
+<p>Bien entendu, il expliquait compendieusement son syst&egrave;me de pseudonymes
+analogiques raisonn&eacute;s, invent&eacute;s par lui pour &eacute;viter des d&eacute;sagr&eacute;ments
+qu'il ne sp&eacute;cifiait point.</p>
+
+<p>Tout cela &eacute;tait d'une belle &eacute;criture ronde de copiste, aussi facile &agrave;
+lire que de l'imprim&eacute;.</p>
+
+<p>Pour faire, moi aussi, mon petit bout de pr&eacute;ambule, j'annonce que je
+supprime le syst&egrave;me des pseudonymes analogiques et que je modifie
+l&eacute;g&egrave;rement le style de J.-B. Martroy, dans l'int&eacute;r&ecirc;t raisonn&eacute; du
+lecteur.</p>
+
+<p>Et j'ajoute que nul po&egrave;te, en le supposant m&ecirc;me juge d'instruction,
+n'aurait pu r&eacute;soudre d'une fa&ccedil;on plus lumineuse les &eacute;nigmes pos&eacute;es par
+le dossier de Lucien.</p>
+
+<p>Cela dit, je donne son &oelig;uvre telle quelle.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="OEuvres_de_J-B-M_Calvaire" id="OEuvres_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">&OElig;uvres de J.-B.-M. Calvaire</a></h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Ic" id="Ic"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+<h3>Le Fils Jacques.</h3>
+
+
+<p><i>Avis pour M. de R&oelig;ux</i>.&mdash;Vous &ecirc;tes pri&eacute; de commencer par le
+commencement, dans votre propre int&eacute;r&ecirc;t, quand m&ecirc;me vous seriez all&eacute;ch&eacute;
+par quelque titre particulier, comme par exemple l<i>'Aventure du
+codicille</i> ou l'<i>Histoire de l'enfant d'Olympe</i>. &Ccedil;a viendra &agrave; son tour,
+et vous y gagnerez de mieux comprendre.</p>
+
+<p>Je suis natif des environs de Dieppe, dans le d&eacute;partement de la
+Seine-Inf&eacute;rieure. Mon p&egrave;re &eacute;tait un vieil homme qui s'&eacute;tait mari&eacute; sur le
+tard &agrave; une femme presque aussi &acirc;g&eacute;e que lui. Mon p&egrave;re tenait l'emploi de
+clerc-exp&eacute;ditionnaire chez M. Louaisot l'ancien. Ma m&egrave;re polissait des
+couteaux &agrave; papier d'ivoire en chambre.</p>
+
+<p>Je ne leur en veux pas de ce qu'ils me firent ch&eacute;tif. On va selon ses
+moyens. Les voisins croyaient qu'ils ne m'auraient pas fait du tout, et
+ma naissance fut regard&eacute;e comme un tour de force.</p>
+
+<p>Voil&agrave; d&eacute;j&agrave; o&ugrave; vous pouvez juger que je ne suis pas un charlatan de
+romancier ordinaire, puisque je ne me donne pas une taille de cinq pieds
+six pouces, sans souliers et la figure agr&eacute;able d'un archange.</p>
+
+<p>Le mariage ne r&eacute;ussit pas &agrave; mon p&egrave;re qui laissa l&agrave; au bout d'un an son
+buvard et ses fausses manches pour s'en aller en terre. Je l'ai peu
+connu &agrave; vrai dire. J'avais trois mois quand il d&eacute;c&eacute;da; mais je respecte
+sa m&eacute;moire.</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re, infirme, obtint un lit &agrave; l'h&ocirc;pital et je fus mis dans un asile
+de petits pauvres. Ce d&eacute;but-l&agrave; n'est pas gai, mais j'ai mang&eacute; mon pain
+encore plus dur par la suite, et plus sec aussi.</p>
+
+<p>M. Louaisot l'ancien vint un fois &agrave; notre hospice chercher un petit
+saute-ruisseau &laquo;pour le pain&raquo; comme on dit &agrave; Dieppe. Je n'avais jamais
+vu d'homme si imposant que lui, quoiqu'il port&acirc;t un bonnet de coton
+blanc par-dessous son chapeau et que ce bonnet ne f&ucirc;t pas propre.</p>
+
+<p>On fit ranger les petits de huit &agrave; dix ans dans la cour et M. Louaisot
+l'ancien nous passa en revue. Quand il arriva &agrave; moi, il me donna un
+soufflet parce que je me mouchais avec ma manche.</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle ce polisson-l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Jean-Baptiste Martroy.</p>
+
+<p>&mdash;Martroy! J'ai &eacute;t&eacute; pendant quarante ans le bienfaiteur de ton p&egrave;re.
+Jean-Baptiste, &agrave; ton tour, je vais te donner une position. Veux-tu venir
+avec moi?</p>
+
+<p>&Ccedil;a m'&eacute;tait bien &eacute;gal. Je ne pensais pas qu'on p&ucirc;t &ecirc;tre plus mal quelque
+part qu'&agrave; l'asile. On me fourra dans la carriole de M. Louaisot l'ancien
+qui dormit pendant toute la route, parce qu'il avait d&eacute;jeun&eacute; deux fois
+et d&icirc;n&eacute; trois&mdash;chez des clients.</p>
+
+<p>Moi, j'avais faim, aussi on m'envoya coucher sans souper.</p>
+
+<p>M. Louaisot l'ancien &eacute;tait notaire royal au gros bourg de
+M&eacute;ricourt-l&egrave;s-Dieppe. J'entrai chez lui maigre comme un coucou et j'y
+devins &eacute;tique. Il faisait de nombreuses affaires dans les campagnes. Il
+trouvait toujours que je mangeais trop et que je ne voyageais pas assez.
+J'&eacute;tais en route depuis le point du jour jusqu'au soir. Cela ne me fit
+pas grandir &agrave; cause de mon ordinaire, qui &eacute;tait le je&ucirc;ne.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir tir&eacute; la jambe toute la semaine, on me mettait le dimanche,
+pour me reposer, &agrave; &laquo;curer l'&eacute;table&raquo;, comme le bonhomme appelait
+lui-m&ecirc;me son &eacute;tude.</p>
+
+<p>Je suppose qu'il pensait aux &eacute;curies d'Augias, car il &eacute;tait fac&eacute;tieux et
+instruit, autant que pas un notaire de la campagne normande, o&ugrave; ils sont
+tous p&eacute;tris d'esprit.</p>
+
+<p>Le fils Jacques, h&eacute;ritier unique de M. Louaisot, &eacute;tait en ce temps-l&agrave; au
+coll&egrave;ge. C'&eacute;tait un grand et beau gar&ccedil;on d'une quinzaine d'ann&eacute;es, tr&egrave;s
+luron, tr&egrave;s gai, tr&egrave;s gourmand, tr&egrave;s voleur, et que les clercs
+regardaient comme un demi-dieu.</p>
+
+<p>Le bonhomme l'adorait. Je l'ai vu lui donner dix sous pour son dimanche!</p>
+
+<p>Il lui donnait, mieux encore que cela: il le comblait de le&ccedil;ons dont le
+fils Jacques a bien profit&eacute; depuis.</p>
+
+<p>Je ne comprenais pas beaucoup ces le&ccedil;ons o&ugrave; l'on parlait d'honn&ecirc;tet&eacute;;
+mais, petit &agrave; petit, j'en vins &agrave; regarder l'honn&ecirc;tet&eacute; comme l'art d'&ecirc;tre
+filou sans qu'il en r&eacute;sultat aucun d&eacute;sagr&eacute;ment.</p>
+
+<p>Il y avait un nom qui revenait presque aussi souvent que le mot
+honn&ecirc;tet&eacute; dans les le&ccedil;ons du bonhomme: la Tontine.</p>
+
+<p>Quand le fils Jacques eut fini ses humanit&eacute;s, vers ses dix-huit ou
+dix-neuf ans, il vint passer ses vacances &agrave; M&eacute;ricourt, avant de partir
+pour l'&eacute;cole de droit, car il fallait qu'il f&ucirc;t re&ccedil;u <i>capax pour</i>
+prendre l'&eacute;tude de son p&egrave;re.</p>
+
+<p>On causa de la Tontine depuis le matin jusqu'au soir.</p>
+
+<p>Qui donc &eacute;tait cette Tontine dont les fonds &eacute;taient d&eacute;pos&eacute;s chez M.
+Louaisot? Cela m'intriguait au plus haut point. Vingt fois, j'avais
+entendu le bonhomme dire au fils Jacques:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que la Tontine fasse ta fortune.</p>
+
+<p>Je pensais que ce devait &ecirc;tre une vieille renti&egrave;re, facile &agrave; paumer.</p>
+
+<p>Le plus ancien de mes souvenirs date de cette &eacute;poque. Je pouvais bien
+avoir douze ans. Le fils Jacques &eacute;tait en vacances depuis une quinzaine.
+La veille, son p&egrave;re lui avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Trouve une combinaison, Fanfan, tu me la soumettras et je te la
+corrigerai. Ces m&eacute;caniques-l&agrave;, c'est comme les versions et les th&egrave;mes.</p>
+
+<p>Le fils Jacques avait r&eacute;pondu:</p>
+
+<p>&mdash;Je chercherai.</p>
+
+<p>Donc, ce soir-l&agrave;, je venais de monter dans ma soupente, o&ugrave; j'&eacute;tais &agrave;
+port&eacute;e de la voix du vieux. Le vieux s'occupait &agrave; compter sa recette
+apr&egrave;s souper. Tout &agrave; coup le fils Jacques fit irruption dans sa cabine
+en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Papa, je viens de trouver le joint!</p>
+
+<p>Le bonhomme ferma sa caisse et rabattit son bonnet de coton sur ses
+oreilles en regardant son h&eacute;ritier du coin de l'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu as vraiment invent&eacute; une m&eacute;canique, gar&ccedil;on, dit-il d'un ton
+encourageant, je n'y vas pas par quatre chemins: je te flanque trente
+sous pour ton dimanche! Le fils Jacques r&eacute;pondit avec fiert&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux trente francs!</p>
+
+<p>Pour le coup, le vieux se mit &agrave; rire. Mais le fils Jacques frappa du
+pied, disant:</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a vaut un million comme un liard! deux millions! trois millions! et
+le reste!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, gar&ccedil;on, on t'&eacute;coute!</p>
+
+<p>&mdash;Le saute-ruisseau dort-il dans son trou?</p>
+
+<p>&mdash;Comme une marmotte. Cause, je te dis!</p>
+
+<p>J'&eacute;tais en effet bien pr&egrave;s de m'endormir, mais quand je vis qu'ils
+craignaient d'&ecirc;tre entendus, je me frottai les yeux et j'&eacute;coutai de
+toutes mes oreilles.</p>
+
+<p>Le fils s'assit aupr&egrave;s de son p&egrave;re. C'&eacute;tait vraiment un joli gars. Il
+avait de la flamme dans les yeux.</p>
+
+<p>Ce qu'il conta, je ne le comprenais pas bien alors, et pourtant je m'en
+souvins mot pour mot quand il fut temps pour moi de le comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Papa, dit le fils Jacques, les jeunes ramassent ce que les vieux
+laissent tomber. Tu baisses et moi je monte.</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde de glisser, Fanfan, dans l'escalier!</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! j'ai &eacute;tudi&eacute; l'affaire &agrave; fond et je la sais mieux que toi.
+Sur les cinq membres il n'y en a qu'un de commode pour mon id&eacute;e. Le
+bedeau, le pauvre, le maquignon et le d&eacute;serteur ont des familles
+auxquelles le diable ne conna&icirc;trait goutte. Quand on aurait bien
+travaill&eacute;, quelque va nu-pieds de cousin ou quelque dr&ocirc;lesse de cousine
+sortirait de terre au moment o&ugrave; l'on s'y attendrait le moins, et adieu
+mon argent!</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est, Fanfan, que les familles des malheureux sont bien
+g&ecirc;nantes &agrave; cause de &ccedil;a. On les croit seuls ici-bas. D&egrave;s qu'ils meurent,
+vous voyez tout un r&eacute;giment autour de leur paillasse,&mdash;quand il y a
+quelque chose dedans.</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, poursuivit Jacques, Jean Rochecotte, tout facteur rural
+qu'il a &eacute;t&eacute;, est sorti d'une maison de gentilhommerie. Ses parents sont
+connus. On les compte, et puis on se dit: &laquo;Voil&agrave;, c'est tout, il n'y en
+a pas d'autres.&raquo; Le vieux fit un signe de t&ecirc;te qui voulait dire:
+&laquo;Fanfan, tu m'&eacute;tonnes par ta capacit&eacute;.&raquo; Il demanda tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Et combien en comptes-tu de parents au facteur rural?</p>
+
+<p>&mdash;Rien que trois <i>t&ecirc;t&eacute;es</i>. C'est avantageux.</p>
+
+<p>&mdash;Tu trouves?</p>
+
+<p>&mdash;Un marquis, un comte, un baron.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, pourtant! grommela le vieux.</p>
+
+<p>Le fils Jacques poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Premi&egrave;re t&ecirc;t&eacute;e, premi&egrave;re ligne, le comte de Rochecotte, &agrave; Paris;
+seconde ligne et seconde t&ecirc;t&eacute;e, le baron P&eacute;ry de Marannes, &agrave; Lillebonne;
+troisi&egrave;me ligne, M. le marquis de Chambray, &agrave; la porte de chez nous.</p>
+
+<p>&mdash;Juste, Fanfan, je vois le ch&acirc;teau de Chambray de ma fen&ecirc;tre, quand il
+fait jour. Apr&egrave;s!</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a tombe sous le sens, papa. Pour le bien de la combinaison, il faut
+que Jean-Pierre Martin, le bedeau; Vincent Malouais, le maquignon; Simon
+Roux, dit Duch&ecirc;ne, le d&eacute;serteur; et Joseph Huroux, le mendiant, passent
+de vie &agrave; tr&eacute;pas avant Jean Rochecotte.</p>
+
+<p>Le vieux se gratta l'oreille sous son bonnet de coton et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Diable! diable! tu en juges quatre d'un coup!</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout simple, papa, puisque Jean Rochecotte doit rester le
+dernier vivant.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends bien, mais....</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de mais: tout part de l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Soit. Voyons d'abord le th&egrave;me tout entier, nous marquerons les fautes
+apr&egrave;s.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de fautes, papa.</p>
+
+<p>&mdash;Et ensuite?</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, il faut que j'h&eacute;rite du dernier vivant.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment!</p>
+
+<p>&mdash;Dame! Sans &ccedil;a, ce ne serait pas la peine de se creuser la cervelle!</p>
+
+<p>&mdash;Et tu as un moyen d'h&eacute;riter du dernier vivant?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu!</p>
+
+<p>&mdash;Quel moyen?</p>
+
+<p>&mdash;Un mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Jean Rochecotte n'a pas de fille.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien, et c'est dommage. D'un autre c&ocirc;t&eacute;, je ne peux pas
+&eacute;pouser M. le comte de Rochecotte &agrave; Paris.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a para&icirc;t clair, Fanfan. Sais-tu que tu m'amuses?</p>
+
+<p>&mdash;Ni le baron P&eacute;ry non plus.</p>
+
+<p>&mdash;Ni le marquis de Chambray, je suppose?</p>
+
+<p>&mdash;Celui-l&agrave;, si fait, papa.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! s'&eacute;cria le bonhomme qui se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ne riez pas, la langue m'a fourch&eacute;. Ce n'est pas moi qui &eacute;pouserai M.
+le marquis.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la bonne heure!</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera ma petite amie Olympe Barnod.</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup plus tard, alors? Elle n'a que six ans.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, plus tard, papa. Le temps ne fait rien. Je suis jeune.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis encore?</p>
+
+<p>&mdash;Le reste n'est pourtant pas bien difficile &agrave; deviner.</p>
+
+<p>&mdash;Tu &eacute;pouses Olympe Barnod, je parie?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu!</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut au moins qu'elle soit veuve!</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a tombe sous le sens, papa. Elle le sera.</p>
+
+<p>Il y eut un silence pendant lequel ils se regard&egrave;rent fixement tous les
+deux. Le bonhomme baissa les yeux le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit-il, d'une voix que je trouvais singuli&egrave;rement chang&eacute;e:
+Olympe Barnod ne sera pas h&eacute;riti&egrave;re si elle devient veuve.</p>
+
+<p>&mdash;Elle aura un enfant, repartit le fils Jacques sans h&eacute;siter.</p>
+
+<p>&mdash;Si le bon Dieu le veut, oui, mais en ce cas-l&agrave; m&ecirc;me, il y aura
+toujours deux lignes entre elle et l'h&eacute;ritage du dernier vivant: la
+t&ecirc;t&eacute;e Rochecotte et la t&ecirc;t&eacute;e P&eacute;ry de Marannes.</p>
+
+<p>&mdash;Papa, r&eacute;pondit le fils Jacques, il suffira peut-&ecirc;tre du temps pour
+&eacute;teindre ces deux lignes-l&agrave;.</p>
+
+<p>Le bonhomme, au lieu de r&eacute;pliquer, prit la lampe qui &eacute;tait sur sa table
+et monta l'escalier de ma soupente.</p>
+
+<p>Heureusement que j'entendis son pas. Je me retournai le nez contre le
+mur. Cette position ne lui permit point de passer la lampe au-devant de
+mes yeux.</p>
+
+<p>Il redescendit. Le fils Jacques sifflait aupr&egrave;s de la table. Le vieux se
+rassit. Il &eacute;tait tout pensif.</p>
+
+<p>&mdash;Gar&ccedil;on, dit-il enfin, tu n'es pas de mon &eacute;cole.</p>
+
+<p>&mdash;Non, papa, je suis de la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pourtant assez bien men&eacute; ma barque, gar&ccedil;on!</p>
+
+<p>&mdash;Dans votre mare, oui, papa, mais moi, je veux aller au large.</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde de te noyer! Tu as de l'intelligence, mais tu n'as pas de
+sens pratique.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est &ccedil;a, papa, le sens pratique?</p>
+
+<p>&mdash;Fanfan, c'est l'intelligence qui ne s'&eacute;gare pas du c&ocirc;t&eacute; de la cour
+d'assises.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais o&ugrave; elle est, papa, la cour d'assises, r&eacute;pondit cet effront&eacute;
+fils Jacques. Alors, selon toi, ma combinaison ne vaut rien?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je la trouve bonne; qui vivra verra.</p>
+
+<p>Le vieux lui prit la main et l'attira contre lui.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, gar&ccedil;on, fit-il en essayant un peu d'attendrissement paternel.
+Je t'ai pourtant donn&eacute; des principes. Tu m'affliges v&eacute;ritablement. Tu
+vas l&agrave;, et du premier coup en dehors de l'honn&ecirc;tet&eacute;, qui est proverbiale
+dans notre profession! Le fils Jacques se mit &agrave; chanter:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Ah! vous dirais-je maman....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;R&eacute;ponds, au moins, gar&ccedil;on!</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;a! papa, est-ce que vous avez la pr&eacute;tention d'&ecirc;tre honn&ecirc;te, vous?</p>
+
+<p>Le vieux se redressa.</p>
+
+<p>&mdash;Fils Jacques, fit-il s&eacute;v&egrave;rement, nous ne nous entendons plus tous
+deux. J'ai une pr&eacute;tention, en effet, c'est de mourir dans mon lit. Je ne
+suis pas un grand philosophe, moi. J'appelle honn&ecirc;te tout ce qui peut
+passer &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un gendarme sans mettre un faux nez et des lunettes
+vertes. Tu finiras mal, fils Jacques. Je te souhaite de n'avoir rien de
+plus f&acirc;cheux en ta vie que les lunettes vertes et l'empl&acirc;tre sur
+l'&oelig;il.... Ne r&eacute;pliquez pas! Vous &ecirc;tes un m&eacute;chant blanc-bec, allez vous
+coucher!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIc" id="IIc"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+<h3>Les revenus de la tontine.</h3>
+
+
+<p>Quand Louaisot l'ancien le prenait sur ce ton-l&agrave;, il ne faisait pas bon
+continuer de rire. Le fils Jacques alla se coucher l'oreille basse.</p>
+
+<p>Le fils Jacques est devenu avec le temps le grand M. Louaisot de
+M&eacute;ricourt que nous voyons un peu tomb&eacute; dans sa boutique de
+renseignements, mais qui a eu vraiment son jour,&mdash;un jour o&ugrave; il a pu
+croire que Louaisot l'ancien &eacute;tait une ganache.</p>
+
+<p>Au pays, l&agrave;-bas, il n'y avait pas beaucoup de gentilshommes qui eussent
+une posture meilleure que le jeune M. Louaisot, notaire, membre du
+conseil g&eacute;n&eacute;ral, maire de M&eacute;ricourt, tuteur de M<sup>lle</sup> Olympe et oracle de
+toutes les familles &agrave; vingt lieues &agrave; la ronde.</p>
+
+<p>Ce jour-l&agrave; ne dura pas. Le pied de M. Louaisot glissa parce qu'il avait
+voulu grimper trop vite, mais il se raccrocha lestement aux branches.</p>
+
+<p>Il ne tomba pas plus bas que mi-c&ocirc;te.</p>
+
+<p>Et jusqu'&agrave; ce moment, la proph&eacute;tie de Louaisot l'ancien ne s'est pas
+encore r&eacute;alis&eacute;e. Le fils Jacques a pass&eacute; souvent aupr&egrave;s de la cour
+d'assises et n'y est pas entr&eacute;.</p>
+
+<p>Mais il continue sa route le long de cette haie dangereuse. Il n'a pas
+atteint son but. Il y marche sans que rien l'en puisse d&eacute;tourner.</p>
+
+<p>Il se peut encore que Louaisot l'ancien se trouve avoir &eacute;t&eacute; bon
+proph&egrave;te.</p>
+
+<p>Cette combinaison, en apparence si folle, dont j'entendis l'expos&eacute; sans
+le comprendre, ce fut la premi&egrave;re id&eacute;e de M. Louaisot de M&eacute;ricourt.</p>
+
+<p>Il n'a jamais eu que cette id&eacute;e-l&agrave; en toute sa vie.</p>
+
+<p>C'est ce qu'il appelle l'<i>affaire</i> par excellence.</p>
+
+<p>Quand il parle &laquo;d'engraisser l'affaire&raquo;, il s'agit de cette id&eacute;e l&agrave;.</p>
+
+<p>Elle a d&eacute;j&agrave; march&eacute; consid&eacute;rablement entre ses mains. Elle est parvenue,
+on peut le dire, aux trois quarts et demi de la route qui conduit au
+succ&egrave;s.</p>
+
+<p>Mais le dernier demi-quart restant est toujours le plus difficile &agrave;
+faire.</p>
+
+<p>Voyez au m&acirc;t de cocagne! Combien d&eacute;gringolent au moment m&ecirc;me o&ugrave; ils
+avancent la main pour saisir la montre ou la timbale?</p>
+
+<p>J'ai aid&eacute;&mdash;que pardonne au pauvre esclave!&mdash;j'ai aid&eacute; parfois &agrave; faire
+avancer l'id&eacute;e de quelques pas, mais en ce moment je suis en train de
+lui passer la jambe, comme on dit dans les milieux vulgaires.</p>
+
+<p>Ceci, j'esp&egrave;re, servira d'expiation &agrave; cela.</p>
+
+<p>Je la connais sur le bout du doigt, l'affaire. Elle est loin d'&ecirc;tre
+aussi absurde que Louaisot l'ancien le supposait. Elle est une dans sa
+complication et si le principal rouage de la m&eacute;canique&mdash;<i>la femme</i>&mdash;ne
+s'&eacute;tait pas montr&eacute; r&eacute;tif dans une certaine mesure, l'id&eacute;e serait
+peut-&ecirc;tre parvenue &agrave; ex&eacute;cution depuis longtemps.</p>
+
+<p>Elle peut encore r&eacute;ussir. Si je n'&eacute;tais pas l&agrave;, moi que je
+d&eacute;signerai&mdash;l'expression est assez heureuse&mdash;par le nom de vermisseau
+providentiel, je dirais qu'elle <i>doit</i> r&eacute;ussir.</p>
+
+<p>En somme, n'exag&eacute;rons rien: &eacute;tant donn&eacute;e la valeur intellectuelle de M.
+Louaisot, on pouvait trouver mieux comme id&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais l'id&eacute;e &eacute;tant admise pour ce qu'elle vaut, tous ceux qui connaissent
+un peu la partie vous diront, s'ils sont de bonne foi, que M. Louaisot
+de M&eacute;ricourt a d&eacute;pens&eacute; pour la r&eacute;aliser des tr&eacute;sors de patience,
+d'audace, d'activit&eacute; et de sc&eacute;l&eacute;ratesse et m&ecirc;me de g&eacute;nie. Vous allez
+voir.</p>
+
+<p>Le fils Jacques partit pour l'&Eacute;cole de droit sans se r&eacute;concilier avec
+son p&egrave;re. Son absence ne fit ni chaud ni froid &agrave; ma situation, qui &eacute;tait
+celle d'un petit noir dans les colonies, avant l'&eacute;mancipation. Tout y
+&eacute;tait, m&ecirc;me le fouet. Louaisot l'ancien aimait &agrave; donner le fouet quand
+sa digestion ne r&eacute;ussissait pas comme il voulait.</p>
+
+<p>Je ne sais comment exprimer cela: je ne me d&eacute;plaisais pas chez lui&mdash;&agrave;
+cause de la tontine.</p>
+
+<p>La conversation entre le p&egrave;re et le fils m'avait ouvert l'esprit d'une
+fa&ccedil;on singuli&egrave;re. Je ne prenais plus la tontine pour une vieille dame.
+Je savais que c'&eacute;tait un tas d'or qui allait grossissant
+incessamment&mdash;comme les boules de neige qu'on roule au d&eacute;gel.</p>
+
+<p>Elle valait d&eacute;j&agrave;, la boule de neige, en l'ann&eacute;e o&ugrave; nous &eacute;tions
+alors&mdash;1843,&mdash;plus de quatre millions.</p>
+
+<p>Avais-je, du fond de ma mis&egrave;re, une notion bien exacte de ce que pouvait
+&ecirc;tre un million, je n'en sais rien, mais on peut affirmer que chez les
+enfants l'id&eacute;e du million est plut&ocirc;t au dessus qu'au-dessous de la
+r&eacute;alit&eacute;.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re fois qu'on essaie de l'&eacute;valuer, on a peur que le monde ne
+contienne pas assez d'or pour parfaire cette &eacute;normit&eacute;.</p>
+
+<p>La tontine, quand je voulus la d&eacute;finir, fut donc pour moi une bourse de
+quatre millions, devant doubler dans une p&eacute;riode de quinze ann&eacute;es et qui
+avait cinq propri&eacute;taires.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce bien cela? Si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; cela, les cinq propri&eacute;taires auraient
+pu partager. Or, les cinq propri&eacute;taires mouraient de faim en regardant
+au loin ce festin, gard&eacute; par une barri&egrave;re magique et auquel leurs
+longues dents ne pouvaient atteindre.</p>
+
+<p>Non, ce n'&eacute;tait pas cela. L'essence de la tontine est de n'appartenir
+qu'&agrave; un seul. Tant qu'ils &eacute;taient cinq ayant droit, elle n'appartenait
+donc &agrave; personne.</p>
+
+<p>Ou plut&ocirc;t elle appartenait &agrave; M. Louaisot l'ancien, dragon de ce tr&eacute;sor,
+qui avait mission de le garder captif sous une demi douzaine de clefs.</p>
+
+<p>Mais j'ai d&eacute;j&agrave; dit combien ce vieux Normand de notaire qui faisait
+entrer la cour d'assises dans la d&eacute;finition de l'honn&ecirc;tet&eacute;, &eacute;tait
+fanatique partisan du travail. Je ne me couchais jamais le soir sans
+&ecirc;tre &agrave; moiti&eacute; expirant de fatigue.</p>
+
+<p>M. Louaisot usait du m&ecirc;me syst&egrave;me vis-&agrave;-vis de ses autres clercs.
+Pourquoi, faisant exception pour l'argent de la tontine, l'aurait-il
+laiss&eacute; honteusement se reposer?</p>
+
+<p>Comme il ne se mettait jamais en dehors d'une certaine r&eacute;gularit&eacute;, rogue
+comme le puritanisme coquin, il faisait grand bruit de l'immacul&eacute;e
+candeur de sa caisse. Je penche &agrave; croire que sa caisse &eacute;tait en &eacute;tat,
+mais il s'y faisait des affaires &agrave; la petite semaine sur une &eacute;chelle
+vraiment imposante. On venait lui chercher des sous jusque de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; de Rouen.</p>
+
+<p>Les paysans normands sont tr&egrave;s fins, mais tr&egrave;s nigauds. L'id&eacute;e de
+poss&eacute;der les affole; ils ne savent pas r&eacute;sister aux attraits d'un lopin
+de terre. Aussit&ocirc;t qu'un paysan a emprunt&eacute; vingt &eacute;cus, il est pris. M.
+Louaisot le tient par la patte et ne le l&acirc;che plus. En Normandie, M.
+Louaisot l'ancien se nomme l&eacute;gion. Je ne veux m&ecirc;me pas dire ce qu'une
+pi&egrave;ce de 5 francs peut rapporter au bout de l'an &agrave; ces monts-de-pi&eacute;t&eacute;
+campagnards. On ne me croirait pas.</p>
+
+<p>Mais, soit qu'on les nomme banques, &eacute;tudes, agences, soit m&ecirc;me qu'on les
+appelle cabarets, si le titulaire vend du cidre, &eacute;choppes s'il
+raccommode des savates ou s'il fait la barbe en foire, je puis bien
+constater que ces boutiques de liards pullulent &agrave; tel point chez nous
+qu'il faut compter au moins un bourreau pour chaque douzaine de
+victimes.</p>
+
+<p>Aussi les bourreaux eux-m&ecirc;mes commencent &agrave; maigrir. On rencontre de ces
+sangsues toutes plates et qui languissent. Le m&eacute;tier ne va plus.</p>
+
+<p>Le m&eacute;tier allait toujours pour Louaisot l'ancien qui &eacute;tait le dieu de
+cette arithm&eacute;tique rabougrie. Il faisait en grand. Banquiers,
+perruquiers, agents, rebouteurs, usuriers de tout poil et de toute
+engeance &eacute;taient ses tributaires. C'&eacute;tait moi qui faisais circuler les
+capitaux, et sous ma petite houppelande en guenilles, je portais une
+vieille sacoche o&ugrave; il y avait parfois plus que la recette d'un gar&ccedil;on de
+banque.</p>
+
+<p>J'ai souvent galop&eacute; derri&egrave;re la diligence en demandant un petit sou,
+avec des paquets de billets de banque entre ma houppelande et ma
+peau,&mdash;car Louaisot l'ancien disait que les chemises enrhument la
+jeunesse.</p>
+
+<p>Quoique le principal du m&eacute;tier soit de pr&ecirc;ter aux pauvres, les pauvres
+&eacute;tant la seule esp&egrave;ce humaine qui puisse payer trois ou quatre cents
+pour cent d'int&eacute;r&ecirc;t par an. Louaisot l'ancien aussi pr&ecirc;tait aux riches.
+Je garantis que l'argent de la tontine ne moisissait pas.</p>
+
+<p>Il y avait pourtant quatre gaillards de mauvaise mine &agrave; qui M. Louaisot
+ne pr&ecirc;tait jamais. Quand ils venaient, on les mettait &agrave; la porte,
+quoiqu'ils offrissent de donner vingt francs pour cent sous. Je fus du
+temps &agrave; apprendre leurs noms, parce que ma vie se passait par vaux et
+par chemins.</p>
+
+<p>Mais je finis bien pourtant par savoir que ces quatre d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;s &agrave; qui
+Louaisot l'ancien ne voulait pas pr&ecirc;ter&mdash;m&ecirc;me &agrave; la demi-semaine&mdash;&eacute;taient
+Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, Vincent Malouais, le maquignon
+d&eacute;missionnaire. Simon Roux, dit Duchesne, le soldat d&eacute;serteur et Joseph
+Huroux, le seul des quatre qui e&ucirc;t gard&eacute; un &eacute;tat, car il tendait la main
+sur les routes:</p>
+
+<p>C'est-&agrave;-dire quatre des ayant droit aux millions que M. Louaisot tenait
+sous son pressoir et dont il tirait tant de bon jus!</p>
+
+<p>Le cinqui&egrave;me membre de la tontine. Jean Rochecotte, vivait heureux en
+comparaison des autres. Son cousin, le Rochecotte de Paris lui faisait
+une pension de sept francs par semaine, qui se payait chez nous. Aussi,
+&agrave; celui-l&agrave; on avan&ccedil;ait tout ce qu'il voulait, jusqu'&agrave; concurrence de 3
+fr. 30 c, le reste &eacute;tant pour l'int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+
+<p>On s'&eacute;tonnera peut-&ecirc;tre que, dans ce pays de tripotage, des h&eacute;ritiers
+pr&eacute;somptifs de plusieurs millions ne trouvassent pas &agrave; emprunter une
+pi&egrave;ce blanche. Il y avait plus d'une raison pour cela. D'abord Louaisot
+l'ancien leur tenait la t&ecirc;te sous l'eau tant qu'il pouvait, sachant bien
+que si la voix leur poussait une fois, ils hurleraient comme des diables
+autour de sa caisse; ensuite, ils avaient pris soin eux-m&ecirc;mes d'&eacute;paissir
+un tel brouillard autour de leur association que les trois quarts et
+demi du monde regardaient la tontine comme une pure menterie.</p>
+
+<p>Ils avaient eu si grande frayeur au d&eacute;but des poursuites du
+gouvernement! Et M. Louaisot avait exploit&eacute; si savamment leur &eacute;pouvante!</p>
+
+<p>&laquo;Argent vol&eacute; ne profite pas&raquo;, dit le proverbe. Je ne sais pas si jamais
+on put en rencontrer preuve plus lamentable que celle qui &eacute;tait offerte
+par ces quatre malheureux.</p>
+
+<p>Except&eacute; Joseph Huroux qui savait son &eacute;tat de mendiant, les autres
+mouraient litt&eacute;ralement de mis&egrave;re. Quoiqu'on ne cr&ucirc;t pas &agrave; la Tontine,
+le souvenir des m&eacute;faits qui avaient donn&eacute; naissance &agrave; la rumeur courant
+depuis tant d'ann&eacute;es, au sujet de cette m&ecirc;me pr&eacute;tendue Tontine, s'&eacute;tait
+perp&eacute;tu&eacute; de p&egrave;re en fils dans la campagne cauchoise. Ces gens-l&agrave;
+&eacute;taient, pour tous, des voleurs.</p>
+
+<p>Et non pas des voleurs ordinaires, mais des voleurs sur l'autel!</p>
+
+<p>Des fournisseurs!&mdash;chose qui accumule sur soi plus de m&eacute;pris et plus de
+haine que toutes les autres infamies rassembl&eacute;es en monceau!</p>
+
+<p>Je n'en sais pas bien long. J'ignore si cette haine est m&eacute;rit&eacute;e et si ce
+m&eacute;pris est toujours &eacute;quitable. Je suppose qu'il peut se trouver un
+honn&ecirc;te homme par ici, par l&agrave; dans la partie.</p>
+
+<p>Mais quand on songe que dans toutes nos guerres c'est la m&ecirc;me farce!
+L'ennemi est bien nourri et bien couvert: ah &ccedil;a! ils n'ont donc pas de
+fournisseurs, les Russes ou les Prussiens?</p>
+
+<p>Nos soldats, eux, arrivent &agrave; la bataille sans souliers, sans culottes,
+l'estomac creux et souvent la giberne vide.</p>
+
+<p>Et c'est bien rare qu'on entende dire qu'il y a eu un fournisseur
+&eacute;cartel&eacute; &agrave; quatre chevaux. Je n'en ai jamais vu.</p>
+
+<p>J'en connais un, un gros, qui passe pour avoir <i>fourni</i> la dysenterie &agrave;
+tout un corps d'arm&eacute;e avec de la viande, mort dans son lit. Eh bien!
+l'autre jour, il a condamn&eacute; aux gal&egrave;res, comme jur&eacute;, un m&eacute;chant gars qui
+avait pass&eacute; une br&egrave;che pour tirer un li&egrave;vre dans un bois r&eacute;serv&eacute;.</p>
+
+<p>Bien s&ucirc;r le m&eacute;chant gars avait eu tort, mais le gros fournisseur!
+Peut-&ecirc;tre qu'il n'y aura plus de r&eacute;volutions le jour o&ugrave; on fera juger
+les fournisseurs par les braconniers.</p>
+
+<p>Dame! et tenez, je rencontrai, moi, un jour Jean-Pierre Martin, le
+bedeau, qui dormait au coin d'un mur. Ce ne fut pas bien brave: je lui
+donnai mon pied quelque part.</p>
+
+<p>Que voulez-vous! Quand je vois ces gens-l&agrave; c'est comme si j'entendais
+crier les &acirc;mes des tourlourous qui sont morts de froid et de faim tout
+expr&egrave;s pour leur fourrer du foin dans leurs bottes!</p>
+
+<p>Il n'y avait pas que moi &agrave; taper sur les quatre fournisseurs.</p>
+
+<p>Ordinairement, ces gens-l&agrave; sont gard&eacute;s par leur coquin d'argent. Ceux-ci
+n'avaient pas d'argent pour se garder, on les menait &agrave; coups de
+fourches.</p>
+
+<p>Mais le plus dr&ocirc;le c'est qu'ils se battaient entre eux partout o&ugrave; ils
+pouvaient se rencontrer. Ils essayaient de s'entretuer, c'est s&ucirc;r, et &ccedil;a
+se con&ccedil;oit puisqu'ils devaient h&eacute;riter les uns des autres.</p>
+
+<p>Ils se cherchaient quand ils avaient bu par hasard. C'&eacute;tait chez eux une
+id&eacute;e fixe qu'un verre de cidre &eacute;veillait. Joseph Huroux qui buvait un
+peu plus souvent que les autres parce qu'il &eacute;tait bon mendiant, passa
+trois fois &agrave; la police correctionnelle d'Yvetot pour avoir essay&eacute;
+d'assommer avec ses sabots, savoir: Jean-Pierre Martin &agrave; deux reprises,
+et une fois Simon.</p>
+
+<p>Il faut se rendre compte de ceci que la farce durait d&eacute;j&agrave; depuis <i>trente
+ans,</i> en 1843.</p>
+
+<p>Non seulement il n'y en avait pas un de mort, mais ils se portaient tous
+comme des charmes, except&eacute; Jean Rochecotte qui s'en allait vieux et qui
+&eacute;tait tout malingre.</p>
+
+<p>On aurait dit que leur mis&egrave;re les conservait comme du vinaigre.</p>
+
+<p>C'est s&ucirc;r qu'ils devaient &ecirc;tre enrag&eacute;s.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIIc" id="IIIc"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+<h3>Coup d'&oelig;il sur la belle soci&eacute;t&eacute; des environs de M&eacute;ricourt</h3>
+
+
+<p>Voil&agrave; donc que le fils Jacques resta &agrave; Caen deux ann&eacute;es au lieu d'une
+pour se faire recevoir <i>capax</i>. Il mena l&agrave; une vie assez luronne, et le
+vieux se plaignait qu'il d&eacute;pensait beaucoup d'argent.</p>
+
+<p>Lors de son retour, c'&eacute;tait le plus beau gars que j'aie jamais vu de ma
+vie. Il ne faudrait pas le juger par ce qu'il est maintenant. Quand il
+quitta le pays, longtemps apr&egrave;s, ce ne fut pas tout &agrave; fait de bon gr&eacute;;
+il se cacha de ci de l&agrave; pendant plusieurs ann&eacute;es, et <i>il</i> <i>se fit une
+t&ecirc;te</i> qu'il a gard&eacute;e.</p>
+
+<p>Ce qu'il n'a pas pu changer, c'est son polisson de regard qui vous
+poignarde derri&egrave;re ses lunettes. Quand il revint de Caen, tout son
+individu &eacute;tait comme ses yeux: brillant et tranchant.</p>
+
+<p>Il portait moustache, s'il vous pla&icirc;t, et ses cheveux boucl&eacute;s tombaient
+sur ses &eacute;paules. Il y avait encore des romantiques en Normandie. Il fut
+chez nous l'&eacute;l&eacute;gant des &eacute;l&eacute;gants.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Barnod, la m&egrave;re de la petite Olympe, &eacute;tait une tr&egrave;s jolie femme,
+s&eacute;v&egrave;re, d&eacute;vote, mais qui aimait bien les beaux gars. Elle avait une des
+meilleures maisons de campagne du canton. Elle faisait de la musique et
+parlait litt&eacute;rature.</p>
+
+<p>Elle attira chez elle le fils Jacques, qui avait grand go&ucirc;t pour les
+maisons de gentilhommerie. Le fils Jacques se rencontra l&agrave; et se lia
+avec deux personnages que nous reverrons plus d'une fois: le baron P&eacute;ry
+de Marannes et M. Ferrand, le juge.</p>
+
+<p>Je pense bien que le bonhomme Barnod n'&eacute;tait pas encore d&eacute;funt. Celui-l&agrave;
+ne faisait pas grand bruit dans le monde. Il avait le go&ucirc;t de la
+min&eacute;ralogie. Je me souviens de l'avoir rencontr&eacute; souvent avec son sac et
+son marteau. Jamais il n'entrait au salon g&ecirc;ner sa femme. Il &eacute;tait de
+Gen&egrave;ve et protestant. M<sup>me</sup> Barnod parlait toujours de lui comme d'un
+grand savant, mais elle le laissait aller par les chemins sans
+chaussettes.</p>
+
+<p>Il avait un ami, presque aussi original que lui, qui ne ramassait pas
+des pierres, mais bien des bahuts et de la fa&iuml;ence: M. le marquis de
+Chambray, l'homme riche du pays. Ils allaient parfois ensemble faire des
+courses &eacute;normes. M. de Chambray pouvait avoir alors la quarantaine bien
+sonn&eacute;e. Il ne fr&eacute;quentait pas le salon de M<sup>me</sup> Barnod.</p>
+
+<p>Le juge Ferrand avait dans les trente ans. C'&eacute;tait aussi un joli homme,
+mais pas romantique. Il passait pour avoir devant lui un brillant
+avenir.</p>
+
+<p>Mais quelqu'un qui plaisait aux dames, surtout &agrave; M<sup>me</sup> Barnod, c'&eacute;tait ce
+farceur de baron: M. le baron P&eacute;ry de Marannes. Il devait bien friser la
+quarantaine, sinon la d&eacute;passer, c'est &eacute;gal, c'&eacute;tait toujours un ch&eacute;rubin
+pour la gaiet&eacute; et la folie. Il faisait la cour &agrave; tout le monde, m&ecirc;me &agrave;
+M<sup>me</sup> Louaisot&mdash;la propre femme de Louaisot l'ancien, dont je n'ai pas eu
+encore occasion de parler.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait celle-l&agrave; qui me coupait mon pain bis et mon petit morceau de
+viande. Je ne me souviens pas d'avoir rencontr&eacute; une plus vilaine bonne
+femme en toute ma vie. Le fils Jacques en fit pourtant un beau jour une
+mani&egrave;re de grande dame qui mettait de la dentelle sur ses sales cheveux
+gris, mais c'&eacute;tait le sorcier des sorciers. Nous verrons la chose en son
+lieu.</p>
+
+<p>Pendant que je suis au pain bis et &agrave; la viande, je peux bien parler un
+peu de moi. Je courais entre quatorze et quinze ans, la deuxi&egrave;me ann&eacute;e
+du retour du fils Jacques. Je n'avais pas grandi d'un demi-pouce ni
+grossi d'une demi-livre. Mon p&egrave;re et ma m&egrave;re m'avaient peut-&ecirc;tre fait
+ainsi &eacute;tant par trop anciens: j'&eacute;tais de la vieille &eacute;toffe. Mais il est
+s&ucirc;r que dans la maison Louaisot on ne me donnait pas assez &agrave; manger. Par
+contre, ils me faisaient trop travailler. Il y avait des temps de presse
+o&ugrave; la bonne femme venait me r&eacute;veiller la nuit.</p>
+
+<p>Le vieux Louaisot et elle faisaient bon m&eacute;nage. Elle le respectait
+beaucoup pour un motif qu'elle exprimait ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;Depuis trente ans que nous sommes mari&eacute;s, M. Louaisot en est encore &agrave;
+lever la main sur moi!</p>
+
+<p>Son air peignait sa reconnaissance profonde et solennelle quand elle
+disait cela. On voyait bien qu'elle pouvait vivre cent ans et qu'elle ne
+gu&eacute;rirait jamais de son &eacute;tonnement.</p>
+
+<p>Elle buvait du cidre avec plaisir, mais sans se d&eacute;ranger, se lavait les
+mains les jours o&ugrave; elle allait en ville, et obtenait quelquefois&mdash;pas
+souvent&mdash;des &eacute;cus de cinq francs pour le fils Jacques qui la traitait
+par-dessous la jambe en toute occasion.</p>
+
+<p>Si j'&eacute;tais maigre comme un petit clou, je n'&eacute;tais pas faible.
+J'accomplissais une somme de besogne qui e&ucirc;t d&eacute;courag&eacute; un homme fort.
+Outre mon &eacute;tat de petit clerc et mes fonctions de saute-ruisseau,
+j'&eacute;tais le valet de chambre des deux Louaisot p&egrave;re et fils et la
+cam&eacute;riste de la bonne femme.</p>
+
+<p>Faut-il l'avouer? D&egrave;s cet &acirc;ge si tendre j'avais un talisman: l'amour.
+St&eacute;phanie, jeune paysanne un peu plus &acirc;g&eacute;e que moi et l&eacute;g&egrave;rement
+disloqu&eacute;e, qui raccommodait le linge et les v&ecirc;tements tout en faisant la
+cuisine, avait su me plaire.</p>
+
+<p>Je n'ai pas un temp&eacute;rament &agrave; m'&eacute;tendre sur les secrets de ma vie priv&eacute;e.
+Qu'il me suffise de dire qu'un c&oelig;ur content fait passer par-dessus bien
+des d&eacute;sagr&eacute;ments mat&eacute;riels, et que St&eacute;phanie, sans manquer &agrave; l'honneur,
+me donnait bien quelques rogatons et quelques caresses.</p>
+
+<p>Le fils Jacques chantait tr&egrave;s bien. M<sup>me</sup> Barnod aimait &agrave; dire des
+morceaux d'op&eacute;ra devant le baron de Marannes, qui l'&eacute;coutait
+religieusement en faisant des mines &agrave; la femme de chambre. Le fils
+Jacques s'insinua surtout en proposant ses services pour le duo de
+<i>Guillaume Tell</i>. Les choses suisses avaient une plus-value dans le
+salon Barnod.</p>
+
+<p>Jacques fut en outre charg&eacute; d'apprendre le solf&egrave;ge &agrave; la petite Olympe,
+qui attrapait ses douze ans et qui &eacute;tait jolie comme les amours.</p>
+
+<p>Je ne saurais pas trop dire comment elle &eacute;tait avec le fils Jacques. Des
+fois&mdash;c'&eacute;tait beaucoup plus tard, il est vrai,&mdash;j'ai cru qu'elle
+l'adorait. D'autres fois, il m'a sembl&eacute; qu'elle le d&eacute;testait comme la
+colique.</p>
+
+<p>Elle avait, en ce temps-l&agrave;, un petit ami de son &acirc;ge, un vrai s&eacute;raphin,
+qui s'appelait Lucien Thibaut. Je crois bien qu'ils s'aimaient comme
+deux enfants qu'ils &eacute;taient, si toutefois M<sup>lle</sup> Olympe Barnod a jamais
+&eacute;t&eacute; un enfant.</p>
+
+<p>Ce Lucien Thibaut est tomb&eacute; par la suite des temps dans un trou de
+malheur qui semble sans fond. J'ai essay&eacute; de lui porter secours,
+moyennant r&eacute;tribution, bien entendu, mais il ne me connaissait pas, il
+n'a pas voulu de mes services.</p>
+
+<p>Il a eu grand tort.</p>
+
+<p>Pour le moment, il ne s'agit pas de lui, ce que je veux raconter, c'est
+le mariage de ce polisson de baron, et je me souviens bien maintenant
+que le pauvre bonhomme Barnod n'&eacute;tait pas mort, car on se moquait assez
+de lui.</p>
+
+<p>Le baron P&eacute;ry de Marannes avait beau &eacute;couter chanter M<sup>me</sup> Barnod, tout en
+faisant des signes &agrave; sa domestique, cela ne l'emp&ecirc;chait pas de courir
+encore ailleurs. C'&eacute;tait un s&eacute;ducteur n&deg;1. Il m'a fait peur une fois au
+sujet de St&eacute;phanie.</p>
+
+<p>Pauvre ange, elle &eacute;tait bien au-dessus de cela!</p>
+
+<p>Voil&agrave; donc que tout d'un coup M<sup>me</sup> Barnod abandonna le duo de <i>Guillaume
+Tell</i> pour jaunir et maigrir que &ccedil;a faisait peine &agrave; voir. Je rencontrais
+le fils Jacques qui riait sous cape, car il a toujours aim&eacute; plaies et
+bosses, et un jour, de ma soupente je l'entendis, qui disait &agrave; Louaisot
+l'ancien:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien heureux d'avoir &eacute;pous&eacute; une honn&ecirc;te femme, toi, papa!</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est, r&eacute;pondit le bonhomme, que M<sup>me</sup> Louaisot, ta m&egrave;re, ne m'a
+jamais donn&eacute; lieu de concevoir le moindre soup&ccedil;on. Je suis d'un
+caract&egrave;re vif, gar&ccedil;on, et je n'aurais pas tol&eacute;r&eacute; de certaines mani&egrave;res.</p>
+
+<p>Ce gueux de fils Jacques avait grand peine &agrave; s'emp&ecirc;cher de rire.</p>
+
+<p>Moi, l'id&eacute;e ne m'&eacute;tait pas encore venue que M<sup>me</sup> Louaisot e&ucirc;t &eacute;t&eacute;, en son
+temps, une personne du sexe capable d'avoir de certaines mani&egrave;res et
+d'inspirer de certaines inqui&eacute;tudes. C'&eacute;tait pour moi M<sup>me</sup> Louaisot: une
+laideur &agrave; la fois auguste et redoutable. Elle me suffisait comme cela.</p>
+
+<p>&mdash;Papa, reprit le fils Jacques, aimes-tu les cancans?</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai toujours m&eacute;pris&eacute;s, Fanfan, mais, si tu en sais, dis-les moi.</p>
+
+<p>Le fils Jacques se mit &agrave; rire.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ai qu'un, dit-il, mais il se porte bien! Tu sais, ma
+combinaison? Elle n'est pas cause si tu ne l'as pas comprise. Je la
+m&ucirc;ris depuis le temps et je te pr&eacute;viens qu'elle a d&eacute;j&agrave; une certaine
+tournure. C'est pour ma combinaison que je fr&eacute;quente la maison Barnod,
+et sans ma combinaison je t'aurais d&eacute;j&agrave; dit de veiller &agrave; ta balance avec
+le baron P&eacute;ry... mais tu n'as pas besoin de conseils, papa.... Il y a
+donc que M<sup>me</sup> Barnod est partie ce matin pour Vichy.</p>
+
+<p>&mdash;Avec M. Barnod?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais non!</p>
+
+<p>&mdash;Serait-ce avec le baron de Marannes?</p>
+
+<p>Louaisot l'ancien dit cela avec indignation. Il &eacute;tait filou mais chaste.</p>
+
+<p>&mdash;Non plus, h&eacute;las! r&eacute;pondit le fils Jacques. Ce monstre de baron se
+marie.</p>
+
+<p>&mdash;Qui &eacute;pouse-t-il? demanda vivement l'ancien.</p>
+
+<p>&mdash;Une jeune personne du pays, qui a une fort jolie fortune et qu'il
+rendra malheureuse comme les pierres.</p>
+
+<p>L'ancien dit:</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a regarde la jeune personne. D'o&ugrave; est-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Du c&ocirc;t&eacute; de Rouen, je crois.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est avanc&eacute;, le mariage?</p>
+
+<p>&mdash;On les publie dimanche.</p>
+
+<p>&mdash;Fanfan, fit observer M. Louaisot, je ne vois pas l&agrave; de cancan.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas l&agrave; non plus qu'est le cancan, papa. Il roule sur la route
+de Vichy.</p>
+
+<p>&mdash;Voudrais-tu me donner &agrave; entendre?...</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;. Si tu ne veux pas savoir, papa, il est encore temps de te
+boucher les oreilles.</p>
+
+<p>Le bonhomme posa son bonnet de coton sur l'oreille et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il est bon d'&ecirc;tre au fait de toutes circonstances dans une localit&eacute;.
+Cause mais sois bref. Ces faridondaines l&agrave; ne valent pas la peine d'&ecirc;tre
+d&eacute;lay&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien donc, papa, le cancan, c'est cet affreux baron! au moment o&ugrave;
+l'affaire de son mariage prenait tournure! Je crois m&ecirc;me qu'il a d&ucirc;
+emprunter deux ou trois centaines de louis dans la maison Barnod pour
+faire les beaux bras, aupr&egrave;s de sa nouvelle famille!</p>
+
+<p>&mdash;Satan&eacute; farceur! dit l'ancien d'un ton presque caressant. J'aimerais
+encore mieux &ecirc;tre &agrave; la place de M<sup>me</sup> Barnod qu'&agrave; la place de la pauvre
+petite qu'il &eacute;pouse.</p>
+
+<p>&mdash;On dit que c'est l'ange du bon Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Raison de plus!</p>
+
+<p>&mdash;Mais d'un autre c&ocirc;t&eacute;, papa, cette pauvre M<sup>me</sup> Barnod est bien emp&ecirc;ch&eacute;e,
+va! Il para&icirc;t que M. Barnod ne donne plus, depuis longtemps, aucun
+pr&eacute;texte de supposer qu'il ait pu contribuer....</p>
+
+<p>&mdash;Fanfan, je vous engage &agrave; ne pas entrer dans ces d&eacute;tails!</p>
+
+<p>&mdash;Papa, c'est Louette, la bonne d'Olympe, qui me les a confi&eacute;s sous le
+sceau du myst&egrave;re le plus absolu. Tu comprends bien que M<sup>me</sup> Barnod a &eacute;t&eacute;
+oblig&eacute;e d'emmener Olympe avec elle pour garder une contenance....</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'est un fait accompli....</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, papa... j'ai cru pouvoir dire &agrave; Louette... je sais que tu
+aimes &agrave; rendre des services quand &ccedil;a te procure une influence.... Notre
+maison est grande....</p>
+
+<p>&mdash;Les points sur les i, s'il vous pla&icirc;t, Fanfan! interrompit l'ancien.
+Qu'est-ce que M<sup>me</sup> Barnod va faire &agrave; Vichy?</p>
+
+<p>&mdash;Ses couches, papa, mais elle n'ira pas jusqu'&agrave; Vichy. Louette a trouv&eacute;
+un nid &agrave; deux heures de Dieppe.</p>
+
+<p>&mdash;Et sous quelle couleur cette femme coupable dissimule-t-elle le projet
+de son voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Des coliques h&eacute;patiques, papa. Les eaux de Vichy font d&eacute;gringoler les
+calculs biliaires....</p>
+
+<p>&mdash;Elles en ont la r&eacute;putation. Fanfan... et alors la fille Louette
+viendrait ici pendant ce temps l&agrave; avec la petite?</p>
+
+<p>&mdash;Si tu veux bien le permettre.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi r&eacute;fl&eacute;chir jusqu'&agrave; demain, gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, papa. Je vais les rejoindre au salon. J'ai fait pr&eacute;parer la
+chambre bleue, car elles ne peuvent pas coucher dehors... et j'esp&egrave;re
+qu'au d&icirc;ner tu vas &ecirc;tre aimable.</p>
+
+<p>Ce terrible baron, pendant cela, &eacute;tait &agrave; choisir la corbeille de sa
+future. Il fut charmant, il donna des chiffons d'une fra&icirc;cheur
+&eacute;tourdissante. Il fit des mots qu'il pla&ccedil;ait comme cela depuis vingt
+ans, mais que sa nouvelle famille ne connaissait pas encore.</p>
+
+<p>Nous avions un client &agrave; l'&eacute;tude qui &eacute;tait de ce monde-l&agrave; et qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; une petite demoiselle qui a p&eacute;ch&eacute; le gros lot &agrave; la loterie du
+mariage. Avec un pareil homme, on ne peut pas s'ennuyer!</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Barnod revint de Vichy le lendemain du mariage.</p>
+
+<p>M. Barnod, en sa qualit&eacute; de min&eacute;ralogiste eut quelque envie de voir les
+calculs, mais sa femme l'envoya pa&icirc;tre.</p>
+
+<p>Olympe dit &agrave; sa m&egrave;re que M. Jacques Louaisot l'avait fait travailler et
+promener comme s'il avait &eacute;t&eacute; son grand fr&egrave;re.</p>
+
+<p>Ce fut l'origine de la grande influence du fils Jacques dans cette
+maison-l&agrave;.</p>
+
+<p>Au bout de huit jours, cependant, M. le baron &eacute;tait &agrave; son poste dans le
+salon Barnod, ne pouvant plus &eacute;couter M<sup>me</sup> Barnod qui n'avait garde de
+chanter, mais faisant toujours des signes &agrave; Louette.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait triste, le salon. M. Ferrand ne savait rien, ou du moins ou ne
+lui avait rien confi&eacute;, mais il devinait et se sentait mal &agrave; l'aise.
