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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/18535-8.txt b/18535-8.txt new file mode 100644 index 0000000..78939b0 --- /dev/null +++ b/18535-8.txt @@ -0,0 +1,8345 @@ +The Project Gutenberg EBook of La capitaine, by Émile Chevalier + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La capitaine + +Author: Émile Chevalier + +Release Date: June 8, 2006 [EBook #18535] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CAPITAINE *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + + + + LA CAPITAINE + + + + PAR + + + + EMILE CHEVALIER + + + + +A M. JULES LECOMTE + +Chroniqueur du _Monde illustré_. + +Vous avez bien voulu, mon cher confrère, accepter la dédicace de ce +livre; je vous en remercie sincèrement, car il ne sera un moyen de payer +une partie de la dette de gratitude que j'ai contractée envers vous. +Mais soyez assuré que je ne me considère pas comme quitte, et que, +toujours, je conserverai, avec l'appréciation de vos éminentes qualités, +le souvenir de cette précieuse bienveillance que vous mettez si +généreusement au service de tous les artistes. + +H.-EMILE CHEVALIER. + +Châtillon-sur-Seine (Côte-d'Or), août 1862. + + + + + LA CAPITAINE + + + + LE MASQUE DE SOIE + + + PROLOGUE + + LA FUITE + + +Les deux époux restèrent seuls. + +Durant ce dernier repas de chasse, où il devait dire adieu aux aimables +folies de la jeunesse, suivant son expression, M. de Grandfroy avait +fait des libations inaccoutumées. + +Ses yeux étaient rouges, son teint animé, ses lèvres ardentes. + +Il quitta son cigare, le jeta au feu, et, s'établissant sur le canapé où +Clotilde travaillait à une tapisserie: + +--Palsembleu! ma chère, lui dit-il, vous êtes ravissante, ce soir. +Jamais je ne vous vis si belle; les lys et les roses de votre visage +effacent les fleurs les plus parfumées; je me sens rajeuni à cet +aspect adorable, et je voudrais n'avoir que vingt ans pour jouir de la +charmante perspective d'un demi-siècle à passer près de vous. + +Avec ces paroles de goût équivoque, et ponctuées d'un regard dont la +signification n'était guère douteuse, M. de Grandfroy se pencha vers +Clotilde, et essaya de lui dérober un baiser. + +Mais la jeune femme fit un mouvement dans le sens opposé, et le baron, +perdant son équilibre, roula du canapé vers le garde-feu. + +Madame de Grandfroy dissimula un sourire méprisant derrière son ouvrage. + +Son mari se releva bravement en s'écriant: + +--Palsembleu! j'ai failli tomber! Ces diablesses de nouvelles +inventions--et du bout du pied il frappa le canapé--sont tellement +étroites et peu profondes, qu'on n'y peut tenir à l'aise. Parlez-moi +des sofas, des bons et spacieux fauteuils comme il y en avait jadis. Ah! +dans notre temps, en 17... + +Mais il se reprit, comme si cette réminiscence lointaine lui paraissait +inopportune: + +--C'est-à-dire, enfin, quand j'étais à mon printemps. Alors on se +disputait mon coeur; c'était la duchesse de L..., la marquise de B..., +la petite vicomtesse de R..., une délicieuse créature! Ah! oui; +elle vous ressemblait, ma chère. J'étais difficile, pourtant, oh! +très-difficile: on m'avait tant gâté! croiriez-vous que j'ai fait +attendre un an la princesse de P..., et que la présidente D... est morte +de chagrin parce que je lui tenais rigueur. Ce n'est pas qu'elle manquât +d'attraits, la présidente! Palsembleu! on se l'arrachait à la cour où +elle avait ses petites entrées. Grands yeux noirs assassins, nez à la +Roxelane, carnation qui faisait pâlir la palette de M. Boucher; fossette +au menton, et une bouche! Oh! ma toute belle, une bouche à la vôtre +seulement comparable! + +Pour confirmer sans doute la justesse de la comparaison, le baron de +Grandfroy, qui s'était replacé près de Clotilde, lui passa sournoisement +un bras autour de la taille et l'attira à lui. + +--Ah! monsieur, vous êtes inconvenant! dit la jeune femme en se +dégageant. + +--Inconvenant! ma chère, moi, votre mari? + +--Permettez que je me retire dans mon appartement. + +--Un moment, un moment, ma diva. Causons un peu! Que diable, vous êtes +plus sauvage et plus prude qu'au sortir du couvent! Dirait-on jamais +qu'il y a un an que vous êtes mariée? + +Et il lui prit la main. + +--Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, je vous prie! dit Clotilde d'un +ton suppliant. + +--Vous laisser! fit le baron en lui roulant des yeux qui voulaient +être tendres et n'étaient que lubriques; vous laisser! Mais si je vous +laissais, vous diriez que je suis le plus grand sot du monde, et vous +auriez mille fois raison. Allons, rasseyez-vous, mon ange, et faisons +la causette comme de bons époux. Eh! je ne suis ni aussi vieux, ni aussi +cassé que j'en ai l'air. Demandez à nos amis: à peine pouvaient-ils me +suivre à la chasse, aujourd'hui. Et soyez sûre que si je renonce à ce +plaisir, ce n'est point par impuissance: c'est afin de vous consacrer +désormais tous mes instants! Nous autres hommes nous n'avons point +d'âge, voyez-vous, et tant que nous possédons de la vigueur, ô +souveraine des Grâces... + +Tout en parlant, M. de Grandfroy s'efforçait d'amener doucement la jeune +femme sur ses genoux. Clotilde se laissa d'abord rapprocher sans trop de +résistance; mais dès qu'elle découvrit le dessein du baron, elle recula +précipitamment. + +Il la retint avec force. + +--Vous me faites mal! vous me brisez les doigts! dit-elle. + +--Oh! la petite folle, la petite folle, prononça-t-il en riant et en +allongeant son autre main pour la ressaisir par la ceinture. + +--Je vous dis que vous me faites mal, et je vous ordonne de me lâcher ou +j'appelle vos gens, s'écria Clotilde irritée. + +Ses sourcils s'étaient froncés et elle tendait le bras vers le cordon +d'une sonnette. + +Le baron profita de ce qu'elle avait détourné la tête pour l'étreindre +brusquement, l'enlever du parquet et la placer sur ses genoux. + +Avant qu'elle fût revenue de sa surprise, il avait imprimé un chaud +baiser sur l'épaule nue de la jeune femme. + +Elle bondit sous ce baiser comme sous une brûlure, et se précipita au +milieu du salon. + +--Ah! monsieur, vous êtes ignoble et lâche! proféra-t-elle avec un +accent d'horreur et de dédain intraduisible. + +Mais, enflammé par la luxure, le baron se leva et courut après elle. + +C'était un homme de soixante-cinq à soixante dix ans, petit, maigre, +bilieux, cacochyme; une figure de casse-noisettes, montée sur des +membres grêles, courts, dont toute la personne offrait le type de +l'ancien roué de la Régence, usé, perclus par les excès encore plus que +par l'âge, et réduit à l'état de satyre impotent. + +--Vraiment, ma belle, balbutia-t-il entre des hoquets, en trébuchant; +vraiment, vos drôleries passent les bornes! Pour une péronnelle de votre +espèce, vous jouez trop à la reine. + +Clotilde se retrancha derrière un guéridon, et, s'armant d'un sucrier, +elle s'écria: + +--Je vous jure que si vous faites encore un pas, je vous brise cette +porcelaine sur la tête! + +Déjà grande de taille, malgré ses seize ans à peine accomplis, bien +faite, les traits agréables, d'une régularité antique, quoique un peu +durs, notamment quand la passion l'excitait, Clotilde était magnifique à +voir dans cette attitude. + +L'ivresse prêtait au vieux podagre une ardeur dont il n'était plus +coutumier depuis longtemps. Cependant, il n'osa point avancer. + +--Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, laissez-moi m'en aller, +reprit la jeune femme en adoucissant le timbre de sa voix. + +--Non, répondit-il sèchement, non, vous ne vous en irez pas ainsi. +Pendant une année, j'ai joué le rôle de niais; c'est assez. Il faut que +cela finisse. Imaginez-vous, madame, que je vous ai épousée par amour +platonique? que je vous ai constitué cinquante mille livres de rentes +pour passer ma vie à vous admirer comme on admire une peinture ou pour +faire généreusement cadeau de vos charmes à mes amis... + +--Monsieur! exclama Clotilde blessée jusqu'au fond du coeur par ce +trait, vous êtes indigne... + +--Ta, ta, ta, des grands mots! + +--Oui, vous êtes indigne du titre de gentilhomme. Vous traitez votre +femme comme une courtisane, c'est infâme! + +--Ma femme! mais est-ce que vous l'êtes, ma femme? ricana-t-il. Nous +sommes mariés, voilà tout. + +--Eh! que m'avez-vous promis en nous mariant? + +--Bah! des promesses qui n'en sont pas. + +--Si vous oubliez, monsieur, moi je n'oublie pas. Vous m'avez épousée +contre mon gré; j'en aimais un autre... + +--Madame!... tonna M. de Grandfroy. + +--Je vous répète, dit-elle froidement, en scandant les syllabes, je vous +répète que j'en aimais un autre. Je vous le déclarai, espérant que vous +abandonneriez vos prétentions et m'aideriez à déjouer les projets de ma +belle-mère qui me sacrifiait à son avarice, à sa jalousie: car je vous +croyais noble, je vous croyais homme de coeur, M. le baron. Mais je me +trompais! ah! je me trompais terriblement, ajouta-t-elle avec un soupir; +oui, je me trompais. Loin de vous désister, vous vous êtes ligué avec +mes ennemis. Vous m'avez arraché mon consentement; que dis-je, vous +l'avez surpris... et vous m'aviez juré, juré devant Dieu, de me traiter +comme votre fille... + +--Palsembleu, vous êtes plaisante, madame, on se marie pour avoir des +filles, et non pour posséder une femme-fille! + +Il accompagna ce pitoyable jeu de mots d'un bruyant éclat de rire. + +Clotilde haussa les épaules. + +--Eh bien, dit-elle d'un ton provocateur, j'ai votre parole, monsieur, +et je vous obligerai à la tenir si vous ne le voulez pas. + +--Il ferait beau voir! riposta-t-il, en marchant sur la jeune femme. + +--N'allez pas plus loin, monsieur; ne me défiez pas! dit-elle en +brandissant le sucrier. + +--A vaincre sans combat, on triomphe sans gloire! répliqua gaillardement +le baron, qui avait recouvré sa hardiesse. + +Et il se jeta vers le guéridon. + +Mais, par malheur, ses pieds heurtant un tabouret, il tomba étendu tout +de son long. + +Clotilde saisit cette occasion pour quitter le salon, et gagna son +appartement. + +--Je me passerai de vous. Maria, dit-elle à sa camériste qu'elle +rencontra dans le vestibule, et qui se disposait à l'accompagner pour +l'aider à faire sa toilette de nuit. + +En entrant dans sa chambre à coucher, elle s'enferma, s'enfonça dans un +fauteuil devant la cheminée, où pétillait un bon feu de hêtre, et se mit +à réfléchir. + +Bientôt on frappa à la porte. + +--Ah! mon Dieu! dit-elle en fureur, il me poursuivra donc jusqu'ici! + +--C'est moi, Clotilde, je ne vous tourmenterai pas, je veux seulement +vous souhaiter le bonsoir, dit la voix du baron à travers la serrure. + +--Je ne puis; je suis couchée, répondit-elle. + +Monsieur de Grandfroy insista. + +Elle garda le silence; et, après quelques minutes de supplications et +de menaces, elle eut le plaisir de l'entendre partir en grommelant des +injures. + +--Ah! cette situation n'est plus tenable; il la faut rompre! s'écria la +jeune femme en ensevelissant sa tête dans ses mains. Demain, j'aviserai, +et si ma belle-mère ne me veut point recevoir, eh bien, j'irai à Paris; +j'y travaillerai pour vivre. Mais rester davantage dans cet enfer, non, +mille fois non! Pourtant, il m'en coûtera de délaisser ces deux chers +petits enfants du baron. Ils sont si jeunes, si intéressants! +l'aîné surtout qui commence à parler... Ah! que leur mère a dû être +malheureuse! Morte, après trois ans de mariage! Pauvre femme, je +suis certaine gué c'est ce misérable qui l'a tuée par ses hideuses +brutalités. Ah! pourquoi une marâtre m'a-t-elle vendue à lui! Pourquoi +ai-je ajouté foi à leurs mensonges! Pourquoi, lasse de leurs obsessions, +ai-je prononcé ce oui fatal?... Mais comme il fait froid ici! Est-ce que +Maria aurait oublié de fermer la fenêtre? Je sens un courant d'air... + +En murmurant ces paroles, Clotilde se leva et se dirigea vers la +croisée. + +Aux premiers pas, son pied cria sur un corps friable.. + +--Tiens, dit-elle, on a cassé un carreau. Cette chambre est remplie de +verre. Comment se fait-il que Maria ne l'ait pas remarqué! On risque de +se blesser. + +La jeune femme se baissa pour ramasser un fragment de vitre qui gisait +sur le parquet, et elle aperçut un objet blanc près des débris de verre. + +Elle prit cet objet dans ses mains et l'examina. + +C'était une feuille de papier roulée autour d'un petit caillou. + +Clotilde développa le papier. Quelques lignes y étaient tracées au +crayon. + +A peine la jeune femme eut-elle jeté les yeux sur ces lignes, qu'elle +tressaillit et changea de couleur. + +--L'écriture de Maurice! fit-elle en serrant le papier dans sa main par +un mouvement involontaire, et en regardant, de côté et d'autre, comme si +elle avait peur que quelqu'un ne l'épiât. + +La pièce était bien close; il n'y avait personne. + +Néanmoins, madame de Grandfroy tira les rideaux des fenêtres et alla +s'assurer que la porte était verrouillée. + +Puis, elle s'approcha d'une lampe, et, tremblante, elle lut le billet. + +Il était conçu en ces termes: + +«Je suis ici; j'attends dans le parc depuis la chute du jour; +j'attendrai toute la nuit, s'il est nécessaire; je veux vous voir, +vous parler... Un signe, j'escalade le balcon, je suis près de vous; un +refus, demain, vous apprendrez ma mort.» + +--Maurice ici! Maurice de retour! dit Clotilde en joignant ses mains +avec autant de joie que d'effroi, après avoir lancé le papier au feu. +Que vais-je faire? Je ne puis le recevoir! Si on venait... si on le +surprenait dans ma chambre... Mais le laisser dans le parc... par cette +température glaciale... Et ce suicide... ce suicide dont il parle... Oh! +non, non, non... Mais je ne suis plus libre... je ne puis plus disposer +de mes actions... je suis mariée! Mariée!... le déshonneur!.... +N'importe! Maurice est honnête... Je le reverrai cette fois... rien que +cette fois... une heure... pas davantage... et nous nous quitterons... +pour toujours... + +Madame de Grandfroy avait déjà la main sur l'espagnolette de la fenêtre, +elle l'ouvrit en frémissant. + +Un jeune homme, enveloppé dans un manteau couvert de neige, tomba à ses +pieds. + +--Clotilde! s'écria-t-il en lui embrassant les genoux. + +--Maurice! balbutia-t-elle. + +--Ah! continua le jeune homme, je paierais volontiers de mes jours ce +moment d'ivresse. Un baiser, ma Clotilde! un baiser! Oh! donne-le moi! +que je respire le parfum de tes lèvres... + +--Maurice, dit la jeune femme haletante, relevez-vous, de grâce! j'ai +été folle de vous ouvrir... Ne me faites pas regretter ma faiblesse... +Mais comme il a froid, mon Dieu!... Il grelotte... Quelle imprudence +aussi... Venir par cette nuit d'hiver... Voyons, mon bon Maurice, +laissez-moi fermer la fenêtre et asseyez-vous... + +--Quoi! pas un baiser auparavant! dit-il en l'inondant de ses regards +magnétiques. Vaincue, subjuguée, elle s'inclina languissamment et lui +effleura le front. + +La croisée fut refermée; et le jeune homme, entraînant madame de +Grandfroy à une causeuse, se coucha devant elle. + +--Vous me pardonnez donc, lui dit Clotilde d'un ton bas en enroulant +son bras au cou de Maurice, dont le manteau dégrafé avait coulé de ses +épaules, et qui apparaissait maintenant en uniforme de lieutenant de +marine. + +--Si je vous pardonne! si je te pardonne! dit-il avec des inflexions +caressantes, en renversant sa tête sur les genoux de sa maîtresse et lui +jetant aussi les bras autour du col dont il abaissa doucement la tête +vers la sienne; si je te pardonne! Eh! ne sais-je pas ta vie, ma pauvre +Clotilde? N'ai-je point appris qu'après t'avoir martyrisée on s'était +joué de toi! qu'on avait fait courir le bruit que j'étais mort, pour te +forcer à épouser ce... + +--Maurice, ne prononcez pas son nom, je vous en conjure! + +--Oui, j'ai appris tout cela, poursuivit le jeune homme. Il était trop +tard... tu étais mariée... J'ai souffert!... Mais à quoi bon parler des +souffrances passées, quand la félicité me verse sa coupe d'ambroisie... +Oh! qu'ils sont boas, qu'ils sont suaves, tes baisers! Encore, ma +bien-aimée, encore... + +--Non, assez... assez... Maurice... épargnez-moi... Si vous m'aimez, +respectez-moi! + +--Vous épargner! C'est vrai! dit le jeune homme en changeant de ton et +devenant brusque, c'est vrai, vous avez un mari! + +--Maurice! Maurice! Oh! ne me dites pas cela! ne me rudoyez pas ainsi; +je ne le mérite pas. Je n'ai pas cessé de vous aimer, pas cessé de vous +être fidèle. + +--Fidèle! répéta ironiquement le jeune homme. + +--Je vous le jure devant Dieu, Maurice; je n'ai pas cessé un seul +instant de vous être fidèle! s'écria madame de Grandfroy avec un accent +qui émut profondément son amant. Jamais, ajouta-t-elle en se faisant +un voile de ses longues paupières pour cacher l'éclat qui animait ses +pupilles, jamais, depuis que je l'habite, le baron n'a mis le pied dans +cette chambre. + +Maurice s'était retourné. Il se souleva sur les genoux, pressa la jeune +femme éplorée contre son coeur, et, la contemplant avec une tendresse +idolâtre: + +--Pardonne, je t'aime! soupira-t-il. + +--Oh! pourvu que vous m'aimiez, que vous m'aimiez toujours, Maurice! + +--Toujours! dit-il en écho. + +Et leurs haleines se confondirent + + +Le lendemain, madame de Grandfroy avait disparu du château de T..., dans +la Basse-Bourgogne, où elle résidait avec son mari. + +On se perdit en conjectures sur cette disparition subite, qui ne laissa +aucune trace, et jamais dans le pays, l'on ne sut ce qu'était devenue la +baronne. + + + + + PREMIÈRE PARTIE + + DANS LA NOUVELLE ÉCOSSE + + + + + I + + LA CATASTROPHE + + +Halifax, colonie anglaise, dans l'Amérique septentrionale, est une jolie +ville de vingt-cinq à trente mille âmes. + +Les navires à vapeur, affectés au service trans-atlantique, y font +généralement escale, et s'y ravitaillent de charbon, eau, provisions +diverses. + +Capitale de la Nouvelle-Écosse (péninsule à la pointe est du +Nouveau-Monde, et qui offre sur l'Océan un front de deux cent +quatre-vingts milles environ d'étendue), Halifax a été bâtie, en 1749, +au fond d'une baie, par trois mille huit cents émigrants anglo-saxons, +sur l'emplacement d'un poste français célèbre, sous le nom de +Chibouctou, dans l'histoire de nos guerres avec la Grande-Bretagne. + +Son port est beau, spacieux, commode, mais l'entrée on est encore +difficile, quoiqu'on l'ait fort améliorée, dans ces derniers temps +surtout. + +En 1811, à l'époque où commence notre récit, l'accès de ce port +présentait une foule d'écueils redoutés par les marins qui, dans leur +langage imagé, l'avaient baptisée l'_Avenue du Diable (Old Nick's +Avenue.)_ + +On y voyait des rochers énormes, à fleur d'eau, contre lesquels plus +d'un vaisseau s'était brisé, et que les légendes terribles rendaient +fameux dans tout le golfe de Saint-Laurent. + +Construite en bois, à l'exception de la maison du Gouvernement, et +d'un très-petit nombre d'habitations particulières, appartenant à des +armateurs, la ville faisait déjà un commerce considérable, dont le +hareng, la morue et les huiles de poisson formaient les articles +principaux. + +La pêche était donc l'occupation par excellence de ses habitants, qui y +consacraient la plus grande partie de leur temps. + +La population, y compris la garnison, s'élevait à dix ou douze +mille individus. Elle se composait généralement d'Anglais; mais on y +remarquait quelques Canadiens,--descendants de ces malheureux Acadiens +qui furent si indignement persécutés par la Grande-Bretagne, à la fin du +XVIIe siècle,--et même quelques Français d'outre-mer. + +Parmi ces derniers se trouvait une famille riche et très-considérée dans +le pays. + +Son chef se nommait M. du Sault. Il était arrivé dans la +Nouvelle-Écosse, quelque vingt ans auparavant, avec sa femme et deux +enfants en bas âge. + +Aujourd'hui, Bertrand, l'aîné de ces enfants, était âgé de vingt-deux +ans; Emmeline, sa soeur, en comptait vingt. + +Ils vivaient chez leurs parents, dans une belle campagne sur les bords +de la mer, à un demi-mille environ d'Halifax. + +Jamais frère et soeur ne s'aimèrent plus qu'eux; jamais natures +sensibles ne furent mieux faites pour s'entendre. Toujours ensemble, +toujours d'accord, ils n'avaient point de secrets l'un pour l'autre. Ils +chérissaient également M. et madame du Sault, qui leur rendaient cette +tendresse avec usure. + +Cette famille paraissait aussi heureuse qu'on peut l'être en ce monde, +et chacun se la proposait pour modèle, chacun enviait sa félicité. + +M. du Sault était pauvre en débarquant à Halifax, vers 1792. Ceux-ci +disaient qu'il avait fait naufrage, ceux-là qu'il avait été assailli +et dépouillé par des pirates; mais on ne savait à laquelle des deux +versions s'arrêter. Quant à lui, il était muet sur ce sujet, laissait +volontiers causer les gens, et savait éluder la question quand on +l'interrogeait directement. + +Depuis lors, il avait fait fortune, une fortune princière, évaluée +à plusieurs millions. Prévoyant l'importance que les pêcheries ne +tarderaient pas à acquérir, il avait, un des premiers, organisé un +établissement sur une vaste échelle, et le succès était venu couronner +son entreprise. Plus tard, il acheta du gouvernement britannique +des terres à vil prix, les engraissa avec des bancs de poissons en +décomposition, que le flux avait jetés sur la côte, et obtint des +récoltes merveilleuses. + +C'était un homme audacieux, mais éclairé, et sage autant que +progressiste. + +Bertrand et Emmeline reçurent une éducation excellente et une +instruction aussi bonne qu'on se la pouvait alors procurer dans les +colonies de l'Amérique septentrionale. + +On leur apprit l'anglais, le français, un peu de dessin, un peu de +musique, l'histoire et les mathématiques. + +Bertrand témoignait du goût pour la marine. A quinze ans, on l'envoya à +l'école navale en Angleterre. Il revint, au bout de trois années, avec +le grade d'enseigne. + +Monsieur du Sault demanda et obtînt qu'il fût placé sur un des navires +de la station d'Halifax. + +De la sorte, le jeune _midshipman_ demeura près des siens, à la grande +joie d'Emmeline, que son absence avait plongée dans une mélancolie +profonde. + +Le service n'est point pénible dans les colonies. + +Riche et influent par son père, Bertrand était à peu près le maître +de ses actions. Il ne montait guère à bord que pour les revues +extraordinaires, et passait tout son temps avec sa soeur. + +La journée, ils lisaient ou faisaient de longues promenades, soit à +cheval, soit en canot, soit même à pied; quelques visites et quelques +réceptions occupaient leurs soirées. + +Ils voyaient peu de monde, mais des personnes choisies ou du moins qui +semblaient l'être. + +Depuis quelques mois, le nombre de leurs amis s'était accru d'un jeune +homme étranger, fort élégant, fort brave, fort aimable, dont la présence +avait révolutionné Halifax et tourné la tête à la plus charmante moitié +de ses habitants. + +Cavalier accompli, il parlait avec une facilité égale l'anglais et le +français. On ignorait son origine; mais à ses avantages personnels, +il joignait des revenus fabuleux, s'il en fallait juger par ses +prodigalités, et nul ne songeait à lui faire un crime du mystère dont il +enveloppait son existence. + +N'avait-il pas, d'ailleurs, ses entrées à l'hôtel du Gouvernement? +n'était-il pas cousin du secrétaire particulier de sir George Prévost, +qui, lui-même, l'avait présenté à la haute société civile et militaire +de la Nouvelle-Écosse? Et sir George Prévost était gouverneur-général, +c'est-à-dire vice-roi de la colonie. + +Ce mortel fortuné se faisait appeler le comte Arthur Lancelot, nom qui +pouvait être anglais, comme il pouvait être français. + +Le comte Arthur Lancelot s'était donc lié avec la famille du Sault; et +si les jeunes misses à marier jalousaient furieusement Emmeline, les +jeunes dandys d'Halifax en voulaient sérieusement au comte Arthur de ses +préférences pour Bertrand, «après tout un maudit Français dénationalisé +_(a damn'd denationalized French-man)_,» disaient-ils. + +Cependant, Arthur Lancelot n'avait pas à une résidence fixe. Il +voyageait beaucoup, paraissait et disparaissait subitement. On l'avait +épié; on avait cherché à savoir où il allait, d'où il venait. Peines +perdues. A bout de perquisitions, ses envieux assuraient, sous le +sceau du secret, que c'était un espion du gouvernement anglais, qu'il +surveillait les États-Unis, avec lesquels la Grande-Bretagne était alors +en hostilités, et qu'il avait établi provisoirement son quartier général +dans la capitale de la Nouvelle-Écosse. + +Malgré ces rumeurs, et bien d'autres, que nous nous abstiendrons +de reproduire, aucun des colons ne pouvait se flatter d'avoir des +renseignements exacts sur le comte Arthur, quoique les plus notables +courtisassent avidement ses faveurs. Lorsqu'il habitait Halifax, +c'était à qui l'aurait à dîner, en soirée, à qui pourrait se vanter, le +lendemain, de l'avoir possédé pendant une heure. On copiait sa mise, sa +tournure, ses manières; on se disputait ses bons mots. Le journal de la +localité, la _Nova-Scotia_, lui consacrait régulièrement une colonne, +chaque semaine, dans ses _Weekly Reports_. + +Enfin, il était, dans ce petit coin du Nouveau-Monde, ce que le beau +Brummel fut un peu plus tard à Londres. + +Vers la fin de mai 1811, pendant une absence du comte Arthur, le +repos de la famille du Sault fut tout à coup troublé par une de ces +catastrophes épouvantables, toujours suspendues sur nos têtes, et qui +nous frappent sans pitié, alors que, pleins de quiétude pour le présent, +d'espérance pour l'avenir, nous nous abandonnons sans crainte, sans +appréhension, au bonheur de vivre en répandant le bien et la paix autour +de nous. + +Bertrand tomba subitement malade. + +Ce fut une maladie étrange, rapide, qui le paralysa dès sa première +atteinte, confondit la science entière des plus vieux chirurgiens de +marine, et mit au défi les soins empressés dont on entoura le jeune +homme. + +Le lendemain, il ne pouvait plus parler, plus bouger; le jour suivant, +il était raide, insensible, glacé. + +Les médecins déclarèrent à ses parents qu'il avait cessé d'exister. + +Je n'essaierai point de peindre la douleur de ces derniers. Elle fut +immense. Emmeline fut prise d'une attaque de nerfs qui mit ses jours en +danger, et sa mère faillit devenir folle. + +Avant l'ensevelissement, M. du Sault voulut que le corps fût soumis à +un nouvel examen. D'autres praticiens furent mandés. Leur rapport ne se +rapporta que trop, hélas! avec le premier. + +Bertrand était mort: la vie était éteinte depuis plus de vingt-quatre +heures. + +Le jeune homme avait conquis l'estime ou l'affection de tous ceux qui le +connaissaient; un concours immense de citoyens accompagna ses restes au +cimetière. + +La plupart des assistants avaient le visage baigné de larmes. Seul de +sa famille à l'enterrement, car il n'est pas d'usage, parmi les Anglais, +que les femmes suivent les convois funèbres, M. du Sault ne pleurait +pas; mais ses yeux secs, rougis, ses traits altérés disaient assez la +violence du chagrin qui rongeait son coeur. + +Bertrand fut inhumé, d'après les rites de l'église catholique, dans +laquelle il avait été élevé. + +Sur la fosse, le prêtre dit l'office des trépassés; puis, tour à tour, +et lentement, les amis du jeune homme aspergèrent d'eau bénite son +cercueil, le jonchèrent de couronnes d'immortelles, et le fossoyeur +arriva avec sa bêche, innocent outil qui, dans ses mains, devient le +plus sinistre des instruments. + +Déjà le cimetière se vidait; déjà ceux qui avaient pris part aux +obsèques perdaient leur air grave et recueilli, et s'entretenaient +complaisamment des qualités et des défauts du défunt. + +Et, pelletée par pelletée, la terre, la froide terre, tombait, +s'entassait avec un bruit sourd, caverneux, monotone, sur le corps du +malheureux Bertrand. + +Un quart d'heure après, un petit tertre et une croix de bois noir +marquaient seuls la place où il gisait. + +Le comte Arthur Lancelot arriva dans la soirée de ce jour à Halifax. + +On lui apprit la lin prématurée du fils de M. du Sault. + +Cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Il pâlit, chancela, et +serait tombé si on ne l'avait soutenu. Mais cette révolution passa, +en apparence, avec la rapidité de l'éclair. Le comte se remit de son +émotion, causa un moment de Bertrand, comme d'un ami sincère dont la +perte l'affligeait vivement, sans toutefois le désespérer, et il regagna +la maison qu'il occupait dans la ville. + +Chez lui, sa douleur éclata encore; elle y éclata avec une véhémence +navrante. Il s'arracha les cheveux, se tordit les mains, se roula sur +le parquet, poussa des cris déchirants, jusqu'à ce que des larmes +abondantes vinssent le soulager. Calmé par cette rosée salutaire, Arthur +Lancelot sortit, il se fit conduire au cimetière, tomba à genoux sur la +tombe de Bertrand et pria longuement. + +Le crépuscule étendait ses ombres sur Halifax, quand il se releva. + +Il était en proie à une excitation fiévreuse. + +--C'est décidé, murmura-t-il; il faut que je le voie... Cette nuit... +Oui, cette nuit... + +Et il quitta le cimetière après avoir minutieusement observé les lieux +et s'être assuré qu'il pourrait les reconnaître, même au milieu des +ténèbres. + +De retour à son logis, il sonna. + +Un homme d'une corpulence énorme et le visage couturé de balafres, qui +le rendaient hideux, parut en faisant le salut militaire. + +--Oui, maître, dit-il. + +--Samson, lui commanda le comte, tu m'accompagneras cette nuit. + +--Oui, maître. + +--Tu te muniras d'une lanterne sourde. + +--Oui, maître. + +--De pelles et de pioches. + +--Oui, maître. + +--Est-ce tout?... Voyons... Non, nous aurons encore besoin de cordes. + +--Oui, maître. + +--C'est bien. + +--Oui, maître. + +--Va! + +--Oui, maître, répondit le serviteur évoluant sur les talons avec la +précision d'un vieux troupier. + +--Ah! se ravisa le comte, à minuit tu frapperas à ma porte. + +--Oui, maître. + +Ces deux mots, changés quelquefois en «non, maître,» étaient les seuls +qu'on eût jamais entendus sortir de la bouche de Samson. Aussi les +curieux, qui avaient tenté de le séduire, pour en tirer quelques +informations sur le comte, disaient-ils que c'était un automate +ambulant. Ses pas étaient, du reste, toujours comptés, toujours mesurés; +ses mouvements avaient la régularité d'une horloge; sa vois conservait +toujours la même inflexion. C'était une note brève et sèche, laquelle +fatiguait, irritait l'oreille par son uniformité. + +Jamais on n'avait vu Samson en colère. Cependant, il ne laissait pas +facilement approcher du comte. Plus d'un indiscret, plus d'un importun +avaient été méthodiquement appréhendés au corps par l'Hercule et aussi +méthodiquement lancés à cinq, dix, quinze ou vingt pas, suivant le +degré d'ennui qu'ils avaient causé audit Samson. Les larmes lui étaient +étrangères; le rire lui était inconnu. D'émotion, il ne paraissait pas +susceptible. C'était une surface de bronze qui ne laissait rien percer +de ce qui s'agitait derrière. + +Le comte n'avait pas d'autre domestique attitré. Quand il demeurait à +Halifax, il louait un laquais et un cocher pour sa voiture, un groom et +un valet d'écurie pour ses chevaux. Mais ces gens vivaient au dehors, et +il leur était défendu de se présenter à l'appartement du jeune homme. + +Comment se nourrissait-il? on l'ignorait. Quand il rendait un dîner, +c'était à l'hôtel. + +Samson le suivait partout, l'attendait à la porte des maisons où il +avait affaire, et rarement se trouvait-il à plus de cent pas de lui. + +A minuit sonnant, il heurta trois coups à la porte du comte. + +--C'est bien, j'y suis, répondit celui-ci. + +Et il ouvrit. + +--As-tu les instruments? dit-il. + +--Oui, maître. + +--Prends aussi des pistolets. + +--Oui, maître. + +Samson fit trois enjambées dans la chambre, ramena ses pieds en équerre, +et décrocha une paire de pistolets d'arçon pendus dans une panoplie à la +muraille. + +--Es-tu prêt? dit Arthur Lancelot. + +--Oui, maître. + +Ils descendirent dans la rue. + +Tout était noir, silencieux. + +On n'entendait que les lointains gémissements de la mer sur les grèves +sablonneuses. + +Les deux hommes furent bientôt au cimetière, situé aux portes de la +ville. + +En approchant, ils perçurent des sons de voix, et distinguèrent une +faible lumière qui semblait voltiger au milieu des arbres dont les +tombeaux sont ombragés. + +--On dirait un feu follet, murmura le comte qui n'avait pas desserré les +dents pendant tout le trajet. + +--Oui, maître. + +--Mais, vois-tu ces ombres qui remuent là-bas? + +--Oui; maître! + +--Ah! je parierais que ce sont quelques misérables étudiants on +médecine, qui pour avoir un cadavre profanent la sépulture... Qu'est-ce +que cela? + +Un cri de frayeur s'était élevé du cimetière et un spectre se dressait +au milieu. + +Trois ou quatre individus, fuyant à toutes jambes, passèrent presque +aussitôt près de Lancelot et de son domestique. + +Le spectre avait l'air de marcher sur eux. + +--C'est extraordinaire, dit Arthur. Mais tu n'as pas peur? + +--Non, maître. + +Ils entrèrent dans le lieu saint. L'apparition s'était évanouie, comme, +si elle était rentrée soudainement en terre. + +Samson alluma sa lanterne et ils s'avancèrent vers la tombe de Bertrand. + +La fosse était découverte; elle était vide! + +--Mon Dieu! ces jeunes gens, ces résurrectionnistes[1] auraient-ils +emporté le cadavre, pour le disséquer! s'écria Lancelot avec une +expression d'angoisse. + +--Non, maître. + +Et Samson montra, avec sa lanterne, un corps enveloppé d'un suaire, +étendu dans des touffes de hautes herbes. + + +[Note 1: En Amérique on nomme ainsi les étudiants qui déterrent en +cachette les cadavres, pour les faire servir à leurs étude» médicales.] + + + + + II + + LE RESSUSCITÉ + + +L'habitation de M. du Sault se composait d'un gros pavillon carré, bâti +à la cime d'un cap énorme, que battaient incessamment les flots de la +mer. + +Ce pavillon avait trois étages, couronnés par une terrasse, du haut de +laquelle se déroulaient des tableaux sublimes ou charmants. Ici, l'Océan +avec toutes ses grandeurs, ses abîmes, ses mystères, sa vie prodigieuse, +mais à peine soupçonnée, l'Océan avec ses infinis horizons; là, des +campagnes nouvellement ouvertes à l'industrie humaine, et déjà fécondées +par son travail ingénieux, égayées par ses maisons, ses troupeaux; plus +loin de sombres forêts vierges encore, que le pied de l'homme civilisé +ne foula jamais; à droite une côte découpée et tailladée comme de la +dentelle qui serpente, blanche ligne de démarcation, entre le bleu foncé +des eaux et le vert éblouissant des prairies salines; à gauche, la +ville d'Halifax, avec son port plein de mouvement, sa forêt de mâts, +les rochers pittoresques et les forts qui la défendent, les vastes +entrepôts, les chantiers, présages certains d'un florissant avenir, +les édifices publics dont elle s'enorgueillit déjà, les beaux massifs +d'arbres desquels on lui a fait une ceinture, et la gracieuse colline +qui l'abrite contre les froides haleines de la bise. + +Où que vous vous tourniez, sur la terrasse de M. du Sault, le spectacle +enchantait. + +La maison était construite, sur fondations en pierre de taille, avec des +briques rouges, striées de filets blancs, qui lui donnaient un air de +fête et conviaient le voyageur fatigué à s'y venir reposer. + +On arrivait au premier étage par une double rangée d'escaliers formant +à leur sommet un perron, sur lequel quatre colonnes en marbre vert +servaient d'assises à un balcon, placé au deuxième étage. + +Le reste de la façade était tout uni. + +Devant cette façade se déployait une pelouse, arrosée par un jet d'eau +et entourée d'une haute grille en fer qui enveloppait aussi, dans son +corset, plusieurs bâtiments adjacents: une belle métairie, avec ses +écuries, ses granges, ses cour et basse-cour, son pigeonnier, tout +son matériel d'exploitation; puis l'établissement de pêcherie de M. +du Sault, consistant en une série de hangars et séchoirs en bois qui +n'avait pas moins d'un quart de mille de longueur. + +La métairie et la pêcherie se trouvaient entre la villa et Halifax; +mais, de l'autre côté, s'étalait un parterre délicieux, suivi d'un parc +immense, longeant la mer où il baignait son pied. + +Un ruisseau, dérivé de son cours naturel, l'arrosait par cent festons +capricieux et lui communiquait une fraîcheur avidement recherchée +pendant les ardeurs de l'été. + +Quelques kiosques, tapissés de lierre, liserons, clématites et autres +plantes grimpantes, s'enchâssaient ça et là dans le parc, soit sur le +bord du ruisseau, soit sur une haute falaise, dominant l'Atlantique. + +Dans ces kiosques, tantôt sous les ombrages, au concert de mille oiseaux +aimables, tantôt sur la roche nue, aride, au formidable solo de l'Océan +dont les fureurs rejaillissaient, en blanche écume, jusque sur eux, que +de douces et rapides heures Bertrand et Emmeline avaient coulées! que +de projets d'avenir, de bonheur ils avaient fait éclore et miroiter +au souffle de leur vive imagination, comme ces bulles de savon que les +écoliers lancent en jouant dans l'air! + +Autant en emporte le vent, mais autant en retrouve notre esprit quand il +est jeune, enflammé par l'amour ou l'ambition. + +En l'un de ces adorables réduits, devant une