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+The Project Gutenberg EBook of La capitaine, by Émile Chevalier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La capitaine
+
+Author: Émile Chevalier
+
+Release Date: June 8, 2006 [EBook #18535]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CAPITAINE ***
+
+
+
+
+Produced by Rénald Lévesque
+
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+
+ LA CAPITAINE
+
+
+
+ PAR
+
+
+
+ EMILE CHEVALIER
+
+
+
+
+A M. JULES LECOMTE
+
+Chroniqueur du _Monde illustré_.
+
+Vous avez bien voulu, mon cher confrère, accepter la dédicace de ce
+livre; je vous en remercie sincèrement, car il ne sera un moyen de payer
+une partie de la dette de gratitude que j'ai contractée envers vous.
+Mais soyez assuré que je ne me considère pas comme quitte, et que,
+toujours, je conserverai, avec l'appréciation de vos éminentes qualités,
+le souvenir de cette précieuse bienveillance que vous mettez si
+généreusement au service de tous les artistes.
+
+H.-EMILE CHEVALIER.
+
+Châtillon-sur-Seine (Côte-d'Or), août 1862.
+
+
+
+
+ LA CAPITAINE
+
+
+
+ LE MASQUE DE SOIE
+
+
+ PROLOGUE
+
+ LA FUITE
+
+
+Les deux époux restèrent seuls.
+
+Durant ce dernier repas de chasse, où il devait dire adieu aux aimables
+folies de la jeunesse, suivant son expression, M. de Grandfroy avait
+fait des libations inaccoutumées.
+
+Ses yeux étaient rouges, son teint animé, ses lèvres ardentes.
+
+Il quitta son cigare, le jeta au feu, et, s'établissant sur le canapé où
+Clotilde travaillait à une tapisserie:
+
+--Palsembleu! ma chère, lui dit-il, vous êtes ravissante, ce soir.
+Jamais je ne vous vis si belle; les lys et les roses de votre visage
+effacent les fleurs les plus parfumées; je me sens rajeuni à cet
+aspect adorable, et je voudrais n'avoir que vingt ans pour jouir de la
+charmante perspective d'un demi-siècle à passer près de vous.
+
+Avec ces paroles de goût équivoque, et ponctuées d'un regard dont la
+signification n'était guère douteuse, M. de Grandfroy se pencha vers
+Clotilde, et essaya de lui dérober un baiser.
+
+Mais la jeune femme fit un mouvement dans le sens opposé, et le baron,
+perdant son équilibre, roula du canapé vers le garde-feu.
+
+Madame de Grandfroy dissimula un sourire méprisant derrière son ouvrage.
+
+Son mari se releva bravement en s'écriant:
+
+--Palsembleu! j'ai failli tomber! Ces diablesses de nouvelles
+inventions--et du bout du pied il frappa le canapé--sont tellement
+étroites et peu profondes, qu'on n'y peut tenir à l'aise. Parlez-moi
+des sofas, des bons et spacieux fauteuils comme il y en avait jadis. Ah!
+dans notre temps, en 17...
+
+Mais il se reprit, comme si cette réminiscence lointaine lui paraissait
+inopportune:
+
+--C'est-à-dire, enfin, quand j'étais à mon printemps. Alors on se
+disputait mon coeur; c'était la duchesse de L..., la marquise de B...,
+la petite vicomtesse de R..., une délicieuse créature! Ah! oui;
+elle vous ressemblait, ma chère. J'étais difficile, pourtant, oh!
+très-difficile: on m'avait tant gâté! croiriez-vous que j'ai fait
+attendre un an la princesse de P..., et que la présidente D... est morte
+de chagrin parce que je lui tenais rigueur. Ce n'est pas qu'elle manquât
+d'attraits, la présidente! Palsembleu! on se l'arrachait à la cour où
+elle avait ses petites entrées. Grands yeux noirs assassins, nez à la
+Roxelane, carnation qui faisait pâlir la palette de M. Boucher; fossette
+au menton, et une bouche! Oh! ma toute belle, une bouche à la vôtre
+seulement comparable!
+
+Pour confirmer sans doute la justesse de la comparaison, le baron de
+Grandfroy, qui s'était replacé près de Clotilde, lui passa sournoisement
+un bras autour de la taille et l'attira à lui.
+
+--Ah! monsieur, vous êtes inconvenant! dit la jeune femme en se
+dégageant.
+
+--Inconvenant! ma chère, moi, votre mari?
+
+--Permettez que je me retire dans mon appartement.
+
+--Un moment, un moment, ma diva. Causons un peu! Que diable, vous êtes
+plus sauvage et plus prude qu'au sortir du couvent! Dirait-on jamais
+qu'il y a un an que vous êtes mariée?
+
+Et il lui prit la main.
+
+--Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, je vous prie! dit Clotilde d'un
+ton suppliant.
+
+--Vous laisser! fit le baron en lui roulant des yeux qui voulaient
+être tendres et n'étaient que lubriques; vous laisser! Mais si je vous
+laissais, vous diriez que je suis le plus grand sot du monde, et vous
+auriez mille fois raison. Allons, rasseyez-vous, mon ange, et faisons
+la causette comme de bons époux. Eh! je ne suis ni aussi vieux, ni aussi
+cassé que j'en ai l'air. Demandez à nos amis: à peine pouvaient-ils me
+suivre à la chasse, aujourd'hui. Et soyez sûre que si je renonce à ce
+plaisir, ce n'est point par impuissance: c'est afin de vous consacrer
+désormais tous mes instants! Nous autres hommes nous n'avons point
+d'âge, voyez-vous, et tant que nous possédons de la vigueur, ô
+souveraine des Grâces...
+
+Tout en parlant, M. de Grandfroy s'efforçait d'amener doucement la jeune
+femme sur ses genoux. Clotilde se laissa d'abord rapprocher sans trop de
+résistance; mais dès qu'elle découvrit le dessein du baron, elle recula
+précipitamment.
+
+Il la retint avec force.
+
+--Vous me faites mal! vous me brisez les doigts! dit-elle.
+
+--Oh! la petite folle, la petite folle, prononça-t-il en riant et en
+allongeant son autre main pour la ressaisir par la ceinture.
+
+--Je vous dis que vous me faites mal, et je vous ordonne de me lâcher ou
+j'appelle vos gens, s'écria Clotilde irritée.
+
+Ses sourcils s'étaient froncés et elle tendait le bras vers le cordon
+d'une sonnette.
+
+Le baron profita de ce qu'elle avait détourné la tête pour l'étreindre
+brusquement, l'enlever du parquet et la placer sur ses genoux.
+
+Avant qu'elle fût revenue de sa surprise, il avait imprimé un chaud
+baiser sur l'épaule nue de la jeune femme.
+
+Elle bondit sous ce baiser comme sous une brûlure, et se précipita au
+milieu du salon.
+
+--Ah! monsieur, vous êtes ignoble et lâche! proféra-t-elle avec un
+accent d'horreur et de dédain intraduisible.
+
+Mais, enflammé par la luxure, le baron se leva et courut après elle.
+
+C'était un homme de soixante-cinq à soixante dix ans, petit, maigre,
+bilieux, cacochyme; une figure de casse-noisettes, montée sur des
+membres grêles, courts, dont toute la personne offrait le type de
+l'ancien roué de la Régence, usé, perclus par les excès encore plus que
+par l'âge, et réduit à l'état de satyre impotent.
+
+--Vraiment, ma belle, balbutia-t-il entre des hoquets, en trébuchant;
+vraiment, vos drôleries passent les bornes! Pour une péronnelle de votre
+espèce, vous jouez trop à la reine.
+
+Clotilde se retrancha derrière un guéridon, et, s'armant d'un sucrier,
+elle s'écria:
+
+--Je vous jure que si vous faites encore un pas, je vous brise cette
+porcelaine sur la tête!
+
+Déjà grande de taille, malgré ses seize ans à peine accomplis, bien
+faite, les traits agréables, d'une régularité antique, quoique un peu
+durs, notamment quand la passion l'excitait, Clotilde était magnifique à
+voir dans cette attitude.
+
+L'ivresse prêtait au vieux podagre une ardeur dont il n'était plus
+coutumier depuis longtemps. Cependant, il n'osa point avancer.
+
+--Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, laissez-moi m'en aller,
+reprit la jeune femme en adoucissant le timbre de sa voix.
+
+--Non, répondit-il sèchement, non, vous ne vous en irez pas ainsi.
+Pendant une année, j'ai joué le rôle de niais; c'est assez. Il faut que
+cela finisse. Imaginez-vous, madame, que je vous ai épousée par amour
+platonique? que je vous ai constitué cinquante mille livres de rentes
+pour passer ma vie à vous admirer comme on admire une peinture ou pour
+faire généreusement cadeau de vos charmes à mes amis...
+
+--Monsieur! exclama Clotilde blessée jusqu'au fond du coeur par ce
+trait, vous êtes indigne...
+
+--Ta, ta, ta, des grands mots!
+
+--Oui, vous êtes indigne du titre de gentilhomme. Vous traitez votre
+femme comme une courtisane, c'est infâme!
+
+--Ma femme! mais est-ce que vous l'êtes, ma femme? ricana-t-il. Nous
+sommes mariés, voilà tout.
+
+--Eh! que m'avez-vous promis en nous mariant?
+
+--Bah! des promesses qui n'en sont pas.
+
+--Si vous oubliez, monsieur, moi je n'oublie pas. Vous m'avez épousée
+contre mon gré; j'en aimais un autre...
+
+--Madame!... tonna M. de Grandfroy.
+
+--Je vous répète, dit-elle froidement, en scandant les syllabes, je vous
+répète que j'en aimais un autre. Je vous le déclarai, espérant que vous
+abandonneriez vos prétentions et m'aideriez à déjouer les projets de ma
+belle-mère qui me sacrifiait à son avarice, à sa jalousie: car je vous
+croyais noble, je vous croyais homme de coeur, M. le baron. Mais je me
+trompais! ah! je me trompais terriblement, ajouta-t-elle avec un soupir;
+oui, je me trompais. Loin de vous désister, vous vous êtes ligué avec
+mes ennemis. Vous m'avez arraché mon consentement; que dis-je, vous
+l'avez surpris... et vous m'aviez juré, juré devant Dieu, de me traiter
+comme votre fille...
+
+--Palsembleu, vous êtes plaisante, madame, on se marie pour avoir des
+filles, et non pour posséder une femme-fille!
+
+Il accompagna ce pitoyable jeu de mots d'un bruyant éclat de rire.
+
+Clotilde haussa les épaules.
+
+--Eh bien, dit-elle d'un ton provocateur, j'ai votre parole, monsieur,
+et je vous obligerai à la tenir si vous ne le voulez pas.
+
+--Il ferait beau voir! riposta-t-il, en marchant sur la jeune femme.
+
+--N'allez pas plus loin, monsieur; ne me défiez pas! dit-elle en
+brandissant le sucrier.
+
+--A vaincre sans combat, on triomphe sans gloire! répliqua gaillardement
+le baron, qui avait recouvré sa hardiesse.
+
+Et il se jeta vers le guéridon.
+
+Mais, par malheur, ses pieds heurtant un tabouret, il tomba étendu tout
+de son long.
+
+Clotilde saisit cette occasion pour quitter le salon, et gagna son
+appartement.
+
+--Je me passerai de vous. Maria, dit-elle à sa camériste qu'elle
+rencontra dans le vestibule, et qui se disposait à l'accompagner pour
+l'aider à faire sa toilette de nuit.
+
+En entrant dans sa chambre à coucher, elle s'enferma, s'enfonça dans un
+fauteuil devant la cheminée, où pétillait un bon feu de hêtre, et se mit
+à réfléchir.
+
+Bientôt on frappa à la porte.
+
+--Ah! mon Dieu! dit-elle en fureur, il me poursuivra donc jusqu'ici!
+
+--C'est moi, Clotilde, je ne vous tourmenterai pas, je veux seulement
+vous souhaiter le bonsoir, dit la voix du baron à travers la serrure.
+
+--Je ne puis; je suis couchée, répondit-elle.
+
+Monsieur de Grandfroy insista.
+
+Elle garda le silence; et, après quelques minutes de supplications et
+de menaces, elle eut le plaisir de l'entendre partir en grommelant des
+injures.
+
+--Ah! cette situation n'est plus tenable; il la faut rompre! s'écria la
+jeune femme en ensevelissant sa tête dans ses mains. Demain, j'aviserai,
+et si ma belle-mère ne me veut point recevoir, eh bien, j'irai à Paris;
+j'y travaillerai pour vivre. Mais rester davantage dans cet enfer, non,
+mille fois non! Pourtant, il m'en coûtera de délaisser ces deux chers
+petits enfants du baron. Ils sont si jeunes, si intéressants!
+l'aîné surtout qui commence à parler... Ah! que leur mère a dû être
+malheureuse! Morte, après trois ans de mariage! Pauvre femme, je
+suis certaine gué c'est ce misérable qui l'a tuée par ses hideuses
+brutalités. Ah! pourquoi une marâtre m'a-t-elle vendue à lui! Pourquoi
+ai-je ajouté foi à leurs mensonges! Pourquoi, lasse de leurs obsessions,
+ai-je prononcé ce oui fatal?... Mais comme il fait froid ici! Est-ce que
+Maria aurait oublié de fermer la fenêtre? Je sens un courant d'air...
+
+En murmurant ces paroles, Clotilde se leva et se dirigea vers la
+croisée.
+
+Aux premiers pas, son pied cria sur un corps friable..
+
+--Tiens, dit-elle, on a cassé un carreau. Cette chambre est remplie de
+verre. Comment se fait-il que Maria ne l'ait pas remarqué! On risque de
+se blesser.
+
+La jeune femme se baissa pour ramasser un fragment de vitre qui gisait
+sur le parquet, et elle aperçut un objet blanc près des débris de verre.
+
+Elle prit cet objet dans ses mains et l'examina.
+
+C'était une feuille de papier roulée autour d'un petit caillou.
+
+Clotilde développa le papier. Quelques lignes y étaient tracées au
+crayon.
+
+A peine la jeune femme eut-elle jeté les yeux sur ces lignes, qu'elle
+tressaillit et changea de couleur.
+
+--L'écriture de Maurice! fit-elle en serrant le papier dans sa main par
+un mouvement involontaire, et en regardant, de côté et d'autre, comme si
+elle avait peur que quelqu'un ne l'épiât.
+
+La pièce était bien close; il n'y avait personne.
+
+Néanmoins, madame de Grandfroy tira les rideaux des fenêtres et alla
+s'assurer que la porte était verrouillée.
+
+Puis, elle s'approcha d'une lampe, et, tremblante, elle lut le billet.
+
+Il était conçu en ces termes:
+
+«Je suis ici; j'attends dans le parc depuis la chute du jour;
+j'attendrai toute la nuit, s'il est nécessaire; je veux vous voir,
+vous parler... Un signe, j'escalade le balcon, je suis près de vous; un
+refus, demain, vous apprendrez ma mort.»
+
+--Maurice ici! Maurice de retour! dit Clotilde en joignant ses mains
+avec autant de joie que d'effroi, après avoir lancé le papier au feu.
+Que vais-je faire? Je ne puis le recevoir! Si on venait... si on le
+surprenait dans ma chambre... Mais le laisser dans le parc... par cette
+température glaciale... Et ce suicide... ce suicide dont il parle... Oh!
+non, non, non... Mais je ne suis plus libre... je ne puis plus disposer
+de mes actions... je suis mariée! Mariée!... le déshonneur!....
+N'importe! Maurice est honnête... Je le reverrai cette fois... rien que
+cette fois... une heure... pas davantage... et nous nous quitterons...
+pour toujours...
+
+Madame de Grandfroy avait déjà la main sur l'espagnolette de la fenêtre,
+elle l'ouvrit en frémissant.
+
+Un jeune homme, enveloppé dans un manteau couvert de neige, tomba à ses
+pieds.
+
+--Clotilde! s'écria-t-il en lui embrassant les genoux.
+
+--Maurice! balbutia-t-elle.
+
+--Ah! continua le jeune homme, je paierais volontiers de mes jours ce
+moment d'ivresse. Un baiser, ma Clotilde! un baiser! Oh! donne-le moi!
+que je respire le parfum de tes lèvres...
+
+--Maurice, dit la jeune femme haletante, relevez-vous, de grâce! j'ai
+été folle de vous ouvrir... Ne me faites pas regretter ma faiblesse...
+Mais comme il a froid, mon Dieu!... Il grelotte... Quelle imprudence
+aussi... Venir par cette nuit d'hiver... Voyons, mon bon Maurice,
+laissez-moi fermer la fenêtre et asseyez-vous...
+
+--Quoi! pas un baiser auparavant! dit-il en l'inondant de ses regards
+magnétiques. Vaincue, subjuguée, elle s'inclina languissamment et lui
+effleura le front.
+
+La croisée fut refermée; et le jeune homme, entraînant madame de
+Grandfroy à une causeuse, se coucha devant elle.
+
+--Vous me pardonnez donc, lui dit Clotilde d'un ton bas en enroulant
+son bras au cou de Maurice, dont le manteau dégrafé avait coulé de ses
+épaules, et qui apparaissait maintenant en uniforme de lieutenant de
+marine.
+
+--Si je vous pardonne! si je te pardonne! dit-il avec des inflexions
+caressantes, en renversant sa tête sur les genoux de sa maîtresse et lui
+jetant aussi les bras autour du col dont il abaissa doucement la tête
+vers la sienne; si je te pardonne! Eh! ne sais-je pas ta vie, ma pauvre
+Clotilde? N'ai-je point appris qu'après t'avoir martyrisée on s'était
+joué de toi! qu'on avait fait courir le bruit que j'étais mort, pour te
+forcer à épouser ce...
+
+--Maurice, ne prononcez pas son nom, je vous en conjure!
+
+--Oui, j'ai appris tout cela, poursuivit le jeune homme. Il était trop
+tard... tu étais mariée... J'ai souffert!... Mais à quoi bon parler des
+souffrances passées, quand la félicité me verse sa coupe d'ambroisie...
+Oh! qu'ils sont boas, qu'ils sont suaves, tes baisers! Encore, ma
+bien-aimée, encore...
+
+--Non, assez... assez... Maurice... épargnez-moi... Si vous m'aimez,
+respectez-moi!
+
+--Vous épargner! C'est vrai! dit le jeune homme en changeant de ton et
+devenant brusque, c'est vrai, vous avez un mari!
+
+--Maurice! Maurice! Oh! ne me dites pas cela! ne me rudoyez pas ainsi;
+je ne le mérite pas. Je n'ai pas cessé de vous aimer, pas cessé de vous
+être fidèle.
+
+--Fidèle! répéta ironiquement le jeune homme.
+
+--Je vous le jure devant Dieu, Maurice; je n'ai pas cessé un seul
+instant de vous être fidèle! s'écria madame de Grandfroy avec un accent
+qui émut profondément son amant. Jamais, ajouta-t-elle en se faisant
+un voile de ses longues paupières pour cacher l'éclat qui animait ses
+pupilles, jamais, depuis que je l'habite, le baron n'a mis le pied dans
+cette chambre.
+
+Maurice s'était retourné. Il se souleva sur les genoux, pressa la jeune
+femme éplorée contre son coeur, et, la contemplant avec une tendresse
+idolâtre:
+
+--Pardonne, je t'aime! soupira-t-il.
+
+--Oh! pourvu que vous m'aimiez, que vous m'aimiez toujours, Maurice!
+
+--Toujours! dit-il en écho.
+
+Et leurs haleines se confondirent
+
+
+Le lendemain, madame de Grandfroy avait disparu du château de T..., dans
+la Basse-Bourgogne, où elle résidait avec son mari.
+
+On se perdit en conjectures sur cette disparition subite, qui ne laissa
+aucune trace, et jamais dans le pays, l'on ne sut ce qu'était devenue la
+baronne.
+
+
+
+
+ PREMIÈRE PARTIE
+
+ DANS LA NOUVELLE ÉCOSSE
+
+
+
+
+ I
+
+ LA CATASTROPHE
+
+
+Halifax, colonie anglaise, dans l'Amérique septentrionale, est une jolie
+ville de vingt-cinq à trente mille âmes.
+
+Les navires à vapeur, affectés au service trans-atlantique, y font
+généralement escale, et s'y ravitaillent de charbon, eau, provisions
+diverses.
+
+Capitale de la Nouvelle-Écosse (péninsule à la pointe est du
+Nouveau-Monde, et qui offre sur l'Océan un front de deux cent
+quatre-vingts milles environ d'étendue), Halifax a été bâtie, en 1749,
+au fond d'une baie, par trois mille huit cents émigrants anglo-saxons,
+sur l'emplacement d'un poste français célèbre, sous le nom de
+Chibouctou, dans l'histoire de nos guerres avec la Grande-Bretagne.
+
+Son port est beau, spacieux, commode, mais l'entrée on est encore
+difficile, quoiqu'on l'ait fort améliorée, dans ces derniers temps
+surtout.
+
+En 1811, à l'époque où commence notre récit, l'accès de ce port
+présentait une foule d'écueils redoutés par les marins qui, dans leur
+langage imagé, l'avaient baptisée l'_Avenue du Diable (Old Nick's
+Avenue.)_
+
+On y voyait des rochers énormes, à fleur d'eau, contre lesquels plus
+d'un vaisseau s'était brisé, et que les légendes terribles rendaient
+fameux dans tout le golfe de Saint-Laurent.
+
+Construite en bois, à l'exception de la maison du Gouvernement, et
+d'un très-petit nombre d'habitations particulières, appartenant à des
+armateurs, la ville faisait déjà un commerce considérable, dont le
+hareng, la morue et les huiles de poisson formaient les articles
+principaux.
+
+La pêche était donc l'occupation par excellence de ses habitants, qui y
+consacraient la plus grande partie de leur temps.
+
+La population, y compris la garnison, s'élevait à dix ou douze
+mille individus. Elle se composait généralement d'Anglais; mais on y
+remarquait quelques Canadiens,--descendants de ces malheureux Acadiens
+qui furent si indignement persécutés par la Grande-Bretagne, à la fin du
+XVIIe siècle,--et même quelques Français d'outre-mer.
+
+Parmi ces derniers se trouvait une famille riche et très-considérée dans
+le pays.
+
+Son chef se nommait M. du Sault. Il était arrivé dans la
+Nouvelle-Écosse, quelque vingt ans auparavant, avec sa femme et deux
+enfants en bas âge.
+
+Aujourd'hui, Bertrand, l'aîné de ces enfants, était âgé de vingt-deux
+ans; Emmeline, sa soeur, en comptait vingt.
+
+Ils vivaient chez leurs parents, dans une belle campagne sur les bords
+de la mer, à un demi-mille environ d'Halifax.
+
+Jamais frère et soeur ne s'aimèrent plus qu'eux; jamais natures
+sensibles ne furent mieux faites pour s'entendre. Toujours ensemble,
+toujours d'accord, ils n'avaient point de secrets l'un pour l'autre. Ils
+chérissaient également M. et madame du Sault, qui leur rendaient cette
+tendresse avec usure.
+
+Cette famille paraissait aussi heureuse qu'on peut l'être en ce monde,
+et chacun se la proposait pour modèle, chacun enviait sa félicité.
+
+M. du Sault était pauvre en débarquant à Halifax, vers 1792. Ceux-ci
+disaient qu'il avait fait naufrage, ceux-là qu'il avait été assailli
+et dépouillé par des pirates; mais on ne savait à laquelle des deux
+versions s'arrêter. Quant à lui, il était muet sur ce sujet, laissait
+volontiers causer les gens, et savait éluder la question quand on
+l'interrogeait directement.
+
+Depuis lors, il avait fait fortune, une fortune princière, évaluée
+à plusieurs millions. Prévoyant l'importance que les pêcheries ne
+tarderaient pas à acquérir, il avait, un des premiers, organisé un
+établissement sur une vaste échelle, et le succès était venu couronner
+son entreprise. Plus tard, il acheta du gouvernement britannique
+des terres à vil prix, les engraissa avec des bancs de poissons en
+décomposition, que le flux avait jetés sur la côte, et obtint des
+récoltes merveilleuses.
+
+C'était un homme audacieux, mais éclairé, et sage autant que
+progressiste.
+
+Bertrand et Emmeline reçurent une éducation excellente et une
+instruction aussi bonne qu'on se la pouvait alors procurer dans les
+colonies de l'Amérique septentrionale.
+
+On leur apprit l'anglais, le français, un peu de dessin, un peu de
+musique, l'histoire et les mathématiques.
+
+Bertrand témoignait du goût pour la marine. A quinze ans, on l'envoya à
+l'école navale en Angleterre. Il revint, au bout de trois années, avec
+le grade d'enseigne.
+
+Monsieur du Sault demanda et obtînt qu'il fût placé sur un des navires
+de la station d'Halifax.
+
+De la sorte, le jeune _midshipman_ demeura près des siens, à la grande
+joie d'Emmeline, que son absence avait plongée dans une mélancolie
+profonde.
+
+Le service n'est point pénible dans les colonies.
+
+Riche et influent par son père, Bertrand était à peu près le maître
+de ses actions. Il ne montait guère à bord que pour les revues
+extraordinaires, et passait tout son temps avec sa soeur.
+
+La journée, ils lisaient ou faisaient de longues promenades, soit à
+cheval, soit en canot, soit même à pied; quelques visites et quelques
+réceptions occupaient leurs soirées.
+
+Ils voyaient peu de monde, mais des personnes choisies ou du moins qui
+semblaient l'être.
+
+Depuis quelques mois, le nombre de leurs amis s'était accru d'un jeune
+homme étranger, fort élégant, fort brave, fort aimable, dont la présence
+avait révolutionné Halifax et tourné la tête à la plus charmante moitié
+de ses habitants.
+
+Cavalier accompli, il parlait avec une facilité égale l'anglais et le
+français. On ignorait son origine; mais à ses avantages personnels,
+il joignait des revenus fabuleux, s'il en fallait juger par ses
+prodigalités, et nul ne songeait à lui faire un crime du mystère dont il
+enveloppait son existence.
+
+N'avait-il pas, d'ailleurs, ses entrées à l'hôtel du Gouvernement?
+n'était-il pas cousin du secrétaire particulier de sir George Prévost,
+qui, lui-même, l'avait présenté à la haute société civile et militaire
+de la Nouvelle-Écosse? Et sir George Prévost était gouverneur-général,
+c'est-à-dire vice-roi de la colonie.
+
+Ce mortel fortuné se faisait appeler le comte Arthur Lancelot, nom qui
+pouvait être anglais, comme il pouvait être français.
+
+Le comte Arthur Lancelot s'était donc lié avec la famille du Sault; et
+si les jeunes misses à marier jalousaient furieusement Emmeline, les
+jeunes dandys d'Halifax en voulaient sérieusement au comte Arthur de ses
+préférences pour Bertrand, «après tout un maudit Français dénationalisé
+_(a damn'd denationalized French-man)_,» disaient-ils.
+
+Cependant, Arthur Lancelot n'avait pas à une résidence fixe. Il
+voyageait beaucoup, paraissait et disparaissait subitement. On l'avait
+épié; on avait cherché à savoir où il allait, d'où il venait. Peines
+perdues. A bout de perquisitions, ses envieux assuraient, sous le
+sceau du secret, que c'était un espion du gouvernement anglais, qu'il
+surveillait les États-Unis, avec lesquels la Grande-Bretagne était alors
+en hostilités, et qu'il avait établi provisoirement son quartier général
+dans la capitale de la Nouvelle-Écosse.
+
+Malgré ces rumeurs, et bien d'autres, que nous nous abstiendrons
+de reproduire, aucun des colons ne pouvait se flatter d'avoir des
+renseignements exacts sur le comte Arthur, quoique les plus notables
+courtisassent avidement ses faveurs. Lorsqu'il habitait Halifax,
+c'était à qui l'aurait à dîner, en soirée, à qui pourrait se vanter, le
+lendemain, de l'avoir possédé pendant une heure. On copiait sa mise, sa
+tournure, ses manières; on se disputait ses bons mots. Le journal de la
+localité, la _Nova-Scotia_, lui consacrait régulièrement une colonne,
+chaque semaine, dans ses _Weekly Reports_.
+
+Enfin, il était, dans ce petit coin du Nouveau-Monde, ce que le beau
+Brummel fut un peu plus tard à Londres.
+
+Vers la fin de mai 1811, pendant une absence du comte Arthur, le
+repos de la famille du Sault fut tout à coup troublé par une de ces
+catastrophes épouvantables, toujours suspendues sur nos têtes, et qui
+nous frappent sans pitié, alors que, pleins de quiétude pour le présent,
+d'espérance pour l'avenir, nous nous abandonnons sans crainte, sans
+appréhension, au bonheur de vivre en répandant le bien et la paix autour
+de nous.
+
+Bertrand tomba subitement malade.
+
+Ce fut une maladie étrange, rapide, qui le paralysa dès sa première
+atteinte, confondit la science entière des plus vieux chirurgiens de
+marine, et mit au défi les soins empressés dont on entoura le jeune
+homme.
+
+Le lendemain, il ne pouvait plus parler, plus bouger; le jour suivant,
+il était raide, insensible, glacé.
+
+Les médecins déclarèrent à ses parents qu'il avait cessé d'exister.
+
+Je n'essaierai point de peindre la douleur de ces derniers. Elle fut
+immense. Emmeline fut prise d'une attaque de nerfs qui mit ses jours en
+danger, et sa mère faillit devenir folle.
+
+Avant l'ensevelissement, M. du Sault voulut que le corps fût soumis à
+un nouvel examen. D'autres praticiens furent mandés. Leur rapport ne se
+rapporta que trop, hélas! avec le premier.
+
+Bertrand était mort: la vie était éteinte depuis plus de vingt-quatre
+heures.
+
+Le jeune homme avait conquis l'estime ou l'affection de tous ceux qui le
+connaissaient; un concours immense de citoyens accompagna ses restes au
+cimetière.
+
+La plupart des assistants avaient le visage baigné de larmes. Seul de
+sa famille à l'enterrement, car il n'est pas d'usage, parmi les Anglais,
+que les femmes suivent les convois funèbres, M. du Sault ne pleurait
+pas; mais ses yeux secs, rougis, ses traits altérés disaient assez la
+violence du chagrin qui rongeait son coeur.
+
+Bertrand fut inhumé, d'après les rites de l'église catholique, dans
+laquelle il avait été élevé.
+
+Sur la fosse, le prêtre dit l'office des trépassés; puis, tour à tour,
+et lentement, les amis du jeune homme aspergèrent d'eau bénite son
+cercueil, le jonchèrent de couronnes d'immortelles, et le fossoyeur
+arriva avec sa bêche, innocent outil qui, dans ses mains, devient le
+plus sinistre des instruments.
+
+Déjà le cimetière se vidait; déjà ceux qui avaient pris part aux
+obsèques perdaient leur air grave et recueilli, et s'entretenaient
+complaisamment des qualités et des défauts du défunt.
+
+Et, pelletée par pelletée, la terre, la froide terre, tombait,
+s'entassait avec un bruit sourd, caverneux, monotone, sur le corps du
+malheureux Bertrand.
+
+Un quart d'heure après, un petit tertre et une croix de bois noir
+marquaient seuls la place où il gisait.
+
+Le comte Arthur Lancelot arriva dans la soirée de ce jour à Halifax.
+
+On lui apprit la lin prématurée du fils de M. du Sault.
+
+Cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Il pâlit, chancela, et
+serait tombé si on ne l'avait soutenu. Mais cette révolution passa,
+en apparence, avec la rapidité de l'éclair. Le comte se remit de son
+émotion, causa un moment de Bertrand, comme d'un ami sincère dont la
+perte l'affligeait vivement, sans toutefois le désespérer, et il regagna
+la maison qu'il occupait dans la ville.
+
+Chez lui, sa douleur éclata encore; elle y éclata avec une véhémence
+navrante. Il s'arracha les cheveux, se tordit les mains, se roula sur
+le parquet, poussa des cris déchirants, jusqu'à ce que des larmes
+abondantes vinssent le soulager. Calmé par cette rosée salutaire, Arthur
+Lancelot sortit, il se fit conduire au cimetière, tomba à genoux sur la
+tombe de Bertrand et pria longuement.
+
+Le crépuscule étendait ses ombres sur Halifax, quand il se releva.
+
+Il était en proie à une excitation fiévreuse.
+
+--C'est décidé, murmura-t-il; il faut que je le voie... Cette nuit...
+Oui, cette nuit...
+
+Et il quitta le cimetière après avoir minutieusement observé les lieux
+et s'être assuré qu'il pourrait les reconnaître, même au milieu des
+ténèbres.
+
+De retour à son logis, il sonna.
+
+Un homme d'une corpulence énorme et le visage couturé de balafres, qui
+le rendaient hideux, parut en faisant le salut militaire.
+
+--Oui, maître, dit-il.
+
+--Samson, lui commanda le comte, tu m'accompagneras cette nuit.
+
+--Oui, maître.
+
+--Tu te muniras d'une lanterne sourde.
+
+--Oui, maître.
+
+--De pelles et de pioches.
+
+--Oui, maître.
+
+--Est-ce tout?... Voyons... Non, nous aurons encore besoin de cordes.
+
+--Oui, maître.
+
+--C'est bien.
+
+--Oui, maître.
+
+--Va!
+
+--Oui, maître, répondit le serviteur évoluant sur les talons avec la
+précision d'un vieux troupier.
+
+--Ah! se ravisa le comte, à minuit tu frapperas à ma porte.
+
+--Oui, maître.
+
+Ces deux mots, changés quelquefois en «non, maître,» étaient les seuls
+qu'on eût jamais entendus sortir de la bouche de Samson. Aussi les
+curieux, qui avaient tenté de le séduire, pour en tirer quelques
+informations sur le comte, disaient-ils que c'était un automate
+ambulant. Ses pas étaient, du reste, toujours comptés, toujours mesurés;
+ses mouvements avaient la régularité d'une horloge; sa vois conservait
+toujours la même inflexion. C'était une note brève et sèche, laquelle
+fatiguait, irritait l'oreille par son uniformité.
+
+Jamais on n'avait vu Samson en colère. Cependant, il ne laissait pas
+facilement approcher du comte. Plus d'un indiscret, plus d'un importun
+avaient été méthodiquement appréhendés au corps par l'Hercule et aussi
+méthodiquement lancés à cinq, dix, quinze ou vingt pas, suivant le
+degré d'ennui qu'ils avaient causé audit Samson. Les larmes lui étaient
+étrangères; le rire lui était inconnu. D'émotion, il ne paraissait pas
+susceptible. C'était une surface de bronze qui ne laissait rien percer
+de ce qui s'agitait derrière.
+
+Le comte n'avait pas d'autre domestique attitré. Quand il demeurait à
+Halifax, il louait un laquais et un cocher pour sa voiture, un groom et
+un valet d'écurie pour ses chevaux. Mais ces gens vivaient au dehors, et
+il leur était défendu de se présenter à l'appartement du jeune homme.
+
+Comment se nourrissait-il? on l'ignorait. Quand il rendait un dîner,
+c'était à l'hôtel.
+
+Samson le suivait partout, l'attendait à la porte des maisons où il
+avait affaire, et rarement se trouvait-il à plus de cent pas de lui.
+
+A minuit sonnant, il heurta trois coups à la porte du comte.
+
+--C'est bien, j'y suis, répondit celui-ci.
+
+Et il ouvrit.
+
+--As-tu les instruments? dit-il.
+
+--Oui, maître.
+
+--Prends aussi des pistolets.
+
+--Oui, maître.
+
+Samson fit trois enjambées dans la chambre, ramena ses pieds en équerre,
+et décrocha une paire de pistolets d'arçon pendus dans une panoplie à la
+muraille.
+
+--Es-tu prêt? dit Arthur Lancelot.
+
+--Oui, maître.
+
+Ils descendirent dans la rue.
+
+Tout était noir, silencieux.
+
+On n'entendait que les lointains gémissements de la mer sur les grèves
+sablonneuses.
+
+Les deux hommes furent bientôt au cimetière, situé aux portes de la
+ville.
+
+En approchant, ils perçurent des sons de voix, et distinguèrent une
+faible lumière qui semblait voltiger au milieu des arbres dont les
+tombeaux sont ombragés.
+
+--On dirait un feu follet, murmura le comte qui n'avait pas desserré les
+dents pendant tout le trajet.
+
+--Oui, maître.
+
+--Mais, vois-tu ces ombres qui remuent là-bas?
+
+--Oui; maître!
+
+--Ah! je parierais que ce sont quelques misérables étudiants on
+médecine, qui pour avoir un cadavre profanent la sépulture... Qu'est-ce
+que cela?
+
+Un cri de frayeur s'était élevé du cimetière et un spectre se dressait
+au milieu.
+
+Trois ou quatre individus, fuyant à toutes jambes, passèrent presque
+aussitôt près de Lancelot et de son domestique.
+
+Le spectre avait l'air de marcher sur eux.
+
+--C'est extraordinaire, dit Arthur. Mais tu n'as pas peur?
+
+--Non, maître.
+
+Ils entrèrent dans le lieu saint. L'apparition s'était évanouie, comme,
+si elle était rentrée soudainement en terre.
+
+Samson alluma sa lanterne et ils s'avancèrent vers la tombe de Bertrand.
+
+La fosse était découverte; elle était vide!
+
+--Mon Dieu! ces jeunes gens, ces résurrectionnistes[1] auraient-ils
+emporté le cadavre, pour le disséquer! s'écria Lancelot avec une
+expression d'angoisse.
+
+--Non, maître.
+
+Et Samson montra, avec sa lanterne, un corps enveloppé d'un suaire,
+étendu dans des touffes de hautes herbes.
+
+
+[Note 1: En Amérique on nomme ainsi les étudiants qui déterrent en
+cachette les cadavres, pour les faire servir à leurs étude» médicales.]
+
+
+
+
+ II
+
+ LE RESSUSCITÉ
+
+
+L'habitation de M. du Sault se composait d'un gros pavillon carré, bâti
+à la cime d'un cap énorme, que battaient incessamment les flots de la
+mer.
+
+Ce pavillon avait trois étages, couronnés par une terrasse, du haut de
+laquelle se déroulaient des tableaux sublimes ou charmants. Ici, l'Océan
+avec toutes ses grandeurs, ses abîmes, ses mystères, sa vie prodigieuse,
+mais à peine soupçonnée, l'Océan avec ses infinis horizons; là, des
+campagnes nouvellement ouvertes à l'industrie humaine, et déjà fécondées
+par son travail ingénieux, égayées par ses maisons, ses troupeaux; plus
+loin de sombres forêts vierges encore, que le pied de l'homme civilisé
+ne foula jamais; à droite une côte découpée et tailladée comme de la
+dentelle qui serpente, blanche ligne de démarcation, entre le bleu foncé
+des eaux et le vert éblouissant des prairies salines; à gauche, la
+ville d'Halifax, avec son port plein de mouvement, sa forêt de mâts,
+les rochers pittoresques et les forts qui la défendent, les vastes
+entrepôts, les chantiers, présages certains d'un florissant avenir,
+les édifices publics dont elle s'enorgueillit déjà, les beaux massifs
+d'arbres desquels on lui a fait une ceinture, et la gracieuse colline
+qui l'abrite contre les froides haleines de la bise.
+
+Où que vous vous tourniez, sur la terrasse de M. du Sault, le spectacle
+enchantait.
+
+La maison était construite, sur fondations en pierre de taille, avec des
+briques rouges, striées de filets blancs, qui lui donnaient un air de
+fête et conviaient le voyageur fatigué à s'y venir reposer.
+
+On arrivait au premier étage par une double rangée d'escaliers formant
+à leur sommet un perron, sur lequel quatre colonnes en marbre vert
+servaient d'assises à un balcon, placé au deuxième étage.
+
+Le reste de la façade était tout uni.
+
+Devant cette façade se déployait une pelouse, arrosée par un jet d'eau
+et entourée d'une haute grille en fer qui enveloppait aussi, dans son
+corset, plusieurs bâtiments adjacents: une belle métairie, avec ses
+écuries, ses granges, ses cour et basse-cour, son pigeonnier, tout
+son matériel d'exploitation; puis l'établissement de pêcherie de M.
+du Sault, consistant en une série de hangars et séchoirs en bois qui
+n'avait pas moins d'un quart de mille de longueur.
+
+La métairie et la pêcherie se trouvaient entre la villa et Halifax;
+mais, de l'autre côté, s'étalait un parterre délicieux, suivi d'un parc
+immense, longeant la mer où il baignait son pied.
+
+Un ruisseau, dérivé de son cours naturel, l'arrosait par cent festons
+capricieux et lui communiquait une fraîcheur avidement recherchée
+pendant les ardeurs de l'été.
+
+Quelques kiosques, tapissés de lierre, liserons, clématites et autres
+plantes grimpantes, s'enchâssaient ça et là dans le parc, soit sur le
+bord du ruisseau, soit sur une haute falaise, dominant l'Atlantique.
+
+Dans ces kiosques, tantôt sous les ombrages, au concert de mille oiseaux
+aimables, tantôt sur la roche nue, aride, au formidable solo de l'Océan
+dont les fureurs rejaillissaient, en blanche écume, jusque sur eux, que
+de douces et rapides heures Bertrand et Emmeline avaient coulées! que
+de projets d'avenir, de bonheur ils avaient fait éclore et miroiter
+au souffle de leur vive imagination, comme ces bulles de savon que les
+écoliers lancent en jouant dans l'air!
+
+Autant en emporte le vent, mais autant en retrouve notre esprit quand il
+est jeune, enflammé par l'amour ou l'ambition.
+
+En l'un de ces adorables réduits, devant une pièce d'eau où s'ébattaient
+deux beaux cygnes, par une chaude après-midi du mois de juillet,
+Emmeline et Bertrand causaient, tendrement enlacés l'un à l'autre.
+
+L'endroit était ravissant. Aussi avait-il la prédilection des doux
+jeunes gens.
+
+Des arbres séculaires, reliés par des buissons de houx impénétrables,
+et des acacias aux épines acérées, l'environnaient de mystère en le
+protégeant contre les regards indiscrets. On y arrivait par un étroit
+sentier dérobé, perdu dans un fouillis de végétations sauvages, épaisses
+et repoussantes.
+
+Avant d'aboutir à l'Oasis,--ainsi le frère et la soeur avaient-ils
+dénommé leur Éden,--le sentier se tordait comme un écheveau de fil, et
+fatiguait le non-initié par des méandres qui paraissaient inextricables.