+C'&eacute;tait un v&eacute;ritable ami. Malheureusement, il avait l'air d'avoir &eacute;t&eacute;
+davantage. Le fils Jacques observait et jouait au professeur avec
+Olympe. M<sup>me</sup> Barnod se livrait &agrave; cette joie rancuneuse des femmes sur le
+retour qui croient faire peser l'abandon sur une jeune rivale.</p>
+
+<p>Car ce baron se moquait d&eacute;j&agrave; tr&egrave;s agr&eacute;ablement de son petit m&eacute;nage.</p>
+
+<p>Il avait l'air, le vieil &eacute;tourdi, de faire l'&eacute;cole buissonni&egrave;re loin de
+sa femme de dix-neuf ans.</p>
+
+<p>Celui-l&agrave; &eacute;tait-il un fripon ou un mis&eacute;rable vieil enfant?</p>
+
+<p>Je fus choisi une fois, car on me mettait &agrave; toute sauce, de conduire la
+carriole, pr&ecirc;t&eacute;e par le fils Jacques &agrave; M<sup>me</sup> Barnod pour une exp&eacute;dition
+tout &agrave; fait caract&eacute;ristique.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Barnod et M. le baron P&eacute;ry allaient visiter un enfant du sexe
+f&eacute;minin qui &eacute;tait en nourrice dans une ferme de l'autre c&ocirc;t&eacute; de Dieppe,
+tenue par des m&eacute;tayers du nom de Hulot.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais charg&eacute; par le fils Jacques, qui passait d&eacute;cid&eacute;ment &agrave; l'&eacute;tat de
+confident, de dire, au retour, que j'avais conduit M<sup>me</sup> Barnod toute
+seule faire une visite sur la route.</p>
+
+<p>La m&egrave;re Hulot, forte nourrice, exhiba une belle petite fille qu'elle
+appelait Fanchette. Le baron P&eacute;ry la d&eacute;vora de baisers. M<sup>me</sup> Barnod
+pleurait comme une Madeleine.</p>
+
+<p>En revenant, on causa. Dans les carrioles du pays de Caux, le si&egrave;ge du
+cocher est tout bonnement la banquette. J'&eacute;tais donc avec eux, et cela
+g&ecirc;nait bien M<sup>me</sup> Barnod.</p>
+
+<p>Rien ne g&ecirc;nait jamais le baron P&eacute;ry qui avait le plus heureux des
+caract&egrave;res.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait &agrave; son aise comme s'il se f&ucirc;t appel&eacute; M. Barnod ou que M<sup>me</sup> Barnod
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; la baronne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Il y eut pourtant un moment o&ugrave; il baissa la voix presque aussi bas que
+sa compagne. M<sup>me</sup> Barnod parlait de l'avenir de cette pauvre petite
+cr&eacute;ature, plac&eacute;e entre deux familles, mais qui n'aurait point de
+famille. Tout &agrave; coup, j'entendis le baron qui murmurait d'une voix
+religieusement &eacute;mue:</p>
+
+<p>&mdash;Cinquante mille francs! Ah! c'est joli!</p>
+
+<p>Je crus d'abord qu'il promettait, comme on dit chez nous, une
+<i>ind&eacute;pendance</i> de cinquante mille francs &agrave; la petite, et je pensais en
+moi-m&ecirc;me: Mon gaillard, voil&agrave; deux mille cinq cents livres de rentes qui
+ne te co&ucirc;teront pas cher &agrave; payer. Mais je me trompais. L'ind&eacute;pendance
+&eacute;tait constitu&eacute;e par M<sup>me</sup> Barnod elle-m&ecirc;me. Comment elle avait pu se
+procurer pareille somme, cela ne me regarde pas. Elle l'avait, la somme,
+sur elle, dans un portefeuille, et c'est pour cela que la voix de
+l'excellent baron avait trembl&eacute; de tendresse. Rien ne put l'emp&ecirc;cher de
+se jeter au cou de M<sup>me</sup> Barnod. Il l'aurait embrass&eacute;e devant la terre
+enti&egrave;re tant il trouvait son proc&eacute;d&eacute; d&eacute;licat. La pauvre femme se tuait &agrave;
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;Cet argent-l&agrave; m'appartient en propre. Ce n'est pas une fortune, mais
+en le pla&ccedil;ant d&egrave;s aujourd'hui chez un notaire, notre petite Fanchette
+aura une aisance &agrave; sa majorit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! r&eacute;pondait le baron. Si elle se plaignait, elle serait bien
+difficile! Vous &ecirc;tes la plus g&eacute;n&eacute;reuse des m&egrave;res. Ce qui me vexe, c'est
+de n'en pas pouvoir faire autant.</p>
+
+<p>Le portefeuille passa dans sa poche.</p>
+
+<p>Il fut convenu entre M<sup>me</sup> Barnod et lui que la somme serait plac&eacute;e d&egrave;s le
+lendemain. Pendant toute la route, le baron se pr&ecirc;ta avec une charmante
+obligeance &agrave; la fantaisie qu'avait M<sup>me</sup> Barnod de b&acirc;tir des ch&acirc;teaux en
+Espagne pour la petite Fanchette. Ce cher baron ne demandait jamais
+mieux que de faire plaisir aux dames.</p>
+
+<p>Figurez-vous que le lendemain je guettai &agrave; l'&eacute;tude pour voir arriver le
+d&eacute;p&ocirc;t. &Ccedil;a m'int&eacute;ressait. J'&eacute;tais un peu de l'affaire.</p>
+
+<p>Mais la dot de Fanchette n'arriva pas ce jour l&agrave;, ni le lendemain.</p>
+
+<p>Pauvre M<sup>me</sup> Barnod! Le baron devenait enrag&eacute; quand il avait des billets
+de banque. Il abandonna en m&ecirc;me temps sa jeune femme et sa vieille
+ma&icirc;tresse pour un voyage de Paris, o&ugrave; il mena la vie d'&eacute;tudiant tant
+qu'il y eut un &eacute;cu dans son escarcelle.</p>
+
+<p>Voil&agrave; o&ugrave; fut d&eacute;pos&eacute;e la dot de Fanchette.</p>
+
+<p>Et c'est ainsi qu'entra dans la vie la s&oelig;ur cadette de M<sup>me</sup> la marquise
+Olympe de Chambray, la s&oelig;ur a&icirc;n&eacute;e de M<sup>lle</sup> Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IVc" id="IVc"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+<h3>Changement de r&egrave;gne.</h3>
+
+
+<p>Pendant que le baron &eacute;blouissait ainsi le Quartier latin par ses
+fredaines, la pauvre petite baronne restait toute seule &agrave; la maison. Il
+n'y avait aucune m&eacute;sintelligence entre elle et son mari. Celui-ci ne
+l'avait jamais vue que pour l'adorer &agrave; genoux.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait bien le mari le plus aimable qui se puisse imaginer.</p>
+
+<p>Seulement &agrave; quarante et quelques ann&eacute;es, il avait juste dix-huit ans, et
+je ne sais pas si il y a au monde une infirmit&eacute; plus f&acirc;cheuse que
+celle-l&agrave;.</p>
+
+<p>Il fut dix ou onze mois &agrave; manger la dot de Fanchette. Quand il revint,
+la jeune baronne avait mis au monde une jolie petite fille que le baron
+d&eacute;vora de baisers.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait comme cela, le c&oelig;ur sur la main.</p>
+
+<p>Quand M<sup>me</sup> Barnod voulut lui faire des reproches, il pleura &agrave; chaudes
+larmes, et je crois qu'elle lui donna dix louis pour qu'il e&ucirc;t du moins
+de l'argent de poche.</p>
+
+<p>Il promit du reste, sur son honneur, de faire six cents francs de
+pension viag&egrave;re &agrave; Fanchette&mdash;qu'il allait voir avec M<sup>me</sup> Barnod et &agrave; qui
+il ne gardait pas la moindre rancune.</p>
+
+<p>Pendant les ann&eacute;es qui suivirent, il venait comme cela de temps en temps
+voir la petite baronne qu'il aimait beaucoup et M<sup>me</sup> Barnod &agrave; qui il
+t&eacute;moignait son estime en acceptant d'elle quelques cadeaux. Il
+embrassait Fanchette et Jeanne du m&ecirc;me c&oelig;ur innocent et ouvert aux
+joies de la nature.</p>
+
+<p>Je ne sais ce qu'il avait cont&eacute; &agrave; sa petite femme, mais c'&eacute;tait
+g&eacute;n&eacute;ralement celle-ci qui venait porter &agrave; l'&eacute;tude les deux semestres de
+300 francs constituant la pension de Fanchette.</p>
+
+<p>Je me souviens de Jeanne P&eacute;ry, en ce temps-l&agrave; comme d'un petit ch&eacute;rubin
+de trois ou quatre ans. Elle &eacute;tait gentille &agrave; croquer. M<sup>me</sup> Barnod la
+suivait partout &agrave; la promenade pour l'embrasser.</p>
+
+<p>Le fait est qu'on aurait dit Fanchette, habill&eacute;e en petite demoiselle.</p>
+
+<p>Fanchette &eacute;tait toujours chez maman Hulot sa nourrice, et portait des
+habits de paysanne.</p>
+
+<p>Aux environ de 1850, la petite baronne et Jeanne quitt&egrave;rent le pays. Le
+bruit courut que le cher baron les avait saign&eacute;es &agrave; blanc et qu'elles
+avaient gagn&eacute; du c&ocirc;t&eacute; de Rouen pour cacher la grande g&ecirc;ne o&ugrave; elles
+&eacute;taient.</p>
+
+<p>Chez nous, les choses avaient bien chang&eacute;, non pas pour moi: je ne sais
+pas quelle r&eacute;volution il aurait fallu pour qu'on me donn&acirc;t mon content
+de soupe, mais pour les ma&icirc;tres.</p>
+
+<p>Louaisot l'ancien baissait, le fils Jacques haussait.</p>
+
+<p>La bonne femme tenait son ancien niveau, juste, qui l'avait mise
+autrefois au-dessous de l'ancien, au-dessus du fils Jacques, et qui la
+mettait maintenant au-dessous du fils Jacques, au-dessus de l'ancien.</p>
+
+<p>Cela ne s'&eacute;tait pas produit sans de terribles batailles int&eacute;rieures. Le
+vieux &eacute;tait titulaire, en d&eacute;finitive et tenait ferme &agrave; son autorit&eacute;. Je
+crus un instant qu'il allait gagner la partie.</p>
+
+<p>Mais voyez ce qui se passe quand un roi tombe ou qu'une r&eacute;publique s'en
+va. C'est toujours de l'int&eacute;rieur de la boutique que part le mauvais
+coup. Et qui nous trahirait si ce n'&eacute;taient les n&ocirc;tres? Quand la bonne
+femme vit que l'ancien d&eacute;gringolait et que le fils Jacques montait elle
+se mit &agrave; taper sur l'ancien pour le compte du fils Jacques.</p>
+
+<p>Le vieux se d&eacute;battit puis resta tranquille. On se comporta du reste
+d&eacute;cemment avec lui. La bonne femme lui ravaudait toujours ses bonnets de
+coton et il restait le ma&icirc;tre &agrave; la condition de faire tout ce que le
+fils Jacques voulait.</p>
+
+<p>La derni&egrave;re fois que l'ancien se mit en col&egrave;re pour tout de bon, ce fut
+un soir ou le fils Jacques apporta une robe de soie &agrave; la bonne femme.</p>
+
+<p>La bonne femme en robe de soie! Le fait est que &ccedil;a me parut une dr&ocirc;le
+d'id&eacute;e. Du premier coup le vieux parla de les jeter tous deux &agrave; la
+porte.</p>
+
+<p>Le fils Jacques dit &agrave; sa m&egrave;re de s'en aller, et resta seul avec son
+p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Papa, demanda-t-il tranquillement, qu'est-ce que vous f&icirc;tes jadis
+quand feu mon grand-p&egrave;re tomba en enfance?</p>
+
+<p>Le vieux leva la main. Le jeune la lui prit et la serra sans m&eacute;chancet&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a rien de b&ecirc;te comme de se fourrer des attaques d'apoplexie
+foudroyante, lui dit-il. Voil&agrave; vos deux grosses veines qui se gonflent
+et votre cou qui enfle comme celui d'un dindon.... Vous dites &agrave; feu mon
+grand-p&egrave;re, c'est ma grand'm&egrave;re qui me l'a racont&eacute;: &laquo;Papa, chacun son
+tour. Vous avez men&eacute; l'attelage tant que vous avez eu bon &oelig;il et bon
+poignet. Maintenant vos lunettes n'y voient goutte et votre moignon
+tremble. Vous verseriez la diligence, papa, je prends les guides et le
+fouet.&raquo; Il para&icirc;t tout de m&ecirc;me que c'&eacute;tait vrai car le p&egrave;re mit son
+menton dans son giron.</p>
+
+<p>&mdash;Moi je ne vous dis pas &ccedil;a, papa, reprit le fils Jacques, parce que je
+vaux mieux que vous. Je vous dis: restez sur votre si&egrave;ge, mais
+laissez-moi manier le fouet et tenir les chevaux en bride. Comme &ccedil;a,
+vous vivrez et vous mourrez tranquillement.</p>
+
+<p>L'ancien ne r&eacute;pondit pas tout de suite. Il savait bien que la r&eacute;sistance
+&eacute;tait impossible &agrave; cause de la d&eacute;fection de sa bonne femme. Aussi sa
+rancune alla contre la bonne femme.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien que tu m&egrave;nes les affaires, Fanfan, dit-il, mais pourquoi
+acheter de la soie &agrave; la vieille?</p>
+
+<p>Le fils Jacques se redressa.</p>
+
+<p>&mdash;Papa, fit-il, vous n'avez jamais &eacute;t&eacute; en &eacute;tat de me comprendre. Vous
+souvenez-vous d'un soir o&ugrave; vous me refus&acirc;tes trente sous d'une m&eacute;canique
+que j'avais invent&eacute;e? C'&eacute;tait pour la tontine.... Oui? Vous vous en
+souvenez, pas vrai? C'est vrai qu'il y manquait quelque petite chose. Un
+premier jet n'est pas complet. Mais voil&agrave; sept ans que j'y travaille et
+que je la perfectionne. C'est d&eacute;j&agrave; un joli ouvrage maintenant et &ccedil;a
+deviendra encore un plus joli ouvrage plus tard. Le temps importe peu
+quand on est jeune. J'y mettrai tout le temps qu'il faudra, et toutes
+les herbes de la Saint-Jean aussi pour que l'affaire devienne la reine
+des affaires. La robe de soie que j'ai donn&eacute;e &agrave; M<sup>me</sup> Louaisot, mon papa,
+est une herbe de la Saint-Jean destin&eacute;e &agrave; nourrir l'affaire.</p>
+
+<p>Depuis ce soir-l&agrave;, le vieux ne remua plus. Je n'y gagnai pas, car
+n'ayant plus personne &agrave; mener il prit l'habitude de me battre. Le fils
+Jacques et la bonne femme pens&egrave;rent qu'on ne pouvait lui refuser cette
+satisfaction-l&agrave;.</p>
+
+<p>Mais d'un autre c&ocirc;t&eacute;, comme je fus bient&ocirc;t seul &agrave; le servir, l'id&eacute;e me
+vint de lui voler une part de son manger, et je ne m'&eacute;tais jamais vu &agrave;
+pareille f&ecirc;te. Je sus vers cette &eacute;poque ce que c'&eacute;tait qu'un blanc de
+poulet!</p>
+
+<p>Le fils Jacques menait l'&eacute;tude quoique Louaisot l'ancien f&ucirc;t toujours
+assis devant son grand bureau de bois noir. Mais le fils Jacques faisait
+encore bien d'autres choses.</p>
+
+<p>Depuis son retour au logis, il s'amusait assez bien avec des mauvais
+sujets venus de Dieppe: cela ne l'emp&ecirc;chait pas de travailler beaucoup.
+Il &eacute;tait savant. Je l'ai vu passer des nuits enti&egrave;res sur des livres de
+philosophie ou de math&eacute;matiques. Il lisait cinq ou six langues aussi
+couramment que le fran&ccedil;ais. La bonne femme qui l'adorait, le grondait
+souvent au sujet de ses veilles. Il r&eacute;pondait:</p>
+
+<p>&mdash;Les gens qui dirigent les fouilles dans les mines sont oblig&eacute;s d'aller
+&agrave; l'&Eacute;cole polytechnique; moi, je fouille quelque chose de bien plus
+profond et de bien plus riche qu'une mine. Pour installer ma m&eacute;canique,
+il faut tout savoir. Je saurai tout!</p>
+
+<p>Sa chambre &eacute;tait encombr&eacute;e de livres, il y en avait un grand nombre dont
+je ne peux pas dire les titres parce qu'ils &eacute;taient en langues
+&eacute;trang&egrave;res, mais je me souviens d'un tas de bouquins sur la police, de
+la collection compl&egrave;te des <i>causes c&eacute;l&egrave;bres</i>&mdash;j'y fourrais bien, moi
+aussi, le nez quelquefois,&mdash;de trait&eacute;s allemands et anglais sur
+l'<i>Induction</i>, la <i>D&eacute;duction</i>, le <i>Calcul des probables</i> et <i>l'&Eacute;chelle
+des pr&eacute;somptions.</i></p>
+
+<p>Il avait us&eacute; &agrave; force de le lire un ouvrage &eacute;crit en anglais, par un
+auteur dont j'ai vu le nom, longtemps apr&egrave;s affich&eacute; aux devantures des
+libraires parisiens: Edgar Poe.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait pour faire le Mal qu'il &eacute;tudiait ainsi, mais il n'y a pas
+beaucoup d'hommes qui se donnent autant de peine pour faire le Bien.</p>
+
+<p>J'ai vu depuis des jeunes savants qui travaillaient pour passer leurs
+examens. Ce n'&eacute;tait rien aupr&egrave;s du fils Jacques. Aussi quand il &eacute;tait de
+bonne humeur, il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Je passe mes examens vis-&agrave;-vis de moi-m&ecirc;me. Rien ne me r&eacute;sistera.
+Quand il en sera temps, je ferai dire au diable qu'il peut venir, et il
+me recevra docteur.</p>
+
+<p>M. Louaisot l'ancien mourut tout seul et sans secours un soir que
+j'&eacute;tais en course. Sa bonne femme, qui avait bu trop de cidre, s'&eacute;tait
+endormie aupr&egrave;s du feu de la cuisine.</p>
+
+<p>On trouva le vieux &agrave; moiti&eacute; hors de son lit. Il avait cri&eacute;, puis il
+avait essay&eacute; de se lever. C'est la fin ordinaire des rois d&eacute;gomm&eacute;s.</p>
+
+<p>L'enterrement fut superbe: la vieille mit sa robe de soie pour la
+premi&egrave;re fois pour recevoir les visites du deuil.</p>
+
+<p>Le fils Jacques se fit nommer titulaire sans difficult&eacute;. Il devint M<sup>e</sup>
+Louaisot. Dans le pays, on vit bien tout de suite qu'il irait plus vite
+que son p&egrave;re.</p>
+
+<p>Au bout de dix mois la bonne femme fut install&eacute;e &agrave; la moderne et tint
+maison. &Ccedil;a ne lui allait pas beaucoup dans les commencements, mais peu &agrave;
+peu elle s'habitua &agrave; boire du bordeaux au lieu de cidre.</p>
+
+<p>&mdash;On se fait &agrave; tout, disait-elle.</p>
+
+<p>Nous verrons bien plus tard pourquoi le nouveau Louaisot r&eacute;gnant donnait
+toutes ces belles fa&ccedil;ons &agrave; sa reine-m&egrave;re.</p>
+
+<p>Le voisinage ne se fit pas du tout prier pour venir chez nous. En
+d&eacute;finitive, nous &eacute;tions une vieille boutique. Les secrets de tout le
+pays dormaient dans nos cartons. On s'&eacute;tonna bien un peu de voir M.
+Louaisot prendre tout &agrave; coup un train de gentilhomme, mais on pensait
+qu'il &eacute;tait bien assez riche pour cela. M. Barnod &eacute;tait mort, je ne
+saurais pas trop dire quand, car les gens comme lui vont et viennent
+sans qu'on s'en aper&ccedil;oive. Je me souviens seulement que sa collection
+min&eacute;ralogique fut vendue &agrave; l'encan parce qu'elle encombrait trois
+chambres. Il avait employ&eacute; sa vie &agrave; la former. On en eut 25 fr. 50 c.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Barnod fut tutrice d'Olympe, selon le droit. On nomma pour subrog&eacute;
+tuteur M. le juge Ferrand.</p>
+
+<p>Olympe &eacute;tait une petite demoiselle. Il n'y a jamais eu rien au monde de
+si joli qu'elle en ce temps-l&agrave;. Bien entendu. Louaisot ne pouvait plus
+jouer au professeur avec elle, mais il avait gagn&eacute; enti&egrave;rement la
+confiance de M<sup>me</sup> Barnod, qui le consultait en tout. Il avait pris un air
+grave et tout &agrave; fait notaire. Ses ennemis eux-m&ecirc;mes disaient qu'il
+aurait pu &eacute;pouser n'importe qui dans le pays.</p>
+
+<p>Mais souvenons-nous de la m&eacute;canique expliqu&eacute;e au vieux pendant que je
+faisais semblant de dormir dans ma soupente.</p>
+
+<p>Pour la m&eacute;canique, Louaisot ne pouvait &eacute;pouser qu'Olympe.</p>
+
+<p>Non pas Olympe Barnod, mais Olympe, veuve de M. le marquis de Chambray.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &eacute;crit.&mdash;Seulement, M. le marquis de Chambray vivait comme un
+loup, et Olympe ne sortait gu&egrave;re de l'enclos de sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>Olympe et le marquis ne s'&eacute;taient jamais vus.</p>
+
+<p>Patience. Il y avait autre chose &agrave; r&eacute;gler avant cela.</p>
+
+<p>Qui dit m&eacute;canique parle naturellement de pr&eacute;cision et surtout de
+r&eacute;gularit&eacute;. Ce n'est pas dans ces choses-l&agrave; qu'on peut mettre la charrue
+avant les b&oelig;ufs.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Barnod mourut au mois de juin 1852. Olympe avait seize ans.</p>
+
+<p>On raconta, dans le pays, que M. Louaisot avait men&eacute; au lit de mort de
+la bonne dame une petite fille de six ou sept ans, du nom de Fanchette.
+Le fait est probable, mais je n'en eus point connaissance personnelle.</p>
+
+<p>Ce qui est s&ucirc;r, c'est que le testament donna une preuve bien certaine de
+la confiance que la d&eacute;funte avait en M. Louaisot.</p>
+
+<p>Ce testament d&eacute;signa express&eacute;ment M. Louaisot comme devant &ecirc;tre le
+tuteur d'Olympe.</p>
+
+<p>La chose &eacute;tait &eacute;videmment en dehors du droit; aussi le conseil de
+famille avait &agrave; sanctionner ou &agrave; repousser ce d&eacute;sir maternel.</p>
+
+<p>M. le juge Ferrand, qui &eacute;tait subrog&eacute;-tuteur du vivant de la m&egrave;re, se
+posa ici tout franchement en adversaire de M. Louaisot. Il fit valoir
+devant le conseil de famille, dans un discours o&ugrave; per&ccedil;ait quelque
+rancune de n'avoir pas &eacute;t&eacute; d&eacute;sign&eacute; par la m&egrave;re,&mdash;lui, l'ancien
+subrog&eacute;-tuteur,&mdash;il fit valoir un assez grand nombre de consid&eacute;rations
+parmi lesquelles l'&acirc;ge du jeune notaire &eacute;tait plac&eacute; en premi&egrave;re ligne.</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> Olympe Barnod &eacute;tait maintenant une fille nubile. Comment lui donner
+pour retraite la maison d'un jeune homme qui atteignait &agrave; peine ses
+trente ans?</p>
+
+<p>Cette consid&eacute;ration parut impressionner assez vivement le conseil.</p>
+
+<p>Mais M. Louaisot prit la parole &agrave; son tour, disant qu'il croirait
+manquer &agrave; son devoir envers la d&eacute;funte s'il d&eacute;sertait sans combattre le
+poste d'honneur qu'elle lui avait confi&eacute;.</p>
+
+<p>M. Ferrand &eacute;tait connu comme orateur; personne ne savait encore si M.
+Louaisot parlait bien ou mal. Son succ&egrave;s fut d'autant plus grand que
+l'&eacute;tonnement de l'entendre discourir beaucoup mieux que M. Ferrand vint
+&agrave; tout le monde.</p>
+
+<p>Il rendit justice tout d'abord aux excellentes intentions de son
+adversaire qui parlait uniquement, sans doute dans l'int&eacute;r&ecirc;t de la
+mineure, et ajouta tout de suite que, si sa maison &eacute;tait choisie par le
+conseil pour y abriter Olympe, il supplierait M. Ferrand d'en apprendre
+bien vite le chemin.</p>
+
+<p>Ayant ensuite combattu les diverses consid&eacute;rations pr&eacute;sent&eacute;es par le
+juge et qu'il &eacute;carta comme en se jouant, il arriva &agrave; la question d'&acirc;ge.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il, faisant comme s'il n'e&ucirc;t pu retenir un sourire, les
+choses se pr&eacute;sentent en v&eacute;rit&eacute; comme si M. Ferrand et moi nous &eacute;tions
+deux comp&eacute;titeurs. Prenons-le donc ainsi. Il sera tuteur de M<sup>lle</sup> Barnod,
+au cas o&ugrave; vous me jugeriez indigne de l'&ecirc;tre moi-m&ecirc;me. Eh bien! M.
+Ferrand est gar&ccedil;on comme moi, &agrave; moins qu'il ne nous d&eacute;clare aujourd'hui
+un mariage secret; M. Ferrand est jeune comme moi, car une diff&eacute;rence de
+quatre ou cinq ans est insignifiante dans l'esp&egrave;ce. M. Ferrand aurait-il
+donc &agrave; pr&eacute;senter des garanties que je ne puis fournir?</p>
+
+<p>Il en est une, Messieurs, la meilleure de toutes. L'un de nous deux peut
+l'offrir, en effet, mais il se trouve que ce n'est pas M. Ferrand.</p>
+
+<p>Moi, <i>j'ai une m&egrave;re</i>, avec laquelle je vis et vivrai jusqu'&agrave; ce que Dieu
+me la prenne, une m&egrave;re respectable, femme du monde, entretenant des
+relations avec les premi&egrave;res familles de la contr&eacute;e, une m&egrave;re qui
+gouverne ma maison, qui &eacute;claire ma conduite et qui sera pour ma pupille
+non seulement un guide, mais un porte-respect.</p>
+
+<p>J'en suis f&acirc;ch&eacute; pour M. Ferrand. Il mettrait donc sa pupille au couvent,
+puisque pour la garder il n'a ni femme ni m&egrave;re!</p>
+
+<p>Louaisot l'ancien n'avait pas devin&eacute; cela, mais vous comprenez
+maintenant pourquoi le fils Jacques avait <i>achet&eacute; de la soie &agrave; la
+vieille.</i></p>
+
+<p>&Agrave; l'unanimit&eacute;, le conseil de famille adjugea la tutelle &agrave; M. Louaisot.</p>
+
+<p>La justice ratifia cette d&eacute;cision. C'&eacute;tait un grand pas de fait.</p>
+
+<p>La m&eacute;canique invent&eacute;e par le fils Jacques commen&ccedil;ait &agrave; dessiner ses
+rouages. Un homme habile aurait d&eacute;j&agrave; devin&eacute; son mouvement. Le juge
+Ferrand &eacute;tait un homme habile, mais il eut le tort de bouder. Il se
+retira.</p>
+
+<p>M. Louaisot resta seul en face d'Olympe.</p>
+
+<p>Voici que nous entrons dans le vif de l'affaire.</p>
+
+<p>Jusqu'&agrave; pr&eacute;sent M. Louaisot avait travaill&eacute; comme un n&egrave;gre on peut le
+dire, autour de la tontine, sans se pr&eacute;occuper autrement de la tontine
+elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il &eacute;tablissait, &agrave; des distances inou&iuml;es, les premiers travaux d'un si&egrave;ge
+r&eacute;gulier qui mena&ccedil;ait non pas le dernier vivant quelconque de la
+tontine, ou du moins son h&eacute;ritage, mais un dernier vivant d&eacute;nomm&eacute;, qu'il
+avait choisi entre les cinq.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin de faire remarquer que si le cours de la nature ou la
+volont&eacute; de la Providence venait &agrave; d&eacute;ranger l'ordre des d&eacute;c&egrave;s fix&eacute; par M.
+Louaisot lui-m&ecirc;me, la m&eacute;canique dudit M. Louaisot se d&eacute;traquait aussit&ocirc;t
+et n'&eacute;tait plus bonne qu'&agrave; mettre au grenier.</p>
+
+<p>Il n'avait pas l'air, en v&eacute;rit&eacute;, de craindre le moindre achoppement de
+ce c&ocirc;t&eacute;. On e&ucirc;t dit qu'il avait fait un pacte avec la destin&eacute;e.</p>
+
+<p>Il laissait les membres de la tontine v&eacute;g&eacute;ter comme ils l'entendaient au
+fond d'une mis&egrave;re, devenue si normale qu'elle n'excitait m&ecirc;me plus la
+curiosit&eacute;.</p>
+
+<p>Peu de jours apr&egrave;s l'entr&eacute;e d'Olympe &agrave; la maison, j'appris dans mes
+courses que le premier des cinq fournisseurs associ&eacute;s avait pay&eacute; son
+tribut &agrave; la nature.</p>
+
+<p>Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, avait &eacute;t&eacute; trouv&eacute; mort dans le foss&eacute;
+de la grand'route qui m&egrave;ne d'Yvetot &agrave; Rouen. Les constatations m&eacute;dicales
+d&eacute;non&ccedil;aient une congestion au cerveau, occasionn&eacute;e par l'ivresse.</p>
+
+<p>Je me h&acirc;tai de rentrer chez nous pour apprendre la nouvelle au patron.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens, fit-il, on ne parle pas de traces de lutte?</p>
+
+<p>&mdash;Quelque chose comme une pouss&eacute;e entre ivrognes, mais pas de blessures
+ayant pu occasionner la mort.</p>
+
+<p>Louaisot r&eacute;fl&eacute;chit un instant, puis il dit:</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a commence! Joseph Huroux est un malin. Je le surveillerai.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais d&eacute;poss&eacute;d&eacute; de ma soupente parce qu'on avait donn&eacute; l'ancien
+appartement du vieux Louaisot &agrave; M<sup>lle</sup> Olympe-Barnod.</p>
+
+<p>Elle reposait l&agrave;, bien tranquille, sous l'aile m&ecirc;me de la vieille m&egrave;re
+Louaisot dont la chambre &agrave; coucher s'ouvrait &agrave; deux pas du lit de la
+fillette.</p>
+
+<p>Toutes les convenances &eacute;taient du reste gard&eacute;es admirablement. La bonne
+femme ne bougeait pas de la maison et c'&eacute;tait un va et vient perp&eacute;tuel
+des familles du voisinage qui avaient d&eacute;cid&eacute;ment adopt&eacute; le salon
+Louaisot comme centre de la bonne compagnie du canton.</p>
+
+<p>Olympe &eacute;tait triste de la mort de sa m&egrave;re, mais ce n'&eacute;tait pas une de
+ces tristesses qui fuient le bruit. Elle aimait le monde. Il est vrai
+que le monde l'adorait.</p>
+
+<p>Ce noble ermite du ch&acirc;teau voisin, le sauvage marquis de Chambray
+s'&eacute;tait attir&eacute; hors de son trou petit &agrave; petit. Il &eacute;tait venu d'abord
+sous pr&eacute;texte d'affaires, car tous ses dossiers de famille &eacute;taient &agrave;
+l'&eacute;tude. Maintenant il ne se passait pas de semaine sans qu'il arriv&acirc;t
+au salon avec un gros bouquet cueilli dans sa serre magnifique.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re apparition du marquis fit &agrave; Louaisot l'effet joyeux que
+produit sur l'araign&eacute;e la mouche imprudente effleurant de sa patte un
+fil de la toile tendue, pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; son intention.</p>
+
+<p>Certes, la mort de Jean Pierre Martin ne l'avait pas frapp&eacute; si
+agr&eacute;ablement.</p>
+
+<p>Les rouages s'engrenaient. On allait voir le premier tour de manivelle.</p>
+
+<p>Souvenez-vous que j'avais entendu le plan explicatif de la machine. Je
+poss&eacute;dais la cl&eacute;, je pouvais juger.</p>
+
+<p>Olympe n'entretenait de correspondance avec personne, sinon avec un
+jeune gar&ccedil;on, ami de son enfance et dont j'ai d&ucirc; parler d&eacute;j&agrave;: M. Lucien
+Thibaut qui faisait alors ses &eacute;tudes &agrave; Paris. La veille de No&euml;l de cette
+ann&eacute;e 1852, elle avait re&ccedil;u une lettre de ce Lucien, et elle &eacute;tait tout
+heureuse.</p>
+
+<p>Entre eux, je ne saurais pas dire si c'&eacute;tait de l'amour, mais Olympe l'a
+aim&eacute; plus tard avec passion. Elle l'aime encore.</p>
+
+<p>Dans la maison Louaisot, depuis son arriv&eacute;e, elle &eacute;tait trait&eacute;e comme
+une petite reine. Personne ne lui demandait compte de ses actions et
+tout le monde s'attachait &agrave; lui plaire. Elle &eacute;tait gard&eacute;e mieux qu'un
+tr&eacute;sor: la bonne femme couchait d'un c&ocirc;t&eacute; d'elle et Louette de l'autre.</p>
+
+<p>Ce soir l&agrave;, M<sup>me</sup> veuve Louaisot fit la partie d'aller &agrave; la messe de
+minuit. Louette demanda la permission de l'accompagner. Elles partirent
+vers onze heures parce que l'&eacute;glise &eacute;tait loin. On mit pour gardienne, &agrave;
+la place de Louette, une jeune paysanne des environs d'Yvetot qui &eacute;tait
+depuis peu au service des Louaisot et qui s'appelait P&eacute;lagie.</p>
+
+<p>Olympe &eacute;tait heureuse d'&ecirc;tre seule, parce qu'elle voulait r&eacute;pondre &agrave;
+Lucien. Vers minuit, au moment o&ugrave; elle appartenait tout enti&egrave;re au
+plaisir de sa correspondance, elle entendit le parquet de sa chambre
+craquer.</p>
+
+<p>Elle leva les yeux avec un sentiment de frayeur irr&eacute;fl&eacute;chie et vit un
+homme debout devant elle.</p>
+
+<p>Elle appela Louette, sans songer que Louette &eacute;tait absente.</p>
+
+<p>Un ronflement sonore lui r&eacute;pondit de la chambre voisine o&ugrave; P&eacute;lagie
+dormait &agrave; triple carillon.</p>
+
+<p>Du reste, Olympe ne renouvela point son cri, car elle avait reconnu M.
+Louaisot son tuteur.</p>
+
+<p>Si elle ne l'avait pas reconnu tout de suite, c'est que le beau notaire
+&eacute;tait, en v&eacute;rit&eacute;, ce soir, diff&eacute;rent de lui-m&ecirc;me. Un gros paletot de
+campagne l'alourdissait et l'&eacute;paississait. Au lieu du galant jeune homme
+qui l'entourait, tant que durait le jour, de courtoisie et de respects
+affectueux, elle voyait ici quelque chose comme un surveillant f&acirc;cheux:
+un vrai tuteur de com&eacute;die.</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re demoiselle, dit Louaisot d'un ton qu'elle trouva s&eacute;v&egrave;re, je
+suis rentr&eacute; tard. On m'a dit que vous receviez des lettres d'un jeune
+homme.... Olympe se mit &agrave; trembler. Peut-&ecirc;tre &eacute;tait-ce de col&egrave;re, car
+c'&eacute;tait une imp&eacute;rieuse enfant.</p>
+
+<p>M. Louaisot se rapprocha comme s'il e&ucirc;t voulu saisir la lettre qu'elle
+&eacute;crivait. Elle la retira avec indignation.</p>
+
+<p>Louaisot se mit &agrave; sourire. Je ne sais comment le lourd paletot &eacute;carta
+ses revers laissant voir un &eacute;l&eacute;gant costume de ville.</p>
+
+<p>Ceux qui me lisent auront occasion bient&ocirc;t de voir &agrave; quel point cet
+homme &eacute;tait com&eacute;dien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voil&agrave; toute boulevers&eacute;e, ma ch&egrave;re enfant, dit-il avec douceur.
+Vous retirez votre lettre comme si vous aviez crainte de me voir vous
+l'arracher. Avez-vous donc eu &agrave; vous plaindre de la mani&egrave;re dont vous
+&ecirc;tes trait&eacute;e chez moi?</p>
+
+<p>Olympe rougit et courba la t&ecirc;te. Louaisot prit un si&egrave;ge aupr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>Ceci &eacute;tait jou&eacute; sup&eacute;rieurement. L'effet voulu &eacute;tait produit. Olympe,
+d&eacute;rout&eacute;e, n'avait pas trouv&eacute; le joint pour dire: &laquo;Monsieur, que venez
+vous faire chez moi &agrave; cette heure?&raquo;</p>
+
+<p>Et c'&eacute;tait exactement tout ce que Louaisot voulait.</p>
+
+<p>Quand Louaisot fut assis, le campagnard avait disparu avec le gros
+paletot, jet&eacute; sur le dos d'une chaise. Le beau jeune homme &eacute;tait revenu.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai donc l'air d'un tyran? demanda-t-il avec sa gaiet&eacute; ordinaire, o&ugrave;
+il mettait une nuance de sensibilit&eacute;. De mes droits cependant, je ne
+r&eacute;clame que celui de dire &agrave; ma ch&egrave;re pupille que la nuit est faite pour
+dormir et que notre bel &eacute;tudiant Lucien Thibaut peut bien attendre sa
+r&eacute;ponse jusqu'&agrave; demain.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'avais pas sommeil... balbutia Olympe qui n'avait qu'une pens&eacute;e:
+excuser son empressement.</p>
+
+<p>Puis prise de ce besoin particulier aux femmes qui nient comme elles
+respirent; elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ce que vous croyez, Monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous savez ce que je crois, Olympe? demanda Louaisot.</p>
+
+<p>Il souriait toujours. Il avait des yeux comme je n'en ai vu &agrave; personne.
+Il se pencha un peu en avant. Les boucles brillantes de ses cheveux
+jou&egrave;rent autour de son sourire.</p>
+
+<p>Olympe se sentit rougir.</p>
+
+<p>Ceux qui connaissent maintenant cet homme-l&agrave; et qui ne l'ont pas connu
+au temps dont je parle, croiront que je me moque. Il &eacute;tait beau jusqu'&agrave;
+produire chez la jeune fille un sentiment de malaise magn&eacute;tique.</p>
+
+<p>P&eacute;lagie ronflait, mais elle ne dormait pas.</p>
+
+<p>Il y avait trois femmes &agrave; la maison, et Dieu sait que cette aventure
+extraordinaire leur fut un sujet de conversation pendant bien des jours.</p>
+
+<p>J'ai vu ce que je raconte par ma pauvre St&eacute;phanie qui faisait tous les
+soirs la veill&eacute;e avec Louette et P&eacute;lagie.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, reprit Louaisot dont la voix grave vibrait comme les cordes
+basses d'une harpe, que vous &ecirc;tes belle, divinement pure, et que votre
+c&oelig;ur va s'&eacute;veiller. Vous n'avez plus de m&egrave;re, et c'est moi que votre
+m&egrave;re a choisi pour la remplacer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, murmura Olympe. Ma m&egrave;re avait confiance en vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'elle savait le fond de mon &acirc;me, et que tous deux&mdash;votre m&egrave;re
+et moi&mdash;nous avions caus&eacute; bien souvent de ce qui arrive aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! de Lucien?</p>
+
+<p>&mdash;Non pas de Lucien... ou plut&ocirc;t, si fait, je crois bien que le nom de
+votre jeune camarade d'enfance est venu, et m&ecirc;me plus d'une fois dans
+nos entretiens....</p>
+
+<p>&mdash;Ma m&egrave;re l'aimait, interrompit Olympe.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois me souvenir de cela. Et il parait que le jeune homme le
+m&eacute;rite &agrave; tous &eacute;gards.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, fit Olympe.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui! r&eacute;p&eacute;ta Louaisot, contrefaisant l'accent de sa pupille avec
+une moquerie tout impr&eacute;gn&eacute;e d'exquise bont&eacute;. Moquerie de jeune m&egrave;re ou
+de s&oelig;ur a&icirc;n&eacute;e.</p>
+
+<p>Olympe qui avait les larmes aux yeux se mit &agrave; sourire.</p>
+
+<p>Elle lui tendit la main.</p>
+
+<p>M. Louaisot la toucha du bout de ses doigts.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'&eacute;tait pourtant pas, continua-t-il, de M. Lucien en
+particulier que nous causions, votre ch&egrave;re m&egrave;re et moi, quand nous
+&eacute;tions seuls le soir et que notre veill&eacute;e se prolongeait si tard. Nous
+causions&mdash;en g&eacute;n&eacute;ral&mdash;de celui qui serait assez heureux pour mettre
+entre vos paupi&egrave;res la premi&egrave;re larme.</p>
+
+<p>Olympe essuya ses yeux pr&eacute;cipitamment.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous qui m'avez fait pleurer! dit-elle avec vivacit&eacute;.</p>
+
+<p>Les cils du beau tuteur s'abaiss&egrave;rent pour cacher l'&eacute;clair de son
+regard. Ceci &eacute;tait-il un augure de triomphe?</p>
+
+<p>Il venait de parler du premier pleur d'amour et l'enfant s'&eacute;tait &eacute;cri&eacute;e:
+&laquo;C'est vous qui l'avez fait couler!&raquo;</p>
+
+<p>Elle devait &ecirc;tre plus tard une femme habile et redoutable, pr&eacute;cis&eacute;ment
+par le fait de ce ma&icirc;tre qui allait lui donner des le&ccedil;ons.</p>
+
+<p>Mais ce n'&eacute;tait alors qu'une petite fille. Le ma&icirc;tre la dominait de
+toute sa funeste science.</p>
+
+<p>Il avait amen&eacute; l'entretien juste au point o&ugrave; il le voulait. D&eacute;sormais
+l'entretien lui appartenait.</p>
+
+<p>&mdash;Admettons donc que ce soit M. Lucien, poursuivit-il, et si c'est
+Lucien, enfant ch&eacute;rie, Lucien devient aussit&ocirc;t le plus aim&eacute; de mes amis.
+Je n'ai qu'un but dans la vie: me d&eacute;vouer &agrave; vous, remplacer pour vous
+celle qui vous aimait si tendrement.</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re! ma bonne m&egrave;re! murmura Olympe.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n'est pas au hasard, ma fille que je suis venu pr&egrave;s de vous &agrave;
+l'heure o&ugrave; personne ne m'&eacute;coute. Personne ne doit &eacute;couter les
+confidences qu'une fille fait &agrave; sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>Olympe devint froide. On n'est pas parfait. Louaisot avait d&eacute;pass&eacute; le
+but. Mais son adresse de chat le rattrapa aux branches.</p>
+
+<p>&mdash;Les mamans grondent, dit-il en quittant le ton sentimental. Les
+petites filles raisonnent. Il n'est pas bon que tout le monde entende
+ces choses-l&agrave;.</p>
+
+<p>Olympe r&eacute;concili&eacute;e, lui tendit la main en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez mon fr&egrave;re. Je sens que ma m&egrave;re a bien fait de se confier en
+vous.</p>
+
+<p>...Les messes de No&euml;l sont longues en Normandie. Une grande heure
+s'&eacute;tait &eacute;coul&eacute;e. Le jeune tuteur et sa pupille &eacute;taient toujours assis
+l'un aupr&egrave;s de l'autre.</p>
+
+<p>Seulement on n'entendait plus P&eacute;lagie ronfler parce que la porte qui
+communiquait avec sa chambre avait &eacute;t&eacute; ferm&eacute;e.</p>
+
+<p>Cela s'&eacute;tait fait dans un de ces jeux de sc&egrave;ne auxquels Louaisot
+excellait.</p>
+
+<p>La porte avait &eacute;t&eacute; ferm&eacute;e sur le d&eacute;sir exprim&eacute; par Olympe elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>On est &eacute;mu parfois m&ecirc;me aupr&egrave;s d'une s&oelig;ur, m&ecirc;me aupr&egrave;s d'une m&egrave;re,
+quand on s'entretient de certains sujets. Olympe &eacute;tait &eacute;mue tr&egrave;s &eacute;mue.
+Son c&oelig;ur avait ce spasme charmant et inquiet qui &eacute;tonne si doucement
+les jeunes filles. Mais son &eacute;motion ne l'effrayait plus. Elle se sentait
+en s&ucirc;ret&eacute; comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; aupr&egrave;s de sa m&egrave;re ou de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Encore une fois Louaisot avait produit avec une exactitude math&eacute;matique
+l'impression qui lui faisait besoin.</p>
+
+<p>Cette impression l&agrave; et non pas une autre. C'&eacute;tait un savant coquin et le
+diable avait bien pu le recevoir &agrave; tous ses examens.</p>
+
+<p>&mdash;Olympe, si vous l'aimez, reprit-il au bout de cette heure qui avait
+pass&eacute; comme une minute, &agrave; quoi sert de discuter? C'est moi qui le
+prendrai par la main pour l'amener dans vos bras. Votre m&egrave;re aurait fait
+cela, je le ferai; c'est ma mission. Est-ce que j'aurai seulement une
+seule pens&eacute;e pour moi, ch&egrave;re, ch&egrave;re enfant? Non, vous ne saurez m&ecirc;me pas
+qu'au fond de mon c&oelig;ur... mais, pour que vous ne le sachiez pas, je
+dois me taire.</p>
+
+<p>Il r&eacute;prima un soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Lucien! continua-t-il, c'est Lucien! Lucien m&eacute;rite d'&ecirc;tre heureux,
+puisqu'il a su vous plaire. &Eacute;tait-ce lui que votre m&egrave;re r&ecirc;vait? je n'en
+sais rien. Qu'importe? C'est de vous qu'il s'agit. Vous seule devez
+choisir.&mdash;Oh! certes, elle se faisait un tableau d&eacute;licieux de votre
+bonheur, votre excellente m&egrave;re. Si elle ne songeait pas &agrave; Lucien, c'est
+qu'il n'est qu'un enfant &agrave; c&ocirc;t&eacute; de vous: l'homme reste toujours plus
+jeune que la femme. Elle voyait, elle voulait votre t&ecirc;te charmante
+appuy&eacute;e contre un sein viril, contre un c&oelig;ur fort! Les m&egrave;res savent la
+vie. Les mots: <i>Je t'aime</i> quand ils sont dits par un homme doivent
+venir d'en haut et non pas d'en bas....</p>
+
+<p>&mdash;Lucien est un noble c&oelig;ur, dit Olympe sans col&egrave;re. Lucien est
+au-dessus de moi. J'aime Lucien.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il soit donc le plus heureux des hommes! mais qu'il vous aime,
+Olympe, comme vous m&eacute;ritez d'&ecirc;tre aim&eacute;e! qu'il vous donne ce paradis
+d'amour auquel nulle femme autant que vous n'a droit sur la Terre! qu'il
+sache entra&icirc;ner votre jeunesse dans ces jardins de volupt&eacute; o&ugrave; Dieu veut
+que soit consomm&eacute;e la sainte union des c&oelig;urs! Olympe, Olympe, il faut
+un divin amour pour une divine cr&eacute;ature! Olympe! fille du ciel!...</p>
+
+<p>Il &eacute;tait p&acirc;le et ses yeux br&ucirc;laient.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait plus p&acirc;le que lui.</p>
+
+<p>Quelque chose de plus fort qu'elle-m&ecirc;me rivait sa prunelle &agrave; ce regard
+de serpent qui p&eacute;n&eacute;trait jusqu'au fond de son &ecirc;tre.</p>
+
+<p>Il avait gliss&eacute; son bras derri&egrave;re la taille d'Olympe. Le savait-elle?</p>
+
+<p>Il ne parlait plus. Elle &eacute;coutait encore ce nom de Lucien, si ardent et
+si doux quand il tombait des l&egrave;vres de cet homme.</p>
+
+<p>Lucien! Lucien! sa pens&eacute;e enti&egrave;re &eacute;tait &agrave; Lucien.</p>
+
+<p>&mdash;Je me sens mal, murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous ainsi? Vos
+yeux me blessent....</p>
+
+<p>Elle porta la main &agrave; son front, puis &agrave; son c&oelig;ur. Louaisot se pencha en
+avant et les boucles de leurs cheveux se touch&egrave;rent....</p>
+
+<p>Elle eut comme un grand effroi qui &eacute;tait le r&eacute;veil.</p>
+
+<p>Elle voulait s'enfuir. Les bras de Louaisot l'enla&ccedil;aient en m&ecirc;me temps
+que sa prunelle l'enveloppait comme un incendie.</p>
+
+<p>Il approcha lentement,&mdash;lentement ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Pour fuir, elle se renversa dans ses bras....</p>
+
+<p>La fascination est-elle une violence?</p>
+
+<p>Quand la bonne femme Louaisot revint de la messe de minuit, Olympe &eacute;tait
+seule dans sa chambre aupr&egrave;s de sa table o&ugrave; s'&eacute;parpillaient les morceaux
+d'une lettre d&eacute;chir&eacute;e.</p>
+
+<p>Louette rencontra Louaisot dans le corridor.</p>
+
+<p>Louaisot lui donna dix louis.</p>
+
+<p>&Agrave; l'automne suivant, Olympe fit une absence. Elle n'avait plus jamais
+&eacute;crit &agrave; Lucien Thibaut.</p>
+
+<p>M. Ferrand avait repris &agrave; la venir voir quelquefois.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait celui-l&agrave; qui avait pour elle le c&oelig;ur d'un p&egrave;re.</p>
+
+<p>Mais Olympe ne dit son secret &agrave; personne.</p>
+
+<p>Ha&iuml;ssait-elle Louaisot? Elle lui ob&eacute;issait.</p>
+
+<p>L'absence d'Olympe se prolongea deux semaines seulement, et nul n'y put
+rien trouver &agrave; redire. M<sup>me</sup> Louaisot m&egrave;re l'avait accompagn&eacute;e.</p>
+
+<p>Dans la ferme m&ecirc;me o&ugrave; la petite Fanchette avait &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e, un enfant du
+sexe masculin resta apr&egrave;s le d&eacute;part d'Olympe et fut nourri par maman
+Hulot.</p>
+
+<p>Nul ne s'aper&ccedil;ut dans le pays qu'Olympe all&acirc;t jamais le voir.</p>
+
+<p>Jusqu'&agrave; l'hiver, Olympe resta triste mortellement. M. Ferrand &eacute;tait
+comme une &acirc;me en peine. Il eut des inqui&eacute;tudes pour sa vie.</p>
+
+<p>&Agrave; l'hiver, Olympe retourna tout &agrave; coup dans le monde.</p>
+
+<p>M. Ferrand la revit sourire.</p>
+
+<p>Pour voir Olympe, M. Ferrand &eacute;tait forc&eacute; de voir Louaisot.</p>
+
+<p>Je ne sais pourquoi ce fut &agrave; M. Ferrand que le marquis de Chambray
+s'adressa quand il prit la d&eacute;termination de solliciter la main d'Olympe.
+M. Ferrand le trouva trop &acirc;g&eacute;. Ils &eacute;taient amis, le marquis et lui.</p>
+
+<p>M. Ferrand parla &agrave; Louaisot qui porta parole &agrave; Olympe. St&eacute;phanie sut par
+Louette qu'Olympe ne voulait pas &eacute;pouser le marquis, mais Olympe dit oui
+tout de m&ecirc;me parce que Louaisot le voulait.</p>
+
+<p>Il y avait l'enfant, d&eacute;sormais Louaisot &eacute;tait le ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Le fils Jacques avait dit &agrave; Louaisot l'ancien, dix ans auparavant:
+Olympe aura un enfant du marquis de Chambray, <i>son premier mari</i>.</p>
+
+<p>Olympe avait un enfant,&mdash;car toutes les portions du plan s'ex&eacute;cutaient
+une &agrave; une avec une rigueur math&eacute;matique.</p>
+
+<p>Rouage &agrave; rouage, la machine se montait.</p>
+
+<p>Il fallait maintenant que M. de Chambray f&ucirc;t le mari d'Olympe et que
+l'enfant f&ucirc;t &agrave; M. de Chambray.</p>
+
+<p>L'enfant de Louaisot. C'&eacute;tait l&agrave; le principal. Dans la main de Louaisot
+l'enfant &eacute;tait un n&oelig;ud coulant, pass&eacute; autour du cou d'Olympe.</p>
+
+<p>L'enfant se nommait Lucien, par une effrayante moquerie&mdash;et il
+ressemblait &agrave; Lucien Thibaut, en m&ecirc;me temps qu'&agrave; Olympe.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le fils d'un r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>M. le marquis de Chambray &eacute;tait d&eacute;j&agrave; un vieillard, mais un tr&egrave;s beau
+vieillard. Par sa naissance et par sa fortune il avait droit &agrave; &ecirc;tre
+consid&eacute;r&eacute; comme le personnage important du pays. Sa passion pour Olympe
+datait de plusieurs mois d&eacute;j&agrave;. Il aimait Olympe jusqu'&agrave; l'exc&egrave;s, comme
+on aime &agrave; son &acirc;ge quand on aime une Olympe. Tous les pr&eacute;liminaires du
+mariage furent r&eacute;gl&eacute;s ais&eacute;ment. Le marquis ne demandait qu'&agrave; combler sa
+fianc&eacute;e.</p>
+
+<p>La veille de la signature du contrat Louaisot me mit entre une fen&ecirc;tre
+et lui et me demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Petiot, est-ce que je suis bien p&acirc;le?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, patron, bien p&acirc;le.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait vrai. Sauf son regard qui restait clair comme celui d'un aigle,
+il avait l'air d'un condamn&eacute; &agrave; mort.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux pourtant pas me farder! grommela-t-il entre ses dents.</p>
+
+<p>Puis il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai beau faire, je sais que cette fois, je risque ma peau!</p>
+
+<p>On sonna &agrave; la porte de l'&eacute;tude.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui, fit Louaisot qui se redressa de son haut, tout tremblant
+qu'il &eacute;tait. Jouons serr&eacute;. Jacques ma vieille....</p>
+
+<p>Il s'interrompit pour me dire rudement:</p>
+
+<p>&mdash;Allons! ouvre et file!</p>
+
+<p>J'ouvris&mdash;mais je restai &agrave; port&eacute;e de voir et d'entendre.</p>
+
+<p>Pour se cacher, c'est commode d'&ecirc;tre gros comme un rat.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait M. le marquis de Chambray. Il tendit la main &agrave; Louaisot qui
+retira la sienne.</p>
+
+<p>Et comme le marquis s'&eacute;tonnait, Louaisot tomba sur ses deux genoux,
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;M. de Chambray, faites de moi ce que vous voudrez, je vous appartiens!</p>
+
+<p>Le vieillard resta tout interdit.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous supplie de parler, M. Louaisot, dit-il, si je devais la
+perdre, il ne me resterait qu'&agrave; mourir. Louaisot murmura d'une voix
+sourde:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui dois mourir.</p>
+
+<p>Et il ajouta en courbant la t&ecirc;te jusqu'&agrave; terre.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a un enfant....</p>
+
+<p>Le marquis chancela. Je crus qu'il allait tomber &agrave; la renverse.</p>
+
+<p>Dans sa stup&eacute;faction, cependant, il ne comprenait pas tout &agrave; fait, car
+Louaisot fut oblig&eacute; d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Si on ne reconna&icirc;t pas l'enfant, elle se tuera!</p>
+
+<p>Le marquis s'appuya au dossier d'un fauteuil et resta muet.</p>
+
+<p>La foudre l'avait touch&eacute;.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup. Louaisot entrouvrit sa redingote, prit un pistolet sous le
+revers et le mit dans la main du vieillard en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Punissez-moi!</p>
+
+<p>&mdash;Toi! fit le marquis, reculant comme s'il avait en devant lui un
+reptile. Ce serait toi.... Elle!!!</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, mais je suis plus inf&acirc;me que vous ne le croyez.... C'est
+moi... moi seul... elle est pure comme les anges!</p>
+
+<p>Le marquis dont la main tremblait convulsivement, appuya le pistolet sur
+la tempe de Louaisot.</p>
+
+<p>En sentant le froid de l'acier, Louaisot eut une grimace autour de la
+bouche, cela ne dura pas la dixi&egrave;me partie d'une seconde. Il se
+redressa, regarda le marquis en face et croisa ses bras sur sa poitrine.
+Le souffle me manqua.</p>
+
+<p>Je ne croyais pas qu'une chose pareille f&ucirc;t possible.</p>
+
+<p>Et pourtant, Louaisot devait faire encore plus fort que cela dans
+l'affaire du codicille. C'&eacute;tait un grand, un immense com&eacute;dien! Au moment
+o&ugrave; j'attendais l'explosion, voyant d&eacute;j&agrave; la cervelle du patron jaillir
+contre la muraille. M. de Chambray jeta au loin le pistolet.</p>
+
+<p>Louaisot avait jou&eacute; son va-tout avec une audace sans nom.</p>
+
+<p>Mais il avait gagn&eacute;.</p>
+
+<p>Le fils d'Olympe allait &ecirc;tre le l&eacute;gitime h&eacute;ritier du marquis.</p>
+
+<p>Et les huit millions de la tontine marchaient, lointains encore, mais se
+rapprochant &agrave; vue d'&oelig;il.</p>
+
+<p>Le marquis resta un instant silencieux, puis, sans demander aucune sorte
+d'explication, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez vendre imm&eacute;diatement votre &eacute;tude.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit Louaisot.</p>
+
+<p>&mdash;Donner votre d&eacute;mission de maire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. le marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Et de conseiller g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. le marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Quitter le pays....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. le marquis.</p>
+
+<p>&mdash;La France....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. le marquis.</p>
+
+<p>M. de Chambray aurait pu continuer sa litanie, Louaisot n'e&ucirc;t rien
+refus&eacute;. Mais M. de Chambray se borna &agrave; conclure:</p>
+
+<p>&mdash;Et si jamais vous reparaissez, je vous tue comme un chien!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. le marquis.</p>
+
+<p>Voil&agrave; pourquoi Louaisot n'assista point au mariage d'Olympe. Il avait
+conquis ce qu'il voulait. Son &eacute;tude et le reste lui importaient peu.</p>
+
+<p>Ce fut M. Ferrand qui servit de p&egrave;re &agrave; M<sup>lle</sup> Barnod.</p>
+
+<p>Quand le marquis reconnut et par cons&eacute;quent l&eacute;gitima l'enfant, Olympe
+resta froide comme un marbre.</p>
+
+<p>Il n'y avait eu aucune explication auparavant, il n'y en eut aucune
+apr&egrave;s.</p>
+
+<p>Olympe fut avec son mari indiff&eacute;rente et douce. Elle ne remercia m&ecirc;me
+pas.</p>
+
+<p>La chose fit du reste peu de bruit. Les efforts de M. de Chambray pour
+l'&eacute;touffer r&eacute;ussirent dans la mesure du possible.</p>
+
+<p>Le soir des noces, M. Ferrand dit tout bas &agrave; Olympe en l'embrassant:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez maintenant une bonne femme. Elle r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re n'&eacute;tait pas l&agrave; pour me d&eacute;fendre.</p>
+
+<p>Et M. Ferrand chancela comme si une main l'e&ucirc;t frapp&eacute; au visage. Olympe
+dansa. On ne l'avait jamais admir&eacute;e si belle.</p>
+
+<p>Entre les divers concurrents qui se disput&egrave;rent l'&eacute;tude d&egrave;s que
+l'intention du patron fut connue, celui qui l'emporta fut un clerc entre
+deux &acirc;ges, nomm&eacute; Pouleux qui passait pour un parfait imb&eacute;cile.</p>
+
+<p>Le patron avait pens&eacute; &agrave; moi un instant, car je savais mon affaire sur le
+bout du doigt et il croyait me tenir dans ses mains. Je n'aurais eu que
+les inscriptions &agrave; prendre et l'examen &agrave; passer, mais la bonne femme dit
+que je ne pesais pas assez lourd.</p>
+
+<p>D'ailleurs, on me destinait d'autres fonctions.</p>
+
+<p>Quand M. Louaisot e&ucirc;t choisi entre tous et pour cause cet imb&eacute;cile de
+Pouleux, il ex&eacute;cuta loyalement son engagement. Il laissa la bonne femme
+&agrave; M&eacute;ricourt, gardienne de l'enfant qui ne mit jamais les pieds au
+ch&acirc;teau de Chambray, mais que sa m&egrave;re, d&eacute;sormais, pouvait voir autant
+qu'elle le voulait.</p>
+
+<p>M. Louaisot, lui, partit pour Paris, apr&egrave;s avoir r&eacute;sign&eacute; ses fonctions
+de maire et de conseiller g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p>Il n'emmena que moi et P&eacute;lagie.</p>
+
+<p>De nature, c'&eacute;tait un assez bon vivant qui s'amusait de peu. Il se mit
+d'abord tout uniment &agrave; vivre de ses rentes, et les fredaines qu'il
+faisait ne le ruinaient pas.</p>
+
+<p>Mais son activit&eacute; le mordit bient&ocirc;t. Il fonda son bureau de
+renseignements o&ugrave; j'ai &eacute;t&eacute; commis principal et dont je n'ai rien &agrave; dire.