pièce d'eau où s'ébattaient +deux beaux cygnes, par une chaude après-midi du mois de juillet, +Emmeline et Bertrand causaient, tendrement enlacés l'un à l'autre. + +L'endroit était ravissant. Aussi avait-il la prédilection des doux +jeunes gens. + +Des arbres séculaires, reliés par des buissons de houx impénétrables, +et des acacias aux épines acérées, l'environnaient de mystère en le +protégeant contre les regards indiscrets. On y arrivait par un étroit +sentier dérobé, perdu dans un fouillis de végétations sauvages, épaisses +et repoussantes. + +Avant d'aboutir à l'Oasis,--ainsi le frère et la soeur avaient-ils +dénommé leur Éden,--le sentier se tordait comme un écheveau de fil, et +fatiguait le non-initié par des méandres qui paraissaient inextricables. + +Mais à l'extrémité de ce labyrinthe quel dédommagement! + +Un vaste réservoir, dont les rives sont émaillées de fleurs chatoyantes +et odoriférantes; des ondes limpides, diaphanes ainsi que le cristal, +où se jouent, à travers les larges feuilles du nénuphar, aux corolles +blanches et jaunes, des poissons qui brillent comme le diamant, chaque +fois qu'un rayon de soleil effleure leurs écailles. + +De la musique enchanteresse que font sous la feuillée les fauvettes, +les chardonnerets et le roi des ténors ailés, l'oiseau moqueur, pourquoi +parler? Mais, comme le gazouillement du ruisseau qui frétille là-bas, +sur une cascatelle, avant de tomber dans sa vasque d'émeraude, est +donc argentin! comme il charme l'oreille! endort la mélancolie! Que ces +gazons sont frais! Que ces centenaires de la forêt ont de séduction avec +leurs troncs noueux, habillés de lierre; leurs longs rameaux chargés de +gui, avec la pénombre qu'ils étendent mollement à leur pied! Que l'on +aime à suivre ces fleurs d'acacia, sveltes carènes détachées de la tige, +sillant le petit lac en tous sens au gré de la brise! + +Le kiosque de l'Oasis s'élevait au sommet même de la cataracte en +miniature, sur une voûte formant grotte jetée en travers du ruisseau. +Il était rustique comme un chalet suisse, vêtu de mousse des pieds à la +tête, et n'avait qu'une pièce. + +C'était une chambre octogone tendue de nattes de jonc et garnie de +banquettes en canne. + +Une table, une bibliothèque composée avec goût, voilà pour le mobilier. +On s'était bien gardé d'y mettre une pendule, une horloge, ou quoique ce +soit qui rappelât la marche du temps. + +--Oh! dit Emmeline en embrassant son frère, comme c'est bon de te sentir +près de moi! + +--Et comme c'est bon d'être ici, petite soeur! dit Bertrand avec un +sourire. + +--O mon Dieu, quand je songe aux tortures... + +--Dis à l'agonie! + +--Oui, à cette agonie de trois jours! + +--C'est effroyable! + +--Tu me fais peur, rien que d'y penser. + +--Ah! dit Bertrand, il faut l'avoir éprouvée cette agonie cent fois pire +que la mort, pour en pouvoir parler. Et encore! Y a-t-il des capables +de traduire fidèlement toutes ces épouvantables émotions! Je me demande +comment on n'en meurt pas! comment la violence des chocs ne fait pas +éclater le cerveau, rompre les attaches du coeur! + +--Pauvre frère! dit Emmeline en se jetant de nouveau à son cou; pauvre +frère, oh! comme je t'aime! N'est-ce pas que nous ne nous quitterons +plus... non, jamais... D'abord, je veux, _monsieur_, que vous +abandonniez ce vilain métier de marin! + +--Nous verrons, nous verrons, petite folle, dit Bertrand, en lui rendant +prodigalement ses caresses. + +Ils formaient un groupe exquis que l'art eût aimé à reproduire. + +Grande, mince, élancée, Emmeline avait des proportions admirables, dont +un élégant déshabillé faisait merveilleusement ressortir les +beautés. Ses cheveux étaient blonds comme l'or, ses yeux--contraste +saisissant--noirs comme le jais. + +Des traits corrects, un teint ordinairement rose, des extrémités fines, +nerveuses, une physionomie de race achevait d'en faire à l'extérieur une +femme entièrement séduisante. + +Pour le caractère, elle était languissante, molle comme une créole; +mais impérieuse comme elle, à certains moments; comme elle aussi dure, +opiniâtre, inflexible. + +Ce caractère n'avait pas, du reste, reçu tout son dessin. Il offrait +des lignes indécises, noyées, que le feu des passions n'avait pas encore +accentuées, mais qu'il ne tarderait pas à creuser, à mettre en relief. + +Bertrand était tout l'opposé de sa soeur, au physique comme au moral. + +Si elle avait les cheveux blonds, il les avait châtains foncés; si elle +avait les yeux noirs, il les avait d'un bleu d'azur. Quoique pâli par la +maladie, son visage était rond, plein; une de ces figures dont le peuple +dit: «C'est une figure de bon enfant.» + +Sans manquer de distinction, il était loin de posséder le galbe et le +maintien aristocratiques d'Emmeline. + +Elle semblait la fille d'une duchesse, en présentait la grâce, la fierté +innée; lui, le fils d'un parvenu, en montrait la tournure et le naturel +un peu vaniteux. + +Ce gui ne l'empêchait pas de passer, à Halifax, et d'être en somme un +jeune homme de bon ton et de manières excellentes. Si j'étais commère, +j'ajouterais qu'avant l'arrivée d'Arthur Lancelot, il était le point de +mire des plus riches et des plus nobles héritières. + +--Mais, reprit-il, comment se fait-il qu'on n'ait pas attendu davantage, +qu'on ne m'ait pas saigné avant de m'ensevelir? + +--Que veux-tu? les médecins assuraient... + +--Ah! je le sais bien, je ne le sais que trop ce qu'ils assuraient, les +imbéciles! Je les entendais assez, si je ne les voyais! + +--Quoi! tu entendais! s'écria Emmeline surprise. + +--Comme je t'entends, ma chère soeur. + +--Et tu ne sentais pas? + +--Non, rien! + +--Se peut-il? + +--Quand, en sanglotant, ma mère et toi, vous avez dit que vous vouliez +m'embrasser une dernière fois, je vous ai entendues: j'aurais voulu +crier, faire un mouvement, briser ces chaînes de plomb qui me tenaient +immobile; j'aurais voulu vous dire: mais je ne suis pas mort! Je vis, +consolez-vous, séchez vos larmes! Je suppliais Dieu de me rendre les +sens pour une minute, pour une seconde; je le conjurais de faire glisser +un souffle, un seul sur mes lèvres, d'animer mon coeur d'un battement, +mon sang d'une pulsation; mais je ne distinguais rien, ne recevais +d'impression que par l'ouïe: un corps inerte, de glace, accessible +seulement au son, emprisonnait mon esprit. + +--Oh! c'est affreux!... affreux!... + +--Oui, bien affreux! continua le jeune homme. Il ne peut y avoir de +supplice comparable; car cet esprit, il avait toute sa lucidité. Je +crois même que sa sensibilité avait décuplé pour la perception l'analyse +et la souffrance de douleurs qu'à l'état normal un homme ne saurait +supporter. + +--Oh! tais-toi! tais-toi! tais-toi, Bertrand! dit Emmeline en cachant +son visage dans ses mains. + +Mais le frère aimait à parler de lui. C'était son défaut. Il continua, +en s'animant: + +--Et quand les chirurgiens eurent déposé que j'étais mort, quand vinrent +les ensevelisseuses, quand j'assistai à leur conversation lugubre, +quand sur ma tête retentit le marteau qui clouait mon cercueil! puis les +chants funèbres, le Requiem: cette voix solennelle du prêtre, ces répons +nasillards et comme ironiques des chantres et des enfants de choeur, +et les gémissements des assistants sur ma fosse, et le cri déchirant de +notre père,--lorsqu'on l'entraîna loin du lieu où je devais expirer, +en toute connaissance de moi-même et sans pouvoir protester contre +l'ignorance implacable qui me condamnait,--et la première pelletée +de terre qui m'annonça que c'en était fait, que tout était fini, +irrévocablement, entre ce monde et moi... + +--Quelle destinée! quelle destinée! balbutia Emmeline frémissante. + +--Jusque-là, poursuivit Bertrand, j'avais nourri quelque espoir. Je +me disais que le bon Dieu serait miséricordieux, qu'il se laisserait +fléchir à mes ardentes prières, que chauffée par les brûlants désirs +de mon esprit, ma chair s'amollirait, qu'elle reprendrait son +impressionnabilité; mais quand sur mon cercueil tombèrent ces cailloux +avec un bruit sépulcral, on! je n'eus plus que blasphème, rage et +désespoir dans tout ce qui agissait encore en moi! Je ne conçois point +que les derniers ressorts de l'existence ne se brisent pas en mille et +mille pièces dans un pareil instant, ne durât-il qu'une tierce. + +--Tu perdis alors le sentiment? + +--Oui, tout à fait, et fort heureusement... + +--Pauvre bon frère! + +--Je serais devenu fou! Que dis-je? sais-je ce que je serais devenu? +Fou! ne l'étais-je pas déjà? + +--Mais ton retour? + +--Ah! ce fut comme un réveil après un long et terrible cauchemar. + +--Je le crois bien! + +--J'étais accablé de fatigue, courbaturé dans tous mes membres. Des +images flottaient confuses devant mon cerveau. Je voulus me remuer, mes +mains rencontrèrent un corps dur; j'en eus peur, une peur atroce, +et restai quelques moments immobile. J'avais oublié le passé; je me +demandai, chose inouïe! si l'on ne m'avait pas enterré vif. Est-ce que +je rêve, ou suis-je éveillé, me disais-je? Cependant ma respiration +était pénible. J'avais sur la poitrine un poids qui l'étouffait, mes +oreilles bourdonnaient comme si elles avaient renfermé des essaims de +frelons... + +--Que tout cela est étrange! + +--Ah! bien étrange, petite soeur! + +--Mais l'air te manquait? + +--Quand j'aspirais, c'était comme si j'avais eu la bouche près d'une +fournaise. + +--Il y avait de quoi mourir cette fois pour tout de bon, fit Emmeline, +en lui prenant la main et la serrant doucement dans les siennes. + +--Je pensais m'évanouir et retombais dans une indicible torpeur, que ne +pouvaient dissiper des sons aigus au-dessus de moi, lorsqu'un courant +frais vint caresser mon visage. + +--Ah! c'était le secours... + +--Ce que c'était, pour moi, chère Emmeline, c'était la plus agréable, +sensation que j'eusse éprouvée jamais; je renaquis; la circulation de +mon sang se rétablit. Je fus inondé d'un bien inexprimable, dont je +jouissais voluptueusement sans vouloir me bouger, sans en avoir même +l'idée, tant j'étais heureux, tant je me complaisais au sein de ces +délices nouvelles. + +--Égoïste! dit la jeune fille en souriant. + +--Une brusque secousse, accompagnée de tortures dans tout le corps, +comme si on me l'eût broyé à coups de massue, m'arracha à ce paradis. + +--C'était les résurrectionnistes qui t'enlevaient. + +--Alors je ne songeais qu'à mon martyre. Mon cerveau était toujours en +feu, un véritable chaos incandescent. Mes yeux demeuraient fermés. Un +froid glacial m'enveloppa subitement. Je discernai des voix humaines +autour de moi. Une force indépendante de ma volonté m'obligea à me +lever. Je m'en souviens parfaitement, je fis quelques pas. Le vertige me +prit... + +--Grâce à Dieu, il y avait là quelqu'un pour te venir en aide, mon +Bertrand; car ces poltrons d'étudiants s'étaient sauvés à qui plus vite, +en te voyant ressusciter! + +--Ah! ne te moque pas d'eux, Emmeline. Je leur dois une reconnaissance +éternelle. + +--C'est-à-dire, fit la jeune fille, en rougissant, que cette +reconnaissance tu la dois à M. Arthur. + +--Qu'est-ce que M. Arthur aurait fait si... + +--Mon cher frère, je vais te confier un secret; mais promets-moi de n'en +point parler à notre ami, car il ignore que je le sais. + +--Quel est donc ce grand secret? + +--Je l'ai appris ce matin même du gardien du cimetière, en allant +visiter sa femme, qui est malade. + +--Je t'écoute. + +--Tu jures de ne me pas trahir? + +--Soit, petite soeur, je te le jure, répondit gaiement Bertrand. + +--Eh bien, en s'enfuyant, les étudiants ont fait du bruit; attiré par ce +bruit, le gardien du cimetière est sorti et il a trouvé M. Arthur et son +domestique, qui te rapportaient à la maison. + +--Tout cela n'est pas fort mystérieux. + +--Attends! je n'ai point terminé. Le gardien a remarqué que Samson était +muni d'une pioche, d'une pelle et de cordes. + +--Ah! + +--Tu ne devines pas? + +--Pas le moins du monde. + +--Tu sais que M. Arthur a des connaissances médicales... + +--Très-profondes. + +--Alors? dit Emmeline en regardant son frère. + +--Alors, je n'y suis pas. + +--Ce n'est pourtant pas difficile à comprendre, s'écria la jeune fille +avec un geste d'impatience, M. Arthur t'aime au point que j'en suis +jalouse et que, s'il était femme, je le croirais amoureux de toi, car +parfois, il te dévore des yeux... Enfin! il aura appris que tu étais +mort subitement, et, soupçonnant la vérité, une léthargie, il aura voulu +t'examiner avant... + +--Ah! j'y suis, j'y suis! exclama Bertrand avec la satisfaction d'un +homme qui vient de trouver enfin le fil d'une idée longtemps cherché. + +--Et moi aussi, j'y suis! cria une voix joyeuse derrière eux. + + + + + III + + LE COMTE ARTHUR LANCELOT + + +Emmeline poussa un petit cri d'effroi et devint rouge comme un +coquelicot. + +--Oh! vous nous avez fait peur; c'est mal à vous de surprendre ainsi +vos amis, dit-elle en tendant la main au comte Arthur Lancelot, qui +paraissait sur le seuil du kiosque. + +Il était de moyenne stature, mais il avait la taille d'une élégance +féminine, qui se dessinait avec grâce sous son gilet de piqué blanc à +boutons d'or ciselés. + +Ses cheveux noirs, soyeux, bouclés, frisaient naturellement autour de +son col; quoiqu'il portât vingt-cinq à vingt-sept ans, son visage était +complètement imberbe. La couleur brune de son teint ne nuisait pas à +l'expression un peu sévère de sa physionomie: correctes et onduleuses, +les lignes de cette physionomie devenaient dures et tourmentées +lorsqu'une passion l'agitait. Alors ses grands yeux fauves s'animaient +d'un insoutenable éclat. Il avait les mains fines, nerveuses, délicates, +hâlées comme ses joues. Mais, un hasard découvrait-il son poignet, on +était surpris de la blancheur lactée de sa peau, que nuançait un réseau +d'azur. + +Il était vêtu d'un paletot de soie grise et d'un pantalon en étoffe +semblable. + +Une cravate bleue, négligemment nouée, flottait sur sa poitrine. + +A la main droite il tenait un jonc, dans la gauche un chapeau de paille +à larges ailes. + +En entrant, il jeta son chapeau et sa canne sur la banquette. + +--Suis-je donc indiscret? dit-il, en déposant un baiser respectueux sur +la main de mademoiselle du Sault. + +--Mais vous savez bien que telle n'est pas notre pensée! répondit-elle. + +--Et comment va ce cher convalescent? demanda le comte en prenant la +main de Bertrand et la serrant avec quelque émotion. + +--Oh! bien! bien! dit-il. Nous parlions de vous, mon cher ami. + +--Vous parliez de moi? + +Ces mots furent prononcés avec un léger tremblement dans la voix. + +--Oui, monsieur, repartit vivement Emmeline; nous disions que vous étiez +un méchant... + +--Moi! un méchant! fit Arthur en souriant. + +--Oui, un grand méchant, riposta la jeune fille. Asseyez-vous entre +nous deux... là... comme cela... Et je vais vous gronder; oh! mais vous +gronder... + +--Vous êtes vraiment trop bonne, mademoiselle! dit distraitement +Lancelot, dont toute l'attention semblait concentrée sur Bertrand. + +Emmeline ne put retenir un geste d'humeur, qui échappa à ses deux +compagnons. + +--Ma soeur a raison, dit le fils de M. du Sault. Vous ne vous donnez pas +assez à vos amis. + +--Mes affaires!... balbutia-t-il. + +--Oh! vos affaires! s'écria Emmeline. C'est le mot, l'excuse par +excellence des hommes, les affaires! Quand ils l'ont prononcé, ils +s'imaginent avoir tout dit, et que nous sommes dupes... + +--Mais, mademoiselle... + +--Il n'y a pas de mais qui tienne. Vous méritez une verte semonce et +vous l'aurez. Quoi! vous partez pour cinq ou six jours, nous dites-vous, +et vous en restez quinze absent! C'est une déloyauté... + +--Un crime de lèse-galanterie, n'est-ce pas, Emmeline? ajouta Bertrand +en souriant. + +--Oui, un crime de lèse-galanterie; l'expression est juste, je la +maintiens, dit la jeune fille. + +Le comte saisit la main de mademoiselle du Sault et la baisa. + +--Je m'incline devant la rigueur de votre arrêt, dit-il. + +Ce baiser n'était que pure forme de courtoisie. Emmeline crut que la +tendresse l'avait inspiré; elle reprit sa bonne humeur. + +On aime tant à s'illusionner, quand l'on aime! + +--Pour votre punition, dit-elle gaiement, je vous enjoins, chevalier +perfide et félon, de me demander pardon à genoux. + +Le comte se prêta de bonne grâce à ce caprice de la jeune fille, mais +ses yeux ne quittaient guère Bertrand. + +--Allons, dit celui-ci, moi j'intercède en votre faveur; relevez-vous, +mon cher ami, et laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour... + +Emmeline lança un regard suppliant à son frère. + +--J'ai pourtant... commença Lancelot en se rasseyant. + +La jeune fille l'interrompit brusquement. + +--Rien! rien! je ne veux rien entendre avant que vous ne nous ayez dit +d'où vous venez. + +Arthur essaya de répondre par un sourire. + +--Oh! s'écria-t-elle, je ne me paierai pas de cette monnaie-là. Il faut +vous confesser, et ce que femme veut... + +--Notre ami ne le veut pas, acheva Bertrand en riant aux éclats. + +--C'est ce que nous verrons, dit Emmeline menaçant Lancelot du bout de +son doigt. + +--Eh bien, mademoiselle, je vais vous satisfaire, répondit Arthur. + +--Je suis tout oreilles, monsieur. + +--Et moi je donne ma langue aux chiens, fit Bertrand d'un air malicieux. + +--J'arrive du cap Breton. + +--C'est tout? dit Emmeline, rien moins que satisfaite. + +--Tout, mademoiselle. + +--Bravo! clama Bertrand en frappant dans ses mains. + +Il y eut va moment de silence. + +--Je parie que ma soeur n'est pas contente, reprit le jeune du Sault. + +--Contente, ma foi, non! riposta-t-elle. + +--Que vous disais-je, mon cher ami, la curiosité des dames ressemble au +tonneau des Danaïdes... + +--Joli compliment, murmura Emmeline. + +--Si Mademoiselle désire savoir ce que je suis allé faire au cap Breton? +insinua poliment le comte. + +--Oh! pas du tout! pas du tout, monsieur! répondit-elle en rougissant. + +--Elle en brûle d'envie, intervint Bertrand. + +--Taquin, va! fit sa soeur. + +--Je suis, dit Arthur, allé au cap Breton pour régler des comptes avec +un capitaine de navire au long-cours, et je repartirai... + +--Vous repartirez! répétèrent les enfants de M. du Sault d'une voix +émue.. + +--Oui, mes amis,... demain. + +--Ce n'est pas possible, dit Bertrand; vous nous consacrerez au moins +quelques jours... une semaine! + +--Je ne le puis, dit-il tristement. + +Emmeline se détourna pour cacher une larme qui perlait sous ses longs +cils. + +--Mais vous reviendrez bientôt? dit Bertrand d'un ton interrogateur. + +--Bientôt... oui... je l'espère! + +--Comme vous dites cela! bégaya la jeune fille, prête à fondre en +larmes. + +--Que voulez-vous, mes bons amis, répliqua le comte avec un accent +sérieux et mélancolique, en opposition singulière avec son âge apparent +et l'amabilité souriante qui lui était habituelle; que voulez-vous, +l'avenir est incertain, toujours plus gros de nuages que brillant de +sérénité. Qui de nous peut répondre de la minute, de la seconde qui va +suivre! + +Et il leva rêveusement ses yeux au ciel. + +Cette réflexion avait assombri les fronts. Mais bientôt le comte, +sortant de sa préoccupation, dit en offrant son bras à mademoiselle du +Sault: + +--Eh! j'oubliais l'invitation dont je suis chargé pour vous! + +--Une invitation! quoi donc? + +--Un impromptu que que offre Son Excellence. + +--Sir George Prévost? + +--Oui, à son cottage de Bellevue. + +--Quel bonheur! s'écria la jeune fille. + +--On dansera, ravissante Emmeline. + +Arthur Lancelot n'était plus soucieux en prononçant ces mots. Il avait +recouvré son aisance, son affabilité, toutes les sémillantes qualités +qui lui avaient valu le titre de prince du dandysme halifaxien. + +--Mais quand cette fête? s'enquit la jeune fille en effeuillant la +clochette d'un liseron qu'elle avait cueillie sur l'appui de la fenêtre. + +--Quand? aujourd'hui même; dans deux heures. Vous n'avez que le temps de +vous habiller, et je suis assuré, chère miss, que vous serez l'étoile du +bal. + +--Une nébuleuse! minauda Emmeline. + +--Fi! s'écria Bertrand, tu en seras l'étoile polaire! + +Et il se prit à rire. + +--Pendant que vous ferez votre toilette, dit Arthur, j'aurai l'honneur +de présenter mes respects à madame et à M. du Sault. + +--Et la vôtre? dit Bertrand en montrant du regard à Lancelot son costume +négligé. + +--Oh! il y a pour les hommes liberté complète... en raison de la +canicule. Le gouverneur accepte la tenue de fantaisie. + +--Béni soit-il! car il fait si chaud... + +--Allons, mon frère, laisse-là tes remarques et partons, dit Emmeline en +s'appuyant avec complaisance au bras d'Arthur. + +--Mais où est le rendez-vous? dit Bertrand. + +--Au cottage même. + +--Alors vous monterez dans notre voiture. + +--J'ai mon cheval à la porte. + +--Vous le renverrez. + +--Et Samson, que dirait-il? + +--Oh! si Samson est là, fit Emmeline, nous sommes sûrs qu'il ne vous +quittera pas. C'est un modèle que ce domestique! + +--Un peu gênant parfois, glissa Bertrand. + +A cette allusion, le comte ne répliqua point. + +--Eh bien, reprit la jeune fille, il y a un moyen de tout arranger. +Notre jockey reconduira votre cheval, et le brave Samson suivra, s'il le +veut, la voiture. + +--Vous avez réponse à tout; je me rends avec enthousiasme, dit Arthur en +pressant doucement le bras d'Emmeline. + +Jamais il ne s'était permis cette familiarité. Le coeur de la jeune +fille en palpita d'allégresse. + +Ils furent bientôt à la villa, d'où ils sortirent, une heure après, tous +trois dans une calèche découverte, traînée par deux magnifiques poneys. + +--Samson les escortait en selle, à cent pas de distance. + +_Bellevue-Cottage_ est situé à deux milles d'Halifax, au plus. Une belle +allée de sycomores y conduit. + +Le temps était beau, la route superbe. En vingt minutes, mademoiselle +du Sault et ses cavaliers y arriveront, à travers une foule d'équipages +remplis de femmes élégantes et de militaires tout chamarrés d'or et de +broderies. + +Frileusement accroupie au pied d'une colline qui l'abrite contre les +vents du nord, et entourée de jardins parfaitement entretenus, la maison +de plaisance du Gouverneur général passait, à bon droit, pour le coin de +terre le plus enviable de la Nouvelle-Écosse. + +On ne la pouvait comparer qu'à Monkland, ancienne résidence d'été des +Gouverneurs du Canada, près de Montréal. + +Sir George Prévost avait la réputation d'être un homme fort aimable, et +cette réputation était méritée: il excellait à faire les honneurs de sa +petite cour. + +Le dîner, servi sous un quinconce d'érables, débuta joyeusement, et il +se serait sans doute terminé de même sans l'arrivée d'un courrier qui +remit une dépêche au Gouverneur. + +En la parcourant, un nuage de contrariété couvrit le visage de sir +George Prévost. + +--Mes chers hôtes, dit-il, en transmettant la dépêche à son secrétaire +intime, vous me voyez désolé. Mais il faut absolument que je vous +quitte. Les pirates du golfe viennent encore de faire des leurs, et +je suis forcé d'aller m'entendre sur-le-champ avec le vice-amiral pour +lancer quelques vaisseaux à leur poursuite. + +Il se leva, adressa un salut gracieux à la compagnie, et se retira. + +--De quels pirates a donc parlé Son Excellence? demanda une jeune femme +placée à côté de Bertrand, qui faisait face à sa soeur et au comte +Arthur. + +--Des Requins de l'Atlantique, madame, répondit l'enseigne. + +--_Les Requins de l'Atlantique_! qu'est-ce que cela? + +--Oh! fit Lancelot, en souriant, des fantômes introuvables, qui ont, je +crois, pris naissance dans l'imagination des habitants de la colonie. + +--Des fantômes, monsieur! dites des monstres à face humaine! s'écria un +officier d'infanterie, assis vis-à-vis du comte. + +--Bah! riposta légèrement celui-ci, des illusions. + +--Illusions qui nous coûtent cher, repartit l'officier, avec aigreur. +Depuis deux ans, elles nous ont volé plus de vingt navires, ces +illusions! + +--Comment! comment! demandèrent plusieurs personnes. + +--Oh! c'est simple, c'est-à-dire atroce, reprit l'officier. Les +requins de l'Atlantique, auxquels Monsieur--et il désigna ironiquement +Lancelot--affecte de ne pas croire, sont des brigands retranchés dans +les îles du golfe, et qui capturent les bâtiments du commerce que +la mauvaise chance pousse dans leurs parages. Ce sont des lâches qui +massacrent les équipages, violentent les femmes, égorgent les petits +enfants... + +--Ne les mangent-ils pas aussi, capitaine Irving? dit le comte avec un +rire moqueur. + +--Je n'en serais pas surpris, répondit naïvement l'officier. + +Un cri d'horreur s'éleva dans l'assemblée. + +--Vous les avez vus? continua Arthur, d'un ton moqueur. + +--Comme je vous vois. + +--Ah! c'est différent. Vous pouvez nous donner des détails, sans doute. + +--Oui, monsieur. + +On fit silence pour écouter M. Irving. + +--Ils ont un chef, n'est-ce pas? poursuivit Lancelot. + +--Un chef masqué. + +--Masqué! répéta-t-on de toute part, avec étonnement. + +--Masqué et toujours vêtu de noir. Ce chef commande deux frégates aussi +noires que lui, car j'oubliais de vous dire que son masque est de soie +noire... + +--Un héros de roman! interrompit le comte de son air railleur. + +--Oh! riez, riez, monsieur le sceptique! vos rires et votre dédain... + +--Ah! messieurs, messieurs, intervint un colonel d'artillerie, point +d'injures, je vous rappelle à l'ordre. Il y a des dames, ici. + +--Permettez-moi de vous faire observer, mon cher colonel, que votre +interruption est au moins intempestive, pour ce qui me concerne, +repartit Lancelot d'une voix douce et ferme, avec un sourire sur les +lèvres. + +--Assurément, assurément, balbutia le vieux officier qui, connaissant +l'estime en laquelle sir George Prévost tenait le comte, n'eût pas voulu +pour beaucoup blesser ce dernier. + +Quant à M. Irving, n'étant que capitaine, il n'osa, protester contre la +partialité de son supérieur; mais il lança à Arthur un regard qui fit +frémir Emmeline. + +--Je vous en prie, murmura-t-elle tout bas à Lancelot, cessez cette +conversation, elle me fait mal! + +--Je suis trop votre esclave pour ne point vous obéir, répondit-il d'un +ton qui ravit la jeune fille. + +--Mais la suite de l'histoire des Requins? demanda la dame, cause +involontaire de cette petite altercation. + +--Ce sera pour demain, dit le secrétaire intime de sir George, qui le +remplaçait en son absence. Maintenant, je propose un tour de promenade +avant le bal. + +Tout le monde se leva de table. + +La plupart des convives descendirent, deux à deux, dans les jardins. +Mais quelques-uns, parmi lesquels se trouvait Bertrand du Sault, +qui n'était pas encore assez bien rétabli pour s'exposer au serein, +restèrent dans les salons de jeu. + +Ces salons ouvraient sur des bosquets illuminés avec des verres de +couleurs, somptuosité nouvelle dans la colonie. + +Le bal devait avoir lieu sous les bosquets. + +Vers dix heures, il commença au son de la musique militaire. Le comte +Arthur Lancelot dansa le premier quadrille avec Emmeline, et l'un +et l'autre dansaient dans la perfection. Aussi un cercle de curieux +s'était-il formé autour d'eux. Mais le jeune homme paraissait insensible +à leurs murmures admiratifs; ses regards étaient attachés sur Bertrand +qui faisait une partie de bluff avec le capitaine Irving. + +--Vous trichez, dit tout à coup l'enseigne à son adversaire, qui venait +de glisser furtivement une carte dans le jeu. + +--Vous en avez menti, répondit la capitaine d'une voix sifflante. + +Bertrand lui jeta ses cartes à la face. + +Cette scène avait été rapide. Personne n'y avait pris garde. Seul, +Arthur Lancelot l'avait vue. + + + + + IV + + AU COTTAGE DE BELLEVUE + + +Les deux antagonistes s'étaient lèves en échangeant ces mots: + +--Vous m'en rendrez raison, monsieur! + +--Demain toute la journée, je me tiendrai à votre disposition. + +Puis ils s'étaient éloignés, chacun d'un côté. + +Sans le vouloir, sans y penser, Arthur Lancelot serra la main de sa +partenaire, mais il faillit manquer la figure qu'il dansait. + +--Vous êtes distrait, monsieur; soyez plus attentif, je vous prie, +on nous observe! lui dit tendrement Emmeline, qui s'attribuait bien +gratuitement la cause de cette distraction. + +--Ah! ma chère... commença le comte. + +Mais s'apercevant que son qualificatif était un peu bien familier, il +reprit, quoique la jeune fille, charmée, l'encourageât à continuer par +un regard souriant: + +--Ah! mademoiselle... pourrais-je n'être pas distrait!... en votre +présence adorable, ajouta-t-il au bout d'un instant. + +Emmeline ne tint pas compte de l'intervalle dont il avait séparé chaque +membre de phrase, surtout le dernier. Elle fut convaincue que le coeur +rebelle d'Arthur était enfin vaincu, subjugué, car jamais elle ne +l'avait vu si ému. + +C'est qu'elle aimait Lancelot depuis la première fois qu'elle l'avait +rencontré à un bal, chez l'intendant maritime de la station, il y avait +plus de huit mois déjà! Et huit mois, comme c'est long pour une personne +qui n'a d'autre occupation que le travail fantaisiste d'une imagination +fougueuse. + +Ce soir-là fixa son avenir. Le comte fit, il est vrai, peu attention à +elle; mais l'amour a du goût pour les oppositions. On sait qu'il trouve +à butiner son miel là où un indifférent ne voit que des épines ou du +sable, et que, comme certains êtres animés, il (je parle toujours de +l'amour) se nourrit au besoin de sa propre chair. + +Éprise du comte, Emmeline déploya toutes ses éloquentes finesses de +femme pour l'attirer chez son père. Elle jouissait naturellement de +la grande et excellente liberté que les moeurs anglaises accordent aux +demoiselles; aussi pouvait-elle faire des invitations en son nom; et se +conduire dans le monde comme chez nous une jeune dame de bon ton. + +Mais la réussite de son projet ne présentait pas autant de difficultés +qu'elle l'avait supposé, en entendant dire que le comte Lancelot +était hautain, d'une politesse exquise, mais froide, d'une humeur +épigrammatique, surtout avec les femmes; un dandy de haute saveur qui +affectait d'être blasé sur tous les plaisirs. + +Certes, ces rumeurs n'avaient rien d'agréable pour Emmeline. +Cependant, elles irritèrent sa passion naissante plutôt qu'elles ne la +refroidirent, et elle fut enchantée de voir que, dans cette soirée même, +Arthur témoignait à son frère Bertrand une préférence marquée sur tous +les autres jeunes gens. + +La liaison entre eux fut très-prompte; elle fut bientôt très-étroite. + +Emmeline s'en applaudit, quoique, parfois, elle se sentit piquée de +la tiédeur que Lancelot avait pour elle, tandis qu'il manifestait pour +Bertrand l'empressement le plus chaleureux. + +Cette tiédeur à son endroit, il n'était guère possible de la considérer +comme un fruit de la timidité, car avec un grand air de distinction +et une conversation toujours raffinée, le comte était souvent hardi, +provocant dans ses expressions. Mais l'amour est si ingénieux pour +s'abuser, qu'Emmeline portait au compte de ce sentiment la réserve +d'Arthur. + +Myope et bavard, à son habitude, le public les disait enflammés l'un +pour l'autre, et les mariait obligeamment chaque semaine. + +Par ces courtes explications, on comprendra combien étaient précieuses +à mademoiselle du Sault les plus légères prévenances du comte Arthur +Lancelot. + +Aussi, comme un lis s'incline sous la rosée bienfaisante du matin, +courba-t-elle la tête, en rougissant, sous la caresse de sa dernière +réponse. + +--Vous êtes un flatteur, monsieur Arthur, murmura Emmeline pour dire +quelque chose. + +--On n'est pas flatteur avec ceux que l'on aime; mais toute flatterie +pâlirait devant vous, reprit Lancelot de sa voix harmonieuse, dont on ne +pouvait entendre le timbre musical sans en rêver. + +Emmeline rougit de plus en plus fort; un pas encore et le comte lui +faisait une déclaration. Il fallait l'y pousser. Et, tout en tournant +dans la ronde, elle lui décocha cette réflexion d'une dangereuse +naïveté: + +--Oh! mais c'est qu'il y a aimer et aimer! + +--Oui, répliqua Lancelot, par un bond qui plaçait subitement un abîme +entre le coeur de la jeune fille et le sien, oui, on a de l'amitié pour +ses amis, de l'amour pour ses ennemis! + +Ce trait était acéré. Emmeline en frissonna. Il se pouvait néanmoins +que ce fût une de ces flèches sans portée sérieuse, comme le comte +se plaisait à en lancer dans le monde, et qui lui avaient valu dans +certaines coteries la réputation d'homme cynique. Emmeline essaya donc +de prendre gaiement cette réplique, et elle repartit en souriant: + +--Il ne s'agit plus que de savoir, monsieur, dans quelle catégorie vous +me rangez? + +La question était directe. Une réponse maladroite engagerait le coeur du +jeune homme ou briserait celui de la jeune fille. + +Mais Lancelot n'était pas un écolier. Il s'en tira par un mot à double +entente. + +--Oh! dit-il, le sourire aux lèvres, je range assurément mademoiselle du +Sault parmi les personnes aimées. Mais voici le _rill_ terminé, daignez +m'excuser un instant, mademoiselle! + +Il avait conduit Emmeline à un siège. Il la salua rapidement et rentra +dans les salons. + +Ses regards cherchèrent Bertrand; ils ne rencontrèrent que le capitaine +Irving, qui se disposait à partir. + +--Pardon, lui dit Arthur Lancelot en s'approchant. + +--Que me voulez-vous? fit l'officier avec hauteur. + +--Vous dire un mot. + +--Parlez. + +--Pas ici, dans les jardins. Ce que j'ai à vous dire est entre nous. + +--Il me semble que nous sommes seuls, dit sèchement le militaire. + +--Eh bien, soit! puisque vous le voulez, causons ici. + +--On y est aussi bien qu'ailleurs! reprit l'autre d'un ton bref. + +--Vous savez que nous avons un compte à régler? + +--Quel compte? + +--Mais, dit Arthur d'un air dédaigneux, vous vous êtes permis d'être +grossier... + +L'officier devint cramoisi comme son uniforme. + +--Grossier! répéta-t-il en grinçant des dents. + +--Je vous ai fait l'honneur de vous le dire, capitaine, reprit +impertinemment Arthur. + +--L'honneur! paltoquet! mâchonna Irving. + +--Eh! oui, l'honneur! dit Lancelot sans s'émouvoir de l'irritation du +militaire; donc vous vous êtes permis d'être grossier à mon égard, et +j'espère que vous voudrez bien... + +--Je vous tuerai comme un chien! hurla l'officier. + +Plusieurs personnes, qui jouaient ou causaient à quelque distance, +levèrent la tête. + +--Pas si haut! dit Arthur; vous parlez à un homme qui n'est ni sourd, ni +de mauvaise compagnie! + +--Oh! oh! c'est trop fort! maugréa Irving, vous me donnerez +satisfaction... + +--Je l'entends bien ainsi! + +--Fat! + +--Les injures sont superflues, capitaine. A demain! + +--A demain, monsieur! dit l'officier. + +--Votre heure? + +--Le plus tôt possible. + +--Cela m'arrange parfaitement. Quatre heures du matin donc! + +--Plus tôt si vous voulez! j'ai hâte de vous faire la leçon, monsieur le +dandy! + +Et le capitaine Irving appuya sur ces mots avec l'emphase méprisante +qu'un de nos troupiers, courroucé par un _civil_, mettrait à lui dire +_monsieur le pékin_! + +--Vos armes? demanda Arthur. + +--Les vôtres? + +--Oh! cela m'est égal. + +--Alors, dit l'officier, nous prendrons le sabre. + +--Le sabre, c'est un peu brutal, dit Lancelot en souriant. + +--Vous refusez, blanc-bec? fit l'autre avec un haussement d'épaules. + +--Du tout, du tout, capitaine. Le sabre m'accommode parfaitement. C'est +une arme que j'affectionne. Et maintenant, convenons du lieu de la +rencontre, s'il vous plaît, car demain nous n'aurons pas le temps de +prendre ces petits arrangements. + +--Au creux d'Enfer, il y a une pelouse... + +--Va pour le creux d'Enfer. + +--A quatre heures, monsieur; je vous engage à faire vos dispositions +testamentaires, car je dois vous dire que je suis de première force au +sabre, reprit le capitaine en tortillant ses longs favoris roux. + +--A quatre heures j'y serai, répondit tranquillement le comte Lancelot. + +Et, saluant le militaire, il sortit du salon pour retourner à la danse, +sans remarquer que mademoiselle du Sault quittait vivement une fenêtre +ouverte de ce salon, à laquelle elle s'était tenue appuyée, derrière +une treille, pendant la plus grande partie de l'entretien du comte et du +capitaine. + +Quand Arthur la rejoignit, elle causait avec son frère. + +--Mon cher ami, lui dit Bertrand, je pars... vous m'excuserez; je ne +suis pas encore très-solide... Mais restez avec Emmeline... je vous +renverrai la voiture. + +--C'est cela, dit la jeune fille. Il vaut mieux que tu rentres, mon bon +frère... Monsieur le comte me ramènera... je l'espère. + +Et son regard interrogateur demanda une réponse affirmative à Lancelot. + +--Vous sentiriez-vous indisposé? dit celui-ci avec inquiétude. + +--Nullement, nullement, mon cher. + +--Mais le médecin lui a défendu les longues veillées, intervint +Emmeline. + +--Oui, et bonsoir... Amusez-vous bien, dit Bertrand. + +--Attendez encore un instant, fit Arthur. + +--Oh! pour moi, je veux rester au bal jusqu'à la fin, s'écria la jeune +fille en prenant le bras de Lancelot. + +Celui-ci toussa d'un ton très-naturel en apparence, et il dit: + +--Eh bien, c'est cela... oui... je ramènerai mademoiselle du Sault +lorsqu'elle... + +Il avait traîné et prolongé sa phrase à dessein. + +On vit tout à coup paraître Samson, dont la tête énorme dominait de plus +d'un