+
+Mais à l'extrémité de ce labyrinthe quel dédommagement!
+
+Un vaste réservoir, dont les rives sont émaillées de fleurs chatoyantes
+et odoriférantes; des ondes limpides, diaphanes ainsi que le cristal,
+où se jouent, à travers les larges feuilles du nénuphar, aux corolles
+blanches et jaunes, des poissons qui brillent comme le diamant, chaque
+fois qu'un rayon de soleil effleure leurs écailles.
+
+De la musique enchanteresse que font sous la feuillée les fauvettes,
+les chardonnerets et le roi des ténors ailés, l'oiseau moqueur, pourquoi
+parler? Mais, comme le gazouillement du ruisseau qui frétille là-bas,
+sur une cascatelle, avant de tomber dans sa vasque d'émeraude, est
+donc argentin! comme il charme l'oreille! endort la mélancolie! Que ces
+gazons sont frais! Que ces centenaires de la forêt ont de séduction avec
+leurs troncs noueux, habillés de lierre; leurs longs rameaux chargés de
+gui, avec la pénombre qu'ils étendent mollement à leur pied! Que l'on
+aime à suivre ces fleurs d'acacia, sveltes carènes détachées de la tige,
+sillant le petit lac en tous sens au gré de la brise!
+
+Le kiosque de l'Oasis s'élevait au sommet même de la cataracte en
+miniature, sur une voûte formant grotte jetée en travers du ruisseau.
+Il était rustique comme un chalet suisse, vêtu de mousse des pieds à la
+tête, et n'avait qu'une pièce.
+
+C'était une chambre octogone tendue de nattes de jonc et garnie de
+banquettes en canne.
+
+Une table, une bibliothèque composée avec goût, voilà pour le mobilier.
+On s'était bien gardé d'y mettre une pendule, une horloge, ou quoique ce
+soit qui rappelât la marche du temps.
+
+--Oh! dit Emmeline en embrassant son frère, comme c'est bon de te sentir
+près de moi!
+
+--Et comme c'est bon d'être ici, petite soeur! dit Bertrand avec un
+sourire.
+
+--O mon Dieu, quand je songe aux tortures...
+
+--Dis à l'agonie!
+
+--Oui, à cette agonie de trois jours!
+
+--C'est effroyable!
+
+--Tu me fais peur, rien que d'y penser.
+
+--Ah! dit Bertrand, il faut l'avoir éprouvée cette agonie cent fois pire
+que la mort, pour en pouvoir parler. Et encore! Y a-t-il des capables
+de traduire fidèlement toutes ces épouvantables émotions! Je me demande
+comment on n'en meurt pas! comment la violence des chocs ne fait pas
+éclater le cerveau, rompre les attaches du coeur!
+
+--Pauvre frère! dit Emmeline en se jetant de nouveau à son cou; pauvre
+frère, oh! comme je t'aime! N'est-ce pas que nous ne nous quitterons
+plus... non, jamais... D'abord, je veux, _monsieur_, que vous
+abandonniez ce vilain métier de marin!
+
+--Nous verrons, nous verrons, petite folle, dit Bertrand, en lui rendant
+prodigalement ses caresses.
+
+Ils formaient un groupe exquis que l'art eût aimé à reproduire.
+
+Grande, mince, élancée, Emmeline avait des proportions admirables, dont
+un élégant déshabillé faisait merveilleusement ressortir les
+beautés. Ses cheveux étaient blonds comme l'or, ses yeux--contraste
+saisissant--noirs comme le jais.
+
+Des traits corrects, un teint ordinairement rose, des extrémités fines,
+nerveuses, une physionomie de race achevait d'en faire à l'extérieur une
+femme entièrement séduisante.
+
+Pour le caractère, elle était languissante, molle comme une créole;
+mais impérieuse comme elle, à certains moments; comme elle aussi dure,
+opiniâtre, inflexible.
+
+Ce caractère n'avait pas, du reste, reçu tout son dessin. Il offrait
+des lignes indécises, noyées, que le feu des passions n'avait pas encore
+accentuées, mais qu'il ne tarderait pas à creuser, à mettre en relief.
+
+Bertrand était tout l'opposé de sa soeur, au physique comme au moral.
+
+Si elle avait les cheveux blonds, il les avait châtains foncés; si elle
+avait les yeux noirs, il les avait d'un bleu d'azur. Quoique pâli par la
+maladie, son visage était rond, plein; une de ces figures dont le peuple
+dit: «C'est une figure de bon enfant.»
+
+Sans manquer de distinction, il était loin de posséder le galbe et le
+maintien aristocratiques d'Emmeline.
+
+Elle semblait la fille d'une duchesse, en présentait la grâce, la fierté
+innée; lui, le fils d'un parvenu, en montrait la tournure et le naturel
+un peu vaniteux.
+
+Ce gui ne l'empêchait pas de passer, à Halifax, et d'être en somme un
+jeune homme de bon ton et de manières excellentes. Si j'étais commère,
+j'ajouterais qu'avant l'arrivée d'Arthur Lancelot, il était le point de
+mire des plus riches et des plus nobles héritières.
+
+--Mais, reprit-il, comment se fait-il qu'on n'ait pas attendu davantage,
+qu'on ne m'ait pas saigné avant de m'ensevelir?
+
+--Que veux-tu? les médecins assuraient...
+
+--Ah! je le sais bien, je ne le sais que trop ce qu'ils assuraient, les
+imbéciles! Je les entendais assez, si je ne les voyais!
+
+--Quoi! tu entendais! s'écria Emmeline surprise.
+
+--Comme je t'entends, ma chère soeur.
+
+--Et tu ne sentais pas?
+
+--Non, rien!
+
+--Se peut-il?
+
+--Quand, en sanglotant, ma mère et toi, vous avez dit que vous vouliez
+m'embrasser une dernière fois, je vous ai entendues: j'aurais voulu
+crier, faire un mouvement, briser ces chaînes de plomb qui me tenaient
+immobile; j'aurais voulu vous dire: mais je ne suis pas mort! Je vis,
+consolez-vous, séchez vos larmes! Je suppliais Dieu de me rendre les
+sens pour une minute, pour une seconde; je le conjurais de faire glisser
+un souffle, un seul sur mes lèvres, d'animer mon coeur d'un battement,
+mon sang d'une pulsation; mais je ne distinguais rien, ne recevais
+d'impression que par l'ouïe: un corps inerte, de glace, accessible
+seulement au son, emprisonnait mon esprit.
+
+--Oh! c'est affreux!... affreux!...
+
+--Oui, bien affreux! continua le jeune homme. Il ne peut y avoir de
+supplice comparable; car cet esprit, il avait toute sa lucidité. Je
+crois même que sa sensibilité avait décuplé pour la perception l'analyse
+et la souffrance de douleurs qu'à l'état normal un homme ne saurait
+supporter.
+
+--Oh! tais-toi! tais-toi! tais-toi, Bertrand! dit Emmeline en cachant
+son visage dans ses mains.
+
+Mais le frère aimait à parler de lui. C'était son défaut. Il continua,
+en s'animant:
+
+--Et quand les chirurgiens eurent déposé que j'étais mort, quand vinrent
+les ensevelisseuses, quand j'assistai à leur conversation lugubre,
+quand sur ma tête retentit le marteau qui clouait mon cercueil! puis les
+chants funèbres, le Requiem: cette voix solennelle du prêtre, ces répons
+nasillards et comme ironiques des chantres et des enfants de choeur,
+et les gémissements des assistants sur ma fosse, et le cri déchirant de
+notre père,--lorsqu'on l'entraîna loin du lieu où je devais expirer,
+en toute connaissance de moi-même et sans pouvoir protester contre
+l'ignorance implacable qui me condamnait,--et la première pelletée
+de terre qui m'annonça que c'en était fait, que tout était fini,
+irrévocablement, entre ce monde et moi...
+
+--Quelle destinée! quelle destinée! balbutia Emmeline frémissante.
+
+--Jusque-là, poursuivit Bertrand, j'avais nourri quelque espoir. Je
+me disais que le bon Dieu serait miséricordieux, qu'il se laisserait
+fléchir à mes ardentes prières, que chauffée par les brûlants désirs
+de mon esprit, ma chair s'amollirait, qu'elle reprendrait son
+impressionnabilité; mais quand sur mon cercueil tombèrent ces cailloux
+avec un bruit sépulcral, on! je n'eus plus que blasphème, rage et
+désespoir dans tout ce qui agissait encore en moi! Je ne conçois point
+que les derniers ressorts de l'existence ne se brisent pas en mille et
+mille pièces dans un pareil instant, ne durât-il qu'une tierce.
+
+--Tu perdis alors le sentiment?
+
+--Oui, tout à fait, et fort heureusement...
+
+--Pauvre bon frère!
+
+--Je serais devenu fou! Que dis-je? sais-je ce que je serais devenu?
+Fou! ne l'étais-je pas déjà?
+
+--Mais ton retour?
+
+--Ah! ce fut comme un réveil après un long et terrible cauchemar.
+
+--Je le crois bien!
+
+--J'étais accablé de fatigue, courbaturé dans tous mes membres. Des
+images flottaient confuses devant mon cerveau. Je voulus me remuer, mes
+mains rencontrèrent un corps dur; j'en eus peur, une peur atroce,
+et restai quelques moments immobile. J'avais oublié le passé; je me
+demandai, chose inouïe! si l'on ne m'avait pas enterré vif. Est-ce que
+je rêve, ou suis-je éveillé, me disais-je? Cependant ma respiration
+était pénible. J'avais sur la poitrine un poids qui l'étouffait, mes
+oreilles bourdonnaient comme si elles avaient renfermé des essaims de
+frelons...
+
+--Que tout cela est étrange!
+
+--Ah! bien étrange, petite soeur!
+
+--Mais l'air te manquait?
+
+--Quand j'aspirais, c'était comme si j'avais eu la bouche près d'une
+fournaise.
+
+--Il y avait de quoi mourir cette fois pour tout de bon, fit Emmeline,
+en lui prenant la main et la serrant doucement dans les siennes.
+
+--Je pensais m'évanouir et retombais dans une indicible torpeur, que ne
+pouvaient dissiper des sons aigus au-dessus de moi, lorsqu'un courant
+frais vint caresser mon visage.
+
+--Ah! c'était le secours...
+
+--Ce que c'était, pour moi, chère Emmeline, c'était la plus agréable,
+sensation que j'eusse éprouvée jamais; je renaquis; la circulation de
+mon sang se rétablit. Je fus inondé d'un bien inexprimable, dont je
+jouissais voluptueusement sans vouloir me bouger, sans en avoir même
+l'idée, tant j'étais heureux, tant je me complaisais au sein de ces
+délices nouvelles.
+
+--Égoïste! dit la jeune fille en souriant.
+
+--Une brusque secousse, accompagnée de tortures dans tout le corps,
+comme si on me l'eût broyé à coups de massue, m'arracha à ce paradis.
+
+--C'était les résurrectionnistes qui t'enlevaient.
+
+--Alors je ne songeais qu'à mon martyre. Mon cerveau était toujours en
+feu, un véritable chaos incandescent. Mes yeux demeuraient fermés. Un
+froid glacial m'enveloppa subitement. Je discernai des voix humaines
+autour de moi. Une force indépendante de ma volonté m'obligea à me
+lever. Je m'en souviens parfaitement, je fis quelques pas. Le vertige me
+prit...
+
+--Grâce à Dieu, il y avait là quelqu'un pour te venir en aide, mon
+Bertrand; car ces poltrons d'étudiants s'étaient sauvés à qui plus vite,
+en te voyant ressusciter!
+
+--Ah! ne te moque pas d'eux, Emmeline. Je leur dois une reconnaissance
+éternelle.
+
+--C'est-à-dire, fit la jeune fille, en rougissant, que cette
+reconnaissance tu la dois à M. Arthur.
+
+--Qu'est-ce que M. Arthur aurait fait si...
+
+--Mon cher frère, je vais te confier un secret; mais promets-moi de n'en
+point parler à notre ami, car il ignore que je le sais.
+
+--Quel est donc ce grand secret?
+
+--Je l'ai appris ce matin même du gardien du cimetière, en allant
+visiter sa femme, qui est malade.
+
+--Je t'écoute.
+
+--Tu jures de ne me pas trahir?
+
+--Soit, petite soeur, je te le jure, répondit gaiement Bertrand.
+
+--Eh bien, en s'enfuyant, les étudiants ont fait du bruit; attiré par ce
+bruit, le gardien du cimetière est sorti et il a trouvé M. Arthur et son
+domestique, qui te rapportaient à la maison.
+
+--Tout cela n'est pas fort mystérieux.
+
+--Attends! je n'ai point terminé. Le gardien a remarqué que Samson était
+muni d'une pioche, d'une pelle et de cordes.
+
+--Ah!
+
+--Tu ne devines pas?
+
+--Pas le moins du monde.
+
+--Tu sais que M. Arthur a des connaissances médicales...
+
+--Très-profondes.
+
+--Alors? dit Emmeline en regardant son frère.
+
+--Alors, je n'y suis pas.
+
+--Ce n'est pourtant pas difficile à comprendre, s'écria la jeune fille
+avec un geste d'impatience, M. Arthur t'aime au point que j'en suis
+jalouse et que, s'il était femme, je le croirais amoureux de toi, car
+parfois, il te dévore des yeux... Enfin! il aura appris que tu étais
+mort subitement, et, soupçonnant la vérité, une léthargie, il aura voulu
+t'examiner avant...
+
+--Ah! j'y suis, j'y suis! exclama Bertrand avec la satisfaction d'un
+homme qui vient de trouver enfin le fil d'une idée longtemps cherché.
+
+--Et moi aussi, j'y suis! cria une voix joyeuse derrière eux.
+
+
+
+
+ III
+
+ LE COMTE ARTHUR LANCELOT
+
+
+Emmeline poussa un petit cri d'effroi et devint rouge comme un
+coquelicot.
+
+--Oh! vous nous avez fait peur; c'est mal à vous de surprendre ainsi
+vos amis, dit-elle en tendant la main au comte Arthur Lancelot, qui
+paraissait sur le seuil du kiosque.
+
+Il était de moyenne stature, mais il avait la taille d'une élégance
+féminine, qui se dessinait avec grâce sous son gilet de piqué blanc à
+boutons d'or ciselés.
+
+Ses cheveux noirs, soyeux, bouclés, frisaient naturellement autour de
+son col; quoiqu'il portât vingt-cinq à vingt-sept ans, son visage était
+complètement imberbe. La couleur brune de son teint ne nuisait pas à
+l'expression un peu sévère de sa physionomie: correctes et onduleuses,
+les lignes de cette physionomie devenaient dures et tourmentées
+lorsqu'une passion l'agitait. Alors ses grands yeux fauves s'animaient
+d'un insoutenable éclat. Il avait les mains fines, nerveuses, délicates,
+hâlées comme ses joues. Mais, un hasard découvrait-il son poignet, on
+était surpris de la blancheur lactée de sa peau, que nuançait un réseau
+d'azur.
+
+Il était vêtu d'un paletot de soie grise et d'un pantalon en étoffe
+semblable.
+
+Une cravate bleue, négligemment nouée, flottait sur sa poitrine.
+
+A la main droite il tenait un jonc, dans la gauche un chapeau de paille
+à larges ailes.
+
+En entrant, il jeta son chapeau et sa canne sur la banquette.
+
+--Suis-je donc indiscret? dit-il, en déposant un baiser respectueux sur
+la main de mademoiselle du Sault.
+
+--Mais vous savez bien que telle n'est pas notre pensée! répondit-elle.
+
+--Et comment va ce cher convalescent? demanda le comte en prenant la
+main de Bertrand et la serrant avec quelque émotion.
+
+--Oh! bien! bien! dit-il. Nous parlions de vous, mon cher ami.
+
+--Vous parliez de moi?
+
+Ces mots furent prononcés avec un léger tremblement dans la voix.
+
+--Oui, monsieur, repartit vivement Emmeline; nous disions que vous étiez
+un méchant...
+
+--Moi! un méchant! fit Arthur en souriant.
+
+--Oui, un grand méchant, riposta la jeune fille. Asseyez-vous entre
+nous deux... là... comme cela... Et je vais vous gronder; oh! mais vous
+gronder...
+
+--Vous êtes vraiment trop bonne, mademoiselle! dit distraitement
+Lancelot, dont toute l'attention semblait concentrée sur Bertrand.
+
+Emmeline ne put retenir un geste d'humeur, qui échappa à ses deux
+compagnons.
+
+--Ma soeur a raison, dit le fils de M. du Sault. Vous ne vous donnez pas
+assez à vos amis.
+
+--Mes affaires!... balbutia-t-il.
+
+--Oh! vos affaires! s'écria Emmeline. C'est le mot, l'excuse par
+excellence des hommes, les affaires! Quand ils l'ont prononcé, ils
+s'imaginent avoir tout dit, et que nous sommes dupes...
+
+--Mais, mademoiselle...
+
+--Il n'y a pas de mais qui tienne. Vous méritez une verte semonce et
+vous l'aurez. Quoi! vous partez pour cinq ou six jours, nous dites-vous,
+et vous en restez quinze absent! C'est une déloyauté...
+
+--Un crime de lèse-galanterie, n'est-ce pas, Emmeline? ajouta Bertrand
+en souriant.
+
+--Oui, un crime de lèse-galanterie; l'expression est juste, je la
+maintiens, dit la jeune fille.
+
+Le comte saisit la main de mademoiselle du Sault et la baisa.
+
+--Je m'incline devant la rigueur de votre arrêt, dit-il.
+
+Ce baiser n'était que pure forme de courtoisie. Emmeline crut que la
+tendresse l'avait inspiré; elle reprit sa bonne humeur.
+
+On aime tant à s'illusionner, quand l'on aime!
+
+--Pour votre punition, dit-elle gaiement, je vous enjoins, chevalier
+perfide et félon, de me demander pardon à genoux.
+
+Le comte se prêta de bonne grâce à ce caprice de la jeune fille, mais
+ses yeux ne quittaient guère Bertrand.
+
+--Allons, dit celui-ci, moi j'intercède en votre faveur; relevez-vous,
+mon cher ami, et laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour...
+
+Emmeline lança un regard suppliant à son frère.
+
+--J'ai pourtant... commença Lancelot en se rasseyant.
+
+La jeune fille l'interrompit brusquement.
+
+--Rien! rien! je ne veux rien entendre avant que vous ne nous ayez dit
+d'où vous venez.
+
+Arthur essaya de répondre par un sourire.
+
+--Oh! s'écria-t-elle, je ne me paierai pas de cette monnaie-là. Il faut
+vous confesser, et ce que femme veut...
+
+--Notre ami ne le veut pas, acheva Bertrand en riant aux éclats.
+
+--C'est ce que nous verrons, dit Emmeline menaçant Lancelot du bout de
+son doigt.
+
+--Eh bien, mademoiselle, je vais vous satisfaire, répondit Arthur.
+
+--Je suis tout oreilles, monsieur.
+
+--Et moi je donne ma langue aux chiens, fit Bertrand d'un air malicieux.
+
+--J'arrive du cap Breton.
+
+--C'est tout? dit Emmeline, rien moins que satisfaite.
+
+--Tout, mademoiselle.
+
+--Bravo! clama Bertrand en frappant dans ses mains.
+
+Il y eut va moment de silence.
+
+--Je parie que ma soeur n'est pas contente, reprit le jeune du Sault.
+
+--Contente, ma foi, non! riposta-t-elle.
+
+--Que vous disais-je, mon cher ami, la curiosité des dames ressemble au
+tonneau des Danaïdes...
+
+--Joli compliment, murmura Emmeline.
+
+--Si Mademoiselle désire savoir ce que je suis allé faire au cap Breton?
+insinua poliment le comte.
+
+--Oh! pas du tout! pas du tout, monsieur! répondit-elle en rougissant.
+
+--Elle en brûle d'envie, intervint Bertrand.
+
+--Taquin, va! fit sa soeur.
+
+--Je suis, dit Arthur, allé au cap Breton pour régler des comptes avec
+un capitaine de navire au long-cours, et je repartirai...
+
+--Vous repartirez! répétèrent les enfants de M. du Sault d'une voix
+émue..
+
+--Oui, mes amis,... demain.
+
+--Ce n'est pas possible, dit Bertrand; vous nous consacrerez au moins
+quelques jours... une semaine!
+
+--Je ne le puis, dit-il tristement.
+
+Emmeline se détourna pour cacher une larme qui perlait sous ses longs
+cils.
+
+--Mais vous reviendrez bientôt? dit Bertrand d'un ton interrogateur.
+
+--Bientôt... oui... je l'espère!
+
+--Comme vous dites cela! bégaya la jeune fille, prête à fondre en
+larmes.
+
+--Que voulez-vous, mes bons amis, répliqua le comte avec un accent
+sérieux et mélancolique, en opposition singulière avec son âge apparent
+et l'amabilité souriante qui lui était habituelle; que voulez-vous,
+l'avenir est incertain, toujours plus gros de nuages que brillant de
+sérénité. Qui de nous peut répondre de la minute, de la seconde qui va
+suivre!
+
+Et il leva rêveusement ses yeux au ciel.
+
+Cette réflexion avait assombri les fronts. Mais bientôt le comte,
+sortant de sa préoccupation, dit en offrant son bras à mademoiselle du
+Sault:
+
+--Eh! j'oubliais l'invitation dont je suis chargé pour vous!
+
+--Une invitation! quoi donc?
+
+--Un impromptu que que offre Son Excellence.
+
+--Sir George Prévost?
+
+--Oui, à son cottage de Bellevue.
+
+--Quel bonheur! s'écria la jeune fille.
+
+--On dansera, ravissante Emmeline.
+
+Arthur Lancelot n'était plus soucieux en prononçant ces mots. Il avait
+recouvré son aisance, son affabilité, toutes les sémillantes qualités
+qui lui avaient valu le titre de prince du dandysme halifaxien.
+
+--Mais quand cette fête? s'enquit la jeune fille en effeuillant la
+clochette d'un liseron qu'elle avait cueillie sur l'appui de la fenêtre.
+
+--Quand? aujourd'hui même; dans deux heures. Vous n'avez que le temps de
+vous habiller, et je suis assuré, chère miss, que vous serez l'étoile du
+bal.
+
+--Une nébuleuse! minauda Emmeline.
+
+--Fi! s'écria Bertrand, tu en seras l'étoile polaire!
+
+Et il se prit à rire.
+
+--Pendant que vous ferez votre toilette, dit Arthur, j'aurai l'honneur
+de présenter mes respects à madame et à M. du Sault.
+
+--Et la vôtre? dit Bertrand en montrant du regard à Lancelot son costume
+négligé.
+
+--Oh! il y a pour les hommes liberté complète... en raison de la
+canicule. Le gouverneur accepte la tenue de fantaisie.
+
+--Béni soit-il! car il fait si chaud...
+
+--Allons, mon frère, laisse-là tes remarques et partons, dit Emmeline en
+s'appuyant avec complaisance au bras d'Arthur.
+
+--Mais où est le rendez-vous? dit Bertrand.
+
+--Au cottage même.
+
+--Alors vous monterez dans notre voiture.
+
+--J'ai mon cheval à la porte.
+
+--Vous le renverrez.
+
+--Et Samson, que dirait-il?
+
+--Oh! si Samson est là, fit Emmeline, nous sommes sûrs qu'il ne vous
+quittera pas. C'est un modèle que ce domestique!
+
+--Un peu gênant parfois, glissa Bertrand.
+
+A cette allusion, le comte ne répliqua point.
+
+--Eh bien, reprit la jeune fille, il y a un moyen de tout arranger.
+Notre jockey reconduira votre cheval, et le brave Samson suivra, s'il le
+veut, la voiture.
+
+--Vous avez réponse à tout; je me rends avec enthousiasme, dit Arthur en
+pressant doucement le bras d'Emmeline.
+
+Jamais il ne s'était permis cette familiarité. Le coeur de la jeune
+fille en palpita d'allégresse.
+
+Ils furent bientôt à la villa, d'où ils sortirent, une heure après, tous
+trois dans une calèche découverte, traînée par deux magnifiques poneys.
+
+--Samson les escortait en selle, à cent pas de distance.
+
+_Bellevue-Cottage_ est situé à deux milles d'Halifax, au plus. Une belle
+allée de sycomores y conduit.
+
+Le temps était beau, la route superbe. En vingt minutes, mademoiselle
+du Sault et ses cavaliers y arriveront, à travers une foule d'équipages
+remplis de femmes élégantes et de militaires tout chamarrés d'or et de
+broderies.
+
+Frileusement accroupie au pied d'une colline qui l'abrite contre les
+vents du nord, et entourée de jardins parfaitement entretenus, la maison
+de plaisance du Gouverneur général passait, à bon droit, pour le coin de
+terre le plus enviable de la Nouvelle-Écosse.
+
+On ne la pouvait comparer qu'à Monkland, ancienne résidence d'été des
+Gouverneurs du Canada, près de Montréal.
+
+Sir George Prévost avait la réputation d'être un homme fort aimable, et
+cette réputation était méritée: il excellait à faire les honneurs de sa
+petite cour.
+
+Le dîner, servi sous un quinconce d'érables, débuta joyeusement, et il
+se serait sans doute terminé de même sans l'arrivée d'un courrier qui
+remit une dépêche au Gouverneur.
+
+En la parcourant, un nuage de contrariété couvrit le visage de sir
+George Prévost.
+
+--Mes chers hôtes, dit-il, en transmettant la dépêche à son secrétaire
+intime, vous me voyez désolé. Mais il faut absolument que je vous
+quitte. Les pirates du golfe viennent encore de faire des leurs, et
+je suis forcé d'aller m'entendre sur-le-champ avec le vice-amiral pour
+lancer quelques vaisseaux à leur poursuite.
+
+Il se leva, adressa un salut gracieux à la compagnie, et se retira.
+
+--De quels pirates a donc parlé Son Excellence? demanda une jeune femme
+placée à côté de Bertrand, qui faisait face à sa soeur et au comte
+Arthur.
+
+--Des Requins de l'Atlantique, madame, répondit l'enseigne.
+
+--_Les Requins de l'Atlantique_! qu'est-ce que cela?
+
+--Oh! fit Lancelot, en souriant, des fantômes introuvables, qui ont, je
+crois, pris naissance dans l'imagination des habitants de la colonie.
+
+--Des fantômes, monsieur! dites des monstres à face humaine! s'écria un
+officier d'infanterie, assis vis-à-vis du comte.
+
+--Bah! riposta légèrement celui-ci, des illusions.
+
+--Illusions qui nous coûtent cher, repartit l'officier, avec aigreur.
+Depuis deux ans, elles nous ont volé plus de vingt navires, ces
+illusions!
+
+--Comment! comment! demandèrent plusieurs personnes.
+
+--Oh! c'est simple, c'est-à-dire atroce, reprit l'officier. Les
+requins de l'Atlantique, auxquels Monsieur--et il désigna ironiquement
+Lancelot--affecte de ne pas croire, sont des brigands retranchés dans
+les îles du golfe, et qui capturent les bâtiments du commerce que
+la mauvaise chance pousse dans leurs parages. Ce sont des lâches qui
+massacrent les équipages, violentent les femmes, égorgent les petits
+enfants...
+
+--Ne les mangent-ils pas aussi, capitaine Irving? dit le comte avec un
+rire moqueur.
+
+--Je n'en serais pas surpris, répondit naïvement l'officier.
+
+Un cri d'horreur s'éleva dans l'assemblée.
+
+--Vous les avez vus? continua Arthur, d'un ton moqueur.
+
+--Comme je vous vois.
+
+--Ah! c'est différent. Vous pouvez nous donner des détails, sans doute.
+
+--Oui, monsieur.
+
+On fit silence pour écouter M. Irving.
+
+--Ils ont un chef, n'est-ce pas? poursuivit Lancelot.
+
+--Un chef masqué.
+
+--Masqué! répéta-t-on de toute part, avec étonnement.
+
+--Masqué et toujours vêtu de noir. Ce chef commande deux frégates aussi
+noires que lui, car j'oubliais de vous dire que son masque est de soie
+noire...
+
+--Un héros de roman! interrompit le comte de son air railleur.
+
+--Oh! riez, riez, monsieur le sceptique! vos rires et votre dédain...
+
+--Ah! messieurs, messieurs, intervint un colonel d'artillerie, point
+d'injures, je vous rappelle à l'ordre. Il y a des dames, ici.
+
+--Permettez-moi de vous faire observer, mon cher colonel, que votre
+interruption est au moins intempestive, pour ce qui me concerne,
+repartit Lancelot d'une voix douce et ferme, avec un sourire sur les
+lèvres.
+
+--Assurément, assurément, balbutia le vieux officier qui, connaissant
+l'estime en laquelle sir George Prévost tenait le comte, n'eût pas voulu
+pour beaucoup blesser ce dernier.
+
+Quant à M. Irving, n'étant que capitaine, il n'osa, protester contre la
+partialité de son supérieur; mais il lança à Arthur un regard qui fit
+frémir Emmeline.
+
+--Je vous en prie, murmura-t-elle tout bas à Lancelot, cessez cette
+conversation, elle me fait mal!
+
+--Je suis trop votre esclave pour ne point vous obéir, répondit-il d'un
+ton qui ravit la jeune fille.
+
+--Mais la suite de l'histoire des Requins? demanda la dame, cause
+involontaire de cette petite altercation.
+
+--Ce sera pour demain, dit le secrétaire intime de sir George, qui le
+remplaçait en son absence. Maintenant, je propose un tour de promenade
+avant le bal.
+
+Tout le monde se leva de table.
+
+La plupart des convives descendirent, deux à deux, dans les jardins.
+Mais quelques-uns, parmi lesquels se trouvait Bertrand du Sault,
+qui n'était pas encore assez bien rétabli pour s'exposer au serein,
+restèrent dans les salons de jeu.
+
+Ces salons ouvraient sur des bosquets illuminés avec des verres de
+couleurs, somptuosité nouvelle dans la colonie.
+
+Le bal devait avoir lieu sous les bosquets.
+
+Vers dix heures, il commença au son de la musique militaire. Le comte
+Arthur Lancelot dansa le premier quadrille avec Emmeline, et l'un
+et l'autre dansaient dans la perfection. Aussi un cercle de curieux
+s'était-il formé autour d'eux. Mais le jeune homme paraissait insensible
+à leurs murmures admiratifs; ses regards étaient attachés sur Bertrand
+qui faisait une partie de bluff avec le capitaine Irving.
+
+--Vous trichez, dit tout à coup l'enseigne à son adversaire, qui venait
+de glisser furtivement une carte dans le jeu.
+
+--Vous en avez menti, répondit la capitaine d'une voix sifflante.
+
+Bertrand lui jeta ses cartes à la face.
+
+Cette scène avait été rapide. Personne n'y avait pris garde. Seul,
+Arthur Lancelot l'avait vue.
+
+
+
+
+ IV
+
+ AU COTTAGE DE BELLEVUE
+
+
+Les deux antagonistes s'étaient lèves en échangeant ces mots:
+
+--Vous m'en rendrez raison, monsieur!
+
+--Demain toute la journée, je me tiendrai à votre disposition.
+
+Puis ils s'étaient éloignés, chacun d'un côté.
+
+Sans le vouloir, sans y penser, Arthur Lancelot serra la main de sa
+partenaire, mais il faillit manquer la figure qu'il dansait.
+
+--Vous êtes distrait, monsieur; soyez plus attentif, je vous prie,
+on nous observe! lui dit tendrement Emmeline, qui s'attribuait bien
+gratuitement la cause de cette distraction.
+
+--Ah! ma chère... commença le comte.
+
+Mais s'apercevant que son qualificatif était un peu bien familier, il
+reprit, quoique la jeune fille, charmée, l'encourageât à continuer par
+un regard souriant:
+
+--Ah! mademoiselle... pourrais-je n'être pas distrait!... en votre
+présence adorable, ajouta-t-il au bout d'un instant.
+
+Emmeline ne tint pas compte de l'intervalle dont il avait séparé chaque
+membre de phrase, surtout le dernier. Elle fut convaincue que le coeur
+rebelle d'Arthur était enfin vaincu, subjugué, car jamais elle ne
+l'avait vu si ému.
+
+C'est qu'elle aimait Lancelot depuis la première fois qu'elle l'avait
+rencontré à un bal, chez l'intendant maritime de la station, il y avait
+plus de huit mois déjà! Et huit mois, comme c'est long pour une personne
+qui n'a d'autre occupation que le travail fantaisiste d'une imagination
+fougueuse.
+
+Ce soir-là fixa son avenir. Le comte fit, il est vrai, peu attention à
+elle; mais l'amour a du goût pour les oppositions. On sait qu'il trouve
+à butiner son miel là où un indifférent ne voit que des épines ou du
+sable, et que, comme certains êtres animés, il (je parle toujours de
+l'amour) se nourrit au besoin de sa propre chair.
+
+Éprise du comte, Emmeline déploya toutes ses éloquentes finesses de
+femme pour l'attirer chez son père. Elle jouissait naturellement de
+la grande et excellente liberté que les moeurs anglaises accordent aux
+demoiselles; aussi pouvait-elle faire des invitations en son nom; et se
+conduire dans le monde comme chez nous une jeune dame de bon ton.
+
+Mais la réussite de son projet ne présentait pas autant de difficultés
+qu'elle l'avait supposé, en entendant dire que le comte Lancelot
+était hautain, d'une politesse exquise, mais froide, d'une humeur
+épigrammatique, surtout avec les femmes; un dandy de haute saveur qui
+affectait d'être blasé sur tous les plaisirs.
+
+Certes, ces rumeurs n'avaient rien d'agréable pour Emmeline.
+Cependant, elles irritèrent sa passion naissante plutôt qu'elles ne la
+refroidirent, et elle fut enchantée de voir que, dans cette soirée même,
+Arthur témoignait à son frère Bertrand une préférence marquée sur tous
+les autres jeunes gens.
+
+La liaison entre eux fut très-prompte; elle fut bientôt très-étroite.
+
+Emmeline s'en applaudit, quoique, parfois, elle se sentit piquée de
+la tiédeur que Lancelot avait pour elle, tandis qu'il manifestait pour
+Bertrand l'empressement le plus chaleureux.
+
+Cette tiédeur à son endroit, il n'était guère possible de la considérer
+comme un fruit de la timidité, car avec un grand air de distinction
+et une conversation toujours raffinée, le comte était souvent hardi,
+provocant dans ses expressions. Mais l'amour est si ingénieux pour
+s'abuser, qu'Emmeline portait au compte de ce sentiment la réserve
+d'Arthur.
+
+Myope et bavard, à son habitude, le public les disait enflammés l'un
+pour l'autre, et les mariait obligeamment chaque semaine.
+
+Par ces courtes explications, on comprendra combien étaient précieuses
+à mademoiselle du Sault les plus légères prévenances du comte Arthur
+Lancelot.
+
+Aussi, comme un lis s'incline sous la rosée bienfaisante du matin,
+courba-t-elle la tête, en rougissant, sous la caresse de sa dernière
+réponse.
+
+--Vous êtes un flatteur, monsieur Arthur, murmura Emmeline pour dire
+quelque chose.
+
+--On n'est pas flatteur avec ceux que l'on aime; mais toute flatterie
+pâlirait devant vous, reprit Lancelot de sa voix harmonieuse, dont on ne
+pouvait entendre le timbre musical sans en rêver.
+
+Emmeline rougit de plus en plus fort; un pas encore et le comte lui
+faisait une déclaration. Il fallait l'y pousser. Et, tout en tournant
+dans la ronde, elle lui décocha cette réflexion d'une dangereuse
+naïveté:
+
+--Oh! mais c'est qu'il y a aimer et aimer!
+
+--Oui, répliqua Lancelot, par un bond qui plaçait subitement un abîme
+entre le coeur de la jeune fille et le sien, oui, on a de l'amitié pour
+ses amis, de l'amour pour ses ennemis!
+
+Ce trait était acéré. Emmeline en frissonna. Il se pouvait néanmoins
+que ce fût une de ces flèches sans portée sérieuse, comme le comte
+se plaisait à en lancer dans le monde, et qui lui avaient valu dans
+certaines coteries la réputation d'homme cynique. Emmeline essaya donc
+de prendre gaiement cette réplique, et elle repartit en souriant:
+
+--Il ne s'agit plus que de savoir, monsieur, dans quelle catégorie vous
+me rangez?
+
+La question était directe. Une réponse maladroite engagerait le coeur du
+jeune homme ou briserait celui de la jeune fille.
+
+Mais Lancelot n'était pas un écolier. Il s'en tira par un mot à double
+entente.
+
+--Oh! dit-il, le sourire aux lèvres, je range assurément mademoiselle du
+Sault parmi les personnes aimées. Mais voici le _rill_ terminé, daignez
+m'excuser un instant, mademoiselle!
+
+Il avait conduit Emmeline à un siège. Il la salua rapidement et rentra
+dans les salons.
+
+Ses regards cherchèrent Bertrand; ils ne rencontrèrent que le capitaine
+Irving, qui se disposait à partir.
+
+--Pardon, lui dit Arthur Lancelot en s'approchant.
+
+--Que me voulez-vous? fit l'officier avec hauteur.
+
+--Vous dire un mot.
+
+--Parlez.
+
+--Pas ici, dans les jardins. Ce que j'ai à vous dire est entre nous.
+
+--Il me semble que nous sommes seuls, dit sèchement le militaire.
+
+--Eh bien, soit! puisque vous le voulez, causons ici.
+
+--On y est aussi bien qu'ailleurs! reprit l'autre d'un ton bref.
+
+--Vous savez que nous avons un compte à régler?
+
+--Quel compte?
+
+--Mais, dit Arthur d'un air dédaigneux, vous vous êtes permis d'être
+grossier...
+
+L'officier devint cramoisi comme son uniforme.
+
+--Grossier! répéta-t-il en grinçant des dents.
+
+--Je vous ai fait l'honneur de vous le dire, capitaine, reprit
+impertinemment Arthur.
+
+--L'honneur! paltoquet! mâchonna Irving.
+
+--Eh! oui, l'honneur! dit Lancelot sans s'émouvoir de l'irritation du
+militaire; donc vous vous êtes permis d'être grossier à mon égard, et
+j'espère que vous voudrez bien...
+
+--Je vous tuerai comme un chien! hurla l'officier.
+
+Plusieurs personnes, qui jouaient ou causaient à quelque distance,
+levèrent la tête.
+
+--Pas si haut! dit Arthur; vous parlez à un homme qui n'est ni sourd, ni
+de mauvaise compagnie!
+
+--Oh! oh! c'est trop fort! maugréa Irving, vous me donnerez
+satisfaction...
+
+--Je l'entends bien ainsi!
+
+--Fat!
+
+--Les injures sont superflues, capitaine. A demain!
+
+--A demain, monsieur! dit l'officier.
+
+--Votre heure?
+
+--Le plus tôt possible.
+
+--Cela m'arrange parfaitement. Quatre heures du matin donc!
+
+--Plus tôt si vous voulez! j'ai hâte de vous faire la leçon, monsieur le
+dandy!
+
+Et le capitaine Irving appuya sur ces mots avec l'emphase méprisante
+qu'un de nos troupiers, courroucé par un _civil_, mettrait à lui dire
+_monsieur le pékin_!
+
+--Vos armes? demanda Arthur.
+
+--Les vôtres?
+
+--Oh! cela m'est égal.
+
+--Alors, dit l'officier, nous prendrons le sabre.
+
+--Le sabre, c'est un peu brutal, dit Lancelot en souriant.
+
+--Vous refusez, blanc-bec? fit l'autre avec un haussement d'épaules.
+
+--Du tout, du tout, capitaine. Le sabre m'accommode parfaitement. C'est
+une arme que j'affectionne. Et maintenant, convenons du lieu de la
+rencontre, s'il vous plaît, car demain nous n'aurons pas le temps de
+prendre ces petits arrangements.
+
+--Au creux d'Enfer, il y a une pelouse...
+
+--Va pour le creux d'Enfer.
+
+--A quatre heures, monsieur; je vous engage à faire vos dispositions
+testamentaires, car je dois vous dire que je suis de première force au
+sabre, reprit le capitaine en tortillant ses longs favoris roux.
+
+--A quatre heures j'y serai, répondit tranquillement le comte Lancelot.
+
+Et, saluant le militaire, il sortit du salon pour retourner à la danse,
+sans remarquer que mademoiselle du Sault quittait vivement une fenêtre
+ouverte de ce salon, à laquelle elle s'était tenue appuyée, derrière
+une treille, pendant la plus grande partie de l'entretien du comte et du
+capitaine.
+
+Quand Arthur la rejoignit, elle causait avec son frère.
+
+--Mon cher ami, lui dit Bertrand, je pars... vous m'excuserez; je ne
+suis pas encore très-solide... Mais restez avec Emmeline... je vous
+renverrai la voiture.
+
+--C'est cela, dit la jeune fille. Il vaut mieux que tu rentres, mon bon
+frère... Monsieur le comte me ramènera... je l'espère.
+
+Et son regard interrogateur demanda une réponse affirmative à Lancelot.
+
+--Vous sentiriez-vous indisposé? dit celui-ci avec inquiétude.
+
+--Nullement, nullement, mon cher.
+
+--Mais le médecin lui a défendu les longues veillées, intervint
+Emmeline.
+
+--Oui, et bonsoir... Amusez-vous bien, dit Bertrand.
+
+--Attendez encore un instant, fit Arthur.
+
+--Oh! pour moi, je veux rester au bal jusqu'à la fin, s'écria la jeune
+fille en prenant le bras de Lancelot.
+
+Celui-ci toussa d'un ton très-naturel en apparence, et il dit:
+
+--Eh bien, c'est cela... oui... je ramènerai mademoiselle du Sault
+lorsqu'elle...
+
+Il avait traîné et prolongé sa phrase à dessein.
+
+On vit tout à coup paraître Samson, dont la tête énorme dominait de plus
+d'un pied les spectateurs.
+
+--Ah! mon domestique! il y a quelque chose d'extraordinaire, dit Arthur
+avec un air de contrariété fort bien joué.
+
+--Quelle figure de requin! s'écria Bertrand.
+
+--Il mériterait certainement une place distinguée parmi les fameux
+Requins de l'Atlantique, n'est-ce pas? reprit le comte en riant.
+
+--Oui, maître, dit Samson, avec son salut militaire.
+
+--Tu m'apportes une nouvelle?
+
+--Oui, maître.
+
+Et levant la main à la hauteur des yeux, il fit deux ou trois signes.