+L'argent qu'on gagne l&agrave;-dedans n'entre jamais que par les portes de
+derri&egrave;re.</p>
+
+<p>C'est du patron lui-m&ecirc;me que je veux parler.</p>
+
+<p>J'ai ou&iuml; dire que certaines gens se balafraient &agrave; coups de bistouri ou
+se br&ucirc;laient le visage avec de l'acide prussique pour changer leur
+physionomie. &Ccedil;a ne m'irait pas du tout.</p>
+
+<p>Et ce n'est pas n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>On avait promis &agrave; Louaisot qu'on le tuerait comme un loup partout o&ugrave; on
+le rencontrerait. Il se doutait bien que la nouvelle marquise ne
+diminuerait pas par ses caresses la rancune de son mari. En cons&eacute;quence,
+Louaisot avait besoin de changer de peau, surtout pour le cas o&ugrave; il
+voudrait pousser une pointe du c&ocirc;t&eacute; de M&eacute;ricourt.</p>
+
+<p>Ce fut pour lui la chose du monde la plus simple. Il ne se fit pas le
+moindre bobo, n'arbora aucun empl&acirc;tre et garda tout jusqu'&agrave; son nom.</p>
+
+<p>Le lendemain de notre arriv&eacute;e, je vis un homme &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi dans ma
+chambre d'h&ocirc;tel, et je lui demandai ce qu'il faisait l&agrave;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait M. Louaisot.</p>
+
+<p>Quand il me l'e&ucirc;t dit, j'eus encore peine &agrave; le reconna&icirc;tre.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait M. Louaisot qui avait ras&eacute; sa beaut&eacute; en un tour de main, comme
+on se fait la barbe.</p>
+
+<p>Il avait arrach&eacute; son grand air, &eacute;teint sa jeunesse, alourdi sa gr&acirc;ce et
+mis je ne sais quoi d'&eacute;pais &agrave; la place de son &eacute;l&eacute;gance.</p>
+
+<p>Tout cela par sa volont&eacute; plus que par aucune transformation mat&eacute;rielle.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait, en dehors du <i>grimage</i> moral dont l'habitude s'&eacute;tablit chez lui
+en quelques jours, c'&eacute;tait surtout une affaire de coiffure et de
+toilette.</p>
+
+<p>Ses yeux seuls se cach&egrave;rent derri&egrave;re des lunettes qui flamboyaient d'une
+fa&ccedil;on singuli&egrave;re. L'&eacute;clair m&ecirc;me de son regard&mdash;par sa volont&eacute;,&mdash;&eacute;tait
+devenu ridicule.</p>
+
+<p>Pendant cela, le m&eacute;nage de M. le marquis allait comme il pouvait. Je ne
+sais pas si la belle Olympe ignorait une partie de ce qu'elle devait &agrave;
+son mari, mais elle ne pouvait passer pour l'ange de la reconnaissance.</p>
+
+<p>Aux yeux du monde elle se conduisait bien, elle rendait m&ecirc;me la quantit&eacute;
+suffisante de soins &agrave; son vieil &eacute;poux; mais elle ne lui donnait rien de
+son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Rien. Quelques-unes font semblant. Elle ne daignait pas.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait dans toute la rigueur du terme, une s&oelig;ur de charit&eacute; qui
+s'asseyait au chevet du pauvre homme.</p>
+
+<p>Car au bout de quelques mois, la maladie le mit au lit ou peut-&ecirc;tre le
+chagrin.</p>
+
+<p>Nous recevions des nouvelles fort exactement. Louaisot avait un
+chroniqueur &agrave; M&eacute;ricourt: Louette, la femme de chambre qui &eacute;tait une
+peste perfectionn&eacute;e.</p>
+
+<p>J'ai peu de choses &agrave; raconter sur notre vie &agrave; Paris. P&eacute;lagie me donnait
+un peu plus &agrave; manger que la bonne femme, mais quand elle allait d'un
+c&ocirc;t&eacute; et le patron de l'autre, il n'y avait qu'&agrave; se coucher sans souper.</p>
+
+<p>Pour me faire partir avec lui, Louaisot m'avait pourtant promis des
+appointements superbes.</p>
+
+<p>Ce n'est pas qu'il f&ucirc;t avare. Un jour je l'ai vu donner un billet de
+mille francs &agrave; l'Homme &agrave; la poup&eacute;e pour une seule le&ccedil;on de ventriloquie.
+Il voulait tout savoir.</p>
+
+<p>Le lendemain de ce jour l&agrave; il me fit courir cinq fois de suite &agrave; la
+cuisine o&ugrave; j'entendais le porteur d'eau lancer des <i>fouchtrrra</i>!</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t que j'&eacute;tais &agrave; la cuisine o&ugrave; je ne trouvais personne, une
+dispute s'&eacute;levait dans la salle &agrave; manger entre le patron et Pouleux, son
+successeur &agrave; l'&eacute;tude.</p>
+
+<p>J'arrivais, &eacute;tonn&eacute; que Pouleux e&ucirc;t quitt&eacute; M&eacute;ricourt et je trouvais le
+patron mangeant tranquillement son talon de pain avec son veau r&ocirc;ti sous
+le pouce.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait lui qui faisait sur moi l'&eacute;preuve de son nouveau talent. Il
+&eacute;tait trois fois plus fort ventriloque que l'Homme &agrave; la poup&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi &ccedil;a pourra-t-il bien vous servir, patron?</p>
+
+<p>&mdash;L'affaire mange de tout, petiot. &Ccedil;a lui fera son souper un jour ou
+l'autre. Et &ccedil;a ne manqua pas. Un rude souper! vous verrez bien.</p>
+
+<p>Louette &eacute;crivit vers ce temps-l&agrave; que Simon Roux, l'ancien soldat
+d&eacute;serteur, &eacute;tait venu &agrave; l'&eacute;tude dans un triste &eacute;tat. Il avait eu toutes
+les dents de devant cass&eacute;es dans une bagarre, et il se plaignait de ses
+entrailles, disant qu'on l'avait soign&eacute; dans une grange o&ugrave; Joseph Huroux
+venait coucher, et qu'il avait cri&eacute; deux nuits durant, demandant le
+repos de la mort, parce que quelqu'un avait jet&eacute; du verre pil&eacute; dans sa
+soupe.</p>
+
+<p>Le <i>post-scriptum</i> de la lettre ajoutait que le d&eacute;serteur n'avait pas
+&eacute;t&eacute; bien loin au sortir de la maison. Il &eacute;tait mort contre le banc qui
+est au coin de la mairie.</p>
+
+<p>Le bruit courait bel et bien qu'il avait fini empoisonn&eacute;, mais c'&eacute;tait
+un si pauvre malheureux qu'on le jeta tranquillement dans la fosse.</p>
+
+<p>&laquo;Si on ouvrait tous les chiens crev&eacute;s pour voir s'ils ont aval&eacute; des
+boulettes, ajoutait gaiement la femme de chambre de M<sup>me</sup> la marquise, &ccedil;a
+serait encore un bel embarras!&raquo;</p>
+
+<p>Louaisot rit de cela, mais il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ce Joseph Huroux va bien! Je vais lui mettre un fil &agrave; la patte, sans
+&ccedil;a il m'ab&icirc;merait mon oncle Rochecotte. Voici un autre incident qui me
+revient.</p>
+
+<p>Une apr&egrave;s-d&icirc;n&eacute;e que nous traversions le jardin du Palais-Royal, le
+patron, les mains dans ses poches, et moi charg&eacute; comme un mulet, car je
+portais les registres de sa nouvelle administration, je reconnus tout
+d'un coup la petite baronne P&eacute;ry qui &eacute;tait toujours bien jolie, mais
+toute maigre et toute p&acirc;le. Je la montrai au patron qui s'&eacute;cria en m&ecirc;me
+temps:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que le baron les aurait mises si bas que cela! Voici la
+fillette qui est marchande de plaisirs!</p>
+
+<p>&mdash;Mais du tout, fis-je, sa fillette est avec elle.</p>
+
+<p>&Agrave; quelques pas de la baronne, la petite Jeanne jouait en effet avec
+d'autres enfants. Elle &eacute;tait tr&egrave;s bien mise, quoique le costume de la
+m&egrave;re annon&ccedil;&acirc;t d&eacute;j&agrave; quelque g&ecirc;ne,&mdash;et jolie! mais jolie &agrave; croquer! Le
+regard du patron suivit mon indication, tandis que le mien cherchait ce
+qui avait pu causer son erreur. Nous nous &eacute;cri&acirc;mes en m&ecirc;me temps:</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont deux!</p>
+
+<p>Le patron venait de d&eacute;couvrir la petite Jeanne, sautant &agrave; la corde comme
+une f&eacute;e, et moi, mes yeux &eacute;taient tomb&eacute;s sur une petite marchande de
+plaisirs, coquettement habill&eacute;e &agrave; la cauchoise et portant avec une
+gracieuse cr&acirc;nerie sa corbeille enrubann&eacute;e. La petite marchande de
+plaisirs et Jeanne se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Louaisot
+s'arr&ecirc;ta et mit la main &agrave; son gousset. La petite marchande s'approcha
+aussit&ocirc;t. Louaisot prit dans sa corbeille une poign&eacute;e de plaisirs et lui
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Comment que &ccedil;a va, Fanchette?</p>
+
+<p>L'enfant le regarda en riant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc que vous &ecirc;tes aussi de l&agrave;-bas par <i>chais</i> nous?
+demanda-t-elle avec le pur accent de la campagne de Dieppe.</p>
+
+<p>Louaisot voulut savoir o&ugrave; elle demeurait et si quelqu'un lui servait de
+p&egrave;re ou de m&egrave;re, mais Fanchette prit son argent et alla &agrave; d'autres
+pratiques en chantant.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; le plaisir, Mesdames, voil&agrave; le plaisir!</p>
+
+<p>Le patron prit sa mine de math&eacute;maticien qui hache des chiffres.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est encore un souper pour l'affaire cette rencontre-l&agrave;?
+demandai-je.</p>
+
+<p>Il me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Cette rencontre-l&agrave; peut fournir un d&icirc;ner &agrave; trois services, petiot, me
+r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>Les circonstances qui entour&egrave;rent l'&eacute;v&eacute;nement dont je vais parler
+n'&eacute;taient pas n&eacute;es. Je ne dis pas m&ecirc;me que ce f&ucirc;t M. Louaisot qui les
+fit na&icirc;tre, car j'affirme seulement ce que je sais.&mdash;Mais ce qui est
+bien certain c'est qu'il emmagasina cette ressemblance dans le tiroir de
+son cerveau o&ugrave; &eacute;taient les provisions &agrave; l'usage de <i>l'affaire</i>.</p>
+
+<p>Et qu'un jour venant, cette rencontre au Palais-Royal, soigneusement
+gard&eacute;e dans sa m&eacute;moire, fut le point de d&eacute;part de la combinaison
+diabolique dont Paris n'a vu que les apparences et que tout le monde
+conna&icirc;t sous le nom de l'Affaire des ciseaux.</p>
+
+<p>J'aurai &agrave; revenir, dans un autre r&eacute;cit, sur l'assassinat du jeune M.
+Albert de Rochecotte.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Quatrieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire" id="Quatrieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Quatri&egrave;me ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</a></h2>
+
+<h3>Le Codicille</h3>
+
+
+<p>Depuis deux semaines environ, les bulletins de Louette constataient que
+la sant&eacute; de M. de Chambray d&eacute;clinait.</p>
+
+<p>Selon Louette, le m&eacute;decin augurait tr&egrave;s mal de la maladie, dont il ne
+d&eacute;signait point clairement la nature.</p>
+
+<p>Moi qui n'&eacute;tais ni m&eacute;decin, ni pr&eacute;sent sur les lieux, j'aurais pu aider
+le m&eacute;decin, je connaissais la maladie de M. le marquis. M. le marquis
+avait tout uniment chang&eacute; une vie tranquille et un peu v&eacute;g&eacute;tative contre
+une existence pleine d'humiliations, de d&eacute;sappointements, et de
+douleurs.</p>
+
+<p>La maladie de M. le marquis s'appelait le chagrin. Louaisot, en lui
+r&eacute;v&eacute;lant le funeste secret d'Olympe, l'avait frapp&eacute; au c&oelig;ur. Et cette
+blessure, la froideur d'Olympe l'avait envenim&eacute;e au lieu de la gu&eacute;rir.</p>
+
+<p>M. le marquis aimait sa femme &agrave; l'adoration, mais il la ha&iuml;ssait &agrave; la
+folie.</p>
+
+<p>On meurt de cela.</p>
+
+<p>Personne ne me demandant mon avis, je le gardai pour moi.</p>
+
+<p>Un dimanche du mois de novembre au matin, l'employ&eacute; du t&eacute;l&eacute;graphe
+apporta la d&eacute;p&ecirc;che suivante:</p>
+
+<p>&laquo;Marquis plus mal a mand&eacute; Pouleux. Testament dict&eacute;. Madame ne veut
+s'occuper de rien. Arrivez. <i>Sign&eacute;</i>: Louette.&raquo;</p>
+
+<p>Bien entendu, le patron ne me communiquait pas ses d&eacute;p&ecirc;ches, mais je les
+lisais tout de m&ecirc;me.</p>
+
+<p>M. Louaisot ne r&eacute;fl&eacute;chit pas longtemps. Il me fit faire sa valise.
+Pendant que j'y travaillais, il se promenait de long en large et je
+l'entendais qui pensait tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Olympe a tout g&acirc;t&eacute;! Ce sera dur. Plus dur encore que l'histoire de
+l'enfant!</p>
+
+<p>Ordinairement M. Louaisot ne faisait jamais allusion &agrave; l'histoire de
+l'enfant. En parlant ainsi il &eacute;tait tout d&eacute;fait, comme ce soir o&ugrave; il
+m'avait demand&eacute;: Petiot, est-ce que je suis bien p&acirc;le? Mais sa
+physionomie exprimait une indomptable r&eacute;solution. Tout &agrave; coup, il me
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mets une chemise &agrave; toi et une paire de bas dans la valise. Je
+t'emm&egrave;ne.</p>
+
+<p>Je ne sais pas pourquoi je me mis &agrave; trembler comme la feuille. Je
+n'aurais pas pu expliquer mon impression, mais j'avais id&eacute;e qu'il allait
+se passer l&agrave;-bas quelque chose de terrible.</p>
+
+<p>&mdash;Patron, r&eacute;pliquai-je humblement, je ne suis pas bon pour les choses o&ugrave;
+il y a du danger.</p>
+
+<p>&mdash;Qui t'a dit qu'il y aurait du danger?</p>
+
+<p>Sa voix mena&ccedil;ait. C'&eacute;tait rare. Je ne l'avais jamais vu bon, mais il ne
+se montrait pas souvent dur. Comme je ne r&eacute;pondais pas il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu as &agrave; choisir ta besogne &agrave; pr&eacute;sent?</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce qu'on me paye... murmurai-je.</p>
+
+<p>Il s'approcha de moi et m'attrapa par le cou avant que je pusse me
+garer. Il &eacute;tait agile comme un tigre sous son air de lourde bonhomie.</p>
+
+<p>&mdash;Petiot, me dit-il en faisant de ses deux mains un collier, j'ai
+l'intention de t'assurer une jolie aisance quand je vais &ecirc;tre un homme
+riche. Je serai un homme tr&egrave;s riche. J'ai de l'affection pour toi. Je
+suis une b&ecirc;te d'habitude, et voil&agrave; longtemps que tu es dans la boutique.
+Ne me r&eacute;siste pas, vois-tu petit, parce que, tu sens bien que je ne peux
+pas te mettre &agrave; la porte, tu en sais beaucoup trop pour cela.... Et
+alors, je serais oblig&eacute; de te placer dans le coin o&ugrave; ceux qui savent
+trop ne peuvent plus rien dire.</p>
+
+<p>Il me parlait pos&eacute;ment, mais son &oelig;il m'aveuglait. Je me mis &agrave; grelotter
+convulsivement.</p>
+
+<p>&mdash;N'aie donc pas peur! reprit-il. Tu sais bien que je suis un bon
+enfant. Mais il y avait ta soupente l&agrave;-bas dans la chambre du papa; et
+puis, je cause quelquefois tout seul: et puis ta St&eacute;phanie bavardait
+dans tous les coins avec P&eacute;lagie et Louette, apr&egrave;s cette nuit de No&euml;l...
+tu sais?</p>
+
+<p>Je ne peux pas dire jusqu'o&ugrave; m'entraient ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais? r&eacute;p&eacute;ta-t-il. C'est dangereux de savoir.... Et puis il se
+trouve justement que nous avons &agrave; faire l&agrave;-bas une besogne pour laquelle
+tu es particuli&egrave;rement propre. Tu m'entends: tout particuli&egrave;rement.
+C'est-&agrave;-dire qu'il n'y en a pas six dans tout l'univers qui soient aussi
+propres que toi &agrave; cette besogne. Et, sois juste, petiot, je suis pris de
+trop court pour me mettre &agrave; courir ce matin apr&egrave;s un des cinq autres.</p>
+
+<p>Il me tenait toujours &agrave; la gorge, mais sans me faire aucun mal.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas sans intelligence, petiot, poursuivit-il encore, tu
+comprends tout &ccedil;a parfaitement, j'en suis s&ucirc;r. Voyons, sois sage,
+dis-moi: &laquo;Patron, je ferai tout ce que vous voudrez&raquo;, sinon....</p>
+
+<p>Il n'acheva pas la phrase, mais il resserra ses mains&mdash;un peu.</p>
+
+<p>Et il vous a des mains!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la terreur qui m'emp&ecirc;chait de r&eacute;pondre, car je d&eacute;clare que je
+n'avais pas la moindre id&eacute;e de lui r&eacute;sister.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu vu, gronda-t-il, tandis que ses sourcils se rabattaient sur ses
+yeux, mettant du noir dans ses lunettes, as-tu vu tordre le cou d'un
+canard?</p>
+
+<p>&mdash;J'irai, j'irai! m'&eacute;criai-je!</p>
+
+<p>Car j'&eacute;tais positivement certain qu'il allait m'assassiner Il l&acirc;cha
+prise aussit&ocirc;t et me donna un petit coup sur la joue.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la bonne heure, fit-il. Tu ne seras pas f&acirc;ch&eacute; de ton exp&eacute;dition,
+c'est moi qui te le dis. Je mettrai la main &agrave; la p&acirc;te comme toi, plus
+que toi, et ce sera excessivement curieux.</p>
+
+<p>Il jeta un trousseau de clefs dans la valise au moment o&ugrave; j'allais la
+fermer. Je reconnus tr&egrave;s bien ces clefs pour celles qu'il portait quand
+il &eacute;tait notaire &agrave; M&eacute;ricourt.</p>
+
+<p>Nous f&icirc;mes le voyage en train express. Il pouvait &ecirc;tre quatre heures du
+soir quand nous descend&icirc;mes &agrave; la station de M&eacute;ricourt.</p>
+
+<p>Je fus charg&eacute; d'aller chercher la marquise au ch&acirc;teau o&ugrave; M. Louaisot ne
+voulut pas entrer de jour.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise quitta le chevet de son mari pour me suivre; Louaisot et
+elle se rencontr&egrave;rent dans le parc, au milieu d'un fourr&eacute;.</p>
+
+<p>Je faisais sentinelle.</p>
+
+<p>Louaisot dit en commen&ccedil;ant:</p>
+
+<p>&mdash;Le petit Lucien ne va pas mal, je viens de le voir en passant. C'est
+un beau gamin. La bonne femme pr&eacute;tend que vous l'aimez comme une folle.
+Moi, je refoule un peu mes sentiments, c'est une n&eacute;cessit&eacute; de situation.
+Mais j'ai le c&oelig;ur tendre au fond, Madame et ch&egrave;re ancienne pupille.</p>
+
+<p>Olympe demanda d'une voix sourde:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous de moi?</p>
+
+<p>&mdash;D'abord des nouvelles de ce bon M. de Chambray.</p>
+
+<p>&mdash;Il se meurt.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Nous en arriverons tous l&agrave; un jour ou l'autre. Savez-vous
+quelque chose du testament qu'il a fait?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais rien.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un tort. Il faut toujours savoir. Votre ignorance rend notre
+pr&eacute;sente entrevue inutile. Avant de vous dire comme vous m'avez fait
+l'honneur de me le demander, <i>ce que je veux de vous</i>&mdash;il appuya
+fortement sur ces mots,&mdash;il faut de toute n&eacute;cessit&eacute; que je sache le
+contenu de ce divin testament. Vous pouvez donc retourner &agrave; votre pieux
+devoir, M<sup>me</sup> la marquise. J'aurai l'avantage de vous revoir dans la
+soir&eacute;e, ou dans la nuit.</p>
+
+<p>Il salua. La marquise Olympe se retira sans r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Elle n'avait pas du tout chang&eacute; pendant notre absence de plus de deux
+ans. C'&eacute;tait toujours la m&ecirc;me beaut&eacute; incomparable mais froide et triste.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t qu'elle fut partie, Louaisot me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas menti de beaucoup, car nous allons maintenant faire une
+visite au gamin et &agrave; la bonne femme.... Bonjour Louette, comment va?</p>
+
+<p>Le brun de nuit tombait. Une femme venait de para&icirc;tre au d&eacute;tour du
+sentier. Le patron m'ordonna de m'&eacute;loigner et de me remettre en faction.
+Cette fois, on causa tout bas et j'entendis seulement &ccedil;a et l&agrave; quelques
+paroles.</p>
+
+<p>Louette dit:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur a trop souffert. Il se serait tu&eacute; de ses mains si la maladie
+n'avait pas pris les devants.... Elle n'a plus de go&ucirc;t &agrave; rien. Je ne
+crois pas qu'elle ait revu ce Lucien Thibaut, qui est revenu au pays et
+qui vraiment est un beau brin d'imb&eacute;cile. Il n'y a que l'enfant, sans
+l'enfant, ce serait une morte.</p>
+
+<p>Louaisot b&acirc;illa.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai des crampes d'estomac, dit-il. Je vais me faire une bonne soupe
+normande par maman. D&eacute;p&ecirc;chons! Le testament....</p>
+
+<p>Ici on baissa la voix tout &agrave; fait. Le premier mot que je pus entendre
+vint au bout de deux ou trois minutes seulement. Louette disait:</p>
+
+<p>&mdash;.... Il a &eacute;t&eacute; nomm&eacute; pr&eacute;sident du tribunal d'Yvetot. Il est venu voici
+quinze jours. Il a suppli&eacute; M. le marquis de ne pas d&eacute;sh&eacute;riter M<sup>me</sup> la
+marquise....</p>
+
+<p>&mdash;Et le marquis a r&eacute;pondu? demanda Louaisot.</p>
+
+<p>&mdash;Le marquis a gard&eacute; le silence.</p>
+
+<p>&mdash;On n'a pas parl&eacute; du gamin?</p>
+
+<p>&mdash;Pas un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Le testament a-t-il &eacute;t&eacute; long &agrave; faire?</p>
+
+<p>&mdash;.... M. Pouleux l'a emport&eacute;. Il est &agrave; l'&eacute;tude j'en suis s&ucirc;re.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne dormirons pas beaucoup d'ici demain matin, ma bonne
+Louette!... Impossible qu'il passe la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;En route petiot!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; moi que ce dernier ordre s'adressait.</p>
+
+<p>Louette avait disparu. Nous nous &eacute;loign&acirc;mes &agrave; grands pas.</p>
+
+<p>La vieille m&egrave;re Louaisot &eacute;tait maintenant une mani&egrave;re de grosse momie
+lourde et impotente, mais elle buvait toujours du cidre avec plaisir.
+Elle avait repris ses habits du temps de Louaisot l'ancien: un costume
+qui ressemblait beaucoup &agrave; celui d'une paysanne.</p>
+
+<p>Elle fut contente de voir son fils qui mangea un morceau sous le pouce
+avec elle &agrave; la cuisine sans pr&eacute;judice du plantureux souper qu'il
+commanda pour neuf heures du soir. Louaisot prit sur ses genoux le petit
+Lucien, qui &eacute;tait un charmant d&eacute;mon. Il lui chanta des chansons et le
+fit aller au pas, au trot, au galop sur sa cuisse. Avant d'entrer, il
+avait ordonn&eacute; qu'on m&icirc;t le cheval &agrave; la carriole. Quand on vint le
+pr&eacute;venir que c'&eacute;tait fait, la bonne femme demanda:</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; vas-tu donc si tard, gar&ccedil;on?</p>
+
+<p>&mdash;Faire une promenade au gamin, r&eacute;pondit Louaisot.</p>
+
+<p>Le petit Lucien se mit &agrave; danser de joie. La vieille m&egrave;re ne questionna
+pas davantage. Quand je me levai pour suivre le patron, il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Reste et repose-toi. Tu vas fatiguer plus tard.</p>
+
+<p>Et il partit emportant le petit Lucien dans ses bras.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il fut dehors, l'id&eacute;e me vint de me sauver. J'aurais bien fait.
+Mais ma bourse &eacute;tait si plate! Et puis, o&ugrave; aller dans ce pays? &Agrave; Paris,
+quand on fuit, il suffit de tourner le coin de la rue pour &ecirc;tre dans un
+autre monde.</p>
+
+<p>&Agrave; M&eacute;ricourt, il fallait des lieues pour &ecirc;tre hors du voisinage.</p>
+
+<p>L'hiver me fit peur.</p>
+
+<p>M. Louaisot revint comme il l'avait annonc&eacute;, entre huit et neuf heures
+du soir.</p>
+
+<p>Il n'avait plus l'enfant.</p>
+
+<p>Personne ne lui demanda ce qu'il en avait fait, parce que la bonne femme
+seule aurait eu ce droit, et qu'elle s'&eacute;tait endormie, sous le manteau
+de la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>Quand elle s'&eacute;veilla pour souper, c'&eacute;tait l'heure o&ugrave; le petit Lucien
+&eacute;tait couch&eacute; depuis longtemps d'ordinaire.</p>
+
+<p>Elle le crut au lit, ou plut&ocirc;t elle ne s'inqui&eacute;ta point de lui. Et ce
+fut tout.</p>
+
+<p>Louaisot mangea comme un ogre et but &agrave; proportion. C'&eacute;tait un vrai
+souper cauchois. Le patron me soignait et me caressait &agrave; ce point que je
+connus une fois ce que c'est que de quitter la table avec un poids sur
+l'estomac.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s le repas, Louaisot me mena dans sa chambre et me donna un cigare &agrave;
+fumer. Je prenais une esp&egrave;ce d'importance.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait agit&eacute;, inquiet.</p>
+
+<p>Il avait absolument besoin de parler &agrave; quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu serais bien &agrave; plaindre, petiot, me dit-il, d'&eacute;pouser
+cette bonne St&eacute;phanie, avec mille &eacute;cus de rente &agrave; vous deux? Elle
+<i>bambane</i> comme un canard en marchant, mais tu n'es pas le plus bel
+homme de ton si&egrave;cle, dis donc! Eh bien, c'est possible que, sous trois
+ou quatre mois d'ici, on te flanque soixante mille francs dans le creux
+de la main.</p>
+
+<p>J'essayai de me r&eacute;jouir &agrave; cette proposition vraiment f&eacute;erique, mais je ne
+pus pas. J'avais sur la poitrine un poids qui m'&eacute;touffait,&mdash;ind&eacute;pendamment
+m&ecirc;me de mon premier souper de Gargantua. Le patron ne parlait point de
+se coucher. Qu'allions-nous faire cette nuit? Au moment o&ugrave; onze heures
+sonn&egrave;rent &agrave; la pendule, M. Louaisot se leva brusquement, rabattit son
+gilet, remonta son col et donna le coup de doigt &agrave; ses lunettes.</p>
+
+<p>Chacun a sa fa&ccedil;on de &laquo;retrousser ses manches&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;En avant marche! dit-il, c'est l'instant, c'est le moment! le
+spectacle va commencer!</p>
+
+<p>Il prit dans la valise le trousseau de clefs et une petite trousse
+microscopique qu'il glissa dans sa poche, puis nous sort&icirc;mes.</p>
+
+<p>Maman Louaisot habitait l'ancienne maison de campagne de la famille,
+situ&eacute;e &agrave; quelque distance du bourg.</p>
+
+<p>L'&eacute;tude, occup&eacute;e maintenant par Me Pouleux, &eacute;tait sur la place de la
+mairie.</p>
+
+<p>Ce fut vers cet endroit que Louaisot dirigea notre course.</p>
+
+<p>La nuit &eacute;tait tr&egrave;s noire. Il n'y avait pas une seule fen&ecirc;tre &eacute;clair&eacute;e
+dans tout le village.</p>
+
+<p>Comme nous passions au bout de l'avenue de Chambray, nous v&icirc;mes au
+contraire des lumi&egrave;res briller &agrave; la fa&ccedil;ade du ch&acirc;teau.</p>
+
+<p>Louaisot pressa le pas, mais il s'arr&ecirc;ta tout &agrave; coup en me faisant signe
+de l'imiter: on courait pr&eacute;cipitamment sur les feuilles s&egrave;ches de
+l'avenue.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait Louette qui se jeta presque sur nous, tant elle &eacute;tait troubl&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; vas-tu? lui demanda M. Louaisot.</p>
+
+<p>&mdash;J&eacute;sus Dieu! J&eacute;sus Dieu! fit la chambri&egrave;re, quelle nuit!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que ce serait d&eacute;j&agrave; fini, ma fille?</p>
+
+<p>&mdash;Je viens chercher le vicaire pour la veill&eacute;e des morts.</p>
+
+<p>Elle voulut poursuivre sa route, tout essouffl&eacute;e, et tremblante qu'elle
+&eacute;tait. Louaisot l'arr&ecirc;ta par le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Ta commission est faite, dit-il. Retourne au ch&acirc;teau.</p>
+
+<p>&mdash;Et que dirai-je &agrave; M<sup>me</sup> la marquise?</p>
+
+<p>&mdash;Tu lui diras que tu m'as rencontr&eacute; et que je t'ai dit: il n'est pas
+temps encore d'amener le vicaire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est mort! s'&eacute;cria Louette, faisant effort pour se d&eacute;gager,
+vous ne me comprenez donc pas: il est mort! mort!</p>
+
+<p>Je pense que Louaisot lui serra le bras un peu dur, car elle ajouta en
+baissant la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien qu'on fera ce que vous voulez!</p>
+
+<p>Louaisot l'attira sur le bord de la grande route et se mit &agrave; lui parler
+tout bas.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait par habitude de cachotterie ou pour la frime, car, cette nuit,
+je devais avoir sa confidence toute enti&egrave;re.</p>
+
+<p>Pour mon malheur, il le fallait bien. J'&eacute;tais un outil. Le voleur ne
+peut rien cacher &agrave; la clef qui lui sert pour forcer la serrure.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais la clef cette nuit.</p>
+
+<p>Louette &eacute;tait une fille forte qui ne s'&eacute;pouvantait de rien, sauf de la
+mort.</p>
+
+<p>Mais l'id&eacute;e de la mort la tenait &agrave; la gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Quand Madame est revenue du bois, dit-elle, elle l'a trouv&eacute; sur son
+s&eacute;ant, tout dress&eacute;. Il cherchait sur ses draps des deux mains, ramenant,
+des choses invisibles.... C'est la fin cela, vous savez bien: quand ils
+ramassent leurs draps, c'est pour se raccrocher &agrave; quelque chose. Que
+Dieu ait piti&eacute; de nous quand nous en serons-l&agrave;!</p>
+
+<p>Madame lui a donn&eacute; sa potion et l'a recouch&eacute; plus tranquille. Puis elle
+s'est assise &agrave; sa place.</p>
+
+<p>Le <i>grolet</i><a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a> a commenc&eacute; vers huit heures, et le bain de sueur en
+m&ecirc;me temps. Il n'y voyait plus rien depuis le midi.</p>
+
+<p>On ne pouvait pas savoir s'il avait perdu la parole, car voil&agrave; bien huit
+jours qu'il n'avait prononc&eacute; un mot, sauf pour son testament et sa
+confession.</p>
+
+<p>&Agrave; dix heures le grolet a cess&eacute;. Il a essay&eacute; encore de se mettre sur son
+s&eacute;ant et il a parl&eacute;.</p>
+
+<p>&Ccedil;a peut-il s'appeler parler? J&eacute;sus Dieu! ce que c'est que de nous! J'ai
+vu cet homme-l&agrave; si vivant! J'ai compris qu'il demandait le grand tiroir
+o&ugrave; il mettait ses m&eacute;dailles. J'ai couru le chercher. Il n'a pas vu. J'ai
+dit: &laquo;Voil&agrave; le m&eacute;dailler.&raquo; Il n'a pas entendu.</p>
+
+<p>Il a pris ses draps &agrave; poign&eacute;es.</p>
+
+<p>Sa figure a ressuscit&eacute; un petit peu et il a soulev&eacute; sa t&ecirc;te &agrave; plus d'un
+pied de l'oreiller; alors il a dit presque avec sa voix de vivant:
+&laquo;&mdash;Madame, Dieu me fait la gr&acirc;ce de ne pas vous maudire!&raquo;</p>
+
+<p>Et sa t&ecirc;te a retomb&eacute; comme coup&eacute;e, car elle a rebondi sur le traversin
+deux fois.</p>
+
+<p>&mdash;Et bonsoir! il n'y avait plus personne? interrompit Louaisot qui avait
+donn&eacute; des marques d'impatience pendant le r&eacute;cit. Louette se d&eacute;tourna
+pour faire un signe de croix.</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu ait piti&eacute; de nous &agrave; notre heure! r&eacute;p&eacute;ta-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais d'ici l&agrave;, ma grosse, interrompit encore Louaisot, faisons notre
+ouvrage comme de jolis enfants. Tu n'as qu'&agrave; retourner &agrave; la maison.
+J'esp&egrave;re que M<sup>me</sup> la marquise sera sage. Si elle n'est pas sage, tu lui
+diras que j'ai fait une petite course en carriole avec l'enfant, ce
+soir.... Un joli petit gars, ma parole!</p>
+
+<p>&mdash;Et o&ugrave; l'avez-vous men&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; ce que je dirai moi-m&ecirc;me, si &ccedil;a me pla&icirc;t de le dire. Pour le
+moment, il lui suffira de savoir que son gar&ccedil;onnet n'est plus &agrave;
+M&eacute;ricourt.</p>
+
+<p>&mdash;Elle qui disait d&eacute;j&agrave;, soupira Louette, que l'enfant coucherait au
+ch&acirc;teau demain soir!</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a d&eacute;pendra d'elle. Dans une heure d'ici, j'aurai fait une fi&egrave;re
+besogne. Je verrai M<sup>me</sup> la marquise dans une heure. Qu'elle m'attende.
+Va.</p>
+
+<p>Louette remonta l'avenue.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas sans me douter de l'endroit o&ugrave; nous allions, car j'avais
+reconnu le trousseau de clefs: nous &eacute;tions sur le chemin de l'&eacute;tude.</p>
+
+<p>Mais au lieu d'y arriver par-devant, du c&ocirc;t&eacute; de la place de l'&Eacute;glise o&ugrave;
+sont les deux &eacute;cussons dor&eacute;s. M. Louaisot fit un grand d&eacute;tour par les
+ruelles. Il aborda ainsi le mur du jardin. La clef de la petite porte de
+derri&egrave;re &eacute;tait dans le trousseau, nous entr&acirc;mes. La nuit se g&acirc;tait. Il
+tombait une neige fine qui fondait &agrave; mesure. M. Louaisot regarda le
+jardin et dit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est mal tenu. Cet imb&eacute;cile-l&agrave; a ab&icirc;m&eacute; mes espaliers! Et il haussa
+les &eacute;paules avec une v&eacute;ritable col&egrave;re.</p>
+
+<p>Nous travers&acirc;mes le jardin sans bruit. Un chien aboya.</p>
+
+<p>&mdash;Loup! fit Louaisot assez haut, ici, m&acirc;tin!</p>
+
+<p>Quelque chose rampa entre les buissons et une vieille, vieille b&ecirc;te vint
+se frotter contre Louaisot en remuant la queue.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y avais pas pens&eacute;, tout de m&ecirc;me! dit-il, si l'animal avait &eacute;t&eacute;
+remplac&eacute;, nous &eacute;tions frits. Est-ce que je baisse?</p>
+
+<p>Il caressa le chien et passa.</p>
+
+<p>Le trousseau ouvrit encore deux portes. Nous mont&acirc;mes un escalier de
+service, puis une quatri&egrave;me clef joua. Nous &eacute;tions dans l'&eacute;tude.</p>
+
+<p>Je reconnus l'odeur de renferm&eacute; qui emplissait d'un bout de l'ann&eacute;e &agrave;
+l'autre cette grande pi&egrave;ce poudreuse o&ugrave; j'avais pass&eacute; des heures si
+tristes. Le portrait de M. Louaisot l'ancien, &oelig;uvre d'une cliente qui
+avait eu le prix de dessin aux Oiseaux de Rouen, pendait encore &agrave; la
+place d'honneur. Nous le v&icirc;mes d&egrave;s que le patron e&ucirc;t allum&eacute; de la
+lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>Car aussit&ocirc;t entr&eacute;, il fit comme chez lui.</p>
+
+<p>Et r&eacute;ellement, il courait peu de risques. Toutes les chambres &agrave; coucher
+&eacute;taient de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la maison.</p>
+
+<p>Quant &agrave; la lumi&egrave;re, les volets bien clos de l'&eacute;tude la mettaient &agrave;
+l'abri de tous regards venant du dehors.</p>
+
+<p>Louaisot fit un signe de t&ecirc;te amical au portrait et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Salut, papa. C'est cette nuit qu'on va voir lequel de nous deux avait
+raison pour la m&eacute;canique.</p>
+
+<p>Nous connaissions les &ecirc;tres de l'&eacute;tude. Sur l'ordre du patron,
+j'atteignis le carton de la famille de Chambray qui fut ouvert et
+fouill&eacute;. Nous n'y trouv&acirc;mes pas l'ombre d'un testament.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doutais fit Louaisot. C'est trop r&eacute;cent. La pi&egrave;ce est encore
+dans le tiroir de Pouleux.</p>
+
+<p>Une cinqui&egrave;me clef fit jouer la serrure du cabinet. Louaisot, que
+l'impatience commen&ccedil;ait &agrave; prendre, marcha droit au bureau du titulaire
+et introduisit la sixi&egrave;me clef dans la serrure d'un tiroir. Elle entra
+franc,&mdash;mais elle tourna sans rien rencontrer. Un juron gros comme toute
+la maison jaillit de la bouche de Louaisot. Ses deux bras tomb&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Gredin de sort! s'&eacute;cria-t-il avec un d&eacute;sespoir m&ecirc;l&eacute; de rage:
+l'imb&eacute;cile a chang&eacute; la serrure! Ce n'&eacute;tait pourtant pas la plus grande
+preuve de sottise que p&ucirc;t donner ce Pouleux.</p>
+
+<p>Si un regard flamboyant pouvait incendier un meuble en noyer, je jure
+que le bureau de Pouleux aurait pris feu. Mais les terribles lunettes
+eurent beau lancer des chandelles romaines, le bureau ne fuma m&ecirc;me pas.
+Et ce puissant Louaisot restait l&agrave;, jurant et geignant comme un simple
+apprenti.</p>
+
+<p>Il avait bien une petite trousse, mais nous allons voir tout &agrave; l'heure
+que ce n'&eacute;tait point un n&eacute;cessaire de serrurier. Le bon La Fontaine a
+montr&eacute; dans ses fables le rat venant au secours du lion. Je ne me vante
+pas d'&ecirc;tre un homme de g&eacute;nie comme le patron, mais je sais regarder
+autour de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Sous la pomme!... dis-je.</p>
+
+<p>Je d&eacute;signais en m&ecirc;me temps du doigt une pomme de marbre qui avait servi
+de presse-papier &agrave; la dynastie des Louaisot de p&egrave;re en fils.</p>
+
+<p>Les yeux du patron ne firent qu'effleurer la pomme. Il se pr&eacute;cipita sur
+moi, il m'enleva dans ses bras et me serra sur son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Il y avait, en effet, sous le presse-papier et dissimul&eacute;e par un
+fragment de lettre destin&eacute; &agrave; la prot&eacute;ger contre la poussi&egrave;re, une large
+enveloppe scell&eacute;e de trois cachets: celui du centre aux armes de
+Chambray, ceux des c&ocirc;t&eacute;s au timbre de l'&eacute;tude.</p>
+
+<p>Ce fut alors que vit le jour la trousse qui ne contenait pas d'outils de
+serrurier.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un n&eacute;cessaire de <i>d&eacute;cacheteur</i>. Louaisot pr&eacute;tendait l'avoir
+acquis d'un employ&eacute; du Cabinet Noir, ce laboratoire myst&eacute;rieux situ&eacute;
+dans le septi&egrave;me dessous de l'h&ocirc;tel des postes, cet autre que les
+r&eacute;publiques reprochent &agrave; bon droit aux monarchies et les monarchies aux
+r&eacute;publiques avec la m&ecirc;me juste raison.</p>
+
+<p>La politique est une belle chose pour laquelle on a bien raison de se
+faire tuer!</p>
+
+<p>Il y avait dans cette trousse tout ce qu'il fallait pour faire
+l'autopsie d'une enveloppe et recoudre le cadavre.</p>
+
+<p>En dix minutes, Louaisot, qui &eacute;tait ma&icirc;tre &agrave; ce jeu comme &agrave; tous autres,
+eut mis &agrave; jour et ferm&eacute; de nouveau le testament dont il me montra
+l'enveloppe qui paraissait intacte et toute neuve.</p>
+
+<p>Le testament d&eacute;sh&eacute;ritait, dans toute la mesure du possible, M<sup>me</sup> la
+marquise et son fils. Il disposait en faveur de la jeune Jeanne P&eacute;ry,
+fille de M. le baron P&eacute;ry de Marannes, qui &eacute;tait la ni&egrave;ce de M. de
+Chambray &agrave; la mode de Bretagne.</p>
+
+<p>Il sp&eacute;cifiait &laquo;que les droits &eacute;ventuels &agrave; la succession des Rochecotte
+et des P&eacute;ry &eacute;taient dans sa volont&eacute;, r&eacute;serv&eacute;s exclusivement &agrave; ses
+<i>v&eacute;ritables h&eacute;ritiers</i>, les collat&eacute;raux&raquo;.</p>
+
+<p>Or, les droits &eacute;ventuels &agrave; la succession des Rochecotte et des P&eacute;ry,
+c'&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment ce que voulait M. Louaisot, puisque les Rochecotte
+d'abord et les P&eacute;ry ensuite se trouvaient plac&eacute;s entre M. le marquis de
+Chambray et ce futur-contingent, encore envelopp&eacute; de nuages: les
+millions du vieux Jean Rochecotte-Bocourt, dernier vivant pr&eacute;somptif de
+la tontine.</p>
+
+<p>La machine Louaisot craquait mis&eacute;rablement, attaqu&eacute;e dans ses &oelig;uvres
+vives.</p>
+
+<p>Et pourtant Louaisot ne paraissait pas malheureux du tout; quand il eut
+replac&eacute; l'enveloppe sous le presse-papier, il se frotta les mains en me
+regardant.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! fit-il. Si nous avions d&eacute;couvert ce pot aux roses apr&egrave;s
+l'arriv&eacute;e du vicaire! On n'&eacute;loigne pas ces oiseaux-l&agrave; comme on veut.
+Nous allons fabriquer de la bonne besogne cette nuit, petiot, et demain
+matin ta fortune sera faite.</p>
+
+<p>Le cabinet fut referm&eacute;, la lumi&egrave;re &eacute;teinte et nous laiss&acirc;mes l'&eacute;tude
+dans l'&eacute;tat exact o&ugrave; nous l'avions trouv&eacute;e.</p>
+
+<p>Quand Louaisot repassa la petite porte du potager apr&egrave;s avoir donn&eacute; une
+derni&egrave;re caresse au vieux Loup, minuit sonnait &agrave; l'horloge de la
+paroisse. Notre exp&eacute;dition avait dur&eacute; un peu plus d'une demi-heure.
+M&eacute;ricourt tout entier dormait comme un seul Normand. Nous pr&icirc;mes par la
+traverse et en cinq minutes nous avions atteint le ch&acirc;teau. Louette vint
+nous ouvrir &agrave; la grille du parc. Louaisot se fit introduire aussit&ocirc;t
+aupr&egrave;s de la marquise Olympe qui &eacute;tait dans la chambre du mort.</p>
+
+<p>Ici, et pour la premi&egrave;re fois, je cesse d'&ecirc;tre un t&eacute;moin ayant vu de ses
+propres yeux, entendu de ses propres oreilles.</p>
+
+<p>La lacune va &ecirc;tre courte et ne comprendra que la sc&egrave;ne entre la marquise
+Olympe et Louaisot.</p>
+
+<p>Je la raconte sommairement, d'apr&egrave;s ce que je sus par Louaisot lui-m&ecirc;me
+que son &eacute;motion et l'extr&ecirc;me besoin qu'il avait de moi rendaient
+communicatif, cette nuit.</p>
+
+<p>Le d&eacute;funt &eacute;tait sur son lit, la t&ecirc;te couverte d'une mousseline.</p>
+
+<p>Olympe restait assise &agrave; la place qu'elle avait tenue fid&egrave;lement pendant
+la maladie.</p>
+
+<p>En entrant, Louaisot lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re Madame, je viens de prendre connaissance du testament: ceci
+entre nous, car je me suis pass&eacute; de l'aide de M. Pouleux. Vous et votre
+fils, vous &ecirc;tes d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;s.</p>
+
+<p>La marquise resta froide. Louaisot ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re Madame, je ne veux pas que cela soit.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment pourrez-vous l'emp&ecirc;cher maintenant? demanda Olympe.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant? r&eacute;p&eacute;ta Louaisot. Vous voulez dire: Maintenant qu'il est
+mort, je suppose?</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit oui d'un signe de t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;, fit le patron. Je suis un gar&ccedil;on de ressources. Ce n'est pas
+pour le roi de Prusse que j'ai emp&ecirc;ch&eacute; le vicaire de venir.</p>
+
+<p>Elle leva sur lui son regard inquiet o&ugrave; il y avait d&eacute;j&agrave; de l'horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez bien, reprit Louaisot, que si ce pauvre homme qui est
+l&agrave; ne m'avait pas forc&eacute; de vendre mon &eacute;tude et chass&eacute; du pays, tout se
+serait pass&eacute; autrement. D'abord, je vous aurais guid&eacute;e de mes conseils,
+et je veux &ecirc;tre pendu si vous eussiez commis la faiblesse de vous faire
+prendre en grippe par un si excellent mari! Mais ne parlons point du
+pass&eacute;. Ce qui est fait est fait. Il s'agit uniquement de faire autre
+chose&mdash;&agrave; c&ocirc;t&eacute;&mdash;qui nous remette dans la tr&egrave;s bonne position o&ugrave; nous
+&eacute;tions avant ce sc&eacute;l&eacute;rat de testament.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous, pronon&ccedil;a tout bas la marquise. Sa voix tremblait.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de m'expliquer, r&eacute;partit le patron. Je vous demande
+seulement de quitter cette chambre et de m'y laisser libre pendant une
+heure ou deux.</p>
+
+<p>Olympe frissonna.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez commettre un sacril&egrave;ge! balbutia-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais commettre ce que je voudrai. J'ai mon plan &eacute;tabli, ma route
+trac&eacute;e, un obstacle la barre, je l'&eacute;carte.</p>
+
+<p>Olympe demeurait immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous fait de mon fils? demanda-t-elle avec des larmes dans la
+voix.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le saurez demain matin, si vous m'ob&eacute;issez tant que durera cette
+nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'aurai-je &agrave; faire?</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Et si je ne vous ob&eacute;issais pas?</p>
+
+<p>&mdash;Le petit Lucien est frais comme une rose. C'est piti&eacute; de voir comme
+ces ch&eacute;rubins sont emport&eacute;s par le croup....</p>
+
+<p>&mdash;Jacques! fit la marquise qui se leva toute droite, l'&eacute;clair de la
+haine dans les yeux, vous venez de l'enfer!</p>
+
+<p>&mdash;Non pas! je viens de la rue Vivienne o&ugrave; j'ai mont&eacute; un &eacute;tablissement
+utile pour remplacer mon &eacute;tude que je vous ai sacrifi&eacute;e. Je veux que mon
+fils soit riche, M<sup>me</sup> la marquise, je veux que vous soyez riche, et je
+veux &ecirc;tre riche. C'est r&eacute;gl&eacute;. Riches, entendez-vous, et heureux,
+ensemble, tous les trois!</p>
+
+<p>Olympe se dirigea vers la porte avec lenteur.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois au mal que vous sauriez me faire, dit-elle avant de passer le
+seuil, j'ai peur de vous. Mais si jamais j'ai la main sur vous, ne me
+demandez pas piti&eacute;!</p>
+
+<p>Louaisot salua et sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Feu M<sup>lle</sup> Rachel, de la Com&eacute;die-Fran&ccedil;aise, n'aurait pas mieux piqu&eacute;
+cette menace! dit-il. Ch&egrave;re Madame, ayez la bont&eacute;, je vous prie, de ne
+pas vous coucher. J'aurai absolument besoin de vous dans une heure.</p>
+
+<p>Louette vint me chercher dans la cuisine o&ugrave; j'attendais en cassant une
+cro&ucirc;te. On me comblait, cette nuit-l&agrave;.</p>
+
+<p>&Agrave; mon tour, je fus introduit dans la chambre du mort.</p>
+
+<p>Je trouvai M. Louaisot occup&eacute; &agrave; d&eacute;couper un drap de lit avec des
+ciseaux. Il y taillait des fentes dispos&eacute;es selon une certaine fantaisie
+bizarre et il rapprochait ces fentes de trous, taill&eacute;s, &eacute;galement aux
+ciseaux, dans une chemise de nuit et dans un gilet de laine marqu&eacute;s au
+chiffre du d&eacute;funt.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons! fit-il en me voyant, a-t-on bien pans&eacute; ce bijou-l&agrave;?
+Apporte-nous une bouteille de vieille eau-de-vie, Louette, mon tr&eacute;sor.
+Il faut de l'avoine aux bons chevaux.</p>
+
+<p>Louette apporta de l'eau-de-vie et voulut se retirer.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas le compte du patron qui lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ma poule, tu vas mettre la main &agrave; la p&acirc;te, ou tu diras pourquoi! Nous
+jouons pour gagner ou pour perdre. Je payerai bien, mais je ne veux pas
+qu'on raisonne!</p>
+
+<p>Il tira de sa poche, &agrave; demi, un revolver de bonne taille.</p>
+
+<p>Je crois bien que Louette &eacute;tait comme moi, s&ucirc;re qu'il ne lui en
+co&ucirc;terait pas plus de faire sauter une cervelle humaine que de casser
+les reins &agrave; un lapin. Elle fit pourtant meilleure contenance que moi:</p>
+
+<p>&mdash;Pas besoin de menacer, M. Louaisot, dit-elle. C'est la fortune de M<sup>lle</sup>
+Olympe et de l'enfant. J'appartiens &agrave; M<sup>lle</sup> Olympe.</p>
+
+<p>Louette appelait souvent la marquise par son nom de demoiselle.</p>
+
+<p>Louaisot lui envoya un baiser et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Combien y a-t-il de temps que tu as fait coucher le dernier
+domestique?</p>
+
+<p>&mdash;Au moins une heure.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, tout le monde ronfle. Travaillons!</p>
+
+<p>Je suis un pauvre mis&eacute;rable. Je n'ai pas re&ccedil;u d'&eacute;ducation. Je n'ai pas
+connu mon p&egrave;re; c'est &agrave; peine si ma m&egrave;re m'a dit, quand j'&eacute;tais tout
+enfant: ceci est bien ou ceci est mal.</p>
+
+<p>J'ai v&eacute;cu depuis ma plus petite jeunesse dans cette maison de notaire
+campagnard o&ugrave; personne n'avait ni foi ni loi. Le p&egrave;re &eacute;tait un coquin
+prudent, le fils un sc&eacute;l&eacute;rat audacieux, voil&agrave; toute la diff&eacute;rence. Je ne
+connais pas d'&ecirc;tre qui ait &eacute;t&eacute; plus cruellement abandonn&eacute; que moi.</p>
+
+<p>Et pourtant, si le patron m'avait dit tout de suite &agrave; quel r&ocirc;le il me
+destinait dans cette t&eacute;m&eacute;raire, dans cette extravagante trag&eacute;die o&ugrave; la
+profanation allait &ecirc;tre pouss&eacute;e jusqu'&agrave; l'incroyable, j'aurais tendu mon
+front au canon de son revolver.</p>
+
+<p>Mais il se garda bien d'expliquer son plan tout de suite. Cela vint
+petit &agrave; petit, et tout le temps il me fit boire de l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>D'abord, on ne parla que de changer les draps du mort.</p>
+
+<p>Pourquoi? Louette s'en doutait peut-&ecirc;tre, moi je ne devinais pas.</p>
+
+<p>On se mit &agrave; cette t&acirc;che avec une activit&eacute; singuli&egrave;re. Le corps du
+marquis fut pris par Louaisot et Louette qui le d&eacute;pos&egrave;rent sur un sopha.</p>
+
+<p>Mais au lieu de changer les draps tout simplement, les matelas furent
+enlev&eacute;s et Louette fut charg&eacute;e de les &eacute;chancrer tous les deux selon un
+dessin que Louaisot tra&ccedil;a sur la toile avec de la craie.</p>
+
+<p>Je puis donner une id&eacute;e de ce cr&eacute;nelage en le comparant au trou
+semi-circulaire pratiqu&eacute; dans certaines tables de travail de l'&eacute;tat de
+peaussier.</p>
+
+<p>L'ouvrier peut agir ainsi au centre de la table. Il est encastr&eacute; dans la
+table.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t que cet ouvrage fut fait, on mit le drap d&eacute;coup&eacute; sur les
+matelas recousus et repos&eacute;s en place, de fa&ccedil;on &agrave; ce que l'&eacute;chancrure f&ucirc;t
+&agrave; la t&ecirc;te du lit.</p>
+
+<p>Le traversin et l'oreiller &eacute;tant aussi replac&eacute;s, l'&eacute;chancrure laissait
+un trou d&eacute;passant l'oreiller qui fut lui-m&ecirc;me &eacute;vid&eacute; dans une proportion
+correspondante.</p>
+
+<p>Ces diverses retouches mettaient une v&eacute;ritable ouverture sous le corps
+de la personne couch&eacute;e. Cette ouverture prenait &agrave; un pied de la chute
+des reins et remontait jusqu'au dessus de la nuque.</p>
+
+<p>Le traversin &eacute;tait jet&eacute; comme un pont sur ce trou, et maintenu
+par-dessous &agrave; l'aide d'une planchette pour qu'il ne s'infl&eacute;ch&icirc;t pas au
+milieu sous le poids d'une t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Cela fait, on &eacute;tendit le drap taill&eacute; qui &eacute;tait le drap inf&eacute;rieur, bien
+entendu, et dont les d&eacute;coupures rest&egrave;rent b&eacute;antes aux deux c&ocirc;t&eacute;s du
+trou, celle de droite plus large que celle de gauche.</p>
+
+<p>Puis on reprit haleine.</p>
+
+<p>Louette dit en caressant un verre de cognac:</p>
+
+<p>&mdash;Si le diable veut savoir son m&eacute;tier, il n'a qu'&agrave; venir ici &agrave; l'&eacute;cole!</p>
+
+<p>Elle suait &agrave; grosses gouttes, mais elle allait bravement. Moi, le c&oelig;ur
+me manquait. Commen&ccedil;ais-je &agrave; comprendre? En v&eacute;rit&eacute;, je ne sais.</p>
+
+<p>Mais &eacute;tait-il besoin de comprendre? je m'en fiais au patron pour &ecirc;tre
+s&ucirc;r qu'il s'agissait de quelque effrayant blasph&egrave;me, mis en sc&egrave;ne comme
+une charade.</p>
+
+<p>En tous cas, si je ne comprenais point encore, l'intelligence n'allait
+pas tarder &agrave; me venir.</p>
+
+<p>&mdash;Les fers au feu! cria le patron qui ne perdit pas un seul instant son
+entrain satanique. Nous avons assez souffl&eacute;. &Ocirc;te-moi encore ce
+traversin, Louette. Ce n'&eacute;tait que pour essayer; toi, petiot, apporte la
+bo&icirc;te aux outils.</p>
+
+<p>Louette avait mont&eacute; une bo&icirc;te de menuisier en m&ecirc;me temps que
+l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>&mdash;Donne ici, petiot, et reste l&agrave;. Tu me serviras de coterie. Tu vas voir
+comment on saborde un lit d'&eacute;b&egrave;ne de mille &eacute;cus sans le faire crier.
+Belle pi&egrave;ce, parole d'honneur! et curieuse! Ce vieux marquis-l&agrave; va bien
+manquer &agrave; nos marchands de bric-&agrave;-brac!</p>
+
+<p>Je tenais la bo&icirc;te. Il pratiqua d'abord au ciseau et au marteau un trou
+carr&eacute;, juste assez large pour laisser passer la lame d'une scie &agrave; main.
+Et tout en coignant il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ceux qui s'&eacute;veilleront croiront qu'on cloue d&eacute;j&agrave; le cercueil. Minute!