pied les spectateurs. + +--Ah! mon domestique! il y a quelque chose d'extraordinaire, dit Arthur +avec un air de contrariété fort bien joué. + +--Quelle figure de requin! s'écria Bertrand. + +--Il mériterait certainement une place distinguée parmi les fameux +Requins de l'Atlantique, n'est-ce pas? reprit le comte en riant. + +--Oui, maître, dit Samson, avec son salut militaire. + +--Tu m'apportes une nouvelle? + +--Oui, maître. + +Et levant la main à la hauteur des yeux, il fit deux ou trois signes. + +--Oh! mon Dieu, est-ce désolant! murmura le comte; voilà qu'une +affaire... + +Et s'adressant à Samson: + +--Est-ce pressé? + +--Oui, maître. + +--Allons, va devant! + +--Oui, maître, répondit le serviteur impassible, en se retournant tout +d'une pièce, après avoir renouvelé son salut. + +--Mademoiselle, dit alors Lancelot à Emmeline, je suis on ne peut plus +affligé du contretemps... + +--C'est bon, c'est bon, dit Bertrand, un mystère de plus sur votre +bilan, mon cher. Nous vous en tiendrons compte, ma soeur et moi! + +Puis à Emmeline, qui rayait avec dépit, du bout de son ombrelle, le +sable de l'allée où ils devisaient: + +--Pardonne-lui encore, petite soeur, mais à une condition. + +--Et laquelle? s'enquit Lancelot. + +--C'est que vous nous sacrifierez toute votre journée de demain. + +--Oh! avec joie, si mademoiselle... + +--Pouvez-vous douter que j'en sois heureuse! dit Emmeline avec un accent +de reproche. + +--Désirez-vous partir seul? demanda Bertrand. + +--Non, non, mon cher; si vous ne le trouvez pas mauvais, je vous +ramènerai. + +--Quel bonheur! s'écria étourdiment Emmeline. + +--Alors, je vais faire atteler. + +--Allez, nous vous suivons. + +Bertrand s'élança vers les communs, où les voitures avaient été +remisées. Mais en courant, un papier tomba de sa poche. + +Arthur aperçut ce papier, qui échappa à l'attention d'Emmeline, trop +absorbée par ses pensées pour regarder ce qui l'entourait. + +Le comte l'entraîna du côté où était tombé l'objet se baissa comme pour +cueillir une fleur, le ramassa et le serra dans son gousset de montre. + +--Quelle délicieuse soirée, et comme il m'eût été bon de la passer tout +entière avec vous, mademoiselle! disait-il, en même temps à Emmeline. +Vous offrirais-je cet oeillet? + +La jeune fille prit la fleur et la fixa à son corsage. + +--Où êtes-vous? cria bientôt la voix de Bertrand. + +--Ici, derrière le massif de rosiers, répondit Lancelot. + +En entendant son frère, Emmeline avait tressailli. Elle arrêta son +cavalier par un mouvement brusque et subit. + +--Monsieur Arthur, lui dit-elle avec une vivacité fébrile, il faut que +je vous parle... cette nuit...en secret... dans deux heures... à la +petite porte du parc... elle sera ouverte! + +Avant que le comte, extrêmement surpris de cette impérieuse déclaration +eût eu le temps d'y répondre, Bertrand arriva. + +--La voiture est prête, dit-il. + +--Nous sommes à vous, répondit Arthur. + +Montant dans la calèche de M. du Sault, ils revinrent promptement à la +ville. + +Le voyage fut assez triste, chacun d'eux étant diversement, mais +profondément préoccupé. + +--Nous vous descendrons chez vous, dit Bertrand au comte, en traversant +la rue de la Douane. + +--Oh! je vous accompagnerai... + +--Inutile, mon cher!... Voici votre porte! Bonne nuit! + +--Bonne nuit à tous deux! dit Arthur en sautant à terre, après avoir +pressé la main des jeunes gens. + +La calèche reprit le grand trot. Et le comte siffla. + +Samson, qui avait suivi par derrière, accourut au galop. + +--Va seller Betzy et attends, lui dit Lancelot. + +--Oui, maître. + +--Seulement, fais en sorte qu'on ne te voie pas. + +--Oui, maître. + +--Dans une heure, tu conduiras Betzy sur le chemin de la villa du Sault, +en dehors de la ville. + +--Oui, maître. + +Le comte, alors, ouvrit la porte de la maison et monta à son appartement +privé. + + + + + V + + LES DEUX RENDEZ-VOUS + + +Le comte Arthur Lancelot occupait une maison entière, dans la rue de la +Douane _(Duane-Street)_. + +Cette maison n'avait que deux étages et un sous-sol. + +Elle était construite à l'anglaise. On y arrivait par un escalier de +cinq ou six marches, défendu, comme la façade de la maison, par une +grille en fer, à hauteur d'appui, distante de deux mètres environ du +mur, et derrière laquelle végétaient quelques arbrisseaux. + +Le premier étage comprenait les salons de réception; le second, +l'appartement privé du comte. + +Seul, Samson avait accès dans cet appartement. + +On y comptait quatre pièces: une salle à manger un cabinet de travail, +un boudoir et une chambre à coucher, où jamais profane n'avait pénétré, +pas même le fidèle serviteur. + +Toutes les fenêtres étaient munies de barreaux en fer et les volets +intérieurement doublés avec de fortes plaques de tôle. + +L'habitation se trouvait ainsi à l'abri des voleurs et des curieux; elle +pouvait, ou besoin, soutenir un siège de quelques heures... En entrant, +Lancelot battit du briquet, alluma une bougie placée dans le vestibule +sur une console, et après avoir soigneusement refermé la porte +extérieure, monta à son appartement. + +Il s'arrêta dans le cabinet de travail. + +C'était une petite pièce, tendue en cuir de Cordoue et meublée avec +un goût sévère: le secrétaire, la bibliothèque, le fauteuil étaient en +ébène, sans sculpture. + +Des armes du plus grand prix, recueillies dans toutes les parties du +monde, pendaient aux parois de la muraille et y tenaient lieu de +peintures. + +Arthur ouvrit le secrétaire, déposa son bougeoir sur la tablette, +s'assit, et tira de sa poche l'objet qu'il avait ramassé dans le jardin +de Bellevue. + +Cet objet, roulé, de la grosseur d'un tuyau de plume, n'était autre +chose qu'un papier. + +Le jeune homme le déplia, d'une main frémissante. Une écriture fine et +tourmentée le couvrait tout entier. + +Lancelot en lut et relut les lignes, avec une émotion profonde. + +--Ah! mon Dieu, s'écria-t-il en renversant ensuite sa tête sur le +dossier du fauteuil, mon Dieu! Je ne l'aurais jamais cru! lui, amoureux! +lui aimé de madame Stevenson! Malheur! malheur sur moi qui n'ai pas +prévu cette liaison! Mais peut-être est-il temps encore; peut-être +puis-je mettre des entraves à leur passion! car il ne faut pas qu'ils +s'aiment... S'aimer, eux! j'en mourrais de jalousie! + +Il parcourut une troisième fois le billet et le froissa dans ses doigts. + +--Non, cela ne sera pas! s'écria-t-il en se frappant le front. Dussé-je +enlever cette femme, cela ne sera pas; je les séparerai!... Voyons... +leur rendez-vous est à minuit! Quelle heure est-il? + +Il jeta un coup d'oeil sur sa montre. + +--Onze heures trois quarts, dit-il; j'y puis être... Mon entrevue avec +Emmeline est fixée à une heure du matin... Ce n'est pas loin; Betzy va +comme le vent; pourvu que je parte à une heure moins cinq minutes, +je serai exact. Mais que me veut cette pauvre fille!... Chère et +malheureuse Emmeline, elle est amoureuse de moi... + +Un sourire triste passa sur son visage, et il poursuivit, comme s'il +répondait à une réflexion intime: + +--Si elle savait... Étrange destinée que la mienne! Jeune, je désirais +la lutte... la lutte grande, terrible, celle qui s'enivre à la coupe des +chaudes amours et se baigne les mains dans le sang... Ai-je été traité +en enfant gâté par le Hasard ou la Providence, qu'on l'appelle comme on +voudra! parbleu! il ne m'importe guère!... Mais, il faut se hâter. + +En prononçant ces paroles, le comte Lancelot se leva, alla à une +panoplie, en décrocha deux petits pistolets, qu'il mit dans sa poche +après les avoir chargés, et, s'enveloppant dans un manteau de drap +foncé, il échangea son chapeau de paille contre un feutre noir, et +ressortit. + +La nuit était assez claire, quoique la lune ne brillât point. + +Arthur se glissa silencieusement le long des maisons, enfila plusieurs +rues qu'il longea ou traversa sans rencontrer personne, et arriva enfin +devant une habitation isolée, bâtie au milieu d'un jardin de quelque +étendue. + +Une haie l'entourait. + +Le jeune homme franchit cette haïe avec une agilité qui eût fait honneur +à un gymnasiarque consommé. + +Des avenues ombreuses s'étendaient de tous côtés. + +Lancelot en prit une, rangea les arbres d'aussi près qu'il put, et en +marchant sur la pointe du pied. + +Un mouvement de voix ne tarda point à frapper son oreille. + +Il redoubla de précautions, se plia en deux et continua d'avancer, mais +dans la direction du son. + +Bientôt, le bruit d'un baiser arriva à lui. Il frémit, s'appuya contre +un arbre, mit sa main sur sa bouche et la mordit pour s'empêcher de +crier. + +La maison n'était plus qu'à quelques pas de lui. + +Au balcon d'une fenêtre inférieure, on apercevait deux silhouettes: la +silhouette d'une femme et celle d'un homme. + +La femme se tenait dans la baie de la fenêtre, l'homme au dehors, penché +par-dessus la balustrade du balcon, et à demi caché par un bouquet de +lilas. + +--Oh! Bertrand! Bertrand! murmura Arthur en se rapprochant davantage +encore du couple. + +--Que vous êtes bonne et qu'il m'est doux de vous le répéter, Harriet! +disait le jeune homme, passant son bras autour de la taille de la jeune +femme et l'attirant à lui. + +--Oui, répondit-elle, oui, je suis trop bonne! et vous un ingrat, car +vous n'imaginez pas combien je m'expose, en vous recevant ici à pareille +heure! + +--Le temps m'a semblé bien long, allez, depuis le moment où vous m'avez +remis le billet... + +--A propos, ce billet, rendez-le-moi, monsieur. + +--Quoi! vous ne me le laisserez pas, câlina le jeune homme! Il y a tant +d'amour! tant de bonheur pour moi dans ces lignes! + +--Que ne les gravez-vous dans votre coeur! dit-elle en souriant; mais, +mon bon ami, l'écriture laisse des traces. Je ne serai tranquille que +quand ce papier n'existera plus. + +--Vraiment! vous me le refusez, dit Bertrand d'un ton chagrin en +fouillant dans sa poche. + +--Vraiment oui! une imprudence est si vite commise! Si mon mari... + +--Oh! ne parlez pas de lui! ne parlez pas de lui! s'écria-t-il. + +--Ma lettre! ma lettre! monsieur! + +--Je ne la trouve pas, je l'aurai oubliée... + +Ces mots furent dits d'un ton inquiet. + +--Voyez! déjà! Oh! l'on ne devrait jamais confier ses pensées au papier? +fit la jeune femme, mais vous me la rapporterez demain, n'est-ce pas? + +--Je vous le jure, Harriet, ma chérie! ma douce colombe, dit Bertrand en +imprimant ses lèvres sur le cou de sa maîtresse. + +Une douleur aiguë traversa le coeur d'Arthur Lancelot comme un fer +rouge. + +--Mais, demanda la jeune femme, après un moment de silence, comment +avez-vous pu venir sitôt? + +--Oh! dit-il, dès que j'eus déposé chez lui le comte... + +--Un fat! je ne l'aime guère, observa Harriet. + +--Fat! lui! ne dites pas cela; c'est un noble et excellent ami, repartit +vivement Bertrand. + +--Continuez, je vous prie, reprit la jeune femme en étouffant un +bâillement. + +--La coquette! l'indigne coquette! pensa Lancelot. + +--Donc, poursuivit Bertrand, après l'avoir descendu à sa maison, j'ai +prétexté que j'avais oublié de lui faire une communication importante +pour quitter ma soeur... + +--Et personne ne nous a vu? + +--Personne! Mais, Harriet, ma bien-aimée, ne me permettez-vous pas... + +--Non, monsieur, non, minauda la jeune femme. + +--Vous doutez donc de mon amour? + +--Les hommes sont si trompeurs! + +--Pouvez-vous me tenir un pareil langage, à moi qui n'ai jamais aimé et +n'aimerai jamais que vous! + +--Petit menteur! murmura-t-elle en approchant ses lèvres des siennes. + +Des larmes brûlantes s'amassaient sous les paupières du comte. + +Oh! laisse-moi, laisse-moi entrer dans ta chambre! supplia Bertrand. + +--Mais si l'on venait? répondit-elle tendrement, en lui formant un +collier de ses bras. + +Un souffle de la brise écarta le cachemire qui lui servait de peignoir +et découvrit sa gorge blanche et ferme comme du marbre. + +Bertrand frissonna de la tête aux pieds en y collant ses lèvres. + +--Finissez! finis...! bégayait-elle. + +--J'entre, n'est-ce pas? + +--Mais mon mari! + +--Puisqu'il est à son bord. + +--Mais si par hasard!... + +--Harriet, ne me l'avez-vous pas promis? Est-ce que je ne vous aime pas? +est-ce que pour vous plaire... + +Tout en articulant ces paroles d'une voix palpitante Bertrand enjambait +la balustrade, sans que la jeune femme lui opposât une résistance +sérieuse; mais, à ce moment, le sable grinça sous des pas précipités. + +--Quelqu'un! sauvez-vous! s'écria Harriet. Et elle se précipita dans sa +chambre, dont elle referma la croisée, pendant que son amant s'enfuyait +à travers les jardins, et pendant qu'Arthur, auteur de leur épouvante, +sautait par dessus la haie et regagnait la ville, en se disant: + +--Comme ils m'ont fait souffrir! je ne me croyais pas autant de +patience... Enfin, je les ai séparés! Il n'est pas probable qu'ils se +revoient cette nuit... ni de longtemps... car j'aviserai au moyen de +jeter entre eux un obstacle insurmontable! + +Une heure sonna à l'église métropolitaine. + +--Ah! mon Dieu, je serai en retard! vite, courons, pensa-t-il. + +Sur la route de la villa du Sault, il trouva Samson, qui l'attendait +flegmatiquement, près de deux chevaux de selle. + +Ils les enfourchèrent en un clin d'oeil. + +Arthur lança le sien au galop et Samson prit la même allure, après avoir +laissé entre le comte et lui la distance d'une centaine de mètres. + +Au bout de cinq minutes, Lancelot était à la petite porte du parc. + +Il appela son domestique. + +--Tu conduiras, lui dit-il, les chevaux dan» le bois, et tu tâcheras +qu'on ne vous découvre pas. Si j'ai besoin de toi, je sifflerai. + +--Oui, maître, répondit Samson en portant la main à la visière de sa +casquette. + +Lancelot poussa la porte, qui s'ouvrit aussitôt et il vit Emmeline +adossée au mur, sous un berceau de chèvre-feuille. Un gros chien de +terre-neuve était couché près d'elle. + +L'animal se dressa sur ses pattes en grondant. + +--La paix, Médor, la paix! dit-elle en faisant signe au chien de se +taire. + +--Mademoiselle, dit Arthur, en s'avançant vers elle... + +--Monsieur, l'interrompit-elle, je vous dois l'explication d'une +conduite qui sans doute vous parait étrange. Voulez-vous m'offrir votre +bras, car la matinée est fraîche et je sens que je grelotte! + +Le comte s'empressa de lui obéir. + +Emmeline reprit d'un ton décidé. + +--Monsieur Lancelot, vous devez vous battre... + +--Mademoiselle... + +--N'essayez pas de nier, je sais tout. Du reste, je serai franche avec +vous; je sens que la franchise est la seule excuse de ma manière d'agir. +Je vous ai épié et j'ai surpris votre conversation avec le capitaine +Irving; si, à présent vous voulez savoir pourquoi je vous ai épié, je +vous dirai... + +Sa voix s'attendrit; un déluge de larmes lui coupa la parole. + +Ce qu'elle n'acheva point, le comte le devina, et avec un tact, dont +elle le remercia aussitôt par un regard, il lui dit: + +--Je ne vous demande point, mademoiselle, pourquoi vous m'avez +surveillé. Quelles que soient vos raisons, elles sont d'un noble coeur +je voudrais... mais ne parlons plus de cela. J'imiterai votre franchise; +oui, je dois me battre, à la pointe du jour! + +Emmeline se prit à trembler au bras du jeune homme. + +--Rassurez-vous, cependant, reprit-il, en souriant. Le combat aura lieu +au sabre. C'est une arme qui m'est familière. Je puis dire, sans vanité, +que je n'y ai point encore trouvé mon égal, par conséquent... + +--Mais un hasard, monsieur! + +--Oh! dit-il gaiement, le hasard est une divinité à laquelle je rends +un culte trop absolu, pour qu'elle me fasse défaut à l'heure du péril. +Plaignez plutôt mon adversaire, chère Emmeline. + +--J'avais espéré, balbutia-t-elle, que pour m'être agréable, pour +m'_obliger_,--et elle souligna le terme,--vous renonceriez à ce duel, +dont la pensée seule me glace d'épouvante. Je voulais vous en parler, +vous conjurer de m'accorder cette faveur... avant de rentrer à la +maison; je l'aurais fait sans mon frère; mais, craignant que votre +amour-propre ne fût froissé, si j'abordais ce sujet en sa présence... je +vous ai prié... + +--Croyez, mademoiselle, que je n'ai pas suspecté un seul instant +la pureté de vos intentions, répliqua Lancelot avec une affectueuse +sincérité. + +--Vous ne vous battrez point, dit Emmeline. + +--Je ne puis vous le promettre. + +--Oh! si! fit-elle d'un ton suppliant, enfournant sur lui ses beaux yeux +noyés de pleurs. + +--Je voudrais... + +--Vous pouvez tout ce que vous voulez, vous! + +Cette affirmation enthousiaste amena un sourire sur le visage du comte. + +--Il serait à souhaiter, mademoiselle, dit-il en prenant la main +d'Emmeline. + +--Mais, dit celle-ci, il n'est donc personne qui vous soit chère? + +Lancelot soupira. + +--Bien des personnes me sont chères, répondit-il ensuite; vous la +première, ma bonne Emmeline. + +--Oh! si cela était! prononça-t-elle avec un accent du coeur, en +pressant la main du jeune homme. + +--Oui, vous m'êtes chère, bien chère, vous et votre frère... vous êtes +l'un et l'autre ce que j'aime le plus au monde. + +A ces mots, Emmeline se serra contre lui, ralentit sa marche, et laissa +nonchalamment tomber sa tête sur le bras de Lancelot. + +Ce mouvement avait été si spontané; il témoignait de tant de confiance, +d'une tendresse si dévouée; la pose d'Emmeline était si séduisante, que +le comte se pencha légèrement et lui effleura le front avec ses lèvres. + +--Oh! vous m'aimez, n'est-ce pas, Arthur? dit la jeune fille d'une voix +mourante, en fléchissant sous la violence de son émotion. + +--Eh bien! eh bien! qu'est-ce que je vois? cria-t-on tout à coup à +quelques pas d'eux. + + + + + VI + + LE DUEL + + +--Mon frère! fit Emmeline, avec plus de surprise que de frayeur. + +--Oui, dit le comte, c'est la voix de Bertrand, mais, ajouta-t-il, +très-bas, au nom du ciel! ne lui dites rien; ne lui parlez pas de ce qui +fait le sujet de notre entretien. + +--Tiens! tiens! criait le jeune du Sault; vous m'en contez de belles, +mes bons amis. L'un a une affaire urgente, il rentre chez lui; l'autre +se déclare fatiguée, oh! bien fatiguée, elle ira »e coucher aussitôt +à la maison, et voilà que je les trouve tous deux en promenade +sentimentale dans le parc, à une heure du matin. Mais savez-vous ce que +je ferais si j'étais un frère comme il y en a? + +Il prit une pause tragique, en tirant de sa poche un canif dont il mit +la lame au vent. + +--Et que ferais-tu? demanda Emmeline, en riant aux éclats, quoi qu'elle +lui en voulût d'être venu les trouver à un moment si intéressant. + +--Ce que je ferais! Eh bien, je vous immolerais à ma vengeance, puis je +me suiciderais... sur vos cadavres sanglants! + +--Tais-toi! lui dit la jeune fille, laisse-là tes cadavres, le mot seul +me fait peur. + +--Mais, continua Bertrand, je suis un frère débonnaire, une bonne pâte +de frère, j'adore ma petite soeur, je ne déteste pas son cavalier, et +vraiment, il m'en coûterait de priver la création de deux êtres aussi +charmants. + +--Est-il aimable un peu, ce soir? murmura Emmeline. + +--Disons ce matin et nous serons plus juste, repartit l'enseigne. Mais, +mes enfants, vous devez geler. Quelle idée de se donner des rendez-vous +à pareille heure, quand vous avez toute la journée à vous! Eh! par Dieu! +si quelquefois je vous embarrasse, il faut le dire. Je ne suis ni un +Othello, ni un mal appris! J'aime assez ma soeur pour satisfaire avec +joie ses fantaisies; je connais assez la solidité de ses principes pour +approuver ce qu'elle approuve. Allons, donnez-moi la main, Arthur, et +toi un baiser, belle noctambule! + +--Vous avez raison, mon cher Bertrand, de juger ainsi votre soeur, dit +Lancelot après cet échange de cordialités, car notre entrevue avait pour +objet une... + +--Voulez-vous bien garder vos secrets pour vous? est-ce que je les veux +savoir vos secrets? dit gaiement le frère d'Emmeline. + +--Cependant... + +--Je n'écoute rien. + +--Le drôle de corps! fit la jeune fille en riant. + +--Je vous ai dérangés, ce n'est pas ma faute, mais je me sauve. + +--Du tout, s'opposa le comte. + +--Prétendez-vous me garder? + +--Oui, oui, répliqua Arthur. + +--Une question alors? interrogea facétieusement Bertrand. + +--Fais, dit sa soeur. + +--A quand la noce? + +Emmeline se serra, palpitante, contre Lancelot. Et, remarquant que la +demande avait embarrassé celui-ci, elle dit à son frère: + +--Une autre question, une question préalable, s'il vous plaît, monsieur +l'inquisiteur. + +--Ce n'est pas répondre ça, dit Bertrand. + +--Comment se fait-il, poursuivit Emmeline, que vous vous trouviez ici, +à pareille heure, vous, un malade, qui devrait être au lit depuis le +crépuscule? + +--C'est juste, appuya Arthur avec une teinte d'ironie. + +--Oh! balbutia Bertrand, une affaire... + +--Des affaires! comme monsieur Lancelot, quand il nous veut quitter, +interrompit la jeune fille. + +--Un ami qui m'a retenu! + +--Mais, dit Arthur, je croyais que vous vous rendiez directement à la +villa, quand vous m'avez quitté? + +--Tiens! dit Emmeline, il n'est donc pas allé chez vous? + +--Bertrand! non, répondit le comte, prenant plaisir à taquiner son ami. + +--Ah! fit ce dernier, j'ai rencontré une connaissance et nous sommes +montés au club. + +--A minuit! dit Emmeline en secouant la tête d'un air incrédule. + +--D'abord, il n'était qu'onze heures... + +--Mais que me vouliez-vous donc? reprit Arthur. + +Bertrand était fort mal à l'aise. Il s'agitait comme s'il eût eu des +épines sous les pieds. + +--Bon, bon! dit sa soeur. Il nous cache quelque chose. Mais va, sois +tranquille, nous ne te tourmenterons pas davantage. Conserve pour toi ce +que tu ne veux pas nous dire. On sera aussi discret que vous, monsieur. +Seulement tu nous expliqueras comment il se fait que tu rentres par la +petite porte du parc qui devrait être fermée! + +--Oh! rien de plus facile, répondit-il du ton d'un homme soulagé d'un +lourd fardeau. J'allais passer par la porte de la grille, quand Médor, +sortant d'ici, s'est jeté dans mes jambes. Surpris que la petite +porte fût ouverte, j'ai monté pour la fermer au verrou, et voilà! +Pardonnez-moi, je me retire. + +--Non, non, dit Arthur; restez. + +--A mon tour, je dirai non; j'ai encore un mot à vous dire en +particulier, monsieur Lancelot. + +Et se tournant vers son frère: + +--Va m'attendre au bout de l'allée. + +--Ah! dit-il, c'est que moi aussi j'aurais un mot à dire en particulier +à maître Arthur. + +--Eh bien! tu lui parleras après moi. + +--C'est sans doute pour cette affaire que vous étiez retourné, dit le +comte. + +--Exactement, mon cher ami, exactement. Une affaire très-importante. +Dans un moment... + +Il s'éloigna en sifflant l'air de _Rule Britannia_. + +--Monsieur Arthur, dit la jeune fille regardant Lancelot en face, +monsieur Arthur, pouvez-vous me faire le sacrifice de votre duel? + +--Mademoiselle, il... + +--Répondez-moi nettement, je vous prie, pas de détours, pas de +faux-fuyants, vous êtes trop noble pour user de semblables expédients. + +--Je ne puis vous faire ce sacrifice, dit le comte. + +--Pouvez-vous me dire l'heure de la rencontre, car je compterai les +minutes. + +Lancelot discerna un piège sous cette phrase. + +--Oh! dit-il négligemment, ce ne sera pas pour aujourd'hui, puisque nous +sommes à deux heures du matin; peut-être pour demain. + +--Mais, reprit-elle, je croyais que vous aviez dit que vous partiez ce +soir? + +Arthur se mordit la lèvre. Il n'avait pas prévu cette pointe. Néanmoins, +il répondit sans hésiter. + +--C'était mon intention. J'ajournerai mon départ... + +--Et si un accident... + +--Mademoiselle, dit-il d'un ton convaincu qui persuada jusqu'à un +certain degré Emmeline, je n'ai à craindre et ne redoute aucun accident. + +--Seriez-vous assez obligeant pour m'envoyer quelqu'un dès que ce sera +terminé? + +--J'aurai le bonheur d'être ce quelqu'un, si vous le permettez. + +--Je prierai Dieu pour vous! dit Emmeline, en lui serrant la main. + +--Mais embrasse-le donc, petite soeur! va, je ne regarde pas, cria +Bertrand, du fond de l'allée. + +Arthur tressaillit. Ses sourcils se contractèrent. La jeune fille ne vit +point ce signe d'humeur. Elle inclina son front, espérant que Lancelot y +déposerait un baiser. + +Il n'en fut rien; et elle le quitta, le coeur brisé, les larmes aux +yeux. + +--Je ne serai pas plus longtemps que toi, lui dit Bertrand en passant à +côté d'elle, pour rejoindre le comte qu'il entraîna un peu plus loin. + +Par un geste familier, qu'autorisait leur intimité, celui-ci passa son +bras par-dessus l'épaule de du Sault, et approchant son visage du sien: + +--Voyons, que puis-je faire pour vous, mon Bertrand? lui dit-il. + +--Oh! un service d'ami, une niaiserie! Seulement je ne voudrais pas que +ma soeur le sût; elle est si facile à émouvoir. + +--Vous m'intriguez, dit Arthur affectant une ignorance complète, +quoiqu'il devinât bien ce dont son interlocuteur allait l'entretenir. + +--Il s'agit d'un duel. + +--D'un duel! êtes-vous sérieux? + +--Cela vous étonne; vous qui en avez eu cent... on le dit, du moins. + +--Oh! moi c'est bien différent. + +--Pourquoi cola? + +--Pourquoi? pourquoi?... Mais avec qui, ce duel? + +--Le capitaine Irving. + +--Ah! je m'en doutais. + +--C'est un drôle qui filoute au jeu. + +--Et vous vous battez avec un filou! + +--Le point d'honneur, que voulez-vous, mon cher? + +--Si vous le dénonciez, cela ne vaudrait-il pas mieux? + +--Et des preuves? + +--Mais on en trouve! Votre parole... + +--Ma parole ne suffirait pas, mon cher Arthur. + +--Quel sot préjugé que le duel! + +--D'ailleurs je lui ai jeté mes cartes à la figure. + +--L'insulte est grave... + +--Il me faut des témoins. J'ai compté sur vous. + +--Et vous avez bien fait. + +--Voyez, je vous prie, le major Cooper, et demain c'est-à-dire +aujourd'hui, soyez à dix heures chez le capitaine. Est-ce convenu? + +--Sans doute, mon cher Bertrand, dit-il avec effusion. + +--Oh! comme vous paraissez inquiet! Pour moi, je vous assure que ça +ne m'émeut guère. Ce sera ma cinquième rencontre, et, vraiment, je n'y +pense même pas, fit le frère d'Emmeline d'un ton légèrement fanfaron. + +--C'est, répliqua tristement Lancelot, que le duel me paraît une chose +grave, car deux hommes y compromettent leur existence... + +--Des sornettes!... + +--Bertrand! + +--A demain, à midi, je vous attendrai le major et vous, pour connaître +les dispositions... Merci, à charge de revanche... Au revoir! + +--Au revoir! proféra le comte, en suivant des yeux le jeune du Sault qui +courait rejoindre Emmeline, à l'extrémité de l'allée. + +--Est-il beau! est-il brave! est-il aveugle! ajouta-t-il un moment +après. Mais il ne se battra point. Non, non, je lui éviterai ce danger. + +Et Arthur Lancelot, sortant du parc, siffla Samson. + +Le jour commençait quand il rentra chez lui. + +--Samson, dit-il à son domestique, le cutter est en rade, n'est-ce pas? + +--Oui, maître. + +--Tu iras à bord immédiatement. + +--Oui, maître. + +--Tu diras au patron de se rendre à terre, en tenue d'enseigne, avec son +second dans le même costume. + +--Oui, maître. + +--Tu lui indiqueras la maison du vice-amiral, sais-tu où elle est? + +--Oui, maître + +--Ils iront, demanderont à parler à sa femme, lui diront que son mari +désire qu'elle vienne le trouver sur-le-champ; et ils la conduiront +à bord du cutter, où je veux qu'elle soit traitée avec douceur, mais +soigneusement enfermée. Est-ce compris? + +--Oui, maître. + +--Cela devra être exécuté avant huit heures. A dix la chaloupe +m'attendra au bas du Marché au poisson. La maison sera fermée, et nous +reprendrons la mer, mon vieux camarade. + +--Oui, maître. + +--Va! + +Quand il fut seul le comte écrivit deux lettres;--l'une à Emmeline, +l'autre à Bertrand. + +Puis, il changea de toilette, prit un doigt de Xérès, avec un biscuit, +choisit parmi ses armes, deux sabres de cavalerie d'une trempe et d'une +finesse admirables, les cacha dans son manteau, et courut à la poste, où +il jeta ses lettres. + +Trois heures du matin sonnaient. + +Lancelot s'achemina vers l'Hôtel du Gouvernement, fit éveiller deux des +secrétaires de sir Charles Prévost, qui consentirent volontiers à lui +servir de témoins. + +--Mais nous aurions besoin d'un chirurgien, dit l'un. + +--Inutile, répondit Arthur. Le creux d'Enfer est tout près d'ici. On +rapportera le blessé. + +--Ou le mort, ajouta l'autre. + +--Comme vous voudrez, dit froidement Arthur. + +--Ce diable d'Irving, il n'a pas de chance! reprit le secrétaire. S'il +vous connaissait... + +--Chut! fit le comte en posant le doigt sur ses lèvres, et montrant +l'autre témoin qui achevait de s'habiller. + +--Je suis prêt, dit celui-ci. + +--Nous monterons dans une de vos voitures, messieurs, dit le comte. + +--Soit! + +A quatre heures précises, ils arrivèrent au creux d'Enfer, précipice +effroyable, situé dans le bois, à un quart de lieue au plus d'Halifax. + +Une jolie pelouse, très-unie, borde l'abîme. + +Le capitaine Irving était déjà sur le terrain avec deux officiers de son +régiment. + +Les quatre personnages se saluèrent courtoisement. + +Les armes furent tirées au sort; le capitaine eut l'avantage; il se +décida naturellement pour celles qu'il avait apportées et qui étaient +fort lourdes. Comme il était très-vigoureux, et comme la main fluette de +son adversaire ne paraissait pas douée d'une force bien grande, il avait +choisi, dans sa collection et celle de ses amis, les sabres les plus +pesants qu'il put trouver. + +C'étaient des lames droites, dont on pouvait également se servir pour la +pointe et la contre-pointe. + +--Est-ce au premier sang? demanda l'un des seconds. + +--C'est à la mort? répliqua le capitaine en brandissant son espadon. + +--Eh bien! prenez vos positions, dit un autre témoin. + +--Avant de commencer, messieurs, permettez-moi de vous dire, prononça +le comte, que quelle que soit l'issue de la lutte, je quitterai Halifax +aussitôt après, si elle ne m'est pas fatale. + +--Oh! soyez tranquille, s'écria Irving d'un ton féroce, vous avez +terminé votre dernier voyage terrestre, mon petit monsieur; et si vous +n'êtes pas préparé pour celui de l'autre monde... + +--Point d'injures, capitaine, interrompit sévèrement un des officiers +qu'il avait amenés. + +--Allez, messieurs! ordonna le principal témoin de Lancelot. + +Sans faire parade de son habileté, celui-ci tomba élégamment en garde. + +Le capitaine débuta, en matamore, par une série de moulinets qui +n'avaient d'autre but que d'intimider son antagoniste, en lui montrant +avec quelle prestesse il maniait un sabre. Mais Arthur ne sembla même +pas surpris de cette formidable mise en scène. + +L'arme d'Irving roulait autour de sa tête avec une rapidité +vertigineuse. Aux rayons du soleil levant, elle jetait des lueurs +scintillantes. + +Lancelot se contentait de maintenir sa garde. + +--Parez-moi celle-là! vociféra Irving, en lui décochant soudain un coup +de taille, qui fut aussitôt relevé. + +Des étincelles jaillirent des deux fers entrechoqués. + +--Et celle-là! reprit le capitaine dégageant son sabre par un +demi-cercle et poussant de l'estoc. + +Le comte lui opposa une tierce, redressa son arme, frappa brusquement +celle de son adversaire à quelques pouces de la poignée, et la fit voler +à dix pas de distance. + +--C'est assez! c'est assez! l'honneur est satisfait, messieurs, dirent +les témoins. + +--Non, non, je veux découdre le ventre de ce morveux, hurla Irving, qui +avait ramassé son sabre et revenait furieux sur Lancelot. + +--Je vous croyais plus fort, dit tranquillement le jeune homme. + +Ces mots poussèrent à son comble l'exaspération du capitaine. + +Il se précipita comme un fou sur le comte, frappant à droite, à gauche, +en avant, sans règle ni mesure, et négligeant les feintes pour évoluer +autour d'Arthur et faire tourbillonner sa lame sur la tête du jeune +homme. + +Mais partout il trouvait l'arme de Lancelot, au-devant de la sienne; +partout une défense froide, sûre, qui déjouait et fatiguait ses +attaques. + +C'était un beau, un terrible spectacle. + +Le capitaine haletant, le visage enflammé, la bras droit sans cesse en +mouvement, le corps s'agitant en tous sens, tournant avec une célérité +fiévreuse, et prenant son adversaire dans un cercle de fer éblouissant. + +Arthur ferme, calme, l'oeil perçant toujours en éveil, ne bougeait pas +de place. Il pivotait sur ses pieds, il paraissait ne point vouloir +prendre de détermination agressive, quoiqu'il ne perdit pas une des +fautes d'Irving. + +Sa grâce, la facilité de son jeu, la souplesse de ses phrases, et son +impassibilité, quand la plus légère inattention, un clignement des +yeux, lui pouvait être fatal, tranchaient d'autant mieux qu'Irving, +déjà épuisé, la respiration sifflante, le poignet appesanti commençait à +ferrailler lourdement en poussant des cris rauques. + +Bientôt ses bottes devinrent plus lâches, moins fréquentes. La lassitude +le dominait. Désormais il était au pouvoir du comte. Se sentant faiblir, +il recueillit tout ce qui lui restait de force, pour une dernière passe. + +Mais alors, Lancelot allongea le bras et lui porta un coup de manchette. + +Le capitaine laissa échapper son sabre, avec un flot de sang. Il avait +le poignet de droite profondément entaillé! + +--Ah! vous me donnerez ma revanche! proféra-t-il sourdement. + +--Quand vous serez guéri, je le ferai avec plaisir, si cela peut vous +être agréable, répondit Arthur. + +Et il ajouta intérieurement: + +--Ce brutal en a au moins pour trois mois. Mon Bertrand ne se battra pas +avec lui. + + + + + DEUXIÈME PARTIE + + LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE + + + + I + + MADAME HARRIET STEVENSON + + +Nous avons dit qu'en entendant un bruit de pas dans l'allée, madame +Harriet Stevenson était rentrée dans sa chambre. + +En une seconde, elle eut quitté son peignoir et se fut pelotonnée dans +son lit. + +Vivement émue, elle prêta une oreille attentive. Mais les battements +désordonnés de son coeur neutralisaient tous les efforts qu'elle +faisait pour écouter. Peu à peu, cependant, le sang cessa de courir +précipitamment dans ses veines; elle se calma; sa frayeur se dissipa. +Elle se releva, promena autour d'elle un regard timide, et marcha sur la +pointe des pieds, vers la fenêtre. + +La nuit était claire, sereine. Les yeux d'Harriet plongèrent dans les +avenues sans rien distinguer qui la pût inquiéter. Tout paraissait +tranquille au dehors; seuls les feuillages élevaient leurs voix +frémissantes doucement balancés par la brise du matin. + +--C'est singulier, se dit madame Stevenson; je suis pourtant bien sûre +qu'on a marché dans le jardin... Ah! qu'est-ce que j'aperçois!... Non, +ce n'est rien, une erreur de mes sens, si j'osais, je sortirais... +maintenant, je ne pourrais dormir... Appelons Kate. + +Elle agita une sonnette. + +Au bout de cinq minutes, une jeune servante, à la mine effrontée, se +montra. + +Elle tenait d'une main un fichu à moitié croisé sur sa poitrine, et de +l'autre un jupon, qu'elle n'avait pas eu le temps d'attacher. + +--Qu'y a-t-il, madame? dit-elle en bâillant. + +--Vous ne veillez donc pas, Kate! répondit madame Stevenson avec humeur. + +--Ah! je me suis endormie; madame était si longue! répartit la soubrette +d'une voix insolente. + +Sa maîtresse avait sans doute des raisons pour ne la point rudoyer, car +elle reprit moins haut: + +--Et vous n'avez rien entendu? + +--Entendu... quoi? + +--Mais il y avait quelqu'un dans le jardin. + +--Sans doute, il y avait le cavalier à madame, répliqua impertinemment +Kate. + +Madame Stevenson fut blessée. + +--Vous prenez un ton..., dit-elle. + +--Ah! si madame n'est pas contente de mes services... fit la servante. + +--Je ne dis pas cela, je ne dis pas cela. + +--Ce n'est déjà pas si amusant ici! continua Kate. + +--Que vous manque-t-il? ne suis-je pas généreuse? + +--Il faut passer les nuits... + +--Mais je vous paie. + +--Ce serait du propre, si vous ne me payiez pas, riposta la domestique +avec un accent revêche. + +--Voyons, voyons, ma bonne Kate, ne faites pas ainsi la méchante, +dit madame Stevenson, en prenant sur une crédence, une couronne en or +qu'elle glissa dans la main de sa camériste. + +--Merci, dit avec une révérence, Kate, dont le visage chafouin prit +aussitôt un air soumis et respectueux. + +--Alors, dit Harriet, vous n'avez rien entendu? + +--Rien, madame, je m'étais endormie. + +--Il n'est entré personne dans la maison? + +--Oh! pour cela, non. + +--Vous en êtes certaine! + +--C'est moi-même qui ai verrouillé les portes, madame. + +--Et celle du jardin? + +--Je l'ai aussi fermée dès que monsieur... + +--C'est bon, c'est bon, dit vivement madame Stevenson. Pourtant on nous +a épiés. Je n'en puis douter. + +--Épiés, et qui ça pourrait-il être? + +--Mon mari, répondit-elle d'un ton songeur. + +--Lui! ah! Sainte-Vierge, il n'y pense guère, le pauvre cher homme! +s'écria Kate, en souriant. Je parie qu'il dort comme une pioche sur son +hamac. Sir Henry vous épier! on ne me fera jamais accroire cela, madame; +non, jamais de jamais? + +--Alors, comme vous venez de le dire, qui cela pourrait-il être? + +--Madame se sera trompée. + +--Du tout! du tout! on a piétiné, et très-fort dans le jardin. + +--Un chat qui courait après sa chatte, dit Kate on éclatant de rire. + +Madame Stevenson rougit jusqu'au blanc des yeux. Si elle n'eût