+
+--Oh! mon Dieu, est-ce désolant! murmura le comte; voilà qu'une
+affaire...
+
+Et s'adressant à Samson:
+
+--Est-ce pressé?
+
+--Oui, maître.
+
+--Allons, va devant!
+
+--Oui, maître, répondit le serviteur impassible, en se retournant tout
+d'une pièce, après avoir renouvelé son salut.
+
+--Mademoiselle, dit alors Lancelot à Emmeline, je suis on ne peut plus
+affligé du contretemps...
+
+--C'est bon, c'est bon, dit Bertrand, un mystère de plus sur votre
+bilan, mon cher. Nous vous en tiendrons compte, ma soeur et moi!
+
+Puis à Emmeline, qui rayait avec dépit, du bout de son ombrelle, le
+sable de l'allée où ils devisaient:
+
+--Pardonne-lui encore, petite soeur, mais à une condition.
+
+--Et laquelle? s'enquit Lancelot.
+
+--C'est que vous nous sacrifierez toute votre journée de demain.
+
+--Oh! avec joie, si mademoiselle...
+
+--Pouvez-vous douter que j'en sois heureuse! dit Emmeline avec un accent
+de reproche.
+
+--Désirez-vous partir seul? demanda Bertrand.
+
+--Non, non, mon cher; si vous ne le trouvez pas mauvais, je vous
+ramènerai.
+
+--Quel bonheur! s'écria étourdiment Emmeline.
+
+--Alors, je vais faire atteler.
+
+--Allez, nous vous suivons.
+
+Bertrand s'élança vers les communs, où les voitures avaient été
+remisées. Mais en courant, un papier tomba de sa poche.
+
+Arthur aperçut ce papier, qui échappa à l'attention d'Emmeline, trop
+absorbée par ses pensées pour regarder ce qui l'entourait.
+
+Le comte l'entraîna du côté où était tombé l'objet se baissa comme pour
+cueillir une fleur, le ramassa et le serra dans son gousset de montre.
+
+--Quelle délicieuse soirée, et comme il m'eût été bon de la passer tout
+entière avec vous, mademoiselle! disait-il, en même temps à Emmeline.
+Vous offrirais-je cet oeillet?
+
+La jeune fille prit la fleur et la fixa à son corsage.
+
+--Où êtes-vous? cria bientôt la voix de Bertrand.
+
+--Ici, derrière le massif de rosiers, répondit Lancelot.
+
+En entendant son frère, Emmeline avait tressailli. Elle arrêta son
+cavalier par un mouvement brusque et subit.
+
+--Monsieur Arthur, lui dit-elle avec une vivacité fébrile, il faut que
+je vous parle... cette nuit...en secret... dans deux heures... à la
+petite porte du parc... elle sera ouverte!
+
+Avant que le comte, extrêmement surpris de cette impérieuse déclaration
+eût eu le temps d'y répondre, Bertrand arriva.
+
+--La voiture est prête, dit-il.
+
+--Nous sommes à vous, répondit Arthur.
+
+Montant dans la calèche de M. du Sault, ils revinrent promptement à la
+ville.
+
+Le voyage fut assez triste, chacun d'eux étant diversement, mais
+profondément préoccupé.
+
+--Nous vous descendrons chez vous, dit Bertrand au comte, en traversant
+la rue de la Douane.
+
+--Oh! je vous accompagnerai...
+
+--Inutile, mon cher!... Voici votre porte! Bonne nuit!
+
+--Bonne nuit à tous deux! dit Arthur en sautant à terre, après avoir
+pressé la main des jeunes gens.
+
+La calèche reprit le grand trot. Et le comte siffla.
+
+Samson, qui avait suivi par derrière, accourut au galop.
+
+--Va seller Betzy et attends, lui dit Lancelot.
+
+--Oui, maître.
+
+--Seulement, fais en sorte qu'on ne te voie pas.
+
+--Oui, maître.
+
+--Dans une heure, tu conduiras Betzy sur le chemin de la villa du Sault,
+en dehors de la ville.
+
+--Oui, maître.
+
+Le comte, alors, ouvrit la porte de la maison et monta à son appartement
+privé.
+
+
+
+
+ V
+
+ LES DEUX RENDEZ-VOUS
+
+
+Le comte Arthur Lancelot occupait une maison entière, dans la rue de la
+Douane _(Duane-Street)_.
+
+Cette maison n'avait que deux étages et un sous-sol.
+
+Elle était construite à l'anglaise. On y arrivait par un escalier de
+cinq ou six marches, défendu, comme la façade de la maison, par une
+grille en fer, à hauteur d'appui, distante de deux mètres environ du
+mur, et derrière laquelle végétaient quelques arbrisseaux.
+
+Le premier étage comprenait les salons de réception; le second,
+l'appartement privé du comte.
+
+Seul, Samson avait accès dans cet appartement.
+
+On y comptait quatre pièces: une salle à manger un cabinet de travail,
+un boudoir et une chambre à coucher, où jamais profane n'avait pénétré,
+pas même le fidèle serviteur.
+
+Toutes les fenêtres étaient munies de barreaux en fer et les volets
+intérieurement doublés avec de fortes plaques de tôle.
+
+L'habitation se trouvait ainsi à l'abri des voleurs et des curieux; elle
+pouvait, ou besoin, soutenir un siège de quelques heures... En entrant,
+Lancelot battit du briquet, alluma une bougie placée dans le vestibule
+sur une console, et après avoir soigneusement refermé la porte
+extérieure, monta à son appartement.
+
+Il s'arrêta dans le cabinet de travail.
+
+C'était une petite pièce, tendue en cuir de Cordoue et meublée avec
+un goût sévère: le secrétaire, la bibliothèque, le fauteuil étaient en
+ébène, sans sculpture.
+
+Des armes du plus grand prix, recueillies dans toutes les parties du
+monde, pendaient aux parois de la muraille et y tenaient lieu de
+peintures.
+
+Arthur ouvrit le secrétaire, déposa son bougeoir sur la tablette,
+s'assit, et tira de sa poche l'objet qu'il avait ramassé dans le jardin
+de Bellevue.
+
+Cet objet, roulé, de la grosseur d'un tuyau de plume, n'était autre
+chose qu'un papier.
+
+Le jeune homme le déplia, d'une main frémissante. Une écriture fine et
+tourmentée le couvrait tout entier.
+
+Lancelot en lut et relut les lignes, avec une émotion profonde.
+
+--Ah! mon Dieu, s'écria-t-il en renversant ensuite sa tête sur le
+dossier du fauteuil, mon Dieu! Je ne l'aurais jamais cru! lui, amoureux!
+lui aimé de madame Stevenson! Malheur! malheur sur moi qui n'ai pas
+prévu cette liaison! Mais peut-être est-il temps encore; peut-être
+puis-je mettre des entraves à leur passion! car il ne faut pas qu'ils
+s'aiment... S'aimer, eux! j'en mourrais de jalousie!
+
+Il parcourut une troisième fois le billet et le froissa dans ses doigts.
+
+--Non, cela ne sera pas! s'écria-t-il en se frappant le front. Dussé-je
+enlever cette femme, cela ne sera pas; je les séparerai!... Voyons...
+leur rendez-vous est à minuit! Quelle heure est-il?
+
+Il jeta un coup d'oeil sur sa montre.
+
+--Onze heures trois quarts, dit-il; j'y puis être... Mon entrevue avec
+Emmeline est fixée à une heure du matin... Ce n'est pas loin; Betzy va
+comme le vent; pourvu que je parte à une heure moins cinq minutes,
+je serai exact. Mais que me veut cette pauvre fille!... Chère et
+malheureuse Emmeline, elle est amoureuse de moi...
+
+Un sourire triste passa sur son visage, et il poursuivit, comme s'il
+répondait à une réflexion intime:
+
+--Si elle savait... Étrange destinée que la mienne! Jeune, je désirais
+la lutte... la lutte grande, terrible, celle qui s'enivre à la coupe des
+chaudes amours et se baigne les mains dans le sang... Ai-je été traité
+en enfant gâté par le Hasard ou la Providence, qu'on l'appelle comme on
+voudra! parbleu! il ne m'importe guère!... Mais, il faut se hâter.
+
+En prononçant ces paroles, le comte Lancelot se leva, alla à une
+panoplie, en décrocha deux petits pistolets, qu'il mit dans sa poche
+après les avoir chargés, et, s'enveloppant dans un manteau de drap
+foncé, il échangea son chapeau de paille contre un feutre noir, et
+ressortit.
+
+La nuit était assez claire, quoique la lune ne brillât point.
+
+Arthur se glissa silencieusement le long des maisons, enfila plusieurs
+rues qu'il longea ou traversa sans rencontrer personne, et arriva enfin
+devant une habitation isolée, bâtie au milieu d'un jardin de quelque
+étendue.
+
+Une haie l'entourait.
+
+Le jeune homme franchit cette haïe avec une agilité qui eût fait honneur
+à un gymnasiarque consommé.
+
+Des avenues ombreuses s'étendaient de tous côtés.
+
+Lancelot en prit une, rangea les arbres d'aussi près qu'il put, et en
+marchant sur la pointe du pied.
+
+Un mouvement de voix ne tarda point à frapper son oreille.
+
+Il redoubla de précautions, se plia en deux et continua d'avancer, mais
+dans la direction du son.
+
+Bientôt, le bruit d'un baiser arriva à lui. Il frémit, s'appuya contre
+un arbre, mit sa main sur sa bouche et la mordit pour s'empêcher de
+crier.
+
+La maison n'était plus qu'à quelques pas de lui.
+
+Au balcon d'une fenêtre inférieure, on apercevait deux silhouettes: la
+silhouette d'une femme et celle d'un homme.
+
+La femme se tenait dans la baie de la fenêtre, l'homme au dehors, penché
+par-dessus la balustrade du balcon, et à demi caché par un bouquet de
+lilas.
+
+--Oh! Bertrand! Bertrand! murmura Arthur en se rapprochant davantage
+encore du couple.
+
+--Que vous êtes bonne et qu'il m'est doux de vous le répéter, Harriet!
+disait le jeune homme, passant son bras autour de la taille de la jeune
+femme et l'attirant à lui.
+
+--Oui, répondit-elle, oui, je suis trop bonne! et vous un ingrat, car
+vous n'imaginez pas combien je m'expose, en vous recevant ici à pareille
+heure!
+
+--Le temps m'a semblé bien long, allez, depuis le moment où vous m'avez
+remis le billet...
+
+--A propos, ce billet, rendez-le-moi, monsieur.
+
+--Quoi! vous ne me le laisserez pas, câlina le jeune homme! Il y a tant
+d'amour! tant de bonheur pour moi dans ces lignes!
+
+--Que ne les gravez-vous dans votre coeur! dit-elle en souriant; mais,
+mon bon ami, l'écriture laisse des traces. Je ne serai tranquille que
+quand ce papier n'existera plus.
+
+--Vraiment! vous me le refusez, dit Bertrand d'un ton chagrin en
+fouillant dans sa poche.
+
+--Vraiment oui! une imprudence est si vite commise! Si mon mari...
+
+--Oh! ne parlez pas de lui! ne parlez pas de lui! s'écria-t-il.
+
+--Ma lettre! ma lettre! monsieur!
+
+--Je ne la trouve pas, je l'aurai oubliée...
+
+Ces mots furent dits d'un ton inquiet.
+
+--Voyez! déjà! Oh! l'on ne devrait jamais confier ses pensées au papier?
+fit la jeune femme, mais vous me la rapporterez demain, n'est-ce pas?
+
+--Je vous le jure, Harriet, ma chérie! ma douce colombe, dit Bertrand en
+imprimant ses lèvres sur le cou de sa maîtresse.
+
+Une douleur aiguë traversa le coeur d'Arthur Lancelot comme un fer
+rouge.
+
+--Mais, demanda la jeune femme, après un moment de silence, comment
+avez-vous pu venir sitôt?
+
+--Oh! dit-il, dès que j'eus déposé chez lui le comte...
+
+--Un fat! je ne l'aime guère, observa Harriet.
+
+--Fat! lui! ne dites pas cela; c'est un noble et excellent ami, repartit
+vivement Bertrand.
+
+--Continuez, je vous prie, reprit la jeune femme en étouffant un
+bâillement.
+
+--La coquette! l'indigne coquette! pensa Lancelot.
+
+--Donc, poursuivit Bertrand, après l'avoir descendu à sa maison, j'ai
+prétexté que j'avais oublié de lui faire une communication importante
+pour quitter ma soeur...
+
+--Et personne ne nous a vu?
+
+--Personne! Mais, Harriet, ma bien-aimée, ne me permettez-vous pas...
+
+--Non, monsieur, non, minauda la jeune femme.
+
+--Vous doutez donc de mon amour?
+
+--Les hommes sont si trompeurs!
+
+--Pouvez-vous me tenir un pareil langage, à moi qui n'ai jamais aimé et
+n'aimerai jamais que vous!
+
+--Petit menteur! murmura-t-elle en approchant ses lèvres des siennes.
+
+Des larmes brûlantes s'amassaient sous les paupières du comte.
+
+Oh! laisse-moi, laisse-moi entrer dans ta chambre! supplia Bertrand.
+
+--Mais si l'on venait? répondit-elle tendrement, en lui formant un
+collier de ses bras.
+
+Un souffle de la brise écarta le cachemire qui lui servait de peignoir
+et découvrit sa gorge blanche et ferme comme du marbre.
+
+Bertrand frissonna de la tête aux pieds en y collant ses lèvres.
+
+--Finissez! finis...! bégayait-elle.
+
+--J'entre, n'est-ce pas?
+
+--Mais mon mari!
+
+--Puisqu'il est à son bord.
+
+--Mais si par hasard!...
+
+--Harriet, ne me l'avez-vous pas promis? Est-ce que je ne vous aime pas?
+est-ce que pour vous plaire...
+
+Tout en articulant ces paroles d'une voix palpitante Bertrand enjambait
+la balustrade, sans que la jeune femme lui opposât une résistance
+sérieuse; mais, à ce moment, le sable grinça sous des pas précipités.
+
+--Quelqu'un! sauvez-vous! s'écria Harriet. Et elle se précipita dans sa
+chambre, dont elle referma la croisée, pendant que son amant s'enfuyait
+à travers les jardins, et pendant qu'Arthur, auteur de leur épouvante,
+sautait par dessus la haie et regagnait la ville, en se disant:
+
+--Comme ils m'ont fait souffrir! je ne me croyais pas autant de
+patience... Enfin, je les ai séparés! Il n'est pas probable qu'ils se
+revoient cette nuit... ni de longtemps... car j'aviserai au moyen de
+jeter entre eux un obstacle insurmontable!
+
+Une heure sonna à l'église métropolitaine.
+
+--Ah! mon Dieu, je serai en retard! vite, courons, pensa-t-il.
+
+Sur la route de la villa du Sault, il trouva Samson, qui l'attendait
+flegmatiquement, près de deux chevaux de selle.
+
+Ils les enfourchèrent en un clin d'oeil.
+
+Arthur lança le sien au galop et Samson prit la même allure, après avoir
+laissé entre le comte et lui la distance d'une centaine de mètres.
+
+Au bout de cinq minutes, Lancelot était à la petite porte du parc.
+
+Il appela son domestique.
+
+--Tu conduiras, lui dit-il, les chevaux dan» le bois, et tu tâcheras
+qu'on ne vous découvre pas. Si j'ai besoin de toi, je sifflerai.
+
+--Oui, maître, répondit Samson en portant la main à la visière de sa
+casquette.
+
+Lancelot poussa la porte, qui s'ouvrit aussitôt et il vit Emmeline
+adossée au mur, sous un berceau de chèvre-feuille. Un gros chien de
+terre-neuve était couché près d'elle.
+
+L'animal se dressa sur ses pattes en grondant.
+
+--La paix, Médor, la paix! dit-elle en faisant signe au chien de se
+taire.
+
+--Mademoiselle, dit Arthur, en s'avançant vers elle...
+
+--Monsieur, l'interrompit-elle, je vous dois l'explication d'une
+conduite qui sans doute vous parait étrange. Voulez-vous m'offrir votre
+bras, car la matinée est fraîche et je sens que je grelotte!
+
+Le comte s'empressa de lui obéir.
+
+Emmeline reprit d'un ton décidé.
+
+--Monsieur Lancelot, vous devez vous battre...
+
+--Mademoiselle...
+
+--N'essayez pas de nier, je sais tout. Du reste, je serai franche avec
+vous; je sens que la franchise est la seule excuse de ma manière d'agir.
+Je vous ai épié et j'ai surpris votre conversation avec le capitaine
+Irving; si, à présent vous voulez savoir pourquoi je vous ai épié, je
+vous dirai...
+
+Sa voix s'attendrit; un déluge de larmes lui coupa la parole.
+
+Ce qu'elle n'acheva point, le comte le devina, et avec un tact, dont
+elle le remercia aussitôt par un regard, il lui dit:
+
+--Je ne vous demande point, mademoiselle, pourquoi vous m'avez
+surveillé. Quelles que soient vos raisons, elles sont d'un noble coeur
+je voudrais... mais ne parlons plus de cela. J'imiterai votre franchise;
+oui, je dois me battre, à la pointe du jour!
+
+Emmeline se prit à trembler au bras du jeune homme.
+
+--Rassurez-vous, cependant, reprit-il, en souriant. Le combat aura lieu
+au sabre. C'est une arme qui m'est familière. Je puis dire, sans vanité,
+que je n'y ai point encore trouvé mon égal, par conséquent...
+
+--Mais un hasard, monsieur!
+
+--Oh! dit-il gaiement, le hasard est une divinité à laquelle je rends
+un culte trop absolu, pour qu'elle me fasse défaut à l'heure du péril.
+Plaignez plutôt mon adversaire, chère Emmeline.
+
+--J'avais espéré, balbutia-t-elle, que pour m'être agréable, pour
+m'_obliger_,--et elle souligna le terme,--vous renonceriez à ce duel,
+dont la pensée seule me glace d'épouvante. Je voulais vous en parler,
+vous conjurer de m'accorder cette faveur... avant de rentrer à la
+maison; je l'aurais fait sans mon frère; mais, craignant que votre
+amour-propre ne fût froissé, si j'abordais ce sujet en sa présence... je
+vous ai prié...
+
+--Croyez, mademoiselle, que je n'ai pas suspecté un seul instant
+la pureté de vos intentions, répliqua Lancelot avec une affectueuse
+sincérité.
+
+--Vous ne vous battrez point, dit Emmeline.
+
+--Je ne puis vous le promettre.
+
+--Oh! si! fit-elle d'un ton suppliant, enfournant sur lui ses beaux yeux
+noyés de pleurs.
+
+--Je voudrais...
+
+--Vous pouvez tout ce que vous voulez, vous!
+
+Cette affirmation enthousiaste amena un sourire sur le visage du comte.
+
+--Il serait à souhaiter, mademoiselle, dit-il en prenant la main
+d'Emmeline.
+
+--Mais, dit celle-ci, il n'est donc personne qui vous soit chère?
+
+Lancelot soupira.
+
+--Bien des personnes me sont chères, répondit-il ensuite; vous la
+première, ma bonne Emmeline.
+
+--Oh! si cela était! prononça-t-elle avec un accent du coeur, en
+pressant la main du jeune homme.
+
+--Oui, vous m'êtes chère, bien chère, vous et votre frère... vous êtes
+l'un et l'autre ce que j'aime le plus au monde.
+
+A ces mots, Emmeline se serra contre lui, ralentit sa marche, et laissa
+nonchalamment tomber sa tête sur le bras de Lancelot.
+
+Ce mouvement avait été si spontané; il témoignait de tant de confiance,
+d'une tendresse si dévouée; la pose d'Emmeline était si séduisante, que
+le comte se pencha légèrement et lui effleura le front avec ses lèvres.
+
+--Oh! vous m'aimez, n'est-ce pas, Arthur? dit la jeune fille d'une voix
+mourante, en fléchissant sous la violence de son émotion.
+
+--Eh bien! eh bien! qu'est-ce que je vois? cria-t-on tout à coup à
+quelques pas d'eux.
+
+
+
+
+ VI
+
+ LE DUEL
+
+
+--Mon frère! fit Emmeline, avec plus de surprise que de frayeur.
+
+--Oui, dit le comte, c'est la voix de Bertrand, mais, ajouta-t-il,
+très-bas, au nom du ciel! ne lui dites rien; ne lui parlez pas de ce qui
+fait le sujet de notre entretien.
+
+--Tiens! tiens! criait le jeune du Sault; vous m'en contez de belles,
+mes bons amis. L'un a une affaire urgente, il rentre chez lui; l'autre
+se déclare fatiguée, oh! bien fatiguée, elle ira »e coucher aussitôt
+à la maison, et voilà que je les trouve tous deux en promenade
+sentimentale dans le parc, à une heure du matin. Mais savez-vous ce que
+je ferais si j'étais un frère comme il y en a?
+
+Il prit une pause tragique, en tirant de sa poche un canif dont il mit
+la lame au vent.
+
+--Et que ferais-tu? demanda Emmeline, en riant aux éclats, quoi qu'elle
+lui en voulût d'être venu les trouver à un moment si intéressant.
+
+--Ce que je ferais! Eh bien, je vous immolerais à ma vengeance, puis je
+me suiciderais... sur vos cadavres sanglants!
+
+--Tais-toi! lui dit la jeune fille, laisse-là tes cadavres, le mot seul
+me fait peur.
+
+--Mais, continua Bertrand, je suis un frère débonnaire, une bonne pâte
+de frère, j'adore ma petite soeur, je ne déteste pas son cavalier, et
+vraiment, il m'en coûterait de priver la création de deux êtres aussi
+charmants.
+
+--Est-il aimable un peu, ce soir? murmura Emmeline.
+
+--Disons ce matin et nous serons plus juste, repartit l'enseigne. Mais,
+mes enfants, vous devez geler. Quelle idée de se donner des rendez-vous
+à pareille heure, quand vous avez toute la journée à vous! Eh! par Dieu!
+si quelquefois je vous embarrasse, il faut le dire. Je ne suis ni un
+Othello, ni un mal appris! J'aime assez ma soeur pour satisfaire avec
+joie ses fantaisies; je connais assez la solidité de ses principes pour
+approuver ce qu'elle approuve. Allons, donnez-moi la main, Arthur, et
+toi un baiser, belle noctambule!
+
+--Vous avez raison, mon cher Bertrand, de juger ainsi votre soeur, dit
+Lancelot après cet échange de cordialités, car notre entrevue avait pour
+objet une...
+
+--Voulez-vous bien garder vos secrets pour vous? est-ce que je les veux
+savoir vos secrets? dit gaiement le frère d'Emmeline.
+
+--Cependant...
+
+--Je n'écoute rien.
+
+--Le drôle de corps! fit la jeune fille en riant.
+
+--Je vous ai dérangés, ce n'est pas ma faute, mais je me sauve.
+
+--Du tout, s'opposa le comte.
+
+--Prétendez-vous me garder?
+
+--Oui, oui, répliqua Arthur.
+
+--Une question alors? interrogea facétieusement Bertrand.
+
+--Fais, dit sa soeur.
+
+--A quand la noce?
+
+Emmeline se serra, palpitante, contre Lancelot. Et, remarquant que la
+demande avait embarrassé celui-ci, elle dit à son frère:
+
+--Une autre question, une question préalable, s'il vous plaît, monsieur
+l'inquisiteur.
+
+--Ce n'est pas répondre ça, dit Bertrand.
+
+--Comment se fait-il, poursuivit Emmeline, que vous vous trouviez ici,
+à pareille heure, vous, un malade, qui devrait être au lit depuis le
+crépuscule?
+
+--C'est juste, appuya Arthur avec une teinte d'ironie.
+
+--Oh! balbutia Bertrand, une affaire...
+
+--Des affaires! comme monsieur Lancelot, quand il nous veut quitter,
+interrompit la jeune fille.
+
+--Un ami qui m'a retenu!
+
+--Mais, dit Arthur, je croyais que vous vous rendiez directement à la
+villa, quand vous m'avez quitté?
+
+--Tiens! dit Emmeline, il n'est donc pas allé chez vous?
+
+--Bertrand! non, répondit le comte, prenant plaisir à taquiner son ami.
+
+--Ah! fit ce dernier, j'ai rencontré une connaissance et nous sommes
+montés au club.
+
+--A minuit! dit Emmeline en secouant la tête d'un air incrédule.
+
+--D'abord, il n'était qu'onze heures...
+
+--Mais que me vouliez-vous donc? reprit Arthur.
+
+Bertrand était fort mal à l'aise. Il s'agitait comme s'il eût eu des
+épines sous les pieds.
+
+--Bon, bon! dit sa soeur. Il nous cache quelque chose. Mais va, sois
+tranquille, nous ne te tourmenterons pas davantage. Conserve pour toi ce
+que tu ne veux pas nous dire. On sera aussi discret que vous, monsieur.
+Seulement tu nous expliqueras comment il se fait que tu rentres par la
+petite porte du parc qui devrait être fermée!
+
+--Oh! rien de plus facile, répondit-il du ton d'un homme soulagé d'un
+lourd fardeau. J'allais passer par la porte de la grille, quand Médor,
+sortant d'ici, s'est jeté dans mes jambes. Surpris que la petite
+porte fût ouverte, j'ai monté pour la fermer au verrou, et voilà!
+Pardonnez-moi, je me retire.
+
+--Non, non, dit Arthur; restez.
+
+--A mon tour, je dirai non; j'ai encore un mot à vous dire en
+particulier, monsieur Lancelot.
+
+Et se tournant vers son frère:
+
+--Va m'attendre au bout de l'allée.
+
+--Ah! dit-il, c'est que moi aussi j'aurais un mot à dire en particulier
+à maître Arthur.
+
+--Eh bien! tu lui parleras après moi.
+
+--C'est sans doute pour cette affaire que vous étiez retourné, dit le
+comte.
+
+--Exactement, mon cher ami, exactement. Une affaire très-importante.
+Dans un moment...
+
+Il s'éloigna en sifflant l'air de _Rule Britannia_.
+
+--Monsieur Arthur, dit la jeune fille regardant Lancelot en face,
+monsieur Arthur, pouvez-vous me faire le sacrifice de votre duel?
+
+--Mademoiselle, il...
+
+--Répondez-moi nettement, je vous prie, pas de détours, pas de
+faux-fuyants, vous êtes trop noble pour user de semblables expédients.
+
+--Je ne puis vous faire ce sacrifice, dit le comte.
+
+--Pouvez-vous me dire l'heure de la rencontre, car je compterai les
+minutes.
+
+Lancelot discerna un piège sous cette phrase.
+
+--Oh! dit-il négligemment, ce ne sera pas pour aujourd'hui, puisque nous
+sommes à deux heures du matin; peut-être pour demain.
+
+--Mais, reprit-elle, je croyais que vous aviez dit que vous partiez ce
+soir?
+
+Arthur se mordit la lèvre. Il n'avait pas prévu cette pointe. Néanmoins,
+il répondit sans hésiter.
+
+--C'était mon intention. J'ajournerai mon départ...
+
+--Et si un accident...
+
+--Mademoiselle, dit-il d'un ton convaincu qui persuada jusqu'à un
+certain degré Emmeline, je n'ai à craindre et ne redoute aucun accident.
+
+--Seriez-vous assez obligeant pour m'envoyer quelqu'un dès que ce sera
+terminé?
+
+--J'aurai le bonheur d'être ce quelqu'un, si vous le permettez.
+
+--Je prierai Dieu pour vous! dit Emmeline, en lui serrant la main.
+
+--Mais embrasse-le donc, petite soeur! va, je ne regarde pas, cria
+Bertrand, du fond de l'allée.
+
+Arthur tressaillit. Ses sourcils se contractèrent. La jeune fille ne vit
+point ce signe d'humeur. Elle inclina son front, espérant que Lancelot y
+déposerait un baiser.
+
+Il n'en fut rien; et elle le quitta, le coeur brisé, les larmes aux
+yeux.
+
+--Je ne serai pas plus longtemps que toi, lui dit Bertrand en passant à
+côté d'elle, pour rejoindre le comte qu'il entraîna un peu plus loin.
+
+Par un geste familier, qu'autorisait leur intimité, celui-ci passa son
+bras par-dessus l'épaule de du Sault, et approchant son visage du sien:
+
+--Voyons, que puis-je faire pour vous, mon Bertrand? lui dit-il.
+
+--Oh! un service d'ami, une niaiserie! Seulement je ne voudrais pas que
+ma soeur le sût; elle est si facile à émouvoir.
+
+--Vous m'intriguez, dit Arthur affectant une ignorance complète,
+quoiqu'il devinât bien ce dont son interlocuteur allait l'entretenir.
+
+--Il s'agit d'un duel.
+
+--D'un duel! êtes-vous sérieux?
+
+--Cela vous étonne; vous qui en avez eu cent... on le dit, du moins.
+
+--Oh! moi c'est bien différent.
+
+--Pourquoi cola?
+
+--Pourquoi? pourquoi?... Mais avec qui, ce duel?
+
+--Le capitaine Irving.
+
+--Ah! je m'en doutais.
+
+--C'est un drôle qui filoute au jeu.
+
+--Et vous vous battez avec un filou!
+
+--Le point d'honneur, que voulez-vous, mon cher?
+
+--Si vous le dénonciez, cela ne vaudrait-il pas mieux?
+
+--Et des preuves?
+
+--Mais on en trouve! Votre parole...
+
+--Ma parole ne suffirait pas, mon cher Arthur.
+
+--Quel sot préjugé que le duel!
+
+--D'ailleurs je lui ai jeté mes cartes à la figure.
+
+--L'insulte est grave...
+
+--Il me faut des témoins. J'ai compté sur vous.
+
+--Et vous avez bien fait.
+
+--Voyez, je vous prie, le major Cooper, et demain c'est-à-dire
+aujourd'hui, soyez à dix heures chez le capitaine. Est-ce convenu?
+
+--Sans doute, mon cher Bertrand, dit-il avec effusion.
+
+--Oh! comme vous paraissez inquiet! Pour moi, je vous assure que ça
+ne m'émeut guère. Ce sera ma cinquième rencontre, et, vraiment, je n'y
+pense même pas, fit le frère d'Emmeline d'un ton légèrement fanfaron.
+
+--C'est, répliqua tristement Lancelot, que le duel me paraît une chose
+grave, car deux hommes y compromettent leur existence...
+
+--Des sornettes!...
+
+--Bertrand!
+
+--A demain, à midi, je vous attendrai le major et vous, pour connaître
+les dispositions... Merci, à charge de revanche... Au revoir!
+
+--Au revoir! proféra le comte, en suivant des yeux le jeune du Sault qui
+courait rejoindre Emmeline, à l'extrémité de l'allée.
+
+--Est-il beau! est-il brave! est-il aveugle! ajouta-t-il un moment
+après. Mais il ne se battra point. Non, non, je lui éviterai ce danger.
+
+Et Arthur Lancelot, sortant du parc, siffla Samson.
+
+Le jour commençait quand il rentra chez lui.
+
+--Samson, dit-il à son domestique, le cutter est en rade, n'est-ce pas?
+
+--Oui, maître.
+
+--Tu iras à bord immédiatement.
+
+--Oui, maître.
+
+--Tu diras au patron de se rendre à terre, en tenue d'enseigne, avec son
+second dans le même costume.
+
+--Oui, maître.
+
+--Tu lui indiqueras la maison du vice-amiral, sais-tu où elle est?
+
+--Oui, maître
+
+--Ils iront, demanderont à parler à sa femme, lui diront que son mari
+désire qu'elle vienne le trouver sur-le-champ; et ils la conduiront
+à bord du cutter, où je veux qu'elle soit traitée avec douceur, mais
+soigneusement enfermée. Est-ce compris?
+
+--Oui, maître.
+
+--Cela devra être exécuté avant huit heures. A dix la chaloupe
+m'attendra au bas du Marché au poisson. La maison sera fermée, et nous
+reprendrons la mer, mon vieux camarade.
+
+--Oui, maître.
+
+--Va!
+
+Quand il fut seul le comte écrivit deux lettres;--l'une à Emmeline,
+l'autre à Bertrand.
+
+Puis, il changea de toilette, prit un doigt de Xérès, avec un biscuit,
+choisit parmi ses armes, deux sabres de cavalerie d'une trempe et d'une
+finesse admirables, les cacha dans son manteau, et courut à la poste, où
+il jeta ses lettres.
+
+Trois heures du matin sonnaient.
+
+Lancelot s'achemina vers l'Hôtel du Gouvernement, fit éveiller deux des
+secrétaires de sir Charles Prévost, qui consentirent volontiers à lui
+servir de témoins.
+
+--Mais nous aurions besoin d'un chirurgien, dit l'un.
+
+--Inutile, répondit Arthur. Le creux d'Enfer est tout près d'ici. On
+rapportera le blessé.
+
+--Ou le mort, ajouta l'autre.
+
+--Comme vous voudrez, dit froidement Arthur.
+
+--Ce diable d'Irving, il n'a pas de chance! reprit le secrétaire. S'il
+vous connaissait...
+
+--Chut! fit le comte en posant le doigt sur ses lèvres, et montrant
+l'autre témoin qui achevait de s'habiller.
+
+--Je suis prêt, dit celui-ci.
+
+--Nous monterons dans une de vos voitures, messieurs, dit le comte.
+
+--Soit!
+
+A quatre heures précises, ils arrivèrent au creux d'Enfer, précipice
+effroyable, situé dans le bois, à un quart de lieue au plus d'Halifax.
+
+Une jolie pelouse, très-unie, borde l'abîme.
+
+Le capitaine Irving était déjà sur le terrain avec deux officiers de son
+régiment.
+
+Les quatre personnages se saluèrent courtoisement.
+
+Les armes furent tirées au sort; le capitaine eut l'avantage; il se
+décida naturellement pour celles qu'il avait apportées et qui étaient
+fort lourdes. Comme il était très-vigoureux, et comme la main fluette de
+son adversaire ne paraissait pas douée d'une force bien grande, il avait
+choisi, dans sa collection et celle de ses amis, les sabres les plus
+pesants qu'il put trouver.
+
+C'étaient des lames droites, dont on pouvait également se servir pour la
+pointe et la contre-pointe.
+
+--Est-ce au premier sang? demanda l'un des seconds.
+
+--C'est à la mort? répliqua le capitaine en brandissant son espadon.
+
+--Eh bien! prenez vos positions, dit un autre témoin.
+
+--Avant de commencer, messieurs, permettez-moi de vous dire, prononça
+le comte, que quelle que soit l'issue de la lutte, je quitterai Halifax
+aussitôt après, si elle ne m'est pas fatale.
+
+--Oh! soyez tranquille, s'écria Irving d'un ton féroce, vous avez
+terminé votre dernier voyage terrestre, mon petit monsieur; et si vous
+n'êtes pas préparé pour celui de l'autre monde...
+
+--Point d'injures, capitaine, interrompit sévèrement un des officiers
+qu'il avait amenés.
+
+--Allez, messieurs! ordonna le principal témoin de Lancelot.
+
+Sans faire parade de son habileté, celui-ci tomba élégamment en garde.
+
+Le capitaine débuta, en matamore, par une série de moulinets qui
+n'avaient d'autre but que d'intimider son antagoniste, en lui montrant
+avec quelle prestesse il maniait un sabre. Mais Arthur ne sembla même
+pas surpris de cette formidable mise en scène.
+
+L'arme d'Irving roulait autour de sa tête avec une rapidité
+vertigineuse. Aux rayons du soleil levant, elle jetait des lueurs
+scintillantes.
+
+Lancelot se contentait de maintenir sa garde.
+
+--Parez-moi celle-là! vociféra Irving, en lui décochant soudain un coup
+de taille, qui fut aussitôt relevé.
+
+Des étincelles jaillirent des deux fers entrechoqués.
+
+--Et celle-là! reprit le capitaine dégageant son sabre par un
+demi-cercle et poussant de l'estoc.
+
+Le comte lui opposa une tierce, redressa son arme, frappa brusquement
+celle de son adversaire à quelques pouces de la poignée, et la fit voler
+à dix pas de distance.
+
+--C'est assez! c'est assez! l'honneur est satisfait, messieurs, dirent
+les témoins.
+
+--Non, non, je veux découdre le ventre de ce morveux, hurla Irving, qui
+avait ramassé son sabre et revenait furieux sur Lancelot.
+
+--Je vous croyais plus fort, dit tranquillement le jeune homme.
+
+Ces mots poussèrent à son comble l'exaspération du capitaine.
+
+Il se précipita comme un fou sur le comte, frappant à droite, à gauche,
+en avant, sans règle ni mesure, et négligeant les feintes pour évoluer
+autour d'Arthur et faire tourbillonner sa lame sur la tête du jeune
+homme.
+
+Mais partout il trouvait l'arme de Lancelot, au-devant de la sienne;
+partout une défense froide, sûre, qui déjouait et fatiguait ses
+attaques.
+
+C'était un beau, un terrible spectacle.
+
+Le capitaine haletant, le visage enflammé, la bras droit sans cesse en
+mouvement, le corps s'agitant en tous sens, tournant avec une célérité
+fiévreuse, et prenant son adversaire dans un cercle de fer éblouissant.
+
+Arthur ferme, calme, l'oeil perçant toujours en éveil, ne bougeait pas
+de place. Il pivotait sur ses pieds, il paraissait ne point vouloir
+prendre de détermination agressive, quoiqu'il ne perdit pas une des
+fautes d'Irving.
+
+Sa grâce, la facilité de son jeu, la souplesse de ses phrases, et son
+impassibilité, quand la plus légère inattention, un clignement des
+yeux, lui pouvait être fatal, tranchaient d'autant mieux qu'Irving,
+déjà épuisé, la respiration sifflante, le poignet appesanti commençait à
+ferrailler lourdement en poussant des cris rauques.
+
+Bientôt ses bottes devinrent plus lâches, moins fréquentes. La lassitude
+le dominait. Désormais il était au pouvoir du comte. Se sentant faiblir,
+il recueillit tout ce qui lui restait de force, pour une dernière passe.
+
+Mais alors, Lancelot allongea le bras et lui porta un coup de manchette.
+
+Le capitaine laissa échapper son sabre, avec un flot de sang. Il avait
+le poignet de droite profondément entaillé!
+
+--Ah! vous me donnerez ma revanche! proféra-t-il sourdement.
+
+--Quand vous serez guéri, je le ferai avec plaisir, si cela peut vous
+être agréable, répondit Arthur.
+
+Et il ajouta intérieurement:
+
+--Ce brutal en a au moins pour trois mois. Mon Bertrand ne se battra pas
+avec lui.
+
+
+
+
+ DEUXIÈME PARTIE
+
+ LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE
+
+
+
+ I
+
+ MADAME HARRIET STEVENSON
+
+
+Nous avons dit qu'en entendant un bruit de pas dans l'allée, madame
+Harriet Stevenson était rentrée dans sa chambre.
+
+En une seconde, elle eut quitté son peignoir et se fut pelotonnée dans
+son lit.
+
+Vivement émue, elle prêta une oreille attentive. Mais les battements
+désordonnés de son coeur neutralisaient tous les efforts qu'elle
+faisait pour écouter. Peu à peu, cependant, le sang cessa de courir
+précipitamment dans ses veines; elle se calma; sa frayeur se dissipa.
+Elle se releva, promena autour d'elle un regard timide, et marcha sur la
+pointe des pieds, vers la fenêtre.
+
+La nuit était claire, sereine. Les yeux d'Harriet plongèrent dans les
+avenues sans rien distinguer qui la pût inquiéter. Tout paraissait
+tranquille au dehors; seuls les feuillages élevaient leurs voix
+frémissantes doucement balancés par la brise du matin.
+
+--C'est singulier, se dit madame Stevenson; je suis pourtant bien sûre
+qu'on a marché dans le jardin... Ah! qu'est-ce que j'aperçois!... Non,
+ce n'est rien, une erreur de mes sens, si j'osais, je sortirais...
+maintenant, je ne pourrais dormir... Appelons Kate.
+
+Elle agita une sonnette.
+
+Au bout de cinq minutes, une jeune servante, à la mine effrontée, se
+montra.
+
+Elle tenait d'une main un fichu à moitié croisé sur sa poitrine, et de
+l'autre un jupon, qu'elle n'avait pas eu le temps d'attacher.
+
+--Qu'y a-t-il, madame? dit-elle en bâillant.
+
+--Vous ne veillez donc pas, Kate! répondit madame Stevenson avec humeur.
+
+--Ah! je me suis endormie; madame était si longue! répartit la soubrette
+d'une voix insolente.
+
+Sa maîtresse avait sans doute des raisons pour ne la point rudoyer, car
+elle reprit moins haut:
+
+--Et vous n'avez rien entendu?
+
+--Entendu... quoi?
+
+--Mais il y avait quelqu'un dans le jardin.
+
+--Sans doute, il y avait le cavalier à madame, répliqua impertinemment
+Kate.
+
+Madame Stevenson fut blessée.
+
+--Vous prenez un ton..., dit-elle.
+
+--Ah! si madame n'est pas contente de mes services... fit la servante.
+
+--Je ne dis pas cela, je ne dis pas cela.
+
+--Ce n'est déjà pas si amusant ici! continua Kate.
+
+--Que vous manque-t-il? ne suis-je pas généreuse?
+
+--Il faut passer les nuits...
+
+--Mais je vous paie.
+
+--Ce serait du propre, si vous ne me payiez pas, riposta la domestique
+avec un accent revêche.
+
+--Voyons, voyons, ma bonne Kate, ne faites pas ainsi la méchante,
+dit madame Stevenson, en prenant sur une crédence, une couronne en or
+qu'elle glissa dans la main de sa camériste.
+
+--Merci, dit avec une révérence, Kate, dont le visage chafouin prit
+aussitôt un air soumis et respectueux.
+
+--Alors, dit Harriet, vous n'avez rien entendu?
+
+--Rien, madame, je m'étais endormie.
+
+--Il n'est entré personne dans la maison?
+
+--Oh! pour cela, non.
+
+--Vous en êtes certaine!
+
+--C'est moi-même qui ai verrouillé les portes, madame.
+
+--Et celle du jardin?
+
+--Je l'ai aussi fermée dès que monsieur...
+
+--C'est bon, c'est bon, dit vivement madame Stevenson. Pourtant on nous
+a épiés. Je n'en puis douter.
+
+--Épiés, et qui ça pourrait-il être?
+
+--Mon mari, répondit-elle d'un ton songeur.