+nous n'y sommes pas encore, mes mignons! M. le marquis a encore quelque
+chose &agrave; faire ici-bas.</p>
+
+<p>Il prit la scie &agrave; main et la fit jouer avec une vigueur, avec une
+pr&eacute;cision qu'un ma&icirc;tre ouvrier lui aurait envi&eacute;e. Il &eacute;tait bon &agrave; tout
+except&eacute; au Bien.</p>
+
+<p>En quatre traits de scie qui ne prirent pas un demi-quart d'heure, une
+large ouverture quadrangulaire fut pratiqu&eacute;e au bois du lit,
+imm&eacute;diatement au-dessous de la place o&ugrave; s'appuyait l'oreiller. Il me
+demanda en retirant le carr&eacute; d'&eacute;b&egrave;ne qui &eacute;tait net comme un dessus de
+table.</p>
+
+<p>&mdash;Petiot, je suppose que tu pourras entrer par cette porte-l&agrave;? Oh! pour
+le coup je compris.</p>
+
+<p>Et tout mon sang se figea dans mes veines:</p>
+
+<p>&mdash;Moi! l&agrave;! balbutiai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu n'auras pas assez de place?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je serai sous le corps!</p>
+
+<p>&mdash;Juste, c'est ce qu'il faut.</p>
+
+<p>Je me laissai aller sur un si&egrave;ge.</p>
+
+<p>Louaisot et Louette se mirent &agrave; rire tous les deux.</p>
+
+<p>Cela me transporta de fureur.</p>
+
+<p>&mdash;Par le nom de Dieu! m'&eacute;criai-je, vous avez raison de rire! Je suis un
+l&acirc;che! Eh bien! frayeur pour frayeur, j'aime mieux avoir la t&ecirc;te &eacute;cras&eacute;e
+que d'entrer l&agrave;-dedans quand le mort y sera! Tuez-moi, patron, je ne
+vous ob&eacute;irai pas!</p>
+
+<p>Il me pin&ccedil;a la joue avec bont&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais fais donc attention, petit b&ecirc;ta, me dit-il du ton que prend un
+papa pour extirper une erreur enfantine du cerveau d'un bambin, que nous
+serons l&agrave;, autour de toi, nous tes bons amis, et qu'il ne pourra rien
+t'arriver du tout. Parbleu! il y aura de la soci&eacute;t&eacute; assez, va! Que
+diable veux-tu que le mort te fasse? Voyons, nous n'avons pas le temps
+de nous amuser. Tu es pr&eacute;cis&eacute;ment la petite b&ecirc;te qu'il faut pour
+man&oelig;uvrer dans ce trou &agrave; rat. Je pourrais te remplacer &agrave; la rigueur en
+&eacute;largissant le trou, mais d'abord, j'ai mon r&ocirc;le aussi dans la com&eacute;die,
+et ensuite, je ne pourrais pas te reprendre mon secret. Il faut &ecirc;tre
+complice ou avaler ta langue.</p>
+
+<p>Il prit un verre d'eau-de-vie d'une main et son revolver de l'autre.</p>
+
+<p>Si j'avais r&eacute;fl&eacute;chi, j'aurais bien pens&eacute; qu'il ne pouvait s'exposer &agrave;
+r&eacute;veiller toute la maison en tirant un coup de pistolet &agrave; cette heure de
+la nuit. Mais il m'aurait tu&eacute; autrement, voil&agrave; tout. Ses yeux le
+criaient.</p>
+
+<p>J'eus peur. Que ceux qui liront ces tristes lignes aient compassion d'un
+pauvre petit malheureux. L'image de St&eacute;phanie passa devant moi...; enfin
+pas tant de paroles! J'eus peur. Et je bus le verre d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Boire, c'&eacute;tait accepter le r&ocirc;le qu'on m'imposait. Le patron fit
+dispara&icirc;tre son revolver et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; un gar&ccedil;on raisonnable!</p>
+
+<p>On remit en place lestement drap, traversin, oreiller, puis on fit la
+toilette du mort qui fut recouch&eacute; avec sa chemise et son gilet, perc&eacute;s
+de fentes qui correspondaient avec celles du drap. J'entrai dans le trou
+o&ugrave; j'&eacute;tais &agrave; l'aise.</p>
+
+<p>Je passai mes deux mains dans les fentes et ma t&ecirc;te s'appuya sous la
+planchette qui soutenait le traversin. Comme cela je pouvais faire
+mouvoir les deux bras du d&eacute;funt, avec mes bras&mdash;et sa t&ecirc;te aussi, avec
+ma t&ecirc;te. Ma main droite qui &eacute;tait compl&egrave;tement libre, d'apr&egrave;s la
+disposition des fentes, pouvait m&ecirc;me faire verser le corps sur le c&ocirc;t&eacute;
+gauche et le tourner vers la ruelle.</p>
+
+<p>On fit une r&eacute;p&eacute;tition. Cela allait bien. M. Louaisot pourtant dit qu'on
+pouvait faire mieux.</p>
+
+<p>Il replia le bras du d&eacute;funt sous le corps, et ce fut ma propre main
+droite qui entra dans la manche de la chemise.</p>
+
+<p>&mdash;Comme &ccedil;a, tu pourras signer, dit Louaisot, &agrave; t&acirc;tons, c'est vrai, mais
+qu'importe? Dans l'&eacute;tat o&ugrave; est le pauvre monsieur, on n'a pas une belle
+&eacute;criture. Plus tu barbouilleras, mieux cela vaudra. D'ailleurs, je te
+tiendrai la main.... Sors de l&agrave;, petiot, tu n'as pas besoin de te
+fatiguer d'avance.</p>
+
+<p>Si j'avais de l'imagination, j'aurais arrang&eacute; toute cette histoire-l&agrave;,
+et je n'aurais pas montr&eacute; les ficelles de mes marionnettes avant de les
+mettre en sc&egrave;ne, mais je ne sais pas raconter autrement qu'en suivant
+l'ordre et la marche de ce qui se passa sous mes yeux.</p>
+
+<p>Louaisot paraissait content. Il passa un instant derri&egrave;re le rideau, et
+nous entend&icirc;mes quelqu'un qui appelait Louette d'une voix faible.</p>
+
+<p>Louette tenait je ne sais quoi &agrave; la main et cela tomba.</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; trembler si fort que sa jupe allait et venait, et son
+bonnet se souleva sur ses cheveux qui se h&eacute;rissaient.</p>
+
+<p>&mdash;J&eacute;sus Seigneur! fit-elle, notre monsieur a parl&eacute;!</p>
+
+<p>Moi, je me doutais bien que c'&eacute;tait le patron, mais la voix &eacute;tait si
+miraculeusement imit&eacute;e et sortait si bien de la bouche entrouverte du
+marquis que tout mon corps n'&eacute;tait qu'un frisson.</p>
+
+<p>Je me souvins de la le&ccedil;on que le patron avait prise avec le ventriloque
+et qu'il avait pay&eacute;e un billet de mille francs.</p>
+
+<p>Il ressortit de derri&egrave;re le rideau. Louette et moi nous recul&acirc;mes.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un vieil homme &agrave; cheveux blancs qui venait &agrave; nous d'un pas
+v&eacute;n&eacute;rable et nous demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous que cet imb&eacute;cile de Pouleux me reconnaisse?</p>
+
+<p>&mdash;Le diable! dit Louette. Le diable en personne! &Agrave; quel m&eacute;tier
+pourra-t-on faire p&eacute;nitence apr&egrave;s tout &ccedil;a!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, reprit le patron, vous pensez que je ne vas pas trop mal jouer
+mon petit bout de r&ocirc;le.... Quelle heure avons-nous? La pendule marquait
+deux heures et demie apr&egrave;s minuit. Il y avait deux grandes heures que
+nous &eacute;tions au travail.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons du temps devant nous, dit Louaisot. En cette saison, il ne
+fait pas jour avant sept heures. Voyons! avant de lever le rideau, une
+derni&egrave;re fois, Louette, ma comm&egrave;re, tu n'avais dit &agrave; personne au ch&acirc;teau
+que ton ma&icirc;tre avait <i>pass&eacute;</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas sortie par la cuisine pour aller au presbyt&egrave;re,
+r&eacute;pondit Louette.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu es bien s&ucirc;re de n'avoir rencontr&eacute; personne en chemin?</p>
+
+<p>&mdash;Personne que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes des bons! alors, va me chercher ta ma&icirc;tresse, et toi,
+petiot, &agrave; ton poste!</p>
+
+<p>Quand M<sup>me</sup> la marquise de Chambray rentra dans la chambre de son mari.
+Louaisot &eacute;tait debout aupr&egrave;s du lit.</p>
+
+<p>Louette avait pr&eacute;venu sa ma&icirc;tresse sans doute, car celle-ci ne se m&eacute;prit
+point au d&eacute;guisement de Louaisot, qui &eacute;tait parfait, je l'affirme, au
+point de tromper sa propre m&egrave;re, si elle l'e&ucirc;t vu costum&eacute; ainsi.</p>
+
+<p>Olympe dit d&egrave;s le seuil:</p>
+
+<p>&mdash;M. Louaisot, qu'est-ce que c'est que cette farce inf&acirc;me?</p>
+
+<p>&mdash;Belle dame, r&eacute;pondit le patron, vous &ecirc;tes s&eacute;v&egrave;re dans vos expressions.
+Je ne suis pas M. Louaisot. Je suis le c&eacute;l&egrave;bre m&eacute;decin de Paris que
+toute autre marquise dans votre position aurait mand&eacute; par le t&eacute;l&eacute;graphe.
+Il est bon de pouvoir se dire plus tard: Je n'ai rien n&eacute;glig&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Si j'ai commis une faute... commen&ccedil;a Olympe.</p>
+
+<p>&mdash;La voil&agrave; r&eacute;par&eacute;e! interrompit Louaisot. Le c&eacute;l&egrave;bre m&eacute;decin de Paris
+est arriv&eacute; &agrave; temps, Dieu merci! M. le marquis de Chambray n'est pas
+mort!</p>
+
+<p>La marquise voulut parler. Je crois que son indignation &eacute;tait sinc&egrave;re,
+mais Louette lui dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour votre bien... et songez &agrave; l'enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Madame, reprit Louaisot, il va se passer ici quelque chose de
+solennel. Nous ne craignons ni les t&eacute;moins ni la lumi&egrave;re. Il faut que
+tous les domestiques du ch&acirc;teau et les gens de la ferme soient &eacute;veill&eacute;s
+&agrave; l'instant m&ecirc;me pour assister &agrave; la c&eacute;r&eacute;monie....</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez cru que je me pr&ecirc;terais &agrave; cela! s'&eacute;cria Olympe qui
+repoussa Louette loin d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Madame, j'en suis s&ucirc;r. Ce soir, votre petit Lucien me l'a promis
+de votre part.</p>
+
+<p>Olympe courba la t&ecirc;te. Louaisot poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que Me Pouleux, le notaire de M&eacute;ricourt soit mand&eacute;, &agrave;
+l'instant m&ecirc;me aussi; qu'on le fasse lever de force s'il est besoin,
+qu'on l'arrache de son lit. La mort n'attend pas et M. le marquis est
+bien malade! Il m'a confi&eacute; son d&eacute;sir de changer quelque chose &agrave; l'acte
+authentique qui contient ses dispositions derni&egrave;res.</p>
+
+<p>La poitrine d'Olympe rendit un g&eacute;missement, mais elle ne fit aucune
+r&eacute;sistance.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de partir pour faire ex&eacute;cuter avec la plus extr&ecirc;me diligence,
+les ordres de M<sup>me</sup> la marquise, dit Louaisot &agrave; Louette, je vous serais
+oblig&eacute;, ma bonne fille, de m'apporter une l&eacute;g&egrave;re collation; n'importe
+quoi: de la viande froide et un verre de vin. Les glaces de l'&acirc;ge,
+figur&eacute;es par ma perruque, ont rendu mon estomac exigeant.</p>
+
+<p>Louette sortit et revint l'instant d'apr&egrave;s avec un plateau.</p>
+
+<p>Quand elle fut partie d&eacute;finitivement pour accomplir les ordres qu'elle
+avait re&ccedil;us, nous rest&acirc;mes seuls dans la chambre mortuaire la marquise,
+Louaisot et moi.</p>
+
+<p>Du fond de mon trou, j'entendais la marquise, sangloter et Louaisot
+manger.</p>
+
+<p>Il mangeait avec cette sonore activit&eacute; de m&acirc;choires qui appartient aux
+ruminants et aux bonnes consciences.</p>
+
+<p>Aucune parole ne fut &eacute;chang&eacute;e entre la marquise et lui.</p>
+
+<p>Elle connaissait bien son Louaisot: elle n'essaya ni menaces ni pri&egrave;res.</p>
+
+<p>Au bout de dix minutes &agrave; peine, les premiers valets arriv&egrave;rent effar&eacute;s,
+inquiets&mdash;surtout curieux.</p>
+
+<p>Les larmes de la marquise faisaient bien. Louaisot avait brusqu&eacute; la fin
+de son r&eacute;veillon.</p>
+
+<p>Il se tenait debout au chevet de <i>son malade</i>. Les bonnes gens le
+regardaient avec une superstitieuse terreur. Louette leur avait dit:
+&laquo;Vous verrez un m&eacute;decin de Paris!&raquo;</p>
+
+<p>Valets et servantes faisaient le signe de la croix en entrant. Quant aux
+gens de la ferme ils s'agenouill&egrave;rent sur le plancher. Et de tout ce
+monde qui allait sans cesse augmentant, car on avait pr&eacute;venu les voisins
+comme pour une f&ecirc;te, un murmure sourd se d&eacute;gageait disant:</p>
+
+<p>&mdash;Il est comme s'il &eacute;tait d&eacute;j&agrave; un d&eacute;funt!</p>
+
+<p>Le c&eacute;l&egrave;bre m&eacute;decin de Paris se pencha et demanda d'une voix basse, mais
+intelligible:</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, sentez-vous l'effet de votre potion?</p>
+
+<p>Le marquis ne r&eacute;pondit pas, mais sa t&ecirc;te remua si ostensiblement que la
+foule des serviteurs et des fermiers ondula. Il y eut une paysanne qui
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a a l'air d'un bon sorcier tout de m&ecirc;me, ce vieux-l&agrave;.</p>
+
+<p>Me Pouleux arriva, suivi de son clerc et d'une fourn&eacute;e de paysans qu'on
+avait r&eacute;veill&eacute;s en route.</p>
+
+<p>Dans la campagne normande, l'agonie d'un &ecirc;tre humain est un irr&eacute;sistible
+attrait. Ces braves gens, hommes et femmes, &eacute;taient tous reconnaissants
+du service qu'on leur avait rendu en les amenant.</p>
+
+<p>Me Pouleux avait sa grosse face couleur de chandelle toute bouffie de
+sommeil. Il traversa la foule des assistants avec l'air d'importance que
+lui donnait sa position sociale et vint s'aplatir devant le fauteuil de
+la marquise, qui avait sa t&ecirc;te entre ses mains et ne le voyait pas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc bien press&eacute;? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Olympe le regarda d'un &oelig;il &eacute;gar&eacute; et resta muette. Me Pouleux se
+retourna du c&ocirc;t&eacute; du lit et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! M. le marquis, vous voil&agrave; qui avez meilleure mine....</p>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;ta bouche b&eacute;ante parce qu'il venait de rencontrer l'&oelig;il
+vitreux du cadavre.</p>
+
+<p>Les notaires sont comme les pr&ecirc;tres et les m&eacute;decins: ils connaissent
+intimement la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Mais... mais... mais... fit-il par trois fois.</p>
+
+<p>Les paysans comprirent. Il y en eut qui dirent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! allez, il bouge encore bien!</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin de Paris s'&eacute;tait inclin&eacute; jusqu'&agrave; mettre son oreille sur la
+bouche du mort. En se relevant il dit:</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis demande qu'on &eacute;loigne un peu les lumi&egrave;res. Et la t&ecirc;te de
+M. le marquis remua en signe d'assentiment.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, oui, ma foi oui, dit Pouleux, il bouge encore bien.</p>
+
+<p>La voix du c&eacute;l&egrave;bre m&eacute;decin ne ressemblait pas &agrave; celle de M. Louaisot. Il
+la prenait je ne sais o&ugrave; dans sa t&ecirc;te. C'&eacute;tait la voix que les t&eacute;nors
+ont en parlant. Me Pouleux appela son clerc qui portait sous le bras une
+serviette de cuir.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Madame, dit-il, M. le marquis a manifest&eacute; le d&eacute;sir de me voir?</p>
+
+<p>&mdash;Me Pouleux! appela en ce moment le marquis.</p>
+
+<p>Ce fut un son tr&egrave;s faible, mais on l'entendit de toutes les extr&eacute;mit&eacute;s
+de la chambre. Dans mon trou, je reconnus la voix du mort.</p>
+
+<p>Le notaire s'&eacute;tait vivement retourn&eacute;.</p>
+
+<p>Le marquis ne parlait plus, mais sa main droite, qui &eacute;tait sur le devant
+du lit, fit un mouvement comme pour d&eacute;signer le docteur de Paris.</p>
+
+<p>Celui-ci prit aussit&ocirc;t la parole.</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> la marquise, dit-il depuis mon arriv&eacute;e, est dans un &eacute;tat de
+prostration qui doit inqui&eacute;ter. Quand on m'a montr&eacute; pour la premi&egrave;re
+fois le malade, j'ai cru qu'il &eacute;tait trop tard, mais le spasme a c&eacute;d&eacute; &agrave;
+une m&eacute;dication &eacute;nergique.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je demander le nom de M. le docteur? interrogea timidement
+Pouleux.</p>
+
+<p>&mdash;Chapart, Dr Chapart, directeur de la maison Chapart, rue des Moulins &agrave;
+Belleville. C'est un &eacute;tablissement qui jouit de quelque notori&eacute;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai beaucoup entendu parler, dit Pouleux qui salua d'un air
+aimable.</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin de Paris rendit le salut et reprit.</p>
+
+<p>&mdash;Au lieu et place de M<sup>me</sup> la marquise, dont la sant&eacute; personnelle va
+n&eacute;cessiter tout &agrave; l'heure de grands soins, puis-je rendre compte de ce
+qui a n&eacute;cessit&eacute; l'envoi d'un message &agrave; M. le notaire? Est-ce l&eacute;gal?</p>
+
+<p>&mdash;Mais parfaitement, mais parfaitement, r&eacute;pondit Pouleux. Ah! je crois
+bien! Pourquoi pas?</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs poursuivit le m&eacute;decin, M<sup>me</sup> la marquise pourra me rectifier
+si ma m&eacute;moire s'&eacute;gare. Et il y avait en outre ici une servante... je ne
+la vois plus.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait pr&eacute;sent! dit Louette en masculin.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s bien. Voici donc les faits: Aussit&ocirc;t que M. le marquis de
+Chambray a repris connaissance, c'&eacute;tait il y a une heure environ, il a
+regard&eacute; tout autour de lui, disant&mdash;si on peut appeler cela
+<i>dire</i>,&mdash;murmurant plut&ocirc;t:</p>
+
+<p>&mdash;Ai-je r&ecirc;v&eacute; que j'ai fait mon testament?</p>
+
+<p>Je ne pouvais pas r&eacute;pondre, puisque je l'ignorais. D'un autre c&ocirc;t&eacute;, M<sup>me</sup>
+la marquise restait muette et insensible, comme vous la voyez. C'est la
+servante qui a r&eacute;pondu:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas r&ecirc;v&eacute; M. le marquis; vous avez fait votre testament.</p>
+
+<p>Je serais bien aise que la servante d&eacute;clar&acirc;t si mon souvenir est fid&egrave;le.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a y est! fit Louette.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, ma fille. Mon r&ocirc;le ici est d&eacute;licat. Je me m&ecirc;le de choses qui ne
+me regardent absolument pas, mais je le fais dans le pur int&eacute;r&ecirc;t de la
+v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; &ccedil;a, c'est certain, dit-on de toute part. Il ne lui en
+reviendra ni froid ni chaud &agrave; ce vieux bonhomme-l&agrave;! Avant de poursuivre,
+le m&eacute;decin t&acirc;ta le pouls du malade,&mdash;c'est-&agrave;-dire mon propre pouls, &agrave;
+moi, J.-B-. M. Calvaire.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des moments dit-il &agrave; Pouleux, o&ugrave; la circulation est presque
+normale. Voyez! On ne voyait qu'un coin de mon poignet, ma main &eacute;tait
+sous la couverture.</p>
+
+<p>Pouleux me t&acirc;ta le pouls d'un air entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Quel pauvre poignet maigre! chuchotait l'assistance. Lui qui &eacute;tait si
+bien en point quand il venait fureter pour les bahuts ou les vieux
+plats.</p>
+
+<p>&mdash;Ma parole, ma parole! s'&eacute;cria Pouleux, &ccedil;a bat encore assez raide!</p>
+
+<p>&mdash;Parlez moins haut, je vous prie, continua le docteur. O&ugrave; en &eacute;tais-je?
+&agrave; la r&eacute;ponse de la servante. Bien. Cette id&eacute;e d'avoir fait un testament
+paraissait pr&eacute;occuper M. le marquis excessivement; je dirai presque
+jusqu'&agrave; l'angoisse. Cela ne valait rien. Il fallait le calmer. Je lui
+demandai s'il voulait du papier, une plume et de l'encre. Il secoua la
+t&ecirc;te. Alors je songeai au notaire....</p>
+
+<p>&mdash;Il faut toujours en venir l&agrave;! dit Pouleux. Pensez-vous qu'on puisse
+adresser une question au malade?</p>
+
+<p>&mdash;Attendez!</p>
+
+<p>Le docteur prit dans sa poche une petite fiole et un pinceau.</p>
+
+<p>Il trempa le pinceau dans la fiole apr&egrave;s l'avoir secou&eacute; &eacute;nergiquement et
+promena les poils de blaireau ainsi humect&eacute;s sur les l&egrave;vres du malade.</p>
+
+<p>Dans la chambre tous les yeux &eacute;taient ronds &agrave; force de s'&eacute;carquiller.</p>
+
+<p>Pouleux cligna de l'&oelig;il en regardant l'assistance.</p>
+
+<p>Toute sa physionomie disait:</p>
+
+<p>&mdash;Les docteurs de Paris sont comme &ccedil;a!</p>
+
+<p>&mdash;Interrogez! dit alors le m&eacute;decin.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps, il se pencha pour mettre ses deux mains en bandeau sur le
+front du marquis, dont la figure fut ainsi plong&eacute;e dans l'ombre.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; le notaire demand&eacute;, dit aussit&ocirc;t Pouleux. J'ai le testament avec
+moi. M. le marquis voudrait-il y ajouter ou en retrancher quelque chose?
+Le mot <i>codicille</i> partit comme une explosion faible et sourde. On
+voyait que ce pauvre homme de marquis avait fait grand effort pour le
+prononcer. Olympe se leva. Tout le monde crut qu'elle allait parler.</p>
+
+<p>Mais le docteur parisien se tourna vers elle, et Olympe retomba sur son
+fauteuil.</p>
+
+<p>Il y a des mots qui chantent dans l'oreille des notaires. Du moment que
+le mot <i>codicille</i> e&ucirc;t &eacute;t&eacute; prononc&eacute;, Me Pouleux ne vit plus rien et
+n'entendit plus rien. Son clerc et lui &eacute;taient d&eacute;j&agrave; &agrave; la besogne. Le
+testament fut ouvert. Le clerc se mit &agrave; une table et trempa sa plume
+dans l'&eacute;critoire.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez! dit le m&eacute;decin de Paris, M<sup>me</sup> la marquise vient de faire un
+mouvement qui pourrait &ecirc;tre interpr&eacute;t&eacute; comme une protestation. Je marche
+ici &agrave; l'aveugle. Je suis arriv&eacute; de cette nuit. Peut-&ecirc;tre le testament
+qu'il est question de changer &eacute;tait-il en faveur de M<sup>me</sup> la marquise....</p>
+
+<p>&mdash;Mais du tout! mais du tout! interrompit Pouleux. Au contraire! y
+sommes-nous?</p>
+
+<p>Le docteur renouvela la sc&egrave;ne du pinceau. L'assistance &eacute;tait
+positivement aux anges. Chacun retenait son souffle pour &eacute;couter mieux.
+De m&eacute;moire de Normand m&eacute;ricourtin, jamais personne n'avait p&eacute;n&eacute;tr&eacute; dans
+la chambre d'un marquis &agrave; l'heure o&ugrave; il testait. Et ici tout le monde y
+&eacute;tait. Liesse!</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, Monsieur dit le m&eacute;decin qui imposa les mains de nouveau,
+remettant ainsi tout naturellement le visage du malade dans l'ombre. Il
+y eut un silence.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne peut pas! Il ne peut pas! disaient les bons Cauchois dont le
+c&oelig;ur battait.</p>
+
+<p>&mdash;La paix! fit le notaire. Eh bien! M. le marquis... un peu de courage!</p>
+
+<p>&mdash;Je donne... et l&egrave;gue, pronon&ccedil;a faiblement, mais nettement le malade,
+tout... tout... &agrave; ma femme... et &agrave; mon fils. Un immense soupir souleva
+les poitrines.</p>
+
+<p>&mdash;La paix, bonnes gens, r&eacute;p&eacute;ta le notaire, on va r&eacute;diger.</p>
+
+<p>La plume du clerc grin&ccedil;a sur le papier et il lut d'une petite voix
+aigrelette qu'il avait, la formule qui pr&eacute;c&egrave;de le codicille, puis le
+codicille lui-m&ecirc;me, ainsi con&ccedil;u: &laquo;.... A d&eacute;clar&eacute; donner et l&eacute;guer par le
+pr&eacute;sent &agrave; la dame Olympe-Marguerite-&Eacute;milie Barnod, marquise de Chambray
+et audit mineur l&eacute;gitim&eacute; Lucien de Chambray, la totalit&eacute; de ses biens
+meubles et immeubles.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce bien cela? demanda Pouleux.</p>
+
+<p>M. de Chambray ne r&eacute;pondit pas.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! fit le notaire, s'il est parti, ce sera comme on dit, de la
+bouillie pour les chats!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce cela que vous voulez, M. le marquis? demanda le docteur &agrave; son
+tour.</p>
+
+<p>Et il se pencha pour approcher son oreille de cette bouche immobile qui
+&eacute;tait froide d&eacute;j&agrave; depuis longtemps. Il &eacute;couta faisant signe &agrave; tous de
+retenir leur respiration,&mdash;et tous ob&eacute;irent.</p>
+
+<p>La partie que jouait ce Louaisot &eacute;tait audacieuse &agrave; un degr&eacute; qui d&eacute;passe
+la raison. Il e&ucirc;t suffi d'une main qui e&ucirc;t fr&ocirc;l&eacute; le cadavre par hasard
+pour faire &eacute;crouler tout l'&eacute;chafaudage de ses supercheries.... Oui, nous
+pouvons croire cela.&mdash;Mais je parie bien qu'&agrave; cette botte-l&agrave; ou &agrave; toute
+autre, ce d&eacute;mon de Louaisot aurait eu la parade. Quoi qu'il en soit, il
+dit en se relevant, et au milieu du silence absolu qui r&eacute;gnait dans la
+chambre:</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis est las. Il demande qu'on ajoute apr&egrave;s &laquo;biens, meubles
+et immeubles&raquo; les mots &laquo;pr&eacute;sents et &agrave; venir&raquo;.</p>
+
+<p>Pouleux sourit finement.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a n'a pas grand sens grommela-t-il, mais je sais bien ce qu'il veut
+dire.... C'est la Tontine... et, de fait, ils ne sont plus que deux.
+Vincent Malouais est d&eacute;c&eacute;d&eacute; hier.... On va mettre la chose puisqu'il le
+d&eacute;sire. Mais pourra-t-il signer, seulement?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'esp&egrave;re, r&eacute;pondit le m&eacute;decin.</p>
+
+<p>Ce galant homme avait tressailli visiblement &agrave; l'annonce du d&eacute;c&egrave;s de
+Malouais, mais ce mouvement avait pass&eacute; inaper&ccedil;u.</p>
+
+<p>Il demanda, en se penchant au-dessus du malade:</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, voulez-vous signer?</p>
+
+<p>M. le marquis remua la t&ecirc;te affirmativement.</p>
+
+<p>Il n'y eut pas dans la salle une seule paire d'yeux qui ne le vit.</p>
+
+<p>Le clerc se leva de son tabouret.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait ici l'instant critique.</p>
+
+<p>L'assistance n'&eacute;tait plus agenouill&eacute;e. Elle se tenait au contraire sur
+ses pointes. Tout le monde voulait voir la main de &laquo;notre monsieur&raquo; qui
+devait &ecirc;tre si maigre!</p>
+
+<p>Jamais les c&oelig;urs simples qui &eacute;taient l&agrave; rassembl&eacute;s ne s'&eacute;taient tant
+amus&eacute;s que cette nuit. Il y en avait pour longtemps &agrave; raconter aux
+veill&eacute;es.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le cas ou jamais de faire usage du pinceau et du petit flaconnet
+que les c&oelig;urs simples appelaient d&eacute;j&agrave; &laquo;la bouteille &agrave; la malice&raquo;.</p>
+
+<p>Toutes les m&eacute;nag&egrave;res, toutes les jeunesses &agrave; bonnet de coton auraient
+donn&eacute; un p&eacute;ch&eacute; mortel pour voir de pr&egrave;s ce brimborion-l&agrave;.</p>
+
+<p>Et pour savoir au juste ce que &ccedil;a co&ucirc;tait d'argent pour faire venir de
+Paris un m&eacute;decin pareil!</p>
+
+<p>Le c&eacute;l&egrave;bre docteur arr&ecirc;ta le clerc d'un geste et op&eacute;ra sa mise en sc&egrave;ne
+du blaireau avec un redoublement de gravit&eacute;.</p>
+
+<p>D&egrave;s que les l&egrave;vres du malade furent imbib&eacute;es, sa main remua.</p>
+
+<p>Tout le monde aurait bien pu en jurer au tribunal: la main remua comme
+si elle allait sortir de dessous la couverture.</p>
+
+<p>N&eacute;anmoins le docteur fut oblig&eacute; d'aider un peu.</p>
+
+<p>On la vit enfin, cette main. Elle &eacute;tait tr&egrave;s suffisamment maigre, car en
+ce temps-l&agrave; comme aujourd'hui, je n'avais que la peau et les os.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est d&eacute;j&agrave; grise! dit-on tout bas. Lui qui l'avait si blanchette!</p>
+
+<p>Presque tout le monde avait vu cette main-l&agrave; de pr&egrave;s, car M. le marquis
+allait souvent dans les fermes marchander un coucou du temps de Louis
+XIII, un bahut &agrave; personnages ou quelque saladier de vieux-croyant. Ils
+la trouvaient rapetiss&eacute;e. Ils disaient:</p>
+
+<p>&mdash;Ce que c'est que la fin d'un quelqu'un!</p>
+
+<p>Telle qu'elle &eacute;tait, cette main-l&agrave; fut tir&eacute;e tout doucement hors du lit
+et on lui mit entre les doigts la plume tremp&eacute;e dans l'encre.</p>
+
+<p>Le clerc fit &agrave; haute voix la lecture du codicille.</p>
+
+<p>Puis le papier timbr&eacute; fut &eacute;tendu sur la chemise de cuir que le clerc
+agenouill&eacute; tint juste sous le poignet du malade.</p>
+
+<p>Vous eussiez entendu une mouche voler et m&ecirc;me marcher au plafond! Toutes
+les respirations &eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;es, tous les yeux s'&eacute;carquillaient.</p>
+
+<p>La main se &laquo;mit en mouvance&raquo; pour employer l'expression d'une m&eacute;nag&egrave;re
+qui n'aurait pas donn&eacute; sa place au spectacle pour dix pot&eacute;es de cidre.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais plus mort que vif au fond de mon trou; mais quand le docteur e&ucirc;t
+dit: &laquo;Signez, M. le marquis&raquo;, je fis aller mes doigts du mieux que je
+pus,&mdash;puis ma main retomba, comme &eacute;puis&eacute;e par ce supr&ecirc;me effort, et je
+laissai aller la plume.</p>
+
+<p>Pour le coup, il fut impossible de retenir la curiosit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale: on
+rompit les rangs, et tout le monde se pr&eacute;cipita pour voir.</p>
+
+<p>Pour voir cette signature qui venait presque de l'autre monde!</p>
+
+<p>Il n'y avait pas &agrave; esp&eacute;rer qu'elle ressembl&acirc;t beaucoup &agrave; celle du
+marquis en bonne sant&eacute;. Il avait &eacute;crit son nom &agrave; t&acirc;tons, puisque sa t&ecirc;te
+n'avait pu quitter l'oreiller.</p>
+
+<p>Elle ne ressemblait pas, en effet, au seing large et hardi du vieux
+gentilhomme, elle ne ressemblait m&ecirc;me &agrave; rien du tout, sinon &agrave; la
+maculature que laisserait sur un papier blanc la griffe noircie d'un
+chat.</p>
+
+<p>Et pourtant, il se trouva l&agrave;, nombre de gens pour la reconna&icirc;tre,
+surtout ceux qui ne savaient pas lire, et Me Pouleux lui-m&ecirc;me, essuyant
+ses b&eacute;sicles en amateur, d&eacute;clara qu'il y avait &laquo;quelque chose&raquo;.</p>
+
+<p>Mais le savant m&eacute;decin de Paris fut plus s&eacute;v&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je me suis m&ecirc;l&eacute; de cette affaire-l&agrave;, dit-il, je veux qu'elle
+soit bien faite. Nous avons ici les t&eacute;moins et le notaire. Je d&eacute;sire, et
+ce sera l'opinion de M. le marquis, qu'un acte de notori&eacute;t&eacute; soit dress&eacute;
+pour appuyer cette informe signature. Ces braves gens ne refuseront pas
+d'affirmer par &eacute;crit ce qu'ils ont vu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dame non! firent trente voix empress&eacute;es, pour quant &agrave; &ccedil;a, je <i>sons</i>
+des vrais t&eacute;moins pour du coup! Me Pouleux ne put faire d'objection,
+c'&eacute;tait un article de plus &agrave; ajouter &agrave; son m&eacute;moire.</p>
+
+<p>Le clerc se remit &agrave; sa place et b&acirc;cla un acte &agrave; joindre au testament qui
+&eacute;tait une sorte de proc&egrave;s-verbal et certifiait v&eacute;ritable la signature
+hi&eacute;roglyphique de M. le marquis de Chambray. Apr&egrave;s lecture, tous ceux
+qui savaient signer sign&egrave;rent. Les autres firent leur croix. Seule, M<sup>me</sup>
+la marquise repoussa l'acte en d&eacute;tournant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous satisfait, M. le marquis? demanda le c&eacute;l&egrave;bre docteur.</p>
+
+<p>M. de Chambray remua la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Puis on vit son corps verser lentement sur le c&ocirc;t&eacute; gauche, tournant son
+visage vers la ruelle, comme s'il e&ucirc;t donn&eacute; cong&eacute; &agrave; tous ceux qui
+&eacute;taient l&agrave;. La foule s'&eacute;coula lentement et silencieusement, mais elle
+retrouva la voix dans l'escalier qui retentit d'exclamations normandes.
+Ah! dame! Ah! dame! on n'esp&eacute;rait pas se divertir davantage, m&ecirc;me &agrave;
+l'enterrement de &laquo;Notre Monsieur!&raquo;</p>
+
+<p>Pouleux et son clerc se retir&egrave;rent &agrave; leur tour, apr&egrave;s avoir souhait&eacute;
+meilleure sant&eacute; &agrave; M. le marquis et t&eacute;moign&eacute; au c&eacute;l&egrave;bre m&eacute;decin le
+plaisir qu'ils avaient eu &agrave; faire sa connaissance.</p>
+
+<p>Nous rest&acirc;mes seuls, M<sup>me</sup> la marquise, Louaisot, Louette et moi.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais sorti de mon trou aux trois quarts asphyxi&eacute; et compl&egrave;tement
+ab&ecirc;ti par l'exc&egrave;s de ma terreur.</p>
+
+<p>Ce que je viens de raconter vient surtout de St&eacute;phanie ma femme, qui
+&eacute;tait parmi les assistants.</p>
+
+<p>Pendant toute la c&eacute;r&eacute;monie&mdash;qui avait dur&eacute; trois heures d'horloge!&mdash;M<sup>me</sup>
+la marquise &eacute;tait rest&eacute;e morne comme une pierre. Louette avait les joues
+d&eacute;faites et les yeux creux comme apr&egrave;s un mois de maladie.</p>
+
+<p>Pour n'avoir point chang&eacute;, il n'y avait que le patron et le mort. M.
+Louaisot &eacute;tait frais comme une rose.</p>
+
+<p>&mdash;Mes petits enfants, dit-il, voil&agrave; une histoire qui a joliment march&eacute;!
+J'avais peur que notre ch&egrave;re belle Olympe ne comm&icirc;t quelque
+incons&eacute;quence, mais quand je la regardais, je mettais quelque chose dans
+mon &oelig;il qui disait: &laquo;Amour, vous tenez dans vos jolies mains la vie et
+la mort de votre Lucien!&raquo; Le jeune, s'entend, car le grand dadais du
+m&ecirc;me nom vient d'&ecirc;tre nomm&eacute; substitut &agrave; Yvetot, et je ne l'ai pas si
+compl&egrave;tement sous ma coupe..., mais il y viendra.... Dites donc, je
+grignoterais bien quelque chose, vous autres!</p>
+
+<p>Louette sortit.</p>
+
+<p>Le patron me prit l'oreille amicalement.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, petiot, me dit-il, tu as &eacute;t&eacute; superbe! On fera quelque chose de
+toi. Seulement, tu as mis trop de force quand tu as retourn&eacute; le pauvre
+monsieur dans la ruelle. Un gaillard qui se rel&egrave;ve comme &ccedil;a tout seul
+aurait pu s'asseoir sur son s&eacute;ant et signer quatre douzaines de
+codicilles. Mais une autre fois mieux.</p>
+
+<p>Quand Louette fut revenue, M. Louaisot recommen&ccedil;a son &eacute;ternel repas.
+Rien ne diminuait jamais son implacable app&eacute;tit.</p>
+
+<p>&mdash;Mes enfants, reprit-il la bouche pleine, nous allons r&eacute;gler nos
+comptes. Je vous ai promis beaucoup, mais je ne vous dois rien parce que
+d&eacute;sormais vous &ecirc;tes mes complices et que vous ne pouvez rien contre moi
+sans vous casser les reins &agrave; vous-m&ecirc;mes; j'ai mis un tr&egrave;s grand soin &agrave;
+tout cela: je suis l'homme qui ne n&eacute;glige aucun d&eacute;tail. Un clou mal
+attach&eacute; peut faire tomber toute une charpente.</p>
+
+<p>Il alla vers le secr&eacute;taire de M. de Chambray. La clef &eacute;tait &agrave; la
+serrure. Il ouvrit en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir, on mettra les scell&eacute;s. Il y a un mineur. Ch&egrave;re Madame, vous
+n'&ecirc;tes donc pas contente de voir ce b&eacute;b&eacute;-l&agrave; un des h&eacute;ritiers les plus
+cal&eacute;s du d&eacute;partement Je ne sais pas pourquoi ces gens-l&agrave; trouvent
+toujours le tiroir o&ugrave; est l'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re Madame, continua-t-il, je prends cinq mille francs pour moi, pas
+un centime de plus. J'ai un peu n&eacute;glig&eacute; nos tontiniers depuis quelque
+temps pour m'occuper de vos int&eacute;r&ecirc;ts plus prochains, mais ces braves-l&agrave;
+y vont trop bon jeu, trop bon argent! Peste! Vincent Malouais mort, il
+n'en reste plus que deux. Il ne faut pas que ce gueux de Joseph Huroux
+nous mange notre oncle Jean, dites donc! Nous ne sommes pas les
+h&eacute;ritiers de Joseph Huroux!</p>
+
+<p>Il fit sonner des pi&egrave;ces d'or dans le creux de sa main.</p>
+
+<p>&mdash;Avance! me dit-il.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais incapable de lui d&eacute;sob&eacute;ir en face. Je m'approchai.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'avais promis trois mille livres de rentes, poursuivit-il, ce qui
+au denier vingt doit nous donner un capital de soixante mille francs. Je
+te rach&egrave;te &ccedil;a pour cinq louis, et une augmentation d'appointements de
+cinq francs par mois.... Tiens donc!</p>
+
+<p>Il frappa du pied parce que j'h&eacute;sitais. Je pris les cinq louis, et je
+les mis dans ma poche.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous comptez vous moquer de moi de la m&ecirc;me mani&egrave;re? demanda
+Louette qui mit les deux poings sur ses hanches.</p>
+
+<p>Louaisot referma le secr&eacute;taire.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, dit-il, tu es une bonne fille et une madr&eacute;e comm&egrave;re. Je te
+promets que si les huit millions nous viennent, tu auras un bureau de
+tabac. Louette l'appela coquin. Il &eacute;leva un billet de mille francs
+au-dessus de sa t&ecirc;te et Louette sauta comme une levrette pour l'avoir.
+Puis il revint vers la marquise Olympe dont il prit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re Madame, dit-il d'un ton sec, si vous &ecirc;tes bien sage, dans
+quarante-huit heures, je vous am&egrave;nerai notre Lucien. Je me nomme
+moi-m&ecirc;me son subrog&eacute;-tuteur, arrangez-vous pour que ce soit ratifi&eacute; par
+le conseil de famille. Je ne vous fatigue pas de la peinture de mes
+sentiments pour vous, mais vous voil&agrave; veuve....</p>
+
+<p>Il porta la main d'Olympe jusqu'&agrave; un pouce de ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Elle ne leva point les yeux sur lui, mais il me semblait que je voyais
+sourdre le feu sombre de ses prunelles &agrave; travers ses paupi&egrave;res baiss&eacute;es.</p>
+
+<p>S'il serre trop fort, la lionne le mordra, un jour ou l'autre....</p>
+
+<p>Nous sort&icirc;mes du ch&acirc;teau, M. Louaisot et moi, une demi-heure avant le
+jour, mais il arriva tout seul &agrave; la maison de la bonne femme.</p>
+
+<p>En chemin je m'enfuis et jamais depuis lors, il ne m'a revu.</p>
+
+<p>Mais j'ai le privil&egrave;ge de ceux qui sont tout petits: il m'arrive parfois
+de voir ceux qui ne me voient pas.</p>
+
+<p>Moi, j'ai revu M. Louaisot.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Sixieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire" id="Sixieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Sixi&egrave;me ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</a></h2>
+
+<h3>La nourriture de l'affaire</h3>
+
+
+<p>Avant de passer &agrave; la derni&egrave;re s&eacute;rie de ces r&eacute;cits o&ugrave; je n'avais plus le
+patron sous la main, mais o&ugrave; je le suivais toujours comme un espion
+honoraire, aid&eacute; dans ma t&acirc;che par St&eacute;phanie, qui resta encore un peu de
+temps chez la bonne femme Louaisot, je veux rassembler ici quelques
+faits et quelques observations utiles.</p>
+
+<p>J'ai toujours id&eacute;e que ceci servira soit &agrave; M. L. Thibaut, soit &agrave; Jeanne
+P&eacute;ry, les deux principales victimes vivantes de ce merveilleux sc&eacute;l&eacute;rat.</p>
+
+<p>Je suis &agrave; peu pr&egrave;s s&ucirc;r que la mort des trois premiers membres de la
+tontine, Jean-Pierre Martin, Simon Roux dit Duchesne et Vincent
+Malouais, lui est &eacute;trang&egrave;re.</p>
+
+<p>Vincent Malouais d&eacute;c&eacute;da, du reste, dans un lit de l'h&ocirc;pital g&eacute;n&eacute;ral de
+Rouen. Son cas fut regard&eacute; comme curieux par les professeurs:</p>
+
+<p>Il avait la morve du cheval.</p>
+
+<p>En sa qualit&eacute; d'ancien maquignon, devenu vagabond et presque mendiant,
+il couchait souvent dans des &eacute;curies de village.</p>
+
+<p>Mais lors de la visite du corps, on trouva deux petites cicatrices, une
+derri&egrave;re chacune de ses oreilles. Toutes les deux &eacute;taient noires et
+environn&eacute;es d'un cercle gangr&eacute;neux.</p>
+
+<p>Ce pouvaient &ecirc;tre des piq&ucirc;res de mouches &agrave; cheval.</p>
+
+<p>Un interne de l'h&ocirc;pital fit observer n&eacute;anmoins que les deux plaies
+originaires, tr&egrave;s petites, &eacute;taient en long et avaient des l&egrave;vres comme
+celles que produit la lancette du m&eacute;decin qui vaccine....</p>
+
+<p>Joseph Huroux commen&ccedil;ait &agrave; se former, et le patron avait raison de
+craindre pour son vieux Jean Rochecotte.</p>
+
+<p>D'autant mieux que, du c&ocirc;t&eacute; du vieux Jean, le patron &eacute;tait d&egrave;s lors
+parfaitement en r&egrave;gle.</p>
+
+<p>Le codicille &eacute;tablissait &agrave; chaux et &agrave; sable la position de M<sup>me</sup> la
+marquise et de son fils.</p>
+
+<p>Or, dans l'id&eacute;e de Louaisot, il &eacute;tait chef pr&eacute;destin&eacute; de cette famille,
+compos&eacute;e de lui-m&ecirc;me, d'Olympe et du petit Lucien.</p>
+
+<p>Et je suis bien loin de dire qu'il n'en arrivera pas &agrave; r&eacute;aliser ce plan.</p>
+
+<p>Il a ex&eacute;cut&eacute;, Dieu merci! des tours de force bien plus difficiles.</p>
+
+<p>Il est l'Encyclop&eacute;die vivante de la science sc&eacute;l&eacute;rate.</p>
+
+<p>C'est le docteur, le grand docteur polytechnique du crime!</p>
+
+<p>L'affaire du codicille produisit sur moi un effet de terreur que je suis
+incapable d'exprimer. Je me demandai en moi-m&ecirc;me &agrave; quelles besognes cet
+homme-l&agrave; que rien n'arr&ecirc;tait ne pouvait pas me destiner, et je trouvai
+le courage de fuir.</p>
+
+<p>Il restait entre M. Louaisot et les millions de la tontine d'abord
+Joseph Huroux, sc&eacute;l&eacute;rat comme lui, et qui pouvait, soit d'un coup de
+couteau, soit &agrave; l'aide d'une pilule, d&eacute;chirer sa toile d'araign&eacute;e en
+envoyant le vieux Rochecotte dans l'autre monde.</p>
+
+<p>Jean Huroux aurait &eacute;t&eacute; alors le <i>dernier vivant</i>, et adieu paniers! la
+vendange &eacute;tait faite.</p>
+
+<p>Il y avait ensuite Jean Rochecotte lui-m&ecirc;me qu'il fallait garder
+pr&eacute;cieusement, mais dont, en somme, dans un temps donn&eacute;, il fallait
+h&eacute;riter.</p>
+
+<p>En troisi&egrave;me lieu, entre le vieux Jean et M. Louaisot, il y avait:</p>
+
+<p>1&deg; La famille des comtes de Rochecotte, repr&eacute;sent&eacute;e par le jeune M.
+Albert qui venait de perdre son p&egrave;re.</p>
+
+<p>2&deg; La famille P&eacute;ry de Marannes, repr&eacute;sent&eacute;e par trois t&ecirc;tes: le baron,
+la baronne et Jeanne.</p>
+
+<p>Le baron achevait sa vie dans l'orni&egrave;re o&ugrave; il l'avait vers&eacute;e. La
+baronne, attaqu&eacute;e de la poitrine, et min&eacute;e par le chagrin, ne devait
+pas, selon l'apparence, fournir une bien longue carri&egrave;re.&mdash;Mais Jeanne
+&eacute;tait toute brillante de jeunesse et de sant&eacute;.</p>
+
+<p>Il y avait enfin, toujours entre le patron et le tr&eacute;sor, objet de sa
+passion, deux personnes qu'il faut bien faire entrer en ligne de compte
+pour &eacute;clairer le jeu extraordinaire de cet homme:</p>
+
+<p>La marquise Olympe qu'il tenait par l'enfant, mais dont la fi&egrave;re nature
+&eacute;tait susceptible de r&eacute;volte, et M. Lucien Thibaut pour qui la m&ecirc;me
+Olympe conservait au fond de son c&oelig;ur un amour ent&ecirc;t&eacute; et&mdash;selon M.
+Louaisot&mdash;absolument inexplicable.</p>
+
+<p>Moi, telle n'est pas mon opinion. Je comprends tr&egrave;s bien l'obstination
+d'une sympathie enfantine qui a pour objet un homme remarquablement
+beau, noble d'intelligence, grand de c&oelig;ur et n'ayant contre lui qu'une
+candeur de caract&egrave;re qui peut inspirer de la piti&eacute; &agrave; M. Louaisot mais
+caresser au contraire ce qu'il y a de tendre dans l'imagination d'une
+femme.</p>
+
+<p>Je raisonne, moi aussi, et St&eacute;phanie m'aide: M<sup>me</sup> la marquise de
+Chambray, &eacute;tant donn&eacute;s le secret de son adolescence, les douleurs, les
+dangers de sa jeunesse, devait laisser pr&eacute;cis&eacute;ment son c&oelig;ur aller vers
+ce r&ecirc;ve d'amour pur qui, pour elle, s'appelait Lucien Thibaut....</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, M. Thibaut, &agrave; son insu, &eacute;tait dans l'affaire.</p>
+
+<p>Son nom se trouvait couch&eacute; sur la liste des obstacles vivants qui
+g&ecirc;naient la m&eacute;canique de M. Louaisot.</p>
+
+<p>Mais en m&ecirc;me temps, comme le fils d'Olympe lui-m&ecirc;me, il pouvait &ecirc;tre
+utile en qualit&eacute; de mors &agrave; fourrer dans la bouche de la belle r&eacute;volt&eacute;e.</p>
+
+<p>Aussi Louaisot, donnant les cartes d'une main s&ucirc;re, a servi parfois des
+atouts &agrave; ce pauvre M. Thibaut, qui jouait &agrave; l'aveuglette.</p>
+
+<p>Et maintenant que penser d'Olympe, ce miraculeux tr&eacute;sor de beaut&eacute;?
+Faut-il la plaindre comme une martyre? Faut-il l'ex&eacute;crer comme la
+principale complice du bourreau?</p>
+
+<p>Voil&agrave; qui passe un peu ma philosophie.</p>
+
+<p>Il y a de ceci et de cela dans son fait.</p>
+
+<p>Louaisot re&ccedil;ut un jour des mains de M<sup>me</sup> Barnod mourante, cette enfant
+chez qui toutes les g&eacute;n&eacute;reuses passions &eacute;taient en germe.</p>
+
+<p>Il fit &eacute;videmment plus que la fl&eacute;trir. Il la perdit.</p>
+
+<p>J'ai surpris dans ce temps-l&agrave; des lambeaux de leur correspondance.</p>
+
+<p>Louaisot &eacute;tait le ma&icirc;tre, Olympe &eacute;tait l'&eacute;l&egrave;ve.</p>
+
+<p>&Eacute;l&egrave;ve qui combattait, c'est vrai, les tendances empoisonn&eacute;es de son
+professeur, mais qui ne refusait pas d'apprendre de lui cette escrime
+dont on se sert pour parer les coups du monde.</p>
+
+<p>Du monde qu'on lui avait repr&eacute;sent&eacute; comme une immense caverne de
+brigands.</p>
+
+<p>Olympe poss&eacute;dait des talents qui salissent. Je n'en citerai qu'un:
+Olympe avait plusieurs &eacute;critures; j'ai vu de ses lettres trac&eacute;es de la
+main gauche....</p>
+
+<p>Cette &eacute;ducation diabolique devait porter ses fruits.</p>
+
+<p>Un jour, pouss&eacute;e par la jalousie qui devenait torture, Olympe, pour tuer
+sa rivale, profita d'un crime commis et commit un autre crime, plus
+grand peut-&ecirc;tre: elle favorisa l'erreur des juges dans une cause o&ugrave; il
+s'agissait de vie ou de mort.</p>
+
+<p>Oui, ce crime-l&agrave; est, &agrave; mes yeux, plus grand m&ecirc;me que le brutal
+assassinat!</p>
+
+<p>S'arr&ecirc;te-t-on dans cette voie?</p>
+
+<p>On essaye quelquefois. Olympe a eu de cruels remords.</p>
+
+<p>Mais elle ne s'est pas encore arr&ecirc;t&eacute;e.</p>
+
+<p>Il me reste &agrave; parler du fils d'Olympe, le petit Lucien, et de Fanchette,
+avant de reprendre ces r&eacute;cits dramatiques qui ne sont autre chose que le
+proc&egrave;s-verbal de faits accomplis.</p>
+
+<p>Deux mots seulement:</p>
+
+<p>L'enfant de la nuit de No&euml;l grandit. Il marche vers l'adolescence. C'est
+une charmante et douce cr&eacute;ature qui <i>aime son p&egrave;re</i> jusqu'&agrave; l'adoration.</p>
+
+<p>Son p&egrave;re, c'est Louaisot.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Fanchette, la s&oelig;ur a&icirc;n&eacute;e de Jeanne P&eacute;ry, femme Thibaut, la main
+du patron doit &ecirc;tre l&agrave;-dedans pour beaucoup ou pour peu.</p>
+
+<p>Elle devint jeune fille. Elle avait 600 francs de pension qui lui
+&eacute;taient servis, Dieu sait comme, par le baron P&eacute;ry, son p&egrave;re.</p>
+
+<p>Le baron l'aimait &eacute;norm&eacute;ment, &agrave; ce qu'il disait, et l'abandonnait du
+meilleur de son c&oelig;ur. Il la faisait d&icirc;ner quelquefois au restaurant et
+je ne pense pas qu'il l'inond&acirc;t de morale au dessert.</p>
+
+<p>Fanchette &eacute;tait toujours marchande de plaisirs. C'&eacute;tait une intelligence
+assez remarquable. Elle s'&eacute;tait fait toute seule une mani&egrave;re
+d'&eacute;ducation. Beaucoup plus tard, je l'ai vue dame un instant.</p>
+
+<p>Et par l'apparence c'&eacute;tait une vraie dame.</p>
+
+<p>M. Albert de Rochecotte avait tort quand il disait, comme cela a &eacute;t&eacute;
+rapport&eacute; dans l'acte d'accusation:</p>
+
+<p>&laquo;On n'&eacute;pouse pas Fanchette.&raquo;</p>
+
+<p>Si fait vraiment. Il y a des Fanchette qu'il faut relever et &eacute;pouser.
+Quand on meurt pour avoir pay&eacute; avec une moquerie la tendresse d'une
+jeune fille, c'est bien fait, M. le comte! Je ne vous plains pas.</p>
+
+<p>Fanchette &eacute;tait encore marchande de plaisirs quand Albert de Rochecotte
+la vit et l'aima.</p>
+
+<p>La rencontra-t-il par hasard, ou par les soins de M. Louaisot, qui
+prenait les m&eacute;caniques de loin, nous le savons, ou bien par l'imprudence
+de ce vieil &eacute;tourneau de baron? Je l'ignore....</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Septieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire" id="Septieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Septi&egrave;me ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</a></h2>
+
+<h3>Du sang et des fleurs</h3>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Avant-propos" id="Avant-propos"></a><a href="#table">Avant-propos</a></h2>
+
+<p>Ce titre-l&agrave; a l'air pr&eacute;tentieux, mais il est encore bien loin de dire
+tout ce qu'il y aura dessous. C'est ici comme chez Nicolet, toujours de
+plus carabin&eacute; en plus carabin&eacute;! Le m&eacute;rite n'en est pas &agrave; moi, mais aux
+&eacute;v&eacute;nements dont je suis le fid&egrave;le rapporteur.</p>
+
+<p>Je n'ai rien contre les romanciers, mais je ne peux m'emp&ecirc;cher de dire
+ceci: les histoires invent&eacute;es par le hasard sont autrement originales
+que les rengaines pr&eacute;tendues habiles qu'on pipe en fouillant cette hotte
+creuse que ces messieurs appellent leur imagination. Attrape!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Id" id="Id"></a><a href="#table">I</a></h2>
+
+<h3>La Couronne</h3>
+
+
+<p>J'ai omis &agrave; dessein de parler d'une visite que le patron fit &agrave; la
+Salp&ecirc;tri&egrave;re, quartier des folles, pendant notre premier voyage de Paris.
+Je d&eacute;sirais ne mentionner cette circonstance qu'au moment voulu, crainte
+qu'elle ne f&ucirc;t oubli&eacute;e par le lecteur.</p>
+
+<p>On sait que M. Louaisot affichait la pr&eacute;tention de tout conna&icirc;tre et
+d'&ecirc;tre plus savant que les almanachs. Je pense bien qu'ici il avait son
+id&eacute;e. Il cherchait un rouage pour sa m&eacute;canique, ou plut&ocirc;t un outil:
+<i>l'outil qui tue</i>.</p>
+
+<p>Le diable sema un instrument sur son chemin, et vous pensez que M.
+Louaisot ne le laissa pas tra&icirc;ner.</p>
+
+<p>Il y avait &agrave; la Salp&ecirc;tri&egrave;re une folle nomm&eacute;e Laura Cant&ugrave;. Elle &eacute;tait n&eacute;e
+&agrave; Paris, malgr&eacute; son nom italien, mais ses parents venaient de Catane en
+Sicile.</p>
+
+<p>Son p&egrave;re et sa m&egrave;re &eacute;taient morts.</p>
+
+<p>On l'appelait la Couronne. Voici pourquoi: elle s'&eacute;vadait tr&egrave;s souvent,
+malgr&eacute; la surveillance sp&eacute;ciale dont on l'entourait, on peut m&ecirc;me dire
+qu'elle s'&eacute;vadait quand elle voulait, par suite d'un merveilleux don
+d'agilit&eacute; qu'elle avait. On pr&eacute;tendait qu'elle &eacute;tait veuve d'un
+saltimbanque et ancienne danseuse de corde elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elle &eacute;tait libre elle volait. Cela lui &eacute;tait d'autant plus facile
+qu'elle avait une physionomie douce et remarquablement honn&ecirc;te.</p>
+
+<p>Avec le produit de ses vols, elle achetait des fleurs qu'elle arrangeait
+en couronnes pour les porter au cimeti&egrave;re,&mdash;non point sur une tombe
+aim&eacute;e ou tout au moins connue d'avance, mais sur n'importe quelle tombe,
+pourvu que le gazon d'alentour recouvrit le corps d'un enfant.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l&agrave; sa folie. Elle disait qu'on lui avait pris son petit enfant
+pour le mettre dans la terre, et elle voulait couvrir la terre de
+fleurs.</p>
+
+<p>Laura Cant&ugrave; ou la Couronne pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle &eacute;tait
+assez grande et trop mince, &agrave; cause de sa maigreur, mais vous n'avez pas
+vu souvent de taille plus gracieuse que la sienne. Elle prenait tout
+naturellement des poses charmantes et la souplesse inou&iuml;e de son corps
+donnait &agrave; ses mouvements une harmonie singuli&egrave;re.</p>
+
+<p>Elle avait d&ucirc; &ecirc;tre jolie tout &agrave; fait. Ses traits p&acirc;lis et fl&eacute;tris
+retrouvaient encore de la beaut&eacute; dans le sourire. Je l'ai vue plus d'une
+fois dans sa pose indolente et qu'un peintre e&ucirc;t voulu saisir, bercer le
+vent dans ses bras vides, tandis que ses grands cheveux noirs tombaient
+comme un voile sur son visage repos&eacute; dans un r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait son r&ecirc;ve qu'elle ber&ccedil;ait en chantant sur un air lent et triste
+une chanson interminable qui commen&ccedil;ait ainsi:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Sourit, dans ses langes,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>C'est qu'il voit les anges.&mdash;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Le soleil couchant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>&Agrave; des yeux &eacute;tranges....</i><br /></span>
+</div><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Se pla&icirc;t sur la terre</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Aupr&egrave;s de sa m&egrave;re.&mdash;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>J'ai pleur&eacute; souvent</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>La nuit tout enti&egrave;re....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IId" id="IId"></a><a href="#table">II</a></h2>
+
+<h3>Une pi&egrave;ce de la m&eacute;canique Louaisot</h3>
+
+
+<p>M. Louaisot, en ce temps-l&agrave;, &eacute;tudiait surtout la phr&eacute;nologie. Que
+n'&eacute;tudiait-il pas? Il disait que lui, M. Louaisot, avait toutes les
+bosses du fameux diplomate M. de Talleyrand-P&eacute;rigord, et que moi je
+n'&eacute;tais pas beaucoup mieux mont&eacute; qu'un singe ouistiti.</p>
+
+<p>La phr&eacute;nologie, toujours selon lui, &eacute;tait pour beaucoup dans sa visite &agrave;
+la Salp&ecirc;tri&egrave;re. Il me parla de la Couronne pendant toute une semaine et
+finit par me la mener voir.</p>
+
+<p>Je la trouvai telle que je l'ai d&eacute;crite, assise sur l'herbe, dans le
+bosquet.</p>
+
+<p>Quand nous lui parl&acirc;mes, elle ne nous r&eacute;pondit point.</p>
+
+<p>Son regard, qui passait &agrave; travers les boucles ruisselantes de ses
+cheveux, avait une douceur infinie. Elle se laissa palper le derri&egrave;re de
+la t&ecirc;te. M. Louaisot me montra, vers la nuque, la bosse qui &eacute;tait cause
+de son amour passionn&eacute; pour les enfants, et derri&egrave;re les oreilles, deux
+autres bosses qui la pr&eacute;disposaient fatalement &agrave; tuer.</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; bercer et &agrave; chanter pendant cela:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Aimait sa demeure,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Dans le ciel il pleure.&mdash;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>L'&eacute;cho lentement</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>A murmur&eacute; l'heure....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Tuer! Cette pauvre cr&eacute;ature! Sa voix me remuait le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Une gardienne nous dit:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est bien tranquille aujourd'hui, mais hier elle a saut&eacute; de cette
+branche que vous voyez l&agrave;-haut dans le grand marronnier. Heureusement
+qu'elle a manqu&eacute; son &eacute;lan et qu'elle est retomb&eacute;e de ce c&ocirc;t&eacute;-ci du mur,
+car elle aurait port&eacute; l'argent des voisins au cimeti&egrave;re!</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle m&eacute;chante? demanda Louaisot.</p>
+
+<p>&mdash;Des fois, mais pas souvent. Elle dit qu'on voulait faire danser son
+petit sur la corde quand il &eacute;tait encore trop jeune. Plus on les fait
+danser petits, plus &ccedil;a attire la foule. Alors, il tomba et se cassa.