écouté +que sa colère elle eût battu cette fille impudente, qui la bravait aussi +hardiment. Mais elle avait, comme la plupart des femmes légères, eu le +tort de mettre une servante dans ses confidences, et celle-ci, comme +le font les gens de sa classe, se vengeait alors sur sa maîtresse des +humiliations de la domesticité. + +--Non, ce n'était point un chat, dit Harriet, en refoulant encore une +fois son irritation. + +--Peut-être le chien du jardinier. Il connaît monsieur du... + +--Pas plus un chien qu'un chat; c'était un homme. + +--Pas possible, madame! + +--J'en ai la conviction. + +--Mais où était-il? + +--Pas loin de nous, malheureusement! + +--Et il pouvait vous entendre? demanda Kate, sans chercher à déguiser +une joie maligne. + +--Je le crains, ma chère enfant. + +--Pourtant, reprit la soubrette, je ne vois pas comment il aurait pu +s'introduire... + +--Les baies sont si peu élevées! + +--Quatre pieds de haut, madame, quatre! et des épines longues de deux +doigts, pointues comme des lances! + +--Si nous cherchions? dit Harriet. + +--Si nous cherchions? répéta Kate surprise. + +--Mais oui: dans le jardin. Il a dû laisser des traces! + +--Quelles traces? + +--Ses pieds ont sans doute fait des empreintes sur les plates-bandes. + +--Et quand ils en auraient fait, à quoi cela nous avancerait-il? + +--Oh! beaucoup. Nous saurions si c'est un homme du monde de... + +--Et si c'était un voleur, madame! + +--Vous avez peur? + +--Dame! on ne vit pas deux fois! + +--Je ne vous croyais pas poltronne. Mais c'est une idée. Allumez la +petite lanterne dont nous nous servons dans nos excursions, et nous +irons reconnaître la piste. + +--Je n'oserai jamais, dit Kate. + +--Avec moi! s'écria résolument Harriet + +--Même avec vous, madame. + +--Si nous découvrons quelque chose, je vous donne une autre couronne. + +La perspective de cette libéralité dorée, dissipa les frayeurs de la +femme de chambre. + +Elle acheva de fixer son jupon à sa ceinture, pendant que madame +Stevenson s'enveloppait frileusement dans une mante et chaussait des +mules oubliées au pied de son lit. + +La lanterne fut allumée. + +Pour ne point éveiller les soupçons des autres domestiques, elles +ouvrirent la fenêtre et toutes deux, Harriet la première, escaladant la +balustrade du balcon, se trouvèrent dans le jardin. + +A peine eurent-elles fait cinq ou six pas, que Kate poussa une +exclamation. + +--Qu'y a-t-il? interrogea madame Stevenson. + +--Un mouchoir! un mouchoir au pied de cet arbre. Il est en soie! tenez, +voyez, madame. + +Et la soubrette tendit à sa maîtresse un précieux foulard à coins +délicatement brodés. + +--Ce n'est pas à vous, ça, madame, je connais tous vos mouchoirs aussi +bien que les miens, dit Kate, pendant que madame Stevenson considérait +curieusement le foulard. + +--Un A, un L et une couronne de comte, murmura celle-ci qui venait de +découvrir le chiffre. + +--Et voici des pas joliment légers, joliment menus; on dirait des pas +de femme, reprit la servante, mais il y a des talons. C'est un homme! +sainte Marie! a-t-il les pieds petits celui-là!... + +--Suivons ces pas, dit Harriet en mettant le mouchoir dans sa poche. + +--Oh! mais, objecta Kate, s'il était caché... + +--Vous ne voulez donc pas gagner la couronne? + +--Si, madame; cependant... + +--Ah! vous êtes une poule mouillée. Donnez-moi la lanterne; j'irai +seule. + +--Oh! je ne souffrirais pas... + +--Eh bien, venez donc, peureuse! + +Les traces des pas les conduisirent jusqu'à la haie. Là, on remarquait +deux pieds profondément imprimés, comme les produirait un homme en +sautant d'une certaine hauteur sur un sol mou. + +--Ces pas ne sont assurément pas ceux de Bertrand, dit Harriet; outre +qu'il a le pied plus grand que celui-ci, la pointe en est dirigée vers +la maison. D'ailleurs, il ne s'est pas sauvé de ce côté. Mais qui ça +peut-il être? A. L. une couronne de comte! En y rêvant, j'éclaircirai +ce mystère. C'est assez, Kate, rentrons. Il fait un froid glacial, ce +matin? + +--Êtes-vous contente de moi, madame? + +--Oui, vous aurez la couronne et, de plus, mon vieux châle rouge qui +vous plaît tant. + +--Comme madame est donc bonne! s'écria la camériste. + +Et, à part, elle se dit: + +--Oh! ce foulard, ce foulard, tu me le paieras plus cher que ça. + +Revenue dans sa chambre, madame Stevenson fit remplacer sa veilleuse par +une lampe, congédia Kate, plaça la lampe sur un guéridon près d'elle, se +coucha et se mit à examiner de nouveau le mouchoir. + +Beauté pâle, blonde, fluette diaphane, figure de Keepsake, vrai type +des vignettes anglaises, Harriet Stevenson, avec une imagination +horriblement déréglée, n'avait ni sens, ni sensibilité. Le marbre n'est +pas plus glacé que ne l'était son coeur, le bleu de l'Océan pas plus +froid que le bleu de ses yeux. + +Née d'un père émigré français, nommé de Grandfroy, et d'une mère +anglaise, mariée fort jeune, à sir Henry Stevenson, vice-amiral, +commandant la station d'Halifax, elle avait, à vingt-cinq ans, noué cent +intrigues, dont plusieurs fort scandaleuses; elle s'était compromise de +cent manières; les femmes la fuyaient, les hommes s'attelaient en foule +à son char; on lui avait donné pour amants la plupart des officiers +et des jeunes dandys de la ville, mais il n'en était pas un qui pût se +flatter d'avoir franchi la grille de ce balcon, où nous l'avons vue en +conversation amoureuse avec Bertrand du Sault, pas un à qui elle se fût +entièrement livrée. + +Marguerite de Bourgogne tuait ses amants après leur avoir livré les +charmes de son corps, Harriet Stevenson, désespérait les siens après les +avoir enivrés des perfides caresses de son esprit. + +Laquelle l'emportait sur l'autre en monstruosité? + +Le vice-amiral était-il un mari déshonoré qui fermait les yeux, ou +un incrédule, ou un sceptique, ou un frondeur qui, connaissant le +tempérament de sa femme, se moquait des victimes que faisait cette +détestable sirène. + +Mais, si on lui parlait d'une des escapades d'Harriet il souriait +malicieusement et se frottait les mains. + +Une nuit, il la surprit en tête-à-tête avec un jeune homme, dans une rue +écartée. + +--Le galant se crut perdu. Il lâcha le bras de madame Stevenson et +détala à toutes jambes. + +Le vice-amiral courut après lui, le rattrapa, l'arrêta au collet. + +--Mille écubiers, mon ami, lui dit-il, est-ce ainsi qu'à minuit on +abandonne une femme au milieu de la chaussée! Allons, revenez bien vite +faire vos excuses à madame Stevenson, sinon, je prends votre place. + +Et ce n'était pas le seul trait de même nature qu'on prêtât à ce commode +époux. + +Certain officieux,--il y en a partout,--lui remit confidentiellement une +lettre fort passionnée qu'Harriet avait écrit à un sous-lieutenant. Tout +autre que sir Henry y eût découvert la preuve d'un commerce adultère. + +--Ah! dit-il, d'un ton ravi, après avoir lu la lettre d'un bout à +l'autre, je ne savais pas que ma femme eût un style aussi poétique. Il +faudra que je lui en fasse compliment. + +Le mariage n'était donc pas une chaîne pesante pour Harriet. Et l'on +a vu qu'elle usait largement de la liberté que lui laissait sir Henry. +Tombé dans les filets de cette affreuse coquette, Bertrand du Sault +était destiné au même sort que ses devanciers. Et, comme il devenait +trop exigeant, elle avait pris la détermination de lui donner son congé, +la nuit même où, après l'avoir montré, nous achevons sa présentation à +nos lecteurs. + +--Un A, un L, une couronne de comte! qui ça peut-il être? répétait-elle, +en secouant la tête. + +Elle réfléchit encore, et tout à coup: + +--Ah! suis-je sotte, s'écria-t-elle, ce chiffre, c'est le chiffre +de monsieur le comte Arthur de Lancelot, ce faquin dont le rôle +ténébreux... + +Oh! je le percerai à jour! Il a fait le dédaigneux avec moi, mais...! +monsieur Lancelot! monsieur Lancelot, comte interlope; vous +vous introduisez nuitamment... J'ai déjà sur votre personne des +renseignements... Oh! nous verrons... Mais, qu'est-il venu faire? Que +voulait-il... Est-ce que, par hasard, il m'aimerait?... + +Le sommeil surprit la jeune femme au milieu de ce monologue. + +Un violent coup de sonnette l'éveilla en sursaut. + +--Madame, madame, cria Kate en entrant, tout effarée dans la chambre, +sir Henry vous fait demander? + +--Sir Henry! quel conte... + +--Il a envoyé deux officiers. Il veut vous parler sur-le-champ. Son +vaisseau appareille pour une expédition. + +Harriet sauta à bas du lit. + +--Donnez-moi une robe de chambre et habillez-moi lestement, dit-elle. + +Sa toilette du matin terminée, madame Stevenson passa dans le parloir, +où elle trouva effectivement deux enseignes de la marine anglaise, qui +lui répétèrent que son mari désirait avoir un entretien avec elle, avant +de partir en croisière contre les pirates qui infestaient le golfe. + +--Le vaisseau-amiral est à un mille du port seulement, dirent-ils. + +Ce message n'avait rien d'extraordinaire. Plusieurs fois déjà, sir Henry +avait ainsi mandé sa femme. L'heure n'était même pas indue, puisque +probablement, on profitait d'un vent favorable pour mettre à la voile. +Madame Stevenson pria les enseignes d'attendre un moment. Elle +rentra dans sa chambre, se vêtit chaudement et commanda à Kate de +l'accompagner. + +Cet ordre ne parut pas faire plaisir aux officiers; mais ils se +contentèrent d'exprimer leur contrariété par un regard d'intelligence +qui échappa aux deux femmes. + +On se mit en route. Il était cinq heures du matin. + +Dans le port, au pied du quai du Marché, se balançait une chaloupe, +conduite par six vigoureux rameurs, portant, comme les enseignes, +l'uniforme de la marine royale. + +Le pavillon amiral flottait à bord de la chaloupe qui partit aussitôt +après avoir reçu ses passagers. + +Ils traversèrent la rade en silence; mais dès qu'ils endurent sortis, +madame Stevenson s'aperçut que l'embarcation pointait dans une direction +contraire à celle où elle savait que l'escadrille anglaise se tenait en +observation. + +Elle en fit la remarque à l'enseigne qui gouvernait. + +--Madame, répondit-il froidement, ce n'est point le vaisseau-amiral que +nous allons rejoindre, mais le cutter des _Requins de l'Atlantique_. +tique. + + + + + II + + L'ENLÈVEMENT + + +--Oubliez-vous à qui vous parlez, monsieur? fit la jeune femme avec +hauteur. + +--Nullement, madame. + +--Savez-vous que je suis...? + +--Madame Harriet Stevenson, femme du vice-amiral commandant la station +d'Halifax, je le sais parfaitement. + +--Eh bien, monsieur, veuillez avoir pour la femme de votre supérieur +les égards qui lui sont dus. Dites-moi immédiatement où est le +vaisseau-amiral. + +--Là, madame, répondit l'enseigne, en désignant l'est avec son doigt. + +--Et, comment se fait-il que nous marchions au nord? reprit-elle avec +une surprise qui n'était pas exempte d'inquiétude. + +--Parce que, madame, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, il y a un +instant, nous allons rallier _les Requins de l'Atlantique_. + +--_Les Requins de l'Atlantique_! fit-elle en se levant très-émue, tandis +que Kate jetait partout des yeux effarés. + +Mais Harriet se rassit aussitôt: + +--Ah! dit-elle, comme si elle parlait à sa soubrette plutôt qu'aux +marins, c'est un petit tour que sir Henry aura chargé ces messieurs de +nous jouer. + +Et, s'adressant à l'officier: + +--Voyons, monsieur, cessez une comédie qui a perdu tout son sel, +puisque nous n'en sommes pas les dupes, et conduisez-moi directement au +vaisseau-amiral. + +--Aborde, joue, bâbord! ordonna l'enseigne, sans répondre à madame +Stevenson. + +Celle-ci se leva de nouveau; elle était effrayée. + +A quelques brasses d'eux se balançait un cutter qui, sauf cette +particularité que, de la ligne de flottaison jusqu'aux cacatois, il +était noir comme l'ébène; coque, mâts, voiles, gréement, tout paraissait +être un yacht, appartenant à quelque riche habitant d'Halifax. + +--Où me menez-vous, monsieur? je veux savoir où vous me menez? dit-elle +impérieusement. + +--A cette embarcation, madame, répondit le pilote. + +Et il indiqua le cutter, dont ils n'étaient plus éloignés que de +quelques brasses. + +--Cette embarcation... + +--Oui, madame, le _Wish-on-Wish_[2], ou si vous aimez mieux, +l'_Émerillon_. + +[Note 2: Terme indien; les Américains ont nommé l'Émérillon +_Whippoor-Will_.] + +--Qu'est-ce que cela? + +--Rasseyez-vous d'abord, vous pourriez tomber. + +Madame Stevenson obéit, en pâlissant. La vue du prétendu yacht de +plaisance et des gens qui le montaient,--mines hardies, sauvages, +vêtements, chemises, pantalons, vestes, chapeaux aussi noirs que leur +navire,--l'avait remplie de terreur. + +Kate grelottait à côté d'elle. + +--C'est, répondit l'enseigne, le cutter des _Requins de l'Atlantique_. + +--Mais ce n'est pas possible! vous voulez nous mystifier, monsieur. + +--Laisse arriver! commanda-t-il. + +Quittant leurs rames, deux des matelots venaient de happer une corde +qu'on leur avait lancée du cutter. + +La mer était belle, unie comme une glace, l'abordage eut lieu sans +secousse. + +--Je ne monterai pas sur ce navire, monsieur, dit madame Stevenson, en +promenant autour d'elle un regard scrutateur, dans l'espoir de découvrir +un bateau qu'elle pourrait héler. + +Mais, à l'exception de quelques voiles blanchissant à l'horizon, et des +flèches des bâtiments mouillés dans le port d'Halifax, à plus d'un +mille de distance, on n'apercevait rien que l'eau, le ciel et le sombre +cutter. + +--Il me serait pénible, madame, repartit l'enseigne, d'avoir à employer +la force pour obtenir de vous ce que nous désirons, cependant je vous +déclare que, si vous faites la moindre résistance, nous n'hésiterons +pas. + +--Ah! madame, madame, ils vont nous tuer! s'écria Kate en éclatant en +sanglots; quelle idée vous avez eue aussi de m'emmener avec vous? + +--Sois tranquille, la poulette, on aura soin de toi, dit un des rameurs. + +L'enseigne fronça les sourcils. + +--Tom, dit-il au matelot, vous recevrez vingt-cinq coups de garcette +pour votre observation. + +Ces mots furent dits d'un ton calme, mais derrière lequel on sentait une +décision inflexible. + +Tom courba la tête, en homme qui reconnaît qu'il a commis une faute, et +continua d'amarrer la chaloupe au cutter. + +--Enfin, monsieur, expliquez-moi ce que vous me voulez, dit madame +Stevenson. + +--Vous le saurez bientôt. Veuillez seulement vous rendre à notre +invitation. + +Et il lui présenta la main, pour l'aider à passer sur le cutter. + +Mais elle le repoussa, avec un geste de mépris. + +--Comme il vous plaira, madame, répliqua-t-il. + +Harriet hésita une seconde; puis, revenant à sa supposition que c'était +une petite malice de son mari pour la railler, elle s'élança sur le +léger navire en disant: + +--Allons, je vous suis, messieurs. Mais au moins vous ne pourrez dire à +sir Henry que vous m'avez causé une grande peur. + +Kate monta après elle sur le _Wish-on-wish_. + +--Quel charmant cutter! s'écria madame Stevenson admirant, en +connaisseuse, l'élégance des formes du frêle bâtiment. + +--Daignez m'accompagner à l'intérieur, madame, reprit renseigne qui +semblait commander l'équipage. + +--Mais, monsieur, il fait très-bon sur le pont. La matinée est superbe, +je me trouve parfaitement ici. + +Et; s'adressant à sa femme de chambre: + +--Kate, ma fille, étendez près du mât, mon sac de nuit. Je m'en ferai un +siège. + +--Pardon, madame, j'ai ordre de vous faire descendre dans la cabine. + +--Ah! madame, madame! le canot qui s'en va! s'écria Catherine[3], +désolée en remarquant que la chaloupe regagnait Halifax. + +[Note 3: On sait que _Kate_ est l'abréviation de Catherine.] + + +--Voulez-vous bien ne pas larmoyer comme ça, dit sa maîtresse. On +donne sans doute une fête à surprise sur le vaisseau-amiral, et cette +embarcation retourne chercher les autres invités. Ce sera ravissant; les +excentricités de sir Henry sont fort aimables. Celle-ci m'enchante. Je +me serais ennuyée tout le jour... + +--J'ai l'honneur, madame, de vous renouveler... + +--Ah! monsieur l'enseigne, interrompit-elle vivement, mais sans aigreur, +je me soucie de vos ordres comme d'une robe hors de mode, je suis bien +ici et j'y reste. Si l'on vous met aux arrêts pour avoir manqué à la +consigne, je saurai bien les faire lever, ou adoucir votre captivité, +ajouta-t-elle avec un de ses sourires les plus fascinateurs. + +Mais ni les paroles, ni le sourire ne firent impression sur l'officier. + +--Vous ne voudriez pas que j'employasse la violence! dit-il. + +--Eh bien, essayez! riposta-t-elle, en continuant ses mines. + +--Je le regrette, dit-il froidement. + +Il appela: + +--Pierre! + +Un des trois matelots occupés à laver le pont, leva la tête. + +Du bout de l'index, l'enseigne lui montra madame Stevenson. + +--C'est bien, patron, dit Pierre, laissant ses éponges et s'avançant +vers la jeune femme. + +--Si vous avez le malheur de me toucher! dit-elle, avec un geste de +reine révoltée. + +Mais, sans mot souffler, le matelot la prit dans ses bras robustes. Elle +cria, se débattit, menaça, injuria. Ce fut en vain. Pierre la transporta +silencieusement dans une étroite cabine, au pied du mât. + +Kate, les joues baignées de larmes, l'y accompagna en gémissant. + +Après avoir déposé madame Stevenson sur un sofa, Pierre se retira. + +--Si vous avez besoin de nos services, pour quoi que ce soit, vous +sonnerez, madame, dit l'officier sur le seuil de la cabine. Mais il vous +est défendu de sortir d'ici. Ainsi je ferme cette porte. + +Il recula, tira la porte de la cabine sur lui et la ferma à clef. + +La surprise, l'indignation, la colère, avaient coupé la parole à madame +Stevenson. + +--Ah! nous sommes perdues! nous sommes perdues! madame, madame, nous +sommes perdues! clamait Catherine en sanglotant sur le canapé. + +--Taisez-vous! vous m'impatientez avec vos pleurnicheries! répondit +durement Harriet. + +--Nous sommes perdues! ils nous assassineront, continua la femme de +chambre, trop absorbée par ses terreurs pour entendre les ordres de sa +maîtresse. + +Harriet ne pouvait s'imaginer qu'on l'avait enlevée. Elle cherchait, +dans son esprit, mille raisons pour se convaincre que tout cela n'était +qu'un badinage, qui se terminerait par quelque merveilleux festival, +à bord de l'_Invincible_. Cependant, elle se promettait bien de faire +punir sévèrement cet enseigne mal appris, qui s'était comporté d'une +façon si grossière avec elle. + +La cabine où on les avait emprisonnées était fort exiguë, mais richement +meublée et lambrissée en bois de santal. + +Elle recevait le jour par le plafond, de sorte qu'il était impossible de +voir ce qui se passait autour du cutter. + +A huit heures, on servit aux deux femmes un excellent déjeuner qui eut +l'avantage de rassurer Kate, et d'entretenir les douces illusions de +madame Stevenson. + +--Cela ne fait rien, dit-elle, en trempant une mouillette dans un oeuf +à la coque, la farce a été poussée trop loin. Les originalités de sir +Henry manquent parfois de décence. + +--Après tout, si ce sont les _Requins de l'Atlantique_, ils ne sont pas +si méchants pour des requins, dit la femme de chambre. Cet enseigne qui +vous parlait, madame, il a l'air très-bien. + +--_Les Requins de l'Atlantique_! repartit Harriet en haussant les +épaules; vous êtes une sotte! + +--Merci, madame! dit la soubrette en s'inclinant ironiquement. + +--Comment, reprit sa maîtresse d'un ton moins aigre, comment voulez-vous +que ce soient ces pirates? + +--Puisqu'ils l'ont dit! + +--Pour vous épouvanter! + +--Dame, je ne sais pas, moi; mais si les officiers sont gentils, les +matelots sont-ils vilains! + +Quelles têtes d'ogres, hein, madame? + +--Même le mousse qui nous a servies, dit Harriet en souriant. + +--Même celui-là. + +--Il m'avait pourtant semblé que vous ne le regardiez pas d'un air trop +mauvais, miss Kate. + +--C'était afin de l'amadouer, madame. Après tout, il vaudrait mieux +avoir un peu de complaisance pour eux que de se faire égorger! + +--Ainsi, dit madame Stevenson, en riant, vous ne feriez pas comme +Lucrèce, vous? + +--Lucrèce! répéta la soubrette avec étonnement! Lucrèce! je ne la +connais pas, madame! + +--Oh! c'est juste, ma bonne Kate. Eh bien, Lucrèce était une digne et +vertueuse femme du temps passé, qui... + +--Qui? interrogea la camériste, voyant que sa maîtresse s'arrêtait. + +--Qui, acheva bravement celle-ci, avait eu le malheur d'être prise de +force et se poignarda ensuite. + +--Se poignarder! Et pourquoi, madame, se poignarda-t-elle, cette madame +Lucrèce? + +--Parce qu'elle se jugeait déshonorée! + +--Est-il possible, madame? Se poignarder parce qu'on a été prise de +force? Mais ce n'était pas un péché après tout, car messire le curé dit +qu'il n'y a pas de péché quand il n'y a pas d'intention. + +--Et vous, vous ne vous seriez pas sans doute poignardée! reprit +Harriet, en riant jusqu'aux larmes. + +--Moi! me poignarder! me poignarder pour cela, madame! Ah! bien, c'est +souvent que j'ai été, comme cela, prise de force, et s'il avait fallu me +poignarder toutes les fois... + +--Taisez-vous! taisez-vous! je vous en prie, vous êtes désopilante! vous +me ferez mourir! balbutia madame Stevenson en se tordant sur son siège. + +--Et vous, madame, est-ce que vous vous poignarderiez?... n'en +poursuivit pas moins la soubrette. + +Harriet était trop en gaîté pour se fâcher de cette outrecuidance +nouvelle. + +Si vous souffrez une simple familiarité à vos inférieurs, soyez assuré +qu'avant longtemps ils traiteront avec vous d'égal à égal, sans qu'il +vous soit possible de revenir, à moins d'un brisement, sur votre +tolérance. + +--C'est assez, c'est assez, ma bonne Kate; touchez le timbre, +maintenant, pour qu'on débarrasse; puis nous ferons un somme, car je +n'ai presque pas fermé l'oeil de la nuit, et je sens que je dormirais +bien une heure ou deux. Peut-être qu'au réveil nous aurons l'explication +de cette féerie. + +La femme de chambre sonna. + +Un jeune garçon, qui avait mis le couvert et apporté le déjeuner, parut. + +Il était habillé d'étoffe noire comme les autres marins. + +--Dites donc, monsieur le mousse, est-ce qu'on pense nous tenir +longtemps confinées là-dedans? lui dit Catherine, en le prenant +effrontément par le menton. + +Il ne répondit pas et se contenta de repousser doucement le bras de la +femme de chambre. + +Madame Stevenson prit dans sa bourse une pièce d'or et la tendant à ce +garçon: + +--Tenez, mon petit ami, lui dit-elle, voici pour vous, et dites-moi où +nous sommes, où nous allons? + +Mais il demeura muet, il n'avança pas la main pour recevoir la +demi-couronne que lui offrait Harriet. + +--Décidément, s'écria celle-ci, nous sommes au pouvoir de quelque +magicien sur un navire enchanté! + +Le mousse enleva la nappe et sortit sans ouvrir la bouche, malgré toutes +les agaceries de Kate, et les tentatives de séduction auxquelles le +soumit madame Stevenson. + +Quand il fut parti, la femme de chambre arrangea pour sa maîtresse un +lit sur une banquette, et Harriet s'endormit bientôt, bercée par des +images voluptueuses. + +En dépit de son anxiété, miss Catherine ne tarda pas à imiter madame +Stevenson. + +Un violent roulis les réveilla toutes deux en même temps. + +Le soleil était à son méridien, car il tombait en flèches +perpendiculaires par la fenêtre de la cabine. On marchait, on s'agitait +sur le pont du cutter. + +--Allons, qu'on hisse les focs de beaupré, et prenez le largue, le cap +au nord-est! dit une voix nettement accentuée, qui devait s'entendre +à une grande distance, quoique les notes en fussent d'une harmonie +irrésistible. + +--J'ai déjà entendu cette voix-là quelque part, je la connais, dit +madame Stevenson en s'accoudant sur son oreiller. + +--Et moi aussi! c'est la voix de M. Lancelot, ou je perds mon nom! +ajouta la soubrette. + + + + + III + + LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE + + +--Je m'en doutais répondit madame Stevenson; mais écoutons encore! + +Elles tendirent l'oreille et la tendirent vainement; la voix ne se fit +plus entendre. + +Après s'être penché deux ou trois fois sur ses flancs, le cutter avait +bondi avec un onduleux mouvement d'avant en arrière, et maintenant il +fondait la mer d'une course rapide. + +Tout autour les ondes clapotaient et ruisselaient en bouillons +frémissants. + +Alors, Harriet commença à partager les craintes de sa femme de chambre. + +Elles passèrent la journée à élever des conjectures sur les causes +probables de leur enlèvement. Il n'était plus douteux quelles fussent au +pouvoir des pirates, de ces terribles _Requins de l'Atlantique_, dont le +nom seul semait l'effroi sur toute la côte de l'Océan, depuis le golfe +du Mexique jusqu'au détroit de Davis. + +Madame Stevenson s'arrêtait volontiers à deux hypothèses, dont l'une, +la plus erronée, ne manquait pas d'un certain charme mystérieux pour sa +vanité. + +--Lancelot était amoureux de moi, se disait-elle. C'est le chef de ces +brigands, je le soupçonnais avec raison. Désespérant de me séduire, il a +comploté un rapt. Ce qui le prouve, c'est que, la nuit dernière, il m'a +épiée. En me voyant avec un amant, il aura été pris de jalousie et se +sera déterminé à exécuter cette audacieuse entreprise. Mais peut-être +aussi, pensait-elle, il s'est emparé de moi comme d'un otage, car sir +Henry devait mettre prochainement à la voile, pour faire une rude guerre +à ces forbans qui désolent les colonies. + +Le soir la trouva encore ballottée entre ces suppositions. + +Nulle voix, nul pas humain n'avait, depuis midi, résonné sur le pont du +cutter. + +On eût dit qu'il était abandonné. + +Le même mousse, qui avait apporté le déjeuner, puis le dîner, servit le +thé, alluma une lampe accrochée au lambris, et se retira sans qu'il fût +possible de lui arracher une parole. + +Exaltée par ses inquiétudes et irritée par ce mutisme provocant, +Catherine l'avait pourtant agonisé d'injures; elle était même allée +jusqu'à le frapper, après s'être épuisée en supplications pour le faire +parler; mais à tout cela, prières ou menaces, le jeune garçon avait +opposé une force d'inertie invincible. + +Les deux femmes se couchèrent fort tristes, non sans s'être vivement +querellées. + +Même traitement, même genre de vie, le lendemain et le surlendemain. + +Madame Stevenson passait tour à tour de l'exaspération à l'abattement; +Kate était en proie à des révolutions semblables. Dans un de leur accès, +elles essayèrent de forcer la serrure de la cabine. Effort inutile. La +femme de chambre alors monta sur la table pour enfoncer la croisée; mais +cette croisée était défendue par un grillage à mailles étroites, et le +verre avait une épaisseur telle, que la pauvre fille usa ses ongles et +ses doigts, sans parvenir à briser une vitre. + +Elle retomba désespérée sur la banquette. + +--Pourvu qu'ils ne nous écorchent pas toutes vives, ma sainte patronne! +s'écria-t-elle. + +Depuis le départ, elles n'avaient vu et entendu d'autres hommes que le +mousse. Qui pouvait manoeuvrer, gouverner le bâtiment? + +--Le diable! il n'y avait que le diable, répondait la soubrette à cette +question cent fois réitérée. + +Enfin, dans la matinée du troisième jour, elles sentirent que +l'embarcation ralentissait sa marche, et, comme le temps était toujours +serein, elles apprirent bientôt, par de longues oscillations du cutter, +des embardées successives, et par des mugissements de flots puissamment +refoulés, qu'elles approchaient de quelque gros vaisseau. + +Une ombre s'étendit sur leur unique fenêtre. C'était la vergue d'un +navire de grande dimension. + +Madame Stevenson ne s'y trompa point. + +--Nous allons donc connaître notre sort, dit-elle en donnant un coup +d'oeil à sa toilette. + +--Croyez-vous, madame? demanda Kate qui considérait un matelot établi +à califourchon à l'extrémité de la vergue où il s'occupait à fixer des +rabans. Mais, voyez donc, ajouta-t-elle, cet homme est aussi noir que +ceux qui sont ici. + +--Oui, dit Harriet, nous accostons probablement un des vaisseaux des +pirates. Arrangez un peu mon chignon. Je ne veux point paraître, en +négligé, même devant ces coquins. + +--Sainte Marie! avez-vous bien le coeur de pensera ces vanités, madame, +quand... + +--Faites ce que je vous dis. + +--Mais, madame, ils nous égorgeront, les monstres! + +--Nous sommes trop belles pour qu'ils se conduisent ainsi avec nous, +repartit Harriet en souriant, car l'incertitude l'agitait plus que le +péril lui-même, et elle avait recouvré une partie de sa hardiesse. + +Curieuse, du reste, comme la plupart des femmes, madame Stevenson +n'était pas fâchée d'examiner de près ces trop fameux corsaires, que les +rumeurs publiques posaient en héros de légende. Peut-être même, si elle +en eût ou le choix, eût-elle alors, à une délivrance immédiate, préféré +courir les risques de cette aventure romanesque. + +Comme elle achevait de se coiffer, des voix retentirent. + +--Laissez aller au vent. + +--Carguez les focs. + +--Bas la voile! + +--Envoyez l'amarre. + +Une salve d'artillerie ébranla l'air et l'eau. Le cutter en reçut des +ballottements si violents que madame Stevenson et sa femme de chambre +durent se cramponner aux banquettes pour n'être pas renversées de côté +et d'autre. + +--Ah! madame, madame! quel vacarme! j'en deviendrai sourde pour le reste +de mes jours! s'écria Catherine. + +Peu à peu, cependant, le _Wish-on-Wish_ reprit son équilibre, et la +pauvre suivante, qui n'avait jamais assisté à pareille danse, reprit +aussi son assiette ordinaire. + +La porte de la cabine s'ouvrit, et l'enseigne qui les avait amenées sur +le cutter parut. + +Mais il n'avait plus son uniforme de la marine royale; un costume de +drap noir avec un double galon d'argent sur les bras le remplaçait. + +--Madame, dit-il en saluant poliment Harriet, veuillez, je vous prie, me +suivre avec votre domestique. + +--Faut-il emporter mes effets? demanda-t-elle en indiquant le sac de +nuit. + +--Comme il vous plaira + +--Allons, Kate, prenez-le et venez, dit madame Stevenson. + +Un spectacle étrange les attendait sur le pont. + +Le cutter était amarré au flanc d'une frégate de guerre, dont les +sabords béants montraient la bouche de vingt canons du plus fort +calibre. + +Comme le _Wish-on-Wish_, elle était entièrement noire, avec tous ses +cordages et tous ses agrès. + +Une seule chose tranchait effroyablement sur cette masse d'ébène. + +C'était à l'éperon une figure gigantesque, représentant un requin, la +gueule grande ouverte, peinte en rouge sanglant, et servant d'embrasure +à une caronade énorme. + +Cette monstrueuse machine roulait sur un pivot, ce qui donnait la +faculté de lancer ses projectiles destructeurs soit en avant, soit à +gauche. + +Des espèces de meurtrières, pour des couleuvrines avaient de plus été +percées tout le long du bastingage, dans les espaces laissés libres +entre les canons. + +Ce bastingage était fort élevé. Il permettait de tirer à couvert, même +de la batterie supérieure ou barbette. + +Des pointes en fer de deux pieds de long, sorte de chevaux de frise, +hérissaient le plat-bord et en rendaient l'accès fort difficile. Au +moyen d'un mécanisme ingénieux, on avançait, on faisait disparaître +en un clin d'oeil, soit en partie soit en totalité, ce rempart de +baïonnettes, que les hommes du bord appelaient le Porc-épic. + +Aucun nom ne paraissait à la proue ou à la poupe de leur navire, mais +ils le nommaient le _Requin_. + +Au point de vue de l'architecture navale, impossible de trouver un +bâtiment plus solide à la mer, plus docile au gouvernail, plus souple +à la voilure; impossible d'en trouver un qui unît autant d'élégance à +autant de force et d'ardeur. + +Si, pourtant; il y avait son frère, son frère qu'on distinguait à un +demi-mille au plus, sillant dans ses eaux et qui avait été construit sur +un gabari exactement pareil, peint, disposé de même et lui ressemblait +en tout, si ce n'est qu'au lieu d'une affreuse tête de requin, il +présentait, sous son beaupré, une tête non moins affreuse de caïman. + +D'où ce vaisseau avait été baptisé le _Caïman_. + +Chacun d'eux portait un équipage nombreux dont tous les membres, +mousses, simples matelots, sous-officiers, officiers, étaient habillés +de noir. + +Cet accoutrement, cet accoutrement lugubre, ajoutait encore à la hideur +de leurs traits, à la férocité de leurs regards, à l'expression brutale +de leur physionomie. + +On se demandait quelle main d'acier pouvait dompter ces corps musculeux; +quel esprit puissant, inflexible pouvait dominer ces natures farouches, +ces appétits insatiables, contrôler leurs volonté, les soumettre à sa +loi. + +Car une discipline sévère, admirablement entendue, régnait à bord. Au +premier aspect, on le remarquait. Et ce fut la première découverte que +fit madame Stevenson, muette de stupéfaction, après avoir, en femme de +marin, embrassé dans un regard jusqu'aux plus menus détails de la scène +qu'elle avait devant elle. + +--Quel magnifique vaisseau! s'écria-t-elle avec enthousiasme. Comme tout +y est bien proportionné, bien arrimé, bien ordonné! Je croyais que rien +ne se pouvait comparer à un de nos bâtiments de guerre; mais en vérité, +je n'ai jamais admiré une frégate qui approchât de celle-ci! + +--Ça n'empêche pas les matelots d'avoir l'oeil furieusement mauvais! +marmotta miss Catherine. Ma sainte patronne, quels yeux ils nous font! +Bien sûr qu'ils nous dévoreront! + +Et la pauvre fille, tremblante, se signa dévotement. + +--Voulez-vous vous donner la peine de monter, madame? dit l'enseigne à +Harriet. + +Une échelle était fixée le long du navire. + +La jeune femme et Kate la gravirent sans difficulté. + +Au-dessus, entre le grand mât et le mât d'artimon, une étroite galerie +reliait, comme un pont, les deux préceintes supérieures. + +Sur cette galerie se tenait, debout, un porte-voix à la main, un homme +distingué dans sa pose, mais le visage voilé par un masque de soie +noire. + +Tout son vêtement, composé d'un pantalon et d'une sorte de blouse serrée +à la taille par une ceinture de cuir vernis, où pendaient un sabre +richement damasquiné et des pistolets ornés de ciselures sur or et de +pierreries, était aussi de soie noire. + +Une toque, en velours noir, surmontée d'une plume de même couleur, +couvrait sa tête. + +Comme si l'on n'eût attendu que l'arrivée des deux femmes, les tambours +battirent dès qu'elles parurent. + +Mais ce n'était point pour les saluer, car ces tambours étaient ceints +d'un crêpe, et les notes lentes, solennelles que, comme un glas, ils +laissaient tomber dans l'espace, annonçaient une cérémonie funèbre. + +Madame Stevenson eut le frisson. Catherine ne comprenait pas trop, +cependant elle tremblait. + +--Attendez, dit leur guide en les arrêtant sur la passerelle. + +Au son du tambour, une foule de matelots débouchèrent par les écoutilles +et se formèrent en ligne, sur deux rangs. + +Peu après, on vit encore sortir de l'entrepont un homme conduit par +quatre marins. + +Les épaules et la poitrine nues, les mains liées derrière le dos, les +chevilles attachées par une chaîne d'un pied et demi de long, il avait +le front caché sous un long bonnet de coton blanc. + +--Ah! mon dieu! mon dieu! Que va-t-il se passer? murmura Kate en se +serrant timidement contre sa maîtresse. + +Celle-ci examinait attentivement le personnage masqué. + +Il demeurait immobile comme un marbre. + +Un roulement de tambour se fit entendre. + +Puis une voix mâle commanda en français. + +--Matelots! à vos rangs! + +Après un moment de confusion légère dans les deux files, la même voix +reprit: + +--A droite, alignement... Fixe! + +Il s'établit un silence complet, troublé seulement par le ronflement de +la brise dans les voiles et le ruissellement de la mer contre la carène +du vaisseau. + +Le captif fut placé au bossoir de bâbord, à l'extrémité de la double +haie de marins. + +Un officier subalterne, qu'à ses insignes Harriet jugea être le maître +d'équipage, s'élança sur la galerie. + +Il avait à la main un papier qu'il présenta respectueusement à l'homme +masqué. + +Celui-ci parcourut le papier, le rendit et glissa, à voix basse, +quelques mots au maître d'équipage, qui répondit: + +--Oui, commandant. + +Ensuite, il fit un signe auquel succéda un nouveau roulement de tambour. + +Et le maître d'équipage lut d'un ton distinct. + + «A bord du _Requin_, ce jourd'hui, le vingt-trois + + juillet mil huit cent onze. + + + «A été condamné à être pendu à la grand'vergue + du grand mât, jusqu'à ce que mort s'ensuive, + Georges-Auguste Tridon, dit le Rapineux, + accusé et convaincu d'avoir, dans la prise du + quinze courant, volé un galon d'argent et huit + boutons d'uniforme. + + »Signé: LE REQUIN.» + + +--Tridon, confesses-tu ton crime? demande le maître d'équipage après +avoir terminé sa lecture. + +--Oui, répondit froidement l'accusé. + +--Reconnais-tu la justice de l'arrêt qui te condamne? + +--Oui. + +--Eh bien, en faveur de tes aveux, de ta bonne conduite habituelle, et +surtout du courage que tu as témoigné plus d'une fois, notre seigneur et +maître, la capitaine du _Requin_ et du _Caïman_, te fait grâce... + +A ce mot, aucun murmure ne s'éleva; les matelots restèrent impassibles; +madame Stevenson crut que c'était une comédie, préparée à l'avance pour +l'effrayer. + +Quant à sa femme de chambre, pâle, bouleversée, chancelante, plus +morte que vive, elle se soutenait