+
+--Lui! ah! Sainte-Vierge, il n'y pense guère, le pauvre cher homme!
+s'écria Kate, en souriant. Je parie qu'il dort comme une pioche sur son
+hamac. Sir Henry vous épier! on ne me fera jamais accroire cela, madame;
+non, jamais de jamais?
+
+--Alors, comme vous venez de le dire, qui cela pourrait-il être?
+
+--Madame se sera trompée.
+
+--Du tout! du tout! on a piétiné, et très-fort dans le jardin.
+
+--Un chat qui courait après sa chatte, dit Kate on éclatant de rire.
+
+Madame Stevenson rougit jusqu'au blanc des yeux. Si elle n'eût écouté
+que sa colère elle eût battu cette fille impudente, qui la bravait aussi
+hardiment. Mais elle avait, comme la plupart des femmes légères, eu le
+tort de mettre une servante dans ses confidences, et celle-ci, comme
+le font les gens de sa classe, se vengeait alors sur sa maîtresse des
+humiliations de la domesticité.
+
+--Non, ce n'était point un chat, dit Harriet, en refoulant encore une
+fois son irritation.
+
+--Peut-être le chien du jardinier. Il connaît monsieur du...
+
+--Pas plus un chien qu'un chat; c'était un homme.
+
+--Pas possible, madame!
+
+--J'en ai la conviction.
+
+--Mais où était-il?
+
+--Pas loin de nous, malheureusement!
+
+--Et il pouvait vous entendre? demanda Kate, sans chercher à déguiser
+une joie maligne.
+
+--Je le crains, ma chère enfant.
+
+--Pourtant, reprit la soubrette, je ne vois pas comment il aurait pu
+s'introduire...
+
+--Les baies sont si peu élevées!
+
+--Quatre pieds de haut, madame, quatre! et des épines longues de deux
+doigts, pointues comme des lances!
+
+--Si nous cherchions? dit Harriet.
+
+--Si nous cherchions? répéta Kate surprise.
+
+--Mais oui: dans le jardin. Il a dû laisser des traces!
+
+--Quelles traces?
+
+--Ses pieds ont sans doute fait des empreintes sur les plates-bandes.
+
+--Et quand ils en auraient fait, à quoi cela nous avancerait-il?
+
+--Oh! beaucoup. Nous saurions si c'est un homme du monde de...
+
+--Et si c'était un voleur, madame!
+
+--Vous avez peur?
+
+--Dame! on ne vit pas deux fois!
+
+--Je ne vous croyais pas poltronne. Mais c'est une idée. Allumez la
+petite lanterne dont nous nous servons dans nos excursions, et nous
+irons reconnaître la piste.
+
+--Je n'oserai jamais, dit Kate.
+
+--Avec moi! s'écria résolument Harriet
+
+--Même avec vous, madame.
+
+--Si nous découvrons quelque chose, je vous donne une autre couronne.
+
+La perspective de cette libéralité dorée, dissipa les frayeurs de la
+femme de chambre.
+
+Elle acheva de fixer son jupon à sa ceinture, pendant que madame
+Stevenson s'enveloppait frileusement dans une mante et chaussait des
+mules oubliées au pied de son lit.
+
+La lanterne fut allumée.
+
+Pour ne point éveiller les soupçons des autres domestiques, elles
+ouvrirent la fenêtre et toutes deux, Harriet la première, escaladant la
+balustrade du balcon, se trouvèrent dans le jardin.
+
+A peine eurent-elles fait cinq ou six pas, que Kate poussa une
+exclamation.
+
+--Qu'y a-t-il? interrogea madame Stevenson.
+
+--Un mouchoir! un mouchoir au pied de cet arbre. Il est en soie! tenez,
+voyez, madame.
+
+Et la soubrette tendit à sa maîtresse un précieux foulard à coins
+délicatement brodés.
+
+--Ce n'est pas à vous, ça, madame, je connais tous vos mouchoirs aussi
+bien que les miens, dit Kate, pendant que madame Stevenson considérait
+curieusement le foulard.
+
+--Un A, un L et une couronne de comte, murmura celle-ci qui venait de
+découvrir le chiffre.
+
+--Et voici des pas joliment légers, joliment menus; on dirait des pas
+de femme, reprit la servante, mais il y a des talons. C'est un homme!
+sainte Marie! a-t-il les pieds petits celui-là!...
+
+--Suivons ces pas, dit Harriet en mettant le mouchoir dans sa poche.
+
+--Oh! mais, objecta Kate, s'il était caché...
+
+--Vous ne voulez donc pas gagner la couronne?
+
+--Si, madame; cependant...
+
+--Ah! vous êtes une poule mouillée. Donnez-moi la lanterne; j'irai
+seule.
+
+--Oh! je ne souffrirais pas...
+
+--Eh bien, venez donc, peureuse!
+
+Les traces des pas les conduisirent jusqu'à la haie. Là, on remarquait
+deux pieds profondément imprimés, comme les produirait un homme en
+sautant d'une certaine hauteur sur un sol mou.
+
+--Ces pas ne sont assurément pas ceux de Bertrand, dit Harriet; outre
+qu'il a le pied plus grand que celui-ci, la pointe en est dirigée vers
+la maison. D'ailleurs, il ne s'est pas sauvé de ce côté. Mais qui ça
+peut-il être? A. L. une couronne de comte! En y rêvant, j'éclaircirai
+ce mystère. C'est assez, Kate, rentrons. Il fait un froid glacial, ce
+matin?
+
+--Êtes-vous contente de moi, madame?
+
+--Oui, vous aurez la couronne et, de plus, mon vieux châle rouge qui
+vous plaît tant.
+
+--Comme madame est donc bonne! s'écria la camériste.
+
+Et, à part, elle se dit:
+
+--Oh! ce foulard, ce foulard, tu me le paieras plus cher que ça.
+
+Revenue dans sa chambre, madame Stevenson fit remplacer sa veilleuse par
+une lampe, congédia Kate, plaça la lampe sur un guéridon près d'elle, se
+coucha et se mit à examiner de nouveau le mouchoir.
+
+Beauté pâle, blonde, fluette diaphane, figure de Keepsake, vrai type
+des vignettes anglaises, Harriet Stevenson, avec une imagination
+horriblement déréglée, n'avait ni sens, ni sensibilité. Le marbre n'est
+pas plus glacé que ne l'était son coeur, le bleu de l'Océan pas plus
+froid que le bleu de ses yeux.
+
+Née d'un père émigré français, nommé de Grandfroy, et d'une mère
+anglaise, mariée fort jeune, à sir Henry Stevenson, vice-amiral,
+commandant la station d'Halifax, elle avait, à vingt-cinq ans, noué cent
+intrigues, dont plusieurs fort scandaleuses; elle s'était compromise de
+cent manières; les femmes la fuyaient, les hommes s'attelaient en foule
+à son char; on lui avait donné pour amants la plupart des officiers
+et des jeunes dandys de la ville, mais il n'en était pas un qui pût se
+flatter d'avoir franchi la grille de ce balcon, où nous l'avons vue en
+conversation amoureuse avec Bertrand du Sault, pas un à qui elle se fût
+entièrement livrée.
+
+Marguerite de Bourgogne tuait ses amants après leur avoir livré les
+charmes de son corps, Harriet Stevenson, désespérait les siens après les
+avoir enivrés des perfides caresses de son esprit.
+
+Laquelle l'emportait sur l'autre en monstruosité?
+
+Le vice-amiral était-il un mari déshonoré qui fermait les yeux, ou
+un incrédule, ou un sceptique, ou un frondeur qui, connaissant le
+tempérament de sa femme, se moquait des victimes que faisait cette
+détestable sirène.
+
+Mais, si on lui parlait d'une des escapades d'Harriet il souriait
+malicieusement et se frottait les mains.
+
+Une nuit, il la surprit en tête-à-tête avec un jeune homme, dans une rue
+écartée.
+
+--Le galant se crut perdu. Il lâcha le bras de madame Stevenson et
+détala à toutes jambes.
+
+Le vice-amiral courut après lui, le rattrapa, l'arrêta au collet.
+
+--Mille écubiers, mon ami, lui dit-il, est-ce ainsi qu'à minuit on
+abandonne une femme au milieu de la chaussée! Allons, revenez bien vite
+faire vos excuses à madame Stevenson, sinon, je prends votre place.
+
+Et ce n'était pas le seul trait de même nature qu'on prêtât à ce commode
+époux.
+
+Certain officieux,--il y en a partout,--lui remit confidentiellement une
+lettre fort passionnée qu'Harriet avait écrit à un sous-lieutenant. Tout
+autre que sir Henry y eût découvert la preuve d'un commerce adultère.
+
+--Ah! dit-il, d'un ton ravi, après avoir lu la lettre d'un bout à
+l'autre, je ne savais pas que ma femme eût un style aussi poétique. Il
+faudra que je lui en fasse compliment.
+
+Le mariage n'était donc pas une chaîne pesante pour Harriet. Et l'on
+a vu qu'elle usait largement de la liberté que lui laissait sir Henry.
+Tombé dans les filets de cette affreuse coquette, Bertrand du Sault
+était destiné au même sort que ses devanciers. Et, comme il devenait
+trop exigeant, elle avait pris la détermination de lui donner son congé,
+la nuit même où, après l'avoir montré, nous achevons sa présentation à
+nos lecteurs.
+
+--Un A, un L, une couronne de comte! qui ça peut-il être? répétait-elle,
+en secouant la tête.
+
+Elle réfléchit encore, et tout à coup:
+
+--Ah! suis-je sotte, s'écria-t-elle, ce chiffre, c'est le chiffre
+de monsieur le comte Arthur de Lancelot, ce faquin dont le rôle
+ténébreux...
+
+Oh! je le percerai à jour! Il a fait le dédaigneux avec moi, mais...!
+monsieur Lancelot! monsieur Lancelot, comte interlope; vous
+vous introduisez nuitamment... J'ai déjà sur votre personne des
+renseignements... Oh! nous verrons... Mais, qu'est-il venu faire? Que
+voulait-il... Est-ce que, par hasard, il m'aimerait?...
+
+Le sommeil surprit la jeune femme au milieu de ce monologue.
+
+Un violent coup de sonnette l'éveilla en sursaut.
+
+--Madame, madame, cria Kate en entrant, tout effarée dans la chambre,
+sir Henry vous fait demander?
+
+--Sir Henry! quel conte...
+
+--Il a envoyé deux officiers. Il veut vous parler sur-le-champ. Son
+vaisseau appareille pour une expédition.
+
+Harriet sauta à bas du lit.
+
+--Donnez-moi une robe de chambre et habillez-moi lestement, dit-elle.
+
+Sa toilette du matin terminée, madame Stevenson passa dans le parloir,
+où elle trouva effectivement deux enseignes de la marine anglaise, qui
+lui répétèrent que son mari désirait avoir un entretien avec elle, avant
+de partir en croisière contre les pirates qui infestaient le golfe.
+
+--Le vaisseau-amiral est à un mille du port seulement, dirent-ils.
+
+Ce message n'avait rien d'extraordinaire. Plusieurs fois déjà, sir Henry
+avait ainsi mandé sa femme. L'heure n'était même pas indue, puisque
+probablement, on profitait d'un vent favorable pour mettre à la voile.
+Madame Stevenson pria les enseignes d'attendre un moment. Elle
+rentra dans sa chambre, se vêtit chaudement et commanda à Kate de
+l'accompagner.
+
+Cet ordre ne parut pas faire plaisir aux officiers; mais ils se
+contentèrent d'exprimer leur contrariété par un regard d'intelligence
+qui échappa aux deux femmes.
+
+On se mit en route. Il était cinq heures du matin.
+
+Dans le port, au pied du quai du Marché, se balançait une chaloupe,
+conduite par six vigoureux rameurs, portant, comme les enseignes,
+l'uniforme de la marine royale.
+
+Le pavillon amiral flottait à bord de la chaloupe qui partit aussitôt
+après avoir reçu ses passagers.
+
+Ils traversèrent la rade en silence; mais dès qu'ils endurent sortis,
+madame Stevenson s'aperçut que l'embarcation pointait dans une direction
+contraire à celle où elle savait que l'escadrille anglaise se tenait en
+observation.
+
+Elle en fit la remarque à l'enseigne qui gouvernait.
+
+--Madame, répondit-il froidement, ce n'est point le vaisseau-amiral que
+nous allons rejoindre, mais le cutter des _Requins de l'Atlantique_.
+tique.
+
+
+
+
+ II
+
+ L'ENLÈVEMENT
+
+
+--Oubliez-vous à qui vous parlez, monsieur? fit la jeune femme avec
+hauteur.
+
+--Nullement, madame.
+
+--Savez-vous que je suis...?
+
+--Madame Harriet Stevenson, femme du vice-amiral commandant la station
+d'Halifax, je le sais parfaitement.
+
+--Eh bien, monsieur, veuillez avoir pour la femme de votre supérieur
+les égards qui lui sont dus. Dites-moi immédiatement où est le
+vaisseau-amiral.
+
+--Là, madame, répondit l'enseigne, en désignant l'est avec son doigt.
+
+--Et, comment se fait-il que nous marchions au nord? reprit-elle avec
+une surprise qui n'était pas exempte d'inquiétude.
+
+--Parce que, madame, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, il y a un
+instant, nous allons rallier _les Requins de l'Atlantique_.
+
+--_Les Requins de l'Atlantique_! fit-elle en se levant très-émue, tandis
+que Kate jetait partout des yeux effarés.
+
+Mais Harriet se rassit aussitôt:
+
+--Ah! dit-elle, comme si elle parlait à sa soubrette plutôt qu'aux
+marins, c'est un petit tour que sir Henry aura chargé ces messieurs de
+nous jouer.
+
+Et, s'adressant à l'officier:
+
+--Voyons, monsieur, cessez une comédie qui a perdu tout son sel,
+puisque nous n'en sommes pas les dupes, et conduisez-moi directement au
+vaisseau-amiral.
+
+--Aborde, joue, bâbord! ordonna l'enseigne, sans répondre à madame
+Stevenson.
+
+Celle-ci se leva de nouveau; elle était effrayée.
+
+A quelques brasses d'eux se balançait un cutter qui, sauf cette
+particularité que, de la ligne de flottaison jusqu'aux cacatois, il
+était noir comme l'ébène; coque, mâts, voiles, gréement, tout paraissait
+être un yacht, appartenant à quelque riche habitant d'Halifax.
+
+--Où me menez-vous, monsieur? je veux savoir où vous me menez? dit-elle
+impérieusement.
+
+--A cette embarcation, madame, répondit le pilote.
+
+Et il indiqua le cutter, dont ils n'étaient plus éloignés que de
+quelques brasses.
+
+--Cette embarcation...
+
+--Oui, madame, le _Wish-on-Wish_[2], ou si vous aimez mieux,
+l'_Émerillon_.
+
+[Note 2: Terme indien; les Américains ont nommé l'Émérillon
+_Whippoor-Will_.]
+
+--Qu'est-ce que cela?
+
+--Rasseyez-vous d'abord, vous pourriez tomber.
+
+Madame Stevenson obéit, en pâlissant. La vue du prétendu yacht de
+plaisance et des gens qui le montaient,--mines hardies, sauvages,
+vêtements, chemises, pantalons, vestes, chapeaux aussi noirs que leur
+navire,--l'avait remplie de terreur.
+
+Kate grelottait à côté d'elle.
+
+--C'est, répondit l'enseigne, le cutter des _Requins de l'Atlantique_.
+
+--Mais ce n'est pas possible! vous voulez nous mystifier, monsieur.
+
+--Laisse arriver! commanda-t-il.
+
+Quittant leurs rames, deux des matelots venaient de happer une corde
+qu'on leur avait lancée du cutter.
+
+La mer était belle, unie comme une glace, l'abordage eut lieu sans
+secousse.
+
+--Je ne monterai pas sur ce navire, monsieur, dit madame Stevenson, en
+promenant autour d'elle un regard scrutateur, dans l'espoir de découvrir
+un bateau qu'elle pourrait héler.
+
+Mais, à l'exception de quelques voiles blanchissant à l'horizon, et des
+flèches des bâtiments mouillés dans le port d'Halifax, à plus d'un
+mille de distance, on n'apercevait rien que l'eau, le ciel et le sombre
+cutter.
+
+--Il me serait pénible, madame, repartit l'enseigne, d'avoir à employer
+la force pour obtenir de vous ce que nous désirons, cependant je vous
+déclare que, si vous faites la moindre résistance, nous n'hésiterons
+pas.
+
+--Ah! madame, madame, ils vont nous tuer! s'écria Kate en éclatant en
+sanglots; quelle idée vous avez eue aussi de m'emmener avec vous?
+
+--Sois tranquille, la poulette, on aura soin de toi, dit un des rameurs.
+
+L'enseigne fronça les sourcils.
+
+--Tom, dit-il au matelot, vous recevrez vingt-cinq coups de garcette
+pour votre observation.
+
+Ces mots furent dits d'un ton calme, mais derrière lequel on sentait une
+décision inflexible.
+
+Tom courba la tête, en homme qui reconnaît qu'il a commis une faute, et
+continua d'amarrer la chaloupe au cutter.
+
+--Enfin, monsieur, expliquez-moi ce que vous me voulez, dit madame
+Stevenson.
+
+--Vous le saurez bientôt. Veuillez seulement vous rendre à notre
+invitation.
+
+Et il lui présenta la main, pour l'aider à passer sur le cutter.
+
+Mais elle le repoussa, avec un geste de mépris.
+
+--Comme il vous plaira, madame, répliqua-t-il.
+
+Harriet hésita une seconde; puis, revenant à sa supposition que c'était
+une petite malice de son mari pour la railler, elle s'élança sur le
+léger navire en disant:
+
+--Allons, je vous suis, messieurs. Mais au moins vous ne pourrez dire à
+sir Henry que vous m'avez causé une grande peur.
+
+Kate monta après elle sur le _Wish-on-wish_.
+
+--Quel charmant cutter! s'écria madame Stevenson admirant, en
+connaisseuse, l'élégance des formes du frêle bâtiment.
+
+--Daignez m'accompagner à l'intérieur, madame, reprit renseigne qui
+semblait commander l'équipage.
+
+--Mais, monsieur, il fait très-bon sur le pont. La matinée est superbe,
+je me trouve parfaitement ici.
+
+Et; s'adressant à sa femme de chambre:
+
+--Kate, ma fille, étendez près du mât, mon sac de nuit. Je m'en ferai un
+siège.
+
+--Pardon, madame, j'ai ordre de vous faire descendre dans la cabine.
+
+--Ah! madame, madame! le canot qui s'en va! s'écria Catherine[3],
+désolée en remarquant que la chaloupe regagnait Halifax.
+
+[Note 3: On sait que _Kate_ est l'abréviation de Catherine.]
+
+
+--Voulez-vous bien ne pas larmoyer comme ça, dit sa maîtresse. On
+donne sans doute une fête à surprise sur le vaisseau-amiral, et cette
+embarcation retourne chercher les autres invités. Ce sera ravissant; les
+excentricités de sir Henry sont fort aimables. Celle-ci m'enchante. Je
+me serais ennuyée tout le jour...
+
+--J'ai l'honneur, madame, de vous renouveler...
+
+--Ah! monsieur l'enseigne, interrompit-elle vivement, mais sans aigreur,
+je me soucie de vos ordres comme d'une robe hors de mode, je suis bien
+ici et j'y reste. Si l'on vous met aux arrêts pour avoir manqué à la
+consigne, je saurai bien les faire lever, ou adoucir votre captivité,
+ajouta-t-elle avec un de ses sourires les plus fascinateurs.
+
+Mais ni les paroles, ni le sourire ne firent impression sur l'officier.
+
+--Vous ne voudriez pas que j'employasse la violence! dit-il.
+
+--Eh bien, essayez! riposta-t-elle, en continuant ses mines.
+
+--Je le regrette, dit-il froidement.
+
+Il appela:
+
+--Pierre!
+
+Un des trois matelots occupés à laver le pont, leva la tête.
+
+Du bout de l'index, l'enseigne lui montra madame Stevenson.
+
+--C'est bien, patron, dit Pierre, laissant ses éponges et s'avançant
+vers la jeune femme.
+
+--Si vous avez le malheur de me toucher! dit-elle, avec un geste de
+reine révoltée.
+
+Mais, sans mot souffler, le matelot la prit dans ses bras robustes. Elle
+cria, se débattit, menaça, injuria. Ce fut en vain. Pierre la transporta
+silencieusement dans une étroite cabine, au pied du mât.
+
+Kate, les joues baignées de larmes, l'y accompagna en gémissant.
+
+Après avoir déposé madame Stevenson sur un sofa, Pierre se retira.
+
+--Si vous avez besoin de nos services, pour quoi que ce soit, vous
+sonnerez, madame, dit l'officier sur le seuil de la cabine. Mais il vous
+est défendu de sortir d'ici. Ainsi je ferme cette porte.
+
+Il recula, tira la porte de la cabine sur lui et la ferma à clef.
+
+La surprise, l'indignation, la colère, avaient coupé la parole à madame
+Stevenson.
+
+--Ah! nous sommes perdues! nous sommes perdues! madame, madame, nous
+sommes perdues! clamait Catherine en sanglotant sur le canapé.
+
+--Taisez-vous! vous m'impatientez avec vos pleurnicheries! répondit
+durement Harriet.
+
+--Nous sommes perdues! ils nous assassineront, continua la femme de
+chambre, trop absorbée par ses terreurs pour entendre les ordres de sa
+maîtresse.
+
+Harriet ne pouvait s'imaginer qu'on l'avait enlevée. Elle cherchait,
+dans son esprit, mille raisons pour se convaincre que tout cela n'était
+qu'un badinage, qui se terminerait par quelque merveilleux festival,
+à bord de l'_Invincible_. Cependant, elle se promettait bien de faire
+punir sévèrement cet enseigne mal appris, qui s'était comporté d'une
+façon si grossière avec elle.
+
+La cabine où on les avait emprisonnées était fort exiguë, mais richement
+meublée et lambrissée en bois de santal.
+
+Elle recevait le jour par le plafond, de sorte qu'il était impossible de
+voir ce qui se passait autour du cutter.
+
+A huit heures, on servit aux deux femmes un excellent déjeuner qui eut
+l'avantage de rassurer Kate, et d'entretenir les douces illusions de
+madame Stevenson.
+
+--Cela ne fait rien, dit-elle, en trempant une mouillette dans un oeuf
+à la coque, la farce a été poussée trop loin. Les originalités de sir
+Henry manquent parfois de décence.
+
+--Après tout, si ce sont les _Requins de l'Atlantique_, ils ne sont pas
+si méchants pour des requins, dit la femme de chambre. Cet enseigne qui
+vous parlait, madame, il a l'air très-bien.
+
+--_Les Requins de l'Atlantique_! repartit Harriet en haussant les
+épaules; vous êtes une sotte!
+
+--Merci, madame! dit la soubrette en s'inclinant ironiquement.
+
+--Comment, reprit sa maîtresse d'un ton moins aigre, comment voulez-vous
+que ce soient ces pirates?
+
+--Puisqu'ils l'ont dit!
+
+--Pour vous épouvanter!
+
+--Dame, je ne sais pas, moi; mais si les officiers sont gentils, les
+matelots sont-ils vilains!
+
+Quelles têtes d'ogres, hein, madame?
+
+--Même le mousse qui nous a servies, dit Harriet en souriant.
+
+--Même celui-là.
+
+--Il m'avait pourtant semblé que vous ne le regardiez pas d'un air trop
+mauvais, miss Kate.
+
+--C'était afin de l'amadouer, madame. Après tout, il vaudrait mieux
+avoir un peu de complaisance pour eux que de se faire égorger!
+
+--Ainsi, dit madame Stevenson, en riant, vous ne feriez pas comme
+Lucrèce, vous?
+
+--Lucrèce! répéta la soubrette avec étonnement! Lucrèce! je ne la
+connais pas, madame!
+
+--Oh! c'est juste, ma bonne Kate. Eh bien, Lucrèce était une digne et
+vertueuse femme du temps passé, qui...
+
+--Qui? interrogea la camériste, voyant que sa maîtresse s'arrêtait.
+
+--Qui, acheva bravement celle-ci, avait eu le malheur d'être prise de
+force et se poignarda ensuite.
+
+--Se poignarder! Et pourquoi, madame, se poignarda-t-elle, cette madame
+Lucrèce?
+
+--Parce qu'elle se jugeait déshonorée!
+
+--Est-il possible, madame? Se poignarder parce qu'on a été prise de
+force? Mais ce n'était pas un péché après tout, car messire le curé dit
+qu'il n'y a pas de péché quand il n'y a pas d'intention.
+
+--Et vous, vous ne vous seriez pas sans doute poignardée! reprit
+Harriet, en riant jusqu'aux larmes.
+
+--Moi! me poignarder! me poignarder pour cela, madame! Ah! bien, c'est
+souvent que j'ai été, comme cela, prise de force, et s'il avait fallu me
+poignarder toutes les fois...
+
+--Taisez-vous! taisez-vous! je vous en prie, vous êtes désopilante! vous
+me ferez mourir! balbutia madame Stevenson en se tordant sur son siège.
+
+--Et vous, madame, est-ce que vous vous poignarderiez?... n'en
+poursuivit pas moins la soubrette.
+
+Harriet était trop en gaîté pour se fâcher de cette outrecuidance
+nouvelle.
+
+Si vous souffrez une simple familiarité à vos inférieurs, soyez assuré
+qu'avant longtemps ils traiteront avec vous d'égal à égal, sans qu'il
+vous soit possible de revenir, à moins d'un brisement, sur votre
+tolérance.
+
+--C'est assez, c'est assez, ma bonne Kate; touchez le timbre,
+maintenant, pour qu'on débarrasse; puis nous ferons un somme, car je
+n'ai presque pas fermé l'oeil de la nuit, et je sens que je dormirais
+bien une heure ou deux. Peut-être qu'au réveil nous aurons l'explication
+de cette féerie.
+
+La femme de chambre sonna.
+
+Un jeune garçon, qui avait mis le couvert et apporté le déjeuner, parut.
+
+Il était habillé d'étoffe noire comme les autres marins.
+
+--Dites donc, monsieur le mousse, est-ce qu'on pense nous tenir
+longtemps confinées là-dedans? lui dit Catherine, en le prenant
+effrontément par le menton.
+
+Il ne répondit pas et se contenta de repousser doucement le bras de la
+femme de chambre.
+
+Madame Stevenson prit dans sa bourse une pièce d'or et la tendant à ce
+garçon:
+
+--Tenez, mon petit ami, lui dit-elle, voici pour vous, et dites-moi où
+nous sommes, où nous allons?
+
+Mais il demeura muet, il n'avança pas la main pour recevoir la
+demi-couronne que lui offrait Harriet.
+
+--Décidément, s'écria celle-ci, nous sommes au pouvoir de quelque
+magicien sur un navire enchanté!
+
+Le mousse enleva la nappe et sortit sans ouvrir la bouche, malgré toutes
+les agaceries de Kate, et les tentatives de séduction auxquelles le
+soumit madame Stevenson.
+
+Quand il fut parti, la femme de chambre arrangea pour sa maîtresse un
+lit sur une banquette, et Harriet s'endormit bientôt, bercée par des
+images voluptueuses.
+
+En dépit de son anxiété, miss Catherine ne tarda pas à imiter madame
+Stevenson.
+
+Un violent roulis les réveilla toutes deux en même temps.
+
+Le soleil était à son méridien, car il tombait en flèches
+perpendiculaires par la fenêtre de la cabine. On marchait, on s'agitait
+sur le pont du cutter.
+
+--Allons, qu'on hisse les focs de beaupré, et prenez le largue, le cap
+au nord-est! dit une voix nettement accentuée, qui devait s'entendre
+à une grande distance, quoique les notes en fussent d'une harmonie
+irrésistible.
+
+--J'ai déjà entendu cette voix-là quelque part, je la connais, dit
+madame Stevenson en s'accoudant sur son oreiller.
+
+--Et moi aussi! c'est la voix de M. Lancelot, ou je perds mon nom!
+ajouta la soubrette.
+
+
+
+
+ III
+
+ LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE
+
+
+--Je m'en doutais répondit madame Stevenson; mais écoutons encore!
+
+Elles tendirent l'oreille et la tendirent vainement; la voix ne se fit
+plus entendre.
+
+Après s'être penché deux ou trois fois sur ses flancs, le cutter avait
+bondi avec un onduleux mouvement d'avant en arrière, et maintenant il
+fondait la mer d'une course rapide.
+
+Tout autour les ondes clapotaient et ruisselaient en bouillons
+frémissants.
+
+Alors, Harriet commença à partager les craintes de sa femme de chambre.
+
+Elles passèrent la journée à élever des conjectures sur les causes
+probables de leur enlèvement. Il n'était plus douteux quelles fussent au
+pouvoir des pirates, de ces terribles _Requins de l'Atlantique_, dont le
+nom seul semait l'effroi sur toute la côte de l'Océan, depuis le golfe
+du Mexique jusqu'au détroit de Davis.
+
+Madame Stevenson s'arrêtait volontiers à deux hypothèses, dont l'une,
+la plus erronée, ne manquait pas d'un certain charme mystérieux pour sa
+vanité.
+
+--Lancelot était amoureux de moi, se disait-elle. C'est le chef de ces
+brigands, je le soupçonnais avec raison. Désespérant de me séduire, il a
+comploté un rapt. Ce qui le prouve, c'est que, la nuit dernière, il m'a
+épiée. En me voyant avec un amant, il aura été pris de jalousie et se
+sera déterminé à exécuter cette audacieuse entreprise. Mais peut-être
+aussi, pensait-elle, il s'est emparé de moi comme d'un otage, car sir
+Henry devait mettre prochainement à la voile, pour faire une rude guerre
+à ces forbans qui désolent les colonies.
+
+Le soir la trouva encore ballottée entre ces suppositions.
+
+Nulle voix, nul pas humain n'avait, depuis midi, résonné sur le pont du
+cutter.
+
+On eût dit qu'il était abandonné.
+
+Le même mousse, qui avait apporté le déjeuner, puis le dîner, servit le
+thé, alluma une lampe accrochée au lambris, et se retira sans qu'il fût
+possible de lui arracher une parole.
+
+Exaltée par ses inquiétudes et irritée par ce mutisme provocant,
+Catherine l'avait pourtant agonisé d'injures; elle était même allée
+jusqu'à le frapper, après s'être épuisée en supplications pour le faire
+parler; mais à tout cela, prières ou menaces, le jeune garçon avait
+opposé une force d'inertie invincible.
+
+Les deux femmes se couchèrent fort tristes, non sans s'être vivement
+querellées.
+
+Même traitement, même genre de vie, le lendemain et le surlendemain.
+
+Madame Stevenson passait tour à tour de l'exaspération à l'abattement;
+Kate était en proie à des révolutions semblables. Dans un de leur accès,
+elles essayèrent de forcer la serrure de la cabine. Effort inutile. La
+femme de chambre alors monta sur la table pour enfoncer la croisée; mais
+cette croisée était défendue par un grillage à mailles étroites, et le
+verre avait une épaisseur telle, que la pauvre fille usa ses ongles et
+ses doigts, sans parvenir à briser une vitre.
+
+Elle retomba désespérée sur la banquette.
+
+--Pourvu qu'ils ne nous écorchent pas toutes vives, ma sainte patronne!
+s'écria-t-elle.
+
+Depuis le départ, elles n'avaient vu et entendu d'autres hommes que le
+mousse. Qui pouvait manoeuvrer, gouverner le bâtiment?
+
+--Le diable! il n'y avait que le diable, répondait la soubrette à cette
+question cent fois réitérée.
+
+Enfin, dans la matinée du troisième jour, elles sentirent que
+l'embarcation ralentissait sa marche, et, comme le temps était toujours
+serein, elles apprirent bientôt, par de longues oscillations du cutter,
+des embardées successives, et par des mugissements de flots puissamment
+refoulés, qu'elles approchaient de quelque gros vaisseau.
+
+Une ombre s'étendit sur leur unique fenêtre. C'était la vergue d'un
+navire de grande dimension.
+
+Madame Stevenson ne s'y trompa point.
+
+--Nous allons donc connaître notre sort, dit-elle en donnant un coup
+d'oeil à sa toilette.
+
+--Croyez-vous, madame? demanda Kate qui considérait un matelot établi
+à califourchon à l'extrémité de la vergue où il s'occupait à fixer des
+rabans. Mais, voyez donc, ajouta-t-elle, cet homme est aussi noir que
+ceux qui sont ici.
+
+--Oui, dit Harriet, nous accostons probablement un des vaisseaux des
+pirates. Arrangez un peu mon chignon. Je ne veux point paraître, en
+négligé, même devant ces coquins.
+
+--Sainte Marie! avez-vous bien le coeur de pensera ces vanités, madame,
+quand...
+
+--Faites ce que je vous dis.
+
+--Mais, madame, ils nous égorgeront, les monstres!
+
+--Nous sommes trop belles pour qu'ils se conduisent ainsi avec nous,
+repartit Harriet en souriant, car l'incertitude l'agitait plus que le
+péril lui-même, et elle avait recouvré une partie de sa hardiesse.
+
+Curieuse, du reste, comme la plupart des femmes, madame Stevenson
+n'était pas fâchée d'examiner de près ces trop fameux corsaires, que les
+rumeurs publiques posaient en héros de légende. Peut-être même, si elle
+en eût ou le choix, eût-elle alors, à une délivrance immédiate, préféré
+courir les risques de cette aventure romanesque.
+
+Comme elle achevait de se coiffer, des voix retentirent.
+
+--Laissez aller au vent.
+
+--Carguez les focs.
+
+--Bas la voile!
+
+--Envoyez l'amarre.
+
+Une salve d'artillerie ébranla l'air et l'eau. Le cutter en reçut des
+ballottements si violents que madame Stevenson et sa femme de chambre
+durent se cramponner aux banquettes pour n'être pas renversées de côté
+et d'autre.
+
+--Ah! madame, madame! quel vacarme! j'en deviendrai sourde pour le reste
+de mes jours! s'écria Catherine.
+
+Peu à peu, cependant, le _Wish-on-Wish_ reprit son équilibre, et la
+pauvre suivante, qui n'avait jamais assisté à pareille danse, reprit
+aussi son assiette ordinaire.
+
+La porte de la cabine s'ouvrit, et l'enseigne qui les avait amenées sur
+le cutter parut.
+
+Mais il n'avait plus son uniforme de la marine royale; un costume de
+drap noir avec un double galon d'argent sur les bras le remplaçait.
+
+--Madame, dit-il en saluant poliment Harriet, veuillez, je vous prie, me
+suivre avec votre domestique.
+
+--Faut-il emporter mes effets? demanda-t-elle en indiquant le sac de
+nuit.
+
+--Comme il vous plaira
+
+--Allons, Kate, prenez-le et venez, dit madame Stevenson.
+
+Un spectacle étrange les attendait sur le pont.
+
+Le cutter était amarré au flanc d'une frégate de guerre, dont les
+sabords béants montraient la bouche de vingt canons du plus fort
+calibre.
+
+Comme le _Wish-on-Wish_, elle était entièrement noire, avec tous ses
+cordages et tous ses agrès.
+
+Une seule chose tranchait effroyablement sur cette masse d'ébène.
+
+C'était à l'éperon une figure gigantesque, représentant un requin, la
+gueule grande ouverte, peinte en rouge sanglant, et servant d'embrasure
+à une caronade énorme.
+
+Cette monstrueuse machine roulait sur un pivot, ce qui donnait la
+faculté de lancer ses projectiles destructeurs soit en avant, soit à
+gauche.
+
+Des espèces de meurtrières, pour des couleuvrines avaient de plus été
+percées tout le long du bastingage, dans les espaces laissés libres
+entre les canons.
+
+Ce bastingage était fort élevé. Il permettait de tirer à couvert, même
+de la batterie supérieure ou barbette.
+
+Des pointes en fer de deux pieds de long, sorte de chevaux de frise,
+hérissaient le plat-bord et en rendaient l'accès fort difficile. Au
+moyen d'un mécanisme ingénieux, on avançait, on faisait disparaître
+en un clin d'oeil, soit en partie soit en totalité, ce rempart de
+baïonnettes, que les hommes du bord appelaient le Porc-épic.
+
+Aucun nom ne paraissait à la proue ou à la poupe de leur navire, mais
+ils le nommaient le _Requin_.
+
+Au point de vue de l'architecture navale, impossible de trouver un
+bâtiment plus solide à la mer, plus docile au gouvernail, plus souple
+à la voilure; impossible d'en trouver un qui unît autant d'élégance à
+autant de force et d'ardeur.
+
+Si, pourtant; il y avait son frère, son frère qu'on distinguait à un
+demi-mille au plus, sillant dans ses eaux et qui avait été construit sur
+un gabari exactement pareil, peint, disposé de même et lui ressemblait
+en tout, si ce n'est qu'au lieu d'une affreuse tête de requin, il
+présentait, sous son beaupré, une tête non moins affreuse de caïman.
+
+D'où ce vaisseau avait été baptisé le _Caïman_.
+
+Chacun d'eux portait un équipage nombreux dont tous les membres,
+mousses, simples matelots, sous-officiers, officiers, étaient habillés
+de noir.
+
+Cet accoutrement, cet accoutrement lugubre, ajoutait encore à la hideur
+de leurs traits, à la férocité de leurs regards, à l'expression brutale
+de leur physionomie.
+
+On se demandait quelle main d'acier pouvait dompter ces corps musculeux;
+quel esprit puissant, inflexible pouvait dominer ces natures farouches,
+ces appétits insatiables, contrôler leurs volonté, les soumettre à sa
+loi.
+
+Car une discipline sévère, admirablement entendue, régnait à bord. Au
+premier aspect, on le remarquait. Et ce fut la première découverte que
+fit madame Stevenson, muette de stupéfaction, après avoir, en femme de
+marin, embrassé dans un regard jusqu'aux plus menus détails de la scène
+qu'elle avait devant elle.
+
+--Quel magnifique vaisseau! s'écria-t-elle avec enthousiasme. Comme tout
+y est bien proportionné, bien arrimé, bien ordonné! Je croyais que rien
+ne se pouvait comparer à un de nos bâtiments de guerre; mais en vérité,
+je n'ai jamais admiré une frégate qui approchât de celle-ci!
+
+--Ça n'empêche pas les matelots d'avoir l'oeil furieusement mauvais!
+marmotta miss Catherine. Ma sainte patronne, quels yeux ils nous font!
+Bien sûr qu'ils nous dévoreront!
+
+Et la pauvre fille, tremblante, se signa dévotement.
+
+--Voulez-vous vous donner la peine de monter, madame? dit l'enseigne à
+Harriet.
+
+Une échelle était fixée le long du navire.
+
+La jeune femme et Kate la gravirent sans difficulté.
+
+Au-dessus, entre le grand mât et le mât d'artimon, une étroite galerie
+reliait, comme un pont, les deux préceintes supérieures.
+
+Sur cette galerie se tenait, debout, un porte-voix à la main, un homme
+distingué dans sa pose, mais le visage voilé par un masque de soie
+noire.
+
+Tout son vêtement, composé d'un pantalon et d'une sorte de blouse serrée
+à la taille par une ceinture de cuir vernis, où pendaient un sabre
+richement damasquiné et des pistolets ornés de ciselures sur or et de
+pierreries, était aussi de soie noire.
+
+Une toque, en velours noir, surmontée d'une plume de même couleur,
+couvrait sa tête.
+
+Comme si l'on n'eût attendu que l'arrivée des deux femmes, les tambours
+battirent dès qu'elles parurent.
+
+Mais ce n'était point pour les saluer, car ces tambours étaient ceints
+d'un crêpe, et les notes lentes, solennelles que, comme un glas, ils
+laissaient tomber dans l'espace, annonçaient une cérémonie funèbre.
+
+Madame Stevenson eut le frisson. Catherine ne comprenait pas trop,
+cependant elle tremblait.
+
+--Attendez, dit leur guide en les arrêtant sur la passerelle.
+
+Au son du tambour, une foule de matelots débouchèrent par les écoutilles
+et se formèrent en ligne, sur deux rangs.
+
+Peu après, on vit encore sortir de l'entrepont un homme conduit par
+quatre marins.
+
+Les épaules et la poitrine nues, les mains liées derrière le dos, les
+chevilles attachées par une chaîne d'un pied et demi de long, il avait
+le front caché sous un long bonnet de coton blanc.
+
+--Ah! mon dieu! mon dieu! Que va-t-il se passer? murmura Kate en se
+serrant timidement contre sa maîtresse.
+
+Celle-ci examinait attentivement le personnage masqué.
+
+Il demeurait immobile comme un marbre.
+
+Un roulement de tambour se fit entendre.
+
+Puis une voix mâle commanda en français.
+
+--Matelots! à vos rangs!
+
+Après un moment de confusion légère dans les deux files, la même voix
+reprit:
+
+--A droite, alignement... Fixe!
+
+Il s'établit un silence complet, troublé seulement par le ronflement de
+la brise dans les voiles et le ruissellement de la mer contre la carène
+du vaisseau.
+
+Le captif fut placé au bossoir de bâbord, à l'extrémité de la double
+haie de marins.
+
+Un officier subalterne, qu'à ses insignes Harriet jugea être le maître
+d'équipage, s'élança sur la galerie.
+
+Il avait à la main un papier qu'il présenta respectueusement à l'homme
+masqué.
+
+Celui-ci parcourut le papier, le rendit et glissa, à voix basse,
+quelques mots au maître d'équipage, qui répondit:
+
+--Oui, commandant.
+
+Ensuite, il fit un signe auquel succéda un nouveau roulement de tambour.
+
+Et le maître d'équipage lut d'un ton distinct.
+
+ «A bord du _Requin_, ce jourd'hui, le vingt-trois
+
+ juillet mil huit cent onze.
+
+
+ «A été condamné à être pendu à la grand'vergue
+ du grand mât, jusqu'à ce que mort s'ensuive,
+ Georges-Auguste Tridon, dit le Rapineux,
+ accusé et convaincu d'avoir, dans la prise du
+ quinze courant, volé un galon d'argent et huit
+ boutons d'uniforme.
+
+ »Signé: LE REQUIN.»
+
+
+--Tridon, confesses-tu ton crime? demande le maître d'équipage après
+avoir terminé sa lecture.
+
+--Oui, répondit froidement l'accusé.
+
+--Reconnais-tu la justice de l'arrêt qui te condamne?
+
+--Oui.