+Elle cherche toujours l'homme qui fit ce coup-l&agrave; et si elle le trouve
+jamais, gare &agrave; lui! Vous ne savez pas comme elle est forte!</p>
+
+<p>La Couronne ber&ccedil;ait le vide et chantait:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>&Agrave; la t&ecirc;te ronde,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Souriante et blonde.&mdash;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>L'eau coule en chantant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Sa chanson profonde....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Cette chose-l&agrave; une fois &eacute;crite ne sonne plus. Il aurait fallu entendre
+la Couronne elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas bien longtemps, reprit la gardienne, il vint un visiteur
+qui d&eacute;plut &agrave; une de nos vieilles, je ne sais pas pourquoi. Elles ont de
+la malice comme des d&eacute;mons. La vieille alla trouver la Couronne qui
+&eacute;tait &agrave; b&ecirc;cher son petit cimeti&egrave;re l&agrave;-bas au bout du bosquet et lui
+montra le visiteur en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Le voil&agrave;! celui qui a tu&eacute; l'enfant!</p>
+
+<p>La Couronne ne fit qu'une demi-douzaine de bonds pour traverser tout cet
+espace que vous voyez. Elle tomba sur le malheureux monsieur comme une
+tigresse. Ah! Ah! vous ne l'auriez pas reconnue! Le diable &eacute;tait dans
+ses yeux! Ses cheveux se h&eacute;rissaient. On entendait ce qui r&acirc;le dans la
+gorge des b&ecirc;tes f&eacute;roces. Le pauvre monsieur ne mourut pas sur le coup,
+mais les m&eacute;decins disent qu'il n'en rel&egrave;vera pas....</p>
+
+<p>Le patron cligna de l'&oelig;il en me regardant. Simple histoire d'avoir
+raison en phr&eacute;nologie.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a donc un petit cimeti&egrave;re &agrave; elle? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez lui payer quelques fleurs, vous allez bien voir.</p>
+
+<p>La gardienne vendait des fleurs, &agrave; cause de la folle, comme elle aurait
+vendu des petits pains si elle e&ucirc;t gard&eacute;, de l'autre c&ocirc;t&eacute; du boulevard,
+les ours du jardin des Plantes. Le patron acheta un bouquet qu'il jeta
+sur les genoux de Laura.</p>
+
+<p>Celle-ci ne leva m&ecirc;me pas les yeux. Elle se mit tout de suite, avec une
+activit&eacute; incroyable, &agrave; fabriquer une couronne qui fut achev&eacute;e en un clin
+d'&oelig;il. En travaillant, elle &eacute;grenait les couplets de sa chanson.</p>
+
+<p>D&egrave;s que la couronne fut achev&eacute;e, elle se leva, et sans nous accorder la
+moindre attention, elle se dirigea, de son pas indolent et gracieux,
+vers l'une des extr&eacute;mit&eacute;s du bosquet. La gardienne nous dit:</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne remercie jamais. Dans son id&eacute;e, c'est le bon Dieu qui lui
+envoie les fleurs. Elle va remercier le bon Dieu l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>Nous la suiv&icirc;mes. La gardienne continuait.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas qu'elle aime le bon Dieu, il lui a pris son enfant; mais
+elle le craint parce qu'il a son enfant.</p>
+
+<p>La Couronne s'arr&ecirc;ta tout au bout du bosquet devant un petit tertre
+gazonn&eacute; qu'elle avait d&ucirc; &eacute;lever elle-m&ecirc;me. Il y avait une pierre plate
+et une croix.</p>
+
+<p>Elle mit la guirlande au bras de la croix qui avait d&eacute;j&agrave; des fleurs,
+puis elle s'agenouilla et colla ses l&egrave;vres contre la terre.</p>
+
+<p>J'avais le c&oelig;ur plein.</p>
+
+<p>En rentrant chez nous, le patron me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tout peut se placer, m&ecirc;me cette bonne femme-l&agrave;: la m&eacute;canique a une
+pi&egrave;ce de plus.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IIId" id="IIId"></a><a href="#table">III</a></h2>
+
+<h3>La petite Pologne</h3>
+
+
+<p>Quelques semaines apr&egrave;s, je fus l'homme le plus &eacute;tonn&eacute; du monde en
+voyant arriver chez nous Laura Cant&ugrave; en costume tr&egrave;s d&eacute;cent et l'air
+aussi pos&eacute; qu'une dame de charit&eacute;.</p>
+
+<p>Le patron &eacute;tait absent. Je la fis asseoir dans le bureau. Elle me dit
+avec beaucoup de calme qu'elle &eacute;tait la Couronne, une folle de la
+Salp&ecirc;tri&egrave;re et qu'elle s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute;e tout expr&egrave;s pour venir trouver M.
+Louaisot de M&eacute;ricourt qui devait lui vendre des renseignements sur
+l'homme qui avait tu&eacute; son pauvre petit enfant.</p>
+
+<p>Louaisot avait d&ucirc; la travailler d&eacute;j&agrave; depuis notre visite.</p>
+
+<p>Laura Cant&ugrave; me raconta quelques bribes de sa m&eacute;lancolique histoire. Il y
+avait en elle une po&eacute;sie douce qui charmait. Je fus oblig&eacute; de la quitter
+pour aller &agrave; un autre client.</p>
+
+<p>Elle fit, pendant mon absence, deux couronnes avec les fleurs qui
+&eacute;taient dans les vases de la chemin&eacute;e.</p>
+
+<p>Et quand je revins, elle me dit qu'elle allait avoir une grosse brass&eacute;e
+de roses avec deux louis qu'elle avait vol&eacute;s dans une maison de l'avenue
+d'Italie. Elle comptait bien prendre le temps de porter ses fleurs au
+P&egrave;re-Lachaise avant de rentrer &agrave; la Salp&ecirc;tri&egrave;re.</p>
+
+<p>Car elle ne s'&eacute;chappait pas pour autre chose que pour visiter les
+cimeti&egrave;res. Elle rentrait toujours.</p>
+
+<p>Franchissons maintenant les mois et les ann&eacute;es. Arrivons au moment o&ugrave;
+s&eacute;par&eacute; de M. Louaisot d&eacute;j&agrave; depuis longtemps, je continuais n&eacute;anmoins
+d'&eacute;clairer sa conduite, pouss&eacute; par un sentiment de curiosit&eacute;
+irr&eacute;sistible.</p>
+
+<p>On n'assiste pas au prologue d'un tel drame sans rester mordu par le
+besoin d'en conna&icirc;tre le d&eacute;nouement.</p>
+
+<p>Jean Rochecotte-Bocourt, l'un des deux survivants de l'association
+tontini&egrave;re &eacute;tablie plus de quarante ans en &ccedil;a entre les cinq
+fournisseurs du pays de Caux, &eacute;tait maintenant un vieillard souffreteux,
+tout tremblant de corps et d'esprit qui v&eacute;g&eacute;tait dans un &eacute;tat de
+perp&eacute;tuelle terreur.</p>
+
+<p>Il avait quitt&eacute; la Normandie quelques mois apr&egrave;s la mort du troisi&egrave;me
+tontinier, et je suppose que M. Louaisot n'&eacute;tait pas &eacute;tranger &agrave; cette
+fuite.</p>
+
+<p>Car, en s'expatriant, le vieux Jean fuyait positivement le terrible
+voisinage de Joseph Huroux.</p>
+
+<p>L'&eacute;tude Pouleux &eacute;tait toujours d&eacute;positaire des fonds de la tontine, qui
+d&eacute;passaient d&eacute;sormais de beaucoup quatre millions, puisque la troisi&egrave;me
+p&eacute;riode de quinze ann&eacute;es &eacute;tait entam&eacute;e.</p>
+
+<p>Me Pouleux n'avait pas les m&ecirc;mes raisons que Louaisot pour tenir la
+drag&eacute;e haute &agrave; Joseph Huroux qui avait maintenant une chance sur deux
+d'entrer en possession du tr&eacute;sor: une tr&egrave;s grosse chance contre une tr&egrave;s
+petite, car il &eacute;tait bien portant, malgr&eacute; ses exc&egrave;s, et le vieux Jean ne
+tenait plus sur ses jambes.</p>
+
+<p>En outre, Joseph Huroux passait pour avoir un moyen &agrave; lui d'amender les
+tables de mortalit&eacute;, et le vieux Jean, &agrave; cet &eacute;gard, n'&eacute;tait plus capable
+de lui rendre la monnaie de sa pi&egrave;ce.</p>
+
+<p>Aussi Me Pouleux s'&eacute;tait-il fait sans scrupule aucun le banquier de
+l'ancien mendiant qui ne gueusait plus et courait les foires et
+assembl&eacute;es, aussi cossu que pas un marchand de b&oelig;ufs.</p>
+
+<p>Plus Joseph Huroux vieillissait, et mieux il buvait. Quand il avait bu,
+il se posait en gros capitaliste, comme si d&eacute;j&agrave; la clef de la caisse
+tontini&egrave;re e&ucirc;t &eacute;t&eacute; dans la poche de c&ocirc;t&eacute; de sa peau de bique.</p>
+
+<p>Seulement, il avait la fanfaronnade normande, et ne disait jamais rien
+qui p&ucirc;t compromettre ni le pass&eacute; ni l'avenir.</p>
+
+<p>Le vieux Jean, pauvre et malade, n'aurait pas dur&eacute; beaucoup en face de
+ce robuste matador qui avait d&eacute;j&agrave; de terribles ressources au temps de sa
+mis&egrave;re, et qui aujourd'hui faisait sonner des poign&eacute;es de pi&egrave;ces de cent
+sous dans son sac.</p>
+
+<p>Mais, aux faibles, il reste la Providence. Ici, la Providence eut la
+bizarre id&eacute;e de marcher dans les grands souliers crott&eacute;s de M. Louaisot,
+qui donna au pauvre vieux Jean les moyens de venir &agrave; Paris.</p>
+
+<p>M. Louaisot l'aurait mis bien volontiers dans sa propre maison, mais le
+vieux Jean avait d&eacute;fiance. Les gens de campagne se croient plus en
+s&ucirc;ret&eacute; dans la solitude qu'aupr&egrave;s d'un chr&eacute;tien de certaine esp&egrave;ce.</p>
+
+<p>Je partage un peu leur avis.</p>
+
+<p>On chercha donc tout bonnement un trou pour bien cacher le vieux Jean.</p>
+
+<p>Dans la rue du Rocher, &agrave; quelques centaines de pas de la barri&egrave;re
+Monceaux, il y avait alors une petite all&eacute;e humide et tortueuse, qui
+courait entre deux grands murs et rejoignait d'immenses terrains vagues,
+o&ugrave; le quartier de Laborde a &eacute;t&eacute; b&acirc;ti depuis.</p>
+
+<p>Cela confinait &agrave; la Petite-Pologne, for&ecirc;t de Bondy parisienne, aussi
+c&eacute;l&egrave;bre jadis que le furent plus tard les Carri&egrave;res d'Am&eacute;rique.</p>
+
+<p>Ce lieu s'appelait la plaine Bochet. Bien peu de gens savaient son nom.</p>
+
+<p>Au bout de la ruelle, il y avait une masure en complet d&eacute;sarroi,
+entour&eacute;e, comme une tombe, d'un terrain de deux m&egrave;tres en tous sens.
+Elle avait appartenu &agrave; un r&eacute;tameur qui travaillait en ville et ne venait
+l&agrave; que pour dormir.</p>
+
+<p>On y installa le bonhomme Jean Rochecotte.</p>
+
+<p>De prix d'achat, ce palais co&ucirc;ta cinq cents francs, et le vieux v&eacute;cut l&agrave;
+au milieu de son futur domaine, car il devait acqu&eacute;rir bien peu de temps
+apr&egrave;s tous les terrains et toutes les maisons qui entouraient sa mis&egrave;re.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas moi qui le cherchai. Vous allez voir que ce fut lui qui
+vint &agrave; moi, car je nichais dans une hutte encore plus mis&eacute;rable que la
+sienne, faite avec une douzaine de planches pourries et de vieux volets,
+dont la location me co&ucirc;tait quatorze sous par semaine, payables dix
+centimes chaque soir.</p>
+
+<p>Je succ&eacute;dais &agrave; un tueur de rats qui avait fait banqueroute.</p>
+
+<p>Moi, dans ma hutte, je n'avais m&ecirc;me pas d'entourage comme au cimeti&egrave;re,
+et quand mes pieds s'allongeaient en dormant, ils passaient &agrave; travers
+mes murs.</p>
+
+<p>Ce fut l&agrave; que je commen&ccedil;ai la r&eacute;daction de mes &oelig;uvres litt&eacute;raires.</p>
+
+<p>J'avais vu M. Louaisot venir plusieurs fois dans le taudis du vieux Jean
+qui m'inspirait une certaine envie par le confortable dont il jouissait.
+On lui avait install&eacute; un po&ecirc;le de fonte et il faisait sa soupe en plein
+air, v&ecirc;tu d'un manteau de chasseur d'Afrique qui m'aurait &eacute;t&eacute; comme un
+gant.</p>
+
+<p>Avec ce m&ecirc;me petit manteau gris d'ardoise, dont les d&eacute;chirures &eacute;taient
+tr&egrave;s bien recousues de fil blanc, il allait, le matin, chercher son sou
+de lait dans la rue du Rocher sous une porte coch&egrave;re. Pour tout dire
+enfin, il prenait son caf&eacute; le soir avec une larme d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Aupr&egrave;s de moi, c'&eacute;tait un gros bourgeois.</p>
+
+<p>On pense si je guettais M. Louaisot! Je l'avais reconnu d&egrave;s sa premi&egrave;re
+visite. Mais on devine en m&ecirc;me temps quelles pr&eacute;cautions je prenais pour
+n'&ecirc;tre point vu de lui.</p>
+
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, ce n'&eacute;tait pas difficile. Les pentes des Montagnes Rocheuses
+ne peuvent pas &ecirc;tre plus sauvages ni plus accident&eacute;es que ne l'&eacute;taient
+les abords de mon domaine.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient partout des d&eacute;combres, d'immenses tas de pl&acirc;tras, des steppes
+de cette grande vilaine herbe bleu&acirc;tre qui croit sans culture, dans tous
+les terrains vagues de Paris.</p>
+
+<p>On aurait mis l&agrave;-dedans du chevreuil! Et j'avais arrang&eacute;&mdash;car mon go&ucirc;t
+pour la po&eacute;sie a r&eacute;sist&eacute; &agrave; tous mes malheurs&mdash;un petit jardinet entre
+trois pans de mur en ruines, o&ugrave; je cultivais des chrysanth&egrave;mes arrach&eacute;s
+sur les talus des fortifications, des pissenlits, deux pieds de digitale
+et m&ecirc;me un lilas, ramass&eacute; dans les rebuts du march&eacute; aux fleurs. Il &eacute;tait
+devenu superbe, mon lilas,&mdash;comme ces condamn&eacute;s de la m&eacute;decine qui ont
+le tort de reprendre et d'engraisser &agrave; la barbe de la facult&eacute;.</p>
+
+<p>Un jour que j'&eacute;tais &agrave; mon travail d'auteur, je vis M. Louaisot d&eacute;boucher
+de l'all&eacute;e avec une jeune femme, et du premier coup d'&oelig;il je reconnus
+la folle de la Salp&ecirc;tri&egrave;re: Laura Cant&ugrave;, dite la Couronne.</p>
+
+<p>Elle allait derri&egrave;re lui, ou plut&ocirc;t autour de lui comme un enfant qui
+joue en marchant. Elle cueillait des herbes et quelques pauvres vilaines
+fleurs.</p>
+
+<p>Parfois, d'un bond de chamois, elle franchissait un d&eacute;combre&mdash;ou bien
+grimpait sur une ruine&mdash;pour voir de plus loin.</p>
+
+<p>D'o&ugrave; j'&eacute;tais, je la trouvais toute jeune: l'air d'une fillette.</p>
+
+<p>Le bonhomme Jean prenait le soleil sur le pas de sa porte.</p>
+
+<p>D&egrave;s que Laura l'aper&ccedil;ut, elle courut &agrave; lui. Il se trouvait que la pauvre
+cr&eacute;ature aimait les vieillards presque autant que les enfants.</p>
+
+<p>Elle bondit sur les genoux de Jean Rochecotte et s'y blottit, caressante
+comme si elle e&ucirc;t trouv&eacute; l&agrave; le sein de son p&egrave;re.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IVd" id="IVd"></a><a href="#table">IV</a></h2>
+
+<h3>L'outil est-il bon?</h3>
+
+
+<p>Je ne sais pas ce que se dirent le vieux Jean et le patron. J'&eacute;tais bien
+trop loin pour les entendre causer mais il fut &eacute;vident pour moi que M.
+Louaisot apportait une communication &agrave; la fois importante et f&acirc;cheuse,
+car le vieux se prit bient&ocirc;t &agrave; trembler de tous ses membres.</p>
+
+<p>Il n'y aura pas beaucoup de dialogue dans le drame qui va suivre,
+puisque mes oreilles m'&eacute;taient inutiles. J'esp&egrave;re cependant rendre les
+sc&egrave;nes aussi claires pour le lecteur qu'elles le furent pour moi qui
+assistai, toute cette journ&eacute;e durant, &agrave; une v&eacute;ritable pantomime.</p>
+
+<p>Louaisot ne resta pas plus d'un quart d'heure. En s'en allant, il laissa
+Laura endormie aux pieds du vieillard qui la regardait avec un espoir
+m&ecirc;l&eacute; de terreur.</p>
+
+<p>Je traduisais d&eacute;j&agrave; l'expression de cette physionomie ravag&eacute;e. Elle me
+semblait dire:</p>
+
+<p>&laquo;Est-ce bien vrai que cette pauvre fille soit en &eacute;tat de me porter
+secours?&raquo;</p>
+
+<p>Mais le v&eacute;ritable mot de l'&eacute;nigme me fut donn&eacute; une heure environ apr&egrave;s
+le d&eacute;part de Louaisot.</p>
+
+<p>Le bonhomme s'&eacute;tait assoupi &agrave; son tour. C'&eacute;tait vraiment une mis&eacute;rable
+cr&eacute;ature, sa t&ecirc;te pendait sur sa poitrine creuse, laissant saillir les
+os de sa nuque, dent&eacute;e comme une scie.</p>
+
+<p>Un coup de poing aurait bris&eacute; cela comme verre.</p>
+
+<p>Tout d'un coup, je vis para&icirc;tre au bout de la ruelle une peau de bique,
+un br&ucirc;le-gueule et un nez couleur de tomate.</p>
+
+<p>Jamais je n'avais vu Joseph Huroux. J'ignorais m&ecirc;me qu'il f&ucirc;t en &eacute;tat de
+se payer une toilette aussi &eacute;toff&eacute;e.</p>
+
+<p>Et pourtant je le reconnus tout de suite, comme si quelqu'un l'e&ucirc;t nomm&eacute;
+derri&egrave;re moi.</p>
+
+<p>Ma pens&eacute;e marcha aussit&ocirc;t. Je ne dis pas mon imagination, j'en manque
+absolument; je dis ma pens&eacute;e: ce qui chez nous devine et d&eacute;duit par le
+calcul.</p>
+
+<p>Que venait faire l&agrave; l'ancien mendiant, si v&eacute;h&eacute;mentement soup&ccedil;onn&eacute;
+d'avoir gu&eacute;ri de leur mis&egrave;re les trois premiers membres de la tontine?</p>
+
+<p>Ceci n'&eacute;tait pas m&ecirc;me une question pour moi.</p>
+
+<p>Joseph Huroux venait rendre au vieux Jean le m&ecirc;me service qu'il avait
+d&eacute;j&agrave; rendu successivement &agrave; Jean-Pierre Martin, le bedeau, &agrave; Simon Roux,
+dit Duch&ecirc;ne le d&eacute;serteur, et &agrave; Vincent Malouais, le maquignon.</p>
+
+<p>Mauvaise figure, du reste, ce Joseph Huroux, et qui disait assez bien
+son dessein.</p>
+
+<p>Mais comment &eacute;tait-il l&agrave;? Le trou du bonhomme ne pouvait, en v&eacute;rit&eacute;,
+passer pour une cachette facile &agrave; d&eacute;couvrir.</p>
+
+<p>Le vieux Jean ne sortait jamais, sinon dans un petit p&eacute;rim&egrave;tre de cent
+cinquante m&egrave;tres au plus pour se procurer ses aliments et son tabac. Son
+chauffage, il le ramassait dans le d&eacute;sert qui environnait nos deux
+huttes, la sienne et la mienne.</p>
+
+<p>Et m&ecirc;me, quand une de mes planches laissait tomber ses coins moisis, il
+ramassait le bois pour le br&ucirc;ler.</p>
+
+<p>Un limier de Paris, un vrai limier serait venu ici peut-&ecirc;tre tout
+justement parce que personne n'y venait, mais un bouledogue campagnard!</p>
+
+<p>Non. Ce devait &ecirc;tre M. Louaisot qui avait attir&eacute; l&agrave; Joseph Huroux par
+son industrie.</p>
+
+<p>La pr&eacute;sence de Laura,&mdash;l'outil,&mdash;donnait pour moi &agrave; cette supposition le
+caract&egrave;re de l'&eacute;vidence.</p>
+
+<p>M. Louaisot avait pris les devants, parce que l'homme &agrave; la peau de bique
+l'inqui&eacute;tait. Ce n'&eacute;tait pas, apr&egrave;s tout, un adversaire m&eacute;prisable. Il
+avait fait trois fois ses preuves.</p>
+
+<p>Un coup d'heureuse chance pouvait lui fournir beau jeu pour la partie
+supr&ecirc;me. Avec beau jeu, il devait gagner. Et alors, le plan de M.
+Louaisot, qui avait d&eacute;j&agrave; co&ucirc;t&eacute; si cher, &eacute;tait ruin&eacute; &agrave; jamais.</p>
+
+<p>Il n'&eacute;tait pas dans la nature du patron de s'en rapporter au sort. Lui
+qui trichait toujours, pourquoi aurait-il men&eacute; loyalement cette partie
+d'o&ugrave; d&eacute;pendait tout son avenir?</p>
+
+<p>Il avait, comme &agrave; l'ordinaire, voulu choisir son terrain, son heure et
+ses armes.</p>
+
+<p>Il avait amen&eacute; Joseph Huroux ici&mdash;lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ici, o&ugrave; le pi&egrave;ge &eacute;tait tendu.</p>
+
+<p>J'allais voir la lutte, moi, la plume derri&egrave;re l'oreille et commod&eacute;ment
+assis sur la b&ucirc;che qui me servait de fauteuil &agrave; la Voltaire.</p>
+
+<p>Je ne sais pas si mon admiration pour ce roi des coquins me rend
+partial, mais je suis bien forc&eacute; d'avouer qu'ici encore sa combinaison
+me para&icirc;t m&eacute;riter les plus grands &eacute;loges.</p>
+
+<p>Rien que le choix de l'outil trahit la main d'un ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Voici un sc&eacute;l&eacute;rat campagnard qu'on a &eacute;t&eacute; p&ecirc;cher dans son cabaret
+d'habitude, l&agrave;-bas, au fond du pays de Caux pour lui dire:</p>
+
+<p>&laquo;L'homme que tu cherches et qui vaut pour toi une demi-douzaine de
+millions est &agrave; Paris.&raquo;</p>
+
+<p>Ce n'est pas mal, mais cela rentre dans les moyens vulgaires.</p>
+
+<p>Le rustre part. &Agrave; Paris, il cherche et ne trouve pas. On le prend par la
+main et on le conduit au seuil de la cachette.</p>
+
+<p>&Ccedil;a devient plus original. Il y a en effet, l&agrave;, une difficult&eacute;.</p>
+
+<p>Pour tendre une embuscade &agrave; l'ennemi, il faut des soldats. Et l'ennemi,
+quand il s'appelle Joseph Huroux, ancien mendiant &agrave; besace du pays
+cauchois, a un flair capable de d&eacute;pister le gendarme &agrave; trois lieues &agrave; la
+ronde.</p>
+
+<p>D'ailleurs, dans notre cas sp&eacute;cial le gendarme n'est bon que pour
+arr&ecirc;ter, emp&ecirc;cher, il ne tranche pas la question de survivance, qui est
+la principale.</p>
+
+<p>Tout est donc dans le choix du soldat qui va garder ce vieil homme,
+inhabile &agrave; se garder lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Tout est dans le choix de l'outil.</p>
+
+<p>Or voici un outil qu'on ne voit pas, une arme qui n'a pas l'air d'une
+arme: une gracieuse jeune femme dont l'indolence ne peut qu'ajouter aux
+embarras du vieillard.</p>
+
+<p>Le rustre peut approcher sans d&eacute;fiance. Tout au plus lui en co&ucirc;tera-t-il
+deux coups au lieu d'un, et il n'est pas &agrave; cela pr&egrave;s.</p>
+
+<p>Ah! certes, la trappe est bien tendue. C'est une arme invisible,
+celle-l&agrave;.&mdash;Reste &agrave; savoir si elle est assez fortement tremp&eacute;e pour
+remplacer les armes qui se voient.</p>
+
+<p>C'est &agrave; peine si Joseph Huroux se montra au bout du mur qui fermait
+l'extr&eacute;mit&eacute; de la ruelle, d&eacute;bouchant dans la plaine Bochet.</p>
+
+<p>Je dis <i>fermait</i> parce que la ruelle venait sur nous de biais. Pour se
+cacher il suffisait de faire un pas en arri&egrave;re.</p>
+
+<p>Joseph Huroux avait un chapeau de cuir rabattu jusque sur ses yeux. Il
+tenait &agrave; la main une monstrueuse cravache dont le cuir &eacute;tait tout pel&eacute;,
+mais qui devait avoir dans sa pomme une balle pesant au moins une once.</p>
+
+<p>Il regarda le vieux et je vis ses grosses l&egrave;vres sourire.</p>
+
+<p>La vue de Laura endormie parut l'enchanter beaucoup moins. Je devinai
+sur sa bouche une question qui devait &ecirc;tre celle-ci:</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; diable la vieille b&ecirc;te a-t-il vol&eacute; cela?</p>
+
+<p>Il r&eacute;fl&eacute;chit pendant la moiti&eacute; d'une minute, puis il disparut.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais s&ucirc;r qu'il ne s'en &eacute;tait pas all&eacute; bien loin.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Vd" id="Vd"></a><a href="#table">V</a></h2>
+
+<h3>Ce que valait l'outil</h3>
+
+
+<p>Le dimanche, dans ces halliers parisiens plus sauvages que les solitudes
+de la Sonora et d'une laideur d&eacute;sol&eacute;e &agrave; laquelle rien au monde ne se
+peut comparer, quelques Pawnies de la rue Saint-Lazare, quelques
+O-jibbewas de la barri&egrave;re Monceaux venaient quelquefois vaguer.</p>
+
+<p>On voyait l&agrave; de pauvres honn&ecirc;tes familles si peu habitu&eacute;es au vert
+qu'elles prenaient les souillures du sol pour de l'herbe, et nos cahutes
+pour des chaumi&egrave;res,&mdash;on voyait aussi quelques couples prodigieux, don
+Juan de retour du bagne et sa dona Anna fourrageant dans cette mis&egrave;re et
+essayant de ruiner les ruines.</p>
+
+<p>Mais les jours de semaine, personne! jamais!</p>
+
+<p>On arrivait pourtant dans ce Sahara de deux hectares par trois
+diff&eacute;rents c&ocirc;t&eacute;s, la ruelle d'abord, un couloir descendant du boulevard
+ext&eacute;rieur ensuite, enfin une sorte de boyau tortueux qui montait de la
+rue de Laborde.</p>
+
+<p>Mais except&eacute; le dimanche, o&ugrave; Paris descendrait &agrave; la cave plut&ocirc;t que de
+ne pas sortir de chez lui, ces trois d&eacute;fil&eacute;s semblaient des barri&egrave;res
+infranchissables entre notre barbarie et la civilisation indigente des
+alentours.</p>
+
+<p>Le lieu &eacute;tait v&eacute;ritablement propice pour un mauvais coup. Point de
+fen&ecirc;tres donnant sur les terrains. Entre la rue du Rocher, qui &eacute;tait la
+plus voisine de nous et nos huttes il y avait toute la longueur de la
+ruelle, occup&eacute;e par deux grands jardins dont les murs avaient vingt
+pieds de hauteur.</p>
+
+<p>Je ne crois pas qu'il se f&ucirc;t jamais commis l&agrave; beaucoup de crimes, mais
+c'&eacute;tait parce que personne n'y venait qui val&ucirc;t la peine d'&ecirc;tre assomm&eacute;.</p>
+
+<p>Un soir de dimanche, j'y ai entendu deux philosophes dont l'un disait &agrave;
+l'autre avec m&eacute;lancolie:</p>
+
+<p>&mdash;S'il venait seulement quelqu'un de trois francs!...</p>
+
+<p>Mais l'autre ne r&eacute;pondit seulement pas &agrave; la hardiesse de cette
+hypoth&egrave;se.</p>
+
+<p>Une heure se passa. La Couronne s'&eacute;veilla la premi&egrave;re. Elle secoua
+doucement la main du vieillard qui ouvrit les yeux en sursaut. Il avait
+dormi tranquille parce qu'il se sentait gard&eacute;, on comprenait cela &agrave; la
+terreur soudaine que le r&eacute;veil amenait.</p>
+
+<p>La Couronne demanda &agrave; manger, car le vieux entra dans sa maison et en
+ressortit avec une tartine de pain et une pomme.</p>
+
+<p>Laura se mit aussit&ocirc;t &agrave; faire son repas.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas &agrave; s'y tromper, elle &eacute;tait l&agrave; en sentinelle. Louaisot
+avait obtenu d'elle promesse d'y rester un temps donn&eacute;. Et d'autre part,
+il s'&eacute;tait arrang&eacute; de fa&ccedil;on que Joseph Huroux arriv&acirc;t pendant qu'elle
+faisait faction.</p>
+
+<p>Le patron excellait &agrave; ces arrangements presque pu&eacute;rils et fournissant
+des cons&eacute;quences tragiques.</p>
+
+<p>D&egrave;s que la Couronne eut achev&eacute; son repas qu'elle prit, accroupie,
+mangeant tour &agrave; tour une petite bouch&eacute;e de pain et une petite bouch&eacute;e de
+pomme, elle sauta sur les genoux du vieux Jean et l'embrassa &agrave; plusieurs
+reprises.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait gaie, elle riait si bruyamment que l'&eacute;cho de sa joie venait
+jusqu'&agrave; moi par les trous de mes planches.</p>
+
+<p>Puis elle prit tout &agrave; coup sa course &agrave; travers les herbes dess&eacute;ch&eacute;es,
+fouillant les maigres broussailles et cherchant je ne sais quoi.</p>
+
+<p>Tant&ocirc;t elle parlait toute seule, tant&ocirc;t elle chantait sa chanson.</p>
+
+<p>Je guettais l'embouchure de la ruelle.</p>
+
+<p>Joseph Huroux n'avait point reparu.</p>
+
+<p>Le soleil s'&eacute;tait couch&eacute; derri&egrave;re les maisons lointaines de la rue de la
+Bienfaisance dont les derri&egrave;res bordaient le terrain du c&ocirc;t&eacute; de l'ouest.</p>
+
+<p>Le brun de nuit approchait.</p>
+
+<p>Laura se mit &agrave; bercer le cher petit fant&ocirc;me que son r&ecirc;ve mettait entre
+ses bras si souvent. Aux lueurs du cr&eacute;puscule vous eussiez dit la jeune
+m&egrave;re heureuse qui presse contre son sein l'espoir bien aim&eacute; de sa vie.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait belle et douce comme l'amour des madones.</p>
+
+<p>En ber&ccedil;ant, elle chantait. Elle vint si pr&egrave;s de ma hutte que j'entendais
+sa m&eacute;lodie plaintive:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Le petit enfant</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>&Eacute;tait dans sa cage</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>L'oiseau de passage.&mdash;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>La lune &agrave; pr&eacute;sent</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Est sous le nuage....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Elle s'interrompit &agrave; dix pas de moi pour cueillir un liseron fan&eacute;.</p>
+
+<p>Et la nature du pacte conclu entre elle et Louaisot me fut
+cat&eacute;goriquement expliqu&eacute;e, car elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a promis de me donner tout ce que je pourrais porter de fleurs!</p>
+
+<p>Voil&agrave; pourquoi elle gardait fid&egrave;lement sa faction. Pour r&eacute;compense, elle
+aurait de pleines brass&eacute;es de fleurs; de quoi fleurir beaucoup, beaucoup
+de petites tombes.</p>
+
+<p>Elle passa derri&egrave;re ma cahute:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Mon petit enfant,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>O&ugrave; s'en est all&eacute;e</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ton &acirc;me envol&eacute;e?&mdash;</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>J'&eacute;coute le vent</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Qui suit la vall&eacute;e....</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ce fut le dernier couplet que j'entendis: Laura s'&eacute;tait perdue dans les
+d&eacute;combres.</p>
+
+<p>Le vieux Jean avait repass&eacute; le seuil de sa maison.</p>
+
+<p>Mon regard, qui avait quitt&eacute; un instant l'extr&eacute;mit&eacute; de la ruelle, y
+revint. Je vis quelque chose de sombre au coin du grand mur.</p>
+
+<p>Cela remuait&mdash;et avan&ccedil;ait.</p>
+
+<p>La brune &eacute;tait tomb&eacute;e tout &agrave; fait, mais je n'avais pas besoin d'y voir.
+Je savais quel &eacute;tait cet objet sombre qui semblait glisser vers la
+cabane du vieux Jean.</p>
+
+<p>Celui-ci &eacute;tait en train d'allumer sa chandelle. Je venais d'apercevoir
+cette lueur rapide qui suit l'explosion d'une allumette chimique.</p>
+
+<p>Il ne devait pas &ecirc;tre sur ses gardes.</p>
+
+<p>Tout cela ne me concernait point, et pourtant j'avais la poitrine
+serr&eacute;e.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas pour les millions. Ces deux vieux hommes jouaient une
+partie dont l'enjeu aurait couvert d'or les trois quarts de la plaine
+Bochet, mais que m'importait cet enjeu, dont, en aucun cas, je ne devais
+avoir ma part?</p>
+
+<p>Ma poitrine se serrait parce que je devinais un couteau sous la peau de
+bique de l'ancien mendiant, et parce que ce vieillard tremblotant, qui
+ne saurait point se d&eacute;fendre, &eacute;tait mon voisin, mon seul voisin depuis
+plusieurs semaines.</p>
+
+<p>Et puis qu'allait faire la Couronne?</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait loin. On ne la voyait plus. L'&eacute;cho de son chant n'arrivait
+m&ecirc;me pas jusqu'&agrave; moi.</p>
+
+<p>Joseph Huroux avan&ccedil;ait toujours.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait arriv&eacute; &agrave; un pli de terrain o&ugrave; les herbes avaient eu plus
+d'humidit&eacute; et s'&eacute;taient multipli&eacute;es.</p>
+
+<p>Il avait d&eacute;sormais de quoi masquer son approche.</p>
+
+<p>Je n'aurai jamais honte de ma sensibilit&eacute;. C&eacute;dant &agrave; un mouvement
+g&eacute;n&eacute;reux, je soulevai la planche qui me servait de porte et je sortis.</p>
+
+<p>Je pouvais pr&eacute;venir le vieux sans trop de danger parce que sa cahute
+avait une mani&egrave;re de fen&ecirc;tre qui donnait juste en face de moi et qui se
+trouvait ouverte.</p>
+
+<p>Mais je n'eus pas le temps d'accomplir mon dessein.</p>
+
+<p>L'&eacute;v&eacute;nement marcha comme la foudre.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; je sortais en prenant les pr&eacute;cautions dict&eacute;es par la
+prudence, le vieux Jean qui ne se doutait encore de rien, mais qui
+voulait clore sa devanture &agrave; l'heure ordinaire, passa sa t&ecirc;te &agrave; la
+fen&ecirc;tre, ouverte de mon c&ocirc;t&eacute; et cria de sa voix chevrotante:</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;! l&agrave;-bas! ma bonne fille, il faut rentrer.</p>
+
+<p>Elle entendit, car son pas remua les herbes &agrave; une centaine de m&egrave;tres
+derri&egrave;re moi. Mais Jean Huroux entendit aussi. Il avait avanc&eacute; bien plus
+que je ne croyais &agrave; l'abri de la coul&eacute;e. Je le vis se dresser &agrave; vingt
+m&egrave;tres tout au plus de la porte du vieux Jean.</p>
+
+<p>Celui-ci l'aper&ccedil;ut en m&ecirc;me temps que moi. Il &eacute;tait debout au seuil de sa
+porte et tenait la barre &agrave; la main. Je suppose qu'il reconnut son mortel
+ennemi, car il jeta la barre dont il n'avait plus le temps de se servir
+et, faisant le tour de sa cabane, il s'enfuit vers ma hutte. On
+entendait le r&acirc;le de terreur qui s'&eacute;chappait de sa gorge. Pourtant, il
+n'avait pas perdu son sang-froid, car en courant, il criait:</p>
+
+<p>&mdash;Laura, ma fille! c'est lui! au secours!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait encore un rude gaillard que ce Joseph Huroux.</p>
+
+<p>Il avait d&eacute;pouill&eacute; sa peau de bique pour mieux aller et il faisait des
+enjamb&eacute;es de loup.</p>
+
+<p>Moi, j'avais laiss&eacute; retomber ma planche. Mon taudis avait bien assez de
+trous sans cela.</p>
+
+<p>La Couronne venait, mais elle ne se pressait pas. Le vieux n'avait pas
+encore prononc&eacute; le mot sacramentel.</p>
+
+<p>Et il faillit bien ne pas le prononcer, car Joseph Huroux gagnait
+terriblement.</p>
+
+<p>Au risque de radoter, je r&eacute;p&egrave;te qu'on &eacute;tait ici aussi loin de tout
+secours, quoique dans Paris, et aussi &agrave; l'aise pour commettre un meurtre
+que si une for&ecirc;t vierge vous e&ucirc;t entour&eacute; &agrave; dix lieues &agrave; la ronde. Huroux
+atteignit Jean au moment o&ugrave; celui-ci passait devant ma hutte. Jean
+venait de butter et de tomber.</p>
+
+<p>Ce fut ce qui le sauva, car en tombant et probablement sans le savoir,
+il pronon&ccedil;a le mot-talisman.</p>
+
+<p>&mdash;Viens! s'&eacute;cria-t-il avec d&eacute;tresse, voil&agrave; l'homme! celui qui a tu&eacute; le
+petit enfant!</p>
+
+<p>Quelque chose de plus rapide qu'un cerf au plus fort de sa course passa
+devant ma hutte. &Agrave; travers les planches, je sentis le vent de ce
+projectile humain. C'&eacute;tait la Couronne qui bondissait.</p>
+
+<p>Jean Huroux, saisi &agrave; la gorge, poussa une clameur &eacute;trangl&eacute;e.</p>
+
+<p>Il y eut une lutte courte, pendant laquelle je vis la folle s'enlacer
+comme un serpent autour de ce gros corps aux formes athl&eacute;tiques. Puis la
+folle se mit &agrave; gambader de ci de l&agrave;, tandis que Joseph Huroux gisait la
+face contre terre. L'outil &eacute;tait bon.</p>
+
+<p>Le vieux Jean se releva p&eacute;niblement. Quand il fut debout, il redressa
+ses reins que toujours j'avais vus courb&eacute;s, et d'une voix que je n'avais
+jamais entendue, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Je suis le dernier vivant!</i></p>
+
+<p>J'attendais le patron.</p>
+
+<p>Le patron vint avec sa charge de fleurs que la Couronne emporta en
+triomphe.</p>
+
+<p>Celle-l&agrave; n'&eacute;tait pas embarrass&eacute;e pour entrer au cimeti&egrave;re apr&egrave;s la
+fermeture des grilles. La hauteur des murailles ne l'inqui&eacute;tait point.</p>
+
+<p>M. Louaisot voulut prendre avec le vieux Jean son ton ordinaire, mais
+celui-ci ne le permit point.</p>
+
+<p>&mdash;Mon brave M. Louaisot, lui dit-il, gardons nos distances, s'il vous
+pla&icirc;t. Je ne refuse pas de vous prendre pour mon homme d'affaires: vous
+savez votre m&eacute;tier, vous ferez les diligences voulues pour que les fonds
+de la tontine me soient imm&eacute;diatement d&eacute;livr&eacute;s. En attendant, quoique je
+sois bien innocent du meurtre de cette b&ecirc;te brute, on pourrait m'en
+accuser, &agrave; cause du grand int&eacute;r&ecirc;t que j'y avais. Si vous voulez tra&icirc;ner
+le cadavre jusqu'au bout de la ruelle qui va place Laborde, il y a l&agrave; un
+cabaret mal fam&eacute; dont le voisinage expliquera au besoin la fin violente
+de Joseph Huroux. Attendez, si vous voulez, que la nuit soit plus noire.
+Ici, nous n'avons pas &agrave; craindre la curiosit&eacute; des passants, et mon
+voisin, mon seul voisin&mdash;il parlait de moi,&mdash;ne rentre gu&egrave;re que vers
+dix heures. S'il s'&eacute;tait trouv&eacute; l&agrave;, malheureusement, nous aurions &eacute;t&eacute;
+oblig&eacute;s de nous occuper de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes s&ucirc;r qu'il n'y est pas? demanda Louaisot. On juge si j'&eacute;tais
+sur un lit de roses!</p>
+
+<p>J'avais une sortie de derri&egrave;re, ou plut&ocirc;t chaque planche de mon taudis
+pouvait &ecirc;tre pouss&eacute;e et servir de porte.</p>
+
+<p>Je n'attendis m&ecirc;me pas la r&eacute;ponse du vieux Jean. Je fourrai mes papiers
+sous ma p&egrave;lerine, et je me glissai dehors.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait temps. Le vieux Jean r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;On peut toujours voir.</p>
+
+<p>Et, sans plus de fa&ccedil;on, le patron entra chez moi en poussant ma porte
+d'un coup de pied.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais blotti dehors dans une brousse qui avait prosp&eacute;r&eacute; &agrave; l'abri du
+mur, et je ne bougeais pas plus qu'un lapin dans son terrier.</p>
+
+<p>Il n'y est pas, dit le patron, mais....</p>
+
+<p>&mdash;Il s'interrompit pour respirer fortement et acheva:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, de par le diable! Je connais cette odeur-l&agrave;: c'est du gibier &agrave;
+moi!</p>
+
+<p>Je ne sais pas si j'ai not&eacute; parmi les qualit&eacute;s naturelles de M. Louaisot
+le flair qu'il avait: un flair qui valait celui d'un limier. Je l'ai vu
+dix fois, &agrave; M&eacute;ricourt, me dire le nom du client qui l'avait attendu en
+fumant sa pipe dans la cuisine. Et cela sans jamais se tromper.</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle votre voisin, puissant et respectable millionnaire?
+demanda-t-il au vieux Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je sais le nom d'une pareille esp&egrave;ce! r&eacute;pondit le bonhomme,
+prenant pour s&eacute;rieuse la formule ironique du patron.</p>
+
+<p>&mdash;L'avez-vous vu, au moins, noble capitaliste?</p>
+
+<p>&mdash;Deux ou trois fois, oui.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il grand ou petit?</p>
+
+<p>&mdash;Il est haut comme ma botte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela. Je vais passer la nuit chez vous, tant pour porter ce
+qui reste de Joseph Huroux &agrave; une distance convenable que pour &eacute;tablir
+une sourici&egrave;re o&ugrave; se prendra votre avorton de voisin. J'ai un compte
+personnel &agrave; r&eacute;gler avec ce moucheron-l&agrave;.</p>
+
+<p>Mais le compte ne fut pas r&eacute;gl&eacute;. Pendant que M. Louaisot allait chercher
+de la lumi&egrave;re dans la cahute du vieux, je gagnai au large en rampant
+comme un sauvage. Du coup, je perdis mon mobilier, car je ne suis jamais
+rentr&eacute; depuis dans mon domicile de la plaine Bochet.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Neuvieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire" id="Neuvieme_ouvrage_de_J-B-M_Calvaire"></a><a href="#table">Neuvi&egrave;me ouvrage de J.-B.-M. Calvaire</a></h2>
+
+<h3>Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux</h3>
+
+
+<p>Cette affaire-l&agrave;, je la connais comme ma poche. Je ne vais pas m'amuser
+&agrave; repasser tout ce que les journaux ont dit, mais il y a beaucoup de
+choses que personne n'a pu dire, parce que tout le monde les ignore,
+except&eacute; le patron et moi.</p>
+
+<p>Et encore une belle dame &agrave; qui je puis donner un nom, gr&acirc;ce &agrave; mon
+syst&egrave;me de pseudonymes raisonn&eacute;s analogiques: la marquise Ida de Salonay
+(Olympe de Chambray).</p>
+
+<p>Quand un outil est bon, c'est le cas de ne pas le jeter de c&ocirc;t&eacute; apr&egrave;s
+s'en &ecirc;tre servi une fois. Louaisot avait une besogne encore plus
+importante que l'ex&eacute;cution de Joseph Huroux. En d&eacute;finitive, il y avait
+vingt moyens d'&eacute;loigner l'ancien mendiant de son chemin.</p>
+
+<p>Le genre de vie de Huroux rendait explicables tous les genres de mort
+violente.</p>
+
+<p>Il n'en &eacute;tait pas de m&ecirc;me du jeune comte Albert de Rochecotte et de
+Jeanne P&eacute;ry. Tous les deux devaient dispara&icirc;tre puisque tous les deux
+barraient la route, mais ici, un double meurtre, accompli dans des
+circonstances ordinaires, aurait donn&eacute; naissance &agrave; de trop faciles
+soup&ccedil;ons.</p>
+
+<p>Car on commen&ccedil;ait &agrave; parler du dernier vivant de la tontine normande et
+de ses h&eacute;ritiers pr&eacute;somptifs. Bien des gens savaient l'ordre l&eacute;gal dans
+lequel venaient les t&ecirc;tes aptes &agrave; succ&eacute;der: Rochecotte premier, P&eacute;ry de
+Marannes second, marquise de Chambray troisi&egrave;me. (Celle-ci du chef du
+jeune marquis Lucien de Chambray, son fils mineur.)</p>
+
+<p>Il s'agissait d'apporter ici des raffinements tout particuliers. La mort
+devait jouer un jeu savant.</p>
+
+<p>La maxime: <i>reus is est cui prodest crimen</i><a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a> qui, dans le cas d'une
+double disparition, devait peser si lourdement sur la marquise Olympe,
+pouvait-elle &ecirc;tre retourn&eacute;e &agrave; son avantage? la couvrir, en quelque sorte
+comme une irr&eacute;cusable preuve d'innocence?</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; de mon temps, le patron travaillait &agrave; r&eacute;soudre ce probl&egrave;me de haute
+alg&egrave;bre-coquine.</p>
+
+<p>Il avait trouv&eacute; cette formule math&eacute;matique: <i>d&eacute;truire la premi&egrave;re t&ecirc;te
+par la seconde et la seconde par la loi qui aurait &agrave; ch&acirc;tier le meurtre
+de la premi&egrave;re.</i></p>
+
+<p>Cartouche et Mandrin &eacute;taient en v&eacute;rit&eacute; de bien na&iuml;fs sc&eacute;l&eacute;rats &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+nos calculateurs modernes.</p>
+
+<p>Car ce probl&egrave;me &eacute;tant proprement r&eacute;solu, la troisi&egrave;me ligne devenait
+premi&egrave;re et pouvait se laver les mains de l'accident qui fauchait les
+deux autres.</p>
+
+<p>On dira tout ce qu'on voudra, le patron avait du talent.</p>
+
+<p>Le lecteur peut se souvenir d'une double rencontre que nous f&icirc;mes, M.
+Louaisot et moi, dans le jardin du Palais-Royal: la petite Jeanne P&eacute;ry
+d'un c&ocirc;t&eacute;, conduite par sa m&egrave;re, et de l'autre la petite Fanchette, plus
+&acirc;g&eacute;e d'un an, &eacute;mancip&eacute;e par l'abandon et la mis&egrave;re, et faisant toute
+seule son m&eacute;tier de revendeuse de plaisirs.</p>
+
+<p>M. Louaisot n'avait alors que faire de Jeanne ni de M<sup>me</sup> P&eacute;ry, mais il
+s'&eacute;tait donn&eacute; le soin d'acheter des plaisirs &agrave; Fanchette.</p>
+
+<p>Et en le voyant causer avec l'enfant, je m'&eacute;tais dit tout de suite: Ce
+n'est pas pour le roi de Prusse que le patron gaspille ainsi dix sous et
+dix minutes!</p>
+
+<p>Cette Fanchette &eacute;tait vraiment une jolie petite fille, r&eacute;solue et gaie,
+qui prenait son sort en joyeuse part.</p>
+
+<p>M. Louaisot, depuis ce jour-l&agrave;, s'arrangea de mani&egrave;re &agrave; ne la plus
+perdre de vue, et m&ecirc;me quand elle eut mont&eacute;&mdash;ou descendu&mdash;en grade,
+quand elle fut devenue la ma&icirc;tresse de cet Albert de Rochecotte dont la
+devise &eacute;tait &laquo;on n'&eacute;pouse pas Fanchette&raquo;, M. Louaisot l'accostait
+encore partout o&ugrave; il la rencontrait pour lui donner ou lui demander des
+nouvelles du pays.</p>
+
+<p>Ils se traitaient tous deux en amis. Louaisot avait racont&eacute; &agrave; la jeune
+fille qu'il l'avait embrass&eacute;e autrefois toute petite enfant chez les
+bons fermiers des environs de Dieppe.</p>
+
+<p>Il savait leur nom pour avoir eu lui-m&ecirc;me affaire &agrave; eux&mdash;pour le petit
+Lucien, le fils d'Olympe. Il rappelait la grande &eacute;cuelle du p&egrave;re Hulot,
+toujours pleine de fort cidre, et les aiguilles &agrave; tricoter qui
+h&eacute;rissaient du soir au matin la coiffe de la maman Hulot.</p>
+
+<p>Bref, il prenait juste le diapason qu'il fallait pour avoir le droit
+d'appeler Fanchette:</p>
+
+<p>&laquo;Ma jolie payse&raquo;.</p>
+
+<p>&Agrave; Paris, on a des connaissances comme cela et des amis du m&ecirc;me num&eacute;ro.
+Ce sont des familiarit&eacute;s de rencontre qui ne m&egrave;nent &agrave; rien, mais les
+gens qui ont une grande quantit&eacute; de ces relations savent tout.</p>
+
+<p>Le patron &eacute;tait homme &agrave; cultiver avec soin un pareil commerce pour s'en
+servir &agrave; l'occasion, ne f&ucirc;t-ce qu'une seule fois.</p>
+
+<p>Fanchette n'&eacute;tait pas pour lui un <i>outil de</i> premier ordre comme la
+Couronne, c'&eacute;tait un de ces objets qu'on use d'un coup: une allumette,
+un timbre, un cigare.</p>
+
+<p>Ces choses on les porte quelquefois longtemps sans y toucher. Puis vient
+l'heure et on les consomme.</p>
+
+<p>Ce fut Fanchette qui donna au patron, l'heure &eacute;tant venue, le moyen de
+pr&eacute;parer la mise en sc&egrave;ne du drame.</p>
+
+<p>Pour cela, cette pauvre Fanchette ne se mit pas en frais. Elle r&eacute;pondit
+&agrave; une question banale par une parole insignifiante.</p>
+
+<p>Et tout fut dit. Le patron se paya de ses cinq ou six ans d'attente.</p>
+
+<p>Voici la demande de Louaisot et la r&eacute;ponse de Fanchette:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous allez demain &agrave; la premi&egrave;re du <i>Gymnase</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je d&icirc;ne &agrave; la campagne.</p>
+
+<p>Louaisot &eacute;tait pr&ecirc;t. Il cherchait son terrain pour livrer la bataille.
+La veille, il avait appris que Jeanne &eacute;tait au couvent de la
+Sainte-Esp&eacute;rance. Le matin il avait trouv&eacute; un moyen de l'en faire
+sortir.</p>
+
+<p>Depuis huit jours il portait dans sa poche la paire de ciseaux de
+fabrique anglaise, aux initiales S. W., qu'une main exerc&eacute;e avait
+soustraite dans la bo&icirc;te &agrave; ouvrage de Jeanne. Ses canons &eacute;taient en
+batterie. Il dressa l'oreille &agrave; ce mot <i>campagne</i>.</p>
+
+<p>&mdash;On ne d&icirc;ne plus bien &agrave; la grille de Ville-d'Avray, dit-il au hasard.
+Si rien n'avait mordu &agrave; l'hame&ccedil;on il en aurait jet&eacute; un autre.</p>
+
+<p>Mais quelque chose mordit, Fanchette r&eacute;partit:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nous n'allons pas &agrave; Ville-d'Avray. C'est un anniversaire. Nous
+f&ecirc;tons, Albert et moi, le souvenir de notre premier t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te, et il
+faut bien choisir pour cela le restaurant o&ugrave; le d&icirc;ner eut lieu.</p>
+
+<p>&mdash;Le nom du temple, s'il vous pla&icirc;t? demanda Louaisot en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'&eacute;tions pas riches alors. Nous d&icirc;n&acirc;mes aux <i>Tilleuls</i>, au
+Point-du-Jour. C'est devenu depuis un restaurant tr&egrave;s convenable.</p>
+
+<p>&mdash;Bon app&eacute;tit, ma jolie payse!</p>
+
+<p>Si fort qu'on soit, il est impossible de tout faire par soi-m&ecirc;me.
+Louaisot avait des aides peu nombreux, mais &eacute;prouv&eacute;s, qu'il employait le
+plus rarement possible. Je ne lui en ai jamais connu que deux, et c'est
+&agrave; peine si je les ai vus deux ou trois fois en besogne. L'un de ces
+aides &eacute;tait un mauvais sujet du nom de Fran&ccedil;ois Riant, ancien gar&ccedil;on de
+caf&eacute;. Louaisot rentra chez lui raide comme balle. Fran&ccedil;ois Riant fut
+appel&eacute;, Louaisot lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Connais-tu des gar&ccedil;ons aux <i>Tilleuls</i>, du Point-du-Jour?</p>
+
+<p>&mdash;Berthoud, Laurent et Nicolas, r&eacute;pliqua Riant. Il n'y en a pas des
+masses.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu veux gagner cinquante louis... tu m'entends? cinquante, tu
+remplaceras demain de trois heures de l'apr&egrave;s-midi &agrave; dix heures Nicolas,
+Laurent ou Berthoud.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui sert les cabinets.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a deux.</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui sert les meilleurs cabinets.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Laurent... mais comment faire?</p>
+
+<p>&mdash;Laurent a-t-il encore sa m&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la brave femme.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; demeure-t-elle?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; l'Isle-Adam.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas partir tout de suite pour l'Isle-Adam.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a se peut. Apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la poste de l'Isle-Adam tu jetteras &agrave; la bo&icirc;te une lettre ainsi
+con&ccedil;ue ou &agrave; peu pr&egrave;s: &laquo;Mon cher fr&egrave;re....&raquo; Il a des s&oelig;urs?</p>
+
+<p>&mdash;Trois.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mon cher fr&egrave;re, si tu veux arriver &agrave; temps pour voir et embrasser
+notre m&egrave;re...&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Compris, mais apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s, tu calculeras l'heure o&ugrave; la lettre devra &ecirc;tre distribu&eacute;e, et tu
+iras demain, au Point-du-Jour, juste &agrave; cette m&ecirc;me heure... un peu avant
+pour que ta demande soit faite quand la lettre arrivera.</p>
+
+<p>&mdash;Demande d'emploi?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! on te refuse d'abord....</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, on me rappellera quand Laurent aura lu sa lettre. C'est
+possible.</p>
+
+<p>&mdash;C'est certain. Qu'en dis-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non. Et aux <i>Tilleuls</i>, quelle besogne?</p>
+
+<p>&mdash;Demain, quand tu seras revenu, avant de partir pour le Point-du-Jour,
+tu viendras me voir.</p>
+
+<p>La derni&egrave;re escapade de la Couronne avait fait grand scandale &agrave; la
+Salp&ecirc;tri&egrave;re. Elle avait pass&eacute; dehors la nuit tout enti&egrave;re. On l'avait
+mise en prison, et la surveillance s'&eacute;tait resserr&eacute;e autour d'elle.</p>
+
+<p>Mais il y avait d&eacute;j&agrave; bien du temps que cela &eacute;tait pass&eacute;, et depuis son
+aventure de la plaine Bochet, la Couronne avait pris une folie plus
+tranquille. L'avis du m&eacute;decin en chef &eacute;tait que si on pouvait lui &eacute;viter
+toute excitation, elle serait bient&ocirc;t en voie de gu&eacute;rison.</p>
+
+<p>Le patron savait cela. Car il continuait de faire &agrave; sa <i>prot&eacute;g&eacute;e</i> des
+visites sobres et rares. Les m&eacute;decins causaient volontiers avec lui. Ils
+voyaient en lui un philanthrope et un homme du monde d&eacute;sireux de
+s'instruire.</p>
+
+<p>Bien entendu, personne &agrave; l'h&ocirc;pital ne se doutait de la lugubre aventure
+qui avait marqu&eacute; la derni&egrave;re fugue de Laura Cant&ugrave;. Le corps de Joseph
+Huroux avait &eacute;t&eacute; relev&eacute; en un lieu o&ugrave; de pareilles &eacute;paves ne sont pas
+rares. On avait fait autour de lui cette enqu&ecirc;te d&eacute;cente et r&eacute;sign&eacute;e qui
+semble conclure toujours ainsi: &laquo;O&ugrave; trouverait-on des pommes, sinon sous
+les pommiers?&raquo;</p>
+
+<p>Et comme il avait ses papiers sur lui, on l'avait r&eacute;guli&egrave;rement mis en
+terre.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; nous sommes arriv&eacute;s, nul ne se souvenait de cela, et Laura
+Cant&ugrave; moins que personne.</p>
+
+<p>J'ai dit que les batteries de M. Louaisot &eacute;taient pr&ecirc;tes. Depuis
+quelques semaines en effet, il avait recommenc&eacute; &agrave; agir sur la pauvre
+imagination de la Couronne. Il lui parlait &agrave; mots couverts d'une rumeur
+bizarre qui courait dans Paris: il y avait un d&eacute;mon, ennemi des jeunes
+m&egrave;res, un Vampire qui avait deux existences et qu'il faudrait tuer deux
+fois.</p>
+
+<p>La Couronne &eacute;coutait cela. Son cerveau travaillait.</p>
+
+<p>Elle gardait le secret comme un conspirateur &agrave; qui on a confi&eacute; l'espoir
+de la lutte prochaine....</p>
+
+<p>D&egrave;s que Fran&ccedil;ois Riant fut parti pour l'Isle-Adam, M. Louaisot se rendit
+&agrave; la Salp&ecirc;tri&egrave;re. Il causa un quart d'heure avec Laura qui &eacute;tait ce
+jour-l&agrave; tr&egrave;s calme, avant sa venue.</p>
+
+<p>En la quittant, il lui serra la main et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Voici bien longtemps que le petit enfant n'a eu de fleurs....</p>
+
+<p>Laura s'&eacute;chappa le soir m&ecirc;me par-dessus le mur du pr&eacute;au.</p>
+
+<p>Elle alla droit au logis de la rue Vivienne. P&eacute;lagie lui fit un lit dans
+sa chambre. Elles parl&egrave;rent du Vampire.</p>
+
+<p>P&eacute;lagie n'&eacute;tait pas absolument rassur&eacute;e, mais elle avait ses ordres.</p>
+
+<p>Le lendemain, d&egrave;s le matin, M. Louaisot mena Laura au cimeti&egrave;re. En
+v&eacute;rit&eacute;, ce n'&eacute;tait plus une folle: elle savait tr&egrave;s bien que son enfant
+n'&eacute;tait pas l&agrave;.</p>
+
+<p>Il ne restait qu'un coin malade dans son cerveau, mais dans ce coin
+vivait la manie terrible et sanguinaire.</p>
+
+<p>Ce fut le long des all&eacute;es qui vont et viennent dans le champ des morts
+que le patron lui redit, avec plus de d&eacute;tails, la l&eacute;gende du Vampire.