à la rampe de la galerie, pour ne pas +tomber. + +Mais le maître d'équipage continua, après une pause de quelques +secondes: + +--... te fait grâce de la corde. Il veut bien permettre que tu sois +fusillé. + +--Et je l'en remercie de tout mon coeur. Vive le commandant du _Requin_! +cria le condamné. + +--Vive le commandant du _Requin_! répéta l'équipage dans un choeur +formidable. + +Le masque conservait son attitude froide, imposante. + +Madame Stevenson se sentait émue. + +Les accents du tambour vibrèrent une troisième fois. + +Le coupable recula de deux pas. + +Trois hommes, armés de carabines, sortirent des rangs, se postèrent +vis-à-vis de lui, à quelques pieds de la dunette. + +Le malheureux s'agenouilla. + +--Feu! ordonna-t-il intrépidement. + +Une triple détonation se fit entendre; et Auguste Tridon tomba la face +en avant. + +Un officier s'approcha du corps, l'examina, le palpa; puis, se tournant +vers le masque: + +--Les trois balles ont transpercé le coeur. Il est mort, dit-il. + +--Quels sont les hommes qui ont tiré? demanda le mystérieux inconnu, +d'une voix qui causa un tressaillement à madame Stevenson. + +--Eugène Lebrun, Paul Rouleau, Thomas Charron, répondit le maître +d'équipage. + +--C'est bien; ce sont des braves, ils n'ont pas tremblé pour exécuter un +camarade fautif; que leurs noms soient portés à l'ordre du jour. + +--Oui, capitaine. + +--Faites jeter le corps à l'eau. + +Deux boulets furent immédiatement attachés aux pieds du cadavre par +ceux-mêmes qui avaient été ses bourreaux; et on le lança à l'Océan... + +Qui, pendant ce drame, eût scruté les visages de tous les hommes à bord +du _Requin_, n'y eût pas observé une seule contraction, un seul mouvement +des muscles. + +C'étaient des statues, des bronzes. + +--Horrible! oh! horrible! s'écriait madame Stevenson frémissante. + +Kate s'était évanouis + + + + + IV + + A BORD DU REQUIN + + +--Ah! dit le masque d'un ton amer, presque menaçant; mieux vaut mille +fois mourir, tout d'un coup, avec trois balles dans la poitrine, que de +languir empoisonné d'amour par une femme sans coeur! + +Il tourna le dos, descendit légèrement sur le pont et disparut sous +l'accastillage d'arrière. + +--Rompez vos rangs! ordonna le maître d'équipage. + +Tandis que les matelots se dispersaient par groupes dans les batteries, +avec un murmure semblable au bourdonnement d'une ruche d'abeilles, +mais sans ces éclats de voix, sans ce tumulte qu'on remarque, après une +revue, dans les vaisseaux de la marine régulière, l'officier qui avait +constaté la mort d'Auguste Tridon, monta sur la galerie. + +Il salua très-civilement, s'agenouilla près de Kate, lui frotta +Les tempes d'une essence particulière, et, tout en la rappelant au +sentiment, il dit à Harriet avec l'aisance d'un homme du monde. + +--Vous êtes, madame, à bord du _Requin_, un corsaire de fort bonne mine, +comme vous le voyez, quoique nos ennemis les Anglais l'appellent un +pirate. Mais le nom ne fait rien à la chose, _Nihil nomen_... Ah! +pardonnez-moi... un souvenir classique... Cette petite fille en +reviendra... La voici qui ouvre les yeux... J'avais l'honneur de vous +dire que vous naviguez sur le _Requin_... vous le saviez!... Vous y êtes +en sûreté! tout autant que sur le vaisseau-amiral de la station... Mais +votre femme de chambre se remet; _recuperat sensus_... Allons, ma bonne, +soulevez-vous, en vous appuyant sur moi; là... comme cela... encore un +petit peu de courage... Vous y êtes!... n'ayez pas peur... ma chère, je +ne suis pas un monstre, _horribile monstrum_. + +--Ah! mon doux Jésus, comme j'ai vu des choses effrayantes! balbutia +Catherine, en roulant autour d'elle des yeux hagards. + +--Une exécution! une pauvre petite exécution! on en voit tous les jours +à terre de semblables, ma mignonne, et chaque fois qu'il y en a une vous +y courez... Elles ne vous font pas le même effet, parce que les causes +ne sont pas les mêmes, _sublata causa, tollitur_... + +L'officier s'était relevé avec Kate: il évolua prestement sur les talons +et, s'adressant de nouveau à madame Stevenson: + +--Pardon encore une fois, madame, je suis chirurgien à bord du _Requin_. +On m'a chargé de vous en faire les honneurs et de vous communiquer +la consigne qui vous regarde: _primo_: vous aurez, vous et cette +intéressante enfant--il lança à Catherine un regard langoureux--toute +liberté d'agir, de vous promener quand vous voudrez, sauf pendant les +heures de combat; _secundo_: il vous est accordé un appartement dans +le gaillard d'arrière; _tertio_: votre table sera servie, comme vous +le désirerez: chaque matin, vous n'aurez qu'à dresser le menu et à le +remettre au maître d'hôtel, qui viendra prendre vos ordres (et, comme +j'aurai l'avantage extrême de m'asseoir à votre table, _mensam tuam +par_... je vous éviterai cette peine, avec votre bon plaisir); _quarto_: +si un homme de l'équipage s'oubliait devant vous, il serait puni de la +peine que vous requerriez contre lui; mais cela n'aura pas lieu, je +m'en fais le garant. Ni vous, ni cette charmante bachelette, n'aurez à +souffrir de nos matelots, _dociles sunt...; sexto_: il vous est défendu, +à vous et à mademoiselle, d'adresser la parole à qui que ce soit, sauf +à votre serviteur très-respectueux qui, seul, jouira de la faveur +inappréciable d'être un intermédiaire entre le monde ambiant et vous; +_septièmement_; c'est tout, _totum est_. + +Ces paroles furent prononcées avec une volubilité extrême, qui ne +permit pas à Harriet d'y glisser un mot. Elle se contenta d'examiner son +interlocuteur. + +Il était petit de taille, riche d'embonpoint, mafflé, lippu, rouge +de figure, comme une pomme d'api. Il avait les yeux à fleur de tête, +clignotant sans cesse à droite, à gauche, sous une paire de lunettes +à verres convexes; une apparence de bonhomie, de douceur qui jurait +affreusement avec sa profession de pirate. Malgré sa corpulence, tous +ses mouvements avaient une vivacité électrique. Jamais il n'était en +repos. Une circonstance l'obligeait-elle à rester debout, sans marcher, +il dansait alternativement sur une jambe ou sur l'autre. Ses bras +fonctionnaient sans cesse comme les ailes d'un télégraphe. On doutait +qu'il se tînt immobile même en dormant. Sa langue était dans une +agitation perpétuelle, qui le forçait à lire, à étudier, à penser tout +haut. + +On l'appelait le major Guérin; mais les matelots du bord l'avaient +rebaptisé le docteur Vif-Argent. + +Malgré ses brusqueries, ses gourmades, ils avaient pour lui une +affection dévouée; car il était habile, obligeant, et plus d'un lui +devait la conservation de ses jours. + +Quoique assez pénétrante, madame Stevenson ne sut pas apprécier le major +Guérin. Elle le prit pour quelque fruit sec d'une école de médecine +qui, sans ressource et sans client, avait choisi la piraterie comme un +excellent moyen de bien vivre en travaillant le moins possible. + +Les attentions--un peu équivoques, il est vrai,--qu'il eut, tout +d'abord pour sa domestique, achevèrent de le démonétiser dans l'esprit +d'Harriet. + +Le jugement de la jeune femme eût pu se résumer ainsi. + +--C'est un rustre, un idiot, un ivrogne, un libertin! + +Quelle est la femme qui pardonne à un homme les égards qu'il a eus pour +une autre femme, en sa présence, surtout si cette dernière semble à la +première d'une condition inférieure à la sienne? + +Aussi le major Guérin, ayant offert son bras à madame Stevenson, +pour descendre l'escalier qui conduisait sur le pont, elle le refusa +sèchement par cette épigramme: + +--Merci, monsieur; adressez vos bons offices à ma servante! elle en a +plus besoin que moi. + +--C'est juste, dit le docteur, très-juste, madame, cette pauvre petite +est encore faible; je vais l'aider. + +Et il prit décidément le bras de Kate, qui en devint toute rouge. + +Harriet les suivit d'un air dédaigneux. + +Ils traversèrent la batterie d'entrepont et entrèrent dans un magnifique +salon, dont les fenêtres ouvraient sur une galerie, à la poupe du +navire. + +Le luxe et l'élégance qui régnaient dans cette pièce, arrachèrent à +madame Stevenson une exclamation de surprise. Jamais, même dans les +appartements de l'Amirauté, à Londres, elle n'avait vu un ameublement +aussi somptueux et des décorations aussi splendides, quoique d'un goût +aussi parfait. + +Les merveilles de la tapisserie orientale et de l'ébénisterie +occidentale avaient été mises contribution pour orner ce salon. Il était +tendu en cachemire de l'Inde bleu et or, dont les draperies, suspendues +à des colonnettes de jaspe flottaient, à larges plis, tout à l'entour. + +Une peinture admirable, représentant les amours de Psyché avec Cupidon, +couvrait le plafond. Par la correction de son dessin, cette toile +semblait appartenir à l'école flamande, mais, par la suavité de son +coloris, l'école italienne la revendiquait hautement. + +Un des plus merveilleux produits de la Turquie s'étalait sur le parquet. + +Les fauteuils, les canapés, la table de centre étaient en citronnier +marqueté d'écaille. + +Mais ce qui porta au comble l'émerveillement de madame Stevenson, ce +fut, dans le fond de la pièce, près des fenêtres, un piano et une harpe! + +Un piano et une harpe sur un corsaire! + +--Voici votre salon, madame, lui dit le docteur Guérin. De chaque côté, +vous trouverez une chambre à coucher, l'une pour vous, l'autre pour +mademoiselle. Nul ici ne vous dérangera, à moins... mais il sera +toujours temps de vous prévenir, si toutefois ma personne ne vous agrée +pas... + +--Au contraire, monsieur! au contraire! répondit Harriet. + +Le major lui déplaisait; mais comme il paraissait s'être laissé prendre +aux charmes de Catherine, il valait encore mieux le garder près de +soi qu'un autre officier. On lui tiendrait la dragée haute, et l'on en +tirerait tout ce qu'on voudrait. + +Madame Stevenson s'était rapidement fait ce raisonnement. + +--Je vous laisse, madame, car vous désirez sans doute vous reposer. Mais +si vous avez besoin de mes services, cette sonnette m'avertira. + +Et il montra un cordon pendant le long d'une des colonnettes. + +--Un moment, monsieur, dit Harriet en se jetant sur une berceuse, un +moment. + +--Disposez de moi, madame. + +--Pourriez-vous me dire ce qu'on prétend faire de nous? + +--Je l'ignore, madame, _ignoro_. + +--Ah! vous l'ignorez; je veux bien le croire, mais votre commandant ne +l'ignore pas, lui! + +--Non, madame, il ne l'ignore pas, lui. + +--C'est un homme masqué, que j'ai vu sur la galerie? + +--C'est un homme masqué, que vous avez vu sur la galerie. + +--Me serait-il possible de lui parler? + +--Il ne vous serait pas possible de lui parler. + +--Pourquoi cela? + +Le major ne répondit pas. + +--Mais pourquoi, monsieur? dites-moi pourquoi? reprit madame Stevenson +en frappant du pied avec impatience. + +--Tenez, madame, lisez, fit le docteur. + +Et il indiqua à Harriet une pancarte fixée à une colonne, près d'elle. + +Un calligraphe émérite y avait tracé les lignes suivantes: + + RÈGLEMENT DU REQUIN + + ORGANISATION + + ARTICLE 1. Tous les hommes à bord du _Requin_, ont juré fidélité, + obéissance passive à leur capitaine-commandant; + + ART. 2. Il a sur eux droit de vie et de mort; + + ART. 3. Il leur est défendu de lui adresser la parole, sans y + être invité par lui; + + ART. 4. Ils se doivent entre eux aide et protection; + + ART. 5. Le capitaine-commandant est le seul juge à bord; + + ART. 6. Il délègue ses pouvoirs à qui bon lui semble; + + ART. 7. Il n'est tenu à aucun compte envers ses hommes; + + ART. 8. Tout homme qui a pris du service sur le _Requin_, s'est + engagé pour la vie; + + ART. 9. Il est enjoint a tous de tuer un déserteur partout où + ils le rencontreront; + + ART. 10. Celui qui, rencontrant un déserteur, ne le tuerait + pas ou ne le ferait pas tuer, serait traité comme le déserteur + lui-même; + + ART. 11. Les hommes gradés jouissent, hiérarchiquement, sur + leurs subordonnés, des mêmes droits que le capitaine-commandant, + mais le privilège de la décision suprême lui appartient en tout. + + PUNITION + + ARTICLE UNIQUE. Chaque infraction à la discipline peut être + punie de mort. + + OBSERVATION + + Toute personne qui met le pied sur le _Requin_ est soumise aux + mêmes lois que les hommes de l'équipage. + + Signé: LE REQUIN. + +Le règlement était rédigé en français. Cette langue paraissait, du +reste, la seule qu'on pariât à bord du navire. + +--Une chose m'étonne, dit madame Stevenson, après avoir pris +connaissance du terrible document, c'est qu'il se trouve des gens assez +niais pour accepter de pareilles conditions! + +--Oh! dit le docteur, nous n'en manquons jamais, madame, _nunquam +deficiunt_. + +--Alors, monsieur, je suis votre prisonnière? + +--Vous êtes notre prisonnière, prononça le major Vif-Argent, en +reprenant le ton froid et la tournure discrète qu'il affectait chaque +fois qu'elle l'interrogeait. + +--Mais cette captivité durera-t-elle longtemps? + +Il ne fit pas de réponse. + +--Puis-je au moins écrire à votre commandant? + +--Vous pouvez lui écrire. + +--Ah! s'écria-t-elle en souriant, c'est déjà quelque chose. Je pensais +bien que ce farouche monarque était vulnérable par un point. Je lui +écrirai donc. + +--Comme il vous plaira. + +--Mais, ajouta-t-elle, en se ravisant, qui lui portera la lettre? + +--Moi, madame. + +--Alors, monsieur, veuillez me donner ce qui est nécessaire... + +--Vous trouverez tout cela dans votre chambre à coucher, madame. +Voulez-vous que je vous y introduise? + +Volontiers, monsieur. + +Et elle se leva, en disant à Kate en anglais: + +--Viens. + +Le docteur Guérin, les précédant, traversa la pièce, écarta la draperie +et ouvrit une porte cachée derrière. Une petite chambre à coucher, d'un +goût aussi luxueux que le salon, se montra à leurs regards. + +Catherine se croyait dans un palais enchanté. + +--Pendant que vous écrirez la lettre, je vous ferai apprêter une +collation, madame, dit le docteur, laissant retomber la tapisserie sur +madame Stevenson. + +--Que c'est donc beau, madame! que c'est donc beau ici! s'exclamait +Kate. Ah! mon doux Jésus, il y a plus d'or que dans l'église de +Saint-Patrick, à Dublin! Et de la soie! on habillerait toutes les dames +d'Halifax, avec ce qu'il y en a ici. C'est pas pour dire, mais ces +pirates savent joliment faire les choses! Ça doit être un bon métier +qu'ils ont là! Oh! mais s'ils ne se tuaient pas comme ça, ça me serait +égal d'en épouser un... + +--Le docteur qui vous a soignée, n'est-ce pas? dit Harriet en riant. + +--Pourquoi pas, madame? il n'est pas mal, cet homme! Est-ce que vous +croyez... + +--Qu'il voudrait de vous? + +Catherine essaya de rougir. + +--Il me conviendrait assez, murmura-t-elle. + +--Eh bien, demandez-le en mariage! repartit Harriet donnant cours à un +bruyant accès d'hilarité. Mais asseyez-vous, madame la _doctoresse_. Je +vais préparer un poulet pour monsieur notre ravisseur. + +Elle se mit à un pupitre en bois de rose, placé sur un guéridon, prit du +papier, une plume, et, d'une main assurée, elle écrivit: + +«Au commandant du _Requin_, + +»La soussignée, et sa femme de chambre, ont été attirées dans un piège +qui leur avait été dressé, par vos ordres, sans doute. Elles n'ont point +eu à se plaindre de vos gens; mais la soussignée veut savoir dans quel +but vous vous êtes emparé de sa personne. + +»Un galant homme, fût-il un pirate, ne refuse jamais une explication à +une femme. + +»HENRIETTE STEVENSON, + +»Née de Grandfroy. + +»A bord du _Requin_ ce 23 juillet 1811.» + +Elle cacheta son billet et y mit l'adresse: + + «Au commandant du _Requin_.» + +--Maintenant, Kate, dit-elle, vous allez m'aider à m'arranger un peu. +Par bonheur que j'ai en l'idée de prendre quelques effets avec moi. + +--Mais, voyez donc, madame, s'écria la soubrette qui venait de soulever +un rideau près du lit. + +L'enfoncement, masqué par ce rideau, formait une garde-robe, où se +montraient à profusion des habillements de femme, aussi variés que +fashionables. + +--Ces bandits ne se refusent rien! dit madame Stevenson, en considérant +les objets avec l'oeil exercé d'une coquette. Tout cela est à la +dernière mode! + +--Si vous mettiez cette jolie robe lilas! fit Kate qui palpait la soie +avec un ravissement inexprimable. + +--Fi! s'écria Harriet. + +--Pourquoi donc! elle vous irait à merveille, j'en suis sûre! + +--Moi, mettre les loques d'une... de la maîtresse de ces brigands, y +songez-vous, Kate! + +--Dame, on dirait qu'elles ont été accrochées là pour vous! Ma patronne! +comme il y en a! comme elles sont belles! + +--Il se pourrait, pourtant, qu'on les eût placées là à mon intention, se +dit madame Stevenson. + +Cependant, elle ne voulut point se parer de ces effets; et, après avoir +rafraîchi sa toilette, elle rentra dans le salon. + +Le docteur attendait. + +Il reçut l'épître de madame Stevenson, et promit de la déposer entre les +mains du commandant. + +--Aurai-je une réponse, monsieur? demanda-t-elle. + +--Madame, fit le major éludant la question, voici des fruits et des +pâtisseries! + +Il indiqua un plateau de vermeil chargé de friandises, et quitta +brusquement le salon. + +Harriet était gourmande; il serait superflu d'ajouter que miss Kate +partageait ce joli défaut. + +Elles s'attablèrent amicalement, l'infortune ayant cela de bon qu'elle +efface les distances, et mangèrent d'excellent appétit. + +--Ah! ah! voici la preuve de mes soupçons, s'écria tout à coup madame +Stevenson, montrant à Catherine le coin de sa serviette, en fine toile +de Hollande: + +Comme le mouchoir, trouvé dans le jardin, elle était marquée d'un A et +d'un L, surmontés d'une couronne de comte. + + + + + V + + REQUINS CONTRE ANGLAIS + + +Pendant huit jours, madame Stevenson attendit la réponse à sa lettre; +cette réponse ne vint pas. + +Elle s'accoutumait à sa prison, assez douce d'ailleurs, et passait son +temps à lire ou à faire de la musique. Souvent aussi le major Guérin lui +tenait compagnie. Quoiqu'elle ne lui pardonnât point les caresses dont +il comblait Catherine, et qui faisaient dire à celle-ci: «Qu'après tout, +le _Requin_ avait du bon,» la jeune femme recherchait volontiers, à +défaut d'autre, la société du docteur. + +Elle tenta même sur lui le pouvoir de ses charmes. Repoussée avec perte, +Harriet essaya d'en obtenir quelques renseignements par sa femme +de chambre. Celle-ci ne fut pas plus heureuse. Le chirurgien était +impénétrable. + +Le questionnait-on, il n'entendait pas, ou sautait habilement à un autre +sujet. + +Insensiblement, Harriet s'était vue forcée, par la nécessité, de +recourir à la garde-robe mise à sa disposition. Elle avait commencé par +un châle pour s'abriter contre la fraîcheur du soir; puis, ç'avait été +un ruban, puis le linge dont elle manquait; enfin, les robes eurent leur +tour. + +--Il n'y a point de femme à bord, j'en suis certaine, se disait-elle en +manière d'excuse, pourquoi me gênerais-je? + +Et peu à peu, la toilette entière y avait passé. + +Les matelots, les officiers, tout le monde témoignait à madame Stevenson +une déférence extrême. Mais personne ne lui parlait, à l'exception du +major Vif-Argent. + +Elle pouvait se promener avec Kate sur toute l'étendue du pont; +la dunette et la galerie, du haut de laquelle elle avait assisté à +l'exécution, seules leur étaient interdites. + +Plus d'une fois, Harriet y avait vu le comte Lancelot,--on l'a +reconnu,--toujours masqué et accompagné d'un homme également masqué, son +inséparable Samson. + +Un matin, qu'il était ainsi sur le gaillard d'arrière, Harriet, s'armant +d'audace, s'élança sur l'escalier qui y conduisait, et voulut l'aborder; +mais Samson, qu'elle n'avait pas aperçu, caché qu'il était par une voile +d'artimon, se jeta entre elle et lui, enleva la jeune femme, et sans +souffler mot, la redescendit dans la cabine, où elle fut enfermée tout +le jour. + +--Si vous recommencez, ma chère dame, lui dit le major, le pont vous +sera interdit, _tibi interdictum tabulatum erit_. + +Elle se garda bien, dès lors, de s'exposer à être privée de cette +distraction. + +En dépit de son horreur pour les forbans, elle ne pouvait s'empêcher +d'admirer l'ordre qui régnait parmi eux. Jamais une rixe, jamais une +querelle. Chose inouïe! on n'entendait ni ces jurons, ni ces blasphèmes +qui fatiguent, jour et nuit, les échos des navires ordinaires. + +Quand ils n'étaient pas de service, les hommes causaient, contaient des +histoires, ou réparaient leur uniforme. + +Les jeux de hasard étaient strictement prohibés. + +Une discipline draconienne soumettait à la Volonté du commandant, tout +l'équipage, depuis le plus petit mousse, jusqu'à ses lieutenants. + +Il en était de même à bord du _Caïman_, qui voyageait de conserve avec +le _Requin_ se tenant souvent à quelques brasses dans l'ouaiche du +second, et recevait de fréquentes visites du capitaine. + +Le cutter _Wish-on-Wish_ suivait le _Requin_ à la remorque. + +Durant les huit premiers jours qu'elle passa sur ce dernier, les pirates +firent diverses prises. + +Quand ils s'étaient emparé d'un navire, tous ceux qui le montaient +étaient impitoyablement jetés à la mer, s'ils avaient fait l'ombre d'une +résistance. Se rendaient-ils complaisamment, on les entassait dans les +chaloupes de leur bâtiment et on les abandonnait aux caprices des flots. + +Le butin était divisé en deux parts égales. + +L'une appartenait, tout entière, au capitaine. Elle servait à +l'entretien de ses vaisseaux; l'autre était tirée au sort, par lots, +sans distinction d'âge ni de grade. + +Un mousse ou un simple calfat pouvait ainsi gagner un lot aussi précieux +qu'un lieutenant. + +La nourriture était la même pour tous. + +Les officiers n'avaient d'autre avantage qu'un service moins pénible, et +l'exercice d'une portion du commandement, plus ou moins grande, suivant +leur rang. + +Le respect de tous pour leur capitaine allait jusqu'à l'adoration. +Celui-ci, du reste, était un marin consommé, qui lisait dans le ciel +comme dans un livre, et ne se laissait jamais surprendre par un grain. +Quand il était à bord, il ne confiait à personne autre que lui le +gouvernement du navire. Il veillait à tout, devinait tout, pourvoyait à +tout. + +Nets et précis, ses ordres étaient, exécutés avec une rapidité qui +tenait du prodige. Personne de son équipage ne l'avait vu démasqué. +Ses deux seconds, et le capitaine du _Caïman_ seuls étaient en rapports +directs avec lui; dans son intimité il n'admettait que Samson, surnommé +par les matelots le Balafré, et le docteur Guérin. + +Seuls aussi, ils pouvaient pénétrer dans son appartement, situé à la +poupe, entre les deux batteries, et dont le salon et les deux cabines, +occupés par madame Stevenson, formaient habituellement une partie. + +Parmi tant d'étrangetés, il en était une que la jeune femme ne +s'expliquait pas. Acharnés à la destruction des navires anglais, les +Requins de l'Atlantique, loin d'insulter les bâtiments français, leur +portaient fréquemment aide et secours. + +Quoique les Français fussent alors en guerre avec la Grande-Bretagne, +ce fait n'expliquait pas complètement la rage des pirates contre les +Anglais. Ils les tuaient, les massacraient, les torturaient à plaisir. + +Harriet en demanda un matin la cause au docteur Vif-Argent. + +Ils venaient de déjeuner et prenaient le café. + +A cette question, le major sourit amèrement. + +--Ce serait une longue histoire, madame, dit-il, et vous n'auriez pas la +patience... _mulier patientiae non propensa_. + +--Si vous me faites grâce de votre latin, je vous jure de vous écouter +sans ouvrir la bouche, répondit-elle. + +--Il ne m'est pas défendu de la conter... + +--Commencez, alors, mon cher docteur. Cela m'aidera à couler le temps; +mais pas de votre baragouinage latin, surtout! + +--Eh bien, madame, je vais vous satisfaire. + +«Vous savez, ou ne savez pas, que la plupart d'entre nous sont +Acadiens, descendants de braves Français, qui colonisèrent jadis la +Nouvelle-Écosse et les provinces limitrophes.» + +--J'ignorais cela, dit Harriet en étouffant un léger bâillement. + +Le major continua: + +«Peuple simple et bon que ces Acadiens[4]; il n'aimait pas le sang, +l'agriculture était son occupation. On l'avait établi dans des terres +basses, et repoussant à force de digues la mer et les rivières dont ces +plaines étaient couvertes. Ces marais desséchés donnaient du froment, du +seigle, de l'orge, de l'avoine et du maïs. On y voyait encore une grande +abondance de pommes de terre, dont l'usage était devenu commun. + +[Note 4: Voyez Raynal.] + +D'immenses prairies étaient couvertes de troupeaux nombreux; on y compta +jusqu'à soixante mille bêtes à cornes. La plupart des familles avaient +plusieurs chevaux, quoique le labourage se fit avec des boeufs. Les +habitations, presque toutes construites de bois, étaient fort commodes +et meublées avec la propreté que l'on trouve parfois chez les laboureurs +d'Europe les plus aisés. On y élevait une grande quantité de volailles +de toutes les espèces. Elles servaient à varier la nourriture des +colons, qui était généralement saine et abondante. Le cidre et la bière +formaient leur boisson; ils y ajoutaient quelquefois de l'eau-de-vie de +sucre. + +»C'était leur lin, leur chanvre, la toison de leurs brebis qui servaient +à leur habillement ordinaire. Ils en fabriquaient des toiles communes, +des draps grossiers. Si quelqu'un d'entre eux avait un peu de penchant +pour le luxe, il le tirait d'Annapolis ou de Louisbourg[5]. Ces deux +villes recevaient en retour du blé, des bestiaux, des pelleteries. + +[Note 5: La première, alors la capitale de la Nouvelle-Écosse ou +Acadie, était bâtie sur la baie Française, aujourd'hui baie de Fundy; +la seconde, à cette époque, port très-commerçant de l'île Royale ou cap +Breton, était surnommée le Dunkerque et l'Amérique.] + +»Les Français neutres[6] n'avaient pas autre chose à donner à leurs +voisins. Les échanges qu'ils faisaient entre eux étaient encore moins +considérables, parce que chaque famille avait l'habitude et la facilité +de pourvoir seule à tous ses besoins. Aussi ne connaissaient-ils pas +l'usage du papier-monnaie. Le peu d'argent qui s'était comme glissé dans +cette colonie, n'y donnait point l'activité qui en fait le véritable +prix. + +[Note 6: Les Acadiens ne pouvant prendre part aux luttes entre la France +et l'Angleterre, furent ainsi qualifiés.] + +»Leurs moeurs étaient extrêmement simples. Il n'y eut jamais de cause +civile ou criminelle assez importante pour être portée à la cour de +justice, établie à Annapolis. Les petits différends qui pouvaient +s'élever de loin en loin entre les colons, étaient toujours terminées +à l'amiable par les censeurs. C'étaient les pasteurs religieux qui +dressaient tous les actes, qui recevaient tous leurs testaments. +Pour ces fonctions profanes, pour celles de l'Église, on leur donnait +volontairement la vingt-septième partie des récoltes. Elles étaient +assez abondantes pour laisser plus de faculté que d'exercice à la +générosité. On ne connaissait pas la misère, et la bienfaisance +prévenait la mendicité. Les malheurs étaient, pour ainsi dire, réparés +avant d'être sentis. Les secours étaient offerts sans ostentation d'une +part; ils étaient acceptés sans humiliation de l'autre. C'était une +société de frères également prêts à donner ou à recevoir ce qu'ils +croyaient commun à tous les hommes. + +»Cette précieuse harmonie s'étendait jusqu'à ces liaisons de galanterie +qui troublent si souvent la paix des familles...» + +--Oh! je vous arrête-là, docteur, je vous arrête-là, s'écria madame +Stevenson en riant aux éclats. De la morale sur vos lèvres, mon cher +docteur! + +Et ses regards malicieux se portèrent vers Kate, qui tendait l'oreille +sans rien comprendre, puisque le major Vif-Argent s'exprimait en +français. + +--Il suffit, madame, il suffit, dit-il gaîment, vous savez le proverbe: +_Facite quod jubeo, sed_... + +--Docteur! docteur! et votre promesse! fit Harriet en le menaçant du +doigt. + +--C'est juste, reprit-il. Je poursuis mon récit: + +«Au commencement du siècle dernier, ces excellentes gens, si dignes du +repos dont ils jouissaient, formaient une population de quinze à vingt +mille âmes. Mais, hélas! la guerre éclata entre l'Angleterre et la +France, et leur pays devint le théâtre de cette lutte affreuse. En 1774, +il n'en restait plus que sept mille environ; le reste avait émigré. +Maîtresse de leur territoire, la Grande-Bretagne voulut leur imposer le +serment d'allégeance. Ils s'y refusèrent. On les persécuta. Le moindre +agent du cabinet de Saint-James prétendait faire subir sa tyrannie aux +Acadiens, «Si vous ne fournissez pas de bois à mes troupes, disait un +capitaine Murray, je démolirai vos maisons pour en faire du feu.»--«Si +vous ne voulez pas prêter le serment de fidélité, ajoutait le gouverneur +Hopson, je vais faire pointer mes canons sur vos villages.» + +»Les Acadiens n'étaient pas des sujets britanniques, puisqu'ils +n'avaient point prêté le serment de fidélité, et ils ne pouvaient être +conséquemment regardés comme des rebelles; ils ne devaient pas être non +plus considérés comme des prisonniers de guerre, ni renvoyés en France, +puisque depuis près d'un demi-siècle on leur laissait leurs possessions, +à la simple condition de demeurer neutres, et qu'ils n'avaient jamais +enfreint cette neutralité. + +»Mais beaucoup d'intrigants et d'aventuriers jalousaient leurs +richesses, enviaient leur félicité. Quels beaux héritages! et par +conséquent quel appas! La cupidité et l'envie s'allièrent pour compléter +leur ruine. On décida de les expulser et de les disséminer dans les +colonies anglaises, après les avoir dépouillés. + +»Pour exécuter ce monstrueux projet, cette perfidie, comme seule +l'Angleterre en sait imaginer et perpétrer, on ordonna aux Acadiens de +s'assembler en certains endroits, sous des peines très-rigoureuses, afin +d'entendre la lecture d'une décision royale. Quatre cent dix-huit chefs +de familles, se fiant à la foi britannique, se réunirent ainsi, le +5 septembre 1755, dans l'église du Grand-Pré. Un émissaire de +l'Angleterre, le colonel Winslow, s'y rendit en grande pompe, et leur +déclara qu'il avait ordre de les informer: «Que leurs terres et leurs +bestiaux de toute sorte étaient confisqués au profit de la Couronne avec +tous leurs autres effets, excepté leur argent et leur linge, et qu'ils +allaient être eux-mêmes déportés de la province[7].» + +[Note 7: Garneau, Histoire du Canada.] + +»En même temps une bande de soldats, de misérables se rua sur ces +infortunés et en égorgea un grand nombre. Les femmes, les enfants +ne furent pas plus épargnés; et ce fut le signal de boucheries, de +violences sans nom, qui durèrent plusieurs jours. Tout fut mis à feu et +à sang. La florissante colonie ne présenta bientôt plus qu'un monceau de +décombres fumants. La plupart de ceux qui échappèrent au carnage furent +plongés dans des navires infects et dispersés sur la côte américaine +depuis Boston jusqu'à la Caroline. + +»Pendant de longs jours, après leur départ, on vit leurs bestiaux +s'attrouper autour des mines de leurs habitations, et les chiens passer +les nuits à pleurer par de lugubres hurlements l'absence de leurs +maîtres[8].» + +[Note 8: Historique.] + +--Oh! c'est affreux! interrompit madame Stevenson. + +--«Le tableau est pâle, reprit le docteur. Si j'entrais dans les +détails, si je vous montrais ces femmes outragées, ces enfants arrachés +au sein de leurs mères et lancés, comme des volants à la pointe des +baïonnettes, vous frémiriez d'horreur. Eh bien, madame, croyez-vous que +les fils des malheureux qui furent si odieusement martyrisés, il n'y a +guère qu'un demi-siècle, puissent voir un Anglais sans éprouver aussitôt +le désir de se venger? Croyez-vous que quelques-uns ne songent pas jour +et nuit à user de représailles? qu'il n'en est pas, qui ont pris en main +la cause des assassinés, et qui, désespérant d'obtenir une réparation +tardive, en s'adressant au tribunal des nations, au nom du droit des +gens, se sont armés du glaive de la justice! Levez les yeux, madame, +regardez les _Requins de l'Atlantique_! Ce sont les fils et les +petits-fils des victimes du 5 septembre!» + +En prononçant ces mots, le docteur Guérin s'était transfiguré! Il avait +le verbe éloquent, le geste pathétique; ses difformités corporelles +disparaissaient. Il enthousiasmait par la majestueuse beauté que donnent +les émotions puissantes aux physionomies les plus ingrates. + +--Votre capitaine est donc un Acadien? demanda madame Stevenson. + +Il est douteux que le major eût répondu à cette question. Mais alors un +bruit inusité se fit entendre sur le pont du navire; et le canon détonna +successivement deux fois dans le lointain. + +--Vivat! s'écria le major Vif-Argent, cela annonce un combat. Ne bougez +pas, madame, je reviens dans une minute. + +Il sortit et rentra bientôt. + +--Il faut me suivre, dit-il brusquement aux deux femmes. + +Et comme elles hésitaient: + +--N'ayez pas peur, ajouta-t-il; je ne veux que vous mettre en sûreté, +car il va faire chaud, tout à l'heure, ici: le salon sera transformé en +batterie. + +Madame Stevenson et Kate descendirent avec lui dans une cabine propre, +mais sans luxe aucun, placée en bas de la seconde batterie, au-dessous +de la ligne de flottaison. + +Une lampe l'éclairait. + +--Je dois vous emprisonner, mesdames, dit le docteur Guérin en les +quittant. Cependant, j'espère que ce ne sera pas pour longtemps. +Excusez-moi. + +Ayant dit, il ferma la porte de la cabine à la clef et remonta sur le +pont. + +Là, tout était en mouvement. Mais l'animation n'excluait pas le bon +ordre. Quoique les matelots s'agitassent, courussent de côté et d'autre, +les passages, les avenues, les écoutilles demeuraient libres. Chacun +travaillait activement sans gêner son voisin, sans nuire à l'harmonie +générale. C'étaient des artilleurs qui chargeaient leurs pièces; +des hommes qui disposaient des armes en faisceaux, des fusils, des +tremblons, des pistolets, des piques, des haches, des sabres, des +grappins d'abordage; d'autres qui dressaient le porc-épic du bastingage; +ceux-ci faisant déjà rougir des boulets à des forges portatives; ceux-là +entassant des bombes derrière les obusiers, et les mousses, allant d'un +canonnier à l'autre, distribuant des gargousses ou apportant des seaux +d'eau pour refroidir les canons. + +Les vergues ployaient sous le poids des matelots prêts à obéir au +commandement du capitaine, qui arpentait la galerie médiane, une lunette +et un porte-voix à la main. + +Il était costumé et masqué comme d'habitude, seulement sous sa blouse de +soie noire, il avait endossé une cotte de mailles en acier, très-fine, à +l'épreuve de l'arme blanche et de la balle. + +Le major Vif-Argent se dirigea vers lui: + +--Eh! bien, dit-il, nous allons donc enfin faire une petite causette +avec messieurs les _goddem, istos Britannus debellare_? + +--Oui, mon digne docteur, répondit le comte; et nous aurons l'honneur de +lier la conversation avec le vice-amiral. + +--Le mari de madame Stevenson? + +--En personne. J'aurais déjà engagé la partie; mais ils sont trois, +comme vous voyez, et je vais tâcher de rallier le _Caïman_, qui ne doit +pas être bien loin, afin d'égaliser les chances. + +Il emboucha son porte-voix. + +--Range à hisser les bonnettes hautes et basses! + +La manoeuvre fut exécutée en quelques minutes. Le _Requin_ donna deux +ou trois embardées, puis il se releva et repartit légèrement avec une +vitesse double. + +Il était chaudement poursuivi par trois navires qu'on apercevait à deux +milles de distance. + +Cependant, grâce à sa marche supérieure, il aurait réussi à leur +échapper, pour un temps au moins; mais la brise fraîchit, ronfla +dans les voiles avec un grondement de tonnerre, et tout à coup le mât +d'artimon, cassa en deux au chouquet de la grand'vergue. + +Il s'abattit sur le pont, tua et blessa, quelques personnes. + +--Allons, voici ma besogne qui commence, dit le docteur, en descendant +de la galerie. + +Le _Requin_ s'était penché sur le côté et ses bouts-dehors avaient +plongé dans l'Océan. + +Son allure se ralentit. + +--A la mer le mât d'artimon! cria le capitaine. + +Le bruit des haches résonna, l'arbre fut coupé au niveau de la batterie +et précipité dans les flots avec tout son gréement. + +--Samson, à ton poste, mon camarade, ordonna Lancelot, et envoie ta +dragée à ce mendiant de vaisseau-amiral, qui nous gagne. + +--Oui, maître, répondit le colosse. + +Il s'avança près de la caronade, dont la bouche monstrueuse formait la +gueule du requin sculpté à la proue, pointa cette pièce et y mit le feu. + +Un éclair, un nuage de fumée, une explosion formidable s'en suivirent. + +--Touché! tu l'as touché dans les oeuvres vives! c'est bien, Samson, dit +le capitaine. + +--Oui, maître, répliqua l'Hercule, en saluant militairement sans quitter +la caronade. + +--Mes enfants, reprit le commandant, préparez-vous au combat. Ils sont +trois contre nous; vous savez votre devoir! + +Lancelot ne pouvait plus échapper à la poursuite dont il était l'objet, +la rupture de son mât d'artimon ayant alourdi le navire. Il résolut +aussitôt d'affronter l'ennemi et de l'étonner par son audace. En +conséquence, il fit serrer une partie des voiles, virer de bord et +pousser droit aux agresseurs. + +Le fracas de l'artillerie