+
+--Eh bien, en faveur de tes aveux, de ta bonne conduite habituelle, et
+surtout du courage que tu as témoigné plus d'une fois, notre seigneur et
+maître, la capitaine du _Requin_ et du _Caïman_, te fait grâce...
+
+A ce mot, aucun murmure ne s'éleva; les matelots restèrent impassibles;
+madame Stevenson crut que c'était une comédie, préparée à l'avance pour
+l'effrayer.
+
+Quant à sa femme de chambre, pâle, bouleversée, chancelante, plus
+morte que vive, elle se soutenait à la rampe de la galerie, pour ne pas
+tomber.
+
+Mais le maître d'équipage continua, après une pause de quelques
+secondes:
+
+--... te fait grâce de la corde. Il veut bien permettre que tu sois
+fusillé.
+
+--Et je l'en remercie de tout mon coeur. Vive le commandant du _Requin_!
+cria le condamné.
+
+--Vive le commandant du _Requin_! répéta l'équipage dans un choeur
+formidable.
+
+Le masque conservait son attitude froide, imposante.
+
+Madame Stevenson se sentait émue.
+
+Les accents du tambour vibrèrent une troisième fois.
+
+Le coupable recula de deux pas.
+
+Trois hommes, armés de carabines, sortirent des rangs, se postèrent
+vis-à-vis de lui, à quelques pieds de la dunette.
+
+Le malheureux s'agenouilla.
+
+--Feu! ordonna-t-il intrépidement.
+
+Une triple détonation se fit entendre; et Auguste Tridon tomba la face
+en avant.
+
+Un officier s'approcha du corps, l'examina, le palpa; puis, se tournant
+vers le masque:
+
+--Les trois balles ont transpercé le coeur. Il est mort, dit-il.
+
+--Quels sont les hommes qui ont tiré? demanda le mystérieux inconnu,
+d'une voix qui causa un tressaillement à madame Stevenson.
+
+--Eugène Lebrun, Paul Rouleau, Thomas Charron, répondit le maître
+d'équipage.
+
+--C'est bien; ce sont des braves, ils n'ont pas tremblé pour exécuter un
+camarade fautif; que leurs noms soient portés à l'ordre du jour.
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Faites jeter le corps à l'eau.
+
+Deux boulets furent immédiatement attachés aux pieds du cadavre par
+ceux-mêmes qui avaient été ses bourreaux; et on le lança à l'Océan...
+
+Qui, pendant ce drame, eût scruté les visages de tous les hommes à bord
+du _Requin_, n'y eût pas observé une seule contraction, un seul mouvement
+des muscles.
+
+C'étaient des statues, des bronzes.
+
+--Horrible! oh! horrible! s'écriait madame Stevenson frémissante.
+
+Kate s'était évanouis
+
+
+
+
+ IV
+
+ A BORD DU REQUIN
+
+
+--Ah! dit le masque d'un ton amer, presque menaçant; mieux vaut mille
+fois mourir, tout d'un coup, avec trois balles dans la poitrine, que de
+languir empoisonné d'amour par une femme sans coeur!
+
+Il tourna le dos, descendit légèrement sur le pont et disparut sous
+l'accastillage d'arrière.
+
+--Rompez vos rangs! ordonna le maître d'équipage.
+
+Tandis que les matelots se dispersaient par groupes dans les batteries,
+avec un murmure semblable au bourdonnement d'une ruche d'abeilles,
+mais sans ces éclats de voix, sans ce tumulte qu'on remarque, après une
+revue, dans les vaisseaux de la marine régulière, l'officier qui avait
+constaté la mort d'Auguste Tridon, monta sur la galerie.
+
+Il salua très-civilement, s'agenouilla près de Kate, lui frotta
+Les tempes d'une essence particulière, et, tout en la rappelant au
+sentiment, il dit à Harriet avec l'aisance d'un homme du monde.
+
+--Vous êtes, madame, à bord du _Requin_, un corsaire de fort bonne mine,
+comme vous le voyez, quoique nos ennemis les Anglais l'appellent un
+pirate. Mais le nom ne fait rien à la chose, _Nihil nomen_... Ah!
+pardonnez-moi... un souvenir classique... Cette petite fille en
+reviendra... La voici qui ouvre les yeux... J'avais l'honneur de vous
+dire que vous naviguez sur le _Requin_... vous le saviez!... Vous y êtes
+en sûreté! tout autant que sur le vaisseau-amiral de la station... Mais
+votre femme de chambre se remet; _recuperat sensus_... Allons, ma bonne,
+soulevez-vous, en vous appuyant sur moi; là... comme cela... encore un
+petit peu de courage... Vous y êtes!... n'ayez pas peur... ma chère, je
+ne suis pas un monstre, _horribile monstrum_.
+
+--Ah! mon doux Jésus, comme j'ai vu des choses effrayantes! balbutia
+Catherine, en roulant autour d'elle des yeux hagards.
+
+--Une exécution! une pauvre petite exécution! on en voit tous les jours
+à terre de semblables, ma mignonne, et chaque fois qu'il y en a une vous
+y courez... Elles ne vous font pas le même effet, parce que les causes
+ne sont pas les mêmes, _sublata causa, tollitur_...
+
+L'officier s'était relevé avec Kate: il évolua prestement sur les talons
+et, s'adressant de nouveau à madame Stevenson:
+
+--Pardon encore une fois, madame, je suis chirurgien à bord du _Requin_.
+On m'a chargé de vous en faire les honneurs et de vous communiquer
+la consigne qui vous regarde: _primo_: vous aurez, vous et cette
+intéressante enfant--il lança à Catherine un regard langoureux--toute
+liberté d'agir, de vous promener quand vous voudrez, sauf pendant les
+heures de combat; _secundo_: il vous est accordé un appartement dans
+le gaillard d'arrière; _tertio_: votre table sera servie, comme vous
+le désirerez: chaque matin, vous n'aurez qu'à dresser le menu et à le
+remettre au maître d'hôtel, qui viendra prendre vos ordres (et, comme
+j'aurai l'avantage extrême de m'asseoir à votre table, _mensam tuam
+par_... je vous éviterai cette peine, avec votre bon plaisir); _quarto_:
+si un homme de l'équipage s'oubliait devant vous, il serait puni de la
+peine que vous requerriez contre lui; mais cela n'aura pas lieu, je
+m'en fais le garant. Ni vous, ni cette charmante bachelette, n'aurez à
+souffrir de nos matelots, _dociles sunt...; sexto_: il vous est défendu,
+à vous et à mademoiselle, d'adresser la parole à qui que ce soit, sauf
+à votre serviteur très-respectueux qui, seul, jouira de la faveur
+inappréciable d'être un intermédiaire entre le monde ambiant et vous;
+_septièmement_; c'est tout, _totum est_.
+
+Ces paroles furent prononcées avec une volubilité extrême, qui ne
+permit pas à Harriet d'y glisser un mot. Elle se contenta d'examiner son
+interlocuteur.
+
+Il était petit de taille, riche d'embonpoint, mafflé, lippu, rouge
+de figure, comme une pomme d'api. Il avait les yeux à fleur de tête,
+clignotant sans cesse à droite, à gauche, sous une paire de lunettes
+à verres convexes; une apparence de bonhomie, de douceur qui jurait
+affreusement avec sa profession de pirate. Malgré sa corpulence, tous
+ses mouvements avaient une vivacité électrique. Jamais il n'était en
+repos. Une circonstance l'obligeait-elle à rester debout, sans marcher,
+il dansait alternativement sur une jambe ou sur l'autre. Ses bras
+fonctionnaient sans cesse comme les ailes d'un télégraphe. On doutait
+qu'il se tînt immobile même en dormant. Sa langue était dans une
+agitation perpétuelle, qui le forçait à lire, à étudier, à penser tout
+haut.
+
+On l'appelait le major Guérin; mais les matelots du bord l'avaient
+rebaptisé le docteur Vif-Argent.
+
+Malgré ses brusqueries, ses gourmades, ils avaient pour lui une
+affection dévouée; car il était habile, obligeant, et plus d'un lui
+devait la conservation de ses jours.
+
+Quoique assez pénétrante, madame Stevenson ne sut pas apprécier le major
+Guérin. Elle le prit pour quelque fruit sec d'une école de médecine
+qui, sans ressource et sans client, avait choisi la piraterie comme un
+excellent moyen de bien vivre en travaillant le moins possible.
+
+Les attentions--un peu équivoques, il est vrai,--qu'il eut, tout
+d'abord pour sa domestique, achevèrent de le démonétiser dans l'esprit
+d'Harriet.
+
+Le jugement de la jeune femme eût pu se résumer ainsi.
+
+--C'est un rustre, un idiot, un ivrogne, un libertin!
+
+Quelle est la femme qui pardonne à un homme les égards qu'il a eus pour
+une autre femme, en sa présence, surtout si cette dernière semble à la
+première d'une condition inférieure à la sienne?
+
+Aussi le major Guérin, ayant offert son bras à madame Stevenson,
+pour descendre l'escalier qui conduisait sur le pont, elle le refusa
+sèchement par cette épigramme:
+
+--Merci, monsieur; adressez vos bons offices à ma servante! elle en a
+plus besoin que moi.
+
+--C'est juste, dit le docteur, très-juste, madame, cette pauvre petite
+est encore faible; je vais l'aider.
+
+Et il prit décidément le bras de Kate, qui en devint toute rouge.
+
+Harriet les suivit d'un air dédaigneux.
+
+Ils traversèrent la batterie d'entrepont et entrèrent dans un magnifique
+salon, dont les fenêtres ouvraient sur une galerie, à la poupe du
+navire.
+
+Le luxe et l'élégance qui régnaient dans cette pièce, arrachèrent à
+madame Stevenson une exclamation de surprise. Jamais, même dans les
+appartements de l'Amirauté, à Londres, elle n'avait vu un ameublement
+aussi somptueux et des décorations aussi splendides, quoique d'un goût
+aussi parfait.
+
+Les merveilles de la tapisserie orientale et de l'ébénisterie
+occidentale avaient été mises contribution pour orner ce salon. Il était
+tendu en cachemire de l'Inde bleu et or, dont les draperies, suspendues
+à des colonnettes de jaspe flottaient, à larges plis, tout à l'entour.
+
+Une peinture admirable, représentant les amours de Psyché avec Cupidon,
+couvrait le plafond. Par la correction de son dessin, cette toile
+semblait appartenir à l'école flamande, mais, par la suavité de son
+coloris, l'école italienne la revendiquait hautement.
+
+Un des plus merveilleux produits de la Turquie s'étalait sur le parquet.
+
+Les fauteuils, les canapés, la table de centre étaient en citronnier
+marqueté d'écaille.
+
+Mais ce qui porta au comble l'émerveillement de madame Stevenson, ce
+fut, dans le fond de la pièce, près des fenêtres, un piano et une harpe!
+
+Un piano et une harpe sur un corsaire!
+
+--Voici votre salon, madame, lui dit le docteur Guérin. De chaque côté,
+vous trouverez une chambre à coucher, l'une pour vous, l'autre pour
+mademoiselle. Nul ici ne vous dérangera, à moins... mais il sera
+toujours temps de vous prévenir, si toutefois ma personne ne vous agrée
+pas...
+
+--Au contraire, monsieur! au contraire! répondit Harriet.
+
+Le major lui déplaisait; mais comme il paraissait s'être laissé prendre
+aux charmes de Catherine, il valait encore mieux le garder près de
+soi qu'un autre officier. On lui tiendrait la dragée haute, et l'on en
+tirerait tout ce qu'on voudrait.
+
+Madame Stevenson s'était rapidement fait ce raisonnement.
+
+--Je vous laisse, madame, car vous désirez sans doute vous reposer. Mais
+si vous avez besoin de mes services, cette sonnette m'avertira.
+
+Et il montra un cordon pendant le long d'une des colonnettes.
+
+--Un moment, monsieur, dit Harriet en se jetant sur une berceuse, un
+moment.
+
+--Disposez de moi, madame.
+
+--Pourriez-vous me dire ce qu'on prétend faire de nous?
+
+--Je l'ignore, madame, _ignoro_.
+
+--Ah! vous l'ignorez; je veux bien le croire, mais votre commandant ne
+l'ignore pas, lui!
+
+--Non, madame, il ne l'ignore pas, lui.
+
+--C'est un homme masqué, que j'ai vu sur la galerie?
+
+--C'est un homme masqué, que vous avez vu sur la galerie.
+
+--Me serait-il possible de lui parler?
+
+--Il ne vous serait pas possible de lui parler.
+
+--Pourquoi cela?
+
+Le major ne répondit pas.
+
+--Mais pourquoi, monsieur? dites-moi pourquoi? reprit madame Stevenson
+en frappant du pied avec impatience.
+
+--Tenez, madame, lisez, fit le docteur.
+
+Et il indiqua à Harriet une pancarte fixée à une colonne, près d'elle.
+
+Un calligraphe émérite y avait tracé les lignes suivantes:
+
+ RÈGLEMENT DU REQUIN
+
+ ORGANISATION
+
+ ARTICLE 1. Tous les hommes à bord du _Requin_, ont juré fidélité,
+ obéissance passive à leur capitaine-commandant;
+
+ ART. 2. Il a sur eux droit de vie et de mort;
+
+ ART. 3. Il leur est défendu de lui adresser la parole, sans y
+ être invité par lui;
+
+ ART. 4. Ils se doivent entre eux aide et protection;
+
+ ART. 5. Le capitaine-commandant est le seul juge à bord;
+
+ ART. 6. Il délègue ses pouvoirs à qui bon lui semble;
+
+ ART. 7. Il n'est tenu à aucun compte envers ses hommes;
+
+ ART. 8. Tout homme qui a pris du service sur le _Requin_, s'est
+ engagé pour la vie;
+
+ ART. 9. Il est enjoint a tous de tuer un déserteur partout où
+ ils le rencontreront;
+
+ ART. 10. Celui qui, rencontrant un déserteur, ne le tuerait
+ pas ou ne le ferait pas tuer, serait traité comme le déserteur
+ lui-même;
+
+ ART. 11. Les hommes gradés jouissent, hiérarchiquement, sur
+ leurs subordonnés, des mêmes droits que le capitaine-commandant,
+ mais le privilège de la décision suprême lui appartient en tout.
+
+ PUNITION
+
+ ARTICLE UNIQUE. Chaque infraction à la discipline peut être
+ punie de mort.
+
+ OBSERVATION
+
+ Toute personne qui met le pied sur le _Requin_ est soumise aux
+ mêmes lois que les hommes de l'équipage.
+
+ Signé: LE REQUIN.
+
+Le règlement était rédigé en français. Cette langue paraissait, du
+reste, la seule qu'on pariât à bord du navire.
+
+--Une chose m'étonne, dit madame Stevenson, après avoir pris
+connaissance du terrible document, c'est qu'il se trouve des gens assez
+niais pour accepter de pareilles conditions!
+
+--Oh! dit le docteur, nous n'en manquons jamais, madame, _nunquam
+deficiunt_.
+
+--Alors, monsieur, je suis votre prisonnière?
+
+--Vous êtes notre prisonnière, prononça le major Vif-Argent, en
+reprenant le ton froid et la tournure discrète qu'il affectait chaque
+fois qu'elle l'interrogeait.
+
+--Mais cette captivité durera-t-elle longtemps?
+
+Il ne fit pas de réponse.
+
+--Puis-je au moins écrire à votre commandant?
+
+--Vous pouvez lui écrire.
+
+--Ah! s'écria-t-elle en souriant, c'est déjà quelque chose. Je pensais
+bien que ce farouche monarque était vulnérable par un point. Je lui
+écrirai donc.
+
+--Comme il vous plaira.
+
+--Mais, ajouta-t-elle, en se ravisant, qui lui portera la lettre?
+
+--Moi, madame.
+
+--Alors, monsieur, veuillez me donner ce qui est nécessaire...
+
+--Vous trouverez tout cela dans votre chambre à coucher, madame.
+Voulez-vous que je vous y introduise?
+
+Volontiers, monsieur.
+
+Et elle se leva, en disant à Kate en anglais:
+
+--Viens.
+
+Le docteur Guérin, les précédant, traversa la pièce, écarta la draperie
+et ouvrit une porte cachée derrière. Une petite chambre à coucher, d'un
+goût aussi luxueux que le salon, se montra à leurs regards.
+
+Catherine se croyait dans un palais enchanté.
+
+--Pendant que vous écrirez la lettre, je vous ferai apprêter une
+collation, madame, dit le docteur, laissant retomber la tapisserie sur
+madame Stevenson.
+
+--Que c'est donc beau, madame! que c'est donc beau ici! s'exclamait
+Kate. Ah! mon doux Jésus, il y a plus d'or que dans l'église de
+Saint-Patrick, à Dublin! Et de la soie! on habillerait toutes les dames
+d'Halifax, avec ce qu'il y en a ici. C'est pas pour dire, mais ces
+pirates savent joliment faire les choses! Ça doit être un bon métier
+qu'ils ont là! Oh! mais s'ils ne se tuaient pas comme ça, ça me serait
+égal d'en épouser un...
+
+--Le docteur qui vous a soignée, n'est-ce pas? dit Harriet en riant.
+
+--Pourquoi pas, madame? il n'est pas mal, cet homme! Est-ce que vous
+croyez...
+
+--Qu'il voudrait de vous?
+
+Catherine essaya de rougir.
+
+--Il me conviendrait assez, murmura-t-elle.
+
+--Eh bien, demandez-le en mariage! repartit Harriet donnant cours à un
+bruyant accès d'hilarité. Mais asseyez-vous, madame la _doctoresse_. Je
+vais préparer un poulet pour monsieur notre ravisseur.
+
+Elle se mit à un pupitre en bois de rose, placé sur un guéridon, prit du
+papier, une plume, et, d'une main assurée, elle écrivit:
+
+«Au commandant du _Requin_,
+
+»La soussignée, et sa femme de chambre, ont été attirées dans un piège
+qui leur avait été dressé, par vos ordres, sans doute. Elles n'ont point
+eu à se plaindre de vos gens; mais la soussignée veut savoir dans quel
+but vous vous êtes emparé de sa personne.
+
+»Un galant homme, fût-il un pirate, ne refuse jamais une explication à
+une femme.
+
+»HENRIETTE STEVENSON,
+
+»Née de Grandfroy.
+
+»A bord du _Requin_ ce 23 juillet 1811.»
+
+Elle cacheta son billet et y mit l'adresse:
+
+ «Au commandant du _Requin_.»
+
+--Maintenant, Kate, dit-elle, vous allez m'aider à m'arranger un peu.
+Par bonheur que j'ai en l'idée de prendre quelques effets avec moi.
+
+--Mais, voyez donc, madame, s'écria la soubrette qui venait de soulever
+un rideau près du lit.
+
+L'enfoncement, masqué par ce rideau, formait une garde-robe, où se
+montraient à profusion des habillements de femme, aussi variés que
+fashionables.
+
+--Ces bandits ne se refusent rien! dit madame Stevenson, en considérant
+les objets avec l'oeil exercé d'une coquette. Tout cela est à la
+dernière mode!
+
+--Si vous mettiez cette jolie robe lilas! fit Kate qui palpait la soie
+avec un ravissement inexprimable.
+
+--Fi! s'écria Harriet.
+
+--Pourquoi donc! elle vous irait à merveille, j'en suis sûre!
+
+--Moi, mettre les loques d'une... de la maîtresse de ces brigands, y
+songez-vous, Kate!
+
+--Dame, on dirait qu'elles ont été accrochées là pour vous! Ma patronne!
+comme il y en a! comme elles sont belles!
+
+--Il se pourrait, pourtant, qu'on les eût placées là à mon intention, se
+dit madame Stevenson.
+
+Cependant, elle ne voulut point se parer de ces effets; et, après avoir
+rafraîchi sa toilette, elle rentra dans le salon.
+
+Le docteur attendait.
+
+Il reçut l'épître de madame Stevenson, et promit de la déposer entre les
+mains du commandant.
+
+--Aurai-je une réponse, monsieur? demanda-t-elle.
+
+--Madame, fit le major éludant la question, voici des fruits et des
+pâtisseries!
+
+Il indiqua un plateau de vermeil chargé de friandises, et quitta
+brusquement le salon.
+
+Harriet était gourmande; il serait superflu d'ajouter que miss Kate
+partageait ce joli défaut.
+
+Elles s'attablèrent amicalement, l'infortune ayant cela de bon qu'elle
+efface les distances, et mangèrent d'excellent appétit.
+
+--Ah! ah! voici la preuve de mes soupçons, s'écria tout à coup madame
+Stevenson, montrant à Catherine le coin de sa serviette, en fine toile
+de Hollande:
+
+Comme le mouchoir, trouvé dans le jardin, elle était marquée d'un A et
+d'un L, surmontés d'une couronne de comte.
+
+
+
+
+ V
+
+ REQUINS CONTRE ANGLAIS
+
+
+Pendant huit jours, madame Stevenson attendit la réponse à sa lettre;
+cette réponse ne vint pas.
+
+Elle s'accoutumait à sa prison, assez douce d'ailleurs, et passait son
+temps à lire ou à faire de la musique. Souvent aussi le major Guérin lui
+tenait compagnie. Quoiqu'elle ne lui pardonnât point les caresses dont
+il comblait Catherine, et qui faisaient dire à celle-ci: «Qu'après tout,
+le _Requin_ avait du bon,» la jeune femme recherchait volontiers, à
+défaut d'autre, la société du docteur.
+
+Elle tenta même sur lui le pouvoir de ses charmes. Repoussée avec perte,
+Harriet essaya d'en obtenir quelques renseignements par sa femme
+de chambre. Celle-ci ne fut pas plus heureuse. Le chirurgien était
+impénétrable.
+
+Le questionnait-on, il n'entendait pas, ou sautait habilement à un autre
+sujet.
+
+Insensiblement, Harriet s'était vue forcée, par la nécessité, de
+recourir à la garde-robe mise à sa disposition. Elle avait commencé par
+un châle pour s'abriter contre la fraîcheur du soir; puis, ç'avait été
+un ruban, puis le linge dont elle manquait; enfin, les robes eurent leur
+tour.
+
+--Il n'y a point de femme à bord, j'en suis certaine, se disait-elle en
+manière d'excuse, pourquoi me gênerais-je?
+
+Et peu à peu, la toilette entière y avait passé.
+
+Les matelots, les officiers, tout le monde témoignait à madame Stevenson
+une déférence extrême. Mais personne ne lui parlait, à l'exception du
+major Vif-Argent.
+
+Elle pouvait se promener avec Kate sur toute l'étendue du pont;
+la dunette et la galerie, du haut de laquelle elle avait assisté à
+l'exécution, seules leur étaient interdites.
+
+Plus d'une fois, Harriet y avait vu le comte Lancelot,--on l'a
+reconnu,--toujours masqué et accompagné d'un homme également masqué, son
+inséparable Samson.
+
+Un matin, qu'il était ainsi sur le gaillard d'arrière, Harriet, s'armant
+d'audace, s'élança sur l'escalier qui y conduisait, et voulut l'aborder;
+mais Samson, qu'elle n'avait pas aperçu, caché qu'il était par une voile
+d'artimon, se jeta entre elle et lui, enleva la jeune femme, et sans
+souffler mot, la redescendit dans la cabine, où elle fut enfermée tout
+le jour.
+
+--Si vous recommencez, ma chère dame, lui dit le major, le pont vous
+sera interdit, _tibi interdictum tabulatum erit_.
+
+Elle se garda bien, dès lors, de s'exposer à être privée de cette
+distraction.
+
+En dépit de son horreur pour les forbans, elle ne pouvait s'empêcher
+d'admirer l'ordre qui régnait parmi eux. Jamais une rixe, jamais une
+querelle. Chose inouïe! on n'entendait ni ces jurons, ni ces blasphèmes
+qui fatiguent, jour et nuit, les échos des navires ordinaires.
+
+Quand ils n'étaient pas de service, les hommes causaient, contaient des
+histoires, ou réparaient leur uniforme.
+
+Les jeux de hasard étaient strictement prohibés.
+
+Une discipline draconienne soumettait à la Volonté du commandant, tout
+l'équipage, depuis le plus petit mousse, jusqu'à ses lieutenants.
+
+Il en était de même à bord du _Caïman_, qui voyageait de conserve avec
+le _Requin_ se tenant souvent à quelques brasses dans l'ouaiche du
+second, et recevait de fréquentes visites du capitaine.
+
+Le cutter _Wish-on-Wish_ suivait le _Requin_ à la remorque.
+
+Durant les huit premiers jours qu'elle passa sur ce dernier, les pirates
+firent diverses prises.
+
+Quand ils s'étaient emparé d'un navire, tous ceux qui le montaient
+étaient impitoyablement jetés à la mer, s'ils avaient fait l'ombre d'une
+résistance. Se rendaient-ils complaisamment, on les entassait dans les
+chaloupes de leur bâtiment et on les abandonnait aux caprices des flots.
+
+Le butin était divisé en deux parts égales.
+
+L'une appartenait, tout entière, au capitaine. Elle servait à
+l'entretien de ses vaisseaux; l'autre était tirée au sort, par lots,
+sans distinction d'âge ni de grade.
+
+Un mousse ou un simple calfat pouvait ainsi gagner un lot aussi précieux
+qu'un lieutenant.
+
+La nourriture était la même pour tous.
+
+Les officiers n'avaient d'autre avantage qu'un service moins pénible, et
+l'exercice d'une portion du commandement, plus ou moins grande, suivant
+leur rang.
+
+Le respect de tous pour leur capitaine allait jusqu'à l'adoration.
+Celui-ci, du reste, était un marin consommé, qui lisait dans le ciel
+comme dans un livre, et ne se laissait jamais surprendre par un grain.
+Quand il était à bord, il ne confiait à personne autre que lui le
+gouvernement du navire. Il veillait à tout, devinait tout, pourvoyait à
+tout.
+
+Nets et précis, ses ordres étaient, exécutés avec une rapidité qui
+tenait du prodige. Personne de son équipage ne l'avait vu démasqué.
+Ses deux seconds, et le capitaine du _Caïman_ seuls étaient en rapports
+directs avec lui; dans son intimité il n'admettait que Samson, surnommé
+par les matelots le Balafré, et le docteur Guérin.
+
+Seuls aussi, ils pouvaient pénétrer dans son appartement, situé à la
+poupe, entre les deux batteries, et dont le salon et les deux cabines,
+occupés par madame Stevenson, formaient habituellement une partie.
+
+Parmi tant d'étrangetés, il en était une que la jeune femme ne
+s'expliquait pas. Acharnés à la destruction des navires anglais, les
+Requins de l'Atlantique, loin d'insulter les bâtiments français, leur
+portaient fréquemment aide et secours.
+
+Quoique les Français fussent alors en guerre avec la Grande-Bretagne,
+ce fait n'expliquait pas complètement la rage des pirates contre les
+Anglais. Ils les tuaient, les massacraient, les torturaient à plaisir.
+
+Harriet en demanda un matin la cause au docteur Vif-Argent.
+
+Ils venaient de déjeuner et prenaient le café.
+
+A cette question, le major sourit amèrement.
+
+--Ce serait une longue histoire, madame, dit-il, et vous n'auriez pas la
+patience... _mulier patientiae non propensa_.
+
+--Si vous me faites grâce de votre latin, je vous jure de vous écouter
+sans ouvrir la bouche, répondit-elle.
+
+--Il ne m'est pas défendu de la conter...
+
+--Commencez, alors, mon cher docteur. Cela m'aidera à couler le temps;
+mais pas de votre baragouinage latin, surtout!
+
+--Eh bien, madame, je vais vous satisfaire.
+
+«Vous savez, ou ne savez pas, que la plupart d'entre nous sont
+Acadiens, descendants de braves Français, qui colonisèrent jadis la
+Nouvelle-Écosse et les provinces limitrophes.»
+
+--J'ignorais cela, dit Harriet en étouffant un léger bâillement.
+
+Le major continua:
+
+«Peuple simple et bon que ces Acadiens[4]; il n'aimait pas le sang,
+l'agriculture était son occupation. On l'avait établi dans des terres
+basses, et repoussant à force de digues la mer et les rivières dont ces
+plaines étaient couvertes. Ces marais desséchés donnaient du froment, du
+seigle, de l'orge, de l'avoine et du maïs. On y voyait encore une grande
+abondance de pommes de terre, dont l'usage était devenu commun.
+
+[Note 4: Voyez Raynal.]
+
+D'immenses prairies étaient couvertes de troupeaux nombreux; on y compta
+jusqu'à soixante mille bêtes à cornes. La plupart des familles avaient
+plusieurs chevaux, quoique le labourage se fit avec des boeufs. Les
+habitations, presque toutes construites de bois, étaient fort commodes
+et meublées avec la propreté que l'on trouve parfois chez les laboureurs
+d'Europe les plus aisés. On y élevait une grande quantité de volailles
+de toutes les espèces. Elles servaient à varier la nourriture des
+colons, qui était généralement saine et abondante. Le cidre et la bière
+formaient leur boisson; ils y ajoutaient quelquefois de l'eau-de-vie de
+sucre.
+
+»C'était leur lin, leur chanvre, la toison de leurs brebis qui servaient
+à leur habillement ordinaire. Ils en fabriquaient des toiles communes,
+des draps grossiers. Si quelqu'un d'entre eux avait un peu de penchant
+pour le luxe, il le tirait d'Annapolis ou de Louisbourg[5]. Ces deux
+villes recevaient en retour du blé, des bestiaux, des pelleteries.
+
+[Note 5: La première, alors la capitale de la Nouvelle-Écosse ou
+Acadie, était bâtie sur la baie Française, aujourd'hui baie de Fundy;
+la seconde, à cette époque, port très-commerçant de l'île Royale ou cap
+Breton, était surnommée le Dunkerque et l'Amérique.]
+
+»Les Français neutres[6] n'avaient pas autre chose à donner à leurs
+voisins. Les échanges qu'ils faisaient entre eux étaient encore moins
+considérables, parce que chaque famille avait l'habitude et la facilité
+de pourvoir seule à tous ses besoins. Aussi ne connaissaient-ils pas
+l'usage du papier-monnaie. Le peu d'argent qui s'était comme glissé dans
+cette colonie, n'y donnait point l'activité qui en fait le véritable
+prix.
+
+[Note 6: Les Acadiens ne pouvant prendre part aux luttes entre la France
+et l'Angleterre, furent ainsi qualifiés.]
+
+»Leurs moeurs étaient extrêmement simples. Il n'y eut jamais de cause
+civile ou criminelle assez importante pour être portée à la cour de
+justice, établie à Annapolis. Les petits différends qui pouvaient
+s'élever de loin en loin entre les colons, étaient toujours terminées
+à l'amiable par les censeurs. C'étaient les pasteurs religieux qui
+dressaient tous les actes, qui recevaient tous leurs testaments.
+Pour ces fonctions profanes, pour celles de l'Église, on leur donnait
+volontairement la vingt-septième partie des récoltes. Elles étaient
+assez abondantes pour laisser plus de faculté que d'exercice à la
+générosité. On ne connaissait pas la misère, et la bienfaisance
+prévenait la mendicité. Les malheurs étaient, pour ainsi dire, réparés
+avant d'être sentis. Les secours étaient offerts sans ostentation d'une
+part; ils étaient acceptés sans humiliation de l'autre. C'était une
+société de frères également prêts à donner ou à recevoir ce qu'ils
+croyaient commun à tous les hommes.
+
+»Cette précieuse harmonie s'étendait jusqu'à ces liaisons de galanterie
+qui troublent si souvent la paix des familles...»
+
+--Oh! je vous arrête-là, docteur, je vous arrête-là, s'écria madame
+Stevenson en riant aux éclats. De la morale sur vos lèvres, mon cher
+docteur!
+
+Et ses regards malicieux se portèrent vers Kate, qui tendait l'oreille
+sans rien comprendre, puisque le major Vif-Argent s'exprimait en
+français.
+
+--Il suffit, madame, il suffit, dit-il gaîment, vous savez le proverbe:
+_Facite quod jubeo, sed_...
+
+--Docteur! docteur! et votre promesse! fit Harriet en le menaçant du
+doigt.
+
+--C'est juste, reprit-il. Je poursuis mon récit:
+
+«Au commencement du siècle dernier, ces excellentes gens, si dignes du
+repos dont ils jouissaient, formaient une population de quinze à vingt
+mille âmes. Mais, hélas! la guerre éclata entre l'Angleterre et la
+France, et leur pays devint le théâtre de cette lutte affreuse. En 1774,
+il n'en restait plus que sept mille environ; le reste avait émigré.
+Maîtresse de leur territoire, la Grande-Bretagne voulut leur imposer le
+serment d'allégeance. Ils s'y refusèrent. On les persécuta. Le moindre
+agent du cabinet de Saint-James prétendait faire subir sa tyrannie aux
+Acadiens, «Si vous ne fournissez pas de bois à mes troupes, disait un
+capitaine Murray, je démolirai vos maisons pour en faire du feu.»--«Si
+vous ne voulez pas prêter le serment de fidélité, ajoutait le gouverneur
+Hopson, je vais faire pointer mes canons sur vos villages.»
+
+»Les Acadiens n'étaient pas des sujets britanniques, puisqu'ils
+n'avaient point prêté le serment de fidélité, et ils ne pouvaient être
+conséquemment regardés comme des rebelles; ils ne devaient pas être non
+plus considérés comme des prisonniers de guerre, ni renvoyés en France,
+puisque depuis près d'un demi-siècle on leur laissait leurs possessions,
+à la simple condition de demeurer neutres, et qu'ils n'avaient jamais
+enfreint cette neutralité.
+
+»Mais beaucoup d'intrigants et d'aventuriers jalousaient leurs
+richesses, enviaient leur félicité. Quels beaux héritages! et par
+conséquent quel appas! La cupidité et l'envie s'allièrent pour compléter
+leur ruine. On décida de les expulser et de les disséminer dans les
+colonies anglaises, après les avoir dépouillés.
+
+»Pour exécuter ce monstrueux projet, cette perfidie, comme seule
+l'Angleterre en sait imaginer et perpétrer, on ordonna aux Acadiens de
+s'assembler en certains endroits, sous des peines très-rigoureuses, afin
+d'entendre la lecture d'une décision royale. Quatre cent dix-huit chefs
+de familles, se fiant à la foi britannique, se réunirent ainsi, le
+5 septembre 1755, dans l'église du Grand-Pré. Un émissaire de
+l'Angleterre, le colonel Winslow, s'y rendit en grande pompe, et leur
+déclara qu'il avait ordre de les informer: «Que leurs terres et leurs
+bestiaux de toute sorte étaient confisqués au profit de la Couronne avec
+tous leurs autres effets, excepté leur argent et leur linge, et qu'ils
+allaient être eux-mêmes déportés de la province[7].»
+
+[Note 7: Garneau, Histoire du Canada.]
+
+»En même temps une bande de soldats, de misérables se rua sur ces
+infortunés et en égorgea un grand nombre. Les femmes, les enfants
+ne furent pas plus épargnés; et ce fut le signal de boucheries, de
+violences sans nom, qui durèrent plusieurs jours. Tout fut mis à feu et
+à sang. La florissante colonie ne présenta bientôt plus qu'un monceau de
+décombres fumants. La plupart de ceux qui échappèrent au carnage furent
+plongés dans des navires infects et dispersés sur la côte américaine
+depuis Boston jusqu'à la Caroline.
+
+»Pendant de longs jours, après leur départ, on vit leurs bestiaux
+s'attrouper autour des mines de leurs habitations, et les chiens passer
+les nuits à pleurer par de lugubres hurlements l'absence de leurs
+maîtres[8].»
+
+[Note 8: Historique.]
+
+--Oh! c'est affreux! interrompit madame Stevenson.
+
+--«Le tableau est pâle, reprit le docteur. Si j'entrais dans les
+détails, si je vous montrais ces femmes outragées, ces enfants arrachés
+au sein de leurs mères et lancés, comme des volants à la pointe des
+baïonnettes, vous frémiriez d'horreur. Eh bien, madame, croyez-vous que
+les fils des malheureux qui furent si odieusement martyrisés, il n'y a
+guère qu'un demi-siècle, puissent voir un Anglais sans éprouver aussitôt
+le désir de se venger? Croyez-vous que quelques-uns ne songent pas jour
+et nuit à user de représailles? qu'il n'en est pas, qui ont pris en main
+la cause des assassinés, et qui, désespérant d'obtenir une réparation
+tardive, en s'adressant au tribunal des nations, au nom du droit des
+gens, se sont armés du glaive de la justice! Levez les yeux, madame,
+regardez les _Requins de l'Atlantique_! Ce sont les fils et les
+petits-fils des victimes du 5 septembre!»
+
+En prononçant ces mots, le docteur Guérin s'était transfiguré! Il avait
+le verbe éloquent, le geste pathétique; ses difformités corporelles
+disparaissaient. Il enthousiasmait par la majestueuse beauté que donnent
+les émotions puissantes aux physionomies les plus ingrates.
+
+--Votre capitaine est donc un Acadien? demanda madame Stevenson.
+
+Il est douteux que le major eût répondu à cette question. Mais alors un
+bruit inusité se fit entendre sur le pont du navire; et le canon détonna
+successivement deux fois dans le lointain.
+
+--Vivat! s'écria le major Vif-Argent, cela annonce un combat. Ne bougez
+pas, madame, je reviens dans une minute.
+
+Il sortit et rentra bientôt.
+
+--Il faut me suivre, dit-il brusquement aux deux femmes.
+
+Et comme elles hésitaient:
+
+--N'ayez pas peur, ajouta-t-il; je ne veux que vous mettre en sûreté,
+car il va faire chaud, tout à l'heure, ici: le salon sera transformé en
+batterie.
+
+Madame Stevenson et Kate descendirent avec lui dans une cabine propre,
+mais sans luxe aucun, placée en bas de la seconde batterie, au-dessous
+de la ligne de flottaison.
+
+Une lampe l'éclairait.
+
+--Je dois vous emprisonner, mesdames, dit le docteur Guérin en les
+quittant. Cependant, j'espère que ce ne sera pas pour longtemps.
+Excusez-moi.
+
+Ayant dit, il ferma la porte de la cabine à la clef et remonta sur le
+pont.
+
+Là, tout était en mouvement. Mais l'animation n'excluait pas le bon
+ordre. Quoique les matelots s'agitassent, courussent de côté et d'autre,
+les passages, les avenues, les écoutilles demeuraient libres. Chacun
+travaillait activement sans gêner son voisin, sans nuire à l'harmonie
+générale. C'étaient des artilleurs qui chargeaient leurs pièces;
+des hommes qui disposaient des armes en faisceaux, des fusils, des
+tremblons, des pistolets, des piques, des haches, des sabres, des
+grappins d'abordage; d'autres qui dressaient le porc-épic du bastingage;
+ceux-ci faisant déjà rougir des boulets à des forges portatives; ceux-là
+entassant des bombes derrière les obusiers, et les mousses, allant d'un
+canonnier à l'autre, distribuant des gargousses ou apportant des seaux
+d'eau pour refroidir les canons.
+
+Les vergues ployaient sous le poids des matelots prêts à obéir au
+commandement du capitaine, qui arpentait la galerie médiane, une lunette
+et un porte-voix à la main.
+
+Il était costumé et masqué comme d'habitude, seulement sous sa blouse de
+soie noire, il avait endossé une cotte de mailles en acier, très-fine, à
+l'épreuve de l'arme blanche et de la balle.
+
+Le major Vif-Argent se dirigea vers lui:
+
+--Eh! bien, dit-il, nous allons donc enfin faire une petite causette
+avec messieurs les _goddem, istos Britannus debellare_?
+
+--Oui, mon digne docteur, répondit le comte; et nous aurons l'honneur de
+lier la conversation avec le vice-amiral.
+
+--Le mari de madame Stevenson?
+
+--En personne. J'aurais déjà engagé la partie; mais ils sont trois,
+comme vous voyez, et je vais tâcher de rallier le _Caïman_, qui ne doit
+pas être bien loin, afin d'égaliser les chances.
+
+Il emboucha son porte-voix.
+
+--Range à hisser les bonnettes hautes et basses!
+
+La manoeuvre fut exécutée en quelques minutes. Le _Requin_ donna deux
+ou trois embardées, puis il se releva et repartit légèrement avec une
+vitesse double.
+
+Il était chaudement poursuivi par trois navires qu'on apercevait à deux
+milles de distance.
+
+Cependant, grâce à sa marche supérieure, il aurait réussi à leur
+échapper, pour un temps au moins; mais la brise fraîchit, ronfla
+dans les voiles avec un grondement de tonnerre, et tout à coup le mât
+d'artimon, cassa en deux au chouquet de la grand'vergue.
+
+Il s'abattit sur le pont, tua et blessa, quelques personnes.
+
+--Allons, voici ma besogne qui commence, dit le docteur, en descendant
+de la galerie.
+
+Le _Requin_ s'était penché sur le côté et ses bouts-dehors avaient
+plongé dans l'Océan.
+
+Son allure se ralentit.
+
+--A la mer le mât d'artimon! cria le capitaine.
+
+Le bruit des haches résonna, l'arbre fut coupé au niveau de la batterie
+et précipité dans les flots avec tout son gréement.
+
+--Samson, à ton poste, mon camarade, ordonna Lancelot, et envoie ta
+dragée à ce mendiant de vaisseau-amiral, qui nous gagne.
+
+--Oui, maître, répondit le colosse.
+
+Il s'avança près de la caronade, dont la bouche monstrueuse formait la
+gueule du requin sculpté à la proue, pointa cette pièce et y mit le feu.
+
+Un éclair, un nuage de fumée, une explosion formidable s'en suivirent.
+
+--Touché! tu l'as touché dans les oeuvres vives! c'est bien, Samson, dit
+le capitaine.
+
+--Oui, maître, répliqua l'Hercule, en saluant militairement sans quitter
+la caronade.
+
+--Mes enfants, reprit le commandant, préparez-vous au combat. Ils sont
+trois contre nous; vous savez votre devoir!
+
+Lancelot ne pouvait plus échapper à la poursuite dont il était l'objet,
+la rupture de son mât d'artimon ayant alourdi le navire. Il résolut
+aussitôt d'affronter l'ennemi et de l'étonner par son audace. En
+conséquence, il fit serrer une partie des voiles, virer de bord et
+pousser droit aux agresseurs.
+
+Le fracas de l'artillerie couvrit bientôt tous les autres bruits; et des
+tourbillons de vapeur voilèrent les objets.