+Chacun sait bien que ces monstres &agrave; visage humain habitent la campagne
+hongroise entre Szeged et Belgrade, mais qu'ils s'&eacute;chappent parfois pour
+franchir le Danube et porter l'effroi dans le centre de l'Europe.</p>
+
+<p>Il y en a qui boivent la vie des jeunes filles, d'autres qui cherchent
+ces petits lits blancs o&ugrave; dort la joie des m&egrave;res.</p>
+
+<p>Il faut leur &ocirc;ter deux fois l'existence.</p>
+
+<p>Pendant que le patron parlait, la Couronne &eacute;tait suspendue &agrave; ses l&egrave;vres.
+Elle dit: &laquo;Je le tuerai deux fois!&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s que Louaisot la vit r&eacute;solue &agrave; tenter la lutte, il lui expliqua
+comment il faudrait combattre. On devait la conduire jusqu'au lieu o&ugrave;
+elle trouverait le vampire endormi, ivre de son hideux festin.</p>
+
+<p>Il faudrait d'abord l'&eacute;trangler dans son sommeil, sans h&eacute;sitation ni
+piti&eacute;, car s'il s'&eacute;veillait tout serait perdu.</p>
+
+<p>Ensuite, il &eacute;tait n&eacute;cessaire de lui porter un grand nombre de coups avec
+la seule arme qui e&ucirc;t le pouvoir de percer sa chair maudite: une paire
+de ciseaux enchant&eacute;e qu'une pauvre m&egrave;re en deuil avait fait b&eacute;nir par le
+saint archev&ecirc;que de Grant, primat de Hongrie....</p>
+
+<p>Or, racontez donc de pareilles faridondaine &agrave; des juges en robes noires
+ou rouges! Ils aiment bien mieux croire aux vraisemblances que M.
+Louaisot leur sert toutes hach&eacute;es dans une assiette avec du persil
+par-dessus.</p>
+
+<p>Les juges qui ont sous leur bonnet carr&eacute; une tradition vieille de tant
+de si&egrave;cles, une exp&eacute;rience perfectionn&eacute;e &agrave; travers tous les &acirc;ges du
+monde, ne savent pas encore que les virtuoses du mal n'ont qu'un but:
+abriter leurs actes derri&egrave;re l'impossible.</p>
+
+<p>Les docteurs &egrave;s-crime ne se servent jamais de la vraisemblance que pour
+mentir.</p>
+
+<p>Et l'ent&ecirc;tement des gens raisonnables, des esprits droits, des
+imaginations correctes, de tous les hommes comme il faut, enfin,
+attach&eacute;s &agrave; cette routine qu'ils ont l'obligeance d'appeler le <i>bon sens</i>,
+font, h&eacute;las! souvent la partie trop belle aux malfaiteurs bien
+appris....</p>
+
+<p>V&eacute;n&eacute;r&eacute;s ma&icirc;tres, en fait de chasse, il y a aussi deux bons sens: le bon
+sens de M. le vicomte dont le gibier court encore quoique ce gentilhomme
+ait des culottes de chez Geiger, et le bon sens de Gros Pierre,
+l'aff&ucirc;teur de nuit, qui n'a pas de culottes, mais qui tue le gibier.</p>
+
+<p>La Couronne &eacute;coutait ce que lui disait Louaisot avec une curiosit&eacute;
+avide. Elle baisa les ciseaux b&eacute;nis et les glissa sous les plis de son
+corsage.</p>
+
+<p>Fran&ccedil;ois Riant &eacute;tait de retour de son voyage quand Laura et le patron
+revinrent &agrave; la maison. Riant avait mis sa lettre &agrave; la poste de
+l'Isle-Adam. La lettre devait arriver au bureau d'Auteuil &agrave; neuf heures.
+Le patron s'enferma avec Riant.</p>
+
+<p>Pour gagner ses cinquante louis. Riant devait glisser une pr&eacute;paration
+opiac&eacute;e, que le patron lui donna, dans le chambertin, d&eacute;bouch&eacute; au
+dessert pour le comte Albert de Rochecotte et Fanchette sa ma&icirc;tresse. La
+pr&eacute;paration &eacute;tait dans un flacon portant l'&eacute;tiquette du pharmacien. Ce
+n'&eacute;tait pas du poison. Riant s'y connaissait. Il demanda selon sa
+coutume.</p>
+
+<p>&mdash;Et apr&egrave;s?</p>
+
+<p>Le patron lui remit un mouchoir et un &eacute;tui contenant six cartes
+photographiques qui devaient &ecirc;tre jet&eacute;s, le mouchoir sous la table, et
+l'&eacute;tui sur la nappe. Riant demanda encore:</p>
+
+<p>&mdash;Et apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ouvriras la fen&ecirc;tre, r&eacute;pondit le patron, et tu les laisseras
+dormir.</p>
+
+<p>Ils partirent tous les trois, mais non pas ensemble, pour le
+Point-du-Jour. Riant alla par les omnibus. La Couronne et le patron
+prirent une voiture de place.</p>
+
+<p>Quand Riant arriva. Laurent, le gar&ccedil;on qui avait sa m&egrave;re &agrave; l'Isle-Adam,
+venait de recevoir la lettre. Il &eacute;tait en train de demander un cong&eacute;.</p>
+
+<p>Riant fut re&ccedil;u comme une providence. Il prit tout de suite le veston et
+la serviette. Les d&eacute;jeuners commen&ccedil;aient. Le ma&icirc;tre du restaurant
+surveilla Riant pendant une demi-heure; puis, voyant que le nouveau
+gar&ccedil;on &eacute;tait au fait du service, il rentra dans son comptoir.</p>
+
+<p>Le restaurant des Tilleuls est situ&eacute; &agrave; mi-c&ocirc;te, &agrave; l'angle des chemins
+qui remontent en tournant vers Auteuil.</p>
+
+<p>On a beaucoup b&acirc;ti depuis lors. En ce temps-l&agrave;, le chemin de ceinture
+n'avait pas encore jet&eacute; sur la Seine le pont viaduc qui change tout
+l'aspect du pays. La devanture du restaurant regardait la rivi&egrave;re
+par-dessus la grande route, et ses derri&egrave;res donnaient sur une fa&ccedil;on de
+petit parc qu'on &eacute;tait en train de d&eacute;pecer en lots pour le vendre au
+d&eacute;tail.</p>
+
+<p>Le terrain du parc allait en montant; il &eacute;tait plant&eacute; de beaux arbres.
+Le mur qui le s&eacute;parait du restaurant &eacute;tait bas et tapiss&eacute; de lierre, de
+sorte que, de ce c&ocirc;t&eacute;, les cabinets avaient une jolie vue de campagne.</p>
+
+<p>En dedans du mur et tout pr&egrave;s de la maison, il y avait deux grands
+tilleuls qui avaient donn&eacute; leur nom &agrave; l'&eacute;tablissement.</p>
+
+<p>Louaisot et sa compagne &eacute;taient arriv&eacute;s au Point-du-Jour presque en m&ecirc;me
+temps que Fran&ccedil;ois Riant. En longeant la grande route, M. Louaisot put
+assister au d&eacute;part de Laurent et &agrave; l'installation de Fran&ccedil;ois, son
+rempla&ccedil;ant.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait pr&egrave;s de midi. D&eacute;sormais le train le plus prochain, d&eacute;passant
+Pontoise, &eacute;tait &agrave; trois heures. Quoi qu'il arriv&acirc;t, Laurent ne pouvait
+revenir que le lendemain matin, ou tout au plus t&ocirc;t par le dernier
+convoi de nuit.</p>
+
+<p>On avait &agrave; soi la soir&eacute;e tout enti&egrave;re.</p>
+
+<p>P&eacute;lagie avait procur&eacute; &agrave; Laura une toilette simple et d&eacute;cente qu'elle
+portait &agrave; merveille. En elle il n'y avait rien absolument qui d&eacute;not&acirc;t
+son &eacute;tat mental. Pour quiconque ne la connaissait point, c'&eacute;tait une
+jolie personne, ayant pass&eacute; la premi&egrave;re jeunesse et portant sur son
+visage la trace d'une souffrance physique ou d'un chagrin.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, il y avait en elle quelque chose de grave et de recueilli.
+Elle &eacute;tait un peu comme les anciens chevaliers &agrave; la veille des armes.</p>
+
+<p>Louaisot avait remu&eacute; les cendres de sa folie qui couvait, pr&ecirc;te &agrave;
+s'&eacute;teindre peut-&ecirc;tre. Le feu prenait de nouveau &agrave; sa pens&eacute;e. Une
+solennelle obligation pesait sur elle.</p>
+
+<p>En chemin, elle avait dit plusieurs fois:</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais prier dans une &eacute;glise.</p>
+
+<p>Louaisot n'&eacute;tait pas &agrave; la noce, comme on dit, et cette journ&eacute;e devait
+lui sembler longue. Il lui fallait, en effet, soutenir son r&ocirc;le jusqu'&agrave;
+la nuit et ne pas laisser refroidir un seul instant le mystique
+enthousiasme de la Couronne.</p>
+
+<p>Mais nous savons bien qu'il avait le diable au corps: le diable de
+patience et de ruse. Il causait vampires, petites tombes viol&eacute;es et
+autres lugubres farces de la m&ecirc;me esp&egrave;ce, comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; pay&eacute; &agrave;
+l'heure. Et il disait de temps en temps avec un accent de profonde
+conviction:</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, Dieu vous a choisie pour une sainte t&acirc;che!</p>
+
+<p>La malheureuse cr&eacute;ature r&eacute;pondait:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu me donnera la force de l'accomplir.</p>
+
+<p>En arrivant, Louaisot fit d'abord le tour du restaurant et entra dans le
+terrain, comme s'il e&ucirc;t voulu acheter quelqu'un des lots qui &eacute;taient en
+vente. Il se pla&ccedil;a vis-&agrave;-vis de l'arri&egrave;re-fa&ccedil;ade du restaurant et
+examina les lieux avec soin.</p>
+
+<p>Plusieurs cabinets ouvraient leurs fen&ecirc;tres sur une petite terrasse dont
+la balustrade touchait presque les branches des deux grands tilleuls.</p>
+
+<p>De l'endroit o&ugrave; Louaisot se tenait et qui &eacute;tait une sorte de tertre, on
+voyait parfaitement l'int&eacute;rieur du cabinet du milieu, l'espace compris,
+entre les deux tilleuls laissant une &eacute;chapp&eacute;e au regard. Laura demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Ne me conduirez-vous point &agrave; une &eacute;glise?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, r&eacute;pondit Louaisot, vous aurez tout le temps de prier, ma
+fille.</p>
+
+<p>Puis il demanda &agrave; son tour:</p>
+
+<p>&mdash;Ce mur qui est l&agrave; devant nous est-il trop haut pour que vous puissiez
+le franchir?</p>
+
+<p>La Couronne eut un sourire d&eacute;daigneux.</p>
+
+<p>&mdash;Les murailles de l'h&ocirc;pital ont le double de hauteur, r&eacute;pliqua-t-elle.
+Je franchirais le rempart d'une forteresse, s'il se dressait entre moi
+et l'agent du d&eacute;mon!</p>
+
+<p>Louaisot lui serra la main doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes la vengeresse pr&eacute;destin&eacute;e! pronon&ccedil;a-t-il tout bas avec
+emphase.</p>
+
+<p>Puis il ajouta, revenant &agrave; sa nature:</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut soutenir le corps pour que l'&acirc;me garde toutes ses forces.
+Nous allons entrer l&agrave;-dedans et commander un l&eacute;ger repas.</p>
+
+<p>&mdash;Mangez, si vous avez faim, dit-elle. Pour moi, c'est jour de jeune.</p>
+
+<p>Louaisot revint &agrave; la grande route et entra au restaurant par la grille.
+Fran&ccedil;ois Riant vint lui-m&ecirc;me &agrave; sa rencontre, et Louaisot demanda le
+cabinet qui voyait la campagne entre les deux tilleuls. On le lui donna.
+Il mangea comme un loup affam&eacute;, tout en d&eacute;bitant de nuageuses tirades.
+La Couronne ne voulut rien accepter, pas m&ecirc;me une bouch&eacute;e de pain. Vers
+la fin du d&eacute;jeuner, Louaisot lui montra celui des deux tilleuls qui
+&eacute;tait plant&eacute; &agrave; gauche de la crois&eacute;e. Ses branches pendaient sur la
+terrasse.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous monteriez bien par l&agrave;, s'il le fallait? demanda-t-il.</p>
+
+<p>La Couronne eut encore son orgueilleux sourire. Elle ne daigna m&ecirc;me pas
+r&eacute;pondre. En sortant, Louaisot dit &agrave; Fran&ccedil;ois Riant:</p>
+
+<p>&mdash;Quand les deux jeunes gens vont venir, vous donnerez ce cabinet et non
+pas un autre, je le veux.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'avez rien autre &agrave; m'ordonner?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, sinon ce que j'ai dit d&eacute;j&agrave;: le flacon, le mouchoir, les
+photographies, et ne pas oublier d'ouvrir la fen&ecirc;tre pour qu'ils
+respirent &agrave; l'aise.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait deux heures. Le patron et sa compagne remont&egrave;rent le chemin
+d'Auteuil.</p>
+
+<p>Laura devenait agit&eacute;e, la fi&egrave;vre la prenait.</p>
+
+<p>Louaisot &eacute;tait un peu &agrave; bout de l&eacute;gendes, mais le transport qui montait
+lentement et s&ucirc;rement au cerveau de la pauvre folle rendait sa besogne
+ais&eacute;e.</p>
+
+<p>Il aurait aussi bien pu se taire d&eacute;sormais. Ce que Laura voulait,
+c'&eacute;tait prier. Louaisot la conduisit &agrave; l'&eacute;glise d'Auteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit-il, je vais battre le pays et fouiller les profondeurs du
+bois pour savoir o&ugrave; se cache le vampire, apr&egrave;s quoi je reviendrai vous
+chercher. Laura entra dans l'&eacute;glise solitaire. Elle y chercha un coin
+bien sombre et s'y prosterna, la face contre les dalles.</p>
+
+<p>Louaisot alla &agrave; l'estaminet fumer une pipe, boire une chope et lire le
+<i>Si&egrave;cle</i>, car il avait des opinions &eacute;clair&eacute;es.</p>
+
+<p>Vers six heures du soir, sous le beau soleil d'&eacute;t&eacute; qui allait
+s'inclinant d&eacute;j&agrave; parmi les nu&eacute;es roses, vers les coteaux de Meudon, un
+nuage de poussi&egrave;re arriva du c&ocirc;t&eacute; de Paris.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une cal&egrave;che attel&eacute;e de deux fringants chevaux qui s'arr&ecirc;ta
+devant la porte des <i>Tilleuls</i>.</p>
+
+<p>Le ma&icirc;tre du restaurant quitta son comptoir et vint faire accueil &agrave; M.
+le comte Albert de Rochecotte qui &eacute;tait un client de choix. Albert
+portait le deuil. Fanchette, sa ma&icirc;tresse, avait une toilette ravissante
+de fra&icirc;cheur. Elle &eacute;tait jolie &agrave; miracle. Fran&ccedil;ois Riant leur offrit le
+cabinet que nous savons.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; donc est pass&eacute; Laurent? demanda Albert.</p>
+
+<p>Mais comme cela lui &eacute;tait &eacute;gal, il n'attendit pas la r&eacute;ponse et se mit &agrave;
+combiner le plan d'un petit d&icirc;ner transcendant. Fanchette donnait son
+avis. C'&eacute;tait une luronne. Son charmant visage p&eacute;tillait d'esprit et de
+gaiet&eacute;.</p>
+
+<p>Fran&ccedil;ois Riant, car je tiens de lui une partie de ces d&eacute;tails, disait
+que M. le comte avait encore l'air fort amoureux. Fanchette et lui
+d&icirc;n&egrave;rent bien et longtemps. Entre eux tout &eacute;tait sympathique m&ecirc;me
+l'app&eacute;tit.</p>
+
+<p>En allant et en venant. Fran&ccedil;ois Riant entendait quelques bribes de leur
+entretien. Une fois, M. le comte dit en montrant le terrain voisin:</p>
+
+<p>&mdash;Si je t'achetais un de ces lots pour y b&acirc;tir le chalet de tes r&ecirc;ves?</p>
+
+<p>&mdash;Viendrais-tu y demeurer avec moi? demanda Fanchette.</p>
+
+<p>&mdash;Et le d&eacute;corum, ma ch&egrave;re!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, &ccedil;a aurait l'air d'un cadeau de cong&eacute;. Je n'en veux pas.</p>
+
+<p>Une autre fois, Fran&ccedil;ois n'avait pas entendu la demande de M. le comte,
+mais la r&eacute;plique de Fanchette fut:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien que tu ne m'&eacute;pouses pas, mais si tu en &eacute;pouses une autre,
+je ne te prends pas en tra&icirc;tre, tu mourras &eacute;trangl&eacute;.</p>
+
+<p>Et c'&eacute;taient des rires!...</p>
+
+<p>Vers huit heures, comme le vent du soir fra&icirc;chissait, Fran&ccedil;ois fut pri&eacute;
+de fermer la crois&eacute;e. Il venait justement de servir la bouteille de Clos
+Vougeot, pr&eacute;par&eacute; &agrave; l'aide du petit flacon et selon la formule du patron.</p>
+
+<p>Une demi-heure apr&egrave;s, on servit le caf&eacute; et on se retira discr&egrave;tement.</p>
+
+<p>Une demi-heure apr&egrave;s encore, et toujours discr&egrave;tement, Fran&ccedil;ois mit son
+&oelig;il &agrave; la serrure.</p>
+
+<p>M. le comte dormait profond&eacute;ment. Son cigare en tombant avait mis le feu
+&agrave; la nappe qui fumait. Fanchette avait renvers&eacute; sa jolie t&ecirc;te dans ses
+cheveux et sommeillait aussi.</p>
+
+<p>Fran&ccedil;ois entra sans bruit. Il &eacute;teignit la lampe, jeta sous la table le
+mouchoir avec l'&eacute;tui &agrave; photographies qui contenait tout uniment six
+portraits de M<sup>lle</sup> Fanchette&mdash;et rouvrit la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Un des ch&acirc;ssis craqua.</p>
+
+<p>M. le comte, qui avait probablement bu la meilleure part de la
+bouteille, ne broncha pas, mais Fanchette s'agita et un murmure passa
+entre ses l&egrave;vres roses.</p>
+
+<p>Elle ne devait pas &ecirc;tre difficile &agrave; &eacute;veiller....</p>
+
+<p>Fran&ccedil;ois s'enfuit sur la pointe des pieds et referma la porte.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait jour de semaine. Il y avait peu de monde aux <i>Tilleuls</i> et le
+Point-du-Jour &eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s d&eacute;sert d&eacute;j&agrave;.</p>
+
+<p>Certes, les rares passants qui descendaient le chemin d'Auteuil
+n'auraient point soup&ccedil;onn&eacute; qu'il rest&acirc;t des promeneurs dans l'ancien
+parc dont les terrains &eacute;taient &agrave; vendre par lots. Il en restait deux
+pourtant.</p>
+
+<p>M. Louaisot et la Couronne &eacute;taient assis sur l'herbe au sommet du
+tertre.</p>
+
+<p>Entre eux le silence r&eacute;gnait. Louaisot avait beau se creuser la
+cervelle, il ne trouvait plus rien &agrave; dire. Laura songeait et souffrait.
+Elle avait quitt&eacute; l'&eacute;glise seulement quand le bedeau &eacute;tait venu fermer
+les portes. Sa pauvre cervelle s'&eacute;tait exalt&eacute;e dans la solitude bien
+autrement que par l'&eacute;loquence du patron. Sa t&ecirc;te br&ucirc;lait, son corps
+grelottait. Elle tremblait la fi&egrave;vre.</p>
+
+<p>Quand Fran&ccedil;ois Riant ouvrit la fen&ecirc;tre, Laura n'y prit pas garde tant
+elle &eacute;tait absorb&eacute;e. Mais il n'en pouvait &ecirc;tre de m&ecirc;me du patron, qui
+guettait depuis longtemps ce signal.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t apr&egrave;s l'ouverture de la crois&eacute;e, son regard plongea dans le
+cabinet, dont l'int&eacute;rieur &eacute;tait vivement &eacute;clair&eacute;.</p>
+
+<p>Il vit ce qu'avait vu Fran&ccedil;ois Riant: au second plan, Fanchette,
+gracieusement renvers&eacute;e sur le dos de son fauteuil; au premier, M. le
+comte Albert de Rochecotte la t&ecirc;te pench&eacute;e en avant et plong&eacute; dans un
+profond sommeil. Ce qu'il ne put voir, ce fut l'&oelig;il de Fran&ccedil;ois, qui,
+intrigu&eacute; au plus haut degr&eacute;, regardait tant qu'il pouvait par le trou de
+la serrure. Le patron saisit le bras de la Couronne et le serra
+fortement:</p>
+
+<p>&mdash;L'heure est sonn&eacute;e! dit-il.</p>
+
+<p>La malheureuse femme fr&eacute;mit de la t&ecirc;te aux pieds, mais elle se leva:</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous pr&ecirc;te, ma fille? demanda Louaisot.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis pr&ecirc;te, r&eacute;pondit-elle?</p>
+
+<p>Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps. Louaisot dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Aurez-vous la force d'accomplir votre devoir? La t&ecirc;te de Laura se
+redressa.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurai la force, r&eacute;pliqua-t-elle. Montrez-moi mon devoir.</p>
+
+<p>Alors. Louaisot tendit le doigt vers la fen&ecirc;tre &eacute;clair&eacute;e du cabinet. Le
+regard de la folle suivit la direction indiqu&eacute;e par ce mouvement. Elle
+frissonna de nouveau, mais non point de la m&ecirc;me fa&ccedil;on que la premi&egrave;re
+fois. C'&eacute;tait le transport qui montait. Elle venait d'apercevoir le
+comte Albert. Sa main se glissa dans son sein et y chercha l'arme
+enchant&eacute;e: les ciseaux b&eacute;nis par l'archev&ecirc;que primat de Grant.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce lui? pronon&ccedil;a-t-elle &agrave; voix basse.</p>
+
+<p>Et d&eacute;j&agrave; sa figure transform&eacute;e &eacute;tait terrible &agrave; voir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui, r&eacute;pondit M. Louaisot.</p>
+
+<p>Elle resta un instant immobile, suffoqu&eacute;e par un spasme.</p>
+
+<p>&mdash;Lui! r&eacute;p&eacute;ta Louaisot, le vampire qui boit le sang des petits enfants!</p>
+
+<p>Un rauquement s'&eacute;chappa de la gorge de Laura. Elle bondit. En trois
+sauts, elle atteignit le mur au-dessus duquel sa silhouette noire se
+profila un moment.</p>
+
+<p>Puis les feuilles du tilleul omirent.</p>
+
+<p>Puis encore la silhouette reparut sur l'appui de la crois&eacute;e, se
+dessinant en sombre au-devant de la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>La Couronne &eacute;tait dans le cabinet. Elle ne vit m&ecirc;me pas Fanchette. Ses
+deux mains se nou&egrave;rent autour du cou du jeune comte, &eacute;touffant ainsi son
+premier cri.</p>
+
+<p>Elle avait, aux heures de sa folie, cette science instinctive
+d'&eacute;trangler qui appartient &agrave; toutes les b&ecirc;tes f&eacute;roces.</p>
+
+<p>Son entr&eacute;e, son effort, la lutte n'avaient produit aucun bruit.
+Fran&ccedil;ois, l'&oelig;il au trou de la serrure, croyait &ecirc;tre en proie &agrave; un r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>Quand elle l&acirc;cha la gorge du comte Albert, la t&ecirc;te de celui-ci, qu'elle
+avait relev&eacute;e, pendit de c&ocirc;t&eacute; sur le dos de son si&egrave;ge.</p>
+
+<p>S'il n'&eacute;tait pas mort encore, il avait perdu tout sentiment.</p>
+
+<p>La Couronne prit alors les ciseaux qu'elle porta pieusement &agrave; ses
+l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Et elle frappa: d'abord au c&oelig;ur, puis en vingt endroits, car le d&eacute;lire
+du sang s'&eacute;tait empar&eacute; d'elle....</p>
+
+<p>Enfin, jetant son arme sanglante, elle poussa un cri de triomphe et
+sauta dans le jardin sans m&ecirc;me s'aider des branches de tilleul.</p>
+
+<p>Ce fut ce cri qui r&eacute;veilla Fanchette dont les yeux troubl&eacute;s aper&ccedil;urent
+en s'ouvrant cette forme noire qui sembla dispara&icirc;tre comme un &eacute;norme
+oiseau dans l'espace.</p>
+
+<p>Son second regard d&eacute;couvrit le cadavre de son amant. Elle voulut crier,
+sa voix s'&eacute;touffa dans sa gorge.</p>
+
+<p>Elle se jeta sur le comte Albert, croyant le ranimer ou trouver en lui
+un signe de vie: le contact de ce cadavre tout sanglant la fit reculer
+&eacute;pouvant&eacute;e.</p>
+
+<p>Et la glace lui renvoya son image: une femme folle dont la fra&icirc;che
+toilette &eacute;tait toute souill&eacute;e de rouge....</p>
+
+<p>Alors, l'&eacute;pouvante la prit, &eacute;crasant sa douleur. Elle se dit: c'est moi
+qui vais &ecirc;tre accus&eacute;e!</p>
+
+<p>Et envelopp&eacute;e de son burnous d'&eacute;t&eacute; qui cachait au moins les taches
+rouges, elle s'enfuit le long des corridors o&ugrave; personne ne lui barra le
+passage.</p>
+
+<p>Voil&agrave; ce qui est vrai sur le meurtre du Point-du-Jour.</p>
+
+<p>Ce que les journaux ont radot&eacute; &agrave; l'envi les uns des autres est, comme &agrave;
+l'ordinaire, invention ou erreur.</p>
+
+<p>Quant aux juges, ils se sont tromp&eacute;s, je ne r&eacute;p&eacute;terai pas, comme &agrave;
+l'ordinaire, mais du moins comme cela leur arrive beaucoup trop souvent.</p>
+
+<p>J'ai dit que je tenais une partie de ces d&eacute;tails de Fran&ccedil;ois Riant qui
+subit un interrogatoire et fut m&ecirc;me incarc&eacute;r&eacute; dans le premier moment.</p>
+
+<p>Les autres d&eacute;tails me viennent d'une source plus s&ucirc;re encore: je les ai
+eus par Laura Cant&ugrave; elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Laura n'a jamais &eacute;t&eacute; inqui&eacute;t&eacute;e. Elle a quitt&eacute; la Salp&ecirc;tri&egrave;re. Elle est
+notre voisine aux Pr&eacute;s-Saint-Gervais.</p>
+
+<p>Ma St&eacute;phanie l'a prise en affection; elles travaillent ensemble et Laura
+ne manque pas de pain quand il y en a chez nous.</p>
+
+<p>Elle n'est plus folle.</p>
+
+<p>Mais elle redeviendra folle d&egrave;s que M. Louaisot le voudra.</p>
+
+<p>Et M. Louaisot le voudra d&egrave;s qu'il aura besoin de sa folie.</p>
+
+<p>L'outil est trop excellent pour qu'on y renonce.</p>
+
+<p>La Couronne a tu&eacute;, elle tuera.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Annexe_aux_oeuvres_de_J-B_Martroy" id="Annexe_aux_oeuvres_de_J-B_Martroy"></a><a href="#table">Annexe aux &oelig;uvres de J.-B. Martroy</a></h2>
+
+<h3>L'&eacute;vasion de l'accus&eacute;e&mdash;Les deux s&oelig;urs</h3>
+
+
+<p class="center"><i>(d&eacute;tails incomplets)</i></p>
+
+<p>Ici finissent les &oelig;uvres proprement dites de J.-B.-M. (Calvaire),
+romancier sans imagination.</p>
+
+<p>Ce qui me reste &agrave; dire n'est pas un roman vrai, comme mes autres r&eacute;cits,
+ni m&ecirc;me une nouvelle authentique. Je n'&eacute;cris pas cela pour les journaux,
+mais bien pour M. Thibaut, l'ancien juge d'Yvetot, qui ne sera peut-&ecirc;tre
+pas toujours assez simple pour repousser mes services.</p>
+
+<p>On dirait que d'avoir &eacute;t&eacute; magistrat &ccedil;a suffit pour boucher l'&oelig;il d'un
+homme.</p>
+
+<p>Je ne sais rien sur le r&ocirc;deur qui fut assassin&eacute; la nuit de l'&eacute;vasion,
+devant la boutique Le Rebours, mais je n'ai pas de peine &agrave; deviner qu'il
+&eacute;tait un des hommes apost&eacute;s par Louaisot pour couper l'herbe sous le
+pied de M. Thibaut.</p>
+
+<p>La marquise Olympe &eacute;tait l&agrave;-dedans, jusqu'au cou. Elle avait commenc&eacute; &agrave;
+travailler avec Louaisot apr&egrave;s l'Affaire des ciseaux, ou du moins elle
+avait profit&eacute; sans scrupule de l'affreuse position o&ugrave; se trouvait sa
+rivale pour l'&eacute;craser.</p>
+
+<p>Lors du scandale cruel qui eut lieu &agrave; la porte de l'&eacute;glise d'Yvetot,
+l'arrestation de Jeanne P&eacute;ry, la marquise &eacute;tait complice, sinon mieux
+encore. Elle avait une blessure cuisante &agrave; venger.</p>
+
+<p>Lors de l'&eacute;vasion elle &eacute;tait &agrave; la t&ecirc;te du complot. L'avis de Louaisot
+&eacute;tait qu'il fallait laisser aller les choses. Il tenait par amour-propre
+d'auteur &agrave; ce chef-d'&oelig;uvre du genre: le r&eacute;seau d'apparences et de
+preuves qui enla&ccedil;ait Jeanne et la jetait d'avance, ficel&eacute;e comme un
+colis, dans le tombereau de la guillotine.</p>
+
+<p>La marquise ne voulait pas que Jeanne mour&ucirc;t.</p>
+
+<p>Aussi ai-je pu affirmer &agrave; mon cher bienfaiteur, que la marquise a menti
+quand elle a dit: &laquo;Jeanne est morte&raquo;.</p>
+
+<p>Seulement, il y a deux genres de mort, au point de vue des successions
+qui s'ouvrent: la mort naturelle et la mort civile. L'une vaut l'autre
+devant la loi.</p>
+
+<p>La marquise Olympe qui ne <i>pouvait</i> pas tuer Jeanne dans le sens naturel
+du mot, <i>voulait</i> la tuer civilement.</p>
+
+<p>Or, pour cela, il suffisait de laisser &agrave; l'arr&ecirc;t par d&eacute;faut qui frappe
+Jeanne le temps de devenir d&eacute;finitif.</p>
+
+<p>Voil&agrave; pourquoi Jeanne a disparu.</p>
+
+<p>Je ne crois pas que, d&eacute;sormais, les mouvements de M<sup>me</sup> la marquise soient
+guid&eacute;s par l'amour ni m&ecirc;me par la jalousie. Je ne sais si l'amour est
+mort, mais je suis s&ucirc;r que l'espoir est perdu.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise a tourn&eacute; sa passion d'un autre c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Cette fi&egrave;re Sicambre adore ce qu'elle avait d&eacute;daign&eacute; si longtemps:
+d'amoureuse, elle s'est faite ambitieuse.</p>
+
+<p>J'ai dit une fois qu'apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; ange, elle &eacute;tait devenue d&eacute;mon. Ce
+sont des mots qui viennent sous la plume des auteurs. D'abord, je n'ai
+aucune raison de penser qu'elle ait jamais &eacute;t&eacute; ange, ensuite, est-elle
+d&eacute;mon? je n'en sais rien.</p>
+
+<p>Elle est malheureuse, bien malheureuse, je vais bient&ocirc;t expliquer
+pourquoi.</p>
+
+<p>C'est bien plut&ocirc;t une damn&eacute;e qu'une diablesse, car le d&eacute;mon, le vrai
+d&eacute;mon la tourmente.</p>
+
+<p>Maintenant pourquoi ai-je dit que la marquise Olympe ne <i>pouvait</i> pas
+tuer Jeanne P&eacute;ry? C'est que Jeanne P&eacute;ry est la s&oelig;ur de Fanchette.</p>
+
+<p>Et que Fanchette est la s&oelig;ur de M<sup>me</sup> la marquise.</p>
+
+<p>La s&oelig;ur tendrement et sinc&egrave;rement aim&eacute;e.</p>
+
+<p>J'en dirais bien plus long, mais quelque chose me manque. Je n'ai pas
+devin&eacute; tout &agrave; fait.</p>
+
+<p>Ce que je pourrais dire a trait au pauvre M. Barnod qui chassait d&eacute;j&agrave;
+aux petits cailloux, d&egrave;s le temps de la naissance d'Olympe. &Ccedil;a refroidit
+un m&eacute;nage.</p>
+
+<p>Ma confiance en cette bonne M<sup>me</sup> Barnod n'est pas aveugle; j'ai des
+raisons pour penser que M. le baron P&eacute;ry n'&eacute;tait pas le premier...
+enfin, suffit!</p>
+
+<p>Si quelqu'un trouve que mes suppositions sont risqu&eacute;es, je ferai
+observer que M<sup>me</sup> Barnod avait une excuse comme les criminels de la
+trag&eacute;die antique: la fatalit&eacute;.</p>
+
+<p>Elle venait de Gen&egrave;ve o&ugrave; l'aust&eacute;rit&eacute; indig&egrave;ne l&egrave;ve la jambe trois fois
+plus haut que l'&eacute;tourderie des autres pays.</p>
+
+<p>La marquise Olympe et Fanchette s'&eacute;taient rapproch&eacute;es un peu avant
+l'&eacute;vasion et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me &agrave; l'occasion de l'&eacute;vasion. Depuis lors,
+elles ne se quittent plus.</p>
+
+<p>C'est par M<sup>me</sup> la marquise que Fanchette eut acc&egrave;s aupr&egrave;s de M. le
+conseiller Ferrand. (Encore un myst&egrave;re, celui-l&agrave;, mais pas bien gros, et
+&agrave; son &eacute;gard je jette ma langue aux chiens.)</p>
+
+<p>Fanchette, du reste, n'est plus la fille des <i>Tilleuls</i>. Vous la
+prendriez elle-m&ecirc;me pour une marquise et le pauvre Rochecotte
+l'&eacute;pouserait des deux mains.</p>
+
+<p>Ai-je besoin de dire pourquoi Fanchette voulait sauver Jeanne?</p>
+
+<p>Jeanne est sa s&oelig;ur, d'abord.</p>
+
+<p>Ensuite Jeanne expie, non pas le crime de Fanchette, il est vrai, mais
+un crime dont Fanchette devrait &ecirc;tre accus&eacute;e.</p>
+
+<p>Jeanne paye pour Fanchette; les yeux de lynx de la justice prennent la
+s&oelig;ur cadette pour la s&oelig;ur a&icirc;n&eacute;e.</p>
+
+<p>Je vais finir maintenant par le plus important, au point de vue de
+l'avenir: la guerre d&eacute;clar&eacute;e entre M. Louaisot de M&eacute;ricourt et son
+ancienne pupille, Olympe.</p>
+
+<p>Cette guerre a pour origine l'implacable obstination du patron qui <i>veut</i>
+les millions de la tontine, et qui ne peut les avoir l&eacute;gitimement qu'en
+devenant l'&eacute;poux de M<sup>me</sup> la marquise.</p>
+
+<p>Celle-ci lui a dit non une fois. Elle n'est pas de celles qui
+reviennent.</p>
+
+<p>Alors le patron s'est remis &agrave; travailler sur de nouveaux frais. Voil&agrave; un
+homme laborieux et que rien ne d&eacute;courage!</p>
+
+<p>Il a fil&eacute;, il a tiss&eacute;, il a tendu une seconde toile d'araign&eacute;e pour y
+prendre la marquise elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ceci explique plusieurs de ses d&eacute;marches qui ont pu para&icirc;tre au moins
+singuli&egrave;res. Apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; l'homme lige de M<sup>me</sup> de Chambray, il
+l'attaque sournoisement souvent, parfois ouvertement. C'est un si&egrave;ge en
+r&egrave;gle.</p>
+
+<p>Le feuilleton&mdash;est-ce assez mauvais!&mdash;du journal <i>Le Pirate</i> fait partie
+de l'artillerie de si&egrave;ge.</p>
+
+<p>Je termine ici cette esp&egrave;ce de chronique &agrave; laquelle je viens d'ajouter
+quelques paragraphes, express&eacute;ment pour M. Geoffroy de R&oelig;ux.</p>
+
+<p>Je dois lui porter mes &oelig;uvres aujourd'hui m&ecirc;me, sans cela et si l'heure
+ne me talonnait pas, j'ajouterais tout ce que je sais sur la position
+prise par M<sup>me</sup> de Chambray dans la maison du pauvre vieux Jean
+Rochecotte, le dernier vivant qui est plus qu'aux trois quarts mort.</p>
+
+<p>Elle l'a fait interdire pour parer &agrave; toute id&eacute;e de testament. Et son
+avocat a eu beau jeu. Il a prouv&eacute; que le bonhomme se laissait
+litt&eacute;ralement mourir de faim.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise peut se donner les gants d'un acte d'humanit&eacute;, car elle
+force le vieux &agrave; manger deux soupes tous les jours.</p>
+
+<p>Mais quelle mal&eacute;diction, Monsieur, sur tous ces hommes qui avaient vol&eacute;
+la patrie et sp&eacute;cul&eacute; sur la sant&eacute;, sur le bien-&ecirc;tre, sur la vie m&ecirc;me de
+pauvres soldats qui &eacute;taient leurs fr&egrave;res!</p>
+
+<p>Il n'y a pas eu un centime de cet argent mal acquis d&eacute;pens&eacute; par eux et
+pour eux!</p>
+
+<p>Les quatre premiers sont morts mis&eacute;rablement; le cinqui&egrave;me, le dernier
+vivant.&mdash;cette momie,&mdash;d&egrave;s qu'il a eu les millions de la tontine, a
+supprim&eacute; jusqu'&agrave; son sou de lait!</p>
+
+<p>Je l'ai rencontr&eacute;, le soir, cherchant sa vie comme les rats dans les
+monceaux d'ordure.</p>
+
+<p>Et il a achet&eacute; toute la plaine Bochet, et vingt maisons, et....</p>
+
+<p>Mais je bavarde, au risque d'&ecirc;tre en retard avec vous; &agrave; une autre fois
+le reste. Nous sommes, Dieu merci, gens de revue.</p>
+
+<p>(Fin des &oelig;uvres de J.-B.-M. Calvaire)</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_de_Geoffroyc" id="Recit_de_Geoffroyc"></a><a href="#table">R&eacute;cit de Geoffroy</a></h2>
+
+
+<p>Je mis deux jours entiers &agrave; lire le manuscrit de Martroy, que j'ai du
+reste abr&eacute;g&eacute; consid&eacute;rablement.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais report&eacute; bien souvent pendant cette lecture aux passages
+correspondants du dossier de Lucien.</p>
+
+<p>Ces deux recueils pouvaient mutuellement se servir de clef. L'un
+compl&eacute;tait l'autre.</p>
+
+<p>Cette comparaison, qui aboutissait presque toujours pour moi &agrave; une
+clart&eacute; compl&egrave;te, m'avait fourni l'occasion de prendre des notes
+nombreuses et assez &eacute;tendues.</p>
+
+<p>J'avais maintenant un troisi&egrave;me dossier: le mien.</p>
+
+<p>Je l'&eacute;pargnerai au lecteur, qui a d&ucirc; se former, comme moi et sans mon
+aide, une certitude bien pr&egrave;s d'&ecirc;tre absolue.</p>
+
+<p>Le travail de Martroy m'a paru si important et si concluant que je n'ai
+point voulu en scinder l'int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+
+<p>Nous serons donc oblig&eacute;s de revenir sur nos pas un instant pour
+d&eacute;pouiller la partie de ma correspondance, re&ccedil;ue pendant ces deux jours
+et ayant trait &agrave; notre histoire.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="CORRESPONDANCE" id="CORRESPONDANCE"></a><a href="#table">CORRESPONDANCE</a></h2>
+
+
+<h4>N&deg;1</h4>
+
+<p><i>M<sup>me</sup> la baronne de Fr&eacute;noy &agrave; M. Geoffroy de R&oelig;ux</i></p>
+
+<p>Paris 29 juillet 1866.</p>
+
+<p>Mon cher M. Geoffroy,</p>
+
+<p>Je n'aurais pas &eacute;t&eacute; f&acirc;ch&eacute;e de vous revoir. Mon pauvre Albert avait de
+l'amiti&eacute; pour vous et vous n'&eacute;tiez pas du tout le plus mauvais parmi les
+godelureaux qu'il fr&eacute;quentait. Je vous r&eacute;it&egrave;re que je pars en vendanges
+et qu'&agrave; mon retour je causerai s&eacute;rieusement avec vous. Il faut que cette
+fille se retrouve et qu'elle soit guillotin&eacute;e; je n'ai pas de haine,
+mais je songe &agrave; la tranquillit&eacute; des familles. Je m'y suis du reste
+engag&eacute;e aupr&egrave;s de toutes mes connaissances.</p>
+
+<p>J'&eacute;cris &agrave; M. Ferrand et &agrave; M. Cressonneau qui est nomm&eacute; avocat g&eacute;n&eacute;ral de
+ce matin. Il marche, ce gamin-l&agrave;!</p>
+
+<p>Le but de la pr&eacute;sente est de vous dire que je ferais volontiers un
+sacrifice, et que dans le cas o&ugrave; vos id&eacute;es tourneraient au mariage&mdash;cela
+vaut mieux que d'aller se faire piquer comme un devant de chemise, aux
+<i>Tilleuls</i> ou ailleurs&mdash;mes relations me permettraient de vous donner un
+joli coup d'&eacute;paule. Justement, dans la maison o&ugrave; je vais en vendanges,
+il y a une jeune personne qui vous conviendrait sous tous les rapports.</p>
+
+<p>&Agrave; vous revoir apr&egrave;s les vendanges.</p>
+
+
+<h4>N&deg;2</h4>
+
+<p><i>M<sup>me</sup> veuve Thibaut &agrave; M. G. de R&oelig;ux</i> Paris, 29 juillet 1866.</p>
+
+<p>Monsieur,</p>
+
+<p>J'apprends par l'excellent Dr Chapart, dont les soins ont eu une
+influence si favorable sur l'&eacute;tat de mon malheureux fils que vous &ecirc;tes
+all&eacute; le voir et qu'il vous a confi&eacute; la collection de papiers qu'il
+appelle son dossier. Pauvre enfant! Je n'ai jamais eu l'avantage de me
+rencontrer avec vous, mais Julie, ma fille cadette, a eu un de vos
+ouvrages qui lui a laiss&eacute; dans le c&oelig;ur et dans l'esprit des sensations
+profondes; on ne se repent jamais de nouer des relations avec les hommes
+de talent et m&ecirc;me de g&eacute;nie. D'ailleurs, je sais que vous &ecirc;tes
+sinc&egrave;rement l'ami de mon Lucien.</p>
+
+<p>Eh bien! Monsieur, c'est le cas de lui rendre service. Sa sant&eacute; ne va
+pas trop mal. La derni&egrave;re fois que nous l'avons vu, sa pauvre t&ecirc;te ne
+nous a pas paru vraiment beaucoup plus d&eacute;traqu&eacute;e qu'au temps o&ugrave; il &eacute;tait
+juge. Vous savez qu'il n'a jamais &eacute;t&eacute; fou; seulement il battait la
+campagne. Quel malheur! Apr&egrave;s les sacrifices qu'on s'&eacute;tait impos&eacute;s pour
+son &eacute;ducation! Monsieur, les m&egrave;res sont bien &agrave; plaindre.</p>
+
+<p>Voici ce que nous attendrions de vous; car mes deux filles, C&eacute;lestine et
+Julie, qui sont pour Lucien, non pas des s&oelig;urs, mais des anges,
+approuvent compl&egrave;tement la d&eacute;marche que je fais. Mais d'abord je dois
+vous dire que notre admirable et ch&egrave;re amie, M<sup>me</sup> la marquise de
+Chambray, vient d'avoir enfin la r&eacute;compense de ses vertus en recevant du
+ciel une position vraiment royale. Ce n'est pas encore fait, puisque
+l'oncle est en vie et qu'elle le soigne comme une providence du bon
+Dieu; mais enfin il est d&eacute;j&agrave; interdit judiciairement, et son &acirc;ge, joint
+&agrave; sa sant&eacute;, ne permet pas d'esp&eacute;rer qu'il aille loin. Je parle de la
+personne dont elle h&eacute;rite.</p>
+
+<p>Quand cette circonstance, que je ne d&eacute;signe pas autrement, aura lieu,
+notre Olympe pourra compter parmi les plus grandes fortunes de France,
+tout uniment.</p>
+
+<p>Ce n'est pas ce qui nous guide, Monsieur, mais elle a tant de qualit&eacute;s!
+Et une conduite! Enfin, renseign&eacute; comme vous l'&ecirc;tes, vous ne pouvez pas
+ignorer que mon Lucien a fait son malheur en s'attachant &agrave; une personne
+dont je ne veux m&ecirc;me pas prononcer le nom. Oui, Monsieur, si cet
+enfant-l&agrave; avait voulu, il serait maintenant dans le cas d'attendre
+d'heure en heure la catastrophe qui doit apporter le Pactole&mdash;on dit
+huit &agrave; dix millions au moins&mdash;au mod&egrave;le de beaut&eacute; qu'il aurait conduit &agrave;
+l'autel!</p>
+
+<p>Quand je songe &agrave; cela, j'ai de fortes migraines, sans compter que &ccedil;a a
+pris sur le caract&egrave;re de C&eacute;lestine et de Julie, comme vous pouvez
+penser. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes radotages maternels.</p>
+
+<p>Revenons &agrave; l'affaire du service que je prends la libert&eacute; de vous
+demander. Vous avez, Monsieur, de grandes relations dans les cours
+&eacute;trang&egrave;res, par suite de la carri&egrave;re diplomatique o&ugrave; vous &ecirc;tes engag&eacute;
+brillamment. En France, on nous a d&eacute;pouill&eacute;es du divorce, et qui
+m'aurait dit que je me rangerais un jour parmi les partisans de cette
+loi qui n'est pas g&eacute;n&eacute;ralement soutenue par les gens bien pensants?</p>
+
+<p>Mais je ne tiendrais pas &agrave; ce que le divorce f&ucirc;t r&eacute;tabli en g&eacute;n&eacute;ral,
+j'en reconnais l'immoralit&eacute;. Seulement, dans notre cas sp&eacute;cial, il est
+n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>Or, le divorce existe dans les pays voisins. Je d&eacute;sirerais savoir de
+vous, Monsieur, la marche &agrave; suivre pour nous en appliquer les b&eacute;n&eacute;fices.
+Nous ferions volontiers les frais d'un voyage en Belgique: j'ai une
+cousine issue de germains, &eacute;tablie &agrave; Namur. J'attends de votre bonne
+obligeance une r&eacute;ponse qui me dise si l'affaire peut &ecirc;tre trait&eacute;e par
+correspondance, s'il est d'usage de faire des cadeaux l&agrave;-bas comme ici,
+et g&eacute;n&eacute;ralement sur quelle d&eacute;pense &agrave; peu pr&egrave;s il faudrait compter pour
+rendre notre Lucien apte &agrave; contracter valablement avec la plus riche
+h&eacute;riti&egrave;re de France!</p>
+
+<p>Je suis, en attendant le plaisir de vous lire, etc.</p>
+
+
+<h4>N&deg;3</h4>
+
+<p><i>Le Dr Chapart &agrave; M. de R&oelig;ux</i></p>
+
+<p>&Eacute;tablissement Chapart, rue des Moulins, &agrave; Belleville Paris. Sirop
+Chapart recommand&eacute; par tous les sp&eacute;cialistes dont l'int&eacute;r&ecirc;t n'oblit&egrave;re
+pas la bonne foi. Douches Chapart. Th&eacute; Chapart (m&eacute;dicinal). Librairie:
+&OElig;uvres choisies du Dr Chapart. Remise aux courtiers. 29 juillet 1860.</p>
+
+<p>Honor&eacute; Monsieur,</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> et M<sup>lle</sup> Chapart, gardant un souvenir distingu&eacute; de la visite
+que vous avez bien voulu nous faire, m'ont sugg&eacute;r&eacute; l'id&eacute;e de m'adresser
+&agrave; vous pour obtenir satisfaction de nos diverses cr&eacute;ances sur la personne
+de M. L. Thibaut, votre estimable ami qui a quitt&eacute; notre maison en me
+restant redevable d'un mois de pension et de diverses fournitures dont
+la note est ci-jointe.</p>
+
+<p>Ma sympathie pour un ancien client et pour un nouvel ami&mdash;c'est &agrave; vous,
+Monsieur, que je me permets de faire allusion en ces termes&mdash;m'a conduit
+tout naturellement &agrave; porter les objets aux plus doux prix qui se
+puissent demander sans y mettre du sien.</p>
+
+<p>Je suis, Monsieur, esp&eacute;rant la persistance d'une relation qui m'honore,
+etc.</p>
+
+
+<h4>N&deg;4</h4>
+
+<p><i>Lucien &agrave; Geoffroy</i></p>
+
+<p>29 juillet.</p>
+
+<p>Ne m'attends pas encore aujourd'hui. Mon cerveau est dans un &eacute;tat de
+lucidit&eacute; splendide. Je comprends tout, je sais tout. Je suis au centre
+m&ecirc;me de cette machination inou&iuml;e. Sois pr&ecirc;t quand j'arriverai.</p>
+
+
+<h4>N&deg;5</h4>
+
+<p><i>M. Louaisot de M&eacute;ricourt &agrave; M. G.</i> de Paris, 29 juillet 1866</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur,</p>
+
+<p>Je vous envoie sous ce pli une lettre adress&eacute;e par moi &agrave; M. Lucien
+Thibaut. J'ai fait en vain tous mes efforts, et vous savez que j'ai mes
+petits talents en ce genre, pour trouver un moyen de joindre M. L.
+Thibaut. Je n'ai pas r&eacute;ussi.</p>
+
+<p>J'ai tout lieu de penser que vous serez plus heureux que moi.</p>
+
+<p>La communication contenue dans la lettre ci-incluse est d'une telle
+importance que je vous prie d'employer tous vos soins &agrave; la faire
+remettre.</p>
+
+<p>J'ajoute que si, dans vingt-quatre heures, vous n'avez pas r&eacute;ussi &agrave;
+placer ma missive sous les yeux de M. L. Thibaut, <i>votre devoir sera de
+rompre vous-m&ecirc;me le cachet et de faire comme il eut fait.</i></p>
+
+<p>Vous comprendrez la signification de cette derni&egrave;re phrase quand vous
+aurez pris connaissance de la lettre incluse.</p>
+
+<p>N'attendez pas plus tard que demain.</p>
+
+<p>Du reste, un <i>m&eacute;mento</i> vivant viendra, en cas de besoin, rafra&icirc;chir
+votre m&eacute;moire.</p>
+
+<p>Cher Monsieur, les &eacute;v&eacute;nements ont march&eacute; &agrave; la vapeur. L'affaire, trop
+bien nourrie peut-&ecirc;tre, a pris le mors aux dents et s'est pr&eacute;cipit&eacute;e
+comme une folle. Gare la culbute! je suis positivement tr&egrave;s inquiet.</p>
+
+<p>Les choses en sont &agrave; ce point qu'il faut, de n&eacute;cessit&eacute;, jouer le tout
+pour le tout. Ce n'est pas mon caract&egrave;re, qui penche naturellement vers
+la douceur: mais il le faut.</p>
+
+<p>D&eacute;sormais le d&eacute;nouement de cet imbroglio o&ugrave; les amateurs reconna&icirc;tront
+qu'il avait &eacute;t&eacute; prodigu&eacute; beaucoup d'intelligence et beaucoup d'art, ne
+peut pas se faire attendre plus de vingt-quatre heures.</p>
+
+<p>Peut-&ecirc;tre, cher Monsieur, ne nous reverrons-nous jamais. J'en suis
+f&acirc;ch&eacute;, car les courtes relations que j'ai eu l'honneur d'entretenir avec
+vous, m'avaient donn&eacute; tr&egrave;s bonne id&eacute;e de votre esprit et de votre
+caract&egrave;re.</p>
+
+<p>Je crois que si je vous avais eu en face de moi d&egrave;s le d&eacute;but, au lieu de
+ce pauvre M. L. Thibaut, les choses auraient march&eacute; plus droit et vers&eacute;
+moins court.</p>
+
+<p>Le d&eacute;dain absolu o&ugrave; je tenais mon adversaire a pu endormir plus d'une
+fois mon &eacute;nergie. Je sens cela maintenant qu'il n'est plus temps d'y
+rem&eacute;dier.</p>
+
+<p>Mais j'ai encore les mains pleines d'atouts, et ma derni&egrave;re partie, du
+moins, sera men&eacute;e en beau joueur, je vous en r&eacute;ponds.</p>
+
+<p>Souvenez-vous que la lettre doit &ecirc;tre ouverte demain matin, au plus tard
+par L. Thibaut&mdash;ou par vous.</p>
+
+<p>Et &agrave; demain&mdash;ou &agrave; jamais!</p>
+
+
+<h4>N&deg;6</h4>
+
+<p><i>J.-B.-M. Calvaire &agrave; M. Geoffroy de R&oelig;ux</i> Pr&eacute;s-Saint-Gervais, 29
+juillet</p>
+
+<p>Cher bienfaiteur,</p>
+
+<p>Car je vous dois tout, depuis mes pieds chauss&eacute;s de vos souliers,
+jusqu'&agrave; ma t&ecirc;te qui est encore, gr&acirc;ce &agrave; vous, sur mes &eacute;paules.</p>
+
+<p>Je l'ai v&eacute;ritablement &eacute;chapp&eacute; belle. Nous avions bien raison; le patron
+m'avait reconnu. Quel homme! Supposez des sens pareils et un instinct
+semblable &agrave; Napol&eacute;on 1<sup>er</sup>, il est certain que la coalition europ&eacute;enne
+&eacute;tait tordue! Et alors, nous n'avions pas l'invasion!</p>
+
+<p>Je passe les autres cons&eacute;quences qui sont incalculables.</p>
+
+<p>Figurez-vous que le ban et l'arri&egrave;re-ban &eacute;taient sur pied. Fran&ccedil;ois
+Riant avait son poste devant Tortore. Il m'a regard&eacute; sous le nez, mais
+sans me reconna&icirc;tre.</p>
+
+<p>Ma taille est contre moi, je ne suis pas si s&ucirc;r de n'avoir pas &eacute;t&eacute; remis
+par mon ancien voisin de bureau, rue Vivienne. Il m'a suivi depuis le
+passage de l'Op&eacute;ra jusqu'au <i>Gymnase</i>.</p>
+
+<p>Je n'osais pas prendre les rues, de peur d'&ecirc;tre accost&eacute;.</p>
+
+<p>Au coin du faubourg du Temple o&ugrave; j'ai tourn&eacute;, je me suis trouv&eacute; nez &agrave;
+nez avec P&eacute;lagie. Elle serait bonne chienne de chasse sans les
+militaires. Heureusement qu'elle en avait trouv&eacute; un, dont le k&eacute;pi tout
+entier disparaissait &agrave; l'ombre de sa coiffe.</p>
+
+<p>Enfin, je suis arriv&eacute; sain et sauf &agrave; la maison, sans autre accident
+qu'une peur affreuse que j'ai eue &agrave; l'endroit dit: la Carri&egrave;re, en avant
+du village de l'Avenir. Je vous ai d&eacute;j&agrave; parl&eacute; de ce coupe-gorge.</p>
+
+<p>C'est un vilain trou et qui a mauvaise renomm&eacute;e. C'est l&agrave; que je suis
+oblig&eacute; de quitter la grande route pour gagner mon pauvre g&icirc;te, et
+pendant un demi-quart de lieue, je longe des fouilles de sable dont la
+mine n'est pas rassurante. Il y est plus d'une fois arriv&eacute; malheur.</p>
+
+<p>Je m'en allais en rasant la haie du c&ocirc;t&eacute; oppos&eacute; au trou, et ne faisant
+pas plus de bruit qu'une belette, quand j'ai entendu causer dans la
+carri&egrave;re.</p>
+
+<p>La voix m'a saut&eacute; &agrave; l'oreille. C'&eacute;tait le patron qui parlait!</p>
+
+<p>Je me suis couch&eacute; dans le chemin, mettant ma t&ecirc;te au bord du talus.