couvrit bientôt tous les autres bruits; et des +tourbillons de vapeur voilèrent les objets. + +Durant une heure une pluie de fer et de feu répandit la mort et le +ravage sur les pirates et les troupes royales, car le _Requin_ avait été, +en effet, attaqué par trois bâtiments de la station d'Halifax, dont +l'un, une frégate, portait le vice-amiral, sir Henry Stevenson. + +Les autres étaient des bricks. + +C'est vers cette frégate, l'_Invincible_, que tendirent les efforts de +Lancelot. Il savait bien que s'il réussissait à s'en emparer ou à la +couler, les bricks ne tiendraient pas davantage. + +Longtemps il échoua, pressé qu'il était par ces petits navires qui le +mitraillaient avec fureur. + +Enfin, il parvint à mettre le feu à l'un. L'autre craignant d'être +envahi par l'incendie prit le large, et Lancelot profita de sa retraite +momentanée pour se jeter par bâbord sur le vaisseau-amiral au risque de +se briser lui-même. + +Aussitôt des hommes adroits, robustes, debout sur le beaupré et les +vergues de misaine, lancèrent les lourdes griffes de fer destinées à +amarrer les deux navires l'un à l'autre. Puis, comme des vautours, ils +fondirent sur les Anglais la hache ou le sabre à la main, le poignard +entre les dents. + +Mais le brick, qui avait rebroussé chemin, revint en ce moment, prit +position vis-à-vis du _Requin_, et lui lâcha une bordée à tribord. + +Toujours sur sa galerie, les yeux étincelants sous son masque, Arthur +Lancelot faillit tomber à la renverse, tant fut violent le choc de cette +bordée. + +La membrure du _Requin_ en fut ébranlée. + +--Samson, dit le capitaine, allonge-moi vite un soufflet sur la joue de +ce braillard ou mal va nous arriver. + +Le balafré fit pivoter sa caronade, ajusta le brick et lui lança, dans +la carène, sous l'éperon, un énorme boulet de quarante-huit. + +--Bravo! bravo! dit Lancelot. + +--Oui, maître, répliqua l'artilleur imperturbable. + +Une grande consternation s'observait sur le brick. + +--Trois pieds de bordage en dérive! venait de crier le maître-calfat. + +La répercussion d'un nouveau coup de canon retentit. + +--Le _Caïman_ qui parle! s'exclama Samson, en se dressant sur sa pièce, +pour regarder l'océan. + +La seconde frégate des forbans accourait, en effet, toutes voiles +dehors. + +--En avant sur le vaisseau-amiral! s'écria Arthur Lancelot, brandissant +son sabre au vent et passant, d'un bond, de sa galerie sur le pont de +_Invincible_. + +Samson y fut aussitôt que lui. + +A l'instant où il arrivait, un jeune enseigne, armé d'une épée nue, +attaqua l'intrépide capitaine, qui fut blessé au cou, avant d'avoir pu +se mettre en garde. + +Il tomba, baigné dans son sang. + +Samson se rua sur le jeune homme, lui arracha son épée, la brisa comme +un verre, et il allait étrangler l'enseigne, renversé, râlant sous son +genou. + +Mais Lancelot lui dit, d'une voix éteinte: + +--Non... ne le tue pas... ne lui fais pas de mal... protège-le... Je le +veux... Qu'il ne voie pas la femme!... Retournez à Anticosti... + +Et le commandant des _Requins de l'Atlantique_ perdit connaissance. + + + + + TROISIÈME PARTIE + + ANTICOSTI + + + + I + + L'ILE D'ANTICOSTI + + +Est-il un voyageur européen, parcourant les grasses prairies du +nord-ouest américain; les immenses et fécondes vallées de la rivière +Rouge, la Saskatchaouane, l'Assiniboine, et cette terre promise nommée +la Colombie où la flore et la faune des parties de l'univers les plus +riches et les plus opposées ont formé un charmant hymen pour offrir à ce +coin de l'autre hémisphère, des produits merveilleux dont l'excellence +seule égale la beauté; est-il, dis-je, un voyageur qui ne déplore +l'ignorance ou l'apathie d'une portion de notre population, condamnée +par son insouciance à végéter sur un sol épuisé ou à languir, à +s'étioler au souffle empoisonné des grandes villes manufacturières? + +Un voyage de quelques semaines, quelques années d'un travail assidu, +d'une sobriété salutaire, et ces malheureux se seraient procuré à eux, à +leurs enfants, à leurs pauvres enfants, une vie large et abondante, +une santé vigoureuse; ils verraient en perspective un avenir des plus +brillants[9]. + +[Note 9: J'ai développé cette idée dans _Une Famille de Naufragés_, +cinquième volume des _Légendes de la Mer_.] + +Mais, sans aller aussi loin, sans mettre entre sa mère-patrie et sa +patrie adoptive plus de huit jours d'intervalle, on trouve, dans +le Nouveau-Monde, un emplacement magnifique, qui présenterait à des +entreprises agricoles ou commerciales, conduites sur une grande échelle, +des avantages inimaginables. + +Terres fertiles, bois giboyeux, la côte la plus poissonneuse des deux +continents, voilà les ressources premières de ces lieux (capables de +nourrir aisément vingt mille individus et plus) situés aux portes de +l'Amérique septentrionale, supérieurement défendus par la nature, et +cependant à peu près inconnus à la civilisation. + +C'est l'île d'Anticosti, dont l'exploration géologique officielle ne fut +entreprise qu'en 1856, par la Commission canadienne, sous la direction +de sir William Logan[10]. et encore M. Murray qui fit cette exploration, +ne pénétra-t-il qu'à dix ou douze milles à l'intérieur. + +[Note 10: Voyez _Exploration géologique du Canada_, Rapport de progrès, +années 1853-4-5-6, traduit par M. H. Émile Chevalier, attaché à la +Commission, un volume grand in 4°, avec plans, cartes, atlas.] + +Située à l'embouchure du golfe Saint-Laurent par le 49° de latitude nord +et le 65° de longitude, elle a une forme générale ovoïde, figurant un +couteau dont la pointe perce l'Océan et dont la poignée est enchâssée +dans le golfe Saint-Laurent. + +De l'est à l'ouest, son étendue est de cent quarante milles; du nord +au sud, sa largeur extrême de trente-cinq environ; une distance de +trente-cinq milles la sépare du Labrador, au nord, et une distance de +quarante-deux la sépare du cap Rosier, dans le Canada, au sud-ouest. + +Par route marine, elle se trouve à cinq cents milles environ d'Halifax, +la capitale de la Nouvelle-Écosse. + +C'est la clef du Saint-Laurent: Si l'on est surpris qu'elle ne soit +pas colonisée, on l'est encore plus en remarquant que le gouvernement +anglais n'a point songé à la fortifier ou à y établir une garnison, +car Anticosti nous semble la sauvegarde de ses plus belles possessions +transatlantiques. + +La plus grande partie de la côte est bordée par des récifs à sec, quand +la mer est basse, mais que le flux couvre ordinairement de dix ou douze +pieds d'eau. + +Les bords de ces récifs s'étagent en précipices de cinq, dix et même +trente mètres, suivant Bayfield. Parfois ils sont inclinés, mais si +peu généralement que les navires qui en approchent peuvent facilement +apprécier le danger par des sondages. + +Ils se projettent dans l'Océan, jusqu'à un quart et un mille et demi +du rivage, et se conforment aux ondulations de la côte. Des blocs +erratiques, quelques-uns d'une dimension énorme, en recouvrent un grand +nombre. + +La partie méridionale de l'île est basse, entrecoupée de grèves +sablonneuses. Les points les plus élevés se montrent à l'embouchure +de la rivière Jupiter, où les falaises atteignent quatre-vingts et +cent-cinquante pieds de hauteur. Les autres ne dépassent guère dix ou +vingt pieds, au-dessus de la mer. + +De la pointe sud-ouest, à l'extrémité ouest, les collines intérieures +sont plus escarpées qu'à l'est. Elles se dressent en général +graduellement jusqu'à cent-cinquante pieds, sur un intervalle de un à +trois milles. Cependant, on observe dans quelques localités du littoral, +des plaines ayant une superficie de cent à mille acres, composées de +tourbe sous-jacente, et qui nourrissent des herbes épaisses, ayant +quatre à cinq pieds de hauteur; d'autres sont marécageuses, plantées de +bouquets d'arbres et parsemées de petits lacs. + +La partie septentrionale offre une succession de crêtes qui s'élancent +de deux à cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Des vallées +productives et des rivières les divisent. + +Les caps les plus remarquables sont le cap Est à l'extrémité même de +l'île, la Tête à la Table; les caps Joseph, Henry, Robert, la Tête +d'Ours; le roc Observation; la pointe Charleston, le rocher Ouest, le +grand Cap; le cap Blanc, et la pointe Nord. + +Le grand Cap domine tous les autres: il a cinq cents pieds. + +Les baies abondent sur ce bord que regarde le Labrador: c'est la baie +du Naufrage, au-dessus du cap Est; la baie au Renard; de Prinsta, de la +rivière au Saumon; de l'Ours, etc. + +A l'aide de quelques travaux peu dispendieux, ces baies pourraient être +converties en havres excellents. + +La ceinture de récifs, d'un mille environ de large, qui ourle le rivage, +est formée de calcaire argilacé en strates presque horizontales, à sec +pendant les marées de printemps. Il ne serait pas difficile de pratiquer +des excavations dans ce calcaire à la profondeur nécessaire, et de se +servir des matériaux qu'on en tirerait, pour exhausser les flancs des +excavations de manière à y construire les jetées et les brise-mer. + +Les cours d'eau, que l'on rencontre sur la côte septentrionale, sont +très-nombreux relativement à son étendue. On ne peut guère faire un +mille sans en découvrir un, plus ou moins volumineux. Et, de dix milles +en dix milles environ, il en existe qui sont assez considérables +pour mettre en mouvement un moulin. Les chutes voisines de la côte, +offriraient de grands avantages à l'industrie. L'eau des rivières est +toujours plus ou moins calcaire. + +Sur la côte méridionale, les principales rivières sont: la Becscie, la +Loutre, le Jupiter, un vrai fleuve, le Pavillon et la Chaloupe. + +Le grand Lac Salé, le petit Lac Salé, le lac Chaloupe et le lac Lacroix, +sur le côté sud, ainsi que le lac au Renard, sur le côté nord, sont en +réalité des lagunes d'eaux salées, soumises aux influences de la marée, +et mêlées de l'eau douce des rivières. + +Dans la plupart des rivières et des lacs, fourmillent la truite de +ruisseau, la truite saumonée, l'esturgeon, le doré et le poisson blanc. +Le maquereau se presse en bancs épais autour de l'île. Les phoques dont +l'huile et la peau sont fort estimées, essaiment. Ils se foulent par +milliers dans les baies et les lieux abrites. Les Indiens des îles +Mingan et du Labrador leur font une chasse active. + +Les baleines semblent avoir pris les battures occidentales pour leur +résidence favorite. Fréquemment on les voit s'ébattre ou se chauffer au +soleil; fréquemment on y entend leurs longs mugissements. A l'intérieur +d'Anticosti, la végétation est très-variée; mais en général, elle a +planté ses racines dans un sol d'alluvion, composé d'une argile +calcaire et de sable léger, gris ou brun. Ce sont là de bons éléments de +fécondité. Cependant, il faut avouer que ce sol n'est pas trop favorable +aux fortes essences de bois, mais on peut l'ameublir ou le drainer +aisément. + +La pruche en est l'arbre le plus commun. Sa qualité et ses dimensions +sont bonnes. Quelques arbres mesurent vingt pouces de diamètre à la +base, quatre-vingts à quatre vingt-dix pieds de haut. On y rencontre +aussi des bouleaux blancs et jaunes; des balsamiers, des tamaracks et +des peupliers. + +Parmi les arbres et arbustes à fruits dominent le sorbier des oiseaux; +la pembina (viburnum, opulus); le groseillier rouge et noir, et une +sorte de buisson donnant une baie violet-foncé très-savoureuse; le +cannebergier et quelques pommiers. + +La plage est couverte de fraisiers; rarement y voit-on un framboisier. + +Toutes les parties de l'île produisent en quantité une espèce de pois +très-mangeable, dont la tige et la feuille peuvent être employées à la +nourriture des bestiaux. + +Les pommes de terre viennent parfaitement. + +Le peu d'orge et de blé, qu'on y a jamais semé, a donné un rendement des +plus satisfaisants. + +Anticosti renferme beaucoup d'animaux sauvages, entre autres: l'ours +noir; le renard rouge, noir, argenté et la marte. + +«Les renards et les martes sont très-abondants, dit M. Murray dans +son Rapport. Souvent, pendant la nuit, on entendait les martes dans +le voisinage de notre camp, et plusieurs fois nous vîmes des renards. +Chaque hiver, les chasseurs ont tué de quatre à douze renards argentés, +animaux dont la fourrure se vend de _six cent cinquante à sept cent +cinquante francs pièce_.» + +Les canards, les oies, les cygnes, toute la famille des palmipèdes, y a +élu son domicile. + +De grenouilles, crapauds, serpents ou reptiles, point. + +Les animaux sont si peu poursuivis par l'homme, que sa vue ne les +effraie pas. + +M. Murray raconte, fort naïvement, l'anecdote suivante: + +«On dit que les ours sont très-nombreux et les chasseurs rapportent les +avoir rencontrés quelquefois par douzaines. Mais, dans mon excursion, +je n'en ai aperçu qu'un à la baie Gamache, deux près de la pointe au +Cormoran, et un dans le voisinage du cap Observation. J'ai trouvé ce +dernier sur une étroite bande de la plage, au pied d'un rocher élevé et +presque vertical. De loin, je le pris pour un morceau de bois charbonné, +et ce ne fut qu'à cent cinquante pieds de lui, que je reconnus mon +erreur. Il paraissait trop occupé à déjeuner avec les restes d'un +phoque, pour faire attention à moi, car malgré les coups de marteau dont +je frappai un caillou, et malgré les autres bruits que je fis pour lui +donner l'alarme, il ne leva pas la tête, et continua de manger, jusqu'à +ce qu'il eût achevé sa carcasse, ce qui m'obligea, faute de fusil, à +demeurer une demi-heure, spectateur de son repas. + +»Quand il ne resta plus du phoque que les os, maître Martin grimpa, tout +à loisir, à la surface du rocher nu, lequel est à peu de chose près, +perpendiculaire, et disparut au sommet, à cent pieds du niveau de la +mer au moins.» + +Pour compléter cette esquisse d'Anticosti, je n'ai plus qu'à dire un +mot des matières économiques qu'elle contient, et dont l'exploitation +suffirait à enrichir toute une population. + +Son sol renferme la pierre de taille, la pierre à aiguiser, le fer +oxidulé et peut-être même le fer limoneux. L'argile à briques, la +marne coquillière d'eau douce, la tourbe y apparaissent sur de vastes +superficies et des profondeurs incalculables. Dans les anses et les +places abritées, les algues marines ont pousse à profusion; et on en +pourrait tirer bon parti, soit pour fumer le sol, soit pour les exporter +comme engrais dans les pays voisins. + +Enfin, le littoral d'Anticosti est hérissé d'une accumulation de bois +flottants telle, que M. Murray terminait ainsi son rapport de 1856[11]: + +[Note 11: J'ai visité Anticosti, en 1853.] + +«Suivant le calcul que j'ai fait, si tous ces bois étaient placés bout à +bout, ils formeraient une ligne égale à la longueur totale de l'île, +ou cent quarante milles, ce qui donnerait un million de pieds cubes. +Quelques-uns de ces morceaux de bois équarris peuvent provenir des +naufrages; mais le plus grand nombre, étant des billots qu'on n'embarque +pas comme cargaison, nous porte à croire que la flottaison en est la +source principale.» + +Je partage entièrement l'opinion de M. Murray. On sait que le commerce +du bois est immense au Canada. Après avoir été coupés, les arbres sont +lancés sur les cours d'eau, assemblés en radeaux (cages)[12] et conduits +ainsi à un port d'embarquement. Mais souvent les radeaux se brisent et +les bois sont entraînés au loin. + +[Note 12: Voir les _Derniers Iroquois_ (Collection des _Drames de +l'Amérique du Nord_).] + +L'île d'Anticosti, émergeant au milieu même du Saint-Laurent, la grande +artère des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale, reçoit +la plupart de ces épaves. + +Quoi qu'il en soit, cette île, dont le climat est tempéré, dont le sol +et les sites sont si favorables à la colonisation, demeure aujourd'hui +encore déserte, inculte, à peine habitée par deux ou trois garde-phares. +Cependant, elle devrait et doit, dans un avenir prochain, s'animer, se +défricher, se peupler au souffle fécondant de la civilisation moderne. + + + + + II + + LA BAIE AU RENARD + + +La baie au Renard est une vaste échancrure ouverte, comme nous l'avons +dit, à l'embouchure de la rivière de ce nom, sur la côte septentrionale +de l'île d'Anticosti. + +Elle a un mille de profondeur sur une largeur égale. + +Au sommet des rochers qui l'entourent, on voit, encore aujourd'hui, les +ruines d'un grand nombre d'habitations, enfouies sous l'herbe et les +pariétaires; silencieuses et mélancoliques, ces ruines furent, au +commencement du siècle, un foyer de vie, d'activité. + +Alors, elles présentaient un village industrieux avec ses maisonnettes, +ses édifices publics, sa place ceinte de beaux peupliers, son port, ses +chantiers de construction, ses greniers d'abondance. + +Des traces de culture disent aussi que le labour y était un honneur, et +tout rappelle la présence d'une population vigilante autant que policée. + +Vers le milieu du mois de septembre 1811 cette population paraissait +fort affairée. + +Réunis dans le chantier de marine, hommes, femmes et enfants +travaillaient aux réparations d'une frégate de guerre, fortement +avariée. Le marteau, la hache résonnaient bruyamment; le goudron +bouillait dans des chaudières énormes et saturait l'atmosphère de +senteurs pénétrantes. Ceux-ci traînaient des pièces de bois; ceux-là +chauffaient des ais au feu pour en faire des courbes; les uns +préparaient des étoupes, les autres, montés sur des échafauds, +calfeutraient les joints du navire: tous étaient occupés. + +Mais nul chant, nulle exclamation joyeuse pour égayer leur tâche. + +Une tristesse recueillie se peignait sur les visages. Plusieurs femmes +portaient des vêtements de deuil. + +Ces gens, c'étaient les Requins de l'Atlantique. Ils radoubaient leur +principal vaisseau, qui avait été considérablement endommagé dans sa +lutte avec la flottille royale. + +L'autre, le _Caïman_, n'avait point souffert. Il était embossé, à dix-huit +milles de là, dans la baie du Naufrage. + +Le rivage était jonché de canons démontés, de mâts, vergues, espars, +voiles, instruments de charpentier, cordier, forgeron, calfat. + +Dépouilles de leurs sombres uniformes, les matelots avaient plutôt +l'air de bons ouvriers, d'honnêtes pères de famille, que de pirates qui +semaient la désolation partout où ils passaient. Leurs femmes étaient +décemment vêtues. En général, elles paraissaient respectables. +Quelques-unes avaient une beauté remarquable; mais la plupart avaient +aussi les traits altérés par une empreinte de douleur profonde. + +Le dernier combat leur avait coûté leur père, leur mari, leurs enfants, +ou leurs alliés. + +--Ah! oui que ça été chaud! disait le maître d'équipage transformé +en scieur de long, et perché sur une longue poutre, dont il faisait du +tavillon, aidé par un matelot. + +--Chaud! répliqua l'autre, chaud que nous avons failli y laisser notre +peau! + +--Trente-cinq hommes tués, soixante blessés! Jamais nous n'avons été si +maltraités. + +--Mais trois contre un, la belle malice! + +--Ça n'empêche que sans le _Caïman_!... + +--_Le Caïman_! ne m'en parlez pas, maître! Il arrive toujours quand +c'est fini, pour récolter les profits, lui! + +--Tu crois? + +--Si je crois? A l'affaire des Sept-Isles, ça été la même chose. Vous +vous souvenez? Ils étaient trois bricks sur nous, avec deux chaloupes +canonnières. + +--C'est juste, Leroy. + +--Eh bien, votre _Caïman_ nous a laissé mitrailler. Et il est venu +lorsqu'il n'y avait plus un coup de canon à lâcher. Je n'aime pas ces +manières-là, moi! + +--Si le capitaine le veut ainsi! dit le maître d'équipage. + +--Oh! si le capitaine le veut ainsi, je tire la balançoire. + +--A propos, il l'a échappé! + +--Notre commandant? + +--On dit que sans le Balafré... + +--Oui; j'étais là! + +--Ah! tu y étais, Leroy? + +--Comme j'ai l'honneur de vous le dire, maître. + +--Conte-moi donc ça. + +--Voilà la chose: Nous nous étions jetés un tas sur le vaisseau de ce +chien d'amiral anglais, sauf votre respect, maître, et, ma foi, nous +tapions, tapions, comme des beaux diables. Mais, plus il en tombait de +ces _english_; et plus il en sortait des écoutilles. C'était comme une +fourmilière. + +--Ils étaient au moins trois cents, à bord de l'_Invincible_? + +--L'_Invincible!_ Hein, que c'est bête d'appeler comme ça un sabot qui +se laisse prendre en deux heures! + +--Continue, Leroy, continue. + +--Vous pensez donc qu'ils n'étaient que trois cents? + +--Mais, tout au plus. + +--Eh bien, moi qui vous parle, j'en ai vu, sans vous démentir, maître, +des cents et des mille. + +--Tu divagues, mon vieux. Nous ne sommes plus au sujet. + +--Soyez tranquille, maître; je me remets à l'oeuvre. + +--Alors, ne donne plus, comme ça, d'embardées à droite et à gauche. + +--Non, maître, mais dites-moi où j'en étais, car c'est vous qui m'avez +poussé hors de mon sillage. + +--Tu disais que tu avais vu le capitaine! + +--Ah! oui, que je l'ai vu. Il a dit à Samson: Fais tousser le _Requin_. +Et quand le _Requin_ a eu toussé, qu'on aurait dit qu'il avait la +coqueluche, le capitaine a sauté sur votre... comment est-ce donc que +vous l'appelez, maître? + +--L'_Invincible_. + +--Il a donc sauté sur votre _Invincible_. Mais, en tombant, il a +rencontré l'épée d'un freluquet d'enseigne... + +--Si j'avais été là! maugréa le maître d'équipage. + +--Si vous aviez été là, maître, vous auriez fait comme les camarades. + +--Ta! ta! ta! + +--Il n'y a pas de ta, ta, ta, qui tienne! Le mirliflor en était +peut-être à son coup d'essai. Il avait son épée en l'air. Le capitaine +s'y est accroché en dégringolant du Requin. + +--Mais il fallait le prendre, l'embrocher, et le faire manger à son +amiral... + +--D'abord, sauf votre respect, maître, ça n'était pas possible. J'avais, +moi, Hippolyte Leroy, fait passer le goût du pain au milord. + +--Ah! c'est toi qui lui as servi son bouillon de onze heures? + +--Sauf votre respect, maître. + +--Eh bien, le polisson qui a blessé notre commandant, je l'aurais +écorché vif, pour fabriquer un tambour avec sa peau. + +--C'est une idée! Vous en avez des idées, vous! + +--N'est-ce pas? + +--Que oui, que vous en avez! + +--Celle-là n'est pas tout à fait de moi, dit modestement le maître +d'équipage. Dans les vieux pays[13], ils ont déjà fait un tambour avec +un cuir d'homme, je ne me rappelle plus où. Ça ne fait rien; poursuis. + +[Note 13: L'Europe est ainsi appelée par les Américains.] + +--Où voulez-vous que je me retrouve? Ma corde est tout emmêlée. + +--Tu en étais à la blessure. + +--C'est ça; je m'en souviens. Dès que je distingue la chose, je fais +voile sur le particulier. Le Balafré le serrait déjà dans ses grappins. + +--Ah! ah! + +--Oui; mais il ne lui a pas fait plus de mal qu'il n'y en a sur ma main. +Seulement, le petit saignait comme un boeuf... + +--Puisque Samson ne lui a pas fait de mal? + +--C'est tout de même, il saignait, sans vous démentir. + +--Il l'a jeté à l'eau! + +--Non, maître, non, dit Leroy en baissant la voix. Ils l'ont pris à deux +ou trois, et l'ont transbordé sur le _Requin_, en même temps que notre +capitaine... + +--Tu ne dis pas cela... + +--Que je me meure, si ce n'est pas vrai, sauf votre respect! + +--Mais on avait donné ordre de tout tuer, le capitaine lui-même; et sur +ces deux damnés vaisseaux, nous n'avons pas laissé un chat vivant... le +troisième a brûlé! + +--Et qu'il flambait joliment! Quel feu de la Saint-Jean, maître! + +--Ah! oui, c'était crânement beau! Mais ton enseigne... + +--Impossible de vous en dire davantage, maître! la cale est vide. + +--Tu t'es trompé, tu t'es trompé, mon brave. Qui est-ce qui aurait osé +épargner un gaillard qui s'était attaqué... + +--Chut, maître! + +--Qu'est-ce qu'il y a donc, mon brave? + +--Le capitaine, répondit Leroy, en désignant du regard deux personnages +qui s'avançaient sur le rivage. + +L'un, masqué, toujours vêtu de noir, était le comte Arthur Lancelot; +l'autre, le major Guérin. + +Lancelot s'appuyait au bras du major. + +--Alors, disait-il d'un ton ému, vous répondez de sa vie, mon cher +docteur? + +--Comme de la mienne, commandant: _mortem medicalis ars vincit_. + +--La nuit a donc été meilleure? + +--Non pas; mais certains pronostics... + +--Enfin, il est sauvé? + +--Sauvé, commandant. + +--Ah! si vous me le rendez, ma dette envers vous sera doublée, mon cher +docteur. + +--Du tout, commandant; je n'entends pas de cette oreille-là. Point de +reconnaissance. Les obligés sont plus incommodes que les désobligés. +C'est un principe pour moi. + +Lancelot lui serra la main. + +--Mais, dit-il, le délire n'a pas disparu? + +--Ah! pour cela, non. Cette diablesse de chute que lui a fait faire +Samson a déterminé une lésion qui me donne un mal horrible. Heureusement +qu'elle est à la tête; car les blessures de cette partie sont presque +toujours guérissables... quand elles ne déterminent pas la mort dans les +vingt-quatre heures, ajouta-t-il en souriant. + +--Il ne me reconnaîtrait pas? interrogea le comte. + +--Ne le craignez point, commandant, ne le craignez point, _noli timere_. + +--Eh bien, j'irai le voir ce matin, et ce soir je partirai. + +--Partir! une imprudence, je vous le répète. + +--Mais il le faut, mon pauvre ami. Il faut absolument que je retourne à +Halifax! + +Le major Vif-Argent branla la tête. + +--C'est, dit-il, la plus grande imprudence que vous puissiez commettre. +A peine êtes-vous rétabli. Votre blessure n''est pas encore cicatrisée. +Hier, vous aviez la fièvre. Ce matin, vous avez peine à vous soutenir, +et vous voulez prendre la mer dans un pareil état. Commandant, il y +aurait de quoi tuer... + +--Un homme! ajouta vivement le comte. + +Ils échangèrent un coup d'oeil et partirent d'un éclat de rire. + +Lancelot reprit un moment après. + +--Je confie mon cher malade à votre amitié encore plus qu'à votre art, +docteur. Mon absence durera un mois ou six semaines... + +--C'est donc décidé? + +--Décidé. + +--Alors faites votre testament, _testamentnm tuum conscribe_. + +--Mon testament, dit Arthur, en riant, c'est que vous quittiez mon cher +protégé le moins possible; que vous l'amusiez__et vous êtes amusant +quand vous voulez, cher docteur__mais veillez à ce qu'il ne s'échappe +pas, n'ait de rapport avec personne autre que vous, et surtout que cette +femme... + +--Madame Stevenson, aujourd'hui la veuve Stevenson? + +--Qu'il ne la voie pas! + +--A la distance où elle est! + +--N'importe. Cette femme est capable de tout, s'écria aigrement +Lancelot. + +--Mais sur l'autre bord de l'île! + +--N'importe, vous dis-je! répliqua le capitaine avec impatience. + +--Savez-vous, commandant, dit le major Vif-Argent, que je regrette la +gentille enfant, _formosam puellam_... + +--Docteur, écoutez-moi bien et laissez cette fille. Que la femme de +l'amiral soit toujours gardée à vue et qu'elle ne puisse rencontrer +l'enseigne! + +--Je vous en donne ma parole, commandant. Mais vous devriez différer +votre départ de quelques jours. + +--Impossible. Lâchez-moi le bras. Je veux parler à nos gens. + +Le docteur s'étant retiré derrière lui, Arthur Lancelot éleva la voix. + +Aussitôt tous les bruits cessèrent. Un silence religieux succéda à +l'animation du travail. + +--Mes enfants, dit le capitaine, hâtez-vous d'achever les réparations du +_Requin_. Dans un mois un convoi anglais chargé de vivres passera dans le +Saint-Laure. Ne souffrez pas que le _Caïman_ ait seul la gloire de s'en +emparer! + +Je m'absenterai pendant quelques semaines. J'espère qu'à mon retour, il +sera terminé et que les Requins de l'Atlantique ne démentiront pas leur +vieille réputation. + +Dans un an, si j'en crois mes espérances, ils auront reconquis le +territoire de leurs ancêtres et rebâti leurs demeures sur la belle terre +d'Acadie. + +Vive la France! + +--Vive la France! répondit unanimement la foule des ouvriers. + +--Et vive le commandant du _Requin_! ajouta le maître d'équipage. + +Cinquante échos redirent aussitôt avec enthousiasme: + +--Vive le commandant du _Requin_! + +Lancelot reprit le bras du chirurgien et s'avança vers une jolie +résidence entourée d'un jardin charmant, où croissaient mille fleurs +agréables à la vue et à l'odorat. + +En arrivant devant la porte il siffla. + +Samson, le balafré, accourut au pas gymnastique. + +--Oui, maître, dit-il, on saluant militairement. + +--Selle deux chevaux. + +--Oui, maître. + +--Puis tu enverras au cutter, à la baie de la Chaloupe. Il faut le faire +parer. + +--Oui, maître. + +--Tu manderas au lieutenant du _Caïman_ de mettre à la voile et d'aller +courir les bordées sur la côte, devant Halifax. + +--Oui, maître. + +--Dix minutes pour exécuter mes ordres. + +--Oui, maître. + +Samson vira méthodiquement sur les talons et disparut. + +--Je vous recommande de nouveau le jeune homme, docteur, dit Lancelot au +major. Il pourra se promener en votre compagnie seulement. Mais point de +relation avec qui que ce soit. Qu'il ne vienne pas ici! + +Le chirurgien sourit. + +--Compris, dit-il. + +--Et s'il vous parle de moi, continua le comte en rêvant, s'il vous +parle de moi... vous... vous lui... + +--Soyez tranquille, capitaine. Je me charge de le catéchiser _secundum +artem_, capitaine, _secundum artem_. + +--Quant à elle, je n'entends pas qu'on la rudoie; cependant si elle +tentait de s'évader... si elle cherchait à se rapprocher. + +--Quelle idée puisqu'elle ignore... + +--Je ne sais, mais un pressentiment... Ah! c'est absurde!--Voici Samson +avec les chevaux. Au revoir, docteur; n'oubliez pas mes instructions. + +--Non, commandant! mais vous ayez tort d'entreprendre ce voyage; vous +ferez une rechute. _Cave ne cadas; cave ne cadas_! + +Ils échangèrent une poignée de main et le comte essaya de se mettre en +selle. Sa faiblesse l'en empêcha. Il lui fallut recourir à l'assistance +de Samson. + +--_Cave ne cadas; cave ne cadas_! répétait le docteur Vif-Argent en +rentrant dans la maison. + +Arthur piqua son cheval qui partit, au galop. Samson prit sa distance +habituelle et suivit à la même allure. + +A un mille du village, dans un vaste clairière entourée par une haie +d'aubépine et de clématite, on voyait se dresser plusieurs croix de bois +noir. + +--Descends-moi, cria Lancelot en y arrivant. + +Samson précipita la course de sa monture, mit pied à terre, saisit son +maître dans ses bras robustes, et le déposa près du cimetière. + +Le jeune homme se découvrit et pénétra dans le champ des morts. + +Parmi les croix, on en remarquait deux plus élevées que les autres. + +Sur l'une se lisait cette inscription en lettres blanches: + + LÉOPOLD LEBLANC + + Premier Commandant du _Requin_. + + 1793 + +Sur l'autre: + + MAURICE LANCELOT + + Deuxième Commandant du _Requin_. + + 1804 + +Le capitaine s'approcha de cette croix, s'agenouilla, pria pendant un +quart d'heure, releva son masque et baisa la terre. + +Il avait le visage baigné de larmes. + +Puis il s'éloigna, se fit remonter à cheval et poursuivit son chemin sur +le bord de l'Océan. + +Au bout d'une heure, il s'arrêtait à une cabane auprès de laquelle +causaient deux vieilles femmes. + +--Comment va-t-il? demanda le comte. + +--Mieux, beaucoup mieux, depuis la visite du docteur, répondirent-elles. + +A ces mots, Arthur sauta de cheval sans le secours de son domestique. + +Il entra en frémissant dans la cabane. + +Bertrand était étendu sur un lit, pâle, les joues amaigries, la +respiration sifflante. + +Mais il dormait. + +--Restez dehors, cria Lancelot aux femmes. + +Puis il arracha son masque. + +Lui aussi était bien pâle, bien changé! Ses traits n'en paraissaient que +plus fins, plus délicats, ils avaient un air de féminéité. + +Le comte se prosterna devant le lit, contempla longuement le malade, +avança, plusieurs fois ses bras et sa tête comme pour le caresser; les +retira de crainte sans doute de l'éveiller, se pencha enfin, avec un +frémissement indicible, coupa à l'aide de ciseaux une boucle des cheveux +de Bertrand, lui glissa ses lèvres sur le front, serra la boucle de +cheveux dans son sein, et comme si ce baiser eût été pour lui un cordial +réparateur, un viatique, il sortit vivement de la hutte, s'élança sans +assistance sur son cheval, en criant à Samson: + +--Au _Wish-on-Wish_! + + + + + III + + BERTRAND DU SAULT + + +A quelques jours de là, cette fièvre ardente qui dévorait Bertrand du +Sault diminua; le délire auquel il était en proie, depuis plusieurs +semaines, cessa; un matin, il reprit connaissance. + +Grande surprise pour lui de se trouver dans une chambre, qu'il n'avait +jamais vue, près de deux femmes étrangères. + +Il se crut sous l'empire d'une illusion et ferma les yeux. + +La conversation suivante s'était établie à son chevet. + +--Tout de même qu'il peut se vanter d'avoir de la chance, ce jeune +homme, hein, madame Marthe? Avoir été si proche de la mort et en +réchapper! J'espère qu'il devra un gros cierge à son patron! + +--Et à nous aussi, Josette, car pour ce qui est des soins, on ne les a +pas épargnés! + +--Mais le major Vif-Argent donc! il en négligeait nos pauvres hommes! +Faut que le capitaine... + +--Ne parlez pas du capitaine, Josette. C'est défendu, vous le savez! + +--Faut tout de même qu'il l'aime bien, puisqu'il l'a tant recommandé! +Mon cousin Hyppolite m'a dit que, depuis quinze ans qu'il naviguait avec +lui, c'était le premier à qui il avait fait grâce. + +--Mais aussi ce n'est pas un Anglais, notre malade. Vous vous souvenez +que, quand il divaguait comme un vaisseau démâté, il bredouillait +toujours en français. + +--Peut-être bien que c'est un parent de notre commandant. + +Marthe secoua la tête d'un air dubitatif. + +--Non, non, dit-elle, il y a autre chose! + +--Je le crois aussi, reprit Josette. Si vous voulez me garder le secret, +je vous dirai... + +--Qu'est-ce que vous me direz? fit vivement son interlocutrice. + +--Un jour, répondit celle-ci, le capitaine était avec lui. J'ai regardé +par le trou de la serrure; il l'embrassait, ma chère... d'une façon... +oh! mais d'une façon... + +--C'est là tout votre secret! répartit Marthe avec un accent qui voulait +dire: j'en sais bien davantage, moi! + +--N'est-ce pas assez? + +--Eh bien, moi qui vous parle, je l'ai entendu qui lui causait comme un +cavalier cause à une créature! + +--Pas possible! + +--Tout comme je vous le dis, Josette. + +--Ce n'est pas une femme pourtant que ce jeune homme! nous le savons, +nous qui le soignons, depuis tout à l'heure un mois, hein, madame +Marthe? + +--Pour ça, non, ce n'est pas une femme! appuya-t-elle d'un ton +convaincu. + +--Le capitaine a ses idées, poursuivit Josette d'un air capable. Je me +souviens que, quand il était second à bord du _Requin_, il ne quittait +jamais le commandant Maurice. On aurait dit les deux frères, quoique ce +n'étaient que des cousins. + +--Vous n'y êtes pas, Josette! ils ne se ressemblaient pas du tout. + +--Vous les avez donc vus! s'écria-t-elle avidement... + +--Si je les ai vus... + +La dame Marthe s'arrêta, regarda avec inquiétude autour d'elle; et, +sûre qu'il n'y avait dans la pièce personne autre que le patient, elle +continua: + +--Oui, je les ai surpris, un jour, dans le petit bois. + +--Oh! vraiment? + +--Le commandant Maurice avait une barbe forte et noire! + +--Et celui-ci? + +--Pas plus que sur la paume de votre main, ma chère. + +--Oh! + +--Et ils s'embrassaient... à bouche que veux-tu! + +--C'est drôle, dit Josette songeuse. L'a-t-il pleuré le capitaine +Maurice, lorsqu'il fut tué par ces damnés Anglais dans la baie +Française! On pensait quasiment qu'il en mourrait! + +--C'est certain qu'il l'a pleuré et le pleure encore! Il ne passe jamais +devant le cimetière, sans y entrer faire ses dévotions. + +--Ils étaient venus ensemble, n'est-ce pas? + +--Oui, ils étaient venus ensemble; le commandant Leblanc, qui avait armé +le _Requin_, les prit au service tous les deux à la fois. Il les aimait +fièrement aussi, le capitaine Leblanc! C'était en 1794 ou 15... Ah! un +bon temps que celui-là. Nous n'avions pas encore le _Caïman_. C'est le +capitaine Maurice qui l'a fait faire, en 1802, deux ans juste avant sa +mort; j'étais au baptême. Je me le rappelle comme d'hier... + +--Dites donc, madame Marthe, vous savez encore une histoire? interrompit +Josette, que ces réminiscences intéressaient médiocrement. + +--Et laquelle? + +--C'est Hippolyte qui me l'a contée cette histoire. Mais il m'a défendu +de la répéter, vous comprenez, madame Marthe? + +--Que oui, que je comprends, Josette; que oui! + +--Il y a du nouveau! du grand nouveau! Notre capitaine va se marier! + +--Se marier! lui, qui ne lève jamais les yeux sur une créature! + +--Vous allez juger, madame Marthe. Avant que de partir d'Halifax, il a +fait enlever une belle dame... + +--Une belle dame! + +--Il paraît que c'était la femme de l'amiral anglais qui a été tué par +Hippolyte dans le dernier combat... + +--Oui-da! + +--C'est le patron du _Wish-on-Wish_ qui a fait le coup avec un +autre...On l'a traitée à bord comme une duchesse, madame Marthe, comme +une duchesse! Il l'a fait mettre dans sa cabine! + +--Dans sa cabine! + +--Dans sa propre cabine! Sur le _Requin_, ça été la même chose! + +--Quel miracle! une femme dans sa cabine! + +--Après ça, c'était peut-être bien pour le major Vif-Argent, car il les +aime, les créatures, celui-là! Quel coureur! Et il paraît qu'il était +toujours avec cette dame et sa