+
+Durant une heure une pluie de fer et de feu répandit la mort et le
+ravage sur les pirates et les troupes royales, car le _Requin_ avait été,
+en effet, attaqué par trois bâtiments de la station d'Halifax, dont
+l'un, une frégate, portait le vice-amiral, sir Henry Stevenson.
+
+Les autres étaient des bricks.
+
+C'est vers cette frégate, l'_Invincible_, que tendirent les efforts de
+Lancelot. Il savait bien que s'il réussissait à s'en emparer ou à la
+couler, les bricks ne tiendraient pas davantage.
+
+Longtemps il échoua, pressé qu'il était par ces petits navires qui le
+mitraillaient avec fureur.
+
+Enfin, il parvint à mettre le feu à l'un. L'autre craignant d'être
+envahi par l'incendie prit le large, et Lancelot profita de sa retraite
+momentanée pour se jeter par bâbord sur le vaisseau-amiral au risque de
+se briser lui-même.
+
+Aussitôt des hommes adroits, robustes, debout sur le beaupré et les
+vergues de misaine, lancèrent les lourdes griffes de fer destinées à
+amarrer les deux navires l'un à l'autre. Puis, comme des vautours, ils
+fondirent sur les Anglais la hache ou le sabre à la main, le poignard
+entre les dents.
+
+Mais le brick, qui avait rebroussé chemin, revint en ce moment, prit
+position vis-à-vis du _Requin_, et lui lâcha une bordée à tribord.
+
+Toujours sur sa galerie, les yeux étincelants sous son masque, Arthur
+Lancelot faillit tomber à la renverse, tant fut violent le choc de cette
+bordée.
+
+La membrure du _Requin_ en fut ébranlée.
+
+--Samson, dit le capitaine, allonge-moi vite un soufflet sur la joue de
+ce braillard ou mal va nous arriver.
+
+Le balafré fit pivoter sa caronade, ajusta le brick et lui lança, dans
+la carène, sous l'éperon, un énorme boulet de quarante-huit.
+
+--Bravo! bravo! dit Lancelot.
+
+--Oui, maître, répliqua l'artilleur imperturbable.
+
+Une grande consternation s'observait sur le brick.
+
+--Trois pieds de bordage en dérive! venait de crier le maître-calfat.
+
+La répercussion d'un nouveau coup de canon retentit.
+
+--Le _Caïman_ qui parle! s'exclama Samson, en se dressant sur sa pièce,
+pour regarder l'océan.
+
+La seconde frégate des forbans accourait, en effet, toutes voiles
+dehors.
+
+--En avant sur le vaisseau-amiral! s'écria Arthur Lancelot, brandissant
+son sabre au vent et passant, d'un bond, de sa galerie sur le pont de
+_Invincible_.
+
+Samson y fut aussitôt que lui.
+
+A l'instant où il arrivait, un jeune enseigne, armé d'une épée nue,
+attaqua l'intrépide capitaine, qui fut blessé au cou, avant d'avoir pu
+se mettre en garde.
+
+Il tomba, baigné dans son sang.
+
+Samson se rua sur le jeune homme, lui arracha son épée, la brisa comme
+un verre, et il allait étrangler l'enseigne, renversé, râlant sous son
+genou.
+
+Mais Lancelot lui dit, d'une voix éteinte:
+
+--Non... ne le tue pas... ne lui fais pas de mal... protège-le... Je le
+veux... Qu'il ne voie pas la femme!... Retournez à Anticosti...
+
+Et le commandant des _Requins de l'Atlantique_ perdit connaissance.
+
+
+
+
+ TROISIÈME PARTIE
+
+ ANTICOSTI
+
+
+
+ I
+
+ L'ILE D'ANTICOSTI
+
+
+Est-il un voyageur européen, parcourant les grasses prairies du
+nord-ouest américain; les immenses et fécondes vallées de la rivière
+Rouge, la Saskatchaouane, l'Assiniboine, et cette terre promise nommée
+la Colombie où la flore et la faune des parties de l'univers les plus
+riches et les plus opposées ont formé un charmant hymen pour offrir à ce
+coin de l'autre hémisphère, des produits merveilleux dont l'excellence
+seule égale la beauté; est-il, dis-je, un voyageur qui ne déplore
+l'ignorance ou l'apathie d'une portion de notre population, condamnée
+par son insouciance à végéter sur un sol épuisé ou à languir, à
+s'étioler au souffle empoisonné des grandes villes manufacturières?
+
+Un voyage de quelques semaines, quelques années d'un travail assidu,
+d'une sobriété salutaire, et ces malheureux se seraient procuré à eux, à
+leurs enfants, à leurs pauvres enfants, une vie large et abondante,
+une santé vigoureuse; ils verraient en perspective un avenir des plus
+brillants[9].
+
+[Note 9: J'ai développé cette idée dans _Une Famille de Naufragés_,
+cinquième volume des _Légendes de la Mer_.]
+
+Mais, sans aller aussi loin, sans mettre entre sa mère-patrie et sa
+patrie adoptive plus de huit jours d'intervalle, on trouve, dans
+le Nouveau-Monde, un emplacement magnifique, qui présenterait à des
+entreprises agricoles ou commerciales, conduites sur une grande échelle,
+des avantages inimaginables.
+
+Terres fertiles, bois giboyeux, la côte la plus poissonneuse des deux
+continents, voilà les ressources premières de ces lieux (capables de
+nourrir aisément vingt mille individus et plus) situés aux portes de
+l'Amérique septentrionale, supérieurement défendus par la nature, et
+cependant à peu près inconnus à la civilisation.
+
+C'est l'île d'Anticosti, dont l'exploration géologique officielle ne fut
+entreprise qu'en 1856, par la Commission canadienne, sous la direction
+de sir William Logan[10]. et encore M. Murray qui fit cette exploration,
+ne pénétra-t-il qu'à dix ou douze milles à l'intérieur.
+
+[Note 10: Voyez _Exploration géologique du Canada_, Rapport de progrès,
+années 1853-4-5-6, traduit par M. H. Émile Chevalier, attaché à la
+Commission, un volume grand in 4°, avec plans, cartes, atlas.]
+
+Située à l'embouchure du golfe Saint-Laurent par le 49° de latitude nord
+et le 65° de longitude, elle a une forme générale ovoïde, figurant un
+couteau dont la pointe perce l'Océan et dont la poignée est enchâssée
+dans le golfe Saint-Laurent.
+
+De l'est à l'ouest, son étendue est de cent quarante milles; du nord
+au sud, sa largeur extrême de trente-cinq environ; une distance de
+trente-cinq milles la sépare du Labrador, au nord, et une distance de
+quarante-deux la sépare du cap Rosier, dans le Canada, au sud-ouest.
+
+Par route marine, elle se trouve à cinq cents milles environ d'Halifax,
+la capitale de la Nouvelle-Écosse.
+
+C'est la clef du Saint-Laurent: Si l'on est surpris qu'elle ne soit
+pas colonisée, on l'est encore plus en remarquant que le gouvernement
+anglais n'a point songé à la fortifier ou à y établir une garnison,
+car Anticosti nous semble la sauvegarde de ses plus belles possessions
+transatlantiques.
+
+La plus grande partie de la côte est bordée par des récifs à sec, quand
+la mer est basse, mais que le flux couvre ordinairement de dix ou douze
+pieds d'eau.
+
+Les bords de ces récifs s'étagent en précipices de cinq, dix et même
+trente mètres, suivant Bayfield. Parfois ils sont inclinés, mais si
+peu généralement que les navires qui en approchent peuvent facilement
+apprécier le danger par des sondages.
+
+Ils se projettent dans l'Océan, jusqu'à un quart et un mille et demi
+du rivage, et se conforment aux ondulations de la côte. Des blocs
+erratiques, quelques-uns d'une dimension énorme, en recouvrent un grand
+nombre.
+
+La partie méridionale de l'île est basse, entrecoupée de grèves
+sablonneuses. Les points les plus élevés se montrent à l'embouchure
+de la rivière Jupiter, où les falaises atteignent quatre-vingts et
+cent-cinquante pieds de hauteur. Les autres ne dépassent guère dix ou
+vingt pieds, au-dessus de la mer.
+
+De la pointe sud-ouest, à l'extrémité ouest, les collines intérieures
+sont plus escarpées qu'à l'est. Elles se dressent en général
+graduellement jusqu'à cent-cinquante pieds, sur un intervalle de un à
+trois milles. Cependant, on observe dans quelques localités du littoral,
+des plaines ayant une superficie de cent à mille acres, composées de
+tourbe sous-jacente, et qui nourrissent des herbes épaisses, ayant
+quatre à cinq pieds de hauteur; d'autres sont marécageuses, plantées de
+bouquets d'arbres et parsemées de petits lacs.
+
+La partie septentrionale offre une succession de crêtes qui s'élancent
+de deux à cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Des vallées
+productives et des rivières les divisent.
+
+Les caps les plus remarquables sont le cap Est à l'extrémité même de
+l'île, la Tête à la Table; les caps Joseph, Henry, Robert, la Tête
+d'Ours; le roc Observation; la pointe Charleston, le rocher Ouest, le
+grand Cap; le cap Blanc, et la pointe Nord.
+
+Le grand Cap domine tous les autres: il a cinq cents pieds.
+
+Les baies abondent sur ce bord que regarde le Labrador: c'est la baie
+du Naufrage, au-dessus du cap Est; la baie au Renard; de Prinsta, de la
+rivière au Saumon; de l'Ours, etc.
+
+A l'aide de quelques travaux peu dispendieux, ces baies pourraient être
+converties en havres excellents.
+
+La ceinture de récifs, d'un mille environ de large, qui ourle le rivage,
+est formée de calcaire argilacé en strates presque horizontales, à sec
+pendant les marées de printemps. Il ne serait pas difficile de pratiquer
+des excavations dans ce calcaire à la profondeur nécessaire, et de se
+servir des matériaux qu'on en tirerait, pour exhausser les flancs des
+excavations de manière à y construire les jetées et les brise-mer.
+
+Les cours d'eau, que l'on rencontre sur la côte septentrionale, sont
+très-nombreux relativement à son étendue. On ne peut guère faire un
+mille sans en découvrir un, plus ou moins volumineux. Et, de dix milles
+en dix milles environ, il en existe qui sont assez considérables
+pour mettre en mouvement un moulin. Les chutes voisines de la côte,
+offriraient de grands avantages à l'industrie. L'eau des rivières est
+toujours plus ou moins calcaire.
+
+Sur la côte méridionale, les principales rivières sont: la Becscie, la
+Loutre, le Jupiter, un vrai fleuve, le Pavillon et la Chaloupe.
+
+Le grand Lac Salé, le petit Lac Salé, le lac Chaloupe et le lac Lacroix,
+sur le côté sud, ainsi que le lac au Renard, sur le côté nord, sont en
+réalité des lagunes d'eaux salées, soumises aux influences de la marée,
+et mêlées de l'eau douce des rivières.
+
+Dans la plupart des rivières et des lacs, fourmillent la truite de
+ruisseau, la truite saumonée, l'esturgeon, le doré et le poisson blanc.
+Le maquereau se presse en bancs épais autour de l'île. Les phoques dont
+l'huile et la peau sont fort estimées, essaiment. Ils se foulent par
+milliers dans les baies et les lieux abrites. Les Indiens des îles
+Mingan et du Labrador leur font une chasse active.
+
+Les baleines semblent avoir pris les battures occidentales pour leur
+résidence favorite. Fréquemment on les voit s'ébattre ou se chauffer au
+soleil; fréquemment on y entend leurs longs mugissements. A l'intérieur
+d'Anticosti, la végétation est très-variée; mais en général, elle a
+planté ses racines dans un sol d'alluvion, composé d'une argile
+calcaire et de sable léger, gris ou brun. Ce sont là de bons éléments de
+fécondité. Cependant, il faut avouer que ce sol n'est pas trop favorable
+aux fortes essences de bois, mais on peut l'ameublir ou le drainer
+aisément.
+
+La pruche en est l'arbre le plus commun. Sa qualité et ses dimensions
+sont bonnes. Quelques arbres mesurent vingt pouces de diamètre à la
+base, quatre-vingts à quatre vingt-dix pieds de haut. On y rencontre
+aussi des bouleaux blancs et jaunes; des balsamiers, des tamaracks et
+des peupliers.
+
+Parmi les arbres et arbustes à fruits dominent le sorbier des oiseaux;
+la pembina (viburnum, opulus); le groseillier rouge et noir, et une
+sorte de buisson donnant une baie violet-foncé très-savoureuse; le
+cannebergier et quelques pommiers.
+
+La plage est couverte de fraisiers; rarement y voit-on un framboisier.
+
+Toutes les parties de l'île produisent en quantité une espèce de pois
+très-mangeable, dont la tige et la feuille peuvent être employées à la
+nourriture des bestiaux.
+
+Les pommes de terre viennent parfaitement.
+
+Le peu d'orge et de blé, qu'on y a jamais semé, a donné un rendement des
+plus satisfaisants.
+
+Anticosti renferme beaucoup d'animaux sauvages, entre autres: l'ours
+noir; le renard rouge, noir, argenté et la marte.
+
+«Les renards et les martes sont très-abondants, dit M. Murray dans
+son Rapport. Souvent, pendant la nuit, on entendait les martes dans
+le voisinage de notre camp, et plusieurs fois nous vîmes des renards.
+Chaque hiver, les chasseurs ont tué de quatre à douze renards argentés,
+animaux dont la fourrure se vend de _six cent cinquante à sept cent
+cinquante francs pièce_.»
+
+Les canards, les oies, les cygnes, toute la famille des palmipèdes, y a
+élu son domicile.
+
+De grenouilles, crapauds, serpents ou reptiles, point.
+
+Les animaux sont si peu poursuivis par l'homme, que sa vue ne les
+effraie pas.
+
+M. Murray raconte, fort naïvement, l'anecdote suivante:
+
+«On dit que les ours sont très-nombreux et les chasseurs rapportent les
+avoir rencontrés quelquefois par douzaines. Mais, dans mon excursion,
+je n'en ai aperçu qu'un à la baie Gamache, deux près de la pointe au
+Cormoran, et un dans le voisinage du cap Observation. J'ai trouvé ce
+dernier sur une étroite bande de la plage, au pied d'un rocher élevé et
+presque vertical. De loin, je le pris pour un morceau de bois charbonné,
+et ce ne fut qu'à cent cinquante pieds de lui, que je reconnus mon
+erreur. Il paraissait trop occupé à déjeuner avec les restes d'un
+phoque, pour faire attention à moi, car malgré les coups de marteau dont
+je frappai un caillou, et malgré les autres bruits que je fis pour lui
+donner l'alarme, il ne leva pas la tête, et continua de manger, jusqu'à
+ce qu'il eût achevé sa carcasse, ce qui m'obligea, faute de fusil, à
+demeurer une demi-heure, spectateur de son repas.
+
+»Quand il ne resta plus du phoque que les os, maître Martin grimpa, tout
+à loisir, à la surface du rocher nu, lequel est à peu de chose près,
+perpendiculaire, et disparut au sommet, à cent pieds du niveau de la
+mer au moins.»
+
+Pour compléter cette esquisse d'Anticosti, je n'ai plus qu'à dire un
+mot des matières économiques qu'elle contient, et dont l'exploitation
+suffirait à enrichir toute une population.
+
+Son sol renferme la pierre de taille, la pierre à aiguiser, le fer
+oxidulé et peut-être même le fer limoneux. L'argile à briques, la
+marne coquillière d'eau douce, la tourbe y apparaissent sur de vastes
+superficies et des profondeurs incalculables. Dans les anses et les
+places abritées, les algues marines ont pousse à profusion; et on en
+pourrait tirer bon parti, soit pour fumer le sol, soit pour les exporter
+comme engrais dans les pays voisins.
+
+Enfin, le littoral d'Anticosti est hérissé d'une accumulation de bois
+flottants telle, que M. Murray terminait ainsi son rapport de 1856[11]:
+
+[Note 11: J'ai visité Anticosti, en 1853.]
+
+«Suivant le calcul que j'ai fait, si tous ces bois étaient placés bout à
+bout, ils formeraient une ligne égale à la longueur totale de l'île,
+ou cent quarante milles, ce qui donnerait un million de pieds cubes.
+Quelques-uns de ces morceaux de bois équarris peuvent provenir des
+naufrages; mais le plus grand nombre, étant des billots qu'on n'embarque
+pas comme cargaison, nous porte à croire que la flottaison en est la
+source principale.»
+
+Je partage entièrement l'opinion de M. Murray. On sait que le commerce
+du bois est immense au Canada. Après avoir été coupés, les arbres sont
+lancés sur les cours d'eau, assemblés en radeaux (cages)[12] et conduits
+ainsi à un port d'embarquement. Mais souvent les radeaux se brisent et
+les bois sont entraînés au loin.
+
+[Note 12: Voir les _Derniers Iroquois_ (Collection des _Drames de
+l'Amérique du Nord_).]
+
+L'île d'Anticosti, émergeant au milieu même du Saint-Laurent, la grande
+artère des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale, reçoit
+la plupart de ces épaves.
+
+Quoi qu'il en soit, cette île, dont le climat est tempéré, dont le sol
+et les sites sont si favorables à la colonisation, demeure aujourd'hui
+encore déserte, inculte, à peine habitée par deux ou trois garde-phares.
+Cependant, elle devrait et doit, dans un avenir prochain, s'animer, se
+défricher, se peupler au souffle fécondant de la civilisation moderne.
+
+
+
+
+ II
+
+ LA BAIE AU RENARD
+
+
+La baie au Renard est une vaste échancrure ouverte, comme nous l'avons
+dit, à l'embouchure de la rivière de ce nom, sur la côte septentrionale
+de l'île d'Anticosti.
+
+Elle a un mille de profondeur sur une largeur égale.
+
+Au sommet des rochers qui l'entourent, on voit, encore aujourd'hui, les
+ruines d'un grand nombre d'habitations, enfouies sous l'herbe et les
+pariétaires; silencieuses et mélancoliques, ces ruines furent, au
+commencement du siècle, un foyer de vie, d'activité.
+
+Alors, elles présentaient un village industrieux avec ses maisonnettes,
+ses édifices publics, sa place ceinte de beaux peupliers, son port, ses
+chantiers de construction, ses greniers d'abondance.
+
+Des traces de culture disent aussi que le labour y était un honneur, et
+tout rappelle la présence d'une population vigilante autant que policée.
+
+Vers le milieu du mois de septembre 1811 cette population paraissait
+fort affairée.
+
+Réunis dans le chantier de marine, hommes, femmes et enfants
+travaillaient aux réparations d'une frégate de guerre, fortement
+avariée. Le marteau, la hache résonnaient bruyamment; le goudron
+bouillait dans des chaudières énormes et saturait l'atmosphère de
+senteurs pénétrantes. Ceux-ci traînaient des pièces de bois; ceux-là
+chauffaient des ais au feu pour en faire des courbes; les uns
+préparaient des étoupes, les autres, montés sur des échafauds,
+calfeutraient les joints du navire: tous étaient occupés.
+
+Mais nul chant, nulle exclamation joyeuse pour égayer leur tâche.
+
+Une tristesse recueillie se peignait sur les visages. Plusieurs femmes
+portaient des vêtements de deuil.
+
+Ces gens, c'étaient les Requins de l'Atlantique. Ils radoubaient leur
+principal vaisseau, qui avait été considérablement endommagé dans sa
+lutte avec la flottille royale.
+
+L'autre, le _Caïman_, n'avait point souffert. Il était embossé, à dix-huit
+milles de là, dans la baie du Naufrage.
+
+Le rivage était jonché de canons démontés, de mâts, vergues, espars,
+voiles, instruments de charpentier, cordier, forgeron, calfat.
+
+Dépouilles de leurs sombres uniformes, les matelots avaient plutôt
+l'air de bons ouvriers, d'honnêtes pères de famille, que de pirates qui
+semaient la désolation partout où ils passaient. Leurs femmes étaient
+décemment vêtues. En général, elles paraissaient respectables.
+Quelques-unes avaient une beauté remarquable; mais la plupart avaient
+aussi les traits altérés par une empreinte de douleur profonde.
+
+Le dernier combat leur avait coûté leur père, leur mari, leurs enfants,
+ou leurs alliés.
+
+--Ah! oui que ça été chaud! disait le maître d'équipage transformé
+en scieur de long, et perché sur une longue poutre, dont il faisait du
+tavillon, aidé par un matelot.
+
+--Chaud! répliqua l'autre, chaud que nous avons failli y laisser notre
+peau!
+
+--Trente-cinq hommes tués, soixante blessés! Jamais nous n'avons été si
+maltraités.
+
+--Mais trois contre un, la belle malice!
+
+--Ça n'empêche que sans le _Caïman_!...
+
+--_Le Caïman_! ne m'en parlez pas, maître! Il arrive toujours quand
+c'est fini, pour récolter les profits, lui!
+
+--Tu crois?
+
+--Si je crois? A l'affaire des Sept-Isles, ça été la même chose. Vous
+vous souvenez? Ils étaient trois bricks sur nous, avec deux chaloupes
+canonnières.
+
+--C'est juste, Leroy.
+
+--Eh bien, votre _Caïman_ nous a laissé mitrailler. Et il est venu
+lorsqu'il n'y avait plus un coup de canon à lâcher. Je n'aime pas ces
+manières-là, moi!
+
+--Si le capitaine le veut ainsi! dit le maître d'équipage.
+
+--Oh! si le capitaine le veut ainsi, je tire la balançoire.
+
+--A propos, il l'a échappé!
+
+--Notre commandant?
+
+--On dit que sans le Balafré...
+
+--Oui; j'étais là!
+
+--Ah! tu y étais, Leroy?
+
+--Comme j'ai l'honneur de vous le dire, maître.
+
+--Conte-moi donc ça.
+
+--Voilà la chose: Nous nous étions jetés un tas sur le vaisseau de ce
+chien d'amiral anglais, sauf votre respect, maître, et, ma foi, nous
+tapions, tapions, comme des beaux diables. Mais, plus il en tombait de
+ces _english_; et plus il en sortait des écoutilles. C'était comme une
+fourmilière.
+
+--Ils étaient au moins trois cents, à bord de l'_Invincible_?
+
+--L'_Invincible!_ Hein, que c'est bête d'appeler comme ça un sabot qui
+se laisse prendre en deux heures!
+
+--Continue, Leroy, continue.
+
+--Vous pensez donc qu'ils n'étaient que trois cents?
+
+--Mais, tout au plus.
+
+--Eh bien, moi qui vous parle, j'en ai vu, sans vous démentir, maître,
+des cents et des mille.
+
+--Tu divagues, mon vieux. Nous ne sommes plus au sujet.
+
+--Soyez tranquille, maître; je me remets à l'oeuvre.
+
+--Alors, ne donne plus, comme ça, d'embardées à droite et à gauche.
+
+--Non, maître, mais dites-moi où j'en étais, car c'est vous qui m'avez
+poussé hors de mon sillage.
+
+--Tu disais que tu avais vu le capitaine!
+
+--Ah! oui, que je l'ai vu. Il a dit à Samson: Fais tousser le _Requin_.
+Et quand le _Requin_ a eu toussé, qu'on aurait dit qu'il avait la
+coqueluche, le capitaine a sauté sur votre... comment est-ce donc que
+vous l'appelez, maître?
+
+--L'_Invincible_.
+
+--Il a donc sauté sur votre _Invincible_. Mais, en tombant, il a
+rencontré l'épée d'un freluquet d'enseigne...
+
+--Si j'avais été là! maugréa le maître d'équipage.
+
+--Si vous aviez été là, maître, vous auriez fait comme les camarades.
+
+--Ta! ta! ta!
+
+--Il n'y a pas de ta, ta, ta, qui tienne! Le mirliflor en était
+peut-être à son coup d'essai. Il avait son épée en l'air. Le capitaine
+s'y est accroché en dégringolant du Requin.
+
+--Mais il fallait le prendre, l'embrocher, et le faire manger à son
+amiral...
+
+--D'abord, sauf votre respect, maître, ça n'était pas possible. J'avais,
+moi, Hippolyte Leroy, fait passer le goût du pain au milord.
+
+--Ah! c'est toi qui lui as servi son bouillon de onze heures?
+
+--Sauf votre respect, maître.
+
+--Eh bien, le polisson qui a blessé notre commandant, je l'aurais
+écorché vif, pour fabriquer un tambour avec sa peau.
+
+--C'est une idée! Vous en avez des idées, vous!
+
+--N'est-ce pas?
+
+--Que oui, que vous en avez!
+
+--Celle-là n'est pas tout à fait de moi, dit modestement le maître
+d'équipage. Dans les vieux pays[13], ils ont déjà fait un tambour avec
+un cuir d'homme, je ne me rappelle plus où. Ça ne fait rien; poursuis.
+
+[Note 13: L'Europe est ainsi appelée par les Américains.]
+
+--Où voulez-vous que je me retrouve? Ma corde est tout emmêlée.
+
+--Tu en étais à la blessure.
+
+--C'est ça; je m'en souviens. Dès que je distingue la chose, je fais
+voile sur le particulier. Le Balafré le serrait déjà dans ses grappins.
+
+--Ah! ah!
+
+--Oui; mais il ne lui a pas fait plus de mal qu'il n'y en a sur ma main.
+Seulement, le petit saignait comme un boeuf...
+
+--Puisque Samson ne lui a pas fait de mal?
+
+--C'est tout de même, il saignait, sans vous démentir.
+
+--Il l'a jeté à l'eau!
+
+--Non, maître, non, dit Leroy en baissant la voix. Ils l'ont pris à deux
+ou trois, et l'ont transbordé sur le _Requin_, en même temps que notre
+capitaine...
+
+--Tu ne dis pas cela...
+
+--Que je me meure, si ce n'est pas vrai, sauf votre respect!
+
+--Mais on avait donné ordre de tout tuer, le capitaine lui-même; et sur
+ces deux damnés vaisseaux, nous n'avons pas laissé un chat vivant... le
+troisième a brûlé!
+
+--Et qu'il flambait joliment! Quel feu de la Saint-Jean, maître!
+
+--Ah! oui, c'était crânement beau! Mais ton enseigne...
+
+--Impossible de vous en dire davantage, maître! la cale est vide.
+
+--Tu t'es trompé, tu t'es trompé, mon brave. Qui est-ce qui aurait osé
+épargner un gaillard qui s'était attaqué...
+
+--Chut, maître!
+
+--Qu'est-ce qu'il y a donc, mon brave?
+
+--Le capitaine, répondit Leroy, en désignant du regard deux personnages
+qui s'avançaient sur le rivage.
+
+L'un, masqué, toujours vêtu de noir, était le comte Arthur Lancelot;
+l'autre, le major Guérin.
+
+Lancelot s'appuyait au bras du major.
+
+--Alors, disait-il d'un ton ému, vous répondez de sa vie, mon cher
+docteur?
+
+--Comme de la mienne, commandant: _mortem medicalis ars vincit_.
+
+--La nuit a donc été meilleure?
+
+--Non pas; mais certains pronostics...
+
+--Enfin, il est sauvé?
+
+--Sauvé, commandant.
+
+--Ah! si vous me le rendez, ma dette envers vous sera doublée, mon cher
+docteur.
+
+--Du tout, commandant; je n'entends pas de cette oreille-là. Point de
+reconnaissance. Les obligés sont plus incommodes que les désobligés.
+C'est un principe pour moi.
+
+Lancelot lui serra la main.
+
+--Mais, dit-il, le délire n'a pas disparu?
+
+--Ah! pour cela, non. Cette diablesse de chute que lui a fait faire
+Samson a déterminé une lésion qui me donne un mal horrible. Heureusement
+qu'elle est à la tête; car les blessures de cette partie sont presque
+toujours guérissables... quand elles ne déterminent pas la mort dans les
+vingt-quatre heures, ajouta-t-il en souriant.
+
+--Il ne me reconnaîtrait pas? interrogea le comte.
+
+--Ne le craignez point, commandant, ne le craignez point, _noli timere_.
+
+--Eh bien, j'irai le voir ce matin, et ce soir je partirai.
+
+--Partir! une imprudence, je vous le répète.
+
+--Mais il le faut, mon pauvre ami. Il faut absolument que je retourne à
+Halifax!
+
+Le major Vif-Argent branla la tête.
+
+--C'est, dit-il, la plus grande imprudence que vous puissiez commettre.
+A peine êtes-vous rétabli. Votre blessure n''est pas encore cicatrisée.
+Hier, vous aviez la fièvre. Ce matin, vous avez peine à vous soutenir,
+et vous voulez prendre la mer dans un pareil état. Commandant, il y
+aurait de quoi tuer...
+
+--Un homme! ajouta vivement le comte.
+
+Ils échangèrent un coup d'oeil et partirent d'un éclat de rire.
+
+Lancelot reprit un moment après.
+
+--Je confie mon cher malade à votre amitié encore plus qu'à votre art,
+docteur. Mon absence durera un mois ou six semaines...
+
+--C'est donc décidé?
+
+--Décidé.
+
+--Alors faites votre testament, _testamentnm tuum conscribe_.
+
+--Mon testament, dit Arthur, en riant, c'est que vous quittiez mon cher
+protégé le moins possible; que vous l'amusiez__et vous êtes amusant
+quand vous voulez, cher docteur__mais veillez à ce qu'il ne s'échappe
+pas, n'ait de rapport avec personne autre que vous, et surtout que cette
+femme...
+
+--Madame Stevenson, aujourd'hui la veuve Stevenson?
+
+--Qu'il ne la voie pas!
+
+--A la distance où elle est!
+
+--N'importe. Cette femme est capable de tout, s'écria aigrement
+Lancelot.
+
+--Mais sur l'autre bord de l'île!
+
+--N'importe, vous dis-je! répliqua le capitaine avec impatience.
+
+--Savez-vous, commandant, dit le major Vif-Argent, que je regrette la
+gentille enfant, _formosam puellam_...
+
+--Docteur, écoutez-moi bien et laissez cette fille. Que la femme de
+l'amiral soit toujours gardée à vue et qu'elle ne puisse rencontrer
+l'enseigne!
+
+--Je vous en donne ma parole, commandant. Mais vous devriez différer
+votre départ de quelques jours.
+
+--Impossible. Lâchez-moi le bras. Je veux parler à nos gens.
+
+Le docteur s'étant retiré derrière lui, Arthur Lancelot éleva la voix.
+
+Aussitôt tous les bruits cessèrent. Un silence religieux succéda à
+l'animation du travail.
+
+--Mes enfants, dit le capitaine, hâtez-vous d'achever les réparations du
+_Requin_. Dans un mois un convoi anglais chargé de vivres passera dans le
+Saint-Laure. Ne souffrez pas que le _Caïman_ ait seul la gloire de s'en
+emparer!
+
+Je m'absenterai pendant quelques semaines. J'espère qu'à mon retour, il
+sera terminé et que les Requins de l'Atlantique ne démentiront pas leur
+vieille réputation.
+
+Dans un an, si j'en crois mes espérances, ils auront reconquis le
+territoire de leurs ancêtres et rebâti leurs demeures sur la belle terre
+d'Acadie.
+
+Vive la France!
+
+--Vive la France! répondit unanimement la foule des ouvriers.
+
+--Et vive le commandant du _Requin_! ajouta le maître d'équipage.
+
+Cinquante échos redirent aussitôt avec enthousiasme:
+
+--Vive le commandant du _Requin_!
+
+Lancelot reprit le bras du chirurgien et s'avança vers une jolie
+résidence entourée d'un jardin charmant, où croissaient mille fleurs
+agréables à la vue et à l'odorat.
+
+En arrivant devant la porte il siffla.
+
+Samson, le balafré, accourut au pas gymnastique.
+
+--Oui, maître, dit-il, on saluant militairement.
+
+--Selle deux chevaux.
+
+--Oui, maître.
+
+--Puis tu enverras au cutter, à la baie de la Chaloupe. Il faut le faire
+parer.
+
+--Oui, maître.
+
+--Tu manderas au lieutenant du _Caïman_ de mettre à la voile et d'aller
+courir les bordées sur la côte, devant Halifax.
+
+--Oui, maître.
+
+--Dix minutes pour exécuter mes ordres.
+
+--Oui, maître.
+
+Samson vira méthodiquement sur les talons et disparut.
+
+--Je vous recommande de nouveau le jeune homme, docteur, dit Lancelot au
+major. Il pourra se promener en votre compagnie seulement. Mais point de
+relation avec qui que ce soit. Qu'il ne vienne pas ici!
+
+Le chirurgien sourit.
+
+--Compris, dit-il.
+
+--Et s'il vous parle de moi, continua le comte en rêvant, s'il vous
+parle de moi... vous... vous lui...
+
+--Soyez tranquille, capitaine. Je me charge de le catéchiser _secundum
+artem_, capitaine, _secundum artem_.
+
+--Quant à elle, je n'entends pas qu'on la rudoie; cependant si elle
+tentait de s'évader... si elle cherchait à se rapprocher.
+
+--Quelle idée puisqu'elle ignore...
+
+--Je ne sais, mais un pressentiment... Ah! c'est absurde!--Voici Samson
+avec les chevaux. Au revoir, docteur; n'oubliez pas mes instructions.
+
+--Non, commandant! mais vous ayez tort d'entreprendre ce voyage; vous
+ferez une rechute. _Cave ne cadas; cave ne cadas_!
+
+Ils échangèrent une poignée de main et le comte essaya de se mettre en
+selle. Sa faiblesse l'en empêcha. Il lui fallut recourir à l'assistance
+de Samson.
+
+--_Cave ne cadas; cave ne cadas_! répétait le docteur Vif-Argent en
+rentrant dans la maison.
+
+Arthur piqua son cheval qui partit, au galop. Samson prit sa distance
+habituelle et suivit à la même allure.
+
+A un mille du village, dans un vaste clairière entourée par une haie
+d'aubépine et de clématite, on voyait se dresser plusieurs croix de bois
+noir.
+
+--Descends-moi, cria Lancelot en y arrivant.
+
+Samson précipita la course de sa monture, mit pied à terre, saisit son
+maître dans ses bras robustes, et le déposa près du cimetière.
+
+Le jeune homme se découvrit et pénétra dans le champ des morts.
+
+Parmi les croix, on en remarquait deux plus élevées que les autres.
+
+Sur l'une se lisait cette inscription en lettres blanches:
+
+ LÉOPOLD LEBLANC
+
+ Premier Commandant du _Requin_.
+
+ 1793
+
+Sur l'autre:
+
+ MAURICE LANCELOT
+
+ Deuxième Commandant du _Requin_.
+
+ 1804
+
+Le capitaine s'approcha de cette croix, s'agenouilla, pria pendant un
+quart d'heure, releva son masque et baisa la terre.
+
+Il avait le visage baigné de larmes.
+
+Puis il s'éloigna, se fit remonter à cheval et poursuivit son chemin sur
+le bord de l'Océan.
+
+Au bout d'une heure, il s'arrêtait à une cabane auprès de laquelle
+causaient deux vieilles femmes.
+
+--Comment va-t-il? demanda le comte.
+
+--Mieux, beaucoup mieux, depuis la visite du docteur, répondirent-elles.
+
+A ces mots, Arthur sauta de cheval sans le secours de son domestique.
+
+Il entra en frémissant dans la cabane.
+
+Bertrand était étendu sur un lit, pâle, les joues amaigries, la
+respiration sifflante.
+
+Mais il dormait.
+
+--Restez dehors, cria Lancelot aux femmes.
+
+Puis il arracha son masque.
+
+Lui aussi était bien pâle, bien changé! Ses traits n'en paraissaient que
+plus fins, plus délicats, ils avaient un air de féminéité.
+
+Le comte se prosterna devant le lit, contempla longuement le malade,
+avança, plusieurs fois ses bras et sa tête comme pour le caresser; les
+retira de crainte sans doute de l'éveiller, se pencha enfin, avec un
+frémissement indicible, coupa à l'aide de ciseaux une boucle des cheveux
+de Bertrand, lui glissa ses lèvres sur le front, serra la boucle de
+cheveux dans son sein, et comme si ce baiser eût été pour lui un cordial
+réparateur, un viatique, il sortit vivement de la hutte, s'élança sans
+assistance sur son cheval, en criant à Samson:
+
+--Au _Wish-on-Wish_!
+
+
+
+
+ III
+
+ BERTRAND DU SAULT
+
+
+A quelques jours de là, cette fièvre ardente qui dévorait Bertrand du
+Sault diminua; le délire auquel il était en proie, depuis plusieurs
+semaines, cessa; un matin, il reprit connaissance.
+
+Grande surprise pour lui de se trouver dans une chambre, qu'il n'avait
+jamais vue, près de deux femmes étrangères.
+
+Il se crut sous l'empire d'une illusion et ferma les yeux.
+
+La conversation suivante s'était établie à son chevet.
+
+--Tout de même qu'il peut se vanter d'avoir de la chance, ce jeune
+homme, hein, madame Marthe? Avoir été si proche de la mort et en
+réchapper! J'espère qu'il devra un gros cierge à son patron!
+
+--Et à nous aussi, Josette, car pour ce qui est des soins, on ne les a
+pas épargnés!
+
+--Mais le major Vif-Argent donc! il en négligeait nos pauvres hommes!
+Faut que le capitaine...
+
+--Ne parlez pas du capitaine, Josette. C'est défendu, vous le savez!
+
+--Faut tout de même qu'il l'aime bien, puisqu'il l'a tant recommandé!
+Mon cousin Hyppolite m'a dit que, depuis quinze ans qu'il naviguait avec
+lui, c'était le premier à qui il avait fait grâce.
+
+--Mais aussi ce n'est pas un Anglais, notre malade. Vous vous souvenez
+que, quand il divaguait comme un vaisseau démâté, il bredouillait
+toujours en français.
+
+--Peut-être bien que c'est un parent de notre commandant.
+
+Marthe secoua la tête d'un air dubitatif.
+
+--Non, non, dit-elle, il y a autre chose!
+
+--Je le crois aussi, reprit Josette. Si vous voulez me garder le secret,
+je vous dirai...
+
+--Qu'est-ce que vous me direz? fit vivement son interlocutrice.
+
+--Un jour, répondit celle-ci, le capitaine était avec lui. J'ai regardé
+par le trou de la serrure; il l'embrassait, ma chère... d'une façon...
+oh! mais d'une façon...
+
+--C'est là tout votre secret! répartit Marthe avec un accent qui voulait
+dire: j'en sais bien davantage, moi!
+
+--N'est-ce pas assez?
+
+--Eh bien, moi qui vous parle, je l'ai entendu qui lui causait comme un
+cavalier cause à une créature!
+
+--Pas possible!
+
+--Tout comme je vous le dis, Josette.
+
+--Ce n'est pas une femme pourtant que ce jeune homme! nous le savons,
+nous qui le soignons, depuis tout à l'heure un mois, hein, madame
+Marthe?
+
+--Pour ça, non, ce n'est pas une femme! appuya-t-elle d'un ton
+convaincu.
+
+--Le capitaine a ses idées, poursuivit Josette d'un air capable. Je me
+souviens que, quand il était second à bord du _Requin_, il ne quittait
+jamais le commandant Maurice. On aurait dit les deux frères, quoique ce
+n'étaient que des cousins.
+
+--Vous n'y êtes pas, Josette! ils ne se ressemblaient pas du tout.
+
+--Vous les avez donc vus! s'écria-t-elle avidement...
+
+--Si je les ai vus...
+
+La dame Marthe s'arrêta, regarda avec inquiétude autour d'elle; et,
+sûre qu'il n'y avait dans la pièce personne autre que le patient, elle
+continua:
+
+--Oui, je les ai surpris, un jour, dans le petit bois.
+
+--Oh! vraiment?
+
+--Le commandant Maurice avait une barbe forte et noire!
+
+--Et celui-ci?
+
+--Pas plus que sur la paume de votre main, ma chère.
+
+--Oh!
+
+--Et ils s'embrassaient... à bouche que veux-tu!
+
+--C'est drôle, dit Josette songeuse. L'a-t-il pleuré le capitaine
+Maurice, lorsqu'il fut tué par ces damnés Anglais dans la baie
+Française! On pensait quasiment qu'il en mourrait!
+
+--C'est certain qu'il l'a pleuré et le pleure encore! Il ne passe jamais
+devant le cimetière, sans y entrer faire ses dévotions.
+
+--Ils étaient venus ensemble, n'est-ce pas?
+
+--Oui, ils étaient venus ensemble; le commandant Leblanc, qui avait armé
+le _Requin_, les prit au service tous les deux à la fois. Il les aimait
+fièrement aussi, le capitaine Leblanc! C'était en 1794 ou 15... Ah! un
+bon temps que celui-là. Nous n'avions pas encore le _Caïman_. C'est le
+capitaine Maurice qui l'a fait faire, en 1802, deux ans juste avant sa
+mort; j'étais au baptême. Je me le rappelle comme d'hier...
+
+--Dites donc, madame Marthe, vous savez encore une histoire? interrompit
+Josette, que ces réminiscences intéressaient médiocrement.
+
+--Et laquelle?
+
+--C'est Hippolyte qui me l'a contée cette histoire. Mais il m'a défendu
+de la répéter, vous comprenez, madame Marthe?
+
+--Que oui, que je comprends, Josette; que oui!
+
+--Il y a du nouveau! du grand nouveau! Notre capitaine va se marier!
+
+--Se marier! lui, qui ne lève jamais les yeux sur une créature!
+
+--Vous allez juger, madame Marthe. Avant que de partir d'Halifax, il a
+fait enlever une belle dame...
+
+--Une belle dame!
+
+--Il paraît que c'était la femme de l'amiral anglais qui a été tué par
+Hippolyte dans le dernier combat...
+
+--Oui-da!
+
+--C'est le patron du _Wish-on-Wish_ qui a fait le coup avec un
+autre...On l'a traitée à bord comme une duchesse, madame Marthe, comme
+une duchesse! Il l'a fait mettre dans sa cabine!
+
+--Dans sa cabine!
+
+--Dans sa propre cabine! Sur le _Requin_, ça été la même chose!
+
+--Quel miracle! une femme dans sa cabine!
+
+--Après ça, c'était peut-être bien pour le major Vif-Argent, car il les
+aime, les créatures, celui-là! Quel coureur! Et il paraît qu'il était
+toujours avec cette dame et sa servante.
+
+--Mais qu'est-elle devenue?
+
+--Je n'en sais plus rien, madame Marthe... Pour ce qui est d'être sur
+l'île, j'en suis certaine... certaine.