+Entre deux tas de gravats, j'ai vu un homme et une femme qui causaient,
+abrit&eacute;s par la rampe taill&eacute;e &agrave; pic.</p>
+
+<p>Il faisait noir. Si je n'avais pas entendu sa voix, je n'aurais pu
+reconna&icirc;tre M. Louaisot; quant &agrave; la femme, elle n'a pas prononc&eacute; une
+parole tout le temps que j'&eacute;tais l&agrave;, mais je suis s&ucirc;r que c'&eacute;tait Laura
+Cant&ugrave;&mdash;la Couronne.</p>
+
+<p>Je ne suis pas rest&eacute; longtemps: je serais mort de peur.</p>
+
+<p>Voici ce que j'ai entendu, le temps que j'ai &eacute;cout&eacute;; c'&eacute;tait le patron
+qui parlait:</p>
+
+<p>&mdash;.... Il y en avait une des deux qui &eacute;tait endormie aupr&egrave;s du vampire,
+le jour o&ugrave; vous avez fait justice, au Point-du-Jour. <i>Elles sont la
+femelle du monstre.</i> Je dis <i>elles</i> au pluriel et <i>la</i> au singulier,
+parce que, par un infernal myst&egrave;re, elles sont deux, et ne font qu'une.
+Vous les reconna&icirc;trez &agrave; ceci que leurs deux corps n'ont qu'un visage....</p>
+
+<p>Comme je vous le disais, La Couronne n'a pas r&eacute;pondu.</p>
+
+<p>Le patron s'est mis &agrave; marcher. Je me suis relev&eacute; et j'ai pris la fuite.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; je m'&eacute;loignais, j'ai encore entendu:</p>
+
+<p>&mdash;.... Mais auparavant, et sans sortir d'ici, il faut....</p>
+
+<p>Le patron et la Couronne ont tourn&eacute; le tas de sable.</p>
+
+<p>Que &laquo;faut-il?&raquo; et &laquo;sans sortir d'ici&raquo;?</p>
+
+<p>Je suis bien s&ucirc;r que la Couronne ne voudrait pas me frapper. Elle me
+conna&icirc;t trop bien. Elle a eu du pain de moi....</p>
+
+<p>Un bonheur ne vient jamais seul, dit-on. En rentrant &agrave; la maison, je
+trouvai ma femme tout heureuse. Elle venait d'&ecirc;tre gag&eacute;e comme bonne &agrave;
+tout faire chez le bonhomme Jean Rochecotte par M<sup>me</sup> la marquise de
+Chambray.</p>
+
+<p>L&agrave;-bas, ils ignorent, tout aussi bien que M. Louaisot lui-m&ecirc;me, que
+St&eacute;phanie et moi nous sommes mari&eacute;s.</p>
+
+<p>En apparence, et vous comprenez bien pourquoi, j'avais rompu toutes
+relations avec St&eacute;phanie en quittant le service de M. Louaisot.</p>
+
+<p>&Ccedil;a va &ecirc;tre une s&eacute;paration bien p&eacute;nible, c'est vrai. Je n'aurais plus
+pr&egrave;s de moi la compagne ch&eacute;rie qui mit tant de consolation dans ma
+mis&egrave;re, mais d'un autre c&ocirc;t&eacute;, la mis&egrave;re a disparu. Je pourrai me donner
+des douceurs qui diminueront l'amertume de l'absence.</p>
+
+<p>Et d'ailleurs il y a une raison qui m'a d&eacute;termin&eacute; tout d'un coup &agrave;
+accepter cette situation nouvelle: &ccedil;a pourra vous &ecirc;tre utile.</p>
+
+<p>Tr&egrave;s utile. Pendant quelques heures, pass&eacute;es par ma St&eacute;phanie dans le
+grand Capharna&uuml;m de la rue du Rocher, elle a d&eacute;j&agrave; lev&eacute; bien des li&egrave;vres.
+Quoique l&eacute;g&egrave;rement contrefaite, elle est souple comme une anguille. Elle
+se glisse dans des fentes o&ugrave; d'autres ne pourraient pas entrer le doigt.</p>
+
+<p>Je vais vous marquer ici ce que je sais par elle. Ce n'est pas encore
+grand chose, mais &ccedil;a ouvre des perc&eacute;es et on y mettra l'&oelig;il.</p>
+
+<p>D'abord, vous souvenez-vous de la topographie de la plaine Bochet,
+trac&eacute;e par moi dans celui de mes romans vrais qui porte ce titre
+saisissant: <i>Du sang et des fleurs</i>? (Voir mes &oelig;uvres compl&egrave;tes.)</p>
+
+<p>Depuis ce temps-l&agrave;, la plaine Bochet a bien chang&eacute;. Elle appartient dans
+toute son &eacute;tendue, et beaucoup d'autres choses avec, au dernier vivant
+de la tontine qui a fait l&agrave; une sp&eacute;culation &agrave; quintupler son capital en
+quelques ann&eacute;es.</p>
+
+<p>Il a eu ces immenses terrains pour un morceau de pain. Je suis s&ucirc;r que
+ses huit millions sont presque intacts,&mdash;s'ils ne se sont pas augment&eacute;s.</p>
+
+<p>Il y avait, vous le savez, la ruelle qui passait entre deux murs. Le mur
+du nord, celui derri&egrave;re lequel Joseph Huroux s'&eacute;tait cach&eacute; pour guetter
+la cahute du vieux Jean, le jour o&ugrave; la Couronne <i>travailla</i>, enfermait
+une vaste propri&eacute;t&eacute; dont le jardin ressemblait &agrave; une for&ecirc;t vierge, et,
+dans le jardin, il y avait un immeuble connu sous le nom de: la Grande
+Maison.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait, par moiti&eacute;, un ch&acirc;teau ou du moins un tr&egrave;s vieil h&ocirc;tel, par
+moiti&eacute; une fabrique plus moderne, mais qui datait pourtant d'avant la
+premi&egrave;re r&eacute;volution.</p>
+
+<p>Il ne reste plus gu&egrave;re de la Grande Maison aujourd'hui que des pans de
+muraille qu'on va d&eacute;molir et des caves immenses qui vont &ecirc;tre combl&eacute;es.</p>
+
+<p>Les pierres de la fabrique ont d&eacute;j&agrave; servi &agrave; b&acirc;tir la maison neuve du
+Dernier Vivant dont M<sup>me</sup> la marquise de Chambray a fait sa demeure depuis
+deux jours.</p>
+
+<p>Notez ceci: <i>depuis deux jours</i>, et soyez s&ucirc;r qu'on pr&eacute;pare du nouveau.</p>
+
+<p>Le patron n'habite pas l&agrave;, mais il y a une chambre et on l'y voit
+plusieurs fois par jour.</p>
+
+<p>Il y est venu entre autres, aujourd'hui, avec un jeune homme
+remarquablement beau, <i>qui ressemble &agrave; M<sup>me</sup> la marquise.</i></p>
+
+<p>Une entrevue a eu lieu entre M<sup>me</sup> la marquise, Louaisot et ce jeune
+homme.</p>
+
+<p>Puis le jeune homme s'est retir&eacute; avec Louaisot.</p>
+
+<p>Les domestiques disent que M<sup>me</sup> la marquise a pleur&eacute;.</p>
+
+<p>Mais revenons aux caves. Ces caves ont pour moi une odeur de gibier. J'y
+sens une piste. Ne serait-ce pas l&agrave; &laquo;qu'on cache la femelle du
+vampire&raquo;, cet &ecirc;tre bizarre qui n'a qu'une figure pour deux corps?...</p>
+
+<p>C'est assez bien le signalement de Jeanne et de Fanchette, dites donc!
+ces Siamoises dont la ressemblance a d&eacute;j&agrave; tant servi le patron....</p>
+
+<p>Ce sont de v&eacute;ritables souterrains. Le ch&acirc;teau avait pr&eacute;c&eacute;d&eacute; la fabrique;
+avant le ch&acirc;teau peut-&ecirc;tre y avait-il un monast&egrave;re, je ne sais pas, moi,
+mais sous ces vo&ucirc;tes interminables on pourrait loger un drame en cinq
+actes et en douze tableaux, plus noir que les <i>Myst&egrave;res d'Udolphe</i>.</p>
+
+<p>Je les connais, en partie du moins. Du temps o&ugrave; je r&ocirc;dais encore par-l&agrave;
+et quand on a commenc&eacute; &agrave; ravager le jardin de la Grand-Maison, je suis
+entr&eacute; plus d'une fois par les br&egrave;ches. Les ouvriers s'amusaient &agrave;
+chercher le bout de ces arceaux demi ruin&eacute;s qui auraient pu contenir des
+provisions pour toute une ville assi&eacute;g&eacute;e.</p>
+
+<p>J'y retournerai.</p>
+
+<p>En attendant, je puis vous dire que, la nuit derni&egrave;re, M<sup>me</sup> la marquise
+de Chambray est descendue dans ces caves toute seule.</p>
+
+<p>Voil&agrave; tout ce que St&eacute;phanie m'a dit, et vous savez que je n'invente
+jamais rien.</p>
+
+<p>Ici, cependant, la tentation serait forte. Quelles diableries
+l'imagination ne devine-t-elle pas derri&egrave;re ce voile?</p>
+
+<p>Le vieux Jean est superbe, il engraisse, mais il rage, parce qu'on le
+force &agrave; manger de bons morceaux qui co&ucirc;tent cher. On l'a surpris dans le
+quartier cherchant &agrave; revendre son pain et sa viande qu'il emportait dans
+son mouchoir.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> la marquise a voulu lui faire quitter son vieux manteau de chasseur
+d'Afrique, mais elle a &eacute;chou&eacute; compl&egrave;tement. Il a menac&eacute; de se tuer si on
+le for&ccedil;ait &agrave; mettre du linge propre.</p>
+
+<p>Je rouvre ma lettre pour vous dire que la Couronne n'a pas couch&eacute; dans
+son lit de cette nuit.</p>
+
+<p>Il y a quelque chose en l'air, je vous en signe mon billet!</p>
+
+<p>St&eacute;phanie part pour son nouveau service. Elle emporte ma lettre.</p>
+
+<p>&Agrave; demain ce que j'aurai pu savoir.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Suite_du_recit_de_Geoffroyc" id="Suite_du_recit_de_Geoffroyc"></a><a href="#table">Suite du r&eacute;cit de Geoffroy</a></h2>
+
+
+<p>J'&eacute;tais singuli&egrave;rement agit&eacute;. Il y avait dans la lettre de Martroy,
+venant apr&egrave;s celle de Louaisot, des choses qui m'effrayaient jusqu'&agrave;
+l'angoisse.</p>
+
+<p>On ne pouvait plus en douter: le d&eacute;nouement &eacute;tait l&agrave;, tout pr&egrave;s.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais entr&eacute; dans cette &eacute;trange histoire au moment pr&eacute;cis de sa
+maturit&eacute;.</p>
+
+<p>Je sentais qu'il y avait quelque chose &agrave; faire, mais quoi?</p>
+
+<p>Les doigts me d&eacute;mangeaient en touchant le pli adress&eacute; &agrave; Lucien, et qui
+ne pouvait &ecirc;tre d&eacute;cachet&eacute; par moi que le lendemain.</p>
+
+<p>Cent fois je me mis &agrave; la fen&ecirc;tre pour voir si Lucien venait,&mdash;mais
+Lucien ne venait pas.</p>
+
+<p>Une id&eacute;e naquit enfin dans la fi&egrave;vre de mon cerveau, fi&egrave;vre intense,
+mais qui m'accablait au lieu de m'exalter. Je l'accueillis avec une
+v&eacute;ritable joie.</p>
+
+<p>Je crois que je serais mort s'il m'avait fallu rester en place.</p>
+
+<p>J'appelai Guzman et je lui ordonnai de garder la maison en mon absence,
+sans s'&eacute;loigner d'un pas, m&ecirc;me pour faire ses trente points. Il me le
+promit.</p>
+
+<p>Je lui donnai l'ordre aussi de faire attendre M. Lucien Thibaut, si
+celui-ci venait enfin, et de lui remettre la cl&eacute; de mon secr&eacute;taire o&ugrave; le
+manuscrit de Martroy &eacute;tait cachet&eacute; sous bande, &agrave; son adresse.</p>
+
+<p>Puis, je sortis, n'emportant rien des papiers &agrave; moi confi&eacute;s, mais muni
+de toutes mes notes, prises au cours de ma lecture.</p>
+
+<p>Je me fis conduire au domicile du nouvel avocat g&eacute;n&eacute;ral pr&egrave;s la cour
+imp&eacute;riale de Paris, M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait chez lui et voulut bien mettre un gracieux empressement &agrave; me
+faire entrer, d&egrave;s qu'on lui eut port&eacute; ma carte.</p>
+
+<p>Je le trouvai dans un cabinet charmant, ah! charmant. Depuis que le
+pauvre Lucien lui avait fait visite, le luxe de M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;
+avait beaucoup augment&eacute;,&mdash;surtout dans le sens artistique.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;taient partout qu'objets rares, ou soi-disant tels, et tableaux
+qu'avec un peu de bonne volont&eacute; on pouvait attribuer &agrave; des ma&icirc;tres.</p>
+
+<p>Don Juan de troisi&egrave;me vol&eacute;e aurait respir&eacute;, non sans plaisir, l'air un
+peu trop charg&eacute; de glyc&eacute;rine qui embaumait ce gracieux s&eacute;jour; il aurait
+lorgn&eacute; avec sympathie les dr&ocirc;leries rococo et les galantines de
+duchesses qui ornaient le fumoir boudoir, ouvert &agrave; la suite du cabinet.</p>
+
+<p>Moi, je ne vis &agrave; tout cela aucune esp&egrave;ce de mal. On ne peut pas toujours
+&ecirc;tre jug&eacute; par d'aust&egrave;res perruques &agrave; la Mol&eacute; ou &agrave; la d'Aguesseau. M. de
+Lamoignon est mort et bien mort.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je serais assez heureux, s'&eacute;cria M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;, avant
+m&ecirc;me que j'eusse pass&eacute; le seuil, pour pouvoir quelque chose qui vous f&ucirc;t
+agr&eacute;able? Nous sommes crois&eacute;s si souvent dans le monde! Et je regrettais
+de ne pas vous avoir &eacute;t&eacute; pr&eacute;sent&eacute;. Je suis un de vos lecteurs, vous
+savez! La litt&eacute;rature me d&eacute;lasse &eacute;norm&eacute;ment.</p>
+
+<p>Il me montra d'un geste arrondi un coin de son bureau o&ugrave; la derni&egrave;re
+pi&egrave;ce de Dumas fils caressait la derni&egrave;re pi&egrave;ce de Sardou, assises
+toutes les deux sur le dernier roman d'Edmond About. Ces choses
+charmantes paraissaient &ecirc;tre l&agrave; un peu comme les autres bibelots: pour
+la montre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit-il, vous avez peut-&ecirc;tre honte d'avoir &eacute;crit une des
+jolies pages de ces temps-ci? (Ce fut seulement ici que M. Cressonneau
+a&icirc;n&eacute; me serra la main.) Vous auriez grand tort. Dans le roman, il y a
+beaucoup de diplomatie, et, dans la diplomatie, encore plus de roman.</p>
+
+<p>Pour le coup, il respira, pensant avoir fait un mot.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait assez joli gar&ccedil;on, ce magistrat de la jeune &eacute;cole. Il avait
+bien un peu le verbe offensant de l'avocat, mais cela passait, tant il
+avait franchement envie de plaire et tant il sentait bon de loin. Je
+tirai mes notes de ma poche, mais il n'avait pas fini.</p>
+
+<p>&mdash;Plaisanterie &agrave; part, continua-t-il comme si jusque-l&agrave; il n'e&ucirc;t d&eacute;bit&eacute;
+que des gaiet&eacute;s folles, votre roman m'a <i>pinc&eacute;</i> tout &agrave; fait. Il y a
+l&agrave;-dedans une &eacute;tude extrajudiciaire extr&ecirc;mement subtile. Nous autres de
+la jeune &eacute;cole, nous prenons nos renseignements o&ugrave; nous les trouvons.
+C'est original. On y apprend beaucoup.... Parbleu! je ne veux pas dire
+que vous n'ayez pas lu l'<i>institutionnelle</i> anglais Wilkie Collins,&mdash;et
+l'auteur d<i>'Est Linn&eacute;</i> dont je ne me rappelle plus le nom,&mdash;et cette
+grosse bonne femme de miss Bradons,&mdash;et surtout ce fou qui est si
+int&eacute;ressant quand il ne vous asphyxie pas sous l'ennui, l'Am&eacute;ricain
+Edgard Phi, mais enfin je ne m'en d&eacute;dis pas: c'est original, malgr&eacute; la
+banalit&eacute; de votre th&egrave;se: <i>l'erreur judiciaire</i>. Voulez-vous la vraie
+v&eacute;rit&eacute;? Vous la savez aussi bien que moi: il n'y a jamais eu d'erreur
+judiciaire. L'affaire Lesurques elle-m&ecirc;me fut un &laquo;bien jug&eacute;&raquo;; &agrave; plus
+forte raison, les autres. Seulement cela sert &agrave; faire tous les ans
+beaucoup de drames et beaucoup de romans qui d&eacute;sennuient les oisifs. Et
+nous sommes tous des oisifs, cher M. de R&oelig;ux, aux heures o&ugrave; nous
+faisons des romans et o&ugrave; nous en lisons. J'ai vraiment h&acirc;te de savoir ce
+que vous allez m'ordonner.</p>
+
+<p>J'avais plus de h&acirc;te que M. Cressonneau, car son &eacute;loquence me paraissait
+un peu prodigue.</p>
+
+<p>&mdash;M. l'avocat g&eacute;n&eacute;ral... dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! interrompit-il, tr&egrave;s bien! vous me donnez une le&ccedil;on &agrave; la
+Talleyrand. Pourquoi vais-je me frotter &agrave; un diplomate? J'ai compris: je
+redeviens avocat g&eacute;n&eacute;ral des pieds &agrave; la t&ecirc;te!</p>
+
+<p>Il prit une pleine poign&eacute;e de papiers timbr&eacute;s et en couvrit le coin du
+roman et de la com&eacute;die, apr&egrave;s quoi il se frotta les mains.</p>
+
+<p>Je n'ai jamais vu d'homme plus enchant&eacute; de ce qu'il faisait. Soit qu'il
+parl&acirc;t, soit qu'il agit, tout en lui avait l'air de dire: Voil&agrave; comme
+nous sommes dans la nouvelle &eacute;cole!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'avais pas du tout l'intention de vous donner une le&ccedil;on, dis-je,
+mais je venais justement vous parler de ce qui me parait &ecirc;tre une erreur
+judiciaire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit-il sans perdre son sourire, vous vous occupez de cela
+autrement qu'en fictions! De quelle cause s'agit-il?</p>
+
+<p>&mdash;De l'affaire Jeanne P&eacute;ry.</p>
+
+<p>Il frappa dans ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! s'&eacute;cria-t-il, je l'avais oubli&eacute;: vous &ecirc;tes l'ami de ce
+pauvre diable de Thibaut. Quel malheur! Avoir les reins cass&eacute;s &agrave; trente
+ans! Il avait des protections, savez-vous? Et M. le conseiller Ferrand
+qui va passer pr&eacute;sident de chambre au 15 ao&ucirc;t lui porte encore un
+v&eacute;ritable int&eacute;r&ecirc;t. Mais voyons, cher M. de R&oelig;ux comment pourriez-vous
+conna&icirc;tre cette affaire-l&agrave; mieux que moi qui l'ai instruite de fond en
+comble!</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me faire l'honneur de m'&eacute;couter un instant?</p>
+
+<p>&mdash;Deux instants... dix instants... toute une journ&eacute;e, si vous voulez.
+Mais pouvez-vous supprimer les ciseaux? et faire que Jeanne P&eacute;ry ne f&ucirc;t
+pas l'h&eacute;riti&egrave;re du comte Albert de Rochecotte? R&eacute;pondez!</p>
+
+<p>&mdash;Sans vous prendre au mot tout &agrave; fait, r&eacute;pliquai-je, je vous demande au
+moins une demi-heure d'attention, mais d'attention s&eacute;rieuse, sans
+commentaires ni interruption.</p>
+
+<p>J'avais parl&eacute; ainsi sans &eacute;lever la voix, mais de cet accent qui coupe
+court aux divagations les plus obstin&eacute;es. Il croisa ses mains sur ses
+genoux, et me regarda avec beaucoup de bienveillance.</p>
+
+<p>&mdash;De tout mon c&oelig;ur, r&eacute;pondit-il, vous n'allez pas vous f&acirc;cher! Je suis
+vraiment curieux de voir le roman que vous avez trouv&eacute; dans cette
+aventure si pleine de palpitant impr&eacute;vu!</p>
+
+<p>Je ne me f&acirc;chai pas, ou du moins je ne le laissais pas voir.</p>
+
+<p>Au contraire, je pris la parole d'un air reconnaissant, et je la gardai
+juste trente minutes.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait suffisant pour r&eacute;sumer, vis-&agrave;-vis d'un homme qui avait &eacute;tudi&eacute; la
+question, toute la substance de la contre enqu&ecirc;te contenue dans mes
+notes.</p>
+
+<p>Je d&eacute;clare que je parlai clairement &agrave; M. Cressonneau&mdash;et qu'il me
+comprit.</p>
+
+<p>&mdash;J'admire, me dit-il quand j'eus achev&eacute;, quel avocat vous auriez fait.
+C'est un <i>&eacute;pisome</i> admirable. Il y avait l&agrave; de quoi plaider quatre
+heures durant sans &eacute;ternuer ni cracher.... Eh bien, cher Monsieur, je
+suis forc&eacute; de vous dire que je savais cela tout aussi bien que vous. Le
+pr&eacute;sident des assises, M. Ferrand, conna&icirc;t personnellement le docteur
+&egrave;s-crime dont vous parlez, et qui ferait fureur dans un livre comme <i>Les
+Habits Noirs.</i> Il le regarde comme un d&eacute;termin&eacute; filou. Mais de l&agrave; &agrave;
+perdre pied au bord d'une fable aussi invraisemblable, il y a loin,
+permettez-moi de vous le dire. Nous tenons les hommes pour ce qu'ils
+valent, mais nous prenons les faits pour ce qu'ils sont. Vous m'avez
+int&eacute;ress&eacute;, mon cher Monsieur, mais vous ne m'avez pas converti.</p>
+
+<p>Je rassemblai mes notes.</p>
+
+<p>Pendant que je me livrais &agrave; ce travail, Me Cressonneau poursuivait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'&ecirc;tes pas content, c'est clair. J'en suis sinc&egrave;rement pein&eacute;.
+Mais si Jeanne P&eacute;ry &eacute;tait innocente, pourquoi s'est-elle &eacute;vad&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde n'est pas comme vous, M. l'avocat g&eacute;n&eacute;ral, r&eacute;pondis-je.
+Il y a des gens assez peu &eacute;clair&eacute;s pour croire aux erreurs judiciaires.</p>
+
+<p>&mdash;Bien ripost&eacute;! mais voyons, maintenant que vous avez les mains pleines
+d'&eacute;l&eacute;ments nouveaux qui, selon vous, &eacute;clairent la question comme si un
+rayon de soleil passait au travers, pourquoi Jeanne P&eacute;ry ne se
+pr&eacute;sente-t-elle pas pour purger sa contumace?</p>
+
+<p>&mdash;Ignorez-vous donc, Monsieur, demandai-je avec &eacute;tonnement que Jeanne
+P&eacute;ry a disparu, qu'elle n'est pas libre, et que, selon toute
+probabilit&eacute;, elle est aux mains de ceux qui....</p>
+
+<p>Il m'interrompit d'un geste amical.</p>
+
+<p>&mdash;Les hommes d'imagination! fit-il. Cela r&eacute;ussit jusqu'&agrave; un certain
+point devant le jury, ces choses-l&agrave;, parce que le jury est compos&eacute; de
+bourgeois qui vont au th&eacute;&acirc;tre. Voyons! nous sommes ici de bonne foi tous
+les deux, n'est-ce pas? et dans une situation toute amicale vis-&agrave;-vis
+l'un de l'autre. Je vous passe le docteur &egrave;s-crime, et j'accorderai, si
+vous voulez, qu'il a une salle &agrave; 150 pieds au-dessous du niveau de la
+Seine, o&ugrave; il fait dans Paris des cours de sc&eacute;l&eacute;ratesse au cachet; je
+vous passe aussi les ressemblances, je vous passerais presque la folle
+transform&eacute;e en poignard m&eacute;canique, quoique on ne s'&eacute;chappe pas comme
+cela &agrave; volont&eacute; de la Salp&ecirc;tri&egrave;re, et quoique les ciseaux, b&eacute;nis par
+l'archev&ecirc;que primat de Grant, me paraissent pendre &agrave; un cheveu gros
+comme un c&acirc;ble, mais raisonnons! vous avez des arguments de cette
+force-ci. Les preuves, dites-vous, sont trop abondantes et trop bien
+dispos&eacute;es: il y a <i>exc&egrave;s de vraisemblance</i>....</p>
+
+<p>Exc&egrave;s de vraisemblance! mon cher Monsieur, permettez-moi de m'&eacute;tonner
+qu'un homme de votre incontestable valeur puisse tomber dans de pareils
+sol&eacute;cismes de logique! Je ne me donne pas pour un tr&egrave;s grand
+m&eacute;taphysicien, et je m'occupe assez peu de ces formules surann&eacute;es &agrave;
+l'aide desquelles les Allemands et les &Eacute;cossais, r&eacute;sum&eacute;s dans ce qu'on
+appelle la <i>philosophie</i> du brave M. Cousin, enfilent des pois chiches
+qu'ils vendent pour des perles, mais enfin j'ai pass&eacute;, comme tout le
+monde, mon examen de bachelier, je sais qu'une abstraction est une
+abstraction, un absolu un absolu. Il peut y avoir plus ou moins de
+vraisemblances accumul&eacute;es autour d'un fait, cela d&eacute;pend du soin et j'ose
+le dire, de l'habilet&eacute; du juge instructeur, mais jamais il ne peut y
+avoir <i>trop</i> de vraisemblance, car, alors, ce ne serait plus <i>la
+vraisemblance.</i></p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas dit autre chose, M. l'avocat g&eacute;n&eacute;ral....</p>
+
+<p>Mais il m'interrompit parce qu'il tenait &agrave; placer sa tirade.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez! je vous ai laiss&eacute; parler. Vous me r&eacute;pondrez si vous voulez.
+L'absolu est-il l'absolu? Changeons le substantif: oseriez-vous affirmer
+que beaucoup de v&eacute;rit&eacute;s puissent produire <i>trop de v&eacute;rit&eacute;</i>? Ce sont, mon
+cher Monsieur, de vaines logomachies. Il suffit, pour r&eacute;pondre &agrave; cela,
+de distinguer entre le singulier et le pluriel: une multitude de biens
+c'est peut-&ecirc;tre trop de biens, au pluriel, mais ce n'est pas assur&eacute;ment
+trop de bien, au singulier, parce que le bien est un absolu....</p>
+
+<p>Je vous demande bien pardon d'avoir raison, cher Monsieur, et je suis
+sinc&egrave;rement d&eacute;sol&eacute; de n'&ecirc;tre pas de votre avis. Croyez-moi, la jeune
+&eacute;cole est s&eacute;rieuse, tr&egrave;s s&eacute;rieuse, sous des apparences, je ne dirai pas
+frivoles, mais au moins d&eacute;pourvues de toute p&eacute;danterie scolastique. Nous
+savons nos auteurs, en tapinois, et vous trouveriez au fond de notre sac
+jusqu'&agrave; des cro&ucirc;tons du latin de Cujas. Seulement, nous ne les
+m&acirc;chonnons point devant le monde, comme faisaient les vieux qui savaient
+trop peu pour s'aviser de cacher leur savoir....</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais lev&eacute;.</p>
+
+<p>Quand sa phrase fut finie, je saluai.</p>
+
+<p>Il me reconduisit jusqu'&agrave; la porte de l'escalier avec une rare
+bienveillance, protestant qu'il se mettait tout entier &agrave; mon service et
+me demandant s'il n'aurait pas bient&ocirc;t le plaisir de lire un nouveau
+roman de moi.</p>
+
+<p>Moi, je ne le cache pas, j'aime un peu de gravit&eacute; chez le juge, un peu
+de h&acirc;le sur la joue du soldat, comme il me faut un peu de modestie chez
+la jeune fille et un peu d'accord dans mon piano.</p>
+
+<p>Mais je mentirais l&acirc;chement &agrave; ma conscience si je n'avouais pas que M.
+Cressonneau a&icirc;n&eacute; &eacute;tait un joli avocat g&eacute;n&eacute;ral et qu'il ne d&eacute;parait point
+la jeune &eacute;cole.</p>
+
+<p>Ma d&eacute;marche se trouvait &ecirc;tre si carr&eacute;ment inutile que je l'oubliai
+presque aussit&ocirc;t que je fus dans la rue. Je me fis reconduire chez moi
+au galop. La nuit &eacute;tait tomb&eacute;e quand j'arrivai rue du Helder.</p>
+
+<p>Je trouvai Lucien install&eacute; dans ma chambre &agrave; coucher et occup&eacute; &agrave;
+parcourir les &oelig;uvres de J. B. M. Martroy.</p>
+
+<p>Mon premier regard le toisa de la t&ecirc;te aux pieds avec inqui&eacute;tude, car, &agrave;
+cette heure de crise supr&ecirc;me, j'eusse bien mieux aim&eacute; agir seul que
+d'avoir pr&egrave;s de moi un malade ou un fou.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait ras&eacute; de frais, coiff&eacute; avec soin, v&ecirc;tu selon la plus rigoureuse
+&eacute;l&eacute;gance. On n'e&ucirc;t pas trouv&eacute;, le long du boulevard, &agrave; l'endroit
+propice, entre le caf&eacute; Foy et Tortoni, beaucoup de jeunes messieurs
+poss&eacute;dant au m&ecirc;me degr&eacute; que Lucien la tenue du vrai gentleman.</p>
+
+<p>Il avait beau &ecirc;tre un homme de loi d'Yvetot; d&egrave;s qu'il voulait, Paris
+brillait en lui, et je ne pus m'emp&ecirc;cher de comparer cette fi&egrave;re
+&eacute;l&eacute;gance &agrave; la petite <i>fashion</i> de M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;.</p>
+
+<p>Ce qui m'importait davantage encore, l'expression du visage de Lucien
+&eacute;tait m&acirc;le et tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu tout lu? me demanda-t-il apr&egrave;s m'avoir serr&eacute; la main plut&ocirc;t
+froidement.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tout lu, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Ton opinion est-elle form&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, d'autant que tu tiens l&agrave; un manuscrit qui explique et
+compl&egrave;te ton dossier.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit-il avec distraction, mais je n'aurai pas le temps de le lire.</p>
+
+<p>Il me tendit tout ouverte la lettre contenue dans la missive que M.
+Louaisot m'avait adress&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Prends connaissance de ceci, ajouta-t-il.</p>
+
+<p>Et il continua sa lecture.</p>
+
+<p>Ce calme avait de la force. Je fus content.</p>
+
+<p>La lettre de M Louaisot &eacute;tait ainsi con&ccedil;ue:</p>
+
+<p>Cher M. Thibaut,</p>
+
+<p>Ne connaissant pas votre nouvelle adresse, j'ai recours &agrave; M. G. de R&oelig;ux
+pour vous faire tenir cette communication qui, comme vous allez le voir,
+a son importance.</p>
+
+<p>Je vous ai fait beaucoup de mal, mais ce n'est pas ma faute. Je n'avais
+rien personnellement contre vous.</p>
+
+<p>Du reste, vous me l'avez rendu avec usure. Sans le vouloir et m&ecirc;me sans
+le savoir, vous avez &eacute;t&eacute; le b&acirc;ton qui sans cesse enrayait mes roues. Par
+vous peut-&ecirc;tre va se trouver ruin&eacute;e une combinaison admirable qui
+m'avait co&ucirc;t&eacute; vingt ann&eacute;es de travail.</p>
+
+<p>L'&oelig;uvre de toute ma vie, on peut le dire, et cela au moment o&ugrave; le
+succ&egrave;s allait couronner mes efforts.</p>
+
+<p>Vous comprenez bien que je ne vous aime pas, cher Monsieur. Le
+contretemps le plus funeste qui puisse entraver la marche du g&eacute;nie,
+c'est d'avoir un imb&eacute;cile &agrave; combattre. Mieux vaudrait toute une arm&eacute;e de
+gens d'esprit!</p>
+
+<p>Donc, je vous d&eacute;teste, ou plut&ocirc;t vous m'irritez comme ferait un
+maladroit sans parti pris qui ravagerait du coude, sur l'&eacute;chiquier, les
+calculs d'un joueur de premi&egrave;re force.</p>
+
+<p>Et, cependant, je m'adresse &agrave; vous, parce que vous &ecirc;tes la seule
+personne au monde qui puisse me venger comme il faut.</p>
+
+<p>Si, comme je commence &agrave; le craindre, j'ai besoin d'&ecirc;tre veng&eacute;.</p>
+
+<p>Vous n'allez gu&egrave;re au th&eacute;&acirc;tre. Connaissez-vous <i>La Tour de Nesle?</i> Votre
+ami, M. de R&oelig;ux pourra vous expliquer ce que c'est que Buridan.</p>
+
+<p>Buridan avait, comme vous et moi, affaire &agrave; une terrible coquine.
+Poursuivi par l'id&eacute;e que cette coquine, qui est une reine, pourra lui
+faire t&ocirc;t ou tard un mauvais parti, Buridan creuse et charge une mine
+qui doit faire explosion apr&egrave;s sa mort.</p>
+
+<p>Je suis dans la position de Buridan&mdash;ou de Carter, le dompteur, quand il
+entre dans la cage de sa lionne.</p>
+
+<p>J'ai creus&eacute;, j'ai charg&eacute; ma mine. Je vous enverrai la m&egrave;che allum&eacute;e. Et
+tout est arrang&eacute; pour que vous soyez forc&eacute; de mettre le feu si je meurs.</p>
+
+<p>&Agrave; l'instant o&ugrave; j'ach&egrave;ve cette lettre j'entame une partie supr&ecirc;me. Nous
+sommes au 29 juillet, neuf heures du soir; si demain, 30 juillet, &agrave; neuf
+heures du soir, je n'ai pas r&eacute;ussi, c'est que je serai mort.</p>
+
+<p>&Agrave; cette heure donc, vous recevrez la m&egrave;che des mains d'une personne que
+vous connaissez bien. Je vous fais mon h&eacute;ritier, et mon h&eacute;ritage, <i>c'est
+votre femme</i>, qui valait pour moi huit millions.</p>
+
+<p>&Agrave; demain, neuf heures.</p>
+
+<p>Je consultai ma montre, il &eacute;tait neuf heures et cinq minutes. Lucien vit
+mon mouvement et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut un quart d'heure pour venir ici de la rue Vivienne. Elle n'est
+pas en retard.</p>
+
+<p>&mdash;Qui, elle?</p>
+
+<p>&mdash;P&eacute;lagie, qui va m'apporter <i>la m&egrave;che</i>.</p>
+
+<p>Il ferma le cahier qu'il &eacute;tait en train de lire et le jeta sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;R&eacute;sume-moi en peu de mots ce qu'il y a l&agrave;-dedans, dit-il.</p>
+
+<p>Je fis aussit&ocirc;t ce qu'il d&eacute;sirait; quand j'eus achev&eacute;, il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais su tout cela que je n'aurais pas agi davantage. J'&eacute;tais mort.
+Ma derni&egrave;re lueur de vie &eacute;tait en toi. En venant, tu m'as ressuscit&eacute;. Il
+me prit de nouveau la main qu'il serra, cette fois, avec chaleur.</p>
+
+<p>Quoi que j'eusse pu faire, mon r&eacute;sum&eacute; avait pris du temps. La demie de
+neuf heures sonna &agrave; la pendule. Lucien sembla se recueillir.</p>
+
+<p>&mdash;Si elle ne vient pas, pronon&ccedil;a-t-il tout bas, nous allons tenter un
+effort par nous-m&ecirc;mes.</p>
+
+<p>&mdash;Quel effort?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis juge, r&eacute;pondit Lucien, dont l'&oelig;il devint sombre, non pas
+parce que l'empereur m'avait nomm&eacute;, mais parce que ma conscience me
+crie: Tu es juge!</p>
+
+<p>&mdash;Franc-juge, alors? fis-je en essayant de sourire. Il pronon&ccedil;a plus bas
+encore:</p>
+
+<p>&mdash;Cette femme a m&eacute;rit&eacute; de mourir! Je savais qu'il parlait d'Olympe.</p>
+
+<p>En ce moment, nous entend&icirc;mes dans l'antichambre une voix pleurarde qui
+parlementait avec Guzman. Je m'&eacute;lan&ccedil;ai, j'ouvris la porte et la grande
+coiffe de P&eacute;lagie se montra, encadrant un visage qui, litt&eacute;ralement,
+&eacute;tait inond&eacute; de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi que &ccedil;a rime, s'&eacute;cria-t-elle, avant m&ecirc;me d'avoir pass&eacute; le seuil,
+de s'ent&ecirc;ter &agrave; une id&eacute;e de m&ecirc;me!</p>
+
+<p>Vouloir &eacute;pouser quelqu'un de force! N'avait-il pas &agrave; la maison tout ce
+qu'il lui fallait? Et maintenant le voil&agrave; fini, le pauvre monsieur, car
+il m'avait bien dit: &laquo;Si tu ne re&ccedil;ois pas contrordre avant neuf heures,
+c'est qu'elle m'aura fait avaler ma langue, et alors porte la lettre rue
+du Helder!&raquo;</p>
+
+<p>Les sanglots secouaient la richesse de sa vaste poitrine. Elle &eacute;tait
+sinc&egrave;rement et profond&eacute;ment afflig&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Donnez la lettre, dit Lucien.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'avais toujours bien pr&eacute;venu! g&eacute;mit-elle. Je lui avais dit: &laquo;Ne
+poussez pas celle-l&agrave; &agrave; bout, ou bien il vous arrivera du chagrin! Je
+l'ai vue sur la place d'Yvetot le jour o&ugrave; on arr&ecirc;ta la mari&eacute;e. J'ai peur
+des p&acirc;les! Prenez garde &agrave; elle!...&raquo; Mais il n'&eacute;coutait rien! Il se
+croyait si fort!</p>
+
+<p>&mdash;Donnez la lettre, r&eacute;p&eacute;ta Lucien.</p>
+
+<p>&mdash;La voil&agrave;, mon brave Monsieur, et vengez-le bien comme il faut. Moi, je
+n'ai m&ecirc;me pas la consolation de m'occuper de &ccedil;a. L'adjudant m'attend en
+bas, et il n'est pas patient. Ce n'est pas au moment o&ugrave; j'en perds un
+que je vas risquer l'autre, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Elle remit la lettre, bouchonna ses yeux avec son tablier et sortit en
+levant les bras vers le ciel. Dans l'antichambre, j'entendis Guzman qui
+lui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est donc plus le mar&eacute;chal des logis d'artillerie?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai de la mort plein le c&oelig;ur, r&eacute;pondit P&eacute;lagie, et penser qu'il faut
+qu'on danse &agrave; la barri&egrave;re! La lettre de M. Louaisot disait:</p>
+
+<p>&laquo;M. Lucien Thibaut,</p>
+
+<p>Mon m&eacute;tier a &eacute;t&eacute; de mentir. J'avais du talent dans cette partie-l&agrave;. Je
+parle de moi au pass&eacute;, parce que je suis mort.</p>
+
+<p>Les morts ne mentent plus. Elle m'a tu&eacute; parce que je voulais sauver
+votre femme.</p>
+
+<p>Votre femme est prisonni&egrave;re dans les caves de la Grande-Maison, rue du
+Rocher, n&deg;9. Elle n'y est pas seule. Fanchette &eacute;tait pour M<sup>me</sup> la
+marquise aussi dangereuse que Jeanne elle-m&ecirc;me, car si la justice avait
+mis la main sur Fanchette, la condamnation de Jeanne tombait.</p>
+
+<p>En cela, et pour la seconde fois, la justice se serait encore tromp&eacute;e,
+mais qu'importe, une fois de plus ou de moins.</p>
+
+<p>En tenant Jeanne et Fanchette captives, nous rendions d&eacute;finitive la
+condamnation de la premi&egrave;re, nous devenions h&eacute;ritiers, le bonhomme&mdash;le
+Dernier Vivant&mdash;s'&eacute;teignait doucement et tout &eacute;tait dit. Mais &ccedil;a ne
+suffisait pas. Olympe a dit: &laquo;Il n'y a que les morts qui ne g&ecirc;nent
+jamais...&raquo;</p>
+
+<p>Vengez-moi. Pour r&eacute;compense, je vous rends votre femme.</p>
+
+<p>Voici mes instructions pour arriver jusqu'&agrave; elle.</p>
+
+<p>Prenez des hommes de police, si vous voulez, ce sera plus s&ucirc;r.
+Munissez-vous de lanternes, car la route souterraine est longue.</p>
+
+<p>Il ne s'agit pas d'entrer par la rue du Rocher et la maison du vieux:
+vous trouveriez l&agrave; de bons obstacles, c'est moi qui les ai dispos&eacute;s.</p>
+
+<p>Arrivez par la rue de Laborde, prenez le terrain o&ugrave; l'on b&acirc;tit:
+l'ancienne plaine Bochet: entrez dans le jardin de la Grande-Maison, il
+n'a plus de cl&ocirc;ture.</p>
+
+<p>&Agrave; la droite du dernier acacia qui reste debout et &agrave; trente pas environ
+des ruines de la Grande-Maison, vous trouverez un pavillon dont il ne
+reste plus que les quatre murs.</p>
+
+<p>Entrez, d&eacute;rangez la paille qui est &agrave; gauche de la porte, vous verrez
+dessous une trappe et vous la l&egrave;verez par son anneau.</p>
+
+<p>Sous la trappe, il y a un escalier, vous allumerez vos lanternes et vous
+descendrez.</p>
+
+<p>Marchez alors droit devant vous.</p>
+
+<p>Au bout de quarante pas, tournez &agrave; gauche.&mdash;puis faites douze pas et
+tournez &agrave; gauche encore.</p>
+
+<p>Vous serez alors dans un cellier tr&egrave;s vaste o&ugrave; vous verrez des
+foudres,&mdash;une vingtaine&mdash;qui s'alignent contre le mur.</p>
+
+<p>Le dernier foudre, en allant toujours sur votre gauche, masque une porte
+vo&ucirc;t&eacute;e dont la cl&eacute; est pendue &agrave; un clou &agrave; l'int&eacute;rieur du tonneau,
+imm&eacute;diatement au-dessous de la bonde.</p>
+
+<p>Ah! elle se croit bien gard&eacute;e aussi de ce c&ocirc;t&eacute;!</p>
+
+<p>Vous ouvrez la porte, et vous &ecirc;tes arriv&eacute;, car devant vous s'&eacute;tend un
+couloir, large comme une route charreti&egrave;re, qui vous conduit tout droit
+&agrave; la cachette.</p>
+
+<p>Seulement, le couloir est long, cinq cents pas au moins; je n'ai pas le
+temps de vous dire &agrave; quoi tout cela servait dans le temps. Allez, sauvez
+votre femme&mdash;et vengez-moi.&raquo;</p>
+
+<p>Lucien avait lu cette &eacute;trange missive &agrave; haute voix.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu crois &agrave; cela? demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Viens, fit-il au lieu de r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Il prit son chapeau.</p>
+
+<p>&mdash;Le pi&egrave;ge tendu par ce mis&eacute;rable est grossier, dis-je encore. Prends
+garde!</p>
+
+<p>&mdash;Viens, r&eacute;p&eacute;ta Lucien. Ce mis&eacute;rable ment, mais il n'y a pas de pi&egrave;ge.
+Il est mort, Olympe vit, et je suis juge. Viens.</p>
+
+<p>&Agrave; mon tour, je pris mon chapeau.</p>
+
+<p>J'avais l'id&eacute;e qu'en le suivant je pourrais emp&ecirc;cher un malheur.</p>
+
+<p>En passant, il demanda &agrave; Guzman des allumettes et un paquet de bougies.</p>
+
+<p>&mdash;Ne prendras-tu pas au moins des hommes de police? demandai-je. Il me
+r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non; j'aurai mieux que cela.</p>
+
+<p>Nous mont&acirc;mes en voiture devant le caf&eacute; anglais. Il donna au cocher une
+adresse que je connaissais: celle de M. le conseiller Ferrand.</p>
+
+<p>Je voulus lui parler en route, mais il ne me r&eacute;pondit pas.</p>
+
+<p>Quand la voiture s'arr&ecirc;ta il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Reste &agrave; m'attendre, je ne serai pas longtemps.</p>
+
+<p>Je lui demandai ce qu'il allait faire. Je n'eus point de r&eacute;ponse encore.</p>
+
+<p>Il passa la porte coch&egrave;re.</p>
+
+<p>Mon r&ocirc;le me pesait terriblement. Il me semblait que dans cette barque o&ugrave;
+j'&eacute;tais, la responsabilit&eacute; tout enti&egrave;re &eacute;tait sur moi qui ne tenais
+pourtant pas le gouvernail.</p>
+
+<p>D&egrave;s le premier pas que je fis sur le trottoir, je vis venir &agrave; moi une
+femme pauvrement habill&eacute;e qui boitait en marchant et qui tenait son
+mouchoir sur sa bouche.</p>
+
+<p>Elle m'accosta tout essouffl&eacute;e et fut quelque temps avant de pouvoir
+parler.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes M. de R&oelig;ux, me dit-elle enfin, je vous suis en courant
+depuis la rue de Helder. Je n'ai pas perdu de vue le fiacre. Ah! si vous
+saviez le malheur! Je vis alors seulement que ses yeux &eacute;taient tout
+sanglants de larmes.</p>
+
+<p>Je ne comprenais pas encore pourtant. Elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il est mort, Monsieur! Ils me l'ont tu&eacute;! C'est la folle! La
+Couronne....</p>
+
+<p>&mdash;Martroy! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>St&eacute;phanie, la pauvre cr&eacute;ature, chancela et je la soutins dans mes bras.</p>
+
+<p>&mdash;Sa derni&egrave;re pens&eacute;e a &eacute;t&eacute; pour son bienfaiteur, comme il vous appelait,
+dit-elle, il m'a dit: &laquo;Porte-lui ma lettre, je ne lui &eacute;crirai plus...&raquo;
+et pourtant, il a pu mettre encore un petit mot au bas avant de mourir.
+Voici la lettre... et je retourne l&agrave;-bas, Monsieur, car mon vieux ma&icirc;tre
+n'est pas un bon malade.</p>
+
+<p>Elle me quitta en effet, courant par cahots et s'&eacute;pongeant les yeux.</p>
+
+<p>Je m'approchai d'un magasin, et je lus la lettre de Martroy &agrave; la lueur
+du gaz.</p>
+
+<p>Elle commen&ccedil;ait gaillardement; il ne se doutait pas de son sort.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Derniere_lettre_de_Martroy" id="Derniere_lettre_de_Martroy"></a><a href="#table">Derni&egrave;re lettre de Martroy</a></h2>
+
+
+<p>Cher bienfaiteur,</p>
+
+<p>Voil&agrave;: je vous ai fourni dans ma derni&egrave;re de faux renseignements sur la
+Grande-Maison, dont je viens &agrave; l'instant d'apprendre l'histoire par ma
+St&eacute;phanie, qui est un tr&eacute;sor. Elle vous a une oreille, vous allez voir
+tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>La Grande-Maison n'est ni un ancien couvent, ni un ancien ch&acirc;teau, ni un
+ancien h&ocirc;tel, c'est tout bonnement un ex-entrep&ocirc;t de contrebande, mont&eacute;
+sur un pied tout &agrave; fait monumental.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; qu'on a d&ucirc; faire tort &agrave; la Douane!</p>
+
+<p>Non seulement, les caves sont immenses, comme je vous l'ai dit, mais il
+y a un chemin vo&ucirc;t&eacute;, assez large pour donner passage &agrave; des charrettes
+attel&eacute;es, et qui reliait le magasin principal &agrave; un second entrep&ocirc;t,
+situ&eacute; hors de la barri&egrave;re.</p>
+
+<p>Cet entrep&ocirc;t occupait tous les derri&egrave;res d'une des plus consid&eacute;rables
+maisons de la rue de Levis.</p>
+
+<p>Tout cela &eacute;tait devenu inutile depuis qu'on a recul&eacute; le mur d'octroi
+jusqu'aux fortifications. Comme la bouche du souterrain se trouve
+maintenant &agrave; plus d'un quart de lieue de l'enceinte, l'administration ne
+s'est m&ecirc;me pas souci&eacute;e de le combler.</p>
+
+<p>Hein? ce Paris! Et comme le vieux fournisseur qui a tant vol&eacute; l'&Eacute;tat est
+bien l&agrave; dans ce logis de voleurs!</p>
+
+<p>Il fallait que le m&eacute;tier f&ucirc;t bon pour payer les frais d'une pareille
+installation. Ce qu'il a d&ucirc; passer d'alcool dans ce monstrueux siphon
+est incalculable. Et pendant ce temps, les hommes verts, institu&eacute;s pour
+emp&ecirc;cher un pauvre diable comme moi de faire entrer plus d'une chopine
+de vin bleu, veillaient!</p>
+
+<p>L&agrave;-bas, quand nous &eacute;tions aupr&egrave;s de Dieppe, j'ai connu un brave douanier
+qui racontait toujours l'histoire d'une caisse de porcelaine de Jersey
+qui fut prise par ses soins en 1820. Je lui demandai une fois pourquoi
+il radotait sans cesse la m&ecirc;me anecdote, il me r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;En quarante ans de service je n'ai jamais vu faire une autre prise!</p>
+
+<p>La douane fait pourtant vivre un &eacute;tat-major bien dodu. On dit qu'elle
+est utile &agrave; la mani&egrave;re de ces matous paresseux qui ne prennent pas de
+souris, mais qui les &eacute;loignent par leur seule odeur.</p>
+
+<p>Je suis tout gai aujourd'hui et je bavarde. Tous mes sinistres
+pressentiments d'hier sont partis. J'irai voir ce souterrain de
+contrebande, large comme une voie romaine qui laissait passer des
+foudres de vingt barriques sous la barri&egrave;re o&ugrave; les pr&eacute;pos&eacute;s, brandissant
+la sonde municipale, arr&ecirc;taient vaillamment les demi litres.</p>
+
+<p>Mais revenons &agrave; nos affaires. Le vieux est malade. Il lui est arriv&eacute; un
+accident. Depuis que la guerre entre l'Autriche et la Prusse est
+d&eacute;clar&eacute;e et qu'on parle de la possibilit&eacute; d'une conflagration g&eacute;n&eacute;rale
+en Europe, le vieux a la fi&egrave;vre. Il r&ecirc;ve fournitures.</p>
+
+<p>Hier soir, il s'est &eacute;chapp&eacute; pour aller faire d&eacute;bauche ou plut&ocirc;t pourvoir
+&agrave; fonder quelque bonne affaire de pillage administratif. Son cercle est
+de l'autre c&ocirc;t&eacute; du boulevard ext&eacute;rieur, dans un cabaret plus que borgne
+o&ugrave; se r&eacute;unissent les raccommodeurs de souliers ambulants.</p>
+
+<p>Ce sont, vous le savez, de forts gaillards qui parcourent les bas
+quartiers et la banlieue la hotte sur le dos et ne ressemblent pas du
+tout aux savetiers en gu&eacute;rite.</p>
+
+<p>Avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes, le Dernier Vivant ne
+faisait point tache dans cette assembl&eacute;e sans pr&eacute;tention. Il y &eacute;tait
+connu. On l'appelait Papa-Turco.</p>
+
+<p>Hier soir donc, ayant bu un gloria de deux sous, sa t&ecirc;te s'est mont&eacute;e.
+Il a rassembl&eacute; autour de lui les savetiers ambulants et leur a propos&eacute;
+une association pour fournir &agrave; toute l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise d'excellents
+souliers sur lesquels l'entreprise gagnerait cinq cents pour cent. Il ne
+s'agissait que de centraliser les cuirs des b&ecirc;tes crev&eacute;es pour
+l'empeigne, et les fonds de boutique de certains journaux, &eacute;galement
+morts de maladie, pour la semelle.</p>
+
+<p>Les bonnes gens ont d'abord trouv&eacute; cela tr&egrave;s dr&ocirc;le, on a beaucoup ri,
+mais le vieux s'est f&acirc;ch&eacute; tout rouge en jurant qu'il ne plaisantait pas:
+&agrave; l'appui de quoi il a eu l'imprudence de raconter quelques-uns des bons
+tours jou&eacute;s par l'association des cinq fournisseurs normands &agrave;
+l'administration de la guerre, sous le Premier Empire.</p>
+
+<p>Bref, on l'a reconnu pour le vieux damn&eacute; de la plaine Bochet. Il a &eacute;t&eacute;
+port&eacute; en triomphe et rou&eacute; de coups. &Ccedil;a pourrait bien &ecirc;tre sa fin.</p>
+
+<p>Et &agrave; ce propos, il y a eu une grande sc&egrave;ne entre Louaisot et la marquise
+Olympe. Ce sera la partie importante de ma lettre. St&eacute;phanie n'a pas
+tout entendu, mais ce qu'elle a surpris vaut bien la peine de vous &ecirc;tre
+rapport&eacute;.</p>
+
+<p>M. Louaisot et M<sup>me</sup> la marquise &eacute;taient dans la chambre &agrave; coucher de
+cette derni&egrave;re.</p>
+
+<p>On avait parl&eacute; d'abord du petit jeune homme, Lucien, de Chambray,
+l'enfant dont M. Louaisot se sert depuis si longtemps comme d'un mors
+qu'il a introduit de force dans la bouche de la malheureuse m&egrave;re.</p>
+
+<p>Car elle a p&eacute;ch&eacute;, c'est vrai, mais on peut dire que celle-l&agrave; fait son
+purgatoire sur la Terre!</p>
+
+<p>St&eacute;phanie n'a commenc&eacute; &agrave; entendre qu'au moment o&ugrave; la col&egrave;re a &eacute;lev&eacute; les
+voix.</p>
+
+<p>&mdash;.... Vous m'appartenez! disait Louaisot. J'ai d&eacute;pens&eacute; ma jeunesse
+enti&egrave;re et une partie de mon &acirc;ge m&ucirc;r &agrave; vous acheter. Vous serez ma femme
+ou vous serez une m&egrave;re sans enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que vous &ecirc;tes capable d'assassiner votre propre fils, a
+r&eacute;pondu Olympe, mais vous ne le ferez pas, car il vous sert de garrot
+pour me serrer la gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, a reprit Louaisot, l'heure vient o&ugrave; serrer ne suffit plus.
+Pensez-vous que je veuille attendre le bien-&ecirc;tre jusqu'&agrave; ma soixanti&egrave;me
+ann&eacute;e? Je crois avoir temporis&eacute; suffisamment; je veux agir.</p>
+
+<p>La voix d'Olympe, nette et froide, a prononc&eacute; ces mots:</p>
+
+<p>&mdash;Jamais je ne serai votre femme.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s cette r&eacute;ponse, il y a eu un silence, puis Louaisot a repris:</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc la guerre d&eacute;clar&eacute;e! Vous serez bris&eacute;e, je vous en pr&eacute;viens.
+Je le regrette. Je vous aurais rendue heureuse. Vous &ecirc;tes
+merveilleusement belle. Jeanne morte, il est impossible que M. Lucien
+Thibaut ne revienne pas &agrave; vous. C'est une affaire de temps.</p>
+
+<p>La marquise a dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me faites horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Les m&oelig;urs modernes, continua Louaisot, admettent de plus en plus ce
+genre de compromis. Je ne vous g&ecirc;nerais pas, j'ai mes habitudes. Vous
+seriez entre l'ami de votre enfance et votre fils, &agrave; qui, d'avance, j'ai
+donn&eacute; son nom....</p>
+
+<p>&mdash;Vous me faites horreur! r&eacute;p&eacute;ta la marquise Olympe.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, vous me faites piti&eacute;! s'&eacute;cria Louaisot, se f&acirc;chant de nouveau.
+D'o&ugrave; sortons-nous donc, s'il vous pla&icirc;t, ma pupille, pour afficher de
+semblables pruderies? Je croyais que nous avions &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e &agrave; une
+&eacute;cole... oh! vous avez beau me foudroyer du regard, la patience a des
+bornes, et l'excellent M. Barnod savait &agrave; quoi s'en tenir sur les dames
+d'apparence s&eacute;v&egrave;re....</p>
+
+<p>...Vous avez rompu la glace vous-m&ecirc;me. Adieu va! Parlons en fran&ccedil;ais:
+si je suis, comme vous me faites l'honneur de me le dire, le dernier
+degr&eacute; de l'infamie, vous &ecirc;tes, vous, le crime sans courage et la
+damnation sans grandeur. Au moins, moi, je me tiens droit, je marche
+droit, rien ne m'arr&ecirc;te. Vous, votre c&oelig;ur et votre main tremblent
+toujours.</p>
+
+<p>Vous avez fait subir &agrave; Jeanne P&eacute;ry un supplice monstrueux, et vous
+h&eacute;sitez quand il s'agit de terminer son martyre avec sa vie....</p>
+
+<p>...Du danger? aucun. Elle est cens&eacute;e en fuite. Rien de plus ais&eacute; que de
+supprimer les personnes qui se cachent. On ne fait que continuer de les
+cacher dans la terre....</p>
+
+<p>St&eacute;phanie n'entendit pas ce que r&eacute;pondait la marquise. St&eacute;phanie a
+pourtant l'oreille fine.</p>
+
+<p>Mais Olympe dut parler, car Louaisot r&eacute;pliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Vos s&oelig;urs! Ah! vous les appelez vos s&oelig;urs! Osez-vous bien employer
+des mots pareils! Alors, donnez tout de suite le nom de famille &agrave; ce
+bouquet de fleurs cultiv&eacute;es dans le jardin de l'adult&egrave;re!... Je vous
+l'ai dit, Olympe, et je vous le r&eacute;p&egrave;te; vous m'appartenez, non pas
+seulement parce que je vous ai conquise, mais encore, mais surtout parce
+que vous &ecirc;tes &agrave; mon niveau par vos actes et au-dessous de moi par votre
+origine. Ma m&egrave;re &eacute;tait une honn&ecirc;te femme....</p>
+
+<p>Ici, il y eut un silence.</p>
+
+<p>Le dernier mot entendu fut celui-ci, prononc&eacute; par Olympe:</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant de sang r&eacute;pandu, vous n'aurez rien de l'h&eacute;ritage, car je
+n'aurai pas l'h&eacute;ritage. Est-ce que les morts h&eacute;ritent? <i>Vous ne pouvez
+pas m'emp&ecirc;cher de me tuer....</i> Ainsi, le patron est au bout de son
+rouleau. Je le connais: il doit voir rouge &agrave; travers le feu d'artifice
+de ses lunettes.</p>
+
+<p>La menace est une bonne chose, mais quand elle fait long feu, tout rate.