servante. + +--Mais qu'est-elle devenue? + +--Je n'en sais plus rien, madame Marthe... Pour ce qui est d'être sur +l'île, j'en suis certaine... certaine. + +A cet instant le malade s'agita sur sa couche. Ses deux gardes cessèrent +leur entretien. L'une prit une potion et lui en fit avaler quelques +cuillerées. + +Bertrand avait écouté leur conversation en se demandant s'il rêvait; +trop faible pour croire à la réalité, trop intrigué pour ne pas être +attentif, de même que l'homme qui s'est éveillé au milieu d'un songe +intéressant, aime à se rendormir, afin d'en poursuivre les péripéties +imaginaires. + +Mais, après avoir bu, le sommeil captiva sérieusement ses sens. Aussi +en sortant de ce sommeil, avait-il à peu près oublié les commérages +des deux bonnes dames, et toutes ses facultés mentales étaient-elles +excitées par d'autres objets. + +Son esprit s'éclaircissait; la mémoire lui revenait; avec elle, l'ordre, +le classement dans les idées. + +Sans bouger, il promena autour de lui un regard timide. La chambre +dans laquelle il se trouvait était fort simple, mais fort propre. Elle +souriait gaiement à un rayon de soleil, qui, à travers les branches +touffues d'un gros érable, masquant à demi une fenêtre, s'éparpillait en +pluie d'or sur le plancher, aussi blanc que l'ivoire. + +Le lit était garni de rideaux en indienne, d'un bleu clair, comme ceux +des croisées; une étoffe semblable recouvrait les sièges; mais pour +commune qu'elle fut, elle n'en avait pas moins un air de gaieté tout +réjouissant. + +Bertrand remarqua avec étonnement que les meubles de la cabine qu'il +occupait sur vaisseau-amiral, avaient été apportés dans cette pièce. Il +y avait jusqu'à sa petite table et ses boîtes de mathématiques, et, dans +une cage, deux oiseaux moqueurs, que le jeune homme aimait tellement, +qu'il les avait pris avec lui en s'embarquant. + +Ce spectacle fit naturellement retourner sa pensée vers le passé. + +Il se rappela qu'il avait reçu l'ordre de rejoindre l'_Invincible_, où +il servait comme enseigne; sa soeur, la bonne Emmeline, pleurait bien +fort. Elle ne le voulait pas laisser partir. Mais il lui promit que ce +serait sa dernière expédition, et, sur cette promesse elle donna, bien +malgré elle toutefois, son consentement. + +On avait aussitôt mis à la voile. + +L'expédition avait pour but de purger le golfe Saint-Laurent des pirates +qui l'infestaient. + +La flottille royale se composait de trois navires, la frégate +l'_Invincible_, et deux bricks, le _Triton_ et l'_Hercule_. + +Les pirates avaient été rejoints. Quels terribles hommes! Quel lugubre +bâtiment que leur _Requin_! + +Attaqués par les trois anglais, ils s'étaient battus avec une énergie +sauvage, et avaient hardiment lancé sur le vaisseau-amiral leurs +grappins d'abordage. + +Débouchant d'une écoutille pour les repousser, Bertrand s'était trouvé +tout à coup en présence d'un homme noir comme la nuit. + +Il avait lancé son épée contre cet homme. Un cri affreux avait déchiré +ses oreilles à travers le fracas de la bataille; un nuage sanglant +avait glissé sur ses yeux; et plus rien... le fil de ses souvenirs était +rompu. + +Ce fil, il cherchait à le renouer, quand le major Guérin entra dans la +chambre. + +Il s'approcha du malade, lui tâta le pouls. + +--Ah! ah! fit-il, nous allons mieux, _febris se remittit; febris se +remittit_! + +Prenant une chaise, il s'assit sans façon à côté du jeune homme. + +Le major Guérin portait, ce jour-là, un costume de chirurgien de marine, +mais sans désignation de corps. Une ancre seulement était brodée à sa +casquette, ciselée sur les boutons de son uniforme. + +En l'entendant parler français Bertrand s'imagina que c'était un +officier français. + +Cette supposition le rassura. + +--Pourriez-vous me dire où je suis, monsieur? demanda-t-il. + +--Je ne puis, mon jeune ami, _non possum_. + +--Mais vous êtes Français, monsieur. + +--Français, oui, _Gallus sum_. + +--Et chirurgien-major? + +--On me donne ce titre, quoique, à parler franchement, il me manque +quelques diplômes. Mais cela ne fait rien, mon ami. Ayez confiance en +moi. Pour tailler dans le vif, l'emmancher, _caput reparare_, mon ami, +je crois sans vanité... + +--Suis-je prisonnier de guerre, monsieur? + +--A cela je répondrai: Vous êtes prisonnier de guerre! + +--Chez les Français? + +--Chez des Français. Mais il ne faut pas vous fatiguer, car vous avez eu +avec la mort une fière querelle; je ne vous engage pas à recommencer. +La camarade pourrait vous damer le pion! Allons, reposez-vous. Avant +une semaine, vous serez sur pied. Les blessures de la tête, _capitis +vulnera_, sont les plus saines quand elles ne tuent pas sur le coup; +rappelez-vous cela, jeune homme, rappelez-vous-le, _meminisse jubeo_! + +--Un mot, docteur, rien qu'un! fit Bertrand. M'est-il permis d'écrire? + +--Écrire, hum! répliqua le major Vif-Argent en sautillant dans la +chambre; hum! nous verrons. En tous cas, il faut attendre... quand la +guérison sera plus avancée, mon ami. Aujourd'hui ne songez qu'à vous +rétablir, c'est le principal. Les soins ne vous manquent pas. Votre +société ne sera pas nombreuse, il est vrai. Mais je suis un compagnon +assez joyeux, _jocosus comes_, et si vous avez du goût pour la table, la +chasse ou la pêche, n'ayez pas d'inquiétude, vous trouverez ici de quoi +vous satisfaire à souhait. + +--J'aurais voulu envoyer de mes nouvelles... + +--A votre soeur! mon ami, rassurez-vous, c'est fait. + +--Comment, monsieur! fit le blessé, surpris. + +--C'est fait, vous dis-je, répliqua le docteur en souriant. Mademoiselle +Emmeline sait que vous êtes entre bonnes mains. + +--Elle sait que je suis ici! + +--Je n'ai pas dit cela. Mais encore une fois, je vous défends de parler +davantage. N'interrogez pas vos gardes, elles ont ordre de ne point vous +répondre. Au revoir! Si vous observez mes prescriptions, dans quinze +jours, au plus, nous courrons les bois ensemble. Me promettez-vous +d'être sage? + +--Oui, monsieur, répondit Bertrand avec un sourire. + +--Madame Marthe! appela le docteur. + +Une des gardes parut à la porte d'une pièce contiguë. + +--Madame Marthe, lui dit-il, notre patient est en bonne voie. Il voudra +sans doute jaser avec vous, j'espère que vous ne l'écouterez pas. + +--Pas plus que si j'étais sourde-muette de naissance, mon major, dit la +vieille femme. + +Se tournant alors vers Bertrand: + +--Vous voyez, mon ami, que je ne vous prends pas en traître, lui dit-il +gaîment. + +Il partit sur ces mots, et le blessé ne tarda guère à retomber dans un +assoupissement qui dura jusqu'au lendemain. + +Son rétablissement fit des progrès rapides. Bientôt il put se promener +devant la maisonnette. + +L'automne avait rougi la chevelure des arbres. Mais on était au milieu +de cette délicieuse saison que les Américains appellent l'été indien, +_indian summer_; le soleil était chaud encore; le ciel, d'un bleu +limpide, et la nature, au milieu des fruits savoureux dont elle avait +chargé ses plantes, étalait toujours mille fleurs charmantes. + +Construite sur la baie Prinsta, la maison habitée par Bertrand jouissait +d'une vue splendide, qui embrassait un horizon immense, fermé par les +côtes vaporeuses du Labrador. + +L'enseigne ne savait point sur quelle partie du globe on l'avait +transporté. Il essaya naturellement de s'orienter, dès que ses facultés +furent rentrées dans leur état normal. + +Mais, si par une attention délicate, dont la cause lui échappait, on +avait mis dans sa chambre sa petite bibliothèque, ses meubles, ses +boîtes de marine, les boussoles, les octants et les instruments qui +pouvaient l'aider à reconnaître sa position en avaient été retirés. + +Fidèle à sa parole, le docteur Guérin tenait à Bertrand bonne compagnie. +Chaque jour, il passait plusieurs heures avec lui, et faisait de son +mieux pour le distraire. En toute autre occasion, l'enseigne eût été +enchanté d'avoir fait la connaissance du docteur. Mais, à mesure que +ses forces augmentaient, il sentait l'ennui le gagner. Ni les parties de +chasse dans les environs, ni les parties de pêche dans la baie, ni +les délicatesses d'une nourriture exquise ne le pouvaient contenter. +L'incertitude de sa situation l'accablait. Questionné à cent reprises +sur ce sujet, le major avait répondu nettement qu'il ne dirait rien. + +Depuis qu'il se levait, les infirmières de Bertrand avaient été +remplacées par deux hommes qui l'accompagnaient partout, même quand il +sortait avec le chirurgien. + +Les tentatives du jeune homme pour obtenir quelques renseignements de +ces gens n'eurent pas plus de succès. + +Il était désespéré. + +Encore s'il avait eu un canot à sa disposition! car ayant gravi trois +ou quatre fois les roches de la table à la Tête, masse de calcaire +schisteuse, qui, tour géante, commande l'Océan par une élévation +perpendiculaire de plus de cent cinquante pieds, il avait aperçu, noyée +dans la brume, une terre vers laquelle tendaient tous ses voeux. + +Mais aucune embarcation n'était laissée à sa disposition. + +Cependant, bien qu'on lui cachât avec soin l'occupation de ceux qui +le tenaient prisonnier, il soupçonnait que c'étaient les Requins de +l'Atlantique. + +Ce soupçon aiguisa son désir de recouvrer la liberté. + +L'hiver approchait. Il fallait se hâter; car les nuits devenaient déjà +froides, et des brouillards épais voilaient fréquemment les rayons du +soleil. + +Un soir, Bertrand, fouillant une malle gui avait été transportée de +l'_Invincible_ dans sa chambre, mit la main sur une lettre de madame +Stevenson. + +L'écriture de cette lettre causa au jeune homme une révolution +spontanée. + +Tout un monde d'images brilla devant son cerveau. + +Et, par une de ces réactions intellectuelles inexpliquées, quoique +assez communes, il se rappela mot pour mot le dialogue de ses deux +gardes-malades, alors que le délire l'avait quitté. + +--Je suis sur une île, s'écria-t-il, je m'en doutais, et Harriet est +ici; peut-être à quelques pas de moi! + +La lumière avait été aussi vive que soudaine, aussi éclatante que +profonde. + +Désormais Bertrand était convaincu, comme s'il en avait reçu +l'affirmation un moment auparavant, que madame Stevenson, prisonnière +des Requins de l'Atlantique, habitait quelque retraite cachée à peu de +distance. + +En fallait-il plus pour le déterminer à presser son évasion et à essayer +d'arracher son Harriet chérie à leurs odieuses persécutions? + +En croupe sur sa passion nouvellement réveillée, l'imagination de +Bertrand fit dans les champs de la fantaisie des courses folles, à +travers lesquelles passèrent sous ses yeux les scènes les plus héroïques +des romans de chevalerie qu'il avait lus. + +Il s'endormit bercé par des rêves insensés. + + + + + IV + + MADAME STEVENSON ET LE COMTE ARTHUR LANCELOT + + +Revenons à madame Stevenson, que nous avons laissée avec sa femme de +chambre, dans une cabine inférieure du _Requin_. + +Grandes furent leurs appréhensions quand, autour d'elles, vibrèrent les +assourdissantes clameurs du combat. + +Chez les âmes faibles, l'effroi est une des causes les plus fécondes de +la prière. Les thaumaturges de tous les cultes l'ont si bien compris, +que c'est par ce sentiment, surtout qu'ils entreprennent d'en imposer à +leurs créatures. + +Élevées dans la foi catholique, Harriet et Catherine tombèrent à genoux +et se mirent en oraisons. + +Mais les violentes secousses que recevait le navire et qui le courbaient +à chaque instant de bâbord à tribord, ne leur permirent pas de rester +longtemps dans cette position. + +Elles se levèrent, s'assirent sur un cadre, et se tinrent cramponnées au +châlit. + +A peine la lampe projetait-elle une clarté suffisante pour éclairer +l'étroit réduit. La pénombre ajoutait encore à l'horreur de leur +situation. + +Les détonations successives de l'artillerie, le crépitement de la +fusillade, le ruissellement, des flots aux flancs du bâtiment, les +craquements de sa membrure, et les cris sauvages que redisaient des +échos trop fidèles, avaient rendu la pauvre Kate presque folle. + +Elle appelait à son aide tous les saints du calendrier, et ses doigts +égrenaient, avec une vivacité fiévreuse, un long chapelet, chaque fois +que le vaisseau reprenait, pour un moment, son équilibre. + +Il cessa de rouler et de tanguer aussi brusquement à l'heure de +l'abordage: elles se crurent sauvées. + +--Ah! s'écria madame Stevenson, Dieu soit loué! les brigands ont été +vaincus. On ne les entend plus hurler, comme des démons, au-dessus de +nos têtes. Mon mari les aura battus, car c'est lui qui les poursuit, +j'en suis sûre; il devait mettre à la voile le lendemain de notre +enlèvement. + +--Vous pensez, madame? dit la soubrette d'une voix mal assurée. + +--Je l'espère. + +--Est-ce que sir Henry... O mon doux Jésus! + +Cette exclamation lui fut arrachée par le retentissement formidable de +la caronade que venait de tirer Samson. + +--Ce n'est rien, dit Harriet; un coup de canon de plus. + +--Oh! il m'a donné là, fit Kate en frappant sur son coeur. + +--N'ayez donc plus peur comme cela. Le danger est loin... + +--Je voudrais bien le croire, madame... + +--Si au moins nous pouvions voir ce qui se passe là haut! + +--Voir! Ah! madame, qu'est-ce que vous dites? J'aimerais mieux mourir, +oui, mourir, que d'assister à de pareilles choses. Tenez, voilà que +ça recommence! Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres +pécheurs... + +--On vient, dit madame Stevenson. + +--On vient! je me sauve! Cachez-vous aussi, madame; là, sous ce lit! + +En prononçant ces mots, la camériste s'était jetée à terre et +s'efforçait de se fourrer sous le cadre. Mais l'espace entre le plancher +et le bois de la couchette n'étant pas assez large, elle se meurtrissait +inutilement la tête. + +Harriet ne put s'empêcher de sourire. + +--Voyons! ayez un peu de courage, au moins, lui dit-elle. + +--Du courage! c'est bien facile à dire... + +--Relevez-vous, Kate. + +--Mais madame!... + +--On heurte! Relevez-vous, vous dis-je. + +--Ouvrez! cria-t-on du dehors. + +--Ouvrir! répondit Harriet, étonnée d'entendre une vois autre que celle +du docteur; ouvrir! nous ne le pouvons, nous n'avons pas la clef. + +--Si vous n'ouvrez pas!... reprit la voix furieuse. + +--Mais, puisque nous n'avons pas la clef. + +--Ah! madame! madame! sanglotait Kate en se blottissant dans le cadre. + +Des coups de hache résonnèrent contre le frêle panneau de sapin. Bientôt +il vola en éclats. + +Un matelot, les mains dégouttantes de sang, la figure rougeaude, +horrible, apparut derrière la porte enfoncée. + +Ses yeux pétillaient de désirs; un sourire lubrique distendait sa +bouche. + +Madame Stevenson prévit une scène terrible. Oubliant ses craintes, elle +s'arma, de vaillance pour tenir tête à l'orage. + +--Ah! mes poulettes, mes petites chattes, vous vous enfermez comme ça! +dit le matelot. + +--Sortez! retirez-vous, ou j'appelle! s'écria Harriet en marchant +résolument vers l'homme. + +--Appelle, mon ange, appelle! appelle jusqu'à demain. Nous allons jouer +un petit peu ensemble, n'est-ce pas?... C'est qu'elle est gentille, tout +de même! Allons, mon ange, ne fais pas la méchante: je te veux plus de +bien que de mal. Mais où diable est l'autre cocotte?... je ne la vois +pas... Ça ne fait rien, ma petite rate: tu me suffiras... + +Il lança sa hache derrière lui, et saisit madame Stevenson entre ses +bras. + +--A l'aide! à l'aide! cria-t-elle en se débattant. + +--Pourquoi faire ta mijaurée? disait le matelot en cherchant à +l'embrasser. On en a vu d'autres, et d'aussi faraudes que toi... + +Avec ses ongles, Harriet lui labourait le visage, et toujours elle +criait: + +--A l'aide! à l'aide! Help! help! + +--Si tu continues comme ça, la belle, je me fâche, dit l'agresseur, qui +réussit à la renverser sur le bord du cadre. + +Mais alors, Kate déboucha de sa cachette, se précipita sur le marin, +l'étreignit par derrière, et le mordit si cruellement au cou, qu'il +poussa un rugissement de rage. + +--Help! help! répétait madame Stevenson, sans cesser d'opposer à ce +misérable une résistance opiniâtre. + +Déjà, entre les deux femmes, dont l'une menaçait de lui crever les yeux, +après lui avoir mis toute la face en sang, et l'autre s'était maintenant +prise à l'étrangler au moyen de sa cravate, il courait risque de payer +chèrement son exécrable tentative, quand le major Vif-Argent arriva dans +la cabine. + +Sans articuler une syllabe, il plaça un pistolet sur l'oreille du +matelot et lui fit sauter la cervelle. + +Harriet et Kate furent inondées de débris et de sang. + +--Vous me pardonnerez mon procédé, madame, dit le major, en repoussant +du pied le cadavre, qui avait roulé sur le parquet; mais avec nos gens, +il n'y a pas deux manières d'agir. Parfaitement traités quand ils se +comportent bien, nous les tuons quand ils commettent une faute: c'est +notre règle. Veuillez accepter mon bras. Je vous conduirai dans une +autre pièce, où vous pourrez changer de toilette. + +Sans pouvoir répondre, tant elle était troublée, madame Stevenson prit +silencieusement le bras du chirurgien, et ils montèrent dans la première +batterie. + +Le docteur Guérin avait trop de tact pour la mener sur le pont, où se +déroulait un spectacle hideux. + +La vue de la seconde batterie, avec ses parois noires de poudre, ses +mares de sang, ses sabords, ses affûts brisés, le désordre qui régnait +dans ses dispositions, si parfaites deux heures auparavant, n'était déjà +que trop propre à impressionner douloureusement les pauvres femmes. + +--Je vous mène à la cabine, où j'ai fait déposer vos effets, dit-il à +madame Stevenson. + +--Merci de cette attention, monsieur, balbutia-t-elle, ébranlée par ces +émotions diverses. + +--Voici ma chambre, continua-t-il en ouvrant une porte. Veuillez vous +habiller promptement, car je vous préviens que vous allez nous quitter. + +Les yeux d'Harriet interrogèrent le major. + +--Hélas! oui, dit-il, en adressant un regard tendre à Kate, j'ai le +malheur de vous perdre, _calamitas est_. + +--Nous partons! s'écria la soubrette; nous sommes libres, hein? quel +bonheur! En débarquant à Halifax, je ferai dire une messe à ma sainte +patronne. + +--Pouvez-vous nous dire où nous irons, monsieur? demanda madame +Stevenson. + +--Vous remonterez à bord du _Wish-on-Wish_. + +--Le cutter! + +--Oui, madame. Mais faites votre toilette! il faut que je m'occupe de +mes blessés. Dans une demi-heure, j'aurai le chagrin de vous présenter +mes adieux. + +--Et pour moi, ce n'en sera pas un de me sauver de cette abominable +cassine! répliqua sèchement Kate. + +--Ne riez pas! ne riez pas! _Risum tene, puella, sed non virgo_, dit-il +en se retirant. + +A peine était-il parti, que madame Stevenson sentit, par un tremblement +sous ses pieds, que le navire était en mouvement. + +--Où peuvent-ils vouloir nous mener à présent? pensait-elle. + +Machinalement, elle prit une robe et s'habilla. + +Kate était incapable de lui prêter ses services. Elle tournait dans la +cabine comme une insensée. + +Le docteur rentra. + +--Vous êtes prête, madame! dit-il. + +Harriet répondit par un signe de tête affirmatif. + +Elle tendit son bras au major, et, comme ils traversaient la batterie, +un éclair immense déchira l'obscurité de la nuit, qui commençait à +tomber. + +Une explosion foudroyante accompagna l'éclair. + +--Ah! ciel, qu'est-ce encore que cela? murmura la jeune femme +bouleversée. + +La frégate ennemie qui saute, dit froidement le chirurgien. + +--La frégate... C'était donc le vaisseau-amiral? + +Le major Guérin ne répondit pas. + +--Dites-moi, monsieur, oh! dites-moi, s'écria Harriet, si mon mari... + +Sa gorge se serra; ses yeux se voilèrent. + +L'officier lui fit respirer un flacon de sels; puis, sans mot dire, il +l'entraîna vers un sabord ouvert. + +Deux matelots s'emparèrent d'elle et la descendirent, à moitié évanouie, +sur le _Wish-on-Wish_. + +Kate, aussi éperdue que sa maîtresse, fut descendue de même. + +--Au revoir! leur dit le major, avec un geste de la main. + +--Larguez l'amarre! cria le patron du cutter. + +Un coup de hache trancha la corde qui retenait l'embarcation au _Requin_, +et le _Wish-on-Wish_ s'en éloigna à toutes voiles. + +Le surlendemain, il jetait l'ancre dans la baie de la Chaloupe, sur la +côte méridionale d'Anticosti, à quarante milles environ de la pointe +Est, et à trente de la baie de Prinsta, où Bertrand fut transporté +presqu'à la même époque. + +Madame Stevenson était souffrante. + +On la déposa avec Kate dans une maison en bois au bord de la mer. + +Leurs effets, et divers objets indiquant qu'elles étaient destinées à +demeurer longtemps dans cet endroit, furent aussi débarqués. + +La cabane était dans un mauvais état. + +Les marins du Wish-on-Wish se hâtèrent de la réparer pour la rendre +habitable. + +Elle renfermait trois pièces, l'une fut affectée à la cuisine, une autre +à la salle commune, la troisième servit de chambre à coucher à Harriet. + +Kate se dressa un lit dans la cuisine. + +Le bateau fut solidement amarré à un auray; et les matelots s'occupèrent +à la chasse ou à la pêche. + +Madame Stevenson renouvela ses tentatives, pour savoir où elle était, ce +qu'on voulait d'elle, ce gui s'était passé pendant le combat. + +Elle n'apprit rien, sinon que les pirates, assaillis par trois navires +de la marine royale, avaient couru grand risque d'être capturés, mais +que le _Wish-on-Wish_, dépêché à la recherche du _Caïman_, ayant ramené +ce vaisseau, la fortune s'était retournée du côté des Requins de +l'Atlantique. + +Ils avaient coulé un des bâtiments anglais, fait sauter l'autre, +incendié le troisième. + +Qui les commandait? Quels étaient leurs officiers? D'où venaient-ils? +Ces questions demeuraient sans réponse. + +Privée des galanteries du major Vif-Argent, et après avoir dépensé +infructueusement, un nombre incalculable d'oeillades incendiaires, +en faveur du patron du cutter, Catherine devint morose, revêche, +insupportable à sa maîtresse et à elle-même. + +Pour comble d'infortune, les beaux jours s'éclipsaient dans les brumes +de l'Océan, et madame Stevenson envisageait avec horreur la perspective +d'un long hiver dans cette contrée sauvage, lorsqu'un matin, elle fut +réveillée par le petit canon du Wish-on-Wish. + +--Le commandant arrive! + +La nouvelle, portée de bouche en bouche, arriva bientôt à son oreille. + +--Je le verrai cette fois, je veux le voir, lui parler! s'écria la jeune +femme, en sautant hors de son lit. + +Malgré son abattement moral, elle avait toujours mis un soin minutieux à +sa toilette. + +Ce jour-là, elle s'habilla avec toute la coquetterie possible. Et, +vraiment, elle put se dire, sans vanité, en interrogeant son miroir, +qu'il serait aveugle ou idiot l'homme qui ne l'admirerait pas. + +Kate avouait ingénument que jamais elle ne l'avait vue si belle et que +le roi d'Angleterre lui-même ne manquerait pas de la demander en mariage +s'il la rencontrait! + +--Eh bien, dit Harriet, maintenant, je vais le trouver. Il est à bord du +cutter, n'est-ce pas? + +--Oui, madame. Il y est monté, tout en descendant de cheval, avec son +grand diable de domestique. + +--Suivez-moi! + +--Moi! aller avec vous, madame! je n'oserais... + +--Venez toujours. + +Elles sortirent et aperçurent le capitaine qui s'avançait vers elles. + +Malgré sa détermination, Harriet se sentit frémir, à l'aspect de cet +homme noir, auquel tant de mystères, de sombres mystères faisaient une +escorte redoutable. + +Catherine s'effaça, en tremblant, derrière sa maîtresse. + +Le capitaine aborda madame Stevenson et la salua froidement. + +--Madame, lui dit-il, vous passerez l'hiver ici. Il sera pourvu à ce que +vous y soyez aussi bien que possible. + +Ce début ranima la hardiesse de la jeune femme. Elle s'était promis de +jouer le tout pour le tout. Elle lança intrépidement son enjeu. + +--M. le comte Arthur Lancelot, répondit-elle avec une ironie mordante, +pourriez-vous me dire depuis quand un galant homme enlève brutalement +une femme, la traîne dans un navire, à la merci d'une canaille éhontée, +et se permet de disposer d'elle comme d'une chose... + +--Madame, interrompit le capitaine avec plus d'aigreur qu'il n'en aurait +voulu montrer, les récriminations sont superflues. Le comte Arthur +Lancelot, puisque vous savez mon nom, agit comme il lui plaît. Il ne +rend raison de ses actes à personne. Sa volonté fait la loi. Vous êtes +restée assez longtemps près de lui pour l'apprendre. Mais si vous avez +besoin d'une confirmation plus positive recevez-la par sa bouche. + +--Oh! vous ne tiendrez pas toujours ce langage, misérable forban! +s'écria-t-elle avec rage. + +--Madame! madame! supplia Kate en la tirant par sa robe pour l'engager à +ne point irriter celui qui disposait de leur sort. + +--A quoi bon des menaces ou des injures! fit-il en haussant les épaules. +N'ai-je pas votre vie entre mes mains? + +--Eh bien, prenez-la donc! prends-la, monstre! dit-elle, en se jetant +sur lui, pour lui arracher son masque. + +Le bras de Samson, masqué comme le capitaine, l'écarta rudement. + +--Ne lui fais point de mal, dit Lancelot. + +--Non, maître. + +Le balafré se contenta d'enlever madame Stevenson de terre et de la +porter dans la maisonnette. + +Ensuite il partit. + +Arthur était retourné sur le _Wish-on-Wish_. + +Harriet s'enferma dans sa chambre, dont la fenêtre donnait sur le +cutter. Toute la journée, elle réfléchit et surveilla le petit bâtiment. + +Le comte ne le quitta point. + +Dans la soirée, sous prétexte qu'elle avait la migraine, Harriet +congédia Kate de bonne heure, feignit de se coucher, et éteignit sa +lampe. + +Mais elle se releva aussitôt, revint à la fenêtre et continua de guetter +le Wish-on-Wish. + +Une lumière brillait par le vitrage de la cabine, vitrage placé sur le +pont, on s'en souvient. Depuis plusieurs heures, la nuit drapait de +son linceul la terre et l'onde; madame Stevenson ouvrit sa fenêtre, la +franchit, descendit, sans bruit sur la grève, monta, en retenant son +haleine, sur le cutter, et écouta. + +On n'entendait que le clapotis monotone de la mer contre les battures, +et, dans le lointain, les glapissements de quelques bêtes fauves. + +Harriet se pencha sur le vitrage: elle regarda, regarda avidement; elle +regarda jusqu'à ce que la lumière disparût. + +Alors, elle revint chez elle, ferma la fenêtre, se jeta sur son lit, +et, comme si elle cédait à un besoin impérieux, trop longtemps comprimé, +elle se roula, en proie à un accès de rire épileptique. + + + + + QUATRIÈME PARTIE + + LANCELOT ET GRANDFROY + + + + + I + + LE SECRÉTAIRE PARTICULIER + + +La nuit était froide, tempêteuse; il tombait une pluie glaciale; le vent +soufflait avec des beuglements sinistres; et à ses longs cris de colère, +l'Atlantique répondait par des vois plus terribles encore. + +Et il faisait noir! noir, qu'on n'apercevait rien que la blanche crête +des vagues, qui s'entrechoquaient sur les côtes d'Halifax. + +Quoique ancré dans une anse étroite, protégé contre les souffles de +l'air par des falaises inaccessibles, le _Wish-on-Wish_, dansait comme +s'il eût été en pleine mer. + +--Je crois qu'il faudrait gagner le large, dit un matelot au patron. + +--De vrai, si ça continue, nous pourrons bien nous jeter sur un de ces +chicots. + +--Non, dit le capitaine Lancelot, qui malgré les oscillations +effrayantes du cutter, se promenait sur le pont avec autant d'aisance +que s'il eût été sur la terre ferme par un temps calme; non, dans une +heure ce sera fini. + +Ses deux subordonnés se turent: bien que vieux marins expérimentés +l'un et l'autre, et bien que l'ouragan leur eût paru devoir persister +plusieurs jours, ils avaient dans le commandant une confiance si +absolue, qu'ils acceptèrent sa parole comme une certitude. + +--Envoie une amarre! ordonna celui-ci. + +L'amarre fut lancée à un canot qui approchait péniblement quoique dirigé +par six hommes vigoureux. + +--Tu as vu la personne! dit-il à l'un. + +--Oui, capitaine. + +--Elle attend? + +--Oui, capitaine. + +--Au Creux-d'Enfer. + +--Oui, capitaine. + +--C'est bien; amène! + +Ce dialogue, échangé entre Lancelot et un des bateliers, avait eu lieu +pendant que les autres cherchaient à accoster le cutter, sans se briser +contre son flanc. + +L'opération, qui eût été difficile dans le jour, devenait excessivement +périlleuse au milieu de cette nuit sombre. + +--Samson! cria le comte. + +--Oui, maître, répondit le balafré, derrière lui. + +--Fais comme moi. + +--Oui, maître. + +Lancelot, profitant d'un moment où le canot apparaissait à une brasse +environ du Wish-on-Wish, sauta légèrement dedans. + +Samson en voulut faire autant, un instant après. Mais soit qu'il eût mal +calculé la distance, soit qu'une vague eût alors élargi l'intervalle qui +séparait les deux embarcations, il manqua son but et tomba à l'eau. + +--Des bouées! des bouées! cria le comte aux gens du cutter; répandez des +bouées dans la baie; allumez des torches; cinq cents louis à qui sauvera +mon pauvre Samson! + +Et, s'adressant au pilote du canot: + +--Au Creux-d'Enfer, dit-il. + +Il fallait vraiment que la foi des Requins de l'Atlantique en leur chef +dépassât toutes les bornes, pour obéir sans murmurer à cet ordre, car +la mer était si mauvaise que, quelques minutes auparavant, le pilote du +canot disait: + +--Le bon Dieu doit nous aimer diantrement pour nous laisser revenir +par une tourmente semblable. Mais s'exposer à recommencer le voyage, ce +serait tenter la mort qui n'a point voulu de nous, cette fois! + +De fait, aucun des marins ordinaires de la Nouvelle-Écosse ne se +fût hasardé à longer la côte d'Halifax à cette heure où les éléments +déchaînés se livraient sur l'Océan à une épouvantable scène de fureur. + +Sans être accompagnés de leur commandant, les pirates eux-mêmes eussent +hésité à l'entreprendre; lui avec eux, rien n'était impossible, rien +n'était périlleux; ils ne doutaient que du doute. + +Les matelots s'appuyèrent donc hardiment sur leurs rames, et le pilote +céda au capitaine sa place à la barre. + +Celui-ci dirigea le canot aussi facilement que si on avait été en +plein soleil. Il voyait venir les lames, les évitait lestement ou les +franchissait avec la plus grande légèreté, sans embarquer une seule +goutte d'eau. + +C'eût été merveille de contempler le frêle esquif bravant la rage des +flots, alors que des navires de fortes dimensions eussent refusé, à tout +prix, de sortir de leur mouillage. + +Cependant, le comte était inquiet, vivement inquiet. + +Des attaches de plus d'un genre le liaient à Samson. C'était un des +seuls êtres au monde qui connussent tous ses secrets, et c'était le plus +dévoué de ses serviteurs. + +--Ah! puisse-t-il n'être pas perdu, pensait-il! J'ai promis cinq cents +louis; mais j'en donnerais vingt fois, mille fois autant pour que cet +accident ne fût pas arrivé! Je ne suis pas superstitieux, pourtant je le +considère comme un triste présage. + +Ils naviguaient depuis une demi-heure. Le suaire qui cachait le ciel se +déchirait en pièces; les rafales perdaient de leur violence; les vagues +diminuaient de volume; tous les symptômes d'une embellie apparaissaient, +quand une ombre, d'un noir profond, s'estompa entre deux caps énormes. + +Un sourd et long mugissement, comme celui d'une cataracte, s'élevait, +augmentant à mesure que le canot avançait. + +--Avez-vous les lanternes? demanda le capitaine au pilote. + +--Oui, commandant; elles sont sous le banc de l'avant. + +--Allume! + +Le pilote battit du briquet et alluma deux lanternes, qu'il fixa à la +proue de l'embarcation. + +Un fort courant l'entraînait dans un goulot entre les caps, où l'on +distinguait parfaitement alors l'orifice d'une caverne. + +L'onde s'y précipitait en tournoyant avec un bruit infernal. + +--Sciez le courant, sciez le courant, dit Lancelot en pointant l'entrée +de cette caverne. + +Les matelots se mirent à ramer en arrière, afin de n'être point emportés +par l'impétuosité du tourbillon. + +Ainsi, le canot descendit lentement et s'engagea dans un souterrain +tortueux. + +A la voûte humide, suintante, pendaient des stalactites qui reflétaient +leurs formes bizarres et projetaient, aux lueurs des lanternes, mille +réverbérations éblouissantes comme des pierreries. + +Les nocturnes mariniers firent un mille environ dans ce passage, et ils +abordèrent enfin à une sorte de précipice semi-circulaire, dans lequel +on apercevait les ouvertures de plusieurs autres galeries. + +Un air frais et piquant indiquait que ce précipice était largement +découvert à sa partie supérieure. + +C'était le Creux-d'Enfer, situé, nous l'avons dit, à une courte distance +d'Halifax, et qui communiquait avec l'Atlantique par divers couloirs. + +--Donne-moi une lanterne, dit Lancelot au pilote. + +Celui-ci s'empressa d'obéir. + +--Il faudra, continua le capitaine, en prenant la lanterne, il faudra +vous tenir sous la voûte, afin qu'on ne puisse distinguer votre lumière; +tu me comprends? + +--Oui, capitaine. + +--Si j'ai besoin d vous, je sifflerai. + +--Oui, capitaine. + +--S'il était nécessaire de se presser, je tirerais un coup de pistolet, +suivant l'habitude. + +--Oui, capitaine. + +--Si, par hasard, vous entendiez du bruit au-dessus de l'abîme, il +faudrait me prévenir. Je serai dans la salle ronde. + +--Oui, capitaine. + +--S'il y avait urgence, un coup de pistolet, je le répète. + +--Oui, capitaine. + +Arthur Lancelot sauta à terre, ramena sur lui les plis d'un ample +manteau et s'enfonça dans l'un des couloirs. + +Au bout de cent pas, ce couloir débouchait dans une salle, faiblement +éclairée par une lanterne semblable à celle que le comte tenait à la +main. + +Un homme, couvert d'un manteau, et masqué comme lui, s'y promenait. + +--Je suis en retard, dit Arthur en lui tendant la main; mais le temps +était si affreux... + +--Je m'étonne seulement, dit l'autre, que vous ayez eu la hardiesse +d'affronter la mer. Sur terre j'avais peine à garder mon équilibre en +venant ici. + +--Voyons à nos affaires! Que dit-on en ville? + +--Oh! il y a du nouveau. Je ne vous engage pas à vous montrer. + +--Bien au contraire. + +--Si vous le faites, vous êtes perdu! + +--Quoi! vous seriez devenu poltron, Charles? Est-ce que la diplomatie +vous aurait amolli le coeur? Je vous ai vu si audacieux quand ce pauvre +Maurice... + +La voix du comte s'était attendrie. Son interlocuteur l'interrompit +vivement. + +--Je me suis si peu amolli, que j'ai décidé de reprendre la mer. Le +métier de scribe ne me va pas. Maintenant j'ai tous les secrets du +gouverneur-général; je sais à fond la politique anglaise. Assez du +secrétariat! Je laisserai la plume pour le sabre. N'avez-vous pas +objection à me charger encore du commandement du _Caïman_? + +--Non, dit Lancelot, et je ferai mieux: je vous abandonnerai le +commandement des deux navires. + +--Oh! pour cela, non; je n'y consentirai point. Vous avez sur nos +gens une autorité à laquelle je ne puis prétendre; vos talents, +votre bravoure sont inappréciables. Les Requins de l'Atlantique ne +reconnaissent et ne reconnaîtront jamais, tant que vous vivrez, d'autre +maître que vous. Au reste, mon frère, en mourant, vous a délégué ses +pouvoirs... + +--Pauvre, pauvre Maurice! murmura Lancelot d'un ton mouillé. + +--C'est donc convenu? reprit l'autre. + +--Oui, dit le comte, il est convenu que vous serez chef des Requins. + +--Mais vous? + +--Moi, je me retire. + +Il y eut un moment de silence. + +--Vous vous retirez! répéta ensuite Charles. + +--J'y suis déterminé. + +--Quoi! le dégoût? + +--Non, non, ce n'est pas le dégoût. Au contraire, elle me plaît, cette +vie d'aventures. Mais... j'ai un motif... une raison majeure... Plus +tard, je vous communiquerai... D'ailleurs, vous êtes décidé à vous +allier aux Américains... + +--Oui; et c'est pour cela, vous le savez, que j'ai travaillé durant deux +mortelles années dans l'ombre, afin d'obtenir l'emploi de secrétaire +intime du gouverneur. Maintenant j'ai entre les mains les rouages de la +politique coloniale. J'espère qu'avec l'aide des Yankees, et le +concours de la France, nous reprendrons aux Anglais toutes nos anciennes +possessions transatlantiques. Que voulez-vous, nous avons été pendant +deux siècles marins de père en fils; par conséquent les ennemis jurés +de l'empire britannique; mais je conçois peu que vous qui, depuis vingt +ans, partagez si noblement, si utilement nos travaux, nos haines et nos +amitiés, vous si longtemps la compa... + +--Assez, Charles! assez! ne rappelez point des souvenirs si chers et si +douloureux. + +--Mais pourquoi vouloir vous retirer à la veille d'une bataille +décisive? Les cabinets de Washington et de Saint-James sont brouillés; +la guerre éclate... + +--Eh! que me fait la guerre! s'écria Lancelot avec impatience. + +--Vous avez pourtant juré sur la tombe de mon frère, de ce frère dont +vous portez le nom... + +--Vous me faites souffrir, Charles! dit amèrement le comte. + +--Vous faire souffrir, moi! oh! Dieu m'en préserve! répliqua-t-il avec +chaleur. + +Arthur lui tendit affectueusement la main. + +--C'est résolu, dit-il; vous me succéderez au commandement des deux +navires. Ne m'interrompez pas. Je le veux. Mais demeurez chez le +gouverneur jusqu'à ce que je vous prévienne. Le cutter est en rade. Nous +partirons ensemble dès que j'aurai terminé à Halifax... + +--Mais n'allez pas à Halifax! s'écria le