+
+A cet instant le malade s'agita sur sa couche. Ses deux gardes cessèrent
+leur entretien. L'une prit une potion et lui en fit avaler quelques
+cuillerées.
+
+Bertrand avait écouté leur conversation en se demandant s'il rêvait;
+trop faible pour croire à la réalité, trop intrigué pour ne pas être
+attentif, de même que l'homme qui s'est éveillé au milieu d'un songe
+intéressant, aime à se rendormir, afin d'en poursuivre les péripéties
+imaginaires.
+
+Mais, après avoir bu, le sommeil captiva sérieusement ses sens. Aussi
+en sortant de ce sommeil, avait-il à peu près oublié les commérages
+des deux bonnes dames, et toutes ses facultés mentales étaient-elles
+excitées par d'autres objets.
+
+Son esprit s'éclaircissait; la mémoire lui revenait; avec elle, l'ordre,
+le classement dans les idées.
+
+Sans bouger, il promena autour de lui un regard timide. La chambre
+dans laquelle il se trouvait était fort simple, mais fort propre. Elle
+souriait gaiement à un rayon de soleil, qui, à travers les branches
+touffues d'un gros érable, masquant à demi une fenêtre, s'éparpillait en
+pluie d'or sur le plancher, aussi blanc que l'ivoire.
+
+Le lit était garni de rideaux en indienne, d'un bleu clair, comme ceux
+des croisées; une étoffe semblable recouvrait les sièges; mais pour
+commune qu'elle fut, elle n'en avait pas moins un air de gaieté tout
+réjouissant.
+
+Bertrand remarqua avec étonnement que les meubles de la cabine qu'il
+occupait sur vaisseau-amiral, avaient été apportés dans cette pièce. Il
+y avait jusqu'à sa petite table et ses boîtes de mathématiques, et, dans
+une cage, deux oiseaux moqueurs, que le jeune homme aimait tellement,
+qu'il les avait pris avec lui en s'embarquant.
+
+Ce spectacle fit naturellement retourner sa pensée vers le passé.
+
+Il se rappela qu'il avait reçu l'ordre de rejoindre l'_Invincible_, où
+il servait comme enseigne; sa soeur, la bonne Emmeline, pleurait bien
+fort. Elle ne le voulait pas laisser partir. Mais il lui promit que ce
+serait sa dernière expédition, et, sur cette promesse elle donna, bien
+malgré elle toutefois, son consentement.
+
+On avait aussitôt mis à la voile.
+
+L'expédition avait pour but de purger le golfe Saint-Laurent des pirates
+qui l'infestaient.
+
+La flottille royale se composait de trois navires, la frégate
+l'_Invincible_, et deux bricks, le _Triton_ et l'_Hercule_.
+
+Les pirates avaient été rejoints. Quels terribles hommes! Quel lugubre
+bâtiment que leur _Requin_!
+
+Attaqués par les trois anglais, ils s'étaient battus avec une énergie
+sauvage, et avaient hardiment lancé sur le vaisseau-amiral leurs
+grappins d'abordage.
+
+Débouchant d'une écoutille pour les repousser, Bertrand s'était trouvé
+tout à coup en présence d'un homme noir comme la nuit.
+
+Il avait lancé son épée contre cet homme. Un cri affreux avait déchiré
+ses oreilles à travers le fracas de la bataille; un nuage sanglant
+avait glissé sur ses yeux; et plus rien... le fil de ses souvenirs était
+rompu.
+
+Ce fil, il cherchait à le renouer, quand le major Guérin entra dans la
+chambre.
+
+Il s'approcha du malade, lui tâta le pouls.
+
+--Ah! ah! fit-il, nous allons mieux, _febris se remittit; febris se
+remittit_!
+
+Prenant une chaise, il s'assit sans façon à côté du jeune homme.
+
+Le major Guérin portait, ce jour-là, un costume de chirurgien de marine,
+mais sans désignation de corps. Une ancre seulement était brodée à sa
+casquette, ciselée sur les boutons de son uniforme.
+
+En l'entendant parler français Bertrand s'imagina que c'était un
+officier français.
+
+Cette supposition le rassura.
+
+--Pourriez-vous me dire où je suis, monsieur? demanda-t-il.
+
+--Je ne puis, mon jeune ami, _non possum_.
+
+--Mais vous êtes Français, monsieur.
+
+--Français, oui, _Gallus sum_.
+
+--Et chirurgien-major?
+
+--On me donne ce titre, quoique, à parler franchement, il me manque
+quelques diplômes. Mais cela ne fait rien, mon ami. Ayez confiance en
+moi. Pour tailler dans le vif, l'emmancher, _caput reparare_, mon ami,
+je crois sans vanité...
+
+--Suis-je prisonnier de guerre, monsieur?
+
+--A cela je répondrai: Vous êtes prisonnier de guerre!
+
+--Chez les Français?
+
+--Chez des Français. Mais il ne faut pas vous fatiguer, car vous avez eu
+avec la mort une fière querelle; je ne vous engage pas à recommencer.
+La camarade pourrait vous damer le pion! Allons, reposez-vous. Avant
+une semaine, vous serez sur pied. Les blessures de la tête, _capitis
+vulnera_, sont les plus saines quand elles ne tuent pas sur le coup;
+rappelez-vous cela, jeune homme, rappelez-vous-le, _meminisse jubeo_!
+
+--Un mot, docteur, rien qu'un! fit Bertrand. M'est-il permis d'écrire?
+
+--Écrire, hum! répliqua le major Vif-Argent en sautillant dans la
+chambre; hum! nous verrons. En tous cas, il faut attendre... quand la
+guérison sera plus avancée, mon ami. Aujourd'hui ne songez qu'à vous
+rétablir, c'est le principal. Les soins ne vous manquent pas. Votre
+société ne sera pas nombreuse, il est vrai. Mais je suis un compagnon
+assez joyeux, _jocosus comes_, et si vous avez du goût pour la table, la
+chasse ou la pêche, n'ayez pas d'inquiétude, vous trouverez ici de quoi
+vous satisfaire à souhait.
+
+--J'aurais voulu envoyer de mes nouvelles...
+
+--A votre soeur! mon ami, rassurez-vous, c'est fait.
+
+--Comment, monsieur! fit le blessé, surpris.
+
+--C'est fait, vous dis-je, répliqua le docteur en souriant. Mademoiselle
+Emmeline sait que vous êtes entre bonnes mains.
+
+--Elle sait que je suis ici!
+
+--Je n'ai pas dit cela. Mais encore une fois, je vous défends de parler
+davantage. N'interrogez pas vos gardes, elles ont ordre de ne point vous
+répondre. Au revoir! Si vous observez mes prescriptions, dans quinze
+jours, au plus, nous courrons les bois ensemble. Me promettez-vous
+d'être sage?
+
+--Oui, monsieur, répondit Bertrand avec un sourire.
+
+--Madame Marthe! appela le docteur.
+
+Une des gardes parut à la porte d'une pièce contiguë.
+
+--Madame Marthe, lui dit-il, notre patient est en bonne voie. Il voudra
+sans doute jaser avec vous, j'espère que vous ne l'écouterez pas.
+
+--Pas plus que si j'étais sourde-muette de naissance, mon major, dit la
+vieille femme.
+
+Se tournant alors vers Bertrand:
+
+--Vous voyez, mon ami, que je ne vous prends pas en traître, lui dit-il
+gaîment.
+
+Il partit sur ces mots, et le blessé ne tarda guère à retomber dans un
+assoupissement qui dura jusqu'au lendemain.
+
+Son rétablissement fit des progrès rapides. Bientôt il put se promener
+devant la maisonnette.
+
+L'automne avait rougi la chevelure des arbres. Mais on était au milieu
+de cette délicieuse saison que les Américains appellent l'été indien,
+_indian summer_; le soleil était chaud encore; le ciel, d'un bleu
+limpide, et la nature, au milieu des fruits savoureux dont elle avait
+chargé ses plantes, étalait toujours mille fleurs charmantes.
+
+Construite sur la baie Prinsta, la maison habitée par Bertrand jouissait
+d'une vue splendide, qui embrassait un horizon immense, fermé par les
+côtes vaporeuses du Labrador.
+
+L'enseigne ne savait point sur quelle partie du globe on l'avait
+transporté. Il essaya naturellement de s'orienter, dès que ses facultés
+furent rentrées dans leur état normal.
+
+Mais, si par une attention délicate, dont la cause lui échappait, on
+avait mis dans sa chambre sa petite bibliothèque, ses meubles, ses
+boîtes de marine, les boussoles, les octants et les instruments qui
+pouvaient l'aider à reconnaître sa position en avaient été retirés.
+
+Fidèle à sa parole, le docteur Guérin tenait à Bertrand bonne compagnie.
+Chaque jour, il passait plusieurs heures avec lui, et faisait de son
+mieux pour le distraire. En toute autre occasion, l'enseigne eût été
+enchanté d'avoir fait la connaissance du docteur. Mais, à mesure que
+ses forces augmentaient, il sentait l'ennui le gagner. Ni les parties de
+chasse dans les environs, ni les parties de pêche dans la baie, ni
+les délicatesses d'une nourriture exquise ne le pouvaient contenter.
+L'incertitude de sa situation l'accablait. Questionné à cent reprises
+sur ce sujet, le major avait répondu nettement qu'il ne dirait rien.
+
+Depuis qu'il se levait, les infirmières de Bertrand avaient été
+remplacées par deux hommes qui l'accompagnaient partout, même quand il
+sortait avec le chirurgien.
+
+Les tentatives du jeune homme pour obtenir quelques renseignements de
+ces gens n'eurent pas plus de succès.
+
+Il était désespéré.
+
+Encore s'il avait eu un canot à sa disposition! car ayant gravi trois
+ou quatre fois les roches de la table à la Tête, masse de calcaire
+schisteuse, qui, tour géante, commande l'Océan par une élévation
+perpendiculaire de plus de cent cinquante pieds, il avait aperçu, noyée
+dans la brume, une terre vers laquelle tendaient tous ses voeux.
+
+Mais aucune embarcation n'était laissée à sa disposition.
+
+Cependant, bien qu'on lui cachât avec soin l'occupation de ceux qui
+le tenaient prisonnier, il soupçonnait que c'étaient les Requins de
+l'Atlantique.
+
+Ce soupçon aiguisa son désir de recouvrer la liberté.
+
+L'hiver approchait. Il fallait se hâter; car les nuits devenaient déjà
+froides, et des brouillards épais voilaient fréquemment les rayons du
+soleil.
+
+Un soir, Bertrand, fouillant une malle gui avait été transportée de
+l'_Invincible_ dans sa chambre, mit la main sur une lettre de madame
+Stevenson.
+
+L'écriture de cette lettre causa au jeune homme une révolution
+spontanée.
+
+Tout un monde d'images brilla devant son cerveau.
+
+Et, par une de ces réactions intellectuelles inexpliquées, quoique
+assez communes, il se rappela mot pour mot le dialogue de ses deux
+gardes-malades, alors que le délire l'avait quitté.
+
+--Je suis sur une île, s'écria-t-il, je m'en doutais, et Harriet est
+ici; peut-être à quelques pas de moi!
+
+La lumière avait été aussi vive que soudaine, aussi éclatante que
+profonde.
+
+Désormais Bertrand était convaincu, comme s'il en avait reçu
+l'affirmation un moment auparavant, que madame Stevenson, prisonnière
+des Requins de l'Atlantique, habitait quelque retraite cachée à peu de
+distance.
+
+En fallait-il plus pour le déterminer à presser son évasion et à essayer
+d'arracher son Harriet chérie à leurs odieuses persécutions?
+
+En croupe sur sa passion nouvellement réveillée, l'imagination de
+Bertrand fit dans les champs de la fantaisie des courses folles, à
+travers lesquelles passèrent sous ses yeux les scènes les plus héroïques
+des romans de chevalerie qu'il avait lus.
+
+Il s'endormit bercé par des rêves insensés.
+
+
+
+
+ IV
+
+ MADAME STEVENSON ET LE COMTE ARTHUR LANCELOT
+
+
+Revenons à madame Stevenson, que nous avons laissée avec sa femme de
+chambre, dans une cabine inférieure du _Requin_.
+
+Grandes furent leurs appréhensions quand, autour d'elles, vibrèrent les
+assourdissantes clameurs du combat.
+
+Chez les âmes faibles, l'effroi est une des causes les plus fécondes de
+la prière. Les thaumaturges de tous les cultes l'ont si bien compris,
+que c'est par ce sentiment, surtout qu'ils entreprennent d'en imposer à
+leurs créatures.
+
+Élevées dans la foi catholique, Harriet et Catherine tombèrent à genoux
+et se mirent en oraisons.
+
+Mais les violentes secousses que recevait le navire et qui le courbaient
+à chaque instant de bâbord à tribord, ne leur permirent pas de rester
+longtemps dans cette position.
+
+Elles se levèrent, s'assirent sur un cadre, et se tinrent cramponnées au
+châlit.
+
+A peine la lampe projetait-elle une clarté suffisante pour éclairer
+l'étroit réduit. La pénombre ajoutait encore à l'horreur de leur
+situation.
+
+Les détonations successives de l'artillerie, le crépitement de la
+fusillade, le ruissellement, des flots aux flancs du bâtiment, les
+craquements de sa membrure, et les cris sauvages que redisaient des
+échos trop fidèles, avaient rendu la pauvre Kate presque folle.
+
+Elle appelait à son aide tous les saints du calendrier, et ses doigts
+égrenaient, avec une vivacité fiévreuse, un long chapelet, chaque fois
+que le vaisseau reprenait, pour un moment, son équilibre.
+
+Il cessa de rouler et de tanguer aussi brusquement à l'heure de
+l'abordage: elles se crurent sauvées.
+
+--Ah! s'écria madame Stevenson, Dieu soit loué! les brigands ont été
+vaincus. On ne les entend plus hurler, comme des démons, au-dessus de
+nos têtes. Mon mari les aura battus, car c'est lui qui les poursuit,
+j'en suis sûre; il devait mettre à la voile le lendemain de notre
+enlèvement.
+
+--Vous pensez, madame? dit la soubrette d'une voix mal assurée.
+
+--Je l'espère.
+
+--Est-ce que sir Henry... O mon doux Jésus!
+
+Cette exclamation lui fut arrachée par le retentissement formidable de
+la caronade que venait de tirer Samson.
+
+--Ce n'est rien, dit Harriet; un coup de canon de plus.
+
+--Oh! il m'a donné là, fit Kate en frappant sur son coeur.
+
+--N'ayez donc plus peur comme cela. Le danger est loin...
+
+--Je voudrais bien le croire, madame...
+
+--Si au moins nous pouvions voir ce qui se passe là haut!
+
+--Voir! Ah! madame, qu'est-ce que vous dites? J'aimerais mieux mourir,
+oui, mourir, que d'assister à de pareilles choses. Tenez, voilà que
+ça recommence! Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres
+pécheurs...
+
+--On vient, dit madame Stevenson.
+
+--On vient! je me sauve! Cachez-vous aussi, madame; là, sous ce lit!
+
+En prononçant ces mots, la camériste s'était jetée à terre et
+s'efforçait de se fourrer sous le cadre. Mais l'espace entre le plancher
+et le bois de la couchette n'étant pas assez large, elle se meurtrissait
+inutilement la tête.
+
+Harriet ne put s'empêcher de sourire.
+
+--Voyons! ayez un peu de courage, au moins, lui dit-elle.
+
+--Du courage! c'est bien facile à dire...
+
+--Relevez-vous, Kate.
+
+--Mais madame!...
+
+--On heurte! Relevez-vous, vous dis-je.
+
+--Ouvrez! cria-t-on du dehors.
+
+--Ouvrir! répondit Harriet, étonnée d'entendre une vois autre que celle
+du docteur; ouvrir! nous ne le pouvons, nous n'avons pas la clef.
+
+--Si vous n'ouvrez pas!... reprit la voix furieuse.
+
+--Mais, puisque nous n'avons pas la clef.
+
+--Ah! madame! madame! sanglotait Kate en se blottissant dans le cadre.
+
+Des coups de hache résonnèrent contre le frêle panneau de sapin. Bientôt
+il vola en éclats.
+
+Un matelot, les mains dégouttantes de sang, la figure rougeaude,
+horrible, apparut derrière la porte enfoncée.
+
+Ses yeux pétillaient de désirs; un sourire lubrique distendait sa
+bouche.
+
+Madame Stevenson prévit une scène terrible. Oubliant ses craintes, elle
+s'arma, de vaillance pour tenir tête à l'orage.
+
+--Ah! mes poulettes, mes petites chattes, vous vous enfermez comme ça!
+dit le matelot.
+
+--Sortez! retirez-vous, ou j'appelle! s'écria Harriet en marchant
+résolument vers l'homme.
+
+--Appelle, mon ange, appelle! appelle jusqu'à demain. Nous allons jouer
+un petit peu ensemble, n'est-ce pas?... C'est qu'elle est gentille, tout
+de même! Allons, mon ange, ne fais pas la méchante: je te veux plus de
+bien que de mal. Mais où diable est l'autre cocotte?... je ne la vois
+pas... Ça ne fait rien, ma petite rate: tu me suffiras...
+
+Il lança sa hache derrière lui, et saisit madame Stevenson entre ses
+bras.
+
+--A l'aide! à l'aide! cria-t-elle en se débattant.
+
+--Pourquoi faire ta mijaurée? disait le matelot en cherchant à
+l'embrasser. On en a vu d'autres, et d'aussi faraudes que toi...
+
+Avec ses ongles, Harriet lui labourait le visage, et toujours elle
+criait:
+
+--A l'aide! à l'aide! Help! help!
+
+--Si tu continues comme ça, la belle, je me fâche, dit l'agresseur, qui
+réussit à la renverser sur le bord du cadre.
+
+Mais alors, Kate déboucha de sa cachette, se précipita sur le marin,
+l'étreignit par derrière, et le mordit si cruellement au cou, qu'il
+poussa un rugissement de rage.
+
+--Help! help! répétait madame Stevenson, sans cesser d'opposer à ce
+misérable une résistance opiniâtre.
+
+Déjà, entre les deux femmes, dont l'une menaçait de lui crever les yeux,
+après lui avoir mis toute la face en sang, et l'autre s'était maintenant
+prise à l'étrangler au moyen de sa cravate, il courait risque de payer
+chèrement son exécrable tentative, quand le major Vif-Argent arriva dans
+la cabine.
+
+Sans articuler une syllabe, il plaça un pistolet sur l'oreille du
+matelot et lui fit sauter la cervelle.
+
+Harriet et Kate furent inondées de débris et de sang.
+
+--Vous me pardonnerez mon procédé, madame, dit le major, en repoussant
+du pied le cadavre, qui avait roulé sur le parquet; mais avec nos gens,
+il n'y a pas deux manières d'agir. Parfaitement traités quand ils se
+comportent bien, nous les tuons quand ils commettent une faute: c'est
+notre règle. Veuillez accepter mon bras. Je vous conduirai dans une
+autre pièce, où vous pourrez changer de toilette.
+
+Sans pouvoir répondre, tant elle était troublée, madame Stevenson prit
+silencieusement le bras du chirurgien, et ils montèrent dans la première
+batterie.
+
+Le docteur Guérin avait trop de tact pour la mener sur le pont, où se
+déroulait un spectacle hideux.
+
+La vue de la seconde batterie, avec ses parois noires de poudre, ses
+mares de sang, ses sabords, ses affûts brisés, le désordre qui régnait
+dans ses dispositions, si parfaites deux heures auparavant, n'était déjà
+que trop propre à impressionner douloureusement les pauvres femmes.
+
+--Je vous mène à la cabine, où j'ai fait déposer vos effets, dit-il à
+madame Stevenson.
+
+--Merci de cette attention, monsieur, balbutia-t-elle, ébranlée par ces
+émotions diverses.
+
+--Voici ma chambre, continua-t-il en ouvrant une porte. Veuillez vous
+habiller promptement, car je vous préviens que vous allez nous quitter.
+
+Les yeux d'Harriet interrogèrent le major.
+
+--Hélas! oui, dit-il, en adressant un regard tendre à Kate, j'ai le
+malheur de vous perdre, _calamitas est_.
+
+--Nous partons! s'écria la soubrette; nous sommes libres, hein? quel
+bonheur! En débarquant à Halifax, je ferai dire une messe à ma sainte
+patronne.
+
+--Pouvez-vous nous dire où nous irons, monsieur? demanda madame
+Stevenson.
+
+--Vous remonterez à bord du _Wish-on-Wish_.
+
+--Le cutter!
+
+--Oui, madame. Mais faites votre toilette! il faut que je m'occupe de
+mes blessés. Dans une demi-heure, j'aurai le chagrin de vous présenter
+mes adieux.
+
+--Et pour moi, ce n'en sera pas un de me sauver de cette abominable
+cassine! répliqua sèchement Kate.
+
+--Ne riez pas! ne riez pas! _Risum tene, puella, sed non virgo_, dit-il
+en se retirant.
+
+A peine était-il parti, que madame Stevenson sentit, par un tremblement
+sous ses pieds, que le navire était en mouvement.
+
+--Où peuvent-ils vouloir nous mener à présent? pensait-elle.
+
+Machinalement, elle prit une robe et s'habilla.
+
+Kate était incapable de lui prêter ses services. Elle tournait dans la
+cabine comme une insensée.
+
+Le docteur rentra.
+
+--Vous êtes prête, madame! dit-il.
+
+Harriet répondit par un signe de tête affirmatif.
+
+Elle tendit son bras au major, et, comme ils traversaient la batterie,
+un éclair immense déchira l'obscurité de la nuit, qui commençait à
+tomber.
+
+Une explosion foudroyante accompagna l'éclair.
+
+--Ah! ciel, qu'est-ce encore que cela? murmura la jeune femme
+bouleversée.
+
+La frégate ennemie qui saute, dit froidement le chirurgien.
+
+--La frégate... C'était donc le vaisseau-amiral?
+
+Le major Guérin ne répondit pas.
+
+--Dites-moi, monsieur, oh! dites-moi, s'écria Harriet, si mon mari...
+
+Sa gorge se serra; ses yeux se voilèrent.
+
+L'officier lui fit respirer un flacon de sels; puis, sans mot dire, il
+l'entraîna vers un sabord ouvert.
+
+Deux matelots s'emparèrent d'elle et la descendirent, à moitié évanouie,
+sur le _Wish-on-Wish_.
+
+Kate, aussi éperdue que sa maîtresse, fut descendue de même.
+
+--Au revoir! leur dit le major, avec un geste de la main.
+
+--Larguez l'amarre! cria le patron du cutter.
+
+Un coup de hache trancha la corde qui retenait l'embarcation au _Requin_,
+et le _Wish-on-Wish_ s'en éloigna à toutes voiles.
+
+Le surlendemain, il jetait l'ancre dans la baie de la Chaloupe, sur la
+côte méridionale d'Anticosti, à quarante milles environ de la pointe
+Est, et à trente de la baie de Prinsta, où Bertrand fut transporté
+presqu'à la même époque.
+
+Madame Stevenson était souffrante.
+
+On la déposa avec Kate dans une maison en bois au bord de la mer.
+
+Leurs effets, et divers objets indiquant qu'elles étaient destinées à
+demeurer longtemps dans cet endroit, furent aussi débarqués.
+
+La cabane était dans un mauvais état.
+
+Les marins du Wish-on-Wish se hâtèrent de la réparer pour la rendre
+habitable.
+
+Elle renfermait trois pièces, l'une fut affectée à la cuisine, une autre
+à la salle commune, la troisième servit de chambre à coucher à Harriet.
+
+Kate se dressa un lit dans la cuisine.
+
+Le bateau fut solidement amarré à un auray; et les matelots s'occupèrent
+à la chasse ou à la pêche.
+
+Madame Stevenson renouvela ses tentatives, pour savoir où elle était, ce
+qu'on voulait d'elle, ce gui s'était passé pendant le combat.
+
+Elle n'apprit rien, sinon que les pirates, assaillis par trois navires
+de la marine royale, avaient couru grand risque d'être capturés, mais
+que le _Wish-on-Wish_, dépêché à la recherche du _Caïman_, ayant ramené
+ce vaisseau, la fortune s'était retournée du côté des Requins de
+l'Atlantique.
+
+Ils avaient coulé un des bâtiments anglais, fait sauter l'autre,
+incendié le troisième.
+
+Qui les commandait? Quels étaient leurs officiers? D'où venaient-ils?
+Ces questions demeuraient sans réponse.
+
+Privée des galanteries du major Vif-Argent, et après avoir dépensé
+infructueusement, un nombre incalculable d'oeillades incendiaires,
+en faveur du patron du cutter, Catherine devint morose, revêche,
+insupportable à sa maîtresse et à elle-même.
+
+Pour comble d'infortune, les beaux jours s'éclipsaient dans les brumes
+de l'Océan, et madame Stevenson envisageait avec horreur la perspective
+d'un long hiver dans cette contrée sauvage, lorsqu'un matin, elle fut
+réveillée par le petit canon du Wish-on-Wish.
+
+--Le commandant arrive!
+
+La nouvelle, portée de bouche en bouche, arriva bientôt à son oreille.
+
+--Je le verrai cette fois, je veux le voir, lui parler! s'écria la jeune
+femme, en sautant hors de son lit.
+
+Malgré son abattement moral, elle avait toujours mis un soin minutieux à
+sa toilette.
+
+Ce jour-là, elle s'habilla avec toute la coquetterie possible. Et,
+vraiment, elle put se dire, sans vanité, en interrogeant son miroir,
+qu'il serait aveugle ou idiot l'homme qui ne l'admirerait pas.
+
+Kate avouait ingénument que jamais elle ne l'avait vue si belle et que
+le roi d'Angleterre lui-même ne manquerait pas de la demander en mariage
+s'il la rencontrait!
+
+--Eh bien, dit Harriet, maintenant, je vais le trouver. Il est à bord du
+cutter, n'est-ce pas?
+
+--Oui, madame. Il y est monté, tout en descendant de cheval, avec son
+grand diable de domestique.
+
+--Suivez-moi!
+
+--Moi! aller avec vous, madame! je n'oserais...
+
+--Venez toujours.
+
+Elles sortirent et aperçurent le capitaine qui s'avançait vers elles.
+
+Malgré sa détermination, Harriet se sentit frémir, à l'aspect de cet
+homme noir, auquel tant de mystères, de sombres mystères faisaient une
+escorte redoutable.
+
+Catherine s'effaça, en tremblant, derrière sa maîtresse.
+
+Le capitaine aborda madame Stevenson et la salua froidement.
+
+--Madame, lui dit-il, vous passerez l'hiver ici. Il sera pourvu à ce que
+vous y soyez aussi bien que possible.
+
+Ce début ranima la hardiesse de la jeune femme. Elle s'était promis de
+jouer le tout pour le tout. Elle lança intrépidement son enjeu.
+
+--M. le comte Arthur Lancelot, répondit-elle avec une ironie mordante,
+pourriez-vous me dire depuis quand un galant homme enlève brutalement
+une femme, la traîne dans un navire, à la merci d'une canaille éhontée,
+et se permet de disposer d'elle comme d'une chose...
+
+--Madame, interrompit le capitaine avec plus d'aigreur qu'il n'en aurait
+voulu montrer, les récriminations sont superflues. Le comte Arthur
+Lancelot, puisque vous savez mon nom, agit comme il lui plaît. Il ne
+rend raison de ses actes à personne. Sa volonté fait la loi. Vous êtes
+restée assez longtemps près de lui pour l'apprendre. Mais si vous avez
+besoin d'une confirmation plus positive recevez-la par sa bouche.
+
+--Oh! vous ne tiendrez pas toujours ce langage, misérable forban!
+s'écria-t-elle avec rage.
+
+--Madame! madame! supplia Kate en la tirant par sa robe pour l'engager à
+ne point irriter celui qui disposait de leur sort.
+
+--A quoi bon des menaces ou des injures! fit-il en haussant les épaules.
+N'ai-je pas votre vie entre mes mains?
+
+--Eh bien, prenez-la donc! prends-la, monstre! dit-elle, en se jetant
+sur lui, pour lui arracher son masque.
+
+Le bras de Samson, masqué comme le capitaine, l'écarta rudement.
+
+--Ne lui fais point de mal, dit Lancelot.
+
+--Non, maître.
+
+Le balafré se contenta d'enlever madame Stevenson de terre et de la
+porter dans la maisonnette.
+
+Ensuite il partit.
+
+Arthur était retourné sur le _Wish-on-Wish_.
+
+Harriet s'enferma dans sa chambre, dont la fenêtre donnait sur le
+cutter. Toute la journée, elle réfléchit et surveilla le petit bâtiment.
+
+Le comte ne le quitta point.
+
+Dans la soirée, sous prétexte qu'elle avait la migraine, Harriet
+congédia Kate de bonne heure, feignit de se coucher, et éteignit sa
+lampe.
+
+Mais elle se releva aussitôt, revint à la fenêtre et continua de guetter
+le Wish-on-Wish.
+
+Une lumière brillait par le vitrage de la cabine, vitrage placé sur le
+pont, on s'en souvient. Depuis plusieurs heures, la nuit drapait de
+son linceul la terre et l'onde; madame Stevenson ouvrit sa fenêtre, la
+franchit, descendit, sans bruit sur la grève, monta, en retenant son
+haleine, sur le cutter, et écouta.
+
+On n'entendait que le clapotis monotone de la mer contre les battures,
+et, dans le lointain, les glapissements de quelques bêtes fauves.
+
+Harriet se pencha sur le vitrage: elle regarda, regarda avidement; elle
+regarda jusqu'à ce que la lumière disparût.
+
+Alors, elle revint chez elle, ferma la fenêtre, se jeta sur son lit,
+et, comme si elle cédait à un besoin impérieux, trop longtemps comprimé,
+elle se roula, en proie à un accès de rire épileptique.
+
+
+
+
+ QUATRIÈME PARTIE
+
+ LANCELOT ET GRANDFROY
+
+
+
+
+ I
+
+ LE SECRÉTAIRE PARTICULIER
+
+
+La nuit était froide, tempêteuse; il tombait une pluie glaciale; le vent
+soufflait avec des beuglements sinistres; et à ses longs cris de colère,
+l'Atlantique répondait par des vois plus terribles encore.
+
+Et il faisait noir! noir, qu'on n'apercevait rien que la blanche crête
+des vagues, qui s'entrechoquaient sur les côtes d'Halifax.
+
+Quoique ancré dans une anse étroite, protégé contre les souffles de
+l'air par des falaises inaccessibles, le _Wish-on-Wish_, dansait comme
+s'il eût été en pleine mer.
+
+--Je crois qu'il faudrait gagner le large, dit un matelot au patron.
+
+--De vrai, si ça continue, nous pourrons bien nous jeter sur un de ces
+chicots.
+
+--Non, dit le capitaine Lancelot, qui malgré les oscillations
+effrayantes du cutter, se promenait sur le pont avec autant d'aisance
+que s'il eût été sur la terre ferme par un temps calme; non, dans une
+heure ce sera fini.
+
+Ses deux subordonnés se turent: bien que vieux marins expérimentés
+l'un et l'autre, et bien que l'ouragan leur eût paru devoir persister
+plusieurs jours, ils avaient dans le commandant une confiance si
+absolue, qu'ils acceptèrent sa parole comme une certitude.
+
+--Envoie une amarre! ordonna celui-ci.
+
+L'amarre fut lancée à un canot qui approchait péniblement quoique dirigé
+par six hommes vigoureux.
+
+--Tu as vu la personne! dit-il à l'un.
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Elle attend?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Au Creux-d'Enfer.
+
+--Oui, capitaine.
+
+--C'est bien; amène!
+
+Ce dialogue, échangé entre Lancelot et un des bateliers, avait eu lieu
+pendant que les autres cherchaient à accoster le cutter, sans se briser
+contre son flanc.
+
+L'opération, qui eût été difficile dans le jour, devenait excessivement
+périlleuse au milieu de cette nuit sombre.
+
+--Samson! cria le comte.
+
+--Oui, maître, répondit le balafré, derrière lui.
+
+--Fais comme moi.
+
+--Oui, maître.
+
+Lancelot, profitant d'un moment où le canot apparaissait à une brasse
+environ du Wish-on-Wish, sauta légèrement dedans.
+
+Samson en voulut faire autant, un instant après. Mais soit qu'il eût mal
+calculé la distance, soit qu'une vague eût alors élargi l'intervalle qui
+séparait les deux embarcations, il manqua son but et tomba à l'eau.
+
+--Des bouées! des bouées! cria le comte aux gens du cutter; répandez des
+bouées dans la baie; allumez des torches; cinq cents louis à qui sauvera
+mon pauvre Samson!
+
+Et, s'adressant au pilote du canot:
+
+--Au Creux-d'Enfer, dit-il.
+
+Il fallait vraiment que la foi des Requins de l'Atlantique en leur chef
+dépassât toutes les bornes, pour obéir sans murmurer à cet ordre, car
+la mer était si mauvaise que, quelques minutes auparavant, le pilote du
+canot disait:
+
+--Le bon Dieu doit nous aimer diantrement pour nous laisser revenir
+par une tourmente semblable. Mais s'exposer à recommencer le voyage, ce
+serait tenter la mort qui n'a point voulu de nous, cette fois!
+
+De fait, aucun des marins ordinaires de la Nouvelle-Écosse ne se
+fût hasardé à longer la côte d'Halifax à cette heure où les éléments
+déchaînés se livraient sur l'Océan à une épouvantable scène de fureur.
+
+Sans être accompagnés de leur commandant, les pirates eux-mêmes eussent
+hésité à l'entreprendre; lui avec eux, rien n'était impossible, rien
+n'était périlleux; ils ne doutaient que du doute.
+
+Les matelots s'appuyèrent donc hardiment sur leurs rames, et le pilote
+céda au capitaine sa place à la barre.
+
+Celui-ci dirigea le canot aussi facilement que si on avait été en
+plein soleil. Il voyait venir les lames, les évitait lestement ou les
+franchissait avec la plus grande légèreté, sans embarquer une seule
+goutte d'eau.
+
+C'eût été merveille de contempler le frêle esquif bravant la rage des
+flots, alors que des navires de fortes dimensions eussent refusé, à tout
+prix, de sortir de leur mouillage.
+
+Cependant, le comte était inquiet, vivement inquiet.
+
+Des attaches de plus d'un genre le liaient à Samson. C'était un des
+seuls êtres au monde qui connussent tous ses secrets, et c'était le plus
+dévoué de ses serviteurs.
+
+--Ah! puisse-t-il n'être pas perdu, pensait-il! J'ai promis cinq cents
+louis; mais j'en donnerais vingt fois, mille fois autant pour que cet
+accident ne fût pas arrivé! Je ne suis pas superstitieux, pourtant je le
+considère comme un triste présage.
+
+Ils naviguaient depuis une demi-heure. Le suaire qui cachait le ciel se
+déchirait en pièces; les rafales perdaient de leur violence; les vagues
+diminuaient de volume; tous les symptômes d'une embellie apparaissaient,
+quand une ombre, d'un noir profond, s'estompa entre deux caps énormes.
+
+Un sourd et long mugissement, comme celui d'une cataracte, s'élevait,
+augmentant à mesure que le canot avançait.
+
+--Avez-vous les lanternes? demanda le capitaine au pilote.
+
+--Oui, commandant; elles sont sous le banc de l'avant.
+
+--Allume!
+
+Le pilote battit du briquet et alluma deux lanternes, qu'il fixa à la
+proue de l'embarcation.
+
+Un fort courant l'entraînait dans un goulot entre les caps, où l'on
+distinguait parfaitement alors l'orifice d'une caverne.
+
+L'onde s'y précipitait en tournoyant avec un bruit infernal.
+
+--Sciez le courant, sciez le courant, dit Lancelot en pointant l'entrée
+de cette caverne.
+
+Les matelots se mirent à ramer en arrière, afin de n'être point emportés
+par l'impétuosité du tourbillon.
+
+Ainsi, le canot descendit lentement et s'engagea dans un souterrain
+tortueux.
+
+A la voûte humide, suintante, pendaient des stalactites qui reflétaient
+leurs formes bizarres et projetaient, aux lueurs des lanternes, mille
+réverbérations éblouissantes comme des pierreries.
+
+Les nocturnes mariniers firent un mille environ dans ce passage, et ils
+abordèrent enfin à une sorte de précipice semi-circulaire, dans lequel
+on apercevait les ouvertures de plusieurs autres galeries.
+
+Un air frais et piquant indiquait que ce précipice était largement
+découvert à sa partie supérieure.
+
+C'était le Creux-d'Enfer, situé, nous l'avons dit, à une courte distance
+d'Halifax, et qui communiquait avec l'Atlantique par divers couloirs.
+
+--Donne-moi une lanterne, dit Lancelot au pilote.
+
+Celui-ci s'empressa d'obéir.
+
+--Il faudra, continua le capitaine, en prenant la lanterne, il faudra
+vous tenir sous la voûte, afin qu'on ne puisse distinguer votre lumière;
+tu me comprends?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Si j'ai besoin d vous, je sifflerai.
+
+--Oui, capitaine.
+
+--S'il était nécessaire de se presser, je tirerais un coup de pistolet,
+suivant l'habitude.
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Si, par hasard, vous entendiez du bruit au-dessus de l'abîme, il
+faudrait me prévenir. Je serai dans la salle ronde.
+
+--Oui, capitaine.
+
+--S'il y avait urgence, un coup de pistolet, je le répète.
+
+--Oui, capitaine.
+
+Arthur Lancelot sauta à terre, ramena sur lui les plis d'un ample
+manteau et s'enfonça dans l'un des couloirs.
+
+Au bout de cent pas, ce couloir débouchait dans une salle, faiblement
+éclairée par une lanterne semblable à celle que le comte tenait à la
+main.
+
+Un homme, couvert d'un manteau, et masqué comme lui, s'y promenait.
+
+--Je suis en retard, dit Arthur en lui tendant la main; mais le temps
+était si affreux...
+
+--Je m'étonne seulement, dit l'autre, que vous ayez eu la hardiesse
+d'affronter la mer. Sur terre j'avais peine à garder mon équilibre en
+venant ici.
+
+--Voyons à nos affaires! Que dit-on en ville?
+
+--Oh! il y a du nouveau. Je ne vous engage pas à vous montrer.
+
+--Bien au contraire.
+
+--Si vous le faites, vous êtes perdu!
+
+--Quoi! vous seriez devenu poltron, Charles? Est-ce que la diplomatie
+vous aurait amolli le coeur? Je vous ai vu si audacieux quand ce pauvre
+Maurice...
+
+La voix du comte s'était attendrie. Son interlocuteur l'interrompit
+vivement.
+
+--Je me suis si peu amolli, que j'ai décidé de reprendre la mer. Le
+métier de scribe ne me va pas. Maintenant j'ai tous les secrets du
+gouverneur-général; je sais à fond la politique anglaise. Assez du
+secrétariat! Je laisserai la plume pour le sabre. N'avez-vous pas
+objection à me charger encore du commandement du _Caïman_?
+
+--Non, dit Lancelot, et je ferai mieux: je vous abandonnerai le
+commandement des deux navires.
+
+--Oh! pour cela, non; je n'y consentirai point. Vous avez sur nos
+gens une autorité à laquelle je ne puis prétendre; vos talents,
+votre bravoure sont inappréciables. Les Requins de l'Atlantique ne
+reconnaissent et ne reconnaîtront jamais, tant que vous vivrez, d'autre
+maître que vous. Au reste, mon frère, en mourant, vous a délégué ses
+pouvoirs...
+
+--Pauvre, pauvre Maurice! murmura Lancelot d'un ton mouillé.
+
+--C'est donc convenu? reprit l'autre.
+
+--Oui, dit le comte, il est convenu que vous serez chef des Requins.
+
+--Mais vous?
+
+--Moi, je me retire.
+
+Il y eut un moment de silence.
+
+--Vous vous retirez! répéta ensuite Charles.
+
+--J'y suis déterminé.
+
+--Quoi! le dégoût?
+
+--Non, non, ce n'est pas le dégoût. Au contraire, elle me plaît, cette
+vie d'aventures. Mais... j'ai un motif... une raison majeure... Plus
+tard, je vous communiquerai... D'ailleurs, vous êtes décidé à vous
+allier aux Américains...
+
+--Oui; et c'est pour cela, vous le savez, que j'ai travaillé durant deux
+mortelles années dans l'ombre, afin d'obtenir l'emploi de secrétaire
+intime du gouverneur. Maintenant j'ai entre les mains les rouages de la
+politique coloniale. J'espère qu'avec l'aide des Yankees, et le
+concours de la France, nous reprendrons aux Anglais toutes nos anciennes
+possessions transatlantiques. Que voulez-vous, nous avons été pendant
+deux siècles marins de père en fils; par conséquent les ennemis jurés
+de l'empire britannique; mais je conçois peu que vous qui, depuis vingt
+ans, partagez si noblement, si utilement nos travaux, nos haines et nos
+amitiés, vous si longtemps la compa...
+
+--Assez, Charles! assez! ne rappelez point des souvenirs si chers et si
+douloureux.
+
+--Mais pourquoi vouloir vous retirer à la veille d'une bataille
+décisive? Les cabinets de Washington et de Saint-James sont brouillés;
+la guerre éclate...
+
+--Eh! que me fait la guerre! s'écria Lancelot avec impatience.
+
+--Vous avez pourtant juré sur la tombe de mon frère, de ce frère dont
+vous portez le nom...
+
+--Vous me faites souffrir, Charles! dit amèrement le comte.
+
+--Vous faire souffrir, moi! oh! Dieu m'en préserve! répliqua-t-il avec
+chaleur.
+
+Arthur lui tendit affectueusement la main.
+
+--C'est résolu, dit-il; vous me succéderez au commandement des deux
+navires. Ne m'interrompez pas. Je le veux. Mais demeurez chez le
+gouverneur jusqu'à ce que je vous prévienne. Le cutter est en rade. Nous
+partirons ensemble dès que j'aurai terminé à Halifax...
+
+--Mais n'allez pas à Halifax! s'écria le secrétaire.
+
+--J'irai.
+
+--Malheureux, vous y serez pris!
+
+--Je ne crains rien.
+
+--Vous ne savez donc pas que vous êtes à demi découvert!
+
+--Vous plaisantez!
+
+--Je plaisante, dites-vous. Il serait à souhaiter! Moi-même, on me
+soupçonne. Votre duel a fait sensation. Furieux d'avoir été blessé, ce
+misérable capitaine a répandu, sur votre compte, mille bruits absurdes.