+J'aurais cru que la pens&eacute;e de son fils aurait dompt&eacute; la marquise. Du
+moment qu'elle ne c&egrave;de pas, il faut que Louaisot frappe ou qu'il donne
+sa d&eacute;mission. Il ne donnera pas sa d&eacute;mission, donc il frappera. Il y a
+dans l'air que je respire ici une odeur de sang.</p>
+
+<p>Je pars &agrave; l'instant m&ecirc;me pour r&ocirc;der autour de cette trag&eacute;die. Je veux
+voir ce curieux monument de l'industrie fran&ccedil;aise: les caves de la
+Grande-Maison. Rien ne m'&ocirc;terait de l'id&eacute;e que <i>l'outil</i> du
+patron,&mdash;Laura Cant&ugrave;&mdash;est embusqu&eacute;e l&agrave;-dedans quelque part....</p>
+
+<p><i>Note de Geoffroy</i>.&mdash;Il y avait au-dessous de cette derni&egrave;re ligne une
+vingtaine de mots, trac&eacute;s d'une main d&eacute;faillante:</p>
+
+<p>&laquo;Je me meurs. La folle m'a tu&eacute;... <i>l'outil</i>! H&acirc;tez-vous, elle en tuera
+d'autres. Ayez piti&eacute; de ma femme et de mon petit.&raquo;</p>
+
+<p>Comme j'achevais, tout frissonnant, cette lecture, la porte coch&egrave;re de
+la maison voisine s'ouvrit.</p>
+
+<p>M. Ferrand sortit le premier, le visage couvert d'une mortelle p&acirc;leur.</p>
+
+<p>Lucien, qui le suivait, le fit monter dans la voiture et m'appela.</p>
+
+<p>Je suis oblig&eacute; de dire ici, pour laisser de l'ordre dans les &eacute;v&eacute;nements,
+ce qui s'&eacute;tait pass&eacute; chez le conseiller.</p>
+
+<p>M. Ferrand lui-m&ecirc;me me fit ce r&eacute;cit &agrave; quelques jours de l&agrave;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_du_conseiller_Ferrand" id="Recit_du_conseiller_Ferrand"></a><a href="#table">R&eacute;cit du conseiller Ferrand</a></h2>
+
+
+<p>Il y a bien longtemps que ma sant&eacute; est profond&eacute;ment alt&eacute;r&eacute;e. La
+souffrance morale a r&eacute;agi sur moi physiquement. Je me sens fatigu&eacute;. Je
+suis un vieillard.</p>
+
+<p>Je venais de me mettre au lit, quoiqu'il ne f&ucirc;t pas plus de neuf heures
+du soir. Mon domestique m'annon&ccedil;a M. Lucien Thibaut. Je fis entrer tout
+de suite. J'ai beaucoup aim&eacute; Lucien, que je traitais autrefois en &eacute;l&egrave;ve.
+Mon attachement pour lui avait encore un autre motif. Son malheur et sa
+maladie m'avaient caus&eacute; une tr&egrave;s sinc&egrave;re affliction.</p>
+
+<p>Lucien entra et vint jusqu'&agrave; mon lit sans me saluer ni me demander des
+nouvelles de ma sant&eacute;.</p>
+
+<p>Il n'y avait rien en lui pourtant qui indiqu&acirc;t la volont&eacute; de me traiter
+avec violence.</p>
+
+<p>Seulement, son regard &eacute;tait sombre et ses traits contract&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;M. Ferrand, me dit-il presque &agrave; voix basse, vous &ecirc;tes un honn&ecirc;te
+homme, je le sais maintenant, et je regrette de vous avoir calomni&eacute; dans
+ma pens&eacute;e, mais vous allez, je vous prie, vous l&egrave;vera l'instant m&ecirc;me et
+me suivre, car vous avez condamn&eacute; une innocente, et il faut que la
+lumi&egrave;re se fasse en vous, je le veux.</p>
+
+<p>Je fus bless&eacute; de ce dernier mot.</p>
+
+<p>&mdash;M. Thibaut, r&eacute;pondis-je, vous voyez que je suis souffrant. Vous avez
+vos convictions, que je respecte, j'ai droit d'exiger que vous
+respectiez les miennes....</p>
+
+<p>Il m'interrompit disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas le temps de discuter, levez-vous et partons.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Monsieur, r&eacute;pliquai-je, je ne permets pas qu'on me parle comme
+vous le faites.</p>
+
+<p>&mdash;Vous refusez?</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me regardez comme un fou?</p>
+
+<p>&mdash;Vous agissez comme un fou.</p>
+
+<p>Il fit un pas en arri&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;M. Ferrand, me dit-il, et son accent &eacute;tait glacial, je ne suis pas
+fou, je vous l'affirme. Je vous affirme &eacute;galement que si vous ne me
+suivez pas, je vais vous tuer.</p>
+
+<p>Ses yeux &eacute;taient baiss&eacute;s. Son visage devenait bl&ecirc;me. Moi aussi, je me
+sentais p&acirc;lir.</p>
+
+<p>Les gens qui parlent ainsi ont, d'ordinaire, &agrave; la main, un pistolet, un
+couteau, une arme. Il avait, lui, les mains vides; des mains blanches et
+fines comme celles d'une femme. Je crois que je suis brave. Je n'aurais
+pas peur d'une arme. Ces mains vides et fr&eacute;missantes mena&ccedil;aient
+autrement qu'une arme. Et le regard de M. Thibaut me donna une sensation
+de frayeur. Il faudrait dire de terreur, car je me sentis trembler sous
+mes couvertures. Cependant, j'eus honte de c&eacute;der.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc ainsi que vous deviez finir, Lucien! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne finis pas, me r&eacute;pondit-il, je commence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous! un assassin!</p>
+
+<p>&mdash;Un juge! je suis juge.</p>
+
+<p>Il fit un pas vers moi, la t&ecirc;te haute, le regard noir et froid.</p>
+
+<p>&mdash;Et je suis investi en outre, ajouta-t-il, de la mission la plus grande
+qui puisse sacrer le caract&egrave;re d'un homme: je suis le d&eacute;fenseur de ma
+femme. Sa voix, sans s'&eacute;lever, avait pris une emphase extraordinaire.</p>
+
+<p>Dans sa bouche, ces mots: <i>le d&eacute;fenseur de ma femme</i> &eacute;taient grands
+comme les quelques paroles sublimes de la po&eacute;sie ou de l'histoire qui
+ont travers&eacute; les si&egrave;cles.</p>
+
+<p>Mon c&oelig;ur battait. Ce n'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; plus de frayeur.</p>
+
+<p>J'ai aussi un amour en moi, un grand amour, n'est pas de la m&ecirc;me nature;
+mais tous les amours comprennent.</p>
+
+<p>Et pourtant, je r&eacute;sistais encore, car pr&eacute;cis&eacute;ment la voix de cet amour
+me criait de ne pas aller l&agrave; o&ugrave; Lucien voulait m'entra&icirc;ner.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais appeler, dis-je. N'approchez pas davantage....</p>
+
+<p>&mdash;Que votre sang retombe sur votre t&ecirc;te! murmura-t-il en faisant un pas
+de plus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais avec quoi me tuerez-vous, insens&eacute;! m'&eacute;criai-je, pr&ecirc;t &agrave; me
+d&eacute;fendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas... avec moi!</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps qu'il pronon&ccedil;ait ce mot &eacute;trange dont l'accent faisait une
+menace v&eacute;ritablement mortelle, il me toucha le bras.</p>
+
+<p>Ce fut si faible qu'on e&ucirc;t dit l'&eacute;treinte d'un enfant. Mais ce fut
+terrible.</p>
+
+<p>&Eacute;coutez: terrible! je sentis que la vie d&eacute;faillait dans ma poitrine.</p>
+
+<p>Ma t&ecirc;te se renversa sur mon oreiller et malgr&eacute; moi ces paroles pass&egrave;rent
+entre mes l&egrave;vres:</p>
+
+<p>&mdash;Si elle est innocente, qui donc est coupable?</p>
+
+<p>Lucien prit cela pour une acceptation. Il l&acirc;cha mon bras et serra
+doucement ma main.</p>
+
+<p>&mdash;Courage, me dit-il, M. Ferrand. Vous allez beaucoup souffrir. Je lui
+rendis son &eacute;treinte et je sortis de mon lit.</p>
+
+<p>Il m'aida &agrave; m'habiller.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; allons-nous? lui demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Rue du Rocher. Je r&eacute;p&eacute;tai:</p>
+
+<p>&mdash;Rue du Rocher?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dans la maison o&ugrave; habite maintenant M<sup>me</sup> la marquise de Chambray.
+Je passai la main sur mon front. Il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le devoir. Et je r&eacute;p&eacute;tai:</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre que c'est le devoir.</p>
+
+<p>&mdash;Marchez devant, me dit-il au moment o&ugrave; nous sortions, et souvenez-vous
+que je ne m'appartiens pas. Je d&eacute;fends ma femme. Si vous tentez de vous
+soustraire &agrave; votre t&acirc;che, vous &ecirc;tes mort!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_de_Geoffroyd" id="Recit_de_Geoffroyd"></a><a href="#table">R&eacute;cit de Geoffroy</a></h2>
+
+
+<p>Ce fut &agrave; la suite de cette sc&egrave;ne que M. Ferrand et Lucien me
+rejoignirent. Ils mont&egrave;rent dans le fiacre.</p>
+
+<p>M. le conseiller Ferrand &eacute;tait seul, au fond du fiacre, affaiss&eacute; dans
+une encoignure. Lucien s'&eacute;tait assis aupr&egrave;s de moi sur le devant.</p>
+
+<p>Je lui communiquai &agrave; voix basse et sommairement le contenu de la lettre
+de Martroy.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela, me dit-il, je le savais. Je suis ressuscit&eacute;. Nous gard&acirc;mes
+ensuite le silence.</p>
+
+<p>Pendant tout le trajet, M. Ferrand ne pronon&ccedil;a pas une parole.</p>
+
+<p>Quand nous pass&acirc;mes devant la gare Saint-Lazare, le cadran marquait dix
+heures.</p>
+
+<p>Au lieu de monter la rue du Rocher, nous tourn&acirc;mes &agrave; gauche et notre
+fiacre s'arr&ecirc;ta au coin de la place Laborde.</p>
+
+<p>L&agrave;, sous un r&eacute;verb&egrave;re, nous rel&ucirc;mes les instructions de M. Louaisot et
+nous nous engage&acirc;mes dans la ruelle qui conduisait encore au nouveau
+quartier qu'on &eacute;tait en train de construire sur l'ancien emplacement de
+la place Bochet.</p>
+
+<p>La nuit &eacute;tait noire. Nous e&ucirc;mes quelque peine &agrave; trouver notre chemin
+parmi les tas de sable, les trous &agrave; mortier et les moellons, mais enfin,
+nous franch&icirc;mes ce qui avait &eacute;t&eacute; le mur du grand jardin et nous
+d&eacute;couvr&icirc;mes ais&eacute;ment les quatre pans de ma&ccedil;onnerie toute nue, restes du
+pavillon.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; une trentaine de pas &agrave; peine de la maison neuve, b&acirc;tie par le
+Dernier Vivant. &Agrave; cinquante autres pas, sur la gauche, c'est-&agrave;-dire en
+allant vers Monceaux-Batignolles, on voyait un amas de d&eacute;combres, qui
+&eacute;taient les ruines de la Grande-Maison.</p>
+
+<p>Le tas de paille fut d&eacute;rang&eacute;; nous ouvr&icirc;mes la trappe qui recouvrait
+l'escalier.</p>
+
+<p>Chacun de nous alluma une bougie et nous descend&icirc;mes.</p>
+
+<p>L'itin&eacute;raire trac&eacute; par M. Louaisot &eacute;tait bon. En le suivant exactement
+nous arriv&acirc;mes d'abord au cellier, grand comme une place de village, qui
+contenait encore les gigantesques tonneaux&mdash;puis &agrave; l'art&egrave;re principale
+de cette ville souterraine: le chemin charretier conduisant jadis de
+l'entrep&ocirc;t Bochet &agrave; l'entrep&ocirc;t de la rue de Levis, situ&eacute; alors <i>extra
+muros.</i></p>
+
+<p>Pendant que nous &eacute;tions dans le passage allant du cellier au grand
+chemin souterrain, il nous sembla entendre un bruit soudain et violent,
+suivi de cris qui se m&ecirc;laient r&eacute;percut&eacute;s par les vo&ucirc;tes.</p>
+
+<p>Nous press&acirc;mes le pas, mais en arrivant au bout du couloir, nous
+&eacute;cout&acirc;mes en vain.</p>
+
+<p>Le bruit avait cess&eacute;.</p>
+
+<p>L'&eacute;norme galerie dont la vo&ucirc;te humide et sombre pendait maintenant sur
+nos t&ecirc;tes s'emplissait d'un morne silence.</p>
+
+<p>Nous nous &eacute;tions arr&ecirc;t&eacute;s pour pr&ecirc;ter l'oreille et pour regarder. D&egrave;s que
+nous marchions, en effet, quoique le sol f&ucirc;t tr&egrave;s doux, le bruit de nos
+pas faisait tapage.</p>
+
+<p>D'abord nous ne v&icirc;mes rien, j'entends Lucien et moi, car M. Ferrand
+semblait litt&eacute;ralement an&eacute;anti. Il ne regardait m&ecirc;me pas.</p>
+
+<p>Puis, tout &agrave; coup, au moment o&ugrave; nous allions reprendre notre marche, une
+voix d'homme parla.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; la fois lointain et tout proche. La voix venait &agrave; nous
+nettement comme dans un tuyau acoustique.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait faible pourtant, mais si alt&eacute;r&eacute;e qu'elle f&ucirc;t, je reconnus
+parfaitement la basse taille de M. Louaisot. Elle disait:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave;! J'ai mon compte. L'outil &eacute;tait trop bon! Il n'y a pas eu faute:
+qui diable aurait pu croire qu'une m&egrave;re sacrifi&acirc;t son enfant? J'ai bien
+jou&eacute; mon jeu, mais j'ai perdu. Bonsoir, les voisins!&mdash;Mais je suis veng&eacute;
+d&eacute;j&agrave; une fois, ma pupille, vous n'avez plus de fils!&mdash;et je serai veng&eacute;
+deux fois, voici l'autre Lucien qui arrive: regardez l&agrave;-bas!</p>
+
+<p>Ces derniers mots nous parvinrent comme un chuchotement qu'on e&ucirc;t
+murmur&eacute; &agrave; notre oreille.</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;-bas, c'est ici, me dit Lucien. Ils nous voient.</p>
+
+<p>&mdash;Pas lui, r&eacute;pondis-je, car il est mort.</p>
+
+<p>Une voix de femme s'&eacute;leva dans le silence:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Laura</i>, disait-elle, <i>je t'ai tromp&eacute;e ce n'est pas cet homme-l&agrave; qui a
+tu&eacute; le petit enfant.</i></p>
+
+<p>M. Ferrand laissa tomber sa bougie et s'affaissa sur moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! dit-il, ayez piti&eacute; de moi! &Eacute;loignez de moi cet horrible
+r&ecirc;ve!</p>
+
+<p>La voix qui avait parl&eacute; &eacute;tait celle de la marquise Olympe. Nous la
+connaissions bien tous les trois.</p>
+
+<p>Une sorte de rauquement lui r&eacute;pondit dans la nuit.</p>
+
+<p>Puis une autre voix, haletante, celle-l&agrave;, et bris&eacute;e, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc a tu&eacute; l'enfant? qui donc? La voix d'Olympe r&eacute;pondit:</p>
+
+<p>&mdash;<i>C'est moi</i>! Et tout aussit&ocirc;t un grand cri de rage courut en s'enflant
+sous les vo&ucirc;tes.</p>
+
+<p>Puis un g&eacute;missement d'agonie....</p>
+
+<p>&mdash;Olympe! mon Olympe! g&eacute;mit M. Ferrand d'un accent d&eacute;chirant. Ce fut
+tout. Il resta inanim&eacute; entre mes bras.</p>
+
+<p>L'instant d'apr&egrave;s quelque chose de rapide comme le vol d'une fl&egrave;che
+passa au milieu de nous. C'&eacute;tait Laura qui brandissait au-dessus de sa
+t&ecirc;te un gros bouquet de fleurs....</p>
+
+<p>Nous entend&icirc;mes alors le bruit de quelqu'un qui se tra&icirc;nait sur le
+sable. On reconnaissait le fr&ocirc;lement de la soie. Je ne puis dire &agrave; quel
+point tous ces bruits &eacute;taient distincts.</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'est pas morte! balbutia M. Ferrand qui se redressa et se mit en
+marche le premier, plus chancelant qu'un homme ivre. Lucien et moi nous
+le soutenions de chaque c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Quand nous le suiv&icirc;mes on n'entendait plus rien.</p>
+
+<p>Nous march&acirc;mes pendant deux longues minutes au moins, et &agrave; mesure que
+nous avancions, nous pressions le pas.</p>
+
+<p>Nous arriv&acirc;mes ainsi &agrave; un carrefour o&ugrave; se croisaient deux routes: la
+n&ocirc;tre et une beaucoup plus &eacute;troite.</p>
+
+<p>&Agrave; l'angle de cette derni&egrave;re, &agrave; droite, c'est-&agrave;-dire en tournant vers la
+rue du Rocher, il y avait des d&eacute;bris de fleurs et de feuillage, sur
+lesquels un homme &eacute;tait &eacute;tendu tout de son long sur le dos. Il portait
+un paletot noisette, et ses lunettes nous renvoy&egrave;rent dans l'ombre la
+flamme de nos bougies.</p>
+
+<p>Nous nous approch&acirc;mes. C'&eacute;tait M. Louaisot, dont les souliers se
+dressaient &agrave; pic, sortant de son pantalon noir, mouchet&eacute; de boue.</p>
+
+<p>Il tenait &agrave; la main un long couteau tout neuf dont il n'avait pas eu le
+temps de se servir, car la lame &eacute;tait brillante et intacte.</p>
+
+<p>Sa t&ecirc;te portait de c&ocirc;t&eacute;. Il y avait &agrave; son cou les marques d'une pression
+si terrible qu'on aurait dit les traces laiss&eacute;es par les griffes d'un
+tigre.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait mort par la d&eacute;sarticulation de la colonne vert&eacute;brale.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re lui, dans une cavit&eacute; de la paroi, on voyait un v&eacute;ritable
+fouillis de fleurs, deux couronnes tress&eacute;es et une autre qui &eacute;tait &agrave;
+moiti&eacute;.</p>
+
+<p>Lucien mit sa bougie sous le menton du mort et dit &agrave; M. Ferrand:</p>
+
+<p>&mdash;Avant d'&ecirc;tre poignard&eacute;, Albert de Rochecotte avait &eacute;t&eacute; &eacute;trangl&eacute;.
+Voyez-vous clair?</p>
+
+<p>M. Ferrand ne r&eacute;pondit que par un g&eacute;missement.</p>
+
+<p>En cet instant o&ugrave; toutes nos bougies &eacute;taient dans le chemin de droite,
+le hasard me fit jeter un regard dans le lointain de la galerie
+principale et j'y crus apercevoir une lueur. Je la signalai aussit&ocirc;t.</p>
+
+<p>Nous &eacute;teign&icirc;mes nos bougies pour mieux voir.</p>
+
+<p>La lueur existait r&eacute;ellement et semblait sortir d'une seconde perc&eacute;e,
+ouverte sur la droite aussi, &agrave; une cinquantaine de m&egrave;tres plus loin.</p>
+
+<p>&mdash;Portez-moi jusque-l&agrave;! s'&eacute;cria M. Ferrand. Elle est l&agrave;!</p>
+
+<p>Je le soutins de mon mieux. Lucien s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; &eacute;lanc&eacute; en avant. Nous le
+v&icirc;mes entrer dans le champ lumineux et dispara&icirc;tre au coude de la route.</p>
+
+<p>Quelques secondes plus tard, nous entrions dans la lueur et un spectacle
+&eacute;trange frappait nos regards.</p>
+
+<p>La seconde voie transversale, parall&egrave;le &agrave; la premi&egrave;re o&ugrave; nous avions
+trouv&eacute; le corps de M. Louaisot, aboutissait presque imm&eacute;diatement &agrave; une
+salle de forme ronde o&ugrave; r&eacute;gnait, dans toute son &eacute;tendue, un double
+cercle de mangeoires et de r&acirc;teliers. C'avait d&ucirc; &ecirc;tre la grande &eacute;curie
+des fraudeurs.</p>
+
+<p>&Ccedil;&agrave; et l&agrave; pendaient encore aux parois des harnais moisis.</p>
+
+<p>Au centre se trouvait une sorte de tabernacle, ouvert de notre c&ocirc;t&eacute;, et
+form&eacute; de rideaux de soie. Dans cette tente, &eacute;clair&eacute;e par une grande
+lampe de salon &agrave; globe de verre d&eacute;poli, il y avait deux pauvres petites
+couchettes en fer, quelques fauteuils de velours brod&eacute; d'une rare
+&eacute;l&eacute;gance et un canap&eacute; dont la couverture en tapisserie des Gobelins
+&eacute;clatait des plus riches couleurs.</p>
+
+<p>Sur le canap&eacute;, deux jeunes femmes, qui semblaient &ecirc;tre deux &eacute;preuves
+tir&eacute;es de la m&ecirc;me beaut&eacute;, entouraient de leurs bras une troisi&egrave;me femme
+prostern&eacute;e et comme affaiss&eacute;e &agrave; leurs pieds.</p>
+
+<p>Sur le gu&eacute;ridon en laque de Chine, qui supportait la lampe, il y avait
+des ouvrages d'aiguille.</p>
+
+<p>&Agrave; l'instant o&ugrave; nous tournions, M. Ferrand et moi, l'angle de la galerie,
+une des jeunes femmes du canap&eacute; se levait en poussant un cri et se
+pendait au cou de Lucien, foudroy&eacute; par la joie.</p>
+
+<p>M. Ferrand me quitta et prit un &eacute;lan supr&ecirc;me qui le porta jusqu'au
+centre de la tente, o&ugrave; il tomba bris&eacute;, portant &agrave; ses l&egrave;vres, de ses deux
+pauvres mains qui tremblaient, le v&ecirc;tement de la femme prostern&eacute;e.</p>
+
+<p>Celle-ci ne prit m&ecirc;me pas garde &agrave; lui.</p>
+
+<p>Elle releva la t&ecirc;te pour regarder Lucien, rien que Lucien, et je
+reconnus l'admirable beaut&eacute; de la marquise Olympe de Chambray.</p>
+
+<p>Lucien d&eacute;tourna d'elle son regard.</p>
+
+<p>La marquise Olympe pencha sa t&ecirc;te de nouveau, et je vis une larme au
+bord de sa paupi&egrave;re.</p>
+
+<p>Dire &agrave; quel point elle &eacute;tait belle est au-dessus de mon pouvoir. Cette
+larme la transfigurait &agrave; mes yeux. Mon c&oelig;ur s'&eacute;lan&ccedil;ait avec une
+inexprimable passion vers cette mourante que j'aurais voulu ressusciter
+au prix du bonheur de ma vie.</p>
+
+<p>Elle portait au cou les m&ecirc;mes traces que Louaisot.</p>
+
+<p>Les m&ecirc;mes traces qu'Albert de Rochecotte.</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, murmura-t-elle, d'une voix qui allait d&eacute;j&agrave; s'&eacute;teignant, j'ai
+&eacute;t&eacute; bien malheureuse... et bien coupable.... Mais demandez-lui...
+demandez-leur!...</p>
+
+<p>Elle montrait les deux jeunes femmes qui se ressemblaient.</p>
+
+<p>Jeanne s'&eacute;tait arrach&eacute;e d&eacute;j&agrave; aux embrassements de son mari. Elle
+pressait les deux mains d'Olympe sur son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Toutes trois, elles formaient un groupe exquis dans sa mortelle
+tristesse.</p>
+
+<p>Ensemble, Jeanne et Fanchette disaient:</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, ma s&oelig;ur ch&eacute;rie, tu nous as d&eacute;fendues, tu nous as prot&eacute;g&eacute;es,
+nous ne vivons que par toi!</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, reprit Olympe, en remerciant Jeanne du regard, j'avais un
+fils, je l'ai donn&eacute; pour elle, c'est-&agrave;-dire pour vous!</p>
+
+<p>Les jarrets de Lucien fl&eacute;chirent, il entra dans le groupe en
+s'agenouillant.</p>
+
+<p>Je restais seul debout, et j'&eacute;tais peut-&ecirc;tre le plus bas prostern&eacute; au
+fond de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Lucien, dit-elle encore, voulez-vous me pardonner?</p>
+
+<p>Il se pencha et mit un baiser sur son front.</p>
+
+<p>La marquise Olympe mourut sous le contact de cette l&egrave;vre qui jamais
+n'avait touch&eacute; la sienne, et la mort la fit plus divinement belle....
+Personne ne prenait garde &agrave; M. Ferrand qui gisait inanim&eacute;, la t&ecirc;te dans
+les plis de la robe d'Olympe.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Recit_de_Fanchette" id="Recit_de_Fanchette"></a><a href="#table">R&eacute;cit de Fanchette</a></h2>
+
+
+<p><i>Nota</i>.&mdash;Ceux qui ont compris la sc&egrave;ne <i>invisible</i> de la mort de
+Louaisot peuvent passer les pages suivantes.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir au lecteur l'explication compl&egrave;te de ce myst&egrave;re, telle
+qu'elle nous fut donn&eacute;e par l'une des habitantes de la grande &eacute;curie des
+fraudeurs, transform&eacute;e en prison-salon.</p>
+
+<p>C'est Fanchette qui parle.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pour rien assur&eacute;ment dans l'affreuse mort d'Albert de
+Rochecotte qui m'aurait tr&egrave;s certainement &eacute;pous&eacute;e, et dont je poss&egrave;de
+une promesse &eacute;crite en tels termes qu'il n'aurait pu y mentir sans se
+d&eacute;shonorer.</p>
+
+<p>Or, Albert &eacute;tait la loyaut&eacute; m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Mais tout en n'ayant point contribu&eacute; &agrave; la catastrophe qui termina sa
+vie, je ne pouvais manquer de comprendre que Jeanne P&eacute;ry, ma s&oelig;ur&mdash;je
+ne la connaissais pas encore, mais je l'aimais d&eacute;j&agrave;&mdash;&eacute;tait accus&eacute;e en
+mon lieu et place.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais innocente, c'est vrai, mais c'&eacute;tait moi que la justice croyait
+tenir en fermant sur Jeanne les verrous d'une prison.</p>
+
+<p>J'aurais d&ucirc; me livrer peut-&ecirc;tre. J'en eus le d&eacute;sir plus d'une fois, car
+le r&eacute;cit de l'arrestation de Jeanne au seuil de l'&eacute;glise, o&ugrave; le pr&ecirc;tre
+l'attendait pour b&eacute;nir son bonheur, m'avait navr&eacute;e,&mdash;mais j'&eacute;coutais
+alors les conseils d'un homme dont la profonde perversit&eacute; m'&eacute;tait encore
+inconnue.</p>
+
+<p>M. Louaisot me disait: &laquo;Vous vous perdrez sans la sauver&raquo;, et je le
+croyais,&mdash;peut-&ecirc;tre parce que mon int&eacute;r&ecirc;t &eacute;go&iuml;ste &eacute;tait de le croire.</p>
+
+<p>Il faut songera la jeunesse que j'ai eue. Jamais je n'ai connu ma m&egrave;re.
+Elle m'avait assur&eacute; une petite fortune que mon p&egrave;re m'a d&eacute;rob&eacute;e. Je tais
+les enseignements plus que frivoles qu'il essaya de m'inculquer au temps
+o&ugrave; j'&eacute;tais une petite marchande de plaisirs. Il trouvait cette position
+excellente comme point de d&eacute;part. J'&eacute;tais, me disait-il, mieux plac&eacute;e
+que Fanchon-la-Vielleuse ou que la c&eacute;l&egrave;bre marchande de violettes qui
+e&ucirc;t &eacute;pous&eacute;, si elle l'e&ucirc;t voulu, le prince de Courtenay, cousin des rois
+de France.</p>
+
+<p>Mais laissons cela. L'id&eacute;e de l'&eacute;vasion de Jeanne me fut sugg&eacute;r&eacute;e par M.
+Louaisot. Je l'accueillis avec passion, comme un moyen d'apaiser mes
+remords, et j'en fis bient&ocirc;t l'unique affaire de ma vie. Je ne pourrais,
+sans compromettre des personnes qui vivent de leur emploi, d&eacute;tailler le
+plan de cette &eacute;vasion, mais je dois dire que M. le conseiller Ferrand,
+dont je re&ccedil;us l'accueil le plus bienveillant &agrave; la recommandation de M<sup>me</sup>
+la marquise de Chambray, ne fit rien, absolument rien qui sortit des
+bornes strictes de son devoir.</p>
+
+<p>En ce temps je ne connaissais pas plus M<sup>me</sup> la marquise de Chambray que
+Jeanne P&eacute;ry elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>La lettre par laquelle M<sup>me</sup> la marquise m'introduisait aupr&egrave;s du
+pr&eacute;sident de la cour d'assises me fut donn&eacute;e par M. Louaisot.</p>
+
+<p>L'&eacute;vasion r&eacute;ussit, et cela fut regard&eacute; comme un miracle par tous ceux
+qui connaissent l'organisation de la Conciergerie;&mdash;mais elle ne r&eacute;ussit
+pas au profit de cet excellent et cher jeune homme, M. Lucien Thibaut
+qui attendait sa femme dans une voiture au coin du quai de l'Horloge.</p>
+
+<p>J'avais &eacute;t&eacute; jou&eacute;e par M. Louaisot, et,&mdash;je l'ai cru longtemps,&mdash;par M<sup>me</sup>
+de Chambray elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Ils avaient peur du r&eacute;sultat final de ce proc&egrave;s o&ugrave; la v&eacute;rit&eacute; pouvait
+jaillir du nuage m&ecirc;me dans lequel on l'avait si savamment envelopp&eacute;e.</p>
+
+<p>J'ai &agrave; peine besoin de dire que j'ignorais compl&egrave;tement la part prise
+par Louaisot &agrave; l'assassinat de mon pauvre Albert.</p>
+
+<p>Je n'avais rien vu dans cette nuit funeste, qui restait en moi comme le
+souvenir d'un &eacute;pouvantable r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>Quant &agrave; cette autre nuit o&ugrave; Jeanne, que je venais d'arracher &agrave; ses
+ge&ocirc;liers, me fut enlev&eacute;e sur le quai de l'Horloge, je fus plusieurs mois
+avant d'en comprendre le myst&egrave;re.</p>
+
+<p>Je savais une seule chose, c'est que j'avais &eacute;t&eacute; jou&eacute;e par M. Louaisot,
+et ce fut &agrave; M. Louaisot que je m'en pris.</p>
+
+<p>Mais M. Louaisot &eacute;tait plus fort que moi. On dit qu'un homme, luttant de
+ruse avec une femme, est toujours s&ucirc;r d'&ecirc;tre vaincu. Cela peut &ecirc;tre vrai
+pour les autres hommes; M. Louaisot faisait exception &agrave; la r&egrave;gle.</p>
+
+<p>Et pourtant c'est une ruse de femme qui l'a jet&eacute; mort sur la terre
+humide d'une cave, au moment o&ugrave; il allait moissonner son champ,
+engraiss&eacute; par tant de crimes!</p>
+
+<p>Le grand moyen employ&eacute; vis-&agrave;-vis de moi par M. Louaisot &eacute;tait celui-ci:
+la marquise de Chambray, disait-il, avait tout fait; il n'&eacute;tait que son
+instrument ou plut&ocirc;t son esclave.</p>
+
+<p>Jeanne P&eacute;ry &eacute;tait aux mains de la marquise et probablement hors de
+France.</p>
+
+<p>La marquise avait un double int&eacute;r&ecirc;t &agrave; la faire dispara&icirc;tre.</p>
+
+<p>Toute d&eacute;marche qui inqui&eacute;terait la marquise aurait pour r&eacute;sultat de
+pr&eacute;cipiter la catastrophe.</p>
+
+<p>Car chez nous, en plein XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle, il y a des cas o&ugrave; la loi est aussi
+impuissante &agrave; vous prot&eacute;ger que si vous voyagiez dans les steppes de la
+Tartarie. On a beau se gendarmer contre cela: je mets n'importe qui,
+f&ucirc;t-ce le souverain sur son tr&ocirc;ne, au d&eacute;fi de me dire ce qu'on peut
+faire contre un sc&eacute;l&eacute;rat qui pose la question ainsi:</p>
+
+<p>&laquo;La personne qui vous est ch&egrave;re est en mon pouvoir, hors de l'atteinte
+de la loi; si vous appelez la loi &agrave; votre secours contre moi, je n'ai
+qu'un geste &agrave; faire pour supprimer la personne que vous voulez sauver.&raquo;</p>
+
+<p>C'est clair, on peut passer outre, mais &agrave; quel prix?</p>
+
+<p>Un beau jour, cependant, Louaisot eut peur de me voir passer outre, ou
+plut&ocirc;t il se dit que, moi aussi, j'&eacute;tais bonne &agrave; supprimer. Je le
+g&ecirc;nais.</p>
+
+<p>Tout ce qui touchait &agrave; cette affaire du Point-du-Jour le g&ecirc;nait.</p>
+
+<p>Il fit semblant de c&eacute;der &agrave; mes d&eacute;sirs; on me conduisit enfin pr&egrave;s de
+Jeanne.</p>
+
+<p>Mais on m'enferma avec elle.</p>
+
+<p>Jeanne n'&eacute;tait pas &agrave; l'&eacute;tranger. Elle n'avait jamais quitt&eacute; Paris,
+malgr&eacute; les divers changes que Louaisot avait donn&eacute;s &agrave; moi et &agrave; d'autres.</p>
+
+<p>Cette nuit m&ecirc;me o&ugrave; M. Louaisot m'avait assign&eacute; un rendez-vous &agrave; la
+sortie de l'op&eacute;ra, je trouvai Jeanne dans la retraite &eacute;trange o&ugrave; nous
+avons v&eacute;cu depuis lors ensemble.</p>
+
+<p>Olympe y avait mis les meubles de son propre boudoir.</p>
+
+<p>J'arrivai les yeux band&eacute;s, apr&egrave;s une route assez longue faite hors de
+Paris. Je ne savais pas du tout o&ugrave; j'&eacute;tais. Jeanne restait dans la m&ecirc;me
+ignorance. &Agrave; cet &eacute;gard, nous ne f&ucirc;mes instruites que par Olympe
+elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il est temps que j'appelle ainsi famili&egrave;rement par son nom, celle-l&agrave;,
+qui est morte notre amie&mdash;notre s&oelig;ur, et dont les derniers moments ont
+expi&eacute; des fautes qui appartenaient encore plus &agrave; la fatalit&eacute; qu'&agrave; son
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; heureuse dans cette retraite o&ugrave; j'ai trouv&eacute; la caressante
+affection de ma s&oelig;ur cadette, la noble, la vaillante tendresse de ma
+s&oelig;ur a&icirc;n&eacute;e.</p>
+
+<p>La mort nous mena&ccedil;ait, c'est vrai, mais nous nous aimions tant!</p>
+
+<p>Et j'assistais &agrave; un beau spectacle: la renaissance d'une &acirc;me.</p>
+
+<p>Au commencement, Louaisot regardait encore Olympe comme sa complice, non
+pas volontaire, assur&eacute;ment, mais forc&eacute;e; il avait obtenu d'elle tant de
+choses &agrave; l'aide de son moyen, toujours le m&ecirc;me, la menace!</p>
+
+<p>La menace appropri&eacute;e, choisie, la menace sp&eacute;ciale &agrave; chaque cas.</p>
+
+<p>Ici la menace &eacute;tait l'enfant,&mdash;le jeune Lucien,&mdash;un splendide adolescent
+qui aimait Louaisot, son p&egrave;re, jusqu'&agrave; l'adoration.</p>
+
+<p>Et je pense que Louaisot aussi l'aimait &agrave; sa mani&egrave;re. Dans un coin de
+son &eacute;go&iuml;sme il voyait peut-&ecirc;tre ce beau jeune homme compl&eacute;ter sa gloire,
+&eacute;lev&eacute; qu'il serait sur le pi&eacute;destal d'une immense fortune.</p>
+
+<p>Chaque fois qu'Olympe r&eacute;sistait, Louaisot disait comme Jean Bart
+brandissait la m&egrave;che allum&eacute;e: &laquo;Je ferai sauter ce qui me reste de c&oelig;ur;
+je tuerai l'enfant!&raquo;</p>
+
+<p>L'a-t-il fait? Olympe est morte en croyant qu'elle le retrouverait au
+ciel....</p>
+
+<p>Un jour, en effet, Olympe r&eacute;sista en face.</p>
+
+<p>Louaisot lui avait pos&eacute; son atroce <i>ultimatum</i>: le mariage avec lui,
+Louaisot, la mort de Jeanne et la mienne.</p>
+
+<p>Ce jour-l&agrave;, Olympe se donna &agrave; nous tout enti&egrave;re.</p>
+
+<p>Elle nous dit toute sa vie si jalous&eacute;e, mais si funeste. Ses larmes
+demand&egrave;rent pardon &agrave; Jeanne, qui la serrait contre son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Et ce jour-l&agrave; aussi, elle fut prisonni&egrave;re. La porte du souterrain se
+ferma sur elle comme sur nous.</p>
+
+<p>En haut, dans la maison de ce vieil homme qu'on appelait le Dernier
+Vivant et qui se mourait, il n'y avait plus que M. Louaisot.</p>
+
+<p>Et M. Louaisot avait peur. Il ne pouvait rien contre la vie d'Olympe. La
+vie d'Olympe, c'&eacute;tait l'h&eacute;ritage du vieil homme.</p>
+
+<p>Il avait mis le pied sur ce front ardent et fort.</p>
+
+<p>Mais il tremblait. L'arme qui l'avait rendu victorieux si longtemps
+&eacute;tait bris&eacute;e dans ses mains.</p>
+
+<p>On avait brav&eacute; sa menace.</p>
+
+<p>De la menace que l'on brave il ne reste rien.</p>
+
+<p>C'est un fourreau qui ne contient plus d'&eacute;p&eacute;e.</p>
+
+<p>Il esp&eacute;rait encore pourtant, car il suivait sa route impitoyable, il se
+disait: les deux s&oelig;urs mortes, elle c&eacute;dera. Ce sont elles qui
+contrebalancent le pouvoir de l'enfant....</p>
+
+<p>Et nous f&ucirc;mes condamn&eacute;es.</p>
+
+<p>L'instrument de notre supplice &eacute;tait l&agrave;: <i>l'outil</i>, comme l'appelait
+Louaisot dans ses gaiet&eacute;s lugubres.</p>
+
+<p>Un outil humain, vivant, une pauvre folle qu'il savait monter comme ces
+jouets qui ont &agrave; l'int&eacute;rieur un ressort d'horlogerie,&mdash;et qui partent,
+quand on presse du doigt le ressort. Laura Cant&ugrave; &eacute;tait dans le
+souterrain, Olympe le savait. Elle savait aussi l'histoire du restaurant
+des Tilleuls. Louaisot s'&eacute;tait vant&eacute;.</p>
+
+<p>Olympe connaissait l'outil et comment il fallait s'y prendre pour que
+l'outil frapp&acirc;t. Elle vola l'outil.</p>
+
+<p>Dans une niche, la folle travaillait &agrave; ses couronnes. C'est le sympt&ocirc;me
+de sa crise qui monte. Et sa crise montait d&egrave;s que Louaisot le voulait.</p>
+
+<p>Jeanne et moi nous avions bien entendu un bruit dans la grande galerie,
+mais comment aurions-nous devin&eacute;?... Olympe nous a tout &eacute;pargn&eacute;, jusqu'&agrave;
+la terreur.</p>
+
+<p>Nous n'avons su la menace suspendue sur notre t&ecirc;te qu'&agrave; l'heure o&ugrave; nous
+&eacute;tions d&eacute;j&agrave; sauv&eacute;es. Mais Olympe, elle, avait compris la signification
+de ce bruit. Elle avait fait son choix et son sacrifice. Comme nous lui
+demandions o&ugrave; elle allait, quand elle sortit de la tente, elle nous
+r&eacute;pondit avec un douloureux sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais gagner le pardon de Lucien.</p>
+
+<p>Elle chercha, elle trouva Laura Cant&ugrave; qui tressait ses fleurs &agrave; la lueur
+du dehors filtrant par une fissure.</p>
+
+<p>Il ne faisait pas encore tout &agrave; fait nuit.</p>
+
+<p>Olympe s'assit aupr&egrave;s de la folle et lui parla de son enfant.</p>
+
+<p>Elle resta l&agrave; longtemps, bien plus de temps qu'il n'en fallait pour
+faire de Laura son esclave.</p>
+
+<p>Et quand Louaisot descendit pour en finir avec nous, Olympe pronon&ccedil;ant
+les paroles sacramentelles, dit &agrave; Laura:</p>
+
+<p>&mdash;Le voil&agrave;! c'est lui qui a tu&eacute; l'enfant! La folle s'&eacute;lan&ccedil;a t&ecirc;te
+baiss&eacute;e.</p>
+
+<p>L'outil &eacute;tait retourn&eacute; contre son ma&icirc;tre. Louaisot tomba &eacute;trangl&eacute;. Mais
+pourquoi Olympe fut-elle frapp&eacute;e &agrave; son tour? Parce qu'elle le voulut.</p>
+
+<p>Louaisot expirant lui avait dit en parlant de Lucien: je l'ai appel&eacute;, il
+me vengera! Elle eut horreur de mourir par les mains de Lucien. On doit
+croire que sa raison chancelait.</p>
+
+<p>Quand elle vit de loin, dans la perspective de la galerie les trois
+hommes s'avancer et qu'elle reconnut le visage de Lucien, s&eacute;v&egrave;re comme
+celui d'un juge,&mdash;c'est elle qui nous l'a dit: elle se sentit condamn&eacute;e.
+Son fils, l'autre Lucien, l'appelait....</p>
+
+<p>Elle dit &agrave; la folle, comme on approche de son sein, le poignard, rouge
+d'un autre sang: &laquo;Je t'ai tromp&eacute;e: c'est moi, c'est moi, qui ai tu&eacute;...&raquo;
+C'&eacute;tait presser le ressort. Le ressort joua. Olympe sentit les doigts de
+Laura p&eacute;n&eacute;trer dans sa chair, puis tordre son cou....</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="Dernier_recit_de_Geoffroy" id="Dernier_recit_de_Geoffroy"></a><a href="#table">Dernier r&eacute;cit de Geoffroy</a></h2>
+
+
+<p>Un instant apr&egrave;s qu'Olympe eut rendu son dernier soupir, nous entend&icirc;mes
+une voix qui appelait dans le lointain de la galerie: &laquo;Madame! Madame!&raquo;</p>
+
+<p>Lucien et moi nous &eacute;tions en train d'arranger un fauteuil en civi&egrave;re
+pour porter le corps de la marquise de Chambray dans sa maison.</p>
+
+<p>La personne qui appelait &eacute;tait St&eacute;phanie. Le vieux Jean Rochecotte &eacute;tait
+&agrave; l'article de la mort. Il demandait instamment sa ni&egrave;ce Olympe, ou,
+pour employer ses expressions, r&eacute;p&eacute;t&eacute;es par St&eacute;phanie: &laquo;Quelqu'un de sa
+famille.&raquo;</p>
+
+<p>Nous nous m&icirc;mes en marche. St&eacute;phanie nous &eacute;clairait. Lucien et moi nous
+portions la civi&egrave;re.</p>
+
+<p>M. Ferrand nous suivait de tout pr&egrave;s, pli&eacute; en deux et vieilli de vingt
+ans.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re venaient Jeanne et Fanchette qui se tenaient par la main.</p>
+
+<p>St&eacute;phanie nous fit trouver, par une route plus courte, l'escalier qui
+montait &agrave; la maison neuve.</p>
+
+<p>En chemin, nous entend&icirc;mes deux fois la voix douce de la folle qui
+disait sa chanson, perdue dans ces vastes t&eacute;n&egrave;bres:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0"><i>Mon petit enfant,</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>O&ugrave; s'en est all&eacute;e</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Ton &acirc;me envol&eacute;e?...</i><br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Quand nous arriv&acirc;mes au premier &eacute;tage de la Maison neuve, le vieux Jean
+Rochecotte &eacute;tait couch&eacute; dans une chambre richement meubl&eacute;e, mais sur son
+lit, autour duquel se drapaient des rideaux de lampas, il avait voulu
+ses haillons sordides.</p>
+
+<p>Il y avait entre autres son petit manteau de chasseur de Vincennes qu'il
+ramenait jusqu'&agrave; sa face et que ses derni&egrave;res convulsions semblaient
+caresser.</p>
+
+<p>Nous entr&acirc;mes dans la chambre du vieil homme, nous n'&eacute;tions plus que
+quatre: Lucien, les deux s&oelig;urs et moi.</p>
+
+<p>M. Ferrand &eacute;tait rest&eacute; aupr&egrave;s du lit o&ugrave; l'on avait &eacute;tendu Olympe.</p>
+
+<p>Il la contemplait, toujours &agrave; genoux, les mains jointes en cherchant
+dans sa m&eacute;moire des lambeaux de pri&egrave;res....</p>
+
+<p>Les yeux vitreux du moribond se fix&egrave;rent sur nous. Il y avait d&eacute;j&agrave;
+plusieurs heures que son agonie &eacute;tait commenc&eacute;e.</p>
+
+<p>Et pourtant sa voix, qui venait par saccades lentement espac&eacute;es, avait
+encore de la force. Il dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Ah!... Vous voil&agrave;?... Je ne vous reconnais pas.... Je ne mourrai
+pas de sit&ocirc;t.... C'est moi le Dernier Vivant!</p>
+
+<p>En pronon&ccedil;ant ce mot avec une orgueilleuse emphase, il souleva sa t&ecirc;te
+h&acirc;ve.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions muets autour de lui.</p>
+
+<p>Il dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; sont les autres?... Je ne vois pas Olympe.... Le notaire l'a-t-il
+tu&eacute;, le notaire Louaisot?... Cet or-l&agrave; a bu son pesant de sang!... L'or
+ne boit que cela.... Aussi comme on l'aime!... Je veux le notaire... mon
+ami Louaisot de M&eacute;ricourt.... Celui-l&agrave; n'a ni c&oelig;ur ni &acirc;me.... Il saura se
+servir du tas d'or pour mal faire....</p>
+
+<p>Sa t&ecirc;te se souleva davantage, pendant que ses doigts crisp&eacute;s
+s'accrochaient au drap du manteau.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait effrayant &agrave; voir.</p>
+
+<p>Ses yeux semblaient grandir dans le bl&ecirc;me hideux de son visage d&eacute;charn&eacute;.</p>
+
+<p>&Agrave; chacune des pauses que je figure par des traits de plume, un r&acirc;le
+profond, mais sonore, jaillissait de sa poitrine.</p>
+
+<p>Et sa t&ecirc;te montait toujours comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; hiss&eacute;e par un
+mouvement m&eacute;canique.</p>
+
+<p>Il reprit d'une voix plus forte:</p>
+
+<p>&mdash;Celui-l&agrave; saura se servir de mon bien.... Il m'a promis de nourrir les
+soldats... d'habiller les soldats... les soldats... les braves
+soldats!... Je suppose cinq cent mille soldats... prenez quarante sous &agrave;
+chacun... vous aurez un million!... quatre francs, deux millions... huit
+francs, quatre millions... et s'ils se plaignent... moi, j'en ai fait
+fusiller... qui se plaignaient!</p>
+
+<p>Sa bouche se contracta en une grimace qui voulait &ecirc;tre un rire.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait maintenant tout &agrave; fait droit sur son s&eacute;ant.</p>
+
+<p>Sa face cadav&eacute;reuse semblait pendre &agrave; une hauteur &eacute;norme au-dessus du
+lit.</p>
+
+<p>Son r&acirc;le sortait violemment avec un bruit de cr&eacute;celle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi le Dernier Vivant, pronon&ccedil;a-t-il en plongeant dans le vide
+la morne fixit&eacute; de son regard. C'est &agrave; moi, tout.... Pas un soldat ne
+m'&eacute;chappera... si je veux!... Ils mangeront mon pain, et j'aurai de
+l'or... ils boiront mon vin, et j'aurai de l'or.... Ils deviendront
+maigres... faibles... l&acirc;ches!... mais j'aurai de l'or!... de l'or pour
+le frisson qui passe &agrave; travers le drap de leur tunique... de l'or pour
+l'eau glac&eacute;e qui noiera leurs pieds dans leurs souliers.... Moi je n'ai
+pas froid!... et je porte un manteau... du drap que j'ai fourni!...
+J'aime les soldats... les soldats sont &agrave; moi... affranchissez vos
+lettres... &agrave; Monsieur, M. Jean Rochecotte... fournisseur... fournisseur
+g&eacute;n&eacute;ral... seul fournisseur... de tous les soldats du monde!...
+allez-vous-en... vous n'aurez rien.... Je ne veux pas mourir... je
+resterai le dernier... avec tout l'or de la terre... le <i>dernier
+vivant</i>!</p>
+
+<p>Il tomba de son haut.</p>
+
+<p>Et son r&acirc;le fit silence. Il &eacute;tait mort.</p>
+
+<p>Lucien prit la main de Jeanne et la porta &agrave; ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>&mdash;Je mourrais s'il me fallait renoncer &agrave; toi maintenant, dit-il; mais je
+renoncerais &agrave; toi si l'h&eacute;ritage de cet homme devait entrer avec toi dans
+ma maison.</p>
+
+<p>Jeanne lui jeta ses deux bras autour du cou en r&eacute;pondant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je te connais bien! Mais que je suis heureuse et que je t'aime!</p>
+
+<p>Le lendemain, Lucien re&ccedil;ut de M. le conseiller Ferrand la lettre
+suivante:</p>
+
+<p>&laquo;Monsieur&mdash;je n'ose plus dire ami,</p>
+
+<p>J'ai cru, je jure que j'ai cru!</p>
+
+<p>Mais je n'aurais pas d&ucirc; croire. Pour nous, magistrats, l'erreur est un
+crime.</p>
+
+<p>Jamais plus je ne m'assoierai sur le si&egrave;ge du juge.</p>
+
+<p>Je vous dois l'explication de l'influence exerc&eacute;e sur moi par cette
+ch&egrave;re, par cette infortun&eacute;e femme. Vous avez peut-&ecirc;tre devin&eacute;. Peu
+importe.</p>
+
+<p>J'avais vingt ans. J'&eacute;tais un &eacute;tudiant. M. Barnod n'&eacute;tait pas mon ami.
+Il ne m'avait pas confi&eacute; sa femme....</p>
+
+<p>Pour cette faute, j'ai &eacute;t&eacute; malheureux toute ma vie.</p>
+
+<p>Et je n'ai m&ecirc;me plus ma fille....</p>
+
+<p>Adieu!&raquo;</p>
+
+<p>En immeubles, titres, valeurs mobili&egrave;res et argent comptant la
+succession de Jean Rochecotte fut &eacute;valu&eacute;e judiciairement &agrave; 11.500.000
+francs; mais avec la plus-value des terrains, on peut hardiment porter
+ce chiffre au double.</p>
+
+<p>Lucien v&eacute;cut pendant deux ans bien pauvre, avec le produit de son
+cabinet d'avocat.</p>
+
+<p>Au bout de deux ans, M<sup>me</sup> la baronne de Frenoy&mdash;la m&egrave;re du comte Albert,
+celle-l&agrave; m&ecirc;me qui voulait guillotiner Jeanne,&mdash;mourut et institua Jeanne
+sa l&eacute;gataire universelle.</p>
+
+<p>Ce livre, je l'ai dit d&egrave;s le d&eacute;but, a &eacute;t&eacute; &eacute;crit pour r&eacute;pondre &agrave; une
+calomnie.</p>
+
+<p>L'orateur &eacute;minent, le jurisconsulte respect&eacute; qui porte dans ces pages le
+nom de Lucien Thibaut a soulev&eacute; bien des jalousies par son glorieux
+succ&egrave;s.</p>
+
+<p>On l'a accus&eacute; de devoir sa fortune &agrave; cette source impure: la succession
+du dernier vivant de la tontine des fournisseurs.</p>
+
+<p>Moi qui m'honore si profond&eacute;ment d'&ecirc;tre son ami, j'affirme sur l'honneur
+qu'&agrave; l'heure m&ecirc;me de sa pauvret&eacute;, il a rejet&eacute; loin de lui cette fortune
+avec d&eacute;go&ucirc;t.</p>
+
+<p>Et je d&eacute;clare, les mains pleines de preuves, que le fruit du vol,&mdash;du
+vol le plus monstrueux qui se puisse punir ici-bas, <i>le vol des
+fournisseurs,</i> le vol qui d&eacute;pouille et qui d&eacute;sarme nos soldats en face
+de l'ennemi, le vol, car c'est un vol pareil (et qu'il soit &agrave; jamais
+maudit!) qui nous co&ucirc;te peut-&ecirc;tre, &agrave; l'heure pr&eacute;sente, deux provinces
+fran&ccedil;aises et dix milliards,&mdash;je d&eacute;clare, dis-je, que la succession de
+Jean Rochecotte, le dernier vivant des cinq fournisseurs <i>a fait retour
+int&eacute;gral &agrave; l'&eacute;tat,</i> d&egrave;s l'ann&eacute;e 1866.</p>
+
+<p>Il me reste &agrave; dire en peu de mots comment notre bien-aim&eacute;e Jeanne fut
+r&eacute;habilit&eacute;e.</p>
+
+<p>Lucien, comme de raison, se h&acirc;ta d'introduire une opposition &agrave; l'arr&ecirc;t
+par d&eacute;faut qui condamnait sa femme.</p>
+
+<p>Le jour de l'audience, car il n'y eut qu'une audience et qui ne fut pas
+longue, deux avocats prirent place au banc de la d&eacute;fense.</p>
+
+<p>Le premier &eacute;tait Lucien lui-m&ecirc;me, le <i>d&eacute;fenseur de sa femme</i>, comme la
+sympathie du barreau tout entier l'avait d&eacute;j&agrave; surnomm&eacute;.</p>
+
+<p>Le second &eacute;tait Me Ferrand, un d&eacute;butant &agrave; cheveux gris, qui avait donn&eacute;
+sa d&eacute;mission le 1<sup>er</sup> ao&ucirc;t, jour o&ugrave; le <i>Moniteur Universel</i> inscrivait sa
+nomination en qualit&eacute; de pr&eacute;sident de chambre &agrave; la cour imp&eacute;riale de
+Paris.</p>
+
+<p>Mais la t&acirc;che de Lucien et de M. Ferrand fut &agrave; peu pr&egrave;s nulle.</p>
+
+<p>Tout l'honneur de la journ&eacute;e revint &agrave; M. Cressonneau a&icirc;n&eacute;, avocat
+g&eacute;n&eacute;ral, qui occupait le si&egrave;ge du ministre public.</p>
+
+<p>Bien entendu, l'accus&eacute;e faisait de nouveau d&eacute;faut.</p>
+
+<p>M. Cressonneau a&icirc;n&eacute; prit texte de cette absence pour effeuiller tout un
+bouquet de roses sur la place que l'accus&eacute;e aurait d&ucirc; occuper.</p>
+
+<p>Il fut tr&egrave;s &eacute;loquent, surtout quand il rappela que c'&eacute;tait lui,
+Cressonneau, qui avait &eacute;tabli la premi&egrave;re instruction.</p>
+
+<p>Il est, dit-il, de telles accumulations de preuves, &eacute;crasant de si
+hautes innocences qu'une ordonnance de non-lieu ne peut &ecirc;tre regard&eacute;e
+comme une suffisante r&eacute;paration. Je voyais ce monstrueux amas
+d'apparences accusatrices avec l'&oelig;il de la justice, ce regard per&ccedil;ant
+auquel rien n'&eacute;chappe. Je d&eacute;couvrais, ou du moins, je devinais, derri&egrave;re
+ce mirage, la main habile qui le produisait....</p>
+
+<p>Car, Messieurs, en vain les esprits routiniers se r&eacute;voltent contre
+l'&eacute;vidence; nos m&oelig;urs modernes ont tout perfectionn&eacute;, m&ecirc;me la science
+du Mal. Nous avons, dans les bas-fonds de notre soci&eacute;t&eacute;, des &eacute;coles
+sp&eacute;ciales de sc&eacute;l&eacute;ratesses, on y passe les examens d'un sinistre
+baccalaur&eacute;at, on y re&ccedil;oit des <i>docteurs &egrave;s-crimes</i>!...</p>
+
+<p>Il m'est arriv&eacute; de le dire une fois&mdash;et il ne voulait pas me croire!&mdash;&agrave;
+l'avocat &eacute;minent qui s'est donn&eacute; la mission la plus belle, la plus
+v&eacute;ritablement noble, qui puisse honorer un homme de c&oelig;ur, &agrave; M<sup>e</sup> Lucien
+Thibaut, le <i>d&eacute;fenseur de sa femme</i>...&raquo;</p>
+
+<p>Ici, le pr&eacute;sident fut oblig&eacute; de r&eacute;primer les applaudissements.</p>
+
+<p>Je supprime le reste de la tirade qui posa M. Cressonneau a&icirc;n&eacute; sur un
+tr&egrave;s joli pi&eacute;destal et le mit d&eacute;cid&eacute;ment &agrave; la t&ecirc;te de la jeune &eacute;cole.</p>
+
+<p>L'accusation fut abandonn&eacute;e.</p>
+
+<p>Lucien n'a plus jamais entendu parler de la m&eacute;tapsychie. La sant&eacute; de sa
+belle intelligence est robuste et compl&egrave;te.</p>
+
+<p>On paya n&eacute;anmoins le mois commenc&eacute; du Dr Chapart.</p>
+
+<p>Jeanne est heureuse, et si belle! je suis l'oncle de ses deux chers
+enfants.</p>
+
+<h3>FIN</h3>
+
+<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Ces d&eacute;tails mat&eacute;riels se rapportent &agrave; une autre ville de Normandie.
+L'auteur ne conna&icirc;t m&ecirc;me pas Yvetot.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Le r&acirc;le.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> &laquo;Celui-l&agrave; est le coupable &agrave; qui profite le crime.&raquo;</p></div>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le dernier vivant, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT ***
+
+***** This file should be named 18494-h.htm or 18494-h.zip *****
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
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+
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
+
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+</pre>
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index 0000000..6312041
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+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..2054440
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #18494 (https://www.gutenberg.org/ebooks/18494)