secrétaire. + +--J'irai. + +--Malheureux, vous y serez pris! + +--Je ne crains rien. + +--Vous ne savez donc pas que vous êtes à demi découvert! + +--Vous plaisantez! + +--Je plaisante, dites-vous. Il serait à souhaiter! Moi-même, on me +soupçonne. Votre duel a fait sensation. Furieux d'avoir été blessé, ce +misérable capitaine a répandu, sur votre compte, mille bruits absurdes. +Il n'a trouvé que trop d'envieux et d'oisifs pour l'écouter. Votre +départ subit, après le duel, a été diversement interprété. Le +gouverneur lui-même s'en est ému. Il m'a mandé dans son cabinet, et m'a +sérieusement questionné sur votre compte. J'ai répondu, comme toujours, +que vous étiez fort riche, fantasque, passionné pour l'imprévu. Peu +satisfait de cette réponse, il parlait de faire fouiller la maison de +la rue de la Douane; car on répétait, à qui voulait l'entendre, que +vous étiez un espion du gouvernement américain. Mais, par bonheur, je +me rappelais la disparition subite de la femme du vice-amiral. Supposant +que c'était vous qui l'aviez enlevée... + +--Vous supposiez juste, Charles. + +--Supposant, dis-je, que vous l'aviez enlevée pour en faire un otage, +je dis à Son Excellence que, si elle daignait me promettre le secret, je +lui ferais une confidence... + +--Ah! répliqua Arthur gaiement, et vous lui dites sans doute qu'amoureux +de madame Stevenson, nous avions ensemble tiré une bordée, suivant +l'expression de nos matelots. + +--C'est cela même, mon cher. Son Excellence trouva le tour ravissant. +Elle demanda même si sir Henry l'accepterait aussi bénévolement que les +autres escapades de madame son épouse. Je me félicitais de l'avoir mis +hors de la voie, quand arriva la nouvelle du désastre de la flottille +dépêchée d'Halifax contre les Requins, et de la mort du vice-amiral. + +--Que dit-on alors? + +--Quelques hommes échappés au naufrage rapportèrent que les trois +navires avaient été détruits. Les habitants d'Halifax furent consternés. +Le capitaine Irving vous avait-il deviné ou ne voulait-il que vous +perdre dans l'opinion publique? Mais il prononça votre nom dans un club, +en ajoutant que vous pouviez bien faire partie... + +--Des Requins de l'Atlantique! dit Arthur en riant. + +--Il raconta qu'à un dîner chez Son Excellence, au cottage de Bellevue, +vous aviez pris leur défense. + +--Pouvais-je faire autrement? repartit Lancelot en riant de plus en +plus fort. Mais le drôle a exagéré, car je me suis contenté de nier +l'existence de nos personnes. + +--Quoiqu'il en soit, poursuivit le secrétaire, depuis lors beaucoup de +gens vous suspectent. Moi-même, je suis l'objet d'une surveillance fort +gênante, et je sens qu'il est temps de quitter la place. + +--Pouvez-vous tenir encore une semaine? + +--Oh! avec des précautions, un mois... + +--Bon, bon, cela suffit. Je reparaîtrai demain à Halifax. Je ferai ma +visite habituelle à Son Excellence, et saurai bien, soyez-en sûr, fermer +la bouche aux braillards. N'y a-t-il plus rien autre? + +--Non; seulement M. du Sault est fort malade. On dit sa fille souffrante +aussi. La perte de leur fils... + +--Il n'est point mort. Je vous en parlerai dans quelques jours... A +demain, chez le gouverneur... Il va sans dire que nous ne nous sommes +pas encore vus. + +Ils sortirent du couloir; le secrétaire enfila un étroit sentier qui +serpentait jusqu'à la crête du précipice; et, quand il eut disparu, +Arthur Lancelot appela ses bateliers, remonta dans le canot et se +replongea dans le souterrain. + + + + + II + + MONSIEUR DU SAULT + + +Le capitaine revint, sans encombre, à son cutter. + +Il avait hâte d'être rassuré sur le compte de Samson. Celui-ci était +excellent nageur; Lancelot espérait que, malgré la fureur de la tempête +au moment où il était tombé à la mer, il avait réussi à échapper à +l'abîme. + +On lui apprit, hélas! que ses espérances étaient illusoires. Deux ou +trois fois, on avait vu Samson remonter sur l'eau et lutter contre +l'impétuosité des flots, mais il n'avait pu atteindre une seule des +cordes ou des bouées qu'on lui avait jetées. + +On supposait qu'il s'était noyé ou brisé sur les rochers. + +Le comte rentra dans sa cabine et pleura. + +Il avait perdu le meilleur, le plus fidèle de ses serviteurs: la fortune +se tournait contre lui. + +En vain essaya-t-il de fermer les yeux. La nuit se passa lentement, pour +Lancelot, dans une cruelle insomnie. + +Le lendemain il fit une toilette sévère, soignée, et donna ordre qu'on +le conduisît à Halifax. + +Vers midi, il débarqua au quai du Roi. Aussitôt, il se rendit à la +Maison du Gouvernement. + +Une foule de solliciteurs se pressaient dans les antichambres de sir +George Prévost. + +L'huissier lui demanda qui il devait annoncer. + +Annoncez le comte Arthur Lancelot, répondit le pirate d'un ton ferme. + +A ce nom, plusieurs personnes se retournèrent. Quelques-unes étaient +liées avec Lancelot; mais elles feignirent de ne pas le reconnaître; +d'autres affectèrent de s'éloigner de lui. + +Outre ces signes non équivoques de froideur, des murmures et des +regards sournois ne lui confirmèrent que trop la vérité des paroles du +secrétaire de Son Excellence. + +Mais il n'était pas d'un caractère à se déconcerter aisément, et il +eut l'air de ne point remarquer l'attention désobligeante dont il était +l'objet. + +Le capitaine Irving, qui se promenait dans l'antichambre avec un autre +officier, l'aperçut. + +Il pâlit et rougit tour à tour: ses traits se contractèrent. + +Quittant son compagnon, il s'avança vers Lancelot. + +--Vous m'avez promis ma revanche? lui dit-il. + +--C'est possible. + +--Cette fois, continua le capitaine en faisant des efforts pour se +modérer, cette fois ce ne sera plus au sabre, mais au pistolet. + +--Vous voulez donc que je vous tue! dit froidement le comte. + +--Je veux donner une leçon à un misérable... + +--Capitaine, l'heure et le lieu sont mal choisis pour une altercation... + +--Je vous dis que vous êtes un... + +--Encore un mot, et je vous soufflette! dit Arthur. + +L'autre bouillait de fureur. + +--Je veux satisfaction... + +--Vous ne l'aurez pas. C'est assez d'une. D'ailleurs, je vous tuerais. +Vous êtes estropié, je le vois; cela suffit. + +--Eh bien! fit Irving en se jetant sur Lancelot, les poings fermés... + +Mais on l'arrêta. + +--Filou! cet officier est indigne de l'épaulette qu'il porte. Il triche +au jeu! dit Lancelot, que la colère commençait à gagner. + +--Oh! s'écria le capitaine en se débattant entre les mains de ceux qui +le retenaient. + +--Silence, messieurs! vous faites un tapage qui trouble Son Excellence, +dit l'huissier, sortant du cabinet de sir George Prévost. + +Et il ajouta: + +--M. le comte Arthur Lancelot est attendu. + +Le commandant du _Requin_ fut introduit dans les appartements du +gouverneur. Il y resta plus d'une heure, et, quand il ressortit, les +postulants remarquèrent, avec stupéfaction, que sir George Prévost +l'accompagnait, en causant et en riant familièrement avec lui. + +Le capitaine Irving l'attendait, pour le provoquer de nouveau. S'il fut +surpris et contrarié de la faveur dont paraissait jouir Lancelot, il le +fut bien davantage, quand le gouverneur lui dit sévèrement, après avoir +reconduit son adversaire: + +--Monsieur, votre inconvenante manière d'agir mérite une punition +exemplaire; je vous condamne à un mois d'arrêts forcés. Remerciez M. le +comte Lancelot de ce qu'il a intercédé pour vous, car j'étais résolu +à vous casser. S'il vous arrive jamais de vous oublier ici, je ne vous +oublierai pas, moi! + +Et il passa, laissant l'officier confondu, mais non calmé. + +--Ah! murmura celui-ci, je me vengerai, je me vengerai... + +Cependant, Lancelot se rendait à sa maison de la rue de la Douane. + +D'un coup d'oeil, il s'assura qu'on n'y avait commis aucune effraction. + +Il ouvrit la porte, monta à son boudoir et se laissa tomber sur un +siège. + +--Le gouverneur a encore été pris au piège, se dit-il; c'est un +excellent homme, un peu naïf, que sir George Prévost. Sans la mort de +sir Henri, il eût trouvé de bonne plaisanterie que je fusse avec sa +femme à la Bermude. Du reste, il n'a pas trop mal pris la chose. Mais +il faut être sur ses gardes. Il y a de l'orage dans l'air. La nuée +ne tardera pas à crever. Mon meilleur plan est de partir le plus +tôt possible. N'était cette visite que je dois faire à la famille de +Bertrand, je manderais à Charles de se préparer à lever l'ancre, dès +cette nuit... + +Il en était là de ses réflexions, lorsqu'on frappa rudement à sa porte. + +--Qui cela peut-il être? murmura-t-il, en s'approchant d'une fenêtre +donnant sur la rue. Ah! le capitaine Irving. Il n'est pas satisfait. +Tant pis. Je ne me battrai plus avec lui. C'est décidé. + +Les coups redoublèrent en bas. + +--Lui ouvrirai-je? continua Lancelot. Oui, cela vaut mieux. En somme, je +saurai bien le tenir en respect. + +Il décrocha un pistolet, le mit dans sa poche et descendit l'escalier. + +Le marteau retentissait toujours avec violence. + +Lancelot ouvrit tranquillement. + +--Vous faites beaucoup de bruit, monsieur, dit-il au brutal visiteur. + +--Vous êtes un insolent, répondit celui-ci, en allongeant la main pour +le souffleter. + +Lancelot esquiva le soufflet, mais il fut obligé de lâcher la porte, et +le capitaine Irving pénétra dans le vestibule. + +--Sortez d'ici! lui dit Arthur. + +L'officier ricana. + +--Vous croyez, riposta-t-il, que je sortirai comme ça, mon jeune +mirliflor. Détrompez-vous, je ne quitterai pas la place que vous ne +m'ayez donné raison... + +--Si vous ne voulez pas sortir de bon gré, je vous jette dehors! +répartit le pirate. + +--Oh! pour cela, c'est une autre question. Nous la viderons, quand vous +voudrez; à l'instant même... + +Et le capitaine se campa dans la position d'un boxeur exercé. + +--Ça y est-il? + +Lancelot haussa les épaules avec un dégoût évident. + +Cette scène avait attroupé quelques individus dans la rue. La majorité +prenait parti pour l'officier contre le dandy. On lui adressait des +encouragements, des excitations; et l'on se moquait hautement d'Arthur. + +--Ça y est-il? répéta Irving, enivré par les marques d'approbation de la +canaille. + +Le comte comprit qu'il fallait en finir, malgré la répugnance qu'il +avait à se colleter avec ce malotru. + +--Je suis prêt, répondit-il. + +Et, avant que le capitaine eût fait un seul mouvement, il lui asséna, +sur la face, un coup de poing qui fit jaillir l'oeil de son orbite, en +même temps que, d'un coup de pied dans le ventre, il l'envoyait rouler +au bas des marches, contre la grille. + +La foule battit des mains pour le vainqueur, et, de ses huées, elle +accabla l'officier anglais, qu'elle poursuivit jusqu'à sa caserne. Car +partout la foule est ainsi,--disposée à favoriser les actes de violence, +mais encore plus disposée à applaudir le succès, sous quelque forme +qu'il se présente. + +Lancelot referma la porte, fit une toilette nouvelle, et, un quart +d'heure après, il entrait à la villa du Sault. + +Tout, à l'extérieur, y avait un aspect morne, qui donnait à pressentir +que de grandes douleurs s'agitaient au dedans. + +Madame et mademoiselle du Sault étaient dans le parloir quand le comte +parut. + +Se levant éplorée, Emmeline se jeta dans ses bras. + +--Ah! dit sa mère comme pour excuser ce mouvement, vous ne savez pas, +monsieur, tous les malheurs qui nous ont assaillis depuis votre départ. +Mon fils, mon pauvre Bertrand a été... + +Les sanglots lui coupèrent la voix. + +Arthur avait affectueusement conduit Emmeline à un canapé, et lui tenait +les mains pressées dans les siennes: il semblait attendre l'explication +de cette scène. + +La jeune fille était trop émue pour parler. + +--Bertrand a été pris par les pirates! reprit madame du Sault. + +--Pris par les pirates! fit Lancelot avec une surprise bien jouée. + +--Oui, murmura Emmeline, vous vous rappelez qu'on projetait une +expédition contre eux; malgré mes instances, il a voulu en être... + +--Et il est tombé en leur pouvoir! ajouta sa mère. + +--Comment? dit Lancelot. + +--On nous a écrit, nous ne savons d'où, pour nous rassurer sur son +compte, reprit Emmeline. + +--C'est fort étrange! dit Arthur d'un ton soucieux. + +--Ah! oui, fort étrange! répartit madame du Sault. Mais, une autre +affliction... mon mari... + +--Il est malade, je l'ai appris, dit le comte. Ce n'est pas dangereux, +sans doute? + +--Hélas! répondit Emmeline, les médecins... + +Mais, voudriez-vous le voir, car vous êtes médecin, vous aussi! + +--Oh! monsieur, venez, venez, je vous en prie, appuya madame du Sault. + +--Mesdames, dit Lancelot, je suis tout disposé à vous être agréable; +malheureusement, mes connaissances... + +--Venez! répéta Emmeline en s'emparant de son bras. + +Ils montèrent tous trois à l'étage supérieur, dans une chambre duquel M, +du Sault était couché. + +Au premier coup d'oeil, le comte jugea qu'il + +était atteint d'une pulmonie à son dernier période. + +--Voici monsieur Lancelot, mon ami, monsieur Lancelot que vous demandez +souvent, dit sa femme en s'approchant du lit. + +Le moribond se tourna sur sa couche, un éclair de joie traversa ses +yeux à demi éteints, et il tendit sa main décharnée au jeune homme, en +disant: + +--Qu'on fasse retirer les gardes. + +Deux femmes qui le soignaient quittèrent la pièce. + +--Vous êtes venu à temps, monsieur, dit M. du Sault au comte. +Avancez-vous davantage. J'ai à vous parler. Asseyez-vous. + +Lancelot lui obéit silencieusement. Son coeur battait d'une émotion +qu'il ne s'expliquait point. + +--Emmeline, ajouta le père, donne-moi de ce cordial qui est sur le +guéridon, et assieds-toi aussi, de l'autre côté du lit, vis-à-vis de +monsieur. + +Il but une gorgée d'une potion qu'elle porta à ses lèvres, et reprit: + +--Monsieur Lancelot, j'ai perdu mon fils... mon fils pour lequel j'avais +entrevu un avenir... Je suis très-riche, vous le savez... Il ne me reste +plus que ma fille... Bertrand, je ne crois pas qu'il vive, quoique... + +Arthur protesta par un geste. + +--Laissez-moi, laissez-moi parler; fit le malade, mes heures sont +comptées... Écoutez, mon ami... Vous l'êtes, n'est-ce pas, notre ami? + +--Soyez sûr, monsieur! s'écria le capitaine... + +--Oui, j'en suis sûr... j'ai besoin d'en être sûr... je mourrai +content... Ma fille aura un protecteur; vous lui servirez de +protecteur... monsieur Lancelot?... + +Emmeline baissa les yeux. M. du Sault continuait avec effort: + +--Mais je dois vous confier un secret, monsieur Lancelot... Vous +aimez ma fille, et elle vous aime... Ce secret ne peut nuire à votre +tendresse... Emmeline, ma fille chérie... eh bien, elle n'est point ma +fille... + +Arthur tressaillit. + +--Bertrand non plus n'était point mon fils... mais que cela ne vous +effraie pas, monsieur Lancelot... Vous pouvez épouser Emmeline sans +vous mésallier... Elle est de bonne maison... Elle et son frère sont des +Grandfroy... + +--Grandfroy! exclama le comte en pâlissant. + +--Oui... connaîtriez-vous?... + +--Non... non, monsieur, s'écria vivement Lancelot d'un air qui démentait +la réponse, mais qui passa inaperçu. + +--Je faiblis... je faiblis, murmura le malade; mon Dieu! donnez-moi la +force d'achever... Ce sont des Grandfroy de T***, en Bourgogne. En +1793, lors de la Terreur... j'émigrai avec ma femme... Sur le navire se +trouvait un M. de Grandfroy, émigrant comme nous... Il allait, avec ses +deux enfants, rejoindre un frère qu'il avait dans la Nouvelle-Écosse... +le père de madame Stevenson... + +--La femme du vice-amiral? demanda le comte en frémissant. + +--Sa femme... Mais, plus un mot... Je m'en vais... Emmeline... une +cuillerée... + +La jeune fille lui offrit ce qu'il demandait; elle eut peine à on +introduire quelques gouttes entre ses lèvres déjà glacées par le froid +de la mort. + +Cependant il se ranima encore: + +--Vos mains, mes enfants, dit-il, vos mains... je m'en vas... + +Machinalement, Arthur étendit sa main sur le lit. + +M. du Sault la prit et la plaça dans celle d'Emmeline, pâle comme un +spectre, et accablée par les sensations diverses auxquelles son âme +était en proie. + +Le mourant continua au milieu d'un silence sépulcral, troublé seulement +par les sanglots que sa femme tâchait vainement de retenir. + +--Le navire fut attaqué par des pirates... ceux qu'on appelle +les Requins de l'Atlantique... qui m'ont volé mon Bertrand... Ils +massacrèrent tout à bord... tout, à l'exception... de ma femme et +moi, cachés avec ces enfants... dans une barrique... Leur père... +combattait... Nous fûmes recueillis... le lendemain, par un bâtiment... +Il allait à... Halifax... Lancelot... protégez-la... soyez... un bon... +Oui... elle vous aime... Emmeline... Ma femme... Ah!... + +Un son inarticulé s'échappa de son gosier; une convulsion agita son +corps, des gouttelettes de sueur parurent sur son visage; il se dressa +tout à coup, comme par une impulsion électrique, sur son séant, et il +retomba lourdement. + +M. du Sault avait cessé de vivre! + +Le comte Lancelot se trouva mal. On attribua sa défaillance à la douleur +que lui causait la perte du père de celle que l'on regardait comme sa +fiancée. + + + + + III + + LES FIANCÉS + + +Le capitaine des Requins de l'Atlantique s'était promis de repartir le +lendemain ou le surlendemain, au plus tard, pour Anticosti. + +Quinze jours après, il était encore à Halifax. + +Nous le trouverons dans son cabinet de travail où il a fait dresser un +lit. + +Des émotions terribles ont vaincu cette constitution nerveuse que des +muscles d'acier semblaient mouvoir. + +Pâle, les yeux bistrés, il grelotte la fièvre, comme disent les bonnes +gens d'Halifax. + +Madame du Sault l'a prié et supplié de s'établir chez elle; Emmeline a +joint ses instances à celles de sa mère: le comte a refusé. Chaque jour, +ces dames viennent le visiter et passer quelques heures avec lui. + +Le patron du cutter a remplacé Samson dans son service auprès du +commandant, mais il ne jouit pas des mêmes prérogatives que l'ancien +domestique: la chambre à coucher du maître lui est formellement +interdite. + +On n'a pu le décider à mander un médecin: il se soigne lui-même. + +Cependant, Emmeline l'a pressé de voir le docteur de sa famille; car +l'amour de la jeune fille a pris, au souffle des chagrins, l'ardeur +d'une flamme dévorante qui l'embrase tout entière. Ce n'est pas +assez, pour elle, de demeurer deux ou trois heures avec l'objet de son +adoration, elle voudrait ne le pas quitter d'une minute et maudit les +convenances sociales. + +Néanmoins, après une crise des plus violentes, Arthur s'est remis; il va +mieux; il se lève, se promène dans ses appartements, quoiqu'il ne sorte +pas encore. + +Comme Emmeline attend avec impatience l'heure où il pourra faire sa +première sortie, tendrement penché à son bras! + +Le mois de novembre a débarqué sur la côte américaine, avec sa cour +voilée de brumes et de frimas. + +Une après-midi, le comte Lancelot, enfoncé dans une bergère, le +coude appuyé sur un des bras, la tête dans la main, réfléchissait +profondément. + +Sombres, cuisantes pensées que les siennes! + +Depuis son départ, il n'avait reçu de Rapports ni d'Anticosti, ni +du _Caïman_, qui devait, suivant son ordre, croiser à peu de distance +d'Halifax. + +Son domestique lui remit une lettre. + +--Ah! s'écria-t-il, en la décachetant vivement, du docteur Guérin; je +ne suis visible pour personne. Nicolas, si l'on me demande, tu feras +attendre dans le parloir et tu me préviendras. + +Et il lut: + + « Novembre 1811 + + »Honoré commandant, + + »Beaucoup de nouvelles; pas bonnes nouvelles. + + »Je commence par le plus important. Le + _Caïman_, assailli par une tempête, en sortant de + la baie, a été jeté à la côte. Nous avons pu sauver + une partie de l'équipage, le reste a péri, et + le magnifique navire, une des gloires de l'architecture + navale, n'est plus. _Sic transit gloria mundi_. + + + »Ce n'est pas tout, mais je ne sais comment + vous raconter l'autre événement. Car, après ce + que vous avez fait pour moi, vous; et jadis votre + digne compagnon, le capitaine Maurice; après + m'avoir arraché à une mort certaine, puisque + j'étais condamné à être pendu pour avoir souffleté + un major insolent, sur ce vaisseau anglais + dont vous fîtes la capture, et où je servais comme + aide depuis que les événements politiques + m'avaient forcé à émigrer, après toutes vos bontés + pour moi, je sais que je suis un grand coupable, + et que je ne mérite pas même votre indulgence. + Mais quel que soit le châtiment qu'il + vous plaira de m'infliger, je le subirai avec courage + et je montrerai à nos compagnons que l'obéissance + aux chefs est la première des conditions + nécessaires à ceux qui veulent faire triompher + une cause. + + »Honoré commandant, votre protégé, Bertrand + du Sault, s'était rétabli. Il était alerte, ingambe, + mangeait d'assez bon appétit, mais il + riait peu, et mes efforts pour le distraire n'aboutissaient + pas. J'en étais surpris, car comme dit un + proverbe: _mens sana_ ou _jocosa in corpore sano_. + Il devait dissimuler quelque projet secret. Ma + surveillance redoubla. Au lieu de deux gardes, + j'en mis quatre. + + »Mais, la semaine dernière, malgré toute ma + sollicitude à son endroit, il disparut tout à + coup...» + +Le comte eut le frisson; ses yeux papillotèrent, il secoua la tête pour +écarter les nuages qui les obscurcissaient. + +La lettre tremblait dans sa main comme une feuille de bouleau agitée par +la bise. + +Cependant il continua: + + «... Sur le bord de l'eau, nous retrouvâmes sa casquette d'enseigne et + une canne dont il se servait habituellement. Nous crûmes que la marée + les y avait poussés, et que le malheureux s'était noyé en tombant à la + Mais il n'en était rien...» + +--Oh! quel bonheur! s'écria le capitaine, avec une expression de joie +indicible. + + «.... C'était une ruse pour nous mettre en défaut. Elle réussit + d'abord; car au lieu de lancer immédiatement quelques hommes à la + poursuite du fugitif, je fis sonder la baie en tous sens. N'ayant rien + trouvé, je commençai à avoir des soupçons de la vérité. Mais ce ne fut + que le surlendemain de l'accident! Et c'est là, commandant, une faute + capitale que je ne me pardonnerai jamais...» + +--Brave major! je te la pardonnerai, moi! murmura Lancelot. + + «.... Alors, j'envoyai des hommes à cheval pour fouiller l'île; et, + naturellement, j'en jetai quelques-uns sur le chemin que vous avez + fait ouvrir dans le bois, de la baie Prinsta à la baie à la Chaloupe. + Je ne prévoyais que trop que si le jeune homme s'était enfui, il avait + du prendre ce chemin, attiré par les émanations féminines, _muliebres + emanationes_.» + +--Oh! il a vu cette femme! exclama Arthur en froissant la lettre en ses +doigts crispés. + + «... Je ne m'étais pas trompé. Je les surpris ensemble. Ils faisaient + leurs préparatifs pour une évasion, ne sachant où ils se trouvaient. + Heureusement que c'est moi, moi seul, qui mis la main sur les amoureux + au moment où ils s'y attendaient le moins. Je crus que cette coquine + de miss Kate m'arracherait les yeux! Il paraît, d'après ce que j'ai + entendu de leur conversation, car c'est à l'ombre d'un buisson de + cannebergier qu'ils cultivaient leur tendresse, il paraît, dis-je, que + le jeune homme était arrivé la veille, en l'absence des femmes + chargées de garder madame*** et sa jolie suivante. Je doute qu'il ait + passé la nuit dans le bois. Leur dialogue était enivrant au possible, + et la fenêtre de la jeune dame qui ouvre sur la baie, est bien basse! + + «Enfin, commandant, il sait _tout_, TOUT. Elle lui a tout appris. Je + croyais qu'elle ignorait ce que vous savez. Point. Elle en faisait des + gorges chaudes avec lui...» + +Le comte suspendit sa lecture. Des sensations poignantes lui torturaient +le coeur et le cerveau. Tant de colère, de haine, de jalousie, s'étaient +amassées sur son visage, qu'il eût effrayé qui l'aurait contemplé à ce +moment. + +Et son corps frémissait, ses dents crissaient. + +Au bout de quelques minutes, il put achever. + + «... Lui, cependant, riait peu. Il était pensif, mélancolique. Je + doute qu'il l'aime beaucoup. Qu'ajouterai-je? Ils ont été pris, les + deux tourtereaux. On les a remis en cage: elle, dans sa maison; lui, + dans la sienne. Dès hommes sûrs ont sans cesse l'oeil sur eux. Et, en + attendant vos ordres, ils ne sortent que trois heures par jour, entre + leurs gardiens. Deux femmes couchent dans la même chambre que + madame***, et moi-même je me suis installé dans la maison de notre + fugitif. Sa santé est parfaite. Mais, je ne vous cacherai pas qu'il + est sombre, et qu'une prompte décision à son égard me semble + indispensable, si nous ne voulons pas qu'il attente à ses jours. + + »Voilà, commandant: j'ai été coupable de négligence, j'attends ma + punition. + + »Les réparations du _Requin_ avancent, bientôt il pourra reprendre la + mer. + + »En général, les hommes se portent bien. Les blessés de septembre sont + guéris pour la plupart. + + »Je suis, honoré commandant, votre tout dévoué et repentant serviteur, + + »E. GUÉRIN.» + + +Ayant fini, Arthur Lancelot tomba dans une profonde rêverie. Son coeur +battait avec force; son visage blêmissait ou devenait rouge comme le +feu, et ses yeux étaient ou atones, ou hagards, ou embrasés par des +éclairs fulgurants. + +De ses lèvres jaillirent souvent les noms de Bertrand et de madame +Stevenson. + +--C'en est fait! s'écria-t-il enfin; je renonce à cette carrière de +crimes. Je partirai dès demain. Charles prendra, s'il le veut, le +commandement des Requins... Assez d'aventures! Maintenant, je veux le +repos, le bonheur... Je suis riche, immensément riche. Nous fréterons +un bâtiment, et nous irons cacher notre félicité dans quelque coin de la +terre... loin du reste des hommes! + +Il prit une feuille de papier et écrivit, en chiffres, un billet au +secrétaire particulier de sir George Prévost. + +La nuit était venue. Il pleuvait à torrents. + +--Commandant, dit le domestique, après avoir porté le billet, il y a +toujours au coin de la rue ce capitaine Irving, qui guette. Si vous +vouliez, je vous en débarrasserais... + +--Non; laisse-le guetter. + +Le domestique sortit, mais peu après il rentra dans le cabinet: + +--Mademoiselle du Sault est en bas, dit-il. + +--Mademoiselle du Sault, à cette heure, par un temps... + +--Elle est seule, dit le patron du _Wish-on-Wish_. + +--Fais-la monter. + +Emmeline arriva fort essoufflée et mouillée. + +Elle s'élança vers Lancelot qui l'embrassa affectueusement. + +--Comment se fait-il? + +--Oh! s'écria la jeune fille. Partez, partez bien vite, mon ami. Arthur, +sauvez-vous! On va venir vous prendre... Vous ne savez? Ils disent que +vous faites partie de la bande des pirates... ils l'assurent... Ils +ont obtenu un mandat d'amener... Demain matin, ils doivent le mettre à +exécution... C'est un ami de la maison qui nous a prévenues... Partez, +Arthur, ne différez pas d'un instant... Soyez un pirate, si vous +voulez... Je vous aime... je vous adore... Je n'aurai jamais d'autre +mari que vous... Non, jamais... Je le jure sur la mémoire de mon père +qui nous a fiancés... Partez, Arthur, vous m'emmènerez... + +Dis que tu m'emmèneras?... Dis-le, mon bon Arthur? + +Elle avait glissé aux genoux du comte, et ses beaux yeux, noyés de +larmes, mendiaient une réponse affirmative. + +La tête penchée sur la poitrine, sa main indifféremment abandonnée +dans la main droite, chaude et frémissante de la jeune fille, Lancelot +réfléchissait. + +--Mais qu'avez-vous donc? Vous ne me répondez pas, Arthur? reprit-elle, +étonnée de son silence glacial. + +Et, craignant que la découverte qu'elle avait faite ne l'eût indisposé +contre elle, elle continua d'un ton passionné: + +--Puisque je vous dis, Arthur, que je vous aime, quoi que vous soyez +et quoi que vous décidiez pour moi! puisque je vous fais le serment +de n'être jamais à un autre qu'à vous; puisque je serai heureuse de +partager votre bonne ou mauvaise fortune, et que, quand même vous +seriez un de ces Requins de l'Atlantique,--sa voix devint profonde, +caverneuse,--qui ont fait périr mon pauvre Bertrand... + +--Arrêtez! arrêtez! Emmeline, interrompit le comte; Bertrand n'est pas +mort! En voici la preuve! + +Et il lui montra les passages de la lettre du major Guérin, où il était +question de la santé de son frère. + +Puis, comme les regards de la jeune fille, regards mêlés d'étonnement +et d'effroi, lui demandaient: «Mais qui êtes-vous donc?» il se leva, la +prit par le bras, et, ouvrant la porte de sa chambre à coucher: + +--Vous allez le savoir, lui dit-il. + +La surprise de la jeune fille redoubla en mettant le pied dans cette +chambre, où chaque chose protestait contre le séjour ordinaire d'un +capitaine de forbans. + +Meublée avec une luxueuse élégance et tendue en soie rose, semée de +petits bouquets de myosotis, elle avait cette grâce, ce parfum, ce je ne +sais quoi qui se trahit dans toutes les choses de la femme. Du reste, +on y remarquait un piano, une guitare, une petite table à ouvrage et +un métier à tapisserie. Contre un chevalet, une peinture ébauchée +représentait une scène champêtre. La cheminée était couverte de bijoux; +une broderie commencée traînait sur un fauteuil. Sur le lit, fort +étroit,--lit de pensionnaire pour les proportions,--mais richement +garni, un peignoir en fine batiste avait été jeté avec négligence. Ce +n'était assurément point la chambre à coucher d'un homme. + +Quand ils furent entrés, Lancelot ferma la porte. + +Ce qu'il dit à Emmeline nul ne le sut; mais en sortant, au bout d'une +heure, la jeune fille, défigurée, avait l'aspect d'un cadavre. + +Elle pouvait à peine se soutenir. + +--Vous nous rendrez Bertrand, balbutia-t-elle, et je prierai Dieu de +vous absoudre... Ah! vous nous avez fait bien du mal... + +--Vous avez ma parole, répondit le capitaine. + +Il descendit avec elle, pour la conduire à la villa du Sault. + +--Je vais faire atteler, dit-il, en entendant la pluie qui tombait +toujours à torrents. + +--Non, non, s'opposa Emmeline. Donnez-moi votre bras, j'ai besoin de +marcher... Prenez seulement un parapluie... + +Lancelot ouvrit la porte extérieure. Emmeline passa la première, en +déployant son parapluie. + +--Il vaudrait mieux monter en voiture, dit-il à haute voix, en +remarquant combien la nuit était sombre. + +--Ah! enfin, je vous tiens! cria à cet instant une voix furibonde sur +l'escalier. + +--Au secours! au secours! Je me meurs! proféra Emmeline! + +Et elle tomba sur les marches. + +Lancelot distingua la silhouette d'un homme qui fuyait à toutes jambes +vers l'autre extrémité de la rue. + +--Le capitaine Irving! murmura-t-il; le misérable s'est trompé. Il a +pris cette malheureuse enfant pour moi! + +Il releva Emmeline, la porta dans le vestibule, qui fut aussitôt inondé +de sang. + +Un coup de couteau lui avait traversé le coeur; déjà elle était morte. + +Lancelot dit au patron du _Wish-on-Wish_: + +--Ensevelis ce corps dans une malle, et tu le porteras à la villa du +Sault. Tu le déposeras devant la grille. + +--Oui, capitaine, répondit le marin. + +Le comte remonta dans son cabinet et écrivit: + + « Madame, + + »Votre fille Emmeline a été tuée, ce soir, par + le capitaine Irving, en sortant de chez moi. Elle + était venue m'avertir qu'on devait m'arrêter. + En la frappant le capitaine Irving croyait me + frapper. + + » ARTHUR LANCELOT, + + »Commandant des Requins de l'Atlantique.» + +Et il mit sur l'adresse: + + Madame + + Madame veuve du Sault, + + En ville. + +Cette lettre fut jetée à la poste. Le domestique du _Wish-on-Wish_ +accomplit sa funèbre mission. + +--Maintenant, Nicolas, lui dit le comte, place dans toutes les chambres, +sauf celle où je serai, un des barils d'essence et de vitriol qui sont +dans la cave, et va prévenir le secrétaire du gouverneur qu'il faut se +rendre au quai du Roi, à l'instant.--La chaloupe y est-elle? + +--Oui, capitaine; elle y est chaque nuit depuis votre arrivée. + +--C'est bien. Va! tu me rejoindras au quai. + +Le comte Arthur Lancelot rentra dans sa chambre à coucher; l'embrassa +d'un regard douloureux, mais sec, brûlant. + +Il ne pouvait pleurer! + +--Tout est fini! bien fini! s'écria-t-il après une longue méditation. Ma +détermination est irrévocable. Mais le contempler encore une fois, +rien qu'une! Une seule fois l'avoir dans mes bras, palpiter sous ses +caresses, et puis, mourir après!... oui, mourir après! répéta-t-il à +voix basse en passant dans le cabinet. + +Un Baril était posé au milieu. Il décrocha une hache, enfonça ce baril, +d'où s'échappèrent des flots de liquide. De même fit-il dans chacune +des chambres; ensuite il ouvrit un placard du premier étage, le placard +était rempli de matières inflammables. Il prit une boîte de poudre, la +répandit dans la pièce de manière à ce que la traînée communiquât, d'un +côté, avec le placard, de l'autre à une mèche. Il mit le feu à cette +mèche. + +Ensuite, il sortit de la maison en fermant la porte à double tour. + +Aux clartés lugubres d'un effroyable incendie, qui dévora toute la rue +de la Douane, Arthur Lancelot, commandant des Requins de l'Atlantique, +et Charles Lancelot, son prétendu cousin, le perfide secrétaire du +gouverneur de la Nouvelle-Écosse, quittèrent Halifax sur la cutter +_Wish-on-Wish_. + + + + + IV + + CLOTILDE DE GRANDFROY + + +Dans la matinée du 5 décembre de la même année, par un temps clair et +froid, le _Wish-on-Wish_ partit de la baie au Renard en se dirigeant +vers la baie Prinsta. Il y arriva de bonne heure. Le commandant des +Requins de l'Atlantique en sortit. Il n'était point masqué, et portait +un costume de femme qui lui seyait à ravir. + +Il s'avança péniblement vers la maison où Bertrand du Sault était +prisonnier. + +Il entra en tremblant. A la vue du capitaine, les gardiens du captif se +retirèrent. + +Bertrand avait tressailli, mais sans paraître surpris. + +Le commandant se jeta à ses genoux, et étendit vers lui des mains +suppliantes: + +--Oh! dit-il, Bertrand, Bertrand, pardonnez-moi, je vous aimais, je vous +aime tant! Ne me détestez pas, et si vous le voulez j'abandonnerai cet +exécrable métier... + +--Relevez-vous, madame, répondit froidement le jeune homme; je ne vous +fais pas l'honneur de vous détester... je vous méprise! + +Ces paroles furent prononcées avec un geste et un accent de dédain +si profond que la jeune femme y lut immédiatement sa condamnation +irrévocable! + +--Promettez-moi au moins de ne pas épouser madame Stevenson, reprit-elle +d'une voix brisée. + +--Il haussa les épaules et lui tourna le dos. + +--Bertrand, continua la malheureuse, vous êtes libre! allez! allez +rejoindre votre maîtresse. Elle est à bord du cutter. Il vous déposera +sur les côtes de la Nouvelle Écosse! allez, mon ami! + +Et ouvrant la porte, elle fit signe à des matelots qui attendaient sur +le rivage. + +Ils empaquetèrent tout le mobilier et prièrent Bertrand de les +accompagner. + +Le commandant des Requins de l'Atlantique avait disparu. + +Bertrand monta sans hésiter sur le _Wish-on-Wish_, où il trouva madame +Stevenson et Catherine. L'embarcation se mit à la voile et prit le +large. + +En passant sous la Tête à la Table, dont la masse énorme allongeait ses +ombres au loin dans l'océan, l'enseigne qui se tenait sur le pont avec +Harriet, distingua, sur le bord du précipice la silhouette d'une femme. + +Ah! disait cette femme, regardant avec une amertume indicible le couple +amoureux; ah! la destinée est juste! Il y a aujourd'hui dix-huit ans, +que m'enfuyant de la maison de mon mari, le baron de Grandfroy, je +jurais à Maurice Lancelot de n'avoir jamais d'autre amant que lui; ce +serment, je le lui renouvelai volontairement à son lit de mort, quand il +me confia le commandement de ses hommes, et j'ai voulu le violer... Oui, +la destinée est juste! + +Un coup de feu retentit et le cadavre de Clotilde de Grandfroy tomba +dans la mer. + +--Pauvre femme! elle t'aimait pourtant! mais il faut convenir qu'elle +était bien romanesque! minauda madame Stevenson à l'oreille de Bertrand. + +Celui-ci ignora toujours que cette femme, c'était sa belle-mère. + + + FIN + + + + TABLE + + + + Dédicace. + Prologue. + PREMIÈRE PARTIE + + DANS LA NOUVELLE-ÉCOSSE + + I.--La Catastrophe. + II.--Le Ressuscité. + III.--Le Comte Arthur Lancelot. + IV.--Au cottage de Bellevue. + V.--Les Deux rendez-vous. + VI.--Le Duel. + + DEUXIÈME PARTIE + + LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE + + I.--Madame Harriet Stevenson. + II.--L'Enlèvement. + III.--Les Requins de l'Atlantique. + IV.--A bord du _Requin_. + V.--Requins contre Anglais. + + TROISIÈME PARTIE + + ANTICOSTI + + + I.--L'Ile d'Anticosti. + II.--La Baie au renard. + III.--Bertrand du Sault. + IV.--Madame Stevenson et le comte Arthur Lancelot. + + QUATRIÈME PARTIE + + LANCELOT ET GRANDFROY + + I.--Le Secrétaire particulier. + II.--Monsieur du Sault. + III.--Les Fiancés. + IV.--Clotilde de Grandfroy. + + + + + _________________________________ + ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La capitaine, by Émile Chevalier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CAPITAINE *** + +***** This file should be named 18535-8.txt or 18535-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/5/3/18535/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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