+Il n'a trouvé que trop d'envieux et d'oisifs pour l'écouter. Votre
+départ subit, après le duel, a été diversement interprété. Le
+gouverneur lui-même s'en est ému. Il m'a mandé dans son cabinet, et m'a
+sérieusement questionné sur votre compte. J'ai répondu, comme toujours,
+que vous étiez fort riche, fantasque, passionné pour l'imprévu. Peu
+satisfait de cette réponse, il parlait de faire fouiller la maison de
+la rue de la Douane; car on répétait, à qui voulait l'entendre, que
+vous étiez un espion du gouvernement américain. Mais, par bonheur, je
+me rappelais la disparition subite de la femme du vice-amiral. Supposant
+que c'était vous qui l'aviez enlevée...
+
+--Vous supposiez juste, Charles.
+
+--Supposant, dis-je, que vous l'aviez enlevée pour en faire un otage,
+je dis à Son Excellence que, si elle daignait me promettre le secret, je
+lui ferais une confidence...
+
+--Ah! répliqua Arthur gaiement, et vous lui dites sans doute qu'amoureux
+de madame Stevenson, nous avions ensemble tiré une bordée, suivant
+l'expression de nos matelots.
+
+--C'est cela même, mon cher. Son Excellence trouva le tour ravissant.
+Elle demanda même si sir Henry l'accepterait aussi bénévolement que les
+autres escapades de madame son épouse. Je me félicitais de l'avoir mis
+hors de la voie, quand arriva la nouvelle du désastre de la flottille
+dépêchée d'Halifax contre les Requins, et de la mort du vice-amiral.
+
+--Que dit-on alors?
+
+--Quelques hommes échappés au naufrage rapportèrent que les trois
+navires avaient été détruits. Les habitants d'Halifax furent consternés.
+Le capitaine Irving vous avait-il deviné ou ne voulait-il que vous
+perdre dans l'opinion publique? Mais il prononça votre nom dans un club,
+en ajoutant que vous pouviez bien faire partie...
+
+--Des Requins de l'Atlantique! dit Arthur en riant.
+
+--Il raconta qu'à un dîner chez Son Excellence, au cottage de Bellevue,
+vous aviez pris leur défense.
+
+--Pouvais-je faire autrement? repartit Lancelot en riant de plus en
+plus fort. Mais le drôle a exagéré, car je me suis contenté de nier
+l'existence de nos personnes.
+
+--Quoiqu'il en soit, poursuivit le secrétaire, depuis lors beaucoup de
+gens vous suspectent. Moi-même, je suis l'objet d'une surveillance fort
+gênante, et je sens qu'il est temps de quitter la place.
+
+--Pouvez-vous tenir encore une semaine?
+
+--Oh! avec des précautions, un mois...
+
+--Bon, bon, cela suffit. Je reparaîtrai demain à Halifax. Je ferai ma
+visite habituelle à Son Excellence, et saurai bien, soyez-en sûr, fermer
+la bouche aux braillards. N'y a-t-il plus rien autre?
+
+--Non; seulement M. du Sault est fort malade. On dit sa fille souffrante
+aussi. La perte de leur fils...
+
+--Il n'est point mort. Je vous en parlerai dans quelques jours... A
+demain, chez le gouverneur... Il va sans dire que nous ne nous sommes
+pas encore vus.
+
+Ils sortirent du couloir; le secrétaire enfila un étroit sentier qui
+serpentait jusqu'à la crête du précipice; et, quand il eut disparu,
+Arthur Lancelot appela ses bateliers, remonta dans le canot et se
+replongea dans le souterrain.
+
+
+
+
+ II
+
+ MONSIEUR DU SAULT
+
+
+Le capitaine revint, sans encombre, à son cutter.
+
+Il avait hâte d'être rassuré sur le compte de Samson. Celui-ci était
+excellent nageur; Lancelot espérait que, malgré la fureur de la tempête
+au moment où il était tombé à la mer, il avait réussi à échapper à
+l'abîme.
+
+On lui apprit, hélas! que ses espérances étaient illusoires. Deux ou
+trois fois, on avait vu Samson remonter sur l'eau et lutter contre
+l'impétuosité des flots, mais il n'avait pu atteindre une seule des
+cordes ou des bouées qu'on lui avait jetées.
+
+On supposait qu'il s'était noyé ou brisé sur les rochers.
+
+Le comte rentra dans sa cabine et pleura.
+
+Il avait perdu le meilleur, le plus fidèle de ses serviteurs: la fortune
+se tournait contre lui.
+
+En vain essaya-t-il de fermer les yeux. La nuit se passa lentement, pour
+Lancelot, dans une cruelle insomnie.
+
+Le lendemain il fit une toilette sévère, soignée, et donna ordre qu'on
+le conduisît à Halifax.
+
+Vers midi, il débarqua au quai du Roi. Aussitôt, il se rendit à la
+Maison du Gouvernement.
+
+Une foule de solliciteurs se pressaient dans les antichambres de sir
+George Prévost.
+
+L'huissier lui demanda qui il devait annoncer.
+
+Annoncez le comte Arthur Lancelot, répondit le pirate d'un ton ferme.
+
+A ce nom, plusieurs personnes se retournèrent. Quelques-unes étaient
+liées avec Lancelot; mais elles feignirent de ne pas le reconnaître;
+d'autres affectèrent de s'éloigner de lui.
+
+Outre ces signes non équivoques de froideur, des murmures et des
+regards sournois ne lui confirmèrent que trop la vérité des paroles du
+secrétaire de Son Excellence.
+
+Mais il n'était pas d'un caractère à se déconcerter aisément, et il
+eut l'air de ne point remarquer l'attention désobligeante dont il était
+l'objet.
+
+Le capitaine Irving, qui se promenait dans l'antichambre avec un autre
+officier, l'aperçut.
+
+Il pâlit et rougit tour à tour: ses traits se contractèrent.
+
+Quittant son compagnon, il s'avança vers Lancelot.
+
+--Vous m'avez promis ma revanche? lui dit-il.
+
+--C'est possible.
+
+--Cette fois, continua le capitaine en faisant des efforts pour se
+modérer, cette fois ce ne sera plus au sabre, mais au pistolet.
+
+--Vous voulez donc que je vous tue! dit froidement le comte.
+
+--Je veux donner une leçon à un misérable...
+
+--Capitaine, l'heure et le lieu sont mal choisis pour une altercation...
+
+--Je vous dis que vous êtes un...
+
+--Encore un mot, et je vous soufflette! dit Arthur.
+
+L'autre bouillait de fureur.
+
+--Je veux satisfaction...
+
+--Vous ne l'aurez pas. C'est assez d'une. D'ailleurs, je vous tuerais.
+Vous êtes estropié, je le vois; cela suffit.
+
+--Eh bien! fit Irving en se jetant sur Lancelot, les poings fermés...
+
+Mais on l'arrêta.
+
+--Filou! cet officier est indigne de l'épaulette qu'il porte. Il triche
+au jeu! dit Lancelot, que la colère commençait à gagner.
+
+--Oh! s'écria le capitaine en se débattant entre les mains de ceux qui
+le retenaient.
+
+--Silence, messieurs! vous faites un tapage qui trouble Son Excellence,
+dit l'huissier, sortant du cabinet de sir George Prévost.
+
+Et il ajouta:
+
+--M. le comte Arthur Lancelot est attendu.
+
+Le commandant du _Requin_ fut introduit dans les appartements du
+gouverneur. Il y resta plus d'une heure, et, quand il ressortit, les
+postulants remarquèrent, avec stupéfaction, que sir George Prévost
+l'accompagnait, en causant et en riant familièrement avec lui.
+
+Le capitaine Irving l'attendait, pour le provoquer de nouveau. S'il fut
+surpris et contrarié de la faveur dont paraissait jouir Lancelot, il le
+fut bien davantage, quand le gouverneur lui dit sévèrement, après avoir
+reconduit son adversaire:
+
+--Monsieur, votre inconvenante manière d'agir mérite une punition
+exemplaire; je vous condamne à un mois d'arrêts forcés. Remerciez M. le
+comte Lancelot de ce qu'il a intercédé pour vous, car j'étais résolu
+à vous casser. S'il vous arrive jamais de vous oublier ici, je ne vous
+oublierai pas, moi!
+
+Et il passa, laissant l'officier confondu, mais non calmé.
+
+--Ah! murmura celui-ci, je me vengerai, je me vengerai...
+
+Cependant, Lancelot se rendait à sa maison de la rue de la Douane.
+
+D'un coup d'oeil, il s'assura qu'on n'y avait commis aucune effraction.
+
+Il ouvrit la porte, monta à son boudoir et se laissa tomber sur un
+siège.
+
+--Le gouverneur a encore été pris au piège, se dit-il; c'est un
+excellent homme, un peu naïf, que sir George Prévost. Sans la mort de
+sir Henri, il eût trouvé de bonne plaisanterie que je fusse avec sa
+femme à la Bermude. Du reste, il n'a pas trop mal pris la chose. Mais
+il faut être sur ses gardes. Il y a de l'orage dans l'air. La nuée
+ne tardera pas à crever. Mon meilleur plan est de partir le plus
+tôt possible. N'était cette visite que je dois faire à la famille de
+Bertrand, je manderais à Charles de se préparer à lever l'ancre, dès
+cette nuit...
+
+Il en était là de ses réflexions, lorsqu'on frappa rudement à sa porte.
+
+--Qui cela peut-il être? murmura-t-il, en s'approchant d'une fenêtre
+donnant sur la rue. Ah! le capitaine Irving. Il n'est pas satisfait.
+Tant pis. Je ne me battrai plus avec lui. C'est décidé.
+
+Les coups redoublèrent en bas.
+
+--Lui ouvrirai-je? continua Lancelot. Oui, cela vaut mieux. En somme, je
+saurai bien le tenir en respect.
+
+Il décrocha un pistolet, le mit dans sa poche et descendit l'escalier.
+
+Le marteau retentissait toujours avec violence.
+
+Lancelot ouvrit tranquillement.
+
+--Vous faites beaucoup de bruit, monsieur, dit-il au brutal visiteur.
+
+--Vous êtes un insolent, répondit celui-ci, en allongeant la main pour
+le souffleter.
+
+Lancelot esquiva le soufflet, mais il fut obligé de lâcher la porte, et
+le capitaine Irving pénétra dans le vestibule.
+
+--Sortez d'ici! lui dit Arthur.
+
+L'officier ricana.
+
+--Vous croyez, riposta-t-il, que je sortirai comme ça, mon jeune
+mirliflor. Détrompez-vous, je ne quitterai pas la place que vous ne
+m'ayez donné raison...
+
+--Si vous ne voulez pas sortir de bon gré, je vous jette dehors!
+répartit le pirate.
+
+--Oh! pour cela, c'est une autre question. Nous la viderons, quand vous
+voudrez; à l'instant même...
+
+Et le capitaine se campa dans la position d'un boxeur exercé.
+
+--Ça y est-il?
+
+Lancelot haussa les épaules avec un dégoût évident.
+
+Cette scène avait attroupé quelques individus dans la rue. La majorité
+prenait parti pour l'officier contre le dandy. On lui adressait des
+encouragements, des excitations; et l'on se moquait hautement d'Arthur.
+
+--Ça y est-il? répéta Irving, enivré par les marques d'approbation de la
+canaille.
+
+Le comte comprit qu'il fallait en finir, malgré la répugnance qu'il
+avait à se colleter avec ce malotru.
+
+--Je suis prêt, répondit-il.
+
+Et, avant que le capitaine eût fait un seul mouvement, il lui asséna,
+sur la face, un coup de poing qui fit jaillir l'oeil de son orbite, en
+même temps que, d'un coup de pied dans le ventre, il l'envoyait rouler
+au bas des marches, contre la grille.
+
+La foule battit des mains pour le vainqueur, et, de ses huées, elle
+accabla l'officier anglais, qu'elle poursuivit jusqu'à sa caserne. Car
+partout la foule est ainsi,--disposée à favoriser les actes de violence,
+mais encore plus disposée à applaudir le succès, sous quelque forme
+qu'il se présente.
+
+Lancelot referma la porte, fit une toilette nouvelle, et, un quart
+d'heure après, il entrait à la villa du Sault.
+
+Tout, à l'extérieur, y avait un aspect morne, qui donnait à pressentir
+que de grandes douleurs s'agitaient au dedans.
+
+Madame et mademoiselle du Sault étaient dans le parloir quand le comte
+parut.
+
+Se levant éplorée, Emmeline se jeta dans ses bras.
+
+--Ah! dit sa mère comme pour excuser ce mouvement, vous ne savez pas,
+monsieur, tous les malheurs qui nous ont assaillis depuis votre départ.
+Mon fils, mon pauvre Bertrand a été...
+
+Les sanglots lui coupèrent la voix.
+
+Arthur avait affectueusement conduit Emmeline à un canapé, et lui tenait
+les mains pressées dans les siennes: il semblait attendre l'explication
+de cette scène.
+
+La jeune fille était trop émue pour parler.
+
+--Bertrand a été pris par les pirates! reprit madame du Sault.
+
+--Pris par les pirates! fit Lancelot avec une surprise bien jouée.
+
+--Oui, murmura Emmeline, vous vous rappelez qu'on projetait une
+expédition contre eux; malgré mes instances, il a voulu en être...
+
+--Et il est tombé en leur pouvoir! ajouta sa mère.
+
+--Comment? dit Lancelot.
+
+--On nous a écrit, nous ne savons d'où, pour nous rassurer sur son
+compte, reprit Emmeline.
+
+--C'est fort étrange! dit Arthur d'un ton soucieux.
+
+--Ah! oui, fort étrange! répartit madame du Sault. Mais, une autre
+affliction... mon mari...
+
+--Il est malade, je l'ai appris, dit le comte. Ce n'est pas dangereux,
+sans doute?
+
+--Hélas! répondit Emmeline, les médecins...
+
+Mais, voudriez-vous le voir, car vous êtes médecin, vous aussi!
+
+--Oh! monsieur, venez, venez, je vous en prie, appuya madame du Sault.
+
+--Mesdames, dit Lancelot, je suis tout disposé à vous être agréable;
+malheureusement, mes connaissances...
+
+--Venez! répéta Emmeline en s'emparant de son bras.
+
+Ils montèrent tous trois à l'étage supérieur, dans une chambre duquel M,
+du Sault était couché.
+
+Au premier coup d'oeil, le comte jugea qu'il
+
+était atteint d'une pulmonie à son dernier période.
+
+--Voici monsieur Lancelot, mon ami, monsieur Lancelot que vous demandez
+souvent, dit sa femme en s'approchant du lit.
+
+Le moribond se tourna sur sa couche, un éclair de joie traversa ses
+yeux à demi éteints, et il tendit sa main décharnée au jeune homme, en
+disant:
+
+--Qu'on fasse retirer les gardes.
+
+Deux femmes qui le soignaient quittèrent la pièce.
+
+--Vous êtes venu à temps, monsieur, dit M. du Sault au comte.
+Avancez-vous davantage. J'ai à vous parler. Asseyez-vous.
+
+Lancelot lui obéit silencieusement. Son coeur battait d'une émotion
+qu'il ne s'expliquait point.
+
+--Emmeline, ajouta le père, donne-moi de ce cordial qui est sur le
+guéridon, et assieds-toi aussi, de l'autre côté du lit, vis-à-vis de
+monsieur.
+
+Il but une gorgée d'une potion qu'elle porta à ses lèvres, et reprit:
+
+--Monsieur Lancelot, j'ai perdu mon fils... mon fils pour lequel j'avais
+entrevu un avenir... Je suis très-riche, vous le savez... Il ne me reste
+plus que ma fille... Bertrand, je ne crois pas qu'il vive, quoique...
+
+Arthur protesta par un geste.
+
+--Laissez-moi, laissez-moi parler; fit le malade, mes heures sont
+comptées... Écoutez, mon ami... Vous l'êtes, n'est-ce pas, notre ami?
+
+--Soyez sûr, monsieur! s'écria le capitaine...
+
+--Oui, j'en suis sûr... j'ai besoin d'en être sûr... je mourrai
+content... Ma fille aura un protecteur; vous lui servirez de
+protecteur... monsieur Lancelot?...
+
+Emmeline baissa les yeux. M. du Sault continuait avec effort:
+
+--Mais je dois vous confier un secret, monsieur Lancelot... Vous
+aimez ma fille, et elle vous aime... Ce secret ne peut nuire à votre
+tendresse... Emmeline, ma fille chérie... eh bien, elle n'est point ma
+fille...
+
+Arthur tressaillit.
+
+--Bertrand non plus n'était point mon fils... mais que cela ne vous
+effraie pas, monsieur Lancelot... Vous pouvez épouser Emmeline sans
+vous mésallier... Elle est de bonne maison... Elle et son frère sont des
+Grandfroy...
+
+--Grandfroy! exclama le comte en pâlissant.
+
+--Oui... connaîtriez-vous?...
+
+--Non... non, monsieur, s'écria vivement Lancelot d'un air qui démentait
+la réponse, mais qui passa inaperçu.
+
+--Je faiblis... je faiblis, murmura le malade; mon Dieu! donnez-moi la
+force d'achever... Ce sont des Grandfroy de T***, en Bourgogne. En
+1793, lors de la Terreur... j'émigrai avec ma femme... Sur le navire se
+trouvait un M. de Grandfroy, émigrant comme nous... Il allait, avec ses
+deux enfants, rejoindre un frère qu'il avait dans la Nouvelle-Écosse...
+le père de madame Stevenson...
+
+--La femme du vice-amiral? demanda le comte en frémissant.
+
+--Sa femme... Mais, plus un mot... Je m'en vais... Emmeline... une
+cuillerée...
+
+La jeune fille lui offrit ce qu'il demandait; elle eut peine à on
+introduire quelques gouttes entre ses lèvres déjà glacées par le froid
+de la mort.
+
+Cependant il se ranima encore:
+
+--Vos mains, mes enfants, dit-il, vos mains... je m'en vas...
+
+Machinalement, Arthur étendit sa main sur le lit.
+
+M. du Sault la prit et la plaça dans celle d'Emmeline, pâle comme un
+spectre, et accablée par les sensations diverses auxquelles son âme
+était en proie.
+
+Le mourant continua au milieu d'un silence sépulcral, troublé seulement
+par les sanglots que sa femme tâchait vainement de retenir.
+
+--Le navire fut attaqué par des pirates... ceux qu'on appelle
+les Requins de l'Atlantique... qui m'ont volé mon Bertrand... Ils
+massacrèrent tout à bord... tout, à l'exception... de ma femme et
+moi, cachés avec ces enfants... dans une barrique... Leur père...
+combattait... Nous fûmes recueillis... le lendemain, par un bâtiment...
+Il allait à... Halifax... Lancelot... protégez-la... soyez... un bon...
+Oui... elle vous aime... Emmeline... Ma femme... Ah!...
+
+Un son inarticulé s'échappa de son gosier; une convulsion agita son
+corps, des gouttelettes de sueur parurent sur son visage; il se dressa
+tout à coup, comme par une impulsion électrique, sur son séant, et il
+retomba lourdement.
+
+M. du Sault avait cessé de vivre!
+
+Le comte Lancelot se trouva mal. On attribua sa défaillance à la douleur
+que lui causait la perte du père de celle que l'on regardait comme sa
+fiancée.
+
+
+
+
+ III
+
+ LES FIANCÉS
+
+
+Le capitaine des Requins de l'Atlantique s'était promis de repartir le
+lendemain ou le surlendemain, au plus tard, pour Anticosti.
+
+Quinze jours après, il était encore à Halifax.
+
+Nous le trouverons dans son cabinet de travail où il a fait dresser un
+lit.
+
+Des émotions terribles ont vaincu cette constitution nerveuse que des
+muscles d'acier semblaient mouvoir.
+
+Pâle, les yeux bistrés, il grelotte la fièvre, comme disent les bonnes
+gens d'Halifax.
+
+Madame du Sault l'a prié et supplié de s'établir chez elle; Emmeline a
+joint ses instances à celles de sa mère: le comte a refusé. Chaque jour,
+ces dames viennent le visiter et passer quelques heures avec lui.
+
+Le patron du cutter a remplacé Samson dans son service auprès du
+commandant, mais il ne jouit pas des mêmes prérogatives que l'ancien
+domestique: la chambre à coucher du maître lui est formellement
+interdite.
+
+On n'a pu le décider à mander un médecin: il se soigne lui-même.
+
+Cependant, Emmeline l'a pressé de voir le docteur de sa famille; car
+l'amour de la jeune fille a pris, au souffle des chagrins, l'ardeur
+d'une flamme dévorante qui l'embrase tout entière. Ce n'est pas
+assez, pour elle, de demeurer deux ou trois heures avec l'objet de son
+adoration, elle voudrait ne le pas quitter d'une minute et maudit les
+convenances sociales.
+
+Néanmoins, après une crise des plus violentes, Arthur s'est remis; il va
+mieux; il se lève, se promène dans ses appartements, quoiqu'il ne sorte
+pas encore.
+
+Comme Emmeline attend avec impatience l'heure où il pourra faire sa
+première sortie, tendrement penché à son bras!
+
+Le mois de novembre a débarqué sur la côte américaine, avec sa cour
+voilée de brumes et de frimas.
+
+Une après-midi, le comte Lancelot, enfoncé dans une bergère, le
+coude appuyé sur un des bras, la tête dans la main, réfléchissait
+profondément.
+
+Sombres, cuisantes pensées que les siennes!
+
+Depuis son départ, il n'avait reçu de Rapports ni d'Anticosti, ni
+du _Caïman_, qui devait, suivant son ordre, croiser à peu de distance
+d'Halifax.
+
+Son domestique lui remit une lettre.
+
+--Ah! s'écria-t-il, en la décachetant vivement, du docteur Guérin; je
+ne suis visible pour personne. Nicolas, si l'on me demande, tu feras
+attendre dans le parloir et tu me préviendras.
+
+Et il lut:
+
+ « Novembre 1811
+
+ »Honoré commandant,
+
+ »Beaucoup de nouvelles; pas bonnes nouvelles.
+
+ »Je commence par le plus important. Le
+ _Caïman_, assailli par une tempête, en sortant de
+ la baie, a été jeté à la côte. Nous avons pu sauver
+ une partie de l'équipage, le reste a péri, et
+ le magnifique navire, une des gloires de l'architecture
+ navale, n'est plus. _Sic transit gloria mundi_.
+
+
+ »Ce n'est pas tout, mais je ne sais comment
+ vous raconter l'autre événement. Car, après ce
+ que vous avez fait pour moi, vous; et jadis votre
+ digne compagnon, le capitaine Maurice; après
+ m'avoir arraché à une mort certaine, puisque
+ j'étais condamné à être pendu pour avoir souffleté
+ un major insolent, sur ce vaisseau anglais
+ dont vous fîtes la capture, et où je servais comme
+ aide depuis que les événements politiques
+ m'avaient forcé à émigrer, après toutes vos bontés
+ pour moi, je sais que je suis un grand coupable,
+ et que je ne mérite pas même votre indulgence.
+ Mais quel que soit le châtiment qu'il
+ vous plaira de m'infliger, je le subirai avec courage
+ et je montrerai à nos compagnons que l'obéissance
+ aux chefs est la première des conditions
+ nécessaires à ceux qui veulent faire triompher
+ une cause.
+
+ »Honoré commandant, votre protégé, Bertrand
+ du Sault, s'était rétabli. Il était alerte, ingambe,
+ mangeait d'assez bon appétit, mais il
+ riait peu, et mes efforts pour le distraire n'aboutissaient
+ pas. J'en étais surpris, car comme dit un
+ proverbe: _mens sana_ ou _jocosa in corpore sano_.
+ Il devait dissimuler quelque projet secret. Ma
+ surveillance redoubla. Au lieu de deux gardes,
+ j'en mis quatre.
+
+ »Mais, la semaine dernière, malgré toute ma
+ sollicitude à son endroit, il disparut tout à
+ coup...»
+
+Le comte eut le frisson; ses yeux papillotèrent, il secoua la tête pour
+écarter les nuages qui les obscurcissaient.
+
+La lettre tremblait dans sa main comme une feuille de bouleau agitée par
+la bise.
+
+Cependant il continua:
+
+ «... Sur le bord de l'eau, nous retrouvâmes sa casquette d'enseigne et
+ une canne dont il se servait habituellement. Nous crûmes que la marée
+ les y avait poussés, et que le malheureux s'était noyé en tombant à la
+ Mais il n'en était rien...»
+
+--Oh! quel bonheur! s'écria le capitaine, avec une expression de joie
+indicible.
+
+ «.... C'était une ruse pour nous mettre en défaut. Elle réussit
+ d'abord; car au lieu de lancer immédiatement quelques hommes à la
+ poursuite du fugitif, je fis sonder la baie en tous sens. N'ayant rien
+ trouvé, je commençai à avoir des soupçons de la vérité. Mais ce ne fut
+ que le surlendemain de l'accident! Et c'est là, commandant, une faute
+ capitale que je ne me pardonnerai jamais...»
+
+--Brave major! je te la pardonnerai, moi! murmura Lancelot.
+
+ «.... Alors, j'envoyai des hommes à cheval pour fouiller l'île; et,
+ naturellement, j'en jetai quelques-uns sur le chemin que vous avez
+ fait ouvrir dans le bois, de la baie Prinsta à la baie à la Chaloupe.
+ Je ne prévoyais que trop que si le jeune homme s'était enfui, il avait
+ du prendre ce chemin, attiré par les émanations féminines, _muliebres
+ emanationes_.»
+
+--Oh! il a vu cette femme! exclama Arthur en froissant la lettre en ses
+doigts crispés.
+
+ «... Je ne m'étais pas trompé. Je les surpris ensemble. Ils faisaient
+ leurs préparatifs pour une évasion, ne sachant où ils se trouvaient.
+ Heureusement que c'est moi, moi seul, qui mis la main sur les amoureux
+ au moment où ils s'y attendaient le moins. Je crus que cette coquine
+ de miss Kate m'arracherait les yeux! Il paraît, d'après ce que j'ai
+ entendu de leur conversation, car c'est à l'ombre d'un buisson de
+ cannebergier qu'ils cultivaient leur tendresse, il paraît, dis-je, que
+ le jeune homme était arrivé la veille, en l'absence des femmes
+ chargées de garder madame*** et sa jolie suivante. Je doute qu'il ait
+ passé la nuit dans le bois. Leur dialogue était enivrant au possible,
+ et la fenêtre de la jeune dame qui ouvre sur la baie, est bien basse!
+
+ «Enfin, commandant, il sait _tout_, TOUT. Elle lui a tout appris. Je
+ croyais qu'elle ignorait ce que vous savez. Point. Elle en faisait des
+ gorges chaudes avec lui...»
+
+Le comte suspendit sa lecture. Des sensations poignantes lui torturaient
+le coeur et le cerveau. Tant de colère, de haine, de jalousie, s'étaient
+amassées sur son visage, qu'il eût effrayé qui l'aurait contemplé à ce
+moment.
+
+Et son corps frémissait, ses dents crissaient.
+
+Au bout de quelques minutes, il put achever.
+
+ «... Lui, cependant, riait peu. Il était pensif, mélancolique. Je
+ doute qu'il l'aime beaucoup. Qu'ajouterai-je? Ils ont été pris, les
+ deux tourtereaux. On les a remis en cage: elle, dans sa maison; lui,
+ dans la sienne. Dès hommes sûrs ont sans cesse l'oeil sur eux. Et, en
+ attendant vos ordres, ils ne sortent que trois heures par jour, entre
+ leurs gardiens. Deux femmes couchent dans la même chambre que
+ madame***, et moi-même je me suis installé dans la maison de notre
+ fugitif. Sa santé est parfaite. Mais, je ne vous cacherai pas qu'il
+ est sombre, et qu'une prompte décision à son égard me semble
+ indispensable, si nous ne voulons pas qu'il attente à ses jours.
+
+ »Voilà, commandant: j'ai été coupable de négligence, j'attends ma
+ punition.
+
+ »Les réparations du _Requin_ avancent, bientôt il pourra reprendre la
+ mer.
+
+ »En général, les hommes se portent bien. Les blessés de septembre sont
+ guéris pour la plupart.
+
+ »Je suis, honoré commandant, votre tout dévoué et repentant serviteur,
+
+ »E. GUÉRIN.»
+
+
+Ayant fini, Arthur Lancelot tomba dans une profonde rêverie. Son coeur
+battait avec force; son visage blêmissait ou devenait rouge comme le
+feu, et ses yeux étaient ou atones, ou hagards, ou embrasés par des
+éclairs fulgurants.
+
+De ses lèvres jaillirent souvent les noms de Bertrand et de madame
+Stevenson.
+
+--C'en est fait! s'écria-t-il enfin; je renonce à cette carrière de
+crimes. Je partirai dès demain. Charles prendra, s'il le veut, le
+commandement des Requins... Assez d'aventures! Maintenant, je veux le
+repos, le bonheur... Je suis riche, immensément riche. Nous fréterons
+un bâtiment, et nous irons cacher notre félicité dans quelque coin de la
+terre... loin du reste des hommes!
+
+Il prit une feuille de papier et écrivit, en chiffres, un billet au
+secrétaire particulier de sir George Prévost.
+
+La nuit était venue. Il pleuvait à torrents.
+
+--Commandant, dit le domestique, après avoir porté le billet, il y a
+toujours au coin de la rue ce capitaine Irving, qui guette. Si vous
+vouliez, je vous en débarrasserais...
+
+--Non; laisse-le guetter.
+
+Le domestique sortit, mais peu après il rentra dans le cabinet:
+
+--Mademoiselle du Sault est en bas, dit-il.
+
+--Mademoiselle du Sault, à cette heure, par un temps...
+
+--Elle est seule, dit le patron du _Wish-on-Wish_.
+
+--Fais-la monter.
+
+Emmeline arriva fort essoufflée et mouillée.
+
+Elle s'élança vers Lancelot qui l'embrassa affectueusement.
+
+--Comment se fait-il?
+
+--Oh! s'écria la jeune fille. Partez, partez bien vite, mon ami. Arthur,
+sauvez-vous! On va venir vous prendre... Vous ne savez? Ils disent que
+vous faites partie de la bande des pirates... ils l'assurent... Ils
+ont obtenu un mandat d'amener... Demain matin, ils doivent le mettre à
+exécution... C'est un ami de la maison qui nous a prévenues... Partez,
+Arthur, ne différez pas d'un instant... Soyez un pirate, si vous
+voulez... Je vous aime... je vous adore... Je n'aurai jamais d'autre
+mari que vous... Non, jamais... Je le jure sur la mémoire de mon père
+qui nous a fiancés... Partez, Arthur, vous m'emmènerez...
+
+Dis que tu m'emmèneras?... Dis-le, mon bon Arthur?
+
+Elle avait glissé aux genoux du comte, et ses beaux yeux, noyés de
+larmes, mendiaient une réponse affirmative.
+
+La tête penchée sur la poitrine, sa main indifféremment abandonnée
+dans la main droite, chaude et frémissante de la jeune fille, Lancelot
+réfléchissait.
+
+--Mais qu'avez-vous donc? Vous ne me répondez pas, Arthur? reprit-elle,
+étonnée de son silence glacial.
+
+Et, craignant que la découverte qu'elle avait faite ne l'eût indisposé
+contre elle, elle continua d'un ton passionné:
+
+--Puisque je vous dis, Arthur, que je vous aime, quoi que vous soyez
+et quoi que vous décidiez pour moi! puisque je vous fais le serment
+de n'être jamais à un autre qu'à vous; puisque je serai heureuse de
+partager votre bonne ou mauvaise fortune, et que, quand même vous
+seriez un de ces Requins de l'Atlantique,--sa voix devint profonde,
+caverneuse,--qui ont fait périr mon pauvre Bertrand...
+
+--Arrêtez! arrêtez! Emmeline, interrompit le comte; Bertrand n'est pas
+mort! En voici la preuve!
+
+Et il lui montra les passages de la lettre du major Guérin, où il était
+question de la santé de son frère.
+
+Puis, comme les regards de la jeune fille, regards mêlés d'étonnement
+et d'effroi, lui demandaient: «Mais qui êtes-vous donc?» il se leva, la
+prit par le bras, et, ouvrant la porte de sa chambre à coucher:
+
+--Vous allez le savoir, lui dit-il.
+
+La surprise de la jeune fille redoubla en mettant le pied dans cette
+chambre, où chaque chose protestait contre le séjour ordinaire d'un
+capitaine de forbans.
+
+Meublée avec une luxueuse élégance et tendue en soie rose, semée de
+petits bouquets de myosotis, elle avait cette grâce, ce parfum, ce je ne
+sais quoi qui se trahit dans toutes les choses de la femme. Du reste,
+on y remarquait un piano, une guitare, une petite table à ouvrage et
+un métier à tapisserie. Contre un chevalet, une peinture ébauchée
+représentait une scène champêtre. La cheminée était couverte de bijoux;
+une broderie commencée traînait sur un fauteuil. Sur le lit, fort
+étroit,--lit de pensionnaire pour les proportions,--mais richement
+garni, un peignoir en fine batiste avait été jeté avec négligence. Ce
+n'était assurément point la chambre à coucher d'un homme.
+
+Quand ils furent entrés, Lancelot ferma la porte.
+
+Ce qu'il dit à Emmeline nul ne le sut; mais en sortant, au bout d'une
+heure, la jeune fille, défigurée, avait l'aspect d'un cadavre.
+
+Elle pouvait à peine se soutenir.
+
+--Vous nous rendrez Bertrand, balbutia-t-elle, et je prierai Dieu de
+vous absoudre... Ah! vous nous avez fait bien du mal...
+
+--Vous avez ma parole, répondit le capitaine.
+
+Il descendit avec elle, pour la conduire à la villa du Sault.
+
+--Je vais faire atteler, dit-il, en entendant la pluie qui tombait
+toujours à torrents.
+
+--Non, non, s'opposa Emmeline. Donnez-moi votre bras, j'ai besoin de
+marcher... Prenez seulement un parapluie...
+
+Lancelot ouvrit la porte extérieure. Emmeline passa la première, en
+déployant son parapluie.
+
+--Il vaudrait mieux monter en voiture, dit-il à haute voix, en
+remarquant combien la nuit était sombre.
+
+--Ah! enfin, je vous tiens! cria à cet instant une voix furibonde sur
+l'escalier.
+
+--Au secours! au secours! Je me meurs! proféra Emmeline!
+
+Et elle tomba sur les marches.
+
+Lancelot distingua la silhouette d'un homme qui fuyait à toutes jambes
+vers l'autre extrémité de la rue.
+
+--Le capitaine Irving! murmura-t-il; le misérable s'est trompé. Il a
+pris cette malheureuse enfant pour moi!
+
+Il releva Emmeline, la porta dans le vestibule, qui fut aussitôt inondé
+de sang.
+
+Un coup de couteau lui avait traversé le coeur; déjà elle était morte.
+
+Lancelot dit au patron du _Wish-on-Wish_:
+
+--Ensevelis ce corps dans une malle, et tu le porteras à la villa du
+Sault. Tu le déposeras devant la grille.
+
+--Oui, capitaine, répondit le marin.
+
+Le comte remonta dans son cabinet et écrivit:
+
+ « Madame,
+
+ »Votre fille Emmeline a été tuée, ce soir, par
+ le capitaine Irving, en sortant de chez moi. Elle
+ était venue m'avertir qu'on devait m'arrêter.
+ En la frappant le capitaine Irving croyait me
+ frapper.
+
+ » ARTHUR LANCELOT,
+
+ »Commandant des Requins de l'Atlantique.»
+
+Et il mit sur l'adresse:
+
+ Madame
+
+ Madame veuve du Sault,
+
+ En ville.
+
+Cette lettre fut jetée à la poste. Le domestique du _Wish-on-Wish_
+accomplit sa funèbre mission.
+
+--Maintenant, Nicolas, lui dit le comte, place dans toutes les chambres,
+sauf celle où je serai, un des barils d'essence et de vitriol qui sont
+dans la cave, et va prévenir le secrétaire du gouverneur qu'il faut se
+rendre au quai du Roi, à l'instant.--La chaloupe y est-elle?
+
+--Oui, capitaine; elle y est chaque nuit depuis votre arrivée.
+
+--C'est bien. Va! tu me rejoindras au quai.
+
+Le comte Arthur Lancelot rentra dans sa chambre à coucher; l'embrassa
+d'un regard douloureux, mais sec, brûlant.
+
+Il ne pouvait pleurer!
+
+--Tout est fini! bien fini! s'écria-t-il après une longue méditation. Ma
+détermination est irrévocable. Mais le contempler encore une fois,
+rien qu'une! Une seule fois l'avoir dans mes bras, palpiter sous ses
+caresses, et puis, mourir après!... oui, mourir après! répéta-t-il à
+voix basse en passant dans le cabinet.
+
+Un Baril était posé au milieu. Il décrocha une hache, enfonça ce baril,
+d'où s'échappèrent des flots de liquide. De même fit-il dans chacune
+des chambres; ensuite il ouvrit un placard du premier étage, le placard
+était rempli de matières inflammables. Il prit une boîte de poudre, la
+répandit dans la pièce de manière à ce que la traînée communiquât, d'un
+côté, avec le placard, de l'autre à une mèche. Il mit le feu à cette
+mèche.
+
+Ensuite, il sortit de la maison en fermant la porte à double tour.
+
+Aux clartés lugubres d'un effroyable incendie, qui dévora toute la rue
+de la Douane, Arthur Lancelot, commandant des Requins de l'Atlantique,
+et Charles Lancelot, son prétendu cousin, le perfide secrétaire du
+gouverneur de la Nouvelle-Écosse, quittèrent Halifax sur la cutter
+_Wish-on-Wish_.
+
+
+
+
+ IV
+
+ CLOTILDE DE GRANDFROY
+
+
+Dans la matinée du 5 décembre de la même année, par un temps clair et
+froid, le _Wish-on-Wish_ partit de la baie au Renard en se dirigeant
+vers la baie Prinsta. Il y arriva de bonne heure. Le commandant des
+Requins de l'Atlantique en sortit. Il n'était point masqué, et portait
+un costume de femme qui lui seyait à ravir.
+
+Il s'avança péniblement vers la maison où Bertrand du Sault était
+prisonnier.
+
+Il entra en tremblant. A la vue du capitaine, les gardiens du captif se
+retirèrent.
+
+Bertrand avait tressailli, mais sans paraître surpris.
+
+Le commandant se jeta à ses genoux, et étendit vers lui des mains
+suppliantes:
+
+--Oh! dit-il, Bertrand, Bertrand, pardonnez-moi, je vous aimais, je vous
+aime tant! Ne me détestez pas, et si vous le voulez j'abandonnerai cet
+exécrable métier...
+
+--Relevez-vous, madame, répondit froidement le jeune homme; je ne vous
+fais pas l'honneur de vous détester... je vous méprise!
+
+Ces paroles furent prononcées avec un geste et un accent de dédain
+si profond que la jeune femme y lut immédiatement sa condamnation
+irrévocable!
+
+--Promettez-moi au moins de ne pas épouser madame Stevenson, reprit-elle
+d'une voix brisée.
+
+--Il haussa les épaules et lui tourna le dos.
+
+--Bertrand, continua la malheureuse, vous êtes libre! allez! allez
+rejoindre votre maîtresse. Elle est à bord du cutter. Il vous déposera
+sur les côtes de la Nouvelle Écosse! allez, mon ami!
+
+Et ouvrant la porte, elle fit signe à des matelots qui attendaient sur
+le rivage.
+
+Ils empaquetèrent tout le mobilier et prièrent Bertrand de les
+accompagner.
+
+Le commandant des Requins de l'Atlantique avait disparu.
+
+Bertrand monta sans hésiter sur le _Wish-on-Wish_, où il trouva madame
+Stevenson et Catherine. L'embarcation se mit à la voile et prit le
+large.
+
+En passant sous la Tête à la Table, dont la masse énorme allongeait ses
+ombres au loin dans l'océan, l'enseigne qui se tenait sur le pont avec
+Harriet, distingua, sur le bord du précipice la silhouette d'une femme.
+
+Ah! disait cette femme, regardant avec une amertume indicible le couple
+amoureux; ah! la destinée est juste! Il y a aujourd'hui dix-huit ans,
+que m'enfuyant de la maison de mon mari, le baron de Grandfroy, je
+jurais à Maurice Lancelot de n'avoir jamais d'autre amant que lui; ce
+serment, je le lui renouvelai volontairement à son lit de mort, quand il
+me confia le commandement de ses hommes, et j'ai voulu le violer... Oui,
+la destinée est juste!
+
+Un coup de feu retentit et le cadavre de Clotilde de Grandfroy tomba
+dans la mer.
+
+--Pauvre femme! elle t'aimait pourtant! mais il faut convenir qu'elle
+était bien romanesque! minauda madame Stevenson à l'oreille de Bertrand.
+
+Celui-ci ignora toujours que cette femme, c'était sa belle-mère.
+
+
+ FIN
+
+
+
+ TABLE
+
+
+
+ Dédicace.
+ Prologue.
+ PREMIÈRE PARTIE
+
+ DANS LA NOUVELLE-ÉCOSSE
+
+ I.--La Catastrophe.
+ II.--Le Ressuscité.
+ III.--Le Comte Arthur Lancelot.
+ IV.--Au cottage de Bellevue.
+ V.--Les Deux rendez-vous.
+ VI.--Le Duel.
+
+ DEUXIÈME PARTIE
+
+ LES REQUINS DE L'ATLANTIQUE
+
+ I.--Madame Harriet Stevenson.
+ II.--L'Enlèvement.
+ III.--Les Requins de l'Atlantique.
+ IV.--A bord du _Requin_.
+ V.--Requins contre Anglais.
+
+ TROISIÈME PARTIE
+
+ ANTICOSTI
+
+
+ I.--L'Ile d'Anticosti.
+ II.--La Baie au renard.
+ III.--Bertrand du Sault.
+ IV.--Madame Stevenson et le comte Arthur Lancelot.
+
+ QUATRIÈME PARTIE
+
+ LANCELOT ET GRANDFROY
+
+ I.--Le Secrétaire particulier.
+ II.--Monsieur du Sault.
+ III.--Les Fiancés.
+ IV.--Clotilde de Grandfroy.
+
+
+
+
+ _________________________________
+ ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La capitaine, by Émile Chevalier
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CAPITAINE ***
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+Produced by Rénald Lévesque
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+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
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diff --git a/18535-8.zip b/18535-8.zip
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Binary files differ
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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